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Numéro 34 - Le libraire

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Typologie du voyage« À tout moment, le hasard vous envoie promener. En profitez-vous? », demandait Paul Morand dans un livre sur le voyagepublié en 1927. <strong>Le</strong>s lecteurs d’aujourd’hui lui répondraient que ce n’est pas d’une promenade qu’ils ont envie, mais d’unbillet d’avion pour l’Asie. Et en attendant de pouvoir se l’offrir, ils lisent sur la Chine, la Corée, le Vietnam… On avait craintla mort du roman avec l’avènement du cinéma et des technologies d’information, voilà qu’il trouve une nouvelle raison d’être :nous faire voyager. Quel est l’itinéraire de cet avion de papier? En voici un aperçu en neuf points.Par Mira ClicheVoyage stationnaire« De nos jours, à l’époque des voyages faciles, unécrivain devient de plus en plus souvent un commisvoyageurculturel », notait déjà Witold Gombrowiczdans les années 1960. L’auteur d’origine polonaise s’insurgeaitd’ailleurs contre cette réduction : « Moi, personnen’osera m’importer! » Bien des écrivains rejettentle titre d’ambassadeur. Ils ne parlent qu’en leurnom, mettant en garde ceux qui croient découvrirl’essence d’un peuple dans leurs livres.Il faut pourtant reconnaître qu’en lisant la très populaireArhundati Roy, par exemple, on se familiarise avec certainsaspects de l’Inde actuelle. On s’instruit sans doutemoins sur la Chine, en revanche, en fréquentant le jetsetdécadent de Shanghai où fleurissent les écrivaineschinoises à la mode, notamment Weihui (ShanghaiBaby, Picquier Poche, 283 p., 13,95 $) et Mian Mian (<strong>Le</strong>sBonbons chinois, Seuil, Points, 304 p., 12,95 $). Mais cequi plaît dans ces romans underground, c’est justementleur côté marginal. On aurait tort de réduire un pays àses courants dominants. Quel auteur, d’ailleurs, pourraitprétendre les embrasser tous?TourismeLuxe des sociétés capitalistes ou expression du videqu’elles créent en chaque individu, le voyage caractérisenotre époque. « Dès qu’ils ont quelques jours de libertéles habitants de l’Europe occidentale se précipitent àl’autre bout du monde, ils traversent la moitié du mondeen avion, ils se comportent littéralement comme desévadés de prison », note cyniquement Houellebecq dansPlateforme (Flammarion, 369 p., 29,95 $ ). <strong>Le</strong>s héros dece roman controversé ne voyagent pas pour s’ouvrir,mais pour se replier sur eux-mêmes, oublier leur absurdequotidien et s’adonner aux plaisirs qu’il interdit.<strong>Le</strong>s premières générations de touristes, celles des années1920 et 1930, n’étaient pas beaucoup plus gaies. C’est dumoins l’impression que donnent les personnages désespérémentludiques dont Ernest Hemingway a suivi lestribulations dans Paris est une fête (Folio, 240 p.,12,95 $) et <strong>Le</strong> Soleil se lève aussi (Folio, 275 p.,12,95 $). Consommant les particularités locales commedes martinis sur une terrasse, ils ne perdent pied qu’enabusant de l’alcool ou du divertissement.À quelques siècles de distance, Montaigne leurreprocherait de ne pas suffisamment douter d’euxmêmes.Dans un chapitre de ses Essais consacré à lavanité (« De la vanité », Folio-2 euros, 120 p., 3,95 $),le philosophe français vantait en effet les vertus relativistesdu voyage : « Je ne sache point meilleure école,comme j’ai dit souvent, à former la vie que de lui proposerincessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisieset usances, et lui faire goûter une si perpétuellevariété de formes de notre nature. »Voyage d’affaires<strong>Le</strong> voyage professionnel n’est pas toujours le plusexaltant : en s’y préparant, on pense moins à ce qu’ondécouvrira qu’au travail qu’on devra accomplir. C’est unvoyage en vase clos. Un tout petit monde de David Lodge(Rivage Poche, 487 p., 20,95 $) trace une joyeuse caricaturedu voyageur « professionnel ». Intellectuels derenom, les personnages de ce roman voyagent d’un colloqueà l’autre sans jamais quitter le périmètre des campusuniversitaires. Préoccupés par leurs problèmespersonnels, ils ne semblent rien attendre des paysqu’ils visitent.On retrouve le même sentiment d’autosuffisance chezPaul Morand, qui s’est pourtant toujours montré curieuxdes contrées qu’il traversait. Diplomate par plaisir,presque par loisir, il a mis dans ses récits de voyages(Robert Laffont, 899 p., 56,95 $) la même prose leste,souple et tonique que dans ses écrits de fiction. <strong>Le</strong>lecteur n’en est que plus peiné de rencontrer sous cetteplume intelligente les déclarations les plus racistes et lecolonialisme le plus étroit. Pour être extrémiste, l’attitudede Morand n’est pas exceptionnelle : bien desvoyageurs refusent de se laisser toucher par le pays et lesgens qu’ils rencontrent. C’est une mesure de protection.Heureusement, les nombreux récits de voyages publiésces dernières années par des journalistes (Jean-ClaudeGuillebaud en tête) montrent que même les voyageursles plus endurcis se laissent parfois atteindre.M A I - J U I N 2 0 0 630

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