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Pessimisme et décadence surréaliste dans la photographie

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"dissidente" opposée à celle de <strong>la</strong> straight photography <strong>et</strong> assimilés péjorativement au mouvement<strong>surréaliste</strong> (Edward Weston, Frederick Sommer, C<strong>la</strong>rence John Laughlin, John Gutmann).Art, culture <strong>et</strong> traditionLa défense d'une spécificité américaine de <strong>la</strong> <strong>photographie</strong> s'inscrit alors <strong>dans</strong> un processusculturel global de construction identitaire nationale. C'est pendant c<strong>et</strong>te période que les débats sur <strong>la</strong>question sont les plus vifs, fait dû essentiellement au contexte agité de <strong>la</strong> période marquée par lesannées de Dépression <strong>et</strong> par <strong>la</strong> Seconde Guerre Mondiale. On comprend rapidement que c<strong>et</strong>teconstruction identitaire n'est possible que grâce à <strong>la</strong> création de nouvelles images, porteuses denouveaux symboles. C<strong>et</strong>te volonté englobe également un besoin de tradition, que nous pouvonsexpliquer en partie par <strong>la</strong> nécessité de se définir en tant que groupe homogène <strong>et</strong> identifiable, enrapport ou en opposition à <strong>la</strong> "vieille Europe". Du point de vue photographique, les pratiquesexpérimentales du médium ont posé particulièrement problème, de par l'attrait qu'elles ont suscité,surtout après l'introduction des avant-gardes européennes (Nouvelle Vision <strong>et</strong> Surréalismeessentiellement) sur le sol américain 3 <strong>et</strong> l'opposition radicale qu'elles présentent alors tant d'un pointde vue formel que théorique face à <strong>la</strong> straight photography.Pour Ansel Adams, un des défenseurs les plus engagés pour l'établissement de <strong>la</strong> straightphotography comme unique réalisation d'une <strong>photographie</strong> "artistique" à l'américaine, il estnécessaire de se démarquer d'une pratique européenne, en particulier des mises en scènes <strong>et</strong>expérimentations photographiques déroutantes des avant-gardes, parfois grotesques, souventteintées d'humour noir, <strong>et</strong> <strong>la</strong>issant transparaître pour certaines l'expression d'un ma<strong>la</strong>ise, voire d'unpessimisme face au monde contemporain. L'imagerie <strong>et</strong> le discours dénonciateur <strong>surréaliste</strong>s enparticulier vont à l'encontre des principaux chevaux de bataille des défenseurs de <strong>la</strong> straightphotography. C<strong>et</strong>te dernière, théorisée par Alfred Stieglitz depuis <strong>la</strong> fin des années 1910 célèbre desformes pures par un usage technique de <strong>la</strong> lumière, préconise une autonomie du médium, unepur<strong>et</strong>é, <strong>la</strong> <strong>photographie</strong> se soit d’être anti-picturale <strong>et</strong> donc non manipulée, <strong>et</strong> d’explorer sescaractéristiques propres: utilisation de l’appareil, immédiat<strong>et</strong>é, précision de <strong>la</strong> prise de vue. Ladéfense d'une pratique "artistique" du médium se doit également d'être libre d'une nécessitéd'association directe avec tout discours socio-politique. Dans une l<strong>et</strong>tre de 1934 adressée à EdwardWeston à propos du photographe Van Dyke dont il regr<strong>et</strong>te l'orientation sociale, Adams expliqueainsi qu'il existerait : " (…) une signification sociale <strong>dans</strong> un caillou, <strong>dans</strong> une pierre -- unesignification beaucoup plus importante qu'il y a <strong>dans</strong> une [<strong>photographie</strong> de] queue de sansemplois." 43 Le surréalisme est introduit aux Etats-Unis dès le début des années 1930, à travers plusieurs événements majeurs organisés sur <strong>la</strong>côte Est du pays : l'exposition New Super Realism (1931) au Wadworth Museum, l'ouverture de <strong>la</strong> Galerie Julien Lévy (1932) à NewYork, ou encore l'exposition Fantastic Art, Dada, and Surrealism (1936) présentée par Alfred Baar au Museum of Modern Art deNew York.4 L<strong>et</strong>tre de Ansel Adams à Weston, nov.1934, citée <strong>dans</strong> Michel Oren, "On the Impurity of Group f/64 Photography" (1932-1935),History of Photography, Vol.15, n.2, été 1991, p.122.


La hargne d'Ansel Adams envers des images ouvertement manipulées, techniquement oumises en scènes s'explique à l'époque par <strong>la</strong> prédominance <strong>dans</strong> le champ photographique de trois"catégories", toutes influencées à partir des années 1930 par les innovations des avant-gardeseuropéennes, marquées par une prédilection pour les techniques de photomontage, de col<strong>la</strong>ge, <strong>et</strong>d'une association avec d'autres médiums d'expression (littérature, poésie, peinture, <strong>et</strong>c.) D'un côté,<strong>la</strong> <strong>photographie</strong> de mode <strong>et</strong> publicitaire, <strong>la</strong> dernière étroitement liées à <strong>la</strong> propagandegouvernementale, de l'autre <strong>la</strong> <strong>photographie</strong> amateur "popu<strong>la</strong>ire", diffusée en majeure partie <strong>dans</strong>les revues photographiques <strong>et</strong> les ouvrages consacrées aux trucages photographiques en tous genres("trick photography") <strong>et</strong> enfin le Pictorialisme, détenant encore, <strong>et</strong> ceci jusqu'à <strong>la</strong> fin des années1930, le devant de <strong>la</strong> scène. Ce courant en particulier représente <strong>la</strong> bête noire du photographe : <strong>dans</strong>sa généalogie "du développement de <strong>la</strong> <strong>photographie</strong> comme art", il note que ce développementn'est pas entièrement marqué par le progrès, <strong>la</strong> pratique popu<strong>la</strong>ire pictorialiste venant menacer <strong>la</strong>"renaissance" <strong>et</strong> l'identité même de <strong>la</strong> <strong>photographie</strong>, défendue ardemment par Alfred Stieglitz :"Il existe des intervalles de <strong>décadence</strong> évidente. C<strong>et</strong>te honnêt<strong>et</strong>é <strong>et</strong> c<strong>et</strong>tefranchise ('directness') du médium ont été annulées par les tendancesromantiques de <strong>la</strong> fin du 19 ème siècle, lorsque <strong>la</strong> <strong>photographie</strong> s'est tournéevers un nouvel énoncé creux des qualités <strong>et</strong> des intentions picturales <strong>et</strong>d'autres médiums photographiques de <strong>la</strong> période. C<strong>et</strong> aspect "romantique"de <strong>la</strong> <strong>photographie</strong> se nomme "Pictorialisme"". 5Dans son texte d'introduction pour l'édition révisée de l'ouvrage Making a Photograph(1939), Ansel Adams revendique l'idée que <strong>la</strong> <strong>photographie</strong> doit être évaluée en fonction del'exploration de ses propres limitations (matérielles, sociales, esthétiques), <strong>et</strong> non pas à l'aide de"n'importe quelle tradition exotique". Se p<strong>la</strong>çant <strong>dans</strong> <strong>la</strong> lignée d'Alfred Stieglitz, Adams appelle à<strong>la</strong> construction d'un système organisé de défense <strong>et</strong> de légitimation du médium, indépendant d<strong>et</strong>oute référence européenne <strong>et</strong> de toute allégeance au médium pictural. C<strong>et</strong> appel annonce le proj<strong>et</strong>de création du département photographique du Museum of Modern Art de New York en 1937 parBeaumont Newhall, mais également celui de <strong>la</strong> revue Aperture en 1952, proj<strong>et</strong>s dont lesorientations devront beaucoup à Adams lui-même. Selon l'auteur, ce système "organisé" aiderait àcontrer le "bourbier d'information inorganisée <strong>et</strong> une expérimentation non dirigée."La position d'Adams est emblématique d'une tendance générale chez les défenseurs de <strong>la</strong>straight photography, qui tend à établir une confusion stratégique entre les différentes formes del'expérimentation photographique citées ci-dessus (<strong>photographie</strong> de mode, publicitaire, depropagande, Pictorialisme). Définie comme ensemble cohérent par ses détracteurs mêmes, utiliséecomme liant, c<strong>et</strong>te enfant de <strong>la</strong> vieille Europe devient un adversaire c<strong>la</strong>irement identifiable à<strong>la</strong>quelle s'opposerait une pratique pure du médium, dont A. Stieglitz représenterait le père spirituel.Dès le début des années 1930, A. Stieglitz est systématiquement utilisé comme modèle deréférence par les photographes, historiens, critiques <strong>et</strong> institutionnels pour <strong>la</strong> défense d'une<strong>photographie</strong> artistique moderne, spécifiquement américaine. L'article "American vs European5 Ansel Adams, Making a Photograph, An Introduction to Photography, [1935], London : Studio Ltd. ; New York : StudioPublications,1939. Un débat violent a lieu <strong>dans</strong> les colonnes de Camera Craft à c<strong>et</strong>te époque entre Ansel Adams <strong>et</strong> WilliamMortensen, représentant du Pictorialisme tardif sur <strong>la</strong> côte Ouest.


Le surréalisme comme tendanceLe Surréalisme est mortellement sérieux, sinistre, féroce, baigné de sang <strong>et</strong> deputréfaction. 7 M.F. Agha (1936)Si <strong>la</strong> satisfaction des désirs morbides propres aux productions <strong>surréaliste</strong>s est dénoncée <strong>dans</strong>le discours de K. G. Sterne, selon Dr. M.F. Agha, directeur artistique de Condé Nast Publications,elle semble également offrir en 1936 "un mouvement d'évasion face à <strong>la</strong> désagréable réalité del'actuelle dépression économique." Une assimi<strong>la</strong>tion stylistique <strong>et</strong> rhétorique du surréalisme estopérée par les acteurs du monde de <strong>la</strong> mode, essentiellement à partir de 1936, année de l'expositionorganisée au MoMA de New York par Alfred Baar, Fantastic Art, Dada, Surrealism. Rêve, désir,érotisme <strong>et</strong> étrang<strong>et</strong>é sont englobés <strong>dans</strong> le vocabu<strong>la</strong>ire visuel novateur de <strong>la</strong> <strong>photographie</strong> de modequi représente sans aucun doute à l'époque <strong>la</strong> plus effective réussite, toute paradoxale soit-elle, dumouvement <strong>surréaliste</strong>. 8 C<strong>et</strong>te appropriation est reconnue <strong>et</strong> défendue par les acteurs de <strong>la</strong>profession, notamment par Agha qui publie en novembre 1936 <strong>dans</strong> Vogue un article annonçantl'exposition du MoMA. Sa position s'inscrit <strong>dans</strong> un discours général tendant à affirmer <strong>la</strong>soumission des innovations formelles <strong>et</strong> théoriques du mouvement <strong>surréaliste</strong> à <strong>la</strong> mode. Il assureainsi avec un aplomb déconcertant que le surréalisme, :"du dada avec une pincée de Freud", (…) est mort de paranoïa il y a bienlongtemps <strong>et</strong> qu'il fut déterré uniquement parce que les magazines américainsavaient besoin de parler de quelque chose." 9Comme en témoignent <strong>la</strong> majorité des articles publiés <strong>la</strong> première moitié des années 1930<strong>dans</strong> Vogue <strong>et</strong> Harper's Bazaar, le fondement politique "révolutionnaire" <strong>et</strong> anti-bourgeois dumouvement historique, en apparence difficilement adoptable par le monde de <strong>la</strong> mode, est pourtantlui aussi assimilé <strong>et</strong> réaménagé…en tant que style. L'assimi<strong>la</strong>tion de <strong>la</strong> rhétorique du politiquedevient un des versants d'une stratégie commerciale reposant sur <strong>la</strong> recherche constante de <strong>la</strong>nouveauté <strong>et</strong> de l'originalité. Ainsi, en novembre 1936, l'on pouvait lire <strong>dans</strong> Harpers' Bazaar que :"(…) c<strong>et</strong>te saison, des écharpes à <strong>la</strong> conscience politique. Elles ont commencéen Italie, <strong>dans</strong> l'é<strong>la</strong>n du triomphe du Duce sur l'Ethiopie, elles étaient vues <strong>dans</strong>toutes les stations de <strong>la</strong>cs c<strong>et</strong> été (…) Miss Stevenson en fait l'éta<strong>la</strong>ge d'une endouce crêpe noire. Etalée sur son épaule, <strong>la</strong> vive signature de Mussolini ! Et,7 M.F. Agha, "Surrealism or the Purple Cow", Vogue, n.88, novembre 1936, p.61.8 Sur ce point, voir le chapitre 3 "Surrealism in the Service of Fashion", in Dickran Tashjian, A Boatload of Madmen. Surrealism andthe American Avant-Garde 1920-1950, [1995], Londres, Thames & Hudson, 2001, pp.66-90.9 M.F. Agha, "Surrealism or the Purple Cow", art.cité, in Dickran Tashjian, A Boatload of Madmen, Ibid., p.73-74.


par dessus, est reproduite son explosion triomphante auprès du peuple italienaprès <strong>la</strong> chute d'Addis Ababa". 10Ce basculement d'une expérimentation <strong>surréaliste</strong> au service d'une idéologie, à uneexpérimentation comme style est également observable <strong>dans</strong> les propos diffusés <strong>dans</strong> les ouvragesphotographiques popu<strong>la</strong>ires, comme en témoigne le chapitre consacré au surréalismephotographique <strong>dans</strong> Miniature Camera (1938). 11 Ecrit par Lewis Jacob, critique de cinéma <strong>et</strong>photographe à ses heures, 12 ce chapitre fait partie d'un ouvrage dédié à des amateurs éc<strong>la</strong>irés, quidépasse de loin le simple "livre de trucages", se présentant comme une encyclopédie imagée <strong>et</strong>historique des différentes pratiques photographiques. L'éclectisme des chapitres est très révé<strong>la</strong>teurd'une "liberté" caractéristique de ce type d'ouvrages popu<strong>la</strong>ires contre lesquels s'insurgeaient lesdéfenseurs de <strong>la</strong> straight photography. En eff<strong>et</strong>, après avoir lu un chapitre consacré aux "enfants <strong>et</strong>aux animaux de compagnie", le lecteur passe, tel du coq à l'âne, au chapitre du "Photomontage"confié à Barbara Morgan, puis un peu plus loin à celui du "Surréalisme pour le photographe". L<strong>et</strong>itre annonce un rapport de subordination <strong>et</strong> d'assuj<strong>et</strong>tissement du surréalisme au photographe <strong>et</strong> estsymptomatique de <strong>la</strong> réception du mouvement aux Etats-Unis : un surréalisme désormais réduit àun répertoire de formes <strong>et</strong> d'expressions étranges, visuellement efficaces grâce à une rhétorique de<strong>la</strong> surprise <strong>et</strong> du grotesque. Ainsi, comme l'exprime l'auteur :"Le Surréalisme est l'enfant fantastique du 20 ème siècle. Engendré par desforces historiques, il est venu au monde apportant une nouvelle consciencede <strong>la</strong> vie, défiant le réalisme terre-à-terre, convoquant l'inhabituel, amenantle comique, l'excitant, le dramatique <strong>et</strong> le super-réel à l'existence. Lesurréalisme offre souvent une technique nouvelle <strong>et</strong> originale. Lesressources de presque tous les médias sont exploitées. L'écriture, <strong>la</strong> peinture,<strong>la</strong> sculpture, <strong>la</strong> <strong>photographie</strong> sont ses outils, individuellement ou encombinaison." 13Récupération de formes <strong>et</strong> d'expressions multiples, le surréalisme est utilisé de "manière admirablepar les artistes publicitaires", dont les images sont des : "témoignages vigoureux de <strong>la</strong> force dusurréalisme à produire une puissance de choc plus audacieuse <strong>et</strong> une valeur d'attention plus longue -le primo facto de l'art publicitaire." 14 Récupération heureuse également par les photographes demode, qui "excellent <strong>dans</strong> ce talent à habiller leurs images (…) d'un monde <strong>surréaliste</strong> ombragéd'une c<strong>la</strong>rté splendide." Le répertoire de formes qu'offre le surréalisme peut également être mis auservice des "interprétations psychologiques du comportement humain, au moyen des points de vuesocial, intellectuel <strong>et</strong> artistique." L'ensemble des "techniques photographiques <strong>surréaliste</strong>s" seraitégalement un "bon moyen pour <strong>la</strong> création de symboles <strong>et</strong> de satires", utilisable par tous, "de <strong>la</strong>10 "The Surrealists", Harpers Bazaar, nov 1936, cité <strong>dans</strong> Ibid., p.76.11 Lewis Jacobs,"Surrealism for the photographer", in Miniature Camera, ed. Williard D. Morgan, New York, Morgan & Lester,1938, pp.193-196.12 Article illustré d'images réalisées par l'auteur.13Lewis Jacobs, "Surrealism for the photographer", Ibid.14 La question de l'usage de pratiques photographiques expérimentales <strong>dans</strong> <strong>la</strong> publicité des années 1930-1940 ne sera pas traitée lorsde c<strong>et</strong>te communication. Voir J.Jones, "L’avant-garde européenne au service du capitalisme. Walter P. Paepcke <strong>et</strong> le coupleart/commerce aux États-Unis (1930-1950)", Etudes Photographiques, n.24, nov. 2009, pp.p. 42-71.


propagande d'Heartfield au romantisme de Beaton." Le surréalisme semble ainsi s'apparenter à unepieuvre envahissante, on le r<strong>et</strong>rouve :"<strong>dans</strong> les magazines <strong>et</strong> journaux, <strong>dans</strong> les fenêtres des grands magasins, <strong>dans</strong>les avant-scènes des théâtres, sur les façades des immeubles modernes, <strong>dans</strong> <strong>la</strong>musique des orchestres, <strong>dans</strong> <strong>la</strong> fibre <strong>et</strong> le sentiment de <strong>la</strong> société moderne ellemême."Les résistants à ce courant <strong>surréaliste</strong> envahisseur, sous <strong>la</strong> bannière de <strong>la</strong> straight photography, "neveulent aucune de ses distortions <strong>et</strong> de ses abracadabra. Ils sont effrayés de ces images quiexaminent l'intérieur de l'homme au lieu de sa surface." Selon l'auteur, ils ne semblent pas être enmesure d'exprimer, au contraire des <strong>surréaliste</strong>s : "<strong>la</strong> tristesse, le bonheur, l'ambition, l'avarice, <strong>la</strong>fraternité, <strong>la</strong> guerre, l'odeur de <strong>la</strong> mer, l'humeur désolée d'une rue vide (…)".C<strong>et</strong> article de Lewis Jacob incarne parfaitement <strong>la</strong> destruction du mouvement <strong>surréaliste</strong>opérée à partir du début des années 1930 par ses adeptes mêmes, mort d'un mouvement devenutendance, qui se caractérise par une non-spécificité <strong>et</strong> par une pratique popu<strong>la</strong>ire essentiellementindividuelle. Le "caractère" révolutionnaire à l'origine du mouvement n'est pas effacé, mais bien aucontraire utilisé, après simplification <strong>et</strong> réduction, à des besoins stylistiques.Nous ne pouvons que noter <strong>la</strong> similitude de <strong>la</strong> position de Lewis Jacobs l'amateur avec celleexprimée par Julien Levy <strong>dans</strong> son ouvrage Surrealism (1936) <strong>et</strong> <strong>dans</strong> l'exposition "Fantastic Art,dada and Surrealism" (dec. 1936 - janv. 1937) pour <strong>la</strong>quelle il a occupé le rôle de conseillerd'Alfred Baar. 15 L'ouvrage de Julien Levy est à mi-chemin entre une historicisation du mouvement<strong>surréaliste</strong> <strong>et</strong> une promotion de son évolution actuelle aux Etats-Unis. Le mouvement européendirigé par André Br<strong>et</strong>on devient, sur le continent américain, une "attitude", dont Levy proposed'exposer les différentes formes. L'attitude <strong>surréaliste</strong> est, selon lui caractérisée par : une ligne deconduite non définie (1), une non hiérarchisation <strong>et</strong> séparation des médiums d'expression (2), elledoit être comprise par tous (3), ses modalités d'expression reposent sur le choc, <strong>la</strong> surprise <strong>et</strong>l'illogisme, tout en offrant une "révolution" contre l'abstraction (4). Enfin, l'attitude <strong>surréaliste</strong> estune "protestation spirituelle, philosophique <strong>et</strong> sociale" (5). Nous ne pouvons que remarquerégalement comment ces caractéristiques s'opposent radicalement à celles de <strong>la</strong> straight photography: volonté de l'établissement d'une ligne directrice identifiable (1), spécialisation des différentsmédiums (2), volonté de professionnalisation voire d'élitisme afin de se distancier d'une pratiqueamateur (3), revendication d'introspection (4) <strong>et</strong> d'un non-engagement socio-politique c<strong>la</strong>irementidentifiable (5), l'abstraction aussi bien formelle que contextuelle étant considérée <strong>et</strong> défenduecomme une condition même du statut artistique de <strong>la</strong> <strong>photographie</strong>. 1615 Julien Levy, Surrealism, New York, The B<strong>la</strong>ck Sun Press, 1936.16 Alors même qu'à partir des années de Dépression <strong>et</strong> tout au long de <strong>la</strong> Seconde guerre mondiale l'on observe une pression enversles photographes à développer une approche narrative, au discours socialement orienté (cf. F.S.A.). Cf. Michel Oren, "On theImpurity of Group f/64 Photography" (1932-1935), art.cité.


"le pessimiste est un homme, chez vous, comme montré du doigt, un homme à l’index" 17Si <strong>la</strong> straight photography touche à partir des années 1930 un nombre grandissant d'adeptes,elle est loin d'être <strong>la</strong> direction privilégiée, comme en témoignent les applications nombreuses d'unepratique expérimentale du médium vues ci-dessus. De plus, un grand nombre de photographes ne sereconnaissant pas <strong>dans</strong> le programme de <strong>la</strong> straight photography choisissent une voie décalée touten revendiquant une pratique artistique du médium. Ils privilégient des images ouvertementmanipulées, mises en scènes, <strong>et</strong> développant le plus souvent un discours cynique dénonciateurreposant sur l'étrang<strong>et</strong>é <strong>et</strong> <strong>la</strong> "surréalité", préférences qui amènent à leur assimi<strong>la</strong>tion péjorative auxpratiques <strong>surréaliste</strong>s européennes.Dès 1931, Adams m<strong>et</strong> en garde Edward Weston, regr<strong>et</strong>tant l'imprégnation de significationssymboliques <strong>et</strong> psychologiques <strong>dans</strong> ses images 18 . L'année précédente de c<strong>et</strong>te mise en garde, lepeintre mexicain José Clemente Orozco l'avait déc<strong>la</strong>ré "premier photographe <strong>surréaliste</strong>", aprèsavoir découvert ses images de poivrons. 19 S'il a toujours refusé toute influence du surréalisme,(comme toute interprétation de son oeuvre), Weston a sans aucun doute flirté de très près avec <strong>la</strong>tentation <strong>surréaliste</strong>. En 1939, il réalise à Hollywood l'image intitulée Rubber Dummies, MGMStudios. Le caractère purement informatif du titre ne fait que renforcer l'impression de troubleprovoquée par <strong>la</strong> vision de ces mannequins inanimés. L'image, bien que publiée <strong>dans</strong> un article deBeaumont Newhall en 1946, fut accompagnée (suite à <strong>la</strong> demande de l'auteur ou / <strong>et</strong> des éditeurs)d'un démenti sur le caractère <strong>surréaliste</strong> de c<strong>et</strong>te oeuvre. 20 L'utilisation de mannequins, outre saréférence évidente à un des thèmes de prédilection des <strong>surréaliste</strong>s, était alors récurrente <strong>dans</strong>l'iconographie de photographes américains ou européens émigrés aux Etats-Unis qui ne sereconnaissaient pas <strong>dans</strong> l'esthétique <strong>et</strong> le programme théorique de <strong>la</strong> straight photography.La "déviance" surréalisante de Weston est particulièrementremarquable <strong>dans</strong> une série d'images prises à l'éc<strong>la</strong>tement de <strong>la</strong> SecondeGuerre mondiale. L'attaque de Pearl Harbor en décembre 1941 plonge lesEtats-Unis <strong>dans</strong> le doute <strong>et</strong> <strong>la</strong> crainte. Weston se r<strong>et</strong>rouve isolé <strong>dans</strong> sa maisonde Carmel. Citoyen engagé <strong>dans</strong> sa vie de tous les jours, il assume cependantune position sceptique face à <strong>la</strong> politique américaine <strong>et</strong> en particulier face à <strong>la</strong>Fig. 1 Edward Weston,propagande de guerre. Il réalise pendant c<strong>et</strong>te période plusieurs images qui Civilian Defense, 1942seront regroupées postérieurement sous le nom de "War Tableaux" 21 (figs.1-3),. Civilian Defense (1942), Nude (1943), Exposition of Dynamic Symm<strong>et</strong>ry(1943)...ces titres informatifs, le premier mis à part, semblent s'insérer <strong>dans</strong>l'orientation "straight" de Weston. Ils ne font pourtant que renforcer, comme17 Jean Cocteau, L<strong>et</strong>tre aux Américains, [Paris, Editions Grass<strong>et</strong> & Fasquelle, 1949], Grass<strong>et</strong>, 2003, p. 73.18Britt Salvesen, Surrealistic and disturbing': Timothy O’Sullivan as Seen by Ansel Adams in the 1930s, Journal of Surrealism andthe Americas, vol.2, n.2, 2008, pp. 162-179. note 20.19 Paul Roth, Weston and Surrealism, cat. expo, Tucson, The University of Arizona, Center for Creative Photography, 1990, p.2.20 Beaumont Newhall, "Edward Weston in R<strong>et</strong>rospect", Popu<strong>la</strong>r Photography, mars 1946, p.42. Cité <strong>dans</strong> Paul Roth, Weston andSurrealism, Ibid., p.7.21 Pour une étude appronfondie sur ces images, voir Raul Sternberger, "Reflections on Edward Weston's Civilian Defense", AmericanArt, vol.17, n.1, printemps 2003, pp.49-67.


<strong>dans</strong> Rubber Dummies, le contraste entre le respect d'une pratique "straight" de <strong>la</strong> <strong>photographie</strong>, saprésentation (le titre), <strong>et</strong> <strong>la</strong> réception de l'image donnée à voir. Dans ces <strong>photographie</strong>s, l'érotisationde <strong>la</strong> femme devient plus ambiguë, plus dérangeante, tant elle naît d'une association avec d'étrangesobj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> décors. Les modèles <strong>et</strong> <strong>la</strong> nature ont perdu leurs caractères accueil<strong>la</strong>nts pour <strong>la</strong>isser p<strong>la</strong>ce àun sentiment d'iso<strong>la</strong>tion <strong>et</strong> de confinement. Le photographe lui-même semble jouer un rôle dem<strong>et</strong>teur en scène par <strong>la</strong> mise en p<strong>la</strong>ce d'obj<strong>et</strong>s incongrus lui faisant référence, ou bien en se p<strong>la</strong>çantlui-même au coeur de <strong>la</strong> scène. La figure n'est plus passive ni anonyme, mais joue un rôle : elleprovoque, en prenant position. Weston envoie ces images à Nancy Newhall, alors en charge de <strong>la</strong>direction du département photographique du MoMA de New York. Dans une l<strong>et</strong>tre datée du 22décembre 1943, elle lui exprime son mécontentement concernant ces images "<strong>surréaliste</strong>s". 22 S'ilrefuse toute association avec le mouvement <strong>surréaliste</strong>, il revendique cependant son droit àl'expérimentation, qu'il estime ici une fois de plus bafoué :"Votre réaction suit un modèle auquel je devrais être habitué maintenant.Chaque fois que je change de suj<strong>et</strong> ou de point de vue, un hurlement se faitentendre des supporters de Weston (…)" 23C<strong>et</strong> extrait n'est pas sans évoquer <strong>la</strong> position exprimée par Jean Cocteauquelques années après, suite à son voyage aux Etats-Unis. Dans sa L<strong>et</strong>tre auxAméricains, il explique :"votre idéal serait une tradition instantanée. Le neufest tout de suite à l’école. De c<strong>et</strong>te minute il cesse del’être. Vous le c<strong>la</strong>ssez, vous l’étiqu<strong>et</strong>ez <strong>et</strong>, commevous n’adm<strong>et</strong>tez pas qu’un artiste expérimente, vousexigez de lui qu’il se répète <strong>et</strong> vous le remp<strong>la</strong>cezlorsqu’il vous fatigue.Ainsi tuez-vous les mouches." 24Si Weston défend son droit à l'expérimentation, <strong>et</strong> ceci même <strong>dans</strong> le choixdu "suj<strong>et</strong>", elle est selon lui toujours indépendante d'une quelconqueassociation avec le contexte socio-politique contemporain. Il répond à N.Newhall sur ce point :Fig.2 Edward Weston,Civilian Defense 1942(with Peaches)"Désolé de vous avoir contrariée...avec mes décors <strong>et</strong> avecleurs titres'. Vous imaginez que <strong>la</strong> guerre m'a contrarié. Je nele pense pas, pas plus que les bouleversements ordinaires. N<strong>et</strong>entez pas de me m<strong>et</strong>tre une pathologie sur le dos." 25Nancy Newhall concède <strong>la</strong> publication de ces images en 1946, <strong>dans</strong> lecatalogue de l'exposition rétrospective de Weston au MoMA de New York.Fig.3 Edward Weston,My Little Grey Home inThe West, 194322 Nancy Newhall, L<strong>et</strong>tre à Weston, 22 déc. 1943, indexée <strong>dans</strong> Paul Roth, Weston and Surrealism, Ibid., p.8.23 L<strong>et</strong>tre de Weston à N. Newhall, citée <strong>dans</strong> Raul Sternberger, art.cité, note 13.24 Jean Cocteau, L<strong>et</strong>tre aux Américains, Ibid., p.21.25 L<strong>et</strong>tre de Weston à N. Newhall, citée <strong>dans</strong> Raul Sternberger, art.cité, note 13, p.67.


contemporaine <strong>et</strong> est rattachés péjorativement par les premiers à une pratique photographiquehéritière des images <strong>surréaliste</strong>s européennes.L'exemple de <strong>la</strong> réception mitigée du photographe C<strong>la</strong>rence John Laughlin (fig.5) estexemp<strong>la</strong>ire de ce phénomène à plus d'un titre. S'il reçoit un accueil plutôt favorable de Br<strong>et</strong>on <strong>et</strong> deJulien Levy (par l'intermédiaire duquel Soby achète en 1940 une quinzaine d'épreuves pour leMoMA de New York) 28 , il est rej<strong>et</strong>é férocement par les défenseurs de <strong>la</strong> straight photography, quine voient <strong>dans</strong> son oeuvre qu'une vulgaire assimi<strong>la</strong>tion <strong>et</strong> réappropriation des théories <strong>et</strong> images<strong>surréaliste</strong>s. Le monde de l'édition popu<strong>la</strong>ire ne montre pas non plus grand enthousiasme face à cesimages grotesquement cyniques <strong>et</strong> dénonciatrices de <strong>la</strong> société contemporaine. En août 1941, TomMaloney, éditeur de US Camera, après l'envoi d'une sélection de quelques épreuves répond qu'il nepeut "accepter <strong>la</strong> qualité surréelle de <strong>la</strong> <strong>photographie</strong> sans individus". Pour vendre, "on a besoin degens, on a besoin de couleur, on a besoin de vie, on a besoin de tout ce dont l'austérité de votre<strong>photographie</strong> n'a pas." 29L'esthétique des images de Laughlin repose sur une rhétorique del'étrang<strong>et</strong>é, au service d'une critique acerbe de <strong>la</strong> société contemporaine, qu'ilobtient grâce à une réappropriation des techniques, des thèmes mais également dessources d'inspiration des acteurs du mouvement <strong>surréaliste</strong>. En revendiquant c<strong>et</strong>héritage européen, Laughlin impose une autre conception de <strong>la</strong> modernitéphotographique qui ne correspond pas à <strong>la</strong> volonté de tabu<strong>la</strong> rasa d'Adams <strong>et</strong> deses suiveurs. Mais Laughlin se démarque d'une simple filiation au mouvement parsa conception d'un surréalisme "instinctif", ou encore d'un "Surréalisme avant lesurréalisme", notions que l'on r<strong>et</strong>rouve <strong>dans</strong> plusieurs discours de photographes Fig.5. C<strong>la</strong>rence Johnaméricains de l'époque 30 , dont...Ansel Adams. 31 Dans un article paru en 1941 <strong>dans</strong> Laughlin, Heil Hitler,1940Harper's Bazaar, Laughlin explique ainsi qu' :"[a]vant que le Surréalisme n'ait unnom, il existait en Nouvelle Orléans." 32 Le photographe différencie le surréalismehistorique <strong>et</strong> son "expression précoce" sur le sol américain :"l'élément conscient <strong>dans</strong> le surréalisme - <strong>la</strong> moquerie de l'importance de ceque les hommes appellent '<strong>la</strong> raison' <strong>dans</strong> les affaires humaines, <strong>la</strong> singeriedélibérée <strong>et</strong> ironique d'un monde fou - étaient absents ici; mais les autresphases du surréalisme - l'externalisation directe du subconscient, les imagesde crainte <strong>et</strong> de désir - ont très certainement trouvé ici une expressionprécoce <strong>et</strong> étonnante." 33La Lousiane offre un décor insolite pour Laughlin : climat semi-tropical, héritage culturel européen,persistance des pratiques vaudou par les descendants des esc<strong>la</strong>ves, dont il oeuvre à montrer toute <strong>la</strong>beauté magique, mais également les injustices sociales dont ils sont victimes, <strong>dans</strong> des séries28 A.J.Meeks, C<strong>la</strong>rence John Laughlin, Proph<strong>et</strong> Without Honor, University Press of Mississippi / Jackson, 2007, p.38.29 Ibid., p.54.30 Voir Nathan Lerner, Maxwell Stre<strong>et</strong>, University of Iowa Museum of Art. 199; ou encore Lazslo Moholy Nagy, "Surrealism and thephotographer", The Compl<strong>et</strong>e Photographer, vol. 9, no. 52, New York.1943.31 Britt Salvesen, Surrealistic and disturbing': Timothy O’Sullivan as Seen by Ansel Adams in the 1930s, art.cité, pp. 162-179.32 C<strong>la</strong>rence John Laughlin, "Fantasy in New Orleans", cf. manuscrit <strong>dans</strong> les Archives of Museum of Modern Art, New York, p.1.;publié <strong>dans</strong> une forme abrégée <strong>dans</strong> Harper's Bazaar, fév. 1941.33 Ibid.


em<strong>et</strong>tant en cause les principes informatif <strong>et</strong> objectif du documentair<strong>et</strong>raditionnel. Son "reportage" sur <strong>la</strong> communauté noire de <strong>la</strong> NouvelleOrléans en est un des exemples les plus probants. Il y mèle uneesthétique puissante à des titres-légendes dénonciateurs, toujoursmarquée d'un symbolisme fort caractéristique de ses autres travaux.Le brouil<strong>la</strong>ge des catégories photographiques opéré parLaughlin se r<strong>et</strong>rouve <strong>dans</strong> l'oeuvre de John Gutmann (fig.6-7),allemand émigré à San Francisco début 1934. 34 Après une éducationauprès de Otto Muller, membre actif du groupe Die Brucke, Gutmanns'intéresse de près au mouvement <strong>surréaliste</strong>, sans jamais s'y associer. Fig.6. J. Gutmann, Sex andCrime, 1935Afin d'assurer sa viabilité économique, l'artiste se convertit commereporter photographe pour différentes agences photographiques.Publié également <strong>dans</strong> <strong>la</strong> revue américaine Coron<strong>et</strong> <strong>dans</strong> les années1940, aux côtés de Brassaï, Cartier-Bresson ou encore BereniceAbbott, Gutmann peine à vendre ses images de San Francisco,empruntes de son regard étonné d'étranger face à <strong>la</strong> sociétéaméricaine. S'il expose dès 1941 en Californie puis <strong>dans</strong> les annéessuivantes au MoMA de New York, ses images "documentaires" sontpeu appréciées par les journaux américains. Le pathos <strong>et</strong> le discoursc<strong>la</strong>ir recherché par des magazines popu<strong>la</strong>ires tels que Life necorrespond en rien aux images proposées par Gutmann, qui résistent àFig.7. J. Gutmann, Deathtoute interprétation c<strong>la</strong>ire. Ses fascinations se portent sur <strong>la</strong> ville <strong>et</strong> son Stalks Fillmore, Sanquotidien, le carnaval, le macabre, le voyeurisme ou encore l'érotisme. Francisco, 1934A l'aide d'une personnification des obj<strong>et</strong>s, d'une déformation des suj<strong>et</strong>spar l'usage du twin rolleiflex <strong>et</strong> d'une transformation poétique à l'aidede titres évocateurs 35 , Gutmann construit une réflexion singulière surles obsessions consuméristes de <strong>la</strong> société américaine, qu'il mêle à un intérêt prononcé pour leprimitivisme. Dans un entr<strong>et</strong>ien publié en 1985, Gutmann explique :"J'avais c<strong>et</strong>te fascination pour <strong>la</strong> mort déjà depuis les années 1930 quand j'aicommencé à m'intéresser au Surréalisme; mon obsession s'est portée sur lessquel<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> les images de mort. (…) Les Mexicains ont une attitudesimi<strong>la</strong>ire que j'apprécie beaucoup. La mort comme une aventure <strong>et</strong> mêmecomme quelque chose d'amusant." 3634 Les études les plus récentes sont actuellement publiées <strong>dans</strong> le catalogue d'exposition de Sally Stein, John Gutmann, ThePhotographer at Work, Center of Creative Photography, Tucson, The University of Arizona / New Haven <strong>et</strong> Londres, YaleUniversity Press, 2010. A voir également, Sandra S. Phillips, The Photography of John Gutmann : Culture Shock, cat. expo., MerellPublishers / Iris & B. Gerald Cantor Center of Visual Arts at Stanford University, 2000.35 La plupart des titres donnés par Gutmann sont postérieurs au tirage <strong>et</strong> à <strong>la</strong> publication des images.36 John Gutmann, cité <strong>dans</strong> Maia-Mari Sutnik, Gutmann, cat. expo., Toronto, Art Gallery of Ontario, 1985, p.16.


Au fait des activités du groupe f/64 (1932-1935), Gutmann n'a jamais souhaité y participer,ne se reconnaissant pas <strong>dans</strong> leur proj<strong>et</strong> artistique, avec cependant un intérêt prononcé pour l'oeuvred'Edward Weston. Sa non-inclusion <strong>dans</strong> l'exposition phare d'Adams, The Pageant of Photography(1940) au Pa<strong>la</strong>ce of Fine Arts on Treasure Is<strong>la</strong>nd de San Francisco n'a donc rien pour noussurprendre, tant Gutmann semble s'amuser à inverser le principe du documentaire traditionnel enassumant son point de vue d'étranger européen sur une culture insaisissable. À un discoursouvertement dénonciateur, il préfère <strong>la</strong> voie détournée de l'étrange, du cynisme, parfois dugrotesque. Comme le note Max Kozloff, "il avait été préparé pour les gratte-ciels, mais ni pourl'ordinaire de l'Amérique ni pour son audace, ses ironies <strong>et</strong> ses libertés". 37ConclusionLa confusion stratégique des différentes formes d'expérimentation par les adeptes de<strong>la</strong> straight photography a reposé sur les rapprochements stylistique <strong>et</strong> théorique d'une <strong>photographie</strong>expérimentale "pauvre" (mode, publicité, pratique amateur) à celle d'une pratique artistiqueexpérimentale "impure", opérée par certains résistants à <strong>la</strong> doctrine de <strong>la</strong> straight photography. Cebrouil<strong>la</strong>ge fut couplé d'une assimi<strong>la</strong>tion de l'ensemble de ces pratiques expérimentales dissidentes àcelles opérées par les avant-gardes européennes, en particulier <strong>surréaliste</strong>s. Gutmann, Laughlin,Sommer, (<strong>et</strong> <strong>dans</strong> une moindre mesure Weston <strong>et</strong> ses "War Tableaux) sont représentatifs - à défautd'une avant-garde - d'un courant de marginaux, véritables contre-modèles pour les défenseurs de <strong>la</strong>straight photography. La distance temporelle perm<strong>et</strong> aujourd'hui de réévaluer leur généalogie <strong>dans</strong>l'histoire du médium. Ils anticipent notamment <strong>la</strong> veine expérimentale des années 1960-1970 auxEtats-Unis, mais également des nouvelles approches documentaires. Ils apparaissent comme lesprécurseurs d'une reflexion menée par Susan Sontag quelques années après à propos des oeuvres deRobert Frank <strong>et</strong> de Diane Arbus :"Depuis que <strong>la</strong> <strong>photographie</strong> a rompu avec l'affirmation whitmanienne,depuis qu'elle a cessé de comprendre comment les photos pouvaient viser àêtre savantes, définitives, transcendantes, ce qui se fait de mieux enAmérique <strong>dans</strong> le domaine de <strong>la</strong> photo (<strong>et</strong> <strong>dans</strong> bien d'autres domaines de <strong>la</strong>culture) s'est abandonné aux conso<strong>la</strong>tions du surréalisme, <strong>et</strong> l'on a découvertque l'Amérique était le pays <strong>surréaliste</strong> par excellence. (…) Ce qui nousreste du rêve discrédité de <strong>la</strong> révolution culturelle whitmanienne, ce sont desfantômes de papier <strong>et</strong> un programme de désespérance au regard acéré." 38Julie Jones. ATER Université Paris I Panthéon-Sorbonne.C<strong>et</strong>te étude s'inscrit <strong>dans</strong> le cadre de mes recherches menées <strong>dans</strong> le cadre de ma thèse de doctoratdébutée en octobre 2006. Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Directeur de thèse : Pr. MichelPoivert.37 Max Kozloff, The Restless Decade : John Gutmann's Photographs of the Thirties, Ed. Lew Thomas, New York, Harry N. AbramsInc., 1984, p.11.38 Susan Sontag, L'Amérique à travers le miroir obscur des <strong>photographie</strong>s [1977], in Sur <strong>la</strong> <strong>photographie</strong>, Christian BourgeoisEditeur, 2000, p.67. Sutnik pose Gutmann comme précurseur de Frank, Arbus, Fried<strong>la</strong>nder, Wynogrand, cf. Maia-Mari Sutnik,Gutmann, Ibid.

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