L'anthropologie du vivant : objets et méthodes - CNRS - Dynamique ...

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12.07.2015 Views

Plaidoyer pour l’anthropologie biologique du vivantAntonio GUERCI“Le devoir de la science normale n’est absolument pas celui de découvrir de nouveaux genres de phénomènes; en effet se sont souvent ceux quine pourraient pas s’adapter à un encadrement qui s’échappent complètement. Généralement les chercheurs ne tentent pas d’inventer de nouvellesthéories : ils se montrent intolérants envers celles qui ont été inventées par d’autres. La recherche au sein de la science normale s’adresse aucontraire à l’articulation de ces phénomènes et de ces théories qui sont déjà fournis par le paradigme“. (Kuhn 1962).CriseDans le panorama scientifique contemporain ce ne sont pas les réponses qui manquent, mais ce sont plutôt les questions qui font défaut. Il s’agitd’un problème général qui touche la totalité des disciplines et qui met en cause le système de construction du savoir par discipline. La distinctiondes objets d’étude et des techniques de recherche garantit que chaque discipline puisse et sache (et enfin doive) opérer indépendamment desautres disciplines, en construisant ses propres objets selon des critères internes. Ainsi chaque discipline se trouve,- en interne : à appliquer un ensemble de règles rigides sur un segment toujours plus restreint et contrôlé par le milieu environnant ;- à l’extérieur : à ne pas pouvoir communiquer, ou à communiquer très faiblement, avec les autres disciplines et méthodes sur de mêmes objetsscientifiques.L’Anthropologie biologique du vivant n’a pas cette vocation à l’isolement.Le principal problème « interne » de la science « normale » (Kuhn 1962) est la carence d’interprétation. C’est-à-dire que l’on accepte la donnéeissue du cadre qui l’a produite, indépendamment de son potentiel critique par rapport aux protocoles et au système théorique sur lesquels se sontbasés les essais. En d’autres termes, dans la science normale, les données sont d’autant plus fiables qu’elles correspondent à ce qu’on attendet à ce qu’on veut trouver ; car de toute façon il n’existe pas (ou très peu) de mauvaises données.La crise d’identité actuelle de nombreux anthropologues dérive de leur démarche laborieuse pour trouver une juste place dans le « systèmerecherche » qui manifeste de plus en plus ses limites. Ce ne sont pas les études en anthropologie biologique qui sont en crise, c’est le modèlede recherche actuel tout entier qui l’est (Guerci 2007).Parcellisation des savoirsConsidéré dans son sens premier de « discours sur l’homme », la recherche en anthropologie part de quelques considérations fondamentales,parfois banales :- qui sommes-nous ?- d’où venons-nous ?- où allons-nous ?Comme tout ce qui engendre quelque chose de profondément infantile (plus précisément, dans le langage technique, « qui présente uneforte néoténie »), ces questions un peu simplettes et un peu trop génériques peuvent dessiner des axes de recherche d’une très grandeimportance.Il ne s’agit pas, précisons-le tout de suite, de chercher des réponses anthropologiques à des problèmes d’ordre uniquement philosophiquemais de savoir maintenir la recherche en vie, en pratiquant « l’art de se poser des questions », ce qui est à l’origine même de lascience.L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 20104

Plaidoyer pour l’anthropologie biologique du vivantNous contemplons aujourd’hui un alphabet des savoirs devant lequel nous sommes désormais tous analphabètes.Considérée comme une discipline académique, l’anthropologie souffre d’un mal dont aucun secteur n’est exempt : la fragmentation des savoirs poursatisfaire les répartitions ministérielles des secteurs « scientico-disciplinaires ».Il suffit d’inventorier le nombre de facultés et de cours de licences en Italie, où l’enseignement de l’anthropologie est programmé, pour constaterqu’il existe une multitude d’approches où l’anthropologie biologique des populations actuelles est un instrument utile et même un axe portant de laformation.Dans le domaine des disciplines scientifiques, l’anthropologie présente une particularité qui, aujourd’hui, a des difficultés à se transformer en uneforce et, parfois, cette transformation s’est traduite par un désavantage : c’est sa position irréductiblement à mi-chemin, depuis ses origines, entreles sciences de la vie et les sciences humaines. Cette collocation a eu, dans le temps, un fort impact tant pour l’histoire de la discipline que pourl’évolution de la structuration des sciences de l’homme.Au cours du vingtième siècle, elle s’est trouvée en effet dans une position privilégiée pour réaliser un important revirement : première parmi lessciences humaines, elle a transféré son propre bagage conceptuel non plus seulement vers des « objets externes » (c’est-à-dire vers les populationsextra-européennes, « exotiques »), mais vers sa propre société de provenance et d’appartenance. On peut lire ce mouvement de réflexion commeune sorte de théorème de Gödel de nos sciences : les résultats, comme dans le plus célèbre énoncé mathématique, ont été surprenants et ont permitpendant un certain temps un repensement autoréflexif qui a contaminé même d’autres doctrines.Sous certains aspects l’anthropologie est, parmi les sciences humaines, ce que la logique mathématique est aux sciences « dures », et la philosophieaux disciplines humanistes : une sorte de collant universel, une discipline spécifique qui est aussi instrument et présupposé des autres.Sans vouloir pousser trop loin l’analogie, l’anthropologie pourrait constituer une sorte de centre dynamique, un point d’observation en continuelmouvement et l’interface entre ce qui se sait déjà et les lignes de recherche possibles qui restent encore à parcourir. Le status hybride del’anthropologie pourrait en outre se révéler une excellente piste pour sortir des spécialisations scientifiques excessives.Trop souvent, cette position d’interface est plutôt perçue comme une faiblesse que comme une force, d’où en dérive une sorte d’imitation avecles sciences plus fortes (tant d’un point de vue de l’univocité épistémologique que de la position académique).Il existe dans le monde du vivant au moins une espèce dont le patrimoine naturel ne coïncide pas immédiatement avec le mode de vie, etoù le mode de vie modifie profondément le patrimoine même, sans pour cela avancer quelque prétention d’unicité, Homo sapiens conduità l’extrême, en lui faisant faire un très important saut quantitatif, la tendance progressive à la culture qui caractérise déjà les mammifèressupérieurs et les primates.La dépendance actuelle de toute la recherche aux financements (publics ou privés) nous renvoie à une autre question : existent-ils, ouexisteront-ils à court terme, des domaines de recherche « neutres » consacrés uniquement à faire progresser le front du savoir ?En étudiant l’espèce Homo sapiens, les données de la génétique, de la sociologie, de la physiologie, de l’histoire, de la médecine, dela géographie, de l’écologie et de la philosophie s’appliquent à un unique objet/sujet (Guerci 2007). Mais ce n’est pas suffisant : ellesinteragissent entre elles, en allant configurer un modèle d’analyse qui, par rapport au canon classique de la scientificité, introduit unevariable très importante : celle de la variabilité historique. Les êtres humains ne constituent pas le résultat déterministe de donnéesdéjà disponibles (gènes, situation écologique, facteurs culturels), mais le résultat, en évolution perpétuelle, d’un long processusd’humanisation qui, phylogénétiquement et ontogénétiquement, les transforme et les modèle continuellement, tant dans les réponsesL’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 20105

Plaidoyer pour l’anthropologie biologique <strong>du</strong> <strong>vivant</strong>Nous contemplons aujourd’hui un alphab<strong>et</strong> des savoirs devant lequel nous sommes désormais tous analphabètes.Considérée comme une discipline académique, l’anthropologie souffre d’un mal dont aucun secteur n’est exempt : la fragmentation des savoirs poursatisfaire les répartitions ministérielles des secteurs « scientico-disciplinaires ».Il suffit d’inventorier le nombre de facultés <strong>et</strong> de cours de licences en Italie, où l’enseignement de l’anthropologie est programmé, pour constaterqu’il existe une multitude d’approches où l’anthropologie biologique des populations actuelles est un instrument utile <strong>et</strong> même un axe portant de laformation.Dans le domaine des disciplines scientifiques, l’anthropologie présente une particularité qui, aujourd’hui, a des difficultés à se transformer en uneforce <strong>et</strong>, parfois, c<strong>et</strong>te transformation s’est tra<strong>du</strong>ite par un désavantage : c’est sa position irré<strong>du</strong>ctiblement à mi-chemin, depuis ses origines, entreles sciences de la vie <strong>et</strong> les sciences humaines. C<strong>et</strong>te collocation a eu, dans le temps, un fort impact tant pour l’histoire de la discipline que pourl’évolution de la structuration des sciences de l’homme.Au cours <strong>du</strong> vingtième siècle, elle s’est trouvée en eff<strong>et</strong> dans une position privilégiée pour réaliser un important revirement : première parmi lessciences humaines, elle a transféré son propre bagage conceptuel non plus seulement vers des « <strong>obj<strong>et</strong>s</strong> externes » (c’est-à-dire vers les populationsextra-européennes, « exotiques »), mais vers sa propre société de provenance <strong>et</strong> d’appartenance. On peut lire ce mouvement de réflexion commeune sorte de théorème de Gödel de nos sciences : les résultats, comme dans le plus célèbre énoncé mathématique, ont été surprenants <strong>et</strong> ont permitpendant un certain temps un repensement autoréflexif qui a contaminé même d’autres doctrines.Sous certains aspects l’anthropologie est, parmi les sciences humaines, ce que la logique mathématique est aux sciences « <strong>du</strong>res », <strong>et</strong> la philosophieaux disciplines humanistes : une sorte de collant universel, une discipline spécifique qui est aussi instrument <strong>et</strong> présupposé des autres.Sans vouloir pousser trop loin l’analogie, l’anthropologie pourrait constituer une sorte de centre dynamique, un point d’observation en continuelmouvement <strong>et</strong> l’interface entre ce qui se sait déjà <strong>et</strong> les lignes de recherche possibles qui restent encore à parcourir. Le status hybride del’anthropologie pourrait en outre se révéler une excellente piste pour sortir des spécialisations scientifiques excessives.Trop souvent, c<strong>et</strong>te position d’interface est plutôt perçue comme une faiblesse que comme une force, d’où en dérive une sorte d’imitation avecles sciences plus fortes (tant d’un point de vue de l’univocité épistémologique que de la position académique).Il existe dans le monde <strong>du</strong> <strong>vivant</strong> au moins une espèce dont le patrimoine naturel ne coïncide pas immédiatement avec le mode de vie, <strong>et</strong>où le mode de vie modifie profondément le patrimoine même, sans pour cela avancer quelque prétention d’unicité, Homo sapiens con<strong>du</strong>ità l’extrême, en lui faisant faire un très important saut quantitatif, la tendance progressive à la culture qui caractérise déjà les mammifèressupérieurs <strong>et</strong> les primates.La dépendance actuelle de toute la recherche aux financements (publics ou privés) nous renvoie à une autre question : existent-ils, ouexisteront-ils à court terme, des domaines de recherche « neutres » consacrés uniquement à faire progresser le front <strong>du</strong> savoir ?En étudiant l’espèce Homo sapiens, les données de la génétique, de la sociologie, de la physiologie, de l’histoire, de la médecine, dela géographie, de l’écologie <strong>et</strong> de la philosophie s’appliquent à un unique obj<strong>et</strong>/suj<strong>et</strong> (Guerci 2007). Mais ce n’est pas suffisant : ellesinteragissent entre elles, en allant configurer un modèle d’analyse qui, par rapport au canon classique de la scientificité, intro<strong>du</strong>it unevariable très importante : celle de la variabilité historique. Les êtres humains ne constituent pas le résultat déterministe de donnéesdéjà disponibles (gènes, situation écologique, facteurs culturels), mais le résultat, en évolution perpétuelle, d’un long processusd’humanisation qui, phylogénétiquement <strong>et</strong> ontogénétiquement, les transforme <strong>et</strong> les modèle continuellement, tant dans les réponsesL’anthropologie <strong>du</strong> <strong>vivant</strong> : <strong>obj<strong>et</strong>s</strong> <strong>et</strong> méthodes - 20105

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