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Numéro 34 - Le libraire

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Et tout le reste est littératureLittérature étrangèreLa chronique d’Antoine TanguayL’art du faux(deuxième partie)Plus j’y songeais, et plus je m’enlisais. Ayant cru bien naïvement avoir trouvéune coïncidence heureuse dans l’abondance des nouveautés, je devais viteme rendre compte qu’ils étaient en fait légion, les écrivains qui y sont allés,récemment, de leur apport à la dispute fascinante opposant les tenants duroman « vrai » et de la biographie « inventée ». Si les frontières séparantle vrai du faux, le scandale du canular, sont toujours aussi disputées, on n’aalors plus d’autre choix que de suivre la vague, troquant le scepticisme pourun mélange de naïveté et d’humour.Mettons ainsi de côté notre crédulité, le temps de nous laisser convaincreque l’art du mensonge et du faux n’est, après tout, pas si mal.Notons d’abord que depuis la publication de la première partie decette chronique (le <strong>libraire</strong>, mars-avril 2006), James Frey a livré sesexcuses à ses lecteurs pour avoir embelli certains éléments de sa viemouvementée dans Mille morceaux. L’élégante note, que l’on peut liresur le site de l’éditeur canadien de Frey (www.randomhouse.ca), réussit,de façon étonnante, à convaincre le lecteur frustré de la sincéritéde sa démarche. N’oublions toutefois pas que le livre de Frey, encenséou pas par le cirque d’Oprah, a été d’un précieux secours pourplusieurs personnes mal en point s’étant reconnues dans son propos.C’est louable et, en somme, pas mal écrit du tout. Ce qu’il ne faudrapas pardonner, cependant, c’est la mise en marché de ce bouquin prétextantdire la vérité et seulement la vérité. Dossier clos, donc. Freydevra désormais compter sur sa seule imagination. À moins qu’il nerévèle toute la vérité sur le nouvel enfer qu’il vient de traverser.À peine James Frey venait-il de s’effacer doucement des manchettesqu’une autre nouvelle est venue bousculer l’opinion, déjà peureluisante, que j’entretenais à propos de certains de nos voisins duSud. En soi, l’anecdote est un sommet d’ironie Made in USA :l’Association américaine des géologues du pétrole a récemmentdécerné un prix de journalisme à l’écrivain Michael Crichton pour sonroman intitulé État d’urgence. Ce prix couronne une « réalisationjournalistique digne de mention dans tout média qui contribue à unemeilleure compréhension de la géologie, des ressources énergétiquesou de la technologie d’exploitation gazière ou pétrolière. » L’idée derécompenser une intrigue sensibilisant des millions de lecteurs auproblème criant du réchauffement climatique semble un peu biscornue,non? En guise de réponse, le porte-parole de l’Association auraitrétorqué que le pavé de Crichton, publié chez Robert Laffont, livrait« le sens absolu de la vérité ». Vraiment, rien que ça? Heureusementque l’auteur du Parc jurassique, toujours à l’affût de la moindremenace, nous a déjà avertis des dangers du clonage des dinosaures.Nous voilà soulagés.La vie comme elle vientMais revenons à notre premier et fameux débat, au demeurant fortprometteur. Dans les rayons d’une librairie « dont-il-faut-taire-le-nom »,nous avons découvert une alléchante Antibiographie d’un certainWojciech Kuczok. <strong>Le</strong> titre, d’emblée, promettait. <strong>Le</strong> récit, un peumoins. Si la fréquentation d’une ville polonaise peuplée de mineurs etde fossoyeurs sur laquelle règne une grisaille quotidienne vous plaît,vous n’aurez pas de difficulté à vous laisser emporter par ce récit d’unegrande noirceur, dont le ton désarçonne aisément les plus guilleretslecteurs. Décidé à régler ses comptes avec sa famille, le fils d’unemaisonnée où pleuvaient les punitions et les coups durs se livre à unlong et douloureux inventaire des sévices subis et des mauvais souvenirs.Au final, ce n’est pas le procès de ce clan où règnent ennui etindifférence dont il question ici, mais d’une volonté avérée d’en finirAntibiographieWojciech Kuczok,Éditions de l’Olivier,212 p., 36,95 $Habillés pourl’hiverDavid Sedaris,Plon,227 p., <strong>34</strong>,95 $<strong>Le</strong> Roi des juifsNick Tosches, AlbinMichel, 437 p., 31,95 $avec la misère des jours passés. Or, le projet de Kuczok laisse toutde même perplexe. Au fond, peut-être que c’est cela, une antibiographie: la biographie de quelqu’un dont on n’a pas envie deconnaître la vie.Dans un tout autre registre, l’existence selon David Sedaris, elle,n’est pas du tout grisâtre. <strong>Le</strong> titre du plus récent recueil de cejournaliste américain établi à Paris trahit déjà le décalage à l’œuvredans ses pages : Habillés pour l’hiver. 22 épisodes de la vied’une famille — presque —- normale. « Presque », en effet,puisque le romancier parvient à draper l’ordinaire d’habits burlesquesdu plus bel effet. Il n’y rien de bien extraordinaire, direzvous,à dépeindre l’ordinaire selon un angle plus ou moinshumoristique. Sedaris confirme pourtant l’exception à la règle,bousculant du même souffle l’idée selon laquelle il n’y a rien dedrôle à la vie qu’on mène. <strong>Le</strong> ton charmant de cet écrivain possédantun sens affiné de la mesure et du mot juste séduit, à condition,bien entendu, de déguster lentement chaque anecdote. Aujour le jour, tiens, comme un journal intime qu’on aurait le droitde lire.La vie comme on le veut bienEt si les histoires sucrées-salées de Sedaris ne suffisent pas, terminonsavec un cas particulier : celui de Nick Tosches. Ce journalisterock, dont l’arrivée dans le domaine littéraire a provoquéune véritable révolution, rédige depuis quelques années desromans habituellement inclassables, touffus, à la fois érudits,puants de vantardise et de condescendance, et pourtant brillantsdans leur genre. Car il y a effectivement un « genre Tosches »,amalgame de savoirs livrés avec une nonchalance qui exaspèremême les plus patients. <strong>Le</strong> Roi des juifs n’échappe pas à la règle.Se présentant comme une biofiction d’Arnold Rothstein, éminentgangster new-yorkais ayant sévi dans les années 20, le livre deTosches contient également de bavards exposés sur l’histoire desreligions, pour ne nommer que ce piège tendu par un écrivainqui, parfois, semble vouloir se moquer de nous. Malgré tout, aprèsquelques chapitres, on discerne, entre deux interventions de l’auteurnous invitant à aller, par exemple, « pisser un coup » avantde poursuivre plus avant sa réflexion, une lointaine lumière dansles références obscures. <strong>Le</strong> Roi des juifs a tout du canular génialet de l’exercice de style pompeux : « Pourquoi est-ce que j’écrisun bouquin pareil, et pourquoi est-ce que vous le lisez? Ondevrait se tirer de ce merdier et vivre un peu. » Au lecteur, maintenant,de voir dans cette tirade de Tosches une invitation à lalecture ou une gifle en plein visage.Longtemps animateur d’émissions culturelles à la radio,Antoine Tanguay écrit (souvent à la dernière minute) dansdivers journaux et magazines. Outre les livres, Antoine atrois passions : la photographie, les voyages et ses deuxSiamois.M A I - J U I N 2 0 0 616

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