Numéro 34 - Le libraire

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12.07.2015 Views

Et tout le reste est littératureLittérature étrangèreLa chronique d’Antoine TanguayL’art du faux(deuxième partie)Plus j’y songeais, et plus je m’enlisais. Ayant cru bien naïvement avoir trouvéune coïncidence heureuse dans l’abondance des nouveautés, je devais viteme rendre compte qu’ils étaient en fait légion, les écrivains qui y sont allés,récemment, de leur apport à la dispute fascinante opposant les tenants duroman « vrai » et de la biographie « inventée ». Si les frontières séparantle vrai du faux, le scandale du canular, sont toujours aussi disputées, on n’aalors plus d’autre choix que de suivre la vague, troquant le scepticisme pourun mélange de naïveté et d’humour.Mettons ainsi de côté notre crédulité, le temps de nous laisser convaincreque l’art du mensonge et du faux n’est, après tout, pas si mal.Notons d’abord que depuis la publication de la première partie decette chronique (le libraire, mars-avril 2006), James Frey a livré sesexcuses à ses lecteurs pour avoir embelli certains éléments de sa viemouvementée dans Mille morceaux. L’élégante note, que l’on peut liresur le site de l’éditeur canadien de Frey (www.randomhouse.ca), réussit,de façon étonnante, à convaincre le lecteur frustré de la sincéritéde sa démarche. N’oublions toutefois pas que le livre de Frey, encenséou pas par le cirque d’Oprah, a été d’un précieux secours pourplusieurs personnes mal en point s’étant reconnues dans son propos.C’est louable et, en somme, pas mal écrit du tout. Ce qu’il ne faudrapas pardonner, cependant, c’est la mise en marché de ce bouquin prétextantdire la vérité et seulement la vérité. Dossier clos, donc. Freydevra désormais compter sur sa seule imagination. À moins qu’il nerévèle toute la vérité sur le nouvel enfer qu’il vient de traverser.À peine James Frey venait-il de s’effacer doucement des manchettesqu’une autre nouvelle est venue bousculer l’opinion, déjà peureluisante, que j’entretenais à propos de certains de nos voisins duSud. En soi, l’anecdote est un sommet d’ironie Made in USA :l’Association américaine des géologues du pétrole a récemmentdécerné un prix de journalisme à l’écrivain Michael Crichton pour sonroman intitulé État d’urgence. Ce prix couronne une « réalisationjournalistique digne de mention dans tout média qui contribue à unemeilleure compréhension de la géologie, des ressources énergétiquesou de la technologie d’exploitation gazière ou pétrolière. » L’idée derécompenser une intrigue sensibilisant des millions de lecteurs auproblème criant du réchauffement climatique semble un peu biscornue,non? En guise de réponse, le porte-parole de l’Association auraitrétorqué que le pavé de Crichton, publié chez Robert Laffont, livrait« le sens absolu de la vérité ». Vraiment, rien que ça? Heureusementque l’auteur du Parc jurassique, toujours à l’affût de la moindremenace, nous a déjà avertis des dangers du clonage des dinosaures.Nous voilà soulagés.La vie comme elle vientMais revenons à notre premier et fameux débat, au demeurant fortprometteur. Dans les rayons d’une librairie « dont-il-faut-taire-le-nom »,nous avons découvert une alléchante Antibiographie d’un certainWojciech Kuczok. Le titre, d’emblée, promettait. Le récit, un peumoins. Si la fréquentation d’une ville polonaise peuplée de mineurs etde fossoyeurs sur laquelle règne une grisaille quotidienne vous plaît,vous n’aurez pas de difficulté à vous laisser emporter par ce récit d’unegrande noirceur, dont le ton désarçonne aisément les plus guilleretslecteurs. Décidé à régler ses comptes avec sa famille, le fils d’unemaisonnée où pleuvaient les punitions et les coups durs se livre à unlong et douloureux inventaire des sévices subis et des mauvais souvenirs.Au final, ce n’est pas le procès de ce clan où règnent ennui etindifférence dont il question ici, mais d’une volonté avérée d’en finirAntibiographieWojciech Kuczok,Éditions de l’Olivier,212 p., 36,95 $Habillés pourl’hiverDavid Sedaris,Plon,227 p., 34,95 $Le Roi des juifsNick Tosches, AlbinMichel, 437 p., 31,95 $avec la misère des jours passés. Or, le projet de Kuczok laisse toutde même perplexe. Au fond, peut-être que c’est cela, une antibiographie: la biographie de quelqu’un dont on n’a pas envie deconnaître la vie.Dans un tout autre registre, l’existence selon David Sedaris, elle,n’est pas du tout grisâtre. Le titre du plus récent recueil de cejournaliste américain établi à Paris trahit déjà le décalage à l’œuvredans ses pages : Habillés pour l’hiver. 22 épisodes de la vied’une famille — presque —- normale. « Presque », en effet,puisque le romancier parvient à draper l’ordinaire d’habits burlesquesdu plus bel effet. Il n’y rien de bien extraordinaire, direzvous,à dépeindre l’ordinaire selon un angle plus ou moinshumoristique. Sedaris confirme pourtant l’exception à la règle,bousculant du même souffle l’idée selon laquelle il n’y a rien dedrôle à la vie qu’on mène. Le ton charmant de cet écrivain possédantun sens affiné de la mesure et du mot juste séduit, à condition,bien entendu, de déguster lentement chaque anecdote. Aujour le jour, tiens, comme un journal intime qu’on aurait le droitde lire.La vie comme on le veut bienEt si les histoires sucrées-salées de Sedaris ne suffisent pas, terminonsavec un cas particulier : celui de Nick Tosches. Ce journalisterock, dont l’arrivée dans le domaine littéraire a provoquéune véritable révolution, rédige depuis quelques années desromans habituellement inclassables, touffus, à la fois érudits,puants de vantardise et de condescendance, et pourtant brillantsdans leur genre. Car il y a effectivement un « genre Tosches »,amalgame de savoirs livrés avec une nonchalance qui exaspèremême les plus patients. Le Roi des juifs n’échappe pas à la règle.Se présentant comme une biofiction d’Arnold Rothstein, éminentgangster new-yorkais ayant sévi dans les années 20, le livre deTosches contient également de bavards exposés sur l’histoire desreligions, pour ne nommer que ce piège tendu par un écrivainqui, parfois, semble vouloir se moquer de nous. Malgré tout, aprèsquelques chapitres, on discerne, entre deux interventions de l’auteurnous invitant à aller, par exemple, « pisser un coup » avantde poursuivre plus avant sa réflexion, une lointaine lumière dansles références obscures. Le Roi des juifs a tout du canular génialet de l’exercice de style pompeux : « Pourquoi est-ce que j’écrisun bouquin pareil, et pourquoi est-ce que vous le lisez? Ondevrait se tirer de ce merdier et vivre un peu. » Au lecteur, maintenant,de voir dans cette tirade de Tosches une invitation à lalecture ou une gifle en plein visage.Longtemps animateur d’émissions culturelles à la radio,Antoine Tanguay écrit (souvent à la dernière minute) dansdivers journaux et magazines. Outre les livres, Antoine atrois passions : la photographie, les voyages et ses deuxSiamois.M A I - J U I N 2 0 0 616

En état de romanLittérature étrangèreLa chronique de Robert LévesqueHenrik IbsenLe mineur de fondÀ la mort du dramaturge Henrik Ibsen, le 23 mai 1906, sa veuve fit ériger une colonnesur la tombe de son illustre mari au cimetière de Christiania (aujourd’hui Oslo), une stèlesans inscription sur laquelle était gravé un pic, l’outil du mineur de fond que fut, authéâtre, l’auteur d’Hedda Gabler. À 22 ans, n’avait-il pas écrit : « Roche! Éclate avecfracas, sous les coups de mon lourd marteau, en bas je dois frayer ma voie, vers le butqu’à peine j’ose pressentir ».L’image du pic résume l’ouvrage entier que, sa vie durant, ce librepenseur,ce disciple scandinave de Voltaire, a passionnément mené.Ibsen est un homme qui rompit tout lien avec sa famille bien-pensante(sauf sa sœur Edvige) et s’exila de son pays, la Norvège,durant vingt-sept ans (c’est un exilé littéraire). Il put, à bonne distance,chercher à comprendre ses contemporains et en particulierles femmes qui, dans son œuvre théâtrale, occupent uneplace centrale, profonde et énigmatique.Il y a, dans le théâtre d’Ibsen, autant de pièces où l’homme est lepersonnage principal (Un ennemi du peuple, John GabrielBorkman). Cependant, celles où c’est la femme qui est au cœurdu travail de forage mental, du pressentiment, telles Nora dansMaison de poupée, Rebecca West dans Rosmersholm, EllidaWangel dans La Dame de la mer, Hedda Gabler dans la pièceéponyme, relèvent toutes du chef-d’œuvre. À tel point que la réputationd’Ibsen, qui sera si grande dans l’Europe de la fin du XIX e siècleet qui inspirera les dramaturges américains du XX e siècle (O’Neill,Miller, Williams), sera celle d’un écrivain pour femmes, ce qui faisaitrager le Suédois Strindberg, cadet, rival et misogyne de choc. Strindbergreconnaissait à mi-voix le talent d’Ibsen, mais il hurlait son dégoût d’untel féminisme propagé par un mâle.Des êtres humainsGénial Ibsen, que Freud jugeait aussi grand que Shakespeare, Sophocleet Euripide. Cent ans après sa mort, sa force est de demeurer controversé,d’échapper à la respectabilité du « monument », provoquant encoreavec ces grandes pièces sombres qui continuent d’inquiéter ceux qui s’yfrottent (Hedda Gabler est une pièce aussi intrigante qu’à sa création en1891). L’auteur de Rosmersholm n’a pourtant pas été, comme ledénonçait Strindberg, qu’un dramaturge féministe, ce qui réduirait sonœuvre, la lierait à une lutte sociale. Ibsen, défenseur féroce de sa solitude(il passa sa vie avec sa fidèle épouse Susannah, ne changea pas son trainde vie le succès venu, ne s’engagea envers aucun parti), n’adhérait àaucune cause. Il creusait, seul. Le pic.Lorsqu’il revint vivre en Norvège en 1891, à 65 ans, la société norvégiennedes droits de la femme voulut évidemment le fêter; il s’y prêta debonne grâce mais en faisant devant ces femmes une mise au pointimportante : « Il me faut refuser l’honneur d’avoir consciemmentœuvré en faveur des droits de la femme. Je ne suis même pas sûr desavoir ce que sont les droits de la femme. Pour moi, ce fut une questionde droits de l’homme. Et si vous lisez mes livres attentivement vous vousen rendrez compte. Il est évidemment souhaitable de résoudre leproblème des femmes, mais cela n’a pas été mon seul objet. Ma tâche aété de faire le portrait d’êtres humains ».Jacques De Decker, qui a mené une longue carrière de critique dramatiqueau Soir de Bruxelles, signe une nouvelle biographie d’Ibsen, un travailnon scientifique mais porté par une grande justesse de vue sur cethomme secret qui n’a pas laissé d’écrits autobiographiques. Il affirmequ’à partir du Canard sauvage, en 1885, on ne pouvait plus prendreIbsen en défaut de connaissance de ses personnages. « Il ne se heurteplus qu’à leur mystère », écrit-il. Ibsen, qui avait un pouvoir de concentrationextrême lorsqu’il construisait ses drames, dessinait ses personnagesavec une richesse de détails inouïs, il les débusquait, creusait sousIbsenJacques De Decker,Gallimard, coll. FolioBiographies,224 p., 13,95 $Drames contemporainsHenrik Ibsen,Le Livre de Poche,coll. La Pochothèque,1278 p., 44,95 $les couches successives de sentiments contradictoires qui les constituaient,ce qui les rend en fin de compte « insaisissables », d’oùson génie. D’où le fait que son théâtre demeure énigmatique etque son propos suscite encore la controverse.Il aimait répéter que l’artiste est là pour poser des questions etnon pour administrer des réponses. Il n’en apporta aucune.On comprend pourquoi le plus grand explorateur de l’inconscient,le docteur Freud, s’intéressa tant aux pièces de son contemporain.Dans L’Inquiétante Étrangeté, il dit de l’héroïne deRosmersholm : « Nous avons jusqu’ici traité Rebecca Westcomme si elle était une personne vivante et non une créationde l’imagination de l’écrivain Ibsen ». Cette Rebecca West (sonpersonnage le plus fort, avant Nora, avant Hedda) qui, gouvernantechez le pasteur Rosmer, a d’abord poussé au suicidel’épouse stérile de celui-ci, pour entraîner ensuite le veuf dans unsuicide avec elle au nom d’un amour idéal (selon l’idée deKierkegaard, la seule manière d’éviter qu’il ne s’étiole est de ne pas leconsommer).Dans sa correspondance avec Freud, Jung fait allusion à La Dame de lamer (où Ellida refuse de partir avec l’Étranger revenu la chercher — sonseul amour véritable — dès lors que son mari lui dit qu’elle peut choisirlibrement de partir) pour expliciter un cas d’analyse sur lequel il se penchait: « La construction du drame, la façon dont le nœud est agencésont identiques à Ibsen ».« Et si vous lisez mes livres attentivement… », disait le dramaturge auxféministes norvégiennes. Ibsen, rappelle De Decker, misait tout surl’écriture de ses drames qui étaient ce que l’on appelait des lesedrame,des pièces à lire. D’ailleurs, l’événement n’était pas tant la création de sespièces à la scène que leur parution en librairie. Longtemps avant qu’ellessoient jouées, elles étaient lues. La censure retardant les mises en production,ses tirages devenaient très grands. Quand parut Le Petit Eyolf,une foule se pressait au port de Christiania pour accueillir le bateauapportant les caisses d’exemplaires imprimés au Danemark…Ibsen et Strindberg, qui ne se rencontrèrent jamais, avaient mené enparallèle la révolution théâtrale scandinave, fondant le théâtre moderne.Aux pièces historiques et aux drames poétiques entre rois et reines quifleurissaient, ils opposèrent des tragédies mettant en scène des gens dela classe moyenne, leurs semblables, réduisant le dialogue, le nettoyantdu verbiage, scrutant dans le noir des âmes, creusant avec des pics dansl’enfouie nature humaine. Leur théâtre reste actuel.En 2006, c’est le centième anniversaire de la mort du Norvégien; ce seraau tour du Suédois en 2012.Robert Lévesque est journaliste culturel et essayiste. Iltient un carnet dans l’hebdomadaire Ici Montréal. Sesouvrages sont publiés chez Boréal, et aux éditions Liberet Lux.M A I - J U I N 2 0 0 617

En état de romanLittérature étrangèreLa chronique de Robert LévesqueHenrik Ibsen<strong>Le</strong> mineur de fondÀ la mort du dramaturge Henrik Ibsen, le 23 mai 1906, sa veuve fit ériger une colonnesur la tombe de son illustre mari au cimetière de Christiania (aujourd’hui Oslo), une stèlesans inscription sur laquelle était gravé un pic, l’outil du mineur de fond que fut, authéâtre, l’auteur d’Hedda Gabler. À 22 ans, n’avait-il pas écrit : « Roche! Éclate avecfracas, sous les coups de mon lourd marteau, en bas je dois frayer ma voie, vers le butqu’à peine j’ose pressentir ».L’image du pic résume l’ouvrage entier que, sa vie durant, ce librepenseur,ce disciple scandinave de Voltaire, a passionnément mené.Ibsen est un homme qui rompit tout lien avec sa famille bien-pensante(sauf sa sœur Edvige) et s’exila de son pays, la Norvège,durant vingt-sept ans (c’est un exilé littéraire). Il put, à bonne distance,chercher à comprendre ses contemporains et en particulierles femmes qui, dans son œuvre théâtrale, occupent uneplace centrale, profonde et énigmatique.Il y a, dans le théâtre d’Ibsen, autant de pièces où l’homme est lepersonnage principal (Un ennemi du peuple, John GabrielBorkman). Cependant, celles où c’est la femme qui est au cœurdu travail de forage mental, du pressentiment, telles Nora dansMaison de poupée, Rebecca West dans Rosmersholm, EllidaWangel dans La Dame de la mer, Hedda Gabler dans la pièceéponyme, relèvent toutes du chef-d’œuvre. À tel point que la réputationd’Ibsen, qui sera si grande dans l’Europe de la fin du XIX e siècleet qui inspirera les dramaturges américains du XX e siècle (O’Neill,Miller, Williams), sera celle d’un écrivain pour femmes, ce qui faisaitrager le Suédois Strindberg, cadet, rival et misogyne de choc. Strindbergreconnaissait à mi-voix le talent d’Ibsen, mais il hurlait son dégoût d’untel féminisme propagé par un mâle.Des êtres humainsGénial Ibsen, que Freud jugeait aussi grand que Shakespeare, Sophocleet Euripide. Cent ans après sa mort, sa force est de demeurer controversé,d’échapper à la respectabilité du « monument », provoquant encoreavec ces grandes pièces sombres qui continuent d’inquiéter ceux qui s’yfrottent (Hedda Gabler est une pièce aussi intrigante qu’à sa création en1891). L’auteur de Rosmersholm n’a pourtant pas été, comme ledénonçait Strindberg, qu’un dramaturge féministe, ce qui réduirait sonœuvre, la lierait à une lutte sociale. Ibsen, défenseur féroce de sa solitude(il passa sa vie avec sa fidèle épouse Susannah, ne changea pas son trainde vie le succès venu, ne s’engagea envers aucun parti), n’adhérait àaucune cause. Il creusait, seul. <strong>Le</strong> pic.Lorsqu’il revint vivre en Norvège en 1891, à 65 ans, la société norvégiennedes droits de la femme voulut évidemment le fêter; il s’y prêta debonne grâce mais en faisant devant ces femmes une mise au pointimportante : « Il me faut refuser l’honneur d’avoir consciemmentœuvré en faveur des droits de la femme. Je ne suis même pas sûr desavoir ce que sont les droits de la femme. Pour moi, ce fut une questionde droits de l’homme. Et si vous lisez mes livres attentivement vous vousen rendrez compte. Il est évidemment souhaitable de résoudre leproblème des femmes, mais cela n’a pas été mon seul objet. Ma tâche aété de faire le portrait d’êtres humains ».Jacques De Decker, qui a mené une longue carrière de critique dramatiqueau Soir de Bruxelles, signe une nouvelle biographie d’Ibsen, un travailnon scientifique mais porté par une grande justesse de vue sur cethomme secret qui n’a pas laissé d’écrits autobiographiques. Il affirmequ’à partir du Canard sauvage, en 1885, on ne pouvait plus prendreIbsen en défaut de connaissance de ses personnages. « Il ne se heurteplus qu’à leur mystère », écrit-il. Ibsen, qui avait un pouvoir de concentrationextrême lorsqu’il construisait ses drames, dessinait ses personnagesavec une richesse de détails inouïs, il les débusquait, creusait sousIbsenJacques De Decker,Gallimard, coll. FolioBiographies,224 p., 13,95 $Drames contemporainsHenrik Ibsen,<strong>Le</strong> Livre de Poche,coll. La Pochothèque,1278 p., 44,95 $les couches successives de sentiments contradictoires qui les constituaient,ce qui les rend en fin de compte « insaisissables », d’oùson génie. D’où le fait que son théâtre demeure énigmatique etque son propos suscite encore la controverse.Il aimait répéter que l’artiste est là pour poser des questions etnon pour administrer des réponses. Il n’en apporta aucune.On comprend pourquoi le plus grand explorateur de l’inconscient,le docteur Freud, s’intéressa tant aux pièces de son contemporain.Dans L’Inquiétante Étrangeté, il dit de l’héroïne deRosmersholm : « Nous avons jusqu’ici traité Rebecca Westcomme si elle était une personne vivante et non une créationde l’imagination de l’écrivain Ibsen ». Cette Rebecca West (sonpersonnage le plus fort, avant Nora, avant Hedda) qui, gouvernantechez le pasteur Rosmer, a d’abord poussé au suicidel’épouse stérile de celui-ci, pour entraîner ensuite le veuf dans unsuicide avec elle au nom d’un amour idéal (selon l’idée deKierkegaard, la seule manière d’éviter qu’il ne s’étiole est de ne pas leconsommer).Dans sa correspondance avec Freud, Jung fait allusion à La Dame de lamer (où Ellida refuse de partir avec l’Étranger revenu la chercher — sonseul amour véritable — dès lors que son mari lui dit qu’elle peut choisirlibrement de partir) pour expliciter un cas d’analyse sur lequel il se penchait: « La construction du drame, la façon dont le nœud est agencésont identiques à Ibsen ».« Et si vous lisez mes livres attentivement… », disait le dramaturge auxféministes norvégiennes. Ibsen, rappelle De Decker, misait tout surl’écriture de ses drames qui étaient ce que l’on appelait des lesedrame,des pièces à lire. D’ailleurs, l’événement n’était pas tant la création de sespièces à la scène que leur parution en librairie. Longtemps avant qu’ellessoient jouées, elles étaient lues. La censure retardant les mises en production,ses tirages devenaient très grands. Quand parut <strong>Le</strong> Petit Eyolf,une foule se pressait au port de Christiania pour accueillir le bateauapportant les caisses d’exemplaires imprimés au Danemark…Ibsen et Strindberg, qui ne se rencontrèrent jamais, avaient mené enparallèle la révolution théâtrale scandinave, fondant le théâtre moderne.Aux pièces historiques et aux drames poétiques entre rois et reines quifleurissaient, ils opposèrent des tragédies mettant en scène des gens dela classe moyenne, leurs semblables, réduisant le dialogue, le nettoyantdu verbiage, scrutant dans le noir des âmes, creusant avec des pics dansl’enfouie nature humaine. <strong>Le</strong>ur théâtre reste actuel.En 2006, c’est le centième anniversaire de la mort du Norvégien; ce seraau tour du Suédois en 2012.Robert Lévesque est journaliste culturel et essayiste. Iltient un carnet dans l’hebdomadaire Ici Montréal. Sesouvrages sont publiés chez Boréal, et aux éditions Liberet Lux.M A I - J U I N 2 0 0 617

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