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Sacrifice, énonciation et actes de langage en droit romain archaïque ...

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<strong>Sacrifice</strong>, énonciation <strong>et</strong> <strong>actes</strong> <strong>de</strong> <strong>langage</strong> <strong>en</strong><strong>droit</strong> <strong>romain</strong> archaïque(« agone ? », lege agere, cum populo agere).Ann<strong>et</strong>te RUELLE(Facultés universitaires Saint-Louis - Bruxelles)Sommaire. I. Agere signifie-t-il « parler » ? II. Le sacrifice royal du bélier(« agone ? ») <strong>et</strong> le rite <strong>de</strong> l’exécution capitale (lege age !). III. Droit <strong>et</strong>énonciation: legis actiones <strong>et</strong> ius ag<strong>en</strong>di du magistrat.I. Agere signifie-t-il « parler ?1. Sur les pas <strong>et</strong> avec un clin d’œil aux travaux sémantiques <strong>de</strong>mon collègue philologue Laur<strong>en</strong>t Gavoille, dont communication auXème Colloque International <strong>de</strong> Linguistique Latine s’intituleOrare signifie-t-il « parler » 1 , je me poserai, dans ces lignes, laquestion <strong>de</strong> savoir si le verbe agere a signifié « parler » <strong>en</strong> latin, si,parmi d’autres significations bi<strong>en</strong> connues, un sème oral 2 , dans <strong>de</strong>scontextes d’emplois bi<strong>en</strong> déterminés, n’est pas apparu dans lechamp sémantique du verbe latin. De prime abord, il est <strong>en</strong>t<strong>en</strong>duque la question paraît incongrue pour un verbe dont les acceptions<strong>de</strong> base sont « pousser <strong>de</strong>vant soi », acception qui donne lieu à une1 GAVOILLE L., Orare signifie-t-il « parler » ?, in De lingua Latina. Novaequaestiones, Actes du Xème Colloque International <strong>de</strong> Linguistique Latine, Paris-Sèvres, 19-23 avril 1999, Moussy Cl. <strong>et</strong> al. (éd.), Louvain-Paris-Sterling(Virginia), 2001, p. 787.2J’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds par « sème oral » une unité <strong>de</strong> s<strong>en</strong>s dans le sémantisme du verbe oùl’action suppose le recours à la parole, « parler, dire ». Je m’attacherai surtout àmontrer son exist<strong>en</strong>ce (dans le latin archaïque). J’essaierai aussi <strong>de</strong> préciser lanature particulière <strong>de</strong> c<strong>et</strong> acte <strong>de</strong> parole que le verbe signifie.


204 ANNETTE RUELLEspécialisation très anci<strong>en</strong>ne du verbe dans la langue pastorale 3 ,d’une part, « faire, accomplir », d’autre part, où le verbe, à ladiffér<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> facere, exprime « l’activité prise dans son exercicecontinu » 4 . C<strong>et</strong>te dim<strong>en</strong>sion orale du verbe, où il signifie un acte <strong>de</strong>parole, <strong>de</strong> fait, est restée peu ou prou inaperçue aux curieux <strong>de</strong> lalangue, <strong>de</strong>puis l’antiquité classique jusqu’à nos jours, avecquelques exceptions notables, comme, dans l’antiquité, Festus, quiprête aux anci<strong>en</strong>s l’initiative d’un rapprochem<strong>en</strong>t sémantique <strong>en</strong>treles verbes agere <strong>et</strong> orare, ou Varron, que la proximité sémantique<strong>en</strong>tre agere, dicere <strong>et</strong> facere amène à distinguer l’action quedésigne le premier par la dim<strong>en</strong>sion intellectuelle qui prési<strong>de</strong> àl’énonciation qu’il signifie, <strong>et</strong> qui, <strong>en</strong> somme, se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : « quefaisons-nous quand nous parlons ? »… Nonius, le glossateur <strong>de</strong>Tér<strong>en</strong>ce (243 ad Ter. Ad. 78, agere : « loqui »), la remarqueégalem<strong>en</strong>t, <strong>de</strong> même que, <strong>de</strong> nos jours, Ulrich Manthe, qui analysele verbe dans le cadre <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong>s <strong>actes</strong> <strong>de</strong> <strong>langage</strong> 5 :Festus L. p. 218‘Orare’ antiquos dixisse pro ‘agere’ 6Varron, l.L. 6, 42[…] sed <strong>et</strong> cum cogitamus quid <strong>et</strong> eam rem agitamus in m<strong>en</strong>te agimus<strong>et</strong> cum pronuntiamus agimus. Itaque ab eo orator agere dicitur causam, <strong>et</strong>augures agere augurium dicuntur, cum in eo plura dicant quam faciant. 73« pousser le bétail, les troupeaux » : Servius, ecl. 1, 13 proprie agi dicunturpecora, « au s<strong>en</strong>s propre on dit que l’on pousse (agi) le bétail » ; ERNOUT A. <strong>et</strong>MEILLET A., Dictionnaire étymologique <strong>de</strong> la langue latine. Histoire <strong>de</strong>s mots,Paris, 1967, v° ago, p. 16 ; ég. <strong>en</strong> grec, CHANTRAINE P., Dictionnaireétymologique <strong>de</strong> la langue grecque. Histoire <strong>de</strong>s mots, 1968, v°agô, p. 17.4« tandis que facere exprime l’activité prise sur le fait dans un certain instant.Quid agis ? signifie : à quoi vous occupez-vous ? Quid facis ? quel acte exécutezvous? », BREAL M. <strong>et</strong> BAILLY A., Dictionnaire étymologique latin, Paris, 1885,v°ago, p. 6 ; ERNOUT A. <strong>et</strong> MEILLET A., op. cit., p. 16.5 MANTHE U., Agere und aio : Sprechakttheorie und Legisaktion<strong>en</strong>, inIurispru<strong>de</strong>ntia universalis, Festschrift für Theo Mayer-Maly zum 70. Geburstag,2002, pp.431-444, p. 438-442.6« Les anci<strong>en</strong>s ont dit ‘parler’ (orare) pour ‘agir’ (agere) » ; ég. L. p. 219 ; p.196 ; ég. Gloss. V 530, 51 ; 560, 29 agebant : dicebant (cf. aio) ; TLL, v° ago,col. 1391 : agere : loqui.7« Mais quand nous réfléchissons à quelque chose <strong>et</strong> que nous agitons c<strong>et</strong>tep<strong>en</strong>sée dans notre esprit, nous agissons, <strong>et</strong> quand nous prononçons, nousagissons. C’est pourquoi, à partir <strong>de</strong> là, on dit que l’orateur plai<strong>de</strong> (agere) une cause


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 205Aux exemples choisis par Varron (causam agere <strong>et</strong> auguriumagere), on pourrait ajouter d’autres syntagmes du latin classique oùse révèle la prés<strong>en</strong>ce d’un sème oral, comme fabulam agere « jouerune pièce » <strong>et</strong> grates (ou lau<strong>de</strong>s) agere « remercier <strong>en</strong> paroles ».On remarquera immédiatem<strong>en</strong>t que l’action qu’y signifie le verbedans chacune <strong>de</strong> ces expressions est non seulem<strong>en</strong>t un acte <strong>de</strong>parole, mais une parole qu’exhauss<strong>en</strong>t <strong>et</strong> que r<strong>en</strong>forc<strong>en</strong>t le geste, lavoix, le corps <strong>et</strong> son <strong>langage</strong> propre, soit <strong>de</strong>s traits extralinguistiques.Ainsi, si agere signifie un acte <strong>de</strong> parole, <strong>en</strong>core sons<strong>en</strong>s diffère-t-il du verbe dicere, comme le remarque Isidore <strong>de</strong>Séville ou, aujourd’hui, Clau<strong>de</strong> Moussy 8 à propos <strong>de</strong> l’expressiongrates agere (distincte <strong>de</strong> grates dicere) :Isid., Diff. 1, 64Differ<strong>en</strong>tia inter agere causam <strong>et</strong> dicere : quod agit patronus, dicitreus. 92. Dans ces exemples, le verbe agere est construittransitivem<strong>en</strong>t avec un obj<strong>et</strong> inanimé qui peut référer lui-même à laparole (fabulam <strong>de</strong> fari « parler, dire », grates « parole sacrée »),mais pas nécessairem<strong>en</strong>t (causam, augurium). La question estdonc : d’où provi<strong>en</strong>t ce sème oral ? Le verbe ne doit-il son s<strong>en</strong>s« parler », dans ces syntagmes, qu’au complém<strong>en</strong>t qu’il régit ?Alors comm<strong>en</strong>t s’expliqu<strong>en</strong>t les occurr<strong>en</strong>ces, où, <strong>de</strong> Plaute àCicéron, il désigne, avec sans complém<strong>en</strong>t, une activité <strong>de</strong> parole ? 10Est-il plausible <strong>de</strong> p<strong>en</strong>ser que le s<strong>en</strong>s « parler » soit undéveloppem<strong>en</strong>t secondaire <strong>et</strong> accessoire du verbe <strong>de</strong> mouvem<strong>en</strong>tdans son évolution, <strong>en</strong> latin, <strong>de</strong>puis le mouvem<strong>en</strong>t vers l’expression<strong>et</strong> que les augures annonc<strong>en</strong>t (agere) un présage, puisque, dans ces opérations, ilsparl<strong>en</strong>t davantage qu’ils ne font. »8 MOUSSY Cl., Gratia <strong>et</strong> sa famille, Paris, 1966, p. 52.9Ég. Gramm. Suppl. 288, 26 <strong>et</strong> Diff. Ed. Beck p. 34, 1 : agit causam orator velpatronus pro alio, dicit reus pro se.10Plaut., Trin. 570 quid tibi lub<strong>et</strong>, tute agito cum nato meo ; Pseud. 188 ; Rud.719 ; Most. 1121 ; Cic., Mur. 21, 43 <strong>et</strong> agere <strong>et</strong> dicere ; Cic., Brut. 24 quofacilius sermo explic<strong>et</strong>ur, se<strong>de</strong>ntes agamus, « pour faciliter l’<strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>, discutonsassis ! » (avec un très bel oxymoron, le verbe agere, dont le s<strong>en</strong>s communexprime le mouvem<strong>en</strong>t, étant flanqué dans c<strong>et</strong> emploi où il désigne une activité <strong>de</strong>parole, du participe prés<strong>en</strong>t se<strong>de</strong>n<strong>de</strong>s « <strong>en</strong> restant assis » qui exprime l’idéeopposée) ; <strong>et</strong>c.Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


206 ANNETTE RUELLE<strong>de</strong> l’activité ? 11 Est-il convaincant, pour l’expliquer, <strong>de</strong> tracer unefrontière arbitraire <strong>en</strong>tre le s<strong>en</strong>s « pousser » <strong>et</strong> le s<strong>en</strong>s « parler » duverbe, jusqu’à y voir <strong>de</strong>ux verbes différ<strong>en</strong>ts se rattachant à unemême racine indo-europé<strong>en</strong>ne *ag, <strong>et</strong> dont le second serattacherait au groupe auquel apparti<strong>en</strong>t le verbe aio « je dis » ? 12 J<strong>en</strong>e le p<strong>en</strong>se pas. Le sème oral du verbe est un phénomènesémantique qui est propre à la langue du <strong>droit</strong> archaïque, qui ne serévèle que dans <strong>et</strong> par les institutions civiques archaïques où agerea développé, très anci<strong>en</strong>nem<strong>en</strong>t, un s<strong>en</strong>s technique précis, trois foisremarquable aux plans sémantique, syntaxique <strong>et</strong> linguistique.Vénérables <strong>en</strong>tre toutes dans l’ordre civique, cardinales <strong>de</strong> lacivitas, ces institutions sont le procès <strong>et</strong> les assemblées politiquesdélibérantes, électorales ou législatives. Le verbe agere y désignel’action <strong>de</strong> parole à la <strong>de</strong>stinée <strong>de</strong> laquelle ces institutions confèr<strong>en</strong>tune portée collective « totalisante », <strong>en</strong> ce que l’action,d’individuelle qu’elle est par elle-même, s’y trouve à la sourced’un processus dont l’aboutissem<strong>en</strong>t (la chose jugée, la loi,l’élection d’un magistrat) <strong>en</strong>gage la collectivité dans son <strong>en</strong>semble<strong>et</strong> pour chacune <strong>de</strong> ses parties (pars pro toto). Le verbe, <strong>en</strong> eff<strong>et</strong>, esttechnique dans le lexique du plus anci<strong>en</strong> système <strong>de</strong> procédure du<strong>droit</strong> <strong>romain</strong>, les legis actiones 13 , où le syntagme lege agere cumaliquo 14 signifie « agir <strong>en</strong> vertu <strong>de</strong> la loi, int<strong>en</strong>ter une action <strong>de</strong> la11 LOPEZ MOREDA S., Los grupos lexemáticos <strong>de</strong> « facio » y « ago » <strong>en</strong> el latín ,arcaico y clásico. Estudio Estructural, Salamanca, 1987, p. 156.12 MANTHE U., op. cit., p. 438 sv.13Pomponius (l.s.<strong>en</strong>chiridii), D. 1, 2, 2, 6-7 (g<strong>en</strong>era ag<strong>en</strong>di) & 12 legis actiones,quae formam ag<strong>en</strong>di contin<strong>en</strong>t… ; Gaius 4, 11 sq. (ex. 4, 12 lege… agebaturmodis quinque ; 4, 20 aut sacram<strong>en</strong>to aut per iudicis postulationem agere ; 4, 21qui agebat, sic dicebat (= 4, 17a) ; 4, 21, 24, 25 pro se lege agere ; 4, 29 [nefastodie] quo non licebat lege agere ; 4, 31 ; Ulpi<strong>en</strong> 14 ad ed. D. 50, 17, 123pr nemoali<strong>en</strong>o nomine lege agere potest ; 4, 82 ; <strong>en</strong> ce compris l’in iure cessio (Gaius II,24 idque legis actio vocatur ; cf. G. 2, 37 ; 3, 87), la manumissio vindicta (PS. 2,25, 4) <strong>et</strong> le consortium <strong>en</strong>tre extranei (Gaius III, 154b) ; Cic., Mur. 11, 25. Onnotera que l’usage du verbe fut ét<strong>en</strong>du à l’activité <strong>de</strong>s jurisconsultes <strong>en</strong> rapport avecle procès, Cic., <strong>de</strong> or. 1, 48, 212 ad respon<strong>de</strong>ndum, ad ag<strong>en</strong>dum, ad cav<strong>en</strong>dum. Onsoulignera égalem<strong>en</strong>t les expressions acta res est <strong>et</strong> actum est, dont legrammairi<strong>en</strong> Donat rappelle l’origine juridique (ad Ter. Phorm. 419, Eun. 54 &And. 465.)14Trois exemples chez Gaius : 4, 83 ; 4, 78 ; 3, 161. Chez Plaute, Aul. 458 legeagito mecum ; Merc. 1019 cum eo nos hac lege agemus ; Most. 1121 ; ég.Varron, l.L. 6, 72 si iocandi causa dixit, neque agi potest cum eo ex sponsu.


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 207loi contre 15 quelqu’un », d’une part, ainsi que dans le registre <strong>de</strong> laprocédure d’élaboration <strong>de</strong> la décision politique (sénatusconsulte,plébiscite <strong>et</strong> lex rogata), d’autre part, avec le ius ag<strong>en</strong>di dumagistrat ou agere cum Patribus, cum plebe, cum populo agere 16 .À l’espace « agonal » ainsi défini par les emplois du verbe <strong>en</strong> <strong>droit</strong><strong>romain</strong>, il faut égalem<strong>en</strong>t joindre l’anci<strong>en</strong> acte juridique, jadis luimêmerigoureusem<strong>en</strong>t procédural, le mancipium nexumque, ou peraes <strong>et</strong> libram agere 17 , dont le cas, néanmoins, est s<strong>en</strong>siblem<strong>en</strong>tdiffér<strong>en</strong>t <strong>et</strong> que je laisserai <strong>de</strong> côté dans les lignes qui suiv<strong>en</strong>t. Maseule préoccupation, <strong>en</strong> eff<strong>et</strong>, est <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> lumière les facteursqui ont présidé à l’apparition du sème oral dans la sémantique duverbe agere, <strong>et</strong> quelle est exactem<strong>en</strong>t c<strong>et</strong>te parole dont le verbesignifie l’énonciation.3. Le verbe gouverne <strong>en</strong> <strong>droit</strong> tout le champ <strong>de</strong> la procédure.Dans l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s différ<strong>en</strong>ts styles <strong>de</strong> la langue du <strong>droit</strong>, l’att<strong>en</strong>tiona porté ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t sur l’impératif futur propre aux leges, <strong>et</strong>15Cum signifie « avec », comme le grec sún, mais, comme le grec, il signifieégalem<strong>en</strong>t « contre »… marqueur énigmatique - « comme si sún naissait du díavoire <strong>de</strong> l’antí » - <strong>de</strong> ce li<strong>en</strong> <strong>de</strong> la division qui nourrit les réflexions <strong>de</strong> NicoleLORAUX, La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, 1997, p. 115.16P.- Festus L. p. 44 cum populo agere, hoc est populum ad concilium aut comitiavocare ; Cic., Leg. 2, 31 cum populo, cum plebe ag<strong>en</strong>di ius ; Leg. 3, 4, 10 cumpopulo patribusque ag<strong>en</strong>di ius esto consuli, pra<strong>et</strong>ori ; 3, 4, 41 ; Dom. 15, 39-40 ; Vat. 7, 17, 18 ; Verr. 1, 12, 36 ; Cic., Mur. 17, 35 ; Asconius (in Pison. p.9) ; Tite-Live 1, 36, 6 ; 3, 20, 6 ; 45, 35 ; <strong>et</strong>c. ; v. MOMMSEN Th., Le <strong>droit</strong>public <strong>romain</strong>, trad. <strong>de</strong> l’allemand par Girard P.Fr., Paris, 1887, p. 221 sv.17Gaius 1, 119 ea res [mancipatio] ita agitur ; Cicéron, Or. 3, 159 nexum quodper libram agitur ; Gaius 2, 102 g<strong>en</strong>us testam<strong>en</strong>ti quod per aes <strong>et</strong> libram agitur ;F.V. 47a (Paul. 1 man.) ; cf. G. 2, 25. À côté <strong>de</strong> per aes <strong>et</strong> libram gerere, Varron,l.L. 7, 105 Nexum Manilius scribit omne quod per aes <strong>et</strong> liram geritur…,« Manilius écrit que le nexum, c’est tout ce qui se fait par le bronze <strong>et</strong> labalance… » Même si le lexique (pourtant juridique !) n’<strong>en</strong> porte plus guère latrace dès avant la fin <strong>de</strong> la république, comme ce texte le donne à croire (ég.Ulp./Labéon 11 ad ed. D. 50, 16, 19 ; cf. Cic., Phil. 1, 10, 26), il est certain quele nexum mancipium relève du sémantisme du verbe agere, étant donné la foncièrei<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> structure <strong>en</strong>tre les legis actiones processuelles <strong>et</strong> les <strong>actes</strong> juridiques <strong>de</strong>l’anci<strong>en</strong> <strong>droit</strong>, très bi<strong>en</strong> vue <strong>et</strong> montrée par SCHMIDLIN Br., Zur Be<strong>de</strong>utung <strong>de</strong>r LegisActio: Ges<strong>et</strong>zklage o<strong>de</strong>r Spruchklage?, TR 38 (1970), pp. 367-387, p. 385 ; <strong>en</strong> ces<strong>en</strong>s ég. SANTORO R., Actio in diritto romano, in Poteri negotia actiones nellaesperi<strong>en</strong>za Romana arcaica, Atti <strong>de</strong>l convegno di diritto romano, Copanello, 12-15 maggio 1982, Napoli, 1984, pp. 201-217, p. 207 ; Id., Potere ed azion<strong>en</strong>ell’antico diritto romano, Annali Sem. Giur. Univ. Palermo, 30 (1967), p. 293sv.Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


208 ANNETTE RUELLEl’indicatif prés<strong>en</strong>t semble être passé assez inaperçu 18 . Pourtant,l’impératif futur est aux leges ce que l’indicatif prés<strong>en</strong>t est à laprocédure. L’indicatif occupe une place <strong>de</strong> premier rang dans lalangue du <strong>droit</strong> archaïque, <strong>et</strong> cela apparaît tout spécialem<strong>en</strong>t à lalumière <strong>de</strong> la sémantique du verbe agere. Le verbe, <strong>en</strong> eff<strong>et</strong>,signifie, dans les contextes <strong>de</strong> <strong>droit</strong>, une énonciation trèsparticulière dont la forme linguistique est celle du verbe àl’indicatif prés<strong>en</strong>t, première personne du singulier (cf. les verbes<strong>de</strong>s formules <strong>de</strong>s actions, aio, nego, postulo, condico…) Il estd’ailleurs étonnant, à c<strong>et</strong> égard, que seul le prés<strong>en</strong>t <strong>de</strong> la racine (ag-) est indo-europé<strong>en</strong> 19 . Le verbe signifie l’action <strong>en</strong> tant qu’elle sedéroule prés<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t, c’est-à-dire (<strong>en</strong> <strong>droit</strong>), dans <strong>et</strong> parl’énonciation d’un locuteur s’exprimant au prés<strong>en</strong>t. Le verbe aupassé ne peut donc avoir aucun s<strong>en</strong>s. Je n’agis qu’<strong>en</strong> tant quej’énonce hic <strong>et</strong> nunc, dans une situation définie, un énoncé dont laforme linguistique obéit au modèle du verbe au prés<strong>en</strong>t <strong>de</strong>l’indicatif.4. Procès <strong>et</strong> scrutin électoral ou législatif sont conçus commes’accomplissant, à Rome, au départ <strong>de</strong> l’action du citoy<strong>en</strong>, is quiagit, simple particulier dans le premier cas, magistrat cum imperioou tribun <strong>de</strong> la plèbe, dans le second. Que c<strong>et</strong>te action consiste <strong>en</strong>une parole publique spécifique <strong>et</strong> disctincte <strong>de</strong> celle que désigne leverbe dicere (il est d’ailleurs significatif que le verbe ne s’appliquepas à l’activité du préteur qui organise la iurisdictio <strong>en</strong> prononçantles tria certa verba, do, dico, addico), est bi<strong>en</strong> connu <strong>de</strong>sromanistes, qui ne se sont guère souciés, pourtant, d’apprécier c<strong>et</strong>acte <strong>de</strong> <strong>langage</strong> ni sur le plan sémantique ni sur le plan18sur la différ<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> styles <strong>en</strong>tre la loi, l’édit du préteur <strong>et</strong> les sénatusconsultes,MICHEL J.-H., Le <strong>droit</strong> <strong>romain</strong> <strong>et</strong> l’oralité <strong>en</strong> latin, in De lingua Latina. Novaequaestiones, op. cit. (n. 1), pp. 971-980, p. 972 ; MAGDELAIN A., La loi à Rome,Paris, 1978, p. 25, savants auteurs (ég., DAUBE D., Forms of Roman Legislation,Oxford, 1956, pp. 68-72) qui, toutefois, ne pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas assez gar<strong>de</strong> à pas la placeess<strong>en</strong>tielle que ti<strong>en</strong>t, à côté <strong>de</strong> l’impératif futur, l’indicatif prés<strong>en</strong>t dans le <strong>droit</strong> leplus anci<strong>en</strong>, - comme le remarque THOMAS Y., Idées Romaines sur l’origine <strong>et</strong> latransmission du <strong>droit</strong>, Rechtshistorisches Journal 5 (1986), pp. 253-273, p. 257n.32. ; v. ég. VILLEY M., De l’indicatif dans le <strong>droit</strong>, Archives <strong>de</strong> philosophie du<strong>droit</strong> 19 (1974), pp. 33-61.19 POKORNY J., Indogermanisches Etymologisches Wörterbuch, op. cit., p. 4 ;ERNOUT-MEILLET, op. cit., p. 18.


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 209linguistique 20 . Symétriquem<strong>en</strong>t, agere semble le grand abs<strong>en</strong>t <strong>de</strong>sétu<strong>de</strong>s que les linguistes consacr<strong>en</strong>t aux <strong>actes</strong> <strong>de</strong> <strong>langage</strong> <strong>en</strong> latin, <strong>et</strong>il ne figure pas dans les listes <strong>de</strong> verbes, - eux-mêmes issus, pour laplupart, <strong>de</strong> la langue du <strong>droit</strong>, - que les savants dress<strong>en</strong>t <strong>en</strong>considération du fait qu’ils signifi<strong>en</strong>t une parole efficace,« performative », promitto, iubeo, voveo, spon<strong>de</strong>o, interrogo,polliceor, iuro… 21 Force est donc <strong>de</strong> constater que le verbe agere,dans le paysage <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s <strong>actes</strong> <strong>de</strong> <strong>langage</strong> <strong>en</strong> latin (vus côté<strong>droit</strong> ou côté langue), constitue une énigme dont la solution estsusceptible <strong>de</strong> prés<strong>en</strong>ter un intérêt autant pour le juriste, pourl’herméneutique <strong>et</strong> l’anthropologie du <strong>droit</strong> <strong>romain</strong> le plus anci<strong>en</strong>,que pour le linguiste, dans le cadre <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> la linguistiquecontemporaine sur l’énonciation <strong>et</strong> la pragmatique du <strong>langage</strong> 22 .5. Mon hypothèse quant à l’apparition du sème oral « parler »dans la sémantique du verbe agere repose sur la comparaison <strong>en</strong>treles occurr<strong>en</strong>ces du verbe dans les contextes juridiques archaïquesqui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t d’être cités (legis actiones <strong>et</strong> ius ag<strong>en</strong>di du magistrat),<strong>et</strong> son emploi dans le cadre d’une fête archaïque, pour laconnaissance <strong>de</strong> laquelle nos sources nous ont conservé <strong>de</strong>sinformations d’une bonne qualité, bi<strong>en</strong> qu’à ce jour, elles n’ai<strong>en</strong>tpas été mises <strong>en</strong> valeur pour l’intérêt majeur, me semble-t-il,qu’elles prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t sur le plan linguistique (<strong>et</strong> tout spécialem<strong>en</strong>t20 SANTORO R., Potere ed azione nell’antico diritto romano, Annali Sem. Giur.Univ. Palermo, 30 (1967), p. 287 sv. ; SANTORO R., Actio in diritto romano, inPoteri negotia actiones…, op. cit., p. 202 ; NICOSIA G., Agere lege, in Poterinegotia actiones…, op. cit., pp. 219-241 ; COLACINO V., NNDI, I, Torino, 1968,v° agere, v° agere cum populo, cum plebe, cum Patribus. (Sauf Ulrich Manthe).21 TORRICELLI P., I verbi esecutivi e la tradizione orale nel vocabolario latino <strong>de</strong>llareligione e <strong>de</strong>l diritto, Studi e saggi linguistici 18 (1978), pp. 211-253 ;ANSCOMBRE J.-C. <strong>et</strong> PIERROT A., Y a-t-il un critère <strong>de</strong> performativité <strong>en</strong> latin?,Linguisticae Investigationes 8 (1984), pp. 1-19 ; Id., Noms d’action <strong>et</strong>performativité <strong>en</strong> latin, Latomus 14 (1985), pp. 351-369.22À ce suj<strong>et</strong>, TODOROV T., Problèmes <strong>de</strong> l’énonciation, Langages 17 (1970), pp.3-11, qui souligne [p. 5] que l’énonciation nous situe à la frontière, précisém<strong>en</strong>t,<strong>de</strong> la linguistique <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’anthropologie ; BENVENISTE É., Problèmes <strong>de</strong> linguistiquegénérale, II, Paris, 1974, pp. 64-88 ; KERBRAT-ORECCHIONI C., L’énonciation. Dela subjectivité dans la langue, Paris, 1999, qui montre que les questions que pose laprise <strong>en</strong> compte <strong>de</strong> la situation <strong>de</strong> discours ont conduit à une « mutation » <strong>et</strong> à uneremise <strong>en</strong> cause <strong>de</strong>s postulats sur lesquels la linguistique s’est érigée <strong>de</strong>puisFerdinand <strong>de</strong> Saussure ; spéc. sur c<strong>et</strong>te mutation, pp. 7-12.Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


210 ANNETTE RUELLEd’une linguistique <strong>de</strong> l’énonciation). C<strong>et</strong>te célébration <strong>et</strong> d’autrespratiques étroitem<strong>en</strong>t connexes (comme le rite <strong>de</strong> l’exécutioncapitale) conti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t scellés le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’apparition d’un sèmeoral pour le verbe <strong>en</strong> latin, si on veut bi<strong>en</strong> leur accor<strong>de</strong>r l’att<strong>en</strong>tionqu’ils mérit<strong>en</strong>t <strong>et</strong> les étudier <strong>en</strong> perspective avec les emplois duverbe <strong>en</strong> <strong>droit</strong> <strong>romain</strong>. Loin <strong>de</strong> se laisser seulem<strong>en</strong>t « <strong>en</strong>trevoir »(comme le p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t Ernout <strong>et</strong> Meill<strong>et</strong>), une att<strong>en</strong>tion plus sout<strong>en</strong>ue àces « usages religieux » (ainsi les qualifi<strong>en</strong>t-ils) les fera apparaîtreplus soli<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t attestés, inscrits dans nos sources avec plus <strong>de</strong>cohér<strong>en</strong>ce, <strong>et</strong>, pour tout dire, du plus grand intérêt pour laconnaissance du s<strong>en</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’histoire du verbe latin, histoire pourlaquelle ils nous fourniss<strong>en</strong>t, par surcroît <strong>et</strong> au contraire, <strong>de</strong>ssources d’une qualité appréciable. Le témoignage croisé <strong>de</strong>Varron, dans le <strong>de</strong> lingua Latina, <strong>et</strong> d’Ovi<strong>de</strong>, dans les Fastes, quidéclar<strong>en</strong>t tous <strong>de</strong>ux évoquer un terme <strong>et</strong> une pratique remontant àl’anci<strong>en</strong> latin, constitue, à bi<strong>en</strong> y regar<strong>de</strong>r (<strong>et</strong> <strong>en</strong>tre autres), unesource capitale à la fois pour sa qualité <strong>et</strong> pour l’antiquité dont elleatteste. La triple spécificité du verbe dans ces emplois, sémantique,syntaxique <strong>et</strong> linguistique, apparaît comme figée dans la structure<strong>de</strong> la langue <strong>et</strong> du lexique avec la même n<strong>et</strong>t<strong>et</strong>é qu’un fossile peutl’être dans la pierre.6. Mais, avant <strong>de</strong> comm<strong>en</strong>cer, je voudrais situer rapi<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t leverbe dans le contexte <strong>de</strong>s langues indo-europé<strong>en</strong>nes <strong>et</strong> italiques,du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> sa construction <strong>et</strong> <strong>de</strong> son s<strong>en</strong>s. Car les emploistechniques que nous allons <strong>en</strong>visager ont c<strong>et</strong>te premièreparticularité, sur le plan grammatical, que le verbe y est construitabsolum<strong>en</strong>t (sans complém<strong>en</strong>t d’obj<strong>et</strong> direct), alors que, dans lagran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong> ses occurr<strong>en</strong>ces classiques, le verbe est transitif.Aussi, se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra-t-on si c<strong>et</strong>te situation est unique <strong>et</strong> spécifiqueau latin technique du sacrifice <strong>et</strong> du <strong>droit</strong>, ou si d’autresoccurr<strong>en</strong>ces absolues du verbe sont attestées, <strong>et</strong> pour quelle époque.Autre caractéristique <strong>de</strong>s emplois techniques du verbe, son s<strong>en</strong>sn’est pas <strong>de</strong> l’ordre du mouvem<strong>en</strong>t, alors que le s<strong>en</strong>s commun <strong>de</strong>ago est « pousser <strong>en</strong> avant, faire avancer ». Ce phénomène est-ilpropre au latin ou trouve-t-il dans le contexte italique <strong>de</strong>scorrespondances ?


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 2117. Agere est un verbe indo-europé<strong>en</strong> <strong>de</strong> mouvem<strong>en</strong>t (lat. ago,gr. agô, skr. ájati…), « conduire, pousser <strong>de</strong>vant soi » 23 . Lastructure <strong>de</strong> la racine (voy.+cons.), qui déroge par rapport à laséqu<strong>en</strong>ce trilittère <strong>de</strong> structure cons.+voy.+cons. <strong>de</strong> la racine indoeuropé<strong>en</strong>ne,indique que le verbe représ<strong>en</strong>te un état réc<strong>en</strong>t <strong>de</strong> laracine ayant perdu un phonème initial, par où l’on pose une racineindo-europé<strong>en</strong>ne *H 2 eg- à initiale consonantique laryngale 24 . Engrec comme <strong>en</strong> latin, le verbe agere adm<strong>et</strong> la double construction,transitive <strong>et</strong> intransitive 25 . Construit absolum<strong>en</strong>t, le verbe exprim<strong>et</strong>oujours le mouvem<strong>en</strong>t, mais se limitant au suj<strong>et</strong>, sans faire passerl’action sur un obj<strong>et</strong>, « se diriger, aller vers » 26 . Si les emploistransitifs sont les plus nombreux, ils ne sont pas, pour autant, les23 POKORNY J., Indogermanisches Etymologisches Wörterbuch, I, Bern-Münch<strong>en</strong>,1959, p. 4 ; WALDE A. <strong>et</strong> HOFMANN J.B., Lateinisches EtymologischesWörterbuch, Hei<strong>de</strong>lberg, 1938, v°ago, p. 23 ; ERNOUT A. <strong>et</strong> MEILLET A., op. cit.,v° ago, p. 18 ; CHANTRAINE P., op. cit., v°agô, p. 18.24 MONTEIL P., Élem<strong>en</strong>ts <strong>de</strong> phonétique <strong>et</strong> <strong>de</strong> morphologie du latin, Paris, 1986, p.62, p. 125.25Seuls les emplois intransitifs étant pertin<strong>en</strong>ts pour mon propos, je n’abor<strong>de</strong>raipas ici le verbe transitif, dont le s<strong>en</strong>s, pourtant, mérite une <strong>en</strong>quête approfondie.Celle-ci est conduite selon une métho<strong>de</strong> syntaxico-sémantique, <strong>en</strong> vertu <strong>de</strong> laquellela classe <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s directs est passée au crible <strong>de</strong> critères sémiques, à savoir <strong>en</strong>fonction <strong>de</strong> la qualité <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s que le verbe régit : adm<strong>et</strong>-il un obj<strong>et</strong>animé/inanimé, humain/non humain, concr<strong>et</strong>/abstrait, matériel/non matériel,unique/non unique. (Le suj<strong>et</strong> fait l’obj<strong>et</strong> d’un traitem<strong>en</strong>t similaire.) C<strong>et</strong>te métho<strong>de</strong>donne d’heureux résultats <strong>et</strong> perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> préciser la valeur du verbe <strong>de</strong> mouvem<strong>en</strong>t« pousser <strong>de</strong>vant soi » <strong>et</strong> <strong>de</strong> saisir ce qui le distingue d’autres verbes commemovere, impellere ou regere (valeur déjà n<strong>et</strong>tem<strong>en</strong>t aperçue par saint Augustin,Gest. Pelag. 3, 5.) Sur c<strong>et</strong>te approche sémantique, <strong>en</strong> linguistique <strong>et</strong> <strong>en</strong> <strong>droit</strong>,YAGUELLO M., Alice au pays du <strong>langage</strong>. Pour compr<strong>en</strong>dre la linguistique, Paris,1981, pp. 94, 147, 158, 165 sv. ; THOMAS Y., La langue du <strong>droit</strong> <strong>romain</strong>.Problèmes <strong>et</strong> métho<strong>de</strong>s, Archives <strong>de</strong> philosophie du <strong>droit</strong> 19 (1974), pp. 103-125,p. 118 n. 2 : « […] les termes dérivés du <strong>langage</strong> courant (mots du vocabulairereligieux, moral, <strong>de</strong>s relations sociales, <strong>de</strong>s conv<strong>en</strong>ances, <strong>et</strong>c.) conserv<strong>en</strong>t-ils,dans leur contexte juridique nouveau, leur s<strong>en</strong>s originel, ou ne se trouv<strong>en</strong>t-ils pasau contraire, dès lors qu’ils apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t au champ juridique, transformés par cequ’on pourrait appeler un néologisme <strong>de</strong> s<strong>en</strong>s ? » C<strong>et</strong>te question, que Yan Thomasappelle la « question <strong>de</strong> la question », d’ordre épistémologique, se pose avecparticulièrem<strong>en</strong>t d’acuité pour le verbe agere, dont le « néologisme <strong>de</strong> s<strong>en</strong>s »,<strong>en</strong>suite <strong>de</strong> son <strong>en</strong>trée dans la langue du <strong>droit</strong>, cristallise une grand intérêt sur leplan anthropologique <strong>et</strong> linguistique.26En grec agein « se diriger vers » est surtout attesté dans la langue militaire(Chantraine). En latin : Plaute, Pe. 216 quo agis ; Bacch. 1106 un<strong>de</strong> agis ; Acc.,Trag. 23, 9 agite modo gradu ; d’où agm<strong>en</strong>, « marche » <strong>et</strong> « armée <strong>en</strong> marche »,agilis, « qui avance vite, agile, rapi<strong>de</strong> ») (Ernout-Meill<strong>et</strong>).Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


212 ANNETTE RUELLEplus anci<strong>en</strong>s 27 . C’est à c<strong>et</strong>te valeur absolue qu’il faut rattacher lesparticules age, agite, agedum (grec age, age dè), impératifs àvaleur exhortative 28 « avance, allons », à propos <strong>de</strong>squels Chantraineécrit que, ce s<strong>en</strong>s intransitif ne répondant pas à l’emploi courant <strong>de</strong>agô, « on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si l’emploi comme particule neremonte pas à l’indo-europé<strong>en</strong> » 29 . La particule age mérite unedouble att<strong>en</strong>tion <strong>de</strong> notre part, car on va <strong>en</strong> r<strong>et</strong>rouver l’usage aucœur du rite « agonal » archaïque, c’est-à-dire dans le rite <strong>de</strong>l’exécution capitale que prési<strong>de</strong> le magistrat sur la base <strong>de</strong> sonimperium domi, rite dont la structure est très semblable, sur le planlinguistique, à une fête sacrificelle <strong>de</strong> la Rome primitive où le verbes’énonçait <strong>de</strong> même. Fréqu<strong>en</strong>tes dans le <strong>langage</strong> courant, cesparticules ont, outre leur antiquité, c<strong>et</strong>te caractéristique <strong>de</strong> relevertotalem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> la dim<strong>en</strong>sion pragmatique du <strong>langage</strong>. Commeinterpellations, elles sont spécifiques <strong>de</strong> la fonction d’incitation 30qui correspond, dans le triangle <strong>de</strong> la personne, à la <strong>de</strong>uxièmepersonne (tu), personne sur le comportem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> laquelle lelocuteur (je) <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d exercer une influ<strong>en</strong>ce (par un ordre, uneinterdiction, une exclamation, une concession, une formuleironique ou <strong>de</strong> défiance…) 31 : <strong>de</strong> telles formes (<strong>de</strong> même que levocatif auxquels leur emploi est souv<strong>en</strong>t lié) 32 , serv<strong>en</strong>t à forger lerapport <strong>en</strong>tre le locuteur <strong>et</strong> l’interlocuteur. Dans les rites sacrificielsoù elle est prononcée, on va le voir, son rôle est <strong>de</strong> r<strong>en</strong>dre lesassitants att<strong>en</strong>tifs <strong>et</strong> recueillis (animadvertere) pour les am<strong>en</strong>er à27 BREAL M., Essai <strong>de</strong> sémantique, Paris, 1908, p. 195 ; ég. sur ago spéc.,MARGADANT S.W.F., Transitiv und intransitiv, Indogermanische Forschung<strong>en</strong> 50(1932), pp. 121-2, p. 121 ; contra : LOPEZ MOREDA S., Los grupos lexemáticos ,op. cit., p. 144 (qui ne voit <strong>en</strong> l’intransitivité que l’ellipse du complém<strong>en</strong>t d’obj<strong>et</strong>direct.)28Serv., A<strong>en</strong>. 2, 707 « age »… non est modum verbum imperantis, sed hortantisadverbium… ; Prisc. gramm. III 86, 17 adverbia hortativa « heia, age ».29L’impératif age est cristallisé <strong>en</strong> interjection dès le comm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> latradition littéraire ; LÖFSTEDT L., Les expressions du comman<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t <strong>et</strong> <strong>de</strong> ladéf<strong>en</strong>se <strong>en</strong> latin <strong>et</strong> leur survie dans les langues romanes, Helsinki, 1966, p. 89.30J’utilise la théorie <strong>de</strong>s fonctions du <strong>langage</strong> (Jakobson) d’après son adaptationpar M. YAGUELLO, op. cit.[n. 25], p. 20 sv., p. 37.31 LOPEZ MOREDA S., Los grupos lexemáticos…, op. cit., p. 150. L’interjectionpeut introduire un ordre, une interrogation, ou une affirmation ; LÖFSTEDT L., op.cit., p.97.32Plaute, Amph. 750 Sosia, age me… aspice ; Ter., Andr. 871 age Pamphile,exi…


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 213goûter doublem<strong>en</strong>t l’int<strong>en</strong>sité <strong>de</strong> l’instant où l’acte (la mise àmort) est accompli. L’emploi <strong>de</strong> la particule a connu un succèsmajeur dans le vocabulaire du théâtre, où les acteurs se ladécoch<strong>en</strong>t réciproquem<strong>en</strong>t les uns aux autres au gré <strong>de</strong>s vagues dudialogue, ou l’adress<strong>en</strong>t aux spectateurs pour les inviter à prêtertoute leur att<strong>en</strong>tion au drame qui comm<strong>en</strong>ce… Sa fonction,exactem<strong>en</strong>t comme dans le rite <strong>de</strong> l’exécution capitale, est <strong>de</strong>m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> place le dispositif <strong>de</strong> l’action, c’est-à-dire, puisquel’action au théâtre (ludi graeci) est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la parole, dudialogue 33 .8. À côté <strong>de</strong> l’emploi avec complém<strong>en</strong>t (rem, litem, causamagere), le verbe est employé absolum<strong>en</strong>t dans la langue du <strong>droit</strong>(lege agere, cum populo agere) 34 , <strong>de</strong> même que dansl’interrogation rituelle agone ? du sacrifice « agonal » 35dont l<strong>et</strong>erme propre est Agonium. C<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière occurr<strong>en</strong>ce est trèsanci<strong>en</strong>ne, nos sources l’affirm<strong>en</strong>t. Peut-on le dire égalem<strong>en</strong>t pourle <strong>droit</strong> ? Si la comparaison avec le sacrifice est pertin<strong>en</strong>te, lapreuve sera faite <strong>de</strong> l’anci<strong>en</strong>n<strong>et</strong>é <strong>de</strong> l’application du verbe indoeuropé<strong>en</strong>à la langue archaïque (pontificale) 36 du <strong>droit</strong> <strong>romain</strong>. Eneff<strong>et</strong>, la force probante <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te hypothèse (hypothèse, bi<strong>en</strong> sûr,puisqu’aucun docum<strong>en</strong>t écrit <strong>de</strong> l’époque où je me situe, qui estl’époque pré-décemvirale, n’atteste directem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> l’emploi duverbe dans le <strong>droit</strong> <strong>romain</strong> archaïque, c’est une chose <strong>en</strong>t<strong>en</strong>due)reposera sur tois critères : 1) la construction absolue est la plusanci<strong>en</strong>ne ; 2) le verbe obéit <strong>en</strong> <strong>droit</strong> au même paradigme selonlequel le verbe est employé dans le sacrifice (dont l’antiquité estcertaine) ; 3) le verbe absolu s’applique, <strong>en</strong> <strong>droit</strong>, à <strong>de</strong>s institutionsparfaitem<strong>en</strong>t réalisées à l’époque <strong>de</strong>s XII Tables, le procès <strong>et</strong> le<strong>droit</strong> <strong>de</strong>s assemblées politiques. Ceci étant, il s’<strong>en</strong> suit que le verbeétait déjà un terme technique <strong>de</strong> la langue pontificale à l’époque33Cf. Aristote, Poétique 49 a 18 « Eschyle fit jouer le premier rôle(prôtagônistein) au dialogue (logon) ».34 ERNOUT-MEILLET, op. cit, v°ago.35L’acception particulière que revêt le terme ‘agonistique’, tiré du grec agôn, <strong>en</strong>français m’amène à créer ce néologisme, au départ du latin agonalis (d’après lesexpressions lux ou dies Agonalis, chez Ovi<strong>de</strong> <strong>et</strong> Varron.)36Macrobe, Sat. 1, 4, 15 … dies a p o n t i f i c i b u s agonium Martialeappellatur…Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


214 ANNETTE RUELLEroyale 37 . Il reste donc à passer aux faits, <strong>en</strong> comparant, du point <strong>de</strong>vue syntaxico-sémantique <strong>et</strong> au regard d’une linguistique <strong>de</strong>l’énonciation, les emplois du verbe dans le sacrifice « agonal » <strong>et</strong><strong>en</strong> <strong>droit</strong>.II.Le sacrifice royal du bélier (agone ?) <strong>et</strong> le rite <strong>de</strong>l’exécution capitale (lege age !)9. Les sources nous ont conservé la trace précise <strong>de</strong> l’emploidu verbe dans le contexte du sacrifice dans la Rome primitive 38 . Leverbe, on le verra, y signifie « agir, opérer, sacrifier ». Or, une tellesignification n’est pas unique à l’échelle <strong>de</strong>s langues italiques. Laspécificité du verbe dans le latin archaïque <strong>et</strong> technique dusacrifice, <strong>en</strong> eff<strong>et</strong>, s’explique sur un fon<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t linguistique, parune particularité <strong>de</strong>s langues italiques. Comme l’écriv<strong>en</strong>t Ernout <strong>et</strong>Meill<strong>et</strong>, « […] le développem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> s<strong>en</strong>s italique est conditionné parle fait que l’italique n’a pas conservé la racine indo-europé<strong>en</strong>ne*werg’- “agir”… grec rhezô, erdô… » 39 , racine qui exprime,précisém<strong>en</strong>t, l’activité sacrificielle 40 . Dans les tabl<strong>et</strong>tes ombri<strong>en</strong>nesd’Iguvium, on observe que le verbe (<strong>et</strong> ses dérivés, actus) exprimeune activité, l’activité <strong>en</strong> soi, qui est un sacrifice. 41Les languesitaliques procur<strong>en</strong>t ainsi à une racine un développem<strong>en</strong>t originaldans la famille <strong>de</strong>s langues indo-europénnes, originalité quiconsiste à unir dans un même concept la notion du sacrifice, <strong>et</strong>celle <strong>de</strong> lutte (combat, rivalité) qui semble se rattacher à la racine37 SANTORO R., Potere ed azione nell’antico diritto romano, Annali Sem. Giur.Univ. Palermo, 30 (1967), p. 288 sv.38Varron, l.L. 6, 12 ; Ovi<strong>de</strong>, F. I., 319-332 ; Sén. rhét., Contr. 2, 3, 19 ;Festus L. p. 9 ; Plut., Cor. 25 ; Numa 14, 4-5 ; Sén., Clem. 1, 12, 2 ; Suét., Cal.58, 2 ; Suét., Galba 20 ; Plut., Galba 27 ; Tacite, Hist. 1, 41 ; Sén. rhét., Contr.10, 3, 6 & 9, 2.39 ERNOUT A.-MEILLET A., op. cit., p. 18.40« faire un sacrifice », CHANTRAINE P., op. cit., v° érgon, p. 365-6.41Altheim remarque que, dans les tabl<strong>et</strong>tes Eugubines, une expression (ahtuiuvip.=lat. actui Iovi patri, au datif) r<strong>en</strong>voie non pas à l’idée d’une action <strong>de</strong>Jupiter (actus Iovis) mais à celle <strong>de</strong> Jupiter conçu lui-même comme « action <strong>en</strong>soi » (actus Iupiter), ALTHEIM Fr., A History of Roman Religion, tr. <strong>de</strong> l’all. parMattingly H., London, 1938, p. 195. L’item <strong>de</strong> Festus (L. p. 9) consacré à un dieu« préposé aux choses à accomplir », Agonium <strong>de</strong>um dici praesi<strong>de</strong>ntem rebusag<strong>en</strong>dis, perd, dans ce contexte italique, sinon <strong>de</strong> son mystère, du moins <strong>de</strong> sonisolem<strong>en</strong>t ; ég. WALDE A. <strong>et</strong> HOFMANN J.B., op. cit. ; WAGENVOORT H., RomanDynamism, Oxford, 1947, pp. 96-103, p. 99 n. 3.


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 215indo-europénne ag- 42 . Or, le contexte sacrificiel italique d’emploidu verbe trouve à Rome un écho puissant, puisque, dans unsacrifice <strong>de</strong> l’époque royale, qui apparaît dans le cal<strong>en</strong>drier <strong>romain</strong>sous le nom AGON(IUM) (v. point suivant), le verbe, employéabsolum<strong>en</strong>t, ne signifie pas le mouvem<strong>en</strong>t, comme le voudrait les<strong>en</strong>s commun <strong>de</strong> agô (« pousser <strong>de</strong>vant soi »), mais « sacrifier », <strong>et</strong>ce, non pas concrètem<strong>en</strong>t mais abstraitem<strong>en</strong>t, « agir, accomplir,opérer » 43 : l’action que le verbe exprime, c’est celle du sacrifice <strong>en</strong>elle-même, comme modèle abstrait d’action.10. M<strong>en</strong>tionnée AGON(IUM) dans les Fastes, c<strong>et</strong>te fête est l’une<strong>de</strong>s plus anci<strong>en</strong>nes du cal<strong>en</strong>drier <strong>romain</strong>. Mon but, dans ces lignes,n’est pas <strong>de</strong> la prés<strong>en</strong>ter ou <strong>de</strong> la décrire par le m<strong>en</strong>u, mais <strong>de</strong>montrer l’originalité qu’y prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t les occurr<strong>en</strong>ces du verbeagere. Je me cont<strong>en</strong>terai donc <strong>de</strong> ces quelques notions. Il s’agitd’une fête <strong>de</strong> la Rome primitive qui avait lieu à date fixe (feriaepublicae stativae) 44 , quatre fois par an (le 9 janvier, le 17 mars, le21 mai <strong>et</strong> le 11 décembre) <strong>et</strong> dont les quatre célébrations visai<strong>en</strong>t àse r<strong>en</strong>dre propices quatre dieux différ<strong>en</strong>ts (Janus, Mars, Vediovis <strong>et</strong>Sol Indiges) 45 . Elle remonte au culte célébré par le chef politique<strong>en</strong> personne 46 . Varron <strong>et</strong> Ovi<strong>de</strong> qualifi<strong>en</strong>t poétiquem<strong>en</strong>t les quatre42Cf. gr. agôn, « assemblée avec concours » [s<strong>en</strong>s épique] ; « jeux,concours » [s<strong>en</strong>s classique] » ; ELLSWORTH J. D., The Meaning of Agon in EpicDiction, Emerita 49 (1981), pp. 97-104, p. 98 n.6 ; skr. Ajíh « combat » <strong>et</strong>moy<strong>en</strong> irl. ág « combat, lutte » <strong>et</strong> « ar<strong>de</strong>ur guerrière » ; POKORNY J.,Indogermanisches <strong>et</strong>ymologisches Wörterbuch, op. cit., I, pp. 4-5 ; MAYRHOFERM., Kurzgefasstes <strong>et</strong>ymologisches Wörterbuch <strong>de</strong>s Altindisch<strong>en</strong>, I, Hei<strong>de</strong>lberg,1956, p. 71 ; VENDRYES J., Lexique <strong>et</strong>ymologique <strong>de</strong> l’irlandais anci<strong>en</strong>, Fasc. 1,Dublin, 1959, A 22-2343 ALTHEIM Fr., A History of Roman Religion, op. cit., p. 135 (« The name of thefestival of the Agonium (…) originally expresses the sacrifice as such ») ;WALDE A. - HOFMANN J.B., op. cit., p. 24.44Macr., Sat. 1, 16, 6-8 ; Oxford Classical Dictionnary, 1996 3 , v° Festivals(Roman).45Der Kleine Pauly, v° agonium, I, 140 ; WISSOVA, RE, v° agonium, I, 870 ;WISSOVA, Religion und Kultus <strong>de</strong>r Römer, 1912 2 , [1971], Münch<strong>en</strong>, p. 103, n. 5,p. 236, p. 317 ; PALMER R. E. A., op. cit., p. 144-5 ; sur Sol Indiges, MAGDELAINA., De la royauté <strong>et</strong> du <strong>droit</strong>. De Romulus à Sabinus, Rome, 1995, pp. 18-36 ;WAGENVOORT H., Roman Dynamism, op. cit., p. 96 sv ; l’Agonium Martial<strong>et</strong>ombait le même jour que les Liberalia, <strong>et</strong> la cérémonie du 11 décémbre le mêmejour que le Septimontium.46 MAGDELAIN A., De la royauté <strong>et</strong> du <strong>droit</strong>, op. cit., p. 18.Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


216 ANNETTE RUELLEjours consacrés à ce sacrifice, dies Agonales, ou lux Agonalis ;Festus emploie le terme propre 47 : Agonium (L. p. 9 Agonium diesappellabatur, quo rex hostiam immolabat), ainsi que Varron (l.L. 6,14 Agonia) <strong>et</strong> Macrobe (Sat., 1, 4, 15 Agonium Martiale).Quadruple, la célébration est unique dans son déroulem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> danssa structure, car ce qui la caractérise, ce à quoi elle doit son nom« agonal » (même si Ovi<strong>de</strong> propose six hypothèses différ<strong>en</strong>tes quel’on ne passera pas <strong>en</strong> revue ici malgré leur intérêt), c’est que le roi(Varron, Festus) pose une question à l’indicatif prés<strong>en</strong>t, premièrepersonne du singulier, agone ? :Varron, l.L. 6, 12 48Dies agonales, per quos rex in regia ari<strong>et</strong>em immolat, dicti ab agone,eo quod interrogatur a principe civitatis <strong>et</strong> princeps gregis immolatur. 4947Je n’<strong>en</strong>tre pas ici dans la question <strong>de</strong> la formation <strong>de</strong> ce terme (au départ du verbeconjugué, agone ? [cf. franç. « r<strong>en</strong><strong>de</strong>z-vous »], ou du nom d’un prêtre, ago, -nis,sur le modèle <strong>de</strong> praeconium d’après praeco ?)48Ce passage n’est pas sans faire difficultés. La leçon r<strong>et</strong><strong>en</strong>ue est celle <strong>de</strong>P. Flobert dans l’édition <strong>de</strong>s Belles L<strong>et</strong>tres ; FLOBERT P., Varron. La langue latine,Texte établi, traduit <strong>et</strong> comm<strong>en</strong>té par P. Fl., Paris, Les Belles L<strong>et</strong>tres, 1985. Queveux dire Varron par les mots dicti ab agone ? « Agone » peut s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre <strong>de</strong> <strong>de</strong>uxmanières. Soit, il s’agit <strong>de</strong> la question formée <strong>de</strong> la particule <strong>en</strong>clitique –ne <strong>et</strong> duverbe ago au prés<strong>en</strong>t, première personne. Soit, Varron réfère au nom d’un prêtre,l’ago, -nis, qui serait ici à l’ablatif. Le recoupem<strong>en</strong>t avec Ovi<strong>de</strong> <strong>et</strong> Sénèque lerhéteur montre que la première lecture est la bonne. Il <strong>en</strong> résulte que le verbe passifinterrogatur est impersonnel : dicti ab agone eo quod interrogatur “dits d’après« agone ? », car il y a interrogation”. Le nom du prêtre ago, -nis est un happaxrapporté par le scholiaste <strong>de</strong> Stace (MAGDELAIN A., De la royauté <strong>et</strong> du <strong>droit</strong>, op.cit., p. 32). Ovi<strong>de</strong> fait égalem<strong>en</strong>t référ<strong>en</strong>ce à un prêtre dans la cérémonie, qu’ildésigne, mais sans dire son nom, succinctus minister, « <strong>de</strong>sservant court-vêtu »,F. I., 319 Nominis esse potest succinctus causa minister. Quant à Sénèque rhéteur,il parle d’un carnifex. Au contraire, Varron <strong>et</strong> Festus dis<strong>en</strong>t clairem<strong>en</strong>t que c’est leroi qui frappe le bélier. D’après le scholiaste (Lact. Stat. Theb. 4, 463), le propre<strong>de</strong>s prêtres agones, au contraire <strong>de</strong>s victimatores, est qu’ils frapp<strong>en</strong>t eux-mêmesles victimes : sacerdotum consu<strong>et</strong>udo talis est ut aut ipsi percutiant victimas, <strong>et</strong>agones appellantur, aut sic t<strong>en</strong><strong>en</strong>tis cultrum alter impingat… qui victimatoresdicuntur. Si l’ago frappe, c’est nécessairem<strong>en</strong>t lui aussi qui interroge (puisque leverbe qui signifie l’action <strong>de</strong> frapper est énoncé à la première personne dusingulier). L’ago est donc à la fois celui qui frappe <strong>et</strong> celui qui parle (le roi d’aprèsVarron). Il s’<strong>en</strong> suit que, même si l’on adm<strong>et</strong> que Varron cite le nom d’un prêtrepour l’étiologie du mot agonal, cela ne modifie pas le s<strong>en</strong>s <strong>de</strong> son énoncé. Leverbe interrogatur reste impersonnel, <strong>et</strong> le s<strong>en</strong>s <strong>de</strong> la causale reste qu’une questionest posée par le prince <strong>de</strong> la cité, eo quod interrogatur a principe civitatis. En eff<strong>et</strong>,reconnaître au verbe passif interrogatur une construction personnelle placeraitl’ago <strong>en</strong> position <strong>de</strong> suj<strong>et</strong> du verbe, par quoi il serait celui auquel la question estposée, <strong>et</strong> qui, donc, ne frappant pas, ne pourrait précisém<strong>en</strong>t pas être un ago.


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 217Ovi<strong>de</strong>, F. I. 319-322Nominis esse potest succinctus causa minister,Hostia caelitibus quo feri<strong>en</strong>te cadit,Qui calido strictos tincturus sanguine cultrosSemper agatne rogat nec nisi iussus agit. 50Sénèque rhéteur, Contr. 2, 3, 19(…) carnifex manum tollat, <strong>de</strong>in<strong>de</strong> respiciat ad patrem <strong>et</strong> dicat :a g o n ? quod fieri sol<strong>et</strong> victumis. 5111. Le c<strong>en</strong>tre <strong>de</strong> gravité <strong>de</strong> la scène est donc l’énonciationroyale <strong>en</strong> forme <strong>de</strong> question, agone ? Malheureusem<strong>en</strong>t, lessources sont mu<strong>et</strong>tes quant à l’interlocuteur du roi ou quant à laréponse qui lui était probablem<strong>en</strong>t faite. La comparaison avec lerite <strong>de</strong> l’exécution capitale, néanmoins, fournit <strong>de</strong>s élém<strong>en</strong>ts <strong>de</strong>réponse, dans lequel le verbe, semblablem<strong>en</strong>t, s’énonce lui-même.Amplem<strong>en</strong>t évoquée dans une controverse <strong>de</strong> Sénèque à l’occasion<strong>de</strong> sa subversion radicale par le proconsul Lucius QuinctiusFlamininus 52 , l’ordonnance <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te cérémonie prescrit que le verbesoit énoncé, dans une situation déterminée (<strong>en</strong> termes, notamm<strong>en</strong>t,<strong>de</strong> temps <strong>et</strong> <strong>de</strong> lieu), à l’impératif prés<strong>en</strong>t flanqué <strong>de</strong> l’ablatif lege,sur l’ordre du consul, par un héraut, à l’att<strong>en</strong>tion du bourreau :lege age ! 53L’expression signifie implicitem<strong>en</strong>t securi percute49« Les jours Agonaux, durant lesquels le roi, dans le palais royal, immole unbélier ; dits d’après “agone ?”, <strong>en</strong> ceci qu’une question est posée par le prince <strong>de</strong>la cité <strong>et</strong> que le prince du troupeau est immolé. »50« Du nom [agonal], l’origine est peut-être le <strong>de</strong>sservant court-vêtu, lequelfrappant la victime tombe <strong>en</strong> l’honneur <strong>de</strong>s dieux du ciel, [<strong>et</strong>] qui, sur le point d<strong>et</strong>remper <strong>de</strong> sang chaud ses coutres tranchants, toujours, il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> s’il agit (agatnerogat) <strong>et</strong> sans injonction il n’agit pas (nec nisi iussu agit). »51« Le bourreau lève la main, puis il regar<strong>de</strong> vers le père <strong>et</strong> dit : agon ?, - ce quiest l’usage avec les victimes. »52Sénèque dont les tira<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s rhéteurs fourniss<strong>en</strong>t <strong>de</strong> fort éclairantes variations,<strong>en</strong> guise d’exercice oratoire, sur l’importance <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te énonciation <strong>et</strong> sur celle ducadre énonciatif (<strong>en</strong> termes <strong>de</strong> conditions <strong>de</strong> temps <strong>et</strong> <strong>de</strong> lieu) dans lequel elle a lieu,Sén. rhét., Contr. 9, 2.53Plut., Cor. 25 ; Numa 14, 4-5 ; Sén., Clem. 1, 12, 2 ; Suét., Cal. 58, 2 ; Sén.rhéteur, Contr. 2, 3, 19. Sur l’emploi <strong>de</strong> la formule lege age dans le rite <strong>de</strong>l’exécution capitale, v. GLADIGOW B., Die sakral<strong>en</strong> Funktion<strong>en</strong> <strong>de</strong>r Liktor<strong>en</strong>. ZumProblem von institutioneller Macht und sakraler Präs<strong>en</strong>tation, ANRW, 1, 2, pp.256-269 ; ég., LOVISI Cl., Contribution à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la peine <strong>de</strong> mort sous larépublique <strong>romain</strong>e (509-149 av. J.-C), Paris, 1999, p. 163-4.Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


218 ANNETTE RUELLE« frappe <strong>de</strong> la hache » 54 . D’après Plutarque, le formule étaitd’usage, à Rome, <strong>et</strong> <strong>de</strong>puis la plus haute époque (il <strong>en</strong> datel’institution du règne <strong>de</strong> Numa), dans tous les rites accomplis parun magistrat ou un prêtre. L’expression rituelle était, selon lui, Hocage ! (<strong>en</strong> grec touto prasse), « fais-le ». Quant à sa fonction, ilprécise qu’elle visait à attirer l’att<strong>en</strong>tion <strong>de</strong> l’assitance sur l’acte <strong>en</strong>train <strong>de</strong> s’accomplir, <strong>de</strong> la r<strong>en</strong>dre att<strong>en</strong>tive <strong>et</strong> recueillie, invitation àla circonspection <strong>et</strong> à la conc<strong>en</strong>tration qu’il m<strong>et</strong> <strong>en</strong> rapport avecl’extrême minutie <strong>et</strong> rigueur avec laquelle les Romainsaccomplissai<strong>en</strong>t les rites sacrés : Hoc age « veille à ce que tu fais,conc<strong>en</strong>tre-toi » 55 . Sénèque rhéteur confirme c<strong>et</strong>te fonction <strong>de</strong>l’interpellation dans l’exécution capitale, dont il précise qu’elleattire l’att<strong>en</strong>tion (animadvertere) contre les condamnés 56 .12. Le s<strong>en</strong>s <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te formule age doit donc s’appréh<strong>en</strong><strong>de</strong>r à undouble niveau : d’abord se pose la question <strong>de</strong> savoir ce que leverbe y veut dire <strong>en</strong> lui-même ; <strong>en</strong>suite, celle <strong>de</strong> la fonction que laparticule exerce dans l’instance du discours où elle est énoncée.Pour le premier point, le s<strong>en</strong>s du verbe dans c<strong>et</strong>te formule estimplicite. En eff<strong>et</strong>, le verbe ne signifie pas littéralem<strong>en</strong>t ce qu’ilveut dire : l’énoncé age signifie littéralem<strong>en</strong>t « agis », « vas-y »,« fais-le », mais, dans la situation <strong>de</strong> communication, il veut dire« frappe à mort ». On revi<strong>en</strong>dra sur c<strong>et</strong>te étonnante caractéristiquedu s<strong>en</strong>s implicite du verbe dans le sacrifice (n° 15). D’autre part, laformule <strong>en</strong>racine l’énoncé dans le cadre énonciatif, que définiss<strong>en</strong>tle locuteur, le <strong>de</strong>stinataire <strong>et</strong> la situation <strong>de</strong> communication 57 , cadredans lequel elle exerce une fonction pragmatique. Dire age !, <strong>en</strong>eff<strong>et</strong>, n’apporte aucune information, le s<strong>en</strong>s <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te formule n’estpas tant d’échanger <strong>de</strong>s informations que d’effectuer un acteillocutoire, c’est-à-dire un acte qui prét<strong>en</strong>d transformer la situationdu <strong>de</strong>stinataire, <strong>et</strong> modifier son système <strong>de</strong> croyances <strong>et</strong>/ou sonattitu<strong>de</strong> comportem<strong>en</strong>tale 58 . Age a donc valeur <strong>et</strong> force illocutoire.54TLL, v° ago, col. 1388 ; Tite-Live 26, 15, 10 lictorem lege agere iuber<strong>et</strong>praeco, « le héraut donne l’ordre au licteur d’agir selon la loi » ; Sén. rhét.,Contr. 9, 2, 22 ; 10, 3, 6 ; Val. Max. 3, 8, 1.55Plut., Numa 14 ; Cor., 25.56cf. Sén. rhét., Contr. 10, 3, 6 (v. n° 15).57 KERBRAT-ORECHIONNI C., op. cit., p. 205.58 KERBRAT-ORECHIONNI C., op. cit., p. 205-6.


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 219Dans le <strong>langage</strong> courant, comme toutes les formes <strong>de</strong>l’interpellation, la formule relève <strong>de</strong> la fonction d’incitation du<strong>langage</strong>, <strong>en</strong> ce qu’elle vise à affecter le comportem<strong>en</strong>t du<strong>de</strong>stinataire, <strong>en</strong> introduisant un ordre, une interrogation, uneaffirmation, une interdiction, une concession, à manifester l’ironieou le défi... (n°7). Dans le rite <strong>de</strong> l’exécution capitale, où, <strong>de</strong>même, sa fonction s’exerce sur le plan pragmatique, sa dim<strong>en</strong>sionillocutoire consiste à polariser l’att<strong>en</strong>tion <strong>de</strong>s participants <strong>de</strong> lascène (animadvertere). Tout <strong>en</strong> s’adressant au boureau (celuiauquel l’ordre est adressé), elle exerce un eff<strong>et</strong> sur le plan collectif(un eff<strong>et</strong> perlocutoire), elle touche l’<strong>en</strong>semble <strong>de</strong>s assistants, tousles Romains théoriquem<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>ts 59 , qu’elle exhorte à adopterune attitu<strong>de</strong> précise, sur le comportem<strong>en</strong>t <strong>de</strong>squels elle vise àexercer une influ<strong>en</strong>ce, à savoir : qu’ils conc<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t, <strong>en</strong>semble 60 , leuratt<strong>en</strong>tion sur ce qui se joue hic <strong>et</strong> nunc dans le temps prés<strong>en</strong>t <strong>de</strong>l’action qui s’accomplit sous leurs yeux, <strong>et</strong> qui s’achèvera sur unesituation nouvelle à l’échelle <strong>de</strong> la collectivité <strong>en</strong>tière (comme authéâtre.) Plutarque ne s’intéresse donc pas tant au s<strong>en</strong>s du verbequ’à la valeur pragmatique que son énonciation exerce surl’assistance - <strong>et</strong> comme action.13. Un mot <strong>en</strong>core <strong>de</strong> l’usage <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te formule age dans lecontexte sacrificiel. Levant un coin du voile sur la confusionvertigineuse <strong>en</strong>tre le sacrifice, l’exécution capitale <strong>et</strong> le meurtre,Suétone, Plutarque <strong>et</strong> Tacite plac<strong>en</strong>t dans la bouche <strong>de</strong>s empereursCaligula 61 <strong>et</strong> Galba 62 , au point immin<strong>en</strong>t <strong>de</strong> succomber assassinés,ces mots à l’adresse <strong>de</strong> leurs bourreaux : agite <strong>et</strong> ferite ! « agissez <strong>et</strong>frappez ». L’usage du verbe agere par les empereurs dans lecontexte <strong>de</strong> leur propre mort viol<strong>en</strong>te est une manière d’affirmersans ambages le rôle <strong>de</strong> bouc émissaire que, par <strong>de</strong>là les mobiles59« En théorie pure, le <strong>droit</strong> quiritaire aussi bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> justice que dans l’assembléecalate suppose la participation <strong>de</strong> l’<strong>en</strong>semble <strong>de</strong>s citoy<strong>en</strong>s. Dans la cité archaïque,le <strong>droit</strong> privé, dans ses élém<strong>en</strong>ts les plus relevés, a ceci <strong>de</strong> commun avec le <strong>droit</strong>public <strong>et</strong> le culte », MAGDELAIN A., Quirinus <strong>et</strong> le <strong>droit</strong>, in Ius imperiumauctoritas. Étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>droit</strong> <strong>romain</strong>, EFR, Rome, 1990 (= MEFRA, 96, 1984, pp.195-237), p. 258.60Sun-epistrephousa, explique Plutarque (Numa 14), « faire tourner <strong>en</strong> mêm<strong>et</strong>emps ; ai<strong>de</strong>r à tourner vers soi, r<strong>en</strong>dre att<strong>en</strong>tif. »61Suét., Cal. 58, 2.62Suét., Galba 20 ; Plut., Galba 27 ; Tacite, Hist. 1, 41.Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


220 ANNETTE RUELLEpolitiques, ils jouai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> réalité… De plus, il atteste à la fois ducaractère technique <strong>de</strong> la formule, <strong>et</strong> du fait que c<strong>et</strong> usage étaitintimem<strong>en</strong>t connu <strong>de</strong> tous les Romains, que son juste référ<strong>en</strong>t dansleur esprit était le sacrifice auquel les empereurs faisai<strong>en</strong>tdirectem<strong>en</strong>t allusion <strong>et</strong> dont ils s’affirmai<strong>en</strong>t être, eux-mêmes <strong>et</strong> àleur corps déf<strong>en</strong>dant, le principal protagoniste, le « premier rôle »(grec prôt-agônistein « jouer le premier rôle »…), c’est-à-dire… lavictime…14. L’hypothèse pragmatique a été démontrée <strong>en</strong> linguistiquepar Oswald Ducrot à travers le double exemple <strong>de</strong> l’interrogatif <strong>et</strong><strong>de</strong> l’impératif 63 . L’interrogatif <strong>et</strong> l’impératif, comme l’a montrél’auteur qui recourt, précisém<strong>en</strong>t, à la métaphore juridique, sont <strong>de</strong>s<strong>actes</strong> illocutoires car leur énonciation « transforme ipso facto lasituation du <strong>de</strong>stinataire <strong>en</strong> m<strong>et</strong>tant celui-ci <strong>de</strong>vant une a l t e r n a t i v ej u r i d i q u e inexistante auparavant » : répondre/ne pas répondre,dans le cas <strong>de</strong> l’interrogatif, obéir/ne pas obéir, à propos <strong>de</strong>l’impératif 64 . L’hypothèse pragmatique <strong>en</strong> linguistique repose surl’exist<strong>en</strong>ce d’une altération <strong>de</strong> la situation « juridique » du<strong>de</strong>stinataire <strong>en</strong>suite <strong>de</strong> l’acte <strong>de</strong> <strong>langage</strong> du locuteur. En <strong>droit</strong>, dansle contexte du sacrifice ou <strong>de</strong> l’exécution capitale, l’hypothèsepragmatique nous invite à i<strong>de</strong>ntifier la force illocutoire <strong>de</strong>sénoncés, c’est-à-dire l’impact qu’ils exerc<strong>en</strong>t, comme interrogation(agone ?) ou impératif (lege age !) émis dans une situationdéterminée, sur le comportem<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s individus <strong>et</strong> sur le cours <strong>de</strong>sévénem<strong>en</strong>ts. Mais si un linguiste peut parler d’altération <strong>de</strong> lasituation juridique <strong>de</strong> l’interlocuteur à propos <strong>de</strong> la conversationcourante, qu’auront, précisém<strong>en</strong>t, ces occurr<strong>en</strong>ces-ci <strong>de</strong> spécifiqueau <strong>droit</strong>, <strong>et</strong> qui les distingue <strong>de</strong> toute interrogation quelconque ?C’est là tout le mystère <strong>de</strong> l’acte <strong>de</strong> <strong>langage</strong> singulier que signifie63 KERBRAT-ORECHIONNI C., op. cit., p. 20764 DUCROT O., La <strong>de</strong>scription sémantique <strong>en</strong> linguistique, Journal <strong>de</strong> psychologi<strong>en</strong>ormale <strong>et</strong> pathologique, n°1-2 (1973), pp. 115-134, p. 125. (Une semblableconsidération <strong>de</strong> l’auteur sur l’affront, qui m<strong>et</strong> la victime « dans une alternativejuridique : se v<strong>en</strong>ger ou être déshonorée » pourrait être à la provocatio <strong>de</strong> la legisactio sacram<strong>en</strong>to ce que l’interrogation du Roi est à l’Agonium ; ibid. n. 1) ; ég.« Dire qu’une énonciation accomplit un acte illocutoire, c’est dire qu’elle seprés<strong>en</strong>te comme modifiant, par sa propre exist<strong>en</strong>ce, la situation juridique <strong>de</strong>sinterlocuteurs », Structuralisme, énonciation <strong>et</strong> sémantique, Poétiques 33 (1978),pp. 107-128, p. 118.


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 221le verbe agere. Sans prét<strong>en</strong>dre y répondre aujourd’hui, cont<strong>en</strong>tonsnous<strong>de</strong> préciser l’intérêt <strong>de</strong> l’hypothèse pragmatique. Au lieu <strong>de</strong>contraindre le travail <strong>de</strong> l’interprétation à <strong>de</strong>meurer au niveau <strong>de</strong>l’énoncé (qui, à proprem<strong>en</strong>t parler, ne nous appr<strong>en</strong>d ri<strong>en</strong>), elleouvre le champ <strong>de</strong> l’analyse à « la signifiance <strong>de</strong> l’énonciation »(B<strong>en</strong>v<strong>en</strong>iste) <strong>et</strong> perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> réaliser que l’accès au s<strong>en</strong>s <strong>de</strong> cescérémonies « agonales » suppose que l’on ait i<strong>de</strong>ntifié, aupréalable, la valeur illocutoire <strong>de</strong>s énoncés qui les articul<strong>en</strong>t.L’hypothèse pragmatique nous invite, somme toute, à nous poserune question simple : pourquoi le roi pose-t-il c<strong>et</strong>te question <strong>de</strong>l’acte à accomplir, agone ?, alors que la réponse semble évi<strong>de</strong>nte,tout étant mis <strong>en</strong> place pour que l’acte soit accompli, l’échéance dujour prévu par le cal<strong>en</strong>drier, la prés<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> la victime, du victimaire<strong>et</strong> du public, le dispositif sacrificiel dans son <strong>en</strong>semble ?… C<strong>et</strong>tequestion ne peut nécessairem<strong>en</strong>t avoir <strong>de</strong> s<strong>en</strong>s que dans le contexte<strong>de</strong> l’énonciation, <strong>en</strong> ce que, à travers elle, s’affirm<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s relationsexternes à l’énoncé, <strong>de</strong>s relations pragmatiques, qui, seules, prêt<strong>en</strong>tà la cérémonie son s<strong>en</strong>s <strong>et</strong> sa raison, s<strong>en</strong>s <strong>et</strong> raison que l’onn’aperçoit pas tant que l’on <strong>de</strong>meure au niveau <strong>de</strong> l’énoncé prispour lui-même. C’est ainsi qu’une première évi<strong>de</strong>nce s’impose, àsavoir que c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> n’est pas une question, mais uneproposition… De même que l’impératif age, comme lesgrammairi<strong>en</strong>s latins l’avai<strong>en</strong>t remarqué, n’est pas un ordre, maisune exhortation 65 . En somme, pour conclure (d’ailleurs trèsprovisoirem<strong>en</strong>t) sur ce point, il ne me semble pas incongru <strong>de</strong>réitérer à l’att<strong>en</strong>tion <strong>de</strong>s romanistes la mise <strong>en</strong> gar<strong>de</strong> qu’ÉmileB<strong>en</strong>v<strong>en</strong>iste adressa jadis à ses collègues linguistes, Émile B<strong>en</strong>v<strong>en</strong>istequi fit œuvre pionnière <strong>en</strong> dévoilant, à côté <strong>de</strong> la linguistiquecomme système <strong>de</strong> signes (la sémiotique), une « nouvelledim<strong>en</strong>sion <strong>de</strong> signifiance » dont l’ordre « s’i<strong>de</strong>ntifie au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>l’énonciation <strong>et</strong> à l’univers du discours », <strong>et</strong> qu’il appelle lasémantique 66 : « Le discours, dira-t-on, qui est produit chaque foisqu’on parle, c<strong>et</strong>te manifestation <strong>de</strong> l’énonciation, n’est-ce passimplem<strong>en</strong>t la « parole » ? Il faut pr<strong>en</strong>dre gar<strong>de</strong> à la conditionspécifique <strong>de</strong> l’énonciation : c’est l’acte même <strong>de</strong> produire un65V. note 28.66 BENVENISTE É., Problèmes…, op. cit., II, p. 64-66.Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


222 ANNETTE RUELLEénoncé <strong>et</strong> non le texte <strong>de</strong> l’énoncé qui est notre obj<strong>et</strong>. » 67Notreobj<strong>et</strong>, à nous aussi romanistes qui interrogeons le <strong>droit</strong> <strong>romain</strong>archaïque, ne doit pas être tant le texte <strong>de</strong>s formules énoncées (cequi est dit), que l’acte même <strong>de</strong> les énoncer oralem<strong>en</strong>t <strong>et</strong> dans lesconditions appropriées. En <strong>droit</strong>, le verbe agere r<strong>et</strong>i<strong>en</strong>t toutparticulièrem<strong>en</strong>t notre att<strong>en</strong>tion sous c<strong>et</strong> angle, car, précisém<strong>en</strong>t, leverbe y signifie l’acte même <strong>de</strong> produire un énoncé dans <strong>de</strong>sconditions déterminées.15. Ces emplois sacrificiels du verbe sont étonnants à plus d’untitre. D’une part, l’énonciation dont le verbe est le lieu ne pr<strong>en</strong>dson plein s<strong>en</strong>s qu’à l’oral <strong>et</strong> <strong>en</strong> situation 68 . Il ne se compr<strong>en</strong>d que sion i<strong>de</strong>ntifie sa visée pragmatique. D’autre part, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te dim<strong>en</strong>sion<strong>de</strong> l’emploi du verbe est liée à la première dont elle découle, le s<strong>en</strong>sdu verbe est implicite. Sémantiquem<strong>en</strong>t, le verbe ne signifie pas lemouvem<strong>en</strong>t, conformém<strong>en</strong>t au s<strong>en</strong>s commun du verbe « pousser<strong>de</strong>vant soi, m<strong>en</strong>er, poursuivre » 69 . Dans l’interrogation rituelleagone ?, le verbe ago signifie « agir, opérer, sacrifier » 70 : <strong>et</strong> s’ildésigne une activité, celle-ci n’est pas toute activité ordinaire, maisl’action elle-même <strong>de</strong> frapper la victime 71 . Or, ce s<strong>en</strong>s est implicite.Car il y a un hiatus <strong>en</strong>tre ce que le verbe signifie littéralem<strong>en</strong>t,« agir, accomplir », <strong>et</strong> ce qu’il veut dire concrètem<strong>en</strong>t, s<strong>en</strong>s effectif67 BENVENISTE É., Problèmes…, op. cit., II, p. 80.68Sur les énoncés caractéristiques <strong>de</strong> l’oral, v. FRUYT M., Oralité <strong>et</strong> languelatine : approche <strong>de</strong> la problématique, in DANGEL J. <strong>et</strong> MOUSSY Cl. (ed.), Lesstructures <strong>de</strong> l’oralité <strong>en</strong> latin, Colloque du C<strong>en</strong>tre Alfred Ernout, 2-4 juin 1994,Paris, 1996, pp. 53-67, p. 61.69Le verbe est égalem<strong>en</strong>t construit absolum<strong>en</strong>t avec le s<strong>en</strong>s « se déplacer, sediriger » <strong>en</strong> latin <strong>et</strong> <strong>en</strong> grec (n°7). Mais, dans l’emploi du sacrifice, le verb<strong>en</strong>’exprime pas le mouvem<strong>en</strong>t physique : s’il y a dynamique, celle-ci est rituelle.70 FLOBERT P., Varron. La langue latine, Texte établi, traduit <strong>et</strong> comm<strong>en</strong>té par P.F., Paris, Les Belles L<strong>et</strong>tres, 1985, p. 78 n. 5 ; SCHILLING R., Ovi<strong>de</strong>. Les Fastes,Texte établi, traduit <strong>et</strong> comm<strong>en</strong>té par R. S., Paris, Les Belles L<strong>et</strong>tres, 1992, p. 106n. 80 ; MOUSSY Cl., Gratia <strong>et</strong> sa famille, Paris, 1966, p. 52 ; MAGDELAIN A., Dela royauté <strong>et</strong> du <strong>droit</strong>…, op. cit., p. 32 ; WAGENVOORT H., Roman Dynamism, op.cit., p. 98 ; ERNOUT-MEILLET, op. cit., p. 16 ; WALDE A. <strong>et</strong> HOFMANN J.B., op.cit., p.24.71 WALDE A. - HOFMANN J.B., op. cit., p. 24 (« Die sakrale be<strong>de</strong>utung ‘opfern’ istnicht über ‘festlicher Aufzug’ <strong>en</strong>twickelt, son<strong>de</strong>rn wohl als ‘Schlag<strong>en</strong> <strong>de</strong>sOpfertieres’ aufzufass<strong>en</strong> », « Le s<strong>en</strong>s sacré ‘sacrifier’ ne s’est pas développé surl’idée <strong>de</strong> ‘pompe sol<strong>en</strong>nelle’ mais se conçoit plutôt comme ‘l’action <strong>de</strong> frapper lavictime’ ».)


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 223que l’on ne compr<strong>en</strong>d que dans le contexte <strong>de</strong> l’énonciation. Dansle contexte <strong>de</strong> la cérémonie, <strong>en</strong> eff<strong>et</strong>, tous ceux qui assistai<strong>en</strong>t à lascène, comme nous-mêmes qui <strong>en</strong> lisons le déroulem<strong>en</strong>t audiscours direct chez Varron, savons bi<strong>en</strong> que le roi ne signifie pasce à quoi l’action réfère (l’égorgem<strong>en</strong>t du bélier), bi<strong>en</strong> que, tous,nous le compr<strong>en</strong>ions parfaitem<strong>en</strong>t. En d’autres termes, le s<strong>en</strong>s duverbe dans ce contexte technique est très clair, même si, pareuphémisme, il est implicite : « tuer, abattre ». Le s<strong>en</strong>s « tuer » estpropre aux langues techniques que nous <strong>en</strong>visageons (sacrifice <strong>et</strong>exécution capitale) 72 , <strong>et</strong> il ne s’est pas divulgué dans le <strong>langage</strong>courant. Par contre, on trouve le verbe avec le même s<strong>en</strong>s (<strong>et</strong> lamême construction) dans l’Enéi<strong>de</strong>, où Virgile fait œuvre littéraire<strong>en</strong> prêtant au verbe non pas le s<strong>en</strong>s commun <strong>de</strong> mouvem<strong>en</strong>t,« avancer » (s<strong>en</strong>s absolu) ou « pousser » (s<strong>en</strong>s transitif), mais le s<strong>en</strong>s« tuer » propre au latin pontifical. Dans le contexte <strong>de</strong> la chasse (oùon s’att<strong>en</strong>drait à trouver le verbe transitif avec obj<strong>et</strong> animé nonhumain « pousser, chasser les animaux »), Virgile fait d’Énée lesuj<strong>et</strong> du verbe construit absolum<strong>en</strong>t (sans COD) au participeprés<strong>en</strong>t, avec l’ablatif instrum<strong>en</strong>tal telis, ag<strong>en</strong>s telis. Dans cesyntagme, le verbe adopte une construction typique <strong>de</strong>s languestechniques que nous <strong>en</strong>visageons, sacrifice <strong>et</strong> <strong>droit</strong> (ag<strong>en</strong>s telis ~age lege). Son s<strong>en</strong>s, <strong>de</strong> même, n’est pas celui <strong>de</strong> ses emploiscourants. Virgile ne montre pas Énée poursuivant les cerfs, mais –immobile – agissant : mom<strong>en</strong>t exact où la poursuite se consommedans la victoire du chasseur <strong>et</strong> la déroute <strong>de</strong>s animaux qu’ildécime… Le verbe y a rigoureusem<strong>en</strong>t le s<strong>en</strong>s sacrificiel « tuer », ilsignifie l’action <strong>en</strong> soi, telle qu’elle-même, mais, <strong>en</strong> guise <strong>de</strong>performativité, il s’agit, chez le grand poète augusté<strong>en</strong>, <strong>de</strong> poésie…pour un eff<strong>et</strong> que lui inspire sa connaissance du style <strong>de</strong> la languepontificale, <strong>et</strong> grâce auquel il exalte l’irrésistible toute-puissance <strong>de</strong>72Le s<strong>en</strong>s sacrificiel du verbe est égalem<strong>en</strong>t attesté dans le composé subigere quiexprime, chez Labéon, le sacrifice (agere) <strong>de</strong> substitution (sub) offert <strong>en</strong> casd’homici<strong>de</strong> involontaire [XII T. 8, 24 (GIRARD) = 8, 13 (CRAWFORD)], Fest. L. p.476 subigere ari<strong>et</strong>em in eo<strong>de</strong>m libro [= in comm<strong>en</strong>tario XV iuris pontifici]Antistius esse ait dare ari<strong>et</strong>em, qui pro se agatur, caedatur, « Antistius, dans lemême livre, dit que subigere ari<strong>et</strong>em c’est donner (dare) un bélier pour le sacrifier <strong>et</strong>l’égorger à sa place » ; contra d’après Cicéron <strong>et</strong> Cincius : ari<strong>et</strong>em subicere ; v.LOVISI Cl., op. cit., p. 82 n. 135 ; CRAWFORD M.H. (ed.), Roman Statutes, II,London, 1996, p. 693.Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


224 ANNETTE RUELLEl’action du chasseur sur les animaux 73 . Sur le plan sémantique, lepropre du verbe est donc que le référ<strong>en</strong>t du signe ne se révèle quesur le mo<strong>de</strong> implicite… car, dans c<strong>et</strong> emploi dont on voit <strong>de</strong> mieux<strong>en</strong> mieux qu’il n’est pas ordinaire, le verbe est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> lafigure : il est sémantiquem<strong>en</strong>t un euphémisme, comme on <strong>en</strong> doitla belle observation à Sénèque le rhéteur :Contr. 10, 3, 6 (..)« Morere ! » Illi quoque quibus animadvertere in damnatos necesseest non dicunt « occi<strong>de</strong> », non « morere », sed « age lege ».C r u d e l i t a t e m i m p e r i v e r b o m i t i o r e s u b d u c u n t . 7416. L’emploi du verbe <strong>en</strong> <strong>droit</strong> répond étonnamm<strong>en</strong>t auxcaractéristiques que l’on a pu m<strong>et</strong>tre <strong>en</strong> lumière dans lesoccurr<strong>en</strong>ces que nous v<strong>en</strong>ons <strong>de</strong> voir. L’antiquité <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnièresest assurée par ceci que la tradition classique <strong>en</strong> a transmis lesoccurr<strong>en</strong>ces telles qu’elles étai<strong>en</strong>t énoncées, <strong>en</strong> situationd’énonciation, c’est-à-dire au discours direct, indicatif prés<strong>en</strong>t(agone) <strong>et</strong> impératif (age). À travers ces attestations, c’est toute uneanthropologie qui se dégage, une attitu<strong>de</strong> particulière <strong>de</strong>s Romainspar rapport au sacrifice auquel ils imprim<strong>en</strong>t un traitem<strong>en</strong>tspécifique, <strong>et</strong> une conception originale <strong>de</strong> la parole publiqueintégralem<strong>en</strong>t c<strong>en</strong>trée sur le suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’énonciation (<strong>et</strong> non sur le73Dans A<strong>en</strong>. 1, 189-191, Enée aperçoit sur le rivage trois cerfs mâles <strong>en</strong> tête d’untroupeau paissant : Ductoresque ispos primum capita alta fer<strong>en</strong>tis//Cornibusarboreis sternit, tum volgus <strong>et</strong> omnem//Misc<strong>et</strong> a g e n s t e l i s nemora interfron<strong>de</strong>a turbam ; « Les m<strong>en</strong>eurs eux-mêmes, d’abord, portant la tête haute auxcornes arboresc<strong>en</strong>tes, il les terrasse, alors il disperse la masse <strong>et</strong>, tuant <strong>de</strong> sestraits (ag<strong>en</strong>s telis), [il abat] toute la troupe parmi les frondaisons boisées… »Nonius 243, comm<strong>en</strong>tant ce passage, explique : agere : l<strong>et</strong>o dare (« tuer »). EnA<strong>en</strong>., 4, 71 cervam fixit pastor a g e n s t e l i s , Nonius 243 glose persequi, <strong>et</strong>Servius urg<strong>en</strong>s persequ<strong>en</strong>s. Le verbe signifie tout à la fois « poursuivre, serrer <strong>de</strong>près, ne pas lâcher (harceler) » (c’est le s<strong>en</strong>s du verbe <strong>de</strong> mouvem<strong>en</strong>t), <strong>et</strong> – résultat<strong>de</strong> l’action - « abattre » (c’est le s<strong>en</strong>s juridique). Silius Italicus <strong>en</strong> gar<strong>de</strong>-t-il uneréminisc<strong>en</strong>ce, Pun. 10, 219 ag<strong>en</strong>s telis ? Ég. G. 3, 412 latratu ag<strong>en</strong>s (l’instrum<strong>en</strong>tdu chasseur est ici la meute <strong>de</strong> chi<strong>en</strong>s, qui confère à son action la même puissance,une fois la panique semée parmi les sangliers surpris par elle.)74« (…) ‘Meurs !’ Même ceux auxquels il apparti<strong>en</strong>t d’attirer l’att<strong>en</strong>tion(animadvertere) contre les condamnés, ne dis<strong>en</strong>t pas ‘tue !’ ou ‘meurs !’, mais‘agis selon la loi !’ O n s u b s t i t u e à la dur<strong>et</strong>é <strong>de</strong> l’injonction un verbe plusdoux. »


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 225référ<strong>en</strong>tiel) 75 . En <strong>droit</strong>, le verbe obéit au même paradigmelinguistique <strong>et</strong> sémantique : il est construit absolum<strong>en</strong>t, <strong>et</strong> lesformules dont il signifie l’énonciation n’ont aucune viséeinformationnelle ou référ<strong>en</strong>tielle (le référ<strong>en</strong>tiel, au contraire, estformellem<strong>en</strong>t, c’est-à-dire syntaxiquem<strong>en</strong>t évacué <strong>de</strong>s énoncés),mais se situ<strong>en</strong>t pour le tout dans la seule dim<strong>en</strong>sion pragmatique <strong>de</strong>la langue. De plus, le verbe signifie « agir, accomplir », <strong>et</strong> non « sedéplacer » ou « pousser <strong>de</strong>vant soi » 76 . Encore ce s<strong>en</strong>s « agir » est-ilà préciser, car, au fait, que veut-il dire ?…75Sur c<strong>et</strong>te anthropologie d’une « parole qui exhibe son suj<strong>et</strong> » à Rome, DUPONTFl., Cicéron, sophiste <strong>romain</strong>, Langages 65 (1982), pp. 23-46 ; id., Le suj<strong>et</strong> dudiscours politique <strong>en</strong> Grèce <strong>et</strong> à Rome, LALIES, Actes <strong>de</strong>s sessions <strong>de</strong> linguistique<strong>et</strong> <strong>de</strong> littérature, Aussois 29 août-3 sept. 1983, Paris, 1987, pp. 264-274.76Il y a <strong>en</strong>tre agere « avancer » <strong>et</strong> agere « abattre » un saut sémantique dont onne peut pas ne pas r<strong>en</strong>dre compte quand on s’attache à la sémantique du verbe latin.Ce saut doit être placé dans le contexte <strong>de</strong>s langues italiques qui n’ont pas conservéla racine indo-europé<strong>en</strong>ne *werg’- (n° 9). C’est pourquoi, il faut révoquer <strong>en</strong> douteles interprétations qui prét<strong>en</strong><strong>de</strong>nt faire dériver le s<strong>en</strong>s technique du verbe dans lesacrifice ou <strong>en</strong> <strong>droit</strong> (« agir, opérer, sacrifier ») au départ du verbe <strong>de</strong> mouvem<strong>en</strong>t,comme si on passait <strong>de</strong> l’un à l’autre sans solution <strong>de</strong> continuité. Si cela s’observepour d’autres verbes, une comparaison hâtive risquera <strong>de</strong> faire manquer lasingularité dont le verbe agere s’avère être le lieu, se sol<strong>de</strong>ra par l’impassecomplète sur sa spécificité <strong>en</strong> latin <strong>et</strong> dans les langues italiques (ainsi, S.MARGADANT, qui compare lat. ago avec grec prattein ou all. treib<strong>en</strong> (op. cit. [n.27], p. 121) <strong>et</strong> S. LOPEZ MOREDA à propos <strong>de</strong> lat. gero (op. cit. [n. 11], p. 147.).SelonS. López Moreda, l’emploi <strong>de</strong> agere dans la langue religieuse au s<strong>en</strong>s « sacrifier »se compr<strong>en</strong>drait <strong>en</strong> supposant que pousser l’animal vers le sacrifice a pu êtreconsidéré comme l’acte même <strong>de</strong> le sacrifier (p. 146 sv. ; il faut dire que l’auteur neconsacre aux lexiques religieux <strong>et</strong> juridique qu’une dizaine <strong>de</strong> lignes… ce qui estsingulièrem<strong>en</strong>t peu au regard <strong>de</strong> la richesse que ces emplois comport<strong>en</strong>t dans lecadre d’une histoire du verbe <strong>en</strong> latin). Semblablem<strong>en</strong>t, A. Ortega Encu<strong>en</strong>trareconnaît dans l’emploi juridique <strong>de</strong> agere la ritualisation, via le ius (d’où, d’aprèsl’auteur, le verbe iurgare), <strong>de</strong> l’action brute <strong>de</strong> pr<strong>en</strong>dre possession du déf<strong>en</strong><strong>de</strong>ur pourle pousser au tribunal ; ORTEGA ENCUENTRA A., El significado <strong>de</strong> agere <strong>en</strong> elprimitivo processo romano, RIDA 43 (1996), p. 145 sv. Or, comme l’a vu avecacuité Clau<strong>de</strong> Moussy, l’opinion <strong>de</strong> S. López Moreda revi<strong>en</strong>t à « ignorer la valeuranci<strong>en</strong>ne <strong>de</strong> l’interrogation rituelle agone ?, où le verbe ago prés<strong>en</strong>te déjà le s<strong>en</strong>sd’“agir, opérer, sacrifier” » ; MOUSSY Cl., CR <strong>de</strong> S. López Moreda, Los gruposlexemáticos…, BSL 85 (1990), p. 189. La même objection s’impose <strong>en</strong> <strong>droit</strong> : <strong>de</strong>même que, dans l’interrogation rituelle agone ?, le verbe prés<strong>en</strong>te déjà le s<strong>en</strong>s« agir, opérer, sacrifier » (<strong>et</strong> non « m<strong>en</strong>er l’animal à l’autel »), <strong>de</strong> même, dansl’expression lege agere (ou iure agere), le verbe signifie déjà un modèle d’actionabstrait (<strong>et</strong> non « m<strong>en</strong>er le déf<strong>en</strong><strong>de</strong>ur au tribunal »).Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


226 ANNETTE RUELLEIII.Droit <strong>et</strong> pragmatique du <strong>langage</strong> : legis actiones <strong>et</strong> iusag<strong>en</strong>di du magistrat17. Le thème <strong>de</strong> c<strong>et</strong> article est d’illustrer l’apparition d’un sèmeoral dans le sémantisme du verbe agere <strong>en</strong> latin archaïque. À cesta<strong>de</strong> du raisonnem<strong>en</strong>t, le bilan fait apparaître la situation suivante :si le verbe, dans les contextes où nous l’avons r<strong>en</strong>contré (sacrifice<strong>et</strong> rite capital), ne prés<strong>en</strong>te pas le sème « parler, énoncer » (ilsignifie « agir, opérer, accomplir » c’est-à-dire, implicitem<strong>en</strong>t,« tuer, abattre »), du moins suppose-t-il sémantiquem<strong>en</strong>t la situationd’énonciation dont il m<strong>et</strong> <strong>en</strong> place l’appareil formel (sur le planmorphologique 77 <strong>et</strong> pragmatique 78 ), puisqu’il est énoncé lui-même<strong>et</strong> qu’il ne signifie pleinem<strong>en</strong>t qu’<strong>en</strong> tant qu’il s’énonce, dans l<strong>et</strong>emps <strong>et</strong> le contexte « idéal » (propre) du discours. En <strong>droit</strong>archaïque, par contre, où le verbe a un s<strong>en</strong>s technique, comme onl’a déjà dit (n°2), dans le domaine du procès, avec les legis actiones(lege agere), <strong>et</strong> dans le champ <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> la décision politique,avec le ius ag<strong>en</strong>di du magistrat, le sème oral « énoncer, dire » estparfaitem<strong>en</strong>t réalisé. Le verbe ne s’énonce plus lui-même : mais ilsignifie l’action même d’énoncer, l’énonciation comme action,c’est-à-dire un acte <strong>de</strong> <strong>langage</strong>. Le verbe agere désigne paress<strong>en</strong>ce, dans la langue du <strong>droit</strong>, un « acte illocutoire », un énoncéauth<strong>en</strong>tifié comme acte, dont, à bi<strong>en</strong> regar<strong>de</strong>r, il fournitl’archétype.18. Illustrons ceci par quelques brèves remarques. Que lesactions <strong>de</strong> la loi relèv<strong>en</strong>t <strong>de</strong> la situation d’énonciation apparaît auvu du simple fait que Gaius, dans le quatrième livre <strong>de</strong>s Institutes,<strong>en</strong> introduit la <strong>de</strong>scription au style direct, <strong>en</strong> précisant, par exemple,que « celui qui agit », is qui agit, « dit ainsi », ita dicit : qui agebatsic dicebat…, après quoi comm<strong>en</strong>ce l’exposé <strong>de</strong> la formule ad hoc(4, 16 sv.) Ainsi, dans la legis actio sacram<strong>en</strong>to in rem, l’actor ditqu’il dit que c<strong>et</strong> « homme » (celui-ci qu’il appréh<strong>en</strong><strong>de</strong>, ipsam remadpreh<strong>en</strong><strong>de</strong>bat) est à lui, hunc ego hominem… meum esse aio… :joignant le geste à la parole, il lui impose simultaném<strong>en</strong>t la77Temps prés<strong>en</strong>t, première <strong>et</strong> <strong>de</strong>uxième personnes du singulier.78Interrogatif <strong>et</strong> impératif.


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 227bagu<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> simul homini festucam inponebat (Gaius 4, 16) 79 . Oubi<strong>en</strong>, dans la manus iniectio : qui agebat sic dicebat…, « celui quiagissait parlait ainsi… », <strong>en</strong> se saisissant simultaném<strong>en</strong>t du débiteur,<strong>et</strong> simul aliquam partem corporis eius pr<strong>en</strong><strong>de</strong>bat (Gaius 4, 21). Lesformules énoncées port<strong>en</strong>t-elles les marques <strong>de</strong> l’énonciation dontl’appareil formel a été décrit par B<strong>en</strong>v<strong>en</strong>iste ? 80 En eff<strong>et</strong> : le temps<strong>de</strong> l’action est le prés<strong>en</strong>t du discours, les verbes dont agere signifiel’énonciation étant conjugués à l’indicatif prés<strong>en</strong>t 81 , comme agodans l’interrogation rituelle, aio, postulo, provoco, nego, condico,manum inicio 82dans la procédure judiciaire, <strong>de</strong> même, dans lapartie finale <strong>de</strong> la rogatio que le consul adresse au peuple, vosQuirites rogo 83 , <strong>et</strong> dans la réponse populaire, ut rogas, antiquaprobo. Si on les appréh<strong>en</strong><strong>de</strong> à l’aune du triangle que constitue lesystème <strong>de</strong> la personne, on note, <strong>et</strong> c’est très révélateur, l’abs<strong>en</strong>ce,dans les formules <strong>de</strong>s actions, <strong>de</strong> la troisième personne (il), laprés<strong>en</strong>ce, par contre, <strong>de</strong> la première (je) <strong>et</strong> <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième personne(tu). Celles-ci <strong>en</strong>tr<strong>et</strong>i<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t une relation <strong>de</strong> nature exclusive quirelève <strong>de</strong> l’énonciation (qui dit [quoi] à qui), excluant la troisièmepersonne ([qui] dit quoi à [qui]) qui relève, elle, <strong>de</strong> l’énoncé, c’est-79Philippe Meylan souligne que, dans l’interprétation <strong>de</strong> la legis actiosacram<strong>en</strong>to in rem, il importe d’expliquer les <strong>de</strong>ux gestes <strong>de</strong> l’adpreh<strong>en</strong>siohominis <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’impositio festucae d a n s l e u r s u c c e s s i o n . Il attire, ainsi,l’att<strong>en</strong>tion sur l’<strong>en</strong>chaînem<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s gestes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s formules, <strong>et</strong> donc sur l’actioncomme saynète, comme déroulem<strong>en</strong>t dramatique, comme dynamique <strong>et</strong> non du seulpoint <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> son énoncé ; MEYLAN Ph., La bagu<strong>et</strong>te, symbole <strong>de</strong> la propriétécivile dans la Rome <strong>de</strong>s origines, in Mélanges François Guisan, 1950, pp. 21-40,p. 28.80 BENVENISTE É, Problèmes…, op. cit., II, pp.79-88 ; ég. auj. KERBRAT-ORECCHIONI C., L’énonciation…, op. cit., p. 39 sv.81Les verbes au passé (sicut dixi, ius feci sicut vindictam imposui) ou ausubjonctif plus-que-parfait (pour marquer la fiction <strong>de</strong> filiation dans la formule <strong>de</strong>l’adrogatio) ne font pas exception car ils s’interprèt<strong>en</strong>t dans le cadre dudéroulem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> l’action qui, <strong>en</strong> elle-même, comme forme linguistique du discours(interrogation/réponse, assertion unilatérale), s’<strong>en</strong>racine dans le temps prés<strong>en</strong>t <strong>de</strong>sa réalisation ici <strong>et</strong> maint<strong>en</strong>ant, réalité prés<strong>en</strong>te du discours dont le marqueursyntaxique est l’indicatif prés<strong>en</strong>t (rogo, aio, nego, provoquo, ut rogas). D’autrepart, je passe sous sil<strong>en</strong>ce ici le problème posé par les verbes au subjonctifprés<strong>en</strong>t dans l’introduction <strong>de</strong> la formule <strong>de</strong> la rogatio : velitis iubeatis, seulm’important <strong>de</strong> souligner l’emploi <strong>de</strong> l’indicatif prés<strong>en</strong>t. Ce mo<strong>de</strong> dans c<strong>et</strong>teformule forme avec l’emploi du même mo<strong>de</strong> dans les actions <strong>de</strong> la loi une structurelinguistiquem<strong>en</strong>t définie par l’emploi du verbe agere.82Gaius 4, 11-30.83Aulu-Gelle 5, 19, 9.Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


228 ANNETTE RUELLEà-dire <strong>de</strong> ce qui est dit 84 . La prés<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> ego <strong>et</strong> <strong>de</strong> tu, c’est-à-dire« celui qui parle » <strong>et</strong> « celui à qui on parle », <strong>en</strong>racin<strong>en</strong>t l’actiondans la situation <strong>de</strong> discours, ego, mihi, tu, te, tibi, vos, au mêm<strong>et</strong>itre que les « marques <strong>de</strong> l’ost<strong>en</strong>sion » (B<strong>en</strong>v<strong>en</strong>iste), « termes quiimpliqu<strong>en</strong>t un geste désignant l’obj<strong>et</strong> <strong>en</strong> même temps qu’estprononcée l’instance du terme », <strong>en</strong>core appelés déictiques,égalem<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>ts dans nos formules (seulem<strong>en</strong>t in rem), pronomdémonstratif, adjectif possessif ou adverbe <strong>de</strong> lieu : hunc, meum,ecce 85 . Enfin, sous l’angle pragmatique, les saynètes ainsi réaliséespar les acteurs attest<strong>en</strong>t sans coup férir <strong>de</strong> ce que l’échange verbaln’y relève pas d’une conception purem<strong>en</strong>t informationnelle <strong>de</strong> lacommunication, <strong>de</strong> ce que « dire », dans le <strong>langage</strong> du <strong>droit</strong>, c’estsurtout « faire », - allusion bi<strong>en</strong> sûr au célèbre titre d’Austin :Quand dire c’est faire qui traduit l’anglais How to do things withwords. 86Ceci peut être mis <strong>en</strong> lumière <strong>en</strong> <strong>de</strong>ux points, soit parl’attestation <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux <strong>actes</strong> <strong>de</strong> parole illocutoires dans le formulaire« agonal », l’interrogation <strong>et</strong> l’assertion unilatérale performative.19. L’interrogation, l’échange d’une question <strong>et</strong> d’une réponse,fon<strong>de</strong> le dialogue agonal. Que ce soit dans les actions <strong>de</strong> la loi oudans le <strong>droit</strong> comitial, elle organise la « forme dramatique » dudialogue dans l’instance du discours. Dans les actions <strong>de</strong> la loi, tantréelles que personnelles, après une première affirmation par l’actorqui pr<strong>en</strong>d l’initiative du procès (contredite par une affirmationsymétrique inverse dans le sacram<strong>en</strong>tum in rem), s’amorce un<strong>et</strong><strong>en</strong>tative <strong>de</strong> dialogue à proprem<strong>en</strong>t parler, par une question(postulo) à laquelle l’adversarius répond. C<strong>et</strong>te phase intermédiaire84 YAGUELLO M., op. cit. [n. 25], p. 20-21. Ég. BENVENISTE É. : « Dès que lepronom je apparaît dans un énoncé où il évoque – explicitem<strong>en</strong>t ou non – lepronom tu pour s’opposer <strong>en</strong>semble à il, une expéri<strong>en</strong>ce humaine s’instaure à neuf<strong>et</strong> dévoile l’instrum<strong>en</strong>t linguistique qui la fon<strong>de</strong> ». Se poser dans son individualité<strong>en</strong> tant que moi par rapport à toi <strong>et</strong> à lui, loin d’être un comportem<strong>en</strong>t« instinctif », reflète <strong>en</strong> réalité « une structure d’oppositions linguistiquesinhér<strong>en</strong>te au discours » ; Problèmes…, op. cit., II, p. 68.85« Toutes ces formes « r<strong>en</strong>voi<strong>en</strong>t toujours <strong>et</strong> seulem<strong>en</strong>t à <strong>de</strong>s “individus”, qu’ils’agisse <strong>de</strong> personnes, <strong>de</strong> mom<strong>en</strong>ts, <strong>de</strong> lieux, par opposition aux termes nominauxqui r<strong>en</strong>voi<strong>en</strong>t toujours <strong>et</strong> seulem<strong>en</strong>t à <strong>de</strong>s concepts », BENVENISTE É.,Problèmes…, op. cit., II, p. 83. Comme telles, elles sont autant <strong>de</strong> marqueurs <strong>de</strong> laprés<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> la subjectivité dans la langue, - comme, subséquemm<strong>en</strong>t, dans le <strong>droit</strong>.86 AUSTIN J.-L., Quand dire c’est faire, éd. fr. Paris, 1970.


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 229<strong>de</strong> la saynète s’achève par un troisième couple d’énoncés, à savoir,selon les différ<strong>en</strong>tes actions : la double provocatio au sacram<strong>en</strong>tum,la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’un juge ou la condictio 87 . Ainsi, dans lesacram<strong>en</strong>tum in rem, le premier rev<strong>en</strong>diquant <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : Postuloanne dicas qua ex causa vindicaveris. (Il s’agit d’une vraiequestion, alors que rogo, dans la rogatio du consul au peuple, estplus exactem<strong>en</strong>t une proposition, sur le modèle pragmatique <strong>de</strong> laquestion royale dans le sacrifice « agonal » [agone ?]) Ou, dans lalegis actio per iudicis postulationem : Id postulo anne aias anneges (« id », c’est-à-dire ce que le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur vi<strong>en</strong>t d’affirmerdans l’assertion unilatérale introductive <strong>de</strong> la saynète (ex sponsion<strong>et</strong>e mihi X milia sertertiorum dare oportere aio.) La réponse <strong>de</strong>l’adversaire marque l’échec <strong>de</strong> la communication due au conflit,puisqu’il n’embraye pas le discours <strong>et</strong> qu’il répond lui-même à lapremière personne, par la négation pure <strong>et</strong> simple dans les actionspersonnelles, ou par une secon<strong>de</strong> assertion unilatérale explicative<strong>de</strong> la valeur illocutoire <strong>de</strong> la vindicatio (qu’il vi<strong>en</strong>t d’énoncer) dansle sacram<strong>en</strong>tum in rem : Ius feci sicut vindictam imposui, j’ai fait le<strong>droit</strong> <strong>en</strong> disant la formule, - ce que disant, j’agis <strong>et</strong> je crée lasituation nouvelle <strong>de</strong> mon <strong>droit</strong>. (Même échec du dialogue dans larogatio que le consul adresse au peuple, <strong>en</strong> cas <strong>de</strong> refus <strong>de</strong> laproposition : antiquo probo [prem. pers.]. Sinon, la réponseembraye le discours, ut rogas [<strong>de</strong>ux. pers.]).20. L’« inter-rogation » est fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t le cœur <strong>et</strong>l’ess<strong>en</strong>ce du ius ag<strong>en</strong>di du magistrat. Comme le dit avec uneprécision exemplaire Aulu-Gelle dont la source est Messala 88 , uneassemblée sans rogatio est une contio, qui ne procè<strong>de</strong> pas du iusag<strong>en</strong>di du magistrat :Aulu-Gelle 13, 16, 2-3 [13, 15, 9-10]Manifestum est aliud esse ‘cum populo agere’, aliud ‘contionemhabere’. Nam ‘cum populo agere’ est rogare quid populum, quod suffragiis87Gaius 4, 16-17b.88v. MOMMSEN Th., Le <strong>droit</strong> public <strong>romain</strong>, trad. <strong>de</strong> l’allemand par Girard P.Fr.,Paris, 1887, p. 221 sv.Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


230 ANNETTE RUELLEsuis aut iubeat ou v<strong>et</strong><strong>et</strong>, ‘contionem’ autem ‘habere’ est verbum facere adpopulum sine ulla rogatione. 89La rogatio est le mom<strong>en</strong>t clé <strong>de</strong> la procédure « agonale » <strong>de</strong>scomices : caput <strong>et</strong> origo <strong>et</strong> quasi fons « rogatio » est 90 . C’est ellequi distingue une assemblée délibérante (quelque soit la nature <strong>de</strong>la décision, lex, plebiscitum, privilegium) d’une simple contio, dontla communication du magistrat ou <strong>de</strong> celui auquel ce <strong>de</strong>rnier areconnu un <strong>droit</strong> <strong>de</strong> parole (verbum facere) est étrangère au iusag<strong>en</strong>di <strong>et</strong> à l’acte <strong>de</strong> <strong>langage</strong> (rogare) que le verbe agere signifie.Sa t<strong>en</strong>ue n’est pas soumise, <strong>de</strong> fait, aux conditions qui prési<strong>de</strong>nt àla première, conditions <strong>de</strong> temps, <strong>de</strong> lieu, d’auspices 91<strong>et</strong> <strong>de</strong>qualification pour la personne énonçante (le ius ag<strong>en</strong>di cumpopulo étant une faculté réservée au magistrat supérieur) 92 .L’interrogation est « un procès linguistique qui est <strong>en</strong> même tempsun procès <strong>de</strong> comportem<strong>en</strong>t à <strong>de</strong>ux <strong>en</strong>trées » 93 . Précisém<strong>en</strong>t, la<strong>de</strong>man<strong>de</strong> ne suffit pas à achever la dynamique <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong>décision, mais elle est <strong>en</strong> att<strong>en</strong>te <strong>de</strong> sa réponse… Celle-ci émane <strong>de</strong>l’interlocuteur du consul, le peuple convoqué <strong>en</strong> comices par lui,qui s’exprime par groupes que form<strong>en</strong>t les sous-unités que lescomices compos<strong>en</strong>t (curies, c<strong>en</strong>turies, tribus), ainsi, dans lescomices c<strong>en</strong>turiates : ut rogas, si la proposition du consul estacceptée, antiqua probo dans le cas contraire. C<strong>et</strong> échange verbal<strong>en</strong>tre le consul <strong>et</strong> son interlocuteur (abs<strong>en</strong>t dans les contiones) seproduit, comme action, au temps prés<strong>en</strong>t du discours (rogo) :comme telle, la rogatio, critère du ius ag<strong>en</strong>di, se distingue <strong>de</strong> la lexdont le texte, lu à haute voix par le magistrat (legere « lire »), est un89« Il y a une différ<strong>en</strong>ce manifeste <strong>en</strong>tre ‘agir avec le peuple’ <strong>et</strong> ‘t<strong>en</strong>ir uneréunion’. Car ‘agir avec le peuple’, c’est adresser une question au peuple (rogare), -ce que, par ses suffrages, il ordonne ou il interdit, - mais ‘t<strong>en</strong>ir une réunion’, c’estfaire une communication au peuple sans aucune question (sine ulla rogatio) »90Aulu-Gelle 10, 20, 7.91 MOMMSEN Th., op. cit., pp. 227 sv.92 MOMMSEN Th., op.cit., p. 221.93L’interrogation « est une énonciation construite pour susciter une “réponse”,par un procès linguistique qui est <strong>en</strong> même temps un procès <strong>de</strong> comportem<strong>en</strong>t à<strong>de</strong>ux <strong>en</strong>trées. Toutes les formes lexicales <strong>et</strong> syntaxiques <strong>de</strong> l’interrogation,particules, pronoms, séqu<strong>en</strong>ce, intonation, <strong>et</strong>c., relèv<strong>en</strong>t <strong>de</strong> c<strong>et</strong> aspect <strong>de</strong>l’énonciation », BENVENISTE É., Problèmes…, op. cit., II, p. 84.


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 231docum<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t rédigé à l’impératif futur 94 . Le verbe agerecomman<strong>de</strong> une énonciation spécifique qui pr<strong>en</strong>d corps dans unesituation <strong>de</strong> communication rituellem<strong>en</strong>t déterminée 95 ; elle obéit àun paradigme linguistique défini (l’emploi, notamm<strong>en</strong>t, <strong>de</strong>l’indicatif prés<strong>en</strong>t, <strong>de</strong>s embrayeurs du discours, <strong>de</strong>s déictiques.) Les<strong>de</strong>ux séqu<strong>en</strong>ces <strong>de</strong> la lex <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’actio sont donc parfaitem<strong>en</strong>tdistinguées sur le plan linguistique 96 .21. Comme le dit très bi<strong>en</strong> Aulu-Gelle, la rogatio est à la lex ouau plebiscitum ce que la cause est à l’eff<strong>et</strong>, caput <strong>et</strong> origo <strong>et</strong> quasifons ; elle est la condition <strong>de</strong> possibilité <strong>de</strong> la décision politiquecomme disposition <strong>en</strong>gageant la collectivité dans son <strong>en</strong>semble :ista <strong>en</strong>im vocabula [lex, plebiscitum, privilegium] c<strong>en</strong>s<strong>en</strong>turcontin<strong>en</strong>turque ‘rogationis’ principali g<strong>en</strong>ere <strong>et</strong> nomine ; nam nisipopulus aut plebs rog<strong>et</strong>ur, nullum plebis aut populi iussum fieripotest 97 . Même si l’on peut adm<strong>et</strong>tre, avec André Mag<strong>de</strong>lain, qu’ily a eu, au cours <strong>de</strong> la république, une réélaboration <strong>de</strong> laconception <strong>de</strong> la loi dans le s<strong>en</strong>s d’une idéalisation <strong>de</strong> l’importance<strong>de</strong> la participation populaire (iussum populi) par rapport au rôle94 MAGDELAIN A., La loi à Rome, op. cit., pp. 12 sv. ; MICHEL J.-H., Le <strong>droit</strong><strong>romain</strong> <strong>et</strong> l’oralité <strong>en</strong> latin, op. cit. (n. 18), p. 973.95Conditions que la controverse relative à la pignoris capio fait apparaître. Eneff<strong>et</strong>, si la plupart <strong>de</strong>s jurisconsultes comptai<strong>en</strong>t la prise sol<strong>en</strong>nelle <strong>de</strong> gage parmiles legis actiones sur la base du fait que son accomplissem<strong>en</strong>t supposait leprononcé <strong>de</strong> certa verba, d’aucuns, au contraire, s’y refusai<strong>en</strong>t, car les conditionsdans lesquelles l’énonciation <strong>de</strong>vait pr<strong>en</strong>dre corps n’étai<strong>en</strong>t pas remplies, àsavoir : conditions <strong>de</strong> lieu (in ius), <strong>de</strong> temps (jours fastes), <strong>de</strong> personnes (prés<strong>en</strong>cedu magistrat, prés<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> l’adversaire) ; Gaius 4, 29. Il apparaît que les conditions<strong>de</strong> l’énonciation sont cont<strong>en</strong>ues dans le sémantisme du verbe, car, dès son emploifondateur dans le contexte du sacrifice, elles sont posées : fête fixequadriannuelle, dans la regia, célébrée par le magistrat (le roi). D’où la question(que je laisserai ouverte) <strong>de</strong> savoir si le verbe peut s’appliquer aux ritesextrajudiciaires caractérisés par l’emploi d’une formule sol<strong>en</strong>nelle, comme laquaestio lance licioque, la manus iniectio vocati… ; SANTORO R., Potere edazione…, op. cit. [n. 17], p. 298 n. 21.96Que la diction <strong>en</strong> laquelle l’action consiste ne doive ri<strong>en</strong> au complém<strong>en</strong>t lege,mais représ<strong>en</strong>te un développem<strong>en</strong>t propre au sémantisme du verbe, apparaîtn<strong>et</strong>tem<strong>en</strong>t dans les expressions cum populo, cum plebe ou cum Patribus agere, oùil n’est pas précisé que le magistrat agit selon la loi (lege).97Aulu-Gelle 10, 20, 8 « En eff<strong>et</strong>, tous ces vocables sont appréciés <strong>et</strong> sontcont<strong>en</strong>us sous le g<strong>en</strong>re principal <strong>et</strong> le nom <strong>de</strong> ‘rogatio’ ; car, si le peuple ou laplèbe n’était pas interrogé, il ne pourrait y avoir ordre ni <strong>de</strong> la plèbe ni dupeuple. »Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


232 ANNETTE RUELLEinitialem<strong>en</strong>t charismatique joué par le magistrat (rogantemagistratu), il n’empêche que la comparaison avec l’Agoniumr<strong>en</strong>d l’échange sol<strong>en</strong>nel d’une question <strong>et</strong> d’une réponsehautem<strong>en</strong>t probable à une époque très anci<strong>en</strong>ne (cf. Varron diesAgonales…, dicti ab agone, eo quod interrogatur…) 98 , ainsi quel’emploi, par le magistrat, du verbe rogare 99 . En eff<strong>et</strong>, la lex rogata,à la différ<strong>en</strong>ce <strong>de</strong>s leges dictae, apparti<strong>en</strong>t au champ sémantiqueque définiss<strong>en</strong>t les emplois juridiques du verbe agere, qui supposeun schéma <strong>de</strong> communication civique original (<strong>et</strong> agonistique <strong>de</strong>nature : il suppose, ici, le décompte <strong>de</strong>s voix, là, l’<strong>en</strong>jeu du procès).Ce serait une erreur <strong>de</strong> métho<strong>de</strong> que <strong>de</strong> vouloir faire correspondreà toute force la lex rogata au schéma purem<strong>en</strong>t impératif <strong>de</strong> la lexdicta, ne pas voir que le verbe agere instaure dans la cité non pasune puissance <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t, mais une puissanced’autonomisation 100du social qui se fon<strong>de</strong> lui-même comme98« les jours Agonaux, dits d’après “agone ?”, <strong>en</strong> ceci qu’il y a uneinterrogation… »99 MAGDELAIN A., La loi à Rome, op. cit., pp. 75-82. C’est le verbe rogare, dureste, qui donne son nom à l’antique procédure d’adoption <strong>de</strong>s libres sui iuris :Aulu-Gelle 5, 19, 9 ‘Adrogatio’ autem dicta, quia g<strong>en</strong>us hoc in ali<strong>en</strong>am familiamtransitus per populi rogationem fit, « On dit ‘adrogatio’ parce que ce g<strong>en</strong>re d<strong>et</strong>ransit dans la famille d’autrui se fait par une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> (rogatio) au peuple ».100par rapport au sacré. L’Agonium, <strong>en</strong> eff<strong>et</strong>, <strong>en</strong>tre autres particularités, compteégalem<strong>en</strong>t celle <strong>de</strong> valoir, unique, pour quatre dieux distincts (n°10), la divinitéapparaissant, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, comme fongible. Il se prés<strong>en</strong>te comme si latoute-puissance divine reculait à mesure que les hommes investissai<strong>en</strong>t lamécanique du sacrifice <strong>et</strong> s’emparai<strong>en</strong>t <strong>de</strong> son efficacité rituelle. La questionagone ? n’aurait alors d’autre fonction que <strong>de</strong> marquer le pas <strong>de</strong> ce r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>tdans la causalité du sacrifice. L’énonciation royale redouble dans l’ordre dudiscours le processus par lequel l’accord contre la victime sacrificielle advi<strong>en</strong>t <strong>et</strong>fon<strong>de</strong> la communauté. Traditionnelem<strong>en</strong>t résorbée dans <strong>et</strong> par la volonté <strong>de</strong>simmortels, la puissance d’unanimité que le sacrifice comman<strong>de</strong> <strong>de</strong>meure fixée icibascomme un moteur <strong>de</strong> la décision collective. Tel Prométhée volant le feu auxdieux <strong>de</strong> l’Olympe, les hommes ôt<strong>en</strong>t ici aux immortels leur souverain<strong>et</strong>é surl’économie du sacrifice, <strong>et</strong> s’<strong>en</strong> empar<strong>en</strong>t comme d’un instrum<strong>en</strong>t d’action <strong>et</strong> <strong>de</strong>manipulation du social par le social qui allait s’avérer d’une puissance <strong>et</strong> d’unemaniabilité incomparables. Loin <strong>de</strong> s’épuiser pour le tout dans la divinité quil’exige, <strong>et</strong> <strong>de</strong> laisser les hommes l’ayant accompli vierges <strong>et</strong> comme abs<strong>en</strong>ts <strong>de</strong>son action, le sacrifice advi<strong>en</strong>t à lui-même comme une dynamique socialem<strong>en</strong>topératoire à la causalité ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t humaine, collective, imman<strong>en</strong>te, où lerôle <strong>de</strong>s hommes dans la production <strong>de</strong> son efficacité s’affirme par primauté à latoute-puissance mystérieuse <strong>de</strong>s numina divins. La propositon royale, agone ?,<strong>de</strong>ux fois redondantes pour la forme (puisqu’elle n’introduit <strong>de</strong> données quepragmatiques) <strong>et</strong> pour le s<strong>en</strong>s (qui est implicite), est le marqueur <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te inversion


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 233source <strong>et</strong> principe <strong>de</strong> la décision collective à travers un dispositiforiginal 101<strong>de</strong> communication civique. Du reste, les sources ontgardé la notion aiguë <strong>de</strong> l’importance cardinale que ce dialogue ajoué dans le cadre <strong>de</strong> la procédure d’élaboration <strong>de</strong> la loi, où lalégitimité <strong>de</strong> la décision résulte <strong>de</strong> la régularité (iure) <strong>de</strong> l’échange<strong>de</strong> la question (consul rogavit) <strong>et</strong> <strong>de</strong> la réponse (populus scivit) 102 .dans l’économie du sacrifice, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te prise <strong>de</strong> consci<strong>en</strong>ce par l’homme <strong>de</strong> sonautonomie d’action dans le champ du collectif, communém<strong>en</strong>t domaine émin<strong>en</strong>t <strong>et</strong>exclusif <strong>de</strong>s redoutables dieux sacrificiels c<strong>en</strong>sés prési<strong>de</strong>r semblablem<strong>en</strong>t à l’ordre<strong>de</strong> la nature <strong>et</strong> <strong>de</strong> la société (ainsi, les Grecs étai<strong>en</strong>t accoutumés à dénier ladim<strong>en</strong>sion politique <strong>de</strong> la stasis, ou guerre civile, <strong>en</strong> la traitant sous le jour d’unecalamité météorologique ou épidémique, toujours tombée du ciel, <strong>et</strong> étrangère aufonctionnem<strong>en</strong>t normal <strong>de</strong> la cité ; LORAUX N., La guerre civile grecque <strong>et</strong> lareprés<strong>en</strong>tation anthropologique du mon<strong>de</strong> à l'<strong>en</strong>vers, Revue <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>sreligions 212 (1985), pp. 299-326, p. 304).101car « mimétique » : le verbe agere prési<strong>de</strong> à l’actualisation <strong>de</strong> dramaturgiescollectives où, à travers le suj<strong>et</strong> parlant (agissant), le groupe se m<strong>et</strong> lui-même <strong>en</strong>scène dans l’affirmation paradoxale <strong>de</strong>s conflits privés ou <strong>de</strong>s fractures qui l<strong>et</strong>ravers<strong>en</strong>t. J’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds « mimétique » au s<strong>en</strong>s du concept aristotélici<strong>en</strong> <strong>de</strong> lamimèsis tès praxeôs dans la Poétique, ou « représ<strong>en</strong>tation, stylisation <strong>de</strong>l’action », qui possè<strong>de</strong> une valeur explicative puissante, y compris par <strong>de</strong>là lechamp artistique (poiètique) où Aristote <strong>en</strong> fon<strong>de</strong> l’analyse. La mimèsis tèspraxeôs offre un point <strong>de</strong> comparaison avec l’action <strong>en</strong> <strong>droit</strong> très intéressant, bi<strong>en</strong>que lointain (du moins dans l’espace, car la tragédie grecque <strong>et</strong> le procès <strong>romain</strong> <strong>de</strong>slegis actiones sont <strong>de</strong>ux phénomènes contemporains, Vème s. avt J.-Chr.). Lamimèsis, qu’Aristote analyse selon trois critères distinctifs, à savoir les moy<strong>en</strong>s,les obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> le mo<strong>de</strong> (ôs) <strong>de</strong> la représ<strong>en</strong>tation (47 a 10- 48 b 3), perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> m<strong>et</strong>trel’acc<strong>en</strong>t : 1) du point <strong>de</strong> vue du mo<strong>de</strong>, sur la représ<strong>en</strong>tation au s<strong>en</strong>s « dramatique »que la parole « agonale » m<strong>et</strong> <strong>en</strong> place (distribution du je <strong>et</strong> du tu ; d’où « formedramatique », saynète ; prés<strong>en</strong>ce d’un public) ; 2) du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s moy<strong>en</strong>s,sur les aspects non linguistiques que c<strong>et</strong>te parole comporte dans le chef du locuteur,comme les gestes, les mimiques <strong>et</strong> la voix (fonction d’expression ou« conative » du <strong>langage</strong>) ; 3) du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s, sur la qualificationéthique du suj<strong>et</strong> parlant, qui, grâce à l’activité mimétique qui <strong>en</strong> précipite l’<strong>en</strong>jeu,accè<strong>de</strong> (ou non) au rang <strong>de</strong> « modèle » parmi <strong>de</strong>s « hommes semblables ». V.DUPONT-ROC R. <strong>et</strong> LALLOT J., Aristote. La Poétique, texte grec, trad. <strong>et</strong> notes <strong>de</strong>lecture par D.-R. <strong>et</strong> L., Paris, 1980 ; KLIMIS S., Le statut du mythe dans la Poétiqued’Aristote. Les fon<strong>de</strong>m<strong>en</strong>ts philosophiques <strong>de</strong> la tragédie, Bruxelles, 1997, p. 101sv.102 Aulu-Gelle 10, 20, 7 Nam nisi populus aut plebs rog<strong>et</strong>ur, nullum plebis autpopuli iussum fieri potest ; Cic., Phil. 1, 10, 26 Quod ita erit gestum, id lex erit,<strong>et</strong> in aes incidi iubebitis, credo, illa legitima : « Consules populum iurerogaverunt… populusque iure scivit » (sur l’emploi du verbe gerere, v. n. 17) ;Capito apud Aulu-Gelle 10, 20 ,2 lex est g<strong>en</strong>erale iussum populi aut plebis,rogante magistratu ; lex Quinctia <strong>de</strong> aquaeductibus (Front. Aqu. 129) T. QuinctiusCrispinus consul populum rogavit populusque iure scivit ; Valerius Probus <strong>en</strong>reproduit l’abréviation (3, 1) P.I.R.P.Q.I.S.I.F.P.R.E.A.D.P. (La formuleRevue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


234 ANNETTE RUELLE22. Particulièrem<strong>en</strong>t révélatrice, la phase initiale <strong>de</strong> la legis actiosacram<strong>en</strong>to in rem, c’est-à-dire la double assertion unilatéralesymétrique, ou vindicatio, qui a toutes les caractéristiques <strong>de</strong>l’énoncé performatif. Dire la formule, c’est agir… Le verbe agereoccupe une position tout à fait particulière dans le paysage <strong>de</strong>sc<strong>et</strong>te catégorie <strong>de</strong> verbes très particuliers, dits performatifs (MarinaYaguello) : c’est même là où, tout bi<strong>en</strong> considéré, il laisse mu<strong>et</strong>(c’est le comble !) d’étonnem<strong>en</strong>t… Si je ne me trompe pas, ilparaît, <strong>en</strong>tre tous les verbes 103 , être le seul verbe qui soit performatifsémantiquem<strong>en</strong>t, <strong>et</strong> non pas seulem<strong>en</strong>t pragmatiquem<strong>en</strong>t 104 …Expliquons-nous. Comme l’écrit B<strong>en</strong>v<strong>en</strong>iste, « un verbequelconque <strong>de</strong> parole, même le plus commun <strong>de</strong> tous, le verbe dire,est apte à former un énoncé performatif si la formule je dis que…,émise dans les conditions appropriées, crée une situation nouvelle.Telle est la règle du jeu. » 105 . D’autre part, l’énoncé performatifobéit à la forme linguistique du verbe à l’indicatif prés<strong>en</strong>t (ce quile distingue <strong>de</strong> l’impératif) <strong>et</strong> il est, comme l’instance du discoursdans laquelle il s’inscrit 106 , sui-référ<strong>en</strong>tiel, c’est-à-dire qu’il a c<strong>et</strong>tepropriété <strong>de</strong> se pr<strong>en</strong>dre lui-même pour obj<strong>et</strong> : « Un énoncé estm<strong>en</strong>tionne avec précision les conditions <strong>de</strong> lieu <strong>et</strong> <strong>de</strong> temps qui constitu<strong>en</strong>t lecadre <strong>de</strong> l’énonciation : I.F.P.R.E.A.D.P., in foro pro rostris ex ante diem pridie.Le triple paramètre qui définit linguistiquem<strong>en</strong>t la situation d’énonciation est doncréuni dans c<strong>et</strong>te formule : le locuteur [P.I.R.], l’interlocuteur [P.Q.I.S.] <strong>et</strong> lasituation <strong>de</strong> communication [I.F.P.R.E.A.D.P.]).103À toute affirmation son exception ! Car, autre verbe latin <strong>de</strong> la langue juridique,le verbe spon<strong>de</strong>re, dans le cadre <strong>de</strong> la stipulation, semble l’être égalem<strong>en</strong>t : <strong>en</strong>eff<strong>et</strong>, comme le dit Varron, spon<strong>de</strong>re est dicere spon<strong>de</strong>o […], « prom<strong>et</strong>tre c’estdire “je prom<strong>et</strong>s” », l.L. 6, 69. On se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra quelle influ<strong>en</strong>ce les actions du<strong>droit</strong> archaïque ont pu exercer sur une telle conception <strong>de</strong> la promesse à Rome.104Car les spécialistes <strong>de</strong> l’arabe le dis<strong>en</strong>t aussi : il n’existe pas <strong>de</strong> verbe qui soitexclusivem<strong>en</strong>t performatif <strong>de</strong> nature, mais seulem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite <strong>de</strong> son insertion dansun contexte approprié ; tout verbe n’est que « pot<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t performatif »,KHALIL-MCCARUS, Arabic performative verbs, Zeitschrift für Arabische Linguistik36 (1999), pp. 7-20.105 BENVENISTE É., Problèmes <strong>de</strong> linguistique générale, I, 1966, p. 273 ; ou<strong>en</strong>core, p. 269 « Mais peut-on reconnaître à coup sûr un tel énoncé ? M. Austindoute <strong>et</strong> finalem<strong>en</strong>t nie qu’on <strong>en</strong> possè<strong>de</strong> un critère certain : il juge “exagéré <strong>et</strong> <strong>en</strong>gran<strong>de</strong> partie vain” l’espoir <strong>de</strong> trouver “quelque critère soit <strong>de</strong> grammaire soit <strong>de</strong>vocabulaire qui nous perm<strong>et</strong>tra <strong>de</strong> résoudre dans chaque cas la question <strong>de</strong> savoir sitel ou tel énoncé est performatif ou non” ».106 DUCROT O., Structuralisme, énonciation <strong>et</strong> sémantique, op. cit., pp. 119.


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 235performatif <strong>en</strong> ce qu’il dénomme l’acte performé, du fait qu’Egoprononce une formule cont<strong>en</strong>ant le verbe à la première personnedu prés<strong>en</strong>t: “Je déclare la session close.” - “Je jure <strong>de</strong> dire lavérité.” Ainsi un énoncé performatif doit nommer la performance<strong>de</strong> parole <strong>et</strong> son performateur. » Si on applique ces paramètres à laformule <strong>de</strong> la vindicatio (formule dont l’énonciation constituel’action que le verbe agere signifie : <strong>en</strong> l’énonçant j’agis), on nepeut que constater l’ajustem<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s élém<strong>en</strong>ts les uns aux autres.Prés<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> affirmation <strong>de</strong> Ego, verbe au prés<strong>en</strong>t <strong>de</strong> l’indicatif(aio), <strong>et</strong> sui-référ<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> l’énoncé qui accomplit l’acte <strong>en</strong> ledénommant : Hunc ego hominem ex iure Quiritium meum esse aiosecundum suam causam sicut dixi, ecce tibi vindictam imposui.L’énoncé, <strong>de</strong> plus, est sui-référ<strong>en</strong>tiel, sui-référ<strong>en</strong>tialité dont laproposition suivante <strong>de</strong> B<strong>en</strong>v<strong>en</strong>iste pourrait former uncomm<strong>en</strong>taire idoine <strong>de</strong> la vindicatio. B<strong>en</strong>v<strong>en</strong>iste définit l’énoncésui-référ<strong>en</strong>tiel comme celui qui se réfère « à une réalité qu’ilconstitue lui-même, du fait qu’il est effectivem<strong>en</strong>t énoncé dans <strong>de</strong>sconditions qui le font acte. » De fait, l’énonciation <strong>de</strong> la vindicatiopar Ego crée son <strong>droit</strong> <strong>de</strong> propriété - comme il est le premier àl’expliciter : ius feci sicut vindictam imposui. Les mots secundumsuam causam sicut dixi <strong>de</strong> la vindicatio dégag<strong>en</strong>t un « parfum »sui-référ<strong>en</strong>tiel (suam, sicut dixi), même si, à la suite, peut-être, <strong>de</strong>remaniem<strong>en</strong>ts, cela apparaît moins n<strong>et</strong>tem<strong>en</strong>t que dans la partiefinale <strong>de</strong> la formule <strong>de</strong> la rogatio, où la sui-référ<strong>en</strong>tialité est inscrit<strong>et</strong>rès clairem<strong>en</strong>t dans la phrase par <strong>de</strong>s marqueurs syntaxiquesintacts : Haec ita, uti dixi, ita vos, Quirites, rogo (Aulu-Gelle 5, 19,9). L’énoncé se pr<strong>en</strong>d lui-même pour référ<strong>en</strong>ce grâce auxmarqueurs syntaxiques <strong>de</strong> la corrélation (ita… ut), qui opèr<strong>en</strong>t lamise <strong>en</strong> miroir <strong>de</strong>s paroles du locuteur (uti dixi) avec elles-mêmes(haec ita… ita rogo) : Haec ita, uti dixi, ita vos, Quirites, rogo,« Voici, ainsi que j’ai dit, ainsi, Quirites, ce que je vous<strong>de</strong>man<strong>de</strong> ». 107Par les marqueurs ita... ut, l’énoncé se pr<strong>en</strong>d luimêmepour référ<strong>en</strong>ce, c’est-à-dire que son référ<strong>en</strong>t est l’acte même107Sur c<strong>et</strong>te structure si particulière <strong>de</strong> « fiction performative » dans la plupart <strong>de</strong>sformules <strong>de</strong> l’anci<strong>en</strong> <strong>droit</strong>, comme, <strong>en</strong>tre autres, la formule d’institution <strong>de</strong> l’actejuridique par la loi <strong>de</strong>s XII Tables (XII T. 5, 1 uti lingua nuncupassit, ita iusesto), v. THOMAS Y., Fictio legis. L’empire <strong>de</strong> la fiction <strong>romain</strong>e <strong>et</strong> ses limitesmédiévales, Droits 21 (1995), pp. 17-63.Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


236 ANNETTE RUELLEque constitue son énonciation 108 . Enfin, il y a bi<strong>en</strong> auth<strong>en</strong>tification<strong>de</strong> l’énoncé comme acte <strong>en</strong> raison <strong>de</strong>s conditions conformes, d<strong>et</strong>emps (jours fastes) 109<strong>et</strong> <strong>de</strong> lieu (comitium) 110 , qui l’<strong>en</strong>cadr<strong>en</strong>t, <strong>et</strong>création d’une situation nouvelle à l’échelle <strong>de</strong> la collectivité<strong>en</strong>tière : lex rogata 111 , iudicatum (ainsi que, à titre transitoire dans lamarche du procès, litis contestatio). Dans le procès, <strong>en</strong> eff<strong>et</strong>, sil’énonciation du <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur au sacram<strong>en</strong>tum est contredite parcelle, symétrique, <strong>de</strong> l’adversaire (adversarius quoque dicebat <strong>et</strong>faciebat, G. 4, 16), la double assertion contradictoire noue leprocès, dont le temps s’ouvre… temps aux multiples fac<strong>et</strong>tes maisdont le propre est <strong>de</strong> s’achever (« tout ce qui est dit <strong>et</strong> vécu dans lacérémonie du procès doit s’épuiser dans l’instant ») sur unesituation nouvelle : la fin du conflit <strong>et</strong> la restauration <strong>de</strong> l’ordre 112 .23. La difficulté principale que pose l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s <strong>actes</strong> <strong>de</strong><strong>langage</strong> est <strong>de</strong> les délimiter 113 . À bi<strong>en</strong> y réfléchir, le verbe agere estun verbe très particulier <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, car, dans la langue du<strong>droit</strong> <strong>romain</strong> archaïque, il signifie l’action même <strong>de</strong> produire unacte <strong>de</strong> <strong>langage</strong>, un énoncé illocutoirem<strong>en</strong>t marqué. 114 Il est à lui-108 FLAHAUT Fr., La parole intermédiaire, préf. R. Barthes, Paris, 1978, p. 38.109Varron, l.L., 6, 29-30 ; 6, 53.110Le lieu du rituel (pour ce qui concerne la procédure <strong>de</strong>s legis actiones) est le ius(comme il apparaît dans les expressions, in ius vocare, in ius ducere, in iurece<strong>de</strong>re), à savoir le comitium, un lieu <strong>de</strong> nature religieuse (VAATHERA J., On theReligious Nature of the Place of Assembly, in PAANENEN <strong>et</strong> al., S<strong>en</strong>atus PopulusqueRomanus. Studies in Roman Republican Legislation, Helsinki, 1993, p. 97 sv.),où le magistrat, assis sur la sella curulis, est surélevé (tribunal) par rapport auxparties <strong>et</strong> aux autres acteurs (KASER M., ZP p. 43 ; RP I 25 [§ 4 I 2].)111« En convoquant l’assemblée, le magistrat m<strong>et</strong> <strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>t la volonté dupeuple », trouve-t-on sous la plume <strong>de</strong> Clau<strong>de</strong> Nicol<strong>et</strong> qui se souvi<strong>en</strong>t du s<strong>en</strong>spremier <strong>de</strong> verbe <strong>de</strong> mouvem<strong>en</strong>t. Il y a motion sur les plans physique (opérations<strong>de</strong> vote) <strong>et</strong> juridique puisque s’amorce un processus dont l’achèvem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>gagel’<strong>en</strong>semble <strong>de</strong> la collectivité, NICOLET Cl., Le métier <strong>de</strong> citoy<strong>en</strong> dans la Romerépublicaine, Paris, 1989, p. 288.112 GARAPON A., Essai sur le rituel judiciaire, Odile Jacob, coll. « Opus », Paris,1997, p. 58.113« […] on ne voit pas où “naturellem<strong>en</strong>t” arrêter la prolifération <strong>de</strong> ces <strong>actes</strong> (onpeut <strong>en</strong> distinguer autant que la langue offre au méta<strong>langage</strong> <strong>de</strong> verbes susceptibles<strong>de</strong> les étiqu<strong>et</strong>er : ordonner, exhorter, inciter, interdire, déconseiller, dissua<strong>de</strong>r,flatter, insulter, humilier, insinuer, objecter, concé<strong>de</strong>r, conjecturer,prom<strong>et</strong>tre…) », KERBRAT-ORECCHIONI C., op. cit., p. 206.114Ainsi, sous le chef <strong>de</strong> l’action que le verbe signifie, nous avons r<strong>en</strong>contré lesprincipales forces illocutionnaires inhér<strong>en</strong>tes au statut <strong>de</strong> la phrase telles que les a


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 237même, « ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t » (<strong>et</strong> non seulem<strong>en</strong>t « pot<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t », <strong>en</strong>tant que la situation le perm<strong>et</strong>) un énoncé qui performe l’acte <strong>en</strong>tant qu’Ego le dénomme dans les conditions appropriées. C’estpourquoi, il semble être un cas unique <strong>de</strong> performatif sémantique(tous les autres verbes, comme le plus simple, « dire », ne l’étantqu’<strong>en</strong> situation, c’est-à-dire pragmatiquem<strong>en</strong>t. Or, dans le contexte<strong>de</strong>s actions <strong>de</strong> la loi ou <strong>de</strong> la rogatio du magistrat, agere est déjà <strong>en</strong>situation ; il ne peut donc pas ne pas être un performatif…)L’énoncé formulaire du <strong>droit</strong> archaïque dont le verbe ageredésigne l’action (l’énonciation) correspond point par point auxcaractéristiques que B<strong>en</strong>v<strong>en</strong>iste donne <strong>de</strong> l’énoncé performatif : 1)il est auth<strong>en</strong>tifié comme acte <strong>en</strong> raison <strong>de</strong>s conditions conformesqui l’<strong>en</strong>ceign<strong>en</strong>t ; 2) il est un événem<strong>en</strong>t unique <strong>en</strong> termes d<strong>et</strong>emps <strong>et</strong> <strong>de</strong> lieu ; 3) sa forme linguistique est celle du verbe auprés<strong>en</strong>t <strong>et</strong> à la première personne ; 4) il est sui-référ<strong>en</strong>tiel. 115Endéfinitive, il faut faire att<strong>en</strong>tion que ago n’est pas un synonyme <strong>de</strong>aio ou <strong>de</strong> dico. S’il développe <strong>en</strong> <strong>droit</strong> un sème oral original(puisqu’<strong>en</strong> guise d’énonciation, il « institue » la performativitédans un signe lexical), ce n’est pas pour signifier « je dis », maisbi<strong>en</strong> : « je dis que je dis » !… Ainsi, le consul agissant, i.e.procédant à la rogatio dit : « je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>… ». De même, lesacteurs au procès, quand ils dis<strong>en</strong>t, <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt, ni<strong>en</strong>t ouprovoqu<strong>en</strong>t, ne le font pas simplem<strong>en</strong>t, mais le font <strong>en</strong> tant qu’ils ledis<strong>en</strong>t, redoublem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> la prés<strong>en</strong>ce du suj<strong>et</strong> qui, linguistiquem<strong>en</strong>t,non seulem<strong>en</strong>t énonce, mais s’énonce lui-même : « (je dis que) jedis que c<strong>et</strong> homme est à moi » (hunc ego hominem meum esseaio)... Le verbe implique la prés<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> l’affirmation du suj<strong>et</strong> <strong>de</strong>l’énonciation dans l’action qu’il signifie…isolées Tzv<strong>et</strong>an Todorov : interroger (les questions), ordonner (les impératifs),asserter, avec <strong>de</strong>ux variantes, affirmer <strong>et</strong> nier (les phrases déclaratives) ; TODOROVT., Problèmes <strong>de</strong> l’énonciation, op. cit. (n. 21), p. 7. La singularité du verbe agereest qu’il signifie, précisém<strong>en</strong>t, l’acte d’ém<strong>et</strong>tre, dans <strong>de</strong>s contextes d’énonciationdéterminés, <strong>de</strong> tels énoncés.115 BENVENISTE É., Problèmes…, op. cit., I, p. 273-274 ; pour une réflexion sur lanotion <strong>en</strong> rapport avec le procès <strong>romain</strong> <strong>de</strong>s actions <strong>de</strong> la loi, GARAPON A., op.cit.,p 139, pp. 190-191 (v. ég. note 117) ; DUPONT Fl., La scène juridique,Communications 6 (1977), pp. 62-77, p. 70 sv.Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)


238 ANNETTE RUELLE24. Le sème oral du verbe semble donc pouvoir se décliner <strong>de</strong> lamanière suivante : agir <strong>en</strong> <strong>droit</strong> c’est « dire/avec autorité/dans <strong>de</strong>sconditions déterminées/un énoncé se pr<strong>en</strong>ant lui-même pourréfér<strong>en</strong>ce » 116 . Il prête à la parole dont le verbe signife l’acte uneefficacité singulière, qui n’est pas pour autant une parole magicoreligieuse117ni une parole poétique 118 … L’apparition <strong>et</strong> laspécificité du sème oral du verbe est un phénomène sémantiquepropre à la langue du <strong>droit</strong>. Il est d’autant plus troublant qu’il étaitimprobable au regard du verbe dans la famille <strong>de</strong>s langues indoeuropé<strong>en</strong>nes(où, à ma connaissance, ce glissem<strong>en</strong>t sémantique estunique). S’il s’explique sur <strong>de</strong>s bases linguistiques (l’abs<strong>en</strong>ce dansles langues italiques <strong>de</strong> la racine *werg-), <strong>en</strong>core convi<strong>en</strong>t-ild’actualiser un modèle d’analyse anthropologique qui seul perm<strong>et</strong><strong>de</strong> saisir la substitution qui valut au verbe <strong>de</strong> signifier « énoncer ».Le verbe agere, <strong>en</strong> eff<strong>et</strong>, d’abord (dans le sacrifice), s’énonce luimême,suscitant le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> signifiance propre au discours. Par sonénonciation dans ce contexte, le geste du sacrifice advi<strong>en</strong>t au<strong>langage</strong> auquel il prête son efficacité opératoire au plan <strong>de</strong>srapports sociaux (interindividuels). Ensuite (<strong>en</strong> <strong>droit</strong>), le verbe faitaccé<strong>de</strong>r l’énonciation <strong>en</strong> tant que telle au rang d’action, conçue àla fois comme manifestation linguistique, puisqu’il y a discours, <strong>et</strong>comme fait <strong>de</strong> réalité <strong>en</strong> tant qu’accomplissem<strong>en</strong>t d’acte 119 . Si onreplace ces occurr<strong>en</strong>ces étonnantes dans le contexte <strong>de</strong>s emploisabsolus du verbe <strong>en</strong> latin archaïque, on peut donc faire la synthèsesuivante :116Pour une comparaison avec orare, dont Festus nous dit que les anci<strong>en</strong>s l’ontutilisé pour agere, v. Laur<strong>en</strong>t GAVOILLE cité note 1.117Quelque ressemblantes que soi<strong>en</strong>t la parole magico-religieuse <strong>et</strong> l’énoncéperformatif, il faut, je crois, les distinguer soigneusem<strong>en</strong>t, car l’espace juridique« agonal » à Rome s’inscrit au départ du rite sacrificiel, c’est <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, maiscomme action pure, sous un angle exclusivem<strong>en</strong>t pragmatique, donc, hors le réseau<strong>de</strong> croyances qui supporte la vertu « active » attachée <strong>de</strong> manière immémoriale àla parole magico-religieuse ; cf. GARAPON A., op. cit., pp. 190-191.118 DETIENNE M., Les maîtres <strong>de</strong> vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1973, p. 81sv.119 BENVENISTE É., Problèmes…, op. cit., I, p. 274.


SACRIFICE, ÉNONCIATION ET ACTES DE LANGAGE… 239- S<strong>en</strong>s I. Langue courante : un mouvem<strong>en</strong>t, uneprogression : ago, « je me dirige » ;- S<strong>en</strong>s II. Langue du sacrifice : l’action(implicitem<strong>en</strong>t) <strong>de</strong> frapper : ago « j’agis, j’opère » ;- S<strong>en</strong>s III. Langue du <strong>droit</strong> archaïque : un acte <strong>de</strong><strong>langage</strong> : ago « (je dis que) je dis » ; « (je dis que)je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> » ; « (je dis que) je nie ».25. … Sans compter un <strong>de</strong>rnier emploi absolu archaïque,égalem<strong>en</strong>t issu <strong>de</strong> la langue du <strong>droit</strong>, <strong>et</strong> source d’une généalogiedont le français allait tirer le plus grand avantage… Il s’agit <strong>de</strong>l’emploi du verbe dans l’antique formule <strong>de</strong>s actions <strong>de</strong> bonne foi,telle que nous la rapporte Cicéron, ut inter bonos b<strong>en</strong>e agier (avecun infinitif archaïque propre aux formules juridiques), « comme ilfaut bi<strong>en</strong> se conduire <strong>en</strong>tre hommes <strong>de</strong> bi<strong>en</strong> » 120 . Le s<strong>en</strong>s fort duverbe « énoncer » s’y est estompé, qui ne mainti<strong>en</strong>t l’acc<strong>en</strong>t quesur le « co<strong>de</strong> <strong>de</strong> comportem<strong>en</strong>t » que la parole, dont le verbe aconçu l’action comme un catalyseur d’influ<strong>en</strong>ce personnelle dansla sphère <strong>de</strong> puissants <strong>en</strong>jeux civiques, suscite. Ce glissem<strong>en</strong>tsémantique reflète le passage du <strong>droit</strong> strict (où agere a le s<strong>en</strong>s fort« énoncer ») à la bonne foi, dont le verbe sert à qualifierjuridiquem<strong>en</strong>t la conduite. Avec ce s<strong>en</strong>s absolu non verbal « agir, secomporter, se conduire », le verbe a connu une bonne fortune dansle <strong>langage</strong> courant, <strong>en</strong> latin 121 … <strong>et</strong> <strong>en</strong> français. Le français « agir »<strong>en</strong> hérite au XVIIème siècle, <strong>en</strong> eff<strong>et</strong>, pour un legs qui confère auverbe une construction intransitive qui <strong>de</strong>vi<strong>en</strong>dra <strong>de</strong> règle <strong>en</strong>français 122 … dont l’origine puise directem<strong>en</strong>t aux sources <strong>de</strong>l’expéri<strong>en</strong>ce <strong>romain</strong>e du <strong>droit</strong>.120Cic., Top. 66, 4 ; Off. 3, 61, 10 ; 3, 70, 3 ; Ep. Ad fam. 7, 12, 2, 4.121fréqu<strong>en</strong>t chez Plaute, Tér<strong>en</strong>ce <strong>et</strong> Caton où il est flanqué, le cas échéant, <strong>de</strong>l’adverbe b<strong>en</strong>e ou male, « se comporter bi<strong>en</strong>, mal » ; Tér., Eun. 1006 noncognosco vostrum tam superbum… - sic ago « - Je ne vous connaissais si pleind’orgueil… - Ainsi je suis » ; Plaute, Ep. 340 sic ego ago, sic egerunt nostri ;As. 173 male agis mecum ; Caton, Agr. 162, 7, 1 nihil ag<strong>en</strong>do homines maleagere discunt ; <strong>et</strong>c.122Trésor <strong>de</strong> la langue française, II, 1973, v°agir, p. 146 ; p.151.Revue Internationale <strong>de</strong>s <strong>droit</strong>s <strong>de</strong> l’Antiquité XLIX (2002)

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