Plaidoyer pour l’anthropologie biologique <strong>du</strong> <strong>vivant</strong>« culturelles » que « biologiques ».Nous nous confrontons donc à un processus d’anthropopoièse.Le positionnement à mi-chemin entre Sciences de la vie <strong>et</strong> Sciences de l’homme, combiné à une approche holistique ou systémique, configuredonc d’ores <strong>et</strong> déjà un terrain de dialogue où les données, les théories, les thèses <strong>et</strong> les problèmes des différentes disciplines pourront se croiser<strong>et</strong> s’hybrider. Il ne s’agit pas, bien enten<strong>du</strong>, de revendiquer la possession exclusive <strong>et</strong> centrale de ce terrain de rencontre, mais d’en discerner lespotentialités à une époque où la fragmentation des disciplines devient plus que jamais un problème. Il s’agit, évidemment, d’une politique scientifiqueà long terme, qui, comme toutes les entreprises de longue haleine, comporte des risques <strong>et</strong> des incertitudes. Mais aujourd’hui, on perçoit de toutesparts l’exigence pour la recherche de r<strong>et</strong>rouver sa vocation primaire : celle de pro<strong>du</strong>ire la connaissance au-delà de toute emprise pro<strong>du</strong>ctive.Priorités de la démarcheUne des oppositions conceptuelles les plus pernicieuses de l’histoire de l’Occident pèse encore aujourd’hui dans l’organisation académique del’anthropologie, fondée sur des oppositions entre nature <strong>et</strong> culture, nature e nurture, inné <strong>et</strong> acquis.Autour de c<strong>et</strong>te opposition de nombreuses pages ont été écrites mais, <strong>et</strong> c’est cela qui compte le plus, il ne s’agit absolument pas d’un thème pourpenseurs oisifs : n’importe quelle politique d’intervention sociale, de la plus élémentaire à la plus radicale, assume comme base substantielle unaxiome naturaliste ou même culturaliste, en se fondant sur une vision précise de l’homme, de son être au monde, de ses potentialités <strong>et</strong> de ses limites,en agissant en conséquence.Pour c<strong>et</strong>te raison l’anthropologie n’a jamais pu être neutre (<strong>et</strong> n’y réussit même pas aujourd’hui) par rapport aux choix politiques : quoi qu’on disesur Homo sapiens suppose aussitôt une réserve – pas toujours dans la direction atten<strong>du</strong>e – en termes de choix sociaux <strong>et</strong> de vision partagée <strong>du</strong>monde.C<strong>et</strong>te situation est vécue par certains comme une malédiction, par d’autres comme une force, mais dans les deux cas il s’agit d’un choixincontournable.Dès que la science occidentale aura définitivement abandonné l’opposition binaire nature/culture, on comprendra alors mieux la façon dont unegrande partie des sous-secteurs de la science devra se confronter avec l’anthropologie.Ainsi une discussion neutre sera possible <strong>et</strong> certains axes de recherche apparaissent déjà particulièrement prom<strong>et</strong>teurs (voir les secular trends,l’anthropologie de la santé, de l’alimentation, <strong>du</strong> vieillissement...).Dans un processus de ce genre, des opportunités inespérées s’offriront à l’anthropologie biologique <strong>du</strong> <strong>vivant</strong>, ainsi qu’à toute autre discipline« généraliste ».Déjà, en 1945, Merleau-Ponty affirmait que l’homme est totalement naturel <strong>et</strong> totalement culturel, <strong>et</strong> encore bien avant, Mantegazza (1877)souhaitait l’unitari<strong>et</strong>é des sciences anthropologiques <strong>et</strong> avant lui Villari (1871), fondateur de la première chaire d’anthropologie en Italie en1869, proclamait que l’histoire naturelle de l’homme doit être « la première page de l’histoire ».Le <strong>du</strong>alisme d’opposition entre nature/culture qui caractérise la pensée <strong>et</strong> l’action occidentales de ces derniers siècles a été, <strong>et</strong> est encore,la cause de dégradations scientifique, sociale, environnementale, économique <strong>et</strong> politique considérables.Heureusement, récemment, un front toujours plus large d’anthropologues s’est fait porteur d’un mouvement qui veut clore ce chapitredépassé de l’histoire scientifique. Parmi ceux-ci rappelons Descola (2005) pour l’intégralité <strong>et</strong> l’originalité innovatrices de ses pensées.Les constructions mentales humaines, <strong>et</strong> occidentales en particulier, sont des édifices <strong>du</strong>alistes qui fondent leurs racines en dichotomiesL’anthropologie <strong>du</strong> <strong>vivant</strong> : <strong>obj<strong>et</strong>s</strong> <strong>et</strong> méthodes - 20106
Plaidoyer pour l’anthropologie biologique <strong>du</strong> <strong>vivant</strong>toujours réelles ou sublimées. L’opposition « nature <strong>et</strong> culture » n’est ni universelle, ni antique : pour de nombreuses populations ce concept estdépourvu de tout sens.Donc, ou nous continuons la voie des opposés « l’un contre l’autre armés» <strong>et</strong> nous transformons l’anthropologie en une « forme vide d’humanisme »d’une part <strong>et</strong> en une anthropologie moléculaire d’autre part, ou bien nous affrontons le paradigme d’« une culture de la nature <strong>et</strong> d’une nature de laculture » (Singl<strong>et</strong>on 2004).Récemment j’ai appris, qu’à la suite de l’intervention d’un anthropologue qui exposait ses recherches sur la biologie <strong>du</strong> <strong>vivant</strong>, un interlocuteur peuaverti déclara : « Je pensais que cela n’existait plus! ». C<strong>et</strong>te affirmation, moins prosaïquement <strong>et</strong> plus correctement, peut être formulée en cestermes: « Mais existe-t-il encore une discipline qui puisse se poser des questions ? ».Dessins: Le razze umane – Luigi Figuier, 1874 Photos: Razze Umane Viventi – Soci<strong>et</strong>à Editrice Libraria Milano, 1926Corps normalisécorps stigmatisécorps racialiséDescriptions <strong>et</strong> constructionsanthropologiques se confondent:l’anthropologie devient anthropopoïèseDe la description de la variabilitéhumaine à la constructiond’identités “autres”L’Occident depuisdes siècles a construit lesautres cultures, sans toutefoisse rendre à l’évidence que mêmesa propre culture est une constructionnormativisée <strong>et</strong> le « divers » estnormé en fonction de lanormalité présuméede l’Occident même.Antonio Guerci – Chaire d’Anthropologie - DiSA Département de Sciences Anthropologiques <strong>et</strong> Musée d’Ethnomédecine “A. Scarpa” – Université de Gênes (Italie)Références bibliographiquesDESCOLA (P.) 2005, Par-delà de la nature <strong>et</strong> culture, EditionsGallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, Paris, 623 p.GUERCI (A.) 2007, Dall’antropologia all’antropopoiesi. Brevesaggio sulle rappresentazioni e costruzioni della variabilità umana,C. Lucisano Editore, Milano, 200 p.KUHN (T.S.) 1962, The Structure of Scientific Revolution, TheUniversity of Chicago Press, Chicago, 24 p.MERLEAU-PONTY (M.) 1945, Phénoménologie de la perception,Editions Gallimard, Paris, 59.MANTEGAZZA (P) 1877, L’accentramento della scienza, L<strong>et</strong>tera alquotidiano La Nazione, del 16 marzo 1877, XIX, n. 75 : 2.VILLARI (P) 1871, Intro<strong>du</strong>ction au cours universitaire de l’annéeacadémique 1871-1872.SINGLETON (M.) 2004, Critique de l’<strong>et</strong>hnocentrisme, Parangon,Paris, 79 p.L’auteurAntonio GUERCI-Professeur des universités, Titulaire de la Chaire d’Anthropologie, Directeur <strong>du</strong>Musée d’Ethnomédecine, Université de Gênes (Gènes, Italie)- Département de Sciences Anthropologiques, Section d’Anthropologiecourriel : antonio.guerci@unige.itTél. 0039 010 2095987L’anthropologie <strong>du</strong> <strong>vivant</strong> : <strong>obj<strong>et</strong>s</strong> <strong>et</strong> méthodes - 20107