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Le tour du monde en quatre-vingts jours - La Bibliothèque ...

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Jules Verne<strong>Le</strong> <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> <strong>en</strong> 80 <strong>jours</strong>BeQ


Jules Verne1828-1905<strong>Le</strong> <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> <strong>en</strong> 80 <strong>jours</strong>roman<strong>La</strong> Bibliothèque électronique <strong>du</strong> QuébecCollection À tous les v<strong>en</strong>tsVolume 125 : version 1.01


Du même auteur, à la BibliothèqueFamille-sans-nom<strong>Le</strong> pays des fourruresVoyage au c<strong>en</strong>tre de laterreUn drame au Mexique, etautres nouvellesDocteur OxUne ville flottanteMaître <strong>du</strong> <strong>monde</strong><strong>Le</strong>s tribulations d’unChinois <strong>en</strong> ChineMichel StrogoffDe la terre à la lune<strong>Le</strong> Phare <strong>du</strong> bout <strong>du</strong><strong>monde</strong>Sans dessus dessousL’Archipel <strong>en</strong> feu<strong>Le</strong>s Indes noires<strong>Le</strong> chemin de FranceL’île à héliceL’école des RobinsonsCésar Cascabel<strong>Le</strong> pilote <strong>du</strong> DanubeHector ServadacMathias Sandorf<strong>Le</strong> sphinx des glacesVoyages et av<strong>en</strong>tures <strong>du</strong>capitaine HatterasCinq semaines <strong>en</strong> ballon<strong>Le</strong>s cinq c<strong>en</strong>t millions dela BégumUn billet de loterie<strong>Le</strong> ChancellorFace au drapeau<strong>Le</strong> Rayon-Vert<strong>La</strong> JangadaL’île mystérieuse<strong>La</strong> maison à vapeur<strong>Le</strong> village aéri<strong>en</strong>Clovis Dard<strong>en</strong>tor


<strong>Le</strong> <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong><strong>en</strong> 80 <strong>jours</strong>


IDans lequel Phileas Fogg et Passepartouts’accept<strong>en</strong>t réciproquem<strong>en</strong>t, l’un comme maître,l’autre comme domestiqueEn l’année 1872, la maison portant le numéro 7 deSaville-row, Burlington Gard<strong>en</strong>s – maison dans laquelleSheridan mourut <strong>en</strong> 1814 –, était habitée par PhileasFogg, esq., l’un des membres les plus singuliers et lesplus remarqués <strong>du</strong> Reform-Club de Londres, bi<strong>en</strong> qu’ilsemblât pr<strong>en</strong>dre à tâche de ne ri<strong>en</strong> faire qui pût attirerl’att<strong>en</strong>tion.À l’un des plus grands orateurs qui honor<strong>en</strong>tl’Angleterre, succédait donc ce Phileas Fogg,personnage énigmatique, dont on ne savait ri<strong>en</strong>, sinonque c’était un fort galant homme et l’un des plus beauxg<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong> de la haute société anglaise.On disait qu’il ressemblait à Byron – par la tête, caril était irréprochable quant aux pieds –, mais un Byron àmoustaches et à favoris, un Byron impassible, qui auraitvécu mille ans sans vieillir.


Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n’était peut-êtrepas Londonner. On ne l’avait jamais vu ni à la Bourse,ni à la Banque, ni dans aucun des comptoirs de la Cité.Ni les bassins ni les docks de Londres n’avai<strong>en</strong>t jamaisreçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ceg<strong>en</strong>tleman ne figurait dans aucun comitéd’administration. Son nom n’avait jamais ret<strong>en</strong>ti dansun collège d’avocats, ni au Temple, ni à Lincoln’s-inn,ni à Gray’s-inn. Jamais il ne plaida ni à la Cour <strong>du</strong>chancelier, ni au Banc de la Reine, ni à l’Échiquier ni<strong>en</strong> Cour ecclésiastique. Il n’était ni in<strong>du</strong>striel, ninégociant, ni marchand, ni agriculteur. Il ne faisaitpartie ni de l’Institution royale de la Grande-Bretagne,ni de l’Institution de Londres, ni de l’Institution desArtisans, ni de l’Institution Russell, ni de l’Institutionlittéraire de l’Ouest, ni de l’Institution <strong>du</strong> Droit, ni decette Institution des Arts et des Sci<strong>en</strong>ces réunis, qui estplacée sous le patronage direct de Sa GracieuseMajesté. Il n’appart<strong>en</strong>ait <strong>en</strong>fin à aucune des nombreusessociétés qui pullul<strong>en</strong>t dans la capitale de l’Angleterre,depuis la Société de l’Armonica jusqu’à la Société<strong>en</strong>tomologique, fondée principalem<strong>en</strong>t dans le but dedétruire les insectes nuisibles.Phileas Fogg était membre <strong>du</strong> Reform-Club, et voilàtout.À qui s’étonnerait de ce qu’un g<strong>en</strong>tleman aussi


mystérieux comptât parmi les membres de cettehonorable association, on répondra qu’il passa sur larecommandation de MM. Baring frères, chez lesquels ilavait un crédit ouvert. De là une certaine « surface »,<strong>du</strong>e à ce que ses chèques étai<strong>en</strong>t régulièrem<strong>en</strong>t payés àvue par le débit de son compte courant invariablem<strong>en</strong>tcréditeur.Ce Phileas Fogg était-il riche ? Incontestablem<strong>en</strong>t.Mais comm<strong>en</strong>t il avait fait fortune, c’est ce que lesmieux informés ne pouvai<strong>en</strong>t dire, et Mr. Fogg était ledernier auquel il convînt de s’adresser pour l’appr<strong>en</strong>dre.En tout cas, il n’était prodigue de ri<strong>en</strong>, mais non avare,car partout où il manquait un appoint pour une chos<strong>en</strong>oble, utile ou généreuse, il l’apportait sil<strong>en</strong>cieusem<strong>en</strong>tet même anonymem<strong>en</strong>t.En somme, ri<strong>en</strong> de moins communicatif que ceg<strong>en</strong>tleman. Il parlait aussi peu que possible, et semblaitd’autant plus mystérieux qu’il était sil<strong>en</strong>cieux.Cep<strong>en</strong>dant sa vie était à jour, mais ce qu’il faisait étaitsi mathématiquem<strong>en</strong>t tou<strong>jours</strong> la même chose, quel’imagination, mécont<strong>en</strong>te, cherchait au-delà.Avait-il voyagé ? C’était probable, car personne nepossédait mieux que lui la carte <strong>du</strong> <strong>monde</strong>. Il n’était<strong>en</strong>droit si reculé dont il ne parût avoir une connaissancespéciale. Quelquefois, mais <strong>en</strong> peu de mots, brefs etclairs, il redressait les mille propos qui circulai<strong>en</strong>t dans


le club au sujet des voyageurs per<strong>du</strong>s ou égarés ; ilindiquait les vraies probabilités, et ses paroles s’étai<strong>en</strong>ttrouvées souv<strong>en</strong>t comme inspirées par une seconde vue,tant l’événem<strong>en</strong>t finissait tou<strong>jours</strong> par les justifier.C’était un homme qui avait dû voyager partout, – <strong>en</strong>esprit, tout au moins.Ce qui était certain toutefois, c’est que, depuis delongues années, Phileas Fogg n’avait pas quittéLondres. Ceux qui avai<strong>en</strong>t l’honneur de le connaître unpeu plus que les autres attestai<strong>en</strong>t que – si ce n’est surce chemin direct qu’il parcourait chaque jour pour v<strong>en</strong>irde sa maison au club – personne ne pouvait prét<strong>en</strong>drel’avoir jamais vu ailleurs. Son seul passe-temps était delire les journaux et de jouer au whist. À ce jeu <strong>du</strong>sil<strong>en</strong>ce, si bi<strong>en</strong> approprié à sa nature, il gagnait souv<strong>en</strong>t,mais ses gains n’<strong>en</strong>trai<strong>en</strong>t jamais dans sa bourse etfigurai<strong>en</strong>t pour une somme importante à son budget decharité. D’ailleurs, il faut le remarquer, Mr. Fogg jouaitévidemm<strong>en</strong>t pour jouer, non pour gagner. <strong>Le</strong> jeu étaitpour lui un combat, une lutte contre une difficulté, maisune lutte sans mouvem<strong>en</strong>t, sans déplacem<strong>en</strong>t, sansfatigue, et cela allait à son caractère.On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni<strong>en</strong>fants, – ce qui peut arriver aux g<strong>en</strong>s les plushonnêtes, – ni par<strong>en</strong>ts ni amis, – ce qui est plus rare <strong>en</strong>vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de


Saville-row, où personne ne pénétrait. De son intérieur,jamais il n’était question. Un seul domestique suffisait àle servir. Déjeunant, dînant au club à des heureschronométriquem<strong>en</strong>t déterminées, dans la même salle, àla même table, ne traitant point ses collègues, n’invitantaucun étranger, il ne r<strong>en</strong>trait chez lui que pour secoucher, à minuit précis, sans jamais user de ceschambres confortables que le Reform-Club ti<strong>en</strong>t à ladisposition des membres <strong>du</strong> cercle. Sur vingt-<strong>quatre</strong>heures, il <strong>en</strong> passait dix à son domicile, soit qu’ildormît, soit qu’il s’occupât de sa toilette. S’il seprom<strong>en</strong>ait, c’était invariablem<strong>en</strong>t, d’un pas égal, dans lasalle d’<strong>en</strong>trée parquetée <strong>en</strong> marqueterie, ou sur lagalerie circulaire, au-dessus de laquelle s’arrondit undôme à vitraux bleus, que support<strong>en</strong>t vingt colonnesioniques <strong>en</strong> porphyre rouge. S’il dînait ou déjeunait,c’étai<strong>en</strong>t les cuisines, le garde-manger, l’office, lapoissonnerie, la laiterie <strong>du</strong> club, qui fournissai<strong>en</strong>t à satable leurs succul<strong>en</strong>tes réserves ; c’étai<strong>en</strong>t lesdomestiques <strong>du</strong> club, graves personnages <strong>en</strong> habit noir,chaussés de souliers à semelles de molleton, qui leservai<strong>en</strong>t dans une porcelaine spéciale et sur unadmirable linge <strong>en</strong> toile de Saxe ; c’étai<strong>en</strong>t les cristauxà moule per<strong>du</strong> <strong>du</strong> club qui cont<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t son sherry, sonporto ou son claret mélangé de cannelle, de capillaire etde cinnamome ; c’était <strong>en</strong>fin la glace <strong>du</strong> club – glacev<strong>en</strong>ue à grands frais des lacs d’Amérique – qui


<strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ait ses boissons dans un satisfaisant état defraîcheur.Si vivre dans ces conditions, c’est être unexc<strong>en</strong>trique, il faut conv<strong>en</strong>ir que l’exc<strong>en</strong>tricité a <strong>du</strong>bon !<strong>La</strong> maison de Saville-row, sans être somptueuse, serecommandait par un extrême confort. D’ailleurs, avecles habitudes invariables <strong>du</strong> locataire, le service s’yré<strong>du</strong>isait à peu. Toutefois, Phileas Fogg exigeait de sonunique domestique une ponctualité, une régularitéextraordinaires. Ce jour-là même, 2 octobre, PhileasFogg avait donné son congé à James Forster – cegarçon s’étant r<strong>en</strong><strong>du</strong> coupable de lui avoir apporté poursa barbe de l’eau à <strong>quatre</strong>-vingt-<strong>quatre</strong> degrésFahr<strong>en</strong>heit au lieu de <strong>quatre</strong>-vingt-six –, et il att<strong>en</strong>daitson successeur, qui devait se prés<strong>en</strong>ter <strong>en</strong>tre onzeheures et onze heures et demie.Phileas Fogg, carrém<strong>en</strong>t assis dans son fauteuil, lesdeux pieds rapprochés comme ceux d’un soldat à laparade, les mains appuyées sur les g<strong>en</strong>oux, le corpsdroit, la tête haute, regardait marcher l’aiguille de lap<strong>en</strong><strong>du</strong>le, – appareil compliqué qui indiquait les heures,les minutes, les secondes, les <strong>jours</strong>, les quantièmes etl’année. À onze heures et demie sonnantes, Mr. Foggdevait, suivant sa quotidi<strong>en</strong>ne habitude, quitter lamaison et se r<strong>en</strong>dre au Reform-Club.


En ce mom<strong>en</strong>t, on frappa à la porte <strong>du</strong> petit salondans lequel se t<strong>en</strong>ait Phileas Fogg.James Forster, le congédié, apparut.« <strong>Le</strong> nouveau domestique », dit-il.Un garçon âgé d’une tr<strong>en</strong>taine d’années se montra etsalua.« Vous êtes Français et vous vous nommez John ? »,lui demanda Phileas Fogg.– Jean, n’<strong>en</strong> déplaise à monsieur, répondit l<strong>en</strong>ouveau v<strong>en</strong>u, Jean Passepartout, un surnom qui m’estresté, et que justifiait mon aptitude naturelle à me tirerd’affaire. Je crois être un honnête garçon, monsieur,mais, pour être franc, j’ai fait plusieurs métiers. J’ai étéchanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de lavoltige comme Léotard, et dansant sur la corde commeBlondin ; puis je suis dev<strong>en</strong>u professeur degymnastique, afin de r<strong>en</strong>dre mes tal<strong>en</strong>ts plus utiles, et,<strong>en</strong> dernier lieu, j’étais serg<strong>en</strong>t de pompiers, à Paris. J’aimême dans mon dossier des inc<strong>en</strong>dies remarquables.Mais voilà cinq ans que j’ai quitté la France et que,voulant goûter de la vie de famille, je suis valet dechambre <strong>en</strong> Angleterre. Or, me trouvant sans place etayant appris que M. Phileas Fogg était l’homme le plusexact et le plus séd<strong>en</strong>taire <strong>du</strong> Royaume-Uni, je me suisprés<strong>en</strong>té chez monsieur avec l’espérance d’y vivre


tranquille et d’oublier jusqu’à ce nom de Passepartout...– Passepartout me convi<strong>en</strong>t, répondit le g<strong>en</strong>tleman.Vous m’êtes recommandé. J’ai de bons r<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>tssur votre compte. Vous connaissez mes conditions ?– Oui, monsieur.– Bi<strong>en</strong>. Quelle heure avez-vous ?– Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, <strong>en</strong>tirant des profondeurs de son gousset une énormemontre d’arg<strong>en</strong>t.– Vous retardez, dit Mr. Fogg.– Que monsieur me pardonne, mais c’estimpossible.– Vous retardez de <strong>quatre</strong> minutes. N’importe. Ilsuffit de constater l’écart. Donc, à partir de ce mom<strong>en</strong>t,onze heures vingt-neuf <strong>du</strong> matin, ce mercredi 2 octobre1872, vous êtes à mon service. »Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de lamain gauche, le plaça sur sa tête avec un mouvem<strong>en</strong>td’automate et disparut sans ajouter une parole.Passepartout <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dit la porte de la rue se fermerune première fois : c’était son nouveau maître quisortait ; puis une seconde fois : c’était son prédécesseur,James Forster, qui s’<strong>en</strong> allait à son <strong>tour</strong>.


Passepartout demeura seul dans la maison deSaville-row.


IIOù Passepartout est convaincuqu’il a <strong>en</strong>fin trouvé son idéal« Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri toutd’abord, j’ai connu chez Mme Tussaud desbonshommes aussi vivants que mon nouveau maître ! »Il convi<strong>en</strong>t de dire ici que les « bonshommes » de MmeTussaud sont des figures de cire, fort visitées à Londres,et auxquelles il ne manque vraim<strong>en</strong>t que la parole.P<strong>en</strong>dant les quelques instants qu’il v<strong>en</strong>aitd’<strong>en</strong>trevoir Phileas Fogg, Passepartout avaitrapidem<strong>en</strong>t, mais soigneusem<strong>en</strong>t examiné son futurmaître. C’était un homme qui pouvait avoir quaranteans, de figure noble et belle, haut de taille, que nedéparait pas un léger embonpoint, blond de cheveux etde favoris, front uni sans appar<strong>en</strong>ces de rides auxtempes, figure plutôt pâle que colorée, d<strong>en</strong>tsmagnifiques. Il paraissait posséder au plus haut degréce que les physionomistes appell<strong>en</strong>t « le repos dansl’action », faculté commune à tous ceux qui font plus de


esogne que de bruit. Calme, flegmatique, l’œil pur, lapaupière immobile, c’était le type achevé de cesAnglais à sang-froid qui se r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t assezfréquemm<strong>en</strong>t dans le Royaume-Uni, et dont AngelicaKauffmann a merveilleusem<strong>en</strong>t r<strong>en</strong><strong>du</strong> sous son pinceaul’attitude un peu académique. Vu dans les divers actesde son exist<strong>en</strong>ce, ce g<strong>en</strong>tleman donnait l’idée d’un êtrebi<strong>en</strong> équilibré dans toutes ses parties, justem<strong>en</strong>tpondéré, aussi parfait qu’un chronomètre de <strong>Le</strong>roy oude Earnshaw. C’est qu’<strong>en</strong> effet, Phileas Fogg étaitl’exactitude personnifiée, ce qui se voyait clairem<strong>en</strong>t à« l’expression de ses pieds et de ses mains », car chezl’homme, aussi bi<strong>en</strong> que chez les animaux, les membreseux-mêmes sont des organes expressifs des passions.Phileas Fogg était de ces g<strong>en</strong>s mathématiquem<strong>en</strong>texacts, qui, jamais pressés et tou<strong>jours</strong> prêts, sontéconomes de leurs pas et de leurs mouvem<strong>en</strong>ts. Il nefaisait pas une <strong>en</strong>jambée de trop, allant tou<strong>jours</strong> par leplus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il nese permettait aucun geste superflu. On ne l’avait jamaisvu ému ni troublé. C’était l’homme le moins hâté <strong>du</strong><strong>monde</strong>, mais il arrivait tou<strong>jours</strong> à temps. Toutefois, oncompr<strong>en</strong>dra qu’il vécût seul et pour ainsi dire <strong>en</strong> dehorsde toute relation sociale. Il savait que dans la vie il fautfaire la part des frottem<strong>en</strong>ts, et comme les frottem<strong>en</strong>tsretard<strong>en</strong>t, il ne se frottait à personne.


Quant à Jean, dit Passepartout, un vrai Parisi<strong>en</strong> deParis, depuis cinq ans qu’il habitait l’Angleterre et yfaisait à Londres le métier de valet de chambre, il avaitcherché vainem<strong>en</strong>t un maître auquel il pût s’attacher.Passepartout n’était point un de ces Frontins ouMascarilles qui, les épaules hautes, le nez au v<strong>en</strong>t, leregard assuré, l’œil sec, ne sont que d’impud<strong>en</strong>ts drôles.Non. Passepartout était un brave garçon, dephysionomie aimable, aux lèvres un peu saillantes,tou<strong>jours</strong> prêtes à goûter ou à caresser, un être doux etserviable, avec une de ces bonnes têtes rondes que l’onaime à voir sur les épaules d’un ami. Il avait les yeuxbleus, le teint animé, la figure assez grasse pour qu’ilpût lui-même voir les pommettes de ses joues, lapoitrine large, la taille forte, une musculaturevigoureuse, et il possédait une force herculé<strong>en</strong>ne queles exercices de sa jeunesse avai<strong>en</strong>t admirablem<strong>en</strong>tdéveloppée. Ses cheveux bruns étai<strong>en</strong>t un peu rageurs.Si les sculpteurs de l’Antiquité connaissai<strong>en</strong>t dix-huitfaçons d’arranger la chevelure de Minerve,Passepartout n’<strong>en</strong> connaissait qu’une pour disposer lasi<strong>en</strong>ne : trois coups de démêloir, et il était coiffé.De dire si le caractère expansif de ce garçons’accorderait avec celui de Phileas Fogg, c’est ce que laprud<strong>en</strong>ce la plus élém<strong>en</strong>taire ne permet pas.Passepartout serait-il ce domestique foncièrem<strong>en</strong>t exact


qu’il fallait à son maître ? On ne le verrait qu’à l’user.Après avoir eu, on le sait, une jeunesse assezvagabonde, il aspirait au repos. Ayant <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> vanter leméthodisme anglais et la froideur proverbiale desg<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong>, il vint chercher fortune <strong>en</strong> Angleterre. Mais,jusqu’alors, le sort l’avait mal servi. Il n’avait pupr<strong>en</strong>dre racine nulle part. II avait fait dix maisons. Danstoutes, on était fantasque, inégal, coureur d’av<strong>en</strong>turesou coureur de pays, – ce qui ne pouvait plus conv<strong>en</strong>ir àPassepartout. Son dernier maître, le jeune LordLongsferry, membre <strong>du</strong> Parlem<strong>en</strong>t, après avoir passéses nuits dans les « oysters-rooms » d’Hay-Market,r<strong>en</strong>trait trop souv<strong>en</strong>t au logis sur les épaules despolicem<strong>en</strong>. Passepartout, voulant avant tout pouvoirrespecter son maître, risqua quelques respectueusesobservations qui fur<strong>en</strong>t mal reçues, et il rompit. Ilapprit, sur les <strong>en</strong>trefaites, que Phileas Fogg, esq.,cherchait un domestique. Il prit des r<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts surce g<strong>en</strong>tleman. Un personnage dont l’exist<strong>en</strong>ce était sirégulière, qui ne découchait pas, qui ne voyageait pas,qui ne s’abs<strong>en</strong>tait jamais, pas même un jour, ne pouvaitque lui conv<strong>en</strong>ir. Il se prés<strong>en</strong>ta et fut admis dans lescirconstances que l’on sait.Passepartout – onze heures et demie étant sonnées –se trouvait donc seul dans la maison de Saville-row.Aussitôt il <strong>en</strong> comm<strong>en</strong>ça l’inspection. Il la parcourut dela cave au gr<strong>en</strong>ier. Cette maison propre, rangée, sévère,


puritaine, bi<strong>en</strong> organisée pour le service, lui plut. Ellelui fit l’effet d’une belle coquille de colimaçon, maisd’une coquille éclairée et chauffée au gaz, carl’hydrogène carburé y suffisait à tous les besoins delumière et de chaleur. Passepartout trouva sans peine,au second étage, la chambre qui lui était destinée. Ellelui convint. Des timbres électriques et des tuyauxacoustiques la mettai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> communication avec lesappartem<strong>en</strong>ts de l’<strong>en</strong>tresol et <strong>du</strong> premier étage. Sur lacheminée, une p<strong>en</strong><strong>du</strong>le électrique correspondait avec lap<strong>en</strong><strong>du</strong>le de la chambre à coucher de Phileas Fogg, et lesdeux appareils battai<strong>en</strong>t au même instant la mêmeseconde.« Cela me va, cela me va ! » se dit Passepartout.Il remarqua aussi, dans sa chambre, une noticeaffichée au-dessus de la p<strong>en</strong><strong>du</strong>le. C’était le programme<strong>du</strong> service quotidi<strong>en</strong>. Il compr<strong>en</strong>ait – depuis huit heures<strong>du</strong> matin, heure réglem<strong>en</strong>taire à laquelle se levaitPhileas Fogg, jusqu’à onze heures et demie, heure àlaquelle il quittait sa maison pour aller déjeuner auReform-Club – tous les détails <strong>du</strong> service, le thé et lesrôties de huit heures vingt-trois, l’eau pour la barbe d<strong>en</strong>euf heures tr<strong>en</strong>te-sept, la coiffure de dix heures moinsvingt, etc. Puis de onze heures et demie <strong>du</strong> matin àminuit – heure à laquelle se couchait le méthodiqueg<strong>en</strong>tleman –, tout était noté, prévu, régularisé.


Passepartout se fit une joie de méditer ce programme etd’<strong>en</strong> graver les divers articles dans son esprit.Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fortbi<strong>en</strong> montée et merveilleusem<strong>en</strong>t comprise. Chaquepantalon, habit ou gilet portait un numéro d’ordrerepro<strong>du</strong>it sur un registre d’<strong>en</strong>trée et de sortie, indiquantla date à laquelle, suivant la saison, ces vêtem<strong>en</strong>tsdevai<strong>en</strong>t être <strong>tour</strong> à <strong>tour</strong> portés. Même réglem<strong>en</strong>tationpour les chaussures. En somme, dans cette maison deSaville-row – qui devait être le temple <strong>du</strong> désordre àl’époque de l’illustre mais dissipé Sheridan –,ameublem<strong>en</strong>t confortable, annonçant une belle aisance.Pas de bibliothèque, pas de livres, qui euss<strong>en</strong>t été sansutilité pour Mr. Fogg, puisque le Reform-Club mettait àsa disposition deux bibliothèques, l’une consacrée auxlettres, l’autre au droit et à la politique. Dans lachambre à coucher, un coffre-fort de moy<strong>en</strong>negrandeur, que sa construction déf<strong>en</strong>dait aussi bi<strong>en</strong> del’inc<strong>en</strong>die que <strong>du</strong> vol. Point d’armes dans la maison,aucun ust<strong>en</strong>sile de chasse ou de guerre. Tout y dénotaitles habitudes les plus pacifiques.Après avoir examiné cette demeure <strong>en</strong> détail,Passepartout se frotta les mains, sa large figures’épanouit, et il répéta joyeusem<strong>en</strong>t :« Cela me va ! voilà mon affaire ! Nous nous<strong>en</strong>t<strong>en</strong>drons parfaitem<strong>en</strong>t, Mr. Fogg et moi ! Un homme


casanier et régulier ! Une véritable mécanique ! Ehbi<strong>en</strong>, je ne suis pas fâché de servir une mécanique ! »


IIIOù s’<strong>en</strong>gage une conversation qui pourracoûter cher à Phileas FoggPhileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row àonze heures et demie, et, après avoir placé cinq c<strong>en</strong>tsoixante-quinze fois son pied droit devant son piedgauche et cinq c<strong>en</strong>t soixante-seize fois son pied gauchedevant son pied droit, il arriva au Reform-Club, vasteédifice, élevé dans Pall-Mall, qui n’a pas coûté moinsde trois millions à bâtir.Phileas Fogg se r<strong>en</strong>dit aussitôt à la salle à manger,dont les neuf f<strong>en</strong>êtres s’ouvrai<strong>en</strong>t sur un beau jardin auxarbres déjà dorés par l’automne. Là, il prit place à latable habituelle où son couvert l’att<strong>en</strong>dait. Son déjeunerse composait d’un hors-d’œuvre, d’un poisson bouillirelevé d’une « reading sauce » de premier choix, d’unroastbeef écarlate agrém<strong>en</strong>té de condim<strong>en</strong>ts« mushroom », d’un gâteau farci de tiges de rhubarbe etde groseilles vertes, d’un morceau de chester, – le toutarrosé de quelques tasses de cet excell<strong>en</strong>t thé,


spécialem<strong>en</strong>t recueilli pour l’office <strong>du</strong> Reform-Club.À midi quarante-sept, ce g<strong>en</strong>tleman se leva et sedirigea vers le grand salon, somptueuse pièce, ornée depeintures richem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>cadrées. Là, un domestique luiremit le Times non coupé, dont Phileas Fogg opéra lelaborieux dépliage avec une sûreté de main qui dénotaitune grande habitude de cette difficile opération. <strong>La</strong>lecture de ce journal occupa Phileas Fogg jusqu’à troisheures quarante-cinq, et celle <strong>du</strong> Standard – qui luisuccéda – <strong>du</strong>ra jusqu’au dîner. Ce repas s’accomplitdans les mêmes conditions que le déjeuner, avecadjonction de « royal british sauce ».À six heures moins vingt, le g<strong>en</strong>tleman reparut dansle grand salon et s’absorba dans la lecture <strong>du</strong> MorningChronicle.Une demi-heure plus tard, divers membres <strong>du</strong>Reform-Club faisai<strong>en</strong>t leur <strong>en</strong>trée et s’approchai<strong>en</strong>t dela cheminée, où brûlait un feu de houille. C’étai<strong>en</strong>t lespart<strong>en</strong>aires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui<strong>en</strong>ragés joueurs de whist : l’ingénieur Andrew Stuart,les banquiers John Sullivan et Samuel Fall<strong>en</strong>tin, lebrasseur Thomas Flanagan, Gauthier Ralph, un desadministrateurs de la Banque d’Angleterre, –personnages riches et considérés, même dans ce clubqui compte parmi ses membres les sommités del’in<strong>du</strong>strie et de la finance.


« Eh bi<strong>en</strong>, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où <strong>en</strong>est cette affaire de vol ?– Eh bi<strong>en</strong>, répondit Andrew Stuart, la Banque <strong>en</strong>sera pour son arg<strong>en</strong>t.– J’espère, au contraire, dit Gauthier Ralph, qu<strong>en</strong>ous mettrons la main sur l’auteur <strong>du</strong> vol. Desinspecteurs de police, g<strong>en</strong>s fort habiles, ont été <strong>en</strong>voyés<strong>en</strong> Amérique et <strong>en</strong> Europe, dans tous les principauxports d’embarquem<strong>en</strong>t et de débarquem<strong>en</strong>t, et il seradifficile à ce monsieur de leur échapper.– Mais on a donc le signalem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> voleur ?demanda Andrew Stuart.– D’abord, ce n’est pas un voleur, réponditsérieusem<strong>en</strong>t Gauthier Ralph.– Comm<strong>en</strong>t, ce n’est pas un voleur, cet indivi<strong>du</strong> quia soustrait cinquante-cinq mille livres <strong>en</strong> bank-notes (1million 375 000 francs) ?– Non, répondit Gauthier Ralph.– C’est donc un in<strong>du</strong>striel ? dit John Sullivan.– <strong>Le</strong> Morning Chronicle assure que c’est ung<strong>en</strong>tleman. »Celui qui fit cette réponse n’était autre que PhileasFogg, dont la tête émergeait alors <strong>du</strong> flot de papieramassé au<strong>tour</strong> de lui. En même temps, Phileas Fogg


salua ses collègues, qui lui r<strong>en</strong>dir<strong>en</strong>t son salut.<strong>Le</strong> fait dont il était question, que les divers journaux<strong>du</strong> Royaume-Uni discutai<strong>en</strong>t avec ardeur, s’étaitaccompli trois <strong>jours</strong> auparavant, le 29 septembre. Uneliasse de bank-notes, formant l’énorme somme decinquante-cinq mille livres, avait été prise sur la tablette<strong>du</strong> caissier principal de la Banque d’Angleterre.À qui s’étonnait qu’un tel vol eût pu s’accompliraussi facilem<strong>en</strong>t, le sous-gouverneur Gauthier Ralph sebornait à répondre qu’à ce mom<strong>en</strong>t même, le caissiers’occupait d’<strong>en</strong>registrer une recette de trois shillings sixp<strong>en</strong>ce, et qu’on ne saurait avoir l’œil à tout.Mais il convi<strong>en</strong>t de faire observer ici – ce qui r<strong>en</strong>d lefait plus explicable – que cet admirable établissem<strong>en</strong>tde « Bank of England » paraît se soucier extrêmem<strong>en</strong>tde la dignité <strong>du</strong> public. Point de gardes, pointd’invalides, point de grillages ! L’or, l’arg<strong>en</strong>t, les billetssont exposés librem<strong>en</strong>t et pour ainsi dire à la merci <strong>du</strong>premier v<strong>en</strong>u. On ne saurait mettre <strong>en</strong> suspicionl’honorabilité d’un passant quelconque. Un desmeilleurs observateurs des usages anglais raconte mêmececi : Dans une des salles de la Banque où il se trouvaitun jour, il eut la curiosité de voir de plus près un lingotd’or pesant sept à huit livres, qui se trouvait exposé surla tablette <strong>du</strong> caissier ; il prit ce lingot, l’examina, lepassa à son voisin, celui-ci à un autre, si bi<strong>en</strong> que le


lingot, de main <strong>en</strong> main, s’<strong>en</strong> alla jusqu’au fond d’uncorridor obscur, et ne revint qu’une demi-heure aprèsrepr<strong>en</strong>dre sa place, sans que le caissier eût seulem<strong>en</strong>tlevé la tête.Mais, le 29 septembre, les choses ne se passèr<strong>en</strong>tpas tout à fait ainsi. <strong>La</strong> liasse de bank-notes ne revintpas, et quand la magnifique horloge, posée au-dessus <strong>du</strong>« drawing-office », sonna à cinq heures la fermeture desbureaux, la Banque d’Angleterre n’avait plus qu’àpasser cinquante-cinq mille livres par le compte deprofits et pertes.<strong>Le</strong> vol bi<strong>en</strong> et dûm<strong>en</strong>t reconnu, des ag<strong>en</strong>ts, des« détectives », choisis parmi les plus habiles, fur<strong>en</strong>t<strong>en</strong>voyés dans les principaux ports, à Liverpool, àGlasgow, au Havre, à Suez, à Brindisi, à New York,etc., avec promesse, <strong>en</strong> cas de succès, d’une prime dedeux mille livres (50 000 F) et cinq pour c<strong>en</strong>t de lasomme qui serait retrouvée. En att<strong>en</strong>dant lesr<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts que devait fournir l’<strong>en</strong>quêteimmédiatem<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>cée, ces inspecteurs avai<strong>en</strong>tpour mission d’observer scrupuleusem<strong>en</strong>t tous lesvoyageurs <strong>en</strong> arrivée ou <strong>en</strong> partance.Or, précisém<strong>en</strong>t, ainsi que le disait le MorningChronicle, on avait lieu de supposer que l’auteur <strong>du</strong> volne faisait partie d’aucune des sociétés de voleursd’Angleterre. P<strong>en</strong>dant cette journée <strong>du</strong> 29 septembre,


un g<strong>en</strong>tleman bi<strong>en</strong> mis, de bonnes manières, l’airdistingué, avait été remarqué, qui allait et v<strong>en</strong>ait dans lasalle des paiem<strong>en</strong>ts, théâtre <strong>du</strong> vol. L’<strong>en</strong>quête avaitpermis de refaire assez exactem<strong>en</strong>t le signalem<strong>en</strong>t de ceg<strong>en</strong>tleman, signalem<strong>en</strong>t qui fut aussitôt adressé à tousles détectives <strong>du</strong> Royaume-Uni et <strong>du</strong> contin<strong>en</strong>t.Quelques bons esprits – et Gauthier Ralph était <strong>du</strong>nombre – se croyai<strong>en</strong>t donc fondés à espérer que levoleur n’échapperait pas.Comme on le p<strong>en</strong>se, ce fait était à l’ordre <strong>du</strong> jour àLondres et dans toute l’Angleterre. On discutait, on sepassionnait pour ou contre les probabilités <strong>du</strong> succès dela police métropolitaine. On ne s’étonnera donc pasd’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre les membres <strong>du</strong> Reform-Club traiter lamême question, d’autant plus que l’un des sousgouverneursde la Banque se trouvait parmi eux.L’honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter<strong>du</strong> résultat des recherches, estimant que la prime offertedevrait singulièrem<strong>en</strong>t aiguiser le zèle et l’intellig<strong>en</strong>cedes ag<strong>en</strong>ts. Mais son collègue, Andrew Stuart, était loinde partager cette confiance. <strong>La</strong> discussion continuadonc <strong>en</strong>tre les g<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong>, qui s’étai<strong>en</strong>t assis à une tablede whist, Stuart devant Flanagan, Fall<strong>en</strong>tin devantPhileas Fogg. P<strong>en</strong>dant le jeu, les joueurs ne parlai<strong>en</strong>tpas, mais <strong>en</strong>tre les robres, la conversation interrompuerepr<strong>en</strong>ait de plus belle.


« Je souti<strong>en</strong>s, dit Andrew Stuart, que les chancessont <strong>en</strong> faveur <strong>du</strong> voleur, qui ne peut manquer d’être unhabile homme !– Allons donc ! répondit Ralph, il n’y a plus un seulpays dans lequel il puisse se réfugier.– Par exemple !– Où voulez-vous qu’il aille ?– Je n’<strong>en</strong> sais ri<strong>en</strong>, répondit Andrew Stuart, mais,après tout, la terre est assez vaste.– Elle l’était autrefois... », dit à mi-voix PhileasFogg. Puis : « À vous de couper, monsieur », ajouta-t-il<strong>en</strong> prés<strong>en</strong>tant les cartes à Thomas Flanagan.<strong>La</strong> discussion fut susp<strong>en</strong><strong>du</strong>e p<strong>en</strong>dant le robre. Maisbi<strong>en</strong>tôt Andrew Stuart la repr<strong>en</strong>ait, disant : « Comm<strong>en</strong>t,autrefois ! Est-ce que la terre a diminué, par hasard ?– Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis del’avis de Mr. Fogg. <strong>La</strong> terre a diminué, puisqu’on laparcourt maint<strong>en</strong>ant dix fois plus vite qu’il y a c<strong>en</strong>t ans.Et c’est ce qui, dans le cas dont nous nous occupons,r<strong>en</strong>dra les recherches plus rapides.– Et r<strong>en</strong>dra plus facile aussi la fuite <strong>du</strong> voleur !– À vous de jouer, monsieur Stuart ! » dit PhileasFogg.Mais l’incré<strong>du</strong>le Stuart n’était pas convaincu, et, la


partie achevée :« Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vousavez trouvé là une manière plaisante de dire que la terrea diminué ! Ainsi parce qu’on <strong>en</strong> fait maint<strong>en</strong>ant le <strong>tour</strong><strong>en</strong> trois mois...– En <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> <strong>jours</strong> seulem<strong>en</strong>t, dit PhileasFogg.– En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, <strong>quatre</strong><strong>vingts</strong><strong>jours</strong>, depuis que la section <strong>en</strong>tre Rothal etAllahabad a été ouverte sur le « Great-Indian p<strong>en</strong>insularrailway », et voici le calcul établi par le MorningChronicle :De Londres à Suez par le Mont-C<strong>en</strong>is etBrindisi, railways et paquebots ...De Suez à Bombay, paquebot ...De Bombay à Calcutta, railway ...De Calcutta à Hong-Kong (Chine),paquebot ...De Hong-Kong à Yokohama (Japon),paquebot ...De Yokohama à San Francisco, paquebot ...7 <strong>jours</strong>13 <strong>jours</strong>3 <strong>jours</strong>13 <strong>jours</strong>6 <strong>jours</strong>22 <strong>jours</strong>


De San Francisco à New York, rail-road ...De New York à Londres, paquebot etrailway ...Total =7 <strong>jours</strong>9 <strong>jours</strong>80 <strong>jours</strong>– Oui, <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> <strong>jours</strong> ! s’écria Andrew Stuart,qui, par inatt<strong>en</strong>tion, coupa une carte maîtresse, maisnon compris le mauvais temps, les v<strong>en</strong>ts contraires, lesnaufrages, les déraillem<strong>en</strong>ts, etc.– Tout compris, répondit Phileas Fogg <strong>en</strong> continuantde jouer, car, cette fois, la discussion ne respectait plusle whist.– Même si les Indous ou les Indi<strong>en</strong>s <strong>en</strong>lèv<strong>en</strong>t lesrails ! s’écria Andrew Stuart, s’ils arrêt<strong>en</strong>t les trains,pill<strong>en</strong>t les fourgons, scalp<strong>en</strong>t les voyageurs !– Tout compris », répondit Phileas Fogg, qui,abattant son jeu, ajouta : « Deux atouts maîtres. »Andrew Stuart, à qui c’était le <strong>tour</strong> de « faire »,ramassa les cartes <strong>en</strong> disant :« Théoriquem<strong>en</strong>t, vous avez raison, monsieur Fogg,mais dans la pratique...– Dans la pratique aussi, monsieur Stuart.– Je voudrais bi<strong>en</strong> vous y voir.


– Il ne ti<strong>en</strong>t qu’à vous. Partons <strong>en</strong>semble.– <strong>Le</strong> Ciel m’<strong>en</strong> préserve ! s’écria Stuart, mais jeparierais bi<strong>en</strong> <strong>quatre</strong> mille livres (100 000 F) qu’un telvoyage, fait dans ces conditions, est impossible.– Très possible, au contraire, répondit Mr. Fogg.– Eh bi<strong>en</strong>, faites-le donc !– <strong>Le</strong> <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> <strong>en</strong> <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> <strong>jours</strong> ?– Oui.– Je le veux bi<strong>en</strong>.– Quand ?– Tout de suite.– C’est de la folie ! s’écria Andrew Stuart, quicomm<strong>en</strong>çait à se vexer de l’insistance de son part<strong>en</strong>aire.T<strong>en</strong>ez ! jouons plutôt.– Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y amaldonne. »Andrew Stuart reprit les cartes d’une main fébrilepuis, tout à coup, les posant sur la table :« Eh bi<strong>en</strong>, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie<strong>quatre</strong> mille livres !...– Mon cher Stuart, dit Fall<strong>en</strong>tin, calmez-vous. C<strong>en</strong>’est pas sérieux.


– Quand je dis : je parie, répondit Andrew Stuart,c’est tou<strong>jours</strong> sérieux.– Soit ! » dit Mr. Fogg. Puis, se <strong>tour</strong>nant vers sescollègues :« J’ai vingt mille livres (500 000 F) déposées chezBaring frères. Je les risquerai volontiers...– Vingt mille livres ! s’écria John Sullivan. Vingtmille livres qu’un retard imprévu peut vous faireperdre !– L’imprévu n’existe pas, répondit simplem<strong>en</strong>tPhileas Fogg.– Mais, monsieur Fogg, ce laps de <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong><strong>jours</strong> n’est calculé que comme un minimum de temps.– Un minimum bi<strong>en</strong> employé suffit à tout.– Mais pour ne pas le dépasser, il faut sautermathématiquem<strong>en</strong>t des railways dans les paquebots, etdes paquebots dans les chemins de fer !– Je sauterai mathématiquem<strong>en</strong>t.– C’est une plaisanterie !– Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand ils’agit d’une chose aussi sérieuse qu’un pari, réponditPhileas Fogg. Je parie vingt mille livres contre quivoudra que je ferai le <strong>tour</strong> de la Terre <strong>en</strong> <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong><strong>jours</strong> ou moins, soit dix-neuf c<strong>en</strong>t vingt heures ou c<strong>en</strong>t


quinze mille deux c<strong>en</strong>ts minutes. Acceptez-vous ?Fall<strong>en</strong>tin, Sullivan, Flanagan et Ralph, après s’être– Nous acceptons, répondir<strong>en</strong>t MM. Stuart,<strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>s.– Bi<strong>en</strong>, dit Mr. Fogg. <strong>Le</strong> train de Douvres part à huitheures quarante-cinq. Je le pr<strong>en</strong>drai.– Ce soir même ? demanda Stuart.– Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc,ajouta-t-il <strong>en</strong> consultant un cal<strong>en</strong>drier de poche, puisquec’est aujourd’hui mercredi 2 octobre, je devrai être dere<strong>tour</strong> à Londres, dans ce salon même <strong>du</strong> Reform-Club,le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq <strong>du</strong>soir, faute de quoi les vingt mille livres déposéesactuellem<strong>en</strong>t à mon crédit chez Baring frères vousapparti<strong>en</strong>dront de fait et de droit, messieurs.– Voici un chèque de pareille somme. »Un procès-verbal <strong>du</strong> pari fut fait et signé sur-lechamppar les six co-intéressés. Phileas Fogg étaitdemeuré froid. Il n’avait certainem<strong>en</strong>t pas parié pourgagner, et n’avait <strong>en</strong>gagé ces vingt mille livres – lamoitié de sa fortune – que parce qu’il prévoyait qu’ilpourrait avoir à dép<strong>en</strong>ser l’autre pour m<strong>en</strong>er à bi<strong>en</strong> cedifficile, pour ne pas dire inexécutable projet. Quant àses adversaires, eux, ils paraissai<strong>en</strong>t émus, non pas àcause de la valeur de l’<strong>en</strong>jeu, mais parce qu’ils se


faisai<strong>en</strong>t une sorte de scrupule de lutter dans cesconditions.Sept heures sonnai<strong>en</strong>t alors. On offrit à Mr. Fogg desusp<strong>en</strong>dre le whist afin qu’il pût faire ses préparatifs dedépart.« Je suis tou<strong>jours</strong> prêt ! » répondit cet impassibleg<strong>en</strong>tleman, et donnant les cartes :« Je re<strong>tour</strong>ne carreau, dit-il. À vous de jouer,monsieur Stuart. »


IVDans lequel Phileas Fogg stupéfiePassepartout, son domestiqueÀ sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, après avoirgagné une vingtaine de guinées au whist, prit congé deses honorables collègues, et quitta le Reform-Club. Àsept heures cinquante, il ouvrait la porte de sa maison etr<strong>en</strong>trait chez lui.Passepartout, qui avait consci<strong>en</strong>cieusem<strong>en</strong>t étudiéson programme, fut assez surpris <strong>en</strong> voyant Mr. Fogg,coupable d’inexactitude, apparaître à cette heureinsolite. Suivant la notice, le locataire de Saville-row nedevait r<strong>en</strong>trer qu’à minuit précis.Phileas Fogg était tout d’abord monté à sa chambre,puis il appela :« Passepartout. »Passepartout ne répondit pas. Cet appel ne pouvaits’adresser à lui. Ce n’était pas l’heure.« Passepartout », reprit Mr. Fogg sans élever la voix


davantage.Passepartout se montra.« C’est la deuxième fois que je vous appelle, dit Mr.Fogg.– Mais il n’est pas minuit, répondit Passepartout, samontre à la main.– Je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous faispas de reproche. Nous partons dans dix minutes pourDouvres et Calais. » Une sorte de grimace s’ébauchasur la ronde face <strong>du</strong> Français. Il était évid<strong>en</strong>t qu’il avaitmal <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>.« Monsieur se déplace ? demanda-t-il.– Oui, répondit Phileas Fogg. Nous allons faire le<strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong>. »Passepartout, l’œil démesurém<strong>en</strong>t ouvert, lapaupière et le sourcil surélevés, les bras dét<strong>en</strong><strong>du</strong>s, lecorps affaissé, prés<strong>en</strong>tait alors tous les symptômes del’étonnem<strong>en</strong>t poussé jusqu’à la stupeur.« <strong>Le</strong> <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> ! murmura-t-il.– En <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> <strong>jours</strong>, répondit Mr. Fogg. Ainsi,nous n’avons pas un instant à perdre.– Mais les malles ?... dit Passepartout, qui balançaitinconsciemm<strong>en</strong>t sa tête de droite et de gauche.


– Pas de malles. Un sac de nuit seulem<strong>en</strong>t. Dedans,deux chemises de laine, trois paires de bas. Autant pourvous. Nous achèterons <strong>en</strong> route. Vous desc<strong>en</strong>drez monmackintosh et ma couverture de voyage. Ayez debonnes chaussures. D’ailleurs, nous marcherons peu oupas. Allez. »Passepartout aurait voulu répondre. Il ne put. Ilquitta la chambre de Mr. Fogg, monta dans la si<strong>en</strong>ne,tomba sur une chaise, et employant une phrase assezvulgaire de son pays :« Ah ! bi<strong>en</strong>, se dit-il, elle est forte, celle-là ! Moi quivoulais rester tranquille !... »Et, machinalem<strong>en</strong>t, il fit ses préparatifs de départ.<strong>Le</strong> <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> <strong>en</strong> <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> <strong>jours</strong> ! Avait-ilaffaire à un fou ? Non... C’était une plaisanterie ? Onallait à Douvres, bi<strong>en</strong>. À Calais, soit. Après tout, cela nepouvait notablem<strong>en</strong>t contrarier le brave garçon, qui,depuis cinq ans, n’avait pas foulé le sol de la patrie.Peut-être même irait-on jusqu’à Paris, et, ma foi, ilreverrait avec plaisir la grande capitale. Mais,certainem<strong>en</strong>t, un g<strong>en</strong>tleman aussi ménager de ses pass’arrêterait là... Oui, sans doute, mais il n’<strong>en</strong> était pasmoins vrai qu’il partait, qu’il se déplaçait, ceg<strong>en</strong>tleman, si casanier jusqu’alors !À huit heures, Passepartout avait préparé le modestesac qui cont<strong>en</strong>ait sa garde-robe et celle de son maître ;


puis, l’esprit <strong>en</strong>core troublé, il quitta sa chambre, dont ilferma soigneusem<strong>en</strong>t la porte, et il rejoignit Mr. Fogg.Mr. Fogg était prêt. Il portait sous son bras leBradshaw’s contin<strong>en</strong>tal railway steam transit andg<strong>en</strong>eral guide, qui devait lui fournir toutes lesindications nécessaires à son voyage. Il prit le sac desmains de Passepartout, l’ouvrit et y glissa une forteliasse de ces belles bank-notes qui ont cours dans tousles pays.« Vous n’avez ri<strong>en</strong> oublié ? demanda-t-il.– Ri<strong>en</strong>, monsieur.– Mon mackintosh et ma couverture ?– <strong>Le</strong>s voici.– Bi<strong>en</strong>, pr<strong>en</strong>ez ce sac. » Mr. Fogg remit le sac àPassepartout.« Et ayez-<strong>en</strong> soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livresdedans (500 000 F). »<strong>Le</strong> sac faillit s’échapper des mains de Passepartout,comme si les vingt mille livres euss<strong>en</strong>t été <strong>en</strong> or et peséconsidérablem<strong>en</strong>t.<strong>Le</strong> maître et le domestique desc<strong>en</strong>dir<strong>en</strong>t alors, et laporte de la rue fut fermée à double <strong>tour</strong>.Une station de voitures se trouvait à l’extrémité deSaville-row. Phileas Fogg et son domestique montèr<strong>en</strong>t


dans un cab, qui se dirigea rapidem<strong>en</strong>t vers la gare deCharing-Cross, à laquelle aboutit un desembranchem<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> South-Eastern-railway.À huit heures vingt, le cab s’arrêta devant la grillede la gare. Passepartout sauta à terre. Son maître lesuivit et paya le cocher.En ce mom<strong>en</strong>t, une pauvre m<strong>en</strong>diante, t<strong>en</strong>ant un<strong>en</strong>fant à la main, pieds nus dans la boue, coiffée d’unchapeau dép<strong>en</strong>aillé auquel p<strong>en</strong>dait une plumelam<strong>en</strong>table, un châle <strong>en</strong> loques sur ses haillons,s’approcha de Mr. Fogg et lui demanda l’aumône.Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu’ilv<strong>en</strong>ait de gagner au whist, et, les prés<strong>en</strong>tant à lam<strong>en</strong>diante :« T<strong>en</strong>ez, ma brave femme, dit-il, je suis cont<strong>en</strong>t devous avoir r<strong>en</strong>contrée ! »Puis il passa. Passepartout eut comme une s<strong>en</strong>sationd’humidité au<strong>tour</strong> de la prunelle. Son maître avait faitun pas dans son cœur.Mr. Fogg et lui <strong>en</strong>trèr<strong>en</strong>t aussitôt dans la grandesalle de la gare. Là, Phileas Fogg donna à Passepartoutl’ordre de pr<strong>en</strong>dre deux billets de première classe pourParis. Puis, se re<strong>tour</strong>nant, il aperçut ses cinq collègues<strong>du</strong> Reform-Club.« Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas


apposés sur un passeport que j’emporte à cet effet vouspermettront, au re<strong>tour</strong>, de contrôler mon itinéraire.– Oh ! monsieur Fogg, répondit polim<strong>en</strong>t GauthierRalph, c’est inutile. Nous nous <strong>en</strong> rapporterons à votrehonneur de g<strong>en</strong>tleman !– Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg.– Vous n’oubliez pas que vous devez être rev<strong>en</strong>u ?...fit observer Andrew Stuart.– Dans <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> <strong>jours</strong>, répondit Mr. Fogg, lesamedi 21 décembre 1872, à huit heures quarante-cinqminutes <strong>du</strong> soir. Au revoir, messieurs. »À huit heures quarante, Phileas Fogg et sondomestique prir<strong>en</strong>t place dans le même compartim<strong>en</strong>t.À huit heures quarante-cinq, un coup de sifflet ret<strong>en</strong>tit,et le train se mit <strong>en</strong> marche.<strong>La</strong> nuit était noire. II tombait une pluie fine. PhileasFogg, accoté dans son coin, ne parlait pas. Passepartout,<strong>en</strong>core abasourdi, pressait machinalem<strong>en</strong>t contre lui lesac aux bank-notes.Mais le train n’avait pas dépassé Syd<strong>en</strong>ham, quePassepartout poussait un véritable cri de désespoir !« Qu’avez-vous ? demanda Mr. Fogg.– Il y a... que... dans ma précipitation... montrouble... j’ai oublié...


– Quoi ?– D’éteindre le bec de gaz de ma chambre !– Eh bi<strong>en</strong>, mon garçon, répondit froidem<strong>en</strong>t Mr.Fogg, il brûle à votre compte ! »


VDans lequel une nouvelle valeur apparaîtsur la place de LondresPhileas Fogg, <strong>en</strong> quittant Londres, ne se doutaitguère, sans doute, <strong>du</strong> grand ret<strong>en</strong>tissem<strong>en</strong>t qu’allaitprovoquer son départ. <strong>La</strong> nouvelle <strong>du</strong> pari se répanditd’abord dans le Reform-Club, et pro<strong>du</strong>isit une véritableémotion parmi les membres de l’honorable cercle. Puis,<strong>du</strong> club, cette émotion passa aux journaux par la voiedes reporters, et des journaux au public de Londres etde tout le Royaume-Uni.Cette « question <strong>du</strong> <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> » fut comm<strong>en</strong>tée,discutée, disséquée, avec autant de passion et d’ardeurque s’il se fût agi d’une nouvelle affaire de l’Alabama.<strong>Le</strong>s uns prir<strong>en</strong>t parti pour Phileas Fogg, les autres – etils formèr<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong>tôt une majorité considérable – seprononcèr<strong>en</strong>t contre lui. Ce <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> à accomplir,autrem<strong>en</strong>t qu’<strong>en</strong> théorie et sur le papier, dans ceminimum de temps, avec les moy<strong>en</strong>s de communicationactuellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> usage, ce n’était pas seulem<strong>en</strong>t


impossible, c’était ins<strong>en</strong>sé !<strong>Le</strong> Times, le Standard, l’Ev<strong>en</strong>ing Star, le MorningChronicle, et vingt autres journaux de grande publicité,se déclarèr<strong>en</strong>t contre Mr. Fogg. Seul, le DailyTelegraph le soutint dans une certaine mesure. PhileasFogg fut généralem<strong>en</strong>t traité de maniaque, de fou, et sescollègues <strong>du</strong> Reform-Club fur<strong>en</strong>t blâmés d’avoir t<strong>en</strong>uce pari, qui accusait un affaiblissem<strong>en</strong>t dans les facultésm<strong>en</strong>tales de son auteur.Des articles extrêmem<strong>en</strong>t passionnés, mais logiques,parur<strong>en</strong>t sur la question. On sait l’intérêt que l’on porte<strong>en</strong> Angleterre à tout ce qui touche à la géographie.Aussi n’était-il pas un lecteur, à quelque classe qu’ilappartint, qui ne dévorât les colonnes consacrées au casde Phileas Fogg.P<strong>en</strong>dant les premiers <strong>jours</strong>, quelques espritsaudacieux – les femmes principalem<strong>en</strong>t – fur<strong>en</strong>t pourlui, surtout quand l’Illustrated London News eut publiéson portrait d’après sa photographie déposée auxarchives <strong>du</strong> Reform-Club. Certains g<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong> osai<strong>en</strong>tdire : « Hé ! hé ! pourquoi pas, après tout ? On a vu deschoses plus extraordinaires ! » C’étai<strong>en</strong>t surtout leslecteurs <strong>du</strong> Daily Telegraph. Mais on s<strong>en</strong>tit bi<strong>en</strong>tôt quece journal lui-même comm<strong>en</strong>çait à faiblir.En effet, un long article parut le 7 octobre dans leBulletin de la Société royale de géographie. Il traita la


question à tous les points de vue, et démontraclairem<strong>en</strong>t la folie de l’<strong>en</strong>treprise. D’après cet article,tout était contre le voyageur, obstacles de l’homme,obstacles de la nature. Pour réussir dans ce projet, ilfallait admettre une concordance miraculeuse desheures de départ et d’arrivée, concordance qui n’existaitpas, qui ne pouvait pas exister. À la rigueur, et <strong>en</strong>Europe, où il s’agit de parcours d’une longueurrelativem<strong>en</strong>t médiocre, on peut compter sur l’arrivéedes trains à heure fixe ; mais quand ils emploi<strong>en</strong>t trois<strong>jours</strong> à traverser l’Inde, sept <strong>jours</strong> à traverser les États-Unis, pouvait-on fonder sur leur exactitude les élém<strong>en</strong>tsd’un tel problème ? Et les accid<strong>en</strong>ts de machine, lesdéraillem<strong>en</strong>ts, les r<strong>en</strong>contres, la mauvaise saison,l’accumulation des neiges, est-ce que tout n’était pascontre Phileas Fogg ? Sur les paquebots, ne setrouverait-il pas, p<strong>en</strong>dant l’hiver, à la merci des coupsde v<strong>en</strong>t ou des brouillards ? Est-il donc si rare que lesmeilleurs marcheurs des lignes transocéani<strong>en</strong>neséprouv<strong>en</strong>t des retards de deux ou trois <strong>jours</strong> ? Or, ilsuffisait d’un retard, un seul, pour que la chaîne decommunications fût irréparablem<strong>en</strong>t brisée. Si PhileasFogg manquait, ne fût-ce que de quelques heures, ledépart d’un paquebot, il serait forcé d’att<strong>en</strong>dre lepaquebot suivant, et par cela même son voyage étaitcompromis irrévocablem<strong>en</strong>t.L’article fit grand bruit. Presque tous les journaux le


epro<strong>du</strong>isir<strong>en</strong>t, et les actions de Phileas Fogg baissèr<strong>en</strong>tsingulièrem<strong>en</strong>t.P<strong>en</strong>dant les premiers <strong>jours</strong> qui suivir<strong>en</strong>t le départ <strong>du</strong>g<strong>en</strong>tleman, d’importantes affaires s’étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>gagées sur« l’aléa » de son <strong>en</strong>treprise. On sait ce qu’est le <strong>monde</strong>des parieurs <strong>en</strong> Angleterre, <strong>monde</strong> plus intellig<strong>en</strong>t, plusrelevé que celui des joueurs. Parier est dans letempéram<strong>en</strong>t anglais. Aussi, non seulem<strong>en</strong>t les diversmembres <strong>du</strong> Reform-Club établir<strong>en</strong>t-ils des parisconsidérables pour ou contre Phileas Fogg, mais lamasse <strong>du</strong> public <strong>en</strong>tra dans le mouvem<strong>en</strong>t. Phileas Foggfut inscrit comme un cheval de course, à une sorte destud-book. On <strong>en</strong> fit aussi une valeur de bourse, qui futimmédiatem<strong>en</strong>t cotée sur la place de Londres. Ondemandait, on offrait <strong>du</strong> « Phileas Fogg » ferme ou àprime, et il se fit des affaires énormes. Mais cinq <strong>jours</strong>après son départ, après l’article <strong>du</strong> Bulletin de laSociété de géographie, les offres comm<strong>en</strong>cèr<strong>en</strong>t àaffluer. <strong>Le</strong> Phileas Fogg baissa. On l’offrit par paquets.Pris d’abord à cinq, puis à dix, on ne le prit plus qu’àvingt, à cinquante, à c<strong>en</strong>t !Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieuxparalytique, Lord Albermale. L’honorable g<strong>en</strong>tleman,cloué sur son fauteuil, eût donné sa fortune pourpouvoir faire le <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong>, même <strong>en</strong> dix ans ! et ilparia cinq mille livres (100 000 F) <strong>en</strong> faveur de Phileas


Fogg. Et quand, <strong>en</strong> même temps que la sottise <strong>du</strong> projet,on lui <strong>en</strong> démontrait l’inutilité, il se cont<strong>en</strong>tait derépondre : « Si la chose est faisable, il est bon que cesoit un Anglais qui le premier l’ait faite ! »Or, on <strong>en</strong> était là, les partisans de Phileas Fogg seraréfiai<strong>en</strong>t de plus <strong>en</strong> plus ; tout le <strong>monde</strong>, et non sansraison, se mettait contre lui ; on ne le pr<strong>en</strong>ait plus qu’àc<strong>en</strong>t cinquante, à deux c<strong>en</strong>ts contre un, quand, sept<strong>jours</strong> après son départ, un incid<strong>en</strong>t, complètem<strong>en</strong>tinatt<strong>en</strong><strong>du</strong>, fit qu’on ne le prit plus <strong>du</strong> tout.En effet, p<strong>en</strong>dant cette journée, à neuf heures <strong>du</strong>soir, le directeur de la police métropolitaine avait reçuune dépêche télégraphique ainsi conçue :Suez à Londres.Rowan, directeur police, administration c<strong>en</strong>trale,Scotland place.Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. Envoyezsans retard mandat d’arrestation à Bombay (Indeanglaise).FIX, détective.L’effet de cette dépêche fut immédiat. L’honorableg<strong>en</strong>tleman disparut pour faire place au voleur de bank-


notes. Sa photographie, déposée au Reform-Club aveccelles de tous ses collègues, fut examinée. Ellerepro<strong>du</strong>isait trait pour trait l’homme dont lesignalem<strong>en</strong>t avait été fourni par l’<strong>en</strong>quête. On rappelace que l’exist<strong>en</strong>ce de Phileas Fogg avait de mystérieux,son isolem<strong>en</strong>t, son départ subit, et il parut évid<strong>en</strong>t quece personnage, prétextant un voyage au<strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong>et l’appuyant sur un pari ins<strong>en</strong>sé, n’avait eu d’autre butque de dépister les ag<strong>en</strong>ts de la police anglaise.


VIDans lequel l’ag<strong>en</strong>t Fix montre uneimpati<strong>en</strong>ce bi<strong>en</strong> légitimeVoici dans quelles circonstances avait été lancéecette dépêche concernant le sieur Phileas Fogg.<strong>Le</strong> mercredi 9 octobre, on att<strong>en</strong>dait pour onze heures<strong>du</strong> matin, à Suez, le paquebot Mongolia, de laCompagnie péninsulaire et ori<strong>en</strong>tale, steamer <strong>en</strong> fer àhélice et à spardeck, jaugeant deux mille huit c<strong>en</strong>tstonnes et possédant une force nominale de cinq c<strong>en</strong>tschevaux.<strong>Le</strong> Mongolia faisait régulièrem<strong>en</strong>t les voyages deBrindisi à Bombay par le canal de Suez. C’était un desplus rapides marcheurs de la Compagnie, et les vitessesréglem<strong>en</strong>taires, soit dix milles à l’heure <strong>en</strong>tre Brindisiet Suez, et neuf milles cinquante-trois c<strong>en</strong>tièmes <strong>en</strong>treSuez et Bombay, il les avait tou<strong>jours</strong> dépassées.En att<strong>en</strong>dant l’arrivée <strong>du</strong> Mongolia, deux hommesse prom<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t sur le quai au milieu de la fouled’indigènes et d’étrangers qui afflu<strong>en</strong>t dans cette ville,


naguère une bourgade, à laquelle la grande œuvre de M.de <strong>Le</strong>sseps assure un av<strong>en</strong>ir considérable.De ces deux hommes, l’un était l’ag<strong>en</strong>t consulaire<strong>du</strong> Royaume-Uni, établi à Suez, qui – <strong>en</strong> dépit desfâcheux pronostics <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t britannique et dessinistres prédictions de l’ingénieur Steph<strong>en</strong>son – voyaitchaque jour des navires anglais traverser ce canal,abrégeant ainsi de moitié l’anci<strong>en</strong>ne route del’Angleterre aux Indes par le cap de Bonne-Espérance.L’autre était un petit homme maigre, de figure assezintellig<strong>en</strong>te, nerveux, qui contractait avec unepersistance remarquable ses muscles sourciliers. Àtravers ses longs cils brillait un œil très vif, mais dont ilsavait à volonté éteindre l’ardeur. En ce mom<strong>en</strong>t, ildonnait certaines marques d’impati<strong>en</strong>ce, allant, v<strong>en</strong>ant,ne pouvant t<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> place.Cet homme se nommait Fix, et c’était un de ces« détectives » ou ag<strong>en</strong>ts de police anglais, qui avai<strong>en</strong>tété <strong>en</strong>voyés dans les divers ports, après le vol commis àla Banque d’Angleterre. Ce Fix devait surveiller avec leplus grand soin tous les voyageurs pr<strong>en</strong>ant la route deSuez, et si l’un d’eux lui semblait suspect, le « filer » <strong>en</strong>att<strong>en</strong>dant un mandat d’arrestation.Précisém<strong>en</strong>t, depuis deux <strong>jours</strong>, Fix avait reçu <strong>du</strong>directeur de la police métropolitaine le signalem<strong>en</strong>t del’auteur présumé <strong>du</strong> vol. C’était celui de ce personnage


distingué et bi<strong>en</strong> mis que l’on avait observé dans lasalle des paiem<strong>en</strong>ts de la Banque.<strong>Le</strong> détective, très alléché évidemm<strong>en</strong>t par la forteprime promise <strong>en</strong> cas de succès, att<strong>en</strong>dait donc avec uneimpati<strong>en</strong>ce facile à compr<strong>en</strong>dre l’arrivée <strong>du</strong> Mongolia.« Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-ilpour la dixième fois, que ce bateau ne peut tarder ?– Non, monsieur Fix, répondit le consul. Il a étésignalé hier au large de Port-Saïd, et les c<strong>en</strong>t soixantekilomètres <strong>du</strong> canal ne compt<strong>en</strong>t pas pour un telmarcheur. Je vous répète que le Mongolia a tou<strong>jours</strong>gagné la prime de vingt-cinq livres que legouvernem<strong>en</strong>t accorde pour chaque avance de vingt<strong>quatre</strong>heures sur les temps réglem<strong>en</strong>taires.– Ce paquebot vi<strong>en</strong>t directem<strong>en</strong>t de Brindisi ?demanda Fix.– De Brindisi même, où il a pris la malle des Indes,de Brindisi qu’il a quitté samedi à cinq heures <strong>du</strong> soir.Ainsi ayez pati<strong>en</strong>ce, il ne peut tarder à arriver. Mais j<strong>en</strong>e sais vraim<strong>en</strong>t pas comm<strong>en</strong>t, avec le signalem<strong>en</strong>t quevous avez reçu, vous pourrez reconnaître votre homme,s’il est à bord <strong>du</strong> Mongolia.– Monsieur le consul, répondit Fix, ces g<strong>en</strong>s-là, onles s<strong>en</strong>t plutôt qu’on ne les reconnaît. C’est <strong>du</strong> flairqu’il faut avoir, et le flair est comme un s<strong>en</strong>s spécial


auquel concour<strong>en</strong>t l’ouïe, la vue et l’odorat. J’ai arrêtédans ma vie plus d’un de ces g<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong>, et pourvu quemon voleur soit à bord, je vous réponds qu’il ne meglissera pas <strong>en</strong>tre les mains.– Je le souhaite, monsieur Fix, car il s’agit d’un volimportant.– Un vol magnifique, répondit l’ag<strong>en</strong>t <strong>en</strong>thousiasmé.Cinquante-cinq mille livres ! Nous n’avons pas souv<strong>en</strong>tde pareilles aubaines ! <strong>Le</strong>s voleurs devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>tmesquins ! <strong>La</strong> race des Sheppard s’étiole ! On se faitp<strong>en</strong>dre maint<strong>en</strong>ant pour quelques shillings !– Monsieur Fix, répondit le consul, vous parlezd’une telle façon que je vous souhaite vivem<strong>en</strong>t deréussir ; mais, je vous le répète, dans les conditions oùvous êtes, je crains que ce ne soit difficile. Savez-vousbi<strong>en</strong> que, d’après le signalem<strong>en</strong>t que vous avez reçu, cevoleur ressemble absolum<strong>en</strong>t à un honnête homme.– Monsieur le consul, répondit dogmatiquem<strong>en</strong>tl’inspecteur de police, les grands voleurs ressembl<strong>en</strong>ttou<strong>jours</strong> à d’honnêtes g<strong>en</strong>s. Vous compr<strong>en</strong>ez bi<strong>en</strong> queceux qui ont des figures de coquins n’ont qu’un parti àpr<strong>en</strong>dre, c’est de rester probes, sans cela ils se ferai<strong>en</strong>tarrêter. <strong>Le</strong>s physionomies honnêtes, ce sont celles-làqu’il faut dévisager surtout. Travail difficile, j’<strong>en</strong>convi<strong>en</strong>s, et qui n’est plus <strong>du</strong> métier, mais de l’art. »


On voit que ledit Fix ne manquait pas d’une certainedose d’amour-propre.Cep<strong>en</strong>dant le quai s’animait peu à peu. Marins dediverses nationalités, commerçants, courtiers, portefaix,fellahs, y affluai<strong>en</strong>t. L’arrivée <strong>du</strong> paquebot étaitévidemm<strong>en</strong>t prochaine.<strong>Le</strong> temps était assez beau, mais l’air froid, par cev<strong>en</strong>t d’est. Quelques minarets se dessinai<strong>en</strong>t au-dessusde la ville sous les pâles rayons <strong>du</strong> soleil. Vers le sud,une jetée longue de deux mille mètres s’allongeaitcomme un bras sur la rade de Suez. À la surface de lamer Rouge roulai<strong>en</strong>t plusieurs bateaux de pêche ou decabotage, dont quelques-uns ont conservé dans leursfaçons l’élégant gabarit de la galère antique.Tout <strong>en</strong> circulant au milieu de ce populaire, Fix, parune habitude de sa profession, dévisageait les passantsd’un rapide coup d’œil.Il était alors dix heures et demie.« Mais il n’arrivera pas, ce paquebot ! s’écria-t-il <strong>en</strong><strong>en</strong>t<strong>en</strong>dant sonner l’horloge <strong>du</strong> port.– Il ne peut être éloigné, répondit le consul.– Combi<strong>en</strong> de temps stationnera-t-il à Suez ?demanda Fix.– Quatre heures. <strong>Le</strong> temps d’embarquer son


charbon. De Suez à Ad<strong>en</strong>, à l’extrémité de la merRouge, on compte treize c<strong>en</strong>t dix milles, et il faut faireprovision de combustible.– Et de Suez, ce bateau va directem<strong>en</strong>t à Bombay ?demanda Fix.– Directem<strong>en</strong>t, sans rompre charge.– Eh bi<strong>en</strong>, dit Fix, si le voleur a pris cette route et cebateau, il doit <strong>en</strong>trer dans son plan de débarquer à Suez,afin de gagner par une autre voie les possessionshollandaises ou françaises de l’Asie. Il doit bi<strong>en</strong> savoirqu’il ne serait pas <strong>en</strong> sûreté dans l’Inde, qui est uneterre anglaise.– À moins que ce ne soit un homme très fort,répondit le consul. Vous le savez, un criminel anglaisest tou<strong>jours</strong> mieux caché à Londres qu’il ne le serait àl’étranger. »Sur cette réflexion, qui donna fort à réfléchir àl’ag<strong>en</strong>t, le consul regagna ses bureaux, situés à peu dedistance. L’inspecteur de police demeura seul, prisd’une impati<strong>en</strong>ce nerveuse, avec ce press<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t assezbizarre que son voleur devait se trouver à bord <strong>du</strong>Mongolia, – et <strong>en</strong> vérité, si ce coquin avait quittél’Angleterre avec l’int<strong>en</strong>tion de gagner le NouveauMonde, la route des Indes, moins surveillée ou plusdifficile à surveiller que celle de l’Atlantique, devait


avoir obt<strong>en</strong>u sa préfér<strong>en</strong>ce.Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. Devifs coups de sifflet annoncèr<strong>en</strong>t l’arrivée <strong>du</strong> paquebot.Toute la horde des portefaix et des fellahs se précipitavers le quai dans un tumulte un peu inquiétant pour lesmembres et les vêtem<strong>en</strong>ts des passagers. Une dizaine decanots se détachèr<strong>en</strong>t de la rive et allèr<strong>en</strong>t au-devant <strong>du</strong>Mongolia.Bi<strong>en</strong>tôt on aperçut la gigantesque coque <strong>du</strong>Mongolia, passant <strong>en</strong>tre les rives <strong>du</strong> canal, et onzeheures sonnai<strong>en</strong>t quand le steamer vint mouiller <strong>en</strong>rade, p<strong>en</strong>dant que sa vapeur fusait à grand bruit par lestuyaux d’échappem<strong>en</strong>t.<strong>Le</strong>s passagers étai<strong>en</strong>t assez nombreux à bord.Quelques-uns restèr<strong>en</strong>t sur le spardeck à contempler lepanorama pittoresque de la ville ; mais la plupartdébarquèr<strong>en</strong>t dans les canots qui étai<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>us accosterle Mongolia.Fix examinait scrupuleusem<strong>en</strong>t tous ceux quimettai<strong>en</strong>t pied à terre. En ce mom<strong>en</strong>t, l’un d’euxs’approcha de lui, après avoir vigoureusem<strong>en</strong>t repousséles fellahs qui l’assaillai<strong>en</strong>t de leurs offres de service, etil lui demanda fort polim<strong>en</strong>t s’il pouvait lui indiquer lesbureaux de l’ag<strong>en</strong>t consulaire anglais. Et <strong>en</strong> mêmetemps ce passager prés<strong>en</strong>tait un passeport sur lequel ildésirait sans doute faire apposer le visa britannique.


Fix, instinctivem<strong>en</strong>t, prit le passeport, et, d’unrapide coup d’œil, il <strong>en</strong> lut le signalem<strong>en</strong>t.Un mouvem<strong>en</strong>t involontaire faillit lui échapper. <strong>La</strong>feuille trembla dans sa main. <strong>Le</strong> signalem<strong>en</strong>t libellé surle passeport était id<strong>en</strong>tique à celui qu’il avait reçu <strong>du</strong>directeur de la police métropolitaine.« Ce passeport n’est pas le vôtre ? dit-il au passager.– Non, répondit celui-ci, c’est le passeport de monmaître.– Et votre maître ?– Il est resté à bord.– Mais, reprit l’ag<strong>en</strong>t, il faut qu’il se prés<strong>en</strong>te <strong>en</strong>personne aux bureaux <strong>du</strong> consulat afin d’établir sonid<strong>en</strong>tité.– Quoi ! cela est nécessaire ?– Indisp<strong>en</strong>sable.– Et où sont ces bureaux ?– Là, au coin de la place, répondit l’inspecteur <strong>en</strong>indiquant une maison éloignée de deux c<strong>en</strong>ts pas.– Alors, je vais aller chercher mon maître, à quipourtant cela ne plaira guère de se déranger ! »Là-dessus, le passager salua Fix et re<strong>tour</strong>na à bord<strong>du</strong> steamer.


VIIQui témoigne une fois de plus de l’inutilité despasseports <strong>en</strong> matière de policeL’inspecteur redesc<strong>en</strong>dit sur le quai et se dirigearapidem<strong>en</strong>t vers les bureaux <strong>du</strong> consul. Aussitôt, et sursa demande pressante, il fut intro<strong>du</strong>it près de cefonctionnaire.« Monsieur le consul, lui dit-il sans autre préambule,j’ai de fortes présomptions de croire que notre homme apris passage à bord <strong>du</strong> Mongolia. »Et Fix raconta ce qui s’était passé <strong>en</strong>tre cedomestique et lui à propos <strong>du</strong> passeport.« Bi<strong>en</strong>, monsieur Fix, répondit le consul, je ne seraispas fâché de voir la figure de ce coquin. Mais peut-êtr<strong>en</strong>e se prés<strong>en</strong>tera-t-il pas à mon bureau, s’il est ce quevous supposez. Un voleur n’aime pas à laisser derrièrelui des traces de son passage, et d’ailleurs la formalitédes passeports n’est plus obligatoire.– Monsieur le consul, répondit l’ag<strong>en</strong>t, si c’est un


homme fort comme on doit le p<strong>en</strong>ser, il vi<strong>en</strong>dra !– Faire viser son passeport ?– Oui. <strong>Le</strong>s passeports ne serv<strong>en</strong>t jamais qu’à gênerles honnêtes g<strong>en</strong>s et à favoriser la fuite des coquins. Jevous affirme que celui-ci sera <strong>en</strong> règle, mais j’espèrebi<strong>en</strong> que vous ne le viserez pas...– Et pourquoi pas ? Si ce passeport est régulier,répondit le consul, je n’ai pas le droit le refuser monvisa.– Cep<strong>en</strong>dant, monsieur le consul, il faut bi<strong>en</strong> que jereti<strong>en</strong>ne ici cet homme jusqu’à ce que j’aie reçu deLondres un mandat d’arrestation.– Ah ! cela, monsieur Fix, c’est votre affaire,répondit le consul, mais moi, je ne puis... »<strong>Le</strong> consul n’acheva pas sa phrase. En ce mom<strong>en</strong>t, onfrappait à la porte de son cabinet, et le garçon de bureauintro<strong>du</strong>isit deux étrangers, dont l’un était précisém<strong>en</strong>tce domestique qui s’était <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>u avec le détective.C’étai<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> effet, le maître et le serviteur. <strong>Le</strong>maître prés<strong>en</strong>ta son passeport, <strong>en</strong> priant laconiquem<strong>en</strong>tle consul de vouloir bi<strong>en</strong> y apposer son visa.Celui-ci prit le passeport et le lut att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t,tandis que Fix, dans un coin <strong>du</strong> cabinet, observait ouplutôt dévorait l’étranger des yeux.


Quand le consul eut achevé sa lecture :« Vous êtes Phileas Fogg, esquire ? demanda-t-il.– Oui, monsieur, répondit le g<strong>en</strong>tleman.– Et cet homme est votre domestique ?– Oui. Un Français nommé Passepartout.– Vous v<strong>en</strong>ez de Londres ?– Oui.– Et vous allez ?– À Bombay.– Bi<strong>en</strong>, monsieur. Vous savez que cette formalité <strong>du</strong>visa est inutile, et que nous n’exigeons plus laprés<strong>en</strong>tation <strong>du</strong> passeport ?– Je le sais, monsieur, répondit Phileas Fogg, maisje désire constater par votre visa mon passage à Suez.– Soit, monsieur. »Et le consul, ayant signé et daté le passeport, yapposa son cachet. Mr. Fogg acquitta les droits de visa,et, après avoir froidem<strong>en</strong>t salué, il sortit, suivi de sondomestique.« Eh bi<strong>en</strong> ? demanda l’inspecteur.– Eh bi<strong>en</strong>, répondit le consul, il a l’air d’un parfaithonnête homme !


– Possible, répondit Fix, mais ce n’est point ce dontil s’agit. Trouvez-vous, monsieur le consul, que ceflegmatique g<strong>en</strong>tleman ressemble trait pour trait auvoleur dont j’ai reçu le signalem<strong>en</strong>t ?– J’<strong>en</strong> convi<strong>en</strong>s, mais vous le savez, tous lessignalem<strong>en</strong>ts...– J’<strong>en</strong> aurai le cœur net, répondit Fix. <strong>Le</strong>domestique me paraît être moins indéchiffrable que lemaître. De plus, c’est un Français, qui ne pourra seret<strong>en</strong>ir de parler. À bi<strong>en</strong>tôt, monsieur le consul. »Cela dit, l’ag<strong>en</strong>t sortit et se mit à la recherche dePassepartout.Cep<strong>en</strong>dant, Mr. Fogg, <strong>en</strong> quittant la maisonconsulaire, s’était dirigé vers le quai. Là, il donnaquelques ordres à son domestique ; puis il s’embarquadans un canot, revint à bord <strong>du</strong> Mongolia et r<strong>en</strong>tra danssa cabine. Il prit alors son carnet, qui portait les notessuivantes :« Quitté Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45soir.« Arrivé à Paris, jeudi 3 octobre, 7 heures 20 matin.« Quitté Paris, jeudi, 8 heures 40 matin.« Arrivé par le Mont-C<strong>en</strong>is à Turin, v<strong>en</strong>dredi 4


octobre, 6 heures 35 matin.« Quitté Turin, v<strong>en</strong>dredi, 7 heures 20 matin.« Arrivé à Brindisi, samedi 5 octobre, 4 heures soir.« Embarqué sur le Mongolia, samedi, 5 heures soir.« Arrivé à Suez, mercredi 9 octobre, ! 11 heuresmatin.« Total des heures dép<strong>en</strong>sées : 158 1/2, soit <strong>en</strong> <strong>jours</strong>6 <strong>jours</strong> 1/2. »Mr. Fogg inscrivit ces dates sur un itinéraire disposépar colonnes, qui indiquait – depuis le 2 octobrejusqu’au 21 décembre – le mois, le quantième, le jour,les arrivées réglem<strong>en</strong>taires et les arrivées effectives <strong>en</strong>chaque point principal, Paris, Brindisi, Suez, Bombay,Calcutta, Singapore, Hong-Kong, Yokohama, SanFrancisco, New York, Liverpool, Londres, et quipermettait de chiffrer le gain obt<strong>en</strong>u ou la perteéprouvée à chaque <strong>en</strong>droit <strong>du</strong> parcours.Ce méthodique itinéraire t<strong>en</strong>ait ainsi compte de tout,et Mr. Fogg savait tou<strong>jours</strong> s’il était <strong>en</strong> avance ou <strong>en</strong>retard.Il inscrivit donc, ce jour-là, mercredi 9 octobre, sonarrivée à Suez, qui, concordant avec l’arrivéeréglem<strong>en</strong>taire, ne le constituait ni <strong>en</strong> gain ni <strong>en</strong> perte.


Puis il se fit servir à déjeuner dans sa cabine. Quantà voir la ville, il n’y p<strong>en</strong>sait même pas, étant de cetterace d’Anglais qui font visiter par leur domestique lespays qu’ils travers<strong>en</strong>t.


VIIIDans lequel Passepartout parle un peu pluspeut-être qu’il ne convi<strong>en</strong>draitFix avait <strong>en</strong> peu d’instants rejoint sur le quaiPassepartout, qui flânait et regardait, ne se croyant pas,lui, obligé à ne point voir.« Eh bi<strong>en</strong>, mon ami, lui dit Fix <strong>en</strong> l’abordant, votrepasseport est-il visé ?– Ah ! c’est vous, monsieur, répondit le Français.Bi<strong>en</strong> obligé. Nous sommes parfaitem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> règle.– Et vous regardez le pays ?– Oui, mais nous allons si vite qu’il me semble queje voyage <strong>en</strong> rêve. Et comme cela, nous sommes àSuez ?– À Suez.– En Égypte ?– En Égypte, parfaitem<strong>en</strong>t.– Et <strong>en</strong> Afrique ?


– En Afrique.– En Afrique ! répéta Passepartout. Je ne peux ycroire. Figurez-vous, monsieur, que je m’imaginais nepas aller plus loin que Paris, et cette fameuse capitale,je l’ai revue tout juste de sept heures vingt <strong>du</strong> matin àhuit heures quarante, <strong>en</strong>tre la gare <strong>du</strong> Nord et la gare deLyon, à travers les vitres d’un fiacre et par une pluiebattante ! Je le regrette ! J’aurais aimé à revoir le Père-<strong>La</strong>chaise et le Cirque des Champs-Élysées !– Vous êtes donc bi<strong>en</strong> pressé ? demanda l’inspecteurde police.– Moi, non, mais c’est mon maître. À propos, il fautque j’achète des chaussettes et des chemises ! Noussommes partis sans malles, avec un sac de nuitseulem<strong>en</strong>t.– Je vais vous con<strong>du</strong>ire à un bazar où vous trouvereztout ce qu’il faut.– Monsieur, répondit Passepartout, vous êtesvraim<strong>en</strong>t d’une complaisance !... »Et tous deux se mir<strong>en</strong>t <strong>en</strong> route. Passepartout causaittou<strong>jours</strong>.« Surtout, dit-il, que je pr<strong>en</strong>ne bi<strong>en</strong> garde de ne pasmanquer le bateau !– Vous avez le temps, répondit Fix, il n’est <strong>en</strong>core


que midi ! »Passepartout tira sa grosse montre.« Midi, dit-il. Allons donc ! il est neuf heurescinquante-deux minutes !– Votre montre retarde, répondit Fix.– Ma montre ! Une montre de famille, qui vi<strong>en</strong>t demon arrière-grand-père ! Elle ne varie pas de cinqminutes par an. C’est un vrai chronomètre !– Je vois ce que c’est, répondit Fix. Vous avez gardél’heure de Londres, qui retarde de deux heures <strong>en</strong>vironsur Suez. Il faut avoir soin de remettre votre montre aumidi de chaque pays.– Moi ! toucher à ma montre ! s’écria Passepartout,jamais !– Eh bi<strong>en</strong>, elle ne sera plus d’accord avec le soleil.– Tant pis pour le soleil, monsieur ! C’est lui quiaura tort ! »Et le brave garçon remit sa montre dans son goussetavec un geste superbe.Quelques instants après, Fix lui disait :« Vous avez donc quitté Londres précipitamm<strong>en</strong>t ?– Je le crois bi<strong>en</strong> ! Mercredi dernier, à huit heures<strong>du</strong> soir, contre toutes ses habitudes, Mr. Fogg revint de


son cercle, et trois quarts d’heure après nous étionspartis.– Mais où va-t-il donc, votre maître ?– Tou<strong>jours</strong> devant lui ! Il fait le <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> !– <strong>Le</strong> <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> ? s’écria Fix.– Oui, <strong>en</strong> <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> <strong>jours</strong> ! Un pari, dit-il, mais,<strong>en</strong>tre nous, je n’<strong>en</strong> crois ri<strong>en</strong>. Cela n’aurait pas le s<strong>en</strong>scommun. Il y a autre chose.– Ah ! c’est un original, ce Mr. Fogg ?– Je le crois.– Il est donc riche ?– Évidemm<strong>en</strong>t, et il emporte une jolie somme aveclui, <strong>en</strong> bank-notes toutes neuves ! Et il n’épargne pasl’arg<strong>en</strong>t <strong>en</strong> route ! T<strong>en</strong>ez ! il a promis une primemagnifique à Bombay au mécanici<strong>en</strong> <strong>du</strong> Mongolia, sinous arrivions à Bombay avec une belle avance !– Et vous le connaissez depuis longtemps, votremaître ?– Moi ! répondit Passepartout, je suis <strong>en</strong>tré à sonservice le jour même de notre départ. »On s’imagine aisém<strong>en</strong>t l’effet que ces réponsesdevai<strong>en</strong>t pro<strong>du</strong>ire sur l’esprit déjà surexcité del’inspecteur de police.


Ce départ précipité de Londres, peu de temps aprèsle vol, cette grosse somme emportée, cette hâted’arriver <strong>en</strong> des pays lointains, ce prétexte d’un pariexc<strong>en</strong>trique, tout confirmait et devait confirmer Fixdans ses idées. Il fit <strong>en</strong>core parler le Français et acquitla certitude que ce garçon ne connaissait aucunem<strong>en</strong>tson maître, que celui-ci vivait isolé à Londres, qu’on ledisait riche sans savoir l’origine de sa fortune, quec’était un homme impénétrable, etc. Mais, <strong>en</strong> mêmetemps, Fix put t<strong>en</strong>ir pour certain que Phileas Fogg nedébarquait point à Suez, et qu’il allait réellem<strong>en</strong>t àBombay.« Est-ce loin Bombay ? demanda Passepartout.– Assez loin, répondit l’ag<strong>en</strong>t. Il vous faut <strong>en</strong>coreune dizaine de <strong>jours</strong> de mer.– Et où pr<strong>en</strong>ez-vous Bombay ?– Dans l’Inde.– En Asie ?– Naturellem<strong>en</strong>t.– Diable ! C’est que je vais vous dire... il y a unechose qui me tracasse... c’est mon bec !– Quel bec ?– Mon bec de gaz que j’ai oublié d’éteindre et quibrûle à mon compte. Or, j’ai calculé que j’<strong>en</strong> avais pour


deux shillings par vingt-<strong>quatre</strong> heures, juste six p<strong>en</strong>cede plus que je ne gagne, et vous compr<strong>en</strong>ez que pourpeu que le voyage se prolonge... »Fix comprit-il l’affaire <strong>du</strong> gaz ? C’est peu probable.Il n’écoutait plus et pr<strong>en</strong>ait un parti. <strong>Le</strong> Français et luiétai<strong>en</strong>t arrivés au bazar. Fix laissa son compagnon yfaire ses emplettes, il lui recommanda de ne pasmanquer le départ <strong>du</strong> Mongolia, et il revint <strong>en</strong> toutehâte aux bureaux de l’ag<strong>en</strong>t consulaire.Fix, maint<strong>en</strong>ant que sa conviction était faite, avaitrepris tout son sang-froid.« Monsieur, dit-il au consul, je n’ai plus aucundoute. Je ti<strong>en</strong>s mon homme. Il se fait passer pour unexc<strong>en</strong>trique qui veut faire le <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> <strong>en</strong> <strong>quatre</strong><strong>vingts</strong><strong>jours</strong>.– Alors c’est un malin, répondit le consul, et ilcompte rev<strong>en</strong>ir à Londres, après avoir dépisté toutes lespolices des deux contin<strong>en</strong>ts !– Nous verrons bi<strong>en</strong>, répondit Fix.– Mais ne vous trompez-vous pas ? demanda <strong>en</strong>coreune fois le consul.– Je ne me trompe pas.– Alors, pourquoi ce voleur a-t-il t<strong>en</strong>u à faireconstater par un visa son passage à Suez ?


– Pourquoi ?... je n’<strong>en</strong> sais ri<strong>en</strong>, monsieur le consul,répondit le détective, mais écoutez-moi. »Et, <strong>en</strong> quelques mots, il rapporta les points saillantsde sa conversation avec le domestique <strong>du</strong>dit Fogg.« En effet, dit le consul, toutes les présomptions sontcontre cet homme. Et qu’allez-vous faire ?– <strong>La</strong>ncer une dépêche à Londres avec demandeinstante de m’adresser un mandat d’arrestation àBombay, m’embarquer sur le Mongolia, filer monvoleur jusqu’aux Indes, et là, sur cette terre anglaise,l’accoster polim<strong>en</strong>t, mon mandat à la main et la mainsur l’épaule. »Ces paroles prononcées froidem<strong>en</strong>t, l’ag<strong>en</strong>t pritcongé <strong>du</strong> consul et se r<strong>en</strong>dit au bureau télégraphique.De là, il lança au directeur de la police métropolitainecette dépêche que l’on connaît.Un quart d’heure plus tard, Fix, son léger bagage àla main, bi<strong>en</strong> muni d’arg<strong>en</strong>t, d’ailleurs, s’embarquait àbord <strong>du</strong> Mongolia, et bi<strong>en</strong>tôt le rapide steamer filait àtoute vapeur sur les eaux de la mer Rouge.


IXOù la mer Rouge et la mer des Indes se montr<strong>en</strong>tpropices aux desseins de Phileas Fogg<strong>La</strong> distance <strong>en</strong>tre Suez et Ad<strong>en</strong> est exactem<strong>en</strong>t detreize c<strong>en</strong>t dix milles, et le cahier des charges de laCompagnie alloue à ses paquebots un laps de temps dec<strong>en</strong>t tr<strong>en</strong>te-huit heures pour la franchir. <strong>Le</strong> Mongolia,dont les feux étai<strong>en</strong>t activem<strong>en</strong>t poussés, marchait demanière à devancer l’arrivée réglem<strong>en</strong>taire.<strong>La</strong> plupart des passagers embarqués à Brindisiavai<strong>en</strong>t presque tous l’Inde pour destination. <strong>Le</strong>s uns ser<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t à Bombay, les autres à Calcutta, mais viaBombay, car depuis qu’un chemin de fer traverse danstoute sa largeur la péninsule indi<strong>en</strong>ne, il n’est plusnécessaire de doubler la pointe de Ceylan.Parmi ces passagers <strong>du</strong> Mongolia, on comptaitdivers fonctionnaires civils et des officiers de toutgrade. De ceux-ci, les uns appart<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t à l’arméebritannique proprem<strong>en</strong>t dite, les autres commandai<strong>en</strong>tles troupes indigènes de cipayes, tous chèrem<strong>en</strong>t


appointés, même à prés<strong>en</strong>t que le gouvernem<strong>en</strong>t s’estsubstitué aux droits et aux charges de l’anci<strong>en</strong>neCompagnie des Indes : sous-lieut<strong>en</strong>ants à 7 000 F,brigadiers à 60 000, généraux à 100 000. 1On vivait donc bi<strong>en</strong> à bord <strong>du</strong> Mongolia, dans cettesociété de fonctionnaires, auxquels se mêlai<strong>en</strong>tquelques jeunes Anglais, qui, le million <strong>en</strong> poche,allai<strong>en</strong>t fonder au loin des comptoirs de commerce. <strong>Le</strong>« purser », l’homme de confiance de la Compagnie,l’égal <strong>du</strong> capitaine à bord, faisait somptueusem<strong>en</strong>t leschoses. Au déjeuner <strong>du</strong> matin, au lunch de deux heures,au dîner de cinq heures et demie, au souper de huitheures, les tables pliai<strong>en</strong>t sous les plats de viandefraîche et les <strong>en</strong>tremets fournis par la boucherie et lesoffices <strong>du</strong> paquebot. <strong>Le</strong>s passagères – il y <strong>en</strong> avaitquelques-unes – changeai<strong>en</strong>t de toilette deux fois parjour. On faisait de la musique, on dansait même, quandla mer le permettait.Mais la mer Rouge est fort capricieuse et tropsouv<strong>en</strong>t mauvaise, comme tous ces golfes étroits etlongs. Quand le v<strong>en</strong>t soufflait soit de la côte d’Asie, soitde la côte d’Afrique, le Mongolia, long fuseau à hélice,1 <strong>Le</strong> traitem<strong>en</strong>t des fonctionnaires civils est <strong>en</strong>core plus élevé. <strong>Le</strong>ssimples assistants, au premier degré de la hiérarchie, ont 12 000 francs; lesjuges, 60 000 F; les présid<strong>en</strong>ts de cour, 250 000 F; les gouverneurs,300 000 F, et le gouverneur général, plus de 600 000 F. (Note de l'auteur).


pris par le travers, roulait épouvantablem<strong>en</strong>t. <strong>Le</strong>s damesdisparaissai<strong>en</strong>t alors ; les pianos se taisai<strong>en</strong>t ; chants etdanses cessai<strong>en</strong>t à la fois. Et pourtant, malgré la rafale,malgré la houle, le paquebot, poussé par sa puissantemachine, courait sans retard vers le détroit de Bab-el-Mandeb.Que faisait Phileas Fogg p<strong>en</strong>dant ce temps ? Onpourrait croire que, tou<strong>jours</strong> inquiet et anxieux, il sepréoccupait des changem<strong>en</strong>ts de v<strong>en</strong>t nuisibles à lamarche <strong>du</strong> navire, des mouvem<strong>en</strong>ts désordonnés de lahoule qui risquai<strong>en</strong>t d’occasionner un accid<strong>en</strong>t à lamachine, <strong>en</strong>fin de toutes les avaries possibles qui, <strong>en</strong>obligeant le Mongolia à relâcher dans quelque port,aurai<strong>en</strong>t compromis son voyage ?Aucunem<strong>en</strong>t, ou tout au moins, si ce g<strong>en</strong>tlemansongeait à ces év<strong>en</strong>tualités, il n’<strong>en</strong> laissait ri<strong>en</strong> paraître.C’était tou<strong>jours</strong> l’homme impassible, le membreimperturbable <strong>du</strong> Reform-Club, qu’aucun incid<strong>en</strong>t ouaccid<strong>en</strong>t ne pouvait surpr<strong>en</strong>dre. Il ne paraissait pas plusému que les chronomètres <strong>du</strong> bord. On le voyaitrarem<strong>en</strong>t sur le pont. Il s’inquiétait peu d’observer cettemer Rouge, si féconde <strong>en</strong> souv<strong>en</strong>irs, ce théâtre despremières scènes historiques de l’humanité. Il ne v<strong>en</strong>aitpas reconnaître les curieuses villes semées sur sesbords, et dont la pittoresque silhouette se découpaitquelquefois à l’horizon. Il ne rêvait même pas aux


dangers de ce golfe Arabique, dont les anci<strong>en</strong>shistori<strong>en</strong>s, Strabon, Arri<strong>en</strong>, Arthémidore, Edrisi, onttou<strong>jours</strong> parlé avec épouvante, et sur lequel lesnavigateurs ne se hasardai<strong>en</strong>t jamais autrefois sansavoir consacré leur voyage par des sacrificespropitiatoires.Que faisait donc cet original, emprisonné dans leMongolia ? D’abord il faisait ses <strong>quatre</strong> repas par jour,sans que jamais ni roulis ni tangage puss<strong>en</strong>t détraquerune machine si merveilleusem<strong>en</strong>t organisée. Puis iljouait au whist.Oui ! il avait r<strong>en</strong>contré des part<strong>en</strong>aires, aussi <strong>en</strong>ragésque lui : un collecteur de taxes qui se r<strong>en</strong>dait à sonposte à Goa, un ministre, le révér<strong>en</strong>d Décimus Smith,re<strong>tour</strong>nant à Bombay, et un brigadier général de l’arméeanglaise, qui rejoignait son corps à Bénarès. Ces troispassagers avai<strong>en</strong>t pour le whist la même passion queMr. Fogg, et ils jouai<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>dant des heures <strong>en</strong>tières,non moins sil<strong>en</strong>cieusem<strong>en</strong>t que lui.Quant à Passepartout, le mal de mer n’avait aucuneprise sur lui. Il occupait une cabine à l’avant etmangeait, lui aussi, consci<strong>en</strong>cieusem<strong>en</strong>t. Il faut direque, décidém<strong>en</strong>t, ce voyage, fait dans ces conditions, nelui déplaisait plus. Il <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ait son parti. Bi<strong>en</strong> nourri,bi<strong>en</strong> logé, il voyait <strong>du</strong> pays et d’ailleurs il s’affirmait àlui-même que toute cette fantaisie finirait à Bombay.


<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain <strong>du</strong> départ de Suez, le 10 octobre, c<strong>en</strong>e fut pas sans un certain plaisir qu’il r<strong>en</strong>contra sur lepont l’obligeant personnage auquel il s’était adressé <strong>en</strong>débarquant <strong>en</strong> Égypte.« Je ne me trompe pas, dit-il <strong>en</strong> l’abordant avec sonplus aimable sourire, c’est bi<strong>en</strong> vous, monsieur, quim’avez si complaisamm<strong>en</strong>t servi de guide à Suez ?– En effet, répondit le détective, je vous reconnais !Vous êtes le domestique de cet Anglais original...– Précisém<strong>en</strong>t, monsieur...– Fix.– Monsieur Fix, répondit Passepartout. Enchanté devous retrouver à bord. Et où allez-vous donc ?– Mais, ainsi que vous, à Bombay.– C’est au mieux ! Est-ce que vous avez déjà fait cevoyage ?– Plusieurs fois, répondit Fix. Je suis un ag<strong>en</strong>t de laCompagnie péninsulaire.– Alors vous connaissez l’Inde ?– Mais... oui..., répondit Fix, qui ne voulait pas trops’avancer.– Et c’est curieux, cette Inde-là ?– Très curieux ! Des mosquées, des minarets, des


temples, des fakirs, des pagodes, des tigres, desserp<strong>en</strong>ts, des bayadères ! Mais il faut espérer que vousaurez le temps de visiter le pays ?– Je l’espère, monsieur Fix. Vous compr<strong>en</strong>ez bi<strong>en</strong>qu’il n’est pas permis à un homme sain d’esprit depasser sa vie à sauter d’un paquebot dans un chemin defer et d’un chemin de fer dans un paquebot, sousprétexte de faire le <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> <strong>en</strong> <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong><strong>jours</strong> ! Non. Toute cette gymnastique cessera àBombay, n’<strong>en</strong> doutez pas.– Et il se porte bi<strong>en</strong>, Mr. Fogg ? demanda Fix <strong>du</strong> tonle plus naturel.– Très bi<strong>en</strong>, monsieur Fix. Moi aussi, d’ailleurs. Jemange comme un ogre qui serait à jeun. C’est l’air de lamer.– Et votre maître, je ne le vois jamais sur le pont.– Jamais. Il n’est pas curieux.– Savez-vous, monsieur Passepartout, que ceprét<strong>en</strong><strong>du</strong> voyage <strong>en</strong> <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> <strong>jours</strong> pourrait bi<strong>en</strong>cacher quelque mission secrète... une missiondiplomatique, par exemple !– Ma foi, monsieur Fix, je n’<strong>en</strong> sais ri<strong>en</strong>, je vousl’avoue, et, au fond, je ne donnerais pas une demicouronnepour le savoir. »


Depuis cette r<strong>en</strong>contre, Passepartout et Fix causèr<strong>en</strong>tsouv<strong>en</strong>t <strong>en</strong>semble. L’inspecteur de police t<strong>en</strong>ait à se lieravec le domestique <strong>du</strong> sieur Fogg. Cela pouvait le servirà l’occasion. Il lui offrait donc souv<strong>en</strong>t, au bar-room <strong>du</strong>Mongolia, quelques verres de whisky ou de pale-ale,que le brave garçon acceptait sans cérémonie et r<strong>en</strong>daitmême pour ne pas être <strong>en</strong> reste, – trouvant, d’ailleurs,ce Fix un g<strong>en</strong>tleman bi<strong>en</strong> honnête.Cep<strong>en</strong>dant le paquebot s’avançait rapidem<strong>en</strong>t. <strong>Le</strong>13, on eut connaissance de Moka, qui apparut dans saceinture de murailles ruinées, au-dessus desquelles sedétachai<strong>en</strong>t quelques dattiers verdoyants. Au loin, dansles montagnes, se développai<strong>en</strong>t de vastes champs decaféiers. Passepartout fut ravi de contempler cette villecélèbre, et, il trouva même qu’avec ces murs circulaireset un fort démantelé qui se dessinait comme une anse,elle ressemblait à une énorme demi-tasse.P<strong>en</strong>dant la nuit suivante, le Mongolia franchit ledétroit de Bab-el-Mandeb, dont le nom arabe signifie laPorte des <strong>La</strong>rmes, et le l<strong>en</strong>demain, 14, il faisait escale àSteamer-Point, au nord-ouest de la rade d’Ad<strong>en</strong>. C’estlà qu’il devait se réapprovisionner de combustible.Grave et importante affaire que cette alim<strong>en</strong>tation<strong>du</strong> foyer des paquebots à de telles distances des c<strong>en</strong>tresde pro<strong>du</strong>ction. Ri<strong>en</strong> que pour la Compagniepéninsulaire, c’est une dép<strong>en</strong>se annuelle qui se chiffre


par huit c<strong>en</strong>t mille livres (20 millions de francs). Il afallu, <strong>en</strong> effet, établir des dépôts <strong>en</strong> plusieurs ports, et,dans ces mers éloignées, le charbon revi<strong>en</strong>t à <strong>quatre</strong><strong>vingts</strong>francs la tonne.<strong>Le</strong> Mongolia avait <strong>en</strong>core seize c<strong>en</strong>t cinquantemilles à faire avant d’atteindre Bombay, et il devaitrester <strong>quatre</strong> heures à Steamer-Point, afin de remplir sessoutes.Mais ce retard ne pouvait nuire <strong>en</strong> aucune façon auprogramme de Phileas Fogg. Il était prévu. D’ailleurs leMongolia, au lieu d’arriver à Ad<strong>en</strong> le 15 octobreseulem<strong>en</strong>t au matin, y <strong>en</strong>trait le 14 au soir. C’était ungain de quinze heures.Mr. Fogg et son domestique desc<strong>en</strong>dir<strong>en</strong>t à terre. <strong>Le</strong>g<strong>en</strong>tleman voulait faire viser son passeport. Fix le suivitsans être remarqué. <strong>La</strong> formalité <strong>du</strong> visa accomplie,Phileas Fogg revint à bord repr<strong>en</strong>dre sa partieinterrompue.Passepartout, lui, flâna, suivant sa coutume, aumilieu de cette population de Somanlis, de Banians, deParsis, de Juifs, d’Arabes, d’europé<strong>en</strong>s, composant lesvingt-cinq mille habitants d’Ad<strong>en</strong>. Il admira lesfortifications qui font de cette ville le Gibraltar de lamer des Indes, et de magnifiques citernes auxquellestravaillai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core les ingénieurs anglais, deux milleans après les ingénieurs <strong>du</strong> roi Salomon.


« Très curieux, très curieux ! se disait Passepartout<strong>en</strong> rev<strong>en</strong>ant à bord. Je m’aperçois qu’il n’est pas inutilede voyager, si l’on veut voir <strong>du</strong> nouveau. »À six heures <strong>du</strong> soir, le Mongolia battait desbranches de son hélice les eaux de la rade d’Ad<strong>en</strong> etcourait bi<strong>en</strong>tôt sur la mer des Indes. Il lui était accordéc<strong>en</strong>t soixante-huit heures pour accomplir la traversée<strong>en</strong>tre Ad<strong>en</strong> et Bombay. Du reste, cette mer indi<strong>en</strong>ne luifut favorable. <strong>Le</strong> v<strong>en</strong>t t<strong>en</strong>ait dans le nord-ouest. <strong>Le</strong>svoiles vinr<strong>en</strong>t <strong>en</strong> aide à la vapeur.<strong>Le</strong> navire, mieux appuyé, roula moins. <strong>Le</strong>spassagères, <strong>en</strong> fraîches toilettes, reparur<strong>en</strong>t sur le pont.<strong>Le</strong>s chants et les danses recomm<strong>en</strong>cèr<strong>en</strong>t.<strong>Le</strong> voyage s’accomplit donc dans les meilleuresconditions. Passepartout était <strong>en</strong>chanté de l’aimablecompagnon que le hasard lui avait procuré <strong>en</strong> lapersonne de Fix.<strong>Le</strong> dimanche 20 octobre, vers midi, on eutconnaissance de la côte indi<strong>en</strong>ne. Deux heures plustard, le pilote montait à bord <strong>du</strong> Mongolia. À l’horizon,un arrière-plan de collines se profilait harmonieusem<strong>en</strong>tsur le fond <strong>du</strong> ciel. Bi<strong>en</strong>tôt, les rangs de palmiers quicouvr<strong>en</strong>t la ville se détachèr<strong>en</strong>t vivem<strong>en</strong>t. <strong>Le</strong> paquebotpénétra dans cette rade formée par les îles Salcette,Colaba, Éléphanta, Butcher, et à <strong>quatre</strong> heures et demieil accostait les quais de Bombay. Phileas Fogg achevait


alors le tr<strong>en</strong>te-troisième robre de la journée, et sonpart<strong>en</strong>aire et lui, grâce à une manœuvre audacieuse,ayant fait les treize levées, terminèr<strong>en</strong>t cette belletraversée par un chelem admirable.<strong>Le</strong> Mongolia ne devait arriver que le 22 octobre àBombay. Or, il y arrivait le 20. C’était donc, depuis sondépart de Londres, un gain de deux <strong>jours</strong>, que PhileasFogg inscrivit méthodiquem<strong>en</strong>t sur son itinéraire à lacolonne des bénéfices.


XOù Passepartout est trop heureux d’<strong>en</strong> êtrequitte <strong>en</strong> perdant sa chaussurePersonne n’ignore que l’Inde – ce grand triangler<strong>en</strong>versé dont la base est au nord et la pointe au sudcompr<strong>en</strong>d une superficie de quatorze c<strong>en</strong>t mille millescarrés, sur laquelle est inégalem<strong>en</strong>t répan<strong>du</strong>e unepopulation de c<strong>en</strong>t <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> millions d’habitants.<strong>Le</strong> gouvernem<strong>en</strong>t britannique exerce une dominationréelle sur une certaine partie de cet imm<strong>en</strong>se pays. Il<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t un gouverneur général à Calcutta, desgouverneurs à Madras, à Bombay, au B<strong>en</strong>gale, et unlieut<strong>en</strong>ant-gouverneur à Agra.Mais l’Inde anglaise proprem<strong>en</strong>t dite ne comptequ’une superficie de sept c<strong>en</strong>t mille milles carrés et unepopulation de c<strong>en</strong>t à c<strong>en</strong>t dix millions d’habitants. C’estassez dire qu’une notable partie <strong>du</strong> territoire échappe<strong>en</strong>core à l’autorité de la reine ; et, <strong>en</strong> effet, chez certainsrajahs de l’intérieur, farouches et terribles,l’indép<strong>en</strong>dance indoue est <strong>en</strong>core absolue.


Depuis 1756 – époque à laquelle fut fondé lepremier établissem<strong>en</strong>t anglais sur l’emplacem<strong>en</strong>taujourd’hui occupé par la ville de Madras – jusqu’àcette année dans laquelle éclata la grande insurrectiondes cipayes, la célèbre Compagnie des Indes fut toutepuissante.Elle s’annexait peu à peu les diversesprovinces, achetées aux rajahs au prix de r<strong>en</strong>tes qu’ellepayait peu ou point ; elle nommait son gouverneurgénéral et tous ses employés civils ou militaires ; maismaint<strong>en</strong>ant elle n’existe plus, et les possessionsanglaises de l’Inde relèv<strong>en</strong>t directem<strong>en</strong>t de la couronne.Aussi l’aspect, les mœurs, les divisionsethnographiques de la péninsule t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t à se modifierchaque jour. Autrefois, on y voyageait par tous lesantiques moy<strong>en</strong>s de transport, à pied, à cheval, <strong>en</strong>charrette, <strong>en</strong> brouette, <strong>en</strong> palanquin, à dos d’homme, <strong>en</strong>coach, etc. Maint<strong>en</strong>ant, des steamboats parcour<strong>en</strong>t àgrande vitesse l’In<strong>du</strong>s, le Gange, et un chemin de fer,qui traverse l’Inde dans toute sa largeur <strong>en</strong> se ramifiantsur son parcours, met Bombay à trois <strong>jours</strong> seulem<strong>en</strong>tde Calcutta.<strong>Le</strong> tracé de ce chemin de fer ne suit pas la lignedroite à travers l’Inde. <strong>La</strong> distance à vol d’oiseau n’estque de mille à onze c<strong>en</strong>ts milles, et des trains, animésd’une vitesse moy<strong>en</strong>ne seulem<strong>en</strong>t, n’emploierai<strong>en</strong>t pastrois <strong>jours</strong> à la franchir ; mais cette distance est accrue


d’un tiers, au moins, par la corde que décrit le railway<strong>en</strong> s’élevant jusqu’à Allahabad dans le nord de lapéninsule.Voici, <strong>en</strong> somme, le tracé à grands points <strong>du</strong> « GreatIndian p<strong>en</strong>insular railway ». En quittant l’île deBombay, il traverse Salcette, saute sur le contin<strong>en</strong>t <strong>en</strong>face de Tannah, franchit la chaîne des Ghâtes-Occid<strong>en</strong>tales, court au nord-est jusqu’à Burhampour,sillonne le territoire à peu près indép<strong>en</strong>dant <strong>du</strong>Bundelkund, s’élève jusqu’à Allahabad, s’infléchit versl’est, r<strong>en</strong>contre le Gange à Bénarès, s’<strong>en</strong> écartelégèrem<strong>en</strong>t, et, redesc<strong>en</strong>dant au sud-est par Burdivan etla ville française de Chandernagor, il fait tête-de-ligne àCalcutta.C’était à <strong>quatre</strong> heures et demie <strong>du</strong> soir que lespassagers <strong>du</strong> Mongolia avai<strong>en</strong>t débarqué à Bombay, etle train de Calcutta partait à huit heures précises.Mr. Fogg prit donc congé de ses part<strong>en</strong>aires, quittale paquebot, donna à son domestique le détail dequelques emplettes à faire, lui recommandaexpressém<strong>en</strong>t de se trouver avant huit heures à la gare,et, de son pas régulier qui battait la seconde comme lep<strong>en</strong><strong>du</strong>le d’une horloge astronomique, il se dirigea versle bureau des passeports.Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il nesongeait à ri<strong>en</strong> voir, ni l’hôtel de ville, ni la magnifique


ibliothèque, ni les forts, ni les docks, ni le marché aucoton, ni les bazars, ni les mosquées, ni les synagogues,ni les églises arméni<strong>en</strong>nes, ni la spl<strong>en</strong>dide pagode deMalebar-Hill, ornée de deux <strong>tour</strong>s polygones. Il necontemplerait ni les chefs-d’œuvre d’Éléphanta, ni sesmystérieux hypogées, cachés au sud-est de la rade, niles grottes Kanhérie de l’île Salcette, ces admirablesrestes de l’architecture bouddhiste !Non ! ri<strong>en</strong>. En sortant <strong>du</strong> bureau des passeports,Phileas Fogg se r<strong>en</strong>dit tranquillem<strong>en</strong>t à la gare, et là ilse fit servir à dîner. Entre autres mets, le maître d’hôtelcrut devoir lui recommander une certaine gibelotte de« lapin <strong>du</strong> pays », dont il lui dit merveille.Phileas Fogg accepta la gibelotte et la goûtaconsci<strong>en</strong>cieusem<strong>en</strong>t ; mais, <strong>en</strong> dépit de sa sauce épicée,il la trouva détestable.Il sonna le maître d’hôtel.« Monsieur, lui dit-il <strong>en</strong> le regardant fixem<strong>en</strong>t, c’est<strong>du</strong> lapin, cela ?– Oui, mylord, répondit effrontém<strong>en</strong>t le drôle, <strong>du</strong>lapin des jungles.– Et ce lapin-là n’a pas miaulé quand on l’a tué ?– Miaulé ! Oh ! mylord ! un lapin ! Je vous jure...– Monsieur le maître d’hôtel, reprit froidem<strong>en</strong>t Mr.


Fogg, ne jurez pas et rappelez-vous ceci : autrefois,dans l’Inde, les chats étai<strong>en</strong>t considérés comme desanimaux sacrés. C’était le bon temps.– Pour les chats, mylord ?– Et peut-être aussi pour les voyageurs ! »Cette observation faite, Mr. Fogg continuatranquillem<strong>en</strong>t à dîner.Quelques instants après Mr. Fogg, l’ag<strong>en</strong>t Fix avait,lui aussi, débarqué <strong>du</strong> Mongolia et couru chez ledirecteur de la police de Bombay. Il fit reconnaître saqualité de détective, la mission dont il était chargé, sasituation vis-à-vis de l’auteur présumé <strong>du</strong> vol. Avait-onreçu de Londres un mandat d’arrêt ?... On n’avait ri<strong>en</strong>reçu. Et, <strong>en</strong> effet, le mandat, parti après Fogg, nepouvait être <strong>en</strong>core arrivé.Fix resta fort décont<strong>en</strong>ancé. Il voulut obt<strong>en</strong>ir <strong>du</strong>directeur un ordre d’arrestation contre le sieur Fogg. <strong>Le</strong>directeur refusa. L’affaire regardait l’administrationmétropolitaine, et celle-ci seule pouvait légalem<strong>en</strong>tdélivrer un mandat. Cette sévérité de principes, cetteobservance rigoureuse de la légalité est parfaitem<strong>en</strong>texplicable avec les mœurs anglaises, qui, <strong>en</strong> matière deliberté indivi<strong>du</strong>elle, n’admett<strong>en</strong>t aucun arbitraire.Fix n’insista pas et comprit qu’il devait se résigner àatt<strong>en</strong>dre son mandat. Mais il résolut de ne point perdre


de vue son impénétrable coquin, p<strong>en</strong>dant tout le tempsque celui-ci demeurerait à Bombay. Il ne doutait pasque Phileas Fogg n’y séjournât, – et, on le sait, c’étaitaussi la conviction de Passepartout, – ce qui laisseraitau mandat d’arrêt le temps d’arriver.Mais, depuis les derniers ordres que lui avait donnésson maître <strong>en</strong> quittant le Mongolia, Passepartout avaitbi<strong>en</strong> compris qu’il <strong>en</strong> serait de Bombay comme de Suezet de Paris, que le voyage ne finirait pas ici, qu’il sepoursuivrait au moins jusqu’à Calcutta, et peut-être plusloin. Et il comm<strong>en</strong>ça à se demander si ce pari de Mr.Fogg n’était pas absolum<strong>en</strong>t sérieux, et si la fatalité nel’<strong>en</strong>traînait pas, lui qui voulait vivre <strong>en</strong> repos, àaccomplir le <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> <strong>en</strong> <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> <strong>jours</strong> !En att<strong>en</strong>dant, et après avoir fait acquisition dequelques chemises et chaussettes, il se prom<strong>en</strong>ait dansles rues de Bombay. Il y avait grand concours depopulaire, et, au milieu d’europé<strong>en</strong>s de toutesnationalités, des Persans à bonnets pointus, desBunhyas à turbans ronds, des Sindes à bonnets carrés,des Arméni<strong>en</strong>s <strong>en</strong> longues robes, des Parsis à mitr<strong>en</strong>oire. C’était précisém<strong>en</strong>t une fête célébrée par cesParsis ou Guèbres, desc<strong>en</strong>dants directs des sectateurs deZoroastre, qui sont les plus in<strong>du</strong>strieux, les pluscivilisés, les plus intellig<strong>en</strong>ts, les plus austères desIndous, – race à laquelle apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t actuellem<strong>en</strong>t les


iches négociants indigènes de Bombay. Ce jour-là, ilscélébrai<strong>en</strong>t une sorte de carnaval religieux, avecprocessions et divertissem<strong>en</strong>ts, dans lesquels figurai<strong>en</strong>tdes bayadères vêtues de gazes roses brochées d’or etd’arg<strong>en</strong>t, qui, au son des violes et au bruit des tamtams,dansai<strong>en</strong>t merveilleusem<strong>en</strong>t, et avec une déc<strong>en</strong>ceparfaite, d’ailleurs.Si Passepartout regardait ces curieuses cérémonies,si ses yeux et ses oreilles s’ouvrai<strong>en</strong>t démesurém<strong>en</strong>tpour voir et <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre, si son air, sa physionomie étaitbi<strong>en</strong> celle <strong>du</strong> « booby » le plus neuf qu’on pût imaginer,il est superflu d’y insister ici.Malheureusem<strong>en</strong>t pour lui et pour son maître, dont ilrisqua de compromettre le voyage, sa curiositél’<strong>en</strong>traîna plus loin qu’il ne conv<strong>en</strong>ait.En effet, après avoir <strong>en</strong>trevu ce carnaval parsi,Passepartout se dirigeait vers la gare, quand, passantdevant l’admirable pagode de Malebar-Hill, il eut lamal<strong>en</strong>contreuse idée d’<strong>en</strong> visiter l’intérieur.Il ignorait deux choses : d’abord que l’<strong>en</strong>trée decertaines pagodes indoues est formellem<strong>en</strong>t interditeaux chréti<strong>en</strong>s, et <strong>en</strong>suite que les croyants eux-mêmes nepeuv<strong>en</strong>t y pénétrer sans avoir laissé leurs chaussures àla porte. Il faut remarquer ici que, par raison de sainepolitique, le gouvernem<strong>en</strong>t anglais, respectant et faisantrespecter jusque dans ses plus insignifiants détails la


eligion <strong>du</strong> pays, punit sévèrem<strong>en</strong>t quiconque <strong>en</strong> violeles pratiques.Passepartout, <strong>en</strong>tré là, sans p<strong>en</strong>ser à mal, comme unsimple <strong>tour</strong>iste, admirait, à l’intérieur de Malebar-Hill,ce clinquant éblouissant de l’ornem<strong>en</strong>tationbrahmanique, quand soudain il fut r<strong>en</strong>versé sur lesdalles sacrées. Trois prêtres, le regard plein de fureur,se précipitèr<strong>en</strong>t sur lui, arrachèr<strong>en</strong>t ses souliers et seschaussettes, et comm<strong>en</strong>cèr<strong>en</strong>t à le rouer de coups, <strong>en</strong>proférant des cris sauvages.<strong>Le</strong> Français, vigoureux et agile, se releva vivem<strong>en</strong>t.D’un coup de poing et d’un coup de pied, il r<strong>en</strong>versadeux de ses adversaires, fort empêtrés dans leurslongues robes, et, s’élançant hors de la pagode de toutela vitesse de ses jambes, il eut bi<strong>en</strong>tôt distancé letroisième Indou, qui s’était jeté sur ses traces, <strong>en</strong>ameutant la foule.À huit heures moins cinq, quelques minutesseulem<strong>en</strong>t avant le départ <strong>du</strong> train, sans chapeau, piedsnus, ayant per<strong>du</strong> dans la bagarre le paquet cont<strong>en</strong>ant sesemplettes, Passepartout arrivait à la gare <strong>du</strong> chemin defer.Fix était là, sur le quai d’embarquem<strong>en</strong>t. Ayant suivile sieur Fogg à la gare, il avait compris que ce coquinallait quitter Bombay. Son parti fut aussitôt pris del’accompagner jusqu’à Calcutta et plus loin s’il le


fallait. Passepartout ne vit pas Fix, qui se t<strong>en</strong>ait dansl’ombre, mais Fix <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dit le récit de ses av<strong>en</strong>tures, quePassepartout narra <strong>en</strong> peu de mots à son maître.« J’espère que cela ne vous arrivera plus », réponditsimplem<strong>en</strong>t Phileas Fogg, <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ant place dans un deswagons <strong>du</strong> train.<strong>Le</strong> pauvre garçon, pieds nus et tout déconfit, suivitson maître sans mot dire.Fix allait monter dans un wagon séparé, quand unep<strong>en</strong>sée le retint et modifia subitem<strong>en</strong>t son projet dedépart.« Non, je reste, se dit-il. Un délit commis sur leterritoire indi<strong>en</strong>... Je ti<strong>en</strong>s mon homme. »En ce mom<strong>en</strong>t, la locomotive lança un vigoureuxsifflet, et le train disparut dans la nuit.


XIOù Phileas Fogg achète une monture àun prix fabuleux<strong>Le</strong> train était parti à l’heure réglem<strong>en</strong>taire. Ilemportait un certain nombre de voyageurs, quelquesofficiers, des fonctionnaires civils et des négociants <strong>en</strong>opium et <strong>en</strong> indigo, que leur commerce appelait dans lapartie ori<strong>en</strong>tale de la péninsule.Passepartout occupait le même compartim<strong>en</strong>t queson maître. Un troisième voyageur se trouvait placédans le coin opposé.C’était le brigadier général, Sir Francis Cromarty,l’un des part<strong>en</strong>aires de Mr. Fogg p<strong>en</strong>dant la traversée deSuez à Bombay, qui rejoignait ses troupes cantonnéesauprès de Bénarès.Sir Francis Cromarty, grand, blond, âgé decinquante ans <strong>en</strong>viron, qui s’était fort distingué p<strong>en</strong>dantla dernière révolte des cipayes, eût véritablem<strong>en</strong>t méritéla qualification d’indigène. Depuis son jeune âge, ilhabitait l’Inde et n’avait fait que de rares apparitions


dans son pays natal. C’était un homme instruit, quiaurait volontiers donné des r<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts sur lescoutumes, l’histoire, l’organisation <strong>du</strong> pays indou, siPhileas Fogg eût été homme à les demander. Mais ceg<strong>en</strong>tleman ne demandait ri<strong>en</strong>. Il ne voyageait pas, ildécrivait une circonfér<strong>en</strong>ce. C’était un corps grave,parcourant une orbite au<strong>tour</strong> <strong>du</strong> globe terrestre, suivantles lois de la mécanique rationnelle. En ce mom<strong>en</strong>t, ilrefaisait dans son esprit le calcul des heures dép<strong>en</strong>séesdepuis son départ de Londres, et il se fût frotté lesmains, s’il eût été dans sa nature de faire un mouvem<strong>en</strong>tinutile.Sir Francis Cromarty n’était pas sans avoir reconnul’originalité de son compagnon de route, bi<strong>en</strong> qu’il nel’eût étudié que les cartes à la main et <strong>en</strong>tre deux robres.Il était donc fondé à se demander si un cœur humainbattait sous cette froide <strong>en</strong>veloppe, si Phileas Fogg avaitune âme s<strong>en</strong>sible aux beautés de la nature, auxaspirations morales. Pour lui, cela faisait question. Detous les originaux que le brigadier général avaitr<strong>en</strong>contrés, aucun n’était comparable à ce pro<strong>du</strong>it dessci<strong>en</strong>ces exactes.Phileas Fogg n’avait point caché à Sir FrancisCromarty son projet de voyage au<strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong>, nidans quelles conditions il l’opérait. <strong>Le</strong> brigadier généralne vit dans ce pari qu’une exc<strong>en</strong>tricité sans but utile et à


laquelle manquerait nécessairem<strong>en</strong>t le transireb<strong>en</strong>efaci<strong>en</strong>do qui doit guider tout homme raisonnable.Au train dont marchait le bizarre g<strong>en</strong>tleman, il passeraitévidemm<strong>en</strong>t sans « ri<strong>en</strong> faire », ni pour lui, ni pour lesautres.Une heure après avoir quitté Bombay, le train,franchissant les via<strong>du</strong>cs, avait traversé l’île Salcette etcourait sur le contin<strong>en</strong>t. À la station de Callyan, il laissasur la droite l’embranchem<strong>en</strong>t qui, par Kandallah etPounah, desc<strong>en</strong>d vers le sud-est de l’Inde, et il gagna lastation de Pauwell. À ce point, il s’<strong>en</strong>gagea dans lesmontagnes très ramifiées des Ghâtes-Occid<strong>en</strong>tales,chaînes à base de trapp et de basalte, dont les plus hautssommets sont couverts de bois épais.De temps à autre, Sir Francis Cromarty et PhileasFogg échangeai<strong>en</strong>t quelques paroles, et, à ce mom<strong>en</strong>t,le brigadier général, relevant une conversation quitombait souv<strong>en</strong>t, dit :« Il y a quelques années, monsieur Fogg, vousauriez éprouvé <strong>en</strong> cet <strong>en</strong>droit un retard qui eûtprobablem<strong>en</strong>t compromis votre itinéraire.– Pourquoi cela, Sir Francis ?– Parce que le chemin de fer s’arrêtait à la base deces montagnes, qu’il fallait traverser <strong>en</strong> palanquin ou àdos de poney jusqu’à la station de Kandallah, située sur


le versant opposé.– Ce retard n’eût aucunem<strong>en</strong>t dérangé l’économiede mon programme, répondit Mr. Fogg. Je ne suis passans avoir prévu l’év<strong>en</strong>tualité de certains obstacles.– Cep<strong>en</strong>dant, monsieur Fogg, reprit le brigadiergénéral, vous risquiez d’avoir une fort mauvaise affairesur les bras avec l’av<strong>en</strong>ture de ce garçon. »Passepartout, les pieds <strong>en</strong>tortillés dans sa couverturede voyage, dormait profondém<strong>en</strong>t et ne rêvait guère quel’on parlât de lui.« <strong>Le</strong> gouvernem<strong>en</strong>t anglais est extrêmem<strong>en</strong>t sévèreet avec raison pour ce g<strong>en</strong>re de délit, reprit Sir FrancisCromarty. Il ti<strong>en</strong>t par-dessus tout à ce que l’on respecteles coutumes religieuses des Indous, et si votredomestique eût été pris...– Eh bi<strong>en</strong>, s’il eût été pris, Sir Francis, répondit Mr.Fogg, il aurait été condamné, il aurait subi sa peine, etpuis il serait rev<strong>en</strong>u tranquillem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Europe. Je nevois pas <strong>en</strong> quoi cette affaire eût pu retarder sonmaître ! »Et, là-dessus, la conversation tomba. P<strong>en</strong>dant la nuit,le train franchit les Ghâtes, passa à Nassik, et lel<strong>en</strong>demain, 21 octobre, il s’élançait à travers un paysrelativem<strong>en</strong>t plat, formé par le territoire <strong>du</strong> Khandeish.<strong>La</strong> campagne, bi<strong>en</strong> cultivée, était semée de bourgades,


au-dessus desquelles le minaret de la pagode remplaçaitle clocher de l’église europé<strong>en</strong>ne. De nombreux petitscours d’eau, la plupart afflu<strong>en</strong>ts ou sous-afflu<strong>en</strong>ts <strong>du</strong>Godavery, irriguai<strong>en</strong>t cette contrée fertile.Passepartout, réveillé, regardait, et ne pouvait croirequ’il traversait le pays des Indous dans un train <strong>du</strong>« Great p<strong>en</strong>insular railway ». Cela lui paraissaitinvraisemblable. Et cep<strong>en</strong>dant ri<strong>en</strong> de plus réel ! <strong>La</strong>locomotive, dirigée par le bras d’un mécanici<strong>en</strong> anglaiset chauffée de houille anglaise, lançait sa fumée sur lesplantations de cotonniers, de caféiers, de muscadiers, degirofliers, de poivriers rouges. <strong>La</strong> vapeur se con<strong>tour</strong>nait<strong>en</strong> spirales au<strong>tour</strong> des groupes de palmiers, <strong>en</strong>trelesquels apparaissai<strong>en</strong>t de pittoresques bungalows,quelques viharis, sortes de monastères abandonnés, etdes temples merveilleux qu’<strong>en</strong>richissait l’inépuisableornem<strong>en</strong>tation de l’architecture indi<strong>en</strong>ne. Puis,d’imm<strong>en</strong>ses ét<strong>en</strong><strong>du</strong>es de terrain se dessinai<strong>en</strong>t à pertede vue, des jungles où ne manquai<strong>en</strong>t ni les serp<strong>en</strong>ts niles tigres qu’épouvantai<strong>en</strong>t les h<strong>en</strong>nissem<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> train,et <strong>en</strong>fin des forêts, f<strong>en</strong><strong>du</strong>es par le tracé de la voie,<strong>en</strong>core hantées d’éléphants, qui, d’un œil p<strong>en</strong>sif,regardai<strong>en</strong>t passer le convoi échevelé.P<strong>en</strong>dant cette matinée, au-delà de la station deMalligaum, les voyageurs traversèr<strong>en</strong>t ce territoirefuneste, qui fut si souv<strong>en</strong>t <strong>en</strong>sanglanté par les sectateurs


de la déesse Kâli. Non loin s’élevai<strong>en</strong>t Ellora et sespagodes admirables, non loin la célèbre Aurungabad, lacapitale <strong>du</strong> farouche Aur<strong>en</strong>g-Zeb, maint<strong>en</strong>ant simplechef-lieu de l’une des provinces détachées <strong>du</strong> royaume<strong>du</strong> Nizam.C’était sur cette contrée que Feringhea, le chef desThugs, le roi des Etrangleurs, exerçait sa domination.Ces assassins, unis dans une association insaisissable,étranglai<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> l’honneur de la déesse de la Mort, desvictimes de tout âge, sans jamais verser de sang, et il futun temps où l’on ne pouvait fouiller un <strong>en</strong>droitquelconque de ce sol sans y trouver un cadavre. <strong>Le</strong>gouvernem<strong>en</strong>t anglais a bi<strong>en</strong> pu empêcher ces meurtresdans une notable proportion, mais l’épouvantableassociation existe tou<strong>jours</strong> et fonctionne <strong>en</strong>core. À midiet demi, le train s’arrêta à la station de Burhampour, etPassepartout put s’y procurer à prix d’or une paire debabouches, agrém<strong>en</strong>tées de perles fausses, qu’il chaussaavec un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d’évid<strong>en</strong>te vanité.<strong>Le</strong>s voyageurs déjeunèr<strong>en</strong>t rapidem<strong>en</strong>t, et repartir<strong>en</strong>tpour la station d’Assurghur, après avoir un instantcôtoyé la rive <strong>du</strong> Tapty, petit fleuve qui va se jeter dansle golfe de Cambaye, près de Surate.Il est opportun de faire connaître quelles p<strong>en</strong>séesoccupai<strong>en</strong>t alors l’esprit de Passepartout. Jusqu’à sonarrivée à Bombay, il avait cru et pu croire que les


choses <strong>en</strong> resterai<strong>en</strong>t là. Mais maint<strong>en</strong>ant, depuis qu’ilfilait à toute vapeur à travers l’Inde, un revirem<strong>en</strong>ts’était fait dans son esprit. Son naturel lui rev<strong>en</strong>ait augalop. Il retrouvait les idées fantaisistes de sa jeunesse,il pr<strong>en</strong>ait au sérieux les projets de son maître, il croyaità la réalité <strong>du</strong> pari, conséquemm<strong>en</strong>t à ce <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong>et à ce maximum de temps, qu’il ne fallait pas dépasser.Déjà même, il s’inquiétait des retards possibles, desaccid<strong>en</strong>ts qui pouvai<strong>en</strong>t surv<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> route. Il se s<strong>en</strong>taitcomme intéressé dans cette gageure, et tremblait à lap<strong>en</strong>sée qu’il avait pu la compromettre la veille par sonimpardonnable badauderie. Aussi, beaucoup moinsflegmatique que Mr. Fogg, il était beaucoup plusinquiet. Il comptait et recomptait les <strong>jours</strong> écoulés,maudissait les haltes <strong>du</strong> train, l’accusait de l<strong>en</strong>teur etblâmait in petto Mr. Fogg de n’avoir pas promis uneprime au mécanici<strong>en</strong>. Il ne savait pas, le brave garçon,que ce qui était possible sur un paquebot ne l’était plussur un chemin de fer, dont la vitesse est réglem<strong>en</strong>tée.Vers le soir, on s’<strong>en</strong>gagea dans les défilés desmontagnes de Sutpour, qui sépar<strong>en</strong>t le territoire <strong>du</strong>Khandeish de celui <strong>du</strong> Bundelkund.<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain, 22 octobre, sur une question de SirFrancis Cromarty, Passepartout, ayant consulté samontre, répondit qu’il était trois heures <strong>du</strong> matin. Et, <strong>en</strong>effet, cette fameuse montre, tou<strong>jours</strong> réglée sur le


méridi<strong>en</strong> de Gre<strong>en</strong>wich, qui se trouvait à près desoixante-dix-sept degrés dans l’ouest, devait retarder etretardait <strong>en</strong> effet de <strong>quatre</strong> heures.Sir Francis rectifia donc l’heure donnée parPassepartout, auquel il fit la même observation quecelui-ci avait déjà reçue de la part de Fix. Il essaya delui faire compr<strong>en</strong>dre qu’il devait se régler sur chaqu<strong>en</strong>ouveau méridi<strong>en</strong>, et que, puisqu’il marchaitconstamm<strong>en</strong>t vers l’est, c’est-à-dire au-devant <strong>du</strong> soleil,les <strong>jours</strong> étai<strong>en</strong>t plus courts d’autant de fois <strong>quatre</strong>minutes qu’il y avait de degrés parcourus. Ce futinutile. Que l’<strong>en</strong>têté garçon eût compris ou nonl’observation <strong>du</strong> brigadier général, il s’obstina à ne pasavancer sa montre, qu’il maintint invariablem<strong>en</strong>t àl’heure de Londres. Innoc<strong>en</strong>te manie, d’ailleurs, et quine pouvait nuire à personne. À huit heures <strong>du</strong> matin et àquinze milles <strong>en</strong> avant de la station de Rothal, le trains’arrêta au milieu d’une vaste clairière, bordée dequelques bungalows et de cabanes d’ouvriers. <strong>Le</strong>con<strong>du</strong>cteur <strong>du</strong> train passa devant la ligne des wagons <strong>en</strong>disant :« <strong>Le</strong>s voyageurs desc<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t ici. »Phileas Fogg regarda Sir Francis Cromarty, quiparut ne ri<strong>en</strong> compr<strong>en</strong>dre à cette halte au milieu d’uneforêt de tamarins et de kha<strong>jours</strong>.Passepartout, non moins surpris, s’élança sur la voie


et revint presque aussitôt, s’écriant :« Monsieur, plus de chemin de fer !– Que voulez-vous dire ? demanda Sir FrancisCromarty.– Je veux dire que le train ne continue pas ! »<strong>Le</strong> brigadier général desc<strong>en</strong>dit aussitôt de wagon.Phileas Fogg le suivit, sans se presser. Tous deuxs’adressèr<strong>en</strong>t au con<strong>du</strong>cteur :« Où sommes-nous ? demanda Sir FrancisCromarty.– Au hameau de Kholby, répondit le con<strong>du</strong>cteur.– Nous nous arrêtons ici ?– Sans doute. <strong>Le</strong> chemin de fer n’est point achevé...– Comm<strong>en</strong>t ! il n’est point achevé ?– Non ! il y a <strong>en</strong>core un tronçon d’une cinquantainede milles à établir <strong>en</strong>tre ce point et Allahabad, où lavoie repr<strong>en</strong>d.– <strong>Le</strong>s journaux ont pourtant annoncé l’ouverturecomplète <strong>du</strong> railway !– Que voulez-vous, mon officier, les journaux sesont trompés.– Et vous donnez des billets de Bombay à Calcuttareprit Sir Francis Cromarty, qui comm<strong>en</strong>çait à


s’échauffer.– Sans doute, répondit le con<strong>du</strong>cteur, mais lesvoyageurs sav<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> qu’ils doiv<strong>en</strong>t se faire transporterde Kholby jusqu’à Allahabad. »Sir Francis Cromarty était furieux. Passepartout eûtvolontiers assommé le con<strong>du</strong>cteur, qui n’<strong>en</strong> pouvaitmais. Il n’osait regarder son maître.« Sir Francis, dit simplem<strong>en</strong>t Mr. Fogg, nous allons,si vous le voulez bi<strong>en</strong>, aviser au moy<strong>en</strong> de gagnerAllahabad.– Monsieur Fogg, il s’agit ici d’un retardabsolum<strong>en</strong>t préjudiciable à vos intérêts ?– Non, Sir Francis, cela était prévu.– Quoi ! vous saviez que la voie...– En aucune façon, mais je savais qu’un obstaclequelconque surgirait tôt ou tard sur ma route. Or, ri<strong>en</strong>n’est compromis. J’ai deux <strong>jours</strong> d’avance à sacrifier. Ily a un steamer qui part de Calcutta pour Hong-Kong le25 à midi. Nous ne sommes qu’au 22, et nousarriverons à temps à Calcutta. »Il n’y avait ri<strong>en</strong> à dire à une réponse faite avec unesi complète assurance.Il n’était que trop vrai que les travaux <strong>du</strong> chemin defer s’arrêtai<strong>en</strong>t à ce point. <strong>Le</strong>s journaux sont comme


certaines montres qui ont la manie d’avancer, et ilsavai<strong>en</strong>t prématurém<strong>en</strong>t annoncé l’achèvem<strong>en</strong>t de laligne. <strong>La</strong> plupart des voyageurs connaissai<strong>en</strong>t cetteinterruption de la voie, et, <strong>en</strong> desc<strong>en</strong>dant <strong>du</strong> train, ilss’étai<strong>en</strong>t emparés des véhicules de toutes sortes quepossédait la bourgade, Palkigharis à <strong>quatre</strong> roues,charrettes traînées par des zébus, sortes de bœufs àbosses, chars de voyage ressemblant à des pagodesambulantes, palanquins, poneys, etc. Aussi Mr. Fogg etSir Francis Cromarty, après avoir cherché dans toute labourgade, revinr<strong>en</strong>t-ils sans avoir ri<strong>en</strong> trouvé.« J’irai à pied », dit Phileas Fogg.Passepartout, qui rejoignait alors son maître, fit unegrimace significative, <strong>en</strong> considérant ses magnifiquesmais insuffisantes babouches. Fort heureusem<strong>en</strong>t, ilavait été de son côté à la découverte, et <strong>en</strong> hésitant unpeu :« Monsieur, dit-il, je crois que j ai trouvé un moy<strong>en</strong>de transport.– <strong>Le</strong>quel ?– Un éléphant ! Un éléphant qui apparti<strong>en</strong>t à unIndi<strong>en</strong> logé à c<strong>en</strong>t pas d’ici.– Allons voir l’éléphant », répondit Mr. Fogg.Cinq minutes plus tard, Phileas Fogg, Sir FrancisCromarty et Passepartout arrivai<strong>en</strong>t près d’une hutte qui


att<strong>en</strong>ait à un <strong>en</strong>clos fermé de hautes palissades. Dans lahutte, il y avait un Indi<strong>en</strong>, et dans l’<strong>en</strong>clos, un éléphant.Sur leur demande, l’Indi<strong>en</strong> intro<strong>du</strong>isit Mr. Fogg et sesdeux compagnons dans l’<strong>en</strong>clos.Là, ils se trouvèr<strong>en</strong>t <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce d’un animal, à demidomestiqué, que son propriétaire élevait, non pour <strong>en</strong>faire une bête de somme, mais une bête de combat.Dans ce but, il avait comm<strong>en</strong>cé à modifier le caractèr<strong>en</strong>aturellem<strong>en</strong>t doux de l’animal, de façon à le con<strong>du</strong>iregra<strong>du</strong>ellem<strong>en</strong>t à ce paroxysme de rage appelé « mutsh »dans la langue indoue, et cela, <strong>en</strong> le nourrissant p<strong>en</strong>danttrois mois de sucre et de beurre. Ce traitem<strong>en</strong>t peutparaître impropre à donner un tel résultat, mais il n’<strong>en</strong>est pas moins employé avec succès par les éleveurs.Très heureusem<strong>en</strong>t pour Mr. Fogg, l’éléphant <strong>en</strong>question v<strong>en</strong>ait à peine d’être mis à ce régime, et le« mutsh » ne s’était point <strong>en</strong>core déclaré.Kiouni – c’était le nom de la bête – pouvait, commetous ses congénères, fournir p<strong>en</strong>dant longtemps unemarche rapide, et, à défaut d’autre monture, PhileasFogg résolut de l’employer.Mais les éléphants sont chers dans l’Inde, où ilscomm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t à dev<strong>en</strong>ir rares. <strong>Le</strong>s mâles, qui seulsconvi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t aux luttes des cirques, sont extrêmem<strong>en</strong>trecherchés. Ces animaux ne se repro<strong>du</strong>is<strong>en</strong>t querarem<strong>en</strong>t, quand ils sont ré<strong>du</strong>its à l’état de domesticité,


de telle sorte qu’on ne peut s’<strong>en</strong> procurer que par lachasse. Aussi sont-ils l’objet de soins extrêmes, etlorsque Mr. Fogg demanda à l’Indi<strong>en</strong> s’il voulait luilouer son éléphant, l’Indi<strong>en</strong> refusa net.Fogg insista et offrit de la bête un prix excessif, dixlivres (250 F) l’heure. Refus. Vingt livres ? Refus<strong>en</strong>core. Quarante livres ? Refus tou<strong>jours</strong>. Passepartoutbondissait à chaque sur<strong>en</strong>chère. Mais l’Indi<strong>en</strong> ne selaissait pas t<strong>en</strong>ter.<strong>La</strong> somme était belle, cep<strong>en</strong>dant. En admettant quel’éléphant employât quinze heures à se r<strong>en</strong>dre àAllahabad, c’était six c<strong>en</strong>ts livres (15 000 F) qu’ilrapporterait à son propriétaire.Phileas Fogg, sans s’animer <strong>en</strong> aucune façon,proposa alors à l’Indi<strong>en</strong> de lui acheter sa bête et lui <strong>en</strong>offrit tout d’abord mille livres (25 000 F).L’Indi<strong>en</strong> ne voulait pas v<strong>en</strong>dre ! Peut-être le drôleflairait-il une magnifique affaire.Sir Francis Cromarty prit Mr. Fogg à part etl’<strong>en</strong>gagea à réfléchir avant d’aller plus loin. PhileasFogg répondit à son compagnon qu’il n’avait pasl’habitude d’agir sans réflexion, qu’il s’agissait <strong>en</strong> finde compte d’un pari de vingt mille livres, que cetéléphant lui était nécessaire, et que, dût-il le payer vingtfois sa valeur, il aurait cet éléphant.


Mr. Fogg revint trouver l’Indi<strong>en</strong>, dont les petitsyeux, allumés par la convoitise, laissai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> voir quepour lui ce n’était qu’une question de prix. Phileas Foggoffrit successivem<strong>en</strong>t douze c<strong>en</strong>ts livres, puis quinzec<strong>en</strong>ts, puis dix-huit c<strong>en</strong>ts, <strong>en</strong>fin deux mille (50 000 F).Passepartout, si rouge d’ordinaire, était pâle d’émotion.À deux mille livres, l’Indi<strong>en</strong> se r<strong>en</strong>dit.« Par mes babouches, s’écria Passepartout, voilà quimet à un beau prix la viande d’éléphant ! »L’affaire conclue, il ne s’agissait plus que de trouverun guide. Ce fut plus facile. Un jeune Parsi, à la figureintellig<strong>en</strong>te, offrit ses services. Mr. Fogg accepta et luipromit une forte rémunération, qui ne pouvait quedoubler son intellig<strong>en</strong>ce.L’éléphant fut am<strong>en</strong>é et équipé sans retard. <strong>Le</strong> Parsiconnaissait parfaitem<strong>en</strong>t le métier de « mahout » oucornac. Il couvrit d’une sorte de housse le dos del’éléphant et disposa, de chaque côté sur ses flancs,deux espèces de cacolets assez peu confortables.Phileas Fogg paya l’Indi<strong>en</strong> <strong>en</strong> bank-notes qui fur<strong>en</strong>textraites <strong>du</strong> fameux sac. Il semblait vraim<strong>en</strong>t qu’on lestirât des <strong>en</strong>trailles de Passepartout. Puis Mr. Fogg offrità Sir Francis Cromarty de le transporter à la stationd’Allahabad. <strong>Le</strong> brigadier général accepta. Un voyageurde plus n’était pas pour fatiguer le gigantesque animal.


Des vivres fur<strong>en</strong>t achetés à Kholby. Sir FrancisCromarty prit place dans l’un des cacolets, PhileasFogg dans l’autre. Passepartout se mit à califourchonsur la housse <strong>en</strong>tre son maître et le brigadier général. <strong>Le</strong>Parsi se jucha sur le cou de l’éléphant, et à neuf heuresl’animal, quittant la bourgade, s’<strong>en</strong>fonçait par le pluscourt dans l’épaisse forêt de lataniers.


XIIOù Phileas Fogg et ses compagnons s’av<strong>en</strong>tur<strong>en</strong>t àtravers les forêts de l’Inde, et ce qui s’<strong>en</strong>suit<strong>Le</strong> guide, afin d’abréger la distance à parcourir,laissa sur sa droite le tracé de la voie dont les travauxétai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> cours d’exécution. Ce tracé, très contrarié parles capricieuses ramifications des monts Vindhias, nesuivait pas le plus court chemin, que Phileas Fogg avaitintérêt à pr<strong>en</strong>dre. <strong>Le</strong> Parsi, très familiarisé avec lesroutes et s<strong>en</strong>tiers <strong>du</strong> pays, prét<strong>en</strong>dait gagner unevingtaine de milles <strong>en</strong> coupant à travers la forêt, et ons’<strong>en</strong> rapporta à lui.Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty, <strong>en</strong>fouisjusqu’au cou dans leurs cacolets, étai<strong>en</strong>t fort secouéspar le trot raide de l’éléphant, auquel son mahoutimprimait une allure rapide. Mais ils <strong>en</strong><strong>du</strong>rai<strong>en</strong>t lasituation avec le flegme le plus britannique, causant peud’ailleurs, et se voyant à peine l’un l’autre.Quant à Passepartout, posté sur le dos de la bête etdirectem<strong>en</strong>t soumis aux coups et aux contrecoups, il se


gardait bi<strong>en</strong>, sur une recommandation de son maître, det<strong>en</strong>ir sa langue <strong>en</strong>tre ses d<strong>en</strong>ts, car elle eût été coupé<strong>en</strong>et. <strong>Le</strong> brave garçon, tantôt lancé sur le cou del’éléphant, tantôt rejeté sur la croupe, faisait de lavoltige, comme un clown sur un tremplin. Mais ilplaisantait, il riait au milieu de ses sauts de carpe, et, detemps <strong>en</strong> temps, il tirait de son sac un morceau desucre, que l’intellig<strong>en</strong>t Kiouni pr<strong>en</strong>ait <strong>du</strong> bout de satrompe, sans interrompre un instant son trot régulier.Après deux heures de marche, le guide arrêtal’éléphant et lui donna une heure de repos. L’animaldévora des branchages et des arbrisseaux, après s’êtred’abord désaltéré à une mare voisine. Sir FrancisCromarty ne se plaignit pas de cette halte. Il était brisé.Mr. Fogg paraissait être aussi dispos que s’il fût sorti deson lit.« Mais il est donc de fer ! dit le brigadier général <strong>en</strong>le regardant avec admiration.– De fer forgé », répondit Passepartout, qui s’occupade préparer un déjeuner sommaire.À midi, le guide donna le signal <strong>du</strong> départ. <strong>Le</strong> paysprit bi<strong>en</strong>tôt un aspect très sauvage. Aux grandes forêtssuccédèr<strong>en</strong>t des taillis de tamarins et de palmiers nains,puis de vastes plaines arides, hérissées de maigresarbrisseaux et semées de gros blocs de syénites. Toutecette partie <strong>du</strong> haut Bundelkund, peu fréqu<strong>en</strong>tée des


voyageurs, est habitée par une population fanatique,<strong>en</strong><strong>du</strong>rcie dans les pratiques les plus terribles de lareligion indoue. <strong>La</strong> domination des Anglais n’a pus’établir régulièrem<strong>en</strong>t sur un territoire soumis àl’influ<strong>en</strong>ce des rajahs, qu’il eût été difficile d’atteindredans leurs inaccessibles retraites des Vindhias.Plusieurs fois, on aperçut des bandes d’indi<strong>en</strong>sfarouches, qui faisai<strong>en</strong>t un geste de colère <strong>en</strong> voyantpasser le rapide quadrupède. D’ailleurs, le Parsi lesévitait autant que possible, les t<strong>en</strong>ant pour des g<strong>en</strong>s demauvaise r<strong>en</strong>contre. On vit peu d’animaux p<strong>en</strong>dantcette journée, à peine quelques singes, qui fuyai<strong>en</strong>t avecmille contorsions et grimaces dont s’amusait fortPassepartout.Une p<strong>en</strong>sée au milieu de bi<strong>en</strong> d’autres inquiétait cegarçon. Qu’est-ce que Mr. Fogg ferait de l’éléphant,quand il serait arrivé à la station d’Allahabad ?L’emmènerait-il ? Impossible ! <strong>Le</strong> prix <strong>du</strong> transportajouté au prix d’acquisition <strong>en</strong> ferait un animal ruineux.<strong>Le</strong> v<strong>en</strong>drait-on, le r<strong>en</strong>drait-on à la liberté ? Cetteestimable bête méritait bi<strong>en</strong> qu’on eût des égards pourelle. Si, par hasard, Mr. Fogg lui <strong>en</strong> faisait cadeau, à lui,Passepartout, il <strong>en</strong> serait très embarrassé. Cela nelaissait pas de le préoccuper.À huit heures <strong>du</strong> soir, la principale chaîne desVindhias avait été franchie, et les voyageurs fir<strong>en</strong>t halte


au pied <strong>du</strong> versant sept<strong>en</strong>trional, dans un bungalow <strong>en</strong>ruine.<strong>La</strong> distance parcourue p<strong>en</strong>dant cette journée étaitd’<strong>en</strong>viron vingt-cinq milles, et il <strong>en</strong> restait autant à fairepour atteindre la station d’Allahabad.<strong>La</strong> nuit était froide. À l’intérieur <strong>du</strong> bungalow, leParsi alluma un feu de branches sèches, dont la chaleurfut très appréciée. <strong>Le</strong> souper se composa des provisionsachetées à Kholby. <strong>Le</strong>s voyageurs mangèr<strong>en</strong>t <strong>en</strong> g<strong>en</strong>sharassés et moulus. <strong>La</strong> conversation, qui comm<strong>en</strong>ça parquelques phrases <strong>en</strong>trecoupées, se termina bi<strong>en</strong>tôt pardes ronflem<strong>en</strong>ts sonores. <strong>Le</strong> guide veilla près deKiouni, qui s’<strong>en</strong>dormit debout, appuyé au tronc d’ungros arbre.Nul incid<strong>en</strong>t ne signala cette nuit. Quelquesrugissem<strong>en</strong>ts de guépards et de panthères troublèr<strong>en</strong>tparfois le sil<strong>en</strong>ce, mêlés à des ricanem<strong>en</strong>ts aigus desinges. Mais les carnassiers s’<strong>en</strong> tinr<strong>en</strong>t à des cris et nefir<strong>en</strong>t aucune démonstration hostile contre les hôtes <strong>du</strong>bungalow. Sir Francis Cromarty dormit lourdem<strong>en</strong>tcomme un brave militaire rompu de fatigues.Passepartout, dans un sommeil agité, recomm<strong>en</strong>ça <strong>en</strong>rêve les culbutes de la veille. Quant à Mr. Fogg, ilreposa aussi paisiblem<strong>en</strong>t que s’il eût été dans satranquille maison de Saville-row.À six heures <strong>du</strong> matin, on se remit <strong>en</strong> marche. <strong>Le</strong>


guide espérait arriver à la station d’Allahabad le soirmême. De cette façon, Mr. Fogg ne perdrait qu’unepartie des quarante-huit heures économisées depuis lecomm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> voyage.On desc<strong>en</strong>dit les dernières rampes des Vindhias.Kiouni avait repris son allure rapide. Vers midi, leguide <strong>tour</strong>na la bourgade de Kall<strong>en</strong>ger, située sur leCani, un des sous-afflu<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> Gange. Il évitait tou<strong>jours</strong>les lieux habités, se s<strong>en</strong>tant plus <strong>en</strong> sûreté dans cescampagnes désertes, qui marqu<strong>en</strong>t les premièresdépressions <strong>du</strong> bassin <strong>du</strong> grand fleuve. <strong>La</strong> stationd’Allahabad n’était pas à douze milles dans le nord-est.On fit halte sous un bouquet de bananiers, dont lesfruits, aussi sains que le pain, « aussi succul<strong>en</strong>ts que lacrème », dis<strong>en</strong>t les voyageurs, fur<strong>en</strong>t extrêmem<strong>en</strong>tappréciés.À deux heures, le guide <strong>en</strong>tra sous le couvert d’uneépaisse forêt, qu’il devait traverser sur un espace deplusieurs milles. Il préférait voyager ainsi à l’abri desbois. En tout cas, il n’avait fait jusqu’alors aucuner<strong>en</strong>contre fâcheuse, et le voyage semblait devoirs’accomplir sans accid<strong>en</strong>t, quand l’éléphant, donnantquelques signes d’inquiétude, s’arrêta soudain.Il était <strong>quatre</strong> heures alors.« Qu’y a-t-il ? demanda Sir Francis Cromarty, quireleva la tête au-dessus de son cacolet.


– Je ne sais, mon officier », répondit le Parsi, <strong>en</strong>prêtant l’oreille à un murmure confus qui passait sousl’épaisse ramure.Quelques instants après, ce murmure devint plusdéfinissable. On eût dit un concert, <strong>en</strong>core fort éloigné,de voix humaines et d’instrum<strong>en</strong>ts de cuivre.Passepartout était tout yeux, tout oreilles. Mr. Foggatt<strong>en</strong>dait patiemm<strong>en</strong>t, sans prononcer une parole.<strong>Le</strong> Parsi sauta à terre, attacha l’éléphant à un arbreet s’<strong>en</strong>fonça au plus épais <strong>du</strong> taillis. Quelques minutesplus tard, il revint, disant :« Une procession de brahmanes qui se dirige de cecôté. S’il est possible, évitons d’être vus. »<strong>Le</strong> guide détacha l’éléphant et le con<strong>du</strong>isit dans unfourré, <strong>en</strong> recommandant aux voyageurs de ne pointmettre pied à terre. Lui-même se tint prêt à <strong>en</strong>fourcherrapidem<strong>en</strong>t sa monture, si la fuite dev<strong>en</strong>ait nécessaire.Mais il p<strong>en</strong>sa que la troupe des fidèles passerait sansl’apercevoir, car l’épaisseur <strong>du</strong> feuillage le dissimulait<strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t.<strong>Le</strong> bruit discordant des voix et des instrum<strong>en</strong>ts serapprochait. Des chants monotones se mêlai<strong>en</strong>t au sondes tambours et des cymbales. Bi<strong>en</strong>tôt la tête de laprocession apparut sous les arbres, à une cinquantainede pas <strong>du</strong> poste occupé par Mr. Fogg et ses


compagnons. Ils distinguai<strong>en</strong>t aisém<strong>en</strong>t à travers lesbranches le curieux personnel de cette cérémoniereligieuse.En première ligne s’avançai<strong>en</strong>t des prêtres, coiffésde mitres et vêtus de longues robes chamarrées. Ilsétai<strong>en</strong>t <strong>en</strong><strong>tour</strong>és d’hommes, de femmes, d’<strong>en</strong>fants, quifaisai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre une sorte de psalmodie funèbre,interrompue à intervalles égaux par des coups detamtams et de cymbales. Derrière eux, sur un char auxlarges roues dont les rayons et la jante figurai<strong>en</strong>t un<strong>en</strong>trelacem<strong>en</strong>t de serp<strong>en</strong>ts, apparut une statue hideuse,traînée par deux couples de zébus richem<strong>en</strong>tcaparaçonnés. Cette statue avait <strong>quatre</strong> bras ; le corpscolorié d’un rouge sombre, les yeux hagards, lescheveux emmêlés, la langue p<strong>en</strong>dante, les lèvres teintesde h<strong>en</strong>né et de bétel. À son cou s’<strong>en</strong>roulait un collier detêtes de mort, à ses flancs une ceinture de mainscoupées. Elle se t<strong>en</strong>ait debout sur un géant terrasséauquel le chef manquait.Sir Francis Cromarty reconnut cette statue.« <strong>La</strong> déesse Kâli, murmura-t-il, la déesse de l’amouret de la mort.– De la mort, j’y cons<strong>en</strong>s, mais de l’amour, jamaisdit Passepartout. <strong>La</strong> vilaine bonne femme ! »<strong>Le</strong> Parsi lui fit signe de se taire.


Au<strong>tour</strong> de la statue s’agitait, se dém<strong>en</strong>ait, seconvulsionnait un groupe de vieux fakirs, zébrés debandes d’ocre, couverts d’incisions cruciales quilaissai<strong>en</strong>t échapper, leur sang goutte à goutte,énergumènes stupides qui, dans les grandes cérémoniesindoues, se précipit<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core sous les roues <strong>du</strong> char deJaggernaut.Derrière eux, quelques brahmanes, dans toute lasomptuosité de leur costume ori<strong>en</strong>tal, traînai<strong>en</strong>t unefemme qui se sout<strong>en</strong>ait à peine.Cette femme était jeune, blanche comme uneEuropé<strong>en</strong>ne. Sa tête, son cou, ses épaules, ses oreilles,ses bras, ses mains, ses orteils étai<strong>en</strong>t surchargés debijoux, colliers, bracelets, boucles et bagues. Unetunique lamée d’or, recouverte d’une mousseline légère,dessinait les con<strong>tour</strong>s de sa taille.Derrière cette jeune femme – contraste viol<strong>en</strong>t pourles yeux –, des gardes, armés de sabres nus passés àleur ceinture et de longs pistolets damasquinés,portai<strong>en</strong>t un cadavre sur un palanquin.C’était le corps d’un vieillard, revêtu de ses opul<strong>en</strong>tshabits de rajah, ayant, comme <strong>en</strong> sa vie, le turban brodéde perles, la robe tissue de soie et d’or, la ceinture decachemire diamanté, et ses magnifiques armes de princeindi<strong>en</strong>.


l’assourdissant fracas des instrum<strong>en</strong>ts, fermai<strong>en</strong>t lePuis des musici<strong>en</strong>s et une arrière-garde defanatiques, dont les cris couvrai<strong>en</strong>t parfoiscortège.Sir Francis Cromarty regardait toute cette pomped’un air singulièrem<strong>en</strong>t attristé, et se <strong>tour</strong>nant vers leguide :« Un sutty ! » dit-il.<strong>Le</strong> Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt surses lèvres. <strong>La</strong> longue procession se déroula l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>tsous les arbres, et bi<strong>en</strong>tôt ses derniers rangs disparur<strong>en</strong>tdans la profondeur de la forêt.Peu à peu, les chants s’éteignir<strong>en</strong>t. Il y eut <strong>en</strong>corequelques éclats de cris lointains, et <strong>en</strong>fin à tout cetumulte succéda un profond sil<strong>en</strong>ce.Phileas Fogg avait <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> ce mot, prononcé par SirFrancis Cromarty, et aussitôt que la procession eutdisparu :« Qu’est-ce qu’un sutty ? demanda-t-il.– Un sutty, monsieur Fogg, répondit le brigadiergénéral, c’est un sacrifice humain, mais un sacrificevolontaire. Cette femme que vous v<strong>en</strong>ez de voir serabrûlée demain aux premières heures <strong>du</strong> jour.– Ah ! les gueux ! s’écria Passepartout, qui ne put


et<strong>en</strong>ir ce cri d’indignation.– Et ce cadavre ? demanda Mr. Fogg.– C’est celui <strong>du</strong> prince, son mari, répondit le guide,un rajah indép<strong>en</strong>dant <strong>du</strong> Bundelkund.– Comm<strong>en</strong>t ! reprit Phileas Fogg, sans que sa voixtrahît la moindre émotion, ces barbares coutumessubsist<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core dans l’Inde, et les Anglais n’ont pu lesdétruire ?– Dans la plus grande partie de l’Inde, répondit SirFrancis Cromarty, ces sacrifices ne s’accompliss<strong>en</strong>tplus, mais nous n’avons aucune influ<strong>en</strong>ce sur cescontrées sauvages, et principalem<strong>en</strong>t sur ce territoire <strong>du</strong>Bundelkund. Tout le revers sept<strong>en</strong>trional des Vindhiasest le théâtre de meurtres et de pillages incessants.– <strong>La</strong> malheureuse ! murmurait Passepartout, brûléevive !– Oui, reprit le brigadier général, brûlée, et si elle nel’était pas, vous ne sauriez croire à quelle misérablecondition elle se verrait ré<strong>du</strong>ite par ses proches. On luiraserait les cheveux, on la nourrirait à peine de quelquespoignées de riz, on la repousserait, elle serait considéréecomme une créature im<strong>monde</strong> et mourrait dans quelquecoin comme un chi<strong>en</strong> galeux. Aussi la perspective decette affreuse exist<strong>en</strong>ce pousse-t-elle souv<strong>en</strong>t cesmalheureuses au supplice, bi<strong>en</strong> plus que l’amour ou le


fanatisme religieux. Quelquefois, cep<strong>en</strong>dant, le sacrificeest réellem<strong>en</strong>t volontaire, et il faut l’interv<strong>en</strong>tionénergique <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t pour l’empêcher. Ainsi, il ya quelques années, je résidais à Bombay, quand unejeune veuve vint demander au gouverneur l’autorisationde se brûler avec le corps de son mari. Comme vous lep<strong>en</strong>sez bi<strong>en</strong>, le gouverneur refusa. Alors la veuve quittala ville, se réfugia chez un rajah indép<strong>en</strong>dant, et là elleconsomma son sacrifice. »P<strong>en</strong>dant le récit <strong>du</strong> brigadier général, le guidesecouait la tête, et, quand le récit fut achevé :« <strong>Le</strong> sacrifice qui aura lieu demain au lever <strong>du</strong> journ’est pas volontaire, dit-il.– Comm<strong>en</strong>t le savez-vous ?– C’est une histoire que tout le <strong>monde</strong> connaît dansle Bundelkund, répondit le guide.– Cep<strong>en</strong>dant cette infortunée ne paraissait faireaucune résistance, fit observer Sir Francis Cromarty.– Cela ti<strong>en</strong>t à ce qu’on l’a <strong>en</strong>ivrée de la fumée <strong>du</strong>chanvre et de l’opium.– Mais où la con<strong>du</strong>it-on ?– À la pagode de Pillaji, à deux milles d’ici. Là, ellepassera la nuit <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant l’heure <strong>du</strong> sacrifice.– Et ce sacrifice aura lieu ?...


– Demain, dès la première apparition <strong>du</strong> jour. »Après cette réponse, le guide fit sortir l’éléphant del’épais fourré et se hissa sur le cou de l’animal. Mais aumom<strong>en</strong>t où il allait l’exciter par un sifflem<strong>en</strong>tparticulier, Mr. Fogg l’arrêta, et, s’adressant à SirFrancis Cromarty :« Si nous sauvions cette femme ? dit-il.– Sauver cette femme, monsieur Fogg !... s’écria lebrigadier général.– J’ai <strong>en</strong>core douze heures d’avance. Je puis lesconsacrer à cela.– Ti<strong>en</strong>s ! Mais vous êtes un homme de cœur ! dit SirFrancis Cromarty.– Quelquefois, répondit simplem<strong>en</strong>t Phileas Fogg.Quand j’ai le temps. »


XIIIDans lequel Passepartout prouve une fois de plus quela fortune sourit aux audacieux<strong>Le</strong> dessein était hardi, hérissé de difficultés,impraticable peut-être. Mr. Fogg allait risquer sa vie, outout au moins sa liberté, et par conséqu<strong>en</strong>t la réussite deses projets, mais il n’hésita pas. Il trouva, d’ailleurs,dans Sir Francis Cromarty, un auxiliaire décidé.Quant à Passepartout, il était prêt, on pouvaitdisposer de lui. L’idée de son maître l’exaltait. Il s<strong>en</strong>taitun cœur, une âme sous cette <strong>en</strong>veloppe de glace. Il sepr<strong>en</strong>ait à aimer Phileas Fogg.Restait le guide. Quel parti pr<strong>en</strong>drait-il dansl’affaire ? Ne serait-il pas porté pour les Indous ? Àdéfaut de son concours, il fallait au moins s’assurer saneutralité.Sir Francis Cromarty lui posa franchem<strong>en</strong>t laquestion.« Mon officier, répondit le guide, je suis Parsi, et


cette femme est Parsie. Disposez de moi.– Bi<strong>en</strong>, guide, répondit Mr. Fogg.– Toutefois, sachez-le bi<strong>en</strong>, reprit le Parsi, nonseulem<strong>en</strong>t nous risquons notre vie, mais des suppliceshorribles, si nous sommes pris. Ainsi, voyez.– C’est vu, répondit Mr. Fogg. Je p<strong>en</strong>se que nousdevrons att<strong>en</strong>dre la nuit pour agir ?– Je le p<strong>en</strong>se aussi », répondit le guide.Ce brave Indou donna alors quelques détails sur lavictime. C’était une Indi<strong>en</strong>ne d’une beauté célèbre, derace parsie, fille de riches négociants de Bombay. Elleavait reçu dans cette ville une é<strong>du</strong>cation absolum<strong>en</strong>tanglaise, et à ses manières, à son instruction, on l’eûtcrue Europé<strong>en</strong>ne. Elle se nommait Aouda.Orpheline, elle fut mariée malgré elle à ce vieuxrajah <strong>du</strong> Bundelkund. Trois mois après, elle devintveuve. Sachant le sort qui l’att<strong>en</strong>dait, elle s’échappa, futreprise aussitôt, et les par<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> rajah, qui avai<strong>en</strong>tintérêt à sa mort, la vouèr<strong>en</strong>t à ce supplice auquel il nesemblait pas qu’elle pût échapper.Ce récit ne pouvait qu’<strong>en</strong>raciner Mr. Fogg et sescompagnons dans leur généreuse résolution. Il futdécidé que le guide dirigerait l’éléphant vers la pagodede Pillaji, dont il se rapprocherait autant que possible.


Une demi-heure après, halte fut faite sous un taillis,à cinq pas de la pagode, que l’on ne pouvaitapercevoir ; mais les hurlem<strong>en</strong>ts des fanatiques selaissai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre distinctem<strong>en</strong>t.<strong>Le</strong>s moy<strong>en</strong>s de parv<strong>en</strong>ir jusqu’à la victime fur<strong>en</strong>talors discutés. <strong>Le</strong> guide connaissait cette pagode dePillaji, dans laquelle il affirmait que la jeune femmeétait emprisonnée. Pourrait-on y pénétrer par une desportes, quand toute la bande serait plongée dans lesommeil de l’ivresse, ou faudrait-il pratiquer un troudans une muraille ? C’est ce qui ne pourrait être décidéqu’au mom<strong>en</strong>t et au lieu mêmes. Mais ce qui ne fitaucun doute, c’est que l’<strong>en</strong>lèvem<strong>en</strong>t devait s’opérercette nuit même, et non quand, le jour v<strong>en</strong>u, la victimeserait con<strong>du</strong>ite au supplice. À cet instant, aucuneinterv<strong>en</strong>tion humaine n’eût pu la sauver.Mr. Fogg et ses compagnons att<strong>en</strong>dir<strong>en</strong>t la nuit. Dèsque l’ombre se fit, vers six heures <strong>du</strong> soir, ils résolur<strong>en</strong>td’opérer une reconnaissance au<strong>tour</strong> de la pagode. <strong>Le</strong>sderniers cris des fakirs s’éteignai<strong>en</strong>t alors. Suivant leurhabitude, ces Indi<strong>en</strong>s devai<strong>en</strong>t être plongés dansl’épaisse ivresse <strong>du</strong> « hang » – opium liquide, mélangéd’une infusion de chanvre –, et il serait peut-êtrepossible de se glisser <strong>en</strong>tre eux jusqu’au temple.<strong>Le</strong> Parsi, guidant Mr. Fogg, Sir Francis Comarty etPassepartout, s’avança sans bruit à travers la forêt.


Après dix minutes de reptation sous les ramures, ilsarrivèr<strong>en</strong>t au bord d’une petite rivière, et là, à la lueurde torches de fer à la pointe desquelles brûlai<strong>en</strong>t desrésines, ils aperçur<strong>en</strong>t un monceau de bois empilé.C’était le bûcher, fait de précieux santal, et déjàimprégné d’une huile parfumée. À sa partie supérieurereposait le corps embaumé <strong>du</strong> rajah, qui devait êtrebrûlé <strong>en</strong> même temps que sa veuve. À c<strong>en</strong>t pas de cebûcher s’élevait la pagode, dont les minarets perçai<strong>en</strong>tdans l’ombre la cime des arbres.« V<strong>en</strong>ez ! » dit le guide à voix basse.Et, redoublant de précaution, suivi de sescompagnons, il se glissa sil<strong>en</strong>cieusem<strong>en</strong>t à travers lesgrandes herbes. <strong>Le</strong> sil<strong>en</strong>ce n’était plus interrompu quepar le murmure <strong>du</strong> v<strong>en</strong>t dans les branches.Bi<strong>en</strong>tôt le guide s’arrêta à l’extrémité d’uneclairière. Quelques résines éclairai<strong>en</strong>t la place. <strong>Le</strong> solétait jonché de groupes de dormeurs, appesantis parl’ivresse. On eût dit un champ de bataille couvert demorts. Hommes, femmes, <strong>en</strong>fants, tout était confon<strong>du</strong>.Quelques ivrognes râlai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core çà et là.À l’arrière-plan, <strong>en</strong>tre la masse des arbres, le templede Pillaji se dressait confusém<strong>en</strong>t. Mais au granddésappointem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> guide, les gardes des rajahs,éclairés par des torches fuligineuses, veillai<strong>en</strong>t auxportes et se prom<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t, le sabre nu. On pouvait


supposer qu’à l’intérieur les prêtres veillai<strong>en</strong>t aussi.<strong>Le</strong> Parsi ne s’avança pas plus loin. II avait reconnul’impossibilité de forcer l’<strong>en</strong>trée <strong>du</strong> temple, et il ram<strong>en</strong>ases compagnons <strong>en</strong> arrière.Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty avai<strong>en</strong>tcompris comme lui qu’ils ne pouvai<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ter de cecôté.Ils s’arrêtèr<strong>en</strong>t et s’<strong>en</strong>tretinr<strong>en</strong>t à voix basse.« Att<strong>en</strong>dons, dit le brigadier général, il n’est quehuit heures <strong>en</strong>core, et il est possible que ces gardessuccomb<strong>en</strong>t aussi au sommeil.– Cela est possible, <strong>en</strong> effet », répondit le Parsi.Phileas Fogg et ses compagnons s’ét<strong>en</strong>dir<strong>en</strong>t doncau pied d’un arbre et att<strong>en</strong>dir<strong>en</strong>t. <strong>Le</strong> temps leur parutlong ! <strong>Le</strong> guide les quittait parfois et allait observer lalisière <strong>du</strong> bois. <strong>Le</strong>s gardes <strong>du</strong> rajah veillai<strong>en</strong>t tou<strong>jours</strong> àla lueur des torches, et une vague lumière filtrait àtravers les f<strong>en</strong>êtres de la pagode.On att<strong>en</strong>dit ainsi jusqu’à minuit. <strong>La</strong> situation nechangea pas. Même surveillance au-dehors. Il étaitévid<strong>en</strong>t qu’on ne pouvait compter sur l’assoupissem<strong>en</strong>tdes gardes. L’ivresse <strong>du</strong> « hang » leur avait étéprobablem<strong>en</strong>t épargnée. Il fallait donc agir autrem<strong>en</strong>t etpénétrer par une ouverture pratiquée aux murailles de lapagode. Restait la question de savoir si les prêtres


veillai<strong>en</strong>t auprès de leur victime avec autant de soin queles soldats à la porte <strong>du</strong> temple.Après une dernière conversation, le guide se dit prêtà partir. Mr. Fogg, Sir Francis et Passepartout lesuivir<strong>en</strong>t. Ils fir<strong>en</strong>t un dé<strong>tour</strong> assez long, afin d’atteindrela pagode par son chevet.Vers minuit et demi, ils arrivèr<strong>en</strong>t au pied des murssans avoir r<strong>en</strong>contré personne. Aucune surveillanc<strong>en</strong>’avait été établie de ce côté, mais il est vrai de dire quef<strong>en</strong>êtres et portes manquai<strong>en</strong>t absolum<strong>en</strong>t.<strong>La</strong> nuit était sombre. <strong>La</strong> lune, alors dans son dernierquartier, quittait à peine l’horizon, <strong>en</strong>combré de grosnuages. <strong>La</strong> hauteur des arbres accroissait <strong>en</strong>corel’obscurité.Mais il ne suffisait pas d’avoir atteint le pied desmurailles, il fallait <strong>en</strong>core y pratiquer une ouverture.Pour cette opération, Phileas Fogg et ses compagnonsn’avai<strong>en</strong>t absolum<strong>en</strong>t que leurs couteaux de poche. Trèsheureusem<strong>en</strong>t, les parois <strong>du</strong> temple se composai<strong>en</strong>td’un mélange de briques et de bois qui ne pouvait êtredifficile à percer. <strong>La</strong> première brique une fois <strong>en</strong>levée,les autres vi<strong>en</strong>drai<strong>en</strong>t facilem<strong>en</strong>t.On se mit à la besogne, <strong>en</strong> faisant le moins de bruitpossible. <strong>Le</strong> Parsi, d’un côté, Passepartout, de l’autre,travaillai<strong>en</strong>t à desceller les briques, de manière à


obt<strong>en</strong>ir une ouverture large de deux pieds.<strong>Le</strong> travail avançait, quand un cri se fit <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre àl’intérieur <strong>du</strong> temple, et presque aussitôt d’autres crislui répondir<strong>en</strong>t <strong>du</strong> dehors.Passepartout et le guide interrompir<strong>en</strong>t leur travail.<strong>Le</strong>s avait-on surpris ? L’éveil était-il donné ? <strong>La</strong> plusvulgaire prud<strong>en</strong>ce leur commandait de s’éloigner, – cequ’ils fir<strong>en</strong>t <strong>en</strong> même temps que Phileas Fogg et SirFrancis Cromarty. Ils se blottir<strong>en</strong>t de nouveau sous lecouvert <strong>du</strong> bois, att<strong>en</strong>dant que l’alerte, si c’<strong>en</strong> était une,se fût dissipée, et prêts, dans ce cas, à repr<strong>en</strong>dre leuropération.Mais – contretemps funeste – des gardes semontrèr<strong>en</strong>t au chevet de la pagode, et s’y installèr<strong>en</strong>t demanière à empêcher toute approche.Il serait difficile de décrire le désappointem<strong>en</strong>t deces <strong>quatre</strong> hommes, arrêtés dans leur œuvre.Maint<strong>en</strong>ant qu’ils ne pouvai<strong>en</strong>t plus parv<strong>en</strong>ir jusqu’à lavictime, comm<strong>en</strong>t la sauverai<strong>en</strong>t-ils ? Sir FrancisCromarty se rongeait les poings. Passepartout était horsde lui, et le guide avait quelque peine à le cont<strong>en</strong>ir.L’impassible Fogg att<strong>en</strong>dait sans manifester sess<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts.« N’avons-nous plus qu’à partir ? demanda lebrigadier général à voix basse.


– Nous n’avons plus qu’à partir, répondit le guide.– Att<strong>en</strong>dez, dit Fogg. Il suffit que je sois demain àAllahabad avant midi.– Mais qu’espérez-vous ? répondit Sir FrancisCromarty. Dans quelques heures le jour va paraître, et...– <strong>La</strong> chance qui nous échappe peut se représ<strong>en</strong>ter aumom<strong>en</strong>t suprême. »<strong>Le</strong> brigadier général aurait voulu pouvoir lire dansles yeux de Phileas Fogg.Sur quoi comptait donc ce froid Anglais ? Voulait-il,au mom<strong>en</strong>t <strong>du</strong> supplice, se précipiter vers la jeunefemme et l’arracher ouvertem<strong>en</strong>t à ses bourreaux ?C’eût été une folie, et comm<strong>en</strong>t admettre que cethomme fût fou à ce point ? Néanmoins, Sir FrancisCromarty cons<strong>en</strong>tit à att<strong>en</strong>dre jusqu’au dénouem<strong>en</strong>t decette terrible scène. Toutefois, le guide ne laissa pas sescompagnons à l’<strong>en</strong>droit où ils s’étai<strong>en</strong>t réfugiés, et il lesram<strong>en</strong>a vers la partie antérieure de la clairière. Là,abrités par un bouquet d’arbres, ils pouvai<strong>en</strong>t observerles groupes <strong>en</strong>dormis. Cep<strong>en</strong>dant Passepartout, juchésur les premières branches d’un arbre, ruminait une idéequi avait d’abord traversé son esprit comme un éclair, etqui finit par s’incruster dans son cerveau.Il avait comm<strong>en</strong>cé par se dire : « Quelle folie ! » etmaint<strong>en</strong>ant il répétait : « Pourquoi pas, après tout !


C’est une chance, peut-être la seule, et avec de telsabrutis !... »En tout cas, Passepartout ne formula pas autrem<strong>en</strong>tsa p<strong>en</strong>sée, mais il ne tarda pas à se glisser avec lasouplesse d’un serp<strong>en</strong>t sur les basses branches del’arbre dont l’extrémité se courbait vers le sol.<strong>Le</strong>s heures s’écoulai<strong>en</strong>t, et bi<strong>en</strong>tôt quelques nuancesmoins sombres annoncèr<strong>en</strong>t l’approche <strong>du</strong> jour.Cep<strong>en</strong>dant l’obscurité était profonde <strong>en</strong>core.C’était le mom<strong>en</strong>t. Il se fit comme une résurrectiondans cette foule assoupie. <strong>Le</strong>s groupes s’animèr<strong>en</strong>t. Descoups de tam-tam ret<strong>en</strong>tir<strong>en</strong>t. Chants et cris éclatèr<strong>en</strong>tde nouveau. L’heure était v<strong>en</strong>ue à laquelle l’infortunéeallait mourir.En effet, les portes de la pagode s’ouvrir<strong>en</strong>t. Unelumière plus vive s’échappa de l’intérieur. Mr. Fogg etSir Francis Cromarty pur<strong>en</strong>t apercevoir la victime,vivem<strong>en</strong>t éclairée, que deux prêtres traînai<strong>en</strong>t audehors.Il leur sembla même que, secouantl’<strong>en</strong>gourdissem<strong>en</strong>t de l’ivresse par un suprême instinctde conservation, la malheureuse t<strong>en</strong>tait d’échapper à sesbourreaux. <strong>Le</strong> cœur de Sir Francis Cromarty bondit, etpar un mouvem<strong>en</strong>t convulsif, saisissant la main dePhileas Fogg, il s<strong>en</strong>tit que cette main t<strong>en</strong>ait un couteauouvert.


En ce mom<strong>en</strong>t, la foule s’ébranla. <strong>La</strong> jeune femmeétait retombée dans cette torpeur provoquée par lesfumées <strong>du</strong> chanvre. Elle passa à travers les fakirs, quil’escortai<strong>en</strong>t de leurs vociférations religieuses.Phileas Fogg et ses compagnons, se mêlant auxderniers rangs de la foule, la suivir<strong>en</strong>t.Deux minutes après, ils arrivai<strong>en</strong>t sur le bord de larivière et s’arrêtai<strong>en</strong>t à moins de cinquante pas <strong>du</strong>bûcher, sur lequel était couché le corps <strong>du</strong> rajah. Dansla demi-obscurité, ils vir<strong>en</strong>t la victime absolum<strong>en</strong>tinerte, ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e auprès <strong>du</strong> cadavre de son époux.Puis une torche fut approchée, et le bois, imprégnéd’huile, s’<strong>en</strong>flamma aussitôt.À ce mom<strong>en</strong>t, Sir Francis Cromarty et le guideretinr<strong>en</strong>t Phileas Fogg, qui, dans un mom<strong>en</strong>t de foliegénéreuse, s’élançait vers le bûcher...Mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand lascène changea soudain. Un cri de terreur s’éleva. Toutecette foule se précipita à terre, épouvantée.<strong>Le</strong> vieux rajah n’était donc pas mort, qu’on le vît seredresser tout à coup, comme un fantôme, soulever lajeune femme dans ses bras, desc<strong>en</strong>dre <strong>du</strong> bûcher aumilieu des <strong>tour</strong>billons de vapeurs qui lui donnai<strong>en</strong>t uneappar<strong>en</strong>ce spectrale ?<strong>Le</strong>s fakirs, les gardes, les prêtres, pris d’une terreur


subite, étai<strong>en</strong>t là, face à terre, n’osant lever les yeux etregarder un tel prodige !<strong>La</strong> victime inanimée passa <strong>en</strong>tre les bras vigoureuxqui la portai<strong>en</strong>t, et sans qu’elle parût leur peser. Mr.Fogg et Sir Francis Cromarty étai<strong>en</strong>t demeurés debout.<strong>Le</strong> Parsi avait courbé la tête, et Passepartout, sansdoute, n’était pas moins stupéfié !...Ce ressuscité arriva ainsi près de l’<strong>en</strong>droit où set<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, et là, d’unevoix brève :« Filons !... » dit-il.C’était Passepartout lui-même qui s’était glissé versle bûcher au milieu de la fumée épaisse ! C’étaitPassepartout qui, profitant de l’obscurité profonde<strong>en</strong>core, avait arraché la jeune femme à la mort ! C’étaitPassepartout qui, jouant son rôle avec un audacieuxbonheur, passait au milieu de l’épouvante générale !Un instant après, tous <strong>quatre</strong> disparaissai<strong>en</strong>t dans lebois, et l’éléphant les emportait d’un trot rapide. Maisdes cris, des clameurs et même une balle, perçant lechapeau de Phileas Fogg, leur apprir<strong>en</strong>t que la ruse étaitdécouverte.En effet, sur le bûcher <strong>en</strong>flammé se détachait alorsle corps <strong>du</strong> vieux rajah. <strong>Le</strong>s prêtres, rev<strong>en</strong>us de leurfrayeur, avai<strong>en</strong>t compris qu’un <strong>en</strong>lèvem<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>ait de


s’accomplir.Aussitôt ils s’étai<strong>en</strong>t précipités dans la forêt. <strong>Le</strong>sgardes les avai<strong>en</strong>t suivis. Une décharge avait eu lieu,mais les ravisseurs fuyai<strong>en</strong>t rapidem<strong>en</strong>t, et, <strong>en</strong> quelquesinstants, ils se trouvai<strong>en</strong>t hors de la portée des balles etdes flèches.


XIVDans lequel Phileas Fogg desc<strong>en</strong>d toute l’admirablevallée <strong>du</strong> Gange sans même songer à la voir<strong>Le</strong> hardi <strong>en</strong>lèvem<strong>en</strong>t avait réussi. Une heure après,Passepartout riait <strong>en</strong>core de son succès. Sir FrancisCromarty avait serré la main de l’intrépide garçon. Sonmaître lui avait dit : « Bi<strong>en</strong> », ce qui, dans la bouche dece g<strong>en</strong>tleman, équivalait à une haute approbation. Àquoi Passepartout avait répon<strong>du</strong> que tout l’honneur del’affaire appart<strong>en</strong>ait à son maître. Pour lui, il n’avait euqu’une idée « drôle », et il riait <strong>en</strong> songeant que,p<strong>en</strong>dant quelques instants, lui, Passepartout, anci<strong>en</strong>gymnaste, ex-serg<strong>en</strong>t de pompiers, avait été le veufd’une charmante femme, un vieux rajah embaumé !Quant à la jeune Indi<strong>en</strong>ne, elle n’avait pas euconsci<strong>en</strong>ce de ce qui s’était passé. Enveloppée dans lescouvertures de voyage, elle reposait sur l’un descacolets.Cep<strong>en</strong>dant l’éléphant, guidé avec une extrême sûretépar le Parsi, courait rapidem<strong>en</strong>t dans la forêt <strong>en</strong>core


obscure. Une heure après avoir quitté la pagode dePillaji, il se lançait à travers une imm<strong>en</strong>se plaine. À septheures, on fit halte. <strong>La</strong> jeune femme était tou<strong>jours</strong> dansune prostration complète. <strong>Le</strong> guide lui fit boirequelques gorgées d’eau et de brandy, mais cetteinflu<strong>en</strong>ce stupéfiante qui l’accablait devait se prolongerquelque temps <strong>en</strong>core.Sir Francis Cromarty, qui connaissait les effets del’ivresse pro<strong>du</strong>ite par l’inhalation des vapeurs <strong>du</strong>chanvre, n’avait aucune inquiétude sur son compte.Mais, si le rétablissem<strong>en</strong>t de la jeune Indi<strong>en</strong>ne ne fitpas question dans l’esprit <strong>du</strong> brigadier général, celui-cise montrait moins rassuré pour l’av<strong>en</strong>ir. Il n’hésita pas àdire à Phileas Fogg que si Mrs. Aouda restait dansl’Inde, elle retomberait inévitablem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre les mainsde ses bourreaux. Ces énergumènes se t<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t danstoute la péninsule, et certainem<strong>en</strong>t, malgré la policeanglaise, ils saurai<strong>en</strong>t repr<strong>en</strong>dre leur victime, fût-ce àMadras, à Bombay, à Calcutta. Et Sir Francis Cromartycitait, à l’appui de ce dire, un fait de même nature quis’était passé récemm<strong>en</strong>t. À son avis, la jeune femme neserait véritablem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> sûreté qu’après avoir quittél’Inde.Phileas Fogg répondit qu’il ti<strong>en</strong>drait compte de cesobservations et qu’il aviserait.Vers dix heures, le guide annonçait la station


d’Allahabad. Là repr<strong>en</strong>ait la voie interrompue <strong>du</strong>chemin de fer, dont les trains franchiss<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> moinsd’un jour et d’une nuit, la distance qui sépare Allahabadde Calcutta.Phileas Fogg devait donc arriver à temps pourpr<strong>en</strong>dre un paquebot qui ne partait que le l<strong>en</strong>demainseulem<strong>en</strong>t, 25 octobre, à midi, pour Hong-Kong.<strong>La</strong> jeune femme fut déposée dans une chambre de lagare. Passepartout fut chargé d’aller acheter pour elledivers objets de toilette, robe, châle, fourrures, etc., cequ’il trouverait. Son maître lui ouvrait un crédit illimité.Passepartout partit aussitôt et courut les rues de laville. Allahabad, c’est la cité de Dieu, l’une des plusvénérées de l’Inde, <strong>en</strong> raison de ce qu’elle est bâtie auconflu<strong>en</strong>t de deux fleuves sacrés, le Gange et la Jumna,dont les eaux attir<strong>en</strong>t les pèlerins de toute la péninsule.On sait d’ailleurs que, suivant les lég<strong>en</strong>des <strong>du</strong>Ramayana, le Gange pr<strong>en</strong>d sa source dans le ciel, d’où,grâce à Brahma, il desc<strong>en</strong>d sur la terre.Tout <strong>en</strong> faisant ses emplettes, Passepartout eutbi<strong>en</strong>tôt vu la ville, autrefois déf<strong>en</strong><strong>du</strong>e par un fortmagnifique qui est dev<strong>en</strong>u une prison d’État. Plus decommerce, plus d’in<strong>du</strong>strie dans cette cité, jadisin<strong>du</strong>strielle et commerçante. Passepartout, qui cherchaitvainem<strong>en</strong>t un magasin de nouveautés, comme s’il eûtété dans Reg<strong>en</strong>t-street à quelques pas de Farmer et Co.,


ne trouva que chez un rev<strong>en</strong>deur, vieux juifdifficultueux, les objets dont il avait besoin, une robe <strong>en</strong>étoffe écossaise, un vaste manteau, et une magnifiquepelisse <strong>en</strong> peau de loutre qu’il n’hésita pas à payersoixante-quinze livres (1875 F). Puis, tout triomphant, ilre<strong>tour</strong>na à la gare.Mrs. Aouda comm<strong>en</strong>çait à rev<strong>en</strong>ir à elle. Cetteinflu<strong>en</strong>ce à laquelle les prêtres de Pillaji l’avai<strong>en</strong>tsoumise se dissipait peu à peu, et ses beaux yeuxrepr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t toute leur douceur indi<strong>en</strong>ne.Lorsque le roi-poète, Uçaf Uddaul, célèbre lescharmes de la reine d’Ahméhnagara, il s’exprime ainsi :« Sa luisante chevelure, régulièrem<strong>en</strong>t divisée <strong>en</strong>deux parts, <strong>en</strong>cadre les con<strong>tour</strong>s harmonieux de sesjoues délicates et blanches, brillantes de poli et defraîcheur. Ses sourcils d’ébène ont la forme et lapuissance de l’arc de Kama, dieu d’amour, et sous seslongs cils soyeux, dans la pupille noire de ses grandsyeux limpides, nag<strong>en</strong>t comme dans les lacs sacrés del’Himalaya les reflets les plus purs de la lumièrecéleste. Fines, égales et blanches, ses d<strong>en</strong>tsrespl<strong>en</strong>diss<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre ses lèvres souriantes, comme desgouttes de rosée dans le sein mi-clos d’une fleur degr<strong>en</strong>adier. Ses oreilles mignonnes aux courbessymétriques, ses mains vermeilles, ses petits piedsbombés et t<strong>en</strong>dres comme les bourgeons <strong>du</strong> lotus,


ill<strong>en</strong>t de l’éclat des plus belles perles de Ceylan, desplus beaux diamants de Golconde. Sa mince et soupleceinture, qu’une main suffit à <strong>en</strong>serrer, rehaussel’élégante cambrure de ses reins arrondis et la richessede son buste où la jeunesse <strong>en</strong> fleur étale ses plusparfaits trésors, et, sous les plis soyeux de sa tunique,elle semble avoir été modelée <strong>en</strong> arg<strong>en</strong>t pur de la maindivine de Vicvacarma, l’éternel statuaire. »Mais, sans toute cette amplification, il suffit de direque Mrs. Aouda, la veuve <strong>du</strong> rajah <strong>du</strong> Bundelkund, étaitune charmante femme dans toute l’acceptioneuropé<strong>en</strong>ne <strong>du</strong> mot. Elle parlait l’anglais avec unegrande pureté, et le guide n’avait point exagéré <strong>en</strong>affirmant que cette jeune Parsie avait été transforméepar l’é<strong>du</strong>cation.Cep<strong>en</strong>dant le train allait quitter la stationd’Allahabad. <strong>Le</strong> Parsi att<strong>en</strong>dait. Mr. Fogg lui régla sonsalaire au prix conv<strong>en</strong>u, sans le dépasser d’un farthing.Ceci étonna un peu Passepartout, qui savait tout ce queson maître devait au dévouem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> guide. <strong>Le</strong> Parsiavait, <strong>en</strong> effet, risqué volontairem<strong>en</strong>t sa vie dansl’affaire de Pillaji, et si, plus tard, les Indousl’appr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t, il échapperait difficilem<strong>en</strong>t à leurv<strong>en</strong>geance.Restait aussi la question de Kiouni. Que ferait-ond’un éléphant acheté si cher ?


Mais Phileas Fogg avait déjà pris une résolution àcet égard.« Parsi, dit-il au guide, tu as été serviable et dévoué.J’ai payé ton service, mais non ton dévouem<strong>en</strong>t. Veuxtucet éléphant ? Il est à toi. »<strong>Le</strong>s yeux <strong>du</strong> guide brillèr<strong>en</strong>t.« C’est une fortune que Votre Honneur me donnes’écria-t-il.– Accepte, guide, répondit Mr. Fogg, et c’est moiqui serai <strong>en</strong>core ton débiteur.– À la bonne heure ! s’écria Passepartout. Pr<strong>en</strong>ds,ami ! Kiouni est un brave et courageux animal ! »Et, allant à la bête, il lui prés<strong>en</strong>ta quelques morceauxde sucre, disant :« Ti<strong>en</strong>s, Kiouni, ti<strong>en</strong>s, ti<strong>en</strong>s ! » L’éléphant fit<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre quelques grognem<strong>en</strong>ts de satisfaction. Puis,pr<strong>en</strong>ant Passepartout par la ceinture et l’<strong>en</strong>roulant de satrompe, il l’<strong>en</strong>leva jusqu’à la hauteur de sa tête.Passepartout, nullem<strong>en</strong>t effrayé, fit une bonne caresse àl’animal, qui le replaça doucem<strong>en</strong>t à terre, et, à lapoignée de trompe de l’honnête Kiouni, répondit unevigoureuse poignée de main de l’honnête garçon.Quelques instants après, Phileas Fogg, Sir FrancisCromarty et Passepartout, installés dans un confortable


wagon dont Mrs. Aouda occupait la meilleure place,courai<strong>en</strong>t à toute vapeur vers Bénarès.Quatre-<strong>vingts</strong> milles au plus sépar<strong>en</strong>t cette villed’Allahabad, et ils fur<strong>en</strong>t franchis <strong>en</strong> deux heures.P<strong>en</strong>dant ce trajet, la jeune femme revintcomplètem<strong>en</strong>t à elle ; les vapeurs assoupissantes <strong>du</strong>hang se dissipèr<strong>en</strong>t.Quel fut son étonnem<strong>en</strong>t de se trouver sur lerailway, dans ce compartim<strong>en</strong>t, recouverte de vêtem<strong>en</strong>tseuropé<strong>en</strong>s, au milieu de voyageurs qui lui étai<strong>en</strong>tabsolum<strong>en</strong>t inconnus !Tout d’abord, ses compagnons lui prodiguèr<strong>en</strong>t leurssoins et la ranimèr<strong>en</strong>t avec quelques gouttes de liqueur ;puis le brigadier général lui raconta son histoire. Ilinsista sur le dévouem<strong>en</strong>t de Phileas Fogg, qui n’avaitpas hésité à jouer sa vie pour la sauver, et sur ledénouem<strong>en</strong>t de l’av<strong>en</strong>ture, dû à l’audacieuseimagination de Passepartout.Mr. Fogg laissa dire sans prononcer une parole.Passepartout, tout honteux, répétait que « ça n’<strong>en</strong> valaitpas la peine » !Mrs. Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, parses larmes plus que par ses paroles. Ses beaux yeux,mieux que ses lèvres, fur<strong>en</strong>t les interprètes de sareconnaissance. Puis, sa p<strong>en</strong>sée la reportant aux scènes


<strong>du</strong> sutty, ses regards revoyant cette terre indi<strong>en</strong>ne oùtant de dangers l’att<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core, elle fut prise d’unfrisson de terreur.Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans l’espritde Mrs. Aouda, et, pour la rassurer, il lui offrit, trèsfroidem<strong>en</strong>t d’ailleurs, de la con<strong>du</strong>ire à Hong-Kong, oùelle demeurerait jusqu’à ce que cette affaire fûtassoupie.Mrs. Aouda accepta l’offre avec reconnaissance.Précisém<strong>en</strong>t, à Hong-Kong, résidait un de ses par<strong>en</strong>ts,Parsi comme elle, et l’un des principaux négociants decette ville, qui est absolum<strong>en</strong>t anglaise, tout <strong>en</strong>occupant un point de la côte chinoise.À midi et demi, le train s’arrêtait à la station deBénarès. <strong>Le</strong>s lég<strong>en</strong>des brahmaniques affirm<strong>en</strong>t quecette ville occupe l’emplacem<strong>en</strong>t de l’anci<strong>en</strong>ne Casi,qui était autrefois susp<strong>en</strong><strong>du</strong>e dans l’espace, <strong>en</strong>tre lezénith et le nadir, comme la tombe de Mahomet. Mais,à cette époque plus réaliste, Bénarès, l’Athènes del’Inde au dire des ori<strong>en</strong>talistes, reposait toutprosaïquem<strong>en</strong>t sur le sol, et Passepartout put un instant<strong>en</strong>trevoir ses maisons de briques, ses huttes <strong>en</strong>crayonnage, qui lui donnai<strong>en</strong>t un aspect absolum<strong>en</strong>tdésolé, sans aucune couleur locale.C’était là que devait s’arrêter Sir Francis Cromarty.<strong>Le</strong>s troupes qu’il rejoignait campai<strong>en</strong>t à quelques milles


au nord de la ville. <strong>Le</strong> brigadier général fit donc sesadieux à Phileas Fogg, lui souhaitant tout le succèspossible, et exprimant le vœu qu’il recomm<strong>en</strong>çât cevoyage d’une façon moins originale, mais plusprofitable.Mr. Fogg pressa légèrem<strong>en</strong>t les doigts de soncompagnon. <strong>Le</strong>s complim<strong>en</strong>ts de Mrs. Aouda fur<strong>en</strong>tplus affectueux. Jamais elle n’oublierait ce qu’elledevait à Sir Francis Cromarty. Quant à Passepartout, ilfut honoré d’une vraie poignée de main de la part <strong>du</strong>brigadier général. Tout ému, il se demanda où et quandil pourrait bi<strong>en</strong> se dévouer pour lui. Puis on se sépara.À partir de Bénarès, la voie ferrée suivait <strong>en</strong> partiela vallée <strong>du</strong> Gange. À travers les vitres <strong>du</strong> wagon, parun temps assez clair, apparaissait le paysage varié <strong>du</strong>Béhar, puis des montagnes couvertes de ver<strong>du</strong>re, deschamps d’orge, de maïs et de from<strong>en</strong>t, des rios et desétangs peuplés d’alligators verdâtres, des villages bi<strong>en</strong><strong>en</strong>tret<strong>en</strong>us, des forêts <strong>en</strong>core verdoyantes. Quelqueséléphants, des zébus à grosse bosse v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t se baignerdans les eaux <strong>du</strong> fleuve sacré, et aussi, malgré la saisonavancée et la température déjà froide, des bandesd’Indous des deux sexes, qui accomplissai<strong>en</strong>tpieusem<strong>en</strong>t leurs saintes ablutions. Ces fidèles, <strong>en</strong>nemisacharnés <strong>du</strong> bouddhisme, sont sectateurs ferv<strong>en</strong>ts de lareligion brahmanique, qui s’incarne <strong>en</strong> ces trois


personnes Whisnou, la divinité solaire, Shiva, lapersonnification divine des forces naturelles, etBrahma, le maître suprême des prêtres et deslégislateurs. Mais de quel œil Brahma, Shiva etWhisnou devai<strong>en</strong>t-ils considérer cette Inde, maint<strong>en</strong>ant« britannisée », lorsque quelque steam-boat passait <strong>en</strong>h<strong>en</strong>nissant et troublait les eaux consacrées <strong>du</strong> Gange,effarouchant les mouettes qui volai<strong>en</strong>t à sa surface, lestortues qui pullulai<strong>en</strong>t sur ses bords, et les dévotsét<strong>en</strong><strong>du</strong>s au long de ses rives !Tout ce panorama défila comme un éclair, etsouv<strong>en</strong>t un nuage de vapeur blanche <strong>en</strong> cacha lesdétails.À peine les voyageurs pur<strong>en</strong>t-ils <strong>en</strong>trevoir le fort deChunar, à vingt milles au sud-est de Bénarès, anci<strong>en</strong>neforteresse des rajahs <strong>du</strong> Béhar, Ghazepour et sesimportantes fabriques d’eau de rose, le tombeau deLord Cornwallis qui s’élève sur la rive gauche <strong>du</strong>Gange, la ville fortifiée de Buxar, Patna, grande citéin<strong>du</strong>strielle et commerçante, où se ti<strong>en</strong>t le principalmarché d’opium de l’Inde, Monghir, ville plusqu’europé<strong>en</strong>ne, anglaise comme Manchester ouBirmingham, r<strong>en</strong>ommée pour ses fonderies de fer, sesfabriques de taillanderie et d’armes blanches, et dont leshautes cheminées <strong>en</strong>crassai<strong>en</strong>t d’une fumée noire le cielde Brahma, – un véritable coup de poing dans le pays


<strong>du</strong> rêve !Puis la nuit vint et, au milieu des hurlem<strong>en</strong>ts destigres, des ours, des loups qui fuyai<strong>en</strong>t devant lalocomotive, le train passa à toute vitesse, et onn’aperçut plus ri<strong>en</strong> des merveilles <strong>du</strong> B<strong>en</strong>gale, niGolgonde, ni Gour <strong>en</strong> ruine, ni Mourshedabad, qui futautrefois capitale, ni Burdwan, ni Hougly, niChandernagor, ce point français <strong>du</strong> territoire indi<strong>en</strong> surlequel Passepartout eût été fier de voir flotter le drapeaude sa patrie !Enfin, à sept heures <strong>du</strong> matin, Calcutta était atteint.<strong>Le</strong> paquebot, <strong>en</strong> partance pour Hong-Kong, ne levaitl’ancre qu’à midi. Phileas Fogg avait donc cinq heuresdevant lui.D’après son itinéraire, ce g<strong>en</strong>tleman devait arriverdans la capitale des Indes le 25 octobre, vingt-trois<strong>jours</strong> après avoir quitté Londres, et il y arrivait au jourfixé. Il n’avait donc ni retard ni avance.Malheureusem<strong>en</strong>t, les deux <strong>jours</strong> gagnés par lui <strong>en</strong>treLondres et Bombay avai<strong>en</strong>t été per<strong>du</strong>s, on saitcomm<strong>en</strong>t, dans cette traversée de la péninsule indi<strong>en</strong>ne,– mais il est à supposer que Phileas Fogg ne lesregrettait pas.


XVOù le sac aux bank-notes s’allège<strong>en</strong>core de quelques milliers de livres<strong>Le</strong> train s’était arrêté <strong>en</strong> gare. Passepartout desc<strong>en</strong>ditle premier <strong>du</strong> wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aidasa jeune compagne à mettre pied sur le quai. PhileasFogg comptait se r<strong>en</strong>dre directem<strong>en</strong>t au paquebot deHong-Kong, afin d’y installer confortablem<strong>en</strong>t Mrs.Aouda, qu’il ne voulait pas quitter, tant qu’elle serait <strong>en</strong>ce pays si dangereux pour elle.Au mom<strong>en</strong>t où Mr. Fogg allait sortir de la gare, unpoliceman s’approcha de lui et dit :« Monsieur Phileas Fogg ?– C’est moi.– Cet homme est votre domestique ? ajouta lepoliceman <strong>en</strong> désignant Passepartout.– Oui.– Veuillez me suivre tous les deux. »


Mr. Fogg ne fit pas un mouvem<strong>en</strong>t qui pût marquer<strong>en</strong> lui une surprise quelconque. Cet ag<strong>en</strong>t était unreprés<strong>en</strong>tant de la loi, et, pour tout Anglais, la loi estsacrée. Passepartout, avec ses habitudes françaises,voulut raisonner, mais le policeman le toucha de sabaguette, et Phileas Fogg lui fit signe d’obéir.« Cette jeune dame peut nous accompagner ?demanda Mr. Fogg.– Elle le peut », répondit le policeman. <strong>Le</strong>policeman con<strong>du</strong>isit Mr. Fogg, Mrs. Aouda etPassepartout vers un palki-ghari, sorte de voiture à<strong>quatre</strong> roues et à <strong>quatre</strong> places, attelée de deux chevaux.On partit. Personne ne parla p<strong>en</strong>dant le trajet, qui <strong>du</strong>ravingt minutes <strong>en</strong>viron.<strong>La</strong> voiture traversa d’abord la « ville noire », auxrues étroites, bordées de cahutes dans lesquellesgrouillait une population cosmopolite, sale etdégu<strong>en</strong>illée ; puis elle passa à travers la villeeuropé<strong>en</strong>ne, égayée de maisons de briques, ombragéede cocotiers, hérissée de mâtures, que parcourai<strong>en</strong>t déjà,malgré l’heure matinale, des cavaliers élégants et demagnifiques attelages.<strong>Le</strong> palki-ghari s’arrêta devant une habitationd’appar<strong>en</strong>ce simple, mais qui ne devait pas être affectéeaux usages domestiques. <strong>Le</strong> policeman fit desc<strong>en</strong>dre sesprisonniers – on pouvait vraim<strong>en</strong>t leur donner ce nom –,


et il les con<strong>du</strong>isit dans une chambre aux f<strong>en</strong>êtresgrillées, <strong>en</strong> leur disant :« C’est à huit heures et demie que vouscomparaîtrez devant le juge Obadiah. »Puis il se retira et ferma la porte.« Allons ! nous sommes pris ! » s’écriaPassepartout, <strong>en</strong> se laissant aller sur une chaise.Mrs. Aouda, s’adressant aussitôt à Mr. Fogg, lui ditd’une voix dont elle cherchait <strong>en</strong> vain à déguiserl’émotion :« Monsieur, il faut m’abandonner ! C’est pour moique vous êtes poursuivi ! C’est pour m’avoir sauvée ! »Phileas Fogg se cont<strong>en</strong>ta de répondre que celan’était pas possible. Poursuivi pour cette affaire <strong>du</strong>sutty ! Inadmissible ! Comm<strong>en</strong>t les plaignantsoserai<strong>en</strong>t-ils se prés<strong>en</strong>ter ? Il y avait méprise. Mr. Foggajouta que, dans tous les cas, il n’abandonnerait pas lajeune femme, et qu’il la con<strong>du</strong>irait à Hong-Kong.« Mais le bateau part à midi ! fit observerPassepartout.– Avant midi nous serons à bord », réponditsimplem<strong>en</strong>t l’impassible g<strong>en</strong>tleman.Cela fut affirmé si nettem<strong>en</strong>t, que Passepartout neput s’empêcher de se dire à lui-même :


« Parbleu ! cela est certain ! avant midi nous seronsà bord ! » Mais il n’était pas rassuré <strong>du</strong> tout.À huit heures et demie, la porte de la chambres’ouvrit. <strong>Le</strong> policeman reparut, et il intro<strong>du</strong>isit lesprisonniers dans la salle voisine. C’était une salled’audi<strong>en</strong>ce, et un public assez nombreux, composéd’europé<strong>en</strong>s et d’indigènes, <strong>en</strong> occupait déjà le prétoire.Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout s’assir<strong>en</strong>t surun banc <strong>en</strong> face des sièges réservés au magistrat et augreffier.Ce magistrat, le juge Obadiah, <strong>en</strong>tra presqueaussitôt, suivi <strong>du</strong> greffier. C’était un gros homme toutrond. Il décrocha une perruque p<strong>en</strong><strong>du</strong>e à un clou et s’<strong>en</strong>coiffa lestem<strong>en</strong>t.« <strong>La</strong> première cause », dit-il. Mais, portant la main àsa tête :« Hé ! ce n’est pas ma perruque !– En effet, monsieur Obadiah, c’est la mi<strong>en</strong>ne,répondit le greffier.– Cher monsieur Oysterpuf, comm<strong>en</strong>t voulez-vousqu’un juge puisse r<strong>en</strong>dre une bonne s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ce avec laperruque d’un greffier ! »L’échange des perruques fut fait. P<strong>en</strong>dant cespréliminaires, Passepartout bouillait d’impati<strong>en</strong>ce, car


l’aiguille lui paraissait marcher terriblem<strong>en</strong>t vite sur lecadran de la grosse horloge <strong>du</strong> prétoire.« <strong>La</strong> première cause, reprit alors le juge Obadiah.– Phileas Fogg ? dit le greffier Oysterpuf.– Me voici, répondit Mr. Fogg.– Passepartout ?– Prés<strong>en</strong>t ! répondit Passepartout.– Bi<strong>en</strong> ! dit le juge Obadiah. Voilà deux <strong>jours</strong>,accusés, que l’on vous guette à tous les trains deBombay.– Mais de quoi nous accuse-t-on ? s’écriaPassepartout, impati<strong>en</strong>té.– Vous allez le savoir, répondit le juge.– Monsieur, dit alors Mr. Fogg, je suis citoy<strong>en</strong>anglais, et j’ai droit...– Vous a-t-on manqué d’égards ? demanda Mr.Obadiah.– Aucunem<strong>en</strong>t.– Bi<strong>en</strong> ! faites <strong>en</strong>trer les plaignants. » Sur l’ordre <strong>du</strong>juge, une porte s’ouvrit, et trois prêtres indous fur<strong>en</strong>tintro<strong>du</strong>its par un huissier.« C’est bi<strong>en</strong> cela ! murmura Passepartout, ce sontces coquins qui voulai<strong>en</strong>t brûler notre jeune dame ! »


<strong>Le</strong>s prêtres se tinr<strong>en</strong>t debout devant le juge, et legreffier lut à haute voix une plainte <strong>en</strong> sacrilège,formulée contre le sieur Phileas Fogg et sondomestique, accusés d’avoir violé un lieu consacré parla religion brahmanique.« Vous avez <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> ? demanda le juge à PhileasFogg.– Oui, monsieur, répondit Mr. Fogg <strong>en</strong> consultant samontre, et j’avoue.– Ah ! vous avouez ?...– J’avoue et j’att<strong>en</strong>ds que ces trois prêtres avou<strong>en</strong>t àleur <strong>tour</strong> ce qu’ils voulai<strong>en</strong>t faire à la pagode dePillaji. »<strong>Le</strong>s prêtres se regardèr<strong>en</strong>t. Ils semblai<strong>en</strong>t ne ri<strong>en</strong>compr<strong>en</strong>dre aux paroles de l’accusé.« Sans doute ! s’écria impétueusem<strong>en</strong>t Passepartout,à cette pagode de Pillaji, devant laquelle ils allai<strong>en</strong>tbrûler leur victime ! »Nouvelle stupéfaction des prêtres, et profondétonnem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> juge Obadiah.« Quelle victime ? demanda-t-il. Brûler qui ! Enpleine ville de Bombay ?– Bombay ? s’écria Passepartout.– Sans doute. Il ne s’agit pas de la pagode de Pillaji,


mais de la pagode de Malebar-Hill, à Bombay.– Et comme pièce de conviction, voici les souliers<strong>du</strong> profanateur, ajouta le greffier, <strong>en</strong> posant une paire dechaussures sur son bureau.– Mes souliers ! » s’écria Passepartout, qui, surprisau dernier chef, ne put ret<strong>en</strong>ir cette involontaireexclamation.On devine la confusion qui s’était opérée dansl’esprit <strong>du</strong> maître et <strong>du</strong> domestique. Cet incid<strong>en</strong>t de lapagode de Bombay, ils l’avai<strong>en</strong>t oublié, et c’était celuilàmême qui les am<strong>en</strong>ait devant le magistrat deCalcutta.En effet, l’ag<strong>en</strong>t Fix avait compris tout le parti qu’ilpouvait tirer de cette mal<strong>en</strong>contreuse affaire. Retardantson départ de douze heures, il s’était fait le conseil desprêtres de Malebar-Hill ; il leur avait promis desdommages-intérêts considérables, sachant bi<strong>en</strong> que legouvernem<strong>en</strong>t anglais se montrait très sévère pour ceg<strong>en</strong>re de délit ; puis, par le train suivant, il les avaitlancés sur les traces <strong>du</strong> sacrilège. Mais, par suite <strong>du</strong>temps employé à la délivrance de la jeune veuve, Fix etles Indous arrivèr<strong>en</strong>t à Calcutta avant Phileas Fogg etson domestique, que les magistrats, prév<strong>en</strong>us pardépêche, devai<strong>en</strong>t arrêter à leur desc<strong>en</strong>te <strong>du</strong> train. Quel’on juge <strong>du</strong> désappointem<strong>en</strong>t de Fix, quand il appritque Phileas Fogg n’était point <strong>en</strong>core arrivé dans la


capitale de l’Inde. Il <strong>du</strong>t croire que son voleur,s’arrêtant à une des stations <strong>du</strong> P<strong>en</strong>insular-railway,s’était réfugié dans les provinces sept<strong>en</strong>trionales.P<strong>en</strong>dant vingt-<strong>quatre</strong> heures, au milieu de mortellesinquiétudes, Fix le guetta à la gare. Quelle fut donc sajoie quand, ce matin même, il le vit desc<strong>en</strong>dre <strong>du</strong>wagon, <strong>en</strong> compagnie, il est vrai, d’une jeune femmedont il ne pouvait s’expliquer la prés<strong>en</strong>ce. Aussitôt illança sur lui un policeman, et voilà comm<strong>en</strong>t Mr. Fogg,Passepartout et la veuve <strong>du</strong> rajah <strong>du</strong> Bundelkund fur<strong>en</strong>tcon<strong>du</strong>its devant le juge Obadiah.Et si Passepartout eût été moins préoccupé de sonaffaire, il aurait aperçu, dans un coin <strong>du</strong> prétoire, ledétective, qui suivait le débat avec un intérêt facile àcompr<strong>en</strong>dre, – car à Calcutta, comme à Bombay,comme à Suez, le mandat d’arrestation lui manquait<strong>en</strong>core !Cep<strong>en</strong>dant le juge Obadiah avait pris acte de l’aveuéchappé à Passepartout, qui aurait donné tout ce qu’ilpossédait pour repr<strong>en</strong>dre ses imprud<strong>en</strong>tes paroles.« <strong>Le</strong>s faits sont avoués ? dit le juge.– Avoués, répondit froidem<strong>en</strong>t Mr. Fogg.– Att<strong>en</strong><strong>du</strong>, reprit le juge, att<strong>en</strong><strong>du</strong> que la loi anglaise<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d protéger égalem<strong>en</strong>t et rigoureusem<strong>en</strong>t toutes lesreligions des populations de l’Inde, le délit étant avoué


par le sieur Passepartout, convaincu d’avoir violé d’unpied sacrilège le pavé de la pagode de Malebar-Hill, àBombay, dans la journée <strong>du</strong> 20 octobre, condamne leditPassepartout à quinze <strong>jours</strong> de prison et à une am<strong>en</strong>dede trois c<strong>en</strong>ts livres (7500 F).– Trois c<strong>en</strong>ts livres ? s’écria Passepartout, qui n’étaitvéritablem<strong>en</strong>t s<strong>en</strong>sible qu’à l’am<strong>en</strong>de.– Sil<strong>en</strong>ce ! fit l’huissier d’une voix glapissante.– Et, ajouta le juge Obadiah, att<strong>en</strong><strong>du</strong> qu’il n’est pasmatériellem<strong>en</strong>t prouvé qu’il n’y ait pas eu conniv<strong>en</strong>ce<strong>en</strong>tre le domestique et le maître, qu’<strong>en</strong> tout cas celui-cidoit être t<strong>en</strong>u responsable des faits et gestes d’unserviteur à ses gages, reti<strong>en</strong>t ledit Phileas Fogg et lecondamne à huit <strong>jours</strong> de prison et c<strong>en</strong>t cinquante livresd’am<strong>en</strong>de. Greffier, appelez une autre cause ! »Fix, dans son coin, éprouvait une indiciblesatisfaction. Phileas Fogg ret<strong>en</strong>u huit <strong>jours</strong> à Calcutta,c’était plus qu’il n’<strong>en</strong> fallait pour donner au mandat letemps de lui arriver.Passepartout était abasourdi. Cette condamnationruinait son maître. Un pari de vingt mille livres per<strong>du</strong>,et tout cela parce que, <strong>en</strong> vrai badaud, il était <strong>en</strong>tré danscette maudite pagode !Phileas Fogg, aussi maître de lui que si cettecondamnation ne l’eût pas concerné, n’avait pas même


froncé le sourcil. Mais au mom<strong>en</strong>t où le greffierappelait une autre cause, il se leva et dit :« J’offre caution.– C’est votre droit », répondit le juge.Fix se s<strong>en</strong>tit froid dans le dos, mais il reprit sonassurance, quand il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dit le juge, « att<strong>en</strong><strong>du</strong> la qualitéd’étrangers de Phileas Fogg et de son domestique »,fixer la caution pour chacun d’eux à la somme énormede mille livres (25 000 F).C’était deux mille livres qu’il <strong>en</strong> coûterait à Mr.Fogg, s’il ne purgeait pas sa condamnation.« Je paie », dit ce g<strong>en</strong>tleman.Et <strong>du</strong> sac que portait Passepartout, il retira un paquetde bank-notes qu’il déposa sur le bureau <strong>du</strong> greffier.« Cette somme vous sera restituée à votre sortie deprison, dit le juge. En att<strong>en</strong>dant, vous êtes libres souscaution.– V<strong>en</strong>ez, dit Phileas Fogg à son domestique.– Mais, au moins, qu’ils r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t les souliers ! »s’écria Passepartout avec un mouvem<strong>en</strong>t de rage.On lui r<strong>en</strong>dit ses souliers.« En voilà qui coût<strong>en</strong>t cher ! murmura-t-il. Plus demille livres chacun ! Sans compter qu’ils me gên<strong>en</strong>t ! »


Passepartout, absolum<strong>en</strong>t piteux, suivit Mr. Fogg,qui avait offert son bras à la jeune femme. Fix espérait<strong>en</strong>core que son voleur ne se déciderait jamais àabandonner cette somme de deux mille livres et qu’ilferait ses huit <strong>jours</strong> de prison. Il se jeta donc sur lestraces de Fogg.Mr. Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs.Aouda, Passepartout et lui montèr<strong>en</strong>t aussitôt. Fixcourut derrière la voiture, qui s’arrêta bi<strong>en</strong>tôt sur l’undes quais de la ville. À un demi-mille <strong>en</strong> rade, leRangoon était mouillé, son pavillon de partance hissé<strong>en</strong> tête de mât. Onze heures sonnai<strong>en</strong>t. Mr. Fogg était<strong>en</strong> avance d’une heure. Fix le vit desc<strong>en</strong>dre de voitureet s’embarquer dans un canot avec Mrs. Aouda et sondomestique. <strong>Le</strong> détective frappa la terre <strong>du</strong> pied.« <strong>Le</strong> gueux ! s’écria-t-il, il part ! Deux mille livressacrifiées ! Prodigue comme un voleur Ah ! je le fileraijusqu’au bout <strong>du</strong> <strong>monde</strong> s’il le faut mais <strong>du</strong> train dont ilva, tout l’arg<strong>en</strong>t <strong>du</strong> vol y aura passé ! »L’inspecteur de police était fondé à faire cetteréflexion. En effet, depuis qu’il avait quitté Londres,tant <strong>en</strong> frais de voyage qu’<strong>en</strong> primes, <strong>en</strong> achatd’éléphant, <strong>en</strong> cautions et <strong>en</strong> am<strong>en</strong>des, Phileas Foggavait déjà semé plus de cinq mille livres (125 000 F) sursa route, et le tant pour c<strong>en</strong>t de la somme recouvrée,attribué aux détectives, allait diminuant tou<strong>jours</strong>.


XVIOù Fix n’a pas l’air de connaître <strong>du</strong> tout leschoses dont on lui parle<strong>Le</strong> Rangoon, l’un des paquebots que la Compagniepéninsulaire et ori<strong>en</strong>tale emploie au service des mers dela Chine et <strong>du</strong> Japon, était un steamer <strong>en</strong> fer, à hélice,jaugeant brut dix-sept c<strong>en</strong>t soixante-dix tonnes, et d’uneforce nominale de <strong>quatre</strong> c<strong>en</strong>ts chevaux. Il égalait leMongolia <strong>en</strong> vitesse, mais non <strong>en</strong> confortable. AussiMrs. Aouda ne fut-elle point aussi bi<strong>en</strong> installée quel’eût désiré Phileas Fogg. Après tout, il ne s’agissaitque d’une traversée de trois mille cinq c<strong>en</strong>ts milles, soitde onze à douze <strong>jours</strong>, et la jeune femme ne se montrapas une difficile passagère.P<strong>en</strong>dant les premiers <strong>jours</strong> de cette traversée, Mrs.Aouda fit plus ample connaissance avec Phileas Fogg.En toute occasion, elle lui témoignait la plus vivereconnaissance. <strong>Le</strong> flegmatique g<strong>en</strong>tleman l’écoutait,<strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce au moins, avec la plus extrême froideur,sans qu’une intonation, un geste décelât <strong>en</strong> lui la plus


légère émotion. Il veillait à ce que ri<strong>en</strong> ne manquât à lajeune femme. À de certaines heures il v<strong>en</strong>aitrégulièrem<strong>en</strong>t, sinon causer, <strong>du</strong> moins l’écouter. Ilaccomplissait <strong>en</strong>vers elle les devoirs de la politesse laplus stricte, mais avec la grâce et l’imprévu d’unautomate dont les mouvem<strong>en</strong>ts aurai<strong>en</strong>t été combinéspour cet usage. Mrs. Aouda ne savait trop que p<strong>en</strong>ser,mais Passepartout lui avait un peu expliquél’exc<strong>en</strong>trique personnalité de son maître. Il lui avaitappris quelle gageure <strong>en</strong>traînait ce g<strong>en</strong>tleman au<strong>tour</strong> <strong>du</strong><strong>monde</strong>. Mrs. Aouda avait souri ; mais après tout, ellelui devait la vie, et son sauveur ne pouvait perdre à cequ’elle le vît à travers sa reconnaissance.Mrs. Aouda confirma le récit que le guide indouavait fait de sa touchante histoire. Elle était, <strong>en</strong> effet, decette race qui ti<strong>en</strong>t le premier rang parmi les racesindigènes. Plusieurs négociants parsis ont fait degrandes fortunes aux Indes, dans le commerce descotons. L’un d’eux, Sir James Jejeebhoy, a été anoblipar le gouvernem<strong>en</strong>t anglais, et Mrs. Aouda étaitpar<strong>en</strong>te de ce riche personnage qui habitait Bombay.C’était même un cousin de Sir Jejeebhoy, l’honorableJejeeh, qu’elle comptait rejoindre à Hong-Kong.Trouverait-elle près de lui refuge et assistance ? Elle nepouvait l’affirmer. À quoi Mr. Fogg répondait qu’ell<strong>en</strong>’eût pas à s’inquiéter, et que tout s’arrangeraitmathématiquem<strong>en</strong>t ! Ce fut son mot.


<strong>La</strong> jeune femme compr<strong>en</strong>ait-elle cet horribleadverbe ? On ne sait. Toutefois, ses grands yeux sefixai<strong>en</strong>t sur ceux de Mr. Fogg, ses grands yeux« limpides comme les lacs sacrés de l’Himalaya » !Mais l’intraitable Fogg, aussi boutonné que jamais, nesemblait point homme à se jeter dans ce lac.Cette première partie de la traversée <strong>du</strong> Rangoons’accomplit dans des conditions excell<strong>en</strong>tes. <strong>Le</strong> tempsétait maniable. Toute cette portion de l’imm<strong>en</strong>se baieque les marins appell<strong>en</strong>t « les brasses <strong>du</strong> B<strong>en</strong>gale » semontra favorable à la marche <strong>du</strong> paquebot. <strong>Le</strong> Rangooneut bi<strong>en</strong>tôt connaissance <strong>du</strong> Grand-Andaman, laprincipale <strong>du</strong> groupe, que sa pittoresque montagne deSaddle-Peak, haute de deux mille <strong>quatre</strong> c<strong>en</strong>ts pieds,signale de fort loin aux navigateurs.<strong>La</strong> côte fut prolongée d’assez près. <strong>Le</strong>s sauvagesPapouas de l’île ne se montrèr<strong>en</strong>t point. Ce sont desêtres placés au dernier degré de l’échelle humaine, maisdont on fait à tort des anthropophages.<strong>Le</strong> développem<strong>en</strong>t panoramique de ces îles étaitsuperbe. D’imm<strong>en</strong>ses forêts de lataniers, d’arecs, debambousiers, de muscadiers, de tecks, de gigantesquesmimosées, de fougères arboresc<strong>en</strong>tes, couvrai<strong>en</strong>t lepays <strong>en</strong> premier plan, et <strong>en</strong> arrière se profilait l’élégantesilhouette des montagnes. Sur la côte pullulai<strong>en</strong>t parmilliers ces précieuses salanganes, dont les nids


comestibles form<strong>en</strong>t un mets recherché dans le CélesteEmpire. Mais tout ce spectacle varié, offert aux regardspar le groupe des Andaman, passa vite, et le Rangoons’achemina rapidem<strong>en</strong>t vers le détroit de Malacca, quidevait lui donner accès dans les mers de la Chine.Que faisait p<strong>en</strong>dant cette traversée l’inspecteur Fix,si mal<strong>en</strong>contreusem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>traîné dans un voyage decircumnavigation ? Au départ de Calcutta, après avoirlaissé des instructions pour que le mandat, s’il arrivait<strong>en</strong>fin, lui fût adressé à Hong-Kong, il avait pus’embarquer à bord <strong>du</strong> Rangoon sans avoir été aperçude Passepartout, et il espérait bi<strong>en</strong> dissimuler saprés<strong>en</strong>ce jusqu’à l’arrivée <strong>du</strong> paquebot. En effet, il luieût été difficile d’expliquer pourquoi il se trouvait àbord, sans éveiller les soupçons de Passepartout, quidevait le croire à Bombay. Mais il fut am<strong>en</strong>é à r<strong>en</strong>ouerconnaissance avec l’honnête garçon par la logiquemême des circonstances. Comm<strong>en</strong>t ? On va le voir.Toutes les espérances, tous les désirs de l’inspecteurde police, étai<strong>en</strong>t maint<strong>en</strong>ant conc<strong>en</strong>trés sur un uniquepoint <strong>du</strong> <strong>monde</strong>, Hong-Kong, car le paquebot s’arrêtaittrop peu de temps à Singapore pour qu’il pût opérer <strong>en</strong>cette ville. C’était donc à Hong-Kong que l’arrestation<strong>du</strong> voleur devait se faire, ou le voleur lui échappait,pour ainsi dire, sans re<strong>tour</strong>.En effet, Hong-Kong était <strong>en</strong>core une terre anglaise,


mais la dernière qui se r<strong>en</strong>contrât sur le parcours. Audelà,la Chine, le Japon, l’Amérique offrai<strong>en</strong>t un refugeà peu près assuré au sieur Fogg. À Hong-Kong, s’il ytrouvait <strong>en</strong>fin le mandat d’arrestation qui couraitévidemm<strong>en</strong>t après lui, Fix arrêtait Fogg et le remettait<strong>en</strong>tre les mains de la police locale. Nulle difficulté.Mais après Hong-Kong, un simple mandat d’arrestationne suffirait plus. Il faudrait un acte d’extradition. De làretards, l<strong>en</strong>teurs, obstacles de toute nature, dont lecoquin profiterait pour échapper définitivem<strong>en</strong>t. Sil’opération manquait à Hong-Kong, il serait, sinonimpossible, <strong>du</strong> moins bi<strong>en</strong> difficile, de la repr<strong>en</strong>dre avecquelque chance de succès.« Donc, se répétait Fix p<strong>en</strong>dant ces longues heuresqu’il passait dans sa cabine, donc, ou le mandat sera àHong-Kong, et j’arrête mon homme, ou il n’y sera pas,et cette fois il faut à tout prix que je retarde son départ !J’ai échoué à Bombay, j’ai échoué à Calcutta ! Si jemanque mon coup à Hong-Kong, je suis per<strong>du</strong> deréputation ! Coûte que coûte, il faut réussir. Mais quelmoy<strong>en</strong> employer pour retarder, si cela est nécessaire, ledépart de ce maudit Fogg ? »En dernier ressort, Fix était bi<strong>en</strong> décidé à toutavouer à Passepartout, à lui faire connaître ce maîtrequ’il servait et dont il n’était certainem<strong>en</strong>t pas lecomplice. Passepartout, éclairé par cette révélation,


devant craindre d’être compromis, se rangerait sansdoute à lui, Fix. Mais <strong>en</strong>fin c’était un moy<strong>en</strong> hasardeux,qui ne pouvait être employé qu’à défaut de tout autre.Un mot de Passepartout à son maître eût suffi àcompromettre irrévocablem<strong>en</strong>t l’affaire.L’inspecteur de police était donc extrêmem<strong>en</strong>tembarrassé, quand la prés<strong>en</strong>ce de Mrs. Aouda à bord <strong>du</strong>Rangoon, <strong>en</strong> compagnie de Phileas Fogg, lui ouvrit d<strong>en</strong>ouvelles perspectives.Quelle était cette femme ? Quel concours decirconstances <strong>en</strong> avait fait la compagne de Fogg ?C’était évidemm<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre Bombay et Calcutta que lar<strong>en</strong>contre avait eu lieu. Mais <strong>en</strong> quel point de lapéninsule ? Était-ce le hasard qui avait réuni PhileasFogg et la jeune voyageuse ? Ce voyage à traversl’Inde, au contraire, n’avait-il pas été <strong>en</strong>trepris par ceg<strong>en</strong>tleman dans le but de rejoindre cette charmantepersonne ? car elle était charmante ! Fix l’avait bi<strong>en</strong> vudans la salle d’audi<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> tribunal de Calcutta.On compr<strong>en</strong>d à quel point l’ag<strong>en</strong>t devait êtreintrigué. Il se demanda s’il n’y avait pas dans cetteaffaire quelque criminel <strong>en</strong>lèvem<strong>en</strong>t. Oui ! cela devaitêtre ! Cette idée s’incrusta dans le cerveau de Fix, et ilreconnut tout le parti qu’il pouvait tirer de cettecirconstance. Que cette jeune femme fût mariée ou non,il y avait <strong>en</strong>lèvem<strong>en</strong>t, et il était possible, à Hong-Kong,


de susciter au ravisseur des embarras tels, qu’il ne pûts’<strong>en</strong> tirer à prix d’arg<strong>en</strong>t.Mais il ne fallait pas att<strong>en</strong>dre l’arrivée <strong>du</strong> Rangoon àHong-Kong. Ce Fogg avait la détestable habitude desauter d’un bateau dans un autre, et, avant que l’affairefût <strong>en</strong>tamée, il pouvait être déjà loin.L’important était donc de prév<strong>en</strong>ir les autoritésanglaises et de signaler le passage <strong>du</strong> Rangoon avantson débarquem<strong>en</strong>t. Or, ri<strong>en</strong> n’était plus facile, puisquele paquebot faisait escale à Singapore, et que Singaporeest reliée à la côte chinoise par un fil télégraphique.Toutefois, avant d’agir et pour opérer plus sûrem<strong>en</strong>t,Fix résolut d’interroger Passepartout. Il savait qu’iln’était pas très difficile de faire parler ce garçon, et il sedécida à rompre l’incognito qu’il avait gardéjusqu’alors. Or, il n’y avait pas de temps à perdre. Onétait au 30 octobre, et le l<strong>en</strong>demain même le Rangoondevait relâcher à Singapore.Donc, ce jour-là, Fix, sortant de sa cabine, monta surle pont, dans l’int<strong>en</strong>tion d’aborder Passepartout « lepremier » avec les marques de la plus extrême surprise.Passepartout se prom<strong>en</strong>ait à l’avant, quand l’inspecteurse précipita vers lui, s’écriant :« Vous, sur le Rangoon !– Monsieur Fix à bord ! répondit Passepartout,


absolum<strong>en</strong>t surpris, <strong>en</strong> reconnaissant son compagnon detraversée <strong>du</strong> Mongolia. Quoi ! je vous laisse à Bombay,et je vous retrouve sur la route de Hong-Kong ! Maisvous faites donc, vous aussi, le <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> ?– Non, non, répondit Fix, et je compte m’arrêter àHong-Kong, – au moins quelques <strong>jours</strong>.– Ah ! dit Passepartout, qui parut un instant étonné.Mais comm<strong>en</strong>t ne vous ai-je pas aperçu à bord depuisnotre départ de Calcutta ?– Ma foi, un malaise... un peu de mal de mer... Jesuis resté couché dans ma cabine... <strong>Le</strong> golfe <strong>du</strong> B<strong>en</strong>gal<strong>en</strong>e me réussit pas aussi bi<strong>en</strong> que l’océan Indi<strong>en</strong>. Et votremaître, Mr. Phileas Fogg ?– En parfaite santé, et aussi ponctuel que sonitinéraire ! Pas un jour de retard ! Ah ! monsieur Fix,vous ne savez pas cela, vous, mais nous avons aussi unejeune dame avec nous.– Une jeune dame ? » répondit l’ag<strong>en</strong>t, qui avaitparfaitem<strong>en</strong>t l’air de ne pas compr<strong>en</strong>dre ce que soninterlocuteur voulait dire.Mais Passepartout l’eut bi<strong>en</strong>tôt mis au courant deson histoire. Il raconta l’incid<strong>en</strong>t de la pagode deBombay, l’acquisition de l’éléphant au prix de deuxmille livres, l’affaire <strong>du</strong> sutty, l’<strong>en</strong>lèvem<strong>en</strong>t d’Aouda, lacondamnation <strong>du</strong> tribunal de Calcutta, la liberté sous


caution. Fix, qui connaissait la dernière partie de cesincid<strong>en</strong>ts, semblait les ignorer tous, et Passepartout selaissait aller au charme de narrer ses av<strong>en</strong>tures devantun auditeur qui lui marquait tant d’intérêt.« Mais, <strong>en</strong> fin de compte, demanda Fix, est-ce quevotre maître a l’int<strong>en</strong>tion d’emm<strong>en</strong>er cette jeune femme<strong>en</strong> Europe ?– Non pas, monsieur Fix, non pas ! Nous allons toutsimplem<strong>en</strong>t la remettre aux soins de l’un de ses par<strong>en</strong>ts,riche négociant de Hong-Kong. »« Ri<strong>en</strong> à faire ! » se dit le détective <strong>en</strong> dissimulantson désappointem<strong>en</strong>t. « Un verre de gin, monsieurPassepartout ?– Volontiers, monsieur Fix. C’est bi<strong>en</strong> le moins qu<strong>en</strong>ous buvions à notre r<strong>en</strong>contre à bord <strong>du</strong> Rangoon ! »


XVIIOù il est question de choses et d’autres p<strong>en</strong>dant latraversée de Singapore à Hong-KongDepuis ce jour, Passepartout et le détective ser<strong>en</strong>contrèr<strong>en</strong>t fréquemm<strong>en</strong>t, mais l’ag<strong>en</strong>t se tint dansune extrême réserve vis-à-vis de son compagnon, et iln’essaya point de le faire parler. Une ou deux foisseulem<strong>en</strong>t, il <strong>en</strong>trevit Mr. Fogg, qui restait volontiersdans le grand salon <strong>du</strong> Rangoon, soit qu’il tîntcompagnie à Mrs. Aouda, soit qu’il jouât au whist,suivant son invariable habitude.Quant à Passepartout, il s’était pris très sérieusem<strong>en</strong>tà méditer sur le singulier hasard qui avait mis, <strong>en</strong>coreune fois, Fix sur la route de son maître. Et, <strong>en</strong> effet, oneût été étonné à moins. Ce g<strong>en</strong>tleman, très aimable, trèscomplaisant à coup sûr, que l’on r<strong>en</strong>contre d’abord àSuez, qui s’embarque sur le Mongolia, qui débarque àBombay, où il dit devoir séjourner, que l’on retrouvesur le Rangoon, faisant route pour Hong-Kong, <strong>en</strong> unmot, suivant pas à pas l’itinéraire de Mr. Fogg, cela


valait la peine qu’on y réfléchît. Il y avait là uneconcordance au moins bizarre. À qui <strong>en</strong> avait ce Fix ?Passepartout était prêt à parier ses babouches – il lesavait précieusem<strong>en</strong>t conservées – que le Fix quitteraitHong-Kong <strong>en</strong> même temps qu’eux, et probablem<strong>en</strong>tsur le même paquebot.Passepartout eût réfléchi p<strong>en</strong>dant un siècle, qu’iln’aurait jamais deviné de quelle mission l’ag<strong>en</strong>t avaitété chargé. Jamais il n’eût imaginé que Phileas Fogg fût« filé », à la façon d’un voleur, au<strong>tour</strong> <strong>du</strong> globeterrestre. Mais comme il est dans la nature humaine dedonner une explication à toute chose, voici comm<strong>en</strong>tPassepartout, soudainem<strong>en</strong>t illuminé, interpréta laprés<strong>en</strong>ce perman<strong>en</strong>te de Fix, et, vraim<strong>en</strong>t, soninterprétation était fort plausible. En effet, suivant lui,Fix n’était et ne pouvait être qu’un ag<strong>en</strong>t lancé sur lestraces de Mr. Fogg par ses collègues <strong>du</strong> Reform-Club,afin de constater que ce voyage s’accomplissaitrégulièrem<strong>en</strong>t au<strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong>, suivant l’itinéraireconv<strong>en</strong>u.« C’est évid<strong>en</strong>t ! c’est évid<strong>en</strong>t ! se répétait l’honnêtegarçon, tout fier de sa perspicacité. C’est un espion queces g<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong> ont mis à nos trousses ! Voilà qui n’estpas digne ! Mr. Fogg si probe, si honorable ! <strong>Le</strong> faireépier par un ag<strong>en</strong>t ! Ah messieurs <strong>du</strong> Reform-Club, celavous coûtera cher »


Passepartout, <strong>en</strong>chanté de sa découverte, résolutcep<strong>en</strong>dant de n’<strong>en</strong> ri<strong>en</strong> dire à son maître, craignant quecelui-ci ne fût justem<strong>en</strong>t blessé de cette défiance que luimontrai<strong>en</strong>t ses adversaires. Mais il se promit bi<strong>en</strong> degouailler Fix à l’occasion, à mots couverts et sans secompromettre.<strong>Le</strong> mercredi 30 octobre, dans l’après-midi, leRangoon embouquait le détroit de Malacca, qui séparela presqu’île de ce nom des terres de Sumatra. Des îlotsmontagneux très escarpés, très pittoresques, dérobai<strong>en</strong>taux passagers la vue de la grande île.<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain, à <strong>quatre</strong> heures <strong>du</strong> matin, le Rangoon,ayant gagné une demi-journée sur sa traverséeréglem<strong>en</strong>taire, relâchait à Singapore, afin d’yr<strong>en</strong>ouveler sa provision de charbon.Phileas Fogg inscrivit cette avance à la colonne desgains, et, cette fois, il desc<strong>en</strong>dit à terre, accompagnantMrs. Aouda, qui avait manifesté le désir de se prom<strong>en</strong>erp<strong>en</strong>dant quelques heures.Fix, à qui toute action de Fogg paraissait suspecte, lesuivit sans se laisser apercevoir. Quant à Passepartout,qui riait in petto à voir la manœuvre de Fix, il alla faireses emplettes ordinaires.L’île de Singapore n’est ni grande ni imposanted’aspect. <strong>Le</strong>s montagnes, c’est-à-dire les profils, lui


manqu<strong>en</strong>t. Toutefois, elle est charmante dans samaigreur. C’est un parc coupé de belles routes. Un joliéquipage, attelé de ces chevaux élégants qui ont étéimportés de la Nouvelle-Hollande, transporta Mrs.Aouda et Phileas Fogg au milieu des massifs depalmiers à l’éclatant feuillage, et de girofliers dont lesclous sont formés <strong>du</strong> bouton même de la fleur<strong>en</strong>trouverte. Là, les buissons de poivriers remplaçai<strong>en</strong>tles haies épineuses des campagnes europé<strong>en</strong>nes ; dessagoutiers, de grandes fougères avec leur ramuresuperbe, variai<strong>en</strong>t l’aspect de cette région tropicale ; desmuscadiers au feuillage verni saturai<strong>en</strong>t l’air d’unparfum pénétrant. <strong>Le</strong>s singes, bandes alertes etgrimaçantes, ne manquai<strong>en</strong>t pas dans les bois, ni peutêtreles tigres dans les jungles. À qui s’étonneraitd’appr<strong>en</strong>dre que dans cette île, si petite relativem<strong>en</strong>t,ces terribles carnassiers ne fuss<strong>en</strong>t pas détruits jusqu’audernier, on répondra qu’ils vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de Malacca, <strong>en</strong>traversant le détroit à la nage.Après avoir parcouru la campagne p<strong>en</strong>dant deuxheures, Mrs. Aouda et son compagnon – qui regardaitun peu sans voir – r<strong>en</strong>trèr<strong>en</strong>t dans la ville, vasteagglomération de maisons lourdes et écrasées,qu’<strong>en</strong><strong>tour</strong><strong>en</strong>t de charmants jardins où pouss<strong>en</strong>t desmangoustes, des ananas et tous les meilleurs fruits <strong>du</strong><strong>monde</strong>.


À dix heures, ils rev<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t au paquebot, après avoirété suivis, sans s’<strong>en</strong> douter, par l’inspecteur, qui avaitdû lui aussi se mettre <strong>en</strong> frais d’équipage.Passepartout les att<strong>en</strong>dait sur le pont <strong>du</strong> Rangoon.<strong>Le</strong> brave garçon avait acheté quelques douzaines demangoustes, grosses comme des pommes moy<strong>en</strong>nes,d’un brun foncé au-dehors, d’un rouge éclatant audedans,et dont le fruit blanc, <strong>en</strong> fondant <strong>en</strong>tre leslèvres, procure aux vrais gourmets une jouissance sanspareille. Passepartout fut trop heureux de les offrir àMrs. Aouda, qui le remercia avec beaucoup de grâce.À onze heures, le Rangoon, ayant son plein decharbon, larguait ses amarres, et, quelques heures plustard, les passagers perdai<strong>en</strong>t de vue ces hautesmontagnes de Malacca, dont les forêts abrit<strong>en</strong>t les plusbeaux tigres de la terre.Treize c<strong>en</strong>ts milles <strong>en</strong>viron sépar<strong>en</strong>t Singapore del’île de Hong-Kong, petit territoire anglais détaché de lacôte chinoise. Phileas Fogg avait intérêt à les franchir<strong>en</strong> six <strong>jours</strong> au plus, afin de pr<strong>en</strong>dre à Hong-Kong lebateau qui devait partir le 6 novembre pour Yokohama,l’un des principaux ports <strong>du</strong> Japon.<strong>Le</strong> Rangoon était fort chargé. De nombreuxpassagers s’étai<strong>en</strong>t embarqués à Singapore, des indous,des Ceylandais, des Chinois, des Malais, des Portugais,qui, pour la plupart, occupai<strong>en</strong>t les secondes places.


<strong>Le</strong> temps, assez beau jusqu’alors, changea avec ledernier quartier de la lune. Il y eut grosse mer. <strong>Le</strong> v<strong>en</strong>tsouffla quelquefois <strong>en</strong> grande brise, mais trèsheureusem<strong>en</strong>t de la partie <strong>du</strong> sud-est, ce qui favorisait lamarche <strong>du</strong> steamer. Quand il était maniable, le capitainefaisait établir la voilure. <strong>Le</strong> Rangoon, gréé <strong>en</strong> brick,navigua souv<strong>en</strong>t avec ses deux huniers et sa misaine, etsa rapidité s’accrut sous la double action de la vapeur et<strong>du</strong> v<strong>en</strong>t. C’est ainsi que l’on prolongea, sur une lamecourte et parfois très fatigante, les côtes d’Annam et deCochinchine.Mais la faute <strong>en</strong> était plutôt au Rangoon qu’à la mer,et c’est à ce paquebot que les passagers, dont la plupartfur<strong>en</strong>t malades, <strong>du</strong>r<strong>en</strong>t s’<strong>en</strong> pr<strong>en</strong>dre de cette fatigue. Eneffet, les navires de la Compagnie péninsulaire, qui fontle service des mers de Chine, ont un sérieux défaut deconstruction. <strong>Le</strong> rapport de leur tirant d’eau <strong>en</strong> chargeavec leur creux a été mal calculé, et, par suite, ilsn’offr<strong>en</strong>t qu’une faible résistance à la mer. <strong>Le</strong>urvolume, clos, impénétrable à l’eau, est insuffisant. Ilssont « noyés », pour employer l’expression maritime,et, <strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce de cette disposition, il ne faut quequelques paquets de mer, jetés à bord, pour modifierleur allure. Ces navires sont donc très inférieurs – sinonpar le moteur et l’appareil évaporatoire, <strong>du</strong> moins par laconstruction, – aux types des Messageries françaises,tels que l’Impératrice et le Cambodge. Tandis que,


suivant les calculs des ingénieurs, ceux-ci peuv<strong>en</strong>tembarquer un poids d’eau égal à leur propre poidsavant de sombrer, les bateaux de la Compagniepéninsulaire, le Golgonda, le Corea, et <strong>en</strong>fin leRangoon, ne pourrai<strong>en</strong>t pas embarquer le sixième deleur poids sans couler par le fond.Donc, par le mauvais temps, il conv<strong>en</strong>ait de pr<strong>en</strong>drede grandes précautions. Il fallait quelquefois mettre à lacape sous petite vapeur. C’était une perte de temps quine paraissait affecter Phileas Fogg <strong>en</strong> aucune façon,mais dont Passepartout se montrait extrêmem<strong>en</strong>t irrité.Il accusait alors le capitaine, le mécanici<strong>en</strong>, laCompagnie, et <strong>en</strong>voyait au diable tous ceux qui semêl<strong>en</strong>t de transporter des voyageurs. Peut-être aussi lap<strong>en</strong>sée de ce bec de gaz qui continuait de brûler à soncompte dans la maison de Saville-row <strong>en</strong>trait-elle pourbeaucoup dans son impati<strong>en</strong>ce.« Mais vous êtes donc bi<strong>en</strong> pressé d’arriver à Hongkong? lui demanda un jour le détective.– Très pressé ! répondit Passepartout.– Vous p<strong>en</strong>sez que Mr. Fogg a hâte de pr<strong>en</strong>dre lepaquebot de Yokohama ?– Une hâte effroyable.– Vous croyez donc maint<strong>en</strong>ant à ce singuliervoyage au<strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> ?


– Absolum<strong>en</strong>t. Et vous, monsieur Fix ?– Moi ? je n’y crois pas !– Farceur ! » répondit Passepartout <strong>en</strong> clignant del’œil.Ce mot laissa l’ag<strong>en</strong>t rêveur. Ce qualificatifl’inquiéta, sans qu’il sût trop pourquoi. <strong>Le</strong> Françaisl’avait-il deviné ? Il ne savait trop que p<strong>en</strong>ser. Mais saqualité de détective, dont seul il avait le secret,comm<strong>en</strong>t Passepartout aurait-il pu la reconnaître ? Etcep<strong>en</strong>dant, <strong>en</strong> lui parlant ainsi, Passepartout avaitcertainem<strong>en</strong>t eu une arrière-p<strong>en</strong>sée.Il arriva même que le brave garçon alla plus loin, unautre jour, mais c’était plus fort que lui. Il ne pouvaitt<strong>en</strong>ir sa langue.« Voyons, monsieur Fix, demanda-t-il à soncompagnon d’un ton malicieux, est-ce que, une foisarrivés à Hong-Kong, nous aurons le malheur de vous ylaisser ?– Mais, répondit Fix assez embarrassé, je ne sais !...Peut-être que...– Ah ! dit Passepartout, si vous nous accompagniez,ce serait un bonheur pour moi ! Voyons ! un ag<strong>en</strong>t de laCompagnie péninsulaire ne saurait s’arrêter <strong>en</strong> route !Vous n’alliez qu’à Bombay, et vous voici bi<strong>en</strong>tôt <strong>en</strong>Chine ! L’Amérique n’est pas loin, et de l’Amérique à


l’Europe il n’y a qu’un pas ! »Fix regardait att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t son interlocuteur, qui luimontrait la figure la plus aimable <strong>du</strong> <strong>monde</strong>, et il prit leparti de rire avec lui. Mais celui-ci, qui était <strong>en</strong> veine,lui demanda si « ça lui rapportait beaucoup, ce métierlà? ».« Oui et non, répondit Fix sans sourciller. Il y a debonnes et de mauvaises affaires. Mais vous compr<strong>en</strong>ezbi<strong>en</strong> que je ne voyage pas à mes frais !– Oh ! pour cela, j’<strong>en</strong> suis sûr ! » s’écriaPassepartout, riant de plus belle.<strong>La</strong> conversation finie, Fix r<strong>en</strong>tra dans sa cabine et semit à réfléchir. Il était évidemm<strong>en</strong>t deviné. D’une façonou d’une autre, le Français avait reconnu sa qualité dedétective. Mais avait-il prév<strong>en</strong>u son maître ? Quel rôlejouait-il dans tout ceci ? Était-il complice ou non ?L’affaire était-elle év<strong>en</strong>tée, et par conséqu<strong>en</strong>tmanquée ? L’ag<strong>en</strong>t passa là quelques heures difficiles,tantôt croyant tout per<strong>du</strong>, tantôt espérant que Foggignorait la situation, <strong>en</strong>fin ne sachant quel parti pr<strong>en</strong>dre.Cep<strong>en</strong>dant le calme se rétablit dans son cerveau, etil résolut d’agir franchem<strong>en</strong>t avec Passepartout. S’il nese trouvait pas dans les conditions voulues pour arrêterFogg à Hong-Kong, et si Fogg se préparait à quitterdéfinitivem<strong>en</strong>t cette fois le territoire anglais, lui, Fix,


dirait tout à Passepartout. Ou le domestique était lecomplice de son maître – et celui-ci savait tout, et dansce cas l’affaire était définitivem<strong>en</strong>t compromise – ou ledomestique n’était pour ri<strong>en</strong> dans le vol, et alors sonintérêt serait d’abandonner le voleur.Telle était donc la situation respective de ces deuxhommes, et au-dessus d’eux Phileas Fogg planait danssa majestueuse indiffér<strong>en</strong>ce. Il accomplissaitrationnellem<strong>en</strong>t son orbite au<strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong>, sanss’inquiéter des astérides qui gravitai<strong>en</strong>t au<strong>tour</strong> de lui.Et cep<strong>en</strong>dant, dans le voisinage, il y avait – suivantl’expression des astronomes – un astre troublant quiaurait dû pro<strong>du</strong>ire certaines perturbations sur le cœur dece g<strong>en</strong>tleman. Mais non ! <strong>Le</strong> charme de Mrs. Aoudan’agissait point, à la grande surprise de Passepartout, etles perturbations, si elles existai<strong>en</strong>t, euss<strong>en</strong>t été plusdifficiles à calculer que celles d’Uranus qui ont am<strong>en</strong>éla découverte de Neptune.Oui ! c’était un étonnem<strong>en</strong>t de tous les <strong>jours</strong> pourPassepartout, qui lisait tant de reconnaissance <strong>en</strong>versson maître dans les yeux de la jeune femme !Décidém<strong>en</strong>t Phileas Fogg n’avait de cœur que ce qu’il<strong>en</strong> fallait pour se con<strong>du</strong>ire héroïquem<strong>en</strong>t, maisamoureusem<strong>en</strong>t, non ! Quant aux préoccupations queles chances de ce voyage pouvai<strong>en</strong>t faire naître <strong>en</strong> lui, iln’y <strong>en</strong> avait pas trace. Mais Passepartout, lui, vivait


dans des transes continuelles. Un jour, appuyé sur larambarde de l’« <strong>en</strong>gine-room », il regardait la puissantemachine qui s’emportait parfois, quand, dans un viol<strong>en</strong>tmouvem<strong>en</strong>t de tangage, l’hélice s’affolait hors des flots.<strong>La</strong> vapeur fusait alors par les soupapes, ce qui provoquala colère <strong>du</strong> digne garçon.« Elles ne sont pas assez chargées, ces soupapess’écria-t-il. On ne marche pas ! Voilà bi<strong>en</strong> ces Anglais !Ah ! si c’était un navire américain, on sauterait peutêtre,mais on irait plus vite ! »


XVIIIDans lequel Phileas Fogg, Passepartout, Fix,chacun de son côté, va à ses affairesP<strong>en</strong>dant les derniers <strong>jours</strong> de la traversée, le tempsfut assez mauvais. <strong>Le</strong> v<strong>en</strong>t devint très fort. Fixé dans lapartie <strong>du</strong> nord-ouest, il contraria la marche <strong>du</strong> paquebot.<strong>Le</strong> Rangoon, trop instable, roula considérablem<strong>en</strong>t, etles passagers fur<strong>en</strong>t <strong>en</strong> droit de garder rancune à ceslongues lames affadissantes que le v<strong>en</strong>t soulevait <strong>du</strong>large.P<strong>en</strong>dant les journées <strong>du</strong> 3 et <strong>du</strong> 4 novembre, ce futune sorte de tempête. <strong>La</strong> bourrasque battit la mer avecvéhém<strong>en</strong>ce. <strong>Le</strong> Rangoon <strong>du</strong>t mettre à la cape p<strong>en</strong>dantun demi-jour, se maint<strong>en</strong>ant avec dix <strong>tour</strong>s d’héliceseulem<strong>en</strong>t, de manière à biaiser avec les lames. Toutesles voiles avai<strong>en</strong>t été serrées, et c’était <strong>en</strong>core trop deces agrès qui sifflai<strong>en</strong>t au milieu des rafales.<strong>La</strong> vitesse <strong>du</strong> paquebot, on le conçoit, futnotablem<strong>en</strong>t diminuée, et l’on put estimer qu’ilarriverait à Hong-Kong avec vingt heures de retard sur


l’heure réglem<strong>en</strong>taire, et plus même, si la tempête necessait pas.Phileas Fogg assistait à ce spectacle d’une merfurieuse, qui semblait lutter directem<strong>en</strong>t contre lui, avecson habituelle impassibilité. Son front ne s’assombritpas un instant, et, cep<strong>en</strong>dant, un retard de vingt heurespouvait compromettre son voyage <strong>en</strong> lui faisantmanquer le départ <strong>du</strong> paquebot de Yokohama. Mais cethomme sans nerfs ne ress<strong>en</strong>tait ni impati<strong>en</strong>ce ni <strong>en</strong>nui.Il semblait vraim<strong>en</strong>t que cette tempête r<strong>en</strong>trât dans sonprogramme, qu’elle fût prévue. Mrs. Aouda, quis’<strong>en</strong>tretint avec son compagnon de ce contretemps, letrouva aussi calme que par le passé.Fix, lui, ne voyait pas ces choses <strong>du</strong> même œil. Bi<strong>en</strong>au contraire. Cette tempête lui plaisait. Sa satisfactionaurait même été sans bornes, si le Rangoon eût étéobligé de fuir devant la <strong>tour</strong>m<strong>en</strong>te. Tous ces retards luiallai<strong>en</strong>t, car ils obligerai<strong>en</strong>t le sieur Fogg à resterquelques <strong>jours</strong> à Hong-Kong. Enfin, le ciel, avec sesrafales et ses bourrasques, <strong>en</strong>trait dans son jeu. Il étaitbi<strong>en</strong> un peu malade, mais qu’importe ! Il ne comptaitpas ses nausées, et, quand son corps se tordait sous lemal de mer, son esprit s’ébaudissait d’une imm<strong>en</strong>sesatisfaction.Quant à Passepartout, on devine dans quelle colèrepeu dissimulée il passa ce temps d’épreuve. Jusqu’alors


tout avait si bi<strong>en</strong> marché ! <strong>La</strong> terre et l’eau semblai<strong>en</strong>têtre à la dévotion de son maître. Steamers et railwayslui obéissai<strong>en</strong>t. <strong>Le</strong> v<strong>en</strong>t et la vapeur s’unissai<strong>en</strong>t pourfavoriser son voyage. L’heure des mécomptes avait-elledonc <strong>en</strong>fin sonné ? Passepartout, comme si les vingtmille livres <strong>du</strong> pari euss<strong>en</strong>t dû sortir de sa bourse, nevivait plus. Cette tempête l’exaspérait, cette rafale lemettait <strong>en</strong> fureur, et il eût volontiers fouetté cette merdésobéissante ! Pauvre garçon ! Fix lui cachasoigneusem<strong>en</strong>t sa satisfaction personnelle, et il fit bi<strong>en</strong>,car si Passepartout eût deviné le secret cont<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t deFix, Fix eût passé un mauvais quart d’heure.Passepartout, p<strong>en</strong>dant toute la <strong>du</strong>rée de labourrasque, demeura sur le pont <strong>du</strong> Rangoon. Il n’auraitpu rester <strong>en</strong> bas ; il grimpait dans la mâture ; il étonnaitl’équipage et aidait à tout avec une adresse de singe.C<strong>en</strong>t fois il interrogea le capitaine, les officiers, lesmatelots, qui ne pouvai<strong>en</strong>t s’empêcher de rire <strong>en</strong> voyantun garçon si décont<strong>en</strong>ancé. Passepartout voulaitabsolum<strong>en</strong>t savoir combi<strong>en</strong> de temps <strong>du</strong>rerait latempête. On le r<strong>en</strong>voyait alors au baromètre, qui ne sedécidait pas à remonter. Passepartout secouait lebaromètre, mais ri<strong>en</strong> n’y faisait, ni les secousses, ni lesinjures dont il accablait l’irresponsable instrum<strong>en</strong>t.Enfin la <strong>tour</strong>m<strong>en</strong>te s’apaisa. L’état de la mer semodifia dans la journée <strong>du</strong> 4 novembre. <strong>Le</strong> v<strong>en</strong>t sauta


de deux quarts dans le sud et redevint favorable.Passepartout se rasséréna avec le temps. <strong>Le</strong>s hunierset les basses voiles pur<strong>en</strong>t être établis, et le Rangoonreprit sa route avec une merveilleuse vitesse.Mais on ne pouvait regagner tout le temps per<strong>du</strong>. Ilfallait bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>dre son parti, et la terre ne futsignalée que le 6, à cinq heures <strong>du</strong> matin. L’itinéraire dePhileas Fogg portait l’arrivée <strong>du</strong> paquebot au 5. Or, iln’arrivait que le 6. C’était donc vingt-<strong>quatre</strong> heures deretard, et le départ pour Yokohama seraitnécessairem<strong>en</strong>t manqué. À six heures, le pilote monta àbord <strong>du</strong> Rangoon et prit place sur la passerelle, afin dediriger le navire à travers les passes jusqu’au port deHong-Kong.Passepartout mourait <strong>du</strong> désir d’interroger cethomme, de lui demander si le paquebot de Yokohamaavait quitté Hong-Kong. Mais il n’osait pas, aimantmieux conserver un peu d’espoir jusqu’au dernierinstant. Il avait confié ses inquiétudes à Fix, qui – le finr<strong>en</strong>ard – essayait de le consoler, <strong>en</strong> lui disant que Mr.Fogg <strong>en</strong> serait quitte pour pr<strong>en</strong>dre le prochain paquebot.Ce qui mettait Passepartout dans une colère bleue.Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interrogerle pilote, Mr. Fogg, après avoir consulté son Bradshaw,demanda de son air tranquille audit pilote s’il savaitquand il partirait un bateau de Hong-Kong pour


Yokohama.« Demain, à la marée <strong>du</strong> matin, répondit le pilote.– Ah ! » fit Mr. Fogg, sans manifester aucunétonnem<strong>en</strong>t.Passepartout, qui était prés<strong>en</strong>t, eût volontiersembrassé le pilote, auquel Fix aurait voulu tordre lecou.« Quel est le nom de ce steamer ? demanda Mr.Fogg.– <strong>Le</strong> Carnatic, répondit le pilote.– N’était-ce pas hier qu’il devait partir ?– Oui, monsieur, mais on a dû réparer une de seschaudières, et son départ a été remis à demain.– Je vous remercie », répondit Mr. Fogg, qui de sonpas automatique redesc<strong>en</strong>dit dans le salon <strong>du</strong> Rangoon.Quant à Passepartout, il saisit la main <strong>du</strong> pilote etl’étreignit vigoureusem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> disant :« Vous, pilote, vous êtes un brave homme ! »<strong>Le</strong> pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi sesréponses lui valur<strong>en</strong>t cette amicale expansion. À uncoup de sifflet, il remonta sur la passerelle et dirigea lepaquebot au milieu de cette flottille de jonques, detankas, de bateaux-pêcheurs, de navires de toutes sortes,qui <strong>en</strong>combrai<strong>en</strong>t les pertuis de Hong-Kong.


À une heure, le Rangoon était à quai, et lespassagers débarquai<strong>en</strong>t.En cette circonstance, le hasard avait singulièrem<strong>en</strong>tservi Phileas Fogg, il faut <strong>en</strong> conv<strong>en</strong>ir. Sans cett<strong>en</strong>écessité de réparer ses chaudières, le Carnatic fût partià la date <strong>du</strong> 5 novembre, et les voyageurs pour le Japonaurai<strong>en</strong>t dû att<strong>en</strong>dre p<strong>en</strong>dant huit <strong>jours</strong> le départ <strong>du</strong>paquebot suivant. Mr. Fogg, il est vrai, était <strong>en</strong> retard devingt-<strong>quatre</strong> heures, mais ce retard ne pouvait avoir deconséqu<strong>en</strong>ces fâcheuses pour le reste <strong>du</strong> voyage.En effet, le steamer qui fait de Yokohama à SanFrancisco la traversée <strong>du</strong> Pacifique était <strong>en</strong>correspondance directe avec le paquebot de Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que celui-ci fûtarrivé. Évidemm<strong>en</strong>t il y aurait vingt-<strong>quatre</strong> heures deretard à Yokohama, mais, p<strong>en</strong>dant les vingt-deux <strong>jours</strong>que <strong>du</strong>re la traversée <strong>du</strong> Pacifique, il serait facile de lesregagner. Phileas Fogg se trouvait donc, à vingt-<strong>quatre</strong>heures près, dans les conditions de son programme,tr<strong>en</strong>te-cinq <strong>jours</strong> après avoir quitté Londres.<strong>Le</strong> Carnatic ne devant partir que le l<strong>en</strong>demain matinà cinq heures, Mr. Fogg avait devant lui seize heurespour s’occuper de ses affaires, c’est-à-dire de celles quiconcernai<strong>en</strong>t Mrs. Aouda. Au débarqué <strong>du</strong> bateau, iloffrit son bras à la jeune femme et la con<strong>du</strong>isit vers unpalanquin. Il demanda aux porteurs de lui indiquer un


hôtel, et ceux-ci lui désignèr<strong>en</strong>t l’Hôtel <strong>du</strong> Club. <strong>Le</strong>palanquin se mit <strong>en</strong> route, suivi de Passepartout, etvingt minutes après il arrivait à destination.Un appartem<strong>en</strong>t fut ret<strong>en</strong>u pour la jeune femme, etPhileas Fogg veilla à ce qu’elle ne manquât de ri<strong>en</strong>.Puis il dit à Mrs. Aouda qu’il allait immédiatem<strong>en</strong>t semettre à la recherche de ce par<strong>en</strong>t aux soins <strong>du</strong>quel ildevait la laisser à Hong-Kong. En même temps ildonnait à Passepartout l’ordre de demeurer à l’hôteljusqu’à son re<strong>tour</strong>, afin que la jeune femme n’y restâtpas seule.<strong>Le</strong> g<strong>en</strong>tleman se fit con<strong>du</strong>ire à la Bourse. Là, onconnaîtrait immanquablem<strong>en</strong>t un personnage tel quel’honorable Jejeeh, qui comptait parmi les plus richescommerçants de la ville.<strong>Le</strong> courtier auquel s’adressa Mr. Fogg connaissait<strong>en</strong> effet le négociant parsi. Mais, depuis deux ans, celuicin’habitait plus la Chine. Sa fortune faite, il s’étaitétabli <strong>en</strong> Europe – <strong>en</strong> Hollande, croyait-on –, ce quis’expliquait par suite de nombreuses relations qu’ilavait eues avec ce pays p<strong>en</strong>dant son exist<strong>en</strong>cecommerciale.Phileas Fogg revint à l’Hôtel <strong>du</strong> Club. Aussitôt il fitdemander à Mrs. Aouda la permission de se prés<strong>en</strong>terdevant elle, et, sans autre préambule, il lui apprit quel’honorable Jejeeh ne résidait plus à Hong-Kong, et


qu’il habitait vraisemblablem<strong>en</strong>t la Hollande.À cela, Mrs. Aouda ne répondit ri<strong>en</strong> d’abord. Ellepassa sa main sur son front, et resta quelques instants àréfléchir. Puis, de sa douce voix :« Que dois-je faire, monsieur Fogg ? dit-elle.– C’est très simple, répondit le g<strong>en</strong>tleman. Rev<strong>en</strong>ir<strong>en</strong> Europe.– Mais je ne puis abuser...– Vous n’abusez pas, et votre prés<strong>en</strong>ce ne gêne <strong>en</strong>ri<strong>en</strong> mon programme... Passepartout ?– Monsieur ? répondit Passepartout.– Allez au Carnatic, et ret<strong>en</strong>ez trois cabines. »Passepartout, <strong>en</strong>chanté de continuer son voyagedans la Compagnie de la jeune femme, qui était fortgracieuse pour lui, quitta aussitôt l’Hôtel <strong>du</strong> Club.


XIXOù Passepartout pr<strong>en</strong>d un trop vif intérêt àson maître, et ce qui s’<strong>en</strong>suitHong-Kong n’est qu’un îlot, dont le traité deNanking, après la guerre de 1842, assura la possession àl’Angleterre. En quelques années, le génie colonisateurde la Grande-Bretagne y avait fondé une villeimportante et créé un port, le port Victoria. Cette île estsituée à l’embouchure de la rivière de Canton, etsoixante milles seulem<strong>en</strong>t la sépar<strong>en</strong>t de la citéportugaise de Macao, bâtie sur l’autre rive. Hong-Kongdevait nécessairem<strong>en</strong>t vaincre Macao dans une luttecommerciale, et maint<strong>en</strong>ant la plus grande partie <strong>du</strong>transit chinois s’opère par la ville anglaise. Des docks,des hôpitaux, des wharfs, des <strong>en</strong>trepôts, une cathédralegothique, un « governm<strong>en</strong>t-house », des ruesmacadamisées, tout ferait croire qu’une des citéscommerçantes des comtés de K<strong>en</strong>t ou de Surrey,traversant le sphéroïde terrestre, est v<strong>en</strong>ue ressortir <strong>en</strong>ce point de la Chine, presque à ses antipodes.


Passepartout, les mains dans les poches, se r<strong>en</strong>ditdonc vers le port Victoria, regardant les palanquins, lesbrouettes à voile, <strong>en</strong>core <strong>en</strong> faveur dans le CélesteEmpire, et toute cette foule de Chinois, de Japonais etd’europé<strong>en</strong>s, qui se pressait dans les rues. À peu dechoses près, c’était <strong>en</strong>core Bombay, Calcutta ouSingapore, que le digne garçon retrouvait sur sonparcours. Il y a ainsi comme une traînée de villesanglaises tout au<strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong>.Passepartout arriva au port de Victoria. Là, àl’embouchure de la rivière de Canton, c’était unfourmillem<strong>en</strong>t de navires de toutes nations, des anglais,des français, des américains, des hollandais, bâtim<strong>en</strong>tsde guerre et de commerce, des embarcations japonaisesou chinoises, des jonques, des sempans, des tankas, etmême des bateaux-fleurs qui formai<strong>en</strong>t autant departerres flottants sur les eaux. En se prom<strong>en</strong>ant,Passepartout remarqua un certain nombre d’indigènesvêtus de jaune, tous très avancés <strong>en</strong> âge. Etant <strong>en</strong>tréchez un barbier chinois pour se faire raser « à lachinoise », il apprit par le Figaro de l’<strong>en</strong>droit, quiparlait un assez bon anglais, que ces vieillards avai<strong>en</strong>ttous <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> ans au moins, et qu’à cet âge ilsavai<strong>en</strong>t le privilège de porter la couleur jaune, qui est lacouleur impériale. Passepartout trouva cela fort drôle,sans trop savoir pourquoi.


Sa barbe faite, il se r<strong>en</strong>dit au quai d’embarquem<strong>en</strong>t<strong>du</strong> Carnatic, et là il aperçut Fix qui se prom<strong>en</strong>ait delong <strong>en</strong> large, ce dont il ne fut point étonné. Maisl’inspecteur de police laissait voir sur son visage lesmarques d’un vif désappointem<strong>en</strong>t.« Bon ! se dit Passepartout, cela va mal pour lesg<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong> <strong>du</strong> Reform-Club ! »Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sansvouloir remarquer l’air vexé de son compagnon.Or, l’ag<strong>en</strong>t avait de bonnes raisons pour pestercontre l’infernale chance qui le poursuivait. Pas demandat ! Il était évid<strong>en</strong>t que le mandat courait après lui,et ne pourrait l’atteindre que s’il séjournait quelques<strong>jours</strong> <strong>en</strong> cette ville. Or, Hong-Kong étant la dernièreterre anglaise <strong>du</strong> parcours, le sieur Fogg allait luiéchapper définitivem<strong>en</strong>t, s’il ne parv<strong>en</strong>ait pas à l’yret<strong>en</strong>ir.« Eh bi<strong>en</strong>, monsieur Fix, êtes-vous décidé à v<strong>en</strong>iravec nous jusqu’<strong>en</strong> Amérique ? demanda Passepartout.– Oui, répondit Fix les d<strong>en</strong>ts serrées.– Allons donc ! s’écria Passepartout <strong>en</strong> faisant<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre un ret<strong>en</strong>tissant éclat de rire ! Je savais bi<strong>en</strong> quevous ne pourriez pas vous séparer de nous. V<strong>en</strong>ezret<strong>en</strong>ir votre place, v<strong>en</strong>ez ! »Et tous deux <strong>en</strong>trèr<strong>en</strong>t au bureau des transports


maritimes et arrêtèr<strong>en</strong>t des cabines pour <strong>quatre</strong>personnes. Mais l’employé leur fit observer que, lesréparations <strong>du</strong> Carnatic étant terminées, le paquebotpartirait le soir-même à huit heures, et non le l<strong>en</strong>demainmatin, comme il avait été annoncé.« Très bi<strong>en</strong> ! répondit Passepartout, cela arrangeramon maître. Je vais le prév<strong>en</strong>ir. »À ce mom<strong>en</strong>t, Fix prit un parti extrême. Il résolut detout dire à Passepartout. C’était le seul moy<strong>en</strong> peut-êtrequ’il eût de ret<strong>en</strong>ir Phileas Fogg p<strong>en</strong>dant quelques <strong>jours</strong>à Hong-Kong.En quittant le bureau, Fix offrit à son compagnon dese rafraîchir dans une taverne. Passepartout avait letemps. Il accepta l’invitation de Fix.Une taverne s’ouvrait sur le quai. Elle avait unaspect <strong>en</strong>gageant. Tous deux y, <strong>en</strong>trèr<strong>en</strong>t. C’était unevaste salle bi<strong>en</strong> décorée, au fond de laquelle s’ét<strong>en</strong>daitun lit de camp, garni de coussins. Sur ce lit étai<strong>en</strong>trangés un certain nombre de dormeurs.Une tr<strong>en</strong>taine de consommateurs occupai<strong>en</strong>t dans lagrande salle de petites tables <strong>en</strong> jonc tressé. Quelquesunsvidai<strong>en</strong>t des pintes de bière anglaise, ale ou porter,d’autres, des brocs de liqueurs alcooliques, gin oubrandy. En outre, la plupart fumai<strong>en</strong>t de longues pipesde terre rouge, bourrées de petites boulettes d’opium


mélangé d’ess<strong>en</strong>ce de rose. Puis, de temps <strong>en</strong> temps,quelque fumeur énervé glissait sous la table, et lesgarçons de l’établissem<strong>en</strong>t, le pr<strong>en</strong>ant par les pieds etpar la tête, le portai<strong>en</strong>t sur le lit de camp près d’unconfrère. Une vingtaine de ces ivrognes étai<strong>en</strong>t ainsirangés côte à côte, dans le dernier degréd’abrutissem<strong>en</strong>t.Fix et Passepartout comprir<strong>en</strong>t qu’ils étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>trésdans une tabagie hantée de ces misérables, hébétés,amaigris, idiots, auxquels la mercantile Angleterre v<strong>en</strong>dannuellem<strong>en</strong>t pour deux c<strong>en</strong>t soixante millions defrancs de cette funeste drogue qui s’appelle l’opium !Tristes millions que ceux-là, prélevés sur un des plusfunestes vices de la nature humaine.<strong>Le</strong> gouvernem<strong>en</strong>t chinois a bi<strong>en</strong> essayé de remédierà un tel abus par des lois sévères, mais <strong>en</strong> vain. De laclasse riche, à laquelle l’usage de l’opium était d’abordformellem<strong>en</strong>t réservé, cet usage desc<strong>en</strong>dit jusqu’auxclasses inférieures, et les ravages ne pur<strong>en</strong>t plus êtrearrêtés. On fume l’opium partout et tou<strong>jours</strong> dansl’empire <strong>du</strong> Milieu. Hommes et femmes s’adonn<strong>en</strong>t àcette passion déplorable, et lorsqu’ils sont accoutumés àcette inhalation, ils ne peuv<strong>en</strong>t plus s’<strong>en</strong> passer, à moinsd’éprouver d’horribles contractions de l’estomac. Ungrand fumeur peut fumer jusqu’à huit pipes par jour,mais il meurt <strong>en</strong> cinq ans.


Or, c’était dans une des nombreuses tabagies de ceg<strong>en</strong>re, qui pullul<strong>en</strong>t, même à Hong-Kong, que Fix etPassepartout étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>trés avec l’int<strong>en</strong>tion de serafraîchir. Passepartout n’avait pas d’arg<strong>en</strong>t, mais ilaccepta volontiers la « politesse » de son compagnon,quitte à la lui r<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> temps et lieu.On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles leFrançais fit largem<strong>en</strong>t honneur, tandis que Fix, plusréservé, observait son compagnon avec une extrêmeatt<strong>en</strong>tion. On causa de choses et d’autres, et surtout decette excell<strong>en</strong>te idée qu’avait eue Fix de pr<strong>en</strong>drepassage sur le Carnatic. Et à propos de ce steamer, dontle départ se trouvait avancé de quelques heures,Passepartout, les bouteilles étant vides, se leva, afind’aller prév<strong>en</strong>ir son maître.Fix le retint.« Un instant, dit-il.– Que voulez-vous, monsieur Fix ?– J’ai à vous parler de choses sérieuses.– De choses sérieuses ! s’écria Passepartout <strong>en</strong>vidant quelques gouttes de vin restées au fond de sonverre. Eh bi<strong>en</strong>, nous <strong>en</strong> parlerons demain. Je n’ai pas letemps aujourd’hui.– Restez, répondit Fix. Il s’agit de votre maître ! »


Passepartout, à ce mot, regarda att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t soninterlocuteur.L’expression <strong>du</strong> visage de Fix lui parut singulière.Il se rassit.« Qu’est-ce donc que vous avez à me dire ? »demanda-t-il.Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon,et, baissant la voix :« Vous avez deviné qui j’étais ? lui demanda-t-il.– Parbleu ! dit Passepartout <strong>en</strong> souriant.– Alors je vais tout vous avouer...– Maint<strong>en</strong>ant que je sais tout, mon compère ! Ahvoilà qui n’est pas fort ! Enfin, allez tou<strong>jours</strong>. Maisauparavant, laissez-moi vous dire que ces g<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong> sesont mis <strong>en</strong> frais bi<strong>en</strong> inutilem<strong>en</strong>t !– Inutilem<strong>en</strong>t ! dit Fix. Vous <strong>en</strong> parlez à votre aise !On voit bi<strong>en</strong> que vous ne connaissez pas l’importancede la somme !– Mais si, je la connais, répondit Passepartout. Vingtmille livres !– Cinquante-cinq mille reprit Fix, <strong>en</strong> serrant la main<strong>du</strong> Français.– Quoi ! s’écria Passepartout, Mr. Fogg aurait


osé !... Cinquante-cinq mille livres !... Eh bi<strong>en</strong> ! raisonde plus pour ne pas perdre un instant, ajouta-t-il <strong>en</strong> selevant de nouveau.– Cinquante-cinq mille livres ! reprit Fix, qui forçaPassepartout à se rasseoir, après avoir fait apporter unflacon de brandy, – et si je réussis, je gagne une primede deux mille livres. En voulez-vous cinq c<strong>en</strong>ts (12 500F) à la condition de m’aider ?– Vous aider ? s’écria Passepartout, dont les yeuxétai<strong>en</strong>t démesurém<strong>en</strong>t ouverts.– Oui, m’aider à ret<strong>en</strong>ir le sieur Fogg p<strong>en</strong>dantquelques <strong>jours</strong> à Hong-Kong !– Hein ! fit Passepartout, que dites-vous là ?Comm<strong>en</strong>t ! non cont<strong>en</strong>t de faire suivre mon maître,de suspecter sa loyauté, ces g<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong> veul<strong>en</strong>t <strong>en</strong>corelui susciter des obstacles ! J’<strong>en</strong> suis honteux pour eux !– Ah çà ! que voulez-vous dire ? demanda Fix.– Je veux dire que c’est de la pure indélicatesse.Autant dépouiller Mr. Fogg, et lui pr<strong>en</strong>dre l’arg<strong>en</strong>t dansla poche !– Eh ! c’est bi<strong>en</strong> à cela que nous comptons arriver !– Mais c’est un guet-ap<strong>en</strong>s ! s’écria Passepartout,qui s’animait alors sous l’influ<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> brandy que luiservait Fix, et qu’il buvait sans s’<strong>en</strong> apercevoir, – un


guet-ap<strong>en</strong>s véritable ! Des g<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong> ! des collègues ! »Fix comm<strong>en</strong>çait à ne plus compr<strong>en</strong>dre.« Des collègues s’écria Passepartout, des membres<strong>du</strong> Reform-Club ! Sachez, monsieur Fix, que monmaître est un honnête homme, et que, quand il a fait unpari, c’est loyalem<strong>en</strong>t qu’il prét<strong>en</strong>d le gagner.– Mais qui croyez-vous donc que je sois ? demandaFix, <strong>en</strong> fixant son regard sur Passepartout.– Parbleu ! un ag<strong>en</strong>t des membres <strong>du</strong> Reform-Club,qui a mission de contrôler l’itinéraire de mon maître, cequi est singulièrem<strong>en</strong>t humiliant ! Aussi, bi<strong>en</strong> que,depuis quelque temps déjà, j’aie deviné votre qualité, jeme suis bi<strong>en</strong> gardé de la révéler à Mr. Fogg !– Il ne sait ri<strong>en</strong> ?... demanda vivem<strong>en</strong>t Fix.– Ri<strong>en</strong> », répondit Passepartout <strong>en</strong> vidant <strong>en</strong>core unefois son verre.L’inspecteur de police passa sa main sur son front. Ilhésitait avant de repr<strong>en</strong>dre la parole. Que devait-ilfaire ? L’erreur de Passepartout semblait sincère, maiselle r<strong>en</strong>dait son projet plus difficile. Il était évid<strong>en</strong>t quece garçon parlait avec une absolue bonne foi, et qu’iln’était point le complice de son maître, – ce que Fixaurait pu craindre.« Eh bi<strong>en</strong>, se dit-il, puisqu’il n’est pas son complice,


il m’aidera. »<strong>Le</strong> détective avait une seconde fois pris son parti.D’ailleurs, il n’avait plus le temps d’att<strong>en</strong>dre. À toutprix, il fallait arrêter Fogg à Hong-Kong.« Ecoutez, dit Fix d’une voix brève, écoutez-moibi<strong>en</strong>. Je ne suis pas ce que vous croyez, c’est-à-dire unag<strong>en</strong>t des membres <strong>du</strong> Reform-Club...– Bah ! dit Passepartout <strong>en</strong> le regardant d’un airgogu<strong>en</strong>ard.– Je suis un inspecteur de police, chargé d’unemission pour l’administration métropolitaine...– Vous... inspecteur de police !...– Oui, et je le prouve, reprit Fix. Voici macommission. »Et l’ag<strong>en</strong>t, tirant un papier de son portefeuille,montra à son compagnon une commission signée <strong>du</strong>directeur de la police c<strong>en</strong>trale. Passepartout, abasourdi,regardait Fix, sans pouvoir articuler une parole.« <strong>Le</strong> pari <strong>du</strong> sieur Fogg, reprit Fix, n’est qu’unprétexte dont vous êtes <strong>du</strong>pes, vous et ses collègues <strong>du</strong>Reform-Club, car il avait intérêt à s’assurer votreinconsci<strong>en</strong>te complicité.– Mais pourquoi ?... s’écria Passepartout.– Ecoutez. <strong>Le</strong> 28 septembre dernier, un vol de


cinquante-cinq mille livres a été commis à la Banqued’Angleterre par un indivi<strong>du</strong> dont le signalem<strong>en</strong>t a puêtre relevé. Or, voici ce signalem<strong>en</strong>t, et c’est trait pourtrait celui <strong>du</strong> sieur Fogg.– Allons donc ! s’écria Passepartout <strong>en</strong> frappant latable de son robuste poing. Mon maître est le plushonnête homme <strong>du</strong> <strong>monde</strong> !– Qu’<strong>en</strong> savez-vous ? répondit Fix. Vous ne leconnaissez même pas ! Vous êtes <strong>en</strong>tré à son service lejour de son départ, et il est parti précipitamm<strong>en</strong>t sous unprétexte ins<strong>en</strong>sé, sans malles, emportant une grossesomme <strong>en</strong> bank-notes ! Et vous osez sout<strong>en</strong>ir que c’estun honnête homme !– Oui ! oui ! répétait machinalem<strong>en</strong>t le pauvregarçon.– Voulez-vous donc être arrêté comme soncomplice ? »Passepartout avait pris sa tête à deux mains. Iln’était plus reconnaissable. Il n’osait regarderl’inspecteur de police. Phileas Fogg un voleur, lui, lesauveur d’Aouda, l’homme généreux et brave ! Etpourtant que de présomptions relevées contre lui !Passepartout essayait de repousser les soupçons qui seglissai<strong>en</strong>t dans son esprit. Il ne voulait pas croire à laculpabilité de son maître.


« Enfin, que voulez-vous de moi ? dit-il à l’ag<strong>en</strong>t depolice, <strong>en</strong> se cont<strong>en</strong>ant par un suprême effort.– Voici, répondit Fix. J’ai filé le sieur Foggjusqu’ici, mais je n’ai pas <strong>en</strong>core reçu le mandatd’arrestation, que j’ai demandé à Londres. Il faut doncque vous m’aidiez à ret<strong>en</strong>ir à Hong-Kong...– Moi ! que je...– Et je partage avec vous la prime de deux millelivres promise par la Banque d’Angleterre !– Jamais ! » répondit Passepartout, qui voulut selever et retomba, s<strong>en</strong>tant sa raison et ses forces luiéchapper à la fois.« Monsieur Fix, dit-il <strong>en</strong> balbutiant, quand bi<strong>en</strong>même tout ce que vous m’avez dit serait vrai quandmon maître serait le voleur que vous cherchez ce que j<strong>en</strong>ie... j’ai été... je suis à son service... je l’ai vu bon etgénéreux... <strong>Le</strong> trahir... jamais... non, pour tout l’or <strong>du</strong><strong>monde</strong>... Je suis d’un village où l’on ne mange pas dece pain-là !– Vous refusez ?– Je refuse.– Mettons que je n’ai ri<strong>en</strong> dit, répondit Fix, etbuvons.– Oui, buvons ! »


Passepartout se s<strong>en</strong>tait de plus <strong>en</strong> plus <strong>en</strong>vahir parl’ivresse. Fix, compr<strong>en</strong>ant qu’il fallait à tout prix leséparer de son maître, voulut l’achever. Sur la table setrouvai<strong>en</strong>t quelques pipes chargées d’opium. Fix <strong>en</strong>glissa une dans la main de Passepartout, qui la prit, laporta à ses lèvres, l’alluma, respira quelques bouffées,et retomba, la tête alourdie sous l’influ<strong>en</strong>ce <strong>du</strong>narcotique.« Enfin, dit Fix <strong>en</strong> voyant Passepartout anéanti, lesieur Fogg ne sera pas prév<strong>en</strong>u à temps <strong>du</strong> départ <strong>du</strong>Carnatic, et s’il part, <strong>du</strong> moins partira-t-il sans cemaudit Français ! »Puis il sortit, après avoir payé la dép<strong>en</strong>se.


XXDans lequel Fix <strong>en</strong>tre directem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>relation avec Phileas FoggP<strong>en</strong>dant cette scène qui allait peut-êtrecompromettre si gravem<strong>en</strong>t son av<strong>en</strong>ir, Mr. Fogg,accompagnant Mrs. Aouda, se prom<strong>en</strong>ait dans les ruesde la ville anglaise. Depuis que Mrs. Aouda avaitaccepté son offre de la con<strong>du</strong>ire jusqu’<strong>en</strong> Europe, ilavait dû songer à tous les détails que comporte un aussilong voyage. Qu’un Anglais comme lui fît le <strong>tour</strong> <strong>du</strong><strong>monde</strong> un sac à la main, passe <strong>en</strong>core ; mais une femm<strong>en</strong>e pouvait <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>dre une pareille traversée dans cesconditions. De là, nécessité d’acheter les vêtem<strong>en</strong>ts etobjets nécessaires au voyage. Mr. Fogg s’acquitta de satâche avec le calme qui le caractérisait, et à toutes lesexcuses ou objections de la jeune veuve, confuse de tantde complaisance :« C’est dans l’intérêt de mon voyage, c’est dansmon programme », répondait-il invariablem<strong>en</strong>t.<strong>Le</strong>s acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme


<strong>en</strong>trèr<strong>en</strong>t à l’hôtel et dînèr<strong>en</strong>t à la table d’hôte, qui étaitsomptueusem<strong>en</strong>t servie. Puis Mrs. Aouda, un peufatiguée, remonta dans son appartem<strong>en</strong>t, après avoir « àl’anglaise » serré la main de son imperturbable sauveur.L’honorable g<strong>en</strong>tleman, lui, s’absorba p<strong>en</strong>dant toutela soirée dans la lecture <strong>du</strong> Times et de l’IllustratedLondon News.S’il avait été homme à s’étonner de quelque chose,c’eût été de ne point voir apparaître son domestique àl’heure <strong>du</strong> coucher. Mais, sachant que le paquebot deYokohama ne devait pas quitter Hong-Kong avant lel<strong>en</strong>demain matin, il ne s’<strong>en</strong> préoccupa pas autrem<strong>en</strong>t.<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain, Passepartout ne vint point au coup desonnette de Mr. Fogg.Ce que p<strong>en</strong>sa l’honorable g<strong>en</strong>tleman <strong>en</strong> appr<strong>en</strong>antque son domestique n’était pas r<strong>en</strong>tré à l’hôtel, nuln’aurait pu le dire. Mr. Fogg se cont<strong>en</strong>ta de pr<strong>en</strong>dre sonsac, fit prév<strong>en</strong>ir Mrs. Aouda, et <strong>en</strong>voya chercher unpalanquin.Il était alors huit heures, et la pleine mer, dont leCarnatic devait profiter pour sortir des passes, étaitindiquée pour neuf heures et demie.Lorsque le palanquin fut arrivé à la porte de l’hôtel,Mr. Fogg et Mrs. Aouda montèr<strong>en</strong>t dans ce confortablevéhicule, et les bagages suivir<strong>en</strong>t derrière sur une


ouette.desc<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t sur le quai d’embarquem<strong>en</strong>t, et là Mr.Fogg appr<strong>en</strong>ait que le Carnatic était parti depuis laUne demi-heure plus tard, les voyageursveille.Mr. Fogg, qui comptait trouver, à la fois, et lepaquebot et son domestique, <strong>en</strong> était ré<strong>du</strong>it à se passerde l’un et de l’autre. Mais aucune marque dedésappointem<strong>en</strong>t ne parut sur son visage, et commeMrs. Aouda le regardait avec inquiétude, il se cont<strong>en</strong>tade répondre :« C’est un incid<strong>en</strong>t, madame, ri<strong>en</strong> de plus. »En ce mom<strong>en</strong>t, un personnage qui l’observait avecatt<strong>en</strong>tion s’approcha de lui. C’était l’inspecteur Fix, quile salua et lui dit :« N’êtes-vous pas comme moi, monsieur, un despassagers <strong>du</strong> Rangoon, arrivé hier ?– Oui, monsieur, répondit froidem<strong>en</strong>t Mr. Fogg,mais je n’ai pas l’honneur...– Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votredomestique.– Savez-vous où il est, monsieur ? demandavivem<strong>en</strong>t la jeune femme.– Quoi ! répondit Fix, feignant la surprise, n’est-il


pas avec vous ?– Non, répondit Mrs. Aouda. Depuis hier soir, il n’apas reparu. Se serait-il embarqué sans nous à bord <strong>du</strong>Carnatic ?– Sans vous, madame ?... répondit l’ag<strong>en</strong>t. Mais,excusez ma question, vous comptiez donc partir sur cepaquebot ?– Oui, monsieur.– Moi aussi, madame, et vous me voyez trèsdésappointé. <strong>Le</strong> Carnatic, ayant terminé sesréparations, a quitté Hong-Kong douze heures plus tôtsans prév<strong>en</strong>ir personne, et maint<strong>en</strong>ant il faudra att<strong>en</strong>drehuit <strong>jours</strong> le prochain départ ! »En prononçant ces mots : « huit <strong>jours</strong> », Fix s<strong>en</strong>taitson cœur bondir de joie. Huit <strong>jours</strong> ! Fogg ret<strong>en</strong>u huit<strong>jours</strong> à Hong-Kong ! On aurait le temps de recevoir lemandat d’arrêt. Enfin, la chance se déclarait pour lereprés<strong>en</strong>tant de la loi.Que l’on juge donc <strong>du</strong> coup d’assommoir qu’ilreçut, quand il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dit Phileas Fogg dire de sa voixcalme :« Mais il y a d’autres navires que le Carnatic, il mesemble, dans le port de Hong-Kong. »Et Mr. Fogg, offrant son bras à Mrs. Aouda, se


dirigea vers les docks à la recherche d’un navire <strong>en</strong>partance.Fix, abasourdi, suivait. On eût dit qu’un fil lerattachait à cet homme.Toutefois, la chance semblait véritablem<strong>en</strong>tabandonner celui qu’elle avait si bi<strong>en</strong> servi jusqu’alors.Phileas Fogg, p<strong>en</strong>dant trois heures, parcourut le port <strong>en</strong>tous s<strong>en</strong>s, décidé, s’il le fallait, à fréter un bâtim<strong>en</strong>tpour le transporter à Yokohama ; mais il ne vit que desnavires <strong>en</strong> chargem<strong>en</strong>t ou <strong>en</strong> déchargem<strong>en</strong>t, et qui, parconséqu<strong>en</strong>t, ne pouvai<strong>en</strong>t appareiller. Fix se reprit àespérer.Cep<strong>en</strong>dant Mr. Fogg ne se déconcertait pas, et ilallait continuer ses recherches, dût-il pousser jusqu’àMacao, quand il fut accosté par un marin sur l’avantport.« Votre Honneur cherche un bateau ? lui dit le marin<strong>en</strong> se découvrant.– Vous avez un bateau prêt à partir ? demanda Mr.Fogg.– Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote, no 43, lemeilleur de la flottille.– Il marche bi<strong>en</strong> ?– Entre huit et neuf milles, au plus près. Voulez-


vous le voir ?– Oui.– Votre Honneur sera satisfait. Il s’agit d’uneprom<strong>en</strong>ade <strong>en</strong> mer ?– Non. D’un voyage.– Un voyage ?– Vous chargez-vous de me con<strong>du</strong>ire àYokohama ? »<strong>Le</strong> marin, à ces mots, demeura les bras ballants, lesyeux écarquillés.« Votre Honneur veut rire ? dit-il.– Non ! j’ai manqué le départ <strong>du</strong> Carnatic, et il fautque je sois le 14, au plus tard, à Yokohama, pourpr<strong>en</strong>dre le paquebot de San Francisco.– Je le regrette, répondit le pilote, mais c’estimpossible.– Je vous offre c<strong>en</strong>t livres (2500 F) par jour, et uneprime de deux c<strong>en</strong>ts livres si j’arrive à temps.– C’est sérieux ? demanda le pilote.– Très sérieux », répondit Mr. Fogg.<strong>Le</strong> pilote s’était retiré à l’écart. Il regardait la mer,évidemm<strong>en</strong>t combattu <strong>en</strong>tre le désir de gagner unesomme énorme et la crainte de s’av<strong>en</strong>turer si loin. Fix


était dans des transes mortelles.P<strong>en</strong>dant ce temps, Mr. Fogg s’était re<strong>tour</strong>né versMrs. Aouda.« Vous n’aurez pas peur, madame ? lui demanda-til.– Avec vous, non, monsieur Fogg », répondit lajeune femme.<strong>Le</strong> pilote s’était de nouveau avancé vers leg<strong>en</strong>tleman, et <strong>tour</strong>nait son chapeau <strong>en</strong>tre ses mains.« Eh bi<strong>en</strong>, pilote ? dit Mr. Fogg.– Eh bi<strong>en</strong>, Votre Honneur, répondit le pilote, je nepuis risquer ni mes hommes, ni moi, ni vous-même,dans une si longue traversée sur un bateau de vingttonneaux à peine, et à cette époque de l’année.D’ailleurs, nous n’arriverions pas à temps, car il y aseize c<strong>en</strong>t cinquante milles de Hong-Kong àYokohama.– Seize c<strong>en</strong>ts seulem<strong>en</strong>t, dit Mr. Fogg.– C’est la même chose. »Fix respira un bon coup d’air.« Mais, ajouta le pilote, il y aurait peut-être moy<strong>en</strong>de s’arranger autrem<strong>en</strong>t. »Fix ne respira plus.


« Comm<strong>en</strong>t ? demanda Phileas Fogg.– En allant à Nagasaki, à l’extrémité sud <strong>du</strong> Japon,onze c<strong>en</strong>ts milles, ou seulem<strong>en</strong>t à Shangaï, à huit c<strong>en</strong>tsmilles de Hong-Kong. Dans cette dernière traversée, onne s’éloignerait pas de la côte chinoise, ce qui serait ungrand avantage, d’autant plus que les courants y port<strong>en</strong>tau nord.– Pilote, répondit Phileas Fogg, c’est à Yokohamaque je dois pr<strong>en</strong>dre la malle américaine, et non àShangaï ou à Nagasaki.– Pourquoi pas ? répondit le pilote. <strong>Le</strong> paquebot deSan Francisco ne part pas de Yokohama. Il fait escale àYokohama et à Nagasaki, mais son port de départ estShangaï.– Vous êtes certain de ce que vous dites ?– Certain.– Et quand le paquebot quitte-t-il Shangaï ?– <strong>Le</strong> 11, à sept heures <strong>du</strong> soir. Nous avons donc<strong>quatre</strong> <strong>jours</strong> devant nous. Quatre <strong>jours</strong>, c’est <strong>quatre</strong>vingt-seizeheures, et avec une moy<strong>en</strong>ne de huit millesà l’heure, si nous sommes bi<strong>en</strong> servis, si le v<strong>en</strong>t ti<strong>en</strong>t ausud-est, si la mer est calme, nous pouvons <strong>en</strong>lever leshuit c<strong>en</strong>ts milles qui nous sépar<strong>en</strong>t de Shangaï.– Et vous pourriez partir ?


– Dans une heure. <strong>Le</strong> temps d’acheter des vivres etd’appareiller.– Affaire conv<strong>en</strong>ue... Vous êtes le patron <strong>du</strong>bateau ?– Oui, John Bunsby, patron de la Tankadère.– Voulez-vous des arrhes ?– Si cela ne désoblige pas Votre Honneur.– Voici deux c<strong>en</strong>ts livres à compte... Monsieur,ajouta Phileas Fogg <strong>en</strong> se re<strong>tour</strong>nant vers Fix, si vousvoulez profiter...– Monsieur, répondit résolum<strong>en</strong>t Fix, j’allais vousdemander cette faveur.– Bi<strong>en</strong>. Dans une demi-heure nous serons à bord.– Mais ce pauvre garçon... dit Mrs. Aouda, que ladisparition de Passepartout préoccupait extrêmem<strong>en</strong>t.– Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire »,répondit Phileas Fogg.Et, tandis que Fix, nerveux, fiévreux, rageant, ser<strong>en</strong>dait au bateau-pilote, tous deux se dirigèr<strong>en</strong>t vers lesbureaux de la police de Hong-Kong. Là, Phileas Foggdonna le signalem<strong>en</strong>t de Passepartout, et laissa unesomme suffisante pour le rapatrier. Même formalité futremplie chez l’ag<strong>en</strong>t consulaire français, et lepalanquin, après avoir touché à l’hôtel, où les bagages


fur<strong>en</strong>t pris, ram<strong>en</strong>a les voyageurs à l’avant-port.Trois heures sonnai<strong>en</strong>t. <strong>Le</strong> bateau-pilote no 43, sonéquipage à bord, ses vivres embarqués, était prêt àappareiller.C’était une charmante petite goélette de vingttonneaux que la Tankadère, bi<strong>en</strong> pincée de l’avant, trèsdégagée dans ses façons, très allongée dans ses lignesd’eau. On eût dit un yacht de course. Ses cuivresbrillants, ses ferrures galvanisées, son pont blanccomme de l’ivoire, indiquai<strong>en</strong>t que le patron JohnBunsby s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait à la t<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> bon état. Ses deux mâtss’inclinai<strong>en</strong>t un peu sur l’arrière. Elle portait brigantine,misaine, trinquette, focs, flèches, et pouvait gréer unefortune pour le v<strong>en</strong>t arrière. Elle devaitmerveilleusem<strong>en</strong>t marcher, et, de fait, elle avait déjàgagné plusieurs prix dans les « matches » de bateauxpilotes.L’équipage de la Tankadère se composait <strong>du</strong> patronJohn Bunsby et de <strong>quatre</strong> hommes. C’étai<strong>en</strong>t de ceshardis marins qui, par tous les temps, s’av<strong>en</strong>tur<strong>en</strong>t à larecherche des navires, et connaiss<strong>en</strong>t admirablem<strong>en</strong>tces mers. John Bunsby, un homme de quarante-cinq ans<strong>en</strong>viron, vigoureux, noir de hâle, le regard vif, la figureénergique, bi<strong>en</strong> d’aplomb, bi<strong>en</strong> à son affaire, eût inspiréconfiance aux plus craintifs.Phileas Fogg et Mrs. Aouda passèr<strong>en</strong>t à bord. Fix


s’y trouvait déjà. Par le capot d’arrière de la goélette, ondesc<strong>en</strong>dait dans une chambre carrée, dont les paroiss’évidai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> forme de cadres, au-dessus d’un divancirculaire. Au milieu, une table éclairée par une lampede roulis. C’était petit, mais propre.« Je regrette de n’avoir pas mieux à vous offrir », ditMr. Fogg à Fix, qui s’inclina sans répondre.L’inspecteur de police éprouvait comme une sorted’humiliation à profiter ainsi des obligeances <strong>du</strong> sieurFogg.« À coup sûr, p<strong>en</strong>sait-il, c’est un coquin fort poli,mais c’est un coquin ! »À trois heures dix minutes, les voiles fur<strong>en</strong>t hissées.<strong>Le</strong> pavillon d’Angleterre battait à la corne de lagoélette. <strong>Le</strong>s passagers étai<strong>en</strong>t assis sur le pont. Mr.Fogg et Mrs. Aouda jetèr<strong>en</strong>t un dernier regard sur lequai, afin de voir si Passepartout n’apparaîtrait pas.Fix n’était pas sans appréh<strong>en</strong>sion, car le hasardaurait pu con<strong>du</strong>ire <strong>en</strong> cet <strong>en</strong>droit même le malheureuxgarçon qu’il avait si indignem<strong>en</strong>t traité, et alors uneexplication eût éclaté, dont le détective ne se fût pas tiréà son avantage. Mais le Français ne se montra pas, et,sans doute, l’abrutissant narcotique le t<strong>en</strong>ait <strong>en</strong>core sousson influ<strong>en</strong>ce.


Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et laTankadère, pr<strong>en</strong>ant le v<strong>en</strong>t sous sa brigantine, samisaine et ses focs, s’élança <strong>en</strong> bondissant sur les flots.


XXIOù le patron de la Tankadère risque fort deperdre une prime de deux c<strong>en</strong>ts livresC’était une av<strong>en</strong>tureuse expédition que cett<strong>en</strong>avigation de huit c<strong>en</strong>ts milles, sur une embarcation devingt tonneaux, et surtout à cette époque de l’année.Elles sont généralem<strong>en</strong>t mauvaises, ces mers de laChine, exposées à des coups de v<strong>en</strong>t terribles,principalem<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>dant les équinoxes, et on était <strong>en</strong>coreaux premiers <strong>jours</strong> de novembre.C’eût été, bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t, l’avantage <strong>du</strong> pilote decon<strong>du</strong>ire ses passagers jusqu’à Yokohama, puisqu’ilétait payé tant par jour. Mais son imprud<strong>en</strong>ce aurait étégrande de t<strong>en</strong>ter une telle traversée dans ces conditions,et c’était déjà faire acte d’audace, sinon de témérité,que de remonter jusqu’à Shangaï. Mais John Bunsbyavait confiance <strong>en</strong> sa Tankadère, qui s’élevait à la lamecomme une mauve, et peut-être n’avait-il pas tort.P<strong>en</strong>dant les dernières heures de cette journée. laTankadère navigua dans les passes capricieuses de


Hong-Kong, et sous toutes les allures, au plus près ouv<strong>en</strong>t arrière, elle se comporta admirablem<strong>en</strong>t.« Je n’ai pas besoin, pilote, dit Phileas Fogg aumom<strong>en</strong>t où la goélette donnait <strong>en</strong> pleine mer, de vousrecommander toute la dilig<strong>en</strong>ce possible.– Que Votre Honneur s’<strong>en</strong> rapporte à moi, réponditJohn Bunsby. En fait de voiles, nous portons tout ce quele v<strong>en</strong>t permet de porter. Nos flèches n’y ajouterai<strong>en</strong>tri<strong>en</strong>, et ne servirai<strong>en</strong>t qu’à assommer l’embarcation <strong>en</strong>nuisant à sa marche.– C’est votre métier, et non le mi<strong>en</strong>, pilote, et je mefie à vous. »Phileas Fogg, le corps droit, les jambes écartées,d’aplomb comme un marin, regardait sans broncher lamer houleuse. <strong>La</strong> jeune femme, assise à l’arrière, ses<strong>en</strong>tait émue <strong>en</strong> contemplant cet océan, assombri déjàpar le crépuscule, qu’elle bravait sur une frêleembarcation. Au-dessus de sa tête se déployai<strong>en</strong>t lesvoiles blanches, qui l’emportai<strong>en</strong>t dans l’espace commede grandes ailes. <strong>La</strong> goélette, soulevée par le v<strong>en</strong>t,semblait voler dans l’air.<strong>La</strong> nuit vint. <strong>La</strong> lune <strong>en</strong>trait dans son premierquartier, et son insuffisante lumière devait s’éteindrebi<strong>en</strong>tôt dans les brumes de l’horizon. Des nuageschassai<strong>en</strong>t de l’est et <strong>en</strong>vahissai<strong>en</strong>t déjà une partie <strong>du</strong>


ciel.<strong>Le</strong> pilote avait disposé ses feux de position, –précaution indisp<strong>en</strong>sable à pr<strong>en</strong>dre dans ces mers trèsfréqu<strong>en</strong>tées aux approches des atterrages. <strong>Le</strong>sr<strong>en</strong>contres de navires n’y étai<strong>en</strong>t pas rares, et, avec lavitesse dont elle était animée, la goélette se fût brisée aumoindre choc.Fix rêvait à l’avant de l’embarcation. Il se t<strong>en</strong>ait àl’écart, sachant Fogg d’un naturel peu causeur.D’ailleurs, il lui répugnait de parler à cet homme, dontil acceptait les services. Il songeait aussi à l’av<strong>en</strong>ir.Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg nes’arrêterait pas à Yokohama, qu’il pr<strong>en</strong>draitimmédiatem<strong>en</strong>t le paquebot de San Francisco afind’atteindre l’Amérique, dont la vaste ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e luiassurerait l’impunité avec la sécurité. <strong>Le</strong> plan dePhileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple.Au lieu de s’embarquer <strong>en</strong> Angleterre pour lesÉtats-Unis, comme un coquin vulgaire, ce Fogg avaitfait le grand <strong>tour</strong> et traversé les trois quarts <strong>du</strong> globe,afin de gagner plus sûrem<strong>en</strong>t le contin<strong>en</strong>t américain, oùil mangerait tranquillem<strong>en</strong>t le million de la Banque,après avoir dépisté la police. Mais une fois sur la terrede l’Union, que ferait Fix ? Abandonnerait-il cethomme ? Non, c<strong>en</strong>t fois non ! et jusqu’à ce qu’il eûtobt<strong>en</strong>u un acte d’extradition, il ne le quitterait pas d’une


semelle. C’était son devoir, et il l’accomplirait jusqu’aubout. En tout cas, une circonstance heureuse s’étaitpro<strong>du</strong>ite : Passepartout n’était plus auprès de sonmaître, et surtout, après les confid<strong>en</strong>ces de Fix, il étaitimportant que le maître et le serviteur ne se reviss<strong>en</strong>tjamais.Phileas Fogg, lui, n’était pas non plus sans songer àson domestique, si singulièrem<strong>en</strong>t disparu. Toutesréflexions faites, il ne lui sembla pas impossible que,par suite d’un mal<strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>, le pauvre garçon ne se fûtembarqué sur le Carnatic, au dernier mom<strong>en</strong>t. C’étaitaussi l’opinion de Mrs. Aouda, qui regrettaitprofondém<strong>en</strong>t cet honnête serviteur, auquel elle devaittant. Il pouvait donc se faire qu’on le retrouvât àYokohama, et, si le Carnatic l’y avait transporté, ilserait aisé de le savoir.Vers dix heures, la brise vint à fraîchir. Peut-êtreeût-il été prud<strong>en</strong>t de pr<strong>en</strong>dre un ris, mais le pilote, aprèsavoir soigneusem<strong>en</strong>t observé l’état <strong>du</strong> ciel, laissa lavoiture telle qu’elle était établie. D’ailleurs, laTankadère portait admirablem<strong>en</strong>t la toile, ayant ungrand tirant d’eau, et tout était paré à am<strong>en</strong>errapidem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> cas de grain.À minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda desc<strong>en</strong>dir<strong>en</strong>tdans la cabine. Fix les y avait précédés, et s’était ét<strong>en</strong><strong>du</strong>sur l’un des cadres. Quant au pilote et à ses hommes ils


demeurèr<strong>en</strong>t toute la nuit sur le pont.<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain, 8 novembre, au lever <strong>du</strong> soleil, lagoélette avait fait plus de c<strong>en</strong>t milles. <strong>Le</strong> loch, souv<strong>en</strong>tjeté, indiquait que la moy<strong>en</strong>ne de sa vitesse était <strong>en</strong>trehuit et neuf milles. <strong>La</strong> Tankadère avait <strong>du</strong> largue dansses voiles qui portai<strong>en</strong>t toutes, et elle obt<strong>en</strong>ait, souscette allure, son maximum de rapidité. Si le v<strong>en</strong>t t<strong>en</strong>aitdans ces conditions, les chances étai<strong>en</strong>t pour elle.<strong>La</strong> Tankadère, p<strong>en</strong>dant toute cette journée, nes’éloigna pas s<strong>en</strong>siblem<strong>en</strong>t de la côte, dont les courantslui étai<strong>en</strong>t favorables. Elle l’avait à cinq milles au pluspar sa hanche de bâbord, et cette côte, irrégulièrem<strong>en</strong>tprofilée, apparaissait parfois à travers quelqueséclaircies. <strong>Le</strong> v<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>ant de terre, la mer était moinsforte par là même : circonstance heureuse pour lagoélette, car les embarcations d’un petit tonnagesouffr<strong>en</strong>t surtout de la houle qui rompt leur vitesse, qui« les tue », pour employer l’expression maritime.Vers midi, la brise mollit un peu et hala le sud-est.<strong>Le</strong> pilote fit établir les flèches ; mais au bout de deuxheures, il fallut les am<strong>en</strong>er, car le v<strong>en</strong>t franchissait ànouveau.Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusem<strong>en</strong>tréfractaires au mal de mer, mangèr<strong>en</strong>t avec appétit lesconserves et le biscuit <strong>du</strong> bord. Fix fut invité à partagerleur repas et <strong>du</strong>t accepter, sachant bi<strong>en</strong> qu’il est aussi


nécessaire de lester les estomacs que les bateaux, maiscela le vexait ! Voyager aux frais de cet homme, s<strong>en</strong>ourrir de ses propres vivres, il trouvait à cela quelquechose de peu loyal. Il mangea cep<strong>en</strong>dant, – sur lepouce, il est vrai, – mais <strong>en</strong>fin il mangea.Toutefois, ce repas terminé, il crut devoir pr<strong>en</strong>dre lesieur Fogg à part, et il lui dit :« Monsieur... »Ce « monsieur » lui écorchait les lèvres, et il seret<strong>en</strong>ait pour ne pas mettre la main au collet de ce« monsieur » !« Monsieur, vous avez été fort obligeant <strong>en</strong>m’offrant passage à votre bord. Mais, bi<strong>en</strong> que mesressources ne me permett<strong>en</strong>t pas d’agir aussi largem<strong>en</strong>tque vous, j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds payer ma part...– Ne parlons pas de cela, monsieur, répondit Mr.Fogg.– Mais si, je ti<strong>en</strong>s...– Non, monsieur, répéta Fogg d’un ton quin’admettait pas de réplique. Cela <strong>en</strong>tre dans les fraisgénéraux ! »Fix s’inclina, il étouffait, et, allant s’ét<strong>en</strong>dre surl’avant de la goélette, il ne dit plus un mot de lajournée.


Cep<strong>en</strong>dant on filait rapidem<strong>en</strong>t. John Bunsby avaitbon espoir. Plusieurs fois il dit à Mr. Fogg qu’onarriverait <strong>en</strong> temps voulu à Shangaï. Mr. Fogg réponditsimplem<strong>en</strong>t qu’il y comptait. D’ailleurs, tout l’équipagede la petite goélette y mettait <strong>du</strong> zèle. <strong>La</strong> primeaffriolait ces braves g<strong>en</strong>s. Aussi, pas une écoute qui nefût consci<strong>en</strong>cieusem<strong>en</strong>t raidie ! Pas une voile qui ne fûtvigoureusem<strong>en</strong>t étarquée ! Pas une embardée que l’onpût reprocher à l’homme de barre ! On n’eût pasmanœuvré plus sévèrem<strong>en</strong>t dans une régate <strong>du</strong> Royal-Yacht-Club.<strong>Le</strong> soir, le pilote avait relevé au loch un parcours dedeux c<strong>en</strong>t vingt milles depuis Hong-Kong, et PhileasFogg pouvait espérer qu’<strong>en</strong> arrivant à Yokohama, iln’aurait aucun retard à inscrire à son programme. Ainsidonc, le premier contretemps sérieux qu’il eût éprouvédepuis son départ de Londres ne lui causeraitprobablem<strong>en</strong>t aucun préjudice.P<strong>en</strong>dant la nuit, vers les premières heures <strong>du</strong> matin,la Tankadère <strong>en</strong>trait franchem<strong>en</strong>t dans le détroit de Fo-Ki<strong>en</strong>, qui sépare la grande île Formose de la côtechinoise, et elle coupait le tropique <strong>du</strong> Cancer. <strong>La</strong> merétait très <strong>du</strong>re dans ce détroit, plein de remous forméspar les contre-courants. <strong>La</strong> goélette fatigua beaucoup.<strong>Le</strong>s lames courtes brisai<strong>en</strong>t sa marche. Il devint trèsdifficile de se t<strong>en</strong>ir debout sur le pont.


Avec le lever <strong>du</strong> jour, le v<strong>en</strong>t fraîchit <strong>en</strong>core. Il yavait dans le ciel l’appar<strong>en</strong>ce d’un coup de v<strong>en</strong>t. Dureste, le baromètre annonçait un changem<strong>en</strong>t prochainde l’atmosphère ; sa marche diurne était irrégulière, etle mercure oscillait capricieusem<strong>en</strong>t. On voyait aussi lamer se soulever vers le sud-est <strong>en</strong> longues houles « quis<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t la tempête ». <strong>La</strong> veille, le soleil s’était couchédans une brume rouge, au milieu des scintillationsphosphoresc<strong>en</strong>tes de l’océan.<strong>Le</strong> pilote examina longtemps ce mauvais aspect <strong>du</strong>ciel et murmura <strong>en</strong>tre ses d<strong>en</strong>ts des choses peuintelligibles. À un certain mom<strong>en</strong>t, se trouvant près deson passager :« On peut tout dire à Votre Honneur ? dit-il à voixbasse.– Tout, répondit Phileas Fogg.– Eh bi<strong>en</strong>, nous allons avoir un coup de v<strong>en</strong>t.– Vi<strong>en</strong>dra-t-il <strong>du</strong> nord ou <strong>du</strong> sud ? demandasimplem<strong>en</strong>t Mr. Fogg.– Du sud. Voyez. C’est un typhon qui se prépare !– Va pour le typhon <strong>du</strong> sud, puisqu’il nous poussera<strong>du</strong> bon côté, répondit Mr. Fogg.– Si vous le pr<strong>en</strong>ez comme cela, répliqua le pilote,je n’ai plus ri<strong>en</strong> à dire ! » <strong>Le</strong>s press<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts de John


Bunsby ne le trompai<strong>en</strong>t pas. À une époque moinsavancée de l’année, le typhon, suivant l’expression d’uncélèbre météorologiste, se fût écoulé comme unecascade lumineuse de flammes électriques, mais <strong>en</strong>équinoxe d’hiver, il était à craindre qu’il ne sedéchaînât avec viol<strong>en</strong>ce.<strong>Le</strong> pilote prit ses précautions par avance. Il fit serrertoutes les voiles de la goélette et am<strong>en</strong>er les vergues surle pont. <strong>Le</strong>s mâts de flèche fur<strong>en</strong>t dépassés. On r<strong>en</strong>tra lebout-dehors. <strong>Le</strong>s panneaux fur<strong>en</strong>t condamnés avec soin.Pas une goutte d’eau ne pouvait, dès lors, pénétrer dansla coque de l’embarcation. Une seule voile triangulaire,un <strong>tour</strong>m<strong>en</strong>tin de forte toile, fut hissé <strong>en</strong> guise detrinquette, de manière à maint<strong>en</strong>ir la goélette v<strong>en</strong>tarrière. Et on att<strong>en</strong>dit.John Bunsby avait <strong>en</strong>gagé ses passagers à desc<strong>en</strong>dredans la cabine ; mais, dans un étroit espace, à peu prèsprivé d’air, et par les secousses de la houle, cetemprisonnem<strong>en</strong>t n’avait ri<strong>en</strong> d’agréable. Ni Mr. Fogg,ni Mrs. Aouda, ni Fix lui-même ne cons<strong>en</strong>tir<strong>en</strong>t àquitter le pont.Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafaletomba à bord. Ri<strong>en</strong> qu’avec son petit morceau de toile,la Tankadère fut <strong>en</strong>levée comme une plume par ce v<strong>en</strong>tdont on ne saurait donner une idée exacte, quand ilsouffle <strong>en</strong> tempête. Comparer sa vitesse à la quadruple


vitesse d’une locomotive lancée à toute vapeur, ceserait rester au-dessous de la vérité.P<strong>en</strong>dant toute la journée, l’embarcation courut ainsivers le nord, emportée par les lames monstrueuses, <strong>en</strong>conservant heureusem<strong>en</strong>t une rapidité égale à la leur.Vingt fois elle faillit être coiffée par une de cesmontagnes d’eau qui se dressai<strong>en</strong>t à l’arrière ; mais unadroit coup de barre, donné par le pilote, parait lacatastrophe. <strong>Le</strong>s passagers étai<strong>en</strong>t quelquefois couverts<strong>en</strong> grand par les embruns qu’ils recevai<strong>en</strong>tphilosophiquem<strong>en</strong>t. Fix maugréait sans doute, maisl’intrépide Aouda, les yeux fixés sur son compagnon,dont elle ne pouvait qu’admirer le sang-froid, semontrait digne de lui et bravait la <strong>tour</strong>m<strong>en</strong>te à ses côtés.Quant à Phileas Fogg, il semblait que ce typhon fîtpartie de son programme.Jusqu’alors la Tankadère avait tou<strong>jours</strong> fait route aunord ; mais vers le soir, comme on pouvait le craindre,le v<strong>en</strong>t, <strong>tour</strong>nant de trois quarts, hala le nord-ouest. <strong>La</strong>goélette, prêtant alors le flanc à la lame, futeffroyablem<strong>en</strong>t secouée. <strong>La</strong> mer la frappait avec uneviol<strong>en</strong>ce bi<strong>en</strong> faite pour effrayer, quand on ne sait pasavec quelle solidité toutes les parties d’un bâtim<strong>en</strong>t sontreliées <strong>en</strong>tre elles.Avec la nuit, la tempête s’acc<strong>en</strong>tua <strong>en</strong>core. Envoyant l’obscurité se faire, et avec l’obscurité


s’accroître la <strong>tour</strong>m<strong>en</strong>te, John Bunsby ress<strong>en</strong>tit de vivesinquiétudes. Il se demanda s’il ne serait pas temps derelâcher, et il consulta son équipage. Ses hommesconsultés, John Bunsby s’approcha de Mr. Fogg, et luidit :« Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bi<strong>en</strong> degagner un des ports de la côte.– Je le crois aussi, répondit Phileas Fogg.– Ah ! fit le pilote, mais lequel ?– Je n’<strong>en</strong> connais qu’un, répondit tranquillem<strong>en</strong>t Mr.Fogg.– Et c’est !...– Shangaï. »Cette réponse, le pilote fut d’abord quelques instantssans compr<strong>en</strong>dre ce qu’elle signifiait, ce qu’eller<strong>en</strong>fermait d’obstination et de ténacité. Puis il s’écria :« Eh bi<strong>en</strong>, oui ! Votre Honneur a raison. ÀShangaï ! »Et la direction de la Tankadère futimperturbablem<strong>en</strong>t maint<strong>en</strong>ue vers le nord.Nuit vraim<strong>en</strong>t terrible ! Ce fut un miracle si la petitegoélette ne chavira pas. Deux fois elle fut <strong>en</strong>gagée, ettout aurait été <strong>en</strong>levé à bord, si les saisines euss<strong>en</strong>tmanqué. Mrs. Aouda était brisée, mais elle ne fit pas


<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre une plainte. Plus d’une fois Mr. Fogg <strong>du</strong>t seprécipiter vers elle pour la protéger contre la viol<strong>en</strong>cedes lames.<strong>Le</strong> jour reparut. <strong>La</strong> tempête se déchaînait <strong>en</strong>coreavec une extrême fureur. Toutefois, le v<strong>en</strong>t retombadans le sud-est. C’était une modification favorable, et laTankadère fit de nouveau route sur cette mer démontée,dont les lames se heurtai<strong>en</strong>t alors à celles queprovoquait la nouvelle aire <strong>du</strong> v<strong>en</strong>t. De là un choc decontre-houles qui eût écrasé une embarcation moinssolidem<strong>en</strong>t construite.De temps <strong>en</strong> temps on apercevait la côte à traversles brumes déchirées, mais pas un navire <strong>en</strong> vue. <strong>La</strong>Tankadère était seule à t<strong>en</strong>ir la mer.À midi, il y eut quelques symptômes d’accalmie,qui, avec l’abaissem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> soleil sur l’horizon, seprononcèr<strong>en</strong>t plus nettem<strong>en</strong>t.<strong>Le</strong> peu de <strong>du</strong>rée de la tempête t<strong>en</strong>ait à sa viol<strong>en</strong>cemême. <strong>Le</strong>s passagers, absolum<strong>en</strong>t brisés, pur<strong>en</strong>t mangerun peu et pr<strong>en</strong>dre quelque repos.<strong>La</strong> nuit fut relativem<strong>en</strong>t paisible. <strong>Le</strong> pilote fitrétablir ses voiles au bas ris. <strong>La</strong> vitesse del’embarcation fut considérable. <strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain, 11, aulever <strong>du</strong> jour, reconnaissance faite de la côte, JohnBunsby put affirmer qu’on n’était pas à c<strong>en</strong>t milles de


Shangaï.C<strong>en</strong>t milles, et il ne restait plus que cette journéepour les faire ! C’était le soir même que Mr. Foggdevait arriver à Shangaï, s’il ne voulait pas manquer ledépart <strong>du</strong> paquebot de Yokohama. Sans cette tempête,p<strong>en</strong>dant laquelle il perdit plusieurs heures, il n’eût pasété <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t à tr<strong>en</strong>te milles <strong>du</strong> port.<strong>La</strong> brise mollissait s<strong>en</strong>siblem<strong>en</strong>t, mais heureusem<strong>en</strong>tla mer tombait avec elle. <strong>La</strong> goélette se couvrit de toile.Flèches, voiles d’étais, contre-foc, tout portait, et lamer écumait sous l’étrave.À midi, la Tankadère n’était pas à plus de quarantecinqmilles de Shangaï. Il lui restait six heures <strong>en</strong>corepour gagner ce port avant le départ <strong>du</strong> paquebot deYokohama.<strong>Le</strong>s craintes fur<strong>en</strong>t vives à bord. On voulait arriver àtout prix. Tous – Phileas Fogg excepté sans doute –s<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t leur cœur battre d’impati<strong>en</strong>ce. Il fallait que lapetite goélette se maintint dans une moy<strong>en</strong>ne de neufmilles à l’heure, et le v<strong>en</strong>t mollissait tou<strong>jours</strong> ! C’étaitune brise irrégulière, des bouffées capricieuses v<strong>en</strong>antde la côte. Elles passai<strong>en</strong>t, et la mer se déridait aussitôtaprès leur passage.Cep<strong>en</strong>dant l’embarcation était si légère, ses voileshautes, d’un fin tissu, ramassai<strong>en</strong>t si bi<strong>en</strong> les folles


ises, que, le courant aidant, à six heures, John Bunsbyne comptait plus que dix milles jusqu’à la rivière deShangaï, car la ville elle-même est située à une distancede douze milles au moins au-dessus de l’embouchure.À sept heures, on était <strong>en</strong>core à trois milles deShangaï. Un formidable juron s’échappa des lèvres <strong>du</strong>pilote... <strong>La</strong> prime de deux c<strong>en</strong>ts livres allaitévidemm<strong>en</strong>t lui échapper. Il regarda Mr. Fogg. Mr.Fogg était impassible, et cep<strong>en</strong>dant sa fortune <strong>en</strong>tière sejouait à ce mom<strong>en</strong>t...À ce mom<strong>en</strong>t aussi, un long fuseau noir, couronnéd’un panache de fumée, apparut au ras de l’eau. C’étaitle paquebot américain, qui sortait à l’heureréglem<strong>en</strong>taire. « Malédiction ! s’écria John Bunsby, quirepoussa la barre d’un bras désespéré.– Des signaux ! » dit simplem<strong>en</strong>t Phileas Fogg.Un petit canon de bronze s’allongeait à l’avant de laTankadère. Il servait à faire des signaux par les tempsde brume.<strong>Le</strong> canon fut chargé jusqu’à la gueule, mais aumom<strong>en</strong>t où le pilote allait appliquer un charbon ard<strong>en</strong>tsur la lumière :« <strong>Le</strong> pavillon <strong>en</strong> berne », dit Mr. Fogg.<strong>Le</strong> pavillon fut am<strong>en</strong>é à mi-mât. C’était un signal dedétresse, et l’on pouvait espérer que le paquebot


américain, l’apercevant, modifierait un instant sa routepour rallier l’embarcation.« Feu ! » dit Mr. Fogg.Et la détonation <strong>du</strong> petit canon de bronze éclata dansl’air.


XXIIOù Passepartout voit bi<strong>en</strong> que, même aux antipodes, ilest prud<strong>en</strong>t d’avoir quelque arg<strong>en</strong>t dans sa poche<strong>Le</strong> Carnatic, ayant quitté Hong-Kong, le 7novembre, à six heures et demie <strong>du</strong> soir, se dirigeait àtoute vapeur vers les terres <strong>du</strong> Japon. Il emportait unplein chargem<strong>en</strong>t de marchandises et de passagers.Deux cabines de l’arrière restai<strong>en</strong>t inoccupées.C’étai<strong>en</strong>t celles qui avai<strong>en</strong>t été ret<strong>en</strong>ues pour le comptede Mr. Phileas Fogg.<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain matin, les hommes de l’avantpouvai<strong>en</strong>t voir, non sans quelque surprise, un passager,l’œil à demi hébété, la démarche branlante, la têteébouriffée, qui sortait <strong>du</strong> capot des secondes et v<strong>en</strong>ait<strong>en</strong> titubant s’asseoir sur une drome.Ce passager, c’était Passepartout <strong>en</strong> personne. Voicice qui était arrivé.Quelques instants après que Fix eut quitté la tabagie,deux garçons avai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>levé Passepartout profondém<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dormi, et l’avai<strong>en</strong>t couché sur le lit réservé aux


fumeurs. Mais trois heures plus tard, Passepartout,poursuivi jusque dans ses cauchemars par une idée fixe,se réveillait et luttait contre l’action stupéfiante <strong>du</strong>narcotique. <strong>La</strong> p<strong>en</strong>sée <strong>du</strong> devoir non accompli secouaitsa torpeur. Il quittait ce lit d’ivrognes, et trébuchant,s’appuyant aux murailles, tombant et se relevant, maistou<strong>jours</strong> et irrésistiblem<strong>en</strong>t poussé par une sorted’instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans unrêve : « <strong>Le</strong> Carnatic ! le Carnatic ! »<strong>Le</strong> paquebot était là fumant, prêt à partir.Passepartout n’avait que quelques pas à faire. Ils’élança sur le pont volant, il franchit la coupée ettomba inanimé à l’avant, au mom<strong>en</strong>t où le Carnaticlarguait ses amarres.Quelques matelots, <strong>en</strong> g<strong>en</strong>s habitués à ces sortes descènes, desc<strong>en</strong>dir<strong>en</strong>t le pauvre garçon dans une cabinedes secondes, et Passepartout ne se réveilla que lel<strong>en</strong>demain matin, à c<strong>en</strong>t cinquante milles des terres dela Chine.Voilà donc pourquoi, ce matin-là, Passepartout setrouvait sur le pont <strong>du</strong> Carnatic, et v<strong>en</strong>ait humer àpleines gorgées les fraîches brises de la mer. Cet air purle dégrisa. Il comm<strong>en</strong>ça à rassembler ses idées et n’yparvint pas sans peine. Mais, <strong>en</strong>fin, il se rappela lesscènes de la veille, les confid<strong>en</strong>ces de Fix, la tabagie,etc.


« Il est évid<strong>en</strong>t, se dit-il, que j’ai étéabominablem<strong>en</strong>t grisé ! Que va dire Mr. Fogg ? En toutcas, je n’ai pas manqué le bateau, et c’est le principal. »Puis, songeant à Fix :« Pour celui-là, se dit-il, j’espère bi<strong>en</strong> que nous <strong>en</strong>sommes débarrassés, et qu’il n’a pas osé, après ce qu’ilm’a proposé, nous suivre sur le Carnatic. Un inspecteurde police, un détective aux trousses de mon maître,accusé de ce vol commis à la Banque d’Angleterre !Allons donc ! Mr. Fogg est un voleur comme je suis unassassin ! »Passepartout devait-il raconter ces choses à sonmaître ? Conv<strong>en</strong>ait-il de lui appr<strong>en</strong>dre le rôle joué parFix dans cette affaire ? Ne ferait-il pas mieux d’att<strong>en</strong>dreson arrivée à Londres, pour lui dire qu’un ag<strong>en</strong>t de lapolice métropolitaine l’avait filé au<strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong>, etpour <strong>en</strong> rire avec lui, sans doute. En tout cas, question àexaminer. <strong>Le</strong> plus pressé, c’était de rejoindre Mr. Fogget de lui faire agréer ses excuses pour cette inqualifiablecon<strong>du</strong>ite.Passepartout se leva donc. <strong>La</strong> mer était houleuse, etle paquebot roulait fortem<strong>en</strong>t. <strong>Le</strong> digne garçon, auxjambes peu solides <strong>en</strong>core, gagna tant bi<strong>en</strong> que mall’arrière <strong>du</strong> navire.Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblât ni àson maître, ni à Mrs. Aouda.


« Bon, fit-il, Mrs. Aouda est <strong>en</strong>core couchée à cetteheure. Quant à Mr. Fogg, il aura trouvé quelque joueurde whist, et suivant son habitude... »Ce disant, Passepartout desc<strong>en</strong>dit au salon. Mr.Fogg n’y était pas. Passepartout n’avait qu’une chose àfaire : c’était de demander au purser quelle cabineoccupait Mr. Fogg. <strong>Le</strong> purser lui répondit qu’il neconnaissait aucun passager de ce nom.« Pardonnez-moi, dit Passepartout <strong>en</strong> insistant. Ils’agit d’un g<strong>en</strong>tleman, grand, froid, peu communicatif,accompagné d’une jeune dame...– Nous n’avons pas de jeune dame à bord, réponditle purser. Au surplus, voici la liste des passagers. Vouspouvez la consulter. »Passepartout consulta la liste... <strong>Le</strong> nom de sonmaître n’y figurait pas.Il eut comme un éblouissem<strong>en</strong>t. Puis une idée luitraversa le cerveau.« Ah çà ! je suis bi<strong>en</strong> sur le Carnatic ? s’écria-t-il.– Oui, répondit le purser.– En route pour Yokohama ?– Parfaitem<strong>en</strong>t. »Passepartout avait eu un instant cette crainte des’être trompé de navire ! Mais s’il était sur le Carnatic,


il était certain que son maître ne s’y trouvait pas.Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C’étaitun coup de foudre. Et, soudain, la lumière se fit <strong>en</strong> lui.Il se rappela que l’heure <strong>du</strong> départ <strong>du</strong> Carnatic avait étéavancée, qu’il devait prév<strong>en</strong>ir son maître, et qu’il nel’avait pas fait ! C’était donc sa faute si Mr. Fogg etMrs. Aouda avai<strong>en</strong>t manqué ce départ !Sa faute, oui, mais plus <strong>en</strong>core celle <strong>du</strong> traître qui,pour le séparer de son maître, pour ret<strong>en</strong>ir celui-ci àHong-Kong, l’avait <strong>en</strong>ivré ! Car il comprit <strong>en</strong>fin lamanœuvre de l’inspecteur de police. Et maint<strong>en</strong>ant, Mr.Fogg, à coup sûr ruiné, son pari per<strong>du</strong>, arrêté,emprisonné peut-être !... Passepartout, à cette p<strong>en</strong>sée,s’arracha les cheveux. Ah ! si jamais Fix lui tombaitsous la main, quel règlem<strong>en</strong>t de comptes !Enfin, après le premier mom<strong>en</strong>t d’accablem<strong>en</strong>t,Passepartout reprit son sang-froid et étudia la situation.Elle était peu <strong>en</strong>viable. <strong>Le</strong> Français se trouvait <strong>en</strong> routepour le Japon. Certain d’y arriver, comm<strong>en</strong>t <strong>en</strong>revi<strong>en</strong>drait-il ? Il avait la poche vide. Pas un shilling,pas un p<strong>en</strong>ny ! Toutefois, son passage et sa nourriture àbord étai<strong>en</strong>t payés d’avance. Il avait donc cinq ou six<strong>jours</strong> devant lui pour pr<strong>en</strong>dre un parti. S’il mangea etbut p<strong>en</strong>dant cette traversée, cela ne saurait se décrire. Ilmangea pour son maître, pour Mrs. Aouda et pour luimême.Il mangea comme si le Japon, où il allait


aborder, eût été un pays désert, dépourvu de toutesubstance comestible.<strong>Le</strong> 13, à la marée <strong>du</strong> matin, le Carnatic <strong>en</strong>trait dansle port de Yokohama.Ce point est une relâche importante <strong>du</strong> Pacifique, oùfont escale tous les steamers employés au service de laposte et des voyageurs <strong>en</strong>tre l’Amérique <strong>du</strong> Nord, laChine, le Japon et les îles de la Malaisie. Yokohama estsituée dans la baie même de Yeddo, à peu de distancede cette imm<strong>en</strong>se ville, seconde capitale de l’empirejaponais, autrefois résid<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> taïkoun, <strong>du</strong> temps quecet empereur civil existait, et rivale de Meako, lagrande cité qu’habite le mikado, empereurecclésiastique, desc<strong>en</strong>dant des dieux.<strong>Le</strong> Carnatic vint se ranger au quai de Yokohama,près des jetées <strong>du</strong> port et des magasins de la douane, aumilieu de nombreux navires appart<strong>en</strong>ant à toutes lesnations.Passepartout mit le pied, sans aucun <strong>en</strong>thousiasme,sur cette terre si curieuse des Fils <strong>du</strong> Soleil. Il n’avaitri<strong>en</strong> de mieux à faire que de pr<strong>en</strong>dre le hasard pourguide, et d’aller à l’av<strong>en</strong>ture par les rues de la ville.Passepartout se trouva d’abord dans une citéabsolum<strong>en</strong>t europé<strong>en</strong>ne, avec des maisons à bassesfaçades, ornées de vérandas sous lesquelles se


développai<strong>en</strong>t d’élégants péristyles, et qui couvrait deses rues, de ses places, de ses docks, de ses <strong>en</strong>trepôts,tout l’espace compris depuis le promontoire <strong>du</strong> Traitéjusqu’à la rivière. Là, comme à Hong-Kong, comme àCalcutta, fourmillait un pêle-mêle de g<strong>en</strong>s de toutesraces, Américains, Anglais, Chinois, Hollandais,marchands prêts à tout v<strong>en</strong>dre et à tout acheter, aumilieu desquels le Français se trouvait aussi étrangerque s’il eût été jeté au pays des Hott<strong>en</strong>tots.Passepartout avait bi<strong>en</strong> une ressource : c’était de serecommander près des ag<strong>en</strong>ts consulaires français ouanglais établis à Yokohama ; mais il lui répugnait deraconter son histoire, si intimem<strong>en</strong>t mêlée à celle de sonmaître, et avant d’<strong>en</strong> v<strong>en</strong>ir là, il voulait avoir épuisétoutes les autres chances.Donc, après avoir parcouru la partie europé<strong>en</strong>ne dela ville, sans que le hasard l’eût <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> servi, il <strong>en</strong>tradans la partie japonaise, décidé, s’il le fallait, à pousserjusqu’à Yeddo. Cette portion indigène de Yokohama estappelée B<strong>en</strong>t<strong>en</strong>, <strong>du</strong> nom d’une déesse de la mer, adoréesur les îles voisines. Là se voyai<strong>en</strong>t d’admirables alléesde sapins et de cèdres, des portes sacrées d’unearchitecture étrange, des ponts <strong>en</strong>fouis au milieu desbambous et des roseaux, des temples abrités sous lecouvert imm<strong>en</strong>se et mélancolique des cèdres séculaires,des bonzeries au fond desquelles végétai<strong>en</strong>t les prêtres


<strong>du</strong> bouddhisme et les sectateurs de la religion deConfucius, des rues interminables où l’on eût purecueillir une moisson d’<strong>en</strong>fants au teint rose et auxjoues rouges, petits bonshommes qu’on eût ditsdécoupés dans quelque parav<strong>en</strong>t indigène, et qui sejouai<strong>en</strong>t au milieu de caniches à jambes courtes et dechats jaunâtres, sans queue, très paresseux et trèscaressants.Dans les rues, ce n’était que fourmillem<strong>en</strong>t, va-etvi<strong>en</strong>tincessant : bonzes passant processionnellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>frappant leurs tambourins monotones, yakounines,officiers de douane ou de police, à chapeaux pointusincrustés de laque et portant deux sabres à leur ceinture,soldats vêtus de cotonnades bleues à raies blanches etarmés de fusils à percussion, hommes d’armes <strong>du</strong>mikado, <strong>en</strong>sachés dans leur pourpoint de soie, avechaubert et cotte de mailles, et nombre d’autresmilitaires de toutes conditions, – car, au Japon, laprofession de soldat est autant estimée queue estdédaignée <strong>en</strong> Chine. Puis, des frères quêteurs, despèlerins <strong>en</strong> longues robes, de simples civils, chevelurelisse et d’un noir d’ébène, tête grosse, buste long,jambes grêles, taille peu élevée, teint coloré depuis lessombres nuances <strong>du</strong> cuivre jusqu’au blanc mat, maisjamais jaune comme celui des Chinois, dont lesJaponais diffèr<strong>en</strong>t ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t. Enfin, <strong>en</strong>tre lesvoitures, les palanquins, les chevaux, les porteurs, les


ouettes à voile, les « norimons » à parois de laque, les« cangos » moelleux, véritables litières <strong>en</strong> bambou, onvoyait circuler, à petits pas de leur petit pied, chausséde souliers de toile, de sandales de paille ou de socques<strong>en</strong> bois ouvragé, quelques femmes peu jolies, les yeuxbridés, la poitrine déprimée, les d<strong>en</strong>ts noircies au goût<strong>du</strong> jour, mais portant avec élégance le vêtem<strong>en</strong>tnational, le « kirimon », sorte de robe de chambrecroisée d’une écharpe de soie, dont la large ceintures’épanouissait derrière <strong>en</strong> un nœud extravagant, – queles modernes Parisi<strong>en</strong>nes sembl<strong>en</strong>t avoir emprunté auxJaponaises.Passepartout se prom<strong>en</strong>a p<strong>en</strong>dant quelques heuresau milieu de cette foule bigarrée, regardant aussi lescurieuses et opul<strong>en</strong>tes boutiques, les bazars où s’<strong>en</strong>tassetout le clinquant de l’orfèvrerie japonaise, les« restaurations » ornées de banderoles et de bannières,dans lesquelles il lui était interdit d’<strong>en</strong>trer, et cesmaisons de thé où se boit à pleine tasse l’eau chaudeodorante, avec le « saki », liqueur tirée <strong>du</strong> riz <strong>en</strong>ferm<strong>en</strong>tation, et ces confortables tabagies où l’on fumeun tabac très fin, et non l’opium, dont l’usage est à peuprès inconnu au Japon.Puis Passepartout se trouva dans les champs, aumilieu des imm<strong>en</strong>ses rizières. Là s’épanouissai<strong>en</strong>t, avecdes fleurs qui jetai<strong>en</strong>t leurs dernières couleurs et leurs


derniers parfums, des camélias éclatants, portés nonplus sur des arbrisseaux, mais sur des arbres, et, dansles <strong>en</strong>clos de bambous, des cerisiers, des pruniers, despommiers, que les indigènes cultiv<strong>en</strong>t plutôt pour leursfleurs que pour leurs fruits, et que des mannequinsgrimaçants, des <strong>tour</strong>niquets criards déf<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t contre lebec des moineaux, des pigeons, des corbeaux et autresvolatiles voraces. Pas de cèdre majestueux qui n’abritâtquelque grand aigle ; pas de saule pleureur qui nerecouvrît de son feuillage quelque héron,mélancoliquem<strong>en</strong>t perché sur une patte ; <strong>en</strong>fin, partoutdes corneilles, des canards, des éperviers, des oiessauvages, et grand nombre de ces grues que lesJaponais trait<strong>en</strong>t de « Seigneuries », et qui symbolis<strong>en</strong>tpour eux la longévité et le bonheur.En errant ainsi, Passepartout aperçut quelquesviolettes <strong>en</strong>tre les herbes :« Bon ! dit-il, voilà mon souper. »Mais les ayant s<strong>en</strong>ties, il ne leur trouva aucunparfum.« Pas de chance ! » p<strong>en</strong>sa-t-il.Certes, l’honnête garçon avait, par prévision, aussicopieusem<strong>en</strong>t déjeuné qu’il avait pu avant de quitter leCarnatic ; mais après une journée de prom<strong>en</strong>ade, il ses<strong>en</strong>tit l’estomac très creux. Il avait bi<strong>en</strong> remarqué que


moutons, chèvres ou porcs, manquai<strong>en</strong>t absolum<strong>en</strong>t auxétalages des bouchers indigènes, et, comme il savait quec’est un sacrilège de tuer les bœufs, uniquem<strong>en</strong>tréservés aux besoins de l’agriculture, il <strong>en</strong> avait concluque la viande était rare au Japon. Il ne se trompait pas ;mais à défaut de viande de boucherie, son estomac sefût fort accommodé des quartiers de sanglier ou dedaim, des perdrix ou des cailles, de la volaille ou <strong>du</strong>poisson, dont les Japonais se nourriss<strong>en</strong>t presqueexclusivem<strong>en</strong>t avec le pro<strong>du</strong>it des rizières. Mais il <strong>du</strong>tfaire contre fortune bon cœur, et remit au l<strong>en</strong>demain lesoin de pourvoir à sa nourriture.<strong>La</strong> nuit vint. Passepartout r<strong>en</strong>tra dans la villeindigène, et il erra dans les rues au milieu des lanternesmulticolores, regardant les groupes de baladins exécuterleurs prestigieux exercices, et les astrologues <strong>en</strong> pleinv<strong>en</strong>t qui amassai<strong>en</strong>t la foule au<strong>tour</strong> de leur lunette. Puisil revit la rade, émaillée des feux de pêcheurs, quiattirai<strong>en</strong>t le poisson à la lueur de résines <strong>en</strong>flammées.Enfin les rues se dépeuplèr<strong>en</strong>t. À la foulesuccédèr<strong>en</strong>t les rondes des yakounines. Ces officiers,dans leurs magnifiques costumes et au milieu de leursuite, ressemblai<strong>en</strong>t à des ambassadeurs, et Passepartoutrépétait plaisamm<strong>en</strong>t, chaque fois qu’il r<strong>en</strong>contraitquelque patrouille éblouissante :


« Allons, bon ! <strong>en</strong>core une ambassade japonaise quipart pour l’Europe ! »


XXIIIDans lequel le nez de Passepartouts’allonge démesurém<strong>en</strong>t<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain, Passepartout, éreinté, affamé, se ditqu’il fallait manger à tout prix, et que le plus tôt seraitle mieux. Il avait bi<strong>en</strong> cette ressource de v<strong>en</strong>dre samontre, mais il fût plutôt mort de faim. C’était alors lecas ou jamais, pour ce brave garçon, d’utiliser la voixforte, sinon mélodieuse, dont la nature l’avait gratifié.Il savait quelques refrains de France et d’Angleterre,et il résolut de les essayer. <strong>Le</strong>s Japonais devai<strong>en</strong>tcertainem<strong>en</strong>t être amateurs de musique, puisque tout sefait chez eux aux sons des cymbales, <strong>du</strong> tam-tam et destambours, et ils ne pouvai<strong>en</strong>t qu’apprécier les tal<strong>en</strong>tsd’un virtuose europé<strong>en</strong>.Mais peut-être était-il un peu matin pour organiserun concert, et les dilettanti, inopiném<strong>en</strong>t réveillés,n’aurai<strong>en</strong>t peut-être pas payé le chanteur <strong>en</strong> monnaie àl’effigie <strong>du</strong> mikado.


Passepartout se décida donc à att<strong>en</strong>dre quelquesheures ; mais, tout <strong>en</strong> cheminant, il fit cette réflexionqu’il semblerait trop bi<strong>en</strong> vêtu pour un artiste ambulant,et l’idée lui vint alors d’échanger ses vêtem<strong>en</strong>ts contreune défroque plus <strong>en</strong> harmonie avec sa position. Cetéchange devait, d’ailleurs, pro<strong>du</strong>ire une soulte, qu’ilpourrait immédiatem<strong>en</strong>t appliquer à satisfaire sonappétit. Cette résolution prise, restait à l’exécuter. Ce nefut qu’après de longues recherches que Passepartoutdécouvrit un brocanteur indigène, auquel il exposa sademande. L’habit europé<strong>en</strong> plut au brocanteur, etbi<strong>en</strong>tôt Passepartout sortait affublé d’une vieille robejaponaise et coiffé d’une sorte de turban à côtes,décoloré sous l’action <strong>du</strong> temps. Mais, <strong>en</strong> re<strong>tour</strong>,quelques piécettes d’arg<strong>en</strong>t résonnai<strong>en</strong>t dans sa poche.« Bon, p<strong>en</strong>sa-t-il, je me figurerai que nous sommes<strong>en</strong> carnaval ! »<strong>Le</strong> premier soin de Passepartout, ainsi « japonaise »,fut d’<strong>en</strong>trer dans une « tea-house » de modesteappar<strong>en</strong>ce, et là, d’un reste de volaille et de quelquespoignées de riz, il déjeuna <strong>en</strong> homme pour qui le dînerserait <strong>en</strong>core un problème à résoudre.« Maint<strong>en</strong>ant, se dit-il quand il fut copieusem<strong>en</strong>trestauré, il s’agit de ne pas perdre la tête. Je n’ai plus laressource de v<strong>en</strong>dre cette défroque contre une autre<strong>en</strong>core plus japonaise. Il faut donc aviser au moy<strong>en</strong> de


quitter le plus promptem<strong>en</strong>t possible ce pays <strong>du</strong> Soleil,dont je ne garderai qu’un lam<strong>en</strong>table souv<strong>en</strong>ir ! »Passepartout songea alors à visiter les paquebots <strong>en</strong>partance pour l’Amérique. Il comptait s’offrir <strong>en</strong> qualitéde cuisinier ou de domestique, ne demandant pour touterétribution que le passage et la nourriture. Une fois àSan Francisco, il verrait à se tirer d’affaire.L’important, c’était de traverser ces <strong>quatre</strong> mille septc<strong>en</strong>ts milles <strong>du</strong> Pacifique qui s’ét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre le Japonet le Nouveau Monde.Passepartout, n’étant point homme à laisser languirune idée, se dirigea vers le port de Yokohama. Mais àmesure qu’il s’approchait des docks, son projet, qui luiavait paru si simple au mom<strong>en</strong>t où il <strong>en</strong> avait eu l’idée,lui semblait de plus <strong>en</strong> plus inexécutable. Pourquoiaurait-on besoin d’un cuisinier ou d’un domestique àbord d’un paquebot américain, et quelle confianceinspirerait-il, affublé de la sorte ? Quellesrecommandations faire valoir ? Quelles référ<strong>en</strong>cesindiquer ?Comme il réfléchissait ainsi, ses regards tombèr<strong>en</strong>tsur une imm<strong>en</strong>se affiche qu’une sorte de clownprom<strong>en</strong>ait dans les rues de Yokohama. Cette afficheétait ainsi libellée <strong>en</strong> anglais :


Troupe japonaise acrobatiquedel’Honorable William Batulcar________DERNIÈRES REPRÉSENTATIONSavant leur départ pour les États-Unis d’AmériqueDESLongs-Nez-Longs-Nezsous l’invocation directe <strong>du</strong> dieu Tingougrande attraction !« <strong>Le</strong>s États-Unis d’Amérique ! s’écria Passepartout,voilà justem<strong>en</strong>t mon affaire !... »Il suivit l’homme-affiche, et, à sa suite, il r<strong>en</strong>trabi<strong>en</strong>tôt dans la ville japonaise. Un quart d’heure plustard, il s’arrêtait devant une vaste case, quecouronnai<strong>en</strong>t plusieurs faisceaux de banderoles, et dontles parois extérieures représ<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t, sans perspective,mais <strong>en</strong> couleurs viol<strong>en</strong>tes, toute une bande dejongleurs.


C’était l’établissem<strong>en</strong>t de l’honorable Batulcar,sorte de Barnum américain, directeur d’une troupe desaltimbanques, jongleurs, clowns, acrobates,équilibristes, gymnastes, qui, suivant l’affiche, donnaitses dernières représ<strong>en</strong>tations avant de quitter l’empire<strong>du</strong> Soleil pour les États de l’Union.Passepartout <strong>en</strong>tra sous un péristyle qui précédait lacase, et demanda Mr. Batulcar. Mr. Batulcar apparut <strong>en</strong>personne.« Que voulez-vous ? dit-il à Passepartout, qu’il pritd’abord pour un indigène.– Avez-vous besoin d’un domestique ? demandaPassepartout.– Un domestique, s’écria le Barnum <strong>en</strong> caressantl’épaisse barbiche grise qui foisonnait sous son m<strong>en</strong>ton,j’<strong>en</strong> ai deux, obéissants, fidèles, qui ne m’ont jamaisquitté, et qui me serv<strong>en</strong>t pour ri<strong>en</strong>, à condition que jeles nourrisse... Et les voilà, ajouta-t-il <strong>en</strong> montrant sesdeux bras robustes, sillonnés de veines grosses commedes cordes de contrebasse.– Ainsi, je ne puis vous être bon à ri<strong>en</strong> ?– À ri<strong>en</strong>.– Diable ! ça m’aurait pourtant fort conv<strong>en</strong>u departir avec vous.


– Ah çà ! dit l’honorable Batulcar, vous êtesjaponais comme je suis un singe ! Pourquoi donc êtesvoushabillé de la sorte ?– On s’habille comme on peut !– Vrai, cela. Vous êtes un Français, vous ?– Oui, un Parisi<strong>en</strong> de Paris.– Alors, vous devez savoir faire des grimaces ?– Ma foi, répondit Passepartout, vexé de voir sanationalité provoquer cette demande, nous autresFrançais, nous savons faire des grimaces, c’est vrai,mais pas mieux que les Américains !– Juste. Eh bi<strong>en</strong>, si je ne vous pr<strong>en</strong>ds pas commedomestique, je peux vous pr<strong>en</strong>dre comme clown. Vouscompr<strong>en</strong>ez, mon brave. En France, on exhibe desfarceurs étrangers, et à l’étranger, des farceurs français !– Ah !– Vous êtes vigoureux, d’ailleurs ?– Surtout quand je sors de table.– Et vous savez chanter ?– Oui, répondit Passepartout, qui avait autrefois faitsa partie dans quelques concerts de rue.– Mais savez-vous chanter la tête <strong>en</strong> bas, avec unetoupie <strong>tour</strong>nante sur la plante <strong>du</strong> pied gauche, et un


sabre <strong>en</strong> équilibre sur la plante <strong>du</strong> pied droit ?– Parbleu ! répondit Passepartout, qui se rappelaitles premiers exercices de son jeune âge.– C’est que, voyez-vous, tout est là ! » réponditl’honorable Batulcar.L’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t fut conclu hic et nunc.Enfin, Passepartout avait trouvé une position. Il était<strong>en</strong>gagé pour tout faire dans la célèbre troupe japonaise.C’était peu flatteur, mais avant huit <strong>jours</strong> il serait <strong>en</strong>route pour San Francisco.<strong>La</strong> représ<strong>en</strong>tation, annoncée à grand fracas parl’honorable Batulcar, devait comm<strong>en</strong>cer à trois heures,et bi<strong>en</strong>tôt les formidables instrum<strong>en</strong>ts d’un orchestrejaponais, tambours et tam-tams, tonnai<strong>en</strong>t à la porte. Oncompr<strong>en</strong>d bi<strong>en</strong> que Passepartout n’avait pu étudier unrôle, mais il devait prêter l’appui de ses solides épaulesdans le grand exercice de la « grappe humaine »exécuté par les Longs-Nez <strong>du</strong> dieu Tingou. Ce « greatattraction » de la représ<strong>en</strong>tation devait clore la série desexercices.Avant trois heures, les spectateurs avai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vahi lavaste case. Europé<strong>en</strong>s et indigènes, Chinois et Japonais,hommes, femmes et <strong>en</strong>fants, se précipitai<strong>en</strong>t sur lesétroites banquettes et dans les loges qui faisai<strong>en</strong>t face àla scène. <strong>Le</strong>s musici<strong>en</strong>s étai<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>trés à l’intérieur, et


l’orchestre au complet, gongs, tam-tams, cliquettes,flûtes, tambourins et grosses caisses, opérait avecfureur.Cette représ<strong>en</strong>tation fut ce que sont toutes cesexhibitions d’acrobates. Mais il faut bi<strong>en</strong> avouer que lesJaponais sont les premiers équilibristes <strong>du</strong> <strong>monde</strong>.L’un, armé de son év<strong>en</strong>tail et de petits morceaux depapier, exécutait l’exercice si gracieux des papillons etdes fleurs. Un autre, avec la fumée odorante de sa pipe,traçait rapidem<strong>en</strong>t dans l’air une série de motsbleuâtres, qui formai<strong>en</strong>t un complim<strong>en</strong>t à l’adresse del’assemblée. Celui-ci jonglait avec des bougiesallumées, qu’il éteignit successivem<strong>en</strong>t quand ellespassèr<strong>en</strong>t devant ses lèvres, et qu’il ralluma l’une àl’autre sans interrompre un seul instant sa prestigieusejonglerie. Celui-là repro<strong>du</strong>isit, au moy<strong>en</strong> de toupies<strong>tour</strong>nantes, les plus invraisemblables combinaisons ;sous sa main, ces ronflantes machines semblai<strong>en</strong>ts’animer d’une vie propre dans leur interminablegiration ; elles courai<strong>en</strong>t sur des tuyaux de pipe, sur destranchants de sabre, sur des fils de fer, véritablescheveux t<strong>en</strong><strong>du</strong>s d’un côté de la scène à l’autre ; ellesfaisai<strong>en</strong>t le <strong>tour</strong> de grands vases de cristal, ellesgravissai<strong>en</strong>t des échelles de bambou, elles sedispersai<strong>en</strong>t dans tous les coins, pro<strong>du</strong>isant des effetsharmoniques d’un étrange caractère <strong>en</strong> combinant leurs


tonalités diverses. <strong>Le</strong>s jongleurs jonglai<strong>en</strong>t avec elles, etelles <strong>tour</strong>nai<strong>en</strong>t dans l’air ; ils les lançai<strong>en</strong>t comme desvolants, avec des raquettes de bois, et elles <strong>tour</strong>nai<strong>en</strong>ttou<strong>jours</strong> ; ils les fourrai<strong>en</strong>t dans leur poche, et quand ilsles retirai<strong>en</strong>t, elles <strong>tour</strong>nai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core, jusqu’au mom<strong>en</strong>toù un ressort dét<strong>en</strong><strong>du</strong> les faisait s’épanouir <strong>en</strong> gerbesd’artifice !Inutile de décrire ici les prodigieux exercices desacrobates et gymnastes de la troupe. <strong>Le</strong>s <strong>tour</strong>s del’échelle, de la perche, de la boule, des tonneaux, etc.,fur<strong>en</strong>t exécutés avec une précision remarquable. Mais leprincipal attrait de la représ<strong>en</strong>tation était l’exhibition deces « Longs-Nez », étonnants équilibristes que l’Europ<strong>en</strong>e connaît pas <strong>en</strong>core.Ces Longs-Nez form<strong>en</strong>t une corporation particulièreplacée sous l’invocation directe <strong>du</strong> dieu Tingou. Vêtuscomme des hérauts <strong>du</strong> Moy<strong>en</strong> Age, ils portai<strong>en</strong>t unespl<strong>en</strong>dide paire d’ailes à leurs épaules. Mais ce qui lesdistinguait plus spécialem<strong>en</strong>t, c’était ce long nez dontleur face était agrém<strong>en</strong>tée, et surtout l’usage qu’ils <strong>en</strong>faisai<strong>en</strong>t. Ces nez n’étai<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> moins que desbambous, longs de cinq, de six, de dix pieds, les unsdroits, les autres courbés, ceux-ci lisses, ceux-làverruqueux. Or, c’était sur ces app<strong>en</strong>dices, fixés d’unefaçon solide, que s’opérai<strong>en</strong>t tous leurs exercicesd’équilibre. Une douzaine de ces sectateurs <strong>du</strong> dieu


Tingou se couchèr<strong>en</strong>t sur le dos, et leurs camaradesvinr<strong>en</strong>t s’ébattre sur leurs nez, dressés comme desparatonnerres, sautant, voltigeant de celui-ci à celui-là,et exécutant les <strong>tour</strong>s les plus invraisemblables.Pour terminer, on avait spécialem<strong>en</strong>t annoncé aupublic la pyramide humaine, dans laquelle unecinquantaine de Longs-Nez devai<strong>en</strong>t figurer le « Charde Jaggernaut ». Mais au lieu de former cette pyramide<strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ant leurs épaules pour point d’appui, les artistesde l’honorable Batulcar ne devai<strong>en</strong>t s’emmancher quepar leur nez. Or, l’un de ceux qui formai<strong>en</strong>t la base <strong>du</strong>char avait quitté la troupe, et comme il suffisait d’êtrevigoureux et adroit, Passepartout avait été choisi pour leremplacer.Certes, le digne garçon se s<strong>en</strong>tit tout piteux, quand –triste souv<strong>en</strong>ir de sa jeunesse – il eut <strong>en</strong>dossé soncostume <strong>du</strong> Moy<strong>en</strong> Age, orné d’ailes multicolores, etqu’un nez de six pieds lui eut été appliqué sur la face !Mais <strong>en</strong>fin, ce nez, c’était son gagne-pain, et il <strong>en</strong> pritson parti.Passepartout <strong>en</strong>tra <strong>en</strong> scène, et vint se ranger avecceux de ses collègues qui devai<strong>en</strong>t, figurer la base <strong>du</strong>Char de Jaggernaut. Tous s’ét<strong>en</strong>dir<strong>en</strong>t à terre, le nezdressé vers le ciel. Une seconde section d’équilibristesvint se poser sur ces longs app<strong>en</strong>dices, une troisièmes’étagea au-dessus, puis une quatrième, et sur ces nez


qui ne se touchai<strong>en</strong>t que par leur pointe, un monum<strong>en</strong>thumain s’éleva bi<strong>en</strong>tôt jusqu’aux frises <strong>du</strong> théâtre.Or, les applaudissem<strong>en</strong>ts redoublai<strong>en</strong>t, et lesinstrum<strong>en</strong>ts de l’orchestre éclatai<strong>en</strong>t comme autant detonnerres, quand la pyramide s’ébranla, l’équilibre serompit, un des nez de la base vint à manquer, et lemonum<strong>en</strong>t s’écroula comme un château de cartes...C’était la faute à Passepartout qui, abandonnant sonposte, franchissant la rampe sans le secours de ses ailes,et grimpant à la galerie de droite, tombait aux piedsd’un spectateur <strong>en</strong> s’écriant :« Ah ! mon maître ! mon maître !– Vous ?– Moi !– Eh bi<strong>en</strong> ! <strong>en</strong> ce cas, au paquebot, mon garçon !... »Mr. Fogg, Mrs. Aouda, qui l’accompagnait,Passepartout s’étai<strong>en</strong>t précipités par les couloirs audehorsde la case. Mais, là, ils trouvèr<strong>en</strong>t l’honorableBatulcar, furieux, qui réclamait des dommages-intérêtspour « la casse ». Phileas Fogg apaisa sa fureur <strong>en</strong> luijetant une poignée de bank-notes. Et, à six heures etdemie, au mom<strong>en</strong>t où il allait partir, Mr. Fogg et Mrs.Aouda mettai<strong>en</strong>t le pied sur le paquebot américain,suivis de Passepartout, les ailes au dos, et sur la face ce


nez de six pieds qu’il n’avait pas <strong>en</strong>core pu arracher deson visage !


XXIVP<strong>en</strong>dant lequel s’accomplit la traversée del’océan PacifiqueCe qui était arrivé <strong>en</strong> vue de Shangaï, on lecompr<strong>en</strong>d. <strong>Le</strong>s signaux faits par la Tankadère avai<strong>en</strong>tété aperçus <strong>du</strong> paquebot de Yokohama. <strong>Le</strong> capitaine,voyant un pavillon <strong>en</strong> berne, s’était dirigé vers la petitegoélette. Quelques instants après, Phileas Fogg, soldantson passage au prix conv<strong>en</strong>u, mettait dans la poche <strong>du</strong>patron John Bunsby cinq c<strong>en</strong>t cinquante livres (13 750F). Puis l’honorable g<strong>en</strong>tleman, Mrs. Aouda et Fixétai<strong>en</strong>t montés à bord <strong>du</strong> steamer, qui avait aussitôt faitroute pour Nagasaki et Yokohama.Arrivé le matin même, 14 novembre, à l’heureréglem<strong>en</strong>taire, Phileas Fogg, laissant Fix aller à sesaffaires, s’était r<strong>en</strong><strong>du</strong> à bord <strong>du</strong> Carnatic, et là ilappr<strong>en</strong>ait, à la grande joie de Mrs. Aouda – et peut-êtreà la si<strong>en</strong>ne, mais <strong>du</strong> moins il n’<strong>en</strong> laissa ri<strong>en</strong> paraître –,que le Français Passepartout était effectivem<strong>en</strong>t arrivéla veille à Yokohama.


Phileas Fogg, qui devait repartir le soir même pourSan Francisco, se mit immédiatem<strong>en</strong>t à la recherche deson domestique. Il s’adressa, mais <strong>en</strong> vain, aux ag<strong>en</strong>tsconsulaires français et anglais, et, après avoirinutilem<strong>en</strong>t parcouru les rues de Yokohama, ildésespérait de retrouver Passepartout, quand le hasard,ou peut-être une sorte de press<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t, le fit <strong>en</strong>trerdans la case de l’honorable Batulcar. Il n’eût certespoint reconnu son serviteur sous cet exc<strong>en</strong>triqueaccoutrem<strong>en</strong>t de héraut ; mais celui-ci, dans sa positionr<strong>en</strong>versée, aperçut son maître à la galerie. Il ne putret<strong>en</strong>ir un mouvem<strong>en</strong>t de son nez. De là rupture del’équilibre, et ce qui s’<strong>en</strong>suivit.Voilà ce que Passepartout apprit de la bouche mêmede Mrs. Aouda, qui lui raconta alors comm<strong>en</strong>t s’étaitfaite cette traversée de Hong-Kong à Yokohama, <strong>en</strong>compagnie d’un sieur Fix, sur la goélette la Tankadère.Au nom de Fix, Passepartout ne sourcilla pas. Ilp<strong>en</strong>sait que le mom<strong>en</strong>t n’était pas v<strong>en</strong>u de dire à sonmaître ce qui s’était passé <strong>en</strong>tre l’inspecteur de police etlui. Aussi, dans l’histoire que Passepartout fit de sesav<strong>en</strong>tures, il s’accusa et s’excusa seulem<strong>en</strong>t d’avoir étésurpris par l’ivresse de l’opium dans une tabagie deYokohama.Mr. Fogg écouta froidem<strong>en</strong>t ce récit, sans répondrepuis il ouvrit à son domestique un crédit suffisant pour


que celui-ci pût se procurer à bord des habits plusconv<strong>en</strong>ables. Et, <strong>en</strong> effet, une heure ne s’était pasécoulée, que l’honnête garçon, ayant coupé son nez etrogné ses ailes, n’avait plus ri<strong>en</strong> <strong>en</strong> lui qui rappelât lesectateur <strong>du</strong> dieu Tingou.<strong>Le</strong> paquebot faisant la traversée de Yokohama à SanFrancisco appart<strong>en</strong>ait à la Compagnie <strong>du</strong> « Pacific Mailsteam », et se nommait le G<strong>en</strong>eral-Grant. C’était unvaste steamer à roues, jaugeant deux mille cinq c<strong>en</strong>tstonnes, bi<strong>en</strong> aménagé et doué d’une grande vitesse. Unénorme balancier s’élevait et s’abaissait successivem<strong>en</strong>tau-dessus <strong>du</strong> pont ; à l’une de ses extrémités s’articulaitla tige d’un piston, et à l’autre celle d’une bielle, qui,transformant le mouvem<strong>en</strong>t rectiligne <strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>tcirculaire, s’appliquait directem<strong>en</strong>t à l’arbre des roues.<strong>Le</strong> G<strong>en</strong>eral-Grant était gréé <strong>en</strong> trois-mâts goélette, et ilpossédait une grande surface de voilure, qui aidaitpuissamm<strong>en</strong>t la vapeur. À filer ses douze milles àl’heure, le paquebot ne devait pas employer plus devingt et un <strong>jours</strong> pour traverser le Pacifique. PhileasFogg était donc autorisé à croire que, r<strong>en</strong><strong>du</strong> le 2décembre à San Francisco, il serait le 11 à New York etle 20 à Londres, – gagnant ainsi de quelques heurescette date fatale <strong>du</strong> 21 décembre.<strong>Le</strong>s passagers étai<strong>en</strong>t assez nombreux à bord <strong>du</strong>steamer, des Anglais, beaucoup d’Américains, une


véritable émigration de coolies pour l’Amérique, et uncertain nombre d’officiers de l’armée des Indes, quiutilisai<strong>en</strong>t leur congé <strong>en</strong> faisant le <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong>.P<strong>en</strong>dant cette traversée il ne se pro<strong>du</strong>isit aucunincid<strong>en</strong>t nautique. <strong>Le</strong> paquebot, sout<strong>en</strong>u sur ses largesroues, appuyé par sa forte voilure, roulait peu. L’océanPacifique justifiait assez son nom. Mr. Fogg était aussicalme, aussi peu communicatif que d’ordinaire. Sajeune compagne se s<strong>en</strong>tait de plus <strong>en</strong> plus attachée à cethomme par d’autres li<strong>en</strong>s que ceux de lareconnaissance. Cette sil<strong>en</strong>cieuse nature, si généreuse<strong>en</strong> somme, l’impressionnait plus qu’elle ne le croyait, etc’était presque à son insu qu’elle se laissait aller à dess<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts dont l’énigmatique Fogg ne semblaitaucunem<strong>en</strong>t subir l’influ<strong>en</strong>ce.En outre, Mrs. Aouda s’intéressait prodigieusem<strong>en</strong>taux projets <strong>du</strong> g<strong>en</strong>tleman. Elle s’inquiétait descontrariétés qui pouvai<strong>en</strong>t compromettre le succès <strong>du</strong>voyage. Souv<strong>en</strong>t elle causait avec Passepartout, quin’était point sans lire <strong>en</strong>tre les lignes dans le cœur deMrs. Aouda. Ce brave garçon avait, maint<strong>en</strong>ant, àl’égard de son maître, la foi <strong>du</strong> charbonnier ; il netarissait pas <strong>en</strong> éloges sur l’honnêteté, la générosité, ledévouem<strong>en</strong>t de Phileas Fogg ; puis il rassurait Mrs.Aouda sur l’issue <strong>du</strong> voyage, répétant que le plusdifficile était fait, que l’on était sorti de ces pays


fantastiques de la Chine et <strong>du</strong> Japon, que l’on re<strong>tour</strong>naitaux contrées civilisées, et <strong>en</strong>fin qu’un train de SanFrancisco à New York et un transatlantique de NewYork à Londres suffirai<strong>en</strong>t, sans doute, pour achever cetimpossible <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> dans les délais conv<strong>en</strong>us.Neuf <strong>jours</strong> après avoir quitté Yokohama, PhileasFogg avait exactem<strong>en</strong>t parcouru la moitié <strong>du</strong> globeterrestre.En effet, le G<strong>en</strong>eral-Grant, le 23 novembre, passaitau c<strong>en</strong>t <strong>quatre</strong>-vingtième méridi<strong>en</strong>, celui sur lequel setrouv<strong>en</strong>t, dans l’hémisphère austral, les antipodes deLondres. Sur <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> <strong>jours</strong> mis à sa disposition,Mr. Fogg, il est vrai, <strong>en</strong> avait employé cinquante-deux,et il ne lui <strong>en</strong> restait plus que vingt-huit à dép<strong>en</strong>ser.Mais il faut remarquer que si le g<strong>en</strong>tleman se trouvait àmoitié route seulem<strong>en</strong>t « par la différ<strong>en</strong>ce desméridi<strong>en</strong>s », il avait <strong>en</strong> réalité accompli plus des deuxtiers <strong>du</strong> parcours total. Quels dé<strong>tour</strong>s forcés, <strong>en</strong> effet, deLondres à Ad<strong>en</strong>, d’Ad<strong>en</strong> à Bombay, de Calcutta àSingapore, de Singapore à Yokohama ! À suivrecirculairem<strong>en</strong>t le cinquantième parallèle, qui est celuide Londres, la distance n’eût été que de douze millemilles <strong>en</strong>viron, tandis que Phileas Fogg était forcé, parles caprices des moy<strong>en</strong>s de locomotion, d’<strong>en</strong> parcourirvingt-six mille dont il avait fait <strong>en</strong>viron dix-sept millecinq c<strong>en</strong>ts, à cette date <strong>du</strong> 23 novembre. Mais


maint<strong>en</strong>ant la route était droite, et Fix n’était plus làpour y accumuler les obstacles !Il arriva aussi que, ce 23 novembre, Passepartoutéprouva une grande joie. On se rappelle que l’<strong>en</strong>têtés’était obstiné à garder l’heure de Londres à sa fameusemontre de famille, t<strong>en</strong>ant pour fausses toutes les heuresdes pays qu’il traversait. Or, ce jour-là, bi<strong>en</strong> qu’il nel’eût jamais ni avancée ni retardée, sa montre se trouvad’accord avec les chronomètres <strong>du</strong> bord.Si Passepartout triompha, cela se compr<strong>en</strong>d de reste.Il aurait bi<strong>en</strong> voulu savoir ce que Fix aurait pu dire, s’ileût été prés<strong>en</strong>t. « Ce coquin qui me racontait un tasd’histoires sur les méridi<strong>en</strong>s, sur le soleil, sur la lune !répétait Passepartout. Hein ! ces g<strong>en</strong>s-là ! Si on lesécoutait, on ferait de la belle horlogerie ! J’étais bi<strong>en</strong>sûr qu’un jour ou l’autre, le soleil se déciderait à serégler sur ma montre !... »Passepartout ignorait ceci : c’est que si le cadran desa montre eût été divisé <strong>en</strong> vingt-<strong>quatre</strong> heures commeles horloges itali<strong>en</strong>nes, il n’aurait eu aucun motif detriompher, car les aiguilles de son instrum<strong>en</strong>t, quand ilétait neuf heures <strong>du</strong> matin à bord, aurai<strong>en</strong>t indiqué neufheures <strong>du</strong> soir, c’est-à-dire la vingt et unième heuredepuis minuit, – différ<strong>en</strong>ce précisém<strong>en</strong>t égale à cellequi existe <strong>en</strong>tre Londres et le c<strong>en</strong>t <strong>quatre</strong>-vingtièmeméridi<strong>en</strong>.


Mais si Fix avait été capable d’expliquer cet effetpurem<strong>en</strong>t physique, Passepartout, sans doute, eût étéincapable, sinon de le compr<strong>en</strong>dre, <strong>du</strong> moins del’admettre. Et <strong>en</strong> tout cas, si, par impossible,l’inspecteur de police se fût inopiném<strong>en</strong>t montré à bord<strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t, il est probable que Passepartout, à bondroit rancunier, eût traité avec lui un sujet tout différ<strong>en</strong>tet d’une tout autre manière.Or, où était Fix <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t ?...Fix était précisém<strong>en</strong>t à bord <strong>du</strong> G<strong>en</strong>eral-Grant.En effet, <strong>en</strong> arrivant à Yokohama, l’ag<strong>en</strong>t,abandonnant Mr. Fogg qu’il comptait retrouver dans lajournée, s’était immédiatem<strong>en</strong>t r<strong>en</strong><strong>du</strong> chez le consulanglais. Là, il avait <strong>en</strong>fin trouvé le mandat, qui, courantaprès lui depuis Bombay, avait déjà quarante <strong>jours</strong> dedate, – mandat qui lui avait été expédié de Hong-Kongpar ce même Carnatic à bord <strong>du</strong>quel on le croyait.Qu’on juge <strong>du</strong> désappointem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> détective ! <strong>Le</strong>mandat dev<strong>en</strong>ait inutile ! <strong>Le</strong> sieur Fogg avait quitté lespossessions anglaises ! Un acte d’extradition étaitmaint<strong>en</strong>ant nécessaire pour l’arrêter !« Soit ! se dit Fix, après le premier mom<strong>en</strong>t decolère, mon mandat n’est plus bon ici, il le sera <strong>en</strong>Angleterre. Ce coquin a tout l’air de rev<strong>en</strong>ir dans sapatrie, croyant avoir dépisté la police. Bi<strong>en</strong>. Je le suivraijusque-là. Quant à l’arg<strong>en</strong>t, Dieu veuille qu’il <strong>en</strong> reste !


Mais <strong>en</strong> voyages, <strong>en</strong> primes, <strong>en</strong> procès, <strong>en</strong> am<strong>en</strong>des, <strong>en</strong>éléphant, <strong>en</strong> frais de toute sorte, mon homme a déjàlaissé plus de cinq mille livres sur sa route. Après tout,la Banque est riche ! »Son parti pris, il s’embarqua aussitôt sur le G<strong>en</strong>eral-Grant. Il était à bord, quand Mr. Fogg et Mrs. Aouda yarrivèr<strong>en</strong>t. À son extrême surprise, il reconnutPassepartout sous son costume de héraut. Il se cachaaussitôt dans sa cabine, afin d’éviter une explication quipouvait tout compromettre, – et, grâce au nombre despassagers, il comptait bi<strong>en</strong> n’être point aperçu de son<strong>en</strong>nemi, lorsque ce jour-là précisém<strong>en</strong>t il se trouva faceà face avec lui sur l’avant <strong>du</strong> navire. Passepartout sautaà la gorge de Fix, sans autre explication, et, au grandplaisir de certains Américains qui parièr<strong>en</strong>timmédiatem<strong>en</strong>t pour lui, il administra au malheureuxinspecteur une volée superbe, qui démontra la hautesupériorité de la boxe française sur la boxe anglaise.Quand Passepartout eut fini, il se trouva plus calmeet comme soulagé. Fix se releva, <strong>en</strong> assez mauvais état,et, regardant son adversaire, il lui dit froidem<strong>en</strong>t :« Est-ce fini ?– Oui, pour l’instant.– Alors v<strong>en</strong>ez me parler.– Que je...


– Dans l’intérêt de votre maître. »Passepartout, comme subjugué par ce sang-froid,suivit l’inspecteur de police, et tous deux s’assir<strong>en</strong>t àl’avant <strong>du</strong> steamer.« Vous m’avez rossé, dit Fix. Bi<strong>en</strong>. À prés<strong>en</strong>t,écoutez-moi. Jusqu’ici j’ai été l’adversaire de Mr. Fogg,mais maint<strong>en</strong>ant je suis dans son jeu.– Enfin ! s’écria Passepartout, vous le croyez unhonnête homme ?– Non, répondit froidem<strong>en</strong>t Fix, je le crois uncoquin... Chut ! ne bougez pas et laissez-moi dire. Tantque Mr. Fogg a été sur les possessions anglaises, j’ai euintérêt à le ret<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant un mandat d’arrestation.J’ai tout fait pour cela. J’ai lancé contre lui les prêtresde Bombay, je vous ai <strong>en</strong>ivré à Hong-Kong, je vous aiséparé de votre maître, je lui ai fait manquer lepaquebot de Yokohama... »Passepartout écoutait, les poings fermés.« Maint<strong>en</strong>ant, reprit Fix, Mr. Fogg semble re<strong>tour</strong>ner<strong>en</strong> Angleterre ? Soit, je le suivrai. Mais désormais, jemettrai à écarter les obstacles de sa route autant de soinet de zèle que j’<strong>en</strong> ai mis jusqu’ici à les accumuler.Vous le voyez, mon jeu est changé, et il est changéparce que mon intérêt le veut. J’ajoute que votre intérêtest pareil au mi<strong>en</strong>, car c’est <strong>en</strong> Angleterre seulem<strong>en</strong>t


que saurez si vous êtes au service d’un criminel ou d’unhonnête homme ! »Passepartout avait très att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t écouté Fix, et ilfut convaincu que Fix parlait avec une <strong>en</strong>tière bonnefoi.« Sommes-nous amis ? demanda Fix.– Amis, non, répondit Passepartout. Alliés, oui, etsous bénéfice d’inv<strong>en</strong>taire, car, à la moindre appar<strong>en</strong>cede trahison, je vous tords le cou.– Conv<strong>en</strong>u », dit tranquillem<strong>en</strong>t l’inspecteur depolice.Onze <strong>jours</strong> après, le 3 décembre, le G<strong>en</strong>eral-Grant<strong>en</strong>trait dans la baie de la Porte-d’Or et arrivait à SanFrancisco.Mr. Fogg n’avait <strong>en</strong>core ni gagné ni per<strong>du</strong> un seuljour.


XXVOù l’on donne un léger aperçu de SanFrancisco, un jour de meetingIl était sept heures <strong>du</strong> matin, quand Phileas Fogg,Mrs. Aouda et Passepartout prir<strong>en</strong>t pied sur le contin<strong>en</strong>taméricain, – si toutefois on peut donner ce nom au quaiflottant sur lequel ils débarquèr<strong>en</strong>t. Ces quais, montantet desc<strong>en</strong>dant avec la marée, facilit<strong>en</strong>t le chargem<strong>en</strong>t etle déchargem<strong>en</strong>t des navires. Là s’emboss<strong>en</strong>t lesclippers de toutes dim<strong>en</strong>sions, les steamers de toutesnationalités, et ces steam-boats à plusieurs étages, quifont le service <strong>du</strong> Sacram<strong>en</strong>to et de ses afflu<strong>en</strong>ts. Làs’<strong>en</strong>tass<strong>en</strong>t aussi les pro<strong>du</strong>its d’un commerce quis’ét<strong>en</strong>d au Mexique, au Pérou, au Chili, au Brésil, àl’Europe, à l’Asie, à toutes les îles de l’océan Pacifique.Passepartout, dans sa joie de toucher <strong>en</strong>fin la terreaméricaine, avait cru devoir opérer son débarquem<strong>en</strong>t<strong>en</strong> exécutant un saut périlleux <strong>du</strong> plus beau style. Maisquand il retomba sur le quai dont le plancher étaitvermoulu, il faillit passer au travers. Tout décont<strong>en</strong>ancé


de la façon dont il avait « pris pied » sur le nouveaucontin<strong>en</strong>t, l’honnête garçon poussa un cri formidable,qui fit <strong>en</strong>voler une innombrable troupe de cormorans etde pélicans, hôtes habituels des quais mobiles.Mr. Fogg, aussitôt débarqué, s’informa de l’heure àlaquelle partait le premier train pour New York. C’étaità six heures <strong>du</strong> soir. Mr. Fogg avait donc une journée<strong>en</strong>tière à dép<strong>en</strong>ser dans la capitale californi<strong>en</strong>ne. Il fitv<strong>en</strong>ir une voiture pour Mrs. Aouda et pour lui.Passepartout monta sur le siège, et le véhicule, à troisdollars la course, se dirigea vers International-Hôtel.De la place élevée qu’il occupait, Passepartoutobservait avec curiosité la grande ville américaine :larges rues, maisons basses bi<strong>en</strong> alignées, églises ettemples d’un gothique anglo-saxon, docks imm<strong>en</strong>ses,<strong>en</strong>trepôts comme des palais, les uns <strong>en</strong> bois, les autres<strong>en</strong> brique ; dans les rues, voitures nombreuses,omnibus, « cars » de tramways, et sur les trottoirs<strong>en</strong>combrés, non seulem<strong>en</strong>t des Américains et desEuropé<strong>en</strong>s, mais aussi des Chinois et des Indi<strong>en</strong>s, –<strong>en</strong>fin de quoi composer une population de plus de deuxc<strong>en</strong>t mille habitants.Passepartout fut assez surpris de ce qu’il voyait. Il<strong>en</strong> était <strong>en</strong>core à la cité lég<strong>en</strong>daire de 1849, à la villedes bandits, des inc<strong>en</strong>diaires et des assassins, accourusà la conquête des pépites, imm<strong>en</strong>se capharnaüm de tous


les déclassés, où l’on jouait la poudre d’or, un revolverd’une main et un couteau de l’autre. Mais « ce beautemps » était passé. San Francisco prés<strong>en</strong>tait l’aspectd’une grande ville commerçante. <strong>La</strong> haute <strong>tour</strong> del’hôtel de ville, où veill<strong>en</strong>t les guetteurs, dominait toutcet <strong>en</strong>semble de rues et d’av<strong>en</strong>ues, se coupant à anglesdroits, <strong>en</strong>tre lesquels s’épanouissai<strong>en</strong>t des squaresverdoyants, puis une ville chinoise qui semblait avoirété importée <strong>du</strong> Céleste Empire dans une boîte àjoujoux. Plus de sombreros, plus de chemises rouges àla mode des coureurs de placers, plus d’indi<strong>en</strong>semplumés, mais des chapeaux de soie et des habitsnoirs, que portai<strong>en</strong>t un grand nombre de g<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong>doués d’une activité dévorante. Certaines rues, <strong>en</strong>treautres Montgommery-street – le Reg<strong>en</strong>t-street deLondres, le boulevard des Itali<strong>en</strong>s de Paris, leBroadway de New York –, étai<strong>en</strong>t bordées de magasinsspl<strong>en</strong>dides, qui offrai<strong>en</strong>t à leur étalage les pro<strong>du</strong>its <strong>du</strong><strong>monde</strong> <strong>en</strong>tier.Lorsque Passepartout arriva à International-Hôtel, ilne lui semblait pas qu’il eût quitté l’Angleterre.<strong>Le</strong> rez-de-chaussée de l’hôtel était occupé par unimm<strong>en</strong>se « bar », sorte de buffet ouvert gratis à toutpassant. Viande sèche, soupe aux huîtres, biscuit etchester s’y débitai<strong>en</strong>t sans que le consommateur eût àdélier sa bourse. Il ne payait que sa boisson, ale, porto


ou xérès, si sa fantaisie le portait à se rafraîchir. Celaparut « très américain » à Passepartout.<strong>Le</strong> restaurant de l’hôtel était confortable. Mr. Fogget Mrs. Aouda s’installèr<strong>en</strong>t devant une table et fur<strong>en</strong>tabondamm<strong>en</strong>t servis dans des plats lilliputi<strong>en</strong>s par desNègres <strong>du</strong> plus beau noir.Après déjeuner, Phileas Fogg, accompagné de Mrs.Aouda, quitta l’hôtel pour se r<strong>en</strong>dre aux bureaux <strong>du</strong>consul anglais afin d’y faire viser son passeport. Sur letrottoir, il trouva son domestique, qui lui demanda si,avant de pr<strong>en</strong>dre le chemin de fer <strong>du</strong> Pacifique, il neserait pas prud<strong>en</strong>t d’acheter quelques douzaines decarabines Enfield ou de revolvers Colt. Passepartoutavait <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> parler de Sioux et de Pawnies, quiarrêt<strong>en</strong>t les trains comme de simples voleurs espagnols.Mr. Fogg répondit que c’était là une précaution inutile,mais il le laissa libre d’agir comme il lui convi<strong>en</strong>drait.Puis il se dirigea vers les bureaux de l’ag<strong>en</strong>t consulaire.Phileas Fogg n’avait pas fait deux c<strong>en</strong>ts pas que,« par le plus grand des hasards », il r<strong>en</strong>contrait Fix.L’inspecteur se montra extrêmem<strong>en</strong>t surpris.Comm<strong>en</strong>t ! Mr. Fogg et lui avai<strong>en</strong>t fait <strong>en</strong>semble latraversée <strong>du</strong> Pacifique, et ils ne s’étai<strong>en</strong>t pas r<strong>en</strong>contrésà bord ! En tout cas, Fix ne pouvait être qu’honoré derevoir le g<strong>en</strong>tleman auquel il devait tant, et, ses affairesle rappelant <strong>en</strong> Europe, il serait <strong>en</strong>chanté de poursuivre


son voyage <strong>en</strong> une si agréable compagnie.Mr. Fogg répondit que l’honneur serait pour lui, etFix – qui t<strong>en</strong>ait à ne point le perdre de vue – luidemanda la permission de visiter avec lui cette curieuseville de San Francisco. Ce qui fut accordé.Voici donc Mrs. Aouda, Phileas Fogg et Fix flânantpar les rues. Ils se trouvèr<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong>tôt dansMontgommery-street, où l’afflu<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> populaire étaiténorme. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussée, surles rails des tramways, malgré le passage incessant descoaches et des omnibus, au seuil des boutiques, auxf<strong>en</strong>êtres de toutes les maisons, et même jusque sur lestoits, foule innombrable. Des hommes-affichescirculai<strong>en</strong>t au milieu des groupes. Des bannières et desbanderoles flottai<strong>en</strong>t au v<strong>en</strong>t. Des cris éclatai<strong>en</strong>t detoutes parts.« Hurrah pour Kamerfield !– Hurrah pour Mandiboy ! »C’était un meeting. Ce fut <strong>du</strong> moins la p<strong>en</strong>sée deFix, et il communiqua son idée à Mr. Fogg, <strong>en</strong>ajoutant :« Nous ferons peut-être bi<strong>en</strong>, monsieur, de ne pointnous mêler à cette cohue. Il n’y a que de mauvais coupsà recevoir.– En effet, répondit Phileas Fogg, et les coups de


poing, pour être politiques, n’<strong>en</strong> sont pas moins descoups de poing ! »Fix crut devoir sourire <strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dant cetteobservation, et, afin de voir sans être pris dans labagarre, Mrs. Aouda, Phileas Fogg et lui prir<strong>en</strong>t placesur le palier supérieur d’un escalier que desservait uneterrasse, située <strong>en</strong> contre-haut de Montgommery-street.Devant eux, de l’autre côté de la rue, <strong>en</strong>tre le wharfd’un marchand de charbon et le magasin d’un négociant<strong>en</strong> pétrole, se développait un large bureau <strong>en</strong> plein v<strong>en</strong>t,vers lequel les divers courants de la foule semblai<strong>en</strong>tconverger.Et maint<strong>en</strong>ant, pourquoi ce meeting ? À quelleoccasion se t<strong>en</strong>ait-il ? Phileas Fogg l’ignoraitabsolum<strong>en</strong>t. S’agissait-il de la nomination d’un hautfonctionnaire militaire ou civil, d’un gouverneur d’Étatou d’un membre <strong>du</strong> Congrès ? Il était permis de leconjecturer, à voir l’animation extraordinaire quipassionnait la ville.En ce mom<strong>en</strong>t un mouvem<strong>en</strong>t considérable sepro<strong>du</strong>isit dans la foule. Toutes les mains étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> l’air.Quelques-unes, solidem<strong>en</strong>t fermées, semblai<strong>en</strong>t se leveret s’abattre rapidem<strong>en</strong>t au milieu des cris, – manièreénergique, sans doute, de formuler un vote. Des remousagitai<strong>en</strong>t la masse qui refluait. <strong>Le</strong>s bannières oscillai<strong>en</strong>t,disparaissai<strong>en</strong>t un instant et reparaissai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> loques.


<strong>Le</strong>s on<strong>du</strong>lations de la houle se propageai<strong>en</strong>t jusqu’àl’escalier, tandis que toutes les têtes moutonnai<strong>en</strong>t à lasurface comme une mer soudainem<strong>en</strong>t remuée par ungrain. <strong>Le</strong> nombre des chapeaux noirs diminuait à vued’œil, et la plupart semblai<strong>en</strong>t avoir per<strong>du</strong> de leurhauteur normale.« C’est évidemm<strong>en</strong>t un meeting, dit Fix, et laquestion qui l’a provoqué doit être palpitante. Je neserais point étonné qu’il fût question de l’affaire del’Alabama, bi<strong>en</strong> qu’elle soit résolue.– Peut-être, répondit simplem<strong>en</strong>t Mr. Fogg.– En tout cas, reprit Fix, deux champions sont <strong>en</strong>prés<strong>en</strong>ce l’un de l’autre, l’honorable Kamerfield etl’honorable Mandiboy. »Mrs. Aouda, au bras de Phileas Fogg, regardait avecsurprise cette scène tumultueuse, et Fix allait demanderà l’un de ses voisins la raison de cette effervesc<strong>en</strong>cepopulaire, quand un mouvem<strong>en</strong>t plus accusé seprononça. <strong>Le</strong>s hurrahs, agrém<strong>en</strong>tés d’injures,redoublèr<strong>en</strong>t. <strong>La</strong> hampe des bannières se transforma <strong>en</strong>arme off<strong>en</strong>sive. Plus de mains, des poings partout. Duhaut des voitures arrêtées, et des omnibus <strong>en</strong>rayés dansleur course, s’échangeai<strong>en</strong>t force horions. Tout servaitde projectiles. Bottes et souliers décrivai<strong>en</strong>t dans l’airdes trajectoires très t<strong>en</strong><strong>du</strong>es, et il sembla même quequelques revolvers mêlai<strong>en</strong>t aux vociférations de la


foule leurs détonations nationales.<strong>La</strong> cohue se rapprocha de l’escalier et reflua sur lespremières marches. L’un des partis était évidemm<strong>en</strong>trepoussé, sans que les simples spectateurs puss<strong>en</strong>treconnaître si l’avantage restait à Mandiboy ou àKamerfield.« Je crois prud<strong>en</strong>t de nous retirer, dit Fix, qui net<strong>en</strong>ait pas à ce que « son homme » reçût un mauvaiscoup ou se fît une mauvaise affaire. S’il est question del’Angleterre dans tout ceci et qu’on nous reconnaisse,nous serons fort compromis dans la bagarre !– Un citoy<strong>en</strong> anglais... », répondit Phileas Fogg.Mais le g<strong>en</strong>tleman ne put achever sa phrase.Derrière lui, de cette terrasse qui précédait l’escalier,partir<strong>en</strong>t des hurlem<strong>en</strong>ts épouvantables. On criait :« Hurrah ! Hip ! Hip ! pour Mandiboy ! » C’était unetroupe d’électeurs qui arrivait à la rescousse, pr<strong>en</strong>ant <strong>en</strong>flanc les partisans de Kamerfield.Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix se trouvèr<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre deuxfeux. Il était trop tard pour s’échapper. Ce torr<strong>en</strong>td’hommes, armés de cannes plombées et de casse-tête,était irrésistible. Phileas Fogg et Fix, <strong>en</strong> préservant lajeune femme, fur<strong>en</strong>t horriblem<strong>en</strong>t bousculés. Mr. Fogg,non moins flegmatique que d’habitude, voulut sedéf<strong>en</strong>dre avec ces armes naturelles que la nature a


mises au bout des bras de tout Anglais, maisinutilem<strong>en</strong>t. Un énorme gaillard à barbiche rouge, auteint coloré, large d’épaules, qui paraissait être le chefde la bande, leva son formidable poing sur Mr. Fogg, etil eût fort <strong>en</strong>dommagé le g<strong>en</strong>tleman, si Fix, pardévouem<strong>en</strong>t, n’eût reçu le coup à sa place. Une énormebosse se développa instantaném<strong>en</strong>t sous le chapeau desoie <strong>du</strong> détective, transformé <strong>en</strong> simple toque.« Yankee ! dit Mr. Fogg, <strong>en</strong> lançant à son adversaireun regard de profond mépris.– Englishman ! répondit l’autre.– Nous nous retrouverons ?– Quand il vous plaira.– Votre nom ?– Phileas Fogg. <strong>Le</strong> vôtre ?– <strong>Le</strong> colonel Stamp W. Proctor. »Puis, cela dit, la marée passa. Fix fut r<strong>en</strong>versé et sereleva, les habits déchirés, mais sans meurtrissuresérieuse. Son paletot de voyage s’était séparé <strong>en</strong> deuxparties inégales, et son pantalon ressemblait à cesculottes dont certains Indi<strong>en</strong>s – affaire de mode – ne sevêt<strong>en</strong>t qu’après <strong>en</strong> avoir préalablem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>levé le fond.Mais, <strong>en</strong> somme, Mrs. Aouda avait été épargnée, et,seul, Fix <strong>en</strong> était pour son coup de poing.


« Merci, dit Mr. Fogg à l’inspecteur, dès qu’ilsfur<strong>en</strong>t hors de la foule.– Il n’y a pas de quoi, répondit Fix, mais v<strong>en</strong>ez.– Où ?– Chez un marchand de confection. »En effet, cette visite était opportune. <strong>Le</strong>s habits dePhileas Fogg et de Fix étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> lambeaux, comme sices deux g<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong> se fuss<strong>en</strong>t battus pour le comptedes honorables Kamerfield et Mandiboy.Une heure après, ils étai<strong>en</strong>t conv<strong>en</strong>ablem<strong>en</strong>t vêtus etcoiffés. Puis ils revinr<strong>en</strong>t à International-Hôtel.Là, Passepartout att<strong>en</strong>dait son maître, armé d’unedemi-douzaine de revolvers-poignards à six coups et àinflammation c<strong>en</strong>trale. Quand il aperçut Fix <strong>en</strong>compagnie de Mr. Fogg, son front s’obscurcit. MaisMrs. Aouda, ayant fait <strong>en</strong> quelques mots le récit de cequi s’était passé, Passepartout se rasséréna.Evidemm<strong>en</strong>t Fix n’était plus un <strong>en</strong>nemi, c’était un allié.Il t<strong>en</strong>ait sa parole.<strong>Le</strong> dîner terminé, un coach fut am<strong>en</strong>é, qui devaitcon<strong>du</strong>ire à la gare les voyageurs et leurs colis. Aumom<strong>en</strong>t de monter <strong>en</strong> voiture, Mr. Fogg dit à Fix :« Vous n’avez pas revu ce colonel Proctor ?– Non, répondit Fix.


– Je revi<strong>en</strong>drai <strong>en</strong> Amérique pour le retrouver, ditfroidem<strong>en</strong>t Phileas Fogg. Il ne serait pas conv<strong>en</strong>ablequ’un citoy<strong>en</strong> anglais se laissât traiter de cette façon. »L’inspecteur sourit et ne répondit pas. Mais, on le voit,Mr. Fogg était de cette race d’Anglais qui, s’ils netolèr<strong>en</strong>t pas le <strong>du</strong>el chez eux, se batt<strong>en</strong>t à l’étranger,quand il s’agit de sout<strong>en</strong>ir leur honneur.À six heures moins un quart, les voyageursatteignai<strong>en</strong>t la gare et trouvai<strong>en</strong>t le train prêt à partir.Au mom<strong>en</strong>t où Mr. Fogg allait s’embarquer, il avisaun employé et, le rejoignant :« Mon ami, lui dit-il, n’y a-t-il pas eu quelquestroubles aujourd’hui à San Francisco ?– C’était un meeting, monsieur, répondit l’employé.– Cep<strong>en</strong>dant, j’ai cru remarquer une certaineanimation dans les rues.– Il s’agissait simplem<strong>en</strong>t d’un meeting organisépour une élection ;– L’élection d’un général <strong>en</strong> chef, sans doute ?demanda Mr. Fogg.– Non, monsieur, d’un juge de paix. »Sur cette réponse, Phileas Fogg monta dans lewagon, et le train partit à toute vapeur.


XXVIDans lequel on pr<strong>en</strong>d le train express<strong>du</strong> chemin de fer <strong>du</strong> Pacifique« Ocean to Ocean » – ainsi dis<strong>en</strong>t les Américains –et ces trois mots devrai<strong>en</strong>t être la dénominationgénérale <strong>du</strong> « grand trunk », qui traverse les États-Unisd’Amérique dans leur plus grande largeur. Mais, <strong>en</strong>réalité, le « Pacific rail-road » se divise <strong>en</strong> deux partiesdistinctes : « C<strong>en</strong>tral Pacific » <strong>en</strong>tre San Francisco etOgd<strong>en</strong>, et « Union Pacific » <strong>en</strong>tre Ogd<strong>en</strong> et Omaha. Làse raccord<strong>en</strong>t cinq lignes distinctes, qui mett<strong>en</strong>t Omaha<strong>en</strong> communication fréqu<strong>en</strong>te avec New York.New York et San Francisco sont donc prés<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>tréunis par un ruban de métal non interrompu qui nemesure pas moins de trois mille sept c<strong>en</strong>t <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong>ixmilles. Entre Omaha et le Pacifique, le chemin defer franchit une contrée <strong>en</strong>core fréqu<strong>en</strong>tée par lesIndi<strong>en</strong>s et les fauves, – vaste ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e de territoire queles Mormons comm<strong>en</strong>cèr<strong>en</strong>t à coloniser vers 1845,après qu’ils eur<strong>en</strong>t été chassés de l’Illinois.


Autrefois, dans les circonstances les plus favorables,on employait six mois pour aller de New York à SanFrancisco. Maint<strong>en</strong>ant, on met sept <strong>jours</strong>.C’est <strong>en</strong> 1862 que, malgré l’opposition des députés<strong>du</strong> Sud, qui voulai<strong>en</strong>t une ligne plus méridionale, letracé <strong>du</strong> rail-road fut arrêté <strong>en</strong>tre la quarante et unièmeet le quarante-deuxième parallèle. <strong>Le</strong> présid<strong>en</strong>t Lincoln,de si regrettée mémoire, fixa lui-même, dans l’État deNebraska, à la ville d’Omaha, la tête de ligne <strong>du</strong>nouveau réseau. <strong>Le</strong>s travaux fur<strong>en</strong>t aussitôt comm<strong>en</strong>céset poursuivis avec cette activité américaine, qui n’est nipaperassière ni bureaucratique. <strong>La</strong> rapidité de la maind’œuvr<strong>en</strong>e devait nuire <strong>en</strong> aucune façon à la bonneexécution <strong>du</strong> chemin. Dans la prairie, on avançait àraison d’un mille et demi par jour. Une locomotive,roulant sur les rails de la veille, apportait les rails <strong>du</strong>l<strong>en</strong>demain, et courait à leur surface au fur et à mesurequ’ils étai<strong>en</strong>t posés.<strong>Le</strong> Pacific rail-road jette plusieurs embranchem<strong>en</strong>tssur son parcours, dans les États de Iowa, <strong>du</strong> Kansas, <strong>du</strong>Colorado et de l’Oregon. En quittant Omaha, il longe larive gauche de Platte-river jusqu’à l’embouchure de labranche <strong>du</strong> nord, suit la branche <strong>du</strong> sud, traverse lesterrains de <strong>La</strong>ramie et les montagnes Wahsatch,con<strong>tour</strong>ne le lac Salé, arrive à <strong>La</strong>ke Salt City, la capitaledes Mormons, s’<strong>en</strong>fonce dans la vallée de la Tuilla,


longe le désert américain, les monts de Cédar etHumboldt, Humboldt-river, la Sierra Nevada, etredesc<strong>en</strong>d par Sacram<strong>en</strong>to jusqu’au Pacifique, sans quece tracé dépasse <strong>en</strong> p<strong>en</strong>te c<strong>en</strong>t douze pieds par mille,même dans la traversée des montagnes Rocheuses.Telle était cette longue artère que les trainsparcourai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> sept <strong>jours</strong>, et qui allait permettre àl’honorable Phileas Fogg – il l’espérait <strong>du</strong> moins – depr<strong>en</strong>dre, le 11, à New York, le paquebot de Liverpool.<strong>Le</strong> wagon occupé par Phileas Fogg était une sorte delong omnibus qui reposait sur deux trains formés de<strong>quatre</strong> roues chacun, dont la mobilité permet d’attaquerdes courbes de petit rayon. À l’intérieur, point decompartim<strong>en</strong>ts : deux files de sièges, disposés dechaque côté, perp<strong>en</strong>diculairem<strong>en</strong>t à l’axe, et <strong>en</strong>trelesquels était réservé un passage con<strong>du</strong>isant auxcabinets de toilette et autres, dont chaque wagon estpourvu. Sur toute la longueur <strong>du</strong> train, les voiturescommuniquai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre elles par des passerelles, et lesvoyageurs pouvai<strong>en</strong>t circuler d’une extrémité à l’autre<strong>du</strong> convoi, qui mettait à leur disposition des wagonssalons,des wagons-terrasses, des wagons-restaurants etdes wagons à cafés. Il n’y manquait que des wagonsthéâtres.Mais il y <strong>en</strong> aura un jour.Sur les passerelles circulai<strong>en</strong>t incessamm<strong>en</strong>t desmarchands de livres et de journaux, débitant leur


comestibles, de cigares, qui ne manquai<strong>en</strong>t point demarchandise, et des v<strong>en</strong>deurs de liqueurs, dechalands.<strong>Le</strong>s voyageurs étai<strong>en</strong>t partis de la station d’Oaklandà six heures <strong>du</strong> soir. Il faisait déjà nuit, – une nuitfroide, sombre, avec un ciel couvert dont les nuagesm<strong>en</strong>açai<strong>en</strong>t de se résoudre <strong>en</strong> neige. <strong>Le</strong> train nemarchait pas avec une grande rapidité. En t<strong>en</strong>antcompte des arrêts, il ne parcourait pas plus de vingtmilles à l’heure, vitesse qui devait, cep<strong>en</strong>dant, luipermettre de franchir les États-Unis dans les tempsréglem<strong>en</strong>taires.On causait peu dans le wagon. D’ailleurs, lesommeil allait bi<strong>en</strong>tôt gagner les voyageurs.Passepartout se trouvait placé auprès de l’inspecteur depolice, mais il ne lui parlait pas. Depuis les derniersévénem<strong>en</strong>ts, leurs relations s’étai<strong>en</strong>t notablem<strong>en</strong>trefroidies. Plus de sympathie, plus d’intimité. Fixn’avait ri<strong>en</strong> changé à sa manière d’être, maisPassepartout se t<strong>en</strong>ait, au contraire, sur une extrêmeréserve, prêt au moindre soupçon à étrangler son anci<strong>en</strong>ami.Une heure après le départ <strong>du</strong> train, la neige tombaneige fine, qui ne pouvait, fort heureusem<strong>en</strong>t, retarderla marche <strong>du</strong> convoi. On n’apercevait plus à travers lesf<strong>en</strong>êtres qu’une imm<strong>en</strong>se nappe blanche, sur laquelle,


<strong>en</strong> déroulant ses volutes, la vapeur de la locomotiveparaissait grisâtre.À huit heures, un « steward » <strong>en</strong>tra dans le wagon etannonça aux voyageurs que l’heure <strong>du</strong> coucher étaitsonnée. Ce wagon était un « sleeping-car », qui <strong>en</strong>quelques minutes, fut transformé <strong>en</strong> dortoir. <strong>Le</strong>sdossiers des bancs se replièr<strong>en</strong>t, des couchettessoigneusem<strong>en</strong>t paquetées se déroulèr<strong>en</strong>t par un systèmeingénieux, des cabines fur<strong>en</strong>t improvisées <strong>en</strong> quelquesinstants, et chaque voyageur eut bi<strong>en</strong>tôt à sa dispositionun lit confortable, que d’épais rideaux déf<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>tcontre tout regard indiscret. <strong>Le</strong>s draps étai<strong>en</strong>t blancs, lesoreillers moelleux. Il n’y avait plus qu’à se coucher et àdormir – ce que chacun fit, comme s’il se fût trouvédans la cabine confortable d’un paquebot –, p<strong>en</strong>dantque le train filait à toute vapeur à travers l’État deCalifornie.Dans cette portion <strong>du</strong> territoire qui s’ét<strong>en</strong>d <strong>en</strong>tre SanFrancisco et Sacram<strong>en</strong>to, le sol est peu accid<strong>en</strong>té. Cettepartie <strong>du</strong> chemin de fer, sous le nom de « C<strong>en</strong>tralPacific road », prit d’abord Sacram<strong>en</strong>to pour point dedépart, et s’avança vers l’est à la r<strong>en</strong>contre de celui quipartait d’Omaha. De San Francisco à la capitale de laCalifornie, la ligne courait directem<strong>en</strong>t au nord-est, <strong>en</strong>longeant American-river, qui se jette dans la baie deSan Pablo. <strong>Le</strong>s c<strong>en</strong>t vingt milles compris <strong>en</strong>tre ces deux


importantes cités fur<strong>en</strong>t franchis <strong>en</strong> six heures, et versminuit, p<strong>en</strong>dant qu’ils dormai<strong>en</strong>t de leur premiersommeil, les voyageurs passèr<strong>en</strong>t à Sacram<strong>en</strong>to. Ils nevir<strong>en</strong>t donc ri<strong>en</strong> de cette ville considérable, siège de lalégislature de l’État de Californie, ni ses beaux quais, nises rues larges, ni ses hôtels spl<strong>en</strong>dides, ni ses squares,ni ses temples.En sortant de Sacram<strong>en</strong>to, le train, après avoirdépassé les stations de Junction, de Roclin, d’Auburn etde Colfax, s’<strong>en</strong>gagea dans le massif de la SierraNevada. Il était sept heures <strong>du</strong> matin quand futtraversée la station de Cisco. Une heure après, le dortoirétait redev<strong>en</strong>u un wagon ordinaire et les voyageurspouvai<strong>en</strong>t à travers les vitres <strong>en</strong>trevoir les points de vuepittoresques de ce montagneux pays. <strong>Le</strong> tracé <strong>du</strong> trainobéissait aux caprices de la Sierra, ici accroché auxflancs de la montagne, là susp<strong>en</strong><strong>du</strong> au-dessus desprécipices, évitant les angles brusques par des courbesaudacieuses, s’élançant dans des gorges étroites quel’on devait croire sans issues. <strong>La</strong> locomotive,étincelante comme une châsse, avec son grand fanal quijetait de fauves lueurs, sa cloche arg<strong>en</strong>tée, son « chassevache», qui s’ét<strong>en</strong>dait comme un éperon, mêlait sessifflem<strong>en</strong>ts et ses mugissem<strong>en</strong>ts à ceux des torr<strong>en</strong>ts etdes cascades, et tordait sa fumée à la noire ramure dessapins.


Peu ou point de tunnels, ni de ponts sur le parcours.<strong>Le</strong> rail-road con<strong>tour</strong>nait le flanc des montagnes, necherchant pas dans la ligne droite le plus court chemind’un point à un autre, et ne viol<strong>en</strong>tant pas la nature.Vers neuf heures, par la vallée de Carson, le trainpénétrait dans l’État de Nevada, suivant tou<strong>jours</strong> ladirection <strong>du</strong> nord-est. À midi, il quittait R<strong>en</strong>o, où lesvoyageurs eur<strong>en</strong>t vingt minutes pour déjeuner.Depuis ce point, la voie ferrée, côtoyant Humboldtriver,s’éleva p<strong>en</strong>dant quelques milles vers le nord, <strong>en</strong>suivant son cours. Puis elle s’infléchit vers l’est, et nedevait plus quitter le cours d’eau avant d’avoir atteintles Humboldt-Ranges, qui lui donn<strong>en</strong>t naissance,presque à l’extrémité ori<strong>en</strong>tale de l’État de Nevada.Après avoir déjeuné, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurscompagnons reprir<strong>en</strong>t leur place dans le wagon. PhileasFogg, la jeune femme, Fix et Passepartout,confortablem<strong>en</strong>t assis, regardai<strong>en</strong>t le paysage varié quipassait sous leurs yeux, – vastes prairies, montagnes seprofilant à l’horizon, « creeks » roulant leurs eauxécumeuses. Parfois, un grand troupeau de bisons, semassant au loin, apparaissait comme une digue mobile.Ces innombrables armées de ruminants oppos<strong>en</strong>tsouv<strong>en</strong>t un insurmontable obstacle au passage destrains. On a vu des milliers de ces animaux défilerp<strong>en</strong>dant plusieurs heures, <strong>en</strong> rangs pressés, au travers


<strong>du</strong> rail-road. <strong>La</strong> locomotive est alors forcée de s’arrêteret d’att<strong>en</strong>dre que la voie soit redev<strong>en</strong>ue libre.Ce fut même ce qui arriva dans cette occasion. Verstrois heures <strong>du</strong> soir, un troupeau de dix à douze milletêtes barra le rail-road. <strong>La</strong> machine, après avoir modérésa vitesse, essaya d’<strong>en</strong>gager son éperon dans le flanc del’imm<strong>en</strong>se colonne, mais elle <strong>du</strong>t s’arrêter devantl’impénétrable masse.On voyait ces ruminants – ces buffalos, comme lesappell<strong>en</strong>t improprem<strong>en</strong>t les Américains – marcher ainside leur pas tranquille, poussant parfois des beuglem<strong>en</strong>tsformidables. Ils avai<strong>en</strong>t une taille supérieure à celle destaureaux d’Europe, les jambes et la queue courtes, legarrot saillant qui formait une bosse musculaire, lescornes écartées à la base, la tête, le cou et les épaulesrecouverts d’une crinière à longs poils. Il ne fallait passonger à arrêter cette migration. Quand les bisons ontadopté une direction, ri<strong>en</strong> ne pourrait ni <strong>en</strong>rayer nimodifier leur marche. C’est un torr<strong>en</strong>t de chair vivantequ’aucune digue ne saurait cont<strong>en</strong>ir.<strong>Le</strong>s voyageurs, dispersés sur les passerelles,regardai<strong>en</strong>t ce curieux spectacle. Mais celui qui devaitêtre le plus pressé de tous, Phileas Fogg, était demeuréà sa place et att<strong>en</strong>dait philosophiquem<strong>en</strong>t qu’il plût auxbuffles de lui livrer passage. Passepartout était furieux<strong>du</strong> retard que causait cette agglomération d’animaux. Il


eût voulu décharger contre eux son ars<strong>en</strong>al derevolvers.« Quel pays ! s’écria-t-il. De simples bœufs quiarrêt<strong>en</strong>t des trains, et qui s’<strong>en</strong> vont là,processionnellem<strong>en</strong>t, sans plus se hâter que s’ils negênai<strong>en</strong>t pas la circulation ! Pardieu ! je voudrais bi<strong>en</strong>savoir si Mr. Fogg avait prévu ce contretemps dans sonprogramme ! Et ce mécanici<strong>en</strong> qui n’ose pas lancer samachine à travers ce bétail <strong>en</strong>combrant ! »<strong>Le</strong> mécanici<strong>en</strong> n’avait point t<strong>en</strong>té de r<strong>en</strong>verserl’obstacle, et il avait prudemm<strong>en</strong>t agi. Il eût écrasé sansdoute les premiers buffles attaqués par l’éperon de lalocomotive ; mais, si puissante qu’elle fût, la machineeût été arrêtée bi<strong>en</strong>tôt, un déraillem<strong>en</strong>t se seraitinévitablem<strong>en</strong>t pro<strong>du</strong>it, et le train fût resté <strong>en</strong> détresse.<strong>Le</strong> mieux était donc d’att<strong>en</strong>dre patiemm<strong>en</strong>t, quitte<strong>en</strong>suite à regagner le temps per<strong>du</strong> par une accélérationde la marche <strong>du</strong> train. <strong>Le</strong> défilé des bisons <strong>du</strong>ra troisgrandes heures, et la voie ne redevint libre qu’à la nuittombante. À ce mom<strong>en</strong>t, les derniers rangs <strong>du</strong> troupeautraversai<strong>en</strong>t les rails, tandis que les premiersdisparaissai<strong>en</strong>t au-dessous de l’horizon <strong>du</strong> sud.Il était donc huit heures, quand le train franchit lesdéfilés des Humboldt-Ranges, et neuf heures et demie,lorsqu’il pénétra sur le territoire de l’Utah, la région <strong>du</strong>grand lac Salé, le curieux pays des Mormons.


XXVIIDans lequel Passepartout suit, avec une vitesse de vingtmilles à l’heure, un cours de l’histoire mormoneP<strong>en</strong>dant la nuit <strong>du</strong> 5 au 6 décembre, le train courutau sud-est sur un espace de cinquante milles <strong>en</strong>viron ;puis il remonta d’autant vers le nord-est, <strong>en</strong>s’approchant <strong>du</strong> grand lac Salé.Passepartout, vers neuf heures <strong>du</strong> matin, vintpr<strong>en</strong>dre l’air sur les passerelles. <strong>Le</strong> temps était froid, leciel gris, mais il ne neigeait plus. <strong>Le</strong> disque <strong>du</strong> soleil,élargi par les brumes, apparaissait comme une énormepièce d’or, et Passepartout s’occupait à <strong>en</strong> calculer lavaleur <strong>en</strong> livres sterling, quand il fut distrait de cet utiletravail par l’apparition d’un personnage assez étrange.Ce personnage, qui avait pris le train à la stationd’Elko, était un homme de haute taille, très brun,moustaches noires, bas noirs, chapeau de soie noir, giletnoir, pantalon noir, cravate blanche, gants de peau dechi<strong>en</strong>. On eût dit un révér<strong>en</strong>d. Il allait d’une extrémité<strong>du</strong> train à l’autre, et, sur la portière de chaque wagon, il


collait avec des pains à cacheter une notice écrite à lamain.Passepartout s’approcha et lut sur une de ces noticesque l’honorable « elder » William Hitch, missionnairemormon, profitant de sa prés<strong>en</strong>ce sur le train no 48,ferait, de onze heures à midi, dans le car no 117, uneconfér<strong>en</strong>ce sur le mormonisme –, invitant à l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dretous les g<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong> soucieux de s’instruire touchant lesmystères de la religion des « Saints des derniers <strong>jours</strong> ».« Certes, j’irai », se dit Passepartout, qui neconnaissait guère <strong>du</strong> mormonisme que ses usagespolygames, base de la société mormone.<strong>La</strong> nouvelle se répandit rapidem<strong>en</strong>t dans le train, quiemportait une c<strong>en</strong>taine de voyageurs. Sur ce nombre,tr<strong>en</strong>te au plus, alléchés par l’appât de la confér<strong>en</strong>ce,occupai<strong>en</strong>t à onze heures les banquettes <strong>du</strong> car no 117.Passepartout figurait au premier rang des fidèles. Ni sonmaître ni Fix n’avai<strong>en</strong>t cru devoir se déranger.À l’heure dite, l’elder William Hitch se leva, etd’une voix assez irritée, comme s’il eût été contreditd’avance, il s’écria :« Je vous dis, moi, que Joe Smyth est un martyr, queson frère Hyram est un martyr, et que les persécutions<strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t de l’Union contre les prophètes vontfaire égalem<strong>en</strong>t un martyr de Brigham Young ! Qui


oserait sout<strong>en</strong>ir le contraire ? »Personne ne se hasarda à contredire le missionnaire,dont l’exaltation contrastait avec sa physionomi<strong>en</strong>aturellem<strong>en</strong>t calme. Mais, sans doute, sa colères’expliquait par ce fait que le mormonisme étaitactuellem<strong>en</strong>t soumis à de <strong>du</strong>res épreuves. Et, <strong>en</strong> effet, legouvernem<strong>en</strong>t des États-Unis v<strong>en</strong>ait, non sans peine, deré<strong>du</strong>ire ces fanatiques indép<strong>en</strong>dants. Il s’était r<strong>en</strong><strong>du</strong>maître de l’Utah, et l’avait soumis aux lois de l’Union,après avoir emprisonné Brigham Young, accusé derébellion et de polygamie. Depuis cette époque, lesdisciples <strong>du</strong> prophète redoublai<strong>en</strong>t leurs efforts, et, <strong>en</strong>att<strong>en</strong>dant les actes, ils résistai<strong>en</strong>t par la parole auxprét<strong>en</strong>tions <strong>du</strong> Congrès.On le voit, l’elder William Hitch faisait <strong>du</strong>prosélytisme jusqu’<strong>en</strong> chemin de fer.Et alors il raconta, <strong>en</strong> passionnant son récit par leséclats de sa voix et la viol<strong>en</strong>ce de ses gestes, l’histoire<strong>du</strong> mormonisme, depuis les temps bibliques :« comm<strong>en</strong>t, dans Israël, un prophète mormon de la tribude Joseph publia les annales de la religion nouvelle, etles légua à son fils Morom ; comm<strong>en</strong>t, bi<strong>en</strong> des sièclesplus tard, une tra<strong>du</strong>ction de ce précieux livre, écrit <strong>en</strong>caractères égypti<strong>en</strong>s, fut faite par Joseph Smyth junior,fermier de l’État de Vermont, qui se révéla commeprophète mystique <strong>en</strong> 1825 ; comm<strong>en</strong>t, <strong>en</strong>fin, un


messager céleste lui apparut dans une forêt lumineuse etlui remit les annales <strong>du</strong> Seigneur ».En ce mom<strong>en</strong>t, quelques auditeurs, peu intéresséspar le récit rétrospectif <strong>du</strong> missionnaire, quittèr<strong>en</strong>t lewagon ; mais William Hitch, continuant, raconta« comm<strong>en</strong>t Smyth junior, réunissant son père, ses deuxfrères et quelques disciples, fonda la religion des Saintsdes derniers <strong>jours</strong> –, religion qui, adoptée nonseulem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Amérique, mais <strong>en</strong> Angleterre, <strong>en</strong>Scandinavie, <strong>en</strong> Allemagne, compte parmi ses fidèlesdes artisans et aussi nombre de g<strong>en</strong>s exerçant desprofessions libérales ; comm<strong>en</strong>t une colonie fut fondéedans l’Ohio ; comm<strong>en</strong>t un temple fut élevé au prix dedeux c<strong>en</strong>t mille dollars et une ville bâtie à Kirkland ;comm<strong>en</strong>t Smyth devint un audacieux banquier et reçutd’un simple montreur de momies un papyrus cont<strong>en</strong>antun récit écrit de la main d’Abraham et autres célèbresEgypti<strong>en</strong>s ».Cette narration dev<strong>en</strong>ant un peu longue, les rangsdes auditeurs s’éclaircir<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core, et le public ne secomposa plus que d’une vingtaine, de personnes.Mais l’elder, sans s’inquiéter de cette désertion,raconta avec détail « comme quoi Joe Smyth fitbanqueroute <strong>en</strong> 1837 ; comme quoi ses actionnairesruinés l’<strong>en</strong><strong>du</strong>isir<strong>en</strong>t de goudron et le roulèr<strong>en</strong>t dans laplume ; comme quoi on le retrouva, plus honorable et


plus honoré que jamais, quelques années après, àIndep<strong>en</strong>dance, dans le Missouri, et chef d’unecommunauté florissante, qui ne comptait pas moins detrois mille disciples, et qu’alors, poursuivi par la hainedes g<strong>en</strong>tils, il <strong>du</strong>t fuir dans le Far West américain ».Dix auditeurs étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core là, et parmi euxl’honnête Passepartout, qui écoutait de toutes sesoreilles. Ce fut ainsi qu’il apprit « comm<strong>en</strong>t, après delongues persécutions, Smyth reparut dans l’Illinois etfonda <strong>en</strong> 1839, sur les bords <strong>du</strong> Mississippi, Nauvoo-la-Belle, dont la population s’éleva jusqu’à vingt-cinqmille âmes ; comm<strong>en</strong>t Smyth <strong>en</strong> devint le maire, le jugesuprême et le général <strong>en</strong> chef ; comm<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> 1843, ilposa sa candidature à la présid<strong>en</strong>ce des États-Unis, etcomm<strong>en</strong>t <strong>en</strong>fin, attiré dans un guet-ap<strong>en</strong>s, à Carthage, ilfut jeté <strong>en</strong> prison et assassiné par une bande d’hommesmasqués ».En ce mom<strong>en</strong>t, Passepartout était absolum<strong>en</strong>t seuldans le wagon, et l’elder, le regardant <strong>en</strong> face, lefascinant par ses paroles, lui rappela que, deux ansaprès l’assassinat de Smyth, son successeur, le prophèteinspiré, Brigham Young, abandonnant Nauvoo, vints’établir aux bords <strong>du</strong> lac Salé, et que là, sur cetadmirable territoire, au milieu de cette contrée fertile,sur le chemin des émigrants qui traversai<strong>en</strong>t l’Utah pourse r<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> Californie, la nouvelle colonie, grâce aux


principes polygames <strong>du</strong> mormonisme, prit uneext<strong>en</strong>sion énorme.« Et voilà, ajouta William Hitch, voilà pourquoi lajalousie <strong>du</strong> Congrès s’est exercée contre nous !pourquoi les soldats de l’Union ont foulé le sol del’Utah ! pourquoi notre chef, le prophète BrighamYoung, a été emprisonné au mépris de toute justice !Céderons-nous à la force ? Jamais ! Chassés <strong>du</strong>Vermont, chassés de l’Illinois, chassés de l’Ohio,chassés <strong>du</strong> Missouri, chassés de l’Utah, nousretrouverons <strong>en</strong>core quelque territoire indép<strong>en</strong>dant oùnous planterons notre t<strong>en</strong>te... Et vous, mon fidèle,ajouta l’elder <strong>en</strong> fixant sur son unique auditeur desregards courroucés, planterez-vous la vôtre à l’ombrede notre drapeau ?– Non », répondit bravem<strong>en</strong>t Passepartout, quis’<strong>en</strong>fuit à son <strong>tour</strong>, laissant l’énergumène prêcher dansle désert. Mais p<strong>en</strong>dant cette confér<strong>en</strong>ce, le train avaitmarché rapidem<strong>en</strong>t, et, vers midi et demi, il touchait àsa pointe nord-ouest le grand lac Salé. De là, on pouvaitembrasser, sur un vaste périmètre, l’aspect de cette merintérieure, qui porte aussi le nom de mer Morte et danslaquelle se jette un Jourdain d’Amérique. <strong>La</strong>cadmirable, <strong>en</strong>cadré de belles roches sauvages, à largesassises, <strong>en</strong>croûtées de sel banc, superbe nappe d’eau quicouvrait autrefois un espace plus considérable ; mais


avec le temps, ses bords, montant peu à peu, ont ré<strong>du</strong>itsa superficie <strong>en</strong> accroissant sa profondeur.<strong>Le</strong> lac Salé, long de soixante-dix milles <strong>en</strong>viron,large de tr<strong>en</strong>te-cinq, est situé à trois mille huit c<strong>en</strong>tspieds au-dessus <strong>du</strong> niveau de la mer. Bi<strong>en</strong> différ<strong>en</strong>t <strong>du</strong>lac Asphaltite, dont la dépression accuse douze c<strong>en</strong>tspieds au-dessous, sa salure est considérable, et ses eauxti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>en</strong> dissolution le quart de leur poids de matièresolide. <strong>Le</strong>ur pesanteur spécifique est de 1170, celle del’eau distillée étant 1000. Aussi les poissons n’ypeuv<strong>en</strong>t vivre. Ceux qu’y jett<strong>en</strong>t le Jourdain, le Weberet autres creeks, y périss<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong>tôt ; mais il n’est pasvrai que la d<strong>en</strong>sité de ses eaux soit telle qu’un homm<strong>en</strong>’y puisse plonger.Au<strong>tour</strong> <strong>du</strong> lac, la campagne était admirablem<strong>en</strong>tcultivée, car les Mormons s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t aux travaux de laterre : des ranchos et des corrals pour les animauxdomestiques, des champs de blé, de maïs, de sorgho,des prairies luxuriantes, partout des haies de rosierssauvages, des bouquets d’acacias et d’euphorbes, tel eûtété l’aspect de cette contrée, six mois plus tard ; mais <strong>en</strong>ce mom<strong>en</strong>t le sol disparaissait sous une mince couchede neige, qui le poudrait légèrem<strong>en</strong>t.À deux heures, les voyageurs desc<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t à lastation d’Ogd<strong>en</strong>. <strong>Le</strong> train ne devant repartir qu’à sixheures, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs deux


compagnons avai<strong>en</strong>t donc le temps de se r<strong>en</strong>dre à laCité des Saints par le petit embranchem<strong>en</strong>t qui sedétache de la station d’Ogd<strong>en</strong>. Deux heures suffisai<strong>en</strong>tà visiter cette ville absolum<strong>en</strong>t américaine et, commetelle, bâtie sur le patron de toutes les villes de l’Union,vastes échiquiers à longues lignes froides, avec « latristesse lugubre des angles droits », suivantl’expression de Victor Hugo. <strong>Le</strong> fondateur de la Citédes Saints ne pouvait échapper à ce besoin de symétriequi distingue les Anglo-Saxons. Dans ce singulier pays,où les hommes ne sont certainem<strong>en</strong>t pas à la hauteurdes institutions, tout se fait « carrém<strong>en</strong>t », les villes, lesmaisons et les sottises.À trois heures, les voyageurs se prom<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t doncpar les rues de la cité, bâtie <strong>en</strong>tre la rive <strong>du</strong> Jourdain etles premières on<strong>du</strong>lations des monts Wahsatch. Ils yremarquèr<strong>en</strong>t peu ou point d’églises, mais, commemonum<strong>en</strong>ts, la maison <strong>du</strong> prophète, la Court-house etl’ars<strong>en</strong>al ; puis, des maisons de brique bleuâtre avecvérandas et galeries, <strong>en</strong><strong>tour</strong>ées de jardins, bordéesd’acacias, de palmiers et de caroubiers. Un mur d’argileet de cailloux, construit <strong>en</strong> 1853, ceignait la ville. Dansla principale rue, où se ti<strong>en</strong>t le marché, s’élevai<strong>en</strong>tquelques hôtels ornés de pavillons, et <strong>en</strong>tre autres <strong>La</strong>ke-Salthouse.Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvèr<strong>en</strong>t pas la


cité fort peuplée. <strong>Le</strong>s rues étai<strong>en</strong>t presque désertes, –sauf toutefois la partie <strong>du</strong> Temple, qu’ils n’atteignir<strong>en</strong>tqu’après avoir traversé plusieurs quartiers <strong>en</strong><strong>tour</strong>és depalissades. <strong>Le</strong>s femmes étai<strong>en</strong>t assez nombreuses, cequi s’explique par la composition singulière desménages mormons. Il ne faut pas croire, cep<strong>en</strong>dant, quetous les Mormons soi<strong>en</strong>t polygames. On est libre, maisil est bon de remarquer que ce sont les citoy<strong>en</strong>nes del’Utah qui ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t surtout à être épousées, car, suivantla religion <strong>du</strong> pays, le ciel mormon n’admet point à lapossession de ses béatitudes les célibataires <strong>du</strong> sexeféminin. Ces pauvres créatures ne paraissai<strong>en</strong>t ni aiséesni heureuses. Quelques-unes, les plus riches sans doute,portai<strong>en</strong>t une jaquette de soie noire ouverte à la taille,sous une capuche ou un châle fort modeste. <strong>Le</strong>s autresn’étai<strong>en</strong>t vêtues que d’indi<strong>en</strong>ne.Passepartout, lui, <strong>en</strong> sa qualité de garçon convaincu,ne regardait pas sans un certain effroi ces Mormoneschargées de faire à plusieurs le bonheur d’un seulMormon. Dans son bon s<strong>en</strong>s, c’était le mari qu’ilplaignait surtout. Cela lui paraissait terrible d’avoir àguider tant de dames à la fois au travers des vicissitudesde la vie, à les con<strong>du</strong>ire ainsi <strong>en</strong> troupe jusqu’au paradismormon, avec cette perspective de les y retrouver pourl’éternité <strong>en</strong> compagnie <strong>du</strong> glorieux Smyth, qui devaitfaire l’ornem<strong>en</strong>t de ce lieu de délices. Décidém<strong>en</strong>t, il nese s<strong>en</strong>tait pas la vocation, et il trouvait – peut-être


s’abusait-il <strong>en</strong> ceci – que les citoy<strong>en</strong>nes de Great-<strong>La</strong>ke-City jetai<strong>en</strong>t sur sa personne des regards un peuinquiétants.Très heureusem<strong>en</strong>t, son séjour dans la Cité desSaints ne devait pas se prolonger. À <strong>quatre</strong> heuresmoins quelques minutes, les voyageurs se retrouvai<strong>en</strong>t àla gare et repr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t leur place dans leurs wagons.<strong>Le</strong> coup de sifflet se fit <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre ; mais au mom<strong>en</strong>toù les roues motrices de la locomotive, patinant sur lesrails, comm<strong>en</strong>çai<strong>en</strong>t à imprimer au train quelquevitesse, ces cris : « Arrêtez ! arrêtez ! » ret<strong>en</strong>tir<strong>en</strong>t.On n’arrête pas un train <strong>en</strong> marche. <strong>Le</strong> g<strong>en</strong>tlemanqui proférait ces cris était évidemm<strong>en</strong>t un Mormonattardé. Il courait à perdre haleine. Heureusem<strong>en</strong>t pourlui, la gare n’avait ni portes ni barrières. Il s’élançadonc sur la voie, sauta sur le marchepied de la dernièrevoiture, et tomba essoufflé sur une des banquettes <strong>du</strong>wagon.Passepartout, qui avait suivi avec émotion lesincid<strong>en</strong>ts de cette gymnastique, vint contempler ceretardataire, auquel il s’intéressa vivem<strong>en</strong>t, quand ilapprit que ce citoy<strong>en</strong> de l’Utah n’avait ainsi pris la fuitequ’à la suite d’une scène de ménage.Lorsque le Mormon eut repris haleine, Passepartoutse hasarda à lui demander polim<strong>en</strong>t combi<strong>en</strong> il avait de


femmes, à lui tout seul, – et à la façon dont il v<strong>en</strong>ait dedécamper, il lui <strong>en</strong> supposait une vingtaine au moins.« Une, monsieur ! répondit le Mormon <strong>en</strong> levant lesbras au ciel, une, et c’était assez ! »


XXVIIIDans lequel Passepartout ne put parv<strong>en</strong>ir à faire<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre le langage de la raison<strong>Le</strong> train, <strong>en</strong> quittant Great-Salt-<strong>La</strong>ke et la stationd’Ogd<strong>en</strong>, s’éleva p<strong>en</strong>dant une heure vers le nord,jusqu’à Weber-river, ayant franchi neuf c<strong>en</strong>ts milles<strong>en</strong>viron depuis San Francisco. À partir de ce point, ilreprit la direction de l’est à travers le massif accid<strong>en</strong>tédes monts Wahsatch. C’est dans cette partie <strong>du</strong>territoire, comprise <strong>en</strong>tre ces montagnes et lesmontagnes Rocheuses proprem<strong>en</strong>t dites, que lesingénieurs américains ont été aux prises avec les plussérieuses difficultés. Aussi, dans ce parcours, lasubv<strong>en</strong>tion <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t de l’Union s’est-elleélevée à quarante-huit mille dollars par mille, tandisqu’elle n’était que de seize mille dollars <strong>en</strong> plaine ;mais les ingénieurs, ainsi qu’il a été dit, n’ont pasviol<strong>en</strong>té la nature, ils ont rusé avec elle, <strong>tour</strong>nant lesdifficultés, et pour atteindre le grand bassin, un seultunnel, long de quatorze mille pieds, a été percé danstout le parcours <strong>du</strong> rail-road.


C’était au lac Salé même que le tracé avait atteintjusqu’alors sa plus haute cote d’altitude. Depuis cepoint, son profil décrivait une courbe très allongée,s’abaissant vers la vallée <strong>du</strong> Bitter-creek, pour remonterjusqu’au point de partage des eaux <strong>en</strong>tre l’Atlantique etle Pacifique. <strong>Le</strong>s rios étai<strong>en</strong>t nombreux dans cettemontagneuse région. Il fallut franchir sur des ponceauxle Muddy, le Gre<strong>en</strong> et autres. Passepartout était dev<strong>en</strong>uplus impati<strong>en</strong>t à mesure qu’il s’approchait <strong>du</strong> but. MaisFix, à son <strong>tour</strong>, aurait voulu être déjà sorti de cettedifficile contrée. Il craignait les retards, il redoutait lesaccid<strong>en</strong>ts, et était plus pressé que Phileas Fogg luimêmede mettre le pied sur la terre anglaise !À dix heures <strong>du</strong> soir, le train s’arrêtait à la station deFort-Bridger, qu’il quitta presque aussitôt, et, vingtmilles plus loin, il <strong>en</strong>trait dans l’État de Wyoming,l’anci<strong>en</strong> Dakota –, <strong>en</strong> suivant toute la vallée <strong>du</strong>Bittercreek, d’où s’écoul<strong>en</strong>t une partie des eaux quiform<strong>en</strong>t le système hydrographique <strong>du</strong> Colorado.<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain, 7 décembre, il y eut un quart d’heured’arrêt à la station de Gre<strong>en</strong>-river. <strong>La</strong> neige avait tombép<strong>en</strong>dant la nuit assez abondamm<strong>en</strong>t, mais, mêlée à de lapluie, à demi fon<strong>du</strong>e, elle ne pouvait gêner la marche <strong>du</strong>train. Toutefois, ce mauvais temps ne laissa pasd’inquiéter Passepartout, car l’accumulation des neiges,<strong>en</strong> embourbant les roues des wagons, eût certainem<strong>en</strong>t


compromis le voyage.« Aussi, quelle idée, se disait-il, mon maître a-t-ileue de voyager p<strong>en</strong>dant l’hiver ! Ne pouvait-il att<strong>en</strong>drela belle saison pour augm<strong>en</strong>ter ses chances ? »Mais, <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t, où l’honnête garçon ne sepréoccupait que de l’état <strong>du</strong> ciel et de l’abaissem<strong>en</strong>t dela température, Mrs. Aouda éprouvait des craintes plusvives, qui prov<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t d’une tout autre cause.En effet, quelques voyageurs étai<strong>en</strong>t desc<strong>en</strong><strong>du</strong>s deleur wagon, et se prom<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t sur le quai de la gare deGre<strong>en</strong>-river, <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant le départ <strong>du</strong> train. Or, àtravers la vitre, la jeune femme reconnut parmi eux lecolonel Stamp W. Proctor, cet Américain qui s’était sigrossièrem<strong>en</strong>t comporté à l’égard de Phileas Foggp<strong>en</strong>dant le meeting de San Francisco. Mrs. Aouda, nevoulant pas être vue, se rejeta <strong>en</strong> arrière.Cette circonstance impressionna vivem<strong>en</strong>t la jeunefemme. Elle s’était attachée à l’homme qui, sifroidem<strong>en</strong>t que ce fût, lui donnait chaque jour lesmarques <strong>du</strong> plus absolu dévouem<strong>en</strong>t. Elle necompr<strong>en</strong>ait pas, sans doute, toute la profondeur <strong>du</strong>s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t que lui inspirait son sauveur, et à ces<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t elle ne donnait <strong>en</strong>core que le nom dereconnaissance, mais, à son insu, il y avait plus quecela. Aussi son cœur se serra-t-il, quand elle reconnut legrossier personnage auquel Mr. Fogg voulait tôt ou tard


demander raison de sa con<strong>du</strong>ite. Evidemm<strong>en</strong>t, c’était lehasard seul qui avait am<strong>en</strong>é dans ce train le colonelProctor, mais <strong>en</strong>fin il y était, et il fallait empêcher à toutprix que Phileas Fogg aperçût son adversaire.Mrs. Aouda, lorsque le train se fut remis <strong>en</strong> route,profita d’un mom<strong>en</strong>t où sommeillait Mr. Fogg pourmettre Fix et Passepartout au courant de la situation.« Ce Proctor est dans le train ! s’écria Fix. Eh bi<strong>en</strong>,rassurez-vous, madame, avant d’avoir affaire au sieur...à Mr. Fogg, il aura affaire à moi ! Il me semble que,dans tout ceci, c’est <strong>en</strong>core moi qui ai reçu les plusgraves insultes !– Et, de plus, ajouta Passepartout, je me charge delui, tout colonel qu’il est.– Monsieur Fix, reprit Mrs. Aouda, Mr. Fogg nelaissera à personne le soin de le v<strong>en</strong>ger. Il est homme, ill’a dit, à rev<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> Amérique pour retrouver cetinsulteur. Si donc il aperçoit le colonel Proctor, nous nepourrons empêcher une r<strong>en</strong>contre, qui peut am<strong>en</strong>er dedéplorables résultats. Il faut donc qu’il ne le voie pas.– Vous avez raison, madame, répondit Fix, uner<strong>en</strong>contre pourrait tout perdre. Vainqueur ou vaincu,Mr. Fogg serait retardé, et...– Et, ajouta Passepartout, cela ferait le jeu desg<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong> <strong>du</strong> Reform-Club. Dans <strong>quatre</strong> <strong>jours</strong> nous


serons à New York ! Eh bi<strong>en</strong>, si p<strong>en</strong>dant <strong>quatre</strong> <strong>jours</strong>mon maître ne quitte pas son wagon, on peut espérerque le hasard ne le mettra pas face à face avec cemaudit Américain, que Dieu confonde ! Or, noussaurons bi<strong>en</strong> l’empêcher... »<strong>La</strong> conversation fut susp<strong>en</strong><strong>du</strong>e. Mr. Fogg s’étaitréveillé, et regardait la campagne à travers la vitretachetée de neige. Mais, plus tard, et sans être <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>de son maître ni de Mrs. Aouda, Passepartout dit àl’inspecteur de police :« Est-ce que vraim<strong>en</strong>t vous vous battriez pour lui ?– Je ferai tout pour le ram<strong>en</strong>er vivant <strong>en</strong> Europe ! »répondit simplem<strong>en</strong>t Fix, d’un ton qui marquait uneimplacable volonté.Passepartout s<strong>en</strong>tit comme un frisson lui courir parle corps, mais ses convictions à l’<strong>en</strong>droit de son maîtr<strong>en</strong>e faiblir<strong>en</strong>t pas.Et maint<strong>en</strong>ant, y avait-il un moy<strong>en</strong> quelconque deret<strong>en</strong>ir Mr. Fogg dans ce compartim<strong>en</strong>t pour prév<strong>en</strong>irtoute r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre le colonel et lui ? Cela ne pouvaitêtre difficile, le g<strong>en</strong>tleman étant d’un naturel peuremuant et peu curieux. En tout cas, l’inspecteur depolice crut avoir trouvé ce moy<strong>en</strong>, car, quelquesinstants plus tard, il disait à Phileas Fogg :« Ce sont de longues et l<strong>en</strong>tes heures, monsieur, que


celles que l’on passe ainsi <strong>en</strong> chemin de fer.– En effet, répondit le g<strong>en</strong>tleman, mais elles pass<strong>en</strong>t.À bord des paquebots, reprit l’inspecteur, vous aviezl’habitude de faire votre whist ?– Oui, répondit Phileas Fogg, mais ici ce seraitdifficile. Je n’ai ni cartes ni part<strong>en</strong>aires.– Oh ! les cartes, nous trouverons bi<strong>en</strong> à les acheter.On v<strong>en</strong>d de tout dans les wagons américains. Quant auxpart<strong>en</strong>aires, si, par hasard, madame...– Certainem<strong>en</strong>t, monsieur, répondit vivem<strong>en</strong>t lajeune femme, je connais le whist. Cela fait partie del’é<strong>du</strong>cation anglaise.– Et moi, reprit Fix, j’ai quelques prét<strong>en</strong>tions à bi<strong>en</strong>jouer ce jeu. Or, à nous trois et un mort...– Comme il vous plaira, monsieur », réponditPhileas Fogg, <strong>en</strong>chanté de repr<strong>en</strong>dre son jeu favori –,même <strong>en</strong> chemin de fer.Passepartout fut dépêché à la recherche <strong>du</strong> steward,et il revint bi<strong>en</strong>tôt avec deux jeux complets, des fiches,des jetons et une tablette recouverte de drap. Ri<strong>en</strong> nemanquait. <strong>Le</strong> jeu comm<strong>en</strong>ça. Mrs. Aouda savait trèssuffisamm<strong>en</strong>t le whist, et elle reçut même quelquescomplim<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> sévère Phileas Fogg. Quant àl’inspecteur, il était tout simplem<strong>en</strong>t de première force,et digne de t<strong>en</strong>ir tête au g<strong>en</strong>tleman.


« Maint<strong>en</strong>ant, se dit Passepartout à lui-même, nousle t<strong>en</strong>ons. Il ne bougera plus ! »À onze heures <strong>du</strong> matin, le train avait atteint le pointde partage des eaux des deux océans. C’était à Passe-Bridger, à une hauteur de sept mille cinq c<strong>en</strong>t vingt<strong>quatre</strong>pieds anglais au-dessus <strong>du</strong> niveau de la mer, undes plus hauts points touchés par le profil <strong>du</strong> tracé dansce passage à travers les montagnes Rocheuses. Aprèsdeux c<strong>en</strong>ts milles <strong>en</strong>viron, les voyageurs se trouverai<strong>en</strong>t<strong>en</strong>fin sur ces longues plaines qui s’ét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t jusqu’àl’Atlantique, et que la nature r<strong>en</strong>dait si propices àl’établissem<strong>en</strong>t d’une voie ferrée. Sur le versant <strong>du</strong>bassin atlantique se développai<strong>en</strong>t déjà les premiersrios, afflu<strong>en</strong>ts ou sous-afflu<strong>en</strong>ts de North-Platte-river.Tout l’horizon <strong>du</strong> nord et de l’est était couvert par cetteimm<strong>en</strong>se courtine semi-circulaire, qui forme la portionsept<strong>en</strong>trionale des Rocky-Mountains, dominée par lepic de <strong>La</strong>ramie. Entre cette courbure et la ligne de fers’ét<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t de vastes plaines, largem<strong>en</strong>t arrosées. Surla droite <strong>du</strong> rail-road s’étageai<strong>en</strong>t les premières rampes<strong>du</strong> massif montagneux qui s’arrondit au sud jusqu’auxsources de la rivière de l’Arkansas, l’un des grandstributaires <strong>du</strong> Missouri.À midi et demi, les voyageurs <strong>en</strong>trevoyai<strong>en</strong>t uninstant le fort Halleck, qui commande cette contrée.Encore quelques heures, et la traversée des montagnes


Rocheuses serait accomplie. On pouvait donc espérerqu’aucun accid<strong>en</strong>t ne signalerait le passage <strong>du</strong> train àtravers cette difficile région. <strong>La</strong> neige avait cessé detomber. <strong>Le</strong> temps se mettait au froid sec. De grandsoiseaux, effrayés par la locomotive, s’<strong>en</strong>fuyai<strong>en</strong>t auloin. Aucun fauve, ours ou loup, ne se montrait sur laplaine. C’était le désert dans son imm<strong>en</strong>se nudité.Après un déjeuner assez confortable, servi dans lewagon même, Mr. Fogg et ses part<strong>en</strong>aires v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t derepr<strong>en</strong>dre leur interminable whist, quand de viol<strong>en</strong>tscoups de sifflet se fir<strong>en</strong>t <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre. <strong>Le</strong> train s’arrêta.Passepartout mit la tête à la portière et ne vit ri<strong>en</strong> quimotivât cet arrêt. Aucune station n’était <strong>en</strong> vue.Mrs. Aouda et Fix pur<strong>en</strong>t craindre un instant queMr. Fogg ne songeât à desc<strong>en</strong>dre sur la voie. Mais leg<strong>en</strong>tleman se cont<strong>en</strong>ta de dire à son domestique :« Voyez donc ce que c’est. »Passepartout s’élança hors <strong>du</strong> wagon. Unequarantaine de voyageurs avai<strong>en</strong>t déjà quitté leursplaces, et parmi eux le colonel Stamp W. Proctor.<strong>Le</strong> train était arrêté devant un signal <strong>tour</strong>né au rougequi fermait la voie. <strong>Le</strong> mécanici<strong>en</strong> et le con<strong>du</strong>cteur,étant desc<strong>en</strong><strong>du</strong>s, discutai<strong>en</strong>t assez vivem<strong>en</strong>t avec ungarde-voie, que le chef de gare de Medicine-Bow, lastation prochaine, avait <strong>en</strong>voyé au-devant <strong>du</strong> train. Des


voyageurs s’étai<strong>en</strong>t approchés et pr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t part à ladiscussion, – <strong>en</strong>tre autres le susdit colonel Proctor, avecson verbe haut et ses gestes impérieux.Passepartout, ayant rejoint le groupe, <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dit legarde-voie qui disait :« Non ! il n’y a pas moy<strong>en</strong> de passer ! <strong>Le</strong> pont deMedicine-Bow est ébranlé et ne supporterait pas lepoids <strong>du</strong> train. »Ce pont, dont il était question, était un pontsusp<strong>en</strong><strong>du</strong>, jeté sur un rapide, à un mille de l’<strong>en</strong>droit oùle convoi s’était arrêté. Au dire <strong>du</strong> garde-voie, ilm<strong>en</strong>açait ruine, plusieurs des fils étai<strong>en</strong>t rompus, et ilétait impossible d’<strong>en</strong> risquer le passage. <strong>Le</strong> garde-voi<strong>en</strong>’exagérait donc <strong>en</strong> aucune façon <strong>en</strong> affirmant qu’on nepouvait passer. Et d’ailleurs, avec les habitudesd’insouciance des Américains, on peut dire que, quandils se mett<strong>en</strong>t à être prud<strong>en</strong>ts, il y aurait folie à ne pasl’être.Passepartout, n’osant aller prév<strong>en</strong>ir son maître,écoutait, les d<strong>en</strong>ts serrées, immobile comme une statue.« Ah çà ! s’écria le colonel Proctor, nous n’allonspas, j’imagine, rester ici à pr<strong>en</strong>dre racine dans la neige !– Colonel, répondit le con<strong>du</strong>cteur, on a télégraphié àla station d’Omaha pour demander un train, mais iln’est pas probable qu’il arrive à Medicine-Bow avant


six heures.– Six heures ! s’écria Passepartout.– Sans doute, répondit le con<strong>du</strong>cteur. D’ailleurs, cetemps nous sera nécessaire pour gagner à pied lastation.– À pied ! s’écrièr<strong>en</strong>t tous les voyageurs.– Mais à quelle distance est donc cette station ?demanda l’un d’eux au con<strong>du</strong>cteur.– À douze milles, de l’autre côté de la rivière.– Douze milles dans la neige ! » s’écria Stamp W.Proctor.<strong>Le</strong> colonel lança une bordée de jurons, s’<strong>en</strong> pr<strong>en</strong>antà la compagnie, s’<strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ant au con<strong>du</strong>cteur, etPassepartout, furieux, n’était pas loin de faire chorusavec lui. Il y avait là un obstacle matériel contre lequeléchouerai<strong>en</strong>t, cette fois, toutes les bank-notes de sonmaître.Au surplus, le désappointem<strong>en</strong>t était général parmiles voyageurs, qui, sans compter le retard, se voyai<strong>en</strong>tobligés à faire une quinzaine de milles à travers laplaine couverte de neige. Aussi était-ce un brouhaha,des exclamations, des vociférations, qui aurai<strong>en</strong>tcertainem<strong>en</strong>t attiré l’att<strong>en</strong>tion de Phileas Fogg, si ceg<strong>en</strong>tleman n’eût été absorbé par son jeu.


Cep<strong>en</strong>dant Passepartout se trouvait dans la nécessitéde le prév<strong>en</strong>ir, et, la tête basse, il se dirigeait vers lewagon, quand le mécanici<strong>en</strong> <strong>du</strong> train – un vrai Yankee,nommé Forster –, élevant la voix, dit :« Messieurs, il y aurait peut-être moy<strong>en</strong> de passer.– Sur le pont ? répondit un voyageur.– Sur le pont.– Avec notre train ? demanda le colonel.– Avec notre train. »Passepartout s’était arrêté, et dévorait les paroles <strong>du</strong>mécanici<strong>en</strong>.« Mais le pont m<strong>en</strong>ace ruine ! reprit le con<strong>du</strong>cteur.– N’importe, répondit Forster. Je crois qu’<strong>en</strong> lançantle train avec son maximum de vitesse, on auraitquelques chances de passer.– Diable ! » fit Passepartout.Mais un certain nombre de voyageurs avai<strong>en</strong>t étéimmédiatem<strong>en</strong>t sé<strong>du</strong>its par la proposition. Elle plaisaitparticulièrem<strong>en</strong>t au colonel Proctor. Ce cerveau brûlétrouvait la chose très faisable. Il rappela même que desingénieurs avai<strong>en</strong>t eu l’idée de passer des rivières« sans pont » avec des trains rigides lancés à toutevitesse, etc. Et, <strong>en</strong> fin de compte, tous les intéressésdans la question se rangèr<strong>en</strong>t à l’avis <strong>du</strong> mécanici<strong>en</strong>.


« Nous avons cinquante chances pour passer, disaitl’un.– Soixante, disait l’autre.– Quatre-<strong>vingts</strong> !... <strong>quatre</strong>-vingt-dix sur c<strong>en</strong>t ! »Passepartout était ahuri, quoiqu’il fût prêt à toutt<strong>en</strong>ter pour opérer le passage <strong>du</strong> Medicine-creek, maisla t<strong>en</strong>tative lui semblait un peu trop « américaine ».« D’ailleurs, p<strong>en</strong>sa-t-il, il y a une chose bi<strong>en</strong> plussimple à faire, et ces g<strong>en</strong>s-là n’y song<strong>en</strong>t mêmepas !... »« Monsieur, dit-il à un des voyageurs, le moy<strong>en</strong>proposé par le mécanici<strong>en</strong> me paraît un peu hasardé,mais...– Quatre-<strong>vingts</strong> chances ! répondit le voyageur, quilui <strong>tour</strong>na le dos.– Je sais bi<strong>en</strong>, répondit Passepartout <strong>en</strong> s’adressant àun autre g<strong>en</strong>tleman, mais une simple réflexion...– Pas de réflexion, c’est inutile ! réponditl’Américain interpellé <strong>en</strong> haussant les épaules, puisquele mécanici<strong>en</strong> assure qu’on passera !– Sans doute, reprit Passepartout, on passera, mais ilserait peut-être plus prud<strong>en</strong>t...– Quoi ! prud<strong>en</strong>t ! s’écria le colonel Proctor, que cemot, <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> par hasard, fit bondir. À grande vitesse,


on vous dit ! Compr<strong>en</strong>ez-vous ? À grande vitesse !– Je sais... je compr<strong>en</strong>ds... répétait Passepartout,auquel personne ne laissait achever sa phrase, mais ilserait, sinon plus prud<strong>en</strong>t, puisque le mot vous choque,<strong>du</strong> moins plus naturel...– Qui ? que ? quoi ? Qu’a-t-il donc celui-là avec sonnaturel ?... » s’écria-t-on de toutes parts.<strong>Le</strong> pauvre garçon ne savait plus de qui se faire<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre.« Est-ce que vous avez peur ? lui demanda lecolonel Proctor.– Moi, peur ! s’écria Passepartout. Eh bi<strong>en</strong>, soit ! Jemontrerai à ces g<strong>en</strong>s-là qu’un Français peut être aussiAméricain qu’eux !– En voiture ! <strong>en</strong> voiture ! criait le con<strong>du</strong>cteur.– Oui ! <strong>en</strong> voiture, répétait Passepartout, <strong>en</strong> voiture !Et tout de suite ! Mais on ne m’empêchera pas dep<strong>en</strong>ser qu’il eût été plus naturel de nous faire d’abordpasser à pied sur ce pont, nous autres voyageurs, puis letrain <strong>en</strong>suite !... »Mais personne n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dit cette sage réflexion, etpersonne n’eût voulu <strong>en</strong> reconnaître la justesse.<strong>Le</strong>s voyageurs étai<strong>en</strong>t réintégrés dans leur wagon.Passepartout reprit sa place, sans ri<strong>en</strong> dire de ce qui


s’était passé. <strong>Le</strong>s joueurs étai<strong>en</strong>t tout <strong>en</strong>tiers à leurwhist.<strong>La</strong> locomotive siffla vigoureusem<strong>en</strong>t. <strong>Le</strong>mécanici<strong>en</strong>, r<strong>en</strong>versant la vapeur, ram<strong>en</strong>a son train <strong>en</strong>arrière p<strong>en</strong>dant près d’un mille –, reculant comme unsauteur qui veut pr<strong>en</strong>dre son élan. Puis, à un secondcoup de sifflet, la marche <strong>en</strong> avant recomm<strong>en</strong>ça : elles’accéléra ; bi<strong>en</strong>tôt la vitesse devint effroyable ; onn’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait plus qu’un seul h<strong>en</strong>nissem<strong>en</strong>t sortant de lalocomotive ; les pistons battai<strong>en</strong>t vingt coups à laseconde ; les essieux des roues fumai<strong>en</strong>t dans les boîtesà graisse. On s<strong>en</strong>tait, pour ainsi dire, que le train tout<strong>en</strong>tier, marchant avec une rapidité de c<strong>en</strong>t milles àl’heure, ne pesait plus sur les rails. <strong>La</strong> vitesse mangeaitla pesanteur.Et l’on passa ! Et ce fut comme un éclair. On ne vitri<strong>en</strong> <strong>du</strong> pont. <strong>Le</strong> convoi sauta, on peut le dire, d’une riveà l’autre, et le mécanici<strong>en</strong> ne parvint à arrêter samachine emportée qu’à cinq milles au-delà de lastation.Mais à peine le train avait-il franchi la rivière, que lepont, définitivem<strong>en</strong>t ruiné, s’abîmait avec fracas dans lerapide de Medicine-Bow.


XXIXOù il sera fait le récit d’incid<strong>en</strong>ts divers qui ne ser<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t que sur les rail-roads de l’Union<strong>Le</strong> soir même, le train poursuivait sa route sansobstacles, dépassait le fort Sauders, franchissait la passede Chey<strong>en</strong>ne et arrivait à la passe d’Evans. En cet<strong>en</strong>droit, le rail-road atteignait le plus haut point <strong>du</strong>parcours, soit huit mille <strong>quatre</strong>-vingt-onze pieds audessus<strong>du</strong> niveau de l’océan. <strong>Le</strong>s voyageurs n’avai<strong>en</strong>tplus qu’à desc<strong>en</strong>dre jusqu’à l’Atlantique sur ces plainessans limites, nivelées par la nature.Là se trouvait sur le « grand trunk »l’embranchem<strong>en</strong>t de D<strong>en</strong>ver-city, la principale ville <strong>du</strong>Colorado. Ce territoire est riche <strong>en</strong> mines d’or etd’arg<strong>en</strong>t, et plus de cinquante mille habitants y ont déjàfixé leur demeure.À ce mom<strong>en</strong>t, treize c<strong>en</strong>t <strong>quatre</strong>-vingt-deux millesavai<strong>en</strong>t été faits depuis San Francisco, <strong>en</strong> trois <strong>jours</strong> ettrois nuits. Quatre nuits et <strong>quatre</strong> <strong>jours</strong>, selon touteprévision, devai<strong>en</strong>t suffire pour atteindre New York.


Phileas Fogg se maint<strong>en</strong>ait donc dans les délaisréglem<strong>en</strong>taires.P<strong>en</strong>dant la nuit, on laissa sur la gauche le campWalbah. <strong>Le</strong> Lodge-pole-creek courait parallèlem<strong>en</strong>t à lavoie, <strong>en</strong> suivant la frontière rectiligne commune auxÉtats <strong>du</strong> Wyoming et <strong>du</strong> Colorado. À onze heures, on<strong>en</strong>trait dans le Nebraska, on passait près <strong>du</strong> Sedgwick,et l’on touchait à Julesburgh, placé sur la branche sudde Platte-river. C’est à ce point que se fit l’inaugurationde l’Union Pacific Road, le 23 octobre 1867, et dontl’ingénieur <strong>en</strong> chef fut le général J. M. Dodge. Làs’arrêtèr<strong>en</strong>t les deux puissantes locomotives,remorquant les neuf wagons des invités, au nombredesquels figurait le vice-présid<strong>en</strong>t, Mr. Thomas C.Durant ; là ret<strong>en</strong>tir<strong>en</strong>t les acclamations ; là, les Sioux etles Pawnies donnèr<strong>en</strong>t le spectacle d’une petite guerreindi<strong>en</strong>ne ; là, les feux d’artifice éclatèr<strong>en</strong>t ; là, <strong>en</strong>fin, sepublia, au moy<strong>en</strong> d’une imprimerie portative, lepremier numéro <strong>du</strong> journal Railway Pioneer. Ainsi futcélébrée l’inauguration de ce grand chemin de fer,instrum<strong>en</strong>t de progrès et de civilisation, jeté à travers ledésert et destiné à relier <strong>en</strong>tre elles des villes et des citésqui n’existai<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong>core. <strong>Le</strong> sifflet de la locomotive,plus puissant que la lyre d’Amphion, allait bi<strong>en</strong>tôt lesfaire surgir <strong>du</strong> sol américain.À huit heures <strong>du</strong> matin, le fort Mac-Pherson était


laissé <strong>en</strong> arrière. Trois c<strong>en</strong>t cinquante-sept millessépar<strong>en</strong>t ce point d’Omaha. <strong>La</strong> voie ferrée suivait, sursa rive gauche, les capricieuses sinuosités de la branchesud de Platte-river. À neuf heures, on arrivait àl’importante ville de North-platte, bâtie <strong>en</strong>tre ces deuxbras <strong>du</strong> grand cours d’eau, qui se rejoign<strong>en</strong>t au<strong>tour</strong>d’elle pour ne plus former qu’une seule artère –,afflu<strong>en</strong>t considérable dont les eaux se confond<strong>en</strong>t aveccelles <strong>du</strong> Missouri, un peu au-dessus d’Omaha. <strong>Le</strong> c<strong>en</strong>tunième méridi<strong>en</strong> était franchi.Mr. Fogg et ses part<strong>en</strong>aires avai<strong>en</strong>t repris leur jeu.Aucun d’eux ne se plaignait de la longueur de la route –, pas même le mort. Fix avait comm<strong>en</strong>cé par gagnerquelques guinées, qu’il était <strong>en</strong> train de reperdre, mais ilne se montrait pas moins passionné que Mr. Fogg.P<strong>en</strong>dant cette matinée, la chance favorisasingulièrem<strong>en</strong>t ce g<strong>en</strong>tleman. <strong>Le</strong>s atouts et les honneurspleuvai<strong>en</strong>t dans ses mains. À un certain mom<strong>en</strong>t, aprèsavoir combiné un coup audacieux, il se préparait à jouerpique, quand, derrière la banquette, une voix se fit<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre, qui disait :« Moi, je jouerais carreau... »Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix levèr<strong>en</strong>t la tête. <strong>Le</strong>colonel Proctor était près d’eux.Stamp W. Proctor et Phileas Fogg se reconnur<strong>en</strong>taussitôt.


« Ah ! c’est vous, monsieur l’Anglais, s’écria lecolonel, c’est vous qui voulez jouer pique !– Et qui le joue, répondit froidem<strong>en</strong>t Phileas Fogg,<strong>en</strong> abattant un dix de cette couleur.– Eh bi<strong>en</strong>, il me plaît que ce soit carreau », répliquale colonel Proctor d’une voix irritée.Et il fit un geste pour saisir la carte jouée, <strong>en</strong>ajoutant :« Vous n’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dez ri<strong>en</strong> à ce jeu.Peut-être serai-je plus habile à un autre, dit PhileasFogg, qui se leva. Il ne ti<strong>en</strong>t qu’à vous d’<strong>en</strong> essayer, filsde John Bull ! » répliqua le grossier personnage.Mrs. Aouda était dev<strong>en</strong>ue pâle. Tout son sang luirefluait au cœur. Elle avait saisi le bras de Phileas Fogg,qui la repoussa doucem<strong>en</strong>t. Passepartout était prêt à sejeter sur l’Américain, qui regardait son adversaire del’air le plus insultant. Mais Fix s’était levé, et, allant aucolonel Proctor, il lui dit :« Vous oubliez que c’est moi à qui vous avezaffaire, monsieur, moi que vous avez, non seulem<strong>en</strong>tinjurié, mais frappé !– Monsieur Fix, dit Mr. Fogg, je vous demandepardon, mais ceci me regarde seul. En prét<strong>en</strong>dant quej’avais tort de jouer pique, le colonel m’a fait une


nouvelle injure, et il m’<strong>en</strong> r<strong>en</strong>dra raison.– Quand vous voudrez, et où vous voudrez, réponditl’Américain, et à l’arme qu’il vous plaira ! »Mrs. Aouda essaya vainem<strong>en</strong>t de ret<strong>en</strong>ir Mr. Fogg.L’inspecteur t<strong>en</strong>ta inutilem<strong>en</strong>t de repr<strong>en</strong>dre la querelle àson compte. Passepartout voulait jeter le colonel par laportière, mais un signe de son maître l’arrêta. PhileasFogg quitta le wagon, et l’Américain le suivit sur lapasserelle.« Monsieur, dit Mr. Fogg à son adversaire, je suisfort pressé de re<strong>tour</strong>ner <strong>en</strong> Europe, et un retardquelconque préjudicierait beaucoup à mes intérêts.– Eh bi<strong>en</strong> ! qu’est-ce que cela me fait ? répondit lecolonel Proctor.– Monsieur, reprit très polim<strong>en</strong>t Mr. Fogg, aprèsnotre r<strong>en</strong>contre à San Francisco, j’avais formé le projetde v<strong>en</strong>ir vous retrouver <strong>en</strong> Amérique, dès que j’auraisterminé les affaires qui m’appell<strong>en</strong>t sur l’anci<strong>en</strong>contin<strong>en</strong>t.– Vraim<strong>en</strong>t !– Voulez-vous me donner r<strong>en</strong>dez-vous dans sixmois ?– Pourquoi pas dans six ans ?– Je dis six mois, répondit Mr. Fogg, et je serai


exact au r<strong>en</strong>dez-vous.– Des défaites, tout cela ! s’écria Stamp W. Proctor.Tout de suite ou pas.– Soit, répondit Mr. Fogg. Vous allez à New York ?– Non.– À Chicago ?– Non.– À Omaha ?– Peu vous importe ! Connaissez-vous Plum-Creek ?– Non, répondit Mr. Fogg.– C’est la station prochaine. <strong>Le</strong> train y sera dans uneheure. Il y stationnera dix minutes. En dix minutes, onpeut échanger quelques coups de revolver.– Soit, répondit Mr. Fogg. Je m’arrêterai à Plum-Creek.– Et je crois même que vous y resterez ! ajoutal’Américain avec une insol<strong>en</strong>ce sans pareille.– Qui sait, monsieur ? » répondit Mr. Fogg, et ilr<strong>en</strong>tra dans son wagon, aussi froid que d’habitude.Là, le g<strong>en</strong>tleman comm<strong>en</strong>ça par rassurer Mrs.Aouda, lui disant que les fanfarons n’étai<strong>en</strong>t jamais àcraindre. Puis il pria Fix de lui servir de témoin dans lar<strong>en</strong>contre qui allait avoir lieu. Fix ne pouvait refuser, et


Phileas Fogg reprit tranquillem<strong>en</strong>t son jeu interrompu,<strong>en</strong> jouant pique avec un calme parfait.À onze heures, le sifflet de la locomotive annonçal’approche de la station de Plum-Creek. Mr. Fogg seleva, et, suivi de Fix, il se r<strong>en</strong>dit sur la passerelle.Passepartout l’accompagnait, portant une paire derevolvers. Mrs. Aouda était restée dans le wagon, pâlecomme une morte.En ce mom<strong>en</strong>t, la porte de l’autre wagon s’ouvrit, etle colonel Proctor apparut égalem<strong>en</strong>t sur la passerelle,suivi de son témoin, un Yankee de sa trempe. Mais àl’instant où les deux adversaires allai<strong>en</strong>t desc<strong>en</strong>dre surla voie, le con<strong>du</strong>cteur accourut et leur cria :« On ne desc<strong>en</strong>d pas, messieurs.– Et pourquoi ? demanda le colonel.– Nous avons vingt minutes de retard, et le train nes’arrête pas.– Mais je dois me battre avec monsieur.– Je le regrette, répondit l’employé, mais nousrepartons immédiatem<strong>en</strong>t. Voici la cloche qui sonne ! »<strong>La</strong> cloche sonnait, <strong>en</strong> effet, et le train se remit <strong>en</strong> route.« Je suis vraim<strong>en</strong>t désolé, messieurs, dit alors lecon<strong>du</strong>cteur. En toute autre circonstance, j’aurais puvous obliger. Mais, après tout, puisque vous n’avez pas


eu le temps de vous battre ici, qui vous empêche devous battre <strong>en</strong> route ?– Cela ne convi<strong>en</strong>dra peut-être pas à monsieur ! ditle colonel Proctor d’un air gogu<strong>en</strong>ard.– Cela me convi<strong>en</strong>t parfaitem<strong>en</strong>t », répondit PhileasFogg.« Allons, décidém<strong>en</strong>t, nous sommes <strong>en</strong> Amérique !p<strong>en</strong>sa Passepartout, et le con<strong>du</strong>cteur de train est ung<strong>en</strong>tleman <strong>du</strong> meilleur <strong>monde</strong> ! »Et ce disant il suivit son maître.<strong>Le</strong>s deux adversaires, leurs témoins, précédés <strong>du</strong>con<strong>du</strong>cteur, se r<strong>en</strong>dir<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> passant d’un wagon àl’autre, à l’arrière <strong>du</strong> train. <strong>Le</strong> dernier wagon n’étaitoccupé que par une dizaine de voyageurs. <strong>Le</strong>con<strong>du</strong>cteur leur demanda s’ils voulai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong>, pourquelques instants, laisser la place libre à deuxg<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong> qui avai<strong>en</strong>t une affaire d’honneur à vider.Comm<strong>en</strong>t donc ! Mais les voyageurs étai<strong>en</strong>t tropheureux de pouvoir être agréables aux deux g<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong>,et ils se retirèr<strong>en</strong>t sur les passerelles.Ce wagon, long d’une cinquantaine de pieds, seprêtait très conv<strong>en</strong>ablem<strong>en</strong>t à la circonstance. <strong>Le</strong>s deuxadversaires pouvai<strong>en</strong>t marcher l’un sur l’autre <strong>en</strong>tre lesbanquettes et s’arquebuser à leur aise. Jamais <strong>du</strong>el nefut plus facile à régler. Mr. Fogg et le colonel Proctor,


munis chacun de deux revolvers à six coups, <strong>en</strong>trèr<strong>en</strong>tdans le wagon. <strong>Le</strong>urs témoins, restés <strong>en</strong> dehors, les y<strong>en</strong>fermèr<strong>en</strong>t. Au premier coup de sifflet de lalocomotive, ils devai<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>cer le feu... Puis, aprèsun laps de deux minutes, on retirerait <strong>du</strong> wagon ce quiresterait des deux g<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong>.Ri<strong>en</strong> de plus simple <strong>en</strong> vérité. C’était même sisimple, que Fix et Passepartout s<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t leur cœurbattre à se briser.On att<strong>en</strong>dait donc le coup de sifflet conv<strong>en</strong>u, quandsoudain des cris sauvages ret<strong>en</strong>tir<strong>en</strong>t. Des détonationsles accompagnèr<strong>en</strong>t, mais elles ne v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t point <strong>du</strong>wagon réservé aux <strong>du</strong>ellistes. Ces détonations seprolongeai<strong>en</strong>t, au contraire, jusqu’à l’avant et sur toutela ligne <strong>du</strong> train. Des cris de frayeur se faisai<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre à l’intérieur <strong>du</strong> convoi.<strong>Le</strong> colonel Proctor et Mr. Fogg, revolver au poing,sortir<strong>en</strong>t aussitôt <strong>du</strong> wagon et se précipitèr<strong>en</strong>t versl’avant, où ret<strong>en</strong>tissai<strong>en</strong>t plus bruyamm<strong>en</strong>t lesdétonations et les cris.Ils avai<strong>en</strong>t compris que le train était attaqué par unebande de Sioux.Ces hardis Indi<strong>en</strong>s n’<strong>en</strong> étai<strong>en</strong>t pas à leur coupd’essai, et plus d’une fois déjà ils avai<strong>en</strong>t arrêté lesconvois. Suivant leur habitude, sans att<strong>en</strong>dre l’arrêt <strong>du</strong>


train, s’élançant sur les marchepieds au nombre d’unec<strong>en</strong>taine, ils avai<strong>en</strong>t escaladé les wagons comme fait unclown d’un cheval au galop.Ces Sioux étai<strong>en</strong>t munis de fusils. De là lesdétonations auxquelles les voyageurs, presque tousarmés, ripostai<strong>en</strong>t par des coups de revolver. Toutd’abord, les Indi<strong>en</strong>s s’étai<strong>en</strong>t précipités sur la machine.<strong>Le</strong> mécanici<strong>en</strong> et le chauffeur avai<strong>en</strong>t été à demiassommés à coups de casse-tête. Un chef sioux, voulantarrêter le train, mais ne sachant pas manœuvrer lamanette <strong>du</strong> régulateur, avait largem<strong>en</strong>t ouvertl’intro<strong>du</strong>ction de la vapeur au lieu de la fermer, et lalocomotive, emportée, courait avec une vitesseeffroyable.En même temps, les Sioux avai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vahi leswagons, ils courai<strong>en</strong>t comme des singes <strong>en</strong> fureur surles impériales, ils <strong>en</strong>fonçai<strong>en</strong>t les portières et luttai<strong>en</strong>tcorps a corps avec les voyageurs. Hors <strong>du</strong> wagon debagages, forcé et pillé, les colis étai<strong>en</strong>t précipités sur lavoie. Cris et coups de feu ne discontinuai<strong>en</strong>t pas.Cep<strong>en</strong>dant les voyageurs se déf<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t aveccourage. Certains wagons, barricadés, sout<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t unsiège, comme de véritables forts ambulants, emportésavec une rapidité de c<strong>en</strong>t milles à l’heure.Dès le début de l’attaque, Mrs. Aouda s’étaitcourageusem<strong>en</strong>t comportée. <strong>Le</strong> revolver à la main, elle


se déf<strong>en</strong>dait héroïquem<strong>en</strong>t, tirant à travers les vitresbrisées, lorsque quelque sauvage se prés<strong>en</strong>tait à elle.Une vingtaine de Sioux, frappés à mort, étai<strong>en</strong>t tombéssur la voie, et les roues des wagons écrasai<strong>en</strong>t commedes vers ceux d’<strong>en</strong>tre eux qui glissai<strong>en</strong>t sur les rails <strong>du</strong>haut des passerelles.Plusieurs voyageurs, grièvem<strong>en</strong>t atteints par lesballes ou les casse-tête, gisai<strong>en</strong>t sur les banquettes.Cep<strong>en</strong>dant il fallait <strong>en</strong> finir. Cette lutte <strong>du</strong>rait déjàdepuis dix minutes, et ne pouvait que se terminer àl’avantage des Sioux, si le train ne s’arrêtait pas. Eneffet, la station <strong>du</strong> fort Kearney n’était pas à deuxmilles de distance. Là se trouvait un poste américain,mais ce poste passé, <strong>en</strong>tre le fort Kearney et la stationsuivante les Sioux serai<strong>en</strong>t les maîtres <strong>du</strong> train.<strong>Le</strong> con<strong>du</strong>cteur se battait aux côtés de Mr. Fogg,quand une balle le r<strong>en</strong>versa. En tombant, cet hommes’écria :« Nous sommes per<strong>du</strong>s, si le train ne s’arrête pasavant cinq minutes !– Il s’arrêtera ! dit Phileas Fogg, qui vouluts’élancer hors <strong>du</strong> wagon.– Restez, monsieur, lui cria Passepartout. Cela meregarde ! »Phileas Fogg n’eut pas le temps d’arrêter ce


courageux garçon, qui, ouvrant une portière sans être vudes Indi<strong>en</strong>s, parvint à se glisser sous le wagon. Et alors,tandis que la lutte continuait, p<strong>en</strong>dant que les balles secroisai<strong>en</strong>t au-dessus de sa tête, retrouvant son agilité, sasouplesse de clown, se faufilant sous les wagons,s’accrochant aux chaînes, s’aidant <strong>du</strong> levier des freinset des longerons des châssis, rampant d’une voiture àl’autre avec une adresse merveilleuse, il gagna ainsil’avant <strong>du</strong> train. Il n’avait pas été vu, il n’avait pu l’être.Là, susp<strong>en</strong><strong>du</strong> d’une main <strong>en</strong>tre le wagon desbagages et le t<strong>en</strong>der, de l’autre il décrocha les chaînesde sûreté ; mais par suite de la traction opérée, iln’aurait jamais pu parv<strong>en</strong>ir à dévisser la barred’attelage, si une secousse que la machine éprouvan’eût fait sauter cette barre, et le train, détaché, restapeu à peu <strong>en</strong> arrière, tandis que la locomotive s’<strong>en</strong>fuyaitavec une nouvelle vitesse.Emporté par la force acquise, le train roula <strong>en</strong>corep<strong>en</strong>dant quelques minutes, mais les freins fur<strong>en</strong>tmanœuvrés à l’intérieur des wagons, et le convois’arrêta <strong>en</strong>fin, à moins de c<strong>en</strong>t pas de la station deKearney.Là, les soldats <strong>du</strong> fort, attirés par les coups de feu,accourur<strong>en</strong>t <strong>en</strong> hâte. <strong>Le</strong>s Sioux ne les avai<strong>en</strong>t pasatt<strong>en</strong><strong>du</strong>s, et, avant l’arrêt complet <strong>du</strong> train, toute labande avait décampé.


Mais quand les voyageurs se comptèr<strong>en</strong>t sur le quaide la station, ils reconnur<strong>en</strong>t que plusieurs manquai<strong>en</strong>t àl’appel, et <strong>en</strong>tre autres le courageux Français dont ledévouem<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>ait de les sauver.


XXXDans lequel Phileas Fogg faittout simplem<strong>en</strong>t son devoirTrois voyageurs, Passepartout compris, avai<strong>en</strong>tdisparu. Avai<strong>en</strong>t-ils été tués dans la lutte ? Etai<strong>en</strong>t-ilsprisonniers des Sioux ? On ne pouvait <strong>en</strong>core le savoir.<strong>Le</strong>s blessés étai<strong>en</strong>t assez nombreux, mais onreconnut qu’aucun n’était atteint mortellem<strong>en</strong>t. Un desplus grièvem<strong>en</strong>t frappés, c’était le colonel Proctor, quis’était bravem<strong>en</strong>t battu, et qu’une balle à l’aine avaitr<strong>en</strong>versé. Il fut transporté à la gare avec d’autresvoyageurs, dont l’état réclamait des soins immédiats.Mrs. Aouda était sauve. Phileas Fogg, qui ne s’étaitpas épargné, n’avait pas une égratignure. Fix étaitblessé au bras, blessure sans importance. MaisPassepartout manquait, et des larmes coulai<strong>en</strong>t des yeuxde la jeune femme.Cep<strong>en</strong>dant tous les voyageurs avai<strong>en</strong>t quitté le train.<strong>Le</strong>s roues des wagons étai<strong>en</strong>t tachées de sang. Auxmoyeux et aux rayons p<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t d’informes lambeaux


de chair. On voyait à perte de vue sur la plaine blanchede longues traînées rouges. <strong>Le</strong>s derniers Indi<strong>en</strong>sdisparaissai<strong>en</strong>t alors dans le sud, <strong>du</strong> côté deRepublican-river.Mr. Fogg, les bras croisés, restait immobile. Il avaitune grave décision à pr<strong>en</strong>dre. Mrs. Aouda, près de lui,le regardait sans prononcer une parole... Il comprit ceregard. Si son serviteur était prisonnier, ne devait-il pastout risquer pour l’arracher aux Indi<strong>en</strong>s ?...« Je le retrouverai mort ou vivant, dit-il simplem<strong>en</strong>tà Mrs. Aouda.– Ah ! monsieur... monsieur Fogg ! s’écria la jeunefemme, <strong>en</strong> saisissant les mains de son compagnonqu’elle couvrit de larmes.– Vivant ! ajouta Mr. Fogg, si nous ne perdons pasune minute ! »Par cette résolution, Phileas Fogg se sacrifiait tout<strong>en</strong>tier. Il v<strong>en</strong>ait de prononcer sa ruine. Un seul jour deretard lui faisait manquer le paquebot à New York. Sonpari était irrévocablem<strong>en</strong>t per<strong>du</strong>. Mais devant cettep<strong>en</strong>sée : « C’est mon devoir ! » il n’avait pas hésité.<strong>Le</strong> capitaine commandant le fort Kearney était là.Ses soldats – une c<strong>en</strong>taine d’hommes <strong>en</strong>viron –s’étai<strong>en</strong>t mis sur la déf<strong>en</strong>sive pour le cas où les Siouxaurai<strong>en</strong>t dirigé une attaque directe contre la gare.


« Monsieur, dit Mr. Fogg au capitaine, troisvoyageurs ont disparu.– Morts ? demanda le capitaine.– Morts ou prisonniers, répondit Phileas Fogg. Làest une incertitude qu’il faut faire cesser. Votreint<strong>en</strong>tion est-elle de poursuivre les Sioux ?– Cela est grave, monsieur, dit le capitaine. CesIndi<strong>en</strong>s peuv<strong>en</strong>t fuir jusqu’au-delà de l’Arkansas ! Je nesaurais abandonner le fort qui m’est confié.– Monsieur, reprit Phileas Fogg, il s’agit de la vie detrois hommes.– Sans doute... mais puis-je risquer la vie decinquante pour <strong>en</strong> sauver trois ?– Je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vousle devez.– Monsieur, répondit le capitaine. personne ici n’a àm’appr<strong>en</strong>dre quel est mon devoir.– Soit, dit froidem<strong>en</strong>t Phileas Fogg. J’irai seul !– Vous, monsieur ! s’écria Fix, qui s’était approché,aller seul à la poursuite des Indi<strong>en</strong>s !– Voulez-vous donc que je laisse périr cemalheureux, à qui tout ce qui est vivant ici doit la vie ?J’irai.


– Eh bi<strong>en</strong>, non, vous n’irez pas seul ! s’écria lecapitaine, ému malgré lui. Non ! Vous êtes un bravecœur !... Tr<strong>en</strong>te hommes de bonne volonté ! » ajouta-t-il<strong>en</strong> se <strong>tour</strong>nant vers ses soldats.Toute la compagnie s’avança <strong>en</strong> masse. <strong>Le</strong> capitain<strong>en</strong>’eut qu’à choisir parmi ces braves g<strong>en</strong>s. Tr<strong>en</strong>te soldatsfur<strong>en</strong>t désignés, et un vieux serg<strong>en</strong>t se mit à leur tête.« Merci, capitaine ! dit Mr. Fogg.– Vous me permettrez de vous accompagner ?demanda Fix au g<strong>en</strong>tleman.– Vous ferez comme il vous plaira, monsieur, luirépondit Phileas Fogg. Mais si vous voulez me r<strong>en</strong>dreservice, vous resterez près de Mrs. Aouda. Au cas où ilm’arriverait malheur... »Une pâleur subite <strong>en</strong>vahit la figure de l’inspecteurde police. Se séparer de l’homme qu’il avait suivi pas àpas et avec tant de persistance ! <strong>Le</strong> laisser s’av<strong>en</strong>turerainsi dans ce désert ! Fix regarda att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t leg<strong>en</strong>tleman, et, quoi qu’il <strong>en</strong> eût, malgré ses prév<strong>en</strong>tions,<strong>en</strong> dépit <strong>du</strong> combat qui se livrait <strong>en</strong> lui, il baissa lesyeux devant ce regard calme et franc.« Je resterai », dit-il.Quelques instants après, Mr. Fogg avait serré lamain de la jeune femme ; puis, après lui avoir remis sonprécieux sac de voyage, il partait avec le serg<strong>en</strong>t et sa


petite troupe.Mais avant de partir, il avait dit aux soldats :« Mes amis, il y a mille livres pour vous si noussauvons les prisonniers ! »Il était alors midi et quelques minutes.Mrs. Aouda s’était retirée dans une chambre de lagare, et là, seule, elle att<strong>en</strong>dait, songeant à PhileasFogg, à cette générosité simple et grande, à cetranquille courage. Mr. Fogg avait sacrifié sa fortune, etmaint<strong>en</strong>ant il jouait sa vie, tout cela sans hésitation, pardevoir, sans phrases. Phileas Fogg était un héros à sesyeux.L’inspecteur Fix, lui, ne p<strong>en</strong>sait pas ainsi, et il nepouvait cont<strong>en</strong>ir son agitation. Il se prom<strong>en</strong>aitfébrilem<strong>en</strong>t sur le quai de la gare. Un mom<strong>en</strong>tsubjugué, il redev<strong>en</strong>ait lui-même. Fogg parti, ilcompr<strong>en</strong>ait la sottise qu’il avait faite de le laisser partir.Quoi ! cet homme qu’il v<strong>en</strong>ait de suivre au<strong>tour</strong> <strong>du</strong><strong>monde</strong>, il avait cons<strong>en</strong>ti à s’<strong>en</strong> séparer ! Sa naturerepr<strong>en</strong>ait le dessus, il s’incriminait, il s’accusait, il setraitait comme s’il eût été le directeur de la policemétropolitaine, admonestant un ag<strong>en</strong>t pris <strong>en</strong> flagrantdélit de naïveté.« J’ai été inepte ! p<strong>en</strong>sait-il. L’autre lui aura apprisqui j’étais ! Il est parti, il ne revi<strong>en</strong>dra pas ! Où le


epr<strong>en</strong>dre maint<strong>en</strong>ant ? Mais comm<strong>en</strong>t ai-je pu melaisser fasciner ainsi, moi, Fix, moi, qui ai <strong>en</strong> poche sonordre d’arrestation ! Décidém<strong>en</strong>t je ne suis qu’unebête ! »Ainsi raisonnait l’inspecteur de police, tandis queles heures s’écoulai<strong>en</strong>t si l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t à son gré. Il nesavait que faire. Quelquefois, il avait <strong>en</strong>vie de tout direà Mrs. Aouda. Mais il compr<strong>en</strong>ait comm<strong>en</strong>t il seraitreçu par la jeune femme. Quel parti pr<strong>en</strong>dre ? Il étaitt<strong>en</strong>té de s’<strong>en</strong> aller à travers les longues plainesblanches, à la poursuite de ce Fogg ! Il ne lui semblaitpas impossible de le retrouver. <strong>Le</strong>s pas <strong>du</strong> détachem<strong>en</strong>tétai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core imprimés sur la neige !... Mais bi<strong>en</strong>tôt,sous une couche nouvelle, toute empreinte s’effaça.Alors le découragem<strong>en</strong>t prit Fix. Il éprouva commeune insurmontable <strong>en</strong>vie d’abandonner la partie. Or,précisém<strong>en</strong>t, cette occasion de quitter la station deKearney et de poursuivre ce voyage, si fécond <strong>en</strong>déconv<strong>en</strong>ues, lui fut offerte. En effet, vers deux heuresaprès midi, p<strong>en</strong>dant que la neige tombait à gros flocons,on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dit de longs sifflets qui v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t de l’est. Uneénorme ombre, précédée d’une lueur fauve, s’avançaitl<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t, considérablem<strong>en</strong>t grandie par les brumes,qui lui donnai<strong>en</strong>t un aspect fantastique.Cep<strong>en</strong>dant on n’att<strong>en</strong>dait <strong>en</strong>core aucun train v<strong>en</strong>antde l’est. <strong>Le</strong>s secours réclamés par le télégraphe ne


pouvai<strong>en</strong>t arriver sitôt, et le train d’Omaha à SanFrancisco ne devait passer que le l<strong>en</strong>demain. – On futbi<strong>en</strong>tôt fixé.Cette locomotive qui marchait à petite vapeur, <strong>en</strong>jetant de grands coups de sifflet, c’était celle qui, aprèsavoir été détachée <strong>du</strong> train, avait continué sa route avecune si effrayante vitesse, emportant le chauffeur et lemécanici<strong>en</strong> inanimés. Elle avait couru sur les railsp<strong>en</strong>dant plusieurs milles ; puis, le feu avait baissé, fautede combustible ; la vapeur s’était dét<strong>en</strong><strong>du</strong>e, et une heureaprès, ral<strong>en</strong>tissant peu à peu sa marche, la machines’arrêtait <strong>en</strong>fin à vingt milles au-delà de la station deKearney.Ni le mécanici<strong>en</strong> ni le chauffeur n’avai<strong>en</strong>tsuccombé, et, après un évanouissem<strong>en</strong>t assez prolongé,ils étai<strong>en</strong>t rev<strong>en</strong>us à eux.<strong>La</strong> machine était alors arrêtée. Quand il se vit dansle désert, la locomotive seule, n’ayant plus de wagons àsa suite, le mécanici<strong>en</strong> comprit ce qui s’était passé.Comm<strong>en</strong>t la locomotive avait été détachée <strong>du</strong> train, ilne put le deviner, mais il n’était pas douteux, pour lui,que le train, resté <strong>en</strong> arrière, se trouvât <strong>en</strong> détresse.<strong>Le</strong> mécanici<strong>en</strong> n’hésita pas sur ce qu’il devait faire.Continuer la route dans la direction d’Omaha étaitprud<strong>en</strong>t ; re<strong>tour</strong>ner vers le train, que les Indi<strong>en</strong>s pillai<strong>en</strong>tpeut-être <strong>en</strong>core, était dangereux... N’importe ! Des


pelletées de charbon et de bois fur<strong>en</strong>t <strong>en</strong>gouffrées dansle foyer de sa chaudière, le feu se ranima, la pressionmonta de nouveau, et, vers deux heures après midi, lamachine rev<strong>en</strong>ait <strong>en</strong> arrière vers la station de Kearney.C’était elle qui sifflait dans la brume.Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs,quand ils vir<strong>en</strong>t la locomotive se mettre <strong>en</strong> tête <strong>du</strong> train.Ils allai<strong>en</strong>t pouvoir continuer ce voyage simalheureusem<strong>en</strong>t interrompu.À l’arrivée de la machine, Mrs. Aouda avait quitté lagare, et s’adressant au con<strong>du</strong>cteur :« Vous allez partir ? lui demanda-t-elle.– À l’instant, madame.– Mais ces prisonniers... nos malheureuxcompagnons...– Je ne puis interrompre le service, répondit lecon<strong>du</strong>cteur. Nous avons déjà trois heures de retard.– Et quand passera l’autre train v<strong>en</strong>ant de SanFrancisco ?– Demain soir, madame.– Demain soir ! mais il sera trop tard. Il fautatt<strong>en</strong>dre...– C’est impossible, répondit le con<strong>du</strong>cteur. Si vous


voulez partir, montez <strong>en</strong> voiture.– Je ne partirai pas », répondit la jeune femme.Fix avait <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> cette conversation. Quelquesinstants auparavant, quand tout moy<strong>en</strong> de locomotionlui manquait, il était décidé à quitter Kearney, etmaint<strong>en</strong>ant que le train était là, prêt à s’élancer, qu’iln’avait plus qu’à repr<strong>en</strong>dre sa place dans le wagon, uneirrésistible force le rattachait au sol. Ce quai de la garelui brûlait les pieds, et il ne pouvait s’<strong>en</strong> arracher. <strong>Le</strong>combat recomm<strong>en</strong>çait <strong>en</strong> lui. <strong>La</strong> colère de l’insuccèsl’étouffait. Il voulait lutter jusqu’au bout.Cep<strong>en</strong>dant les voyageurs et quelques blessés – <strong>en</strong>treautres le colonel Proctor, dont l’état était grave –avai<strong>en</strong>t pris place dans les wagons. On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait lesbourdonnem<strong>en</strong>ts de la chaudière surchauffée, et lavapeur s’échappait par les soupapes. <strong>Le</strong> mécanici<strong>en</strong>siffla, le train se mit <strong>en</strong> marche, et disparut bi<strong>en</strong>tôt,mêlant sa fumée blanche au <strong>tour</strong>billon des neiges.L’inspecteur Fix était resté.Quelques heures s’écoulèr<strong>en</strong>t. <strong>Le</strong> temps était fortmauvais, le froid très vif. Fix, assis sur un banc dans lagare, restait immobile. On eût pu croire qu’il dormait.Mrs. Aouda, malgré la rafale, quittait à chaque instantla chambre qui avait été mise à sa disposition. Ellev<strong>en</strong>ait à l’extrémité <strong>du</strong> quai, cherchant à voir à travers


la tempête de neige, voulant percer cette brume quiré<strong>du</strong>isait l’horizon au<strong>tour</strong> d’elle, écoutant si quelquebruit se ferait <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre. Mais ri<strong>en</strong>. Elle r<strong>en</strong>trait alors,toute transie, pour rev<strong>en</strong>ir quelques mom<strong>en</strong>ts plus tard,et tou<strong>jours</strong> inutilem<strong>en</strong>t.<strong>Le</strong> soir se fit. <strong>Le</strong> petit détachem<strong>en</strong>t n’était pas dere<strong>tour</strong>. Où était-il <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t ? Avait-il pu rejoindreles Indi<strong>en</strong>s ? Y avait-il eu lutte, ou ces soldats, per<strong>du</strong>sdans la brume, errai<strong>en</strong>t-ils au hasard ? <strong>Le</strong> capitaine <strong>du</strong>fort Kearney était très inquiet, bi<strong>en</strong> qu’il ne voulût ri<strong>en</strong>laisser paraître de son inquiétude.<strong>La</strong> nuit vint, la neige tomba moins abondamm<strong>en</strong>t,mais l’int<strong>en</strong>sité <strong>du</strong> froid s’accrut. <strong>Le</strong> regard le plusintrépide n’eût pas considéré sans épouvante cetteobscure imm<strong>en</strong>sité. Un absolu sil<strong>en</strong>ce régnait sur laplaine. Ni le vol d’un oiseau, ni la passée d’un fauv<strong>en</strong>’<strong>en</strong> troublait le calme infini.P<strong>en</strong>dant toute cette nuit, Mrs. Aouda, l’esprit pleinde press<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts sinistres, le cœur rempli d’angoisses,erra sur la lisière de la prairie. Son imaginationl’emportait au loin et lui montrait mille dangers. Cequ’elle souffrit p<strong>en</strong>dant ces longues heures ne sauraits’exprimer.Fix était tou<strong>jours</strong> immobile à la même place, mais,lui non plus, il ne dormait pas. À un certain mom<strong>en</strong>t, unhomme s’était approché, lui avait parlé même, mais


l’ag<strong>en</strong>t l’avait r<strong>en</strong>voyé, après avoir répon<strong>du</strong> à sesparoles par un signe négatif.<strong>La</strong> nuit s’écoula ainsi. À l’aube, le disque à demiéteint <strong>du</strong> soleil se leva sur un horizon embrumé.Cep<strong>en</strong>dant la portée <strong>du</strong> regard pouvait s’ét<strong>en</strong>dre à unedistance de deux milles. C’était vers le sud que PhileasFogg et le détachem<strong>en</strong>t s’étai<strong>en</strong>t dirigés... <strong>Le</strong> sud étaitabsolum<strong>en</strong>t désert. Il était alors sept heures <strong>du</strong> matin.<strong>Le</strong> capitaine, extrêmem<strong>en</strong>t soucieux, ne savait quelparti pr<strong>en</strong>dre. Devait-il <strong>en</strong>voyer un second détachem<strong>en</strong>tau secours <strong>du</strong> premier ? Devait-il sacrifier de nouveauxhommes avec si peu de chances de sauver ceux quiétai<strong>en</strong>t sacrifiés tout d’abord ? Mais son hésitation ne<strong>du</strong>ra pas, et d’un geste, appelant un de ses lieut<strong>en</strong>ants, illui donnait l’ordre de pousser une reconnaissance dansle sud –, quand des coups de feu éclatèr<strong>en</strong>t. Était-ce unsignal ? <strong>Le</strong>s soldats se jetèr<strong>en</strong>t hors <strong>du</strong> fort, et à undemi-mille ils aperçur<strong>en</strong>t une petite troupe qui rev<strong>en</strong>ait<strong>en</strong> bon ordre.Mr. Fogg marchait <strong>en</strong> tête, et près de luiPassepartout et les deux autres voyageurs, arrachés auxmains des Sioux.Il y avait eu combat à dix milles au sud de Kearney.Peu d’instants avant l’arrivée <strong>du</strong> détachem<strong>en</strong>t,Passepartout et ses deux compagnons luttai<strong>en</strong>t déjàcontre leurs gardi<strong>en</strong>s, et le Français <strong>en</strong> avait assommé


trois à coups de poing, quand son maître et les soldatsse précipitèr<strong>en</strong>t à leur secours.Tous, les sauveurs et les sauvés, fur<strong>en</strong>t accueillis pardes cris de joie, et Phileas Fogg distribua aux soldats laprime qu’il leur avait promise, tandis que Passepartoutse répétait, non sans quelque raison :« Décidém<strong>en</strong>t, il faut avouer que je coûte cher àmon maître ! »Fix, sans prononcer une parole, regardait Mr. Fogg,et il eût été difficile d’analyser les impressions qui secombattai<strong>en</strong>t alors <strong>en</strong> lui. Quant à Mrs. Aouda, elleavait pris la main <strong>du</strong> g<strong>en</strong>tleman, et elle la serrait dansles si<strong>en</strong>nes, sans pouvoir prononcer une parole !Cep<strong>en</strong>dant Passepartout, dès son arrivée, avaitcherché le train dans la gare. Il croyait le trouver là, prêtà filer sur Omaha, et il espérait que l’on pourrait <strong>en</strong>coreregagner le temps per<strong>du</strong>.« <strong>Le</strong> train, le train ! s’écria-t-il.– Parti, répondit Fix.– Et le train suivant, quand passera-t-il ? demandaPhileas Fogg.– Ce soir seulem<strong>en</strong>t.– Ah ! » répondit simplem<strong>en</strong>t l’impassibleg<strong>en</strong>tleman.


XXXIDans lequel l’inspecteur Fix pr<strong>en</strong>d trèssérieusem<strong>en</strong>t les intérêts de Phileas FoggPhileas Fogg se trouvait <strong>en</strong> retard de vingt heures.Passepartout, la cause involontaire de ce retard, étaitdésespéré. Il avait décidém<strong>en</strong>t ruiné son maître !En ce mom<strong>en</strong>t, l’inspecteur s’approcha de Mr. Fogg,et, le regardant bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> face :« Très sérieusem<strong>en</strong>t, monsieur, lui demanda-t-il,vous êtes pressé ?– Très sérieusem<strong>en</strong>t, répondit Phileas Fogg.– J’insiste, reprit Fix. Vous avez bi<strong>en</strong> intérêt à être àNew York le 11, avant neuf heures <strong>du</strong> soir, heure <strong>du</strong>départ <strong>du</strong> paquebot de Liverpool ?– Un intérêt majeur.– Et si votre voyage n’eût pas été interrompu parcette attaque d’indi<strong>en</strong>s, vous seriez arrivé à New Yorkle 11, dès le matin ?


– Oui, avec douze heures d’avance sur le paquebot.– Bi<strong>en</strong>. Vous avez donc vingt heures de retard. Entrevingt et douze, l’écart est de huit. C’est huit heures àregagner. Voulez-vous t<strong>en</strong>ter de le faire ?– À pied ? demanda Mr. Fogg.– Non, <strong>en</strong> traîneau, répondit Fix, <strong>en</strong> traîneau àvoiles. Un homme m’a proposé ce moy<strong>en</strong> detransport. »C’était l’homme qui avait parlé à l’inspecteur depolice p<strong>en</strong>dant la nuit, et dont Fix avait refusé l’offre.Phileas Fogg ne répondit pas à Fix ; mais Fix luiayant montré l’homme <strong>en</strong> question qui se prom<strong>en</strong>aitdevant la gare, le g<strong>en</strong>tleman alla à lui. Un instant aprèsPhileas Fogg et cet Américain, nommé Mudge,<strong>en</strong>trai<strong>en</strong>t dans une hutte construite au bas <strong>du</strong> fortKearney.Là, Mr. Fogg examina un assez singulier véhicule,sorte de châssis, établi sur deux longues poutres, un peurelevées à l’avant comme des semelles d’un traîneau, etsur lequel cinq ou six personnes pouvai<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>dreplace. Au tiers <strong>du</strong> châssis, sur l’avant, se dressait unmât très élevé, sur lequel s’<strong>en</strong>verguait une imm<strong>en</strong>sebrigantine. Ce mât, solidem<strong>en</strong>t ret<strong>en</strong>u par des haubansmétalliques, t<strong>en</strong>dait un étai de fer qui servait à guinderun foc de grande dim<strong>en</strong>sion. À l’arrière, une sorte de


gouvernail-godille permettait de diriger l’appareil.C’était, on le voit, un traîneau gréé <strong>en</strong> sloop.P<strong>en</strong>dant l’hiver, sur la plaine glacée, lorsque les trainssont arrêtés par les neiges, ces véhicules font destraversées extrêmem<strong>en</strong>t rapides d’une station à l’autre.Ils sont, d’ailleurs, prodigieusem<strong>en</strong>t voilés – plus voilésmême que ne peut l’être un cotre de course, exposé àchavirer –, et, v<strong>en</strong>t arrière, ils gliss<strong>en</strong>t à la surface desprairies avec une rapidité égale, sinon supérieure, àcelle des express.En quelques instants, un marché fut conclu <strong>en</strong>treMr. Fogg et le patron de cette embarcation de terre. <strong>Le</strong>v<strong>en</strong>t était bon. Il soufflait de l’ouest <strong>en</strong> grande brise. <strong>La</strong>neige était <strong>du</strong>rcie, et Mudge se faisait fort de con<strong>du</strong>ireMr. Fogg <strong>en</strong> quelques heures à la station d’Omaha. Là,les trains sont fréqu<strong>en</strong>ts et les voies nombreuses, quicon<strong>du</strong>is<strong>en</strong>t à Chicago et à New York. Il n’était pasimpossible que le retard fût regagné. Il n’y avait doncpas à hésiter à t<strong>en</strong>ter l’av<strong>en</strong>ture.Mr. Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. Aouda auxtortures d’une traversée <strong>en</strong> plein air, par ce froid que lavitesse r<strong>en</strong>drait plus insupportable <strong>en</strong>core, lui proposade rester sous la garde de Passepartout à la station deKearney. L’honnête garçon se chargerait de ram<strong>en</strong>er lajeune femme <strong>en</strong> Europe par une route meilleure et dansdes conditions plus acceptables.


Mrs. Aouda refusa de se séparer de Mr. Fogg, etPassepartout se s<strong>en</strong>tit très heureux de cettedétermination.En effet, pour ri<strong>en</strong> au <strong>monde</strong> il n’eût voulu quitterson maître, puisque Fix devait l’accompagner.Quant à ce que p<strong>en</strong>sait alors l’inspecteur de police,ce serait difficile à dire. Sa conviction avait-elle étéébranlée par le re<strong>tour</strong> de Phileas Fogg, ou bi<strong>en</strong> le t<strong>en</strong>aitilpour un coquin extrêmem<strong>en</strong>t fort, qui, son <strong>tour</strong> <strong>du</strong><strong>monde</strong> accompli, devait croire qu’il serait absolum<strong>en</strong>t<strong>en</strong> sûreté <strong>en</strong> Angleterre ? Peut-être l’opinion de Fixtouchant Phileas Fogg était-elle <strong>en</strong> effet modifiée. Maisil n’<strong>en</strong> était pas moins décidé à faire son devoir et, plusimpati<strong>en</strong>t que tous, à presser de tout son pouvoir lere<strong>tour</strong> <strong>en</strong> Angleterre.À huit heures, le traîneau était prêt à partir. <strong>Le</strong>svoyageurs – on serait t<strong>en</strong>té de dire les passagers – ypr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t place et se serrai<strong>en</strong>t étroitem<strong>en</strong>t dans leurscouvertures de voyage. <strong>Le</strong>s deux imm<strong>en</strong>ses voilesétai<strong>en</strong>t hissées, et, sous l’impulsion <strong>du</strong> v<strong>en</strong>t, le véhiculefilait sur la neige <strong>du</strong>rcie avec une rapidité de quarantemilles à l’heure.<strong>La</strong> distance qui sépare le fort Kearney d’Omaha est,<strong>en</strong> droite ligne – à vol d’abeille, comme dis<strong>en</strong>t lesAméricains –, de deux c<strong>en</strong>ts milles au plus. Si le v<strong>en</strong>tt<strong>en</strong>ait, <strong>en</strong> cinq heures cette distance pouvait être


franchie. Si aucun incid<strong>en</strong>t ne se pro<strong>du</strong>isait, à une heureaprès midi le traîneau devait avoir atteint Omaha.Quelle traversée ! <strong>Le</strong>s voyageurs, pressés les unscontre les autres, ne pouvai<strong>en</strong>t se parler. <strong>Le</strong> froid, accrupar la vitesse, leur eût coupé la parole. <strong>Le</strong> traîneauglissait aussi légèrem<strong>en</strong>t à la surface de la plaine qu’uneembarcation à la surface des eaux –, avec la houle <strong>en</strong>moins. Quand la brise arrivait <strong>en</strong> rasant la terre, ilsemblait que le traîneau fût <strong>en</strong>levé <strong>du</strong> sol par ses voiles,vastes ailes d’une imm<strong>en</strong>se <strong>en</strong>vergure. Mudge, augouvernail, se maint<strong>en</strong>ait dans la ligne droite, et, d’uncoup de godille, il rectifiait les embardées quel’appareil t<strong>en</strong>dait à faire. Toute la toile portait. <strong>Le</strong> focavait été perqué et n’était plus abrité par la brigantine.Un mât de hune fut guindé, et une flèche, t<strong>en</strong><strong>du</strong>e auv<strong>en</strong>t, ajouta sa puissance d’impulsion à celle des autresvoiles.On ne pouvait l’estimer, mathématiquem<strong>en</strong>t, maiscertainem<strong>en</strong>t la vitesse <strong>du</strong> traîneau ne devait pas êtremoindre de quarante milles à l’heure.« Si ri<strong>en</strong> ne casse, dit Mudge, nous arriverons ! »Et Mudge avait intérêt à arriver dans le délaiconv<strong>en</strong>u, car Mr. Fogg, fidèle à son système, l’avaitalléché par une forte prime.<strong>La</strong> prairie, que le traîneau coupait <strong>en</strong> ligne droite,


était plate comme une mer. On eût dit un imm<strong>en</strong>seétang glacé. <strong>Le</strong> rail-road qui desservait cette partie <strong>du</strong>territoire remontait, <strong>du</strong> sud-ouest au nord-ouest, parGrand-Island, Columbus, ville importante <strong>du</strong> Nebraska,Schuyler, Fremont, puis Omaha. Il suivait p<strong>en</strong>dant toutson parcours la rive droite de Platte-river. <strong>Le</strong> traîneau,abrégeant cette route, pr<strong>en</strong>ait la corde de l’arc décrit parle chemin de fer. Mudge ne pouvait craindre d’êtrearrêté par la Platte-river, à ce petit coude qu’elle fait <strong>en</strong>avant de Fremont, puisque ses eaux étai<strong>en</strong>t glacées. <strong>Le</strong>chemin était donc <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t débarrassé d’obstacles,et Phileas Fogg n’avait donc que deux circonstances àredouter : une avarie à l’appareil, un changem<strong>en</strong>t ouune tombée <strong>du</strong> v<strong>en</strong>t.Mais la brise ne mollissait pas. Au contraire. Ellesoufflait à courber le mât, que les haubans de fermaint<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t solidem<strong>en</strong>t. Ces filins métalliques,semblables aux cordes d’un instrum<strong>en</strong>t, résonnai<strong>en</strong>tcomme si un archet eût provoqué leurs vibrations. <strong>Le</strong>traîneau s’<strong>en</strong>levait au milieu d’une harmonie plaintive,d’une int<strong>en</strong>sité toute particulière.« Ces cordes donn<strong>en</strong>t la quinte et l’octave », dit Mr.Fogg.Et ce fur<strong>en</strong>t les seules paroles qu’il prononçap<strong>en</strong>dant cette traversée. Mrs. Aouda, soigneusem<strong>en</strong>tempaquetée dans les fourrures et les couvertures de


voyage, était, autant que possible, préservée desatteintes <strong>du</strong> froid.Quant à Passepartout, la face rouge comme le disquesolaire quand il se couche dans les brumes, il humait cetair piquant. Avec le fond d’imperturbable confiancequ’il possédait, il s’était repris à espérer. Au lieud’arriver le matin à New York, on y arriverait le soir,mais il y avait <strong>en</strong>core quelques chances pour que ce fûtavant le départ <strong>du</strong> paquebot de Liverpool.Passepartout avait même éprouvé une forte <strong>en</strong>vie deserrer la main de son allié Fix. Il n’oubliait pas quec’était l’inspecteur lui-même qui avait procuré letraîneau à voiles, et, par conséqu<strong>en</strong>t, le seul moy<strong>en</strong> qu’ily eût de gagner Omaha <strong>en</strong> temps utile. Mais, par on nesait quel press<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t, il se tint dans sa réserveaccoutumée.En tout cas, une chose que Passepartout n’oublieraitjamais, c’était le sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sanshésiter, pour l’arracher aux mains des Sioux. À cela,Mr. Fogg avait risqué sa fortune et sa vie... Non sonserviteur ne l’oublierait pas !P<strong>en</strong>dant que chacun des voyageurs se laissait aller àdes réflexions si diverses, le traîneau volait surl’imm<strong>en</strong>se tapis de neige. S’il passait quelques creeks,afflu<strong>en</strong>ts ou sous-afflu<strong>en</strong>ts de la Little-Blue-river, on nes’<strong>en</strong> apercevait pas. <strong>Le</strong>s champs et les cours d’eau


disparaissai<strong>en</strong>t sous une blancheur uniforme. <strong>La</strong> plaineétait absolum<strong>en</strong>t déserte. Comprise <strong>en</strong>tre l’UnionPacific Road et l’embranchem<strong>en</strong>t qui doit réunirKearney à Saint-Joseph, elle formait comme une grandeîle inhabitée. Pas un village, pas une station, pas mêmeun fort. De temps <strong>en</strong> temps, on voyait passer comme unéclair quelque arbre grimaçant, dont le blanc squelettese tordait sous la brise. Parfois, des bandes d’oiseauxsauvages s’<strong>en</strong>levai<strong>en</strong>t <strong>du</strong> même vol. Parfois aussi,quelques loups de prairies, <strong>en</strong> troupes nombreuses,maigres, affamés, poussés par un besoin féroce,luttai<strong>en</strong>t de vitesse avec le traîneau. Alors Passepartout,le revolver à la main, se t<strong>en</strong>ait prêt à faire feu sur lesplus rapprochés. Si quelque accid<strong>en</strong>t eût alors arrêté letraîneau, les voyageurs, attaqués par ces férocescarnassiers, aurai<strong>en</strong>t couru les plus grands risques. Maisle traîneau t<strong>en</strong>ait bon, il ne tardait pas à pr<strong>en</strong>dre del’avance, et bi<strong>en</strong>tôt toute la bande hurlante restait <strong>en</strong>arrière. À midi, Mudge reconnut à quelques indicesqu’il passait le cours glacé de la Platte-river. Il ne ditri<strong>en</strong>, mais il était déjà sûr que, vingt milles plus loin, ilaurait atteint la station d’Omaha.Et, <strong>en</strong> effet, il n’était pas une heure, que ce guidehabile, abandonnant la barre, se précipitait aux drissesdes voiles et les am<strong>en</strong>ait <strong>en</strong> bande, p<strong>en</strong>dant que letraîneau, emporté par son irrésistible élan, franchissait<strong>en</strong>core un demi-mille à sec de toile. Enfin il s’arrêta, et


Mudge, montrant un amas de toits blancs de neige,disait :« Nous sommes arrivés. »Arrivés ! Arrivés, <strong>en</strong> effet, à cette station qui, pardes trains nombreux, est quotidi<strong>en</strong>nem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>communication avec l’est des États-Unis !Passepartout et Fix avai<strong>en</strong>t sauté à terre etsecouai<strong>en</strong>t leurs membres <strong>en</strong>gourdis. Ils aidèr<strong>en</strong>t Mr.Fogg et la jeune femme à desc<strong>en</strong>dre <strong>du</strong> traîneau. PhileasFogg régla généreusem<strong>en</strong>t avec Mudge, auquelPassepartout serra la main comme à un ami, et tous seprécipitèr<strong>en</strong>t vers la gare d’Omaha.C’est à cette importante cité <strong>du</strong> Nebraska ques’arrête le chemin de fer <strong>du</strong> Pacifique proprem<strong>en</strong>t dit,qui met le bassin <strong>du</strong> Mississippi <strong>en</strong> communicationavec le grand océan. Pour aller d’Omaha à Chicago, lerail-road, sous le nom de « Chicago-Rock-islandroad», court directem<strong>en</strong>t dans l’est <strong>en</strong> desservantcinquante stations. Un train direct était prêt à partir.Phileas Fogg et ses compagnons n’eur<strong>en</strong>t que le tempsde se précipiter dans un wagon. Ils n’avai<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> vud’Omaha, mais Passepartout s’avoua à lui-même qu’iln’y avait pas lieu de le regretter, et que ce n’était pas devoir qu’il s’agissait.Avec une extrême rapidité, ce train passa dans l’État


d’Iowa, par Council-Bluffs, Des Moines, Iowa-city.P<strong>en</strong>dant la nuit, il traversait le Mississippi à Dav<strong>en</strong>port,et par Rock-Island, il <strong>en</strong>trait dans l’Illinois. <strong>Le</strong>l<strong>en</strong>demain, 10, à <strong>quatre</strong> heures <strong>du</strong> soir, il arrivait àChicago, déjà relevée de ses ruines, et plus fièrem<strong>en</strong>tassise que jamais sur les bords de son beau lacMichigan.Neuf c<strong>en</strong>ts milles sépar<strong>en</strong>t Chicago de New York.<strong>Le</strong>s trains ne manquai<strong>en</strong>t pas à Chicago. Mr. Foggpassa immédiatem<strong>en</strong>t de l’un dans l’autre. <strong>La</strong> fringantelocomotive <strong>du</strong> « Pittsburg-Fort-Wayne-Chicago-railroad» partit à toute vitesse, comme si elle eût comprisque l’honorable g<strong>en</strong>tleman n’avait pas de temps àperdre. Elle traversa comme un éclair l’Indiana, l’Ohio,la P<strong>en</strong>nsylvanie, le New Jersey, passant par des villesaux noms antiques, dont quelques-unes avai<strong>en</strong>t des rueset des tramways, mais pas de maisons <strong>en</strong>core. Enfinl’Hudson apparut, et, le 11 décembre, à onze heures unquart <strong>du</strong> soir, le train s’arrêtait dans la gare, sur la rivedroite <strong>du</strong> fleuve, devant le « pier » même des steamersde la ligne Cunard, autrem<strong>en</strong>t dite « British and NorthAmerican royal mail steam pack et Co. ». <strong>Le</strong> China, àdestination de Liverpool, était parti depuis quarantecinqminutes !


XXXIIDans lequel Phileas Fogg <strong>en</strong>gage une luttedirecte contre la mauvaise chanceEn partant, le China semblait avoir emporté avec luile dernier espoir de Phileas Fogg.En effet, aucun des autres paquebots qui font leservice direct <strong>en</strong>tre l’Amérique et l’Europe, ni lestransatlantiques français, ni les navires <strong>du</strong> « White-Starline», ni les steamers de la Compagnie Imman, ni ceuxde la ligne Hambourgeoise, ni autres, ne pouvai<strong>en</strong>tservir les projets <strong>du</strong> g<strong>en</strong>tleman.En effet, le Pereire, de la Compagnie transatlantiquefrançaise – dont les admirables bâtim<strong>en</strong>ts égal<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vitesse et surpass<strong>en</strong>t <strong>en</strong> confortable tous ceux des autreslignes, sans exception –, ne partait que le surl<strong>en</strong>demain,14 décembre. Et d’ailleurs, de même que ceux de laCompagnie hambourgeoise, il n’allait pas directem<strong>en</strong>t àLiverpool ou à Londres, mais au Havre, et cettetraversée supplém<strong>en</strong>taire <strong>du</strong> Havre à Southampton, <strong>en</strong>retardant Phileas Fogg, eût annulé ses derniers efforts.


Quant aux paquebots Imman, dont l’un, le City-of-Paris, mettait <strong>en</strong> mer le l<strong>en</strong>demain, il n’y fallait passonger. Ces navires sont particulièrem<strong>en</strong>t affectés autransport des émigrants, leurs machines sont faibles, ilsnavigu<strong>en</strong>t autant à la voile qu’à la vapeur, et leurvitesse est médiocre. Ils employai<strong>en</strong>t à cette traverséede New York à l’Angleterre plus de temps qu’il n’<strong>en</strong>restait à Mr. Fogg pour gagner son pari.De tout ceci le g<strong>en</strong>tleman se r<strong>en</strong>dait parfaitem<strong>en</strong>tcompte <strong>en</strong> consultant son Bradshaw, qui lui donnait,jour par jour, les mouvem<strong>en</strong>ts de la navigationtransocéani<strong>en</strong>ne.Passepartout était anéanti. Avoir manqué lepaquebot de quarante-cinq minutes, cela le tuait. C’étaitsa faute, à lui, qui, au lieu d’aider son maître, n’avaitcessé de semer des obstacles sur sa route ! Et quand ilrevoyait dans son esprit tous les incid<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> voyage,quand il supputait les sommes dép<strong>en</strong>sées <strong>en</strong> pure perteet dans son seul intérêt, quand il songeait que ceténorme pari, <strong>en</strong> y joignant les frais considérables de cevoyage dev<strong>en</strong>u inutile, ruinait complètem<strong>en</strong>t Mr. Fogg,il s’accablait d’injures.Mr. Fogg ne lui fit, cep<strong>en</strong>dant, aucun reproche, et,<strong>en</strong> quittant le pier des paquebots transatlantiques, il nedit que ces mots :« Nous aviserons demain. V<strong>en</strong>ez. »


Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix, Passepartouttraversèr<strong>en</strong>t l’Hudson dans le Jersey-city-ferry-boat, etmontèr<strong>en</strong>t dans un fiacre, qui les con<strong>du</strong>isit à l’hôtelSaint-Nicolas, dans Broadway. Des chambres fur<strong>en</strong>tmises à leur disposition, et la nuit se passa, courte pourPhileas Fogg, qui dormit d’un sommeil parfait, maisbi<strong>en</strong> longue pour Mrs. Aouda et ses compagnons,auxquels leur agitation ne permit pas de reposer.<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain, c’était le 12 décembre. Du 12, septheures <strong>du</strong> matin, au 21, huit heures quarante-cinqminutes <strong>du</strong> soir, il restait neuf <strong>jours</strong> treize heures etquarante-cinq minutes. Si donc Phileas Fogg fût parti laveille par le China, l’un des meilleurs marcheurs de laligne Cunard, il serait arrivé à Liverpool, puis àLondres, dans les délais voulus !Mr. Fogg quitta l’hôtel, seul, après avoirrecommandé à son domestique de l’att<strong>en</strong>dre et deprév<strong>en</strong>ir Mrs. Aouda de se t<strong>en</strong>ir prête à tout instant.Mr. Fogg se r<strong>en</strong>dit aux rives de l’Hudson et, parmiles navires amarrés au quai ou ancrés dans le fleuve, ilrechercha avec soin ceux qui étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> partance.Plusieurs bâtim<strong>en</strong>ts avai<strong>en</strong>t leur guidon de départ et sepréparai<strong>en</strong>t à pr<strong>en</strong>dre la mer à la marée <strong>du</strong> matin, cardans cet imm<strong>en</strong>se et admirable port de New York, iln’est pas de jour où c<strong>en</strong>t navires ne fass<strong>en</strong>t route pourtous les points <strong>du</strong> <strong>monde</strong> ; mais la plupart étai<strong>en</strong>t des


âtim<strong>en</strong>ts à voiles, et ils ne pouvai<strong>en</strong>t conv<strong>en</strong>ir àPhileas Fogg.Ce g<strong>en</strong>tleman semblait devoir échouer dans sadernière t<strong>en</strong>tative, quand il aperçut, mouillé devant laBatterie, à une <strong>en</strong>cablure au plus, un navire decommerce à hélice, de formes fines, dont la cheminée,laissant échapper de gros flocons de fumée, indiquaitqu’il se préparait à appareiller. Phileas Fogg héla uncanot, s’y embarqua, et, <strong>en</strong> quelques coups d’aviron, ilse trouvait à l’échelle de l’H<strong>en</strong>rietta, steamer à coquede fer, dont tous les hauts étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> bois.<strong>Le</strong> capitaine de l’H<strong>en</strong>rietta était à bord. PhileasFogg monta sur le pont et fit demander le capitaine.Celui-ci se prés<strong>en</strong>ta aussitôt.C’était un homme de cinquante ans, une sorte deloup de mer, un bougon qui ne devait pas êtrecommode. Gros yeux, teint de cuivre oxydé, cheveuxrouges, forte <strong>en</strong>colure, – ri<strong>en</strong> de l’aspect d’un homme<strong>du</strong> <strong>monde</strong>.« <strong>Le</strong> capitaine ? demanda Mr. Fogg.– C’est moi.– Je suis Phileas Fogg, de Londres.– Et moi, Andrew Speedy, de Cardif.– Vous allez partir ?...


– Dans une heure.– Vous êtes chargé pour... ?– Bordeaux.– Et votre cargaison ?– Des cailloux dans le v<strong>en</strong>tre. Pas de fret. Je pars surlest.– Vous avez des passagers ?– Pas de passagers. Jamais de passagers.Marchandise <strong>en</strong>combrante et raisonnante.– Votre navire marche bi<strong>en</strong> ?– Entre onze et douze nœuds. L’H<strong>en</strong>rietta, bi<strong>en</strong>connue.– Voulez-vous me transporter à Liverpool, moi ettrois personnes ?– À Liverpool ? Pourquoi pas <strong>en</strong> Chine ?– Je dis Liverpool.– Non !– Non ?– Non. Je suis <strong>en</strong> partance pour Bordeaux, et je vaisà Bordeaux.– N’importe quel prix ?– N’importe quel prix. »


<strong>Le</strong> capitaine avait parlé d’un ton qui n’admettait pasde réplique.« Mais les armateurs de l’H<strong>en</strong>rietta... reprit PhileasFogg.– <strong>Le</strong>s armateurs, c’est moi, répondit le capitaine. <strong>Le</strong>navire m’apparti<strong>en</strong>t.– Je vous l’affrète.– Non.– Je vous l’achète.– Non. »Phileas Fogg ne sourcilla pas. Cep<strong>en</strong>dant la situationétait grave. Il n’<strong>en</strong> était pas de New York comme deHong-Kong, ni <strong>du</strong> capitaine de l’H<strong>en</strong>rietta comme <strong>du</strong>patron de la Tankadère. Jusqu’ici l’arg<strong>en</strong>t <strong>du</strong> g<strong>en</strong>tlemanavait tou<strong>jours</strong> eu raison des obstacles. Cette fois-ci,l’arg<strong>en</strong>t échouait.Cep<strong>en</strong>dant, il fallait trouver le moy<strong>en</strong> de traverserl’Atlantique <strong>en</strong> bateau – à moins de le traverser <strong>en</strong>ballon –, ce qui eût été fort av<strong>en</strong>tureux, et ce qui,d’ailleurs, n’était pas réalisable.Il paraît, pourtant, que Phileas Fogg eut une idée,car il dit au capitaine :« Eh bi<strong>en</strong>, voulez-vous me m<strong>en</strong>er à Bordeaux ?


– Non, quand même vous me paieriez deux c<strong>en</strong>tsdollars !– Je vous <strong>en</strong> offre deux mille (10 000 F).– Par personne ?– Par personne.– Et vous êtes <strong>quatre</strong> ?– Quatre. »<strong>Le</strong> capitaine Speedy comm<strong>en</strong>ça à se gratter le front,comme s’il eût voulu <strong>en</strong> arracher l’épiderme. Huit milledollars à gagner, sans modifier son voyage, cela valaitbi<strong>en</strong> la peine qu’il mît de côté son antipathie prononcéepour toute espèce de passager. Des passagers à deuxmille dollars, d’ailleurs, ce ne sont plus des passagers,c’est de la marchandise précieuse.« Je pars à neuf heures, dit simplem<strong>en</strong>t le capitaineSpeedy, et si vous et les vôtres, vous êtes là ?...– À neuf heures, nous serons à bord ! » répondit nonmoins simplem<strong>en</strong>t Mr. Fogg.Il était huit heures et demie. Débarquer del’H<strong>en</strong>rietta, monter dans une voiture, se r<strong>en</strong>dre à l’hôtelSaint-Nicolas, <strong>en</strong> ram<strong>en</strong>er Mrs. Aouda, Passepartout, etmême l’inséparable Fix, auquel il offrait gracieusem<strong>en</strong>tle passage, cela fut fait par le g<strong>en</strong>tleman avec ce calmequi ne l’abandonnait <strong>en</strong> aucune circonstance.


Au mom<strong>en</strong>t où l’H<strong>en</strong>rietta appareillait, tous <strong>quatre</strong>étai<strong>en</strong>t à bord.Lorsque Passepartout apprit ce que coûterait cettedernière traversée, il poussa un de ces « Oh ! »prolongés, qui parcour<strong>en</strong>t tous les intervalles de lagamme chromatique desc<strong>en</strong>dante !Quant à l’inspecteur Fix, il se dit que décidém<strong>en</strong>t laBanque d’Angleterre ne sortirait pas indemne de cetteaffaire. En effet, <strong>en</strong> arrivant et <strong>en</strong> admettant que le sieurFogg n’<strong>en</strong> jetât pas <strong>en</strong>core quelques poignées à la mer,plus de sept mille livres (175 000 F) manquerai<strong>en</strong>t ausac à bank-notes !


XXXIIIOù Phileas Fogg se montre à la hauteurdes circonstancesUne heure après, le steamer H<strong>en</strong>rietta dépassait leLight-boat qui marque l’<strong>en</strong>trée de l’Hudson, <strong>tour</strong>nait lapointe de Sandy-Hook et donnait <strong>en</strong> mer. P<strong>en</strong>dant lajournée, il prolongea Long-Island, au large <strong>du</strong> feu deFire-Island, et courut rapidem<strong>en</strong>t vers l’est.<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain, 13 décembre, à midi, un hommemonta sur la passerelle pour faire le point. Certes, ondoit croire que cet homme était le capitaine Speedy !Pas le moins <strong>du</strong> <strong>monde</strong>. C’était Phileas Fogg, esq.Quant au capitaine Speedy, il était tout bonnem<strong>en</strong>t<strong>en</strong>fermé à clef dans sa cabine, et poussait deshurlem<strong>en</strong>ts qui dénotai<strong>en</strong>t une colère, bi<strong>en</strong> pardonnable,poussée jusqu’au paroxysme.Ce qui s’était passé était très simple. Phileas Foggvoulait aller à Liverpool, le capitaine ne voulait pas l’ycon<strong>du</strong>ire. Alors Phileas Fogg avait accepté de pr<strong>en</strong>drepassage pour Bordeaux, et, depuis tr<strong>en</strong>te heures qu’il


était à bord, il avait si bi<strong>en</strong> manœuvré à coups de banknotes,que l’équipage, matelots et chauffeurs – équipageun peu interlope, qui était <strong>en</strong> assez mauvais termes avecle capitaine –, lui appart<strong>en</strong>ait. Et voilà pourquoi PhileasFogg commandait au lieu et place <strong>du</strong> capitaine Speedy,pourquoi le capitaine était <strong>en</strong>fermé dans sa cabine, etpourquoi <strong>en</strong>fin l’H<strong>en</strong>rietta se dirigeait vers Liverpool.Seulem<strong>en</strong>t, il était très clair, à voir manœuvrer Mr.Fogg, que Mr. Fogg avait été marin.Maint<strong>en</strong>ant, comm<strong>en</strong>t finirait l’av<strong>en</strong>ture, on lesaurait plus tard. Toutefois, Mrs. Aouda ne laissait pasd’être inquiète, sans <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> dire. Fix, lui, avait étéabasourdi tout d’abord. Quant à Passepartout, il trouvaitla chose tout simplem<strong>en</strong>t adorable.« Entre onze et douze nœuds », avait dit le capitaineSpeedy, et <strong>en</strong> effet l’H<strong>en</strong>rietta se maint<strong>en</strong>ait dans cettemoy<strong>en</strong>ne de vitesse.Si donc – que de « si » <strong>en</strong>core ! – si donc la mer nedev<strong>en</strong>ait pas trop mauvaise, si le v<strong>en</strong>t ne sautait pasdans l’est, s’il ne surv<strong>en</strong>ait aucune avarie au bâtim<strong>en</strong>t,aucun accid<strong>en</strong>t à la machine, l’H<strong>en</strong>rietta, dans les neuf<strong>jours</strong> comptés <strong>du</strong> 12 décembre au 21, pouvait franchirles trois milles qui sépar<strong>en</strong>t New York de Liverpool, ilest vrai qu’une fois arrivé, l’affaire de l’H<strong>en</strong>riettabrochant sur l’affaire de la Banque, cela pouvait m<strong>en</strong>erle g<strong>en</strong>tleman un peu plus loin qu’il ne voudrait.


P<strong>en</strong>dant les premiers <strong>jours</strong>, la navigation se fit dansd’excell<strong>en</strong>tes conditions. <strong>La</strong> mer n’était pas trop <strong>du</strong>re ;le v<strong>en</strong>t paraissait fixé au nord-est ; les voiles fur<strong>en</strong>tétablies, et, sous ses goélettes, l’H<strong>en</strong>rietta marchacomme un vrai transatlantique.Passepartout était <strong>en</strong>chanté. <strong>Le</strong> dernier exploit deson maître, dont il ne voulait pas voir les conséqu<strong>en</strong>ces,l’<strong>en</strong>thousiasmait. Jamais l’équipage n’avait vu ungarçon plus gai, plus agile. Il faisait mille amitiés auxmatelots et les étonnait par ses <strong>tour</strong>s de voltige. Il leurprodiguait les meilleurs noms et les boissons les plusattrayantes. Pour lui, ils manœuvrai<strong>en</strong>t comme desg<strong>en</strong>tlem<strong>en</strong>, et les chauffeurs chauffai<strong>en</strong>t comme deshéros. Sa bonne humeur, très communicative,s’imprégnait à tous. Il avait oublié le passé, les <strong>en</strong>nuis,les périls. Il ne songeait qu’à ce but, si près d’êtreatteint, et parfois il bouillait d’impati<strong>en</strong>ce, comme s’ileût été chauffé par les fourneaux de l’H<strong>en</strong>rietta.Souv<strong>en</strong>t aussi, le digne garçon <strong>tour</strong>nait au<strong>tour</strong> de Fix ; ille regardait d’un œil « qui <strong>en</strong> disait long » ! mais il nelui parlait pas, car il n’existait plus aucune intimité<strong>en</strong>tre les deux anci<strong>en</strong>s amis.D’ailleurs Fix, il faut le dire, n’y compr<strong>en</strong>ait plusri<strong>en</strong> ! <strong>La</strong> conquête de l’H<strong>en</strong>rietta, l’achat de sonéquipage, ce Fogg manœuvrant comme un marinconsommé, tout cet <strong>en</strong>semble de choses l’é<strong>tour</strong>dissait.


Il ne savait plus que p<strong>en</strong>ser ! Mais, après tout, ung<strong>en</strong>tleman qui comm<strong>en</strong>çait par voler cinquante-cinqmille livres pouvait bi<strong>en</strong> finir par voler un bâtim<strong>en</strong>t. EtFix fut naturellem<strong>en</strong>t am<strong>en</strong>é à croire que l’H<strong>en</strong>rietta,dirigée par Fogg, n’allait point <strong>du</strong> tout à Liverpool,mais dans quelque point <strong>du</strong> <strong>monde</strong> où le voleur, dev<strong>en</strong>upirate, se mettrait tranquillem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> sûreté ! Cettehypothèse, il faut bi<strong>en</strong> l’avouer, était on ne peut plusplausible, et le détective comm<strong>en</strong>çait à regretter trèssérieusem<strong>en</strong>t de s’être embarqué dans cette affaire.Quant au capitaine Speedy, il continuait à hurlerdans sa cabine, et Passepartout, chargé de pourvoir à sanourriture, ne le faisait qu’<strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ant les plus grandesprécautions, quelque vigoureux qu’il fût. Mr. Fogg, lui,n’avait plus même l’air de se douter qu’il y eût uncapitaine à bord.<strong>Le</strong> 13, on passe sur la queue <strong>du</strong> banc de Terre-Neuve. Ce sont là de mauvais parages. P<strong>en</strong>dant l’hiversurtout, les brumes y sont fréqu<strong>en</strong>tes, les coups de v<strong>en</strong>tredoutables. Depuis la veille, le baromètre,brusquem<strong>en</strong>t abaissé, faisait press<strong>en</strong>tir un changem<strong>en</strong>tprochain dans l’atmosphère. En effet, p<strong>en</strong>dant la nuit, latempérature se modifia, le froid devint plus vif, et <strong>en</strong>même temps le v<strong>en</strong>t sauta dans le sud-est.C’était un contretemps. Mr. Fogg, afin de ne points’écarter de sa route, <strong>du</strong>t serrer ses voiles et forcer de


vapeur. Néanmoins, la marche <strong>du</strong> navire fut ral<strong>en</strong>tie,att<strong>en</strong><strong>du</strong> l’état de la mer, dont les longues lames brisai<strong>en</strong>tcontre son étrave. Il éprouva des mouvem<strong>en</strong>ts detangage très viol<strong>en</strong>ts, et cela au détrim<strong>en</strong>t de sa vitesse.<strong>La</strong> brise <strong>tour</strong>nait peu à peu à l’ouragan, et l’onprévoyait déjà le cas où l’H<strong>en</strong>rietta ne pourrait plus semaint<strong>en</strong>ir debout à la lame. Or, s’il fallait fuir, c’étaitl’inconnu avec toutes ses mauvaises chances. <strong>Le</strong> visagede Passepartout se rembrunit <strong>en</strong> même temps que leciel, et, p<strong>en</strong>dant deux <strong>jours</strong>, l’honnête garçon éprouvade mortelles transes. Mais Phileas Fogg était un marinhardi, qui savait t<strong>en</strong>ir tête à la mer, et il fit tou<strong>jours</strong>route, même sans se mettre sous petite vapeur.L’H<strong>en</strong>rietta, quand elle ne pouvait s’élever à la lame,passait au travers, et son pont était balayé <strong>en</strong> grand,mais elle passait. Quelquefois aussi l’hélice émergeait,battant l’air de ses branches affolées, lorsqu’unemontagne d’eau soulevait l’arrière hors des flots, maisle navire allait tou<strong>jours</strong> de l’avant.Toutefois le v<strong>en</strong>t ne fraîchit pas autant qu’on auraitpu le craindre. Ce ne fut pas un de ces ouragans quipass<strong>en</strong>t avec une vitesse de <strong>quatre</strong>-vingt-dix milles àl’heure. Il se tint au grand frais, mais malheureusem<strong>en</strong>til souffla avec obstination de la partie <strong>du</strong> sud-est et nepermit pas de faire de la toile. Et cep<strong>en</strong>dant, ainsi qu’onva le voir, il eût été bi<strong>en</strong> utile de v<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> aide à lavapeur !


<strong>Le</strong> 16 décembre, c’était le soixante-quinzième jourécoulé depuis le départ de Londres. En somme,l’H<strong>en</strong>rietta n’avait pas <strong>en</strong>core un retard inquiétant. <strong>La</strong>moitié de la traversée était à peu près faite, et les plusmauvais parages avai<strong>en</strong>t été franchis. En été, on eûtrépon<strong>du</strong> <strong>du</strong> succès. En hiver, on était à la merci de lamauvaise saison. Passepartout ne se prononçait pas. Aufond, il avait espoir, et, si le v<strong>en</strong>t faisait défaut, <strong>du</strong>moins il comptait sur la vapeur. Or, ce jour-là, lemécanici<strong>en</strong> étant monté sur le pont, r<strong>en</strong>contra Mr. Fogget s’<strong>en</strong>tretint assez vivem<strong>en</strong>t avec lui.Sans savoir pourquoi – par un press<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t sansdoute –, Passepartout éprouva comme une vagueinquiétude. Il eût donné une de ses oreilles pour<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre de l’autre ce qui se disait là. Cep<strong>en</strong>dant, il putsaisir quelques mots, ceux-ci <strong>en</strong>tre autres, prononcéspar son maître :« Vous êtes certain de ce que vous avancez ?– Certain, monsieur, répondit le mécanici<strong>en</strong>.N’oubliez pas que, depuis notre départ, nous chauffonsavec tous nos fourneaux allumés, et si nous avionsassez de charbon pour aller à petite vapeur de NewYork à Bordeaux, nous n’<strong>en</strong> avons pas assez pour allerà toute vapeur de New York à Liverpool !– J’aviserai », répondit Mr. Fogg.


Passepartout avait compris. Il fut pris d’uneinquiétude mortelle.<strong>Le</strong> charbon allait manquer !« Ah ! si mon maître pare celle-là, se dit-il,décidém<strong>en</strong>t ce sera un fameux homme ! »Et ayant r<strong>en</strong>contré Fix, il ne put s’empêcher de lemettre au courant de la situation.« Alors, lui répondit l’ag<strong>en</strong>t les d<strong>en</strong>ts serrées, vouscroyez que nous allons à Liverpool !– Parbleu !– Imbécile ! » répondit l’inspecteur, qui s’<strong>en</strong> alla,haussant les épaules.Passepartout fut sur le point de relever vertem<strong>en</strong>t lequalificatif, dont il ne pouvait d’ailleurs compr<strong>en</strong>dre lavraie signification ; mais il se dit que l’infortuné Fixdevait être très désappointé, très humilié dans sonamour-propre, après avoir si maladroitem<strong>en</strong>t suivi unefausse piste au<strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong>, et il passa condamnation.Et maint<strong>en</strong>ant quel parti allait pr<strong>en</strong>dre PhileasFogg ? Cela était difficile à imaginer. Cep<strong>en</strong>dant, ilparaît que le flegmatique g<strong>en</strong>tleman <strong>en</strong> prit un, car lesoir même il fit v<strong>en</strong>ir le mécanici<strong>en</strong> et lui dit :« Poussez les feux et faites route jusqu’à completépuisem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> combustible. »


Quelques instants après, la cheminée de l’H<strong>en</strong>riettavomissait des torr<strong>en</strong>ts de fumée.<strong>Le</strong> navire continua donc de marcher à toute vapeurmais ainsi qu’il l’avait annoncé, deux <strong>jours</strong> plus tard, le18, le mécanici<strong>en</strong> fit savoir que le charbon manqueraitdans la journée.« Que l’on ne laisse pas baisser les feux, réponditMr. Fogg. Au contraire. Que l’on charge lessoupapes. »Ce jour-là, vers midi, après avoir pris hauteur etcalculé la position <strong>du</strong> navire, Phileas Fogg fit v<strong>en</strong>irPassepartout, et il lui donna l’ordre d’aller chercher lecapitaine Speedy. C’était comme si on eût commandé àce brave garçon d’aller déchaîner un tigre, et ildesc<strong>en</strong>dit dans la <strong>du</strong>nette, se disant :« Positivem<strong>en</strong>t il sera <strong>en</strong>ragé ! »En effet, quelques minutes plus tard, au milieu decris et de jurons, une bombe arrivait sur la <strong>du</strong>nette.Cette bombe, c’était le capitaine Speedy. Il était évid<strong>en</strong>tqu’elle allait éclater.« Où sommes-nous ? » telles fur<strong>en</strong>t les premièresparoles qu’il prononça au milieu des suffocations de lacolère, et certes, pour peu que le digne homme eût étéapoplectique, il n’<strong>en</strong> serait jamais rev<strong>en</strong>u.« Où sommes-nous ? répéta-t-il, la face


congestionnée.– À sept c<strong>en</strong>t soixante-dix milles de Liverpool (300lieues), répondit Mr. Fogg avec un calmeimperturbable.– Pirate ! s’écria Andrew Speedy.– Je vous ai fait v<strong>en</strong>ir, monsieur...– Ecumeur de mer !– ... monsieur, reprit Phileas Fogg, pour vous prierde me v<strong>en</strong>dre votre navire.– Non ! de par tous les diables, non !– C’est que je vais être obligé de le brûler.– Brûler mon navire !– Oui, <strong>du</strong> moins dans ses hauts, car nous manquonsde combustible.– Brûler mon navire ! s’écria le capitaine Speedy,qui ne pouvait même plus prononcer les syllabes. Unnavire qui vaut cinquante mille dollars (250 000 F).– En voici soixante mille (300 000 F) ! » réponditPhileas Fogg, <strong>en</strong> offrant au capitaine une liasse debank-notes.Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy. Onn’est pas Américain sans que la vue de soixante milledollars vous cause une certaine émotion. <strong>Le</strong> capitaine


oublia <strong>en</strong> un instant sa colère, son emprisonnem<strong>en</strong>t,tous ses griefs contre son passager. Son navire avaitvingt ans. Cela pouvait dev<strong>en</strong>ir une affaire d’or !... <strong>La</strong>bombe ne pouvait déjà plus éclater. Mr. Fogg <strong>en</strong> avaitarraché la mèche.« Et la coque <strong>en</strong> fer me restera, dit-il d’un tonsingulièrem<strong>en</strong>t radouci.– <strong>La</strong> coque <strong>en</strong> fer et la machine, monsieur. Est-ceconclu ?– Conclu. »Et Andrew Speedy, saisissant la liasse de banknotes,les compta et les fit disparaître dans sa poche.P<strong>en</strong>dant cette scène, Passepartout était blanc. Quantà Fix, il faillit avoir un coup de sang. Près de vingtmille livres dép<strong>en</strong>sées, et <strong>en</strong>core ce Fogg quiabandonnait à son v<strong>en</strong>deur la coque et la machine,c’est-à-dire presque la valeur totale <strong>du</strong> navire ! Il estvrai que la somme volée à la banque s’élevait àcinquante-cinq mille livres !Quand Andrew Speedy eut empoché l’arg<strong>en</strong>t :« Monsieur, lui dit Mr. Fogg, que tout ceci ne vousétonne pas. Sachez que je perds vingt mille livres, si j<strong>en</strong>e suis pas r<strong>en</strong><strong>du</strong> à Londres le 21 décembre, à huitheures quarante-cinq <strong>du</strong> soir. Or, j’avais manqué lepaquebot de New York, et comme vous refusiez de me


con<strong>du</strong>ire à Liverpool...– Et j’ai bi<strong>en</strong> fait, par les cinquante mille diables del’<strong>en</strong>fer, s’écria Andrew Speedy, puisque j’y gagne aumoins quarante mille dollars. »Puis, plus posém<strong>en</strong>t :« Savez-vous une chose, ajouta-t-il, capitaine ?...– Fogg.– Capitaine Fogg, eh bi<strong>en</strong>, il y a <strong>du</strong> Yankee <strong>en</strong>vous. »Et après avoir fait à son passager ce qu’il croyaitêtre un complim<strong>en</strong>t, il s’<strong>en</strong> allait, quand Phileas Fogglui dit :« Maint<strong>en</strong>ant ce navire m’apparti<strong>en</strong>t ?– Certes, de la quille à la pomme des mâts, pour toutce qui est « bois », s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d !– Bi<strong>en</strong>. Faites démolir les aménagem<strong>en</strong>ts intérieurset chauffez avec ces débris. »On juge ce qu’il fallut consommer de ce bois secpour maint<strong>en</strong>ir la vapeur <strong>en</strong> suffisante pression. Cejour-là, la <strong>du</strong>nette, les rouffles, les cabines, leslogem<strong>en</strong>ts, le faux pont, tout y passa.<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain, 19 décembre, on brûla la mâture, lesdromes, les esparres. On abattit les mâts, on les débita à


coups de hache. L’équipage y mettait un zèleincroyable. Passepartout, taillant, coupant, sciant, faisaitl’ouvrage de dix hommes. C’était une fureur dedémolition.<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain, 20, les bastingages, les pavois, lesœuvres-mortes, la plus grande partie <strong>du</strong> pont, fur<strong>en</strong>tdévorés. L’H<strong>en</strong>rietta n’était plus qu’un bâtim<strong>en</strong>t rasécomme un ponton.Mais, ce jour-là, on avait eu connaissance de la côted’Irlande et <strong>du</strong> feu de Fast<strong>en</strong>et.Toutefois, à dix heures <strong>du</strong> soir, le navire n’était<strong>en</strong>core que par le travers de Que<strong>en</strong>stown. Phileas Foggn’avait plus que vingt-<strong>quatre</strong> heures pour atteindreLondres ! Or, c’était le temps qu’il fallait à l’H<strong>en</strong>riettapour gagner Liverpool, – même <strong>en</strong> marchant à toutevapeur. Et la vapeur allait manquer <strong>en</strong>fin à l’audacieuxg<strong>en</strong>tleman !« Monsieur, lui dit alors le capitaine Speedy, quiavait fini par s’intéresser à ses projets, je vous plainsvraim<strong>en</strong>t. Tout est contre vous ! Nous ne sommes<strong>en</strong>core que devant Que<strong>en</strong>stown.– Ah ! fit Mr. Fogg, c’est Que<strong>en</strong>stown, cette villedont nous apercevons les feux ?– Oui.– Pouvons-nous <strong>en</strong>trer dans le port ?


– Pas avant trois heures. À pleine mer seulem<strong>en</strong>t.– Att<strong>en</strong>dons ! » répondit tranquillem<strong>en</strong>t PhileasFogg, sans laisser voir sur son visage que, par unesuprême inspiration, il allait t<strong>en</strong>ter de vaincre <strong>en</strong>coreune fois la chance contraire !En effet, Que<strong>en</strong>stown est un port de la côted’Irlande dans lequel les transatlantiques qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>tdes États-Unis jett<strong>en</strong>t <strong>en</strong> passant leur sac aux lettres.Ces lettres sont emportées à Dublin par des expresstou<strong>jours</strong> prêts à partir. De Dublin elles arriv<strong>en</strong>t àLiverpool par des steamers de grande vitesse, –devançant ainsi de douze heures les marcheurs les plusrapides des compagnies maritimes.Ces douze heures que gagnait ainsi le courrierd’Amérique, Phileas Fogg prét<strong>en</strong>dait les gagner aussi.Au lieu d’arriver sur l’H<strong>en</strong>rietta, le l<strong>en</strong>demain soir, àLiverpool, il y serait à midi, et, par conséqu<strong>en</strong>t, il auraitle temps d’être à Londres avant huit heures quarantecinqminutes <strong>du</strong> soir.Vers une heure <strong>du</strong> matin, l’H<strong>en</strong>rietta <strong>en</strong>trait à hautemer dans le port de Que<strong>en</strong>stown, et Phileas Fogg, aprèsavoir reçu une vigoureuse poignée de main <strong>du</strong> capitaineSpeedy, le laissait sur la carcasse rasée de son navire,qui valait <strong>en</strong>core la moitié de ce qu’il l’avait v<strong>en</strong><strong>du</strong>e !<strong>Le</strong>s passagers débarquèr<strong>en</strong>t aussitôt. Fix, à ce


mom<strong>en</strong>t, eut une <strong>en</strong>vie féroce d’arrêter le sieur Fogg. Ilne le fit pas, pourtant ! Pourquoi ? Quel combat selivrait donc <strong>en</strong> lui ? Était-il rev<strong>en</strong>u sur le compte de Mr.Fogg ? Compr<strong>en</strong>ait-il <strong>en</strong>fin qu’il s’était trompé ?Toutefois, Fix n’abandonna pas Mr. Fogg. Avec lui,avec Mrs. Aouda, avec Passepartout, qui ne pr<strong>en</strong>ait plusle temps de respirer, il montait dans le train deQue<strong>en</strong>stown à une heure et demie <strong>du</strong> matin, arrivait àDublin au jour naissant, et s’embarquait aussitôt sur unde ces steamers – vrais fuseaux d’acier, tout <strong>en</strong> machine– qui, dédaignant de s’élever à la lame, pass<strong>en</strong>tinvariablem<strong>en</strong>t au travers.À midi moins vingt, le 21 décembre, Phileas Foggdébarquait <strong>en</strong>fin sur le quai de Liverpool. Il n’était plusqu’à six heures de Londres.Mais à ce mom<strong>en</strong>t, Fix s’approcha, lui mit la mainsur l’épaule, et, exhibant son mandat :« Vous êtes bi<strong>en</strong> le sieur Phileas Fogg dit-il.– Oui, monsieur.– Au nom de la reine, je vous arrête ! »


XXXIVQui procure à Passepartout l’occasion de faire un jeude mots atroce, mais peut-être inéditPhileas Fogg était <strong>en</strong> prison. On l’avait <strong>en</strong>fermédans le poste de Custom-house, la douane de Liverpool,et il devait y passer la nuit <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant sontransfèrem<strong>en</strong>t à Londres.Au mom<strong>en</strong>t de l’arrestation, Passepartout avaitvoulu se précipiter sur le détective. Des policem<strong>en</strong> leretinr<strong>en</strong>t. Mrs. Aouda, épouvantée par la brutalité <strong>du</strong>fait, ne sachant ri<strong>en</strong>, n’y pouvait ri<strong>en</strong> compr<strong>en</strong>dre.Passepartout lui expliqua la situation. Mr. Fogg, cethonnête et courageux g<strong>en</strong>tleman, auquel elle devait lavie, était arrêté comme voleur. <strong>La</strong> jeune femme protestacontre une telle allégation, son cœur s’indigna, et lespleurs coulèr<strong>en</strong>t de ses yeux, quand elle vit qu’elle nepouvait ri<strong>en</strong> faire, ri<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ter, pour sauver son sauveur.Quant à Fix, il avait arrêté le g<strong>en</strong>tleman parce queson devoir lui commandait de l’arrêter, fût-il coupableou non. <strong>La</strong> justice <strong>en</strong> déciderait.


Mais alors une p<strong>en</strong>sée vint à Passepartout, cettep<strong>en</strong>sée terrible qu’il était décidém<strong>en</strong>t la cause de tout cemalheur ! En effet, pourquoi avait-il caché cetteav<strong>en</strong>ture à Mr. Fogg ? Quand Fix avait révélé et saqualité d’inspecteur de police et la mission dont il étaitchargé, pourquoi avait-il pris sur lui de ne point avertirson maître ? Celui-ci, prév<strong>en</strong>u, aurait sans doute donnéà Fix des preuves de son innoc<strong>en</strong>ce ; il lui auraitdémontré son erreur ; <strong>en</strong> tout cas, il n’eût pas véhiculé àses frais et à ses trousses ce mal<strong>en</strong>contreux ag<strong>en</strong>t, dontle premier soin avait été de l’arrêter, au mom<strong>en</strong>t où ilmettait le pied sur le sol <strong>du</strong> Royaume-Uni. En songeantà ses fautes, à ses imprud<strong>en</strong>ces, le pauvre garçon étaitpris d’irrésistibles remords. Il pleurait, il faisait peine àvoir. Il voulait se briser la tête !Mrs. Aouda et lui étai<strong>en</strong>t restés, malgré le froid,sous le péristyle de la douane. Ils ne voulai<strong>en</strong>t ni l’un nil’autre quitter la place. Ils voulai<strong>en</strong>t revoir <strong>en</strong>core unefois Mr. Fogg.Quant à ce g<strong>en</strong>tleman, il était bi<strong>en</strong> et dûm<strong>en</strong>t ruiné,et cela au mom<strong>en</strong>t où il allait atteindre son but. Cettearrestation le perdait sans re<strong>tour</strong>. Arrivé à midi moinsvingt à Liverpool, le 21 décembre, il avait jusqu’à huitheures quarante-cinq minutes pour se prés<strong>en</strong>ter auReform-Club, soit neuf heures quinze minutes, – et il nelui <strong>en</strong> fallait que six pour atteindre Londres.


En ce mom<strong>en</strong>t, qui eût pénétré dans le poste de ladouane eût trouvé Mr. Fogg, immobile, assis sur unbanc de bois, sans colère, imperturbable. Résigné, onn’eût pu le dire, mais ce dernier coup n’avait pul’émouvoir, au moins <strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce. S’était-il formé <strong>en</strong>lui une de ces rages secrètes, terribles parce qu’ellessont cont<strong>en</strong>ues, et qui n’éclat<strong>en</strong>t qu’au dernier mom<strong>en</strong>tavec une force irrésistible ? On ne sait. Mais PhileasFogg était là, calme, att<strong>en</strong>dant... quoi ? Conservait-ilquelque espoir ? Croyait-il <strong>en</strong>core au succès, quand laporte de cette prison était fermée sur lui ?Quoi qu’il <strong>en</strong> soit, Mr. Fogg avait soigneusem<strong>en</strong>tposé sa montre sur une table et il <strong>en</strong> regardait lesaiguilles marcher. Pas une parole ne s’échappait de seslèvres, mais son regard avait une fixité singulière.En tout cas, la situation était terrible, et, pour qui nepouvait lire dans cette consci<strong>en</strong>ce, elle se résumaitainsi :Honnête homme, Phileas Fogg était ruiné.Malhonnête homme, il était pris.Eut-il alors la p<strong>en</strong>sée de se sauver ? Songea-t-il àchercher si ce poste prés<strong>en</strong>tait une issue praticable ?P<strong>en</strong>sa-t-il à fuir ? On serait t<strong>en</strong>té de le croire, car, à uncertain mom<strong>en</strong>t, il fit le <strong>tour</strong> de la chambre. Mais laporte était solidem<strong>en</strong>t fermée et la f<strong>en</strong>être garnie de


arreaux de fer. Il vint donc se rasseoir, et il tira de sonportefeuille l’itinéraire <strong>du</strong> voyage. Sur la ligne quiportait ces mots : « 21 décembre, samedi, Liverpool »,il ajouta : « 80 ème jour, 11 h 40 <strong>du</strong> matin », et il att<strong>en</strong>dit.Une heure sonna à l’horloge de Custom-house, Mr.Fogg constata que sa montre avançait de deux minutessur cette horloge.Deux heures ! En admettant qu’il montât <strong>en</strong> cemom<strong>en</strong>t dans un express, il pouvait <strong>en</strong>core arriver àLondres et au Reform-Club avant huit heures quarantecinq<strong>du</strong> soir. Son front se plissa légèrem<strong>en</strong>t...À deux heures tr<strong>en</strong>te-trois minutes, un bruit ret<strong>en</strong>titau-dehors, un vacarme de portes qui s’ouvrai<strong>en</strong>t. On<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait la voix de Passepartout, on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait la voixde Fix.<strong>Le</strong> regard de Phileas Fogg brilla un instant.<strong>La</strong> porte <strong>du</strong> poste s’ouvrit, et il vit Mrs. Aouda,Passepartout, Fix, qui se précipitèr<strong>en</strong>t vers lui.Fix était hors d’haleine, les cheveux <strong>en</strong> désordre... Ilne pouvait parler !« Monsieur, balbutia-t-il, monsieur... pardon... uneressemblance déplorable... Voleur arrêté depuis trois<strong>jours</strong>... vous... libre !... »Phileas Fogg était libre ! Il alla au détective. Il le


egarda bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> face, et, faisant le seul mouvem<strong>en</strong>trapide qu’il eût jamais fait et qu’il dût jamais faire de savie, il ram<strong>en</strong>a ses deux bras <strong>en</strong> arrière, puis, avec laprécision d’un automate, il frappa de ses deux poings lemalheureux inspecteur.« Bi<strong>en</strong> tapé ! » s’écria Passepartout, qui, sepermettant un atroce jeu de mots, bi<strong>en</strong> digne d’unFrançais, ajouta : « Pardieu ! voilà ce qu’on peutappeler une belle application de poings d’Angleterre ! »Fix, r<strong>en</strong>versé, ne prononça pas un mot. Il n’avait quece qu’il méritait. Mais aussitôt Mr. Fogg, Mrs. Aouda,Passepartout quittèr<strong>en</strong>t la douane. Ils se jetèr<strong>en</strong>t dansune voiture, et, <strong>en</strong> quelques minutes, ils arrivèr<strong>en</strong>t à lagare de Liverpool.Phileas Fogg demanda s’il y avait un express prêt àpartir pour Londres...Il était deux heures quarante... L’express était partidepuis tr<strong>en</strong>te-cinq minutes.Phileas Fogg commanda alors un train spécial.Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse <strong>en</strong>pression ; mais, att<strong>en</strong><strong>du</strong> les exig<strong>en</strong>ces <strong>du</strong> service, letrain spécial ne put quitter la gare avant trois heures.À trois heures, Phileas Fogg, après avoir ditquelques mots au mécanici<strong>en</strong> d’une certaine prime àgagner, filait dans la direction de Londres, <strong>en</strong>


compagnie de la jeune femme et de son fidèle serviteur.Il fallait franchir <strong>en</strong> cinq heures et demie la distancequi sépare Liverpool de Londres –, chose très faisable,quand la voie est libre sur tout le parcours. Mais il y eutdes retards forcés, et, quand le g<strong>en</strong>tleman arriva à lagare, neuf heures moins dix sonnai<strong>en</strong>t à toutes leshorloges de Londres.Phileas Fogg, après avoir accompli ce voyage au<strong>tour</strong><strong>du</strong> <strong>monde</strong>, arrivait avec un retard de cinq minutes. Ilavait per<strong>du</strong>.


XXXVDans lequel Passepartout ne se fait pas répéter deuxfois l’ordre que son maître lui donne<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain, les habitants de Saville-row aurai<strong>en</strong>tété bi<strong>en</strong> surpris, si on leur eût affirmé que Mr. Foggavait réintégré son domicile. Portes et f<strong>en</strong>êtres, toutétait clos. Aucun changem<strong>en</strong>t ne s’était pro<strong>du</strong>it àl’extérieur.En effet, après avoir quitté la gare, Phileas Foggavait donné à Passepartout l’ordre d’acheter quelquesprovisions, et il était r<strong>en</strong>tré dans sa maison.Ce g<strong>en</strong>tleman avait reçu avec son impassibilitéhabituelle le coup qui le frappait. Ruiné ! et par la fautede ce maladroit inspecteur de police ! Après avoirmarché d’un pas sûr p<strong>en</strong>dant ce long parcours, aprèsavoir r<strong>en</strong>versé mille obstacles, bravé mille dangers,ayant <strong>en</strong>core trouvé le temps de faire quelque bi<strong>en</strong> sursa route, échouer au port devant un fait brutal, qu’il nepouvait prévoir, et contre lequel il était désarmé : celaétait terrible ! De la somme considérable qu’il avait


emportée au départ, il ne lui restait qu’un reliquatinsignifiant. Sa fortune ne se composait plus que desvingt mille livres déposées chez Baring frères, et cesvingt mille livres, il les devait à ses collègues <strong>du</strong>Reform-Club. Après tant de dép<strong>en</strong>ses faites, ce parigagné ne l’eût pas <strong>en</strong>richi sans doute, et il est probablequ’il n’avait pas cherché à s’<strong>en</strong>richir – étant de ceshommes qui pari<strong>en</strong>t pour l’honneur –, mais ce pariper<strong>du</strong> le ruinait totalem<strong>en</strong>t. Au surplus, le parti <strong>du</strong>g<strong>en</strong>tleman était pris. Il savait ce qui lui restait à faire.Une chambre de la maison de Saville-row avait étéréservée à Mrs. Aouda. <strong>La</strong> jeune femme étaitdésespérée. À certaines paroles prononcées par Mr.Fogg, elle avait compris que celui-ci méditait quelqueprojet funeste.On sait, <strong>en</strong> effet, à quelles déplorables extrémités seport<strong>en</strong>t quelquefois ces Anglais monomanes sous lapression d’une idée fixe. Aussi Passepartout, sans <strong>en</strong>avoir l’air, surveillait-il son maître.Mais, tout d’abord, l’honnête garçon était montédans sa chambre et avait éteint le bec qui brûlait depuis<strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> <strong>jours</strong>. Il avait trouvé dans la boîte auxlettres une note de la Compagnie <strong>du</strong> gaz, et il p<strong>en</strong>saqu’il était plus que temps d’arrêter ces frais dont il étaitresponsable.<strong>La</strong> nuit se passa. Mr. Fogg s’était couché, mais


avait-il dormi ? Quant à Mrs. Aouda, elle ne putpr<strong>en</strong>dre un seul instant de repos. Passepartout, lui, avaitveillé comme un chi<strong>en</strong> à la porte de son maître.<strong>Le</strong> l<strong>en</strong>demain, Mr. Fogg le fit v<strong>en</strong>ir et luirecommanda, <strong>en</strong> termes fort brefs, de s’occuper <strong>du</strong>déjeuner de Mrs. Aouda. Pour lui, il se cont<strong>en</strong>teraitd’une tasse de thé et d’une rôtie. Mrs. Aouda voudraitbi<strong>en</strong> l’excuser pour le déjeuner et le dîner, car tout sontemps était consacré à mettre ordre à ses affaires. Il nedesc<strong>en</strong>drait pas. <strong>Le</strong> soir seulem<strong>en</strong>t, il demanderait àMrs. Aouda la permission de l’<strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ir p<strong>en</strong>dantquelques instants.Passepartout, ayant communication <strong>du</strong> programmede la journée, n’avait plus qu’à s’y conformer. Ilregardait son maître tou<strong>jours</strong> impassible, et il nepouvait se décider à quitter sa chambre. Son cœur étaitgros, sa consci<strong>en</strong>ce bourrelée de remords, car ils’accusait plus que jamais de cet irréparable désastre.Oui ! s’il eût prév<strong>en</strong>u Mr. Fogg, s’il lui eût dévoilé lesprojets de l’ag<strong>en</strong>t Fix, Mr. Fogg n’aurait certainem<strong>en</strong>tpas traîné l’ag<strong>en</strong>t Fix jusqu’à Liverpool, et alors...Passepartout ne put plus y t<strong>en</strong>ir.« Mon maître ! monsieur Fogg ! s’écria-t-il,maudissez-moi. C’est par ma faute que...– Je n’accuse personne, répondit Phileas Fogg <strong>du</strong>


ton le plus calme. Allez. »Passepartout quitta la chambre et vint trouver lajeune femme, à laquelle il fit connaître les int<strong>en</strong>tions deson maître.« Madame, ajouta-t-il, je ne puis ri<strong>en</strong> par moimême,ri<strong>en</strong> ! Je n’ai aucune influ<strong>en</strong>ce sur l’esprit demon maître. Vous, peut-être...– Quelle influ<strong>en</strong>ce aurais-je, répondit Mrs. Aouda.Mr. Fogg n’<strong>en</strong> subit aucune ! A-t-il jamais compris quema reconnaissance pour lui était prête à déborder ! A-tiljamais lu dans mon cœur !... Mon ami, il ne faudrapas le quitter, pas un seul instant. Vous dites qu’il amanifesté l’int<strong>en</strong>tion de me parler ce soir ?– Oui, madame. Il s’agit sans doute de sauvegardervotre situation <strong>en</strong> Angleterre.– Att<strong>en</strong>dons », répondit la jeune femme, quidemeura toute p<strong>en</strong>sive.Ainsi, p<strong>en</strong>dant cette journée <strong>du</strong> dimanche, la maisonde Saville-row fut comme si elle eût été inhabitée, et,pour la première fois depuis qu’il demeurait dans cettemaison, Phileas Fogg n’alla pas à son club, quand onzeheures et demie sonnèr<strong>en</strong>t à la <strong>tour</strong> <strong>du</strong> Parlem<strong>en</strong>t.Et pourquoi ce g<strong>en</strong>tleman se fût-il prés<strong>en</strong>té auReform-Club ? Ses collègues ne l’y att<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t plus.Puisque, la veille au soir, à cette date fatale <strong>du</strong> samedi


21 décembre, à huit heures quarante-cinq, Phileas Foggn’avait pas paru dans le salon <strong>du</strong> Reform-Club, son pariétait per<strong>du</strong>. Il n’était même pas nécessaire qu’il allâtchez son banquier pour y pr<strong>en</strong>dre cette somme de vingtmille livres. Ses adversaires avai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre les mains unchèque signé de lui, et il suffisait d’une simple écritureà passer chez Baring frères, pour que les vingt millelivres fuss<strong>en</strong>t portées à leur crédit.Mr. Fogg n’avait donc pas à sortir, et il ne sortit pas.Il demeura dans sa chambre et mit ordre à ses affaires.Passepartout ne cessa de monter et de desc<strong>en</strong>drel’escalier de la maison de Saville-row. <strong>Le</strong>s heures nemarchai<strong>en</strong>t pas pour ce pauvre garçon. Il écoutait à laporte de la chambre de son maître, et, ce faisant, il nep<strong>en</strong>sait pas commettre la moindre indiscrétion ! Ilregardait par le trou de la serrure, et il s’imaginait avoirce droit ! Passepartout redoutait à chaque instantquelque catastrophe. Parfois, il songeait à Fix, mais unrevirem<strong>en</strong>t s’était fait dans son esprit. Il n’<strong>en</strong> voulaitplus à l’inspecteur de police. Fix s’était trompé commetout le <strong>monde</strong> à l’égard de Phileas Fogg, et, <strong>en</strong> le filant,<strong>en</strong> l’arrêtant, il n’avait fait que son devoir, tandis quelui... Cette p<strong>en</strong>sée l’accablait, et il se t<strong>en</strong>ait pour ledernier des misérables.Quand, <strong>en</strong>fin, Passepartout se trouvait tropmalheureux d’être seul, il frappait à la porte de Mrs.


Aouda, il <strong>en</strong>trait dans sa chambre, il s’asseyait dans uncoin sans mot dire, et il regardait la jeune femme,tou<strong>jours</strong> p<strong>en</strong>sive.Vers sept heures et demie <strong>du</strong> soir, Mr. Fogg fitdemander à Mrs. Aouda si elle pouvait le recevoir, etquelques instants après, la jeune femme et lui étai<strong>en</strong>tseuls dans cette chambre.Phileas Fogg prit une chaise et s’assit près de lacheminée, <strong>en</strong> face de Mrs. Aouda. Son visage nereflétait aucune émotion. <strong>Le</strong> Fogg <strong>du</strong> re<strong>tour</strong> étaitexactem<strong>en</strong>t le Fogg <strong>du</strong> départ. Même calme, mêmeimpassibilité.Il resta sans parler p<strong>en</strong>dant cinq minutes. Puis,levant les yeux sur Mrs. Aouda : « Madame, dit-il, mepardonnerez-vous de vous avoir am<strong>en</strong>ée <strong>en</strong>Angleterre ?– Moi, monsieur Fogg !... répondit Mrs. Aouda, <strong>en</strong>comprimant les battem<strong>en</strong>ts de son cœur.– Veuillez me permettre d’achever, reprit Mr. Fogg.Lorsque j’eus la p<strong>en</strong>sée de vous <strong>en</strong>traîner loin de cettecontrée, dev<strong>en</strong>ue si dangereuse pour vous, j’étais riche,et je comptais mettre une partie de ma fortune à votredisposition. Votre exist<strong>en</strong>ce eût été heureuse et libre.Maint<strong>en</strong>ant, je suis ruiné.– Je le sais, monsieur Fogg, répondit la jeune


femme, et je vous demanderai à mon <strong>tour</strong> : Mepardonnerez-vous de vous avoir suivi, et, qui sait ?d’avoir peut-être, <strong>en</strong> vous retardant, contribué à votreruine ?– Madame, vous ne pouviez rester dans l’Inde, etvotre salut n’était assuré que si vous vous éloigniezassez pour que ces fanatiques ne puss<strong>en</strong>t vousrepr<strong>en</strong>dre.– Ainsi, monsieur Fogg, reprit Mrs. Aouda, noncont<strong>en</strong>t de m’arracher à une mort horrible, vous vouscroyiez <strong>en</strong>core obligé d’assurer ma position àl’étranger ?– Oui, madame, répondit Fogg, mais les événem<strong>en</strong>tsont <strong>tour</strong>né contre moi. Cep<strong>en</strong>dant, <strong>du</strong> peu qui me reste,je vous demande la permission de disposer <strong>en</strong> votrefaveur.– Mais, vous, monsieur Fogg, que devi<strong>en</strong>drezvous? demanda Mrs. Aouda.– Moi, madame, répondit froidem<strong>en</strong>t le g<strong>en</strong>tleman,je n’ai besoin de ri<strong>en</strong>.– Mais comm<strong>en</strong>t, monsieur, <strong>en</strong>visagez-vous donc lesort qui vous att<strong>en</strong>d ?– Comme il convi<strong>en</strong>t de le faire, répondit Mr. Fogg.– En tout cas, reprit Mrs. Aouda, la misère ne saurait


atteindre un homme tel que vous. Vos amis...– Je n’ai point d’amis, madame.– Vos par<strong>en</strong>ts...– Je n’ai plus de par<strong>en</strong>ts.– Je vous plains alors, monsieur Fogg, carl’isolem<strong>en</strong>t est une triste chose. Quoi ! pas un cœurpour y verser vos peines. On dit cep<strong>en</strong>dant qu’à deux lamisère elle-même est supportable <strong>en</strong>core !– On le dit, madame.– Monsieur Fogg, dit alors Mrs. Aouda, qui se levaet t<strong>en</strong>dit la main au g<strong>en</strong>tleman, voulez-vous à la foisd’une par<strong>en</strong>te et d’une amie ? Voulez-vous de moi pourvotre femme ? »Mr. Fogg, à cette parole, s’était levé à son <strong>tour</strong>. Il yavait comme un reflet inaccoutumé dans ses yeux,comme un tremblem<strong>en</strong>t sur ses lèvres. Mrs. Aouda leregardait. <strong>La</strong> sincérité, la droiture, la fermeté et ladouceur de ce beau regard d’une noble femme qui osetout pour sauver celui auquel elle doit tout, l’étonnèr<strong>en</strong>td’abord, puis le pénétrèr<strong>en</strong>t. Il ferma les yeux uninstant, comme pour éviter que ce regard ne s’<strong>en</strong>fonçâtplus avant... Quand il les rouvrit :« Je vous aime ! dit-il simplem<strong>en</strong>t. Oui, <strong>en</strong> vérité,par tout ce qu’il y a de plus sacré au <strong>monde</strong>, je vous


aime, et je suis tout à vous !– Ah !... » s’écria Mrs. Aouda, <strong>en</strong> portant la main àson cœur.Passepartout fut sonné. Il arriva aussitôt. Mr. Foggt<strong>en</strong>ait <strong>en</strong>core dans sa main la main de Mrs. Aouda.Passepartout comprit, et sa large face rayonna commele soleil au zénith des régions tropicales.Mr. Fogg lui demanda s’il ne serait pas trop tardpour aller prév<strong>en</strong>ir le révér<strong>en</strong>d Samuel Wilson, de laparoisse de Maryle-Bone.Passepartout sourit de son meilleur sourire.« Jamais trop tard », dit-il.Il n’était que huit heures cinq.« Ce serait pour demain, lundi ! dit-il.– Pour demain lundi ? demanda Mr. Fogg <strong>en</strong>regardant la jeune femme.– Pour demain lundi ! » répondit Mrs. Aouda.Passepartout sortit, tout courant.


XXXVIDans lequel Phileas Fogg fait d<strong>en</strong>ouveau prime sur le marchéIl est temps de dire ici quel revirem<strong>en</strong>t de l’opinions’était pro<strong>du</strong>it dans le Royaume-Uni, quand on appritl’arrestation <strong>du</strong> vrai voleur de la Banque – un certainJames Strand – qui avait eu lieu le 17 décembre, àEdimbourg.mathématiquem<strong>en</strong>t son exc<strong>en</strong>trique voyage au<strong>tour</strong> <strong>du</strong>Trois <strong>jours</strong> avant, Phileas Fogg était un criminel quela police poursuivait à outrance, et maint<strong>en</strong>ant c’était leplus honnête g<strong>en</strong>tleman, qui accomplissait<strong>monde</strong>.Quel effet, quel bruit dans les journaux ! Tous lesparieurs pour ou contre, qui avai<strong>en</strong>t déjà oublié cetteaffaire, ressuscitèr<strong>en</strong>t comme par magie. Toutes lestransactions redev<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t valables. Tous les<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts revivai<strong>en</strong>t, et, il faut le dire, les parisreprir<strong>en</strong>t avec une nouvelle énergie. <strong>Le</strong> nom de PhileasFogg fit de nouveau prime sur le marché.


<strong>Le</strong>s cinq collègues <strong>du</strong> g<strong>en</strong>tleman, au Reform-Club,passèr<strong>en</strong>t ces trois <strong>jours</strong> dans une certaine inquiétude.Ce Phileas Fogg qu’ils avai<strong>en</strong>t oublié reparaissait àleurs yeux ! Où était-il <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t ? <strong>Le</strong> 17 décembre– jour où James Strand fut arrêté –, il y avait soixanteseize<strong>jours</strong> que Phileas Fogg était parti, et pas un<strong>en</strong>ouvelle de lui ! Avait-il succombé ? Avait-il r<strong>en</strong>oncé àla lutte, ou continuait-il sa marche suivant l’itinéraireconv<strong>en</strong>u ? Et le samedi 21 décembre, à huit heuresquarante-cinq <strong>du</strong> soir, allait-il apparaître, comme ledieu de l’exactitude, sur le seuil <strong>du</strong> salon <strong>du</strong> Reform-Club ?Il faut r<strong>en</strong>oncer à peindre l’anxiété dans laquelle,p<strong>en</strong>dant trois <strong>jours</strong>, vécut tout ce <strong>monde</strong> de la sociétéanglaise. On lança des dépêches <strong>en</strong> Amérique, <strong>en</strong> Asie,pour avoir des nouvelles de Phileas Fogg ! On <strong>en</strong>voyamatin et soir observer la maison de Saville-row... Ri<strong>en</strong>.<strong>La</strong> police elle-même ne savait plus ce qu’était dev<strong>en</strong>u ledétective Fix, qui s’était si mal<strong>en</strong>contreusem<strong>en</strong>t jeté surune fausse piste. Ce qui n’empêcha pas les paris des’<strong>en</strong>gager de nouveau sur une plus vaste échelle.Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait audernier <strong>tour</strong>nant. On ne le cotait plus à c<strong>en</strong>t, mais àvingt, mais à dix, mais à cinq, et le vieux paralytique,Lord Albermale, le pr<strong>en</strong>ait, lui, à égalité.Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall


et dans les rues voisines. On eût dit un imm<strong>en</strong>seattroupem<strong>en</strong>t de courtiers, établis <strong>en</strong> perman<strong>en</strong>ce auxabords <strong>du</strong> Reform-Club. <strong>La</strong> circulation était empêchée.On discutait, on disputait, on criait les cours <strong>du</strong>« Phileas Fogg », comme ceux des fonds anglais. <strong>Le</strong>spolicem<strong>en</strong> avai<strong>en</strong>t beaucoup de peine à cont<strong>en</strong>ir lepopulaire, et à mesure que s’avançait l’heure à laquelledevait arriver Phileas Fogg, l’émotion pr<strong>en</strong>ait desproportions invraisemblables.Ce soir-là, les cinq collègues <strong>du</strong> g<strong>en</strong>tleman étai<strong>en</strong>tréunis depuis neuf heures dans le grand salon <strong>du</strong>Reform-Club. <strong>Le</strong>s deux banquiers, John Sullivan etSamuel Fall<strong>en</strong>tin, l’ingénieur Andrew Stuart, GauthierRalph, administrateur de la Banque d’Angleterre, lebrasseur Thomas Flanagan, tous att<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t avecanxiété.Au mom<strong>en</strong>t où l’horloge <strong>du</strong> grand salon marqua huitheures vingt-cinq, Andrew Stuart, se levant, dit :« Messieurs, dans vingt minutes, le délai conv<strong>en</strong>u<strong>en</strong>tre Mr. Phileas Fogg et nous sera expiré.– À quelle heure est arrivé le dernier train deLiverpool ? demanda Thomas Flanagan.– À sept heures vingt-trois, répondit Gauthier Ralph,et le train suivant n’arrive qu’à minuit dix.– Eh bi<strong>en</strong>, messieurs, reprit Andrew Stuart, si


Phileas Fogg était arrivé par le train de sept heuresvingt-trois, il serait déjà ici. Nous pouvons doncconsidérer le pari comme gagné.– Att<strong>en</strong>dons, ne nous prononçons pas, réponditSamuel Fali<strong>en</strong>tin. Vous savez que notre collègue est unexc<strong>en</strong>trique de premier ordre. Son exactitude <strong>en</strong> tout estbi<strong>en</strong> connue. Il n’arrive jamais ni trop tard ni trop tôt, etil apparaîtrait ici à la dernière minute, que je n’<strong>en</strong> seraispas autrem<strong>en</strong>t surpris.– Et moi, dit Andrew Stuart, qui était, commetou<strong>jours</strong>, très nerveux, je le verrais, je n’y croirais pas.– En effet, reprit Thomas Flanagan, le projet dePhileas Fogg était ins<strong>en</strong>sé. Quelle que fût sonexactitude, il ne pouvait empêcher des retardsinévitables de se pro<strong>du</strong>ire, et un retard de deux ou trois<strong>jours</strong> seulem<strong>en</strong>t suffisait à compromettre son voyage.– Vous remarquerez, d’ailleurs, ajouta JohnSullivan, que nous n’avons reçu aucune nouvelle d<strong>en</strong>otre collègue, et, cep<strong>en</strong>dant, les fils télégraphiques nemanquai<strong>en</strong>t pas sur son itinéraire.– Il a per<strong>du</strong>, messieurs, reprit Andrew Stuart, il ac<strong>en</strong>t fois per<strong>du</strong> ! Vous savez, d’ailleurs, que le China –le seul paquebot de New York qu’il pût pr<strong>en</strong>dre pourv<strong>en</strong>ir à Liverpool <strong>en</strong> temps utile – est arrivé hier. Or,voici la liste des passagers, publiée par la Shipping


Gazette, et le nom de Phileas Fogg n’y figure pas. Enadmettant les chances les plus favorables, notrecollègue est à peine <strong>en</strong> Amérique ! J’estime à vingt<strong>jours</strong>, au moins, le retard qu’il subira sur la dateconv<strong>en</strong>ue, et le vieux Lord Albermale <strong>en</strong> sera, lui aussi,pour ses cinq mille livres !– C’est évid<strong>en</strong>t, répondit Gauthier Ralph, et demainnous n’aurons qu’à prés<strong>en</strong>ter chez Baring frères lechèque de Mr. Fogg. »En ce mom<strong>en</strong>t l’horloge <strong>du</strong> salon sonna huit heuresquarante.« Encore cinq minutes », dit Andrew Stuart.<strong>Le</strong>s cinq collègues se regardai<strong>en</strong>t. On peut croireque les battem<strong>en</strong>ts de leur cœur avai<strong>en</strong>t subi une légèreaccélération, car <strong>en</strong>fin, même pour de beaux joueurs, lapartie était forte ! Mais ils n’<strong>en</strong> voulai<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> laisserparaître, car, sur la proposition de Samuel Fall<strong>en</strong>tin, ilsprir<strong>en</strong>t place à une table de jeu.« Je ne donnerais pas ma part de <strong>quatre</strong> mille livresdans le pari, dit Andrew Stuart <strong>en</strong> s’asseyant, quandmême on m’<strong>en</strong> offrirait trois mille neuf c<strong>en</strong>t <strong>quatre</strong>vingt-dix-neuf! »L’aiguille marquait, <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t, huit heuresquarante-deux minutes.<strong>Le</strong>s joueurs avai<strong>en</strong>t pris les cartes, mais à chaque


instant, leur regard se fixait sur l’horloge. On peutaffirmer que, quelle que fût leur sécurité, jamaisminutes ne leur avai<strong>en</strong>t paru si longues !« Huit heures quarante-trois », dit Thomas Flanagan,<strong>en</strong> coupant le jeu que lui prés<strong>en</strong>tait Gauthier Ralph.Puis un mom<strong>en</strong>t de sil<strong>en</strong>ce se fit. <strong>Le</strong> vaste salon <strong>du</strong>club était tranquille. Mais, au-dehors, on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait lebrouhaha de la foule, que dominai<strong>en</strong>t parfois des crisaigus. <strong>Le</strong> balancier de l’horloge battait la seconde avecune régularité mathématique. Chaque joueur pouvaitcompter les divisions sexagésimales qui frappai<strong>en</strong>t sonoreille.« Huit heures quarante-<strong>quatre</strong> ! » dit John Sullivand’une voix dans laquelle on s<strong>en</strong>tait une émotioninvolontaire.Plus qu’une minute, et le pari était gagné. AndrewStuart et ses collègues ne jouai<strong>en</strong>t plus. Ils avai<strong>en</strong>tabandonné les cartes ! Ils comptai<strong>en</strong>t les secondes ! Àla quarantième seconde, ri<strong>en</strong>. À la cinquantième, ri<strong>en</strong><strong>en</strong>core !À la cinquante-cinquième, on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dit comme untonnerre au-dehors, des applaudissem<strong>en</strong>ts, des hurrahs,et même des imprécations, qui se propagèr<strong>en</strong>t dans unroulem<strong>en</strong>t continu.<strong>Le</strong>s joueurs se levèr<strong>en</strong>t.


À la cinquante-septième seconde, la porte <strong>du</strong> salons’ouvrit, et le balancier n’avait pas battu la soixantièmeseconde, que Phileas Fogg apparaissait, suivi d’unefoule <strong>en</strong> délire qui avait forcé l’<strong>en</strong>trée <strong>du</strong> club, et de savoix calme :« Me voici, messieurs », disait-il.


XXXVIIDans lequel il est prouvé que Phileas Fogg n’a ri<strong>en</strong>gagné à faire ce <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong>, si ce n’est le bonheurOui ! Phileas Fogg <strong>en</strong> personne.On se rappelle qu’à huit heures cinq <strong>du</strong> soir – vingtcinqheures <strong>en</strong>viron après l’arrivée des voyageurs àLondres –, Passepartout avait été chargé par son maîtrede prév<strong>en</strong>ir le révér<strong>en</strong>d Samuel Wilson au sujet d’uncertain mariage qui devait se conclure le l<strong>en</strong>demainmême.Passepartout était donc parti, <strong>en</strong>chanté. Il se r<strong>en</strong>ditd’un pas rapide à la demeure <strong>du</strong> révér<strong>en</strong>d SamuelWilson, qui n’était pas <strong>en</strong>core r<strong>en</strong>tré. Naturellem<strong>en</strong>t,Passepartout att<strong>en</strong>dit, mais il att<strong>en</strong>dit vingt bonnesminutes au moins.Bref, il était huit heures tr<strong>en</strong>te-cinq quand il sortit dela maison <strong>du</strong> révér<strong>en</strong>d. Mais dans quel état ! <strong>Le</strong>scheveux <strong>en</strong> désordre, sans chapeau, courant, courant,comme on n’a jamais vu courir de mémoire d’homme,r<strong>en</strong>versant les passants, se précipitant comme une


trombe sur les trottoirs !En trois minutes, il était de re<strong>tour</strong> à la maison deSaville-row, et il tombait, essoufflé, dans la chambre deMr. Fogg.Il ne pouvait parler.« Qu’y a-t-il ? demanda Mr. Fogg.– Mon maître... balbutia Passepartout... mariage...impossible.– Impossible ?– Impossible... pour demain.– Pourquoi ?– Parce que demain... c’est dimanche !– Lundi, répondit Mr. Fogg.– Non... aujourd’hui... samedi.– Samedi ? impossible !– Si, si, si, si ! s’écria Passepartout. Vous vous êtestrompé d’un jour ! Nous sommes arrivés vingt-<strong>quatre</strong>heures <strong>en</strong> avance... mais il ne reste plus que dixminutes !... »Passepartout avait saisi son maître au collet, et ill’<strong>en</strong>traînait avec une force irrésistible !Phileas Fogg, ainsi <strong>en</strong>levé, sans avoir le temps de


éfléchir, quitta sa chambre, quitta sa maison, sautadans un cab, promit c<strong>en</strong>t livres au cocher et, après avoirécrasé deux chi<strong>en</strong>s et accroché cinq voitures, il arrivaau Reform-Club.L’horloge marquait huit heures quarante-cinq,quand il parut dans le grand salon...Phileas Fogg avait accompli ce <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> <strong>en</strong><strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> <strong>jours</strong> !...Phileas Fogg avait gagné son pari de vingt millelivres !Et maint<strong>en</strong>ant, comm<strong>en</strong>t un homme si exact, siméticuleux, avait-il pu commettre cette erreur de jour ?Comm<strong>en</strong>t se croyait-il au samedi soir, 21 décembre,quand il débarqua à Londres, alors qu’il n’était qu’auv<strong>en</strong>dredi, 20 décembre, soixante-dix-neuf <strong>jours</strong>seulem<strong>en</strong>t après son départ ?Voici la raison de cette erreur. Elle est fort simple.Phileas Fogg avait, « sans s’<strong>en</strong> douter », gagné unjour sur son itinéraire, – et cela uniquem<strong>en</strong>t parce qu’ilavait fait le <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> <strong>en</strong> allant vers l’est, et il eût,au contraire, per<strong>du</strong> ce jour <strong>en</strong> allant <strong>en</strong> s<strong>en</strong>s inverse, soitvers l’ouest.En effet, <strong>en</strong> marchant vers l’est, Phileas Fogg allaitau-devant <strong>du</strong> soleil, et, par conséqu<strong>en</strong>t, les <strong>jours</strong>diminuai<strong>en</strong>t pour lui d’autant de fois <strong>quatre</strong> minutes


qu’il franchissait de degrés dans cette direction. Or, oncompte trois c<strong>en</strong>t soixante degrés sur la circonfér<strong>en</strong>ceterrestre, et ces trois c<strong>en</strong>t soixante degrés, multipliés par<strong>quatre</strong> minutes, donn<strong>en</strong>t précisém<strong>en</strong>t vingt-<strong>quatre</strong>heures, – c’est-à-dire ce jour inconsciemm<strong>en</strong>t gagné. End’autres termes, p<strong>en</strong>dant que Phileas Fogg, marchantvers l’est, voyait le soleil passer <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> fois auméridi<strong>en</strong>, ses collègues restés à Londres ne le voyai<strong>en</strong>tpasser que soixante-dix-neuf fois. C’est pourquoi, cejour-là même, qui était le samedi et non le dimanche,comme le croyait Mr. Fogg, ceux-ci l’att<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t dansle salon <strong>du</strong> Reform-Club.Et c’est ce que la fameuse montre de Passepartout –qui avait tou<strong>jours</strong> conservé l’heure de Londres – eûtconstaté si, <strong>en</strong> même temps que les minutes et lesheures, elle eût marqué les <strong>jours</strong> ! Phileas Fogg avaitdonc gagné les vingt mille livres. Mais comme il <strong>en</strong>avait dép<strong>en</strong>sé <strong>en</strong> route <strong>en</strong>viron dix-neuf mille, lerésultat pécuniaire était médiocre. Toutefois, on l’a dit,l’exc<strong>en</strong>trique g<strong>en</strong>tleman n’avait, <strong>en</strong> ce pari, cherché quela lutte, non la fortune. Et même, les mille livres restant,il les partagea <strong>en</strong>tre l’honnête Passepartout et lemalheureux Fix, auquel il était incapable d’<strong>en</strong> vouloir.Seulem<strong>en</strong>t, et pour la régularité, il retint à son serviteurle prix des dix-neuf c<strong>en</strong>t vingt heures de gaz dép<strong>en</strong>sépar sa faute.


Ce soir-là même, Mr. Fogg, aussi impassible, aussiflegmatique, disait à Mrs. Aouda :« Ce mariage vous convi<strong>en</strong>t-il tou<strong>jours</strong>, madame ?– Monsieur Fogg, répondit Mrs. Aouda, c’est à moide vous faire cette question. Vous étiez ruiné, vousvoici riche...– Pardonnez-moi, madame, cette fortune vousapparti<strong>en</strong>t. Si vous n’aviez pas eu la p<strong>en</strong>sée de cemariage, mon domestique ne serait pas allé chez lerévér<strong>en</strong>d Samuel Wilson, je n’aurais pas été averti demon erreur, et...– Cher monsieur Fogg... dit la jeune femme.– Chère Aouda... », répondit Phileas Fogg.On compr<strong>en</strong>d bi<strong>en</strong> que le mariage se fit quarantehuitheures plus tard, et Passepartout, superbe,respl<strong>en</strong>dissant, éblouissant, y figura comme témoin dela jeune femme. Ne l’avait-il pas sauvée, et ne luidevait-on pas cet honneur ? Seulem<strong>en</strong>t, le l<strong>en</strong>demain,dès l’aube, Passepartout frappait avec fracas à la portede son maître.<strong>La</strong> porte s’ouvrit, et l’impassible g<strong>en</strong>tleman parut.« Qu’y a-t-il, Passepartout ?– Ce qu’il y a, monsieur ! Il y a que je vi<strong>en</strong>sd’appr<strong>en</strong>dre à l’instant...


– Quoi donc ?– Que nous pouvions faire le <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong> <strong>en</strong>soixante-dix-neuf <strong>jours</strong> seulem<strong>en</strong>t.– Sans doute, répondit Mr. Fogg, <strong>en</strong> ne traversantpas l’Inde. Mais si je n’avais pas traversé l’Inde, j<strong>en</strong>’aurais pas sauvé Mrs. Aouda, elle ne serait pas mafemme, et... »Et Mr. Fogg ferma tranquillem<strong>en</strong>t la porte.Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari. Ilavait accompli <strong>en</strong> <strong>quatre</strong>-<strong>vingts</strong> <strong>jours</strong> ce voyage au<strong>tour</strong><strong>du</strong> <strong>monde</strong> ! Il avait employé pour ce faire tous lesmoy<strong>en</strong>s de transport, paquebots, railways, voitures,yachts, bâtim<strong>en</strong>ts de commerce, traîneaux, éléphant.L’exc<strong>en</strong>trique g<strong>en</strong>tleman avait déployé dans cetteaffaire ses merveilleuses qualités de sang-froid etd’exactitude.Mais après ? Qu’avait-il gagné à ce déplacem<strong>en</strong>t ?Qu’avait-il rapporté de ce voyage ?Ri<strong>en</strong>, dira-t-on ? Ri<strong>en</strong>, soit, si ce n’est unecharmante femme, qui – quelque invraisemblable quecela puisse paraître – le r<strong>en</strong>dit le plus heureux deshommes ! En vérité, ne ferait-on pas, pour moins quecela, le Tour <strong>du</strong> <strong>monde</strong> ?


TableI. Dans lequel Phileas Fogg et Passepartouts’accept<strong>en</strong>t réciproquem<strong>en</strong>t, l’un commemaître, l’autre comme domestique ...................5II. Où Passepartout est convaincu qu’il a <strong>en</strong>fintrouvé son idéal...............................................14III. Où s’<strong>en</strong>gage une conversation qui pourracoûter cher à Phileas Fogg..............................21IV. Dans lequel Phileas Fogg stupéfiePassepartout, son domestique .........................34V. Dans lequel une nouvelle valeur apparaît surla place de Londres.........................................41VI. Dans lequel l’ag<strong>en</strong>t Fix montre uneimpati<strong>en</strong>ce bi<strong>en</strong> légitime.................................47VII. Qui témoigne une fois de plus de l’inutilitédes passeports <strong>en</strong> matière de police ................55VIII. Dans lequel Passepartout parle un peu pluspeut-être qu’il ne convi<strong>en</strong>drait........................61IX. Où la mer Rouge et la mer des Indes semontr<strong>en</strong>t propices aux desseins de Phileas


Fogg................................................................68X. Où Passepartout est trop heureux d’<strong>en</strong> êtrequitte <strong>en</strong> perdant sa chaussure ........................78XI. Où Phileas Fogg achète une monture à unprix fabuleux...................................................87XII. Où Phileas Fogg et ses compagnonss’av<strong>en</strong>tur<strong>en</strong>t à travers les forêts de l’Inde,et ce qui s’<strong>en</strong>suit ...........................................102XIII. Dans lequel Passepartout prouve une fois deplus que la fortune sourit aux audacieux ......114XIV. Dans lequel Phileas Fogg desc<strong>en</strong>d toutel’admirable vallée <strong>du</strong> Gange sans mêmesonger à la voir .............................................126XV. Où le sac aux bank-notes s’allège <strong>en</strong>core dequelques milliers de livres ............................137XVI. Où Fix n’a pas l’air de connaître <strong>du</strong> tout leschoses dont on lui parle ................................148VII. Où il est question de choses et d’autresp<strong>en</strong>dant la traversée de Singapore à Hong-Kong .............................................................157VIII. Dans lequel Phileas Fogg, Passepartout, Fix,chacun de son côté, va à ses affaires.............168XIX. Où Passepartout pr<strong>en</strong>d un trop vif intérêt àson maître, et ce qui s’<strong>en</strong>suit.........................176


XX. Dans lequel Fix <strong>en</strong>tre directem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>relation avec Phileas Fogg............................189XXI. Où le patron de la Tankadère risque fort deperdre une prime de deux c<strong>en</strong>ts livres ..........201XII. Où Passepartout voit bi<strong>en</strong> que, même auxantipodes, il est prud<strong>en</strong>t d’avoir quelquearg<strong>en</strong>t dans sa poche.....................................216XIII. Dans lequel le nez de Passepartout s’allongedémesurém<strong>en</strong>t...............................................228XIV. P<strong>en</strong>dant lequel s’accomplit la traversée del’océan Pacifique ..........................................240XV. Où l’on donne un léger aperçu de SanFrancisco, un jour de meeting.......................250XVI. Dans lequel on pr<strong>en</strong>d le train express <strong>du</strong>chemin de fer <strong>du</strong> Pacifique ...........................261VII. Dans lequel Passepartout suit, avec unevitesse de vingt milles à l’heure, un coursde l’histoire mormone...................................270VIII. Dans lequel Passepartout ne put parv<strong>en</strong>ir àfaire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre le langage de la raison ...........281XIX. Où il sera fait le récit d’incid<strong>en</strong>ts divers quine se r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t que sur les rail-roads del’Union..........................................................295XX. Dans lequel Phileas Fogg fait tout


simplem<strong>en</strong>t son devoir..................................308XXI. Dans lequel l’inspecteur Fix pr<strong>en</strong>d trèssérieusem<strong>en</strong>t les intérêts de Phileas Fogg.....320XII. Dans lequel Phileas Fogg <strong>en</strong>gage une luttedirecte contre la mauvaise chance ................330XIII. Où Phileas Fogg se montre à la hauteur descirconstances.................................................338XIV. Qui procure à Passepartout l’occasion defaire un jeu de mots atroce, mais peut-êtreinédit.............................................................352XV. Dans lequel Passepartout ne se fait pasrépéter deux fois l’ordre que son maîtrelui donne .......................................................358XVI. Dans lequel Phileas Fogg fait de nouveauprime sur le marché ......................................367VII. Dans lequel il est prouvé que Phileas Foggn’a ri<strong>en</strong> gagné à faire ce <strong>tour</strong> <strong>du</strong> <strong>monde</strong>, sice n’est le bonheur........................................374


Cet ouvrage est le 125 ème publiédans la collection À tous les v<strong>en</strong>tspar la Bibliothèque électronique <strong>du</strong> Québec.<strong>La</strong> Bibliothèque électronique <strong>du</strong> Québecest la propriété exclusive deJean-Yves Dupuis.

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