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L'escalade contemporaine : goût du risque ou passion de la... lecture ?

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article <strong>de</strong> leseleuc1<strong>L'esca<strong>la</strong><strong>de</strong></strong> <strong>contemporaine</strong> : goût <strong>du</strong> <strong>risque</strong> <strong>ou</strong> <strong>passion</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong>...<strong>lecture</strong> ?Eric Deleseuleuc(Article paru in Revue Agora débats jeunesse, n°11, 1998, pp. 65-72)Résumé :<strong>L'esca<strong>la</strong><strong>de</strong></strong> est communément perçue comme une pratique aventureuse. P<strong>ou</strong>rtant, l'observation <strong>de</strong>s pratiques concrètes etl'interrogation <strong>de</strong>s grimpeurs indiquent que <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> <strong>risque</strong> ne fait pas partie <strong>de</strong> leurs jeux. En effet, les normes d'équipement etd'utilisation <strong>de</strong>s fa<strong>la</strong>ises et <strong>de</strong>s matériels d'esca<strong>la</strong><strong>de</strong>, ainsi que <strong>la</strong> force prescriptive <strong>de</strong>s disc<strong>ou</strong>rs dominants ne permettent pas que lesgrimpeurs se mettent en danger. La chute au sol qui matérialise <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> <strong>risque</strong> est, en effet, tab<strong>ou</strong>. Par contre, les aléas <strong>de</strong>l'aventure s'expriment symboliquement dans les interstices d'une <strong>de</strong>s modalités <strong>de</strong> l'activité qui privilégie <strong>la</strong> <strong>lecture</strong> " à vue " <strong>de</strong> <strong>la</strong> paroi.L'analyse <strong>de</strong>s disc<strong>ou</strong>rs <strong>de</strong>s grimpeurs montre comment ces <strong>de</strong>rniers ont reconstruit, à l'intérieur d'une activité balisée et sécurisée, uneauthentique <strong>ou</strong>verture sur l'inconnu.***L'alpiniste est, dans notre imaginaire, une <strong>de</strong>s figures <strong>de</strong> l'aventurier mo<strong>de</strong>rne . Les chemins qui mènent versses conquêtes sont semés d'embûches et d'obstacles qu'il doit surmonter au péril <strong>de</strong> sa vie. Non pas que sonentreprise soit en elle-même hasar<strong>de</strong>use mais parce que <strong>la</strong> " Nature ", dans <strong>la</strong>quelle elle se dér<strong>ou</strong>le, ne se<strong>la</strong>isse pas maîtriser sans aléas.Auj<strong>ou</strong>rd'hui, une bonne partie <strong>de</strong>s personnes qui pratiquent l'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> ne sont plus <strong>de</strong>s alpinistes. Leursterrains <strong>de</strong> jeu ne se situent plus dans les montagnes, beauc<strong>ou</strong>p d'entre eux n'y sont jamais allé et ne ledésirent pas, mais sur les fa<strong>la</strong>ises et les structures artificielles d'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> (S.A.E.) qui ont été équipées dansles villes et leurs proximités. Cette activité, connue s<strong>ou</strong>s l'appel<strong>la</strong>tion " esca<strong>la</strong><strong>de</strong> libre ", ne doit plus rien auhasard. Les grimpeurs ont, dans une <strong>la</strong>rge part, opté p<strong>ou</strong>r une approche rationnelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> performance. Leurentraînement est géré grâce aux connaissances actuelles <strong>de</strong> <strong>la</strong> bio-mécanique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> physique <strong>de</strong> l'effort, etleur style <strong>de</strong> vie n'ignore rien <strong>de</strong>s apports <strong>de</strong> <strong>la</strong> diététique et <strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong> gestion <strong>du</strong> corps sportif.En <strong>de</strong>venant une discipline sportive et en rationalisant les formes <strong>de</strong> pratique qui permettent <strong>de</strong> s'inscriredans le système <strong>de</strong> <strong>la</strong> compétition normée et réglée (championnat <strong>de</strong> France, d'Europe, <strong>du</strong> Mon<strong>de</strong> et volonté<strong>de</strong> participer aux Jeux Olympiques), l'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> s'est éloignée <strong>de</strong>s dimensions aventureuses <strong>de</strong> l'alpinisme. Legrimpeur ne met plus sa vie en jeu et ne prend plus <strong>de</strong> <strong>risque</strong>s dans le franchissement <strong>de</strong>s obstacles qui lemenaient, naguère, vers l'inconnu <strong>de</strong>s cimes inexplorées.Ce rejet <strong>de</strong> <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> <strong>risque</strong>, bien qu'il soit explicite, aussi bien <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong>s grimpeurs que <strong>de</strong>s institutionsqui ont en charge le développement <strong>de</strong> cette activité , n'est perçu ni par le grand public ni par les chercheurs ensciences humaines qui persistent à considérer les grimpeurs comme <strong>de</strong>s aventuriers <strong>de</strong> l'ère mo<strong>de</strong>rne quidonnent <strong>du</strong> sens à leur vie en <strong>la</strong> risquant dans <strong>de</strong>s pratiques plus <strong>ou</strong> moins suicidaires . Or, s'il ne paraît pasim-pertinent <strong>de</strong> considérer l'existence <strong>de</strong> l'aventure en esca<strong>la</strong><strong>de</strong> libre, il semble qu'elle ne rési<strong>de</strong> pas où on l'yattend.I) Les <strong>risque</strong>s <strong>de</strong> l'esca<strong>la</strong><strong>de</strong>P<strong>ou</strong>r beauc<strong>ou</strong>p, il est évi<strong>de</strong>nt que l'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> est une activité risquée. Dans un article sur l'évolution <strong>de</strong>spratiques sportives <strong>contemporaine</strong>s, Jean-Michel Normand et Acacio Pereira résument cette évi<strong>de</strong>nce. N<strong>ou</strong>sassistons selon eux à une " vogue spectacu<strong>la</strong>ire <strong>de</strong>s sports <strong>de</strong> " l'extrême " " parmi lesquels figure en bonnep<strong>la</strong>ce l'esca<strong>la</strong><strong>de</strong>. Cette activité, expliquent-ils permettrait, comme le saut à l'é<strong>la</strong>stique, le surf <strong>de</strong>s neiges, le skihors piste <strong>ou</strong> encore le raid-nature, <strong>de</strong> vivre <strong>de</strong>s émotions fortes basées sur <strong>la</strong> peur ressentie dans cespratiques. Les médias n'hésitent pas à se faire <strong>la</strong> caisse <strong>de</strong> résonance <strong>du</strong> bon sens commun. P<strong>ou</strong>r eux,l'équation est simple, lorsqu'une activité met en scène <strong>de</strong>s sensations basées sur <strong>la</strong> peur c'est que lesprotagonistes tr<strong>ou</strong>vent, au moins p<strong>ou</strong>r part, <strong>de</strong>s significations <strong>de</strong> leurs pratiques dans <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> <strong>risque</strong>.Cette même équation est le point <strong>de</strong> départ d'un certain nombre d'analyses <strong>de</strong>s pratiques sportives<strong>contemporaine</strong>s qui t<strong>ou</strong>tes incluent l'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> dans les activités physiques qui puisent leur signification socialedans <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> <strong>risque</strong>s . Or, cette re<strong>la</strong>tion entre <strong>la</strong> peur et le <strong>risque</strong> n'est pas pertinente en ce qui concerne <strong>la</strong>plus <strong>la</strong>rge part <strong>de</strong>s pratiques en esca<strong>la</strong><strong>de</strong> telles qu'elles se sont développées ces <strong>de</strong>rnières années <strong>de</strong>puis quel'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> libre s'est autonomisée <strong>de</strong> l'alpinisme. En effet, l'observation <strong>de</strong>s pratiques sur les fa<strong>la</strong>ises et sur lesmurs artificiels d'esca<strong>la</strong><strong>de</strong>, ainsi que <strong>la</strong> prise en compte <strong>de</strong>s disc<strong>ou</strong>rs <strong>de</strong>s grimpeurs eux-mêmes montrent àquel point le <strong>risque</strong> est refusé. Francis, grimpe régulièrement en fa<strong>la</strong>ise et dit à ce propos ":En fa<strong>la</strong>isel'équipement est en p<strong>la</strong>ce, il est testé, il est soli<strong>de</strong>. On ne <strong>risque</strong> rien. S'il y avait <strong>de</strong>s <strong>risque</strong>s je grimperais pas . "A contrario, Paul précise <strong>la</strong> différence avec l'alpinisme : " Tu fais <strong>de</strong> l'alpinisme à partir <strong>du</strong> moment où il y a unobjectif qui est <strong>la</strong> réalisation d'un sommet... Mais en plus, il y a une notion d'engagement, une notion <strong>de</strong> <strong>risque</strong>qui est franchement importante". ce qui fait dire à François, un <strong>de</strong>s dix meilleurs grimpeurs mondiaux dans lesannées 1980 : " Moi, tu me feras pas mettre les pieds en montagne, c'est trop dangereux".Ces quelques témoignages ne sont qu'une indication stéréotypale <strong>de</strong>s positions <strong>de</strong>s grimpeurs vis-à-vis <strong>du</strong><strong>risque</strong> dans leur pratique quotidienne. N<strong>ou</strong>s sommes loin, ici, <strong>de</strong> <strong>la</strong> doxa <strong>de</strong>s médias qui affirment s<strong>ou</strong>s <strong>la</strong>plume d'Acacio Pereira que, malgré les <strong>risque</strong>s : " La motivation <strong>de</strong> base est <strong>la</strong> même p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s ceux -Page 1


article <strong>de</strong> leseleuc1skateboar<strong>de</strong>rs, […] base-jumpers <strong>ou</strong> grimpeurs...- qui partagent le goût <strong>de</strong>s sensations fortes et p<strong>ou</strong>rsuivent unbut commun : vivre t<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> suite le bonheur qu'on leur promet p<strong>ou</strong>r <strong>de</strong>main". P<strong>ou</strong>r ma part, j'ai montré, dans unprécé<strong>de</strong>nt article que ce refus <strong>du</strong> <strong>risque</strong> est un point nodal qui permet <strong>de</strong> parler d'autonomisation <strong>de</strong> l'esca<strong>la</strong><strong>de</strong>libre par rapport à l'alpinisme. Celle-ci est basée sur <strong>de</strong>s logiques d'affrontement avec <strong>la</strong> nature dans lesquelsles <strong>risque</strong>s sont fondamentaux (<strong>risque</strong>s liés au mauvais temps, aux chutes <strong>de</strong> pierres, aux ava<strong>la</strong>nches, à <strong>la</strong> trèshaute altitu<strong>de</strong>, à l'éloignement, à l'équipement défectueux , etc.). En esca<strong>la</strong><strong>de</strong> libre, à l'inverse, t<strong>ou</strong>t est faitp<strong>ou</strong>r que ces <strong>risque</strong>s n'existent pas. Les fa<strong>la</strong>ises sont purgées <strong>de</strong> leurs blocs bran<strong>la</strong>nts, leur équipement ests<strong>ou</strong>mis à <strong>de</strong>s directives fédérales , celui <strong>de</strong>s murs d'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> est s<strong>ou</strong>mis à <strong>de</strong>s normes AFNOR , levieillissement <strong>de</strong>s points d'assurance fait l'objet <strong>de</strong> multiples attentions et est régulièrement ren<strong>ou</strong>velé, etc.Ces distinctions sont fondamentales p<strong>ou</strong>r percevoir à quel point l'aventure en esca<strong>la</strong><strong>de</strong> libre diffère <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>l'alpinisme. En alpinisme, elle est contenu dans <strong>la</strong> mise en péril <strong>du</strong> corps qui affronte les dangers <strong>de</strong> <strong>la</strong>montagne. En esca<strong>la</strong><strong>de</strong>, parce que les grimpeurs ont opté p<strong>ou</strong>r une sécurisation <strong>de</strong> leur pratique, elle estailleurs.Ce<strong>la</strong> signifie qu'auj<strong>ou</strong>rd'hui le terme générique " esca<strong>la</strong><strong>de</strong> " englobe <strong>de</strong>s pratiques à ce point distinctes qu'onne peut plus les analyser <strong>de</strong> façon globale. On ne peut plus, en effet, appréhen<strong>de</strong>r au travers d'un même axethéorique (<strong>la</strong> sociologie <strong>de</strong>s pratiques à <strong>risque</strong>) d'une part les pratiques <strong>de</strong> " solo intégral ", le " terraind'aventure " et l'alpinisme, d'autre part l'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> libre pratiquée sur <strong>de</strong>s fa<strong>la</strong>ises sécurisées et sur lesstructures artificielles qui, elles aussi, répon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>s normes drastiques d'utilisation. Les trois premiers typesd'activités semblent bien être imprégnées d'une logique ordalique fondée sur les émotions ressenties dans lesjeux avec le <strong>risque</strong> p<strong>ou</strong>r lesquelles une sociologies <strong>de</strong>s pratiques à <strong>risque</strong> reste pertinente. <strong>L'esca<strong>la</strong><strong>de</strong></strong> libre nes'inscrit pas dans cette logique. Il est donc nécessaire <strong>de</strong> construire <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>veaux axes théoriques p<strong>ou</strong>r encomprendre les fon<strong>de</strong>ments. Ce n'est pas le but <strong>de</strong> cet article. La distinction opérée ici a p<strong>ou</strong>r seul but <strong>de</strong>montrer que s'il rési<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'aventure en esca<strong>la</strong><strong>de</strong> libre, elle n'est pas contenue dans <strong>la</strong> mise en péril <strong>du</strong>grimpeur.De plus, ce<strong>la</strong> n<strong>ou</strong>s permet <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s interroger sur les ressorts <strong>de</strong> l'aventure lorsque le <strong>risque</strong> n'est pas <strong>de</strong> <strong>la</strong>partie. Contrairement à ce qu'affirme Jankélévitch , peut-il y avoir <strong>de</strong> l'aventure dans une activité sans <strong>risque</strong> etsans jeu avec <strong>la</strong> mort ?2) L'aventure : à voir....Répondre <strong>de</strong> façon péremptoire, <strong>ou</strong>i <strong>ou</strong> non, à cette question ne semble pas très important et à <strong>la</strong> limite n'estpas <strong>du</strong> ressort d'une analyse sociologique. La notion d'aventure est plus chargée <strong>de</strong> jugement affectifs, qu'on <strong>la</strong>juge positivement <strong>ou</strong> négativement, que d'une dimension heuristique. Par contre, analyser les pratiquesd'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> <strong>contemporaine</strong>s en s'interrogeant sur leurs rapports avec les catégories <strong>de</strong> l'inconnu, <strong>de</strong> l'imprévu<strong>ou</strong> <strong>de</strong> l'inatten<strong>du</strong>, t<strong>ou</strong>tes au fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l'aventure, permet <strong>de</strong> prendre en compte sa complexité. Au momentoù l'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> s'inscrit dans un processus <strong>de</strong> r<strong>ou</strong>tinisation sportive, se construisent <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> pratiques quis'inscrivent dans un rapport aventureux à l'espace et au temps .A priori, parler d'inconnu et d'imprévu en ce qui concerne l'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> sur <strong>de</strong>s fa<strong>la</strong>ises entièrementrépertoriées, t<strong>ou</strong>tes fichées et encartées p<strong>ou</strong>rrait-on dire puisqu'il existe p<strong>ou</strong>r chacune d'elle un topo-gui<strong>de</strong>décrivant le moindre itinéraire, est une gageure. P<strong>ou</strong>rtant c'est bien à l'intérieur <strong>de</strong> ce cadre que les grimpeursont construit une modalité <strong>de</strong> pratique qui met en scène l'inatten<strong>du</strong>. C'est le " A vue ".Il existe plusieurs modalités <strong>de</strong> pratique en esca<strong>la</strong><strong>de</strong> qui t<strong>ou</strong>tes servent à caractériser, quantifier, vali<strong>de</strong>r <strong>la</strong>performance et à gra<strong>du</strong>er le mérite <strong>de</strong> chaque grimpeur. Il s'agit, <strong>de</strong> <strong>la</strong> moins valorisée à <strong>la</strong> plus valorisée : <strong>du</strong> "chantier <strong>ou</strong> après travail ", " peu d'essai ", " 1er essai ", " f<strong>la</strong>sh ", et <strong>du</strong> " à vue ".Le chantier consiste à travailler une voie, j<strong>ou</strong>r après j<strong>ou</strong>r, en intégrant petit à petit chaque m<strong>ou</strong>vement jusqu'àles enchaîner d'une seule traite. Ceci peut <strong>du</strong>rer <strong>de</strong>s mois et <strong>de</strong>s mois. C'est <strong>la</strong> modalité <strong>la</strong> plus décriée et <strong>la</strong>moins valorisée par les grimpeurs car, en gros comme le dit Marc : "Tu sais, t<strong>ou</strong>t le mon<strong>de</strong> est capable <strong>de</strong>réussir une voie très <strong>du</strong>re. Il suffit d'y passer <strong>du</strong> temps".Le premier essai, comme son nom ne l'indique pas, est le <strong>de</strong>uxième passage dans <strong>la</strong> voie. Le grimpeur estallé une première fois dans <strong>la</strong> voie, il ne l'a pas réalisée, et s'il <strong>la</strong> réussit lors <strong>de</strong> son <strong>de</strong>uxième passage, il peutdire l'avoir réalisée au 1er essai. La catégorie <strong>de</strong> " peu d'essai " j<strong>ou</strong>e sur le nombre <strong>de</strong> passage ratés avantl'ascension. Ils peuvent être au nombre <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux, trois, quatre <strong>ou</strong> cinq mais rarement plus car ensuitecommence <strong>la</strong> catégorie <strong>du</strong> " travail ".Grimper " f<strong>la</strong>sh ", c'est réaliser une voie, sans <strong>la</strong> connaître, au premier passage, mais en disposantd'indications sur l'itinéraire pendant son ascension, ce qui facilite sa réalisation.Grimper " à vue " consiste à déc<strong>ou</strong>vrir une voie p<strong>ou</strong>r <strong>la</strong> première fois et réussir son ascension sansindication. C'est <strong>la</strong> modalité <strong>la</strong> plus valorisée en esca<strong>la</strong><strong>de</strong> qui génère <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> reconnaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> part<strong>de</strong>s grimpeurs.Ces différentes modalités servent à établir, implicitement <strong>ou</strong> explicitement, un c<strong>la</strong>ssement <strong>de</strong>s grimpeursentre eux. C'est p<strong>ou</strong>rquoi, sur le terrain, on entend sans cesse <strong>de</strong>s jugements <strong>du</strong> type : Untel, " il est très fortmais il fait t<strong>ou</strong>t après travail. A vue, il est nul ". Ou à l'inverse : " Lui, je le connais. Il fait 8a+ à vue [s<strong>ou</strong>s-enten<strong>du</strong>: il est très fort]". De <strong>la</strong> même façon, il n'est pas rare, lorsqu'un grimpeur s'engage dans une voie difficile, quepetit à petit un attr<strong>ou</strong>pement se fasse au pied <strong>de</strong> <strong>la</strong> voie dès que chacun sait qu'il est " à vue ". La même chosese pro<strong>du</strong>it rarement lorsque <strong>la</strong> personne tente <strong>la</strong> même voie <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s mois.Le travail et <strong>la</strong> répétition sont les ingrédients qui séparent <strong>la</strong> modalité <strong>du</strong> " à vue " <strong>de</strong>s autres. Du " premieressai " à <strong>la</strong> mise en p<strong>la</strong>ce d'un " chantier ", les modalités mesurent un ancrage dans un temps r<strong>ou</strong>tinier fait <strong>de</strong>Page 2


article <strong>de</strong> leseleuc1contraintes et <strong>de</strong> <strong>la</strong>beur ; 1er essai, 2eme essai...., 1ere répétition, 2eme répétition... Le " à vue ", au contraire,mesure l'événement qui, comme le précise Le Breton, renvoie à " adventura " racine <strong>la</strong>tine <strong>du</strong> terme " aventure". Comme événement il s'inscrit dans <strong>la</strong> trame temporelle <strong>de</strong> l'instant dans <strong>la</strong>quelle il est un c<strong>ou</strong>p, une brava<strong>de</strong>et un pied <strong>de</strong> nez aux <strong>la</strong>borieux qui cheminent dans le sérieux <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>du</strong>rée. Cette modalité permet <strong>de</strong> gratifier legrimpeur rapi<strong>de</strong> et adroit, habile et rusé, qui dépasse les obstacles et l'imprévu <strong>de</strong> l'inconnu alors qu'elledévalorise le grimpeur besogneux. Lorsqu'ils parlent <strong>de</strong> leurs pratiques les grimpeurs se situent sur cetteéchelle. Régis dit à ce propos : " Moi je travaille pas les voies, j'essaye <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s voies que je connais pas.Enfin j'aime pas bien travailler les voies ". Pierre précise : " Moi j'ai privilégié l'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> à vue. C'est-à-dire quej'ai jamais travaillé <strong>de</strong> voie. Alors il y a <strong>de</strong>s voies que j'ai réussi au 4eme, 5eme essai, rarement plus parce queaprès ça me gave et j'insiste pas. Y a un truc, un terme qui m'a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs fait s<strong>ou</strong>rire, c'est... les grimpeurs quandils disent : "alors, t'as quoi comme chantier actuellement ?". "P<strong>ou</strong>r moi le travail c'est quelque chose <strong>de</strong> chiant,donc travailler une voie.... ". En même temps que le travail, c'est <strong>la</strong> linéarité <strong>du</strong> quotidien et sa r<strong>ou</strong>tine qui,comme dans <strong>la</strong> recherche aventureuse , sont rejetés.Ce refus <strong>du</strong> quotidien p<strong>ou</strong>sse les grimpeurs vers l'incertitu<strong>de</strong> contenue dans le " à vue ". Ce " que jerecherche, dit Marc, c'est d'arriver au pied d'une voie sans rien en connaître. Tu sais pas exactement où tu vas,tu sais pas le style <strong>de</strong> prises, les difficultés que tu vas rencontrer. Ca a rien à voir avec une voie que tu connaisprise par prise. C'est pas le même p<strong>la</strong>isir ". " La différence avec le " à vue ", précise Bruno, c'est que tu connaispas, tu sais pas où tu mets les pieds et tu peux pas prévoir. Tu dois t<strong>ou</strong>t mettre en oeuvre, tu dois t'adapter trèsvite, lire très vite ".Parce que l'enjeu est <strong>de</strong> taille. La première fois est aussi <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière fois. En effet, lorsqu'un grimpeur va p<strong>ou</strong>r<strong>la</strong> première fois dans une voie il sait que s'il <strong>la</strong> rate il entre <strong>de</strong> plein pied dans <strong>la</strong> première catégorie <strong>du</strong> travail,le " premier essai ". Ensuite, il ne sait pas où s'arrêtera cette lente <strong>de</strong>scente. Dès lors, <strong>de</strong>s stratégies sont misesen p<strong>la</strong>ce afin <strong>de</strong> gérer un stock <strong>de</strong> voies plus <strong>ou</strong> moins important selon son niveau. Il faut faire <strong>de</strong>s réservesd'inconnu. Thierry l'explique ainsi : " Dans les fa<strong>la</strong>ises que je fréquente s<strong>ou</strong>vent, je vais pas dans t<strong>ou</strong>tes lesvoies. Je connais pas mal <strong>de</strong> voies, ça doit représenter à peu près <strong>la</strong> moitié <strong>du</strong> potentiel <strong>de</strong> <strong>la</strong> fa<strong>la</strong>ise. Et le reste,ben c'est une réserve p<strong>ou</strong>r quand je saurais les faire quoi (rire). Y a <strong>de</strong>s voies que j'ai pas fait et que je megar<strong>de</strong>. Que je me gar<strong>de</strong> p<strong>ou</strong>r pas avoir, comment dire, t<strong>ou</strong>t mangé, quoi. Je me gar<strong>de</strong> une petite réserve,comme ça, <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir à faire un j<strong>ou</strong>r". Lorsque <strong>la</strong> métaphore <strong>du</strong> " gar<strong>de</strong> manger " colore l'aventure, l'inconnu sestocke. Quelquefois ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong>s efforts et <strong>de</strong> <strong>la</strong> renonciation. En effet, les règles <strong>du</strong> " à vue " sontstrictes. Non seulement, il faut ne jamais être allé dans <strong>la</strong> voie mais aussi n'en avoir aucune connaissance, niorale, ni visuelle. Marc est très c<strong>la</strong>ir à ce niveau : "Des fois y a <strong>de</strong>s gens qui te disent " cette voie je l'ai faite àvue " et je sais très bien qu'il y a <strong>de</strong>ux ans ils l'ont essayé avec moi. Alors je leur dis et ils répon<strong>de</strong>nt : " <strong>ou</strong>i, maisje m'en s<strong>ou</strong>venais plus ". C'est pas " à vue " ça. C'est comme regar<strong>de</strong>r. Si tu fais une voie juste après avoir vuquelqu'un <strong>de</strong>dans, t'es plus à vue parce que si t'as vu <strong>la</strong> personne hésiter à <strong>de</strong>ux mètres <strong>ou</strong> à trente mètres, t'as<strong>de</strong>s indications. Tu géreras pas ton effort pareil. Moi, <strong>de</strong>s fois je regar<strong>de</strong> pas <strong>de</strong>s gens faire une voie p<strong>ou</strong>r me <strong>la</strong>gar<strong>de</strong>r " à vue ". Y a <strong>de</strong>s voies où j'irais pas t'assurer p<strong>ou</strong>r pas <strong>la</strong> voir, où je t<strong>ou</strong>rnerais <strong>la</strong> tête". Dans le " à vue ",il y a une recherche mythique <strong>de</strong> <strong>la</strong> pureté originelle et virginale que même les yeux ne doivent pas déflorer. Le<strong>risque</strong>, dont parle Jankélévitch, qui selon lui est constitutif <strong>de</strong> l'aventure, se situe peut-être là. " Si tu pars dansune voie à vue, dit Marc, au b<strong>ou</strong>t d'un moment tu peux plus re<strong>de</strong>scendre. Alors faut sortir. Parce que si tu sorspas, tu p<strong>ou</strong>rra plus jamais <strong>la</strong> faire "à vue ". Le <strong>risque</strong> est celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> perte. Il y a peu d'inconnu, il ne faut pas leperdre.En opposition avec le chantier qui s'inscrit dans le quotidien <strong>du</strong> travail, et sa banalité, le " à vue " s'inscritdans <strong>la</strong> catégorie <strong>de</strong> l'irrémédiable, <strong>du</strong> " plus jamais ". Ici, les jeux avec <strong>la</strong> mort dont parle Le Breton setransforme avec <strong>la</strong> mort <strong>du</strong> jeu. Le <strong>risque</strong> qu'enc<strong>ou</strong>rt le grimpeur ne rési<strong>de</strong> pas, paradoxalement, dans les jeuxavec <strong>la</strong> chute, <strong>ou</strong> dans les situations où il se fait le plus peur, mais dans <strong>la</strong> perte <strong>de</strong> l'objet <strong>de</strong> son désir.L'aventure, s'il en est en esca<strong>la</strong><strong>de</strong> auj<strong>ou</strong>rd'hui, est donc d<strong>ou</strong>blement paradoxale. D'une part parce qu'elles'inscrit dans une activité qui tend auj<strong>ou</strong>rd'hui vers <strong>la</strong> sécurisation maximale et qui s'incommo<strong>de</strong> <strong>du</strong> danger.D'autre part parce qu'elle s'inscrit dans une modalité qui n'a <strong>de</strong> sens que p<strong>ou</strong>r les initiés, alors qu'on l'attenddans <strong>la</strong> mise en scène <strong>de</strong>s aspects les plus spectacu<strong>la</strong>ires <strong>de</strong> l'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> <strong>contemporaine</strong> : les jeux avec <strong>la</strong>chute et les exploits physiques. Par ailleurs, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons n<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si le fait que l'aventure se cachedans <strong>la</strong> modalité <strong>du</strong> " à vue " n'est pas un moyen p<strong>ou</strong>r les grimpeurs d'inscrire l'esca<strong>la</strong><strong>de</strong> libre, en réaction auprocessus <strong>de</strong> sportivisation, dans <strong>la</strong> dimension artistique <strong>de</strong> l'interprétation et <strong>de</strong> <strong>la</strong> métaphore musicale. Eneffet, comme dans <strong>la</strong> " <strong>lecture</strong> à vue " d'une partition p<strong>ou</strong>r le musicien, le grimpeur doit faire <strong>la</strong> preuve <strong>de</strong> <strong>la</strong>qualité <strong>de</strong> son intuition, <strong>de</strong> sa capacité à lire le rocher avec anticipation (le musicien dissocie <strong>la</strong> <strong>lecture</strong> <strong>du</strong> jeuinstrumental. Il j<strong>ou</strong>e une mesure pendant qu'il lit <strong>la</strong> mesure suivante) et <strong>de</strong> sa virtuosité. Dès lors, il s'agiraitp<strong>ou</strong>r le grimpeur et p<strong>ou</strong>r le musicien <strong>de</strong> partager une catégorie fondamentale <strong>de</strong> l'aventure : le désir <strong>de</strong> seprojeter dans l'infini <strong>de</strong>s possibles, <strong>de</strong> l'inconnu et <strong>de</strong> l'ineffable .Page 3

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