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LA DEPORTATION DE LA FAMILLE DRIAY

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3A la mémoire de :Elie <strong>DRIAY</strong> déporté à Auschwitz, le 30 MAI 1944, convoi 75Emma <strong>DRIAY</strong> déportée à Auschwitz, le 30 MAI 1944, convoi 75Esther <strong>DRIAY</strong> déportée à Auschwitz, le 30 MAI 1944, convoi 75Victor <strong>DRIAY</strong> déporté à Auschwitz, le 20 MAI 1944, convoi 74Jacques <strong>DRIAY</strong> déporté à Auschwitz, le 30 MAI 1944, convoi 75Madeleine <strong>DRIAY</strong> déportée à Auschwitz, le 30 MAI 1944, convoi 75Suzanne <strong>DRIAY</strong> déportée à Auschwitz, le 30 MAI 1944, convoi 75Alain <strong>DRIAY</strong>, Juin 2005


INTRODUCTION5


7Je m’appelle Alain <strong>DRIAY</strong>, je suis né à Paris, en 1966.Mon père, Victor <strong>DRIAY</strong> fut déporté à Auschwitz en 1944. Cefut également le sort de six autres personnes de ma famille.Trois d’entre eux sont revenus.De l’expérience de mon père, il me reste des échanges, et unpetit livret sur lequel il avait immédiatement noté les faits etdates de ce qu’il avait vécu. Agrégeant ces éléments à d’autres,le présent document vous propose de visiter la vie de la famille<strong>DRIAY</strong>, depuis son installation en France, jusqu’à ladéportation.Au-delà de ce témoignage relatif au parcours des membres dema famille, il me serait agréable de vous transmettre l’héritageculturel, familial, émotionnel, que j’en ai reçu pendant desannées, mais, c’est l’objet d’un autre ouvrage.S’agissant donc de l’expérience concentrationnaire de mafamille, je ne prétends pas prendre ici le rôle de l’écrivain, maisuniquement celui de l’artisan de la plume, qui essaie deretranscrire ce qu’il sait, dans le respect de la mémoire de ceuxqui ont connu, vu, et vécu.Il m’est difficile de parler à la place des autres, mais c’est le sortde ceux qui vivent en prolongement de ceux qui sont partis.


L’HISTOIRE9


10Les origines de la familleAu plus loin qu’il m’a été possible d’explorer, il apparaît que lafamille <strong>DRIAY</strong> vient de Joseph <strong>DRIAY</strong> et de son épouse LéaCOHEN. On peut penser que la famille <strong>DRIAY</strong> est unprolongement des habitants de l’Oued DRA, rivière du sudmarocain, dont la vallée a été occupée par des tribus juives. Decette région, proviennent les noms de DRAY, DRAÏ et DREÏ, etil est probable que <strong>DRIAY</strong> en soit également originaire,moyennant une erreur orthographique qui a dû se glisser au fildes inscriptions administratives.Ne sachant que peu lire et encore moins écrire notre langue,les <strong>DRIAY</strong> de cette génération n’ont jamais été dans la capacitéde corriger, par eux-mêmes, les fautes d’orthographesadministratives. Comme nous le verrons, sur certains actes demariage et de décès, un même nom fut parfois écrit de deuxvoire trois manières différentes. Les signataires de cesdocuments, dont certains membres de la famille, semblentn’être jamais intervenus pour corriger ces erreursorthographiques. Du reste, selon les souvenirs d’un desmembres de la famille (Pierre <strong>DRIAY</strong>, l’un des arrière petit-filsde Joseph <strong>DRIAY</strong>), Léa ne parlait pas le Français ; elle devaitdonc certainement parler l’Arabe. Quoi qu’il en soit, pendant lesquelques années pendant lesquelles Pierre a connu sonarrière-grand-mère, celle-ci parlait la langue universelle, cellede l’arrière-grand-mère qui fait le bonheur de la famille par savivacité, ses gâteaux au miel et ses pâtisseries. Dans lessouvenirs de Pierre, il y a aussi les moments d’émotion, où ilrevoit cette vieille dame pleurant de joie à regarder vivre tousses enfants. Quant à Joseph, nul ne sait s’il connaissait ou nonla langue française, les seuls souvenirs le concernant, relatentles fonctions rabbiniques qu’il exerçait en plus de son métier decordonnier. Mais, n’en disons pas plus, les souvenirs sont icisujets à incertitudes.


11Joseph et Léa ont dû naître vers 1840-1850, mais il est délicatd’être plus précis. Je n’ai aucune information fiable sur le lieuprécis de leur naissance, mais on peut affirmer qu’il s’agissaitde la Tunisie ou du Maroc. Selon mes sources orales, Josephserait mort en Tunisie, ce qui laisse à penser que l’immigrationde toute la famille, les enfants de cette union et leur mamanLéa, fut réalisée sans le père. Cette hypothèse est assezvraisemblable dans la mesure où l’on observera qu’aucun desenfants du couple, pour lesquels il existe des tracesadministratives visibles, n’est né en France.Entre les années 1850 et 1880, les <strong>DRIAY</strong> ont habité Rue de laVieille Poste, à Tunis. Il s’agit, paraît-il, d’une maison d’angle,aux formes quelque peu arrondies, comportant un RDC et unpremier étage. Difficile d’en déduire le niveau social dans lequelvivait le foyer.Joseph et Léa eurent plusieurs enfants, dont au moins cinqgarçons, Charles, Moïse-Haï, Elie, Edmond, Félix. Précisément,l’existence de Charles, Moïse-Haï et d’Elie est absolumentétablie ; celle d’Edmond et de Félix ne repose que sur dessources orales comportant un part d’incertitude.En 1866 naquit Charles <strong>DRIAY</strong>, probablement l’aîné desenfants. Puis, la famille s’est agrandie par la venue des autresenfants, dans une ordonnancement qui m’est inconnu. L’und’entre eux, Elie <strong>DRIAY</strong>, mon grand-père paternel, est né le 8Juillet 1875, à Tunis. Pourtant stipulée de manière écrite, sur denombreux documents administratifs, cette date ne peut pasconstituer une certitude totale tant les archives de l’Etat Civiltunisien ne sont pas suffisamment riches pour obtenirconfirmation sur ce point. On pourra considérer cette date denaissance, du 8 Juillet 1875 comme une date d’homologation,dans tous les cas, très proche de la date réelle.La famille a commencé son immigration en direction de laFrance vers la fin du dix-neuvième siècle, certainement vers1890. Selon mes sources orales, Charles a immigré en premier,


12dans l’objectif de prendre connaissance du pays et de préparerl’immigration du reste de la famille. Plus de détails pourraientcertainement être apportés à cette étude en fouillant lesarchives nationales et les fichiers de naturalisation.Pour comprendre le contexte lié à cette immigration, un peud’histoire s’impose, et nous invite à regarder le Traité duBardo : Le 12 mai 1881, le gouvernement Français et lesouverain de Tunisie signèrent un traité au palais de KassarSaïd, près du Bardo, dans la banlieue de Tunis. Ce traitéinstitua un protectorat de fait de la République Française sur laTunisie. La Tunisie fut contrainte de confier à la France lesaffaires étrangères, la défense du territoire et la réforme del'administration. La France avait déjà pris pied en Tunisie en1869, par le biais d'une commission anglo-italo-françaisedestinée à résorber la dette extérieure du pays. Et au congrèsde Berlin de 1878, la France avait obtenu l'accord tacite desautres puissances européennes pour renforcer sa présence enTunisie, visant à protéger ainsi l'Algérie. En avril 1881, lasituation amena la Tunisie à ratifier le protectorat de la France,à l’époque sous le gouvernement de Jules Ferry. Ainsi, 1881 futcertainement un point de départ de migrations de la Tunisievers la France.Quelle fut la vie des <strong>DRIAY</strong>, à leur arrivée en France, vers1890 ? Juifs séfarades, parlant pas ou très peu le Français,élevés dans le respect de la religion hébraïque, avec les loisreligieuses pour certainement seul code social et uniqueculture, on peut imaginer les difficultés qu’ils ont dû affronter.D’autant plus que les années 1885 / 1890 furent celles des« années Dreyfus », scandale abominable sur fondd’antisémitisme.C’est dans ces conditions économiques et sociales, dans cetteatmosphère discriminatoire, que les <strong>DRIAY</strong> ont posé leursvalises en France. C’est certainement par souci de protectionde leurs communautés, que les Juifs de Tunisie se sontinstallés proches les uns des autres, et il n’est pas surprenant


13que les <strong>DRIAY</strong> furent ainsi voisins des SECNAZI, et donc desTAIEB.La famille SECNAZI est également une famille de juifsséfarades en provenance de Tunis. L’une des filles de la familleSECNAZI, Esther SECNAZI, est l’épouse d’un certainMenahim-Haï TAIEB, et Julie TAIEB est l’un de leurs enfants.Julie TAIEB vint au monde, le 8 Février 1892, dans la ville deTunis. Plus tard, Julie TAIEB rencontrera Elie <strong>DRIAY</strong> etdeviendra son épouse, et ma grand-mère paternelle.


14Elie <strong>DRIAY</strong> et Julie TAIEBLe 26 Septembre 1911, à la mairie du dixième arrondissementde Paris, fut célébré le mariage d’Elie <strong>DRIAY</strong> et de Julie TAIEB.Elie était alors âgé de 36 ans, exerçait la profession de garçonforain, et était domiciliée chez sa mère, au 39 Faubourg SaintMartin, PARIS 10 ème .Le 39 Faubourg Saint Martin, Paris 10 ème , aujourd’hui.Seuls les commerces ont dû changerA la date du mariage, le père d’Elie, Joseph <strong>DRIAY</strong> était déjàdécédé. Ainsi, qu’il a déjà été dit, Joseph a dû mourir à Tunis.La mère d’Elie, Léa COHEN, était sans profession. Julie TAIEBs’est mariée à l’âge de 19 ans, et était donc encore mineure,selon les lois de l’époque. Elle était sans profession. L’acte demariage précise qu’elle était également domiciliée au 39Faubourg Saint Martin. Il ne doit pas être déduit qu’elle habitaitchez les <strong>DRIAY</strong>, mais plutôt chez son oncle Joseph SECNAZI,l’un des frères de sa mère Esther SECNAZI, qui avait immigré


15dans les années antérieures. L’on peut en conclure que Elie<strong>DRIAY</strong> a dû rencontrer Julie TAIEB, par simple relation devoisinage, au 39 Faubourg Saint Martin, le premier habitaitchez sa mère, la seconde habitait chez son oncle.Les parents de Julie TAIEB, Menahim-Haï TAIEB, cordonnier,et Esther SECNAZI, sans profession, n’étaient pas présents àla signature de l’acte. Ils ont certainement dû rester à leur lieud’habitation, au 9 rue de l’Alfa à Tunis. Il ne faut pas y voir lesigne d’une quelconque humeur négative de leur part, maisuniquement la conséquence des frais de transport quereprésentait le voyage à Paris.Le mariage fut célébré en présence de deux témoins : Charles<strong>DRIAY</strong>, 44 ans, tailleur, frère de Elie ; et Joseph SECNAZI, 42ans, également tailleur, oncle de Julie. A la lecture de cet actede mariage, l’on peut penser que les deux familles se sontconnues également par le lien professionnel.


18Cette nouvelle habitation était du même type que laprécédente : un petit immeuble de l’ancien Paris, doté dequatre ou cinq étages, avec un rez-de-chaussée occupé par unpetit commerce.Le 5 rue Paul Lelong, Paris 2 ème , aujourd’hui.Entre temps, Elie avait trouvé un travail d’employé dans unmagasin de vêtements, situé sur le Boulevard Sébastopol, situédans le même quartier que son logement. Il est possible queson environnement familial (Charles était tailleur, ainsi quel’oncle de Julie), ait aidé Elie à trouver cet emploi. Julie avaitégalement trouvé un travail, en tant que ménagère.Et c’est le 24 Décembre 1916, au 15 rue Santerre Paris 12 ème ,que naquit Victor <strong>DRIAY</strong>, mon père. Le lieu de naissance étantdifférent de celui du domicile, on peut penser quel’accouchement eut lieu dans un hôpital.


19A regarder la photo de la naissance de mon père, on y voit unemaman et une tante tenant une posture sérieuse, bien loin desphotos de mariage rafraîchissantes qui ornent les vitrines denos ateliers de photographie. Les mariés de l’an 2000 se fontsurprendre dans les jardins, en suggérant les momentsromantiques des gondoliers de Venise. Les faire-part denaissance d’aujourd’hui participent de créativité et d’humour. Lasociété a certes beaucoup évolué, mais il serait erroné deconsidérer ces photos de mariage ou de naissance des années1910 comme réellement représentatives de l’humeur del’époque, il faut plutôt penser que ces instants revêtaient d’unesolennité telle que l’instant figeait les participants comme s’ilss’étaient trouvés devant leur Créateur. Que l’on veuille excusermon imprudence à vouloir suggérer l’hypothèse, à me limiter àsupposer la présence du Créateur, car, ne serait-ce que dans lecœur des êtres présents, ce dernier était bien là. Unenaissance est un miracle, j’en suis témoin, non pas par lamienne – quoique – mais par celles dont je fus l’auteur.A disserter, j’en oublierais de présenter nos invités : Julie<strong>DRIAY</strong> née TAIEB est à droite, assise, portant mon père dansses bras. Emma TAIEB, sœur de Julie est debout, devant undécor de carton-pâte inspirant chacun a penser que la scène sedéroule dans un coin retranché du jardin du Parc Monceau,alors qu’elle devait réellement avoir lieu, dans une arrière-courdes rues commerçantes du quartier Poissonnières.


Naissance de mon père Victor <strong>DRIAY</strong> – 24 Décembre 1916Emma TAIEB (17 ans), Julie TAIEB (24 ans).20


21La fin de la première guerre mondiale se présentait à portéed’espérance, les uns et les autres assurant la main sur le cœur,que ce serait la dernière. Mais l’armistice fit place à une autreguerre, celle de la maladie qui ravageait la France. La grippeespagnole de 1918 tua des milliers de personnes, et n’épargnapas la famille <strong>DRIAY</strong>.Julie fut atteinte par la maladie et mourut le 9 Novembre 1918,avec le bébé qu’elle était sur le point de faire naître. Le décèseut lieu au 47 rue Jacob, dans le 6 ème arrondissement de Paris.Julie fut enterrée dans le cimetière parisien de Pantin, le 10Novembre 1918. Inhumée dans une concession temporaired’une durée de 6 ans, son corps fut enlevé au terme de cettepériode. La suite m’est inconnue. Il est à noter que l’acte dedécès comporte les éléments suivants : TAIEB est écritTAIEBE, <strong>DRIAY</strong> est écrit DRIEY, et Menahim-Haï est remplacépar Henri.Ainsi, à la date du décès de Julie TAIEB, Elie a deux enfants àélever, Esther âgée de 6 ans, et Victor âgé de 2 ans. La famillehabitait toujours rue Paul Lelong. Nul ne sait précisémentcomment la situation familiale a évolué, il m’a été dit que lafamille TAIEB a incité Emma, l’une des sœurs de Julie TAIEB aépouser Elie. Julie avait d’autres sœurs, dont Marcelle etGeorgette ; nul ne sait pourquoi le choix s’orienta vers Emma.Agée alors de 20 ans, Emma habitait toujours avec son oncleJoseph. La candeur de son âge fut un élément qui a dû amenerEmma à suivre le chemin qui lui avait été indiqué par la famille.Mais la vérité est peut-être ailleurs, dans le cœur d’Emma, qui,peut-être battait en secret pour Elie, et qui ne demandait qu’às’ouvrir à lui.Toujours est-il que le mariage entre Elie et Emma arrivait àgrands pas.


22Elie <strong>DRIAY</strong> et Emma TAIEBLe 21 Août 1919, c’est-à-dire neuf mois après le décès de Julie,Elie épousa Emma, devant les officiers de l’Etat Civil de lamairie du 10 ème arrondissement de Paris. A cette date, Elieexerçait le métier de garçon de magasin, Emma était sansprofession. Les parents d’Emma habitaient au 16 avenue deParis, à Tunis. L’acte de mariage comporte des informationsétonnantes, il est dit par exemple qu’Elie est domicilié au 39Faubourg Saint Martin, et non au 5 rue Paul Lelong ; nul ne saitpourquoi l’adresse inscrite fut celle de la mère d’Elie. Il estégalement dit que Julie TAIEB décéda le 6 Septembre 1918, cequi est contradictoire avec l’acte de décès de celle-ci ; il ne peuts’agir que d’une erreur. Enfin, il est à noter que SECNAZI estécrit SEKNAGI.La dernière ligne de l’acte de mariage dit ceci : Lecture faite,l’époux et les témoins ont signé avec nous, à l’exception del’épouse ayant déclaré ne pas savoir écrire. Je ne peuxm’empêcher d’éprouver de l’émotion pour Emma, jeune filleimmigrée, hébergée par son oncle, éloignée de ses parents, nesachant pas écrire, ayant perdu sa sœur aînée, propulsée parle destin à la responsabilité de deux enfants, et d’un foyer.Le 16 Juillet 1922, naquit Jacques Simon <strong>DRIAY</strong>, le premierenfant de l’union d’Elie et d’Emma, et le troisième enfant d’Elie.La naissance fut enregistrée dans la mairie du douzièmearrondissement de Paris. Elie avait alors 47 ans, et Emma, 24.Elie et Emma eurent trois autres enfants : Madeleine, née le 5Juin 1931 ; Jean, né le 28 Mars 1935, et enfin Suzanne, née le9 Mars 1939. Toutes les naissances eurent lieu à Paris 12 ème .Lors de la naissance de Suzanne, Elie avait 64 ans, et Emma41 ans.La vie de la famille <strong>DRIAY</strong>, durant les années 1920 – 1939,m’est quasiment inconnue. La famille a continué à habiter dans


23le même quartier, en passant par le Boulevard St-Denis, pourensuite arriver au 66 rue de Cléry, dans le deuxièmearrondissement de Paris. Le 66 rue de Cléry est la dernièreadresse connue de la famille, dans cette période d’avantguerre.Le 66 rue de Cléry, Paris 2 ème , aujourd’hui.Vers 1937, mon père Victor, connu pour être relativementindépendant, avait quitté Paris, d’abord pour faire son servicemilitaire, puis pour vivre sa vie d’homme. Si bien que la familleparisienne réunissait Elie et Emma, avec leurs cinq enfants,Esther, Jacques, Madeleine, Jean et Suzanne. Les autresmembres de la famille (Charles, …), pour lesquels je n’aiaucune information, ont dû mourir avant 1940. Esther avaitconstruit, à cette date, une vie personnelle, par une premièreunion et un premier enfant (Liliane, née en 1935) et ne vivaitdonc plus au domicile de ses parents du 66 rue de Cléry. Cetappartement familial était constitué de deux pièces et d’unecuisine. Il était situé au deuxième étage de l’immeuble, à droite


24sur le pallier de l’étage (si mes informations sont exactes). Il yavait là principalement un ensemble de lits, une table, deschaises, et un poêle à charbon.La famille <strong>DRIAY</strong> était pauvre, mais chacun mangeait à sa faim.La nourriture était certes réduite aux aliments de base, maiselle semblait satisfaire les besoins nutritionnels de chacun. Ilsemble, par ailleurs, que le quotidien apportait une certaine joiede vivre à la famille ; mon père ne m’a, en effet, jamaismentionné que sa jeunesse avait pu être synonyme d’unquelconque traumatisme, ou qu’elle avait pu constituer uncreuset de mauvais souvenirs. Il me semble qu’il a été ungarçon intrépide, joueur, un peu gavroche de temps à autres, etqu’en cela, il représentait bien l’humeur de la famille.Les années passèrent, et la guerre arriva.


25Les années 1940-1944Dès le début des années 1940, les lois de Vichy ont bouleverséla vie de la famille <strong>DRIAY</strong>. Le port de l’étoile jaune, les loisdiscriminatoires sur, notamment, l’exercice d’un métier, etsurtout le regard des autres, furent une charge permanentepour toute la famille.En Mai 1944, Jacques travaillait dans le magasin de vêtementsRAFAL, situé à Paris. En tant que Juif, il fut interpellé, sur sonlieu de travail, par la milice française, suite à une dénonciation.A la suite de l’arrestation de Jacques, la milice parvint à trouverle domicile du 66 rue de Cléry, où logeaient tous les membresde la famille. Il est possible, soit par maladresse, soit par lacontrainte, que Jacques permit à la milice de trouver l’adressedu foyer familial. Elie, Emma, Madeleine, et Suzanne furentdonc arrêtés. Il faut imaginer les yeux de Suzanne, âgée de 5ans, devant l’intervention de la milice. Esther était alors envisite chez ses parents, et fut donc également arrêtée.Quasiment à la même date – semble-t-il un peu avant - monpère Victor, habitant alors en province (dans la régionMarseillaise, si mes informations sont exactes), fut égalementarrêté.Quant à Jean, le destin lui fut favorable, car le garnement qu’ilétait n’avait pas voulu aller à l’école, et avait réussi à obtenir, desa sœur Esther, quelques sous pour faire l’école buissonnière.Déjà connu au sein de la famille pour ses frasques de gamin,Jean était donc fidèle à lui-même. Pour exemple, Jean aimait àporter son pull-over à l’envers, ce qui lui permettait de dire qu’ilportait l’étoile jaune – qui était cousue dessus – sans qu’elle nepuisse être vue, ce qui lui donnait certainement le sentiment debraver l’interdit. Etant donc de sortie, Jean n’était donc pasprésent là où la milice était venue le chercher. A son retour à lamaison, Jean fut intercepté par un voisin, ce dernier l’informade l’arrestation de toute la famille, et lui conseilla de se mettre àl’abri. Alors âgé de 9 ans, Jean fut donc mis au sein d’une


26famille française habitant dans la proche campagne de l’Ouestde Paris.Dans le début de la guerre, la famille avait certainement songéà fuir, mais l’argent manquait 1 . Elie et Jacques travaillaientcomme employés dans des magasins de vêtements, sous labénédiction de leurs employeurs qui eurent le courage de lesgarder, bravant ainsi la terreur instaurée par l’Etat. Les revenusde la famille ne permettaient pas l’exil. Si bien que pendant lesannées 1940-1944, la famille fut restreinte à survivre en restantà Paris, en attendant patiemment, dans l’espoir de meilleursjours. La crainte était permanente et le danger partout présent.Esther l’expérimenta à ses dépends, lorsqu’en 1943, lors d’unepromenade avec sa fille, elle fut arrêtée par la police française.Elle expliqua qu’elle était de nationalité française, ce qui semblasuffire aux policiers pour la laisser libre. Le scénario futdifférent, en ce mois de Mai 1944.Elie, Emma, Esther, Jacques, Madeleine et Suzanne furentdonc amenés à Drancy, en Mai 1944, dans des conditions queje ne connais pas précisément. Elie, Emma, Esther, Madeleineet Suzanne arrivèrent à Drancy le 21 Mai. Mon père arriva àDrancy le 18 Mai 1944 et en partit le 20 Mai, si bien qu’il ne vitpas le reste de la famille, sauf s’agissant de son frère Jacques.En effet, pourtant arrêté en même temps que ses parents etque ses trois sœurs, Jacques fut envoyé à Drancy le 19 Mai1944. Mon père eut donc l’occasion de retrouver son frère àDrancy, pour une journée.Le 20 Mai 1944, mon père fut déporté par le convoi 74 endirection d’Auschwitz. Le 30 Mai 1944, Elie, Emma, Esther,Jacques, Madeleine et Suzanne furent déportés par le convoi75 en direction d’Auschwitz.1 La branche familiale de Moïse-Haï <strong>DRIAY</strong> (frère d’Elie) a réussi à échapperà la déportation, en quittant Paris dès 1940.


27La déportation – Le chemin vers AuschwitzMon père, ayant mis par écrit, dès la fin de la guerre, quelqueséléments de son épopée, il me permet aujourd’hui de raconterson histoire. Mais, ses écrits se résument à quelques noteséparses, et ne constituent donc pas un récit complet et détaillé,ce qui pourra décevoir le lecteur avide de détails. Je vaistoutefois m’efforcer de raconter son histoire en y incluantégalement les fragments de vie concentrationnaire qu’il m’avaittransmis avec le temps, lorsque j’étais adolescent. L’histoire deVictor <strong>DRIAY</strong> est donc la suivante :Fin 1943 - Début 1944, l’histoire de Victor l’amène à Marseille,où il est détenu prisonnier. La période précédente ayant aboutià cette situation, m’est inconnue. Le 10 Mai 1944, au petitmatin, après une nuit de travail ayant consisté à décharger deswagons de terre, le chef du camp vient chercher les détenussous prétexte d'une commission médicale. Simon, un ami deVictor, indique à celui-ci sa conviction qu’il s’agit de ladéportation.Que signifiait la déportation dans l’esprit des détenus, et danscelui de Victor ? La Question Juive avait été suffisamment miseau centre de la propagande de Vichy, pour que chacun ait puse faire une idée. Mais, est-ce que le pire pouvait êtreenvisagé ? Probablement pas. Même Victor, relativement lucidequant à la gravité de la situation, veut croire à une suitesupportable des événements. La rumeur de débarquement alliéest présente, les Américains sont déjà bien installés en Italie,les Russes avancent, Victor reste confiant dans l’idée que laguerre ne peut plus beaucoup durer. Donc, d’une certainemanière, l’on peut dire qu’il accepte d’affronter son sortconsidérant qu’il l’estime limité dans le temps, et se refuse doncà immédiatement tenter une évasion, qui, si elle échouait,signifierait la mort.


28Peu de gens croyaient au pire, rien dans l’histoire dumonde ne pouvait constituer une référence fidèle à ceque les nazis avaient décidé de mettre en œuvre.L’homme normal ne sait pas que tout est possible,comme l’écrivit, après la guerre, l’écrivain DavidROUSSET.En ce mois de Mai 1944, il est donc dans tous les esprits, quel’armée allemande n’est plus invincible. Le 4 Mars 1942, DeGaulle avait déjà clamé que « l’heure de Clémenceau » allaitadvenir, rappelant ainsi la fin de la première guerre mondialequi donna la victoire à la France et à ses alliés. Alors Victorgarde confiance, surmonte sa peur, et s’exhorte à trouver en luiles forces pour affronter toute situation, conscient, d’unecertaine manière, de vivre un moment unique de l’Histoire del’Humanité 2 . Certains s’affaiblissent dans la nervosité, etd’autres dans la folie. D’autres encore restent totalement naïfset ignorent tout de la Question Juive. Parmi les déportés de sonconvoi, certains croient qu’il ne s’agit uniquement de transportsde prisonniers destinés à travailler en Allemagne ; d’autres, àleur arrivée à Auschwitz, demanderont où se situe le parc pourenfants dont ils avaient entendu parler.Revenons donc à cette matinée du 10 Mai 1944, dans le campde Marseille. Vers neuf heures, deux civils de la Gestapo avecquelques SS, ainsi que le représentant des Formations deTravailleurs étrangers, arrivent. Quatre-vingt six hommes sontmis dans deux camions, avec les bagages. Les prisonniers sontensuite conduits à la prison des Baumettes. A l’ouverture desgrilles, un peloton de gardes allemands se présente, et faitaligner les détenus au mur. Cris et gestes théâtraux desgardiens. Puis, les détenus sont envoyés en cellule, à raison detrois par cellule. L’un des compagnons de Victor affiche unepeur de tous les instants, et provoque même, par ses excès, uncertain amusement contenu de ses codétenus. La nourriture estdistribuée aux détenus, pain et margarine. Les détenus2 Selon les propres termes de mon père, lorsqu’il me racontait son histoire.


29disposent toujours de leurs papiers d’identité, et peuventencore croire à un statut de simple prisonnier de guerre.A la matinée du troisième jour, se présente le garde, avec lafiche signalétique de Victor, et demande à celui-ci de sortir dela cellule. Victor descend dans la grande cour et passe à lafouille. On lui enlève tout ce qu’il détient jusqu’au moindregrand de tabac, mais il réussit à planquer mille francs. Avecenviron 75 autres détenus, il est conduit dans une grandecellule. Ici, que des Juifs. La réalité du système commence à sedévoiler d’elle-même. Les rations sont maigres, et tous lesdétenus sont affaiblis par le manque d’air. Dans l’après-midi, ungarde se présente pour prendre des détenus en vue de lesaffecter à une corvée à l’extérieur. Victor se porte volontaire,dans l’objectif d’être à l’air frais. Une équipe de détenus estconstituée, avec sauts et pelles. Vers 18 heures, de son groupede 15 personnes, l’un d’entre eux manque à l’appel. Le soirmême, suite à cette évasion (dont on ne sait si elle fut réussie),un officier punit un ensemble de détenus, dont Victor, à courir,à traîner sur le sol, toute la nuit, enchaînés, sous les coups et lefroid. A huit heures du matin, les prisonniers retrouvent leurcellule, en reprenant leurs forces tant bien que mal.Le 17 Mai 1944, les Allemands viennent chercher unecinquantaine de détenus, dont Victor, et les remettent dans descellules individuelles. Les papiers d’identité, ainsi que le linge,sont restitués aux détenus. Vers 23 heures, chaque détenureçoit un paquet Croix Rouge. Les détenus sont ensuiteconduits dans un hall, où Victor retrouve trois amis, Simon,Maurice et Fechter. Il y a ici, environ 1200 personnes, hommesde tous âges, femmes, enfants, bébés. Certains sont malades,d’autres blessés. Les détenus montent dans les autocars àgrand renfort de coups, puis conduits à la gare de Marseille, surla voie spéciale, avec un service d’ordre fait par la milice.Empilés par 80 dans des wagons à bestiaux, sans cuvette, nipaille. Victor est avec Fechter. Il fait la connaissance des deuxfrères Palombo, qui habitent Avignon et qui sont décidés às’enfuir avant la fin du voyage. A minuit, le train démarre. Vers


30Martigues, les deux frères profitent d’un ralentissent du train ets’échappent ; à cause d’un imbécile, Victor ne profite pas decette occasion, mais convient avec Fechter d’attendre unmoment plus propice pour tenter une évasion. Victor projette desauter du wagon, lorsque le train passera dans une zone qui luiest familière, et pourquoi pas, à proximité de son domicile, auPontet. Fechter est d’accord. Mais à cet endroit, le train rouleenviron à 70 Km/h, et Victor renonce. Par la suite, mon pèrem’a confié que s’il avait imaginé ce qui l’attendait, il aurait sautéà 100 Km/h. A Orange, le train ralentit, un camarade saute, etest tué par une rafale de mitraillette. Le voyage se poursuit.Le 18 Mai 1944, le train roule toujours et s’approche de Paris.Les détenus souffrent terriblement de la soif, et du manque deplace. Victor fait passer une lettre pour ses parents, dansl’espoir insensé que celle-ci arrive à bon port. A 22 heures, letrain arrive à Drancy. Le lieu est sale, mais la nourriture estbonne 3 . Pain, et soupe à volonté. Les premiers contacts avecles autres détenus laissent à penser que les détenus serontenvoyés en ghetto, en France ou en Allemagne, dans lerespect de la légalité internationale. Très tard dans la nuit, lesdétenus se couchent.Le 19 Mai 1944, après une nuit longue de trois heures, lesdétenus sont fouillés, contrôlés, questionnés. Après cetteséance de quarantaine, Victor part pour un building depassage. La nourriture de midi est très correcte, qualité peutêtrerésultante du travail de l’Union des Juifs de France. Vers14 heures, un chef d’escalier appelle Victor, et l’amène dans lacour. Victor reconnaît son frère Jacques. 4 ans et demi que lesdeux frères ne s’étaient pas vus. Victor a 28 ans, Jacques en a22. Jacques l’informe qu’il vient d’être arrêté et qu’il a eu letemps d’avertir leurs parents. Est-ce cet avertissement quipermit à la milice de trouver le reste de la famille ? Ainsi quel’avons évoqué … peut-être.3 Toutes proportions gardées, bien sûr


31De retour en chambre, Victor apprend qu’il sera du transport,pour le lendemain, le 20 Mai, ainsi que certains de sescamarades du camp Malaval. Jacques essaiera de faire desdémarches pour partir avec son frère, mais sans succès. Victorpasse au building des transports. Les murs sont couverts degraffitis datant de 1941. Certaines inscriptions lui rappellent queJo, que sa tante Rachel, ainsi que ses enfants 4 sont partisdepuis deux ans.Dans le courant de l’après-midi, on tond les cheveux deshommes. On distribue du ravitaillement et du linge aux détenus.L’énervement gagne les détenus. Il y a des suicides. Victor voitune femme qui se jette d’une fenêtre. La mise en scènecontinue, les gardes restituent les montres et bijoux àl’exception de l’or, laissant ainsi croire aux détenus, que leurdétention préservera leurs droits. Les détenus doivent donnerleur argent en échange d’un reçu. Les gardiens prétendent quele reçu sera remboursable en Zlotys à l’arrivée. Certainsperdent beaucoup d’argent dans cette histoire. Victor arrive àacheter quatre paquets de cigarettes (ce qui bien fidèle à luimême),avant de donner l’argent restant.Les détenus se couchent vers 4 heures du matin.Le 20 Mai 1944, dans la soirée, mon père prend le train pourAuschwitz.Sont présentés ci-après les documents de Drancy (reçusconcernant Victor, Jacques et Elie).4 Toutes ces personnes sont citées par mon père, au sein de ses écrits, maisme sont totalement inconnues.


35La déportation – AuschwitzLe voyage de Drancy à Auschwitz se déroule dans desconditions difficilement imaginables, mais si elles ont été si biendécrites par David ROUSSET dans son livre Les jours de notremort. Lors du voyage, qui traverse toute l’Allemagne, en faisantdes détours invraisemblables, Victor constate les effets desbombes américaines, en bien des endroits. La vie dans leswagons est atroce. Les femmes ont beaucoup de courage. Monpère tente de garder sa bonne humeur, avec le soutien de sesquelques amis. Le train s’arrête pour que les détenus fassentleurs besoins en commun, hommes, femmes, et enfants. Il fautimaginer ce que peut représenter cette scène, au bord d’unchamp sans relief, les uns ayant la vue sur les autres,considérant par ailleurs les mœurs de l’époque. Puis, lessentinelles viennent dans les wagons et collectent les objets devaleur, les cigarettes, les montres…Victor ne donne rien, et brave le chef de wagon 5 . Il y a desmorts dans le wagon. Et le train repart. Le 23 Mai, vers midi, letrain arrive à destination : Auschwitz (Birkenau). La réalité estterrible. Le bagne, les baraquements, les fils de fer barbelés,des bagnards qui se battent autour de nos grosses valises quiont été déchargées sans aucun classement. Les femmes sontterrifiées et pleurent. Les SS ouvrent les wagons.Les bagages à main sont enlevés par les bagnards. Ceux-cisont Polonais, Allemands, et quelques-uns sont Juifs. Lesquelques premières paroles échangées font comprendre à tousque peu seront sauvés, qu'un tri est fait pour prendre lesmeilleurs hommes dans le but de les faire travailler. Les mortset les fous sont traînés dans un coin. Dans la file de sélection,l'officier Allemand veut envoyer Victor dans la file de la mortimmédiate. Heureusement, Simon, situé juste derrière Victor, ale courage de dire à l'officier que la mauvaise mine de son ami5 Mon père, tel que je l’ai toujours connu.


36est simplement due au voyage mais qu'en réalité, c’est un trèsbon travailleur. L’officier Allemand change d’avis. La vie deVictor est sauve. Une fois le tri terminé, 250 hommessélectionnés se mettent en route pour le camp d’Auschwitz(Auschwitz I). Arrivée à 3 heures de l’après-midi.Comme il me l’avait indiqué, à son arrivée à Auschwitz I,mon père eut plutôt une bonne impression. En effet, à ladifférence de Birkenau, Auschwitz I est fait de blocks enmaçonnerie en briques rouges, avec jardins de SS ; lesrues sont bien tracées avec trottoir, chausséesempierrées, bref, ce camp relève d’une construction debelle nature. Comme il aimait à la dire, « Auschwitz I, çàa de la gueule ».A l’arrivée, Victor aperçoit même quelques civils, et desbagnards dont certains ont bonne mine. Par la suite, Victorapprendra que ces derniers sont en fait de Polonais et desAllemands, ce qui peut expliquer le pourquoi du comment. Lasuite le ramène à la réalité, Victor est conduit devant lesdouches et tatoué au bras gauche : A 5166. Les bagnards sontfouillés par des Polonais qui se ruent sur tout ce qui peut êtrevolé. Les effets personnels sont définitivement perdus. Toujoursdes coups. Vers 20 heures, les bagnards sont mis nus dans larue, dans une attente interminable. Victor souffre d’un façonterrible. Exténués, rasés totalement, les bagnards peuvent semettre au lit après bien des volées infligées à certains. Lachambre est de 80 lits dans le block de quarantaine, avecquelque 300 ou 400 bagnards, principalement Juifs ou Russes,ce qui donne lieu à des injustices. Victor est avec JacquotCOHEN, dont le frère a été mis à part au moment du contrôle.Beaucoup d’anciens codétenus du camp Malaval sont làégalement. Victor est maintenant propriétaire d'un complet debagnard, d'une chemise et d'un caleçon, chaussé de mauvaissabots et coiffé d’un béret à rayures.En ce jour du 26 Mai 1944, la quarantaine se poursuit, desappels interminables, des injustices pour la répartition de la


37nourriture, des coups et des sanctions sans aucun motifs, desnuits passées au garde-à-vous. Victor essaie de ne pas perdreson équilibre moral et se promet de conserver son sang-froiden tout occasion. Il faut se défier de tout et de tous, des chefsde blocks, des kapos, des proéminents, des Polonais, et mêmedes Juifs. Certains liens ont pu se créer avec les anciensdétenus, Français ou Juifs français. Ces derniers racontent leshorreurs des camps de concentration et Victor commence à serendre compte que seul un miracle lui permettra de s'en sortir.On lui prédit un travail infernal et une mortalité très élevée.Dans les premiers jours, la nourriture lui semble être enquantité suffisante pour survivre. Le soir, il n'y a pas grandchose, mais le midi, on peut arriver à manger pas mal desoupe. Certains, par leur travail, par leur connaissance de lalangue allemande, arrivent à avoir un traitement qui leurpermettent de vivre mieux que les autres. Seulement, le Juif estle plus mal vu et Victor sait qu’il ne pourra compter que sur luimême.Au matin du 2 Juin 1944, le kapo vient chercher les bagnards,comme à un marché d’esclaves. Première sortie du camp, 6heures du matin, défilé avec musique, salut aux SS, çà a de lagueule, le kommando dans lequel Victor est affecté n'est pasmauvais, Victor charrie du sable tout le jour. Midi, bonne soupe,le soir, entrée en musique, appel, pain, coucher.Ce même jour, par le convoi 75, arrivent Elie, Emma, Esther,Jacques, Madeleine et Suzanne <strong>DRIAY</strong>. Esther, âgée de 32ans, et Jacques, âgé de 22 ans, sont sélectionnés pour letravail. Elie (69 ans), Emma (46 ans), Madeleine (13 ans) etSuzanne (5 ans) sont gazés.Esther m’a raconté que son père Elie, à la sortie du train,semblait avoir compris ce qu’il se passait. Esther, dansses premiers pas sur le quai, avait machinalement lâchéla main de Suzanne pour que celle-ci rejoigne la main desa maman Emma. Ce qui épargna la vie d’Esther et


38condamna Emma. Combien il est éprouvant d’écrire ceslignes, d’imaginer les faits, la détresse, les cris,d’imaginer les corps de mes grands-parents et de cesdeux petites, tombant sans vie dans l’entremêlement desautres, puis traînés par une extrémité ou par une autrepour les amener à l’enlèvement des cheveux et autrestrésors, et enfin réduits en cendres.Elie et Suzanne <strong>DRIAY</strong>, vers 1943 / 1944.


39Le lendemain, Victor tombe sur un sale kommando. Le travailconsiste à répandre de la chaux sur un terrain labouré. Il y ades coups sans arrêt, les caïds se plaisent à faire toutes lesbrimades possibles. Comme beaucoup de ses camarades,Victor a les yeux brûlés, en raison de son contact avec lachaux. Certains, dont Victor, réussissent à obtenir des soinsmédicaux. Cet épisode lui offre un peu de répit. Ces derniersjours, Victor eut la tentation de se suicider mais n’en a pas eu lecourage ; devant les coups pour la soupe, coups pour le pain,coups pour les lavabos, coups au travail, il a songé que lecombat n’en valait plus la peine, mais la vie a pris le dessus.Ce 8 Juin, Victor retrouve son frère Jacques, arrivé à Auschwitzle 2 Juin. Jacques raconte son transport réalisé avec tous lesmembres de la famille. Victor comprend qu’il ne reverra plusses parents ni ses petites sœurs. Quant à Esther, sa sœuraînée, un espoir est permis.La survie devient de plus en plus difficile. Les coups pleuvent,Jacques et Victor ne sont pas épargnés. Beaucoup de morts.Mais Victor a la chance d’être affecté dans le même kommandoque Jacques. Or, Jacques – certainement par son travail plusque par ses qualités de chanteur - est très bien vu 6 , et Victor enbénéficie.Le 4 Juillet, un cas de scarlatine oblige un groupe de bagnardsà rester au block, en quarantaine. Simon et Pomeranz sontavec Victor, Jacques a changé de block. Pas de travail pourquinze jours, mais presque pas de nourriture, et la folie gagnecertains.Le 19 Juillet, la quarantaine est terminée. Victor, affaibli par lamalnutrition additionnelle, reprend le travail en compagnie deJacques. Les nouveaux arrivés racontent que les Américainssont près de Paris. Victor sent qu’il ne pourra pas tenir plus de6 Mon père me racontait que Jacques se plaisait à chanter de temps entemps, pour conjurer la mort ambiante.


40deux mois, et se raccroche à l’espoir de la venue desAméricains.Le 2 Août, Victor retrouve Gaston, venu par le convoi du jour. Ils’agit de Gaston SECNAZI, né le 7 Avril 1901 à Tunis, l’un desenfants de la famille SECNAZI, dont Esther SECNAZI est lamère de Julie TAIEB. Gaston est parti par le convoi 77 du 31Juillet 1944. Gaston est totalement ahuri, et ne réalise pas dutout pourquoi il est là. Il semble ignorer tout de la QuestionJuive, de la finalité du régime hitlérien. Il se figure que lesAllemands lui doivent des comptes. Il a vécu en zone librejusqu'à présent et il a trouvé le moyen de se faire arrêter aprèsle débarquement.Je n’ai pas d’informations sur la vie des SECNAZI et desTAIEB pendant la guerre. Les archives de la déportationne font mention que de Gaston SECNAZI ; la familleTAIEB ainsi que les autres membres de la familleSECNAZI semblent avoir échappé à la déportation.Victor sent l’épuisement venir, mais le destin lui sauve la vie.En ce jour de 17 Août, un bagnard lui casse le doigt avec unemasse, lors de travaux de terrassement. La circonstanceamène le kapo à décider de punir sévèrement le responsablede l’accident et à mettre Victor au repos pour quelques jours.Comment expliquer ce comportement relevant d’uneindulgence inexistante en ces lieux ? Impossible de répondre,difficile d’imaginer que la décision ait pu venir d’uneconsidération humaine vis-à-vis d’un bagnard, mais plutôt d’unrelâchement exceptionnel de la barbarie. Victor est mis aublock Shonung, avec le doigt dans le plâtre, disposant ainsi dequelques jours de repos. Victor arrive à garder le contact avecson frère Jacques, ce qui redonne de l’énergie à chacun desdeux. Toujours bien vu par le kapo, Jacques continue sonchemin, en gardant à la fois force et moral. Autour de lui,certains de ses amis s’effondrent, tel Gaston, qui prendbeaucoup de coups.


41Le 23 Septembre, Victor sort du block Shonung et constate lesdégâts du mois qui vient de s’écouler. Le kapo a rendu laplupart des Juifs, dans un état squelettique, ayant perduconscience d’eux-mêmes. Gaston est très mal en point.Le soir du 2 Octobre, un appel a lieu, sans prévenir. Tous lesbagnards sont mis nus devant un officier, qui prend note desmatricules de ceux qui doivent être gazés. L’officier s’arrêtedevant Victor, et après un moment d’hésitation, renonce à lesélectionner pour la chambre à gaz. Jacques, toujours biendebout, se situe juste derrière Victor, et, ne serait-ce par lasimilitude de son physique avec celui de son frère, a peut-êtreaidé à faire pencher la décision de l’officier dans le bon sens.Gaston a été noté.Je ne sais si à l’instant où l’officier allait sélectionner monpère, si ce dernier éprouva ou non un quelconquesentiment de soulagement pour une souffrance qui allaitmourir avec lui ou plutôt de détresse à l’idée de ne paspouvoir poursuivre le combat ; mon père est parti de cemonde avant que mes rapports avec lui m’aient permisde traiter ce genre de questions.Deux jours après, 800 Juifs passent au crématoire. Gaston enest, mais aussi Bernard, Rappoport, Clarence, Feder, autresamis des <strong>DRIAY</strong>.15 Novembre. Les mauvais jours continuent, la lutte est trèsdure. La régularité de l’existe rend Victor abruti, qui espèreencore tenir jusqu’à Décembre, au maximum. Même Jacquescommence à s’affaiblir.8 Décembre. Jacques est frappé très violemment par le kapo.Victor et Jacques sont de plus en plus réduits à s’en sortir pareux-mêmes. Leurs amis, pour la plupart, ont été gazés et l’hiverarrive. La nourriture est très pauvre. La fin s’annonce. La surviese résume à des acrobaties continuelles pour se tenir auxbranches.


42Le destin se présente une nouvelle fois pour modifier le coursdes choses. Le 10 Décembre, le kapo des bombes kommandovient chercher une équipe de bagnards. Jacques se portevolontaire. Victor est de la partie. Si bien qu’un groupe de 30personnes partent ainsi, habillés de neuf, pour laTchécoslovaquie, pour retirer des bombes non éclatées. DeuxSS sont aux commandes. Tout le monde prend le train, etarrive à Techyn. Les bagnards sont mis en cellule, et reçoiventun pain par personne, ainsi que quatre parts de margarine et desaucisson. Un gueuleton inestimable, en faveur de ceux quiavaient été sélectionnés pour ce travail. Vu les risques del’opération, les SS ne s’approchaient pas trop des bagnards, augrand soulagement de ces derniers. Or, Jacques et Victorfaisant preuve de dextérité dans les opérations de déminage –qui pouvait l’imaginer ? -, ils se voient gratifiés d’unravitaillement correct. Le travail en pleine montagne, dans lefroid et la neige, est très dur, mais les bagnards retrouventquelque peu l’atmosphère de l’espoir, de la liberté, par leurprésence en terre tchécoslovaque, et ayant quelques liens avecla population tchèque 7 . Mais, les organismes sont mislourdement à contribution, le travail se fait à mains nues, enbras de chemise, par –25°C, et la terre est gelée.Ayant toujours une personnalité relativement hors du commun,Jacques continue de chanter, de temps à autres, ce qui susciteun certain étonnement de son entourage, et même de la partdes SS.Le 25 Décembre, Auschwitz est bombardé. Le kommando estreconstitué pour enlever les bombes non éclatées. Un froidhorrible. Un travail terrible.Début Janvier 1945, Jacques part en Haute Silésie, pourdéterrer des bombes. Victor, quant à lui, travaille au Bauhof, où7 Mon père me disait que les Tchèques étaient très accueillants. Du reste,l’Histoire montrera que ces derniers ont aidé à la libération de beaucoup deprisonniers.


43il crève de faim et de froid. Mais, à voir ces femmes quicharrient des briques par ce temps, Victor continue à vouloirrester debout.17 Janvier 1945. Ce soir, après l’appel, Victor apprend que lesRusses sont à quelques kilomètres et que le camp risque d’êtreévacué. Effectivement, vers minuit, quelques kommandos sontdésignés pour partir. Victor est dans le coup et va devoir seséparer de Jacques.Ici s’arrête l’histoire que je connais de Jacques, ilsurvécut jusqu’à l’armistice, après être passé par lescamps de Gross-Rozen, Buchenwald et Dachau, à sasortie d’Auschwitz. Esther survécut également à ladéportation, après avoir fait Birkenau – où elle passa 6mois (matricule A 7103) et fit la connaissance de SimoneWEIL -, Bergen-Belsen, et Theresinstadt.Le lendemain, le 18 Janvier, à 10 heures du matin, lesbagnards reçoivent du linge et de la nourriture, et prennent laroute. Certains déportés, dont la maladie les vouaient à mourirdans de brefs délais, ou ayant réussi à se cacher profitant de ladésorganisation générale et dont la chance leur fit éviter lesdernières exécutions sommaires des SS, ont pu échapper àleurs bourreaux et ont été libérés par les Russes fin Janvier.Difficile pourtant de parler de libération, car de ceux qui étaientencore en vie, 80 % allaient mourir dans les jours et semainesà venir. Sur la route de l’évacuation, des files d'évacués civils,des convois militaires. Les bagnards sont étirés sur plusieurskilomètres. Tous les six mètres, un SS à gauche, un autre àdroite, des chiens, les bagnards marchent en file par cinq, sansaucune pause. La marche est très pénible et renduedangereuse par la neige qui est gelée. La nuit est arrivée et lamarche continue. c'est une véritable catastrophe. Les genstombent de fatigue, s’écroulent et sont abattus par les SS. Lesenfants tombent les premiers. Victor tient comme un automate 8 .8 Selon ses propres termes.


44Après environ 55 kilomètres et 26 heures de marche, Victor,ainsi que tous les rescapés, arrivent à Gleiwitz. De cettemarche, survivra également Simone WEIL. Mais, il y a eubeaucoup de morts. Victor a la joie de retrouver Simon,Maurice, et Pomeranz. Les bagnards s’entassent dans lesblocks du camp de Gleiwitz. Victor se couche, dans un étatd’extrême fatigue, après avoir épuisé toutes ses provisions.Le 21 Janvier, Victor se réveille au milieu de morts, qui jonchentle sol. La faim et le froid font leurs effets. Victor et d’autresbagnards trouvent un silo de patates et de rutabagas qu’ilsmangent crus. Les uns et les autres se battent comme deschiens pour la nourriture, Victor notamment. Les SS indiquentque des convois vont être organisés pour évacuer Gleiwitz pourse diriger en direction de Breslau. A raison de 150 individus parwagon, les bagnards sont entassés. Victor se retrouve avecson ami Simon.Le 24 Janvier, le train roule toujours. Aucun ravitaillement. Tousles jours, il y a des morts dans le wagon, à cause du froid, de lafaim et surtout parce que les gens tombent les uns sur lesautres, ceux du dessous prennent tout le poids et succombent.Et puis, les proéminents commencent à se faire de la place. Ilsne reculent pas à tuer un homme. Depuis le départ, on compte30 morts qui sont dépouillés par leurs amis. Les Français quiétaient avec Victor sont tous morts. Victor et Simon se tiennentdans un coin et tiennent en se battant continuellement.Le 28 Janvier, le train roule toujours. Victor sent la folie venir.Simon n’a plus la force de tenir debout, il s'assoie très souventet malgré l’aide de Victor, il est maltraité et frappé. Il a la figureen sang. Il n’y a déjà plus de place dans le wagon. Il doit y aavoir 60 morts environ. Ils sont tout simplement projetés pardessusbord. Certains sont même achevés sans autre forme.Huit jours sans aller à la selle. Victor a pu avoir un pain enpassant en Tchécoslovaquie, grâce à l’aide de Simon. Les SSavaient également lancé des pains au hasard et cela avaitdonné lieu à des bagarres terribles. Cela fait trois jours que


45Victor mâche sur son pain. Les nuits sont terribles, la neige, lefroid, les batailles. Victor réalise que le voyage n'a pas de but,et décide de s’échapper cette nuit. Victor persuade Simon de lesuivre. Vers 8 heures, Victor saute du train, réussit son coup, ettombe dans la neige. Victor suce de la neige et attend que letrain passe. Au bout d'un moment, Victor se lève et prend laroute.En me basant sur les notes de mon père, relativementconcises, aucune information n’est donnée sur l’évasionde Simon. Quelques informations seront données, par unautre biais, comme il sera exposé plus loin.


46Victor <strong>DRIAY</strong> à DresdeMatricule au bras, avec un corps et un habit de bagnard, la fuitede Victor n’avait aucune chance de durer. Repris par lesAllemands, son aventure se poursuit dans la prison de Dresde.Entre le 28 Janvier 1945 et le 13 Février 1945, je n’ai pasd’information sur l’histoire de mon père.Détenu à la prison de Dresde, Victor s’attend à être exécuté àchaque instant. C’est là que Victor fait la rencontre du DocteurCHAUVENET, qui, à la sortie de la guerre, écrira un livre Uneexpérience de l’esclavage faisant mention de cette rencontre.La vie de Victor devait se terminer à Dresde, par une sordideexécution d’une balle dans la tête ou pendu au lever d’un petitmatin, mais les alliés Américains et Anglais avaient mis dansleur plan de détruire totalement la ville de Dresde, ce qui se fitdurant les quelques jours où Victor se trouvait dans la prison.Le 13 Février 1945, les bombes tombent par milliers surDresde, détruisant maisons et édifices, tuant des dizaines demilliers de personnes, habitants et réfugiés. La prison deDresde explose en flammes, beaucoup de prisonniers meurentdans les bombardements. Victor, ainsi que le DocteurCHAUVENET en survit.C’est ici que s’arrêtent les notes dont je dispose,provenant de ses propres écrits, pour raconter l’histoirede mon père. Pour appréhender la suite de l’histoire,nous ne pouvons que nous référer aux échanges delettres entretenus entre mon père et le DocteurCHAUVENET, dès la fin de la guerre.Les voici :


47Victor <strong>DRIAY</strong> – Entre Dresde et l’armisticeEn Juillet 1945, mon père écrivit au Docteur CHAUVENET. Cedernier a écrit un livre, racontant sa propre expérience de laprison de Dresde, de sa rencontre avec mon père, et mit leurséchanges de courriers en annexes.


48Le Docteur CHAUVENET décrit la vie dans la prison deDresde :Il y avait là un peu de tout. Quelques visages sans intérêtapparent et quelques types attirant l’attention : très peu deFrançais en dehors de Padan et de moi. Pour la plupart, desSTO arrêtés pour marché noir ou propos anti-allemands. UnJuif arrivé après moi attira particulièrement mon attention.C’était Victor <strong>DRIAY</strong>, qui avec son camarade Simon avait étéjetés du wagon qui les évacuait d’Auschwitz comme on en jetaitles multiples morts quotidiens. Leur visage était impressionnantmême pour nous et on y lisait l’horreur des choses indicibles.Par ce passage, il apparaît que Simon a bien également sautédu train qui évacuait les bagnards de Gleiwitz. Son parcours adonc continué en parallèle avec celui de mon père. Pourcorriger la phrase de l’auteur du livre, il ne s’agit pas del’évacuation d’Auschwitz mais bien de celle de Gleiwitz, il nes’agit pas non plus de corps jetés par-dessus bord, qui neconcernaient que les morts, mais bien d’une double évasion.Lors de l’explosion de la prison sous les bombes, le DocteurCHAUVENET prit la décision de ne pas s’évader. Il écrit ceci :Sans guide, je n’osais pas aller plus loin et je regagnai lacuisine. Je supposais brûlés dans la galerie de bois de laprison, ceux qui avaient essayé de fuir. Et puis, où aller sansargent, sans papiers, dans une ville inconnue et en ruines, sansprovisions, sans force, … ? <strong>DRIAY</strong>, rescapé du groupe desévadés, m’a écrit, on trouvera ses lettres en addendum.Mon père a donc pris le choix de l’évasion. Il le raconte, luimême,au sein de la lettre qu’il a adressé au Docteur, le 25Juillet 1945 :


49Victor <strong>DRIAY</strong>, 86 rue de Cléry, Paris 2 ème . Le 25 Juillet 1945.Mon cher Docteur Chauvenet,Je n’avais pas du tout l’espoir que ce soit vous qui répondiez àma lettre. Je l’avais faite dans le but de renseigner votre famille.Aussi, j’ai eu une joyeuse surprise en recevant votre réponse.Je souhaite sincèrement que votre santé vous revienne bientôtet vous permette de continuer la bonne lutte.Je veux vous remercier pour les encouragements que vousnous donniez à Dresde. Les événements vous ont donnéraison, la guerre s’est quand même terminée. Par la suite, àtravers toutes les misères que j’ai traversées, je me raccrochaistoujours à l’espérance que vous m’aviez donnée.La suite de mon aventure : j’ai réussi à sortir avec Henri parune lucarne au-dessus du tas de charbon. Sous le portail dupræsidium nous avons aperçu Padan qui nous a quittésaussitôt. Je ne sais par quel miracle vous avez pu vous sauverdes flammes dans le sous-sol alors que, sous le portail, nous yavons souffert très longtemps, que les flammes nousentouraient et que nous allions y rester si nous n’avions pastraversé les flammes pendant quelques centaines de mètres.Au bord de l’Elbe j’ai quitté mes habits rayés, une couverturesur le dos et nous voici Henri et moi sur la route avec lesévacués civils. A Pirna, nous sommes restés ensemble quatrejours. Henri m’a quitté pour rejoindre son frère prisonnier. J’aicherché à me faire passer pour travailleur et ai tenu encorequatre jours. Malheureusement au contrôle, reconnu par monmatricule et ma tonsure, j’ai été pris et ramené en prison àPirna. Trois semaines encore où je m’attendais à chaqueinstant à la punition pour ma nouvelle fuite. Drôle d’époque dureste en Allemagne de Mars 1945. Les prisons regorgeaient detous les vagabonds qui affluaient des régions évacuées. J’y ai


50retrouvé la famine, les sales Polonais 9 , mais de détenuspolitiques très peu. Sorti de prison, affecté à un kommando derayés à Pirna. Remis l’uniforme. La mortalité dans lekommando y était grande, le travail insoutenable, la vermineinsupportable, les coups à discrétion et les chefs, commeailleurs, de véritables assassins. Vers le 15 Avril, évacuation dePirna. Oh ! Rien de comparable à celle d’Auschwitz, il n’y avaitplus la neige, il n’y avait plus les chiens, ni les coups de feusans arrêt, il y avait à manger. Malgré cela, il nous a été durpour aller jusqu’à L’Eitmeritz en quatre jours. Le soir de notrearrivée, les Juifs ont été sommés de se présenter pour partir entransport. Je me suis encore caché et je me suis affecté à untransport de 3.000 aryens pour l’évacuation qui commençait lelendemain. Nous avons été délivrés dans le sud tchèque aprèsdix-sept jour de transport, le 8 Mai. Transports que vous avezcertainement dû connaître : quatre vingt à quatre-vingt-dix dansdes wagons ouverts, très peu de nourriture, des coups et desbrimades continuels, très souvent des exécutions sommaires.Je vous signale que les Tchèques civils nous ont soutenusénormément. Ce sont eux également qui nous ont sauvé la vieen sabotant la voie et en intimidant nos SS. Quelques joursaprès, rencontré les Américains. J’ai retrouvé la France près dedeux mois. Je n’ai pas embrassé la terre comme je mel’imaginais. D’autres soucis nous attendent déjà.Mon jeune frère de dix ans a été recueilli par des voisins, quandmes parents ont été arrêtés. Mon frère de vingt-deux ans quiétait avec moi à Auschwitz a pu s'en tirer après avoir fait Gross-Rozen, Buchenwald, Dachau. J'ai eu le bonheur de le retrouver,ainsi que ma sœur aînée, rescapée également de Birkenau,Bergen-Belsen, Theresinstadt mais dans quel état ! De mesparents, de mes deux petites sœurs, aucun espoir sauf celuiqu'ils n'aient pas eu conscience de leur sort. Notre logement9 Expression due au comportement de certains Polonais à Auschwitz.Par la suite, mon père raturera le qualificatif sur l’exemplaire du livrequ’il laissera à la maison.


51retrouvé vide de son contenu. La santé très déficiente. Montravail: la chance (!) d'une modeste place d'employé de bureauau dernier échelon. Mais tout cela importe peu, mon cherDocteur, je suis plus heureux que d'autres. J'ai les souvenirs,les uns horribles, mais d'autres pleins d'espoir en la loyauté, enl'amitié de bien des amis.Je n’ai plus de nouvelles de Simon, de Padan, d’Henri. En merelisant je m’aperçois que je vous en dis plus que je n’auraisvoulu. C’est peut-être la première fois qu’il m’arrive de dire tant.Il est vrai que vous êtes un de ceux qui avez vu.Dans l’espoir d’avoir le bonheur de votre rencontre un jour, jevous prie de croire, Monsieur Chauvenet, à mes sentimentstrès chaleureux.Victor <strong>DRIAY</strong>.Voici donc la fin de l’histoire. Dans les archives nationales, il estindiqué que Victor <strong>DRIAY</strong> fut libéré à Welesin par les partisanstchèques, le 8 Mai 1945, et rapatrié à Paris le 24 Mai 1945.


52L’après-guerreAu sortir de la guerre, le domicile familial du 66 rue de Cléry futretrouvé totalement vidé de son contenu. Victor trouva refugechez sa tante Georgette, sœur de sa maman Julie TAEIB, qui aéchappé à la déportation et qui habitait au 86 rue de Cléry,raison pour laquelle la lettre destinée au Docteur CHAUVENETporte mention de cette adresse. Par la suite, la famille seréinstalla au 66 rue de Cléry. Le propriétaire de l’appartementavait donné son accord pour poursuivre la location de cedernier à la famille <strong>DRIAY</strong>.Jean, le petit frère mis à l’abri pendant la guerre, retrouva safamille, mais pour un temps seulement car l’état de grandefatigue des adultes de la famille, tous revenus des camps, nepermettait pas de prendre à charge l’éducation de Jean. Jeanfut confié à des membres de la famille à Tunis (certainementchez la famille TAIEB / SECNAZI), puis fut placé en pension,pendant quelques temps.Mon père fut donc sauf de cette guerre. Combien decirconstances ont croisé son destin pour qu’il en soit ainsi, nefaut-il pas y lire autre chose que de simples circonstances ?Parfois, je relis son histoire en essayant de percevoir l’hommequ’il fut. J’imagine les blocks, les barbelés, mais j’abandonnel’idée de percevoir le reste, le sentiment de fin du monde. Jereste sans voix à revivre, comme je le peux, l’instant où dans laprison de Dresde, le regard du docteur CHAUVENET rencontracelui de mon père. Comme il l’écrivit, le docteur y lut l’horreurindicible. Qu’il y avait-il dans ce regard, un parmi tant d’autres,au point où ce docteur trouva intérêt de le mentionner dans sesécrits et mémoires de camp ? Autant de questions qui font que,soixante ans plus tard, j’ai le sentiment d’une prise deconscience inachevée de ma part. Comment pourrait-il en êtreautrement ? L’indicible perdure.


53Car à relire son histoire, on est troublé par le destin quil’accompagnait pour le garder en vie. D’abord les camps detravail en France, puis Drancy, Auschwitz, les sélections, letravail de la chaux, les coups, le déminage des bombes, lefroid, les privations, puis la marche du 18 Janvier 1945, puisson évasion du train évacuant Gleiwitz. Puis Dresde, sonévasion de la prison sous les bombes, puis repris, mis endétention à la prison de Pirna. Nouvelle évacuation en directionde L’Eitmeritz, puis nouvelle fuite, et la libération.Il est bouleversant d’être le fils de cet homme. On en ressentune multitude de sentiments bien difficiles à décrire. Lesentiment de fierté est bien sûr prédominant, il induit un devoirde mémoire et une volonté de dépassement de soi. Mais enplus de cela, il y a un trouble né de l’impossible définition del’homme qu’il était. Comment peut-on survivre à cela ? N’est-ilpas étrange, à l’exception des personnes qui furent directementexterminées, que tous les membres de ma famille soientrevenus ? Quel est ce sang que portent les <strong>DRIAY</strong> pour résisterà l’épreuve ? Autant de questions qui ont construit ma vie.


54Les survivantsJean (non déporté), Victor, Jacques, vers 1960(la fille de Jean sur les genoux de Victor)Esther 1947


55Aujourd’huiJean, Jacques et Esther sont toujours de ce monde. Mon pèreest décédé le 30 Juin 1993, à l’âge de 76 ans. Tous ontconstruit une famille. Je suis heureux de vous présenter lamienne :Alain, Laure et Chloé, 2004.La maman, Patricia

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