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12.07.2015 Views

<strong>de</strong> la culture, <strong>le</strong> développement <strong>de</strong> formes artistiques auto centrées, qui nous semb<strong>le</strong>nt relèver<strong>de</strong> cette logique socia<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’individualisme expressif.Il est, en effet, remarquab<strong>le</strong> que <strong>le</strong> <strong>de</strong>rnier média du XXème sièc<strong>le</strong>, Internet, sedéveloppe d’abord comme un moyen d’expression personnel<strong>le</strong> et que <strong>le</strong>s home page, <strong>le</strong>s sites<strong>de</strong> webcam etc. soient reconnus comme <strong>de</strong>s formes culturel<strong>le</strong>s authentiques nées <strong>de</strong>s réseaux<strong>de</strong> communication informatisés 6 . Et pour tous ceux qu’intéressent <strong>le</strong>s pratiques artistiquesamateurs audiovisuel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> fait qu’une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> la création <strong>de</strong> contenus <strong>sur</strong> Internetémane <strong>de</strong> simp<strong>le</strong>s particuliers, amateurs en tout genre, bricolant <strong>de</strong>puis <strong>le</strong>ur chez-soi <strong>de</strong>s sitesafin d’exprimer <strong>le</strong>urs propres goûts et passions mérite d’être questionné.Ces pratiques d’expression <strong>de</strong> soi <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s réseaux <strong>de</strong> communication sont d’ail<strong>le</strong>ursencouragées par <strong>le</strong> Ministère <strong>de</strong> la culture français, puisque <strong>le</strong>s politiques culturel<strong>le</strong>s en faveur<strong>de</strong> l’Internet favorisent la dynamique <strong>de</strong>s usages. Une ancienne Ministre <strong>de</strong> la Culture,Catherine Trautman, pouvait ainsi résumer sa politique : «Qu’est-ce que l’Internet culturel ?Ce sont <strong>le</strong>s internautes qui s’expriment » 7 .Ces formes d’expressions personnel<strong>le</strong>s informatisées émergent alors même que jamais<strong>le</strong> champ d’expressivité individuel<strong>le</strong> n’a semblé aussi large et <strong>le</strong>s moyens aussi variés. Onpeut ainsi remarquer dans différents domaines (littérature, cinéma…) une démultiplication <strong>de</strong>la forme autobiographique. Pour qualifier un mouvement dont Internet apparaît êtrel’aboutissement actuel en permettant « la mondialisation <strong>de</strong> n’importe quel<strong>le</strong> expressionindividuel<strong>le</strong> », a ainsi été avancée la notion « d’ère autobiographique.» 8Prenons <strong>le</strong> cas du champ cinématographique. On peut noter <strong>de</strong>puis environ la fin <strong>de</strong>sannées 1990, un regain tout à fait remarquab<strong>le</strong> d’un cinéma autobiographique. Ce regain peutplus précisément se décrire comme une expansion du projet autobiographique dans <strong>de</strong>s genresaudiovisuels traditionnel<strong>le</strong>ment préservés <strong>de</strong> la tentation du retour <strong>sur</strong> soi, tel <strong>le</strong> genredocumentaire. Et si l’autobiographie cinématographique s’avère être l’une <strong>de</strong>s nouvel<strong>le</strong>sfrontières <strong>de</strong> l’esthétique cinématographique, c’est en partie autour du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> quecette nouvel<strong>le</strong> frontière s’élabore, tant que du côté du documentaire que <strong>de</strong> la fiction.Dans certains festivals dévolus au cinéma documentaire, on assiste à une consécrationdu courant dit <strong>de</strong> l’autodocumentaire, du documentaire intime (ce fût <strong>le</strong> cas à « Vue <strong>sur</strong> <strong>le</strong>sdocs », Marseil<strong>le</strong> en 1999), dont l’une <strong>de</strong>s particularité est d’intégrer soit <strong>de</strong>s home movieauthentiques (Sur la plage <strong>de</strong> Belfast, H.F Imbert, 1996) soit <strong>de</strong> <strong>le</strong> détourner (Ome<strong>le</strong>tte, RémiLange, 1998). Ce <strong>de</strong>rnier réalisé en 1993 sorti en sal<strong>le</strong>s en 1998, peut être qualifié « d’ antifilm<strong>de</strong> famil<strong>le</strong> ». Ome<strong>le</strong>tte a été tourné suite à une bourse et dans <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> tournage,qui n’ont rien à voir avec <strong>le</strong> filmage d’un ordinaire film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. Mais l’intention était bien,si l’on entend <strong>le</strong>s propos du cinéaste, <strong>de</strong> « reprendre <strong>le</strong>s co<strong>de</strong>s du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, commepeuvent <strong>le</strong>s penser et <strong>le</strong>s formaliser <strong>le</strong>s universitaires, tout en subvertissant <strong>le</strong> fond ensubstituant au sujet «heureux » du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> un sujet « malheureux » 9 (ce sujetmalheureux va s’avérer doub<strong>le</strong> : Rémi Lange qui voulait rendre publique à sa famil<strong>le</strong> sa vieavec un garçon <strong>de</strong>vra écouter père et mère lui révé<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s raisons, liées à <strong>le</strong>ur sexualité, dudivorce parental). Le film <strong>de</strong> Rémi Lange est un exemp<strong>le</strong> intéressant, puisqu’il se réapproprienon pas tant la thématique du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, mais ce qu’il redéfinit comme une «esthétique»à part entière, avec ses « <strong>sur</strong>expositions, sous-expositions, ses flashs d’images, son montage à6 Si localiser ce mouvement par définition mondial a un sens, signalons pour information que, fin juin 2001, 2430 000 sites personnels sont déclarés être hébergés par <strong>le</strong>s membres <strong>de</strong> l’Association Française <strong>de</strong>s fournisseursd’Accès et <strong>de</strong>s services Internet, suivant <strong>le</strong>s chiffres du site officiel <strong>de</strong> la société <strong>de</strong> l’information en France(internet.gouv.fr). Et parmi cet ensemb<strong>le</strong> singulier <strong>de</strong> pages personnel<strong>le</strong>s, on observe une démultiplication <strong>de</strong>spratiques liées aux webcams, dont <strong>le</strong>s ventes en France se sont accrues lors <strong>de</strong>s fêtes <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> l’année 2000.Selon <strong>le</strong> cabinet d’étu<strong>de</strong>s GFK, 250 000 webcams ont ainsi été vendues durant cette année 2000 tandis, à titreindicatif, que <strong>le</strong> site d’annuaire française <strong>de</strong> webcam, annucam.com, recensait un millier <strong>de</strong> sites (chiffres issus<strong>de</strong> l’artic<strong>le</strong> <strong>de</strong> “Webcam : <strong>de</strong>s Loft story miniatures se jouaient déjà <strong>sur</strong> <strong>le</strong> Net” in Le mon<strong>de</strong> interactif, 4 juil<strong>le</strong>t2001).7 « Bibliothèques et nouvel<strong>le</strong>s technologies », 2 juil<strong>le</strong>t 1998, discours à la BNF.8 Philippe Lejeune, « L’ère autobiographique » in La sphère <strong>de</strong> l’intime. Photographies et arts visuels, cataloguedu festival Le printemps <strong>de</strong> Cahors, Actes Sud, 1998, p.149 Propos recueillis n « Entretien avec Remi Lange » dans Repérages.Filmer l’intime, Hiver 1998-1999, p.29-30.5


la hache, ses changements brusques <strong>de</strong> mise au point, ses flous, ses tremb<strong>le</strong>ments, ses imagesqui sautent, ses bruits <strong>de</strong> micro» 10 . Ce recours à «l’esthétisation du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>» luiapparaît être la solution formel<strong>le</strong> pour concrétiser son projet cinématographique 11 .Du coté <strong>de</strong> la fiction, en pendant à ce qui peut être analysée comme une« resocialisation » du cinéma d’auteur avec la floraison <strong>de</strong> films <strong>de</strong> jeunes réalisateurs ancréedans une thématique socia<strong>le</strong> (Ressources humaines <strong>de</strong> Laurent Cantet, Nadia et <strong>le</strong>shippopotames <strong>de</strong> Dominique Cabrera), l’autobiographie filmée semb<strong>le</strong> s’être généraliséejusqu'à se trouver projetée <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s écrans du Festival <strong>de</strong> Cannes avec <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> NanniMoretti Journal Intime (1986) et Apri<strong>le</strong> (1988) tandis que <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> y était consacrécomme modè<strong>le</strong> formel avec <strong>le</strong> Prix du jury 1998 pour Festen <strong>de</strong> T.Viterberg. Ce <strong>de</strong>rnier filmtourné avec une caméra numérique légère, la DV, en mobilité, sans éclairage et dans <strong>le</strong>quelsont révélées, lors d’une fête <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s pratiques d’abus sexuels du père, est selonl’interprétation <strong>de</strong> son auteur danois « beaucoup plus provocant parce que ‘fait maison. C’estplus nu ainsi. Certains peuvent se retrouver dans <strong>le</strong> film une sorte <strong>de</strong> ‘déjà vu’ et pense quec’est un onc<strong>le</strong> qui l’a filmé par exemp<strong>le</strong>. L’œuvre <strong>de</strong>vient plus proche du spectateur que si el<strong>le</strong>était en film» 12 . L’intentionalité esthétique est ici explicitée par l’auteur en se référant au film<strong>de</strong> famil<strong>le</strong> comme matrice formel<strong>le</strong>.A travers ces différents exemp<strong>le</strong>s, s’observe une redéfinition esthétique toutecontemporaine du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong>squels il se trouve revendiqué comme sourced’inspiration formel<strong>le</strong>, tant dans la fiction que dans <strong>le</strong> documentaire.Les pratiques audiovisuel<strong>le</strong>s amateurs : <strong>de</strong>s objets-frontièresRéciproquement, et ce que vali<strong>de</strong>nt encore <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux enquêtes présentées ici à ce sujet,<strong>le</strong>s enseignants et intervenants en milieu scolaire membres <strong>de</strong> cette équipe <strong>de</strong> <strong>recherche</strong> ontrepéré combien la production <strong>de</strong> jeunes amateurs dans <strong>le</strong>s ateliers vidéo s’inspirait d’uneconstellation d’images bigarrées, issues <strong>de</strong>s séries télévisées ou <strong>de</strong>s jeux vidéo, d’une« culture <strong>de</strong> l’écran » 13 . Dans cel<strong>le</strong>s-ci se trouvent réappropriés et reconfigurés, on pourraitdire « remixés » certains traits formels et ressources thématiques d’oeuvrescinématographiques ou <strong>de</strong> productions télévisuel<strong>le</strong>s (clips, etc.). A travers <strong>le</strong>s pratiquesaudiovisuel<strong>le</strong>s amateurs circu<strong>le</strong>nt donc <strong>de</strong>s contenus d’expérience, <strong>de</strong>s schèmes formels issus<strong>de</strong>s œuvres cinématographiques mais aussi <strong>de</strong>s thématiques et <strong>de</strong>s pratiques socia<strong>le</strong>s (histoire<strong>de</strong> vie, liens amicaux etc.) renvoyant au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la vie ordinaire.Inspirant <strong>de</strong>s documentaires et <strong>de</strong>s films <strong>de</strong> fiction et inspirées par d’autres fictions etréalisations audiovisuel<strong>le</strong>s, dotés <strong>de</strong> propriétés esthétiques et artistiques issues <strong>de</strong> différentsmon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’art 14 , entrelacés dans <strong>de</strong>s pratiques quotidiennes, <strong>de</strong> sociabilité notamment, onpeut situer ces objets filmiques “pratiques audiovisuel<strong>le</strong>s amateurs” à la croisée <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s10 Ibid.11 De fait cette esthétisation produit un effet <strong>de</strong> dé-institutionnalisation du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. En effet, dans la quasitotalité <strong>de</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, <strong>le</strong> «privé institutionnalisé», suivant <strong>le</strong>s termes <strong>de</strong> Roger Odin, renvoyant àl’institution familia<strong>le</strong> dans son espace social, constitue <strong>le</strong> representé. Dans Ome<strong>le</strong>tte, c’est un membre du groupefamilial, qui vient porter un regard singulier <strong>sur</strong> sa propre famil<strong>le</strong>. Le cinéaste a travaillé à la dénaturation <strong>de</strong> la«famil<strong>le</strong> en représentation» pour dévoi<strong>le</strong>r l’intimité d’un sujet. Il démontre ainsi comment la dimension privéinstitutionnel<strong>le</strong> vient masquer, dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> ordinaire, l’intimité singulière <strong>de</strong>s sujets composant unefamil<strong>le</strong>.12 T.Vinterberg, « Un film fait maison », entretien in Repérages n°4. Filmer l’intime, op.cité.13 Cf éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s <strong>recherche</strong>s réunies par Dominique Pasquier et Josiane Jouet in Réseaux n°74, La culture <strong>de</strong>l’écran, 1998.14 au sens <strong>de</strong> Howard Becker : un “mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’art se compose <strong>de</strong> toutes <strong>le</strong>s personnes dont <strong>le</strong>s activités sontnécessaires à la production d’œuvres bien particulières que ce mon<strong>de</strong>-là (et d’autres éventuel<strong>le</strong>ment) définitcomme <strong>de</strong> l’art”, H.Becker, Les mon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’art, Flammarion, 1988.6


Passages 1 : <strong>de</strong>s esthétiques audiovisuel<strong>le</strong>s aux institutions <strong>de</strong> la vie ordinaireUne première série d’enquêtes a porté <strong>sur</strong> l’analyse <strong>de</strong> corpus <strong>de</strong> films dits amateurs,produits et reçus au sein <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux institutions <strong>de</strong> la vie ordinaire, la famil<strong>le</strong> et l’éco<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong>but d’affiner la compréhension du « traitement ordinaire » <strong>de</strong>s modè<strong>le</strong>s esthétiques (observe-tondans ces productions plutôt un effet d’imposition ou au contraire une relation parodiquevoire <strong>le</strong> détournement <strong>de</strong> ces modè<strong>le</strong>s ?), et notamment <strong>de</strong> dégager <strong>le</strong>s références à uneculture cinématographique et/ou télévisuel<strong>le</strong> en formation dans <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong>s productions <strong>de</strong>vidéo scolaires.Roger ODIN, dans Esthétique et film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, décrit la relation paradoxa<strong>le</strong> àl'esthétique tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> se manifeste dans <strong>le</strong>s productions familia<strong>le</strong>s que représentent <strong>le</strong>sfilms <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. Par certains aspects, en particulier par sa conception <strong>de</strong> l'expérienceesthétique, el<strong>le</strong> est en prise directe avec ce qui se passe aujourd'hui dans <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'art(l'art comme expérience <strong>de</strong> vie, la vie comme art). Par d'autres, el<strong>le</strong> réactive <strong>de</strong>s conceptionsanciennes voire archaïques <strong>de</strong> l'esthétique (un programme <strong>de</strong> beauté).Dans En passant par Pérec, Bernard WEIDMAN a voulu rendre intelligib<strong>le</strong>l’expérience <strong>de</strong> collégiens, pour <strong>le</strong>squels filmer ne fait pas partie <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur culture ordinaire. Ilmontre qu’en filmant, ils aménagent un terrain qui ne préexistait pas à <strong>le</strong>ur action et qui <strong>le</strong>sai<strong>de</strong> à passer du collège au lycée. Pour se faire, il a centré son étu<strong>de</strong> <strong>sur</strong> une vidéo Je mesouviens du collège Marcel Pagnol, d’abord parce que <strong>de</strong>s jeunes gens, dotés d’une culture <strong>de</strong>spectateurs, n’ont pas tenu à filmer <strong>le</strong>ur vie en y appliquant <strong>de</strong>s modè<strong>le</strong>s <strong>de</strong> scénarios qui <strong>le</strong>urétaient pourtant acquis d’avance ; parce que, selon lui, ils ont eu l’intelligence d'accueillir <strong>le</strong>tout-venant sans renoncer à <strong>le</strong>ur obsession, découvrant instinctivement dans <strong>le</strong> cours <strong>de</strong> laréalisation <strong>de</strong>s gestes <strong>de</strong> cinéma qu’ils ont mis à l'épreuve du quotidien ; et enfin parce que <strong>le</strong>résultat, loin d’atteindre une perfection close, est une forme évi<strong>de</strong>nte, nettement construite etcependant soup<strong>le</strong>, car el<strong>le</strong> rend perceptib<strong>le</strong> <strong>le</strong> mouvement qui la produit.Dans <strong>le</strong>ur étu<strong>de</strong>, Approche d’une esthétique <strong>de</strong> l’image chez <strong>de</strong> jeunes réalisateurs <strong>de</strong>vidéo amateur du Nord <strong>de</strong> la France, Michè<strong>le</strong> GELLEREAU/Roselyne ABRAMOVICI,ont mené <strong>de</strong>s observations et <strong>de</strong>s entretiens dans <strong>de</strong>ux collèges <strong>de</strong> la région Nord Pas <strong>de</strong>Calais afin d’approcher une esthétique <strong>de</strong> l’image chez <strong>de</strong> jeunes réalisateurs <strong>de</strong> vidéoamateur du Nord <strong>de</strong> la France. A l’issue <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur enquête, on peut considérer que <strong>le</strong>svidéogrammes produits sont imprégnés d’un grand nombre d’oeuvres existant avant eux.Mais il est intéressant ici est <strong>de</strong> repérer d’une part quel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s oeuvres auxquel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>sréalisateurs font référence, notamment cel<strong>le</strong>s qu’ils ont visionnées dans <strong>le</strong> cadre scolaire etd’autre part ce qu’ils en font. El<strong>le</strong>s ont pu constater que ce mouvement se décline dans lacréation essentiel<strong>le</strong>ment sous <strong>de</strong>ux formes : l’une proche <strong>de</strong> l’imitation et l’autre, distanciée,proche <strong>de</strong> la dérision. Ainsi, <strong>le</strong>s ado<strong>le</strong>scents puisent l’inspiration et <strong>le</strong>s formes dans <strong>de</strong>smodè<strong>le</strong>s dont ils sont imprégnés (télévision, cinéma, jeux vidéos, musiques) ou que <strong>le</strong>séducateurs <strong>le</strong>ur ont proposé (théâtre, peinture,vidéo art, cinéma) quand ils y reconnaissent <strong>le</strong>sformes symboliques <strong>de</strong> représentation <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur sociabilité. Ce lien, établi par <strong>le</strong> biais <strong>de</strong>smodè<strong>le</strong>s, entre <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> quotidien et l’expérience que l’on vit se prolonge dans un travail <strong>sur</strong>la vie même considérée comme matière ou œuvre biographique.Passages à l’esthétique 2 : Les espaces culturels associatifs et <strong>le</strong> lien civil esthétique.Dans cette partie, il s’agit <strong>de</strong> questionner et <strong>de</strong> documenter une mise au public <strong>de</strong>certains films d’amateurs, produits dans <strong>de</strong>s contextes privés (famil<strong>le</strong>, cerc<strong>le</strong> d’amis…), ausein d’un réseau d’associations culturel<strong>le</strong>s (cafés-culture, espaces culturels8


Passages à l’esthétique 3 : patrimonialisation et esthétisationUne troisième série <strong>de</strong> terrains d’enquête concerne <strong>de</strong>s institutions <strong>de</strong>patrimonialisation <strong>de</strong>s pratiques ordinaires <strong>de</strong> l’audiovisuel, <strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s, àtravers <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s pouvait être documentés comment et « dans quels contextes, en quel<strong>le</strong>scirconstances <strong>de</strong>s objets conçus pour une fonction donnée, qu’el<strong>le</strong> soit technique, utilitaire ourituel<strong>le</strong> peuvent-ils être appréciés en termes d’esthétiques ? » pour reprendre une formulation<strong>de</strong> l’appel d’offres.Claire GIVRY (“La gran<strong>de</strong> famil<strong>le</strong> du cinéma d’amateur : que d’histoires…”)a restitué <strong>le</strong>s récits d’édification <strong>de</strong> trois cinémathèques régiona<strong>le</strong>s dont <strong>le</strong> fonctionnement afait l’objet d’une étu<strong>de</strong> approfondie dans l’enquête menée par Laurence Allard. El<strong>le</strong> décritcomment <strong>le</strong> cinéma d’amateur se retrouve mêlé, à son insu, à <strong>de</strong>s « histoires » qui <strong>le</strong>dépassent, au carrefour du familial et du politique et qu’il est <strong>le</strong> catalyseur <strong>de</strong> ferments locauxdivers et épars (politiques, i<strong>de</strong>ntitaires, institutionnels, économiques, didactiques, etc.).Dans Cinémathèques régiona<strong>le</strong>s et film amateurs : patrimonialisation, esthétisationou bohneur <strong>de</strong> la reconnaissance ?, Laurence ALLARD a montré comment à traversl’archivage <strong>de</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> et d’amateurs dans <strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s, ceux-citrouvent redéfinis comme archive, document ou objet esthétique. Le passage du cerc<strong>le</strong>familial ou amical à <strong>de</strong>s institution dévolues au pratrimoine audiovisuel local induit ainsidifférents mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>le</strong>ctures patrimonia<strong>le</strong>, esthétique, à l’interpersonnel du cinéma amateur.Cette étu<strong>de</strong>, alliant entretiens avec <strong>le</strong>s personnels <strong>de</strong>s cinémathèques, observations <strong>de</strong>pratiques professionnel<strong>le</strong>s et analyse <strong>de</strong> corpus discursif (fiches d’in<strong>de</strong>xation, plaquettes <strong>de</strong>présentation etc.) et centrée <strong>sur</strong> trois terrains d’enquêtes (Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> HauteNormandie, Cinémathèque <strong>de</strong> Saint-Etienne, Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne), spécifiant chacunune catégorie <strong>de</strong> la mémoire régiona<strong>le</strong> (modè<strong>le</strong> urbain, modè<strong>le</strong> rural et modè<strong>le</strong> maritime), sedécline comme un parcours <strong>de</strong> sens <strong>de</strong>puis <strong>le</strong> dépôt <strong>de</strong> films d’amateurs dans un centred’archives jusqu'à <strong>le</strong>ur consécration comme « trésor <strong>de</strong>s cinémathèques » lors <strong>de</strong> <strong>le</strong>urprojection dans une sal<strong>le</strong> <strong>de</strong> cinémaEthnologie <strong>de</strong> la relation esthétique : enjeux méthodologiques et conceptuelsA travers <strong>le</strong>s différentes <strong>recherche</strong>s exposées dans ce rapport, <strong>le</strong>s matériauxempiriques recueillis sont fréquemment <strong>de</strong> nature discursive (entretiens, programmes,plaquettes <strong>de</strong> présentation, artic<strong>le</strong>s <strong>de</strong> presse etc.). Comment justifier dans <strong>le</strong> cadre d’uneethnologie <strong>de</strong> la relation esthétique un tel verbocentrisme ? Pour conclure, nous voudrionsmontrer que la relation esthétique peut être documentée <strong>de</strong> façon heuristique grâce à <strong>de</strong>sdonnées empiriques discursives, à condition <strong>de</strong> clarifier <strong>le</strong>s rapports entre l’expérienceesthétique et son langage. Cette clarification, dont la visée est méthodologique, amène àconceptualiser une théorie esthétique que l’on peut qualifier <strong>de</strong> pragmatique ou encore <strong>de</strong>communicationnel<strong>le</strong> et qui suppose une approche pluriel<strong>le</strong> et continuiste <strong>de</strong> la relationesthétique. Au terme <strong>de</strong> cette <strong>recherche</strong>, s’ouvre donc un doub<strong>le</strong> chantier, d’ordreméthodologique et conceptuel.Dire la relation esthétique10


Revenons brièvement à la conception programmatique <strong>de</strong> l’Esthétique <strong>de</strong> la réception,tel<strong>le</strong> que Hans Robert Jauss l’a développée. Il nous semb<strong>le</strong> que ses propositions permettent enspécifiant <strong>le</strong>s différents moments <strong>de</strong> l’expérience esthétique (ou attitu<strong>de</strong> ou conduite ourelation esthétique selon différentes acceptions contemporaines) <strong>de</strong> rendre compte du statut<strong>de</strong>s discours portant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s œuvres et <strong>le</strong>s pratiques esthétiques en général. El<strong>le</strong>s évitent ainsi<strong>de</strong> séparer l’expérience esthétique non seu<strong>le</strong>ment du phénomène d’élucidation du sens - touteréception implique une « compréhension dialoguées » d’un texte par un <strong>le</strong>cteur – mais encore<strong>de</strong> son évaluation articulée discursivement et formulée dans <strong>le</strong>s nombreux commentaires quesuscite un travail artistique. Jauss avance ainsi l'idée qu'un texte se donnant d'emblée commequelque chose à percevoir et à comprendre : "toute perception esthétique, écrit-il, est déjàtravaillée par un certain type <strong>de</strong> compréhension" 19 . Dans cette herméneutique littérairerevisitée par l’Esthétique <strong>de</strong> la réception, <strong>le</strong>s textes, <strong>le</strong>s oeuvres sont conçues comme <strong>de</strong>sstructures dynamiques aux concrétisations succesives à travers <strong>de</strong>s actes d’une réceptionproductrice 20 . En s’attachant non plus à la succession <strong>de</strong>s œuvres el<strong>le</strong>s-mêmes mais à la chaîne<strong>de</strong> <strong>le</strong>ur accueil ou réception, Jauss a, dans <strong>le</strong>s années 60, <strong>de</strong>puis l’université <strong>de</strong> Constance oùil enseignait la littérature médiéva<strong>le</strong>, contribué à renouve<strong>le</strong>r une histoire littéraire par troplinéaire. De plus, en déplaçant la production <strong>de</strong> sens hors du texte du côté <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong>réception, il s’agissait aussi <strong>de</strong> prendre la p<strong>le</strong>ine me<strong>sur</strong>e <strong>de</strong> la portée pratique <strong>de</strong>s œuvres, <strong>de</strong><strong>le</strong>ur fonction <strong>de</strong> « création socia<strong>le</strong> » (proposition renouvelant la question <strong>de</strong>s rapports entrearts et sociétés), <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs enjeux symboliques et sociaux. Et parmi ces enjeux symboliques etsociaux appréhendés du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la réception, <strong>de</strong> la fonction pratique <strong>de</strong> l'expérienceesthétique, <strong>le</strong> théoricien <strong>de</strong> l’éco<strong>le</strong> <strong>de</strong> Constance a mis en avant une fonctioncommunicationnel<strong>le</strong>.Les différents apports <strong>de</strong> l’Esthétique <strong>de</strong> la réception ont inspiré une génération <strong>de</strong>théoriciens <strong>de</strong> l’esthétique nourrie éga<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s travaux <strong>sur</strong> l’espace public et l’agircommunicationnel <strong>de</strong> Jürgen Habermas, tels Albrecht Wellmer 21 , Martin Seel 22 ou RainerRochlitz 23 . Ces trois auteurs ont reconduit l’intrication entre <strong>le</strong>s dimensions d’expérienceperceptive et d’évaluation critique, au cœur <strong>de</strong> l’Esthétique <strong>de</strong> la réception, qu’ils voientconcrétisée dans <strong>le</strong>s communications esthétiques. C’est pourquoi ils ont constitué <strong>le</strong>s discoursesthétiques, conversations ordinaires, débats critiques profanes, en corpus paradigmatiqued’une « esthétique communicationnel<strong>le</strong> », que nous pouvons très rapi<strong>de</strong>ment présenter àtravers <strong>le</strong>s propositions suivantes. Ainsi suivant Rainer Rochlitz, « aucune compréhensiond’une œuvre ne peut faire l’économie même d’interprétations qui attribuent <strong>de</strong>s raisons d’êtreà certains aspects <strong>de</strong> l’œuvre en question, ni <strong>de</strong>s jugements qui justifient <strong>le</strong> statut <strong>de</strong> cesraisons d’être dans une évaluation critique » 24 . Et suivant encore Martin Seel : «<strong>le</strong> sens <strong>de</strong>sargumentations esthétiques rési<strong>de</strong> dans <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong>s objets qu’el<strong>le</strong>s font valoir <strong>de</strong>viennent<strong>de</strong>s arguments <strong>de</strong> notre expérience et <strong>de</strong> notre attitu<strong>de</strong> » 25 . Enfin, pour Albrecht Wellmer, entant que « compréhension réussie se manifestant et s'articulant dans <strong>le</strong> commentaire » 26 ,l'expérience esthétique est susceptib<strong>le</strong> d'être justifiée par <strong>de</strong>s raisons, qui délimitent une« rationalité esthétique », appréhendab<strong>le</strong> dans nos discussions au sujet <strong>de</strong> la qualité d'un objetculturel. C’est pourquoi, selon ces auteurs, dans <strong>le</strong>s divers jeux <strong>de</strong> langage thématisant larelation esthétique, se manifeste combien la réception d’œuvres, <strong>de</strong> textes, conjuguant <strong>le</strong>sdifférents moments <strong>de</strong> la perception au jugement en passant par la compréhension, offre <strong>de</strong>s19 H.R Jauss, Pour une herméneutique littéraire, Gallimard, 1988, p. 361.20 H.R Jauss, Ibid., p. 23.21 A. Wellmer, « Vérité-Apparence-Réconciliation. Adorono et <strong>le</strong> sauvetage esthétique <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, inThéories esthétiques après Adorno, sous la dir. R.Rochlitz, Actes Sud, 1990.22 M.Seel, L’art <strong>de</strong> diviser. Le concept <strong>de</strong> rationalité esthétique, Armand Colin, 1993.23 R.Rochlitz, Subvention ou subversion. Art contemporain et argumentation esthétique, Gallimard, 1994 etL’art au banc d’essai, Gallimard, 1998.24 29 R.Rochlitz,op.cité, 1998, p.240.25 M.Seel, op.cité, p.246.26 A.Wellmer, op.cité.11


essources interactionnel<strong>le</strong>s venant nourrir <strong>le</strong>s pratiques communicationnel<strong>le</strong>s, illustrant l’une<strong>de</strong>s fonctions pratiques <strong>de</strong> l’expérience esthétique.Une tel<strong>le</strong> « esthétique communicationnel<strong>le</strong> » participe du débat contemporain <strong>sur</strong>l’expérience esthétique, l’attitu<strong>de</strong> esthétique ou la relation esthétique suivant <strong>le</strong>s auteurs. El<strong>le</strong>rejoint, notamment, la conception <strong>de</strong> l’attitu<strong>de</strong> esthétique comme « attention aspectuel<strong>le</strong>animée par et orientée vers une question d’appréciation » <strong>de</strong> Gérard Genette 27 . Ce débatthéorique, animé en France, notamment par l’auteur <strong>de</strong> L’oeuvre <strong>de</strong> l’art et Jean-MarieSchaeffer 28 ou encore Rainer Rochlitz, vient remettre en question l’idée même d’une pensée <strong>de</strong>l’expérience esthétique en tant que tel<strong>le</strong>, i<strong>de</strong>ntifiée par Kant et sa Critique <strong>de</strong> la faculté <strong>de</strong>juger, comme une expérience spécifique par rapport aux attitu<strong>de</strong>s cognitives ou mora<strong>le</strong>s,auxquel<strong>le</strong>s il a réservé ses <strong>de</strong>ux premières Critique. A l’instar <strong>de</strong> Ludwig Wittgenstein,certains théoriciens contemporains veu<strong>le</strong>nt « guérir » l’esthétique <strong>de</strong> la métaphysique et sedébarasser du «mythe <strong>de</strong> l’attitu<strong>de</strong> esthétique » pour reprendre l’expression <strong>de</strong> GeorgeDickie, selon <strong>le</strong>quel il y aurait <strong>de</strong>ux attitu<strong>de</strong>s irréductib<strong>le</strong>s, l’une pratique l’autre esthétique, lasecon<strong>de</strong> supposant une intention caractérisée par <strong>le</strong> désintéressement 29 . Ces débats <strong>sur</strong>l’esthétique contemporaine visent, in fine, à réarticu<strong>le</strong>r l’expérience esthétique à d’autresformes d’expérience en relation avec une diversité d’objets et par conséquent à pluraliser <strong>le</strong>champ d’investigation <strong>de</strong> l’esthétique.Esthétiques ordinaires, esthétique <strong>de</strong> la continuitéLa problématisation <strong>de</strong> pratiques audiovisuel<strong>le</strong>s amateurs en termes d’esthétiquesordinaires ressort donc d’une doub<strong>le</strong> visée, à la fois méthodologico-<strong>de</strong>scriptive, comme ilvient d’être exposé, et normative, dont l’horizon renverrait à une nécessaire pluralisation <strong>de</strong>l’appréhension <strong>de</strong>s pratiques artistiques, ne se limitant pas aux œuvres d’art et jeux <strong>de</strong> langagecritiques reconnues institutionnel<strong>le</strong>ment comme tel<strong>le</strong>s. L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ces esthétiques ordinairesdu cinéma et <strong>de</strong> l’audiovisuel, en tant qu’objets frontières entre mon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la vie ordinaires etmon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’art, saisies empiriquement notamment à travers différents jeux <strong>de</strong> langage,discours, expressions, voudrait être une contribution à la « multilocation <strong>de</strong> la culture » pourreprendre <strong>le</strong> projet <strong>de</strong> Michel <strong>de</strong> Certeau ou <strong>de</strong> pluralisation du domaine esthétique, « pétrifiéen un dogme institutionnel » 30 et reposant <strong>sur</strong> une idéologie <strong>de</strong> l'autonomie esthétique attachéeau seul domaine <strong>de</strong>s Beaux-Arts canoniques (musique, peinture, sculpture, littérature,théâtre...) pour reprendre <strong>le</strong>s analyses <strong>de</strong> J.M Schaeffer 31 . Ainsi, autour <strong>de</strong> ces esthétiquesordinaires et <strong>le</strong>urs jeux <strong>de</strong> langage se trouve empiriquement documenté ce que peut signifierune « esthétique <strong>de</strong> la continuité » entre différentes sphères d’activités, différents mon<strong>de</strong>ssociaux. Ce programme à la fois empirique et conceptuel était déjà celui <strong>de</strong> l’esthétiquepragmatique <strong>de</strong> Dewey, pour qui « l’expérience esthétique est un bien trop précieux pour êtredétachée <strong>de</strong>s autres expériences <strong>de</strong> la vie ordinaire et mise en quarantaine dans <strong>de</strong>s institutions27 G.Genette, L’œuvre <strong>de</strong> l’art II. La relation esthétique, <strong>le</strong> seuil, 1997.28 J.M Schaeffer, L’age <strong>de</strong> l’art mo<strong>de</strong>rne. L’esthétique et la philosophie <strong>de</strong> l’art du XVIIIe à nos jours,Gallimard, 1992 et Les célibataires <strong>de</strong> l’art. Pour une esthétique sans mythes, Gallimard, 1996. Ainsi, suivantJean-Marie Schaeffer il y a conduite esthétique dès lors que nous nous engageons dans une relation cognitiveavec <strong>le</strong>s choses et que la ou <strong>le</strong>s activités cognitives pertinentes sont régulées par l’indice <strong>de</strong> satisfactionimmanent à cette ou ces activités ». La relation esthétique résulte d’une orientation <strong>de</strong> l’attention, une viséeintentionnel<strong>le</strong> particulière liée à l’importance du plaisir et du déplaisir en acte. Il s’agit d’un casfonctionnel<strong>le</strong>ment spécifique <strong>de</strong> la relation cognitive. Dès lors la conduite esthétique doit etre considérée commeun mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> connaissance <strong>de</strong> ce qui nous entoure.29 George Dickie, “Le mythe <strong>de</strong> l’expérience esthétique” (1964), trad.fr. in D.Lories, Philosophie analytique etesthétique, Méridiens Klincksieck, 1988, pp.115-134.30 Pour reprendre une expression <strong>de</strong> Hans Robert Jauss, op.cité, 1978, p. 244.31 Pour une critique conceptuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> cet état <strong>de</strong> faits, cf J.M Schaeffer, L'âge <strong>de</strong> l'art mo<strong>de</strong>rne, op.cité.12


spécialisées, musées, sal<strong>le</strong>s <strong>de</strong> concerts et autres salons <strong>de</strong> beauté <strong>de</strong> notre civilisation » 32 . Ceprogramme constitue l’horizon <strong>de</strong> <strong>recherche</strong> <strong>de</strong> notre groupe <strong>de</strong> travail.32 John Dewey, Art as experience, vol.10, Late works of John Dewey, Southern Illinois University Press, 1987,p.346.13


é<strong>le</strong>ctronique, vidéographique, numérique) 36 . Plus simp<strong>le</strong>ment on peut dire qu'il s'agit du "filmpellicu<strong>le</strong>".La question <strong>de</strong> l'esthétique : el<strong>le</strong> constitue mon axe <strong>de</strong> pertinence. Pour étayer maréf<strong>le</strong>xion, je confronterai ce qui se passe dans l'espace familial à ce que l'on sait <strong>de</strong> la questionesthétique en général et à ce qui se passe dans d'autres espaces (espaces <strong>de</strong> l'art naïf, <strong>de</strong> l'artbrut, du <strong>de</strong>ssin d'enfant, etc.). Les questions auxquel<strong>le</strong>s je tenterai <strong>de</strong> répondre sont : peut-onpar<strong>le</strong>r d'esthétique pour ces productions ? si oui, en quel sens ? <strong>de</strong> quel<strong>le</strong> ou <strong>de</strong> quel<strong>le</strong>sesthétique/s ?En ce qui concerne la démarche el<strong>le</strong>-même, mon analyse se fon<strong>de</strong>ra <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s résultats <strong>de</strong>mes travaux antérieurs que je reformu<strong>le</strong>rai et revisiterai <strong>sur</strong> l'axe <strong>de</strong> pertinence esthétique cequi conduira parfois à <strong>le</strong>s modifier considérab<strong>le</strong>ment. El<strong>le</strong> reposera ensuite <strong>sur</strong> une analyseprécise d'un vaste corpus <strong>de</strong> productions familia<strong>le</strong>s et <strong>sur</strong> un travail <strong>de</strong> terrain effectuéspécifiquement pour cette étu<strong>de</strong>. Encore faut-il préciser ce que j'entends par analyse <strong>de</strong>terrain. En effet, si la sémio-pragmatique se doit d'al<strong>le</strong>r voir <strong>sur</strong> place ce qui se joue dans <strong>le</strong>sfamil<strong>le</strong>s, ce travail <strong>de</strong> terrain ne saurait être assimilé à celui <strong>de</strong>s sociologues : même si je fais<strong>de</strong> gros efforts pour diversifier mes terrains d'enquête, la sé<strong>le</strong>ction <strong>de</strong>s personnes interrogéesne se fait pas en termes d'échantillons représentatifs, mais en termes <strong>de</strong> saturation : monenquête s'arrêtera quand je ne trouverai plus d'autres esthétiques familia<strong>le</strong>s que cel<strong>le</strong>s que j'airepérées.D'autre part, même si j'en ai effectué un assez grand nombre, l'entretien n'est pas laformu<strong>le</strong> qui m'apporte <strong>le</strong>s informations <strong>le</strong>s plus intéressantes : <strong>le</strong>s productions familia<strong>le</strong>sappartiennent au domaine privé et <strong>le</strong>s blocages psychologiques sont trop importants pour quel'on puisse se contenter <strong>de</strong> ce que <strong>le</strong>s personnes disent dans un tel contexte. Les discussionsinformel<strong>le</strong>s et <strong>sur</strong>tout l'observation participante sont <strong>de</strong>s processus mieux adaptés à cette<strong>recherche</strong>. Cette façon <strong>de</strong> faire me rapproche <strong>de</strong> la démarche ethnographique du moins danssa version ethnométhodologique. Pour être honnête, il convient toutefois <strong>de</strong> préciser que,comme il ne se tourne quasiment plus <strong>de</strong> films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> en tant que tels aujourd'hui (ce quise tourne, c'est <strong>de</strong> la vidéo), <strong>le</strong> travail <strong>de</strong> terrain, fait spécifiquement pour cette étu<strong>de</strong>, a étérelativement réduit. Heureusement, j'en avais fait beaucoup pour mes travaux antérieurs etmême si ce n'était pas exactement <strong>sur</strong> l'axe <strong>de</strong> pertinence esthétique, <strong>le</strong>s informationsrecueillies sont très largement utilisab<strong>le</strong>s. D'autre part, je bénéficie d'une fréquentationancienne avec ce type <strong>de</strong> productions et ceux qui <strong>le</strong>s font ; non seu<strong>le</strong>ment mon père était un"grand" cinéaste familial, mais j'ai vu d'innombrab<strong>le</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s clubs <strong>de</strong>cinéma amateur auxquels j'ai participé et que j'ai parfois animés (<strong>le</strong>s nouveaux arrivants y sontsystématiquement invités à montrer <strong>le</strong>urs films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>). Enfin, j'ai fait moi-mêmebeaucoup <strong>de</strong> films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, avant, comme tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> passer à la vidéo. Je n'hésiteraipas à me fon<strong>de</strong>r <strong>sur</strong> cette expérience personnel<strong>le</strong> pour certains aspects <strong>de</strong> l'analyse.1.Film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> et esthétiqueJe travail<strong>le</strong>rai ici <strong>sur</strong> <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> tel qu'il a été réalisé dans <strong>le</strong>s années 1965-1985(date <strong>de</strong> lancement du caméscope), c'est-à-dire au moment <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> pério<strong>de</strong> du super 8.Les films étudiés sont muets : <strong>le</strong> cinéma super 8 sonore n'a guère été utilisé pour <strong>le</strong>sproductions familia<strong>le</strong>s (il a d'ail<strong>le</strong>urs disparu assez rapi<strong>de</strong>ment, car il a été jugé trop peurentab<strong>le</strong>). Bien évi<strong>de</strong>mment une étu<strong>de</strong> historique <strong>de</strong>vrait être conduite pour <strong>le</strong>s années avant65.La forme du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> (première approche) : retour <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s résultats <strong>de</strong>s travauxantérieurs36 Christian Metz, Langage et cinéma, Larousse, 1971.17


Il n'est pas besoin d'une enquête bien poussée pour constater que <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> faitl'objet d'une appréciation tout à fait négative dans la société. Cette appréciation n'en est pasmoins une évaluation esthétique. Cel<strong>le</strong>-ci se fait essentiel<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> <strong>de</strong>ux axes : d'une part,l'axe du plaisir : c'est sans intérêt, on s'ennuie à mourir, et d'autre part, celui du savoir faire :c'est vraiment trop mal fait. Une approche systématique d'un corpus <strong>de</strong> ces productionsmontre que <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> se caractérise, en effet, par toute une série <strong>de</strong> figures quijustifient cette évaluation (on peut par<strong>le</strong>r d'une "rhétorique du “ mal fait ”") :- au niveau <strong>de</strong> la forme <strong>de</strong> l'expression, <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> donne à voir <strong>de</strong>s images floues,bougées, à l'exposition incertaine, qui se succè<strong>de</strong>nt sans montage ni construction ;- au niveau <strong>de</strong> la forme du contenu, il est stéréotypé, fragmentaire et incohérent (il égrène<strong>de</strong>s bribes d'actions et passe d'un sujet à l'autre sans justification).Cet ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> figures semb<strong>le</strong> permettre d'i<strong>de</strong>ntifier <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> non seu<strong>le</strong>mentdans <strong>le</strong> contexte <strong>de</strong>s productions amateurs (un membre d'un club <strong>de</strong> cinéma amateur : onreconnaît tout <strong>de</strong> suite <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, c'est mal fait et c'est toujours pareil), mais dansl'ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> la production cinématographique : il est suffisamment caractéristique etreconnu par l'espace social pour que <strong>le</strong>s cinéastes professionnels <strong>le</strong> reprennent lorsqu'il s'agit<strong>de</strong> produire un effet film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> dans un film <strong>de</strong> fiction (ex. : Muriel 37 ou dans une publicité(ex. : la série Tang).Il semb<strong>le</strong>rait donc qu'il existe une véritab<strong>le</strong> Forme du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, une forme un peuparadoxa<strong>le</strong> puisque l'incohérence fait partie <strong>de</strong> sa définition, mais une forme qui n'en est pasmoins étonnement stab<strong>le</strong>. Malgré mon souci <strong>de</strong> diversifier <strong>le</strong>s terrains d'investigations, je n'aipas trouvé <strong>de</strong> différence, à ce niveau, entre <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> que j'ai pu voir chez <strong>de</strong>scommerçants, chez <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> professions libéra<strong>le</strong>s, dans <strong>de</strong>s famil<strong>le</strong>s <strong>de</strong> cadres moyensou supérieurs, en milieu ouvrier, etc. Il y a simp<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s endroits où on ne fait pas <strong>de</strong> film<strong>de</strong> famil<strong>le</strong> ou très peu (dans l'espace rural, chez ouvriers, mais aussi chez <strong>le</strong>s intel<strong>le</strong>ctuels etchez <strong>le</strong>s protestants 38 ), mais si on en fait, on retombe <strong>sur</strong> la même Forme.Il y a toutefois une exception qui, on va <strong>le</strong> voir, n'en est pas une (el<strong>le</strong> confirme aucontraire la pertinence <strong>de</strong> la forme repérée). Il existe, en effet, <strong>de</strong>s productions faites dans <strong>le</strong>sfamil<strong>le</strong>s avec la même thématique familia<strong>le</strong>, mais qui manifestent une autre Forme que cel<strong>le</strong>que je viens <strong>de</strong> décrire : <strong>de</strong>s films bien faits, avec <strong>de</strong> la bel<strong>le</strong> image, une structure narrativecomplète (ils racontent une histoire), un travail <strong>de</strong> montage cohérent, souvent une sonorisationavec <strong>de</strong> la musique et un commentaire (<strong>sur</strong> ban<strong>de</strong> magnétique séparée), enfin un titre et unmot fin.Le problème est que ces productions ne fonctionnent pas comme du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong>sne sont d'ail<strong>le</strong>urs pas vraiment faites pour la famil<strong>le</strong>. Souvent, el<strong>le</strong>s visent <strong>le</strong>s membres <strong>de</strong>sclubs <strong>de</strong> cinéma amateur (<strong>le</strong>s clubs font pression <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s cinéastes familiaux pour qu'ils seconforment aux "règ<strong>le</strong>s" du langage cinématographique). Parfois, el<strong>le</strong>s ne visent pas d'autrepublic que <strong>le</strong> cinéaste lui-même :G. : la famil<strong>le</strong>, je m'en fous ! je me fais plaisir ; je fais <strong>de</strong> la bel<strong>le</strong> image, du montage bienhuilé, un son propre.G. ne projette guère ses films à d'autres qu'à lui-même et à quelques amis (dont je suis). Quantil propose <strong>de</strong> <strong>le</strong>s faire voir à sa famil<strong>le</strong>, cel<strong>le</strong>-ci ne se montre guère enthousiaste et laprojection se termine souvent assez mal, par la défection du public qui vaque à d'autresoccupations ou par une scène <strong>de</strong> ménage. Si l'on ne respecte pas la Forme du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>,<strong>le</strong> film ne marche plus dans la famil<strong>le</strong>.37 Sur <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> fiction, cf. Marie-Thérèse Journot, "Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong>fiction. La famil<strong>le</strong> “ restaurée ”", in Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, éd.cit., p. 147-162.38 J'ai commencé une étu<strong>de</strong> comparative <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> produits chez <strong>le</strong>s catholiques et chez <strong>le</strong>sprotestants, mais pour <strong>le</strong> moment el<strong>le</strong> n'a pas vraiment abouti ; l'enquête effectuée semb<strong>le</strong> toutefois montrer uneimportante différence quantitative, mais une analyse systématique reste à faire.18


Pour bien fonctionner, un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> doit être "mal fait". J'ai émis <strong>de</strong>ux hypothèsespour expliquer cette étrangeté 39 :1) si <strong>le</strong> film est trop bien fait, il donne un point <strong>de</strong> vue particulier <strong>sur</strong> la vie <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong>(<strong>le</strong> plus souvent celui du père), point <strong>de</strong> vue qui peut-être ressenti comme une véritab<strong>le</strong>agression par <strong>le</strong>s autres membres <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong> ; au mieux, il entre en conflit avec <strong>le</strong> récitmémoriel que chacun <strong>de</strong>s participants se fait <strong>de</strong>s événements qu'il a vécus ; seul un film malfait laisse toute liberté aux membres <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong> pour faire retour <strong>sur</strong> son passé.2) d'autre part, si <strong>le</strong> film est trop bien fait, il bloque <strong>le</strong>s interactions entre <strong>le</strong>s membres <strong>de</strong>la famil<strong>le</strong> en imposant un récit familial déjà construit ; inversement, face à un film mal fait,<strong>le</strong>s membres <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong> auront à œuvrer ensemb<strong>le</strong> à la reconstruction <strong>de</strong> l'histoire familia<strong>le</strong>et la cohésion du groupe familial s'en trouvera renforcée (c'est la fonction idéologique du film<strong>de</strong> famil<strong>le</strong> : produire du consensus, perpétuer la Famil<strong>le</strong>).Dernière remarque : j'ai parlé jusque-là et je continuerai <strong>de</strong> par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> "figures du mal fait"pour caractériser la Forme du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> ; j'espère que l'on m'aura compris. En réalitécette dénomination est un abus <strong>de</strong> langage : <strong>le</strong>s figures du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> ne peuvent être ditesfigures du "mal fait" que par comparaison avec <strong>le</strong> cinéma institutionnel (fictionnel). Dans <strong>le</strong>contexte familial, la Forme du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est tout à fait adaptée à sa fonction. Ilconviendrait donc <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> formulation, malheureusement la norme du cinémainstitutionnel est tel<strong>le</strong>ment ancrée en chacun <strong>de</strong> nous qu'il n'est guère possib<strong>le</strong> d'effectuer cechangement si l'on ne veut pas trop compliquer la communication. Les guil<strong>le</strong>mets quiencadrent l'expression "mal fait" visent à marquer la distance prise par rapport à cetteformulation.Résumons. Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> a une Forme, une forme à la fois fixe et fonctionnel<strong>le</strong>. Onpeut par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> la Forme du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. Mais cela suffit-il pour par<strong>le</strong>r d'une esthétique dufilm <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> ?Forme et intentionDans la tradition esthétique, entendue comme réf<strong>le</strong>xion philosophique <strong>sur</strong> l'art, la notion<strong>de</strong> "Forme" occupe une place centra<strong>le</strong> ; Henri Focillon n'affirmait-il pas que "l'œuvre d'artn'existe qu'en tant que forme" 40 ? Cela ne signifie pas toutefois que toute forme relève <strong>de</strong> l'art :la nature nous donne à voir <strong>de</strong> très bel<strong>le</strong>s formes (<strong>le</strong>s cristaux, <strong>le</strong>s pierres si bien chantées parRoger Caillois 41 .) qui ne sont as<strong>sur</strong>ément pas en el<strong>le</strong>s-mêmes artistiques. On attend d'uneforme artistique qu'el<strong>le</strong> ait un statut intentionnel 42 . Certes, l'art admet une part <strong>de</strong> hasard, maiscontrôlée (ex. : Pollock et <strong>le</strong> driping) ; au moins <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du hasard doit-il êtreintentionnel<strong>le</strong>ment assumé (ex. : l'écriture automatique <strong>de</strong>s <strong>sur</strong>réalistes).Or il est clair que <strong>le</strong>s cinéastes familiaux, bien qu'ils fassent intentionnel<strong>le</strong>ment du film <strong>de</strong>famil<strong>le</strong> (Je fais <strong>de</strong>s images pour <strong>le</strong> souvenir, pour <strong>le</strong> futur, pour quand je serai vieux, pour <strong>le</strong>senfants, pour qu'ils voient plus tard comment ils étaient ; je fais plaisir à ma femme ...) nefont pas exprès <strong>de</strong> mettre en œuvre la rhétorique du "mal fait" : el<strong>le</strong> résulte du manque <strong>de</strong>savoir faire <strong>de</strong> ceux qui tournent ce genre <strong>de</strong> films (c'est ce manque que <strong>le</strong>s innombrab<strong>le</strong>srevues, <strong>le</strong>s manuels, <strong>le</strong>s cours dans <strong>le</strong>s clubs, visent à comb<strong>le</strong>r).Ainsi décrit, <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> apparaît comme une réalisation intentionnel<strong>le</strong> avec uneForme non intentionnel<strong>le</strong>.39 R. Odin, "Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> dans l'institution familia<strong>le</strong>" in Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, éd.cit., p. 27-41.40 Henri Focillon, Vie <strong>de</strong>s formes, Quadrige, Presses universitaires <strong>de</strong> France, 1996, p. 2 (éd. orig., 1943).41 Roger Caillois, L'écriture <strong>de</strong>s pierres, Skira, 1970, repris in Champs- Fammarion.42 "<strong>le</strong>s pierres présentent quelque chose d'évi<strong>de</strong>mment accompli, sans toutefois qu'il y entre ni invention ni ta<strong>le</strong>ntni industrie, rien qui en ferait une œuvre au sens humain du mot et encore moins une œuvre d'art", R. Caillois,ouvrage cité, p. 6.19


Toute la question <strong>de</strong> la relation du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> à l'esthétique décou<strong>le</strong> <strong>de</strong> cette situationquelque peu paradoxa<strong>le</strong>. Peut-on dans ces conditions par<strong>le</strong>r d'une esthétique du film <strong>de</strong>famil<strong>le</strong> ?Pourtant, si l'on examine ce qui se passe dans d'autres espaces <strong>de</strong> l'histoire <strong>de</strong>s arts, ons'aperçoit que <strong>le</strong> manque <strong>de</strong> savoir faire n'est pas toujours incompatib<strong>le</strong> avec lareconnaissance esthétique, il arrive même qu'il en soit un paramètre décisif. Encore faut-i<strong>le</strong>xaminer dans quel<strong>le</strong>s conditions ; cela permettra peut-être <strong>de</strong> progresser dans lacompréhension <strong>de</strong> la relation du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> à l'esthétique.Trois types <strong>de</strong> productions retiendront mon attention : l'art naïf, l'art brut et <strong>le</strong> <strong>de</strong>ssind'enfant.Art naïf et <strong>le</strong>cture esthétiqueCe qui rend l'artiste naïf intéressant, ce qui <strong>le</strong> sauve du point <strong>de</strong> vue artistique, nous ditMichel Thevoz, c'est "son incapacité — très fécon<strong>de</strong> — à se conformer à <strong>de</strong>s principesacadémiques qu'il prétend pourtant faire siens. De l'académisme, il adopte d'abord <strong>le</strong>s thèmes :sujet religieux, mythologiques ou allégoriques, peintures d'histoire, scènes <strong>de</strong> genre, paysageet portraits. Il paraît aussi en adopter <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs [...]. Mais il échoue “ ingénument ” à enpratiquer <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> : ses perspectives sont désarticulées ; l'espace procè<strong>de</strong> d'une combinaison <strong>de</strong>points <strong>de</strong> vue ; ni <strong>le</strong>s rapports <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur ni <strong>le</strong>s proportions anatomiques ne sont respectées ;la pratique du cerne et <strong>de</strong> l'aplat contredit <strong>le</strong>s prétentions illusionnistes ; <strong>le</strong>s simplificationsirréalistes alternent avec <strong>de</strong>s détails hypertrophiques" (je souligne) 43 .Cette insistance <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s figures du mal fait rapproche cette analyse <strong>de</strong> notre analyse dufilm <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. On notera toutefois une différence essentiel<strong>le</strong> : l'artiste naïf manifeste uneintention d'art très explicite (en général, il est même obsédé par un désir <strong>de</strong> reconnaissancedans l'espace <strong>de</strong> l'Art) et vise une forme spécifique (la reproduction aussi minutieusement quepossib<strong>le</strong> <strong>de</strong> la réalité). Ces <strong>de</strong>ux intentions ne semb<strong>le</strong>nt nul<strong>le</strong>ment présentes chez <strong>le</strong> cinéastefamilial.Quant à la <strong>le</strong>cture <strong>de</strong>s figures du mal fait proposée par M. Thevoz, el<strong>le</strong> est radica<strong>le</strong>mentextérieure au projet artistique <strong>de</strong> l'artiste naïf : il s'agit <strong>de</strong> la <strong>le</strong>cture d'un critique d'art quivalorise <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> l'œuvre que l'artiste n'a nul<strong>le</strong>ment voulus : <strong>de</strong>s ratés. Bienévi<strong>de</strong>mment, une tel<strong>le</strong> <strong>le</strong>cture est éga<strong>le</strong>ment possib<strong>le</strong> <strong>sur</strong> un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> : je peux voir unfilm <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> en prenant plaisir à la qualité plastique <strong>de</strong>s ratés <strong>de</strong> l'image (tremblés, flous,filés, etc.) ou, comme Marc Ferniot, en me laissant fasciner par <strong>le</strong> "dérou<strong>le</strong>ment hasar<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>splans" 44 .On peut appe<strong>le</strong>r "esthétique", ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>le</strong>cture. On soulignera, toutefois, que <strong>le</strong> terme"esthétique" a ici un sens différent <strong>de</strong> celui donné au début <strong>de</strong> cette réf<strong>le</strong>xion : il ne renvoieplus à une réf<strong>le</strong>xion <strong>sur</strong> l'art, mais à la volonté <strong>de</strong> tirer plaisir <strong>de</strong>s propriétés formel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> ceque l'on regar<strong>de</strong> indépendamment <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur caractère intentionnel ou non intentionnel 45 . Cette<strong>le</strong>cture esthétique ne dit d'ail<strong>le</strong>urs pas que <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est esthétique (tout objet peutre<strong>le</strong>ver d'une tel<strong>le</strong> <strong>le</strong>cture 46 ) et el<strong>le</strong> ne nous apprend rien, non plus, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> fonctionnementesthétique du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> dans son contexte propre : el<strong>le</strong> est proférée par quelqu'un qui nese positionne pas en membre <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong> mais en esthète.Art brut et mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'art43 Michel Thevoz, L'art brut, SKIRA, 1981, réédition 1995, p. 87.44 Marc Ferniot, "La revanche <strong>de</strong> l'anecdote. Trois <strong>le</strong>ctures pour une esthétique frivo<strong>le</strong> du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>", in Lefilm <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, éd.cit., p. 129.45 Depuis Kant, on définit souvent <strong>le</strong> plaisir esthétique comme "un plaisir fondé <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>s propriétésformel<strong>le</strong>s <strong>de</strong>s objets" (Gérard Genette, La relation esthétique, Seuil, 1997, p. 32).46 "ce n'est pas l'objet qui rend la relation esthétique, c'est la relation qui rend l'objet esthétique", id., p. 18.20


À la différence <strong>de</strong> ce qui se passe dans l'espace <strong>de</strong> l'art naïf, <strong>le</strong>s productions <strong>de</strong> l'art brut 47sont exécutées par <strong>de</strong>s personnes qui manifestent une ignorance radica<strong>le</strong> <strong>de</strong>s normesesthétiques et même souvent une indifférence tota<strong>le</strong> par rapport à l'art.Voilà qui semb<strong>le</strong> rapprocher davantage <strong>le</strong>s auteurs <strong>de</strong> l'art brut <strong>de</strong>s réalisateurs <strong>de</strong> films<strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. Ces <strong>de</strong>rniers trouvent, en général, tout à fait saugrenue l'idée qu'on puisse <strong>le</strong>urposer la question <strong>de</strong> l'art : vous plaisantez ; <strong>de</strong> l'art ? sûrement pas ! mais <strong>de</strong>s souvenirs, alorsça, oui ... Pourtant, <strong>le</strong>s différences, là encore, sont nombreuses : la forme <strong>de</strong>s productions <strong>de</strong>l'art brut est, en effet, indiscutab<strong>le</strong>ment intentionnel<strong>le</strong> (du moins aussi intentionnel<strong>le</strong> quen'importe quel<strong>le</strong> production artistique traditionnel<strong>le</strong> pour laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s déterminationséconomiques, socia<strong>le</strong>s et inconscientes jouent toujours un rô<strong>le</strong> important). On ne saurait dire,en tout cas, que ceux qui réalisent ces productions manquent <strong>de</strong> savoir faire ; il s'agit plutôtd'options techniques différentes <strong>de</strong> cel<strong>le</strong>s habituel<strong>le</strong>ment mise en œuvre. Plus que <strong>le</strong> "malfait", c'est l'étrange, l'étonnant, <strong>le</strong> <strong>sur</strong>prenant, l'inquiétant qui caractérise l'art brut. Non pasque l'auteur d'art brut <strong>recherche</strong> la provocation (il n'a aucun souci <strong>de</strong> communication), maisparce qu'il est un asocial et c'est cette position qui <strong>le</strong> conduit à produire <strong>de</strong>s œuvres qui serontjugées contestatrices. À ce titre, on pourrait dire que l'art brut est l'inverse du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>dont la fonction est au contraire <strong>de</strong> conforter l'ordre social par <strong>le</strong> soutien qu'il apporte à cetteinstitution majeure <strong>de</strong> notre société : la Famil<strong>le</strong>.Mais <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, avec sa Forme du "mal fait", peut lui aussi avoir une réel<strong>le</strong> vertu<strong>de</strong> provocation. C'est ce qu'ont bien mis en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s cinéastes comme Jonas Mekas ouStan Brackage (cf. par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> manifeste "Défense <strong>de</strong> l'amateur" 48 ). Dans cetteperspective, il serait tentant <strong>de</strong> dire que <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est au 7 ème Art (entendu comme <strong>le</strong>cinéma institutionnel) ce que l'art brut est au "mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'art" (Dickie, Becker). En fait, cetteformulation n'est pas tout à fait exacte : il faudrait dire que <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est au 7 ème Artce que <strong>le</strong>s productions qui sont <strong>de</strong>venues ensuite "l'art brut" étaient au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'Art avantd'entrer el<strong>le</strong>s-mêmes dans ce mon<strong>de</strong> (car au départ <strong>le</strong>s productions <strong>de</strong> l'art brut n'étaient pasdavantage reconnues comme art que <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>). L'ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>s productions que l'ondénomme aujourd'hui "l'art brut", pas plus que <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, n'auraient d'ail<strong>le</strong>urs lamoindre vertu provocatrice si <strong>de</strong>s artistes déjà reconnus par l'institution Art (K<strong>le</strong>e, Ernst,Miro, Dubuffet pour la peinture, Mekas, Brackage pour <strong>le</strong> 7 ème art) ne s'en étaient emparés.C'est par rapport au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'art et seu<strong>le</strong>ment dans ce cadre que ces productions prennentune va<strong>le</strong>ur subversive, une va<strong>le</strong>ur qu'el<strong>le</strong>s n'ont nul<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong>ur cadre d'origine.Ainsi pris en main par <strong>de</strong>s artistes, l'art brut et <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> ont servi à renouve<strong>le</strong>rl'Art. De même, que l'art brut a innervé tout un courant <strong>de</strong> la peinture (DuBuffet, par exemp<strong>le</strong>,a explicitement reconnu sa <strong>de</strong>tte par rapport à ces productions), <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> a innervé etcontinue à innerver tout un courant <strong>de</strong> l'art cinématographique (Brackage, Mekas, Mor<strong>de</strong>r,Lange, Bartoloméo, etc. 49 ). Cela ne signifie pas que Dubuffet fasse <strong>de</strong> l'art brut et Brackage etMekas du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. La filiation ne doit pas faire oublier toute la série <strong>de</strong>transformations opérée : ces artistes utilisent intentionnel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s formes brutes comme <strong>de</strong>smachines <strong>de</strong> guerre contre l'art institutionnel.Signe <strong>de</strong> la force contestatrice <strong>de</strong> ces formes, ces productions n'ont été acceptées dans <strong>le</strong>mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'art qu'après bien <strong>de</strong>s difficultés. En ce qui concerne <strong>le</strong> cinéma, <strong>le</strong>s films réalisésavec la forme "film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>" n'ont même été intégrés que dans un espace "marginal" (ausens <strong>de</strong> "dans <strong>le</strong>s marges") <strong>de</strong> l'institution artistique : celui du cinéma un<strong>de</strong>rground ouexpérimental. C'est que ces productions effectuent dans <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'art une opération tout àfait scanda<strong>le</strong>use, aussi scanda<strong>le</strong>use que l'art brut mais d'une certaine façon inverse : alors quel'art brut rompt avec l'Art institutionnel par ses formes étonnantes (qui semb<strong>le</strong>nt venues d'uneautre planète), avec <strong>le</strong>s productions artistiques qui utilisent la forme "film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>", <strong>le</strong>47 Je suis, là encore, comme pour l'art naïf, <strong>le</strong>s pertinentes analyses <strong>de</strong> M. Thevoz.48 Stan Brakhage, “ In <strong>de</strong>fense of Amator ”, Scrapbook, Hel<strong>le</strong>r, 1982.49 Laurence Allard, "Une rencontre entre film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> et film expérimental : <strong>le</strong> cinéma personnel", in Le film<strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, éd. cit., p. 113-126.21


scanda<strong>le</strong> vient <strong>de</strong> l'importation d'une forme ordinaire dans un cadre qui se caractériseprécisément par sa rupture avec <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> ordinaire 50 .Il faut se replacer dans <strong>le</strong>s années 70-80 pour comprendre la force <strong>de</strong> scanda<strong>le</strong> <strong>de</strong> cetransfert (<strong>de</strong> nos jours, avec la télévision et <strong>le</strong> passage à la vidéo, ce transfert s'est banalisé).C'est pourquoi ces productions artistiques ne sauraient être dites "ordinaires" au même titreque <strong>le</strong>s productions <strong>sur</strong> <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s je travail<strong>le</strong> ici : l'ordinaire (<strong>le</strong> recours à la forme ordinairedu film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>) est ce qui <strong>le</strong>s rend exceptionnel<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'art ; l'ordinairefonctionne dans cet espace comme un opérateur <strong>de</strong> "distinction" 51 et n'a donc plus riend'ordinaire.La conséquence est qu'il existe un écart incommen<strong>sur</strong>ab<strong>le</strong> entre, par exemp<strong>le</strong>, un film <strong>de</strong>Mekas ou <strong>de</strong> Brackage et un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> : ils ne donnent pas lieu au même mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><strong>le</strong>cture. Passer <strong>de</strong> l'un à l'autre, c'est passer une frontière. Si un film <strong>de</strong> Mekas relève du mo<strong>de</strong><strong>de</strong> <strong>le</strong>cture artistique — la <strong>le</strong>cture se fait en termes d'auteur, <strong>de</strong> mise en relation avec <strong>le</strong>s autresœuvres <strong>de</strong> cet auteur, mais aussi avec <strong>le</strong>s productions d'autres artistes du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'art, avecl'histoire <strong>de</strong> l'art, <strong>le</strong>s discours <strong>sur</strong> l'art, etc. —, <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, lui, relève du mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><strong>le</strong>cture privé : il est fait pour une <strong>le</strong>cture <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mo<strong>de</strong> du retour <strong>sur</strong> soi par <strong>le</strong>s membres dupetit groupe qui constituent cet espace privé qu'est <strong>le</strong> cadre familial.Il est intéressant <strong>de</strong> noter que <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> commence à subir <strong>le</strong> même processusd'institutionnalisation que <strong>le</strong>s productions qui sont désormais appelées "l'Art brut". Certes, <strong>le</strong>smodalités <strong>de</strong> cette institutionnalisation ne sont pas <strong>le</strong>s mêmes : dans <strong>le</strong> cas <strong>de</strong> l'art brut, ils'agit d'un processus <strong>de</strong> récupération par <strong>le</strong> "mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'art", dans <strong>le</strong> cas du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>,d'une reconnaissance <strong>de</strong> sa va<strong>le</strong>ur <strong>de</strong> document, mais <strong>le</strong>s choses sont en train <strong>de</strong> changer :c'est ainsi que la muséification (= la création <strong>de</strong> cinémathèques spécialisées 52 ) qui, jusque-là,ne s'était faite qu'autour du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> comme document, commence à se faire en termesd'"auteur" : archivage par nom d'auteur ("l'art est une question <strong>de</strong> nom propre", Ben) ;projections consacrées à un "auteur" ("ce soir vous verrez <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> x ou y"). Certes <strong>le</strong>mouvement reste timi<strong>de</strong> (la valorisation documentaire reste la plus forte), mais <strong>le</strong> film <strong>de</strong>famil<strong>le</strong> tend aujourd'hui à être reconnu comme un art (mineur). À titre posthume.Si ce détour par l'art brut et <strong>le</strong> cinéma expérimental a permis <strong>de</strong> comprendre l'évolution dustatut du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> dans sa relation au "mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'art", il ne nous dit encore rien <strong>de</strong> larelation du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> à l'esthétique dans son contexte propre : la famil<strong>le</strong>.Le <strong>de</strong>ssin d'enfant, la "<strong>le</strong>ttre" <strong>de</strong> la formeLa comparaison avec <strong>le</strong> <strong>de</strong>ssin d'enfant sera peut-être <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue plus productive.Les points <strong>de</strong> rencontre entre <strong>le</strong> <strong>de</strong>ssin d'enfant et <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> sont nombreux.Comme <strong>le</strong>s auteurs du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s enfants ne préten<strong>de</strong>nt pas être <strong>de</strong>s artistes et n'ontpas <strong>le</strong> sentiment <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l'art (ils ne savent même pas ce que signifie <strong>le</strong> mot art). Comme<strong>le</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s productions enfantines ont une Forme propre (traitement <strong>de</strong> l'espace,centrage <strong>sur</strong> <strong>le</strong> moi, structures logico-imaginatives <strong>de</strong> la représentation) et fixe : pour uneclasse d'âge donnée, <strong>le</strong>s imageries enfantines apparaissent comme assez fortement réglées,avec la répétition constante <strong>de</strong>s mêmes motifs et <strong>de</strong>s mêmes structures 53 . Enfin, comme <strong>le</strong>sauteurs <strong>de</strong> films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s enfants manquent <strong>de</strong> savoir faire.50 Sur l'histoire <strong>de</strong> cette rupture cf. entre autres, Pierre Bourdieu, Les règ<strong>le</strong>s <strong>de</strong> l'art. Genèse et structure duchamp littéraire, Seuil, 1992 et Marc Jimenez, Qu'est-ce que l'esthétique, Folio, 1997, en particulier <strong>le</strong> chapitreIII : "Déliaisons et autonomie".51 Précisons que cela est <strong>de</strong> moins en moins vrai aujourd'hui, au temps <strong>de</strong> la vidéo et <strong>de</strong> la généralisation <strong>de</strong> cetart "ordinaire", mais c'était <strong>le</strong> cas au temps du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>.52 Sur ce point, cf. l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Laurence Allard et Claire Givry.53 cf. Bruno Duborgel Le <strong>de</strong>ssin d'enfant, Jean-Pierre Delarge, 1976, p. 182-9.22


Cette absence <strong>de</strong> savoir faire donne lieu à <strong>de</strong>ux jugements esthétiques contradictoires. Il ya ceux qui y voient <strong>le</strong> garant <strong>de</strong> la créativité enfantine ; certains (A. Stern et P. Duquet) vontmême jusqu'à dire que l'éducation artistique tue la créativité <strong>de</strong> l'enfant : "<strong>le</strong> <strong>de</strong>ssin scolaireépuise <strong>le</strong>s ressources <strong>de</strong> la création". Il y a, au contraire, ceux qui soulignent que cela conduità <strong>de</strong>s productions stéréotypées d'un faib<strong>le</strong> intérêt esthétique : une pure production <strong>de</strong>nécessités psychologiques 54 . On retrouve avec quelques variantes ces <strong>de</strong>ux <strong>le</strong>ctures pour <strong>le</strong>film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> : d'un côté, c'est ce que j'ai appelé la <strong>le</strong>cture esthétique qui prend plaisir au malfait et <strong>de</strong> l'autre la <strong>le</strong>cture qui juge ces productions sans intérêt car stéréotypées. Le problèmeest que ces <strong>le</strong>ctures ne nous apprennent rien <strong>sur</strong> la relation esthétique que nous cherchons àétudier car el<strong>le</strong>s sont l'une et l'autre extérieures à l'expérience vécue par l'auteur <strong>de</strong>sproductions (l'enfant qui <strong>de</strong>ssine, <strong>le</strong> membre <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong>).Bruno Duborgel propose une troisième <strong>le</strong>cture plus intéressante pour notre propos : ilnote que l'imagerie enfantine présente, certes, un caractère déterminé et répétitif très marqué,mais il suggère que cela "ne signifie pas forcément stéréotypie, mais commerce <strong>de</strong> l'âme avec<strong>de</strong>s image tonifiantes pour el<strong>le</strong>, avec <strong>de</strong>s images si riches <strong>de</strong> résonances symboliques qu'el<strong>le</strong>ssemb<strong>le</strong>nt moins se répéter mécaniquement que naître et renaître à chaque instant comme <strong>de</strong>sfigurations multip<strong>le</strong>s et fugitives d'un sens inépuisab<strong>le</strong>" et que cela n'empêche pas ces imagesd'être "l'expression d'un sujet actif et capab<strong>le</strong> <strong>de</strong> métamorphoser une nécessité en unedécouverte" 55 . D'autre part, "une image bana<strong>le</strong> peut désigner <strong>le</strong>s forces diverses et extérieuresqui l'imposent, être un stéréotype. El<strong>le</strong> peut tout autant désigner une image originel<strong>le</strong> et qui àl'inverse <strong>de</strong> l'apparente originalité <strong>de</strong> l'image conforme à quelque réalisme du pittoresque, estaussi fondamenta<strong>le</strong> qu'un archétype" (je souligne) 56 . Ainsi, la force esthétique du <strong>de</strong>ssind'enfant n'est pas dans la "<strong>le</strong>ttre" du <strong>de</strong>ssin, mais dans ce qui s'y exprime et qui provient <strong>de</strong>l'imaginaire <strong>de</strong> l'enfant.Cette idée d'une production esthétique qui n'est pas dans la "<strong>le</strong>ttre" <strong>de</strong> ce qui est donné àvoir me semb<strong>le</strong> essentiel<strong>le</strong> pour comprendre la relation du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> à l'esthétique.Notons cependant tout <strong>de</strong> suite une importante différence entre film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> et <strong>de</strong>ssind'enfant : si, dans <strong>le</strong> <strong>de</strong>ssin d'enfant, la production esthétique est du côté du producteur (el<strong>le</strong>résulte <strong>de</strong> l'investissement personnel <strong>de</strong> l'enfant), avec <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, ce sont <strong>le</strong>srécepteurs qui font ce travail <strong>de</strong> production esthétique.Une esthétique <strong>de</strong> la réceptionOn se souvient que pour Focillon, la caractéristique <strong>de</strong> la forme artistique est qu'el<strong>le</strong> "sesignifie" 57 . Cette définition ne s'applique as<strong>sur</strong>ément pas à la Forme du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> tel<strong>le</strong>qu'el<strong>le</strong> a été décrite ici. Vouloir instituer la Forme du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> en objet esthétiqueconduit à une impasse. En revanche, cette Forme fonctionne comme un opérateur invitant <strong>le</strong>sspectateurs du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> à la production <strong>de</strong> sens et d'affects.Dans mes travaux antérieurs, j'ai montré que cette production s'effectuait à <strong>de</strong>ux niveaux :- au niveau col<strong>le</strong>ctif (on par<strong>le</strong> beaucoup pendant la projection d'un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>), <strong>le</strong>smembres <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong> collaborent à la re/création mythique du passé familial ;- au niveau individuel, chacun fait retour <strong>sur</strong> son vécu propre.Je voudrais maintenant mettre en évi<strong>de</strong>nce <strong>le</strong> rapport à l'esthétique impliqué par ce doub<strong>le</strong>mouvement.54 Id., p. 186.55 Id., p. p. 188-190.56 Id. p. 220-21.57 op. cit., p. 4.23


De fait, on y retrouve toutes <strong>le</strong>s caractéristiques <strong>de</strong> l'expérience artistique tel<strong>le</strong> que Hans-Georg Gadamer la décrit 58 .L'une <strong>de</strong>s idées majeures <strong>de</strong> Gadamer est que l'art se rattache au besoin fondamental chezl'homme du jeu et <strong>de</strong> la fête. Or voir un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, c'est participer à une sorte <strong>de</strong> fête 59 etau jeu <strong>de</strong> la création du texte familial. Ce jeu a ses structures : on s'y rassemb<strong>le</strong> en vertud'habitu<strong>de</strong>s réglées ; il y a tout un rituel du visionnement du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> (instal<strong>le</strong>r l'écran et<strong>le</strong> projecteur, faire <strong>le</strong> noir dans la sal<strong>le</strong>). Une fois la projection lancée, <strong>le</strong> film impose sontemps propre ; tel<strong>le</strong> un organisme vivant, il nous invite à entrer dans son mouvement. Le film<strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, en tant que forme à remplir, exige une réponse que chaque spectateur doit produireactivement lui-même. Encore faut-il pour que l'expérience soit productive, se prêter au jeu (=vouloir contribuer à la reconstitution du passé <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong>), faute <strong>de</strong> quoi <strong>le</strong> film restera unobjet mort (c'est alors qu'on <strong>le</strong> trouve ennuyeux). On peut par<strong>le</strong>r à ce titre d'une véritab<strong>le</strong>exigence herméneutique du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> qui appel<strong>le</strong> à une "initiative communicationnel<strong>le</strong>"."Une performance communautaire" s'effectue alors qui unit <strong>le</strong>s membres <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong>.En même temps, <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> se présente comme "un fragment qui porte en lui lapromesse qu'il est en lui-même cet autre fragment <strong>de</strong> notre vie". Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> nous"travail<strong>le</strong>" <strong>de</strong> l'intérieur : "ce n'est pas seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> voilà comme vous êtes" que <strong>le</strong> film <strong>de</strong>famil<strong>le</strong> "dévoi<strong>le</strong>", "il nous dit aussi : il faut que votre vie change" . "L'expérience esthétique,écrit une commentatrice <strong>de</strong> Gadamer, Daniel<strong>le</strong> Lorries, est une expérience d'apprentissagedans laquel<strong>le</strong> un <strong>le</strong>cteur ou un spectateur saisit la portée d'une œuvre <strong>sur</strong> sa vie" 60 .Curieusement, cette production individuel<strong>le</strong> est ce qui ouvre la <strong>le</strong>cture du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> au<strong>de</strong>làdu seul cadre <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong> et fait qu'el<strong>le</strong> concerne une communauté qui potentiel<strong>le</strong>ments'étend à tous. Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> fonctionne comme un "symbo<strong>le</strong>" ; "<strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est lapossibilité <strong>de</strong> faire l'expérience du mon<strong>de</strong> comme d'une totalité où est intégrée la positionontologique <strong>de</strong> l'homme et où éga<strong>le</strong>ment sa finitu<strong>de</strong> se trouve rapportée à la transcendance".C'est pour cela que l'on peut tout <strong>de</strong> même voir sans s'ennuyer <strong>de</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> même sion n'est pas membre <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong> ; tout film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> renvoie à l'Homme tel qu'il est là enchacun <strong>de</strong> nous ; <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> "ne se borne pas à renvoyer à quelque chose" mais cettechose à laquel<strong>le</strong> il renvoie "est là".Ainsi décrite, l'expérience du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> relève <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> esthétique quiimplique tout l'être et met en jeu la totalité du sujet dans sa relation à l'autre et au mon<strong>de</strong> 61 .L'étonnant dans cette relation esthétique est qu'el<strong>le</strong> ne naît pas <strong>de</strong> la relation à une Œuvre(ce qui est <strong>le</strong> cas chez Gadamer). Certes, cette relation se fait via <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, mais <strong>le</strong>film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> n'a rien d'une œuvre. Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> n'est qu'un catalyseur qui permet àl'expérience esthétique <strong>de</strong> se dérou<strong>le</strong>r correctement. L'œuvre, ce sont <strong>le</strong>s spectateurs qui laproduisent en faisant retour (col<strong>le</strong>ctivement et individuel<strong>le</strong>ment) <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur vécu. À ce titre, onpeut par<strong>le</strong>r d'une "esthétique ordinaire" : une esthétique en prise directe avec la vie. Cetteconception <strong>de</strong> l'esthétique qui valorise l'expérience esthétique (une expérience directementliée à la vie) plutôt que <strong>le</strong>s œuvres 62 ", rapproche <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> <strong>de</strong> certaines productions <strong>de</strong>l'art contemporain (ex. : cel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> Joseph Beuys) qui donnent à voir <strong>de</strong>s objets en eux-mêmessans aucun intérêt esthétique (feutre, ordures, graisse), mais qui conduisent à une expérienceesthétique par relation avec la vie <strong>de</strong> l'artiste et/ou du spectateur 63 . Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> s'endistingue toutefois par <strong>le</strong> fait qu'il est vu en <strong>de</strong>hors du "mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'art".58 En particulier dans "L'actualité du beau", textes choisis, traduits et présentés par E. Poulain, Alinéa, 1992,(texte original, 1977). Les citations <strong>de</strong> Gadamer entre guil<strong>le</strong>mets proviennent <strong>de</strong> cet ouvrage. Je suivraiéga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> commentaire fait par Georgia Warnke dans Gadamer. Herméneutique et raison, De Boeck, 1990.59 On se rappel<strong>le</strong> que Pierre Bourdieu, dans Un art moyen, soulignait que photos et films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> font revivre<strong>le</strong>s fêtes passées et parlait à ce propos <strong>de</strong> "réitération <strong>de</strong> la fête".60 Daniel<strong>le</strong> Lorries, L'art à l'épreuve du concept, De Boeck, 1996, p. 91.61 Jean Caune, Pour une éthique <strong>de</strong> la médiation. Le sens <strong>de</strong>s pratiques culturel<strong>le</strong>s, Pug, 1999, p. 219-20.62 Sur cette conception <strong>de</strong> l'esthétique, cf. Richard Shusterman, L'art à l'état vif, éditions <strong>de</strong> Minuit 1992 (éd.origina<strong>le</strong>, 1991), p. 84.24


L'expérience esthétique du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est donc doub<strong>le</strong>ment ordinaire.El<strong>le</strong> n'en conserve pas moins toutes <strong>le</strong>s caractéristiques <strong>de</strong> l'expérience esthétique tel<strong>le</strong>que l'on peut la vivre face à une Œuvre d'art.2.Retour <strong>sur</strong> la question <strong>de</strong> la Forme du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>Ce serait toutefois une erreur que <strong>de</strong> limiter la relation du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> à l'esthétique auseul moment <strong>de</strong> la réception. Si, en effet, on se place dans la perspective <strong>de</strong>s réalisateurs dufilm <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, on découvre non seu<strong>le</strong>ment que la question <strong>de</strong> la Forme se pose d'une façondifférente <strong>de</strong> cel<strong>le</strong> privilégiée jusque-là, mais que la réalisation d'un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> répond àun authentique projet esthétique (intentionnel).Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, ce n'est pas du cinémaAu cours <strong>de</strong> mon enquête, j'ai été frappé par la répétition d'un énoncé que j'avais déjànoté, mais auquel je n'avais pas attaché l'importance qu'il mérite et qui se formu<strong>le</strong>, avec <strong>de</strong>svariantes, comme suit : <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, ce n'est pas du cinéma. Mêmes ceux qui font dufilm <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> <strong>le</strong> disent : je ne fais pas <strong>de</strong> cinéma. Jusque-là, j'avais eu tendance à interprétercette phrase comme une reconnaissance par ces amateurs <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur manque <strong>de</strong> savoir faire parrapport aux réalisateurs professionnels (qui eux "font du cinéma") ; il me semb<strong>le</strong> que cetteinterprétation est tout simp<strong>le</strong>ment erronée. Je me suis ainsi rendu compte que cet énoncé nesignifiait nul<strong>le</strong>ment pour <strong>le</strong> cinéaste familial qu'il fait mal du cinéma, mais plus radica<strong>le</strong>mentqu'il ne fait pas du cinéma, et donc, qu'il fait autre chose que du cinéma. Parfois laformulation indique plus positivement ce que ces réalisateurs enten<strong>de</strong>nt faire : ce n'est pas ducinéma, mais c'est tout <strong>de</strong> même plus vivant que la photo.On s'aperçoit alors que <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est vécu par ceux qui en font, davantage comme<strong>de</strong> la photographie améliorée que comme du cinéma. En somme, si en jugeant "mal faite" laForme du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, on se trompe <strong>de</strong> contexte (on évalue <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> par rapportaux normes du cinéma professionnel), en considérant, comme je l'ai fait, que "<strong>le</strong> film <strong>de</strong>famil<strong>le</strong> doit être mal fait pour être bien fait (= pour bien fonctionner)", je me suis trompé <strong>de</strong>paradigme. Ce n'est pas dans <strong>le</strong> cadre du paradigme cinématographique que ces productionsfonctionnent, mais dans celui <strong>de</strong> la photographie. Dans cette perspective, il n'est plus question<strong>de</strong> par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> "mal fait" même avec <strong>de</strong>s guil<strong>le</strong>mets.Une re<strong>le</strong>cture <strong>de</strong> la Forme du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> s'impose, non plus en tant que formecinématographique, mais en tant que forme photographique. Plusieurs éléments nous yinvitent.Il y a d'abord <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> contenu : on retrouve dans <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> <strong>le</strong>s mêmescontenus que dans <strong>le</strong>s photos <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> : <strong>de</strong>s portraits <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s grandsévénements familiaux (naissance, mariages, etc.), <strong>le</strong>s voyages, etc. Au niveau <strong>de</strong> la forme <strong>de</strong>l'expression, <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est éga<strong>le</strong>ment très proche <strong>de</strong> la photographie : pauses, photos<strong>de</strong> groupe avec regards caméras (regar<strong>de</strong>r ensemb<strong>le</strong> dans la même direction c'est manifester lasoudure du groupe) y sont légion. Mais c'est <strong>sur</strong>tout au niveau <strong>de</strong> la structure d'ensemb<strong>le</strong>, quela comparaison <strong>de</strong>vient significative : la structure du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est exactement calquée<strong>sur</strong> cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> l'album <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> : même suite d'images non structurées (non narratives), mêmehétérogénéité, même construction "à troues" permettant la production col<strong>le</strong>ctive <strong>de</strong> sens (onpar<strong>le</strong> beaucoup en regardant un album <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> tout comme en voyant un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>) et<strong>le</strong> retour <strong>sur</strong> son propre vécu. Albums et films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> fonctionnent l'un et l'autre <strong>sur</strong> <strong>le</strong>mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'esthétique <strong>de</strong> la réception tel que je l'ai analysé précé<strong>de</strong>mment.63 Sur ce courant <strong>de</strong> l'art contemporain, cf. Paul Ar<strong>de</strong>nne, Pascal Beausse, Laurent Goumarre, Pratiquescontemporaines. L'art comme expérience, Dis Voir, 1991.25


On pourrait alors décrire <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> (sa Forme) comme un album <strong>de</strong>photographies vivantes.On notera que cette conception du cinéma est cel<strong>le</strong> du cinéma <strong>de</strong>s tout premiers temps.Lorsque Lumière inventa <strong>le</strong> cinématographe, nous dit Vincent Pinel, "sa première intentionétait <strong>de</strong> <strong>le</strong> rendre accessib<strong>le</strong> aux amateurs ; comme un simp<strong>le</strong> appareil <strong>de</strong> photo, <strong>le</strong>cinématographe enregistrerait <strong>de</strong>s scènes familia<strong>le</strong>s avec un supplément d'émotion" (jesouligne) 64 . Dans "New Thresholds of Vision : Instantaneous, Photography & the EarlyCinema of Lumiere" 65 , Tom Gunning a apporté <strong>le</strong>s preuves historiques <strong>de</strong> cette filiation.L'histoire du cinéma, entièrement focalisée <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s productions du cinéma-spectac<strong>le</strong> ou du7 ème art, fait tota<strong>le</strong>ment l'impasse <strong>sur</strong> ce paradigme ; c'est d'une certaine façon normalpuisque ce n'est pas du cinéma, reste qu'une histoire spécifique <strong>de</strong> ce paradigme qui est toutaussi important socia<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong> paradigme "cinématographique", <strong>de</strong>vrait être écrite.Mais ce que montre <strong>sur</strong>tout cette analyse pour notre réf<strong>le</strong>xion <strong>sur</strong> l'esthétique du film <strong>de</strong>famil<strong>le</strong> est que pour faire du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, on n'a pas besoin <strong>de</strong> savoir faire du cinéma. LaForme du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> n'est pas liée à un manque <strong>de</strong> savoir faire, el<strong>le</strong> résulte d'une part, <strong>de</strong>l'absence <strong>de</strong> nécessité éprouvée par ceux qui font ce type <strong>de</strong> films d'acquérir ce savoir faire,ce qui est assez différent, d'autre part <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur intuition plus ou moins consciente qu'il vautmieux rester au plus près <strong>de</strong> l'esthétique <strong>de</strong> la photographie et <strong>de</strong> son absence <strong>de</strong> narrativité.La preuve <strong>de</strong> l'existence <strong>de</strong> cette intuition est que même certains professionnels utilisent cetteForme ou du moins en préservent l'essentiel quand ils font du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> : certes, <strong>le</strong>ursimages sont nettes, stab<strong>le</strong>s et bien cadrées, mais il est remarquab<strong>le</strong> qu'ils ne <strong>recherche</strong>nt engénéral pas à produire une structure narrative : <strong>le</strong>urs films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> comme tout film <strong>de</strong>famil<strong>le</strong> ne donnent à voir qu'une suite d'images auquel <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur familial <strong>de</strong>vra donner sacohérence.Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> et la beautéMais il y a plus : en regardant à nouveau un corpus <strong>de</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> puis en parlant aveccertains réalisateurs, j'ai découvert que contrairement à ce que je pensais, il existe bel et bienun projet esthétique intentionnel pour <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> et que ce projet se traduit dans laForme même du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. Simp<strong>le</strong>ment, cette Forme n'est pas à <strong>recherche</strong>r là où je lacherchais. Lors <strong>de</strong> la réalisation du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, la question <strong>de</strong> la forme n'a rien à voir avec<strong>le</strong>s notions <strong>de</strong> "bien fait" ou <strong>de</strong> "mal fait", la question <strong>de</strong> la Forme est une question <strong>de</strong> beauté.Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est fait pour programmer une <strong>le</strong>cture <strong>de</strong> la vie en termes <strong>de</strong> beauté.Ce programme <strong>de</strong> beauté dont <strong>le</strong>s auteurs <strong>de</strong> films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> sont tout à fait conscientss'inscrit dans <strong>le</strong> film à différents niveaux. Dans <strong>le</strong> processus <strong>de</strong> sé<strong>le</strong>ction <strong>de</strong> ce qui est filmé :Je ne filme que ce qui est beau. Dans une certaine façon <strong>de</strong> cadrer : tout plan, notait ChristianMetz, dit "voici" 66 ; tout plan d'un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> dit "vois comme c'est beau, <strong>le</strong> mon<strong>de</strong>". Onnotera que la qualité même du travail cinématographique (<strong>le</strong> fait que la prise <strong>de</strong> vues soitstab<strong>le</strong> ou non, nette ou non, exposée correctement ou non, qu'il y ait ou non montage) importepeu : ce qui compte, c'est <strong>le</strong> mouvement déictique, <strong>le</strong> mouvement <strong>de</strong> désignation. On sait (c'estune sorte <strong>de</strong> présupposé) que <strong>le</strong> montré est beau ; l'essentiel, c'est <strong>de</strong> montrer que l'on montre.D'où <strong>le</strong>s coups <strong>de</strong> zoom incessants, <strong>le</strong>s mouvements <strong>de</strong> caméras hasar<strong>de</strong>ux qui tentent <strong>de</strong>capter dans un même mouvement toute la beauté d'un paysage, d'où <strong>le</strong>s prises <strong>de</strong> vuesbougées car il faut faire <strong>le</strong> tour <strong>de</strong> ce que l'on veut montrer, d'où <strong>le</strong>s répétitions (<strong>le</strong> mêmepaysage refilmé plusieurs fois sous <strong>le</strong> même ang<strong>le</strong> comme si celui qui filme ne pouvait64 Vincent Pinel, Louis Lumière, inventeur et cinéaste, Nathan, 1994, p. 38 .65 Artic<strong>le</strong> encore non publié dont je dois la connaissance à la gentil<strong>le</strong>sse <strong>de</strong> son auteur.66 Ch. Metz, "Problème <strong>de</strong> dénotation", in Essais <strong>sur</strong> la signification au cinéma, Klincksieck, 1968, p. 72 etp. 118.26


s'arrêter <strong>de</strong> <strong>le</strong> filmer tant il <strong>le</strong> trouve beau), d'où <strong>le</strong>s stéréotypes aussi, car <strong>le</strong> stéréotype (lacarte posta<strong>le</strong>) est la garantie du beau.La cou<strong>le</strong>ur joue un rô<strong>le</strong> essentiel dans ce programme <strong>de</strong> beauté. Il y a là quelque chose <strong>de</strong>quelque peu paradoxal, car s'il y a un paramètre que <strong>le</strong>s réalisateurs <strong>de</strong> films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> nepeuvent pas maîtriser, c'est bien celui <strong>de</strong> la cou<strong>le</strong>ur : ils n'ont quasiment aucun moyend'intervenir (ils ne participent pas à l'étalonnage, tout est prédéterminé par <strong>le</strong> fabricant). Toutce qu'ils peuvent faire, c'est choisir la pellicu<strong>le</strong>. Et c'est bien, en effet, à ce niveau que se jouela relation à la beauté : je préfère <strong>le</strong> Kodachrome à la Fuji, <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs sont plus bel<strong>le</strong>s Lesfabricants <strong>de</strong> pellicu<strong>le</strong>s ont d'ail<strong>le</strong>urs parfaitement compris <strong>le</strong> projet esthétique du film <strong>de</strong>famil<strong>le</strong>. Malgré <strong>le</strong>urs discours <strong>sur</strong> <strong>le</strong> rendu "naturel" <strong>de</strong> la cou<strong>le</strong>ur par <strong>le</strong>urs pellicu<strong>le</strong>s, cel<strong>le</strong>scine sont pas faites pour restituer la vérité <strong>de</strong>s cou<strong>le</strong>urs du mon<strong>de</strong>, mais pour produire <strong>de</strong>simages que <strong>le</strong> public trouve bel<strong>le</strong>s. C'est ainsi qu'aux USA, <strong>le</strong> Kodachrome faisait l'objet d'unprocessus <strong>de</strong> développement différent <strong>de</strong> celui utilisé en France : il s'agissait <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>scou<strong>le</strong>urs plus intenses, plus vio<strong>le</strong>ntes, plus proche du Technicolor, que <strong>le</strong> Kodachromefrançais pour correspondre au goût <strong>de</strong>s amateurs américains. La pellicu<strong>le</strong> cou<strong>le</strong>ur est conçue<strong>de</strong> tel<strong>le</strong> sorte que même <strong>le</strong>s espaces <strong>le</strong>s plus sordi<strong>de</strong>s (, <strong>le</strong>s murs lépreux d'un habitat misérab<strong>le</strong>dans la Lozère, <strong>le</strong>s tas d'ordures qui envahissent <strong>le</strong>s rues <strong>de</strong>s villages africains, <strong>de</strong>s maisonsdétruites par la guerre) apparaissent comme beaux (<strong>le</strong>s documentaristes connaissent bien cettedifficulté qu'il y a à rendre un sentiment <strong>de</strong> lai<strong>de</strong>ur quand ils utilisent la cou<strong>le</strong>ur). Filmer encou<strong>le</strong>ur, c'est d'emblée produire <strong>de</strong> la beauté.Les personnes filmées manifestent el<strong>le</strong>s-mêmes fréquemment <strong>le</strong>ur désir d'être bel<strong>le</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong>film ; la mariée tourne comme un mannequin <strong>de</strong>vant la caméra : regar<strong>de</strong>z comme ma robe estbel<strong>le</strong>, regar<strong>de</strong>z comme je suis bel<strong>le</strong>. Parfois une femme <strong>de</strong>man<strong>de</strong> au cinéaste d'attendre pourarranger sa coiffure, ou un homme fait signe d'arrêter, montrant qu'il n'est pas habillécorrectement pour <strong>le</strong> film. Quand <strong>le</strong> cinéaste ne respecte pas cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, on se met encolère ; à la projection, on dira : on n'a pas idée <strong>de</strong> m'avoir filmé comme ça ; il faut que tujettes cette image. La <strong>de</strong>vise <strong>de</strong> toute personne filmée est je veux être filmée bel<strong>le</strong>.Les personnes filmées n'hésitent pas non plus à opérer ce qu'on peut appe<strong>le</strong>r une"assignation <strong>de</strong> beauté" 67 : une femme filmée par son mari, dans <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong>s chutes duNiagara, n'arrête pas <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> grands gestes pour montrer à la caméra, comme c'est beau.Dans un artic<strong>le</strong> important, Karl Sierek a bien mis en évi<strong>de</strong>nce comment <strong>de</strong> tels gestes opèrentdans un mouvement réf<strong>le</strong>xif visant à "rendre visib<strong>le</strong> <strong>le</strong> fait <strong>de</strong> voir" <strong>le</strong>s choses comme bel<strong>le</strong>s :"on défait <strong>le</strong>s paquets-ca<strong>de</strong>aux <strong>de</strong> Noël, on <strong>le</strong>s regar<strong>de</strong> et on <strong>le</strong>s tient <strong>de</strong>vant la caméra,répétant <strong>le</strong> geste <strong>de</strong> la joie ; se sachant au centre <strong>de</strong> l’image, on montre <strong>le</strong> hors-champ, onmime son propre regard, qui est tombé <strong>sur</strong> “ quelque chose <strong>de</strong> beau ”" 68 .Mais il y a plus. Les cinéastes amateurs, note Robert Musil dans un texte précisémentdénommé "C'est beau ici" 69 , "se réjouissent déjà du souvenir qu'ils auront plus tard". Ilssortent donc d'un état <strong>de</strong> présence pour entrer dans un état <strong>de</strong> pré-futur. Ainsi, quand ilscommencent à photographier et à filmer, ils s'orientent d'après <strong>de</strong>s critères futurs et peuventpenser : “ ici, cela aura été beau ”. Ainsi, au lieu <strong>de</strong> fixer la présence dans l’instant, <strong>le</strong> film <strong>de</strong>famil<strong>le</strong> "construit pour <strong>le</strong> futur un état qui sera éprouvé comme beau".Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est une tentative désespérée <strong>de</strong> lutter contre <strong>le</strong> court hasar<strong>de</strong>ux <strong>de</strong> lavie et son lot <strong>de</strong> lai<strong>de</strong>urs et <strong>de</strong> misères ; c'est une sorte <strong>de</strong> talisman <strong>de</strong>stiné à garantir la beautédu mon<strong>de</strong>, en bref une production proprement magique.Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, c'est sacré67 Hubert Damish, Le jugement <strong>de</strong> Paris, p. 18 cité par J. Aumont, De l'esthétique au présent, De Boeck, 1998,p. 84.68 Karl Sierek, "C'est beau ici. Se regar<strong>de</strong>r voir dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>", in Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, éd.cit., p. 63-78.69 R. Musil, "Hier ist es schön", in Prosa un Strück, Reinbek, 1978, p. 523, cité par K. Sierek, p. 75- 76.27


Le film, je veux dire l'objet matériel (<strong>le</strong>s pellicu<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s bobines) est <strong>le</strong> réceptac<strong>le</strong> <strong>de</strong> cettevertu magique. On conçoit, dans ces conditions, que <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> apparaissent commeun "trésor" qu'il convient absolument <strong>de</strong> protéger. Certains vont jusqu'à louer <strong>de</strong>s coffres dans<strong>de</strong>s banques pour être bien certain qu'on ne <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ur vo<strong>le</strong>ra pas. La plupart hésitent à <strong>le</strong>sprojeter, car <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est unique ; c'est l'original que l'on projette : et si l'on venait à<strong>le</strong> rayer, à <strong>le</strong> casser, à l'abîmer ... Derrière ces raisons bien réel<strong>le</strong>s, il se cache, c'est certain,quelque chose <strong>de</strong> plus profond.Plusieurs réalisateurs me l'ont dit : <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, c'est sacré.Non seu<strong>le</strong>ment on ne <strong>le</strong>s projette pas à n'importe qui, mais si on <strong>le</strong>s projette, c'est dans uncadre rituel. On l'a vu, toute projection <strong>de</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> relève d'une sorte <strong>de</strong> rite. Plusspécifiquement, <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est souvent utilisé pour un rite initiatique à <strong>de</strong>stination <strong>de</strong>snouveaux membres <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong>. Une jeune femme m'a raconté qu'on lui avait imposéplusieurs semaines <strong>de</strong> suite, lors <strong>de</strong> ses visites à ses beaux-parents, <strong>de</strong> voir <strong>le</strong>s films que <strong>le</strong>père avait consacré à son mari ; el<strong>le</strong> avait ressenti cela comme une épreuve, une épreuvediffici<strong>le</strong>, mais el<strong>le</strong> s'était bien rendu compte éga<strong>le</strong>ment que c'était là <strong>le</strong> prix à payer pour êtreacceptée par la famil<strong>le</strong>.Mais <strong>le</strong> plus souvent, <strong>le</strong>s films restent dans un placard. Comme certains masques oufétiches africains qui resteront à jamais dans la grotte ou <strong>le</strong> grenier où ils ont été placés, <strong>le</strong>urprésence suffit. On sait que <strong>le</strong>s films sont là ; ça nous ras<strong>sur</strong>e, il n'y a pas besoin <strong>de</strong> <strong>le</strong>s sortir.Parfois, il pointe comme une espèce <strong>de</strong> crainte dans ce refus <strong>de</strong> revoir <strong>le</strong>s films : je suiscontent <strong>de</strong> <strong>le</strong>s avoir, mais je préfère ne pas <strong>le</strong>s revoir,C'est que dans <strong>le</strong>ur beauté programmée, <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> ont quelque chosed'effrayant. Et si la vie n'était pas aussi bel<strong>le</strong> que ce que ces films sont censés <strong>le</strong> dire ? Commeon connaît la réponse à cette question (<strong>de</strong>puis <strong>le</strong> tournage, tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> a vieilli, il y a eu <strong>de</strong>smorts, <strong>de</strong>s séparations, <strong>de</strong>s maladies), <strong>le</strong> film <strong>de</strong>vient un objet inquiétant, une sorte <strong>de</strong> boite <strong>de</strong>Pandore que l'on n'ose pas ouvrir <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> déc<strong>le</strong>ncher <strong>de</strong>s catastrophes familia<strong>le</strong>s oupersonnel<strong>le</strong>s. C'est <strong>le</strong> paradoxe du projet <strong>de</strong> Beauté : son exigence est impossib<strong>le</strong> à tenir.Tentative <strong>de</strong> conclusionOn peut désormais tenter <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong> la relation du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> à l'esthétique.El<strong>le</strong> se manifeste <strong>de</strong> trois façons : une esthétique <strong>de</strong> la photographie qui modè<strong>le</strong> la structured'ensemb<strong>le</strong> du film en lui donnant une forme ouverte ; cette forme conduit, à la réception, àune expérience esthétique col<strong>le</strong>ctive et individuel<strong>le</strong> liée au vécu <strong>de</strong> tout un chacun ; enfin unprogramme <strong>de</strong> Beauté qui s'inscrit dans <strong>le</strong> corps même du film et débouche <strong>sur</strong> l'attribution àces productions d'une dimension sacrée. Ainsi décrite la relation du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> àl'esthétique apparaît comme une relation paradoxa<strong>le</strong>. Par certains aspects, en particulier par saconception <strong>de</strong> l'expérience esthétique, el<strong>le</strong> est en prise directe avec ce qui se passe aujourd'huidans <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'art (l'art comme expérience <strong>de</strong> vie, la vie comme art). Par d'autres, el<strong>le</strong>réactive <strong>de</strong>s conceptions anciennes voire archaïques <strong>de</strong> l'esthétique : alors que l'esthétique sefon<strong>de</strong> désormais majoritairement <strong>sur</strong> <strong>le</strong> critère du "nouveau" et que <strong>le</strong> beau apparaît commeun critère inactuel( 70 ) voire presque scanda<strong>le</strong>ux 71 , <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> place la Beauté au centre<strong>de</strong> ses préoccupations. Bien plus, <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> s'inscrit dans ce que Régis Debraydénomme <strong>le</strong> "régime <strong>de</strong>s ido<strong>le</strong>s" 72 .On <strong>le</strong> voit, cet objet ordinaire qu'est <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, relève en fin <strong>de</strong> compte d'uneesthétique bien peu ordinaire ...70 Jacques Aumont note, à propos du cinéma : "Il n'arrive presque jamais qu'on y décrive une expérience <strong>de</strong> labeauté" (Aumont, op.cit., p. 86).71 La récente exposition d'Avignon (été 2000) consacrée à la Beauté (c'était son titre) avait dans ce contexteva<strong>le</strong>ur <strong>de</strong> provocation : inviter à un retour à <strong>de</strong>s questions pendant longtemps abandonnées.72 Regis Debray, Vie et mort <strong>de</strong> l'image, Gallimard, 1992 ; Folio 1994.28


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Bernard WEIDMAN(professeur <strong>de</strong> <strong>le</strong>ttres)En passant par PerecAu <strong>de</strong>rnier recensement, la commune comptait 875 habitants répartis entre <strong>le</strong> village<strong>de</strong> Betz et <strong>le</strong> hameau <strong>de</strong> Macquelines.Si vous arrivez du côté <strong>de</strong> Nanteuil <strong>le</strong> Haudouin, la route <strong>de</strong>scend en pente douce. El<strong>le</strong>est bordée, à gauche, par un mur qui commence à la limite <strong>de</strong>s champs, bien avant <strong>le</strong>panneau <strong>de</strong> la localité. Au bout <strong>de</strong> la pente et après avoir franchi <strong>le</strong> passage à niveau, laroute tourne et <strong>de</strong>vient la rue <strong>de</strong> la Libération. Dans la direction opposée, vous passezsous un petit pont et vous repartez à travers champs vers la vil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Meaux. En face, uneancienne rue pavée, à moitié recouverte <strong>de</strong> macadam, mène à une gare désaffectée dont<strong>le</strong> dallage disparaît sous l’herbe et <strong>le</strong>s gravats.La rue <strong>de</strong> la Libération a un aspect villageois, <strong>sur</strong>tout <strong>sur</strong> <strong>le</strong> trottoir <strong>de</strong> droite. Ungarage, <strong>le</strong> garage <strong>de</strong> Betz, à côté d’une boulangerie.Plus bas, <strong>le</strong> seul café <strong>de</strong> la commune, où l’on peut acheter l’édition <strong>de</strong> l’Oise dujournal « Le Parisien » et <strong>de</strong>s magazines. Passée la Grivette, la rue remonte versl’église. A la sortie du virage, l’éco<strong>le</strong> communa<strong>le</strong>, la mairie et la permanence du foyerrural. A partir <strong>de</strong> cet endroit, la côte <strong>de</strong>vient rai<strong>de</strong>. En hiver, <strong>le</strong>s cars du ramassagescolaire peinent en montant. On retrouve <strong>le</strong>s champs et <strong>le</strong> mur longe toujours la route<strong>sur</strong> <strong>le</strong> trottoir <strong>de</strong> gauche. Tout en haut <strong>de</strong> la côte, <strong>le</strong> mur continue jusque dans la cour ducollège. Les élèves disent « <strong>le</strong> mur du roi du Maroc ». De l’autre côté, c’est la Rési<strong>de</strong>nce<strong>de</strong> Betz, une <strong>de</strong>s ambassa<strong>de</strong>s du Royaume du Maroc en France. Le jour où je suis arrivéau collège Marcel Pagnol, la personne qui m’avait pris en auto-stop m’avait raconté que<strong>le</strong> roi avait payé la toiture <strong>de</strong> l’établissement. Plus tard, on m’a dit qu’il avait offert <strong>le</strong>gymnase. Avec <strong>le</strong> temps, je me suis habitué à ces légen<strong>de</strong>s.Au cours <strong>de</strong> l’hiver 1971, Jean Duvignaud lance une revue, Cause Commune. Ses<strong>de</strong>ux principaux collaborateurs s’appel<strong>le</strong>nt Paul Virilio, architecte, et Georges Perec,écrivain d’avenir. Le premier numéro sort en mai, il contient un essai <strong>de</strong> Duvignaudintitulé « La subversion », une tab<strong>le</strong> ron<strong>de</strong> <strong>sur</strong> « Le gauchisme et après », un autoportrait<strong>de</strong> Perec, sous-titré « Les gnocchis <strong>de</strong> l’automne », et un manifeste signé « C.C. » quiexprime clairement <strong>le</strong>s buts <strong>de</strong> la publication :∗Prendre à <strong>le</strong>ur racine et remettre en question <strong>le</strong>s idées et <strong>le</strong>s croyances <strong>sur</strong><strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s repose <strong>le</strong> fonctionnement <strong>de</strong> notre « civilisation », et <strong>de</strong> notre « culture »,entreprendre une anthropologie <strong>de</strong> l’homme contemporain.[…] Entreprendre une investigation <strong>de</strong> la vie quotidienne à tous ses niveaux etjusque dans ses replis ou ses cavernes généra<strong>le</strong>ment dédaignés ou refoulés.Analyser <strong>le</strong>s objets offerts à la satisfaction <strong>de</strong> nos désirs – œuvres d’art, œuvres <strong>de</strong>culture, produits <strong>de</strong> consommation –dans <strong>le</strong>ur rapport avec notre vie et <strong>le</strong>s réalités <strong>de</strong>notre existence commune. 73Georges Perec participe activement à la revue. Dans <strong>le</strong> numéro 5, il publie « Approche<strong>de</strong> quoi ? », une mise au point dans laquel<strong>le</strong> réapparaît, une vie d’écrivain plus tard, son73 Cité dans David Bellos, Georges Perec une vie dans <strong>le</strong>s mots, Éditions du Seuil, Paris, 1994, p. 511.30


intérêt pour l’anthropologie <strong>de</strong>scriptive qu’il découvrit dans <strong>le</strong>s années 50. Ce quicontinue <strong>de</strong> l’attirer chez Marcel Mauss 74 , c’est la volonté et l’art d’interroger <strong>le</strong>s faitsbanals pour comprendre <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> qui nous entoure. Les journaux, remarque Perec, sontremplis <strong>de</strong> nouvel<strong>le</strong>s exceptionnel<strong>le</strong>s. A cet extraordinaire, il oppose « l’infra-ordinaire »,ce quotidien dans <strong>le</strong>quel nous baignons :Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, <strong>le</strong> reste, où est-il ? Ce qui se passechaque jour et qui revient chaque jour, <strong>le</strong> banal, <strong>le</strong> quotidien, l’évi<strong>de</strong>nt, <strong>le</strong> commun,l’ordinaire, l’infra-ordinaire, <strong>le</strong> bruit <strong>de</strong> fond, l’habituel, comment en rendre compte,comment l’interroger, comment <strong>le</strong> décrire ?[…] Comment par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> ces choses communes, comment <strong>le</strong>s traquer plutôt,comment <strong>le</strong>s débusquer, <strong>le</strong>s arracher à la gangue dans laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong>s restent engluées,comment <strong>le</strong>ur donner un sens, une langue : qu’el<strong>le</strong>s par<strong>le</strong>nt enfin <strong>de</strong> ce qui est, <strong>de</strong> ceque nous sommes. 75Voilà la clé d’une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> l’entreprise perecquienne. Des Choses, premierroman publié en 1965, aux Récits d’Ellis Island, <strong>de</strong>rnier ouvrage achevé en 1980, l’auteur<strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi n’en finit pas <strong>de</strong> s’intéresser à l’ordinaire. Il explore, détail<strong>le</strong>avec minutie <strong>de</strong>s bouts <strong>de</strong> quotidien, <strong>le</strong>s transforme en matière verba<strong>le</strong>, il en fait <strong>de</strong>ssubstances actives. Rendus autonomes, ces fragments acquièrent une force qui touche <strong>le</strong><strong>le</strong>cteur et <strong>le</strong>s tire hors <strong>de</strong> l'oubli. En écrivant Perec agit contre <strong>le</strong> vi<strong>de</strong> ; comme l’indiquece constat, à la fois mélancolique et ouvert, <strong>sur</strong> <strong>le</strong>quel se ferme Espèces d’espaces :Ecrire : essayer méticu<strong>le</strong>usement <strong>de</strong> retenir quelque chose, <strong>de</strong> faire <strong>sur</strong>vivrequelque chose : arracher quelques bribes précises au vi<strong>de</strong> qui se creuse, laisser,quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. 76Si écrire offre la possibilité <strong>de</strong> détail<strong>le</strong>r <strong>de</strong> très près <strong>de</strong>s fragments d’ordinaire – <strong>le</strong>snommer, <strong>le</strong>s décrire, <strong>le</strong>s situer dans l’espace et dans <strong>le</strong> temps - se pose encore <strong>le</strong> problème<strong>de</strong> la forme qui pourrait <strong>le</strong>ur donner un sens. Jean Rousset l’affirme : « La forme n’estpas un sque<strong>le</strong>tte ou un schéma, el<strong>le</strong> n’est pas plus une armature qu’un contenant ; el<strong>le</strong> estchez l’artiste à la fois son expérience la plus intime et son seul instrument <strong>de</strong>connaissance et d’action. La forme est son moyen, comme el<strong>le</strong> est son principe. » 77Heuristique et invention se croisent dans la visée d’une forme. D’où l’importance duprocessus qui amène au résultat final, ainsi qu’en témoigne Jacques Roubaud, écrivain etami <strong>de</strong> Georges Perec :Il vivait toujours longuement avec une contrainte, il dressait <strong>de</strong> longueslistes <strong>de</strong> choses ; il accumulait <strong>le</strong>s expressions, il explorait <strong>le</strong> <strong>le</strong>xique, ilcherchait à tout dire, à vaincre toutes <strong>le</strong>s difficultés ; il réfléchissait dansl’univers provisoire <strong>de</strong> la contrainte ; ensuite seu<strong>le</strong>ment, il écrivait. 78Cet état d’écriture, qui précè<strong>de</strong> la rédaction proprement dite, répond éga<strong>le</strong>ment à lanécessité <strong>de</strong> se dégager du flux ordinaire pour pouvoir abor<strong>de</strong>r <strong>le</strong>s choses communes <strong>de</strong>façon indirecte. Perec, grand amateur <strong>de</strong> go, sait se déca<strong>le</strong>r comme il faut 79 . Il procè<strong>de</strong> <strong>de</strong><strong>de</strong>ux façons différentes qui ne sont pas forcément dans un rapport d’exclusion. Soit il74 Ibid , pp. 218-219, 300, 541-544 et Georges Perec, « Lire : esquisse socio-physiologique », 1976, repris dansPenser/Classer, Hachette, Paris, 1985, pp. 109-128.75 « Approche <strong>de</strong> quoi ? », 1973, repris dans Georges Perec, L’infra-ordinaire, coll. « La librairie du XX esièc<strong>le</strong> », Le Seuil, Paris, 1989, pp. 9-13.76 Georges Perec, Espèces d’espaces, Galilée, Paris, 1974, p. 123.77 Jean Rousset, « Les réalités formel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> l’œuvre », dans Chemins actuels <strong>de</strong> la critique, sous la direction <strong>de</strong>Georges Pou<strong>le</strong>t, coll. « 10/18 », Union généra<strong>le</strong> d’éditions, Paris, 1968, pp. 59-70.78 Jacques Roubaud, « La contrainte créatrice », artic<strong>le</strong> paru dans <strong>le</strong> journal Le Mon<strong>de</strong> daté du 12 mars 1982.79 Pour Perec, cette posture « oblique », comme il la désigne, est la position la plus juste pour écrire. Voir« Douze regards obliques », 1976, et « Les lieux d’une ruse », 1977, repris dans Penser/Classer, pp. 43-72.31


énumère, étend <strong>de</strong>s mots dont la juxtaposition entretient avec <strong>le</strong> réel un rapport lointain.Soit il invente <strong>de</strong>s lois aléatoires et ludiques qui tiennent lieu <strong>de</strong> métho<strong>de</strong> en vue <strong>de</strong> laconnaissance. La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, qu’il aura mis dix ans à écrire 80 , offre une synthèse<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux processus. C’est la première manière qui donne Je me souviens.J’ai été nommé au collège Marcel Pagnol en septembre 1987 sans l’avoir <strong>de</strong>mandé.J’y suis resté huit ans. J’ai <strong>de</strong>mandé ma mutation chaque année, jusqu’en 1991. C’est <strong>de</strong>cette époque que datent mes premières expériences en vidéo. Je me souviens que, dès1988, il y a eu <strong>de</strong>s stages d’initiation organisés pour <strong>le</strong>s enseignants mais que,contrairement à la plupart <strong>de</strong> mes collègues, je ne m’y suis pas inscrit. Le collège seraéquipé en matériel vidéo S-VHS en février 1989. Un camescope, un micro, <strong>de</strong>ux puistrois magnétoscopes <strong>de</strong> montage, trois moniteurs et une tab<strong>le</strong> à effets. Personne ne savaitquoi faire <strong>de</strong> ce matériel fourni par <strong>le</strong> rectorat. On <strong>le</strong> rangea à l’abri <strong>de</strong>s vols dans unepetite pièce borgne, un éclairage au plafond fut conçu pour la transformer en espace <strong>de</strong>tournage, on mit <strong>le</strong> tout sous alarme, on appela cet endroit « <strong>le</strong> studio. » Pendant <strong>de</strong>uxans, personne n’utilisa <strong>le</strong> matériel. On entrait dans <strong>le</strong> studio pour <strong>le</strong> montrer auxvisiteurs ou pour y faire <strong>le</strong> ménage. A la rentrée 92, <strong>le</strong> chef d’établissement avait trouvé<strong>de</strong>s enseignants qui allaient initier <strong>le</strong>s élèves <strong>de</strong> quatrième à la vidéo. J’ai hésité avant <strong>de</strong>m’engager à <strong>le</strong>urs côtés. D’abord parce que je ne me sentais pas en me<strong>sur</strong>e <strong>de</strong> mener àbien cet enseignement. Ensuite parce que j’étais encore occupé par la production d’unevidéo mise en chantier l’année précé<strong>de</strong>nte par <strong>de</strong>s élèves <strong>de</strong> troisième, dans la continuitéd’un atelier d’écriture entrepris à partir <strong>de</strong>s « je me souviens » <strong>de</strong> Georges Perec.Si l’on admet comme définition <strong>de</strong> l’ordinaire « ce qui se passe chaque jour et quirevient chaque jour », filmer ne fait pas partie <strong>de</strong> la culture ordinaire <strong>de</strong>s élèves. Avant <strong>de</strong>réaliser Je me souviens du collège Marcel Pagnol, ils n’ont jamais connu pareil<strong>le</strong>situation. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s voyages, la pratique <strong>de</strong> la vidéo est pour ainsi dire inexistante àl’éco<strong>le</strong>. A la maison, <strong>le</strong> camescope reste attaché au moment <strong>de</strong>s vacances ou auxcérémonies familia<strong>le</strong>s et tout autre emploi serait considéré comme paradoxal. L’apparei<strong>le</strong>st d’ail<strong>le</strong>urs hors <strong>de</strong> portée du premier usage venu. Au collège, sous clé dans l’armoireblindée <strong>de</strong> l’intendance ; à la maison, dans l’emballage d’origine qui <strong>le</strong> protège <strong>de</strong>l’humidité ; la manière <strong>de</strong> ranger, qu’on réitère après chaque utilisation, règ<strong>le</strong>implicitement <strong>le</strong>s opérations 81 . Jamais <strong>le</strong>s élèves n’agiront contre cet ordre déterminant.Leur besoin <strong>de</strong> filmer ne vient pas <strong>de</strong> là. Il prend sa source à l’écart <strong>de</strong> tout événementsocial, même s’il en <strong>de</strong>vient un par la suite.Ce qui est premier, c’est la relation entre <strong>le</strong> texte <strong>de</strong> Perec et <strong>le</strong>s élèves. El<strong>le</strong> se formeau moment <strong>de</strong>s exercices d’écriture puis évolue en opérant un passage <strong>de</strong> l’écrit à lavidéo. Comme l’écriture, l’acte filmique est porté par <strong>le</strong> souci <strong>de</strong> se parcourir et, commeel<strong>le</strong>, il s’actualise au cours d’un processus. Ce qui est nouveau, c'est qu'en filmant <strong>le</strong>urs« je me souviens », <strong>le</strong>s élèves vont sortir du collège. Non pas sortir <strong>de</strong> l’éco<strong>le</strong> mais sortir<strong>de</strong> l’espace-temps « stratifié » 82 <strong>de</strong> l’éco<strong>le</strong>. La réalisation engendre une zoned’interactions, où <strong>de</strong>s continuités se développent, qui transforme <strong>le</strong> cadre scolaire.Graduel<strong>le</strong>ment et sans <strong>le</strong> faire exprès, <strong>le</strong>s collégiens ne vont plus se soumettre à unerépartition dans l'espace ni au contrô<strong>le</strong> <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur activité dans <strong>le</strong> temps 83 . Ils tournent∗∗80 Le cahier <strong>de</strong>s charges établi par l’écrivain a été publié en fac-similé : Hans Hartje, Bernard Magné, JacquesNeefs, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi : cahier <strong>de</strong>s charges, coll. « Manuscrits », CNRS/Zulma, Paris, 1993.81 Anne Cauquelin, L’art du lieu commun, coll. « La cou<strong>le</strong>ur <strong>de</strong>s idées », Le Seuil, Paris, 1999, p. 112.82 Gil<strong>le</strong>s De<strong>le</strong>uze, Foucault, coll. « Critique », Éditions <strong>de</strong> Minuit, Paris, 1986, pp. 55-75.83 Michel Foucault, Surveil<strong>le</strong>r et punir, Gallimard, Paris, 1975, rééd. coll. « Tel » n° 225, pp. 166-183.32


indifféremment à l’intérieur ou à l’extérieur <strong>de</strong> l’établissement ; ils commencent <strong>le</strong>urvidéo au collège et l’achèvent au lycée, c’est-à-dire au point d’aboutissement du procès 84 .On ne pouvait pas prévoir <strong>le</strong>ur cheminement. Il était impossib<strong>le</strong> <strong>de</strong> connaître à l'avancetous <strong>le</strong>s zigzags et <strong>le</strong>s retours en arrière qu’ils ont dû effectuer pour réaliser quelque chosequi <strong>le</strong>ur a donné la force <strong>de</strong> dépasser ce qu’avait produit l’atelier d’écriture. C’est cemouvement continuel <strong>de</strong> l’acte filmique que je voudrais montrer. Plutôt qu’unenchaînement linéaire qui éliminerait <strong>le</strong>s reprises et <strong>le</strong>s refus, il semb<strong>le</strong> plus juste <strong>de</strong>considérer <strong>le</strong> processus <strong>de</strong> la réalisation comme une situation qui persiste et dans laquel<strong>le</strong><strong>le</strong>s élèves tâtonnent, font <strong>de</strong>s essais ; <strong>le</strong> mot « essai » 85 désignant chaque nouvel<strong>le</strong>tentative d’une entreprise toujours à recommencer. Dans ce cas, la situation doit êtrepensée comme un soc<strong>le</strong> instab<strong>le</strong>, une configuration constamment transformée par <strong>de</strong>srapports <strong>de</strong> forces hétérogènes. En faisant l’histoire <strong>de</strong> ces transformations, je voudraisrendre intelligib<strong>le</strong> l’expérience <strong>de</strong>s collégiens, montrer qu’en filmant, ils aménagent unterrain qui ne préexistait pas à <strong>le</strong>ur action et qui <strong>le</strong>s ai<strong>de</strong> à passer du collège au lycée. Ilme semb<strong>le</strong> donc nécessaire <strong>de</strong> ne pas me ca<strong>le</strong>r <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s gestes <strong>de</strong> l’analyste qui parttoujours d’une forme attestée, <strong>de</strong> me situer au contraire au commencement <strong>de</strong> laréalisation en essayant <strong>de</strong> replacer l’acte filmique « sous <strong>le</strong> jour douteux <strong>de</strong> lanaissance » 86 pour pouvoir rendre compte <strong>de</strong> son rythme, c’est-à-dire <strong>de</strong> l’organisationimprévisib<strong>le</strong> autant qu’irréversib<strong>le</strong> <strong>de</strong> son mouvement 87 .Les motifs qui m’ont décidé à choisir la vidéo Je me souviens du collège MarcelPagnol plutôt que d’autres productions scolaires sont assez simp<strong>le</strong>s. D’abord parce que<strong>de</strong>s jeunes gens, dotés d’une culture <strong>de</strong> spectateurs, n’ont pas tenu à filmer <strong>le</strong>ur vie en yappliquant <strong>de</strong>s modè<strong>le</strong>s <strong>de</strong> scénarios qui <strong>le</strong>ur étaient pourtant acquis d’avance ; ils ont eul’intelligence d'accueillir <strong>le</strong> tout-venant sans renoncer à <strong>le</strong>ur obsession, découvrantinstinctivement dans <strong>le</strong> cours <strong>de</strong> la réalisation <strong>de</strong>s gestes <strong>de</strong> cinéma qu’ils ont mis àl'épreuve du quotidien ; <strong>le</strong> résultat, loin d’atteindre une perfection close, est une formeévi<strong>de</strong>nte, nettement construite et cependant soup<strong>le</strong>, car el<strong>le</strong> rend perceptib<strong>le</strong> <strong>le</strong>mouvement qui la produit. Ensuite parce que c’était la première fois que je participais àune vidéo réalisée par <strong>de</strong>s élèves ; je <strong>le</strong>s ai souvent accompagnés sans savoir aveccertitu<strong>de</strong> ce qu’ils faisaient, mais <strong>le</strong>s suivre m’aura permis <strong>de</strong> me<strong>sur</strong>er l’importance d’unepratique amateur que je tenais pour insignifiante jusque là ; ce bout <strong>de</strong> chemin m’a aussiégaré <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur côté, c’est à partir <strong>de</strong> ce déplacement que je peux maintenant essayer <strong>de</strong>comprendre 88 .84 François Jullien, Procès ou création, coll. « Des travaux », Le Seuil, Paris, 1989, rééd. Le Livre <strong>de</strong> Poche,coll. « Biblio », 1996.85 « Essai » vient du latin post-classique exagium, pesée, poids. Au XVI e sièc<strong>le</strong>, « essai » signifie : exercice,prélu<strong>de</strong>, épreuve, tentative, tentation, échantillon ; « essayer » : tâter, vérifier, goûter, éprouver, induire ententation, entreprendre, s’exposer aux dangers, courir un risque, supputer, prendre son élan.86 Georges Batail<strong>le</strong>, Manet, 1955, rééd. Éditions d’Art Albert Skira, coll. « L’art en texte », Genève, 1994, p. 83.87 Henri Meschonnic s’oppose à la théorie traditionnel<strong>le</strong> qui réduit <strong>le</strong> rythme à la répétition. Selon lui, c’est unedéfinition schématique qui ne peut pas rendre compte <strong>de</strong> la comp<strong>le</strong>xité du rythme car <strong>le</strong> rythme est <strong>le</strong> multip<strong>le</strong>même, un mouvement continuel : « Chaque aventure subjective artistique est son propre rythme. Selon la notionempirique, antérieure <strong>de</strong> loin à tout concept : <strong>le</strong> rythme d’une vie. Chaque vie a son rythme. On a l’âge <strong>de</strong> sonrythme. Créateur ou non d’une œuvre. » Le rythme est au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la poétique, du biologique et du social, c’estune notion fondamenta<strong>le</strong> qu’à la suite <strong>de</strong> Benveniste, Meschonnic relie à la théorie du discours pour fon<strong>de</strong>r unepolitique du sujet. Le rythme doit être en effet pensé comme « matière <strong>de</strong> l’individuation », « principe constructifdu sujet », « organisation du mouvement <strong>de</strong> la paro<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> langage ». Voir Critique du rythme, Anthropologiehistorique <strong>de</strong> langage, Verdier, Paris, 1982 et Politique du rythme, politique du sujet, Verdier, Paris, 1995. Jesuis la définition du rythme établie par Meschonnic.88 Je n'aurais pas pu entreprendre une <strong>recherche</strong> <strong>sur</strong> la vidéo scolaire si je n'avais pas eu pour m'ai<strong>de</strong>r l'appui <strong>de</strong>stravaux <strong>de</strong> Roger Odin <strong>sur</strong> <strong>le</strong> cinéma amateur. Son influence pour ces pages est décisive. Voir <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux ouvragesfondateurs publiés sous sa direction : Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. Usage privé, usage publique, Méridiens Klincksiek,Paris, 1995 et « Le cinéma en amateur », revue Communications, n° 68, Le Seuil, Paris, 1999.33


1. - LE LIVRE DE GEORGES PÉRECAu début <strong>de</strong> 1978, <strong>le</strong> livre <strong>de</strong> Georges Perec, Je me souviens, paraît chez Hachette,dans la nouvel<strong>le</strong> col<strong>le</strong>ction « POL » 89 . Le livre est un relais. Il s’ouvre par la revendicationd’un modè<strong>le</strong> et finit <strong>sur</strong> un appel à l’imitation, <strong>de</strong>s pages blanches offertes au <strong>le</strong>cteur pourqu’il écrive ses propres « je me souviens ». Perec a emprunté <strong>le</strong> système <strong>de</strong>s I Remember<strong>de</strong> Joe Brainard : une écriture mate, une liste anaphorique, pas <strong>de</strong> construction narrativemais une accumulation inorganisée <strong>de</strong> fragments séparés par <strong>de</strong>s blancs. Le livre <strong>de</strong>Georges Perec a comme sous-titre « Les choses communes I ». Il ne contient que <strong>de</strong>ssouvenirs communs aux personnes <strong>de</strong> son âge, à la différence d’I Remember où lamémoire col<strong>le</strong>ctive se mélange aux souvenirs personnels. Voici comment Perec présente<strong>le</strong> contenu <strong>de</strong> son livre <strong>sur</strong> la quatrième <strong>de</strong> couverture :Ces je me souviens ne sont pas exactement <strong>de</strong>s souvenirs, et <strong>sur</strong>tout pas <strong>de</strong>ssouvenirs personnels, mais <strong>de</strong>s petits morceaux <strong>de</strong> quotidien, <strong>de</strong>s choses que,tel<strong>le</strong> ou tel<strong>le</strong> année, tous <strong>le</strong>s gens d’un même âge ont vues, ont vécues, ontpartagées, et qui ensuite ont disparu, ont été oubliées.Chaque « je me souviens » porte la marque d’une appartenance, Perec écrit à lapremière personne pour se faire <strong>le</strong> porte-paro<strong>le</strong> d’une génération mais l’entreprise ne selimite pas à un simp<strong>le</strong> inventaire <strong>de</strong> repères sociaux :[…] je partage avec X <strong>de</strong>s souvenirs que je ne partage pas avec Y et dans <strong>le</strong>grand ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> nos souvenirs chacun pourrait se choisir une configurationunique. C’est la <strong>de</strong>scription d’un tissu conjonctif, en quelque sorte, danslaquel<strong>le</strong> toute une génération peut se reconnaître. Donc il y a une part <strong>de</strong>socialité ! Oui, quelque chose que j’aimerais appe<strong>le</strong>r unanimiste, c’est unmouvement littéraire qui n’a pas donné grand-chose mais dont <strong>le</strong> nom me plaîtbeaucoup. Un mouvement qui, partant <strong>de</strong> soi, va vers <strong>le</strong>s autres. C’est ce quej’appel<strong>le</strong> la sympathie, cette espèce <strong>de</strong> projection et en même temps d’appel ! 90Le livre vise une doub<strong>le</strong> opération. Il décrit <strong>de</strong>s choses bana<strong>le</strong>s, habituel<strong>le</strong>ment passéessous si<strong>le</strong>nce, qui renvoient <strong>de</strong> façon pénétrante à une époque qu’on a connue. Il agitéga<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur en <strong>le</strong> liant à l’auteur. C’est une entreprise convivia<strong>le</strong>, un jeufondé <strong>sur</strong> l’échange entre Perec et <strong>le</strong>s autres, c’est-à-dire chacun <strong>de</strong> ses <strong>le</strong>cteurs, car dansce cas la communauté n’empêche pas qu’on puisse entendre chaque voix.2. - NÉCESSITE DE L’ACTE FILMIQUESelon une tradition scolaire bien établie, j’ai proposé à <strong>de</strong>s élèves d’écrire <strong>le</strong>urssouvenirs « à la manière <strong>de</strong> » Georges Perec. La classe <strong>de</strong> troisième offrait <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>uresdispositions pour mettre en œuvre <strong>le</strong> travail <strong>de</strong> la mémoire. Les élèves avaient passé plus<strong>de</strong> temps que <strong>le</strong>s autres dans l’établissement qu’ils quitteraient à la fin juin, emportantavec eux <strong>le</strong> souvenir <strong>de</strong>s petits morceaux qui ont fait <strong>le</strong>ur ordinaire.89 Pour commenter <strong>le</strong> livre <strong>de</strong> Perec, j’ai utilisé l’ouvrage <strong>de</strong> Philippe Lejeune, La Mémoire et l’oblique,Georges Perec autobiographe, POL Éditeur, Paris, 1991.90 « Le travail <strong>de</strong> la mémoire », entretien avec Frank Venail<strong>le</strong>, publié dans Georges Perec, Je suis né, coll. « Lalibrairie du XX e sièc<strong>le</strong>, Le Seuil, 1990.34


Tous se sont donné <strong>le</strong>s moyens <strong>de</strong> faire jeu égal avec l’auteur <strong>de</strong> Je me souviens,cependant ils n’en tirent aucune satisfaction. Cela tient au nom <strong>de</strong> l’auteur, plusprécisément à la façon dont nous construisons l’énonciateur à partir <strong>de</strong> la figure <strong>de</strong>l’auteur.Dès la couverture, Perec règ<strong>le</strong> la question <strong>de</strong> l’énonciateur. Le pronom personnel dutitre représente celui dont <strong>le</strong> nom vient juste avant : « Georges Perec / Je me souviens ».A l’intérieur du livre, la répétition systématique <strong>de</strong> « Je me souviens » en tête <strong>de</strong>s quatrecent quatre-vingts entrées peut provoquer un effet hypnotique et brouil<strong>le</strong>r l’instanceénonciatrice : auteur et <strong>le</strong>cteur, unis par <strong>le</strong>s souvenirs communs, ten<strong>de</strong>nt à se confondredans <strong>le</strong> « je » ; mais l’anaphore produit éga<strong>le</strong>ment l’effet inverse : el<strong>le</strong> rappel<strong>le</strong> que lapremière personne est attribuab<strong>le</strong> à « Georges Perec », c’est-à-dire <strong>le</strong> sujet bien réel d’untexte autobiographique. Les textes <strong>de</strong>s élèves ne permettent pas <strong>de</strong> jouer <strong>de</strong> la sorte.Signé, chaque « je me souviens » se place sous <strong>le</strong> signe <strong>de</strong> la singularité. Anonyme,chaque fragment n’est plus qu’un bout <strong>de</strong> mémoire commune et l’énonciateur col<strong>le</strong>ctifsoumet chaque élève à la disparition.Une <strong>de</strong>s raisons du passage <strong>de</strong> l’écrit à la vidéo vient <strong>de</strong> ce que <strong>le</strong>s élèves souhaitentsuivre Perec en refusant <strong>le</strong>ur effacement 91 . Ce souci d’être un et plusieurs, <strong>de</strong> sereprésenter soi-même sans renoncer à comparaître avec <strong>le</strong>s autres, est à l’origine <strong>de</strong> lavidéo, ou plutôt il en est <strong>le</strong> centre ignoré, comme l’écrit Maurice Blanchot :Un livre, même fragmentaire, a un centre qui l’attire : centre non pas fixe,mais qui se déplace par la pression du livre et <strong>le</strong>s circonstances <strong>de</strong> sacomposition. Centre fixe aussi, qui se déplace, s’il est véritab<strong>le</strong>, en restant <strong>le</strong>même et en <strong>de</strong>venant toujours plus central, plus dérobé, plus incertain et plusimpérieux. Celui qui écrit <strong>le</strong> livre l’écrit par désir, par ignorance <strong>de</strong> ce centre. 92Sans problème, on peut transposer ces phrases <strong>de</strong> L’espace littéraire à l’entreprisevidéographique <strong>de</strong>s élèves.Une <strong>de</strong>uxième cause, cette fois formulée à plusieurs reprise par <strong>le</strong>s élèves, est que <strong>le</strong>studio vidéo commence à être utilisé. Les collégiens découvrent ce lieu en même tempsqu’un groupe qui se constitue à l’écart <strong>de</strong>s autres. Un séjour sportif à Porquerol<strong>le</strong>s arassemblé une minorité parmi <strong>le</strong>s quatrièmes et <strong>le</strong>s troisièmes, qui en a rapporté unebonne quantité <strong>de</strong> cassettes vidéo. Depuis <strong>le</strong>ur retour dans l’établissement, ceux <strong>de</strong>Porquerol<strong>le</strong>s font ban<strong>de</strong> à part et s’iso<strong>le</strong>nt dans <strong>le</strong> studio à la pause du déjeuner pourpasser et repasser <strong>le</strong>urs souvenirs enregistrés. Cette pratique familia<strong>le</strong> suscite la joie chezceux qui célèbrent ainsi <strong>le</strong>ur association fondée dans l’î<strong>le</strong>. Le cloisonnement hermétiquedu lieu, l’obligation <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r une clé spécia<strong>le</strong> pour y entrer, l’obscurité tota<strong>le</strong> <strong>de</strong> lapièce, semblab<strong>le</strong> à cel<strong>le</strong> d’une sal<strong>le</strong> <strong>de</strong> cinéma, font du studio un mon<strong>de</strong> parallè<strong>le</strong> à celuidu collège qui favorise <strong>le</strong> rituel conjonctif. Cette nouvel<strong>le</strong> habitu<strong>de</strong> établit une frontièreautour <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>. El<strong>le</strong> donne aux membres du groupe une supériorité <strong>sur</strong> tous ceux quin’y ont pas accès et se sentent dépossédés d’un matériel attractif. Par son action, <strong>le</strong>groupe <strong>de</strong>s sportifs rend visib<strong>le</strong> <strong>le</strong> studio. Cette visibilité opère à son tour une autre mise àjour : <strong>le</strong>s cassettes <strong>de</strong> Porquerol<strong>le</strong>s prouvent que <strong>de</strong>s élèves ont filmé et que l’éco<strong>le</strong> <strong>le</strong>sautorise à regar<strong>de</strong>r ce qu’ils ont tourné. On réajuste par conséquent <strong>le</strong> cadre scolaire enconsidérant qu’on peut désormais « faire <strong>de</strong> la vidéo » au collège. C’est encore undiscours flou mais une nouvel<strong>le</strong> pratique est en train <strong>de</strong> se former.91 Cet effacement est d’autant plus diffici<strong>le</strong> à admettre que <strong>le</strong> commentaire scolaire, même s’il banalise,considère toujours un auteur à partir du régime <strong>de</strong> singularité. Voir Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes,coll. « Liber », Le Seuil, Paris, 1997, pp. 101-109.92 L’espace littéraire, Gallimard, Paris, 1955, rééd. coll. « Folio Essais » n° 89.35


Enfin la <strong>de</strong>rnière détermination, aussi forte que <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux autres sinon plus, tient àl’image <strong>de</strong> soi qu’on donne 93 . El<strong>le</strong> s’enracine dans une expérience que fait chaque élève àson corps défendant au début <strong>de</strong> l’année, <strong>le</strong> passage <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> photographe. Après laphoto <strong>de</strong> classe, on se range par ordre alphabétique et on attend chacun son tour. Untabouret marque la place. Sous <strong>le</strong> regard <strong>de</strong>s autres, on va s’asseoir en face duphotographe. L’axe <strong>de</strong> l’appareil, fixé <strong>sur</strong> pied, détermine la position du corps. Le tempsme<strong>sur</strong>é doit être sans défaut. Il ne s’agit pas <strong>de</strong> traîner quand toutes <strong>le</strong>s classes doiventpasser dans la matinée. L’acte <strong>de</strong> photographier ces ado<strong>le</strong>scents est une minuscu<strong>le</strong> etméticu<strong>le</strong>use procédure d’assujettissement qui exige <strong>de</strong> la technique et une machinerie 94 .Les élèves y répon<strong>de</strong>nt en étant doci<strong>le</strong>s car ils l’acceptent comme une fatalité. Aucunegrimace <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur part, aucun geste tactique pour se protéger. Ils restent soumis à unedoub<strong>le</strong> contrainte : donner une bonne image d’eux-mêmes et répondre aux exigences <strong>de</strong>l’opérateur. Immobi<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> <strong>le</strong> tabouret, très peu parviennent à esquiver l’éclair aveuglantdu flash. Ces visages jeunes – qui n’ont « pas eu <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> durcir et <strong>de</strong> rendreforteresse » - n’ont pas encore <strong>le</strong>s moyens <strong>de</strong> « défendre <strong>le</strong>ur face » 95 . La lumière cruel<strong>le</strong>fait ressortir la moindre imperfection <strong>de</strong> la peau et <strong>le</strong> sourire, provoqué par une réf<strong>le</strong>xioncalculée du photographe, est fixé comme un masque inacceptab<strong>le</strong>. En autorisant chacun àfabriquer son propre portrait officiel en toute confiance, la vidéo permettra d’annu<strong>le</strong>r lamauvaise image <strong>de</strong> soi.3. - LA FORME À TROUVERPassé <strong>le</strong> moment <strong>de</strong> l’écriture, <strong>le</strong>s élèves ne bénéficient plus d’un modè<strong>le</strong> rhétoriqueefficace. Les formes préexistantes du cinéma ou <strong>de</strong>s productions télévisuel<strong>le</strong>s ne <strong>le</strong>ur sontd’aucune ai<strong>de</strong> pour rég<strong>le</strong>r la question <strong>de</strong> l’adaptation. Ils se trouvent <strong>de</strong>vant un vi<strong>de</strong>. Il<strong>le</strong>ur faut construire à partir <strong>de</strong> ce vi<strong>de</strong>. Georges Perec voulait « écrire tout ce qu’unhomme d’aujourd’hui peut écrire » 96 - sous-entendu : beaucoup <strong>de</strong> textes ont été écritsselon <strong>de</strong>s modè<strong>le</strong>s éprouvés, comment faire pour se maintenir à l’intérieur d’un genre etinventer ? Entre Perec et <strong>le</strong>s élèves, une même sensation d’impossib<strong>le</strong>. La réalisation <strong>de</strong>la vidéo <strong>le</strong>ur offre la possibilité non plus d’imiter l’écrivain mais d’occuper une placesemblab<strong>le</strong> à la sienne. Perec pousse <strong>le</strong>s élèves à l’invention.Être à la place <strong>de</strong> Perec, c’est buter <strong>sur</strong> la même question fondamenta<strong>le</strong> que se posaitun autre inventeur <strong>de</strong> forme, <strong>le</strong> cinéaste Robert Bresson. Voici <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ses Notes <strong>sur</strong> <strong>le</strong>cinématographe : « Tirer <strong>le</strong>s choses <strong>de</strong> l’habitu<strong>de</strong>, <strong>le</strong>s déchloroformer. » et « Ne pastourner pour illustrer une thèse, ou pour montrer <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s femmes arrêtés à <strong>le</strong>ur93 Pierre Bourdieu (sous la direction <strong>de</strong>), Un art moyen, essai <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s usages sociaux <strong>de</strong> la photographie,col<strong>le</strong>ction « Le sens commun », Éditions <strong>de</strong> Minuit, Paris, 1965. Dans <strong>le</strong> chapitre 2, Bourdieu met en lumière larelation entre l’image <strong>de</strong> soi et la limite du rapport avec autrui.94 Michel Foucault, op. cit., pp. 34-35, 160-161 et « Le pouvoir, comment s’exerce-t-il ? », texte <strong>de</strong> Foucaultpublié dans Hubert Dreyfus et Paul Rabinov, Michel Foucault, un parcours philosophique, 1983, Gallimard,Paris, 1984, rééd. coll. « Folio essais », n° 204. Remarquons que <strong>le</strong>s enseignants ne sont pas obligés <strong>de</strong> passer<strong>de</strong>vant <strong>le</strong> photographe scolaire. Si certains <strong>le</strong> souhaitent, celui-ci <strong>le</strong>s prend à part et soigne <strong>le</strong>ur portrait.95 Henri Michaux. Respectivement : Passages, Gallimard, Paris, 1963, rééd. coll. « L’Imaginaire », n° 379, p. 41et « Le vieux vautour » dans Epreuves, exorcismes, Gallimard, Paris, 1945, rééd. « Poésie/Gallimard », p. 103.Pour Michaux, maltraiter <strong>le</strong> visage revient à priver la personne <strong>de</strong> son être. Voir <strong>le</strong> commentaire <strong>de</strong> RaymondBellour dans Henri Michaux, coll. « Folio essais » n° 45, Gallimard, Paris, 1986, pp. 65-66.96 Perec, « Notes <strong>sur</strong> ce que je cherche », 1978, repris dans Penser/Classer, pp. 9-12.36


aspect extérieur, mais pour découvrir la matière dont ils sont faits. » 97 L’acte filmique doittirer <strong>de</strong>s choses ordinaires la matière dont nous sommes faits 98 .En traçant un portrait <strong>de</strong> Perec autobiographe 99 , Philippe Lejeune distingue « neufgestes », qui sont autant <strong>de</strong> moyens mis en œuvre pour saisir dans son émergencel’expérience d’une vie. En partant <strong>de</strong> ces gestes, on peut formu<strong>le</strong>r quelques-uns uns <strong>de</strong>sproblèmes auxquels vont se heurter <strong>le</strong>s élèves :1. la liste. Parmi <strong>le</strong>s contraintes poétiques, c’est la forme la plus maniab<strong>le</strong>, la plusenvoûtante et Je me souviens en donne un exemp<strong>le</strong> emblématique. Dans ce texte autobiographique,la liste répond aux principes <strong>de</strong> cloisonnement et <strong>de</strong> dissémination quis’exercent contre <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> du récit rétrospectif à la première personne. On peutcaractériser la liste <strong>de</strong> Perec par <strong>de</strong>ux qualités essentiel<strong>le</strong>s : la forme brisée et la fonction<strong>de</strong>s blancs typographiques.a. On établit une liste en juxtaposant, sans s’interroger <strong>sur</strong> ce qui précè<strong>de</strong> ni <strong>sur</strong> ce quisuit, <strong>de</strong>s éléments séparés. Chaque élément propose un objet unique autour duquel ilgravite, <strong>de</strong> tel<strong>le</strong> sorte que l’ensemb<strong>le</strong> formé par ces différents centres <strong>de</strong> gravité estdiscontinu. Il se constitue comme texte grâce à un montage empirique et non par unerhétorique <strong>de</strong> liaisons. Formés à la logique du récit, <strong>le</strong>s élèves savent enchaîner <strong>le</strong>sactions d’une histoire en vue d’une fin unique. Entraînés à la discussion, ils cherchent àconstruire <strong>de</strong>s plans, à lier arguments et exemp<strong>le</strong>s pour soutenir une idée. Mais, s’ils seplient à l’art <strong>de</strong> la liste, <strong>le</strong>s collégiens doivent réaliser <strong>le</strong>ur vidéo sans recourir auxtechniques <strong>de</strong> composition enseignées par l’éco<strong>le</strong>.b. Entre <strong>de</strong>ux « je me souviens », l’espace concret d’un blanc figure une ponctuation ;il sépare <strong>le</strong>s souvenirs autant qu’il <strong>le</strong>s réunit. Sa fonction essentiel<strong>le</strong> est <strong>de</strong> soutenir <strong>le</strong>travail <strong>de</strong> la mémoire car, si <strong>le</strong>s mots appel<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> passé, il faut encore du temps pour qu’ilrevive en nous. Or, il suffit <strong>de</strong> lire un autre « je me souviens » : aussitôt se rétracte ce quicommençait à remonter. Sans « vi<strong>de</strong> médian » 100 , il nous est impossib<strong>le</strong> d’intérioriser laparo<strong>le</strong> qui précè<strong>de</strong>. Le blanc - « matière <strong>de</strong> l’interlocution », selon l’expression d’Andrédu Bouchet - nous donne <strong>le</strong> <strong>sur</strong>croît <strong>de</strong> durée au cours duquel <strong>le</strong> souvenir atteint saplénitu<strong>de</strong>. Et dans ce passage où <strong>le</strong> discontinu se fond dans <strong>le</strong> continu, c’est <strong>le</strong>mouvement du texte qui s’organise. Pas <strong>de</strong> rythme sans l’énergie formante <strong>de</strong>s blancs.2. <strong>le</strong> savoir latéral. Quatre cent quatre-vingts « je me souviens », la mémoire d’unegénération. Ce qui étonne dans <strong>le</strong> livre <strong>de</strong> Georges Perec, c’est cette science <strong>de</strong>l’économie qui fait dire tant <strong>de</strong> choses en si peu <strong>de</strong> mots. Il faut que la vidéo agisse <strong>de</strong> lamême façon <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s spectateurs, qu’avec <strong>de</strong>s choses « inessentiel<strong>le</strong>s », el<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur fasseévoquer toute une époque. Jean-Marie Schaeffer appel<strong>le</strong> « savoir latéral » l’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>sdonnées qui viennent <strong>de</strong> l’extérieur se greffer à l’image 101 . Plus la vidéo va susciter dusavoir latéral, plus el<strong>le</strong> touchera <strong>le</strong>s collégiens. De là une forme qui n’a pas son principed’équilibre en el<strong>le</strong> mais qui atteint son acuité lorsqu’el<strong>le</strong> s’ouvre au vécu <strong>de</strong>s élèves d’une97 Robert Bresson, Notes <strong>sur</strong> <strong>le</strong> cinématographe, Gallimard, Paris, 1975, p. 136 et 45.98 Perec, « Lire : esquisse socio-physiologique », op. cit., pp 109-110 : « <strong>de</strong>s zones d’urgence dont on saitseu<strong>le</strong>ment qu’on ne sait pas grand-chose, mais dont on pressent qu’on pourrait beaucoup y trouver si l’ons’avisait d’y prêter quelque attention : faits banals, passés sous si<strong>le</strong>nce, non pris en charge, allant d’eux-mêmes :ils nous décrivent pourtant même si nous croyons pouvoir nous dispenser <strong>de</strong> <strong>le</strong>s décrire ; ils renvoient, avecbeaucoup plus d’acuité et <strong>de</strong> présence que la plupart <strong>de</strong>s institutions et <strong>de</strong>s idéologies dont <strong>le</strong>s sociologues fonthabituel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>ur nourriture, à l’histoire <strong>de</strong> notre corps, à la culture qui a mo<strong>de</strong>lé nos gestes et nos postures, àl’éducation qui a façonné nos actes moteurs autant que nos actes mentaux. »99 Lejeune, op. cit., 1991, pp. 39-48.100 François Cheng, Vi<strong>de</strong> et p<strong>le</strong>in. Le langage pictural chinois, Le Seuil, Paris, 1979, rééd. coll. « Points », n°224, 1991, p. 48.101 Jean-Marie Schaeffer, L’image précaire. Du dispositif photographique, coll. « Poétique », Le Seuil, Paris,1987, p. 105.37


même promotion. Les images et <strong>le</strong>s sons <strong>le</strong>s plus banals gagnent alors en puissance, ils sechargent d’une force émotionnel<strong>le</strong>, d’une richesse sémantique qui <strong>le</strong>s tirent <strong>de</strong> l’ordinaired’où ils ont été pré<strong>le</strong>vés. De ce côté-là, <strong>le</strong>s élèves ne sont pas sans appui : ils ont faitl’expérience, passant par Perec, d’une écriture neutre 102 qui nous invite à par<strong>le</strong>r.3. la communauté. Ce n’est pas une unité souveraine dans laquel<strong>le</strong> se confon<strong>de</strong>nt <strong>le</strong>suns et <strong>le</strong>s autres ni un rapport qui s’établit à partir d’individualités préexistantes. QuandPerec par<strong>le</strong> <strong>de</strong> « tissu conjonctif », d’« unanimisme », c’est à l’irréel du présent. Il appel<strong>le</strong>une communauté que son livre n’accomplit pas 103 . Mais si la <strong>le</strong>cture <strong>de</strong> Je me souviens neréduit pas <strong>le</strong>s différences singulières, el<strong>le</strong> produit cependant un partage qui marque lalimite <strong>de</strong> la singularité, en sorte que <strong>le</strong>s singularités n’adviennent qu’en tant qu’el<strong>le</strong>s sontpartagées. « Je partage avec X, dit Perec, <strong>de</strong>s souvenirs que je ne partage pas avec Y etdans <strong>le</strong> grand ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> nos souvenirs chacun pourrait se choisir une configurationunique ». L’appel d’une communauté naît quand <strong>sur</strong>git cette co-existence <strong>de</strong>s uns avec<strong>le</strong>s autres ; quand « être-avec, c’est faire sens mutuel<strong>le</strong>ment, et seu<strong>le</strong>ment ainsi », dansl’espacement <strong>de</strong>s singularités 104 . Une pareil<strong>le</strong> exigence communautaire, que <strong>le</strong>s travaux <strong>de</strong>Jean-Luc Nancy nous ai<strong>de</strong>nt à penser, ne peut pas être formulée par <strong>le</strong>s élèves car ils sontencore ensemb<strong>le</strong> au collège. Si el<strong>le</strong> existe, c’est enfouie, à la veil<strong>le</strong> <strong>de</strong> se disperser.4. l’exercice spirituel. Pour faire saillir <strong>le</strong> souvenir, il faut opérer un détour. Lejeuneévoque « une sorte d’exercice spirituel » 105 . Plus précis, Perec remarque qu’on traverseune vacuité fonctionnel<strong>le</strong> :En général il y avait entre un quart d’heure et trois quarts d’heure <strong>de</strong>flottement, <strong>de</strong> <strong>recherche</strong> complètement vague avant qu’un <strong>de</strong>s souvenirs ne<strong>sur</strong>gisse.[…] Cela se passe dans cette espèce d’état <strong>de</strong> suspension ! Je croisqu’il y a quelque chose <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la méditation, une volonté <strong>de</strong> faire <strong>le</strong>vi<strong>de</strong>…Et puis au moment où l’on sort <strong>le</strong> souvenir on a vraiment l’impression <strong>de</strong>l’arracher d’un lieu où il était pour toujours. 106L’acte filmique exige la même expérience <strong>de</strong> dé<strong>le</strong>stage. Le premier geste consiste às’abstenir <strong>de</strong> filmer. Repousser <strong>le</strong>s formes qui se présentent spontanément afin <strong>de</strong> ne pasfaire obstac<strong>le</strong> à la forme inconnue. Cette conduite n’est pas placée sous la dépendance <strong>de</strong>la pensée, au contraire la pensée en fait partie. El<strong>le</strong> ne valorise pas la volonté d’agir d’unsujet créateur mais reste inhérente au processus qui, une fois amorcé, est porté <strong>de</strong> luimêmeà se développer. Intervenir, c’est délibérément forcer la conclusion. On filmecomme Herrigel tire à l’arc, en acceptant <strong>de</strong> s’abandonner :Un jour, alors que je venais <strong>de</strong> tirer, <strong>le</strong> Maître s’inclina profondément puisinterrompit l’enseignement. « Quelque chose vient <strong>de</strong> tirer ! » s’écria-t-il,tandis que, hors <strong>de</strong> moi, je <strong>le</strong> dévisageais. Enfin, lorsque j’eus p<strong>le</strong>inementréalisé ce qu’il entendait par ces mots, cela provoqua en moi une explosion <strong>de</strong>joie que je fus incapab<strong>le</strong> <strong>de</strong> contenir. « Doucement, dit <strong>le</strong> Maître, ce que jeviens <strong>de</strong> vous dire n’a rien d’une louange, voyez-y une simp<strong>le</strong> constatation quine doit pas vous émouvoir. Ce n’est pas non plus <strong>de</strong>vant vous que je me suisincliné, car dans ce coup vous n’êtes pour rien. Cette fois, vous vous teniezcomplètement oublieux <strong>de</strong> vous-même, sans aucune intention dans la tension102 Roland Barthes, Roland Barthes, coll. « Ecrivains <strong>de</strong> toujours », n°96, Le Seuil, Paris, 1975, pp. 135-136.103 De façon significative, Perec emploie <strong>le</strong>s mots « mouvement », « projection », « appel ».104 Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée, coll. « Détroits », Christian Bourgois Éditeur, Paris, 1990 (1 èreéd. 1986), pp. 191-192 ; Être singulier pluriel, Galilée, Paris, 1996, p. 107. La pensée <strong>de</strong> Jean-Luc Nancydépasse infiniment <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong> cet artic<strong>le</strong>, je renvoie aux <strong>de</strong>ux ouvrages cités. Voir éga<strong>le</strong>ment Jacques Aumont,Amnésies. Fictions du cinéma d’après Jean-Luc Godard, P.O.L. Éditeur, Paris, 1999, pp. 216-218.105 Lejeune, op. cit., 1991, p.39, 42 et 245.106 Georges Perec, Je suis né, pp. 88-89.38


maxima, alors, comme un fruit mûr, <strong>le</strong> coup s’est détaché <strong>de</strong> vous. Etmaintenant, continuez à vous exercer comme si rien ne s’était passé. » 107Aux élèves <strong>de</strong> trouver <strong>le</strong>s bons exercices pour faire place à ce qui approche, discernerla forme qui fraie sa propre voie. Une majorité parmi <strong>le</strong>s élèves tire à l’arc. Ainsi quenous l’apprend Gérard <strong>de</strong> Nerval, c’est une tradition du Valois.5. la copie. « Le titre, la forme et, dans une certaine me<strong>sur</strong>e, l’esprit <strong>de</strong> ces textess’inspirent <strong>de</strong> I Remember <strong>de</strong> Joe Brainard. » C’est <strong>sur</strong> <strong>le</strong> seuil <strong>de</strong> Je me souviens que laplupart d’entre nous avons découvert l’existence du mystérieux modè<strong>le</strong> reconnu parPerec. Joe Brainard est un jeune peintre américain quand, un beau jour <strong>de</strong> sa vingtsixièmeannée, il a l’idée <strong>de</strong> faire émerger ses souvenirs en <strong>le</strong>s introduisant un à un par cesésame irrésistib<strong>le</strong> : « I remember ». Au cours <strong>de</strong>s ans, la <strong>le</strong>nte accumulation <strong>de</strong>sparagraphes a fini par faire un livre, <strong>le</strong> livre d’une vie 108 . Georges Perec en entend par<strong>le</strong>rpar son ami, l’oulipien Harry Mathews, l’idée <strong>de</strong> ce texte ne peut qu’intéresser celui quiaime jouer avec <strong>de</strong>s contraintes librement choisies et qui se trouve engagé dans <strong>de</strong>uxprojets autobiographiques 109 . Il emprunte la forme <strong>de</strong> Brainard mais en donne une varianteorigina<strong>le</strong>. Alors que Joe Brainard fait son autoportrait, Perec s’en tient à la mémoirecol<strong>le</strong>ctive, il n’expose pas son intimité. Pourtant, même s’il s’en démarque, Perec doitpasser par la découverte <strong>de</strong> Brainard. Filmer comme écrit Perec, c’est donc copier <strong>de</strong> lamême manière que lui : prendre chez <strong>le</strong>s autres <strong>le</strong>s appuis dont on a besoin.Je m’arrête volontairement à 5.4. - DEUX REPONSES RAPIDESPremière réponse : <strong>le</strong>s élèves conçoivent une interaction entre <strong>de</strong>ux images d’originesdifférentes à l’intérieur d’un même plan. Acte 1 : ils se filment en plan fixe, caméra <strong>sur</strong>pied, axe frontal, cadre plus ou moins serré <strong>sur</strong> celui qui dit son « je me souviens » : onenvisage la possibilité <strong>de</strong> jouer <strong>sur</strong> la rigidité du dispositif : variations <strong>sur</strong> <strong>le</strong> hors-champ,décadrages, etc. Acte 2 : chacun <strong>recherche</strong> une image, fixe ou animée, qu’il emprunte ouproduit lui-même, pour l’incruster <strong>de</strong>rrière la sienne comme la photo-satellite <strong>de</strong>rrière <strong>le</strong>présentateur <strong>de</strong> la météo. Acte 3 : <strong>le</strong>s agencements élève-et-autre-image sont mis bout àbout. Deuxième réponse : la scénarisation vidéo-clip. Chaque « je me souviens »commence par un plan rapproché <strong>de</strong> l’élève qui dit son texte face à la caméra ; après laformu<strong>le</strong> d’introduction, insertion <strong>sur</strong> la voix d’une succession d’images associées ausouvenir évoqué.Dans la première solution, l’image qui doit interagir pose <strong>de</strong>s problèmes. Certainssouvenirs appel<strong>le</strong>nt <strong>de</strong>s images plus faci<strong>le</strong>ment que d’autres. Cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’eau tombantd’une gouttière, incrustée <strong>de</strong>rrière celui qui entre dans <strong>le</strong> champ et dit : « Je me souviensque M l<strong>le</strong> Quenisset m’avait donné un <strong>sur</strong>nom : gouttière », crée un décalage comique mais107 Eugen Herrigel, Le Zen dans l’art cheva<strong>le</strong>resque du tir à l’arc, 1953, réédité chez Dervy-Livres, Paris, 1970,pp. 91-92. A sa parution, Georges Braque offre <strong>le</strong> livre d’Herrigel à Henri Cartier-Bresson qui retrouve dans cerécit d’apprentissage toutes <strong>le</strong>s qualités nécessaires pour être photographe.108 Joe Brainard publie ses souvenirs à partir <strong>de</strong> 1970. D’abord I Remember, ensuite I Remember More puisMore I Remember et I Remember Christmas. En 1975, il reclasse l’ensemb<strong>le</strong> sous l’impulsion <strong>de</strong> Ron Padgett,l’ami avec <strong>le</strong>quel il avait fondé une petite revue artistique et littéraire au lycée. Dans l’édition définitive d’IRemember, Brainard glisse insensib<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> l’intime au public mais son livre est <strong>sur</strong>tout porté par <strong>le</strong>s souvenirspersonnels. En 1997, soit dix-neuf ans après la publication <strong>de</strong> Je me souviens, I Remember est traduit enfrançais : <strong>le</strong> livre est disponib<strong>le</strong> sous son titre original chez Actes Sud, dans la col<strong>le</strong>ction « Un endroit où al<strong>le</strong>r ».109 Au moment où il prend connaissance d’I Remember, Perec n’a toujours pas réglé <strong>le</strong> problème <strong>de</strong> ce qui vadonner W ou <strong>le</strong> souvenir d’enfance ni abandonné <strong>le</strong> programme <strong>de</strong>s Lieux. Voir : Lejeune, op. cit. et Bellos, op.cit., pp. 456-483.39


la photographie <strong>de</strong> l’ancienne principa<strong>le</strong>-adjointe associée à « Je me souviens <strong>de</strong> M meVictor » ne produit qu’une illustration. La <strong>de</strong>uxième solution exige trop <strong>de</strong> temps etbeaucoup <strong>de</strong> travail. Le détour par la scénarisation va éga<strong>le</strong>ment contre ce qui avait été sidiffici<strong>le</strong> à obtenir au moment <strong>de</strong> l’écriture, <strong>le</strong> caractère mat et col<strong>le</strong>ctif du souvenir. Lesélèves prévoient <strong>le</strong>s disparités qui favoriseront l’é<strong>le</strong>ction <strong>de</strong> certaines productions audétriment <strong>de</strong>s autres. A <strong>le</strong>urs yeux, toute montée en singularité met en péril la conditioncommune, <strong>le</strong> clip ne fait valoir aucune i<strong>de</strong>ntité, aucun lien d’appartenance or ils nepeuvent pas ne pas être en commun. La vidéo n’admet pas <strong>de</strong> manifestationsindividuel<strong>le</strong>s tapageuses.Les <strong>de</strong>ux solutions appel<strong>le</strong>nt un doub<strong>le</strong> commentaire. D’abord apparaissentnaturel<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s formes connues, la vibration du clip et la fluidité <strong>de</strong> l’imagenumérique. M6 s’est imposée comme chaîne musica<strong>le</strong> auprès <strong>de</strong>s ado<strong>le</strong>scents. Mais qui atué Roger Rabbit ? connaît alors une excel<strong>le</strong>nte secon<strong>de</strong> exploitation en édition vidéo etTerminator 2 – cité dans la vidéo : « Je me souviens que la plupart d’entre nous portaient<strong>de</strong>s joggings même en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s heures <strong>de</strong> sport, la préférence allait vers <strong>le</strong> modè<strong>le</strong>Terminator » - triomphe dans <strong>le</strong>s sal<strong>le</strong>s <strong>de</strong> cinémas. Ensuite émerge une figure 110 qu’onpeut désigner comme un plan-portrait. Le « régime perceptif » 111 <strong>de</strong>s élèves est influencépar <strong>de</strong>s images préexistantes mais ces modè<strong>le</strong>s, imbriqués à la pratique amateur, nedétournent pas <strong>le</strong>s collégiens du besoin qu’ils ont <strong>de</strong> se filmer. Tout est abandonné, àl’exception du plan-portrait.5. – LE RAPPORT A SOILes élèves ont acquis un savoir <strong>sur</strong> <strong>le</strong> portrait photographique en cours <strong>de</strong> français.Réalisées par <strong>de</strong>s anonymes ou par <strong>de</strong>s artistes reconnus comme Richard Avedon, <strong>de</strong>sphotos font régulièrement l’objet <strong>de</strong> commentaires en classe et ces exercices d’expressionora<strong>le</strong> aboutissent par <strong>de</strong>ux fois à <strong>de</strong>s rédactions. Fin octobre, <strong>le</strong>s élèves doivent décrireune image imposée. Au choix : <strong>le</strong> portrait que Clau<strong>de</strong> Batho a fait <strong>de</strong> sa fil<strong>le</strong> ou bien celuid’un ado<strong>le</strong>scent composé par Gladys. Le second <strong>de</strong>voir prend appui <strong>sur</strong> un texte,« Portrait intemporel » d’Anny Duperey :C’est <strong>le</strong> <strong>de</strong>rnier portrait que mon père fit <strong>de</strong> moi, probab<strong>le</strong>ment pas très longtempsavant sa mort. Je <strong>le</strong> trouve extraordinaire.C’est ma photo. El<strong>le</strong> résume tout ce que je suis profondément, sans défense. Cesyeux-là sont ceux que je vois dans mon miroir trente-cinq ans après quand je suisseu<strong>le</strong> avec moi-même, sans masque, sans effort pour paraître.110 Jacques Aumont, A quoi pensent <strong>le</strong>s films, Nouvel<strong>le</strong>s Éditions Séguier, Paris, 1996, pp. 170-171 : « la figure– figuration et figuralité incluses et confondues - est cette dynamique <strong>de</strong> la mise en forme, <strong>de</strong> l’invention <strong>de</strong>formes dotées d’un pouvoir <strong>de</strong> symbolisation, et dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s se traduira <strong>de</strong> la pensée ». Jacques Aumonttravail<strong>le</strong> la notion <strong>de</strong> figure pour rendre compte <strong>de</strong> l’acte « figuratif ». A partir d’une position immanentiste, ilanalyse <strong>de</strong>s images déjà faites, dotées d’une puissance d’invention, qu’il considère comme <strong>de</strong>s solutions à <strong>de</strong>sproblèmes qui n’existaient pas en <strong>de</strong>hors d’el<strong>le</strong>s. Son but est <strong>de</strong> formu<strong>le</strong>r ces problèmes. J’emprunte la définition<strong>de</strong> la figure à Jacques Aumont mais ma démarche reste différente <strong>de</strong> la sienne. Dans une perspectivepragmatique, je cherche à comprendre comment se forment <strong>le</strong>s choix au cours <strong>de</strong> la réalisation.111 Pierre Sorlin, Les fils <strong>de</strong> Nadar, Editions Nathan, Paris, 1997, p. 3 : « Influencé par ses besoins et seshabitu<strong>de</strong>s, chaque groupe se dote ainsi <strong>de</strong> coordonnées qui lui permettent <strong>de</strong> s’observer et <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r l’universqui l’entoure. nous appel<strong>le</strong>rons « régimes perceptifs » <strong>le</strong> système <strong>de</strong> coordonnées visuel<strong>le</strong>s qui prévaut dans uneformation socia<strong>le</strong> quel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> soit. La notion est évi<strong>de</strong>mment toute théorique, il n’existe aucun régimeperceptif isolab<strong>le</strong> tant sont nombreuses <strong>le</strong>s interactions <strong>de</strong>s différents groupes <strong>le</strong>s uns avec <strong>le</strong>s autres. Maisl’expression, aussi vague soit-el<strong>le</strong>, peut nous ai<strong>de</strong>r à poser une question […] : dans quel<strong>le</strong> me<strong>sur</strong>e <strong>le</strong>s images,qu’on <strong>le</strong>s tienne pour <strong>de</strong> pures copies ou pour <strong>de</strong>s interprétations du mon<strong>de</strong>, influencent-el<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s régimesperceptifs ? »40


Ainsi parfois je vois mes enfants, dans <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> fatigue oud’abandon, je vois fugitivement – si fugitivement qu’il faut vivre l’appareil photoarmé en main pour capter cela ! – <strong>le</strong>ur visage intemporel se superposer à <strong>le</strong>ur figured’enfant. Regard, expression rassemb<strong>le</strong>nt en une secon<strong>de</strong> ce qu’ils sont profondémentet tous <strong>le</strong>s âges <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur vie. Leur visage.Et puis cela fuit, l’abandon se casse, ils régressent, ils rient, ils trichent, ilsréintègrent <strong>le</strong> moment.Mon père m’a saisi dans une <strong>de</strong> ces secon<strong>de</strong>s où l’être est rassemblé. Il a fait monportrait intemporel. Or il date d’avant <strong>le</strong>ur mort, et j’étais déjà cela… 112Après une <strong>le</strong>cture en classe, <strong>le</strong>s élèves sont invités à exprimer par écrit ce qu’ils voientd’eux-mêmes dans une photo qui <strong>le</strong>s représente. Portrait intemporel ou visage composé,<strong>le</strong> choix <strong>de</strong> la photo est laissé à l’appréciation <strong>de</strong> chacun. A rendre pour <strong>le</strong> lundi <strong>de</strong> larentrée. Passées <strong>le</strong>s vacances d’hiver, il apparaît dans chaque copie que <strong>le</strong> geste <strong>de</strong>scriptifamorce une pratique qui touche au rapport à soi 113 . Avec la photographie, ce déplacementdu regard vers soi n’est pas une nouveauté radica<strong>le</strong>, simp<strong>le</strong>ment la rédaction marque <strong>de</strong>façon concrète un seuil à partir duquel <strong>le</strong>s élèves pourront s’exprimer officiel<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> lavalidité <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs propres représentations.C’est une évi<strong>de</strong>nce, faire l’examen d’une photo nous oblige dans la plupart <strong>de</strong>s cas à latirer hors <strong>de</strong> son usage ordinaire. Le contrô<strong>le</strong>ur du car ne s’attar<strong>de</strong> pas <strong>sur</strong> la photod’i<strong>de</strong>ntité, il s’arrête à la ressemblance avec l’élève assis <strong>de</strong>vant lui. Dans l’album <strong>de</strong>famil<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> portefeuil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s photos nous relient aux personnes qu’el<strong>le</strong>s représententou nous rappel<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s moments passés en <strong>le</strong>ur compagnie. Et si « l’image analogique […]conduit à se regar<strong>de</strong>r soi-même, à se considérer tel un objet extérieur à soi » 114 , c’est uneattitu<strong>de</strong> qui n’incite pas forcément à écrire. En opérant un doub<strong>le</strong> déplacement, sortie ducontexte habituel et écriture, l’exercice <strong>de</strong> rédaction donne à chacun la possibilité <strong>de</strong>porter <strong>sur</strong> sa photographie un regard oblique. Chaque élève va décrire et définir sa figureen entier et en détails, exprimer l’impression globa<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> produit et distinguer un à unses éléments constituants : yeux, regard, attitu<strong>de</strong>, coiffure, peau, etc. Pour pouvoir estimerla figuration et mettre sa va<strong>le</strong>ur à l’épreuve du reproche ou <strong>de</strong> l’assentiment, lanomination doit être franche. D’une manière nette, tous <strong>le</strong>s élèves répon<strong>de</strong>nt à cetteexigence. En <strong>le</strong>ur offrant ainsi l’occasion <strong>de</strong> tester une <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs représentations, larédaction perd sa visée purement rhétorique et cesse d’être un art <strong>de</strong> la feinte qui s’opposeau « dire-vrai ». Même si <strong>le</strong> cadre scolaire est maintenu, si <strong>le</strong> rapport à soi s’exerce endiagona<strong>le</strong>, l’action engagée est suffisamment efficace pour qu’au moment du tournage,<strong>le</strong>s élèves soient en me<strong>sur</strong>e d’agir comme ils <strong>le</strong> veu<strong>le</strong>nt, c’est-à-dire refuser, sansnécessité <strong>de</strong> s’expliquer, toutes <strong>le</strong>s images d’eux-mêmes qu’ils estiment mauvaises. Le112 Anny Duperey, Le voi<strong>le</strong> noir, Le Seuil, Paris, 1992, p. 79.113 Michel Foucault par<strong>le</strong> <strong>de</strong> « pratiques <strong>de</strong> soi », <strong>de</strong> « techniques <strong>de</strong> soi », <strong>de</strong> « rapports à soi » pour désigner unart <strong>de</strong> vivre « qui nous as<strong>sur</strong>e la liberté en nous astreignant à nous prendre nous-même comme objet <strong>de</strong> notre application». En étudiant <strong>le</strong> champ <strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong> soi dans l’Antiquité, Foucault montre que ce qui sépare <strong>le</strong>sujet <strong>de</strong> lui-même, ce n’est pas la distance d’une connaissance mais cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’action à exercer. Le problème,c’est <strong>de</strong> savoir quoi faire <strong>de</strong> soi : pas découvrir son i<strong>de</strong>ntité mais s’inventer en pratiquant <strong>de</strong>s exercices concrets :techniques d’écoute, <strong>de</strong> <strong>le</strong>cture, d’écriture, <strong>de</strong> maîtrise <strong>de</strong> soi, etc. « Le rapport à soi, dit Foucault, est structurécomme une pratique qui peut avoir ses modè<strong>le</strong>s, ses conformités, ses variantes, mais aussi ses créations. » En seconsacrant à ces pratiques à la fois personnel<strong>le</strong>s et socia<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> sujet éthique n’est pas séparé du politique. Lerapport à soi, loin d’un repli hédoniste, est moins un art du bonheur qu’un art du décalage, une forme <strong>de</strong> résistancecar il permet <strong>de</strong> se défaire <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités subjectives trop faci<strong>le</strong>ment assumées. Voir Histoire <strong>de</strong> la sexualitét.3, Le souci <strong>de</strong> soi, Gallimard, Paris, 1984, rééd. coll. « Tel » n° 280 ; L’herméneutique du sujet. Cours auCollège <strong>de</strong> France. 1981-1982, coll. « Hautes étu<strong>de</strong>s », Gallimard/Seuil, Paris, 2001 ; ainsi que Dreyfus etRabinov, op. cit., pp. 322-346.114 Sorlin, op. cit., p. 45, voir aussi pp. 27-34.41


isque aurait été d’accepter un plan-portrait comme on accepte la photo d’i<strong>de</strong>ntité audébut <strong>de</strong> l’année, parce que <strong>le</strong> collège est incapab<strong>le</strong> <strong>de</strong> produire une figure convenab<strong>le</strong>.Engagés dans une pratique <strong>de</strong> soi, <strong>le</strong>s élèves n’ont pas besoin d’une longue initiationtechnique. Il suffit <strong>de</strong> dix minutes pour lire <strong>le</strong> mo<strong>de</strong> d’emploi du camescope et pourréaliser <strong>de</strong>s plans-portraits qui tiennent <strong>le</strong> coup, on voit <strong>sur</strong> place. Pas <strong>de</strong> langagespécialisé mais un impératif très simp<strong>le</strong>ment formulé : « il faut que ce soit bien ».6. – SORTIR DU COLLEGEPour s’entraîner à filmer, il faut pouvoir fixer dans la semaine la part qui convient àcet exercice. On peut diffici<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> faire lorsqu’on est contraint <strong>de</strong> suivre la ca<strong>de</strong>nceordinaire du collège. Tantôt <strong>le</strong>s élèves filment chez eux, ou bien s’interca<strong>le</strong>nt dans <strong>le</strong>strous <strong>de</strong> l’emploi du temps, tantôt ils s’en vont d’une manière imprévisib<strong>le</strong>. Voici ce quedit Ludovic : « Avec Mickaël […] on avait prévu <strong>de</strong> faire ça au bassin d’Antilly, parceque c’est assez à l’écart, on n’aurait pas été dérangé, mais <strong>le</strong> jour où on <strong>de</strong>vait <strong>le</strong> faire, ona pêché sans filmer. C’était vraiment super, on était bien installé à l’ombre… y’avaitl’eau… on a laissé la caméra dans la musette... comme on s’était déjà filmé tous <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux,on n’a pas eu <strong>de</strong> regrets. Ça nous avait pris un après-midi et on avait bien réussi. […]Tous ceux qui voulaient recommencer, on <strong>le</strong>s a aidés. Monsieur C *** venait nous chercheren classe et on partait dans sa voiture 115 . Quand un prof se méfiait, M. C *** envoyait <strong>le</strong><strong>sur</strong>veillant, comme ça <strong>le</strong> prof ne se posait pas <strong>de</strong> questions. C’était drô<strong>le</strong>. On a filméStéphane dans une station-service <strong>sur</strong> la route <strong>de</strong> Vil<strong>le</strong>rs–Cotterets parce qu’il voulait<strong>de</strong>venir routier. Il p<strong>le</strong>uvait et il arrêtait pas <strong>de</strong> rigo<strong>le</strong>r. On est resté au moins <strong>de</strong>ux heureset <strong>de</strong>mie, on était tout <strong>le</strong> temps gêné par <strong>le</strong>s camions qui s’arrêtaient à la pompe. AvecFrancis, on est entré dans <strong>le</strong> jardin d’une maison abandonnée à la sortie <strong>de</strong> Bargny. C’estlui qui voulait être filmé à cet endroit. On a escaladé la gril<strong>le</strong> avec M. C *** et Edgar. […]Quand <strong>le</strong>s gens n’avaient pas d’idée, on roulait… C’était trop bien, on était au collège eten même temps c’était comme si on n’y était pas… Des fois on tombait <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s bonscoins, <strong>de</strong>s endroits faci<strong>le</strong>s à filmer. On a filmé Olivier dans la grange <strong>de</strong>s parents àCyril… »D’après ce témoignage, filmer pousse à franchir <strong>le</strong>s limites <strong>de</strong> l’établissement scolaire.Qu’est-ce que sortir du collège ? Essentiel<strong>le</strong>ment changer <strong>de</strong> rythme. Au collège, <strong>le</strong>rythme est social, il découpe <strong>le</strong> quotidien, y introduit <strong>de</strong> la régularité, <strong>de</strong>s répétitions, unepériodicité. Il est lié à un ordre qui, à partir d’une segmentation, aboutit à la distribution<strong>de</strong>s heures et <strong>de</strong>s lieux 116 . Lieux et durées sont définis par <strong>le</strong>s matières enseignées. Lecours d’EPS, par exemp<strong>le</strong>, exige <strong>de</strong>ux heures au gymnase et l’anglais une heure en sal<strong>le</strong>15, parce qu’el<strong>le</strong> est équipée d’une télévision, d’un magnétoscope, d’un magnétophone,d’une armoire où sont rangées <strong>le</strong>s ban<strong>de</strong>s audio et vidéo. Mais <strong>le</strong>s zones propres sontéga<strong>le</strong>ment distribuées selon <strong>de</strong>s contrats tacites établis entre <strong>le</strong>s usagers. Voilà la sal<strong>le</strong> 9dédiée à Madame D *** , « pilier <strong>de</strong> l’établissement », qui s’y trouve bien et ne travail<strong>le</strong> pas<strong>le</strong> vendredi <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années. La sal<strong>le</strong> a été conçue par l’architecte pour <strong>le</strong>s artsplastiques, M me D *** y enseigne <strong>le</strong>s mathématiques néanmoins, puisque sa collègue et <strong>le</strong>s115 Monsieur C *** est alors un enseignant très actif <strong>de</strong> l’établissement qui s’intéresse à la vidéo et participe auprojet <strong>de</strong>s élèves, il as<strong>sur</strong>e la maintenance du matériel et encadre certaines sorties.116 Pour Michel <strong>de</strong> Certeau, <strong>le</strong> lieu est fondé <strong>sur</strong> <strong>le</strong> principe d’univocité : « Est un lieu l’ordre (quel qu’il soit)selon <strong>le</strong>quel <strong>de</strong>s éléments sont distribués dans <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> coexistence. S’y trouve donc exclue la possibilité,pour <strong>de</strong>ux choses, d’être à la même place. La loi du « propre » y règne : <strong>le</strong>s éléments considérés sont <strong>le</strong>s uns àcôté <strong>de</strong>s autres, chacun situé en un endroit « propre » et distinct qu’il définit. Un lieu est donc une configurationinstantanée <strong>de</strong> positions. Il implique une indication <strong>de</strong> stabilité. » Voir L’invention du quotidien 1. Arts <strong>de</strong> faire,1980, nouvel<strong>le</strong> édition établie par Luce Giard, coll. « Folio Essais » n° 146, Gallimard, Paris, 1990, pp. 172-173.42


élèves s’accommo<strong>de</strong>nt d’une <strong>de</strong>mi-sal<strong>le</strong> <strong>de</strong> physique pour apprendre à <strong>de</strong>ssiner, peindreet sculpter, on s’appuie <strong>sur</strong> ces pratiques pour instituer la répartition. En sortant filmer,<strong>le</strong>s élèves ne sont plus soumis à l’ordre rigi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’établissement, <strong>le</strong>ur rythme n’est plusscandé par un espace-temps déjà constitué, au contraire il implique une fluidité spatiotemporel<strong>le</strong>qui lui est inhérente. Les propos <strong>de</strong> Ludovic semb<strong>le</strong> accréditer l’idée d'uneerrance : « Quand <strong>le</strong>s gens n’avaient pas d’idée, on roulait… » mais Ludovic n’en par<strong>le</strong>pas d’une manière négative, il accor<strong>de</strong> une primauté au mouvement qui opère unetraversée parmi différents lieux et fait du temps une organisation subjective <strong>de</strong> l’espace 117 .L’acte filmique est d’une intensité tel<strong>le</strong> que chacun réintègre son propre rythme dans cequ’il a d’original, d’irréductib<strong>le</strong> en particulier au cadre scolaire.Cette dynamique n’implique pas qu’on fasse sécession : hors <strong>le</strong>s murs, <strong>le</strong> collège restela référence commune qui empêche <strong>le</strong>s élèves <strong>de</strong> se disperser. Pô<strong>le</strong> stabilisant, on <strong>le</strong>retrouve dans la station-service et partout ail<strong>le</strong>urs, comme <strong>le</strong> dit Ludovic : « c’était tropbien, on était au collège et en même temps c’était comme si on n’y était pas ». Dans cetteco-présence, collège et autres lieux, il y a du dépaysement et <strong>de</strong> l’énergie, <strong>de</strong>s rapportsneufs se créent qui déca<strong>le</strong>nt l’ordinaire <strong>de</strong>s habitu<strong>de</strong>s et ren<strong>de</strong>nt plus précises <strong>le</strong>sperceptions.7. – LES EXERCICES SPIRITUELSLes élèves filment dans la continuité <strong>de</strong> l’atelier Perec. L’atelier ne <strong>le</strong>ur donne pasl’occasion <strong>de</strong> filmer, c’est <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> l’écriture, étalé <strong>sur</strong> plusieurs mois, qui aprogressive-ment produit une situation où ils sont en me<strong>sur</strong>e <strong>de</strong> <strong>le</strong> faire. Nul doute quel’écriture ait œuvré pour faire <strong>le</strong> vi<strong>de</strong>. Lorsqu’ils passent à la vidéo, <strong>le</strong>s élèves ont délaissé<strong>le</strong>s représentations mythologiques du cinéma. Aucun empois, aucune gêne : personnen’adopte une posture <strong>de</strong> cinéaste ni ne s'applique à faire l’acteur et la techniquen’impressionne plus. Dans son récit d’apprentissage, Herrigel souligne l’importance queprennent <strong>le</strong>s préparatifs dans la création :Quand [<strong>le</strong> peintre à l’encre <strong>de</strong> chine] frotte lui-même son bâton d’encre,dénoue <strong>le</strong> raphia avec tant <strong>de</strong> soin, au lieu <strong>de</strong> <strong>le</strong> trancher rapi<strong>de</strong>ment et <strong>de</strong> <strong>le</strong>rejeter avec négligence, est-ce que sa faculté <strong>de</strong> vision et <strong>de</strong> réalisation en seraitpar cela stimulée ? Qu’est-ce donc qui <strong>le</strong> détermine à répéter inlassab<strong>le</strong>ment àchaque <strong>le</strong>çon cette série d’actes, sans en omettre aucun, avec la mêmeinsistance inexorab<strong>le</strong> et pédantesque, pour <strong>le</strong>s faire répéter ensuite par <strong>le</strong>sélèves ? S’il <strong>de</strong>meure ainsi fidè<strong>le</strong> à la tradition, c’est parce qu’il sait parexpérience que <strong>le</strong>s travaux <strong>de</strong> mise en train <strong>de</strong> l’œuvre ont pour effetd’engendrer l’état favorab<strong>le</strong> à la création artistique. C’est au calme méditatifdans <strong>le</strong>quel il <strong>le</strong>s exécute qu’il doit cette décontraction et l’influence décisive<strong>de</strong> l’harmonisation <strong>de</strong> toutes ses puissances. 118Pendant sa préparation, <strong>le</strong> peintre chemine <strong>le</strong>ntement vers la création. Sa démarche està l’opposé d’une attaque volontaire où, partant d’un moment inaugural, l’on cherche às’imposer comme sujet d’action. S’il néglige <strong>le</strong> moindre geste, <strong>le</strong> peintre risque <strong>de</strong>117 Le mouvement est en contradiction avec <strong>le</strong> lieu, il crée <strong>de</strong>s espaces, c’est-à-dire « <strong>de</strong>s lieux pratiqués », selonla définition qu’en donne Michel <strong>de</strong> Certeau : « Il y a espace dès qu’on prend en considération <strong>de</strong>s vecteurs <strong>de</strong>direction, <strong>de</strong>s quantités <strong>de</strong> vitesse et la variab<strong>le</strong> du temps. L’espace est un croisement <strong>de</strong> mobi<strong>le</strong>s. Il est enquelque sorte animé par l’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>s mouvements qui s’y déploient. Est espace l’effet produit par <strong>le</strong>sopérations qui l’orientent, <strong>le</strong> circonstancient, <strong>le</strong> temporalisent et l’amènent à fonctionner en unité polyva<strong>le</strong>nte <strong>de</strong>sprogrammes conflictuels ou <strong>de</strong> proximités contractuel<strong>le</strong>s. » Voir supra.118 Herrigel, op. cit., p. 74-75.43


perturber un rythme, marqué par aucun moment saillant, et d’altérer la fluidité d’unprocessus qui élimine toute forme <strong>de</strong> crispation en même temps que toute dispositionparticulière. D’une façon semblab<strong>le</strong>, l’énorme travail <strong>de</strong> précision qu’exige l’écriture -pour que <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur se dise : c’est ça, je m’en souviens aussi - prépare <strong>le</strong>s élèves autournage. Exercice d’assouplissement spirituel, la préparation va continuer par un peud’exercice physique, <strong>le</strong>s élèves s’abandonnent à la flânerie. C'est autant une manière <strong>de</strong>laisser al<strong>le</strong>r qu'une façon « d’y être » tout à fait. On ne peut pas véritab<strong>le</strong>ment par<strong>le</strong>r <strong>de</strong>repérages, <strong>le</strong>s élèves ne <strong>recherche</strong>nt pas <strong>de</strong>s lieux qui répon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>s données précises,ils vont sans calcul et sans idée… Cette zone d'ombre, puis cette nappe <strong>de</strong> lumière, puisce pré à <strong>de</strong>scendre, <strong>de</strong>s coquelicots, une ancienne voie ferrée, l’espèce <strong>de</strong> balbutiement<strong>de</strong>s f<strong>le</strong>urs blanches groupées en désordre <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s branches, un mur <strong>de</strong> briques : chacunentrevoit une place pour se filmer, l’essaie puis se remet en chemin 119 . Un voi<strong>le</strong> lumineuxaccroche un champ <strong>de</strong> lin, ça suffit pour qu’un paysage s’éta<strong>le</strong> <strong>de</strong>vant celui qui sesouvient « <strong>de</strong>s parties <strong>de</strong> poker sous l’escalier ». L’image est bien réussie mais il fautrecommencer à cause <strong>de</strong>s bruits parasites qui ont gâché <strong>le</strong> son. Une semaine après,l’équipe retourne du côté <strong>de</strong> Macquelines. Le ciel tout à fait gris a transformé <strong>le</strong> champ enune <strong>sur</strong>face barbouillée, <strong>le</strong>s élèves passent à côté. Fina<strong>le</strong>ment ils pénètrent sous <strong>de</strong>s arbreset longent un ruisseau. Le portrait sera tiré à cet endroit. Qu’est-ce qui sollicite <strong>le</strong> petitgroupe sous l’épaisseur <strong>de</strong> l’ombre ? Un mélange d’eau, <strong>de</strong> terre et <strong>de</strong> feuillage ? Le faitd’être plus ou moins caché qui rappel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s conditions <strong>de</strong> jeu sous l’escalier ? C’est uneintuition partagée, une congruence impossib<strong>le</strong> à expliquer.8. – FILMER UN PLAN-PORTRAIT. LA CONFIGURATIONUn élève sérieux met au service d’un autre <strong>le</strong>s connaissances acquises en lisant lanotice du camescope. Lumière et mise au point calculées <strong>sur</strong> <strong>le</strong> seul visage, gros planserré qui coupe <strong>le</strong> haut du front, longue foca<strong>le</strong> pour détacher <strong>le</strong> personnage du fond. C’estla catastrophe. L’élève filmé ne voit que ses oreil<strong>le</strong>s qu’il trouve trop décollées. Il fautrecommencer, élargir <strong>le</strong> cadre et filmer dans la profon<strong>de</strong>ur. En l’occurrence, l’équipe sedéplace près d’un abri <strong>de</strong> jardin, <strong>le</strong>s pots <strong>de</strong> f<strong>le</strong>urs en forme <strong>de</strong> canard feront oublier <strong>le</strong>soreil<strong>le</strong>s. Deux règ<strong>le</strong>s se créent : <strong>le</strong> plan rapproché poitrine et la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> champ quiintègre la figure dans <strong>le</strong> décor.Personne ne veut paraître à l’écart ni se sentir <strong>de</strong>venir objet sous <strong>le</strong> regard <strong>de</strong>s autres.Au fil <strong>de</strong>s tournages, <strong>le</strong>s élèves se donnent <strong>le</strong>s moyens <strong>de</strong> repousser une solitu<strong>de</strong>encombrante et <strong>de</strong> neutraliser <strong>le</strong> « mauvais œil » <strong>de</strong> la caméra 120 . Ils essaient <strong>de</strong>s formes,n’hésitent pas à recommencer, ne retiennent que ce qui <strong>le</strong>ur convient. Ainsi, par repriseset rejets continus, une même configuration est progressivement établie pour tous : caméraà hauteur d’homme, plan fixe, axe frontal, plan rapproché poitrine, intégration <strong>de</strong> lafigure dans la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> champ, lumière naturel<strong>le</strong> adoucie, cou<strong>le</strong>urs non saturées, son119 Ce que dit Denis Roche <strong>de</strong> l’acte photographique s’applique exactement au tournage <strong>de</strong>s plans-portraits : « jecrois que raconter <strong>le</strong>s circonstances qui précè<strong>de</strong>nt l’acte photographique lui-même est précisément <strong>le</strong> seulcommentaire esthétique réel qu’on puisse apporter à l’image qui suivra. En d’autres termes, la photo c’est ce quiprécè<strong>de</strong>, c’est ce qui prési<strong>de</strong>. » dans Ellipse et laps, coll. « Photo-Cinéma », Maeght Éditeur, Paris, 1991, p. 69.Sur <strong>le</strong>s rapports entre flânerie et création, voir <strong>le</strong> chapitre « Humeur flâneuse » dans Maurice Coyaud, Fourmissans ombre. Le livre du haïku, Phébus, Paris, 1978, rééd. coll. « Phébus libretto », n° 31, 1999, pp. 11-57 ;éga<strong>le</strong>ment Pierre Sansot, Du bon usage <strong>de</strong> la <strong>le</strong>nteur, coll. « Manuels Payot », Éditions Payot & Rivages, Paris,1998, pp. 33-42.120 Au moment où il prend la pose face à la caméra, un élève, pourtant en confiance dans <strong>le</strong> jardin familial, ditcette phrase énigmatique : « On dirait un gros poisson noir ».44


synchrone, adresse à la caméra, tenue du corps, neutralité <strong>de</strong> l’expression. Laconfiguration possè<strong>de</strong> <strong>le</strong>s qualités <strong>de</strong> la fa<strong>de</strong>ur chère à François Jullien :El<strong>le</strong> ne peut qu’être i<strong>de</strong>ntique à el<strong>le</strong>-même, ne laisse jamais voir <strong>de</strong>différence ou d’écart. Selon la formu<strong>le</strong> commune, « rares » sont ceux quipeuvent « en prendre conscience » : el<strong>le</strong> ne présente aucun signe typique,n’offre pas <strong>de</strong> « saveur » marquée et se confond avec la normalité <strong>de</strong>s choses.Vertu bana<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> est à la fois ce qui a <strong>le</strong> plus <strong>de</strong> va<strong>le</strong>ur et ce qui est <strong>le</strong> pluscommun, ce par quoi tout se réalise mais qu’on ne voit jamais. […] Du côté <strong>de</strong>ce qui est ponctuel et se montre : la « saveur » ; <strong>de</strong> l’autre, ce dont la propriété<strong>de</strong>meure diffuse et enfouie, mais est d’autant plus opérante : la « fa<strong>de</strong>ur ». 121Aucune maladresse <strong>de</strong> filmage n’est admise, la vidéo Je me souviens du collègeMarcel Pagnol n’est pas un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> 122 , seu<strong>le</strong> compte la tenue. Tenue du plan maisaussi tenue <strong>de</strong> la personne. Il faut se dominer pour paraître posé et tranquil<strong>le</strong>, sans êtrerigi<strong>de</strong>. Par conséquent, rares sont ceux qui ont la grâce et rares sont ceux qui sont ratés 123 .9. – FILMER UN PLAN-PORTRAIT. LA PRÉSENCELes élèves se filment en extérieur et vont généra<strong>le</strong>ment par trois. Deux personnes -l’une à la caméra, l’autre au micro - en filment une troisième, <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s s’échangentjusqu’à ce que soient réalisés trois portraits. L’expérience que chacun fait d’être tour àtour filmeur et filmé l’autorise à reconnaître chez <strong>le</strong>s autres <strong>de</strong>s gestes semblab<strong>le</strong>s auxsiens, si bien qu’il peut comprendre <strong>le</strong>s initiatives prises par l’équipe technique et selaisser diriger. Les procédures sont immuab<strong>le</strong>s. A l’endroit décidé, <strong>le</strong> caméraman disposela personne, ensuite il choisit l’ang<strong>le</strong>, cadre, enregistre un bout d’essai qu’el<strong>le</strong> regar<strong>de</strong> àson tour dans l’œil<strong>le</strong>ton du camescope. Son approbation obtenue, la petite équipecommence à tourner. Il arrive que certains reviennent <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur décision en examinant <strong>le</strong>sprises <strong>sur</strong> <strong>le</strong> moniteur : l’image plus gran<strong>de</strong>, la découverte <strong>de</strong>s cou<strong>le</strong>urs ou simp<strong>le</strong>ment unpeu <strong>de</strong> temps passé <strong>le</strong>s font changer d’avis. Dans ce cas, il faut repartir filmer.Si <strong>le</strong> tournage s’appuie sans exception <strong>sur</strong> ce qui nivè<strong>le</strong> <strong>le</strong>s différences, c’est toujourspour revenir aux traits singuliers car chaque visage appel<strong>le</strong> nécessairement <strong>de</strong>s solutionsuniques. Un exemp<strong>le</strong> parmi d’autres : l’élève est petit, menu, <strong>sur</strong>tout il a une peau trèsclaire et <strong>le</strong>s cheveux blonds. Ce jour-là, il porte un sweat-shirt outremer. Et ce qu’il doitdire – « Je me souviens qu’en 6 ème , j’ai glissé <strong>sur</strong> une marche du forum, j’ai saigné dunez, j’ai été à l’infirmerie où Monsieur Despré m’a mis du coton dans <strong>le</strong>s narines. » -risque <strong>de</strong> précipiter sa transformation en petit être chétif, d’une pâ<strong>le</strong>ur gênante, quimanque <strong>de</strong> santé et <strong>de</strong> forces. Il a été filmé <strong>sur</strong> l’aplat du ciel b<strong>le</strong>u. Contre-plongée àpeine perceptib<strong>le</strong>, plan rapproché poitrine avec juste ce qu’il faut d’air autour. L’absenced’autres éléments dans l’image supprime <strong>le</strong> problème <strong>de</strong> l’échel<strong>le</strong> et règ<strong>le</strong> par conséquentcelui <strong>de</strong> la tail<strong>le</strong> ; <strong>le</strong> corps n’est plus en péril dans <strong>le</strong> plan, il est planté dans l’espace. Aubord inférieur du cadre, la <strong>de</strong>nsité du vêtement donne une assise au portrait. Comme lava<strong>le</strong>ur du ciel s’éta<strong>le</strong> <strong>sur</strong> plus <strong>de</strong> la moitié <strong>de</strong> l’image, éga<strong>le</strong> à cel<strong>le</strong> du visage, la cellu<strong>le</strong>du camescope n’est pas sensib<strong>le</strong> à l’outremer, la tête n’est donc pas <strong>sur</strong>exposée. Le121 François Jullien, Eloge <strong>de</strong> la fa<strong>de</strong>ur. A partir <strong>de</strong> la pensée et <strong>de</strong> l’esthétique chinoise, Éditions PhilippePicquier, Paris, 1991, rééd. Le Livre <strong>de</strong> poche, coll. « Biblio essais », n°9, 1993, pp. 44-45.122 Roger Odin, « Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> dans l’institution familia<strong>le</strong> », op. cit., 1995, pp. 27-41.123 La grâce suppose qu’on soit sans intention. Voir Heinrich von K<strong>le</strong>ist, Sur <strong>le</strong> théâtre <strong>de</strong> marionnettes, 1810,Éditions Mil<strong>le</strong> et une nuits, septembre 1993.45


camaïeu <strong>de</strong>s b<strong>le</strong>us décroche <strong>le</strong> visage et la chevelure sans <strong>le</strong>s saturer, <strong>le</strong> teint délicat <strong>de</strong> lapeau est respecté.La technique reste élémentaire. Le micro d’appoint, tenu à la main, ne permet aucunréglage. Ignorant <strong>le</strong> débrayage en manuel, la plupart <strong>de</strong>s élèves restent soumis, lumière,cou<strong>le</strong>ur et mise au point, à l’automatisme du camescope. Ils apprennent à patienter, àattendre <strong>le</strong> moment où la lumière naturel<strong>le</strong> modè<strong>le</strong> doucement <strong>le</strong>s visages. Sinon ils lafiltrent avec <strong>de</strong>s bouts <strong>de</strong> draps, avec <strong>le</strong>s branches feuillues <strong>de</strong>s arbres et l’orientent avec<strong>de</strong>s panneaux <strong>de</strong> carton blanc. L’attaque paraît toujours fronta<strong>le</strong> mais la disposition ducorps, <strong>de</strong> la tête, exigent <strong>de</strong> multip<strong>le</strong>s corrections infimes car, pour atteindre laphotogénie, « il faut se tenir comme on ne se tient pas dans la vie » 124 . Les élèvescontrô<strong>le</strong>nt tout <strong>de</strong> la représentation au millimètre près. Ce qui compte, c’est bien sûrl’apparence mais encore plus importante est la présence, c’est-à-dire une énergie, untonus, qui émane <strong>de</strong> la personne et qu’on peut peut-être essayer <strong>de</strong> capter dans la tensionqui se crée entre la pose naturel<strong>le</strong> et la pose corrigée 125 . Les élèves cherchent à faire « acte<strong>de</strong> présence » car ils savent qu’un simp<strong>le</strong> enregistrement ne suffira pas à <strong>le</strong>s rendreprésents.10. – LA DECEPTION DES ELEVESAssemblés bout à bout, <strong>le</strong>s plans-portraits s’accumu<strong>le</strong>nt et <strong>le</strong>s visages, pris dans <strong>le</strong>défi<strong>le</strong>ment ininterrompu <strong>de</strong> la ban<strong>de</strong>, s’agglutinent. Le mélange <strong>de</strong>s plans dans la rétine 126produit un effet comparab<strong>le</strong> aux photos-synthèses <strong>de</strong> Krysztof Pruszkovski, il donnel'impres-sion d'une image unique, cel<strong>le</strong> d'un groupe social dont <strong>le</strong>s élèves ont fabriqué à<strong>le</strong>ur insu <strong>le</strong> prototype. Figure composite, la vidéo accrédite l’idée <strong>de</strong> Miche<strong>le</strong>t selonlaquel<strong>le</strong> « nous sommes plutôt <strong>le</strong>s portraits d’une col<strong>le</strong>ctivité que <strong>de</strong> nous-mêmes ». Lesélèves sont déçus. Au départ ils s’étaient engagés dans la réalisation pour accroître lapuissance du « je », seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> résultat emporte chacun et l’absorbe. Une nouvel<strong>le</strong> fois,chaque individu est confronté à l’irréalisab<strong>le</strong>, comme si filmer l’infra-ordinaire retirait lacapacité <strong>de</strong> résister à ce qui, norme ou usage, agit <strong>de</strong> l’extérieur pour homogénéiser.L’impression <strong>de</strong>s élèves croise cel<strong>le</strong> d’Henri Michaux lorsqu’il saisit l’expression <strong>de</strong>spersonnages dans un <strong>de</strong>ssin d’aliéné :Ils sont trois dans <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au. De face, <strong>de</strong>bout, rangés. Homme, femme, enfant.Même cou, mêmes mains, même pause.Même expression : déchargés <strong>de</strong> toute personnalité, vidés <strong>de</strong> la particularité d’êtreune personne. Ainsi <strong>le</strong>s peignit l’homme à la vie interceptée : indifférenciés. Lavariété du sentir perdue pour lui, perdue pour tous.Aucune féminité dans la femme, aucune enfance dans l’enfant. La femme neprésente aucune différence <strong>de</strong> tail<strong>le</strong>, et la tête, strictement éga<strong>le</strong>, pourrait aussi bienêtre posée <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s <strong>de</strong> l’homme sans qu’on remarque la substitution. Le petitentre eux <strong>de</strong>ux, sauf sa petitesse, ne montre pas d’autre différence.« Groupe familial ».Mais il n’a pu vaincre l’invariabilité installée en lui dont il donne la marque à toutêtre qu’il peindra dorénavant.124 Anne-Marie Garat, Photos <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>s, col<strong>le</strong>ction « Fiction & Cie », Le Seuil, Paris, 1994, p. 70.125 David Sylvester, Entretiens avec Francis Bacon, Éditions d’Art Albert Skira, Genève, 1996, pp. 184-186(1 ère édition, Francis Bacon. L’art <strong>de</strong> l’impossib<strong>le</strong>, 1976) ; éga<strong>le</strong>ment Michel Leiris, « Ce que m’ont dit <strong>le</strong>speintures <strong>de</strong> Bacon » dans Francis Bacon ou la vérité criante, Editions Fata Morgana, Montpellier, 1974.126 Voir artic<strong>le</strong> « Effet phi » dans Jacques Aumont, Michel Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma,Nathan, Paris, 2001, p. 65.46


L’anonyme impression qui l’iso<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s iso<strong>le</strong>. Le pouvoir <strong>de</strong> différencier – <strong>le</strong> sel <strong>de</strong>la Terre – lui a été incompréhensib<strong>le</strong>ment retiré.Une même morne masculinité adulte se retrouve aussi bien dans la femme que dans<strong>le</strong> garçon, et dans son chien même, quand il lui arrive <strong>de</strong> l’ajouter dans <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au,« figurant » avec l’invariab<strong>le</strong> expression d’un homme fermé, figé. 127Sans doute un <strong>de</strong>s bonheurs <strong>de</strong> chaque élève a-t-il été <strong>de</strong> trouver dans <strong>le</strong>s rushes unportrait qui lui ressemb<strong>le</strong>, <strong>de</strong> sentir dans sa découverte <strong>le</strong> bien-fondé <strong>de</strong> l’acte filmique,mais maintenant chacun doit regar<strong>de</strong>r en face cette vidéo qui réfute ce qu’il estimaitpourtant avoir acquis pendant <strong>le</strong> tournage. Visages comprimés, arrachés : <strong>le</strong>s plansportraitsse défont, on n’y trouve plus personne. Le pouvoir <strong>de</strong> se différencier a bel etbien été « incompréhensib<strong>le</strong>ment retiré ».11. – LE MONTAGECe que <strong>le</strong>s élèves viennent <strong>de</strong> découvrir, c’est <strong>le</strong> pouvoir du montage et la toutepuissance du rythme. Comme <strong>le</strong>ur expérience <strong>de</strong> réalisation a été déterminée en partie parl’idée qu’ils se font <strong>de</strong>s productions audiovisuel<strong>le</strong>s, on comprend que cela ait pu <strong>le</strong>uréchapper. En tant que vidéastes, ils n’ont jamais monté ; spectateurs, ils ignorent tout <strong>de</strong>cette opération.Au cinéma comme à la télévision, ils sont accoutumés aux films classiques et à <strong>de</strong>sproductions qui relèvent d’une esthétique « post-mo<strong>de</strong>rne » 128 , à savoir <strong>de</strong>s films, <strong>de</strong>sclips, <strong>de</strong>s spots publicitaires, qui nous font moins « vibrer au rythme <strong>de</strong>s événementsracontés » que fusionner avec <strong>de</strong>s images et <strong>de</strong>s sons « déconnectés <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur fonctionnarrative » 129 . Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s différences qu’el<strong>le</strong>s présentent, <strong>le</strong> point commun <strong>de</strong>s formesclassiques et post-mo<strong>de</strong>rnes peut être caractérisé par <strong>le</strong> principe tout à fait général <strong>de</strong> laplace qu’on nous assigne, à partir <strong>de</strong> laquel<strong>le</strong> nous produisons du sens et <strong>de</strong>s affects, etqui ne nous permet pas <strong>de</strong> voir <strong>le</strong> montage. Le cinéma classique nous fait croire quel’histoire se dérou<strong>le</strong> toute seu<strong>le</strong>. Pour nous maintenir immergés dans <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> diégétiqueet relancer sans arrêt notre participation au récit, on va donc éliminer dans un film tout cequi rappel<strong>le</strong> sa fabrication et par conséquent effacer <strong>le</strong>s traces du montage 130 . Les filmspost-mo<strong>de</strong>rnes, <strong>le</strong>s clips et <strong>le</strong>s publicités nous font adhérer à <strong>de</strong>s rythmes accélérés oubien planants, si bien que <strong>le</strong> montage n’est plus perceptib<strong>le</strong>.Ceux qui ont déjà filmé l’ont fait en famil<strong>le</strong>. Or, l’équipement <strong>de</strong>s foyer en matérielvidéo, qui se limite généra<strong>le</strong>ment à un camescope et à un magnétoscope, n’incite pas au127 Henri Michaux, Les Ravagés, Fata Morgana, Montpellier, 1976, texte n°27, pp. 63-64 ; ces pages serontreprises dans Chemins cherchés Chemins perdus Transgressions publié chez Gallimard en 1981. Voir éga<strong>le</strong>ment<strong>le</strong> texte n°12, pp. 33-34 : « Visages enfoncés, engoncés <strong>le</strong>s uns dans <strong>le</strong>s autres. […] Mangé par un visage est unautre visage. Irrésistib<strong>le</strong>ment l’un s’agrège à l’autre, qui <strong>le</strong> subit, y tombe et périt doucement. […] Une figureamanteagglutine tout un rang <strong>de</strong> figures proches, qu’el<strong>le</strong> s’emploie à rendre tendres, plus tendres encore(l’humain et la pâte si pareils, si remarquab<strong>le</strong>ment pareils) et la visagophagie s’étend et augmente dans la petitebutte aux fa<strong>de</strong>s faces inexpressives qui s’engluent, se mangent et ne peuvent s’en empêcher, nostalgique-mentemportées dans une irréversib<strong>le</strong> dérive. Limbes d’ici bas, <strong>de</strong> ceux qui ont perdu <strong>le</strong> pouvoir d’écarter. »128 Selon Laurent Juil<strong>le</strong>r, L’écran post-mo<strong>de</strong>rne. Un cinéma <strong>de</strong> l’allusion et <strong>de</strong> l’artifice, L’Harmattan, Paris,1997. Dans <strong>le</strong>urs « je me souviens », <strong>le</strong>s élèves évoquent trois films – L’ours, JFK, Terminator – qui relèventchacun <strong>de</strong> l’esthétique post-mo<strong>de</strong>rne : récit a-causal pour L’ours (Juil<strong>le</strong>r, pp. 97-114), montage rythmique hypercourt pour JFK, images <strong>de</strong> synthèse et morphisme pour Terminator (Juil<strong>le</strong>r, pp. 50-53).129 Roger Odin, De la fiction, De Boeck Université, Bruxel<strong>le</strong>s, 2000, pp. 160-162 et 166-167.130 Dominique Villain, Le montage au cinéma, coll. « Essais », Editions Cahiers du cinéma, Paris, 1991, pp. 25-26 : « James Clark, monteur anglais né en 1931, ayant plusieurs fois travaillé, entre autres, avec Stan<strong>le</strong>y Donenet John Sch<strong>le</strong>singer, répondait à la question : « qu’est-ce qu’un bon montage ? » : « celui qui ne se voit pas », età la question : « qu’est-ce qu’un grand montage ? » : « celui que même <strong>le</strong>s autres monteurs ne voient pas .47


montage. Mais il y a plus qu’un problème technique. Comme nous l’a appris Roger Odin,un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> ne peut pas célébrer la cohésion du groupe familial s’il est monté. Enimposant un point <strong>de</strong> vue particulier, <strong>le</strong> montage bloque en effet la scénarisation que <strong>le</strong>smembres <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong> accomplissent, lorsqu’à partir d’un film qui en conserve <strong>de</strong>s traces,ils se remémorent et commentent <strong>de</strong>s événements vécus en famil<strong>le</strong> 131 .Incapab<strong>le</strong>s <strong>de</strong> discerner l'action du montage, <strong>le</strong>s élèves sont débordés par <strong>le</strong>ur vidéo.S’ils avaient pénétré plus avant dans la fabrique <strong>de</strong> Perec, peut-être n’auraient-ils pasconsidéré <strong>le</strong> plan-portrait comme une forme close, tournée vers el<strong>le</strong>-même, car <strong>le</strong>montage, on l’a souvent remarqué, est un principe indéfiniment actif dans l’entrepriseautobiographique <strong>de</strong> l’écrivain. Philippe Lejeune évoque à ce sujet <strong>le</strong> cinéma <strong>de</strong> JeanEustache :[…] je perçois beaucoup d’affinités entre <strong>le</strong> travail <strong>de</strong> Perec et celui <strong>de</strong> JeanEustache au cinéma. Même pu<strong>de</strong>ur, même délicatesse, même stratégieelliptique. Même désir <strong>de</strong> créer l’émotion en essayant <strong>de</strong>s montages qui<strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt la collaboration du <strong>le</strong>cteur ou du spectateur, mais <strong>le</strong> laisse libre <strong>de</strong>s’engager ou non. La Rosière <strong>de</strong> Pessac (1968-1979), c’est un peu la mêmeidée que Lieux. Une sa<strong>le</strong> histoire (1977), un diptyque fiction/réalité. Mêmeécoute <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong> dans Numéro Zéro (1971) d’Eustache, et dans<strong>le</strong> projet <strong>de</strong> Perec, L’Arbre, Histoire d’Ester et <strong>de</strong> ses frères. Beaucoup <strong>de</strong> différencesaussi, bien sûr. Mais ce qui <strong>le</strong>s rapproche <strong>sur</strong>tout, c’est <strong>le</strong>ur désird’inventer <strong>de</strong> nouvel<strong>le</strong>s formes autobiographiques, non par jeu ni pour« expérimenter », mais pour dire ce que <strong>le</strong>s formes convenues ne permettentplus <strong>de</strong> dire, pour ne pas mourir dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce. 132C’est visib<strong>le</strong> dans W ou <strong>le</strong> souvenir d’enfance, fondé <strong>sur</strong> la confrontation <strong>de</strong> <strong>de</strong>uxséries parallè<strong>le</strong>s, et dans « Penser/Classer », c’est l’écrivain qui considère <strong>le</strong> montagecomme un <strong>de</strong>s gestes fondamentaux <strong>de</strong> la création :méandre au milieu <strong>de</strong>s mots ; je ne pense pas mais je cherche mes mots : dans <strong>le</strong>tas, il doit bien en avoir un qui va me préciser ce flottement, cette hésitation, cetteagitation qui, plus tard, « voudra dire quelque chose ».C’est aussi , et <strong>sur</strong>tout, affaire <strong>de</strong> montage, <strong>de</strong> distorsion, <strong>de</strong> contorsion, <strong>de</strong> détours,<strong>de</strong> miroir,voire <strong>de</strong> formu<strong>le</strong> 133Perec n’a pas monté ses « je me souviens ». Les <strong>recherche</strong>s <strong>de</strong> Lejeune prouvent que<strong>le</strong>s 480 phrases du livre se succè<strong>de</strong>nt suivant l’ordre <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur écriture. Mais <strong>le</strong> montagen’est pas absent <strong>de</strong> la liste, simp<strong>le</strong>ment il est inclus dans <strong>le</strong>s mécanismes <strong>de</strong> la <strong>le</strong>cture. Oncomprend que la réalisation <strong>de</strong>s élèves implique une nouvel<strong>le</strong> opération, il <strong>le</strong>ur fautnotamment trouver quelque chose d’équiva<strong>le</strong>nt aux blancs typographiques qui <strong>le</strong>urdonnerait <strong>le</strong>s moyens <strong>de</strong> res-saisir <strong>le</strong>urs plans-portraits.12. – L’INVENTION DES SÉRIESPremier essai : <strong>le</strong>s élèves séparent <strong>le</strong>s plans-portraits par <strong>de</strong> l’amorce b<strong>le</strong>ue mais ils nesont pas satisfaits du résultat. Les visages et <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s prononcées supportent très mal labrièveté d’une forme qui tire brusquement chacun du néant avant <strong>de</strong> l’y renvoyer. La131 Odin, op. cit., 1995.132 Lejeune, op. cit., 1991, p.71.133 « Penser/classer », texte <strong>de</strong> 1982 repris dans <strong>le</strong> recueil Penser/Classer, Hachette, Paris, 1985, pp. 173-174.48


solution retenue arrive par hasard 134 . En manipulant <strong>le</strong>s rushes, un collégien fait remarquerà ceux qui l’assistent que son portrait gagne en puissance s’il ne <strong>le</strong> détache pas <strong>de</strong>s plansprécé<strong>de</strong>nts, à savoir <strong>le</strong>s vues qu’il avait prises au cours d’une récréation pour sefamiliariser avec <strong>le</strong> camescope. Les autres s’emparent <strong>de</strong> la découverte et déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>travail<strong>le</strong>r <strong>sur</strong> ce que <strong>le</strong> hasard vient <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur donner : entre <strong>le</strong>s plans-portraits, ils vontinsérer <strong>le</strong>s vues qu’ils ont tournées quand ils apprenaient à filmer. Ainsi ce qui étaitconsidéré comme un matériau inexploitab<strong>le</strong>, un reliquat d’essais périmés, <strong>de</strong>vient <strong>le</strong> point<strong>de</strong> départ <strong>de</strong> plusieurs séries. Parmi <strong>le</strong>s séries disséminées, cel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s plans-portraits vaimmédiatement se distinguer grâce à une rhétorique marquée.13. – LES SERIESLes plans-portraits. Une journée au collège : l’arrivée <strong>de</strong>s cars ; on traverse la courpour entrer en classe ; <strong>le</strong> cours <strong>de</strong> français ; la cantine ; la récréation ; <strong>le</strong> baby-foot ; <strong>le</strong>forum ; <strong>le</strong>s pelouses ; <strong>le</strong> cdi ; <strong>le</strong> cours <strong>de</strong> technologie ; l’heure <strong>de</strong> la sortie ; <strong>le</strong> départ <strong>de</strong>scars. Le sport : <strong>le</strong> basket ; <strong>le</strong> vtt. Autres activités : <strong>le</strong> club théâtre ; la sortie cinéma àCompiègne ; <strong>le</strong> voyage à Porquerol<strong>le</strong>s. Les relations : entre élèves, <strong>le</strong>s amoureux à égalitédans un même plan ; profs-élèves, chacun dans son plan, une <strong>sur</strong>impression. Lesa<strong>le</strong>ntours : la route <strong>de</strong> Macquelines ; <strong>le</strong>s arbres ; quelques voitures passent dans la rueprincipa<strong>le</strong> ; <strong>le</strong> ciel ; <strong>le</strong> mur du roi du Maroc ; l’étang d’Antilly. Le prof <strong>de</strong> maths :Monsieur Cohen, que certains appel<strong>le</strong>nt Michel. Les livres que <strong>le</strong>s élèves ont lus aucollège : Joseph Conrad, Jeunesse, Cœur <strong>de</strong>s ténèbres, Le nègre du Narcisse ; VictorHugo, Les Misérab<strong>le</strong>s ; Pierre Reverdy, Plupart du temps ; Irish Murdoch, La mer, lamer ; Paul Fournel, Les athlètes dans <strong>le</strong>ur tête ; Jacques Prévert, une poésie apprise en6 e ; Gérard <strong>de</strong> Nerval, Sylvie ; Marcel Aymé, Les contes du chat perché ; Georges Perec,Je me souviens.14. – TRIER, ELOIGNER, RAPPROCHERTrier, éloigner, rapprocher, rejeter, assemb<strong>le</strong>r, ra<strong>le</strong>ntir, décomposer, couper, col<strong>le</strong>r,hésiter. Recommencer. Cette variété d’opérations qu’on fait en montant, il faut avouerque nous nous trouvons presque tota<strong>le</strong>ment démunis si nous voulons la traduire en mots.Pour approcher la réalité du montage, voici un extrait du « Préambu<strong>le</strong> » <strong>de</strong> La vie mo<strong>de</strong>d’emploi, Pérec évoque l’art du puzz<strong>le</strong> :[…] la connaissance du tout et <strong>de</strong> ses lois, <strong>de</strong> l’ensemb<strong>le</strong> et <strong>de</strong> sa structure,ne saurait être déduite <strong>de</strong> la connaissance séparée <strong>de</strong>s parties qui <strong>le</strong> composent :cela veut dire qu’on peut regar<strong>de</strong>r une pièce d’un puzz<strong>le</strong> et croire tout savoir <strong>de</strong>sa configuration et <strong>de</strong> sa cou<strong>le</strong>ur sans avoir <strong>le</strong> moins du mon<strong>de</strong> avancé : seu<strong>le</strong>compte la possibilité <strong>de</strong> relier cette pièce à d’autres pièces, et en ce sens il y aquelque chose <strong>de</strong> commun entre l’art du puzz<strong>le</strong> et l’art du go ; seu<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s piècesrassemblées prendront un caractère lisib<strong>le</strong>, prendront un sens : considéréisolément une pièce d’un puzz<strong>le</strong> ne veut rien dire ; el<strong>le</strong> est seu<strong>le</strong>ment questionimpossib<strong>le</strong>, défi opaque ; mais à peine a–t-on réussi, au terme <strong>de</strong> plusieursminutes d’essais et d’erreurs, ou en une <strong>de</strong>mi-secon<strong>de</strong> prodigieusementinspirée, à la connecter à l’une <strong>de</strong> ses voisines, que la pièce disparaît, cessed’exister en tant que pièce : l’intense difficulté qui a précédé ce rapprochement,et que <strong>le</strong> mot puzz<strong>le</strong> – énigme – désigne si bien en anglais, non seu<strong>le</strong>ment n’aplus <strong>de</strong> raison d’être, mais semb<strong>le</strong> n’en avoir jamais eu, tant el<strong>le</strong> est <strong>de</strong>venue134 Sur l’art d’exploiter <strong>le</strong>s acci<strong>de</strong>nts dans la création, voir David Sylvester, op. cit., pp. 14-25 et 57-60.49


évi<strong>de</strong>nce : <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux pièces miracu<strong>le</strong>usement réunies n’en font qu’une, à son toursource d’erreur, d’hésitation, <strong>de</strong> désarroi et d’attente. 135Lorsqu’ils entreprennent <strong>le</strong> montage, <strong>le</strong>s élèves n’ont pas la moindre idée <strong>de</strong>l’ensemb<strong>le</strong> et, sans <strong>le</strong> fil conducteur d’un récit, ils vont <strong>de</strong>voir chercher une forme quidonne vie à <strong>le</strong>ur vidéo. Pour as<strong>sur</strong>er <strong>le</strong> passage d’un portrait à un autre, il faut que <strong>le</strong>splans <strong>de</strong>s séries tiennent à côté <strong>de</strong>s plans-portraits, sinon l’ensemb<strong>le</strong> s’éparpil<strong>le</strong>ra ets’exténuera sous nos yeux. Ce problème <strong>de</strong> tenue est cependant vite réglé. Comme <strong>le</strong>sélèves se sont souciés jusqu’à présent <strong>de</strong> contrô<strong>le</strong>r <strong>le</strong>urs portraits, ils reconduisentnaturel<strong>le</strong>ment ce principe au moment <strong>de</strong> choisir <strong>le</strong>s plans <strong>de</strong>s séries. A cet idéal <strong>de</strong>me<strong>sur</strong>e, s’ajoute la neutralité <strong>de</strong> l’énonciation.A l’exception d’un fragment pré<strong>le</strong>vé dans la vidéo <strong>de</strong> Porquerol<strong>le</strong>s, tous <strong>le</strong>s plansretenus ont été tirés caméra <strong>sur</strong> pied. La tenue du plan exige un cadre stab<strong>le</strong> que <strong>le</strong>sélèves as<strong>sur</strong>ent, si besoin est, en déterminant <strong>le</strong>s points d’entrée et <strong>de</strong> sortie à l’imageprès. L’absence <strong>de</strong> tout marquage énonciatif est tel<strong>le</strong> que, dans ce qu’ils gar<strong>de</strong>nt, <strong>le</strong>filmage tend à se faire oublier. A part quelques très gros plans, tout est filmé dans laprofon<strong>de</strong>ur à hauteur d’homme. Pas <strong>de</strong> grand ang<strong>le</strong> ni <strong>de</strong> longue foca<strong>le</strong> ; <strong>de</strong>s plansrapprochés tail<strong>le</strong> pour <strong>le</strong>s prises à l’intérieur, <strong>de</strong>s plans moyens ou américains pour <strong>le</strong>svues extérieures ; aucun axe rare, aucun mouvement d’appareil autonome et aucun zoom.Si l’on voit plusieurs personnes dans <strong>le</strong> même cadre, chacune d’entre el<strong>le</strong>s peut êtreaisément i<strong>de</strong>ntifiée, comme c’est <strong>le</strong> cas, par exemp<strong>le</strong>, dans L’arrivée du train en gare <strong>de</strong>La Ciotat. Cette manière <strong>de</strong> capter la réalité 136 nous donne l’illusion d’être aux côtés <strong>de</strong>sélèves et contribue à faire du collège un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie possib<strong>le</strong> même pour ceux qui n’enont jamais fait partie.Pour comprendre <strong>le</strong> problème que pose ce parti pris, nous <strong>de</strong>vons regar<strong>de</strong>r commentinteragissent coupe et tenue dans Sans so<strong>le</strong>il <strong>de</strong> Chris. Marker. Le film commence par unplan à contre-jour dans une lumière rasante où l’on voit <strong>de</strong>s enfants marcher en faisant laron<strong>de</strong> <strong>sur</strong> une route en Islan<strong>de</strong>, la voix over nous dit que c’est « l’image du bonheur »mais que <strong>le</strong> cinéaste n’arrive pas à nous <strong>le</strong> faire partager. A la fin du film, <strong>le</strong> plan <strong>de</strong>senfants revient, monté cette fois tel qu’il a été tourné, c’est-à-dire sans la moindre coupe ;toujours en voix over, on entend <strong>le</strong> commentaire suivant :Et c’est là, que, d’eux-mêmes, sont venus se greffer mes trois enfantsd’Islan<strong>de</strong>. J’ai repris <strong>le</strong> plan dans son intégralité, en rajoutant cette fin un peufloue, ce cadre tremblotant sous la force du vent qui nous giflait <strong>sur</strong> la falaise,tout ce que j’avais coupé pour « faire propre » et qui disait mieux que <strong>le</strong> restece que je voyais dans cet instant-là, pourquoi je <strong>le</strong> tenais à bout <strong>de</strong> bras, à bout<strong>de</strong> zoom, jusqu’à son <strong>de</strong>rnier 25 e secon<strong>de</strong>...Marker comprend que <strong>le</strong> bonheur est lié à la première impression <strong>de</strong>s rushes. Il acoupé « pour faire propre » mais la coupe casse <strong>le</strong> rythme du plan et nous empêched’accé<strong>de</strong>r à ce qui en fait la va<strong>le</strong>ur : la tenue va contre la substance même <strong>de</strong> l’image. Enrevanche, dans la séquence <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> Bissau, il doit couper au photogramme prèspour nous rendre sensib<strong>le</strong>s au regard fulgurant qu’il a saisi au tournage :C’est <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s marchés <strong>de</strong> Bissau et du Cap-Vert que j’ai retrouvé l’égalité duregard, et cette suite <strong>de</strong> figures si proches du rituel <strong>de</strong> la séduction : je la vois –135 La vie mo<strong>de</strong> d’emploi, coll. « POL », Hachette, Paris 1978, p. 15-16.136 Dans <strong>le</strong> filmage du cours <strong>de</strong> technologie et <strong>de</strong>s récréations, <strong>le</strong>s élèves manifestent sans <strong>le</strong> savoir uneproximité avec un « cinéma du plan » qui intercepte au présent la réalité sans la contrecarrer ; ces plans nousoffrent la possibilité d’explorer <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> du collège, ils nous permettent <strong>de</strong> comprendre l’ordinaire d’une vie <strong>de</strong>collégien.50


el<strong>le</strong> m’a vu – el<strong>le</strong> sait que je la vois – el<strong>le</strong> m’offre son regard, mais juste àl’ang<strong>le</strong> où il est encore possib<strong>le</strong> <strong>de</strong> faire comme s’il ne s’adressait pas à moi –et pour finir <strong>le</strong> vrai regard, tout droit, qui a duré 1/25 <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>, <strong>le</strong> tempsd’une image. 137Si <strong>le</strong> cinéaste n’avait pas monté la prise au plus juste, à l’instant précis où <strong>le</strong> « vrairegard » se découvre entre <strong>de</strong>ux masquages, celui-ci ne nous pénétrerait pas. Cette fois latenue est nécessaire pour révé<strong>le</strong>r, « <strong>le</strong> temps d’une image », l’acuité du regard <strong>de</strong> la jeunefemme 138 .Voilà <strong>le</strong> problème, formulé par Andrei Tarkovski : « Le rythme [du film] est fonctiondu caractère du temps qui passe à l’intérieur <strong>de</strong>s plans. […] C’est ce flux du temps, fixédans <strong>le</strong> plan, que <strong>le</strong> réalisateur doit saisir à l’intérieur <strong>de</strong>s morceaux posés <strong>de</strong>vant lui <strong>sur</strong>la tab<strong>le</strong> <strong>de</strong> montage. » 139 Le montage n’est pas une simp<strong>le</strong> opération où l’on raccor<strong>de</strong> <strong>de</strong>splans, c’est <strong>le</strong> moment où il faut trouver <strong>le</strong> rythme du film, qui fait ressortir l’essentiel <strong>de</strong>ce que contiennent <strong>le</strong>s rushes. Tout erreur <strong>sur</strong> <strong>le</strong> rythme d’un plan porte atteinte aurythme <strong>de</strong> l’ensemb<strong>le</strong> et contrarie notre compréhension. A ce niveau, la tenue du planmais aussi la neutralité <strong>de</strong> l’énonciation, n’ont pas <strong>de</strong> va<strong>le</strong>ur absolue.Ce sont là <strong>de</strong>s vérités premières que <strong>le</strong>s élèves ignorent car ils se fon<strong>de</strong>nt <strong>sur</strong> la qualitéprofessionnel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s productions qu’ils ont l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> voir à la télévision. Toutes <strong>le</strong>sfaib<strong>le</strong>sses techniques, qu’ils estiment préjudiciab<strong>le</strong>s à <strong>le</strong>ur entreprise, sont doncéliminées. En se donnant <strong>de</strong>s règ<strong>le</strong>s rigi<strong>de</strong>s, ils se privent d’emblée d’une partie dumatériau filmé. Ce qu’ils gar<strong>de</strong>nt n’est pas médiocre mais il faut en payer <strong>le</strong> prix :beaucoup <strong>de</strong> perte - <strong>sur</strong> douze heures <strong>de</strong> rushes, seu<strong>le</strong>ment une dizaine <strong>de</strong> minutesd’utilisée - et <strong>le</strong> montage va durer plusieurs mois.15. – LA FORMEC’est la définition du montage à distance, tel<strong>le</strong> que l’a formulée Artavadz Pe<strong>le</strong>chian,qui nous fait <strong>le</strong> mieux comprendre l’opération fondamenta<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s élèves viennentd’accomplir :Un plan [-portrait], apparaissant en un point précis, ne délivrera sa p<strong>le</strong>ineconséquence sémantique qu’après un certain laps <strong>de</strong> temps, au bout duquel ils’établira dans la conscience du spectateur une démarche associative nonseu<strong>le</strong>ment en liaison avec <strong>le</strong>s éléments qui se répètent, mais éga<strong>le</strong>ment avecceux qui <strong>le</strong>s entourent. 140Association d’un plan-portrait avec <strong>le</strong>s plans <strong>de</strong> séries qui l’entourent, association <strong>de</strong>splans-portraits entre eux : en offrant au spectateur la possibilité <strong>de</strong> produire menta<strong>le</strong>mentcette doub<strong>le</strong> relation, la vidéo représente symboliquement une communauté qui vient àl’intérieur <strong>de</strong> la col<strong>le</strong>ctivité.137 Le commentaire <strong>de</strong> Sans So<strong>le</strong>il a été intégra<strong>le</strong>ment publié dans la revue Trafic n°6, P.O.L Éditeur, Paris,prin-temps 1993, pp. 79-97.138 Pour cadrer en gros plan <strong>le</strong> visage d’une femme assise, <strong>le</strong> cinéaste s’est placé à sa hauteur. La position basselui permet <strong>de</strong> jouer avec <strong>le</strong>s passantes du marché qui s’interposent entre la jeune ven<strong>de</strong>use et la caméra. Après unmasquage, il laisse quelques photogrammes du visage découvert, ensuite il coupe et raccor<strong>de</strong> cut avec <strong>le</strong> plansuivant qui commence par un autre masquage. D’où l’effet <strong>de</strong> vo<strong>le</strong>ts qui s’entrouvrent <strong>sur</strong> <strong>le</strong> visage <strong>de</strong> la jeunefemme assise, <strong>le</strong> temps d’un bref regard.139 Andrei Tarkovski, Le temps scellé, Éditions <strong>de</strong> l’Étoi<strong>le</strong> / Cahiers du cinéma, Paris, 1989, p. 111.140 Artavadz Pe<strong>le</strong>chian, « Le montage à contrepoint ou la théorie <strong>de</strong> la distance », artic<strong>le</strong> publié dans Trafic n°2,P.O.L Éditeur, Paris, printemps 1992, pp. 90-105.51


En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s portraits, la réalisation montre uniquement la col<strong>le</strong>ctivité du collège.Chacun peut y apparaître au milieu <strong>de</strong>s autres, inci<strong>de</strong>mment au détour d’un plan. Lesportraits, qui arrivent espacés, suspen<strong>de</strong>nt momentanément cette représentation 141 . Ce sont<strong>de</strong>s images-symbo<strong>le</strong>s dont on ne peut comprendre la signification qu’à partir du momentoù el<strong>le</strong>s apparaissent <strong>le</strong>s unes avec <strong>le</strong>s autres. En dispersant <strong>le</strong>urs portraits dans <strong>le</strong>s séries,<strong>le</strong>s élèves ont repris sans <strong>le</strong> savoir un geste symbolique <strong>de</strong> l’antiquité grecque, celui quefaisaient <strong>le</strong>s amis au moment <strong>de</strong> se séparer lorsqu’ils se partageaient <strong>le</strong>s morceaux d’unepoterie cassée, et dont l’assemblage <strong>de</strong>viendrait plus tard un signe <strong>de</strong> reconnaissance.Dans <strong>le</strong>s plans-portraits, <strong>le</strong>s élèves s’exposent comme singuliers à l’écart <strong>de</strong> lacol<strong>le</strong>ctivité ; en même temps, ces plans séparés <strong>le</strong>s uns <strong>de</strong>s autres, qui font sens seu<strong>le</strong>ment<strong>le</strong>s uns avec <strong>le</strong>s autres, sont <strong>le</strong>s signes d’un être-en-commun, d’une communautéinterrompue et sans arrêt à venir dont la vidéo se fait l’écho. Le montage à distance fait<strong>sur</strong>gir un « être singulier pluriel » qui est au centre <strong>de</strong> l’acte filmique.16. – POUSSER PLUS LOINLes élèves montent sans plan <strong>de</strong> montage mais, dès <strong>le</strong>s premiers essais, se créent <strong>de</strong>snoyaux qui <strong>le</strong>s incitent à compléter <strong>de</strong>s séries. Le plan <strong>de</strong> la sortie du collège, fait parhasard, suscite celui <strong>de</strong> l’arrivée <strong>de</strong>s cars, qui donne à son tour l’idée <strong>de</strong> filmer <strong>le</strong> départd’un autobus, etc. Cette façon d’ajouter, fondée <strong>sur</strong> une scénarisation, amène laréalisation <strong>de</strong> pseudo-événements.La scénarisation est avant tout verba<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> s’effectue au moment où <strong>le</strong>s élèveschoisissent <strong>le</strong>s rushes et considèrent, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mo<strong>de</strong> conditionnel, tout ce qu’ils pourraientréaliser à partir <strong>de</strong> ce qu’ils retiennent. C’est dans ce contexte <strong>de</strong> discussion qu’ondéveloppe <strong>le</strong>s séries à partir <strong>de</strong>s scénarios <strong>de</strong> vie quotidienne. Cette manière <strong>de</strong>reconstruire la réalité exige parfois qu’un moment ordinaire soit expressément « aménagépour qu’une caméra puisse l’enregistrer » 142 . Un cours <strong>de</strong> français, une queue à la cantine,une séance <strong>de</strong> <strong>le</strong>cture au cdi, ont été ainsi reconstitués. Mais <strong>le</strong>s élèves vont pousserencore plus loin cette fabrication <strong>de</strong> pseudo-événements lorsqu’ils vont passer d’un« cinéma du plan », fondé <strong>sur</strong> une captation <strong>de</strong> la réalité, à un « cinéma <strong>de</strong> l’image », quis’appuie <strong>sur</strong> une mise en scène chargée a priori <strong>de</strong> symboliser certains aspects <strong>de</strong> la viedu collège. Prenons l’histoire <strong>de</strong> M. Cohen, bien connu pour ses qualités sportives, saparticipation à <strong>de</strong>s compétitions <strong>de</strong> voi<strong>le</strong> et son origine marseillaise. Ce professeur <strong>de</strong>mathématiques très aimé vient d’obtenir sa mutation ; l’année prochaine, il sera <strong>de</strong> retourà Marseil<strong>le</strong> et pourra s’adonner à son sport favori. Son histoire croise cel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s élèves quis’apprêtent à quitter <strong>le</strong> collège. Il a donc droit à un traitement particulier. Il a été filmé àl’étang d’Antilly. On <strong>le</strong> voit jouer avec un petit bateau <strong>de</strong> papier au bord <strong>de</strong> l’eau et lire àplusieurs reprises une histoire <strong>de</strong> marins écrite par Joseph Conrad. La mise en scèneimaginée pour filmer M. Cohen exprime son amour <strong>de</strong> la mer et <strong>de</strong>s voiliers. Pour <strong>le</strong>sélèves du collège Marcel Pagnol, <strong>le</strong>s plans <strong>de</strong> M. Cohen ne permettent pas seu<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>141 Le montage cut <strong>de</strong>s plans-portraits semb<strong>le</strong> répondre au principe, formulé par Alain Bergala, qui veut qu’ondoit rendre visib<strong>le</strong> <strong>le</strong> raccord entre <strong>de</strong>ux événements radica<strong>le</strong>ment hétérogènes. Il serait d’ail<strong>le</strong>urs très diffici<strong>le</strong> <strong>de</strong><strong>le</strong>s monter autrement, tant <strong>le</strong>ur rythme se différencie du rythme <strong>de</strong>s autres plans : <strong>le</strong>s élèves y apparaissent <strong>sur</strong> unfond <strong>de</strong> nature intemporel<strong>le</strong> ; <strong>le</strong> statisme <strong>de</strong> la pose, la durée nécessaire pour dire son « je me souviens » en font<strong>de</strong>s stases qui suspen<strong>de</strong>nt <strong>le</strong> flux temporel <strong>de</strong>s séries. A ce sujet, la séquence du basket, où <strong>le</strong>s portraits <strong>de</strong>sjoueurs arrivent juste avant ou juste après qu’on <strong>le</strong>s ait vus évoluer dans la cour, est exemplaire. Sur <strong>le</strong> principedu montage obligatoire ou « faux raccord nécessaire », voir A. Bergala, Voyage en Italie <strong>de</strong> Roberto Rossellini,coll. « Long Métrage », n° 11, Éditions Yellow Now, Crisnée, Belgique, 1990, pp. 49-50 ; Nul mieux queGodard, Cahiers du cinéma, Paris, 1999, pp. 90-94.142 Sorlin, op. cit., p. 84.52


l’i<strong>de</strong>ntifier, ce sont aussi <strong>de</strong>s signes qui revoient à ses qualités <strong>de</strong> marin. Il en va <strong>de</strong> mêmepour <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> d’amoureux, qu’on peut faci<strong>le</strong>ment reconnaître, mais qui a été filmé avanttout pour produire une image <strong>de</strong> collégiens amoureux. Dans <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux cas, l’intention a étéformulée, <strong>le</strong> contenu <strong>de</strong> l’image décidé avant <strong>le</strong> tournage. La réalisation bifurque vers unereprise en mains. Avec <strong>le</strong>s rushes, <strong>le</strong>s élèves pensent tenir quelque chose <strong>de</strong> la réalité ducollège, alors ils poussent plus en avant pour rendre cet ordinaire plus proche et pluscomp<strong>le</strong>t, au risque <strong>de</strong> s’en éloigner ou <strong>de</strong> casser la forme <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur vidéo.Le montage dure plusieurs mois. Les élèves ont quitté <strong>le</strong> collège pour <strong>le</strong> lycée. Selon<strong>le</strong>ur disponibilité, ils reviennent à Betz pour monter, tourner <strong>de</strong>s petites séquences oudécouvrir l’état <strong>de</strong>s travaux. Du temps est passé. Autant <strong>de</strong> rushes accumulés, autant <strong>de</strong>sons, d’images où sont déposés <strong>de</strong>s souvenirs, où il faut maintenant dégager quelquechose <strong>de</strong> banal, l’arracher à son insignifiance, <strong>le</strong> retrouver « miracu<strong>le</strong>usement », commedit Perec, et <strong>le</strong> verser dans la vidéo. Les élèves s’en tiennent toujours à <strong>le</strong>urs choix. Enl’absence <strong>de</strong>s réalisateurs, <strong>le</strong> montage est parfois as<strong>sur</strong>é par <strong>de</strong>s quatrièmes du coursvidéo 143 , un professeur d’anglais et moi-même. Malgré la diversité <strong>de</strong>s monteurs, <strong>le</strong> cahier<strong>de</strong>s charges mis au point <strong>le</strong>s mois précé<strong>de</strong>nts est respecté car la forme <strong>de</strong> la vidéo, sonrythme, sont fermement établis et n’acceptent que <strong>le</strong>s variations qui épousent <strong>le</strong>urmouvement. Les élèves à l’origine <strong>de</strong> la réalisation approuvent sans problème <strong>le</strong> résultatfinal.17. – LES APPUIS« Nous parlons fata<strong>le</strong>ment avec <strong>le</strong>s mots <strong>de</strong>s autres. Nous privilégions dans nos<strong>le</strong>ctures ce qui nous ai<strong>de</strong> à donner forme à notre vie. L’écriture est une doub<strong>le</strong> digestion,<strong>de</strong> nos <strong>le</strong>ctures et <strong>de</strong> notre expérience, avec comme première étape, la citation » 144 . Lesélèves n’échappent pas à la règ<strong>le</strong> énoncée par Lejeune et s’appuient <strong>sur</strong> certains films <strong>de</strong>Jean-Luc Godard. Bien qu’ils n’en aient vu que <strong>de</strong>s fragments ou <strong>de</strong>s restes, ils vontcependant passer par son œuvre pour réaliser <strong>le</strong>ur vidéo. Une carte posta<strong>le</strong> d’Alphavil<strong>le</strong>qui décore un coin du local donne à un garçon l’idée <strong>de</strong> filmer son amie comme AnnaKarina. Heureux du résultat, il l’insère entre <strong>le</strong> plan <strong>de</strong> l’étang et celui du ciel. Par sestons verts, ses effets <strong>de</strong> transparence, <strong>le</strong> plan <strong>de</strong> la fil<strong>le</strong> <strong>de</strong>rrière la vitre prolonge la vue <strong>de</strong>l’étang entouré d’arbres, <strong>le</strong> regard <strong>de</strong> la collégienne dirigé vers <strong>le</strong> haut semb<strong>le</strong> appe<strong>le</strong>r <strong>le</strong>plan suivant, <strong>le</strong> b<strong>le</strong>u intense et froid du ciel au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la cour. Sur une étagère à moitiévi<strong>de</strong> du studio, il y a <strong>de</strong>s cassettes enregistrées et d’anciennes revues <strong>de</strong> cinéma.Probab<strong>le</strong>ment parce qu’on ne savait pas quoi en faire, cette documentation a rejoint toutce que l’intendance du collège estime être du matériel audiovisuel et qu’on remise danscet endroit. Les élèves appel<strong>le</strong>nt la cassette <strong>de</strong> Nouvel<strong>le</strong> Vague « la cassette blanche » àcause <strong>de</strong> la jaquette et s’y reportent régulièrement. Ils disent : « T’as qu’à regar<strong>de</strong>rcomment on fait dans la cassette blanche ». Personne ne s’intéresse au film en entier, lacassette est un manuel qu’on consulte pour résoudre un problème. En se servant <strong>de</strong> la143 L’année qui suit <strong>le</strong> tournage <strong>de</strong> Je me souviens du collège Marcel Pagnol, <strong>le</strong> cours <strong>de</strong> technologie 4 ème estconçu pour fonctionner en ateliers, l’un d’entre eux étant dédié à la réalisation vidéo. L’expérience durera troisans. Pendant cette pério<strong>de</strong>, tous <strong>le</strong>s élèves <strong>de</strong> 4 ème seront initiés à la pratique <strong>de</strong> la vidéo dans <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong>s coursobligatoires. Cette me<strong>sur</strong>e, qui a fait sortir la vidéo <strong>de</strong>s ateliers <strong>de</strong> pratiques artistiques, prouve qu’on peutenseigner cette activité à <strong>de</strong>s collégiens comme on <strong>le</strong>ur enseigne la musique ou <strong>le</strong>s arts plastiques. Ce n’estcependant pas une initiative origina<strong>le</strong>, il existe d’autres établissements où la pratique <strong>de</strong> la vidéo est intégrée à laformation généra<strong>le</strong> <strong>de</strong>s élèves. Voir par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> travail remarquab<strong>le</strong> – et jamais reconnu officiel<strong>le</strong>ment par <strong>le</strong>sautorités académiques - réalisé par MM. Philippe Richard et Hughes Sadowski au collège W.H. Classens à Ailly<strong>sur</strong> Noye (80250) ; au collège d’Aramont à Verberie (60410) par MM. Michel Leroy et Michel Van Hoecke.144 Philippe Lejeune, Pour l’autobiographie, coll. « La cou<strong>le</strong>ur <strong>de</strong> la vie », Le Seuil, Paris, 1998, p.114.53


touche avance rapi<strong>de</strong>, <strong>le</strong>s élèves tombent <strong>sur</strong> la phrase « On dira, c’était <strong>le</strong> temps où… »,<strong>le</strong> carton « the long goodbye » à va<strong>le</strong>ur <strong>de</strong> plan et <strong>le</strong> violoncel<strong>le</strong> solo <strong>de</strong> Paul Hin<strong>de</strong>mith.Comme ça <strong>le</strong>ur convient, ils <strong>le</strong> versent dans la vidéo. Quand ils ne sont pas occupés auxmagnétoscopes, <strong>le</strong>s élèves discutent entre eux et piochent parfois dans la pi<strong>le</strong> <strong>de</strong>s revuesqui traînent <strong>sur</strong> l’étagère, ils <strong>le</strong>s feuillètent sans <strong>le</strong>s lire et regar<strong>de</strong>nt <strong>le</strong>s images. Unnuméro spécial « Godard » retient l’attention, sa couverture hi<strong>de</strong>use fait rire, <strong>sur</strong>tout il y aplus <strong>de</strong> photos que dans <strong>le</strong>s autres magazines et Godard – mais, pour <strong>le</strong>s élèves, c’estannexe – c’est celui qui a réalisé Nouvel<strong>le</strong> Vague. Les photos <strong>de</strong> Passion et d’Une femmemariée vont rég<strong>le</strong>r <strong>le</strong> problème <strong>de</strong>s amoureux. Dans une sal<strong>le</strong> <strong>de</strong> classe inoccupée, <strong>le</strong>sélèves disposent <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> comme <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s images. Une fois refait un très gros plan <strong>de</strong>visages fragmentés, <strong>le</strong> garçon et la fil<strong>le</strong> se placent comme Jerzy et Isabel<strong>le</strong> dans Passion,lui en retrait par rapport à el<strong>le</strong> qui se met <strong>de</strong> profil au premier plan, puis ils imaginent <strong>le</strong>geste <strong>de</strong> la caresse.Pour comprendre ce que <strong>le</strong>s élèves font avec <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> Jean-Luc Godard, il fautd’abord regar<strong>de</strong>r <strong>le</strong>urs agendas à la fin du premier trimestre. Ils ont déjà doubléd’épaisseur et pèsent d’autant plus lourd qu’ils débor<strong>de</strong>nt d’initiatives. Ils contiennent <strong>de</strong>spetits mots signés ; <strong>de</strong>s photomatons enluminés au tipex ; <strong>de</strong>s photos découpées dans <strong>de</strong>smagazines ; dans l’un, Armand a fait un <strong>de</strong>ssin ; dans l’autre, une f<strong>le</strong>ur <strong>de</strong> mouron sècheentre <strong>le</strong>s pages ; etc. Au quotidien, chaque agenda est farci <strong>de</strong> petits riens attachés à la vie<strong>de</strong> son propriétaire. La vidéo se remplit suivant <strong>le</strong> même processus. Un peu <strong>de</strong> Nouvel<strong>le</strong>Vague, <strong>le</strong>s photos <strong>de</strong> Passion, d’Une femme mariée, cel<strong>le</strong> d’Anna Karina : il y a <strong>de</strong>s« trucs bien » chez Godard, ils sont donc directement collés dans la vidéo qui, comme unagenda, se transforme en herbier 145 .Mais la cueil<strong>le</strong>tte constitue éga<strong>le</strong>ment un acte fondateur <strong>de</strong> première importance. Si <strong>le</strong>sélèves prélèvent dans <strong>le</strong>s films, utilisent la musique du groupe The Lilac Time ouprennent quelques images d’une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinée réalisée par l’un d’entre eux, c’est qu’ilss’accor<strong>de</strong>nt pour reconnaître à ces choses une va<strong>le</strong>ur hors du commun. Ils en par<strong>le</strong>nt endisant que « c’est puissant », que « c’est bien ». Citer consiste donc à détourner cetteforce bénéfique à son profit. Les collégiens agissent comme <strong>le</strong>s enfants qui reproduisentun beau <strong>de</strong>ssin <strong>sur</strong> papier calque avec <strong>le</strong> sentiment <strong>de</strong> gagner en puissance créatrice. Leurgeste se confirme lorsque ce matériau <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> main <strong>le</strong>ur permet <strong>de</strong> venir à bout <strong>de</strong>sdifficultés. Comme <strong>le</strong> brico<strong>le</strong>ur confronté à une tâche utilise <strong>le</strong>s moyens à sa portée pourl’accomplir, <strong>le</strong>s collégiens com-binent ce qu’ils copient chez <strong>le</strong>s autres pour pouvoirréaliser <strong>le</strong>ur propre vidéo 146 .Premier plan <strong>de</strong> Je me souviens du collège Marcel Pagnol : <strong>le</strong> visage au sourire <strong>de</strong>Perec, en voix over on entend une collégienne : « Georges Perec voulait écrire tout cequ’un homme d’aujourd’hui peut écrire, ce vidéogramme est dédié à sa mémoire. » Perecdonateur : il a donné <strong>le</strong> sujet <strong>de</strong> la vidéo et l’agir. Contre-don : la dédicace. Et Jean-LucGodard ? Son nom n’est pas mentionné, cet appui reste secret 147 .145 Philippe Lejeune, Les brouillons <strong>de</strong> soi, coll. « Poétique », Le Seuil, Paris, 1998, pp. 367-385.146 Clau<strong>de</strong> Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Librairie Plon, Paris, 1962, rééd. coll. « Agora », Pocket, n°2,chapitre premier, « La science du concret ».147 Je suis ici la contribution essentiel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Francis Ramirez et Christian Rollot qui renouvel<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s problèmes<strong>de</strong> l’adaptation à partir <strong>de</strong>s concepts anthropologiques, mana et système du don, analysés par Marcel Mauss.Dans « Le larcin magique », Cahiers <strong>de</strong> la Cinémathèque, n°11, Cinémathèque Française, Paris, printemps 1997,pp. 73-83, ils montrent « comment la problématique <strong>de</strong> l’adaptation prend sa place dans l’une <strong>de</strong>s questionsfonda-trices <strong>de</strong> l’anthropologie généra<strong>le</strong>, cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’échange <strong>de</strong> biens et <strong>de</strong> va<strong>le</strong>urs, cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> la transmission <strong>de</strong>richesses et <strong>de</strong>s obligations qui en décou<strong>le</strong>nt ; mais aussi […] comment ce travail <strong>de</strong> passage est, comme laplupart <strong>de</strong>s opérations impliquées dans une mutation, immergé, tota<strong>le</strong>ment ou partiel<strong>le</strong>ment, dans un contextemagique. » Je remercie Francis Ramirez <strong>de</strong> m’avoir encourager dans cette <strong>recherche</strong>.54


18. – LE TOURNANTCe qui s’est passé avec Je me souviens du collège Marcel Pagnol peut se déchiffrerainsi : <strong>le</strong>s élèves ont réalisé <strong>le</strong>ur vidéo à un tournant <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur scolarité 148 , cet acte <strong>le</strong>ur apermis <strong>de</strong> fabriquer un espace autobiographique intermédiaire, une aire <strong>de</strong> jeu qui <strong>le</strong>s aaidés à passer d’un établissement à l’autre. Ce que <strong>le</strong> passage du collège au lycée pouvaitcomporter d’étranger, <strong>de</strong> péril<strong>le</strong>ux peut-être pour chacun d’entre eux, est pris en chargepar l’acte filmique. On peut <strong>le</strong> vérifier à différents niveaux : dans <strong>le</strong> processus <strong>de</strong>réalisation et à l’intérieur <strong>de</strong> la vidéo achevée.Aucun <strong>de</strong>s plans-portraits n’a été tiré au collège. Même lorsque <strong>le</strong>s élèves partaient entournage pendant <strong>le</strong> temps scolaire, ils sortaient <strong>de</strong> l’établissement. Pourtant personne, sil’on considère <strong>le</strong> témoignage <strong>de</strong> Ludovic, n’a éprouvé cette sortie comme une plongéedans un infini <strong>de</strong>hors. Tourner à l’extérieur, c’était entrer dans un mouvement qui faisaitpénétrer <strong>le</strong> <strong>de</strong>hors à l’intérieur d’une action attachée au collège, où <strong>le</strong>s notions du« <strong>de</strong>hors » et du « <strong>de</strong>dans » n’étaient plus pertinentes car el<strong>le</strong>s s’étaient transmuées en unespace-temps qu’on ne pouvait plus localiser. L’habitu<strong>de</strong> prise <strong>de</strong> sécher <strong>le</strong>s cours pourfilmer, qui finit par <strong>de</strong>venir institutionnel<strong>le</strong> dès lors que <strong>le</strong>s enseignants l’acceptaient,montre bien la place limina<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s élèves occupaient alors. On comprend dans cesconditions l’indétermination spatio-temporel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s plans-portraits ; associée à l’évocationd’un souvenir, el<strong>le</strong> nous incite à imaginer comme passé <strong>le</strong> moment <strong>de</strong> l’énonciation et fait<strong>de</strong> ces plans une figure <strong>de</strong> ce que sera <strong>le</strong> présent dans l’avenir, une fois <strong>de</strong>venu passé.Cette zone autonome par laquel<strong>le</strong> ont transité <strong>le</strong>s vidéastes est inscrite dans laréalisation. El<strong>le</strong> se manifeste lorsque <strong>le</strong>s collégiens sont très présents à l’image ou au sonet semb<strong>le</strong>nt en même temps <strong>sur</strong> <strong>le</strong> point <strong>de</strong> disparaître à nos yeux. Ces figures <strong>de</strong> ladisparition 149 , qui reviennent <strong>de</strong> façon récurrentes, sont suffisamment nombreuses pourêtre remarquées. En voici quelques-unes : visages masqués par <strong>de</strong>s livres ou un journal,visages fragmentés en très gros plan ou brouillés par une <strong>sur</strong>impression ; corps masquéspar un élève qui obstrue complètement <strong>le</strong> champ ; élèves à vélos suivis <strong>de</strong> dos entravelling avant 150 ; élèves filmés à contre-jour dans <strong>le</strong> forum ; élèves dont on ne voit que<strong>le</strong>s mains dans <strong>le</strong> cours <strong>de</strong> technologie, dont on n’entend que la voix lorsqu’ils jouent aubaby-foot ; etc. A ces figures s’ajoutent <strong>le</strong>s nombreux plans vi<strong>de</strong>s qui va<strong>le</strong>nt par l’absence<strong>de</strong>s élèves, élèves perdus <strong>de</strong> vue que la vidéo fait revenir un ou <strong>de</strong>ux plans plus loin, etqui semb<strong>le</strong>nt filmés pour montrer ce que <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>vient lorsque nous l’avons quitté.L’acte filmique a libéré <strong>le</strong>s élèves <strong>de</strong> l’immédiat par la possibilité qu’il apportait <strong>de</strong> semettre en marge <strong>de</strong>s rythmes scolaires ; c’est grâce à lui que la séparation avec <strong>le</strong> collègea pu être maîtrisée au moment où <strong>le</strong>s liens <strong>de</strong>vaient se distendre ; que l’entrée au lycée apu s’effectuer, sans rupture gênante, dans l’appel d’une communauté qui ne fusionne pasmais s’expose et se fait entendre dans l’espacement <strong>de</strong>s singularités. Ces élèves qui sontmaintenant en âge <strong>de</strong> se marier et <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r une famil<strong>le</strong>, il faut <strong>le</strong>s sortir encore une fois<strong>de</strong> l’anonymat.148 Philippe Lejeune, « Le tournant d’une vie » dans Les brouillons <strong>de</strong> soi, pp. 103-121.149 Dans <strong>le</strong> prolongement <strong>de</strong> La Disparition, Georges Perec manifeste l’intention <strong>de</strong> réaliser un film d’aventures,« bourré <strong>de</strong> personnages et d’actions, racontant une intrigue nourrie <strong>de</strong> péripéties <strong>de</strong> toute sortes », sans jamaismontrer distinctement un visage et sans que <strong>le</strong> spectateur ait conscience <strong>de</strong> cette règ<strong>le</strong> contraignante. La noted’intention est publiée dans la revue Vertigo, n° 11/12, Éditions Jean-Michel Place, Paris, 1994, pp. 61-66, sous<strong>le</strong> titre « Signe particulier : NÉANT ».150 Ce plan est tourné caméra <strong>sur</strong> pied, installée dans <strong>le</strong> coffre d’une voiture qui suit <strong>le</strong>s cyclistes en marchearrière, <strong>le</strong> capot re<strong>le</strong>vé pour permettre à un élève <strong>de</strong> <strong>le</strong>s cadrer à l’œil<strong>le</strong>ton. Afin que <strong>le</strong> cadre ne change pas,chacun doit rou<strong>le</strong>r à la même vitesse et il faut maintenir <strong>le</strong> même interval<strong>le</strong> physique entre <strong>le</strong>s cyclistes et lacaméra. Compte tenu <strong>de</strong> cette comp<strong>le</strong>xité, on comprend qu’il faut avoir envie <strong>de</strong> ce plan pour <strong>le</strong> tourner.55


19. – LES ÉLÈVESVanessa Babouche, Michael Bellouin, Aurélien Bogucki, Yohan Bourrin, FrédéricCana<strong>le</strong>, Bernard Cap<strong>le</strong>t, Ludovic Champainne, Arnaud Chevreau, Caroline Cotta, LaetitiaDelahaye, Isabel<strong>le</strong> Delorme, Thibault Delot, Laurent Delval, Sandrine Deriaux, PatrickEvard, Malorie Grégoire, Kamel Hakimi, Béatrice Hanotel, Sébastien Hubert, StéphaneLec<strong>le</strong>rc, Cédric Lefetz, Audrey Le Goue<strong>de</strong>c, Candice Lemeur, Cyril Lewko, Jean-François Maindron, Marlène Mangin, Frédéric Meyer, Myriam Moingt, Edgar Pereira,Frédéric Perez, Arnaud Petit, Patricia Ponsar, Laurent Rabel<strong>le</strong>, Francis Ratta, ValérieRatta, Willy Renard, Mickael Sortel<strong>le</strong>, Olivier Temam, Axel Terrien, VanessaWendling 151 .151 J’oubliai <strong>de</strong> dire que <strong>le</strong>s élèves n’ont jamais pu voir <strong>le</strong>ur vidéo ensemb<strong>le</strong>. L’ouvrage terminé, ils ont eu <strong>le</strong>projet d’organiser une vidéo projection au collège, un vendredi en fin d’après-midi, d’apporter selon la coutume<strong>de</strong>s gâteaux faits maison, d’inviter <strong>le</strong>s autres élèves et <strong>le</strong>urs famil<strong>le</strong>s. Ils se sont heurtés à un refus sans appel <strong>de</strong>la part du Principal : ils ne faisaient plus partie <strong>de</strong> l’établissement. « Al<strong>le</strong>z tenter votre chance à la MJC <strong>de</strong> Crépyen Valois, <strong>le</strong>ur dit-il, maintenant que vous êtes au lycée là-bas, peut-être qu’ils vous permettront d’organiserquelque chose ». Cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong> n’avait pourtant rien d’exceptionnel<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> contexte local car <strong>le</strong> collège,partenaire du Foyer rural, avait déjà servi <strong>de</strong> cadre à plusieurs soirées festives ouvertes aux habitants du canton.Cette année-là, <strong>le</strong>ur production fut régulièrement montrée dans <strong>de</strong>s festivals <strong>de</strong> vidéo scolaire, el<strong>le</strong> fut remarquéeau point <strong>de</strong> faire l’objet d’un artic<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> journal Le Parisien qui fit la fierté du Chef d’établissement. Lecollège Marcel Pagnol acquit ainsi la réputation d’être un lieu <strong>de</strong> création, on <strong>le</strong> citait en exemp<strong>le</strong> au rectoratd’Amiens, et <strong>le</strong>s visiteurs regardaient <strong>le</strong> studio avec envie. Lorsqu’un nouveau Principal fut nommé, il en fitmoins pour la pratique <strong>de</strong> la vidéo que son prédécesseur mais continua d’entretenir l’idée qu’on produisait <strong>de</strong>svidéos scolaires au collège <strong>de</strong> Betz, même lorsqu’il décida d’arrêter définitivement cette activité. Peu à peu j’aiperdu <strong>le</strong> contact avec <strong>le</strong>s élèves mais auparavant j’ai dupliqué la vidéo pour ceux qui en voulaient une copie, j’aidû envoyer beaucoup <strong>de</strong> cassettes. Il en existe toujours un exemplaire au cdi <strong>de</strong> l’établissement, route <strong>de</strong>Macquelines, 60620 Betz.56


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Michè<strong>le</strong> GELLEREAU (Université Lil<strong>le</strong> 3-GERICO)et Roselyne ABRAMOVICI (Formatrice en audiovisuel).Approche d’une esthétique <strong>de</strong> l’imagechez <strong>de</strong> jeunes réalisateurs <strong>de</strong> vidéo amateur du Nord <strong>de</strong> laFranceSur <strong>le</strong> terrain <strong>de</strong>s pratiques <strong>de</strong> l’audiovisuel amateur, nous avonsenquêté <strong>sur</strong> quelques expériences d’ado<strong>le</strong>scents en milieu scolaire et non scolaire.Nous souhaitions i<strong>de</strong>ntifier <strong>le</strong> rapport <strong>de</strong> la construction du jugement esthétique àl’émotion, à <strong>le</strong>ur i<strong>de</strong>ntité et aux problèmes sociaux en nous intéressant àplusieurs groupes d’ado<strong>le</strong>scents <strong>de</strong> la région du Nord <strong>de</strong> la France, à partir <strong>de</strong><strong>le</strong>urs démarches et <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs créations audiovisuel<strong>le</strong>s. Nous avions retenu troislieux d’observation dans la région du Nord. Deux <strong>de</strong> ces lieux entrent dans <strong>le</strong>cadre <strong>de</strong> formations audiovisuel<strong>le</strong>s intégrées au mon<strong>de</strong> scolaire, dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>récit <strong>de</strong> vie, la peinture du mon<strong>de</strong> qui entoure l’éco<strong>le</strong> sont <strong>de</strong>s axes privilégiés <strong>de</strong>la création. Il n’y a pas d’évaluation scolairement sanctionnante <strong>de</strong> cesproductions. La référence au “ beau ” académique est donc tempérée par uneliberté <strong>de</strong> création. L’accompagnement est réalisé par un enseignant etponctuel<strong>le</strong>ment par un intervenant extérieur (réalisateur audiovisuel). Il s’agit <strong>de</strong>sateliers <strong>de</strong> production artistique d’un collège d’une petite commune « minière »du Pas-<strong>de</strong>-Calais, et d’un collège <strong>de</strong> la région <strong>de</strong> Lil<strong>le</strong>-Roubaix-Tourcoing . Latroisième enquête porte <strong>sur</strong> une initiative tout à fait origina<strong>le</strong> d’un groupe <strong>de</strong>jeunes <strong>de</strong> Roubaix (dont <strong>le</strong> principal acteur a été formé à l’audiovisuel au lycée):à partir d’une chanson d’un groupe <strong>de</strong> rap français (IAM), quelques uns d’entreeux ont produit un film amateur et entament <strong>de</strong>s démarches <strong>de</strong> reconnaissancedans <strong>le</strong> milieu professionnel. Nous avons observé <strong>le</strong> travail <strong>de</strong>s jeunes ado<strong>le</strong>scentsdans l’élaboration <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs documents audiovisuels, puis mené <strong>de</strong>s entretiens aveceux, analysé <strong>le</strong>s rushes et ensuite <strong>le</strong>s produits finis, pour travail<strong>le</strong>r <strong>sur</strong> <strong>le</strong>processus <strong>de</strong> création.Nous proposons dans un premier temps un rapi<strong>de</strong> état <strong>de</strong>s lieux permettant<strong>de</strong> comprendre <strong>le</strong> contexte <strong>de</strong> production et la nature <strong>de</strong>s réalisations, puis <strong>de</strong>spistes d’analyse du processus <strong>de</strong> création et <strong>de</strong> production.Etat <strong>de</strong>s lieuxPREMIERE ENQUETE59


Collège Paul Eluard (PE) 152 - Vermel<strong>le</strong>s- Pas-<strong>de</strong>-CalaisContexte <strong>de</strong> production:Atelier <strong>de</strong> Pratiques Artistiques Images et Sons - Année scolaire 1998-1999.Cet atelier concerne 10 élèves volontaires <strong>de</strong>s classes <strong>de</strong> 4 ème . Le travail <strong>de</strong>l’atelier est animé et suivi chaque semaine par <strong>le</strong>s 2 professeurs d’Arts plastiquesdu collège ainsi que par une réalisatrice, intervenant toutes <strong>le</strong>s 2 ou 3 séances.L’atelier se dérou<strong>le</strong> <strong>sur</strong> 3 heures, chaque mardi après-midi, <strong>de</strong> 15 à 18 heures,après une journée <strong>de</strong> cours (4 heures en matinée + 1), visant à développer unecertaine culture artistique ainsi que la créativité <strong>de</strong>s élèves. Les grands axess’expriment sous la forme d’un ou plusieurs thèmes et <strong>de</strong>vront servir <strong>de</strong> repèrescommuns, <strong>de</strong> liens pour <strong>le</strong> groupe au cours <strong>de</strong> l’année. Le matériel utilisé par <strong>le</strong>sélèves, pour <strong>le</strong> travail qui nous intéresse, est un ensemb<strong>le</strong> d’appareils “ grandpublic ” (camescopes 8 mm ou Hi8, banc-titre, petite tab<strong>le</strong> d’effets Panasonic,appareils photographiques 24/36 et Polaroïd).Intitulé du projet : LE TEMPS ET L’IMAGE.Objectifs :Découverte <strong>de</strong> différentes notions du temps à partir <strong>de</strong> l’image fixe et l’imagevidéo par l’expérimentation <strong>de</strong>s techniques <strong>de</strong> prises <strong>de</strong> vues et l’exploration <strong>de</strong>certain effets <strong>de</strong> création. Travail <strong>sur</strong> l’idée d’accélération, <strong>de</strong> dilatation,d’étirement du temps.Références artistiques :<strong>le</strong>s élèves ont visionné plusieurs films :“ Juste <strong>le</strong> Temps ” <strong>de</strong> Robert Cahen“ Muybridge Revisited ” <strong>de</strong> George Snow“ 30 second spots = PARIS ” <strong>de</strong> Joan Logue“ Do-Or ” <strong>de</strong> Maîkoto Saïtoh“ La jetée ” <strong>de</strong> Chris MarkerDérou<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> l’atelier:Au début <strong>de</strong> chaque atelier, un temps permet <strong>de</strong> renouer avec la séanceprécé<strong>de</strong>nte sous forme <strong>de</strong> mise au point. Les élèves, à ce moment <strong>de</strong> l’atelier, sontpresque toujours hors d’eux-mêmes, dans un état <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> tension. Ce sont euxqui amènent <strong>le</strong>s idées et <strong>le</strong>s situations que <strong>le</strong>s enseignants reçoivent souventcomme <strong>de</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s anarchiques. Les pistes <strong>de</strong> travail ouvertes sont souventabandonnées à la séance suivante. Ce qui crée <strong>de</strong>s tensions très audib<strong>le</strong>s dans laban<strong>de</strong> son. Les projets sont réalisés en petits groupes, selon <strong>le</strong>s affinités dumoment. Les tournages se font dans l’environnement du collège, qu’ils soient enintérieur ou en extérieur.Caractères du contexteLa situation est vécue comme extra-scolaire (bien que située dans ce cadre) pourdifférentes raisons : <strong>le</strong>s élèves vivent <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> l’atelier comme autre, du fait <strong>de</strong><strong>le</strong>ur libre présence. Cet état <strong>de</strong> fait (avoir choisi d’être là) est extrêmementimportant. Il modifie la manière d’investir <strong>le</strong> lieu et la motivation (contestation152 Nous emploierons l’abréviation « PE » pour désigner ce collège.60


largement restituée par la ban<strong>de</strong> son lorsque l’enseignant donne <strong>de</strong>s directivesqui rappel<strong>le</strong>nt trop <strong>le</strong> contexte - scolaire malgré tout - dans <strong>le</strong>quel ils sont). Lesélèves réagissent en exprimant <strong>le</strong>ur point <strong>de</strong> vue <strong>sur</strong> <strong>le</strong> cadre particulier <strong>de</strong>l’atelier et la place <strong>de</strong> chacun. La motivation, du moins au début, n’est que trèspeu liée à l’idée <strong>de</strong> création. Le premier élément <strong>de</strong> motivation est baséessentiel<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> l’envie d’être ensemb<strong>le</strong>. La mise en place d’un tel ateliersuppose donc une volonté commune aux équipes administrative et pédagogique<strong>de</strong> reconnaître l’établissement , non seu<strong>le</strong>ment comme lieu d’enseignement, maiscomme lieu <strong>de</strong> vie, et <strong>de</strong> <strong>recherche</strong>r une didactique du sensib<strong>le</strong>.ProductionsLes productions données à voir en fin d'année scolaire se présentent sous la forme<strong>de</strong> 2 séries <strong>de</strong> petits vidéogrammes muets. Les 2 séries portent <strong>le</strong> même titre("Les souvenirs font naîtrent <strong>le</strong>s pensées") et s'ouvrent par <strong>le</strong> même générique.Ces suites répétées comme un exercice, sont créées à partir d'un certain nombred'images fixes et <strong>de</strong> saynètes traitées <strong>de</strong>puis une tab<strong>le</strong> d'effets vidéo très simp<strong>le</strong>. Iln’y a nul<strong>le</strong> part la trace d’un souci d’i<strong>de</strong>ntification, <strong>de</strong> personnalisation. Legénérique comporte un titre avec une liste <strong>de</strong> noms qui défi<strong>le</strong> et se fond dansl'image. Il n'y a pas vraiment d'auteur, pas <strong>de</strong> copyright. Le travail <strong>de</strong> montage yest sommaire. Toutefois, on distingue dans certains vidéogrammes une discrètetrame narrative. Dans d’autres, au contraire, la succession <strong>de</strong>s plans paraîtdavantage tenir d’une démarche aléatoire. Les effets simp<strong>le</strong>s et répétitifs, sontaussi liés au matériel très simp<strong>le</strong> dont disposent <strong>le</strong>s élèves (vo<strong>le</strong>ts, fondus,caches, superpositions, pixellisations, colorisations, etc.).DEUXIEME ENQUETECollège Emi<strong>le</strong> Zola – Wattrelos- Agglomération <strong>de</strong> Lil<strong>le</strong>- Roubaix- TourcoingContexte <strong>de</strong> production :Atelier <strong>de</strong> Pratiques Artistiques (images et sons) au Collège Emi<strong>le</strong> Zola (EZ) 153(Nord).Année scolaire 1998-1999.L’atelier concerne une douzaine d’élèves volontaires <strong>de</strong>s classes <strong>de</strong> 4 ème et 3 ème .L’établissement a une politique d’ouverture confirmée vers <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>stechnologies <strong>de</strong>puis plusieurs années, lui permettant <strong>de</strong> bénéficier maintenantd’un parc <strong>de</strong> matériel “ grand public ” et semi- professionnel relativementperformant, très cohérent et accessib<strong>le</strong> à tous. Les locaux remarquab<strong>le</strong>mentéquipés, sont vastes (2 gran<strong>de</strong>s sal<strong>le</strong>s munies <strong>de</strong> postes <strong>de</strong> visionnement, bancs <strong>de</strong>montage, ordinateurs, tab<strong>le</strong>s <strong>de</strong> travail. Une régie. Un plateau <strong>de</strong> tournage <strong>de</strong> 50m2). L’atelier se dérou<strong>le</strong> <strong>le</strong> vendredi après-midi, après <strong>le</strong>s cours, <strong>de</strong> 15 h.30 à 18h.30. La prise en charge et l’encadrement <strong>de</strong> l’atelier sont as<strong>sur</strong>és par unensemb<strong>le</strong> d’adultes relativement nombreux : 3 enseignants d’origines diverses( biologie, E.P.S., Arts Plastiques), 1 Emploi Jeune et, toutes <strong>le</strong>s 2 ou 3 semaines,la participation d’un intervenant extérieur. Les grands axes <strong>de</strong> la démarche d’unatelier <strong>de</strong> pratique artistique sont déterminés d’une année <strong>sur</strong> l’autre et validésofficiel<strong>le</strong>ment. Le but étant <strong>de</strong> permettre aux ado<strong>le</strong>scents <strong>de</strong> développer <strong>le</strong>urcréativité et <strong>de</strong> s’ouvrir à une certaine culture artistique.153 Nous emploierons l’abréviation « EZ » pour désigner ce collège.61


Intitulé du projet :RENCONTRE DES MOUVEMENTS DE CAMERA AVEC LA MATIEREObjectifs :Faire découvrir aux élèves <strong>de</strong> nouvel<strong>le</strong>s perceptions du mouvement <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur corpspar <strong>le</strong> biais d’une caméra. Travail<strong>le</strong>r <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s rapports du corps au temps et àl’espace. Rendre perceptib<strong>le</strong> la notion <strong>de</strong> matière à l’image. Intégrer toutes <strong>le</strong>sfonctions <strong>de</strong> la caméra comme autant d’outils <strong>de</strong> modification <strong>de</strong>la perception<strong>de</strong>s objets, <strong>de</strong> l’espace et du temps.Références artistiques :“ La Piscine ” <strong>de</strong> Bill Viola“ La baguette ” <strong>de</strong> V. Anding“ Cartes Posta<strong>le</strong>s ” <strong>de</strong> Robert Cahen“ Der Lauf <strong>de</strong>r Dinge ” <strong>de</strong> Flischi et Weiss.Dérou<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> l’atelierLes petits groupes <strong>de</strong> travail sont souvent <strong>de</strong>s clans très fermés qui ne s’ouvrentque rarement pour accueillir un élément solitaire, <strong>le</strong> temps d’une séance. Leséquipes sont rarement mixtes. Les pistes <strong>de</strong> travail choisies par <strong>le</strong>s élèves sontéc<strong>le</strong>ctiques mais évoluent au fur et à me<strong>sur</strong>e <strong>de</strong> l'année, en fonction d'élémentsaussi divers que l'état émotionnel <strong>de</strong>s élèves, l'espace, <strong>le</strong>s matériaux disponib<strong>le</strong>set l'approche du thème par <strong>le</strong>s documents proposés en visionnement par <strong>le</strong>senseignants. L’encadrement important, l’espace, permettent faci<strong>le</strong>ment la miseen chantier et <strong>le</strong> suivi <strong>de</strong> plusieurs projets au cours d’une séance.Les productionsLes productions fina<strong>le</strong>s (il y en a quatre) sont assez complètes. La ban<strong>de</strong> son estconstituée <strong>de</strong> musique ou <strong>de</strong> bruitages. Le langage parlé est absent, alors qu’on <strong>le</strong>trouve écrit sous forme <strong>de</strong> graffiti. Les effets utilisés sont très classiques(animation, stromboscopie). Le montage est parfois un peu hasar<strong>de</strong>ux. Il y a uncertain humour et une vivacité dans <strong>le</strong> rythme. Ce sont <strong>de</strong>s productionsintéressantes, qui correspon<strong>de</strong>nt bien à la maturité relative <strong>de</strong>s collégiens.Caractères du contexteLe parc <strong>de</strong> matériel permet aux groupes d'élèves <strong>de</strong> travail<strong>le</strong>r <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s projetsvariés et dans <strong>de</strong> bonnes conditions techniques. Il y régne un climat <strong>de</strong> liberté,mais <strong>le</strong> rappel <strong>de</strong>s rég<strong>le</strong>s <strong>de</strong> "bonne conduite"et <strong>de</strong>s responsabilités <strong>de</strong> chacun faitpartie du rituel d'ouverture <strong>de</strong> chaque séance <strong>de</strong> travailTROISIEME ENQUETEContexte <strong>de</strong> productionF. est en classe <strong>de</strong> 1ère S au lycée Emi<strong>le</strong> Zola quand il met en route son projet <strong>de</strong>réalisation. Il a commencé son approche <strong>de</strong> l'audiovisuel en secon<strong>de</strong> dans <strong>le</strong>cadre <strong>de</strong>s options "facultatives" . Le programme <strong>de</strong> cette première année est<strong>sur</strong>tout basée <strong>sur</strong> l'expérimentation <strong>de</strong>s techniques et <strong>de</strong>s différents outils. F. estséduit par l'album intitulé "Où je vis" du groupe "I AM". Une chanson <strong>sur</strong>toutl'accroche. Il déci<strong>de</strong> d'en faire un clip. Il écrit un scénario et <strong>le</strong> tourne pendant <strong>le</strong>s62


vacances avec certains <strong>de</strong> ses camara<strong>de</strong>s. Il utilise du matériel prêté par uneMaison <strong>de</strong> Quartier pour <strong>le</strong> tournage et celui du lycée pour <strong>le</strong> montage qu'i<strong>le</strong>ffectue pendant <strong>le</strong>s poses ouaprès <strong>le</strong>s cours. Le clip terminé, il organise un visionnement à la Maison <strong>de</strong>Quartier. On suggère alors <strong>de</strong> présenter <strong>le</strong> clip au groupe <strong>de</strong> chanteurs. F. et sescamara<strong>de</strong>s trouvent l'idée attractive et s'embarquent dans l'aventure.Intitulé du projet“ J’attends ”“ Ils voulaient la vie <strong>de</strong> château...mais ils n’ont eu que <strong>le</strong> donjon ”.ObjectifsRépondre à l'attente d'un groupe <strong>de</strong> musique connu (I Am) intéressé par unemaquette <strong>de</strong> clip réalisée par F. et ses camara<strong>de</strong>s à partir d'une <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur chanson.RéférencesEnoncées dans l'interview :- <strong>le</strong> clip vidéo en général ("J'ai travaillé plutôt <strong>sur</strong> un clip...")- <strong>le</strong> court-métrage ("Le court-métrage, c'était pour moi, <strong>le</strong> clip pour <strong>le</strong>chanteur...")- <strong>le</strong> documentaire- <strong>le</strong> téléfilm ("Vous connaissez "Max va craquer" ? C'est passé <strong>sur</strong> ARTE")Sont aussi perceptib<strong>le</strong>s à travers <strong>le</strong>s thèmes abordés (hold-up, bagarre, coups <strong>de</strong>feu, poursuite <strong>de</strong> voitures), l' influence évi<strong>de</strong>nte <strong>de</strong>s séries policières et <strong>de</strong>s films<strong>de</strong> gansters. Mais aussi et peut-être plus encore cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> films ( tel "La Haine" <strong>de</strong>Mathieu Kassovitz) traitant <strong>de</strong> la difficulté pour certains jeunes <strong>de</strong> trouver <strong>le</strong>chemin <strong>de</strong> l'intégration dans une société basée <strong>sur</strong> <strong>le</strong> clivage.Dérou<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> la productionAvec l'ai<strong>de</strong> d'organismes locaux, F. et ses camara<strong>de</strong>s parviennent à prendrecontact avec <strong>le</strong> groupe <strong>de</strong> chanteurs et trouvent <strong>le</strong> financement <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur voyage.Cette rencontre se sol<strong>de</strong>ra par une comman<strong>de</strong> possib<strong>le</strong> d'un clip à projeter dans <strong>le</strong>cadre <strong>de</strong>s concerts du groupe <strong>de</strong> musique. F. va essayer <strong>de</strong> mettre toutes <strong>le</strong>schances <strong>de</strong> son côté pour ce projet. Il délaisse son travail scolaire et s'attire <strong>le</strong>sreproches <strong>de</strong> sa famil<strong>le</strong> et <strong>de</strong> ses professeurs. Il se démène et se sent peu soutenu :"On n'avait pas un gros budget et c'est ce qui manque aux jeunes aujourd'hui pour<strong>le</strong>s ai<strong>de</strong>r dans <strong>le</strong>urs projets". Il trouve néanmoins <strong>de</strong>s solutions, <strong>de</strong>s partenariats,rassemb<strong>le</strong> autour <strong>de</strong> son projet <strong>le</strong>s habitants du quartier, la police municipa<strong>le</strong> etplusieurs infrastructures loca<strong>le</strong>s. F. raconte, non sans une certaine amertume, <strong>le</strong>sdifficultés qu'il rencontrera tout au long <strong>de</strong> son parcours et l'inertie <strong>de</strong>sorganismes incapab<strong>le</strong>s d'accélérer <strong>le</strong>s démarches et <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s décisions. Il vamême jusqu'à créer une association afin <strong>de</strong> trouver plus faci<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s ai<strong>de</strong>s.La productionRésumé :Un jeune ven<strong>de</strong>ur aimab<strong>le</strong> termine sa journée dans l'ambiancedétendue d'un magasin <strong>de</strong> matériel informatique. Aznavourchante"La Bohème" en fond sonore. Le jeune ven<strong>de</strong>ur quitteson travail en compagnie d'un camara<strong>de</strong> venu <strong>le</strong> chercher, et63


après avoir reçu <strong>le</strong>s félicitations <strong>de</strong> son directeur pour sesrésultats et <strong>le</strong> sérieux <strong>de</strong> son travail (son directeur lui vante <strong>le</strong>svertus du travail et lui promet un bel avenir s'il continue danscette voie). On <strong>le</strong>s retrouve dans une sorte <strong>de</strong> cave, un lieusordi<strong>de</strong> qui sert <strong>de</strong> repaire à une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> "copains", tous unpeu bizarres, occupés à monter un projet <strong>de</strong> hold-up.Le jeune homme sympathique tombe <strong>de</strong>s nues et refuse tout net<strong>de</strong> participer à ce genre <strong>de</strong> chose. Il assume insultes et coups eton <strong>le</strong> retrouve dans sa chambre. Il s'écrou<strong>le</strong> <strong>sur</strong> son lit ets'endort pour ... nous entraîner avec lui dans son rêve <strong>de</strong> holdup.Illustration parfois un peu redondante <strong>de</strong> la chanson dugroupe "I Am", on assiste à une séquence assez réussie <strong>de</strong>cinéma d'action, avec bel<strong>le</strong>s images sa<strong>le</strong>s, meurtres à bout <strong>de</strong>canon <strong>de</strong> fusil, poursuites <strong>de</strong> voiture, crissements <strong>de</strong> pneus,sirènes <strong>de</strong> polices, etc. C'est un échec catastrophique. Le jeunehomme retourne rejoindre ses pseudo-amis pour voir où ils ensont. Il voudrait <strong>le</strong>s convaincre d'abandonner <strong>le</strong>ur idée. Maisrien à faire. Ils se battent encore. Le jeune homme refusetoujours <strong>de</strong> se laisser entraîner et <strong>le</strong>s images du cauchemarreviennent encore et encore portées par la musique et <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s<strong>de</strong> la chansonIl s'agit d'une fiction <strong>de</strong> 17 minutes qui s'ouvre par un générique en <strong>le</strong>ttres rouges<strong>sur</strong> fond noir. Chaque nom apparaissant à l'écran est ponctué par un coup <strong>de</strong>feu comme <strong>le</strong> générique <strong>de</strong> fin qui reprend la même procédure. Le récit empreintd'une mora<strong>le</strong> ressemb<strong>le</strong> à une fab<strong>le</strong>. Les différents protagonistes sont positionnésdès <strong>le</strong> début comme <strong>le</strong>s "bons" et <strong>le</strong>s "méchants". Cet aspect moral est renforcépar <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s <strong>de</strong> la chanson "J'attends" qui occupe <strong>le</strong>s 2/3 <strong>de</strong> la ban<strong>de</strong> son,hormis <strong>le</strong> générique d'ouverture et la première séquence.Ce court-métrage qu'on pourrait qualifier "d'initiatique" met en scène ladifficulté à laquel<strong>le</strong> se trouve confronté un ado<strong>le</strong>scent à un moment donné <strong>de</strong> sonexistence : <strong>le</strong> rapport à la Loi : rentrer dans <strong>le</strong> cadre d'une société hiérarchisée,contraignante mais protectrice, perdre ses amis et assumer une certaine solitu<strong>de</strong>.Ou se laisser entraîner dans <strong>de</strong>s projets douteux au nom d'un idéal d'amitiérelativement illusoire (présentée comme une sorte <strong>de</strong> pacte avec <strong>le</strong> diab<strong>le</strong>) etmettre son avenir en danger. F. prend <strong>le</strong> spectateur à témoin pour lui exposer sondi<strong>le</strong>mme. Et, inversant <strong>le</strong> processus que décrit Daniel Serceau dans Le désir <strong>de</strong>fictions 154 qui amène habituel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> spectateur dans une sal<strong>le</strong> obscure, pour ysatisfaire son besoin <strong>de</strong> transgression sans prendre <strong>de</strong> risque, on pourrait dire quela réalisation <strong>de</strong> ce court-métrage lui sert d'exutoire . A tel point qu'il permetseu<strong>le</strong>ment à son "héros" <strong>de</strong> rêver qu'il participe au hold-up mais comme il <strong>le</strong> ditdans son interview avec <strong>le</strong> souci <strong>de</strong> "faire <strong>le</strong> plus vrai possib<strong>le</strong>".Axes <strong>de</strong> réf<strong>le</strong>xion154 “ Si <strong>le</strong> spectateur est au fond captivé par “ ses démêlés avec la Loi ”, il est clair qu’il se rend au cinéma dansl’espoir (illusoire) d’obtenir quelques précisions à <strong>le</strong>ur sujet ”, Serceau, D, Le désir <strong>de</strong> fictions, edts Dis-voir,Paris, 1987, p.53.64


Ces trois expériences ont un point commun : avoir pour base uneformation audiovisuel<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong>s ateliers ou <strong>de</strong>s options <strong>de</strong> pratiqueartistique <strong>de</strong>s collèges ou <strong>de</strong> lycée, mais ont évolué différemment. L’observation<strong>de</strong>s conduites esthétiques lors <strong>de</strong> la création, <strong>de</strong>s moments d’évaluation et <strong>le</strong>scaractéristiques <strong>de</strong>s productions nous ont conduit à orienter notre enquête en nousintéressant aux questions suivantes:-la question du contexte <strong>de</strong> production : quel regard donne <strong>le</strong> contexte, scolaire ouassociatif, l’environnement politique et urbain?-la question <strong>de</strong>s modè<strong>le</strong>s: quels sont <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s artistiques ou culturels ouaudiovisuels réinvestis (peinture, photo, cinéma, télévision) et comment sont-ilsréinvestis?-<strong>le</strong> rapport aux autres, à soi, au mon<strong>de</strong>: l’expérience esthétique est-el<strong>le</strong> créatriced’un lien? quel<strong>le</strong>s mises en scène <strong>de</strong>s corps, règ<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong> groupe, besoins <strong>de</strong>reconnaissance permettent <strong>le</strong> partage d’émotions esthétiques?-la notion <strong>de</strong> projet: quels sont <strong>le</strong>s objectifs suivis par <strong>le</strong>s institutions et <strong>le</strong>s jeunesamateurs? sont-ils toujours en cohérence?Il s’agit aussi <strong>de</strong> s’interroger globa<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s enjeux culturels et sociaux <strong>de</strong>ces activités artistiques.La préoccupation esthétique n’est pas formulée comme tel<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>sentretiens que nous avons pu avoir à propos <strong>de</strong>s productions effectuées dans <strong>le</strong>cadre scolaire (collégiens) ou associatif (F.). Le processus <strong>de</strong> création correspondsouvent à un désir <strong>de</strong> manipu<strong>le</strong>r <strong>de</strong>s images. La mise en forme <strong>de</strong> cel<strong>le</strong>s-cicorrespond plutôt à <strong>de</strong>s stratégies <strong>de</strong> réponse à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’institution, dugroupe ou à un projet personnel qu’à une <strong>recherche</strong> proprement esthétique.Pour <strong>le</strong>s productions effectuées dans <strong>le</strong> cadre scolaire, <strong>le</strong>s ado<strong>le</strong>scentscherchent à se faire plaisir et à produire quelque chose qui <strong>le</strong>ur plaît. Le plaisiresthétique <strong>de</strong> la création domine et <strong>le</strong> contexte est ici déterminant car l’atelier estun lieu "différent" qui donne à l'élève une autre expérience <strong>de</strong> l'institution. C'estun lieu périphérique au mon<strong>de</strong> purement scolaire, où l'ado<strong>le</strong>scent vient <strong>de</strong> sonp<strong>le</strong>in gré (il choisit d'être là, ce qui est important), choix qu'il exprime d'ail<strong>le</strong>ursen connaissance <strong>de</strong> cause. Il vient parce que c'est un espace autre : "Je ne suis paslà pour faire ce qu'on me dit, mais ce que j'ai envie <strong>de</strong> faire". Si cette situationpermet certaines revendications un peu provocantes, el<strong>le</strong> accor<strong>de</strong> aussi quelquesprivilèges: accès à <strong>de</strong>s endroits norma<strong>le</strong>ment interdits pour <strong>le</strong>s besoins d'unprojet, liberté d'expression, utilisation d'un matériel réputé coûteux, etc. Fairepartie <strong>de</strong> cet atelier donne donc un statut particulier qui ressemb<strong>le</strong> à une forme <strong>de</strong>“ passage ” où l’ado<strong>le</strong>scent <strong>de</strong>vient plus qu’un simp<strong>le</strong> élève. Pendant quelquesheures il bénéficie d'un autre regard <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> l'institution et expérimente uneautre relation à cel<strong>le</strong>-ci, jouant <strong>de</strong>s différentes autorités et <strong>de</strong> la diversification<strong>de</strong>s sources <strong>de</strong> savoirs: par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s conceptions <strong>de</strong> l’artiste contre <strong>le</strong> savoirdu prof, la provocation <strong>de</strong> l’art contre la loi socia<strong>le</strong>. L’activité <strong>de</strong> l’atelier estvécue comme une expérience novatrice et positive où peut s'inscrire, comme uneempreinte, <strong>le</strong> plaisir <strong>de</strong> la création et l'émotion esthétique .Il est donc impossib<strong>le</strong> ici <strong>de</strong> réduire la notion d’esthétique à <strong>de</strong>s questions<strong>de</strong> formes et <strong>de</strong> “ beau ” dans l’analyse <strong>de</strong>s productions. C’est <strong>le</strong> processusd’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> la création qu’il faut prendre en considération. Les productions <strong>de</strong>collégiens, comme <strong>le</strong>s productions du groupe animé par F., entrent dans <strong>le</strong> cadred’un projet autobiographique. L’on pourrait dire que se joue ici un travail <strong>de</strong>65


l’i<strong>de</strong>ntité au sens où l’entend Anthony Gid<strong>de</strong>ns. Selon <strong>le</strong> sociologue anglais,«autobiography is actually at the core of self i<strong>de</strong>ntity in mo<strong>de</strong>rn social life » 155 . Ils’agira souvent <strong>de</strong> se redéfinir dans un projet critique, fondé à la fois <strong>sur</strong> untravail <strong>de</strong> sé<strong>le</strong>ction <strong>de</strong> modè<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s oeuvres audiovisuel<strong>le</strong>s existantes et <strong>sur</strong>une expression <strong>de</strong> soi inspirée par <strong>le</strong> travail <strong>de</strong> groupe. C’est dans <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong> ceprojet global que sont réinterprétées <strong>de</strong>s oeuvres visionnées en atelier ou <strong>le</strong>sséquences télévisées qui imprègnent <strong>le</strong> quotidien. L’expérience esthétique naît àla fois <strong>de</strong> la réception d’oeuvres qui vont provoquer l’inspiration et <strong>de</strong> la créationcol<strong>le</strong>ctive dans un contexte spécifique. Le lien est donc étroit entrereprésentations du mon<strong>de</strong>, va<strong>le</strong>urs mora<strong>le</strong>s et socia<strong>le</strong>s, sty<strong>le</strong>s <strong>de</strong> vie etconstruction d’une scène esthétique où l’expérience du jeu lors <strong>de</strong> la création auraautant d’importance que <strong>le</strong> résultat formel représenté par l’œuvre. Il s’agit bienici <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> sa vie, <strong>de</strong> son expérience <strong>de</strong> l’art et du réel, une oeuvre qui entreradans la vie plus comme expérience que comme objet d’art.Nous nous sommes donc interrogées <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s choix effectués pour donnerforme aux productions et au sens <strong>de</strong> ces choix: quels sont <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>sretravaillés? Comment la vie est-el<strong>le</strong> transformée et reconstruite tant dans sonépaisseur matériel<strong>le</strong> que dans un travail biographique? Comment se construit uneesthétique du lien dans <strong>le</strong> travail <strong>de</strong> groupe?L’inspiration esthétique : <strong>de</strong>s modè<strong>le</strong>s aux transformationsOn peut considérer que <strong>le</strong>s vidéogrammes produits sont imprégnés d’ungrand nombre oeuvres existant avant eux. Mais ce qui va nous intéresser ici est<strong>de</strong> repérer d’une part quel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s oeuvres auxquel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s réalisateurs fontréférence, notamment cel<strong>le</strong>s qu’ils ont visionnées dans <strong>le</strong> cadre scolaire et d’autrepart ce qu’ils en font. Nous nous appuierons ici <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s propositions <strong>de</strong> Jauss <strong>sur</strong>l’expérience esthétique : “ La libération par l’expérience esthétique peuts’accomplir <strong>sur</strong> trois plans: la conscience en tant qu’activité productrice crée unmon<strong>de</strong> qui est son oeuvre propre; la conscience en tant qu’activité réceptricesaisit la possibilité <strong>de</strong> renouve<strong>le</strong>r sa perception du mon<strong>de</strong>; enfin (...) la réf<strong>le</strong>xionesthétique adhère à un jugement requis par l’oeuvre, ou s’i<strong>de</strong>ntifie à <strong>de</strong>s normesd’action qu’el<strong>le</strong> ébauche et dont il appartient à ses <strong>de</strong>stinataires <strong>de</strong> poursuivre ladéfinition ”. 156Dans certains entretiens, <strong>le</strong>s jeunes expliquent comment <strong>le</strong> travail <strong>sur</strong> laphoto <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, l’intérêt pour <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> gangsters, un spectac<strong>le</strong> <strong>de</strong> théâtre <strong>le</strong>urfont percevoir <strong>le</strong>s choses autrement que dans la vie <strong>de</strong> l’éco<strong>le</strong> ou <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong>.L’influence <strong>de</strong>s séances d’arts plastiques s’insinuera au fur et à me<strong>sur</strong>e ; un films’appel<strong>le</strong> même “ Les souvenirs font naître <strong>le</strong>s pensées ”. Mais <strong>le</strong> fait <strong>de</strong> <strong>de</strong>voirensuite créer <strong>de</strong>s images va changer la perception d’images familières : <strong>le</strong>caractère esthétique <strong>de</strong> la publicité va être re<strong>le</strong>vé, <strong>le</strong>s vieil<strong>le</strong>s photos vont prendreun autre sens. Dans Un art moyen , Pierre Bourdieu cite entre autre un extrait <strong>de</strong>"La Recherche" qui éclaire bien cette perception sensib<strong>le</strong> <strong>de</strong>s élèves. Proust par<strong>le</strong><strong>de</strong> " ces admirab<strong>le</strong>s photographies capab<strong>le</strong>s <strong>de</strong> donner une image singulière d'unechose connue, image différente <strong>de</strong> cel<strong>le</strong>s que nous avons l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> voir,singulière et pourtant vraie, et qui à cause <strong>de</strong> cela est pour nous doub<strong>le</strong>ment155 Anthony Gid<strong>de</strong>ns, Mo<strong>de</strong>rnity and self i<strong>de</strong>ntity, Stanford University Presse, Stanford, 1991, p.76.156 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique <strong>de</strong> la réception, p.13066


saisissante parce qu'el<strong>le</strong> nous étonne, nous fait sortir <strong>de</strong> nos habitu<strong>de</strong>s, et tout à lafois nous fait rentrer en nous-mêmes en nous rappelant une impression" 157 .Bourdieu souligne par ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong> fait suivant : "Les images qui usant <strong>de</strong> lapossibilité réel<strong>le</strong> <strong>de</strong> la technique, rompent tant soit peu avec l'académisme <strong>de</strong> lavision et <strong>de</strong> la photographie commune provoquent la <strong>sur</strong>prise"(...)"Coupeinstantanée dans <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> visib<strong>le</strong>, la photographie fournit <strong>le</strong> moyen <strong>de</strong> dissoudrela réalité soli<strong>de</strong> et compacte <strong>de</strong> la perception quotidienne en une infinité <strong>de</strong> profilsfugaces comme <strong>de</strong>s images <strong>de</strong> rêves, <strong>de</strong> fixer <strong>de</strong>s moments absolumentuniques... ” 158 . Cette perception <strong>de</strong>s images va par ail<strong>le</strong>urs s’enrichir <strong>de</strong> lapossibilité <strong>de</strong> <strong>le</strong>s réinvestir.Nous avons pu constater que ce mouvement se décline dans la créationessentiel<strong>le</strong>ment sous <strong>de</strong>ux formes: l’une proche <strong>de</strong> l’imitation et l’autre,distanciée, proche <strong>de</strong> la dérision.Certaines formes seront réinvesties tel<strong>le</strong>s quel<strong>le</strong>s: corps coupés <strong>de</strong>sphotos, mises en scène <strong>de</strong> saynettes théâtralisées. A PE, par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>sphotographies plus ou moins anciennes qui ont servi <strong>de</strong> matériau <strong>de</strong> travail aucours <strong>de</strong> certaines séances ont été amenées par <strong>le</strong>s élèves : beaucoup <strong>de</strong> photos <strong>de</strong>famil<strong>le</strong> représentant <strong>de</strong>s personnes <strong>de</strong> tous âges, parents, grands parents, arrièresgrands parents (qu’ils ne peuvent pas toujours i<strong>de</strong>ntifier). Des compositionsrenvoient à <strong>de</strong>s tab<strong>le</strong>aux connus (tel Le déjeuner <strong>sur</strong> l’herbe <strong>de</strong> Manet) à <strong>de</strong>ssketches ; certaines <strong>de</strong> ces séquences, par <strong>le</strong>urs mises en scène théâtra<strong>le</strong>s et assezfantastiques peuvant faire penser au cinéma expérimental. A EZ, il est intéressant<strong>de</strong> noter <strong>le</strong>ur intérêt et <strong>le</strong>ur réactivité lorsque <strong>le</strong>s jeunes “ rencontrent ” certainesformes d’oeuvres audiovisuel<strong>le</strong>s d’artistes. Ils réinvestissent ce qu’ils ont vu,reprennent <strong>le</strong>s idées <strong>de</strong> manière littéra<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s mettent en scène dans <strong>le</strong> contexte <strong>de</strong>l’atelier, <strong>le</strong>s adaptant à l’espace et aux moyens dont ils disposent. L’utilisation <strong>de</strong>“ Der Laufe <strong>de</strong>r Dinge ” <strong>de</strong> Flischi et Weiss en est un exemp<strong>le</strong>.L’ influence d’émissions et <strong>de</strong> séries <strong>de</strong> télévision (Nul<strong>le</strong> Part Ail<strong>le</strong>urs etses présentateurs, Urgences), mais aussi <strong>de</strong> spots publicitaires <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s produitsalimentaires est aussi très nette. On retrouve souvent certains modè<strong>le</strong>s bienancrés: <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus utilisées dans ce registre sont ceux qui appartiennent aurituel: <strong>le</strong> présentateur qui sollicite <strong>le</strong> téléspectateur "<strong>le</strong>s yeux dans <strong>le</strong>s yeux" etl'animateur évoluant dans un cadre permettant une certaine théâtralité. Celui du“ présentateur ”, tenu en général par l’élève qui a <strong>le</strong> <strong>le</strong>a<strong>de</strong>rship occupe la plupartdu temps la première place <strong>sur</strong> l’écran, tout comme celui <strong>de</strong>s émissions sportives(<strong>le</strong> football est une passion qui émerge à plusieurs reprises dans <strong>le</strong>s créations).Les institutions sont partiel<strong>le</strong>ment prises au sérieux, mais ces imitationsrudimentaires, dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s on a sé<strong>le</strong>ctionné ce qui a ému ou fait choc, donnentsouvent lieu à <strong>de</strong>s mises en scène fortement imprégnées <strong>de</strong> dérision etd’exaltation parfois trivia<strong>le</strong>s. Dans <strong>le</strong>s jeux théâtraux qui peuvent paraîtreridicu<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s collégiens s’emparent <strong>de</strong> certains stéréotypes qui, pour eux,représentent <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s adultes (<strong>le</strong> mé<strong>de</strong>cin, la mala<strong>de</strong>, la mégère, <strong>le</strong>présentateur, <strong>le</strong> champion, la ménagère...) et <strong>le</strong>s transforment dans une imitationhumoristique (presque bur<strong>le</strong>sque). Ces improvisations permettent aux élèves une157 Proust Marcel, A la Recherche du Temps Perdu - A l'ombre <strong>de</strong>s jeunes fil<strong>le</strong>s en f<strong>le</strong>urs, N.R.F., La Pléia<strong>de</strong>,1954, t.1, p. 838158 Bourdieu Pierre, "Un Art Moyen, Les usages sociaux <strong>de</strong> la photographie, Ed Minuit, 1965, p.11167


extériorisation progressive <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur vécu <strong>de</strong> téléspectateurs dans un registred'imitation néanmoins créateur.La publicité réinvestie dans <strong>le</strong> thème récursif <strong>de</strong> la nourriture donne lieu à<strong>de</strong>s mises en scène où l’on retrouve l’influence <strong>de</strong> certains films très prisés par <strong>le</strong>sado<strong>le</strong>scents (Alien, Les visiteurs): gros plans <strong>sur</strong> la nourriture très colorée, <strong>sur</strong> <strong>le</strong>svisages et très gros plans <strong>sur</strong> certains détails (intérieur bouche, nourriture quidégouline, etc.)..La parodie télévisuel<strong>le</strong> sty<strong>le</strong> “ Best off ”, ou “ Ce à quoi vousavez échappé ” est réinvestie dans <strong>de</strong>s improvisationss (mise en scène d’unevisite médica<strong>le</strong> par exemp<strong>le</strong>) où l’on laisse apparaître <strong>le</strong> hors champ, où l’onmélange <strong>le</strong>s conditions <strong>de</strong> création et la création el<strong>le</strong>-même. Les modè<strong>le</strong>sn’apparaissent pas seu<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong> contenu <strong>de</strong>s images, mais éga<strong>le</strong>ment dans laréalisation technique <strong>de</strong> cel<strong>le</strong>s-ci (manière <strong>de</strong> filmer).Le mélange <strong>de</strong>s genres est très prisé par <strong>le</strong>s ado<strong>le</strong>scents <strong>de</strong>s ateliersscolaires qui cherchent d'abord une récréation bienfaisante en s'appuyant <strong>sur</strong> cequ'ils ont vu plutôt qu'à organiser une quelconque cohérence, du moins au débutdu travail. Leurs productions sont souvent <strong>de</strong>s démarches p<strong>le</strong>ines <strong>de</strong> ruptures etd'essais qu'ils peuvent répéter inlassab<strong>le</strong>ment. Leur motivation se situe fortementdans un besoin <strong>de</strong> défou<strong>le</strong>ment et une contemplation avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur propre image ,<strong>le</strong>ur préoccupation ne prend en compte aucun spectateur extérieur : ils sont <strong>le</strong>urpropre public en quête d'i<strong>de</strong>ntité. Le rapport au projet pédagogique est travailléavec <strong>le</strong>s enseignants dans <strong>le</strong>s moments intermédiaires, en début ou en fin <strong>de</strong>séance. Ce “ melting pot ” permet cependant d’inscrire un “ horizon d’attentes ”pour reprendre la formu<strong>le</strong> <strong>de</strong> Jauss, qu’on n’a pas oublié: l’enseignant,l’animateur, <strong>le</strong> copain, vont retrouver au milieu <strong>de</strong> cette relative incohérence, qui,l’esthétique qu’il a tenté <strong>de</strong> faire percevoir, qui, <strong>le</strong>s images qui <strong>le</strong> font rire. Ainsi,la figure du <strong>de</strong>stinataire s’inscrit dans l’oeuvre, dans son rapport avec <strong>le</strong>s oeuvresantécé<strong>de</strong>ntes qui ont été retenues à titre d’exemp<strong>le</strong>s et <strong>de</strong> normes. Les oeuvresd’artistes montrées aux élèves sont réinvesties par bribes, certains éléments <strong>de</strong><strong>le</strong>ur travail peuvent faire penser à d’autres démarches artistiques, comme cel<strong>le</strong>s<strong>de</strong> Christian Boltanski (Les Saynètes Comiques, sortes <strong>de</strong> jeux <strong>de</strong> rô<strong>le</strong>s un peupuéri<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s mises en scènes <strong>de</strong> photographies <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> du même artiste),propres à conforter <strong>le</strong>s enseignants dans <strong>le</strong>ur démarche éducative. N’est-on, pasalors, dans ce moment <strong>de</strong> présence-absence du public, dans la volonté <strong>de</strong> partager<strong>de</strong>s liens propres à déc<strong>le</strong>ncher l’émotion esthétique, <strong>sur</strong> la base d’unereconnaissance commune d’images qui <strong>le</strong>s ont nourris? La notion d’ “ éthique <strong>de</strong>l’esthétique ”, tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> est formulée par M.Maffesoli peut nous être uti<strong>le</strong> icipour interpréter cette forme <strong>de</strong> socialisation: “ Le lien social <strong>de</strong>vient émotionnel.Ainsi s’élabore une manière d’être (ethos) où ce qui est éprouvé avec d’autres estprimordial ”. 159Si pour <strong>le</strong>s collégiens, <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s sont repris avec distance et ironie, cen’est pas <strong>le</strong> cas pour <strong>le</strong> travail du groupe animé par F. Pour F. en effet, <strong>le</strong>smodè<strong>le</strong>s servent moins à provoquer un bouillonnement émotionnel qu’ à donnerune filiation esthétique et un langage à son désir <strong>de</strong> s'intégrer socia<strong>le</strong>ment dans unespace <strong>de</strong> communication. Cet essai d’appropriation du sty<strong>le</strong> “ film noir ” et durythme syncopé propre à la musique rap et au clip vidéo peut être éclairé parl’analyse <strong>de</strong> Bernard Lamizet à propos <strong>de</strong> la médiation culturel<strong>le</strong> : “ En159 Maffesoli M, Au creux <strong>de</strong>s apparences, Pour une éthique <strong>de</strong> l’esthétique, p.1268


constituant un langage que je m’approprie dans <strong>de</strong>s pratiques esthétiques qui nerelèvent que <strong>de</strong> mon propre désir, la médiation culturel<strong>le</strong> me donne <strong>le</strong> langagedans <strong>le</strong>quel je suis en me<strong>sur</strong>e d’inscrire dans <strong>de</strong>s formes d’échange, <strong>de</strong> visibilitéet <strong>de</strong> communication la sociabilité dont je suis porteur. ” 160 Les modè<strong>le</strong>s du film <strong>de</strong>gangster et <strong>de</strong> l’écriture rap sont mobilisés pour attirer l'attention du spectateur.Cette démarche <strong>de</strong> construction <strong>de</strong> lien propre à F. rejoint la démarche <strong>de</strong> création<strong>de</strong>s rappeurs basée <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s techniques d’appropriation (pratique <strong>de</strong>s "samp<strong>le</strong>s",échantillons sonores) et d’imitation (la culture du remake est très importante pourcette génération). Le Scarface <strong>de</strong> Brian De Palma (1984) (remake <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> H.Hawks) est une référence cinématographique primordia<strong>le</strong> pour <strong>le</strong>s rappeurs quitravail<strong>le</strong>nt, comme <strong>le</strong>s élèves du collège <strong>de</strong> Vermel<strong>le</strong>s pardécomposition/recomposition, et retrouve ainsi <strong>le</strong>s techniques "artisana<strong>le</strong>s", la"fabrique" <strong>de</strong> musique ( que l’on pourrait comparer aux pratiques <strong>de</strong>s artistes <strong>de</strong>"The Factory" d’Andy Warhol). Dans cette optique, l’esthétique du film <strong>de</strong> F. aun lien avec <strong>le</strong> pop-art et la musique "rap" ne serait-ce que dans <strong>le</strong>urs techniques<strong>de</strong> récupération. Ces choix esthétiques lui permettent <strong>de</strong> revendiquer uneappartenance et <strong>de</strong> rendre sa démarche lisib<strong>le</strong>. F. l'exprime ainsi dans soninterview: "J'ai travaillé plutôt <strong>sur</strong> un clip, mais il y a un but, soit quelque chose<strong>de</strong> vécu, soit un message." On pourrait dire que <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s qu'il utilise, <strong>le</strong>spersonnages qu'il campe lui sont inspirés par la chanson qu'il a choisid'illustrer. Mais cette chanson lui sert <strong>sur</strong>tout d'alibi, <strong>de</strong> protection. S'exprimerpar <strong>de</strong>s images et à travers <strong>le</strong>s mots <strong>de</strong> quelqu'un d'autre lui a peut-être paru plusfaci<strong>le</strong>, mais <strong>sur</strong>tout moins dangereux. Il l'utilise comme un élément <strong>de</strong> médiationqui va lui permettre <strong>de</strong> faire entendre la vio<strong>le</strong>nce <strong>de</strong> ses sentiments. Avec uneadresse certaine, il expose aux spectateurs <strong>le</strong>s mouvements contradictoires quisont <strong>le</strong>s siens à la fois dans son combat intérieur et son désir impérieux d'êtrereconnu.Ainsi, <strong>le</strong>s ado<strong>le</strong>scents puisent l’inspiration et <strong>le</strong>s formes dans <strong>de</strong>s modè<strong>le</strong>sdont ils sont imprégnés (télévision, cinéma, jeux vidéos, musiques) ou que <strong>le</strong>séducateurs <strong>le</strong>ur ont proposé (théâtre,peinture,vidéo art, cinéma) quand ils yreconnaissent <strong>le</strong>s formes symboliques <strong>de</strong> représentation <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur sociabilité. Celien, établi par <strong>le</strong> biais <strong>de</strong>s modè<strong>le</strong>s, entre <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> quotidien et l’expérience quel’on vit se prolonge dans un travail <strong>sur</strong> la vie même considérée comme matière ouœuvre biographique. C’est ce lien entre l’esthétique et la vie que nous abordonsmaintenant.Une esthétique <strong>de</strong> la vie (matière, biographie, faits)Selon <strong>le</strong> sociologue Michel Maffesoli, tout ce qui nous entoure, la vie quenous menons est actuel<strong>le</strong>ment esthétisée et “ l’esthétique est diffractée dansl’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’existence ” 161 . On retrouve cette esthétisation <strong>de</strong> la vie quotidiennedans <strong>le</strong>s productions <strong>de</strong>s élèves. Les ado<strong>le</strong>scents travail<strong>le</strong>nt <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s thèmestriviaux, souvent directement issus du quotidien et <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur environnement, maisen même temps ils se posent <strong>de</strong>s questions auxquel<strong>le</strong>s ils tentent <strong>de</strong> répondre par<strong>le</strong>urs création.160 Lamizet B., La médiation culturel<strong>le</strong>, .L’Harmattan, Paris, 1999, p. 407.161 Maffesoli Michel, Au creux <strong>de</strong>s apparences, Pour une éthique <strong>de</strong> l’esthétique, p.1269


La relation très forte à la nourriture, au corps, ou à la vio<strong>le</strong>nce verba<strong>le</strong> etphysique peut être vue comme une approche ado<strong>le</strong>scente <strong>de</strong> la sensualité (mise enscène <strong>de</strong> “ séances <strong>de</strong> bouffe ”, <strong>de</strong> visites médica<strong>le</strong>s, exhibition d’un sque<strong>le</strong>tte), et<strong>de</strong>s rapports entre la vie et la mort ( menaces physiques). Proches encore d’uncertain archaïsme, <strong>le</strong>s ado<strong>le</strong>scents utilisent l’image pour ses vertus magiques,comme l’homme <strong>de</strong> l’antiquité; on peut ici citer Régis Debray quand il traite dufétiche primitif: “ Quel<strong>le</strong> image venue du fond <strong>de</strong>s âges (ou aujourd’hui du “ fond<strong>de</strong>s tripes ” d’un artiste) n’est pas un SOS? El<strong>le</strong> ne cherche pas à enchanterl’univers pour <strong>le</strong> plaisir mais à s’en libérer. Où nous voyons caprice ou fantasmegratuit, il y avait sans doute angoisse et supplique ” 162 . Cette manipulationd'images procure une jouissance esthétique libératrice parce quecommunicationnel<strong>le</strong>. Comme l'homme du fond <strong>de</strong>s temps, mais éga<strong>le</strong>mentcomme l'artiste, l'ado<strong>le</strong>scent utilise l'image comme signe, moyen privilégié pourpénétrer dans <strong>le</strong> champ symbolique. La fascination pour la métamorphose sedécline alors comme travail <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité sous la forme <strong>de</strong> parodies scéniques oumanipulation technique <strong>de</strong> l’image qui procurent une jouissance esthétiquelibératrice.-La fascination pour la matière et la métamorphose.La fascination pour la matière <strong>de</strong> l’image vidéo, mais aussi <strong>de</strong>s matériauxutilisés peut se comprendre pour <strong>de</strong>s collégiens qui ont choisi <strong>de</strong> participer à unatelier dont <strong>le</strong> thème relève du travail <strong>de</strong>s matières et <strong>de</strong>s formes. Mais <strong>le</strong> travail<strong>de</strong> manipulation gagne presque l’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>s éléments utilisés et se mê<strong>le</strong> autravail <strong>de</strong>s modè<strong>le</strong>s. Les photos coupées, redécoupées, refilmées <strong>de</strong> loin, <strong>de</strong> près,<strong>le</strong>s silhouettes dans une sal<strong>le</strong> obscure sont aussi <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> métamorphosetout comme <strong>le</strong>s photos ensevelies sous <strong>le</strong> drap qu’ils déchirent pour <strong>le</strong>s découvrir.Dans Esthétique <strong>de</strong> la Disparition , Paul Virilio écrit :“ L’un <strong>de</strong>s troub<strong>le</strong>s<strong>le</strong>s plus répandus <strong>de</strong> la puberté, c’est la découverte par l’ado<strong>le</strong>scent <strong>de</strong> son proprecorps comme étrange, étranger, découverte ressentie comme une mutilation, unecause <strong>de</strong> désespoir... ”. Puis, un peu plus loin, “ C’est aussi, désormais,l’utilisation intempérante <strong>de</strong> prothèses techniques <strong>de</strong> médiation” 163 . La mise enscène <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur angoisse, en traitant <strong>le</strong>ur corps d’ado<strong>le</strong>scents en p<strong>le</strong>inetransformation comme un matériau parmi d’autres, (séquences d’ensevelissementdans l’argi<strong>le</strong>) rappel<strong>le</strong> aussi <strong>le</strong>ur goût pour <strong>le</strong>s films d’horreur. La <strong>recherche</strong> dansla création <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> l’équilibre, d’un éventuel ordre, d’une respirationcommune (séquences <strong>de</strong> chutes <strong>de</strong>s décors, jeux <strong>de</strong> construction, manipulationsrythmées <strong>de</strong> matériaux divers, etc.), l’utilisation <strong>de</strong>s effets, <strong>le</strong>s déplacements dans<strong>le</strong> cadre <strong>de</strong> l’écran sont - peut-être - éga<strong>le</strong>ment du même ordre : ils se penchentchacun à <strong>le</strong>ur tour <strong>sur</strong> la machine pour éprouver <strong>le</strong> même plaisir, la mêmeangoisse, <strong>le</strong> même vertige, qui peut <strong>le</strong>s tenir sans problème trois heures d’affiléepour faire la même chose que ce que <strong>le</strong>s autres ont fait avant eux. Les séquencessont souvent reprises comme un matériau global <strong>sur</strong> <strong>le</strong>quel ils essaient différentsprocédés, différentes manipulations jusqu'à satiété. Ce travail fait penser auxdémarches d'appropriation développées par certains artistes "simulationnistes"comme Sherrie Levine ou encore Cindy Sherman dans sa col<strong>le</strong>ction <strong>de</strong> "PortraitsHistoriques". Ils utilisent <strong>de</strong>s images comme matériau <strong>de</strong> création et c'est l'acte<strong>de</strong> transformation <strong>de</strong> ces images qui est ici fondamental .162 Debray Régis, Vie et mort <strong>de</strong> l’image, Gallimard, Paris, 1992, p.33.163 Virilio Paul, Esthétique <strong>de</strong> la disparition, Galilée, Paris, p.2370


Cette métamorphose <strong>de</strong>s matières et <strong>de</strong>s corps semb<strong>le</strong> remplir unefonction cathartique. Certaines séquences sont impressionnantes et dignes <strong>de</strong>sséances <strong>de</strong> happening ou <strong>de</strong>s performances inspirés du "Body Art " tant <strong>le</strong> corpsest investi comme matériau parmi d'autres. A EZ, ils apportent à l’atelier <strong>de</strong> laterre, <strong>de</strong> la farine et <strong>de</strong>s matériaux divers. Des idées <strong>de</strong> mise en scène <strong>sur</strong>gissent,<strong>de</strong>s situations, qui peuvent se rejouer, se répéter, sans qu’il y ait ni lassitu<strong>de</strong> niridicu<strong>le</strong> et qui renvoient à <strong>de</strong>s jeux propres à la petite enfance. (pétrissage <strong>de</strong>terre, jeux d’eau et <strong>de</strong> sab<strong>le</strong>, etc) . La caméra est fixe, posée <strong>sur</strong> un pied, tel untiers neutre qui voit , enregistre et se tait, comme un œil témoin. Ces images(rushs) ne sont jamais utilisées. El<strong>le</strong>s sont visionnées dans l’exubérance puisoubliées pour en refaire d’autres à l’i<strong>de</strong>ntique la séance suivante. En voiciquelques exemp<strong>le</strong>s:-confection <strong>de</strong> colombins, très proche du scatologique, ou carrémentscatologique ; mo<strong>de</strong>lage <strong>de</strong> sexes masculins ou féminins ; découpage <strong>de</strong> la terredurcie à la tenail<strong>le</strong> et à la scie ; mise en place (en scène) <strong>de</strong> natures mortes(coquillages, objets en verre d’opacité différentes, feuil<strong>le</strong>s mortes, chutessuccessives <strong>de</strong> sab<strong>le</strong>s d’épaisseurs diverses avec un relief sonore très travaillé.- recette <strong>de</strong> cuisine, composée comme un tab<strong>le</strong>au et une voix narrative, sorte <strong>de</strong>plagiat <strong>de</strong>s recettes culinaires présentées à la télé et qui se termine en un mélangeglaireux.- réalisation <strong>de</strong> divers tab<strong>le</strong>aux à partir <strong>de</strong> matériaux (plâtre que l’on mouil<strong>le</strong> ousouil<strong>le</strong> avec <strong>de</strong>s jets d’eau - simulant l’urine ?- ou <strong>de</strong>s jets <strong>de</strong> peinture venant duhors champ, sab<strong>le</strong> mélangé à <strong>de</strong>s objets hétéroclites que <strong>de</strong>s mains anonymesfouil<strong>le</strong>nt).Ces séances se terminent toutes par un investissement <strong>de</strong>s lieux trèsmarqué (sa<strong>le</strong>té du sol, vêtements tachés, etc.). L’état <strong>de</strong> désordre auquel ilsparviennent semb<strong>le</strong> <strong>le</strong>s ravir.A PE, <strong>le</strong>s rushes sont plus timi<strong>de</strong>s, mais marquent aussi la régression:- mise en scène d’une visite médica<strong>le</strong> dans un lieu très précis (l’infirmerie). Lesélèves sont seuls et jouent “ au docteur ”.- absorption <strong>de</strong> nourriture (sucreries) ; scènes <strong>de</strong> goinfreries diverses.D’autres processus <strong>de</strong> création sont marqués par la répétition. Chaque essaisollicite chez <strong>le</strong>s élèves une réaction <strong>de</strong> plaisir ou d'insatisfaction qui va trèssouvent appe<strong>le</strong>r un recommencement jusqu'à épuisement <strong>de</strong>s matériaux et dutemps. Leur démarche rejoint cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> certains artistes contemporains qui mettenten scène <strong>le</strong> moment <strong>de</strong> création lui-même. Le véritab<strong>le</strong> intérêt est dans l'action etnon pas dans l'image. Le système <strong>de</strong> répétition se situe dans <strong>le</strong> jeu d'acteur et <strong>le</strong>"jeu <strong>de</strong> rô<strong>le</strong>" est très présent dans la dynamique du groupe où très souvent un<strong>le</strong>a<strong>de</strong>r s'impose. Ce phénomène <strong>de</strong> répétition se retrouvera autrement dans <strong>le</strong>montage final à travers un choix restreint d' images mises bout à bout dans unedébauche d'effets.Cependant ces moments <strong>de</strong> régression qui ressemb<strong>le</strong>nt à <strong>de</strong>s cérémoniesarchaïques où l’on libère ses pulsions sans organiser <strong>le</strong> sens, dans <strong>le</strong> plaisir dudéfou<strong>le</strong>ment, crée une certaine distanciation par la présence même du dispositifaudiovisuel car, au <strong>de</strong>là d'une dérision du simulacre télévisuel, il permet auxado<strong>le</strong>scents <strong>de</strong> dépasser l'angoisse <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur propre regard et <strong>de</strong> celui <strong>de</strong>s autres.Régulièrement amenés à exprimer <strong>le</strong>ur perception à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> ces outils, <strong>le</strong>s71


ado<strong>le</strong>scents expérimentent à travers un jeu d'images individuel<strong>le</strong>sconfondues dans cel<strong>le</strong> du groupe, une autre forme <strong>de</strong> communicationinstitutionnel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> télévisuel, en <strong>le</strong> réintégrant dans <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong>l'institution scolaire. Expérimenté en circuit fermé, ce modè<strong>le</strong> permet aux élèves<strong>de</strong> changer <strong>de</strong> point <strong>de</strong> vue, <strong>de</strong> passer successivement du rô<strong>le</strong> d'acteur à celui <strong>de</strong>spectateur, <strong>de</strong> fabricant ou d'auteur. Langage souvent plus familier que <strong>le</strong>s motspour l'ado<strong>le</strong>scent, plus apte aussi à satisfaire <strong>le</strong> narcissisme qui caractérise cetâge, l'image sert mieux son besoin d'extérioriser l'état <strong>de</strong> métamorphose qu'iltraverse. Le dispositif <strong>de</strong> captation <strong>le</strong>ur permet <strong>de</strong> s'offrir <strong>le</strong> plaisir à peine différédu miroir par <strong>le</strong> biais <strong>de</strong> l'écran. L'autre plaisir étant <strong>de</strong> faire passer <strong>le</strong> spectateur,par <strong>le</strong> grotesque paroxystique ou l'étrangeté <strong>de</strong>s situations mises en scène dans <strong>le</strong>rô<strong>le</strong> du voyeur sans <strong>le</strong>quel il ne peut y avoir d'exhibitionnisme.Ce dispositif permet, par <strong>le</strong> mouvement interne qui est propre, <strong>de</strong>travail<strong>le</strong>r en situation <strong>de</strong> communication, en plaçant l'élève dans un rô<strong>le</strong> actif etsouvent gratifiant ; c’est en ce sens qu’il est un moment créatif qui fon<strong>de</strong> <strong>le</strong>parcours biographique, et comme nous <strong>le</strong> verrons plus loin, <strong>le</strong> lien avec <strong>le</strong>s autres.Ces éléments <strong>de</strong> création débridée ne se retrouvent pas dans <strong>le</strong>s travaux <strong>de</strong>construction filmique <strong>de</strong> F., où, dans l’optique <strong>de</strong> faire un film <strong>de</strong> fiction, toutcommence par un scénario déjà pensé. Cependant ce scénario se fon<strong>de</strong>littéra<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> <strong>le</strong> choc émotionnel provoqué par <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s <strong>de</strong> la chansond’IAM. Les éléments déc<strong>le</strong>ncheurs du projet <strong>de</strong> F. se combinent parfaitementpour assouvir à un moment donné son besoin d'exprimer son angoisseexistentiel<strong>le</strong> et sa quête d'i<strong>de</strong>ntité. L’émotion très "visuel<strong>le</strong>" que provoque chezlui l'écoute <strong>de</strong> la chanson "J’attends" du groupe "IAM" est un effet recherché par<strong>le</strong>s auteurs qui s'expriment ainsi :"On crée <strong>de</strong>s images dans la tête, comme unevidéo, et après on décrit l'histoire en rimes...On a une grosse influencecinématographique". 164 Le "rêve" dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> Farid est non seu<strong>le</strong>mentl'illustration <strong>de</strong> la chanson du groupe "IAM". Il est aussi l'illustration <strong>de</strong> l'esprit"rap" avec une <strong>recherche</strong> certaine au niveau <strong>de</strong>s images comme <strong>de</strong> la ban<strong>de</strong> sond'une matière brute, un souci <strong>de</strong> "faire sa<strong>le</strong>"(éclairage inexistant, cou<strong>le</strong>ursdélavées, mouvements <strong>de</strong> caméra incessants, décadrages brutaux, faux raccords,propos incompréhensib<strong>le</strong>s, cuts sonores) dans une esthétique <strong>de</strong> vio<strong>le</strong>nce quirépond bien à une démarche <strong>de</strong> "reconnaissance" ambigue et qu'on retrouve danstout <strong>le</strong> court métrage. Les matériaux issus <strong>de</strong> la vie, notamment <strong>le</strong>s souvenirsfilmiques, la maîtrise <strong>de</strong>s techniques, <strong>le</strong>s possib<strong>le</strong>s <strong>de</strong> l’image sont traités comme<strong>de</strong>s langages susceptib<strong>le</strong>s <strong>de</strong> nourrir une narration. Comme dans <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux modè<strong>le</strong>sprécé<strong>de</strong>nts, il s’agit <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir quelqu’un d’autre, <strong>de</strong> travail<strong>le</strong>r à sa proprecréation, mais en se projetant dans une fiction et non en utilisant son imagecomme matière. La vie est traitée ici comme un événement autobiographique.-L’autobiographie ou la biographiePour F. et ses camara<strong>de</strong>s, l'expérience menée <strong>le</strong>ur permet <strong>de</strong> se me<strong>sur</strong>er àeux-mêmes mais aussi à une société dont ils atten<strong>de</strong>nt qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s reconnaisse. F.s'exprime ainsi dans son interview : "Quand on <strong>le</strong>ur a dit qu'on allait voir <strong>le</strong>164 Extrait <strong>de</strong> l'interview <strong>de</strong> Akhetaton/Chill du groupe "I Am"""Rap ta France" José-Louis Bocquet et Philippe-Pierre Adolphe,Edition Flammarion 1997, p. 185.72


groupe "I Am", ils ont rigolé. Ils <strong>le</strong> croyaient pas. Quand on est revenus, ils nousont pris un peu plus au sérieux". "Faire sérieux" est <strong>le</strong> souci premier <strong>de</strong> F., il est"l'auteur" et se présente comme <strong>le</strong> "responsab<strong>le</strong> du projet". Son but est d'êtrereconnu par <strong>le</strong>s "professionnels". Toutes <strong>le</strong>s collaborations qu'il trouve <strong>le</strong>confrontent à une société qui l'oblige, autant <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan objectif que subjectif àfaire <strong>de</strong>s concessions, à s'adapter. Mais il ne renonce pas et doit assumer <strong>le</strong> poids<strong>de</strong>s contraintes administratives et matériel<strong>le</strong>s pour gar<strong>de</strong>r la confiance durementgagnée <strong>de</strong> son entourage. Il s'accroche car il veut "changer l'image qu'on a <strong>de</strong>sjeunes qui ne font rien" et montrer cel<strong>le</strong> "<strong>de</strong>s jeunes qui travail<strong>le</strong>nt". Toute ladynamique <strong>de</strong> son propos est là et se retrouve dans sa réalisation. Sa démarche <strong>de</strong>création lui permet d'affronter une réalité socia<strong>le</strong> qui <strong>le</strong> concerne. En mettant enscène cette situation <strong>de</strong> dédoub<strong>le</strong>ment, il pose <strong>le</strong>s questions que se posentbeaucoup <strong>de</strong> jeunes dans son cas : "Que vais-je réussir à <strong>de</strong>venir ? Quelqu'un <strong>de</strong>bien ou un gangster ? A quel prix ?". Tout <strong>le</strong> travail <strong>de</strong> Farid semb<strong>le</strong> êtrel'expression <strong>de</strong> la difficulté qu'il éprouve à choisir sa référence personnel<strong>le</strong> parmi<strong>de</strong>s modè<strong>le</strong>s sociaux qui ne <strong>le</strong> satisfont pas. Mais en exprimant cette difficulté, ilavance en déjouant <strong>le</strong>s "pièges" d'une i<strong>de</strong>ntification trop clairement énoncée.Ainsi, la figure du rêve lui permet une certaine altérité, inconsciente bien sûr. Lerô<strong>le</strong> du metteur en scène, qu'il revendique et assume lui permet <strong>de</strong> "faire faire ”,mais aussi <strong>de</strong> “ donner à voir ” un doub<strong>le</strong> <strong>de</strong> lui-même neutralisé par <strong>le</strong> pouvoir<strong>de</strong> la fiction. En choisissant <strong>de</strong> clore son film <strong>sur</strong> une fin volontairementimprécise, presque "ouverte", il renouvel<strong>le</strong> l'interrogation. Il attend une réponsequ'il découvre peu à peu, en montrant son film dans <strong>le</strong>s lieux <strong>de</strong> vie qu'ilfréquente. En exposant ainsi son questionnement qui pourrait n'être qu'individuelil lui donne une dimension socia<strong>le</strong> certaine et une tout autre cohérence.Sa vie nourrit sa création, mais F.. utilise la structure narrative comme unfiltre qui lui permet <strong>de</strong> mo<strong>de</strong><strong>le</strong>r son expérience individuel<strong>le</strong> pour en faire unefiction. La re<strong>le</strong>cture <strong>de</strong> sa propre vie et <strong>de</strong> cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> ses amis lui permet <strong>de</strong> <strong>de</strong>venirsujet <strong>de</strong> son histoire et <strong>de</strong> prendre une place nouvel<strong>le</strong> dans l’espace social. PourF., la réalisation sera la possibilité <strong>de</strong> créer son propre parcours autobiographiqueen donnant une forme à une création qui préfigure cel<strong>le</strong> que l’on veut donner àla vie.L’acte <strong>de</strong> création, outre l’émotion esthétique qu’il fait éprouver, permetpeu à peu à l’ado<strong>le</strong>scent d’exprimer sa propre perception <strong>de</strong>s choses, mais aussi<strong>de</strong> comprendre qu’il existe d’autres points <strong>de</strong> vue. Il lui permet <strong>de</strong> réaliser qu’enfonction <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue il peut modifier cette perception, tout comme il peutmodifier son image en jouant avec la caméra. C’est un moment qui s’inscrit dansla biographie <strong>de</strong> l’individu comme catharsis, en y déposant une empreinte ; c’està la fois, pour F. l’expression et <strong>le</strong> désamorçage d’une ambiguïté inconfortab<strong>le</strong> etpour <strong>le</strong>s collégiens, la déposition <strong>de</strong>s passions et une démarche <strong>de</strong> séduction.Mais alors que F. se place dans une démarche volontaire d’intégration, <strong>le</strong>s jeunescollégiens se laissent dominer complètement par <strong>le</strong>s impulsions du moment. Lemanque <strong>de</strong> maîtrise <strong>de</strong> la technique révè<strong>le</strong> d’ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong> jeu <strong>de</strong> l’œil dominé parl’émotion physique. C’est el<strong>le</strong> qui gui<strong>de</strong> <strong>le</strong>s mouvements <strong>de</strong> caméra 165 . Cettecaptation et fixation d’un moment <strong>de</strong> vie marque du sceau <strong>de</strong> la création un165 Cf . Inteview d’H. Lartigue, cité par P. Virilio, op. cité p.14 : “ Je fermais <strong>le</strong>s yeux à <strong>de</strong>mi, il ne restais plusqu’une mince fente par laquel<strong>le</strong> je regardais intensément ce que je voulais voir. Je tournais trois fois <strong>sur</strong> moimêmeet je pensais qu’ainsi, j’avais attrappé, pris au piège ce que j’avais regardé ”.73


épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> la vie scolaire. La mise en scène <strong>de</strong> soi relève peut-être ici <strong>de</strong> ce queA. Gid<strong>de</strong>ns repère comme processus <strong>de</strong> travail <strong>sur</strong> sa propre vie: “ we are not,what we are, but what we make out of ourselves ” 166 ; cette phrase peut être priseau pied <strong>de</strong> la <strong>le</strong>ttre : en filmant <strong>le</strong>s élèves réinvestissent <strong>le</strong>ur vie, donnent forme à<strong>le</strong>urs corps. La démarche <strong>le</strong>ur procure une source importante <strong>de</strong> plaisir et <strong>de</strong><strong>sur</strong>prise, même si <strong>le</strong>s productions vidéo, généra<strong>le</strong>ment reçues dans l’hilaritésatisfaite <strong>de</strong>s auteurs, laissent souvent perp<strong>le</strong>xes <strong>le</strong>s adultes. La créationdéveloppe une prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> sa va<strong>le</strong>ur en tant qu’individu (ce queGid<strong>de</strong>ns nomme “ sense of personal worth ”).Un autre aspect important <strong>de</strong> construction <strong>de</strong> sa vie s’opère dans <strong>le</strong>processus <strong>de</strong> création. En se positionnant comme créateurs, <strong>le</strong>s jeunes ont lapossibilité <strong>de</strong> choisir entre diverses autorités, personnel<strong>le</strong>s ou institutionnel<strong>le</strong>s.Que ce soit en atelier (collège) ou en créant un lieu <strong>de</strong> production (F.) ils ne sontplus directement et uniquement sous la coupe <strong>de</strong> l’ autorité scolaire ou familia<strong>le</strong>.Ils s’affranchissent <strong>de</strong> cette tutel<strong>le</strong> en sé<strong>le</strong>ctionnant ce qui <strong>le</strong>ur convient dans cesnormes habituel<strong>le</strong>s ou en faisant référence à d’autres normes (parfois esthétiques)émanant <strong>de</strong> divers lieux: normes découvertes dans <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s artistes, ou règ<strong>le</strong>sémanant d’autorités extérieures (quel plaisir <strong>de</strong> tout salir pour tourner une vidéo,<strong>de</strong> négocier avec la mairie et la police pour filmer un course poursuite envoiture !). Le statut <strong>de</strong> créateur permet <strong>de</strong> légitimer d’autres pouvoirs et <strong>sur</strong>tout<strong>de</strong> se positionner librement entre ces pouvoirs. Anthony Gid<strong>de</strong>ns développe l’idéeque la mo<strong>de</strong>rnité (“ high mo<strong>de</strong>rnity ”) ouvre la possibilité <strong>de</strong> sources d’autoritésdémultipliées et crée un problème <strong>de</strong>s choix à construire par rapport à <strong>de</strong>sautorités différentes. C’est dans <strong>le</strong> processus même <strong>de</strong> création que se joue ici lanotion <strong>de</strong> “ passage ” d’un mon<strong>de</strong> à un autre et <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntitépersonnel<strong>le</strong>. Cette construction i<strong>de</strong>ntitaire exige par ail<strong>le</strong>urs <strong>de</strong> se situer parrapport à un environnement et à créer <strong>de</strong>s liens avec d’autres, et conduit audéveloppement <strong>de</strong> nouvel<strong>le</strong>s formes <strong>de</strong> liens.Du groupe à la reconnaissance socia<strong>le</strong> : une esthétique du lienLe lien qui unit <strong>le</strong>s membres du groupe <strong>de</strong> collégiens lors <strong>de</strong> la réalisationmarque fortement ces jeunes qui en par<strong>le</strong>nt pendant <strong>de</strong> nombreux mois. Selon <strong>le</strong>sociologue Michel Maffesoli <strong>le</strong> sentiment esthétique est marqué commesentiment col<strong>le</strong>ctif, fondateur <strong>de</strong> “ lien ” :“ L’émotionnel en la matière, se fon<strong>de</strong><strong>sur</strong> <strong>le</strong>s sentiments communs, l’expérience partagée, <strong>le</strong> vécu col<strong>le</strong>ctif ” 167 ; <strong>le</strong> faitd’éprouver quelque chose ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>vient facteur <strong>de</strong> socialisation et cettelogique <strong>de</strong> “ l’être-ensemb<strong>le</strong> ” renvoie à cet assentiment à la vie dont nousparlions plus haut. Souvent, dans <strong>le</strong>s fêtes, ce qui est beau, c’est la cérémonie quimarque même s’il n’y a pas création d’œuvre, car cette éphémérité du moment <strong>de</strong>création augmente son intensité, et si <strong>de</strong> nombreux rushes sont effacés, c’est aussiparce que <strong>le</strong> moment col<strong>le</strong>ctif suffit en soi car <strong>le</strong> plaisir esthétique se joue aussichez ces ado<strong>le</strong>scents dans la partage <strong>de</strong>s émotions, puis <strong>de</strong>s souvenirs filmés. Le166 A.Gid<strong>de</strong>ns, op. cité, p.141.167 M.Maffesoli, op. cité, p.8074


plaisir est dans l’activation <strong>de</strong>s liens, même si parfois ils sont perturbés par <strong>de</strong>sdisputes à tel point qu’à PE, on constate une utilisation récurrente <strong>de</strong> certainseffets et d’images mimétiques qui renvoie à la notion <strong>de</strong> plaisir partagé.L’expression une “ bel<strong>le</strong> ” expérience, qui sera plutôt employée par <strong>le</strong>s adultes,décrit assez bien ces moments <strong>de</strong> plaisir. La narration <strong>de</strong> ce que l’on a vécupendant <strong>le</strong> tournage renforce <strong>le</strong>s sensations et valorise l’image que l’on a <strong>de</strong> soi..Le sentiment esthétique se développe éga<strong>le</strong>ment dans l’actualisation <strong>de</strong>va<strong>le</strong>urs communes, dans la cohésion du groupe et <strong>le</strong> partage <strong>de</strong> sentiments, dansla transgression contrôlée <strong>de</strong>s normes <strong>de</strong>s adultes. Formant <strong>de</strong>s clans selon <strong>le</strong>ursamitiés, dans un cadre institutionnel qui prône <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs col<strong>le</strong>ctives, <strong>le</strong>sado<strong>le</strong>scents s’instal<strong>le</strong>nt dans <strong>le</strong> présent du sentiment “ tribal ”. En effet, <strong>le</strong>sgroupes ont souvent, en début d’année, une attitu<strong>de</strong> assez détachée pour tout cequi ne concerne pas <strong>le</strong>ur propre production. Ils regar<strong>de</strong>nt <strong>le</strong>urs images avecbeaucoup <strong>de</strong> satisfaction et ne supportent pas <strong>le</strong>s critiques venant <strong>de</strong>s personnesextérieures à <strong>le</strong>ur petit groupe. Ce comportement se modifiera un peu au cours <strong>de</strong>l’année. Un intérêt (basé parfois, au début, <strong>sur</strong> la rivalité) pour <strong>le</strong>s productionsd’autrui évoluera tout au long <strong>de</strong> l’année et donnera lieu à différentescollaborations. Ce rapport entre <strong>le</strong>s liens humains et l’esthétique fera d’ail<strong>le</strong>ursfréquemment un détour par la technique qui permet d’établir une répartition <strong>de</strong>srô<strong>le</strong>s. C’est souvent celui qui a <strong>le</strong> <strong>le</strong>a<strong>de</strong>rship dans <strong>le</strong> groupe qu’on retrouve <strong>de</strong>vantla caméra et certaines séquences montrent (soit à l’image soit au son) que <strong>le</strong>travail <strong>de</strong> création se passe plus harmonieusement pour eux lorsqu’ils sont en trèspetits groupes (séances <strong>de</strong> photographie, travail <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s photographies anciennesau banc-titre , montage, manipulation <strong>de</strong> la tab<strong>le</strong> d’effets). L’attrait <strong>de</strong> latechnique et <strong>de</strong> la manipulation du matériel est plus marqué chez <strong>le</strong>s garçons, <strong>le</strong>sfil<strong>le</strong>s sont plus souvent porteuses <strong>de</strong> projet faisant appel aux jeux <strong>de</strong> scène, à unemise en représentation. Au fur et à me<strong>sur</strong>e que <strong>le</strong>s idées évoluent, <strong>de</strong>s“ mouvements ” ont lieu et <strong>de</strong>s fusions <strong>de</strong> groupes vont se réaliser <strong>de</strong> façontemporaire. Des situations très attractives vont mobiliser une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>sélèves et beaucoup d’énergie. Mais cela ne donnera pas forcément lieu à <strong>de</strong>sproductions structurées, <strong>le</strong>s productions abouties étant la plupart du temps <strong>le</strong>travail <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou trois élèves qui se prennent au jeu du montage.Ces terrains d’expérience qui ouvrent, par l’évolution <strong>de</strong>s capacitésd’expression <strong>de</strong>s ado<strong>le</strong>scents à <strong>le</strong>ur développement personnel et à une meil<strong>le</strong>urequalité d’écoute vis à vis d’eux--mêmes et <strong>de</strong>s autres, sont, comme toutedémarche particulière, diffici<strong>le</strong> à appréhen<strong>de</strong>r par l’institution scolaire. Soucieuse<strong>de</strong> faire reconnaître l’existence <strong>de</strong> ces projets pédagogiques, cel<strong>le</strong>-ci a tendance àmédiatiser <strong>le</strong>s travaux <strong>de</strong>s collégiens prenant ainsi <strong>le</strong> risque d’en altérer <strong>le</strong>sobjectifs. Cette mise en spectac<strong>le</strong> <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs créations risquerait <strong>de</strong> donner plusd’importance au produit fini qu’à la démarche. Aux éducateurs, enseignants ouintervenants d’ intervenir ainsi au bon moment, pour élargir <strong>le</strong> champ <strong>de</strong>références culturel<strong>le</strong>s en fonction <strong>de</strong> l'expérience menée par <strong>le</strong>s élèves etenraciner cel<strong>le</strong>-ci dans <strong>le</strong> contexte scolaire. Cette sorte d’intégration <strong>de</strong>s travauxdans <strong>le</strong> système social permet à l’institution scolaire <strong>de</strong> réabsorber ces “ objetsfrontières ” et aux travaux <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir une marque symbolique <strong>de</strong> sociabilité.La médiation institutionnel<strong>le</strong>, qui permet au sujet <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir un acteur <strong>de</strong>la sociabilité se retrouve dans l’expérience <strong>de</strong> F. Pour être reconnu autant par ses75


pairs que par <strong>le</strong>s institutions avec <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il négocie, ce <strong>de</strong>rnier s’impliquedans une démarche <strong>de</strong> médiation. L’expérience <strong>de</strong> la vie est retravaillée par F.pour porter un message susceptib<strong>le</strong> <strong>de</strong> créer une vie plus bel<strong>le</strong> et plus juste : “ J’aitravaillé plutôt <strong>sur</strong> un clip…quelque chose <strong>de</strong> vécu qui soit un message…à la finj’essaie <strong>de</strong> montrer qu’il y en a un qui a compris et un autre qui n’a pas compris ”.Le travail <strong>de</strong> la forme filmique ne vaut que par la clarté qu’il permettra d’apporterau message. L’expérience doit être dite, racontée et vue par d’autres. Le film,projeté dans <strong>le</strong> quartier et pour un public directement concerné par la question du“ braquage ” raconte et montre une expérience qui peut être partagée par tous. Lelien existe ici dans ce parcours autobiographique sensé raconter la vie <strong>de</strong> tous et<strong>le</strong>s choix <strong>de</strong> chacun, par <strong>le</strong> biais d’une narration qui prend la formu<strong>le</strong> d’une fab<strong>le</strong>.Comme <strong>le</strong> précise Lamizet, “ la narrativité représente une médiation culturel<strong>le</strong>forte car el<strong>le</strong> rend nécessaire la participation du sujet <strong>de</strong> la sociabilité et sareconnaissance <strong>de</strong>s formes col<strong>le</strong>ctives et institutionnel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> la représentationnarrative <strong>de</strong>s lois et <strong>de</strong>s structures constitutives <strong>de</strong> la sociabilité (…) ” 168 . Que <strong>le</strong>sjeunes du quartier se reconnaissent dans <strong>le</strong> film est fondamental et crée <strong>de</strong>nouvel<strong>le</strong>s formes <strong>de</strong> liens. Comme <strong>le</strong> précise Jean Caune, “ Le lien social,aujourd’hui, ne peut se penser sans référence à un public local qui inscrit laproximité comme condition <strong>de</strong> la régulation. Les individus, dans <strong>le</strong>ur gran<strong>de</strong>majorité, ne peuvent donner une signification à <strong>le</strong>urs choix existentiels sans uneréférence à un contexte culturel vécu ”.Ce positionnement <strong>de</strong> F. n’est d’ail<strong>le</strong>urs pas exempt d’une <strong>recherche</strong> <strong>de</strong>reconnaissance socia<strong>le</strong>, notamment par <strong>le</strong> groupe IAM et <strong>le</strong>s professionnels duspectac<strong>le</strong> . L’esthétique est alors travaillée pour que <strong>le</strong> film soit <strong>le</strong> plus“ professionnel ” possib<strong>le</strong> et <strong>le</strong> soin apporté à la qualité technique <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong>vue et du montage relève d’une volonté d’intégration dans <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la vidéo.Mais cette <strong>recherche</strong> n’est pas toujours acceptée par l’entourage qui se voit tout àcoup projeté dans un projet <strong>sur</strong> <strong>le</strong>quel il n’a plus d’autorité. Le passage <strong>de</strong> lagloire momentanée mais loca<strong>le</strong> à l’intégration dans un univers situé à une autreéchel<strong>le</strong> ne se fait pas sans rejet. On peut suivre Jean Caune quand il dit que“ l’expérience esthétique est alors <strong>le</strong> lieu d’une appréhension <strong>de</strong> soi qui inscrit lasubjectivité dans la communauté culturel<strong>le</strong>.” 169 , mais il faut reconnaître que <strong>le</strong>scommunautés culturel<strong>le</strong>s sont parfois contradictoires. C’est cette difficulté quipeut être sublimée par une création donnant une représentation schizée <strong>de</strong>l’i<strong>de</strong>ntité, comme <strong>le</strong> fait la séquence du rêve dans <strong>le</strong> film. Partagé entre plusieursmon<strong>de</strong>s, <strong>le</strong> sujet <strong>de</strong> la création crée un personnage qui marque <strong>le</strong>s clivages <strong>de</strong> soni<strong>de</strong>ntité culturel<strong>le</strong>.Dans <strong>le</strong>s démarches <strong>de</strong> créations <strong>de</strong>s collégiens tout comme dans cel<strong>le</strong> <strong>de</strong>F. et <strong>de</strong> son groupe, <strong>le</strong>s liens se constituent dans <strong>de</strong>s mises en scène <strong>de</strong> <strong>le</strong>ursingularité dans une reconnaissance mutuel<strong>le</strong>. C’est, dit Lamizet, « la création quiva constituer, pour <strong>le</strong>s sujets <strong>de</strong> la sociabilité, l’expérience <strong>de</strong> la mise en œuvreesthétique et symbolique <strong>de</strong> la sociabilité, et qui, par conséquent, va <strong>le</strong>s mettre enme<strong>sur</strong>e <strong>de</strong> représenter symboliquement <strong>le</strong>ur propre appartenance » 170 .168 B.Lamizet, op. cité, p.168169 J.Caune, Esthétique <strong>de</strong> la communication, Que sais-je, 1997, p.36170 B.Lamizet, op. cité, p.411.76


ConclusionLes trois concepts c<strong>le</strong>fs <strong>de</strong> la tradition esthétique repris par H.R Jauss 171décrivent bien ces étapes <strong>de</strong> l’expérience esthétique intériorisée par <strong>le</strong>sado<strong>le</strong>scents: la “ poiesis ”, comprise comme “ pouvoir (savoir-faire) poïétique ” et<strong>le</strong> fait <strong>de</strong> “ se sentir <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> et chez lui dans <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> ”, dans <strong>le</strong>quell’homme fait son œuvre propre ; l’“ aisthesis ” comme renouvel<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> laperception <strong>de</strong>s choses, enfin la “ catharsis ” par laquel<strong>le</strong> “ l’homme peut êtredégagé <strong>de</strong>s liens qui l’enchaînent aux intérêts <strong>de</strong> la vie pratique et disposé parl’i<strong>de</strong>ntification esthétique à assumer <strong>de</strong>s normes <strong>de</strong> comportement socia<strong>le</strong> ”.Toutefois, au terme <strong>de</strong> ce parcours analytique, il semb<strong>le</strong> clair qu’on nepuisse par<strong>le</strong>r d’une esthétique commune, propre à l’ado<strong>le</strong>scence, tant <strong>le</strong>sproductions et <strong>le</strong>s démarches peuvent s’avérer diverses. Mais nous avons purepérer <strong>de</strong>s points communs et <strong>de</strong>s enjeux convergents dans la capacité à absorber<strong>de</strong>s modè<strong>le</strong>s pour mieux <strong>le</strong>s trahir, à intégrer l’expérience esthétique dans uneconstruction <strong>de</strong> son rapport aux autres et à créer une nouvel<strong>le</strong> image <strong>de</strong> soi. Nousvoudrions conclure <strong>sur</strong> quelques axes propres à nourrir la question <strong>de</strong> la relationesthétique.La possibilité par <strong>le</strong> biais <strong>de</strong> la création d’interpréter <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> etd’inscrire <strong>de</strong>s formes symboliques dans <strong>de</strong>s logiques socia<strong>le</strong>s se manifeste parl’importance donnée à la relation que la démarche <strong>de</strong> création permet d’instaureravec <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s institutions, <strong>le</strong>s camara<strong>de</strong>s, <strong>le</strong>s enseignants, <strong>le</strong>s autoritésdiverses. Les situations <strong>de</strong> création donnent l'occasion à chacund'expérimenter une "singularité" individuel<strong>le</strong> en la replaçant dans un registre <strong>de</strong>lien social tout en maintenant une distance entre <strong>le</strong> réel et son interprétation.“ Recréer son mon<strong>de</strong> ” avec d’autres donne un plaisir d’autant plus grand quecette création restera une fiction éphémère prise dans la dynamique d’uneévolution vita<strong>le</strong>.Il s’agit avant tout <strong>de</strong> se faire reconnaître par <strong>le</strong>s autres tantôt commecréateur, tantôt comme acteur <strong>de</strong> sa propre image pour reconstruire un lienfondamental joignant <strong>le</strong> geste à l’émotion. Dans un mon<strong>de</strong> saturé <strong>de</strong> visuel auxrythmes et aux formes imposées, <strong>le</strong>s ado<strong>le</strong>scents peuvent se réapproprier ununivers mental qui <strong>le</strong>ur est propre. L’outil vidéo a cette particularité <strong>de</strong> créer unesatisfaction (“ gratification ”) immédiate par l’instantanéité du procédé qui parail<strong>le</strong>urs reste matérialisé et symbolise <strong>le</strong> lien.171 H.R Jauss, Pour une esthétique <strong>de</strong> la réception, Gallimard, 1978, p.131.77


BIBLIOGRAPHIEBourdieu P., "Un Art Moyen, Les usages sociaux <strong>de</strong> la photographie, Ed Minuit, 1965Caune J, Esthétique <strong>de</strong> la communication, Que sais-je, PUF,1997Debray Régis, Vie et mort <strong>de</strong> l’image, Gallimard, Paris, 1992.Gid<strong>de</strong>ns A., Mo<strong>de</strong>rnity and self i<strong>de</strong>ntity, Stanford University Presse, Stanford, 1991Jauss, HR, Pour une esthétique <strong>de</strong> la réception, Gallimard, 1978Lamizet B., La médiation culturel<strong>le</strong>, .L’Harmattan, Paris, 1999Maffesoli M, Au creux <strong>de</strong>s apparences, Pour une éthique <strong>de</strong> l’esthétique,Serceau, D, Le désir <strong>de</strong> fictions, Dis-voir, Paris, 1987.Virilio Paul, Esthétique <strong>de</strong> la disparition, Galilée, Paris.78


PASSAGES A l’ESTHETIQUE II :ESPACES CULTURELS ALTERNATIFS ET LIEN CIVILESTHETIQUE.1-Le cinéma gréviste : naissance d’une nouvel<strong>le</strong> esthétique ? (Muriel Beltramo,Université Paris 3)............................................................................p.802-Amateurs et lieux alternatifs (Marc Ferniot, Université Toulouse-<strong>le</strong> Mirail)..............................................................................................................p.1003-Espaces <strong>de</strong> diffusion et enjeux spectatoriels (Lise Gantheret, Université Paris3).........................................................................………………………p.12179


Muriel BELTRAMO(Chercheur en Cinéma et Audiovisuel, Université Paris3-IRCAV).Le « cinéma gréviste », naissance d’une nouvel<strong>le</strong> esthétique ?A Lussas, comme chaque année, <strong>le</strong>s spectateurs avertis et amateurs <strong>de</strong> documentaires’apprêtaient à déguster la programmation savante <strong>de</strong>s « Etats-généraux du Documentaire ».Nous étions en 1996 et l’équipe <strong>de</strong> Lussas se posait <strong>de</strong>s questions <strong>sur</strong> la place du film face ausocial, face à l’histoire, face à l’animal ou face à la géographie. Un séminaire intitulé« Décembre en août » traitait <strong>de</strong> la question socia<strong>le</strong> en présentant une sé<strong>le</strong>ction <strong>de</strong> filmsrelatant <strong>le</strong> conflit <strong>de</strong> 1995. Au cours <strong>de</strong> ce séminaire, <strong>le</strong> spectateur découvre alors <strong>de</strong> drô<strong>le</strong>sd’objets filmiques : <strong>de</strong>s films <strong>sur</strong> la grève réalisés par <strong>le</strong>s grévistes eux-mêmes, d’étrangesobjets, faits d’acci<strong>de</strong>nts, <strong>de</strong> désordre perturbant presque la <strong>le</strong>cture unifiante à laquel<strong>le</strong> nous onthabituées <strong>le</strong>s productions traditionnel<strong>le</strong>s.Les débats, interrogeant l’opportunité <strong>de</strong> cette projection, furent hou<strong>le</strong>ux, certainsprofessionnels, viru<strong>le</strong>nts. Ces films, ces drô<strong>le</strong>s <strong>de</strong> films, avaient-ils <strong>le</strong> droit d’être là ouétaient-ils là, comme <strong>le</strong> pense Michel, un <strong>de</strong>s grévistes-cinéastes, « par acci<strong>de</strong>nt » ?Représentaient-ils un nouveau genre, une esthétique inédite ? Comment apprécier ces films ?Ces films amateurs peuvent-ils être appréciés en terme d’esthétique au même titre que <strong>le</strong>sfilms <strong>de</strong>s professionnels ? Comment ont-ils franchi la barrière <strong>de</strong> la sé<strong>le</strong>ction professionnel<strong>le</strong> ?Quels sont <strong>le</strong>urs statuts ? S'agit-il d'une expression naissante, véritab<strong>le</strong>ment différente <strong>de</strong>spréoccupations du cinéma militant, <strong>de</strong> l'esthétique du documentaire ou <strong>de</strong> cel<strong>le</strong> du film <strong>de</strong>famil<strong>le</strong> ?Revenons un instant <strong>sur</strong> ces objets et l’histoire <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur apparition. Hiver 1995, laFrance est à pied. Un vent <strong>de</strong> protestation souff<strong>le</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong> pays sous la forme d'une vague <strong>de</strong>grèves à l'université et <strong>de</strong> la fonction publique notamment. Fin novembre, au milieu <strong>de</strong> cetteagitation socia<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s cheminots délaissent <strong>le</strong>s voies <strong>de</strong> chemin <strong>de</strong> fer pour battre <strong>le</strong> pavé, sedressant contre <strong>le</strong> contrat <strong>de</strong> plan <strong>de</strong> la SNCF. Tous ensemb<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s grévistes s'in<strong>sur</strong>gent contre<strong>le</strong> plan <strong>de</strong> réforme <strong>de</strong> la Sécurité Socia<strong>le</strong>. Le pays va alors connaître une aventure quimarquera <strong>le</strong>s consciences et s'achèvera à la mi-décembre. Pendant trois semaines, <strong>le</strong>smanifestations rythment <strong>le</strong>s ru<strong>de</strong>s journées d'hiver en atteignant parfois <strong>de</strong>ux millions <strong>de</strong>personnes, comme <strong>le</strong> mardi 12 décembre 1995. C'est l'époque <strong>de</strong> ce que l'on appel<strong>le</strong> encoreaujourd'hui dans <strong>le</strong>s couloirs <strong>de</strong>s fédérations syndica<strong>le</strong>s, la "gran<strong>de</strong> grève". Pendant ces luttes,<strong>de</strong>s caméras ont tourné, cel<strong>le</strong>s <strong>de</strong>s grévistes cheminots, beaucoup, cel<strong>le</strong>s <strong>de</strong>s cinéastes, moins,cel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> la télévision, presque pas.C’est ainsi qu ‘aux quatre coins <strong>de</strong> la France, une production particulière a vu <strong>le</strong> jour :<strong>le</strong>urs petits films mal montés, sans commentaires et tournés en vidéo, en tout, plus d'unedizaine <strong>de</strong> films, issus <strong>de</strong> toute la France, sont venus former un témoignage un peu différent<strong>sur</strong> un événement néanmoins médiatisé. A la suite <strong>de</strong> ces initiatives anonymes, tandisqu'aucune séance <strong>de</strong> projection n'a vraiment eu lieu en présence <strong>de</strong> l'ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>s grévistes,<strong>le</strong>s CGT loca<strong>le</strong>s interviennent parfois en permettant <strong>le</strong> montage <strong>de</strong> ces productions, puis <strong>le</strong>urdiffusion, à la confédération nationa<strong>le</strong>. Les films, par l'intermédiaire d'un artic<strong>le</strong> d'un80


journaliste du Mon<strong>de</strong>, sont portés à la connaissance du public. Ultérieurement, ils sontenvoyés au festival <strong>de</strong> Lussas <strong>de</strong> 1996 où ils illustrent un séminaire intitulé "Décembre enaoût". Enfin, à l’occasion <strong>de</strong> la fête <strong>de</strong> L'Humanité, ils sont projetés sans interruption duranttout <strong>le</strong> week-end. Fina<strong>le</strong>ment, ces films se retrouvent au siège national <strong>de</strong> la CGT, qui en<strong>de</strong>vient <strong>le</strong> dépositaire exclusif..Michel Raynal, conducteur à la SNCF, a filmé, pendant 1h30, ses camara<strong>de</strong>s cheminotsdu Lot et <strong>de</strong> l'Aveyron qui organisent <strong>le</strong> quotidien <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur lutte : courses, cuisine, repas etmême la fête marquant la fin <strong>de</strong> la grève ! La production est du comité SNCF Midi-Pyrénées.Le film <strong>de</strong> Yann <strong>le</strong> Fol, contrô<strong>le</strong>ur, Rue <strong>de</strong> la gare, à toi Juppé, se passe à Rennes. Ici,on n'hésite pas à faire quelques pas <strong>de</strong> danse pendant <strong>le</strong>s manifestations et entonner quelqueschants bretons.Daniel Cami décrit <strong>le</strong>s actions <strong>de</strong> ses collègues roulants et grévistes <strong>de</strong> la régiond'Orléans : assemblées généra<strong>le</strong>s, blocages autoroutiers et, petite nouveauté, une conversationavec <strong>de</strong>s non-grévistes. Ces <strong>de</strong>ux films sont auto-produits.Pierre Frémont, quant à lui, tient la chronique journalière <strong>de</strong> la grève à Limoges dansLes voix du rail.Pendant une <strong>de</strong>mi-heure, <strong>le</strong> syndicat CGT <strong>de</strong>s cheminots <strong>de</strong> Saint-Etienne (Loire)raconte <strong>le</strong>s épiso<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur mouvement à la manière d'une profession <strong>de</strong> foi <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur syndicat.Grève Jupette novembre 95 se dérou<strong>le</strong> à Narbonne. Le <strong>de</strong>uxième est un film d'une quarantaine<strong>de</strong> minutes qui retrace une seu<strong>le</strong> journée <strong>de</strong> la grève à Montluçon. Ces films sont visib<strong>le</strong>s à laCGT et font partie <strong>de</strong>s films <strong>le</strong>s moins achevés. Pour ai<strong>de</strong>r la <strong>le</strong>cture <strong>de</strong> ces drô<strong>le</strong>s d’objets,j’ai interrogé certains <strong>de</strong> ces cinéastes qui m’ont raconté <strong>le</strong>urs impressions et <strong>le</strong>urs visions. Ils’agit <strong>de</strong> Daniel, <strong>de</strong> Yann et <strong>de</strong> Michel, tous trois présents à Lussas avec <strong>le</strong>ur film.Partis d’initiatives individuel<strong>le</strong>s et amateurs, quatre <strong>de</strong> ces films ( Les voix du rail, Rue<strong>de</strong> la gare a toi Juppé, Lutte <strong>de</strong>s cheminots <strong>de</strong> l’Aveyron et du Lot, Grève <strong>de</strong>s cheminotsd’Orléans, <strong>le</strong>s Aubrais) se sont retrouvés <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> la scène documentaire aux côtés <strong>de</strong>quatre films professionnels <strong>sur</strong> la grève en passant aux Etats Généraux <strong>de</strong> Lussas en 1996.Deux jeunes réalisateurs, Sabrina Ma<strong>le</strong>k et Arnaud Soulier, s'aventurent dans <strong>le</strong>s locaux<strong>de</strong> la gare d'Austerlitz, suivent <strong>le</strong>s acteurs <strong>de</strong> la grève et sollicitent <strong>le</strong>urs réf<strong>le</strong>xions tout aulong <strong>de</strong> ces trois semaines. Ils en tirent un film Chemin <strong>de</strong> traverse, produit par Lucie films etCeméa NTC (réintitulé Paro<strong>le</strong> <strong>de</strong> grève lors <strong>de</strong> son passage <strong>sur</strong> ARTE) qui, loin <strong>de</strong> l'agitation<strong>de</strong>s assemblées généra<strong>le</strong>s, nous introduit au cœur <strong>de</strong>s pensées <strong>de</strong>s grévistes.Signalons un autre genre <strong>de</strong> travail avec <strong>le</strong> film Gare sans train réalisé par <strong>de</strong>uxsociologues, sous l'égi<strong>de</strong> du CNRS audiovisuel.Tout comme l'avait <strong>de</strong>mandé la CGT en 1968, la fédération CGT <strong>de</strong>s cheminotscomman<strong>de</strong> un film à F. Danger, dont <strong>le</strong> projet est <strong>de</strong> suivre Bernard Thibaut, secrétairegénéral <strong>de</strong> cette même fédération : ce qui donne un film <strong>de</strong> 19 minutes <strong>sur</strong> <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du syndicatpendant <strong>le</strong>s luttes titré Tous ensemb<strong>le</strong>, tous ensemb<strong>le</strong>.Il y a aussi Un hiver chaud, un document brut, seul film <strong>de</strong> cinéma puisqu’il est ensuper 16 mm, présenté comme un simp<strong>le</strong> témoignage et produit par Kinok film.Aux côtés <strong>de</strong>s films professionnels, <strong>le</strong>s films <strong>de</strong>s grévistes alimentent <strong>le</strong>s débats. Dansquel genre peut-on <strong>le</strong>s cataloguer ? Appartiennent-ils au genre documentaire, à celui ducinéma militant ou celui du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> ? De prime abord, <strong>le</strong>ur esthétique n’est pas trèsclaire et ils semb<strong>le</strong>nt emprunter <strong>de</strong>s figures stylistiques à chacun <strong>de</strong>s genres cités.81


1-Un air film militantA Lussas, <strong>le</strong> séminaire « Décembre en août », cherchait à revenir <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s événementspolitiques <strong>de</strong> décembre 1995 en proposant une sé<strong>le</strong>ction <strong>de</strong> films relatifs à « la gran<strong>de</strong> grève »hiverna<strong>le</strong>. Cette sé<strong>le</strong>ction relançait <strong>le</strong> débat <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s relations qu’entretient <strong>le</strong> cinéma avec lapolitique, questions sou<strong>le</strong>vées davantage et <strong>de</strong> manière accrue par la présence <strong>de</strong>s filmsamateurs dans la programmation. Le festival <strong>de</strong> Lussas, attentif aux nouvel<strong>le</strong>s tendances ducinéma documentaire, nous donne t-il l’occasion <strong>de</strong> voir <strong>le</strong>s réminiscences du cinémamilitant ? Si <strong>le</strong>s années 1968 ont été fortement marquées par <strong>le</strong> réveil <strong>de</strong> la fonction socia<strong>le</strong> ducinéma, l’apparition <strong>de</strong>s films amateurs grévistes, a t-el<strong>le</strong> réactualisé la vague du cinémamilitant ?Un sujet politiqueL’ère révolue du cinéma militant considérait <strong>le</strong> film comme une « arme » politique. Lesfilms militants reproduisent alors un idéal, une vision du mon<strong>de</strong> pour <strong>le</strong>squels ils militent :avec <strong>le</strong>urs productions, <strong>le</strong>s grévistes témoignent directement d’un <strong>de</strong>s principaux problèmes<strong>de</strong> société, à savoir la défense <strong>de</strong> la Sécurité Socia<strong>le</strong> et <strong>de</strong>s missions du service public SNCF.Ainsi, <strong>le</strong>s films grévistes sont militants dans <strong>le</strong>ur sujet – la grève <strong>de</strong> 1995 contre <strong>le</strong> planJuppé- puisqu’ils rapportent une lutte socia<strong>le</strong>. Et ils appartiennent d’autant plus au cinémamilitant que ce sujet a été très peu traité par <strong>le</strong>s médias. En prenant <strong>le</strong>urs camescopes, <strong>le</strong>sgrévistes cinéastes prennent aussi la paro<strong>le</strong> comme pour s'opposer au monopo<strong>le</strong> du traitement<strong>de</strong> l'information exercé par la télévision. Car, en filmant eux-mêmes <strong>le</strong>ur grève, ils ont voulucomb<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s lacunes d'un discours médiatique dans <strong>le</strong>quel ils ne se reconnaissent pas pourécrire <strong>le</strong>ur propre Histoire, ces moments uniques où ils jouaient un rô<strong>le</strong> important en France.Ce rô<strong>le</strong> est relativisé dans <strong>le</strong>s représentations télévisuel<strong>le</strong>s car il est axé <strong>sur</strong>tout <strong>sur</strong> <strong>le</strong>sdifficultés <strong>de</strong>s victimes <strong>de</strong> la grève, <strong>le</strong>s "usagers". En se faisant héros <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs propres récits,ils sont plus sûrs <strong>de</strong> répandre <strong>le</strong>ur réalité et <strong>de</strong> livrer une expression en marge comme <strong>le</strong>scinéastes militants ont exprimé 27 ans plus tôt.Un discours militantSi <strong>le</strong> cinéma s'est désintéressé du mouvement <strong>de</strong> 95 (aucun cinéaste connu n’est venutourner, seu<strong>le</strong> Dominique Cabrera se servira plus tard <strong>de</strong> ce mouvement comme décor à unfilm) <strong>le</strong>s productions audiovisuel<strong>le</strong>s furent inéga<strong>le</strong>ment au ren<strong>de</strong>z-vous. Assez éloignés <strong>de</strong>svisées politiques <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs anciens, <strong>le</strong>s cinéastes documentaristes ont souvent laissé la paro<strong>le</strong><strong>de</strong>s acteurs du mouvement s'exprimer, permettant la diffusion et l’explication <strong>de</strong> <strong>le</strong>urengagement politique. Le gréviste-cinéaste ouvre, quant à lui, <strong>le</strong> champ à l'expression <strong>de</strong>smaints discours (cel<strong>le</strong>s <strong>de</strong>s individus, cel<strong>le</strong> du groupe, cel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s "institutions") qui émergent<strong>de</strong> l'événement et forment dans <strong>le</strong>s vidéos un propos militant.La paro<strong>le</strong> militanteLes réalisateurs <strong>de</strong>s documentaires, s'ils ont échappé à la narration dépassée etautoritaire <strong>de</strong> la voix-off, ont bien souvent délégué <strong>le</strong>urs voix en se retranchant <strong>de</strong>rrière <strong>le</strong>sévénements ou <strong>le</strong>s personnages. Par exemp<strong>le</strong>, la narration <strong>de</strong> Chemin <strong>de</strong> traverse estconstruite autour <strong>de</strong> l'interview <strong>de</strong>s grévistes et cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Demain, la grève, <strong>sur</strong> l'observation.82


Dans <strong>le</strong> premier cas, <strong>le</strong>s réalisateurs ont souhaité s'effacer <strong>de</strong>rrière la paro<strong>le</strong> <strong>de</strong>s acteurs dumouvement tandis que dans <strong>le</strong> <strong>de</strong>uxième, ils ont choisi <strong>de</strong> laisser par<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s événements. Sidans <strong>le</strong>s documentaires cités ci-<strong>de</strong>ssus, la paro<strong>le</strong> est au centre <strong>de</strong> l'action, <strong>le</strong>s films grévistessont, <strong>sur</strong> ce point, assez différents: hormis <strong>le</strong>s cas d'adresses verba<strong>le</strong>s catalysées par la caméraet <strong>de</strong>s interventions sonores propres au cameraman, <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s, assez incompréhensib<strong>le</strong>s,flottent dans <strong>le</strong> hors-champ et ne sont guère associées à une personne. Lorsque quelquesparo<strong>le</strong>s, voix-in, se font entendre, el<strong>le</strong>s <strong>sur</strong>viennent lorsque <strong>le</strong> cameraman filme une action encontinu : <strong>le</strong>s slogans chantés par <strong>le</strong>s grévistes au cours <strong>de</strong>s manifestations et <strong>le</strong>s discoursadressés aux grévistes au cours <strong>de</strong>s assemblées généra<strong>le</strong>s.Néanmoins, un discours politique du film se manifeste dans <strong>le</strong> champ sonore par <strong>de</strong>sformes plus viru<strong>le</strong>ntes tel<strong>le</strong>s que <strong>de</strong>s cris, <strong>de</strong>s chants ou <strong>de</strong>s discours oraux. Issues du groupe,<strong>le</strong>s voix unies clamant slogans ou chansons apparaissent au tournage par la paro<strong>le</strong>, en direct.Dans <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> Rennes et d'Orléans, <strong>le</strong>s grévistes crient pendant <strong>le</strong>s manifestations :"Retrait du plan Juppé" tandis qu'à Limoges, ils proposent : "Usagers, cheminots, mêmecombat". Tous ces cris participent au sens du discours puisqu'ils éclairent <strong>le</strong>s raisonspolitiques <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs actions.L'appellation "<strong>le</strong>s cheminots" revient dans <strong>le</strong>s slogans et dans <strong>le</strong>s ban<strong>de</strong>ro<strong>le</strong>s. Ils seprésentent ainsi en groupe et revendiquent cette communauté solidaire. "Les cheminots sontdans la rue" dans <strong>le</strong> film du Lot ou encore "Juppé, si tu continues, <strong>le</strong>s cheminots te botteront<strong>le</strong>s fesses" peut-on entendre. Certes, ils défen<strong>de</strong>nt un corps <strong>de</strong> métier, mais, plus qu'un réf<strong>le</strong>xecorporatiste, c'est la tradition qui s'exprime puisqu’il existe une culture du rail et une fiertéd’appartenir à la communauté <strong>de</strong>s cheminots. Clamées dans la rue, ces phrases se faufi<strong>le</strong>ntdans <strong>le</strong>s films en <strong>de</strong>venant <strong>le</strong>s indices du discours revendicatif <strong>de</strong>s cheminots.De nombreux chants colportent éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s indices <strong>de</strong> la lutte. En écartant ceux quireprennent <strong>de</strong>s chansons à la mo<strong>de</strong>, dans presque chacun <strong>de</strong>s films, <strong>le</strong>s grévistes entonnent« L'Internationa<strong>le</strong> », chant consacré à la lutte prolétarienne écrit au moment <strong>de</strong> la Communepar un poète français Eugène Pottier. Sa présence constitue une référence évi<strong>de</strong>nte à la luttemilitante par sa dénotation révolutionnaire.Nées par l'intermédiaire <strong>de</strong>s syndicats et très souvent reprises par <strong>le</strong>s réalisateursgrévistes, un autre genre d'interventions militantes existe : il s'agit <strong>de</strong>s discours prononcés àl'intention <strong>de</strong>s grévistes par <strong>le</strong>s prési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong>s assemblées généra<strong>le</strong>s ou <strong>le</strong>s responsab<strong>le</strong>sSNCF. Ces <strong>de</strong>rniers, étant pratiquement toujours <strong>de</strong>s représentants syndicaux, en sont donc <strong>le</strong>sporte-paro<strong>le</strong>. Ces discours sont reproduits avec régularité dans <strong>le</strong>s films. Dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong>Rennes, l'assemblée généra<strong>le</strong> du 5 décembre retranscrit <strong>le</strong> début du discours quotidien d'un<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux responsab<strong>le</strong>s syndicaux CGT et CFDT :«Encore une journée <strong>de</strong> bras <strong>de</strong> fer avec <strong>le</strong> gouvernement, on ne sait pas encore qui vagagner»La manifestation filmée dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> Montluçon laisse la place pour entendre <strong>le</strong>discours <strong>de</strong> fin du cortège lancé par un responsab<strong>le</strong> syndical. C’est <strong>le</strong> cas du discoursintervenant après la <strong>le</strong>ttre conjointe <strong>de</strong> Bernard Pons, ministre <strong>de</strong> l'équipement, du logement,<strong>de</strong>s transports et du tourisme, et d'Anne-Marie Idrac, secrétaire d'état aux transports 172 . Parcequ’il marque la fin <strong>de</strong> la grève, ce discours syndical est commun à tous <strong>le</strong>s films <strong>de</strong>sgrévistes : il est entièrement enregistré dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> Rennes, comme dans celui du Lot, ainsique dans celui <strong>de</strong> Limoges. Cette scène, récurrente, montre l’importance et l’influence dudiscours syndical dans <strong>le</strong>s films grévistes.172 Il s’agit d’une <strong>le</strong>ttre du Ministre <strong>de</strong> l’équipement, du logement, <strong>de</strong>s transports et du tourisme et du secrétaired’états aux transports envoyée <strong>le</strong> 14 décembre 1995 aux centra<strong>le</strong>s syndica<strong>le</strong>s. In Le cinéma <strong>de</strong>s cheminots enluttes, étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> cas : la grève <strong>de</strong> 1995, mémoire <strong>de</strong> maîtrise, 1997, Muriel Beltramo, sous la direction <strong>de</strong> RogerOdin ; Annexe 1.83


Ainsi, cris, slogans et discours oraux participent à la reproduction d’un discours militantdont l’origine est col<strong>le</strong>ctive. Cependant, ce discours n’est pas toujours très distinct à cause <strong>de</strong>sconditions techniques <strong>de</strong> tournage. Et il est d’autant plus indistinct que son origine est floue,se partageant entre <strong>le</strong> groupe <strong>de</strong> cheminot et <strong>le</strong>s syndicats. Ce discours se résume davantage àune ambiance sonore qui, si el<strong>le</strong> n'est pas véritab<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> la langue parlée, donne néanmoinsà entendre <strong>le</strong>s signes sonores du rassemb<strong>le</strong>ment et d’un certain militantisme par <strong>le</strong>s siff<strong>le</strong>ts, <strong>le</strong>sapplaudissements et autres interventions verba<strong>le</strong>s vindicatives.Le texte militantLa fonction dramatique donnée habituel<strong>le</strong>ment par <strong>le</strong> dialogue est ici insuffisantepuisque celui-ci est diffici<strong>le</strong> à percevoir, c'est pourquoi <strong>le</strong>s grévistes ont eu recours à l'écritpour donner <strong>de</strong>s informations. Le texte apparaît sous forme <strong>de</strong> graphismes filmés -titres <strong>de</strong>journaux, slogans publicitaires, écrits <strong>de</strong>s grévistes- ou dans <strong>le</strong>s intertitres ajoutés au momentdu montage. Dans tous <strong>le</strong>s cas, il se <strong>sur</strong>ajoute aux images pour gui<strong>de</strong>r <strong>le</strong>ur interprétation etadditionner du sens 173 .Les intertitresA côté du texte indiquant <strong>le</strong>s éléments <strong>de</strong> temps et <strong>de</strong> lieu, <strong>le</strong>s films présentent <strong>de</strong>scartons explicatifs, porteurs d'une va<strong>le</strong>ur idéologique différente selon <strong>le</strong>s films. Le film du Lotse termine par celui-ci «à suivre» et celui <strong>de</strong> Limoges par un résumé en image <strong>sur</strong> <strong>le</strong>quel on lit: «cheminots en pétard». Un exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong> discours plus vindicatif qui résonne comme un tractapparaît dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> Saint-Etienne : «Après vingt-<strong>de</strong>ux jours <strong>de</strong> lutte acharnée, la grèveest suspendue. Enfin, il a été répondu aux cheminots ». Un plus loin dans <strong>le</strong> même film, unintertitre termine <strong>le</strong> film sonnant comme une manifestation idéologique et une menace pourl'avenir :«La lutte unitaire a payé. La détermination <strong>de</strong>s cheminots a fait recu<strong>le</strong>r <strong>le</strong>gouvernement. [...] Ce mouvement est suspendu, l'unité <strong>de</strong> tous reste indispensab<strong>le</strong> pour que<strong>le</strong>s dispositions soient appliquées sans fausses interprétations <strong>de</strong> texte. Tous ensemb<strong>le</strong>,restons vigilants»Bien qu'ils ne soient pas <strong>de</strong>s intertitres, <strong>le</strong> commentaire militant se poursuit dans <strong>le</strong>stitres donnés aux films. Reléguons <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong> d'entrée dans la diégèse pour nous intéresserplutôt aux indications qu'ils contiennent. A Limoges, <strong>le</strong> film est intitulé Les voix du rail, celui<strong>de</strong> Narbonne Grève jupette, à Rennes, Rue <strong>de</strong> la gare, à toi Juppé quant à celui d'Orléans,tout simp<strong>le</strong>ment Grève <strong>de</strong>s cheminots d'Orléans Les aubrais. Tous font référence à la luttesoit par <strong>le</strong> contenu soit par ceux qui la font. Ils fixent <strong>le</strong> décor <strong>de</strong>s films et certains y ajoutentmême une touche ironique.graphismes filmésLes quelques intertitres "idéologiques" se trouvent submergés par <strong>le</strong>s graphismes filmés,provenant soit <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>ro<strong>le</strong>s ou d'autres écrits grévistes, soit <strong>de</strong> journaux <strong>de</strong> presse écrite ou<strong>de</strong> publicités.Au détour d'une manifestation, on peut distinguer <strong>le</strong>s slogans <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s ban<strong>de</strong>ro<strong>le</strong>s, tel<strong>le</strong>cel<strong>le</strong>-ci, parmi bien d'autres, qui réclame <strong>le</strong> «rejet du plan Juppé» ou cel<strong>le</strong>-ci qui prône <strong>le</strong>«non au contrat <strong>de</strong> plan». Dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> Narbonne, un plan nous montre un tab<strong>le</strong>au <strong>sur</strong><strong>le</strong>quel est écrit «grève généra<strong>le</strong>». Au réalisateur la responsabilité d'avoir souhaité <strong>le</strong> rendre173 C.Metz, L'énonciation Impersonnel<strong>le</strong>, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 64.84


visib<strong>le</strong> ou non, car ce texte apparaît <strong>de</strong> façon plus ou moins disparate et calculée. Syndicat,grévistes : la source est, là encore, col<strong>le</strong>ctive et el<strong>le</strong> transmet <strong>de</strong>s notions idéologiques.Le réalisateur du film <strong>de</strong> Rennes montre par une touche d'humour un slogan publicitaireen gros plan «un avant-goût <strong>de</strong> fête». L’utilisation <strong>de</strong>s slogans publicitaires, figure récurrentedans <strong>le</strong>s films, pointe la difficulté <strong>de</strong> l'image à par<strong>le</strong>r d'el<strong>le</strong>-même. Le cinéaste du film <strong>de</strong>Limoges aime éga<strong>le</strong>ment jouer avec cette façon <strong>de</strong> s'exprimer. Il commente <strong>de</strong>s images <strong>de</strong>manifestations avec un zoom <strong>sur</strong> ces phrases : «un Noël pas comme <strong>le</strong>s autres» ou encore«liquidation tota<strong>le</strong> avant fermeture». Ils utilisent <strong>de</strong>s textes rencontrés au hasard <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur trajetpour faire connaître <strong>le</strong>ur sentiment.Une autre attitu<strong>de</strong> consiste à iso<strong>le</strong>r <strong>de</strong>s titres <strong>de</strong> journaux. Un plan fixe du film du Lotraconte que «la grogne persiste en troisième semaine». Dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> Rennes, une mainempi<strong>le</strong> <strong>le</strong>s titres <strong>de</strong> journaux : on apprend l'état <strong>de</strong> la situation : «Trains : <strong>de</strong>ux jours encorediffici<strong>le</strong>s», «la contestation s'étend», « Les syndicats du secteur public veu<strong>le</strong>nt la grèvegénéra<strong>le</strong>». Le texte est celui du journal, mais <strong>le</strong> réalisateur <strong>le</strong> décontextualise en l'isolant par<strong>le</strong> zoom et donne un sens <strong>de</strong> <strong>le</strong>cture du film : on y lit l'importance <strong>de</strong> la durée <strong>de</strong> la lutte <strong>sur</strong>laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s forces s'affrontent.Au hasard d'un plan, apparaissent <strong>le</strong>s autocollants et <strong>le</strong>s sig<strong>le</strong>s du syndicat CGT. Biensouvent, ils sont présents plus que <strong>le</strong>s autres CGT-FO, CFDT, CFTC ou encore FJAAC. Ce<strong>de</strong>rnier, syndicat autonome <strong>de</strong>s conducteurs, n'est pas mentionné visuel<strong>le</strong>ment à notreconnaissance dans <strong>le</strong>s vidéos- qui ont pourtant participé, eux aussi, à la grève. Le syndicatCGT était au moment <strong>de</strong>s faits, <strong>le</strong> plus important quant aux nombre d'adhérents et trèsreprésenté chez <strong>le</strong>s cheminots, situation que <strong>le</strong>s vidéos respectent.Sans voix-off, sans interviews, ni souci véritab<strong>le</strong> <strong>de</strong> mise en scène, <strong>le</strong>s grévistescinéastes ont laissé se construire un discours à plusieurs voix. A l'oral, en dépit <strong>de</strong> quelquesinterventions anonymes <strong>de</strong>s grévistes, ce sont <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctives (cris, slogans, discours)qui participent au sens du film, tandis qu'à l'écrit, en laissant <strong>de</strong> côté <strong>le</strong>s éléments spatiotemporels,informations ajoutées, ce sont <strong>le</strong>s commentaires d'initiatives individuel<strong>le</strong>s qui,comme <strong>de</strong>s balises, conduisent l'interprétation et <strong>le</strong> regard du spectateur. C'est as<strong>sur</strong>ément enfilmant <strong>de</strong>s inscriptions écrites que <strong>le</strong>s grévistes cinéastes ont eu <strong>le</strong> loisir <strong>de</strong> s'exprimer <strong>le</strong>urmilitantisme. Loin <strong>de</strong>s discours militants organisés <strong>de</strong>s formations politiques, <strong>le</strong>s filmsdiffusent un discours militant original, composé d’une ambiance sonore marquéeidéologiquement accompagnée <strong>de</strong> textes filmés en forme <strong>de</strong> clins d’œil militants.« Donner la paro<strong>le</strong> à ceux à qui el<strong>le</strong> était refusée »En filmant un sujet politique, <strong>le</strong>s grévistes-cinéastes ont alors apporté <strong>le</strong>ur témoignage<strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur lutte socia<strong>le</strong> en nous en donnant un aperçu plus ou moins distinct <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur engagement.Mais la gran<strong>de</strong> force militante <strong>de</strong> ces films ne se trouvent pas là : c’est la place mêmeoccupée par <strong>le</strong>s cinéastes qui donne un statut <strong>de</strong> film militant à <strong>le</strong>ur production !Le film comme « une arme au service <strong>de</strong>s masses » (titraient <strong>le</strong>s cahiers du cinémad’alors) est un <strong>de</strong>s <strong>le</strong>itmotivs du cinéma militant <strong>de</strong> 68, slogan réalisé 27 ans plus tard. Lesgrévistes se sont eux-mêmes donner la paro<strong>le</strong> par l’acte <strong>de</strong> filmer et par-là rejoignent <strong>le</strong>s rêves<strong>le</strong>s plus chers <strong>de</strong>s groupes militants <strong>de</strong> 68. L’aspect militant <strong>de</strong> ses films tient en effet dansl’initiative <strong>de</strong>s grévistes eux-mêmes : sans que personne ne vienne <strong>le</strong>ur apprendre ni <strong>le</strong>ur<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> filmer, <strong>de</strong>s acteurs d’un événement politique filment eux-mêmes <strong>le</strong>urmouvement. Et c’est donc en se donnant la paro<strong>le</strong> eux-mêmes que <strong>le</strong>s grévistes effectuaient<strong>le</strong>ur plus bel acte militant !85


2-Un air <strong>de</strong> film documentaireLa programmation <strong>de</strong>s films amateurs dans <strong>le</strong> séminaire consacré à la grève sejustifiait par <strong>le</strong>urs indications militantes. Mais, en intégrant la programmation <strong>de</strong> Lussas, <strong>le</strong>sfilms grévistes, acquièrent aussi <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres <strong>de</strong> nob<strong>le</strong>sses du cinéma documentaire. Quelséléments appartiennent au champ <strong>de</strong> l’esthétique du cinéma documentaire ? Si cette esthétiquefonctionne <strong>sur</strong> quelques principes 174 , <strong>le</strong>s films grévistes honorent trois conditions qui« fon<strong>de</strong>nt » <strong>le</strong> cinéma documentaire.Un tournage en directEn amenant avec eux <strong>le</strong>urs camescopes au bout <strong>de</strong> quelques jours <strong>de</strong> grève, <strong>le</strong>sgrévistes, alors cinéastes, tracent un croquis filmé et quotidien <strong>de</strong>s comportements <strong>de</strong> <strong>le</strong>urcommunauté. Improvisation et imprécision gui<strong>de</strong>nt la représentation <strong>de</strong>s instants filmés. Ilsenregistrent en situation <strong>de</strong>s images et <strong>de</strong>s sons sans suivre un scénario établi ni diriger <strong>de</strong>sacteurs.« au bout <strong>de</strong> quelques jours <strong>de</strong> grève, j’ai pris la caméra pour<strong>le</strong>s copains, pour me faire un souvenir » 175Cette déclaration <strong>de</strong> Daniel revient souvent dans la bouche <strong>de</strong>s grévistes : ils n’ont paspréparé <strong>le</strong>ur filmage, ils ont voulu suivre <strong>le</strong>ur sensation. Ils ont filmé pour se faire plaisiravant tout.« J’ai filmé à l’instinct » 176Yann affirme aussi sa manière <strong>de</strong> filmer, au départ sans autres idées préconçues que<strong>de</strong> se laisser al<strong>le</strong>r <strong>de</strong>vant l’évènement. Le tournage est libre et sans contraintes prédéfiniesautre que cel<strong>le</strong> engendrée par <strong>le</strong> réel. Et <strong>le</strong> récit filmique s’organise autour du « ici »du corpsdu gréviste-cinéaste et du « maintenant » <strong>de</strong> la grève. Ainsi, bien que reconstruits par unmontage, l’influence du réel donne <strong>de</strong>s récits chaotiques et <strong>le</strong>s scènes filmées sont confusespour un étranger.Un scénario dicté par <strong>le</strong> vécuCet « ici » et « maintenant » confirme la mainmise du réel et du vécu du cinéaste <strong>sur</strong> laconduite du récit. Chacun dans sa région, ils filment <strong>le</strong>s coulisses d’une grève dont on neconnaît dans <strong>le</strong>s médias que <strong>le</strong>s conséquences <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s usagers.Le fil conducteur est dicté par <strong>le</strong> réel <strong>de</strong> la grève : il nous emmène dans la viequotidienne du mouvement avec son lot <strong>de</strong> manifestations, d’assemblées généra<strong>le</strong>s, <strong>de</strong> piquets<strong>de</strong> grèves, d’organisation <strong>de</strong>s repas, <strong>de</strong> distribution <strong>de</strong> tracts : c’est ainsi que nous suivonsavec <strong>le</strong> gréviste cinéaste du Lot, <strong>le</strong> départ animé <strong>de</strong>s hommes en grève <strong>de</strong> sa section à<strong>de</strong>stination Toulouse pour une gran<strong>de</strong> manifestation ; <strong>le</strong> gréviste breton, quant à lui, filmetoujours la même assemblée généra<strong>le</strong>, diffici<strong>le</strong>ment accessib<strong>le</strong> par <strong>le</strong>s grévistes <strong>de</strong> sa sectionqui doivent enjamber une fenêtre pour y entrer ; <strong>le</strong> film d'Orléans nous montre <strong>le</strong> vote <strong>de</strong> lagrève et <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctes ; celui <strong>de</strong> Limoges, <strong>le</strong>s repas entre <strong>de</strong>ux manifestations. Dans ces films,tous <strong>le</strong>s instants <strong>de</strong> la vie d'un gréviste sont archivés.Un bon exemp<strong>le</strong> éga<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> la prégnance du vécu <strong>sur</strong> la conduite <strong>de</strong>s récits est visib<strong>le</strong>avec <strong>le</strong> film Les voix du rail <strong>de</strong> Pierre Frémont. Il suit, comme <strong>le</strong>s autres films l'ont fait174 Gauthier, in Le documentaire, un autre cinéma, Nathan , 1995, p 244.175 Extrait d’un entretien réalisé avec Daniel Cami, à Lussas, en 1996.176 Extrait d’entretien réalisé avec Yann Le Fol, à Paris, <strong>le</strong> 6 octobre 1998.86


ail<strong>le</strong>urs en France, toute la durée du mouvement social dans sa vil<strong>le</strong>, Limoges, mais il <strong>le</strong> faitjour par jour, comme un chroniqueur précis, en indiquant par incrustation ou au montage <strong>le</strong>sdates : du 7 décembre au 19 décembre, il n'omet presque aucune journée et tient là une sorte<strong>de</strong> journal filmé <strong>de</strong> la grève <strong>de</strong>s cheminots à Limoges. Sans être aussi précises, ces dates seretrouvent dans bon nombre <strong>de</strong> films et montrent l’influence évi<strong>de</strong>nte du vécu <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s récits.C’est aussi <strong>le</strong> même cas <strong>de</strong> figure avec <strong>le</strong>s multip<strong>le</strong>s scènes rapportant <strong>le</strong> discours tenu par <strong>le</strong>ssyndicats en fin <strong>de</strong> grève : beaucoup <strong>de</strong> cinéastes l’ont filmé se soumettant à l’ordre du réel.Par <strong>le</strong>ur fonction, <strong>le</strong>s cinéastes-grévistes sont introduits au cœur <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong>s grévistescheminots,se donnant ainsi un point <strong>de</strong> vue proche et intérieur flirtant au plus près avec <strong>le</strong>scaractéristiques du cinéma direct.« Je » raconteGrâce à la légèreté du matériel et l'apparition du son synchrone, <strong>le</strong>s documentaristes ducinéma direct sont parvenus à se glisser plus près et plus librement <strong>de</strong>s objets filmés.Héritiers « inconscients » <strong>de</strong> cette évolution, <strong>le</strong>s cinéastes amateurs ont fait <strong>le</strong>ur cette attitu<strong>de</strong>et se sont déplacés à <strong>le</strong>ur guise au sein <strong>de</strong> l'événement-grève. Les récits sont alors construitsautour du cinéaste narrateur, qui signe sa présence par au moins <strong>de</strong>ux figures « stylistiques »,à savoir un point <strong>de</strong> vue fluctuant et un regard insistant.Lors d'un rassemb<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> grévistes dans <strong>le</strong> film Rue <strong>de</strong> la gare, à toi Juppé, <strong>le</strong>cameraman rennois cherche à rendre <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue toujours différents <strong>de</strong> la situation, alorsplutôt calme : il alterne <strong>de</strong>s prises <strong>de</strong> vue du haut d'escaliers avec d'autres enregistrées <strong>sur</strong> <strong>le</strong>même plan que <strong>le</strong>s personnages filmés. Ces prises éclatées sont <strong>le</strong> témoignage visib<strong>le</strong> <strong>de</strong> sacirculation à travers l’événement. Certes, l'absence <strong>de</strong> pied ai<strong>de</strong> la mobilité du cameraman,mais la multiplicité <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue à chaque fois inédits se retrouve dans <strong>le</strong> filmage <strong>de</strong>smanifestations, technique que pratique éga<strong>le</strong>ment Michel :« Il faut <strong>de</strong>vancer l’événement…j’aimais bien filmer pardétour, comme si c’était <strong>le</strong> hasard…il faut épier…comme à lachasse. » 177Cette comparaison du cinéma avec la chasse est subti<strong>le</strong> et se retrouve dans <strong>le</strong>s autresfilms. Par exemp<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> Montluçon, <strong>le</strong> gréviste cinéaste filme la manifestationunitaire du 12 décembre. Il entraîne <strong>le</strong> spectateur dans une exploration <strong>de</strong> toutes <strong>le</strong>spossibilités <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue. Tantôt d'une fenêtre, tantôt du trottoir, il se déplace autour duflux qui déambu<strong>le</strong>, en expérimentant <strong>le</strong>s éventualités <strong>de</strong> la meil<strong>le</strong>ure vision à la manière d’unchasseur qui observerait sa proie !Au cours <strong>de</strong>s repas col<strong>le</strong>ctifs, dans <strong>le</strong> film <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s cheminots du Lot, <strong>le</strong> cameraman, parun "travelling manuel", suit la disposition <strong>de</strong> la tablée pour montrer la présence <strong>de</strong> tous <strong>le</strong>sconvives. En filmant la séance du repas, il entoure, cerne et délimite l'espace <strong>de</strong> la scène, toutcomme <strong>le</strong> faisait <strong>le</strong> premier gréviste cinéaste en multipliant ses points <strong>de</strong> vue. Sans la caméra,il serait à l'intérieur <strong>de</strong> l'événement, attablé au milieu <strong>de</strong> ses acolytes. Avec l'appareil, il seplace en position <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r l'événement, donc s'en extrait et se pose comme observateur.177 Extrait d’un entretien réalisé avec Michel Raynal, <strong>le</strong> 5 juil<strong>le</strong>t 1999, à Cap<strong>de</strong>nac, (Lot).87


Dès que l'événement <strong>le</strong> permet, <strong>le</strong>s cameramen circu<strong>le</strong>nt au cœur du réel à la manièred'un œil externe qui se déplacerait arbitrairement à travers l'espace visib<strong>le</strong> <strong>de</strong> la grève et quienregistrerait sa promena<strong>de</strong> ! C'est donc la caméra qui <strong>le</strong>ur sert d'œil et transforme <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong> :grâce à el<strong>le</strong>, cet « œil » perpétuel<strong>le</strong>ment mobi<strong>le</strong>, <strong>le</strong> gréviste <strong>de</strong>vient un observateur qui explore<strong>le</strong> présent <strong>de</strong> la grève, <strong>sur</strong>plombe l'événement et s'en distancie.Par ces marques visuel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> film <strong>de</strong>s cheminots du Lot, réalisé par Michel Raynal,illustre éga<strong>le</strong>ment la présence <strong>de</strong> ce regard. Le panoramique et <strong>le</strong> zoom sont <strong>le</strong>s motifs <strong>de</strong> sonrécit. Pendant une manifestation, <strong>le</strong> cameraman zoome plusieurs fois <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mot "Lot" parmi<strong>de</strong>s revendications inscrites <strong>sur</strong> une ban<strong>de</strong>ro<strong>le</strong>. Du ban<strong>de</strong>au, qui exhibe fièrement dans sesinscriptions son appartenance au syndicat CFTC, il ne retient que ce mot. Par ce choix, ilmanifeste ainsi son i<strong>de</strong>ntité régiona<strong>le</strong>, témoigne <strong>de</strong> son regard subjectif. Certes, il évoqueainsi <strong>le</strong>s lieux du tournage, son attachement et son lien à sa région ainsi que <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du Lotdans <strong>le</strong> mouvement, mais il par<strong>le</strong>, matérialise et signe <strong>sur</strong>tout sa présence en apposant sonregard <strong>sur</strong> <strong>le</strong> réel. Il détermine sa présence <strong>de</strong> la même manière lorsqu'il zoome <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s slogans<strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>ro<strong>le</strong>s ou <strong>de</strong>s tee-shirts. On peut y voir une sorte <strong>de</strong> militantisme qui donne à voirainsi son appartenance au mouvement <strong>de</strong> grève. Il informe par d'autres biais que par uneparo<strong>le</strong> explicative, <strong>le</strong>s raisons du mouvement : "contrat <strong>de</strong> plan : non ; service public : oui"peut-on lire plusieurs fois dans <strong>le</strong>s gros plans <strong>de</strong> ce film <strong>de</strong> Raynal.Dans tous <strong>le</strong>s films, <strong>le</strong>s zooms sont éga<strong>le</strong>ment figures courantes. Un <strong>de</strong> ceux-ci 178 meten évi<strong>de</strong>nce cette pancarte d'une manifestation : "Mai 68-déc 95" et signa<strong>le</strong> par cettecomparaison l'importance qu'il prête au mouvement <strong>de</strong> décembre. Depuis sa fenêtre, <strong>le</strong>gréviste cinéaste <strong>de</strong> Montluçon pratique souvent la technique du zoom. Il se fixe tantôt <strong>sur</strong> <strong>de</strong>svisages <strong>de</strong> manifestants, tantôt <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s slogans. Ainsi, il nous montre un homme dont la têteest cel<strong>le</strong> du prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la république, Jacques Chirac, puis une ban<strong>de</strong>ro<strong>le</strong> : "La jupette Sncfen colère". Il sé<strong>le</strong>ctionne et iso<strong>le</strong> <strong>de</strong> la manifestation <strong>de</strong>s faits circonstanciels. Ce regard enloupe <strong>sur</strong> <strong>le</strong> réel est pour ce cinéaste <strong>le</strong> seul moyen <strong>de</strong> s'exprimer.Les grévistes cinéastes se sont posés en observateurs en s'extrayant <strong>de</strong> l'événement soitpar <strong>le</strong>ur mobilité soit par l'utilisation du zoom. D'œil, la caméra <strong>de</strong>vient regard grâce à tousces divers effets visuels qui renvoient à la volonté et à la conscience du preneur <strong>de</strong> vue. Parces marques visuel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s grévistes ont tenté d'imprimer une expression personnel<strong>le</strong> <strong>sur</strong>l'enregistrement du réel. Le regard délibérément subjectif est aussi une manière <strong>de</strong> se montreret d'inscrire <strong>le</strong>ur présence individuel<strong>le</strong> par rapport à cel<strong>le</strong> du col<strong>le</strong>ctif. Ils se sont assignés uneplace nouvel<strong>le</strong>, externe à l’événement, qui <strong>le</strong>s désignent comme l’énonciateur <strong>de</strong> la narration,marque que l’on peut retrouver dans <strong>le</strong>s récits documentaires.Ces films sont i<strong>de</strong>ntifiab<strong>le</strong>s dans certains traits caractérisant <strong>le</strong> mo<strong>de</strong> documentaire :ici, on traite d’une matière première, d’une réalité brute - la grève vue <strong>de</strong>s coulisses et vue <strong>de</strong>l’intérieur- certifiée par <strong>le</strong> mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> narration brouillonne, guidée par <strong>le</strong> vécu. Ainsi, unecertaine authenticité se dégage <strong>de</strong> ces films, garante el<strong>le</strong> aussi du mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> productiondocumentaire.3 - Un air <strong>de</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>La place particulière du cinéaste-gréviste (à la fois acteur et observateur) donne à ces filmsune teneur particulière, proche du cinéma militant, du cinéma documentaire mais aussi dufilm <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>.178 Le film est réalisé à Saint-Etienne et est visib<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s locaux <strong>de</strong> la CGT.88


Une proximité à l’évènementLe cinéaste documentaire, se voulant pourtant respectueux d'une éthique, se retrouvesouvent dans la position d'un observateur, d'un indiscret, d'un intrus et d'un voyeur. Il doit êtrelà au bon moment, fréquenter assez ses personnages pour qu’ils lui fassent confiance. Lecinéaste-gréviste n’a pas ce problème car il est naturel<strong>le</strong>ment immergé dans ce milieu.Ainsi, <strong>le</strong>s grévistes filmés ont un tout autre regard à la caméra, ils se livrent plus et nevoient presque plus la caméra lorsqu'el<strong>le</strong> est tenue par l'un <strong>de</strong>s <strong>le</strong>urs. Le cinéaste en tant quetel se fait oublier. Habituel<strong>le</strong>ment, l'introduction <strong>de</strong> la caméra dans <strong>le</strong>s assemblées généra<strong>le</strong>s et<strong>le</strong>s piquets <strong>de</strong> grève soulève <strong>de</strong> la méfiance et n'est pas toujours faci<strong>le</strong>ment acceptée. Ici, <strong>le</strong>sfilms fourmil<strong>le</strong>nt <strong>de</strong> marques <strong>de</strong> confiance. Clins d'œil, poings <strong>le</strong>vés, sourires interpel<strong>le</strong>ntgénéra<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s cameramen. Dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> Rennes, <strong>le</strong>s grévistes n'hésitent pas à trinquer àl'intention du cameraman. Dans <strong>le</strong> film du Lot, ils appel<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> cinéaste par son prénom. AOrléans, <strong>le</strong> cinéaste nous montre une opération <strong>de</strong> sabotage à la Sernam. A Narbonne, <strong>le</strong>sgrévistes font une photographie animée <strong>de</strong> tout <strong>le</strong> groupe. Tous ces exemp<strong>le</strong>s, non exhaustifs,concor<strong>de</strong>nt à dévoi<strong>le</strong>r la nature intime <strong>de</strong> la relation 179 qui existe <strong>de</strong> part et d'autre <strong>de</strong> la caméra.Que <strong>le</strong> cinéaste soit un <strong>de</strong>s <strong>le</strong>urs permet aux sujets filmés d'être en confiance et <strong>de</strong> se montrerspontanés. Les "acteurs" ne par<strong>le</strong>nt pas à l'intention d'un spectateur potentiel mais au cinéasteou entre eux sans chercher à être audib<strong>le</strong>s.Cette confiance dont témoignent <strong>le</strong>s sujets filmés à l'adresse du sujet filmant permet à ce<strong>de</strong>rnier <strong>de</strong> la capter sans encombre. C'est une conséquence induite du rapport particulier que<strong>le</strong> cinéaste entretient avec <strong>le</strong>s sujets filmés : une position proche <strong>de</strong> l'événement filmé par sonstatut d'acteur. Il en sait autant <strong>sur</strong> ses "personnages" que ce qu'ils connaissent <strong>de</strong> lui : du fait<strong>de</strong> sa participation à l'événement, ils sont <strong>sur</strong> <strong>le</strong> même plan. Et c'est parce qu'il y a cetteproximité <strong>de</strong> fait que la <strong>de</strong>uxième action, cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> filmer, est légitimée : il n'y a pasd'appropriation <strong>de</strong> l'autre justifiée par <strong>le</strong>s besoins <strong>de</strong> la cause 180 . Les grévistes ne s'emparentpas d'un réel étranger, <strong>le</strong>ur fonction <strong>de</strong> gréviste <strong>le</strong>s autorise à filmer. La ligne tenue qui sépare<strong>le</strong> voyeur du cinéaste ne semb<strong>le</strong> pas ici sou<strong>le</strong>ver <strong>de</strong> difficultés car <strong>le</strong> cinéaste ne pénètre pasdans une sphère privée : <strong>le</strong>s confi<strong>de</strong>nces que lancent <strong>le</strong>s grévistes filmés ne s'adressent pas à lacaméra mais à <strong>le</strong>urs copains, cinéaste et futurs spectateurs. Cela donne une sorted'équiva<strong>le</strong>nce et d’égalité 181 <strong>de</strong> part et d'autre <strong>de</strong> la caméra, véritab<strong>le</strong> enjeu que doiventchercher habituel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s documentaristesLa place occupée par <strong>le</strong>s cinéastes grévistes <strong>le</strong>ur a permis <strong>de</strong> négliger <strong>le</strong> travaild’approche que doit réaliser tout documentariste et <strong>de</strong> pénétrer directement dans <strong>le</strong> réel <strong>de</strong> lagrève. Mais cette place privilégiée n’a pas empêché <strong>le</strong>s grévistes <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>s films quirengorgent <strong>de</strong> maladresses <strong>de</strong> filmage (caractéristiques du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>) et auxquels <strong>le</strong>sprofessionnels n’ont pas aimés être associés.Un film « mal-fait » ? 182179 Ouvrage col<strong>le</strong>ctif, Le Film <strong>de</strong> Famil<strong>le</strong>, Méridiens Klincksieck, 1995, p. 16.180 Col<strong>le</strong>yn, Le Regard Documentaire, Editions du Centre Pompidou, 1993, p. 76.181 Cité par Gauthier, Le Documentaire, Un Autre Cinéma, Nathan, 1995, p. 117.182 R.Odin, Le Film <strong>de</strong> Famil<strong>le</strong>, Méridiens Klincksieck, 1995, p. 2889


Combien <strong>de</strong> changements intempestifs <strong>de</strong> mouvements <strong>de</strong> caméra, <strong>de</strong> tremblés, <strong>de</strong>décadrages, tous effets habituel<strong>le</strong>ment interdits, troub<strong>le</strong>nt notre perception. Dans <strong>le</strong>sséquences <strong>de</strong> manifestations dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> Montluçon par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong>s plans esttoujours instab<strong>le</strong>. Geste amateur par excel<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong> zoom (zoom avant suivi immédiatementd'un zoom arrière) est une figure courante dans la plupart <strong>de</strong>s films et participe au brouillage<strong>de</strong> la perception <strong>de</strong> ces films. C'est <strong>le</strong> cas plus particulièrement <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> Saint-Etienne, <strong>de</strong>celui du Lot, et <strong>de</strong> Montluçon où ce geste est mené bruta<strong>le</strong>ment et <strong>de</strong> façon imprécise. De lamême manière, la vitesse <strong>de</strong>s panoramiques est rapi<strong>de</strong> et empêche une vision uniforme.L'espace est représenté par fractions détachées du réel, ce qui donne une esthétiquefragmentée. Dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> Narbonne, <strong>le</strong>s images se suivent, coupées bruta<strong>le</strong>ment : <strong>le</strong>s planssont souvent discontinus. Pendant la manifestation qu'il filme, <strong>le</strong> gréviste <strong>de</strong> Rennes suitrarement une scène jusqu'au bout et fait en quelque sorte avorter l'événement. Les plansmontés en cut abon<strong>de</strong>nt dans <strong>le</strong>s récits <strong>de</strong>s grévistes, ne permettent pas un énoncé flui<strong>de</strong> etcassent l'effet <strong>de</strong> transparence qui décou<strong>le</strong> habituel<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s raccords invisib<strong>le</strong>s.Adresses à la caméraCaractéristiques du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> 183 , <strong>le</strong>s adresses à la caméra fourmil<strong>le</strong>nt dans <strong>le</strong>svidéos. Non seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s personnages jettent <strong>de</strong>s regards à la caméra, mais lui par<strong>le</strong>nt. Plusexactement, ils ne s'adressent pas directement au spectateur mais à celui qui est <strong>de</strong>rrière lacaméra, ce qui intègre <strong>le</strong> cameraman dans <strong>le</strong> film comme personnage. Dans tous <strong>le</strong>s films, àforce d'être nombreux, <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s <strong>de</strong>viennent banals mais ils attestent la collaboration et laconnivence du cameraman avec <strong>le</strong>s personnages filmés. Ce sont successivement <strong>de</strong>sexclamations qui s'égrènent tout au long <strong>de</strong>s films comme "on est là, Michel" ou bien "nefilme pas Juppé" ou encore "quand est-ce qu'on <strong>le</strong> voit, ton film". La complicité se reconnaîtaussi avec cette manifestante qui lance à la caméra du gréviste cinéaste <strong>de</strong> Rennes : " t'auras<strong>de</strong> bons souvenirs après". C'est aussi <strong>le</strong> cas <strong>de</strong> nombreuses fois dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> Narbonne dans<strong>le</strong>quel par exemp<strong>le</strong> une gréviste <strong>de</strong>man<strong>de</strong> en riant au caméraman : "Tu sais que c'est monanniversaire, quand même !". Par <strong>le</strong>ur spontanéité et <strong>le</strong>ur familiarité, <strong>le</strong>s adresses à la caméramontrent l'homme qui est <strong>de</strong>rrière.Le film <strong>de</strong>s cheminots du Lot réalisé par M. Raynal illustre aussi cette communication,une scène particulièrement nous semb<strong>le</strong> emblématique du film et plus achevée que dans <strong>le</strong>sautres films. El<strong>le</strong> se passe dans un supermarché où un gréviste fait <strong>le</strong>s courses pour lacol<strong>le</strong>ctivité. Il n'a <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r son avis au réalisateur comme au rayon boucherie oùil l'interroge : "C'est bien cela, monsieur Raynal, trente tripous ?". Cela donne une scèneassez comique où <strong>le</strong> cameraman, et par conséquent la caméra, <strong>de</strong>vient un personnage à partentière, certes hors champ, mais bien localisab<strong>le</strong> et représenté pour <strong>le</strong> spectateur par cedialogue. Il est appelé par son nom explicitant là sa relation et son <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> familiarité avec <strong>le</strong>personnage filmé.L’adresse à la caméra, un <strong>de</strong>s traits du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, donne la sensation d’un film« mal-fait » mais témoigne la place singulière tenue par <strong>le</strong>s cinéastes amateurs face àl’événement.Une grève joyeuseLes grévistes ont appréhendé l'événement public par <strong>le</strong>ur vécu car ils abor<strong>de</strong>nt, toutd'abord, l'histoire <strong>de</strong> la grève du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> sa vie concrète. Parallè<strong>le</strong>ment au discourspolitisé apparaissent <strong>de</strong> nombreuses scènes privées « bon enfant ». De la grève, ils nousoffrent alors un portrait allégorique <strong>de</strong> la joie et <strong>de</strong> l'union qui prend sa source dans la mise en183 R.Odin, Le Film <strong>de</strong> Famil<strong>le</strong>, Méridiens Klincksieck, 1995, p. 30.90


scène du souvenir et cel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s rapports sociaux présents. Chacune <strong>de</strong>s scènes <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>sfilms semb<strong>le</strong> mettre en marge l'aspect politique en s'accordant à souligner <strong>le</strong> même climatallègre. Dans <strong>le</strong>urs mains, la caméra disparaît alors et <strong>de</strong>vient invisib<strong>le</strong> pour nous laisserpénétrer dans la vie souterraine <strong>de</strong> la grève : à partir d’une lutte politique importante, <strong>le</strong>sgrévistes nous livrent à travers <strong>le</strong>urs films une grève inédite et festive, cha<strong>le</strong>ureuse et intime.Les cinéastes enregistrent <strong>le</strong> présent comme déjà un futur souvenir idéalisé. En effet, àla télévision, la grève est décrite par <strong>de</strong>s gares désertes, <strong>de</strong>s usagers en colère, <strong>de</strong>s grévistescaricaturaux et <strong>de</strong>s experts politiques décalés, <strong>le</strong> dit et <strong>le</strong> montré s'arrêtent avant <strong>le</strong>smotivations <strong>de</strong>s grévistes. Aucune explication n'est donnée pour la genèse du conflit, seuls<strong>de</strong>s stéréotypes et <strong>de</strong>s cas particuliers affluent. Parfois même, <strong>le</strong>s manifestants sont montréscomme <strong>de</strong>s personnes bon enfant et sans conscience politique. Un reportage du journaltélévisé <strong>de</strong> TF1 diffusé <strong>le</strong> 28/11/95 nous présente l'ambiance familia<strong>le</strong> qui règne dans <strong>le</strong> car <strong>de</strong>"l'armée <strong>de</strong>s militants <strong>de</strong> FO". Ce commentaire considère ainsi <strong>le</strong>s militants comme uneespèce en voie <strong>de</strong> disparition. En règ<strong>le</strong> généra<strong>le</strong> et en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s portraits clownesques, <strong>le</strong>smilitants sont décrits uniquement dans <strong>le</strong>ur rapport avec <strong>le</strong>s usagers. Confondant <strong>le</strong>s moyensutilisés avec <strong>le</strong>s raisons <strong>de</strong>s grévistes, <strong>le</strong>s médias <strong>le</strong>s présentent comme animés d’une seu<strong>le</strong> etunique motivation, gêner <strong>le</strong>s usagers, sans s’interroger <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s réel<strong>le</strong>s causes qui <strong>le</strong>s font agir.On comprend alors la démarche et la volonté <strong>de</strong>s documentaristes qui donnent àl'inverse à entendre la paro<strong>le</strong> <strong>de</strong>s grévistes. Ainsi, dans <strong>le</strong>s documentaires, la grève estmontrée par <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions et <strong>le</strong>s angoisses <strong>de</strong>s protagonistes. Dans Demain, la grève commedans Chemin <strong>de</strong> traverse, aucun commentaire directif, seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s pensées <strong>de</strong> grévistes quinous renseignent <strong>sur</strong> la situation. Dans <strong>le</strong> <strong>de</strong>uxième film, <strong>le</strong> fil conducteur suit la paro<strong>le</strong> <strong>de</strong>sacteurs <strong>de</strong> la grève mis en situation d'entretiens individuels où ils peuvent se dévoi<strong>le</strong>r.Symbolisée par ces paro<strong>le</strong>s, la grève y est sérieuse et profon<strong>de</strong>. Très éloignées <strong>de</strong> ceux-cicomme <strong>de</strong> ceux-là, <strong>le</strong>s vidéos <strong>de</strong>s cheminots montrent la grève d'un point <strong>de</strong> vue interne etcha<strong>le</strong>ureux. Aucune réf<strong>le</strong>xion, aucune considération directe <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mouvement ne viennenteff<strong>le</strong>urer <strong>le</strong>s moments <strong>de</strong> la vie quotidienne et intime <strong>de</strong>s grévistes, moments qui, pourtantabon<strong>de</strong>nt.On y voit <strong>le</strong> rituel <strong>de</strong> la grève, mais un rituel festif : dans toutes <strong>le</strong>s scènes choisies,l'atmosphère est joyeuse et cha<strong>le</strong>ureuse. De scènes privées en manifestations, <strong>le</strong>s films nousrapportent un point <strong>de</strong> vue presque folâtre du mouvement. Contrairement à ce que montrent<strong>le</strong>s documentaires <strong>sur</strong> <strong>le</strong> sujet, rarement soucis, angoisses, contradictions et désaccords noussont relatés. Sous <strong>le</strong>s bruits typiques <strong>de</strong>s siff<strong>le</strong>ts, <strong>le</strong>s scènes convivia<strong>le</strong>s se multiplient à lafaçon <strong>de</strong> cet inévitab<strong>le</strong> repas <strong>de</strong> fin <strong>de</strong> grève que l'on trouve dans chaque vidéo. On souff<strong>le</strong>souvent <strong>de</strong>s bougies dans <strong>le</strong>s films grévistes comme dans <strong>le</strong> Lot, où au douzième jour <strong>de</strong>grève, <strong>le</strong>s cheminots fêtent <strong>le</strong>s trente-huit ans d'un certain Dominique. On chante partout, <strong>de</strong>Rennes à Ro<strong>de</strong>z en passant par Paris et Narbonne. Dans toutes <strong>le</strong>s rues <strong>de</strong> France, on bat <strong>le</strong>rythme <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s "bidons" vi<strong>de</strong>s, on se déguise.Faire grève, c'est aussi se laisser al<strong>le</strong>r au sentiment exaltant d'être une force puisée auspectac<strong>le</strong> du nombre. Comme au temps où <strong>le</strong>s grévistes s'endimanchaient <strong>le</strong>s premiers jours<strong>de</strong> grève, ils laissent réunions et manifestations, qui forment la trame <strong>de</strong> la vie col<strong>le</strong>ctive,remplacer <strong>le</strong>s horaires stricts et <strong>le</strong>s conditions <strong>de</strong> travail diffici<strong>le</strong>s. La grève crée ce besoin <strong>de</strong>fête qui ne va pas sans la fou<strong>le</strong> ni <strong>le</strong> bruit. Conviés à cette fête par <strong>le</strong>ur statut <strong>de</strong> grévistes, <strong>le</strong>scinéastes se sont laissés al<strong>le</strong>r à cette jubilation dans la vie comme dans <strong>le</strong>urs films où ils ontretranscrit l'aspect festif <strong>de</strong> la grève.Ils ont filmé une grève sympathique pour en gar<strong>de</strong>r un bon souvenir. Les filmsprennent alors la même fonction que cel<strong>le</strong> du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, qui fixent <strong>le</strong>s moments heureuxdu temps familial, comme <strong>le</strong>s mariages et <strong>le</strong>s anniversaires, un rô<strong>le</strong> déjà attribué à la91


photographie 184 . Les films perpétuent la fête <strong>de</strong> la grève en figeant <strong>le</strong>s instants agréab<strong>le</strong>s. C'estainsi que ces films <strong>de</strong>viennent une secon<strong>de</strong> vie <strong>de</strong> la grève, une continuité dé<strong>le</strong>ctab<strong>le</strong> etattrayante <strong>de</strong> la réalité. Au début, ce fut <strong>le</strong>ur motivation puisque trois d'entre eux m'ont ditavoir voulu filmer pour eux et pour <strong>le</strong>urs "copains" afin <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r un souvenir, notamment unsouvenir agréab<strong>le</strong>.C'est ainsi qu'adressés aux grévistes, <strong>le</strong>s films reconstituent l'unité et la cohésion <strong>de</strong> lafamil<strong>le</strong> gréviste cheminote et recréent <strong>de</strong>s moments idylliques 185 comme peut <strong>le</strong> produire <strong>le</strong>travail <strong>de</strong> la mémoire. Devant la caméra, sujet filmant et sujet filmé ont poétisé <strong>le</strong>ur présentqui <strong>de</strong>viendra un passé idéalisé. A l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s sujets filmés, <strong>le</strong>s cinéastes ont reconstitué etrecréé ainsi une version utopique <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong> SNCF. La mythologisation, inscritedans <strong>le</strong> procédé cinématographique 186 même, permet aux films grévistes d’être <strong>le</strong> théâtred'une mise en scène <strong>de</strong> l'enthousiasme et du bonheur <strong>de</strong> faire grève.Si <strong>le</strong>s films grévistes ne remplissent pas toutes <strong>le</strong>s figures stylistiques du film <strong>de</strong>famil<strong>le</strong> du fait <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur mélange <strong>de</strong>s genres (<strong>le</strong>ur aspect documentaire lié au pouvoir <strong>de</strong>l’évènement <strong>sur</strong> <strong>le</strong> récit filmique <strong>le</strong>ur permet d’échapper à l’absence <strong>de</strong> clôture, l’émiettementnarratif, la temporalité indéterminée ), ils en conservent assez pour qu’on puisse <strong>le</strong>s classerdans la catégorie film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. Des maladresses <strong>de</strong> filmage à l’ambiance joyeuse etfamilière, <strong>le</strong>s films sont marqués par un air <strong>de</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>.4-Le « cinéma gréviste », une esthétique <strong>de</strong> la « fusion » ?Diffici<strong>le</strong>s à cataloguer dans un seul genre et à la lisière <strong>de</strong> plusieurs genres, <strong>le</strong> statut <strong>de</strong>ces films est diffici<strong>le</strong> à déterminer car ils ont emprunté plusieurs aspects aux modè<strong>le</strong>s <strong>de</strong>représentation existants.L'énoncé -<strong>le</strong> sujet traité, <strong>le</strong>s lieux décrits, <strong>le</strong>s personnages montrés- <strong>le</strong>ur confère unstatut <strong>de</strong> document et <strong>le</strong> dispositif filmique -enregistrement <strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain en direct- <strong>le</strong>srapproche d'un courant du film documentaire, <strong>le</strong> cinéma direct. Bien que l'événement traitéappartienne à la sphère publique, ils empruntent une série <strong>de</strong> figures au film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> : laproximité du cinéaste à l'événement, l'absence <strong>de</strong> personnage en tant que héros individuel, <strong>le</strong>morcel<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> la paro<strong>le</strong>, la structure fragmentaire et <strong>le</strong> rapport particulier au temps. Et lanarration, malgré <strong>le</strong>s perturbations et <strong>le</strong>s ruptures dans sa progression, <strong>le</strong>s rapproche <strong>de</strong>sprocédés du cinéma narratif traditionnel car el<strong>le</strong> s'est soumise au dérou<strong>le</strong>ment classique :exposition, développement, dénouement. Devant <strong>de</strong>s fragments décousus, ils ont donné à<strong>le</strong>urs films une structure <strong>de</strong> narration linéaire. En voulant filmer d'instinct <strong>le</strong>ur rébellion, cescinéastes ont néanmoins souscrit aux co<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la représentation cinématographique. Lacontestation issue du réel n'a pas débordé et transformé <strong>le</strong>s formes du récit.Malgré <strong>le</strong>s figures que ces films empruntent ici et là à d’autres esthétiquescinématographiques, ces drô<strong>le</strong>s d’objets n’appartiennent donc pas à part entière à un genrereconnaissab<strong>le</strong>. Leur narration « mal faite » <strong>le</strong>s empêche d’appartenir complètement au champdu film documentaire <strong>de</strong> la même manière que <strong>le</strong>ur cause, indistincte et pluriel<strong>le</strong>, éloigne cesproductions du cinéma militant. En possédant un air <strong>de</strong> cinéma documentaire, un air <strong>de</strong>cinéma militant et un air <strong>de</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> sans toutefois appartenir complètement à un <strong>de</strong> cesgenres, nous pouvons qualifier ces récits filmiques d’une esthétique <strong>de</strong> la combinaison. En184 P.Bourdieu, La Photographie, un Art Moyen, Editions <strong>de</strong> Minuit, 1965, p. 49.1857 R.Odin, Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, Méridiens Klincksieck, 1995, p. 32.186 Cinémas et Réalités, Saint-Etienne, 1984, p. 268- 269.92


effet, <strong>le</strong>s figures stylistiques, appartenant habituel<strong>le</strong>ment à <strong>de</strong>s genres divergents, se côtoientet forment un genre cinématographique « en fusion ».Cette <strong>le</strong>cture bouscu<strong>le</strong> <strong>le</strong>s énoncés esthétiques habituels qui classent <strong>le</strong>s objets enfonction <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur genre. S’ils n’appartiennent à aucun genre reconnu, <strong>sur</strong> quels critères et <strong>sur</strong>quels énoncés esthétiques <strong>le</strong> festival <strong>de</strong> Lussas <strong>le</strong>s a sé<strong>le</strong>ctionnés ? Est-ce cette esthétique <strong>de</strong>la fusion qui a séduit <strong>le</strong>s organisateurs ? Pour cela, relisons la présentation du séminaire parJean-louis Comolli où il décrit « <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> décembre » 187 :« …la nouveauté est, je <strong>le</strong> redis, que pour la premièrefois à une tel<strong>le</strong> échel<strong>le</strong>, <strong>de</strong>s grévistes, nombreux, et un peupartout en France, à Rennes, Marseil<strong>le</strong>, Cap<strong>de</strong>nac ou Limoges,se sont saisis d’un camescope, VHS ou Hi8, pour filmer, là oùils étaient, <strong>le</strong> mouvement dans <strong>le</strong>quel ils se trouvaient euxmêmesengagés… » 12Pour Comolli, l’inédit se tient davantage dans la posture du cinéaste, à la fois acteur etobservateur que dans l’œuvre el<strong>le</strong>-même, qu’il appel<strong>le</strong> « ban<strong>de</strong> ». Il poursuit ensuite, insistantclairement <strong>sur</strong> cette nouveauté :« Plus ou moins montées et mises en forme, parfoisconçues comme <strong>de</strong>s films et parfois simp<strong>le</strong>s collages <strong>de</strong> rushes,ces ban<strong>de</strong>s démontrent […] une ambition nouvel<strong>le</strong> dansl’histoire <strong>de</strong>s luttes socia<strong>le</strong>s : que ce soit <strong>le</strong>s acteurs directs dumouvement qui prennent en charge sa représentation. » 12Comolli accentue <strong>sur</strong> l’intérêt dans l’apparition même <strong>de</strong> ces films et dans <strong>le</strong>ursconditions <strong>de</strong> productions. Tout au long <strong>de</strong> sa présentation, il décrit peu <strong>le</strong>ur esthétique,«entre film et collage <strong>de</strong> rushes », mais souligne davantage « l’ambition nouvel<strong>le</strong> » dans cegeste <strong>de</strong> filmer. Et <strong>le</strong> festival <strong>de</strong> Lussas, par l’intermédiaire <strong>de</strong> la plume <strong>de</strong> Comolli, adavantage voulu saluer l’initiative <strong>de</strong> filmage <strong>de</strong>s grévistes que la qualité esthétique <strong>de</strong> <strong>le</strong>ursproductions. Il poursuit en remarquant l’importance « du changement <strong>de</strong> place <strong>de</strong>s grévistes ».S’il existe désormais un cinéma gréviste, il se caractérise par une esthétique <strong>de</strong> « la fusion »issue <strong>de</strong> la posture « à facette » du cinéaste.Une posture à facettesEffectivement, filmer sa propre grève lorsqu’on est impliqué dans l’évènement <strong>de</strong>man<strong>de</strong>aux cinéastes d’alterner sans cesse entre <strong>de</strong>ux rô<strong>le</strong>s, celui <strong>de</strong> cinéaste avec celui <strong>de</strong> gréviste.Alors, <strong>le</strong> récit du film <strong>de</strong>vient alors un espace <strong>de</strong> confrontation entre ces <strong>de</strong>ux rô<strong>le</strong>s.Manifestations, assemblées généra<strong>le</strong>s, scènes privées sont autant <strong>de</strong> scènes dont l’esthétiquedépend du résultat <strong>de</strong> cette confrontation.Ainsi, <strong>le</strong>s manifestations et autres scènes publiques <strong>de</strong> la grève offrent au gréviste par<strong>le</strong>ur longueur toute latitu<strong>de</strong> pour <strong>de</strong>venir cinéaste. Il observe, cherche <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur point <strong>de</strong> vuependant qu’il manifeste. Pour toute ban<strong>de</strong>ro<strong>le</strong>, il exhibe une caméra car pour filmer la187 Brochure <strong>de</strong>s Etats-Généraux du film documentaire, p. 7-8, août 1996.1193


manifestation, il quitte un instant sa fonction <strong>de</strong> militant pour endosser cel<strong>le</strong> d’observateur.Durant <strong>le</strong>s manifestations, <strong>le</strong> cinéaste-gréviste multiplie <strong>le</strong>s points <strong>de</strong> vues car il n’a <strong>de</strong> cesse<strong>de</strong> s’extraire du mouvement afin <strong>de</strong> trouver la bonne place.Alors qu’el<strong>le</strong>s représentent un moment décisif et quotidien, assez peu d'assembléesgénéra<strong>le</strong>s sont filmées par <strong>le</strong>s amateurs. Et lorsqu'el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> sont, <strong>le</strong>s cinéastes se soumettent àl'ordre du visib<strong>le</strong>. Lieu <strong>de</strong> décisions graves (pour ou contre la poursuite <strong>de</strong> la grève) etcol<strong>le</strong>ctives, <strong>le</strong>s assemblées généra<strong>le</strong>s sont représentées selon la mise en scène orchestrée parl'espace social. Lorsqu'il filme, <strong>le</strong> « cinéaste » se met au service du gréviste comme <strong>le</strong> réel l'yoblige. La plupart du temps, il filme peu ce moment, parfois seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> résultat du vote.Dans ces scènes, <strong>le</strong> gréviste l’emporte <strong>sur</strong> <strong>le</strong> cinéaste car, si <strong>le</strong> gréviste filme la totalité dumoment <strong>de</strong> vote, il ne peut voter et perd en quelque sorte son statut <strong>de</strong> gréviste. Ce momentsymbolise la confrontation du rô<strong>le</strong> <strong>de</strong> cinéaste avec celui <strong>de</strong> gréviste militantLoin du bruit <strong>de</strong>s manifestations, <strong>de</strong>s assemblées généra<strong>le</strong>s, <strong>de</strong>s scènes privées comme <strong>le</strong>spiquets <strong>de</strong> grève et <strong>le</strong>s repas col<strong>le</strong>ctifs, ces scènes ne mettent pas en jeu un choix entrel'activité <strong>de</strong> gréviste et cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> cinéaste. L'ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> la communauté gréviste est à cemoment-là en pause par rapport au travail <strong>de</strong> la grève et à celui du militantisme. Les filmsmontrent <strong>de</strong>s scènes privées plus souvent que cel<strong>le</strong>s auxquel<strong>le</strong>s l'on pourrait s'attendre carfilmer ce genre <strong>de</strong> moment <strong>le</strong>ur permet <strong>de</strong> concilier <strong>le</strong>ur activité <strong>de</strong> gréviste et cel<strong>le</strong> <strong>de</strong>cinéaste, et d'en résoudre <strong>le</strong> di<strong>le</strong>mme.Les films amateurs abon<strong>de</strong>nt davantage en scènes <strong>de</strong> manifestations et en scènesprivées qu’en séquences typiques <strong>de</strong> grève. Cette abondance montre que <strong>le</strong>s cinéastesgrévistesse sont davantage laisser al<strong>le</strong>r à filmer <strong>le</strong>s moments où ils ont pu délaisser <strong>le</strong>uractivité <strong>de</strong> gréviste et où <strong>le</strong>ur présence en tant que militant n'était pas nécessaire. Le temps durécit est <strong>le</strong> temps où <strong>le</strong> gréviste a troqué ses habits contre ceux du cinéaste. En conséquence,filmer participe à un temps à part <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> militant-gréviste et conduit <strong>le</strong>s apprentiscinéastes à valoriser un nouveau rô<strong>le</strong>, celui <strong>de</strong> cinéaste.Les documentaristes ont presque une démarche inverse car, en filmant, ils participent àla vie <strong>de</strong> l'événement. Leur compétence <strong>de</strong> cinéaste <strong>le</strong>ur permet d’être gréviste <strong>le</strong> temps dufilm. C’est la caméra qui justifie <strong>le</strong>ur place à l’intérieur du mouvement alors que chez <strong>le</strong>sgrévistes, c’est el<strong>le</strong> qui l’en extrait. Chez <strong>le</strong>s professionnels, <strong>le</strong> cinéma se met au service d’unsujet, la grève dans ce cas.Ainsi <strong>le</strong> confirme Dominique Cabrera 188 lorsqu’el<strong>le</strong> rêve <strong>le</strong> cinéma « comme un outil <strong>de</strong><strong>recherche</strong> en politique » 189 démarche qui s’oppose à cel<strong>le</strong> du cinéaste amateur Michel Raynalqui déclare :« J’ai pris la caméra pour faire un souvenir pour moi seu<strong>le</strong>ment après, je me suisfait prendre au jeu, comme une histoire….J’étais <strong>le</strong> seul à avoir un camescopec’était extraordinaire,[…] j’adorais ces images et ces fumées » 190Michel découvre <strong>le</strong> langage cinéma au cours d’un événement qu’il vit : la politique luipermet <strong>de</strong> découvrir l’outil cinéma. Les professionnels vont eux découvrir <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> dur <strong>de</strong> lagrève <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur film. Leur caméra est participante, voire complice <strong>de</strong> l’événement. Lecinéma vient au service <strong>de</strong> la grève, il se met en grève littéra<strong>le</strong>ment comme <strong>le</strong> clament <strong>le</strong>s<strong>de</strong>ux cinéastes <strong>de</strong> Paro<strong>le</strong>s <strong>de</strong> Grève :188 En 1999, Dominique Cabrera a écrit et réalisé un téléfilm <strong>de</strong> fiction intitulé « Retiens la nuit » pour la chaîneARTE dont <strong>le</strong> sujet se passe pendant <strong>le</strong>s grèves SNCF <strong>de</strong> 1995.189 Propos recueillis <strong>le</strong> 07/09 /01 par I. Potel suite au tournage du film « Retiens la nuit » pour <strong>le</strong> journalLibération190 extrait d’un entretien avec Michel Raynal réalisé <strong>le</strong> 5 juil<strong>le</strong>t 1999 à Cap<strong>de</strong>nac (Lot)94


« Ce n’est pas l’image qui prime, c’est la grève ».Alors que <strong>le</strong> gréviste cinéaste doit se détacher <strong>de</strong> son milieu pour en rendre compte etfilmer, <strong>le</strong> documentariste doit lui s’immiscer et se fondre dans <strong>le</strong> paysage qu’il doit décrire. Ildoit 'al<strong>le</strong>r à la rencontre <strong>de</strong> l'objet à filmer alors que <strong>le</strong> gréviste s'en éloigne. Si l’événementest <strong>le</strong> centre, alors <strong>le</strong>s amateurs ont une « posture centrifuge » car ils veu<strong>le</strong>nt s’éloigner <strong>de</strong> lagrève pour toucher l’image tandis que <strong>le</strong>s professionnels occupent une « posture centripète »car ils ten<strong>de</strong>nt à se rapprocher du centre, la grève, en voulant se servir du média cinéma. Lacomparaison entre <strong>le</strong>s attitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s professionnels et <strong>le</strong>s amateurs accentue la nouveauté etl’importance <strong>de</strong> la posture prise par <strong>le</strong>s cinéastes-grévistes.Une « esthétique <strong>de</strong> la posture » ?A l'origine acteur social, <strong>le</strong> cinéaste, par <strong>le</strong>s conditions <strong>de</strong> production, <strong>de</strong>vient observateur dumouvement et chroniqueur <strong>de</strong> sa propre participation, authentifiant ainsi <strong>le</strong> terme <strong>de</strong> "récit <strong>de</strong>vie" qui vient spontanément à l'esprit: cinéaste-observateur car la caméra est associée à savision; cinéaste-témoin car cette vision est interne à l'événement; cinéaste-auto-biographe carl'événement filmé est aussi <strong>le</strong> sien.Il se tient alors dans une posture unique, à la fois cel<strong>le</strong> du militant (parce qu’il traite d’unévénement politique), du documentariste (parce qu’il s’agit d’un sujet public) et du cinéaste<strong>de</strong> famil<strong>le</strong> (parce qu’il fait partie <strong>de</strong>s sujets qu’il filme). L’originalité <strong>de</strong> cette place « àplusieurs facettes » a <strong>de</strong>s conséquences <strong>sur</strong> l’esthétique <strong>de</strong>s films produits. Le cinéaste « àfacettes » produit donc un film à plusieurs figures : un aspect militant lorsqu’il est en posturemilitante, un contenu documentaire lorsqu’il est cinéaste documentaire et <strong>de</strong>s traits du film <strong>de</strong>famil<strong>le</strong> lorsqu’il enregistre en famil<strong>le</strong>! La posture que prend <strong>le</strong> cinéaste influence directement<strong>le</strong> contenu du film.C’est ce que signalait Comolli en parlant <strong>de</strong> la « nouveauté » <strong>de</strong> ce cinéma où <strong>le</strong>sacteurs eux-mêmes ont souhaité changer <strong>de</strong> place, passant du <strong>de</strong>dans au <strong>de</strong>hors. L’acte <strong>de</strong>filmer, l’épiso<strong>de</strong> principal <strong>de</strong> ces films à facettes, <strong>de</strong>vient alors l’histoire d’un passage. Pour<strong>le</strong>s professionnels, il s’agit d’un passage vers un acte militant tandis que chez <strong>le</strong>s amateurs, <strong>le</strong>passage s’achemine vers un acte d’expression personnel<strong>le</strong>. Car, dans <strong>le</strong>ur contenu, <strong>le</strong>s œuvresamateurs témoignent autant <strong>de</strong> la grève que <strong>de</strong> l’individu qui filme, autant <strong>de</strong>s coulisses <strong>de</strong>l’événement que <strong>de</strong> la découverte du langage cinématographique par ces auteurs. Ce passagedu <strong>de</strong>dans au <strong>de</strong>hors souligne que <strong>le</strong> cinéma, moyen chez <strong>le</strong>s professionnels et finalité chez <strong>le</strong>samateurs, naît dans un placement, ce placement perpétuel du cinéaste par rapport au mon<strong>de</strong>.L’originalité <strong>de</strong> ces films et <strong>le</strong>ur appréciation se tient dans la posture mouvante <strong>de</strong>s cinéastesau détriment <strong>de</strong>s objets produits. Ainsi, la naissance d’un « cinéma gréviste » s’accompagned’une série d’interrogations d’ordre esthétique et artistique.La sé<strong>le</strong>ction <strong>de</strong> ces films à Lussas préfigure-t-el<strong>le</strong> un changement esthétique où la qualité<strong>de</strong>s objets diminue au profit <strong>de</strong> l’acte <strong>de</strong> production? Cela signe t-il une nouvel<strong>le</strong> èreesthétique où compte davantage <strong>le</strong>s actions que <strong>le</strong>s objets produits? L’acte d’expression estencouragé par la tendance à la démocratisation <strong>de</strong>s techniques audiovisuel<strong>le</strong>s et à la réduction<strong>de</strong>s coûts <strong>de</strong>s technologies : <strong>le</strong> développement <strong>de</strong> la consommation a induit un accès plus aisédu grand public aux outils (camescopes, montage virtuel..) dont ont bénéficié <strong>de</strong> nombreuxcinéastes en herbe et passionnés. Cette tendance n’est donc pas nouvel<strong>le</strong> mais au contraire,el<strong>le</strong> s’est réalisée tout au long <strong>de</strong> l’histoire du cinéma et <strong>de</strong> son développement technique.Depuis longtemps, dans <strong>le</strong> champ du cinéma documentaire, <strong>le</strong>s outils se perfectionnent <strong>de</strong>manière interne pour se simplifier à l’usage et ils se démocratisent régulièrement au cours <strong>de</strong>son histoire. Ce fut <strong>le</strong> cas pour lorsque <strong>le</strong> format 16 mm <strong>de</strong>vient un format professionnel.(Frédéric Wiseman tourne ces films en 16 mm), <strong>le</strong> format amateur super 8 a eu une petite95


existence professionnel<strong>le</strong>. Après-guerre, l’Arrif<strong>le</strong>x 35 a été une vraie révolution pour <strong>le</strong>sopérateurs. Plus légère, plus faci<strong>le</strong> à cadrer, portab<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> a changé en son temps <strong>le</strong>s manières<strong>de</strong> filmer. C’est aussi <strong>le</strong> cas encore actuel<strong>le</strong>ment, avec <strong>le</strong> développement du numérique. Lesprofessionnels <strong>recherche</strong>nt alors et toujours la liberté <strong>de</strong> mouvement, la liberté économique, laliberté d’approche du réel, ces libertés qui redonnent du pouvoir au créateur. Autoproduction,équipes légères et soudées, tournages sans autorisation, voire en secret, sans éclairages : <strong>de</strong>squalités qui relèvent <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> productions <strong>de</strong>s amateurs. Ainsi, <strong>le</strong> cinéma amateurjoue un rô<strong>le</strong> important dans l’évolution <strong>de</strong>s techniques car il se révè<strong>le</strong> être un terraind’expérimentation pour <strong>le</strong> cinéma professionnel. Le format amateur est utilisé, par exemp<strong>le</strong>,lorsque <strong>le</strong>s documentaristes ont besoin <strong>de</strong> passer inaperçus. Cet al<strong>le</strong>r et retour permanent entre<strong>de</strong>s pratiques du cinéma documentaire et du cinéma amateur favorise t-el<strong>le</strong> <strong>le</strong> glissement <strong>de</strong>scadres esthétiques en donnant l’impression que <strong>le</strong>s frontières sont moins étanches, comme cefut <strong>le</strong> cas avec <strong>le</strong> passage <strong>de</strong> ces productions amateurs à Lussas ? Auraient-el<strong>le</strong>s marquées unnivel<strong>le</strong>ment esthétique entre <strong>le</strong> genre amateur et <strong>le</strong> genre professionnel?Certes, l’accessibilité à la technique audiovisuel<strong>le</strong> augmente <strong>le</strong> nombre <strong>de</strong> productionscomme en témoignent l’apparition <strong>de</strong>s films grévistes mais <strong>le</strong> problème reste entier quant à ladiffusion. En effet, si l’accès à la fabrication peut être facilité, en est-il <strong>de</strong> même pour ladiffusion ? Les films grévistes ont été projeté dans un séminaire (Lussas) et au cours d’unefête politique (la Fête <strong>de</strong> l’Humanité), parfois dans <strong>le</strong>s centres régionaux <strong>de</strong> la SNCF. Cesprojections servent à étudier et à réfléchir <strong>sur</strong> <strong>le</strong> phénomène <strong>de</strong> la naissance <strong>de</strong> ces films <strong>de</strong>manière à <strong>le</strong>s comprendre du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur manifestation sociologique plutôt que <strong>de</strong><strong>le</strong>ur esthétique. La médiatisation du développement <strong>de</strong>s nouvel<strong>le</strong>s technologies et <strong>de</strong> sonaccessibilité n’est-el<strong>le</strong> pas un « <strong>le</strong>urre » puisque la question technique revient à une questionéconomique: qui déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> la diffusion ? Et avec la question <strong>de</strong> la diffusion vient cel<strong>le</strong> dupublic : y a t-il un public et comment <strong>le</strong> toucher si on ne dispose pas d’énormes moyens <strong>de</strong>publicités ?96


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- New chal<strong>le</strong>nges for documentary, University of Californie press, 1998.- Le Film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, usage privé, usage public, Roger Odin (sous la direction)Méridiens Klincksieck, 1995.- Theorizing documentary, Rout<strong>le</strong>dge, Inc, 1993.Brochure <strong>de</strong>s états-généraux <strong>de</strong> Lussas, Août 1996FILMOGRAPHIELa classification proposée est une filmographie large comportant <strong>le</strong>s productions quinous aidées à réaliser ce travail sans qu'el<strong>le</strong>s soient forcément citées dans notre étu<strong>de</strong>.Productions <strong>sur</strong> la grève <strong>de</strong> 1995CAMI Daniel,"Grève <strong>de</strong>s cheminots d'Orléans-Les Aubrais ", Cami, 1996.CGT Saint-Etienne,"Les Cheminots <strong>de</strong> Saint-Etienne", CGT, 1996.FREMONT Pierre,"Les voix du rail", Frémont, 1996.LE FOl Yann,"Rue <strong>de</strong> la gare, à toi Juppé", Le Fol, 1996.MONTLUCON anonyme,"Grève 12/95", 1995.NARBONNE anonyme,"Grève jupette, nov 95", 1996.RAYNAL Michel,"Lutte <strong>de</strong>s cheminots du Lot et <strong>de</strong> l'Aveyron en grève", Comité 'établissementSNCF Midi Pyrénées, 1996.Productions amateurs antérieures à 1995Document anonyme,Paris, 1947, Vidéothèque <strong>de</strong> Paris.Grèves d'occupations,réalisation anonyme, 1933, Vidéothèque <strong>de</strong> Paris.Grèves d'occupations,réalisation anonyme, 1936, Vidéothèque <strong>de</strong> Paris.Georges Péchoux,Club <strong>de</strong>s amateurs cinéastes <strong>de</strong> France, 1936, Vidéothèque <strong>de</strong> Paris.La longue marche du col<strong>le</strong>ctifAnonyme, 1979, Vidéothèque <strong>de</strong> Paris.Productions professionnel<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> la grève <strong>de</strong> 1995CHILOWICZ François et ROY Lekus"Demain, la grève", Planète, 1996.MALEK Sabrina et SOULIER Arnaud"Chemins <strong>de</strong> traverses", Tema, Lucie film, 1996.Productions antérieures ou <strong>sur</strong> un autre mouvementARCCitroën Nanterre, mai juin 1968.CINELUTTE,98


"Bonne chance, la France", Cincenel<strong>le</strong>, 1974.EISENSTEIN, SergotLa Grève, 1925, Russie.KOPPLE Barbara,Har<strong>le</strong>m country, 1979LOACH, KenLes Dockers <strong>de</strong> Liverpool, 1995.THORN Jean-Pierre"Oser lutter, oser vaincre", Ligne rouge, 1968."Le Dos au mur", 1980.MARKER, Christ,"A Bientôt, j'espère", Biskra, 1967."Le Joli mai", 1962.MUEL Bruno et <strong>le</strong> groupe MEDVEKINE <strong>de</strong> Sochaux,"Week-end à Sochaux", Biskra, 1971.STORCK Henri et IVENS Joris"Misère au Borinage", 1933.AutreVELASCO A<strong>le</strong>xandre,Les Ren<strong>de</strong>z-vous <strong>de</strong> décembre, 1996.99


Marc FERNIOT(Maître <strong>de</strong> conférences en Arts Appliqués, Université Toulouse-<strong>le</strong> Mirail)Amateurs et lieux alternatifsQui n’a pas assisté à une projection, sauvage ou policée, improvisée ou rituel<strong>le</strong>, dansun café <strong>de</strong> quartier ou dans un bar « tendance », dans une boutique à la mo<strong>de</strong>, un restaurant,ou encore dans un espace commercial recyclé, <strong>le</strong> temps d’une soirée, en un terrain <strong>sur</strong> <strong>le</strong>quelse déploient <strong>de</strong>s enjeux culturels ? Les technologies numériques ayant considérab<strong>le</strong>mentfacilité <strong>le</strong>s possibilités <strong>de</strong> faire un filmage et, <strong>sur</strong>tout, un montage <strong>de</strong> qualité, <strong>le</strong> nombre <strong>de</strong>productions audiovisuel<strong>le</strong>s et <strong>de</strong> réalisateurs ne cesse <strong>de</strong> croître. Ces <strong>de</strong>rniers <strong>de</strong>viennentautant <strong>de</strong> candidats à la présentation <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs travaux, et sont à la <strong>recherche</strong> d’un public, aussiréduit soit-il. Par-<strong>de</strong>là cette banalité, <strong>de</strong>s interrogations <strong>sur</strong>gissent à propos <strong>de</strong> l’investissement–en tous <strong>le</strong>s sens que peut prendre ce terme (esthétique, politique, économique, sociologique,etc.)-dont font preuve <strong>le</strong>s protagonistes (réalisateurs ou spectateurs) <strong>de</strong> ces événementsculturels <strong>de</strong> la sphère privée en particulier, <strong>de</strong> la scène alternative en général.Ayant travaillé sous <strong>le</strong> mandat d’une « ethnologie <strong>de</strong> la relation esthétique », nous avons bienentendu privilégié dans notre enquête l’approche esthétique. Toutefois, l’esthétique constitueun champ <strong>de</strong> <strong>recherche</strong> particulièrement vaste, voire poreux, une « science-carrefour » quimobilise beaucoup d’autres approches et savoirs connexes. Alors, tout <strong>de</strong> suite, quelquesprécisions…Axes et cadres théoriques <strong>de</strong> la <strong>recherche</strong>Puisque <strong>le</strong>s termes « esthétique » et « art » suscitent toujours <strong>de</strong>s controversesinterminab<strong>le</strong>ment fécon<strong>de</strong>s et qu’ils sont <strong>de</strong>venus <strong>le</strong>s mots-valises que l’on sait, il convient,d’entrée <strong>de</strong> réf<strong>le</strong>xion, <strong>de</strong> préciser peu ou prou à quel<strong>le</strong>s acceptions <strong>de</strong>sdits termes on renvoie.Nous comprendrons ici <strong>le</strong> terme « art » en tant que résultat tangib<strong>le</strong> d’une conduite (ou d’unsavoir-faire) esthétique, ce résultat pouvant prendre soit une forme objecta<strong>le</strong> (une « pièce »sinon une œuvre), soit une forme socia<strong>le</strong> (action, comportement, attitu<strong>de</strong>…).Nous entendrons sous <strong>le</strong> terme « esthétique » la conséquence d’un processus <strong>de</strong> cristallisation(ou <strong>de</strong> rencontre) <strong>de</strong>s horizons d’attente et <strong>de</strong> rétrospection d’un individu, processuss’exerçant <strong>de</strong> manière ponctuel<strong>le</strong> (c’est un moment) et plus ou moins singulière, au bénéfice<strong>de</strong> l’é<strong>le</strong>ction d’un objet (ou d’un comportement) qui sera qualifié –au nom d’un simp<strong>le</strong> c’estcela pour moi (cela fait coïnci<strong>de</strong>r mes horizons d’attente et <strong>de</strong> rétrospection)-qualifié, donc,d’esthétique et/ou d’artistique. S’épuise alors la vection ontologique <strong>de</strong> la sempiternel<strong>le</strong>question qu’est-ce qui est esthétique, et s’épanouit une formulation aux résonances davantagepragmatiques : quand y a-t-il esthétique, c’est-à-dire en quel<strong>le</strong>s circonstances (momentsfavorab<strong>le</strong>s, kairos) <strong>le</strong> processus esthétique évoqué à l’instant pourrait-il (se) produire ?Ces définitions, bien entendu provisoires, paraissent suffisamment extensives pour nourrir uneobservation d’activités artistiques dont <strong>le</strong> caractère très diversifié appel<strong>le</strong> <strong>de</strong> manièreinévitab<strong>le</strong> un prisme <strong>de</strong> <strong>le</strong>cture aux multifacettes papillotantes. Et si nous ne gagnons rien enintensivité, si nous portons encore <strong>de</strong>s mots-valises, c’est précisément afin <strong>de</strong> soutenir100


quelques propositions <strong>de</strong> réponse à <strong>de</strong>s interrogations transversa<strong>le</strong>s, cel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s« circonstances » qui permettraient l’émergence d’un « lien civil esthétique », notamment.Une fois <strong>de</strong> plus, il s’agira donc <strong>de</strong> rabattre <strong>le</strong> terme esthétique <strong>sur</strong> celui d’artistique.Néanmoins, la reprise <strong>de</strong> cette habituel<strong>le</strong> confusion ne nous gênera pas dans la me<strong>sur</strong>e où ilsera fait référence à un « concept élargi <strong>de</strong> l’art » directement inspiré <strong>de</strong>s réf<strong>le</strong>xions <strong>de</strong> JosephBeuys, et invitant la <strong>recherche</strong> à se pencher <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s éventuel<strong>le</strong>s manifestations d’une« plastique socia<strong>le</strong> ». On sait que pour Beuys, la notion d’art n’est pas limitée aux facultésartistiques classiques et qu’il faut la débusquer au sein <strong>de</strong> n’importe quel<strong>le</strong> activité humaine,étant donné que <strong>le</strong> travail humain en général doit être considéré comme un processus créateur.Tout dépend <strong>de</strong> la qualité, du soin (pragmateia) que l’on accor<strong>de</strong> à son activité, l’activité« relationnel<strong>le</strong> » par exemp<strong>le</strong>. Ce régime anthropologique ne serait évi<strong>de</strong>mment pas sansintérêt pour une étu<strong>de</strong> placée sous <strong>le</strong> signe d’une ethnologie <strong>de</strong> la relation esthétique…Il s’agira par conséquent, encore une fois, du trop fameux rapport entre l’art et la vie. Certes,voici une lune qui paraîtra bien vieil<strong>le</strong>. Peut-être conviendrait-il, malgré tout, <strong>de</strong> continuer à lafaire bril<strong>le</strong>r ? La volonté d’examiner <strong>le</strong>s relations esthétiques propres à <strong>de</strong>s lieux culturelsalternatifs ne convoquerait-el<strong>le</strong> pas une « théorie culturel<strong>le</strong> d’utilité publique », laquel<strong>le</strong>« remettrait essentiel<strong>le</strong>ment et spécifiquement en question » ces « catégories postulées » dontpar<strong>le</strong> Raymond Williams : « <strong>le</strong>s arts d’un côté et, <strong>de</strong> l’autre, la société » 191Ceci posé, il nous faut toutefois resserrer <strong>le</strong> champ d’observation, sinon <strong>de</strong> manière intensivedu moins en <strong>le</strong> focalisant <strong>sur</strong> <strong>de</strong>ux ou trois exercices <strong>de</strong> thématisation –c’est-à-dire <strong>de</strong> prisesen objet <strong>de</strong> réf<strong>le</strong>xion- du « lien civil esthétique » 192 .1 – Le premier exercice porterait <strong>sur</strong> la question cardina<strong>le</strong> <strong>de</strong> la légitimation, puisque l’appeld’offres nous proposait d’examiner <strong>le</strong>s « moments critiques » au cours <strong>de</strong>squels « s’élaborentou se modifient <strong>le</strong>s co<strong>de</strong>s d’un jugement ou d’une pratique esthétique ».Qui en déci<strong>de</strong> et au nom <strong>de</strong> quoi, tel<strong>le</strong> serait la première et ultime interrogation relative audébat, plutôt spécieux, concernant ce qu’il faut, ce que l’on doit, ce que l’on peut légitimer autitre d’art. Quel<strong>le</strong>s seraient <strong>le</strong>s positions, <strong>le</strong>s postures plus exactement, que tiennent <strong>le</strong>s acteurs<strong>de</strong>s lieux « alternatifs » à ce sujet ? Comment vont-ils endosser et assumer <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> dunomothète, en l’occurrence <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du commissaire, figure désormais inévitab<strong>le</strong> du « mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>l’art » et qui tend à faire exemp<strong>le</strong>, voire modè<strong>le</strong> <strong>de</strong> récapitulation, pour quiconque cherche àdéposer <strong>le</strong> cerc<strong>le</strong> vicieux <strong>de</strong> la légitimation au titre d’art ou <strong>de</strong> va<strong>le</strong>ur esthétique.. 193Toutefois, si « reconnaître » la « capacité d’expertise culturel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s usagers s’imposeaujourd’hui à tous <strong>le</strong>s professionnels <strong>de</strong> la culture soucieux d’as<strong>sur</strong>er la qualité <strong>de</strong>s servicesqu’ils proposent, comme à tous <strong>le</strong>s citoyens désireux <strong>de</strong> mieux comprendre l’évolutioncontemporaine <strong>de</strong> l’art » 194 , ainsi que l’affirme J.-M. Leveratto, ne se produirait-il pas, dans <strong>le</strong>sespaces alternatifs autant qu’ail<strong>le</strong>urs, une querel<strong>le</strong> d’experts, précisément, entre <strong>le</strong> public et191 R. Williams, De diverses utilités <strong>de</strong> la théorie culturel<strong>le</strong>, in Omnibus n° 32, avril 2000, p.8192 Pour reprendre la notion proposée par Laurence Allard.193 Cerc<strong>le</strong> vicieux tel<strong>le</strong>ment évi<strong>de</strong>nt que plus personne n’y prend gar<strong>de</strong>…R.Bouveresse <strong>le</strong> reformu<strong>le</strong> ainsi : “ P1)ce qui est valab<strong>le</strong> esthétiquement est déterminé par <strong>le</strong> jugement <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> goût.P2) On reconnaîtra <strong>de</strong> tels hommes à ce qu’ils jugent correctement <strong>de</strong> ce qui est valab<strong>le</strong> esthétiquement. ” inHume, Essais esthétiques, Paris, GF Flammarion, 2000, p.192194 J.M. Leveratto, La me<strong>sur</strong>e <strong>de</strong> l’art, Paris, La Dispute, 2000, p.8. Sous-titré “ sociologie <strong>de</strong> la qualitéartistique ”, cet ouvrage nous semb<strong>le</strong> particulièrement indiqué pour notre enquête, attendu qu’il se “ proposed’étudier la manière dont est évaluée ordinairement la qualité artistique d’une personne ou d’une chose ”…(noussoulignons).101


celui (ou cel<strong>le</strong>) qui établit, pose, crée, as<strong>sur</strong>e la droiture <strong>de</strong> toute (sa) nomination, à savoir <strong>le</strong>commissaire-nomothète ?2 – Le second exercice (ou regard thématique) se penchera <strong>sur</strong> <strong>le</strong> <strong>de</strong>gré d’affranchissementpar rapport aux institutions. Il est évi<strong>de</strong>mment lié au précé<strong>de</strong>nt : une procédure <strong>de</strong>légitimation, quel<strong>le</strong> que soit sa forme, ne dresse-t-el<strong>le</strong> pas un procès en institutionnalisation,ne constitue-t-el<strong>le</strong> pas une instance réinstitutionnalisante ? Qualifier <strong>de</strong>s lieux, <strong>de</strong>s « espaces »si l’on veut, d’ « alternatifs », suppose qu’ils offrent <strong>de</strong>s alternatives… Alternatives à quoi,sinon aux institutions ? Toutefois, au sein <strong>de</strong> ces « lieux », l’affranchissement institutionne<strong>le</strong>st-il si explicitement revendiqué, si clairement souhaité ou, encore, si manifestementassumé ?3 - Troisième exercice, une interrogation <strong>sur</strong> la manière dont on peut entendre <strong>le</strong> terme"réseau", eu égard à ces lieux alternatifs. Avons-nous affaire à <strong>de</strong>s réseaux, avec <strong>le</strong> lot <strong>de</strong>connotations familialistes, triba<strong>le</strong>s, localistes qui <strong>le</strong>ur est habituel<strong>le</strong>ment associé, ou biensommes-nous en présence <strong>de</strong> rhizomes, au sens <strong>de</strong><strong>le</strong>uzien, donc, <strong>de</strong> multiplicités chaotiques,celui-ci laissant entendre d'autres résonances à propos <strong>de</strong>s points précé<strong>de</strong>mment abordés. Carune logique du rhizome (contradiction dans <strong>le</strong>s termes) ou <strong>de</strong> la «carte» induit une tout autreposition que cel<strong>le</strong> du «calque», du même (<strong>le</strong> réseau par<strong>le</strong> au réseau) au sujet, épineux, <strong>de</strong> lalégitimation et, plus largement, au sujet <strong>de</strong>s "circonstances" pendant <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s un effetesthétique va se jouer en établissant (ou non) quelque chose comme du lien civil esthétique.4 - Quatrième exercice, et ce sera sans doute <strong>le</strong> plus approprié concernant <strong>le</strong> lien civi<strong>le</strong>sthétique, la position à l'égard <strong>de</strong>s amateurs. Les espaces alternatifs vont-ils entretenir cette"vision négative <strong>de</strong> l'amateurisme défendue par certains milieux professionnels et partagée parune partie <strong>de</strong> l'opinion cultivée" dont par<strong>le</strong> J.-M. Leveratto, <strong>le</strong>quel poursuit : "Pour cesmilieux professionnels, <strong>le</strong> manque <strong>de</strong> professionnalité <strong>de</strong> l'amateur constitue un danger pourl'activité artistique, car il donne une mauvaise image <strong>de</strong> cette activité". De plus, comme <strong>le</strong>précise Laurence Allard, <strong>le</strong> débat autour <strong>de</strong> l'amateur est central pour notre équipe <strong>de</strong><strong>recherche</strong>.On <strong>le</strong> voit, ces quatre exercices, posent sinon la même question, du moins déclinent-ils <strong>de</strong>sinterrogations solidaires, circulaires et entremêlés, quant à l'affranchissement par rapport àl'institution ou au fonctionnement (à la posture) institutionnel(<strong>le</strong>). Aussi éviterons nous <strong>de</strong> <strong>le</strong>sreprendre <strong>de</strong> manière systématique et ordonnée au moment <strong>de</strong> relater nos récits d'enquête.Avant d'abor<strong>de</strong>r ceux-ci, <strong>de</strong>s notes préliminaires s'imposent, à propos <strong>de</strong>l'institutionnalisation, justement, ne serait-ce qu'afin <strong>de</strong> préciser nos objets d'étu<strong>de</strong>s <strong>sur</strong> <strong>le</strong>terrain.Observations préliminaires et premiers éléments d'enquêteA fréquenter <strong>le</strong>s espaces alternatifs <strong>de</strong> l'art, on ne peut qu'être sensib<strong>le</strong> à l'émergence -et à larécurrence- <strong>de</strong> trois termes-c<strong>le</strong>fs : <strong>le</strong> décalage, la relation et <strong>le</strong> partage.Le premier renvoie à une attitu<strong>de</strong> bien connue, particulièrement transversa<strong>le</strong> dans l'ensemb<strong>le</strong><strong>de</strong>s activités humaines, il suffit <strong>de</strong> songer au simp<strong>le</strong> souci <strong>de</strong> se démarquer, celui-ci véhiculé àl'envi par la mo<strong>de</strong> et la publicité qui multiplient <strong>le</strong>s mots d'ordre en ce sens (think different,soyez décalés !) pour s'en convaincre. Il s'agit, avec <strong>le</strong> second, <strong>de</strong> "mettre en scène <strong>de</strong>s formes<strong>de</strong> sociabilité dans <strong>de</strong>s espaces d'exposition dédiées aux pratiques plastiques contemporaines",au premier rang <strong>de</strong>squel<strong>le</strong>s se place la vidéo. Le troisième reflète <strong>de</strong> manière générique cet102


intérêt croissant - et ô combien institutionnalisé attendu qu'un ministère lui est désormaisattaché - pour <strong>le</strong>s "économies solidaires" : économie du don ou cel<strong>le</strong> du partage, un vague etparadoxal syndrome <strong>de</strong> la gratuité, etc., seraient autant <strong>de</strong> signes <strong>de</strong> l'apparition d'une nouvel<strong>le</strong>économie <strong>de</strong> l'art (<strong>le</strong> conditionnel s'impose, ici, nous <strong>le</strong> verrons). Il nous semb<strong>le</strong> que ces troistermes, décalage, relation et partage, donc, possè<strong>de</strong>nt une vertu modélisante assez forte auxsein <strong>de</strong>s espaces alternatifs, et nous allons essayer d'en souligner quelques aspects, en croisantla réf<strong>le</strong>xion avec <strong>le</strong>s questions cardina<strong>le</strong>s <strong>de</strong> notre enquête.Du décalage au camouflageDans <strong>le</strong> champ <strong>de</strong>s activités artistiques, la volonté ou <strong>le</strong> désir <strong>de</strong> se déca<strong>le</strong>r par rapport auxinstitutions (privées et publiques), voire <strong>de</strong> se positionner contre el<strong>le</strong>s, ne constitue pas unenouveauté. Ce serait même <strong>de</strong>venu une banalité, pis une norme, une doxa. Au fil d'uneconversation, publiée en 1974, entre P. Gaudibert, O. Revault d' Allonnes et alii, on pouvaitlire : "...<strong>de</strong> l'intérieur, à partir <strong>de</strong>s spécialistes, <strong>de</strong>s praticiens, on sent un désir <strong>de</strong> ne pastourner en rond dans cette micro-société parisienne, du public <strong>de</strong>s ga<strong>le</strong>ries, <strong>de</strong>scol<strong>le</strong>ctionneurs, etc., <strong>de</strong> chercher un élargissement du public, et peut-être ce qui est <strong>le</strong> plusimportant, <strong>de</strong> contrô<strong>le</strong>r la communication artistique" 195 .Il ne s’agirait pas <strong>de</strong> la pétition mo<strong>de</strong>rniste type (mythe <strong>de</strong> l’art pour tous, idéologiejdanovienne, etc.), mais <strong>de</strong> l’expression d’un « souci <strong>de</strong> communication » afin d’ « essayer <strong>de</strong>rompre avec une situation d’individualisme concurrentiel assez exacerbée » (ibid). Par-<strong>de</strong>là <strong>le</strong>cliché, il nous paraît intéressant pour l’enquête <strong>de</strong> se pencher <strong>sur</strong> la pérennité d’un tel souci <strong>de</strong>communication. De par son importance actuel<strong>le</strong> pour <strong>le</strong>s amateurs, d’un côté : nonobstant <strong>le</strong>sphénomènes <strong>de</strong> concurrence, pointe chaque jour davantage <strong>le</strong> souhait <strong>de</strong> fédérer <strong>le</strong>sindividualismes. D’un autre côté, concernant <strong>le</strong>s professionnels, <strong>le</strong> souci <strong>de</strong> communication seconfond avec la volonté <strong>de</strong> ne pas s’inscrire au sein d’une sorte <strong>de</strong> patrimonialisationprogrammée, déjà jouée. Ces lignes récentes <strong>de</strong> H.P. Jeudy pour nous en convaincre, dumoins : « La création artistique semb<strong>le</strong> <strong>de</strong> plus en plus patrimonialisée avant même d’exister.Une tel<strong>le</strong> finalité précè<strong>de</strong> et conduit l’acte <strong>de</strong> création à l’insu même <strong>de</strong> son auteur. C’estpourquoi bien <strong>de</strong>s artistes cherchent à dépatrimonialiser l’exposition el<strong>le</strong>-même en choisissant<strong>de</strong>s espaces <strong>de</strong> présentation pour <strong>le</strong>urs œuvres qui fassent oublier <strong>le</strong> cadre du musée. » (Lesusages sociaux <strong>de</strong> l’art, Circé, 1999, p.19). Sentence qui prendrait en écharpe l’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>nos précé<strong>de</strong>ntes questions, et qui donnerait une direction possib<strong>le</strong> à l’enquête : et si <strong>le</strong> spectre<strong>de</strong> l’institution (entendre par là l’échec <strong>de</strong> l’alternative) se confondait, dorénavant, avec l’idée<strong>de</strong> patrimoine ?Là comme ail<strong>le</strong>urs, il convient <strong>de</strong> perdre l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s « contrastes », ou <strong>de</strong> ne pas voirsystématiquement <strong>de</strong>s « contraires » quand (toujours ?) il y a « seu<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s différences <strong>de</strong><strong>de</strong>grés » (Nietzsche). La question <strong>de</strong> la réinstitutionnalisation (ou <strong>de</strong> la patrimonialisation)<strong>de</strong>viendrait alors cel<strong>le</strong> du <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> tutel<strong>le</strong> par rapport aux institutions et cel<strong>le</strong> du caractère« voulu ou subi » (Odin) <strong>de</strong> ladite réinstitutionnalisation.Ce prisme nous offre un élément <strong>de</strong> classification, soup<strong>le</strong> et revisitab<strong>le</strong>, pour nos premièresobservations <strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain :La réinstitutionnalisation semb<strong>le</strong> évi<strong>de</strong>nte quand nous avons affaire à un réseau, ausens intensif voire caricatural du terme, c’est-à-dire autocentré (centripète), sans espace (oupresque) possib<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> <strong>sur</strong>gissement <strong>de</strong> l’hétérogène ; lorsque <strong>le</strong> mot « relationnel » se195 in Art d'élite, art <strong>de</strong> masse, anti-art, Esthétique et marxisme, Paris, UGE 10-18, 1974, p.242.103


confond avec l’expression « carnet <strong>de</strong> relations » (celui d’un « commissaire, <strong>le</strong> plus souvent).On voit ainsi apparaître un certain nombre <strong>de</strong> nouveaux lieux <strong>de</strong> diffusion pour <strong>le</strong>s films et <strong>le</strong>svidéo, <strong>de</strong>s structures ou <strong>de</strong>s « col<strong>le</strong>ctifs » prétendument « indépendants », mais qui s’avèrenten fait chevillés au bon plaisir <strong>de</strong>s commissaires d’une « nouvel<strong>le</strong> critique », el<strong>le</strong>-mêmepartenaire -donc re<strong>de</strong>vab<strong>le</strong>- <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s institutions étatiques (DRAC, FRAC, DAP, musées…)ou privées (ga<strong>le</strong>ries et <strong>le</strong> trop fameux « marché »).Nous pensons plus particulièrement à l’ « esthétique relationnel<strong>le</strong> » défendue par N.Bourriaud, <strong>le</strong>quel, véritab<strong>le</strong> figure emblématique du nouveau nomothète (commissaire,curator…), déploie dans son ouvrage éponyme une somme <strong>de</strong> déclarations d’intention quipeuvent s’entendre comme autant <strong>de</strong> promesses d’ouvertures aux alternatives : « L’essence <strong>de</strong>la pratique artistique rési<strong>de</strong>rait […] dans l’invention <strong>de</strong> relations entre <strong>de</strong>s sujets ; chaqueœuvre d’art particulière serait la proposition d’habiter un mon<strong>de</strong> en commun, et <strong>le</strong> travail <strong>de</strong>chaque artiste, un faisceau <strong>de</strong> rapports avec <strong>le</strong> mon<strong>de</strong>, qui générerait d’autres rapports, et ainsi<strong>de</strong> suite, à l’infini. » 196 . Concrètement, toutefois, on découvre aisément que l’effet <strong>de</strong> chaîneainsi visé induit peu d’excentrage : on ne quitte pas <strong>le</strong> « mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’art », expression certesinsatisfaisante, mais qui au moins <strong>le</strong> mérite <strong>de</strong> renvoyer à <strong>de</strong>s espaces où <strong>le</strong>s œuvres d’art sontreconnues comme tel<strong>le</strong>s, et ceci nous éloignerait <strong>de</strong>s attendus <strong>de</strong> l’appel d’offres.L’exposition « ZAC 99 » (Musée d’Art Mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> la Vil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Paris, octobre 1999)fut, à cet égard, très instructive. La logique <strong>de</strong> patrimonialisation s’y exerça p<strong>le</strong>inementpuisque la direction du musée décida d’accueillir un « ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> col<strong>le</strong>ctifs indépendants »,d’Accès Local à Toasting Agency en passant par Infozone et <strong>le</strong> Purp<strong>le</strong> Institute(cf.communiqué <strong>de</strong> presse). L’institution muséa<strong>le</strong> éprouva-t-el<strong>le</strong> <strong>le</strong> besoin <strong>de</strong> prendre à soncompte, <strong>de</strong> chaperonner <strong>de</strong>s modalités <strong>de</strong> diffusion qui pourraient désormais lui échapper ?Remarquons seu<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong> commissariat <strong>de</strong> cette exposition a été as<strong>sur</strong>é par S. Moisdon-Tremb<strong>le</strong>y, autre figure emblématique du « nouveau commissaire », qui a créé par ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong>BDV (Bureau <strong>de</strong>s Vidéo) –société d’édition et <strong>de</strong> distribution <strong>de</strong> vidéo d’artistes -, et quitravail<strong>le</strong> en partenariat avec l’entreprise <strong>de</strong> M. Karmitz (MK2 Project Café) ; avec <strong>de</strong>sinstitutions canoniques (Fondation Cartier) ou internationa<strong>le</strong>s (Manifesta). Comme <strong>le</strong> titreparfaitement <strong>le</strong> magazine Jalouse <strong>de</strong> février 2000, S. Moisdon-Tremb<strong>le</strong>y nous propose« L’ART GRAND ECRAN » et envisage ainsi son rô<strong>le</strong> <strong>de</strong> commissaire : « être un relaisinventif et subjectif entre l’artiste, son travail et l’institution qui l’accueil<strong>le</strong> ».Pourquoi y insister ? Tout simp<strong>le</strong>ment parce que <strong>le</strong>s institutions en questionappartiennent au « mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’art », et du fait que ne seraient pas seu<strong>le</strong>ment concernées <strong>le</strong>sinstitutions étatiques, mais aussi <strong>de</strong> nombreux lieux prétendument « alternatifs », qu’ils soientpublics (Web bar, Purp<strong>le</strong> Institute) ou privés : certaines réunions en appartement, <strong>le</strong>s « thésvidéo » <strong>de</strong> S. Olry et C. Miret, par exemp<strong>le</strong>, ne réunissaient (pour <strong>le</strong>s séances auxquel<strong>le</strong>s nousavons assisté du moins) que <strong>de</strong>s artistes bénéficiant d’un coefficient <strong>de</strong> visibilité. Peu importeque celui-ci soit é<strong>le</strong>vé ou non, l’essentiel consiste à noter que nous sommes en présenced’œuvres d’art reconnues comme tel<strong>le</strong>s, ce qui, encore une fois, nous fait sortir du cadre <strong>de</strong>l’appel d’offres. Il suffit d’un bref entretien avec <strong>le</strong>s protagonistes <strong>de</strong> ce genre d’expériencesalternatives en appartement pour entendre la « voix (très sage)<strong>de</strong>s institutions » (Barthes)canoniques. Or, si <strong>le</strong> point nodal <strong>de</strong> notre enquête est bien celui du lien civil esthétique, <strong>le</strong> faitque ces expériences réunissent <strong>de</strong>s artistes en réseau, s’autocritiquant ou, plutôt,s’autocongratulant, constitue sûrement une évi<strong>de</strong>nce <strong>sur</strong> laquel<strong>le</strong> il n’y aurait nul besoin <strong>de</strong>renchérir : à quoi bon s’engager dans une <strong>recherche</strong> prospective autour du lien, s’il s’agitd’une forme <strong>de</strong> déjà lié ?Encore que <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan d’un éventuel lien civil esthétique, l’observation se doit d’êtreplus fine et, sous la condition qu’el<strong>le</strong> <strong>le</strong> soit <strong>de</strong>venue, réserve <strong>de</strong>s <strong>sur</strong>prises. Considérant par196 N. Bourriaud, Esthétique relationnel<strong>le</strong>, Dijon, Les presses du réel, 1998, p.22.104


exemp<strong>le</strong> l’espace alternatif « Glassbox », nous avons eu affaire à un lieu indépendant, créé parun col<strong>le</strong>ctif d’artistes issus pour la plupart <strong>de</strong> l’ENSBA, dont la réinstitutionnalisation –via <strong>le</strong>marché- a été particulièrement évi<strong>de</strong>nte. Une anecdote sera suffisamment explicite à cetégard : croisant, un soir <strong>de</strong> vernissage chez Glassbox, un ga<strong>le</strong>riste londonien huppé(pléonasme) <strong>de</strong> ma connaissance, je feignis <strong>de</strong> m’étonner <strong>de</strong> sa présence et lui <strong>de</strong>mandai cequ’il faisait là, au milieu d’étudiants aux Beaux-Arts <strong>sur</strong>imbibés <strong>de</strong> boissons offertes par lasociété Ricard, et <strong>de</strong> noctambu<strong>le</strong>s parisiens très « tendance ». Il me répondit tout <strong>de</strong> go : « jefais mes courses, mon cher ! ».Parrainé par J.-L. Wilmouth et bénéficiant <strong>de</strong>s bons offices <strong>de</strong> son réseau, l’espaceGlassbox participait p<strong>le</strong>inement <strong>de</strong> l’habituel<strong>le</strong> triangulation <strong>de</strong> la légitimation artistique,laquel<strong>le</strong> joue à la pomme <strong>de</strong> terre chau<strong>de</strong> en ballottant un candidat-artiste entre trois niveauxd’expertise, celui du commissaire, celui <strong>de</strong> l’institution et celui du marché. Mais, iln’empêche : l’endroit était suffisamment ouvert à tous <strong>le</strong>s vents –entendre ici à tous <strong>le</strong>spassants d’un quartier singulièrement animé (la rue Oberkampf) – pour laisser place au<strong>sur</strong>gissement du visiteur hétérogène et occasionner ainsi, peut-être, sans doute, un lien civi<strong>le</strong>sthétique, <strong>le</strong>s conversations allant bon train, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mo<strong>de</strong> enthousiaste, critique ou déceptif,avec <strong>de</strong>s énoncés variant d’un « je connais ce boulot, je l’ai vu à Berlin » au « euh, el<strong>le</strong>s sontbizarres <strong>le</strong>urs vidéo (quoi), y se prennent la tête (quoi) ».Tandis qu’à observer un autre exemp<strong>le</strong> d’espace alternatif, celui-ci beaucoup moinsconnu puisqu’il est d’une part situé à Toulouse et que, d’autre part, il n’existe que <strong>de</strong>puis lafin <strong>de</strong> l’année 2000, on découvre une volonté manifeste <strong>de</strong> se protéger <strong>de</strong> tout intrus, <strong>de</strong>quiconque n’appartiendrait pas, somme toute, aux réseaux <strong>de</strong> l’art contemporain. En effet,ayant installé son espace dans une gran<strong>de</strong> boutique du centre vil<strong>le</strong>, l’initiateur et <strong>le</strong> conducteur<strong>de</strong> ce projet (Martial Deflacieux), éprouve <strong>le</strong> besoin, <strong>le</strong> plus souvent, <strong>de</strong> laisser son ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong>protection métallique et parfaitement opaque aux trois-quarts baissé, décourageant ainsi <strong>le</strong>moindre curieux (<strong>le</strong> béotien comme l’amateur d’art habitué aux ga<strong>le</strong>ries traditionnel<strong>le</strong>s) <strong>de</strong>franchir la porte d’un espace où, pourtant, l’Esthétique relationnel<strong>le</strong> est lue tel un bréviaire(mais la « gestion <strong>de</strong>s publics » n’est-el<strong>le</strong> pas évoquée dans cet ouvrage …?).Si l'on ajoute que ce lieu porte <strong>le</strong> nom <strong>de</strong> Volksystem, et qu'il est ouvert seu<strong>le</strong>ment à partir <strong>de</strong>la fin d'après-midi, on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à quel<strong>le</strong>s franges "populaires" (Volk) s'adresse un telsystème. La problématique du décalage ne semb<strong>le</strong> plus guère intéresser Martial Deflacieux. Illui substitue cel<strong>le</strong> du camouflage, entendre par là une volonté d'être insaisissab<strong>le</strong> ouirrepérab<strong>le</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan <strong>de</strong> l'action artistique, c'est-à-dire <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s modalités (contenant etcontenu) <strong>de</strong>s "expositions" (terme lui-même désuet s'il faut l'"oublier") 197 .Cette stratégie du camouflage a-t-el<strong>le</strong> une pertinence auprès <strong>de</strong>s institutions canoniques ? I<strong>le</strong>st trop tôt pour <strong>le</strong> dire. En revanche, <strong>le</strong>s habitants et <strong>le</strong>s passants du centre vil<strong>le</strong> peinent, c'estsûr, à s'y repérer...Certes, on ne peut ignorer qu'il se tisse un lien civil esthétique dans cet espace, ne serait-cequ’en raison d’une activité connexe mais néanmoins très présente et très efficace, laquel<strong>le</strong>absorbe beaucoup <strong>le</strong> temps et l’énergie <strong>de</strong> M. Deflacieux : la buvette (comme nous <strong>le</strong> diraplus loin Teka, <strong>de</strong> la Médiathèque Associative <strong>de</strong> Toulouse, au sujet d’une question relative àl’ esthétique relationnel<strong>le</strong> , « si je veux <strong>de</strong> la relation, je sors <strong>de</strong>s bières »). Cependant, on se<strong>de</strong>man<strong>de</strong> si <strong>le</strong> motif esthétique <strong>de</strong> la banalité <strong>de</strong> ce lien ne concernerait pas que <strong>de</strong>s civilitésdéjà liées. Pour <strong>le</strong>s (nombreuses) fois où nous y sommes allé, ne nous n'y avons jamais vu que<strong>de</strong>s artistes, <strong>de</strong>s étudiants aux Beaux-Arts ou du département Arts plastiques-Arts appliqués<strong>de</strong> l'université, que <strong>de</strong>s représentants <strong>de</strong>s autres espaces prétendument alternatifs <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong> <strong>de</strong>Toulouse (en fait subventionnés par la mairie et par la DRAC), comme <strong>le</strong> Bon <strong>de</strong> la Ba<strong>le</strong>ine àBosse (BBB) <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif A la Plage ou l'association Annexia, <strong>le</strong>squels diffusent <strong>de</strong>s vidéo197 Cf Art Press Spécial n°21.105


d'artistes ayant un estimab<strong>le</strong> voire un très fort coefficient <strong>de</strong> visibilité, à l'exclusion - cel<strong>le</strong>-cifranchement et catégoriquement affirmée - <strong>de</strong> tout travail d'amateur.`De l’exposition à la proposition socio-politiqueToutefois, il faut <strong>le</strong> concé<strong>de</strong>r, la volonté d’établir du lien civil, qu’il ait pour motifl’esthétique ou autre chose, du reste, ne trouve pas aisément une concrétu<strong>de</strong> en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>sréférents politiques et humanitaires. Mais, justement : comment faire <strong>sur</strong>gir <strong>de</strong> l’hétérogène,c’est-à-dire, très généra<strong>le</strong>ment, comment échapper au syndrome du réseau par<strong>le</strong> au réseau,lors d’un protoco<strong>le</strong> communicationnel aussi attendu (pour ne pas dire normé) que celui <strong>de</strong> laprojection vidéo ? Cela dépend en gran<strong>de</strong> partie, à notre avis, <strong>de</strong> l’engagement politique ouplus exactement socio-politique et politico-économique dont témoignent <strong>le</strong>s espacesalternatifs. Il nous semb<strong>le</strong> même que la réinstitutionnalisation sera moins évi<strong>de</strong>nte –voire pasévi<strong>de</strong>nte du tout (nous <strong>le</strong> verrons en particulier à Toulouse)- dès lors que s’instal<strong>le</strong> unvéritab<strong>le</strong> parti pris éthique situé non plus seu<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> un plan esthétique, mais éga<strong>le</strong>ment<strong>sur</strong> celui <strong>de</strong> l’économie solidaire. Par exemp<strong>le</strong> et puisque nous l’avons encore à l’esprit,reprenons <strong>le</strong> cas <strong>de</strong> l’exposition ZAC 99 :Eh bien il se trouve que l’un <strong>de</strong>s « col<strong>le</strong>ctifs indépendants », <strong>le</strong> Syndicat potentiel, arefusé l’invitation du MAM afin d’échapper à une institutionnalisation programmée. Reste àsavoir si ce « syndicat », <strong>le</strong> terme même interpel<strong>le</strong> en ce sens, ne forme pas à lui tout seul uneinstitution… En tous <strong>le</strong>s cas, son programme décline à loisir tant <strong>de</strong>s propositions socia<strong>le</strong>s –cel<strong>le</strong>s-ci à l’évi<strong>de</strong>nce inspirées <strong>de</strong> la « plastique socia<strong>le</strong> » mise en avant, naguère, par J. Beuys– que <strong>de</strong>s propositions économiques. Voici quelques extraits du tract distribué pendant <strong>le</strong>vernissage <strong>de</strong> ZAC 99 :- « …envisager l’extension <strong>de</strong> la dimension artistique à toute potentialitéexistentiel<strong>le</strong>, politique, socia<strong>le</strong>, inventant, créant ou découvrant <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> vie. »- -« …<strong>le</strong> nombre d’artistes croissant avec <strong>le</strong> temps, cela peut constituer unealternative sociab<strong>le</strong> durab<strong>le</strong> et forte, excédant toute réintégration dans <strong>le</strong> marché <strong>de</strong>s biens et<strong>de</strong>s services, être une zone d’invention <strong>de</strong> nouvel<strong>le</strong>s formes d’échanges et <strong>de</strong> nouveauxrapports sociaux soutenus par l’économie publique ou non. »- « Un <strong>de</strong>s enjeux politiques <strong>de</strong> l’activité artistique est […]une modification <strong>de</strong>la définition <strong>de</strong> la richesse nationa<strong>le</strong>. »Et caetera… On <strong>le</strong> voit, <strong>le</strong>s attendus <strong>de</strong> ce Syndicat potentiel rapprochentexplicitement l’intérêt porté à quelque chose comme du lien civil (formes <strong>de</strong> vie socia<strong>le</strong>) avecune sensibilité assez aiguë aux problèmes économiques, <strong>le</strong> tout étant pensé à travers un souciartistique ou esthétique, selon la compréhension que nous avons proposée <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux termes.Le topos <strong>de</strong> l’économie solidaire, la réf<strong>le</strong>xion économique dans sa globalité (et <strong>sur</strong> laglobalisation…) concernent la société tout entière, et on voit mal comment <strong>le</strong> « mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>l’art » y échapperait. Mieux, selon J.-M. Leveratto, il y a une « vulgate économique en voie<strong>de</strong> légitimation », dans <strong>le</strong> champ artistique, c’est l’ « économie du don » 198 . Ou cel<strong>le</strong> dupartage, ou encore cel<strong>le</strong> du troc, pourrions-nous ajouter. Topos qui n’est évi<strong>de</strong>mment pas sansrapport avec <strong>de</strong>s préoccupations d’ordre « relationnel » ou « convivial », comme <strong>le</strong> souligneA. Laguarda : « A l’envahissement <strong>de</strong> la sphère privée par l’économie, puis au transfert <strong>de</strong>cette économie aux préoccupations col<strong>le</strong>ctives, on a très vite voulu répondre en termes <strong>de</strong>proximité et <strong>de</strong> reconquête du « lien social ». Notions abstraites (engendrant <strong>le</strong>urs esthétiques<strong>de</strong> la convivialité) souvent présentées comme remè<strong>de</strong> mirac<strong>le</strong> à la « crise », appliquées à tout198 J.M Leveratto, op.ciét., p.101.106


<strong>le</strong>s domaines (politique <strong>de</strong> proximité, police <strong>de</strong> proximité, télévision <strong>de</strong> proximité, etc.). » 199 .L’auteur évoque l’émergence d’un « art » et d’une « architecture » à l’ « heure relationnel<strong>le</strong> ».Mais <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> <strong>de</strong> référence, ici, ne serait plus tant N. Bourriaud que <strong>le</strong> Gil<strong>le</strong>s Châte<strong>le</strong>t <strong>de</strong>Vivre et penser comme <strong>de</strong>s porcs et <strong>le</strong> fameux groupe ATTAC.J.-M. Leveratto, lui, rapproche explicitement l’économie du don d’une mythologie <strong>de</strong>l’artiste désintéressé et <strong>de</strong> sa force d’abnégation (<strong>le</strong> don <strong>de</strong> soi), laquel<strong>le</strong> ai<strong>de</strong> <strong>le</strong>dit artiste à« conquérir l’estime du public ». Pour Leveratto, « L’histoire personnel<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’art, qui permetd’authentifier <strong>le</strong> don <strong>de</strong> soi <strong>de</strong> l’artiste, et l’ethnologie <strong>de</strong> l’art, qui certifie l’efficacitémagique <strong>de</strong> son œuvre, sont <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux outils intel<strong>le</strong>ctuels privilégiés par la vulgate du don » 200 .Néanmoins, et voilà pourquoi cette analyse nous a semblé pertinente eu égard à nosquestions cardina<strong>le</strong>s, Leveratto ne se contente pas <strong>de</strong> re<strong>le</strong>ver ce mythe romantique un peuattendu (l’artiste qui ne se sacrifie pas tota<strong>le</strong>ment est un serviteur inuti<strong>le</strong>, disait F. Sch<strong>le</strong>gel)mais <strong>de</strong> plus <strong>le</strong> rapproche-t-il à la fois <strong>de</strong>s amateurs et à la fois du « soutien <strong>de</strong> l’Etat culturelaux pratiques artistiques » <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers, car <strong>le</strong> « succès <strong>de</strong> la vulgate du don ne provient pasuniquement <strong>de</strong> la valorisation <strong>de</strong> l’esprit du don <strong>de</strong>s grands artistes », encore faut-il ajouterque « la pratique <strong>de</strong>s amateurs d’art contribue aussi à la reconnaissance publique <strong>de</strong>l’efficacité <strong>de</strong> cette vulgate, par la dépense personnel<strong>le</strong> à laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s conduit <strong>le</strong>ur amour <strong>de</strong>l’art, et par <strong>le</strong>ur volonté <strong>de</strong> <strong>le</strong> faire partager à autrui. » (Ibid., p.103) 201 . Ce qui nous intéresse,<strong>de</strong> <strong>sur</strong>croît, rési<strong>de</strong> dans <strong>le</strong> fait qu’ainsi, une « efficacité du don artistique comme moyen <strong>de</strong>requalification culturel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s personnes et <strong>de</strong>s choses » se voit reconnue. Leveratto évoque <strong>le</strong>s« projets culturels <strong>de</strong> quartier » comme « exemplaires d’un souci <strong>de</strong> réparation i<strong>de</strong>ntitaire », etce sera là aussi un peu attendu, cependant « l’organisation d’événements transgressant, par laréunion <strong>de</strong>s professionnels et <strong>de</strong>s amateurs d’un certain art, <strong>le</strong>s limites institutionnel<strong>le</strong>sétablies entre activité artistique et action socia<strong>le</strong> », se trouverait par là « légitimée », et celarejoindrait d’autant mieux nos prémisses que l’auteur finit par abor<strong>de</strong>r <strong>le</strong>s « lieux alternatifs »,où l’on verra que ceux-ci offrent bien un modè<strong>le</strong> <strong>de</strong> récapitulation possib<strong>le</strong> pour notre liencivil esthétique : « L’observation <strong>de</strong> ces situations culturel<strong>le</strong>s innovantes, qui prolifèrentaujourd’hui dans <strong>de</strong>s lieux alternatifs – rue, édifices récupérés, sites ruraux –ou autourd’équipements institutionnalisés – théâtres, musées, bibliothèques… -, qui y trouvent <strong>le</strong>moyen d’élargir <strong>le</strong>ur public, confirme la remise en cause contemporaine <strong>de</strong>s critèrestechniques <strong>de</strong> la qualité artistique défendus par <strong>le</strong>s experts. Ces initiatives valorisent du mêmecoup <strong>le</strong> sens col<strong>le</strong>ctif <strong>de</strong> l’expérience esthétique comme moyen d’établir la qualité artistiqued’une action. » 202Malheureusement selon nous, l’analyse <strong>de</strong> J.-M. Leveratto se termine <strong>sur</strong> une nuancedéceptive, en démontrant la « faib<strong>le</strong>sse <strong>de</strong> la vulgate du don considérée d’un point <strong>de</strong> vuescientifique », à savoir qu’en plaçant trop l’accent <strong>sur</strong> la « va<strong>le</strong>ur affective <strong>de</strong> l’activitéartistique », cette me<strong>sur</strong>e « mésestime l’importance objective <strong>de</strong> l’argent et du savoir-fairedans la réussite historique d’une action » 203 . A cet habituel (et sans doute justifié) reproche <strong>de</strong>manque à la rigueur scientifique pour cause d’angélisme supposé, nous pourrions opposernombre <strong>de</strong> contre-exemp<strong>le</strong>s qui montreraient, au contraire, que <strong>le</strong>s tenants <strong>de</strong> la vulgate dudon réalisent <strong>de</strong>s pièces d’une réussite opéra<strong>le</strong> diffici<strong>le</strong> à contester, et qu’ils prennentprécisément et intensément l’argent, oui, comme objet <strong>de</strong> réf<strong>le</strong>xion, ce qui constitue unemanière <strong>de</strong> l’estimer. Afin d’étayer ce propos, nous avons choisi <strong>de</strong>ux exemp<strong>le</strong>s tirés <strong>de</strong> nosétu<strong>de</strong>s <strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain, ce qui apportera peut-être quelques concrétu<strong>de</strong>s suite à toutes ces bel<strong>le</strong>s199 in Parpaings #23, p.22.200 J.M Levaratto, op.cité, p.102.201 op.cité, p.102.202 Ibid., p.105.203 Ibid., p.106107


déclarations d’intentions. Le premier appartient au champ institutionnel classique, <strong>le</strong> secondpas du tout : nous allons essayer ainsi, en couvrant l’échel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> tutel<strong>le</strong>, <strong>de</strong> débor<strong>de</strong>rjustement par rapport à cette problématique du <strong>de</strong>gré d’institutionnalisation.1) La maison Levanneur, située <strong>sur</strong> l’î<strong>le</strong> <strong>de</strong>s Impressionnistes, à Chatou (78), est unlieu pour <strong>le</strong> moins institutionnel attendu qu’el<strong>le</strong> abrite <strong>le</strong> Centre national <strong>de</strong> l’Estampe. Iln’empêche : grâce au militantisme (ou à l’opportunisme, peu importe) <strong>de</strong> sa directrice(S. Boulanger), quelques expositions montrent soit <strong>de</strong>s trublions (oui, il en existe encore) <strong>de</strong>l’art contemporain (Elke Krystufek, Hans-Peter Feldmann…), soit <strong>de</strong>s propositions enconnexité avec la réf<strong>le</strong>xion <strong>sur</strong> l’économie que nous décrivions à l’instant. L’une <strong>de</strong> cel<strong>le</strong>s-ci,nommée Pertes et profits, sous-titrée troc, vente, emprunt, gratuité, essaya, du 1/7 au 24/9/00,<strong>de</strong> mettre en œuvre, en tous <strong>le</strong>s sens <strong>de</strong> l’expression, <strong>de</strong>s enjeux pertinents pour notre enquête.Voici, en effet, <strong>le</strong>s motifs principaux du protoco<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’ « exposition »(« proposition », plutôt) :« Venez échanger contre <strong>le</strong>s biens et services proposés :a) <strong>de</strong>s <strong>de</strong>vises françaises ou étrangèresb) n’importe quel<strong>le</strong> image, que vous aimez ou pas, sans limite <strong>de</strong> tail<strong>le</strong>, <strong>de</strong>support, <strong>de</strong> facturec) vos cartes <strong>de</strong> visite personnel<strong>le</strong>s ou professionnel<strong>le</strong>sd) <strong>de</strong>s enregistrements image/sone) <strong>de</strong>s bonnes et mauvaises actionsf) <strong>de</strong>s cartes posta<strong>le</strong>sg) vos notes et réf<strong>le</strong>xions personnel<strong>le</strong>s manuscritesh) vos plantesi) une connaissance, une anecdote, un artic<strong>le</strong>, un récitj) …k) …vous pourrez éga<strong>le</strong>ment emprunter ou encore avoir accès à <strong>de</strong>s biens et servicesgratuits proposés par <strong>de</strong>s artistes ».Nous sommes donc en présence d’un véritab<strong>le</strong> appel à la participation du spectateur –idée bana<strong>le</strong> et peu convaincante lorsqu’on cherche à divertir celui-ci avec <strong>de</strong>s gadgetsprétendument interactifs -, mais qui <strong>de</strong>vient plus subti<strong>le</strong> à essayer <strong>de</strong> réfléchir, comme l’ontfait <strong>le</strong>s concepteurs du protoco<strong>le</strong> <strong>de</strong> Pertes et profits, <strong>sur</strong> la « va<strong>le</strong>ur <strong>de</strong> lien », la « va<strong>le</strong>ur <strong>de</strong>sens » et <strong>sur</strong> « l’absence <strong>de</strong> va<strong>le</strong>ur constitutive <strong>de</strong> certains biens gratuits », ceci en« multipliant <strong>le</strong>s stratégies <strong>de</strong> contact avec <strong>de</strong>s publics diversifiés ».Les artistes engagés dans cette expérience ont présenté <strong>de</strong>s pièces (ou <strong>de</strong>s« propositions »…) d’une gran<strong>de</strong> rigueur scientifique, et si <strong>le</strong> protoco<strong>le</strong> envisageait que« certains artistes attireront davantage <strong>sur</strong> la va<strong>le</strong>ur <strong>de</strong> lien (négociation, discussion <strong>de</strong>s prix,occasion <strong>de</strong> rencontre », pareil<strong>le</strong> attente a été, pour notre gouverne du moins, largementsatisfaite. Nous soulignons occasion <strong>de</strong> rencontre car cette locution entretient quelquepertinence avec la compréhension du terme esthétique que nous avons soumise plus haut, <strong>le</strong>processus esthétique <strong>sur</strong>gissant lors d’une occasion favorab<strong>le</strong> (kairos), en un point singulier<strong>de</strong> rencontre entre <strong>le</strong>s horizons d’attente et <strong>de</strong> rétrospection d’une personne (<strong>le</strong> visiteur, enl’occurrence). Processus que nous avons personnel<strong>le</strong>ment éprouvé, lorsque nous avons prispart à la « plate-forme <strong>de</strong> troc d’images » établie par Frédéric Danos : nous avons bien« laissé dans la boîte » notre « propre image » en « échange » d’une autre qui nous a ravi, etnous ravit encore, grâce au kairos (au flash, à l’éclair, au Witz si l’on veut) qu’el<strong>le</strong> nous aoccasionné.Il serait bien naïf <strong>de</strong> croire qu’il en a été <strong>de</strong> même pour chaque visiteur <strong>de</strong> l’exposition.Nous avons simp<strong>le</strong>ment la faib<strong>le</strong>sse <strong>de</strong> penser que notre conception <strong>de</strong> l’esthétique est108


suffisamment extensive pour estimer qu’el<strong>le</strong> serait plus ou moins partagée et, <strong>sur</strong>tout, nousaimerions seu<strong>le</strong>ment insister <strong>sur</strong> <strong>le</strong> régime symbolique qui <strong>de</strong> déploie à la faveur d’un telprotoco<strong>le</strong>. Car si <strong>le</strong> kairos est diffici<strong>le</strong>ment quantifiab<strong>le</strong>, impossib<strong>le</strong> à prendre comme objetd’enquête (aurait-il fallu passer <strong>de</strong>s journées à interroger <strong>le</strong>s spectateurs en ce sens,néanmoins ?), en revanche, nous faisons confiance ici (et ce ne sera pas, pour <strong>le</strong> coup, trèsscientifiquement rigoureux…) à la force du régime symbolique mis en avant aussi bien par F.Danos que par Brian Holmes avec son « troc <strong>de</strong> connaissances », aussi bien par Marion vonOsten et <strong>le</strong> travail vidéo-informatique du Kol<strong>le</strong>ctive arbeit <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s économies solidaires, quepar <strong>le</strong>s « prêts sans intérêt » <strong>de</strong> Jean Kerbrat ou <strong>le</strong>s « plantes vertes à croissance arrêtée afin <strong>de</strong>déprogrammer <strong>le</strong>ur forme commercia<strong>le</strong> » <strong>de</strong> Céline Van<strong>de</strong>n-Bossche, et caetera, toutes cespropositions pouvant être appréhendées comme autant d’invitations à la réf<strong>le</strong>xion <strong>sur</strong>, onl’aura compris, quelque chose qui participerait du lien civil esthétique.2) Notre <strong>de</strong>uxième (contre) exemp<strong>le</strong> ne sera pas tiré d’un lieu institutionnel. Bien aucontraire, il va s’agir d’un col<strong>le</strong>ctif qui non seu<strong>le</strong>ment met un point d’honneur à se déprendre<strong>de</strong> tout maillage institutionnel mais, par- <strong>de</strong>ssus <strong>le</strong> marché (locution précieuse, ici…), necherche pas à investir un lieu fixe, même si son rayon d’action reste centré <strong>sur</strong> la vil<strong>le</strong> <strong>de</strong>Toulouse. Le groupe Odra<strong>de</strong>k, en effet, « multiplie <strong>le</strong>s opérations hors <strong>de</strong>s circuits <strong>de</strong> l’arttraditionnel ». Laure Nusset, <strong>de</strong> l’hebdomadaire Tout Toulouse 204 ajoute : « ces quinzecréateurs interrogent la notion d’art et <strong>de</strong> marché artistique. Ils revendiquent <strong>le</strong>ur insoumissionvis-à-vis <strong>de</strong>s acheteurs et <strong>de</strong>s institutions par souci <strong>de</strong> liberté, afin d’accé<strong>de</strong>r à davantaged’exigence et d’honnêteté créatrice. Ils agissent en groupe et refusent toute personnalisation<strong>de</strong> <strong>le</strong>urs œuvres. ».Ce qui ne serait guère nouveau, pensera-t-on, et nous ramènerait auxpétitions <strong>de</strong> principe <strong>de</strong>s paradigmes du « squat » ou <strong>de</strong> la « friche », <strong>le</strong>squels font l’objet <strong>de</strong>toutes <strong>le</strong>s attentions, <strong>de</strong> soutiens institutionnels (ministériels) divers. La différence et, ducoup, la <strong>sur</strong>prise, rési<strong>de</strong>nt ici dans la contribution à l’économie du don –à cette « vulgate »(Leveratto) ou à l’ «idéologie <strong>de</strong> la gratuité »(Holmes), pourquoi pas – que réalisèrent en actes<strong>le</strong>s membres du groupe Odra<strong>de</strong>k lors <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur trentième « aktion », intitulée « Rien à vendre,tout à prendre », où il s’agissait d’une logique <strong>de</strong> « contre pied <strong>de</strong>s ga<strong>le</strong>ries », ceci en« proposant au visiteur d’emporter une œuvre si bon lui semb<strong>le</strong> » (Tout Toulouse). Attiré parla présence plutôt insolite d’un moniteur vidéo dans une boutique défraîchie du centre vil<strong>le</strong>,nous avons découvert par hasard, sans avoir pris connaissance <strong>de</strong> l’artic<strong>le</strong> cité, ladite« aktion », et nous avons improvisé ainsi une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> terrain –courte mais néanmoinsinstructive -, dont il ressort <strong>le</strong>s points suivants :- D’abord, la qualité artistique <strong>de</strong>s pièces offertes (au sens propre : gratuites) aupublic re<strong>le</strong>vait d’un savoir-faire (réussite opéra<strong>le</strong>) incontestab<strong>le</strong>, et l’importance <strong>de</strong> l’argent nefut pas mésestimée, puisque ce fut <strong>le</strong> motif même <strong>de</strong> l’ « aktion ». Aussi, voilà bien uncontredit supplémentaire aux observations <strong>de</strong> J.-M. Leveratto.- Ensuite, nous avons noté que ce genre <strong>de</strong> « proposition » induit un rapportd’échanges verbaux bien différent (« alternatif », pourquoi pas) <strong>de</strong> celui qui règ<strong>le</strong>, en général,<strong>le</strong> désir d’un acheteur <strong>de</strong> rencontrer l’artiste. Le référent <strong>de</strong> la communication, dans pareil<strong>le</strong>situation non marchan<strong>de</strong>, porte en effet davantage <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s questions d’éthique et <strong>sur</strong> <strong>de</strong>sconsidérations d’ordre socio-politique. Ce qui n’a pas manqué <strong>de</strong> plonger <strong>le</strong>s visiteurs dans <strong>le</strong>désarroi, voire dans un malaise dû à une forme <strong>de</strong> culpabilité, du moins pour ceux quidésirèrent emporter une pièce : « vous êtes sûr que je peux prendre cette sculpture, comme ça,gratuitement ? Je vais au moins vous rembourser <strong>le</strong>s frais, etc. » Les membres du groupeeurent beau expliquer que c’était au visiteur d’ « accomplir une action artistique enchoisissant et en emportant une pièce », il n’en flottait pas moins une certaine gêne. Qu’est-ce204 n°20, 14/2/01.109


qui motivait <strong>le</strong> groupe Odra<strong>de</strong>k, en l’occurrence ? Quel<strong>le</strong>s explications furent avancées, <strong>de</strong>manière plus fondamenta<strong>le</strong>, auprès <strong>de</strong>s visiteurs ? En substance, nous dirions que <strong>le</strong>s artistesdu groupe s’estimaient « forcés » d’agir ainsi, compte tenu d’un « système <strong>de</strong> l’art » (entendrela triangulation <strong>de</strong>s instances légitimantes) auquel ils n’auraient pas accès, quand bien mêmeils <strong>le</strong> voudraient. Ils évoquèrent aussi la « nécessité d’écou<strong>le</strong>r <strong>de</strong>s pièces », car il faut « faire <strong>le</strong>vi<strong>de</strong> dans l’atelier et dans l’esprit », afin <strong>de</strong> « régénérer <strong>le</strong> processus créatif ». Surtout, LaureNusset <strong>le</strong> rapporte, « ils souhaitent se débarrasser <strong>de</strong> tout ce qui fait <strong>de</strong> l’art une marchandise,<strong>de</strong> l’artiste un producteur <strong>de</strong> luxe et du public un potentiel <strong>de</strong> consommation à séduire » (ToutToulouse).- Enfin ; à considérer que tout cela <strong>de</strong>ssine la figure <strong>de</strong> l’angélisme, nous neserons évi<strong>de</strong>mment pas dupe. D’une part en raison du fait que tout visiteur emportant unepièce était invité à inscrire ses coordonnées <strong>sur</strong> un cahier. A quoi servira un tel « listingOdra<strong>de</strong>k » ? Nous laisserons un si<strong>le</strong>nce que chacun remplira aisément (« ils » ne vont pastoujours tout donner…). D’autre part, et cela ira dans <strong>le</strong> même sens, nous avons assisté à unereprise manifeste <strong>de</strong> la mythologie <strong>de</strong> l’artiste désintéressé, grâce à sa force d’abnégation,décrite par J.-M. Leveratto : nous avons bien affaire à un « désintéressement comme signal <strong>de</strong>la qualité artistique », et c’est ici « l’affirmation d’un souci <strong>de</strong> création <strong>de</strong> l’artiste » qui« permet <strong>de</strong> justifier la qualité artistique d’une œuvre par <strong>le</strong> don <strong>de</strong> soi qui l’a renduepossib<strong>le</strong> » 205 . A la nuance près, mais el<strong>le</strong> est capita<strong>le</strong>, qu’avec cette action d’Odra<strong>de</strong>k, <strong>le</strong> don <strong>de</strong>soi se trouve radicalisé jusqu’au don <strong>de</strong> l’œuvre. Où l’économie du don rejoint effectivementcertains préceptes romantiques : « L’artiste qui ne se sacrifie pas tota<strong>le</strong>ment n’est qu’unserviteur inuti<strong>le</strong> », disait F. Sch<strong>le</strong>gel (§ 113 Athenäum III).Voilà qui prêterait à sourire… A tort selon nous, car <strong>de</strong> toute façon, l’expression liencivil esthétique entretient un je-ne-sais-quoi <strong>de</strong> mythique et <strong>de</strong> romantico-angélique, pour direainsi. Or, <strong>sur</strong> ce registre-là, personne ne sait quel<strong>le</strong>s vont être <strong>le</strong>s inductions, en termes <strong>de</strong>réf<strong>le</strong>xion, auprès <strong>de</strong>s visiteurs, attendu qu’on imagine sans difficulté que, suite au bonheurd’avoir eu gratuitement une pièce aimée, celui ou cel<strong>le</strong> qui a participé à une « action » <strong>de</strong> cegenre, va engager une réf<strong>le</strong>xion –certes personnel<strong>le</strong>, néanmoins traversée d’interrogationsdialogiques- au sujet <strong>de</strong> la civilité qui s’est jouée au sein <strong>de</strong> l’espace esthétique. Invoquonsencore une fois la force d’un régime symbolique –force <strong>de</strong> la poésie en la circonstance, et l’onsait qu’el<strong>le</strong> fut l’importance <strong>de</strong> cel<strong>le</strong>-ci pour <strong>le</strong>s Romantiques, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan, voilà, du lien civil(ou social, peu importe) : « La poésie romantique […] veut et doit rendre la poésie vivante eten faire un lien social, poétiser l’esprit (Witz), remplir et saturer <strong>le</strong>s formes d’art avec <strong>de</strong>séléments éducatifs variés… » (F. Sch<strong>le</strong>gel, §116, Athenäum I).Conclusion provisoireL’idée sous-jacente à toutes ces démarches alternatives qui endossent, volontairementou non, une fonction éducative, c’est <strong>de</strong> ne pas décourager d’emblée <strong>le</strong>s curiosités potentiel<strong>le</strong>s<strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan économique, en affichant sinon une gratuité, du moins une accessibilité financière.Il s’agit d’éviter <strong>le</strong> syndrome du ce- n’est- pas- pour- nous, c’est-à-dire que nous sommes enprésence, répétons <strong>le</strong>, d’une invitation à la réf<strong>le</strong>xion, voire, plus trivia<strong>le</strong>ment, à la« gamberge » : <strong>le</strong>s modalités <strong>de</strong> l’économie en général et cel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> l’art en particulier, ne sontpeut-être pas aussi figées que <strong>le</strong> laisse croire <strong>le</strong> ronron narcotique <strong>de</strong> la doxa. Ce qui peuts’avérer roboratif pour certains amateurs ô combien dissuadés par la triangulation légitimante,et ce qui, <strong>de</strong> toute manière, aura créé (et créera) du lien civil esthétique. Enfin, ces approchess’inscrivent parfaitement dans ce passage <strong>de</strong>s « logiques <strong>de</strong> contemplation et <strong>de</strong>consommation » à cel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> « participation et d’engagement » que décrit F. Raffin lors <strong>de</strong> son205 J.M Leveratto, op.cité, p. 102.110


observation du « mélange <strong>de</strong>s disciplines et <strong>de</strong>s sty<strong>le</strong>s artistiques » au sein <strong>de</strong>s « espaces enfriche » 206 .Parmi nos nombreux éléments d’enquête, il en est un, la ga<strong>le</strong>rie Forum St Eustache,qui illustrerait au mieux la pertinence du lien civil esthétique comme facteur transcendant <strong>le</strong>s<strong>de</strong>grés <strong>de</strong> tutel<strong>le</strong> institutionnel<strong>le</strong> que nous venons <strong>de</strong> constater. Il nous paraît d’autant plusintéressant qu’il signa<strong>le</strong> à la fois la présence du mythe romantique, avec ses connotationschrétiennes, et à la fois une collusion –via l’institution- avec <strong>le</strong>s réquisits <strong>le</strong>s plus « tendance »du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’art. En effet, au pied <strong>de</strong> l’église St Eustache, à l’ang<strong>le</strong> <strong>de</strong> la rue Montmartre,une petite ga<strong>le</strong>rie présente, chaque fin <strong>de</strong> semaine, <strong>de</strong>s travaux d’étudiants. Le Père Bénéteau,curé <strong>de</strong> la paroisse, a souhaité mettre un espace inutilisé <strong>de</strong> son église à la disposition <strong>de</strong>l’Eco<strong>le</strong> Nationa<strong>le</strong> Supérieure <strong>de</strong>s Beaux-Arts, en souvenir <strong>de</strong>s nombreux artistes dont il aprononcé l’oraison funèbre. Bien que <strong>le</strong>s vidéo présentées soient <strong>le</strong> plus souvent <strong>de</strong>s œuvresen voie <strong>de</strong> légitimation au titre d’art, nous ne pensons pas sortir du cadre <strong>de</strong> l’enquête enmentionnant ce lieu. A cause <strong>de</strong> son caractère non mercanti<strong>le</strong> d’une part, et <strong>sur</strong>tout, d’autrepart, du fait <strong>de</strong> l’intérêt qu’il suscite auprès <strong>de</strong> la population loca<strong>le</strong> (habitants, passants).Lorsque, par exemp<strong>le</strong>, l’artiste néoconceptuel<strong>le</strong> (étudiante <strong>de</strong> J.-L. Wilmouth) Seul Gi Leediffusa ses vidéo, la majeure partie <strong>de</strong> son public fut constituée d’enfants du quartier qui ontcarrément pris l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> venir jouer dans la ga<strong>le</strong>rie. Les parents s’y ren<strong>de</strong>nt à <strong>le</strong>ur tour (<strong>le</strong>plus souvent…) pour <strong>le</strong>s récupérer, et <strong>de</strong>s conversations avec <strong>le</strong>s artistes se déc<strong>le</strong>nchent. Lelien civil esthétique qui, éventuel<strong>le</strong>ment, se produit alors, sera évi<strong>de</strong>mment fonction du <strong>de</strong>gré<strong>de</strong> sociabilité, <strong>de</strong>s vertus pédagogiques et <strong>de</strong> la capacité au dialogue <strong>de</strong> chaque artiste.Certains accrochages <strong>de</strong> travaux ont ainsi débouché <strong>sur</strong> <strong>de</strong> véritab<strong>le</strong>s invitations à faire (à<strong>de</strong>ssiner, à filmer…), <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s ont été honorées, en passant à l’acte, par <strong>de</strong>s habitants duquartier…Récits d’enquêteHormis <strong>le</strong>s éléments d’enquête parisiens que nous venons <strong>de</strong> signa<strong>le</strong>r, notre étu<strong>de</strong> aprincipa<strong>le</strong>ment porté <strong>sur</strong> <strong>de</strong>ux terrains, l’un situé à Caen (Calvados), l’autre à Toulouse(Haute-Garonne). Avec <strong>le</strong>s récits qui vont suivre, nous allons laisser davantage la paro<strong>le</strong> auxacteurs <strong>de</strong>s espaces alternatifs, et mettre l’accent <strong>sur</strong> <strong>le</strong> vécu concret, tout en essayant, biensûr, d’offrir à notre <strong>le</strong>cteur <strong>de</strong>s recoupements, <strong>de</strong>s illustrations ou <strong>de</strong>s…ruptures d’isotopiepragmatique en rapport avec <strong>le</strong>s considérations généra<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s questions cardina<strong>le</strong>sexaminées jusqu’ici.A CaenIl nous a semblé d’autant plus pertinent <strong>de</strong> mener une enquête dans la vil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Caen qu’el<strong>le</strong>dispose –avec sa vil<strong>le</strong> nouvel<strong>le</strong> d’Hérouvil<strong>le</strong> St Clair – d’une véritab<strong>le</strong> pléthore d’institutionsculturel<strong>le</strong>s : <strong>de</strong>ux théâtres aux programmations parfois très ambitieuses, présence d’un FRACjouissant <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux espaces d’exposition conséquents, parc <strong>de</strong> sal<strong>le</strong>s <strong>de</strong> cinéma inhabituel pourune vil<strong>le</strong> <strong>de</strong> province (comp<strong>le</strong>xes du centre-vil<strong>le</strong>, multip<strong>le</strong>xes en périphérie, et rien <strong>de</strong> moinsque trois sal<strong>le</strong>s d’art et essai…). Quant à la vidéo, el<strong>le</strong> n’est pas en reste grâce à <strong>de</strong>sinstitutions publiques comme la Station Mir et, <strong>sur</strong>tout Transat vidéo dont, sauf à êtretota<strong>le</strong>ment rétif à la culture, il est impossib<strong>le</strong> <strong>de</strong> ne pas prendre connaissance <strong>de</strong>s programmes,206 In Le Mon<strong>de</strong> diplomatique n°571, 10/01, p.26.111


du fait qu’ils sont distribués dans <strong>le</strong>s sal<strong>le</strong>s <strong>de</strong> cinéma, <strong>le</strong>s théâtres, <strong>le</strong>s médiathèques, <strong>le</strong>sbibliothèques, <strong>le</strong>s campus et jusqu’à la Fnac loca<strong>le</strong>.C’est à partir <strong>de</strong> la consultation d’un <strong>de</strong> ces programmes que nous avons engagé notre étu<strong>de</strong>.En effet, Transat vidéo annonçait, en ce second trimestre 1999, <strong>le</strong>s manifestations suivantes(extrait) :- Les soirées cafés-vidéo : « Tous <strong>le</strong>s premiers mardis <strong>de</strong> chaque mois, Transat vidéopropose la diffusion d’œuvres vidéographiques à La Garsouil<strong>le</strong> […] Et toujours dans cettevoie, nous donnons cette fois la possibilité à ceux qui <strong>le</strong> souhaitent <strong>de</strong> présenter et diffuser<strong>le</strong>ur(s) création(s) <strong>sur</strong> support VHS. ».- Les apéros-vidéo : Ils ont lieu à A<strong>le</strong>nçon (70 km <strong>de</strong> Caen).- La soirée nocturne : Une fois par an, en juin, la rue du centre-vil<strong>le</strong> où est située LaGarsouil<strong>le</strong>, se ferme à la circulation automobi<strong>le</strong> pour <strong>de</strong>venir une sorte <strong>de</strong> vaste théâtre-vidéo(projections <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s écrans géants, <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s faça<strong>de</strong>s d’immeub<strong>le</strong>s, éparpil<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> moniteursvidéo, etc.).- La métairie libre : « La Métairie, petit hameau <strong>de</strong> Suisse Norman<strong>de</strong>, fort <strong>de</strong> ses 40habitants, reste sous <strong>le</strong> choc <strong>de</strong> la proposition qui lui a été faite par l’association Transatvidéo. En effet, cette petite bourga<strong>de</strong> à l’air si paisib<strong>le</strong> […] risque fort <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir pour unenuit <strong>le</strong> théâtre <strong>de</strong> la manifestation hystérique autant qu’artistique <strong>de</strong>s activités culturel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> lacapita<strong>le</strong> bas-norman<strong>de</strong> (Caen). Dans la nuit du 26 au 27 juin 1999, Transat vidéo, aidé <strong>de</strong>smembres actifs du CloaQ (Centre logistique <strong>de</strong>s œuvres d’art Qu’on fait nous-mêmes),investiront la petite commune rura<strong>le</strong> […] et transformeront l’endroit en un lieu <strong>de</strong> diffusionvidéo, <strong>de</strong> concerts et d’exhibitions d’œuvres d’art. ».- Le Forum vidéo : « La Maison <strong>de</strong> l’étudiant, <strong>le</strong>s associations Arts du Spectac<strong>le</strong> et <strong>le</strong>sVisionautes proposent la diffusion d’œuvres <strong>de</strong> tous genres en format vidéo […] A cetteoccasion, n’hésitez pas à présenter vos productions (fictions, expérimental, animation,documentaire en format cinéma, vidéo, super8,…) pour une diffusion libre dans <strong>le</strong> cadre duForum vidéo. ».Est-ce uti<strong>le</strong> <strong>de</strong> souligner l’intérêt pour notre enquête <strong>de</strong> ces diverses manifestations, tant lathématique <strong>de</strong> la plastique socia<strong>le</strong> y tient, en creux, une place prépondérante ? Nous avonschoisi, abandonnant tout fantasme <strong>de</strong> saturation, <strong>de</strong> nous concentrer, dans un premier temps,<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s « soirées cafés-vidéo ».Transat vidéo à La Garsouil<strong>le</strong>Mardi 18 février 2000, une « soirée café-vidéo » à La Garsouil<strong>le</strong>. L’espace du café est assezbien séparé en <strong>de</strong>ux parties : une partie café proprement dite, avec <strong>le</strong> comptoir, quelquestab<strong>le</strong>s, et une partie qui fait davantage penser à un salon, <strong>de</strong> par la présence <strong>de</strong> banquettes, <strong>de</strong>petits poufs et, <strong>sur</strong>tout, d’un imposant moniteur vidéo. Cette partie « salon » est en prisedirecte –grâce à une baie vitrée –<strong>sur</strong> la rue, offerte pour ainsi dire aux regards <strong>de</strong>s passants.Nous retrouverons ce protoco<strong>le</strong>, voyeuriste au bon sens du terme (invitation à la curiosité),avec L’Unique.Il y a beaucoup <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> dans la partie café, six ou sept personnes seu<strong>le</strong>ment (ce soir- là,froid, <strong>de</strong> février) atten<strong>de</strong>nt la projection dans la partie salon. Des enfants passent et repassent,un chien fébri<strong>le</strong> suit on ne sait quel<strong>le</strong> piste, passant et repassant, lui aussi, entre <strong>le</strong>s jambes <strong>de</strong>sfuturs spectateurs. On peut <strong>le</strong>ver <strong>le</strong>s yeux <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s toi<strong>le</strong>s accrochées à <strong>de</strong>s cimaises incertaines,et <strong>le</strong> tout laisse l’impression d’un laisser-al<strong>le</strong>r plutôt bonhomme…jusqu’au début <strong>de</strong> la112


projection. Car <strong>de</strong>ux clientes fuient <strong>le</strong> salon pour rejoindre <strong>le</strong> bar, visib<strong>le</strong>ment excédées, àpeine <strong>le</strong> moniteur mis en marche (syndrome TV, sans doute, alors que l’on vient au café pourl’éviter). Cel<strong>le</strong>s et ceux qui restent ont droit à une vidéo tapageuse et hystérique (Kissy SuzukiSuck d’Alison Murray), dont la ban<strong>de</strong> son « house » contrebalance efficacement la musique« trip hop » diffusée dans la partie café…où <strong>le</strong> bruit <strong>de</strong>s conversations contamine <strong>le</strong>s raresmoments calmes <strong>de</strong> la vidéo. Une programmation <strong>de</strong> vidéo « à l’énergie », aux ban<strong>de</strong>s sonpuissantes, nous paraît dès lors inévitab<strong>le</strong>, ce qui nous sera confirmé plus tard par <strong>le</strong>sresponsab<strong>le</strong>s <strong>de</strong> Transat vidéo.Qui sont ces <strong>de</strong>rniers, qu’est-ce que Transat vidéo ?Dirigée par Brent Klinkum et son assistant Luc Brou, Transat vidéo est une institutionétatique, une association subventionnée à 70 % par <strong>le</strong> Conseil Régional, à 20 % par la DRAC,et <strong>le</strong>s 10 % restant seront pour nous un mystère… Son mandat est local, sa mission« doub<strong>le</strong> » : il s’agit, pour el<strong>le</strong>, à la fois <strong>de</strong> « recenser ce qui se fait », et à la fois <strong>de</strong> tenir un« rô<strong>le</strong> <strong>de</strong> diffuseur », avec <strong>le</strong> « regard critique et sé<strong>le</strong>ctif » que cela implique. D’où, <strong>de</strong> l’aveumême <strong>de</strong> Brent Klinkum, une « situation <strong>de</strong> porte-à-faux », cel<strong>le</strong>-ci vécue <strong>de</strong> manière trèspositive, toutefois, puisqu’el<strong>le</strong> a pour corollaire la « nécessité d’établir <strong>de</strong>s programmesspécifiques à certains milieux, contextes ou publics ».Pareil<strong>le</strong> situation <strong>de</strong> « porte-à-faux » ne serait pas inintéressante non plus pour l’enquête (bienau contraire), et voici comment Brent Klinkum nous l’a décrite :« J’essaie d’avoir <strong>de</strong>ux attitu<strong>de</strong>s correspondant à la prise en considération <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux contextesdifférents » (resta à savoir si ces <strong>de</strong>ux attitu<strong>de</strong>s ne soutiennent, ne pérennisent, voire ne créentpas <strong>le</strong>sdits contextes : autre question pour une autre enquête…). Premier contexte, <strong>le</strong>s« programmations type Beaux-Arts ». Les musées cherchent <strong>le</strong>s « possibilités <strong>de</strong> trouver unpublic autre que <strong>le</strong>s étudiants <strong>de</strong>s éco<strong>le</strong>s d’art » et font appel à notre Brent Klinkum, <strong>le</strong>quel seprésente lui-même comme « un DJ connu dans toute l’Europe ». Le plan <strong>de</strong> référence, ici,s’établit à partir <strong>de</strong> « vidéo d’artistes connus et diffusés », plan qui nous ferait quitter <strong>le</strong> cadre<strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> s’il n’y avait <strong>le</strong> <strong>de</strong>uxième contexte, celui <strong>de</strong> la « programmation type café », dont laparticularité notab<strong>le</strong> serait « l’absence <strong>de</strong> sé<strong>le</strong>ction ». Une déflation <strong>de</strong> la posture <strong>de</strong>commissaire dont B. Klinkum ne pouvait peut-être pas témoigner dans <strong>le</strong> premier contexte :« Pas <strong>de</strong> jugement ! Qui suis-je pour <strong>le</strong> faire ? ».Toujours selon B. Klinkum, ce <strong>de</strong>uxième contexte provoque « un changement <strong>de</strong>s critèresd’évaluation <strong>de</strong> la part même <strong>de</strong>s diffusés ». « Il n’y a jamais une seu<strong>le</strong> voie, il existedifférents sty<strong>le</strong>s <strong>de</strong> culture et différentes narrations », ajoute-t-il avec une touche <strong>de</strong> so<strong>le</strong>nnitéenthousiaste. Pour lui, l’enjeu consiste à « montrer au public qu’il existe <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong>s’exprimer, qu’il y a la possibilité <strong>de</strong> diffuser <strong>de</strong>s montages HI 8, etc. », à « responsabiliser <strong>le</strong>sgens en <strong>le</strong>ur accordant un statut d’auteur », l’auteur étant compris comme « quelqu’un quipropose quelque chose au public ». Tout simp<strong>le</strong>ment, pourrions nous ajouter…Quel<strong>le</strong>s concrétu<strong>de</strong>s, quels moyens <strong>de</strong> passage à l’acte, si l’on veut, l’institution Transatvidéo offre-t-el<strong>le</strong> ? Une diffusion dans <strong>le</strong>s cafés et ce sera un peu attendu (encore que !). Plus<strong>sur</strong>prenant, en revanche, cette intention <strong>de</strong> « projeter <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s voi<strong>le</strong>s <strong>de</strong>s bateaux amarrés auport <strong>de</strong> plaisance <strong>de</strong> Caen, <strong>le</strong>s vidéo tournées par <strong>le</strong>urs propriétaires » (action réalisée enSeptembre 2000), ainsi que <strong>le</strong>s manifestations du genre « Métairie libre », mentionnées dans<strong>le</strong> programme cité plus haut. En tous <strong>le</strong>s cas, il nous a paru évi<strong>de</strong>nt qu’il serait légitimed’évoquer la thématique du lien civil esthétique à propos du café La Garsouil<strong>le</strong>, et ce malgré<strong>le</strong> fait que <strong>le</strong>s projections vidéo soient (parfois) davantage sources <strong>de</strong> conflits, plutôt que motifà tisser du lien civil… Nous évoquions à l’instant <strong>le</strong> cas <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux clientes qui fuirent, parprincipe, une vidéo, mais il y eu pire, et Benoît Martin, <strong>le</strong> patron <strong>de</strong> La Garsouil<strong>le</strong>, nous araconté quelques anecdotes à ce sujet, comme cette projection du 1/ 2/ 00 réunissant a peu113


près vingt-cinq spectateurs, et qui a été perturbée par un groupe d’une dizaine <strong>de</strong> personnes,<strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s ont témoigné d’une volonté manifeste <strong>de</strong> déranger, tant par <strong>le</strong>ur parasitage <strong>de</strong> laban<strong>de</strong> son, au moyen <strong>de</strong> commentaires oiseux, que par <strong>le</strong>ur obstruction quasi systématique <strong>de</strong>l’écran. Encore que, suite à pareil<strong>le</strong> épreuve, du lien civil esthétique se noue probab<strong>le</strong>mententre cel<strong>le</strong>s et ceux qui désapprouvent <strong>de</strong> tels comportements…Néanmoins, ces inci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong>meurent très isolés, et B. Martin préféra par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> ces « cinquanteminutes <strong>de</strong> si<strong>le</strong>nce absolu » qui régnèrent dans son établissement, lorsqu’une pièce <strong>de</strong>Tchekov y fut jouée. Toujours <strong>sur</strong> ce registre positif, il nous raconta comment un <strong>de</strong> sesclients qui n’ouvrit pas la bouche pendant <strong>de</strong>ux ans, en vint à s’exprimer, glissant quelquesmots timi<strong>de</strong>s <strong>sur</strong> son travail <strong>de</strong> sculpteur et <strong>de</strong> créateur <strong>de</strong> mobilier. Maintenant, il par<strong>le</strong>,rencontre <strong>de</strong>s gens et, <strong>de</strong> plus, il montre ses pièces dans <strong>le</strong> café, réalisant <strong>de</strong> véritab<strong>le</strong>sexpositions. « Un soir, il s’est senti en confiance, et il s’est mis à par<strong>le</strong>r », explique un B.Martin qui avoue être peu sensib<strong>le</strong> au « pedigree » <strong>de</strong>s individus, aussi <strong>le</strong> fait <strong>de</strong> n’avoirjamais montré son travail n’est-il pas un handicap, loin s’en faut, pour exposer à LaGarsouil<strong>le</strong>.Si nombre d’espaces alternatifs reconduisent peu ou prou, <strong>de</strong> par <strong>le</strong>ur obédience au système<strong>de</strong>s réseaux, ce que l’on pourrait nommer, à partir <strong>de</strong>s réf<strong>le</strong>xions <strong>de</strong> J. Aumont, une esthétiquedu pedigree, laquel<strong>le</strong> « nous contraint à ne rien goûter que muni d’un pedigree, d’uneétiquette (et d’un prix) » 207 , un tel processus légitimant et, <strong>sur</strong>tout, légitimiste, n’aurait pascours ici, <strong>le</strong> cas <strong>de</strong> X finira <strong>de</strong> nous en convaincre : car voici un homme qui, après six années<strong>de</strong> détention pour trafic <strong>de</strong> drogue, proposa à B. Martin d’exposer à La Garsouil<strong>le</strong> sespeintures symbolico-sexuel<strong>le</strong>s réalisées en prison. B. Martin accepta, l’exposition fut unsuccès « puisqu’il vendit dix-sept toi<strong>le</strong>s et qu’il accroche dorénavant, <strong>de</strong> manière régulière,dans d’autres espaces alternatifs ». Si l’on précise que X est toujours interdit <strong>de</strong> séjour à LaGarsouil<strong>le</strong>, motif <strong>de</strong> sa condamnation oblige, <strong>le</strong> lien civil esthétique qui a été noué enl’occurrence ne fait décidément pas apparaître cette expression comme un signe d’utopisme,d’angélisme ou même <strong>de</strong> pédantisme universitaire déconnecté <strong>de</strong>s réalités du terrain…Pour Benoît Martin, non seu<strong>le</strong>ment « <strong>le</strong>s projections vidéo ne font fuir personne », maisencore « el<strong>le</strong>s donnent l’occasion <strong>de</strong> venir dans mon bar au titre <strong>de</strong> sortie culturel<strong>le</strong> ». De plus,il précise que « <strong>de</strong>s gens viennent uniquement dans <strong>le</strong> bar pour <strong>le</strong>s projections ». Selon lui,« faire <strong>de</strong> l’animation appartient p<strong>le</strong>inement au métier qui consiste à tenir un bar » et, ce quil’intéresse, c’est <strong>le</strong> fait que « <strong>de</strong>s gens se rencontrent ». Or, <strong>le</strong>s projections occasionnent <strong>de</strong>tel<strong>le</strong>s « rencontres », même si « cela ne touche que cinq ou six personnes ».L’Unique et ses amicalitésLes quelques soirées d’étu<strong>de</strong> à La Garsouil<strong>le</strong> nous ont évi<strong>de</strong>mment permis <strong>de</strong> rebondir <strong>sur</strong> <strong>de</strong>nouveaux objets d’enquête.Ainsi, toujours à Caen, nous avons découvert avec la « ga<strong>le</strong>rie » l’Unique, un espaceparticulièrement… singulier, en effet, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan du jugement esthétique et <strong>sur</strong> celui <strong>de</strong>l’intéressement du voisinage à un lieu d’art situé en p<strong>le</strong>in quartier populaire. Vincent Auvray,<strong>le</strong> concepteur-animateur <strong>de</strong> l’Unique, ne tient pas à ce que l’on qualifie son lieu <strong>de</strong> « ga<strong>le</strong>rie »(d’où <strong>le</strong>s guil<strong>le</strong>mets). Non, il « n’utilise pas ce mot », préférant <strong>le</strong>s expressions d’« espacemodulab<strong>le</strong> d’exposition », <strong>de</strong> « scène pour <strong>le</strong>s arts plastiques ». En fait, il s’agit d’uneminuscu<strong>le</strong> boutique d’environ une dizaine <strong>de</strong> mètres carrés, si bien qu’une fois <strong>le</strong> dispositif <strong>de</strong>projection vidéo installé, tout au plus sept ou huit personnes peuvent assister à uneprogrammation dans <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> confort âpres mais acceptab<strong>le</strong>s. Pareil<strong>le</strong> exiguïté n’esttoutefois pas à prendre — et, du reste, n’est pas vécue — <strong>sur</strong> un mo<strong>de</strong> négatif. Au contraire, il207 J. Aumont, De l’esthétique au présent, De Boeck Université, Paris, Bruxel<strong>le</strong>s, 1998, p. 101.114


semb<strong>le</strong> que l’étroitesse du lieu favorise non seu<strong>le</strong>ment l’intimité et <strong>le</strong> dialogue, cela va <strong>de</strong> soi,mais encore conduit-el<strong>le</strong> à une réf<strong>le</strong>xion <strong>sur</strong> la monstration : Vincent Auvray par<strong>le</strong> <strong>de</strong> son« espace » en tant que « ga<strong>le</strong>rie vitrine » où <strong>le</strong> rapport <strong>de</strong>dans / <strong>de</strong>hors serait inversé, c’est-àdireque <strong>le</strong>s interventions <strong>de</strong>s artistes, ceux-ci sont d’ail<strong>le</strong>urs invités à travail<strong>le</strong>r en ce sens,s’adressent davantage à un passant <strong>de</strong> la rue qu’à un visiteur franchissant la porte d’entréepour découvrir <strong>de</strong>s pièces à l’intérieur. Concept qui s’avère intéressant pour notreproblématique du lien, car il déjoue la trop fameuse crainte <strong>de</strong> franchir <strong>le</strong> pas, d’entrer dans<strong>de</strong>s lieux d’art lorsqu’on n’en est pas familier, bref, ce concept grignote quelque peu <strong>le</strong>syndrome du « ce n’est pas pour nous ».On peut néanmoins s’interroger : pourquoi un espace aussi réduit ? Car rien n’empêcherait, ausein d’un espace plus grand, <strong>de</strong> s’adresser à la fois au <strong>de</strong>hors et à la fois au <strong>de</strong>dans. Le concept<strong>de</strong> « ga<strong>le</strong>rie vitrine » relèverait-il d’un bon cœur contre la mauvaise fortune ? Au sens propre,oui : Face à l’absence <strong>de</strong> scène pour <strong>le</strong>s arts plastiques, à Caen, qui ne soient pasconfi<strong>de</strong>ntiel<strong>le</strong>ment réservées à <strong>de</strong>s membres d’un réseau très limité (<strong>le</strong>s rencontres du Frac,par exemp<strong>le</strong>). Vincent Auvray a décidé d’agir avec ses propres fonds. Or, sachant que sonstatut social est celui d’un intermittent du spectac<strong>le</strong> (éclairagiste, régisseur cirque) et qu’ilperçoit 750 euro <strong>de</strong> subventions <strong>de</strong> la Drac par an, on imagine sans peine que la location d’unespace plus conséquent ne saurait être envisagée <strong>sur</strong> fonds propres… <strong>le</strong>squels ne s’avèrentmême pas suffisants pour ladite boutique et c’est en partie grâce à la bienveillance <strong>de</strong> sonpropriétaire, un f<strong>le</strong>uriste, disons « ami <strong>de</strong>s arts », que cette expérience a pu être conduite(voilà aussi du lien civil esthétique…). Voici en tout cas une initiative qui cristallise la plupart<strong>de</strong> nos observations en amont : il y a bien en effet quelque chose <strong>de</strong> l’ordre d’une économiedu don, avec ses corrélats sacrificiels, puisque Vincent Auvray s’est trouvé dans l’obligationd’habiter en face <strong>de</strong> la boutique afin <strong>de</strong> s’y consacrer sans <strong>de</strong>voir rémunérer quelqu’un pource faire, et qu’il ne vend jamais rien dans un espace consacré aux propositions ou installationsconceptuel<strong>le</strong>s (à moins <strong>de</strong> solliciter <strong>de</strong>s commissions d’achats institutionnels). Il y a aussi unefonction socio-politique, <strong>le</strong> caractère militant <strong>de</strong> la démarche se voyant affirmée sans détours :« je n’ai pas envie d’être consensuel » déclare-t-il en décrivant son « lieu » tel un « endroit <strong>de</strong>résistance » où l’on « prend position <strong>de</strong> la rue » et où on l’« investit ». Engagement politiqueparfaitement respecté par <strong>le</strong> voisinage aussi bien que par <strong>le</strong>s gens <strong>de</strong> passage, Vincent Auvraytenait à nous signa<strong>le</strong>r : « Il n’y a aucune réaction agressive par rapport au lieu, <strong>le</strong>quel est bienrespecté parce que la démarche est respectab<strong>le</strong>; <strong>le</strong>s gens sentent que c’est pour eux alors pas<strong>de</strong> tags, pas <strong>de</strong> vio<strong>le</strong>nce et ceci malgré la distribution <strong>de</strong> vins chauds, <strong>le</strong>s soirs <strong>de</strong> vernissage,<strong>sur</strong> la voie publique, faute <strong>de</strong> place à l’intérieur. » Car ici, <strong>le</strong> lien civil esthétique se tissed’abord grâce à la curiosité <strong>de</strong>s « gens <strong>de</strong> la rue ». Curiosité, indifférence ou ironie du reste :<strong>le</strong>s soirs <strong>de</strong> projection vidéo, <strong>le</strong>s piétons comme <strong>le</strong>s automobilistes qui s’arrêtent au feu rougecontigu, peuvent voir <strong>de</strong> dos, effet vitrine oblige, quelques spectateurs aux regards fixés <strong>sur</strong> <strong>le</strong>moniteur. Et certains <strong>de</strong> pouffer « qu’est-ce qu’ils font, c’est une secte ou quoi ? »« Oh ils se prennent la tête ! »Plus sérieusement, nous <strong>de</strong>vons préciser que l’éclosion du lien civil esthétique fut gran<strong>de</strong>mentfacilité par <strong>le</strong>s protoco<strong>le</strong>s mis en place par <strong>le</strong>s artistes. Yann Esnault, par exemp<strong>le</strong>, présenta enjanvier 2000, une installation nommée « Sensation » dont <strong>le</strong> but clairement revendiqué était<strong>de</strong> renchérir <strong>sur</strong> l’exiguïté <strong>de</strong> l’espace en <strong>le</strong> remplissant <strong>de</strong> « linges colorés, enroulés et noués<strong>sur</strong> châssis », ceci afin <strong>de</strong> créer un « espace labyrinthique » dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> passant était invité àpénétrer pour toucher <strong>le</strong> tissu et,… inévitab<strong>le</strong>ment,… d’autres spectateurs.Antoine Bou<strong>le</strong>t quant à lui disposa <strong>sur</strong> la vitrine <strong>de</strong>s pages du quotidien local Ouest-Francedans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s photographies avaient été remplacées par <strong>de</strong>s petits moniteurs vidéo.Comme cette installation fonctionna jour et nuit, <strong>le</strong>s passants s’arrêtèrent, ainsi qu’ils <strong>le</strong>feraient au pied du siège d’un organe <strong>de</strong> presse pour lire un artic<strong>le</strong>, seu<strong>le</strong>ment là, il s’agissaitd’apprécier <strong>le</strong>s té<strong>le</strong>scopages (ou <strong>le</strong>s passages) sémantiques qui s’opéraient entre <strong>le</strong> contenu115


<strong>de</strong>s artic<strong>le</strong>s et <strong>le</strong> défi<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s vidéo. Projet très pertinent et très réussi qui fut doncdirectement tourné vers <strong>le</strong> public lambda attendu qu’il n’y avait rien à voir, sinon <strong>de</strong>s câb<strong>le</strong>s,à l’intérieur <strong>de</strong> la boutique.Mais <strong>le</strong> projet <strong>le</strong> plus convaincant <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan du lien civil esthétique fut mené par Daniel<strong>le</strong>Lebreton avec sa performance intitulée « La Pute lâche » et sous-titrée « Pute <strong>de</strong> jour, nosexe ». Titre qui se comprend comme une volonté <strong>de</strong> faire allusion d’une part aux fameux« dispositifs » (si l’on peut dire) prostitutionnels <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong> d’Amsterdam et d’autre part à lanon moins fameuse pratique ethnologique du potlatch, ce don à caractère sacré constituant undéfi pour <strong>le</strong> donataire <strong>de</strong> faire en retour, un jour, un don équiva<strong>le</strong>nt. Concrètement, Daniel<strong>le</strong>Lebreton installa un décor intime dans l’espace <strong>de</strong> l’Unique, plaça son écriteau « pute <strong>de</strong> jour,no sexe » et attendit sinon <strong>le</strong> « client » du moins <strong>le</strong> visiteur. On l’aura compris, el<strong>le</strong> neproposa pas ses charmes (no sexe) mais une sorte <strong>de</strong> dialogue social, un « tab<strong>le</strong>au vivant pourune mise en forme du réel » selon ses propres dires. El<strong>le</strong> fit don <strong>de</strong> son temps et <strong>de</strong> sapersonne en proposant tel ou tel débat, réf<strong>le</strong>xion ou conseil artistiques. Non sans une certaine« efficace » : un peintre amateur au chômage, qui vint la voir, fut « recalé, replacé, réinstallédans sa propre dynamique, dans un désir <strong>de</strong> travail grâce à ma conversation » affirmeD. Lebreton laquel<strong>le</strong> ajoute que l’homme mit bruta<strong>le</strong>ment fin au dialogue en lâchant tout <strong>de</strong>go : « Je ne peux pas rester plus longtemps, il faut que je retourne travail<strong>le</strong>r. » D. Lebretoncherche « un troisième terme entre l’espace public et l’espace privé ». Son économie du donparaîtra étrange dans la me<strong>sur</strong>e où, d’une tel<strong>le</strong> performance on ne sait plus très bien « qui peutêtre considéré comme <strong>le</strong> donateur ou <strong>le</strong> donataire » puisqu’el<strong>le</strong> eut <strong>le</strong> sentiment d’avoirbeaucoup reçu <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s visiteurs.Même si el<strong>le</strong> n’associe pas directement la vidéo à son travail, il convenait <strong>de</strong> s’arrêter uninstant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s propositions <strong>de</strong> cette artiste, eu égard, toujours, à la question du lien civi<strong>le</strong>sthétique. Car chacune <strong>de</strong> ses propositions tente <strong>de</strong> relier une « forme d’organisation socia<strong>le</strong>avec une forme d’organisation artistique » ce qui nous fait inévitab<strong>le</strong>ment songer à la« plastique socia<strong>le</strong> » <strong>de</strong> Beuys. Daniel<strong>le</strong> Lebreton n’offre pas seu<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s cabinets d’écoute,el<strong>le</strong> soumet aussi au public <strong>de</strong>s « exercices d’admiration », par exemp<strong>le</strong> celui intitulé <strong>le</strong>« Banc <strong>de</strong> vue », c’est-à-dire un « banc public placé <strong>de</strong>vant un chantier en cours », où il estquestion <strong>de</strong> « valoriser une station d’observation mobi<strong>le</strong> qui permet à la population curieuse<strong>de</strong>s transformations <strong>de</strong> sa vil<strong>le</strong>, <strong>de</strong> savoir rapi<strong>de</strong>ment ce qui s’y passe ».Citons encore la proposition <strong>de</strong> « Week-end rêvé dans la vil<strong>le</strong> nouvel<strong>le</strong> » où il s’agissait pour<strong>le</strong>s habitants <strong>de</strong> l’agglomération caennaise <strong>de</strong> découvrir la vil<strong>le</strong> nouvel<strong>le</strong> d’Hérouvil<strong>le</strong>-Saint-Clair laquel<strong>le</strong> fait pourtant partie <strong>de</strong> cel<strong>le</strong>-ci ainsi que nous l’avons précisé plus haut. « Cetteaction artistique habituel<strong>le</strong> se veut la copie <strong>de</strong>s pratiques touristiques » déclare D. Lebreton etel<strong>le</strong> ajoute « je détourne une forme <strong>de</strong> plaisir col<strong>le</strong>ctif (<strong>le</strong> «voyage organisé») pour partageravec d’autres mon intérêt pour l’architecture et mon attention portée aux formesd’organisations socia<strong>le</strong>s ». El<strong>le</strong> conçoit l’« esthétique ordinaire » comme ce qui « n’est pas enrapport avec l’état d’exception et <strong>le</strong> concept d’œuvre unique », aussi <strong>le</strong>s photos et vidéo prises<strong>le</strong>s 23 et 24 mars par <strong>le</strong>s participants à ce week-end ont-el<strong>le</strong>s <strong>de</strong> fortes chances d’éviter <strong>le</strong>processus d’institutionnalisation (c’est un « état d’exception ») au bénéfice d’uneprojection / réf<strong>le</strong>xion civi<strong>le</strong> dont <strong>le</strong> référent esthétique ne sera jamais bien loin, s’il n’est pasomniprésent.On <strong>le</strong> voit, cette étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> terrain menée à Caen tourne autour <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> quartier, que l’enjeuconsiste soit à (re)découvrir celui-ci <strong>sur</strong> un mo<strong>de</strong> esthétique (D. Lebreton) soit à y créer <strong>de</strong>sliens civils par <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s inscriptions, <strong>de</strong>s comportements, <strong>de</strong>s regards nouveaux, quisont autant <strong>de</strong> propositions d’évaluation esthétiques :« «Ga<strong>le</strong>rie <strong>de</strong> quartier», c’est un espace où <strong>le</strong>s gens <strong>de</strong> la rue Caponière, du quartier, vontdécouvrir l’art contemporain à travers <strong>le</strong>ur vie quotidienne, par exemp<strong>le</strong> en achetant <strong>le</strong>ur pain.116


Suscitant la curiosité, <strong>le</strong>s travaux exposés ont pour objectif <strong>de</strong> changer <strong>le</strong> regard, <strong>le</strong>comportement, c’est <strong>le</strong> cas <strong>de</strong> la vitrine <strong>de</strong> Yann Esnault qui attire <strong>de</strong> nombreux visiteurs <strong>de</strong>tous âges, un important questionnement. »Idée qui aurait un je-ne-sais-quoi d’un peu trop attendu, si l’on ne précise pas qu’el<strong>le</strong> sedistingue <strong>de</strong> la trop fameuse politique <strong>de</strong>s « quartiers », ce <strong>de</strong>rnier terme étant synonyme <strong>de</strong>ghetto, <strong>de</strong> zones sensib<strong>le</strong>s et autres zones <strong>de</strong> non-droit. Non, <strong>le</strong> « quartier » doit s’entendre icien tant qu’espace <strong>de</strong> référence urbaine pour n’importe quel<strong>le</strong> population y compris cel<strong>le</strong> ducentre-vil<strong>le</strong> bourgeois (ou néo-bourgeois).L’Unique fonctionne aussi grâce à une épicerie contiguë, <strong>le</strong> « Marché <strong>de</strong> Provence », laquel<strong>le</strong>est <strong>de</strong>venue, Vincent Auvray s’en réjouit, « l’arrière-boutique <strong>de</strong> la «ga<strong>le</strong>rie». L’épicièreas<strong>sur</strong>e parfois <strong>le</strong>s visites d’exposition, relate <strong>le</strong>s commentaires et prend <strong>de</strong>s appelstéléphoniques. Dans <strong>le</strong> même registre, la fil<strong>le</strong> <strong>de</strong> la boulangère est venue participer àl’élaboration d’une exposition. Tout ceci contribue à créer un environnement bien connu <strong>de</strong>svoisins, ras<strong>sur</strong>ant, si bien qu’ils ne sont pas intimidés : si c’est là, c’est pour eux, mon concept<strong>de</strong> ga<strong>le</strong>rie vitrine en témoigne : c’est tourné vers <strong>le</strong> public. »C’est aussi dans l’air du temps… Le caractère fabu<strong>le</strong>ux <strong>de</strong> notre <strong>de</strong>stin consiste peut-être àchercher <strong>le</strong> chat du voisin, pour faire ainsi allusion aux films <strong>de</strong> Klapisch et Jeunet qui ont eul’estime populaire que l’on sait. Ici, il faudrait al<strong>le</strong>r chercher <strong>le</strong>s dispositions artistiques <strong>de</strong> sonvoisin, en débattre pour fina<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s accueillir, si comme <strong>le</strong> pense Vincent Auvray, « iln’existe pas d’amateurs tant <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan <strong>de</strong> la qualité que <strong>sur</strong> celui <strong>de</strong> la pratique ».A ToulouseLoin <strong>de</strong> nous la sensation d’avoir atteint une quelconque saturation dans notre enquête, maisnous avons tout <strong>de</strong> même suffisamment exemplifié, nous semb<strong>le</strong>-t-il, la plupart <strong>de</strong>sinterrogations qui ont motivé notre approche. Nous avons terminé l’étu<strong>de</strong> (partiel<strong>le</strong>) menée àCaen <strong>sur</strong> une note plutôt angélique. Il est vrai qu’une époque où <strong>le</strong>s sources <strong>de</strong> facteurspathogènes sont largement mises en avant, nous préférons non pas la métho<strong>de</strong> Coué ou uneforme <strong>de</strong> casuistique mais plutôt l’attitu<strong>de</strong> qui consiste à souligner quelques utopies positives(quelques battements d’ai<strong>le</strong>s <strong>de</strong> papillon si l’on veut).Reste toutefois une question majeure que l’on ne saurait ignorer (la posture angélique ne doitétouffer la lucidité…) : cel<strong>le</strong> du financement et <strong>de</strong> son corollaire immédiat à savoir <strong>le</strong> soutieninstitutionnel <strong>de</strong>s espaces alternatifs. A Caen, nous avons vu que l’Unique n’échappe pas aux<strong>de</strong>man<strong>de</strong>s <strong>de</strong> subvention même si <strong>le</strong>s sommes <strong>de</strong>mandées (7 500 euro) et reçues (750 euro)peuvent apparaître dérisoires. Nous avons vu comment à Toulouse, <strong>le</strong> col<strong>le</strong>ctif Odra<strong>de</strong>k seradicalise par rapport aux institutions et au « marché ». Mais c’est un col<strong>le</strong>ctif sans lieu quiinvestit opportunément selon <strong>le</strong>s besoins <strong>de</strong> tel<strong>le</strong> ou tel<strong>le</strong> « aktion » un espace approprié.Existe-t-il un espace fixe avec <strong>le</strong>s contraintes budgétaires qui en décou<strong>le</strong>nt dont <strong>le</strong>s fondspropres permettraient une véritab<strong>le</strong> alternative au fonctionnement institutionnel ? Nouspensons avoir déniché un tel lieu. Il s’agit, à Toulouse, <strong>de</strong> la Médiathèque Associative.La Médiathèque AssociativeEn toute rigueur il faudrait par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> la Médiathèque Associative <strong>de</strong> Toulouse, puisqu’il enexiste une autre à Agen, <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux ayant été regroupées sous l’appellation générique « LesMusicophages ». Nous avons affaire avant tout — et nous l’avons découvert aussi — à unemédiathèque centrée <strong>sur</strong> <strong>le</strong> « prêt payant » <strong>de</strong> CD audio, cette formu<strong>le</strong> oxymorienne117


s’expliquant par <strong>le</strong> fait que la location <strong>de</strong> CD audio est interdite en France, contrainte que <strong>le</strong>sMusicophages ont su détourner en faisant adhérer <strong>le</strong>s clients à <strong>le</strong>ur association, <strong>le</strong> « prêt <strong>de</strong>CD » <strong>de</strong>venant ainsi possib<strong>le</strong>, même s’il est conditionné, donc, à une participation financièreau fonctionnement <strong>de</strong> l’association. Ce protoco<strong>le</strong> a son importance puisque c’est grâce àl’argent que rapportent ces locations déguisées que <strong>le</strong>s Musicophages préservent <strong>le</strong>urindépendance et peuvent revendiquer, assez fièrement du reste, une autonomie tota<strong>le</strong> parrapport à toute forme d’institution. Les membres fondateurs <strong>de</strong> l’association ont emprunté,parfois en hypothéquant <strong>le</strong>urs biens et, au bout <strong>de</strong> cinq années, la rentabilité financière ainsique <strong>le</strong> remboursement <strong>de</strong>s crédits furent as<strong>sur</strong>és.Il n’est pas question ici, toutefois <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l’argent (du fric…). Comme <strong>le</strong>s membres <strong>le</strong>déclarent, « l’association «Les Musicophages» s’inscrit dans une démarche alternative <strong>de</strong>diffusion <strong>de</strong>s cultures vivantes, <strong>de</strong> promotion <strong>de</strong> nouveaux créateurs et <strong>de</strong> développement <strong>de</strong>la liberté d’information. Son véritab<strong>le</strong> enjeu est <strong>de</strong> mettre à la disposition <strong>de</strong> tous ses membresune structure abordab<strong>le</strong> favorisant l’égalité d’accès culturel ». Voilà qui est explicite et qui, <strong>de</strong><strong>sur</strong>croît, recoupe bien nos questions cardina<strong>le</strong>s. Si l’on précise que la Médiathèque ne proposepas seu<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s CD audio mais aussi <strong>de</strong>s expositions, <strong>de</strong>s fanzines, <strong>de</strong>s cassettes vidéo et,<strong>sur</strong>tout, au regard <strong>de</strong> notre enquête, organise <strong>de</strong>s « projections publiques mensuel<strong>le</strong>s », nousserions décidément en phase avec <strong>le</strong>s attentes <strong>de</strong> l’appel d’offre.Une soirée <strong>de</strong>s VidéophagesSur <strong>le</strong> comptoir <strong>de</strong> location <strong>de</strong>s CD, un tract (un « flyer » plutôt) annonçait une « soirée <strong>de</strong>svidéophages » avec « projections vidéo et films indépendants » en détaillant la liste <strong>de</strong>s filmsavec cette mention fina<strong>le</strong> qui attira évi<strong>de</strong>mment notre curiosité : « écran ouvert auxamateurs ». Les projections ont lieu tous <strong>le</strong>s <strong>de</strong>rniers lundis du mois <strong>de</strong>puis <strong>le</strong> début <strong>de</strong>l’année 2001.Nous avons assisté à cel<strong>le</strong> du 28 juin. Il faisait très chaud. A vingt heures, horaire prévu pour<strong>le</strong> démarrage, il n’y a personne, nonchalance toulousaine oblige. Les membres <strong>de</strong> laMédiathèque achèvent <strong>de</strong> modifier la disposition habituel<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’espace en recouvrant <strong>le</strong>sétalages <strong>de</strong> disques au moyen <strong>de</strong> planches et <strong>de</strong> tissus divers. Des chaises d’éco<strong>le</strong>, simp<strong>le</strong>s,spartiates, sont alignées en « rang d’oignon » sans <strong>recherche</strong> particulière <strong>de</strong> protoco<strong>le</strong>convivial. Une boîte en carton qui fera office <strong>de</strong> chapeau (<strong>le</strong> prix d’entrée est libre) est posée<strong>sur</strong> une tab<strong>le</strong> à côté <strong>de</strong> la porte d’entrée. Des canettes <strong>de</strong> bières sont vendues, <strong>de</strong>s cacahuètesoffertes. Vingt heures trente, la projection débute. El<strong>le</strong> s’effectue au moyen d’un vidéoprojecteur <strong>sur</strong> un large tissu blanc un peu lâche, mal tendu, aussi <strong>le</strong>s travellings ondu<strong>le</strong>nt et <strong>le</strong>svisages se gondo<strong>le</strong>nt parfois, au gré d’une boursouflure ou d’un déplacement d’air.Un film d’entreprise-fiction Welcome in Utopia <strong>de</strong> Simon Backes raconte <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mo<strong>de</strong>carnava<strong>le</strong>sque <strong>le</strong>s mésaventures d’un passager dans un aéroport. Puis une vidéo à l’énergieréalisée par un étudiant <strong>de</strong> l’ESAV (la « Fémis loca<strong>le</strong> ») nous enchaîne ses incohérencesscénaristiques et ses ruptures diégètiques à l’emporte-pièce. Passe un film super-huitcarnava<strong>le</strong>sque lui aussi et c’est au tour d’un programme <strong>de</strong> TV Talc (Télévision ActionLoca<strong>le</strong> Culturel<strong>le</strong>) ayant pour sujet <strong>le</strong>s inévitab<strong>le</strong>s « jeunes <strong>de</strong>s quartiers », <strong>le</strong>urs conceptionsdu tag et du graffe étant mises en parallè<strong>le</strong> avec <strong>le</strong> désarroi <strong>de</strong>s commerçants qui doiventnettoyer, sans cesse, <strong>le</strong>s faça<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs magasins (et <strong>le</strong>s spectateurs <strong>de</strong> ricaner). Enfin, unfilm militant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s problèmes aigus d’un sans-papiers clôt la projection attendu que ce soir-làaucun amateur n’est venu présenter ses travaux.Chaque film est brièvement présenté avant sa projection par un membre <strong>de</strong> Lapilli Films (uncol<strong>le</strong>ctif <strong>de</strong> cinéma indépendant) et une discussion suit immédiatement après, avec plus oumoins d’entrain suivant <strong>le</strong>s séances. Ce soir-là, cha<strong>le</strong>ur aidant, <strong>le</strong>s conversations personnel<strong>le</strong>sautour d’une canette eurent plus <strong>de</strong> succès que <strong>le</strong> débat esthétique. Mais un entretien à froid118


avec Teka, <strong>le</strong> responsab<strong>le</strong> <strong>de</strong> ces projections au sein <strong>de</strong> la « Médiathèque », nous permit <strong>de</strong>mieux replacer <strong>le</strong>s enjeux, l’histoire et <strong>le</strong>s attentes <strong>de</strong> cet espace singulier.Une éthique militanteNous avons donc soumis à Teka la plupart <strong>de</strong> nos questions centra<strong>le</strong>s. A propos du terme« alternatif », tout d’abord, il l’entend comme synonyme <strong>de</strong> « non subventionné » c’est-à-dire« libre <strong>de</strong> toute institution ». C’est effectivement, nous l’avons déjà esquissé, la spécificité <strong>de</strong>la Médiathèque Associative, cel<strong>le</strong> dont <strong>le</strong>s membres sont <strong>le</strong> plus fiers en tous <strong>le</strong>s cas. Teka <strong>le</strong>martè<strong>le</strong> en insistant bien <strong>sur</strong> chaque adverbe : « Nous ne subissons aucun <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> tutel<strong>le</strong>, quece soit culturel<strong>le</strong>ment, techniquement, ni politiquement ou économiquement. » Pareil<strong>le</strong> fiertédue à une autonomie <strong>de</strong> fonctionnement autorisa même <strong>le</strong>s Musicophages à « sortirphysiquement » <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur espace une « représentante <strong>de</strong>s institutions étatiques qui cherchait àinfiltrer <strong>le</strong> bureau <strong>de</strong> l’association », (la réussite <strong>de</strong> ce genre d’initiative intéresse évi<strong>de</strong>mmentau plus près, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan <strong>de</strong>s emplois jeunes, <strong>le</strong>s pouvoirs publics).La programmation <strong>de</strong>s soirées vidéo est « déterminée par un réseau, mais un adhérent peutdonner son avis ». La légitimation et as<strong>sur</strong>ée par trois « nomothètes » : l’animatrice <strong>de</strong> Nozart,une « cultureuse », <strong>le</strong> responsab<strong>le</strong> <strong>de</strong> Lapilli Films, orienté vers <strong>le</strong> « social », et Teka luimême,pour l’aspect « militant » et la connaissance <strong>de</strong>s « squateux ». Teka tient à <strong>le</strong> préciser,il faut comprendre <strong>le</strong> terme « réseau », ici, au sens <strong>de</strong> « réseau ghetto », celui <strong>de</strong>s « actionsmilitantes dans la rue conduites par <strong>de</strong>s gens non affiliés, pas du tout relayés par <strong>le</strong> politique »et puis il s’agit d’un réseau qui ne contrarie pas l’aspect rhizome, ne serait-ce que grâce auxamateurs. Teka aime à citer <strong>le</strong> cas du « boulanger qui faisait une vidéo, qui est venu participeraux débats avec son travail et qui revient dans la me<strong>sur</strong>e où son fournil lui en laisse lapossibilité », ou celui <strong>de</strong> ce « prisonnier qui a tourné <strong>sur</strong> la prison Saint-Michel ». Ladémarche <strong>de</strong> la Médiathèque s’affirme clairement : il est question <strong>de</strong> « favoriser la diffusion<strong>de</strong> ce qui se diffuse mal ». Et, concernant « l’expression alternative », <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> <strong>de</strong>récapitulation est <strong>le</strong> « fanzine ». Il va <strong>de</strong> soi qu’une tel<strong>le</strong> approche — voire une tel<strong>le</strong>philosophie — ne va pas exclure <strong>le</strong>s réalisations « amateurs », mais au contraire <strong>le</strong>s soutenir.Teka aimerait ainsi « inverser la part <strong>de</strong>s amateurs dans <strong>le</strong>s programmations vidéo ».Donc, à l’acception <strong>de</strong>s « critères techniques », il n’y a « jamais eu <strong>de</strong> rejet » et voici, pourainsi dire, la « charte » <strong>de</strong> la Médiathèque :« Le seul impératif commun fut <strong>de</strong> refuser toute expression raciste et sexiste. Les rapports <strong>de</strong>ce groupe sont donc basés <strong>sur</strong> la confiance et <strong>le</strong>s réseaux respectifs, sans pré-visionnageobigatoire <strong>de</strong>s œuvres. L’attention est plus particulièrement portée <strong>sur</strong> <strong>le</strong> caractère <strong>de</strong>s vidéo,c’est-à-dire qu’el<strong>le</strong>s doivent être peu ou pas diffusées, tel<strong>le</strong>s que : essais, animations,documentaires, fictions, reportages, vidéo expérimenta<strong>le</strong>s, généra<strong>le</strong>ment à <strong>de</strong>stination noncommercia<strong>le</strong>. Ainsi que <strong>sur</strong> la volonté <strong>de</strong> rendre accessib<strong>le</strong> ces projections aux pratiques libreet amateur grâce à l’écran ouvert où <strong>le</strong>s intéressés passent directement <strong>le</strong>urs productions. »La « philosophie esthétique implicite », pour reprendre <strong>le</strong>s termes <strong>de</strong> l’appel d’offre,s’exprime donc ici <strong>de</strong> manière très explicite en référence à un militantisme socio-économiqued’une part et à un appel au « diversifié », d’autre part. « Il y a eu un débat esthétique assezaigu à propos d’une vidéo qui reprenait <strong>le</strong>s tics <strong>de</strong>s feuil<strong>le</strong>tons télés » nous dit Teka alors quelui-même, nous l’avons bien senti à la projection du 26 juin, est beaucoup plus prompt à laparo<strong>le</strong> dès lors qu’un film témoigne d’enjeux politiques.Pour revenir un instant à « l’esthétique relationnel<strong>le</strong> », nous dirons par une litote que Teka lacomprend <strong>sur</strong> un mo<strong>de</strong> très pragmatique : « si je veux <strong>de</strong> la relation, je sors <strong>de</strong>s bières ! » Il119


est beaucoup plus disert au sujet <strong>de</strong> l’économie du don : soutenant l’action d’Odra<strong>de</strong>k quenous avons décrite plus haut, il estime que « <strong>le</strong> don est un acte subversif <strong>de</strong>stiné à saperl’économie traditionnel<strong>le</strong> et à rendre <strong>le</strong>s biens culturels accessib<strong>le</strong>s à tous. Cela permet auxgens <strong>de</strong> se baser <strong>sur</strong> un a priori différent en cassant la logique du profit ».Signalons que à propos <strong>de</strong> l’argent réinvesti Teka déclare : « Les ressources dégagées par laVidéothèque indépendante sont entièrement consacrées à son fonctionnement matériel (achat<strong>de</strong> vidéo indépendantes, confection <strong>de</strong> copies neuves <strong>de</strong> renouvel<strong>le</strong>ment, colis postaux…) afind’as<strong>sur</strong>er son autofinancement. »Aucun suivisme un peu béat eu égard aux économies solidaire, toutefois et Teka engage unecritique assez féroce <strong>de</strong>s fameux « SEL » : « ils sont tombés dans l’arnaque en Ariège, ce sonten fait <strong>de</strong>s bourgeois, <strong>de</strong>s fonctionnaires du fisc et <strong>de</strong>s professions socia<strong>le</strong>s qui ont phagocytéce type d’échange ».La positivité revient avec la thématique du « lien civil esthétique » : « l’art est un vecteur <strong>de</strong>relation, mais cette cause reste trop éphémère si el<strong>le</strong> n’est pas répétée » sous-entendu si el<strong>le</strong>n’est pas régulière et transversa<strong>le</strong> (activités multip<strong>le</strong>s). « Je conçois ce lieu en tantqu’invitation à diffuser, à créer, à décomp<strong>le</strong>xer ceux qui font dans l’ombre et qui n’osent pas,comme <strong>le</strong> voisin d’en face, <strong>le</strong>quel vit du RMI et essaye d’être vidéaste. A ce propos, nousdiffusons <strong>de</strong>s intermittents que l’on ne voit pas… ça peut inciter à l’émerveil<strong>le</strong>ment «je suismoins comp<strong>le</strong>xé»… et cela correspond à une attente du public, cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> voir autre chose. » Del’alternatif ?ConclusionPour introduire son chapitre consacré à l’« ethnologie <strong>de</strong> l’art », J.-M. Leveratto fait laremarque suivante : « L’ethnologie est aujourd’hui un moyen couramment utilisé pourréhabiliter <strong>de</strong>s personnes ou <strong>de</strong>s choses méprisées culturel<strong>le</strong>ment en démontrant qu’el<strong>le</strong>smanifestent un savoir traditionnel du corps. » 208Il nous semb<strong>le</strong> au contraire que notre approche — si toutefois el<strong>le</strong> participe bien d’uneethnologie — s’est davantage attachée à souligner l’importance <strong>de</strong> la pensée, <strong>de</strong> la réf<strong>le</strong>xionconceptuel<strong>le</strong>, bref du paradigme <strong>de</strong> l’« esprit » en opposition à celui du « corps », opposition ànotre avis insoutenab<strong>le</strong> mais néanmoins nécessaire dès l’instant où el<strong>le</strong> est convoquée à <strong>de</strong>sfins démonstratives ou assertives, comme cette idée <strong>de</strong> « savoir traditionnel du corps »…Nous voulons dire par là que lieux alternatifs où était engagée une vraie réf<strong>le</strong>xion (où çapense pour dire vite) qu’el<strong>le</strong> soit <strong>de</strong> nature politique, économique, éthique, etc., nousparaissent au final beaucoup plus propices à créer du lien civil esthétique que ceux où lacompréhension <strong>de</strong> la relation esthétique (ou <strong>de</strong> l’« esthétique relationnel<strong>le</strong> ») passeprincipa<strong>le</strong>ment par la mise en avant du corps, <strong>de</strong> la convivialité et du confort corporels :« S’asseoir, s’étendre, se détendre, discuter, s’informer, manger, boire un verre, jouer unepartie <strong>de</strong> baby-foot font partie <strong>de</strong> ces activités qui, en quelques années, ont été promues aurang <strong>de</strong> formes artistiques légitimes. » Certes. P. Cuenat nous donne effectivement une bonne<strong>de</strong>scription <strong>de</strong> « l’exposition relationnel<strong>le</strong> » mais nous constatons que parmi <strong>le</strong>sdites« activités », très peu ont pour référence la pensée.Le premier « événement » proposé par l’espace alternatif VKS sera à cet égard encore plusexplicite puisqu’il se présentait comme une (longue) liste d’activités journalières. Ainsi, au fil<strong>de</strong> la semaine, « on emménage, on débal<strong>le</strong>, on projette, […] on rêve, on conte, on mange, ondigère, on s’assied, on défi<strong>le</strong>, on dort, on déménage ». Pour nous contredire, il y a bien « on208 J.M Leveratto, p.155.120


êve et on conte », cependant cette activité est envisagée ainsi : « on rêve, on conte enessayant <strong>de</strong>s vêtements prototypes dans une cabine d’essayage »…Le véritab<strong>le</strong> espace alternatif, selon nous, serait celui qui réhabiliterait l’espace <strong>de</strong> l’« esprit »,face au terrorisme actuel du « corps ».121


BIBLIOGRAPHIEAumont J., De l’esthétique au présent, De Boeck Université, Paris, Bruxel<strong>le</strong>s, 1998Bourriaud N., Esthétique relationnel<strong>le</strong>, Dijon, Les presses du réel, 1998.Hume D., Essais esthétiques, Paris, GF Flammarion, 2000Leveratto J.M, La me<strong>sur</strong>e <strong>de</strong> l’art, Paris, La Dispute, 2000.Williams W. De diverses utilités <strong>de</strong> la théorie culturel<strong>le</strong>, in Omnibus n° 32, avril 2000Esthétique et marxisme, Paris, UGE 10-18, 1974.Art Press Spécial n°21.Parpaings #23.122


Lise GANTHERET(Chercheur, Université Paris 3-IRCAV)Espaces <strong>de</strong> diffusion et enjeux spectatorielsUn cube noir vitré d’un côté, quelques câb<strong>le</strong>s qui <strong>le</strong> lient à une antenne ainsi qu’aucourant é<strong>le</strong>ctrique, quoi <strong>de</strong> plus banal que l’appareillage télévisuel ?Placé <strong>le</strong> plus souvent au salon ou dans la chambre, ou bien <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux, <strong>le</strong> petit écran est <strong>de</strong>venuen quelques décennies partie intégrante du quotidien et <strong>de</strong> l’intimité <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>sindividus. Le réf<strong>le</strong>xe du bouton d’allumage et <strong>de</strong> la télécomman<strong>de</strong> viennent souvent clore unejournée <strong>de</strong> travail ou comb<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s journées <strong>de</strong>s inactifs. La regar<strong>de</strong>r s’apparente à un certainautomatisme voire hypnotisme. Parfois la télévision ne joue que <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> d’une présence, d’unfond sonore même s‘il est important <strong>de</strong> tenir compte <strong>de</strong> la part d’inattention et <strong>de</strong>l’environnement concret d’un « spectateur sonore parlant ». 209 El<strong>le</strong> est <strong>de</strong>venue rituel.Son importance est tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> fut rapi<strong>de</strong>ment l’objet d’analyses diverses qui dénoncent sescôtés tyranniques et prônent une éducation à l’image. Centre <strong>de</strong> débat à l’heure actuel<strong>le</strong>, il estimportant <strong>de</strong> mentionner l’absence d’une véritab<strong>le</strong> politique éducative malgrél’institutionnalisation <strong>de</strong> l’enseignement du cinéma dans <strong>de</strong>s classes spécialisées au lycée et<strong>de</strong>s expériences audiovisuel<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s sections primaires et secondaires. Des actionsindépendantes du milieu éducatif sont mises en place. L’une paradoxa<strong>le</strong> concerne <strong>le</strong> petitécran qui as<strong>sur</strong>e lui-même son autocritique au travers d’émissions 210 diverses. Cela impliqueinévitab<strong>le</strong>ment qu’el<strong>le</strong> soit partiel<strong>le</strong> et partia<strong>le</strong> voire biaisée car viciée par <strong>de</strong>s stratégiesmédiatiques internes.D’autre part, <strong>de</strong>puis <strong>le</strong>s années 70, <strong>de</strong>s mouvements associatifs pour la plupart, ont entrepris<strong>de</strong>s actions variées en terme <strong>de</strong> production, d’animation et <strong>de</strong> diffusion audiovisuel<strong>le</strong> etcinématographique autant dans <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s que dans <strong>le</strong>s campagnes. Le poste <strong>de</strong> télévision estalors revenu à son statut premier <strong>de</strong> simp<strong>le</strong> objet <strong>de</strong> diffusion, coupé <strong>de</strong> son cordon ombilicalgreffé arbitrairement au système audiovisuel autrement appelé <strong>le</strong> Paysage AudiovisuelFrançais et internationalisé avec l’explosion <strong>de</strong>s bouquets <strong>sur</strong> <strong>le</strong> câb<strong>le</strong> ou <strong>le</strong> satellite. Ainsi cesmouvements souhaitent détourner cette propagation du petit écran dans <strong>le</strong>s foyers versd’autres espaces <strong>de</strong> diffusion, avec <strong>de</strong>s programmes originaux. La politique <strong>de</strong>décentralisation ainsi que <strong>le</strong>s différents plans gouvernementaux concernant <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>stechnologies et réseaux câblés a pu jouer en faveur <strong>de</strong>s initiatives qui loin d’être sporadiquesse multiplient et revendiquent la légitimité <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur statut. Aussi, <strong>le</strong> phénomène est assezimportant pour que nous en analysions <strong>le</strong>s origines et émettions l’hypothèse d’un réseau, queviendraient alimenter <strong>de</strong>s initiatives transversa<strong>le</strong>s. On <strong>le</strong> désigne présentement comme <strong>le</strong>« Tiers secteur audiovisuel ». Peut-on considérer un élan démocratique en vertu du liensocial ? Plus qu’une alternative ne doit-on pas voir dans ces projets un effet <strong>de</strong>complémentarité à l’espace télévisuel traditionnel ? Quel nouveau rapport spectatoriel celainstaure-t-il ?209 Gérard Leblanc, Scénarios du réel : quotidien évasion science. Tome 1. L’harmattan.210 « Vrai journal » , « Les guignols <strong>de</strong> l’info » <strong>sur</strong> canal +, « Arrêt <strong>sur</strong> image » <strong>sur</strong> La cinquième, pour ne citerque quelques émissions régulières.123


Une première cartographie <strong>de</strong> ces lieux a d’emblée mis en doute notre première hypothèse : siréseau il y a, il est protéiforme et en perpétuel<strong>le</strong> mutation. Ce phénomène émerge davantagetel<strong>le</strong> une constellation avec quelques liaisons. La notion <strong>de</strong><strong>le</strong>uzienne <strong>de</strong> rhizome 211 noussemb<strong>le</strong> plus appropriée. Il convient donc d’en déce<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s particularités.Nous avons centré notre étu<strong>de</strong> <strong>sur</strong> l’analyse <strong>de</strong>s enjeux spectatoriels dans différents lieux <strong>de</strong>diffusion tout en tachant d’i<strong>de</strong>ntifier à travers chaque élément constituant d’une projectionfilmique quels pouvaient être <strong>le</strong>s référents « ordinaires » 212 . Ils se décè<strong>le</strong>nt tout d’abord dans <strong>le</strong>contenu et la forme même <strong>de</strong> l’œuvre, mais aussi à travers son mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> création et l’intention<strong>de</strong> l’auteur, à travers <strong>le</strong>s conditions et <strong>le</strong>s dispositifs <strong>de</strong> diffusion, et enfin à travers <strong>le</strong>smodalités <strong>de</strong> réception et <strong>le</strong>s attentes spectatoriel<strong>le</strong>s. La pluralité <strong>de</strong>s lieux, l’agencement <strong>de</strong>ces paramètres et <strong>le</strong>ur <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> caractère « ordinaire » implique nécessairement <strong>de</strong>s processusesthétisants variés. Nous avons voulu illustrer notre propos par <strong>de</strong>s exemp<strong>le</strong>s dont l’objetconcerne essentiel<strong>le</strong>ment la vidéo comme <strong>le</strong>s télévisions <strong>de</strong> proximité, <strong>le</strong>s lieux <strong>de</strong> diffusionsaudiovisuel<strong>le</strong>s non institutionnels et <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries d’art. L’enjeu est éga<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> montrer qu’endépit <strong>de</strong> la particularité <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> diffusion, <strong>le</strong>s frontières ten<strong>de</strong>nt à se brouil<strong>le</strong>rremettant en cause <strong>le</strong>s intentions esthétiques <strong>de</strong> départ et favorisant sans cesse <strong>de</strong> nouveauxpassages entre la sphère privée et la sphère publique ; entre sphère <strong>de</strong>s grands média et cel<strong>le</strong><strong>de</strong>s plus petits.L’étu<strong>de</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong> terrain fut essentiel<strong>le</strong>ment réalisée en région parisienne. Plusieurs mo<strong>de</strong>sd’approche ont été mis en œuvre : l’observation neutre, l’observation filmée et <strong>de</strong>s entretienscompréhensifs 213 . La nécessité <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers s’explique par la réticence <strong>de</strong>s milieux observésface à la notion d’enquête.Les lieux <strong>de</strong> diffusion « alternatifs » ? L’exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux télévisions loca<strong>le</strong>s parisiennes.Il convient avant tout <strong>de</strong> clarifier ce qu’on entend par <strong>le</strong> terme alternatif. Celui-ci renvoie à unmouvement, en l’occurrence artistique, indépendant <strong>de</strong>s circuits normaux du commerce et <strong>de</strong>la diffusion que l’on peut qualifier <strong>de</strong> réseau « un<strong>de</strong>rground ». Nous tâcherons <strong>de</strong> voircomment effectivement certains manifestent, en ce sens, <strong>le</strong>ur appartenance à un circuitalternatif <strong>de</strong> création, et comment pour d’autres il s’agit bien plutôt <strong>de</strong> se placer en alternative,voire en palliatif. Cette distinction s’illustre à travers l’exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong>s télévisions loca<strong>le</strong>s : cel<strong>le</strong>sdont <strong>le</strong> désir tient plus <strong>de</strong> se réapproprier <strong>de</strong>s contenus que <strong>de</strong> délocaliser l’espace <strong>de</strong> diffusionet <strong>de</strong> production. Et d’autres, au contraire, qui revendiquent un espace propre, un territoirei<strong>de</strong>ntitaire. Ce choix <strong>de</strong>s télévisions loca<strong>le</strong>s s’explique par la place stratégique <strong>de</strong> carrefourqu’el<strong>le</strong>s occupent dans ce mouvement <strong>de</strong>s « vidéos communautaires. »211 « un rhizome ou multiplicité, ne se laisse pas <strong>sur</strong>co<strong>de</strong>r, ne dispose jamais <strong>de</strong> dimension supplémentaire aunombre <strong>de</strong> ses lignes.(…) Les multiplicités se définissent par <strong>le</strong> <strong>de</strong>hors : par la ligne abstraite, ligne <strong>de</strong> fuite oudéterritorialisation, suivant laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong>s changent <strong>de</strong> nature en se connectant à d’autres. » Gil<strong>le</strong>s De<strong>le</strong>uze,Felix Guatarri, Mil<strong>le</strong> plateaux, Les éditions <strong>de</strong> Minuit, 1980212 Au sens non pas <strong>de</strong> ce qui est conforme à l’ordre habituel, mais <strong>de</strong> quelque chose ou quelqu’un qui nedépasse pas <strong>le</strong> niveau commun, banal, voire quotidien.213 « L’entretien compréhensif reprend <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux éléments (théorie et métho<strong>de</strong>), mais il inverse <strong>le</strong>s phases <strong>de</strong> laconstruction <strong>de</strong> l’objet : <strong>le</strong> terrain n’est plus une instance <strong>de</strong> vérification d’une problématique établie, mais <strong>le</strong>point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong> cette problématisation. » (p. 20) « l’entretien compréhensif définit une modalité trèsspécifique <strong>de</strong> la rupture, progressive, en opposition non pas absolue mais relative avec <strong>le</strong> sens commun, dans unal<strong>le</strong>r-retour permanent entre compréhension, écoute attentive, et prise <strong>de</strong> distance, analyse critique. » (p.22) , JCKaufmann, L’entretien compréhensif, Nathan Université, coll. 128, 1996, 127p.124


Télébocal, un exemp<strong>le</strong> typique diffusée dans <strong>de</strong>s cafés « ordinaires »Cette télévision <strong>de</strong> quartier émane d’un contexte associatif fort. Issue <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong>l’association Shorties pour <strong>le</strong> court-métrage et <strong>de</strong> différentes associations d’expérimenterun média <strong>de</strong> proximité, l’association Télé bocal est créée en 1997 après <strong>de</strong>ux ans <strong>de</strong> diffusion.El<strong>le</strong> s’inscrit dans un cadre associatif culturel dynamique <strong>de</strong>puis une dizaine d’années dans <strong>le</strong>quartier du XXème arrondissement. Les activités se concentrent essentiel<strong>le</strong>ment au Goumenbis, lieu précaire, mais <strong>de</strong>venu un « squat reconnu ».Pour <strong>le</strong>s créateurs <strong>de</strong> Télé bocal, l’enjeu est d’ordre démocratique « On va démocratiser unoutil audiovisuel qui d’habitu<strong>de</strong> sert à faire <strong>de</strong> l’argent. On va <strong>le</strong> désacraliser en disant quec’est accessib<strong>le</strong> à tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong>. »En terme <strong>de</strong> production, il s’agit <strong>de</strong> montrer que tout un chacun peut se servir <strong>de</strong>s techniquesaudiovisuel<strong>le</strong>s sans recourir nécessairement à <strong>de</strong>s sujets sensationnels ou <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong>l’extraordinaire. Le propos est l’ordinaire, il se passe au coin <strong>de</strong> la rue : « Nous essayons <strong>de</strong>recueillir <strong>le</strong> plus souvent possib<strong>le</strong> l’opinion <strong>de</strong> l’Homme <strong>de</strong> la rue <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s sujets d’actualité et<strong>de</strong> société. Nos fictions sont tournées avec la complicité <strong>de</strong>s commerçants du quartier, nousfaisons jouer <strong>de</strong>s comédiens amateurs souvent rencontrés <strong>sur</strong> <strong>le</strong> lieu du tournage ». A ce titre,Télé bocal en tant que télévision loca<strong>le</strong> illustre une nouvel<strong>le</strong> phase <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnité où <strong>le</strong> langageaudiovisuel supplante la tradition loca<strong>le</strong> par <strong>de</strong>s influences au-<strong>de</strong>là du national, « où chacunse reconnaît dans <strong>le</strong>s héros d’un lointain feuil<strong>le</strong>ton et s’efforce <strong>de</strong> mê<strong>le</strong>r aux mo<strong>de</strong>s, <strong>le</strong>s traitsspécifiques <strong>de</strong> sa propre histoire. » Richard Sovied, prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> Télébocal insiste <strong>sur</strong>l’ouverture <strong>de</strong> Télébocal et <strong>de</strong> son intégration au tissu social. La perméabilité du projet rési<strong>de</strong>dans <strong>le</strong> peu <strong>de</strong> différence du statut social entre <strong>le</strong>s membres <strong>de</strong> Télébocal et <strong>le</strong>s spectateurs ougens <strong>de</strong> quartier. « Nous sommes nous-mêmes acteurs, c’est-à-dire que nous aussi on a <strong>de</strong>sproblèmes <strong>de</strong> travail parce qu’on est <strong>de</strong>s bénévo<strong>le</strong>s, <strong>de</strong> logement, on a <strong>le</strong>s mêmes soucis quetout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong>, on est complètement dans ce tissu social et nous ne sommes pas <strong>de</strong>sjournalistes qui vivons <strong>de</strong> notre travail. »L’idée n’est pas <strong>de</strong> créer une télévision anticonformiste, rebel<strong>le</strong> aux gran<strong>de</strong>s chaînes, mais d’yinclure une dimension humaine. En cela on peut voir un essai <strong>de</strong> démystification du formattélévisuel.S’ajoute avec la diffusion dans <strong>le</strong>s cafés, la volonté <strong>de</strong> servir <strong>de</strong> relais culturel à <strong>de</strong>s sal<strong>le</strong>s <strong>de</strong>spectac<strong>le</strong>s, concert, théâtre ou cinéma aux prix rédhibitoires pour un certain public.En terme <strong>de</strong> diffusion, prime la convivialité. L’esprit <strong>de</strong> voisinage s’apparente à celui <strong>de</strong>spremiers temps <strong>de</strong> la télévision lorsque <strong>le</strong>s voisins venaient <strong>le</strong>s uns chez <strong>le</strong>s autres pourregar<strong>de</strong>r ensemb<strong>le</strong> une émission.Un lieu est privilégié, <strong>le</strong>s locaux <strong>de</strong> production <strong>de</strong> Télébocal. Le Goumen bis peut accueillir300 personnes <strong>sur</strong> 400m² . Dans une cour intérieure qui ressemb<strong>le</strong> à une rue <strong>de</strong> quartier <strong>de</strong>sannées 50 reconstituée, un quartier au sein d’un quartier, « Comme au temps où laconvivialité se faisait dans la rue », est installée une estra<strong>de</strong> 214 avec un espace buvette. Dans<strong>de</strong>s sal<strong>le</strong>s adjacentes ont éga<strong>le</strong>ment été disposés <strong>de</strong>s postes <strong>de</strong> télévision. Le droit d’entrée est<strong>de</strong> 20frs. Sur place, <strong>le</strong>s gens peuvent se restaurer, écouter un concert <strong>de</strong> musique proche <strong>de</strong> laguinguette, souvent <strong>de</strong>s textes à chansons, <strong>de</strong>s poètes <strong>de</strong> rue. Toutes <strong>le</strong>s tranches d’âge sontreprésentées avec une forte dominante <strong>de</strong> 20/35 ans. Le public regroupe <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> quartier,<strong>de</strong>s famil<strong>le</strong>s <strong>le</strong> plus souvent <strong>de</strong> l’équipe ou <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs amis et <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> la profession.En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> sa diffusion hertzienne <strong>sur</strong> <strong>le</strong> Canal 36 Télébocal est avant tout une télé brouettequi diffuse dans <strong>le</strong>s cafés. Quelques membres <strong>de</strong> l’équipe arrivent avec un moniteur et lacassette du mois et participent éventuel<strong>le</strong>ment au débat s’il a lieu. Cette installation sans214 Ce lieu sert éga<strong>le</strong>ment pour <strong>de</strong>s concerts et <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> théâtre.125


prétention, souvent propice à quelques ratés, (problème <strong>de</strong> câb<strong>le</strong>, d’entrée son,…) établit uneaccessibilité entre la chaîne et <strong>le</strong> public et instaure d’emblée une ambiance <strong>de</strong> complicité.Depuis cinq ans <strong>de</strong> diffusion, <strong>le</strong> nombre <strong>de</strong> cafés a augmenté. Au départ cela concernait<strong>sur</strong>tout ceux proches du quartier général <strong>de</strong> Télébocal. Aujourd’hui, la plupart <strong>de</strong>sarrondissements <strong>de</strong> Paris la diffusent malgré une concentration certaine <strong>sur</strong> la moitié nord –cel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s quartiers plus dits « populaires ». Ainsi, une heure <strong>de</strong> programme produite par moisest diffusée dans une quarantaine <strong>de</strong> bars, <strong>de</strong>s lieux culturels <strong>de</strong> Paris et <strong>de</strong> certaines vil<strong>le</strong>s <strong>de</strong>province. Au départ, <strong>le</strong>s cafés furent contactés pour <strong>le</strong>ur aspect « ordinaire » par opposition àceux dit « branchés ». « Des bars <strong>de</strong> quartiers, autrement dit fréquentés par <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong>quartier. » Souvent, sans arborer une décoration trop excentrique ils sont personnalisés par laprésence d’objets fétiches, bibelots, expositions artistiques <strong>de</strong> sculpture, peinture ouphotographies. Désormais, la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> vient <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur part. On peut affiner <strong>le</strong>ur typologie entrois catégories qui résultent <strong>de</strong> la pluralité <strong>de</strong>s registres utilisés par cette télévision. Nousprendrons l’exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong> trois cafés la diffusant.Tout d’abord, Télé bocal joue <strong>sur</strong> la proximité 215 , ce qui a pu intéresser <strong>de</strong>s cafés comme <strong>le</strong>Robinet mélangeur. Ce <strong>de</strong>rnier se situe dans <strong>le</strong> 11 ème arrondissement, secteur <strong>de</strong> grandmélange ethnique. Le café profite <strong>de</strong> ce métissage et joue <strong>sur</strong> l’esprit familial en organisantpar exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong>s goûters pour <strong>le</strong>s enfants et <strong>de</strong>s projections pour <strong>le</strong>s adultes.Ensuite, Télé bocal prône l’humour et <strong>le</strong> divertissement. Dans cette optique <strong>de</strong>s cafés tels <strong>le</strong>Bréguet, situé dans <strong>le</strong> XVème arrondissement <strong>de</strong> Paris, qui conçoivent <strong>le</strong>ur espace commefestif et d’échange d’idées, optent pour Télé bocal. Après avoir organisé <strong>de</strong>s apéro-concertspendant un an, ils ont enchaîné avec <strong>de</strong>s animations diverses tel<strong>le</strong>s <strong>de</strong>s soirées déguisées àthème, <strong>de</strong>s anniversaires du type Halloween, Orangina... S’ajoutent <strong>de</strong> nombreusesexpositions <strong>de</strong> peinture, photos, sculpture. 216 Les artistes viennent d’eux-mêmes, ayant connu<strong>le</strong> lieu par <strong>le</strong> bouche à oreil<strong>le</strong>. Le Bréguet a la volonté d’être convivial. A l’origine unebibliothèque, actuel<strong>le</strong>ment à reconstituer, avait été mise en place avec BD et jeux. « Ils’agissait <strong>de</strong> créer un bistrot dans <strong>le</strong>quel on aimerait être. » 217 Le lieu est personnifié grâce à<strong>de</strong>s photos polaroïd prises lors <strong>de</strong>s différentes fêtes et affichées au <strong>de</strong>ssus du bar, rappelantl’album <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. Les relations entre <strong>le</strong>s personnes présentes sont d’ordre amica<strong>le</strong>s. Lepublic se compose <strong>de</strong> personnes âgées entre 20 et 30 ans, <strong>de</strong>s étudiants ou <strong>de</strong>s habitués pour laplupart. Télé bocal a débuté ses diffusions en septembre avec pour ren<strong>de</strong>z-vous tous <strong>le</strong>s jeudisdu mois. « L’espace correspond parfaitement à Télé bocal. L’esprit du bistrot étant l’ »Artnarchie » veut mêlé humour et culture populaire. Par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> ce qui se passe <strong>de</strong>hors. » 218Concernant la programmation <strong>de</strong> Télé bocal, <strong>le</strong>s tenanciers du Bréguet sont <strong>sur</strong>tout satisfaits<strong>de</strong> l’aspect ludique : « On <strong>le</strong>s aime beaucoup » bien qu’ils souhaiteraient que <strong>le</strong> contenu soitmoins informatif mais avec plus <strong>de</strong> spectac<strong>le</strong>. Ils apprécient télé bocal pour <strong>le</strong>ur ton caustique.« Ils ne prennent pas <strong>de</strong>s gants ».Enfin Télé bocal affiche une dimension socia<strong>le</strong>. Aussi, el<strong>le</strong> attire <strong>le</strong>s cafés tel <strong>le</strong> Petit Ney quiont conçu <strong>le</strong>ur lieu comme un espace citoyen. Au départ, Le Petit Ney, situé porte <strong>de</strong>Montmartre est issu d’une association <strong>de</strong> quartier créée il y a 4 ans. Le but était <strong>de</strong> recréer <strong>de</strong>sliens, <strong>de</strong> substituer à une vision pessimiste du quartier (délinquance, perte <strong>de</strong> lien social) unerevalorisation d’un quartier populaire. La première démarche était cel<strong>le</strong> d’un journal pour« al<strong>le</strong>r vers <strong>le</strong>s autres ». Il était fait par plaisir et vendu à la criée <strong>sur</strong> <strong>le</strong> marché <strong>de</strong>Clignancourt. Puis, s’est ressentie la nécessité d’ancrer plus concrètement l’action <strong>de</strong>l’association dans un lieu i<strong>de</strong>ntitaire. Au mois d’août 1999 s’est donc ouvert <strong>le</strong> Petit Ney qui215 Toutefois, il convient <strong>de</strong> mentionner que <strong>le</strong> contenu <strong>de</strong> Télé bocal bien qu’évoquant la vie <strong>de</strong> quartier, resteflou <strong>sur</strong> <strong>le</strong> lieu <strong>de</strong> l’action, ce qui rend tenu l’argument <strong>de</strong> proximité.216 Il est intéressant <strong>de</strong> noter qu’une <strong>de</strong>s personnes tenant <strong>le</strong> bar vient d’une éco<strong>le</strong> <strong>de</strong>s Beaux-arts.217 Propos recueillis auprès <strong>de</strong>s tenants du bar.218 Propos recueillis auprès <strong>de</strong>s tenants du bar.126


se veut un lien d’accueil entre <strong>le</strong> professionnel et l’amateur. Les activités sont en lien étroitavec <strong>le</strong> milieu du spectac<strong>le</strong>, tous sty<strong>le</strong>s confondus, du rappeur au chant grégorien et touchetoutes <strong>le</strong>s tranches d’âge. L’association est très proche <strong>de</strong>s institutions du quartier. Le projet<strong>de</strong> base était <strong>de</strong> mettre en place <strong>de</strong>s projets <strong>de</strong> service public, innovants et qui relèveraient dudomaine social, urbain et culturel. Il en résulte <strong>de</strong>s financements croisés puisque participentl’Etat, <strong>le</strong> DSU 219 la vil<strong>le</strong>, la préfecture, la région, <strong>le</strong> FAS 220 et la fondation Vivendi.L’association a pour adhérents d’autres associations comme l’Atlane (association qui travail<strong>le</strong>plus particulièrement avec <strong>de</strong>s jeunes dans <strong>de</strong>s réalisations audiovisuel<strong>le</strong>s).Le petit Ney ouvre toute <strong>le</strong> journée et en fin <strong>de</strong> semaine, <strong>le</strong> soir pour <strong>le</strong>s spectac<strong>le</strong>s. En tantque café littéraire, il se veut un espace culturel ouvert souhaitant faciliter <strong>le</strong> débatdémocratique. Sa configuration spatia<strong>le</strong> est pensée dans cette optique, <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s vitres <strong>sur</strong>l’extérieur donnent une possibilité <strong>de</strong> regard. Seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> ri<strong>de</strong>au créant <strong>le</strong> noir transformel’endroit en espace privé contraire aux ambitions <strong>de</strong> départ. Concernant la programmation, iln’y a pas <strong>de</strong> politique d’investigation, ce sont <strong>le</strong>s artistes qui viennent proposer <strong>le</strong>urs activités.Télé bocal entré en contact début avril, diffuse une fois par mois. Le public n’est pas sollicitépar une stratégie <strong>de</strong> communication, cela fonctionne essentiel<strong>le</strong>ment par connaissance. Laprogrammation se heurte à <strong>de</strong>ux problèmes. Le premier repose <strong>sur</strong> la responsabilité <strong>de</strong> laprogrammation, mise en jeu par <strong>le</strong> manque d’un visionnage préalab<strong>le</strong>. En outre, bien quel’enjeu socio-culturel <strong>de</strong> Télé bocal s’inscrive dans la politique du Petit Ney, <strong>le</strong> public est peuréceptif face aux projections.Télé bocal se considère comme faisant partie d’un troisième secteur, sorte <strong>de</strong> tiers étatcomposé <strong>de</strong>s « gens ordinaires », et revendique à ce titre une tota<strong>le</strong> liberté d’expression à lafois en terme <strong>de</strong> production et en terme <strong>de</strong> réception. Les conditions <strong>de</strong> diffusion engendrentun rapport à l’œuvre plus interactif. « A l’ai<strong>de</strong> d’une programmation origina<strong>le</strong>, noussouhaitons que télé bocal soit une télévision loca<strong>le</strong> <strong>de</strong> type participative. ». Télé bocal insiste<strong>sur</strong> <strong>le</strong> familier. Il se pose à l’encontre du dispositif télévisuel traditionnel qui joue, comme <strong>le</strong>constate Gérard Leblanc, <strong>sur</strong> une proximité et une distance à la fois maintenues et annuléesentre ordinaire et extraordinaire.« La télévision fait partie intégrante du quotidien mais resteexclusive. Dans <strong>le</strong> cas d’extraordinaire, el<strong>le</strong> coupe tout ce qui est familier. » 221 Télé bocal estconçue comme un spectac<strong>le</strong> vivant. Cela implique une brièveté <strong>de</strong>s films, souvent sous forme<strong>de</strong> clips. Le ton est celui <strong>de</strong> l’humour avec <strong>de</strong>s micros trottoir ou <strong>de</strong>s rubriques qui soulignent<strong>le</strong>s travers <strong>de</strong> la vie quotidienne. Ils utilisent <strong>le</strong> langage ordinaire voire <strong>de</strong> la rue, souventargotique : « ces objets qui nous font chier ».Les genres <strong>le</strong>s plus utilisés appartiennent au registre du grotesque, du bur<strong>le</strong>sque, et duparodique. Le sty<strong>le</strong> est plus osé, voire provoquant ou choquant qu’à la télévision. Les sujetstraitent souvent <strong>de</strong>s thèmes ignorés <strong>de</strong>s médias, notamment en ce qui concerne <strong>le</strong>smanifestations et l’immigration 222 . Auparavant, l’engagement était a-politique, ilprogrammaient davantage <strong>de</strong> courts métrages amateurs. Désormais, la chaîne se veutmilitante, mais aboutit parfois <strong>de</strong>s réactions manichéennes. La programmation suit un ordre<strong>de</strong> rubriques dont certaines sont attendues par <strong>le</strong>s habitués. S’ajoute un journal distribué lors<strong>de</strong>s diffusions dont l’aspect fanzine ajoute un rapport <strong>de</strong> proximité entretenu avec <strong>le</strong> public.Télé bocal dispose éga<strong>le</strong>ment d’une figure emblématique Adonis dont on peut acheter <strong>le</strong> CDet la cassette vidéo. Ce personnage d’Adonis, sorte <strong>de</strong> anti-héros sorti d’un <strong>de</strong>ssin animé ou219 Développement social urbain220 Fonds d’action socia<strong>le</strong>221 Gérard Leblanc, Scénarios du réel : quotidien évasion science. Tome 1. L’Harmattan.222 Dans son analyse <strong>sur</strong> la duperie <strong>de</strong> certaines émissions <strong>de</strong> télévision qui usent du mensonge pour atteindrel’extraordinaire, Gérard Leblanc relève que ces émissions pratiquent l’« Abstention <strong>de</strong> toute référence politisée<strong>sur</strong> <strong>de</strong>s sujets délicats tels l’immigration, criminalité car cela fait partie « du quotidien <strong>le</strong> plus sordi<strong>de</strong> » (p. 70)Scénarios du réel, Tome 1127


pop star désuète crée un lien <strong>de</strong> sympathie avec <strong>le</strong> public. A cette parodie du personnage cultes’ajoute cel<strong>le</strong> du culte <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> l’équipe Télé bocal comme <strong>le</strong> prouvent <strong>le</strong>sprolongements <strong>de</strong> Télé bocal <strong>sur</strong> internet. Le site très personnalisé fait apparaître <strong>le</strong>s photosdans <strong>de</strong>s poses drolatiques <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s membres légendé par son prénom ou bien son<strong>sur</strong>nom. Tout un chacun peut chez lui avoir un aperçu <strong>de</strong>s auteurs qui se cachent <strong>de</strong>rrière <strong>le</strong>sfilms vus dans <strong>le</strong>s cafés, brisant l’anonymat fréquent dans <strong>le</strong>s reportages télévisés et instaurantpar là même un passage <strong>de</strong> la sphère publique vers la sphère privée.Malgré tout dans la pratique <strong>le</strong> dispositif n’est pas toujours efficient. Les spectateurs qui ontsuivi l’évolution regrettent <strong>le</strong> manque <strong>de</strong> temps pour un véritab<strong>le</strong> échange. Les projectionssont rarement suivies d’explications. « Le problème c’est qu’ils sont toujours très pressés. Onsent une envie <strong>de</strong> rentabilité. »Télémontmartre, un modè<strong>le</strong> original <strong>de</strong> l’évolution où prime la vie loca<strong>le</strong>.Télémontmartre fut créée en mars 1998 dans <strong>le</strong> centre d’animation <strong>de</strong>s Abesses. En tant quemédia <strong>de</strong> proximité, l’ancrage dans <strong>le</strong> quartier <strong>de</strong> Montmartre est essentiel. En effet, cetteimplantation émane d’une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> loca<strong>le</strong>. « Télémontmartre, c’est un besoin qui va <strong>de</strong> pairavec une sorte <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>. Mais la mo<strong>de</strong> à el<strong>le</strong> seu<strong>le</strong> ne suffit pas. On a constaté au début <strong>de</strong>fonctionnement <strong>de</strong> Télémontmartre que <strong>le</strong>s associations, <strong>le</strong>s riverains étaient tota<strong>le</strong>mentfavorab<strong>le</strong>s à une initiative <strong>de</strong> ce type. C’est un facteur énorme, la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> existe. » 223 Leshabitants du quartier en faisant acte <strong>de</strong> proposition ont fait naître ce projet et <strong>le</strong> font vivre. Ilsont réagi au projet initial du centre d’animation qui était <strong>de</strong> développer un atelier vidéo maisdont la mise en place était diffici<strong>le</strong> car liée au matériel et à l’évolution du matériel. « Lagran<strong>de</strong> révolution <strong>de</strong>s télévisions loca<strong>le</strong>s, c’est évi<strong>de</strong>mment l’accessibilité d’un matériel haut<strong>de</strong> gamme à un niveau <strong>de</strong> prix limité qui n’existait pas quand j’ai commencé à faire <strong>le</strong> projet<strong>de</strong> l’atelier vidéo, donc quel matériel prendre, pourquoi, etc… ». Il est toutefois uti<strong>le</strong> <strong>de</strong>préciser que <strong>le</strong> quartier est habité pour une gran<strong>de</strong> part par <strong>de</strong>s personnes <strong>de</strong> professionartistique à l’affût <strong>de</strong> terrains <strong>de</strong> créativité. Pour la majeure partie <strong>de</strong>s intéressés, l’enjeu estd’acquérir un savoir-faire en vidéo, ou <strong>de</strong> développer <strong>de</strong>s projets novateurs.Les partenaires associatifs voient en Télémontmartre comme un vecteur d’information et luifont appel pour couvrir <strong>le</strong>s événements. Mais, la télévision fonctionnant essentiel<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> <strong>le</strong>bénévolat, il est diffici<strong>le</strong> <strong>de</strong> répondre à la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. « C’est cette limite là qui est la nôtre quine peut être dépassée que si <strong>le</strong>s partenaires potentiels franchissent un cap qui est <strong>de</strong> ne plusnous considérer comme un média comme <strong>le</strong>s autres, mais effectivement comme une télévisioncitoyenne, et comprennent bien notre slogan qui est : Télémontmartre, faites-la vous-même. »Le centre d’animation est géré par l’association « Paris environnement jeunesse ».« Télémontmartre est une association <strong>de</strong> fait, ce n’est pas une association déclarée, puisque<strong>le</strong>s membres <strong>de</strong> Télémontmartre, ont accès à un fonctionnement démocratique. » Lesfinancements ne proviennent pas <strong>de</strong> recettes publicitaires « Nous sommes une télévision qui avocation à être subventionnée. D’où <strong>le</strong> statut associatif, mais nous souhaitons rester en<strong>de</strong>hors d’une municipalisation ». Toutefois, <strong>le</strong> centre vit à 90% grâce à <strong>de</strong>s subventionsmunicipa<strong>le</strong>s <strong>de</strong> la mairie <strong>de</strong> Paris, transfusées par la suite à Télémontmatre, par <strong>le</strong> biais <strong>de</strong>l’atelier d’initiation aux techniques mo<strong>de</strong>rnes vidéo. « La distinction est importante, à aucunmoment la vil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Paris n’a dit : " on va créer une télé loca<strong>le</strong> citoyenne et on la finance."C’est un atelier vidéo qui a décidé <strong>de</strong> se transformer en télévision loca<strong>le</strong>. » Depuis janvier2001, grâce à la participation <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong>ux emplois ont été créés concernant l’atelier vidéo. 224223 Propos recueillis auprès <strong>de</strong> Henri Etchevery, responsab<strong>le</strong> du centre d’animation <strong>de</strong>s Abbesses.224 Contrat emploi Consolidation.128


Les diffusions se font tous <strong>le</strong>s trimestres dans <strong>de</strong>s lieux d’une capacité d’accueil <strong>de</strong> 300personnes environ. A l’occasion sont organisés <strong>de</strong>s micros événements favorisantl’interactivité ou <strong>de</strong>s petits spectac<strong>le</strong>s. Le lieu <strong>de</strong> diffusion choisi est un cafés ou un lieu <strong>de</strong>spectac<strong>le</strong> du quartier comme <strong>le</strong> Divan du mon<strong>de</strong>. « Cette étape passée, la cassette peut vivresa vie, et là il n’y a pas <strong>de</strong> réseaux vraiment organisés, c’est un petit peu, en fonction <strong>de</strong>sadhérents, ils ont la cassette à disposition et ils peuvent la faire diffuser par <strong>de</strong>s bars, parn’importe quel lieu public, lors du mariage <strong>de</strong> la cousine, lors d’un voyage en avion,<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r au commandant <strong>de</strong> bord, voir s’il y possibilité <strong>de</strong> diffuser la cassette. Tout estpossib<strong>le</strong> puisque <strong>le</strong>s cassettes sont libres <strong>de</strong> droits et sont appelées à être diffusées <strong>le</strong> pluslargement possib<strong>le</strong>. »Cependant <strong>le</strong>s responsab<strong>le</strong>s du centre visent une vocation plus large que simp<strong>le</strong> média <strong>de</strong>proximité pour <strong>le</strong> 18 ème arrondissement. « Il s’agit aussi <strong>de</strong> faire en sorte que ce médiagéographiquement limité au 18 ème arrondissement, puisse être diffusé mondia<strong>le</strong>ment parinternet, et donc, puisse en fait présenter un contenu qui intéresse tout habitant <strong>de</strong> laplanète. » L’équipe n’est pas apte à mettre en œuvres <strong>de</strong>s stratégies <strong>de</strong> communication trèscomp<strong>le</strong>xes, <strong>le</strong> « bricolage » domine. On informe <strong>de</strong>s diffusions <strong>de</strong> Télémontmartre par <strong>le</strong>journal du centre d’animation, <strong>de</strong>s affiches, et <strong>sur</strong>tout par <strong>le</strong> bouche à oreil<strong>le</strong>. S’ajoute unmailing fait à partir d’une base <strong>de</strong> données composé <strong>de</strong>s 500 personnes qui se sontmanifestées auprès <strong>de</strong> Télémontmartre.Les responsab<strong>le</strong>s disent ne pas être intéressés par une connaissance du public mais par <strong>le</strong>sdésirs spectatoriels afin <strong>de</strong> mieux <strong>le</strong> fidéliser. « Forcément, <strong>le</strong>s gens qui viennent voir unesortie d’émission <strong>de</strong> Télémontmatre ont un certain profil, Or, nous, notre objectif à terme est<strong>de</strong> pouvoir toucher toutes <strong>le</strong>s couches <strong>de</strong> la population <strong>de</strong> manière à rendre un réel service. »Des questionnaires sont distribués à la fin <strong>de</strong>s émissions. Le public sert alors <strong>de</strong> test enrenvoyant ses impressions. « On est très content d’avoir un public assez régulier, en gran<strong>de</strong>partie professionnel, car <strong>le</strong> regard qu’ils portent <strong>sur</strong> Télémontmatre est un regard qui n’estpas affectif, qui est professionnel, ce qui permet à chacun, ayant travaillé <strong>sur</strong> un sujet, <strong>de</strong>me<strong>sur</strong>er quel est l’impact <strong>de</strong> ce qu’il a fait, <strong>le</strong>s choses à améliorer, etc… » En dépit <strong>de</strong> cesquestionnaires visant à mieux connaître <strong>le</strong>ur public pour <strong>le</strong>s télé loca<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s lieux <strong>de</strong> diffusionont un rapport neutre au public où <strong>le</strong>s statuts et fonction <strong>de</strong> chacun se dévoi<strong>le</strong>nt rarement.Bien que se disant affranchis d’un audimat, <strong>le</strong> choix <strong>de</strong>s films se fait avec l’enjeu d’éviterl’ennui du spectateur. Le rythme sera souvent préféré à <strong>de</strong>s sujets plus en longueur. « Pour <strong>le</strong>moment on est sous un format <strong>de</strong> télévision brouette donc c’est un spectac<strong>le</strong>. Tant qu’on estbasé <strong>sur</strong> cette forme <strong>de</strong> diffusion qui est <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong>, ce qui compte, c’est <strong>le</strong> spectateur. » Aterme , la diffusion ne doit pas constituer une fin en soi, <strong>le</strong>s activités <strong>de</strong> Télémontmartreveu<strong>le</strong>nt se diversifier au service <strong>de</strong> l’emploi, <strong>de</strong> la formation, l’apprentissage <strong>de</strong>s langues,etc…Le projet <strong>de</strong> la télévision en question n’est pas <strong>de</strong> type commercial mais d’utilité col<strong>le</strong>ctive et<strong>de</strong> lien social. C’est pourquoi l’actuel<strong>le</strong> préoccupation <strong>de</strong>s responsab<strong>le</strong>s est <strong>de</strong> produire dusens, <strong>de</strong> la qualité « Nous avons une notion <strong>de</strong> proximité géographique et une notion <strong>de</strong>proximité humaine, à savoir que l’objectif est bien effectivement <strong>de</strong> permettre par une série<strong>de</strong> portraits ou en approchant <strong>le</strong>s gens <strong>de</strong> la rue, que l’on puisse mettre en va<strong>le</strong>ur ce qui estau-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s apparences et du domaine <strong>de</strong> l’humain. La convivialité ou la volonté <strong>de</strong> recréer<strong>le</strong> lien social se veut plus dans <strong>le</strong> rapport du public à l’œuvre et à la découverte <strong>de</strong> sonquartier, plus que <strong>de</strong> la rencontre avec <strong>le</strong>s autres spectateurs. « Faire émerger par nosémissions, l’envie <strong>le</strong> désir <strong>de</strong> partager, <strong>de</strong> mieux connaître, d’al<strong>le</strong>r plus loin par rapport à lapersonne que l’on a vu <strong>sur</strong> l’écran et à partir <strong>de</strong> là <strong>de</strong> faire tomber <strong>de</strong>s tabous, <strong>de</strong> fairetomber <strong>de</strong>s barrières, <strong>de</strong> faire recu<strong>le</strong>r <strong>de</strong>s préjugés. » La logique télévisuel<strong>le</strong> perdure. « Ilserait ab<strong>sur</strong><strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>le</strong> nier. Nous avons tous été baignés <strong>de</strong>puis tout petit par la télévision, et129


avons <strong>de</strong> manière innée une façon <strong>de</strong> déco<strong>de</strong>r <strong>le</strong>s images. On est obligé <strong>de</strong> tenir compte <strong>de</strong> ça,même si c’est pour proposer une autre manière <strong>de</strong> monter, <strong>de</strong> cadrer .»Ils affichent une volonté pédagogique et <strong>de</strong> formation qui s’inscrirait dans une logique <strong>de</strong>préprofessionalisation. « On ne peut pas prétendre s’improviser cadreur, réalisateur,scénariste… et satisfaire un public. Cela veut dire qu’il y a une démarche qui s’inscrit dans <strong>le</strong>cadre <strong>de</strong> l’éducation populaire. C’est-à-dire qu’au sein <strong>de</strong> Télémontmartre, on va trouver uncertain nombre d’outil, un encadrement et <strong>de</strong>s participants dont certains sont déjà à unniveau professionnel. La formation va se faire <strong>sur</strong> <strong>le</strong> tas. El<strong>le</strong> va dépendre <strong>de</strong> la capacité <strong>de</strong>la personne arrivant à Télémontmatre <strong>de</strong> se situer dans un groupe, et <strong>de</strong> planifier sa propreformation. »L’enquête menée révè<strong>le</strong> un certain décalage entre la volonté <strong>de</strong>s personnes décisionnaires et<strong>le</strong>s intentions citoyennes <strong>de</strong>s bénévo<strong>le</strong>s. Certains sont en effet, plus soucieux <strong>de</strong> la réalisation<strong>de</strong> <strong>le</strong>urs envies sans prise en compte <strong>de</strong> la réalité loca<strong>le</strong> et <strong>de</strong> ses enjeux.Des enjeux spectatoriels basés <strong>sur</strong> la convivialité.L’importance du cadre <strong>de</strong> diffusion, l’exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong> Tévé Troqué et du Web bar.Ces lieux en décloisonnant <strong>le</strong>s diffusions vidéo afin <strong>de</strong> <strong>le</strong>s rendre accessib<strong>le</strong>s au particuliersouhaitent pour la plupart inviter <strong>le</strong> public à <strong>de</strong>venir plus actif. Ils offrent la possibilité <strong>de</strong>paro<strong>le</strong> et <strong>de</strong> critique au spectateur vis-à-vis <strong>de</strong> ce qu’il regar<strong>de</strong> et d’apporter son point <strong>de</strong> vue.Les sujets dont <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> se rapproche, notamment pour <strong>le</strong>s télévisions loca<strong>le</strong>s, <strong>de</strong>s brèves <strong>de</strong>comptoir, ne sont pas si éloignés <strong>de</strong> l’ordinaire d’un café. Ce type <strong>de</strong> diffusion, suit en cela latradition <strong>de</strong> cette passion ordinaire <strong>de</strong>s matches <strong>de</strong> foot télévisés où <strong>le</strong> poste tient une placehégémonique, centra<strong>le</strong> et focalise <strong>le</strong>s attentions. D’autres au contraire proposent <strong>de</strong>s œuvresplus hermétiques, parfois expérimenta<strong>le</strong>s qui dénotent <strong>de</strong>s formats habituels télévisuels etl’ordinaire se alors trouve essentiel<strong>le</strong>ment dans la forme <strong>de</strong> diffusion, ou bien apparaît dans uncontenu souvent intimiste, comme <strong>de</strong>s journaux intimes, ou <strong>de</strong>s filmages du corps.La structure associative répond <strong>le</strong> plus faci<strong>le</strong>ment à ces enjeux sociaux et culturels locaux.Cela est dû à sa capacité d’adaptation aux situations et aux besoins <strong>de</strong>s divers publics. A cetinstar, Tévé Troqué est une association initiée par <strong>de</strong>s personnes issues du CEMEA 225 . Fortd’expériences d’animation audiovisuel<strong>le</strong> avec <strong>de</strong>s enfants visant à l’éducation à l’image,l’équipe s’est lancée <strong>de</strong>puis 1993, dans la diffusion d’œuvres audiovisuel<strong>le</strong>s. Ce projets’inscrit dans l’histoire <strong>de</strong> la médiation culturel<strong>le</strong>, héritière <strong>de</strong>s idées <strong>de</strong> Jean Vilar dont <strong>le</strong> défiétait <strong>de</strong> « réinventer un espace populaire, transformer <strong>le</strong>s barbaries en formes <strong>de</strong> jouissanceesthétique. » Au départ <strong>le</strong> lieu était celui du CEMEA à Bel<strong>le</strong>vil<strong>le</strong>, mais en raison <strong>de</strong>changement <strong>de</strong> locaux, ils diffusent désormais à St Germain en Laye au Lycée autogéré <strong>de</strong>Paris. Tévé Troqué dispose d’un matériel sommaire comme la plupart <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> diffusion(3 télévisions et un magnétoscope qui ne <strong>le</strong>ur appartiennent pas, mais dont il <strong>de</strong>vraientprogressivement se doter) Les rencontres font néanmoins preuve d’une qualité <strong>de</strong> diffusionsonore et visuel<strong>le</strong> en béta ou en U-matic.Ce genre <strong>de</strong> manifestation se voit souvent attribuer <strong>le</strong> caractère d’alternatif, si cela est parfoisconfirmé pour <strong>le</strong> lieu, en ce qui concerne <strong>le</strong>s personnes, el<strong>le</strong>s sont rarement margina<strong>le</strong>s maisproches du milieu artistique. L’équipe <strong>de</strong> 10 personnes appartient aux milieux audiovisuel etéducatif. La programmation est col<strong>le</strong>ctive et la cohérence est essentiel<strong>le</strong>ment affective etsujette aux aléas <strong>de</strong>s offres. Tévé Troqué diffuse <strong>de</strong>s films d’une durée moyenne <strong>de</strong> 40minutes, pour la plupart trouvés lors <strong>de</strong> la sé<strong>le</strong>ction française <strong>de</strong>s Etats généraux dudocumentaire <strong>de</strong> Lussas. La diffusion opte pour un mélange <strong>de</strong>s genres, documentaire, fiction,vidéo danse…. 1h20 <strong>de</strong> diffusion en trois temps.225 Centre d’Entraînement aux Métho<strong>de</strong>s d’Education Actives130


200 à 250 personnes averties par un mailing 226 ou par bouche à oreil<strong>le</strong> assistent aux projectionsce qui a tissé un réseau d’« amitié ». El<strong>le</strong>s sont issues du milieu vidéo d’art ou sont pour laplupart cinéphi<strong>le</strong>s. La moyenne d’âge est <strong>de</strong> 20/35 ans, parfois plus âgée. Malgré une évi<strong>de</strong>ntepérennisation après 7 ans d’existence et un rapport à la programmation intériorisé, rarement <strong>le</strong>film rencontre son public. Pour Christophe Postic, responsab<strong>le</strong> <strong>de</strong> Tévé Troqué jusque endécembre 2000, <strong>le</strong> public n’est pas un critère mais la dimension col<strong>le</strong>ctive peut fragilisercertains films.En fait il s’agit bien plus <strong>de</strong> prendre la manifestation comme un vecteur <strong>de</strong> convivialité etd’échange. Les murs sont tapissés d’affiches <strong>de</strong> cinéma dans l’esprit <strong>de</strong>s ciné-clubs. Leséclairages tamisés à la bougie et la présence d’un bar favorisent une perception récréative <strong>de</strong>sœuvres. En parallè<strong>le</strong> <strong>de</strong>s projections on peut voir quelques expositions <strong>de</strong> photos. S’ajoute uneactivité <strong>de</strong> restauration autrefois prise en charge par l’équipe et désormais par <strong>le</strong> lycéeautogéré. « Ce que l’on souhaite, ce sont <strong>de</strong>s prix bas <strong>de</strong> plancher. » 227La jouissance <strong>de</strong> goût est ainsi combinée à la consommation <strong>de</strong>s images.Le bar joue un rô<strong>le</strong> central. Les premières années, ils prenaient <strong>de</strong>s photo-matons <strong>de</strong>sréalisateurs invités. La présentation <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers se fait désormais <strong>de</strong>rrière <strong>le</strong> comptoir par<strong>le</strong> biais d’une caméra posée à même <strong>le</strong> bar, occupant ainsi la place trivia<strong>le</strong> du verre <strong>de</strong> vin,une <strong>de</strong>s personnes <strong>de</strong> l’équipe se plaçant <strong>de</strong>vant pour présenter. En fin <strong>de</strong> soirée, <strong>le</strong> bar<strong>de</strong>vient un lieu <strong>de</strong> rencontres et <strong>de</strong> discussions entre <strong>le</strong> public et <strong>le</strong> réalisateur. Peu d’entre euxviennent spontanément proposer <strong>le</strong>ur film. Ces <strong>de</strong>rniers ont eu <strong>de</strong>s réticences à diffuser dansun bar, rebuté par l’aspect trop populaire. Le suivi <strong>de</strong>s réalisateurs est inexistant à cause ducaractère éphémère <strong>de</strong>s productions. Certains abandonnent, d’autres se professionnalisent.Chaque diffusion est soumise à l’environnement <strong>de</strong> l’œuvre.Malgré tout, ce genre <strong>de</strong> manifestation reste extrêmement précaire. Aujourd’hui, cetteassociation reposant <strong>sur</strong> la motivation <strong>de</strong> ses membres connaît un ra<strong>le</strong>ntissement <strong>de</strong> sesactivités.Le Web bar, un café « branché ». Le Web bar, créé en 1995 est avant tout un « caféinternet » 228 ce qui <strong>le</strong> situe au plus près <strong>de</strong>s tendances nouvel<strong>le</strong>s. Pluridisciplinaire, ce lieupropose gratuitement <strong>de</strong>s rencontres littéraires, philosophiques et psychologiques, <strong>de</strong>s soiréesmusica<strong>le</strong>s regroupées sous <strong>le</strong> nom <strong>de</strong> « Mix&sound », <strong>de</strong>s défilés <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s expositions <strong>de</strong>peintures ou photographiques, du théâtre avec <strong>de</strong>s soirées contes ainsi que <strong>de</strong>s soiréesprojections. La programmation est externe, ils font appel à <strong>de</strong>s partenaires et <strong>le</strong>ur donne carteblanche après avoir défini une ligne <strong>de</strong> programmation, souvent internationa<strong>le</strong>. Les films sontchoisis en tenant compte du public, défini comme « jeune, réceptif à <strong>de</strong>s créations innovanteset « banchées » » 229 , et <strong>de</strong>s contraintes du lieu. Le partenaire invité se charge <strong>de</strong> se procurer <strong>le</strong>sfilms. Les auteurs ne sont pas rémunérés car il s’agit d’une diffusion non commercia<strong>le</strong>.Chaque vendredi, entre 50 et 150 personnes assistent à une heure <strong>de</strong> projection, ce quicorrespond à moins d’une dizaine <strong>de</strong> films. La moyenne d’âge du public se situe entre 30 et35 ans, parfois plus jeune selon <strong>le</strong>s partenaires. Ils appartiennent au quartier ou bien sontactifs dans <strong>le</strong> domaine <strong>de</strong>s média, du graphisme ou <strong>de</strong> la publicité. La communication externeest très organisée. Le Web bar est en lien avec <strong>le</strong>s revues dites « branchées » 230 . Les genresdiffusés sont divers, essentiel<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s court-métrages <strong>de</strong> fiction, d’animation ou bien226 Un carnet d’inscription à l ‘entrée <strong>de</strong>s projections permet aux intéressés <strong>de</strong> s’y inscrire.227 Propos recueilli auprès <strong>de</strong> Christophe Postic, ex-membre <strong>de</strong> Tévé Troqué.228 Il propose <strong>de</strong>s connections internet payantes, avec possibilité <strong>de</strong> formation pour <strong>le</strong>s débutants. Cet accèsrestant rare à Paris, cela attire une forte proportion d’étrangers.229 Propos recueillis auprès d’ Elodie Mer<strong>le</strong>, responsab<strong>le</strong> <strong>de</strong> la programmation.230 Zoo, El<strong>le</strong>, Tribeka, Tecknik-art, Nova, Don Quichotte, Le Pariscope, L’officiel ainsi que <strong>le</strong>s sites internet<strong>de</strong> sortie <strong>sur</strong> Paris.131


expérimentaux ou <strong>de</strong>s clips, pour <strong>le</strong>ur aspect « accrocheur », voire agressif. Lesdocumentaires sont évités car ils nécessiteraient une concentration du public qui n’est paspossib<strong>le</strong> en raison <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong> restauration qui vient parasiter l’écoute. Malgré tout, durantla projection, <strong>le</strong>s spectateurs par<strong>le</strong>nt peu. Les réalisateurs sont invités, mais aucun débat n’estorganisé.L’image est omniprésente. Aux écrans d’ordinateur situés au premier étage, s’ajoutent <strong>de</strong>sécrans plats disposés <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s murs <strong>de</strong>s différentes sal<strong>le</strong>s du rez-<strong>de</strong>-chaussée qui retransmettent<strong>le</strong>s manifestations filmées par <strong>le</strong> biais d’une petite caméra numérique située dans la sal<strong>le</strong>principa<strong>le</strong>. Le programme est présenté par <strong>le</strong> responsab<strong>le</strong> partenaire au début <strong>de</strong> la soirée dontl’annonce est filmée et retransmise <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s écrans. La régie son et vidéo, bien que discrète, estapparente dans la sal<strong>le</strong> <strong>de</strong> restauration. Cette proximité rend plus à la fois accessib<strong>le</strong> auxclients la technologie mais aussi plus ordinaire et bana<strong>le</strong>. Par ce même biais <strong>de</strong>s caméras <strong>le</strong>urprésence se trouve médiatisée par <strong>le</strong>s écrans <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong>, jouant ainsi <strong>sur</strong> l’esthétique du lieu.La réception, un audimat en directLa venue du public à ces diffusions a plusieurs motivations : cerc<strong>le</strong> <strong>de</strong> connaissances, lienavec <strong>le</strong>s œuvres et désir <strong>de</strong> tremplin professionnel, affinité <strong>de</strong> goût et <strong>de</strong> pratique, désir <strong>de</strong>reconnaissance ou d’appartenance à une communauté, <strong>recherche</strong> professionnel<strong>le</strong> d’œuvres ou<strong>de</strong> ta<strong>le</strong>nts. En effet, ces lieux s’offrent comme une fenêtre ouverte <strong>sur</strong> la création, dont il estdiffici<strong>le</strong> <strong>de</strong> se rendre compte en raison d’une production habituel<strong>le</strong>ment trop privée. Ils sontéga<strong>le</strong>ment un creuset d’inspiration « c’est intéressant <strong>de</strong> voir ce que l’on peut faire avec <strong>de</strong>spetits moyens, ce que l’on peut faire soi-même ». 231La proximité <strong>de</strong> quartier joue un rô<strong>le</strong> modéré. Toutefois, si une action socioculturel<strong>le</strong> est miseparallè<strong>le</strong>ment en place ou si <strong>le</strong>s œuvres proposées montrent <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> quartier sachant qu’ilsvont se reconnaître, l’impact est plus grand. Les associations ou col<strong>le</strong>ctifs qui proposent enplus <strong>de</strong>s diffusions la possibilité <strong>de</strong> produire souhaitent s’inscrire comme <strong>le</strong> « préalab<strong>le</strong> à unepratique citoyenne <strong>de</strong> l’image », « dans une société dominée par l’information télévisuel<strong>le</strong>. »Face aux nouveaux objets technologiques <strong>de</strong>s initiatives en terme d’animation ont vu <strong>le</strong> jour.Des petits ateliers expérimentaux se sont rapi<strong>de</strong>ment constitués et donnent ainsi accès àl’innovation. Dans cette optique Vidéorème à Roubaix a mis en place <strong>de</strong>s ateliers <strong>de</strong>réalisation documentaire dans <strong>le</strong>s quartiers <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong>. Cette démarche <strong>de</strong> formation impliquetant l’engagement <strong>de</strong>s réalisateurs intervenants et <strong>de</strong>s participants aux ateliers, que celui <strong>de</strong>spartenaires sociaux et culturels. Par la suite ses films d’ateliers sont diffusés concluant ainsil’engagement et <strong>le</strong> travail <strong>de</strong>s réalisateurs. Des milieux habituel<strong>le</strong>ment séparés sont amenés àse croiser : l’amateur côtoie <strong>le</strong> professionnel, l’universitaire, <strong>le</strong> scolaire. De cette proximité<strong>sur</strong> un centre d’intérêt commun et <strong>le</strong> média qu’est l’audiovisuel, ils peuvent échanger.Sans qu’el<strong>le</strong>s soient nécessairement participatives, l’objectif <strong>de</strong> ces diffusions est d’établir unrapport spectatoriel dynamique permettant une relation <strong>de</strong> réciprocité et d’interactivité. Le<strong>de</strong>stinataire est répondant et actualisateur <strong>de</strong> l’œuvre. Par <strong>le</strong> dialogue instauré, <strong>le</strong>s normesesthétiques éclatent relativisant <strong>le</strong> jugement <strong>de</strong> goût. Néanmoins, il convient <strong>de</strong> noter que <strong>le</strong>sdiffusions audiovisuel<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s cafés peuvent n’obtenir aucune attention <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>l’audience présente. Les gens consomment sans se laisser distraire par <strong>le</strong>s images. Se pose laquestion <strong>de</strong> la pertinence d’une tel<strong>le</strong> programmation. L’enjeu peut re<strong>le</strong>ver d’une question <strong>de</strong>mo<strong>de</strong>. Parfois el<strong>le</strong> émane d’une action culturel<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> joue aussi <strong>sur</strong> la reproduction d’ununivers connu, celui d’un poste <strong>de</strong> télévision par <strong>le</strong>quel un potentiel spectateur se fait parfoishapper. S’ajoutent <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> passage non optima<strong>le</strong>s, parasitées par l’activité <strong>de</strong>restauration, ce qui explique la tendance généra<strong>le</strong> <strong>de</strong>s diffuseurs à vouloir capter l’attentionpar un sty<strong>le</strong> agressif et « clipesque ».231 Professeur en art plastique au lycée venu assister aux projection <strong>de</strong> Vidéo transat à Caen .132


L’horizon d’attente du public est souvent limité. La curiosité et <strong>le</strong> divertissement sont <strong>le</strong>sprincipa<strong>le</strong>s motivations. Aussi, face à une œuvre <strong>le</strong>s opinions varient <strong>de</strong> la compréhensionprogressive ou retardée, du succès au rejet. Les éclats <strong>de</strong> rire sont communicatifs et dépassent<strong>le</strong>s groupes initiaux d’affinité. Par contre <strong>le</strong>s indignations ne sont jamais ouvertementmanifestées. Dans <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong>s cafés, <strong>le</strong>s personnes qui se trouvent là par hasard et refusent cequi <strong>le</strong>ur est proposé perturbent <strong>le</strong>s diffusions par <strong>de</strong>s conversations ou <strong>de</strong>s passages <strong>de</strong>vant <strong>le</strong>sécrans, ou partent. Dans certains lieux, <strong>de</strong>s espaces <strong>de</strong> retraits permettent aux non intéressésd’échapper à ce qui ne <strong>le</strong>ur correspond pas. Parfois, <strong>le</strong> brouhaha crée une véritab<strong>le</strong> symbioseentre <strong>le</strong>s spectateurs qui se trouvent plongés dans un univers qui favorise la paro<strong>le</strong> et <strong>le</strong>srencontres.Une autre manière <strong>de</strong> capter l’attention est <strong>de</strong> proposer au spectateur un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong>diffusion plus intimiste, logiquement adopté par <strong>le</strong>s petites structures où l’esprit <strong>de</strong>camara<strong>de</strong>rie règne. Ce rapport à la sphère privée est d’ail<strong>le</strong>urs considéré avec attention par<strong>le</strong>s institutions culturel<strong>le</strong>s qui usent <strong>de</strong>puis quelques années <strong>de</strong> ce mo<strong>de</strong> d’exposition afin <strong>de</strong>toucher au plus près <strong>le</strong> public. Le festival <strong>de</strong> Cahors <strong>de</strong> 1998 autour <strong>de</strong> l’intime en est unexemp<strong>le</strong>. De même, <strong>le</strong>s sal<strong>le</strong>s <strong>de</strong> cinéma Art et Essai font <strong>de</strong>s programmations qui favorisent<strong>le</strong> rapprochement entre <strong>le</strong>s réalisateurs et <strong>le</strong>ur public. L’accompagnement par <strong>le</strong>s réalisateurs<strong>de</strong> <strong>le</strong>urs œuvres n’est pas sans inci<strong>de</strong>nce <strong>sur</strong> la réception spectatoriel<strong>le</strong>. Pour reprendre <strong>le</strong>spropos <strong>de</strong> Philippe Lejeune à ce sujet, 232 ce dispositif s’offre comme la concrétisation du filmLa Rose Pourpre du Caire où <strong>le</strong>s personnages <strong>sur</strong>gissent hors <strong>de</strong> l’écran pour se retrouverdans la sal<strong>le</strong>. Joseph Mor<strong>de</strong>r et Maria Ko<strong>le</strong>va 233 sont partisans <strong>de</strong> cette démarche. La présenceincarnée du réalisateur au sein d’un public renforce une intercompréhension née <strong>de</strong>l’intercorporité « <strong>de</strong> plus, cette co-présence corporel<strong>le</strong> réalisateurs/spectateurs/acteurs sedoub<strong>le</strong> d’un lien d’interconnaissance, qui peut prendre une forme directe ou médiée par lafiguration <strong>de</strong> soi. » 234 Joseph Mor<strong>de</strong>r refuse notamment toute projection télévisuel<strong>le</strong> hertzienne<strong>de</strong> ses œuvres parce qu’il suppute l’incompréhension <strong>de</strong>s spectateurs qui ne partageraient passon espace <strong>de</strong> communication intersubjectif. Il organise alors <strong>de</strong>s séances spécia<strong>le</strong>s dans <strong>de</strong>slieux <strong>de</strong> diffusion ou privées dans son propre appartement.Des « communautés d’intérêt » ?Analyse <strong>de</strong>s liens entre <strong>le</strong>s différents lieuxConcernant <strong>le</strong>s télévisions loca<strong>le</strong>s, chacune revendique sa spécificité. Toutefois el<strong>le</strong>ss’informent <strong>de</strong>s initiatives similaires. Le responsab<strong>le</strong> <strong>de</strong> Télémontmartre « croit à unenotion <strong>de</strong> réseau et <strong>de</strong> complémentarité ce qui est compliqué et qui fait peur à d’autrestélévisons associatives, et qui consisterait à partager <strong>le</strong>s on<strong>de</strong>s en fonction <strong>de</strong> nos i<strong>de</strong>ntités et<strong>de</strong> <strong>le</strong>ur cohabitation possib<strong>le</strong>. Nous serons capab<strong>le</strong>s dans un proche avenir <strong>de</strong> constituernotre propre réseau <strong>de</strong> diffusion par Internet et donc d’être assez autonome. Par contre, si onenvisage une diffusion hertzienne, cela réclame une mise en commun <strong>de</strong>s capacités <strong>de</strong> téléassociatives dans une gril<strong>le</strong> <strong>de</strong> programme. » A l’heure actuel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> Webcanal centralise toutesces initiatives.232 Philippe Lejeune, “Cinéma et autobiographie, problème <strong>de</strong> vocabulaire” in La Revue Belge du cinéma n°19.1987, p. 10.233 Maria Ko<strong>le</strong>va organise <strong>de</strong>s séances gratuites dans son appartement tous <strong>le</strong>s vendredis à St Germain <strong>de</strong>s présappelées Cinoche.234 Laurence Allard, L’espace public esthétique et <strong>le</strong>s amateurs : l’exemp<strong>le</strong> du cinéma privé. Thèse <strong>de</strong> doctorat.Université Paris 3, 1994, p. 611.133


Les rencontres, <strong>le</strong>s échanges ne peuvent qu’être limités dans la me<strong>sur</strong>e où <strong>le</strong> milieu reposeessentiel<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s initiatives associatives et bénévo<strong>le</strong>s aux structures précaires. Malgrétout, <strong>le</strong>s sources d’information se multiplient favorisant <strong>le</strong>s choix <strong>de</strong> programmation. Lesfestivals jouent <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> d’« explorateurs ». Leurs découvertes sont ensuite exploitées par <strong>le</strong>slieux <strong>de</strong> diffusion. Des col<strong>le</strong>ctifs associatifs qui produisent eux-mêmes <strong>de</strong>s films publient <strong>de</strong>spetits catalogues où chacun peut venir puiser. Toutefois, seu<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s structures possédant unecertaine assise sont en me<strong>sur</strong>e d’entreprendre une action <strong>de</strong> distribution. Certainesassociations jouent <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> <strong>de</strong> prestataires en recherchant <strong>de</strong>s films et en <strong>le</strong>s proposant à <strong>de</strong>sstructures <strong>de</strong> diffusion. Quelques exemp<strong>le</strong>s <strong>de</strong> tentatives régiona<strong>le</strong>s en sont l’illustration. EnLorraine, Les yeux <strong>de</strong> Louis 235 est un réseau <strong>de</strong> diffusion sonore et visuel<strong>le</strong> né du constat <strong>de</strong>manque en terme <strong>de</strong> structure d’information et <strong>de</strong> distribution pour la vidéo en comparaisonavec <strong>le</strong> cinéma. Fin 1996, diffuseurs, créateurs et professionnels <strong>de</strong> l’audiovisuel déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>la création d ‘un réseau fédérateur d’information et <strong>de</strong> diffusion, permettant l’essor <strong>de</strong> cesnouvel<strong>le</strong>s formes artistiques. L’enjeu est <strong>de</strong> « conduire <strong>le</strong>s spectateurs dans <strong>de</strong>s universsonores et visuels rares. »En Alsace on trouve Vidéo <strong>le</strong>s beaux jours. Dans <strong>le</strong> nord, Heureexquise et Vidéo Lux associés en Provence Alpes Côte d’azur. Les motifs <strong>de</strong> ces réseauxsont <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ordres. On trouve d’une part <strong>le</strong> désir d’équilibrer une hypertrophie du pouvoircentral, en l’occurrence celui <strong>de</strong> la télévision et d’autre part <strong>de</strong> fédérer <strong>de</strong>s actions éparses afin<strong>de</strong> <strong>le</strong>ur donner une plus gran<strong>de</strong> cohérence et richesse.Les initiatives rura<strong>le</strong>s se distinguent <strong>de</strong>s projets citadins par une contribution plus gran<strong>de</strong> à lavie loca<strong>le</strong>. D’une part cela concerne – comme Aldudarak au Pays basque et Tévétrégorvidéo – <strong>le</strong>s lieux où l’i<strong>de</strong>ntité est mise en péril et où <strong>le</strong>s particularismes régionaux tels lalangue ou <strong>le</strong>s traditions enten<strong>de</strong>nt être défendus. D’autre part, l’anonymat <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s vil<strong>le</strong>sétant moins important, rapi<strong>de</strong>ment <strong>le</strong>s télévisions loca<strong>le</strong>s sont reconnues comme la possibilité<strong>de</strong> prise <strong>de</strong> paro<strong>le</strong> et <strong>de</strong> revendication. Dans ce contexte, <strong>le</strong>s initiatives audiovisuel<strong>le</strong>s jouentp<strong>le</strong>inement <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> d’outil <strong>de</strong> communication <strong>de</strong> proximité en développant <strong>de</strong>s débats entre <strong>le</strong>shabitants et en <strong>le</strong>ur laissant la caméra. Par <strong>le</strong> biais d’ateliers vidéo tout un chacun peuts’initier. El<strong>le</strong>s s’offrent comme <strong>de</strong>s outils <strong>de</strong> mémoire et <strong>de</strong> solidarité en créant <strong>de</strong>s liens entre<strong>de</strong>s communes. Créée en 1994, la fédération Nationa<strong>le</strong> <strong>de</strong>s vidéos <strong>de</strong> pays et <strong>de</strong> quartierfédère une vingtaine <strong>de</strong> structures qui se réunissent périodiquement, et est el<strong>le</strong>-même membred’une coordination internationa<strong>le</strong>, Vidéazinuit présente dans 40 pays. VDPQ réalise uncatalogue <strong>de</strong> films et <strong>de</strong> programmes et publie une <strong>le</strong>ttre d’information à l’usage <strong>de</strong> sesadhérents.Au plan national, pour <strong>le</strong>s télé loca<strong>le</strong>s, il s’agit <strong>de</strong> créer un point d’ancrage dans une structurepropre, injustement méprisée par un état dont la décentralisation en matière <strong>de</strong> politiqueaudiovisuel<strong>le</strong> reste à prouver. Malgré tout, <strong>le</strong>s personnes fédératrices sont rares. Depuis un ans’est créée la Coordination <strong>de</strong>s média libres qui souhaitent défendre <strong>le</strong>s droits <strong>de</strong> ce genresd’initiatives. 236235 En Mosel<strong>le</strong>, la maison <strong>de</strong>s culture <strong>de</strong> Metz organise <strong>de</strong>s apéros vidéos, en partenariat avec l’associationchamp contre champ qui el<strong>le</strong> même a une activité <strong>de</strong> diffusion audiovisuel<strong>le</strong> en prison. L’université <strong>de</strong> Metzparticipe à ces apéros. En Meurthe et Mosel<strong>le</strong>, cela regroupe Imagin’action, la mappemon<strong>de</strong> magique, la centreculturel André Malraux. Dans <strong>le</strong>s Vosges, cela regroupe La lune en parachute, association images nouvel<strong>le</strong>s, laboîte à films. En Meuse, l’association contrechamp Meuse a un programme <strong>de</strong> diffusion, production et <strong>de</strong>formation avec un large public.236 « Dans la presse et l'édition, <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s on<strong>de</strong>s hertziennes (radio ou télé), <strong>sur</strong> l'Internet, dans <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> du cinéma,<strong>le</strong>s initiatives se multiplient pour défendre et pour créer <strong>de</strong>s médias libres, indépendants <strong>de</strong> toutes forcespolitiques et financières, sans emprise du journalisme <strong>de</strong> marché, concession aux idéologies et aux pratiquesd'exclusion socia<strong>le</strong>, raciste, xénophobe, homophobe et sexiste.Parce que nous croyons à l'absolue nécessité du débat démocratique, parce que nous sommes conscients du rô<strong>le</strong>que nous avons à jouer dans un mon<strong>de</strong> où la liberté d'expression et <strong>le</strong> pluralisme se heurtent à une logique <strong>de</strong>marché <strong>de</strong> plus en plus hégémonique, nous entendons continuer à exercer et à développer un contre-pouvoircritique, nécessaire à toute information et à tout débat d'idées. C'est pourquoi nous nous déclarons dès ce jour134


Si on considère <strong>le</strong> réseau comme matérialisé par une infrastructure permettant la circulation<strong>de</strong> biens. Force est <strong>de</strong> constater qu’il n’en est qu’à ses premiers pas. Si l’on considère <strong>le</strong>réseau comme <strong>de</strong>ssinant l’implantation d’un appareil administratif là aussi, la structuration est<strong>le</strong>nte, voire peu désireuse <strong>de</strong> se professionnaliser. Outre ce contexte, <strong>le</strong>s tentatives <strong>de</strong> réseauxont avortées pour <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> précarité. Car il s’agit bien plus d’agrégations <strong>de</strong> personnesqui par passions ou convictions partagées sont plus ou moins liées entre el<strong>le</strong>s. Cela aboutit à« tout un embrouillamini <strong>de</strong> lignes superposées (qui) traversent <strong>le</strong> corps social qu’il semb<strong>le</strong> àla fois irriguer et ligoter. »De cette superposition, on dégage donc <strong>de</strong>s lignes assez structurées qui au départ étaientissues d’initiatives personnel<strong>le</strong>s soutenues par l’état. Les structures qui se sont pérennisées<strong>de</strong>ssinent aujourd’hui une toi<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong>s affinent loca<strong>le</strong>ment voire régiona<strong>le</strong>ment. Viennent s’ygreffer ou tout du moins entrer en contact <strong>de</strong> nouvel<strong>le</strong>s structures aux projets similaires oubien d’anciennes structures, précaires parce qu’el<strong>le</strong>s reposent <strong>sur</strong> <strong>le</strong> bénévolat.Le réseau se présente sous la forme d’un noyau dur qui s’élargit concentriquement.Apparaissent <strong>de</strong>s facteurs transversaux comme <strong>le</strong>s périphéries qui s’entrecroisent ou bien <strong>de</strong>sé<strong>le</strong>ctrons libres qui se trouvent à la jonction <strong>de</strong> plusieurs cerc<strong>le</strong>s font <strong>le</strong> lien. Cela permet <strong>de</strong>désenclaver <strong>de</strong>s milieux qui n’auraient pas <strong>de</strong> rapport entre eux sans cette activité. Désormais<strong>le</strong>s télévisions loca<strong>le</strong>s se réunissent périodiquement. Aucune action commune n’est réel<strong>le</strong>mentmenée si ce n’est la défense <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs droits. Malgré tout, il est à noter l’importance du rô<strong>le</strong>d’Internet car <strong>le</strong>s sites <strong>de</strong>s différentes structures permettent <strong>de</strong> tenir chacun au courant <strong>de</strong>activités.D’autre part, on assiste à <strong>de</strong>s diffusions audiovisuel<strong>le</strong>s dans <strong>de</strong>s lieux tels <strong>de</strong>s appartements<strong>de</strong>s ga<strong>le</strong>ries, ou <strong>de</strong>s squats.Passage dans la sphère du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’art, où <strong>le</strong>s réseaux <strong>de</strong> connaissances permettent <strong>de</strong>faire émerger <strong>le</strong>s espaces clos.Les raisons <strong>de</strong> diffusion dans <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries peut s’expliquer par la gran<strong>de</strong> variété <strong>de</strong>sproductions <strong>de</strong> vidéos dont la nature comporte intrinsèquement une nécessité <strong>de</strong> diffusion.Tout d’abord, bien que <strong>le</strong> mouvement date <strong>de</strong>s années 70, la présence <strong>de</strong>s artistes vidéastescommence <strong>de</strong>puis quelques années à prendre véritab<strong>le</strong>ment son amp<strong>le</strong>ur et apparaître plusnettement <strong>sur</strong> la scène publique. Ce mouvement accompagne <strong>le</strong> développement <strong>de</strong> la vidéodans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s <strong>de</strong>s Beaux-arts où existe un fort besoin <strong>de</strong> monstration. Enfin, <strong>le</strong>s tendancesartistiques contemporaines permettent <strong>de</strong> mieux cerner cette propension <strong>de</strong>s ga<strong>le</strong>ries à diffuserce genre d’œuvres. D’une part, <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s technologies, notamment informatiques etaudiovisuel<strong>le</strong>s sont un nouveau terrain <strong>de</strong> création pour <strong>le</strong>s artistes. L’usage <strong>de</strong> ses œuvress’inscrit en correspondance avec <strong>le</strong>s panoramas culturel et économique actuel. D’autre part,solidaires :- afin <strong>de</strong> nous porter mutuel<strong>le</strong>ment ai<strong>de</strong> et assistance dans nos combats pour préserver notre liberté d'éditer, <strong>de</strong>produire, <strong>de</strong> diffuser et <strong>de</strong> mettre en ligne nos médias,- afin <strong>de</strong> faire avancer <strong>le</strong>s lois, qui au nom <strong>de</strong> l'intérêt général n'ont bien souvent rien prévu d'autre pour nousqu'amen<strong>de</strong>s, interdictions, saisies et autres procédures répressives,- afin que puissent émerger à l'avenir <strong>de</strong> nouveaux espaces <strong>de</strong> libre expression.En conséquence, nous décidons à l'issue <strong>de</strong> ce premier Forum <strong>de</strong>s Médias Libres <strong>de</strong> créer un lien durab<strong>le</strong> entrenous sous la forme d'une Coordination Permanente <strong>de</strong>s Médias Libres, ouverte à tous <strong>le</strong>s médias qui <strong>sur</strong> cesbases souhaiteraient nous rejoindre dans nos échanges d'idées et d'expériences et dans <strong>le</strong>s actions col<strong>le</strong>ctives quien seront issues. Dans <strong>le</strong>s jours qui viennent, sera créé un site Web <strong>de</strong> coordination, <strong>de</strong> défense et <strong>de</strong> promotion<strong>de</strong>s médias libres <strong>de</strong> tous secteurs, et <strong>de</strong> mise en réseau <strong>de</strong>s médias libres pour faciliter <strong>le</strong>ur collaboration et <strong>le</strong>urmobilisation : http://www.medialibre.org » Communiqué <strong>sur</strong> <strong>le</strong> site internet.135


l’art contemporain s’affiche <strong>de</strong> plus en plus <strong>sur</strong> la scène publique en terme <strong>de</strong> quotidienneté.Ce bascu<strong>le</strong>ment vers <strong>le</strong> banal et l’intime est généré par une nouvel<strong>le</strong> vague d’artistes. Ilsjouent avec l’ordinaire d’un médium quotidien et d’un contenu intimiste. A immiscer <strong>le</strong> postetélévisuel dans <strong>de</strong>s espaces d’art, <strong>le</strong> geste <strong>de</strong>vient iconoclaste 237 .Cependant <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong> la ga<strong>le</strong>rie reste encore trop rigi<strong>de</strong>, non pas qu’el<strong>le</strong> soit tropinstitutionalisée, l’exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’Unique 238 en est la preuve, mais l’intimisme <strong>de</strong> ces œuvresvidéos requiert certaines conditions <strong>de</strong> diffusion qui ne sont pas toujours réunies. Cela<strong>de</strong>man<strong>de</strong> une sorte <strong>de</strong> mise en ambiance par la personnalisation du lieu, par une convivialitéqui respecte l’esprit <strong>de</strong>s vidéos et souvent la présence d’une personne médiatrice <strong>de</strong>s œuvres.La personne ou plus exactement l’humain est en jeu. Bien que marginal, <strong>de</strong> tout temps, <strong>le</strong>sréalisateurs ont organisé chez eux ou dans <strong>de</strong>s espaces très privés <strong>de</strong>s séances pour <strong>le</strong>ursproches. Mais <strong>de</strong> plus en plus, <strong>le</strong>s espaces <strong>de</strong> diffusion s’ouvrent. Cela se prolonge parexemp<strong>le</strong> dans <strong>de</strong>s lieux comme <strong>de</strong>s appartements. Se créent <strong>de</strong>s petites communautésd’«intérêt » qui sont <strong>le</strong> plus fréquemment en étroite relation avec <strong>le</strong> milieu <strong>de</strong>s vidéastes. Unexemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s thés vidéos organisés par Corine Miret et Stéphane Olry, est un lieu <strong>de</strong>rencontres <strong>de</strong>s amateurs <strong>de</strong> vidéo recréant une sorte <strong>de</strong> cabinet d’amateur à l’instar <strong>de</strong>s théslittéraires. Créés en 1992, ces thés se sont substitués à la Revue éclair. Cette associationorganisait <strong>de</strong>s manifestations touchant à la fois aux arts vivants, aux arts plastiques et aucinéma. Ces soirées noma<strong>de</strong>s se sont interrompues en 1991 faute <strong>de</strong> subventions. Jusqu’en1999, <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> proposait <strong>de</strong> visionner gratuitement <strong>de</strong>s films dans <strong>le</strong>ur propre appartement,chaque premier et <strong>de</strong>rnier week-end du mois. Ils accueillaient alors un public essentiel<strong>le</strong>mentétudiant pour visionner <strong>de</strong>s vidéos d’art, quelques documentaires et <strong>de</strong>s œuvres d’étudiantsaux beaux-arts. Plus <strong>de</strong> la moitié <strong>de</strong>s œuvres avaient un caractère autobiographique. Ilsproscrivaient <strong>le</strong>s vidéos reportage. Des discussions s’ensuivent autour d’une tasse <strong>de</strong> thé. Ladiffusion s’accompagnait d’un dispositif <strong>de</strong> présentation qui différait <strong>de</strong>s séances habituel<strong>le</strong>s<strong>de</strong> cinéma. L’espace <strong>de</strong> visionnage ne <strong>de</strong>vait pas être un espace spectac<strong>le</strong>, mais un espaceayant plus trait au quotidien. C’est pourquoi, lorsqu’ils ont déplacé <strong>le</strong>ur lieu <strong>de</strong> diffusion dansune ga<strong>le</strong>rie du 9ème arrondissement, l’attention fut à la création d’une ambiance. El<strong>le</strong>représentait sous forme d’un salon marocain où chacun peut choisir <strong>le</strong>s vidéos et <strong>le</strong>s insérer àsa guise dans <strong>le</strong> magnétoscope laissé en libre service.Cette initiative ponctuel<strong>le</strong>, est désormais la nouvel<strong>le</strong> formu<strong>le</strong> élue par <strong>le</strong> coup<strong>le</strong>. Les thés ontcessé en appartement et se dérou<strong>le</strong>nt dans cette même ga<strong>le</strong>rie souterraine. L’appartementétait-il un espace d’expérimentation privé dont la finalité était l’espace public ? Cechangement <strong>de</strong> lieu s’explique par la simp<strong>le</strong> envie <strong>de</strong> Corine Miret et <strong>de</strong> Stéphane Olry <strong>de</strong>séparer <strong>le</strong>ur activité <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur sphère privée et <strong>de</strong> retrouver un sphère plus publique qu’est laga<strong>le</strong>rie. L’équipe s’est agrandie à six personnes qui travail<strong>le</strong>nt dans <strong>le</strong> domaine audiovisuel.Le thé est servi au 1 er sous-sol et <strong>le</strong> visionnage se fait au 2 ème sous-sol, dont <strong>le</strong> décor serapproche <strong>de</strong> celui <strong>de</strong>s années 70. Les sièges sont placés face à l’ang<strong>le</strong> <strong>de</strong> la pièce où se trouve<strong>le</strong> moniteur. Un miroir situé en face reflète <strong>le</strong> public donnant l’impression d’un espacecirculaire. La visibilité du spectateur poussée ainsi à son paroxysme est révélatrice <strong>de</strong> cettevolonté <strong>de</strong> mise en commun <strong>de</strong> l’expérience <strong>de</strong> diffusion.Le changement du lieu permet une politique <strong>de</strong> diffusion plus agressive, sans compromis avec<strong>le</strong> choix <strong>de</strong>s œuvres. En effet, auparavant, <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> hésitait à montrer certains filmsnotamment ceux à forte connotation sexuel<strong>le</strong>, étant donnée la configuration privée <strong>de</strong> l’espaceet ses co<strong>de</strong>s sociaux implicites. Ce cerc<strong>le</strong> dispose d’un réseau qui se prolonge dans d’autres237 La télévision est clairement reconnue comme objet ordinaire, si commun. Fabrizio Sabelli. Rites etcroyances télévisuels, Regard <strong>sur</strong> <strong>le</strong> sens commun. 1993 Musée d’ethnographie suisse.238 Ga<strong>le</strong>rie à Caen, née d’une initiative personnel<strong>le</strong> et subventionnée <strong>de</strong> façon infime. Dans un petit espace <strong>de</strong>10m² donnant <strong>sur</strong> rue par baie vitrée, sont proposées <strong>de</strong>s expositions d’art contemporain avec parfois <strong>de</strong>sprojections vidéo. Voir texte <strong>de</strong> Marc Ferniot.136


lieux alternatifs touchant au milieu <strong>de</strong>s arts plastiques. Ce sont notamment <strong>de</strong>s bars tell’é<strong>le</strong>ctron libre.PassagesLes formes artistiques qui se sont développées à la marge, tels <strong>le</strong>s courts-métrages, <strong>le</strong>s filmsd’animation, <strong>le</strong>s vidéo d’art, sont désormais reconnues comme une forme d’animation à partentière et viennent habil<strong>le</strong>r certaines manifestations culturel<strong>le</strong>s dans <strong>de</strong>s cafés ou dans <strong>de</strong>slieux plus institutionnalisés. Souvent, la récréation prime <strong>sur</strong> la réf<strong>le</strong>xion.L’effet médiatique suit un processus <strong>de</strong> bouc<strong>le</strong>. Les chaînes <strong>de</strong> télévision en quête <strong>de</strong>nouveaux formats, <strong>de</strong> traitement et d’idées sont très attentives à ces circuits <strong>de</strong> création. Alorsque Télébocal s’affichait en parallè<strong>le</strong> <strong>de</strong> la « vraie télévision », ses liens avec Canal +illustrent une perméabilité au niveau <strong>de</strong>s grands médias. Ainsi, l’émission Le vrai journal <strong>de</strong>Karl Zéro a contacté Télébocal pour diffuser chaque semaine trois minutes <strong>de</strong> <strong>le</strong>urprogramme. Mais Canal+ étant <strong>de</strong> plus en plus directif en faisant acte <strong>de</strong> comman<strong>de</strong> et<strong>de</strong>mandant <strong>le</strong> remontage <strong>de</strong> sujets, <strong>le</strong> partenariat a pris fin. 239 Il est à noter que souventquelques membres <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> diffusion et <strong>de</strong> création alternatifs sont professionnels <strong>de</strong>l’audiovisuel et tentent <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s passerel<strong>le</strong>s. Concernant <strong>le</strong>s télévisions rura<strong>le</strong>s,nombreuses ont vu certains <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur programmes diffusés <strong>sur</strong> France3. Cette reprise se faitéga<strong>le</strong>ment par <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> du cinéma. Depuis, fut lancé en 1999 <strong>le</strong> MK2 projecctcafé, situé àGambetta, qui a mis en place <strong>le</strong>s 12/24, titre <strong>de</strong> la série <strong>de</strong>s « projecct » vidéos du Mk2projecctcafé. « Ces ‘projeccts’ sont <strong>de</strong>s expériences vidéos où <strong>le</strong>s participants anonymes,amateurs ou professionnels, se voient confié une caméra et un principe.» Sont <strong>sur</strong>toutprogrammés <strong>de</strong>s fictions, <strong>de</strong>s documentaires et <strong>de</strong>s vidéo d’art, que l’on a pu découvrir dans<strong>le</strong>s différents lieux alternatifs ou dans <strong>le</strong>s festivals spécialisés. A l’instar du Web Bar, sontorganisées <strong>de</strong>s soirées musica<strong>le</strong>s, <strong>sur</strong>tout é<strong>le</strong>ctroniques. Les nouvel<strong>le</strong>s esthétiques ordinairessont ainsi reprises ou converties suivant <strong>le</strong>s milieux artistiques. Le brouillage <strong>de</strong>s frontièresrend la notion d’esthétique ordinaire d’autant plus précaire. El<strong>le</strong> ne tiendrait qu’à la banalité<strong>de</strong> certains cadres <strong>de</strong> diffusion ou bien à un contenu qui s’appuierait <strong>sur</strong> <strong>le</strong> commun <strong>de</strong>sdécors et <strong>de</strong>s situations. La question se pose <strong>de</strong> savoir si ces effets bou<strong>le</strong> <strong>de</strong> neige ne viennentpas dénaturer <strong>le</strong>s objectifs initiaux et si l’œuvre ainsi décontextualisée et face à une nouvel<strong>le</strong>réception ne se trouve-t-el<strong>le</strong> pas instrumentalisée ? Peut-on par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> récupération ?.Par <strong>le</strong>ur mobilité <strong>le</strong>s œuvres ont une importance indéniab<strong>le</strong> dans la création <strong>de</strong> lien. Leur trajetsigna<strong>le</strong> <strong>le</strong>s possibilités <strong>de</strong> passage entre <strong>le</strong>s lieux et fait <strong>de</strong>s circuits <strong>de</strong> diffusion alternatifs nonun mo<strong>de</strong> nécessairement antagoniste aux systèmes institutionnels ou télévisuels mais un mo<strong>de</strong>complémentaire. L’exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong>s films <strong>de</strong> la vidéaste Valérie Pavia vus successivement auxthés vidéo, puis dans <strong>le</strong>s espaces associatifs <strong>de</strong> province, au festival <strong>de</strong> Lussas puis enfin àBeaubourg est révélateur <strong>de</strong> ce phénomène. Toutefois il convient <strong>de</strong> relativiser ces passages.En l’occurrence celui vers la gran<strong>de</strong> institution tel<strong>le</strong> Beaubourg qui fait <strong>de</strong>s choix <strong>de</strong>programmation souvent plus internationaux que nationaux. La reconnaissance artistique n’estpas si aisée. Mais on peut penser que <strong>le</strong> parcours d’une œuvre dans <strong>le</strong>s milieux alternatifs peutjouer en faveur <strong>de</strong> sa sé<strong>le</strong>ction dans <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> diffusion plus reconnus.Les lieux sont à tel point dissemblab<strong>le</strong>s qu’on ne peut généraliser mais en découvrir <strong>de</strong>slignes directrices communes. L’état <strong>de</strong>s lieux révè<strong>le</strong> la nécessité d’un tiers dans <strong>le</strong> paysage <strong>de</strong>simages. Aujourd’hui on reconnaît un Tiers secteur audiovisuel mais aussi l’existence <strong>de</strong>239 Toutefois un membre <strong>de</strong> l’équipe <strong>de</strong> Télébocal y travail<strong>le</strong> en tant que scénariste et propose <strong>de</strong>s rubriquesparfois adoptées par Canal +.137


personnes tierces qui jouent <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> <strong>de</strong> passeurs entre <strong>le</strong>s films et <strong>le</strong>s spectateurs. Ainsi, laséduction du public se fait par <strong>le</strong> biais d’un rapport direct et concret : la présence soit d’unmédiateur, soit <strong>de</strong> l’auteur <strong>de</strong>s œuvres, ou <strong>le</strong> cas échéant, la présence d’une convivialitépalpab<strong>le</strong> dont on peut profiter autrement que virtuel<strong>le</strong>ment. Malgré <strong>le</strong>s nombreuses difficultés,ces lieux alternatifs sont un creuset <strong>de</strong> nouvel<strong>le</strong>s esthétiques. Les initiatives véritab<strong>le</strong>mentengagées dont <strong>le</strong> projet est accompagné par <strong>de</strong>s personnes compétentes en audiovisuel etsoucieuses d’une certaine éducation ouvrent <strong>sur</strong> un avenir prometteur en terme <strong>de</strong> création et<strong>de</strong> regard critique <strong>de</strong> l’image tout en fondant un lien social réel.138


BIBLIOGRAPHIEAllard Laurence, L’espace public esthétique et <strong>le</strong>s amateurs : l’exemp<strong>le</strong> du cinéma privé.Université Paris 3. 1994, Thèse <strong>de</strong> doctorat, Université Paris III-Sorbonne Nouvel<strong>le</strong>.De Certeau, Giard Luce, Invention du quotidien Tome 1 : Arts <strong>de</strong> faire, Folio essais, 1990.Duvigneaud Jean, Sociologie <strong>de</strong> l’art, Ed PUF, Coll. Le sociologue, Paris, 1967.Jauss Hans Robert, Pour une esthétique <strong>de</strong> la réception, Gallimard, 1978.Kaufmann JC, L’entretien compréhensif, Nathan Université, coll. 128, 1996.Leblanc Gérard, Scénarios du réel . Tome 1 et 2, L’Harmattan.Lejeune Philippe, « Cinéma et autobiographie, problème <strong>de</strong> vocabulaire » in La Revue Belgedu cinéma, n°19, 1987.Michaud, Yves, Critères esthétiques et jugement <strong>de</strong> goût, Ed. Jacqueline Chambon, Nîmes,1999Sabelli. Fabrizio Rites et croyances télévisuels, Regard <strong>sur</strong> <strong>le</strong> sens commun. Muséed’ethnographie <strong>de</strong> Suisse. 1993RevuesCol<strong>le</strong>ctif Culture et proximité, L’action culturel<strong>le</strong> dans la vil<strong>le</strong>, ed. Opa<strong>le</strong>, avril 2000.Bruno Colin, Action culturel<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s quartiers. Enjeux et métho<strong>de</strong>s. Culture et proximité,Ed. Opa<strong>le</strong>, octobre 1998.Culture et société N°5. Dossier <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s télés libres, 1996Réseaux N°68, nov/déc 1994. Les théories <strong>de</strong> la réception.Catalogue <strong>de</strong>s états généraux du documentaire <strong>de</strong> Lussas, Des lieux dans tous <strong>le</strong>urs états,août 1998.139


PASSAGES A l’ESTHETIQUE III :FILMS, FAMILLES ET CINEMATHEQUES REGIONALES.La gran<strong>de</strong> famil<strong>le</strong> du cinéma d’amateur : que d’histoires… (Claire Givry, IGE, EHESS)……………………………………………………………p.139Cinémathèques régiona<strong>le</strong>s et film amateur: patrimonialisation, esthétisation ou bonheur<strong>de</strong> la reconnaissance ? (Laurence Allard, Université Lil<strong>le</strong>3)…….p.153140


Claire Givry (ingénieur d’étu<strong>de</strong>s EHESS, Paris)La gran<strong>de</strong> famil<strong>le</strong> du cinéma d’amateur :que d’histoires...« En réalité, <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est quelque chose <strong>de</strong> bien plus retors : ce que montre ses images estmoins important que ce qu’el<strong>le</strong>s ne montrent pas »P.R. Zimmermann, «Cinéma amateur et démocratie » in Communications, n°68, 1999, p.284« On croyait que l’histoire avançait comme un f<strong>le</strong>uve majestueux, un glacier. En réalité, l’histoireprogresse comme un crabe, <strong>de</strong> côté et <strong>de</strong> façon dissi<strong>de</strong>nte »E. Morin, Dialogue <strong>sur</strong> la nature humaine (avec B. Cyrulnick), Paris, Ed. <strong>de</strong> L’Aube, 2000, p.52-53Monsieur Brentot, cinéaste amateur, pouvait-il se douter que ses films, réalisésseul plusieurs décennies auparavant - et déposés récemment dans une cinémathèque régiona<strong>le</strong>pour <strong>le</strong>ur préservation - se retrouvent un jour si entourés. Que <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> autour du cinémad’amateurs, <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> à venir aujourd’hui partager d’autres jeux col<strong>le</strong>ctifs <strong>sur</strong>d’autres scènes, pas toujours sans risque ni traumatisme, contribuant ainsi à construire <strong>de</strong>nouvel<strong>le</strong>s couches d’histoires <strong>sur</strong> ce matériau resté si longtemps peu «digne» d’intérêt social.Voici trois histoires à titre d’exemp<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong>s appartiennent toutes <strong>le</strong>s trois à cettenouvel<strong>le</strong> génération <strong>de</strong> cinémathèques plus ou moins liées à «une appellation tota<strong>le</strong>mentincontrôlée» mais déjà consacrée par l’usage : <strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s. Organismesdont la mission est <strong>de</strong> conserver et/ou diffuser <strong>le</strong> patrimoine filmique d’une région (dont <strong>le</strong>sfilms amateurs), espaces sociaux en cours <strong>de</strong> construction traversés, dans <strong>le</strong>ur mise en placerespective, par <strong>de</strong>s débats et <strong>de</strong>s interrogations encore en suspens, avec tutel<strong>le</strong>s, hiérarchies etmoyens mis en œuvre <strong>le</strong>s plus divers, el<strong>le</strong>s se heurtent, toutes, à une seu<strong>le</strong> et même questioncentra<strong>le</strong> : <strong>le</strong>ur i<strong>de</strong>ntité 240 .Le cinéma d’amateurs, en intégrant officiel<strong>le</strong>ment ces cinémathèquesrégiona<strong>le</strong>s, se donne ici à voir sous un autre ang<strong>le</strong> : comme <strong>le</strong> catalyseur non encore bienorganisé <strong>de</strong> ferments locaux divers et épars (politiques, i<strong>de</strong>ntitaires, institutionnels,économiques, didactiques, etc.) modulab<strong>le</strong>s à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés divers selon l’ancrage <strong>de</strong>sinstitutions qui l’hébergent. Inclus dans un ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> configurations socia<strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s quesont ces cinémathèques régiona<strong>le</strong>s, emporté dans <strong>de</strong>s processus souvent inédits <strong>de</strong>structuration culturel<strong>le</strong> au niveau local et régional, au carrefour du familial et du politique, ilse retrouve mêlé, à son insu, à p<strong>le</strong>in d’histoires qui <strong>le</strong> dépassent et qui restent à découvrir. De«bel<strong>le</strong>s» histoires ?240 J’ai découvert ces histoires lors d’une première et unique prise <strong>de</strong> contact <strong>sur</strong> place avec trois d’entre el<strong>le</strong>s.Je <strong>le</strong>s ai écoutées. El<strong>le</strong>s m’ont touchée (1). El<strong>le</strong>s sont là, tel<strong>le</strong>s quel<strong>le</strong>s, volontairement sans commentaire, trèssuccinctement retracées, juste comme un point <strong>de</strong> départ, <strong>le</strong>s premiers pas dans un travail qu’il y aurait, un jour,à entreprendre : celui <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur col<strong>le</strong>cte systématique et <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur analyse. Ces histoires restent en effet à écrire dans<strong>le</strong>ur intégralité avec <strong>le</strong>urs auteurs.141


I- PREMIÈRE HISTOIRE.. OU COMMENT S’APPROPRIER «L’IMAGE » DU PÈRELa région est jeune et <strong>de</strong> création récente, suite à la loi <strong>de</strong> décentralisation <strong>de</strong>1981. Avec <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux départements qui la compose, el<strong>le</strong> figure parmi <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux plus petitesrégions françaises en superficie, minimisant ainsi <strong>le</strong>s distances entre <strong>le</strong>s différentsprotagonistes régionaux. Sa proximité géographique avec Paris la place dans une situationambiguë car, tout en bénéficiant <strong>de</strong>s retombées économiques et démographiques importantes<strong>de</strong> la capita<strong>le</strong>, il lui est diffici<strong>le</strong> <strong>de</strong> faire valoir une i<strong>de</strong>ntité propre, notamment <strong>sur</strong> <strong>le</strong> planculturel. Tout ce qui existera au niveau <strong>de</strong> l’audiovisuel jusqu’à <strong>de</strong>rnièrement dans cetterégion sera <strong>le</strong> fait d’initiatives éparses, attachées à une personne ou à une col<strong>le</strong>ctivité etréalisées <strong>le</strong> plus souvent avec <strong>de</strong>s moyens limités. Prenons Monsieur C., par exemp<strong>le</strong>.L’image se construitD’un milieu familial qu’il qualifie <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>ste et originaire d’une autre région,Monsieur C. arrive en septembre 1957 dans la capita<strong>le</strong> régiona<strong>le</strong> avec en poche uneagrégation <strong>de</strong> <strong>le</strong>ttres classiques. Il est nommé professeur dans <strong>le</strong> lycée <strong>le</strong> plus prestigieux <strong>de</strong> lavil<strong>le</strong>. Il a déjà appartenu précé<strong>de</strong>mment à <strong>de</strong>s mouvements <strong>de</strong> jeunesse dont à chaque fois i<strong>le</strong>st <strong>de</strong>venu responsab<strong>le</strong>. « Je suis très associatif. Je suis très fier <strong>de</strong> dire que j’ai créé mapremière association à neuf ans ». Il a fait longtemps <strong>de</strong>s films amateurs en famil<strong>le</strong>, a «mêmefailli faire » l’IDHEC et réalise un premier film personnel en 1957. Sa passion <strong>le</strong> mène à êtresuccessivement à l’origine <strong>de</strong> nombreuses initiatives audiovisuel<strong>le</strong>s dans la région. Dès 1958,il fon<strong>de</strong> dans son lycée, avec un petit groupe d’élèves et <strong>de</strong> professeurs, un centre d’initiationaux techniques du cinéma permettant aux élèves <strong>de</strong> réaliser <strong>de</strong>s films. Leur premier film seratourné la même année au lycée et récompensé au niveau national. En même temps, en lienproche avec <strong>le</strong>s clubs <strong>de</strong> cinéma amateur, et excédé par ces rencontres avec <strong>le</strong>s clubsrégionaux et nationaux auxquels ils participaient et qui «étaient faits pour <strong>de</strong>s gens avecbeaucoup d’argent, mé<strong>de</strong>cins, avocats.. alors que nous on plantait nos tentes dans un terrain<strong>de</strong> camping », il déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> créer une association <strong>de</strong> jeunes réalisateurs non professionnels etd’en organiser <strong>de</strong>s rencontres annuel<strong>le</strong>s. Cel<strong>le</strong>s-ci existent encore aujourd’hui. « Mais on esttrès vite limité et on comprend qu’il faut ouvrir <strong>le</strong>s portes du lycée, rayonner autour et créer<strong>de</strong>s partenariats dans la région ». En 1966, il contribue alors à la création d’un centre plusouvert d’étu<strong>de</strong>s cinématographiques, avec la volonté <strong>de</strong> coordonner tous <strong>le</strong>s efforts <strong>de</strong> ceuxqui s’intéressent au cinéma dans la région : exploitants <strong>de</strong> sal<strong>le</strong>, quelques animateurs <strong>de</strong> cinéclubs,cinéastes amateurs et enseignants. En 1975, Le Centre National du Cinéma à Paris qui«l’a reconnu et plus que reconnu à l’époque », <strong>le</strong> finance pour organiser un colloque <strong>sur</strong> <strong>de</strong>sateliers <strong>de</strong> travail filmique. En 1977-1978 Monsieur C. contribue, avec d’autres, à lapréfiguration <strong>de</strong> l’enseignement du cinéma dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s qui sera instauré définitivementquelques années plus tard par <strong>le</strong> ministre <strong>de</strong> l’Education Nationa<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’époque. Dernier élanqui aboutit, en 1978, à la création officiel<strong>le</strong> <strong>de</strong> sa première structure audiovisuel<strong>le</strong>professionnel<strong>le</strong>, mettant fin au militantisme bénévo<strong>le</strong> <strong>de</strong> ces premières expériences.Cette association <strong>de</strong> type loi 1901, appelons-la l’IRA, créée avec l’appui dupréfet et un vote favorab<strong>le</strong> du Conseil Régional, se donne pour objectif <strong>de</strong> répondre auxbesoins <strong>de</strong> la région dans <strong>le</strong>s domaines du cinéma et <strong>de</strong> l’audiovisuel. El<strong>le</strong> est d’entrée <strong>de</strong> jeufinancée ponctuel<strong>le</strong>ment par la Région pour <strong>de</strong>s ai<strong>de</strong>s à l’équipement. Avec l’esprit <strong>de</strong>«service public », el<strong>le</strong> développe différentes actions visant à la fois la formation, l’animation,142


la production et la prestation <strong>de</strong> service. El<strong>le</strong> comptera, en décembre 2000, douze salariés.El<strong>le</strong> sera <strong>de</strong>venue un partenaire régional incontournab<strong>le</strong> pour tout projet touchant àl’audiovisuel. Mais bien plus encore, c’est Monsieur C., son prési<strong>de</strong>nt (après avoir étéprési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> toutes ses précé<strong>de</strong>ntes associations) qui en symbolise toute l’action. Il a toujoursjoué <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du Père Fondateur : « moi-même éducateur, <strong>de</strong>puis toujours je cherche avant toutà transmettre à <strong>de</strong>s jeunes ma passion ». « Tombé dans <strong>le</strong> cinéma comme Obélix dans sapotion », il est la mémoire audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> la région. Personnalité prégnante, il est partout :l’image et <strong>le</strong> son, c’est lui. « On ne peut faire sans ». Son dynamisme ne lui est jamaiscontesté, mais il est décrit aussi comme quelqu’un d’ «incontournab<strong>le</strong> » autant que« redoutab<strong>le</strong> ». Il «vaut mieux l’avoir avec soi ». Il a mis en place tout ce qui se fait <strong>de</strong> cinémadans la région, et donc personne ne prendra la décision <strong>de</strong> couper <strong>le</strong>s ponts avec lui ».Monsieur C. couvre tout <strong>le</strong> champ. Il cumu<strong>le</strong> <strong>le</strong>s connaissances et <strong>le</strong> réseau <strong>de</strong> son corpsd’origine, l’Education Nationa<strong>le</strong> (lycées, rectorat etc.) ; <strong>le</strong> travail réalisé avec bon nombred’acteurs du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’audiovisuel régional ; un important crédit auprès <strong>de</strong>s principa<strong>le</strong>sinstitutions régiona<strong>le</strong>s ; sans compter, pour finir, que <strong>le</strong>s élus <strong>de</strong> la région sont tous passés unjour ou l’autre «dans ses mail<strong>le</strong>s » au lycée où il a enseigné. Dans la région, il finira par yavoir tous ceux qui ont été ses élèves ou qui ont travaillé avec lui ET <strong>le</strong>s autres. Seul peut être<strong>le</strong> grand public restera peu directement concerné par <strong>le</strong> personnage.L’image mise à malMais son omniprésence suscite aussi lassitu<strong>de</strong> et réactions. Une gran<strong>de</strong> tensionexiste entre autres <strong>de</strong>puis toujours entre lui et <strong>le</strong>s différents responsab<strong>le</strong>s culturels du ConseilRégional. Ces <strong>de</strong>rniers, tout en manifestant officiel<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> l’intérêt pour son association eten lui donnant <strong>de</strong>s moyens financiers pour agir, ont, ce qui <strong>de</strong>viendra progressivement <strong>de</strong>plus en plus visib<strong>le</strong>, bien d’autres visées et tentent successivement différentes manœuvres.vouloir l’écornerLe Conseil Régional, suite à sa rencontre avec <strong>le</strong>s professionnels <strong>de</strong> l’image,prend la décision <strong>de</strong> créer en 1988 sa propre association (association loi 1901), appelons-lal’ARC. Cel<strong>le</strong>-ci affirme à son tour, el<strong>le</strong> aussi, comme l’association <strong>de</strong> Monsieur C., sonintention <strong>de</strong> se mettre à «promouvoir dans la région la création et la productioncinématographiques et audiovisuel<strong>le</strong>s ».El<strong>le</strong> souhaite apporter un soutien financier à laproduction régiona<strong>le</strong> et encourager <strong>le</strong>s réalisateurs débutants sous forme <strong>de</strong> bourses annuel<strong>le</strong>s.Au départ l’association est uniquement composée d’élus, c’est-à-dire en gestion <strong>de</strong> faitpuisque <strong>le</strong>s élus en tant qu’élus votaient à cette association une subvention dont ils étaient <strong>le</strong>sseuls à disposer ensuite. El<strong>le</strong> refera ultérieurement ses statuts et s’ouvrira à divers collèges,tout en faisant attention à ce que Monsieur C. ne fasse partie que d’un simp<strong>le</strong> comitéd’experts pour avis, et non pas du conseil d’administration. Cette association, composée <strong>de</strong>trois femmes salariées se développera pendant <strong>le</strong>s dix ans à venir avec <strong>de</strong>sprofessionnels régionaux <strong>de</strong> l’image comme adhérents: exploitants <strong>de</strong> sal<strong>le</strong>, producteurs,réalisateurs, techniciens (environ 100 à 150 personnes).L’association <strong>de</strong> Monsieur C., l’IRA, à son origine, ne se prédisposait pas unjour à se tourner vers la sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> films anciens et vers la création d’une cinémathèque.« Cela viendra après, comme une évi<strong>de</strong>nce » dit-il, notamment en travaillant avec unmuséologue et <strong>le</strong> directeur <strong>de</strong>s archives départementa<strong>le</strong>s. « C’est en confrontant nos points <strong>de</strong>vue et en travaillant ensemb<strong>le</strong> que nous avons compris qu’il fallait attaquer aussi ce secteurlà». Son association envisage alors d’intégrer à ses activités la préservation et la diffusion du143


patrimoine audiovisuel régional, et Monsieur C. affirme son intention d’apporter sacontribution active à la constitution <strong>de</strong> ces archives (dont plus particulièrement <strong>le</strong>s filmsamateurs). En 1980, un projet <strong>de</strong> <strong>recherche</strong> et <strong>de</strong> duplication systématique <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong>document est élaboré dans ses gran<strong>de</strong>s lignes avec <strong>de</strong>ux autres partenaires : un parc naturelrégional, et <strong>le</strong> service <strong>de</strong>s archives départementa<strong>le</strong>s. Un peu plus tard, fin 1981, <strong>le</strong> ConseilRégional attribue à l’association <strong>de</strong> Monsieur C. <strong>le</strong>s premiers crédits nécessaires à la mise enplace d’un centre <strong>de</strong> transfert pour un report <strong>sur</strong> vidéocassette <strong>de</strong> ces premiers films trouvés.Mais cette cinémathèque attendra 1986 pour prendre forme officiel<strong>le</strong>ment (sous la formed’une association loi 1901) comme un <strong>de</strong>s nouveaux départements <strong>de</strong> l’association <strong>de</strong>Monsieur C. Des ai<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’Etat, sous la forme d’une contribution à la création d’un emploi,permettent <strong>de</strong> créer une structure permanente et d’engager une première documentalistediplômée, bibliothécaire <strong>de</strong> formation, chargée <strong>de</strong> sa gestion. Cel<strong>le</strong>-ci ne restera pas.chercher à la grignoterEn 1992, <strong>le</strong>s services culturels du Conseil Régional se disent intéressés parcette cinémathèque, («ils trouvaient ça très bien ») et déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la financer. Le budgetannuel qu’ils lui allouent, soit 400 000 francs, permet <strong>de</strong> recruter Madame A. qui, avec unedoub<strong>le</strong> licence d’art plastique et d’animation culturel<strong>le</strong> et socia<strong>le</strong>, est considérée comme uneprofessionnel<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’archivage. Seu<strong>le</strong> salariée jusqu’à aujourd’hui, bénéficiant <strong>de</strong> <strong>de</strong>uxtechniciens mis à disposition par l’association <strong>de</strong> Monsieur C., el<strong>le</strong> est chargée <strong>de</strong> la mise enplace d’une banque <strong>de</strong> données inventoriant tous <strong>le</strong>s documents cinématographiques etaudiovisuels actuels et anciens ayant pour cadre la région (en 1999, <strong>sur</strong> plus <strong>de</strong> 3000références régiona<strong>le</strong>s, un tiers <strong>de</strong>s films recensés sont <strong>de</strong>s films amateurs). El<strong>le</strong> as<strong>sur</strong>e <strong>le</strong>urdépôt, <strong>le</strong>ur conservation, <strong>le</strong>ur restauration, <strong>le</strong>ur diffusion et organise <strong>de</strong>s projectionspubliques. Mais <strong>le</strong> financement du fonctionnement <strong>de</strong> la cinémathèque par <strong>le</strong> ConseilRégional laisse entrevoir déjà une ambiguïté. « C’est en fait une <strong>de</strong>uxième manœuvre ». El<strong>le</strong>ne s’affiche pas «contre » l’association <strong>de</strong> Monsieur C., «même si ça l’est en fait ». Laresponsab<strong>le</strong> <strong>de</strong> la cinémathèque, d’après Monsieur C., «est d’entrée <strong>de</strong> jeu presque considéréecomme une employée du Conseil Régional du fait qu’il la paie ». « Si bien qu’à plusieursreprises, s’indigne-t-il, ils l’ont convoquée presque sans me <strong>le</strong> dire pour lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>scomptes : qu’est ce qui se passe, comment vous travail<strong>le</strong>z.. Alors moi je n’ai pas aimé ça dutout. J’ai fait savoir quand même que c’est moi qui avais signé son contrat <strong>de</strong> travail.. ».viser à la découperDans <strong>le</strong>s années 1994-1995, <strong>le</strong>s services culturels du Conseil Régionalannoncent à Monsieur C. qu’il «serait bon » que la cinémathèque soit «une structureindépendante », et lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> bien vouloir «travail<strong>le</strong>r à l’écriture <strong>de</strong>s statutsnécessaires » à la création <strong>de</strong> cette nouvel<strong>le</strong> association. « Ca permettrait à la cinémathèque <strong>de</strong>se développer et <strong>de</strong> prendre son amp<strong>le</strong>ur », lui font-ils savoir. Monsieur C. réagit aussitôt :« là, j’ai tout <strong>de</strong> suite compris qu’ils continuaient, par petits morceaux successifs, à nouspiquer <strong>de</strong>s secteurs, après nous avoir pris <strong>le</strong>s professionnels pour <strong>le</strong>s regrouper dans <strong>le</strong>urassociation, l’ARC, c’était maintenant la cinémathèque qu’ils visaient, et qu’à la fin onn’aurait plus rien et qu’on finirait comme une toute petite association ». Monsieur C. <strong>de</strong>man<strong>de</strong>alors ren<strong>de</strong>z-vous au prési<strong>de</strong>nt du Conseil Régional, homme politique <strong>de</strong> droite qu’il connaît,pour lui raconter ce qui se passe. Suite à cette entrevue, Monsieur C. n’entendra plus jamaispar<strong>le</strong>r <strong>de</strong> cette nouvel<strong>le</strong> association. On ne lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra plus jamais <strong>de</strong> rédiger <strong>de</strong> statuts. LeConseil Régional n’a pas réussi à iso<strong>le</strong>r la cinémathèque.144


- Il essaie plus tard autrement. Car <strong>le</strong>s rapports se sont forcément aigris et <strong>de</strong>nouveaux ennuis arrivent : <strong>le</strong>s services culturels du Conseil Régional modifient quelqueslignes dans la convention rédigée pour <strong>le</strong>s subventions <strong>de</strong> la cinémathèque. Cel<strong>le</strong>s-ci fontapparaître que la banque <strong>de</strong> données en informatique <strong>de</strong> la cinémathèque qu’ilssubventionnent <strong>de</strong>vient, à terme, propriété <strong>de</strong> la région. « Et ça, ça a été une catastrophe parceque nous avons eu une inspection <strong>de</strong>s services fiscaux, ils sont tombés là <strong>de</strong>ssus et ils ont dit :mais si cette banque <strong>de</strong> données est propriété <strong>de</strong> la Région, c’est donc que l’argent que vousdonne <strong>le</strong> Conseil Régional n’est pas une subvention <strong>de</strong> fonctionnement mais bien <strong>le</strong> paiementd’une comman<strong>de</strong>, et donc soumise à TVA ».. Et il y aura redressement fiscal, avec 150 000francs à trouver. « On n’avait pas d’argent », l’association <strong>de</strong> Monsieur C. «plonge ». « On aeu <strong>de</strong>s moments très durs à vivre». Monsieur C. se retourne alors à nouveau vers <strong>le</strong>s services<strong>de</strong> la Région. Cela se savait qu’il avait déjà obtenu précé<strong>de</strong>mment <strong>le</strong> soutien du Prési<strong>de</strong>nt duConseil Régional. Du coup l’année suivante, cette convention est refaite en effaçant ceslignes : cet argent est retransformé en une subvention <strong>de</strong> fonctionnement. Monsieur C.contestera <strong>le</strong> redressement fiscal, cela traînera trois ou quatre ans, il gagnera et sera exonéré.Mais en attendant, «il aura fallu payer même si on vous rembourse, après, si vous gagnez ».Cela mettra l’association en difficulté pendant quatre ans. « Ca a été très très dur ici ».tenter <strong>de</strong> la briser« La Région, à l’époque, voulait nous étrang<strong>le</strong>r complètement. On a été sauvé<strong>de</strong> justesse par <strong>le</strong> bascu<strong>le</strong>ment à gauche <strong>de</strong> la région ». 1998 est en effet l’année duchangement <strong>de</strong> majorité politique du Conseil Régional : <strong>de</strong> droite, il passe à gauche. « Mais,malheureusement, avec la gauche, il y a eu d’autres problèmes : c’est à dire exactement <strong>le</strong>sproblèmes inverses.. ». « Il voulait je ne sais pas pourquoi, soutient Monsieur C., nous couper<strong>le</strong>s vivres ». Les services culturels du Conseil Régional déci<strong>de</strong>nt en effet que la subventionannuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> 400 000F <strong>de</strong> la cinémathèque sera versée à l’association <strong>de</strong> Monsieur C. en troistranches au lieu d’une. En un seul coup, son association était sauvée ; en trois fois, c’étaitfoutu. Monsieur C. fait alors une nouvel<strong>le</strong> intervention personnel<strong>le</strong> auprès du nouveauprési<strong>de</strong>nt, <strong>de</strong> gauche, du Conseil Régional («on se connaît très très bien » ; « je l’ai connucomme petit jeune normalien » ; « on avait beaucoup milité ensemb<strong>le</strong> autrefois» ; « on setutoie <strong>de</strong>puis toujours » etc). Bref, celui-ci lui donne aussi raison et fait verser la subventiondu Conseil Régional à la cinémathèque en une seu<strong>le</strong> fois, véritab<strong>le</strong> bol d’oxygène pour la<strong>sur</strong>vie <strong>de</strong> son association. Et <strong>le</strong>s choses se remettent dans l’ordre et tout retrouve une activiténorma<strong>le</strong>.L’image «fusionne »Monsieur C. connaissait la nouvel<strong>le</strong> déléguée politique à la culture du nouveauConseil Régional (sa fil<strong>le</strong> avait été dans <strong>le</strong> lycée où il était enseignant et il avait pour el<strong>le</strong> un«préjugé favorab<strong>le</strong> »). El<strong>le</strong> était, par voie <strong>de</strong> fait, <strong>de</strong>venue prési<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> l’ARC, l’associationaudiovisuel<strong>le</strong> créée par <strong>le</strong> Conseil Régional. Il lui raconte alors « toute l’histoire » <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur<strong>de</strong>ux associations, l’IRA et l’ARC. « El<strong>le</strong> m’a dit, après avoir mené sa petite enquête, qu’el<strong>le</strong>comprenait très bien mais que cet émiettement, cette cas<strong>sur</strong>e entre nos <strong>de</strong>ux associations, ouioui c’était très mauvais, et qu’il serait souhaitab<strong>le</strong> <strong>de</strong> recol<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s morceaux, <strong>de</strong> retrouverl’UNITE, <strong>de</strong> faire quelque chose <strong>de</strong> COHERENT avec nos <strong>de</strong>ux associations. C’est ce que jevoulais. L’objectif était <strong>de</strong> recol<strong>le</strong>r <strong>le</strong>ur association à la mienne ». Il y aura même <strong>de</strong>s artic<strong>le</strong>sdans <strong>le</strong>s journaux etc.. Mais Monsieur C. se rend fina<strong>le</strong>ment rapi<strong>de</strong>ment compte que c’estexactement la même chose qui se passe que lorsque la droite politique était au ConseilRégional, «simp<strong>le</strong>ment présentée <strong>de</strong> façon inverse » : <strong>le</strong> Conseil Régional <strong>de</strong> droite visait à145


casser en petits morceaux l’association <strong>de</strong> Monsieur C. avec sa cinémathèque, pour mettre <strong>de</strong>sgens ou <strong>de</strong>s choses à eux qu’ils tiendraient à <strong>le</strong>urs mains. Le Conseil Régional <strong>de</strong>gauche souhaitait, lui, aujourd’hui réaliser l’unité <strong>de</strong>s structures en fait pour mieux <strong>le</strong>smaîtriser. En un mot : quel que soit <strong>le</strong> cas <strong>de</strong> figure, prendre la main.C’est ce qui vient <strong>de</strong> se passer. L’unité entre ces <strong>de</strong>ux associations vient <strong>de</strong> seréaliser par la décision du Conseil Régional <strong>de</strong> constituer dans la région un Pô<strong>le</strong> Image avecson inscription dans <strong>le</strong> prochain contrat Plan Etat/Région comme une <strong>de</strong> ses priorités. Dans cePô<strong>le</strong> rentrent l’ARC et l’association <strong>de</strong> Monsieur C. Le Conseil Régional confie à laresponsab<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’ARC <strong>de</strong>puis trois ans, jeune femme <strong>de</strong> 35 ans, <strong>le</strong> soin <strong>de</strong> diriger ce Pô<strong>le</strong>. Lerapport <strong>de</strong> force est <strong>de</strong>s plus ru<strong>de</strong>s entre Monsieur C. et <strong>le</strong> Conseil Régional dans cette ultimeconfrontation. Avec une gran<strong>de</strong> volonté et beaucoup <strong>de</strong> détermination Monsieur C. met toutson poids pour faire entendre qu’il veut intégrer sa structure tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> est dans <strong>le</strong> Pô<strong>le</strong> avecses douze salariés, ses vingt cinq ans d’expérience <strong>de</strong>rrière el<strong>le</strong>, et souhaite voir «tout <strong>le</strong> restese mettre en place autour <strong>de</strong> ça ». « Je ne veux pas lâcher ni n’importe comment, ni n’importequoi », "fusionner oui, mais à condition que l’esprit <strong>de</strong>meure : à savoir inscrire la priorité àl’éducatif et au culturel dans <strong>le</strong>s statuts alors que tous <strong>le</strong>s gens qui sont à l’ARC n’y sont quepar intérêt économique ; « s’il faut l’épreuve <strong>de</strong> force j’irai jusqu’au bout.. c’est pour ça qu’ilsme redoutent un peu ». . Monsieur C. négocie tout pied à pied. Le Conseil Régional, <strong>de</strong> soncôté, s’accroche à la version officiel<strong>le</strong> qu’il veut faire valoir : « élargir », «éclater », qu’il yait «une reconnaissance <strong>de</strong>s potentialités <strong>de</strong> chacun dans la région », il affirme souhaiter la«parité » entre <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux associations, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> la «redéfinition d’objectifs précis », à savoirn’intégrer dans <strong>le</strong> Pô<strong>le</strong> que «certaines missions » <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux associations ; il par<strong>le</strong> uniquement<strong>de</strong> «création- fusion » tout en garantissant toutefois l’absence <strong>de</strong> licenciement dupersonnel. Il veut que ce Pô<strong>le</strong> existe, « qu’il y ait débats, et donc on ne veut pas se couper.. ».Le premier janvier 2001, <strong>le</strong> Pô<strong>le</strong> Image Régional a été en effet officiel<strong>le</strong>mentcréé avec l’ARC. Y est éga<strong>le</strong>ment présent un centre <strong>de</strong> photographie qui gère une ga<strong>le</strong>ried’exposition dans la capita<strong>le</strong> régiona<strong>le</strong> (histoire <strong>de</strong> «brouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s cartes » ?). Monsieur C. aaccepté la fusion <strong>de</strong> son association avec l’ARC dans ce Pô<strong>le</strong>, bien qu’il en ait à ce jourencore reporté l’application concrète. Le bras <strong>de</strong> fer se prolonge.. Son association, au final, yperd son autonomie. Monsieur C. prendra sa retraite amp<strong>le</strong>ment méritée. Seu<strong>le</strong> gran<strong>de</strong>gagnante : la cinémathèque. Cœur même <strong>de</strong> cette mémoire audiovisuel<strong>le</strong> régiona<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> ensort grandie, reconnue officiel<strong>le</strong>ment et avec <strong>de</strong> nouveaux moyens dans l’avenir pourtravail<strong>le</strong>r. Car en intégrant ce Pô<strong>le</strong> Régional el<strong>le</strong> en <strong>de</strong>vient un <strong>de</strong>s départements officiels àpart entière.Combat culturel, conquête politique : l’audiovisuel, longtemps considéré danscette région comme un »luxe culturel » apparaît désormais aujourd’hui comme un enjeucapital pour la région, en tant qu’objet possib<strong>le</strong> <strong>de</strong> communication essentiel à sondéveloppement. Le cinéma d’amateur s’y trouve ici utilisé comme un instrumentincontournab<strong>le</strong> et indispensab<strong>le</strong> à la construction d’une i<strong>de</strong>ntité régiona<strong>le</strong> au départinexistante, puissant outil symbolique local et régional dont <strong>le</strong>s politiques ont progressivementsu saisir l’opportunité et s’approprier l’intérêt.II - Deuxième histoire : une scène <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> peu ordinaireTout tourne autour <strong>de</strong> Monsieur A., «déraciné rentré au pays », passionné <strong>de</strong>culture régiona<strong>le</strong>, fonctionnaire du Ministère <strong>de</strong> la Jeunesse et <strong>de</strong>s Sports, et qui, avec comme146


agage <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> philosophie et «sans aucune spécialisation particulière dans <strong>le</strong> cinéma »,<strong>de</strong>viendra <strong>le</strong> «Monsieur Langlois régional ». En effet, en 1986, son administration <strong>le</strong> mandate,suite à une longue maturation initiée par lui <strong>de</strong>puis 1978, pour participer à la cinémathèquerégiona<strong>le</strong> qu’il vient <strong>de</strong> créer. Cette cinémathèque installée dans l’une <strong>de</strong>s régions <strong>le</strong>s plustraditionnel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> France c’est, en premier lieu, son œuvre : cel<strong>le</strong> qu’après bien <strong>de</strong>s péripéties,sa persévérance et sa passion pour <strong>le</strong> recensement, la conservation et la promotion <strong>de</strong>s filmsamateurs <strong>de</strong> sa région aboutissent à faire vivre. 1993 est l’année du «premier décollage » avecl’embauche <strong>de</strong> ses premiers salariés, bien qu’il ait déjà vu en 1991 apparaître <strong>le</strong> premierindice du soutien progressif <strong>de</strong>s élus politiques <strong>de</strong> la région. D’abord d’origine individuel<strong>le</strong> etartisana<strong>le</strong>, puis dépassant <strong>le</strong> cadre «d’une simp<strong>le</strong> col<strong>le</strong>ction <strong>de</strong> films» pour <strong>de</strong>venirprogressivement une association <strong>de</strong> plus en plus reconnue, cette cinémathèque <strong>de</strong>viendra unmodè<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> réseau <strong>de</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s françaises. El<strong>le</strong> servira aussi couramment<strong>de</strong> référence au-<strong>de</strong>là même <strong>de</strong>s frontières, tant en ce qui concerne la col<strong>le</strong>cte et lacommercialisation <strong>de</strong>s images d’archives d’origine amateur, qu’en tout ce qui relève <strong>de</strong> lavalorisation <strong>de</strong>s images patrimonia<strong>le</strong>s liées à l’i<strong>de</strong>ntité d’une région.« Tous <strong>le</strong>s ingrédients étaient réunis pour que.. »El<strong>le</strong> connaissait ces <strong>de</strong>rnières années un «développement exponentiel » avecl’implantation <strong>de</strong> ses quatre antennes loca<strong>le</strong>s, l’organisation <strong>de</strong> spectac<strong>le</strong>s <strong>de</strong> films amateurs<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s cinq départements <strong>de</strong> la région, un fond <strong>de</strong> 14 500 films (dont la moitié en filmsamateurs, <strong>le</strong> reste étant constitué <strong>de</strong> films professionnels ), une col<strong>le</strong>cte <strong>de</strong> 1500 à 2000 filmspar an, un trip<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> ses effectifs en cinq ans (5 salariés en 1994, 13 en 1999), undoub<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> son budget en <strong>de</strong>ux ans (1997 : 2 millions <strong>de</strong> francs ; 1999 : 4 millions <strong>de</strong>francs) etc.Autour <strong>de</strong> Monsieur A., une équipe : une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> copains. Ils bouffaientensemb<strong>le</strong>, se faisaient <strong>de</strong>s fêtes. « Les coup<strong>le</strong>s à l’intérieur se faisaient et se défaisaient ». Lesréunions d’équipe «se déroulaient au bistrot ». Les embauches ? Pas d’appel à candidature ni<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> curriculum vitae, on fonctionnait plutôt par «copinage relationnel ». La définition<strong>de</strong>s emplois ? On s’appuyait <strong>sur</strong> la base d’accords oraux. « Mettre <strong>sur</strong> pied un système <strong>de</strong>feuil<strong>le</strong>s <strong>de</strong> congés ? Pour quoi faire ! Ah ben non, on n’a jamais fait ça ». Venir <strong>le</strong> soirorganiser <strong>de</strong>s projections <strong>de</strong> films, «c’est du bénévolat ». Jusque là, aucune reconnaissance<strong>de</strong>s fonctions que chacun as<strong>sur</strong>ait au sein <strong>de</strong> l’association et <strong>le</strong>s qualifications afférentesn’étaient inscrites. C’était « la petite famil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Monsieur A.», cel<strong>le</strong> autour du Père fondateur,<strong>le</strong> directeur <strong>de</strong> la cinémathèque. Sur <strong>le</strong>s douze salariés <strong>de</strong> l’association, on comptait en 1999huit emplois précaires (dont quatre emplois jeunes, trois temps partiels, et un emploiconsolidé à temps partiel).L’arrivée d’un directeur administratif (d’appartenance syndica<strong>le</strong> FO)envoyé par la mairie <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong> a pour objectif l’amélioration <strong>de</strong> l’organisation <strong>de</strong> la structure.Il contribue à la mise <strong>sur</strong> pied <strong>de</strong>s 35 heures <strong>de</strong> travail sans diminution <strong>de</strong> salaire, au montaged’un syndicat FO dans la cinémathèque (avec <strong>de</strong>s salariés qui se définissent comme«gauchos »!), à l’arrivée <strong>de</strong> voitures <strong>de</strong> fonction toutes neuves («alors qu’avant c’était unegalère »), à la réception <strong>de</strong> chèques-restaurant etc.Bref tout pourrait al<strong>le</strong>r au mieux, excepté pourtant <strong>le</strong> décalage <strong>de</strong> plus en plusvisib<strong>le</strong> entre <strong>le</strong> fonctionnement <strong>de</strong> l’équipe au quotidien et l’évolution <strong>de</strong> la cinémathèquetel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> allait <strong>de</strong>venir. Car la structure n’est plus adaptée à sa dimension. Personne ne nie<strong>le</strong> succès et l’intérêt du travail réalisé, mais la cinémathèque est à un tournant. Il fautenvisager une structure mieux adaptée à sa tail<strong>le</strong>.Les instances dirigeantes annoncent qu’el<strong>le</strong>s vont mener une réf<strong>le</strong>xion, autravers d’un audit réalisé par un cabinet privé, pour voir comment développer la147


cinémathèque en vue d’envisager la modification <strong>de</strong> son statut et d’augmenter sessubventions. Cet audit est commandé par <strong>le</strong> prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la cinémathèque et <strong>le</strong> ConseilRégional. Panique à bord : cette annonce laisse planer <strong>de</strong> possib<strong>le</strong>s mouvements internes, onpar<strong>le</strong> d’embaucher <strong>de</strong>s cadres. La veil<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’audit, dans l’urgence, après 8h30 <strong>de</strong> négociationsdans un climat <strong>de</strong> tension extrême, sous la détermination très ferme <strong>de</strong>s personnels et dureprésentant syndical départemental FO («sans ça, on refusait l’audit »), sera signée une <strong>le</strong>ttreétablie entre <strong>le</strong> directeur <strong>de</strong> la cinémathèque, donc Monsieur A., et <strong>le</strong>s représentants dupersonnel. El<strong>le</strong> porte à la fois <strong>sur</strong> <strong>de</strong>ux points déterminants : 1) <strong>le</strong> rattachement officiel dupersonnel à une convention col<strong>le</strong>ctive, cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’animation socioculturel<strong>le</strong>, et 2) lareconnaissance officiel<strong>le</strong> <strong>de</strong> la qualification <strong>de</strong> chaque membre du personnel par un accord <strong>de</strong>classification indiciaire. Quelques jours après, <strong>le</strong> prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la cinémathèque refuse lavalidité <strong>de</strong> ce texte dans un courrier qu’il adresse au secrétaire départemental FO : « je vousrappel<strong>le</strong> que seul <strong>le</strong> prési<strong>de</strong>nt a qualité pour engager l’association ».« Et là, ça a explosé… »Cette <strong>le</strong>ttre met <strong>le</strong> feu aux poudres. Faire grève est parti <strong>de</strong> ce courrier. Dixsalariés <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s douze que compte la cinémathèque entament alors une grève début juin 1999soutenus par <strong>le</strong> syndicat FO. Ils «camperont » pendant un mois <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> parvis <strong>de</strong> lacinémathèque posant littéra<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s problèmes <strong>de</strong> la cinémathèque dans la rue. Faute <strong>de</strong>pouvoir créer un rapport <strong>de</strong> force avec <strong>le</strong>urs responsab<strong>le</strong>s, ils parieront <strong>sur</strong> <strong>le</strong> temps et ladétermination. La vio<strong>le</strong>nce <strong>de</strong> ce conflit présenté <strong>de</strong> part et d’autres comme «in-négociab<strong>le</strong> »<strong>sur</strong>prendra et épuisera tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong>. Face à un développement <strong>de</strong>venu inéluctab<strong>le</strong>, lacinémathèque se retrouve «victime » <strong>de</strong> son succès.Chacun campera <strong>sur</strong> ses positions :- <strong>le</strong> prési<strong>de</strong>nt, arrivé en 1997, charcutier traiteur, <strong>de</strong> tendance politique RPR etactuel vice-prési<strong>de</strong>nt du Conseil Régional : il désire «professionnaliser » la cinémathèque etveut une «montée en puissance <strong>sur</strong> quelques mois » avec «<strong>de</strong>s objectifs à définir <strong>de</strong> part etd’autre ». Il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> au personnel un «objectif d’excel<strong>le</strong>nce » auquel il doit tendre afind’obtenir «la reconnaissance souhaitée » et un «effort d’adaptation et <strong>de</strong> formation basé <strong>sur</strong><strong>de</strong>s évaluations individuel<strong>le</strong>s menées par la direction ». Il as<strong>sur</strong>e l’absence <strong>de</strong> toutlicenciement.- <strong>le</strong> directeur, Monsieur A. : il s’est toujours battu pour que « sa »cinémathèque dépasse la notion <strong>de</strong> cinémathèque régiona<strong>le</strong> et vise un créneau <strong>de</strong>reconnaissance nationa<strong>le</strong> et internationa<strong>le</strong>. Sa démarche vise à ce moment là davantage àobtenir <strong>le</strong>s subventions <strong>de</strong> la Région et du Centre National du Cinéma à Paris pour continuerce développement que <strong>de</strong> faire évoluer la situation du personnel. Il est fortement mis en causepar <strong>le</strong>s salariés car il ne prend pas parti pour eux mais se range du côté du prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> lacinémathèque. « Je n’ai pas fait barrage », « ils se sont vus lâchés ».- <strong>le</strong> directeur administratif : il est présenté comme «la bête noire » dupersonnel. Il disparaît pendant <strong>le</strong> conflit.- <strong>le</strong> conseil d’administration : il refuse, à l’unanimité, <strong>de</strong> «cautionner lasignature du directeur », Monsieur A., dans la <strong>le</strong>ttre qu’il a rédigé <strong>de</strong>rnièrement avec sessalariés. Ce texte, d’après eux, «bloque toute évolution » <strong>de</strong> la cinémathèque pour <strong>de</strong>s années.Dans <strong>le</strong> conseil d’administration, se trouvent entre autres un adjoint du maire PC, unconseil<strong>le</strong>r général PS, et un conseil<strong>le</strong>r régional RPR : ces trois hommes seront amenés à serencontrer plusieurs fois tout au long du dérou<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> ce conflit, ils seront «toujours <strong>sur</strong> lamême longueur d’on<strong>de</strong> ».148


- <strong>le</strong>s financeurs et déci<strong>de</strong>urs locaux : <strong>le</strong> Conseil Régional ne se manifesterajamais d’aucune façon, ni coup <strong>de</strong> fil, ni prise <strong>de</strong> position durant toute la grève («c’est là où ildécouvre <strong>le</strong>s vertus <strong>de</strong> la vie associative en disant : « vous êtes une association, démer<strong>de</strong>zvous»). Le maire <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong> recevra, à <strong>le</strong>ur <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, <strong>le</strong>s salariés mais ne prendra pasposition.- l’audit : <strong>le</strong> prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la cinémathèque avait pourtant spécifié, au moment<strong>de</strong> la comman<strong>de</strong> <strong>de</strong> cet audit à un cabinet privé, qu’il soit mené «sans traumatisme ». C’estraté. Toutes <strong>le</strong>s «maladresses» seront accumulées. D’abord, il est très mal vendupsychologiquement, tant au niveau <strong>de</strong> l’équipe que du conseil d’administration («<strong>le</strong> prési<strong>de</strong>ntétait dans une position très gênante car il était à la fois prescripteur <strong>de</strong> l’audit en tant quemembre <strong>de</strong> la Région, et prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la cinémathèque. Il a donc décidé seul <strong>de</strong> faire un auditet d’en choisir la boîte »). Il a lieu dans <strong>de</strong>s conditions désastreuses (<strong>sur</strong> une situation <strong>de</strong>grève !). Sa rédaction et ses conclusions laissent sans voix (« il est allé jusqu’au bout et il adit : il faut virer <strong>de</strong> nombreuses personnes, repartir avec une équipe réduite <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou troispersonnes et reconstruire la cinémathèque <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s critères <strong>de</strong> performance » sans remettretoutefois en cause l’idée <strong>de</strong> fond <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> cette structure. « Alors ça.. <strong>sur</strong> une situation<strong>de</strong> crise.. mais au point où on en était.. »). « C’était un audit <strong>de</strong> combat pour un ConseilRégional qui n’est pas un Conseil Régional <strong>de</strong> combat ».- <strong>le</strong> syndicat départemental FO : Il a largement contribué au conflit pendant sa premièrephase.- <strong>le</strong>s salariés grévistes : Ils veu<strong>le</strong>nt l’application du texte («l’accord » commeils <strong>le</strong> nomment) signé la veil<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’audit avec <strong>le</strong>ur directeur, Monsieur A., et ils ne varierontjamais <strong>le</strong>ur position. Ils se diront simp<strong>le</strong>ment prêts à discuter <strong>le</strong>s implications financières et<strong>le</strong>ur mise en application. Au professionnalisme <strong>de</strong>mandé par <strong>le</strong> prési<strong>de</strong>nt, ils répon<strong>de</strong>nt«non, c’est d’abord la reconnaissance <strong>de</strong> nos acquis, on ne négocie pas <strong>sur</strong> l’avenir, mais <strong>sur</strong><strong>le</strong> présent qui est dû tout <strong>de</strong> suite » («nous souffrons d’un manque évi<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> reconnaissance.Nos revendications ne sont pas salaria<strong>le</strong>s, juste un besoin d’i<strong>de</strong>ntification, d’adéquation entrenos emplois et nos titres »).- <strong>le</strong> médiateur, directeur adjoint <strong>de</strong> la Direction Départementa<strong>le</strong> du Travail et<strong>de</strong> l’Emploi : Il est <strong>de</strong>mandé par <strong>le</strong>s salariés et nommé par <strong>le</strong> sous-préfet pour tenter <strong>de</strong>débloquer, à la fin, la situation.(Extrait <strong>de</strong> ses conclusions : « après <strong>de</strong>s débuts prometteurs, il est apparuqu’aucune négociation réel<strong>le</strong> (..) n’était possib<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s positions respectives étant, d’une parttrès éloignées et d’autre part, posées comme non susceptib<strong>le</strong>s <strong>de</strong> variation (sinon à la marge)(..). Il est apparu rapi<strong>de</strong>ment que l’enjeu n’était pas principa<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s avantages financiersimmédiats - <strong>le</strong>s salariés envisageant qu’ils puissent être différés - mais <strong>le</strong> positionnement <strong>de</strong>chacun dans la structure pour l’avenir. Cet enjeu ne relève pas à titre principal du champ <strong>de</strong> lanégociation <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s relations contractuel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> travail. (..) En conclusion, il ne m’apparaît pasque ce conflit puisse trouver sa solution <strong>sur</strong> <strong>le</strong> seul terrain du droit du travail »).Sur <strong>le</strong>s conseils du médiateur, <strong>le</strong>s salariés envisagent toutefois, après un mois<strong>de</strong> grève, la reprise du travail, «sous condition d’un protoco<strong>le</strong> <strong>de</strong> reprise <strong>de</strong>snégociations ». Leur rattachement officiel à la convention col<strong>le</strong>ctive animation socioculturel<strong>le</strong>sera acquise ; la reconnaissance <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs qualifications par un accord <strong>de</strong> classificationindiciaire restera, el<strong>le</strong>, à concrétiser. Un groupe <strong>de</strong> travail auquel ils sont associés est mis enplace : son activité portera <strong>sur</strong> l’examen du fonctionnement <strong>de</strong> la cinémathèque et contribueraà élaborer <strong>de</strong>s propositions (toutes <strong>le</strong>s questions porteront <strong>sur</strong> l’aspect social <strong>de</strong> sonorganisation, mettant pour la première fois en arrière plan l’aspect purement filmique <strong>de</strong> lacinémathèque). Ils déposeront <strong>de</strong>s requêtes aux Prud’hommes : la cinémathèque sera149


condamnée à <strong>le</strong>s dédommager, mais el<strong>le</strong> fera appel. Le conflit sera fina<strong>le</strong>ment définitivementréglé en septembre 2000, soit un an et <strong>de</strong>mi après.Une famil<strong>le</strong> recomposéeQu’en est il aujourd’hui ?Onze salariés travail<strong>le</strong>nt aujourd’hui à la cinémathèque dont cinq emploisjeunes. Bien que l’on compte toutefois, suite à la grève, un licenciement pour reconversion,un départ en pré retraite, et un contrat à durée déterminé non renouvelé, la cinémathèqueressemb<strong>le</strong> pour une bonne part aujourd’hui à ce pour quoi ils se sont battus avec un cadrageofficiel <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs fonctions et une reconnaissance <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur compétence. A quel prix toutefois !Autour d’eux, presque toutes <strong>le</strong>s cartes sont redistribuées ou ont changées <strong>de</strong> mains :- <strong>le</strong> prési<strong>de</strong>nt à la fin <strong>de</strong> la grève a dit : « je m’en vais ». Il ne s’est pasreprésenté à la prochaine assemblée généra<strong>le</strong> <strong>de</strong> la cinémathèque bien qu’il fasse toujourspartie du conseil d’administration pour représenter la Région. « Le pouvoir était donc àprendre : il l’a été par <strong>le</strong>s socioculturels ». En effet, trois membres <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s six qui composentactuel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> bureau appartiennent au secteur socioculturel, dont <strong>le</strong> nouveau prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> lacinémathèque, nommé dans un premier temps par la Direction du travail pour trouver uneissue au conflit, et qui ensuite est resté. Ils travail<strong>le</strong>nt actuel<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s bases très proches<strong>de</strong> cel<strong>le</strong>s <strong>de</strong>mandées par <strong>le</strong>s salariés.- au niveau <strong>de</strong>s financeurs, la confiance a été entamée : la Région n’a pasaugmenté sa subvention. Le Conseil Général et la vil<strong>le</strong> ont plafonné <strong>le</strong>urs subventions. LeCentre National du Cinéma n’a pas versé la somme escomptée. « La pério<strong>de</strong> traversée, dira <strong>le</strong>nouveau prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la cinémathèque, a mis en péril, pendant une pério<strong>de</strong>, l’avenir <strong>de</strong> lacinémathèque. Il y a quelques mois, on se <strong>de</strong>mandait encore comment on allait faire. Il a fallureconquérir <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctivités : Conseil Régional, Conseil Général, Mairie ».- <strong>le</strong> rapport <strong>de</strong> l’audit a été mis aux oubliettes.- <strong>le</strong> syndicat FO : « on ne <strong>le</strong> voit plus ».- <strong>le</strong> directeur administratif : il est tombé mala<strong>de</strong> et a été hospitalisé pendantquelques mois (cure <strong>de</strong> sommeil etc). Il ne vient plus à la cinémathèque <strong>de</strong>puis un an bienque payé par la vil<strong>le</strong>.- <strong>le</strong> médiateur est malheureusement décédé acci<strong>de</strong>ntel<strong>le</strong>ment la grève à peineterminée.- <strong>le</strong> directeur, Monsieur A., créateur <strong>de</strong> cette cinémathèque et responsab<strong>le</strong> <strong>de</strong>son rayonnement, paie <strong>le</strong> prix fort <strong>de</strong> cette crise. Un an après la grève, il annonce au conseild’administration sa démission pour «<strong>de</strong>s raisons personnel<strong>le</strong>s et professionnel<strong>le</strong>s » et réintègreson poste au Ministère <strong>de</strong> la Jeunesse et <strong>de</strong>s Sports. Pour autant il as<strong>sur</strong>e que <strong>le</strong>s ponts neseront pas complètement coupés et qu’il continuera à collaborer avec la structure en tant quebénévo<strong>le</strong>, une position qui va lui permettre <strong>de</strong> «faire <strong>de</strong>s choses que la conduite d’une équipene permet pas » (comme un travail <strong>de</strong> fond <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s images ou <strong>sur</strong> l’histoire du cinéma danscette région, par exemp<strong>le</strong>). Son successeur, choisi <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s soixante dix candidatures arrivées <strong>de</strong>toute la France, est fina<strong>le</strong>ment un <strong>de</strong>s anciens membres du conseil d’administration, déjàdirecteur d’une association régiona<strong>le</strong> <strong>de</strong> cinéma et d’un festival <strong>de</strong> courts métrages <strong>sur</strong> la vil<strong>le</strong><strong>de</strong>puis quinze ans. La cinémathèque s’ancre donc aujourd’hui au niveau régional.C’était un «passage complètement fou », «<strong>de</strong> l’irrationnel pur », «que <strong>de</strong>l’affectif », «<strong>de</strong> la peur », «très vio<strong>le</strong>nt, sans raison », «c’est une histoire <strong>de</strong> désamour avec <strong>le</strong>Père», «c’est un coup<strong>le</strong> babacool où tout va bien, qui reçoit un héritage et ils se foutent <strong>sur</strong> la150


gueu<strong>le</strong> » etc. Le médiateur affirmera, lui, que c’est <strong>le</strong> conflit «<strong>le</strong> plus étonnant » qu’il ait vu <strong>de</strong>toute sa carrière, à la fois à cause <strong>de</strong> sa vio<strong>le</strong>nce qui lui apparaissait «disproportionnée parrapport aux enjeux », et du caractère radical <strong>de</strong>s revendications, choses d’après lui, parail<strong>le</strong>urs, «tout à fait négociab<strong>le</strong>s ».Cette crise a mis à vif ce qui se joue actuel<strong>le</strong>ment en arrière plan <strong>de</strong> ce matériau qu’est <strong>le</strong>cinéma d’amateur : à savoir sa reconnaissance pour lui-même comme pour ceux quil’approchent, là où l’on est encore «dans un mon<strong>de</strong> où <strong>le</strong>s reconnaissances ne sont pasnaturel<strong>le</strong>s ». Ces images, éloignées <strong>de</strong>s pistes audiovisuel<strong>le</strong>s classiques, se révè<strong>le</strong>nt aussidéstabilisatrices <strong>de</strong>s structures qui <strong>le</strong>s hébergent tout autant que porteuses <strong>de</strong> nouvel<strong>le</strong>si<strong>de</strong>ntités à définir et construire. La vio<strong>le</strong>nce semb<strong>le</strong> être à la hauteur du flou laissé encoreautour.III - TROISIÈMEMENT : UNE HISTOIRE-MAISONCette cinémathèque, située au cœur <strong>de</strong> la France, dans une région au passéindustriel fort, bien qu’aujourd’hui révolu, est très fière <strong>de</strong> se présenter comme lacinémathèque la plus ancienne <strong>de</strong> France. El<strong>le</strong> est <strong>de</strong>puis toujours municipa<strong>le</strong>. Créée dans <strong>le</strong>sannées 20 par la vil<strong>le</strong> avec <strong>le</strong> soutien du département et du Ministère <strong>de</strong> l’InstructionPublique, très novatrice pour l’époque, el<strong>le</strong> sera «à l’avant gar<strong>de</strong> du cinématographeéducateur ». El<strong>le</strong> aura pour but <strong>le</strong> prêt <strong>de</strong> films aux éco<strong>le</strong>s <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong> à <strong>de</strong>s fins pédagogiqueset sera étroitement liée au réseau <strong>de</strong>s institutions et militants laïcs. Avec un passé chargéd’enjeux politiques et idéologiques forts, el<strong>le</strong> connaît après-guerre <strong>de</strong>s difficultés importantesmais continue néanmoins son action grâce à l’ai<strong>de</strong> d’enseignants très motivés, véritab<strong>le</strong>smilitants du cinéma pédagogique. Le pouvoir politique hésite longtemps <strong>sur</strong> son <strong>de</strong>venir : lagar<strong>de</strong>r ? la cé<strong>de</strong>r à l’Education Nationa<strong>le</strong> ? En 1971, l’Education Nationa<strong>le</strong> retire «ses bil<strong>le</strong>s »en arrêtant <strong>de</strong> détacher un enseignant pour la diriger. Une nouvel<strong>le</strong> municipalité arrive aupouvoir en 1977 avec d’autres priorités politiques au niveau culturel, et met trois ans àprendre une décision. En 1980, el<strong>le</strong> déci<strong>de</strong> sa réorganisation et souhaite développer sonaction. El<strong>le</strong> signe une convention avec <strong>le</strong> Ministère <strong>de</strong> la Culture et ouvre un concours pour lamise en place d’un nouveau directeur pour gérer et accroître <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions <strong>de</strong> films et mettreen place une action culturel<strong>le</strong> en direction <strong>de</strong> la population loca<strong>le</strong>. Les affrontementspolitiques sont sévères à l’intérieur <strong>de</strong> la mairie : <strong>le</strong> maire aurait bien aimé contrô<strong>le</strong>rpolitiquement la cinémathèque, mais il aura contre lui l’adjoint à la culture qui, d’un autrebord politique, se battra comme un dingue pour cette cinémathèque et pour en nommer sondirecteur. Un appel <strong>de</strong> candidature a lieu au niveau national : cinquante personnes seprésentent parmi <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>urs candidats réciproques. Une bel<strong>le</strong> bagarre politique a lieudans <strong>le</strong> jury et <strong>le</strong> choix final se fait <strong>sur</strong>.. « la 3 ème voie » : <strong>le</strong> candidat <strong>de</strong> l’EducationNationa<strong>le</strong>. Le maire «lâche » <strong>le</strong> pouvoir qu’il envisageait <strong>de</strong> prendre <strong>sur</strong> la cinémathèque.La 3 ème voie, c’est Monsieur G. qui ne faillira pas à la règ<strong>le</strong> : tous <strong>le</strong>s directeurs<strong>de</strong> cette cinémathèque auront été <strong>de</strong>s enseignants ou d’anciens enseignants. Maître auxiliaire àl’Education Nationa<strong>le</strong>, déjà réputé pour ses «idées turbu<strong>le</strong>ntes » d’innovation avec l’image,originaire d’une famil<strong>le</strong> <strong>de</strong> la région dans laquel<strong>le</strong> il est pratiquement toujours resté, militantpolitique <strong>de</strong>puis <strong>le</strong> lycée, militant catho (JEC, Action catholique à l’université), ayant«navigué » dans <strong>le</strong> milieu associatif, «traîné » dans <strong>le</strong> milieu socio-culturel (ancien directeur<strong>de</strong> MJC), Monsieur G. se définissait comme un « contestataire, produit <strong>de</strong> mai 1968 »,« s’intéressant au cinéma » et <strong>de</strong>venu « un notab<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’Education Nationa<strong>le</strong> ». Il aime <strong>le</strong>cinéma <strong>de</strong>puis tout petit, a animé <strong>de</strong>s ateliers <strong>de</strong> super 8, réalisé environ cinquante courtsfilms documentaires <strong>sur</strong> la région, fait beaucoup <strong>de</strong> photos sans pour autant avoir <strong>de</strong>151


formation spécifique dans ces différents domaines, et se dit <strong>de</strong>puis toujours intéressé parl’ethnographie régiona<strong>le</strong>.La cinémathèque, à son arrivée, était «tombée bien bas » et «il fallait quelqu’un d’unpeu costaud pour la faire vivre ». Ce n’est donc pas ce que l’on peut dire «une nominationtranquil<strong>le</strong> » pour Monsieur G., même s’il eut d’entrée <strong>de</strong> jeu la reconnaissance et l’appuifinancier du Ministère <strong>de</strong> la Culture. En tant que responsab<strong>le</strong> d’une structure culturel<strong>le</strong>municipa<strong>le</strong>, il arrive dans une situation où il n’est pas choisi par <strong>le</strong> maire qui ne lui donne nimoyens ni pouvoir («<strong>le</strong>s moyens seront toujours très limités et durs à obtenir »). Il a toutefoisl’appui, à la mairie, <strong>de</strong> l’adjoint à la culture qui a voulu cette embauche, et <strong>de</strong> l’adjoint auxaffaires scolaires. Ils forment, avec Monsieur G., «<strong>le</strong> trio <strong>de</strong> base » <strong>de</strong> cette cinémathèque.Mais, <strong>de</strong> 1981 à 1999, Monsieur G. ne pourra pas embaucher <strong>de</strong> personnel extérieur à lamairie : « ça, ça n’a pas pu bouger d’un poil ». Et alors, à chaque fois, «ça a été <strong>de</strong>s bagarresassez dingues ».« J’ai hérité du personnel »En 1981, Monsieur G. prend donc la cinémathèque comme el<strong>le</strong> est, tout encommençant sans attendre d’entreprendre la col<strong>le</strong>cte <strong>de</strong> films régionaux (dont entre autres <strong>le</strong>sfilms amateurs). Il trouve à son arrivée <strong>de</strong>ux personnels administratifs et quatre techniciens.Ce qui est pas mal pour une équipe, mais bon. En fait, en gros, c’était tous <strong>de</strong>s gens dontpersonne ne voulait ail<strong>le</strong>urs. Des «vieux planqués ». Un seul <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s quatre techniciens n’étaitpas alcoolique. La cinémathèque était clairement perçue comme un lieu <strong>de</strong> «débarras», <strong>de</strong>«rebut », un lieu sans position stratégique. « Ah ! ça, ça a été dur ». Monsieur G. a alorscherché à faire rentrer progressivement <strong>de</strong>s personnes d’autres services <strong>de</strong> la mairie. Aucun nesera professionnel <strong>de</strong> l’image. Il «récupère» ainsi : une jeune secrétaire qui venait d’êtreembauchée à la mairie et qui provenait d’une entreprise loca<strong>le</strong> qui fabriquait <strong>de</strong>s projecteurs<strong>de</strong> cinéma ; un homme à l’imprimerie <strong>de</strong> la mairie, parce que Monsieur G. avait appris qu’ils’intéressait à la mémoire loca<strong>le</strong> et qu’il faisait <strong>de</strong> la photo ; un ancien gardien <strong>de</strong> la maison <strong>de</strong>la culture, grand militant associatif et «vieux routier » du parti socialiste dont la maison <strong>de</strong> laculture ne voulait plus ; un homme qui appartenait au service é<strong>le</strong>ctricité <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong> etchangeait <strong>le</strong>s ampou<strong>le</strong>s <strong>de</strong>s lampadaires <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong>, gars très dynamique qui, en <strong>de</strong>hors duboulot, était très associatif, faisait <strong>de</strong> la radio amateur et tout ça («il en avait marre <strong>de</strong>s’emmer<strong>de</strong>r dans son boulot et il avait envie <strong>de</strong> bosser ») ; un jeune qui lavait <strong>le</strong> carrelage <strong>de</strong>spiscines et qui lui sera «recommandé » («ça m’était diffici<strong>le</strong> <strong>de</strong> <strong>le</strong> refuser ») ; <strong>de</strong>uxadministratifs en plus à la mairie car il y en avait <strong>de</strong> trop ; sa femme dont <strong>le</strong> service municipal<strong>de</strong> l’action culturel est démantelé et dont la responsabilité précé<strong>de</strong>nte était, outre d’avoir déjàréalisé quelques films ethnologiques, <strong>de</strong> diffuser <strong>de</strong>s films dans <strong>le</strong>s rési<strong>de</strong>nces <strong>de</strong> personnesâgées etc. Tout ça, ça a été <strong>de</strong> «la démer<strong>de</strong> interne ». Et donc on ne lui a «pas fait <strong>de</strong> ca<strong>de</strong>au »hein ! Monsieur G., très indépendant, joue alors avec <strong>le</strong> dynamisme du personnel qu’il a. A lafois sans beaucoup <strong>de</strong> moyens, manageant à l’ancienne «très MJC sty<strong>le</strong> patronage » il réussità obtenir beaucoup <strong>de</strong>s gens s’appuyant plus particulièrement <strong>sur</strong> trois d’entre eux, dont safemme, et développe sa cinémathèque.« Des gens <strong>de</strong> l’extérieur sans être <strong>de</strong> l’extérieur »En 1992, Monsieur G. cherchait <strong>de</strong>s locaux pour agrandir son activité. Unenouvel<strong>le</strong> médiathèque étant en train d’être construite dans la vil<strong>le</strong>, la municipalité proposel’installation <strong>de</strong> la bibliothèque municipa<strong>le</strong> et <strong>de</strong> la cinémathèque dans ce nouvel espacecommun. En octobre 1993, c’est l’ouverture. Au départ, <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux structures sont autonomes,152


ien que toute <strong>le</strong>ur logistique soit commune, mais, très vite, bien que la cinémathèque gar<strong>de</strong>son autonomie (budget, lien avec <strong>le</strong> CNC, appellation..) il y aura une réorganisation complète<strong>de</strong>s services et <strong>le</strong> redéploiement du personnel mis en commun. Pour <strong>le</strong> public, <strong>le</strong>s appellations“vidéothèques”, cinémathèques”, bibliothèques”, médiathèques” sont bien secondaires.. Lacinémathèque constitue donc <strong>le</strong> département audiovisuel <strong>de</strong> la médiathèque. Et l’activité a untel développement qu’on utilise <strong>le</strong> vocab<strong>le</strong> “d’ancienne cinémathèque” pour par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> lacinémathèque d’avant 1993.En même temps, en 1991-1992, <strong>le</strong> maire et <strong>le</strong>s politiques voulant «faire dumo<strong>de</strong>rne » déci<strong>de</strong>nt, sans consulter Monsieur G., l’achat d’un automate-robot <strong>de</strong>stiné auvisionnage automatique <strong>de</strong> films à l’attention du public. Question pour eux «<strong>de</strong> prestige ».L’ouverture au public <strong>de</strong> ce robot se fera en 1995 avec <strong>de</strong>ux postes <strong>de</strong> visionnage. Cetteopération, mise ensuite sous la responsabilité <strong>de</strong> Monsieur G. pour son fonctionnement, trèschère au niveau <strong>de</strong> l’entretien <strong>de</strong> l’outil et au niveau du personnel («et donc on l’ouvrait trèspeu ») sans par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong> documents prévus, mènera à son arrêt <strong>de</strong>ux ans plus tard.Monsieur G. n’aura pas eu <strong>le</strong>s moyens <strong>de</strong> <strong>le</strong> faire fonctionner au niveau technique, nid’obtenir <strong>le</strong> personnel voulu à cet effet, sans par<strong>le</strong>r du public qui ne suivra pas. Ce robotn’aura fonctionné que <strong>de</strong>ux ans. Cette opération fut considérée comme «un doub<strong>le</strong>fiasco » tant au niveau financier qu’au niveau du public. Mais el<strong>le</strong> permit à Monsieur G. <strong>de</strong>«récupérer », pour faire marcher ce robot, <strong>de</strong>ux bibliothécaires spécialisées images, membresdu personnel <strong>de</strong> la bibliothèque municipa<strong>le</strong> : ses «<strong>de</strong>ux premières documentalistesprofessionnel<strong>le</strong>s » comme il dira. Le robot arrêté, il négocie pour gar<strong>de</strong>r l’une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux (el<strong>le</strong>en profitera pour faire un stage à l’INA à Paris, et se spécialisera ensuite <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s problèmes <strong>de</strong>sdroits juridiques à l’image) ; l’autre repartira à la bibliothèque municipa<strong>le</strong>. « Donc je ne m’ensuis pas mal sorti ». Il pourra éga<strong>le</strong>ment «récupérer » à cette occasion un technicien <strong>de</strong> «trèshaut niveau » au service technique <strong>de</strong> la mairie, responsab<strong>le</strong> <strong>de</strong> la robotique, qu’il pourragar<strong>de</strong>r à l’arrêt du robot. « Et là, j’ai fait un beau coup ». « J’ai donc re<strong>le</strong>vé <strong>le</strong> défi et j’ai euces trois personnes ».Avec l’ai<strong>de</strong> du concours extérieurMonsieur G. profite alors du contexte porteur pour transformer un poste <strong>de</strong>départ en retraite en une catégorie supérieure : celui d’assistant <strong>de</strong> conservation, et <strong>de</strong>man<strong>de</strong> àl’ouvrir à un concours extérieur. C’est accepté en haut lieu. Annonce officiel<strong>le</strong> passée auniveau national dans « Télérama » et tout <strong>le</strong> tralala.. Mais l’administration est un peu braquée,lui <strong>de</strong> son côté ne se bat pas «comme un dingue » au niveau politique, «laisse tomber » et onlui impose d’embaucher, à ce poste, un titulaire <strong>de</strong>s col<strong>le</strong>ctivités territoria<strong>le</strong>s (en clair, unbibliothécaire). Et donc là, ça réduit à nouveau complètement <strong>le</strong> champ car tous <strong>le</strong>s routiers <strong>de</strong>l’audiovisuel se retrouvent écartés. Il choisit alors une jeune femme qui correspond au profil<strong>de</strong>mandé et travail<strong>le</strong> à la bibliothèque <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> «est branchée <strong>sur</strong> l’image ». El<strong>le</strong> lui«convient pas mal », est «assez dynamique », «ça cadre », il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à la prendre et la mairieaccepte. Avec son tempérament fonceur, el<strong>le</strong> s’attaque à p<strong>le</strong>in <strong>de</strong> choses et Monsieur G. lanomme responsab<strong>le</strong> <strong>de</strong> son unité <strong>de</strong>s archives. Et là, c’est dur. El<strong>le</strong> s’en prend p<strong>le</strong>in la gueu<strong>le</strong>.Les anciens <strong>le</strong> prennent mal. El<strong>le</strong> jette l’éponge <strong>le</strong> 1 er janvier 1999.Deuxième tentative : Monsieur G. ouvre à nouveau <strong>le</strong> recrutement à l’extérieurpour ce poste laissé vacant : c’est accepté. A nouveau il ne reçoit pas la réponse souhaitée caron lui impose toujours un assistant <strong>de</strong> conservation (donc bibliothécaire). Mais il déci<strong>de</strong> alorsd’al<strong>le</strong>r, disons, fouiner dans <strong>le</strong>s dossiers, «en y allant au culot quoi » ! Et là, il découvre parhasard, au milieu <strong>de</strong> tous ces dossiers, celui d’une jeune femme qui «a l’air pas mal », quivient <strong>de</strong> l’INA, «une gran<strong>de</strong> professionnel<strong>le</strong> qui a bourlingué à Paris, New York.. ». « Et ma153


chance a été qu’el<strong>le</strong> était originaire <strong>de</strong> la région et qu’el<strong>le</strong> voulait revenir ici ». On ne l’avaitpas indiquée à Monsieur G., non mais c’est dingue, on ne voulait pas lui transmettre tous cesdossiers parce que c’était <strong>de</strong>s dossiers autres que <strong>de</strong>s candidatures d’assistant <strong>de</strong>conservation ! Sur ce, il se renseigne indirectement <strong>sur</strong> cette jeune femme, l’appel<strong>le</strong>, larencontre et tout ça.. et ensuite annonce à l’administration : « ah ben j’ai su par hasard qu’il yavait quelqu’un <strong>de</strong> génial qui avait <strong>de</strong>mandé ce poste : IL ME LA FAUT ». Un semblant <strong>de</strong>jury est organisé avec trois personnes et c’est d’accord. Cette jeune femme est aujourd’huil’un <strong>de</strong>s bras droits <strong>de</strong> Monsieur G., sa responsab<strong>le</strong> du service <strong>de</strong>s archives. Ca se passe «trèsbien », comme si el<strong>le</strong> avait profité d’un premier débroussaillage <strong>de</strong> terrain réalisé par cel<strong>le</strong> quil’a précédée à ce poste. El<strong>le</strong> ne connaît pas du tout la fonction publique. Et c’est la premièrefois que Monsieur G. a dans son personnel quelqu’un qui vient du secteur privé : il a pul’embaucher comme contractuel<strong>le</strong> annuel<strong>le</strong>. Son contrat a déjà été reconduit un an.El<strong>le</strong> vient compléter l’équipe <strong>de</strong> la cinémathèque qui se retrouve aujourd’huicomposée <strong>de</strong> treize salariés répartis dans trois unités (archives, animation et régie technique).Avec aujourd’hui un budget près <strong>de</strong> quatre millions <strong>de</strong> francs, quelques 5500 titres <strong>de</strong> films(dont presque la moitié est constituée par un fond <strong>de</strong> films anciens ; 140 films amateursrégionaux sont recensés en 1999), cette cinémathèque a incontestab<strong>le</strong>ment acquis un poidscertain bien qu’el<strong>le</strong> soit encore rarement citée dans <strong>le</strong>s enjeux culturels <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong>.Monsieur G. a pourtant cumulé tout au long <strong>de</strong> ces années, contre lui, à la fois<strong>le</strong> pouvoir politique (<strong>de</strong> gauche comme <strong>de</strong> droite) et <strong>le</strong> pouvoir administratif. Aucun, jamais,ne l’aura ouvertement soutenu dans son action. « C’est <strong>de</strong> la folie complète ». Il s’estbeaucoup battu. A titre personnel, sa carrière est bloquée, rien n’a jamais été fait pourrésoudre son statut, et il n’est pas conservateur du patrimoine, poste auquel il est en droit <strong>de</strong>prétendre. Monsieur G., à tout niveau, a payé cher ses idées. Mais la cinémathèque, el<strong>le</strong>, vitgrâce entre autres à la col<strong>le</strong>cte <strong>de</strong> tous ces films régionaux (dans <strong>le</strong>quel s’inscrivent <strong>le</strong>s filmsamateurs). Car l’intérêt pour ces archives régiona<strong>le</strong>s est venu <strong>de</strong> l’extérieur <strong>de</strong> la mairie : <strong>de</strong> la<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s enseignants et <strong>de</strong>s télévisions certes, mais bien plus encore et <strong>sur</strong>toutdu succès «monstre » et immédiat remporté par <strong>le</strong>s projections publiques <strong>de</strong> “mémoirerégiona<strong>le</strong>”. Cel<strong>le</strong>s-ci ne cessent <strong>de</strong> se développer considérab<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>puis douze ans lors <strong>de</strong>séances intitulées «Portes Ouvertes » («la convivialité, ce besoin d’échanges avec <strong>le</strong> public,c’est du délire.. »). Portes ouvertes dites-vous ! 241241 Merci beaucoup à (par ordre alphabétique) André Col<strong>le</strong>u, Agnès De<strong>le</strong>forge, Gaël Naizet, Jean-Clau<strong>de</strong>Guézennec, et Gérard Vial avec qui ces histoires sont reconstituées.154


Laurence ALLARD(Maitre <strong>de</strong> conférences à l’Université Lil<strong>le</strong> 3)Cinémathèques régiona<strong>le</strong>s et film amateur :patrimonialisation, esthétisation ou bonheur <strong>de</strong> lareconnaissance ?Dernier vo<strong>le</strong>t <strong>de</strong> notre enquête au sujet <strong>de</strong>s esthétiques ordinaires du cinéma et<strong>de</strong> l’audiovisuel, <strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s. Dans toutes <strong>le</strong>s régions <strong>de</strong> France, <strong>de</strong>scinémathèques dites régiona<strong>le</strong>s, col<strong>le</strong>ctent, archivent et diffusent, hors du cerc<strong>le</strong> familial etamical, <strong>de</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> ou <strong>de</strong>s films réalisés par <strong>de</strong>s cinéastes amateurs. Au moment <strong>de</strong> larédaction <strong>de</strong> ce rapport, on dénombre une vingtaine d’institutions disposant d’un fonds <strong>de</strong>films amateurs, dans <strong>de</strong>s proportions très variab<strong>le</strong>s 242 . Certaines sont attachées tout à la fois àune col<strong>le</strong>cte systématique, un archivage rationalisé et une valorisation dynamique(Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne, Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie, Cinémathèque <strong>de</strong>Saint-Etienne) tandis que d’autres n’ont pu que développer jusqu'à présent que <strong>de</strong>s col<strong>le</strong>ctionsen voie <strong>de</strong> constitution (Centre Audiovisuel d’Alsace ou Cinémathèques <strong>de</strong>s Pays <strong>de</strong> Savoie).Ces institutions ne sont pas i<strong>de</strong>ntifiées uniquement par rapport à la catégorie« cinémathèque », dont la définition et l’usage ne sont pas rigi<strong>de</strong>ment rég<strong>le</strong>mentés par <strong>le</strong>CNC. Ainsi on recense aussi bien <strong>de</strong>s associations <strong>de</strong> loi 1901, créées pour col<strong>le</strong>cter « tout cequi concerne une région » que <strong>de</strong>s services d’archives territoria<strong>le</strong>s 243 . Certaines d’entre el<strong>le</strong>ssont membres d’une Fédération <strong>de</strong>s Cinémathèques et Archives <strong>de</strong> France (FCAFF, créée en1995) ainsi que <strong>de</strong> la Fédération Internationa<strong>le</strong> <strong>de</strong>s Archives du Film (FIAF), tel<strong>le</strong> laCinémathèque <strong>de</strong> Bretagne, membre associé <strong>de</strong>puis 1993. Ces stuctures ont longtemps étéméconnues. A <strong>le</strong>ur sujet ont été éditées <strong>de</strong>s monographies consacrées à tel<strong>le</strong> ou tel<strong>le</strong>institution ou livrant un inventaire <strong>de</strong>s tel<strong>le</strong>s sources audiovisuel<strong>le</strong>s 244 . Mais aucun <strong>de</strong> cesouvrages ne propose véritab<strong>le</strong>ment une étu<strong>de</strong> à la fois <strong>de</strong>scriptive du fonctionnement <strong>de</strong> ces242 De 10 pour la Mémoire <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux à plus <strong>de</strong> 10000 pour la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne243 Il s’agit <strong>de</strong>s institutions suivantes :Association pour la Recherche, l'Image et <strong>le</strong> Son (Montpellier)Centre Audiovisuel régional d’Alsace (Se<strong>le</strong>stat).Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne (Brest, Rennes, Vannes).Cinémathèque <strong>de</strong> Charente-Maritime (Aigrefeuil<strong>le</strong>)Cinémathèque <strong>de</strong> Corse (Porto-Vecchio).Cinémathèque <strong>de</strong> Grenob<strong>le</strong>Cinémathèque <strong>de</strong> Marseil<strong>le</strong> (Marseil<strong>le</strong>)Cinémathèque <strong>de</strong> Nice (Nice).Cinémathèque <strong>de</strong> Toulouse (Toulouse)Cinémathèque Municipa<strong>le</strong> <strong>de</strong> Saint-Etienne (Saint-Etienne).Cinémathèque <strong>de</strong> Vendée (La Roche-<strong>sur</strong>-Yon).Cinémathèque <strong>de</strong>s Pays <strong>de</strong> Loire (Saint-Barthe<strong>le</strong>my d’Anjou).Conservatoire régional <strong>de</strong> l’Image <strong>de</strong> Lorraine (Nancy).Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie (Rouen).Mémoire <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux, (Bor<strong>de</strong>aux).Mémoire <strong>de</strong> la Drôme (Va<strong>le</strong>nce).Forum <strong>de</strong>s images <strong>de</strong> Paris (Paris).Cinémathèque <strong>de</strong>s pays <strong>de</strong> savoie (Rumilly).155


institutions et analytique, c’est à dire tentant <strong>de</strong> comprendre <strong>le</strong>s enjeux sociaux et culturels liésà la conservation <strong>de</strong> films d’amateurs dans <strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s 245 , comme nousvoudrions <strong>le</strong> proposer dans cette étu<strong>de</strong>. Ce faisant nous montrerons en quoi <strong>le</strong>s cinémathèquesrégiona<strong>le</strong>s constituent <strong>de</strong>s terrains d’enquête fécond pour documenter une modalité <strong>de</strong> passageà l’esthétique et pointerons quel<strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s significations sont conférées aux films amateurset à quels types <strong>de</strong> reconnaissance ils accè<strong>de</strong>nt.Notre enquête se décline comme un parcours <strong>de</strong> sens, au cours duquel, <strong>de</strong>puis<strong>le</strong> dépôt dans un centre d’archives hors du cerc<strong>le</strong> familial jusqu'à sa consécration comme« trésor <strong>de</strong>s cinémathèques » lors <strong>de</strong> sa projection dans une sal<strong>le</strong> <strong>de</strong> cinéma, un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>est tour à tour, à travers différents discours et pratiques, redéfini comme archive, documentethnologique, objet esthétique. Trois terrains d’enquêtes (Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> HauteNormandie, Cinémathèque <strong>de</strong> Saint-Etienne, Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne) ont été alorsprivilégiés. Ces trois terrains d’enquête déclinent <strong>de</strong> façon spécifique une mémoire régiona<strong>le</strong> àtravers trois modè<strong>le</strong>s géographiques <strong>de</strong> développement : un modè<strong>le</strong> urbain, un modè<strong>le</strong> rural etun modè<strong>le</strong> maritime 246 .Après <strong>le</strong> récit <strong>de</strong> la genèse <strong>de</strong> ces structures, qui a mis en évi<strong>de</strong>nce la part <strong>de</strong>sinstitutions loca<strong>le</strong>s subventionnant ces cinémathèques dans la construction politique d’unemémoire audiovisuel<strong>le</strong> régiona<strong>le</strong> 247 , nous nous sommes, pour notre part, attachés à décrire <strong>le</strong>smodalités et <strong>le</strong>s effets <strong>de</strong> la rencontre entre <strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s et <strong>le</strong> cinéma amateursous <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> signe <strong>de</strong> la patrimonialisation et <strong>de</strong> l’esthétisation dotant <strong>le</strong>s objets filmiques <strong>de</strong>significations nouvel<strong>le</strong>s et inattendues.A-Retour <strong>sur</strong> enquête : <strong>de</strong> la patrimonialisation à l’esthétisation.Ce plan d’exposition vient réarticu<strong>le</strong>r et reproblématiser <strong>le</strong>s données recueilliessuivant un plan d’enquête initial, dont la perspective était <strong>de</strong> documenter <strong>le</strong> processus <strong>de</strong>transmission-construction d’une mémoire loca<strong>le</strong>, suivant <strong>le</strong>s trois phases principa<strong>le</strong>s <strong>de</strong> dépôt,d’archivage et <strong>de</strong> diffusion <strong>de</strong>s films amateurs. Comment cette problématique s’était-el<strong>le</strong>,dans un premier temps, imposée à nous ?En 1993, nous avions <strong>de</strong>mandé aux responsab<strong>le</strong>s <strong>de</strong> cinémathèques, pourquoi<strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s s’étaient en priorité intéressées aux films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> oud'amateurs ? Pour la Vidéothèque <strong>de</strong> Paris, ces films "témoignent d'une époque, d'un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong>vie (...) montrent ce que <strong>le</strong>s films officiels ne montrent pas complètement". Pour laCinémathèque <strong>de</strong> Nice, "<strong>le</strong>s cinéastes du dimanche ont pu impressionner <strong>sur</strong> la pellicu<strong>le</strong>, sans244 Deux étu<strong>de</strong>s ou gui<strong>de</strong>s mentionnent <strong>de</strong>s fonds audiovisuels amateur : Denis Anselme, Les cinémathèques etvidéothèques régiona<strong>le</strong>s en France, ARSEC, Lyon, 1992 et Martine Roger-Masart, Gui<strong>de</strong> <strong>de</strong>s col<strong>le</strong>ctionsaudiovisuel<strong>le</strong>s en France, ed.CFPJ, 1994. Un ouvrage propose <strong>de</strong>s monographies analytiques consacrées à <strong>de</strong>sarchives ou cinémathèques affiliées à l’association européenne Inédits, Jubi<strong>le</strong>e Book. Rencontres autour <strong>de</strong>sinédits/Essays on amateur film, Association européeenne Inédits, Char<strong>le</strong>roi/Belgique, 1997.245 Il est d’autant plus nécessaire <strong>de</strong> mener cette enquête au sujet <strong>de</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s qu’actuel<strong>le</strong>ment,ces institutions pionnières dans la patrimonialisation <strong>de</strong>s images amateur, <strong>le</strong> plus souvent issues du mouvementassociatif, se trouvent, d’une part, relayées par <strong>de</strong>s institutions tel<strong>le</strong>s que <strong>le</strong>s archives départementa<strong>le</strong>s, entraînantune redéfinition même <strong>de</strong> l’apport <strong>de</strong> ces films du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’écriture <strong>de</strong> l’Histoire et d’autre part, soumisà une concurrence <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> sites amateurs ou professionnels dédiés aux questions <strong>de</strong> mémoire, patrimoine,comme nous <strong>le</strong> verrons plus loin. Citons ainsi l’existence <strong>de</strong>s Archives départementa<strong>le</strong>s <strong>de</strong> l’Ardèche (Privas),du Val <strong>de</strong> Marne (Créteil) ou <strong>le</strong> site www.mémoireloca<strong>le</strong>.com.246 Ces structures conservent dans <strong>de</strong>s proportions variab<strong>le</strong>s <strong>de</strong>s films amateurs. Cf dans l’annexe A <strong>le</strong>s fiches <strong>de</strong>présentation <strong>de</strong>s institutions. A noter qu’aucune <strong>de</strong> ces cinémathèques n’archivent <strong>de</strong> la vidéo amateur. Ce quiexplique éga<strong>le</strong>ment la <strong>le</strong>cture en termes <strong>de</strong> document historique et patrimonia<strong>le</strong> qui est effectuée là, nous avonsdéjà affaire à un support-film qui lui-même est une archive <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s supports247 Cf <strong>le</strong> travail <strong>de</strong> Claire Givry présenté ci-<strong>de</strong>ssus.156


<strong>le</strong> savoir, <strong>de</strong>s documents dont la va<strong>le</strong>ur sociologique et historique est gran<strong>de</strong>". Plus rarementces films sont considérés pour eux-mêmes, c'est à dire comme <strong>de</strong>s « oeuvres ». Mais c'est <strong>le</strong>cas pour la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne. Quant aux Archives Départementa<strong>le</strong>s du Val <strong>de</strong>Marne, el<strong>le</strong>s se disent attentives au témoignage apporté par ces films quant aux "techniquesmises en oeuvre par <strong>le</strong>s amateurs". Si la thématique loca<strong>le</strong> concerne éga<strong>le</strong>ment la col<strong>le</strong>cte <strong>de</strong>films professionnels, selon certains animateurs <strong>de</strong> ces cinémathèques régiona<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s filmsprivés ont l'avantage d'être "filmés sans contraintes <strong>de</strong> production ou velléités artistiques"(Vidéothèque <strong>de</strong> Paris), bref d'être <strong>de</strong>s documents presque bruts, puisque filmés par unprofane, témoignant <strong>de</strong> la vie d'une région, <strong>de</strong> l'évolution <strong>de</strong>s paysages, <strong>de</strong>s sites urbains, <strong>de</strong>smétiers, <strong>de</strong>s coutumes... » 248 .En débutant notre <strong>recherche</strong> <strong>de</strong> terrain, après <strong>le</strong>s premiers entretiens avec <strong>le</strong>sresponsab<strong>le</strong>s <strong>de</strong> ces cinémathèques, se trouvait prolongée cette problématique <strong>de</strong> conservation<strong>de</strong>s films amateurs en tant que «documents, archives <strong>de</strong> la mémoire régiona<strong>le</strong> et du patrimoinelocal ».Comment pouvait-on expliquer la reconnaissance, comme partie intégrante dupatrimoine d’une région, auquel accédait <strong>le</strong> cinéma amateur, dans <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong> cescinémathèques ? 249 Dans un premier temps, en guise d’hypothèse explicative, nous pensionsque ce qui jouait dans <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> était <strong>de</strong> même nature que ce qui se jouait autour, lors<strong>de</strong> sa conservation dans une cinémathèque régiona<strong>le</strong> : il s’agissait <strong>de</strong> transmettre une mémoirecol<strong>le</strong>ctive. En effet, <strong>le</strong>s récits <strong>sur</strong> <strong>le</strong> recueil <strong>de</strong>s films se déclinaient <strong>le</strong> plus souvent sous <strong>le</strong>mo<strong>de</strong> édifiant <strong>de</strong> « la veuve d’un cinéaste amateur venant léguer <strong>le</strong>s bobines <strong>de</strong> son mari afind’enrichir la connaissance historique <strong>de</strong> la région ». On pouvait ainsi schématiser <strong>le</strong> processus<strong>de</strong> patrimonialisation du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> et du cinéma amateur d’après un mouvementd’élargissement <strong>de</strong> la transmission d’une mémoire familia<strong>le</strong> aux habitants d’une région,suivant l’hypothèse <strong>de</strong> l’attribution mémoriel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Paul Ricoeur 250 . Puis <strong>le</strong>s entretiens plusapprofondis menés par la suite nous ont incité, comme nous <strong>le</strong> verrons, à penser un peuautrement ce geste <strong>de</strong> donation. Si ce processus paraît se décrire aisément, <strong>de</strong> prime abord,comme une chaîne <strong>de</strong> transmission mémoriel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> résultat en est bien la production et laconstruction socia<strong>le</strong> d’une mémoire régiona<strong>le</strong>, qui est plutôt une mémoire col<strong>le</strong>ctive faitehistoire.248 Enquête par questionnaire postal menée en 1993 et dont nous avons publié une rapi<strong>de</strong> synthèse dansL.Allard, «Du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> à l’archive audiovisuel<strong>le</strong> privée » in Médiascope n°7. Sources audiovisuel<strong>le</strong>s dutemps présent, mai 1994, pp.132-137.249 Et durant notre <strong>recherche</strong>, en mai 2000, une revue fondatrice <strong>de</strong> l’approche artistique du cinéma, Les cahiersdu cinéma, dans un numéro consacré aux « frontières du cinéma », <strong>de</strong> la télévision aux jeux vidéo en passant par<strong>le</strong> cinéma amateur (Cahiers du cinéma numéro hors série. Aux frontières du cinéma, mai 2000), a présenté <strong>de</strong>sentretiens avec <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux cinémathèques régiona<strong>le</strong>s : un témoignage <strong>de</strong> VincentVatrican, «chercheur <strong>de</strong> films » pour la Cinémathèque <strong>de</strong> Monaco ainsi qu’un artic<strong>le</strong> <strong>de</strong> C.Chassigneux, “Le film<strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, trésor <strong>de</strong> Brest”. Ce qui constitue un fait tout à fait notab<strong>le</strong> tant <strong>le</strong>s films amateur n’avaient suscitéqu’un total désintérêt chez <strong>le</strong>s critiques et <strong>le</strong>s chercheurs. De façon significative, <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux interlocuteurs retenus,Vincent Vatrican (documentaliste à la Cinémathèque <strong>de</strong> Monaco) et André Col<strong>le</strong>u (directeur <strong>de</strong> la Cinémathèque<strong>de</strong> Bretagne) présentent <strong>de</strong> façon commune <strong>le</strong>ur intérêt pour <strong>le</strong> cinéma amateur quasi exclusivement au plan <strong>de</strong>ses qualités <strong>de</strong> « document historique ». Selon <strong>le</strong> premier, «<strong>le</strong>s films amateurs que <strong>le</strong>s Américains appel<strong>le</strong>nt aussi‘<strong>le</strong>s orphelins du cinéma’ sont <strong>de</strong>venus avec l’essor <strong>de</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s d’indispensab<strong>le</strong>s respirations,<strong>de</strong>s documents uniques pour recomposer <strong>le</strong> passé. C’est l’histoire racontée par ceux qui la vivent : inauguration,fêtes, travaux, cérémonie, vacances, chacun voit en ces films matière à voyager, à se reconnaître, à s’inventer <strong>de</strong>sracines essentiel<strong>le</strong>s » (Propos <strong>de</strong> Vincent Vatrican in Cahiers du cinéma, op.cité, p.70). Tandis que pour <strong>le</strong>second, la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne dispose d’un fonds <strong>de</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>s, d’images très personnel<strong>le</strong>s mêlés à<strong>de</strong>s événements historiques, aux témoignages ethnologiques du sièc<strong>le</strong> qui permettent à la Cinémathèque d’êtreune banque d’images ou <strong>de</strong> réaliser sa propre programmation <strong>de</strong> « mémoire loca<strong>le</strong> » (André Col<strong>le</strong>u in Cahiersdu cinéma, op.cité, p.72).250 P.Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Le Seuil, 2000.157


Cette problématisation en termes <strong>de</strong> transmission-contruction d’une mémoirerégiona<strong>le</strong> ne se trouve pas invalidée à l’issue <strong>de</strong> notre <strong>recherche</strong> pour autant, la dimensionpatrimonia<strong>le</strong> <strong>de</strong>s images amateurs étant explicitement affichée dans <strong>le</strong>s «discours <strong>de</strong> scène » 251<strong>de</strong>s fondateurs <strong>de</strong> tel<strong>le</strong>s institutions. Cependant à notre questionnement premier en termes <strong>de</strong>pourquoi et comment <strong>de</strong>s films familiaux sont archivés et diffusés comme document(historique, ethnologique…), une réponse convoquant la dimension esthétique nous a étésuggérée en accordant une écoute particulière à <strong>de</strong>s discours <strong>de</strong> « coulisses » s’articulant <strong>le</strong>plus souvent autour d’évaluations esthétiques émanant <strong>de</strong>s personnels <strong>de</strong> ces cinémathèquesmais aussi <strong>de</strong> professionnels <strong>de</strong> l’audiovisuel, qui travail<strong>le</strong>nt en collaboration avec el<strong>le</strong>s autour<strong>de</strong> la valorisation <strong>de</strong>s fonds.Au terme du travail <strong>de</strong> terrain, après avoir rencontré <strong>le</strong>s membres <strong>de</strong> cesinstitutions, mené <strong>de</strong>s d’entretiens, recueilli <strong>de</strong> documents internes, observer <strong>de</strong>s pratiques <strong>de</strong>travail et <strong>de</strong> visionnage <strong>de</strong> films, <strong>de</strong>ux axes d’analyse nous ont parus pouvoir mieux éclairer<strong>le</strong>s enjeux <strong>de</strong> la rencontre entre cinémathèques régiona<strong>le</strong>s et films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> : lapatrimonialisation et l’esthétisation. Les films amateurs se trouvent col<strong>le</strong>ctés, conservés etdiffusés <strong>le</strong> plus souvent en tant que document (historique, ethnographique…) mais certainsplus que d’autres parce qu’ils sont tout simp<strong>le</strong>ment « beaux ».B-Les cinémathèques régiona<strong>le</strong>s et « <strong>le</strong>s oubliés <strong>de</strong> la cinéphilie » : unmodè<strong>le</strong> <strong>de</strong> développement territorial.Pour compléter <strong>le</strong>s récits d’édification présentés plus haut par Claire Givry,rappelons que <strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s constituent une secon<strong>de</strong> générationinstitutionnel<strong>le</strong> bien différente <strong>de</strong>s cinémathèques historiques. El<strong>le</strong>s se sont développées <strong>sur</strong>un modè<strong>le</strong> territorial et non plus artistique 252 . Leur champ d’action est délimité par un territoiregéographique renvoyant à une i<strong>de</strong>ntité culturel<strong>le</strong> loca<strong>le</strong>. Au plan politico-juridique, la genèse<strong>de</strong> cette secon<strong>de</strong> génération <strong>de</strong> cinémathèques se trouve d’ail<strong>le</strong>urs liée aux lois <strong>sur</strong> <strong>de</strong>décentralisation 1982 : ces institutions sont subventionnées, soit par <strong>le</strong>s conseils régionaux,soit par <strong>le</strong>s municipalités 253 .Ainsi à Saint-Etienne, <strong>de</strong>puis <strong>le</strong> début, <strong>de</strong> façon unique en France, un fondsspécifiquement régional a été initié par la Cinémathèque 254 . L’i<strong>de</strong>ntité ouvrière a accompagnéet se trouve valorisée par l’action <strong>de</strong> la Cinémathèque. Le Ciné-journal stéphanois est <strong>le</strong>« trésor » <strong>de</strong> cette institution. Composé <strong>de</strong> films tournés entre 1926-1935 en 35mm par <strong>de</strong>sopérateurs <strong>de</strong> la Cinémathèque, sous une municipalité «radical-socialiste», <strong>le</strong> Ciné-journalfait œuvre <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong> filmée en montrant <strong>le</strong>s gran<strong>de</strong>s manifestations <strong>de</strong> jeunesse, la vieassociative, l’arrivée du front populaire... tout en en gommant <strong>le</strong> plus souvent <strong>le</strong>s problèmessociaux <strong>de</strong>s années 30. A l’origine <strong>de</strong> Ciné-journal, on rencontre <strong>le</strong> fondateur <strong>de</strong> laCinémathèque, instituteur laïque, tournant lui-même dès 1922 la vie quotidienne <strong>de</strong> Saint-251 Cette formulation est issue <strong>de</strong> E.Goffman, Les cadres <strong>de</strong> l’analyse, Minuit, 1991. “Discours <strong>de</strong> scène”s’opposant à discours <strong>de</strong> “coulisses”.252 La Cinémathèque Française a constitué dans <strong>le</strong> champ cinématographique un instance <strong>de</strong> consécrationartistique. Ce n’est pas tout fait un hasard si <strong>le</strong>s défenseurs <strong>de</strong> la «politique <strong>de</strong>s auteurs», <strong>le</strong>s futurs cinéastes <strong>de</strong> laNouvel<strong>le</strong>-Vague, ont appris à aimer <strong>le</strong> cinéma et ses auteurs <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s bancs du «musée imaginaire» d’HenriLanglois, lors <strong>de</strong>s séances <strong>de</strong> projection à la Cinémathèque française au cours <strong>de</strong>s années 1950. Si la questionesthétique naît avec <strong>le</strong> musée, avec l’exposition publique <strong>de</strong>s œuvres et la confrontation <strong>de</strong>s jugementsesthétiques, la Cinémathèque française a prolongé ce régime esthétique dans <strong>le</strong> domaine cinématographique.253 Cf <strong>le</strong>s récits d’édification présentés ci-<strong>de</strong>ssus par Claire Givry.254 241 Le fonds à Saint-Etienne est composé à 80% <strong>de</strong> documentaires, dont 90% <strong>de</strong> court-métrages.158


Etienne. Oublié pendant <strong>de</strong>s décennies, un montage <strong>de</strong> certains épiso<strong>de</strong>s du Ciné-journal aété projeté <strong>le</strong> 4 janvier 1986. Cette projection qualifiée d’historique par l’actuel directeur <strong>de</strong> laCinémathèque, Gérard Vial, a rassemblé 3 000 personnes à la Maison <strong>de</strong> la Culture <strong>de</strong> Saint-Etienne. El<strong>le</strong> a consacré, pour <strong>le</strong> nouveau dirigeant, sa politique <strong>de</strong> mise en va<strong>le</strong>ur, toujoursd’actualité, du fonds « régional », composant <strong>le</strong> quart <strong>de</strong> l’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>s films conservés à lacinémathèque stéphannoise.A Rouen, l’i<strong>de</strong>ntité régiona<strong>le</strong> «Haute Normandie» renvoie à une réalité plusadministrative, comme en témoigne la mise en place plus récente du centre d’archivesMémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie. « Faire prendre conscience que ces filmstémoignent d’un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie, d’un certain état <strong>de</strong> la société », tel<strong>le</strong> est la politique <strong>de</strong> col<strong>le</strong>ctedéveloppée par <strong>le</strong>s fondateurs. Suite à une rencontre entre <strong>de</strong>s gens d’images et <strong>de</strong>sethnnologues autour <strong>de</strong> films amateurs représentant 40 ans <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> la région, à partir <strong>de</strong>1981, dans <strong>le</strong> cadre d’un musée <strong>de</strong> société, à Saint-Thourien, et en présence <strong>de</strong>s propriétaires<strong>de</strong>s films, que s’est imposée à tous <strong>le</strong>ur va<strong>le</strong>ur patrimonia<strong>le</strong>. Selon Jean Clau<strong>de</strong> Guézennec,prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie en raison <strong>de</strong> la richesse <strong>de</strong>sinformations concernant « <strong>le</strong>s rites sociaux, <strong>le</strong>s rites religieux », il lui semblait nécessaire <strong>de</strong>«sauver ces éléments menacés <strong>de</strong> disparition », et <strong>de</strong> mettre en place une structure afind’inventorier et conserver <strong>de</strong> tel<strong>le</strong>s images. Ce fût Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> HauteNormandie, constituée en 1986 (en fait la branche d’une importante association <strong>de</strong> cinéma<strong>sur</strong> la vil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Rouen, l’IRIS). Jusqu’en 1992, il fût ébauché un travail d’inventaire sansconservation mais avec quelques copies <strong>de</strong> films.Enfin, à Brest, la Cinémathèque est au service <strong>de</strong> la Bretagne, «région qui sevend bien », selon <strong>le</strong>s termes <strong>de</strong> son fondateur, André Col<strong>le</strong>u. Ce <strong>de</strong>rnier a commencé, lui, parprocé<strong>de</strong>r à un inventaire <strong>de</strong> la production audiovisuel<strong>le</strong> en Bretagne autour d’une thématiquerégiona<strong>le</strong> (mer, agriculture, histoire, ethnologie...). Plus <strong>de</strong> 400 films inventoriés alors <strong>de</strong> tousformats (amateurs ou professionnels) ont été décrits et analysés dans L’Album, panorama <strong>de</strong>l’audiovisuel en Bretagne en 1985 255 , publication constituant l’acte fondateur <strong>de</strong> l’édification<strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne.C-La patrimonialisation à l’œuvre : du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> à l’archiveaudiovisuel<strong>le</strong> privée, entre mémoire et histoire.A travers l'ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>s films amateurs conservés pour <strong>le</strong>ur thématiquerégiona<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s responsab<strong>le</strong>s <strong>de</strong> ces institutions se donnent donc comme mission <strong>de</strong> reconstituerune mémoire loca<strong>le</strong>, <strong>de</strong> documenter la vie d'une région ou d'une vil<strong>le</strong> à travers <strong>de</strong> tels images.D’après <strong>le</strong>urs discours, <strong>le</strong> film amateur est donc toujours assimilé à un document et unearchive, censés décliner l’histoire du point <strong>de</strong> vue d’une histoire vécue, <strong>de</strong> la mémoire et parlà partie prenante du patrimoine d’une région. Il nous a semblé que <strong>de</strong> tels proposexplicitaient <strong>le</strong> contexte, au plan <strong>de</strong> la conscience historique nationa<strong>le</strong>, <strong>de</strong>s enjeux <strong>de</strong> lapatrimonialisation <strong>de</strong>s films amateurs opérée par <strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s. La discussion<strong>de</strong> ce contexte nous permettra d’exposer ce processus patrimonial comme re<strong>le</strong>vant <strong>de</strong> latransmission-construction d’une mémoire régiona<strong>le</strong> faite histoire, suivant 3 phasesprincipa<strong>le</strong>s, <strong>de</strong>puis <strong>le</strong>ur passage hors du cerc<strong>le</strong> familial au moment <strong>de</strong> la col<strong>le</strong>cte jusqu’à <strong>le</strong>urdiffusion.1-Le règne <strong>de</strong> la « Mémoire-Patrimoine ».255 Dont <strong>le</strong>s auteurs sont André Col<strong>le</strong>u, Mathil<strong>de</strong> Valver<strong>de</strong>, Institut Culturel <strong>de</strong> Bretagne.159


Pour entrer dans <strong>le</strong> vif du sujet, voici comment JC Guézennec, prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie, nous a expliqué son intérêt pour <strong>le</strong>s filmsd’amateurs 256 :« Ces films, ils sont extrêmement intéressants pour <strong>le</strong>s gens, importants pour euxparce que c’est <strong>le</strong>ur histoire, loca<strong>le</strong> (...) Mais je veux dire que c’est, enfin, on nepeut pas emmener <strong>le</strong>s gens à travail<strong>le</strong>r tout <strong>de</strong> suite pour la nation, pour larégion. Il faut déjà qu’ils travail<strong>le</strong>nt pour eux quoi. Il faut <strong>le</strong>ur faire comprendrequ’ils travail<strong>le</strong>nt pour eux, que c’est <strong>le</strong>ur mémoire (...) ».Certains termes ont été soulignés dans <strong>le</strong> but <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce <strong>le</strong> champ<strong>le</strong>xical utilisé par <strong>le</strong> directeur <strong>de</strong> ce centre d’archive pour justifier sa politique archivistique,conçue en termes i<strong>de</strong>ntitaire, en termes <strong>de</strong> mémoire et <strong>de</strong> patrimoine à mettre au service <strong>de</strong> la«col<strong>le</strong>ctivité», <strong>de</strong> la «région », <strong>de</strong> la « nation ». Dans ce discours, qui rejoint celui <strong>de</strong>s troisdirecteurs <strong>de</strong> cinémathèques rencontrés, un ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> notions se trouve appareillées afin<strong>de</strong> justifier l’intérêt et <strong>le</strong> traitement <strong>de</strong>s films amateurs : souvenir, mémoire, histoire, archive,document, témoignage, patrimoine… Commençons donc par faire <strong>le</strong> tri entre ces différentesnotions pour mieux comprendre encore <strong>le</strong> travail même <strong>de</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s.Archive, Mémoire, Patrimoine : <strong>de</strong> quoi par<strong>le</strong> t-on ?Si un cadre politique a été forgé par <strong>le</strong>s lois <strong>sur</strong> la décentralisation <strong>de</strong> 1982 et apu favoriser <strong>le</strong> développement dans <strong>le</strong>s années 1980 la rencontre entre cinémathèquesrégiona<strong>le</strong>s et films amateurs, d’autres facteurs explicatifs peuvent etre pris en considérationpour tenter <strong>de</strong> comprendre <strong>le</strong> processus <strong>de</strong> patrimonalisation et donc d’archivisation <strong>de</strong> filmsqui n’intéressent a priori que <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s concernées par ces images. Ne peut-on renvoyer àune hypothèse plus large <strong>de</strong> mutation <strong>de</strong> la conscience <strong>de</strong> l’Histoire dans nos sociétéscontemporaines. Certains historiens ont ainsi suggéré que nous serions entré dans « l’ère <strong>de</strong> lacommémoration ». Plus précisément, Pierre Nora s’est interrogé rétrospectivement <strong>sur</strong> <strong>le</strong>succès <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> « lieu <strong>de</strong> mémoire ». Forgée pour « la mise en lumière <strong>de</strong> la distancecritique, el<strong>le</strong> est <strong>de</strong>venue l’instrument par excel<strong>le</strong>nce <strong>de</strong> la commémoration » 257 , puisque lanotion <strong>de</strong>vint même en 1993, un terme consacré par <strong>le</strong> Grand Robert 258 . L’historien tente alorsd’expliquer <strong>le</strong> succès <strong>de</strong> cette notion par une mutation même <strong>de</strong> l’idée même <strong>de</strong> « mémoirenationa<strong>le</strong> ». « L’idée d’une mémoire nationa<strong>le</strong> est un phénomène récent. Il y avait autrefoisune histoire nationa<strong>le</strong> et <strong>de</strong>s mémoires <strong>de</strong> groupes, à caractère privé » rappel<strong>le</strong> Pierre Nora 259 .Et tandis que l’histoire mythologique <strong>de</strong> France a perdu <strong>de</strong>puis, selon l’historien, la premièreguerre mondia<strong>le</strong>, son statut <strong>de</strong> « mythe porteur du <strong>de</strong>stin national » a fini par lui succé<strong>de</strong>r uneconfiguration <strong>de</strong> la conscience historique nationa<strong>le</strong> articulée autour <strong>de</strong> trois notions, i<strong>de</strong>ntité,mémoire, patrimoine. Ce sont d’après Nora, « <strong>le</strong>s trois mots clés <strong>de</strong> la consciencecontemporaine, <strong>le</strong>s trois faces du nouveau continent Culture. Trois mots voisins, fortement256 Entretien réalisé <strong>le</strong> 01-03-2000 dans <strong>le</strong>s locaux <strong>de</strong> Mémoire Audivisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie (IRIS) àRouen.257 P.Nora, « La nation-mémoire » in Les lieux <strong>de</strong> mémoire III. La France-3-De l’archive à l’emblème,Gallimard, 1992, p.1977.258 Extrait du Grand Robert : « Lieu <strong>de</strong> mémoire : loc. (1984). Lieu <strong>de</strong> mémoire , unité significative, d’ordrematériel ou idéel, dont la volonté <strong>de</strong>s hommes ou <strong>le</strong> travail du temps a fait un élément symbolique d’unequelconque communauté » (Pierre Nora) ».259 P.Nora, Ibid., p.1006.160


connotés, chargés <strong>de</strong> sens multip<strong>le</strong>s qui s’appel<strong>le</strong>nt et s’appuient <strong>le</strong>s unes <strong>le</strong>s autres. I<strong>de</strong>ntitérenvoie à une singularité qui se choisit, une spécificité qui s’assume, une permanence qui sereconnaît, une solidarité à soi-même qui s’éprouve. Mémoire signifie tout à la fois souvenirs,traditions, coutumes, habitu<strong>de</strong>s, usages, moeurs conscients et inconscients. Et patrimoine estcarrément passé du bien qu’on possè<strong>de</strong> par héritage au bien qui vous constitue. Trois mots<strong>de</strong>venus circulaires, presque synonymes, et dont <strong>le</strong> rapprochement <strong>de</strong>ssine une nouvel<strong>le</strong>configuration interne, une autre forme d’économie <strong>de</strong> ce qu’il nous est précisément <strong>de</strong>venuimpossib<strong>le</strong> d’appe<strong>le</strong>r autrement qu’i<strong>de</strong>ntité » 260 .La notion <strong>de</strong> patrimoine a donc connu une extension considérab<strong>le</strong>. En 1979, onpouvait lire une doub<strong>le</strong> définition dans <strong>le</strong> Petit Robert : « Propriété transmise par <strong>le</strong>s ancêtres,<strong>le</strong> patrimoine culturel d’un pays ». La secon<strong>de</strong> partie a pris une importance socia<strong>le</strong> <strong>de</strong>puis dèsplus envahissante.A l’extension <strong>de</strong> la conception <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> patrimoine correspondl’«extension du musée imaginaire <strong>de</strong> l’archive» 261 , la démultiplication et la démocratisation <strong>de</strong>l’archive et <strong>de</strong>s formes matériel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> la mémoire. Dans ce moment où la mémoire est promueau centre <strong>de</strong> l’histoire, <strong>le</strong>s archives prolifèrent, la mémoire se fait « mémoire-miroir ». Parconséquent l’archive doit se conjuguer sous <strong>le</strong> régime <strong>de</strong> l’authentique. Dans <strong>de</strong>s sociétéscontemporaines obsédées par <strong>le</strong> souci <strong>de</strong> se comprendre historiquement, on produit <strong>de</strong>l’archive comme un doub<strong>le</strong> du vécu, comme « mémoire-prothèse » 262 . Ainsi c’est plusexactement une « mémoire archivée» 263 qui prédomine dans cette tension toute contemporaineentre mémoire et histoire.C’est bien dans ce moment <strong>de</strong> passage au règne <strong>de</strong> la «mémoire-patrimoine »que l’on doit replacer la consécration du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> comme document et sa conservationdans <strong>de</strong>s lieux dévolus à la préservation <strong>de</strong>s images du patrimoine régional. Si désormais, <strong>le</strong>« local exige son inscription au national » 264 , <strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s, à travers <strong>le</strong>ursfonds <strong>de</strong> films amateurs, contribuent à la connaissance du passé <strong>sur</strong> <strong>le</strong> versant <strong>de</strong> l’écritureordinaire <strong>de</strong> l’histoire loca<strong>le</strong>, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’histoire vécue, donc <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan <strong>de</strong> la mémoirecol<strong>le</strong>ctive 265 .Statut du film amateur comme document d’archive privéCe sont donc ces mutations contemporaines <strong>de</strong> la conscience historiquecontemporaine qui ren<strong>de</strong>nt pensab<strong>le</strong>s l’existence même <strong>de</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>sconsacrant <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> et amateurs comme archives générées par « ceux quivivent l’histoire ». Participant à la réf<strong>le</strong>xion <strong>de</strong> Pierre Nora au sujet <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> mémoire,l’historien Kristof Pomian s’est, à plusieurs reprises, penché, <strong>sur</strong> la notion d’archive. Sonanalyse part <strong>de</strong> la définition léga<strong>le</strong> <strong>de</strong>s archives : « <strong>le</strong>s archives sont l’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>sdocuments, quels que soient <strong>le</strong>ur date, <strong>le</strong>ur forme ou <strong>le</strong>ur support matériel, produits ou reçuspar toute personne physique ou mora<strong>le</strong>, et par tout service ou organisme public ou privé, dansl’exercice <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur activité » 266 . L’archive est donc assimilée à un document et peut être donc260 P.Nora, Ibid., p.1010.261 Pierre Nora, Ibid., p.XXVII.262 Pierre Nora, Les lieux <strong>de</strong> mémoire. La république I, Gallimard, 1984, XXX et sq.263 Suivant <strong>le</strong>s termes <strong>de</strong> Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Le Seuil, 2000.264 P.Nora, Ibid., p.1001.265 Pour reprendre cette distinction bien connue entre histoire et mémoire, entre histoire comme science etl’histoire vécue au présent, à partir <strong>de</strong> laquel<strong>le</strong> Pierre Nora introduit la notion <strong>de</strong> lieux <strong>de</strong> mémoire : «la mémoireest un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire une représentation du passé » (P.Nora, Ibid).266 Premier alinea du premier artic<strong>le</strong> <strong>de</strong> la loi n°79-18 du 3 janvier 1979 <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s archives in Nouveaux textesrelatifs aux archives, 3ed., Archives nationa<strong>le</strong>s, 1988.161


d’origine privée. Mais une tel<strong>le</strong> définition aussi large soit el<strong>le</strong> ne permet pas <strong>de</strong> saisir la naturemême <strong>de</strong> l’archive, que Pomian tente <strong>de</strong> mieux cerner en commençant par <strong>le</strong> distinguer dumonument , <strong>de</strong>ux catégories bien distinctes <strong>de</strong> ce qui constitue chez cet historien, <strong>le</strong>s« sémiophores » 267 : « un document est donc produit en tant que document quand il comporteune référence à <strong>de</strong>s faits visib<strong>le</strong>s ou observab<strong>le</strong>s. Et un sémiophore est produit en tant quemonument quand il comporte une référence explicite à l’invisib<strong>le</strong> » 268 . Monnaies, portraits etc.constituent, <strong>de</strong> façon exceptionnel<strong>le</strong>, à la fois <strong>de</strong>s documents et <strong>de</strong>s monuments. De nombreuxobjets peuvent encore <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s documents ou <strong>de</strong>s monuments sans l’avoir été à l’origine,<strong>de</strong> même que <strong>de</strong>s monuments peuvent <strong>de</strong>venir documents et réciproquement : « Tous <strong>le</strong>sdocuments d’archives sont <strong>de</strong>s monuments dans la me<strong>sur</strong>e où ils renvoient à <strong>de</strong>s faits qui nesont plus visib<strong>le</strong>s. Certains sont aussi <strong>de</strong>s monuments parce qu’ils ont été produits commetels » 269 . Enfin, la loi stipu<strong>le</strong> que <strong>de</strong>s archives peuvent résulter <strong>de</strong>s activités d’une personnefinissant par sécréter, <strong>de</strong> façon organique, par <strong>le</strong>s faits et <strong>le</strong>s gestes remplissant notre viequotidienne, une totalité <strong>de</strong> pièces d’archives. Ce fonds peut se définir comme « mémoireobjectivée » matériel<strong>le</strong>ment accessib<strong>le</strong>, matériel<strong>le</strong>ment conservab<strong>le</strong>. Mais l’archive en tantque «mémoire objectivée» est encore une «mémoire virtuel<strong>le</strong>», qui peut être lue et interprétéeselon <strong>de</strong>ux perspectives, soit une <strong>le</strong>cture <strong>de</strong> type historique, associant mise à distance <strong>de</strong>sauteurs et intégration comme partie d’un fonds plus vaste, soit une <strong>le</strong>cture <strong>de</strong> type« mémoriel<strong>le</strong> », qui réactualise <strong>le</strong>s archives dans <strong>le</strong>ur fonction <strong>de</strong> mémoire par unei<strong>de</strong>ntification du <strong>le</strong>cteur à celui qui <strong>le</strong>s a sécrété 270 . Le cas <strong>de</strong>s archives privées est à cet égar<strong>de</strong>xemplaire <strong>de</strong> cette tension entre mémoire et histoire. Pour faire accé<strong>de</strong>r ces <strong>de</strong>rnières dans <strong>le</strong>« patrimoine <strong>de</strong>s archives » à caractère historique, el<strong>le</strong>s doivent être à la fois porteurs <strong>de</strong>mémoire et sources d’histoire, histoire <strong>de</strong> la société dans toutes ses manifestations 271 .Si l’on reprend l’analyse tout à fait fine et fouillée <strong>de</strong> l’historien KristofPomian au sujet <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong>s archives, et en particulier <strong>de</strong>s archives privées, commentpeut-el<strong>le</strong> nous permettre d’éluci<strong>de</strong>r cette va<strong>le</strong>ur archivistique conférée au film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> dansces institutions ?Quel est <strong>le</strong> référent qui ne serait plus visib<strong>le</strong> dans une col<strong>le</strong>ction d’archivesprivées constituée <strong>de</strong> films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> par exemp<strong>le</strong> ? Avançons la réponse suivante : la vie <strong>de</strong>familia<strong>le</strong> el<strong>le</strong>-même. Vacances après vacances, anniversaires après anniversaires, mariagesaprès mariages, à travers l’activité <strong>de</strong> filmage d’un <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong> va se trouversécrétée une «mémoire objectivée », délimitant une mémoire col<strong>le</strong>ctive familia<strong>le</strong>. Le concept<strong>de</strong> « mémoire col<strong>le</strong>ctive » avancé par Maurice Halbawchs et sa réf<strong>le</strong>xion au sujet <strong>de</strong>s cadressociaux <strong>de</strong> la mémoire, né d’une dia<strong>le</strong>ctisation heuristique entre mémoire individuel<strong>le</strong> etHistoire, afin <strong>de</strong> résoudre l’aporie d’une « mémoire sans cadres » et d’un « cadre historique267 Kristof Pomian introduit cette notion <strong>de</strong> sémiophore afin <strong>de</strong> décrire et d’analyser <strong>le</strong> phénomène <strong>de</strong> lacol<strong>le</strong>ction. Suivant un rapport visib<strong>le</strong>/invisib<strong>le</strong>, <strong>de</strong>s objets censés représenter l'invisib<strong>le</strong> acquièrent unesignification, ils passent alors au rang <strong>de</strong> "sémiophores", objets qui n'ont plus d'utilité (K.Pomian,Col<strong>le</strong>ctionneurs, amateurs et curieux. Paris-Venise, XVI-XVIIIème sièc<strong>le</strong>, Gallimard, 1987, p.42). Les reliques,<strong>le</strong>s offran<strong>de</strong>s, <strong>le</strong>s trésors princiers appartiennent à cette catégorie, <strong>de</strong> même <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions et musées privés quipeuvent se définir comme "un ensemb<strong>le</strong> d'objets naturels ou artificiels, maintenus temporairement oudéfinitivement hors du circuit d'activités économiques, soumis à une protection spécia<strong>le</strong> dans un lieu closaménagé à cet effet, et exposés au regard" (K.Pomian, op.cité, p.18). Mais il arrive que <strong>de</strong>s objets sans utilité nisignification, considérés comme <strong>de</strong>s déchets, accè<strong>de</strong>nt eux-aussi au statut <strong>de</strong> sémiophores. Pour cela, il estnécessaire qu'un nouveau rapport à l'invisib<strong>le</strong> médiatise cette transformation, comme cela se produisit pour <strong>le</strong>svestiges <strong>de</strong> l'Antiquité, qui, à la <strong>de</strong>uxième moitié du XIVème sièc<strong>le</strong>, bénéficièrent d'un changement d'attitu<strong>de</strong> àl'égard <strong>de</strong> l'invisib<strong>le</strong> (K.Pomian, op.cité, p.47).268 K.Pomian, « Les archives. Du Trésor <strong>de</strong>s chartes au Caran » in Les lieux <strong>de</strong> mémoire. III. La France.3.Del’archive à l’emblème, Gallimard, 1992, p.167.269 K.Pomian, Ibid., p.170.270 K.Pomian, Ibid., p.171.271 K.Pomian, Ibid., p.176.162


ou col<strong>le</strong>ctif sans mémoire » 272 , peut éclairer, lui aussi, <strong>de</strong> façon décisive la nature historique <strong>de</strong>tel<strong>le</strong>s archives audiovisuel<strong>le</strong>s privées. Voici en effet comment l’historien définit une tel<strong>le</strong>mémoire col<strong>le</strong>ctive : « (...) si la mémoire col<strong>le</strong>ctive tire sa force et sa durée <strong>de</strong> ce qu’el<strong>le</strong> apour support un ensemb<strong>le</strong> d’hommes, ce sont cependant <strong>de</strong>s individus qui se souviennent , entant que membres du groupe. De cette masse <strong>de</strong> souvenirs communs, et qui s’appuient l’un <strong>sur</strong>l’autre, ce ne sont pas <strong>le</strong>s mêmes qui apparaîtront avec <strong>le</strong> plus d’intensité à chacun d’eux.Nous dirons volontiers que chaque mémoire individuel<strong>le</strong> est un point <strong>de</strong> vue <strong>sur</strong> la mémoirecol<strong>le</strong>ctive, que ce point <strong>de</strong> vue change suivant la place que j’y occupe, et que cette place el<strong>le</strong>mêmechange suivant <strong>le</strong>s relations que j’entretiens avec d’autres milieux » 273 . Il peut y avoir« plusieurs mémoires col<strong>le</strong>ctives. C’est <strong>le</strong> second caractère par <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong>s se distinguent <strong>de</strong>l’histoire. L’histoire est une et l’on peut dire qu’il n’y a qu’une histoire » 274 .Du souvenir familial objectivé au document uti<strong>le</strong> à la connaissance historiquerégiona<strong>le</strong>, tel est <strong>le</strong> <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> l’objet filmique « film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> » institué archive audiovisuel<strong>le</strong>privée par <strong>le</strong>s documentalistes <strong>de</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s. Des images d’inconnus cessentd’être sans intérêt pour celui qui n’appartient pas aux familiers pour <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s documents,<strong>de</strong>s témoignages d’une portée plus universel<strong>le</strong> mais restreinte à un échelon local ou régional.Comme si par <strong>le</strong>ur nature privatiste, ces documents ne pouvaient éclairer qu’une portionlimitée du territoire du passé. Mais il faut peut-être prendre acte ici d’un effet <strong>de</strong> rabattement<strong>de</strong> la mémoire <strong>sur</strong> l’histoire, produit même d’une historicité <strong>de</strong> la conscience historique. Carla mémoire régiona<strong>le</strong>, au service et au nom <strong>de</strong> laquel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s films familiaux sont érigés au rang<strong>de</strong> documents, d’archives, renvoie bien plutôt à une mémoire col<strong>le</strong>ctive faite mémoirehistorique. L’institution <strong>de</strong> fonds d’archives constitués <strong>de</strong> films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> réalisés par <strong>de</strong>samateurs participe encore au triomphe <strong>de</strong> l’histoire-mémoire, <strong>de</strong> l’atomisation d’une mémoiregénéra<strong>le</strong> en mémoire privée, <strong>de</strong> la privatisation d’une mémoire <strong>de</strong> moins en moins vécuecol<strong>le</strong>ctivement, pointée plus haut par Pierre Nora.Film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> et patrimonialisation : <strong>de</strong> la transmission à la constructionLa définition <strong>de</strong> la mémoire col<strong>le</strong>ctive chez Halbwbachs suppose encore unerelation <strong>de</strong> continuité dans <strong>le</strong> rapport au temps. Le passé transmis <strong>de</strong> groupes sociaux engroupes sociaux finit par former une mémoire col<strong>le</strong>ctive. Ainsi si <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> estreconnu au sein <strong>de</strong> ces institutions comme objet <strong>de</strong> patrimoine car il documente un type <strong>de</strong>mémoire col<strong>le</strong>ctive, on peut supposer que cette reconnaissance repose <strong>sur</strong> un modè<strong>le</strong> <strong>de</strong> latransmission d’un pan du passé d’un groupe à un autre, <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong> aux habitants d’unerégion. La posture qui semb<strong>le</strong> gui<strong>de</strong>r la patrimonialisation du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> s’inscrirait dansune logique <strong>de</strong> transmission d’un bien précieux hérité, <strong>le</strong> passé d’une région. Cetteinstitutionnalisation du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> en archive audiovisuel<strong>le</strong> privée dans <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong>scinémathèques peut s’analyser d’abord comme un processus <strong>de</strong> « montée en généralité » <strong>de</strong> latransmission mémoriel<strong>le</strong>.Cependant <strong>le</strong> parcours <strong>de</strong> sens que nous proposons <strong>de</strong> retracer, sous laproblématique <strong>de</strong> la patrimonialisation, nécessite <strong>de</strong> rompre avec tout immanentisme. Comme<strong>le</strong> souligne Paul Ricoeur 275 , tout document, <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> lu comme archive n’est pas undonné, mais est cherché, constitué, institué. Il paraît alors nécessaire <strong>de</strong> s’attacher à laconstruction socia<strong>le</strong> d’une transmission d’une mémoire, dont semb<strong>le</strong> à première vue procé<strong>de</strong>r272 M.Halbawchs, La mémoire col<strong>le</strong>ctive, Albin Michel, édition revue par Gérard Namer, 1997, op.cité, p.94.273 M.Halbawchs, op.cité, p.107.274 M.Halbwchs, Ibid., p.136.275 P.Ricoeur, op.cité., p.226.163


<strong>le</strong> processus patrimonial. Cette approche contructiviste <strong>de</strong> la patrimonialisation suppose alors<strong>de</strong> se défaire <strong>de</strong> la métaphore continuiste <strong>de</strong> l’héritage et <strong>de</strong> la tranmission au profit d’unelogique <strong>de</strong> la « filiation inversée ». Le lien avec <strong>le</strong> passé s’effectuant <strong>de</strong>puis <strong>le</strong> présent, lacontinuité mémoriel<strong>le</strong> se trouve bien construite à partir d’une rupture 276 .Cette métaphore <strong>de</strong> la « filiation inversée » se trouve empiricisée par l’une <strong>de</strong>spremières étapes du processus patrimonial instituant <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> en document <strong>de</strong> lamémoire régiona<strong>le</strong> : <strong>le</strong> moment d’entrée <strong>de</strong>s films. Un membre <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong> va proposer <strong>de</strong>sfilms en dépôt dans ces cinémathèques, ce qui suppose que la sortie hors du cerc<strong>le</strong> familial <strong>de</strong>cet « objet cultuel familial » soit déjà négociée col<strong>le</strong>ctivement ou décidée individuel<strong>le</strong>ment.Car avant d’être une archive conservée dans une cinémathèque régiona<strong>le</strong>, un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>répond à une fonction socia<strong>le</strong> spécifique au sein <strong>de</strong> l’institution familia<strong>le</strong>.2-Au premier sta<strong>de</strong> du processus patrimonial : déposer, col<strong>le</strong>cter :entreréappropriation et effraction.L’une <strong>de</strong> nos premières interrogations a donc porté <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s conditionsd’entrée <strong>de</strong>s films tournés par <strong>de</strong>s amateurs dans ces institutions régiona<strong>le</strong>s, au sens <strong>de</strong>conditions autant matériel<strong>le</strong>s que symboliques. Entrée qui constitue la première phased’investigation <strong>de</strong> ce processus <strong>de</strong> patrimonialisation.Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> : un objet filmique ritualiséTout film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> présente déjà une forme construite <strong>de</strong> mémoire col<strong>le</strong>ctivefamilia<strong>le</strong>, une « mise en intrigue », mise en sens et mise en forme d’événements familiaux. Ens’exprimant dans <strong>de</strong>s problématiques mémoriel<strong>le</strong>s, il constitue un espace <strong>de</strong> mise en forme <strong>de</strong>mémoire col<strong>le</strong>ctive, à l’instar <strong>de</strong> la photographie <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. D’un point <strong>de</strong> vue plussociologique, <strong>le</strong>s étu<strong>de</strong>s consacrées au film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> et aux fictions familia<strong>le</strong>s du cinéma ou<strong>de</strong> la vidéo amateur, ont mis en évi<strong>de</strong>nce combien ces réalisations remplissent au niveau <strong>de</strong>l’institution familia<strong>le</strong> un rô<strong>le</strong> social au moyen d’une forme singulière. Vu prioritairement par<strong>le</strong>s membres <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong>, qui ont déjà vécu <strong>le</strong>s événements filmés, <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> à traversun système stylistique - absence <strong>de</strong> clôture, émiettement narratif, temporalité indéterminée,rapport à l’espace paradoxal , adresse à la caméra, sautes, images floues, bougées, filées,usage intempestif du zoom, impression <strong>de</strong> voir une photographie filmée - produit une fictionfamilia<strong>le</strong>, as<strong>sur</strong>ant à la famil<strong>le</strong> un ancrage mythique, la figeant dans une image éternel<strong>le</strong> dubonheur. Le rô<strong>le</strong> social du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, on <strong>le</strong> voit, passe par la création d’une formesymbolique adaptée à une fonction socia<strong>le</strong> <strong>de</strong> garant <strong>de</strong> l’institution familia<strong>le</strong>.Une mémoire col<strong>le</strong>ctive déposée : négocier la sortie hors du cerc<strong>le</strong> familial276 Comme <strong>le</strong> suggère Jean Davallon dans son artic<strong>le</strong> «Le patrimoine : une filiation inversée ? » in EspacesTemps. Transmettre aujourd’hui. Retours vers <strong>le</strong> futur, n°74-75, 2000.164


La première phase du processus patrimonial relève d’un passage, parfois quelque peubrutal. Quand <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, en tant qu’objet filmique rituel lié à l’institution familia<strong>le</strong>, setrouve transformé en « dépôt », à ce sta<strong>de</strong>, il a déjà fallu négocier la sortie hors <strong>de</strong> la sphèredomestique. Ce passage suppose en définitive l’appropriation individuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> la mémoirecol<strong>le</strong>ctive par un membre <strong>de</strong> la famil<strong>le</strong>, <strong>le</strong> déposant. Certains dépôts présentent un corpusfilmique familial sé<strong>le</strong>ctif et manifestent une tel<strong>le</strong> appropriation. Comme par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> cas<strong>de</strong> ce père <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, cinéaste amateur, venant déposer tous ses films à la Cinémathèque <strong>de</strong>Bretagne, car soupçonnant ces enfants <strong>de</strong> vouloir se débarrasser <strong>de</strong> ces «vieil<strong>le</strong>ries » après samort. Ou encore cette anecdote rapportée par Agnès Delforge au sujet d’un dépôt effectué parune jeune femme, qui filmait avec son père <strong>le</strong>s réunions <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> et poursuivant seu<strong>le</strong>l’œuvre familia<strong>le</strong> à la mort <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier. Ces films sont conservés à Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong><strong>de</strong> Haute Normandie mais non diffusab<strong>le</strong>s, car <strong>le</strong> frère, divorcé <strong>de</strong> sa première femme, s’yoppose. De plus, <strong>le</strong>s films déposés ont été sé<strong>le</strong>ctionnés par la sœur el<strong>le</strong>-même. Or cel<strong>le</strong>-ci aprivilégié <strong>de</strong> nombreux événements privés et beaucoup moins <strong>le</strong>s événements col<strong>le</strong>ctifs sedéroulant dans <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Rouen. Et parmi ces événements privés, <strong>de</strong> nombreusesséquences dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s figurent <strong>le</strong> frère et sa première femme. Le dépôt est inexploitab<strong>le</strong> etla célébration <strong>de</strong> la mémoire col<strong>le</strong>ctive rouennaise empêchée, enchevêtrée qu’el<strong>le</strong> est dans unemémoire familia<strong>le</strong> encore douloureuse.On peut, à la <strong>le</strong>cture <strong>de</strong> ce témoignage, comment lors <strong>de</strong>s premières rencontres avec<strong>le</strong>s déposants s’instaurent un ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> relations interpersonnel<strong>le</strong>s observab<strong>le</strong>s à travers <strong>de</strong>sgestes, <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s discours, qui ren<strong>de</strong>nt possib<strong>le</strong>s <strong>le</strong> dévoi<strong>le</strong>ment d’affaires familia<strong>le</strong>s,illustrant une première barrière dans <strong>le</strong> passage entre cerc<strong>le</strong> <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> et cinémathèque quecel<strong>le</strong>s présentées par <strong>le</strong>urs directeurs.Dépossé<strong>de</strong>r au nom <strong>de</strong> l’intérêt généralOn l’a dit en débutant nos entretiens avec <strong>le</strong>s personnels <strong>de</strong> cescinémathèques, <strong>le</strong>s premiers récits autour du dépôt <strong>de</strong>s films recueillis insistaient <strong>sur</strong><strong>le</strong>ur dimension <strong>de</strong> « transmission d’une mémoire » et ce sous <strong>le</strong> mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’évi<strong>de</strong>nce.Ainsi, la documentaliste <strong>de</strong> Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie, AgnèsDelforge, a remarqué que ce sont <strong>de</strong>s femmes, qui se proposent <strong>de</strong> déposer <strong>de</strong>s films,après <strong>le</strong>s projections par exemp<strong>le</strong>, <strong>de</strong>s fil<strong>le</strong>s ou <strong>de</strong>s soeurs 277 animées d’un souci <strong>de</strong>transmission mémoriel<strong>le</strong>.Le documentaliste, Hervé Le Bris 278 , <strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagneinsiste <strong>sur</strong> <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong>s dépôts s’effectuent <strong>le</strong> plus souvent à la Cinémathèque à travers<strong>le</strong> simp<strong>le</strong> bouche à oreil<strong>le</strong>. «Il paraît que vous cherchez <strong>de</strong>s films <strong>sur</strong> tel village, tel<strong>le</strong>manifestation.... », c’est ainsi que <strong>le</strong>s déposants s’adressent à lui lors d’une premièrevisite. Les motivations sont, d’après lui tout à fait prosaïques : <strong>le</strong>s particulierssouhaitent, majoritairement, une copie vidéo <strong>de</strong> films qu’ils ont tourné autrefois enamateur pour la simp<strong>le</strong> raison qu’ils ne peuvent plus matériel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s visionner. Seu<strong>le</strong>une petite minorité aurait conscience du caractère historique <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs films et trouve unintérêt dans la démarche <strong>de</strong> la Cinémathèque. Hervé <strong>le</strong> Bris cite encore <strong>de</strong>s situationsplus passionnel<strong>le</strong>s, par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> cas d’une vieil<strong>le</strong> femme qui est « attachée auxbobines <strong>de</strong> son mari » et dont <strong>le</strong>s enfants atten<strong>de</strong>nt qu’el<strong>le</strong> disparaisse pour déposer <strong>le</strong>s277 Entretien réalisé dans <strong>le</strong>s locaux <strong>de</strong> Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie, <strong>le</strong> 29 février 2000 avecAgnès Delforge, unique employée du centre d’archives.278 Propos tenus lors d’un entretien réalisé <strong>le</strong> 3 juil<strong>le</strong>t 2000 dans <strong>le</strong>s locaux <strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne.165


films. Ce sont <strong>de</strong>s «irréductib<strong>le</strong>s », selon ses propres termes 279 . A la rhétorique du donvient s’ajouter ici un vocabulaire <strong>de</strong> la dépossession : il faudra tôt ou tard que cettedame âgée se <strong>de</strong>ssaisisse <strong>de</strong> ces « bobines ».Au terme d’entretiens plus approfondis, il apparaît que <strong>le</strong> travail d’inventoriageet <strong>de</strong> col<strong>le</strong>cte ne semb<strong>le</strong> pas toujours simp<strong>le</strong>, en raison <strong>de</strong> certaines caractéristiques <strong>de</strong>sobjets filmiques col<strong>le</strong>ctés, <strong>de</strong> par <strong>le</strong>ur ancrage dans la sphère privée, <strong>de</strong> <strong>le</strong>urappartenance à une histoire familia<strong>le</strong> vive ou encore <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur dimension <strong>de</strong> créationpersonnel<strong>le</strong>.Interrogé en février 2000, <strong>sur</strong> la façon dont procè<strong>de</strong>nt <strong>le</strong>s archivistes pourcol<strong>le</strong>cter <strong>le</strong>s films amateurs, <strong>le</strong> directeur <strong>de</strong> l’Institut Régional <strong>de</strong> l’Image et du Son(IRIS) 280 et <strong>de</strong> Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie, JC Guézennec nous arépondu en <strong>de</strong>s termes 281 explicitant <strong>le</strong> caractère fina<strong>le</strong>ment hautement problématique <strong>de</strong>cette « chasse au trésor » :«Il faut savoir comment on peut arriver à accé<strong>de</strong>r à tous ces petits trésorsenfouis. Et si vou<strong>le</strong>z moi je l’ai ressenti ainsi, quand on a fait un film, on tient au film,c’est un peu <strong>de</strong> soi-même. La pellicu<strong>le</strong>, la petite boite avec l’étiquette qu’on gar<strong>de</strong>, on ytient beaucoup, parce que c’est précieux parce que on y mis beaucoup <strong>de</strong> soi-même.Donc j’ai très vite compris que c’était très diffici<strong>le</strong> <strong>de</strong> prendre à quelqu’un <strong>le</strong> filmqu’il a fait, <strong>sur</strong>tout si c’est en plus <strong>sur</strong> sa famil<strong>le</strong>. Donc il ne fallait pas <strong>le</strong> prendrecomme ça, il fallait trouver <strong>de</strong>s astuces. Que <strong>le</strong> mieux c’est que ces films... Qu’on nedise pas c’est la Mémoire qui est à Rouen, qui vient à Dieppe, à Evreux, à Gournay etc.prendre vos films, <strong>le</strong>s ramasser pour <strong>le</strong>s mettre on ne sait pas où. Tandis que si on créela Mémoire <strong>de</strong> Gournay, ben c’est tout à fait différents. C’est <strong>le</strong>ur mémoire à eux.Après il faut <strong>le</strong>ur laisser <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> comprendre que ce film serait mieux placé iciparce que mieux conservé, dans <strong>de</strong>s bonnes conditions. Il ne faut pas d’emblée pouvoir<strong>le</strong>ur prendre <strong>le</strong>ur film et <strong>le</strong> mettre ici. Il faut donc qu’il commence à voir ces films entreeux, à comprendre que cela fait partie, que c’est <strong>le</strong>ur patrimoine, que ce patrimoine, ilne faut pas <strong>le</strong> laisser perdre. C’est ce qu’on fait actuel<strong>le</strong>ment à Fécamp avec Agnès. AFécamp, c’est très significatif. Parce que là ça marche très très bien mais on n’a pas <strong>le</strong>sfilms encore. Ils sont à Fécamp (rires). Il y en a très peu ici. Mais d’abord on commenceà savoir ce qui existe. Avant on ne savait pas. Maintenant <strong>le</strong>s films commencent àsortir, vous comprenez, <strong>de</strong>s coffres, <strong>de</strong>s armoires et <strong>de</strong>s greniers. Mais pour <strong>le</strong>smontrer à Fécamp, après ils repartent dans <strong>le</strong> grenier, dans <strong>le</strong> coffre. Mais onconnaît <strong>le</strong>s gens. On dîne avec eux, on déjeune, ils viennent ici, ce sont <strong>de</strong>s amis. Vouscomprenez, voila. C’est pour vous dire toute cette espèce d’approche qui est trèsdélicate, très subti<strong>le</strong> et qui est faite <strong>de</strong> liens, <strong>de</strong> relations, oui presque d’amitiés.C’est comme ça que l’on peut arriver à et toujours en essayant <strong>de</strong> valoriser <strong>le</strong>local. Agnès a du vous par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> la mairie, qui est dans l’Eure 282 . Ca s’est fait comme çaau moment du centenaire du cinéma. Il voulait fêter <strong>le</strong> centenaire, il ne savait pascomment, il y avait <strong>de</strong>s films qui existaient. Donc on <strong>le</strong>s a aidé à présenter ces films aupublic du village, vous comprenez. Et tous <strong>le</strong>s gens étaient là : oh tu vois, c’est untel,c’est untel. Ils se reconnaissaient mais avec trente ans d’écart, quoi. Ils n’avaient jamais279 Entretien du 3 juil<strong>le</strong>t 2000.280 Dans la plaquette <strong>de</strong> présentation <strong>de</strong> Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie, nous pouvons lire quecel<strong>le</strong>-ci constitue l’une <strong>de</strong>s activités <strong>de</strong> l’IRIS et plus précisément : « Gestion <strong>de</strong> la Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong>Haute-Normandie qui a pour objectif <strong>de</strong> recenser, sauvegar<strong>de</strong>r, conserver et mettre en va<strong>le</strong>ur <strong>le</strong> patrimoinecinématographique régional ».281 L’entretien semi directif a été retranscrit en intégralité, en masquant simp<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s euh mais <strong>le</strong>s hésitations,<strong>le</strong>s phrases inachevées ont été gardées tel<strong>le</strong>s que. Nous avons, dans cette partie <strong>de</strong> l’entretien consacré à lamémoire <strong>de</strong> pays, éga<strong>le</strong>ment supprimé <strong>le</strong>s continuateurs du type « oui ». Il a été réalisé <strong>le</strong> 01-03-2000 dans <strong>le</strong>slocaux <strong>de</strong> l’IRIS, à Rouen.282 Monsieur Guézennec fait ici allusion à un village dans l’Eure dont <strong>le</strong> maire, plusieurs fois réelu, a filmédurant <strong>de</strong>s années la vie municipa<strong>le</strong>.166


vu ces films. Et tous <strong>le</strong>s gens étaient extasiés. Il a fallu faire <strong>de</strong>ux, trois projections et ilsrevenaient. Voilà. Alors là, on marque <strong>de</strong>s points, vous comprenez ».Monsieur Guézennec développe suite à une question la notion même <strong>de</strong> «pays » et <strong>le</strong>urlocalisation géographique en Haute-Normandie, <strong>le</strong> type <strong>de</strong> population peuplant ces différents pays, dontcertains étaient habités par <strong>de</strong> nombreuses famil<strong>le</strong>s ouvrières.« Il y a beaucoup <strong>de</strong> choses qui n’ont pas été filmées car <strong>le</strong> cinéma d’amateursavait beau être répandu, il avait ses limites. Et <strong>le</strong>s gens qui ont fait du cinéma, ilsavaient sans doute un peu d’argent, donc cela veut dire qu’ils étaient plutôt <strong>de</strong> labourgeoisie que etc. et que cette bourgeoisie, <strong>sur</strong>tout en Normandie, el<strong>le</strong> est très jalouse<strong>de</strong> son intimité, <strong>de</strong> ses secrets. Bon, j’ai un ami qui est maire <strong>de</strong> Devil<strong>le</strong>-<strong>le</strong>s- Rouen et àDevil<strong>le</strong>, il y avait beaucoup d’industries texti<strong>le</strong>s autrefois. Il voudrait créer la« Mémoire <strong>de</strong> Devil<strong>le</strong> ». On a fait un artic<strong>le</strong> dans ses journaux et tout ça pour récupérer<strong>le</strong>s films qui peuvent exister <strong>sur</strong> Devil<strong>le</strong>. Ben on n’en récupère pas. Parce que commec’était une zone très ouvrière, <strong>le</strong>s ouvriers n’avaient pas fait <strong>de</strong> films et <strong>le</strong>s seuls qui enfait ce sont <strong>le</strong>s patrons. Et <strong>le</strong>s patrons ne veu<strong>le</strong>nt pas <strong>le</strong>s sortir. Cela fait partie <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur...,vous comprenez. Alors comment arriver à convaincre un ancien patron, une gran<strong>de</strong>famil<strong>le</strong> <strong>de</strong> notab<strong>le</strong>s en fait, que ses films...là c’est tout un problème. C’est encore plusdiffici<strong>le</strong> je crois d’avoir accès à ces films, qui appartiennent à <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s famil<strong>le</strong>s. Etc’était ça ici, hein. Et je ne sais pas comment faire. Car <strong>le</strong> réseau, il faut qu’il soit...ilfaudrait arriver à convaincre ces gens bien <strong>sur</strong>... on peut peut-être <strong>le</strong>s convaincre. Ilfaudrait arriver à <strong>le</strong>s toucher par <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> la même catégorie socia<strong>le</strong>, vous comprenezce que je veux dire. Il faudrait pouvoir, bah oui c’est ça, pénétrer dans une... c’estun peu une forteresse ou avoir dans la forteresse un allié. Mais c’est pas très faci<strong>le</strong>(...).Monsieur Guezennec cite alors <strong>le</strong> nom d’un « allié » puis fait référence à d’autres gran<strong>de</strong>sfamil<strong>le</strong>s qui doivent possé<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s films mais dont ils n’ont pas trace.« Pour l’instant on récupère ce qui s’offre à nous. Parce quand on essaie <strong>de</strong>créer la « Mémoire <strong>de</strong> Devil<strong>le</strong>-<strong>le</strong>s-Rouen », la « Mémoire <strong>de</strong> Gournay-en-Bray »,cela ne donne pas beaucoup <strong>de</strong> résultats en fin <strong>de</strong> compte. C’est très diffici<strong>le</strong>, on fait<strong>de</strong>s artic<strong>le</strong>s dans <strong>de</strong>s journaux locaux. On a même fait <strong>de</strong>s permanences mais cela nedonne pas toujours <strong>de</strong> résultats. Les gens ne viennent pas. C’est plutôt <strong>le</strong> bouche àoreil<strong>le</strong>. Les projections quand on fait <strong>le</strong>s journées du patrimoine. Il est certain que l’ondistribue <strong>de</strong>s papiers en disant aux gens, voilà si vous avez <strong>de</strong>s films chez vous. Et il y atoujours à la suite <strong>de</strong> ça quelques coups <strong>de</strong> fil. C’est <strong>de</strong>s gens qui arrivent à prendreconscience que <strong>le</strong>s films qu’ils ont intéressent la col<strong>le</strong>ctivité et qu’il faut <strong>le</strong>ssauver ».Si nous avons pris soin <strong>de</strong> transcrire très longuement cette réponse ensoulignant en gras certains <strong>de</strong>s propos du directeur <strong>de</strong> l’IRIS- Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong><strong>de</strong> Haute Normandie, c’est pour mieux souligner la thématisation <strong>de</strong> la doub<strong>le</strong> mission<strong>de</strong> son institution : faire prendre conscience <strong>de</strong> la nature patrimonia<strong>le</strong> <strong>de</strong> ces imageschez <strong>le</strong>s réalisateurs eux-mêmes jusqu’aux politiques <strong>de</strong> la région et ainsi arracher cesfilms <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur sphère originaire d’appartenance. Pour ce faire, il s’agit «d’emmener <strong>le</strong>sgens à comprendre», «à faire prendre conscience», <strong>de</strong> « pénétrer <strong>de</strong>s forteresses », <strong>de</strong>« trouver <strong>de</strong>s alliés », ou encore <strong>de</strong> construire <strong>de</strong>s « mémoires <strong>de</strong> pays ». Le champ<strong>le</strong>xical utilisé n’appartient tout à fait au paradigme <strong>de</strong> la transmission mais bien celui <strong>de</strong>la dépossession au nom d’un intérêt général voire transcendant.De même, face aux « irréductib<strong>le</strong>s », comme <strong>le</strong>s <strong>sur</strong>nomme <strong>le</strong>documentaliste <strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne, il est nécessaire d’optimiser <strong>le</strong> boucheà oreil<strong>le</strong> grâce à un travail <strong>de</strong> réseau. Dans chaque village ou vil<strong>le</strong> du territoire couvert,il s’agit <strong>de</strong> trouver une personne-relais. Par exemp<strong>le</strong> un photographe, qui connaîtforcément <strong>le</strong>s cinéastes amateurs, informe du travail <strong>de</strong> la Cinémathèque et repère <strong>le</strong>scinéastes intéressants pour l’institution.167


« Allié », « relais »... <strong>le</strong> travail d’inventoriage et <strong>de</strong> col<strong>le</strong>cte n’apparaîtplus comme allant <strong>de</strong> soi. On comprend dès lors pourquoi il importe d’en multiplier <strong>le</strong>smodalités. Certaines <strong>de</strong> ces cinémathèques ont ainsi mis au point <strong>de</strong>s méthodologies <strong>de</strong>col<strong>le</strong>cte raisonnées.Methodologies <strong>de</strong> col<strong>le</strong>cte.En reprenant une distinction interne à certaines <strong>de</strong>s institutions 283 , ondistinguera <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s principaux <strong>de</strong> col<strong>le</strong>cte : l’« effet bou<strong>le</strong> <strong>de</strong> neige » et « l’effettélévision-projection ».L’ effet bou<strong>le</strong> <strong>de</strong> neigeIl s’agit ici <strong>de</strong> recueillir <strong>de</strong>s indices <strong>de</strong> localisation <strong>de</strong> films à partir <strong>de</strong>sinformations issues <strong>de</strong> « relais », tels que <strong>le</strong>s musées, <strong>le</strong>s organismes <strong>de</strong> formation, <strong>le</strong>smusées, <strong>le</strong>s gens d’images et autres professionnels <strong>de</strong> l’audiovisuel ou bien <strong>le</strong>sfamiliers.A Saint-Etienne, au début <strong>de</strong>s années 1980, <strong>de</strong>s appels dans la presserégiona<strong>le</strong> ont été lancés sous <strong>le</strong> titre « Stéphanois, à vos greniers ! » par laCinémathèque. A cette occasion, selon l’une <strong>de</strong>s documentalistes, « <strong>de</strong> petits bijoux ontété déposés » 284 et <strong>le</strong> fonds régional amateur s’est considérab<strong>le</strong>ment enrichi à partir <strong>de</strong>cette époque. Ces appels participaient encore d’une stratégie <strong>de</strong> la nouvel<strong>le</strong> direction <strong>de</strong>la Cinémathèque, qui affichaient publiquement, à travers ces appels, son orientation«films régionaux ». A Rouen, <strong>le</strong>s résultats <strong>de</strong>s annonces dans la presse ont été plusmaigres d’après JC Guezennec, pour <strong>le</strong>s raisons qu’il a longuement développées plushaut.283 Cette distinction a été établie par Jean Sebastien Bildé lors <strong>de</strong> son intervention, “Méthodologie <strong>de</strong> col<strong>le</strong>cte :du premier contact à la restitution d’une mémoire au Colloque “Famil<strong>le</strong>s, je vous filme” organisé par laCinémathèque <strong>de</strong>s pays <strong>de</strong> savoie, sous la direction scientifique <strong>de</strong> Laurence Allard, mai 2001. Cf Annexe Bprésentant un petit fascicu<strong>le</strong> expliquant au public <strong>le</strong>s modalités <strong>de</strong> dépôt à la cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne.284 Entretien avec Clau<strong>de</strong>, rédactrice territoria<strong>le</strong>, chargée à mi-temps <strong>de</strong> la vidéothèque régiona<strong>le</strong>, réalisé dans<strong>le</strong>s locaux <strong>de</strong> la cinémathèque <strong>de</strong> Saint-Etienne, <strong>le</strong> 24 février 2000.168


Jean Sébastien Bildé, documentaliste <strong>de</strong> l’antenne rennaise <strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong>Bretagne thématise son travail comme un travail d’enquête <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s « pistes du cinéma privé ».Pour ce faire, plusieurs interlocuteurs sont contactés : archives, offices <strong>de</strong> tourisme,organismes <strong>de</strong> formations, établissements scolaires, photographes louant ou vendant dumatériel aux amateurs, associations. Parmi el<strong>le</strong>s, on peut mentionner la vie associative ducinéma amateur avec <strong>le</strong>s clubs adhérents à la FFCCA (Fédération française <strong>de</strong>s clubs <strong>de</strong>cinéma amateur, créée en 1933), publiant <strong>de</strong>s bul<strong>le</strong>tins <strong>de</strong> caméra-clubs, constituant <strong>de</strong>ssources d’informations précieuses (inventaire <strong>de</strong>s films, noms <strong>de</strong> réalisateurs) 285 . Ledocumentaliste a rapporté ce cas exemplaire: « Il arrive que <strong>de</strong>s particuliers inventorientdifférentes sources documentaires en lien avec <strong>le</strong> passé <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur commune ou <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur pays. AP<strong>le</strong>ine-Fougères, petite commune du nord <strong>de</strong> l’Il<strong>le</strong>-et-Vilaine, M. T. col<strong>le</strong>cte <strong>le</strong>s archivesloca<strong>le</strong>s en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> ses activités professionnel<strong>le</strong>s. Photos, cartes posta<strong>le</strong>s, documentsmanuscrits et artic<strong>le</strong>s <strong>de</strong> presse sont numérisés avant d’être restitués à <strong>le</strong>urs propriétaires.Sensib<strong>le</strong> à la démarche <strong>de</strong> la cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne, M. T. nous a mis en contact avecdifférentes famil<strong>le</strong>s susceptib<strong>le</strong>s <strong>de</strong> détenir <strong>de</strong>s archives filmées. Son intervention a permis <strong>de</strong>rassemb<strong>le</strong>r <strong>de</strong>s films évoquant la vie col<strong>le</strong>ctive à P<strong>le</strong>ine-Fougères, détenus par <strong>de</strong>s famil<strong>le</strong>srespectivement domiciliées à Nantes, mais aussi à Paris et à Hendaye » 286 . On peut enfin citer<strong>le</strong>s télévisions qui héritent parfois <strong>de</strong> films amateurs et <strong>le</strong>s communiquent à la Cinémathèque<strong>de</strong> Bretagne 287 .L ‘effet télévision-projection : première apparitionTous nos interlocuteurs s’accor<strong>de</strong>nt pour évaluer <strong>le</strong>s projections commemoyen <strong>le</strong> plus efficace <strong>de</strong> col<strong>le</strong>cte et d’inventoriage. Selon l’expression <strong>de</strong> Gérard Vial,<strong>le</strong>s projections régiona<strong>le</strong>s représentent <strong>de</strong>s « séances convivia<strong>le</strong>s ». Comme nous l’araconté Jean-Clau<strong>de</strong> Guézennec, el<strong>le</strong>s permettent <strong>de</strong> « sympathiser avec <strong>le</strong>s amateurs ».Les dons <strong>de</strong> films se personnalisent à cette occasion : c’est à Gérard Vial ou AgnèsDelforge que <strong>le</strong>s films seront confiés et non à une institution aux responsab<strong>le</strong>sanonymes. Comme l’indique Jean Sébastien Bildé, documentaliste à l’antenne <strong>de</strong>Rennes <strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong> Betagne, <strong>le</strong>s « diffusions dites <strong>de</strong> mémoire loca<strong>le</strong> jouentun doub<strong>le</strong> rô<strong>le</strong> : par la réactivation <strong>de</strong> la mémoire col<strong>le</strong>ctive, el<strong>le</strong>s permettent <strong>le</strong>réajustement <strong>de</strong> certaines données et dévoi<strong>le</strong>nt <strong>de</strong> nouvel<strong>le</strong>s pistes » 288 .Indéniab<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s émissions <strong>de</strong> la télévision constituent l’autre moyen, <strong>de</strong>s plusefficaces, <strong>de</strong> col<strong>le</strong>cte <strong>de</strong> films. Avec <strong>le</strong> développement multiforme <strong>de</strong>s émissions <strong>de</strong> télévisionintégrant <strong>de</strong>s images amateurs proposées notamment par <strong>le</strong>s chaines régiona<strong>le</strong>s, la diffusiontélévisuel<strong>le</strong> est ainsi <strong>de</strong>venue une motivation <strong>de</strong> dépôt. Suite à une série <strong>sur</strong> <strong>le</strong> patrimoinerégional en images inséré dans <strong>le</strong> journal télévisé <strong>de</strong> TF1 durant l’été 1998, <strong>de</strong> nombreuxdéposants ou ayant droit se sont montrés, selon la documentaliste <strong>de</strong> Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong><strong>de</strong> Haute Normandie, intéressés par <strong>de</strong>s passages télévisés <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs films. Dans <strong>le</strong>s <strong>recherche</strong>squ’el<strong>le</strong> effectue pour <strong>le</strong>s télévisions, la documentaliste prend en compte certains critèresmercanti<strong>le</strong>s. Selon ses propres termes, el<strong>le</strong> n’a pas envie « <strong>de</strong> marchan<strong>de</strong>r » et écarte certainsfilms pour privilégier <strong>le</strong>s ayant droits véritab<strong>le</strong>ment désintéressés. Lorsque MémoireAudiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie s’est associée à France 3 pour la co-production d’une285 Suivant <strong>de</strong>s informations <strong>de</strong> Jean-Sébastien Bildé, op.cité, ce sont plus <strong>de</strong> 100 bobines par an qui sontcol<strong>le</strong>ctées.286 J.S Bildé, op.cité287 Ainsi, un fonds <strong>de</strong> 42 films <strong>de</strong> format 9.5 mm a pu être sauvegardé <strong>de</strong> justesse, grâce à la bienveillance <strong>de</strong>France 3 Bretagne qui communiqua in-extremis <strong>le</strong>s coordonnées <strong>de</strong> la cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne.288 J.S Bildé, op.cité.169


émission <strong>de</strong> 2 minutes du passage à l’an 2000, <strong>de</strong> septembre 1999 à juin 2000, ladocumentaliste a donc contacté un certain nombre d’ayant droits connus pour <strong>le</strong>ur accord <strong>de</strong>principe.Cette efficacité <strong>de</strong> « l’effet projection» nous semb<strong>le</strong> re<strong>le</strong>ver <strong>de</strong> la re<strong>le</strong>ctureesthétique, pour <strong>le</strong>s cinéastes amateurs comme pour <strong>le</strong>s membres <strong>de</strong>s cinémathèques, à traversla ratification publique, se trouve validé <strong>le</strong> « <strong>de</strong>venir-film » <strong>de</strong> suites d’images dans <strong>le</strong> cadred’une institution culturel<strong>le</strong>. Le passage par <strong>le</strong>s écrans <strong>de</strong> télévision ou <strong>de</strong> cinéma <strong>de</strong>s filmsamateurs <strong>le</strong>s fait appartenir à l’institution socia<strong>le</strong> «cinéma », avec ses œuvres, ses auteurs etc.Nous développerons ce point plus avant.La mise en place <strong>de</strong> ces différentes modalités <strong>de</strong> dépôt et méthodologies <strong>de</strong>col<strong>le</strong>cte raisonnée contribue à rédéfinir <strong>le</strong> geste <strong>de</strong> dépôt comme relèvant plus <strong>de</strong>l’arrachement et <strong>de</strong> l’effraction que du don et <strong>de</strong> la transmission désintéressés.Politiques <strong>de</strong> dépôt et critères internes <strong>de</strong> sé<strong>le</strong>ctionTout film amateur ne peut être conservé et archivé dans <strong>le</strong>s cinémathèques,d’abord parce qu’il est diffici<strong>le</strong>ment col<strong>le</strong>ctab<strong>le</strong>, certains d’entre eux ne franchissent pas <strong>le</strong>sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> la localisation chez <strong>de</strong>s particuliers, refusant <strong>de</strong> déposer malgré <strong>le</strong> contre don proposélors <strong>de</strong>s contacts établis par <strong>le</strong>s responsab<strong>le</strong>s <strong>de</strong> cinémathèques, consistant en une copie VHS<strong>de</strong>s films dont <strong>le</strong>s “auteurs” restent propriétaires.Mais parfois, ce sont <strong>de</strong>s politiques internes <strong>de</strong> sé<strong>le</strong>ction <strong>de</strong>s films quiempêchent certaines “bobines d’amateurs” <strong>de</strong> rejoindre <strong>le</strong>s fonds déjà constitués. Et certainesd’entre el<strong>le</strong>s se révè<strong>le</strong>nt restrictives. Ainsi la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne n’acceptera qu’unvolume <strong>de</strong> films qu’el<strong>le</strong> est capab<strong>le</strong> <strong>de</strong> traiter dans sa « chaîne <strong>de</strong> dépôt» 289 .L’entrée <strong>de</strong>s films amateurs dans <strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s est doncsoumise à condition. Il s’agit donc bien d’un second moment <strong>de</strong> rupture dans la chaîne<strong>de</strong> la transmission mémoriel<strong>le</strong>. La production d’une mémoire col<strong>le</strong>ctive se trouve289 A cet égard, <strong>le</strong>s locaux <strong>de</strong>s Cinémathèques et l’agencement <strong>de</strong>s différentes unités en <strong>le</strong>ur sein montrentclairement la spécificité <strong>de</strong>s politiques <strong>de</strong> dépôt. Le bâtiment <strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne, aménagé<strong>sur</strong> me<strong>sur</strong>e, se compose <strong>de</strong> trois niveaux. Au sous-sol, la chaîne <strong>de</strong> dépôt : station <strong>de</strong> nettoyage, <strong>de</strong>télécinéma et poste informatique pour entrée <strong>le</strong>s informations techniques dans la base <strong>de</strong> données. Le jour<strong>de</strong> notre première visite, <strong>le</strong> 3 juil<strong>le</strong>t 2000, une valise contenant quelques films est installée prés <strong>de</strong> lastation <strong>de</strong> nettoyage. Et c’est à propos <strong>de</strong> cette valise qu’André Col<strong>le</strong>u nous explique sa politique <strong>de</strong>rationalisation du traitement <strong>de</strong>s films : « ne pas tout accepter pour mieux traiter <strong>le</strong>s films ». Puis au rez<strong>de</strong>-chaussée,une entrée accueillant souvent <strong>de</strong>s expositions temporaires et qui conduit à un escaliermenant aux bureaux du documentaliste, <strong>de</strong> l’animateur et du directeur. Cet escalier permet <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre àun niveau intermédiaire dans <strong>le</strong>quel se trouvent <strong>de</strong>ux stations <strong>de</strong> visionnement. Les locaux <strong>de</strong> laCinémathèque <strong>de</strong> Saint-Etienne sont installés dans l’ensemb<strong>le</strong> architectural lui aussi récent <strong>de</strong> laMédiathèque. Au rez-<strong>de</strong>-chaussée, la bibliothèque et au premier étage, la cinémathèque dont <strong>le</strong>s locauxs’agencent <strong>de</strong> façon circulaire : unité archives, unité animation, bureau du directeur... Le magasin est situébien <strong>sur</strong> dans <strong>le</strong>s sous-sols et l’on remarque <strong>de</strong>s valises et <strong>de</strong>s cartons contentant <strong>de</strong>s films amateur etportant la mention « dépôt X, Y... », qu’il « faut encore traiter » selon Gérard Vial. Une sal<strong>le</strong> <strong>de</strong>projection est située au rez-<strong>de</strong>-chaussée accessib<strong>le</strong> <strong>de</strong> la rue, sans nécessairement passer par <strong>le</strong>s locaux <strong>de</strong>la bibliothèque. Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie est située dans <strong>le</strong>s locaux <strong>de</strong> l’associationIRIS, au rez-<strong>de</strong>-chausée, Le bureau <strong>de</strong> la documentaliste est <strong>le</strong> centre du lieu, puisqu’el<strong>le</strong> en estl’employée principa<strong>le</strong>. S’y effectue la rencontre avec <strong>le</strong>s déposants, l’accueil <strong>de</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s <strong>de</strong>visionnement... Le magasin est situé <strong>de</strong> l’autre côté du couloir, <strong>le</strong>s copies vidéo impeccab<strong>le</strong>ment rangées.Agnès Delforge, au cours <strong>de</strong> notre première visite du 29 février 2000, nous a présenté l’un <strong>de</strong> ses trésors :un coffret contenant 700 petits films en format 9.5, soit dix ans <strong>de</strong> vacances d’été d’une famil<strong>le</strong> parisienneentre 1926 et 1936. Un petit local <strong>de</strong> visionnement succè<strong>de</strong> au magasin. L’unité technique <strong>de</strong> l’IRIS estsituée au premier étage et s’y effectuent <strong>le</strong>s télécinéma, <strong>le</strong>s copies etc. Les films proposés sont alors triésdans ces différents locaux.170


encadrée par toute une série <strong>de</strong> médiations, dont participent <strong>le</strong>s critères <strong>de</strong> sé<strong>le</strong>ction <strong>de</strong>sfilms conditionnant l’acception <strong>de</strong>s films dans <strong>le</strong> fonds d’archives.D’après <strong>le</strong>s séries d’entretiens menés à la fois avec <strong>le</strong>s dirigeants, <strong>le</strong>sdocumentalistes et <strong>le</strong>s techniciens <strong>de</strong> ces institutions, ces critères nous sont apparuscommuns aux trois institutions. Les films doivent décliner : 1.Une thématiquerégiona<strong>le</strong> ; 2.Etre enracinés dans une i<strong>de</strong>ntité géographique explicite ; 3.La réalisationdoit être techniquement aboutie. Un film complètement flou aux images sautillantes sera<strong>le</strong> plus souvent écarté. Ce qui ne veut pas dire que <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, présentant <strong>de</strong>façon typique un sty<strong>le</strong> <strong>de</strong> filmage techniquement imparfait, soient systématiquementrejetés, sauf s’ils montrent <strong>le</strong>s vacances d’une famil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Bretagne en Espagne.Ces critères <strong>de</strong> sé<strong>le</strong>ctions conduisent <strong>le</strong>s responsab<strong>le</strong>s <strong>de</strong>s cinémathèquesà établir <strong>de</strong>s liens privilégiés avec <strong>le</strong>s « amateurs éclairés » (membres <strong>de</strong> caméra-club...)d’une vil<strong>le</strong> ou d’un village, qui <strong>de</strong>viennent <strong>le</strong>s relais précieux dans la chasse au trésor<strong>de</strong>s cinémathèques. Les documentalistes reconnaissent tous une « gloire loca<strong>le</strong> » : unabbé en Bretagne, certains membres <strong>de</strong> caméra-club à Rouen ou à Saint-Etienne. Et cesont <strong>le</strong>urs films que l’on montrera en priorité aux visiteurs, en vantant <strong>le</strong> caractèreaboutie <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur réalisation. Des critères esthétiques sont mobilisés et assumés commetels au sujet <strong>de</strong>s « incontournab<strong>le</strong>s » <strong>de</strong>s cinémathèques, <strong>le</strong>s « trésors » consacrés.Seuls <strong>de</strong>s critères thématiques et techniques justifient <strong>le</strong> rejet <strong>de</strong> certainsfilms <strong>de</strong> la chaîne <strong>de</strong> dépôt. L’une <strong>de</strong>s « tactiques » prisées par <strong>le</strong>s documentalistes est<strong>de</strong> remettre <strong>le</strong>s films refusés lors avec la copie vidéo <strong>de</strong>s images sé<strong>le</strong>ctionnées qui estsystématiquement effectuée. Il s’agit, à travers l’aménagement <strong>de</strong> ces rituels <strong>de</strong> civilité,ne pas b<strong>le</strong>sser <strong>le</strong>s déposants tout en se conduisant en professionnel <strong>de</strong> l’archive.Les récits <strong>de</strong> dépôt : désin<strong>de</strong>xicalisation et re<strong>de</strong>scriptionintersubjective du film privé comme document.Lors <strong>de</strong>s dépôts, <strong>le</strong>s films sont <strong>le</strong> plus souvent commentés par <strong>le</strong>s réalisateursou <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong>. Pour <strong>le</strong>s documentalistes, à travers ces pratiques <strong>de</strong> récit, peut être gardée latrace <strong>de</strong> la « vérité <strong>de</strong>s personnes qui ont tournés ces films », notamment lorsqu’il estnécessaire d’expliquer et d’éluci<strong>de</strong>r certains détails (un type <strong>de</strong> bateau, <strong>de</strong> labour...) 290 . Dans cebut, certains <strong>de</strong>s commentaires ont même été enregistrés (Cinémathèque <strong>de</strong> Saint-Etienne etCinémathèque <strong>de</strong> Bretagne), conduisant, par exemp<strong>le</strong>, à <strong>de</strong>s conflits en direct entre déposants,mari et femme <strong>sur</strong> certains noms, certaines dates... 291 Comme si une <strong>de</strong>rnière fois encore, cesfilms ne prenaient <strong>le</strong>ur sens que par <strong>le</strong>s récits qu’ils suscitent, à l’instar <strong>de</strong>s séances rituel<strong>le</strong>s<strong>de</strong> projections familia<strong>le</strong>s. Mais progressivement, à travers <strong>le</strong>s questions posées par <strong>le</strong>sdocumentalistes en fonction <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs critères <strong>de</strong> conservation (<strong>sur</strong>tout lorsqu’il s’agit <strong>de</strong>thématiques rares ou <strong>de</strong> pratiques énigmatiques…), la <strong>le</strong>cture d’un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> en tantqu’objet <strong>de</strong> mémoire se trouve intersubjectivement validée. Les réponses se font moinsanecdotiques et doivent s’avérer uti<strong>le</strong>s afin <strong>de</strong> permettre l’établissement d’une fiche<strong>de</strong>scriptive ou d’une notu<strong>le</strong> d’in<strong>de</strong>xation. A travers ces discours d’interprétation <strong>sur</strong> ces filmsfamiliaux, s’opère une « désin<strong>de</strong>xicalisation » 292 <strong>de</strong>s images <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur contexte familial etcommence alors la phase « documentaire » proprement dite du processus patrimonial.290 Entretien avec Hervé Le Bris, 3 juil<strong>le</strong>t 2000.291 Film Chateaulin 1937, Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne.292 Notion inspirée <strong>de</strong> H.Garfinkel, Studies of ethnomethodology, Eng<strong>le</strong>wood Cliffs, N.J, Prentice Hall, 1967, quia centré sa sociologie <strong>sur</strong> <strong>le</strong> caractère local et accompli <strong>de</strong> l’action socia<strong>le</strong> et par conséquent mis en avantl’in<strong>de</strong>xicalité <strong>de</strong> son sens”, sa “dépendance contextuel<strong>le</strong>”.171


3-Le <strong>de</strong>uxième sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> la patrimonialisation : mémoires col<strong>le</strong>ctives archivées oula construction du patrimoine local.Si l’on reconduit <strong>le</strong>s formulations <strong>de</strong> Paul Ricoeur et <strong>de</strong> Michel <strong>de</strong> Certeau,l’écriture <strong>de</strong> l’histoire suppose plusieurs opérations méthodologiques imbriquées, dont laphase initia<strong>le</strong> dite « phase documentaire, se déroulant <strong>de</strong> la déclaration <strong>de</strong>s témoins occulairesà la constitution <strong>de</strong>s archives » 293 . Dans cette phase qui renvoie pour nous à la <strong>de</strong>uxième étapedu processus patrimonial , il s’agit <strong>de</strong> décrire <strong>le</strong>s modalités pratiques et <strong>le</strong>s enjeux <strong>de</strong>l’archivisation du film amateur. Dans ce qui constitue un autre passage, <strong>de</strong> la mémoirefamilia<strong>le</strong> déposée à l’archive audiovisuel<strong>le</strong>, on mettra en évi<strong>de</strong>nce comment « entretiens etobjets » du cinéma amateur sont « répartis autrement, mis à part rassemblés et mués endocuments pour l’histoire» 294 . Ces différentes opérations techniques permettent <strong>de</strong> saisir ici <strong>le</strong>passage, en tant que montée en généralité, <strong>de</strong> la mémoire col<strong>le</strong>ctive familia<strong>le</strong> à la mémoirehistorique régiona<strong>le</strong>, une mémoire historique, qui « se place hors <strong>de</strong>s groupes et au-<strong>de</strong>ssusd’eux » 295 .conserver ?Techniques <strong>de</strong> l’archive audiovisuel<strong>le</strong> privée : que conserver, commentUn <strong>de</strong>uxième sta<strong>de</strong> du processus patrimonial est donc institué à travers <strong>le</strong>sopérations techniques d’archivage <strong>de</strong>s films. Il s’agit alors <strong>de</strong> lire la « technique » <strong>de</strong> l’archiveaudiovisuel<strong>le</strong> privée.In<strong>de</strong>xations, thésaraus : <strong>de</strong>s outils professionnels pour <strong>le</strong> cinéma amateurIl n’existe pas <strong>de</strong> base <strong>de</strong> catalogage commune à toutes <strong>le</strong>s cinémathèquesrégiona<strong>le</strong>s, ce qui explique <strong>le</strong>s disparités dans l’i<strong>de</strong>ntification même <strong>de</strong>s films amateurs 296 . EnBretagne, une répartition par genres du cinéma amateur a été établie : « animation amateur »,« fiction amateur », « expérimental amateur », « film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> », « documentaire amateur ».Tandis qu’à Mémoire <strong>de</strong> Haute Normandie, ils sont répertoriés soit en «film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>» soiten «film <strong>de</strong> clubs». Les critères d’in<strong>de</strong>xation s’avèrent parfois locaux voire singuliers, liés à lapersonne qui a visionnée <strong>le</strong>s images et rentrée toute une série d’informations (du mot clé augenre du film). Certains documentalistes n’hésitent pas à livrer <strong>de</strong>s appréciations, commec’est <strong>le</strong> cas avec <strong>le</strong> fonds <strong>de</strong> la Vidéothèque régiona<strong>le</strong> <strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong> Saint-Etiennedans <strong>le</strong> but <strong>de</strong> «faire venir du mon<strong>de</strong> », suivant son animatrice. La documentaliste <strong>de</strong>l’institution stéphanoise a émis <strong>le</strong> souhait <strong>de</strong> vouloir rationaliser <strong>le</strong> thésaurus en dépassant <strong>le</strong>sta<strong>de</strong> du langage libre dans <strong>le</strong> but d’i<strong>de</strong>ntifier <strong>le</strong> plus précisément ces « produits moins finisque constituent <strong>le</strong>s films amateurs ». « Lieux, sujets, actions » serait la liste idéa<strong>le</strong> à trois293 P.Ricoeur, op.cité, 2000, p.169.294 M.<strong>de</strong> Certeau, “L’écriture <strong>de</strong> l’histoire” in Faire <strong>de</strong> l’histoire, Gallimard, 1975.295 M.Halbawchs, op.cité, p.132.296 cf l’annexe C présentant différentes notu<strong>le</strong>s et fiches d’in<strong>de</strong>xation issues <strong>de</strong> ces trois cinémathèques.172


temps pour une in<strong>de</strong>xation efficace <strong>de</strong> ces images, d’après el<strong>le</strong> 297 . C’est <strong>le</strong> choix effectué parAgnès Delforge à Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie, qui a configuré la base <strong>de</strong>données suivant trois mots-clés : « lieux » (<strong>de</strong> tournage notamment indiqués pour <strong>le</strong>s fictionsamateurs, « noms propres » (noms <strong>de</strong> bateaux, Madame Bovary...) et « thème ». La <strong>recherche</strong>documentaire peut s’effectuer par « année », « auteur », « déposant » et « format ». A Rouen,nous savons ainsi que <strong>le</strong> film <strong>le</strong> plus ancien conservé date <strong>de</strong> 1911 et montre <strong>le</strong> dérail<strong>le</strong>mentdu Paris-Rouen et que <strong>le</strong> plus récent (l977) est unfilm réalisé par <strong>le</strong> maire et <strong>le</strong>s habitantsd’une commune faisant partie d’un fonds constitué d’archives municipa<strong>le</strong>s audiovisuel<strong>le</strong>sfilmées par <strong>le</strong>s administrés et déposé par <strong>le</strong> premier magistrat actuel du village.Au plan technique, l’architecture <strong>de</strong> la base <strong>de</strong> données développée par <strong>le</strong>sdocumentalistes <strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne est citée en modè<strong>le</strong> par <strong>le</strong>s personnels <strong>de</strong>sautres structures. De façon exemplaire, cette base <strong>de</strong> données a constitué <strong>le</strong> cœur <strong>de</strong>développement <strong>de</strong> cette cinémathèque. De fait, l’in<strong>de</strong>xation <strong>de</strong>s films y est la plus pousséepuisque <strong>le</strong>s films ont parfois été analysés séquence par séquence (voire plan par plan pour unecinquantaine d’entre eux). Pour <strong>le</strong> documentaliste Hervé <strong>le</strong> Bris, ces analyses permettent <strong>de</strong>proposer <strong>le</strong>s films en pièces détachées et <strong>de</strong> rendre <strong>le</strong>s <strong>recherche</strong>s plus exhaustives 298 . Lethésaurus, notamment, apparaît d’une précision tout à fait remarquab<strong>le</strong>. Et sans cesse <strong>le</strong>snouvel<strong>le</strong>s <strong>recherche</strong>s permettent d’affiner <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s <strong>de</strong> mots-clés (« du labour dans unchamp » on passera à « labour avec un cheval », la liste <strong>de</strong>s noms d’î<strong>le</strong>s bretonnes filmées ou<strong>de</strong> sites géographiques est continuel<strong>le</strong>ment enrichie etc.). La base <strong>de</strong> donnée constitue <strong>le</strong>système nerveux historique <strong>de</strong> l’institution et selon <strong>le</strong> documentaliste en titre, chaque employé<strong>de</strong> la Cinémathèque participe au cours <strong>de</strong> son travail journalier à venir enrichir cette base <strong>de</strong>données mise en réseau <strong>sur</strong> toutes <strong>le</strong>s postes <strong>de</strong> travail.Notons au passage que la documentaliste <strong>de</strong> Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> HauteNormandie 299 , qui a été officiel<strong>le</strong>ment recrutée pour la mise au point d’une base <strong>de</strong> données,<strong>sur</strong> <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> <strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne, nous a confié connaître <strong>le</strong>s ¾ du fondsamateurs (autour <strong>de</strong> 1000 titres) « par cœur ». El<strong>le</strong> est en quelque sorte la mémoire incarnée<strong>de</strong> la Haute Normandie.Au terme <strong>de</strong>s entretiens et <strong>de</strong> nos observations, on peut encore remarquer dans<strong>le</strong>s discours <strong>de</strong>s acteurs, une valorisation <strong>de</strong> la technicité acquise dans <strong>le</strong> catalogage, comme siel<strong>le</strong> était <strong>le</strong> garant <strong>de</strong> la légitimité <strong>de</strong> ces institutions dévolus à <strong>de</strong>s films laissés pour compte<strong>de</strong> la cinéphilie. Un documentaliste spécialisé dans <strong>le</strong> film amateurs reste un professionnel <strong>de</strong>l’archive audiovisuel<strong>le</strong>. Et ce professionnalisme, cette technicité constrastent avec <strong>le</strong> caractèreamateur <strong>de</strong>s images traitées.Lire <strong>le</strong>s images in<strong>de</strong>xées : <strong>de</strong>s consignes <strong>de</strong> <strong>le</strong>cture documentarisanteLes récits <strong>de</strong> dépôt constituent l’une <strong>de</strong>s sources d’élaboration <strong>de</strong>s noticesd’in<strong>de</strong>xation pour <strong>le</strong>s documentalistes. A travers l’examen <strong>de</strong>s procédures d’in<strong>de</strong>xation <strong>de</strong>sfilms, on peut remarquer une re<strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s images sous différents mots-clés. Cesre<strong>de</strong>scriptions correspon<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> fait à <strong>de</strong>s consignes d’une <strong>le</strong>cture « documentarisante »,consistant, pour reprendre <strong>le</strong>s termes <strong>de</strong> l’analyse <strong>de</strong> Roger Odin, à la construction d’un297 Propos tenus lors d’un entretien <strong>le</strong> 24 février avec Emmanuel<strong>le</strong>, documentaliste, employée à temps p<strong>le</strong>in àl’unité archive, iconographe <strong>de</strong> formation298 Entretien avec Hervé Le Bris, 3 juil<strong>le</strong>t 2000.299 El<strong>le</strong> possè<strong>de</strong> une trip<strong>le</strong> formation en « étu<strong>de</strong>s cinématographiques », animation socio-culturel<strong>le</strong> etdocumentation. Sa première expérience professionnel<strong>le</strong> consistait en la mise en place d’une base <strong>de</strong> donnéesphotographiques.173


Enonciateur Réel 300 . Ces notu<strong>le</strong>s prescrivent une <strong>le</strong>cture <strong>de</strong>s images en regard <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur caractère<strong>de</strong> « vérité historique ». El<strong>le</strong>s achèvent <strong>le</strong> processus <strong>de</strong> désin<strong>de</strong>xicalisation du contexte propreaux séances <strong>de</strong> cinéma familial 301 . Un exemp<strong>le</strong> nous a particulièrement frappé. Une série <strong>de</strong>petits films amateurs montés sous <strong>le</strong> titre Les glaces Martinez montrant, <strong>de</strong> 1947 à 1965, <strong>le</strong>sactivités florissantes, d’une entreprise familia<strong>le</strong> <strong>de</strong> glace, tournés par l’un <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong>cette famil<strong>le</strong>, est conservée à Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie. C’est l’un <strong>de</strong>s« trésors » à montrer impérativement aux visiteurs, comme <strong>le</strong> fût <strong>le</strong> cas lors <strong>de</strong> notre premièrevisite. Avant <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r <strong>le</strong>s films, nous avons pu lire <strong>sur</strong> une fiche documentaire <strong>le</strong> résumésuivant : « Vente ambulante <strong>de</strong>s glaces Martinez à travers la vil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Rouen en reconstructionau moyen <strong>de</strong> différents véhicu<strong>le</strong>s : triporteur motorisé, transport à main... Vente <strong>sur</strong> une fêteforaine place Saint-Vivien, attente par <strong>de</strong>ux enfants face à la piscine Gambetta ». Les noms <strong>de</strong>lieux, <strong>le</strong>s noms propres <strong>de</strong>s personnes, la thématique <strong>de</strong>s véhicu<strong>le</strong>s professionnels... sontnotifiés afin d’orienter une <strong>le</strong>cture en termes <strong>de</strong> documents <strong>sur</strong> l’histoire <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong> et <strong>de</strong> sescommerces artisanaux... On y voit <strong>sur</strong>tout un mari filmant fièrement sa famil<strong>le</strong>, sa femme autravail, dans <strong>de</strong>s véhicu<strong>le</strong>s certes <strong>de</strong> plus en plus mo<strong>de</strong>rnes et <strong>de</strong>s locaux <strong>de</strong> plus en plusluxueux.Pourquoi tout conserver ?Il est à noter enfin que <strong>le</strong>s documentalistes appartiennent à tout autre génération (<strong>le</strong>s« trentenaires ») que cel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s fondateurs (<strong>le</strong>s « quinquas »). Ce sont <strong>de</strong>s professionnels <strong>de</strong> ladocumentation informatisée, ayant suivi <strong>de</strong>s formations spécialisées autour <strong>de</strong>s archivesaudiovisuel<strong>le</strong>s, à l’Institut National <strong>de</strong> l’Audiovisuel (INA) notamment 302 .Mais l’aspect hautement technique du traitement documentaire <strong>de</strong>s films amateurs nedoit pas masquer <strong>le</strong>s interrogations plus substantiel<strong>le</strong>s, qui ponctuent <strong>le</strong> travail d’archivagequotidien. C’est <strong>le</strong> cas notamment <strong>de</strong> la documentaliste <strong>de</strong> Saint-Etienne, formée à l’INA.Découvrant ce « continent cinématographique » constitué par <strong>le</strong> cinéma amateur, el<strong>le</strong> se<strong>de</strong>man<strong>de</strong> en permanence « comment et pourquoi col<strong>le</strong>cter <strong>de</strong> tels films, tout en reconnaissant<strong>le</strong>ur singularité et appréciant <strong>le</strong>ur va<strong>le</strong>ur documentaire. » 303 Une réponse col<strong>le</strong>ctive peut êtreapportée à <strong>de</strong> tel<strong>le</strong>s interrogations, comme à Saint-Etienne, où <strong>le</strong> directeur a réuni l’équipe <strong>de</strong>l’unité archives pour une séance d’audit avec Anne-Marie Martin, une ethnologue collaborantrégulièrement avec la cinémathèque pour <strong>de</strong>s projections thématiques.300 cf R.Odin, “Film documentaire, <strong>le</strong>cture documentarisante” in Cinémas et réalités, CIEREC, Université <strong>de</strong>Saint-Etienne, 1984.301 Formalisons rapi<strong>de</strong>ment cette situation. Tout d’abord, parce que <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est visionné par <strong>le</strong>smembres d'une famil<strong>le</strong> qui ont eux-mêmes filmé ou été filmés, on ne saurait plus dissocier <strong>le</strong>s "acteurs" <strong>de</strong>l'espace <strong>de</strong> réalisation <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong> l'espace <strong>de</strong> réception. De plus, ils <strong>de</strong>meurent co-présents durant la séance <strong>de</strong>projection. Du fait <strong>de</strong> cette co-présence corporel<strong>le</strong>, la structure énonciative du film définissant l'origine <strong>de</strong> ce quiest filmé et dit, se trouve incarnée dans un sujet physiquement présent à vos côtés dans <strong>le</strong> salon <strong>de</strong> projection etbien connu <strong>de</strong> vous. Enfin, la diégèse d'un film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> tissée dans l'histoire familia<strong>le</strong> est revécue à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>séchanges verbaux et gestuels qui ponctuent son visionnement, produisant une "verbalisation" du dispositifspectatoriel cinématographique, rompant <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, habituel <strong>de</strong> nos jours, <strong>de</strong>s sal<strong>le</strong>s commercia<strong>le</strong>s. Par tous cestraits, verbalisation, i<strong>de</strong>ntité et co-présence corporel<strong>le</strong> entre "acteurs", "réalisateurs" et "spectateurs" d'un jour,s'institue un espace où <strong>de</strong>s sujets dialoguent autour d'un objet filmique.302 Cf <strong>le</strong> numéro <strong>de</strong>s Dossiers <strong>de</strong> l’audiovisuel, n°45, sept-oct 1992, Mémoire audiovisuel<strong>le</strong> : patrimoine etprospective, consacré aux missions, aux techniques et aux problématiques nouvel<strong>le</strong>s posées par <strong>le</strong> dépôt légalaudiovisuel voté en 1992. “Conserver, restaurer, cataloguer, in<strong>de</strong>xer, offrir à la consultation sont <strong>le</strong>s fonctionsdérivées <strong>de</strong> la mission patrimonia<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’institut” écrivait <strong>le</strong> directeur <strong>de</strong> l’INA à l’époque dans sa préface. Cesfonctions sont encore cel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> cinémathèques régiona<strong>le</strong>s, dont <strong>le</strong>s documentalistes partagent une formationcommune reposant <strong>sur</strong> la maitrise <strong>de</strong> l’informatique <strong>de</strong> documentation expérimentée à l’INA.303 Les questions avancées par certaines documentalistes à Saint-Etienne peuvent s’expliquer éga<strong>le</strong>ment par lastructure généraliste que constitue la Cinémathèque <strong>de</strong> Saint-Etienne, qui possè<strong>de</strong> encore <strong>de</strong>s copies <strong>de</strong> certainsclassiques du cinéma et un fonds <strong>de</strong> films pédagogiques tout à fait conséquent.174


Organisée enmars 2000, cette réunion d’expertise <strong>de</strong> la politique <strong>de</strong> col<strong>le</strong>cte et <strong>de</strong> conservation <strong>de</strong>s filmsamateurs menée à Saint-Etienne était placée sous une question-programme : « Faut-il toutconserver <strong>de</strong>s films amateurs ?». Selon Anne-Marie Martin désignée 304 comme experte,techniciens et documentalistes argumentaient contre la conservation systématique d’une parten avançant la question <strong>de</strong>s coûts <strong>de</strong>s transferts vidéo effectués lors <strong>de</strong>s dépôts mais aussi enévoquant la redondance <strong>de</strong>s sujets traités « « assez <strong>de</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, <strong>de</strong>s bébés ! » Al’issue <strong>de</strong>s discussions, plusieurs propositions ont été émises par l’ethnologue : 1- Ne pasnégliger la dimension privée lors <strong>de</strong>s dépôts au profit <strong>de</strong> la seu<strong>le</strong> qualité technique <strong>de</strong>s films ;2-Faire payer éventuel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s transferts aux déposants ; 3-In<strong>de</strong>xer systématiquement sansprocé<strong>de</strong>r à l’analyse complète <strong>de</strong>s films et 4-Concevoir une valorisation préalab<strong>le</strong> justifiantune sé<strong>le</strong>ction systématique, par exemp<strong>le</strong> tous <strong>le</strong>s films <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s bébés à diffuser en fonction <strong>de</strong>différents critères techniques, sociaux etc. La <strong>de</strong>rnière proposition d’Anne-Marie Martinconjuguant critères <strong>de</strong> sé<strong>le</strong>ction et politique <strong>de</strong> valorisation vise à articu<strong>le</strong>r l’exigencescientifique <strong>de</strong> constitution, dans <strong>le</strong> cadre <strong>de</strong> ces col<strong>le</strong>ctes et dépôts <strong>de</strong> films amateurs, d’unfonds comme « territoire symbolique qui se dégage <strong>de</strong>s images el<strong>le</strong>s-mêmes » et <strong>le</strong>s missionspubliques <strong>de</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s <strong>de</strong> programmation cinématographiqueLe recours à <strong>de</strong>s experts contribue à légitimer la va<strong>le</strong>ur patrimonia<strong>le</strong> <strong>de</strong>document du film amateur, comme si el<strong>le</strong> n’allait décidément pas <strong>de</strong> soi. A Rouen a ainsifonctionné <strong>de</strong> façon tout à fait sporadique un comité scientifique (trois réunions tenues <strong>de</strong>puis1992) composés d’ « érudits locaux », suivant son fondateur.La crise <strong>de</strong> Saint-Etienne mettait en cause la politique du « tout conserver » dudirecteur <strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong> Saint-Etienne, mais el<strong>le</strong> est aussi cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> MémoireAudiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie. Suivant la philosophie <strong>de</strong> Jean-Clau<strong>de</strong> Guézennec : «ilfaut tout gar<strong>de</strong>r, on ne sait jamais, <strong>le</strong>s critères d’aujourd’hui ne sont pas <strong>le</strong>s plus pertinents ».Et c’est encore <strong>le</strong> cas la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne, qui est parfois rebaptisée la« cinémathèque <strong>de</strong>s mariages » en raison encore du caractère systématique <strong>de</strong> la col<strong>le</strong>cte etconservation <strong>de</strong> ce sous-genre du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> !.4-La diffusion <strong>de</strong>s documents audiovisuels amateurs : la mise en spectac<strong>le</strong><strong>de</strong> la mémoire-patrimoine.Du souvenir familial déposé à la mémoire historique régiona<strong>le</strong> archivée, nousavons décrit <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux premiers sta<strong>de</strong>s du processus <strong>de</strong> patrimonialisation <strong>de</strong>s films amateursqui s’opère dans <strong>le</strong>s cinémathèques à travers in fine autant d’interprétations effectuées, autant<strong>de</strong> regards différents qui sont portés <strong>sur</strong> eux, lors <strong>de</strong> la col<strong>le</strong>cte, <strong>de</strong> l’in<strong>de</strong>xation etc.. C’estencore <strong>le</strong> cas lors <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s manifestations publiques qui ponctuent la vie <strong>de</strong> cesinstitutions..Les grands rituels régionaux : activation d’une <strong>le</strong>cture documentaire historiqueChaque récit d’édification <strong>de</strong> ces institutions est, <strong>de</strong> façon remarquab<strong>le</strong> ponctué<strong>de</strong> grands moments et parmi ceux-ci certaines projections ont joué un rô<strong>le</strong> fondateur, déjàévoqué en ce qui concerne Saint-Etienne et Rouen. Ces « grands rituels régionaux » ontimpulsé une première vague d’inventoriage et <strong>de</strong> col<strong>le</strong>cte.304 Dans <strong>le</strong> cadre d’un entretien réalisé en mai 2001 à Rumilly (Savoie).175


L’une <strong>de</strong>s premières initiatives <strong>de</strong> celui qui venait d’être nommé directeur <strong>de</strong> laCinémathèque <strong>de</strong> Saint-Etienne, afin <strong>de</strong> marquer publiquement son orientation assuméeautour <strong>de</strong>s films régionaux, amateurs ou professionnels, fût d’organiser une projection, enjanvier 1986, du Ciné-Journal Stéphanois. Pour assister à cette projection « d’historique »d’un film <strong>de</strong> montage intitulé L’exilé <strong>de</strong>s sept collines, 3 000 personnes se sont présentées à laMaison <strong>de</strong> la Culture. Depuis, <strong>de</strong>s projections d’images régiona<strong>le</strong>s sont régulièrementorganisées, allant jusqu'à représenter 30% <strong>de</strong> la fréquentation <strong>de</strong> l’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> lacinémathèque selon son directeur Gérard Vial 305 .Ainsi à Rouen, c’est à partir d’une exposition retraçant avec <strong>de</strong>s documentsaudiovisuels l’évolution <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong> <strong>de</strong>puis 1938, intitulé Mémoire d’une vil<strong>le</strong> qui change, que<strong>le</strong> fonds <strong>de</strong> films amateurs s’est enrichi après l’épiso<strong>de</strong> fondateur dit <strong>de</strong> « Saint-Thourien ».Depuis, l’institution est reconnue comme étant <strong>le</strong> centre <strong>de</strong> ressources audiovisuel<strong>le</strong>s <strong>sur</strong>Rouen et sa région. La première projection d’un montage brut d’images ou <strong>de</strong> films amateursréalisé pour « Les promena<strong>de</strong>s du patrimoine » s’étant avérée un succès public et prometteur,la structure est associée <strong>de</strong> façon régulière <strong>de</strong>puis 1997 à la manifestation nationa<strong>le</strong> <strong>de</strong>sJournées du patrimoine se déclinant autour d’un thème national (citoyenneté, patrimoine duXXème sièc<strong>le</strong> etc.). L’apport <strong>de</strong>s images amateurs dans cette manifestation est selon ladocumentaliste <strong>de</strong> présenter une « mémoire vivante » 306 . La plaquette <strong>de</strong> présentation <strong>de</strong>sjournées du patrimoine 1998 fournie par la documentaliste spécifie éga<strong>le</strong>ment la présenced’images amateurs en termes <strong>de</strong> « mémoire émouvante » : « Enfin la nouveauté sera cetteannée, l’ouverture <strong>sur</strong> <strong>le</strong> patrimoine cinématographique avec la projection à la chapel<strong>le</strong> SaintLouis <strong>de</strong> films provenant du fonds <strong>de</strong> la mémoire audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute-Normandie,restituant l’image émouvante <strong>de</strong> la vil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Rouen avant la guerre » 307 . La va<strong>le</strong>ur patrimonia<strong>le</strong><strong>de</strong>s images amateurs atteint ici un <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> consécration rare à travers cette intégration à partentière dans cette manifestation <strong>de</strong> célébration du patrimoine local, typique <strong>de</strong> l’ère <strong>de</strong> lacommémoration notée par Pierre Nora.Les cinémathèques : une banque d’images pour chercheurs et curieuxLes projections publiques s’adressent à un public moins spécialisé que <strong>le</strong>visionnement <strong>sur</strong> place éga<strong>le</strong>ment prévu par <strong>le</strong>s trois institutions. Les usages <strong>de</strong> <strong>recherche</strong> <strong>de</strong>simages régiona<strong>le</strong>s amateurs sont cependant tout à fait conséquents. Parmi eux, on compte <strong>de</strong>nombreux professionnels <strong>de</strong> l’audiovisuel et <strong>de</strong> la télévision.Le cyc<strong>le</strong> <strong>de</strong>s interprétations est à l’œuvre dans <strong>le</strong> cas <strong>de</strong>s visionnementseffectués par <strong>de</strong>s chercheurs ou <strong>de</strong>s curieux qui sont mis à contribution pour poursuivre lacol<strong>le</strong>cte d’informations et d’interprétations <strong>de</strong>s images. Selon <strong>le</strong> documentaliste <strong>de</strong> laCinémathèque <strong>de</strong> Bretagne, « plus un film est revu, plus il paraît se bonifier (...). Ainsi, <strong>le</strong>public participe à la valorisation <strong>de</strong> nos col<strong>le</strong>ctions, sous la forme d’un travail col<strong>le</strong>ctifd’interprétations successives» 308 . Des « cahiers <strong>de</strong> visionnement » sont parfois à disposition àcet effet dans certaines institutions, à l’instar <strong>de</strong> Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie.Cinémathèques régiona<strong>le</strong>s et régime esthétique305 Entretien du 23 février 2000.306 Entretien avec Agnès Delforge, 29 février 2000.307 Cf Annexe D.308 Bobines d’amateurs. Livret d’exposition, ed. Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne, p.17.176


L’une <strong>de</strong>s fonctions <strong>de</strong>s projections est tout simp<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> montrerpubliquement <strong>le</strong> traitement <strong>de</strong>s films amateurs opéré par <strong>le</strong>s cinémathèques. El<strong>le</strong> peut sedécrire comme une pratique justifiant l’archivage et consacrant la va<strong>le</strong>ur patrimonia<strong>le</strong> du filmamateur. Comme nous <strong>le</strong> déclarent unanimement Messieurs Guézennec et Vial, sans <strong>le</strong>sprojections en présence <strong>de</strong>s déposants, <strong>de</strong>s réalisateurs, <strong>le</strong>s amateurs exigeraient <strong>de</strong> reprendre<strong>le</strong>urs films. Comme l’exprime Gérard Vial, <strong>le</strong> « choc <strong>de</strong>s images » vient parfois inspirer etconfirmer l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s déci<strong>de</strong>urs politiques 309 .Et si la projection publique <strong>de</strong> programmes composés <strong>de</strong> films amateursrégionaux, représente l’un <strong>de</strong>s moments cruciaux dans la vie <strong>de</strong> ces trois lieux, c’est aussiparce <strong>le</strong>urs dirigeants n’imaginent pas que ces films ne soient pas reçus, du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>l’arche cinématographique, comme étant bien du «cinéma ». Les projections sont alors <strong>de</strong>smoments <strong>de</strong>s institutions el<strong>le</strong>s-mêmes à travers la consécration <strong>de</strong>s films amateurs commere<strong>le</strong>vant <strong>de</strong> l’institution cinématographique.Afin <strong>de</strong> décrire <strong>de</strong> façon exhaustive la rencontre entre films amateurs etcinémathèques régiona<strong>le</strong>s, il semb<strong>le</strong> nécessaire d’en prendre en compte la dimensionesthétique. En effet, la publicisation <strong>de</strong> ce cinéma privé qui advient lors <strong>de</strong> la projection ensal<strong>le</strong>s <strong>de</strong>vant un public constitué <strong>de</strong> familiers mais aussi <strong>de</strong> spectateurs anonymes, relève pardéfinition du régime esthétique, tel qu’il s’est incarné à partir du 18 ème sièc<strong>le</strong> dans laformation <strong>de</strong> l’espace public esthétique 310 . Les cinémathèques régiona<strong>le</strong>s participent doncencore <strong>de</strong> ce régime esthétique sous certains aspects quand bien même <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>représentent <strong>le</strong>s « orphelins <strong>de</strong> la cinéphilie ». La diffusion <strong>de</strong>s films constitue donc une étapeessentiel<strong>le</strong> dans la vie <strong>de</strong> ces institutions dont l’une <strong>de</strong>s missions, à l’instar <strong>de</strong> laCinémathèque française, est aussi <strong>de</strong> proposer <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> public <strong>de</strong> ces films.C-L’esthétisation, la face cachée <strong>de</strong> l’action <strong>de</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s.La dimension esthétique été rarement revendiquée comme tel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s fondateurset dirigeants <strong>de</strong>s cinémathèques. Cependant, el<strong>le</strong> nous est apparue omniprésente et sous-tendre<strong>le</strong>s activités <strong>de</strong>s personnels manipulant <strong>de</strong>s films d’amateurs. En étudiant la patrimonialisation<strong>de</strong>s films amateurs, chacune <strong>de</strong>s étapes décrites ci-<strong>de</strong>ssus est, <strong>de</strong> fait, ponctuée <strong>de</strong> moments« esthétiques» au cours duquel sont énoncés <strong>de</strong>s évaluations et <strong>de</strong>s jugements <strong>sur</strong> ces archivesaudiovisuel<strong>le</strong>s privées et où <strong>de</strong>s auteurs-maison sont reconnus comme tels.309 Entretien avec Gérard Vial, 23 février 2000.310 Cet espace public esthétique originel se concrétise à travers <strong>le</strong> développement <strong>de</strong> lieux <strong>de</strong> publicisation <strong>de</strong>sœuvres réalisées par <strong>de</strong>s artistes reconnus comme tels et soumises aux regards d’une fou<strong>le</strong> qui se constitue enpublic dans l’exercice du jugement esthétique. Le régime esthétique suppose donc une dimension évaluative, unedimenstion publique et une dimension intersubjective (ce sont <strong>de</strong>s individus, spectateurs, critiques et artistespeup<strong>le</strong>nt cet espace public esthétique). La création <strong>de</strong> la Cinémathèque française en 1934 s’inscrit dans cet « âge<strong>de</strong> l’art mo<strong>de</strong>rne ». Désignée comme <strong>le</strong> temp<strong>le</strong> <strong>de</strong> la cinéphilie <strong>de</strong>s années 1950 en France, cette cinémathèqueoriginel<strong>le</strong> abritait <strong>de</strong>s spectateurs et <strong>de</strong>s critiques s’adonnant à une <strong>le</strong>cture « esthétique » du cinéma, quiconsistaient à regar<strong>de</strong>r <strong>le</strong>s films hollywoodiens comme <strong>de</strong>s œuvres d’art et à considérer <strong>le</strong>urs auteurs comme <strong>de</strong>s« auteurs », suivant la transposition revendiquée d’un modè<strong>le</strong> d’appréciation littéraire sous <strong>le</strong> nom <strong>de</strong> “politique<strong>de</strong>s auteurs” <strong>de</strong> François Truffaut et Jean-Luc Godard. Notons que cette <strong>le</strong>cture cinéphilique qui est une variante<strong>de</strong> la <strong>le</strong>cture esthétique, contextuel<strong>le</strong>ment favorisée par <strong>le</strong> cadre institutionnel <strong>de</strong> la Cinémathèque Française,s’est construite <strong>sur</strong> <strong>le</strong> déni du caractère industriel et standardisé <strong>de</strong> la production hollywoodienne.177


1-«Les trésors <strong>de</strong>s cinémathèques»A la patrimonialisation supplée donc une esthétisation du cinéma amateurlorsqu’il est appréhendé suivant <strong>le</strong>s catégories et mo<strong>de</strong>s du régime esthétique (auteur,publicisation, jugement...).Ainsi, dans nos différents entretiens, la documentaliste <strong>de</strong> MémoireAudiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie évoque <strong>le</strong>s incontournab<strong>le</strong>s <strong>de</strong> ses col<strong>le</strong>ctions, à l’ai<strong>de</strong> duvocabulaire <strong>de</strong> l’émotion esthétique « c’est touchant, émouvant ». On remarque encore laprésence <strong>de</strong> catégories esthétiques dans <strong>le</strong>s fiches d’in<strong>de</strong>xation <strong>de</strong>s films (« montage a<strong>le</strong>rte »,« richesse <strong>de</strong>s illustrations sonores », « scènes <strong>de</strong> paysages magnifiques »...).A l’occasion <strong>de</strong>s séances publiques, certains films finissent par sortir et tournerbeaucoup. On peut par<strong>le</strong>r ici, non pas <strong>de</strong> consécration patrimonia<strong>le</strong>, mais d’une valorisationesthétique <strong>de</strong>s « trésors <strong>de</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s ». C’est d’ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong> titre d’une série <strong>de</strong>projections inter-cinémathèques affiliées à la FFCA, Trésors <strong>de</strong>s cinémathèques 311 , qui s’estdéroulée tout au long <strong>de</strong> la saison 1999-2000, au cours <strong>de</strong> laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s cinémathèquesrégiona<strong>le</strong>s s’invitaient mutuel<strong>le</strong>ment afin <strong>de</strong> présenter <strong>le</strong>urs films-fétiches. Nous avons essayé<strong>de</strong> connaître <strong>le</strong>s critères <strong>de</strong> consécration <strong>de</strong>s trésors, <strong>de</strong>s incontournab<strong>le</strong>s... Les motifsinvoqués appartiennent plus au registre <strong>de</strong> l’évaluation esthétique qu’à celui <strong>de</strong> la va<strong>le</strong>urpatrimonia<strong>le</strong>. Certains films, <strong>le</strong>s incontournab<strong>le</strong>s, sont qualifiés par Agnès Delforge <strong>de</strong>Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie <strong>de</strong> films «touchants », « mis en scène », « avecun regard esthétique <strong>sur</strong> la mer » 312 . Bref, <strong>le</strong>s incontournab<strong>le</strong>s sont <strong>de</strong> « beaux films ».Certains réalisateurs amateurs « éclairés » sont consacrés comme <strong>de</strong>s « auteursmaison», dont <strong>le</strong> dépôt semb<strong>le</strong> illuminer <strong>le</strong>s magasins. Leurs films sont systématiquementprésentés par <strong>le</strong> nom <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> (Mr D., Mr B.) ce qui nous rappel<strong>le</strong> encore un certain type <strong>de</strong><strong>le</strong>cture dite au nom propre, auteuriste, dominante dans l’espace <strong>de</strong> l’art cinématographique.Une dimension esthétique vient fina<strong>le</strong>ment doub<strong>le</strong>r toutes <strong>le</strong>s étapes du processus <strong>de</strong>transmission-construction d’une mémoire régiona<strong>le</strong> que nous avons délimitées. Nous allonsencore observer cette esthétisation du cinéma amateurs dans <strong>le</strong> cas d’une secon<strong>de</strong> modalité <strong>de</strong>diffusion, plus rénumérative : la vente d’images aux télévisions et autres sociétés <strong>de</strong>productions audiovisuel<strong>le</strong>s.2-Production audiovisuel<strong>le</strong> et cinémathèques régiona<strong>le</strong>s : juridicisation <strong>de</strong>samateurs et esthétique <strong>de</strong> l’authenticité.L’une <strong>de</strong>s principa<strong>le</strong>s activités <strong>de</strong> diffusion <strong>de</strong>s fonds amateurs <strong>de</strong>scinémathèques régiona<strong>le</strong>s est la vente d’images aux télévisions. L’analyse <strong>de</strong>s différentesréalisations ainsi produites va nous permettre <strong>de</strong> décire l’esthétisation du cinéma amateursuivant <strong>de</strong>ux aspects : l’auteurisation et l’esthétique <strong>de</strong> l’authenticité.l’amateur.La vente d’image aux télévisions : la juridicisation du statut d’auteur <strong>de</strong>Pour donner une me<strong>sur</strong>e <strong>de</strong> l’amp<strong>le</strong>ur <strong>de</strong> cette activité <strong>de</strong> vente d’imagesamateurs au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la production audiovisuel<strong>le</strong>, signalons qu’à l’heure actuel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> budget311 Cf <strong>le</strong> programme <strong>de</strong> cette manifestation, Annexe F.312 Entretien du 29 février 2000.178


<strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne provient pour 700 000 francs <strong>de</strong> la cession d’image <strong>sur</strong> untotal <strong>de</strong> 4 millions <strong>de</strong> francs. Les tarifs ont été fixés <strong>de</strong> la façon suivante : 6000 à 7000 francsla minute pour <strong>le</strong>s chaînes <strong>de</strong> télévision tel<strong>le</strong>s que TF1 ou FR3 (Thalassa...) et 700 francs laminute pour une structure associative. Historiquement la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne avalorisé son fonds par l’intermédiaire <strong>de</strong> la télévision et <strong>de</strong>s émissions régiona<strong>le</strong>s en languebretonne dès 1987. 100 émissions <strong>de</strong> Miroir <strong>de</strong> la Bretagne ont été ainsi réalisées, permettant,entre autres, <strong>le</strong>s premières copies vidéo <strong>de</strong> tout <strong>le</strong> fonds amateurs.La charte déontologique, implicite à l’institution, suppose que <strong>le</strong>s <strong>recherche</strong>s pour lavente d’images ne sont acceptées que si el<strong>le</strong>s s’articu<strong>le</strong>nt autour du principe originel <strong>de</strong> laCinémathèque, à savoir « l’idée d’une mémoire col<strong>le</strong>ctive en images » 313 . L’existence d’unetel<strong>le</strong> charte manifeste un rapport certain <strong>de</strong> prédation <strong>sur</strong> <strong>le</strong> territoire <strong>de</strong>s images amateurs <strong>de</strong>la part <strong>de</strong>s télévisions. Il est ainsi intéressant <strong>de</strong> noter, en ce qui concerne MémoireAudiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie, que la décision d’édifier une tel<strong>le</strong> structure s’esteffectuée, dans l’esprit <strong>de</strong> son fondateur, en partie en réaction au « pillage », à « l’utilisationsans vergogne » <strong>de</strong>s images amateurs par <strong>le</strong>s télévisions régiona<strong>le</strong>s 314 dans <strong>le</strong>s années 1980.L’établissement d’une relation contractuel<strong>le</strong> avec <strong>le</strong>s déposants <strong>de</strong>s filmsamateurs est en partie lié aux relations comp<strong>le</strong>xes qu’entretiennent <strong>le</strong>s cinémathèques avec <strong>le</strong>schaînes <strong>de</strong> télévision. Car toutes <strong>le</strong>s personnes interrogées ont mis en avant la relation <strong>de</strong>confiance, qui s’instaure avec <strong>le</strong>s déposants. Les cinémathèques ou centres d’archives doiventêtre <strong>le</strong> « garant <strong>de</strong> cette confiance » selon <strong>le</strong>s termes d’Agnès Delforge <strong>de</strong> Rouen..Les conséquences d’un tel encadrement juridique consistent à décliner <strong>le</strong> droit <strong>de</strong> lapropriété intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> et artistique au profit <strong>de</strong>s amateurs, historiquement et socia<strong>le</strong>mentdéfinis comme <strong>de</strong>s non-professionnels du cinéma, par conséquent <strong>de</strong> non-auteurs 315 .Il n’existe pas <strong>de</strong> contrat-type pour toutes <strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s mêmesi une harmonisation est en vue. La Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne a joué ici encore un rô<strong>le</strong>pionnier. Dès 1987, la télévision régiona<strong>le</strong> nationa<strong>le</strong> (FR3) s’est montrée intéressée par <strong>le</strong>fonds détaillé dans L’album 316 Un accord a dès lors été conclu : à la Cinémathèque la charge <strong>de</strong>trouver <strong>de</strong>s films, à la chaîne d’as<strong>sur</strong>er <strong>le</strong>s copies vidéo si <strong>le</strong>s déposants acceptaient <strong>de</strong> laisserdiffuser gratuitement <strong>le</strong>urs images. Comme l’exprime André Col<strong>le</strong>u dans un artic<strong>le</strong>rétrospectif : «Tout cela a profondément modifié notre relation aux déposants. Nous pouvionsdésormais <strong>le</strong>ur promettre une copie vidéo <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs films, et nous pouvions en outre envisager<strong>de</strong> vendre <strong>le</strong>urs images » 317 . Le modè<strong>le</strong> juridique breton repose <strong>sur</strong> <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> contrats : «uncontrat <strong>de</strong> dépôt, sans transférer <strong>de</strong> propriété avec <strong>le</strong> déposant. Ce contrat prévoyant la remised’une cassette vidéo gratuite <strong>de</strong> l’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>s films déposés. Par ail<strong>le</strong>urs, nous proposons àchaque ayant droit (souvent la même personne) un contrat <strong>de</strong> gestion <strong>de</strong> ses images, par <strong>le</strong>quelnous nous engageons à lui verser une rétrocession <strong>sur</strong> toute somme versée par un acheteurd’images » 318 . Comme <strong>le</strong> précise Jean-Sébastien Bildé, en règ<strong>le</strong> généra<strong>le</strong>, la cinémathèquepropose « la gestion <strong>de</strong>s droits liés aux films amateurs, et rétrocè<strong>de</strong> une partie <strong>de</strong>s sommesperçues lors d’opérations commercia<strong>le</strong>s. L’ayant droit peut émettre <strong>de</strong>s restrictions en matière<strong>de</strong> diffusion : non-diffusion <strong>de</strong> certains passages ; refus d’un mo<strong>de</strong> ou d’un lieu <strong>de</strong> diffusion ;<strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’autorisation préalab<strong>le</strong> pour toute opération <strong>de</strong> diffusion (<strong>le</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong>sd’autorisation ne concernent pas <strong>le</strong>s visionnages effectués dans <strong>le</strong>s locaux <strong>de</strong> la313 Entretien avec Hervé <strong>le</strong> Bris, documentaliste, 3 juil<strong>le</strong>t 2000, dans <strong>le</strong>s locaux <strong>de</strong> la Cinémathèque à Brest.314 Monsieur Guézennec, entretien du 01.03.2000.315 cf <strong>sur</strong> ce point, L.Allard, “L’amateur une figure <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité esthétique” in Communications n°68, 1998,9-29.316 Op.cité.317 A Col<strong>le</strong>u, « Vingt ans <strong>de</strong> travail pour une cinémathèque régiona<strong>le</strong> » in Jubi<strong>le</strong>e book. Rencontres autour <strong>de</strong>sInédits. Essays on amateur film, AEI, 1997, p.56.318 A.Col<strong>le</strong>u, Ibid., p.57.179


cinémathèque) » 319 . Il semb<strong>le</strong> important au documentaliste <strong>de</strong> l’antenne <strong>de</strong> Rennes «<strong>de</strong>spécifier au réalisateur ou à sa famil<strong>le</strong> <strong>le</strong>s différentes utilisations d’images d’amateurauxquel<strong>le</strong>s une cinémathèque est amenée à répondre pour une bonne gestion <strong>de</strong>s droits » 320 .C’est sous cette problématique <strong>de</strong>s rapports télévision/cinémathèquesrégiona<strong>le</strong>s qu’est présenté, par Agnès Delforge, <strong>le</strong> contrat <strong>de</strong> cession <strong>de</strong> plan mis au point àMémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie. Il consiste en une cession <strong>de</strong> plans contreversement <strong>de</strong> droits <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 1500 francs la minute pour <strong>de</strong>ux passages à la télévisionrégiona<strong>le</strong>, dont la moitié est versée aux ayant-droits. Mais s’il s’agit d’une structureassociative, il n’est plus question <strong>de</strong> versement <strong>de</strong> droits.A Saint-Etienne a été développée une réf<strong>le</strong>xion autour <strong>de</strong> ce droit <strong>de</strong>sréalisateurs amateurs à inventer et encore une fois suite aux <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s commercia<strong>le</strong>s <strong>de</strong> latélévision. Selon <strong>le</strong> directeur <strong>de</strong> la cinémathèque <strong>de</strong> Saint-Etienne, il est nécessaire <strong>de</strong>protéger <strong>le</strong>s droits <strong>de</strong>s déposants notamment par rapport à la vente d’images. Avant <strong>le</strong> résultat<strong>de</strong>s réf<strong>le</strong>xions qui animent <strong>le</strong> service juridique <strong>de</strong> la mairie <strong>de</strong> Saint-Etienne, l’avocat <strong>de</strong> laFCAFF et une stagiaire, quatre types <strong>de</strong> contrats ont été utilisés dans l’établissementstéphanois :1-un contrat <strong>de</strong> dépôt <strong>de</strong> film, c’est à dire <strong>de</strong> dépôt du support.2-un contrat <strong>de</strong> cession <strong>de</strong> dépôt et <strong>de</strong> cession <strong>de</strong> droits, c’est à dire dépôt <strong>de</strong>support et autorisation <strong>de</strong> diffusion.3-un contrat <strong>de</strong> cession <strong>de</strong> droit, permettant achat et acquisition <strong>de</strong>s images.4-un contrat <strong>de</strong> ventes d’images.Sous <strong>le</strong>urs différentes formes, ces contrats ont pour conséquence <strong>de</strong>conférer un statut juridique à l’amateur, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> du droit d’auteur. Ainsi cettejuridicisation du statut <strong>de</strong> l’amateur s’avère complémentaire <strong>de</strong> l’auteurisation sous <strong>le</strong> mo<strong>de</strong>esthétique du cinéaste familial, que nous avons pu recontrer dans <strong>le</strong>s cas <strong>de</strong> consécrationd’auteurs-maison et <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs « trésors ».Les arguments <strong>de</strong> « protection » contre la marchandisation télévisuel<strong>le</strong>développés par <strong>le</strong>s directeurs <strong>de</strong> ces cinémathèques relèvent d’une métaphore <strong>de</strong> la«préservation ». Il s’agirait <strong>de</strong> protéger <strong>de</strong>s personnes et <strong>le</strong>s biens <strong>de</strong>s intentions prédatrices <strong>de</strong>certains professionnels <strong>de</strong> l’industrie audiovisuel<strong>le</strong> afin <strong>de</strong> ne pas dénaturer <strong>le</strong> lien <strong>de</strong>confiance établi avec <strong>le</strong>s déposants.Les émissions télévisées utilisant <strong>de</strong> tel<strong>le</strong>s images mériteraient à el<strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>sune étu<strong>de</strong> 321 . El<strong>le</strong> est rendue d’autant plus délicate que désormais <strong>de</strong>s plans extraits <strong>de</strong> filmsamateurs sont insérés dans <strong>de</strong> multip<strong>le</strong>s programmes aux genres <strong>le</strong>s plus variés (jeux,magazines, journal télévisé). Cependant, <strong>le</strong>s trois institutions visitées sont impliquées dans unesérie <strong>de</strong> cassettes vidéo, faisant appel à <strong>de</strong>s montages <strong>de</strong> films conservés dans cescinémathèques. Il s’agit <strong>de</strong> la col<strong>le</strong>ction Mémoires <strong>de</strong> France/Editions Montparnasse 322 , quenous avons analysé.Esthétique <strong>de</strong> l’authenticité : la col<strong>le</strong>ction Mémoires <strong>de</strong> France319 J.S Bildé, op.cité.320 J.S Bildé, op.cité.321 Cf pour une étu<strong>de</strong> datant <strong>de</strong> 1994, Laurence Allard, «Télévisions et amateurs : <strong>de</strong> Vidéogag à la télévision <strong>de</strong>proximité » in Le film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> : usage privé, usage public, Méridiens Klincksieck, 1995.322 Cette se trouve être à l’origine <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière née <strong>de</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s, la Cinémathèque <strong>de</strong>s Pays <strong>de</strong>Savoie. Pierre Beccu qui a été <strong>le</strong> réalisateur <strong>de</strong> Mémoires du dauphiné a procédé à un inventoriage et unecol<strong>le</strong>cte <strong>de</strong> films pour son montage. Ce fichier recensant films, famil<strong>le</strong>s, ayant-droit est <strong>le</strong> cœur <strong>de</strong> la futurecinémathèque <strong>de</strong>s Pays <strong>de</strong> Savoie.180


On peut lire <strong>sur</strong> la jaquette <strong>de</strong> présentation <strong>de</strong>s vidéo <strong>de</strong> la col<strong>le</strong>ction Mémoires<strong>de</strong> France, la note d’intention suivante : «Pour la première fois en vidéo, <strong>le</strong>s filmsauthentiques <strong>de</strong> la vie quotidienne <strong>de</strong>s français <strong>de</strong> 1900 à nos jours. Dans chaquevidéocassette, <strong>de</strong>s archives inédites qui décrivent la vie d’autrefois dans nos régions» 323 . Etd’un numéro à l’autre, <strong>de</strong> la Normandie à la Bretagne, <strong>le</strong>s commentaires enchaînent <strong>de</strong>sclichés régionaux <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s images interchangeab<strong>le</strong>s : alternance <strong>de</strong>s saisons, travaux <strong>de</strong>schamps, mariages, naissances… Cette col<strong>le</strong>ction semb<strong>le</strong> fabriquer <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntique régional enlieu et place <strong>de</strong>s mémoires et i<strong>de</strong>ntités régiona<strong>le</strong>s.La vision <strong>de</strong> Mémoires <strong>de</strong> Normandie frappe, plus peut-être que <strong>le</strong>s autresnuméros <strong>de</strong> cette col<strong>le</strong>ction, par une volonté explicite <strong>de</strong> traiter <strong>le</strong>s films amateurss comme <strong>de</strong>s« films <strong>de</strong> cinéma » et pas uniquement <strong>de</strong> manière à documenter, dans <strong>le</strong> sens <strong>le</strong> plusplatement du terme, <strong>de</strong>s événements <strong>de</strong> l’histoire loca<strong>le</strong>. Ce numéro <strong>de</strong> Mémoires <strong>de</strong> Franceest ainsi <strong>le</strong> seul à mentionner dans <strong>le</strong> générique nomina<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s auteurs <strong>de</strong>s images, c’est àdire <strong>de</strong>s amateurs : « Il s’appelait Monsieur Dashé, Monsieur Brento…Ils filmaient seuls ou seréunissaient en clubs amateurs. Chroniqueurs du quotidien, échotiers <strong>de</strong> la petite histoire, ilsfilmaient pour <strong>le</strong> plaisir ou pour la postérité en observateurs <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur cadre <strong>de</strong> vie, en pèresattentifs. Amoureux <strong>de</strong> la beauté <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs femmes, <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs enfants, fiers <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs champs, <strong>de</strong><strong>le</strong>ur travail, <strong>le</strong>urs images sont parvenues jusqu’à nous comme ils l’espéraient sans doute ».Et <strong>de</strong> fait, à coté <strong>de</strong>s thématiques régiona<strong>le</strong>s s’imposant d’el<strong>le</strong>s-mêmes, tel<strong>le</strong>s la pluie,<strong>le</strong>s pommiers, la mer, Deauvil<strong>le</strong>, la Bénédictine, <strong>le</strong> Mont Saint-Michel, <strong>le</strong> débarquement, laréalisatrice a ménagé une séquence entière consacrée au cinéma amateur, introduite par cecommentaire : «<strong>le</strong> plaisir <strong>de</strong> filmer <strong>le</strong>s siens a provoqué chez <strong>le</strong>s cinéastes amateurs <strong>de</strong>véritab<strong>le</strong>s vocations <strong>de</strong> metteur en scène ». Des extraits <strong>de</strong> fictions amateurs sont ainsiproposées pour el<strong>le</strong>s-memes. Parmi <strong>le</strong>s fragments sé<strong>le</strong>ctionnés ont trouvera <strong>le</strong>s films <strong>de</strong>Monsieur Viel, Monsieur Dashé, fameux auteurs-maison <strong>de</strong> Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> HauteNormandie ainsi que Monsieur Martinez et ses glaces, fameux « trésor » déjà rencontré.Interrogé <strong>sur</strong> <strong>le</strong> choix <strong>de</strong> ces films, la réalisatrice <strong>de</strong> Mémoire <strong>de</strong> Normandie, Ingrid Gony 324nous explique qu’el<strong>le</strong> avait connaissance <strong>de</strong> certains d’entre eux à travers <strong>le</strong>urs projections lors<strong>de</strong>s Journées du patrimoine. Mais el<strong>le</strong> nous avoue que tous <strong>le</strong>s films choisis dans <strong>le</strong> fonds <strong>de</strong>Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> ou plus rarement à la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne l’ont été <strong>sur</strong> <strong>de</strong>scritères esthétiques, pour la « beauté intrinsèque <strong>de</strong>s images ». La <strong>recherche</strong> documentaire,occupant une bonne partie <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux années <strong>de</strong> production <strong>de</strong> la vidéo 325 , s’est effectuée enpassant par <strong>le</strong> visionnage intégral <strong>de</strong>s archives <strong>de</strong> la structure rouannaise (fonds <strong>de</strong>s films323 La problématique <strong>de</strong> l’authenticité par nature <strong>de</strong>s images amateur a déjà été rencontrée lors <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong>précé<strong>de</strong>mment portant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s premières utilisations massives par <strong>le</strong>s chaînes <strong>de</strong> télévision d’images amateur àpartir <strong>de</strong> 1992 Il s’agit d’un type <strong>de</strong> discours normatif récurrent puisque lors d'un colloque, qui s'est tenu à laVidéothèque <strong>de</strong> Paris en Juin 1991 avec <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> télévision et d'institutions <strong>de</strong> l'audiovisuel portantexplicitement <strong>sur</strong> "Ce que <strong>le</strong> cinéma amateur peut apporter aux professionnels", <strong>le</strong>s professionnels présentsconféraient <strong>de</strong> façon unanime aux images amateur une "va<strong>le</strong>ur patrimonia<strong>le</strong>", <strong>de</strong> "témoignage" en vertu <strong>de</strong> cequ'ils étaient <strong>de</strong>s "documents bruts", "<strong>de</strong>s enregistrements <strong>de</strong> la réalité extérieure". Et, à ces images vertueuses etpures <strong>de</strong> ces amateurs s'opposaient, pour <strong>le</strong> journaliste <strong>de</strong> Télérama, toutes <strong>le</strong>s images cen<strong>sur</strong>ées et manipuléesdiffusées à l’époque par <strong>le</strong>s journaux télévisés ("Révolution Roumaine", Guerre du Golfe...). Aux amateurs,cantonnés dans <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du naïf et du bon sauvage dans <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> impitoyab<strong>le</strong> <strong>de</strong>s médias, était presque <strong>de</strong>mandé<strong>de</strong> jouer <strong>le</strong>s ré<strong>de</strong>mpteurs.324 Entretien semi-directif réalisé en mai 2001 dans <strong>le</strong>s locaux <strong>de</strong> Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie. Atitre introductif, Ingrid Gony nous rapporte une mésaventure vécue personnel<strong>le</strong>ment autour d’un film réalisé àpartir <strong>de</strong> ses propres films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> par un condiscip<strong>le</strong> d’une éco<strong>le</strong> <strong>de</strong> cinéma et vendu à son insu à une chaine<strong>de</strong> télévision. Depuis, el<strong>le</strong> nous avoue se « méfier terrib<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s usages <strong>de</strong>s images <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> ».325 Si la <strong>recherche</strong> d’images a nécessité un long temps, la partie du budget liée aux achats <strong>de</strong> droits est aussi laplus importante : <strong>sur</strong> un budget <strong>de</strong> 300 000 francs, ils couvrent 66 000 francs <strong>de</strong> l’époque.181


d’entreprise <strong>de</strong> la French Line compris). Le critère <strong>de</strong> date a constitué l’unique filtre explicite<strong>de</strong>s Editions Montparnasse stipulant <strong>de</strong> couvrir la pério<strong>de</strong> « 1910-1947 », dans l’objectifd’éditer un second volume traitant <strong>de</strong> l’après secon<strong>de</strong> guerre mondia<strong>le</strong>. La réalisatrice nousexplique ne pas avoir fait usage <strong>de</strong>s notu<strong>le</strong>s, ni pris en compte <strong>le</strong> travail d’in<strong>de</strong>xation, ni portéson attention <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mots-clés. Si Agnès Delforge la documentaliste lui a fourni <strong>de</strong>sindications <strong>de</strong> titres pouvant être d’intérêt régional, son principal critère <strong>de</strong> sé<strong>le</strong>ction étaittoujours <strong>le</strong> « regard <strong>de</strong>rrière <strong>le</strong>s images, la manifestation d’un auteur, c’est à dire d’un corpsvivant <strong>de</strong>rrière <strong>le</strong>s images, <strong>de</strong>s émotions ressenties ». El<strong>le</strong> a ainsi sé<strong>le</strong>ctionné <strong>de</strong>s images pourun geste, une lumière, un personnage, <strong>de</strong>s situations, ne cessant jamais <strong>de</strong> considérer ces filmsd’amateurs comme <strong>de</strong>s « films <strong>de</strong> cinéma ». Ainsi Les glaces Martinez figurent dans <strong>le</strong>documentaire non pas parce qu’on peut y observer en arrière-plan la reconstruction <strong>de</strong> Rouen,comme indiqué <strong>sur</strong> la notu<strong>le</strong> d’in<strong>de</strong>xation, mais parce « <strong>le</strong>s images lui rappelaient <strong>le</strong>s filmsitaliens <strong>de</strong>s années 50 ». Son propre imaginaire cinématographique, son goût du cinéma s’étantforgés lors <strong>de</strong>s séances domestiques au cours <strong>de</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong> grand-père projettait filmsd’édition 326 et films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s images d’amateurs ne cesse <strong>de</strong> renvoyer pour cetteréalisatrice à du cinéma tout simp<strong>le</strong>ment. Suivant <strong>le</strong> récit d’Ingrid Gony, la <strong>recherche</strong>thématique s’est ensuite effectuée à partir du corpus <strong>de</strong> films choisis pour <strong>le</strong>ur beauté. Lesthèmes se sont alors dégagés d’eux-mêmes, manifestant là <strong>le</strong> certain <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> « conformisme »du cinéma amateur : l’enfance, la vie norman<strong>de</strong> avec ses clichés. Sur <strong>le</strong> commentaire, dontl’écriture à été déléguée à une « cousine journaliste » pesait <strong>le</strong> plus fortement <strong>le</strong>s contraintes<strong>de</strong>s commanditaires puisque <strong>de</strong>vaient être formulés explicitement <strong>le</strong>s clichés régionauxvalorisant ce terroir singulier. Des « correctifs » ont été apportés au commentaire par laréalisatrice du documentaire. Dès lors qu’ils <strong>de</strong>venaient « emphatiques », el<strong>le</strong> s’empressait <strong>de</strong>« <strong>le</strong>s recadrer pour préserver la dimension intimiste » qu’el<strong>le</strong> a voulu conférer à cette histoire<strong>de</strong> la Normandie reconstituée à partir <strong>de</strong> films d’archives amateurs.De fait, cette dimension intimiste peut être considérée comme la« signature » <strong>de</strong> la réalisatrice, une « signature » qu’el<strong>le</strong> a incarnée à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s images <strong>de</strong>films <strong>de</strong> son grand-père ouvrant et concluant la vidéo.Ce souci d’articu<strong>le</strong>r histoire familia<strong>le</strong> dans un documentaire <strong>sur</strong> la mémoirerégiona<strong>le</strong>, ce regard foncièrement privatiste <strong>sur</strong> <strong>de</strong>s événements historiques est remarquab<strong>le</strong>dans <strong>le</strong> traitement <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s liés à la Guerre. La réalisatrice a effectué un montagemétonymique, faisant se succé<strong>de</strong>r aux navires <strong>de</strong> guerre, dans un premier plan, <strong>de</strong> petitsbateaux d’enfants dans un bassin au plan suivant. El<strong>le</strong> a éga<strong>le</strong>ment utilisé un procédé <strong>de</strong>montage dit en « contrepoint audiovisuel » : <strong>le</strong> commentaire mentionnant <strong>de</strong>s faits <strong>de</strong> guerre(« l’Al<strong>le</strong>magne envahit la Pologne ») alors que <strong>le</strong>s images montrent <strong>de</strong>s enfants à l’intérieurd’un château <strong>de</strong> sab<strong>le</strong> encerclé par la mer <strong>sur</strong> une plage norman<strong>de</strong>.En réalisant cette histoire <strong>de</strong> la Normandie à partir d’images amateurs,conservées par <strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s, dans <strong>le</strong> souci <strong>de</strong> nouer « trois registres <strong>de</strong><strong>le</strong>cture » entre « gran<strong>de</strong> histoire », « histoire familia<strong>le</strong> » et « histoire du cinéma », Ingrid Gonya souhaité, déclare avoir souhaité « redonner vie à <strong>de</strong>s images », « montrer la permanence <strong>de</strong>sactes filmés », « transmettre <strong>de</strong> la mémoire ».On observe en lisant ses propos et en analysant sa vidéo, que son travail a<strong>sur</strong>tout consisté à créer un objet esthétique à partir <strong>de</strong> films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>. Et cette médiationesthétique, qui passe par une mise en forme, une mise en intrigue d’images <strong>de</strong> toute nature,une mise en récit, permet d’articu<strong>le</strong>r avec bonheur mémoires familia<strong>le</strong>s archivées et Histoirequand la plupart <strong>de</strong>s Mémoires <strong>de</strong> France échoue à faire travail<strong>le</strong>r <strong>le</strong> matériau constitué par<strong>le</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> comme sources possib<strong>le</strong>s d’un récit historique.326 Il s’agit <strong>de</strong> films <strong>de</strong> cinéma <strong>sur</strong> une pellicu<strong>le</strong> au format réduit pour <strong>de</strong>s projections domestiques. Ainsi <strong>le</strong>premier projecteur <strong>de</strong> cinéma chez soi, <strong>le</strong> Pathé Baby, a permis à partir <strong>de</strong> 1922 <strong>de</strong> visionner <strong>de</strong>s films <strong>de</strong> CharlieChaplin <strong>sur</strong> une pellicu<strong>le</strong> 9.5mm, premier format amateur.182


Se trouve ici revendiquée une esthétisation qui vient « parasiter » une <strong>le</strong>cturecomme document historique <strong>de</strong>s images amateurss et vient produire une paradoxa<strong>le</strong>« esthétique <strong>de</strong> l’authenticité », sous tension entre une comman<strong>de</strong> en termes <strong>de</strong> mémoirerégiona<strong>le</strong> et une intention en termes d’esthétique du cinéma.Un <strong>de</strong>rnier exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong> « passage à l’esthétique » va nous conduire <strong>de</strong> façontout à fait inattendue du « mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’art contemporain », pour reprendre <strong>le</strong>s termes <strong>de</strong>sanalyses du sociologue <strong>de</strong> la culture, Howard Becker, à l’ère <strong>de</strong>s cinémathèques virtuel<strong>le</strong>s.3-Le passage à l’art <strong>de</strong>s films sans qualités : <strong>le</strong> travail <strong>de</strong> l’associationCircuit Court.Notre parcours <strong>de</strong> sens s’achèvera <strong>sur</strong> un exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong> performances réalisées àpartir <strong>de</strong> films amateurs et présentées lors d’une soirée à la Cinémathèque <strong>de</strong> Saint-Etienne. Ils’agit d’une séance consacrée au travail <strong>de</strong> «Circuit Court », association artistique marseillaisequi propose <strong>de</strong> véritab<strong>le</strong>s happenings autour <strong>de</strong> films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> trouvés dans <strong>le</strong>s brocantes,produisant intentionnel<strong>le</strong>ment une mise en scène, une esthétisation du film amateurs. Nousavons interrogé Clau<strong>de</strong> Boisson <strong>sur</strong> son travail, son intérêt pour <strong>le</strong> film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> en tant quematériau <strong>de</strong> création et ses liens avec <strong>le</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s.Selon son responsab<strong>le</strong>, l'association « Circuit Court » a été fondée en 1992 àParis par un groupe <strong>de</strong> cinéastes venant d'horizons différents : autodidactes, universitaires...Le but <strong>de</strong> l'association était <strong>de</strong> permettre la réalisation <strong>de</strong> films. C'est à cette époque qu'a étéchoisi <strong>le</strong> label <strong>de</strong> « films sans qualité » et que <strong>de</strong>s projections <strong>de</strong> films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> bruts, c'est àdire sans montage et sans son ont été organisées au Berry Zèbre, aux EPE etc. En 1996, a étéconçue à la fondation Cartier une installation : <strong>de</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong>s sont présentés dans undécor sans qualité, une sal<strong>le</strong> à manger, un salon, la cuisine. « Rien d'exceptionnel juste duquotidien » commente Clau<strong>de</strong> Boisson 327 , qui ajoute « l'intérêt que j'éprouve personnel<strong>le</strong>mentpour <strong>le</strong>s films <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> est aussi bien un intérêt historique en tant que patrimoine inédit etfait par <strong>le</strong>s gens qui vivent une histoire quelque part, mais l'intérêt est aussi esthétique. Cettefragilité, ce coté tremblotant <strong>de</strong> l'image, ce coté aussi d'image volée à quelqu'un vont procurer<strong>de</strong>s sensations que l'on ne retrouvera pas dans <strong>le</strong> cinéma commercial. Ici nous sommes dans <strong>le</strong>spontané, <strong>le</strong> fétichisme et l'inconscient <strong>de</strong> l'image ».A partir <strong>de</strong> ces premières expériences, <strong>de</strong>s particuliers ont apporté à « Circuit Court » <strong>de</strong>sfilms <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> pour <strong>de</strong>s copies vidéo. Depuis, <strong>le</strong>s films sont toujours recherchés en fonctiond'un projet <strong>de</strong> création précis : « l'outremer » jusqu'en 98 et en 2002, « Marseil<strong>le</strong> et <strong>le</strong>squartiers nord », puisque c'est <strong>le</strong> sujet d’un film documentaire en préparation. La col<strong>le</strong>ctes’effectue par <strong>le</strong> bouche à oreil<strong>le</strong> et par voie <strong>de</strong> presse. N’est conservée que la copienumérique du film, <strong>le</strong>s originaux sont rendus avec une copie VHS offerte. La cinémathèque<strong>de</strong> Bretagne est <strong>le</strong>ur référent en ce qui concerne <strong>le</strong>s conventions <strong>de</strong> dépôts signées avec <strong>le</strong>sdépositaires <strong>de</strong> films. El<strong>le</strong> <strong>de</strong>meure <strong>le</strong>ur principal soutien dans <strong>le</strong>ur action <strong>de</strong> col<strong>le</strong>cte,l’association ayant très peu <strong>de</strong> rapport avec <strong>le</strong>s autres cinémathèques régiona<strong>le</strong>s même si el<strong>le</strong>fait partie <strong>de</strong> l’association européenne Inédits. A Saint Etienne, la rencontre s'est effectuée parl'intermédiaire <strong>de</strong> la diffusion du film <strong>de</strong>s Mémoires d'outremer 328 .Récemment, « Circuit Court » a monté une exposition au Château d’If, dont <strong>le</strong>public était tout à fait « mélangé : <strong>de</strong>s dépositaires bien <strong>sur</strong> étaient venus voir <strong>le</strong>ur film, mais<strong>de</strong>s jeunes étudiants <strong>de</strong>s beaux arts et <strong>de</strong>s personnes intéressées par <strong>le</strong> thème <strong>de</strong> la327 Ces commentaires ont recueillis lors d’une enquete par questionnaire en juin 2001.328 Editions Montparnasse.183


décolonisation et <strong>de</strong> l'interculturel en plus du public drainé par <strong>le</strong> château d'If qui est l'un <strong>de</strong>smonuments <strong>le</strong>s plus visités à Marseil<strong>le</strong> ».Comme on peut <strong>le</strong> remarquer à la <strong>le</strong>cture <strong>de</strong>s réponses au questionnaire, <strong>le</strong>s activités<strong>de</strong> l’association Circuit court qui s’inscrivent à l’origine dans <strong>le</strong>s formats et lieux <strong>de</strong> diffusion<strong>de</strong> l’art contemporain (installations, Fondation Cartier…) tend aujourd’hui à rejoindre cel<strong>le</strong>s<strong>de</strong>s cinémathèques régiona<strong>le</strong>s que nous avons étudiées. Selon Clau<strong>de</strong> Boisson, « <strong>le</strong> travail <strong>de</strong>conservation <strong>de</strong> ces films est né tout naturel<strong>le</strong>ment à la suite du travail <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s films <strong>de</strong>scolonies. Nous étions à la tête d'un fonds <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 250 heures <strong>sur</strong> support numérique. Nouspensions que ce fonds pouvait représenter un intérêt pour <strong>de</strong>s chercheurs et <strong>de</strong>s historiens ».Cette association artistique s’apparente désormais à une cinémathèquerégiona<strong>le</strong> dont el<strong>le</strong> semb<strong>le</strong> incarner la <strong>de</strong>uxième génération, liée au développement <strong>de</strong>s médiasinformatisés et en tout premier lieu Internet. La spécificité <strong>de</strong> la cinémathéque en <strong>de</strong>venirCircuit Court est d’etre virtuel<strong>le</strong>, « c'est à dire qu’il n’existe pas <strong>de</strong> fonds matériel mais juste<strong>de</strong>s images numériques. Mais comme dans l’ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>s cinémathèques, toutes <strong>le</strong>s imagessont dérushées et répertoriées dans une base <strong>de</strong> données qui est interrogeab<strong>le</strong> avec <strong>de</strong>s motsc<strong>le</strong>fs à la manière d'un moteur <strong>de</strong> <strong>recherche</strong> Internet ». Son responsab<strong>le</strong> « espère que dans unfutur proche pouvoir mettre l'ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong>s images <strong>sur</strong> un disque dur et ne plus avoir <strong>de</strong>manipulation à effectuer quand nous aurons une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : <strong>le</strong>s visiteurs repèrent <strong>sur</strong> Internetune séquence qu'il veu<strong>le</strong>nt acquérir chez eux , ils sé<strong>le</strong>ctionnent <strong>de</strong>s points d'entrée et <strong>de</strong> sortie<strong>de</strong> la séquence <strong>sur</strong> <strong>le</strong> site <strong>de</strong> la cinémathèque virtuel<strong>le</strong> et ensuite ils reçoivent cette séquencepar mail. Nous n'intervenons plus sauf dans <strong>de</strong>s cas particuliers ».Le <strong>de</strong>venir-cinémathèque <strong>de</strong> l’association « Circuit Court » au moyend’Internet, <strong>le</strong> projet d’une banque d’images familia<strong>le</strong>s on <strong>de</strong>mand participe d’une logiqueculturel<strong>le</strong> omniprésente dans la création <strong>de</strong> contenus <strong>sur</strong> ce média informatisé, que l’on peutdésigner comme « automédiation ». Cette logique est à l’œuvre dans la création <strong>de</strong> pagespersonnel<strong>le</strong>s, <strong>de</strong>s sites <strong>de</strong> webcams etc., qui constituent <strong>le</strong>s principa<strong>le</strong>s sources <strong>de</strong> contenus<strong>sur</strong> Internet. El<strong>le</strong> peut s’analyser sous la problématique <strong>de</strong> la « réversibilité <strong>de</strong>s rô<strong>le</strong>sculturels », tout spectateur pouvant potentiel<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>venir auteur et éditeur-diffuseur 329 . Lesthéories <strong>de</strong> l’individualisation réf<strong>le</strong>xive, exposées dans l’introduction généra<strong>le</strong> <strong>de</strong> ce rapport,peuvent fournir une hypothèse interprétative <strong>de</strong> ces usages expressifs du <strong>de</strong>rnier média du20 ème siéc<strong>le</strong>. Internet serait <strong>le</strong> médium par excel<strong>le</strong>nce <strong>de</strong> cet « individualisme expressif » à liredans <strong>de</strong>s pages personnel<strong>le</strong>s où chacun s’invente sa propre autobiographie, façonne sa proprefiliation à partir <strong>de</strong> banques d’images familia<strong>le</strong>s comme <strong>le</strong> proposera cette cinémathèquevirtuel<strong>le</strong>.Conclusion : <strong>le</strong> cerc<strong>le</strong> <strong>de</strong>s réceptionsL’esthétisation, <strong>le</strong> passage au régime esthétique, se présentent à toutes <strong>le</strong>sphases du processus <strong>de</strong> construction d’une mémoire régiona<strong>le</strong> à partir <strong>de</strong>s images d’amateurs,<strong>de</strong>puis <strong>le</strong>s critères <strong>de</strong> sé<strong>le</strong>ction (vocabulaire <strong>de</strong> l’émotion esthétique…), <strong>le</strong>s critèresd’in<strong>de</strong>xation (énonciation <strong>de</strong> jugements esthétiques dans <strong>le</strong>s notices), <strong>le</strong>s critères <strong>de</strong>programmation (la notion <strong>de</strong> « trésors <strong>de</strong>s cinémathèques ») et <strong>le</strong>s critères <strong>de</strong> valorisation(«auteurs-maisons »…). Ils ponctuent <strong>le</strong> parcours <strong>de</strong> sens établi dans l’analyse du processuspatrimonial. Et parfois, comme c’est <strong>le</strong> cas avec Mémoires <strong>de</strong> Normandie, il est délicat <strong>de</strong>démê<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s fils d’une <strong>le</strong>cture patrimonia<strong>le</strong> et d’une <strong>le</strong>cture sous <strong>le</strong> mo<strong>de</strong> esthétique <strong>de</strong>s films329 Rendant par là même caduques <strong>le</strong>s catégories « amateur » et « professionnel » qui structurent <strong>le</strong> champculturel <strong>de</strong>puis son moment autonome et public. Les moteurs <strong>de</strong> <strong>recherche</strong> ne répertorient pas d’ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong>s sitessuivant cette distinction catégoriel<strong>le</strong>.184


amateurs. Un <strong>de</strong>rnier exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong> diffusion <strong>de</strong>s images amateurs conservées par <strong>le</strong>scinémathèques régiona<strong>le</strong>s nous livre un <strong>de</strong>rnier aspect <strong>de</strong> ce parcours <strong>de</strong> sens.Le bonheur <strong>de</strong> la reconnaissance : <strong>de</strong> la mémoire régiona<strong>le</strong> à la mémoireindividuel<strong>le</strong>Au moment <strong>de</strong>s projections organisées lors <strong>de</strong>s grands rituels régionaux,évoqués plus haut, et ce dans <strong>le</strong>s différentes cinémathèques étudiées, <strong>le</strong>s réalisateurs oucertains membres <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs famil<strong>le</strong>s, sont présents dans la sal<strong>le</strong>. La <strong>le</strong>cture patrimonia<strong>le</strong>favorisée par l’intégration <strong>de</strong>s projections <strong>de</strong>s films amateurs dans <strong>le</strong> contexte <strong>de</strong>manifestations comme <strong>le</strong>s « Journées du patrimoine » est alors « concurrencée » par une<strong>le</strong>cture au « privé ».On observe ce cas <strong>de</strong> réception « privatiste » au moment <strong>de</strong>s projections dans <strong>le</strong>svillages où ont été tournés certains films. Suivant <strong>le</strong>s propres termes <strong>de</strong> l’animateur <strong>de</strong>sspectac<strong>le</strong>s <strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne 330 , un processus <strong>de</strong> reconnaissance interpersonnel<strong>le</strong>intervient d’emblée. La projection organisée par la cinémathèque régiona<strong>le</strong>, dépositaire <strong>de</strong> lamémoire régiona<strong>le</strong>, sera ponctuée <strong>de</strong> signes <strong>de</strong> reconnaissance du type « Ah c’est <strong>le</strong> pèreUntel ! », « Madame Michu » etc. En prévision <strong>de</strong> ces séances in situ, se pratique lasonorisation <strong>de</strong>s films, parfois par <strong>le</strong> « réalisateur » lui-même. La ban<strong>de</strong> son consiste alorsparfois en une litanie énumérative <strong>de</strong> noms propres <strong>de</strong> personnes qui se reconnaîtrontmutuel<strong>le</strong>ment lors <strong>de</strong>s projections au village, comme dans la ban<strong>de</strong> son du film Chateaulin1937, et ce dans <strong>le</strong> but <strong>de</strong> « ne vexer personne » lors <strong>de</strong> sa présentation publique. Ici lasituation <strong>de</strong> communication filmique est comparab<strong>le</strong> à cel<strong>le</strong> du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> visionné lorsd’une projection familia<strong>le</strong>. Le film fonctionne comme un activateur du souvenir et <strong>de</strong> lareconnaissance 331 au sein d’une communauté d’interprétation <strong>de</strong> type organique. Dans ce casparticulier <strong>de</strong> visionnement <strong>de</strong> films amateurs dans <strong>le</strong>s communautés villageoises dans<strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s ils ont été tournés, <strong>le</strong>s films sont vus par ceux qui ont participé au tournage à untitre ou un titre : réalisateur, parents, figurants... L’espace <strong>de</strong> la réception <strong>de</strong>s films esthomologue à l’espace <strong>de</strong> la production <strong>de</strong>s films. Dans <strong>de</strong> tel<strong>le</strong>s circonstances <strong>de</strong> réception, <strong>le</strong>spectac<strong>le</strong> d’une mémoire historique régiona<strong>le</strong> se trouve reconsidéré, par <strong>le</strong>s spectateursvillageois, <strong>de</strong>puis la perspective subjective <strong>de</strong> la mémoire individuel<strong>le</strong>, du souvenir. Orsuivant <strong>le</strong> philosophe Paul Ricoeur, « la mémoire détient un privilège que l’histoire nepartagera pas, à savoir <strong>le</strong> petit bonheur <strong>de</strong> la reconnaissance : c’est bien el<strong>le</strong> ! c’est bien lui !Quel<strong>le</strong> récompense, en dépit <strong>de</strong>s déboires d’une mémoire diffici<strong>le</strong>, ardue 332 .» Lareconnaissance, écrit encore Paul Ricoeur, apparaît comme un petit mirac<strong>le</strong>, celui <strong>de</strong> lamémoire heureuse. » 333Cette <strong>le</strong>cture à « l’interpersonnel », privé, guidée par un tel « bonheur <strong>de</strong> lareconnaissance » vient fina<strong>le</strong>ment prendre à rebours <strong>le</strong>s différentes phases du parcours <strong>de</strong> sens330 Entretien avec Clau<strong>de</strong> Arnal, chargé du secteur <strong>de</strong>s spectac<strong>le</strong>s, réalisé dans <strong>le</strong>s locaux <strong>de</strong> la Cinémathèque <strong>de</strong>Bretagne, <strong>le</strong> 3 juil<strong>le</strong>t 2000.331 Cf l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> R.Odin, « Rhétorique du film <strong>de</strong> famil<strong>le</strong> » in Rhétoriques, sémiotiques. Revue d’Esthétique,n°1-2, UGE, 10/18, p.340-373, 1979.332 P.Ricoeur, op.cité, p.16.333 Le “bonheur <strong>de</strong> la reconnaissance”, tel pourrait être <strong>le</strong> titre <strong>de</strong> cette petite histoire : Hervé <strong>le</strong> Bris,documentaliste à Brest, a reçu, un jour, une dame d’un certain âge, lui <strong>de</strong>mandant : « Il paraît que vous avez unfilm <strong>sur</strong> <strong>le</strong> village X où l’on voit <strong>le</strong>s commerçants ». Le film en question est montré à la visiteuse, qui <strong>le</strong> remercieainsi alors <strong>le</strong> documentaliste : « J’ai revu ma mère pour la première après <strong>de</strong>s années <strong>de</strong> séparation, merciencore. ».185


conduisant à une <strong>le</strong>cture documentaire historique, suivant l’image du cerc<strong>le</strong> herméneutique 334et <strong>de</strong> la mémoire régiona<strong>le</strong> nous ramène à la mémoire individuel<strong>le</strong>.Réception et esthétiques ordinaires du cinéma et <strong>de</strong> l’audiovisuelOnt été documentées trois séries interprétatives, trois mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>le</strong>cture : <strong>de</strong>puisla <strong>le</strong>cture patrimonia<strong>le</strong> jusqu’à la <strong>le</strong>cture privatiste tout entière placée sous <strong>le</strong> signe du« bonheur <strong>de</strong> la reconnaissance » en passant une <strong>le</strong>cture esthétisante redéfinissant <strong>le</strong>s filmsamateurs comme « films sans qualité », comme <strong>de</strong>s « films <strong>de</strong> cinéma » voire « d’auteurs ».Ces <strong>le</strong>ctures parfois contradictoires prennent pour objet, dans certains cas, <strong>le</strong>smêmes films 335 . Se trouve ainsi exemplifiée la thèse centra<strong>le</strong> <strong>de</strong> l’Esthétique <strong>de</strong> la réception <strong>de</strong>Hans Robert Jauss 336 selon <strong>le</strong>quel il n’existe pas un sens donné <strong>de</strong>s textes (<strong>de</strong>s images ou <strong>de</strong>ssons) mais seu<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s « concrétisations successives » d’artefacts constitués <strong>de</strong> mots,d’images ou <strong>de</strong> sons. Par conséquent, l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la rencontre entre cinémathèques régiona<strong>le</strong>set films amateurs revient à retracer la chaîne <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs réceptions, <strong>le</strong>ctures, et suppose, cefaisant, <strong>de</strong> décrire autant <strong>de</strong> passages, plus ou moins aisés, plus ou moins chaotiques, entresphère esthétique et mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la vie au sujet <strong>de</strong> films constituant bien un type d’esthétiqueordinaire du cinéma.334 Cette situation <strong>de</strong> communication filmique déterminant une tel<strong>le</strong> « <strong>le</strong>cture à l’interpersonnel » ne renvoie t-el<strong>le</strong> pas à ce plan intermédiaire <strong>de</strong> référence entre <strong>le</strong>s pô<strong>le</strong>s <strong>de</strong> la mémoire individuel<strong>le</strong> et <strong>de</strong> la mémoirecol<strong>le</strong>ctive, où « s’opèrent concrètement <strong>le</strong>s échanges <strong>de</strong> la mémoire vive <strong>de</strong>s personnes individuel<strong>le</strong>s et lamémoire publique <strong>de</strong>s communautés auxquel<strong>le</strong>s nous appartenons » selon <strong>le</strong>s termes <strong>de</strong> Paul Ricoeur, op.cité.Plan <strong>de</strong> référence qui selon <strong>le</strong> philosophe peut faire office <strong>de</strong> lien, passerel<strong>le</strong> entre <strong>de</strong>ux traditions, cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> laphénomènologie <strong>de</strong> la mémoire individuel<strong>le</strong> et cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> la sociologie <strong>de</strong> la mémoire col<strong>le</strong>ctive. Et à travers ce«Faire-mémoire » qui s’exerce lors <strong>de</strong> tel<strong>le</strong>s projections au village se superpose éga<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>ux dimensionsrecouvrant <strong>le</strong>s oppositions entre mémoire vive et connaissance historique, la dimension pragmatique du souveniret la dimension cognitive. La mémoire exercée est alors à reconnaître comme une condition pragmatique <strong>de</strong> laconnaissance historique. Dès lors, dans cet acte ainsi situé au plan <strong>de</strong> l’attribution mémoriel<strong>le</strong> <strong>de</strong> soi aux autresse trouve résolu, <strong>de</strong> façon positive, la tension entre mémoire et histoire, qui a présidé au développement <strong>de</strong> tel<strong>le</strong>sstructures.335 C’est <strong>le</strong> cas pour Les glaces Martinez.336 Cf Pour une esthétique <strong>de</strong> la réception, Gallimard, 1976 et Pour une herméneutique littéraire, Gallimard,1988.186


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ANNEXE APRESENTATION DES STRUCTURESCINEMATHEQUE DE SAINT ETIENNEDate <strong>de</strong> fondation : 1922Directeur : Gérard Vial.500 films amateurs environ.<strong>Equipe</strong> composée quatre documentalistes à l’unité archive,un technicien spécialisé <strong>sur</strong> <strong>le</strong> fonds amateur,trois animateurs chargée <strong>de</strong> l’unité animation.La cinémathèque <strong>de</strong> Saint-Etienne est ainsi un service culturel municipal. Sonbudget direct <strong>de</strong> fonctionnement annuel , hors personnels, est <strong>de</strong> 480 000 francs, consacrés àla restauration, à l’acquisition... 250 000 francs sont consacrés par exemp<strong>le</strong> à la restauration<strong>de</strong> films, en priorité <strong>le</strong>s films régionaux.MEMOIRE AUDIOVISUELLE DE HAUTE NORMANDIE.Date <strong>de</strong> fondation : 1986Fondateur : Jean-Clau<strong>de</strong> Guezennec.Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Haute Normandie faisait partie prenante d’unestructure associative, l’IRIS, avec laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> partage <strong>le</strong>s services généraux (comptabilité,budget photocopie...) fonctionne avec un budget <strong>de</strong> 300 000 francs annuels venant du ConseilRégional, jusqu’à la fin 2000 avant <strong>de</strong> constituer une composante d’une nouvel<strong>le</strong> structure, <strong>le</strong>Pô<strong>le</strong> Image, re<strong>le</strong>vant du Conseil Régional.1000 films amateurs environ.Une documentaliste Aidée par <strong>de</strong>s stagiaires ponctuels, <strong>de</strong>s contrats <strong>de</strong>qualifications.Deux techniciens <strong>de</strong> l’IRIS sont au service <strong>de</strong> Mémoire Audiovisuel<strong>le</strong> <strong>de</strong> HauteNormandie.CINEMATHEQUE DE BRETAGNEDate <strong>de</strong> fondation : 1986Fondateur) : André Col<strong>le</strong>u.Directeur : Gilbert <strong>le</strong> TaonLa Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne est, <strong>de</strong>puis 1992, subventionnée principa<strong>le</strong>mentpar <strong>le</strong> Conseil Régional. Son budget est <strong>de</strong> 4 millions <strong>de</strong> francs.Fonds <strong>de</strong> 12000 films col<strong>le</strong>ctés au rythme actuel <strong>de</strong> 700 bobines par anA l’antenne <strong>de</strong> Brest, <strong>le</strong> personnel <strong>de</strong> la Cinémathèque est ainsi décomposé :un directeur,un documentaliste,un personne chargée <strong>de</strong> la vente d’images,une personne chargée <strong>de</strong> la diffusion, <strong>de</strong>s spectac<strong>le</strong>s,<strong>de</strong>ux techniciens.A l’antenne <strong>de</strong> Rennes,un documentaliste.188


ANNEXE BLes dépôts <strong>de</strong> films à la cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne189


ANNEXE CLire <strong>le</strong>s images in<strong>de</strong>xées190


ANNEXE DLes promena<strong>de</strong>s du patrimoine à Rouen191


ANNEXE ELa consultation à la Cinémathèque <strong>de</strong> Bretagne192


ANNEXE FLes Trésors <strong>de</strong>s cinémathèquesCatalogue <strong>de</strong> la manifestation193


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