L’image <strong>du</strong> corps chez les Sénégalais :Application à l’étude de l’obésité dans le contexte de la transition des modes de vieEmmanuel COHEN, Nicole CHAPUIS-LUCCIANI, Patrick PASQUET, Lamine GUEYE, Gilles BOETSCHMots-clés : Corps, obésité, représentations, transitionContexte de l’étudeDepuis plusieurs années, les pays <strong>du</strong> Sud constituent le siège d’uneurbanisation croissante, ren<strong>du</strong>e possible par des exodes ruraux massifssimilaires à ceux observés dans les pays occidentaux au 19èmesiècle (Veron 2007). Ils constituent l’étape achevée d’une transitiondémographique, épidémiologique <strong>et</strong> nutritionnelle mondiale (Pison2008 ; Omran 1971 ; Popkin 1999). Dans ces pays, une espérancede vie croissante <strong>et</strong> un environnement urbain édifié nouveau avecses propres composantes : pauvr<strong>et</strong>é, pollution, restauration rapide,surdensité démographique, <strong>et</strong>c… (Maire, Delpeuch 2004 ; McMickael2000), génère un contexte dans lequel les maladies infectieusescoexistent avec des maladies chroniques non transmissibles de plusen plus fréquentes (Maire <strong>et</strong> al 2002), à l’instar des pays occidentaux<strong>du</strong>rant le siècle dernier (Knapp 2000).La surcharge pondérale, plus particulièrement l’obésité, constitue l’undes indicateurs les plus marquants de ce changement (Delpeuch,Maire 1997). Depuis plusieurs années, l’Organisation Mondialede la Santé (OMS) considère l’obésité comme une pandémie quitouche aussi bien les pays in<strong>du</strong>strialisés que les pays <strong>du</strong> Sud(WHO 2003). Le développement technique <strong>et</strong> in<strong>du</strong>striel favorisel’expansion de milieux urbains où la sédentarité y est plusprononcée qu’en zone rurale <strong>et</strong> les ressources alimentairesdisponibles pour les populations y sont plus caloriques. Cescaractéristiques environnementales faciliteraient l’émergence<strong>et</strong> la propagation de l’obésité au sein de toutes les populationshumaines (Popkin, Gordon-Larsen 2004).L’anthropologie <strong>du</strong> <strong>vivant</strong> : <strong>obj<strong>et</strong>s</strong> <strong>et</strong> méthodes - 2010Paradoxalement, alors que la culture occidentale s’adonne à unculte très prononcé pour la minceur (Fischler, 1999), le mode de vieactuel de la population occidentale entraîne une augmentation de laprévalence <strong>du</strong> surpoids <strong>et</strong> de l’obésité jamais observée à une telleéchelle jusqu’à présent (Eaton 2000 ; Popkin, Doak 1998). C<strong>et</strong>teexigence accrue vis-à-vis de l’apparence physique, particulièrementla minceur, génère des troubles de l’image corporelle (Cash 1996)qui ont des conséquences considérables sur la santé mentale despopulations occidentales, notamment chez les jeunes (Cash <strong>et</strong> al2004). A fortiori, les indivi<strong>du</strong>s en surcharge pondérale semblentlargement affectés par ces troubles psychologiques ; en eff<strong>et</strong>, ilsdéveloppent bien souvent, en plus de pathologies cardiovasculaires<strong>et</strong> métaboliques, des syndromes psychiques nécessitant une priseen charge médicale (Wadden, Stunkard 1985).Pourtant, malgré c<strong>et</strong>te mondialisation de la culture occidentale(Latouche 1992), <strong>et</strong> des normes corporelles comme la minceur quilui sont associées, des disparités culturelles <strong>et</strong> des antagonismesdemeurent au sein <strong>du</strong> globe (Diouf 2004). Les pays <strong>du</strong> Sud, enparticulier les pays africains (M<strong>et</strong>calf <strong>et</strong> al 2000 ; Craig <strong>et</strong> al 1999 ;Holdsworth <strong>et</strong> al 2004 ; Siervo <strong>et</strong> al 2006) valorisent l’embonpoint,comme les populations européennes jusqu’au début <strong>du</strong> siècledernier (Nahoum 1979). Selon le genre, il représente la réussitesociale, le pouvoir ainsi que la santé <strong>et</strong> la fertilité (de Garine, Pollock1995 ; Sylla 1985). Contrairement à ce qu’on observe dans les paysoccidentaux, les troubles de l’image corporelle associés au rej<strong>et</strong> del’adiposité sont rares en Afrique (Miller, Pumariega 2001 ; Szabo1999) ; plus encore, c<strong>et</strong>te valorisation traditionnelle de l’embonpointest considérée par certains auteurs comme un facteur facilitant ledéveloppement de l’obésité <strong>et</strong> de ses pathologies associées (Flynn,Fitzgibbon 1998 ; Duda <strong>et</strong> al, 2006), au même titre que les facteursenvironnementaux précédemment cités.Néanmoins, en zone urbaine africaine, une « occidentalisation »récente <strong>du</strong> mode de vie est en cours. Elle agit aussi bien surl’environnement physique des indivi<strong>du</strong>s : augmentation de la masse52
L’image <strong>du</strong> corps chez les Sénégalais :Application à l’étude de l’obésité dans le contexte de la transition des modes de viepondérale liée à une composition nutritive des aliments plus calorique<strong>et</strong> des dépenses énergétiques quotidiennes plus faibles (Mufunda,Chatora 2006 ; Pasqu<strong>et</strong> <strong>et</strong> al 2003), que sur leur univers social :perceptions <strong>et</strong> gestion <strong>du</strong> corps tournées vers la minceur (Diagne 1992),modèles vestimentaires en mutation (Bambara 2004), représentationstraditionnelles de la santé <strong>et</strong> de l’esthétisme en renégociation perpétuelle(Fassin 1992 ; Amouzou 2009 ; Ndiaye 2009 ). Un certain nombre demécanismes relatifs aux zones urbaines : système médical, scolaire <strong>et</strong>médiatique (Figures 1 <strong>et</strong> 2),Figure 1. Modèle de mannequinatactuel dominant en Afrique(AMINA, n°423, 2005).Figure 2. Campagne de sensibilisation sur la surchargepondérale à Yaoundé (Cameroun, mars 2007).auraient tendance à infléchir ces représentations positives del’embonpoint (Toriola <strong>et</strong> al 1996 ; Kishwar 1995 ; Szabo, Allwood2006) <strong>et</strong> générer un espace social ambivalent ou coexistenten un même lieu représentations traditionnelles <strong>et</strong> modernes<strong>du</strong> corps. De même, les populations d’origine africaine <strong>vivant</strong>dans les pays <strong>du</strong> « Nord » comme les Etats-Unis ou la Grande-Br<strong>et</strong>agne, tout en conservant une spécificité culturelle (Becker<strong>et</strong> al 1999 ; Viner <strong>et</strong> al 2006), semblent fortement influencéespar le système de représentations occidentales (Snooks, Hall2002).ProblématiqueEn considérant l’image corporelle comme à la fois porte d’entrée<strong>du</strong> système de valeurs <strong>et</strong> de représentations d’une société donnée<strong>et</strong> indicateur de c<strong>et</strong>te transition mondiale des modes de vie, noustenterons d’évaluer l’impact de l’acculturation occidentale via lesystème médiatique, scolaire <strong>et</strong> médical, sur le système de valeurafricain. Nous prendrons le cas de la population sénégalaise,largement influencée par la culture occidentale (Fougeyrollas 1963 ;Diop 2002), en confrontant trois milieux contrastés, les zones rurale<strong>et</strong> urbaine sénégalaises (Dakar), <strong>et</strong> une zone urbaine française(Paris). Derrière l’analyse des perceptions <strong>et</strong> pratiques corporelles, ils’agira de m<strong>et</strong>tre en évidence le contenu symbolique des catégoriesmobilisées par les indivi<strong>du</strong>s pour appréhender le corps, cellescise résumant souvent à la santé <strong>et</strong> à l’esthétisme, <strong>et</strong> d’évaluerleur schéma de renégociation dans ce contexte de recompositionculturelle.Au-delà de l’acculturation symbolique <strong>et</strong> sociale, prégnante auSénégal (Ndiaye 2007), nous nous penchons sur les aspectsphysiques <strong>et</strong> environnementaux de c<strong>et</strong>te acculturation occidentale.La prévalence croissante de l’obésité en milieu urbain africain <strong>et</strong>sénégalais (Maire <strong>et</strong> al 1992) constitue l’un des indicateurs les plusflagrants de c<strong>et</strong>te transition structurelle des modes de vie. Dans cecontexte social dynamique, les perceptions sociales de la santé <strong>et</strong>de l’esthétisme que nous cherchons à décrire, se proj<strong>et</strong>tent sur uncorps physiquement en mutation. Il s’agit alors d’évaluer l’impactde c<strong>et</strong>te transition des représentations, mais aussi de l’évolution del’écologie humaine associée à c<strong>et</strong>te transition épidémiologique <strong>et</strong>nutritionnelle, sur le contenu des catégories émiques définissant lecorps chez les Sénégalais.L’anthropologie <strong>du</strong> <strong>vivant</strong> : <strong>obj<strong>et</strong>s</strong> <strong>et</strong> méthodes - 2010 53