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hommes libres - Institut Coppet

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REDEVENIRDESHOMMES LIBRES•


DANIEL VILLEYProfe&&eur à la Faculté de Drpit de Poitiers.REDEVENIRDESHOMMES LIBRES« Il pourra être utile de se rappeler quela nouveauté des lois n'est pas toujours salutaireou bienfaisante pour le peuple, mais quebien souvent la recherche précipitée de changementsradicaux est l'indice de l'oubli de sapropre dignité et de sa propre histoire, ainsique d'un assujettissement facile aux influencesétrangères et non à des idées mûrementréfléchies. »(Lettre de S. S. le Pape Pie XII à S. Ex.le Cardinal Luigi Lavitrano, à l'occasion dela XIX· Semaine Sociale des Catholique. ita·liens, Florence 22·28 octobre 1945.)


...A la mémoire deGEORGES BONNEFOYagrégé des lettres, pensionnaire de la Fondation Thiers.tué sur le front de Lorrainele 21 juin 1940et dePIERRE BOUCHARDanimateur de la Résistance à Caen, 'mort déporté en Allemagne, août 1944.Je' ne sais s'il. eussent approuv~ toutel le.opinion. que propose cet opuscule.Je sui. sûr qu'ils acceptent l'hommage queleur en fait ma fidélité.D. V.


Du MÊME AUTEUR :- L'Or, fausse monnaie? (Esprit, nov. 1934)._ Charles-Brook Dupont-White, économiste et publiciste français;sa vie, son œuvre, sa doctrine. Tome 1 : La jeunesse-de Dupont-White et ses travaux économiques (1807-1851),1 vol. U-677 pages, Paris, Alcan, Bibliothèque d'HistoireCüntelnporaine, 1936. Préface de H.. Noyelle, professeurà la Faculté de Droit de Paris (Thèse de Doctorat soutenuedevant la Faculté de Droit de l'Université de Caen)_- Sur la traduction par Dupont-White de c La Liberté:. deStuart Mill (Revue d'Histoire Economique et Sociale, 1 er sep·tembre 1938).•- Dupont-White et la Religion (La Vie Intellectuelle, 10 novembre1938).- Quelques aspects de la Vie de Karl Mari .après 1845 (deuxarticles dans La Vie Intellectuelle, 10 juillet 1937 et25 mars 1938).- Sumner Schlichter, théoricien de l'Economie dirigée (publiédans G. Pirou: Les Nouveaux Courants de la Théorie Economiqueaux Etats-Unis, fascicule IV; De l'Economie spon·tanée à fEconomie dirigée, p. 67 à 86. Paris, Domat-Montchrestien,Fe édition 1937; 2" 1943)_- L'Echelle mobile des Salaires, problème de relations indus.trielles et de théorie économique (Politique, mars 1938).- En collaboration avec Marie-Thérèse .Génin, Florence Villeyet Robert Goetz, professeùr à la Faculté de Droit deNancy) Tr.aduction de Collectivist Economic Planning (ouvragecollectif publié sous la direction de Von Hayek. Editionfrançaise à la Librairie de Médicis sous le titre« L'Economie dirigée en Régime collectiviste », 1939).- Petite Histoire des grandes Doctrines Economiques (XV-230 pages) Paris, Presses Universitaires de France, 1944.- Doctrines et Science économiques (extrait des MélangesGonnard, Paris. Librairie générale de Droit et de J urisp!'udencc,1945).


- Charles-Brook Dupont-White; sa vie, son œuvre, sa doc-."trine. Tome II: Dupont-White publiciste et philosophe(1852-1878); tome III: La Doctrine de Dupont-White,Essai de reconstruction synthétique.-- (En collaboration avec Alain Barrère, chargé de cours desFacultés de Droit) Ephémérides de l'Historien des Doctrineséconomiques (Tableaux chronologiques à l'usage descandidats au Diplôme d'Etudes Supérieures d'EconomiePolitique.)


PREFACEAh ! cette étincelle de fierté, d'indépen.dance que l'on voit briller au regard dechaque paysan, de chaque ouvrier de cheznous! Ah! ne la laissons pas éteindre!Une passion hante les pages qu'on va lire:celle de la dignité humaine, liée à l'indivisibleliberté: Et l'horreur corrélative du totalitarismeque la domination hitlérienne nousapprit a connaître et à combattre, et qu'ilnOllS faut maintenant affronter sous la seuleforme où pré,çentement il existe et menace:celle du commllnisme.Toutef ois, en notre pays hautement civiliséjusque dans ses couches les plus populaires,l'orthodoxie stalinienne serait sans nul douteimpuissante à réaliser ses fins d'avilissementde l'homme, si elle ne recevait l'appoint detout un faisceau de totalitarismes qui s'ignorent.Parmi ces idéologies révolutionnairesvagues et multiformes qui dominent le climatmoral de notre première année d'upres-gllerre,- et qui certes ne relèvent point de r obédiencemoscoutaire - il n'en est aucune qlline tcnde à saper parmi nous les valeurs et lesidéals de la civilisation humaniste traditionnelle,comme à isoler moralement et matériellementla France de sa glorieLIse histoireet de rOœidenl dLI monde. Elles-mêmes sontconçlles en marge de tOllte probabilité historique:l'énergie qll' el! es ont captée ne pellt que,ç~ perdrc ou qévicr. Mais ricn ne se perd en


VIIIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESlzistoire. Aussi bien, dans ce jcu complexe de{orees où se décide l'avenir de ['ouest européen,tous les révolutionnaires nationalistes,chrétiens, idéalistes, ou existentialistes nesavent-ils qu'apporter aux ambitions russesun oblique et involontaire renfort.Pour sauver de l'envahissement totalitairel'homme de chez nous, que six ans deguerre et de contagion fasciste ont atro-cementdégradé, il n'est que de ranimer lesvalellrs humanistes, démocratiques, libérales.Cela ne saurait certes résulter d'une pure etsimple reconstitution de tous les ancienscadres. Il {allt que notre aivilisatioll redeviennevivante: et vivre, c'est changer sanscesse. Mais il ne convient point de cultiverchez un malade la haine de ce passé récentencore qui fut pour lui la santé. Quiconquevient de sllbir Illl choc brutal ne revient à soiqu'en rassemblant d'abord ses souvenirs.Nous avons lutté pour l'homme, pour sonbonheur, pour sa liberté. Et voi()i que nous enavons oublié le gOlît même du bonhellr, celuide la liberté. C'est là ce qu'il nous faut retrouvertOllt d'abord.Que toutefois l'on ne cherche point en cespages l'exposé d'une doctrine. Le livre quevoici n'a rien d'un ouvrage d'économie politique.. il n'entend point non plus définir unephilosophie sociale" achevée. On y trouverarassemblés s('[on l'ordre des dates de leurcOl1ljJusition Ill! cel'Lain nombre de liheU es et


PRÉFACEd'essais, qui [ous ~ cl l'I'.l'cl'ption des tll'lu'premiers - Ollt été conçus pendant les quinze.mois qui suivirent la libération du territoire.Ce sont des écrits d' oocasiol1. Certains onttl~jà {ait l'objet d'llne publication. Plusieurs.'10111 inédits, soit qu'ils n'aient point été primitivementrédigés il l'in[ ention du plllJ/ic,soit qu'en ces temps d'étroit conformismepseudo-révollltionnaire, ils n'aient pu trouverasile dans les colonnes d'ailcllll périodique.Les uns et les autres traduisent au jour lejour les tâtonnements d'un jeune Françaisparini beaucoup, qui fut en 1936 un adeptePlzthouslaste du Front Populaire, et des 1U40gaulliste sans hésitation, - et qui maintenant,dans le chaos idéologique· de notreimmédiat après-guerre, cherche il retrouverson chemin.D. V.3·3·194ô.N. B. - Certains des essais que l'on va lire ont déjà vieilli.Plu'ienrs, qui n'étaient point destinés à la publication, revêtentune allure familière, décousue, paradoxale. Il arrive qu'ils serépètent quelque peu les uns les autres. J'en dois au lecteurdes excuses. A part quelques polissages de forme, je n'aipoint cru devoir rien modifier ni retrancher des textes pri.mitifs, afin de conserver du moins à ce livre la valeur d'unauthentique témoignage pour servir à l'histoire d:'une annéegrande et trouble, riche de joies, d'espoirs, de déceptions etde menaces. •


\AVANT-PROPOSPLURALISME ET TRANSCENDANCEouSIMPLE ESQUISSE D'UNE SYNTHÈSED ' ATTITUDES ANTISYNTHÉTIQUES(Février 1946) (1)Videmus nunc per speculum in œnigmate ..•Ex parte enim cognoscimus et ex parte pro­[pMtamus ...Tune evacuabitur quod ex parte est ...Tltnc autem videbo facie ad faciem ...Tltnc cognoscam sicut et cognitus sumo(SAINT PAUL, Première Epitre aux Carin.thiens, Chapitre XIII.)(1) Adaptation d'une causerIe faite à ParIs, le fi janvIer 1941\.


XIIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESPour Jeanne et Georges Delhomme,En souvenir de quatre ou cinq exaltante~ soiréesOù fut ouhliée l'heure du CQuvre·feu.A l'AngleterreQui lit la Bible et qui inventa l'individualismeEn témoignage die vénération.Aux libéraux de tous les partis (1).D. V.15 lévrier 1946.Plus tard sans doute - beaucoup plustard - l'automne eût détaché de l'arbre lesfruits mûrs... Un à un, sans briser lesbranches. Et leur chair eût nourri la terre,et leur semence l'eût fécondée. Mais pourquoidès le printemps cet affreux cyc1oneest-il endeux tornades venu faucher toutes les fleurs?Et maintenant le -voyageur qui passe voit bienque cet arbre est stérile. « Ille faut - dit-ili -abattre et déraciner ». Déjà le bûcherons'avance. 0 combien je voudrais savoir arrêterson bras, selon que l'ange fit le bras déjàlevé de notre père Abraham!C'est pour le bûcheron que mon livre futécrit. « Ami, » - lui dira-t-il -, « considère« avant de frapper cet arbre que tu tiens« pour mort. Contemple la nature qui l'envieronne. Emplis tes yeux de cette fraîche«lumière Oll baigne la lande ciévastée.( Parmi CPS carcasses misérables qu'a laissées(1) Cf. la Melle·arc- du livrc- dl' .HAYRK: La Roule de 10 ServItude,tradUit de l'anglais à la Librairie de Médicis, t 945.


AVANT-PROPOSXIII« le cruel fléau, écoute, bùcheron: n'enlends­(~tu pas le rire clair de la saison .i "une,,' encore? 0 homme, arrête-toi, et que ta« poitrine un moment hume cette brise qui« lèche la terre dépouillée: ne reconnais-tu« pas le suave parfum qui chaque année«annonce le renouveau'! Prends garde,« hùcheron, et laisse là ta cognée. Qu'elle« n'écorche point ce tronc debout encore:« car tu verrais alors jaillir et se répandre« la sève qui déjà monte en lui vers de nou­« velles floraisons. »* **Les nations vaincues ont droit à la pitiédu monde, et que les cœurs généreux embrassentleur défense. De même les dieuxdes peuples victorieux.Il était une fois une civilisation que noustenions pour nôtre, et dont on nous avaitenseigné la fierté. Elle avait surgi à l'Occidentdu Monde, voici qJ.latre siècles ou cinq,quand déclinait le Moyen Age. Elle était néeau souffle des grandes découvertes et desgrandes inventions, de la Renaissance humanisteet de la Réforme religieuse: peut-êtreaussi, paus qu'on ne croit, de la Contre­Réforme. Elle avait respiré les mâles parfumsde l'aventure, et toutes les audaces del'esprit. Elle avait grandi au grand vent desconquêtes lointaines, au rythme du progrèsdéchaîné parmi toutes les sciences à la fois,


XIVREDEVENIR DES HOMMES LIBRESdans le remous des peuples secouant leursjougs et proclamant leurs droits, au milieude cette grande poussée des usines qui soulevaitle sol d'Europe. Nous l'appelions lacivilisation moderne. Elle était bouillonnanteet si riche, que sans doute eussions-nous étéfort gênés à la définir. Nous savions bienpourtant la reconnaître de cela qui étaitavant elle, de cela qui n'était pas elle.Elle était dynamique, ,et pluraliste, et centrifuge.Elle avait proclamé l'autonomie desmondes, et ceUe des sciences, et celle desnations, et celle de chaque homme.L'univers entier gravitait jadis autour dela Terre. Survient Copernic, et voici que lemonde n'a plus de centre. Chaque étoile enconstitue un désormais. Colomb arme sonfrêle navire, et s'ouvrent des continents neufsdont on ignore les limites, et de nouvellesraces d'<strong>hommes</strong> apparaissent que l'on ne saitpoint dénomhrer. La Terre des <strong>hommes</strong> aperdu son centre de gravité. Voici Luther,et Rome ne sera plus l'unique tête de laChrétienté. Voici François IH, les légistesfrançais, Louis XIV: l'Empire se disloqueà son tour. Tout bouge, tout explose. Mêmela vérit-é. On parle désormais de sciencesau pluriel. L'édifice est brisé qui toutes lesordonnait les unes aux autres sous l'œilauguste et maternel de la reine thé:ologie.Effondrée, la belle hiérarchie des disciplinesintellectuelles, la splendide unité de la


AVANT-PROPOSxvconnaissance! C'est la grande diaspora desidées. Loin du nid, les sciences de la natureprennent leur envol, elles progressent de surpriseen surprise, elles deviennent familièresavec le hàsard, avec l'inhumain. Les naviressillonhen t les glaces polaires; et vole enéclats ce grossier finalisme anthropocentriquequi faisait le climat de la pensée d'autrefois.La géologie distend l'histoire du monde pat'les deux bouts; et l'anthropologie celle del'humànité. Des six jours de la création, desquatre mille ans qui séparaient là chute del'homme de l'étable de Bethléem, Oh ne sauraitplus parler qu'en figure. A force dereculer dans le lointain de l'avenir, la menacede la fin du monde devient de plus en plusfloue et mythique. L'épopée judéo-chrétienne,-- cette portion d~ l'histoire qui va d'Abrahamau pape régnant, et qui jadis couvraitpresque tout l'intervalle entre le fiat lllx etla parousie, - n'est plus qu'un point sur l'axedes siècles géologiques, dont l'origine etl'aboutissement se perdent en la nuit destemps. Plus encore que les limites' de laconnaissance, reculent celles de l'inconnuque l'on soupçonne. L'esprit humain a perdutout point d'appui. Bientôt les lois scientifiqueselles-mêmes ne seront plus regardéesque comme des formules commodes pour utiliserune réalité si riche qu'elles ne la sauraientembrasser, et qui les fxcède immensément.


XVIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESEmiettement, richesse, variété: ces caractèresde la pensée moderne, la Révolutionfrançaise en va pénétrer la vie sociale et lesinstitutions politiques. L'individu s'affirme,et proclame son indépendance. Un droit nOllveauest promulgué, qui repose sur l'autonomiede la volonté, sur le libre contrat.L'autorité politique s'articule en pouvoirsséparés, qui s'opposent et s'équilibrent. L'opinionpublique se fragmepte en plusieurs partispolitiques. L'individualisme économiquediffuse l'initiative en matière de production etd'échange. La religion, la presse, l'entreprise,les prix, la science, l'art, de nombreux domainesd'activité échappent à l'autorité publique:la Révolution les proclame <strong>libres</strong>,c'est-à-dire autonomes.Et sans doute, parmi les remous confusd'une époque où tout bouge, mi a vu se formerd'importants contre-courants, qui s'opposentà la grande poussée centrifuge. Poursoutenir notre perspective, il faut tenir pourtels l'absolutisme de la monarchie au xvII'siècle, celui de la nature au XVIII·, et celui dela science au XIX· siècles. Et de même cettenouvelle mystique de J'unité qu'ont soulevéeun Saint-Simon, un Auguste Comte. Tout celaeXiprime des nostalgies; les ,soubresauts desurvivances qui se raidissent; des retours surle grand courant de l'histoire. Pluralisme. etautonomie n'en colorent pas moins pour nosyeux le grand message de la civilisation moderne.•


,\AVANT-PROPOSXVIINous la tenions pour nôtre. Elle était notrefaçon de vivre. Nous en étions fiers. Et peutêtrel'aimions-nous avec plus de fraîche ferveurque quiconque, nous autres jeunes catholiquesde l'entre-deux-guerres. Elle avaitsurgi jadis en réaction contre la civilisationchrétienne médiévale, en marge de l'Eglise,souvent contre elle. Et beaucoup d'<strong>hommes</strong>d'Eglise continuaient de jeter sur elle unregard méfiant. N'était-ce point malentendu?Eh! quoi? géométriquement l'homme n'estplus le nombril du monde? Mais il en estl'œil. Il perce ses secrets et surprend ses mystères.Physiquement et biologiquement tout cequi est et vit sur la terre n'a plus l'hommepour fin? Mais l'homme conquiert et domestiquece qui ne paraissait point fait pour lui,Chronologiquement, la Bible n'est plus aucentre de l'histoire? Mais elle la transcende!Le temps aussi désormais a ses deux infinis.Et comme les célestes espaces illimités révélaientson mystérieux privilège au roseau pensantde Pascal, de même l'immensité du videspirituel des siècles sans foi fait éclaterl'unique lumière de ce petit livre que Dieunous donna. Non, vraiment, ni l'homme ni ledivin ne sortaient nécessairement diminuésdu-remous de ces quatre siècles. Sont-ils vraimentl'œuvre du diable? Peut-être bien,disions-nous. Mais que nous importe? LeChrist n'est point Zoroastre, et nous nesommes point manichéens. Maritain nous l'arépété: le diable aussi. est créature, et quoi


,-1.XVIIIREDÈVENIR DES H6MMES LIBRES(tu'il eIi ~~it, serviteur de Dieu. Dieu ne lui apermis d'ébranler la civilisation médiévalequ'afin de dégager les voies pour quelquenouvelle culture chrétienne. Omnia coope-1'llntur in bonum, etiam peccata. Le rôle deschrétiens en ce monde ne va point à détruirele mal, mais à le tourner au bien. Le tempsn'est-il donc point venu de rétàblir les pontscoupés entre l'Eglise et la civilisation? Dedesserrer ce que la nécessaire réaction tridentine,celle de Pie IX, celle de Pie X 'avaientprovisoirement durci? De composer ce dictionnairesans quoi les <strong>hommes</strong> d'Eglise nepeuvent engager la conversation avec l'espritde notre temps, depuis que cette nouvelleTour de Babel a de nouveau brouillé leslangues'? Et nous avions formé ce rêve: intégrerà la tradition chrétienne les apports· dela civilisation moderne; éclairer la penséemoderne en projetant sur elle la lumière del'éternelle et totale Vérité.Oh! nous n'étions pas les premiers. Il yavait eu l'Univers de Lamennais, le modernisme,le Sillon. Trois fois au moins les chosesavaient tourné court. Parce que l'affaire sansdoute n'était point mûre encore. Parce queceux qui la tentèrent n'avaient point eu toujoursla piété, la fidélité, l'expérience, au niveaude leur bonne volonté. Sous prétexted'accorder la religion chrétienne et leur siècle,voilà qu'ils allaient compromettre l'Eglise avecle Siècle! Nous voulions pour la pensée chré~tienne un enrichissement, un 'rayonnement


AVANT-PROPOSXIXaccrus, mais qui ne fussent point abaissement.Nous espérions refaire -en quelque sorte unmodernisme, mais qui ne fût point à l'instarde l'autre diminution de transcendance, ni desurnaturel, ni de spiritualité. Et nous nel'ignorions point: l'en t,reprise était audacieuse,la voie glissante. Nous aussi risquionsde dévier, d'échouer à notre tour.Mais nous avions voulu engager à cetteœuvre notre vie. Nous nous y étionsdonnés passionnément. Avec cette audacetranquille que seule permet la soumissionà l'autorité infaillible, maternelle et vigilante,toujours prête à r'essaisir sur les bordsdu précipice ceux qu'elle envoie explorer àl'aventure. Nous ne voulions pas que parnotre faute la civilisation moderne continuâtde se dessécher loin du tronc qui est la Véritéet la Vie. Parce que c'est à tous les sièclescomme à toutes les nations que s'étend la portéedu grand précepte missionnaire. Loquebanturvariis Unguis apostoli : nous voulionsque les <strong>hommes</strong> d'Eglise apprissent à parlerleur langage aux <strong>hommes</strong> de notre temps,afin qu'ils revinssent en masse aux sourcesde la grâce. Nous le voulions et nous lenoyions possible, parce que dans notre foitotale en la vocation universelle du messagechrétien, nous savions bien que sont inépuisahlesles virtuaIités- de l'Incarnation,Et nous avions fait nôtre cette civilisationcentrifuge, où nous rêvions de planter laCroix. Nous nous étions engagés à elle loya-'


XXREDEVENIR DES HOMMES LIBRESlement, sans esprit de retour, de tout notrecœur. Nous avions embrassé le libéralisme,l'empirisme, l'esprit critique; l'usine, le syndicat,l'Université, la République,' le régimeparlementaire. Lors même que nousinclinions au socialisme (1), c'était en raisonsurtout de cette tradition humanisteet moderne que porte le socialisme français,de Proudhon à Jaurès et à LéonBlum, et qui n'est point non plus étrangèreau marxisme - celui de Marx, bien entendu.Nous avjons fait nôtres les grandes valeurs dela démocratie: la liberté, l'intelligence, lebonheur (2). Et lorsque sur nos frontièressurgit une nouvelle conception révolutionnairequi les menaçait, lorsqu'en Allemagnetriompha telle Contre-Renaissance(Paul Reynaud disait: « un Moyen-Ageque n'illumine plus la douce figure duChrist»), nous avons défendu la civilisationmoderne. Nous fûmes sanctionnistes en 1935,interventionnistes en Espagne en 1937, antimünichoisen 1938, et ce qu'en 1939 « bellicistes»on nommait, et résistants en 1940. Nonpoint tant par patriotisme que p~rce que nousaimions la République, Racine, l'individu, lebeurre, l'intelligence, le droit, Montaigne, le(1) ,Je dols à la vél'ité [le nI' ]Joint ['élel' que j'y Inrl!nais rOi'tavant Münil'Il - 1'( 111"1111' lIlI (llalll.llll', l't il l'lliéolog'le ]'évolntionnaire,Que 1'011, ]IIP. plIl'clonlle si les développements cldessus« Interprètent " qllPlque peu pe qlH' 110llS pen~lnnsaIOl'!;.(2) M, MERLK\TJ-PON'I'Y (ll'()(l"'" ,'Pite tJ'i1og'i!' flans son arllcleIntitulé La Guerre a eu lieu (Les Temps Modernes, no l,1er octobre1945),


\AVANT-PROPOSXXIbonheur, l'esprit critiqu€, Montesquieu, lehasard, la magnificence, Claudel, l'impersonnalitéde la loi, l'amour, les droitsde l'homme, le syndicalisme, le régimeparlem-entaire, les chansons, le capitalisme,l'art pour l'art, la liberté de la presse et de lapensée, la vie privée: et que c'était tout celaque méprisaient et voulai€nt remplacer parde nouvelles valeurs les nouveaux évangilespolitiques.'" **Et maintenant, par delà les montagnes dedécombres et les fleuves de larmes et desang, nous avons gagné cette guerre. Lespeuples <strong>libres</strong> ont vaincu. Est-ce la libertéqui triomphe?La civilisation pluraliste et centrifuge ne vat-€llepoint reprendre sa marche en avant?Ceux qui l'ont si bien sauvée du péril ne lavont-ils point maintenant restaurer, épanouirde par le monde? Et les jeunes catholiquesdes années trente ne s'attelleront-ilspas de nouveau à cette tâche de réconciliationet d'incarnation qui fut l'ambition de leursvingt ans? .Te l'avais cru. Mais non. Tel estle pouvoir corrupteur de la guerre. Hélène estdélivrée, mais :\Iénélas triomphant, couvertde sueur et de sang, ne pose plus sur ellequ'un regard de dégoût. Les grandes bataillesqu'il a livrées pour elle ont allumé €n luid'autres amours. Notre avant-guerre heureuxet libre n'a point aujourd'hui de censeurs plus


XXIIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESsévères que ces jeunes couches d'<strong>hommes</strong> quine sont point jeunes toujours, mais qui dominentla résistance. Ce sont les résistants quiexaltent l'économie dirigée, malgré ses corollairesinéluctables: l'étouffement de l'initiativepersonnelle, l'effondrement du prestige de laloi, la dégradation de la valeur infamante despeines, la délation généralisée, l'inquisitionpolicière. Ce sont les résistants qui revendiquentl'épuration massive et la persécutionpolitique, qui prônent ou tolèrent l'arbitraireet la torture, le mépris des droits des accusés,l'internement administratif, la suppression durégime politique dans les prisons, le maintienen esclavage de millions de prisonniers allemands,l'autorisation préalable des journaux,l'outrecuidance nationale, le repli jaloux dela patrie sur ses intérêts et ses droits. Ils disentencore: « Liberté, Démocratie, République,Droit des Gens »; mais comme ces mots rendentsur leurs lèvres un son creux et faux!C'est la révolution qui fait briller leurs yeuxet brûler ,leurs cœurs! Ils ont revêtu lesdépouilles idéologiques de leurs ennemisvaincus. Ils leur ont pris leurs perspectives« cosmiques» et leur terrestre eschatologisme.Ce sont eux qui aspirent à quelque nouvelleère, qui rompent avec l'héritage de la renaissancehumaniste, du XVIIIe siècle philosophique,et du XIX· siècle bourgeois. « Cadavres,disent-ils, que tout cela: ne comptez point surnOlis pOlir les ressusciter! » Eux aussi parlentde « socialisme national ». « Nous, les pre-


AVANT-PROï>6s•----- --.-- -----xxiiimiel'S Français! », s'écrient-ils audacieusement,anticipant à tout le moins sur un avenirqu'ils croient déjà forger de leurs mains.Ils ont adopté tout le réseau d'attitudes quicompose le totalitarisme. Les plus hardis etles plus lucides assument ce mot (1). D'autresle renient encore. Qu'importent les mots?C'est la Résistance, à présent, qui porte la« révolution du ... siècle ».Ainsi de l'épreuve récente sortent ébranléesles valeurs que l'Occident voulait défendre,cependant que par tous les pores denotre monde enfiévré suinte la lVeltanschau-1lI1g des vaincus.Et peut-être cela n'est-il vrai qu'en Europe.Mais non point à l'Ouest seulement. Certesle communisme russe, depuis la mort deLénine surtout, s'éloigne du marxisme à pasde géant (2). Il évolue, nous dit-on. Mais jedoute fort - en dépit de quelques formulesde la constitution soviétique que l'on se complaîtà épingler -que ce soit dans la directiondémocratique. Il semble au contraire qu'ildépouille de plus en plus cet idéal humanisteet libertaire que Marx prlif~ssait et quile rattachait à la pensée occidentale .. On n'enest plus à l'union libre, aux rêves de l'éliminationde l'Etat, de la prise au tas, du communismeau sens propre du mot! La dicta-(1) cr. J.-P. SARTRE. Présentation (Les Temps Modernes, no 1,1"' octobre 1945).(2) cr . .\ rthul' KOF.RTNER: Darkncss at no (II/ , traduction rran­~ltisP SOllS ]p titre Le Zél'O et l'Infini. Paris, Calmann-Lévy,19~5.


- ----.XXIVREDtVENIR DES HOMMtS LIBRE.Sture du prolétariat, qui Ile devait être qu'ullt'transition, s'installe et se consolide. Et leprolétariat n'y est plus pour grand' chose. LaRussie paraît bien en train de devenir ni plusni moins que totalitaire. Cette soif deconquêtes et d'hégémonie, ce populationnisme,cette inflation de la force et dela santé physiques, ce mépris du. bonheurpersonnel et de la vie privée, cette magnificationde grandioses réalisations collectives,ce culte emphatique du Grand Chef,ces super- ,latifs, cette mystique du sacrifice, cette apologiede la discipline, ce déploiement de propagande,ces plébiscites orchestrés, ces campsde concentration, cette exaltation de la raceslave, ce. gigantesque appareil de police tentaculaire,ce mépris des petites nations, cettedésinvolture vis-à-vis du droit internationalque nous lui voyons aujourd'hui, n'est-cepoint la marque d'une osmose hiHérienne?Et n'est-ce point au fascisme que tout cela va?Les trotskistes qui l'affirment n'ont en celapoint tort sans doute.Un courant analogue emporte aussi bien ungrand nombre de jeunes catholiques français,- parmi ceux-là même que presse le constantsouci d'être présents à leur époque, etqui voici quelques années cultivaient lesvaleurs de)a civilisation lihéraleet centrifuge.L'individualisme, le régime parlementaire,le socialisme démocratique, tout celaleur paraît à présent dépassé. Il ne s'agiraitpas de se trouver une fois encore « en retard


AVANT-PROPOSXXVd'une révolution »! Ils secouent avec désinvolturela poussière de leurs sandales, qui nefoulaient pas après tout depuis si longtempsles sentiers de la troisième République. Fautildonc croire qu'ils ne s'étaient ralliés à laliberté que du bout des doigts, en attendantle contre-ordre de l'histoire? que cette ivressede nouveauté qui les possède déguise à leurspropres yeux certaines nostalgies mal refoulées?que le matérialisme historique rencontreen eux les échos de quelque ancienprophétisme eschatologique? qUe les fureursdu dogmatisme stalinien soulagent certainesrancunes mal éteintes contre le libre examen?Que l'anticapitalisme de nos modernes novateursflatte en eux des relents d'idéologie précapitaliste?que la censure, la taxation desprix, la réglementation omniprésente et moralisanteleur rendent une atmosphère familière,dont ils n'avaient point tout à fait oubliéla saveur? et que de cette révolution dont ilsprophétisent la fatalité, ils attendent un peu- sans toujours se l'avouer eux-mêmes -quelque « Nouveau Moyen Age»? Quoi qu'ilen soit, voici qu'ils parlent maintenant presqueà l'unisson de tous les totalitaires. « L'ère dumonde fini commence» (1) s'écrient-ils - (Ellerecommence?). - «L'avenir, c'est l'esprit decommunauté, c'est un ordre téléologique, c'estla civilisation des masses ». "Il se peut après tout qu'ils aient rai-(1) L"expressioll est de l'aul Valéry (lleyarcls 811/" le JJO!lltÇactq,el) "


XXVIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESson. Souvent la guerre ne fait qu'épandresur le monde les idéals de qui la perd. Romea détruit le Temple de Jérusalem: bientôttoute l'espèce humaine descendra d'Abraham.A Waterloo,Metternich est vainqueur de Napoléon,mais Montesquieu de l'absolutisme etJean-Jacques du droit divin; et c'est l'Europeentière ouverte aux vents de France. Peutêtre,pour régner sur les esprits et les mœurs,une révolution d'abord doit-elle être vaincuesur les champs de bataille. C'est là que toutesles idées se brassent, ct se tassent, et se rodent;et que leur est sculplée la forme qui convientpour pénétrer le monde de l'histoire ...Peut-être que, spirituellement, Adolf Hitlera gagné cette guerre ... Mais moi, je ne marchepas 1... ***Je ne sais rien qui soit moins jeune quela hantise de ne l'être plus.« Ces gens pour qui les traditions nesont rien; qui croient qu'on changed'Eglise comme de caleçon; qui remanientles mœurs et les croyances despeuples comme ils font, dans leur cabinet,la carte de l'Europe. :.(PROUDHON, cité par H. DE LUBACProudhon et le Christianisme, p. 306.)Nous ne marchons pas! Avant d'exécuter ceprétendu contre-ordre de l'histoire, nousattendons la confirmation par écrit. Nous neserons pas les Don .Juan de la culture! Nousr~t'tops fi(l~les à l~ cl:lus,? qémpcratiq:ue, il l~


xxvIIcivilisation pluraliste et centrifuge dont tantde témoins se sont fait tuer! Ne comptez passur nous pour l'achever de quelque facilecoup de pied de l'âne! Nous ne la laisseronspas mourir sans baptême ! Nous la guérirons.Ou bicn nOLIs lui donnerons une sépultureri igne d'elle; et nous recueillerons ses reliques,pour le cas où elles feraient des miracles ...Et qui vous dit qu'elle ne soit point déjàconvalescente? Au nom de quoi ce diagnosticfatal à si brève échéance? Les grands médecinssans doute seraient plus circonspects!N'allez donc point invoquer Marx. Où doncavez-vous vu qu'il fût le prophète du planismeet du totalitarisme? Marx est un occiùentaliste,un nourrisson de la civilisationhumaniste, tout l'opposé d'Un romantique. Nenous le prenez pas! Ah! si nous pouvionsl'évoquer ici, et le prier de décider entre nous,de quel côté pencherait-il? La question souffreau moins d'être posée! Que nous importe aureste? Il ne s'agit point de démêler ce qu'acru Marx autrefois, ni ce qu'il penserait denos jours. Marx, c'était une doctrine du ch~bon,de la machine à vapeur, de la courroiede transmission et de la poulie. Sa vision dumonde reflétait une étape de la technique quipoussait au maximum à la concentration desexploitations. Depuis lors,· nous avons eu lepétrole, et l'électricité. Est-ce maintenant l'èreatomique qui doit condamner l'atomisme économiqueet social? Je n'en sais absolumentrien. Vous non plus. Parlons d'autre chose!


XXVIIIREDEVENIR DES- HOMMES LIBRESVous invoquez l'histoire? Enseigne-t-elle lafatalité d'une révolution totalitaire mondia,leet prochaine? L'histoire est l'intelligence dupassé, et non pas une diseuse de bonne aventure.La courbe des événements n'a pas deformule connue: elle ne se laisse pas extrapoler.Vous invoquez une évolution à sensunique, que l'on observe depuis quinze ansdans tous les pays du monde, - quelle que soitleur idéologie officielle - et toujours dansle même sens centralisateur et autoritaire?Mais vous allez trop vite en besogne: tout renforcementde l'Etat, toute extension de sesattributions ne signifie pas un d:éclin de l'individualisme.Et tout recul de l'individualismene va point forcément à présager sa chute:Vous invoquez surtout la transformationdes structures économiques? Le capitalismen'existe pas en Russie; mais il n'y a jamaisexisté. Il a toujours ex.isté aux Etats-Unis.Il n'y semble pas ébranlé. En tout cas l'idéalindividualiste est aussi vivant là-bas quejamais. Pourtant les contrôles autoritaires sesont singulièrement développés pendant laguerre, dans tous les pays belligérants? C'estpeut-être bien que la guerre totale exigeaitune mobilisation totale. La guerre est totalitnire:elle implique que tout soit provisoirementsubordonné à une seu:le fin,' lavictoire. Mais gardez-vous de prendre pourun processus d'évolution unIverselle et irré.,versible ce qui ne fut peut-être, chez lesnations démocratiques, que provisoire adap-·


AVANT-PROPOSxxiXtation aux nécessités de la belligérance. Souventun danger ri,tent, totalement écarté,hante encore nos songes à l'aube du jour suivant.Vous prétendez que le capitalisme est lepassé, el le planisme l'avenir? Peut-être s'opposent-ilshien plutôt comme l'Ouest à l'Est,ou comme la paix à la guerre. Et la paix, nousl'espérons bien, ce n'est pas seulement lepassé, c'est l'avenir.Et quand vous auriez raison, quand unerévolution de grande envergure serait imminenteet fatale? Quand la civilisation occidentaleserait inévitablement vouée à la mortprochaine, l'abandonnerais-je aujourd'hui?A Dieu ne plaise! Que l'ensemble du frontdût demain céder, cela ne dispenserait pointchacun de nous de tenir aujourd'hui 'la tranchéequ'il occupe. Quelque jour fatalementtoutes les civilisations déclinent et meurent.Il est bon qu'elles ne déclinent point trop vite,et qu'elles ne meurent pas tout entières. IIest bon qu'eUes ne meurent pas seules, et quedes <strong>hommes</strong> :tombent pour leur d.éfense! IIest bon que des capitaines restent à bord, etsombrent avec le navire qui s'abîme dans lesflots. Il est bon que des fidèles se jettent surle brasier qui consume les civilisations condamnées,afin que brille d'un plus vif éclath~. flamme dont elles éclairent le monde avantde mourir. Il est bon que de faibles lueursvacillantes, - comme ces chandelles qui brùlaientau Moyen Age dans les cellules descouvents - prolongent encore leur lumière


XXXRF.DEVENIR DES HÙMMES LIBRESsur les cendres du brasier consumé, et gardentjalousement le feu dont peut-être quelquejour les caprices du vent feront jaillir uneflamme nouvelle. Il est bon que toute civilisationneuve conserve un certain temps dansson sein quelques témoins attardés de cellequi l'a précédée. Ah l qu'elle ne se hâte pa8trop de devenir orpheline, ni de brûler lesreliques paternelles, ni de détruire le testamentdes siècles lLa civilisation de la renaissance, la civilisationpluraliste et centrifuge, c'est le chaînonpar olt l'avenir du monde se pourra seulementrattacher à la tradition millénaire del'humanité. Ne laissons pas écraser ce chaÎnon!Si la chaîne est un jour rompue, il faudrafout recommencer au commencement, àpartir de la primitive harbarie.Toute vie est équilibre. La vie des sociétés,c'est un équilibre entre le traditionnel et lenouveau. Les conditions normales de l'équilibreveulent qu'il y ait à chaque momentbeaucoup plus de traditionnel que de nou­Veau. Les révolutions sont une rupture d'équilibre,funeste et destructrice. Ce qu'ellesapportent de sève vivifiante ne donne sesfruits que plus tard, après que l'équilibre estrétabli: on ne le retrouve qu'en esquissantun pas de repli, en faisant un retour sur lesexcès du déhut, en restaurant des chosesanciennes dont le souvenir heureusement n'apas été tout il fait perdu (le concordat, les


AVANT-PROPOSXXXIépaulettes dans l'armée rouge). Pendant lesrévolutions, le poste historique le plus abandonnéde tous, le plus exposé, le plus socialementutile, c'est celui de défenseur des traditions.Il est nécessaire sans doute qu'il y aitdes incendies, pour rajeunir l'architecture desvilles. Mais malheur à qui allume les incendies!Malheur à qui souffle sur le feu! Lorsquela ville brûle, tous les <strong>hommes</strong> de bien courentaider les pompiers.La marche de l'histoire peut être comparéeà celle d'un pendule qui décrirait une ellipseen spirale. Le progrès, c'est que la spiraleaille en s'élargissant, le plus et le plus vite.possible. Nos révolutionnaires voudraient déjàretourner le mouvement du pendule. Nouspoussons pour qu'il continue quelque tempsencore dans la même direction. En période derévolution, les vrais progressistes sont lesconservateurs. Ceux-là qui ne sont pas tropvite essoufflés d'une demi-oscillation du pendule;trop· tôt pressés de renverser le sens deson mouvement.. C'est grâce à ceux-là que la.spirale va s'élargissant, que les sociétés progressent...Non. la civilisation de la renaissance n'apas encore épuisô son message. Elle a donnéle jour il des valeurs qui ne peuvent plus, quine doivent jamais sombrer. Une fois que l'ona inventé les droits de l'homme, on ne les§!lRrait :plus mé:priser sans dé(!h9ir. L~ Ip.gi&,"


XXXIIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESson n'est pas mûr.e. II n'est pas temps encorede séparer le bon grain de l'ivraie.* **.Je me trouvais un jour récent parmi l'unde ces cercles d'intellectuels catholiques ~vancés,où l'on cultive et savoure entre amis lesfrissons du romantisme révolutionnaire,lorsque quelqu'un s'écria tout à coup: « Legrand mal presque irréparable, c'est que nousn'ayons pas eu un Karl Marx catholique auXIX· siècle!» Un hochement d,e tête unanimementnavré accueillit aussitôt cette profondeparole. Alors j'ai pensé: « Pourquoi neserait-il pas dommage que nous n'eussions paseu un Stuart Mill catholique? » De ces deuxdisciples de Ricardo que furent Mill et Marx,qui vous permet de dire que Karl Marx soitl'avenir, et Stuart Mill le passé? Vous déplorezque les catholiques soient en retard de centans parce que le marxisme est né à l'écart deleur tradition? Pourquoi pas de cent cinquanteans ou même de quatre cents, parceque la philosophie anglaise individualiste,parce que la renaissance humaniste se sontfaites largement en dehors d'eux et partiellementcontre eux?Et si le nom de Stuart Milll1l'~st venu spontanémentsur les lèvres, c'est sans doute pàrceque ce grand penseur éclectique, - pas trèspersonnel, pas très vigoureux, mais trèsriche - résume en lui peut-être mieux que. .


AVANT-PROPOSXXXIJIrqUIconque la plupart des courants de notrecivilisation. Nominaliste en métaphysique,:associationniste en psychologie, utilitariste enmorale, individualiste sur le plan social, théoricienet apologiste du gouvernement représentatifet du régime parlementaire en politique,libéral en économie, il incarne à lui:seul, en un vaste et grandiose ensemble, laconception atomistique et centrifuge del'homme et du monde.A quelque temps de-là, comme avançaitdéjà vers sa fin l'une de ces longues nuitssans sommeil qUe plus souvent en ces tempsconfus m'inflige l'inquiétude, tandis que monimpatience guettait avant l'heure l'aube dujour nouveau, et que je détournais mes yeuxvers la fenêtre, je vis venir un étrange personnagequi se posa sur le bord de ma couche.Comme en rêve il advient souvent, c'est envain que d'abord je tentai de le reconnaître,et de lui donner un nom. On dispute longtempspour identifier les apparitions. Ce sontsouvent figures composites, où s'entremêlentcocassement les images et les rêveries de laveille: Tandis qu'avidement j'écoutais les pa.raIes qui tombaient de la bouche de mari hôteadmirable, parfois il me semblait en lui recon~naître ce Stuart Mill que j,'avl:lis invgqul'. OnStuart Mill qui n'aurait point corresponduavec Auguste Comte, ni rendu visite aux saintsinwlliens,ni épousé Madame Taylor, ni subitQu.tes les confuses influences q;ui sur le tard


XXXIVREDEVENIR DES HOMMES LIBRESincIinèrentau socialisme ce qui sommeillait enlui de religiosité mal refoulée; mais qui, sansrien renier de sa première vision du monde,aurait rencontré le Christ et épousé la foicatholique. Parfois aussi, le compagnon délicieuxde la plus exquise nuit qu'il me futjamais donné de vivre rappelait à ma mémoirequelques traits de Proudhon: le Proudhondu Second Empire, rallié à la propriété,dialecticien, apôtre du contrat, anarchisant,amateur de balances et de bilans, exaltantI"équilibre des contraires, et négateur de lasynthèse germanique. A d'autres momentsencore - parfois aux mêmes - les proposde l'inconnu projetaient à mes yeux des refletsde visions leibnitziennes. Un instant, ils faisaientbriller quelque réminiscence de Bergson.Puis ils évoquaient les propos de certainspersonnages d'Aldous Huxley. Sansdoute mon hôte avait-il rencontré Dupont­\Vhite et Renan. Je ne saurais douter qu'iln'eût lu Kierkegaard. D'Abélard à Jean-PaulSartre, du nominalisme médiéval à l'existentialismecontemporain, il portait l'héritageidéologique de toutes les doctrines du singulier,de la surprise, de la réalité opposée àla vérité.Et cependant, sa pensée ne m'est apparuerien moins qu'hétéroclite. l\fais .il est tempsque vous en jugiez vous-même, lecteur: etque je vous rapporte les merveilleuses parolesque j'entendis cette nuit-là.


AVANT-PROPOSxxxvNon enim eogitationes meœ eogitationesvestrœ neque viœ - vestrœ viœ meœ, dieitDomirllts. Quia sieut exaltantur eœli alerra, sic exaltatœ sunt viœ meœ a viis1:e.strü pt cOf'itationl's mefl' a cogitationibllsl'e.sfri,~r;.(IsAïE, LV, 8-9.)« Toute la confusion des temps mo·dernes (1) a son fondement ·dans ce faitqu'on a voulu supprimer l'abîme de qua·lité qui sépare Dieu et l'homme. »KIERKEGAARD, cité par Jean WAHL:(Etudes kierkegaardiennes, p. 130.)A peine étais-je remis de ma surprise,quand l'étrange visiteur prit la parole et dit:« Au commencement, ami, Dieu jeta dansle monde un grand miroir. Mais le mondeétait trop petit pour contenir le grand miroirde Dieu. Alors le grand miroir a volé enéclats. Et maintenant nous voici, et giserzt ànos pieds les fragments innombrables dugrand miroir, qui seintillentau soleil deDieu. Et successivement nos yeux rencontrentun éclat, puis un autre. Et jamais nous n'au'­rons fini : car on aurait plus tôt dénombréles grains de sable du désert que les éclats dugrand miroir de Dieu.Et depuis lors sans cesse habite le cœur des<strong>hommes</strong> la nostalgie du grand miroir brisé.Et les possède la tentation tOlljours renais-(1) Par ces mots: « les .temps modernes ", ce n'est pas lacivlltsatlon de la Renaissance que vise Kierkegaard, tant que laJeune école hégéllenne (Feuerbach, Stirner, Grünl dont émanele totalitarisme actuel (sous sa double rorme allemande etrusse).


XXXVIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESsallIe d'en ajuster bout à' bOllt les fragments,pour en refaire llne seule surface unie. Maisce jeu de patience est impossible, ami: .latable n'est point assez grande. Ah! nous vou-. drions bien embrasser d'un seul regard toutcè qui est dans le ciel et sur la terre! Commeil nous tarde de retrouver au-delà des éclatsqui scintillent l'unité par quoi tout commenceet finit! Volontiers les esprits religieux surtoutsont raccommodeurs de faïence et de porcelaine.Ils s'entêtent à poursuivre une vérité,un bien qui habiteraient le monde des <strong>hommes</strong>et qui pourtant seraient comme la robe sanscOllture. Ils échouent chaque fo(s; toujoursils recommencent. Ils recollent les éclats dumiroir. Mais il n'y a pas assez dIe place. Alorsils en oublient, ils en cachent, ils en perdent.Cela les conduit et les rive au dogmatisme,au monarchisme, au corporatisme, à l'unionnationale; aux systemes clos, aux mensongeressynlheses, aux trompeuses conciliations.Et Dieu regarde ce comique mimétisme del'éternel, cette simiesque contrefaçon du divin.Dans sa barbe, comme Il doit rire!Pour toi, me dit l'étrange visiteur, si dumoins tu m'en veux croire, accepte sansarriere-pensée ta condition d'homme et lemonde Oll tu fus placé. Il est de la créatured'être imparfait, de l'imparfait d'être pmltiple.A toi qui vis dans l'espace et le temps,le Bien, le Beau, le Vrai n'ont été donnésqu'en morceaux. De ces reflets innombrablesqui enchantent tes yeux éblouis, tu ne referas


AVANT-PRO POSxxxviipoint un seul faisceau de lumière. Renonceaux faux mirages qui te voilent parfois quele miroir est à jamais brisé.Accepte ta loi d'homme, et qu'elle te soitchere. Car Dieu ne m'a point dit, ami, pourquoiIl avait créé le monde. Mais peut-êtrequ'il s'ennuyait tout seul: Il en avait assezde ne contempler toujours que Lui-'même. Il(l fait le monde pour pouvoir cOllnaitre etaimer en détail, pour éprouver des résistances,pour percevoir des différences. Ah! ne t'en vapoint refuser, ne déplore point ce déchirement,cette contradiction, qui sont la loi detout ce qui est fini, et qui en font· le prix auxregards même de Dieu! Ne te lasse point deramasser un à un les éclats du grand miroir.Chaque instant qui passe t'apporte un nouveaureflet du réel. Jamais la belle hist'oirede tes yeux et de tes mains ne sera révolue.o inépuisable richesse de notre vie, et qllenous devons précisément cl notre limitation!o bienheureuse imperfection de l'homme, quifait pour lui de chaque jour qui se lève unesllrprise toujours nouvelle!Et le nombre des éclats qui jonchent le solest si grand, que nos efforts n'y suffiraientpoint pour des siècles de siècles. Jamais labeU e aventure de l'es prit humain, jamaisl'e:rpérience des <strong>hommes</strong>, jamais leur histoiren'auraient de fin, si le Seigneur n'avait résolude venir Lui-même sur les nuées, afin d'abrégerles jOllrs de la race des créatllres. Alors


XXXVIIIREDEVENIR DES HOMMES LIBREStout d'un coup, dans le fracas dll soleil etdes étoiles qui s'effondreront dans l'abîme, legrand miroir llOUS sera rendu. Tune evacuabitur'quod ex parte est. Tune cognoscam sicutet cognitus sumo »* **Ainsi parla le mystérieux personnage durêve le plus surprenant qui jamais fut accordéà un mortel. Et cependant que parvenaient àmon oreille ces étranges paroles, il me semblaitque s'éclairaient pour moi, d'une lumièr,econfuse encore, les grands problèmes quidepuis le crépuscule n'avaient cessé d'agitermon fragile sommeil. Quelles sont les valeursde la civilisation moderne qui ne doiventpoint périr? Quelles éternelles vérités portet-elle?Comment concilier le libéralisme avecla vérité, l'individualisme avec la charité, leprogrès avec l'absolu, le marché avec lamorale?« - Ami, - lui dis-je, - qui que tu sois, jene puis douter que tu me veuilles du bien. Etsans doute, plus riche et suggestive est uneparabole, plus aussi bien tout C'ommentaireen limite les résonances et rétrécit la signification.Toutefois, je n'oserais me dire assuréd'avoir pleinement entendu les propos que jeviens d'ouïr. Daigneras-tu m'en exposer lesens?- Tu vas donc savoir, - me dit-il, - comments'interprète l'apologlle qlle je l'ai conté,


AVANT-F'ROPOSXXXIXet comme on le doit appliquer li la vie des<strong>hommes</strong>, il leurs pensées, à leurs affections, à .leur conduite, aux relations qu'ils entretiennententre eux, li la cité tout entière. ». Alors longuement, sans hâte, de sa voixnette et posée, prévenant toutes mes curiosités,répondant à toutes mes questions,l'étrange visiteur commença de m'expliquerla parabole du miroir brisé.* **« Nous désirons sans cesse que n soitégal à un. Mais en réalité, nous trouvonstoujours que un est égal à zéro. »La Paix des Pro·ALDOUS HUXLEY.fondeurs - t. II, pp. 276 et 277.« - Pour Dieu - commença-t-iI -'-créer,connaître, aimer ne sont qu'un seul acte, etqlli Se confond avec l'Etre même de Dieu. EnDiell, pour Dieu, le beau du vrai, du bien ne sedistinglle pas. Dieu voit tOlites ('hoses li lafois: a la fois Paris et To/do, 'hier et demain,l'envers et l'endroit, le dehors et le dedans ...Il n'en va point de même pour nOllS autres.Quel mortel jamais vit son propre derrière?Et cela même qu'il nous est donné de voir,nous ne le saurions voir sans perspective. Surchaque chose, il est une infinité de perspectives.Et selon la perspective adoptée nous nevoyons pas la même chose. TOlIte connaissancehumaine est fragmentaire. Connaître,pour nous, c'est choisir.


XLREDEVENIR DES HOMMES LIBRES- Entends-tu donc, -lui dis-je, - que nOllsne puissions rien connaître qui dépasse lesdonnées instantanées de nos sens? Ne sauonsnousdonc point relier les unes aux autres nossensations éparses et successives? Ne pouvonsnouspenser ce que nous ne voyons pas? Adéfaut de tout voir, ne pouuons-nous toutconcevoir?- L'abstraction, - dit-il, - est un pis-aller,une sorte de succédané inférieur. auquel nOliScondamne l'infirmité de nos moyens de connaissanceimmédiate. C'est parce qlIe nous nevoyons pas tout li la fois qlle nOl1S en sommesrédlIits li forger des concepts, et des syllthè.~es,et des systèmes. Mais cela ne va point salisune progressive exténlIation du réel. Plus nOliSvoulons embrasser de choses en 1I1l selii actede pensée, et moins nous étreignons d'existence.Et c'est alors que nous disons « tout »qu'en réalité nous ne pensons plus rien .. Dieu, ami, n'a point besoin de penser: Ilvoit. Il n'entend rien aux mathématiques.Il n'a qlle faire de tableaux synoptiques. Ah!qui donc a défini Dieu comme un nombre?Qui dOllc l'a perchésllr le sommet de la pyl'llmidedes abstractions? Quel monstre, le Dieudes philosophes et des savants! La perfectionde l'imperfection! Beaucoup plus anthropomorphiqueque le lehovah barbu de nos histoiressaintes! Sache-le bien, ami: le Dieu quirègne dans les Ciellx est une personne. Il voittoutes choses. Il n'a pas besoin d'abstraire.


AVANT-PROPOSXLILe conC'ept e.rtélllle le réel. Concevoir, c'eslréduire des choses qlli l'.ris/l'nt ri des types qllin'e:I:Ïs/enf pa.s. I.e concept appaLwrit. Caraussi bien le concept, llli aussi, résulte d'unchoix. Le réel est divers, et plus on entendembrasser de choses en un seul concept, plusil faut pOllr cela rétrécir l'angle dll regard qllel'on porte SUI' chaculle d'elles. Forger 1lI1concept, c'est choisir llll point de vile .mr leschoses, 1111 point de vile d'autant pills étroitque le concept est plus général. Le melon est{ruit du point de vue du botaniste, horsd'œuvredu point de vue du gastronome. Lesalaire est un cOlît pour le patron, un revenupour l'ouvrier. Tout concept implique d'abordune dissection du réel. Non moim que lesdonnées de nos sens, la pensée abstraite estfragmentaire.Et maintenant, suis-moi bien,' lout'e connaissancepour nous esi partielle. Et donC' partialeaussi. Puisqu'aussi bien pour connaîtreil nous faut C'hoisir. entre les divers aspects deschoses, il est fatal qu'ils nous apparaissentcomme exclusifs' ~les uns des autres. A nosyeux toutes les faces de la vérité sont rivales.Nous ne saurions penser quoi que ce soit qu'enl'opposant à tout le reste. Plus bas que Diell,toute synthèse, toute conciliation ne sont qllemensonge. La polémique est le climat, leferment, la substailce de l'intelligence des<strong>hommes</strong>. L'esprit de contradiction, c'estl'esprit tOllt court. /ln'psi de pensée pOllr nollSque paradoxale.


XLIIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESMais n'as-tu donc jamais été frappé de cequi se voit aux classes de philosophie? Lesmaîtres s'y efforcent cl former des esprits impartiaux.« Kant a bien vu ceci, écrit le bonélève, mais il a oublié cela. » Et le bon élève,cl n'en pas douter, a raison. Il a pris Kant enfaute ! Je n'en persiste pas moins cl tenir lebon élève pour un peu niais. Et le génie deKant n'en sort point cl mes yellx diminué. Sila pensée de Kant est géniale et féconde, c'estprécisément parce que Kant a accepté la loide l'esprit humain. Consciemment ou non,délibérément ou non, il a édifié un systèmepartiel, partial, paradoxal. Il a approfondi unpoint de vue sur le monde, il l'a opposé cld'autres points de vue. Et c'est parce qu'il n'apas entendu p'enser tolite la vérité qu'aprèstout il a pensé quelque chose. Tous les pionniersde la pensée sont partiaux. Le sot proposque celui d'être impartial! L'impartialité,c'est hypocrisie ou néant. C'est mensonge ouillusion,· ou bien c'est le génie de M. Libellule,professeur de troisièm"e classe au collègede Romorantin, anI].otateur de Racine dansA la manière de ...- Fort bien, - lui dis-je, - et me sachantmoi-même affligé d'une tournure d'esprit .'Iiparadoxale que peu de gens consentent clprendre mes propos au sérieux, je goûte plusque tu ne saurais croire ton ingénieux éloge duparadoxe. Mais jusqu'où donc pousseras-tu letien? S'il est vrai que nous ne nous devionspoint défendre de penser de partiale façon,


AVANT-PROPOSXUIIqu'est-ce donc alors que la vérité, qu'est-·ceque l'erreur? Quelles frontières les séparent,et ramment les distingueras-tu?- Il ne faut point que tu ailles imaginer.- reprit-il, - que tu aies devant toi quelqueagnostique. Non! Pyrrhon n'est point monmaître, et le « Que says-je » de MontaigneJl' orne point mes armoiries. Souvent il est vrai,la tolérance est liée au scepticisme. Quid estveritas? s'écrie Pilate qui voudrait bien relârherJésus. Quant à moi, si je te prêche latolérance, cela n'est point que je douté si lavérité existe, ni que nous en .~achions connaftre.Mais parce qu'à mes yeux eUe éclatede tous côtés. Diffuse, partout présente. Toutce qui est, tout ce que nous pensons est vérité.Ne cherche pas un seul système qui seraitvrai cependant que 'les autres seraient faux.Chaque système est un point de vue sur lemonde. et l'on peut prendre. sur le monde.une infinité de perspectives. Il en est qui santplus ou moins vastes, harmonieuses, agréables.Cela donne des systèmes plus ou moins heureux.Mais tous éclairent la réalité parquelque côté. Ne me fais point dire à la modedes éclectiQ1LCS que chaque système contientune part de vérité. ChaQue système est toutentier, dans son ensemble, une face de lavérité. Pourquoi donc Valér~1 écrit-il que toutpoint de vue est fmu:? Tout point de vue surle réel ne peut être que vrm'! A condition biensûr qu'il ne cherche pas à se donner pour cequ'il n'est point; qu'il avoue ses propres


XLIVREDEVENIR DES HOMMES LIBRESlimites; qll'il n'entende pas exclure d'autres}Joints de vllr auxquels il s'oppose fatalement,mais qui ne sont pas pour C'ela moins vrais quelui! L'erreur n'est pas autre chose que cetteprétention. Ce que no'llS appelons erreurs, ce:;ont des vérités partielles, mais qui se hissentsuperbement hors de leur contexte. Qui nese veulent point à leur place. La vérité n'estpoint le contraire des erreurs. C'est la somme,de toutes les erreurs. Une somme qu'il estdonné à Dieu de voir, mais que nous nesavons absolument pas effectuer: car les différentsaspeC'ts de la vérité se présentent à. nos yeux comme hétérogènes. irréductibles aumême dénominateur, en luite les uns contreles autres. Additionne-t-on des choux et descarottes ? Nous ne recollerons pas les morceauxdu miroir brisé!'- J'ai cru comprendre, - lui dis-je alors,­que tll professais la foi catholique. Je supposedonc qu'à tes yeux la IJérité religieuse échappeà cet aimable relativisme que tu m'exposais àl'instant? N'est-elle pas objective, absolue,totale? »Il ne me parut point que mon spirituelcompagnon fût aucunement surpris de cettenouvelle question. C'est alors qu'il me fit padde plusieurs réflexions qui me semblèrent trèspertinentes et d'une inspiration fort élevée,mais dont je crains de ne savoir apporter iciqu'une infidèle relation. Et si quelque lecteurdocte en la matière trouvait ce que j'en dis


AVAi"T -PROPOSXLVbien gauche ct peut-être erroné, je comptequ'il voudrait bien m'en imputer toute lafaute, considérant comme il est peu probable({ue j'aie su sans quelque méprise rapporterles propos que j'entendis à cc sujet, étantmoi-même fort peu versé dans la sciencethéologique.« - Dieu, - dit en substance mon étrangecompagnon, - est Vérité. Mais le Saint-Espritne nous a parlé qu'ù travers la pensée des<strong>hommes</strong> qui rédigerent les Livres Saints. LaRévélation s'exprime en notre langage. Nonmoins que toute œuvre du génie humain, ilm'apparaît qu'elle a pleinement assumé laforme que je t'ai dite: partielle, partiale, paradoxale.Jérémie prêche contre l'alliance égyptienne,Jésus contre les pharisiens, Paul contreles judaïsants. Lorsque dans le Sermon sur laMontagne i( nous est dit de tendre l'autre.foue, ou de haïr nos pere et mere; lorsquel'EpUre aux Romains identifie presquela Loi avec le péché, diras-tu donc quece n'était point la paradoxer? Sublimes etimmortels paradoxes, dont le choc 'nous pro-';ettc Jusqu'au sellil du mysfere! La Vérité- même celle qui demande llne majuscule- ne se pose qu'en s'opposant. Et nonpoint tant en s'opposant ù l'errellr. En oppo­.~ant plutôt certains aspects de la vérité à('('rfains autres (il faut haïr, il faut aimerson père et sa mere) : parce qll'ils s'opposentallssi bien, a/1 niveau de notre entendement.Lorsque les ennemis de la Foi dénon-


XLVIREDEVENIR DES HOMMES LIBREScent des contradictions en la Sainte-Ecriture,il se présente toujours de bons apologefespour démontrer victorieusement qu'elles nes'y trouvent point. Eh! Parbleu! Elles y sont!Elles y sont parce que l'Ecriture est faitepour les <strong>hommes</strong>, et que l'antinomie est la loide l'es prit humain. Pour nous Dieu ne peulêtre que tissu de contradictions, puisqu'Il estTout et que tout se contredit à notre échelle.Les Livres sacrés nous révèlent successivementdes vérités qui en réalité ne font qu'un (l'oraisonnous le fait prrssentir) mais que nous nesavons point du tout accorder. Les auteursinspirés n'ont rien moins qu'éludé la loi departialité. El l'Ecriture en cria paraît irremplaçablr.Compare donc l'EpUre aux Romains,- qui fut autrefois quelque chose comme unmandemmt épiscopal - à telle OJ.l telle lettrepastoralr d'un évéqlle français de nos jours.Là lln pamplzlet, une tlz{~se partiale, nette­T!1m[définip, ré:wlum(mt choisie, fortementcolorér, uigollrrusement défendue. Et qu'importesi fOllie la vérité n'est pas exprimée?Saint Jacques sera là pour montrer l'autreasppc[ dp la question! Ici au contraire, une('om;cipncif'11Se dissertation, qui voudrait diretOllte la U(>rUé catholique, fixer minutiellsrmentles limites r[ définir la marge de 1'01'­tllOdoxip. Cpla dit blanc, pl1is noir. L'ensemblepst gris non moins que péremptoire. On n'!Jcomprend pas grand' chose. On n'en retientrien dl1 tout.


\AVANT-PROPOSXLVII- Déjà je m'en étais avisé, - lui dis-je, -cl ne parvenais point a mp justifier de celennui pesant où me jette oertaine pastoralelittérature. - Mais si la loi de partialité, si laloi dll paradoxe président a l'expression de lavérité même religieuse, quelles sont alors lesfrontières de III foi? Comment recoll1/llîlrai-jcl'orthodoxe de l'hérétique?- « Oportet hœreses esse», - me dit-il. --:­Non point seulement parce que les hérétiquesfournissent à l'Eglise une occasion de préciserla vraie doctrine en réaction contre eux, maisaussi bien pour le contenu positif de ce qu'ils• affirment, et qui est part de vérité. L'hérésieest vérité partielle, et ce n'est certes point den'être que partielle que je lui saurais fairereproche. Le grand tort de l'hérétique, soncrime inexpiable et non moins ridicule, c'estqu'il met sa vérité non pas seulement en opposition,mais en insurrection contre les autres,et qu'il prétend exclure toutes les autres vérités.Luther fidèle n'eût pas moins affirmé lesalut par la foi; et même il ne l'eût pas moinsopposé au salut par les œuvres (car au niveaude notre pensée cela s'oppose); il n'eût pasété moins vivement aux prises avec les tenantsorthodoxes du libre arbitre. Mais il ne leureût pas dénié leur place dans l'Eglise. Il eûtadmis que son point de vue n'était que partiel.L'hérésie, c'est de préférer une vérité àtOlltes les errellrs dont la somme est la Vérité.


--XLVIIIREDEVENIR bES HOMME:.S L1BRESL' hérétique n'est point tant condamné pUllrve qu'il affirmf', qlle pOlir ('l' qll'il nie. Il n'l'.stf'xcommllnié qllf' parce qUf' lili-même e.Tcommunie.L'Eglise est celle qui dit tout. L'hérétiquen'a qu'une chose à dire, et ensuite ilrefuse la parole à tout le monde. Il commetla faute intellectuelle par excellence,' taxerd'erreur tout vela qu'il ne pense point. SOIlcrime est le dogmatisme. Il prête à sa propreformule - partielle, partiale, et paradoxalecomme toutes les formule.~ humaines - uneportée qu'elle ne saurait avoir. Il a la criminellesottise de préférer son petit éclat devérité à la Communion de l'Eglise, c'est-à-direà cela seulement qui nous met en contact avecla réalité divine totale.- Je crois bien t'entendre, - lui dis-je. -Et si peu versé que l'on me connaisse en l'urtsubtil de disputer des choses de Dieu, je nepuis douter que tes propos n'en éclairent quelqueréel. et important aspect. Toi-même nesaurais, je suppose - sans renier ton propresystème - nourrir: d'autre prétention?- Dieu m'en garde! - dit-il - Aussi biensi je suis venu te surprendre ce'tte nuit, n'est-cepoint avec le dessein, de commenter pour toila Loi et les Prophètes, non plus que lescanons de l'Eglise. 0 mon amI', si tu m'asentendu, pour ton esprit j'apporte un art devivre. Apprends de moi l'inépuisable nouveautéde la pensée. Il n'est pas une chose aumonde, pas une idée, pas un instant, pas un


\AVANT-PROPOSXLIXregard, pas une intelligence qui ne soientunique .... Repousse reffe illusion dll déjà vu,cette hantise du dé,;it dit, afte mensongèreimpression qu'il n'y a que des sentiers battus!o mon ami, je t'enseignerai à voir les différences,et pour toi tout sera nouveau sous lesuleil. Ne laz'sse jamais ton esprit se clore Slll'quoi que ce soit. Ouvre tes yeux, ouvre tesmains, ouvre ton cœur. Et chaque rencontrepour toi sera surprise, et chaque regarddécouverte. Apprends à t'émerveiller de touteschoses, et tu connaitras le perpét'uel enchantementde l'esprit.Ah! je te découvrirai cette fête incomparableque toutes les richesses du monde offrentaux regards qui n'ont point désappris l'étonnement.Je t'entraînerai vers cette kermessechatoyante, qui se déroule sans relâclle en dej'éeriques domaines sans grilles et sans bornes!Mais tu n'y devras point essayer de tout voir.Il faudra t'arrêter à quelque comptoir. Il Iles'agira point de butiner à la dérive en unevaine promenade sans but parmi les beauxjardins du monde. 0 mon ami, que l'infinievariété des terres inconnues ne te détournepoint de cultiver ton champ! Plus de chosesexistent dans le, del et sur la terre que tu n'enpourras jamais enfermer en ta philosophie "mais si tu veux que ta pensée existe elle, aussi,accepte ta loi de créature .. construis ta philosophie,taille ton domaine, choisis ton point


LREDEVENIR DES HOMMES LIBRES. de vue. Aie des opinions, élabore un système.Limite ton horizon, sois partial, et ne restepas à l'écart de la mêlée, mais prends partaux ébats de la controverse. Tu ne sauraisautrement penser. Et sans doute y a-t-il tropde pierres dans la carrière pour que tu lessaches dénombrer; plus de formes dans lanature que ta main n'en peut dessiner. Qu'importe:choisis ce qll'il te j'aut et bâtis ta propremaison. Fais-la si grande et belle que tu pourras.Aime la, prends en soin, défends la: maisne t'avise point de jamais prendre ta maisonpour le monde! 0 mon ami, engage-toi généreusementà tes idées, mais selon que le sagese marie: il ne croit pas que sa fiancée soitla plus belle ni la seule femme au soleil;il lui suffit de savoir qu'elle est belle, tropinépuisablement belle pour qu'il ait jamaisfini d'admirer en elle des charmes toujours.nouveaux; et il a choisi de se donner à ellesans retour. Dispute vaillamment contre ceuxlitqui ne pensent point à ta façon: mais neva point croire qu'ils aient moins que toi raison.Qu'il te 'suffise de savoir que tu pensesvrai: ne prétends pas détenir le vrai pour toiseul. Aime ton adversaire: en s'opposant àtoi, il venge ces vérités que tu as dû méconnaîtrepour· construire ton propre système. Ilrépare le mal que tu as dû faire pour penser,pour choisir. 0 mon ami, il faut que tu sachesgré à ton adversaire. Sans lui, que serais-tudom)? La pensée n'est pas de ces pauvres jeu;}:dont les malades s'efforcent en vain à trom-


\.AVANT-PROPOSuper leur ennui, de ces .feux à quoi l'on puissejouer tout seul. Il y fallt plusieurs partenaires.La pensée des créatures est contradiction. Disputecontre ton adversaire, et ne te hâte pointde le convaincre: sa querelle n'est pas moinsbonne que la tienne. Repousse la faussesagesse des conciliateurs. A quoi bon vou.~mettre d'accord? Et certes il ne vous seraitpoint malaisé de trousser quelque formuleassez balancée, assez creuse, assez vidéede substance, pour que vous la pussiezsans scrupules l'un et l'autre contresigner.Mais elle serait. moins que la pensée, moinsque la sienne. Quant à' toi, ami, aime assezle jeu pour ne point souhaiter que la parties'achève. Le beau joueur joue de tout soncœur, et sans compter il se dépense. Mais ilne joue pas pour gagner. Que ta pensée demême soit chevaleresque, et généreuse: c'estainsi qu'elle sera féconde et riche.- Laisseras-tu donc ton interlocuteur dansl'incrédulité? Condamneras-tu ce zèle quibrûle les croyants de répandre leur foi? N'entends-tupoint que la Révélation triomphe desennemis de Dieu, et que l'Evangile étende sonrègne aux extrémités de la terre ?- Ami, - me répondit-il, - c' est de l'intelligenceque nous parlions à l'instant, non dela Foi. La Religion catholiqlle n'est point unsystème, un point de vue parmi d'autres. Elletranscende ce plan qui est le nôtre, où tousles points de vue se distinguent et contre-


LlIREDEVENIR DES HOMMES LIBRES(lisent. 0 oui, de toutes tes forces, tu chercherasà gagner tOIl frère à l'Evangile, à l'Eglise.IV/ais non point en l'attirant à ton point devue. C'est au bout de son propre système quetu devras ['aider à découvrir les divines perspeCttives.Alors, continuant de vous opposerllll niveau de l'intelligence, vous serez encommunion dans la Foi. Car ce n'est pointdans ta maison, ni dans la sienne, ni dans larue, ni dans la nef, ni même dans le sanctZIaire,mais seulement à l'autel où le Prêtreimmole le Fils de Dieu, que se rejoint et s'harmonisetout cela qui pour nous demeure irrédudiblementopposé.- Ainsi, - lui dis-je, - la tolérance ne reposeplz{s sur la négation de l'absolu, mais surl'affirmation de sa transcendance. Si longtempsla liberté fut mariée avec le doute! Silongtemps elle est restée l'apanage des sceptiques,des dilettantes, des désabusés! Mais ioi,si tu prêches la liberté, cela n'est point quetu renonces il connaître la véritp. C'est parceque la vérité est trop riche, trop multiple pourqu'un seul systeme de pensée la puisse jamais('n!('rmer ('nU/'re, et pOllr que tOllf sys­[/-me n'('n révèle point qllelqlle face. Alorsla tolérance est un hommage que chaque uéritépartielle l'end au vrai qui la dépasse. Turespectes l'opinion de l'adversaire, non pointqlle tu nt> sois assllré dt> dire 17ra; foimême,mais parce que lu ne l'es pas moinsq/l'il dit vrai llli aussi. La politesse, la l'ondes-:cendance, l'indulgence ne te savent suffire.


AVANT-PROPOSLIlIC'est un re.spect sincère et profond, une bienveillanceactive, une reconnaissance sansarrière-pensée que tu voues aux idées mêmesque tu oombats! « 0 mes fraternels adversaires!»s'écriait Brasillach, à Fresne, tandisqu'il déchiffrait les graffiti que ses prédécesseursrésistants avaient laissés sur les mursde la cellule' qu'il ocoupait (1). Ne lui avais-1tu donc pas rendu visite, à lui aussi, sur sapaillasse cette nuit-là? Serait-ce toi qui IUlaurais enseigné que l'on doit aimer les idéesdes autres comme les siennes?* "''''Duo .. : Duël.COLETTE.~ Sans quoi, - répondit-il, - aimerait-onson prochain comme soi-même? Ne sont-cepoint parties de nous que nos idées? Et vO'icidonc que tu m'amènes. ô mon ami, (Ul chapitredes affections humaines. Tel n'est .pas lemoindre sujet dont j'aie désiré t'entretenir. 0garde-toi de toutes les conoeptions closes del'amour! Il faut que je te conte unefort banale histoire. Elle e.~t brève nonmoins que triste. Il y a/Jait W7e rois un garçonqui se nommait Pierre. Il y n!Jaz't aussi Jacque:­Zine. Pierre aimait le ski et le cinéma,Jacque­Ulle le cinéma et le tennis: Ils s'éprirent l'unde ['autre. Et SOlIvent de C'QllSel'Ve ils se ren-(1) Cf. J, GAL'rIER-BOISSIÈRE, Mon Journal depuis la Lib/!­ratil1n, Paris, La Jeune Parque, 1946, p. 206.


LIVREDEVENIR DES HOMMES LIBRESdirent au cinéma. Mais jamais l'on ne vit plusPierre sur les pentes escàrpées des Alpes, etla raquette de Jacqueline· fut mangée desvers en quelque poussiéreux tiroir. « Il n'y apLus de toi, il n'y a pills de moi», disaient-ilsen l'ivresse de leurs effusions, « il y a NOUS ».Ils rêvaient de se fondre l'un et l'autre en untroisième être commun. Selliement ce troisièmeêtre était moins que Pierre, moinsaussi qlle Jacqueline. Pierre et Jacqlleline sesont rédl1its à leur pllls qrand comml1n dilJi-. seur. 0 mon ami. ce n'est point ainsi qllel'amollr est qrnnd et beau! Ah! combien ielJoudraz's que Pierre .pntrainât Jacqueline surles hauts sommet.


'.' ,AVANT-PROPOSLVpoint ta semence. Que de pères tremblentd'avoir couvé des canards! Celui-ci ne regardele visage de son fils qu'afin d'y retrouver sespropres traits. Ce qu'il appelle éduquer sonenfant, c'est le sculpter sur son propre modèle.Le manchot souhaiterait au fond de soique sa progéniture le fût aussi, afin qu'ellelui ressemblât mieux. Tant de pères attendentd'enfants faits à leur image une répétitiongénérale de leur jeunesse, plus tard une sortede suœédané de survie sur la terre. 0 combienje voudrais que tout cela qui est égoïsteet clos fût chassé du regard que tu portes surceux que tu as engendrés! En eux je veuxt'apprendre a aimer cela surtout que tu neleur as pas transmis, mais que Dieu a créé.- Voici donc que tu nommes Dieu, - luidis-je, - et cependant tout ce que fil me viensde dire paraissait seulement humain. Et certes,rU consens: l'amour profane 'n'est poillt celabîme où l'on se précipiterait une fois pourtoutes afin de s'y, fondre à jamais. C'est unjeu subtil et riche en surprises, un dialoguejamais achevé, un échange réciproque et perpétuel,un duo - et peut-être aussi, comme ledit Colefte, un duel: une passe d'armes auxreprises toujours renouvelées, une lutte chèreet exaltante qui mêle et ne confond point.Mais la charité, n'est-ce pas autre vhose?N'est-elle pas fusion en Dieu? N'est-ce pasDieu seul que nous devons finalement aimer,en aimant llOS frères?


LVI~EDEVENIR DES HOMMES LIBRES**'"« Car l'amOllI' (lui consnme Ile mys·tiqueJ n'est pIns seulement l'amour d'unhomme pour Dieu, c'est l'amour de Dieupour tous les <strong>hommes</strong>, :)Les deux Sources de laMorale et de la Religion, p. 249.BERGSON,« Dieu n'est pas l'objet final de l'amourdu prochain, il en est le point de départet la rai'son d'être. Dieu n'est pas causafinalis, mais causa efficiens de cetamour. »ANDEHS NYGHEN, Erôs et Agapè, p. 242.- ~ J'ai eu soif et vous m'avez donné àboire », - récit a-t-il songeur. - Oui, sonsrloute, en vérité, quand nous aimons le pluspetit d'entre tous les enfants de Dieu, c'est àJ)ip/l que va notre amour. Et poizrtant de cettemyslérieu.çe et .wblime parole que d'abus ontNp perpétrés! Qlle de fois elle f/lt invoquéeliOllr co/wrir les plus tristes replis sur soimème,les plllS délJlaisanfes hypocrisies, lesptus criants pharisaïsmes, et la stérilité ducœur! Apres tout si c'est Dieu seul que j'aimeà travers toutes choses, toutes choses ne deviennent-ellespas inutiles? A quoi bon cetécran dll prochain, entre Dieu et mon c'œur qlliVailne? Et VOliS, que dites-vous de n'ètre ljU'IlI/écran, - intermédiaire fortuit et peut-êtregênant - de l'amour que Je voue à Dieu?Apres tout, que j'aime Dieu à travers vous,ou encore à travers mon chien, que vouschaut? Et si vraiment la charité n'était qu'aimerDiell dans nos freres, ce second comman.


AVANT-PROPOS L,VII .dement dont Jésus dit qu'il est semblable aupremier, ne disparaît-il point en lui?Ami, il ne nous a pas été commandé d'aimerDieu en notre prochain, mais bien d'aimernotre prochain en Dieu. Mais dis-moi:si Dieu seul était aimable, pourquoi doncaurait-Il créé tant dë choses et tant degens? Et pourquoi nous aurait.lIl donné desyeux pour tout voir, si Lui seul était digned'être contemplé? N'en doute point, ami:toutes créatures de Dieu sont belles et bonnes,(~t nous les devons toutes aimer (1). La charité,cela n'est point tant d'aimer Dieu à traverstoutes gens et toutes choses que d'aimerloutes gens et toutes choses comme Dipllles aime, en portant sur elles un regardchargé de Dieu. La 0harité va moins à Dieuqu'elle ne vient de Lui. Elle ne retourne pasà Lui sans de féconds détours.La charité, ami, 0e sera cette pllrification,celte intensification, 0ette sublimation de tonregard - puisées aux sources divines - quite découvriront ce que chaque homme a despéoifiquement aimable. Alors tu porterassur chaque personne, sllr chaque bête, surchaque chose ce regard pleinement attentif etlucide, respectueux, aimant, qui participe duregard de Dieu.(1) C'est iet -- comme du l'este eH maInte autr~ rnalièle, .­que le mystérIeux hôte de mon rêve se sépare (le la doclrinl'qu'exposp le pasteur Ny g'l'ell , t'tl SOli hl'au livre /ù'();s et A!lllj//?que 1I011S titlons en épigrap!lt' de ('0- 1)\arilg'l'aplH~. l'OUI' Nyg'l'üll,l'amour de Dieu est un caprice gratuit; la charité est " amoursans. motif ".


LVIIIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESN'en doute point, mon frère. Si je t'aime decharité, c'est bien toi que j'aime. Ce n'est entoi rien ni personne d'autre que toi-mêmé. Cetêtre unique que tu es, et qlle Dieu parmi desmilliards a uoulu créer. Ce qui le disli1!(!Ile.de tous autres <strong>hommes</strong>. Ce qui te distinguede Dieu même: car Dieu t'a fait distinct deLui: et Dieu vit que cela était bon.Ami, la création est grande et multiple.Jamais nous n'aurons fini d'aimer de nouvelleschoses et de nouvelles gens. Et jamaisnotre cœur n'épuisera les richesses de cellesqu'il aime. La charité n'est pas d'aimer Dieuseul, ni d'aimer en chaque homme l'humanité.C'est d'aimer le prochain. Ce blesséque nous trouvons la par hasard sur la routequi monte 'de Jérusalem a Jéricho. Nousl'aimerons en Diell, mais pour lui-même, enfaisant nôtre cet intime regard dont Dieul'aime.* **Omnis Spiritus qui confitetur JesumChristum in came venisse, ex Deo est.(Première Epître de Saint Jean, IV, 2.)Et le premier commandement est semblableau second. Nul ne va au Père qlle par k Fils.Nul n'a jamais vu Diell, mais bien Jésus quia habité parmi nOllS.Ami, Dieu s'est fait lzomme, il ne s'est pointfait femme. Dieu s'est (ait jllif, et non pointsamaritain, ni français, Ili patagon. Dieu s'est


AVANT-PROPOS.LIXfait 0onfemporain de Tibère; il n'était pas nélors de la retraite des Dix ;~lille; il était mortsous Napoléon. Dieu fait homme n'a point vuNew-York, ni Paris, ni Moscou. Il n'a pas eula moindre notion d'écol/omie politique, ni dephysique nucléaire, ni d'anglais, ni de clzinois.Il n'a jamais composé un numéro detéléphone, il n'a jamais pris l'autobus. D'unerive à l'autre du Jourdain, ses pieds ne foulèrentqu'une infime portion des terres émergées.Il n'a pas rencontré Platon, ni Spinoza,ni même les plus savants et les plus illustresde. ses contemporains. Et peut-être pour nousl'Incarnation n'a-t-elle point d'as peel plus saisissant,plus mystérieux, plus lumineux, plusfécond, ni plus digne d'adoration. Peut-êtrebien en effet que de la nature divine à lanature humaine la distan0e est plus grandeque de l'humanité tout entière à cet hommeentre des milliards, à l'expérience humainetrès limitée, que fut Jésus. Mais le secondintervalle est plus proche de notre perspective.Nous en mesurons mieux l'abîme. Eccehomo: ne mets donc point d'H majuscule.Ami, Dieu ne s'est pas fait homme, il s'est faitun homme, il s'est fait Jésus.Ah! que je te voudrais donner le goût d'unee.régèse historique qui ne dessèche point ta Foi,mais qui nourrisse ta ferveur. Qui ne craignepoint de rabaisser le Fils de Dieu en imaginantce que fut Sa vie sur la terre, non plusque Lili-même ne craignit de s'abaisser en


D(.REDEVENIR DES HOMMES LIBRESla choisissant pour demeure. Une piété qui neredoute point" l'incarnation, mais qui en adorele paradoxe entre tous autres mysteres. Pouratteindre le Dieu qui est en nous, et au-dessusde flOUS, il faut passer par Celui qui ne fllL ql1el'un de nous!Que de fois l'on t'a redit que nos bonnesœuvres et nos souffrances prolongent et parfontla Rédemption du monde par le sang deJésus. Et moi je t'invite a songer aussi bienque ta vie tout entière complète l'incarnationque Jésus n'a point achevée. Si Jésus avait .accompli tout ce dont l' homme est capable,Dieu n'aurait pas eu besoin de créer d'autres<strong>hommes</strong>. Il t'a créé pour que ta vie completeet achève tout ce qui a manqué à l'expériencehumaine de Jésus. Il est venu pour nous, maisnous aussi pour Lui, afin que par leur communionàSa vie" toutes nos vies multiplientdes milliards de fois, sous des formes chaquefois nouvelles, cette mystérieuse expérienceque fut pour Dieu l'incarnation.Entends bien, mon frère, cc qu'est imiterJésus-Christ. Il n'est point l'homme parfaitselon qu'on le dit fréquemment, sans prendregarde si ce n'est point une contradiction dansles termes. Mais il fut parfaitement 'unhomme. Accomplis parfaitement ta vie, demême que Lui fit la sienne. 1 miter Jésus c'estpour toi connaître ce qu'Il n'a pas connu, alleroù Il n'a pas été, rencontrer ceux-là qu'Il n'apas rencontrés, faire ce qu'Il n'a l'as fait, mais


AVANT-PROPOSLxià son exemple, avec Lui. C'est réaliser ce ql1l'loi seul peu.!" faire, accomplir en 10; el aHtourde toi cela même pour quoi toi, mon frère, .tu fus créé entre des milliards d'autres.Comme Lui, sous le regard dlZ Père, a consomméce pour quoi le Père L'avait envoyéparmi les <strong>hommes</strong>., ***c Il n'y 8:culières. ~que des vocations parti.(FRANÇOIS MAURIAC, Sainte M'ar·guerite de Cortone.)- Ainsi, - lui dis-je, - si je ne me méjirendsqllant au sens de tes paroles, tu entendsopposer une morale de la vocation àtoutes les morales de la loi? La règle de maconduite ne serait point tant l'obéissance à despréceptes généraux et universels que le choixpersonnel d'une vie, et la fidélité à ce choixune fois fait?- Non plus que la vérité, - dit-il, -le bienn'est accessible aux <strong>hommes</strong> sous une autreforme que fragmentaire. A vrai dire, le bienn'existe pas pour les <strong>hommes</strong>, mais une multitudede fins bonnes, qui sont hétérogènes,irréductibles les unes aux autres, et qui fatalemententrent en conflit les unes contre lesautres, en notre monde limité de créatures,trop étroit pour que toutes ensemble s'y puissentpleinement épanouir. Ami, si jamais l'onte vient dire d'une femme qu'elle est à' la fois


LXIIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESbelle, intelligente et vertueuse, ne le croispoint. Ces trois qualités ne sont poilaensemble compatibles: aucune femme n'ensaurait réunir plus de deux. Sans cesse rienous faut-il pas choisir entre l'ordre et la justice,entre la paix et notre bon droit, entre laliberté et l'égalité, entre l'éthique et l'esthétique?Il est des splendeurs immorales, et deslaideurs qui font du bien. Aucune acrobatiegrammairienne ne saurait réduire de tellestensions. Et c'est après tout la noblesse del'homme, qu'il nourrisse beaucoup plus d'aspirationsque ses limites de temps et d'espacene lui permettent d'en réaliser à la fois. Lemonde des valeurs est un panier de crabes.Plus bas que Dieu, dans l'univers des <strong>hommes</strong>,il n'est pas de conciliations possibles: seulementdes compromis empiriques,. qui nesallraient sati,: dll tout. Si vous décidez


AVANT-PROPOSLXiIIde préférer Ci tous coups l'esthétique au bienêtre,tout le monde alors se fera peintre, et lebon vin disparaîtra bientôt dé la surface dela terre. Je ne doute pas que tu le regretteraisautant que moi. Maint artiste à coup sûr nonmoins que nous ...Il n'y a nulle part un modèle de conduiteparfaite, qu~ tu n'aies qu'à connaître, et àcopier. Il n'existe qu'un grand nombre debonnes intentions qui, dès lors qu'on les veutmettre en œuvre,. s'avèrent rivales. Alors,avant d'agir, ne te demande pas.' « Quel est lebien,' que je le fasse? » .' cette question ne comportepoint de réponse. Demande-toi « Quelest mon rôle, que je le joue? » Et tâche debien choisir ton rôle, et de le jouer de tonmieux. Si tu t'en sens la for'ce, assume de préférencele rôle dont personne ne veut.' car lapièce ne saurait être jouée, qu'il ne soit tenu.Et puis entre pleinement dans ton rôle, etjoue ton rôle de tout ion cœur. Car cela seuldépend de toi, comme cela dépend de toi seul,afin que toute, la pièce soit réussie. Mais tun'oublieras point que ton rôle n'est pasla pièce. Tu seras heurellx que d'autres tedonnent la réplique, et volontiers tu leur laisserasla parole, lorsque leur tour viendra delo. prendre. Si leurs répliques ne te stimulaient,aurais-tu cette chaleur dans la voix? Sanseux, quel sens pourrait garder ton propTierôle? Et si parfois tu souffres de n'avoir qu'untout petit rôle en une très grande pièce, bénis


LXIVREDEVENIR DES HOMMES LIBREStes partenaires: grâce à eux l'expérience del'humanité, grâce à eux ton expérience mêmes'enrichit au-delà des limites inéluctables deton action. La partialité des autres équilibreet venge ta propre partialité. L'opposition quelu rencontres te fortifie; elle te donne prisesur l'histoire; elle te définit une place dans legrand scenario du monde.o mon ami, ne prétends jdmais que lamaxime de. ta volonté puisse être érigée enrègle de conduite universelle! Aucune maximed'allcune volonté ne saurait ce faire, sans unfuneste appauvrissement pour l'humanité. Etjamais ne te targue d'avoir mieux orienté tavie que quiconque. Efforce-toi de bien fairece que tu fais, mais ne prétends pas que tufasses le bien. Le bien, c'est un composé disparatede fins multiples et contradictoires.Nous n'en saurions défendre el poursuivretous les aspects à III fois. De même qu'il n'estde pensée que partiale, et paradoxale, il n:estd'action que partiale el combattive.* **« On ne fait pas sa part à l'esprit desynthèse. »Jean·Paul SARTHE, Présentation ([esTemps M,odernes, oetnhre 1945.)- Je crois te sllivre, - lui dis-je, - encurE'qlUl Ion verbe me semble depuÙl peu devenu[Jlus abstrait, et qlle pellt-étre je commence lime sentiressoulj"lé quelque peu pal' cette


AVANT-PROPOSLXVallure précipitée dont tes propos m'entraînentsur la voie du paradoxe. Et tun'entends point nier je supposeque certaines défenses ef certains préceptesgénéraux, - garants de la dignité personnelleet du respect que se doivent mutuellement les<strong>hommes</strong>, - s'lmposent à tous. Ne pas tuer,ne point voler, honorer son père et sa mère,telle est la règle du jeu, que tous d'aborddoivent obéir pour que la partie se puisse bienjouer. Mais dans la partie, chaque partenairejoue son jeu, qui l'oppose à tous les autres.Les préceptes moraux universels fournissentlm cadre. Ce qui se joue à l'intérieur de cecadre, voilà le champ propre de la vocation.Supposons par exemple que je me proposed'entreprendre une action politique. Il faudrabien que je choisisse lW parti: il n'est d'action,disais-lu, que partiale et combattive. Mais jene devrai point, avant de choisir, m'enquérirquel est le bon parti. Tous les partis sont bons.Chacun d'eux représente, défend, venge, poursuitquelque particulier aspect du bien pllblic.Il n'est allClln parti qui soit absoillment meilleurque les alltres. Mais il en est un sansdOllte qui me convient miellx qlle les autres,à moi . .l'interrogerai mes goûts, mes amitiés,mes inC'linations naturelles. TOlltes choseségales d'ailleurs, je choisirai de préférence leparti que la conjoncture du présent défavorisele plus, ceilli dont les effectifs sont entrain de fondre, afin de relever des valellrsqui risqllent de se trouver momentanément3


LXVIREDEVENIR DES HOMMES LIBRES;négligées, et de rétablir l'équilibre. Et bravementje jouerai mon rôle .dans mon parti. Jecultiverai passionnément les idéals dont il estle champion. Je lutterai pour mon parti, contreles autres partis, sans calculer les risqlles niménager ma peine. Il n'est pour moi d'autrefaçon d'agir. C'est ainsi seulement que je puiscontribuer a rendre plus complexe et plusriche le compromis mobile dont sera faite lapolitique de mon pays. Mais je ne mèneraipoint contre les autres partis la guerre totale.Je respecterai la règle dll feu: les COllpS basne sont point fJermis. Et je ne sOllhaiteraipoint que mon parti jamais l'emportf' totalementet définitivement sur les autres, qll'il lf'sécrase, qu'il les absorbe: car lui-même !l perdraitsa raison d'être, qui est de représentaune fin dans un jell complexe de fins, uneforce dans un jeu complexe de forces, de promouvoircertaines valeurs en un complf'xe jeude valeurs, d'être une composante d'un équilibre.T'ai-je bien entendu, ô mon ami? Etsont-ce bien la les dispositions que tu souhaitesde répandre parmi tes disciples?- Je n'en saurais avoir, - dit alors exqui-,sément le myst:érieux hôte de mon rêve, ~qui mieux que toi-même eussent l'intelligencede mes propos,- On peut toutefois te comprendre salis tesuivre, - répondis-je non sans quelque impertinence.- Et j'admire fort l'ingéniosité de tapensée, sans pour autant me savoir défendre


AVANT -PROPOSLXVIId'y flairer quelque sophisme. Serait-il vrai quele choix d'un parti fût totalement arbitraire"!N'y a-t-il donc point queLque cIJ-ose comme unintérêt public, un bien commun, que l'actionpolitique ait pour fin certaine de réaliser?- Garde-toi bien, - me dit-il, - de l'invasiondes fins collectives! De loute partl'on entend a présent que cantiques a feu/"louange! On parle du progrès et du bonheurde l'humanité, la ou i' on est de traditionuniversaliste; d'intérêt social un peuplus a gauche; d'intérêt national pLus a gaucheencore (du côté oU le socialisme a revêtu la'cocarde), de bien commun parmi les cœurscpris des souvenirs du Moyen Age. Chacun lisa façon, chaC'un en son langage affirme laprééminence des fins collectives, et s'apprêtea immoler l'individu sur leur autel. Sur cepoint comme sur tant d'autres, non seulementla machine de propagande soviétique, maispresque tous les partis démocratiques emboîtentle pas a Adolf Hit(er. Gemeinnutz gehtvor Eigennutz. Ah C'ombien je voudrais que tufusses ce candidat qu'il me tarde de voir surgirpour lui accorder d'enthousiasme ,mon suffrage,et qui le premier oserait s'écrier du haut.d'une tribune électorale: « L'intérêt général,citoyens, le- bien commun, qu'est-ce que cela?De simples mythes, qui ne résistent point àl'analyse. D'obscurs sous-produits de la métaphysiqueallemande! Les fruits mOllStrueuxd'une impossible synthèse! Pour moi, je n'hésUepoint a placer le bien de chacun, le bien


LXVIllREDEVENIR DES HOMMES LIBRESd'un seul avant oette confuse abstraction contradictoire. .Te suis dll. parti des intérêts particuliers,de . tous les intérêts particuliers:seuls ils existent! »-.Te crains lort qu'en ce cas, - dis-je alorsà mon paradoxal compagnoll, - je ne tepuisse compter parmi mes électeurs. Car enfin,je consens que noire temps sans doute Cllait trop de place aU.1: valeurs sociales, et démesurémentétendu le domaine de la vie publiqueaux dépens de la vie privée. Mais nesommes-nous pas au ohapitre de la vie publique?Et quelle autre fin pourrait se proposerl'action civique, quel autre objectif l'autoritépourrait-elle poursuivre, sinon Le bien commun?- N'as-lu donc point lu le récent livredu R. P. Fessard SUI' ce sujet? (1).- Si fait, - répondit-il, - el j'en ai commeIW chacun savouré la belle ordonnance. Quellemajestueuse variation sur le rythme ternaireimaginé par Hegel! Le Bien commun s'y articuled'abord en deux grandes ramificationsantinomiques que l'auteur nomme respectivement« Bien de la Communauté» et « Communautédu Bien ». Et jusque là je le suisvolontiers, encore qu'il y ait à mes yeux beaucoupplus de deux articulations (quand ce neserait que parce qll'il existe un grand nombrede communautés, dont chacune a ses finspropres et rivales de celles des autres, et beau-(1) Gaston FESSAHD, Autorité et Bien Commun. Paris, Aubier,1944.


AVANT-PROPOSLXixooup d'aspects inconciliabl~s du Bien,' toussusceptibles d'un aspect commun). Mais enfince dualisme est déjà un pluralisme, et constituepour moi un précieux aveu. Malheureusementl'auteur ne s'arrête pas sur un si louablerésultat! Après la thèse et l'antithèse, voici lasynthèse qui prétend tout concilier. Le P. Fessardla nomme « le. Bien de la Communion ».J'avoue n'avoir. su clairement saisir ce qu'il entendpar là. A moins toutefois que ce ne soitDieu? Plus bas que lui, je n'en démords point:le Bien Commun Ile saurait être qu'arbitrairecompromis entre des fins multiples et contra- .dictoires.- J'admire la virtuosité de ta dialectique,-lui dis-je, - et je oonçois que tu goûtes quelquemalin plaisir il ['exercer contre les idolesdu jour. Mais enfin n'est-il pas vrai que nOllStous Français soyons intéressés il l'existencede la France, à la stabilité de l'Etat? Ne.souhaitons-nous point tous ensemble le maintiende la paix, une bonne récolte de blé,l'arrivée des Liberty-ships, le recul de la tuber­('ulose? Lorsque nous parlons de bien commun,n'est-ce point tout cela que nous entendonspromouvoir?- Les finscommllnes sont complexes, - medit-il alors, - elle.~ sont plurielles, elles ne sontpas les seules. Je ne t'ai jamais dit qu'eUes·n'étaient point. Je n'entends point renier toutevaleur collective!. Et par exemple la nationfrançaise ne m'es! pas moim chère qu'à toimême.Son prix à mes yellX - tOllt sentimenl


LXXREDEVENIR DES HOMMES LIBRESmis il part - tient à ce qu'elle constitue l'undes cadres, - parmi beallcoup d'alltres d'ailleurs',- qui conditionnent l'épanouissementpersonnel de quarante et peut-être cent millionsd'<strong>hommes</strong>. La Franoe est une valeur,parcl: que les Français ne sauraient prendretoute leur valeur· que dans un climat dontdie est l'une des composantes. L'intérêt national,c'est en somme un aspect particulier- à vrai dire particulièrement important -de l'intérêt de chaque citoyen. Mais seuleune contagion totalitaire peut expliquer celtedéformation souvent inconsciente, qui failque l'on tend de nos jours II voir dans lanation non plus une valeur parmi d'autrpsqw' la limitent, mais la valeur suprêmp;mais le résumé, mais la somme de toutesles valeurs. Elle n'est plus alors seulementl'une des forces en présence. Elle prétendêtre tout. Le Bien Commun de la Natiol!devient le bien suprême. Alors il n'y. a plusqll'une seule fin, - arbitrairement définie, -qui absorbe Oll qlli exclllt tOlltes les autres.Elle n'a pills de rivple. Rien ne lui fait pluscontrepoids. La lutte cesse. 'C'est la mort: lecimetière totalitaire.- Le mal du totalitarisme, - lui dis-je, -Il' est-ce point Sllrtout d'immoler la justice àl'intérêt national? La jllstice trouve-t-elle dumoins grâce à tes yeux?- La Justice dans la Bible, - dit-il, - celasignifiait la droitllre du cœur, la vertu, lasainteté: une disposition intérieure et llne


AVANT-PROPOSLXXIfaçon de vivre. Il y a de lIOS jours une notionromantique de la justice, qui l'assimile plusou moins au respect de la personne humaine,ou bien à celte aspiration qu'ont les massesvers l'amélioration de leur condition matén'elleet morale. Ce.tte justice-là est un sentiment.Une force, non point une norme. Maisplus souvent on oppose la justice au sentiment.On en fait un impératif précis des relationssociales, et des rapports économiquesentre les <strong>hommes</strong>. C'est ici que je ressensquelque inquiétude. Les <strong>hommes</strong> poursuiventdes fins diverses et rivales, entre lesquelles ilfaut que se réalise llll équilibre. Le droit positifest la regle de ce jeu de forces qui opposeles fins les unes aux autres, et d'où résultel'équilibre. Mais entre les différentes finshumaines d'une part, et d'autre part le droitpositif, y a-t-il place pour quelque chosecomme la justice? C'est-à-dire pour une normeabsolue, qlli s'imposerait au législateur commeaux individus, et qui les astreindrait à certainchoix déterminé parmi tous les équi<strong>libres</strong>possibles? En est-il un parmi eux qlli soit privilégié,qll' entre tous dicte la morale? Qll' enpenses-lu, ami?~ Je préférerais, - lui dis-je alors, - t'entendreau préalable sur ce sujet. Car je nedoute point que la justice ne soit chose grandeet réelle, mais je me suis toujours senti fortembarrassé pour en définir pratiquement lesexigences.- « SUUlll cUÎque reddere! », ~- s'écria-


LXXIIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESl-il. - Mais, à moins que l'on ne se réfère auseul droit positif, toute la difficulté c'est dedire au juste quelles sont les frontières du« suum », ce qui revient à chaCtun. Ulpienrecule d'ull mot la difficlllté. Cela n'avancepoint la question d'une semelle.Le Moyen Age parlait de juste prix. Mais leMoyen Age, en dépit du psychologisme d'Aristote,croyait que chaque Cthose avait une valeur.. objective. Il le supposait du moins pour lesbesoins de la cause, avant que Ricardo etMarx ne s'avisassent d'en faire llne fausse loiscientifique. Les choses avaient une valellr.Il fallait vendre chaqlle chose à sa valellr.Si l!oulait la justiC'e. Selliement nOlls avonsçhangé cela. Pour tous les économistes modernes,la valeur est subjective. Elle vient 'del'utilité des choses, et l'utilité de chaquechose varie selon les individus. Alors la valeurperd toute existence a priori. Elle nepeut plus être que la résultante de toute unesérie d'éléments incommensurable.'! entre eux.Non plus une donnée primitive, mais un équilibrequi se dégage sur le marché entre lesprétentions rivales d'une multitude de vendeurset d'acheteurs. D'alltre part l'utilité -et aussi le cotît, que l'on proposait autrefoiscomme norme du jllste prix - varient avecles quantités cànsommées ou produites. Ils ne.'le mesurent plus par un chiffre fixe et déterminé;on les représente par des courbes. Larente, cette anomalie que Ricardo avait analyséele premier, et qui gênait si fort les théo-


AVANT-PROPOSLXXlIIrLClens du juste prix, devient alors le phénomèneessentiel, fondamental de la répartition.Est-ce que la justice peut survivreà Menger, à Marshall, à Wieser? lleslcurieux de le noter: jamais peut-être on n'atant invoqué le juste prix que depuis que ladécouverte du caractère subjectif de la valeur,et celle du caractère différentiel des coûts etdes utilités semblent avoir privé ce mot deioute signification précise. J'y vois un exemplede çe décalage qui se manifeste dansrévolution respective des diverses disciplines,en un temps d'excessive spéciali.'wtion intellectuelle.Le Moyen-Age parlait de juste salaire. Laplupart de nos contemporains croient encorequ'il existe quelque chose commè cela. Quet'en semble, ami? Le salaire est pOllr le patronun coût, pour l'ouvrier un revenll. Quellecommune mesure entre ces deux points devue? Le patron, c'est celui qui dit commele Christophe Colomb de Claudel: « Périssel'équipage, pourvu que soit découverte l'Amériqu'el» Il s'efforce à réduire les coûts, afind'accroître cet excédent de la valellr créée surla valeur dépensée qui est la fin fondamentalede toute œuvre productive, et qu'en régimecapitaliste mesure 'le profit. Il faut bien qu'ily ait quelqu'un qui tienne ce langage, qui jouece l'Me! Mais l'ouvrier répond: le salaire doitme permettre de nourrir ma famille, d'augmentermon bien":être, d'accéder à l'aisanceet à la sécurité. Ce second point de vue n'est


LXXIVREDEVENIR DES HOMMES LIBRESpas moins légitime que le premier., Seulementles deux points de vue sont hétérogènes, opposés,irréconciliables. Quel interprète pourraitles mettre en communication l'un avec l'autre?Quel Salomon pourrait trancher entre euxsans arbitraire? Qu'un compromis s'établissedonc au gré de leurs pressions opposées. Ilsera juste pour autant qu'il fera partiellementdroit wu:: prétenlions des patrons el desouvriers (les unes et les autres légitimes). Ilsera injuste pour autant que nécesSllirementil ne leur fera droit que partiellement. Cecompromis empirique ne devra satisfaire personne,mais être tant bien que mal et provisoirementaccepté de tous. Qu'un tel compromiss'établisse, qu'il demeure toujours sujetà révision, n'est-ce point cela seul qui peulètre appelé juste?De la justice commutative, passons à la distributive.Soit un capitaine qui entend répartirselon 18. justice les corvées entre ses soldats.Ah! j~ ne voudrais pas être à la place du capilaine!N'en doute point: la justice trouble sesnuits plus que je ne saurais faire la tienne!Il yale service en ville, et la garde au poste,et la corvée de quartier. Il yale soldat Dupont,1 et le soldat Durand, et le soldat Dubois. Chacund'eux a son opinion sur le désagrémentrespectif de chacune des corvées, mais cesopinions ne sont pas les mêmes, et le capilaineles ignore. Il ne saurait mesurer le sacrificeqll'il impose à chaclln, ni comparer lapeine de Dubois à celle de Durand. Elablira-


AVANT-PROPOSLXXVt-il un roulement, afin'que chacune des corvéessoit assurée à tour de ~ôle pal'chacundes soldats? Mais le service en ville est pluspéllible quand il pleut que quand il fait beau.Il n'impose pas le même sacrifice selon lesjours. Le capitaine n'évitera pas l'arbitraire.Et peut-'être le plus grand arbitraire, est-ceencore ce principe d'pgalité qu'il s'est proposé('omme idéal au point de départ ...La justiœ, ami, telle que la conçoivent beaucoupde nos contemporains, est un faux concept.Elle suppose qu'il y a des valeurs objectives:et nous savons maintenant que toutevaleur économique est subjeotive. Elle impliqueque les mérites, les fautes, les satisfactions,et les souffrances -des <strong>hommes</strong> sontmesurables, et· commensurables. Il n'en estrien. La justice est sans norme fixe. On nesaurait échapper à l'arbitraire. Le mal estgrand de le méconnaître, ou de le nier.- Je te vois, - lui dis-je, - fort habile àmanier les subtilités de la scolastique économique.Et peut-être t'abandonnerais-je sanstrop de regret les notions médiévales de justesalaire et de juste prix. Allssi bien n'pst-cepoint à qlloi rêvent tous ceux-là qui invoquentla justice sociale. Nieras-tuque la classe popu­Jaire ait des droits certains qui ne' sont pointprésentement respectés?- Il n'entre point dans mes desseins - ditilalors- de te révéler qui je suis. Que doncil te suffise de savoir qu'une honnête for-


LXXVIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESmation classique me f(zt donnée, et que d'autrepart le ciel me combla d'enfants. Or j'eusrécemment avec un ouvrier, sur le sujet del'éducation, un entretien fort instructif. « Jeprétends, lui disais-je, que mes enfants reçoivent,de préférence aux vôtres, une instructionsecondaire et supérieure. S'ils devaientignorer le latin, saurais-je en français mêmeleur parler encore? Trop de science a.u C'ontrairedéclasserait votre progéniture et nefaciliterait point les rapports quotidiens àvotre foyer. D'autre part je suis à même d'apporteraux études de mes enfants une aide fortefficace. Le climat de leur vie de famille est unperpétuel stimulant pour leur curiosité. Ilsgrandissent au mlliezz des livres, dans l'atmosphèrede la ;néditation; et le milieu mêmequi les entoure garde constamment éve'illéesleurs naissantes infelligence.ç. Il n'en sauraitaller de même chez vous. Pellt-être vos filsont-ils reçu dll m'el plus de dons naturels, sousle rapport des choses de l'esprit? C'est fortpossible, je n'en disconviens point .. mais Je nesaurais admettre qu'un quelconque examinateuren décidât avant l'heure. Et puis commece serait folie de réserver les études aux plusaptes, et les plus aptes. pour les études!Croyez-volIs donc que la société se puisseaisément passer d'honnêtes intellectuels sansqénie. et même d'ânes savants? Et qui doncalors {Prait les comptes rendus. les bibliorrraphies,les dicfionnaire.ç? Ne faut-il pas de bons


AVANT-PROPOSLXXVIIprofesseurs et de bons académiciens, consciencieuxet sans prétention? Ne faut-il pas unpublic pour les coréaleurs, /ln milieu dans lequelils baignent? Toule une foule d'anonymesqui les lisent, qui les vulgarisent, qui les commentent,qui les flattent, qlli les confrontent,qui les accllient à parachever lellr personnage,a se définir, à se surpasser? Un grand génie.~ans doute peut toujours surgir du sol le plusingrat. Mais lm pays intellectuellement civilisé,c'est un pays qui compte beaucoup degens médiocres et cultivés. Voudriez-vousd'autre part que tous les plus doués désertassentles dasses populaires? Qu'il n'y eût plusun paysan, un ouvrier intelligent? Non, monami, tout le monde ne peut pas faire d'étudessupérieures. Il faut choisir, et la sélection desplus doués par la nature est la plus déplorablede toutes. On pourrait bien tirer au sort.Mais arbitraire pour arbitraire, celui que jedéfends et que la tradition consacre se recommandeà plus d'un titre. » Quelque irréfutableql1e me parlÎt cette argumentation,mon interlocuteur ne s'en montra nullementséduit. - « .Je vous entends, me répondit-il.Vos enfants fNont des études parce que vousen avez fait vous-même, et vos petits-enfantsparce que vos enfants auront eu ce privilège.Et ma descendance à jamais sera privée desfleurs de l'intelligencoe! La culture demel1reraun privilège héréditaire! Mon fils, parce ql1'ilest mon fils, serait irrévocablement condamnéà l'ignorance? Qui peut dire de quelle in ven-


LXXVIIIREDEVENIR DES HOMMES LIBREStion, de quelle découverte, de quel Pasteurou de quel Branly vous priverez ainsi l'humanité?Et croyez-vous donc qu'une culture decaste pourra demeurer longtemps vivante?Elle ne tardera pas à se faire hermétique etphilistine. Elle. dégénèrera faute de croispment.Elle se figera, elle s'engonC'era dans lasolennité, elle pourrira dans la décadence, Jusqu'àce qu'une révolution la vienne balaller.Alors, à partir de cette fllneste rllnfure dontvous .aurez été seul responsable. l'hllmanz'fédevra tOllt recommencer par le commencement,par la barbarie, pour une nouilelle.marcheen avant de l'esprit. que vous et les vôtresne conduirez plu.~. Est-ce donc cela quevous désirez? » Il dit, et Je vis bien qu'iln'avait pas moins que moi-même raison.N D'US avions raison l'un et l'autre: et C'e pendantil n'était point de solution qlli nouspût. li l'un comme li l'autre donner raison.Tout le monde ·ne peut pas faire desétudes supérieures. Qlli donC' en fera? Sesenfants, ou les miens? C'est alors qlle Je lllidis :« Mon ami, nos points de Vlle sont fousdeux légitimes, et pourtant ils sont opposés,inconciliables. Je défends ce qu'il y a de fondamentalementaristocraUque et traditionnelen la clllture; et vous, cette vocation qu'elle ade se· répandre toujours plus largement, de.'le renouveler sans cesse. Aucun arbitre nenous saurait départager selon quelque norme


AVANT-PROPOSLXXIXabsolue qui s'imposerait a priori. Aucun denous ne saurait céder en principe: ce seraittrahir les valeurs qu'il a vocation de servir.Il ne nous reste qu'à nous affronter l'un l'autre.Topez-lài Opposons-nous loyalement, respectueusement.Gardons la règle du jeu. Ne nousportons point de coups bas. Il ne faut pas quejamais l'un de nous deux l'emporte tout à fait,mais bien qu'un équilibre se dégage entre nosprétentions rivales" qui fasse partzelleme.nldroit aux unes comme aux autrès. Il est desmoments où les choses iront surtout dansvotre sen-s, d'autres où elles reviendront dansle mien. Mais dans l'ensemble, de. notre contentionnaîtra sans doute c~ qui peut existerde mieux sur la terre, pour la culture et pourl'humanité. Car c'est ainsi que sera réalisée laseule justice dont notre monde est capable:un équilibre toujours provisoire et sans cessemobile, résultante d'un jeu de forces opposées.» Sur ces mots je lui tendis la main. Jete dois confier qu'il ne l'a point prise,· etgrande fut la peine que j'en éprouvai. Maisles choses n'en iront pas moins selon ce queje lui dis. Et cela est souhaitable: cela- estjuste.- Ainsi la justice selon toi, -lui dis-je;­n'est point une norme idéale qlle l'on poursllitet réalise, une fin suprême pour laquelle ondoive lulter: c'est que toutes les fins entrenten conflit et s'établissent en équilibre. Il n'y apas une cause juste dont tu puisses sOllhaiter'


LXXXREDEVENIR DES HOMMES LIBRESla victoire. La justice pour toi, 0' est que lalulte se dévelopPe, et que jamais il n'y ait devictoire?~ La justice, - reprit-il, - veut encore quela lutte soit loyale et sportive,' que la règle dujeu soit respectée,' et que les adversaires seportent les uns aux autres estime et respect.La justice, c'est de lulter toujours sans jamaisfaire la guerre!- Est-ce p,syclwlogiquement possible? -demandai-je. '- Tu as beau jeu de monirerapres coup que le;s plUS grands génies n'ontédzfie que des systèmes partieLs, et les plusgrands héros combattu que pOUl' une lace del'Idéal. Mais eux~mêmes jamais n'en eussentconvenu! Ils croyaient que leur doclrine étaitla vérité, et c'est bien pour cela qll'ils n'ont ellde oesse qu'ils ne l'aient achevée, el qll'ils nelui aient gagné des disciples. Ils croyaient qllelellr cause était absolument bonne. Sans celal'eussent-ils si vaillemment servie? Illusion,dis-tu. Mais qui donc échappe à cette illusion?Et ne serait-il pas nécessaire d'être sa victimepour bénéficier de sa fécondité? La dissiper,exclure toute exclusive conviction,serait-ce point émasculer l'esprit des <strong>hommes</strong>,tarir la source de leurs énergies, arrêter lavie même de l'humanité? Allssi bien n'y saurais-tuprétendre parvenir. Mais, alors, oommentempêcher la lutte de tourner à la guerrefotale? Comment prévenir l'explosion des


\AVANT-PROPOSLXXXIfanatismes? Quelles conférence internationalepourra jamais humaniser la guerre à ce pointque le sang cesse d'y cOllier? Tu parlais àl'instant d'une regle de jeu. Les <strong>hommes</strong> peuvent-ilsaccepter que leur uie ne soit qu'un jeu?- Séverement blâmer les coups bas, - répondit-il,- ne signifie pas que l' Oll croie possiblequ'il n'en soit jamais porté. Il est fatalque parfois la lulte dégénere. Cela n'est pasune raison pour supprimer le jeu, c'est-à-direla controuerse et l'opposition des points de vue,qui sont la vie même de l'humanité. Il y fautseulement une bonne et sévere regle, une autoritéqui sanctionne tous exces, une éducationqui développe chez les <strong>hommes</strong> ce respect del'adversaire, cette noble courtoisie, ce sens del'honneur sans lesquels il n'est point de civilisation.Il n'est pas urai que tout cela soit auxdépens de la conviction, ni de la générosité.Les chevaliers ne sont pas moins courageuxque les fanatiques; et les Anglais se battentaussi bien que les Nippons. Mais, pour quetoutes ces oppositions qui font la richesse del'humanité ne se dégradent point en lultesmeurtrieres, il faut que les <strong>hommes</strong> n'aientpoint ici-bas d'absolu. Qu'ils n'adorent pointde Dieu, ou bien qu'ils Le situent au-dessus deleurs querelles. Contre les religions de la Terre,ceux-là qui professent une religion transcendanteont pour alliés naturels les <strong>libres</strong>-penseurset les dilettantes. Ils défendent avec euxla civilisation: la paix dans la pluralité.


LXXXIIREDEVENIR DES HOMMES LIBRES\* **4: Plus les sociétés progressent (i), etplus elles se dépouillent ·des qualités quileur appartenaient à titre d'organismesvivants, pour se rapprocher du genre destructure et du genre de perfectionnementque le mécanisme comporte. ~(COURNOT. Considérations sur lamarche des idées, Edition Men·tré, tome II, p. 183·184 - citépar H. DE LUBAC, Proudhon etle Christianisme, p. 197.)- 0 redoutable démolisseur, - m'écriai-jealors, - ô toi qui pourchasses et pourfendsl'absolu chaque fois qu'il lui advient de s'égarerparmi les <strong>hommes</strong>, ô toi qui viens d'ébranlercl mes yeux le Bien Commun et la Justice,qu'est-ce donc qui trouvera grâce devant toi?Quel genre de société veux-tu? Quel principelnettras-tu donc à lei. base de l'ordre social?- La liberté, - dit-il, - et l'équilibre. Ledrame qui fait la grandeur de l'homme, ami,c'est que notre intelligeizce est plus large quenotre cerveau, nos bras trop courts pour nosambitions, notre amour plus vaste que notrecœur. Un tel drame ne se dénoue point surla terre. Si quelqu'un te vient dire qu'une solutions'en trouve quelque part, dans le passé oudans l'avenir, à l'Est ou à l'Ouest, n'y va pas etne le crois point. On ne résout pas les tensionsqui font la grandeur de l'homme. Le progrèsde l'humanité, c'est qu'elles s'expriment augrand jour, qu'elles soient aperçues sous ùne(1) Cournot avait écrit • vlelll1ssent » où nous mettons« progressent ».


AVANT-PROPOSLXXXIlllumière toujours plus vive, qu'elles se déploientdans leur plus insoluble complexité,qu'elles se cherchent librement une résultantetoujours provisoire et sans cesse mobile. Tels. sont les fruits de la liberté.Ami, s'il te fallait Une définitioll de la liberté,ne la va point quérir parmi les juristes. Pourconnaître si tel peuple est libre, il suffit desavoir compter. La liberté, c'est la pluralité.Le totalitarisme veut l'unité sur la terre.Ein Volk, ein Reich, ein Führer! Une seuleidée, un seul appareil de gouvernement, unseul chef. Tout ordonner à une seule fin (forcémentpartielle) et réduire tout ce qui n'estpas elle, toutes les autres fins, au rôle demoyens à son service. Eliminer du monde laloi des grands nombres, le hasard, la surprise,les mécanismes naturels, les équi<strong>libres</strong> spontanés.Et remplacer tout cela par une intention,un plan, une organisation, une hiérarchie.La liberté, c'est au contraire plusieursfins opposées que l'on poursuit à la fois, plusieurspartis politiques, plusieurs pouvoirsdans l'Etat, plusieurs entre prises dans l'économie,plusieurs Journallx, plllsiel1rs écoles,plusiel1rs classes sociales, plusiel1rs syndimts.plusieurs opinions, pll1sieurs cal1se.~ à défendre.Et pll1s il y en aura, plus aussi bien lemonde sera libre: pll1s riches seront ces fêtesincomparables où dans le magnifique entremNemenides lumières de toute." cOllleurs lesoleil de Dieu se Joue en mille reflets inextricablessur les éclats dll grand miroir.


LXXXIVREDEVENIR DE.S HOMMES LIBRES- Mais c~ partage indéfini de l'influence,cette autorité qui s'émiette en multiples éclats,cette société qui ne poursllit pas un but, quise laisse ballotter au gré des fluctuations d'uncomplexe rap[JOrt de forces, n'est-ce poin! làle signalement même de l'anarchie?- Une telle question - s'écria-t-il, -- montrebien que mes leçons n'ont fait qu'effleurerencore l'écorce de ton entendement! M ~lÎs pOllrque n'aille point II la mort cette lutte compLexequ'est la vie, pour empêcher qu'ellese simplifie II l'extrême, qu'elle dégénereen double frénésie, et que se déchaînentles fanatismes, ne t'ai-je donc pas dit qu'ilfallait une regle du jeu? Et par conséquentquelqu'un qui élabore la regle du jeu,qui l'enseigne, qui la fasse appliquer, et quitoujours soit prêt II interrompre momentanémentle jeu, dès qu'il menacerait de se gâter?Telle est à mes yeux la fonction première etindispensable de l'Etat.- Arbitre, gendarme, veilleur de nuit. Définiras-tule rôle de l'Etat comme faisait auXIXe siècle le Journal des Economistes? Ne meconcédais-tu pas tout à l'heure qu'il y a parmid'autres des fins communes? N'inC'ombe-t-ilpoint II l'Etat de les poursuivre?- Si fait, - répondit-il -. Et qui donc lespoursuivrait II son défaut? Champion de l'intérêtpublic, tel est pour moi le second rôledll gouvernement. Seulement les valellrsnationales ne sont pas le bien tout entier.Parmi tOlltes celles que se proposent les


\.AVANT-PROPOSLXXXV<strong>hommes</strong>, Ce Ile sont point même les plus nobles.Les fins nationales s'opposent a d'autresfins. L'Etat qui les promeut doit rencontrerdes résistanoes. Il n'est plus alors l'arbitre quidomine le jeu; mais seulement l'lln desJOllellrs. Ici, Je suis parfois contre l'Etat, maisJe trouve excellent qlle l'Etat soit contre moi.Je m'oppose a lui, mais ne l'entends point abolir.Je suis son adversaire, non son censellr. Laliberté n'exclut point l'autorité: elle la balancepar des foroes qui viennent d'en bas.- L'autorité vient-elle donc d'en haut? ~lui dis-je -. N'es-tu point démocrate?- Encore un mot, - dit-il, - qll'il ne fautpas moins définir que respecter. Jean-Jacquesenseignait qll'il existe llne volonté générale,et qll' elle doit l'emporter tOllJollrs. Or rienne me paraît plus détestable que cette simplificationbarbare du mécanisme politiqueet des flns de l'Etat, et cette tyrannie desmajorités anonymes, li qlloi condllit alnsicompris le prlncipe démocratiqlle. Maisdans notre oC'Cident civilisé, ce n'est point làce que l'on entend par dèmocratie. Ce n'est pasau nom de Rousseall qlle la France et l'Angle-, terre se sont levées contre [' envahissellr hitlérien.Mais all nom d'lln régime qlli se définitpar la liberté, par le plllraiisme. Un Etat oompLexeet éqllilibré: avec plusiellrs pOllvoirs,plusiellrs assemblées, plllsieurs partis, etconçude telle façon qlle jamais une influence llnique,- qlle ce soit celle d'Ull homme Ollcelle d'llne idée, - n'y pllisse défiriitivement


LXXXVIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESp;évaloir et dominer. Un savant mécanisme,qui maintienne constamment en équilibre leprindpe aristocratique et le principe égalitaire,les énergies volcaniques et les forcesd'érosion, les pressions novatrices et la résistancedes traditions, l'économique et le moral.Voilà ce que nous entendons par démocratie.Et l'Angleterre est ici le phare du monde!Elle sait de science profonde que la civilisa­(ion est équilibre complexe, à base de contrepoidset de fair play. Le raisonnable en cedomaine n'a pas de pire ennemi que le rationnel.L'Angleterre vit sur le principe de l'héréditéde la couronne par ordre de primogéniture.Et tous les Anglais sont prêts à .'1e faireéventuellement tuer pour que le fils aîné duRoi succède au Roi, même si le fils aîné estfou ou stupide, plutôt que son cadet, mêmes'il a du génie. Cpla n'est rien moins que logique!C'est éminemment raisonnable. Pour lanation britannique, irremplaçable garantie d"paix civile et de pérennité! Moins il y a dpprincipes en une constitution. plus pn revanch~elle contient d'expérience. et plus elle ade chances de se bien acquitter de son office.Les meilleures institutions sont les moins systématiques.Ce sont souvent les plus anciennes:celles que le temps a forgées et sculptées, etfour après .four adaptées, corrigeant par lacoutume ce que les textes avaient de troprigide, complétant d'unë jurisprudence toutoe qu'ils avaient omis de prévoir, gravant mlplus profond de l'âme du peuple des mœurs, \


AVANT-PROPOSLXXXVIIdes habitudes, des idéals, des façons de pen~ser et d'agir. Les constitutions sont comme lp'.çpipes: il en faut user 10ngtemp.'J avant q/l(~le connaisseur raffiné consente à leur re..connaîtrequelque saveur. Cela demande (l/lmoins plusieurs décades d'années.. Ahl dequelle folit, fûtes-:-volls saisis, vous autresFrançais, - dit-il, - lorsque vou..~ rejetâtesen octobre ta constitution que vous vous étiezfaite il y a soixante et dix ansl Une conjonctioninouie de circonstances historiques avaitpermisqu'elle fût conçue par des <strong>hommes</strong>jouissant d'une grande expérience des problèmesde la structure des gouvernements,. -préservée de toute métaphysique, en un paysdont le goût des principes n'est assurémentpas le moindre défaut. Elle avait attëint cetcîge canonique au-dessus duquel les humeursne sont plus il craindre. Et voici maintenantqu'une' commission de doctrinaires échafaudepour vous un édifice tout géométrique, sur labase d:une seule idée. Monocamérisme, représentationproportionnelle, referendum, statutdes partis, effacement de l'exécutif devant unlégislatif unique et sans frein: tout cela tendà consacrer la tyrannie d'une assemblée, seulpivot de cette construction trop logique et tropsimple. Ah 1 Puissiez-vous n'en point faire. trop cruellement l'expérience: il ne fait jamaisbon marcher avec des chaussures neuvès,surtout lorsqu'elles ne sont point souples, etque l'on est convalèscent, et que le sol glisse!- Je ne t'eusse pas d'abord imaginé siet


LXXXVIIIREDEVENIR DES HOMMES LIBRESCOllservateur, - répondis-je -. Avec les ancienscadres politiques, défendras-tu notrestructure économique et sociaLe?- Non point tout ce qu'elle est, - me dH-il,- mais bien son âme, son idée essentielle. Cesvaleurs centrzfuges qu'elle a su 'épanouir, elfaute desquelles s'effondrerait toute la doctrineque je t'exposai cette nuit. Imagines-tupar exempLe que le monde puisse être libre, sil'individu ne peut être propriétaire? Diviserles richesses entre beaucoup de mains, n'estcepoint la seule façon d'en neutraliser lesmenaces et les excès? La propriété individuellene constitue-t-elle pas l'irremplaçablecontrepoids de /lautorité croissante de l'Etat?La propriété engendre les classes, c'està-diredes différences parmi les <strong>hommes</strong>. Etqu.oi de plus affreux que l'uniformité? Toutce qui distingue les <strong>hommes</strong> les uns des autres,tout Ce qui engendre la variété parmi les conditionset les types humains enrichit l'humanité.Ne souhaite point, ami, de voir abolie ladiversité des classes sociales. Ne va pointprendre le parti des riches contre les pauvres,mais ne te scandalise pas non plus qll'ily ait des riches et des pauvres. Chaqueclasse sociale a ses drames, 'ses tentations,ses ,vertus. Les riches épanouis­'ent les valeurs d'initiative, de raffinement,de gratuité. de magnificence. Il faut bien quel'on cultive des fleurs - et de ces fleurs rareset précieuses qui ne sauraient être pour tous.Mais les pauvres rappellent ci l'humanité sa


AVANT-PROPOSLXXXIXcondition charnelle, douloureuse, humble etsublime à la fois, laborieuse, fraternelle. Ilstémoignent aussi pour les valeurs de révolte.Car si les inégalités sociales sont un bien, il estbien cependant que s'élèvent contre elles desprotestations. Il faut des poussées égalitairespour équilibrer les forces aristocratiques. Despressions révolutionnaires qui constammentretiennent les inégalités de se figer, les classesde dégénérer en castes hermétiques, les inégalitéséconomiques de laisser oublier qu'il existeun plan supériellr, - cellli de lellr dignitéessentielle, cellli de leur vocation religieuse,- où la valeur de tous les <strong>hommes</strong> n'est pasprécisément égale, mais incommensdrable,parce qu'elle plonge dans l'infini. 0, mon ami,ne te laisse point séduire au mirage de l'abolitiondes classes, de leur fusion, de leur organiqllecollaboration! La qllerelle des riches etdes pauvres, celle des anciens et des modernes,oelle des cigales et des fOllrmis ne serésolvent pas .. elles sont la vie. L'antagonismesocial est irréduotible, car les valeurs que portentl'une et l'autre classe sont opposées.Qlland donc renonceront-l'Iles li rejeter mutllellementl'llne sur l'autre la responsabilitéde- lellr inéluctable mésentente? Quand cha­Cllne cessera-t-elle de prétendre all monopoledll bon droit? Qll'elles s'affrontent donc loyalement,ardemment ('[ sans haine, en lllle lllttegénéreuse où chaclln respecte l'adversaire, etne désire poini sa mort.- En somme, --lui dis-je, - tu sOllhaiterais


XCREDEVENIR DES HOMMES LIBRESqu'il y. eût des révolutionnaires, mais quiIl' entendissent point faire la révolution? Leparti de la révolution de Sa Majesté le capitalisI11e?Des forces subversives qui fussentelles-mêmes un élément de l'équilibre du système,et qui, autant que possible, en fussentconscientes, - et consentantes? .- Je songe surtout II l'action proprement ouvrière,---'- répondit-il, - au mouvemlmt syndical.Un' syndicalisme libre, indépendant del'Etat, dirigé contre les patrons et non pointsuspendu sans cesse allX basques du pouvoirpour obtenir son intervention, n'est-ce pas lacondition essentielle de la dignité ouvrière, etdé la liberté du monde? Entre les classes, iln'y a pas une justice, un intérêt supérieur quipermettent de trancher. Toute conciliationimposée d'en haut serait mensonge oil tyrannie.II faut que les classes s'oppOsent, et qued'un libre rapport de forces se dégage entreelles un compromis toujours provisoire. N'estcepoint cela que font les conventions collectives?Or le mouvement syndical et les conventionscollectives ne sont concevables que dans lecadre capitaliste. Pour que le syndicalismevive, et vive libre, il fallt que les conditionsde trauail soient librement débattues entrepatr:ons et ouuriers, et non pas imposées parl'Etat en uertu de considérants poliliques,-rnohétaires, écollomiques. Supprimez le capitalisme,et les syndioots se trouuent réduitsau râle de clubs de loisirs dirigés, de rouagesd'un appareil de propagande o{fiC'ielle. Beau-


AVANT ~ PROPOSXèicoup de syndicalistes commencent à s'en avisa.'l'avenir de leur mouvement est lié à ceillidll régime économique traditionnel.Et le capitalisme n'est rien autre que le pluralismedans le domaine économique. Il estfaux qu'auC'une liberté lui puisse longtemp.~sllrvivre. N'imagine pas que le planisme soilli même de faire bon ménage avec les droit.çde l'homme. Il impliqlle l'inqllisition policière.le contrôle de la consommation, la levée dessecrets professionnels, l'arbitraire des bureallx,la caserne pour tOllS et dllrant tOllte la vie. Necrois pas non plus qu'il se pllisse allier à laliberté politiqlle: faire lln plan c'est parierSllr l'avenir, cOllrir des risques; il y faut uneirresponsabilité qlli ne s'accommode point ducontrôle parlementaire. Ami, tOlltes les libertéssont solidaires. On n'allume pas le feu all rezde-chausséequ'il n'ait bientôt bondi jusqu'auxplus hauts étages!Le planisme suppose qll'une seule éC'helledes valeurs, qu'un seul ordre d'urgence desbesoins pllissent être définis et imposés à unesociété tout entière. Mais innombrables sontles prodllcteurs et les combinaisons· possiblesdes facteurs. Pour mettre et pour mainteniren équilibre ces forces dispersées à l'infini, desavants et souples mécanismes avaient étéforgés. On ne leur saurait substituer un ordreautoritaire qu'à côté d'eux il ne s'avérât barbareet grossier. Ah! quand donc cessera-t-onde vouloir recolle; les morceaux du grandmiroir? »


xciiRÉDÊVEÏ'/IR DES HOMMES LIBRES* **Caro cibus, sanguis potus:Manet tamen Christus totusSub utraque specie.Fracto demum sacramentoNe vacilles, sed mementoTantum esse sub fragmentaQuantum toto tegitur.(de la prose Lauda Sion Salvatorem.)Il y a maintenant plusieurs années, bienavant que mon mystérieux visiteur n'eûtéclairé pour moi et relié entre elles les idéesque je viens de dire, j'eus un jour la candeurd'en développer d'assez analogues devant l'undes allemands chargés de garder le camp danslequel je me trouvais retenu prisonnier. C'étaitun homme d'une culture très honorable, et desolides convictions national-socialistes. Saréaction fut de stupéfaction et d'épouvante.J'avais mis en doute que l'intérêt national sepût aisément définir, et qu'il fût possible deréconcilier les points de vue des diversesclasses sociales! Je lui avais exposé que l'ondevait penser sans jamais prétendre avoir plusque l'adversaire raison, et lutter sans désirervaincre! C'était plus sans doute que n'en pouvaitporter son âme totalitaire. « Pfui! -grommela-t-iI, - so pessimislisch! »Tel n'était point cependant le son que rendaientà mes oreilles les propos de monétrange compagnon. L'humeur gaillarde dontil énonçait ses paradoxes ne me semblait avoirrien que de spontané . .J'y flairais un peu de


AVANT-PROPOSXèlilcette ironie dont Kierkegaard fait le signe deschrétiens, et qui est joie et pureté d'âme. Unenuance aussi de cet humour d'Outre-Manche,qui procède d'une bonne humeur foncière,tant (lu'elle ne s'ose exprimer qu'avec pudeur.Le sourire de mon hôte n'avait rien de désabusé.Je ne saurais dire s'il appartenait aumonde des vivants, mais à coup sûr il aimait. la vie non moins que quiconque. Et je ne c~oispoint qu'il soit à nul autre possible de jetersur elle un regard plus bienveillant que luimêmene faisait.Optimiste, à coup sûr il l'était pour cemonde qu'il se refusait à croire fini. Nousn'aurons jamais achevé, répétait-il, de brasserles éclats du miroir, et de les faire jouer lesuns su"r les autres. Pas une pensée qui ne soitneuve, et qui n'éclaire le réel d'un jourunique et précieux. Pas un combat mené quin'ait sa fonction, et qui ne t'ontribue à équilibrer,à enrichir ce compromis mobile qui estla vie même.Mais optimiste, la vision du monde que mefit entrevoir mon compagnon l'est encoreparce qu'elle ne s'achève point en ce monde ..« - Comment donc l'individualisme - medit-il peu avant qu'il ne me quittât - s'est-il('ru longtemps l'ennemi de Dieu? Commentdonc l'Eglise et la liberté échangent-ellesencore des regards soupçonneux? La civilisationcentrifuge a voulu exclure le divin? Maiselle le postulel On ne salirait expulser l'unitéde la TerN. sans lui accorder ai1leùrs quelque


XèlVREDEVENIR DES HOMMES LIBRESpart un refuge! Qu'il n'y ait point de synthèsepossible sur notre plan, cela n'en suggère-t-ilpas un autre? Toutes ces complexes antinomiesdont sont tissées notre intelligence etnotre vie ne crient-elles pas vers Quelqu'unqui puisse voir sans point de vue, aimer sanschoix, préférer tout à la fois, agir sans contradiction?C'est parce que nous sommes multiplesqu'il faut qu'un Dieu nous transcende. Jem'en voudrais, ami, d'en prétendre tirer quelqueapologétique. Après tout, elle ne seraitpas si nouvelle .. elle en vaudrait bien quelquesautres.Les débris du miroir brisé parlent de l'unitéperdue, e.t du monde où elle ne l'est point.Mais ce n'est pas en recollant les éclats quenous pouvons reconstituer Dieu. Nous ne verronsjamais Dieu au bout de nos lunettes, nine le trouverons au terme de nos équations. Ilest d'un autre monde que nous. Ami, tu n'iraspas à Dieu sur tes deux jambes ....Mais Lui pouvait venir vers les <strong>hommes</strong>. Ill'a fait, de la seule façon qui pouvait établirune communication entre son monde et lenôtre: en nous donnant des sacrements. C'està-diredes signes qui relèvent de notre expériencepartielle et limitée, mais que Dieuchoisit de mettre mystérieusement en correspondanceavec ce monde transcendant quenotre esprit ne peut atteindre. L'eaù du baptême,le Nom de Dieu, le texte des écrits bibliques,le Jésus de l'histoire, l'hostie consacrée,/' Eglise visible, sacrements que tout cela!


AVANT-PROPOSXCVTalismans que nous donna le Seigneur pourcommuniquer avec Lili. Clés divines, forgéesde terrestre métal, et qll'Il nous a lancées parla fenêtre, afin que nous puissions ouvrir del'extérieur celte porte qui ferme aux créatureslimitées ['accès des choses de Dieu. Nuln'ira jusqu'à Dieu s'il ne fran0hit la porte; etnul n'ouvre la porte qu'il n'en ait la clé. Si tudésires la Foi, prends de l'eau bénite. Commentdonc a-t-on pu imaginer que Pascal aitentendu recommander là quelque grossièrepratique d'auto-suggestion? Non point. Maisc'est Dieu qui donne la Foi, et pour Ce faire ilchoisit dans notre' llnivers les véhicllies de sagrâce.o mon ami, me dit-il - sa voix se fit alorsplus profonde et plus chaude - adhèrede tOllt ton être à l'Eglise visible, à l'Egliseromaine, au Pape et aux conciles. Car l'Egliseest le sacrement sllprême, et 0' est elle qlli dispensetous les autres. Elle est "dans le monde,elle parle ton langage, elle est à portée de tamain; mais elle n'est pas dll monde et te lefera dépasser. Elle seule peut te condùire audelà de ta condition multiple. Ami,si mesparoles ont en' toi rencontré quelqlle écho,tu le reconnaîtras à ce signe que tu sentirasmonter en ton âme une ardente piété pourl'Eglise de Rome. On n'atteint le Verbe de Dieuque par son enseignement, l'amour de Dieu que• parsa communion, et l'on n'accomplit toute lavolonté de Dieu qll'en son sein. Aime l'Egliseet adhère pleinement à ses formules dogma-


XCVIREDEVENIR DES HOMMES LIBREStiques. Non point que chacune d'elles J1e soilpartielle, partiale, para.doxale, comme tout cequi s'exprime au niveau de l'homme et parson langage. Si tu les voulais adorer, ellesseraient les premières à te répondre commePaul fit aux habitants de Lystres lorsqu'ils luivoulurent immoler des taureaux: Et nos martalessumus! (1) Mais Paul ne niait point qu'ilfût dux Verbi. Véhicules de la Parole, tellessont aussi les formules dogmatiques. Un motde passe, dicté par la seule autorité légitimeet seul connu des sentinelles, et. qui nousouvre le monde transcendant où toutes contradictionsse résolvent dans l'unité du regarddivin.Alors toute opposition se mue en harmoniesllpérieure et supra-humaine. Misericardia etVeritas obviaverunt sihi. Justitia et Pax osculatœsunt (2).C'est aux pieds du trône du Pape, - me ditil,- que conduit cette vision pluraliste et centrifugede ce monde que j'ai présentée à tesyeux appesantis par l'insomnie. C'est là que vatout effort d'approfondissement des contradictionshumaines. C'est .Îusque là que nous contraintd'aboutir ce noble reflls des synthèsestrompeuses, des conciliations mensongères,des harmonisations fallaciellses auquel Jen'ai cessé de t'exhorter. »(1 \ Aclps ctps ilpô/res. XIV. 15.(~I Psaume LXXXV (Vulgall' LXXXIV), 11


AVANT-PROPOSXCVII* **A ce moment précis, le jour qui pénétraitpar la fenêtre m'arracha de mon sommeil..J ~mais plus depuis lors, hélas, il ne me futdonné de voir apparaître le compagnon merveilleuxde cette inoubliable nuit.J'ai relaté ses paroles aussi fidèlement queje l'ai su faire, afin de ne point retenir pourmoi seul les enseignements qu'il me donna. Sile lecteur leur trouvait une ,aH ure bien décousue,il en devrait surtout accuser les importunesquestions dont trop souvent j'interrompisson discours.De ce qu'il me dit cette nuit-là, je ne saistrop au demeurant ce qu'il convient de penser.Sans doute ses ,propos n'expriment-ilsaussi bien, - selon l'esprit de sa propre doctrine,- qu'un aspect parmi d'autres de la vie,de l'histoire, de l'avenir, de la vérité. Mais s'ilest vrai, - comme il me l'expliquait au coursde cette nuit mémorable, - que l'erreur jamaisne soit que fragments de vérité qui ne se veulentpoint à leur place, le lecteur saura bienassigner la sienne à cette face particulièredes choses que me découvrit l'hôte incomparablede mon rêve.Car notre temps sans doute est trop enclinà la méconnaître.Et si j'ai fait ce livre, c'est afin qu'elle-ensoit moins oubliée.28-2-46


1IN MEMORIAMGEORGES BONNEFOY(5 Mars 1912 - 21 Juin 1940)(extrait de Rencontre" cahier DO 54: Chroniques de la Vi. Intellectuelle :.livrailOD d'Octobre 1941)


Trois ans bientôt ,seront écoulés depuis cejour de nov,embre, si présent aujourd'hui pourmoi... Avec son humilité craintive, et cettepeur de faire mal (1) qui marquait d'une délicatessedouloureuse - exquise - tous sesrapports aMec ses amis, Georges Bonnefoyvenait m'apporter les vers que voici: les seulsde lui qui soient à ce jour publiés (2). Il medemanda d'en rendre compte, ici même.Georges Bonnefoy était mon ami. A quelquesoonfidences hâtivement et discrètementenvolées de son cœur, ces poèmes empruntentpeut-être pour moi quelque transparence dérobée.Je me sentais indiscret, tandis que jepoursuivais leur Jecture. Je r~doutais de n'ensavoir écrire sans soulever tant soit peu lemystère dont ils reoouvrent une histoire vécue,une vivante inquiétude religieuse; sans violercette pudeur qui était l'être même de monami.De tels sentiments, qui m'ont fait différer silongtemps cet article, ne me retiennent pasmoins fortement aujourd'hui, maintenant queje sais la mort de Bonnefoy; mais elle m'obligede passer outre, ,et d'exécuter ma promesse.(1) G. Bonnefoy exprime, analyse, expllque ce sentiment dansson Essai sur nT/croyance, dans Esprit du l or mal 1938, pp. 227e~ 22'8 .• ,(2) Georges I:OIjNEFOY: La Suite Interrompue. Poèmes. Collection« La Caravelle ", 6, rùe Be~out, Paris (150), 1938. _Le père de Georges Bonnefoy a publié depuis lors un nouveaurecuell posthume intitulé " Poème d'Ariane » (Editions deLa Tour, 1942). La disposition et la présentation des morceauxest l'œuvre de Georges Bonnefoy lul·même, peu avant sa mort.


iN MEMORIAM : GEORGES BONNEFOY 3* **Ce ne sont point tant des poèmes, ni deschants, que des chansons. Suaves, jamaismièvres. A peine ébauchées. D'une tristesseinfinie; concentrée, délicate, mâle, qui ne selivre qu'avec gêne, sans s'épancher jamais. Onles dirait tirées par les doigts d'un maître dequelque grêle violon d'enfant, avec la sourdine.L'évènemenL est si minuscule par ses dimensionsmatérielles, qui leur sert de temporelappui, qui les rattache à la terre et à la chair!L'amour qu'elles prolongent, à peine conçu,fut brutalement brisé. Mais aux cœurs quigardent la générosité toute pure de l'enfance,il suffit, d'un instant pour engager l'être, annexerla vie ... Et Bonnefoy fera l'offrande de tses poèmes:... En souvenir de ce qui n'aura pas é~éEn souvenir de ce qui désirait de naîtreEt qui n'eut que le temps de mourir, sans paraîtreEn souvenir de tout ce qui ne fut donnéEn souvenirDe lavenirQui venait (1)Et chaque page évoquera la tristesse inconsoléede l'avortement: semences dissipées auvent, perdues-; espoirs qui meurent; rêvesinachevés que coupe un réveil trop brusque;projets qui n'aboutissent: pas: le monde immensedes virtualités que condamne le choixféroce de la vie. Un symbole scintillera sans(1) Offrande, P. 9.


4 REDEVENIR DES HOMMES LIBREScesse: celui des fleurs, de leur éphémèresplendeur:•Longs pétales tremblants sur le bord d'être eux·mêmes.Heureux de s'entr'ouvrirDe naître seulrment pour la grâce suprêmeDe mourir (1)D'autres images aussi, empruntées à la viedes <strong>hommes</strong> : la visite promise d'un ami, vainementattendue:La maison qu'il n'a jamais vueOù pourtant il devait venirSais,tu plus pauvre chose, à l'âme plus ténueQu'un rêve qui devient un souvenir? (1)Ou bien encore, la moisson des innocents:L'enfant de quelques jours que vous alliez aimerPour qui parmi les noms vous vouliez le plus tendreV Ï{!nt de mourir ce soir, loin de lui, sans l'attendreVous n'avez plus souffert même qu'il soit nommé •.. (8)* **La grâce en nous-mêmes, moins encoredans les autres, fussent-ils nos amis les pluschers, - ne se palpe, ne se voit, ni ne se sent.Nous ne touchons point le monde de l'âme,mais bien seulement la pensée, telle qu'elles'exprime: souvent mal, d'autant plus malqu'elle est plus pleine. Bonnefoy, à qui lapensée de Dieu sans cesse était présente, quisemblait avoir des clartés rares, étrangementélevées, sur les dogmes les plusspécifiques de notre foi catholique, pro-(1) Fl!erie, p. 10.(2) Mafson, p. 9.(3) Pudeur, p. 83.


IN MEMORIAM : GEORGES BONNEFOY , 5fessait une doctrine d'incroyance qu'il s'estailleurs (1) appliqué à définir. Plutôt, ila décrit les étapes d'une démarche d'incroyant:par souci de pureté, cette volontéde dissocier l'intelligence de la sensibilité;puis la rencontre tragique avec l'inhumain:détresse totale contre laquelle l'incroyant seraidit. Il « refuse tous les raisonnements desecours (2) ». Le désir, alors, devient « l'argumentle plus fort contre l'existence de lachose désirée (9) ». C'est avec un parti-pris« contre lui », que l'incroyant va chercher lavérité. Comme il redoute par-dessus tout « laconfusion de l'amour », il lui semble que« l'héroïsme dernier » consiste à rechercherla plus grande souffrance : car la douleur devientà ses yeux le « témOin d'impartialité »par excellence (4). On voit combien cetteattitude est proche de celle de Vigny, en compagnied:uquel Bonnefoy vivait intimementchaque jour: il travaillait une thèse de doctoratsur le poète du Mont des. Oliviers (5).L'incroyant refuse la foi parce qu'il craintde s'accorder en eUe une trompeuse et tropfacile consolation. Il se referme alors sur(1) Dans son Essais sur l'Incroyance, déjà cité,(2) Essai sur l'Incroyance, p. 219.(3) Ibid" p. 220.(4) Ibid" p. tU.(5) Cette thèse, préparée sous la direction de M. JeanPOMMIER, proCesseur à la Sorbonne, a été pUbl1ée en 1944 parles soins du père de Georges BonneCoy (G. BONNEFOY, La Pens/!ereligieuse et morale d'Alfred, de Vigny, Paris, Librairie Hachette,1944, 460 pages, avertissement de Lucien BONNEFOY, préCacecie Jean pmnlIER, prOrl'SSellf à la SQorbonne) , Au cours d'unecérémonie tenue à la Sorbonne en juin 1944, Georges BONNE­FOY IL été proclamé Docteur ès-Lettres Il titre posthume.


6 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESl'humain, sur les affections humaines. « Il y aune façon de s'aimer particulière aux famillesd'incroyants, qui est de s'aimer dans le' mystèreet par désespoir de lui, de s'aimer enhâte avant la mort, sans prononcer d'elle, nide l'endroit où elle mène, ni si elle mèneailleurs (1) ». Communion « ordonnée parla souffrance », pressée par la menace constanted'une mort sans espoir, hyperconscientedu prix des instants qui s'écoulent à jamais.Resserrement douloureux et fort devant l'immensitédu néant.Ce sont encore les mêmes cordes que nousentendrons vibrer ici:V 011,S n'avez pas voulu avoir cette tristesseDe ceux qui s'aiment seuls sous le ciel referméSans les riches espoirs, les magiques promessesAvec le seul espoir de s'être mieux aimés.Mais peut.être qu'un jour vous voudrez la souffranceEntrant aux sentiments que vous avez ·ZaissésEt que vous souffrirez loin de toute espéranceComme preuve à celui que vous voudrez aimer (2) •. . . Les choses, les personnes, les amours,ne ressusciteront pas, qui ont été sacrifiées.« Dieu lui-même ... ne peut recommencer letemps ... Il ne llli reste rien a offrir pOllr remplacerce qut fut lIn jOllr irrémédiablementperdu (S) ». Pour les venger contre .la mort,(1) Essai sur l'Incroya1lce, p, ~2·1.(2) La Suife Interrom/Hl/', p, 62, Faut-Il .'voqll


IN MEMORIAM: GEORGES BONNEFOY 7pour leur garder en dépit d'elle un peu dedurée encore, il n'est au monde que le souvenirdes <strong>hommes</strong>, jalousement fidèle; leurrefus d'être jamais consolés. Devoir sacré degarder la plaie toujours saignante et largeouverte, jusqu'au dernier jour:Poèmes prolongeant par leurs précieuses peinesEn d'autres instants purs, les instants nés de vousFilant le souvenir comme on file une laineMince, mais toujours blanche, au fil ténu et doux.Le poème qui n'est que de seule souffrance,Où les mots ne sont plus que des tressaülementsPlus sourds et plus couverts à mesure qu'immenseS'éteint dans la douleur la force de leur chant (1).Que ton regret soit d'elle et d'elle seuleTMntDe ton meilleur amour qu'elle soit seule aiméePour n'être, à l'heure lourde où l'on meurt, lâchemel~tLe vain fantôme impur des choses regrettées (2).Ainsi, par le souvenir opiniâtre, douloureux,fidèle, seront préservées et vengées lesheures disparues. Fragile et sacré rempart,de tous côtés circonvenu par la vie qui continuede tout mouvoir. Comment garder pur,immobile, ,Je souvenir d'une autre'! Contrele moi qui envahit; contre l'imaginationqui invente, cristallise? Contre la tentationde l'exploitation littéraire, qui détaèhe, etdéforme? Contre le temps qui estompe, etdévore? Contre l'appel de la vie, qui recou-(1) La Suite Interrompue; Le Premier PoPme, PI>'. 71 et 73.(2) Ibid., prière pour "Ut//' bonlle '//wl'l, p. ",.


8 I~DEVENIR DES HOMMES LIBRESvre le murmure de plus en plus frêle dupassé?Elle est lointaine au cœur qui s'inquiète et qui aimeQue fait-elle? - Le cœur tremble d'inw.ginerCelle qui ne serait encore que lui-mêmeEt non l'être nouveau qu'il voudrait approcher (1).Le ciel s' entr' ouvrira, qui se fermait encoreEt vers de nouveaux jours, fragile, il glisseraSur cet ancien secret oubliant de se clore •••Tristesse du futur qui s'approche et qui rrwnteEt qui sera demain, peut-être, bien aiméEt que fon sent venir comme on sent une honteEt que fon voudrait fuir et qu,'on ne peut, jamais.Souffrance du futur impur et nécessaire ... (2).Le souvenir s'échappe, alors même qu'on levoudrait obstinément retenir. D'autres tranchesde vie ,le recouvrent, qu'on n'a plusla force de refuser. Dans le poème intitulé« Phrases » (3); dans cet autre qui n'a pasde titre, peut-être l'un des plus beaux: « Lesouvenir trop pur, filé jalousement. .. » (4),c'est toujours le même sentiment qui seplaint: la gageure n'était pas tenable. La douleurfi-dèle' ne prolonge qu'à peine un échoappauvri de ce qui n'est plus.Sera-ce alors le désespoir et la -révolte, pourle grain qui doit mourir afin que germe lasemence? Pour tant de semences qui se doiventperdre afin que :l'une d'elles croisse ets'épanouisse? Pour le présent qui doit s'abi-(1) Ibid .• Inqufétud~, p. 23.(2) Ibid .• Expéripnrr, p. 111:1.(3) Ibid .• p. 47.(4) Ibid. P. 48.


IN MEMORIAM : GEORGES BONNEFOY 9mer dans l'onbli, afin que naisse l'avenir?Pour l'erreur caressée qui doit ne plus rienêtre, afin que triomphe la Vérité? Dieu, présenten chacune de ces pages, restera-t-Î'll'accusé? - On bien sera-ce l'acte d'Amour etde Foi, le renoncement du temps, l'abandonde tout à Dieu dans l'éternité où chaque instant,plongé, prend un prix infini?*iii *Georges Bonnefoy n'est plus. Dans un fosséde Lorraine, la suite de ses jours a été interrompue.Il avait eu - avec une étrange netteté- le pressentiment de cette fin. Un deses poèmes est dédié à son oncle tué à Verdun,au cours de l'autre guerre:A celui qui mourut au bora de son amourDans le seul souvenir JJes heures inconnuesEn taisant le regret des routes apparuesParmi la terre lourde, avant le temps, un jour.A finconnu cherché au fond de mes annéesA finconnu aimé, si étranger en moi;Et si proche pourtant qu'il me semble parfoisSentir trembler en moi la même destinée (1).« J'ai toujours considéré ceux qui vivaientcomme des gens qui avaient miraculeusementréussz', ce quz' m'a toujours empêché de lesprendre au sérieux», m'écrivait-il en novembre1938. Et plus tard, des premières lignesdu front: « Je me demande vraiment commentje prendrai la première mort de ceuxqlli sont autour de moi. L'un d'eux m'a dit:« Je ne serais pas parti, si j'avais été sùr soit(Il Ibid., Douaumont, p. 91.


10 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESde revenir, soit de ne pas revenir: '> Je neconnais pas de définition meilleure du destinde chaque homme, qu'il joue selliement peutêtreparce qu'il est inconnu de lui (/) ». -« Je mesure chez (mes compagnons) quelquechose qui me sera utile ailleurs: comment lacrédulité et l'incrédulité à une même chosepeuvent exister simultanément dans unemême âme d' homme: ils disaient qu'ils hecroyaient plus à la paix .. mais ils y croyaientencore, et au fond d'eux (2) ». - Et, le12 décembre: « ... J'aurais eu trop de fierté àvoir mon nom porté encore, et à avoir unfils. Tout peut changer pour mol, mais jeconsidère ces deux mois comme un délai pourrégler tout ce que je pense de la terre et duCiel ... ».* **Il se croyait deux mois à vivre. Il ne setrompait que de quatre. Il était parti avecune volonté ardente, une absolue pureté, pour·une juste paix daIJ.s une juste guerre - commentces dernières années de sa vie, lucideset laborieuses, n'évoqueraîent-elles pas le souvenirde Péguy? - avec une foi limpide enla liberté et l'intelligence, lin tendre et charnelamour de la France, lourd de noblestraditions ancestrales, patriotiques et républicaines...(1) Lettre clatéc r]p " Toussaint ". 1939.(2\ Lettre datée du 17 nOI·cmbre 1939.


IN MEMORIAM : GEORGES BONNEFOY 11Maintenant, le sacrifice est consommé, qu'ilavait gravement, résolument, lucidement consenti.Pour nous qui l'avons aimé, le chagrinest indicible, de tant d'espoirs mis en lui,désormais impossibles; de tant de virtualitésde son amitié, évanouies, à peine entamées ...Les notes suaves, nostalgiques, profondémenthumaines de ses poèmes sont là pour nousaider à trouver dans le souvenir l'aliment queréclame notre peine. Et nous avons l'Espéranceque lui aussi, mort, nous est fidèle ...


IINOTE SUR LES PRINCIPESDE LA PAIX PROCHAINE (1)(Juillet 1943)(inédit)(1) Cette note Inédite a été rédigée en juillet 1943 à l'Intentiondu Comité Général d'Etudes de la Résistance, que dirigeaienten clandestinité, par délégation du Gouvernement Provisoired'Alger, MM. Franço.ls de Menthon, Louis Terrenoire,René CourUn, Paul Bastld, Alexandre Parodl, Pierre-HenriTeltgen. Elle apparaltra tellement dépassée par les événementsque J'hésite à la vubller auJourd'hui. On voudra peut-être luitrouver encore quelque Intérêt documentaire ... Je n'en changepas un mot, et conserve même cette forme Inachevée que l'onpardonnera peut-êiJ'e à un trava1l Mtlvement dicté et nondestiné à la publlcatlo.n.


Les Alliés ont entrepris la présente guerreen exécution de leurs obligations internationales,pour s'opposer à une injuste agression,et aux prétentions annexionnistes de l'Allemagnenationale-socialiste. A maintes reprises,dans les discours officiels des chefs desNations Unies, il a été affirmé que les butsde guerre alliés consistaient en la créationd'un monde fondé sur la justice internationale,sur le respect des nationa:Iités, sur l'intangibilitédes traités, sur le respect des droitsdes petites nations et sur la liberté des peuples.Il faut espérer qu'il n'y avait point là desimples thèmes de propagande à destinationdes populations des 'pays ennemis.On en pourrait presque douter lorsqu'onvoit se déchaîner les fureurs annexionnisteset vindicatrices, principalement dans les rangsdes membres des Mouvements de Résistanc~.Les Français ne sont plus si rares, qui réclamenLdéjàl'annexion de la Sarre ou même dela rive gauche du Rhin, voire celle du nordde l'Italie. Tout récemment, j'entendais unhomme cultivé - et modéré - préconiser ladéportation de tous les Polonais en Rhénanieet de tous les Rhénans en Pologne... .Il serait assez vain d'avoir gagné la guerresi: c'était . pour employer les mêmes procédésque nous aurons combattùs chez l'adversaire.


\NOTE SUR LES PRINCIPES DE PAIX 15Rien ne serait plus fâcheux pour notre positionmorale, rien ne serait plus menaçant pourl'avenir de la paix que de fonder les traitésqui mettront fin au conflit actuel sur de mesquinesrancunes qui, peu de temps aprèsrefroidies, ne soutiendraient pas longtempsles sottises qu'elles auraient engendi'ées.Certes, il nous est très difficile d'imaginerdès à présent les problèmes - en particulierles problèmes territoriaux - qui pourrontse poser au moment de la future Conférencede la Paix. De colossales énigmes subsistent,en particulier l'énigme russe qui peut réserverd'énormes surprises. Rien ne serait si vainqUe promener dès à présent son crayon surune carte d'Europe pour y tracer d'avancedes frontières. Cependant un tracé de frontièresrepose toujours, s'il veut être durable(et c'est la principa1e qualité qu'on puisse exigerde lui), sur la prise en considération dedonnées permanentes et non de circonstancespassagères.Et dès maintenant la réflexion n'est pasinterdite sur les principes en fonction desquelsdevront être résolues les questions quidemain se poseront. Il est à souhaiter que l'ontourne résolument le dos aux erreurs destraités de "1918, et que l'on sache avec luciditétirer la leçon des expériences très douloureusesque le monde a faites, en particulierdepuis vingt-cinq ans.Les principes suivants poùrraient être posés:1°) Nous avons entrepris une guerre de


16 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESdéfense d'un ordre international et non pointune guerre de conquêtes. La paix ne devraitcomporter aucune espèce d'annexions, pasmême coloniales. Le principe des nationalités,entendu largement et compte tenu des exceptionsqui peuvent s'imposer pour des motifsde configuration géographique, pour des motifséconomiques, etc ... devrait rester à la basede la nouvelle carte du monde. C'est-à-dir~que la nouvelle carte du monde devrait êtreassez semblable à celle qui fut dessinéeen 1918 - sauf quelques remaniements·en Europe Centrale et quelques fédérationsà promouvoir: entre des groupespetits Etats. Même les annexions colo­,d~niales me paraissent très nettement à éviter.Elles aboutiraient nécessairement à dépouillerdes peuples qui ont peu de coloniespour agrandir les empires coloniaux de ceuxqui en regorgent. Solution bien peu rationnelleet bien peu propre à engendrer l'adhésionuniverselle, qui est la condition de lastabilité dans les relations internationales.Sans doute la morale exige-t-elle que l'ltallene recouvre pas de souveraineté sur l'Abyssinie.Mais pourquoi ne pas lui rendre la Lybieet la Somalie? Et quand il serait: possible delaisser à l'Allemagne ou au Japon quelquepart dans le partage des colonies, je n'y verrais,pour ma part, qu'avantage, et ce pourraitêtre l'un des meilleurs moyens d'obtenir leurnécessaire ralliement au nouveau statut colonial.


NOTE SUR LES PRINCIPES DE PAIX 1 72°) L'une des dispositions qui, à l'usage, sesont révélées le plus funestes dans le traité depaix de 191&, c'es~ l'exigence de réparation:simposées à l'Allemagne. Le paiement desréparations a posé des problèmes de transfertsqui ont détraqué tout le mécanisme desrèglements internationaux. La volonté d'éluderles réparations ,a poussé l'Allemagne à précipiterla chute de sa monnaie en 1923, au granddétriment de sa stabilité sociale intérieure, etde l'équilibre monétaire mondial. La nécessitéoù ,elle s'est vue de rendre positive sa balancedu commerce pour effectuer ses pr,esfations auvainqueur l'a poussée à se suréquiper industriellement: ainsi s'explique en grande partieque l'Allemagne ait subi si brutalement et siterriblement, la première en Europe, le contrecoupde la crise américaine de 1929, et qu'ellese soit jetée, éperdue, traquée par la 'misère,dans l'aventure hitlérienne. Ainsi s'expliquelargement aussi le réarmement allemand.Enfin, le principe de la responsabilité collectivedu peuple allemand qu'affirmait le Traitéde Versailles et sur lequel reposait l'exigencedes réparations était une maladresse indéfendable:il rendait presque impdssible leraJIi.ement du peuple allemand au traité.Il faudrait donc à mon avis cette fois, sil'on veut éviter de retomber dans les mêmeserreurs, et partant dans les mêmes mécomptes:a) - proclamer officiellement que le peu-


18 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESpIe allemand n'est point tenu pour responsablede la guerre déclenchée par le gouvernementnational-socialiste;b) - procéder éventuellement, immédiatementaprès la cessation des hostilités, à quelquesréquisitions de matériel qui pourraientêtre nécessaires pour les besoins urgents despays voisins ayant souffert de l'occupation(wagons' de chemins de fer, outillage, stocksd'aliments - restitution des prélèvementseffectués par les Allemands sur les ressourcesdes pays occupés);c) - ne procéd'er à aucune réquisition demain-d'œuvre allemande, et renvoyer les prisonniersallemands dans leurs foyers le plustôt possible;d) - ne prévoir aucune réparation en monnaie,et ne point consacrer de dettes de guerredurables de pays vaincus' à pays vainqueurs.3°) Ne point occuper militairement les paysvaincus, sauf dans, la mesure où cela pourraitêtre quelque temps nécessaire pour y maintenirl'orore intérieur. Nous éprouvons actuellementcombien une occupation militaire estnécessairement impopulaire, et laisse dans lapopulation occupée de fâcheuses et durablesrancunes. Ajoutons que l'occupation militairene sert à rien du point de VUe oe la sécurité.Elle cesse toujours en fait avant ,que le paysqui en était la victime ait commencé à redevenirdangereux. Son souvenir alors attise de la


NOTE SUR LES PRINCIPES DE PAIX 19façon la plus regrettable les IllalveiIlancesinternationales, au grand détriment de lasécurité du pays ex-occupant.Un inconvénient grave que présenterait uncoccupation militaire de l'Allemagne par lesFrançais résulterait de ce fait qu'un grandnombre de nos compatriotes se' rendraient enAllemagne animés d'un ,esprit de vengeanceet de représailles individuelles. Dans l'arméefrançaise, la disdpline est traditiomiellementpaternelle; il est douteux qu'elle pàrvienneà empêcher les exactions nombreuses qui nemanqueraient point de se produire contre lapopulation civile des, pays occupés. Il seraitbien fâcheux que l'occupation militaire del'Allemagne par l'armée française fît preuvede moins de correction, de moins de tenue,de moins de respect des personnes et des biensindividuels que n'a fait l'occupation de' laFrance par les troupes allemandes. Mais il est~nfiniment probable qu'il en serait ainsi.Alors même que nos Alliés désireraientoccuper l'Allemagne, je souhaiterais qUe laFrance insistât pour ne point prendre part àl'opération, ou du moins pour y prendre lapart la plus légère possible. Il faudrait alorsconfier l'occupation ,à des _corps d'élite, composésautant que possible de gens connaissantbien l'Allemagne et y ayant des amitiés; d'unediscipline irréprochable;- et exiger, danstoute la mesure du possible, de tous, une conduiteet une tenue exemplaires.


20 REDEVENIR DES HOMMES LIBRES4 0 ) Pas de déportations de populations,!linon très limitées et absolument locales. Cesprocédés faciles et grossiers de simplificationd'une réalité riche et vivante peuvent êtrelaissés au régime que nous aurons vaincu.50) Certaines naïvetés de naguère ne doiventpoint nous faire perdre de vue que le désarmementest une condition essentielle de laPaix. Le souvenir des années d'avant-guerredoit nous rappeler que la charge financière etéconomique écrasante que constitue l'entretiendes arméespara.lyse tout progrès social àl'intérieur des nations. TI faudrait prendre aulendemain de la paix, pendant que c'est possible,des décisions extrêmement audacieusesen ce domaine. L'abolition générale de la conscriptionme paraît être une des mesures àpréconis1er :ce~a heurte les traditions, de certainspays comme le nôtre, mais répond assezbien à l'évolution de la technique moderne dela guerre. Pour autant que des forces militairesdevraient être conservées, il faudraittendre le plus possible à les internationaliser.Cela paraît d'autant plus facile que de plusen plus les armes efficaces représentent dumatériel lourd dont la production est facilementcontrôlable, et dont le service est assurépar un personnel hautement qualifié et relativementpeu nombreux.6 0 ) A moins que la Russie ne la dévore,il me paraît manifeste qu'il est impossibled'affaiblir durablement r Allemagne; qu'il estimpossible (bien plus qu'en 1918) de songer


NOTE SUR LES PRINCIPES DE PAIX 21à la diviser, selon 'le rêve cher à Jacques Bainville(ou de l'empêcher de se ressouder aprèsqu'on l'aurait une- fois divisée). Il ne restequ'une solution, c'est de la rallier aux conditionsde Ja paix. Cela implique :a) - de proclamer que l'Allemagne n'estpas vaincue, mais seulement le nazisme;b) - de lui conserver des frontières acceptables,au moins aussi favorables que cellesde 1918;c) - de ne point la laisser sans ravitaillementpendant les mois qui suivront la guerre,et de tout faire pour empêcher qu'elle subissedes périodes de misère populaire commecelles qui ont marqué l'après-guerre dernier;d) - de l'aider à se reconstituer un outillage(non pas par >l'octroi de crédits à courtterme, selon le procédé appliqué par les banquesaméricaines à la suite de la précédenteguerre, mais par l'achat, au bénéfice des capitalistesaméricains, des actions qu'émettrontles sociétés allemandes);e) - d'instaurer un, régime économiqueinternational qui permette à l'Allemagnel'accès aux matières premières et aux débouchéscommerciaux.7°) Il est impossible de songer à laisser auxnations la souveraineté de leur politique économiqueet douanière. Le maintien de l'existencenationale et de l'indépendance politiquedes petits pays, le maintien de la répartition


2'2 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESactuelle des empires coloniaux malgré ses caractèreséconomiquement irrationnels, le respectdu principe des na tionalitl;s dans le tracédes frontières, ne se peuvent concevoir qu'à lacondition d'opérer une dévaluation systématiquedes frontières du point de vue économique.Il faudrait envisager une internationalisationdes colonies pour ce qui concerneleur exploitation économique. Et le contrôledu commerce international, non point par lesnations intéressées, mais exclusivement enfonction -de l'intérêt général du monde et, del'exploitation du globe, 'par un organismeinternational unique. Une telle tâche pourraitbien être facilitée du fait que l'ensembledes industries et des finances du inonde a deschances de se trouver au lendemain de laguerre sous le contrôle presque exclusif desAméricains.Juillet 1943.


IIIDEMOCRATIE(Extrait du Libre Poitou, 27 septembre 1944)


Dans le cœur des Français la France n'ajamais cessé d'être - en droit elle redevientaujourd'hui au grand jour - une démocratie.Ne disons pas: « un général a remplacéun maréchal et la croix de Lorraine la francisque!» Ce général ne se dit pas chef del'Etat, mais Président du Gouvernement. Ilassume la gestion provisoire des affaires françaises,mais il a promis de la soumettre auverdict de la souveraineté populaire. Et cethomme vers lequel monte l'immense reconnaissanceunanime d'un peuple, et dont lafigure est dans tous nos cœurs, a tellement lahaine de ce qu'il appelle « l'infamie du pouvoirpersonnel » qu'il a exprimé le désir quesa photographie ne soit pas apposée dans lesédifices publics.Et sans doute, les élections doivent attendrele retour de nos prisonniers, de nos déportés,de nos requis. Et sans doute, l'état ,de guerrequi pourrait bien se prolonger quelques moisencore (ne l'allons pas oublier dans la joiede notre propre libération), oblige à des contraintessévères, à d'étroits contrôles, - qu'ilfaut bien, pour l'instant, maintenir et parfoisrenforcer. Et sans doute aussi bien, aprèsquatre ans vécus dans l'atmosphère de laservitude et de la lénifiante propagande deVichy, importe-t-il de mener d'en haut uneœuvre de désintoxication et de rééducationde l'esprit public. Avant que le régime puisse


DÉMOCRATIE 25de nouveau reposer sur elle, il faut rendrevie à l'opinion publique française, encoreétourdie, épuisée, chaotique.Certains cadres, certaines procédures autoritairessubsisteront quelque temps. Maisd'ores et déjà, les perspectives sont retouruées.Ce qu'on nous présentait comme idéaln'est plus qu'exception provisoire. La Républiqueest proclamée, et -ce mot seul impliquele respect des libertés sacrées dont la Franceft donné au monde le sens et la passion, etque, jusqu'aux antipodes, le drapeau tricoloresignifie pour deux milliards d'<strong>hommes</strong>.Nous allons être de nouveau <strong>libres</strong> de penser,d'écrire, de pader, de nous déplacer ànotre gré; de choisir, selon notre goût, notretravail et notre employeur; d'acheter et devendre à des prix librement débattus, audedans comme au dehors de nos frontières.Seulement la liberté n'est pas un confort.Elle est une récompense, un honneur, une responsabilité.Il n'y a pas de liberté possiblesans <strong>hommes</strong> <strong>libres</strong> pour l'exercer.Les peuples ont les libertés qu'ils méritent.La France restaurera les libertés individuellesparce que ila France est digne de la liberté.Que chacun d'entre nous s'applique à resterdigne de la France.


IV" CARACOLADES (1)(4 Novembre 1944)(1) Ce texte lnédil, _. l'prligé puur quelques am!,;, - était. dall"ma pensée clestlné ù le (}PIllclIrel" 'lIais li semble qUI, d'Ilne putle recul du temps, fl'autre part le contexte des autres essaisInclus dans le présent opuscule soient de nature à prévenir'aujourd'hui les méprises auxquelles sa forme agressive etv'aradoxale n'e1l.t polut manqué de l'exposer Il y li un an,C'était le temps de l'enthousiasme et des soiuses, des généreuxsermeats et des feux d'artiflce, des helles inlUatlves et del'Incohérence, Le tpmps où l'on distrIbuait il tous vents desbulletins d'adhésion aux Mouvements de Rpsistance, Le tempsde l'épuration massive et désordonnée. Le temps (les milicespatriotlques. Le temps où la France titubai! eucore dans l'ivressede sa foute ré(,~nte Lihératlon, ..


(Ad usum privatum)Un honneur d'écrivain dont je me senscomptable voudrait sans doute que celui-làs'abstint d'écrire, auquel le temps manquepour mûrir sa pensée et polir sa plume. Mesamis me pardonneront peut-être si j'ai failliun jour à eette règle - qui est d'or.000Sevré de lectures, l'esprit se primarise aisément.Peut-être me tiendra-ce lieu d'excusepour ce qu'ont de simpliste et d'unilatéralles réflexions que l'on va lire.000De qui la pensée procède en pirouettes,n'allez point attendre une dissertation ...000BANALITÉS INOPPORTUNESLa République et la France ne seront restauréesque si - dans un délai de quelquesmois au plus - sont complètement réduitesces trois plaies dont elles sont rongées profondémentsans paraître encore s'en douter:la Résist~nce, les milices, l'épuration.1Je veux dire la Résistance, pour autant


CARACOLADES 29qu'elle se distingue de la France. Je veux direles spécialistes de la Résistance, et en particuliercertains chefs de la Résistance civilequi ont longtemps vécu en clandestinité, etqui maintenant aspirent à se faire un tremplinde leurs activités résistantes passées pourexercer une influence politique.000Les spécialistes de la Résistance ont portéun témoignage français de la plus hautevaleur. Ils ont rendu au pays d'éminents services.Mais le fait d'avoir rendu des servicesà son pays ne confère absolument aucun droità l'assassiner par la suite. Il ne confère aucun .titre à gouverner. Le pouvoir n'est pas unsucre d'orge qui se donne comme une récompense.LI existe des rubans pour jouer ce rôle.Mais le pouvoir appartient à qui représentefidèlement la Nation, - et à qui se révèle leplus capable de l'exercer pour le bien duPays.000L'Assemblée consultative est composée enson immense majorité d'anciens clandestins deParis. Ces gens-là, - si estimables et grandsqu'ils soient, - ne représentent rien ni personne.Du fait même de la clandestinité queles circonstances et leur courage leur ontimposée, ils ont perdu tout contact avec laFrance, avec la France résistante. Ils sontbeaucoup plus coupés de l'opinion française


30 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESque ne le sont les gens de Londres et d'Alger,([ui eux, l'ont ·conduite pendant quatre anspar la radio.oocLes qualités du conspirateur ne sont pascelles de l'homme d'Etat. A priori, les résistantsd'hier sont mal désignés pour devenirles chefs politiques dé demain.000Si le parti communiste restait parti politiqueet se comportait en parti politique, onle pourrait combattre par les armes politiques.Il n'y aurait pas lieu de le redouteroutre mesure.L'action présente du parti communiste n'estsi inquiétante et si funeste que parce qu'elles'appuie sur la Résistance, sur les milices quesoutient la Résistance, sur la démagogie épuratricequ'entretient la Résistance.·000De tous les Français, les spécialistes de laRésistance sont de beaucoup ceux que l'idéologienationale-socialiste a le plus marqués.Ce qu'ils proposent se distingue souvent malde ce qu'ils ont combattu. La lutte en a faitdes violents . .La séparation· de leur professio~et de leur famille a déterminé chez eux unehypertrophie . du souci de la vie publique,une frénésie de constructions politiques. Par


CARACOLADES 3\l'apport au Pays, ils sont fascistes sans lesavoir.000La Résistance spécialisée se dit révolutionnairesans préciser ni savoir ce qu'elle entendpar là. Elle se distingue par:1°) Son désir de faire table rase, c'est-à-direson mépris des traditions de la France.2°) La violence de son verbe.3°) Le vide de son programme.Les programmes creux et sonores rallientles foules pour les livrer aux gangsters.000La Résistance spécialisée se dit révolutionnaire,sans touj ours. se douter qu'il n'est qu'Unerévolution historiquement possible: la révolutioncommuniste. Il n'est rien tel que d'ignorerMarx pour faire le jeu du marxisme. Iln'est rien tel que de professer le volontarismepour confirmer et accélérer les plusfunestes pentes du déterminisme historique.000Tout cela est très injuste à :l'endroit debeaucoup de résistants, à l'endroit de chacundes résistants que je connais. Mais lapolémiquepolitique ne saurait renoncer aux procèsde tendance ...


32 REDEVENIR DES HOMMES LIBRES000A côté de la hiérarchie administrative (Gou-'vernement, Commissaire de la République,Préfet, Sous-Préfet, Maire) et de la hiérarchiedes assemblëes élues (Parlement, Conseils généraux,Conseils municipaux) - c'est-à-dire àcôté de cette double hiérarchie d'organes d'exécutionet de contrôle qui constitue la structurede l'Etat républicain, - la Résistance échafaudeà tous les échelons une troisième hiérarchie:celle des Comités de Lihération. C'està-direune hiérarchie de sovi~ts - si l'on définitun soviet comme un comité qui n'émaneque de soi-même et qui s'arroge tous les pouvoirs.Et qu'importe que ces comités comprennentcurés et hobereaux? A côté des structuresrépublicaines, une strudure soviétique au seind'un même Etat, cela ne saurait durer. Cecituera cela si cela ne tue ceci.000Il faut souhaiter.la disparition du C.N.R.et des Comités de Libération, en tant qu'organismesd'action dans la vie publique, au plustard lors des élections de février (1). Et pourque ce soit possible, tout faire d'ici là pourlimiter leur rôle et son extension.000(1) Le Guvernement provisoire avait alors annoncé des électionsmunIcipales et des électIons cantonales pour février 1945Elles ont été retardées sous la pressIon des mllieux de résis-'tants professionnels, qui entendaient prOlonger la " périodeinsurrect!nnelle ".


•CARACOLADES 33II.J'appelle milices (1) toutes forces arméesqui poursuivent des buts politiques particuliers,- autres que de constituer un outildocile entre les mains de l'Etat.000L'abstention totale de l'armée en matièrepolitique, la sujétion totale de l'armée à l'Etatpolitique est la condition première de laRépublique.000Dans une société policée, l'Etat est totalementindépendant de l'armée. L'armée esttotalement dépendante de l'Etat.Le Gouvernement et les citoyens font lapolitique. L'armée prépare et fait la guerre.II ne doit pas y avoir de politique dans l'arméeni d'armées des partis politiques.000Le désarmement des nations est la conditionde la paix internationale. Le désarme-(1) (Note de la présente édition). Ecrit le 4 novembre 1944.Le 1er novembre, Jean Galtier-Boissière notaIt dans son journal:« Le Général de Gaulle avait déclaré au C.N.R. : « Aucun gouvernementarmé ne doit subsister en dehors de l'armée et dela pollce ». Aujourd'hui Jacques Duclos j".Toteste dans l'Huma:« Ce que l'on veut raire: c'est désarmer le peuple, et pendantce temps les cagQoulards, les traltres de la 5e colonne sontarmés, Ils préparent la guerre cIvile ". (GALTIER-BOISSIÈRE, MonJournal pendant l'occupation, p. 53.) - Et M. Galtier-BoIssièrenote le 23 janvier 1945 : « DIscours de Thorez raisant complètementmachIne arrIère, prOnant le retour à la légalité, ledésarmement des gardes patriotiques, l'elTacement des Comitésde LIbération, alors que Duclos, dans son dernier dlsco·urs,protestait véhémentement contre toute dIssolution des mlllcesarmées. Entretemps, le général de Gaulle a fait le voyage àMoscou n. (lbid. p. 123.)


34•REDEVENIR DES HOMMES L1BRËSment total des citoyens et des groupes est lacondition de la paix civile et de l'existencemême de l'Etat.000La sincérité et l'indépendance sont lesdeux grandes vertus civiques. L'abnégation etl'obéissance sont les deux grandes vertusmili taires.000Tout Etat qui tolère les milices périt bientôtpar les milices. Aussi bien peut-on direqu'une société dans laquelle existent des milic~sne possède point d'Etat.000La transaction est le mode essentiel del'action politique, l'obéissance celui de l'actionmilitaire.Les mitraillettes aux élections, les mitraillettesdans les grèves, c'est le but que poursuiventouvertement les ,


'CÀRACOLADE:S 35n'est pas de moyens qu'il ne faille mettre enœuvre, il n'est pas de courage qu'il ne s'imposede déployer, il n'est pas de risques qu'il neconvienne de courir pour obtenir ce résultat.En face d'une menace comme celle que représententles milices, la moindre temporisationcomme la moindre faiblesse sont trahison.000IIIL'épuration, c'est un mot qui a mauvaisepresse dans notre histoire. Louis XVIII cependantfut sage assez pour la proclamer sans lafaire. Faute de quoi sa couronne - malgrél'appui de l'étranger - n'eiH pas duré deuxans.000D'abord un vaste coup d'éponge, c'est larègle d'or de toutes les restaurations.000Le mur des Fédérés a prouvé que l'on peutfonder une République sur un nombreux etrapide massacre. Mais il n'est pas d'exemplehistorique qu'aucun gouvernement démocratiqueait survécu jamais à une longue périodede répression politique.000La France est en guerre, et la guerre continuede se dérouler sur son sol. La Franceest ruinée, et tant que le shipping mondial


- 36 REDEVENIR DES HOMMES LlBRËssera' nécessairement réservé aux transports deguerre, elle devra surtout compter sur sonpropre effort pour fabriquer son pain ..La France cependant passe son temps. àlaver du linge sale.Et à l'étaler.000Près de cinquante mille commissions de gensincompétents scrutent des papiers qu'elles sontincapables d'interpréter, et décident de la carrièreet de la liberté, - parfois indirectementde la vie, - de leur prochain.Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés!000Combie:o. de gens sont « épurés» ou arrêtés?Probablement déjà plus de deux cent mille.Combien se sentent actuellement menacés?Probablement plus d'un million.Quel climat pour une reprise économique!000Trois millions de Français sont en AUe ..magn~. Un ou deux milliolliS sans doute sontdans les diverses formations militaires. Si l'on« épure » la moitié de ce qui reste, qui travaillera?000L'épuration consiste essentiellement à remplacerpartout des gens qui savent leur métierpar d'autres qui en ignorent le premier mot.


CARACOLADES 37000Pousser à l'épuration pour ne pas laisser auxcommunistes le monopole de sa popularitépassagère, c'est faire la politique de Gribouille.L'épuration sert les fins communistes- comme aussi bien celles de Hitler ~ parceque l'épuration saigne la France.000C'est folie d'imaginer que l'on apaise l'opinionavec du sang. Le goùt des jeux du cirqueest comme le désir sexuel: il s'exaspère lorsqu'illui est immodérément fait droit. Ou bienil fait place au dégoùt. Alors c'est Thermidor.Avec quelques amis, je m'attends à savourerma dernière cigarette sur les premières charrettesthermidoriennes.000La même foule qui réclame aujourd'hui dusang nous demandera compte demain de celuique nous aurons versé. Pour avoir cédé au« crucifigatur » de la populace, Pilate a étéconspué en effigie par vingt siècles unanimes.Et la Rome antique est morte de cette faiblesse.000Le Gouvernement, dans un reglme d'opinion,doit s'efforcer de plaire à l'opinioncomme à son épouse plaît un bon mari. Lasatisfaire' ne signifie point céder au jour lejour à ses moindres caprices. Mais pénétrer


38 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESles aspirations profondes et durables qu'ellemêmeest trop faible pour discerner en soi.Et tenter d'y répondre, « on the long run ».000Dans dix ans, à la leçon d'histoire, on présenteraaux enfants la deuxième moitié de1944 comme on nous a présenté jadis la premièremoitié de 1794.J'en suis sûr, et je m'en réjouis pour nosenfants. Cela me navre pour nous.000~on plus qu'une valeur chrétienne, la justicen'est une recette politique.000Un pays qui se livre à l'épuration est unpays qui a perdu le sens de l'humour.C'est-à-dire le sens de la liberté.000Le sens moral de la masse des Français n'apas la qualité de celui de M. X ... Mais la Franceentière souffre du mal de M. X ... : une hypertrophiedu sens moral.Les protestants libéraux et les laïcs français,ayant rejeté les dogmes du christianisme,n'en ont gardé que la morale. Le Devoir, quin'était qu'un moyen de s'affranchir des passionspour rester accessible au Beau et auVrai, a pris la place du Beau et du Vrai.


CARACOLADES39Voilà pourquoi il est devenu si triste.Et si bête.OOC·M. Anatole de Monzie est peut être un petisympathique personnage. Mais sa «Saisondes Juges» parle d'or. Il faudrait la distribuergratuitement aux millions de membresdes dizaines de milliers de commissionsd'épuration.00'-Jusqu'aux antipodes, nos trois couleurssignifient les Droits de l'Homme et l'inviolabilitédes garanties individuelles. Nous sommesen train d'en faire meilleur marché qu'iln'en a jamais été fait chez nous depuis lesdragonnades.000Un jour, la foule parisienne est allée délivrertrois prisonniers à la Bastille. Et ce jourest devenu le symbole de la France. Depuisdeux mois, nous remplissons des milliers deBastilles. Et la foule laisse faire indifférente,quand elle ne crie pas haro.000Le scandale de ces deux mois, ce n'est pasque quelques milliers d'individus se soientlivrés à des abus d'autorité. Mais bien que desmillions d'autres aient eu trop de haine, tropd'indifférence ou trop de lâcheté pour les enblâmer et empêcher.


40 REDEVENIR DES HOMMES LIBRES000Les Girondins ont été guillotinés. Mais ilsont sauvé l'honneur de la Révolution.Et avec son honneur, son œuvre.Soyons girondin.OOcSOPHISMES ÉCONOMIQUESLa grandeur de la France, l'améliorationdu sort des masses laborieuses françaisesdépendent d'abord de la production. Il n'ya pas de fête sans gâteau. Avant de partagerle gâteau, il faut pétrir la pâte, et la cuire.000Trois millions de Français sont en Allemagneet quatre cent· mille sur les fronts. Queles autres travaillent donc 1 Il faudrait rendreà la vie professionnelle la plupart des F.F.I.,les membres des milices patriotiques, lesmembres des Comités de Libération et desinnombrables commissions d'épuration où seperdent des millions d'heures dues au pays.Hormis un nombre très restreint de cas trèsscandaleux, que l'on remette au seul travailefficace, c'est-à-dire au travail libre et lucratif,tous ceux qui s'épuisent dans les barbelés (etdevant les tapis verts).000La ruine est compagne inséparable de laTerreur. L'épuration massive est un crime


CARACOLADES 41contre l'économie nationale. La lutte contrele marché noir fait le vide sur tous lesmarchés.000Pour que reprenne la production, il fautque les initiatives soient stimulées: Il faut quele capital s'accumule: et pour cela que lesprofits s'élèvent.000Que le profit soit considéré comme le plushonorable des revenus: celui qui récompensel'intelligence, le risque, l'habileté.000La condition première de la reprise de laproduction, c'est la hausse des prix.OOCLes contrôles asphyxient. Les contrôles diffusentla suspicion. Et les contrôles coûtentcher.000Une bêche au lieu d'un crayon dans la mainde chaque contrôleur du ravitaillement et desprix, -et nons mangerons à notre faim.000La répression du marché noir (1) élève lesprix du marché noir: ceux-ci incluent une(1) Dans 10ntes le, réflexion" qui suivent, relatives au HUll'.cllé Iloir, on voudra hien faire la part du paradoxe ...


,42 REDEVENIR DES HOMMES LIBRES.prime de risque d'autant plus élevé'e que lecontrôle est plus efficace.000Féroce pour le gros trafiquant du marchénoir, l'opinion publique se montre tendreau petit. Pourtant quiconque apporte à Parisvingt kilos de viande dans une valise encombrefâcheusement les trains. Détourner un wagonde marchandises ou un camion est beaucoupplus économique. C'est le gros trafiquant quifait baisser les prix du marché noir, et qui,par conséquent, le rend moins noir.000Le marché noir, c'est le seul qui mériteencore un peu le beau nom de marché: lieugéométrique de la rencontre des offres et desdemandes.000L'indignation contre le marché noir relèved'une hypocrisie méprisable chez ceux quila cultivent,imbécile chez ceux qui naïvementl' épousen t.000La confiscation au bénéfice du budget desprofits illicites mis en réserve, cela signifie ducapital transformé en revenu.Exactement le contraire de ce qu'il fautà la France.


CARACOLADES 43000La confiscation des profits illicites, celasignifie surtout l'atmosphère économique empoisonnéed'inquiétude et de suspicion. Toutecomptabilité'et tout investissement hardi rendusimpossibles pendant des mois.000L'expérience des bénéfices de guèrre de1919 aurait dû instruire M. Mendès-France.Mais l'esprit géométrique de M. Mendès­France semble n'avoir guère plus le sens del'histoire qu'il n'a le sens des lois naturellesde l'économie politique.000Le rôle des responsables de la politiqueéconomique est de filtrer les aspirations populairespour n'en laisser traduire en actes quece qui est économiquement possible et souhaitable.000Le médecin doit à son client la santé: nonpas le remède qu'il demande, fût-ce un poison.000La tare la moins acceptable sans doute del'économie dirigée, c'est qu'elle implique ladélation généralisée, qu'elle enlève toute valeurinfamante aux peines, qu'elle démoralise


44 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESet déshonore les individus, qu'elle pénètre demensonge toutes les relations sociales.000Aussi bien l'économie dirigée est-elle exclu­. sive de la République.Ceux-là seuls me savent plaire qui sontassez lucides pour avouer cette incompatibilité,- de quelque côté qu'aille ensuite, entrel'une et l'autre, leur option.000ENVOIJe suis à gauche pour trois raisons: parnnticléricalisme (1), par antidéflationnisme etpar antinationalisme.Mais, traditionaliste en politique, libéralcn économie, conservateur sur le plan social,je pencherais sans doute vers la droite -aujourd'hui que la gauche « tend la main »aux curés, réclame le blocage des billets debanque et prêche l'égoïsme national - si ladroite avait seulement le courage de s'affirmeret d'être traditionaliste, libérale et conservatrice.Poitiers, le 4 novemhre 1944.. (1) (Note rtQurant à l'ol'tqinall. ~fon anticléricalisme exprinwma toi catholique. Il émane d'un sens violent de la transcendancedu spirituel. Il est [.'lus Intransigeant, -= mals toutautre - que celui des radicaux! . .. - -'


vCOMMENTAIRE (1)(extrait du journal Le Libre Poitoudu 5 décembre 1944)(1) Malgré son çaractère occa$lonnel, je reproduis cet articleoù l'on pourra voir un document de plus sur la « période Insurrectionnelle" au sud de la Loire. Le ~ décembre 1944, troismols après la libération de Poitiers, le déplacement, par leMinistre de la Guerre, d'un olTicier commandant la IX. Régionmilitaire était Je signaI d'une petite tentative de pronunciamentoF.F.I. C'est alors que - non sans peine - j'al pu obtenIr dela presse locale l'insertion des quelques réflexions que l'on valire. L'olTicier rebelle devait pendant un mols encore narguerles ordres du Ministre, les autorités civiles locales, et son suc·cesseur désigné, auquel il rerusa!t de transmettre son comman·dement.D. V.


Du point de vue politique, il ne faut pasexagérer la gravité des événements qui sesont déroulés samedi soir à Poitiers. Une organisationde résistance a pris l'initiative d'UIll'manifestation dirigée - sous des prétextesnombreux et disparates - contre M. Schuhler,commissaire régional de la République. Elleest parvenue à réunir un peu plus de millepersonnes, dont la moitié sans doute étaitcomposée de curieux. On a poussé des cris,chanté la Marseillaise et l'Internationale, forcérentrée de la Préfecture, malmené les tapisde l'appartement particulier du Commissaire,emporté son argenterie et d'autres objets.personnels, kidnappé le chapeau et les gantsd'un chargé de mission... Tout cela relève,après tout, du fait divers, n'exprime l'hostilitéque d'une infime minorité (même parmi lesorganisations représentées à la manifestation),et, bien loin de l'atteindre, renforce aucontraire l'autorité du patriote éprouvé,duchef alerte, de l'homme éminent qui représenteparmi nous officiellement le général deGaulle et le Gouvernement de la République.Environ mille Poitevins participaient à lamanifestation de l'autre soir. Pour les trenteneufmille autres - qui n'étalent pas leursopinions d'aussi bruyante façon, mais qui nepensent pas moins ferme, - la soirée de samedin'a été qu'une occasion de prendre une


\COMMENTAIRE 47conscience plus vive de leur attachement à lalégalité républicaine et au Commissaire dela République.C'était le droit strict du Front Nationald'organiser une manifestation en vue del'amélioration du ravitaillement ct pour ap··puyer d'autres revendications qui sont du ressortde l'opinion publique. Le petit nombredes manifestants a prouvé que si les Pictaviensne sont pas, certes, satisfaits des menusqui leur sont départis, en revanche la plupartd'entre eux, quelles que soient leurs opinionspolitiques, comprennent la lourde tâche quiincombe au Commissaire de la République,savent avec quel zèle il travaille à faire cesserles abus et à améliorer le bien-être de tous,et désirent l'aider dans son œuvre au lieu delui mettre des bâtons dans les roues.Une seule chose, dans le scénario qui s'estdéroulé avant-hier, est, à proprement parler,crüninelle et scandaleuse: c'est la participationde troupes encadrées et armées (enpartie amenées en camion de l'extérieur) à lamanifestation. C'est la participation d'unemusique militaire au défilé. Et c'est le faitque la manifestation ait été dirigée principalementcontre une décision souveraine duMinistre de la Guerre, qui venait de déplacerun commandant de région.L'attachement fidèle d'une troupe à sonchef est chose émouvante et respectable. Mais


!48 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESl'abnégation et l'obéissance sont les deuxgrandes vertus militaires. Elles s'imposent àtous les échelons.Il n'y a pas d'ordre public, il n'y a pas delégalité, il n'y a pas de République, là où l'ontolère les manifestations armées.Il n'y a pas d'armée au grand et noble sensde ce mot, là où les servitudes militaires nesont pas acceptées.,Ce qui distingue une armée d'une milice.c'est qu'une milice poursuit des fins politiquesparticulières, tandis qu'une armée estun instrument docile au service de l'Etat. Lamilice est, chez nous, d'odieuse et récentemémoire. Il faut à la France une armée disciplinée.Il faut que la force publique soiLentre les mains de l'Etat et des autorités quile représentent authentiquement.'Le 2 décembre, c'est chez nous une datehistorique: celle d'un coup d'Etat appuyé parles militaires, et qui a assassiné la second~République. Il n'appartient pas à l'armée defaire des coups d'Etat, même dans le cadred'une région. La France n'est pas une nationil. la merci des pronunciamentos et des cabalesd'état-major. .Dans aucune armée qui mérite ce beau nom,des faits comme ceux d'avant-hier ne sonttolérés. Nous sommes sûrs que les autoritésrépublicaines sauront punir de façon écla-


\-.COMMENTAIRE 49tante - et seulement sur les chefs seuls responsables- l'acte d'indiscipline commisavant-hier en notre ville. Tous les résistantsqui ont lutté pour l'indépendance nationaleet qui en savent le prix; tous les républicainsqut sont attachés à la légalité et aux droitssouverains de la Nation leur en sauront gré.


VILETTRE DE PROVINCE (1)'(13 janvier 1944)(extrait de Renaissances, nO Il, JUin 1944)(1) Rédigé il l'intention d'un graml quoticl1en, le tex,tc' ci-'dessous s'est Vil refusé pal la direction de ce journal, puis parîHusieurs autres périocliques d'orientatiOns diverses. Ce n'estque cinq mois plus tard que M. Godiveau, directeur' de Renaissances,a biell voulu af'''epter cIe le publier dans la " Tribul)8Libre » de sa revue.


Poitiers, le 13 Janvier 1945.Oe ne sont pas seulement les ponts coupésqui présentement allongent les distances entreParis et les provinces de France. Les périodesde changements rapides comme celle quenous vivons - où l'actualité surabonde -sont aussi bien celles où le provincial se sentparticulièrement emprunté, lorsqu'il lui fautécrire pour un public parisien. Car la penséedes habitants de la capitale et celle des autresFrançais ne progressent ·pas selon le mêmerythme, et ne se situent point au même plan.Le Parisien ressemble toujours plus onmoins au Rumelles dont M. Martin du Gardesquisse dans ses Thibault le savoureux portrait.Il vit d'actualité toute chaude. Les idées,les événements, les nouvel1es défilent en foule,n: toute vitesse, dans sa pensée. I1 a l'impressiond'avoir perdu sa journée, si le soir ilpense la même chose qu'il pensait déjà lematin. Les cerveaux de province ont un plussobre régime. Ici les aliments sont moinsabondants, moins variés, moins pimentés. Léprovincial rumine et digère. Il vit de l'acquitdes siècles, et des réflexions qu'il nourritpatiemment de cette substance. I1 ne redoutepas les vérités premières. Ce qu'il exprime,c'est presque exactement tout ce que le parisiensous-entend... ou néglige. Sa penséeest plus lente, plus profonde aussi sans doute;plus à l'abri des remous du vent.' Paris,


LETTRE DE PROVINCE 53.c'est la France fardée et pimpante des soirsde succès. La province, c'est la France chezelle, la France qui demeure, la France pourson mari.Il arrive au parisien de rêver comme lesautres. Mais dès le petit matin, l'agitation dela rue a tôt fait de dissiper son rêve. Le provincialignore cette rupture entre le jour etla nuit. Ses songes ne reflètent point la fatigue,ni l'impatience du refoulement, mais prolongentla pensée du jour. Et la pensée du jourreste pénétrée de ce que le sommeil a mûri.Or . donc moi aussi, durant la longue nuitde l'occupation, j'ai fait un rêve: que je m'envais conter selon qu'il m'en souvient.* **La France - faut-il le dire? - était délivrée.Tous les Français exultaient de la Républiquerestaurée. Avec les occupants expulsésdu· territoirè, partout les attitudes intellectuelles,les mœurs politiques et policières dunational-socialisme étaient chassées commel'on chasse un cauchemar. Avec les portraitsdu vieillard sinistre en un instant évanouis,tous les thèmes de la lénifiante idéologie deVichy s'étaient liquéfiés. On n'entendait plusles mots que l'odieuse propagande avait usés.Nul ne parlait plus de milices, ni de pénitencenationale, ni de communauté, ni derévolution du xxe siècle, ni d'une certainefaçon de famille, ou d'union, de service, d'espritde sacrifice, de chef, de jeunesse. L'idée


54 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESde la « France seule» semblait une farce prétentieuseet ridicule. Dans l'accueil enthousiastefait aux libérateurs alliés, la xénophobiematamoresque et rétrécissante des Français,CE: tenace complexe de supériorité dont ils sontparfois affligés, avaient définitivement somhré.De' nouveau nous regardions la mer,nous aimions ce qui vient de la mer. Nousvoulions le rayonnement de la France, nonson repli.Nous pensions, nous vivions à l'échelle dumonde. Le nationalisme à l'espagnole étaitdevenu personnage de guignol. Mais les Françaisavaient retrouvé leur patrie. Ils avaientretrouvé la fierté, et le sens du bonheur aumilieu des épreuves, et l'esprit frondeur; ilsavaient réappris à rire, à se moquer de bonnehumeur, à critiquer, à discuter, à jouer bravementet joyeusement le beau jeu des <strong>hommes</strong><strong>libres</strong>.* **Le C.N.R., après avoir déclenché et gagnél'insurrection nationale, avait installé au pouvoirle Gouvernement du général de Gaulle.En province, les Comités de Libération avaientmis en place Commissaires de la Républiqueet Préfets. Ceux-ci, d'après des listes brèves etlaborieusement préparées à l'avance, avaienttout de suite procédé à certaines .arrestations,à certaines suspensions de fonctionnaires. àcertains remaniements de municipalités qui


LETTRE DE PROVINCE 55s'avéraient nécessaires à l'ordre public, oumoralement indispensables. Mais dans la joiecontagieuse de la liberté retrouvée, on ne scrutaitpas trop le passé. Mieux que le tabac, lebonheur fait perdre la mémoire. La Franceavait autre chose à faire que remuer son lingesale. Lavé aux fontaines de la joie commune,il séchait au soleil de la liberté. On accueillaitles convertis sincères. On n'inquiétait pas lesrépublicains du lendemain, même non pourvusde cartes toutes neuves du Front National.On châtiait et l'on suspendait quand celaparaissait nécessaire pour préserver dans leprésent la sécurité de la République, dansl'avenir les fruits de la libération; mais jamaispour tirer vengeance des actes ou des attitudespassées. Ni même pour répondre à l'appeld'une prétendue justice absolue. Non plusqu'une valeur chrétienne - disait Illon rêve- la justice n'est une bonne recette de gouvernement.D'abord un large coup d'éponge,n'est-'ce pas la règle d'or de toutes les re~taurations?Les détentions arbitraires, la délationgénéralisée, les arrestations pour délits d'opinion,les aveux forcés, on en sortait! La Francebrûlait d'en finir avec la répression politique.Quelque part, au sud dl' la Loire, un commissairede la République avait hien toléré quelquesarrestations sans mandat, institué unecour martiale. Mais la foule avait manifestédevant la préfecture, comme jadis à la Bastille,accusant ce fonctionnaire de copier laGestapo, exigeant passionnément le respect


56 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESùes Droits de l'Homme. De l'épuration - untrès vilain mot pour qui sait l'histoire d'ily a cent trente ans - on ne faisait donc en. mon rêve que l'indispensable, et même sansdoute un peu moins. Et l'on n'en aimait pointparler.* **Le jour même de la constitution du Gouvernement,le Président du C.N.R., appelé àprendre possession d'un granù ministère,adressait à toute la Résistance une solennelledéclaration. Pour l'avoir apprise par cœuren mon rêve, .le la puis ici rapporter fidèlement:« Mes camarades, disait-il, vous avez »« montré à la face du monde que la France»« a gardé la passion de la Liberté. Nous »« avons rétabli la République: l'ihsurrec- »« tion nationale a atteint son but. Elle est »« terminée. Avec elle s'achève la mission »« sublime de la Résistance. A côté de la »« hiérarchie administrative et de celle des »« corps élus, il n'y a pas de place dans les »« institutions républicaines, pour une troi- »« sième hiérarchie de comités. .Te déclare »« dissous le C.N.R., les comités de libéra- »« tion, tous les mouvements au sein desquels»« nous avons lutté. Finie la clandestinité, la »« vie hors la loi: les résistants retournent à »« la légalité qu'ils ont restaurée. Non plus».« que le soldat victorieux qui revient de »« l'épreuve et du péril, nous n'avons d'au- »« tres droits civiques que ceux de tous nos »


LETTRE DE PROVINCE 57« concitoyens. Le pouvoir n'est pas une»« récompense. II appartient à qui est le plus »« capable de l'exercer, à -qui représente »« fidèlement la volonté de la nation e~ que »« les élections régulières désignent. Les qua- »« lités du conspirateur ne sont pas celles »« de l'homme de gouvernement. Aussi bien »« n'est-il pas dit que nous soyons destinés à »« conduire la politique française. Qu'im- »«porte'! Nous redevenons des citoyens»-« comme les autres, mais nous aurons»«à cœur de rester les meilleurs ci-»«toyens de la République. Mes ca-»« marades, demeurez dignes de la lutte»« que nous avons ensemble menée! Tr.a- »« vaillez à l'épanouissement des libertés );.«que vous avez restaurées! II s'agit»( maintenant de rendre à notre Pays une »« vie intense et riche, de refaire des partis, »« une presse, des cadres politiques. Dans »« son parti, dans son milieu, chacun de vous »« se souviendra de quel prix la Résistance »« a payé le rétablissement de la Républi- »« que. Alors, de tout son cœur, à sa place, »« il la servira. »* **Et dans mon rêve; aussitôt la France délivrée,des élections étaient organisées. Le voteapparaissait comme le symbole même de lalibération; spontanément, unanimement, lescitoyens mettaient toute leur ferveur patriotiqueà faciliter la révision rapide des listes


58 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESélectorales, l'organisation matérielle des camvagneset des scrutins. Les volontairesaffluaient pour oes besognes. Au loin, lesabsents souffraient sans doute de ne pouvoirparticiper au grand rite sacré de la République.Mais ils y associaient leurs pensées.Ils s'en réjouissaient avec les autres citoyens.Ils préféraient à coup sûr que la France fûtdotée d'assemblées mandatées par leurs amiset leurs épouses, plutôt que d'être gouvernéepar des comités sans mandat régulier. Il yavait des électiOl1s municipales, des électionscantonales. Et l'on élisait même une Chambredes Députés et un Sénat. Certains sans douteavaient réclamé une Constituante. ~lais onavait objecté que cela ne se saurait faireavant la paix, avant le retour des exilés. Ettoute la nation avait hâte d'être représentéepar des mandataires légaux. On avait encorefait remarquer qu'une Constituante, celasignifierait nécessairement, pendant un tempsindéterminé, le gouvernement d'une seuleAssemblée, en une période où plus que jamaisdeux Chambres apparaissent nécessaires àl'équilibre et à la stabilité politiques. Enfin,pour avoir tant souffert de qui l'avait violée,on s'était pris à retrouver quelque estime pournotre vieille Constitution. Elle était discrète,elle était brève, elle était souple. Nullemententêtée, elle se prêtait au besoin de bonnegrâoe à sa propre révision. Sans la violenterle moins du monde, on en pouvait faire ceque l'on voulait. A quoi bon la répudier? La


LÈTTRE DE PRoviNéE 59constitution, c'est ce qui demeure cependantque changent les lois et les <strong>hommes</strong>.Les rêves ont parfois d'étranges lacunes -ou peut-être la mémoire que nous en gardons.Il ne me souvient point du résultat desélections qui se déroulèrent alors. Je ne puisme rappeler quels partis s'affrontèrent, quelles. coalitions se formèrent, ni laquelle l'emporta.Je me revois seulement participant à plusieursréunions électorales. Les partis avaient desprogrammes précis et opposés, comme il convientà un peuple libre. Les aspects multiplesde l'opinion française apparaissaient au grandjour dans toute leur diversité, dans toute leurrichesse. Les discussions étaient ardentes. Certainsvoulait fonder la sécurité de la Francesur la force de l'armée française, et sur desalliances solides avec les voisins de l'Alle­Illagne. D'autres n'avaient confiance qu'en unesolide organisation mondiale de la sécuritécollective, fondée sur les principes de la paixindivisible. Tous les partis rendaient hommageà l'étonnante épopée du général deGaulle, et tous se montraient résolus à conserverau pays le bienfait d'une direction quiavait fourni ses preuves de lucidité, d'énergie,de chance. (


60 REDEVENIR DEs HOMMES LIBRESrevêtu des habits civils (si ce fut le jour de lalibération ou le jour de l'armistice, il ne m'ensouvient plus). On l'appelait « Monsieur lePrésident ». De chatouilleux dreyfusards n'eninsistaient pas moins pour que fussent davantageencore « civilisées» la figure et les attitudesdu chef du gouvernement. Il y avait lespartisans de la nouveauté, et ceux de la tra Jdition. Ceux qui voulaient profiter de la rupturecausée dans l'histoire de la France parla guerre et l'occupation pour faire table rasedu passé et repartir sur des bases nouvelles.Et ceux qui pensaient au contraire que la 'France avait besoin d'abord de rétablir seséqui<strong>libres</strong> fondamentaux. Les seconds - dontj'étais. en mon rêve - montraient en laRépublique l'héritière légitime de tout lepassé de la nation. La nouveauté - disaientils- n'implique pas le bouleversement. Uneconstitution de plus, des cadres inédits, deslois encore inouïes, ce n'est pas cela qui calmeraitnotre soif de nouveau. La vraie nouveautéest celle de la vie, celle des ~œUTS.Chaque printemps répète le préeédcnt; sanouveauté n'en est pas pour cela mojnsexquise, moins stimulante. Il n'est d'institutionsvraiment nouvelles que celles qui ledemeurent toujours.Toutes ces discussions - et d'autres queje tais ici (une lettre ne saurait se prolongeraut~nt qu'un rêve) - étaient menées vigoureusement,alertement, sérieusement. En politiquecomme ailleurs, les bons comptes font


LETTRE DE PROVINCE 61les bons amis. Mais beaucoup des candidatsqui s'affrontaient sur la tribune avaient hierlutté et risqué côte à côte dans la résistance.Ils savaient que certains buts ~eur étaientcommuns. Ils avaient appris à s'estimer réciproquement.Chacun respectait trop l'adversairepour recourir aux armes indignes: lechantage, la calomnie, la polémique personnelleavaient disparu des tribunes électorales.Et chacun respectait trop l'électeur pour éluderles gr~nds problèmes. Les partis repoussaientcette union mensongère et fallacieusequi nie les divergences et vide les programmespour y rallier par surprise le plus possible dedupes. Ils recherchaient celle qui naît chezdeux lutteurs loyaux d'une commune acceptationdes règles du jeu, d'un commun amourdu jeu. Et aussi d'un commun respect de "l'enjeu:il s'agissait' de la France.Les Français avaient compris que la critiqueest féconde, que l'opposition stimule etsoutient; qu'on n'aime vraiment que ce quel'on critique; que l'on ne critiquf' bien quece que l'on aime. Et je me souviens que lapresse étrangère émerveillée vantail à l'envice climat vigoureux et pur, ce climat deliberté, ce climat de vérité, ce climat de dignité,où renaissait la démocratie française.* **Dans mon rêve - je dois le dire aussi -la guerre européenne se terminait en 1944.La France fêtait Noël dans la paix recon-


62 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESquise, avec ses prisonniers, ses déportés, sesrequis. La Pologne retrouvait les frontièresqu'en 1939 nous nous sommes tous levés pourlui défendre contre une injuste agression. Unsénateur républicain des Etats-Unis avait bienproposé de la transporter en Argentine: maiscette idée trop ingénieuse avait rencontré plusde succès dans les cabarets de Montmartrequ'à l'<strong>Institut</strong> Gallup. La Charte de l'Atlantiqueprésidait au tracé de la carte du monde.L'Allemagne même, sous un gouvernementdémocratique et pacifique qu'elle avait acclamé,était en droit d'espérer pour le procheavenir un traitement honorable. L'effondrementdu monstre fasciste n'avait point privéle monde des grandes nations dont il' étaitissu, ni de leurs séculaires trésors de civilisation.Non, sans doute, mon rêve n'était point unprésage. Mon rêve n'était qu'un rêve. Et lesplus beaux rêves jamais ne seront si beauxque la plus décevante réalité. C'est dans l'histoire- où la Providence inscrit son vouloir- et non pas dans les rêves - qu'il est enivrantet qu'il est vrai de vivre. Mon rêve pourtant,bien des obscurs dé la Résistance - dutemps où la Résistance consistait à résisterau l'ascisme - ne l'ont-ils pas avec moi rêvé?Que ceux-là donc prennent patience: il n'estpas dit encore que mon rêve ait en tous pointsmenti.13 pnvier 1945.


VIIDILEMMES ECONOMIQUES(extrait du Monde, 15 février 1945) (1)(1) Ecrit 1" li', janvier 1\145.


On discute beaucoup de la répartition des.biens entre les classes sociales. Pour l'économisteun autre problème de répartition primesans doute celui-là: je veux dire lepartage du reve_nu entre la consommationet l'épargne - auquel correspond unpartage des facteurs productifs entre les industriesqui fabriquent des « commodities »et celles qui fabriquent des biens durables etde l'outillage.Les deux problèmes - en soi tout à faitdistincts - ne sont pas sans lien l'un avec;l'autre. Non seulement la modicité des revenusdu travail, mais encore des habitudessolidement enracinées - dont les assistantessociales méconnaissent à tort la valeur humaine- font que les ouvriers épargnent peu.Les salaires .sont presque intégralement dépenséspour des satisfactions immédiates. Lesprofits au contraire - et surtout les profitsdes sociétés - sont investis dans des proportionsconsidérables. Auto-financement, acquisitionde participations dans d'autres entreprises,placement par les actionnaires d'unepartie des dividendes distribués, autant decanaux par lesquels-le profit se trouve drainé,et ,qui tous convergent au même résultat:extension de l'outillage national au bénéficede la consommation future.Aussi bien, lorsque des patrons et' desouvriers s'assemblent autour d'un même tapis


DILEMMES ÉCONOMIQUES 65vert pour discuter d'une convention collective,le débat se présente-t-il aux yeux del'économiste comme un épisode du procès quisans cesse oppose les intérêts de l'avenir àceux du présent.Pendant les trois premiers quarts du dixneUVlemesiècle, l'Angleterre d'abord, la_ France ensuite 0111 affamé leur classe ouvrière:seule une gigantesque exploitation dutravail a permis l'accumulation des capitauxqui ont construit les chemins de fer, créé lagrande industrie de l'Europe occidentale. Etsi, . plus tard, la condition des masses a puêtre relevée, c'est grâce à l'extension de laproduction, fruit de cet équipement formidable.Il fallait que deux générations d'ouvriersfussent réduites à la misère (à quellemisère, Engels et Villermé nous l'ont conté!)avant qu'un bond pût être fait hors du cercleinfernal de la loi d'airain des salaires. Lesouvriers en 1936 buvaient avec nous tous lasueur de leurs arrière-grands-pères.Le régime juridique de la propriété et del'entreprise ne change ici pas grand'chose àl'affaire. Lorsque,' à partir du premier planquinquennal, la Russie elle aussi s'est industrialisée,l'Etat soviétique a procédé commeles bourgeois de la monarchie de juillet: il aréduit dans de cruelles proportions, pendant·des années, le pouvoir d'achat des masses, afinde consacrer la majeure partie des facteursproductifs à la constitution d'un outillage.Dans ces « bilans» de toutes sortes qui cons-


66 REDEVENIR DES HOMMES LIBREStituent la pièce maîtresse de la comptabilitésoviétique, il y a place pour une «plusvalue». Et non pas une modeste place.Ou le bien-être actuel, ou le progrès économique:il faut choisir. Partout et toujours,l'équipement d'une économie nationale postuleune contraction de la consommation présente:c'est-à-dire -- car statistiquement c'estcelle-là qui importe - de la consommationdes masses. Au huitième siècle avant notreère, déj à le prophète Amos reprochait auxrkhes de Samarie d'avoir bâti leurs maisonsavec le b~é du pauvre. Jamais maisons furentellesédifiées autrement '!Dans ce conflit essentiel du présent et del'avenir, les masochistes et les vertueux inclinerontsans doute a prendre systématiquemenlle second parti. Nous leur laisserons cetteoption simpliste. Le présent aussi a ses droits.Le présent est présentement plus réel, il estplus humain que l'avenir. Parmi les innombrablesinstants de l'histoire, l'instant présentest notre prochain. La maxime du pêcheur deLa Fontaine, la carpe diem d'~orace oud'André Gide rejoignent à leur façon le Sermonsur la Montagne. On n'a pas le droit desacrifier le présent à l'avenir, all delà de certaineslimites. Et d'ailleurs, dans les conditionstechniques et psychologiques de l'économiemoderne, une main-d'œuvre trop malpayee, un niveau de vie trop bas dans l'ensembled'une nation fermeraient à son avenirmême les chemins de la grandeur.


DILEMMES ÉCONOMIQUES 67Pourtant le dilemme est inéluctable. Etl'avenir - après une guerre qui a détruit,dans l'Occident européen, une grande partiedes richesses antérieurement accumulées -aura, n'en doutons pas, d'imlnenses exigences,La conscience en est poignante pour l'économistequi, chaque jour,· doit écouter dcs discourset lire des journaux où sont prodiguéesaux masses des promesses presque aussi intenables,sans doute, que légitimes.Un moyen s'offre pourtant de sortir de l'impasse.Un pays dans l'histoire s'est édifié unegigantesque industrie sans recourir à la cruelleexploitation du travail dont les autres payè­J'ent la leur. Ce sont les Etats-Unis. Et c'estIlussi bien que l'industrialisation des Etats­Unis ne fut pas initialement le fruit de l'épargneaméricaine, mais l'œuvre du capital européen.La pompe avait été amorcée en Angleterre,non sans douleur: les Etats-Unis en ontprofité. Aujourd'hui, la situation se trouverenversée. Les capitaux américains nous permettront-ilsde reconstruire nos chemins defer, nos ports, nos industries sans imposer àla. consommation nationale de trop lourds sacrifices?D'aucuns redoutent cette solution. Ils craignentque l'invasion massive de capitauxd'outre-Atlantique ne transforme les nationsd'Europe en nations prolétaires, et ne porteatteinte à leur indépendance. Au dilemme:misere actuelle ou médiocrité dllrable, se


68 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESsubstituerait alors un second dilemme: misèreou dépendance.Il appartient à l'économiste de pos'er ledilemme, non de le trancher. Mais il lui estpermis d'insinuer que l'amour-propre nationalest souvent mauvais conseiller en matièreéconomique. Et qu'avec des alliés dont la traditionreste libérale, il doit bien être possiblede concilier le financement par-dessus l'Océande la reconstruction française avec ce que -non plus en fait qu'en droit - nous ne sau··rions aliéner d~ nos libertés nationales.


VIIIPOINT A LA LIGNEOU PARENTHESE? (1)(extrait du Monde du 31 mars 1945)(1) Ecrit le 23 janvier 1945, l'essai qu'on va lire a été publtépar le Monde le 31 mars, en même temps que l'Intéressanteréponse que l'on trouvera cl-dessous, de M. Léo HAMON; auquelJe tiens à exprimer Ici ma vive et sympathique gratitude pOUl'l'autorisation qu'Il a bien voulu m'accorder de la reproduire.D. V.


Lorsque les remous de l'histoire se font partrop violents, alors celui-là devient enviabh~qui sait tenir ferme encore le gouvernail deson esprit. Il serait vain ,sans doute de prétendredès à présent prophétiser notre époqueselon que la verront les siècles à venir. MaisJ{' m'efforce parfois à penser des choses tellesque je les puisse penser dans dix ans encore.Cela même, peut-être, est présomption?Quelles sont au juste les dimensions historiquesde la guerre actuelle, et si l'on veut denotre guerre de trente ans? Quel volume représententles traditions et les institutions qu'elleaura consumées, et celles qui surgiront desruines qu'eHe accumule? Apparaîtra-t-elle enfin de compte comme une rupture entre deuxères, ou bien comme une simple déviationaccidentelle, sans effet durable sur le sens nisur le régime du courant historique? Un pointà la ligne, après quoi commence un nouveauchapitre de l'histoire? Ou bien une simpleparenthèse, qui se fermera cômme elle s'estouverte, - et la même phrase reprendraqu'elle avait interrompue? A toutes ces questions,les plans d'avenir dont nous faisonsdébauche comportent une réponse implicite,sinon toujours consciente.En France surtout, il semble qu'aujflurd'huidomine une interprétation tout eschatologiquedes événements actuels. Ils seraien t l'ultimesymptôme d'une crise totale de la civilisation.


POINT A LA LIGNE OU PARENTHÈSE? 71Us consommeraient la fin d'un monde. Ausens précis et plein d'un terme de nos joursfort galvaudé, notre guerre serait une révolution.Voici quinze ans - nous dit-on - que lacrise a provoqué les premières grandes mesuresd'économie dirigée. La guerre les a partoutmultipliées, d'une cadence accélérée. Ellessont l'ébauche de l'économie socialiste de demain.Ce gigantesque développement de l'Etatqu'entraînent dans tous les pays - quelle quesoit leur philosophie officielle - les exigencesde la guerre totale, comment n'emporterait-ilpas définitivement le régime capitaliste, dontle jeu déjà se trouvait complètement faussépar l'emprise moderne de la publicité demasse sur les consommateurs, par l'extensiondes monopoles du côté de la production? Surle plan social, les anciennes classes dirigeantessont d'ores et déjà déchues. Après les dépréciationsmonétaires des trente dernières années,les mesures de ·confiscation qu'imposentles charges financières de la guerre actuelleportent le dernier coup à la fortune privée.Une société nouvelle est en train de se faconner,où le talent seul et la valeur person~ellefonderont les hiérarchies humaines: une sociétésans classe qui s'élabore sous nos yeuxdans la résistance et dans les tranchées. - Passonsau politique: le développement du pouvoirprésidentiel aux Etats-Unis, l'accroissementuniversel des prérogatives de l'exécutif(amorcé chez nous dès avant la guerre par unconstant recours aux décrets-lois), n'est-ce


72 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESpas la preuve que la démocratie parlementairea vécu? - Enfin les superstructures intellectuelleset morales ne sont pas moins atteintes.Au bouleversement des cadres correspond unrenversement des valeurs. L'individualisme,l'intellectualisme, le rationalisme, l'empirisme,l'esthétisme, tout cela qui nous venait de laRenaissance, de la Révolution française, dela philosophie anglaise du dix-neuvième siècle,tout cela aussi a fait son temps. Partout,un homme nouveau s'avance: activiste, volontariste,social, « communautaire ».* **Ainsi parlent de nombreux Français, qui nesont pas tous d'inspiratioIlt marxiste,et nes'imaginent pas davantage hitlériens. Je lescroirais plutôt en proie à cette illusion d'optiquequi démesurément grossit à nos yeux lesplus proches événements. Et sans doute cetteguerre a fait plus de ruines qu'aucune autreavant elle. Avec tous les moyens modernes,peut-être ne faudra-t-il pas cinq ans pour lesrelever. Et je nI'entends pas seulement lesruines matérielles. De beaucoup de notions,de cadres, de mécanismes so.ciaux, la guerrepourrait n'avoir que suspendu le cours. Elflans doute maint pays se réveillera-t-il avecune balance des comptes de structure fortdifférente de celle d'avant guerre. La réparfitiondes nations en débitrices et créditricesne sera plus la même. L'hégémonie, qui reste


POINT A LA LIGNE OU PARENTHÈSE? 73l'apanage de l'hémisphère nord, aura glissévers les extrêmes longitudinaux. Mais est-ceà dire que les structures économiques, sociales,mentales, seront pour autant bouleversées?L'économie dirigée, ce n'est après tout rienautre que la mobilisation économique, corollairemoderne inséparable de la mobilisationmilitaire. Qui ne sourit à présent de la tropcélèbre formule: « La mobilisation n'est pasla guerre »? Et vous prétendez que la paixne sera pas la démobilisation? L'économieplanifiée convenait à merveille pour la préparationde la guerre, c'est-à-dire pour la fabricationmassive d'un nombre en somme réduitd'en~ns de combat, sur la commande d'uneautorité militaire unique. seule maîtresse deses décisions. Une telle tâche posait des problèmestechniques plutôt qu'économiques àproprement parler. I.e m~me système pourrat-ilconserver les m~mes vertus. lorsqu'ils'a~ra de répondre aux goûts infinimentdivers - et mobiles - d'une multitude deconsommateurs ? L'actuelle confusion desclasses sociales ne tient-elle pas pour unelarge part à l'uniforme? Survivra-t-eIle auretour des citoyens à leur profession normale?Rappelez-vous le mélancolique Bellevillede Robert Garric! Quant à l'évolutionprésente des pratiques constitutionnelles, elleest liée sans doute pour une part non négligeableà cette simplification à l'extrême desfins politiques qu'entraînent les hostilités.Alors toute la politique, comme le disait Clc-


74 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESmenceau, consiste à faire la guerre, et fairela guerre à la gagner. Il n'en sera pas toujoursainsi. Et renaîtront alors des discussions departis, c'est-à-dire une vie politique plus intenseet plus riche, pour le plus grand épanouissementde la nation. Enfin tout porte àcroire que sur le plan intellectuel et moralaussi - sous peu d'années peut-être - nousverrons refleurir un nouvel individualisme,une littérature de la vie privée, l'art pourl'art: tout cela que furent le romantisme etle parnasse après les guerres napoléoniennes,Proust et Gide pour la génération d'après1918. Déjà M. Sartre (1) peut-être annoncecette réaction, après l'explosion de volontarismecollectif que la guerre déchaîna.Et sans doute, le monde est en marche. Il·existe des courants historiques de longuedurée, que la guerre n'a fait que dévier, accélérerou brouiller. Il nous appartient de lesdégager, afin d'accorder nos perspectives et110S initiatives avec le destin, auquel on necommande qu'à condition de lui obéir d'abord.Mais quoi? Notre civilisation millénaire avu se dresser contre elle un ennemi qui voulaitrompre avec toutes ses valeurs. La victoireest maintenant acquise aux nations qui défend.entsa continuité. Que la guerre - qui pourtous a les mêmes exigences - ait rapprochénos structures de celles que depuis des annéesl'ennemi avait adoptées pour la préparer, il(Il LYote rll' [" III'és/'ul,> ,'liilili1/1, nl'plli, lOI'S, \1. Sarlrf' a ('('J'i!sa (, JlJ'p.'wnfrrfinn )) flans le n(> 1 des Temps .1lorlernes ...


POINJ: A U. LIGNE OU PARENTHÈSE? 75n'y a rien là qui doive abuser quiconque a lul'admirable Espoir d'And-ré Malraux. Maisnotre cause en ce conflit - ce sont les événementsqui l'ont voulu - est conservatrice auplus noble sens de ce mot. Ne l'allons point. méconnaître, au moment même où tant desacrifices nous permettent enfin de la fairetriompher.Les plus vives douleurs ne sont pas toujourscelles de la dernière heure, et non plus cellesde l'enfantement. Il arrive parfois qu'unefemme crie qu'elle va mourir cependant qu'onlui arrache une dent. Ainsi ferait peut-être lacivilisation individualiste et libérale, si lechoc tragique qu'elle subit aujourd'hui laprenait à désespérer de son avenir.


REPONSE DE M. LÉo HAMONC'EST BIEN UN COMMENCEMENTAvec un souci d'objectivité dont je le remercie,le Monde me demande d'exposer dans sescolonnes des vues qui ne sont sans doute pasvelles de tous ses lecteurs.Ma tâche est malaisée, après ['article siingénieux - et si élégant - de M. DanielVilley.Très loyalement, celui-ci rappelle quelquesunsdes arguments de la thèse qu'il combat etqui resM la nôtre. Il y voit le fait d'une « interprétationeschatologique des événements actuels» : nous aurions tort d'imaginer la find'un monde là où il n'y a qu'une crise.Mais le caractère eschatologique d'une interprétationn'est pas toujours un gage d'erreur.Georges Sorel, en cela bon historien et bonpsychologue, avait revonnu la puissance etl'influence de ce sentiment dans la rapiditéavec laquelle le Christianisme s'était propagédans le monde antique. Ceux qui, alors, res­.~entaient la profondeur du mal ont cru en lafoi nouvelle. Par un mouvement d'esprit comparable,ceux qui ressentent la profondeur dumal dans la société présente croient la doctrinequi leur enseigne la fin d'un état mau-


78 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESvais, sa subversion totale. A certaines périodes,r eschatologie, la volonté de voir finir Illlmonde, est une force, ce qui fait de la prédicationde cette foi une vérité et non llne erreur.Certes, ceux qui sont mêlés à des événementstragiques ont de la peine à' imaginerqu'ils ne soient que transitoires. Certes n'imitonspas.la femme qui, sur le fauteuil du dentiste,crie qu'elle va mourir. Mais n'imitonspas non plus - ce serait plus grave encore­Félix qui dans la foi de Polyellcte ne voyaitqu'engouement passager.Les masses, elles, en tous cas, - il faut lecomprendre, - apporteront toujours à' leur foisoC'ialiste autre chose qu'un engouement passager.Cal' ce nouvel individualisme, cette littératurede la vie privée, c~t art pour l'art, toutce qui fut Lamartine, Leconte de Lisle, Proustet Gide, ces raffinements de notre civilisation,il ne s'agit pas pour les foules d'y revenircomme si elles en avaient jamais bénéficié;et le problème posé, qui est celui de leur accessionà ce qui leur fut refusé, est précisémentun problème nouveau qui ne se résoudrapas par le retour à UII passé qui ne l'a pliSconnu.Cette civilisation, dont on nous dit que lescaractéristiques vont revenir, elle n'a été, enréalité, qu'une pellicule posée sur une grandeeau; seules les ondes supérieures pouvaients'en imprégner. Or, la guerre et ses brw,sagesformidables de masses, ces millions d' <strong>hommes</strong>


RÉPONSE DE M. LÉO HAMON 79et de femmes poussés à la vie industrielle, auxarmées, déplacés de nation à nation par ladéportation ou la mobilisation, exhortés parla radio, croit-on que tout cela acceptera deredevenir une eau dormante, afin que la pelliculepuisse se reconstituer sans fêlure?Qu'on le regrette ou qu'on s'en réjouisse,l'ere des masses, une fois ouverte, ne sauraitêtre abolie, et le probleme, pour la civilisationfrançaise, n'est pas de limiter l'effet de la loidu nombre, de tricher avec elle, mais de faireen sorte que la pellicule impregne l'eau toutentiere, de faire une civilisation qui conserveses traits traditionnels en étendant leur bénéficeli ceux qui l'ignoraient.On n'échappera pas à cette exigence nouvelle·des masses, dont l'éveil Il' pst 1)(IS llllincident sans lendemain.De même que le libéralisme est rendu caducpar les masses humaines qu'il s'agit li présentde satisfaire, il est dépassé par les forces matériellesqu'il s'agit d'ordonner.Défendons-nous, certes, de croire définitifl'événement du jour, mais ne ne~ligeons pas,non plus, d'expliquer cet événement: en ayantdiscerné les causes, nous reconnaîtrons ce quiest irréversible.« L'économie de guerre, ce n'est qu'uneforme de la mobilisation », dit M. Villey. Sansdoute; mais il reste li se demander c'e qui (/suscité la guerre, et toutes les crises (dont laguerre n'est que l'aspect extrême) qui agitent


80 REDEVENIR DES HOMMES LIBRES-le monde depuis le débllt de ce siècle. N'est-cepas, précisément, une production qui n'avaitpas attendu d'étre mobilisée. pour élre immense,et pour dépasser les capacités de directionde ceux à qui elle était confiée?« Le capitalisme est condamné, disait KarlMarx, parce qu'il y a désormais contradictionentre les conditions économiques et techniquesde la production et le régime juridique de lapropriété ~. Le temps écoulé - un siècle bientôt- a confirmé et non estompé le principede cette condamnation.Ces forces immenses que le capitalisme a Slléveiller, - qui permettent justement, commele note M. Villey, de réparer en quatre ou cinqans les ruines de toute une guerre, - des ·intérêtsprivés ne peuvent plus être seuls à· lesconduire.Entre les forces suscitées et la capacité desindividus-personnes privées pour les dirigeret les employer la disproportion est chronique- et si le capitalisme continuait soncycle de puissance accrue sans pouvoir établirllne relation entre moyens et besoins, entre laproduction et la consommation, entre les productionsnationales et les marchés devenllsinternationaux, il nous conduirait à d'autresdésqstresl« Lt! monde élargi demande un complémentd'âme », disait Bergson. Le socialisme; c'estun peu cette âme qu'il s;agit de donner allmonde, pui~que c'est la disoipline de l'esprit


RÉPONSE DE M. LÉO HAMON 81imprimée à la direction et li' la répartition defa matière.Le déséquilibre chronique du capitali.~me -si ce régime était maintenu - n'est du restepas seul en callse : il faut aussi parler, aprèsM. Villey, de cette tension des énergies quiserait liée à la guerre et ne lui survivrait pas.Apres la tâche de destruction de l'ennemi,viendra celle de la reconstruction. Croit-onqu'elle exige un moindre effort? Après lareconstruction des ruines viendront le rééqui.pement de la France, la création d'une grandeindustrie nécessaire à notre pays pour êtrelibre, la construction pour tous de logementsdignes de notre civilisation, favorable.~ li' llnenatalité accrue, la mise en valellr de notreempire colonial 'et, par le livre, le v~tement,le mobilier, la satisfaction de besoins toujour.~plus élevés chez ceux qzzi commencent seulementd'en concevoir la possibilité. Quand onfabriqllera moins de canons, on imprimeradavantage de livres, cela n'impliquera pa.~nécessairement une moindre tension dp.'1pnergies.Le chemin de la grandellr, pour une nation,n'est .famais celui dll moindre effort, de ladétente. Une nation qui veut ~tre grande, qllidoit l' ~tre pOlir donner tOlite sa force au messagede .~a cilJl7isation, reste tOll.follrs mobilisée: non plllS. espérons-le, pOllr dp,,~ œlwrp.'Ide mort, mais pOlir llne œllvre de lJie.En ce sens, la paix ne sera pas la démobilisation.Assllrément, l'économie plan if Me devra


82 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESse transformer quand il faudra non plus habillerdes populations avec des uniformes, maissatisfaire à la variété de ses modes," et il fau- •dra certes dépasser les formules actllelles deplanification. Mais ce ne sera pas pOllr revenirà un libéralisme qui n'a jamais eu à résolldre .- et qlli ne s'est jamais posé -le problemede l'accession de tous à la richesse, à la variété.All cours de l'autre gllerre, Vandervelde,pOllr défendre le socialisme contre l'argumentqu'on tirait déjà des inconvénients de l'étatisme,intitulait son plaidoyer: « Le socialismecontre l'Etat ».Le socialisme sllbsistera ou plutôt se fera,et en servant tout cela «qui nous venaitde la Renaissance, de la Révolution française,de la philosophie anglaise du XIX- siecle »,que M. Villey a tort de lier all libéralisme:parce que le libéralisme, s'il en a permis l'apparition,n'en a pas assuré la véritable réalisation.Non, devant les événements formidablesalIxquels nOlIS assistons, qui reqlIierent denOllS tOlIte notre tension, tOlIte notre capacitéd'invention, ne nous mettons pas dans la débilitantedisposition psychologiqlle d'attendreune démobilisation qui ne viendra pas, pourrevenir à un passé qui ne renaîtra pas," maisretenons to.zzt ce qui est apparu· de nouveallpOlIr savoir, demain, l'adapter à des exigencesanciennes peut-être dans leur esprit, mais nOllvellesdans leur universalité.


RÉPONSE DE M. LÉO HAMON 83Parenthèse ou point à la ligne? demandez··vous.Ni l'un ni l'autre, mais, pour nous en teniraux métaphores typographiques: initialegrande majuscule, tracée d'Hne écriture tOUT··mentée - où le sang se mêle à l'encre _ ..d'une phrase nouvelle que nous ferons forte,pacifique et riche à la fois.Léo HAMON,


IXSTRATIGRAPHIEDE LARESISTANCE(extrait du Monde. 28 avril 1945) (1)(1) Eerit. le 29 mars 191",


A qui me demanderait de définir l'idéologiede la Résistance française, volontiers je répondraisavec Renan qu'il se faut par-dessus toutgarder de prétendre résoudre philosophiquementce que l'histoire seule éclaire.La Résistance s'est formée en quatre ans,comme le sol de France au long de dizainesde millénaires, par une série de soulèvements,de dépôts, d'éruptions alternés.Il y eut d'.apord les couches primitives. Legranit. La Bretagne taciturne et fidèle. Et cesprovinces de la France qui souvent votaientà droite, mais qui étaient républicaines, jusqu'auxos: la Normandie, la Lorraine, leslecteurs de l'Aube et de l'Epoque. Et tant demilieux universitaires, syndicalistes, socialistes.Voilà les fossiles caractéristiques de l'èreprimaire de la Résistance! Ceux-là, qui jamaisne se sont posé la question, à qui jamais n'atraversé l'esprit que ,la France se pût séparerde ses alliés au plus tragique de la bataille, nique les Français pussent vivre sans la libertéet sans la République. Ils étaient gaullistesavant que de Gaulle eût apposé sur les mursde Londres ses affiches historiques, vengeressesde l'honneur français; ils le resteraientquand de Gaulle lui-même cesserait de l'être.Ils ont salué en de Gaulle le chef qui s'est misà leur tête, mais qui ne les a pas précédés. Ilsl'aiment et l'admirent en <strong>hommes</strong> <strong>libres</strong> qu'ilsn'ont jamais cessé d'être. Ils sont ses contemporains,ses pairs. Erodées par la lutte et la


STRATIGRAPHIE DE LA RÉSISTANCE 87déportation, recouvertes d'autres terres plusluxuriantes, ces premières couches de résistantsn'émergent aujourd'hui que rarement.Sur elles reposent toutes les autres, toute laterre de France ...n y eut ensuite une longue époque, déjàlointaine, pendant laquelle lentement se déposèrentd'abondants sédiments marins. Ebranléspar la tempête, un moment ces Françaisavaient été bercés aux vagues doucereuses del'éloquence maréchaline. Mais petit à petit lepoids de leurs vieilles rancunes anti-allemandes,celui de leurs traditions de liberté leuront fait toucher de nouveau le sol de la patrie.Tantôt l'entrevue de Montoire, tantôt les entretiensDarlan-Hitler de Berchtesgaden, tantôttelle ou telle déclaration vichyssoise qui les aheurtés, ont joué pour eux le rôle du grainde sable supplémentaire qui fait pencher labalance de l'autre côté. Parfois ils ont essayéquelque temps d'être pour Leahy afin de n'êtrepas pour Churchill, puis pour Giraud afin den'être pas pour de Gaulle ... Mais tous, aprèsquelque flottement, trouvaient peu à peu ledroit chemin, et s'y engageaient résolument.Et cependant que de tous côtés affluaient ainsiles ralliements individuels, un bloc immensese détachait, qui venait de tout son poids renforcerla Résistance: le parti communiste,avec la force que lui donnent ses effectifsconsidérables, ses ·liaisons avec nos alliés,sonorganisation intacte, sa discipline stricte, lesimmenses générosités dont il dispose.


88 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESNovembre 1942. Le débarquement en Afriquedu Nord, l'invasion de la zone de Vichypar les forces allemandes, les réquisitionsmassives de main-d'œuvre déchirent brusquementtous les voiles. C'est alors la grandepoussée alpestre. Le résistant tertiaire, je levois volontiers jeune, généreux, de caractèreentier .. 11 a toujours détesté l'occupant, maissa haine du national-socialisme est teintéed'inconsciente admiration. Souvent il s'estd'abord donné sans réserve à la « révolutionnationale ». Il a été l'élève enthousiaste deses écoles 'de cadres, de ses chantiers. Elle l'adéçu, parce qu'il a l'âme française, et parcequ'à ses yeux elle ressemblait trop à la troisièmeRépublique, qu'il méprise par-dessustout. Il attend maintenant de la Résistance cevigoureux coup d.e balai,ces constructionsaudacieuses et nouvelles que Vichy ne pouvaitd.onner à la F:rance. Il aime son pays,mais plus encore professe le nationalisme. Ilse dit républicain, mais il ne tressaille qu'au .mot de révolution. Il est l'homme de la « révolutiondu vingtième siècle ». Anticapitaliste,anti-intellectualiste, antiformaliste, antibourgeois,il ressent 'quelque gêne à se dire démocrate.Il est violent, et parfois affecte lecynisme: mais la clarté de son regard rassurevite. Il a l'idéologie du chef: totalement,-iladopte de Gaulle. Désormais ce sera lui, ceseront ses maîtres à penser et à combatt:re,qui formeront avec les cohortes communistes


STRATIGRAPHIE DE LA RÉSISTANCE 89en plein essor, l'avant-garde active de laRésistance.Cependant voici que l'approche du succès,le succès lui-même drainent vers la Résistancetoutes les foules françaises, et celles-là mêmequi, sans trop savoir ce qu'elles faisaient,acclamaient encore Pétain au printemps dernier.Pour ces tard-venus, la Résistance commencequand elle finit, c'est-à-dire ·quandelletriomphe. Vous trouverez là des loyalistessystématiques et des démagogues surenchéristes,des don Juan de la pensée politique,des dilettantes, des opportunistes, des lâches,ries légions d'excellents Français, des intri·gl;mts, des évêques, des techniciens, des moutons,des académiciens, et beaucoup de consciencesà demi tranquilles. La Résistance estdevenue la grande blanchisseuse. De partouton y vient chercher l'oubli. Ces limons quaternairessont mêlés, mais abondants et fertiles.Après tout le Maître de la vigne n'estpas moins sage que généreux, qui confondavec tous les autres les ouvriers de la dernièreheure. Ainsi seulement la Résistance peutaccomplir sa raison d'être: s'identifier avecla France. Seulement l'ère quaternaire ne déposepas que des limons. On y voit aussi surg-irdes volcans, dont les plus récents ne sont pointles plus inoffensifs ...Toute parabole s'alourdit à la longue. Arrêtonsici la nôtre. Elle voulait suggérer commentil s'est fait qu'il y a aujourd'hui deuxpôles idéologiques de la Résistance. Pour les


90 REDEVENIR DES HOMMES LIBRËSuns, elle exprime une fidélité, pour les autresune rupture. La libération pour les uns signifieavant toot restauration, pour les autresrévolution. Ci gît le malaise de la Résistance.Malaise philosophique à tout prendre, et(lue peut-être guérirait une légère dose d'histoire.Car aussi bien ne -sont-ce point ceux-Iiiqui se vantent de n'avoir rien appris et denoublié qui réussissent les restaurations. Et lesrévoluti.ons avortent, qui ne savent être sag~sassez pour consoIider plu's qu'elles n'innovent.


xPAMPHLET CONTRE L'IDEOLOGIEDES REFORMES DE STRUCTURE(extrait des Cahiers Politiques, nO. Il,juin 1945) (1)(1) On lira cl-dessous le texte Intégral Ge ce Pamphlet, ycompris certains passages Inédits, que nous avions dtl sup-0'lmer dans la version donnée aux Cahiers Politique" pourn'abuser point à l'excès de l'hospitalité d~jà si libérale que cetterevue voulait bien nous accorder. Toutes les notes figuraientclans la l·érlaction originale.


••• 011 n'aime vraiment que ce que ~'oncritique; on ne critique bien que ce quel'on aime ...S'il sufl'isait, pour qu'un pays fût libre,que chaque citoyen y pût penser ce qu'il croitjuste et publier ce qu'il pense sincèrementsans flairer devant lui le censeur ni le gendarmederrière, la France d'ores et déjà auraitrecouvré la liberté. Mais l'abolition des délitsd'opinion n'est qu'une condition préliminairede la liberté. A quoi sert d'abattre des barrièresjuridiques, si ce n'est pour les franchir?Notre régime est de nouveau libéral; sommesnouspour cela redevenus des <strong>hommes</strong> <strong>libres</strong>?Il y a beaucoup de choses encore que nousn'osons pas penser; d'autres que nous pensons,mais que nous n'écrivons pas, que nous nelisons nulle part. Il y a des secteurs entiersde l'opinion française qui n'ont pas d'expressionpublique. Ce n'est la faute ni du régime,ni du gouvernement; c'est la nôtre, à nous quin'usons point des moyens qu'ils nous offrent.Connaissez-vous actuellement un parti politique,un journal français qui se dise hostileaux réformes de structure '! D'un bout à l'autrede l'éventail politique, c'est à qui mangera du« trust» avec le plus de voracité, à qui manifesterale plus d'empressement pour la « révolutionéconomique». Certains mouvementsissus des milieux de droite, comme l'OrganisationCivile et Militaire, n'affichent ici ni


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 93moins d'intransigeance, ni moins de précipitationque les socialistes et les communistes.Les catholiques - dont beaucoup viennentseulement de découvrir que le capitalismen'était pas une conséquence inéluctable dudogme trinitaire - se hâtent aujourd'huide déduire du Sermon sur la Montagnela nationalisation de l'électricité. Le C.N.R.,où sont représentés tous les partis politiqueset mouvements français de Résistance, afficheen la matière une ostentatoire unanimité.Les « réformes de structure » économiquessont inscrites à son,programme commun: entermes mesurés sans doute et volontairementsobres, mais non point équivoques. Et quiconquese permet de confesser quelque s.cepticisme,de formuler des réserves, de poser de!'questions, ou seulement de demander un peude temps pour réfléchir, - risque fort de voirmettre en doute l'authenticité de ses sentimentsrésistants.Cette situation ne laisse point d'apparaîtreparadoxale, pour peu que l'on se remémorel'histoire idéologique de l'Europe occidentaleau cours des dix années qui précédèrent leprésent conflit. La crise de 1929, par son ampleuret surtout par sa durée, il rendu uneacuité toute nouvelle au vieux problème durégime économique. Les publicistes - plussouvent à vrai dire que les économistes -l'ont en grand nombre interprétée commeune «crise de structure », par oppositionaux crises cycliques de type classique, dites


94 REDEVENIR DES HOMMES LIBRES« crises de conjoncture ». Dès lors, l'idée des«réformes de structure ,» a commencé defaire son chemin. D'abord dans l'inconscientde la vie politique; en tous cas en marge descadres établis. On ne saurait prétendre qu'aucunparti s'en soit fait plus spécialementle champion. Dans chacune des formationsqui constituaient alors l'échiquier politiquefrançais, il y avait une aile aux allures jeuneset novatrices, qui pensait en termes de struc,­tures, et prétendait substituer de toutes piècesau capitalisme un nouveau régime économique.Cependant que derrière les vieux routierset les officiels, une masse ordinairement plusnombreuse, moins dynamique, mais plus riched'expérience politique, se montrait rebelle àl'esprit de système, et, soucieuse du réel plusque du logique, demeurait relativement opportunisteet empiriste.Pour les pr·emiers, la politique est touteentière dominée par le problème économique,et le problème économique par celui durégime. Ils entendent radicalement changerles cadres, faire table rase de ce qui existe,reconstruire selon des normes rationnelles.A ces mécanismes du marché qui n'ont pointpréservé l'équilibre soi-disant automatique dela production et de la consommation, à cesgroupements capitalistes qui ont commencépar follement surinvestir pour pratiquer ensuitele malthusianisme économique, ils substituerontune machine artificielle, des institutionsnouvelles soustraites à la loi du profit.


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 95centralisées, autoritaires. Peut-être même unplan de production.Les seconds sont des politiques. Ils sontconscients des complexes interférences quirelient la vie économique à toutes les formesde la vie publique; à la psychologie des individuset des classes sociales, aux relationsinternationales. Ils ne se font pas les agentsdu laissez-faire, mais ils entendent ne rienbrusquer. On ne fabrique pas les structures,disent-ils: elles sont et se font sans cesse. Cen'est pas en bouleversant les cadres que nouspourrons conjurer la crise. Les cadres épousentseulement les formes de Ce qu'ils contiennent.C'est sur le contenu, c'est sur la vieéconomique même que nous voulons agir.Mais prudemment et à bon escient, en souplesse,et d'abord par un savant et discretmaniement des armes dont nous disposons:politique monétaire, politique du taux de l'intérêt,politique douanière, politique du change,politique fiscale, travaux publics (1). Puis nouscréerons des armes nouvelles si le besoin s'en_ fait sentir. Nous ferons sans arrière-penséetout ce qu'imposera la situation, sans redouterla hardiesse, sans non plus la rechercher pourelle-même. Nous verrons bien ensuite en quoiles structures s'en trouveront modifiées.Telles sont les deux attitudes. D'un côté,r « interventionnisme de structure »; de(1) TCJout cela que M. NOYELLE appelle les « moyens IndIrects ".CH. NOYELLE, Rét'olution politique et Révolution économil/Ilp.SIrey, t 9~5,)7


96 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESl'autre, l' « interventionnisme de fonctionnement».Et c'étaient moins deux programmesqui s'opposaient là que deux mentalités, deuxtempéraments intellectuels. D'un côté les conceptuels,et de l'autre les réalistes (au sensmoderne et non point scolastique du mot).D'un côté les architectes, de l'autre les médecinspolitiques.L'histoire de l'opposition de ces deux tendancesest celle de presque tous les congrèspolitiques français avant la guerre. Les «néosocialistes»représentent la première tendance,avec les ailes minoritaires de la S.F.I.O.Cependant que M. Vincent Auriol, ou M. LéonBlum, -et surtout le Président du ConseilLéon Blum, - incarnent la seconde. Bergel'}'figure la première au parti radical, Herriot sil'on veut la seconde; Daladier oscille entreles deux. A droite les corporatistes rejoignentsouvent, dans leurs invectives anticapitalistes,les thèmes du frontisme et des partisans socialistesdes réformes de structure. Cependantque Paul Reynaud incarne - non sans grandeur- la tendance empiriste (Louis Marinaussi, avec une nuance plus conservatrice). EnBelgique, une opposition comparable dresseHenri de Man, - dont est issu tout le courantfrançais en faveur des réformes de structure,-en face de Van Zeeland.Or, dans l'ensemble, si l'on jette un coupd'œil sur l'attitude qu'ont prise en face del'occupant - et dès avant la guerre en facequ hifIérisme - les représentants de l'une et


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 97l'autre tendances, la comparaison n'est pasen faveur des partisans des réformes de structure.De Man, Bergery, Déat, lescorporatisles,tous ont été à l'avant-garde de la collaboration.Blum, Herriot, Van Zeeland, Louis:i.\1arin, Reynaud, au contraire, ont été des pre-. miers résistants. On pourrait presque en faireune loi, qui souffrirait sans doute de brillantesexceptions, mais qui ne laisserait pas de sevérifier dans l'ensemble.Et sans doute n'y avait-il pas là simple coÏndence.Ceux qui se souciaient avant tout dusystème économique étaient naturellementenclins à s'accrocher à n'importe quelle idéologiepolitique, pourvu qu'elle emportât unbouleversement des structures dans un senscentralisateur, autoritaire, antiploutocratique.En eux le juridisme abstrait des Français,leur esprit logique et géométrique percevaitses harmonies a,vec le métaphysicisme allemand.If le rejoignait en un goût communde l'abstraction opposée à l'expérience, auWait and See britannique. Le philosophismecontinental se sentait un contre la traditionalistesagesse insulaire. - Les <strong>hommes</strong> del'autre tendance, au contraire, qui n'isolaientpas le problème économique de son cO!ltextepolitico-social, et qui se préoccupaient ducontenu plus que des cadres, ne pouvaientdemeurer aveugles à la profonde inhumanitédu national-socialisme allemand. Ils ressentaientune sympathie naturelle non seulementpour la cause d'alliés qui poursuivaient seuls


98 REDEVENIR DES HOMMES LIBREShéroïquement la guerre commune, mais aussibien pour la manière de penser et d'agir desAnglais. Rien de très étonnant si la ligne de.démarcation qui se dessinait alors entre lescollaborateurs et les résistants coïncidait fréquemment- au début de l'occupation - aveccelle qui naguèrè séparait les amateurs deréformes de struèture des empiristes.Par quel retournement singulier - et sansque l'on y paraisse prendre garde - la trustophobieet les réformes de structure se trouventellesaujourd'hui annexées à l'idéologie de laRésistance? L'entrée en guerre de la Russiecommuniste, et son influence croissante surle patriotisme français d'une part;- et d'autrepart l'invasion de la zone sud par les Allemands,et le ralliement massif au gaullismed'un grand nombre de jeunes qui s'étaientd'abord nourris des enseignements de la prétendueRévolution Nationale, ont sans douteune large part à l'explication de ce phénomène.Et voici qu'en même temps on semble identifierles « réformes de structure» et le socialisme.Ceci me touche personnellement assez,car j'ai presque toutes les idées des socialistes ...au socialisme près. Mais enfin la doctrine desréformes de structure, si l'on ne songe point[, lui disputer le droit de s'intituler socialiste,n'en paraît pas moins difficilement conciliableavec plusieurs traditions socialistes desplus authentiques. C'est Saint-Simon, paraît-il,qui a inventé le mot « socialisme ». Or Saint-


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 99Simon ne voulait pas la nationalisation desbanques, mais bien que la vie économique fûtdirigée par des banquiers absolument indépendantsde tout pouvoir politique. Fouriern'éprouvait que haine pour l'administration,et préférait faire appel à quelque génél'l'uxmécène plutôt que s'adresser à l'Etatdétesté. Proudhon l'anarchiste, qui voulait entoutes choses substituer le contrat à l'autorité,eût bondi si quelqu'un lui eût parlé de transformeren patron « cet être sans génie, sanspassion, sans moralité, qu'on appelle l'Etat» •et d'établir à son profit le monopole du crédit.:\lais n'entendez-vous pas à travers l'histoirele ricanement sarcastique de Karl Marx encolère? On l'invoque - lui! - à l'appui de ceprojet burlesque de fabriquer une société nouvelleavec les sécrétions de cerveaux expertset pédants! Karl Marx, qui toule sa vie alutté contre l'utopisme français et l'espritréformiste! (1) S'il vivait encore et qu'il ne dMrester qu'un adversaire aux réformes de structure,je gage que Marx serait celui-là! Et quediraient Pelloutier, Georges Sorel? Le syndicalisme,ferment de scission, organe de lutteouvrière, implique pour subsister que les rapportsentre patrons et salariés restent quelquepeu inorganiques. Tel qu'ils l'ont conçu , les ,(1) Que les par-tlsans (les nationalisations ne IIOU;: objectentiJ'as que c'est une l'évolution qu'Ils veulent faIre. Accomplirune révolutlOn ù coups de réformes, voilà précisément laprétention que Marx jugeait. l'idieule. Les :;tructures selon.\lan s'rngendrrnt les unes les autres, ';lIcreSSil'cment, nèce,;­sairement: et l'enfantement se fait dans la doull'ur. Il n'y apa,; rt'hér~(lité rtes caractères acquis,


100 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESréformes de structure signifieraient sa mort.En même temps qu'elles consacreraient pourles ouvriers -- je parle selon Sorel-la formepeut-être la plus avilissante de l'embourgeoisement:la fonctionnarisation.Réconcilier l'idée des réformes de structureavec les diverses traditions socialistes n'estpoint aisé. Mais comment expliquer alors lerassemblement de tous les socialistes autourd'un tel axe? Et cette ruée de tous ceux-là qùine se disaient point socialistes?Les Français ont souffert. Les <strong>hommes</strong> quisouffrent ont besoin qu'on leur désigne desresponsables et qu'on leur dicte des solutionsnovatrices, simples ·et infaillibles. Cela s'estvu en d'autres circonstances ... (1) Et voici quede nouveau les boîtes aux lettres des économistesse remplissent de projets de toutessortes, élucubrés très au-dessus du sol par desamateurs souvent érudits et toujours de bonnevolonté. L'esprit utopique a retrouvé son climatfavori. Les fabricants de constitutions nese comptent plus. Celui-ci voudrait ajouter lacouleur verte au drapeau français; cet autre,changer la devise nationale; le troisième, composerune autre Déclaration des Droits del'Homme (2). C'est à qui découvrira de nouveauxenchaînements pour faire remonter(1) cr. H, NOYELLE, Les plans de reconst1'1wl'lon I!conomiqueet sociale, Revue d'Economie Politique 1934,(2) Dix ans de travall commun, une amitIé personnelle profondeme lient au directeur de la Revue Esprit qui s'est récemmentlivré à ce petit jeu, Ni ma sympathie p'Our sa pensée, nimon admiration pour son œuvre n'en sauraient être effleurées!


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 1 01jusqu'aux « trusts» 'la responsabilité de toutle mal qui est sur la Terre. C'est à qui inventerade nouvelles recettes, pour éliminer leurnéfaste influence. Maint réformafeur s'épuiseil concilier le dirigisme avec la démocratie, àlaquelle il tient à rester fidèle. Tel autre, aprèsavoir affirmé de hardis principes, renonce àen tirer les conséquences logiques, qui révoltentson expérience de chef d'entreprise. Onprévoit de savants échafaudages d'organismesde contrôle et de direction, que l'on désignepar d'hermétiques initiales, avec lesquelles onsemble trouver plaisir à jongler. "Le problèmedes transitions donne lieu à d'élégantes acrobaties.On divise l'économie en secteurs, etcela flatte les amateurs de svmétrie, et ceuxqui subissent le prestige des tableaux synoptiques.On se livre à une pédante alchimie pourmarier les avantages du planisme avec 'ceuxdu libéralisme: pour supprimer le profit sansfaire disparaître le stimulant de l'intérêt personnel;pour conserver une forme commercialeà d.es entreprises dont la propriété et lagestion ne seraient plus privées; pour assurerla plus grande souplesse à des méc~nismesautoritaires; pour réintroduire le marché dansune économie dont de larges secteurs relèveraientde la forme distributive. On voudraitque l'esprit d'entreprise survécût à l'entrepriseprivée. On distingue la nationalisationde l'étatisation. Dosages et combinaisons dontil est loisible de varier à l'infini les formules.Le rendement en idées claires et pratiques de


102 REDEVENIR DES HOMMES LIBREStant d'encre et de salive dépensées est modeste.Et si les réformes de structure n'ont plus guèred'adversaires avoués, une grande confusionrègne encore' au camp de leurs partisans. Peutêtrecela diminue-t-il beaucoup la probabilitéde leur victoire? Mais cela n'aide pas à lesatteindre qui se propose de les attaquer.De toute une vaine et rébarbative sophistiquese dégagent pourtant assez nettementquelques tendances générales communes àpresque tous les partisans des réformes destructure. .1 0 --' Ils entendent soustraire à la gestioncapitaliste, à la loi du profit, les branches lesplus concentrées et les plus importantes del'activité économique. Il s'agit surtout deshouillères, de l'industrie électrique, de la métallurgie,des banques, des assurances. Dansun important secteur de l'économie nationale,à ce que l'on appelle - improprement lorsqu'ils'agit de la France - les «trusts »,seront substituées des entreprises d'Etat, oudes entreprises socialisées, ou des entreprisesnationalisées. (M.' J. M ..., dans la livraison demars des présents Cahiers, a dressé un tableausynoptique des différentes combinaisons déjàréalisées ou envisagées.)2° -- Le choix même des branches que l'onpropose ainsi de nationaliser indique clairementqu'elles ne sont pas seules visées; maisbien, par leur intermédiaire, l'ensemble de'l'économie nationale. Toute l'activité économiquedu pays dépend en quelque façon des


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 103industries dites industries-clés et des banques.II ne s'agit point tant de réformes destinéesà purifier et améliorer le fonctionnementpropre de ces entreprises; c'est unerévolution générale de l'économie que l'onpoursuit à travers la nationalisation de sesbranches dominantes.Nous n'entrerons pas dans la discussionapprofondie des différentes formules envisagées.Il y faudrait non seulement un inventairepréalable des plans proposés, mais uneexpérience pratique qui nous fait totalementdéfaut. Aussi bien l'idéal mis en avant par lespartisans des réformes de structure, et le butqu'ils poursuivent dépassent-il ces modalités.C'est à certaine structure mentale abstraite etgéométrique que manifeste la faveur marquéeaux réformes de structure économique; à laphilosophie -volontariste qui plus ou moinsconsciemment anime et soutient la propagandedont elles font l'objet, que je m'en voudraisici prendre. Et c'est un pamphlet quevoici: un réquisitoire unilatéral. On me reprocherasa partialité et son outrance. Je n'ensuis pas inconscient, et m'en excuse surtoutauprès de mes amis personnels et de mes amispolitiques qui professent l'idéal des réformesde structure. Je serais bien fâché que l'on mecrût cynique. Mais aussi bien la place m'estelletrop mesurée pour qu'il me soit possiblede tout exprimer. Et les arguments adversesne 'risquent guère de manquer d'occasions dese faire entendre ...


104 REDEVËNIR DES HOMMES LIBRESParmi les avocats des réformes de structure,il y a d'abord des moralistes qui condamnentle régime capitaliste au nom de la justiceet de la dignité humaine. - Il Y a ensuite unanticapitalisme d'essence politique, qui semontre soucieux d'affranchir l'Etat de l'influencedes « trusts », et professe que pourassurer son indépendance au regard de lagrande industrie et des banques, il n'est que. de les lui soumettre entièrement. - D'autresse montrent surtout préoccupés de faire cesserles gaspillages auxquels donne lieu le fonctionnementdu régime capitaliste: ils attendentdes réformes de structure une extensionde la production, le règne de l'abondance. -Enfin les partisans des réformes de structureinvoquent fréquemment la philosophie del'histoire. Le socialisme leur paraît 'constituerl'aboutissement nécessaire de ce processus deconcentration' qui caractérise l'évolution desstructures depuis les débuts du machinisme;et de l'extension progressive du rôle économiquede l'Etat. A leurs yeux la révolutiondes structures est clair,ement inscrite dans ledestin.Il y a lieu d'exposer et de discuter ici lesdifférents aspects, - ou si l'on veut les différentesétapes - de cette argumentation.I. - LE PROBLÈME MORALContre le moralisme, les homélies du Maréchaleussent dû cependant vacciner les Fran-


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 105çais pour quelques générations (1). Mais ilparaît que les guerres rendent les vaccinsinefficaces. L'anticapitalisme de la Résistancejaillit en premier lieu d'une vertueuse indignation.L'âme du capitalisme, n'est-ce pas lal'echerche de l'int~rêt personnel,- l'appât dugain monétaire, la cupidité? Son inéluctableconséquence, la plus criante inégalité? Est-ilautre chose que le règne scandaleux de l'argent?II arrive ici fréquemment que l'adversairedes réformes destructure plaide coupable, etbalbutie une apologie honteuse, Certes, enrégime capitaliste, le ferment de la vie économiqueest l'égoïsme! Mais tous les <strong>hommes</strong> nesont pas des saints: quel autre mobile semontrerait généralement efficace? L'égalité,sans doute, serait l'idéal! Mais est-elle compatibleavec la nature humaine corrompue, avecles fatales exigences du rendement économique?Le règne de l'argent est une bien déplorablenécessité! Mais ne remonte-t-il pas aussiloin que l'histoire? Comment l'abolir, quel'esprit d'entreprise ne risque de sombreravec lui?Cette geignarde dialectique du souhaitablept du possible suffit peut-être aux cœurs tendreset résignés, aux esprits faciles et confortables,Ne nous reposons pas en elle! Efforçons-nousà la dépasser.(1) Les rhrétlens plus


1 06 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESl':intérêt personnel.Parlons franc! En quoi trouvez-vous scandaleuxqu'un homme se dépense pour sonintérêt personnel? Le désir de posséder,d'étendre son pouvoir sur les choses, de bienvivre, d'assUl~er son avenir et celui des siensn'est-il pas naturel, légitime, sain? Que voyezvousdonc là de sordide? Vouloir son proprebien, c'est l'acte élémentaire par lequel s'affirmeune personnalité. Il est beau sans doutede sacrifier son intérêt propre à celui du prochainou à la communauté. Mais, pour qu'ily ait sacrifice, et quelque chose à sacrifier, ilfaut d'abord que l'bomme s'aime lui-même.C'est là le premier devoir, et non pas toujoursle plus facile à pratiquer. Une humanité danslaquelle les mobiles altruistes et surtout lesmobiles collectivistes sont très développèsn'est pas pour cela moralement supérieure.Ou bien alors il vous faut préférer la moralede Sparte à celle d'Athènes, et les valeurscultivées au .Japon à celles de l'Occident.Konrad Heiden affirme que le masochismcétait le vice d'Adolf Hitler. VouleZ-YOllS unehumani té masochiste?- Soit, dites-vous, les intérêts palticuliersont leur prix. Mais ne doivent-ils pas céder lepas à l'intérêt général? Ce n'est pas pourgagner de l'argent, c'est d'abord pour ses semblables,c'est d'abord fioul' la nation, qu'unhomme devrait travailler et entreprendre! -.Je veux bien, et nul ne lui interdit cette louahIeintention, même en régime capitaliste.


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 107Mais enfin, je crois vous entendre: « On a revendiquéplus que l'on n'a servi! »; « Gemeinnutzvor Eigennutz! » En dépit de leur apparencede truisme, ce ne sont ni plus ni moinsque formules totalitaires. Elles supposent quel'intérêt économique général ou national soitquelque chose d'autonome, qui transcende l'intérêtparticulier. Sans excessive débauche desophisme, on peut tenter de le contester. Iln'y a de bonheur qu'individuel,et de valeurque subjective: toute la théorie économiquemoderne est fondée là-oessus. L'inoividu seulest capable de jouir ou de souffrir, de se sauverou de se damner. L'intérêt personnel -complexe déjà - est cependant une donnéeprécise puisque chacun reste seul juge de seséchelles de préférences. Mais qu'est-ce que l'intérêtgénéral? Un faisceau de fins particulièressouvent opposées les unes aux autres, qui n'ontpoint en tous cas entre elles de communemesure, et ne se peuvent additionner. Je s~isbien si je préfère le café ou le chocolat. Maiscomment dire que l'intérêt de la nation soitd'importer plutôt ou chocolat que du café? Leplanificateur que vous chargerez d'en déciderIle le saurait faire sans arbitraire. L'intérêtgénéral, c'est une idée confuse. C'est un produitde la tendance allemande à réaliser lesabstractions. C'est de la métaphysique. Seuleune contagion totalitaire peut expliquer quel'intérêt général, et plus particulièrement l'intérêtnational aient pris à nos yeux une telleréalité, un tel prestige.


108 REDEVENIR DES HOMMES LiBRESEt ce qui est vrai de l'intérêt général (économique)l'est aussi bien, sur un plan moinsterre à terre, de toutes les fins collectives.L'existence et l'épanouissement de la nationfrançaise est désirable, parce que chaqueFrançais - et beaucoup d'<strong>hommes</strong> dans lemonde - ont besoin de la France pour s'épanouir.Mais la nation n'est pas une personne.Une fraction seulement des fins de chaquepersonne concerne la vie nationale. En ce sens.l'intérêt national est donc quelque chose nonseulement de moins réel, mais aussi de pInspartiel que l'ensemble des fins d'un seul individu.Laissons là cette métaphvsique. L'intérêt df'tous et de chacun n'en exiqe pas moins auel'on prorlnise le plus possihle. Or. dites-vous,le canitaliste a11i cherche son intérêt personnelvise exclusivement le maximum de profit.non pllS le maximum de produit. TI poursuitla rentabilité, fût-ce aux dépens de la pronuctivité.Pourtant, la fin naturelle et essentiellede l'activité économique n'est-elle pas la plus,granne production?Cette ohiection si répandue oublie aue Jenrofit, théoriauement du moins. constitue If'signe et la mesure n'une création de valeur.L'entrenreneur q.ui fait des profits. c'est celui(fui mieux aue ses concurrents Sllit économiserles facteurs productifs, ou diriger sa nrOn11Ctionvers des denrées rares, demandées "{llu~•


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 109qu'offertes (1). Le profit mesure le servicerendu. Reste évidemment à disputer dansquelle mesure la comptabilité capitaliste, tellequ'elle est dressée à partir des prix du marché,coïncide. vraiment, ainsi que l'enseigne ladoctrine libérale, avec le calcul économiquefondamental (2). On peut faire valoir que certainssacrifices ne sont pas comptabilisés, quecertains services ne se vendent pas, que lesimperfections du marché paralysent la concurrence,que les monopoles faussent les prix.Sans doute. Mais qu'elle ·est l'importance deces inadéquations? Et croit-on qu'une comptabilitéautoritaire, - fondée sur des valeursfictives et non plus sur des prix de marché -serait moins sujette à caution? L'économisteHahn en doute (3),et s'appuie sur des argumentsqui ne laissent pas d'être saisissants.Avant de trancher la question, il convientd'ailleurs de songer que la valeur étant de naturesubj ective, et qualitative, toute comptabilisationdes valeurs est nécessairement arbitraire...L'inégalité.Cependant, l'arbitraire de la comptabilitécapitaliste, dites-vous, est particulièrementcriant! Est seulement profitable la satisfaction(1) :'l'on loin de deux cents ans après Adam Smith, on hésl!('à répéter de tels truismes!(2) C'est-à-dIre avec un calcul qui compterait en produitset en facteurs, ou mieux en unités de satIsfaction et unités desacrUlce.(3) HALM: Sw' la possibilite d'un l'aleul économique en économieplanifiée, extrait do l'Economie Dirigée en régime collectivisfp,PHris, Librairie de Médicis, 1 no.


110 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESdes besoins qui s'appuient sur une demande.Les besoins sont satisfaits non dans l'ordre deleur urgence réelle, mais dans l'ordre de leursolvabilité. On produira le chien de luxe quela maîtresse d'un industriel consent à payeril prix d'or, mais non le morceau de pain pOUl'lequel l'indigent ne saurait offrir de monnaie.L'inégalité est la loi mêm.e du capitalisme.Mais l'égalité (économique) n'est point une loide ma morale. Non plus que de celle de Saint­Simon, qui se disait soucieux d'instaurer ullenouvelle noblesse industrielle, et dont les disciplesvilipendaient « l'égalité turque ». Et deMarx pas davantage. A preuve ses invectivescontre les égalitaires, et par exemple sa Critiquedu programme de Gotha. Les commu­Ilistes sont ici hons marxistes. «Il est tempsde comprendre - dit Staline dans son rapportau XVIIe Congrès du parti - qlle lemarxiste est l'ennemi de l'égalitarisme» (1).Et la pratique soviétique répond en cela à ladoctrine stalinienne: il paraît que les revenusdes citoyens soviétiques sont bien plus disparatesque ceux des fonctionnaires français (2).Les pharisiens et les trotskistes s'en indignent...Encore ne s'agit-il en Russie que d'une iné-(1) Rapport de Staline (/11. XVlI' COl1grè,~ dll parti communiste,publié dans U.R.S.S. /)ilol/ 1931. pGr !'talillP. Textes traduitssous la direction de ~L R, Lavii'ne, écUlions Denoël etSleele, (Ill trou\'cra dans le mênH' selB plusicurs autres citationsde Staline clans la brochure cle .\1. H, :\'OYELLE : Révolutionpolitiqu" et Rèl'olution économiqlle, Sirey, 1943, pp, 36 sqq,(2) Voir Robert ~[ossÉ, L'llnion· Soviétique aIL Carrefour.Eclition du Sag·ittaire 1936,


IDÉ.OLOGIE DES RÉ.FORMES DE STRUCTURE 111galité de revenus. Celle des fortunes et desconditions serait-elle en principe immorale?Que si vous pensez ainsi, comment donc vousprouverais-je le contraire? Mais-la fin essentiellede la morale, c'est à mon sens que chaquehomme, et que l'humanité tout entière,épanouissent au maximum leurs plus hautesvirtualités. Or ce qui fait la richesse d'expériencesde l'humanité, n'est-ce point la plusgrande diversité des conditions et des vocationshumaines? Et cette diversité, dès lorsqu'elle enrichit l'humanité, enrichit aussi bienchaque homme. Une société sans classes, ceserait un· tableau en une seule couleur, unmorceau de musique à une seule note, quelquechose de morne et de terne. L'égalitéenlèverait à l'humanité son relief. Les inégalitésne sont pas une concession honteuse quenous ferions à l'antithèse; elles sont un bien,parce que grâce à elles l'humanité compteune dimension de plus.Le Règne de l'Argent.Soit, direz-vous. Aussi bien les partisansdes réformes de structure n'en sont-ils plus àGracchus Babeuf et à Slzare tlze Wealtlz. Nousnous accommoderions des différences de condition,de l'inégalité des revenus, peut-êtrede celle même des fortunes, Mais le régimecapitaliste consacre la puissance exclusive deceux qui possèdent et de ceux qui gèrent lecapital. Nous voulons abolir le «Règne del'Argent ».


1 12 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESL'expression renferme une grande puissanceexplosive, une grande vertu d'indignation.Elle évoque - très improprement -l'anathème évangélique contre l'autre maître:Mammon. Elle nous vient de Péguy, et participedu prestige de sa figure vénérée. Maisqu'entenà-on par là?Parfois il apparaît que l'on prenne « l'argent·»dans un sens très large, et que l'on enfasse le symbole de toute la vie économique.En dénonçant alors le « règne de l'argent »on entend déplorer que les soucis économiques(productivistes et hédonistiques) aientpris dans la vie moderne une place prédominante,au détriment des préoccupations eudémonistiques,religieuses, morales, esthétiques,érotiques, intellectuelles, politiques, juridiques,etc... Que l'accroissement relatif duvolume de la sphère d'intérêts économique aitsouvent entraîné dans les sociétés modernesun pareil renversement de la hiérarchie desvaleurs, on ne saurait certes qu'en conveniret le regretter. Toutefois cela relève moinsde l'économiste ou de l'homme d'Etat que duprédicateur. C'est à lui qu'il appartient dedire aux <strong>hommes</strong>: « Pensez moins à l'argent,au bien-être matériel, et davantage à votresalut! Amassez-vous des trésors dans le Cieloù la rouille ne ronge point! »Est-ce au contraire à l'intérieur de la sphèreéconomique que l'on dénonce le « règne del'argent »? On entend déplorer' alors que lespréoccupations financières remportent sur la


IOF.OLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 113.noursuite


1 14 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESqu'aucune autorité,' sans qu'aucune limiteextérieure s'impose à mon choix. La monnaie,dit Dostoïevski dans les Souvenirs de laMaison des Morts, « c'est de la liberté frappée» (1). La Bourse des valeurs est le Templedes Droits de l'Homme. Rien n'est plus sacrilègequ'un certain mépris de l'argent. Des« réformes de structure » qui tendraient' àrétablir partiellement ou totalement la comptabilitéen nature - fatalement arbitraire etdénuée de souplesse - dans la production oudans la distribution, constitueraient un pasen arrière, un retour à la barbarie économique,et vers la barbarie tout court.A moins que l'on ne se résignât à cela.J'abandon du capitalisme ne mettrait pas fin- en ce sens - au règne de la monnaie (2).L'exploitant soviétique, comme l'entrepreneurcapitaliste, compte en monnaie, en unitésabstraites de valeur. (Et le fait que ces valeurssoient partiellement des .iValeurs fictives etnon pas des prix de marché ne change icirien à l'affaire.) Lui aussi cherche à réaliserune différence entre la valeur de sa productionet celle des facteurs qu'il utilise: unprofit. (Et le fait que ce profit soit destiné enmajeure partie au Trésor et non point à luimême,ni à des capitalistes dont il serait le(1) Cité nar M. FRANCOIS PERROUX dans son Cours d'EconomIePoIttique, 101111' nT. Paris, Domat-Monchrestten.(2) Non L,IIu:; Clu'an pùg'nfl rI(">' l':1llollvrnat. Une ~rlgantesqu('lIdmlnlslration np ~f'l'ail pas moins nnonyme qu'une grandpsociété rnpltalistr. Et la responsahllfté personnelle y seraitmoins encore efTpctive, sans doute.•


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE .115mandataire n'affecte en rien la thèse que nousdéveloppons ici.) Le règne de l'argent surl'économie n'est point lié au régime capitaliste,mais au progrès économique même. (i·ardonsnousde confondre la morale avec l'archaïsme!Mais lorsque nous parlons du « règne deL'argent », - répondez-vous, - nous n'entendonspas Ce mot dans le sens où les naturalistesdisent que l'ère secondaire fut le règne desreptiles! Nous visons la puissance excessive,la royauté absolue que le capitalisme confèreaux seuls riches d'argent sur. l'ensemble dela vie économique. La production intéressetout le monde: les consommateurs clients. desentreprises; les travailleurs qui les font marcherde leurs bras; la nation tout entière.Or le capitalisme en fait la chose des seulspropriétaires du capital, ou des gérants qu'ilsdésignent. Eux seuls décident de l'aequisitipndes outillages, de l'embauche des ouvriers, del'orientation de la production, de son rythme;eux seuls disposent du produit; eux seulss'approprient les bénéfices. Ci-gît le grandscandale du capitalisme! Socialisations, nationalisationsvisent à 'rendre la parole à tousceux-là que le capitalisme exclut 'de la gestionde l'œuvre productrice. Elles instaureront unrégime économique véritablement démocratique,puisque tous les intéressés - directementou par l'intermédiaire de représentants -contribueront à orienter la politique de l'entreprise,et à prendre les décisions que comportesa gestion.


116 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESLes formules varient, mais il s'agit presquétoujours d'introduire dans les conseilsd'administration certains mandataires desouvriers, ou des consommateurs,· ou de l'Etat.afin que d'autres intérêts y soient représentésque ceux des capitalistes. La revendicationpeut paraître assez vaine, quand on sait parailleurs le faible rôle que jouent en fait lesconseils d'administration: ils se contententsouvent d'élire l'administrateur· délégué (aujourd'huile directeur général) et d'appr


IDÉOLOGIE. DES RÉFORMES DE STRUCTURE Il 7poursuivre. Mais le métier de l'ouvrier est derevendiquer de hauts salaires, celui des consommateursde vouloir acheter bon marché,celui de l'Etat de poursuivre jusque dans ledomaine économique ses fins· politiques propres.Voilà des intérêts qui à coup sûr sontlégitimes, mais qui sont distincts et mêmeessentiellement opposés à la fin essentielle -non moins légitime - des entreprises.Cependant ces divers intérêts ont déjà desmoyens à eux de se faire valoir. Non point ausein du conseil d'administration, mais sur lemarché du travail ou sur le marché des produits.Contre le conseil d'administrationquireprésente l'entreprise et sa fin économiqueessentielle: porter au maximum l'excédentde la valeur créée sur la valeur dépensée- l'ouvrier peut obtenir par l'action syndicaleet par la grève les relèvements de salairequ'exigent sa dignité et son désir de bienêtre;la concurrence est l'alliée naturelle duconsommateur; l'Etat dispose d'armes fiscales,douanières, et de toute une gamme de moyensde pression pour imposer ses fins. Mais nefaut-il pas que quelqu'un représente le principeéconomique? Que cette exigence fondamentale,distincte, essentiellement opposéeaux autres intérêts en présence, ait sonorgane spécifique et autonome? Peut-on placerl'avocat et le procureur sous le même bonnet?La participation ouvrière ou étatique à la gestion,c'est un nouveau cheval de Troie, c'estl'ennemi introduit dans la place. C'est la con-


118 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESfusion fatale de ce qui est distinct et doitdemeurer distingué. Ne vaut-il pas mieuxs'affronter loyalement, -dans la clarté,entreles deux camps, en territoire neutre, sur lemarché? Et ne pas tout mélanger?Les partisans des réformes de structure n'ensont pas convaincus. Mais plusieurs accepteraientpeut-être d'abandonner au seul capitalla responsabilité de la gestion économiquedes entreprises, s'ils n'avaient quelques bonnesraisons de redouter que les choses n'enrestassent point là. Lorsqu'ils dénoncent le« règne de l'argent», ce n'est pas tant le monopolecapitaliste de la fonction d'entreprisequ'ils ont en tête. Mais bien plutôt cette puissanceexcessive, diffuse, envahissante que lagestion d'immenses capitaux confère automatiquementaux oligarchies financières. Ce sontles empiétements qu'elle leur permet sur lesattributions propres de l'Etat.II. -LE PROBLÈME POLITIQUELes réformes de structure sont uécessaires,dit-on, pour assurer l'indépendance politiquedes pouvoirs publics. La preuve n'a.:t-elle pasété faite avant la guerre, dans tous les payscapitalistes, que l'influence prépondérante des« trusts» fausse entièrement le jeu des institutionsdémocratiques?Ils modèlent l'opinionà leur gré, grâce aux participations qu'ilsacquièrent dans les entreprises de presse; ilsfont les élections à coup d'argent; ils ren-


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE Il 9versent les ministères en provoquant despaniques monétaires; ils se font souvent lescomplices de visées politiques étrangères etcompromettent l'indépendance nationale. C'estpar eux qu'ont été paralysé les efforts entreprisen vue du désarmement mondial, - sanslequel on ne pouvait espérer prévenir de nouvellesguerres. Ils ont favorisé l'avènement deHitler en Allemagne, le succès de Franéo enEspagne. Ils ont imposé les honteux accordsde Münich. Ils se sont ensuite jetés à la têtede l'occupant pOUl" obtenir de lui des commandes.Leur influence est d'autant plusredoutable qu'elle e.t occulte, omniprésente,et qu'elle s'appuie sur une masse de capitauxpresque impossible à chiffrer.Et sans doute ne faut-il pas prendre pourargent comptant toutes les révélations duCrapouillot. Il convient de faire en tout celala part du rom~n policier. Sont-ce les puissancesd'argent qui ont fait les élections de1936? Le corps électoral reste donc largementindéperidant d'elles. Ont-elles voulu les réformesdu mois de juin de la même année? Lesyndicalisme est donc une force qui sait parfoisleur imposer sa volonté. L'influence destrusts n'est pas sans contrepoids.Quelle est-elle au reste? Celle de quelques<strong>hommes</strong> qui se servent des moyens que mettenten leur puissance les immenses capitauxdont ils disposent pour faire triompher lèui'Sopinions personnelles, Îeürs préjugés de classeou de milieu, les intérêts de leur caste? Oui,


120 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESsans doute, pour une part. Mais pour une autreaussi bien l'influence politique des dirigeantsdes banques, des assurances et de la grandeindustrie n'est autre que la nécessaire pressiondes exigences de l'économique, qu'ilsincarnent et que l'on ne saurait négliger. Ilest probable que souvent, dans les rapportsqu'il adressera à son ministre, le directeur.deshouillères nationalisées formulera les mêmessuggestions, les mêmes demandes, les mêmesmenaces peut-être qui faisaient l'objet destractations occultes ou des campagnes menéesau grand jour par le Comité des Houillères.Le ministre de la Production Industrielle oude l'Economie Nationale sera, pour une part,l'héritier de la politique des trusts. Et commele poids relatif de ses exigences croîtrait ausein du collège ministériel avec le volume d~saffaires nationalisées, une partie des invectivesdont font l'objet les deux cents famillespourrait bien retomber sur lui ....Mais il sera ministre, dites-vous, son autoritésera légitime! - Faut-il donc condamnerla ploutocratie? Sur ce point, quatre ans depropagande allemande contre l'Angleterre ontfait réfléchir beaucoup d'entre nous. Il nousparaissait difficile de le contester: l'Angleterreet même la France d'avant-guerre étaientploutocratiques par rapport à l'Allemagnehitlérienne. Bien loin d'ébranler nos sentimentsanglophiles, la prise de conscience decet état de choses n'a fait que nous inviter àdécouvrir quelques vertus à la ploutocratie.


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE ·121De même qu'il n'y a pas d'ordre international. sans une certaine hégémonie des « grandespuissances », de même un Etat - surtoutrépublicain - se conçoit mal sans l'influnecepratiquement prépondérante d'une classe oud'un milieu. Dans un pays comme la France,qui n'a plus d'aristocratie et qui ne veut pasde la dictature, est-il une autre solution, enest-il une meilleure que la ploutocratie? Celane veut pas nécessairement dire le gouvernementdes riches, mais bien l'influence politiquedes financiers. Et cela vaut mieux sansdoute que le gouvernement des ingénieurs, despolytechniciens, des technocrates: les finandersont des vues plus larges et sont plusintelligents. Cela vaut mieux que le gouvernementdes bureaux: les financiers sont plusdynamiques. Cela vaut mieux que le gouvernementdes professeurs: les financiers ontmoins d'idées préconçues. Cela vaut mieuxque le gouvernement des prêtres, qui ont toutautre chose à faire qu'à gouverner. Cela vautmieux que le gouvernement des militaires:la néfaste expérience napoléonienne suffit àl'histoire de la France. Cela vaut mieux quele « gouvernement des masses », qui n'est quel'antichambre de la dictature des démagogues.- Que reste-t-il?Et ce que l'on appelle « ploutocratie capitaliste» empêche bien moins qu'on ne le ditsouvent les polytechniciens, les bureaux, lesprofesseurs, les prêtres, les militaires et lesmasses de jouer un rôle important.


122 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESLe capitalisme - lorsqu'on le définit nonpar des abstractions, mais très concrètementcomme le régime économique de la France,des Etats-Unis, de l'Angleterre et de quelquesautres pays avant la présente tourmente -est essentiellement un pluralisme. Les chosesn'y dépendent pas comme dans les pays totalitairesd'une décision unique, prise à partird'un seul centre. Elles résultent d'un équilibreentre des prétentions multiples et opposées.De nombreuses forces s'affrontent en un jeucomplexe et mobile. Il y a sans doute lespuissances d'argent. Mais ce pluriel est significatif.Elles sont plusieurs, et qui ne s'entendent.pas toujours entre elles. Ce « pouvoir occulte»est plus qu'on ne le croit divisé contrelui-même. Le,; intérêts des industriels du ~ordne sont pas ceux des banquiers parisiens. Lesintérêts de la métallurgie ne sont pas ceux desassureurs et des banques. Et puis, il yalesyndicalisme ouvrier, qui est autonome et nonpas sans force. Il y a les bureaux des ministèreset des administrations, la presse, le corpsélectoral, le Parlement, qui, sans être tout àfait indépendants des puissances d'argent,n'en conservent pas moins par rapport à elles- et les uns par rapport aux autres - unelarge autonomie. II y a n'nivcrsité, l'Eglise,l'Armée, la masse paysanne. UIl tel régimefait de forces multiples, qui s'opposent et sebalancent réciproquement, constitue peut-êtrele climat le plus propice à l'épanouissementde la liberté, et donc des formes les plus


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 123élevées de la vic humaine. N'avoir pas demaître, c'est une chimère nihiliste; en avoirun, c'est l'esclavagc; en avoir plusieurs, aprèstout, c'est peut-être cela la liberté ....Je n'irais certes point proférer devant unauditoire ouvrier que j'incline ù souhaiter lemaintien du capitalisme. ~on par crainte despommes cuites. l\lais parce que l'auditoirecomprendrait à coup sûr que j'épouse contrelui la querelle de son patron. Rien n'est pourtantmoins exact. Et je conçois fort bien quele danger puisse paraître grand que la puissancefinancière se concentre toujours davantage,que s'estompent les divisions intérieuresde la ploutocratie, qu'elle étouffe les forcesqui suffisent encore· à la balancer.Mais parer au péril d'une dictature de l'oligarchiefinancière en instaurant une dictatureéconomique de l'Etat, n'est-ce pas se précipiterdans Scylla pour éviter Charybde? Nevaut-il pas mieux développer les influencesantagonistes qui sont susceptibles de fairecontrepoids à la ploutocratie trop encombrante?Accroître la force du syndicalismeouvrier et son activité autonome avec cettearme qui lui est propre: la grève? Encouragerpar une législatiQn appropriée, mais aussi parde hardies initiatives privées, l'existence d'unepresse indépendante des puissances d'argent?Voter pour les partis hostiles aux trusts, nonpas en vue d'anéantir les trusts, afin seulementde les contre-balancer? Tels sont les


124 REDE.VE.NIR DES HOMMES LIBRESpremiers réflexes que des <strong>hommes</strong> <strong>libres</strong> devraient,semble-t-il, manifester spontanémenten face de la puissance grandissante desoligarchies financières, avant que de faireappel à la tutellè de l'Etat.Est-il en effet loisible d'imaginer que l'onpuisse allier un régime économique autoritaireavec la sauvegarde des liberté politiqueset des libertés individuelles? La liberté,comme la paix. est indivisible. L'économiedirigée est exclusive de la République. Ceux':'là seuls me savent plaire qui sont assez lucidespour avouer cette incompatibilité - de quelquecôté qu'aille ensuite, entre l'une et l'autre,leur option. Multiplier les réglementations,c'est 'se condamner à entretenir une policepléthorique, à pratiquer toutes les formes d'inquisition,à émousser dans l'opinion publiquela valeur infaIl!ante des peines, à faire unpermanent appel à la délation généralisée. Etcroit-on qu'un plan de production puisse êtresoumis au vote? C'est oublier qu'il devra fréquemment. sacrifier le présent à l'avenir, etque l'électeur est naturellement imprévoyant.­C'est méconnaître aussi bien que les questionseconomiques sont trop techniques, trop compliquéespour faire utilement l'objet du coütrôled'un Parlement. Ou bien vous conférerezun pouvoir dictatorial aux fonctionnaireschargés de diriger l'économie, selon qu'il sefait en Russie. Ou bien vous les paralyserezdans l'accomplissement de leur tâch~.


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE.: 125Mais ces objections, songez-vous, atteignentle planisme, non pas les nationalisations. Vousentendez concéder une large auto'nomie auxadministrations des branches d'industries?Commercialiser les entreprises nationalisées?Mais ne craignez-vous pas que se reconstituentalors des oligarchies économiques, composéescette fois de semi-fonctionnaires plus oumoins indépendants? Beaucoup moins nombreusesprobablement, non moins puissantespeut-être, et sans doute moins divisées contreelles-mêmes que ne l'étaient les trusts? Etaitcebien la peine, alors, pour les entreprises,de changer de gouvernement?Pluralisme, nous en revenons toujours là.Seulement cette pluralité des centres d'initiativeet de décision, cette complexité des relations,cette concurrence au sens large du mot,où nous avons tenté ,de montrer l'avantagemajeur du capitalisme, n'est-ce point précisémentce qui fait sa faiblesse, du point devue proprement économique? Ne s'ensuit-ilpas un immense gaspillage, moins que jamaistolérable en période de reconstruction?Ceci nous conduit à de nouveaux argumentsdes partisans des réformes de structure ..III. -LE PROBLÈME ÉCONOMIQUEOn invoque la politique malthusienne destrusts. le café immergé au Brésil; les formidablesdépenses que représente la publicitéde concurrence (tout ce papier, toute cette


126 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESélectricité perdus pour vous inciter à acheterune Citroën au lieu d'une Renault, ou inversement!);l'exploitation du consommateur parles monopoles privés; enfin les crises cycliquesavec le chômage qu'elles entraînent, lemanque à produire llui s'ensuit. Ce gaspillageimmense est lié au régime capitaliste. Il mesurele gain que l'on est en droit d'espérer desréformes de structure.Les gaspillages capitalistes ne sont poinlniables. Mais il est bien difficile de les évaluerstatistiquement avec quelque précision. On lesexagère sans nul doute, lorqu'on les prétendmesurer à l'excédent de la capacité de productiondes outillages existants sur la productioneffective. L'industrie américaine, nousdisait-on, ne fonctionne qu'à 30 % : le manqueà produire dont le capitalisme est responsablereprésente donc 70 % de la capacité de production,soit 233,3 % de la production effective.Seulement les outillages ne sauraientproduire qu'en consommant des matières premières,de la main-d'œuvre, des capitaux circulants.Il y avait au plus fort de la crisebeaucoup de chômeurs aux Etats-Unis: pasassez pour que leur reclassement dans l'ind\1striepùt permettre à tous les outillagesexistants de fonctionner à plein.D'une façon générale, le sophisme des doctrinesde l'abondance - souvent dénoncé parles économistes - se peut schématiser de lafaçon suivante. Supposons qu'une branched'industrie, la chaussure par exemple, vienne


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 127'Vous dire: avec 10 % seulement de dépensessupplémentaires, je pourrais doubler ma production.Supposons d'autre part que toutesles autres industries affirment la même chose(en admettant pour simplifier que les proportionssoient partout les mêmes). J!en puisconclure, - dit le doctrinaire de l'abondance,- qu'avec 10 % de dépenses supplémentairesl'ensemble de la production nationale pourraitêtre doublé. L'opération serait incontestablementfavorable à la majorité de la popula­Hon. Seuls les intérêts particuliers des capitalistes,- qui craignent de ne pouvoir vendredes quantités accrues à moins que d'abaisserleurs prix, - y viennent mettre obstacle.Mais cette conclusion repose sur une additionqui n'est pas légitime. Ce qui est vraipour chaque entreprise considérée isolémentne saurait l'être pour l'ensemble des entreprises.Si l'industrie de la chaussure décidede doubler sa production en dépensant 10 %de facteurs en plus, il faudra bien qu'elleprenne quelque part ces facteurs supplémentaires.Ils seront prélevés sur les autres entreprises,- du moins à partir du moment oùse trouvera épuisée la réserve de facteurs enchômage, s'il y en a une. L'extension d'uneentreprise ne peut se faire qu'aux dépensd'autres entreprises. Toutes les entreprises nepeuvent pas s'étendre en même temps.L'ingénieur - cela se conçoit - est facilementenclin à cette sorte d'abusives généralisationsà partir de l'expérience limitée qu'ila


128 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESa de son usine et de sa branche d'industrie.Les sophismes de l'abondance trouvent en luiun terrain de choix. Mais l'économiste, dontle plan intellectuel propre domine par définitionl'ensemble du champ de la production,ne serait pas excusable s'il tombait dans lesillusions technoaratiques. Il sait que l'on nesaute pas à pieds joints de l'entreprise à lanation, ni d'une donnée d'ordre technique ilune conclusion d'ordre économique.Il 'apparaît donc fort malaisé d'apprécierle volume du gaspillage en économie capitaliste.Il l'est plus encore de supputer ce queserait le volume du gaspillage en économieautoritaire. On y gaspillerait aussi bien sansaucun doute. On peut dire que, quel que soitle régime économique, il y a un coût spécifiquedu système, dans lequel il convient d'inclureà la fois les dépenses qu'entraîne sonfonctionnement, et d'autre part le manque àproduire qui résulte des imperfections de sonj eu. Une économie socialisée serait nécessairementplus bureaucratique. Elle consommeraitplus de papier, plus de dactylographeset de machines à écrire. Elle impliquerait undéveloppement de l'appareil de contrôle, del'appareil de répression policière, de l'appal'eilde propagande. Quelle que soit la formuleadoptée et même si l'on s'en tenait aux type!>• les plus souples de nationalisations, elle impliqueraitune augmentation considérable dunombre des fonctionnaires, et surtout deshauts fonctionnaires. Le rendement aetHel


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 129du travail - surtout du travail de directionet de gestion - pourrait-il être maintenu?Toutes les formules de nationalisations -même celles qui s'en défendent - tendentplus ou moins à remplacer à la tête desaffaires des pionniers par des ronds-de-cuir.Alors même que les directeurs des entreprisesnationalisées ne seraient pas des fonctionnaires,ils risqueraient d'en acquérir lamentalité. « Les fonctionnaires - me disaitrécemment un industriel - sont des genstristes. » La tristesse n'est pas efficiente. Maiscomment évaluer avec précision le coût detels inconvénients?Peut-on nourrir l'espoir que l'économiedirigée sache éviter les ,erreurs de prévision,les déséqui<strong>libres</strong> dans la structure interne dela production? L'exemple de toutes les intendancesmilitaires, l'exemple soviétique nesemblent ici ni l'un ni l'autre bien encourageants(1). Eviterait-on les dépressions cycliques?Sans doute une organisation plus centraliséedisposerait-elle, pour les prévoir etles prévenir, de documents statistiques plusétendus, de pouvoirs plus efficaces. Mais aussibien la machine serait-elle plus lourde, lasanction des erreurs commises moins humédiateet moins sensible, et peut-être la non-(1) Le nombre des pièces urodultes, mals Inut1l1sBbles. parceque d'autres pièces complémentaires font défaut, semble conaldérableen· Russie. Voir sur ce point la thèsell'lis: dôëu""­mentée - et dans l'ensemble très favorable l la planl(lclltlon -de M. Charles BETTELHEIM, La Planification Sovit!tfque. Paris, RI_Vière, 1939, nouvelle édUlon 1945. Sans doute la terhnlquede la planification est-elle appelée à faIre de constants progrès.Sf'lon qllel~ l'ythm,,~. Pl jll~qll'ofI ?


130 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESchalance plus grande. Avec l'économiste italienUgo Papi, un grand nombre d'auteursinclinent à penser que les crises périodiquessurvivraient au capitalisme. Elles n'auraientpas tout à fait les mêmes symptômes. Au lieud'immerger les marchandises, on les vendraitl\ perte; ou encore on les stockerait, et sansdoute les laisserait-on souvent s'avarier. Iln'y a pas de destructions systématiques dansun magasin militaire. Mais qui soutiendraitque rien ne s'y gâche '/ Il ne faut pas exagérerau demeurant les quantités de marchandisesanéanties pendant les dépressions enrégime capitaliste. La grande perte qu'entraînentles crises, c'est le manque à produire.Or un régime autoritaire serait obligé,très probablement, de réduire périodiquementcertaines importantes productions. Peutêtrene renverrait-on pas les ouvriers. Maiscomment les reclasser judicieusement sansoublis ni pertes de temps'! Il n'y a pas de chômagedans une caserne, mais tous les recoinsy cachent des gens qui ne font rien (1).Sujette aux crises au même titre que lecapitalisme, une économie totalement oupartiellement socialisée les supporterait peutêtreà certains égards moins aisément. Presquetoutes les formules de réformes destructure prévoient la transformation en obligationsdes actions de toutes les entreprises(1) cette comparaison est empruntée II. M. Wl1Itam RAPPARTprofesseur il l'Université de Genève, de qui noua l'avons enten~due en 1939 lors d'une discussion tenue à Parts au Congrès desEconomistes fie Langne Francalsp Sllr ]'Eronomip nationalp-~ociallste. ' ,


IDÉOLOCIÈ DES RÉFOkMES DE STRUCTURE 1 31nationalisées. Il en résulterait Une granderigidité des charges de capital, qui ne faciliteraitpas la liquidation des crises. Une sagepolitique visant à atténuer les fluctuations dela conjoncture tendrait peut-être en sensinverse à accentuer la mobilité des dividendes,afin de stabiliser relativement la portioncomplémentaire des bénéfices qui est comptabiliséeau poste « réserves » ,et affectéeaux investissements (par autofinancement, oupar acquisition de participations à d'autressociétés).Théorie qUe tout cela! objectera-t-on. Nousn'en sommes plus, comme au temps où leprofesseur Aftalion écrivait ses Fondementsdu Socialisme, à jongler avec des hypothèseslorsque nous traitons des systèmes non capitalistes.Depuis lors, la Russie a fait une expérience.Elle s'est industrialisée en vingt ans.Et l'Allemagne, grâce à l'économie autoritaire,a réussi à doubler sa production de1932 à 1939, et à constituer en moins de dixans un armement tel qu'il lui a permis detenir tête seule au monde entier, pendant desannées. Nier la fécondité de leurs méthodes,c'est aller contre l'évidence même des faits.Apparemment, sans doute. On pourrait soutenircependant que le succès soviétique apeut-être été obtenu malgré la socialisationdes entreprises et non point à cause· d'elle.II ne semble pas du tout que les exploitationssoviétiques fonctionnent dans des conditionsd'économicité plus satisfaisantes que la plu-


132 RÉDEVENIR DES HOMMES LiBRESpart des entreprises capitalistes. Au contraire:il s'y gaspille probablement davantage. Lesuccès soviétique, c'est surtout le résultatd'un formidable rythme de capitalisation.Comme jadis les bourgeois de la Monarchiede Juillet, les autorités soviétiques ont pendantdes années réduit les masses à la portioncongrue, afin de réserver le plus possible defacteurs disponibles pour la constructiond'un gigantesque outillage. E.t sans doute lePlan ne serait-il jamais parvenu à imposerun pareil sacrifice de la consommation présenteà l'équipement industriel, n'eût été lasuppression de la démocratie politique. Laleçon de l'expérience soviétique, ce ne seraitdonc pas l'efficience de la socialisation de laproduction, mais celle de l'épargne forcée,laquelle - pour atteindre une certaine ampleur- implique la dictature (1).Quant à l'économie nationale-socialiste, elle'fut essentiellement une économie de réarmement.Il s'agissait surtout de fabriquer àdoses massives un nombre en somme réduitd'engins de combat, sur la commande d'uneautorité militaire unique, seule maîtresse deses décisions. L'économie dirigée convient àmerveille pour remplir un tel programme,qui pose des problèmes d'ordre plutôt techniquequ'écononùque ,à proprement parler.(1) Il sultlt pour l'en convaincre d'observer les violentesrécriminations de l'opinion publique française devant le projetgouvernemental d'<strong>Institut</strong>ion d'un pécule obligatoire. Projet,·ppendant modéré, et qui répond si évidemment aux Imp'é­,·ilmses pxigenres (lps temps que traverse notre pays.


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 133Le même système conserverait-il les mêmesvertus lorsqu'il s'agirait d'édifier une économiede paix, et d,e r:épondre aux goûts infinimentdivers - et mobiles - d'une multi .. ,tude de consommateurs?Quelque valeur que l'on veuille bien reconnaîtreà ces réserves, je ne me dissimule null€:mentqu'eUes n'épuisent en rien l'objection.Elles reposent sur une analyse assurémentfort rapide ·et partielle des résultats obt.enus.Mais l'aventure soviétique et l'aventure allemandeont sans doute une bien autre portéeque celle de leurs premières réalisations. Neseraient-elles point les signes révélateursd'une poussée historique générale incoercible,de ce qui sera pour l'Histoire « la Révolutionde XXe siècle? ».IV. -, IMPÉRATIF HISTORIQUE?Alors, l'apologiste des réformes de structurequitte le plan des disCussions théoriques.Il se réclame du. matérialisme historique.Marx n'a-t-il point prédit la révolution nécessaire?Et l'histoire· économique des quinzedernières années n'illustre-t-elle pas cetteprophétie en un langage singulièrement éloquent?A la fin de la précédente guerre, le capitalismeest encore à peu près incontesté. Lacrise de 1930 se passe sans que nul ait sérieusementsongé à mettre en qu~stion le régime.Cependant, la Russie, l'Italie, l'Allemagne


134 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESinstaurent successivement des systèmes économiquesautoritaires. Le Portugal, l'Autriche,l'Espagne adoptent un corporatisme quise réclame plus ou moins d'une idéologie centrifuge,mais qui tourne en fait au corporatismed'Etat. Et la crise de 1929 provoquedans les pays même qui se proclamentencore libéraux de principe, des mesures deplus en plus hardies d'économie dirigée. Lesétiquettes varient, les modalités sont diverses.Mais à travt!l's toutes les oppositions verbales.c'est toujoUI'S le même mouvement à sensunique qui se poursuit. Les structures partoutse transforment dans la même direction.A-t-on jamais fait oit que ce soit un seul pasen arrière, depuis vingt ans? Même l'Angleterretraditionnellement libérale est emporteepar le courant. Depuis 1931 déjà. Et dequelle vive cadence depuis le début des hostilités!Faudrait-il commander à l'histoire unimpossible demi-tour? Le destin ne souritqu'à ceux qui croient en lui, et qui marchentà ses devants. .- Seriez-vous donc si assurés de connaîtrel'itinéraire du destin? Tout ce dont l'histoirerécente paraît apporter la preuve, c'est quela vieille conception libérale, selon laquellele progrès emporte une diminution progressiveet indéfinie du personnage de l'Etat etde son rôle, se trouve aujourd'hui condamnée.Mais cela suffit-il à justifier l'affirmationinverse. comme quoi nous marcherions fatalementvers une absorption totale par l'Etat


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 135de l'activité économique? Vous invoquezles mesures adoptées par les pays capitalistespour conjurer la crise de 1929, et vousy voyez le signe d'une marche partiellementinconsciente, mais fatale, dans la voie de lasocialisation? Mais la plupart de ces mesures(et toute la politique monétaire en particulier,qui en constitue l'axe) relèvent de !'interventionnisme,del'interventionnisme « defonctionnement ». Elles ne bouleversent pasles structures, elles n'ont rien de révolutionnaire.Elles aménagent le cours du capitalisme;elles ne renversent pas le courant. Plusrécemment pourtant, la guerre, - et avant celala préparation immédiate de la guerre, -ont incontestablement rapproché les structureséconomiques des pays anglo-saxonsdes formules de planification. Est-ce là unetransformation durable, appelée à se poursuivreaprès la fin des hostilités? Rien n'estmoins certain. Les pays anglo-saxons viventactuellement sous le régime de la mobilisationmilitaire. La guerre - qui pour tousa les mêmes exigences - a rapproché leursstructures de celles que depuis dix ans lenational-socialisme avait adoptées pour lapréparer. Il n'y a rien là qui doive abuserquiconque a lu l'admirable Espoir d'AndréMalraux. Mais qui ne sourit aujourd'hui dela trop célèbre formule: « La mobilisationn'est pas la guerre » ? Et vous prétendez quela paix ne sera pas la démobilisation? Vousdites que l'économie libérale est cene du


1 36 REDEVENIR pES HOMMES LIBRES,passé, l'économie dirigée celle de l'avenir:?Peut-être s'opposent-elles simplement l'une àl'autre comme l'économie de paix à l'écono··mie de guerre. Rien ne semble prouver absolumentque le capitalisme, qui a fait la révolutionindustrielle, l'essor économique du XIX"siècle, le relèvement rapide de l'économiemondiale après 1914 et jusqu'en 1929, ne soitpoint appelé à présider de nouveau à lareconstruction du monde de demain.Les historiens de profession ne prennentordinairement pas très au sérieux ce que l'onappelle la phUosophie de l'histoire. Ils tiennentl'histoire à vol d'oiseau pour un exerciceassez vain, et non moins périlleux. Le destinfait partie de l'arsenal des prophètes, non. duleur. L'histoire n'est pas la science de l'avenir.Tous les milieux cultivés du siècle dernier,au temps de Saint-Simon et d'AugusteComte, n'annonçaient-ils pas àvec assurancel'imminente disparition des croyances chrétiennes?L'histoire condamne sans doute leconservatisme figé, mais elle enseigne aussique ,les institutions ont la vie dure et connaissentparfois des rajeunissements imprévus.Elle enseigne la fragilité des constr,uction apriori, le respect du mystère de l'avenir.,Et puis, épouser la marche· du destin, cen'est pas seulement accepter la direction qu'ilindique, c'est aussi bien respecter son rythme~Pourquoi presser artificiellement l'allure deses pas? Les meilleurs accoucheurs condam-


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 1 37nent le recours inconsidéré à l'hypophyse ouà la éésarienne. Pourquoi, sous prétexte quele destin voudrait que le monde un jour devintsocialiste, proclamer indispensable -lanationalisation des banques en 1945,? Pourquoicette précipitation qui semble trahir uneinquiétude? Marx n'avait pas votre hâte. Il. ~vait prédit la" disparition du capitalisme,mais il a passé sa vie à répéter que son heuren'était. pas encore venue, à ralentir les impatiencesde ceux qui croyaient que c'était arrivé.II . a blâmé la Commune de Paris, qu'il estimaitprématurée. Dans le marxisme commedans le christianisme. l'eschatologisme, passéesurtout la première génération, devientune hérésie.V. - CONTRE n'IMMÉDIATES RÉFORMES .., Au demeurant, je n'en sais rien. Peut-êtrel'avenir appartient-il aux structures socialistes.Mais de leur nécessité immanente vousne sauriez valablement -conclure à leur immi':neate opportunité.Les réformes de structure ne pourraientdonc pas attendre la fin de la guerre, nimême le résultat des élections? II faudrait agirimmédiatement? J'entends bien que l'on veutainsi profiter du choc psychologique déclenchépar la libération du territoire. On craint,dans. un pays que l'on sait en majorité poli-


1 38 REDEVENIR DES HOMMES LIBREStiquement modéré (1). - qu'il ne soit pluspossible, une fois retombé cet enthousiasmepatriotique que soulevèrent les premièresbouffées d'air libre, - de faire accepter àl'opinion quoi que ce soit de hardi. Tant queles Français sont encore sur le plan du sublime,on peut réussir de grandes choses. Maisils ne sauraient s'y maintenir bien longtemps.Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud.De là, cette impatience que nous voyons auxpartisans des réformes. Je voudrais dire iciquelques raisons qui me la font déplorer.Ce n'est pas que la rapidité n'ait ici desvertus propres. Quoi que l'on pense des réformesde structure, on doit reconnaître lafâcheuse influence qu'exerce sur le fonctionnementde l'économie capitaliste toute menacelatente de socialisation. Les campagnes enfaveur des réformes de structure, tant qu'ellesne sont pas suivies d'effet, paralysent l'activitééconomique. Les gens qui se sentent visésse recroquevillent. Depuis quelques mois, laBourse des valeurs est malade en France.Beaucoup d'industries manquent d'ardeur àrepartir. La perspective des nationalisationsn'y est assurément pas étrangère. De même leplan socialiste de blocage des billets a ralentila collecte des denrées alimentaires. Que sil'on doit tenter les nationalisations, mieuxvaut assurément en parler le moins long-(1) Quelles que soient les étiquettes. Beaucoup de radicaux,de socialistes. de communistes, sont des <strong>hommes</strong> mOdérés. Enrevanche il y a des. révolutfonnaire~ il droite commp à gauehe.


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 1 39temps possible avant de passer à l'acte. Maismieux vaudrait encore n'en plus parler dutout, à moinf\ que l'on ne soit af\suré de l€spouvoir réaliser rapidement, sans gravesinconvénients.1 Or, on ne saurait imnroviser une 0 orga~nisation de cette taille, et de cette complexitéqu'imnliqueraient les réformes de strucfure.Les diverses publications que nous pouvon,Slire laissent à penser que hien souvent leurspartisans ne savent pas très prédsément cequ'ils entendent faire. Avant affirmé au'ilsvoulaient des réformes, ils s'essqvent consciencieusementà précis~r lesrmelles. Ils en f\ontencore aux grandes lignes, quand ce n'est plusà l'exnosé des motifs. II faudra nre.ndre enconsidération la situati0n particulière dechaque branche à nationaliser, forme.r le nersonnelpronre à remnlir lef\ nOllvelIef\ fonctionsque l'on crée, réQ'ler minutieus'ement lesétapes de transition. Ce n'est p::lS en sautantà pieds joints par-dessus les difficultés au'onles résout. Le planisme intégral (aui imnliqueraitvraisemblablement un renIi continentalde l'économie francaise. l'instaurationde la dictature politique, et l'accentation dequelques années de misère pour la miseen route) serait neut-être technlfmement(sinon politiauement) PhH facile à instaurerque ces combinaisons nuancées que l'on nousan'nonce. Or, les fausses manœuvres, les mesuresdéclenchées avant que d'avoir été misesau Jloint. (,(>llstihleraient nn luxe fort onéreux.


140 REDEVENIR DES HOMMES LIBRES2° Toute réforme, même si elle se doit révélerfructueuse à la longue, commence par coûterplus qu'elle ne rapporte. Changer les structures,c'est une opération en somme comparableà celle qui consiste, dans une usine, àremplacer un outillage désuet par un autreplus moderne. Il se peut que l'opération soitrentable. Mais il faut d'abord liquider l'ancienéquipement, ordinairement à perte; modifierla composition de la main-d'œuvre; payer desindemnités de licenciement; effectuer destravaux de démolition; construire de nouvellesinstallations. Momentanément, cela setraduit par une dépense. Le cotH immédiatdes réformes de structure risque de serévéler considérable. La période de transition(avant et après la mise en application du système)sera certainement une période dedésordre, de moindre rendement. Il faudrachanger beaucoup de pancartes et d'en-têtesde papier à lettre, renforcer le s,ervice d.esrenseignements téléphoniques en attendant larévision des annuaires, roder des rouages administratifsnouveaux, etc ... En admettant queles réformes de structure soient ùn investissementrentable, le moment est-il bien choisipour en faire peser la charge.sllr notre painquotidien, déjà si fort rationné? Et n'est-ilpoint de possibilités d'investissements plusefficients que ceux-là?3° Nous ne pOUVOll!~ renaître rapidementque dans le cadre d'une économie internationale.Il nous faut importer des quanfitéscon-


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 141sidérables de produits de consommation, d'outillages,de capitaux monétaires. Il nous fautreconquérir des marchés extérieurs. La Russie,sans doute, a pu avant la guerre se constituerun gigantesque équipement industrielen économie plus ou moins fermée. Il n'en sauraitêtre question pour une nation comme laFrance, dont les dimensions statistiques sontbeaucoup moindres, et où l'on ne saurait,pour des raisons nioraleset psychologiques,laisser tomber trop bas - même provisoirement- le niveau de vie de la population.Il ne faut donc rien faire qui risque de nuireà cette nécessaire osmose internationale, quidoit réintégrer petit à petit l'économie de laFrance à celle du monde entier. Il importeen particulier de ne nous point séparer économiquementdes pays anglo-saxons, qui nesont pas seulement les plus proches de nouspar la culture et le genre de vie, mais aussibien les plus capables de nous fournir oe quinous fait défaut. Or, le dirigisme est une doctrinecontinentale; tandis que la mer, elle, estlibérale. Les nationalisations signifieraientsans doute un grand pas dans le sens du nationalismeou du continentalisme économique(1). S'il en devait être ainsi, cela neserait pas moins ruineux du point de vue économiqueque fâcheux du point de vue politique.(1) La seule nationalisation des as!urances poserait des problèmesque l'on tient pour dllTtcilement solubles, du rait duréseau international extrêmement cc;mplexe qu'implique la pratiquegénéralisée de la réassurance.


142 REDEVENIR DES HOMMES L1BRËSJ'entends que l'on invoque les modificationssurvenues depuis la guerre dans le systèmeéconomique des Etats-Unis et de la Grande­Bretagne. Les réformes propos~es en Francene feraient peut-être qu'aligner nos struc-. tures sur ce que sont devenues celles des paysanglo-saxons? Mais on prétend chez nous fairedes réformes profondes et définitives. Or, iln'~st pas aisé de dire jusqu'où nos alliésd'outre-mer ont engagé l'avenir. Ils ont prisles mesures qui se sont révélées indispensablespour mener à bien leur effort de guerre. Ilne paraît pas établi que)~ même processussoit appelé à se poursuivre dans la paix, etque même les contraintes établies doivent êtremaintenues. Ne pourrions-nous attendre de lesavoir? Si demain l'économie doit être dirigée,il faut qu'elle le soit dans un cadre plusvaste que la nation. N'allons rien faired'avance qui risque de diminuer la capacitéd'insertion de l'économie de la France danscelle du monde d'outre-mer, quelque forme~ libérale ou autoritaire - que celle-ci soitappelée à revêtir.VI. -- EN MANIÈRE DE CONCLUSION.Le mal de la France, - a dit en substanceErnest Henan vers 1871, - c'est de vouloirrésoudre philosophiquement ce qui ne peutêtre résolu qu'historiquement.· Or, les structures,ce sont des concepts; ce sont des définitions,c'est de la métaphysique. Quand nous


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE ·143pa,rlons des cadres de l'économie, il s'agit surtoutde cadres de notre esprit. Les partisansdes réformes de structure sont des gens quis'essaient à transformer les choses en changeantdes catégories intellectuelles.Les abstractions sont un vice allemand.Leur dessiner des frontières au crayon fin,c'est un raffinement français. Il ne faut passurestimer les oppositions entre les diverssystèmes économiques en présence. Les mêmescatégories, les mêmes fonctions s'y retrouventsous des étiquettes différentes. Ni les cycles,ni la « plus-value », ni même l'intérêt du capitalne sont propres au régime capitaliste.Comme le soutenait dès 1937 M. Lescure, « iln'y a qu'une économique rationnelle». Il apparaîtque tous ceux qui s'efforcent à construiredes systèmes nouveaux dans un espritréaliste finissent toujours par rétablir plus oumoins ce qu'ils voulaient démolir. Au fur età mesure que progresse la doctrine pIaniste,elle réintègre les inégalités de la répartition,la monnaie, certains marchés ; elle invente denouveau un certain nombre de ,mécanismeset d'institutions que l'on croyait à tort spécifiquementcapitalistes. Et de son côté le capitalisme,sous la pression des faits, se rapprochedes économies autoritaires. Le dilemmedes structures est en grande partie unfaux dilemme. Les structures sont un peu desépiphénomènes. C'est au réel qu'une vraiepolitique doit s'attaquer. Et je veux bien aprèstout que le système économique change, mais


144 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESà condition qu'on ne le change pas systématiquement!Il y a des cerveaux qui assimilent,d'autres qui sécrètent. Les premiers seulssont politiques. Le vrai politique interroge lesfaits, il observe ce que réclame l'organismeéconomique au lieu de lui prétendre imposerdes cadres préconçus. Si la situation particulièredé telle ou telle industrie rend souhaitablesa nationalisation, si les techniciens dela partie estiment que l'on a tout à y gagner,si nul contre-coup fâcheux ne paraît àcraindre, que l'on nationalise! Si la conjonctureréclame l'intervention de l'Etat, qu'ilintervienne! Mais en respectant le principede l'économie des moyens et de l'économiede changement. L'Etat, par son contrôlesur la banque d'émission, par l'impôt,par les droits de douane, par la monnaie,dispose d'ores et déjà de multiplesmoyens d'action sur la vic économique.Qu'il use d'abord des armes qu'il possède,avant d'en créer de nouvelles! Qu'il préfèretoujours l'intervention souple à l'interventionbrutale, les moyens indirects au moyens directs,les pressions efficaces et" discrètes auxmanifestations ostentatoires. Qu'il Se garde del'a priori, mais reste à l'écoute du réel et dialoguesans cesse av'ec l'histoire. J'ignoreqllellesstructures en sortiront à la longue. II y auratoujours des professeurs pour les affublerd'un nom en isme - ou en ismus.La dasse ouvrière est-elle sérieusementintéressée à de telles questions? Rappelons-


,IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 14.5nous un passé tout récent encore. Le FrontPopulaire - on le méconnaît trop souvent, etnon point seulement parmi ceux oui furentjadis ses adversaires - fut un grand momentde notre histoire. Les élections de 1936 ontmarqué un ultime sursaut de révolte contrel'imminence de la guerre criminelle et lefascisme menaçant. Elles 'Ont manifesté à laface du monde qu'aux yeux du peuple françaisle progrès technique ,est fait pour le bonheurdes <strong>hommes</strong>, et non pour l'organisationscientifique de leur massacre. Le Front Populairea réintégré psychologiquement dans lanation français,e la classe ouvrière qui s'entenait plus ou moins pour exclue depuis les'journées de juin 1848. Il a pris toute une sériede mesures qui ont substantiellement dignifiéla vie ouvrière. Il a, par l'institution des déléguésd'usine, transformé l'atmosphère dutravail. Grâce surtout à la dévaluation dufranc qu'une orthodoxie monétaire entêtéeavait si longtemps différée, il a provoqué uneappréciable reprise de notre commerce et den'Otre production. Le Front Populaire,aprèsla malheureuse politique pro-mussolinienneet anti-britannique de Laval .:.....-partiellementresponsable de la remilitarisation de la Rhénanie- a remis la politique extérieure de laFrance au service de la démocratie et de lasécurité collective, et lui a rendu ses alliance .,naturelles. Cela fait assez de grandes chosesaccomplies en un an. SansesprÏt de système.Ces réformes sont sorties 'spontanément du


146 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESmouvement syndical, d'une attention intelligenteaux événements et à la volonté dupeuple de France. Mais le Front Populaire- c'était inscrit ~l son programme -- a voulufaire aussi quelques réformes de structure. Ila unifié les chemins de fer, il a modifié le statutde la Banque de France, il a nationaliséles usines d'aviation. Quelle que soit l'opinionque l'on professe sur ces mesures, peut-onsoutenir que là réside, parmi l'œuvre duFront Populaire, ce qui importe vraiment, cequi répondait à la volonté profonde desmas,ses? Est-cc cela qui a changé quelquechose à leur vi e?La dureté des temps rend les foules crédules,avides de panacées. On leur présentedes plans qui séduisent les humbles, parce queles hllmbtes le sont assez pour vénérer cequ'ils ne comprennent pas; et qui flattent lesprimaires, parce que les primaires le sont troppour ne pas imaginer qu'ils comprennent lorsqu'ilsont assimilé un vocabulaire. Et l'on mobiliseles enthousiasmes, les plus pures générosités.Et l'on cristallise, autour de la revendicati~ndes réformes de structure, les obscuresmais authentiques aspir3tions du peuplede Frunce vers la justice et la liberté. Ace programme abstrait, si peu fait pourqu'elles le comprennent, on persuade lesmasses d'accrocher l'idéal qui vit en leurcœur. On est parvenu à ce résultat que laclasse ouvrière attend des réformes de structuretoute une gamme, de bienfaits dont elles


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 147sont manifestement incapables. Désormais,que les réformes se fassent ou qu'elles ne sefassent pas, on a préparé leIit d'une immensedéception populaire.Le plus probable est que, pour des· raisoilspolitiques, on finira par faire semblant de lesfaire ... Mais daus la mesùre - que jè croisgrande -où c'est artificiellement que l'on apassionné l'opinion sur la qllestion des « ré.:.formes de structure» ---..:. à tel pQint que celafait songer à ce que les psychanalystes appellentle fétichisme érotique ~ la responsabilitéde cette mystification et dé la démoralisationquis'ensuivrà incombera tout entière à ceuxlàqui ont imprudemment Iii" l'idée et le termede « réformes de structure » aux aspirationsprofondes dés masses. Sans se préoccuperdesavoir ce que signifiaient ces réformes;ce que l'on en pouvait raisonnablementattendre; SI elles étaient réalisables, età quel prix.* **Alors, dira-t-on, YOUS voulez ne rien faire,ne rien changer"? Renoncer à ce grand espoird'une révolution économique dont la Francedevait présenter au monde le flambeau? Faudra-t-ildonc que tant de sang n'ait été verséque pour écarter un cauchemar, et non pourréaliser un rêve de progrès?A Dieu ne plaise! A de grands moments del'histoire doivent correspondre de grandes


148 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESréalisations. Mais c'est intensifier la vie dupays qu'il faudrait faire, et non point faillerlourd-ement dans les cadres! Il ne manque pas. de nobles entreprises pour -canaliser ce troppleind'enthousiasme et de dévouement quelaisse disponible la tâche victorieusementachevée de la Résistance. Il faut pénétrer laFrance d'un solide esprit civique républicain,restaurer chez nous le type de l'homme libreet les institutions démocratiques. Il faut éleverle niveau de notre presse, en particulierde notre presse de province. Il faut restaurerla compétence et la valeur professionnelle àtous les échelons, opérer un violent redressementde toutes les branches et de toutes lesformes de notre ensei~nement. Voir ~anddans la reconstruction, faire de beaux hôpitaux,étendœ les universités, construire desautostrades, des villes propres et harmonieuses.Il faut que se lève de nouveau unsyndicalisme ouvrier international, et ouipoursuive hardiment sa tâche d'éducation diestravailleurs et de revendication sociale. TIfaut rompre en visière a'Vec l'idéologie de laFrance seule, R'Vec nos mœurs casanières;voyager, rayonner, ouvrir nos veux, nosorêilles. noS cœurs. Forger ce no~velespritinternational sans lequel tous les plans depaix ne sauraient que reslter leUre morte. Enpénétrer la France et 1(' monde ... Voilà parmid'autres ouelqnes tâches, -- aussi grandes,aussi hardies qu'ont les peut souhaiter, - etqui s'offrent aux Français de 1945.


IDÉOLOGIE DES RÉFORMES DE STRUCTURE 149Quant aux réformes de structure, si ellesdoivent se faire, elles se feront. Mais que l'onn'aille point détraquer la vie économique poursatisfaire à des raisonnements et à des supputationsa priori. Et que l'on. se garde dechoisir précisément, pour en faire le plat derésistance des débats sur la place publique,une question somme toute beaucoup plustechnique que politique, et qui laisse per­'plexes ceux-là même qui l'étudient en techniciens.Les réformes de structure auraientd'autant moins de chances de réussir quel'opinion publique s'en emparerait davantage.Et qu'elle y mêlerait p1us de passion. .16 avril 1945.


XILA SITUATION DE L'ECONOMIEFRANCAISEET LA VIE DES TRAVAILLEURSLeçon professée à la Semaine Sociale Je Toulouseau collège Je CAOUSOU à Toulouse,le 30 juillet /945


Les organisateurs des Semaines Socialesont désiré que celle de 1945 s'ouvre sur deuxl·eçons d'objet non point doctrinal, mais proprementéconomique. Il y a là, à mon sens,une heureuse innovation. Depuis, en effet, quePéguy eut un jour le malheur de s'écrier quela question sociale était une question morale,combien de doctrinaires se sont emparés dece mot pour éluder la rebutante étude de sesconsidérants économiques !Et,certes, proclamerla valeur permanente de certains principesde morale sociale, les rappeler dans unmonde chrétien qui inclinait à les méconnaitre,"cefut la tâche utile du catholicisme socialnaissant. Mais aussi bien toute doctrine sestérilise, qui ne se maintient en permanentcontact avec le réel en ce qu'il a de mobile,avec les techniques en ce qu'elles ont despécifique. Il n'est pas, en màtière sociale,de jugement valable, même d'ordre moral;li n'est pas de prise de position pratiquesérieuse, même d'ordre général, qui ne prennentracine sur une connaissance approfondiedes lois comme aussi bien des faits économiques.Il semble que plus longtemps que les penseursprofanes, les catholiques aient répugnéà s'en rendre compte. N'y aurait-il pas quelqueincompatibilité d'humeur entre l'espritcatholique et la science économique? De fait,


LA VIE. Dl!.S 'l'RA VAILLÉURS 153si nous passons en revue, tous les <strong>hommes</strong> degénie, tous les pionniers que compte l'histoiredéjà deux fois séculaire de l'économie poli~tique, nous voyons qu'aucun d'eux n'a étécatholique, ni même positivement c.Q.rétien.Ni Quesnay, ni Turgot, ni Adam Smith, niRicardo, ni Marx, ni Léon Walras, ni KarlMenger, ni Keynes, - et j'en oublie. A tousceux-là, lors même qu'ils ne prof.essaient pasl'athéisme, un vague déisme suffisait. En facede cela, ceux des catholiques qui se sont attelésà l'étude des questions sociales ont rarementbeaucoup approfondi leurs soubassementséconomiques. L'ouvrage parmi nouscélèbre de Villeneuve-Bargemont (1) ----,--ce livreprécurseur et combien fécond à tant d'égards!- n'emprunte pourtant à l'économie politiqueque son titre; et la doctrine de Le Play, à la« science ,sociale » que son nom. Ces pionniersque furent La Tour du Pin, Albertde Mun même n'étaient rien moins qu'économistes.Il semble que les catholiques aientlongtemps éprouvé une sorte de répugnancetenace à faire de l'économie politique, à considérersous l'angle de la détermination desphénomènes qui sont aussi des actes humains,à faire abstraction de tout finalisme dans l'interprétationdes faits sociaux. Et cependantc'est partout - dans tous les domaines dusavoir comme aussi bien sur toutes les terresdu globe - que nous devons planter la Croix(1) DE VILLENEUVE-BARGEMON!: Hco.nomie politique chrétienne,3 VOl., 1834.


154 REDEVENIR DES HOMMES LlBRËSde Lumière! Et si nous croyons vraiment quele catholicisme est la Vérité, nous n'avonspas le droit de renoncer à lui intégrer toutevérité. Et si nous considérons à juste titre qu'ilne nous est point permis, comme catholiques,de nous désintéresser du sort temporel dessociétéi, nous savons hien aussi que nous neferons rien de sérieux en matière d'actionsociale, si nous ne commençons par poser lesproblèmes sociaux en fonction des lois économiquesfondamentales, en fonction aussi descirconstances économiques contingentes dechaque temps et chaque lieu.De plus en plus, les catholiques inquiets desproblèmes sociaux en deviennent conscients.Un de mes maîtres incroyants me faisaitrécemment remarquer que tandis qu'avant laguerre de 1914 - et même plus récemmentencore - les Universités catholiques n'envoyaientaux Congrès des Economistes deLangue Française (1) que des moralistes fortignorants des questions économiques, il n'enallait plus de même depuis quelque temps.Et sans doute mon maître songeait-il aussibien - en me tenant ce propos - à ce beaulivre qui vient de paraître, signé d'HenriGuitton, sur « Le catholicisme social ». Livrecontestable sur bien des points à mon avis;inais combien admirable: combien vivant,combien personnel, combien fidèle! Qu'il estrare et précieux de sentir tant dernaîtrise(1) QUi se tenalen,t, avant la pl'és('nlC gIH','re, il Paris, leslundi et mardi gras de chaque année.


LA VIE DES TRAVAILLEURS 155alliée à tant d'exquise modestie, et cette inspirationspirituelle profonde avec cette solideet large culture économique! - En Belgique,en Italie, dans d'autres pays, les catholiquessociaux ont poussé plus loin que chez nousl'étude des sciences économiques et financières.Et ce n'est point seulement parmi lesintellectuels qu'une telle aspiration se manifeste.Dans les milieux de travailleurs catholiques,en particulier dans nos Ecoles NormalesOuvrières, de plus en plus les militantssyndicalistes ne se proposent plus seulementd'acquérir la culture générale indispensable. à l'épanouissement de leur action; ils désirentencore s'initier aux questions économiques.Peut-être que se lève en ce moment unenouvelle génération de catholiques sociaux,qui croient à l'économie politique, et qui ensavent... un peu. N'en doutons pas: une solideconnaissance de la théorie économique, de lathéorie monétaire, de la théorie de la répartition,de la théorie des cycles d'aft'air·es nous'est indispensable, si nous voulons traiter desquestions sociales autrement que pour enbavarder.* **Mais tandis que me voici reprochant aucatholicisme social de s'être trop longtempsattardé aux préambules, ne suis-je point entrain de l'imiter en cela? Pour éviter que lapoutre qui est dans mon œil ne devienne untronc géant, il est temps que j'aborde ce quifait précisément Illon sujet.


156 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESLes organisateurs de ,la Semaine Socialel'ont ainsi formulé: « La situation économiquede la France et la vie des travailleurs ». Titr,e;embarrassant, parce qu'il invite à tout dire,et ne dicte pas les choix qu'il me faudra bienm'imposer pour n'abuser pas trop de votretemps. Mais embarrassant aussi bien pour les,lullites qu'il m'assigne, puisqu'il invite à considérerséparément le problème économiquefrançais, en l'isolant de son contexte international.Alors qu'en des événements mondiauxréside l'explication, et qu'en des initiativesinternationales se trouve sans doute la solutiondes questions que je dois remuer! Je vaisdonc me trouver constamment tenté d'empiétersur le terrain de M. James, dont nousdevons entendre demain matin une leçon sur« Les conditions internationales et la libérationdes travailleurs ». Je m'efforcerai certesde scrupuleusement respecter les pelousesd'autrui. Mais seul M. James - je tiens à vousen prévenir - pourra, en élargissant leurcadre, répondre aux questions que je ne saurais,ce soir, que poser.Economiquement, la France sort de laguerre terribleme:nt appauvrie. Sans doute nefaut-il rien exagérer. Les charges que nousavons supportées sont très inférieures à cellesqui nous eussent incombé si nous avions pumaintenir un front en Europe continentalependant toute la durée de la guerre. Et parexemple les dnq cent millions de francs quenous avons longtemps versés tjllotidienne-


LA VIE DES TRAVAILLEURS 157ment aux autorités occupantes ne représententencore que le tiers ou le quart de ce qu'ilnous aurait fallu dépenser pour mener desopérations militaires sur notre sol. ~os outillagessont usés et désuets; mais une grandefraction d'entre eux reste après tout dehout,et peut être utilisée tant bien que mal;- en particulier dans la région parisienne.Toutefois ces quelques éléments d'optimismerelatif ne doivent point nous cacher la gravitéde la situation. Notre pays, qui étaittraditionnellement créancier du monde, estdevenu à la suite de deux guerres successives- si rapprochées que l'on a pu parler d'uneseule guerre de trente ans, - un pays débiteur.A l'intérieur, l'Etat s'est lourdementendetté: la dette publique se monte maintenantà 1.150 milliards de francs, alors qu'ellen'atteignait pas 400 milliards avant cetteguerre. Notre monnaie déjà profondémentdépréeiée n'est aujourd'hui soutenue que trèsartificiellement, par des accords internationauxde change et par le contrôle des prixà l'intérieur, à un niveau qu'elle ne sauraitlongtemps conserver. Et surtout ce qu'il fautmesurer, c'est notre appauvrissement en nature.Matières. premières, énergie,· outillage,main-d'œuvre, tout nous fait défaut. Et tandisque les Etats-Unis, dont le sol est intact, sortentde l'épreuve avec une production douhlée,la nôtre, qui doit faire face à tant dereconstructions, apparaît très gravement anémiée.D'après les plus sérieuses estimations,


158 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESla production française est aujourd.'hui le tiersde ce qu'elle était avant la guerre en 1938, ~t·les deux tiers de ce qu'elle était il y li deuxans, ~n 1943. Il est évident que· nous ne s~urionsfaire surgir de notre sol tout ce qu'ilfaudra pour rétablir notre potentiel industrielet notre niveau de vie. Le concours des autrespays, celui des Etats-Unis en particulier, estindispensable à notre relèvement économique.Et voici que pour la première fois - non ladernière - je viens butter contre le domainede 'M. James ...* **Je reviendrai sur Illon propre terrain enessayant de montrer combien les travailleursfrançais,plus qu'aucune autre catégorie sociale,ont été atteints par la conjoncture deguerre. Ce sont eux qui les premiers et leplus cruellement - tant du fait de leur résidencedans de grandes villes mal approvisionnéesque par suite de la baisse des salairesréels - ont souffert des restrictions alimentaires.Ce sont eux qu'ont frappés de préférenceles bombardements, dont les quartiersindustri~ls constituaient l'objectif principal.Ce sont eux, presque exclusivement, qui sesont trouvés astreints au travail forcé,enFrance et en Allemagne. Ainsi la classe ouvrière,- qui sans conteste à fourni à laRésistance sous toutes ses formes, active etpassive, le plus généreux et le plus efficaceconcours, et qui lui a payé le plus lourd trj-


LA VIE DES TRAVAILLEURS 159hut - est en même temps la plus atteinte partous les maux qu'ont engendrés la guerre etl'occupation. Il faut songer à cela pour comprendreles aspirations ouvrières, et poursympathiser avec elles, - alors même qu'elless'expriment avec quelque amertume, alorsmême qu'elles revêtent des couleurs violentesou se traduisent ,en des revendicationsqui nous peuvent paraître économiquementfâcheuses. Et pourtant les maux actuels dela classe ouvrière ne sauraient toucher à leurfin. De même que les travailleurs ont été trèsparticulièrement atteints par la guerre, certainesnécessités économiques rendent infinimentprobable qu'ils seront encore particulièrementsacrifiés à la reconstruction.* **Comment faire pour répondre aux aspirationsouvrières? Comment nous engager, pourune nouvelle étape, sur les voies du progrèssocial? Comment en réaliser les exigences,qui se ramènent essentiellement à deux: plusde loisirs, un niveau de vie plus élevé?Le premier mouvement, - celui que suggèrel'indignation, celui que dicte l'impatience,- con~isterait à espérer le salut de réformesadministrativ-es immédiatement réalisables:renouvellement du personnel des administrationsdu ravitaillement, organisation plusefficace et plUS équitable du rationnement,politique plus égalitaire de répartition des


160 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESrevenus ou de distribution des denrées. Sansdoute, de telles mesures peuvent parfois êtreutiles pour parer au plus pressé. Elles peuventégalement s'imposer pour des raisonspsychologiques. Mais il ne faut pas trop croireen leur effi,ca ci té pratique et durable. Pourautant qu'elles conduiraient à gonfler davantageencore des services administratifs déjàpléthoriques et qui détournent de l'œuvreproductive une grande partie des forces vivesde la nation; pour autant qu'elles enlèveraientencore un peu de ce qui lui reste de sou-.plesse à notre organisme économique, ellesrisqueraient même de se révéler plus nuisiblesque bienfaisantes, et de se traduire àbrève échéance par un abaissement du niveaude vie des masses françaises. L'illusion estnaturelle, mais dangereuse, qui fait attendred'une réglementation de la répartition ce queseule peut donner l'accélération de la circulationetcelle de la production. Il n'est qu'linmoyen d'accroitre les loisirs et de relever leniveau de vie de la classe ouvrière: c'estd'importer, c'est de produire davantage. Peuaprès son arrivée au pouvoir, M. ChristianPineau, notre ministre du ravitaillement, afait une déclaration un peu inattendue, quine m'a pas moins frappé par son courageque par sa lucidité. Recevant des journalistesavides d'annoncer son programme de réfor~mes, il leur disait en substance: «Il fautlutter contre le marché noir: c'est une nécessitémorale. Mllis je tiens ft ne vous point


LA VIE DES TRAVAILLEURS 161donner d'illusions: cela n'améliorera en rienle ravitaiHement. Je pars pour les Etats-Unis:c'est là que se trouve la solution du problème». Importer : et voici que nous buttonsencore contre le problème international, c'està-direcontre le terrain de M. James. Cependantde massives importations de denrées deconsommation, effectuées sans ·contre-partie,alimentées par des crédits' étrangers, ne sauraientjamais constituer qu'un palliatif temporairedu problème le plus urgent: celui duravitaillement. A la longue -et le plus tôt possible,il faudra bien que ce soit la productionfrançaise qui se relève pour permettre uneamélioration durable de notre situation économique.Accroître la production, on en revient toujourslà, quel que soit le biais sous lequelon aborde le problème économique françaisactuel. S'agit-il de l'endettement de l'Etat '?Tous les spécialistes s'accordent à conclureque la dette publique très lourde qui pèse surles finances françaises ne deviendra supportableque lorsque le revenu national - c'està-direla production - seront suffisammentrelevés pour qu'elle n'en constitue plus qu'unpourcentage acceptable. Lorsque l'on étudiete problème budgétaire, on se rend compteque l'Etat peut difficilement songer à comprimerses dépenses; qu'il ne peut guère - sansparalyser l'activité économique et par là taririndirectement la source de ses revenus....,..­augmenter les taux actuels des impôts, déjà


162 REDEVENIR DES HOMMES LIBREStrop élevés; que la seule solution c'est l'élargissementde la matière imposable, c'est-à~direl'augmentation de la production. Lorsqu'onse penche sur le problème des prix, on estamené à conclure que ce retour à l'équilibreùe l'offre et de la demande, qui doit permettrede desserrer les contrôles, ne saurait. êtreobtenu qu'en répartissant sur une plus grandequantité de produits les charges fixes quipèsent sur notre industrie. C'est le volume dela production nationale qui commande encorela question du change extérieur de notre devise.Et non seulement tous les problèmesmonétaires et financiers sont ainsi suspendusà l'augmentation de la production; non seulementelle est la condition première pour quela France puisse recouvrer indépendance,grandeur et puissance; mais produire estencore et surtout indispensable pour que lesgens aient moins faim, pour qu'ils disposentd'un peu plus de loisirs, pour que la vie cheznous devienne plus humaine. Et par là, cethymne à la production que nous invitonsla France à entonner de nouveau - commeles saint-simoniens après les guerres napoléoniennes,- et dont volontiers on dénonceles résonances matérialistes, rejoint cependantla préoccupation que le Pape, - dansla lettre qu'il a adressée à M. Flory àl'occasion de cette Semaine Sociale, - nousdemande de placer au centre de nos travaux:celle de l'homme.Plus on produira, plus tôt se rétablira notre


LA ViE DÉS TRAVAILLEURS 163production, et plus vite et plus substantiellementaussi bien pourra remonter le niveaude la vie . ouvrière. L'économique conditionnele social. Cela est vrai plus que jamais dansune conjoncture de disette et de reconstruction.Et je voudrais que lorsque nous ouvronsüotre journal chaque matin - ou chaquemois la revue à laquelle nous sommes abonnés- nous nous précipitassions spontaùémentsur les chiffres qui mesurent l'extractiondu charbon, le nombre des wagonschargés, le volume des importations, plutôtque complaisamment nous repaitre de cettelessive de linge sale qui remplit présentementla presse française (1), ou même de discussionsdoctrinales sur les structures politiques,voire sur celle des entreprises.'" "'*D'abord il faut produire. Et pour cela,rompre avec toutes les idéologies, avec toutesles pratiques qui tendent à freiner le progrèstechnique et le progrès économique. Demême qu'en Angleterre, à la fin du dix-huitièmesiècle, Malthus entendait restreindrel'essor de la population grâce à ce qu'il appelaitla «contrainte morale », de même uncertain nombre d'économistes modernes,depuii la dépression. de 1929, se sont mon-(1) (Note tU la pr~,ent~ ~diUion). La leçon que l'on est tIlItraIn de Ure a été prononcée pendant que se déroulaIt le ])1''''~ils PAtaln.


164 REDEVENIR DES HOMMEi LIBRESt.rés favorables à des œ,esures plus ou moinsautOl'ltall'es, tendant à limiter le développementde la production. Leurs doctrines, lespratIques auxquelles elles conduisent, on lesdeslgne conununément sous le vocable de« malthusianisme économique ». Eh bien; ~ct je faIS ici écho à ce que vous disait cematin lYl, Flory, - le malthusianisme économique,pour nous, dans la conjonctureactuelle, voilà l'ennemi,Il se présente avec des arguments dont certainssont spécieux, Des arguments économi~ques d'abord. Un brandit le spectre de la surproductIOn.Peut-être dans quelques années,quand la reconstruction du monde sera achevée,verrons-nous se manifester un danger dece genre; mais pour le moment ce n'est pasdu tout cela qui nous menace; c'est tout lecontraire: c'est la disette. Le malthusianisme. économique est présentement pour le moinsanachronique. Et dans la conjoncture françaiseactuelle, il nous apparaît tout aussi biencomme anatopique, si vous me permettez cetteexpression. Il est possible qu'à la suite de ladémobilisation, les Etats-Unis par exempleconnaissent des phénomènes de surproductiondans leur industrie lourde qui sera brusque~ment privée des commandes de. guerre, etdans l'agriculture le jour où celle de l'Europesera reconstruite. Mais en France, pendant delongues années sans doute, le problème n'aguère de chances de se poser sous cet angle.


LA VIE DES TRAVAILLEURS 165En dehors même de toute considération detemps et de lieu, le malthusianisme est d'ailleurséconomiquement fort contestable. Sansdoute la réduction autoritaire de la productionpeut constituer une solution déplorable, maisnécessaire à certains déséqui<strong>libres</strong> partiels, àcertains excès relatifs qui s~ manifestent parfoisdans quelques branches particulières del'économie. Mais de plus en plus les économistesrépugnent à tenir la thérapeutique deM. Purgon: - prima saignare! - pour unadéquat remède aux crises économiques générales.Les crises économiques proviennent dece que les rythmes de développement desdiverses branches de la production ne sontpas accordés les uns aux autres. Mais alorsla solution - Jean-Baptiste Say l'affirmaitdéjà fortement au début du dix-neuvièmesiècle, - ce n'est pas de produire moins, maisbien de produire davantage: afin qu'à lafaveur d'un grand élan d'expansion généralequi secoue et brasse tout l'organismeéconomique, l'harmonie se puisse rétablird'elle-même entre les divers secteurs de l'activitéproductive. Ceux qui prônent le malthusianismefont songer à cet apprenti cyclistequi, craignant de perdre l'équilibre, ralentissaitsa marche de plus en plus, et ne réussis·sait qu'à tomber. En somme, du point de vueproprement économique,· le malthusianismeéconomique in'apparatt comme une solutionessentiellement défectueuse à un problèmepar ailleurs tout à fait inactuel.


166 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESSeulement, pour nous chrétiens, il tienten réserve quelques séductions particulières.Ne recommande-t-il pas, en eftèt,la modération dans l'usage des biens dece monde? Et ne tend-il pas à perpétuer certainesstructures économiques archaïques, précapitalistes,dont en dépit ou en raison deleur moindre efficience, un certain nombred'entre nous conservent encore une secrètenostalgie? Beaucoup de chrétiens sont toujoursprêts à entonner, à l'unisson des routinierset des timides, les psaumes de la grandepénitence. Mais - outre que l'on peut trouveraux dits psaumes bien des résonancesdéplaisantes et pharisaïques lorsque, commec'est ordinairement le cas, ils émanent de personnagesqui ne figurent pas précisémentparmi les Qéshérités de la société - je croisqu'il y a là une erreur. Certes, nousn'avons pas la religion de la production. Nousn'entendons pas édifier une nouvelle Tour deBabel. Nous savons que la fin véritable del'homme n'est pas de vaincre la nature et deconquérir Ja Terre, mais de se vaincre et de.conquérir le Royaume qui n'est pas de cemonde. SeulellJ.ent, Dieu nous a donné leshêtes et les choses afin que nous nous en servions: il n'y a pas de raison pour que nousayons peur de nous en servir. Certaine hâtivetransposition au plan social et au plan économiquede la doctrine de la mortification neme paraît pas du tout selon l'Esprit. Elle tendraità exalter à l'excès les valeurs de rédemp-


LA VIE DES TRAVAILLEURS J 67tion aux dépens des valeurs de création et .devie. Et alors, la' Rédemption p'erd tout sonsens: qu'est-ce donc qui avait besoin d'êtreracheté, sinon la création?'" **Mais le malthusianisme économique ne seprésente pas toujours comme une doctrineachevée. Il n'est pas toujours volontaire, iln'est pas' même toujours conscient. Il y a unmalthusianisme qui s'ignore. Il y a des politiques,il y a des structures qui sont malthusiennesindirectement, sans que ceux qui lespréconisent aient en vue un but spécifiquementmalthusien. C'est ainsi par exemple que tout .'protectionnisme est malthusien, pour autantqu'il limite et fausse la d~viS'ion naturelle'du travail entre les nations. De même touterésistance opposée au processus historique derationalisation de la production. La mystiqueanti-trust est malthusienne, pour autantqu'elle aboutit à freiner le mouvement naturelde concentration industrielle, en ce qu'ila d'efficient. L'égalitarisme économique ·estmalthusien. Et les Soviets j'ont bien compris,qui ont établi dans l'échelle de leurs rémunérationsdes disparités beaucoup plus accentuéesque celles que nous connaissons cheznous: !)arce qu'ils ont pressenti et véri~écombien l'inégalité est féconde; et qu'elle stimule;et qu'elle fait produire en abondance.Surtout toute contraction artificielle desprofits est malthusienne, qu'elle rèsulte d'une


1 68 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESlimitation autoritaire des dividendes, d'unetaxation des salaires à un taux' trop élevé,d'une fiscalité excessive, ou~ d'une. réglementationdu genre de 'celle qui régit actuellemènten France les bourses de valeurs. Il n'y acertes là que l'un des aspects du problèmeactuel du profit; mais une leçon économiquecomme celle-ci se doit de l'envisager. On vousexposera au cours de cette· même Semaine,avec autorité, des idées sur l'aspect juridiqueet moral du profit. Mais jè voudraisceUe·après-midi rappeler quelques truismes sur sonrôle économique.Le profit remplit trois fonctions principales.Il est la mesure de la productivité. Il est le .stimulant de l'entreprise. Il est la source cOnstammentjaillissante des capitaux nouveaux ..Le profit, d'abord, est la mesure de la productivité.Et c'est pourquoi je ne puis m'empêcherde flairer quelque sophisme en cereproche que depuis Sismondi l'on adresse àl',économie capitaliste, d'êh'l.e tout entièretendue vers le profit, et non pas directementvers le produit. Cette objection fréquente -et dont je ne dis pas que rien ne soit à retenir- me fait pourtant songer à ce maladedont l'infirmière, tandis qu'elle attisait le feu,regardait constamment le thermomètre. Et lemalad'e lui disait: «Pourquoi donc vouspréoccuper de faire monter le thermomètre'?Ce qui est important c'est d'élever la tempé- .rature de ma chambre ». Or le ·prrofit, c'estimpeu le thermomètre de la prodûctivité. L'en-.


· LA VIF. DES TRAVAILLEURS 169trepreneur, qui, fait des profits. c'est celui


1 70 REDEVENIR DES HOMMES L!BRESnologie consacrée là-bas appelle une «plusvalue». Les économistes russes reprennentainsi curieusement, pour en faire une rubri·que de la comptabilité du régime communiste,une notion que Marx avait forgée pour lesbesoins de son analyse critique du capita­Ïisme. Cette plus-value, c'est la différenceentre ce que coûtent les produits et ce qu'onles vend. Et cette plus-value, en régime sovié·tique comme en régime capitaliste, mesure laproductivité de l'exploitation. La seule diffé·rence avec ce qui se passe chez nous,c'est que les prix d'achat des facteurset les prix de vente des produits sonten Russie fixés autoritaiœment, au lieud'être le résultat du libre jeu de l'offreet de la demande sur les marchés. C'est d'aprèsle niveau des profits réalisés que l'on appréciela gestion d'un exploitant soviétique. Aussibien le profit joue-t-il pour ce dernier le rÔlede stimulant de la production. Lorsque lacomptabilité d'un exploitant soviétique dégagedes profits, ceux-ci sans doute ne lui sont distribuésque pour p~rtie, la majeure fractionen étant attribuée à l'Etat. Mais les profitsréalisés sont pris en considération pour noterl'exploitant, pour lui accorder de l'avancement,des décorations, toutes sortes d~avantagess'il a fait d'importants profits; pour lerétrograder, le sanctionner, l'envoyer en Sibérie- succédané russe de la faillite - s'il n'apas fait de profits ou s'il a enregistré despertes. Enfin, dans l'économie sovietique


LA VIE DES TRAVAILLEURS 171aussi, le profit est la grande source des investissements.C'est grâce aux profits, à des tauxet à un volume global de profits incomparablementplus élevés que ceux que nous connaissonschez nous, que l'Etat soviétique a pu,surtout depuis l'instauration du premier planquinquennal, réaliser ces équipements· industrielsformidables grâce auxquels l'UnionSoviétique, ·en quinze ans, est devenue lapuissance économique et militaire que voussavez.Quoi qu'il en soit de ce parallèle entre l'éco..;nomie soviétique et la nôtre, il est en tous casmanifeste que dans une économie du type dela nôtre, il n'est aucun exemple historiqued'un essor économique (que ce soit un essorcyclique, un essor dû à l'inflation monétaire,un essor surgi de ce coup de fouet violentque la guerre assène à la production, ou re':'montant à toute autre quelconque origine) -il n'est, dis-je, aucun exemple d'un essor économiquequi n'ait été déclenché, orchestré,conduit par une reprise des profits.Or le profit industriel, actuellement, enFrance, est mort (1). Les sommes que l'on qualifiede profits représenienten fait le plussouvent des plus-values d'actif purement nominales,ou bien des amortissements qui n'ontpas été effectués, ou encore des réalisationsde stocks non renouvelés. Les profits actuellementcomptabilisés (dans l'industrie et sou-(1) (Note de la llrésentp édition). Cela est moins vrai depui,avril 1945. date à laquelle on a commencé à consentir d'assezsubstantiels relèvements de prix.


1 72 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESvent dans l'agriculture, sinon dans le commerce)cachent le plus souvent des pertesréelles. Ces profits que l'on taxe parfois d'illicites,et que l'on taxe parfois comme illicites.en réalité n'en sont pas. Or - je le dis aussisimplement que je le pense - il n'y apas de reprise économique concevabledans la France d'aujourd'hui, sans unerésurrection du profit en fait, - et aussibien sans une réhabilitation morale duprofit. Il est paradoxal qu'une nation etune époque qui se disent éprises de « grandeur» considèrent avec défaveur le profit.c'est-à-dire le revenu dynamique par excellence,le revenu de la fonction d'entreprise.le revenu du pionnier, le revenu de ceux quicréent et de ceux qui risquent. Le profit nedoit pas être tenu pour un revenu honteux.à moins que l'on n'entende con damer le progrès- et le progrès social non moins que leprogrès économique.Et bien entendu cette reprise du profit, qui. nous paraît conditionner celle de la productionfrançaise, on ne saurait l'attendre, dansles conditions actuelles,d1un abaissement descoûts de production. Elle ne peut résulter qued'une hausse des prix de vente, laquelle impliquel'élévation du cours des changes desmonnaies étrangères.Mais voici que nous buttons une fois de pluscontre les plates-bandes de M. James. Revenonsdonc à notre sujet, pour nous demanderquelles répercussions cette exigence fonda-


\LA VIE DES TRAVAILLEURS 173mentale: - beaucoup produire - vaentraînersur la condition des ouvriers français.Pour beaucoup produire, il faut d'abordbeaucoup travailler. Il faut aussi beaucoupinvestir, c'est-à-dire beaucoup épargner; etdonc peu consommer. Moins de loisirs, moinsde bien-être pour les masses, telles paraissentêtre les conditions d'un relèvement rapide denotre production, au lendemain d'une guerreruineuse.Tout à l'heure, lorsque nous affirmions quepour améliorer la condition ouvrière, il fallaitavant tout beaucoup produire, nous avionsl'impression d'une harmonie entre les finsproprement économiques (production) et lesfins sociales (plus de loisirs et plus d'aisancepour la classe ouvrière). Mais voici que maintenantnous voyons surgir toute une série detensions et d'antinomies. Pour que les ouvriersretrouvent l'aisance, il faut qu'ils travaillentbeaucoup, et donc la revendication de bienêtreentre en conflit avec l'aspiration à desloisirs accrus. Mais pour beaucoup produire,il faut aussi beaucoup épargner, et c'est seulementquand on se sera longtemps privé,quand on aura beaucoup investi, beaucoupconstruit d'usines et fabriqué beaucoup demachines, que l'on pourra augmenter les loisirs.Il semble alors qu'aux loisirs futurs il vafalloir sacrifier l'aisance immédiate. E.t toutesces tensions se résument 'en une -dialectiquefondamentale du présent et du futur. Nousjouirons plus tard d'autant plus d,'aisance et


1 74 REDEVENIr: DES HOMMES LIBRESde loisirs que nous aurons davantage sacrifiél'aisance et les loisirs d'aujourd'hui. Un teldilemme, certes, n'est pas tout à fait sansissue: nous aurons l'occasion de le marqueren terminant. Mais auparavant nous allonscommencer par développer brièvement lesdeux grandes lignes de ce programme peualléchant qui nous a semblé découler de l'exigenced'une reprise de la production nationale:beaucoup travailler, peu consommer.* **La France va se trouver - elle se trouve dèsmaintenant - en face de besoins de maind'œuvreconsidérables. A cause de l'immensetâche de reconstruction que lui imposent lesdestructions militaires et les prélèvementsallemands. Parce qu'aussi bien la reconstructionintéresse en premier lieu des industriescomme le bâtiment, où la main-d'œuvre tientune place relativement importante. Et parceque notre outillage insuffisant, usé, désuet,implique qu'un grand nombre de tâchessoient au début accomplies à la main, quidevraient être faites par la machine et quiseront un jour rendues à la machine.Or, en face de ces besoins de main-d'œuvreaccrus, la France n'a que des disponibilitésen main-d'œuvre très diminuées. On estimaitavant cette guerre la population active denotre pays à environ 20 millions de personnes.Mais la guerre a tué au moins 200.000 travailleursfrançais. 1.200.000 ouvriers étrangers


\LA VIE DES TRAVAILLEURS 1 75qui, en 1939, étaient employés sur notre sol,sont aujourd'hui en grande majorité dispersés;une très petite fraction continue de vivrechez nous. Le nombre des fusillés, des déportésqui ne reviendront pas, de ceux qui nesont revenus qu'avec une capacité de travailtrès diminuée ne nous est pas :encore connu.Il risque d'être considérable. Nous avonsactuellement -beaucoup plus d'<strong>hommes</strong> sousles drapeaux qu'à la veille de la guerresans compter les femmes qui maintenant nese contentent plus de subir le pl'estige diel'uniforme, mais en revendiquent pour ellesmêmesles séductions. Enfin le dév.eloppementpléthorique des bureaux et des administrationsenlève aux tâches directement productivesune quantité considérable de bras,de doigts, et de cerveaux. Dans ces 'conditions,on peut estim'er, avec M. Tardy, qu'il nousmanque environ trois millions de travailleurspour que notre main-d'œuvre atteigne seulementson niveau d'avant-guerre, - alors quela reconstruction exigerait beaucoup plus demain-d'œuvre que nous n'en avons jamaisemployé. Avec le charbon et les transportsmaritimes, la main-d'œuvre fait aujourd'huil'objet d'une de ces « pénuries dominantes »dont il est actuellement question dans toutela presse économique. EUe constitue un deces « goulots d'étranglement », derrière lesquelstoute la vie économique française piétineembouteillée.


176 REDEVENIR DES HOMMES LIBRES* **Les bras dont nous avons besoin, où doncallons-nous les trouver? Après la guerre de1914, un slogan servait de tarte à la crème:« L'Allemagne paiera! ». Nous connaissonsaujourd'hui une. réplique de ce slogan defâcheuse mémoire, un peu modifié seulementparce que nous avons depuis lors appris à nosdépens que les transferts internationaux dedevises monétaires n'étaient pas chose simple.Et nous croyons souvent 'résoudre biendes problèmes en disant: « Les prisonniersallemands travailleront, ils reconstruiront ceque la guerre allemande a détruit ». Celaflatte un sentiment très élémentaire de justice.Et cela peut paraître aussi bien se recommanderpar un certain nombre de considérations.Par exemple, op déclare que puisqueles logements font défaut en Allemagne, il esttout à fait opportun de maIntenir et d'ameneren France un grand nombre de militairesallemands, qui ne trouveraient pas à se logerchez- eux. Par exemple encore, on· fait remar- .quer qu'à une tâche temporaire comme eellede la reconstruction d'après guerre,il est toutà fait indiqué d'atteler une main-d'œuvreprisonnière allemande. L'on espère échapperde cette façon à toutes les difficultés de reclassementde main-d'œuvre qui ne manqueraientpas autrement de surgir une fois la reconstructionterminée. Nous n'aurions alors qu'à renvoyerchez eux les prisonniers allemands.Et l'on nous annonce dans la presse qu'en


" ..LÀ. VIE DES TRAVAILLEURS 177juillet 1946, 1.750.000 prisonnieM allemandsserontemnlovés en France à des travaux proouctifs.Mais pour que nous disposassion!lo'effectifs aussi considérables, H faudraitd'ahord que les Américains nous les donnassent.Ils l'ont promis, parait-il. Pourtant Hssemhlent plutôt poursuivre une politique delibération des prisonniers. II faudrait encoreque ces allemands, les organisations ouvrièresfrancaises ne missent pas d'obstac1e à leuremploi. Or les syndicats redoutent fréquemmentqu'un recours massif à la main-d'œuvreétrangère ne provoque du chômage parmiles ouvriers français. Nous le disions tout àl'heure: je crois que c'est une erreur économique(une erreur d'inspiration malthusienne)dt> penser qu'on peut prévenir ou guérir lemal du chômage en refusant ou en expulsantdes travail1eurs. Mais une erreur répandue estune force réelle. II faut compter avec celle-là.En admettant que les 1.750.000 prisonniersallemands que l'on nous annonce soient effectivementacheminés chez nous et mis au travail,il convient d'ailleurs de n'attendre pointtrop de merveilles de leur concours. Le rendementde la main-d'œuvre prisonnière esttoujours très faible. Un prisonnier travailleen moyenne deux fois moins efficacementqu'un travailleur libre. II faut donc compterque chaque prisonnier n'a qu'un bras. Souventle bras gauche. Et son emploi impliqueque demeurent inactifs les deux bras de chacundes surveillants, ceux de tout le person-


118 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESnél d'adininistration des camps. Telles sontles observations que du point de vue économiquel'on peut et doit présenter pour rabat:.tre les espoirs dé ceux qui s'imaginent quenous résoudrons sans effort les problèmes denotre reconstruction, grâce à l'emploi massifdé main-d'œuvre prisonnière allemande.Mais Ces . considérations utilitaires ne sauraiéntpour des chrétiens épuiser la question.Le travail des prisonniers, c'est du travailforcé. Cela implique que des centaines demilliers d'<strong>hommes</strong> soient durablement séparésde leurs familles, de leur milieu naturel,de leur terre; qu'ils soient privés de leursdroits, qu'ils soient astreints à une vie prolniscuitaireet dégradante, constamment sousla menace et la contrainte. Ne sommeS-HOUSpas payés pour le savoir? L'état .de prisonnierobligé au travail, c'est une forme à peine moderniséede l'esclavage. Et c',en est même uneforme particulièrement inhumaine, car le prisonnierest esclave non d'une autre personne,mais d'une collectivité anonyme: J'arméevictorieuse. Alors il n'y a plus de Philémonauquel lin saint Paul puisse s'adresser pourobtenir la grâce d'Onésime. Une loi impersonnelleet implacable s'impose à tous. Je vousle demande, mes camarades anciens prisonniers,·est-ce que vous souhaitez qu'en pleinepaix nous astreignions à une vie aussi avilissantedes <strong>hommes</strong> qui, souvent depuis cinq ousix ans déjà, vivent l'inhumaine existence d11mobilisé?.Te vous le demande,mes·camarades


LA VIE DES TRAVAILLEURS 1 79de la Résistance, vous qui avezcouragausementprotesté, souvent au péril de vos vies, contrele travail forcé que les nazis voulaient imposerà notre jeunesse laborieuse, voulez-vousque, sous prétexte de reconstruire nos mines,nous infligions le même régime, pendant desannées, à 1.750.000 êtres humains? Et sansdoute, du strict point de vue du droit internationalet des lois de la guerre, le problèmene se pose-t-il pas exactement dans les mêmestermes. Mais où est la différence, dès lors qu'onl'envisage sous ses aspects humains ou familiaux?Je vous le demande, ouvriers français.croyez-vous que l'emploi massif d'une maind'œuvreprisonnière, mal payée, probablementmal nourrie, constamment menac~e etcontrainte, composerait un climat favorablepour le respect de la dignité humaine quevous revendiquez à juste titre pour vousmêmes?Voudrions-nous revenir aux mœursguerrières des époques les plus primitives, oùles vaincus, lorsqu'on ne les passait pas touspar les ~armes, étaient tous vendus commeesclaves? Le travail forcé a été une des hontesde cette guerre : il ne faut pas qu'il lui survive,au moins chez nous. Nous voulons que, pournos frères vaincus aussi, notre victoire signifiela libération de la personne. Il semblequ'il y ait là une de ces occasions privilégiéesoù le témoignage chrétien trouve avec évidenceson application. Nous devons demanderque l'on emploie le moins possible et le. moinslongtemps possible de main-d'œuvre prison-


180 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESnière, et que. dans toute la mesure où l'onrecourra ma1w-é nous à cette forme de réparations.la .condition des travailleurs prisonnierssoit rapprochée Je plus possible de celledes travailleurs <strong>libres</strong>: par le paiement auxprisonniers de leur salaire intéwal, par l'octroiaux prisonniers de <strong>libres</strong> loisirs et de facilitésde retour périodique dans leurs foyers etdans leur patrie.Nous devons donc à mon avis condamnerl'emploi orolon~é de la main-d'œuvre prisonnière.Mais cela ne veut pas dire que nous,puissions nous en tirer sans un apoel massifà la main-d'œuvre étrangère. Seulement quece soit une main-d'œuvre libre: tAchons d'attirerdes familles ,entières, avec l'intention deles acclimater chez nous. d;e les traiter surun oied d'ahsolue é~alité avec les famillesouvrières francaises. de les assimiler en finde comnte déflnitivement si possible. afin dehoucher les échancrures de notre pyramidedes â~es.La m'ande difficulté. c'est outil n'v a pasdans le monde beaucoup d'excédents de maind'œuvredisponibles pour l'émigration. Saufpeut-être en Angleterre et aux Etats-Unis:mais comme il vaut mieux être chômeur enpays an~lo-saxon que travailIeren France.il y a peu de chances pour que nous recevionsdes travailleurs de ces "pays-là. En Pologne, enROllmanie, dans tous les "pays de l'Est. et duSud-Est de l'Europe, il est infiniment prohableque tous les excédents de main-d'œüvre


LA VIE DES TRAVAILLEURS 181qui pourraient exister seront accaparés par laRussie. Mais précisément l'emprise politiquede l'Union Soviétique sur ces pays nous enrichirapeut-être d'un certain nombre d'élémentsémigrés pour des motifs idéologiques.Et puis; il y a toujours les pays méridionaux:l'Italie, l'Espagne, l'Afrique du Nord aussi, oùnous pourrons et devrons puiser. Et l'Allemagne,surtout l'Allemagne probablement. Maisle concours allemand, nous devrons le cherchernon pas sous la forme de travail forcéimposé à des prisonniers de guerre, mais parl'immigration volontaire en France de famillesallemandes entières.Et bien sûr, les travailleurs étrangers quenous attirerons chez nous, il faudra tendre àles intégrer tout à fait. C'est d'une façon permanenteet définitive que la France a besoinde bras: c'est aussi d'une façon permanenteet définitive que nous devons accueillir unenombreuse main-d'œuvre étrangère. Il ne faudraitpasvoir en elle une sorte de volant desécurité, et conserver l'arrière-pensée d'uneexpulsion possible, dès que, parmi les travailleursfrançais, le chômage commencerait àpoindre. D'abord parce qu'il n'y a pas de raisonspour qu'un travailleur - sous prétextequ'il est étranger - vive constamment exposéau risque de l'expulsion. Mais aussi bien parceque du point de vue économique, comme je·le disais tout à l'heure, c'est une erreur decroire que le remède au chômage soit la réductiondu nombre de travailleurs. Le chô-


182 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESmage provient d'un déséquilibre entre lesdiverses branches de la production, il peutprovenir aussi d'une pénurie de crédit, oud'une mauvaise fixation du cours des changesinternationaux. Il y a au chômage des solutionsmonétaires, des solùtions qui relèventde la politique des changes, ou de la politiquedu taux de l'intérêt ou du contrôle de la production.Mais s'aviser de vaincre le chômageen chassant des travailleurs, cela me fait penserà ce médecin qui prétendait guérir la varicelleen arrachant un à un les boutons quicouvraient le corps"de ses victimes. Cela nefaisait qu'exaspérer la douleur de chaquebouton. Cela ne faisait pas baisser la fièvre.C'est d'une immigration durable que nousavons besoin. Mais nous pouvons peut-êtreaussi compter sur quelques apports de maind'œuvrefrançaise. Lorsque sur nos terres onpourra de nouveau employer massivementles engrais, lorsque l'on aura mécanisé lesprocédés de culture, lorsque l'on aura faitun vigoureux effort de remembrement d'esexploitations, sans doute notre agriculturedemandera-t-elle moins de bras qu'elle n'enemploie pour le moment. Alors - alors seule,ment- un certain. exode rural redeviendraéconomiquement sain: et le traditionnel courantdémographique qui va de la campagnevers les villes, et qui a marqué l'essor industrieldu dix-neuvième siècle, reprendra sasignification progressive. Nous pouvons encoreespérer accroître nos effectifs de main-d'œuvre


LA VIE DES TRAVAILLEURS 183aux dépens des effectifs militaires. La guerreest maintenant terminée en Europe, et notrecorps expéditionnaire d'Extrême-Orient ne réclamequ'un personnel très réduit en nombre.Il n'y a plus de raison pour appeler sous lesdrapeaux - comme il se fait en Ce moment -de nombreuses classes à la fois, tandis quela France manque cruellement de travailleurs.Il n'y a pas de raison valable pour quel'on distribue quotidiennemênt - comme celase fait présentement - 1.600.000 rations militairesqui pèsent lourdement sur le ravitaillementde la population civile et qui - encorequ'il ne faille point compter tout à fait deuxbras pour une bouche administrative - sonttout de même le signe d'une ponction graveeffectuée aux dépens des forces de travail dela nation. La France, écrit M. René Courtindans le numéro de juillet des Cahiers Politiques,ne saurait mener de front sa reconstructionet un réarmement. Evidemment, ilfaut qu'elle parie la paix et qu'elle choisissela reconstruction. Il faut encore que nousrécupérions de la main-d'œuvre active parmile grand nombre d'employés de toutes sortesqui plus ou moins en pure perte s'anémientdans les bureaux d'administrations pléthoriques.Combien de services ont été créés depuisla guerre: les statistiques des locauxréquisitionnés, que l'on a récemment publiées,nous en .suggèrent une terrifiante idée. Il n'estpas jusqu'aux partis politiques et mouvementsde toute sorte qui n'aient multiplié le nOIll-


184 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESbre de leurs permanences et de leurs permanentsdans des proportions considérables.Tout cela, en face d'une production réduitedes deux tiers, représente pour la France desfrais généraux considérablement -accrus, absolumentetplus encore relativement. Il faudracomprimer vigoureusement les frais générauxde la nation, alléger l'Etat de certaines fonctions,rendre au travail directement productifle plus possible de personnes. Mais tout celane saurait combler notre déficit de maind'œuvre.Il ne suffira pas d'adjoindre des travailleursnouveaux à ceux qui déjà produisent,il faudra que l'ensemble de la maind'œuvretràvaille plus que par le passé.- Onpeut alors se demander si, du point de vueéconomique, des réformes par ailleurs si souhaitablescomme le retour à la semaine dequarante heures, --,- qui signifiait le repos· dusamedi, nécessaire pour que celui du dimanchesoit vraiment effectif - et d'autres commela prolongation de la scolarité d même lerenvoi de la femme au foyer, dont on parlebeaucoup actuellement, viendraient bien àleur heure en ce moment. Ne nous y tromponspas: toute hâte que l'on mettrait à lesréaliser eng·endrerait pour autant un retarddans la reconstruction, et ferait reculer lemoment où pourra être substantiellementrelevée la condition de la classe ouvrière. Plusnous concéderons d'avantages immédiats,etmoins rapidement nous liquiderons l'héi-itagë ~de la guerre. Plus nolis ferons de réformes


LA VIE DES TRAVAILLEURS 1 85maintenant, et plus tard nous pourrons assurerà tous de l'aisance et des loisirs.Et donc, déjà, de l'examen que nous venonsde faire de la première partie de notre dyptique:« travailler beaucoup », nous voyonssurgir cette fatale dialectique du présent etdu futur, qui dominera notre second thème:consommer peu.***C'est qu'en effet, Mesdames et Messieurs, letravail - non plus que la Famille et la Patrie- ne saurait suffire à la production moderne.Il n'est rien sans la machine. Il nous faut desusines, des équipements, des outillages, deshauts fourneaux, du matériel ferroviaire, desbateaux, un réseau routier. Il nous faut fairebeaucoup de dépenses qui ne porteront pasleurs fruits immédiatement, mais qui pluslard seulement nous procurerons des avantageséchelonnés sur de longues années. Orces investissements massifs, qui sont néeessaires,ne devront pas moins nécessairement-comme le suggérait ce matin M. Flory -se faire aux dépens de la consommation.On peut considérer que l'ensemble des facteursproductifs disponibles à un quelconquemoment donné se divise 'en deux fractionscomplémentaires. Une partie en sert àfabriquerdes denrées alimentaires,dès vêtements,des chaussures, en un mot des biens de consommation.Le reste est affecté à la construè-


186 REDEVENIR DES HOMMES LIBREStion de machines, d'usines, de navires, de matérielde chemin de fer, de routes,en un motde biens de production ou de biens durables.Cette seconde fraction ne procure pas de satisfactionsimmédiates, elle sert à créer l'équipementnational qui enrichira la collectivitéde façon permanente. Investissement, consommation,telles sont les deux directionsentre lesquelles se partagent les facteurs productifs.Tout gonflement de la fraction desfacteurs affectée aux investissements se faitnécessairement aux dépens de celle qui procuredes biens immédiatement consommables.Or à cette dialectique de l'investissement etde la consommation l'on peut ramener, dansune certaine mesure, la dialectique de l'économiqueetdu social. Elle résume aussi bien,au moins partiellement, l'opposition qui dressefun contre l'autre, dans la discussion du tauxdes salaires, le patron et l'ouvrier.Pratiquement, en effet, l'e salaire est presqueentièrement dép'ensé pour des satisfactionsimmédiates. Cela résulte d'habitudes profondémentenracinées, et que ne blâmeront pointceux qui savent ce qu'est la « vertu d'insécurité», ou le « devoir d'imprévoyance». Donc,en fait, tout -ce qui est salaire va aux industriesde biens de consommation. Au contraire,par divers canaux que nous avons déjà énumérés(autofinancement des entreprises, constituticmet placement de réserves, placementpar les capitalistes d'une fraction des dividend.esdistribués), la majeure partie des


LA VIE. DtS TRAVAILLEURS 187profits va aux investissements. Elle. n'est _ pasconsommée, mais aff'ectée à l'extension ducapital national.Sans doute, cette loi n'est pas absolumentrigoureuse. EUe n'a rien de nécessaire. Elleest tout empirique. Elle découle des mœurset des institutions. En fait, une petite partiedes profits seulement est consommée; unefraction beaucoup plus faible encore dessalaires 'est placée. Peut-être est-il possibled'imaginer dans l'avenir un développementconsidérable de l'épargne ouvrière, qui modifieraitles données du problème ... En Angleterre,le premier plan Beveridg'e, en imposantle prélèvement sur les salaires de sommesimportantes qui seraient capitalisées pourpermettre ensuite de verser aux ouvriers desindemnités de chômage et de maladie, et desretraites, ,conduit peut-être à la levée massiv~d'une épargne ouvrière forcée. Il y auraitbeaucoup à dire pour et contre de telles réformes,qui ne sauraient du reste renverser qu'àla longue la répartition du capital entre lesclasses sociales. Mais dans l'état actuel de nosmœurs, il reste en gros incontestable que lamajeure partie des profits est investie, et lapresque totalité des salaires consommée.Et donc, lorsqu'une délégation ouvrière et·une délégation patronale s'asseoient autourde la même table pour discuter d'une conventioncollective, le débat se présente un peu,aux yeux de l'économiste, comme une audience


188 REDEVENlR DES HOMMES LIBRESde ce grand procès qui sans cesse oppose lesintérêts du présent à ceux de l'avenir. Plusles salaires seront élevés, et plus on consommeraimmédiatement, au détriment du progrèséconomique. Plus au contraire la margedes profits sera grande, plus on développeral'outillage, au détriment des satisfactionsactuelles.Ainsi, à brève échéance, tout équipementse construit aux dépens du bien-être ouvrier.Déjà, au huitième siècle avant notre ère, leprophète Amos reprochait aux Juifs de Samaried'avoir bâti leurs somptueuses maisonsavec le blé du pauvre. Mais jamais maisonsfurent-elles autrement édifiées? Pour accomplirleur révolution industrielle, l'Angleterreet la France, au dix-neuvième siècle, ontaffamé leur classe ouvrière. Les enquêtesd'Engels en Angleterre, celle de Villermé enFrance, que rappelait ce matin M. Flory,sont sur ce point suffisamment éloquentes.C'est à ce prix seulement que nous sommesparvenus à édifier une grande industrie, quipar la suite a permis d'élever substantiellementle niveau de la vie ouvrière. Les ouvriersde 1936, en réalité, buvaient avec les bourgeoisleurs contemporains la sueur de leursarrière-grands-pères. Et ce que nous avonsfa~t au dix-neuvième siècle, la Russie Soviétiquel'a répété à un rythme beaucoup plusrapide, entre 1928 et 1940. Pour édifier enquinze ans le gigantesque outillage qui vientde se révéler au monde, l'Etat soviétique a


LA VIE DES TRAVAILLEURS 1 89procédé comme jadis les bourgeois de laMonarchie de Juillet. II a exigé beaucoup detravail, il a payé de très bas salaires, il a vendules produits très cher, afin de pouvQir consacrerune «plus-value ~ maxima· à la constructiond'usines et de machines.Or la conjoncture de reconstruction danslaquelle nous nous trouvons semble très comparableà celle de la Révolution Industrielle.Elle aussi nécessite que la consommation présentedes masses soit partiellement sacrifiée,au bénéfice des .investissements. Elle impliquede bas salaires réels. Non point certes qu'ilpuisse être question de réduire les salairesnominaux, c'est-à-dire les salaires exprimésen monnaie. Cela présenterait du point devue économique tous les graves inconvénientsde la déflation, et cela serait psychologiquementinacceptable. Ce que l'on a appelé l'illusiondu nominal est quelque chose de tenace,et non point circonscrit aux couches· ignorantésde la population. Même les professeursd'économie politique tolèrent bon gré mal gréune hausse de prix' de 20 % non accompagnéed'un réajustement de leur traitement,alors qu'ils seraient prêts à descendre dans larue si on parlait seulement de diminuer de 5· 0/0le montant nominal de ce dernier, les prixdemeurant stables. Il y a là une donnée psychologiquegénérale et fondamentale, moins- absurde qu'on ne le croit souvent: Keynesnous enseigne à voir en elle un élément favorableà l'équilibre général, un facteur de st a-


190 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESbilité économique. Il ne faut pas que soientabaissés, il faut que s'élève constamment -pendant la période de reconstruction - leniveau nominal des salaires. Mais qu'ils nese hâtent point trop de rattraper leur retardsur le niveau des prix.* **Un tel programme peut à juste titre ne pointparaître séduisant. Ainsi, c'est au momentprécis où les revendications ouvrières (pourplus de bien-être, pour plus de loisirs) se fontpolitiquement plus pressantes et paraissentmoralement plus incontestables que jamais,que l'économiste soucieux de l'avenir du pays-et de l'avenir même de la classe ouvrière -se voit obligé de les tenir pour particulièrementinopportunes. Tel est le drame qu'il fautmettre en pleine lumière.Mais non pour incliner à des solutions simplistesetdécidément hostiles aux revendicationsouvrières. Après tout nous n'avons pasla religion de la production. Dans cette dialectiquedu présent et du futur que je me suisefforcé de dégager - en assimilant plus oumoins le futur avec l'économi'que et le présentavec le social - nous n'avons pas à prendresystématiquement le parti de l'avenir.Pour trancher entre l'avenir et le présent, lajustice est sans norme fixe. Et je voudrais àcette occasion suggérer combien est relative enmatière sociale cette notion de « justice», et


LA VIE DES TRAVAILLEURS 191combien sont relatives surtout les normes dejustice économique qu'ont autrefois formuléesles théologiens du Moyen Age, dans une ambiancequi ne· posait pas les mêmes problèmes,au. moins de la même façon. Lorsquenous tranchons un débat entre. patrons etouvriers sur une question de salaires, noustranchons en réalité - c'est du moins run desaspects du problème - un débat entre le présentetl'avenir. Or il n'y a pas de principea priori qui puisse nous permettre de départagerle présent et l'avenir.Nous pouvons certes poser en thèse quel'on n'a pas le droit de sacrifier totalementl'avenir au présent. Et qu'une telle applicationfaite·à l'économie des sociétés "de l'Evangiledés lis des champs serait tout à faiterronée. Nous pouvons proclamer aussi bienque l'on n'a pas le droit, ainsi qu'on l'a faiten Russie Soviétique pendant les plans quinquennaux,de sacrifier complètement le présentau futur, ,et de réduire à la misère,pendant des années, des millions d'h'ommeset de femmes pour édifier un appareil industrielqui, sans doute, aurait pu par la suiteaméliorer considérablement le sort de tous -s'il n'avait été en fin de compte presque entiè- .rementenglouti dans la guerre. Mais, - horsune condamnation de principe portée sur cesdeux extrêmes, - nous ne savons vraiment passur quelle base morale trancher la question.Nous manquons totalement de normes précisespour en décider. Tout au plus pouvons-10


192 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESnous émettre le vœu qu'un compromis g,'établisse,un compromis mobile selon, les circonstances,auquel faute de points de repèrenous sommes dans l'impossibilité absolue. d'assigner une position fixe quelconque, plutôtqu'une autre.Plusieurs intérêts légitimes entrent ici nécessairementen rivalité, sans que la justice lessache départager. Il importe surtout qu'aucund'eux ne soit oublié, que tous floient défendus.Du côté des économistes, du côté du gouvernement,du côté des patrons, il faut souhaiterune vigoureuse prise de conscience desexigElncesde la production, des besoins d'investissement,des intérêts' de l'avenir. Mais enface de cela il faut qu',existe une force antagonistequi représente le légitime désir deconsommation immédiate, les droits du présent.Tel est à mon avis le rÔle e!'lsentiel dessyndicats ouvriers.• ••Les syndicats - c'est là une idée chère ànotre ami Paul Vignaux - sont d'abord etsurtout un organe de revendication. Ils représententles intérêts de la classe ouvrière contreceux des autres classes, les exigences du socialcontre celles de l'écnnomique, le présent contrel'avenir. C'est leur fonction propre des'opposer aux excès du productivisme, dedéfendre les besoins jmmédiats de la personnequi passe contre les ambitions de lanation qui dure. C'est leur fonction de rési~-


LA VIE DES TRAVAILLEURS 193ter à cette exploitation de l'honune présentpar l'homme futur qui tend à se dév,eloppersans limites dans les pays totalitaires, et dontles circonstances risqueraient de nous induireil abuser nous aussi.Contrairement au courant d'opinion qui semanifeste chez beaucoup de syndicalistesfrançais depuis quelque temps, je ne pensepas que l'hymne à la production figure dansle rôle des syndicats. Certes, dans la Russie .totalitaire, lorsque le plan décide qu'il fautaugmenter la durée du travail, tout le mondeà l'unisson - même les syndicats ouvriers -vote des motions en faveur de l'allongementde la journée de travail. Et lorsque le plandécide qu'il faut abaisser les salaires, lessyndicats, comme tout le monde, votent desmotions en faveur de la baisse des salaires.Mais je ne pense pas que les syndicats despays <strong>libres</strong> doivent se prêter à un tel rôle.Leur action doit rester tendue vers l'obtentionde loisirs plus étendus et de salaires plusélevés pour les travailleurs. Le syndicat n'estpas le gardien de l'intérêt génélal: il estl'organe de l'intérêt immédiat de la classeouvrière, qui a ses droits, même contre l'intérêtdurable de la nation. Le syndicat n'est pasl'organe de l'économique: il est l'organe dusocial qui a des droits, même contre l'économique.Il témoignera en faveur de la partiecontre le tout, en faveur de l'immédiat contrele futur. Un tel témoignage doit être porté!Après tout l'instant présent, parmi tous les


194 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESinstants qui se succèdent dans l'histoire, c'estnotr.e prochain.Seulement, évidemment, dans une luttetelle que celle qui incombe aux syndicats, il ya des moments pour l'off,ensive; il y a d'autresmoments où l'on ne peut que consolid.er sespositions, ·et d'autres moments enfin où l'onest obligé de se replier en combattant. Noussommes peut-être dans une de ces périodesoù les syndicats d.evront pratiquer la déferiseélastique, parce que la conjoncture d'aprèsguerre impose de subordonner le social àl'économique. Les syndicats devront sansdoute consentir un repli stratégique. Mais nonpas abandonner la lutte, et moins encore passerdans l'autre camp, comme le font parfois,~ je vous le disais tout à l'heure, - les syndicatssoviétiques. Car la mission propre des syndicats,la cause particulière dont ils sont lestémoins revêtent un caractère d'autant plussacré que les circonstances risquent davantagede faire oublier les valeurs qu'elles engagent.L'heure. sans doute est à la prédominancedes exigences de l'économique; maisil importe que la voix de l'humain ne soit pasun instant étouffée, et que les valeurs dites« sociales » ne cessent de s'affirmer en facedes impératifs de la production.0\0**Défense élastique, repli stratégique, ce vocabulairemilitaire dont je fais amende hono-


LA VIÉ DES TRAVAILLÉURS 195rable suggère:-. la lutte' des -dasses que Marxa prêchée, ,eL contre laquelle s'inscrit la traditiondes Semaines Sociales. Certes, aucuneopposition d'intérêts ne doit nous faire oublierun .instant que les <strong>hommes</strong> sont frères, crééspar le même Dieu, rachetés par le mêmeSauveur, appelés à entrer dans le mêmeRoyaume. Mais cela ne veut point dù toutdire qu'il ne puisse y avoir, sur le plan économique,.des oppositions d'intérêts au moinspartiellement irréductibles. En Dieu, sansdoute, tous les aspects du bien se rejoignentet se confondent en un Bien sans fissures.Mais dans notre monde étroit de créatureslimitées, rien d'étonnant si plusieurs finslégitimes .entrent en dispute, parce qu'il n'ya. J>as asséz' de place.,.Comme si Dieu avait jeté dans le monde ungrand miroir. Mais le monde était trop étroitpour le contenir, et le grand miroir de Dieua, ..volé en,éqlats. Et nous n'en connaissons quedes morceaux, dont chacun reflète un aspectse,ulement de ce qui est en Dieu. Alors unetentation nous. guette sans cesse: celle derem~ttre bout à bout les éclats du grandmiroir, afin d'en r:efaire une seule surfaceunie. Seulement, ce jeu de patience est impossible.Parce que dans nos esprits, parceque dans notre monde créés il n'y a pas assezde place.'; Quand. nous hous obstinons à poursuivred'impossibles' synthèses, le résultatc'est que" nous aboutissons a p'erdredes fragmeufsdumiroir' divin, àen cacher, à en


196 REDEVENIR DÉS HOMMES LIBRESoublier. Il faut pourtant que nous acceptionscette loi de notre nature: le bien n'est pournous connaissable et nous ne pouvons l'atteindreque par fragments. Les syndicats ouvriersdéfendent un fragment du bien. Leur rôle estpartiel; mais il est irreII1:plaça.ble. Je vousdisais tout à l'heure que la dialectique duprésent et du futur, celle du social et de l'économiquese présentaient à nos yeux commeun drame. Ne cherchons pas trop' vite à mettrefin à ce drame, car il est la vie. N'allons pointlui enlever sa valeur dramatique, car ,elle faitsa grandeur.• ••Et pourtant le cadre dans lequel j'ai dûsuggérer le drame, - ce cadre purement nationalque nous nous sommes imposé, -l'exaspèresans dout.e et l'aggrave. Je vous disais toutà l'heure que l'Angleterre et la France, pourédifier leur industrie, avaient imposé à leurclasse ouvrière des dizaines d'années defamine. Mais l'histoire économique des Etats­Unis ne nous présente rien de semblable. Etsans doute parce que les Etats-Unis, audébut du moins, ne se sont pas industrialisésau moyen de leur seule épargne nationale,mais avec les capitaux dont l'Europe disposaitalors en abondance, grâce à son équipementantérieur. Eh bien! du fait des deuxguerres européennes, la situation se trouveaujourd'hui renversée. Les Etats-Unis ontmaintenant beaucoup de capitaux disponibles,


LA VIE DES TRAVAILLEURS 197beaucoup de machines à vendre, et c'est nousqui n'en avons plus. Sans doute pouvons-nousespérer, grâce à des importations massives decapitaux et d'outillages américains, réamorcernotre machine économique sans que celaimplique trop de privations pour nos masseslaborieuses, et voir se desserrer l'étreinte deces cruelles nécessités qui ne nous apparaisaient tellement inéluctables que parce quenous considérions isolément le problème fran- ,çais.Indispensables pour notre relèvement économique,indispensables pour que notre relèvementéconomique n'implique pas, au début,de trop lourds sacrifices sur le plan social,les apports massifs de capitaux étrangersposeront évidemment de sérieux problèmes.Problèmes politiques, pour autant que notreindépendance nationale risquerait d'être menacéepar une main-mise étrangère sur nosentreprises. Ici, sans doute, la prise de ,consciencede ce fai,t incontestable que notreclass'e ouvrière ne peut, avant plusieurs années,échapper à la misère que, moyennant desubstantiels concours alliés, devra nous garderdes réactions d'un amour-propre nationaltrop chatouilleux. Problèmes d'ordre techniqueaussi bien. Emprunterons-nous aux gouvernementsétrangers, ou aux banques étrangères?A court ou à long terme? à intérêt fixeou bien pAr émission et veute il l'étrangerd'actions de nos ,entreprises? Comment seprésentera du point de vue monétaire la ques-


198 REDEVENIR DES HOMMES LIBREStion des transferts? et comment pourronsnousun j our rembourser les prêts qui nousauront été consentis? Autant de questions quine sont point aisées, mais qui débordent heureusementmon sujet. Je me réjouis de lespouvoir abandonner à plus compétent quemoi.Mais il me semblait indispensable de marqueren terminant à quel point la 'question, sociale française, telle qu'elle se pose actuellement,me paraît étroitement liée aux problè~mes internationaux. Nous n'avons pas assez àmanger :et c'est parce que presque toute laflotte du monde est actuellement employée àla guerr~ contre le Japon. Le jour où cesserala guerre contre le Japon, le problème du tonnagequi domine celui de nos importationssera surda voie d'être résolu .. Notre production ne reprend que très len-- tement : et c'est parce que nous n'avons pasencore reçu de nos alliés assez de capitaux,de crédits, d'engrais, de matières premières,demadÜhes:Pour que l'économie de demain puissevraiment s'orienter vers l'amélioration du sortdes masses, pour qu'elle ne s'épuise pas enpure perte au seul bénéfice d'une nouvellecourse aux armements, il n{)us faut d'abordune paix solide, c:est':à-dire une paix juste.e!~grrlpottant Ull désarmement ausài conipletquepossihle. . ' ,Au début de cette leçon, j'essayais de sug-.


LA VIE DES' TRAVAILLEURS 199gérer que le sort de la classe ouvrière françaiserelève moins du ministre du Trayailqu'il ne repose entre les mains des ministresde l'Economie nationale, de la Productionindustrielle, des Finances. Màis il dépendbien plus encore du ministre des Affairesétrangères. Car de même que les maux dontsouffre aujourd'hui la classe ouvrière sontune conséquence de la guerre, l'améliorationde sa condition est liée à l'avenir de la paix.De cette paix temporelle que sans doute leChrist n'est point venu apporter au monde -car le Don de Dieu est bien au-dessus d'elle- mais dont nous savons bien qu'un immenseet pur élan de Charité est nécessaire pourqu'elle nous soit ~onnée par surcroît.


XIIENTENTE EUROPEENNEOCCIDENTALE?(extrait de l'hebdomadaire Forces Françaiseldu 22 au 29 septembre 1945)


Les déclarations que le général de Gaullea faites mardi dernier - la veille de l'ouverturede la conférence des cinq ministres desAffaires étrangères -,- au correspondant parisiendu journal anglais le Times, prennentl'importance d'un grand événement international.Les conséquences historiques en pourraientbien être considérables. Et nul - àmoins d'être prophète - ne les sauraitd'avance aujourd'hui mesurer.Ces déclarations comportent une série deprises de position vigoureuses et précises surplusieurs grands problèmes de la politiqueeuropéenne. Or, le président du G.P.R.F. affirmeque tous ces problèmes sont solidaires etne peuvent comporter qu'une solution d'ensemble;il insinue que celle qu'il met enavant forme un tout indissoluble: et que l'onne saurait, sans la rendre hoiteuse et inviable,l'adopter en partie seulement En somme,il la donne un peu comme à prendre ou àlaisser. Et comme on ne la peut laisser -parce que l'amitié franco-anglaise est un fait,et parce


ENTENTE EUROPÉENNE OCCIDENTALE? 203naire, celui du lecteur surpris ne sera-t-il pasde se cabrer? Elle a pourtant le mérite deréagir vigoureusement contre l'habitude troprépandue dans les milieux diplomatiques deconsidérer les problèmes en détail, et sansvues d'ensemble. Pour se bien diriger auxgrands carrefours de l'histoire, il faut voirlarge et il faut voir loin: faute de quoi l'onn'aura su ni prévoir, ni conduire, ni coordonner.Cela dit, il nous faut cependant réfléchirséparément sur chacun des thèmes de l'interviewdu général de Gaulle. Quand ce neserait. que pour éprouver si les divers chapitresde son programme se commandent lesuns les autr,es aussi nécessairement qu'il leprétend.•**Le général de Gaulle affirme d'abord vigoureusementque nous sommes liés à l'Angleterreplus solidement qu'à aucune autrenation. Et cela nous apporte comme un soulagement.Nous avons vu le chef du gouvernementet notre ministre des Affaires étrangèresaller à Moscou, puis à Washington; et nousnous sommes réjouis de l'accueil qu'ils y ontreçu, des relations amicales qu'ils y ont resserrées.Ces deux voyages étaient-ils l'esquiss,ed'un pas de valse, comme l'a spirituellementdemandé un journaliste américain? En ce casnous aUendions le troisième temps avec impatience.Nous ressentions un certain malaise


204 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESqu'il n'eût pas été le pr,emier. Comment exprimernotre reconnaissance pour l'Angleterrehéroïque de 1940, pour l'alliée fidèle


ENTENTE EUROPÉENNE OCCIDENTALE? 205où il la rapporta de Londres en personne -s'était fait l'avocat auprès du gouvernementfrançais d'alors. « Il faudra bien en venir làquelque jour », a dit M. Paul Reynaud auprocès Pétain. Et le représentant du partitravailliste au récent congrès de la S.F.I.O. arepris la même idée. Mais il ne semble pasqu'une itelle formule d'union totale soitmûre pour l'application. Le général d.e Gaullel'écarte par prétérition. Ce n'est pas pour secontenter d'une simple alliance militaire, dutype de celle que la France n'a cessé entreles deux guerres de réclamer, cependant quel'opinion publique anglaise répugnait à laconsentir pour ce qu'elle comportait d'automatbme,pour ce qu'elle impliquait aussi deméfiance à l'·endroit de la sécurité collectivemondiale. Vaine et lancinante querelle, surune formule aujourd'hui dépassée par lescirconstances. Si aujourd'hui la coopérationfranco-anglaise doit être étroitement renforcée,c'est d'abord et surtout sur deux .terrainsessentiels: le terrain économique et le terraindiplomatique.* **Aussi bien l'Angleterre et la France ne sontellespas seules en cause. La Belgique, la Hollande,la Suisse, l'Italie, l'Espagne, le Portugal(et d'autres pays encore, ajoute le général deGaulle qui pense peut-être aux scandiriaves)ont un intérêt évident à conjuguerétroitement avec ceux de l'Angleterre et de


,1206 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESla France leurs efforts de reconstruction écouomiqùeet leur activité diplomatique. Avecl'ouest de l'Allemagne dont nous parleronsà son heure, telle est, selon le président duG.P.R.F., l'aire européenne que déterminent,pour former l'entente occidentale, à la foisla nature et l'histoire, la géographie physiqueét économique et la psychologie des peuples.Notons que des pays que nous venons d'énumérerdépendent l'Afrique tout entière, l'Indebritannique, l'Indochine française, les Indesnéerlandâises, de nombreuses et souventimportantes possessions répar,ties dans lemonde entier. Le problème des Dominionsbritanniques serait certes extrêmement délicatà résoudre. Quelle sorte de lieJls certainsd'entre eux accepteraient-ils de nouer avecune formation de ce genre? C'est là que gît,à n'en pas douter,. la plus grosse difficultéque rencontrerait la réalisation de l'en t,enteoccidentale.Entente ellropéenne occidentale, et non pas« bloc occidental». Des confusions ont cours'sur ce point, qu'entretiennent avec complaisancecertains adversaires du projet. Il nes'agit pas du tout d'une union entre l'Amériquèet l'Europe occidentale, qui ferait decelle-ci une sorte de tête de pont avancée desEtats-Unis, plus ou moins dirigée contre laRussie. Il s'agit de constituer entre les deuxcolossales puissances que la présente guerrea mises au premier plan, une sorte de fédérationà objectifs limit(~s, entre plusieurs


\ENTENTE EUROPÉENNE OCCIDENTALE ~ 207nations qui tiennent à conserver leur existencenationale, mais qui se savent m~üntcnanttrop petites par rapport à l'échelle nouvellede la carte du monde, pour pouvoirdemeurer économiquement et diplomatiquementindépendantes. Il s'agit de contenir lafolle poussée oentrifuge que cette guerre adéclenchée, et de refaire de l'ouest européenun pôle d'àttraction, un centre d'impulsionparmi d'autres. Il s'agit d'empêcher que lesdeux puissances titanesques de l'Ouest etde l'Est étendent petit à petit leurs tentaculesrivales et chargées d'électricité dans leno man's land qui les sépare encore; et pourcela de former entre elles deux un tamponconsistant, nécessaire sans doute à la paix dJlmonde.L'entente européenne occidentale seraitévidemment - surtout au début - étroitementliée économiquement aux Etats-Unis,dont le concours est nécessaire à sa reconstruction.Mais sur le plan culturel, diplomatique,politique, elle aurait pour rôle essentield'amortir les chocs entre l'Est et l'Ouest, etnon pas de constituer une section de je ne saisquel « cordon sanitaire »conçu pour encerclerles Soviets. La Russie ne s'en saurait honnêtementtenir pour menacée, sinon pourautant qu'elle nourrirait d'autres ambitionsque celles qu'elle avoue présentement, ('lentendrait étendre sa zone d'influence exclusiveaux pays appelés à faire partie de l'entente.


"208 REDEVENIR DES HOMMES LIBRES* **Reste l'élément le plus délicat de la propositiondu général de Gaulle. Le président duG.P.R.F. affirme que les régions minièr-es etindustrielles situées à l'ouest de l'Allemagnedoivent nécessairement être enlevées à cepays, et rattachées du point de vue économiqueet du point de vue militaire à l'ententeoccidentale. Parce que l'industrie d.es paysd'occident a besoin du charbon de la Ruhr.Parce que la Rhénanie et la Ruhr sont desarsenaux et des voi.es d'invasion que l'occidentne saurait renoncer à contrôler sansmettre en grave péril sa propre sécurité etcelle du monde -entier.Ce sont là des arguments d'un réalismeindiscutable, et qui, dans leur brutalité, nesauraient manquer de faire impression. Lesdifficultés qu'on leur peut opposer sont d'ordrepsychologique et moral. Les habitants dela Ruhr et de la Rhénanie sont incontestablementdes Allemands, et qui dans leurimmense majorité désirent sans doute res-tercitoyens d'une grande nation allemande etprussienne. Les tendances séparatistes encorevivaces en 1919 sont probablement aujourd'huipresque inexistantes. Comme l'a proclamésolennellement la Charte de l'Atlantique,,- ce texte sage et beau, hélas si peu connu etsi méconnu, - les Nations Unies n'ont pascombattu pour réaliser aucune conquête territoriale,mais pour restituer à tous les peuples,même ennemis et vaincus, les libertés essen-


\ENTENTE EUROPÉENNE OCCIDENTALE? 209tielles de l'homme et du citoyen, et leurs droitsnationaux. Après de telles promesses, ne seraitilpas scandaleux de disloquer par la forceune des nations les plus récentes sans doute,mais rapidement devenue l'une des plusconscientes de son unité? Etpense-t-on qu'unesolution reposant ainsi sur la seule contrainteait de réelles chances de durer? Pourra-t-onempêcher que se ressoudent à la longue desfragments aussi artificiellement séparés lesuns des autres? Peut-on longtemps faire violenceà la nature, à l'histoire? Peut-on espérerque jamais l'Allemagne se résigne à renoncerde bonne grâce à ses plus riches provinces?Les lui enlever, n'est-ce pas la forcer en quelquesorte à vouloir une revanche, et préparerune paix qui, parce qu'elle reposerait sur laseule violence, ne saurait être que fragile etbrève? Telles sont les objections qui se pressent,en notre esprit, et qui maintiennent surla réserve nos amis anglais, prompts à douterque les projets du général de Gaulle répondentaux vœux de l'opinion publiquefrançaise.Ces objections sont de poids. Et nous aurionstort sans doute de laisser longtempssuspendues nos bonnes relations avec l'Angleterre- et la réalisation du projet d'ententeoccidentale -à d'aussi aventureuses perspectives.***Il n'est pas dit toutefois qu',elles ne soientpoint prophétiques, et propres à recueillir à


F2-10 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESJa" longue l'adhésion de l'Angleterre et desaütres nations occidentales. Pour bien compf~ndrela question, il faut en effet con si dérer.l~problème allemand dans son ensemble.L~An~magne vient d'être amputée à. l'Est parde vastes annexions accompagnées de transfertsbrutaux de populations. Nous devons ler~prouver sévèrement au nom de la morale:mais c'est chose faite. Désormais, de quelque.modération que nous fassions preuve à. l'Ouest,comment espérer que les traités de paix deviennentjamais acceptables pour une grandeAllemagne réellement indépendante? Et d'ail­,leurs· l'emprise polHique de la Russie .soviétiquesur sa zone d'occupation nous invite àdouter qu'une telle Allemagne doive jamais,renaître. Si la plus grande partie de l'Allemagnedevientpolitiquement russe, ne devientil.pas légitime que la Rhénanie cesse d'êtrepolitiquement l'Allemagne? Ne sera-ce pas ence cas la solution la plus conforme aux vœuxdes populations?Il ne s'agit pas d'anne:x:er à. la France unseul pOuce de territoire allemand. Nous sommestout à fait à l'aise dans nos frontières,et ne ressentons aucune envie d'v incluredé force des <strong>hommes</strong> qui ne le" désirentpoint. Cela, le général de Gaulle l'a dit avecJorce au cours de sa conférence de presse deWashington, et nous voulons l'en croire. Il estregrettable qu'il ne l'ait pas répété dans soninterview du Times. Mais parler d'un contrôleinternational des mines et des industries de


\ENTENTE EUROPÉENNE OCCIDENTALE ~ 211la Ruhr, et du fleuve Rhin; parler de la créationd'un Etat rhénan doté d'une totale autonomieculturelle, c'est je suppose écarter pourle présent et pour l'avenir toute hypothèsed'annexion, d'inspiration nationaliste: c'estau contraire reconnaître que peut-être l'èredes nations souveraines est révolue, et qu'iln'y a de salut pour le monde et en particulierpour l'Europe occidentale si morcelée, quedans des solutions d'organisation internationalefondées sur les données économiquesfondamentales et inspirées de l'intérêt commun.* **L'avenir prochain nous dira quelle doit êtrela fortune diplomatique des idées hardies etréalistes qu'a lancées le général de Gaulle.En attendant, si elles peuvent élever quelquetemps les Français au-dessus des divisionsintérieures que vient hélas ranimer la campagneélectorale; si elles savent élever leniveau des discussions électorales jusqu'auplan des problèmes internationaux qui dominetous les autres, n'en doutons pas: rienque pour cela, l'interview au Times est venueà son heure.


XIIlAVANT LE SCRUTIN DU 21 OCTOBRE 1945REFLEXIONS DANS L'ISOLOIR (i)(25 septembre 1945)(1) Le ·texte qu'on lira cl-dessous est Inédit. Rédtgé le ~5 septembre1945, Il l'Intention du Monde, il se vit refusé par ceJournal, puis par un hebdomadaire U.D.S.R. En périOde électorale,Il est très dilTiclle de se faire imprimer lorsque l'onn'adopte pas en tous points les posltJons d'un parti.


Des urnes du referendum, trois solutionspeuvent sortir: le choix que les électeursferont de l'une d'elles commandera l'avenirde la France. Pour plusieurs générations,pour plusieurs siècles peut-être: du moins si,comme il convient de le souhaiter, nous savonsnous donner cette fois-ci des institutions assezéquilibrées pour qu'elles puissent enfin durer.* **La première solution, c'est celle que dicteraitune -majorité de « oui » à la premièrequestion,et de « non » à la seconde. Ainsil'entendent le parti communiste, le M.U.R.F.,la récente majorité de la C.G.T. L'Assembléeque nous élirons le 21 octobre serait alors unique,constituante, et souveraine. La durée deson .mandat ne serait point légalement limitée.Les dangers dont une telle formule menaceraitnos libertés publiques ne sauraient êtresurestimés. La dictature d'une assemblée,c'est la plus despotique et la plus haïssable.Il n'est pas de Convention qui n'ait bientôt sonRobespierre. Jamais dans le monde aucunedémocratie n'a fonctionné sans tout un systèmede contrepoids: où l'exécutif dispose demoyens de pression sur le législatif, où deuxassemblées tempèrent mutuellement leurrespective omnipotence. Montesquieu jamaisn'aurait··voté oui::'non. Et noil plus la plupartdès <strong>hommes</strong> de 1789. Ouï-non, c'est le désor-


RÉFLEXIONS DANS L'ISOLOIR 215dre, la tyrannie, l'aventure. C'est l~ relèvementde la France compromis· dès le momentmême où voici qu'îl est amorcé. Je crois fermementque la majorité repoussera cette splution-là,parce que je crois à la France. Etdonc, aucun doute à mes yeux =- il faut répondreoui à la seconde question.* **Mais à la première? Oui-oui, ce ~erait alorsla Constituante à pouvoirs limités, telle quela dessine le projet de loi du gouvernement.Il n'est pas honnête de prétendre que cettesolution porte aucunementaUeinte· au principede la responsabiHté ministérielle, ni àla souveraineté nationale. Le projet de loi -l'avez-vous lu ? - stipule au contraire quel'assemblée désignera le chef d'un gouvernementdont elle devra approuver· la -composition,et qu'elle pourra renverser moyennantun délai de quarante-huit he1,lres.Une telle formule ne laisse pas de m"inquiétercependant. Ces pouvoirs « limités.» lesont encore bien peu pour mon gré. Ne laissent-ilspas l'exécutif presque désarmé devantune assemblée qui pourrait fort bien en vouloirabuser? Et puis surtout le projet du gou.,vernemen! prévoit un second referen9Urnetde nouvelles élections .dans sept mois au plustard. J'entends bien qu'il s'agit ici de réserveraugouvernement un possible recours devantl~ Nation, afin de prévenir ou de neutraliser


216 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESd'éventuelles folies constitutionnelles de l'Assemblée.Mais le principe du referendum estcontraire à notre tradition démocratique, àl'institution fondamentale du mandat politique,au système éprouvé du gouvernementreprésentatif. Les électeurs peuvent bien choisirles <strong>hommes</strong> auxquels ils accordent leurconfiance; ils ne sauraient en connaissancede cause juger des constitutions ,et des lois.Il suffit pour en être convaincu d'avoir présidéun bureau de vote, ou seulement observépendant unt: heure le défilé devant les urnesdes citoyens et citoyennes. Ce serait déconsidérerle suffrage universel 'que lui demanderce dont il n'est manifestement pas capable.Stuart Millet l'histoire s'accordent à le démontrer:aucun grand pays libre ne sauraitorganiquement pratiquer le referendum. Jene voudrais point le voir pénétrer dans nosmœurs politiques. Et pense-t-on qu'il convienned'inaugurer nos institutions nouvellessous le signe de la division qu'implique fatalementune consultation populaire contradictoire?Une constitution, c'est la règle du jeuque tous doivent accepter, respecter, vénérer.Croit-on que la massè des électeurs minoritairesqui auront voté « contre :. après unecampagne probablement passionnée puisseaussitôt se rallier de bonne grâce et sansarrièl'e-pensée? Quant à la perspective denouvelles élections très prochaines, elle risquefort de paralyser d'ici là le gouvernement.Comment engager une politique définie, com-


RÉFLEXiONS DANS L'ISOLOiR21 ïment adopter et soutenir des positions nettesdans les négociations internationales, lorsquel'on agit sous la menace latente d'un très prochedémenti de l'opinion?* ••Rest~ la troisième solution : celle qui résulteraitd'une majorHé de non à la premièrequestion (queUe que soit la réponse à la seconde,qui devient dès lors sans objet). Ellenous donnerait tout de suite deux assemblées,avec un mandat d'une durée normale, c'està-direavec la possibilité d'engager tout desuite une polHique de longue haleine.Il n'est pas honnête de prétendre qu'unetelle solution ,commanderait le retour pur etsimple au passé. Dès le lendemain d,u referendum,rien n'empêcherait le gouvernementde prendre une ordonnance pour modifierdans un sens démocratique le mode de recrut~mentdu Sénat - lequel n'est pas fixé parla Constitution de 1875. Quand ce ne seraitque sous la pression de l'importante min'oritédes « oui», la Chambre et le Sénat nouveauxne manqueraient point de se réunir aussitôtà Versailles en Assemblée nationale, Et, jen'en puis guère vraiment douter: les quelquesretouches que réclame notre régime -celles que le général de Gaulle a fort biendéfinies, et sur lesquelles presque tous lesFrançais sont d'accord, - seraient de la sorteeffe,ctuées. Cela demanderait peut-être qua-


218 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESrante,.huiflieures, une semaine tout au plus.Après quoi nos élus reprendraient avec lechemin de Paris, celui de la vraie politique.Alors les disputations constitutionnelles ,seraientbien closes, et l'on s'attaquerait d'embléeaux problèmes.,-clés: la reprise économique,l'éducation nationale, la paix., Il'ne fait mystère pour persOnne -qû'uneiellèsolution longtemps a conservé la faveurpè~sohnelle du général de GaUlle (1) jusqu'àêê~què l'intransigeance - malencontreuse àmon sens - de certains de ses ministres,etla': trop subtile ingéniosité de certain aùtrè,i'aienf amené à consentir le compromis d'uril'eferendlull, et à préconiser le double « oui :.,~Je ne puis croire qu'unemajoritë de « non >~à laprernière·questioncontrarierait gravementsa po'Iitique., Elle écarterait tout dang,erd'assemblée unique et souveraine, même dansl'hypothèse touj ours menaçante d'une réponsenégative du corps électoral à la seconde questiOil.Elle marquerait la continuité de la République,française. Dès l'abord, elle placeraitla, «, Quatrième » sous le signe de la 'légalité.Elle aurait surtout l'inappréciable avantaged'abréger, les discussions, abstraites et, cesvilaius j eux de principes où leurs vices congénitaux"neportentque trop de Fr,ançais à seco~plàjre; ,e,~deraccourcir le chemin qui;-- ~' ; ~i "".''JU (,Vote de "lâ .présentt' édlUonl. cr,LoulS·Pîerr& GOupy :L.e Relf;rtmd)l,T[I.:I!l!, ',2:1 ' oelobre ,1\141;. SQn origine; positionsSUCCeS811JPS du,Gênera! rie G({IlUe. Que pPllt-on"enpenser? ParisCentre d:1nf9rm.a\lon POlitique" ~I. ,


RÉFLEXIONS DANS L'ISOLOIR 219mène. aux réalités, à la politique, aux besoinsimmédiats .de la France.Si je la préfère décidément quant à moi,c'est donc qu'elle me semble à la fois la plusprudente et la plus réaliste. Une constitution,c'est cela qui, par fonction, demeure cependantque changent les lois et les <strong>hommes</strong>.Pour que tout ce qui bout en nous de jeunessese puisse ébattre en liberté, il faut d'aborddes murs et des parquets solides. Moyennantqu'on les entretienne et qu'on les repeigne detemps en temps - sans en ébranler la charpente-les plus vieilles ne sont'-elles pasaussi les plus robustes maisons?* **Seulement cette réserve, cette circonspec- vtion qui doit présider à la réforme de nosinstitutions fondamentales, après tout je n')tiens tellement que pour permettre sans dangerle rajeunissement des équipes, la purificationdes mœurs, le renouvellement descadres de la politique française.Aussi bien, après avoir rayé sur le bulletinde réponse au referendum le premier « oui»el le second « non », jetterais-je volontiersdans l'urne la liste des candidats d'un parti« oui-oui » de la première heure ... Parce quec'est du côté de ces partis-là qu'est la jeunessede la France et qu'est sans doute aussi saraison. C'est là que vit chez nous l'esprit dela Seconde Internationale, qui a contribué àfaire des nations scandinaves, de la Finlande,


2Z0REDEVENiR DES HOMMES LIBRESde l'Angleterre les pays les plus civilis.és dumonde. En dépit d'une phraséologie révolutionnaire,étatiste, ou « communautaire » quine laisse pas - dès lors que l'on connaît les<strong>hommes</strong> - d'apparaître très souvent superficielle,c'est là que l'on retrouve vivantenotre tradition humaniste, universaliste, républicaine,individualiste, libérale - alliée à lapassion du progrès social. De ce côté-là s'estrangé le peuple auquel il importe de compatiret venir en aide, afin qu'il ne laisse pointengloutir ses libertés dans le gouffre du totalitarismemoscoutaire. De ce côté-là s'élaborentles seules solutions de politique internationalequi puissent garantir l'indépendanceet la paix: rapprochement avec l'Angleterre,.entente européenne occidentale, sécurité collective.Et puisenc9re parce que là sont rassemblésles seuls soutiens fidèles du généralde Gaulle: et sans doute avons-nous encorebesoin de sa lucide intelligence et de son opiniâtrevolonté. Parce qu'enfin on entrevoitdéjà qu'une coalition de ces partis-là pourraitbien constituer demain la première majoritéparlementaire de la nouvelle République.Ils sont trois: la S.F.I.O., l'U.D.S.R., et leMouvement Républicain Populaire.Ne m'en demandez pas davantage: il nesied point de lever le voile dont la loi républicainea voulu que demeure clos le secret del'isoloir. Déjà sans doute - et je demandepardon de cette inélégance - ne l'ai-je pasrendu trop transparent?


XIVPRODUIRE(extrait de l'hebdomadaire régional Forees Françaises.1 er octobre 1945)


Les élections cantonales provoquent dansnos provinces une répétition générale du séculairedialogue des idéologies. Après six ans desilence forcé, voici que reprennent ces bonnesvieilles disputes dont nous avons tant besoinpour nous entendre. Spectacle attendrissantpour quiconque aime la France et le passédont elle est pétrie. Mais inquiétant aussi bien,pour ceux qui espèrent en -elle, et se préoccupentde son avenir immédiat et lointain.Querelles religieuses, à propos de c~Ltequestion de l'enseignement qui n'a pas faitun pas depuis quarante ans; disputations surle mot République, dont tous se réclament,mais qui pour les uns signifie le régime politiquede la France que nul ne songe à mettreen question, et pour les autres un parti donton embrasse la querelle avec passion; acrobatiesau jeu savant des alliances électoraleset des désistements pour ~e second tour: voilàce dont on a parlé. Mais très peu des grandestâches qu'une actualité sévère impose à lapolitique française: de la production, de laconstitution, de la paix.Pour remédier précisément à cette carence,nous insisterons aujourd'hui sur le problèmede la pr~duction,On peut considérer en gros qu'avant laguerre, les Etats-Unis, avec une populationtriple de la population française, produisaientaU 'moins dix fois plus que nous. Depuis le


PRODUIRE. 223début de la guerre, la production des Etats­Unis a doublé. Celle de la France était diviséepar trois peu après la Libération du territoire.En progrès depuis quelques mois, ellen'a pas atteint encore la moitié de son niveaud2 1938. Or pour les royaumes d.e la terre iln'est pas de grand.eur, ni de puissance, nide sécurité, ni de bonheur qui ne reposentd'abord sur les richesses matérielles. Plus quejamais, dans les périodes difficiles commecelle qUe nous traversons, l'économique tienten suspens le politique, le social, le financier,les relations internationales. Souvent on lerépète; on n'y réfléchira .i amais assez.Nous nous inquiétons du déséquilibre budgétaire.L'Etat français dépense présentementplus de deux fois le montant des impôts qu'ilperçoit. Or, si l'on peut envisager la réductiondes dépenses militaires et l'allégementdes charges de certains services de contrôlequi alourdissent fâcheusement la machinegouvernementale, en revanche la reconstructionde nos ruines et les réformes sociales quenous projetons représentent des dépenses considérablesen perspective. Il faut donc accroîtreles recettes. Mais le taux des impôts nesaurait être relevé. Car au delà d'un certainniveau qui peut-être est déjà dépassé, un tauxtrop fort provoque toujours la fraude et l'évasionfiscales, paralyse les activités trop lourdementimposées, ,tarit les sources auxquelless'abreuve le fisc. Or le rendement des impôtsIle peut croître sans élévation des taux queIl


224 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESpar l'extension de la matière imposable: lasolution du problème budgétaire, c'est lamultiplication des transactions, des chiffresd'affaires, des revenus: c'est-à-dire en fin decompte l'extension de la production.Nous nous inquiétons du montant de notredette publique. De 400 mililards avant laguerre, elle est passée à 1.250 milliards, ce quireprésente environ, d'après les données actuelles,trois années de revenu national. Oron admet couramment que l'économie d'unenation ne peut supporter sans dommage unendettement public supérieur· à un an et demide revenu national. Pour que la dette de l'Etatfrançais - qu'il n'est nullement question deréduire dans les circonstances présentes, maisqui certainement ira au contraire en s'accroissantpendant les années à venir - deviennesupportable, il faut donc doubler au moinsnotre revenu national - c'est-à-dire produireau moins deux fois plus.Les prix français montent sans cesse, et leconsommateur s'en plaint. Pourtant nos prixactuels rémunèrent mal les producteurs. Onpeut dire qu'aujourd'hui en France on faitencore quelques profits commerciaux, maisqu'il n'y a presque plus de profits agricoles etque presque toutes les industries travaillentà perte. Or, il n'est qu'un moyen de rétablirles marges bénéficiaires pour les producteurssans pour cela engager les prix dansune folle course à la hausse: c'est de répartirles frais généraux des entreprises sur un plus


PRODUIRE 225grand volume de marchandises, et d'abaisserainsi le coût de production de chaque unitéproduite.Le problème des changes est lié à celuides prix. Nous ne saurions stabiliser le francde façon saine et durable sans arrêter lahausse des prix. Et sans équilibrer notre balancecommerciale. Aux importations massivesauxquelles il nous faut recourir devrarépondre dès que possible un développementde nos exportations. Et pour exporter, il fautproduire.La force de la France est à la même condition.Les nations militaires déclarent les. guerres, mai~ ce sont les nations pacifiques etriches qui les gagnent. La force d'un paysréside dans ses usines, dans ses machines,dans ses ouvriers plus que dans ses soldats.Au lendemain de six années terribles oùles restrictions, les bombardements, le travailforcé ont frappé tout spécialement la classeouvrière, la France aspire à faire un grandpas en avant dans la voie du progrès social.Mais aucune réforme sociale ne peut améliorerla condiHon des ouvriers si la productionne s'accroît aussi bien. Autrement tout avantageconsenti aux ouvriers ne saurait aboutirqu'à faire monter les prix. Il n'y a qu'unmoyen de mieux vivre, c'est de produire davantage.Sans une vigoureuse reprise économique,toute législation sociale serait menteuse.


226 fl.EDEVE:N1R DÉS HOMMES LIBRESMême la stabilité du régime politique, l'espritcivique de la population, l'adouciss~mentet la dignité des mœurs politiques, le respectùe la loi par tous les citoyens supposent uncertain degré d'aisance, et donc une productionaccrue.Je voudrais qu'en ouvrant notre journal,nous n'eussions rien de plus pressé que d'y lireles chiffres qui' disent les progrès (encore bienlents) de la production française. On publiechaque semaine le nombre de wagons chargés,les quantités de houille extraites. Il n'estpas de thermomètres plus signifiratifs de la!'anté de la France! Qui les consulte?,.


xvPOUR UN TRAVAILLISMEFRANÇAIS(extrait de J'hebdomadaire Forces Françaises,sema me du 13 au 20 octobre 1945)


Le triomphal succès du Labour Party lorsdes récentes élections britanniques, l'élan considérableque les élections cantonales viennentd'imprimer au parH socialiste en France, placentla Ile Internationale au premier plan desréalités politiques européennes.Elle se présente comme une fédération departis socialistes de diverses nations: ellen'est point une organisation mondiale centraliséeet hiérarchisée à l'instar de l'Internationalecommuniste. Faisceau d'efforts qui convergenttout en demeurant largement indépendants,lieu de rencontre pour les idées, lesmouvements, les politiques socialistes, chaquenation y apporte sa note particulière, selonson génie propre.Cette Internationale-là n'est pas, commel'autre, dirigée par une seule nation, ni asservieà ses ambitions. Elle est ouvrière,mais humaniste, personnaliste, pluraliste.Progressiste plus que révolutionnaire, ellevise à l'affranchissement matériel, intellectuel,moral, politique, économique des classespopulaires, plutôt qu'à la conquête dupouvoir et à la dictature prolétarienne. Elleest libérale et démocrate, respectueuse de lalégalité, héritière des philosophes français dudix-huitième siècle et des radicaux anglaisdu dix-neuvième. (N'oublions pas que StuartMill, à la fin de sa vie, s'est rallié au socialisme).L'idéal de la Révolution française seretrouve en elle intact et vivant.


POUR UN TRAVAILLISME FRANÇAIS .229La Ile Internationale laisse aux mouvementsqui la composent leur autonomie, leur couleurparticulière, selon les génies propres, les traditionset les besoins des différents peuples.A vant la récente guerre, il était loisible de distinguerdeux tendances distinctes parmi lesmouvements qui la composaient. Il y avait unsocialisme continental, dominé par la penséesocialiste allemande; et un socialisme nordique- anglais et scandinave principalement.Le premier était hanté par l'idée de lalutte de classes et par celle de la révolutionprolétarienne. Il était matérialiste et antireligieux.Il était centraliste, étatiste, et facilementintolérant. Il croyait à des formules, àdes principes, à des structures rationnelles ,etradicalement nouvelles, plutôt qu'à l'actionpolitique de chaque jour. Avant tout prolétarien,il considérait le communisme comme sonallié naturel et privilégié.Le second socialisme - le travaillisme anglais,les social-démocraties scandinaves -était fort peu marqué par le marxisme. Ilavait pour idéal le bonheur du peuple, l'éléyationde son niveau de vie, sa culture intellectuelleet civique, l'épanouissement danstoutes les classes sociales .de la vie individuelleet familiale, la liberté, le progrès, lapaix. Il répugnait à la violence. Il était tolérantsans arrière-pensée, et de nOlI1hrl'lIXcToyantsse trouvaient chez lui parfaitement à l'aise.Il était idéaliste et sentimental. Il n'avaitpoint de métaphysique propre. Soucieux de


230 REDEVENIR DES HOMMES LIBREShon gouvernement plus que de définitionslogiques, il était politique plutôt que doctrinaire.Il était démocrate et respectueux desconstitutions séculaires. Indemne de tout anticommunismeétroit et systématique, il étaittrop conscient des valeurs de la civilisationoccidentale, trop respectueux de la personnehumaine, trop étranger à la mentalité grégairepour céder à aucune contagion moscoutaire.Après la guerre de 1914-1918, le socialismecontinental s'est trouvé au pouvoir en Italie,en Allemagne, en Autriche, en Espagne. Danstous ces pays, il a bientôt été englouti par lefascisme, auquel il n'a pas su opposer uneharrière efficace. Que reste-t-il aujourd'hui,en Europe centrale, de la tradition socialdémocrate?Au contraire, le socialisme nordique - qu'ilait tenu le gouvernement comme dans lespays scandinaves et la Finlande, ou qu'il soitresté dans l'opposition comme ce fut la plupartdu temps le cas en Angleterre - a beaucoupcontribué à faire de ces nations les paysles plus civilisés du monde. Il y est aujourd'huiaussi sain et assuré de ses orientations,et plus vivant que jamais.Peut-être cette confrontation - qui simplifieévidemment le problème - est-elle cependantde nature à guider le socialisme françaisIl ce carrefour de ~on histoire.Le socialisme français possède une longue


POUR UN TRAVAILLISME FRANÇAIS 231tradition propre, que le marxisme a quelquepeu recouverte depuis notre défaite de 18ïO.Mais elle n'est jamais morte. Elle est doctrinaireet utopiste, Iaïciste, hostile à l'Eglisecatholique et très souvent à l'idée religieuse.Mais non point du tout matérialiste. Elle estrépublicaine, fille de 1 ï89 et de l'oppositionHU second Empire. Elle est individuaIisl;e.Et cela l'harmonise au travaillisme anglais.De Jaurès à Léon Blum, il y a une ligne depensée et d'action réaliste, humaniste, fédéraliste,pluraliste, idéaliste qui marche à- sarencontre. La tradition" laïque est en train dese dépouiller, chez beaucoup de nos socialistes,de toute nuance antireligieuse. Les résultatsdes élections cantonales suggèrent laperspective d'une majorité parlementaire quiréunirait la Section Française de l'Infernatio­I:ale Ouvrière et le Mouvement RépuhlicainPopulaire.Demain, s'il en e&t ainsi, entre le conservatismebourgeois et le totalitarisme moscoutaire,un grand mouvement progressiste etpopulaire, au service de la démocratie et dela personne humaine, fera pendant chez nousau travaillisme de nos alliés britanniques.Et nous rapprochera d'eux davantage encore.


XVIL'INDEMNISATIONDES PORTEURS D'ACTIONSD'ENTREPRISES NATIONALISEES(Deux articles dans Le Mondedes 29 et 30 novembre 1945) (1)(1) Lo preml('r dn re~ artir)e~ a fait l'objet ct'un )paf]er doM, Pierre HERVÉ, clans l'Hllmun'ité ÙU 29 n(}vembre 10,1ii,


Il demeure permis de dénoncer dans les., nationalisations une fausse panacée; de penserqu'elles ne résolvent aucun des problèmesqui se posent réellement à l'économie française;de redouter qu'elles ralentissent lareprise intérieure, et n'aillent point faciliterla réintégration de l'économie française anémiéedans celle du monde en « reconversion» ;­de mettre en garde l'opinion publique contreles espoirs démesurés que l'on a tenté de lieril leur mise en œuvre. Mais quelques réservesque l'on puisse faire sur leur opportunitééconomique, des motifs de psychologie collectiveles rendent aujourd'hui difficilementcontestables. Après la récente déclarationministérielle du président de Gaulle, aprèsles applaudissements dont l'a saluée l'AssembléeNationale Constituante, après le voteunanÏI]le qui l'a approuvée, le doute et la discussionefficace ne sauraient porter désormaisque sur l'étendue et sur les modalités de leurapplication. Ce que la France a maintenmltbien décidé de faire, il s'agit seulement de lefaire aussi bien que possible.* **L'aspect purement financier des nationalisationsn'est peut-être que secondaire: il n'estpas vain toutefois de l'envisager. Que deviendrale capital des entreprises nationalisées?Quel sera le sort de leurs actionnaires?


INDEMNISATION DES PORTEURS D'ACTIONS 235Deux principes semblent devoir commanderla matière.D'abord un principe d'équité: les nationalisationsdoivent se faire « sans spoliation ».Quoi que l'on pense en principe de la légitimitédu droit de propriété individuelle, rienne justifierait, tant qu'il n'est pas aboli, unediscrimination qui léserait relativement ettout à fait arbitrairement telle forme de propriété,telle catégorie de propriétaires. Le faitd'avoir souscrit ou acheté des actions de sociétésde crédit ou d'entreprises d'électricitén'a rien d'un délit: il n'y a point lieu de lepunir d'une amende rétroactive. L'actionnaired'une banque ou d'une entreprise a le droitne n'être pas systématiquement maltraité parrapport à l'épargnant qui a préféré acquérirles actions d'une distillerie ou d'un casino,ou thésauriser son épargne, ou conserver del'or. Les nationalisations sont en somme uneexpropriation pour caUSe d'utilité publique.Ceux qu'elles atteignent ont droit aux mêmesgaranties, aux mêmes égards qui accompagnenttraditionnellement dans les pays <strong>libres</strong>,- et chez nous depuis la Déclarations desDroits de l'Homme, - ce tte procédure exceptionnelle.Ensuite, un principe de saine politique économique: les nationalisations ne doivent pasentraîner un nouveau recul de la fonctiond'épargne en France. Elles peuvent, elles doiventne point décourager les épargnants. Lahausse des prix, la relative stagnation de


236 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESbeaucoup de revenus font que de nombreusescatégories sociales qui jadis épargnaient chaqueannée se voient maintenant contraintes devivre partiellement sur leur capital. L'insécuritémonétaire, l'insécurité des affaires, l'insécuritépolitique ont affaibli l'esprit de prévoyance.(A cet égard le fait - par ailleurssi heureux pour nous - que cette guerre-ci.contrairement à tous les précédents, n'a pointdiminué la fécondité est sans ,doute symptomatique.)Or, pour, produire, il faut investir.Et tant que l'on n'aura pas instauré en Francele régime communiste, - où la source normaledes investissements industriels est constituéepar les excédents budgétaires (ce qui ne paraîtpoint compatible avec la démocratie telle quenous l'entendons: c'est-à-dire avec le gou~vernement représentatif), - il faudra compteressentiellement sur l'épargne privée. Plusl'épargne privée natz"onale sera diéfaiHante,plus il faudra recourir au capital étranger, aurisque de devenir une nation prolétaire. Lespartisans des nationalisations €lui sont,souvent des plus chatouilleux au chapitrede l'indépendance économique nationale, devraientêtre aussi bien les premiers à s'inpirerd'un tel souci.* **A l'heure où j'écris, les projets du gouvernementne sont pas encore connus. Rien n',en afiltré. Force m'est donc de raisonner à la lumièredes principes, et sur la seule base desprogrammes proposés par les divers partis.


INDEMNISATION DES PORTEURS D'ACTIONS 237Voici comment s'exprime - sur le pointqui nous occupe -- celui de la Délégation desgauches, publié dans le Monde du 8 novembre:« Les propriétaires expropriés sont -sauf en cas de ûonfiscatioll pour trahison -indemnisés équitablement par des titres viagersvalables pour leurs enfants dix ans aprèsla mort du titulaire ou jusqu'à la majorité desenfants: le service en est assuré par la branchenationalisée SOllS la garantie de l'Etat; ilest établi Sllr la moyenne des derniers dividendesdistribués avant la guerre. Ces titressont rachetables à lellr valellr actuarielle parles banques nationalisées. - Le sort des obligatairesn'est pas modifié. »On doit se demander jusqu'à quel point lesanteurs d'nn tel texte - dont l'inélégante etconfuse rédaction est assurément le moindredéfaut - ont eu conscience de ce qu'ils écrivaient.Il est à peine besoin de mettre en lumièrecombien la solution qu'il définit est àla fois inique et an ti-économique.Inique d'abord en ce qu'elle prend pourbase les montants nominaux de dividendesd'avant-guerre auxquels la dépréciation subséquentede la monnaie a enlevé toute significationréelle actuelle (alors même qu'hierencore, la loi de 1941 sur la limitation desdividendes maintenait alignés sur leur baseles revenus annuels des actions). Pour que lajustice fût respectée, il faudrait corriger cettemoyenne des dividendes d'avant- guerre, parexemple à l'aide de l'indice général des prix.


238 REDEVENIR DES BOMMES LIBRESFaut-Il donc croire que le texte de la Délégationdes Gauches (


\\INDEMNISATION DES PORTEURS D'ACTIONS 239Enfin, la solution proposée est anti-économique.Elle aboutit à faire varier l'indemnitéaccordée aux porteurs, selon le nombre d'annéesqu'il leur reste à vivre et selon qu'ilsont ou non une descendance directe. La Délégationdes Gauches croit-elle donc que tousles propriétaires d'actions sont des rentiers,qui possèdent une fortune dont ils utilisentles revenus pour leur consommation'! La plupartdes placements émanent en fait non depersonnes mais d'entreprises. La chose estévidente dans le cas où les actionnaires desentreprises nationalisées sont des soci~téscommerciales: il faut alors néce,ssairementtrouver un autre procédé d'indemnisation quela rente viagère. Mais bien souvent aussi l'actionnaireest un individu, sans que pour celala personnalisation de l'indemnité réponde davantageà la situation. Lorsqu'un agriculteurinvestit provisoirement en actions des sommesqu'il destine à l'acquisition d'un cheval ou·d'un tracteur dès que ce sera possible, quandun commerçant ou un industriel emploieen Bourse les fonds de roulemeùt que vientgrossir l'épuisement d.e stocks momentané~ment irremplaçables, ou des fonds d'amortissementmis en réserve pour l'acquisitiond'outillages nouveaux, en réalité les fondsinvestis ne sont pas ceux d'une personne, maisceux d'une entreprise. Est-il logique, est-iléconomiquement sain de faire dépendre lasituation d'une entreprise, son essor ou safaillite, de l'âge de son capitaine ou du fait


1,240 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESque le Ciel lui a accordé ou non une progéniture?.ote**La cause est donc entendue. A l'expropriationd'un capital doit correspondre une indemnisationen capital. C'est bien ainsi que semblel'entendre le programme d'action proposé parle M.R.P., et publié dans Le Monde du 10 novembre.On y lit en ~et: « Une indemnité doitétre accordée aux propriétaires. La formulenormale de rachat parait être. la remise auxactionnaires expropriés d'obligations garantiespar l'Etat dont le S!ervice (intérêts etamortissements) devrait être assuré par lesrésultats d'exploitation de l'entreprise nationalisée.» .Tel est en effet le seul mode d'indemnisationcompatible avec le principe de l'expro­.priation sans spoliation. Mais il n'est pointaisé de décider quel doit être selon l'équitéle montant nominal des titres à revenu fixe(supposés émis au pair et au taux d'intérêtcourant du marché au jour du décret de nationalisation)qui devront être remis aux actionnaires.Le « programme d'action» du M.R.P.laisse le problème entier.La récente nationalisation de la Banqued'Angleterr.e par le gouvernement travaillistenous fournit ici un précédent qui malheureusementn'est point susceptible d'être transposéchez nous. Les actionnaires expropriés


INDEMNISATION DES PORTF-.URS D'ACTIONS 241de la « Oid Lady » reçoivent des obligationsà 3 % dont le montant est obtenu par la capitalisation,à 3 % du dividende moyen desvingt dernières années. La dépréciation continuelledu franc depuis 1936, les restrictionsdéjà apportées par l'Etat à l'autonomie de laplupart des entreprises que l'on se proposeaujourd'hui de nationaliser, la limitation autoritairedes dividendes depuis 1941 font qu'untel système, appliqué demain en France, seraittout à fait arbitraire et léserait gravement lesactionnaires.* **Pour fixer le montant des titres qui leurseront attribués, il faut donc obligatoirementse référer, non au montant du revenu de leursactions, mais à leur valeur en capital; nonpas aux dividendes qu'ils percevaient, maisaux cours en BOUrse des titres à revenu va'riah1esdont ils étaient propriétaires.Seulement il s'agit de valeurs relativementtrès « spéculatives», dont les cours ont beaucoupvarié absolument et relativement à ceuxdes autres, et particulièrement depuis quelquesannées. Quelle date, queUe période convient-ilde prendre en considération pour déterminerle montant des obligations que lesporteurs recevront en échange des actionsexpropri ées?A coup sûr - l'équité l'exige - il faniremonter assez loin dans ,le temps pour rencontrerdes cours sur lesquels l'effet dépri-


242 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESmant de la perspective des nationalisations etdes craintes de spoliation partielle ne se soientpas fait sentir. Pour que les nationalisationsne soient pas spoliatrices, il faut qu'elle!'! neconsaerent point la spoliation que' déjà leurmenace a perpétrée. C'est dire que les coursactuels des actions de banque ou d'électricité,ou leur cours à la veille du décret des nationalisations,ne sauraient être retenus.On peut être tenté d'adopter les cours dela Bourse du 4 juin 1945, déjà pris en considérationpour l'évaluation des fortunes envue de l'impôt de solidarité. Sans doute, l'indicedes cours des valeurs d'électricité n'esten juin 1945· (le 8) qu'à 251 (base 100 en 1938)et celui des valeurs de banque qu'à 335, alorsque l'indice' général des cmirs des 300 valeursfrançaises à revenu variable est alors à 415.Mais il-n'apparaît pas certain que laperspectivedes nationalisations explique cette haisserelative, au moins pour les valeurs de hanquequi dès juin 1944, - avant que la menace denationalisation ait probablement pu jouer - .étaient relativement aussi déf~vorisée" (indice492 contre un indice énéral de 612). Pour le~valeurs d'électricité, leur haisse (1) s'cxnliqucsans doute surtont par la destruction du faildes opérations mi1itaires de nombreuses installationsélectriques et par la taxation à desniveaux très has, des tarifs de la con som-(1) Le l'annal'! de l'ltHUCP rIes cours tIcs 'valeurs d'~lectrfritl'il l'Inrtlce wénéral rles ronrs ries valenrs francaise à reven"'-arialJlp pot rIe 1.1~ en MI'. 1941. rte O.R, Je 18 août 19.14, rie9,1\2 il la On rle mal lOI" ct rle 0,,1 Je 16 novembre 194"


INDEMNISATION DES PORTEURS D'ACTIONS 243mation. Lorsque l'on constate par exempleque la période qui va du 27 avril au 8 juin194..') n'est marquée, - malgré les électionsmunicipales et leur orientation nettementnationalisatrice - par aucune baisserelative des valeurs d'électricité par rapportà l'indice général (2) des cours des valeurs àrevenu variable, on incline à penser qu'avantjuin 1945 la cote ne révèle pas avec évidencequ'une discrimination systématique des valeursd'entreprises exposées aux nationalisationsse soit manifestée. Que si l'on tenaitpourtant à remonter à une date antérieure àjuin 1945, il faudrait choisir le lendemain oula veille de Libération, ou -encore la veille dudébarquement du 6 juin 1944.De toute façon, les cours choisis devrontêtre, bien entendu. corrigés pour tenir comptedes variations ultérieures de l'ensemble descours des valeurs mobilières. On pourrait parexemple les multiplier par le rapport des deuxindices suivants: indice des cours des valeursfi revenu variable dans l'ensemble des branchesnon sujettes aux nationalisations à ladate du décret de nationalisation. divisé parl'indice général des cours de~ mêmes valeurllà la date choisie comme hase d'évaluation(4 Juin 1945 par exemple).Cependant un correspond-ant éminemmentautorisé attire mon attention sur une nouvel1e(f) 27-4-40' inlliee !l'énéral ~~g: Inrl1r'p rlp~ va)PllT's rl'pl~,'_triclté ~02: ~-6-45: Indicp !l'én'ral 41;;. inrlicr rlp~ I"n]purqrl'élpctr!ritt< 2fi1.


244 . REDEVENIR DES HOMMES LIBRESdifficulté. Le maintien au ministère des Financ~sde M. Pleven laisse espérer un très· prochainalignement du cours officiel du franc.En dépit de toutes les barrières qui s'opposentau jeu du principe des vases communicants,il est probable qu'une telle m~sure setraduira par une certaine poussée des coursdes valeurs à revenu variable. Si la dévaluationdoit être très prochaine. il s~rait évidemmentéquitable et opportun de différ·er l'indemnisationdes porteuTs d'actions d'entreprisesnationalisé~s jüsqu'à c~ que les coursdes val~urs mobiIièr·es aient digéré ses effets,et de corriger alors les cours de base choisis(ceux du 4 juin 1945 par exemple) Dar unrappor"t dont le pr~mierterme serait l'indicedes cours des valeurs d'entreprises non sujettesà la nationalisation un mois après ladévaluation par exemple; et le second: l'indicedes coursd~s mêmes valeurs à la datedu 4 juin 1945.•"''''Des solutions de ce genre se heurtent à uneobiection : elles n'indemnisent pas les actionnair~squi ont vendu leurs actions à" pertedepuis quelques semaines, el,les assurent unbénéfice substantiel à ceux qui les ont achetéesà des cours dépréciés par la perspectiv~de nationalisation sans indemnisation équitable.Mais, dès lors que l'on porte atteinte audroit de pronriété, n'est-il pas fatal qu'unelarge part d'arbitraire intervienne dans la


INDEMNISATION DES PORTEURS D'ACTIONS 245réparation envisagée? Et si certains acquéreursrécents, qui ont misé sur l'honnêteté del'Etat, en sont finalement récompensés auxdépens de précédents porteurs moins confiants,sera-ce donc un tel scandale? Ou bienpréférera-t-on - ce n'est pas techniquementimpossible - opérer une discrimination entreles porteurs d'actions selon la date d'acquisitionde leurs titres?***On peut craindre certes que la transformationen obligations d'une grande partie ducapital national, en substituant des revenusfixes à des revenus variables, n'introduisedans notre économie un élément de rigiditéqui ne facilitera pas à l'avenir les rétablissementsde l'équilibre économique. On peutcraindre qu'en remplaçant des valeurs aléatoirespar des titres stables, ·elle n'émousseencore le sens du risque, qui est l'âme duprogrès économique. Mais c'est là l'un deséléments inéluctables de ce qu'on appelle lecoût économique des nationalisations. Dumoins convient-il que ne s'y ajoute pas l'effetde démoralisation qu'entraîneraient infailliblementdes modalités illogiques et spoliatrices.Et le nouveau coup de frein qu'ellesn~ manqueraient point d'infliger à l'épargnefrançaise, dont dépend en fin de compte cerelèvement économique dans l'indépendanceque tous les Français souhaitent à leur pays.


APPENDICETRANCHES DE JOURNAL( 1941-1946)(inédit)Le journal intime m'a toujours semblé constituerun genre littéraire très inféricur_ II flatte laparesse de l'écrivain, auquel il permet d'alignerbout à bout des chapelets de u-ouvailles plus oumoins rares, sans lui imposer l'effort de les harmoniseret relier ·entre elles. Toute la substanced'une œuvre est dnns les transitions. Le journalélude les transitions_Ce serait une erreur de penser qu'un <strong>hommes</strong>'exprime en son journal plus sincèrement qu'ailleurs.Mauriac note quelque part que bien' souventnotre journal tait notre drame le plus pro·fond; cette aventure ou cette préoccupation secrètesdont toutes ms réflexions n'ont été que l'expressionplus ou moins stylisée par la pudeur ou lacristallisation; ce p~emier plan die notre vie quibaignait en une lumière t~op crue pour ,se prêterà l'analyse. .Dans le journal que l'on rédige pour soi seul,il manque quelqu'un: le partenaire, le public;qui a son rôle à jouer en toute œuvre littéraire.Lorsque j'écris mon journal, je n'ai point à redouterque personne me prenne au mot! je jettema première pensée : rarement la vraie.Mon journal pourtant n'est pas fait que de réactionspremières, spontanément jaillies et naÏvementexprimées. Mais le personnage que nousfaçonnons de nous à notre propre usage l'emportet·ilen authenticité sur celui que nous oomposonspour les autres?Un homme n~,en'e pour son journal cela seulqu'il consent à s'avouer à soi-même, et ne peut àautrui. Cela fait uue double limitation,qui retientle journal de constituer cette image fidèle qued'aucuns à tort y veulent chercher.Po~tiers, 31-1~-4~.


APPENDICET~.ANCHES DE JOURNAL1941Caen, 16 mai:Il faudrait surtout que les Français gardâssentle goût du bon fromage et du bonvin, et du bon bifteck. Cela est sain; le fascismene l'est pas. Le sens de la douceur devivre, voilà ce qui menace de nous quitter.Bien plus que «l'esprit de sacrifice », - quetant de redresseurs de torts prêchent en leut'fauteuil. Jésus avait-il «l'esprit de sacrifice»? .. Il est venu mangeant: et buvant. Etpuis Il a prié que le Calice s'éloigne de Lui.El puis Il a donné Sa vie.Il n'y a jamais que l'amour qui manque ...000Courseulles (Calvados), 22 août:Il est des gens encore qui croient possiblesles libertés personnelles dans un régime exclusifde la liberté économique. Il faut leurrépondre: 1°) que l'homme ne peut rien fairesans consommer; qu'il ne peut donc agir librement,que sa consommation ne soit libre. Etsecrète. La publicité de la consommation dechacun, voilà la plus grave entorse à la liberté,inséparable de l'économie dirigée; 2°) qu'enfait historiquement l'économie dirigée et ladictature sont liées; 3°) que là-même où une


)TRANCHES DE JOURNAL - 1941 249économie dirigée s'instaurerait sans intentiondictatoriale, elle aboutirait à ,créer des structureset à former des cadres t~s qu'à brûlepourpoint, à Ja première crise politique, lepremier gouv,ernement aventurier s'en pourraitemparer pour imposer en un .tournemainla dictature.Courseulles, 27 août:'000Les extraits de presSe et les tranches deconversations de 1914 'que rapporte Gide enson Journal donnent à penser que le mensongede guerre a atteint pendant l'autreconflit un niveau beaucoup plus élevé quependant celui-ci. On est étonné de voir Gide,- lui! - discuter sérieusement les histoiresde mains coupées, etc ... (1) Ce qui fait défaut,cette fois-ci, c'est l'ardeur oombattive. Est-elleinséparable du mensonge? Les mêmes ,gensqui voici vingt-cinq ans étaient la proie naïvedes bobards dénoncent aujourd'hui les « mensonges» de la radio anglaise. Ce n'est pas aumensonge qu'ils en ont: c'est à l'ardeur comhattive,- qu'Hs n'ont plus.000r:ourseulles, 3 septembre:(A propos d'une brochure de Jacques Co-(1) Ecrit en 1941. Depuis lors, la Gestapo. et les S,S, ont faitrranchlr il l'histoire la limite des horreurs que la légende (iré·lait rn 191-1 aux ar'mées nu Kal~er'",


250 RËDEVENIR DES HoMMES LIBRESpeau sur le Théâtre Populaire publiée dansJa Bibliothèque du Peuple.)En somme Copeau vante la supériorité duthéâtre des époques organiques (au sens saintsimoniendu mot). Le vœu qu'il exprime, devoir l'avènement d'un « théâtre populaire »est lié à l'espoir qu'il nourrit, que nous entronsdans une nouvelle époque organique.Seulement nous sommes dans une époque critique,et rien ne prouve que nous en devionssortir de si tôt. L'histoire n'offre aucun exempled'une époque organique dont l'avènementn'ait été précédé d'une longue période deténèbres complètes . .Je ne nous souhaite pascela. Encore que ce soit possible. Mais lespériodes critiques ont aussi leur valeur. Et lethéâtre des époques critiques aussi bien. Seulementil n'est pas « populaire ». Durant lespériodes _ critique§, les hiérarchies socialessont moins simples et moins solides, mais lepeuple est bien plus séparé des élites qu'ilne l'est pendant les époques organiques. Celan'est point seulement un mal.000Courseulles, 6 septembre:La vérité, pour l'homme, est tension entrela Vérité et l'erreur.Caen, 12 septembre:000Sous l' « ancien régime », le Nord était àdroite et le Midi à gauche. Mais le Nord était


TRANCHI!.S DÉ JOURNAL - 1941 251républicain, et le Midi est tout ce qu'on veut.Le Midi est toujours pour ce qui brille au momentprésent. C'est pourquoi, sous tous lesrégimes, le Midi est au pouvoir plus que leNord.000Caen, 21 octobre:Dans l'Essai sur l'Incroyance de GeorgesBonnefoy, ce mot qui me paraît lumineux:« Là est la grande illusion des révolutionnaires,de confondre ceux qui résistent et cequi résÎste » (Esprit, mai 1938).Caen, 28 octobre:000Ce qui manque le plus à ce pays, c'est unsens positif de l'amitié anglaise. Car il ne suffiraitpas que les Français fussent pro-anglaispar raisonnement, et devant des données passagères.Il faudrait un sentiment, tel que celuiqui existait en Belgique et en Tchécoslovaquieà l'endroit de la France.Je suis passionnément démocrate. Peut-êtreparce que la démocratie parlementaire est leplus aristocratique parmi les régimes historiquementdisponibles, au vingtième siècle.000Caen, 5 décembre:Madame J... m'a montré un récit de fusilladed'otages, rédigé par un aumônier. Belle


252 RE.DE.VE.NIR DE.S HOMME.S LIBIŒSmort patriotique. On doit s'incliner bas. Lesacrifice de la vie, de quelque façon qu'il soitconsenti, obtient miséricorde; et le courage,quelle que soit son inspiration, est une grandechose. Mais devant la mort, je voudrais queDieu existât seul. La cause temporelle pourlaquelle on meurt, c'est entendu: on lui paieson dû. Mais on n'y pense plus. C'est fini. Onva paraître devant Dieu. Il n'y a plus queLui. On ne doit plus penser qu'à la Passion.Surtout qu'aucune haine ne nous traverse, quel'amour nous remplisse. Et quand on s'écrieraitun moment, au lieu de chanter La Marseillaise:« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoim'avez-vous abandonné? », je n'y saurais voirune faiblesse!Caen, 9 décembre:000La seule forme de volontarisme que j'accepte,c'est celle qui consiste à s'opposersystématiquement et constamment à la tendancenaturelle de l'histoire. Quand l'histoirepiétiné, l'homme que je vou dais être est révolutionnaire.Mais pendant les révolutions, ilest conservateur. Il n'est jamais réactionnaire,car il sait bien que rien n'accélère et n'exaspèreles révolutions comme de prétendre fairereculer l'histoire. Il se contente de freiner,pour prévenir les chutes..". .. .. .. .. .. .. .. .. -.. .. .. .. .. ..Etre intelligemment conservateur, c'est êtreréformiste sans illusions comme sans timidité.


TRANCHES DE JOURNAL --- 1941 253-------------'------------Pour Marx, le rôle de l'homme d'action consistaità accélérer le cours de l'histoire. Telleétait pour lui la seule façon d'agir efficacement.Il éprouvait d'enivrantes voluptés à sefaire l'instrument des forces naturelles immanentes,à « conspirer avec l'univers». Ce n'estpoint ainsi que je voudrais agir. L'histoire n'apas besoin de nous pour mener le monde oùelle l'entend. (Je veux dire qu'elle n'a pasbesoin pour cela de cette part de notre activitéqui est libre, consciente, volontaire.) Lerôle de l'homme qui agit, c'est d'aménager lecours de l'histoire, comme on aménage lecours d'un fleuve pour le rendre navigable.Empêcher que l'histoire se fasse par à-coups.Ménager les transitions.Pour cela deux grandes tâches: 1°) quandl'histoire stagne, il faut un effort pour comprendreles bouleversements qui se préparent,et les préparer, et y préparer les <strong>hommes</strong>;2°) quand les digues de l'histoire se rompent,il faut élever des barrages pour que tout nesoit pas inondé.La règle d'or de l'homme d'action conscient:se porter à tout moment là où il faut pourfairecontrepoids à la tendance historiquedominante.oc:_!


1942Caen, 13 janvier:La famille est à l'honneur! Elle fait main·,tenant partie de la devise trilogique nationale,laqueHe érige en principes politiques troisvaleurs de la vie privée (car la patrie est unsentiment privé, si la nation est une réalitépolitique). Les grandes corporationsenvisagéespar la Charte du Travail s'appellent des« familles professionnelles ». Le Maréchal aproclamé qu'un citoyen sans famille était unemoitié de citoyen. Le .Tolll'nai de la, BOllrseimprime qu'il faut inciter les Français à avoir.des enfants, « en les prenant par le gousset »,et qu'il faudrait poser en principe « la pénalisationdes célibataires » 'et des couples stériles;et aussi des couples qui ayant eu unenfant, n'en auront pas un second dans ledélai de quatre ans. Avant-hier à Caen estvenu M. X ... , inspecteur de l'EnseignementTechnique. De petits mitrons lui ont remisune brioche en forme de francisque, à porterau « Maréchal». Et les petits mitrons ont juré'de « fonder une famille féconde et sainé ».Ils avaient treize ans ...000Caen, 17 lévrier:Deutsches Schicksal de Kasimir Edschmidt.Roman sans femmes: l'amour est pour lespeuples heureux. Roman du complexe d'inf~-


TRANCHES DE JOURNAL - 1942 255riorité allemand. Besoin de faire du moindredétail de la vie un drame· national. Un Hollan ..dais, est résigné sans arrière-pensée ,8, ce, queson pàysait une superficie moindre que cellede la France ou de Ja Russie. Un Allemand,non. Ou bien il nie la patrie, ou bien il estimpé.rialiste. Il n'accepte jamais ses limites,ni dans un cas ni dans l'autre. Il parle de toutcela à,vec emphase, ayec ~es quanHtés de sousentendus,tragiques. S~ Welthdçlen.schaftled~séqU:iIibre.:.' "Ce roman d.onne à penser qu'il faudra' toujourscontenir l'Allemagne par la force ..., . pOPCaen, ,24 février:- Hier soir, pour la, première fois depuis ledébut .de 'l'occupation, j'ai longuement causéavec un aIlemand:D. H ... , professeur' d'Ecriture,Sainte dans une faculté de théologiecatholique de Bavière. Quel sérieux dans 'lafoi! « Le Saint Père, me dit-il, a des' enfantsqui crient partout' et toujours bravo à toutce qu'il fait. Il en a d'autres qui' rechignentun peu, étudient, obéissent: les Allemands».Ce qui me choque, ·et me paraît injuste, ,c'estqu'il met le catholicisme français sur le 'mêmepied que l'italien et-l'espagnol...Caen, 30 mars:Il y a deux sortes de catholiques dans lemonde moderne. Ceux qui eroientque la terreest plate. Et ceux qui savent· - ou s'imagi-1 ~


256 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESnent 8avoir - qu'elle est ronde. Les premierssont les esprits du Moyen Age. Ils constituentla majorité. Claudel est à la tête de ceux quisavent - on pourrait dire: de ceux qui croient- que la terre est ronde... .. .. ... .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..(Pour J. Y.)Vous parlez toujours de « construire ». Onne construit pas l'histoire. Elle se fait, siewird. On la devine, on la sent - ou bien on nela devine ni ne la sent. On entre en elle, oubien on reste en dehors d'elle, On demeure enelle, ou l'on en sort. Etre dans l'histoire, cen'est pas forcément pousser dans le sens oùl'entraîne la résultante des forces multipleset opposées qui contribuent à la faire. C'estentrer - à quelque titre que ce ~oit - dansce système de forces. C'est y prendre un rôle,n'importe lequel, pourvu qu'il soit dans lapièce et se joue sur la scène. Il y a des forcesd'évolution et de transformation qui sontdans l'histoire, mais aussi des idées et desgestes révolutionnaires, «constructeurs'», quisont hors de l'histoire, voués à l'avortement.Il y a des forces conservatrices qui sont dansl'histoire, sans lesquelles elle perdrait l'équilibrede sa marche, se déchaînerait en ouraganfurieux et purement destructeur.000Caen, .f: avril :n n'y a point de plus sotte maxime quecelle-ci, fort répandue: l'amitié ne dépend


TRANCHES DE JOURNAL - 1942 257pas des opinions. Combien j'ai perdu d'amitiésces temps-ci!000Caen, 13 avril :Ce que l'on appelle,« le moral », c'est enréalité de l'intellectuel. La démoralisation,c'est un ébranlement de l'intelligence. Lesgens les plus intelligents sont souvent ceuxauxquels la fermeté intellectuelle fait le plusdéfaut. Les esprits les plus fermes sont souventles intellectuels d'intelligence médiocre.000Caen, 14 avril :Tout le monde parle en ce moment de paixde compromis. Il faut s'entendre. Tout traitéde paix, depuis que l'on n'égorge plus l'ensembledes ennemis vaincus, est un compromis.Que si l'on veut donc donner un sens spécifiqueà l'expression: « paix de compromis »,il faut entendre par là toute paix qui ne comportepas le désarmement de l'un au moinsdes belligérants. Et c'est cela qui me paraîtsans exemple historique, tout à fait improbable.Que l'on y puisse croire est un signede cet obscurcissement des idées qu'entraînela lassitude chez tous ceux qui ne saventattendre.Tout mon effort de cette année vise à habituermes étudiants à penser les questions SOUIl'angle mondial et non sous l'angle national.Tout l'effort de X ... , de Y ... consiste au con~


258 REDEVENIR DES HOMMES LIBREStraire à faire prendre conscience d'un problèmespécifiquement français, en l'isolant dela conjoncture extérieure. Je ne crois pas quece soit heureux: car le problème français esten soi insoluble, d'autant plus insoluble qu'onl'approfondira davantage en vase clos, et quel'on prendra plus nettement conscience de laprofonde division de notre pays. C~ n'est qu'enorientant les Français vers une unité plusvaste que la France que l'on peut faire revivreune certaine unité française.000Caen, 15 avril :Ce qui risque de quitter les Français, c'estl'amour de soi-même. Il faut pr.êcher le sainégoïsme. Et aussi l'amour du prochain, qui estcelui de l'égoïsme des autres (par oppositionà la « communauté ») .•• •• •• •• •• ' •••••••••• 1 •••••••••••L'attitude anti-intellectualiste est propre àla jeunesse, à tau tes les j eunessel! .. de tous. lestemps. Il n'y a pas si longtemps que noussommes passés par là. Bne faut pas nouseffrayer de voir les tout-jeunes aussi antiintellectualistes... .. .. .. .. " .......... " ... .Ce qui oppose les gens les uns aux autres,ce n'est pas tant qu'ils donnent aux mêmesproblèmes des solutions différentes. C'èst bienplutôt qu'ils posent des problèmesdifféreùts.Connaître quelqu'un, c'est comprendre sesproblèmes; c'est savoir qùelle est· pour lui


tRANCHi!.S DE JOURNAl. - 1942 259'l'échelle d'urgence .et d'importance des problèmes.00'>Caen, 19 avril :Chaque homme a deux familles: celle oùil est né, celle qu'il fonde. Pour fond.er unefamille, il faut renoncer à celle où l'on .est. né. L'homme quittera son père et sa mère. Lesfamilles closes ignorent ce grand précepte.Elles sont patriarcales ou matriarcales: l'undes conjoints est sacrifié. Une famille chrétiennefondée sur ce précepte, c'est quelquechose de tout à fait nouveau. Et d'éphémère:. un feu de bengale à la face de Dieu.La famille (celle dont on sort) vaut pourtout ce q\l'elle nous apporte -et aussi bienparce qu'elle nous résiste. Elle est l'une de cesrèsistances contre lesquelles se fortifie l'individu.Nous avons un père et une mère, entreautres choses parce qu'il nous les faut haïrpour entrer dans le Royaume de Dieu. Enrésistant à notre famille, c'est à nous-mêmesque nous résistons. La vanité juvénile peutnousen laisser sottement insconscients. Lalucidité sur ce point entraîne un déchirementfécond sur le plan humain, et qui - si l'orgueilest surmonté - peut l'être aussi sur leplan spirituel... .. .. .. ..... .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..Le mariage, c'est le temps imposé à l'amourhumain. Le temps. c'est-à-dire une limite. Le


260 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESmariage, c'est l'interdiction posée à l'amourhumain de se satisfair·e de l'instant. L'instant,comme l'éternité, peut contenir l'absolu. Letemps introduit le relatif. C'est le Dieu jalouxqui nous interdit l'amour hors le mariage. Lemariage contient l'amour humain dans letemps, c'est-à-dire dans le fini.Pari.~,13 mai:000La discrétion consiste à ne point penser àce qui ne nous regarde pas. Ne sont discretsnaturellement que les gens égoïstes -et peucurieux. La discrétion charitable est quelquechose de très supérieur et de bien plus rare:Elle implique une totale maîtrise non seulementde ses propos, mais de ses pensées.Caen, 18 juin:000Les doctrines ne se distinguent les unes desautres que par leurs lacunes, et ne s'opposentles unes aux autres que par leurs négations.Caen, 26 juillet:000Bénie soit la force d'inertie du peuple. Ellen'exclut ni le courage, ni la lucidité. Ellemaintient. Contre ce roc ils se briseront, lesmisérables efforts de nos pseudo-intellectuelsagités, qui croient avoir perdu leur journées'ils pensent le soir la même chose qu'ils pensaientdéjà le matin. Ils se croient une mission


TRANCHES DE JOURNAL -- 1942 ·261·d'éducation vis-à-vis du peuple. Ils devraientbien plutôt apprendre de lui la fermeté.000Cissé (Vienne), 16 août:Plus haut l'on vise, moins on risqued'échouer tout à fait. N'avoir point d'illusion,cela ne signifie point être découragé d'avance.C'est au contraire être prêt à ne se laisserdécourager par aucune déconvenue, par aucunobstacle rencontré sur le chemin.000Cis.sé, le 21 septembre:X ... n'aime pas la France: il veut la changer.Y ... n'aime pas la France: il aime la Nation.Cissé, 22 septembre:000Il n'est point nécessaire d'être heureux pourêtre optimiste. Il est nécessaire d'être opti~miste, quand on n'est point heureux.Paris, 7 octobre:000Le volontarisme rend impropre à l'actionquiconque le professe. Ne peuvent agir efficacementque ceux-là qui savent écouter l'histoire,et lui obéir.000


.262 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESPoitiers, 18 décembre:Je lis avec délices « Notre avant-guerre »de Brasillach. Ce livre respire la joie irremplaçablede notre jeunesse, la mélancoliequ'exhale son souvenir. Au moins jusqu'aumoment où Brasillach aborde l'an 1934, etmême au delà - il apporte quelques savoureusesbouffées d'air républicain. Quand lemonde est libre, tout le monde est libre: laliberté pénètre et vivifie ses adversairescomme les autres. Que Maurras au fond doitaimer la III- République! Il n'avait sa placeqUe dans les cadres qu'elle a donnés à laFrance. Sans elle, son génie n'aurait jamaispris forme. Elle disparue, il est aussi démoné··tisé, aussi démodé qu'un parlementaire standard.Davantage peut-être.Poitiers, 27 décembre,'000A quinze ans j'avais et nous avions tQUS unevie intellectuelle bien plus active, ardente quemaintenant. Pourquoi? la fraîcheur et le zèlede nos curiosités adolescentes? Oui, sansdoute. Mais surtout nous étions astreints à destravaux réguliers, à un emploi du temps, àdes exercices, à des contacts quotidiens avecd'autres esprits. C'est cette sujétion qu'il faudraitmaintenir. La vigueur intellectuelle estaffaire de persévérant selflraining.900


1943Poitiers, 11 janvier:Le prénom « Adolphe », il Y a quinze ans,n'évoquait pour nous que la langoureuse histoired'un grand amour déçu. Aujourd'hui,tout autre chose. Le mot « Adolphe» a complètementchangé de sens, en quinze ans.Poitiers, 12 janvier:000Que de choses l'on peut ,enfermer en unepage, sans qu'elle cesse pour cela d'être légère.Mais il y faut beaucoup de temps, beaucoupd'encre, beaucoup de peine.(A propos de la pièce de Lenormand: LeTemps est lln Songe.)Il y a des nœuds trop visibles, des explicationstrop lourdement développées. Il ne faudraitrien écrire que de léger, comme le jougde Jésus-Christ.Valéry dit: «Le dOllte mène à la forme ».Mais ce n'est point le doute qui a conduit niRacine, ni Bossuet, ni les auteurs de la liturgieromaine. Le doute peut engendrer le cultede la forme pure. Or celui qui ne cultive laforme que pour elle-même ne crée rien,même en fait de forme. Il imite les cadresimaginés par d'autres qui avaient quelquc


264 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESchose à exprimer, et il les vide de leur contenu.C'est la foi à la recherche d'un langage quicrée les formes. L'incroyant peut imiter legothique, ,et construire l'université de Yale.Mais c'est la foi qui a inventé l'ogive, en undouloureux effort pour exprimer son élan. Etc'est elle qui avait inventé le plein cintre,dans un patient effort pour dire sa paix.Poitiers, 2 mars:000Valéry écrit: Le doute mène à la forme.Non point, car le doute est pressé. C'est laFoi qui conduit à la perfection des formes:parce qu'elle a. le temps.Poitiers, 2 avril :000Nuances: lorsque l'on dit de quelqu'unqu'il est jeune: s'il est jeune, c'est une réserve;s'il est vieux, c'est un compliment.Poitiers, 12 avril:000Ne cherchez jamais à déterminer quel est legouvernement le meilleur: le meilleur, c'estcelui qui est. J'entends non point nécessairementcelui qui est au pouvoir. Mais celui quiest dans le cœur du peuple.Poitiers, 13 avril :000Pour nOUi chrétiens, le rouge et le sang ne


TRANCHES DE JOURNAL - 1943 265sont point symbole de haine, mais de pardonet de brûlante charité.000Poitiers, 10 mai:Il ya des gens qui ont toujours par derrièreeux une théorie de rechange, pour les besoinséventuels de leur lâcheté.000Poitiers, 4 juin:Les voix officielles vilipendent la TroisièmeRépublique. Pourtant, elle est pour les Françaisla patrie, c'est-à-dire l'héritage des pères(non des arrière-grands'pères); quelque chosede bien plus réel, de bien plus solide que lanation, la Gemeinschaft, le Volk, le Volksgefilhl,la franzosische Anschauung, et tous cesmots que l'on ne peut prononcer qu'en crachant.Que retombe sur eux toute la saliveque doit exspuer qui les profère!000Poitiers, 6 juin:Je voudrais ce soir écrire une phrase quifût bien faite; qui ne dît pas grand chose peutêtre,mais qui le dît parfaitement; une phrasedont tous les mots fussent exacts, dont toutesles idées fussent enchaînées sans artifice, dontla mélodie exprimât la signification.Et puis, aller dormir ...Qui trop croit croire, ne sait ce que croireest.000


266 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESPoitiers, 7 juin:Je voudrais interroger un philologue: il mesemble que notre langue, loin d'avoir vieillidepuis le dix-huitième siècle, a' subi au contraireune sorte de régression, sous l'influencede l'allemand. Onen est reyenu à l'abondancedes adjectifs et des adverbes. On a lâché lesvannes du néologisme. La langue française aperdu, sous beaucoup de plumes, la sobriétéqui faisait sa maturité.000Poitiers, 9 juin:Ah! qu'il faut donc savoir de choses, pouren bien dire une seule!Variante: Ah! qu'il faut donc oublier dechoses, pour en bien dire une seule!Où gît la lâcheté de Pilate? Est-il lâchefi'avoir condamné Jésus? Ou de s'être lavéles mains de la condamnation? En prêchantl'Esprit sans aucune intention hostile à César,Jésus n'avait-il pas en fait menacé César plusqu'aucun ennemi déclaré de César n'était enmesure de' le faire? Tout Sursum Cordan'ébranle-t-il pas le pouvoir temporel?.... , ........................... .La Nation française risque de mourir dunationalisme des Français.Cissé, 13 juin:000Les héros de roman ne sont sans doute pas


TRANCHES DE JOURNAL - 1943 267plus méchants que nous; ni plus vertueux; niplus grands. Mais ils ne sont jamais si lâches,ni si sots. Pour ne point faire. un roman insipide,il faut taire presque tout ce qui diraitun roman vrai.000Poitiers, 2 juillet:La grande erreur des cuistres et des gensqui croient aux réformes de structure: croirequ'un mot ne signifie rien, si le concept estimprécis, qui lui correspond.000Poitiers, 8 juillet:Je suis en train de lire la Vie d'AugusteComte de H. Gouhier. J'admire que ce philosophesoit en outre si finement historien, etartiste, et styliste. Avec lui l'on échappe à lasecheresse du concept.Le concept -est immobile, le mot a une histoire.Le concept n'a pas de couleur, d'odeur~de saveur. Le mot parle à l'oreille, aux yeux,à la langue, à la main. Le concept est universel;le mot a une patrie. On fabrique des- concepts: seuls les siècles consacrent les mots.Le mot a un corps, et une âm-e. Le concept,ni l'un, ni l'autre.Par sa discipline dogmatique, l'Eglise catholiquenous impose d'abord un· langage: présenceréelle, Mère. de Dieu.Il. •• •• •• •• •• •• •• •• •• •• •• 1".••••• ••


268 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESCroire aux concepts, c'est croire qu'il y ades réalités intellectuelles qui ne sont pas personnelles: des entités qui ne puissent aimerni vouloir, et qui pourtant habitent le mondede l'esprit. Rien de plus étranger à la penséejuive: c'est-à-dire à la nôtre.Aller du mot à la chose sans passer par leconcept.Voir dans un mot seulement le signe d'unconcept, c'est oublier que le mot est mélodie,que le mot est force, que le mot est évocation,que le mot est communion.000Poitiers, 21 juillet:Pierre a renié, mais il n'aurait pas eu àrenier s'il avait fui à trente kilomètres. C'estparCe qu'il a aimé, parce que son amour luia fait courir un risque (sequebatur .a longe:mais tout de même sequebatur) qu'il a eul'occasion de dire lâchement: «quia non noviHominem ». Autant peut-être.que ses larmes,cela lui a mérité l'éclatant pardon du Maître.La première chose, c'est d'approcher le prétoireoit se juge le procès de Jésus.000Poitiers, 26 juillet:Les Italiens aussi ont leur « Maréchal ».Mais celui-ci sauve son pays, tandis que lenôtre a déshonoré le sien.000


TRJ(NCHES DE JOURNAL - 1943 269Poitiers. 27 juillet:Plus un ouvrage est proche de la perfec..;tion, plus il devient difficile d'y changer unmot imparfait sans démolir l'harmonie de laphrase, du paragraphe, du chapitre, de l'ouvragetout entier. Ne sont faciles à améliorerque les ouvrages médiocres.Un beau livre est fait de plus de sacrificesque de trouvailles.000Poitiers. 29 juillet:C'est étrange, combien l'on fait peu dechoses en une journée, lorsque l'on flânebeaucoup de minutes. C'est admirable, combienl'on achève de choses en une année,lorsque l'on fait effort chaque jour.Poitiers, 30 juillet:000Aldous Huxley (je suis en train de lireContrepoint), c'est un homme qui lutte avecamusement, et sans espoir, contre la sécheresseintellectuelle.Poitiers, 2 août:000Parmi les catholiques, il y a ceux pour quil'adhésion à la religion ressemble à ce quereprésente, pour un fils de notaire, le mariageavec la fille du notaire de son chef-lieu decanton. Il y a ceux pour qui elle est un coupde tête, un mariage fou, qui oblige à rompre


270 REDEVENIR DES HOMMES LIBREStous les liens, et que l'on fait parce qu'unegrande passion emporte tout. Il ya un catholIcismeen pantoufles; .un autre qui a poursymbole le bâton du pélerin. Ily Il ceux qui seme.uvent familièrement au milieu des .objetssacrés, et qui y goûtent les satisfactions del'habitude. Il y a ceux que le catholicisme sortd'eux-mêmes. Ou qui ne sont pas tout à faitcatholiques, parce qu'ils n'en savent sortirtout à fait ...En présentant dans Contrepoint l'un de sespersonnages, Aldous Huxley a ce mot qui ledéfinit si bien lui-même: « intelligent jusqu'àen devenir presque humain ». Je voudraisêtre humain jusqu'à en devenir presque intelligent... .. .. .. '.. .. 1.. . .... ' .. .. .. .. .. .. ..C... dit que les malheurs de la TroisièmeRépu~lique ont commencé le jour où il n'ya plus eu de financiers de gauche, où financeset droite antirépublicaine ont commencé dese confondre plus ou moins.000Poitiers, 15 août:Selon Radio-Paris, Roosevelt aurait fait àpropos de la destruction de la Basilique Saint­Laurent à Rome la savoureuse déclaration suivante:« Pourquoi faire tant de bruit autourd'une vieille église démolie? L'Amérique estriche. Elle la reconstruira, toute neuve et bienplus belle ».000


TRANCHES DE JOURNAL - 1943 271Poitiers, 19 août:Vingt bonnes pages ne font pas nécessairementun bon chapitre. Dix bons chapitres nefOnt pas nécessairement un bon livre. Il estbeaucoup plus facile de faire vingt bonnespages que de faire un bon chapitre. Il estbeaucoup plus facile de faire dix bons chapitresque de faire un bon livre. Pour faireun bon chapitre avec vingt bonnes pages, ilfaut souvent sacrifier la meilleure des vingt.Pour faire un bon livre avec dix bons chapitres,il faut souvent mutiler le meilleur desdix. Presque tout le monde sait faire unebonne page. Mais qu'il est difficile d'écrireun bon livre 1oocPoitiers, 20 août:Oportet haereses esse. De même que selonla théorie des chromosomes, l'infirme peuttransmettre l'intégrité qu'il n'a point, ainsil'hérésiarque peut transmettre la vérité dontil a hérité, mais qui s'est en lui trouvée re­Joulée, dominée par d'autres caractères.000Poitiers, 30 août:Quand on est jeune, on est manichéen. Oncroit que le mal existe, qu'il le faut combattre,qu'on le peut anéantir. Mûrir, c'est apprendreà voir que le diable aussi est serviteur deDieu. Mais malheur à qui voit trop clair surce point 1 Car on ne peut servir deux maîtres 1


272 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESL'un des drames de la guerre, c'est qu'onne la fait bien qu'au-dessous de vingt-cinqans, et que sans doute on ne la comprend bienqu'au-dessus de quarante. Alors ~eulementon est assez mûr pour aimer en elle cette partirréductible de l'humain qu'elle ,exprime etréalise. Et pour savoir que le diable aussisert Dieu; et aussi les <strong>hommes</strong> méchants.000Poitiers. 9 septembre:Dans la mesure où l'idéologie est une réalitéde psychologie collective, c'est être réalisteque faire une politique idéologique ;et lapolitique qui se dit réaliste par cela même nel'est point.000Poitiers. 16 septembre:Quoi de plus lugubre que certaines partiesde plaisir des thalas (1) '! Une joie trop déchaînéepour des plaisirs trop mièvres. C'est lechâtiment de tous ceux qui s'imposent d'obéirsans savoir renoncer.000Poitiers, 29 septembre:Mûrir c'est apprendre à se taire sur leschoses qui importent le plus. Et cela est beau.C'est parfois aussi apprendre à n'y plus penser.Et cela est terrible.000(1) t:atllllliques, s0lo11 l'ar'go! cie l'Ecole Normale 5'upéril'llI'c01. (le la FOl1rlalio!l Tl\il'rs.


TRANCHES DE JOURNAL - 1943 273Poitiers, 4 octobre:La fermeté intellectuelle dont fait preuveJacques Thibault et celle à laquelle jem'exerce ne sont point mises exactement auservice des mêmes idées. Mais c'est bien lamême chqse qui le scandalise, qui le point:le spectacle de tant de gens qui disaient penserquelque chose, qui ont eu mille fois letemps de prévoir les objections, de se capa-'raçonner contre elles; et qui cèdent tout facilement,à leur premier assaut, comme si ellesconstituaient pour eux une surprise.000Poitiers, 14 octobre:Quand un homme se plaint d'avoir beaucoupde travail, vous pouvez être sûr qu'iln'aimerait pas en avoir moins. Quand unhomme se plaint d'une peine de cœur, vouspouvez croire qu'il est malheureux et sincèrementpréférerait n'en être pas atteint. Quandune femme se plaint d'avoir trop de travail,c'est vraiment qu'eUe aimerait en être débarrassée.Quand une femme se plaint d'une douleursentimentale, cela ne signifie pas qu'ellevoudrait ne la ressentir point.000Poitiers, 12 novembre:Les syndicalistes révolutionnaires d'avant1914 écrivaient que la démocratie ne peutengendrer et répandre le sublime. Si nous


274 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESsommes démocrates, est-ce parce que nousnous inscrivons en faux contre cette affirmation,ou parce que nous réfugions le sublimeailleurs qu'en la politique?000Poitiers, 16 novembre:La logique est à la raison ce que l'algèbreest à la géométrie.oGePoitiers, 28 novembre:.Je viens de lire la thèse de Charles Bettelheimsur La planification soviétique.Une chose me frappe vivement dans celivre: la façon qu'ont les Russes de rattacherà Marx des choses qui ne sauraient être tiréesde lui sans contresens. Par exemple, cette idéede comptabiliser une plus-value, et de présenterles bilans qui servent de normes aux planssur le modèle de l'équation C ~ V + M (1).Par exemple encore cette façon qu'a Staline,lorsqu'il préconise une baisse systématique etcontinue des prix. de fonder cette opinion surla baisse de la valeur-travail qui accompagnele progrès technique.Dans les deux cas, curieuse transpositiondans l'économie socialiste de catégories forgéespar Marx pour les besoins de SOD analysedu système capitaliste.(1 \ C = capital COllstant; V = capital variable; M = plus·value (Mehrwert).


TRANCHES DE JOURNAL - 1943 275Ce qui me frappe encore, c'est, rapprochéesl'une de l'autre: 1 0 ) l'énormité du gaspillageen U.R.S.S.; 2°) l'ampleur du succèssoviétique.Les méthodes de production sont évidemnienttrès mauvaises, sinon dans leur principe,du moins dans leurs applications (inhumanitédu régime du travail; sauvagerie de la répression;développement excessif de la bureaucratie;caractèretrès primitif des méthodes decomptabilité; bilans matériels; incohérencedes plans; modifications perpétuelles des plansen cours d'exécution; exécution non conformeau plan, ici dépassé, là ,exécuté à un très faiblepourcentage; mauvaise qualité des produitsindustriels; pourcentage considérable de piècesmises au rebut:; d.épassement constant desplans de salaires; défaut de planification correcteen matière de population et d'emploi;massacres de cheptel au moment de la collectivisationqui a marqué le premier plan quinquennaletc ... ). Pourtant ce sont leurs méthodesque les Russes vantent le plus.Les résultats sont indiscutablement remarquables:revenu national, outillage, productionindustrielle, voies de communication accusentdes progrès inouis et sans précédent dansl'histoire.L'explication me parait être la suivante:les Russes ont sacrifié le. présent à l'avenirplus cruellement qu'aucune nation ne l'avait


276 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESfait jusqu'alors. Férocement, ils ont aux dépensdu bien être élémentaire des massesédifié un outillage pour l'avenir. Et la féconditédu capital est telle que malgré leurs gaspillages,malgré leurs méthodes primitives,malgré le handicap qu'ils avaient au point dedépart du fait de Pétat arriéré de leur population,de leur climat inclément, de l'insuffisancede leurs voies de communication, etc ...les Russes ont ,enrichi leur pays à un rythmejusqu'alors partout ailleurs inconnu.000Poitiers, 21 décembre:La politique, dit-on parfois, est l'art du possible.Elle est surtout l'art du probable.000Poitiers, .24 décembre.:A la messe de minuit, célébrée aujourd'huià dix-sept heures à cause du couvre-feu, cetenfant nourri de pain allemand me dit, ~oyantdistribuer la communion: « Ce n'est p~s dupain: c'est tout blanc ».•• ., 1 •• ,f _. •• •• •• •• •• • " ,"" •• •• • ,,_ ". ••Le grand malheur de la France, C'{!st' d'avoirson opinion publique gouvernée par' des gensde formation littéraire, et d'avoir eu tàhtdelittéraires à sa tête. Cela a commencé avec


TRANCHES DE JOURNAL - 1943 277Lamartine. Depuis lors, on a vu pis. Il faut àun pays 'une élite politique spécialisée.La valeur d'une civilisation est inversementproportionnelle au pourcentage des livres quitraitent de questions politiques et sociales parrapport à ceux qui parlent d'autre chose.000


Poitiers, 20 mars:1944Ce sont les sots qui calomnient. Ils invententdes torts au prochain parce qu'ils ne sontpas assez. perspicaces pour découvrir ceuxqu'il a. Les mali;ns médisent: c',est beaucoupplus efficace. Il arrive que les calomnies seretournent contre leurs auteurs. Il n'est personneque la médisance ne puisse atteindredouloureusement, gravement, définitivement.Nous ~utres modernes ne croyons plus àl'enfer. Nous ne croyons pas non plus au paradis.Nous ne croyons plus qu'au pùrgatoire.Et nous n'imaginons plus le purgatoire comme_Dante faisait: mais comme une sorte de baintiède ...Poitiers, 23 juin,'000Il y a deux sortes de jusqu'auboutistes. Ceuxqui croient à la valeur absolue des causestemporelles. Et ceux qui croient que les paixde compromis sont historiquement impossibles.Il y a donc deux sortes de jusqu'auboutistes:des doctrinaires et des positivistes.Ceux qui croient qu'on ne doit pas traiter,etceux qui croient qu'on ne peut pas traiter. Jesuis des seconds. Je suis à l'antipode des premiers.Le fait que pratiquement tous les jusqu'auboutistesse rencontrent sur le plan de


TRANCHES DE JOURNAL - 1944 279l'action peut entraîner une grande confusionin tellectuelle. .O()OPoitiers, 2 juillet:Hier, j'entendais les cloches de la cathédralesonner à mort pour le service Philippe Henriot.Et je songeais à la transcendance dumessage divin ...Quand une femrp.e parle du grand Turc,c'est d'elle-même encore qu'il convient d'entendrece qu'elle en dit. Telle est la règle. d'orqui préside à toute exégèse du verbe féminin.Isaïe et Jérémie, c'étaient après tout descollaborateurs ...Poitiers, 5 juillet:000Sujet de dissertation pour rhétoriciens:commenter cette formule (que je viens d'inventer): « Périsse le monde, pourvu que j'aieune idée ».000Poitiers, 6 juil/et:J'étais hier en compagnie de deux ancienscombattants de 1914, de l'espèce la plus modéréeet pacifique. Ils racontaient que dans latranchée, quand on n'avait rien à faire, onretournait les balles de fusil. C'est-à-dire quel'on mettait la pointe du côté de la charge.Le résllltat - cherché - c'est que la balle


280 REDEVENIR DES HOMMES LIBREStournait dans l'air, et faisait en atteignant savictime de larges et horribles blessures. On telraffinement semblait alors un jeu au plusbonasse des troupiers. J'affirme que ces deux<strong>hommes</strong> sont parmi les meilleurs que je connaisse.Georges Bataille se régalerait de cetrait, qui déclencherait sans doute en lui cethorrible rire (


TRANCHES DE JOURNAL - 1944 281Lu sur le bord du chœur de Notre-Damela-Grande,écrit au crayon d'une main gaucheet pure: «Protégez mon Kurt, veillez surnotre bonheur». Je songe avec tendresse àces amours violentes et fragiles, que tout conh'ecarreet dissipe, qui n'osent s'avouer àpersonne, et se viennent blottir dedans le seinde Dieu.D'aucuns professent que pour bien réussiren politique il faut être animé de la passiondu bien public. Rien n'est plus faux. Est-ildonc nécessaire que le tir,eur aime la cible,pour viser juste? Il lui suffit d'un peud'amour-propre. Et d'un regard aigu. Et d'uneagile main.000La Roche-sur-Yon, 13 août:Cette Révélation qui s'enchaîne d'Abrahamà Pie XII, et qui tient bien peu de place dansl'histoire apparente de l'univers, bien peul'ont entendue, et ceux qui l'ont entenduen'en ont entendu que bien peu.000La Roche-sur-Yon, 16 aolÎf :Pour classer les gens, leur poser (en imagination)cette question (sotte en~re toutes) :« Aimeriez-vous mieux mourir pour unefemme, ou pour la Cité? » Je suis de ceux quirépondraient sans réfléchir: « pour une


282 REDEVENllt DES HOMMES LIBRESfemme ». Toutes les femmes préfèrent ceuxqui répondraient: « Pour la Cité ».Une armée régulière, bien encadrée, biendïscipIinée, cela, commet déjà bien des exactions.Que sera-ce pour nos pauvres F.F.I., oùles liaisons sont si difficiles, raccord entreformations diverses si péniblement atteint?Les Allemands préfèrent se rendre aux Américains.La radio en ricane. J'en suis humilié.000Poitiers, 18 novembre:. Une révolution, c'est beau à Paris; c'est sordidedans les villages... " .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..Il est rare qu'un homme pardonne jamaisil une femme d'avoir pour clle gâché sa carrière.Il ,est sans exemple qu'une femme jamais ..ait pardonné à un homme d'avoir pour ellegâché sa carrière.000Poitiers, 30 décembre:Le pacte franco-russe, sans aucun doute,est, comme chacun le clame, un succès. Maisp,eut-être le général de Gaulle, comme maintefemme légère, aurait-il besoin de songer queles plus surprenants succès mènent souventaux "plu8inextrfcablelt situations.~. .... .. .. .. .. .. .. .. ..


TRANCHES DE JOURNAL - 1944 283Il nous faut sortir de l'unanimité. L'unanimité,c'est le mensonge. L'unanimité, c'est larègle des moutons. L'unanimité c'est, à lapensée de Pierre et de Paul, préférer uneformule creuse qui ne reflète celle de per­~onne. La République sera rétahlie en France,quand l'Assemhlé"e Consultative ne voteraplus à l'unanimité.


Poitiers, 9 janvier:1945Je connais deux grandes races d'<strong>hommes</strong> etde femmes: ceux qui veulent que les chosesaillent mieux; ceux qui veulent prouver quesi elles ne vont pas mieux, cela n'est en riende leur faute. Les seconds sont beaucoup plusnombreux. Avec eux, cela va toujours plusmal.(Pour ceux qui veulent supprimer le profit)Avant d'opérer l'ablation d'un organe, le chirurgiendoit s'être bien assuré qu'il n'oublieaucune de ses fonctions. L'une des principalesfonctions du profit, c'est de fournir les capitauxnécessaires à de nouvelles immobilisations.Pour l'économiste, il n'importe pointtant de savoir d'où vient le profit, qu'où il va.000Poitiers, 15 janvier:Je ne suis pas certain d'aimer mieux l'Etatqu'un trust. Je suis certain de préférer deuxtrusts à l'Etat.Poitiers, 16 janvier:000Pour bien écrire, il se faut dégager de lahantise de ce que l'on n'écrit pas... .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..


TRANCHES DE JOURNAL - 1945 285Pour qualifier un profit d'illicite, on en estvenu à se référer non plus à sa source, maisà son montant.On espère, par la confiscation des profitsillicites, résorber une partie de la circulation.Mais la menace de la confiscation, en poussantles gens à transformer en valeurs réellesles fonds thésaurisés, produit .l'eft'et exactementinverse.Comme les Anglais, je suis orthodoxe enmatière économique, mais non point en matièremonétaire. En France, c'est ·l'orthodoxiemonétaire qui a tué le libéralisme.Dégoùt de certaines formules laudatives àl'adresse du général de Gaulle. On devraitavoir le _souci de ne point singer les thuriférairesdu Maréchal. Il y a une pudeur à garder,jusque dans la vénération. Clame-t-onchaque jour son amour à son père? Et les plusplats ne sont pas toujours les plus fidèles. Niles plus serviles, les plus sùrs.000Poitiers, 9 février:Les sept péchés capitaux de l'enseignementsecondaire libre: 1 ° On y suit les programmesde l'enseignement public. 2° On y fait enseignerl'anglais par des germanistes et Palle:.mand par des anglicistes.' 3° On y conclut.


286 REDEVENIR DES HOMMES LIBRES4° On n'y aime pas la République. 5° On s'ycroit persécuté. 6° On y apprend à mentir.7° On n'y lit pas l'Evangile.000Poitiers, 10 février:Je viens de lire le chapitre vingtième duQuatrième Evangile. Et je pense à tous lessymboles que contient cette sublime histoiresi concrètement relatée. Jean court plus viteqUe Pierre et arrive avant lui au Sépulcre.Mais il n'entre pas, il attend Pierre. Pierreentre, trouve les linges, reconnaît la Résurrection.Alors Jean entre et croit.Toute la question des rapports entre la mystiqueet l'autorité enseignante est là.000Poitiers, 7 février,'Tout le monde commente l'absence de laFrance à la conférence des Trois, dite « Conférencede Crimée» (1). Plus me chaut ce queles Trois y auront décidé. L'angoisse m'en torture.J'ai l'impression qu'on prépare un partagede la Pologne, un partage de l'Allemagne,toutes sortes de malversations de la carted'Europe. Ce n'est point pour cela que noussommes entrés en guerre, et que nous avons,il y a quelques mois à peine, signé la Chartede l'Atlantique. La paix qui se prépare sera(1) (Note de la présente édition) : eclle qui par la suile a l'l'i~II) nom de la Conrérence de Yalta.


TRANCHES DE JOURNAL - 1945 287sans doute le contraire d'une paix wiIsonienne.Crime et folie à la fois. Et certes biendes choses peuvent être, que nous ignorons,et qui rendent, dit-on, - de la part de laFrance surtout - une telle attitude nécessaire.Ne soyons tout de même pas trop faibles d'esprit,et que l'ignorance ne nom; serve pasd'excuse à l'indifférence et à l~ complicité.Po itil'rs , 18 février:000Pour comprendre notre temps, E. M...etJ. S ... lisent l'histoire de Robespierre et deSaint-Just. Si j'en avais le temps, c'est l'histoirede Louis XVIII que j'aimerais lire. Etprêter au général de Gaulle.Poitiers, 10 mars:000La sottise consiste à citer Flaubert pours'excuser de conclure.Poitiers, 10 avril :000La grossièreté peut être une forme - etparticulièrement délicate - de la pudeur. -Poitiers, 6 juillet:000La seule force au monde qui défende actuellementles libertés de l'homme et sa dignité,ce sont, avec M. Churchill, les trusts. Malheu-13


288 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESreusement il n'y a en France ni :M. Churchill,ni trusts.000Poitiers, 8 juillet:Quelque chose que nous ne comprenonsplus guère, et qui pourtant fut grand: le COllragedu soldat mercenaire. Celui qui faitsienne une cause sans que d'avance elle soitla sienne nécessairement. Celui qui s'engage àfond là où il n'était nullement engagé ...000Poitiers, 19 juillet:A tous les gens qui fêtaient l'autre jour laprise de la Bastille, on aurait toujours pu proposerune marche sur le camp de la route dèLimoges (1).000Saint-Jean-de-Luz, 5 août:A la pelote basque, on compte tout bêtement,arithmétiquement les points. L'équipequi la première en a marqué cinquante agagné la partie. Au tennis, c'est beaucoup pluscompliqué: il y a les avantages, les six jeux,les deux jeux de différence obligatoires, etc ...Le second mode de computation est évidemmentmoins rationnel: il se peut fort bien quele vaincu d'un match de tennis ait au bout du(1) Camp où étalent alors détenus, à Poitiers, dans des condi-.tions d'Inconfort particulièrement choquantes, un .assez grandnombre de prévenus pour délits politiques, et d'Internés administratirs.


TRANCHES DE JOURNAL - 1945 289comptë- ,gagné plus de balles que son vainqueur.Mais aussi bien la partie de tennis enest-elle plus mouvementée, plus accidentée,plus excitante. plus amusante pour les joueurset pour les spectateurs.On peut rapprocher la façon dont se déroulentdans le temps une partie de tennis ou depelote basque à celle dont déploient ~ leurseffets dans l'espace les divers régimes électorauxdont il est présentement tant disputé. Lescrutin d'arrondissement est à la représentationproportionnelle ce que la règle du tennisest à celle de la pelote basque: moins rationnelle,mais plus raisonnable puisqu'elle obtientmieux le but cherché; plus complexe, plussavante: plus civilisée.000Poitiers, 29 aoilt :Au fond, le modèle de toutes les républiques,c'est la monarchie constitutionnelle.L'erreur des monarchistes est de croire qu'ily faill~ absolument un roi.Poitiers, 5 oc~obl'e :oocLa vanité, c'est la ridicule revanche duMalin sur ceux-là qui n'ont pas d'orgueil.00014


290 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESPoitiers, 28 oelobre :Sérénade sans espoir pour un ami qui vientd'être élu constituant:Faites-nous une politique économique dedroite, une constitution radicale, une politiqueextérieure socialiste, une politique intérieureM.R.P. Et si vous tenez quelque peu à votreréélection, prenez donc un peu de graine communistesous le rapport des méthodes de pro~pagande ...Quant à la future constitution, voici quelquesdirectives :1 ° - Faites-la aussi proche que possible dela constitution de 1875. Oncques n'en eut l~France une meillf'ure. Ni peut-être aucunautre peuple.2° - EUe ne saurait jamais être trop courte.3° - Il faut éviter une nouvelle Déclarationdes Droits. Autant voudrait changer le drapeau,ou le nom même de la France.4° - Deux Chambres. Un Sénat politique,et non pas économique. Traditionnellementla Chambre haute est celle qui représenteles traditions. TA~S intérêts ont leur place àla Chambre hasse.5° - Que les modes de scrutin ne figurentpoint dans la constitution. Les modes descrutin s'usent à la longue. Lorsque l'und'eux a trop duré, la vie politique s'enliseen ses inconvénients. Il faut que demeure


TRANCHES DE JOURNAL - 1945 291toujours et facilement possible un changementdu régime électoral.6° - Surtout, pas de représentation proportionnelle.La R.P. est un mode de SCrtltincentrifuge, et qui provoque la pousséede partis-champignons. C'est la R. P., nel'oublions pas, qui a permis à Hitler de. s'emparer légalement du pouvoir.7° - Pas de régime présidentiel, pas d'électiondu chef ùe l'Etal au suffrage universel.Pas non plus ùe Convention. Séparation eléquilibre des pouvoirs. Ne croyez pas qu'ily ait de· République stable hors des règlestraditionnelles du régime parlemantaire.8° - Exclusion absolue du referendum. Ladémocratie directe est la pire forme de latyrannie. Poser aux citoyens des questionsqui toujours dépassent l'immense majoritéd'entre eux, c'est déconsidérer le suffrageuniversel. L'homme de la rue sait choisirentre les <strong>hommes</strong>, non pas juger des lois. Etc'est pourquoi tout referendum dégénèrefatalement en plébiscite.9° - Pas de réformes de structure économiquesdans la constitution.10° - La meilleure constitution serait àmon avis la suivante:AR'rICLE 1" : La République Française ùécidesouverainement de renoncer à sasouveraineté pour se fédérer avec lesautres nations de l'Europe occidentale.


292 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESARTICLE 2: L'Assemblée Nationale constituantedésignera une comm~ssion parlementairechargée d'élaborer conjointementavec les délégations des autresNations appelées en à faire partie, laconstitution de l'Union Européenne Occidentale.ARTICLE 3 : La constitution fédérale serasoumise à la ratification de l'Assemblée~ationale constituante, qui devra l'approuverà la majorité des deux tiers. Elle. se dissoudra immédiatement après cetteratification.Poitiers, novembre:000Pour ne choquer personne, il suffit de nerien dire. C'est facile, en parlant beaucoup.Le choc n'est pas seulement le signe detoute pensée substantielle. C'est la substancemême de la pensée. Là où aucun choc ne seproduit, n'en doutez pas: il ne s'agit pas depensée, mais seulement de mots.Poitiers, 3 déoembre :000Seul le temps sait faire les constitutionscomplexes et souples, confondues à la viemême de la nation, comme il en faut auxpeuples civilisés.•• ••••••••• ""C~ •• 4~O~ ............ .


TRANCHES DE JOURNAL - 1945 293Thèse, antithèse, synthèse: Hegel a formuléle rythme fondamental de toutes choses.Il n'y a pas à sortir de là. La discussion commencelorsqu'il s'agit de savoir si l'importantest l'opposition de la thèse et de l'antithèse, oubien la synthèse: à quel niveau, sur quel plan(Dieu ou l'homme) la synthèse est pensableet réalisable.Paris, 15 décembre:000 ,Ceux-là vénèrent les sciences occultes,qui ignorent les autres. Ce sont de même lesesprits de peu de puissance qui en imaginentd'occultes (les trusts).Paris, 17 décembre:000Je ne connais guère les règles de la boxe.Mais je vais parfois au cinéma ~t j'y regardedes combats. L'arbitre est amni-présent. Il sedéplace pour suivre les ébats des boxeurs.Peu lui chaut que l'emporte l'un ou l'autredes adversaires. Il est là pour empêcher lavictoire d'être totale, le jeu de devenir sérieuxet meurtrier.Tel est à mon avis le rôle de l'Etat entreles classes sociales.Poitiers, 21 décembre:000Il y a trois dates noires dans l'histoire dela France, depuis la libération.


294 RE'.DEVENIR DES HOMMI!.S LIBRESD'abord le 11 novembre 1944, date de lavenue à Paris de M. Churchill, si l'on acceptede la prendre pour symbole des résistancesopposées par la France à la formation del'Union européenne occidentale (sous de minusculesprétextes comme l'affaire de Syrie).En second lieu le jour où fut décidél'échange des billets, qui a fait sortir l'argentdes lessiveuses et déclenché une inflation impossibleà mesurer et à contenir.Enfin surtout cet instant néfaste de .i uillet1945 où le président de Gaulle, cédant à lapression de quelques ministres, a renoncé àla constitution de 1875 et consenti le referendumet l'élection d'une Constituante.000Poitiers, 28 décembre:En somme, par le temps qui court, nousconsentons à l'Est deux ou trois Münich parmois ...•000


Poitiers, janvier 1946 :1946On est en train de nous confectionner unenouvelle Déclaration des Droits. Aucun amide notre beau langage ne la pourra lire sansnausée. Aucun enfant des écoles ne la sauracomprendre et retenir. Si pâle, si émasculéeau regard de la vraie, qu'elle s'efforce gauchementà paraphraser, et ne réussit qu'àgrandir par contraste.000Poitiers, 2 février:(Pour ceux qui reprochent l'inhumanité ducapitalisme libéral.)Une grande administration, non moinsqu'un grand marché, c'est une machine. Labureaucratie centralisée d'une grande nationn'est pas plus à l'échelle de l'homme queWall Street.Il n'y a que ce qui est petit qui soit àl'échelle de l'homme.Voulez-vous revenir au petit métier? Est-cemourir de faim qui vous fait envie?Le scrutin de liste avec R. P. assure unereprésentation proportionnelle des partis,mais non pas des opinions. Il demeure parfaitementpossible, avec le R. P. intégrale,


296 REDEVENIR DES HOMMES LIBRESqu'une opinion majoritaire se trouve mise enminorité. Il suffit pour cela qu'elle ne réunissequ'une minorité dans les partis majoritaires.La représentation proportionnelle n'a doncpas même le mérite d'être en accord avec leprincipe - détestable - dont elle se réclame:celui de la démocratie directe. .L'un des grands défauts de la R. P., c'estqu'une fois instituée elle est inexpugnable.Elle coupe les ponts derrière elle. On revientdifficilement sur une réforme rationnelle. sidéraisonnable soit-elle. On conserve parfoislongtemps, mais on ne restaure jamais lesbourgs pourris. Et jamais des élus à la R. P.n'affronteront de leur plein gré quelque .autremode de scrutin: ce serait pour la plupartun suicide.000Poitiers, 13 février:La Démocratie, pour beaucoup, c'est l'absolutriomphe du droit de la majorité. Pourd'autres dont je suis, c'est le respect jalouxdes droits de toute minorité, ne se composât-. elIe que d'une personne humaine.FIN


TABLE DES MATIERESPage!PRÉFACE (Mars 194ti)........ ........ .. .... ........•. VIIAVANT·PROPOS. - Pluralisme et transcendance (fé·vrier 194ti) ..•............................... XI1. In Memoriam: Georges BONNEFOY (oct. 1941).. 1II.Note sur les principes de la pail[ prochaine(juillet 1943) ...................•.......•..••• 13III. Démocratie (27 septembre 1944)................ 23IV. Caracorades (4 novembre 1944)................ 27V. Commentaire (5d!écembre 1944) .......•••.•,.. 45VI. Lettre de Province -(13 janvier 1945)........... 51VII. Dilemmes économiques (16 janvier 1945)....... 63VIII. Point à la ligne ou parenthèse? (23 janvier 1945). 69Réponse de M. Léo Hamon: « C'est bien uncommencement :1> ••••••••••••••••••••••••••••• 77IX. Stratigraphie de la Résistance (29 mars 1945)... 85X. Pamphlet contre l'idéologie des réformes de struc·ture (16 avril 1945)............................ 91XI.La situation de l'économie française et la vie destravailleurs (leçon professée à la Semaine Socialede Toulouse le 30 juillet 1945)................ 151XII. Entente eUlopéenne occidentale? (sept. 1945)... 201XIII. - Réflexions dans l'isoloir (25 septembre 1945) .. , 213XIV. Produire (1"' octobre 1945).................... 221XV. Pour un travaillisme français (13 octobre 1945). 227XVI. L'indemnisation des porteurs d'actions d'entre·prises nationalisées (29 et 30 novembre 1945)". 233-\.PPENDICE. - Tranches de journal (l941.194ti), •••• ". 247


.',.1l'ITHIVIERS. _. IMPRIMERIE DES CAISS&-l D'ÉPARGNE.

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