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Guerre en Irak : - Médecins du Monde

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© Bruno FertHumanitaire<strong>en</strong>jeuxpratiquesdébatsAvecMario Bettati • Emma Bonino • Elodie Cantier-Aristide • Thérèse Delpech • Ghislaine Doucet •Bruno Fert • Charles Josselin • Jacques Julliard• Bernard Kouchner • D<strong>en</strong>is Maillard • SamiMakki • Jacky Mamou • Jean-Claude Mas •Claude Moncorgé • Nathalie Raffort • Jean-Baptiste Richardier • Michel Rocard • FrançoisRubio • Philippe Ryfman • Pierre Salignon •Nelly Staderini • Joseph Zimet •Revue éditée par Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>9,15 €Numéro 8Humanitaire • Automne 2003 • Numéro 8 • <strong>Guerre</strong> <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> : au péril de l'ingér<strong>en</strong>ce humanitaire ?Humanitairedébats<strong>en</strong>jeuxpratiques<strong>Guerre</strong><strong>en</strong> <strong>Irak</strong> :au périlAutomne 2003N°8de l'ingér<strong>en</strong>cehumanitaire ?


Les opinions émises dans la revue Humanitaire n’<strong>en</strong>gag<strong>en</strong>t que leurs auteursSommairep.2 Editorialpar Jacky Mamoup.9D’une guerre d’<strong>Irak</strong> à une autre…et toujours la question de la femmepar Nathalie Raffortp.17Retour sur ...Dossier<strong>Guerre</strong> <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> :au péril de l’ingér<strong>en</strong>cehumanitaire ?• Table ronde : Ingér<strong>en</strong>ce et Droit internationalaprès la guerre <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, avec Bernard Kouchner,Jacques Julliard, Thérèse Delpech, Michel Rocard, MarioBettati, Jacky Mamou, Charles Josselin• <strong>Guerre</strong> <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> : les représ<strong>en</strong>tationshumanitaires <strong>en</strong> question, par Pierre Salignon• Les ONG américaines et leur Administrationdans le contexte de la crise iraki<strong>en</strong>ne : lesliaisons infructueuses, par Joseph Zimet• <strong>Irak</strong>, droit applicable et mandat <strong>du</strong> CICR,par Ghislaine Doucet• Les "liaisons dangereuses" de l’Autoritéoccupante et des ONG, par Elodie Cantier-Aristide• Militarisation de l’humanitaire :les <strong>en</strong>jeux de l’intégration civilo-militaire dansl’appareil de sécurité nationale américain,par Sami MakkiMédecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>62, rue Marcadet75018 ParisAchevé d'imprimerpar CARACTERERevue éditée parMédecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>HumanitaireAutomne 2003Rédacteur <strong>en</strong> chefJacky Mamou, présid<strong>en</strong>t d'honneur de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>Secrétaire de rédactionBoris Martinemail : boris.martin@medecins<strong>du</strong>monde.netDirecteur de la publicationClaude Moncorgé, présid<strong>en</strong>t de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>Conception graphiqueFrançois DespasCorrectionsMagali Martija-OchoaISSN : 1624 - 4184Dépôt légal : Octobre 2003RegarddephotographeBruno FertBagdad • Juillet 2003" — Quand il fait trop chaud on va à la piscine…"Quoi de plus normal ? A Paris, Rome ou New-Yorkquand il fait trop chaud, on va aussi à la piscine.La personne à qui je parle est un jeune soldataméricain. Il est à Bagdad mais ne situevisiblem<strong>en</strong>t pas exactem<strong>en</strong>t où il se trouvepuisqu’il me demande si je suis v<strong>en</strong>u de Paris <strong>en</strong>voiture.La piscine est celle d’un des anci<strong>en</strong>s palais deSaddam Hussein.Ce palace somptueux s’est transformé <strong>en</strong> casernepour des c<strong>en</strong>taines de GI’s. Les jours de repos, ilsn’ont pas le droit de sortir, "c’est beaucoup tropdangereux". Alors les soldats vont et vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>en</strong>treleurs dortoirs et la piscine. Ils sont v<strong>en</strong>us "libérerl’<strong>Irak</strong>" et se retrouv<strong>en</strong>t <strong>en</strong>fermés dans cette prisondorée. A l’<strong>en</strong>droit même ou vivait le despote qu’ilsont chassé. Au fil des jours et des attaques antiaméricaines,les contacts avec la population seré<strong>du</strong>is<strong>en</strong>t. De plus <strong>en</strong> plus méfiants, les Américainsse repli<strong>en</strong>t dans leurs camps retranchés et tout civilqui approche est un suspect. Et pour voir l’<strong>Irak</strong>, ilsregard<strong>en</strong>t Fox News, seule chaîne disponible aupalais.De l’autre côté <strong>du</strong> mur, les <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s ne vont pas à lapiscine. De toute façon l’eau manque, commebeaucoup d’autres choses…Bruno Fert


p.108 Rapport de mission• La désespérance des victimes civiles, par Jean-Baptiste Richardierp.112L ir e• Ne pas oublier la Tchétchénie• Les ONG <strong>en</strong> débat• L’ONU <strong>en</strong> accusation• Les chimères de la démocratie à marche forcéeau Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t• Le développem<strong>en</strong>t vu de Bruxelles• Congo-Zaïre : les dessous d’une guerrep.130 Abonnem<strong>en</strong>tRegarddephotographeBruno Fert


Editorial•Par Jacky MamouRédacteur <strong>en</strong> chefQuelques mois après la chute de Bagdad, ri<strong>en</strong> n'est vraim<strong>en</strong>tréglé <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. Et surtout pas la question des besoins ess<strong>en</strong>tielsde la population civile : la sécurité, l'accès à l'eau et à l’électricité,mais aussi aux soins, aux transports et à d'autresservices de base.L'att<strong>en</strong>tat contre le bâtim<strong>en</strong>t de l'ONU où Sergio Vieira de Mello,Jean-Sélim Kanaan et bi<strong>en</strong> d'autres ont trouvé la mort, a plongéla communauté humanitaire dans l'effroi. Un effroi sur lequelEmma Bonino a voulu mettre des mots <strong>en</strong> r<strong>en</strong>dant hommage auHaut représ<strong>en</strong>tant des Nations unies dans une lettre adressée àKofi Annan (p. 5). Cet att<strong>en</strong>tat perpétré contre des hommes, desfemmes et le symbole que représ<strong>en</strong>te l’ONU est le dernierd’une longue liste d’actes viol<strong>en</strong>ts, parfois meurtriers, qui depuisces dernières années n'épargn<strong>en</strong>t plus les acteurs de la solidaritéinternationale.Deux ans après les meurtres de masse <strong>du</strong> 11 septembre commissur les civils se trouvant dans les Twin Towers, la réponseaméricaine qui a pris la forme de la guerre contre le terrorismeprônée par Georges Bush semble lourdem<strong>en</strong>t marquer le pas.Et malheureusem<strong>en</strong>t, ce sont <strong>en</strong>core des populations qui <strong>en</strong>pai<strong>en</strong>t le plus lourd tribut.Les organisations humanitaires, surtout europé<strong>en</strong>nes, ont étéfrontalem<strong>en</strong>t opposées à la guerre d'<strong>Irak</strong>. L'impossibilité demobiliser l'ONU aux côtés de la coalition anglo-américaine etdonc de donner une légalité à cette interv<strong>en</strong>tion a r<strong>en</strong>forcé lesréserves de beaucoup d'acteurs de la solidarité internationale.La polémique autour des armes de destruction massive, supposéesdét<strong>en</strong>ues par le régime, sans qu'à l’heure actuelle, c'est-à-dire prèsde six mois après la fin des hostilités militaires officielles, leur exist<strong>en</strong>c<strong>en</strong>'ait été démontrée formellem<strong>en</strong>t, a <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>u le climatde suspicion sur les buts réels de cette "opération". Le style del'administration de George W. Bush et de ses conseillers a joué2


défavorablem<strong>en</strong>t pour convaincre de nombreux citoy<strong>en</strong>s que c<strong>en</strong>'était pas avant tout "une guerre pour le pétrole"…S’il ne s’agit pas pour nous d'exprimer un point de vue sur lesréponses à ces débats, il nous faut interroger la pertin<strong>en</strong>ce <strong>du</strong>raisonnem<strong>en</strong>t suivi, au cours de cette crise, par les militantshumanitaires <strong>en</strong> regard de leurs principes d’interv<strong>en</strong>tion, <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>antacte, une fois de plus, de l’<strong>en</strong>jeu que représ<strong>en</strong>te l’humanitairedans la gestion des crises actuelles.A plusieurs reprises dans le passé, les humanitaires ont supplié lacommunauté internationale, et singulièrem<strong>en</strong>t les grandes puissancesoccid<strong>en</strong>tales, d’agir pour secourir des populations martyrisées parleur propre régime. Que l'on p<strong>en</strong>se au Rwanda, à l'ex-Yougoslavie aumom<strong>en</strong>t de la Bosnie puis <strong>du</strong> Kosovo ou <strong>en</strong>core au Timor. Peu importaitalors qui allait interv<strong>en</strong>ir, pourvu que cela s'arrête… Tel était le fondde notre p<strong>en</strong>sée commune. Et allons même plus loin, qui n'a pas étésincèrem<strong>en</strong>t soulagé de la fin <strong>du</strong> génocide <strong>du</strong> peuple cambodgi<strong>en</strong>commis par les Khmers rouges et interrompu par l'armée vietnami<strong>en</strong>ne,même si le nouveau régime mis <strong>en</strong> place posait de nouvellesquestions ?Bi<strong>en</strong> sûr dans chaque cas de figure, nul n'était <strong>du</strong>pe des arrièrep<strong>en</strong>séesgéopolitiques qui habitai<strong>en</strong>t les interv<strong>en</strong>tions de l'Otan auKosovo, de l'Australie sous bannière onusi<strong>en</strong>ne au Timor… Maisnos argum<strong>en</strong>ts partai<strong>en</strong>t de la conviction qu'il y avait des victimes<strong>en</strong> masse et qu'il fallait <strong>en</strong> sauver le plus possible et peu importaitqui étai<strong>en</strong>t les sauveteurs. Curieusem<strong>en</strong>t, ce raisonnem<strong>en</strong>t a étépresque totalem<strong>en</strong>t évacué de tous les débats à propos de lasituation <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> et de la m<strong>en</strong>ace d'une interv<strong>en</strong>tion. Or cette situationétait parfaitem<strong>en</strong>t docum<strong>en</strong>tée par d'innombrables rapportsdes ONG de Droits de l’homme.Mystère d'une conjoncture où souv<strong>en</strong>t l'expression de la passiona t<strong>en</strong>u lieu de débat… Des déclarations alarmistes sur la3


m<strong>en</strong>ace d'une catastrophe humanitaire <strong>en</strong> cas de guerre avai<strong>en</strong>tété faites, notamm<strong>en</strong>t par des ag<strong>en</strong>ces des Nations unies. Ellesse sont avérées infondées, mais elles ont certainem<strong>en</strong>t contribuéà influ<strong>en</strong>cer l'opinion publique internationale. Ceci pose leproblème de la crédibilité <strong>du</strong> propos humanitaire sur lequel nousdevons tous méditer.Evidemm<strong>en</strong>t le caractère très précaire de la situation actuelle nepermet pas d’écarter tout risque d'épidémie ou de rupture de lachaîne alim<strong>en</strong>taire. Rappelons que selon les Conv<strong>en</strong>tions deG<strong>en</strong>ève la responsabilité <strong>du</strong> bi<strong>en</strong>-être de la population revi<strong>en</strong>t àla puissance occupante.Par contre, d'autres aspects ont été à juste titre dénoncés parles organisations humanitaires, notamm<strong>en</strong>t la volonté d'instrum<strong>en</strong>talisationde l'aide humanitaire par les belligérants. Dès laphase préparatoire <strong>du</strong> conflit, la coalition anglo-américaine at<strong>en</strong>té "d'embarquer" les ONG, <strong>en</strong> les <strong>en</strong>cadrant depuis leKoweit, où devait se t<strong>en</strong>ir "la" plateforme humanitaire. L'opérationa fait long feu. Elles n'ont pas pu être plus opérationnellesque les autres p<strong>en</strong>dant les affrontem<strong>en</strong>ts militaires et ont connula même paralysie que celles qui avai<strong>en</strong>t refusé ce choix douteux.Il est vrai que les 3 semaines d’opérations militaires ontété très courtes. Les autres interv<strong>en</strong>ants non gouvernem<strong>en</strong>tauxont t<strong>en</strong>té par leurs réseaux ou par leur connaissance <strong>du</strong> terraind'être plus actifs, sans apporter une aide vraim<strong>en</strong>t substantielleaux populations civiles.Une fois cette phase initiale terminée, l'accès aux bénéficiairesde l'aide s'est effectuée dans un grand climat d'instabilité. D’aprèsles acteurs humanitaires, l'Autorité mise <strong>en</strong> place par lestroupes alliées a davantage souhaité définir les priorités <strong>en</strong> fonctiond'impératifs politiques et de sécurité qu'<strong>en</strong> fonction desbesoins des <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s. Cette attitude qui avait déjà suscité, àjuste titre, des controverses <strong>en</strong> Afghanistan a ravivé les t<strong>en</strong>sions<strong>en</strong>tre militaires et secouristes.4


Toutes ces questions et bi<strong>en</strong> d'autres sont abordées dans cettedernière livraison de notre revue et appelleront probablem<strong>en</strong>td'autres contributions plus à distance des événem<strong>en</strong>ts. A lire letexte de Nathalie Raffort qui ouvre ce numéro et nous ramèneà la guerre <strong>du</strong> Golfe de 1991 et à la question de la femme,gageons que nous n’avons pas fini de parler de cette "secondeguerre d’<strong>Irak</strong>" et de ses conséqu<strong>en</strong>ces sur les populations civiles.Lettre d’Emma Bonino à Kofi Annan à propos del’att<strong>en</strong>tat contre les Nations unies à BagdadSergio Vieira de Mello, 55 ans, a trouvé la mort mardi 19 août dans l'att<strong>en</strong>tat à l'explosifau siège de l'ONU à Bagdad où il était le représ<strong>en</strong>tant spécial des Nations uniespour l'<strong>Irak</strong>.Né le 15 mars 1948 à Rio de Janeiro, Sergio Vieira de Mello, avait fait toute sa carrièreau sein des Nations unies, après des études de philosophie à Paris où il avaitobt<strong>en</strong>u un doctorat d'Etat à la Sorbonne.Emma Bonino est députée europé<strong>en</strong>ne, membre <strong>du</strong> Parti Radical Transnational,anci<strong>en</strong> commissaire europé<strong>en</strong>ne pour l'aide humanitaire d'urg<strong>en</strong>ce.Rome, le 23 août 2003Cher Secrétaire Général,Je n'arrive toujours pas à réaliser que nous avons per<strong>du</strong> Sergio,Nadia et certains membres <strong>du</strong> personnel des Nations unies parmiles plus compét<strong>en</strong>ts et les plus dévoués, d'une manière si soudaineet si viol<strong>en</strong>te. Je ti<strong>en</strong>s <strong>en</strong> outre, dans ces mom<strong>en</strong>ts tragiques,à vous prés<strong>en</strong>ter de la part de mes collègues <strong>du</strong> Parlem<strong>en</strong>teuropé<strong>en</strong> et <strong>du</strong> Parti Radical Transnational mes sincères condoléances,et par votre intermédiaire, à prés<strong>en</strong>ter mes condoléancesà leurs familles.5


J'ai eu la chance de travailler avec Sergio à plusieurs reprises etdans des situations difficiles, et ce fut toujours pour moi un plaisiret une expéri<strong>en</strong>ce extrêmem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>richissante tant sur le plan professionnelque personnel. Je revois <strong>en</strong>core son sourire et l'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dstoujours parler <strong>en</strong> bon itali<strong>en</strong>.Vous saviez probablem<strong>en</strong>t mieux que quiconque qui était Sergio.Mais surtout, vous auriez pu être la seule personne qui ait pu devinerà l'avance ce dont Sergio était capable : ses actions surpr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>ttoujours même ceux qui ont l’habitude de s’<strong>en</strong>gager dansles tâches relevant les plus grands défis ; elles défiai<strong>en</strong>t mêm<strong>en</strong>otre professionalisme et notre vie.Je crois que les décideurs internationaux n'ont pas prêté assezatt<strong>en</strong>tion à la qualité et à l'importance de l'équipe des Nationsunies <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. Le puissant message politique fait par l'Organisation<strong>en</strong> souti<strong>en</strong> à la création d'un nouvel Etat iraki<strong>en</strong> <strong>en</strong> paix et peutêtreréellem<strong>en</strong>t libre et démocratique, est dev<strong>en</strong>u crédible grâce àla prés<strong>en</strong>ce de personnes possédant les compét<strong>en</strong>ces de Sergio,de Nadia et de tous les autres collègues qui travaillai<strong>en</strong>t dans un<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t dangereux. Au début de l'année et malgré lesdéveloppem<strong>en</strong>ts de la crise, c'est avec des c<strong>en</strong>taines de membres<strong>du</strong> Parlem<strong>en</strong>t que nous avons sout<strong>en</strong>u l’idée que seule uneéquipe hautem<strong>en</strong>t qualifiée aurait pu servir correctem<strong>en</strong>t la cause<strong>du</strong> peuple iraki<strong>en</strong>. La nomination de Sergio et le travail comm<strong>en</strong>césous son commandem<strong>en</strong>t à Bagdad par les Nations unies allai<strong>en</strong>texactem<strong>en</strong>t dans ce s<strong>en</strong>s. Sergio dét<strong>en</strong>ait l'un des postes les plusimportants des Nations unies, pourtant malheureusem<strong>en</strong>t sousestiméet doté de fonds insuffisants, et avait l'expéri<strong>en</strong>ce et lesavoir-faire nécessaires pour sout<strong>en</strong>ir ce processus dans sa totalité; il ne pouvait exister de voix plus puissante et plus déterminéeque celle de Nadia pour informer le monde des progrès effectués.Leur disparition ne devrait pas simplem<strong>en</strong>t être pleurée, elledevrait être saluée par un <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t accru de ces membres dela communauté internationale qui considèr<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core les Nationsunies comme un élém<strong>en</strong>t clef dans les affaires mondiales. Je crois6


que la coalition anglo-américaine devrait être élargie à d’autresacteurs si l’on veut que cet exercice réussisse. Je ferai tout monpossible pour pousser mon Gouvernem<strong>en</strong>t à faire que l'<strong>en</strong>semblede l'Union europé<strong>en</strong>ne s’<strong>en</strong>gage dans une telle <strong>en</strong>treprise.Permettez-moi égalem<strong>en</strong>t d'ajouter qu'aujourd'hui la Cour PénaleInternationale, dont Sergio était l'un des plus grands et plus t<strong>en</strong>acespartisans, pourrait probablem<strong>en</strong>t être <strong>en</strong> mesure d'<strong>en</strong>quêtersur l'horrible crime commis contre lui, Nadia et les autres personnestuées le 19 août. Ce qui s'est passé à Bagdad relève de l'article8 <strong>du</strong> Statut de Rome qui qualifie les attaques contre le personneldes Nations unies <strong>en</strong>gagé dans une opération de mainti<strong>en</strong>de la paix comme un crime de guerre.Nous sommes pleinem<strong>en</strong>t consci<strong>en</strong>ts que l'<strong>Irak</strong> n’est pas partie auStatut de Rome, mais nous savons qu'il est possible que la Courexerce égalem<strong>en</strong>t sa juridiction si une situation est soumise auProcureur par le Conseil de Sécurité (article 13, paragraphe b). Ilserait vivem<strong>en</strong>t souhaitable que justice soit faite maint<strong>en</strong>ant quele monde a une institution "super-partes" perman<strong>en</strong>te.Ceci ne nous ramènera pas Sergio, Nadia ni ces êtres chers quicroyai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> un monde meilleur ; mais il est sûr que cela représ<strong>en</strong>teraitun premier pas pour rétablir le rôle <strong>du</strong> droit dans un paysoù la démocratie, les Droits de l’homme et la justice ont été troplongtemps des mots vides de s<strong>en</strong>s.Je me ti<strong>en</strong>s, comme toujours, à votre <strong>en</strong>tière disposition.Je vous prie d'agréer l'expression de mes s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts respectueux.Emma BoninoTra<strong>du</strong>it de l’anglais par Sandrine Charp<strong>en</strong>tier7


La rédaction d’HumanitairePour vous abonner, obt<strong>en</strong>ir des informations, nous faire part devos suggestions et de vos propositions d’articles, veuillez noterles coordonnées où vous pouvez nous contacter :Revue Humanitaire – Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>Boris Martin62, rue Marcadet75018 ParisTél. : 01 44 92 13 87Fax : 01 44 92 14 40Email : boris.martin@medecins<strong>du</strong>monde.netSite internet : http://www.medecins<strong>du</strong>monde.org


Retour sur ...D’une guerre d’<strong>Irak</strong> à une autre…et toujours la question de la femme•Par Nathalie RaffortLe "mur" v<strong>en</strong>ait de tomber. La fin de la <strong>Guerre</strong> froide annonçaitune autre organisation mondiale. L’écroulem<strong>en</strong>t de l’URSS laissaitle champ libre aux Etats-Unis pour dev<strong>en</strong>ir les garants… etles g<strong>en</strong>darmes de ce nouvel ordre. Déjà, il était question desdécisions de l’ONU et de leur mise <strong>en</strong> œuvre avec ou sans l’avaldes Etats-Unis.En 1990, la Yougoslavie au bord de la désintégration<strong>en</strong>tamait le suicide d’une nation europé<strong>en</strong>ne. L’Europese joignait aux Etats-Unis pour déf<strong>en</strong>dre, au nom de laliberté et des valeurs fondatrices de la civilisation occid<strong>en</strong>tale,le Koweït <strong>en</strong>vahi par l’<strong>Irak</strong>. Mais <strong>en</strong> même temps elleperdait ses repères : les fondem<strong>en</strong>ts mêmes "<strong>du</strong> monde libre"s’écroulai<strong>en</strong>t à Ljubljana <strong>en</strong> 1989, à Vukovar <strong>en</strong> 1991 et à Sarajevo,ville olympique, qui p<strong>en</strong>dant quatre ans allait connaître unsiège. Comme au Moy<strong>en</strong> Age.L’Europe ouvrait de nouveau la porte — mais l’avait-ellejamais fermée ? — à ses vieux démons. La purification ethniquebattait son plein <strong>en</strong> son sein sans que l’ombre d’unesolution politique au conflit ne s’esquisse. Un nouvel ordremondial était effectivem<strong>en</strong>t né dans lequel les gouvernem<strong>en</strong>tsdonnai<strong>en</strong>t une réponse humanitaire aux problèmespolitiques.La première <strong>Guerre</strong> <strong>du</strong> Golfe, hypermédiatisée, n’avait pas<strong>du</strong>ré longtemps. L’OTAN libéra le Koweït et l’invasion de l’<strong>Irak</strong>se transformait <strong>en</strong> vaste opération militaro-humanitaire.Au choix d’interv<strong>en</strong>tion des armées répondait l’installation9


des ONG : le choix stratégique était le nord de l’<strong>Irak</strong> tandisque le sud était abandonné à la répression sauvage de l’arméeiraki<strong>en</strong>ne.L’histoire des Fr<strong>en</strong>ch doctors, l’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t citoy<strong>en</strong> au traversd’actions de santé, exigeai<strong>en</strong>t que les ONG se positionn<strong>en</strong>tdifféremm<strong>en</strong>t et développ<strong>en</strong>t d’autres stratégies. Maisl’amalgameNotre place n’est pas d’êtredans les bagages desarméesavec leursnations d’origine,le rôlede "serviceaprès-v<strong>en</strong>te"ou de "tête de pont" que leur demandai<strong>en</strong>t de jouer les politiquesvia les bailleurs aux associations, sont dev<strong>en</strong>us depuisce mom<strong>en</strong>t une réalité.Or notre place n’est pas d’être dans les bagages des armées,mais bi<strong>en</strong> d’être des contre-feux aux visions à court terme etaux stratégies opportunistes des Etats. Nos actions sont définiespar une éthique, et "être à côté" ne signifie pas cautionner.Cette guerre aura représ<strong>en</strong>té le premier volet de l’intégrationde l’humanitaire dans la doctrine militaire, les actions civilo-militairesétant depuis dev<strong>en</strong>ues un outil politique qui passe nécessairem<strong>en</strong>tpar l’instrum<strong>en</strong>talisation des ONG. Il nous apparti<strong>en</strong>tde relever le défi de l’indép<strong>en</strong>dance.Notre rôle au KurdistanLe Kurdistan est l’une des premières missions de Médecins<strong>du</strong> <strong>Monde</strong>. Au-delà de l'amélioration de l'état de santé, cetteaction est exemplaire de l’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t politique et citoy<strong>en</strong>auprès des populations civiles.Notre prés<strong>en</strong>ce à Rania, la solidarité de proximité, le témoignagede la souffrance et des exactions subies par la populationont facilité l'installation de la mission d’urg<strong>en</strong>ce. Nousavons travaillé, créé des li<strong>en</strong>s, tissés des part<strong>en</strong>ariats politiquesau cours des années où le Kurdistan n’était pas à "lamode".Ce type de mission, humble, symbolique, nous a permis depouvoir joindre <strong>en</strong> d’autres lieux d’autres personnes <strong>en</strong>échappant un peu aux directives politico-militaires. Par cebiais, malgré notre implication dans les programmes "officiels",nous avons maint<strong>en</strong>u un espace de liberté. Sans <strong>en</strong>10


Retour sur ...Nous participions pour lapremière fois au grand"barnum" <strong>du</strong> déploiem<strong>en</strong>tdel’Occid<strong>en</strong>t allant"sauver" le mondeavoir uneconsci<strong>en</strong>ceexacerbée,nous participionspour lapremièrefois au grand"barnum" <strong>du</strong>déploiem<strong>en</strong>tde l’Occid<strong>en</strong>tallant "sauver" le monde. Sur cette crise, des ONG secréai<strong>en</strong>t, d’autres se ruai<strong>en</strong>t d’une manière plus ou moinsdéc<strong>en</strong>te, pour "choisir" leurs lieux d’exercice et obt<strong>en</strong>ir desfinancem<strong>en</strong>ts.Cette mission était l’une des dernières formes de "l’amateurismeéclairé", l’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t romantique et la solidarité laissant la placeà la "démarche qualité". Une déc<strong>en</strong>nie plus tard, l’idéologie et lescontraintes posées par les Etats sembl<strong>en</strong>t avoir été bi<strong>en</strong> intégréespar les ONG. Et pourtant, l’amateurisme n’implique aucunem<strong>en</strong>tune notion de mauvais programmes ou de bas niveaude soins. Etre volontaire ne signifie pas faire n’importe quoi, maisconstruire avec nos part<strong>en</strong>aires des programmes de santé efficaceset utiles.La rébellion, la lutte pour une société plus juste passe pardes li<strong>en</strong>s politiques forts avec la société civile. C’est ce qu<strong>en</strong>os collègues kurdes dis<strong>en</strong>t, tant des actions de santé quede notre prés<strong>en</strong>ce. La résistance au "nouvel ordre mondial"implique-t-elle de dev<strong>en</strong>ir les faire-valoir des gouvernem<strong>en</strong>ts,les petites mains des armées et une sous-structure del’OMS, puisque tel est le mouvem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>cl<strong>en</strong>ché depuis l’<strong>Irak</strong>de 1991 ?La mission d’urg<strong>en</strong>ceMalgré l’implantation solide et anci<strong>en</strong>ne de MDM dans larégion, nous nous sommes retrouvés dép<strong>en</strong>dants desarmées dans un contexte de guerre que finalem<strong>en</strong>t nous nesavions pas gérer. Je n’ai pas fait partie de l’équipe qui arejoint nos part<strong>en</strong>aires kurdes mais je suis allée exercer là oùnos "part<strong>en</strong>aires" militaires avai<strong>en</strong>t besoin de nous.Espérant une libération par les armées alliées, et redoutantune attaque des <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s, les populations kurdes avai<strong>en</strong>t fui11


dans les montagnes. L’hiver et la faim ont fait mourir desc<strong>en</strong>taines de civils. Les Peshmergas att<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t de cettecatastrophe une interv<strong>en</strong>tion conséqu<strong>en</strong>te de l’Otan. Ils ontgagné une aide humanitaire jusqu’<strong>en</strong> juillet et une "zone deprotection".Lors des consultations médicales, les personnes relatai<strong>en</strong>t lesdernières exactions <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t de Saddam Hussein <strong>en</strong>1988, où des villages <strong>en</strong>tiers avai<strong>en</strong>t été gazés et rasés. Maiscela n’avait pas justifié à l’époque une quelconque interv<strong>en</strong>tionde protection des populations civiles. Nous le savons aujourd’-hui, c’est vers Babylone et Bassora que sévissai<strong>en</strong>t les soldatsiraki<strong>en</strong>s <strong>en</strong> 1991.Après l’invasion temporaire <strong>du</strong> nord <strong>Irak</strong> par les forces de l’Otan,les g<strong>en</strong>s sont desc<strong>en</strong><strong>du</strong>s vers Zarho. Il faisait si froid quele soir on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait "la montagne claquer des d<strong>en</strong>ts". Puis <strong>en</strong>deux mois, une canicule terrible s’est abattue sur la régionavec toutes les conséqu<strong>en</strong>ces que cela implique.Le camp de réfugiés de Zarho a été monté par les militairessous commandem<strong>en</strong>t américain. Une vraie ville de t<strong>en</strong>tes,extrêmem<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> organisée, "au carré", où l’on trouvaitmême des aires de jeux pour les <strong>en</strong>fants. Nous travaillionsdans la "t<strong>en</strong>te hôpital pédiatrique" et l’une des grandes problématiquesétait de "r<strong>en</strong>utrire" les <strong>en</strong>fants correctem<strong>en</strong>t, carils se gavai<strong>en</strong>t des cacahuètes et autres chips largem<strong>en</strong>t distribuéspar les soldats.Puis il a fallu <strong>en</strong>voyer une équipe dans la montagne. Lesarmées avai<strong>en</strong>t monté un hôpital dans cette zone. Le pourquoide cette implantation m’est <strong>en</strong>core aujourd’hui mystérieux,vu la proximité de médecins locaux et de la prés<strong>en</strong>ced’un hôpital à moins de 20 km. Mais ils opérai<strong>en</strong>t et avai<strong>en</strong>torganisé un disp<strong>en</strong>saire.Reste que les armées obéiss<strong>en</strong>t aux ordres des politiques etles exécut<strong>en</strong>t rapidem<strong>en</strong>t. Le passage de relais s’est fait desarmées espagnoles aux Belges, puis aux Français. Ces derniers"ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t" la place, mais n’ont pas de corps de santé.On plie les t<strong>en</strong>tes blocs opératoires : plus de médecins, plusde chirurgi<strong>en</strong>s, plus d’infirmiers. Mais que faire des personnes<strong>en</strong> "post-opératoire", des <strong>en</strong>fants malades, dénutris ?Quelle éthique de la responsabilité ? Comm<strong>en</strong>t arrêter l’offrede soins ainsi créée et des files d’att<strong>en</strong>tes de consultants ?Service r<strong>en</strong><strong>du</strong> (logistique sur le camp de Zarho, protection)pour service r<strong>en</strong><strong>du</strong> (formalisation de ce nouveau part<strong>en</strong>ariat),une équipe civile est partie pr<strong>en</strong>dre le relais des armées.12


Retour sur ...Il n’était même pas question de suivre ou d’obéir à l’Otan, nousétions dans le camp militaire, nous mangions au mess et fort g<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t,les soldats nous ont installé l’eau. Les Kurdes iraki<strong>en</strong>s, eux,devai<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>trer dans le campem<strong>en</strong>t militaire, passer un checkC’est parfois un peucompliqué d’expliquer,surtout à des soldats,que nous sommes descitoy<strong>en</strong>s indép<strong>en</strong>dants…point pour rejoindrel’hôpital.C’est parfois unpeu compliquéd’expliquer, surtoutà des soldats,que noussommes descitoy<strong>en</strong>s indép<strong>en</strong>dantsagissantpour uneONG… Et c’est <strong>en</strong>core plus difficile de garder son statut d’êtrehumain quand on est une femme, dans un contexte deguerre, isolée dans le nord de l’<strong>Irak</strong> à la frontière turque.La r<strong>en</strong>contre des femmes <strong>du</strong> nord et <strong>du</strong> sudParfois, il semble légitime de se demander s’il existe desvaleurs universelles.L’hégémonie de notre civilisation, notre ethnoc<strong>en</strong>trisme,n’ont-ils pas mis <strong>en</strong> avant nos propres référ<strong>en</strong>ces culturellespour les imposer au reste <strong>du</strong> monde ? Chaque fois que jedoute et remets <strong>en</strong> question l’universalité, je rep<strong>en</strong>se à mapremière mission, la désormais "Première" <strong>Guerre</strong> <strong>du</strong> Golfe,et je sais que oui, il existe bi<strong>en</strong> des valeurs universelles. Il <strong>en</strong>existe au moins une : l’oppression des femmes.Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la phrase que je merépétais le plus souv<strong>en</strong>t était : "Souvi<strong>en</strong>s-toi de ça : tu es unefemme, tu n’as qu’un droit c’est celui de te taire, et méfietoi,celui-là aussi tu peux le perdre".Bi<strong>en</strong> sûr, ri<strong>en</strong> de comparable <strong>en</strong>tre mon sort et celui des femmeskurdes, mais la même base : la maîtrise <strong>du</strong> corps desfemmes par les hommes. La liberté ré<strong>du</strong>ite au bon vouloir de"nos propriétaires", les hommes.J’ai assisté à une dérive majeure des hommes occid<strong>en</strong>tauxdans ce contexte de guerre. Je ne citerais qu’un exemple,celui de l’hygiène. Impossible d’avoir un paradouche. A l’arméec’est le chef qui décide de l’équipem<strong>en</strong>t des "troupes".13


Ça ne dérange pas les hommes de se laver <strong>en</strong> même temps,c’était un peu plus problématique pour moi. J’étais, hélas, laseule jeune femme europé<strong>en</strong>ne, et le capitaine trouvait quec’était bon pour le moral des troupes. Son seul souci était l’usuredes piles des jumelles à infrarouge avec lesquelles lessoldats me visionnai<strong>en</strong>t, si je t<strong>en</strong>tais de me maint<strong>en</strong>ir propre<strong>en</strong> croyant bénéficier de la protection de la nuit. Bi<strong>en</strong> sûr,aucun souti<strong>en</strong> de la part de mes camarades médecins civils,ça les faisait assez rire. Ne pas pouvoir se laver, et savoir lucidem<strong>en</strong>tjusqu’à quel point sa liberté est ré<strong>du</strong>ite.Bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>, même par 40° à l’ombre il était hors de questionde montrer les épaules, les coudes, les chevilles. Lesfemmes étai<strong>en</strong>t couvertes d’un grand manteau-voile noir quine laissait voir que le visage. Je suis Europé<strong>en</strong>ne, j’avais ledroit de découvrir les avant-bras et de ne pas être voilée. J’aid’ailleurs été à l’origine d’un grave incid<strong>en</strong>t diplomatique carje me suis t<strong>en</strong>ue debout avec une demi-main dans la ceinturede mon jean. Et une femme ne se touche pas le v<strong>en</strong>tre…Vraim<strong>en</strong>t, j’aurais pu être un peu plus docile.Alors, on se retrouvait <strong>en</strong>tre femmes, y compris l’interprète,dans la "salle hôpital". Presque protégées, dans ces espacessi restreints de liberté, elles sans le voile, moi <strong>en</strong> tee-shirt.Enfin, tant que les hommes (les leurs ou les mi<strong>en</strong>s ) n’<strong>en</strong>décidai<strong>en</strong>t pas autrem<strong>en</strong>t. On occupait, de notre parole interdite,l’espace intérieur qui nous était réservé."— Tu astr<strong>en</strong>te ans, tues célibataire,tu n’aspas d’<strong>en</strong>fants,tu esv<strong>en</strong>ue ici, ettu con<strong>du</strong>is…"On occupait, de notreparole interdite,l’espace intérieur qui nousétait réservé.Voici le résumé de l'expression de leur étonnem<strong>en</strong>t, confrontationavec la réalité de l'imp<strong>en</strong>sable.On a même commis un acte d’insurrection majeur <strong>en</strong> montanttoutes dans le pick-up, moi au volant. On a fait le tour del’hôpital, quelle histoire….Dans leurs réflexions, le fait que je travaille ne compte pas,elles boss<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> plus <strong>du</strong>r que moi. Elles travaill<strong>en</strong>t auxchamps, s’occup<strong>en</strong>t de l’eau, des maisons, des <strong>en</strong>fants, desvieux. Elles n’arrêt<strong>en</strong>t pas. C’est certainem<strong>en</strong>t pour ça qu’el-14


Retour sur ...les me regardai<strong>en</strong>t étrangem<strong>en</strong>t quand je voulais qu’elles selèv<strong>en</strong>t la nuit pour "r<strong>en</strong>utrir" les <strong>en</strong>fants.Un jour elles m’ont expliqué la maîtrise des naissances :" — J’ai eu tant d’<strong>en</strong>fants, tant sont morts…"Une jeune maman était là depuis plus longtemps que les autres,car son fils était gravem<strong>en</strong>t dénutri. Il existait un peu plusde confiance <strong>en</strong>tre nous, elle m’a dit :" — Tu vois, je me suis mariée à 14 ans (mariage imposé), j’ai20 ans, j’ai eu 6 <strong>en</strong>fants, et pas un qui soit mort"Le sil<strong>en</strong>ce s’est fait, on a regardé ce petit, il allait bi<strong>en</strong>. Nousl’avions soigné.Je souffre que des femmes soi<strong>en</strong>t dans de telles conditions,et qu’on <strong>en</strong> arrive à avoir comme seule parole à la survie d’un<strong>en</strong>fant : "Même pas un qui soit mort". Ce sil<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre nousétait plus bruyant que le pire cri d’horreur et de révolte. Maint<strong>en</strong>irles femmes dans de telles conditions est injuste. Celan’est pas tolérable.La question <strong>du</strong> g<strong>en</strong>reSelon Ann Oakley, le "g<strong>en</strong>re" est un terme qui r<strong>en</strong>voie à la culture.Il concerne la classification sociale <strong>en</strong> "masculin" et"féminin"… : on doit admettre l’invariabilité <strong>du</strong> sexe commeon doit admettre la variabilité <strong>du</strong> g<strong>en</strong>re.Il est de notre responsabilité d’interv<strong>en</strong>ir au travers de nos programmesde santé et de porter, toujours, une att<strong>en</strong>tion particulièreaux femmes. Non pas pour <strong>en</strong> faire des "missions femmes",mais bi<strong>en</strong> pour se donner les moy<strong>en</strong>s, comme le dit Goffman,de "s’interroger sur la façon dont une société est organiséepour que ces comportem<strong>en</strong>ts de g<strong>en</strong>re s’ajust<strong>en</strong>t selon unéquilibre à la fois structurel et précaire, quel qu’<strong>en</strong> soit le caractère,égalitaire ou inégal, cons<strong>en</strong>suel ou conflictuel".S’interroger, et compr<strong>en</strong>dre avant d’agir. Il est des pratiquesqui sont néfastes pour la santé des femmes et ont desconséqu<strong>en</strong>ces sur le reste de la santé de la famille, <strong>en</strong> prioritéles <strong>en</strong>fants. Leur implication dans l’é<strong>du</strong>cation et les soinsde la famille <strong>en</strong> font des part<strong>en</strong>aires privilégiées de nosactions.Nous le savons, les femmes sont victimes et ressources. Sim<strong>en</strong>er des missions humanitaires, c’est lutter contre toutesles maladies même l’injustice, alors d’une guerre à l’autresoyons auprès des femmes sur le terrain.15


L'auteurNathalie Raffort-Groult est cadre infirmier aux Urg<strong>en</strong>ces del'hôpital Lariboisière à Paris. Adhér<strong>en</strong>te de Médecins <strong>du</strong><strong>Monde</strong> depuis 1989, elle est anci<strong>en</strong>ne membre <strong>du</strong> Conseild'administration et anci<strong>en</strong>ne Secrétaire générale de l'association.


Dossier<strong>Guerre</strong> <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> :au péril de l'ingér<strong>en</strong>cehumanitaire ?• Par Jacky MamouLa guerre d’<strong>Irak</strong> a posé d’innombrables problèmesaux organisations et aux militants humanitaires. Etd’abord sur le plan <strong>du</strong> positionnem<strong>en</strong>t et de la doctrinedans les mois qui ont précédé le conflit.Porter assistance aux victimes d’un régime honni,auteur de crimes contre l’humanité, de crime degénocide et d’innombrables violations des Droitsde l’homme, ou bi<strong>en</strong> préserver les populationsd’une guerre annoncée et prés<strong>en</strong>tée comme "illégale"? Tels étai<strong>en</strong>t les termes <strong>du</strong> dilemme.Autrem<strong>en</strong>t dit invoquer la légitimité de l’ingér<strong>en</strong>ce,même si "les sauveteurs" n’agiss<strong>en</strong>t pas dans uncadre de légalité internationale, ou se mobiliserpour éviter un affrontem<strong>en</strong>t qui risquait de coûterde très nombreuses vies et m<strong>en</strong>açait l’accès auxbesoins ess<strong>en</strong>tiels d’une population r<strong>en</strong><strong>du</strong>e trèsvulnérable par l’embargo. Le fait que l’un des argum<strong>en</strong>tsavancés par la Grande-Bretagne et lesEtats-Unis ait été la recherche et la neutralisationd’armes de destruction massive, et non la mise àbas d’un régime qui a violé sur une très largeéchelle les Droits de l’homme, a complexifié17


<strong>en</strong>core plus la recherche d’un positionnem<strong>en</strong>thumanitaire équitable. Ce sont toutes ces questionsess<strong>en</strong>tielles qui ont été abordées lors d’unetable ronde, souv<strong>en</strong>t très animée, qui a réuniautour de Claude Moncorgé : Thérèse Delpech,Bernard Kouchner, Mario Bettati, Jacques Julliard,Michel Rocard, Charles Josselin et Jacky Mamou.Dans le même temps, les pratici<strong>en</strong>s de l’humanitairemettai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> place leurs dispositifs opérationnels.Comm<strong>en</strong>t agir, alors que le v<strong>en</strong>t de laguerre se lève, pour porter assistance aux victimesd’un Etat totalitaire dans leur propre pays ? Comm<strong>en</strong>téchapper à l’instrum<strong>en</strong>talisation et à lamanipulation des belligérants ? Etre à Bagdad ouse poster aux frontières ?Dans sa contribution, Pierre Salignon évoque etcomm<strong>en</strong>te "les représ<strong>en</strong>tations de l’Humanitaire".La question <strong>du</strong> Droit international a été un argum<strong>en</strong>tmajeur pour les Etats opposés à la guerre etqui a aussi été repris à son compte par une largepartie de la "communauté humanitaire". GhislaineDoucet rappelle le "droit applicable et le mandat <strong>du</strong>CICR".Une fois les affrontem<strong>en</strong>ts <strong>en</strong>tre armées terminés,les ONG ont pu comm<strong>en</strong>cer à se déployer pourépauler les populations <strong>en</strong> quête de leurs besoinsess<strong>en</strong>tiels, dans un contexte de grande instabilitéet parfois au péril de leur vie. Les nécessairesefforts de coordination se sont rapidem<strong>en</strong>t heurtésà des difficultés <strong>en</strong>tre les acteurs humanitaires,soucieux à juste titre de leur indép<strong>en</strong>dance politiqueet opérationnelle vis-à-vis de l’Autorité occu-18


HumanitaireAutomne 2003pante. Elodie Cantier-Aristide nous fait part de sesréflexions à partir de son expéri<strong>en</strong>ce sur le terrain.Dès les prémices <strong>du</strong> conflit, la coalition angloaméricaineavait manifesté sa volonté "d’embarquer"les secouristes comme les journalistes, ausein ou dans la foulée de leurs troupes. De nouveaules relations <strong>en</strong>tre militaires et humanitairess’avèr<strong>en</strong>t antagoniques. L’article de Sami Makkianalyse les <strong>en</strong>jeux de l’intégration civilo-militairedans l’appareil de sécurité nationale américaine etla nécessité pour l’Europe de se démarquer de cemodèle alors que Joseph Zimet revi<strong>en</strong>t opportuném<strong>en</strong>tsur la position des ONG américaines vis-à-visde l’administration Bush. Ce faisant, il nous révèleune réalité bi<strong>en</strong> plus complexe que celle que lemilieu europé<strong>en</strong> des ONG a cru voir. A l’image decette guerre <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, <strong>en</strong> somme.19


TablerondeAnimée par Claude Moncorgé, présid<strong>en</strong>t de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>Ingér<strong>en</strong>ce et Droit internationalaprès la guerre <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>Bernard Kouchner,anci<strong>en</strong> ministre, anci<strong>en</strong> Haut représ<strong>en</strong>tantde l’ONU pour le KosovoJacques Julliard,journaliste au Nouvel ObservateurThérèse Delpech,chercheur associé au C<strong>en</strong>tre d’Etudeset de Recherches Internationales (CERI)Michel Rocard,député europé<strong>en</strong>, anci<strong>en</strong> Premier ministreMario Bettati,professeur de droit internationalJacky Mamou,présid<strong>en</strong>t d’honneur deMédecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>Charles Josselin,anci<strong>en</strong> ministreTable rondeorganiséele 13 juin 2003Jacky Mamou La question de l’ingér<strong>en</strong>ce a toujours fait l’objet dedébats t<strong>en</strong><strong>du</strong>s sur la scène internationale et particulièrem<strong>en</strong>tdans les milieux humanitaires. Et la guerre <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> relance ce débatavec d’autant plus de passion que la situation conc<strong>en</strong>tre certaines donnéesparticulières : la question de l’hégémonie et de l’unilatéralisme américain d’abord,le conflit israélo-arabe <strong>en</strong>suite et <strong>en</strong>fin, les t<strong>en</strong>sions intercommunautairesqui s’exprim<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Europe avec la prés<strong>en</strong>ce de 15 millions de citoy<strong>en</strong>s deconfession musulmane et la proximité de l’Europe méditerrané<strong>en</strong>ne face aumonde arabe.Mais il faut pr<strong>en</strong>dre acte des réflexions suscitées par cette guerre et plusgénéralem<strong>en</strong>t par la période ouverte depuis le 11 septembre 2001. HubertVédrine déclarait dans Le <strong>Monde</strong> <strong>du</strong> 23 mai 2003 que "le statu quo n’est plustolérable au Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t : l’espoir d’un grand changem<strong>en</strong>t habite plusieurspeuples de la région." Nous devons nous aussi les <strong>en</strong>courager — mais à notrefaçon — à mettre <strong>en</strong> œuvre leur pot<strong>en</strong>tiel de démocratisation. "Depuis le 1120


Dossierseptembre 2001 les problèmes des pays arabes sont dev<strong>en</strong>us les nôtres" : cequi est dev<strong>en</strong>u vrai pour un comm<strong>en</strong>tateur américain l’est égalem<strong>en</strong>t pourl’<strong>en</strong>semble de la planète et particulièrem<strong>en</strong>t pour toutes les démocraties.Le rapport <strong>du</strong> PNUD (Programme des Nations unies pour le Développem<strong>en</strong>t,ndlr) de juillet 2002, élaboré par des experts arabes, est accablant quant à l’état<strong>du</strong> monde arabe. Celui-ci affiche le plus faible indice de liberté au monde,devant l’Afrique sub-sahari<strong>en</strong>ne ; le statut de la femme y est particulièrem<strong>en</strong>tinégalitaire : alors qu’elles représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t 50 % de la population arabe, 3,5 %d’<strong>en</strong>tre elles seulem<strong>en</strong>t sont représ<strong>en</strong>tées dans les Assemblées et Parlem<strong>en</strong>tset sur 65 millions d’analphabètes, les deux tiers sont des femmes. L’é<strong>du</strong>cationest un véritable désastre : le monde arabe connaît le plus bas niveaud’accès à internet <strong>du</strong> monde — plus bas que celui de l’Afrique sub-sahari<strong>en</strong>ne—, et 51 % des jeunes des tranches d’âge supérieures désir<strong>en</strong>t émigrer.La croissance économique stagne puisque malgré les richesses <strong>du</strong> pétrole, lePIB de tous les pays arabes réunis est inférieur à celui d’un seul pays europé<strong>en</strong>et que la pro<strong>du</strong>ctivité in<strong>du</strong>strielle baisse continuellem<strong>en</strong>t. Du point devue culturel <strong>en</strong>fin, la régression est constante : le nombre total de livres tra<strong>du</strong>itsdepuis quatre siècles dans le monde arabe est équival<strong>en</strong>t à celui del’Espagne pour une année…Face à cette situation générale, le cas de l’<strong>Irak</strong> est <strong>en</strong>core plus critique : cepays, dont les ressources naturelles aurai<strong>en</strong>t dû <strong>en</strong> faire la locomotive <strong>du</strong>développem<strong>en</strong>t dans le monde arabe, s’est trouvé dans une situation désastreuse.Le régime de Saddam Hussein a con<strong>du</strong>it deux guerres régionales, n’aeu pour seul but obsessionnel que d’acc<strong>en</strong>tuer sa répression interne et s’estlivré à une course aux armes de destruction massive, y compris nucléaires.La liste des horreurs perpétrées par ce régime est interminable. Ce pays atoujours refusé de coopérer avec les mécanismes de déf<strong>en</strong>se des Droits del’homme, rejetant la prés<strong>en</strong>ce d’observateurs sur son territoire ; 3 à 4 millionsde réfugiés ont fui le pays, ce qui le place au second rang mondial après l’Afghanistan<strong>en</strong> termes de nombre de réfugiés. Le régime a commis des crimesde déportation contre les Kurdes Failyee d’obédi<strong>en</strong>ce chiite — 8 500 ontdisparu dans les années 1980 —, il a exterminé des Kurdes <strong>en</strong> usant d’armeschimiques dans la région d’Halabja <strong>en</strong> 1988 et déporté 2 millions de Kurdes :180 000 d’<strong>en</strong>tre eux sont portés disparus, 4 500 villages ont été détruits,<strong>en</strong>traînant la qualification de génocide par les organisations de déf<strong>en</strong>se desDroits de l’homme et le rapporteur spécial de l’ONU ! C’est une véritable politiquede purification ethnique et d’arabisation forcée qui a été mise <strong>en</strong> placedans les régions riches <strong>en</strong> pétrole, habitées par les Kurdes, Turkmènes, Assyro-chaldé<strong>en</strong>s.A l’<strong>en</strong>contre de la communauté chiite, le régime de SaddamHussein a développé une politique systématique d’exode massif et de déplacem<strong>en</strong>tsforcés, mis sur pied des milices et des escadrons de la mort qui ontprocédé à des exécutions extrajudiciaires et fait disparaître des opposants aurégime. Des campagnes de nettoyage dans les prisons ont abouti à l’exécutionde 2 500 prisonniers <strong>en</strong> quelques jours. Des décapitations publiques defemmes — veuves d’opposants ou soit-disant prostituées — ont été réalisées,s’accompagnant d’interdiction d’hériter, d’acheter des commerces etde confiscation des terres cultivables. Sous le régime de Saddam Hussein, lestortures et les mauvais traitem<strong>en</strong>ts étai<strong>en</strong>t le lot quotidi<strong>en</strong> des <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s, des21


Tableronde<strong>en</strong>fants de 5 à 7 ans étant même embrigadés de force et subissai<strong>en</strong>t militarisationet conditionnem<strong>en</strong>t psychologique. Et je ne parle pas des médias, touscontrôlés par les fils de Saddam Hussein. Au total, ce régime était depuislongtemps accusé de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et deviolations massives des Droits de l’homme.Concernant l’embargo maint<strong>en</strong>ant. Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> s’est prononcé contretous les embargos sur un pays sauf celui des armes. Mis <strong>en</strong> place fin 1990,l’embargo sur l’<strong>Irak</strong> a fait de nombreuses victimes civiles, y compris des<strong>en</strong>fants, complaisamm<strong>en</strong>t mis <strong>en</strong> scène par le régime. A partir de 1996, l’embargoa été allégé par l’opération "Pétrole contre nourriture", qui a amélioré lasituation mais permis au régime d’asseoir sa mainmise sur la population, <strong>en</strong>contrôlant la distribution alim<strong>en</strong>taire : 16 millions d’<strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s <strong>en</strong> sont dev<strong>en</strong>usdép<strong>en</strong>dants sur 24 millions d’habitants. Au sud, l’assèchem<strong>en</strong>t des marais oùviv<strong>en</strong>t les Chiites a con<strong>du</strong>it à un désastre agricole et écologique.Les organisations de déf<strong>en</strong>se des Droits de l’homme estim<strong>en</strong>t que 50 % desrev<strong>en</strong>us <strong>du</strong> programme "Pétrole contre nourriture" ont été détournés par lerégime et que des flux pétroliers clandestins ont été v<strong>en</strong><strong>du</strong>s "au noir" à despays comme la Syrie et la Jordanie. Dans une lettre datée <strong>du</strong> 14 février 2001,Kofi Annan exhortait même Saddam Hussein à mieux nourrir sa population etdemandait des clarifications sur les ressources limitées consacrées par lerégime aux soins de santé et à l’alim<strong>en</strong>tation.P<strong>en</strong>sez-vous une seconde que si ce régime avait obt<strong>en</strong>u la levée de l’embargo,les ressources <strong>du</strong> pétrole aurai<strong>en</strong>t été consacrées à lutter contre la malnutritioninfantile et à élever le niveau de vie de sa population ? Je p<strong>en</strong>se aucontraire que ces sommes aurai<strong>en</strong>t été investies dans davantage de répressioncontre le peuple iraki<strong>en</strong> et à l’acquisition d’armem<strong>en</strong>ts pour les projetsguerriers de Saddam Hussein. Le chroniqueur palestini<strong>en</strong> Taufik Abou Bakr aécrit récemm<strong>en</strong>t : "Sans la guerre <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, les fils Qoussaï et Oudaï Husseinserai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core au pouvoir dans un siècle"…L’aide humanitaire et l’ingér<strong>en</strong>ce, c’est une vieille histoire. En plusieurs occasions,les organisations humanitaires se sont prononcées pour une interv<strong>en</strong>tionarmée. "On n’arrête pas des génocides avec des stéthoscopes", affirmai<strong>en</strong>tMédecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> et Médecins sans Frontières à propos <strong>du</strong> Rwanda ; "Il fautprotéger la population kosovare avec une interv<strong>en</strong>tion de police internationalesous bannière onusi<strong>en</strong>ne", demandait Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> au Kosovo. Nousavons pris position dans le passé sur la guerre <strong>du</strong> Tchad, appelé la communautéinternationale à réagir contre la purification ethnique <strong>en</strong> ex-Yougoslavie. Lesorganisations humanitaires ne sont ni pacifistes, ni anti-impérialistes. Leurdevoir est de porter assistance aux populations, de témoigner et de mobiliserl’opinion pour protéger les victimes.L’ag<strong>en</strong>da des grandes puissances, bi<strong>en</strong> sûr, n’est pas le même que celui deshumanitaires. Pour des mauvaises raisons, il peut y avoir des interv<strong>en</strong>tionsmilitaires qui répond<strong>en</strong>t aux appels au secours des populations martyrisées.La guerre de l’OTAN au Kosovo n’était certainem<strong>en</strong>t pas une guerre humanitaire.En Afghanistan, même si tout n’est pas <strong>en</strong>core réglé, un régime tyranniquea été mis à bas et l’av<strong>en</strong>ir dép<strong>en</strong>d beaucoup des forces nationales deces pays pour trouver des régimes politiques favorables au bi<strong>en</strong>-être despopulations.L’ag<strong>en</strong>da des humanitaires ne comporte pas non plus "la guerre contre le ter-22


Dossierrorisme" réclamée par George Bush. Ce qui ne doit pas nous empêcher, et unpeu plus que cela n’a été fait jusqu’à maint<strong>en</strong>ant, de déclarer que les att<strong>en</strong>tatscontre les civils représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t une politique de terrorisation des populationset constitu<strong>en</strong>t des crimes contre l’humanité.Il est de notre mandat de protester contre l’abs<strong>en</strong>ce de jugem<strong>en</strong>t des dirigeantset chefs militaires indonési<strong>en</strong>s qui ont assassiné ou laissé assassiner 200 000habitants de l’est <strong>du</strong> Timor dans un sil<strong>en</strong>ce quasi-total de la communauté internationale,à l’exception notable <strong>du</strong> Portugal. Il est de notre mandat de demanderune commission d’<strong>en</strong>quête internationale sur le non-respect des Conv<strong>en</strong>tions deG<strong>en</strong>ève concernant les combattants talibans morts étouffés dans les containerset plus largem<strong>en</strong>t sur les conditions d’emprisonnem<strong>en</strong>t sur la base de Guantanamo.Mais personne ne peut nier que ces interv<strong>en</strong>tions militaires ont été espéréespar les populations martyrisées, quelles que soi<strong>en</strong>t les arrière-p<strong>en</strong>sées ou lesraisons invoquées par les "libérateurs". Il <strong>en</strong> est de même pour l’<strong>Irak</strong>.Alors, pourquoi cette distorsion à ce sujet dans le camp des humanitaires ?L’ONU est naturellem<strong>en</strong>t une question c<strong>en</strong>trale, ess<strong>en</strong>tielle, mais qu’a-t-ellefait, malgré la prés<strong>en</strong>ce de Casques Bleus, face au génocide rwandais ? A-tellepermis d’empêcher les massacres de Srebr<strong>en</strong>ica ? L’ONU s’est couvertede honte lors de la confér<strong>en</strong>ce de Durban, la Commission des Droits del’homme est maint<strong>en</strong>ant présidée par la Libye et la Syrie est dev<strong>en</strong>ue membre<strong>du</strong> Conseil de sécurité. Avant la guerre <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, ses ag<strong>en</strong>ces humanitairesont contribué à un climat de désinformation totale, nourrissant les titres complaisantsdes journaux <strong>en</strong> annonçant 500 000 victimes et 2 millions de réfugiés!Bi<strong>en</strong> sûr, nous restons farouchem<strong>en</strong>t partisans de l’ONU parce que, comme onle dit vulgairem<strong>en</strong>t, "il n’y a ri<strong>en</strong> d’autre <strong>en</strong> magasin". Mais cela implique un certainnombre de réformes indisp<strong>en</strong>sables : bi<strong>en</strong> sûr, une commission humanitaireindép<strong>en</strong>dante qui aide le Secrétaire général à statuer sur un certain nombrede situations humanitaires, mais aussi une modification <strong>en</strong> profondeur de laCharte des Nations unies permettant au titre <strong>du</strong> chapitre VII — c<strong>en</strong>sé, pour l’instant,préserver ou rétablir la paix ou la sécurité internationale — une véritableingér<strong>en</strong>ce, c’est-à-dire la possibilité d’employer la force pour protéger des populationspersécutées par leur gouvernem<strong>en</strong>t ou par des <strong>en</strong>tités non étatiques.Le ton est donné. J’aimerais maint<strong>en</strong>ant passer la parole à Mario Claude MoncorgéBettati. Pouvez-vous nous faire part de votre analyse quant auxconditions de ce conflit <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, vous qui, <strong>en</strong> tant que juriste international, avez contribuéà théoriser l’ingér<strong>en</strong>ce ?Mario Bettati Je revi<strong>en</strong>drai sur ce qui s’est passé à l’ONU et sur le rôle <strong>du</strong>droit international avant, p<strong>en</strong>dant et après cette guerre d’<strong>Irak</strong>…Avant, force est de constater que l’ONU a connu dans les négociations multilatéralesun échec, que cela soit pour autoriser la guerre, l’interdire ou la condamner.P<strong>en</strong>dant, le sil<strong>en</strong>ce était assourdissant dès lors que l’ONU a été incapabled’organiser l’action humanitaire et, surtout, de veiller à l’application <strong>du</strong> droit humanitaire.23


TablerondeReste après. Et là, les avis sont partagés. L’un de mes amis, professeur à Harvard— évidemm<strong>en</strong>t extrêmem<strong>en</strong>t anti-français pour les raisons que vous savez — medit : "Vous avez détruit le Conseil de sécurité, détruit l’OTAN et, maint<strong>en</strong>ant, l’ONUne peut plus ri<strong>en</strong> faire : le Conseil de sécurité est <strong>en</strong> ruine". Je lui ai fait observerque depuis la résolution 14-44 <strong>du</strong> Conseil de sécurité sur le désarmem<strong>en</strong>t, la dernièreavant la guerre, 42 résolutions <strong>du</strong> Conseil de sécurité ont été votées dansles mêmes termes par la France, les États-Unis, la Grande-Bretagne et les autres !Je crois donc, hélas, que cet ami, bi<strong>en</strong> que professeur à Harvard, pêche un peupar ignorance car parmi ces résolutions, il y a tout ce qui peut permettre à l’ONUde faire quelque chose — elle a d’ailleurs comm<strong>en</strong>cé de le faire — depuis quecette guerre est terminée.Je crois que tout cela a constitué une imm<strong>en</strong>se occasion manquée car, comme ledira certainem<strong>en</strong>t Bernard Kouchner, je p<strong>en</strong>se que cette guerre était légitime. Ce quiest dommage, c’est qu’elle ne fut pas légale !… Et il s’<strong>en</strong> fallait de très peu pourqu’elle le soit. Vous êtes tous parfaitem<strong>en</strong>t consci<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> fait que le motif officielinvoqué par les États-Unis et la Grande-Bretagne était une imm<strong>en</strong>se imposture : ils’agissait d’aller rechercher des armes de destruction massive qui étai<strong>en</strong>t soi-disantcachées. Or les inspecteurs ne les ont pas trouvées, la CIA ne les a pas trouvées,l’Intellig<strong>en</strong>ce Service ne les a pas trouvées, et l’armée américano-britannique ne lesa pas trouvées. Aucune de ces institutions n’étant considérée comme folklorique,on peut p<strong>en</strong>ser que si elles ne les ont pas trouvées, c’est qu’elles n’y étai<strong>en</strong>t pas.Et si elles n’y étai<strong>en</strong>t pas, c’est qu’on nous a raconté des m<strong>en</strong>songes.Pourtant, il était si simple de dire : "Vous allez chercher des cachettes, vous trouverezdes cachots. Vous allez chercher des sanctuaires, vous trouverez desossuaires". Car c’est ça la réalité : il fallait se fonder sur les Droits de l’homme etsur les violations massives <strong>du</strong> droit humanitaire. Des précéd<strong>en</strong>ts avai<strong>en</strong>t étéinitiés par le gouvernem<strong>en</strong>t de Michel Rocard, avec Bernard Kouchner, et celas’appelait le droit d’ingér<strong>en</strong>ce. Ce droit a permis de légitimer le Conseil de sécuritéà interv<strong>en</strong>ir lorsque des violations massives des Droits de l’homme représ<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>tune m<strong>en</strong>ace ou une atteinte à la paix internationale. Ce sont près de 200résolutions <strong>du</strong> Conseil de sécurité qui ont été adoptées, la plupart à l’unanimité,sauf l’abst<strong>en</strong>tion d’un ou deux Etats parfois. Il suffisait de s’appuyer sur ces résolutions! Pourquoi est-ce qu’on ne l’a pas fait ?Une explication que je vous soumets est interne aux Etats-Unis. Je crois que dansce pays, les Droits de l’homme ne sont pas l’affaire des Républicains, mais plutôtcelle des Démocrates. L’administration Bush n’allait donc certainem<strong>en</strong>t pas sefonder sur un argum<strong>en</strong>t appart<strong>en</strong>ant au camp adverse.Mais fonder l’interv<strong>en</strong>tion sur les Droits de l’homme, c’était aussi courir le risquede remettre sur la table la question de la juridiction pénale internationale pourjuger les coupables. Or, les Américains ne veul<strong>en</strong>t pas de la Cour Pénale Internationale.Alors, me direz-vous, pourquoi les Anglais, et surtout pourquoi les Françaisn’ont ri<strong>en</strong> dit ? Car les Français — à savoir le gouvernem<strong>en</strong>t dont l’anci<strong>en</strong> Premierministre et le ministre de l’Action humanitaire sont ici — ont innové auxNations unies <strong>en</strong> intro<strong>du</strong>isant le droit d’ingér<strong>en</strong>ce qui est un pro<strong>du</strong>it conceptuel etdiplomatique français. Alors, pourquoi la France n’a-t-elle ri<strong>en</strong> fait ? Peut-être parceque c’était un gouvernem<strong>en</strong>t de gauche qui avait initié cela… Mais d’autres argum<strong>en</strong>tsont été avancés, certains affirmant que la France n’avait pas les moy<strong>en</strong>smilitaires d’interv<strong>en</strong>ir.Quoiqu’il <strong>en</strong> soit, c’est une occasion manquée. Car si la Grande-Bretagne ou lesÉtats-Unis avai<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>sé à intro<strong>du</strong>ire un projet de résolution fondé sur cette argum<strong>en</strong>tation,on voyait mal comm<strong>en</strong>t la France aurait pu opposer son veto. Elle24


Dossieraurait été obligée de voter pour, de même que l’Allemagne et les Russes ! Et lesChinois se serai<strong>en</strong>t abst<strong>en</strong>us, comme d’habitude. C’est regrettable car c’était làune occasion d’application <strong>du</strong> droit d’ingér<strong>en</strong>ce à la fois légitime et légale.Tout ceci est d’autant plus grave que, quelques jours avant l’interv<strong>en</strong>tion, l’Assembléegénérale des Nations unies — c’est-à-dire 190 Etats et non plus seulem<strong>en</strong>t les15 <strong>du</strong> Conseil de sécurité, autrem<strong>en</strong>t dit la communauté internationale toute <strong>en</strong>tière! — a adopté une résolution accablante sur les Droits de l’homme <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> !… Toutce que nous a dit Jacky Mamou y figurait et dans des termes extrêmem<strong>en</strong>t sévères.Seuls trois Etats n’ont pas voté la résolution : la Syrie, la Libye et Cuba qui sonttrès loin d’être des démocraties scandinaves respectables… Eh bi<strong>en</strong>, Mesdames etMessieurs, chers amis, avez-vous vu trace de cette résolution dans la presse, dansvos journaux, quotidi<strong>en</strong>s et hebdomadaires ? Pas une seule trace car les projecteursde l’actualité étai<strong>en</strong>t braqués sur le Conseil de sécurité ! Ce qui passait à l’Assembléegénérale n’intéressait personne ! Preuve que si nous avons une excell<strong>en</strong>tepresse d’opinion, dont un imm<strong>en</strong>se représ<strong>en</strong>tant est là <strong>en</strong> la personne de JacquesJulliard, nous n’avons pas de presse d’information ! Parce qu’il suffisait d’utiliser cetexte de l’Assemblée générale, de le passer au Conseil de sécurité et la France, l’Allemagneet la Russie étai<strong>en</strong>t obligées de l’accepter…L’interv<strong>en</strong>tion ayant eu lieu dans les conditions que l’on sait, qu’est-ce que l’onpeut faire maint<strong>en</strong>ant ? Contrairem<strong>en</strong>t à des idées reçues, l’ONU n’a pas fermé nimis la clef sous le paillasson. De nombreuses résolutions sont adoptées à l’unanimitépar le Conseil de sécurité sur la réhabilitation de l’<strong>Irak</strong> et le fonctionnem<strong>en</strong>tde l’autorité. Tout est donc théoriquem<strong>en</strong>t prévu. En d’autres termes, si l’ONU atraversé une occasion manquée, elle a peut-être <strong>en</strong>tre les mains une occasionretrouvée.Merci pour ces précisions. J’aimerais passer la parole à Jacques Claude MoncorgéJulliard qui s’est exprimé à plusieurs reprises, avec un avis différ<strong>en</strong>t,sur ce qu’il considère comme les conditions de l’ingér<strong>en</strong>ce et de la guerre <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>.Jacques Julliard Le droit d’ingér<strong>en</strong>ce est notre bi<strong>en</strong> commun. Je dis "notre", carmême si je n’ai jamais travaillé ni milité à Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>,j’ai été p<strong>en</strong>dant plusieurs années proche d’Action contre la faimet plus généralem<strong>en</strong>t des humanitaires. L’autre jour, j’étais interrogé par un journaliste— parce que vous savez que maint<strong>en</strong>ant les journalistes s’interview<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre eux ! —qui me demandait ce que la "deuxième gauche", dont je fais partie, a apporté depuisdes années au débat politique. Et c’est le droit d’ingér<strong>en</strong>ce qui m’est spontaném<strong>en</strong>tv<strong>en</strong>u à l’esprit, parmi d’autres apports. Je crois <strong>en</strong> effet, tout <strong>en</strong> m’exprimant devantles pairs de l’Eglise ingér<strong>en</strong>ce — Mario Bettati, Bernard Kouchner, Michel Rocard —que c’est une des rares idées nouvelles qui ait été pro<strong>du</strong>ite au cours des tr<strong>en</strong>te dernièresannées. Cela mérite quand même qu’on se p<strong>en</strong>che sur elle et qu’on la déf<strong>en</strong>debecs et ongles contre tous ceux qui veul<strong>en</strong>t l’attaquer !25


TablerondeEt qu’est-ce que le droit d’ingér<strong>en</strong>ce ? C’est, <strong>en</strong> quelque sorte, la pénétration de lasociété "civile" dans la société politique, diplomatique et militaire à l’échelle internationale.Nous ne sommes qu’au début d’un grand mouvem<strong>en</strong>t dont je suis convaincu qu’ilmarquera les temps modernes.Or, je crois que le droit d’ingér<strong>en</strong>ce est m<strong>en</strong>acé, et ce qui vi<strong>en</strong>t de se passer <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> représ<strong>en</strong>teune m<strong>en</strong>ace directe contre l’idée même <strong>du</strong> droit d’ingér<strong>en</strong>ce, dans ce qu’elleimplique et dans son acceptabilité à l’échelle internationale. Je p<strong>en</strong>se qu’on peut trouver,dans les pays occid<strong>en</strong>taux, et même <strong>en</strong> France, de nombreuses personnes, respectables,pour considérer qu’après tout, l’<strong>Irak</strong> est un cas particulier <strong>du</strong> droit d’ingér<strong>en</strong>ce. Je necrois pas qu’elles pourront faire accepter cette idée au tiers-monde, à certains peuplesd’Europe et finalem<strong>en</strong>t à la majorité des peuples. Je crois que le droit d’ingér<strong>en</strong>ce est toutsimplem<strong>en</strong>t m<strong>en</strong>acé de confusion avec la notion de guerre préemptive qui forme le fondsde la doctrine de l’administration américaine actuelle, à savoir le vieux droit d’interv<strong>en</strong>tion,pour ne pas dire d’agression sur un autre peuple. Dans le dictionnaire, la préemption estle droit d’acquérir un bi<strong>en</strong> par préfér<strong>en</strong>ce à tout autre acquéreur possible et je voudraisqu’au-delà <strong>du</strong> cas de l’<strong>Irak</strong> qui nous agite tous, nous réfléchissions un peu.Je me suis fait ma petite idée sur le droit d’ingér<strong>en</strong>ce et j’ai considéré qu’il y avait troisconditions pour qu’il soit <strong>en</strong> quelque sorte "mobilisable".Premièrem<strong>en</strong>t, qu’il ne m<strong>en</strong>ace pas la paix internationale… et cela ne va pas toujoursde soi. Je constate que le droit d’ingér<strong>en</strong>ce a pris son essor à partir <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t où lat<strong>en</strong>sion internationale symbolisée par la <strong>Guerre</strong> froide est retombée. Les Droits del’homme ont alors pu pr<strong>en</strong>dre leur essor, tout simplem<strong>en</strong>t parce qu’auparavant, unesorte de commun accord voulait qu’aussi longtemps qu’une interv<strong>en</strong>tion humanitaire sinoble, si nécessaire fût-elle, risquait de m<strong>en</strong>acer la paix précaire <strong>en</strong>tre les deux grands,on préférait y r<strong>en</strong>oncer. Et c’est pourquoi l’Occid<strong>en</strong>t a laissé massacrer les Allemandsde Berlin <strong>en</strong> 1953, les Hongrois <strong>en</strong> 1956, les Tchèques <strong>en</strong> 1968… Ce ne sont là quequelques exemples pour dire que la paix et l’interv<strong>en</strong>tion humanitaire ne sont pas toujourspossibles <strong>en</strong> même temps. C’est d’abord la paix, <strong>en</strong>suite les Droits de l’homme.C’est ainsi et cela reste la règle <strong>du</strong> Droit international.Deuxièmem<strong>en</strong>t, il faut qu’il y ait un minimum de cons<strong>en</strong>sus. La <strong>Guerre</strong> <strong>du</strong> Golfe parexemple — où l’agression <strong>du</strong> Koweït par l’<strong>Irak</strong> était caractérisée — a donné lieu à uncons<strong>en</strong>sus international qui dépassait de loin les clivages internationaux habituelspuisque seuls deux ou trois Etats — ceux qui ont déjà été cités tout à l’heure — s’ysont opposés. Et c’est <strong>en</strong> cela que je revi<strong>en</strong>s, après Mario Bettati, au Conseil de sécuritéde l’ONU qui est là pour constater ce cons<strong>en</strong>sus. Et c’est lorsque le cons<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>tn’est pas acquis à ce niveau que le problème comm<strong>en</strong>ce à se poser. On a souv<strong>en</strong>t dit,à juste titre, que dans le cas <strong>du</strong> Kosovo l’ONU n’avait pas été consultée et qu’on avaitcontourné le Conseil de sécurité pour pouvoir interv<strong>en</strong>ir. C’est vrai. Ce n’est sans doutepas un bon précéd<strong>en</strong>t, mais je constate seulem<strong>en</strong>t que cela s’est fait dans de bonnesconditions tout simplem<strong>en</strong>t — je ne sais pas si je force l’histoire internationale <strong>en</strong> disantcela — parce que les Russes acceptai<strong>en</strong>t de se laisser forcer la main. La suite desévénem<strong>en</strong>ts l’a démontré. Bi<strong>en</strong> sûr, la solidarité <strong>en</strong>tre Slaves empêchait la Russie d<strong>en</strong>e pas voter, de ne pas prés<strong>en</strong>ter son veto si la question s’était posée, mais <strong>en</strong>fin, ilsont laissé faire.Et la troisième condition, à mes yeux la plus importante, <strong>du</strong> droit d’ingér<strong>en</strong>ce, c’est ceque j’appellerai le flagrant délit. Il y a droit d’ingér<strong>en</strong>ce parce qu’il y a une urg<strong>en</strong>ce. C<strong>en</strong>’est pas seulem<strong>en</strong>t parce qu’il y a des crimes comme ceux dont Jacky Mamou a faitune liste impressionnante, car ceux perpétrés <strong>en</strong> Corée <strong>du</strong> Nord, <strong>en</strong> Birmanie, <strong>en</strong>Afrique c<strong>en</strong>trale sont tout aussi abominables, mais à ce compte-là, on risque de faire laguerre à tout le tiers-monde ! Si j’ai été un partisan résolu de l’ingér<strong>en</strong>ce, c’est-à-dire26


Dossierde l’interv<strong>en</strong>tion militaire, y compris celle des Américains, dans un certain nombre deconflits précéd<strong>en</strong>ts — la <strong>Guerre</strong> <strong>du</strong> Golfe, la Bosnie, le Kosovo, etc. — c’est tout simplem<strong>en</strong>tparce qu’il y avait des peuples <strong>en</strong> danger et qu’il ne fallait pas tomber dans lecrime de non-assistance à personne <strong>en</strong> danger.On me dira que dans le cas de l’<strong>Irak</strong>, il y a une sorte de flagrant délit perman<strong>en</strong>t. Je nele crois pas. Je p<strong>en</strong>se, hélas, qu’il y aura, et pour longtemps <strong>en</strong>core, des Etats délinquants,des Etats criminels, des Etats totalitaires qui pratiqu<strong>en</strong>t la torture, la violationdes Droits de l’homme au jour le jour. Il me semble égalem<strong>en</strong>t contestable que certainesde ces interv<strong>en</strong>tions m<strong>en</strong>ac<strong>en</strong>t non seulem<strong>en</strong>t des indivi<strong>du</strong>s, mais tout un peupleou la fraction d’un peuple. Et c’est ce qui s’est pro<strong>du</strong>it dans un certain nombre de cas,par exemple <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, il y a onze ou douze ans. Alors quand les Américains nous dis<strong>en</strong>taujourd’hui : "Nous volons au secours des Kurdes ou des Chiites <strong>du</strong> sud", on a tous<strong>en</strong>vie de sourire tout de même et de leur demander pourquoi ils ne l’ont pas fait douzeans auparavant. On ne peut quand même pas se draper dans les oripeaux des Droitsde l’homme pour masquer une opération dont il est clair maint<strong>en</strong>ant que les motivationsétai<strong>en</strong>t d’une nature complètem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>te.Si je fais le résumé de tout cela <strong>en</strong> ce qui concerne la guerre d’<strong>Irak</strong> qui vi<strong>en</strong>t de s’achever: la première condition était certes réunie — une interv<strong>en</strong>tion <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> ne m<strong>en</strong>açaitpas la paix <strong>du</strong> monde —, mais le cons<strong>en</strong>sus et le flagrant délit, eux, n’existai<strong>en</strong>tpas. C’est pourquoi je p<strong>en</strong>se égalem<strong>en</strong>t que si l’interv<strong>en</strong>tion <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> était peut-être légitime,elle n’était certainem<strong>en</strong>t pas légale. Mais surtout je considère que même si ellepouvait avoir un impact positif, elle comportait un volet négatif tel qu’à mon s<strong>en</strong>s, ledommage était plus grand que le bénéfice.Certes, il n’y a pas une bonne position, ce serait trop facile. Je p<strong>en</strong>se qu’une mauvaiseposition, comme l’interv<strong>en</strong>tion <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, peut avoir certaines conséqu<strong>en</strong>ces positives, demême qu’une bonne position peut avoir, à certains mom<strong>en</strong>ts, des conséqu<strong>en</strong>ces négatives.C’est ce que l’on appelle les "effets pervers". Dans le cas de l’<strong>Irak</strong>, il y a eu ce quej’appellerais "une aubaine collatérale" qui est bi<strong>en</strong> sûr importante pour les g<strong>en</strong>s quiétai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> prison. Et quand j’écrivais mes propres articles, je vous avoue que je ne pouvaispas ne pas p<strong>en</strong>ser aux g<strong>en</strong>s qui étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> prison, qui souffrai<strong>en</strong>t la torture : se direqu’il faut choisir, comme toujours <strong>en</strong> politique, <strong>en</strong>tre de grands inconvéni<strong>en</strong>ts est toujoursune responsabilité. Les effets de l’interv<strong>en</strong>tion <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> ont pu être bénéfiqueslocalem<strong>en</strong>t, et la suite dira s’ils étai<strong>en</strong>t si bons que cela. Mais je suis un peu plus réservéparce que je ne crois pas, à la différ<strong>en</strong>ce de M. Rumsfeld et de ses amis, qu’on puisserépandre la démocratie comme un virus. Je p<strong>en</strong>se que la démocratie suppose desdémocrates. L’histoire europé<strong>en</strong>ne l’a montré.Pour terminer, j’ai le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t que, pour une fois, la déf<strong>en</strong>se <strong>du</strong> droit était peut-être plusimportante que la déf<strong>en</strong>se <strong>du</strong> fait. Le monde est <strong>en</strong> train de changer de paradigme. Jusqu’àmaint<strong>en</strong>ant, et depuis le XVII è siècle, il y avait l’idée que, quelles que soi<strong>en</strong>t les difficultés,il fallait faire progresser le droit international. Et que nous dis<strong>en</strong>t aujourd’hui lesÉtats-Unis, sinon que le droit international, c’est de la foutaise !27


TablerondeA propos de l’<strong>Irak</strong>, je me suis étonné de ce soudain <strong>en</strong>gouem<strong>en</strong>t pour Bernard Kouchnerune forme de légalité internationale. Au Kosovo, ce fut exactem<strong>en</strong>t lemême déroulem<strong>en</strong>t pseudo légal que pour l’<strong>Irak</strong> : les Russes ayantm<strong>en</strong>acé d’opposer leur veto, la résolution fut retirée comme le veut la mécanique habituellequand on souhaite aller de l’avant. Et la guerre <strong>du</strong> Kosovo, que vous avez approuvée je crois,était une guerre complètem<strong>en</strong>t illégale puisque les bombardem<strong>en</strong>ts de l’OTAN n’avai<strong>en</strong>t pasreçu l’approbation <strong>du</strong> Conseil de sécurité et que, comme dans la guerre iraki<strong>en</strong>ne, une résolutionl’a légitimée, alors que la France avait affirmé qu’elle ne la légitimerait jamais ! Pour l’<strong>Irak</strong>,des résolutions des Nations unies ont été adoptées pour expliquer les méthodes et les étapesde la reconstruction. Ambiance politique différ<strong>en</strong>te, stratégie juridique semblable.Vous êtes non seulem<strong>en</strong>t les héritiers, mais les faiseurs <strong>du</strong> droit d’ingér<strong>en</strong>ce, les inv<strong>en</strong>teurs dece concept. Ce droit d’ingér<strong>en</strong>ce, c’est un combat perman<strong>en</strong>t : ri<strong>en</strong> n’est jamais fait d’avance.Il y a eu plus de 200 résolutions qui condamn<strong>en</strong>t les violations massives des Droits de l’hommeet <strong>du</strong> droit humanitaire <strong>en</strong> tant qu’atteintes à la paix et qui donn<strong>en</strong>t compét<strong>en</strong>ce au Conseilde sécurité pour interv<strong>en</strong>ir, militairem<strong>en</strong>t parfois. Ces résolutions, qui repr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t les mêmesmots que nous avons tracés, étai<strong>en</strong>t au départ illégales, parfois partiellem<strong>en</strong>t inimaginables.Et on n’<strong>en</strong> a pas fini avec le droit d’ingér<strong>en</strong>ce qui, bi<strong>en</strong> sûr, est militaire ! Oui, c’est triste la guerre,et bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> ce serait mieux de prév<strong>en</strong>ir les conflits. Mais chaque victime se vaut, chacune,une par une, et il faut éviter qu’elles meur<strong>en</strong>t. Bi<strong>en</strong> sûr, presque tout le monde oublie laTchétchénie, mais est-ce que c’est <strong>en</strong> refusant d’interv<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> qu’on on va mieux protégerles Tchétchènes ? C’est cela que personne ne compr<strong>en</strong>d quand on parle de double standard,de "deux poids, deux mesures". Avant, il n’y avait qu’un seul standard : on laissait les dictateursfaire exactem<strong>en</strong>t ce qu’ils voulai<strong>en</strong>t. Et cela a été l’honneur <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t de Michel Rocardet celui de François Mitterrand de codifier, grâce à Mario Bettati et Serge Telle, membre de moncabinet de l’Action humanitaire, <strong>en</strong> 1988 et 1990, les premières résolutions 43131 et 45100 quiaffirmai<strong>en</strong>t le droit d’accès aux victimes, c’est-à-dire la personnification historique et juridiquedes victimes.Seules les victimes ont le droit de dire : "On ne veut pas des bombes américaines". Ecoutonslesdonc. Des Allemands qui ont traversé le Rhin p<strong>en</strong>dant le bombardem<strong>en</strong>t de Hambourg <strong>en</strong>juillet 1943, et qui bi<strong>en</strong> sûr ont failli mourir sous ce déluge de feu, ont rappelé que certainesbombes, parfois, délivr<strong>en</strong>t... Et nombreux étai<strong>en</strong>t les g<strong>en</strong>s au Kosovo qui, craignant d’être arrêtéset tués par les Serbes, espérai<strong>en</strong>t les bombes ! C’est comme ça. Oui, la guerre est laide,il n’y a aucun doute, ça fait des victimes… Mais la paix qu’on mainti<strong>en</strong>t coûte que coûte, ellefait beaucoup plus de victimes ! Sous les dictatures comms celles de Saddam Hussein : desmillions !En <strong>Irak</strong>, même si on ne connaît toujours pas le nombre de victimes de la guerre américaine, ily a eu moins de victimes qu’on ne p<strong>en</strong>sait, <strong>en</strong> tout cas infinim<strong>en</strong>t moins que les 500 000 morts— on dit plusieurs millions, à Bagdad — que Saddam avait directem<strong>en</strong>t causées ! Et puis il n’ya pas eu beaucoup de résistance, ce qui prouve que les <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s ne voulai<strong>en</strong>t pas se déf<strong>en</strong>dre.On a comm<strong>en</strong>cé à trouver les charniers des Chiites, on n’a pas <strong>en</strong>core trouvé ceux des Kurdesdans la région de Kirkuk et de Mossoul… Alors, c’est vrai, cela aurait été mieux avec les Démocrates,mais c’est George Bush qui a gagné les élections. Et il faut bi<strong>en</strong> savoir quand mêmeque les trois quarts des Démocrates ont approuvé la guerre et continu<strong>en</strong>t de l’approuver. Et onne les <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d plus, de même que nos manifestations se sont arrêtées et quelle ne se pro<strong>du</strong>is<strong>en</strong>tplus, même dans le monde arabe ! Et comme par hasard, vous avez remarqué qu’il n’y apas eu de manifestations dans le monde arabe depuis la chute de Saddam… Pourquoi ? C’estsimplem<strong>en</strong>t parce que Saddam tuait principalem<strong>en</strong>t des Arabes, des musulmans. Et il ne fautpas croire que le monde musulman soit naturellem<strong>en</strong>t destiné à la dictature, et pour toujours.Il se trouve que j’étais aux Etats-Unis <strong>du</strong>rant trois mois à ce mom<strong>en</strong>t-là et des débats, j’<strong>en</strong> aieus ! On mésestime complètem<strong>en</strong>t l’impact <strong>du</strong> 11 septembre dans la population américaine.On ne compr<strong>en</strong>d ri<strong>en</strong> à la situation actuelle si on ne se réfère pas à cet événem<strong>en</strong>t. Qu’aurions-28


Dossiernous fait, nous Français, si nous avions eu 800 morts à Paris ? Je suis d’accord avec JacquesJulliard pour dire que cette guerre juste a été faite pour de mauvaises raisons. Faites-moi aumoins l’amitié de lire un texte que j’ai écrit p<strong>en</strong>dant cette période et où je disais cela 1 . Si nousavions fait preuve de souplesse et d’inv<strong>en</strong>tion diplomatique, et si, avec les Russes, nous avionsaccompagné les Américains, on aurait pu les influ<strong>en</strong>cer autrem<strong>en</strong>t. Nous ne l’avons pas fait,c’est une erreur politique qui sera comptée dans l’histoire, j’<strong>en</strong> suis sûr. Nous n’avons pas dequoi être fiers de notre diplomatie qui, une fois de plus, a joué au combat de coqs, au contraire<strong>du</strong> Kosovo où notre participation avait permis de corriger bi<strong>en</strong> des erreurs américaines.S’ils sav<strong>en</strong>t faire la guerre, les militaires ne sav<strong>en</strong>t pas faire la paix. Ce n’est pas <strong>en</strong> <strong>en</strong>voyantPaul Bremer qu’on va pouvoir mettre <strong>en</strong> place un dispositif comme celui <strong>du</strong> Kosovo ou de l’ex-Bosnie, avec suffisamm<strong>en</strong>t de spécialistes civils. Il y a bi<strong>en</strong> une résolution qui prévoit que l’ondevrait donner plus de pouvoir à l’ONU. Mais l’ONU ne veut pas le pouvoir. Veut-elle que lesAméricains échou<strong>en</strong>t ? En fait, on voudrait bi<strong>en</strong> punir les Américains, que cela se passe mal etmalheureusem<strong>en</strong>t, je crois que ça risque de se passer mal parce que la forme d’Intifada qui sedéveloppe et qui fait ne serait-ce qu’un mort chaque jour, sera terriblem<strong>en</strong>t lourde… Je ne croispas que les militaires soi<strong>en</strong>t capables de faire la police, d’arrêter les g<strong>en</strong>s, de reconstruire lesmaisons, de réparer l’électricité, de faire des lois, de préparer des élections libres, etc. Pourcela, il faudrait bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> le retour de l’ONU, il le faudrait absolum<strong>en</strong>t. Pour le mom<strong>en</strong>t, j<strong>en</strong>e suis pas optimiste.Pour terminer, si tant est qu’il soit possible de terminer sur un tel sujet, je p<strong>en</strong>se que c’est unetrès grave faute de notre pays, cause d’une incompréh<strong>en</strong>sion générale. Il s’agit d’abord d’unevéritable fracture de la mémoire, <strong>en</strong> particulier chez les humanitaires. Je ne crois pas que leshumanitaires à la française ai<strong>en</strong>t été créés pour être suivistes ou professionnels. Je vous le disavec force et avec peine : nous n’avons pas été créés pour cela ! Nous avons été inv<strong>en</strong>té pourchanger les lois, forcer le destin, protéger les victimes, imposer les Droits de l’homme et réfléchir.Cela s’appelle la politique, et c’est pourquoi je n’ai jamais fait de différ<strong>en</strong>ces — sauf techniques— <strong>en</strong>tre l’humanitaire et la politique. Fracture de la mémoire… Mais comm<strong>en</strong>t se fait-ilque la gauche ait été aussi suiviste, comme la droite d’ailleurs ! Mais quand c’est la gauche,cela me fait plus de peine…Je suis mille fois d’accord avec Mario Bettati : seuls les Droits de l’homme aurai<strong>en</strong>t dû êtreinvoqués et ils ne l’ont pas été, malheureusem<strong>en</strong>t, ni par les Etats-Unis, ni par la France. TonyBlair <strong>en</strong> a parlé quinze jours avant la guerre, mais c’était trop tard. Pour moi, cette affaire, c’estvingt ans de régression pour le droit d’ingér<strong>en</strong>ce et là je suis d’accord avec Jacques Julliard. Unvéritable travail a été fait par une commission que présid<strong>en</strong>t Gareth Evans et Mohamed Sahnoun<strong>en</strong> parlant, non pas d’un droit d’ingér<strong>en</strong>ce — il ne faut pas exagérer ! — mais de "laresponsabilité de protéger", et c’est la même chose 2 .Il ne faut quand même pas oublier la politique sous prétexte d’humanitaire ! Dans cette affairede l’<strong>Irak</strong>, on a bel et bi<strong>en</strong> brisé l’Europe qui n’<strong>en</strong> avait pas besoin : les Anglais nous t<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t lamain pour que l’on aille <strong>en</strong>semble au Conseil de sécurité. Oui, l’Europe a pris un mauvais coup.Quant au reste <strong>du</strong> monde, je p<strong>en</strong>se — j’espère me tromper — que c’est beaucoup plus gravequ’on ne p<strong>en</strong>se… Et <strong>en</strong> tout cas, cette position <strong>du</strong> refus de la guerre n’est plus très explicablemaint<strong>en</strong>ant avec la découverte une par une des fosses communes <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> ? Les g<strong>en</strong>s disai<strong>en</strong>tque ce serait une guerre impossible à gagner, que les <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s déf<strong>en</strong>drai<strong>en</strong>t chèrem<strong>en</strong>t Bagdad…Et regardez ce qui s’est passé… Oui, les g<strong>en</strong>s ne sont pas cont<strong>en</strong>ts, mais au Kosovo ilsn’étai<strong>en</strong>t pas cont<strong>en</strong>ts non plus, ils ont pillé les administrations aussi… Des g<strong>en</strong>s qui ont étésoumis p<strong>en</strong>dant tr<strong>en</strong>te ans, qui n’avai<strong>en</strong>t accès à ri<strong>en</strong>, leur première réaction, c’est de vouloir1Bernard Kouchner et Antoine Veil, "Ni Saddam ni la guerre", Le <strong>Monde</strong>, 4 février 2003.2Lire l’article de Bernard Kouchner, "La responsabilité de protéger", Le <strong>Monde</strong>, 8 juin 2002.29


Tablerondeavoir accès à tout. C’est toujours la même chose, mais ce n’est pas de cela dont je parle. Jeparle <strong>du</strong> contexte politique et de la façon dont un gouvernem<strong>en</strong>t va se mettre <strong>en</strong> place et ça,c’est difficile si les Américains ne chang<strong>en</strong>t pas de méthode, si on n’élargit pas le mandat del’ONU. Mais surtout, s’il vous plaît, ne jugez pas <strong>en</strong> quelques semaines, ne jugez pas <strong>en</strong>quelques mois. Une mission de paix ça met des années à se mettre <strong>en</strong> place, des années ! AuKosovo, au Timor, c’est pas fini, c’est loin d’être fini. Nous sommes sur un bon chemin, c’estmieux qu’avant, mais il faudra <strong>en</strong>core des années. Une mission de paix, ça ne se décl<strong>en</strong>chepas sans de vraies discussions ni une vraie préparation, et elles n’ont pas eu lieu.Pourtant, seules les victimes compt<strong>en</strong>t et je ne les <strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds pas rejeter majoritairem<strong>en</strong>t ce quis’est passé. On a le droit de critiquer, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>, mais on a le devoir de le faire, surtoutquand on est une organisation non gouvernem<strong>en</strong>tale, sans oublier le passé, sans oublier quece fut notre démarche constante, perman<strong>en</strong>te, depuis 1968 où nous avons été contre l’opinionpublique, contre le pacifisme quand il s’agissait de protéger les victimes.Merci, Bernard Kouchner, de nous rappeler à nos origines, Claude Moncorgéà notre devoir de critique aussi. Thérèse Delpech est directeurdes Affaires stratégiques au Commissariat à l’Energie atomique et commissairepour les affaires iraki<strong>en</strong>nes à l’UNMOVIC (United Nations Monitoring, Verification andInspection Commission). Est-ce que vous pourriez nous éclairer sur les coulisses desNations unies, sur cette question des armes de destruction massive et puis, peut-être,sur la question <strong>du</strong> veto qu’a évoquée Bernard Kouchner ?Thérèse Delpech Je vais faire une prés<strong>en</strong>tation moins passionnée que cellede Bernard Kouchner, mais je partage non seulem<strong>en</strong>t lecont<strong>en</strong>u mais égalem<strong>en</strong>t le ton de son interv<strong>en</strong>tion. Sur un sujet comme celui-là, on nepeut avancer sans passion. Et puisque l’on a parlé <strong>du</strong> droit d’ingér<strong>en</strong>ce au XXI e siècle, demon point de vue — et là, je me sépare de Jacques Julliard — le principal problème quiva se poser dans les prochaines années, c’est le retour de ceux qui déf<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t le statuquo, la souveraineté des Etats, le droit des tyrans à disposer d’eux-mêmes et de leurspeuples. A mon s<strong>en</strong>s, l’Europe a beaucoup joué dans ce camp <strong>du</strong> statu quo — mêmequand le droit international auquel elle dit tant t<strong>en</strong>ir était bafoué, parfois atrocem<strong>en</strong>t,comme lors <strong>du</strong> gazage des Kurdes <strong>en</strong> 1987 et 1988. Ce conservatisme peut se révélerdangereux non seulem<strong>en</strong>t pour des questions de principe, mais parce que tout indiqueque l’évolution des conflits au XXI e siècle va mettre les populations civiles aux premièresloges. La guerre a été, p<strong>en</strong>dant très longtemps — <strong>en</strong>tre le XVII e siècle et la Première<strong>Guerre</strong> mondiale incluse — ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t une guerre <strong>en</strong>tre des armées, même siles victimes civiles n’ont jamais manqué. Or, ce que l’on voit depuis la fin <strong>du</strong> XX e siècledans les Balkans ou <strong>en</strong> Afrique, c’est que loin d’être des "dommages collatéraux" (uneexpression atroce), les civils et leur extermination sont dev<strong>en</strong>us des buts de guerre dansles conflits "ethniques". Une leçon importante <strong>du</strong> 11 septembre, c’est que cela peut sepro<strong>du</strong>ire aussi dans les pays développés, <strong>en</strong> raison de la supériorité militaire occid<strong>en</strong>tale.Les armées occid<strong>en</strong>tales, et l’armée américaine <strong>en</strong> particulier, étant hors d’atteinte,les populations civiles sont de ce fait de plus <strong>en</strong> plus m<strong>en</strong>acées, tout particulièrem<strong>en</strong>tpar la nouvelle génération des réseaux terroristes. Ceci implique qu’il faut veiller à préserverles acquis <strong>du</strong> droit de la guerre péniblem<strong>en</strong>t élaboré après les deux conflits mondiaux,et dont le cœur est la séparation des civils et des combattants. Ceci signifie aussiqu’il faut veiller aux acquis <strong>du</strong> droit d’ingér<strong>en</strong>ce, et à son développem<strong>en</strong>t. Le rapportEvans, dont parlait Bernard Kouchner, est un texte assez modéré, mais il explique pour-30


Dossierquoi il va falloir innover autant dans le domaine <strong>du</strong> Jus ad bellum (droit de faire la guerre,ndlr) que dans celui <strong>du</strong> Jus in bello (droit dans la guerre, ndlr), pour t<strong>en</strong>ir compte desnouvelles situations auxquelles le monde sera confronté au XXI e siècle.Pour <strong>en</strong> v<strong>en</strong>ir à l’<strong>Irak</strong> et aux raisons de l’interv<strong>en</strong>tion américaine qui, nous disait-on, risquaitd’<strong>en</strong>traîner 500 000 victimes, je suis toujours surprise que les nombreuses victimes<strong>du</strong> régime féroce de Saddam Hussein ai<strong>en</strong>t aussi peu ret<strong>en</strong>u l’att<strong>en</strong>tion. Si l’on veutêtre juste, il faut parler non seulem<strong>en</strong>t des victimes de la répression interne (politique ouethnique), dont les chiffres vont apparaître <strong>en</strong> même temps que les charniers, mais aussides victimes des guerres dans lesquelles le régime a lancé ce malheureux peuple depuisle début des années 1980. La guerre Iran-<strong>Irak</strong>, à elle seule, a fait 1 million de victimes.Plusieurs dizaines de milliers d’Irani<strong>en</strong>s ont été tués avec des armes chimiques,employées de façon régulière <strong>en</strong>tre 1983 et 1988. Si les armes de destruction massiveont été si redoutées pour cette guerre — des rapports ont indiqué à ses débuts que lachaîne de commandem<strong>en</strong>t spécifique non conv<strong>en</strong>tionnelle avait été activée et des quantitésimportantes d’antidotes contre les ag<strong>en</strong>ts neurotoxiques avai<strong>en</strong>t été importées àl’automne — c’est <strong>en</strong> partie parce que ces armes ont été déjà été utilisées <strong>en</strong> grandequantité.La résolution 1441 qui a été adoptée unanimem<strong>en</strong>t à l’automne était dans la logique dela dernière chance, donnant à l’<strong>Irak</strong> la possibilité de déclarer l’<strong>en</strong>semble de ses activitésavant un mois. Or la déclaration iraki<strong>en</strong>ne est arrivée le 7 décembre et comptait 11 000pages ! C’est là qu’a comm<strong>en</strong>cé la division au sein <strong>du</strong> Conseil de sécurité et il a été clairpour tout le monde qu’il n’y avait aucune possibilité de compter sur la coopération de l’<strong>Irak</strong>puisqu’elle ne fournissait dans ce texte aucune des réponses aux questions qui luiétai<strong>en</strong>t posées. À partir de ce mom<strong>en</strong>t-là, les inspecteurs ne pouvai<strong>en</strong>t pas faire leur travail.La division au sein <strong>du</strong> Conseil de sécurité a d’abord été interprétée par Saddam Husseincomme un souti<strong>en</strong> à son régime et comme l’impossibilité pour les Américains defaire la guerre — les manifestations <strong>en</strong> Europe ont été interprétées de la même façon—tandis que la m<strong>en</strong>ace de veto français r<strong>en</strong>dait l’adoption d’une deuxième résolutiontotalem<strong>en</strong>t impossible.Il peut sembler étrange que l’aspect humanitaire, <strong>en</strong> particulier après le rapport de l’ONUde 2003 sur les Droits de l’homme <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, n’ait jamais été vraim<strong>en</strong>t débattu au Conseilde sécurité. À mon avis, la raison <strong>en</strong> est simple : depuis 1991, la question iraki<strong>en</strong>ne atoujours été abordée au Conseil de sécurité sous l’angle <strong>du</strong> retour des prisonniers et desarchives koweïti<strong>en</strong>nes mais surtout sous celui des programmes d’armes de destructionmassive prohibés par la résolution 687. C’était sur ce point et sur ce point seulem<strong>en</strong>tqu’il y avait cons<strong>en</strong>sus de la communauté internationale, comme on l’a <strong>en</strong>core vu à l’automne2002 avec l’adoption unanime — même avec les Syri<strong>en</strong>s ! — de la résolution1441, prés<strong>en</strong>tée comme une dernière chance pour Saddam. S’il n’avait vraim<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> àse reprocher, il est incompréh<strong>en</strong>sible qu’il n’<strong>en</strong> ait pas fourni les preuves aux inspecteursou qu’il n’ait pas permis l’accès aux sci<strong>en</strong>tifiques sans la prés<strong>en</strong>ce de membres <strong>du</strong> Moukhabarat,les services secrets iraki<strong>en</strong>s.Un des problèmes cep<strong>en</strong>dant vi<strong>en</strong>t <strong>du</strong> fait que les Etats-Unis n’ont pas donné une explicationunique pour justifier leur interv<strong>en</strong>tion. Les Américains ont <strong>en</strong> fait donné trois raisonspour cette guerre. La première était celle de toutes les résolutions <strong>du</strong> Conseil desécurité dont je vi<strong>en</strong>s de parler et la nécessité de les mettre <strong>en</strong> œuvre après treizeannées de pieds de nez au Conseil par Saddam Hussein. La résolution 1441 est tellem<strong>en</strong>tmusclée qu’il est évid<strong>en</strong>t que les quinze qui l’ont votée croyai<strong>en</strong>t <strong>du</strong>r comme fer31


Tablerondeà l’exist<strong>en</strong>ce des programmes prohibés. Les Américains ont ajouté deux autres raisonsqui, elles, étai<strong>en</strong>t beaucoup plus problématiques sur le plan international. D’une part, lechangem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> régime iraki<strong>en</strong> : il n’y avait aucune possibilité au Conseil de sécurité pourqu’un accord puisse se faire là-dessus. On peut le regretter compte t<strong>en</strong>u des atrocitésqu’il avait commises, et pour ma part c’eût été un argum<strong>en</strong>t convaincant, mais c’est unfait. Certains Etats, parmi les plus puissants même, ont pu se dire <strong>en</strong> effet que le changem<strong>en</strong>tde régime pourrait les concerner un jour.Les Américains ont employé l’expression de guerre prév<strong>en</strong>tive qui était la mise <strong>en</strong> doctrine,à mon avis déraisonnable, d’une conviction née <strong>du</strong> 11 septembre, à savoir qu’ilsne pouvai<strong>en</strong>t pas att<strong>en</strong>dre les niveaux de destruction désormais possibles chez eux etqu’il fallait donc <strong>en</strong>visager, dans un certain nombre de cas, des guerres prév<strong>en</strong>tives.Cette notion de guerre prév<strong>en</strong>tive, surtout <strong>en</strong> l’abs<strong>en</strong>ce d’une évaluation collective desrisques, était inadmissible sur le plan international. Ceci ne veut pas dire que la Chart<strong>en</strong>’ait aucune trace de ce concept. Il y <strong>en</strong> a, non pas sous l’angle de la guerre prév<strong>en</strong>tive,mais sous l’angle de la préemption : dans le cas où un Etat se trouve dans une situationoù il peut être attaqué de façon immin<strong>en</strong>te. Il dispose alors <strong>du</strong> droit d’autodéf<strong>en</strong>se. Cettedisposition est égalem<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>te, sous certaines conditions, dans la loi de programmationmilitaire française. Troisième justification : le remodelage <strong>du</strong> Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t qui setrouve dans une situation de déclin économique, social et politique tel (voir le rapport <strong>du</strong>PNUD) que les conséqu<strong>en</strong>ces <strong>en</strong> matière de sécurité — apparues par exemple le 11 septembre— sont dev<strong>en</strong>ues intolérables.Le problème a donc été que l’on nous a prés<strong>en</strong>té différ<strong>en</strong>ts objectifs dont un seul était, auplan international, véritablem<strong>en</strong>t acceptable : le désarmem<strong>en</strong>t de l’<strong>Irak</strong>. Les deux autres soulevai<strong>en</strong>tbeaucoup trop de questions, même si ces questions justifi<strong>en</strong>t une réflexion qui nesoit pas superficielle. La question de savoir par exemple comm<strong>en</strong>t l’Europe contribue audéveloppem<strong>en</strong>t social et politique <strong>du</strong> Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t justifierait à elle seule une autre réunion.A mon s<strong>en</strong>s, nous nous accommodons trop facilem<strong>en</strong>t de régimes qui sont dev<strong>en</strong>usint<strong>en</strong>ables. Et pour ne pr<strong>en</strong>dre que l’exemple de l’Arabie Saoudite, est-il bi<strong>en</strong> raisonnable detraiter ce pays ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t comme une pompe à ess<strong>en</strong>ce et un débouché pour nosmarchés d’armem<strong>en</strong>t ? Que faisons-nous pour l’é<strong>du</strong>cation et l’émancipation des femmes ?Pour le meilleur respect des Droits de l’homme ?, etc.L’ONU a été une des victimes de la crise iraki<strong>en</strong>ne. Mais il ne faut pas oublier que Washingtonavait déjà — antérieurem<strong>en</strong>t à l’administration actuelle — une position trèsréservée à son égard. Et ne croyez pas, puisque l’on parle des Démocrates et des Républicains,que les Démocrates sont des fanatiques de l’ONU, ce serait complètem<strong>en</strong>tfaux. En réalité, les Démocrates n’ont donné que des "seconds couteaux" à l’équiped’inspection que dirigeait Hans Blix, parce qu’ils n’ont jamais cru que cette équiperevi<strong>en</strong>drait <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. La politique de Bill Clinton concernant l’<strong>Irak</strong> n’avait ri<strong>en</strong> à voir avec lesDroits de l’homme et se satisfaisait parfaitem<strong>en</strong>t d’une politique de confinem<strong>en</strong>t avecles deux zones de non-survol. Le changem<strong>en</strong>t est v<strong>en</strong>u avec le 11 septembre. C’est cetévénem<strong>en</strong>t qui a créé le virage. Washington a depuis considéré que le confinem<strong>en</strong>t n’étaitpas suffisant et que, plus largem<strong>en</strong>t, le statu quo au Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t était trop dangereux,comme je vi<strong>en</strong>s de l’expliquer. L’Europe est conservatrice et cela se révèle d’autantplus inquiétant que nos populations vieilliss<strong>en</strong>t et que le phénomène va s’aggraver.C’est un élém<strong>en</strong>t important pour les ONG comme Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> car vous aurezde plus <strong>en</strong> plus de mal à mobiliser les Europé<strong>en</strong>s et à leur faire accepter des innovationspour mieux protéger les populations civiles.Pour conclure sur l’ONU, je dirais qu’elle va certainem<strong>en</strong>t survivre et que je la crois32


Dossierindisp<strong>en</strong>sable car c’est pour beaucoup de pays le seul forum multilatéral où ils peuv<strong>en</strong>ts’exprimer. Mais qu’il est suicidaire de jouer les Nations unies contre les Etats-Unis. KofiAnnan <strong>en</strong> est parfaitem<strong>en</strong>t convaincu, comme il est convaincu de la nécessité de laréforme de l’institution qu’il dirige. Il est aussi consci<strong>en</strong>t que la prestation lam<strong>en</strong>table dela Commission des Droits de l’homme de l’ONU <strong>en</strong> 2003, qui s’est prés<strong>en</strong>tée comme ledéf<strong>en</strong>seur des pires régimes de la planète, n’est pas la meilleure façon de redorer le blasonde l’institution. La légitimité <strong>du</strong> Conseil de sécurité au XXI e siècle demande unemodification des membres perman<strong>en</strong>ts : il n’est pas possible de justifier une situationqui date de 1945 quand on prône de surcroît un monde multipolaire. On retarde sansarrêt cette réforme, mais il faudra bi<strong>en</strong> la faire un jour. Enfin, l’efficacité <strong>du</strong> Conseil estaussi <strong>en</strong> cause, puisqu’il a t<strong>en</strong>dance à se diviser dès qu’il se trouve devant une questionvraim<strong>en</strong>t difficile à traiter comme la violation d’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts pris ou le massacre depopulations civiles qui demand<strong>en</strong>t une mise <strong>en</strong> cause de la notion traditionnelle de souveraineté.Michel Rocard, il faut le préserver ce droit d’ingér<strong>en</strong>ce qui est Claude Moncorgéaujourd’hui m<strong>en</strong>acé, il faut le faire progresser. Comm<strong>en</strong>t allezvous,vous qui avez été chef <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t qui l’a codifié, nous aider à le faire progresser?Michel Rocard L’avantage avec ce qui précède, c’est que je n’ai plus ri<strong>en</strong> à dire !Tout a été dit, les argum<strong>en</strong>ts ont été croisés et comme vous êtestous seuls devant vos consci<strong>en</strong>ces, vos instrum<strong>en</strong>ts de jugem<strong>en</strong>t sont là. Quelquesremarques quand même. La première pour corriger les problèmes de terminologie : c<strong>en</strong>’est pas mon gouvernem<strong>en</strong>t qui a codifié le droit d’ingér<strong>en</strong>ce. Bernard Kouchner étaitalors secrétaire d’Etat aux Droits de l’homme et à l’Action humanitaire et je dois préciserque le ministère délégué aux Affaires étrangères n’a jamais approuvé ni surtout financéaucune de ses expéditions humanitaires. La Cour des Comptes m’a fait l’amitié de ne pasbeaucoup s’intéresser à la manière dont on a financé l’humanitaire p<strong>en</strong>dant cette période,mais au moins sachez que ce fut <strong>du</strong> bricolage : il faut bi<strong>en</strong> que l’arg<strong>en</strong>t des fonds spéciauxserve de temps <strong>en</strong> temps à quelque chose… et ce n’est sans doute pas ce que l’ona fait de pire !Bernard Kouchner est <strong>en</strong>tré un jour dans mon bureau <strong>en</strong> hurlant un certain nombre descandales, mais le mot "ingér<strong>en</strong>ce" n’est pas alors v<strong>en</strong>u dans la conversation. Nous avonsdécidé de nous battre pour le droit d’accès aux victimes, au profit des ONG et de la presse.Bernard Kouchner a rédigé un premier projet de résolution qui est passé par notreambassade à New York, avec l’évid<strong>en</strong>t scepticisme <strong>du</strong> ministère des Affaires étrangèreset tout cela s’est terminé par des négociations téléphoniques depuis Matignon <strong>en</strong>tre moimêmeet les principaux chefs d’Etats, de gouvernem<strong>en</strong>ts, membres <strong>du</strong> Conseil de sécurité.Les Chinois n’y ont vu aucune objection <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t que l’on ne touchait pas à laquestion <strong>du</strong> Tibet. Les plus <strong>du</strong>rs fur<strong>en</strong>t les Brésili<strong>en</strong>s qui r<strong>en</strong>contrai<strong>en</strong>t des problèmes terriblesdans leurs forêts où leurs grands propriétaires fonciers se révélai<strong>en</strong>t être de véritablestueurs. Ils craignai<strong>en</strong>t que la résolution que nous essayions de faire passer nous permettede mettre le nez dans leurs affaires. Finalem<strong>en</strong>t, après négociation, le Brésil s’estabst<strong>en</strong>u. Telle est la manière dont la résolution 43131 a été adoptée, mais elle ne parlepas de "l’ingér<strong>en</strong>ce" : elle prescrit seulem<strong>en</strong>t l’interdiction à quelque autorité étatique quece soit d’empêcher l’accès aux victimes. Elle est donc limitée aux situations de guerre, à33


Tablerondela souffrance de nature viol<strong>en</strong>te et causée par armes à feu. Mais je crois qu’il nous faudraitét<strong>en</strong>dre le concept d’ingér<strong>en</strong>ce à des problèmes <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>taux, climatologiques,fiscaux, etc. Le concept d’ingér<strong>en</strong>ce est pour moi beaucoup plus large et je trouvequ’on s’est un peu limités dans cette conversation.D’autre part, nous n’avons obt<strong>en</strong>u de modification <strong>du</strong> droit international que pour les viol<strong>en</strong>cesconstatées. Or tout le problème c’est qu’il n’y a pas une once d’évolution desconcepts, des mots et <strong>du</strong> droit sur l’aspect prév<strong>en</strong>tif. Vers quoi allons-nous maint<strong>en</strong>ant ?Tout ce qui a été dit m’amène à faire quelques remarques, l’une sur la France, l’autre surl’ONU.Personnellem<strong>en</strong>t, je n’ai pas été à l’aise dans cette affaire. J’ai trouvé absolum<strong>en</strong>t scandaleuxque beaucoup des g<strong>en</strong>s qui militai<strong>en</strong>t contre la guerre — ce qui était plutôt moncas, étant globalem<strong>en</strong>t un pacifique — oubliai<strong>en</strong>t complètem<strong>en</strong>t que Saddam Husseinétait un des plus grands criminels de guerre <strong>du</strong> XX e siècle. Nous savions tous que sonpeuple n’<strong>en</strong> pouvait plus et le résumé des horreurs qu’<strong>en</strong> a donné Jacky Mamou toute àl’heure n’est même pas exhaustif. Mais que les manifestants laiss<strong>en</strong>t dégénérer les positionsd’hostilité à la guerre <strong>en</strong> un souti<strong>en</strong> à Saddam était une faute qui confinait au crimeet ne permettait plus de se compr<strong>en</strong>dre sur la scène internationale. D’autre part, je suisaussi de ceux pour qui préservation de la légalité, quel qu’<strong>en</strong> soit le prix, est un <strong>en</strong>jeuconsidérable. À partir <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t où les Etats-Unis avai<strong>en</strong>t décidé de "s’asseoir dessus",cela emportait une image d’unilatéralisme, pas seulem<strong>en</strong>t dans les affaires stratégiques,mais égalem<strong>en</strong>t dans les affaires de climat ou de lutte contre les paradis fiscaux. Je signale<strong>en</strong> effet que les Etats-Unis ont quitté les trois ou quatre négociations <strong>en</strong> cours <strong>en</strong>matière d’armem<strong>en</strong>t, que les comités de surveillance <strong>du</strong> TNP (Traité de non-prolifération)sont arrêtés et que la révision <strong>en</strong>gagée de la Conv<strong>en</strong>tion de 1973 sur les armes biologiquesest égalem<strong>en</strong>t susp<strong>en</strong><strong>du</strong>e. Autrem<strong>en</strong>t dit, il y a un prix à l’unilatéralisme qui estloin de se limiter aux affaires stratégiques et je ne crois pas qu’on puisse réfléchir à cesquestions <strong>en</strong> isolant le stratégique <strong>du</strong> reste. Mais on ne peut pas nier qu’il était tout à faitimportant de se débarrasser de Saddam Hussein.Dans cette situation-là, j’accuse sol<strong>en</strong>nellem<strong>en</strong>t et fermem<strong>en</strong>t notre présid<strong>en</strong>t de laRépublique pour la manière qu’il a eu de gérer cette situation et ceci dans la perspectivedes crises internationales croissantes que nous aurons à traiter dans l’av<strong>en</strong>ir. Car ThérèseDelpech a raison : le XXI e siècle s’annonce avec des surcroîts de viol<strong>en</strong>ce dans tousles coins. Et il est loin d’être évid<strong>en</strong>t que l’ONU devi<strong>en</strong>ne capable de traiter ces crises,mais il y a un appr<strong>en</strong>tissage à faire et chaque crise représ<strong>en</strong>te donc un premier pas. C’estce qu’il fallait faire et que Jacques Chirac oublie, au début de la crise, d’<strong>en</strong> faire une basedes positions europé<strong>en</strong>nes est scandaleux. Rappelez-vous qu’au mom<strong>en</strong>t où tout s’estjoué, ni l’Espagne ni l’Italie n’avai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core bougé et une certaine modération dans lagestion <strong>du</strong> dossier aurait sans doute r<strong>en</strong><strong>du</strong> possible de travailler avec les Anglais. Nousn’avons pas compris que les Etats-Unis étai<strong>en</strong>t déterminés à la guerre. Dans cette affaire,il s’agit quand même de la relation de la France avec le reste <strong>du</strong> monde <strong>en</strong>tier. Maisj’<strong>en</strong> veux surtout à Chirac d’avoir géré cette affaire dans une provocation franchouillarde,d’avoir été heureux de se trouver <strong>en</strong> bonne relation avec une opinion peu responsable,mal informée sur le sujet et de con<strong>du</strong>ire la France vers une impasse diplomatique consistantà jouer à irriter les Américains — ce qui est évidemm<strong>en</strong>t maladroit — et devait coûtercher. J’ai inv<strong>en</strong>té pour l’occasion, moi qui ai beaucoup travaillé sur l’Afrique, un proverbeafricain que je vous propose : "Quand l’éléphant est blessé, tu ne vas pas lui chatouillerles moustaches" ! Cela me paraît évid<strong>en</strong>t et tout à fait africain, vous <strong>en</strong> convi<strong>en</strong>drez volontiers.On lui chatouille les moustaches d’une manière stupide alors qu’il eût suffi d’un peude précaution, de ret<strong>en</strong>ue diplomatique pour que cette position française devînt large-34


Dossierm<strong>en</strong>t une position des trois quarts <strong>du</strong> monde et que la cible ne puisse pas, pour l’administrationBush, dev<strong>en</strong>ir la France ! Tout ceci n’est pas pardonnable.Que doit-on retirer de ce débat ? Il est évid<strong>en</strong>t que le seul moy<strong>en</strong> de limiter l’unilatéralismeaméricain dans ces affaires consisterait d’abord à limiter le poids de l’argum<strong>en</strong>t selonlequel on ne peut ri<strong>en</strong> faire avec l’ONU. Il serait donc bi<strong>en</strong> de modifier immédiatem<strong>en</strong>t lechapitre VII de la Charte <strong>en</strong> matière de prév<strong>en</strong>tion de la dangerosité d’un dictateur et decon<strong>du</strong>ites locales. À mon avis, c’est ce qu’il y a de plus important à faire maint<strong>en</strong>ant, etc’est la seule conclusion qu’il faut tirer : les équipes de juristes doiv<strong>en</strong>t pro<strong>du</strong>ire <strong>du</strong>droit ou <strong>du</strong> moins de la proposition juridique !Pour terminer sur les Etats-Unis. Il est dangereux que nous ayons toutes ces conversations<strong>en</strong> accusant ou <strong>en</strong> nous opposant aux Etats-Unis. Je voudrais plaider devant vousque nous sommes mondialisés — vous l’avez appris sur le plan <strong>du</strong> commerce, de la culture— et je suis de ceux qui port<strong>en</strong>t haut le drapeau de la diversité culturelle, mais noussommes égalem<strong>en</strong>t mondialisés sur le plan civique. Je ne connais pas, <strong>en</strong> matière dedésarmem<strong>en</strong>t, sur la question des tribunaux internationaux ou <strong>en</strong> matière de climatologie,etc., de grande bataille mondiale qui ne se gagne sur le terrain des Etats-Unis. Noussommes <strong>en</strong> alliance avec certaines des forces progressistes des Etats-Unis et <strong>en</strong> cemom<strong>en</strong>t, le plus grand drame c’est probablem<strong>en</strong>t la grande hésitation des Démocratesaméricains. Mais il faut quand même essayer de compr<strong>en</strong>dre les Américains : pour unAméricain de base, qu’est-ce que c’est que les Europé<strong>en</strong>s ? Des bandes de gosses malapprisqui ne sav<strong>en</strong>t pro<strong>du</strong>ire que des guerres, tous les 30 ou 40 ans, aboutissant à dessituations criminelles et impossibles dont ils ne peuv<strong>en</strong>t sortir sans que l’Amériquedép<strong>en</strong>se énormém<strong>en</strong>t d’arg<strong>en</strong>t et perde des dizaines de milliers de soldats ! C’est le casde la Première <strong>Guerre</strong> mondiale, de la Seconde et, sur le plan technique, même si c’étaitbeaucoup plus petit, le cas de la Bosnie était id<strong>en</strong>tique ! Il <strong>en</strong> résulte culturellem<strong>en</strong>t uneimpossibilité d’admettre chez les Américains, y compris les Démocrates, qu’on puissefaire confiance <strong>en</strong> quoi que ce soit aux Europé<strong>en</strong>s. Mais ils considèr<strong>en</strong>t quand même quec’est le berceau de la civilisation chréti<strong>en</strong>ne, que c’est de là que vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t leurs pères etqu’il faut donc les protéger. Après la fin de la <strong>Guerre</strong> froide et la chute de l’Union soviétique,les Etats-Unis rest<strong>en</strong>t l’unique puissance militaire d’un monde dont ils ont laresponsabilité immédiate. Ils gèr<strong>en</strong>t d’abord cela avec distance, sachant qu’une partie deleur opinion est isolationniste, un peu xénophobe et tranquille. Bref, les Etats-Unis sontintouchables : il ne leur est jamais ri<strong>en</strong> arrivé, ils n’ont jamais été <strong>en</strong>vahis… et voilà le 11septembre ! Et à ce mom<strong>en</strong>t-là, tout change : les Etats-Unis sont gravem<strong>en</strong>t vulnérablesà un terrorisme sans Etat ou aidé par des Etats voyous. Panique américaine ! D’autantplus que le terrorisme ne concerne pas seulem<strong>en</strong>t les Américains puisque B<strong>en</strong> Lad<strong>en</strong> sedonnait pour mission de "détruire la civilisation juive et croisée" : il y <strong>en</strong> avait donc pourtout le monde et notamm<strong>en</strong>t pour nous Europé<strong>en</strong>s. Et voilà nos amis américains qui ses<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t un devoir de résistance, d’organiser la guerre, avec un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de l’urg<strong>en</strong>ce,de l’efficacité, de la rapidité de décision qui est sans commune mesure avec ce qui peutse passer à l’ONU. Au regard de l’expéri<strong>en</strong>ce de la Commission des Droits de l’hommeprésidée par la Libye et quelques autres mauvais coups, comme la Confér<strong>en</strong>ce de Durban,comm<strong>en</strong>t les Etats-Unis pouvai<strong>en</strong>t-ils avoir confiance dans ce "machin" pour faire lapaix dans un monde où la moitié des membres de l’ONU ne sont pas très propres sur leplan des Droits de l’homme et où un quart sont de franches dictatures ? ! Pour eux, c’estde la foutaise et ils vont se débarrasser de tout ça. Cette p<strong>en</strong>sée est exprimée avec uneforce énorme et une conviction telles qu’il n’y a pas d’alternative, même si un petit quartdes élus démocrates se batt<strong>en</strong>t à la marge pour éviter les déferlantes les plus graves.Parallèlem<strong>en</strong>t à ceci, d’ici tr<strong>en</strong>te ans, l’Asie contrôlera la moitié de la pro<strong>du</strong>ction mondiale.Or aucun pays d’Asie n’a sérieusem<strong>en</strong>t l’habitude de la démocratie et de la négociationpour traiter les conflits. Où est-ce qu’on va avec ça quand les intérêts vitaux seront35


Tableronde<strong>en</strong> cause ? Je ne peux pas vous dire que je suis prêt — au nom des Droits de l’hommeet de ma croyance naïve dans les peuples et la montée de la civilisation <strong>en</strong> Afrique, <strong>en</strong>Asie et <strong>en</strong> Amérique latine — à r<strong>en</strong>oncer à toute idée d’une solidarité des démocratiesoccid<strong>en</strong>tales. Même si je reste un homme de dialogue et d’ouverture, je dois dire qu’unpeu de sécurité au plan international n’est pas pour me déranger !Donc, on ne s’amuse pas avec les Etats-Unis quand ils sont dans cet état-là. Et je ne supporteplus les facilités de M. de Villepin à cet égard. Il s’amuse, il y pr<strong>en</strong>d plaisir et nousmet dans une situation invraisemblable. Il a eu l’autre jour, dans un colloque international,cette phrase superbe : "Le présid<strong>en</strong>t Chirac, le Pape et moi-même avons évité au mondele choc des civilisations !" Et la réponse est v<strong>en</strong>ue de la part de William Kristol 3 qui, <strong>en</strong>substance, lui a dit : "L’Amérique a des responsabilités que vous ne reconnaissez pas,c’est nous qui vous déf<strong>en</strong>dons, on n’a le droit ni à l’hésitation, ni de laisser faire le terrorismeet on fera ce qu’il faut. Et avec votre machin, l’ONU, vous nous gênez et par conséqu<strong>en</strong>t,nous nous expliquerons avec les g<strong>en</strong>s qui résist<strong>en</strong>t à ça car l’Amérique est rancunière".L’ambassadeur de France, un homme extrêmem<strong>en</strong>t intellig<strong>en</strong>t, lui dit alors :"C<strong>en</strong>’est pas vrai que l’Amérique est rancunière. Vous avez retravaillé avec le Japon et avecl’Allemagne après la dernière guerre". Et Kristol lui a alors répon<strong>du</strong> : "Oui, mais ces deuxpays avai<strong>en</strong>t eu le bon goût de se r<strong>en</strong>dre !" Voilà ! Je parle de l’équipe qui gouverneaujourd’hui les Etats-Unis dont le peuple n’a aucune consci<strong>en</strong>ce historique et dont lesdeux tiers des parlem<strong>en</strong>taires n’ont pas de passeport, un pays qui gouverne le mondeavec une méconnaissance et une abs<strong>en</strong>ce de toute dim<strong>en</strong>sion sociologique dans la formationde ses diplomates. Il y a donc tout un champ qui consiste à consolider le multilatéralismesans rechercher l’affrontem<strong>en</strong>t avec les Etats-Unis. Cela passe donc plus quejamais par une int<strong>en</strong>sification <strong>du</strong> travail multilatéral sur ce que j’évoquais toute à l’heure,le climat par exemple. De toute façon, nous ne gagnerons la bataille <strong>du</strong> multilatéralismequ’avec le peuple américain. La bagarre comm<strong>en</strong>ce par aller rechercher des alliés chezeux et non à s’énerver devant la domination des Etats-Unis.Merci beaucoup Michel Rocard. Nous ret<strong>en</strong>ons votre proposition Claude Moncorgéde modifier le chapitre VII de la Charte des Nations unies. Jepasse maint<strong>en</strong>ant la parole à Charles Josselin, anci<strong>en</strong> ministre de la Coopération.Charles Josselin Je ne suis pas un anci<strong>en</strong> combattant de l’action humanitaire et je neme s<strong>en</strong>s pas obligé de m’<strong>en</strong> excuser. À l’époque où certains ici — etje r<strong>en</strong>ds hommage à leur travail — ont forcé le pas pour faire <strong>en</strong>trer l’ingér<strong>en</strong>ce humanitairedans le droit, j’étais <strong>en</strong> tant qu’élu local mobilisé sur des questions de politique intérieure, etnotamm<strong>en</strong>t la gestion des politiques familiales. Et je me risquerai, pour éclairer le débat surl’ingér<strong>en</strong>ce, à une comparaison empruntée à ces questions familiales : l’id<strong>en</strong>tification de lamaltraitance est toujours une chose difficile et le choix qu’il faut faire <strong>en</strong>tre laisser l’<strong>en</strong>fantdans sa famille ou l’<strong>en</strong>lever à celle-ci revoie à la question de "l’après". Et si la question de l’ingér<strong>en</strong>cehumanitaire, d’une manière générale, soulève la question <strong>du</strong> "pourquoi" et de l’id<strong>en</strong>tification<strong>en</strong> particulier <strong>du</strong> flagrant délit qu’évoquait tout à l’heure Jacques Julliard, la questionreste surtout de savoir ce que l’on va faire "après". Oui, après, que devi<strong>en</strong>t la famille, quedevi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t les <strong>en</strong>fants ?Je voudrais dire à Mario Bettati que si l’argum<strong>en</strong>t humanitaire avait pu justifier légalem<strong>en</strong>t l’in-3William Kristol, auteur avec Lawr<strong>en</strong>ce F.Kaplan de Notre route comm<strong>en</strong>ce à Bagdad, Préface de François Heisbourg,Saint-Simon, 2003, 179 pages. Concernant la p<strong>en</strong>sée de William Kristol et plus largem<strong>en</strong>t, l’histoire et lesfondem<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> mouvem<strong>en</strong>t néo-conservateur américain dont il est l’un des t<strong>en</strong>ants, lire "Le stratège et le philosophe",par Alain Frachon et Daniel Vernet, Le <strong>Monde</strong>, 16 avril 2003.36


Dossierterv<strong>en</strong>tion, cela aurait été très bi<strong>en</strong>, mais cet argum<strong>en</strong>t-là n’avait aucune chance de prévaloiraux Etats-Unis. Car ce ne sont ni les argum<strong>en</strong>ts de la solidarité, ni ceux de la morale qui prévalai<strong>en</strong>tmais, <strong>en</strong> l’occurr<strong>en</strong>ce, celui de la sécurité. Au l<strong>en</strong>demain <strong>du</strong> 11 septembre, c’est lavolonté de revanche qui prédomine, mêlée à d’autres intérêts : une politique occid<strong>en</strong>tale auMoy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t qui exhale — nous le savons bi<strong>en</strong> — un parfum particulier, celui <strong>du</strong> pétrole.Tout ce qui a été dit sur Saddam Hussein est juste, mais dans la guerre de l’<strong>Irak</strong> contre l’Iran,c’est bi<strong>en</strong> l’Occid<strong>en</strong>t qui a largem<strong>en</strong>t armé Saddam Hussein pour faire la guerre au "grandSatan chiite"… Et je n’oublie pas que nos marchands de canons étai<strong>en</strong>t à la foire aux armesà Bagdad, même après qu’il ait utilisé ses armes chimiques contre les Kurdes. D’autres aussiétai<strong>en</strong>t là, comme Donald Rumsfeld et la société qu’il représ<strong>en</strong>tait alors… Ces choses-làmérit<strong>en</strong>t d’être dites pour compr<strong>en</strong>dre la réalité. Quant à l’ingér<strong>en</strong>ce humanitaire, je crois queson fondem<strong>en</strong>t juridique, c’est d’abord de garantir l’accès aux victimes quelles que soi<strong>en</strong>t lescirconstances. J’observe qu’à l’usage, on a su le faire parce qu’il y avait <strong>en</strong> face un pouvoirdont la faiblesse autorisait qu’on puisse mobiliser quelques moy<strong>en</strong>s pour atteindre ce résultat.Et quand je dis "quelques moy<strong>en</strong>s", je veux dire que si le coût <strong>du</strong> mainti<strong>en</strong> de la paix estconsidérable, celui <strong>du</strong> rétablissem<strong>en</strong>t de la paix l’est plus <strong>en</strong>core et c’est nécessairem<strong>en</strong>t proportionnelà l’importance <strong>du</strong> pays et à la réaction qu’il peut opposer. Or, quand on voit l’évolution<strong>du</strong> budget des interv<strong>en</strong>tions, on est effrayé de voir les crédits d’aide au développem<strong>en</strong>tqui ont t<strong>en</strong>dance à stagner, voire à diminuer, et la hausse <strong>du</strong> coût des interv<strong>en</strong>tions de mainti<strong>en</strong>ou de rétablissem<strong>en</strong>t de la paix. On se heurte alors à un problème considérable : si lesEtats-Unis ne veul<strong>en</strong>t pas repr<strong>en</strong>dre leur part dans le financem<strong>en</strong>t de ces opérations de mainti<strong>en</strong>de la paix, il est impossible de les mettre sur pied. Et l’on pourrait aligner des dizaines depays où sans opération de rétablissem<strong>en</strong>t de la paix il ne saurait y avoir de développem<strong>en</strong>t.On pourrait donc très bi<strong>en</strong> justifier l’ingér<strong>en</strong>ce humanitaire de ce point de vue, mais la questionse dédouble : premièrem<strong>en</strong>t, qui va payer et <strong>en</strong>suite, qui va faire la guerre ? Car j’observeque depuis longtemps nous sommes heureux de trouver des Pakistanais ou des Jordani<strong>en</strong>spour porter les couleurs des Nations unies parce que manifestem<strong>en</strong>t les pays occid<strong>en</strong>taux,dans leur globalité, y sont de moins <strong>en</strong> moins prêts.Je crois que si le principe même de l’ingér<strong>en</strong>ce humanitaire armée se justifie <strong>en</strong> théorie, lorsqu’onla pousse jusqu’au bout elle n’est pas facile à gérer. Je crois qu’<strong>en</strong> effet la couvertureonusi<strong>en</strong>ne demeure ess<strong>en</strong>tielle, et la suggestion que faisait Jacky Mamou de placer auprès<strong>du</strong> Secrétaire général des Nations unies un organisme humanitaire indép<strong>en</strong>dant chargé dequalifier l’urg<strong>en</strong>ce humanitaire va dans ce s<strong>en</strong>s. Reste <strong>en</strong>core à savoir comm<strong>en</strong>t se fera ladésignation de cet organisme, quand on sait les réalités que masqu<strong>en</strong>t parfois les meilleuresint<strong>en</strong>tions <strong>en</strong> matière humanitaire. En tout état de cause, id<strong>en</strong>tifier la situation qui justifie l’ingér<strong>en</strong>cehumanitaire demandera beaucoup de soin. Mais <strong>en</strong>core une fois, essayons de p<strong>en</strong>serà mobiliser les moy<strong>en</strong>s nécessaires pour que l’interv<strong>en</strong>tion humanitaire pr<strong>en</strong>ne égalem<strong>en</strong>t<strong>en</strong> charge la situation après l’urg<strong>en</strong>ce.Je ne suis <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> d’accord avec Charles Josselin. J’étais, il y a 8 Bernard Kouchnerjours, <strong>en</strong> Israël à l’Université B<strong>en</strong> Gourion — le seul <strong>en</strong>droit où travaill<strong>en</strong>t<strong>en</strong>core <strong>en</strong>semble les Palestini<strong>en</strong>s, les Jordani<strong>en</strong>s et lesIsraéli<strong>en</strong>s. Il y avait là une atmosphère d’espoir <strong>du</strong> fait de la position de Sharon qui, sousl’influ<strong>en</strong>ce de Bush, avait prononcé le mot irréversible "d’occupation". Ne parlons pas <strong>du</strong>pétrole avec mépris lorsqu’il s’agit des autres alors que ce pétrole, on <strong>en</strong> a au moinsautant besoin qu’eux, surtout lorsqu’on a une firme comme Total Fina Elf dont l’implication<strong>en</strong> <strong>Irak</strong> a été, c’est le moins qu’on puisse dire, constante. Car, le pétrole, c’est ce quevous mettez dans votre voiture et c’est ce que l’on met dans les avions. C’est trop facilede dire que ce n’est pas beau ce qui se passe autour <strong>du</strong> pétrole lorsqu’on voudrait <strong>en</strong>avoir plus que les autres. Autre chose, au Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t, on l’a vu avec Begin, c’est peut-37


Tablerondeêtre quelqu’un de droite qui fera la paix, c’est comme ça que ça se passe et <strong>en</strong> tout casc’est comme ça que c’est vécu, à la fois par les Palestini<strong>en</strong>s et par les Israéli<strong>en</strong>s. Et sipar hasard, c’est <strong>en</strong> effet la position de M. Bush qui fait évoluer les choses, je pr<strong>en</strong>d lepari que l’on dira que ce n’est pas bi<strong>en</strong> parce que c’était M. Bush. Et bi<strong>en</strong> moi, je diraique c’est bi<strong>en</strong>, même si c’est M. Bush ! Mais hélas, je n’y crois guère.Il ne faut pas mettre l’ingér<strong>en</strong>ce humanitaire à toutes les sauces. Le mot "humanitaire" neveut ri<strong>en</strong> dire. C’est de la politique à l’état brut que d’empêcher les g<strong>en</strong>s de mourir sousla botte d’un dictateur. Ce n’est pas de l’humanitaire, ce n’est pas de la médecine. Ce nesont pas les médecins qui font cela, c’est chaque homme et chaque femme de cetteterre, si elle a un tant soit peu de consci<strong>en</strong>ce. L’ingér<strong>en</strong>ce humanitaire c’est l’expressionqu’utilise Kofi Annan pour ne pas dire "droit d’ingér<strong>en</strong>ce" parce qu’avec le mot "humanitaire",ça passe mieux. L’humanitaire, c’est simplem<strong>en</strong>t donner aux politiques qui n’<strong>en</strong> ontpas consci<strong>en</strong>ce, la possibilité de faire l’impossible, l’im-pos-sible ! Ne demandez pas desrésolutions et des moy<strong>en</strong>s économiques d’avance, sinon vous ne ferez jamais ri<strong>en</strong> : il fautle faire et après on verra. Les tr<strong>en</strong>te ans de retard que nous sommes <strong>en</strong> train de pr<strong>en</strong>dresur les Droits de l’homme et les vingt ans que l’on pr<strong>en</strong>d sur le droit d’ingér<strong>en</strong>ce, c<strong>en</strong>’est pas un bon résultat. En effet, Charles Josselin, si on n’a pas les moy<strong>en</strong>s, on ne ferapas "l’après", mais on aura toujours les moy<strong>en</strong>s de faire un peu plus que de ne ri<strong>en</strong> faire! On a toujours les moy<strong>en</strong>s d’empêcher une victime — oui, on les compte une par une— et même si on n’a pas pu sauver tout le monde, au moins on a essayé : c’est commecela qu’il faut faire. On a toujours les moy<strong>en</strong>s <strong>du</strong> suivi, insuffisamm<strong>en</strong>t certes, mais onfinit par les obt<strong>en</strong>ir.L’interv<strong>en</strong>tion humanitaire, ça devrait être la politique extérieure fondée sur les Droits del’homme, de tous les hommes et toutes les femmes dans tous les pays <strong>du</strong> monde ! Bi<strong>en</strong>sûr que de s’allier avec Poutine c’est une erreur infinie par rapport à ce qui se passe <strong>en</strong>Tchétchénie, bi<strong>en</strong> sûr qu’il ne faut pas être un <strong>en</strong>fant : on sait que la naïveté ne paie pas<strong>en</strong> politique et on sait qu’<strong>en</strong> <strong>Irak</strong> il y a des intérêts qui ne sont pas seulem<strong>en</strong>t moraux,mais aussi économiques, stratégiques, politiques. Je le sais bi<strong>en</strong> sûr. Alors, c’est vrai, M.Bush n’est pas <strong>du</strong> côté des idées que l’on déf<strong>en</strong>d d’habitude, et alors ? Il s’agit toujourset avant tout des victimes et on ne peut pas dire après : "elles ont eu tort d’accepter, ellesont eu tort d’être libérées". On ne peut pas le dire. Seules les victimes peuv<strong>en</strong>t le dire.Mais non, on ne l’a pas compris.Jacques Julliard Lorsque Bernard Kouchner et Michel Rocard nous dis<strong>en</strong>t que lesmanifestations contre la guerre étai<strong>en</strong>t teintées d’une forme desouti<strong>en</strong> à Saddam Hussein, c’est un peu comme si l’on disait quetous les profs qui ont fait grève <strong>en</strong> mai et juin avai<strong>en</strong>t boycotté tous les exam<strong>en</strong>s ! Bi<strong>en</strong>sûr qu’il y a eu des souti<strong>en</strong>s à Saddam Hussein, mais vous ne me ferez pas croire queles millions d’Itali<strong>en</strong>s, d’Espagnols, d’Anglais ou de Français qui ont manifesté étai<strong>en</strong>ttous des partisans de Saddam ou même seulem<strong>en</strong>t des pacifistes ! Ce n’étai<strong>en</strong>t pastous des pacifistes ! Je crois que vous passez à côté de quelque chose qui, à mes yeux,devi<strong>en</strong>t très important, c’est la naissance d’une opinion publique sur les problèmesinternationaux. Que cela plaise ou non, que l’on soit d’accord ou non avec ce que cetteopinion a exprimé, il faut bi<strong>en</strong> voir les choses telles qu’elles sont : il y a eu un mouvem<strong>en</strong>td’indignation contre ce qui se passait, contre la manière dont ça se passait maisnon pas <strong>en</strong> faveur de Saddam.D’autre part, Thérèse Delpech disait que l’Europe déf<strong>en</strong>dait le statu quo. C’est peutêtrevrai, mais ce qu’elle n’a pas dit, c’est que les États-Unis déf<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t le retour <strong>en</strong>38


Dossierarrière et c’est cela qui m’inquiète. Car, <strong>en</strong> effet, si véritablem<strong>en</strong>t l’Europe est dev<strong>en</strong>ueextrêmem<strong>en</strong>t timorée et qu’elle n’a pas le courage d’avoir une politique étrangère, ni laFrance, ni l’Allemagne, ni la Grande-Bretagne — sauf quelques personnalités commeBlair ou Aznar — n’ont eu le courage d’une politique étrangère soit clairem<strong>en</strong>t pro-américaine,soit clairem<strong>en</strong>t indép<strong>en</strong>dante des Etats-Unis. Et cela, c’est beaucoup plusembêtant. Car ce que déf<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t actuellem<strong>en</strong>t les Etats-Unis, c’est un ordre <strong>du</strong> mondeoù les nations ne sont plus sur le même plan. Il suffit de lire dans les journaux, etnotamm<strong>en</strong>t la presse anglo-saxonne, comm<strong>en</strong>t les Américains déclar<strong>en</strong>t qu’il existedésormais deux sortes de nations, les Etats-Unis et le reste <strong>du</strong> monde. Ils s’oppos<strong>en</strong>tà ce que les soldats américains soi<strong>en</strong>t justiciables de la Cour Pénale Internationale maisils sont d’accord pour que le reste <strong>du</strong> monde y soit soumis… Et c’est comme cela danspresque tous les domaines. Je p<strong>en</strong>se que vous sous-estimez l’importance <strong>du</strong> tournantdans la politique étrangère des Etats-Unis. J’approuvais celle de Reagan et je désapprouvecelle de Bush. Voilà ! J’étais pour la <strong>Guerre</strong> des Étoiles, mais je n’étais pas pourla guerre <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>.Enfin, <strong>en</strong> ce qui concerne l’illégalité. Bernard Kouchner a parlé de "l’illégalité féconde".Je suis d’accord lorsque l’illégalité a pour objet d’élargir le champ <strong>du</strong> droit et les Droitsde l’homme, mais si, <strong>en</strong> revanche, on vante l’illégalité telle que la pratiqu<strong>en</strong>t aujourd’-hui les Etats-Unis, alors là, ça me gêne beaucoup. Et je ne voudrais pas que, par lagénérosité qui est la si<strong>en</strong>ne, Bernard Kouchner <strong>en</strong> arrive à confondre ces deux formesd’illégalité.Et je termine par l’ONU. J’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds tout le monde l’accabler, mais qu’est-ce que c’estque l’ONU ? C’est l’<strong>en</strong>semble des pays qui la compos<strong>en</strong>t et sa faiblesse réside dans lavolonté d’un certain nombre de nations d’affaiblir l’ONU. Et lorsque l’on dit que l’on vaà la fois aider les Américains et aider l’ONU alors que l’objet de l’administration américaineest précisém<strong>en</strong>t de la détruire, je crois qu’il faut pr<strong>en</strong>dre garde. Naturellem<strong>en</strong>t,on peut faire des phrases sur le fait que la Commission des Droits de l’homme est présidéepar la Libye — et c’est vrai que c’est une honte — mais est-ce que nous voulonsfaire une ONU des honnêtes g<strong>en</strong>s qui soit un décalque de l’OTAN à direction américainequi fonctionne très bi<strong>en</strong> où il y a des g<strong>en</strong>s très conv<strong>en</strong>ables mais dont le reste <strong>du</strong>monde — les g<strong>en</strong>s pas conv<strong>en</strong>ables — ne ferait pas partie ?… Le pari de l’ONU estfondé sur le fait de trouver un minimum de solutions <strong>en</strong>tre des g<strong>en</strong>s avancés et desg<strong>en</strong>s <strong>en</strong> retard, <strong>en</strong>tre des pays civilisés et des pays qui sont parfois barbares, mais c’estle pari de la paix. Alors je ne suis pas d’accord avec toutes ces grandes tirades qui aboutiss<strong>en</strong>tà la destruction de l’ONU. Pour moi, ce n’est pas de l’immobilisme, c’est de larégression.Jacky Mamou J’ai comm<strong>en</strong>cé mon interv<strong>en</strong>tion <strong>en</strong> faisant la litaniedes crimes contre l’humanité, des crimes de guerre,des violations massives des Droits de l’homme <strong>du</strong> régime de Saddam Hussein.Pourquoi ai-je consacré trois ou quatre minutes à cela ? Parce que s’estdéveloppé, avant la guerre, un exercice de rhétorique — <strong>en</strong> particulier dansl’opinion française — consistant pour des hommes politiques, des éditorialistes,à dire <strong>en</strong> une demi-ligne que le régime de Saddam est naturellem<strong>en</strong>t unrégime dictatorial pour <strong>en</strong>suite consacrer une page et demie à Bush, à l’unilatéralismeaméricain, à l’impérialisme, etc.. C’est-à-dire qu’on perdait de vuel’ess<strong>en</strong>tiel : les populations qui souffr<strong>en</strong>t ou qui ont souffert. Est-ce que, ouiou non, ce peuple est un peuple martyre ?J’ai été consterné par la nature <strong>du</strong> débat <strong>en</strong> France. On peut se moquer de lachaîne de télévision américaine Fox News, mais quelle était la t<strong>en</strong>eur desdébats dans le service public, à France Inter ou ailleurs ? C’était le matraqua-39


Tablerondege tous les matins de 7 h à 9 h sur France 2 contre la guerre… Mais il n’y apas eu de débat réel : il concernait uniquem<strong>en</strong>t les histoires de Conseil desécurité, l’impérialisme américain, et <strong>en</strong> tout cas jamais le débat n’a concernéles populations iraki<strong>en</strong>nes, ja-mais ! ja-mais !Quant à la prise de consci<strong>en</strong>ce que vous avez semblé constater avec lesmanifestations, je m’excuse mais c’est la "p<strong>en</strong>sée politique zéro". C’est lap<strong>en</strong>sée binaire : les bons d’un côté, les méchants de l’autre, c’est ce qu’onappr<strong>en</strong>d quand on joue aux Cow-boys et aux Indi<strong>en</strong>s quand on est <strong>en</strong>fant !Voilà le niveau politique <strong>du</strong> débat tel qu’il s’est passé <strong>en</strong> France !Mario Bettati Voilà une indignation sympathique que je partage <strong>en</strong> grandepartie. Je voudrais juste attirer égalem<strong>en</strong>t votre att<strong>en</strong>tionsur le fait que nous sommes <strong>en</strong> partie responsables de tout ce qui ne va pasdans l’opinion et de tout ce qui peut constituer des dérives. Nous et bi<strong>en</strong> sûr lapresse. A plusieurs reprises dans ce débat a été dénoncée la Commission desDroits de l’homme des Nations unies. Est-ce que vous savez ce que c’est, cettecommission ? C’est un organisme qui ne sert à ri<strong>en</strong>, un organisme qui ne décideri<strong>en</strong>, qui siège dans la G<strong>en</strong>ève aseptisée au bord <strong>du</strong> lac, composée de 50 Etats,dont un certain nombre sont majoritairem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> tiers-monde et ont donc, toutnaturellem<strong>en</strong>t, élu la Libye comme présid<strong>en</strong>te. Cela provoque l’indignation généraleet on ne parle plus que de cela. En revanche, quand l’Assemblée Générale quisiège à New York et qui est composée de 190 Etats vote, à trois exceptions près,des textes accablants sur l’<strong>Irak</strong>, personne n’<strong>en</strong> parle ! Alors pourquoi ?Parce que les Français, de la gauche à la droite — y compris les extrêmes Bernard Kouchner—, sont heureux de se prononcer contre l’Amérique, <strong>en</strong> l’occur<strong>en</strong>ce l’administrationrépublicaine de M. Bush qui, malgré le 11 septembre, ne pouvaitpas dans son simplisme apparaître comme crédible. Mais on ne va pas s’accabler les uns etles autres. La réalité de l’<strong>Irak</strong>, c’était un nombre imm<strong>en</strong>se de morts et des souffrances atrocesdepuis 35 ans. Que la presse se soit précipitée sur le fait que la Libye préside cette Commissiondes Droits de l’homme, cela pouvait se justifier, mais ce qui est intéressant c’est que la résolution<strong>du</strong> 23 janvier 2003 sur l’<strong>Irak</strong> n’ait suscité aucun intérêt <strong>en</strong> France parce que la gauche et la droiteavai<strong>en</strong>t décidé que ce n’était pas intéressant. C’est pourquoi, personnellem<strong>en</strong>t, j’ai trouvé que legeste de Dominique de Villepin se dressant devant Colin Powell — qui était notre allié — représ<strong>en</strong>taitla négation même d’une politique inv<strong>en</strong>tive. C’était véritablem<strong>en</strong>t la fin, on ne pouvait plusespérer une majorité suffisante pour s’opposer à la guerre. Or — et là je n’étais pas <strong>du</strong> tout d’accordavec Charles Josselin — je suis persuadé que l’unanimité suffit pour que l’on trouve desmoy<strong>en</strong>s. Regardez combi<strong>en</strong> il y a eu de morts au Congo et tout le monde s’<strong>en</strong> fichait ! Il a falludes années pour qu’une force de paix puisse se mettre <strong>en</strong> place. Plus l’opinion publique est rapidem<strong>en</strong>talertée et plus cela peut aller vite. Et donc, dans le cas de l’<strong>Irak</strong>, on aurait trouvé lesmoy<strong>en</strong>s. Arrêtez de p<strong>en</strong>ser comme des économistes ! Les moy<strong>en</strong>s, on les trouve toujours quandon veut.Quand Jacques Julliard dit que les manifestants n’ont pas servi Saddam Hussein, je ne suis pasd’accord. Il fallait lire les journaux à ce mom<strong>en</strong>t-là pour connaître les réactions des gouvernantsiraki<strong>en</strong>s car c’est à ce mom<strong>en</strong>t-là qu’ils ont r<strong>en</strong>forcé leur position, puisque l’<strong>en</strong>semble <strong>du</strong> monde,<strong>en</strong> tout cas une majorité, avait l’air de défiler contre les Américains. J’<strong>en</strong> ai fait des manifestationsdans ma vie, je sais que c’est facile de trouver des slogans, d’être <strong>du</strong> côté des Droits de l’homme.Mais ce débat sur ce qui représ<strong>en</strong>te un véritable fracas dans l’opinion mondiale et qui va40


Dossierconditionner les rapports internationaux p<strong>en</strong>dant bi<strong>en</strong> longtemps, n’a pas eu lieu sur le fondem<strong>en</strong>tmême de l’action humanitaire, c’est-à-dire les Droits de l’homme, qui ont été totalem<strong>en</strong>t passéssous sil<strong>en</strong>ce. Mais surtout le débat fondam<strong>en</strong>tal qui n’a pas eu lieu, c’était celui sur le thème :qu’est-ce qu’on fait contre un dictateur ? Et c’est là, je p<strong>en</strong>se, qu’il y a une régression dans cecombat que vous avez appelé "humanitaire" mais qui est politique aussi.Et maint<strong>en</strong>ant, j’espère — si ça se passe un peu mieux que ça ne se passe maint<strong>en</strong>ant — qu’onva découvrir ce qu’était la réalité de ce peuple depuis 35 ans et on se dira alors que, Bush ou pas,c’était ce que demandai<strong>en</strong>t les <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s eux-mêmes, je le répète, malgré les erreurs et les m<strong>en</strong>songesaméricains. Bi<strong>en</strong> sûr qu’il y a des conséqu<strong>en</strong>ces — les m<strong>en</strong>aces <strong>en</strong>vers la Syrie, <strong>en</strong>versl’Iran et plus largem<strong>en</strong>t la stabilité au Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t — mais si cela pouvait marcher, ce serait dansnotre intérêt aussi si nous sommes <strong>en</strong> faveur des Droits de l’homme et de la paix. Le vrai défimaint<strong>en</strong>ant c’est d’aider à ce que ce soit l’ONU qui aide à la démocratisation <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> et qu’on évoluesur plusieurs années vers un régime qui soit un peu mieux que celui de Saddam Hussein…Réaction dans la salleA condition que ce ne soit pas une croisade…Et alors ? Même si c’est une croisade ! Il y a un livre d’Arthur Kœstlerqui s’appelle Croisade sans croix, relisez-le. C’est aux <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s deBernard Kouchnernous dire si nous avons eu raison de les sout<strong>en</strong>ir contre la dictature.N’était-ce pas une croisade quand nous sommes allés au Kosovo ? Et pourtant, il n’y avaitaucune urg<strong>en</strong>ce. Après les bombardem<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> <strong>en</strong> 1991, on aurait pu le faire, est-ce quecela aurait été une croisade aussi ? Si on ne l’a pas fait à ce mom<strong>en</strong>t-là, c’est parce qu’onétait interv<strong>en</strong>us pour le pétrole, beaucoup plus qu’<strong>en</strong> 2003 et on négligeait les Droits del’homme, y compris nous, Français, qui étions dans la coalition. Je suis sûr que si Mitterrandavait <strong>en</strong>core été présid<strong>en</strong>t <strong>en</strong> 2003, nous aurions été dans la coalition et peut-être queça aurait changé les choses, croisade ou pas. Quand on fait la guerre contre les nazis, estceune croisade ? Saddam était un nazi ou presque, non !Thérèse Delpech On a beaucoup parlé de l’unilatéralisme américain et je p<strong>en</strong>se, <strong>en</strong>effet, que c’est un des grands problèmes de la sécurité internationale<strong>du</strong> XXI e siècle. Simplem<strong>en</strong>t, cet unilatéralisme se nourrit de l’incapacité des Europé<strong>en</strong>sà assumer leurs responsabilités mondiales. On a aussi dit que l’une des conséqu<strong>en</strong>cesde ce débat devrait être d’élargir le champ <strong>du</strong> droit et je suis mille fois d’accord.Mais il faudrait aussi mieux faire respecter le droit ! Les Conv<strong>en</strong>tions de G<strong>en</strong>ève sontuniversellem<strong>en</strong>t signées, mais elles sont systématiquem<strong>en</strong>t violées. Quelles <strong>en</strong> sont lesconséqu<strong>en</strong>ces aujourd’hui ? Qui fait quoi <strong>en</strong> cas de violation ? N’est-ce pas aussi unequestion importante de droit international ? Qui <strong>en</strong> parle ? Enfin, je dois dire, comme l’aaffirmé Jacky Mamou, que la presse était très majoritairem<strong>en</strong>t contre la guerre <strong>en</strong> France— c’est à mon avis une évid<strong>en</strong>ce — et surtout elle n’a jamais cherché à lancer un vraidébat sur tous les <strong>en</strong>jeux dont nous avons parlé aujourd’hui. Pourquoi ? C’est un problèmepour notre démocratie.Je voudrais terminer <strong>en</strong> rappelant un fait qui me paraît hautem<strong>en</strong>t significatif : quand il aété question <strong>du</strong> sac <strong>du</strong> musée de Bagdad — qui paraît d’ailleurs très mesuré avec letemps —, il y a eu au plus haut niveau de l’Etat une déclaration sur un "crime contre l’humanité".Je n’ai ri<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> de tel quand on a découvert les charniers des victimes deSaddam Hussein. C’est une comparaison qui <strong>en</strong> dit long !41


TablerondeOn pourrait aussi parler de l’Afghanistan 18 mois après les Claude Moncorgébombardem<strong>en</strong>ts et dire que les moy<strong>en</strong>s qui avai<strong>en</strong>t étépromis pour ce pays ont été repris aujourd’hui au profit de l’<strong>Irak</strong>. Autant dire qu’auniveau de l’action humanitaire ce n’est pas évid<strong>en</strong>t puisque certains de nos programmesqui étai<strong>en</strong>t financés aujourd’hui ne le sont plus <strong>en</strong> raison de l’<strong>Irak</strong>. Effectivem<strong>en</strong>t,on ne parle jamais d’arg<strong>en</strong>t quand il s’agit de déclarer la guerre, mais cela pose de gravesquestions après le conflit. Et même si l’<strong>Irak</strong> est pot<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t un pays riche,contrairem<strong>en</strong>t à l’Afghanistan, peut-être faut-il aider les <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s à organiser leurs richesses.Merci aux six interv<strong>en</strong>ants et amis qui sont v<strong>en</strong>us débattre avec nous, sachant quece débat n’épuise pas la réflexion sur le droit d’ingér<strong>en</strong>ce, et notamm<strong>en</strong>t son élargissem<strong>en</strong>taux victimes des droits civils, économiques, sociaux et culturels.


<strong>Guerre</strong> <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> :les représ<strong>en</strong>tations humanitaires<strong>en</strong> question• Par Pierre SalignonL’off<strong>en</strong>sive militaire américano-britanniquecontre l’<strong>Irak</strong> n’aura <strong>du</strong>ré qu’un mois. Elle adébuté fin mars 2003 avec les premiersbombardem<strong>en</strong>ts américains de la capitaleiraki<strong>en</strong>ne, Bagdad. C’est là égalem<strong>en</strong>t qu’ellea pris fin cinq semaines plus tard avec ledéboulonnage symbolique et médiatiséd’une statue <strong>du</strong> dictateur Saddam Hussein,<strong>en</strong> face de l’hôtel Palestine, siège des journalistesinternationaux tout au long <strong>du</strong>conflit.Le régime totalitaire de Saddam Husseins’est ainsi effondré sans réelle résistance.L’interv<strong>en</strong>tion militaire américano-britanniqueaura été décl<strong>en</strong>chée unilatéralem<strong>en</strong>t,sans l’aval <strong>du</strong> Conseil de sécurité des Nationsunies. Objectifs affichés ? "Détruire les armesde destruction massive" <strong>en</strong> possession supposée<strong>du</strong> dictateur iraki<strong>en</strong>, "préserver la sécuritéinternationale" et "rétablir la démocratie<strong>en</strong> <strong>Irak</strong>".Prés<strong>en</strong>tée comme "prév<strong>en</strong>tive" ou "juste",cette campagne militaire a été courte, lesbombardem<strong>en</strong>ts viol<strong>en</strong>ts. Sa mise <strong>en</strong> scène"humanitaire", orchestrée par l’administrationaméricano-britannique et servie par lesjournalistes embarqués avec les troupescombattantes, n’aura été qu’un leurre parfoisbi<strong>en</strong> utile pour masquer les véritables43


1Libération, 23 mars2003.raisons de son décl<strong>en</strong>chem<strong>en</strong>t mais aussiles conditions de sa con<strong>du</strong>ite 1 .Par leurs actions de communication, lesacteurs humanitaires ont, eux aussi, <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ules confusions provoquées par l’opérationmilitaire contre l’<strong>Irak</strong>. S’ils soulignai<strong>en</strong>tleur peur de voir la population civiledev<strong>en</strong>ir la première victime de la guerre,leurs représ<strong>en</strong>tations de la réalité ont étésouv<strong>en</strong>t décalées, voire volontairem<strong>en</strong>texagérées. Les opérations de secours sontpourtant restées limitées tout au long <strong>du</strong>conflit.Pour ou contre la guerre ?2Le Quotidi<strong>en</strong> <strong>du</strong>médecin, 7 mars2003.3www.oxfam.co.ukVoir notamm<strong>en</strong>t "<strong>Irak</strong>,Relations <strong>en</strong>trehumanitaires et militaires",BriefingPaper, n°41, mars2003.Avant même le début <strong>du</strong> conflit, <strong>en</strong> plein préparatifs militaires,rares ont été les organisations humanitaires occid<strong>en</strong>talesà ne pas exprimer leur opposition à la guerre."La Croix-Rouge française souhaite la poursuite obstinée desefforts <strong>en</strong> vue d’aboutir à une solution pacifique évitant auxpopulations de nouvelles et cruelles épreuves" 2 . A l’instar decertains humanitaires, son présid<strong>en</strong>t, le professeur MarcG<strong>en</strong>tilini, voulait croire début mars que la guerre n’était pas<strong>en</strong>core inéluctable."Nous continuons à récuser (sa) nécessité, compte t<strong>en</strong>u despossibilités pacifiques de désarmem<strong>en</strong>t de l’<strong>Irak</strong>" déclarai<strong>en</strong>tde leur côté dans un communiqué commun Action contre laFaim, Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, Handicap International, PremièreUrg<strong>en</strong>ce, Solidarité et Enfants <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>.De son coté, OXFAM, l’organisation anglaise, s’inquiétait dela "catastrophe humanitaire" à v<strong>en</strong>ir, une telle perspectiveétant avancée comme un argum<strong>en</strong>t contre la guerre 3 .Médecins Sans Frontières (MSF) ne s’est pas associé à cesdéclarations : "En tant qu’organisation médicale internationa-44


Dossierle, notre rôle est de porter assistance aux populations affectéespar les viol<strong>en</strong>ces et la guerre. C’est le cas <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>comme dans les autres zones de conflit où nous interv<strong>en</strong>onsdans le monde. Si nous n’avons pas à nous prononcer pourou contre la guerre — au risque de perdre l’impartialité quinous permet de v<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> aide aux civils, sans discriminationet de façon désintéressée — il s’agit pour nous de tout fairepour alléger les souffrances imposées aux civils dans cespériodes de viol<strong>en</strong>ce extrême". Il reste que l’image anti-guerreassociée au prix Nobel de la paix reçu par MSF <strong>en</strong> 1999 n’apas facilité la diffusion et la compréh<strong>en</strong>sion d’un tel message4 .Aux Etats-Unis, la plupart des ONG se déclarai<strong>en</strong>t prêtes àinterv<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> avec des fonds <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t américain,sans remettre <strong>en</strong> cause le bi<strong>en</strong>-fondé de la guerreannoncée. L’organisation International Rescue Committee(IRC) espérait début janvier 2003 que la guerre serait évitée,tout <strong>en</strong> demandant, si elle devait avoir lieu, que "les <strong>en</strong>fantsiraki<strong>en</strong>s soi<strong>en</strong>t assistés".Aux Nations unies, <strong>en</strong> raison de l’opposition affichée contrela guerre par plusieurs membres perman<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> Conseil desécurité — dont la France — privilégiant une solution diplomatiqueet la poursuite <strong>du</strong> processus des inspections <strong>en</strong> désarmem<strong>en</strong>t,le Secrétaire général des Nations unies s’estrefusé à <strong>en</strong>visager son décl<strong>en</strong>chem<strong>en</strong>t jusqu’au derniermom<strong>en</strong>t. Début février, cep<strong>en</strong>dant, le Haut commissaire desNations unies pour les réfugiés (HCR), M. Lubbers, exprimaitson inquiétude face à l’abs<strong>en</strong>ce de mobilisation des paysdonateurs, et notamm<strong>en</strong>t des Etats-Unis, pouvant permettreau HCR de se préparer aux conséqu<strong>en</strong>ces "humanitaires"d’une interv<strong>en</strong>tion militaire <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. Il était un des rares officielsdes Nations unies à accepter de pr<strong>en</strong>dre la parole alorsque peu d’officiels onusi<strong>en</strong>s étai<strong>en</strong>t disposés à le faire, tousinquiets d’avaliser ainsi l’action militaire unilatérale <strong>du</strong> présid<strong>en</strong>tBush et de ses alliés. M. Lubbers accusait ces derniersde "ne pas s’être préparés" à faire face aux "coûts" de cetteaction armée sur les civils iraki<strong>en</strong>s. Yussuf Hassan, porteparole<strong>du</strong> HCR à New York s’inquiétait de voir des fondsnécessaires à des "opérations vitales", comme cellesm<strong>en</strong>ées <strong>en</strong> Angola, <strong>en</strong> Afghanistan et <strong>en</strong> Côte d’Ivoire,détournés afin de se préparer à la crise pot<strong>en</strong>tielle <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> etdans les pays limitrophes. "Les Nations unies sont souv<strong>en</strong>tcritiquées de ne pas être préparées. Maint<strong>en</strong>ant que noussommes prêts, nous courons le risque de ne pas être finan-4www.paris.msf.org45


5"UN giv<strong>en</strong> peanutsfor Iraq clean up",BBC website, 4February 2003.cés" déclarait alors Steph<strong>en</strong> Johnson, directeur adjoint d’O-CHA (United Nations Office for the Coordination of HumanitarianAffairs – Bureau de la coordination des affaires humanitaires),sans cacher sa crainte de participer à une opérationde "cleaning up" (nettoyage) après une guerre décl<strong>en</strong>chée <strong>en</strong><strong>Irak</strong> par "les Etats les plus puissants". Et le même Steph<strong>en</strong>Johnson de conclure : "Nous devons nous demander si noussommes d’accord avec le rôle qu’on veut nous faire jouer.Voulons-nous jouer ce rôle ? Avons-nous été mis <strong>en</strong> placepour cela ?" 5 . Cette question résumait le dilemme se posantaux Nations unies mais aussi à l’<strong>en</strong>semble de la "communautéhumanitaire" dans cette guerre décidée hors <strong>du</strong> cadredes Nations unies par la première puissance mondiale.Une catastrophe humanitaireannoncée6Libération, 4 mars2003.Avant même le début <strong>du</strong> conflit, les Nations unies ont annoncéle risque de "catastrophe humanitaire" <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. Un plan deconting<strong>en</strong>ce des Nations unies faisait état de 500 000 victimesciviles si la guerre était décl<strong>en</strong>chée. Le HCR se préparaità accueillir plus de 600 000 réfugiés dans les pays voisins.L’arg<strong>en</strong>t américain ne tarda pas d’ailleurs à couler déjàdans le pipeline des préparatifs de la "probable" guerre. Le 6février, le HCR recevait de Washington une quinzaine demillions de dollars destinés à couvrir des préparatifs pourfaire face à l’exode att<strong>en</strong><strong>du</strong> de réfugiés. "Il s’agit d’un souti<strong>en</strong>supplém<strong>en</strong>taire afin d’aider au pré-positionnem<strong>en</strong>t de vivreset de personnel <strong>en</strong> vue d’une urg<strong>en</strong>ce humanitaire pot<strong>en</strong>tielleau Proche-Ori<strong>en</strong>t" disait Kevin Moley, l’ambassadeur américain<strong>en</strong> poste aux Nations unies à G<strong>en</strong>ève 6 .De leur côté, les ONG <strong>en</strong>voyai<strong>en</strong>t <strong>du</strong> matériel et des équipes<strong>en</strong> Jordanie, Iran, Syrie et Turquie. Seules quelques organisations,comme Première Urg<strong>en</strong>ce, MSF et le CICR <strong>en</strong>visageai<strong>en</strong>tde maint<strong>en</strong>ir <strong>du</strong> personnel <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, tout <strong>en</strong> s’interrogeantsur l’espace "humanitaire" que pourrai<strong>en</strong>t leur concéderles belligérants.Rares sont les ONG à ne pas avoir alors cédé aux déclarationsalarmistes. Si le professeur Marc G<strong>en</strong>tillini, présid<strong>en</strong>tde la Croix-Rouge française, s’élevait "contre certainstableaux dramatiques de la situation des civils", il lançait au46


Dossiermême mom<strong>en</strong>t, "face à la catastrophe humanitaire annoncée",un appel à la générosité <strong>du</strong> public 7 . De nombreuses autresONG françaises lui emboîtai<strong>en</strong>t le pas. On observait lemême processus aux USA et <strong>en</strong> Grande-Bretagne. Desappels "humanitaires" étai<strong>en</strong>t lancés par CARE international,OXFAM, Save the Childr<strong>en</strong>, Christian Aid, ActionAid...Pour sa part, MSF a décidé de ne pas faire d’appel public tantque les opérations de secours n’étai<strong>en</strong>t pas lancées. Lapériode de guerre a été financée sur fonds propres. Maisl’exercice de communication aura été périlleux. Il s’agissaitd’insister sur la réactivité de MSF sans recourir au pré-positionnem<strong>en</strong>tmassif des volontaires et <strong>du</strong> matériel autour del’<strong>Irak</strong>, tel que le faisai<strong>en</strong>t d’autres organisations.7AFP, 26 mars 2003.Des représ<strong>en</strong>tations erronéesFinalem<strong>en</strong>t, les combats et les bombardem<strong>en</strong>ts dits "intellig<strong>en</strong>ts"n’ont pas provoqué des déplacem<strong>en</strong>ts massifs depopulation... et la crise att<strong>en</strong><strong>du</strong>e n’a pas eu lieu. Mais <strong>en</strong> mettant<strong>en</strong> avant les risques "humanitaires", l’institution onusi<strong>en</strong>ne,comme certaines ONG, ont cédé, certainem<strong>en</strong>t sans levouloir, à la propagande américaine qui cherchait à hâter ledéploiem<strong>en</strong>t militaire.Ce cercle vicieux a continué p<strong>en</strong>dant la guerre. L’interruptiondes distributions d’aide alim<strong>en</strong>taire dans le cadre <strong>du</strong> programmeonusi<strong>en</strong> "Pétrole contre nourriture", conjuguée auxdestructions soi-disant provoquées par les combats, faisaitdire à l’UNICEF que près de 100 000 <strong>en</strong>fants de moins de 5ans étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> danger de mort ; <strong>en</strong> raison des problèmesd’accès à l’eau potable, les cas de choléra et de dys<strong>en</strong>terierisquai<strong>en</strong>t de se multiplier et 400 000 civils courai<strong>en</strong>t lerisque d’être contaminés selon l’OMS 8 . Le porte-parole <strong>du</strong>Programme alim<strong>en</strong>taire mondial (PAM), Trevor Rowe déclaraitmême de façon prospective : "Ce qui nous att<strong>en</strong>d, c’estd’avoir à nourrir 27 millions de personnes. Soit la totalité dela population iraki<strong>en</strong>ne. Aussi <strong>en</strong>visageons-nous un énormeprogramme, probablem<strong>en</strong>t le plus important de l’histoire del’aide humanitaire" 9 . Un appel de fonds de 2,2 milliards de dollarsétait lancé. Pour conjurer la "catastrophe", le secrétairegénéral des Nations unies, Kofi Annan, demandait les pleinspouvoirs au Conseil de sécurité "pour faire tous les arrangem<strong>en</strong>tsavec les autorités qui pourront être établies <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>8L’Hebdo, 3 avril2003 et Libération, 6février 2003.9Reuter, 26 mars2003 et Libération,17 avril 2003.47


10AFP, 20 mars 2003.11Libération, 26 mars2003.12"Who will rescueIraqi civilians ? ",New-York Times, 31March 2003.13L’Hebdo, 3 avril2003.<strong>du</strong>rant et après les hostilités" 10 . Les conséqu<strong>en</strong>ces de l’embargoimposé contre l’<strong>Irak</strong> p<strong>en</strong>dant douze ans ne faisai<strong>en</strong>tqu’accroître les risques et r<strong>en</strong>dre la tragédie inéluctable seloncertains. L’association CARE déclarait ainsi que "déjà <strong>en</strong>1991, les dégâts liés au traitem<strong>en</strong>t des eaux et aux problèmesélectriques avai<strong>en</strong>t causé une mortalité plus importanteque la guerre elle-même" 11 . Charles MacCormack, présid<strong>en</strong>tde l’organisation Save The Childr<strong>en</strong>, annonçait que "30 % des<strong>en</strong>fants souffrai<strong>en</strong>t de malnutrition avant la guerre, et clairem<strong>en</strong>t,leur situation ne s’arrange pas" 12 . Selon des sources"humanitaires", dans les villes assiégées, comme à Bassora,la population faisait face à une crise "humanitaire" (manqued’eau potable et de nourriture, tirs contre les civils essayantde fuir). Jean-Christophe Rufin, présid<strong>en</strong>t d’ACF, parlait del’utilisation par les forces de la coalition de "l’arme de la faim"pour conquérir les villes iraki<strong>en</strong>nes 13 et dénonçait le chantageà la nourriture de George W. Bush. En d’autres termes, tousles élém<strong>en</strong>ts étai<strong>en</strong>t réunis pour que le pire se pro<strong>du</strong>ise.Il n’<strong>en</strong> a ri<strong>en</strong> été. A vrai dire, ces déclarations ne correspondai<strong>en</strong>t<strong>en</strong> ri<strong>en</strong> à la réalité puisque, dans les faits, les ONG bloquéeshors <strong>du</strong> pays ou à Bagdad — peu nombreuses audemeurant — alertai<strong>en</strong>t sur une crise alim<strong>en</strong>taire et sanitairequi m<strong>en</strong>açait l’<strong>Irak</strong> sans réellem<strong>en</strong>t savoir ce qui se passaitsur le terrain, faute d’y être prés<strong>en</strong>tes et actives.14"Les civils piégés aucœur de la guerre",Le Figaro, 11 avril2003.15Le <strong>Monde</strong>, 19 avril2003.Les civils au cœur <strong>du</strong> conflit ? 14Les craintes étai<strong>en</strong>t vives avant le conflit de voir les civilspayer un lourd tribut à la guerre, et particulièrem<strong>en</strong>t lorsquel’on connaît les dangers liés aux combats dans des zonesd’habitation civile.Il est actuellem<strong>en</strong>t impossible de dresser un bilan précis despertes civiles — et militaires — des combats 15 . Peu d’imagestélévisées de morts ont été diffusées au cours de la guerre,et il semble que le nombre de victimes suite aux bombardem<strong>en</strong>tslancés par l’aviation américaine dans le cadre de l’opération"effroi et stupeur" ait été, toutes proportions gardées,limité.On gardera néanmoins <strong>en</strong> mémoire certains des crimes commispar les soldats de la coalition au cours <strong>du</strong> conflit, parfoisdevant les caméras de télévision, quand ce ne sont pas lesjournalistes eux-mêmes qui <strong>en</strong> ont été la cible. L’armée amé-48


Dossierricaine invoquait à qui voulait l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre le respect desConv<strong>en</strong>tions de G<strong>en</strong>ève et <strong>du</strong> droit de la guerre, mais tirait àvue contre les civils. Ce fut le cas à de nombreuses reprises,le 24 mars notamm<strong>en</strong>t : "Les forces de la coalition ont détruitun bus civil lors d’une opération visant un pont <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> prèsde la frontière syri<strong>en</strong>ne", déclarait un officier <strong>du</strong> commandem<strong>en</strong>tc<strong>en</strong>tral américain au Qatar reconnaissant une bavurequi v<strong>en</strong>ait de causer la mort de sept personnes. Le 31 mars,dans le sud de l’<strong>Irak</strong>, un blindé léger américain tirait sur unecamionnette s’approchant d’un barrage : sept morts, desfemmes et des <strong>en</strong>fants <strong>en</strong> bas âge, selon le P<strong>en</strong>tagone ; dix,d’après le récit <strong>du</strong> Washington Post, qui assurait qu’aucunavertissem<strong>en</strong>t ni coup de semonce n’avait précédé les tirs 16 .La stratégie militaire américaine était simple : "Les snipersont reçu l’ordre de tuer tout ce qui avance vers eux".Le 2 avril, suite à une courte visite dans la ville de Al Hilla, leCICR dénonçait l’usage de bombes à fragm<strong>en</strong>tation par lesforces de la coalition, et s’alarmait de la situation de nombreuxblessés. "Notre équipe de quatre personnes s’est r<strong>en</strong><strong>du</strong>eà l’hôpital de Al Hilla au sud de Bagdad ; ce qu’elle a vulà-bas est une horreur ; il y a des dizaines de corps déchiquetés",déclarait le porte-parole <strong>du</strong> CICR 17 . 300 blessésétai<strong>en</strong>t pris <strong>en</strong> charge dans des conditions catastrophiques.Des dizaines de civils étai<strong>en</strong>t morts.Les soldats iraki<strong>en</strong>s se serai<strong>en</strong>t r<strong>en</strong><strong>du</strong>s eux aussi responsablesde certains crimes de guerre. Le général Pace, adjoint auchef d’état-major interarmées américain, déclarait ainsi sur lachaîne de TV américaine CNN le 27 mars : "Ils ont exécutédes prisonniers de guerre (américains), ils ont mis des postesde commandem<strong>en</strong>t opérationnel dans des hôpitaux, ils ont<strong>en</strong>treposé des armes dans des écoles, ils ont habillé des soldats<strong>en</strong> civil, ils ont pris des femmes et des <strong>en</strong>fants commeboucliers humains, et ils ont [...] ouvert le feu contre les forcesauxquelles ils prét<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t se r<strong>en</strong>dre". Peu de confirmationsde ces accusations ont été possibles, même si, commeà Bassora, des soldats iraki<strong>en</strong>s n’ont pas hésité à tirer surdes civils quittant la ville.Autrem<strong>en</strong>t dit, les combats, quand ils ont eu lieu, ont étém<strong>en</strong>és au détrim<strong>en</strong>t des populations civiles qui se sont retrouvéesprises au piège des combats. Les forces de la coalitiondisai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>cercler les villes iraki<strong>en</strong>nes pour éviter les pertesciviles. Ce faisant, elles assiégeai<strong>en</strong>t des c<strong>en</strong>tres urbains trèspeuplés 18 , et bombardai<strong>en</strong>t parfois des troupes iraki<strong>en</strong>nesfon<strong>du</strong>es dans la population qui se trouvait dans l’impossibili-16Le <strong>Monde</strong>, 2 février2003.17Libération, 3 avril2003 et 14 août2003.18Libération, 26 mars2003.49


19Libération, 31 mars2003.té de fuir pour se mettre à l’abri. Les civils étai<strong>en</strong>t otages defait de l’un et l’autre des combattants qui se faisai<strong>en</strong>t facesur ce champ de bataille urbain. La confusion <strong>en</strong>tre "civils" et"combattants" a été poussée à l’extrême au risque de voir lessoldats de la coalition américano-britannique pr<strong>en</strong>dre pourcible toute personne "suspecte", par crainte d’un att<strong>en</strong>tat suicidecomme cela a été le cas dans le sud de l’<strong>Irak</strong>. La guerrea mis les civils au cœur <strong>du</strong> conflit, à Bassora 19 comme à Bagdad.20Lire notamm<strong>en</strong>t, Le<strong>Monde</strong>, 19 avril 2003.Les secours impossibles 2021Libération, 23 mars2003.22AFP, 26 mars 2003.Accéder aux civils pour apporter des secours 21 : c’est bi<strong>en</strong> leprincipal objectif pour les organisations humanitaires, <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>comme sur d’autres terrains de guerre, afin d’assister lescivils <strong>en</strong> situation de viol<strong>en</strong>ce extrême. C’est ce que MSF aessayé de faire <strong>en</strong> positionnant à Bagdad, dès le début <strong>du</strong>conflit, une équipe médicale de six personnes, dont un chirurgi<strong>en</strong>,un anesthésiste et un médecin. P<strong>en</strong>dant quelquesjours, ces volontaires humanitaires ont pu travailler dans l’hôpitalAl Kindi, une structure de référ<strong>en</strong>ce située dans le nordestde la ville. Mais <strong>en</strong> période de guerre ouverte, il était trèsdifficile de travailler dans une zone de combat et d’obt<strong>en</strong>irdes garanties de sécurité.Le contrôle des organisations de secours a été un <strong>en</strong>jeu pourles deux camps. A Bagdad, la t<strong>en</strong>sion était extrême. Lesautorités surveillai<strong>en</strong>t étroitem<strong>en</strong>t les étrangers prés<strong>en</strong>ts etles quelques volontaires humanitaires toujours actifs dans lacapitale. Le régime a déclaré, à plusieurs reprises, ne pasavoir besoin d’aide humanitaire. Mohammed Mehdi Saleh,ministre iraki<strong>en</strong> <strong>du</strong> Commerce, le répétait à qui voulait l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre: "L’<strong>Irak</strong> est un pays riche. Nous n’avons besoin d’aucuneaide". Le matériel médical acheminé 22 , dès le début dela guerre, par quelques ONG à Bagdad a le plus souv<strong>en</strong>t étédéchargé directem<strong>en</strong>t dans les <strong>en</strong>trepôts <strong>du</strong> ministère de laSanté iraki<strong>en</strong>.De nombreux étrangers, <strong>en</strong> particulier des journalistes, soupçonnésd’espionnage, ont été arrêtés et expulsés <strong>du</strong> territoireiraki<strong>en</strong> par les autorités, souv<strong>en</strong>t au prétexte de l’utilisationde téléphones satellites intro<strong>du</strong>its <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> de façon illégale.Les humanitaires ont, eux aussi, été victimes de ces mesuresarbitraires. Ce fut le cas d’abord de deux employés de50


Dossierl’organisation Islamic Relief. Puis, à compter <strong>du</strong> 2 avril, deuxvolontaires de MSF ont été ret<strong>en</strong>us par des services officielsiraki<strong>en</strong>s, sans qu’aucune explication n’ait été donnée sur lesraisons de leur arrestation. Ils seront libérés dans les joursqui ont suivi la chute <strong>du</strong> régime 23 .C’est toute l’absurdité de la situation à laquelle nous avonseu à faire face. MSF a dû susp<strong>en</strong>dre ses activités à Bagdadau mom<strong>en</strong>t précis où les hôpitaux de la capitale étai<strong>en</strong>tdébordés par les blessés. Le 8 avril, le CICR témoignait :"Tous les hôpitaux de Bagdad ont atteint leur point limite etn’arriv<strong>en</strong>t plus à faire face. La situation est très inquiétante" 24 .Enfin, avec les combats à Bagdad, il faut aussi déplorer lamort de plusieurs journalistes, et celle d’un représ<strong>en</strong>tant <strong>du</strong>CICR, dans les derniers jours <strong>du</strong> conflit 25 .23AFP, 11 avril 2003et The Indep<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t,13 avril 2003.24La Croix, 8 avril2003.25AFP, 9 avril 2003.Les militaires n’ont pas l’humanitairepour missionDu côté des forces de la coalition, la situation n’a pas étébeaucoup plus facile. Comme les journalistes, les organisationsde secours se sont retrouvées embarquées dans lastratégie des forces de la coalition. Elles ont att<strong>en</strong><strong>du</strong> la fin <strong>du</strong>conflit pour avoir accès au territoire iraki<strong>en</strong> sécurisé par l’arméeaméricaine 26 . Celles qui voulai<strong>en</strong>t garder leur indép<strong>en</strong>dancese sont vues imposées de multiples contraintes pouravoir accès au territoire iraki<strong>en</strong>. L’accès aux populations sinistréesdans les zones de combat aura été un des <strong>en</strong>jeux"humanitaires" de cette guerre.Fin mars, l’aide humanitaire restait <strong>en</strong>core celle des convoismilitaires médiatisés. Une quarantaine de véhicules militairesaméricains et britanniques transportant une aide <strong>du</strong> Koweït àplusieurs milliers de personnes rejoignai<strong>en</strong>t la ville portuaired’Oum Qasr. On gardera <strong>en</strong> mémoire le caractère humiliantde ces distributions anarchiques 27 .Par cette opération de propagande, les forces de la coalitioncherchai<strong>en</strong>t à rassurer une opinion internationale largem<strong>en</strong>topposée à la guerre <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, et à la convaincre de son bi<strong>en</strong>fondé.D’autre part, elle visait à s’attacher le souti<strong>en</strong> despopulations locales alors que l’armée américaine comm<strong>en</strong>çaità occuper certaines villes iraki<strong>en</strong>nes. Mais ce ne sont pasles quelques distributions de bouteilles d’eau ou de rations26Le <strong>Monde</strong>, 10 mai2003.27Libération, 27 mars2003.51


28La Tribune, Le Progrès,3 avril 2003.29Rony Brauman,"Vous avez dit…humanitaire ? ", LeNouvel Observateur,3–9 avril 2003.militaires qui pouvai<strong>en</strong>t répondre aux imm<strong>en</strong>ses besoins dela population iraki<strong>en</strong>ne.Comme le soulignait alors Rony Brauman, "toute distributionurg<strong>en</strong>te et gratuite de vivres n’est pas humanitaire. Pour l’être,une action doit viser à aider de façon désintéressée, sansautre objectif que de ré<strong>du</strong>ire les souffrances des personnesqui <strong>en</strong> bénéfici<strong>en</strong>t. Il ne s’agit ni de contrôler ni de sé<strong>du</strong>ire lapopulation. C’est pourquoi les ONG rev<strong>en</strong>diqu<strong>en</strong>t toujoursleur indép<strong>en</strong>dance. Elle est le gage de l’impartialité, de lanon-discrimination dans la distribution de l’aide. Elles n’obéiss<strong>en</strong>tpas à des logiques politiques" 28 .Après le Kosovo et l’Afghanistan, c’est toujours le mêmedébat. L’action des forces <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce, comme les parachutagesde vivres <strong>en</strong> Afghanistan, vise des objectifs de propagande.Plus gênante que surpr<strong>en</strong>ante, la militarisation del’humanitaire peut poser des problèmes d’accès aux ONG desecours. Leur action est alors assimilée à celle de l’un desbelligérants, ce qui risque de compromettre leur accès à l’<strong>en</strong>sembledes zones où elles doiv<strong>en</strong>t interv<strong>en</strong>ir, quelle que soitla partie qui les contrôle.Malgré les appar<strong>en</strong>ces, les militaires n’ont pas l’humanitairepour mission 29 . En <strong>Irak</strong> comme ailleurs. Certes, il n’existe pasde monopole de l’aide, mais con<strong>du</strong>ire des opérations deguerre puis d’occupation n’a ri<strong>en</strong> à voir avec l’action humanitaire.Les militaires doiv<strong>en</strong>t tout simplem<strong>en</strong>t remplir des obligationsqui leur sont imposées par le droit international,notamm<strong>en</strong>t celles qui vis<strong>en</strong>t à assurer la survie des populationsdes territoires qu’ils contrôl<strong>en</strong>t dans le cadre des opérationsmilitaires qu’ils ont décl<strong>en</strong>chées. Imposée afin delimiter les effets <strong>du</strong> conflit sur les civils, cette action leur<strong>en</strong>joint, <strong>en</strong> particulier, de ne pas détruire les infrastructuresess<strong>en</strong>tielles à leur survie (par exemple, c<strong>en</strong>trales d’approvisionnem<strong>en</strong>t<strong>en</strong> eau, électricité) et les contraint <strong>en</strong> principe àfaciliter l’approvisionnem<strong>en</strong>t des secours sur le terrain <strong>en</strong> nebloquant pas l’accès aux organismes d’aide. En l’espèce, leshumanitaires ont dû se débrouiller pour <strong>en</strong>voyer leurscamions chargés de vivres et de médicam<strong>en</strong>ts. "C’est à vosrisques et périls", répondit <strong>en</strong> substance un militaire américainau Qatar à l’annonce <strong>du</strong> départ vers Bagdad de 2camions affrétés par MSF <strong>en</strong> Jordanie.Cette politique a dissuadé de nombreuses ONG d’<strong>en</strong>trer surle territoire iraki<strong>en</strong>. Peu comme MSF et Première Urg<strong>en</strong>ceont pris le risque. "Nous n’avons pas à obt<strong>en</strong>ir une autorisationd’une organisation rattachée à un état-major militaire",52


Dossiersoulignait Thierry Mauricet de Première Urg<strong>en</strong>ce 30 . "Nousdevons apporter des médicam<strong>en</strong>ts, on va trouver descamions à Amman, prév<strong>en</strong>ir les belligérants, afficher dessignes humanitaires sur les véhicules, et on ira, autorisationou pas".A défaut, certaines ONG ont réclamé l’ouverture de "corridorshumanitaires". Jean-Christophe Rufin, présid<strong>en</strong>t d’ACF,appelait "l’ONU à sécuriser les voies d’accès où les ONGpourrai<strong>en</strong>t acheminer de l’aide humanitaire de façon indép<strong>en</strong>dante"31 . D’autres organisations bloquées hors d’<strong>Irak</strong> ontrelayé son message. Cette proposition s’est révélée peuréaliste et seules les ONG qui ont pris des risques ont accédép<strong>en</strong>dant le conflit au territoire iraki<strong>en</strong>. Frédéric Joli, leporte-parole <strong>du</strong> CICR, résumait la position de son organisationainsi : "L’idée de corridor humanitaire peut apparaître légitimepour toutes les zones qui ne sont pas couvertes. Maisqui sécuriserait ces corridors ? L’ONU ? Cela paraît très complexeà mettre <strong>en</strong> œuvre…".30Le <strong>Monde</strong>, 28 mars2003.31Idem.Les humanitaires <strong>en</strong> guerred’indép<strong>en</strong>danceC’est ainsi que le journal Libération titrait son édition <strong>du</strong> 4mars. Dès avant le comm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t de la guerre, <strong>en</strong> effet, leshumanitaires craignai<strong>en</strong>t que leur action soit dénaturée par latutelle que voulait imposer le P<strong>en</strong>tagone sur les opérationsd’assistance.La guerre <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> aura été une nouvelle fois marquée parl’instrum<strong>en</strong>talisation tous azimuts <strong>du</strong> label "humanitaire". Despays comme l’Italie ou la Lituanie, pour montrer leur <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>tauprès des Américains, ont dès les premiers jours <strong>du</strong>conflit promis d’interv<strong>en</strong>ir sur le terrain "humanitaire". LesTurcs ont même invoqué ce prétexte pour t<strong>en</strong>ter — <strong>en</strong> vain— de légitimer une év<strong>en</strong>tuelle interv<strong>en</strong>tion au Kurdistan iraki<strong>en</strong>.Quant aux Etats-Unis, ils promettai<strong>en</strong>t une "aide humanitairemassive" et Washington mettait <strong>en</strong> place avant mêmele début <strong>du</strong> conflit un Office de la reconstruction et de l’aidehumanitaire sous la tutelle <strong>du</strong> ministère de la Déf<strong>en</strong>se. C’està l’anci<strong>en</strong> général américain, Jay Garner, 64 ans, qu’il estrev<strong>en</strong>u alors de superviser les opérations d’aide "humanitaire"et de reconstruction de l’<strong>Irak</strong> d’après guerre. Le P<strong>en</strong>tagone,parmi les huit objectifs de guerre qu’il s’était fixé, m<strong>en</strong>tionnaitle fait de "mettre un terme aux sanctions et de déliv-53


32Libération, 6 Avril2003.33Le <strong>Monde</strong>, 5 avril2003.34www.theIRC.orgrer immédiatem<strong>en</strong>t une aide humanitaire, de la nourriture etdes médicam<strong>en</strong>ts aux personnes déplacées et aux nombreux<strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s dans le besoin". Après 12 ans d’embargo imposéspar ces mêmes Etats-Unis, ce discours ne manquait pasde cynisme.Sur le terrain, une équipe d’aide aux désastres (DART), émanationde l’ag<strong>en</strong>ce gouvernem<strong>en</strong>tale américaine USAID, était à lamanœuvre. "Les militaires se chargeront de l’aide humanitaire<strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant que les ONG puiss<strong>en</strong>t travailler sur le terrain", indiquaitun de ses responsables 32 . Un c<strong>en</strong>tre opérationnel étaitégalem<strong>en</strong>t installé au Koweït. Il était c<strong>en</strong>sé délivrer aux ONGles autorisations nécessaires pour <strong>en</strong>trer <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. Au moinsdans le discours public, la question des secours étai<strong>en</strong>t intégréeà la stratégie militaire américaine. Dans les faits, les équipesd’aide aux désastres ne sont arrivées à Bagdad que finavril..., faisant ainsi la preuve de leur inefficacité.Cette volonté de subordination et de contrôle des Américainsa suscité une levée de boucliers de la part des organisationshumanitaires comme à l’ONU. Un collectif d’ONG françaises(Action contre la Faim, Handicap International, Médecins <strong>du</strong><strong>Monde</strong>, Première Urg<strong>en</strong>ce, Solidarités et Enfants <strong>du</strong> monde-Droits de l’homme) publiait le 3 mars un communiqué rappelantque le terme "humanitaire doit être réservé à l’actiond’organismes indép<strong>en</strong>dants appliquant des principes de neutralitéet d’indép<strong>en</strong>dance et que l’action humanitaire ne peutpas être considérée comme une arme au service d’objectifsmilitaires, et n’est pas le service après-v<strong>en</strong>te de la guerre". Leprésid<strong>en</strong>t de Save The Childr<strong>en</strong> s’inquiétait de voir les "travailleurshumanitaires à travers le monde être pris pour ciblecar perçus comme partisans".Un docum<strong>en</strong>t interne des Nations unies daté <strong>du</strong> 21 marsmettait alors <strong>en</strong> garde contre toute confusion des rôles :"Tout ce qui pourrait donner l’impression que l’ONU est unsous-traitant" des forces militaires "doit être évité" 33 . Ilexcluait notamm<strong>en</strong>t toute escorte militaire pour les convoisde l’ONU, rejoignant <strong>en</strong> cela les préoccupations d’autresag<strong>en</strong>ces américaines comme CARE, IRC, World Vision etSave the Childr<strong>en</strong>.Aux USA, les ONG américaines ont à nouveau été confrontéesaux pressions de l’administration américaine. De soncôté, l’organisation américaine IRC 34 dénonçait le 20 marsd’autres blocages administratifs posés cette fois-ci par le trésoraméricain aux ONG américaines, les empêchant d’affec-54


Dossierter de l’arg<strong>en</strong>t privé collecté aux USA à des opérations desecours <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> et <strong>en</strong> Iran, et retardant le déploiem<strong>en</strong>t dessecours. En att<strong>en</strong>te de financem<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t américain,ces organisations ont été contraintes d’att<strong>en</strong>dre sonfeu vert avant de voir l’arg<strong>en</strong>t débloqué. Prestataires de servicesd’une armée <strong>en</strong> campagne, elles ont <strong>en</strong> pratique plusdénoncé le fait de ne pas être "assez" intégrées dans les préparatifs"humanitaires" <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t américain qu’ellesn’ont déf<strong>en</strong><strong>du</strong> leur indép<strong>en</strong>dance.Le 21 mars, la France, <strong>en</strong> raison de son opposition à la guerre<strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, essayait ainsi de rev<strong>en</strong>ir sur la scène iraki<strong>en</strong>ne parle biais de sa politique humanitaire, <strong>en</strong> finançant les préparatifsde certaines organisations françaises comme ACF, PremièreUrg<strong>en</strong>ce, Solidarités et la Croix-Rouge française. "LaFrance est un pays qui a <strong>du</strong> cœur, un pays qui intervi<strong>en</strong>tchaque fois qu’il y a de la souffrance" 35 , soulignait un responsable<strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t suite à une réunion organisée sousl’égide <strong>du</strong> ministre des Affaires étrangères Dominique deVillepin. Elle regroupait "tous les responsables d’ONG françaisesspécialisées dans l’action humanitaire d’urg<strong>en</strong>ce dansles zones de conflit, pour examiner avec eux les problèmeset perspectives de leur action <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>", selon un communiqué<strong>du</strong> Quai d’Orsay. M. de Villepin indiquait que la priorité <strong>du</strong>ministère était à prés<strong>en</strong>t de se préparer au pré-positionnem<strong>en</strong>tde ces ONG dans les pays limitrophes de l’<strong>Irak</strong>.Dés le début de la guerre, le débat sur l’aide humanitaires’est trouvé bloqué à New York. Il est dev<strong>en</strong>u l’<strong>en</strong>jeu d’un<strong>en</strong>ouvelle bataille politique <strong>en</strong> marge des hostilités.Les Américains ne cachai<strong>en</strong>t pas qu’ils souhaitai<strong>en</strong>t gérer,sous le contrôle de leurs armées, la majorité des secours afinde poser le cadre de leur futur contrôle de l’<strong>Irak</strong>. C’était bi<strong>en</strong>là l’objectif. Le 24 mars, George W. Bush résumait les chosesainsi : "Bi<strong>en</strong>tôt, le peuple iraki<strong>en</strong> pourra constater la compassion,non seulem<strong>en</strong>t des Etats-Unis mais d’autres nations<strong>du</strong> monde qui sont profondém<strong>en</strong>t préoccupées des conditionsdans ce pays".De leur côté, la France, la Russie et la Chine refusai<strong>en</strong>t devoter une nouvelle résolution "humanitaire" qui légitimerait defacto l’interv<strong>en</strong>tion militaire américano-britannique. "Pourbeaucoup d’Etats, il était imp<strong>en</strong>sable que les Etats-Unisdécl<strong>en</strong>ch<strong>en</strong>t une guerre contre la volonté des Nations unieset forc<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite l’organisation à accepter ses conditionssur l’humanitaire" pouvait-on lire dans un article de Libérationle 26 mars.35AFP, 21 mars 2003.55


36Le <strong>Monde</strong>, 11 avril2003 et La Croix, 28mars 2003.37Le <strong>Monde</strong>, 19 avril2003.38AFP, 2 avril 2003.Certaines ONG ont fait <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre leur voix sur ce débat 36 .Interaction, un réseau qui regroupe 165 ONG américaines,réclamait fin mars un rôle préémin<strong>en</strong>t de l’ONU dans l’assistanceet la reconstruction de l’<strong>Irak</strong>. Cette préémin<strong>en</strong>ce a étél’<strong>en</strong>jeu de la remise <strong>en</strong> route <strong>du</strong> programme "Pétrole contr<strong>en</strong>ourriture", dont Bush et Blair demanderont la reprise immédiatele 27 mars.MSF se distingua <strong>en</strong> questionnant le rôle prédominant quecertains voulai<strong>en</strong>t donner à l’ONU et <strong>en</strong> refusant de rejoindrele Comité de coordination des ONG (NNCI) <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, regroupantune quinzaine d’<strong>en</strong>tre elles. Jean-Hervé Bradol, présid<strong>en</strong>tde MSF expliquait pourquoi dans Le Figaro daté <strong>du</strong> 24avril : "Nous participerons aux coordinations d’ONG lorsqueleur position sera moins ambiguë. Depuis le début, le NCCIs’est opposé à la guerre et s’est prononcé <strong>en</strong> faveur del’ONU dans la gestion de la crise. Or l’expéri<strong>en</strong>ce des quinzedernières années prouve que l’ONU ne peut être prés<strong>en</strong>téecomme une garantie d’efficacité. Les ONG se sont fait aspirerpar les propagandes des différ<strong>en</strong>ts camps politiques. Celatourne à la farce car chacun oublie ses responsabilités propres,son mandat, sa légitimité et sa compét<strong>en</strong>ce pour interv<strong>en</strong>irsur les questions des autres. Les militaires font de l’humanitaire,l’humanitaire fait de la politique. MSF essaye de sedistinguer de cette confusion. Ce n’est pas par rigorismedogmatique ou théorique que nous dénonçons ces dérives,mais parce que cela donne des mauvais secours".Pas de crise sanitaire majeure<strong>en</strong> <strong>Irak</strong> 37"Ce que nous voyons, c’est l’exist<strong>en</strong>ce de poches de besoin maispas de crise humanitaire majeure" 38 . C’est ainsi que s’exprimait le2 avril Marx Michael, membre de l’équipe DART de l’Ag<strong>en</strong>ceaméricaine USAID, lors d’un point de presse au c<strong>en</strong>tre de commandem<strong>en</strong>tavancé de l’opération militaire <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> installé auQatar.Le 9 avril, Donald Rumsfeld, lors d’un briefing à la presse,déclarait : "Le problème humanitaire est apparu sous le régimede Saddam Hussein, depuis une déc<strong>en</strong>nie". Il se réjouissaitégalem<strong>en</strong>t de la rapidité des secours américains : "Lesavions atterriss<strong>en</strong>t déjà à l’aéroport de Bagdad".A Washington, le 28 avril, le présid<strong>en</strong>t Bush se félicitait <strong>du</strong>56


Dossierfait que Médecins Sans Frontières n’avait pas trouvé de crisehumanitaire grave <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, <strong>en</strong> tirant prétexte pour dire : "End’autres mots, la nourriture arrive à la population, les médicam<strong>en</strong>tsarriv<strong>en</strong>t à la population. Ils (MSF) ont dit qu’il y avaitun manque de personnel, pas de médicam<strong>en</strong>ts. Nous aideronsle peuple iraki<strong>en</strong> à résoudre ce problème".De la même façon, le 30 avril, à Bagdad, Jay M. Garner, chef<strong>du</strong> bureau <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone chargé de la reconstruction et del’assistance humanitaire <strong>en</strong> l’<strong>Irak</strong>, se réjouissait "<strong>du</strong> fait qu’unecrise humanitaire avait été évitée et que les infrastructures<strong>du</strong> pays avai<strong>en</strong>t été moins <strong>en</strong>dommagées que ce quecertains p<strong>en</strong>sai<strong>en</strong>t". Il ajoutait : "En fait, les Médecins SansFrontières sont r<strong>en</strong>trés à la maison... il n’y a pas de problèmesd’infrastructure ici" 39 . Autrem<strong>en</strong>t dit, tout va bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>et les Américains rempliss<strong>en</strong>t leurs <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts.Le constat fait par les équipes MSF était pourtant plus nuancé40 . MSF dénonçait <strong>en</strong> particulier les blocages posés par lesAméricains à l’aide humanitaire d’urg<strong>en</strong>ce : des problèmessanitaires sérieux existai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, sans qu’il soit possiblepour autant d’invoquer une "catastrophe majeure". Du fait <strong>du</strong>désordre qui régnait dans certaines villes <strong>du</strong> pays, et <strong>en</strong> particulierà Bagdad, certains malades ne pouvai<strong>en</strong>t se faire soigner.La désorganisation <strong>du</strong> système de santé et l’abs<strong>en</strong>ced’administration fonctionnelle <strong>en</strong>travai<strong>en</strong>t l’accès despati<strong>en</strong>ts aux hôpitaux de Bagdad 41 . Les marchandages politiquesqui ont suivi la prise de contrôle par les troupes américaines<strong>du</strong> pays n’ont ri<strong>en</strong> arrangé. Ils ont été réalisés audétrim<strong>en</strong>t des pati<strong>en</strong>ts. Les organisations médicales internationalesont alors été t<strong>en</strong>ues à l’écart des structures médicalesdev<strong>en</strong>ues l’<strong>en</strong>jeu de luttes politiques <strong>en</strong>tre <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s etl’objet de négociations avec les officiels américains. LesAméricains comme certains <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s ont bloqué les quelquesONG qui essayai<strong>en</strong>t de v<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> aide aux blessés <strong>en</strong> att<strong>en</strong>tede soins d’urg<strong>en</strong>ce suite aux combats ayant touché la capitaleiraki<strong>en</strong>ne.Selon un rapport de MSF daté <strong>du</strong> 5 mai, "les luttes de pouvoirfont rage au sein des hôpitaux, <strong>en</strong>tre les anci<strong>en</strong>s directeurset la nouvelle garde. […] L’attitude de l’administrationaméricaine qui tergiverse et retarde la nomination desresponsables au sein <strong>du</strong> ministère de la Santé, les rumeursd’aide massive, et l’interv<strong>en</strong>tion directe de forces politiquesdans les hôpitaux exacerb<strong>en</strong>t ces luttes et alim<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t unmarchandage affreux sur un fond de privatisation probable <strong>du</strong>secteur". En conséqu<strong>en</strong>ce, des soins d’urg<strong>en</strong>ce n’ont pu être39The WashingtonPost, 30 April 2003.40NYT et AP, 2 mai2003 ; Reuter et AFP,3 mai 2003.41Le Quotidi<strong>en</strong> <strong>du</strong>médecin, 28 avril2003.57


42"MSF dénonce l’obstructiondes autoritésaméricaines", Le<strong>Monde</strong>, 9 mai 2003.43AFP, 4 mai 2003.prodigués p<strong>en</strong>dant plusieurs semaines après la fin de la guerreauprès de c<strong>en</strong>taines de blessés et de malades pour qui ilsétai<strong>en</strong>t nécessaires. François Calas, chef de mission pourMSF à Bagdad, constatait : "Les médecins avec qui nous parlionsétai<strong>en</strong>t très demandeurs, mais les directeurs d’hôpitauxtrès rétic<strong>en</strong>ts. Des médecins ainsi qu’un fonctionnaire <strong>du</strong>ministère de la Santé nous ont dit que les directeurs avai<strong>en</strong>tinstruction dans le cadre de leurs discussions avec les autoritésaméricaines de ne pas accepter d’aide humanitaire d’urg<strong>en</strong>ce".Devant cet état de fait, MSF a dénoncé l’obstruction desautorités américaines 42 et, devant l’abs<strong>en</strong>ce de "crise sanitairemajeure", a décidé d’alléger sa prés<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, tout <strong>en</strong>maint<strong>en</strong>ant des équipes à Bassora et Bagdad afin de poursuivreles négociations avec les nouvelles autorités de l’<strong>Irak</strong>.Les autres acteurs de l’aide, ag<strong>en</strong>ces des Nations unies ouONG, sont restés plus discrets sur les blocages américains.Ils ont expliqué que "le principe de leur action était prév<strong>en</strong>tif"et "qu’ils auront un rôle à jouer dans les six prochains mois"sans reconnaître pour autant qu’il n’y a ri<strong>en</strong> d’humanitairedans le processus de reconstruction de l’<strong>Irak</strong> qui s’annonce.Les Nations unies l’avouai<strong>en</strong>t pourtant sans le dire le 4 mai<strong>en</strong> parlant de "crise chronique et structurelle" dans le sud <strong>du</strong>pays. "Il faut remettre sur pied les services publics, les différ<strong>en</strong>tesinfrastructures, créer des emplois, assurer les servicesess<strong>en</strong>tiels, c’est ça le but", déclarait Kim Bol<strong>du</strong>c, coordinatricede l’ONU dans la région de Bassora 43 . Autrem<strong>en</strong>t dit,l’armée américaine, force occupante <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, se doit d’assumerses responsabilités de "puissance publique" et de relancerprogressivem<strong>en</strong>t les services publics nécessaires à lasurvie des populations iraki<strong>en</strong>nes. Déjà, les <strong>en</strong>treprises américaineset europé<strong>en</strong>nes se sont partagées le marché de lareconstruction, avec les nombreux prestataires de servicesde la puissance occupante (dont les Nations unies et certainesONG <strong>en</strong> particulier), tandis que les puits de pétrole ontété <strong>en</strong> partie sécurisés et leur gestion donnée à des <strong>en</strong>treprisesaméricaines.58


DossierLa situation est loin d’être stabilisée. Après avoir gardé l’armeau pied au lieu de protéger les infrastructures ess<strong>en</strong>tielles<strong>du</strong> pays (dont des hôpitaux, les c<strong>en</strong>trales de traitem<strong>en</strong>t del’eau, les ministères — hormis celui <strong>du</strong> pétrole — ou lemusée de Bagdad), les soldats américains tard<strong>en</strong>t à rétablirl’ordre dans le pays. Mi-avril, le HCR craignait même que lestroubles ne pouss<strong>en</strong>t des <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s à l’exode. Un mois aprèsla fin de la guerre, fin mai, l’association Care dénonçait ladégradation des conditions de sécurité <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, <strong>en</strong> particulierà Bagdad, et les vols et agressions dont ont été victimes d<strong>en</strong>ombreux secouristes étrangers. Avec elle, d’autres organisationsaméricaines comme International Rescue Committeeou World Vision, <strong>en</strong>visageai<strong>en</strong>t même ouvertem<strong>en</strong>t un prochainretrait d’<strong>Irak</strong> <strong>en</strong> raison de l’insécurité et des calculs politiquesomniprés<strong>en</strong>ts empêchant la délivrance de l’aide hors<strong>du</strong> cadre fixé par l’administration militaire américaine 44 . Dansde nombreuses villes iraki<strong>en</strong>nes, la population ne cachaitplus son ress<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t devant le chaos et la dégradation desconditions de vie faute d’emploi et de sécurité. Un nouveladministrateur civil américain nommé par le départem<strong>en</strong>td’Etat américain remplaçait le général Jay Garner, désavouépar Washington <strong>en</strong> raison des retards pris dans les opérationsde "reconstruction" de l’<strong>Irak</strong> et de rétablissem<strong>en</strong>t del’ordre. Depuis la chute <strong>du</strong> régime de Saddam Hussein, plusde 50 soldats américains ont été tués dans des opérationsquotidi<strong>en</strong>nes de guérilla. Les humanitaires n’ont pas étéépargnés. Fin juillet 2003, une voiture <strong>du</strong> CICR était victime,sur une route au sud de Bagdad, d’une attaque dans laquelleun délégué de l’organisation trouvait la mort.Si la victoire militaire des armées américano-britanniques n’ajamais fait aucun doute, elle a peu de chances cep<strong>en</strong>dant defaire naître un <strong>Irak</strong> démocratique à court terme. Et loin d’êtreaccueillis comme des libérateurs, "les impérialistes de ladémocratie" 45 pourrai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> perdre la paix. La crise politiqueest grave et <strong>du</strong>rable. La catastrophe sanitaire et humaineannoncée par certains, avant même le début de la guerre,risque <strong>en</strong> revanche de se pro<strong>du</strong>ire demain.44"Humanitariangroups spurn Iraq",The Wall Street Journal,29 May 2003.45"Gagner la guerreet perdre la paix",Libération, 3 avril2003.59


L’auteurPierre Salignon est responsable de programmes à MédecinsSans Frontières (Paris). Auteur, avec Marc Le Pape, de Uneguerre contre les civils — Réflexions sur les pratiques humanitairesau Congo Brazzaville (1998-2000), Karthala, 2001,176 pages. A paraître à l’automne 2003, Médecins sans Frontières,Populations <strong>en</strong> danger 2003, A l’ombre des guerresjustes, Flammarion, avec des articles de l’auteur.


Les ONG américaines et leurAdministration dans le contextede la crise iraki<strong>en</strong>ne :les liaisons infructueuses• Par Joseph ZimetLes professionnels français de la solidaritéinternationale et les citoy<strong>en</strong>s qui se passionn<strong>en</strong>tpour ces questions ont conclu unpeu hâtivem<strong>en</strong>t que les ONG américaines,eu égard à leur influ<strong>en</strong>ce grandissantedans le champ des relations internationales,avai<strong>en</strong>t adopté des positions trop timidesdans la période précédant le décl<strong>en</strong>chem<strong>en</strong>tde la guerre <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. Or, si lesgrandes ag<strong>en</strong>ces humanitaires américainesn’ont pas pris part aux rassemblem<strong>en</strong>tsanti-guerre de l’hiver 2002, ni manifestépubliquem<strong>en</strong>t leurs réserves vis-à-visde la politique étrangère de leur Administration,leur opposition aux buts de guerrede George W. Bush fut pourtant réelle.61


1Cette formule désignegénéralem<strong>en</strong>t lesthéorici<strong>en</strong>s "néoconservateurs"<strong>en</strong>tourantle Secrétaire à laDéf<strong>en</strong>se DonaldRumsfeld, qui ontplanifié et con<strong>du</strong>itl’interv<strong>en</strong>tion américaine: Paul Wolfowitz,Douglas Feithnotamm<strong>en</strong>t. Voir égalem<strong>en</strong>tla note n°3, p.36.Trois facteurs principaux expliqu<strong>en</strong>t le sil<strong>en</strong>ce de velours desgrandes ONG et de leurs collectifs : un contexte de grandet<strong>en</strong>sion avec l’Administration consécutif aux évolutions fortesde la politique étrangère américaine depuis l’installationde George W. Bush à la Maison Blanche, la forte mobilisationdes activistes "anti-war" auxquels les ONG ne voulai<strong>en</strong>t àaucun prix être assimilées ; <strong>en</strong>fin, la focalisation sur ce quileur paraissait être, dans le courant de l’hiver 2002–2003, lavéritable priorité : la déf<strong>en</strong>se de leurs principes m<strong>en</strong>acés parle schéma d’intégration "militaro-humanitaire" pour l’aprèsguerre,préparé dans le plus grand secret par le P<strong>en</strong>tagone.Alors que les grands rassemblem<strong>en</strong>ts anti-guerre de l’hiverbattai<strong>en</strong>t leur plein, les ONG anticipai<strong>en</strong>t ainsi le débat quidevai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong>tôt les absorber <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t : collaborer ou pasavec l’autorité militaire et les "civils <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone 1 "?Naviguant avec difficulté <strong>en</strong>tre pragmatisme et éthique, lesONG américaines se sont efforcées de concilier au mieuxleur opposition de fond au projet d’interv<strong>en</strong>tion unilatérale del’Administration, tout <strong>en</strong> se préparant sur le terrain où l’opinionet leurs donateurs privés les att<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t : assister aumieux les populations civiles touchées par le conflit. Pourrepr<strong>en</strong>dre et détourner la formule de l’essayiste néo-conservateurRobert Kagan, on pourrait affirmer que les ONG américaines"vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de Vénus, mais travaill<strong>en</strong>t sur Mars", avecles ajustem<strong>en</strong>ts nécessaires qui s’impos<strong>en</strong>t à chaque "voyage",c’est-à-dire à chaque nouvelle crise.Un fossé culturel grandissant <strong>en</strong>treles ONG et l’Administration Bush2Adoptés lors <strong>du</strong>sommet <strong>du</strong> millénairedes Nations unies <strong>en</strong>2000, les Objectifs<strong>du</strong> Millénaire, aunombre de huit, form<strong>en</strong>tun ambitieuxplan <strong>en</strong> matière dedéveloppem<strong>en</strong>t,devant être achevé àl’horizon 2015.Les ONG américaines ont vécu avec la même surprise —parfois même avec le même effroi — que les opinionspubliques europé<strong>en</strong>nes les inflexions de la politique étrangèreaméricaine depuis l’installation à la Maison Blanche deGeorge W. Bush et de ses collaborateurs. Pour ces organisations,traditionnellem<strong>en</strong>t bercées au lait quotidi<strong>en</strong> desNations unies et des "Objectifs <strong>du</strong> Millénaire" 2 dans un cadrerésolum<strong>en</strong>t multilatéral, le réveil fut brutal. Très vite, et sur d<strong>en</strong>ombreux dossiers, les t<strong>en</strong>sions s’accumulai<strong>en</strong>t : promotionde l’abstin<strong>en</strong>ce sexuelle dans les pays <strong>en</strong> développem<strong>en</strong>t,62


Dossiersous la pression des fondam<strong>en</strong>talistes chréti<strong>en</strong>s, r<strong>en</strong>oncem<strong>en</strong>taux <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts conv<strong>en</strong>tionnels <strong>en</strong> matière d’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>tsous la pression <strong>du</strong> lobby énergétique, méfiance<strong>en</strong>vers la discipline multilatérale et re-politisation de l’aide audéveloppem<strong>en</strong>t 3 . L’Administration n’a pas ménagé sa peinepour mécont<strong>en</strong>ter les ONG, que les ténors néo-conservateursconsidèr<strong>en</strong>t avec mépris comme des "gauchistes naïfs"ou des "coupables internationalistes" accusés de ne pas compr<strong>en</strong>drele monde de l’après-11 septembre. A mesure quel’Administration dévoilait, avec parcimonie, ses plans pour lareconstruction de l’<strong>Irak</strong>, il apparut clairem<strong>en</strong>t que la part belleserait faite au secteur privé à but lucratif, si possible proche<strong>du</strong> pouvoir républicain. Alors que certaines ONG élevai<strong>en</strong>t lavoix contre cette "privatisation" de la reconstruction <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>où des chantiers traditionnellem<strong>en</strong>t confiés aux ONG étai<strong>en</strong>tconfiés à des groupes privés, l’administrateur de l’USAID, M.Andrew Natsios, mettait les choses au point le 21 mai 2003,dans son discours de clôture <strong>du</strong> forum annuel de la coalitiond’ONG Interaction, devant un parterre mé<strong>du</strong>sé : "les ONGdoiv<strong>en</strong>t obt<strong>en</strong>ir de meilleurs résultats et mieux promouvoirles objectifs de la politique étrangère des Etats- Unis ou noustrouverons de nouveaux part<strong>en</strong>aires" 4 .Le 11 juin dernier, l’"American Enterprise Institute" (AEI), un"Think Tank" conservateur proche <strong>du</strong> pouvoir républicain etporte-voix des milieux d’affaires, organisait une journée deconfér<strong>en</strong>ce intitulée "We’re not from the governm<strong>en</strong>t but weare here to help you : NGOs, the growing power of an unelectedfew" 5 à l’issue de laquelle était lancé le site internet"NGOwatch.org" destiné à veiller sur l’Amérique <strong>en</strong> proie aucomplot "internationaliste" des "ONG activistes". Cette manifestationaurait pu passer inaperçue si 40 membres de l’AdministrationBush ne s’y étai<strong>en</strong>t montrés et publiquem<strong>en</strong>texprimés, marquant ost<strong>en</strong>siblem<strong>en</strong>t leur désaffection pources ONG "illégitimes" et "attaquant la souveraineté des Etats-Unis au nom d’une nécessaire gouvernance mondiale". Beaucoupd’observateurs, au sein des organisations non gouvernem<strong>en</strong>talesvisées, interprétèr<strong>en</strong>t cette off<strong>en</strong>sive de l’AEIcomme la contre-attaque de l’Administration et de ses alliésaux off<strong>en</strong>sives m<strong>en</strong>ées depuis 18 mois par les ONG contreses projets.3Création <strong>du</strong> programmebilatéral ettrès sélectif "Mill<strong>en</strong>iumChall<strong>en</strong>geAccount", prés<strong>en</strong>técomme le nouveau"Plan Marshall" <strong>en</strong>faveur <strong>du</strong> développem<strong>en</strong>t,et affaiblissem<strong>en</strong>t<strong>du</strong> Fonds Mondialde lutte contre leSIDA, la tuberculoseet le paludisme, parla création d’un programmebilatéral delutte contre le SIDA.4Le texte de cetteinterv<strong>en</strong>tion estdisponible à l’adressesuivante :www.usaid.gov/press/speeches5"Nous ne sommespas les pouvoirspublics mais noussommes là pour vousaider : le pouvoirgrandissant et illégitimedes ONG". Ontrouvera la transcriptionintégrale decette manifestationsur le site :www.ngowatch.org63


La société civile américaine face à laguerre <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> : un champ plurielFace à l’<strong>en</strong>jeu que constitua l’interv<strong>en</strong>tion américaine <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>,la "société civile" américaine réagit selon des modalités différ<strong>en</strong>tes.Dès l’automne se formait une vaste communauté deprotestation constituée de groupes très divers, dont les grandesONG "institutionnelles" se tinr<strong>en</strong>t très vite à l’écart. Forméedes bataillons traditionnels de l’extrême–gauche radicale,la coalition accueillait égalem<strong>en</strong>t les organisations confessionnelles,(Quakers de l’American Fri<strong>en</strong>ds Service Committee),certains mouvem<strong>en</strong>ts afro-américains ("war=racism"),les "anarcho-<strong>en</strong>vironem<strong>en</strong>talistes", l’"ultra-gauche" anti-sionisteet les activistes anti-mondialisation ("la guerre pour lepétrole"). En résumé, cette nébuleuse ressuscitait et effectuaitla synthèse inédite <strong>en</strong>tre le pacifisme des opposants àla guerre <strong>du</strong> Vietnam des années 1970 et l’activisme desmanifestants anti-mondialisation de Seattle 1999.Or, effarouchées par les débordem<strong>en</strong>ts surv<strong>en</strong>us à Seattle<strong>en</strong> 1999, lesquels avai<strong>en</strong>t <strong>du</strong>rablem<strong>en</strong>t frappé l’opinionpublique américaine, les grandes ONG "institutionnelles" ontsoigneusem<strong>en</strong>t veillé à éviter toute forme d’assimilationavec les mouvem<strong>en</strong>ts contestataires, radicaux ou pas, ayantfait l’actualité de Seattle. De nombreux facteurs expliqu<strong>en</strong>tcet effort de différ<strong>en</strong>ciation des ONG face au mouvem<strong>en</strong>t"anti-war" : la culture des cadres et des personnels de cesONG, qui effectu<strong>en</strong>t de fréqu<strong>en</strong>ts allers-retours aussi bi<strong>en</strong>dans l’Administration (USAID, P<strong>en</strong>tagone) que dans le secteurprivé marchand ou au sein des grandes Organisationsinternationales (ONU, Banque mondiale, HCR, OMS, etc.) ;égalem<strong>en</strong>t, la peur de se priver, par l’adoption de positionstrop radicales, des généreux subsides de l’Administration oude mécont<strong>en</strong>ter leurs paisibles donateurs indivi<strong>du</strong>els. LesONG américaines ont ainsi soigneusem<strong>en</strong>t évité de voir l’imagede leur maison assimilée à ces mouvem<strong>en</strong>ts contestataires.Enfin, ces ag<strong>en</strong>ces n’avai<strong>en</strong>t pas d’états d’âmes à faire chuterle régime dictatorial de Saddam Hussein pour y substituerune démocratie représ<strong>en</strong>tative après une int<strong>en</strong>se phase de"nation building", mais à condition d’y jouer un rôle important,et sous l’égide des Nations unies. De ce point de vue-là, lesformes n’étai<strong>en</strong>t pas respectées.64


DossierLa priorité aux <strong>en</strong>jeux de lareconstructionParadoxalem<strong>en</strong>t, alors que démarrait aux Etats-Unis la mobilisation"de masse" contre le principe d’une interv<strong>en</strong>tion <strong>en</strong><strong>Irak</strong>, les ONG américaines pr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t consci<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> caractèrequasi-inéluctable de celle-ci. Au risque de paraître <strong>en</strong> décalageavec l’opinion publique, elles décidai<strong>en</strong>t alors de seconc<strong>en</strong>trer sur l’étape suivante : la déf<strong>en</strong>se de leurs principeset de leur id<strong>en</strong>tité, m<strong>en</strong>acés par les schémas de reconstructionpost-conflit <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone.Dès l’automne 2002, la perspective d’une interv<strong>en</strong>tion militaire"unilatérale" des Etats-Unis <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, sans autorisation <strong>du</strong>Conseil de sécurité des Nations unies, occupe tous lesesprits au sein de la communauté des ONG américaines.Leurs préoccupations sont plurielles : de leur côté, les organisationsconfessionnelles sont très actives pour dénoncerles risques, voire le principe même d’une interv<strong>en</strong>tion. Lapalme de l’anci<strong>en</strong>neté sur ce terrain-là revi<strong>en</strong>t aux Quakersde l’"American Fri<strong>en</strong>ds Service Committee" qui lanc<strong>en</strong>t dès le8 décembre 2001 leur "campaign of consci<strong>en</strong>ce" intitulée "TellPresid<strong>en</strong>t Bush no to invade <strong>Irak</strong>". Church World Service,membre <strong>du</strong> board d’Interaction, rappelle de son côté sonopposition à une guerre prév<strong>en</strong>tive contre l’<strong>Irak</strong> 6 , imité par M.Ray Buchanan, présid<strong>en</strong>t de Stop Hunger Now 7 .D’autres organisations attaqu<strong>en</strong>t l’administration sous l’angleplus technique des préparatifs et de la planification, ce quileur permet d’aborder le problème — crucial pour elles —des sanctions <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t américain. Car il faut le souligner,il n’y a pas ou peu d’ONG américaines prés<strong>en</strong>tes <strong>en</strong><strong>Irak</strong> — excepté dans la zone nord contrôlée par les Kurdes —à la veille <strong>du</strong> décl<strong>en</strong>chem<strong>en</strong>t des hostilités. Le Trésor américainne délivre qu’avec parcimonie les lic<strong>en</strong>ces permettantaux travailleurs humanitaires de se r<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. Dès le 16octobre 2002, le présid<strong>en</strong>t de Refugees International K<strong>en</strong>Bacon, anci<strong>en</strong> porte-parole <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone sous l’AdministrationClinton, dénonce l’impréparation des autorités <strong>en</strong> cas deconflit 8 . Il est rejoint sur ce thème dès le 21 novembre parGeorges Rupp, présid<strong>en</strong>t de l’International Rescue Committee9 . Le 26 novembre, <strong>en</strong>fin, la présid<strong>en</strong>te d’Interaction MaryMcClymont écrit au Secrétaire d’Etat Colin Powell afin qu’il6"Church World Servicehas opposed andcontinues to opposethis preemptive waragainst Iraq". Cf.www.interaction.org/library7Communiqué deStop Hunger Nowdaté <strong>du</strong> 8 janvier20038"Preparation to savethe people of Iraq isat least as importantas planing to removethe Presid<strong>en</strong>t of Iraq".Cf. www.refugeesinternational.org/cgibin/ri/oped.html9"Humanitarian planingcannot be effectiveif organizationsthat are experi<strong>en</strong>cedin delivering reliefand rehabilitation servicesare excludedfrom active participation".Cf. www.interaction.org/newswire65


accélère le processus de délivrance des lic<strong>en</strong>ces permettantaux ONG américaines de se r<strong>en</strong>dre sur place pour évaluer lesbesoins et l’impact d’une év<strong>en</strong>tuelle interv<strong>en</strong>tion militaire. Enbref, l’argum<strong>en</strong>taire des ONG <strong>en</strong> ce début d’hiver est le suivant: "l’Administration n’a pas pris la mesure des besoins dela population iraki<strong>en</strong>ne <strong>en</strong> cas d’interv<strong>en</strong>tion militaire ; unegrande catastrophe humanitaire se dessine. Les ONG sontlégitimes pour évaluer et anticiper ces besoins mais ne peuv<strong>en</strong>tse r<strong>en</strong>dre sur place à cause des barrières <strong>du</strong> Trésor américain: il faut lever ces barrières au plus vite". Convaincues del’immin<strong>en</strong>ce de l’interv<strong>en</strong>tion militaire par leurs contacts fréqu<strong>en</strong>tsavec l’Administration (notamm<strong>en</strong>t USAID et Départem<strong>en</strong>td’Etat), les ONG américaines sont consci<strong>en</strong>tes <strong>du</strong>risque de "désavantage compétitif" qui pès<strong>en</strong>t sur elles vis-àvisde leurs consœurs europé<strong>en</strong>nes, lesquelles ne subiss<strong>en</strong>tpas d’<strong>en</strong>traves légales de leur propres gouvernem<strong>en</strong>ts etjouiss<strong>en</strong>t d’une expertise supérieure <strong>du</strong>e à une prés<strong>en</strong>ce surplace remontant à plusieurs années. Ainsi, le temps n’estplus à une opposition morale mais à une véritable coursecontre la montre pour être prêt "au cas où".10Témoignage de M.K<strong>en</strong> Giunta, vice-présid<strong>en</strong>tde la coalitionInteraction11"We strongly urgeyou to continue towork toward a diplomaticresolution tothe situation withinthe context of theUnited nations".Consultable surwww.interaction.org/files.cgi/1187_iraq_bush_letter_2_121702.docAu début <strong>du</strong> mois de novembre 2002, se met <strong>en</strong> place uneprocé<strong>du</strong>re de concertation <strong>en</strong>tre l’Administration et Interaction.L’anci<strong>en</strong> ambassadeur Jim Bishop, désormais responsablede l’"Iraq Working Group" au sein d’Interaction obti<strong>en</strong>tle principe d’un r<strong>en</strong>dez-vous hebdomadaire avec l’"Office ofForeign Disaster Assistance" de l’USAID et le Bureau "Population,Refugees and Migrations Affairs" <strong>du</strong> Départem<strong>en</strong>t d’Etat.Concomitamm<strong>en</strong>t, le board d’Interaction, après uneséance houleuse, décide de ne pas condamner le principed’une interv<strong>en</strong>tion militaire unilatérale — condamnation pourtantdemandée par certains membres 10 — mais de rédigerune lettre adressée au présid<strong>en</strong>t Bush, explicitant les rev<strong>en</strong>dicationsdes 160 membres de la coalition. Adressée à laMaison Blanche le 20 décembre 2002, cette lettre insiste surles risques de déstabilisation régionale et globale <strong>en</strong> cas deguerre et exhorte le présid<strong>en</strong>t Bush à travailler à un règlem<strong>en</strong>tdiplomatique de la crise, dans le cadre des Nationsunies 11 . Mais, pragmatisme oblige, il est égalem<strong>en</strong>t demandéau présid<strong>en</strong>t de veiller, dans le cas de figure où les forcesarmées se voyai<strong>en</strong>t donner l’ordre d’attaquer, au respect desquatre principes suivants : accès inconditionnel aux victimes,respect par les forces armées des principes humanitaires(indép<strong>en</strong>dance et impartialité des ag<strong>en</strong>ces humanitaires), pla-66


Dossiercem<strong>en</strong>t sous autorité civile des activités de reconstructionpost-conflit con<strong>du</strong>ites par les Etats-Unis et <strong>en</strong>fin placem<strong>en</strong>tsous l’autorité des Nations unies, dès que possible, de lacoordination des activités humanitaires <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>.À la fin <strong>du</strong> mois de décembre 2002, les ag<strong>en</strong>ces humanitairesdé<strong>du</strong>is<strong>en</strong>t de leurs contacts officiels et officieux avecl’Administration que le doute n’est plus permis quant au principed’une interv<strong>en</strong>tion militaire <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. Elles se mobilis<strong>en</strong>tpar conséqu<strong>en</strong>t sur les <strong>en</strong>jeux de la prochaine bataille : lesmodalités de la planification <strong>du</strong> volet humanitaire de la crise.Alors que les opinions publiques et les organisations participantau cortège "anti-war" espèr<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core un ultime revirem<strong>en</strong>t,les ONG abandonn<strong>en</strong>t ce terrain — qu’elles n’ontjamais véritablem<strong>en</strong>t occupé — pour anticiper une questionqui les préoccupe désormais au plus haut point : qui seramaître <strong>du</strong> terrain <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> après la fin des combats ? De cepoint de vue, le P<strong>en</strong>tagone semble avoir de sombres projets.Le 20 janvier 2003, le présid<strong>en</strong>t Bush tranche <strong>en</strong> faveur de lacréation de l’"Office of Reconstruction and HumanitarianAssistance" (ORHA) au sein <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone, sous la responsabilitéde l’ex-général Jay Gardner, l’astucieux militaire qui,selon la lég<strong>en</strong>de, "sait faire de la limonade avec ses mains et<strong>du</strong> citron". Les ONG pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t consci<strong>en</strong>ce avec amertumeque leurs rev<strong>en</strong>dications n’ont pas été <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>es et que laconcertation <strong>en</strong>gagée depuis le mois de novembre par l’Administrationn’a pas été sincère. En dépit <strong>du</strong> déploiem<strong>en</strong>t surle terrain des 62 ag<strong>en</strong>ts — issus pour la plupart de l’USAID— de la "Disaster Assistance Rescue Team" (DART) 12 , le parfumtrès militaire <strong>du</strong> schéma post-conflit préparé par l’Administrationn’est pas dissipé. Tout le monde croit à Washington,<strong>en</strong> dépit des assurances d’Andrew Natsios, que leCENTCOM 13 aura la haute main sur le volet humanitaire de lareconstruction. Ce schéma est naturellem<strong>en</strong>t inacceptablepour les ONG, comme le rappelle le 11 mars devant la Commissiondes Affaires étrangères <strong>du</strong> Sénat Mme Sandra Mitchell,de l’International Rescue Committee. L’argum<strong>en</strong>tairevaut le détour, car il fait le point sur une question ess<strong>en</strong>tiellepour les ONG : pourquoi les militaires ne sont-ils pas légitimespour m<strong>en</strong>er à bi<strong>en</strong> le travail humanitaire ? De primeabord, explique Sandra Mitchell aux Congressm<strong>en</strong>, les ONGsont plus qualifiées que le P<strong>en</strong>tagone pour planifier et mettre<strong>en</strong> œuvre des programmes d’assistance humanitaire aux12Lire le texte deSami Makki, p. 88, etnotamm<strong>en</strong>t les développem<strong>en</strong>tsse rapportantaux DART.13Autorité militairesuprême <strong>en</strong> Iraq67


populations ; par ailleurs, le principe d’impartialité, inhér<strong>en</strong>t àl’action des travailleurs humanitaires, disqualifie le principalbelligérant pour con<strong>du</strong>ire ces tâches. Enfin, la confusion<strong>en</strong>tre militaires et humanitaires m<strong>en</strong>ace, selon elle, la sécuritédes travailleurs humanitaires, qui peuv<strong>en</strong>t être considérésà tort comme associés à l’un des belligérants. Par ailleurs,cette assimilation m<strong>en</strong>ace l’indép<strong>en</strong>dance financière desag<strong>en</strong>ces humanitaires : leurs donateurs privés pourrai<strong>en</strong>têtre rétifs à financer ce qu’ils considérerai<strong>en</strong>t être l’effort deguerre américain. Bref, les acteurs humanitaires se refus<strong>en</strong>tà être intégrés — "embedded" — aux unités militairescomme les journalistes de la chaîne de télévision Fox News.14www.interaction.org/libraryLes ONG américaines seront profondém<strong>en</strong>t blessées parl’attitude d’une Administration qui, au final, aura fait peu decas de leurs rev<strong>en</strong>dications. Un communiqué d’Interactiondaté <strong>du</strong> 3 avril 2003 pr<strong>en</strong>d acte de la défaite consommée desONG : "…The position of Interaction (…) was clearly notaccepted by Presid<strong>en</strong>t Bush, or his most s<strong>en</strong>ior advisors atthe Departm<strong>en</strong>t of Def<strong>en</strong>se… The Departm<strong>en</strong>t of Def<strong>en</strong>se’sefforts to marginalize the State Departm<strong>en</strong>t and force nongovernm<strong>en</strong>talorganizations to operate under DoD [Departm<strong>en</strong>tof Def<strong>en</strong>se] jurisdiction complicates our ability to helpthe Iraqi people and multiplies the dangers faced by reliefworkers in the field 14 ". On notera au passage que la communautédes ONG n’a pas été la seule victime de la c<strong>en</strong>tralisationdes opérations au P<strong>en</strong>tagone : l’USAID et le Départem<strong>en</strong>td’Etat ont égalem<strong>en</strong>t été dépossédés de leurs prérogatives<strong>en</strong> la matière. A l’heure où les Etats-Unis se prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>tà nouveau devant le Conseil de sécurité pour t<strong>en</strong>ter derallier la communauté internationale à leur <strong>en</strong>treprise de"nation building" et que les critiques s’abatt<strong>en</strong>t de toute partsur le P<strong>en</strong>tagone pour sa piètre performance dans la phasepost-conflit, les ONG savour<strong>en</strong>t leur victoire. D’illustres voix,au sein même de l’establishm<strong>en</strong>t militaire, s’élèv<strong>en</strong>t aujourd’huipour regretter que l’on ait laissé cette phase de reconstructionaux mains <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone.68


DossierLes ONG américaines ont-ellestrahi leurs missions ?Déjà, colloques et séminaires se multipli<strong>en</strong>t à Washingtonpour t<strong>en</strong>ter de compr<strong>en</strong>dre la fin de l’"âge d’or" des relations<strong>en</strong>tre militaires et humanitaires 15 . Les acteurs humanitairesrevi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t sur la crise <strong>du</strong> printemps alors que les militairesinvités s’étonn<strong>en</strong>t de cette poussée de fièvre qu’ils considèr<strong>en</strong>tdavantage comme une crise politique que comme unevéritable rupture dans l’histoire des relations "civilo-militaires"sur les théâtres de conflit. Revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t fréquemm<strong>en</strong>tl’idée que les ONG confessionnelles et europé<strong>en</strong>nessont plus mal à l’aise avec les militaires que les ONG américaines,qui emploi<strong>en</strong>t d’ailleurs beaucoup d’anci<strong>en</strong>s militaires.15Colloque organisé àla John Hopkins Universitypar le ConflictPrev<strong>en</strong>tion and ResolutionForum, le 8juillet dernier : "relationsbetwe<strong>en</strong> InternationalNGOs andthe military in reconstructionand peacekeeping".Cf.www.sfcg.orgPour autant, quelles leçons peut-on tirer de cette crise ? L’idée,répan<strong>du</strong>e <strong>en</strong> Europe, selon laquelle les acteurs humanitairesaméricains ne se sont pas assez mobilisés contre lamilitarisation <strong>du</strong> volet humanitaire de la crise est injuste,sinon erronée. Précisém<strong>en</strong>t, cet élém<strong>en</strong>t a été le point focalde leur opposition à l’Administration. De ce point de vue-là,les grandes ONG institutionnelles américaines ont été in finevictimes à la fois de leur isolationnisme — refusant de signerune déclaration conjointe d’opposition à ce schéma avec lesplate-formes britannique (BOND) et française (CoordinationSUD) — et de leur "légalisme" excessif : l’administration Clinton,à l’inverse des nouveaux occupants de la Maison Blancheou des "civils <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone", les avait <strong>en</strong> effet habituésà une écoute de meilleure qualité. Les responsables de cesorganisations ne s’att<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t pas à un tel ostracisme del’Administration à leur <strong>en</strong>contre. Enfin, spécificité de cesorganisations américaines — qui étonne ou amuse souv<strong>en</strong>tl’observateur français — leur prop<strong>en</strong>sion à se considérercomme les "chevaux-léger" <strong>du</strong> Secrétaire général desNations unies (on loue sa vertu et déplore sa faiblesse) et dela légalité internationale. Cette acculturation juridique et spirituelleau système des Nations unies exclut la participation deces organisations à des démarches trop subversives.Quant aux critiques <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>es, ça et là, sur la prop<strong>en</strong>sion deces ONG à avoir cédé trop vite au réflexe "business as usual",69


16"We don’t feel thatwould compromiseus or be an <strong>en</strong>dorsem<strong>en</strong>tof governm<strong>en</strong>tpolicy on the war.But we are veryconcerned not towork under the auspicesof the military ,as the US, seemske<strong>en</strong> for NGOs to do"17Mercy Corps, InternationalMedicalCorps, InternationalRescue Committee,Save the Childr<strong>en</strong> USet Worldvision,"Ledéfi humanitaire"il convi<strong>en</strong>t de ne pas généraliser. Si certaines organisationsont bi<strong>en</strong> dû considérer que leur éviction de la phase "postconflit"les priverai<strong>en</strong>t <strong>du</strong> "gâteau" de la reconstruction, et sesont très tôt positionnées pour recevoir les fonds <strong>du</strong> Départem<strong>en</strong>td’Etat, ce réflexe fût limité. De nombreuses organisationsont très vite annoncé qu’elle n’accepterai<strong>en</strong>t pas definancem<strong>en</strong>ts de pays participant à la "coalition" pour m<strong>en</strong>erdes actions <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. Oxfam International annonçait ainsi dansun communiqué daté <strong>du</strong> 4 mars que ses 12 filiales refuserai<strong>en</strong>ttout financem<strong>en</strong>t public américain, britannique ou australi<strong>en</strong>.A contrario, Save the Childr<strong>en</strong> UK refusait cette analyse16 , formant ainsi avec 4 autres ag<strong>en</strong>ces le "Joint NGOEmerg<strong>en</strong>cy Preparedness Initiative", consortium d’ONG 17financées par le Départem<strong>en</strong>t d’Etat à hauteur de 900 000dollars dès le mois de janvier 2003 pour coordonner et planifier,depuis Amman, la réponse à une év<strong>en</strong>tuelle crise humanitaire.A rebours <strong>du</strong> s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t qui s’est formé de l’autre côté del’Atlantique, c’est une véritable crise politique qui aura opposéles ONG américaines à l’Administration Bush. Mais audelàde la fièvre passagère qui a frappé les ONG contre lat<strong>en</strong>tation <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone de les <strong>en</strong>régim<strong>en</strong>ter, cette crise s’estsurtout révélée un témoignage de solidarité de leur part<strong>en</strong>vers les Nations unies qui avai<strong>en</strong>t été marginalisées, sinonhumiliées. En ce s<strong>en</strong>s, la position des ONG américaines n’estpas si lointaine de celle de leur consœurs europé<strong>en</strong>nes.L’auteurJoseph Zimet est Chargé de mission pour la coopération nongouvernem<strong>en</strong>tale à l’ambassade de France aux Etats-Unis.Contact : joseph.zimet@diplomatie.gouv.frLes vues exprimées dans cet article ne sont pas celles <strong>du</strong>ministère français des Affaires étrangères et ne saurai<strong>en</strong>tdonc <strong>en</strong>gager que leur seul auteur.


<strong>Irak</strong>, droit applicableet mandat <strong>du</strong> CICR• Par Ghislaine DoucetLe conflit <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> aura servi de tribune sansprécéd<strong>en</strong>t, d’abord pour débattre de lalégalité ou de l’illégalité de l’interv<strong>en</strong>tionaméricano-britannique, <strong>en</strong>suite pour s’interrogersur le cont<strong>en</strong>u des règles internationalesapplicables <strong>en</strong> cas de guerre, surleur respect ou leur violation.Alors que cette guerre annoncée a débutéle 18 mars et que la situation <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> est<strong>en</strong>core à l’heure actuelle <strong>en</strong> plein chaos,malgré la prés<strong>en</strong>ce des forces d’occupation,il n’est pas inutile de rappeler le droitapplicable tant <strong>en</strong> cas de conflit arméqu’<strong>en</strong> période d’occupation, le rôle attribuéau Comité international de la Croix-Rouge (CICR) <strong>en</strong> sa qualité de "gardi<strong>en</strong> <strong>du</strong>droit international humanitaire (DIH)" etles moy<strong>en</strong>s existants pour faire respecterles dispositions <strong>du</strong> DIH par les Etats belligérants,voire pour sanctionner leur violation.71


1Les quatre Conv<strong>en</strong>tionsde G<strong>en</strong>ève sontrelatives à "l’amélioration<strong>du</strong> sort des blesséset des maladesdans les forcesarmées <strong>en</strong> campagne"(Conv<strong>en</strong>tion I),"l’amélioration <strong>du</strong> sortdes blessés, desmalades et des naufragésdes forcesarmées sur mer"(Conv<strong>en</strong>tion II), "autraitem<strong>en</strong>t des prisonniersde guerre"(Conv<strong>en</strong>tion III) et "àla protection des personnesciviles <strong>en</strong>temps de guerre"(Conv<strong>en</strong>tion IV).2Les deux protocolesde 77 concern<strong>en</strong>t laprotection des victimes"des conflitsarmés internationaux"(Protocole I) et "desconflits armés noninternationaux"(Protocole II).3Cf. infra.4L’art. 1 commun auxquatre Conv<strong>en</strong>tionsdispose que "LesHautes Partiescontractantes s’<strong>en</strong>gag<strong>en</strong>tà respecter et àfaire respecter [leDIH] <strong>en</strong> toutes circonstances".5Art. 2, al.2 communaux 4 Conv<strong>en</strong>tions <strong>du</strong>12 août 1949.6A ces dispositionsconv<strong>en</strong>tionnelles, s’ajout<strong>en</strong>tles règles dedroit coutumier. LeCICR a réalisé uneétude sur les règlesde droit coutumierqui sera disponible <strong>en</strong>fin d’année 2003.Applicabilité <strong>du</strong> DIHLe DIH est un <strong>en</strong>semble de règles contraignantes pour lesEtats qui y sont parties. Sont actuellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> vigueur lesquatre Conv<strong>en</strong>tions de G<strong>en</strong>ève <strong>du</strong> 12 août 1949 1 et les deuxProtocoles additionnels <strong>du</strong> 8 juin 1977 2 .Ces dispositions n’ont pas vocation à faire cesser les guerres: leur unique objet est de veiller à ce qu’un minimumd’humanité soit préservé et que les règles, telles qu’elles ontété décidées par les Etats, soi<strong>en</strong>t effectivem<strong>en</strong>t respectées.La place primordiale <strong>du</strong> DIH dans l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t juridiqueinternational se mesure non seulem<strong>en</strong>t par le volume et laprécision des règles qu’il conti<strong>en</strong>t, mais aussi par son universalité— puisque 191 Etats sont Parties aux Conv<strong>en</strong>tions de1949 — et par son caractère contraignant. Les obligationsédictées par les Conv<strong>en</strong>tions et Protocoles sont obligatoires,leur non respect étant pénalem<strong>en</strong>t punissable, soit par les tribunauxinternes des Etats parties, ceux-ci ayant l’obligationde rechercher, juger et condamner les auteurs de violations,soit par la Cour pénale internationale (CPI) 3 . Ajoutons quetous les Etats parties aux Conv<strong>en</strong>tions, même lorsqu’ils nesont pas parties à un conflit, sont obligés de faire respecterces dispositions 4 .Le DIH s’applique <strong>en</strong> cas de conflit armé international, c’està-diredès lors qu’un tel conflit surgit "<strong>en</strong>tre deux ou plusieursHautes Parties contractantes, même si l’état de guerre n’estpas reconnu par l’une d’elles" 5 . Il s’applique égalem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> casde conflit armé non international sur le fondem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> ProtocoleII de 1977 et, a minima, de l’article 3 commun aux quatreConv<strong>en</strong>tions de 1949 qui édicte les règles minimales àrespecter <strong>en</strong> toutes circonstances 6 .Durant la <strong>du</strong>rée des hostilités <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, ce conflit armé internationalétait couvert par les quatre Conv<strong>en</strong>tions de G<strong>en</strong>èveà l’exclusion <strong>du</strong> Protocole I de 1977 puisque ni les Etats-Unis,ni l’<strong>Irak</strong> n’y sont Parties.Depuis la fin des opérations militaires, annoncée unilatéralem<strong>en</strong>tpar le présid<strong>en</strong>t Bush le 1 er mai, le DIH continue des’appliquer conformém<strong>en</strong>t à l’article 2, alinéa 2 commun auxquatre Conv<strong>en</strong>tions qui couvre "tous les cas d’occupation detout ou partie <strong>du</strong> territoire d’une Haute Partie contractante,même si cette occupation ne r<strong>en</strong>contre aucune résistancemilitaire". Ce faisant, la (ou les) Puissance occupante a des72


Dossierdevoirs et obligations spécifiques comme le CICR a eu l’occasionde le rappeler à différ<strong>en</strong>tes reprises. Dans un rapport<strong>du</strong> 5 mai 2003, le délégué général <strong>du</strong> CICR pour le Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t, Balthasar Staehelin, indiquait que "selon le DIH, l’occupationest par définition un phénomène temporaire quin’<strong>en</strong>traîne aucun transfert de souveraineté à la puissanceoccupante […] et que "l’occupation par un belligérant instaureune situation dans laquelle la puissance occupante assume[…] l’administration <strong>du</strong> territoire" 7 .En de tels cas, la puissance occupante a notamm<strong>en</strong>t pourdevoirs de rétablir et assurer l’ordre et la vie publics, assurerl’approvisionnem<strong>en</strong>t de la population <strong>en</strong> vivres et <strong>en</strong> médicam<strong>en</strong>ts,accepter les actions de secours <strong>en</strong>treprises par d’autresEtats ou par des organismes humanitaires impartiaux, demaint<strong>en</strong>ir la législation pénale nationale excepté si elle constitueune m<strong>en</strong>ace pour la puissance occupante ou un obstacleà l’application <strong>du</strong> DIH. En outre, les transferts forcés depopulations sont prohibés 8 .De manière générale, le CICR rappelle régulièrem<strong>en</strong>t lesresponsabilités incombant aux forces d’occupation <strong>en</strong> vertudes quatre Conv<strong>en</strong>tions de G<strong>en</strong>ève 9 et <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t des relationsbilatérales avec l’administration provisoire américaine.Ainsi, lors de sa r<strong>en</strong>contre avec le responsable de l’Officeaméricain de la reconstruction et de l’assistance humanitaire,Jay Garner, le 5 mai 2003, le présid<strong>en</strong>t <strong>du</strong> CICR, Jakob Kell<strong>en</strong>berger,a pu discuter tant de la situation juridique <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>au regard de l’applicabilité <strong>du</strong> DIH que <strong>du</strong> rôle <strong>du</strong> CICR dansce cadre 10 .Faute de pouvoir <strong>en</strong>trer ici dans le détail des dispositions desquatre Conv<strong>en</strong>tions, ret<strong>en</strong>ons que l’ess<strong>en</strong>tiel <strong>du</strong> DIH reposesur le principe d’humanité à respecter <strong>en</strong> toutes circonstanceset sans discrimination à l’égard de toutes les personnes,civiles ou combattantes, confrontées à un conflit. Mandatépar les Etats pour s’assurer de la pleine application <strong>du</strong> DIH, leCICR rappelle, régulièrem<strong>en</strong>t et fréquemm<strong>en</strong>t, aux belligérantsleurs droits et obligations.7"<strong>Irak</strong> : perspectivesd’av<strong>en</strong>ir, rapport <strong>du</strong>CICR <strong>du</strong> 5 mai 2003,disponible sur :http://www.cicr.org/Web/fre/sitefre0.nsf/iwpList74/67D2BC27F3C0A121C1256D28002D71318Cf. <strong>en</strong> particulier lesarticles 27, 55, 56, 59de la 4 e Conv<strong>en</strong>tion<strong>du</strong> 12 août 1949.9Voir infra, appel <strong>du</strong>11 avril 2003. Sur laresponsabilité desforces d’occupation,voir aussi le rappel <strong>du</strong>CICR à propos de laprotection de toutesles dépouilles de soldatsirani<strong>en</strong>s et iraki<strong>en</strong>sretrouvées etrapatriées dans leurspays respectifs ainsique tous les docum<strong>en</strong>tsrelatifs auxdépouilles mortelles.Communiqué 03/32<strong>du</strong> 18 mai 2003.10Communiqué depresse 03/29 <strong>du</strong> 5mai 2003. Le rapportcomplet de cette visiteest disponible sur :http://www.cicr.org/Web/fre/sitefre0.nsf/iwpList74/EDE8CDA1DD00159DC1256D26004605D3Le mandat et la mission <strong>du</strong> CICREn cas de conflit armé, les principes d’action <strong>du</strong> CICR, "gardi<strong>en</strong><strong>du</strong> DIH", sont ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t fondés sur la neutralité et73


11Prés<strong>en</strong>t de façonperman<strong>en</strong>te dans 60pays, le CICR con<strong>du</strong>itdes opérations dans80 pays <strong>du</strong> monde.12Le texte de cemémoran<strong>du</strong>m estpublié dans la Revueinternationale de laCroix-Rouge (RICR),pp. 423 et s., juin2003, vol. 85, n° 850.13Le <strong>Monde</strong>, 17 mars2003.l’impartialité. Ceux-ci légitim<strong>en</strong>t l’interv<strong>en</strong>tion de cette Institution,créée <strong>en</strong> 1863, sur tous les théâtres de situations deconflit armé ou de viol<strong>en</strong>ces, ainsi que son acceptation parles Etats et par nombre d’<strong>en</strong>tités non étatiques parties à unconflit 11 . Chargé d’assister et de protéger les victimes deguerre, le CICR, reconnu comme un intermédiaire neutre,négocie avec les parties au conflit tant pour m<strong>en</strong>er à bi<strong>en</strong> sesactivités d’assistance aux populations, que pour inciter lesbelligérants à respecter leurs <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts conv<strong>en</strong>tionnels.Avant le début <strong>du</strong> conflit <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> et conformém<strong>en</strong>t au mandatqui lui est conféré par les Etats et par le DIH, le CICR a multipliéses interv<strong>en</strong>tions auprès des Etats susceptibles des’<strong>en</strong>gager dans cette guerre pour leur rappeler leurs obligations.Ainsi, début mars 2003, le CICR a adressé un mémoran<strong>du</strong>maux belligérants "présumés" (Etats-Unis, Royaume-Uni, Australie, <strong>Irak</strong>). Ce texte <strong>en</strong> 7 points rappelait les principalesobligations à respecter dans les opérations militaires,insistant sur l’interdiction générale et absolue d’attaquer lespopulations et les bi<strong>en</strong>s civils, les règles applicables aux personnesarrêtées et dét<strong>en</strong>ues, civiles ou militaires. Ce mémoran<strong>du</strong>mrappelait aussi que le choix des méthodes et moy<strong>en</strong>sde guerre est limité, qu’il doit toujours être distingué <strong>en</strong>treobjectifs militaires et civils, que le recours à des armes frappantde manière indiscriminée ou causant des maux superflusest absolum<strong>en</strong>t prohibé par le DIH 12 .Cet appel a été complété par des r<strong>en</strong>contres bilatéralescomme celle effectuée le 11 mars 2003 par le directeurgénéral <strong>du</strong> CICR avec le ministre iraki<strong>en</strong> des Affaires étrangères,Naji Sabri, pour l’informer des actions humanitairesm<strong>en</strong>ées par le CICR dans ce pays depuis 1980 d’une part etdes préparatifs de l’institution dans l’év<strong>en</strong>tualité d’un conflitd’autre part. Par ailleurs, le présid<strong>en</strong>t <strong>du</strong> CICR a reçu, le 12mars, les ambassadeurs de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis auxquels il a transmis une note verbale.A la veille <strong>du</strong> début des hostilités, le directeur général <strong>du</strong>CICR, Angelo Gnaedinger, appelait publiquem<strong>en</strong>t à "laisser unespace pour l’humanité !" 13 , indiquant que s’il n’<strong>en</strong>trait pasdans son rôle de "comm<strong>en</strong>ter la légitimité de décisions quipourrai<strong>en</strong>t con<strong>du</strong>ire à des hostilités militaires" […], il était "deson devoir, <strong>en</strong> qualité de "directeur général d’une organisationdont le but est de soulager les souffrances et d’accorderune protection aux populations confrontées à un conflitarmé, d’alerter tous les belligérants pot<strong>en</strong>tiels sur le coût74


Dossierhumain d’une guerre" et leur demandait "sol<strong>en</strong>nellem<strong>en</strong>t defaire tout ce qui était <strong>en</strong> leur pouvoir pour sauver la vie detoutes les populations". Il indiquait que "si la guerre ne peutpas être évitée, tout doit être fait pour atténuer […] seseffets dévastateurs sur la sécurité et la stabilité de la région"pour autant qu’il soit laissé "un espace à la dignité et à l’intégritéhumaines". A. Gnaedinger concluait <strong>en</strong> marquant ladétermination <strong>du</strong> CICR "à demeurer dans cet espace, animépar […] le droit des populations à bénéficier de l’aide et de laprotection <strong>du</strong> DIH".Pour autant, la guerre n’a pas été évitée, <strong>en</strong>traînant avec elleses morts, ses blessés, chaque jour nous révélant de nouvellesvictimes civiles, des bombardem<strong>en</strong>ts d’hôpitauxcomme celui de El Yarmouk à Bagdad, des attaques contreles systèmes d’approvisionnem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> eau et les imm<strong>en</strong>sesdifficultés pour le CICR à accomplir son mandat.Le 20 mars 2003, le CICR lançait un nouvel appel publicexhortant les belligérants à respecter strictem<strong>en</strong>t les règleset principes <strong>du</strong> DIH 14 . Cet appel faisait référ<strong>en</strong>ce à toutes lesprincipales dispositions <strong>du</strong> DIH, rappelant <strong>en</strong> particulier l’obligationde "traiter avec humanité et <strong>en</strong> toutes circonstancesles personnes qui ne pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas part aux hostilités", l’interdictiondes "attaques dirigées contre les civils" et de celles"qui ne font pas de distinction <strong>en</strong>tre les objectifs militaires etcivils" et l’obligation pour les belligérants "d’autoriser et faciliterles opérations impartiales de secours humanitaires".Dans cet appel, le CICR, rappelant que "le droit de choisir lesméthodes ou moy<strong>en</strong>s de guerre n’est pas illimité", a explicitem<strong>en</strong>tcité l’interdiction d’utiliser des "armes chimiques etbiologiques", et a même "exhorté les parties au conflit à nepas faire usage d’armes nucléaires".Cet appel a été complété par une déclaration <strong>du</strong> présid<strong>en</strong>t <strong>du</strong>CICR, Jakob Kell<strong>en</strong>berger, qui concluait que "ev<strong>en</strong> in wars,people have rights that must be protected" 15 .Durant toutes les hostilités, le CICR est demeuré prés<strong>en</strong>t <strong>en</strong><strong>Irak</strong>, à Bagdad, Bassorah, et Erbil, avec une équipe restreintede 10 expatriés et d’une cinquantaine d’employés locauxqui s’étai<strong>en</strong>t portés volontaires. Outre le rappel perman<strong>en</strong>tdes dispositions <strong>du</strong> DIH applicables, son action s’est focaliséeautour de l’approvisionnem<strong>en</strong>t des hôpitaux <strong>en</strong> matérielchirurgical et d’urg<strong>en</strong>ce et <strong>du</strong> souti<strong>en</strong> au système d’ad<strong>du</strong>ctiond’eau 16 .14Communiqué depresse n°3/18 <strong>du</strong> 20mars 2003.15Déclaration publiéedans la RICR, juin2003, op.cit.16Tous les rapportssur l’action <strong>du</strong> CICR<strong>en</strong> <strong>Irak</strong> sont disponiblessur :http://www.cicr.org/Web/fre/sitefre0.nsf/html/special_iraq_news!op<strong>en</strong>75


17Propos rapportéspar une dépêche del’AFP <strong>du</strong> 1 er avril2003, repris par CNNpuis par les médias<strong>du</strong> monde <strong>en</strong>tier. Lireégalem<strong>en</strong>t l’interviewdonnée par R.Hugu<strong>en</strong>in-B<strong>en</strong>jaminau journal suisse Letemps <strong>du</strong> 4 avril 2003et au quotidi<strong>en</strong> françaisLe monde <strong>du</strong> 9avril 2003.18Communiqué depresse 03/27 <strong>du</strong> 9avril 2003.19Communiqué depresse 03/26 <strong>du</strong> 9avril 2003.20Communiquéd03/28 <strong>du</strong> 11 avril2003.21Appels cités supra.22Disponibles sur lesite Internet <strong>du</strong> CICR.Les tragiques conséqu<strong>en</strong>ces de cette guerre ont con<strong>du</strong>it leporte-parole <strong>du</strong> CICR à Bagdad, Roland Hugu<strong>en</strong>in-B<strong>en</strong>jamin,au l<strong>en</strong>demain des bombardem<strong>en</strong>ts dans la région d’Al-Hillahle 30 mars, à déclarer : "Notre équipe […] s’est r<strong>en</strong><strong>du</strong>e à l’hôpitald’Al-Hillah […]. Ce qu’elle a vu là-bas est une véritablehorreur. Il y a des dizaines de corps déchiquetés […]. Nousnous interrogeons sur le type d’armes utilisées dans cesbombardem<strong>en</strong>ts. Toutes les victimes sont des civils, desfemmes et des <strong>en</strong>fants" 17 .Sortant alors de son traditionnel "sil<strong>en</strong>ce", sans doute aussi<strong>en</strong> raison <strong>du</strong> fait qu’il a été la seule organisation humanitaireà demeurer prés<strong>en</strong>te <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, le CICR a r<strong>en</strong><strong>du</strong> publics les faitsconstatés sur le terrain, sans toutefois les qualifier.La mort d’un délégué <strong>du</strong> CICR pris sous des feux croisés le8 avril 18 , a con<strong>du</strong>it le CICR à susp<strong>en</strong>dre <strong>du</strong>rant 24 heures sonassistance d’urg<strong>en</strong>ce et à demander "instamm<strong>en</strong>t et avecforce à tous les belligérants d’accorder le libre passage à tousles véhicules et collaborateurs protégés par l’emblème de laCroix-Rouge ou <strong>du</strong> Croissant-Rouge et de les laisser accomplirleurs activités" 19 .Le CICR a de nouveau lancé un appel le 11 avril 2003 parlequel il a "demandé au forces de la coalition et à toute personnedét<strong>en</strong>ant une autorité de faire tout ce qui est <strong>en</strong> leurpouvoir pour protéger les infrastructures ess<strong>en</strong>tielles — hôpitaux,systèmes d’approvisionnem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> eau et d’assainissem<strong>en</strong>t— contre les pillages et les destructions que le DIH leurassigne <strong>en</strong> tant que puissance occupante" 20 .Par la d<strong>en</strong>sité de son cont<strong>en</strong>u, cet appel est assez comparableà ceux lancés au début de ce conflit 21 . Le CICR a égalem<strong>en</strong>trappelé que "toutes les personnes privées de libertédoiv<strong>en</strong>t être épargnées et protégées", que "tous les porteursd’armes doiv<strong>en</strong>t observer les précautions nécessaires afin d<strong>en</strong>e pas exposer les civils aux dangers résultant de l’activitémilitaire", que "les actes de perfidie sont interdits".On ne s’avancera sans doute pas trop <strong>en</strong> affirmant que<strong>du</strong>rant toute la <strong>du</strong>rée des hostilités <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, trop nombreuseset flagrantes ont été les violations <strong>du</strong> DIH. Pour s’<strong>en</strong> convaincre,il suffit de lire les rapports factuels de la délégation <strong>du</strong>CICR à Bagdad 22 <strong>en</strong> miroir des obligations conv<strong>en</strong>tionnelles.Pour ne pr<strong>en</strong>dre que quelques exemples, citons les bombardem<strong>en</strong>tsindiscriminés touchant les populations civiles et lesbi<strong>en</strong>s civils comme l’hôpital El Yarmouk à Bagdad, les drames76


Dossierprovoqués par les "débris de guerre explosifs", les pillages quiont suivi la prise de Bagdad.Dans un tel contexte, l’action <strong>du</strong> CICR s’appuie non seulem<strong>en</strong>tsur le DIH mais aussi, pour chaque situation r<strong>en</strong>contrée,sur l’accord des parties au conflit. Ainsi, après la destructiondes lignes de haute t<strong>en</strong>sion à Bassorah par les troupesbritanniques qui a provoqué la mise hors service de laprincipale station d’approvisionnem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> eau potable desservantBassorah, les travaux de réparation de trois des sixgénérateurs de secours de la station de pompage de Waffa-Al-Qaid ont pu être effectués après que le CICR ait priscontact avec toutes les parties au conflit <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> et que luiai<strong>en</strong>t été garanties les conditions de sécurité nécessairespour son personnel et les technici<strong>en</strong>s iraki<strong>en</strong>s 23 .Outre les missions traditionnelles d’assistance et de protectionaux populations, le CICR a pu, dès la fin <strong>du</strong> mois de mars2003, comm<strong>en</strong>cer ses premières visites aux prisonniers deguerre iraki<strong>en</strong>s capturés par les forces de la coalition américano-britannique.Une équipe de 15 délégués dont un médecinet 6 interprètes ont visité toutes les parties <strong>du</strong> camp situéprès de Oum Qasr et se sont <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>us avec un premiergroupe de dét<strong>en</strong>us, conformém<strong>en</strong>t aux dispositions de la 3 eConv<strong>en</strong>tion pour les prisonniers de guerre et à celles de la 4 eConv<strong>en</strong>tion pour les dét<strong>en</strong>us civils. Ces visites se sont poursuiviesprogressivem<strong>en</strong>t vers tous les <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s dét<strong>en</strong>us parles forces de la coalition. Au 30 juin 2003, les délégués <strong>du</strong>CICR avai<strong>en</strong>t visité plus de 8 000 prisonniers de guerre etcivils dans 19 lieux de dét<strong>en</strong>tion 24 .Pour ces visites, et comme toutes celles qu’effectue le CICRvers les dét<strong>en</strong>us de tout conflit, les délégués s’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>tavec les prisonniers selon la règle des <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s sanstémoin. Ils peuv<strong>en</strong>t ainsi évaluer <strong>en</strong> toute impartialité si leurtraitem<strong>en</strong>t et les conditions dans lesquelles ils sont dét<strong>en</strong>ussont conformes aux dispositions conv<strong>en</strong>tionnelles. Ces visitesne peuv<strong>en</strong>t s’effectuer qu’après avoir obt<strong>en</strong>u l’autorisationde l’autorité dét<strong>en</strong>trice et l’assurance qu’elles s’effectuerontselon ces règles ess<strong>en</strong>tielles. La puissance dét<strong>en</strong>triceest cep<strong>en</strong>dant obligée d’accepter ces visites 25 et la libérationdes personnes dét<strong>en</strong>ues doit, <strong>en</strong> principe, interv<strong>en</strong>ir dèsla fin des hostilités, leur rapatriem<strong>en</strong>t s’effectuant le plussouv<strong>en</strong>t sous les auspices <strong>du</strong> CICR.Ces visites permett<strong>en</strong>t <strong>en</strong> outre de donner des nouvelles àleurs familles, le rétablissem<strong>en</strong>t des li<strong>en</strong>s familiaux étantl’une des missions ess<strong>en</strong>tielles <strong>du</strong> CICR. Un site internet23Le CICR fournitdepuis 1990 desréactifs et des piècesdétachées indisp<strong>en</strong>sablesaux stationsde traitem<strong>en</strong>t et dedistribution de l’eau.24A ce jour, aucunmembre des forcesde la coalition neserait <strong>en</strong> captivité.25Art. 126 de la 3 econv<strong>en</strong>tion et art.143 de la 4 e Conv<strong>en</strong>tion.77


26En juin 2003, leCICR avait collecté15 000 messages, <strong>en</strong>avait distribué10 000 et permis aux<strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s de passer20 000 appels téléphoniquesvers leursproches.27Une c<strong>en</strong>taine depersonnels expatriésétai<strong>en</strong>t alors à Bagdad,Bassorah, Erbil,Dohouk, Soulaymaniyah.28Communiqué03/53 <strong>du</strong> 22 juillet2003.29Communiqué 03/58<strong>du</strong> 19 août 2003.spécial à l’<strong>Irak</strong> a été mis <strong>en</strong> place dès la fin mars 2003(www.familylinks.icrc.org) ainsi que la création d’une unitéspéciale de l’ag<strong>en</strong>ce de recherches 26 .A la mi-avril, le CICR a comm<strong>en</strong>cé à r<strong>en</strong>forcer sa prés<strong>en</strong>ce <strong>en</strong><strong>Irak</strong> 27 , mais a de nouveau ré<strong>du</strong>it ses effectifs après la mort, le22 juillet 2003, d’un autre collaborateur <strong>du</strong> CICR, tué par destirs ciblés. Après avoir de nouveau appelé "toutes les personneset les groupes armés à garantir le passage sansrisque des véhicules et des membres <strong>du</strong> personnel travaillantsous la protection des emblèmes de la Croix-Rouge et <strong>du</strong>Croissant-Rouge et à leur permettre de m<strong>en</strong>er à bi<strong>en</strong> leursactivités de secours" 28 , et suite à l’att<strong>en</strong>tat perpétré à Bagdadle 19 août 2003 contre le bâtim<strong>en</strong>t de l’ONU, le CICR, aprèsavoir condamné cette attaque, a confirmé le mainti<strong>en</strong> de saprés<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> 29 , tout <strong>en</strong> déclarant, <strong>en</strong> raison de l’insécuritépersistante, qu’une partie de son personnel internationalserait rapatrié.Loin d’être définitivem<strong>en</strong>t terminé, le conflit <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> est exacerbépar une colère grandissante de la population contre lespuissantes occupantes qui <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre une situation de fortesviol<strong>en</strong>ces et de très forte insécurité dans laquelle les règles<strong>du</strong> DIH t<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t de s’imposer.En conclusion, quelle sanction ?30Cf. article 49(Conv<strong>en</strong>tion I), article50 (Conv<strong>en</strong>tion II),article 129 (Conv<strong>en</strong>tionIII), article 146(Conv<strong>en</strong>tion IV).A l’instar de la vaste <strong>en</strong>quête m<strong>en</strong>ée <strong>en</strong> 1999 par le CICR,"Même la guerre a des limites", force est de constater, qu’<strong>en</strong>l’espèce, la pleine application <strong>du</strong> DIH est tout aussi limitée.Et elle continuera de l’être tant que chaque Etat ne déciderapas de remplir pleinem<strong>en</strong>t son obligation de "respecter etfaire respecter" le DIH. On ne saurait se satisfaire de telsaffronts au droit, mais comm<strong>en</strong>t les sanctionner autrem<strong>en</strong>tque par des condamnations de principe ?L’av<strong>en</strong>ir de la situation <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> comme la sanction des conséqu<strong>en</strong>cesdes hostilités sur les populations relèv<strong>en</strong>t de laseule responsabilité des Etats.Une première voie est ouverte par le DIH puisque les 191Etats parties aux Conv<strong>en</strong>tions de G<strong>en</strong>ève se sont <strong>en</strong>gagés à"rechercher, juger ou extrader les auteurs d’infractions gravesau DIH" 30 <strong>en</strong> vertu <strong>du</strong> principe aut dedere, aut judicare. Mais,bi<strong>en</strong> faibles, voire nulles, sont les probabilités qu’un Etat78


Dossierdécide d’<strong>en</strong>gager des poursuites contre des auteurs supposésd’infractions présumées graves au DIH.Une autre possibilité réside dans la saisine de la CPI, compét<strong>en</strong>tepour connaître des violations graves au DIH (génocide,crimes contre l’humanité et crimes de guerre). A cetégard, la plainte déposée le 28 juillet par le présid<strong>en</strong>t <strong>du</strong> barreaud’Athènes auprès de la CPI contre de hauts dirigeantscivils et militaires britanniques pour les crimes perpétrés <strong>en</strong><strong>Irak</strong>, doit être soulignée 31 .Même si cette plainte n’a que d’infimes possibilités d’aboutir,elle prés<strong>en</strong>te le mérite de rappeler que les plus hauts décideursd’un Etat qui se r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t coupables d’infractions gravesau DIH ne sont plus totalem<strong>en</strong>t à l’abri de poursuites pénaleset, surtout, que les victimes ont désormais à leur dispositionun outil judiciaire international capable de réparer le préjudicequ’elles ont illégalem<strong>en</strong>t subi.Il apparti<strong>en</strong>t à chacun d’agir avant la commission de tels crimesmais aussi, et à défaut, de les faire sanctionner <strong>en</strong> <strong>en</strong>gageantla responsabilité pénale des auteurs et <strong>en</strong> incitant partous moy<strong>en</strong>s les Etats non belligérants à faire respecter la loiinternationale, car par leur inaction, ceux-ci devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t complicesde ces crimes et donc tout aussi responsables que lesauteurs désignés.31Communiqué de laPI <strong>du</strong> 28 juillet 2003,disponible sur lesite : www.icc.int etla dépêche AFP <strong>du</strong>même jour.L’auteurConseiller juridique à la Délégation française <strong>du</strong> CICR. Lespropos sont propres à l’auteur et n’<strong>en</strong>gag<strong>en</strong>t pas les organismespour lesquels elle travaille.


Les "liaisons dangereuses"de l’Autorité occupante et des ONG• Par Elodie Cantier-AristideLes Forces de la Coalition anglo-américainesont <strong>en</strong>trées dans Bagdad le 9 avril 2003et la cessation des "opérations militaireslourdes" <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> a été officiellem<strong>en</strong>t annoncéepar le présid<strong>en</strong>t Bush le 1 er mai. Depuis,le quotidi<strong>en</strong> "de crise" des <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s n’aguère changé. Malgré ses obligations auregard <strong>du</strong> Droit international humanitaire,la branche civile de la Force occupante,désormais dénommée "l’Autorité" 1 , n’étaittoujours pas capable à la fin d’août 2003d’assurer les besoins élém<strong>en</strong>taires de lagrande majorité des <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s. Alors qu’avantmême le début des hostilités, les observateursévoquai<strong>en</strong>t le spectre d’un"humanitaire embarqué", quelles sont surle terrain les relations que les ONG <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>tavec cette Autorité ?1Voir résolution <strong>du</strong> Conseil de sécurité 1483 <strong>du</strong> 22 mai 2003. Enanglais, "CPA" : Coalition Provisional Authority.80


DossierL’<strong>Irak</strong>, <strong>en</strong>tre insécurité et dénides besoins de la populationLe manque de sécurité <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, officiellem<strong>en</strong>t admis par leCommandem<strong>en</strong>t de l’armée américaine <strong>en</strong> juillet, est plusque jamais criant. S’il affecte <strong>en</strong> priorité les Forces d’occupation,il a aussi des effets quotidi<strong>en</strong>s sur les populations civilesprises <strong>en</strong>tre deux feux et faisant régulièrem<strong>en</strong>t les fraisdes "dommages collatéraux". L’insécurité prédominante favorisela poursuite des con<strong>du</strong>ites inciviques, la continuation(bi<strong>en</strong> qu’à moindre échelle) des pillages de bi<strong>en</strong>s publics etprivés et les attaques de nature à la fois criminelle et politiquecontre les <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s et les étrangers prés<strong>en</strong>ts dans lepays. Cette situation ne facilite pas l’action des organismestravaillant dans le secteur humanitaire. Des membres <strong>du</strong> personnelde l’International Migration Organization et <strong>du</strong> Comitéinternational de la Croix-Rouge (CICR) ont été tués ou grièvem<strong>en</strong>tblessés <strong>en</strong> l’espace de 24 heures les 20 et 21 juilletderniers lors de deux attaques délibérées m<strong>en</strong>ées par deshommes armés non id<strong>en</strong>tifiés. Le 18 août, le quartier généraldes Nations unies a été gravem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>dommagé dans unatt<strong>en</strong>tat qui a coûté la vie à au moins 23 personnes, dont l’<strong>en</strong>voyéspécial <strong>du</strong> Secrétaire général, Sergio Vieira de Mello.Bi<strong>en</strong> qu’elles continu<strong>en</strong>t d’opérer au jour le jour dans cet<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t, des ONG dont Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>-France(MDM) à Bassora au début <strong>du</strong> mois d’août, ont occasionnellem<strong>en</strong>tet temporairem<strong>en</strong>t dû interrompre leurs activités our<strong>en</strong>oncer à opérer dans certaines zones <strong>en</strong> raison des m<strong>en</strong>acesou parfois même des viol<strong>en</strong>ces contre leur personnel ouleurs bureaux. Par ailleurs, le manque de sécurité accroît l’incapacitéde l’Autorité à répondre aux besoins <strong>en</strong> eau potableet <strong>en</strong> électricité d’une population qui subit des chaleurs deplus de 50 °C. Ces défici<strong>en</strong>ces persistantes dans l’approvisionnem<strong>en</strong>t<strong>en</strong> eau et <strong>en</strong> électricité ont bi<strong>en</strong> sûr des répercussionsdirectes sur le fonctionnem<strong>en</strong>t des c<strong>en</strong>tres desanté et l’état général de la santé publique 2 . Depuis leur redéploiem<strong>en</strong>t<strong>en</strong> <strong>Irak</strong> à partir de la mi-avril, les ONG médicalesont t<strong>en</strong>té de répondre aux besoins des populations civiles.Leur action est et demeurera nécessaire tant que le systèmede santé iraki<strong>en</strong> restera dans son état actuel, à savoir incapablede remplir ses fonctions.2Les observationsincluses dans le prés<strong>en</strong>tarticle se fond<strong>en</strong>tess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>tsur l’observation del’activité des ONGopérant dans le secteurmédical <strong>en</strong> <strong>Irak</strong><strong>en</strong>tre fin avril et finaoût 2003.81


Les différ<strong>en</strong>tes stratégiesde positionnem<strong>en</strong>t des ONGCe faisant, les ONG ont dû définir leur position, d’abord parrapport aux militaires de la Force occupante, puis relativem<strong>en</strong>tà l’Autorité. Dès le début <strong>du</strong> mois de mai, un représ<strong>en</strong>tantaméricain de l’Autorité a officiellem<strong>en</strong>t reconnu lerôle critique qu’elle <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait voir les ONG jouer dans le secteurde la santé. Ce représ<strong>en</strong>tant avait d’ailleurs soulignél’importance <strong>du</strong> financem<strong>en</strong>t d’un certain nombre d’ONG parle gouvernem<strong>en</strong>t américain pour la mise <strong>en</strong> œuvre de projetsd’urg<strong>en</strong>ce et de reconstruction <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. Cette affirmation del’importance des ONG — considérées comme l’une descomposantes de l’action de l’Autorité <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> — sera réitérée<strong>en</strong> juillet 2003. Un autre représ<strong>en</strong>tant américain de l’Autoritépour la santé a alors demandé aux ONG de faire connaître lesdétails de leurs activités actuelles et plans futurs afin quel’Autorité puisse pleinem<strong>en</strong>t les intégrer dans la définition <strong>du</strong>budget national iraki<strong>en</strong> pour la santé pour 2004. CertainesONG, dont MDM, se sont alors émues de cette int<strong>en</strong>tion,rappelant que si les ONG contribu<strong>en</strong>t effectivem<strong>en</strong>t et <strong>en</strong>bout de chaîne au rétablissem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> service de santé <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>,elles ne peuv<strong>en</strong>t être considérées comme des substituts àl’Autorité dans la mise <strong>en</strong> œuvre de ses responsabilités, ycompris financières. Les ONG prés<strong>en</strong>tes <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> ont alorsopté pour des positionnem<strong>en</strong>ts très différ<strong>en</strong>ts par rapport àl’Autorité, dont on peut ret<strong>en</strong>ir schématiquem<strong>en</strong>t trois modalités.Certaines ONG, ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t américaines, ont fait lechoix délibéré de la quasi-intégration aux structures de l’Autorité,par ailleurs ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t composée d’Américainsmais aussi de quelques <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s récemm<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>trés au paysaprès des années d’exil (les <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s "de l’extérieur"). Certainesde ces ONG travaill<strong>en</strong>t directem<strong>en</strong>t avec les compagniesprivées choisies par l’Autorité non seulem<strong>en</strong>t pour la reconstruction<strong>du</strong> pays mais aussi pour la mise <strong>en</strong> œuvre de programmesd’assistance d’urg<strong>en</strong>ce. Dans le contexte actueld’occupation de l’<strong>Irak</strong>, tel qu’il est reconnu par les Nationsunies, de nombreuses questions se pos<strong>en</strong>t alors quant austatut de ces "ONG" <strong>en</strong> tant qu’organismes d’aide humanitair<strong>en</strong>eutres, impartiaux et indép<strong>en</strong>dants. En particulier, se82


Dossierpose la question de savoir non pas si ces ONG devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>tles instrum<strong>en</strong>ts sur le terrain d’une certaine politique de lasanté par exemple — cette question ne fait plus de doute —mais dans quelle mesure elles le sont dev<strong>en</strong>ues. Par ailleurs,le choix de certaines de ces ONG de recourir à des escortesmilitaires pour la mise <strong>en</strong> œuvre de leurs activités d’aidehumanitaire est <strong>en</strong> contradiction directe avec les codes decon<strong>du</strong>ite adoptés par les ONG et qui consacr<strong>en</strong>t tous lesmêmes principes — <strong>en</strong> particulier, l’indép<strong>en</strong>dance au profitdes bénéficiaires de l’action humanitaire. Enfin, le fait quecertains personnels de ces ONG <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des relations<strong>en</strong> dehors <strong>du</strong> cadre professionnel avec des membres desForces de la Coalition ou des membres de l’Autorité accroîtdavantage <strong>en</strong>core la confusion <strong>en</strong>tre d’un côté, les militaireset le personnel civil de la Force occupante et de l’autre, lesacteurs humanitaires. De telles confusions se sont d’ores etdéjà révélées désastreuses pour certaines ONG aux yeuxdes autorités et de la population locales, avec des répercussionsévid<strong>en</strong>tes sur la capacité de ces ONG à travailler danscertaines provinces.D’autres ONG, davantage soucieuses de leur indép<strong>en</strong>dance,ont pour objectif un support actif et direct aux structures étatiquesde santé <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. Elles cherch<strong>en</strong>t alors à interv<strong>en</strong>ir leplus <strong>en</strong> amont possible pour, d’une part offrir aux officiels iraki<strong>en</strong>s<strong>en</strong>core <strong>en</strong> place au ministère de la Santé (les <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s"de l’intérieur") la possibilité de faire valoir leur point de vueface à la toute-puissante Autorité et, d’autre part se donnerles moy<strong>en</strong>s d’interv<strong>en</strong>ir le plus tôt possible dans la définitiondes futures politiques de santé <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>.La majorité des ONG <strong>en</strong>fin, préfère se cantonner à une aidehumanitaire "classique" d’urg<strong>en</strong>ce ou de développem<strong>en</strong>t,directem<strong>en</strong>t destinée aux populations et se déclar<strong>en</strong>t clairem<strong>en</strong>tindép<strong>en</strong>dantes des structures de l’Autorité. En particulier,elles jug<strong>en</strong>t qu’il ne leur apparti<strong>en</strong>t pas de se substituerà la Force occupante dans l’exécution de ses multiples obligationsau regard <strong>du</strong> Droit international humanitaire. Ellesadopt<strong>en</strong>t une position de "coexist<strong>en</strong>ce pacifique" avec laForce Occupante et <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t s’assurer que toute interfér<strong>en</strong>ceavec l’indép<strong>en</strong>dance des acteurs humanitaires, <strong>en</strong> cequi concerne la satisfaction équitable et <strong>en</strong> temps réel desbesoins des populations, est aussitôt relevée et portée à l’att<strong>en</strong>tionde l’Autorité et, le cas échéant, <strong>du</strong> public.83


3Disaster AssistanceResponse Teams :Equipes de souti<strong>en</strong> etd’assistance <strong>en</strong> situationde désastre, 60personnes au total <strong>en</strong><strong>Irak</strong>, dép<strong>en</strong>dantes deUSAID, qui ont pourmission de faciliter lacoordination <strong>en</strong>tre lescivils et les militaires,de faire une évaluationdes besoinshumanitaires <strong>en</strong> coordinationavec les forcesmilitaires américaineset de coordonnerl’assistancehumanitaire pour lecompte <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>taméricain.4Source : "Profile ofU.S. Corporationsawarded contracts inU.S./British-OccupiedIraq" préparé par"U.S. Labor Againstthe War for the Workersof Iraq and theInternational LaborMovem<strong>en</strong>t", 15 juin2003.5"Health SystemStr<strong>en</strong>gth<strong>en</strong>ingContract".D’autres acteurs dans le champhumanitaireDans un contexte toujours accru et regrettable de confusiondes acteurs humanitaires, les ONG doiv<strong>en</strong>t opérer dans lemême espace que d’autres acteurs non humanitaires maisdirectem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>gagés dans des opérations d’assistance.Ainsi, les militaires de la Force occupante qui fourniss<strong>en</strong>t desmédicam<strong>en</strong>ts à des c<strong>en</strong>tres de santé. Ainsi, égalem<strong>en</strong>t, lesmembres des équipes <strong>du</strong> DART 3 — pour certains d’anci<strong>en</strong>smilitaires américains — qui réalis<strong>en</strong>t pour le compte de l’Autoritédes missions d’évaluation de besoins très similaires àcelles réalisées de manière indép<strong>en</strong>dante par le personnelhumanitaire des ONG ou des Nations unies. Par ailleurs, etc’est un fait nouveau, les ONG sont aussi confrontées à l’interv<strong>en</strong>tionde compagnies privées directem<strong>en</strong>t chargées, auxcôtés de l’Autorité, de la remise <strong>en</strong> route des servicespublics.La compagnie américaine Abt Associates Incorporated 4 , parexemple, créée <strong>en</strong> 1965, travaille dans le secteur de la santéaux Etats-Unis et dans plusieurs pays <strong>en</strong> développem<strong>en</strong>t. Enparticulier, cette compagnie a un rôle majeur au Kirghizistandans la restructuration <strong>du</strong> secteur de santé et des modalitésde son financem<strong>en</strong>t. En <strong>Irak</strong>, Abt Associates Inc. s’est vueattribuer un contrat de près de 45 millions de dollars intitulé"Contrat pour le r<strong>en</strong>forcem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> système de santé" 5 . La descriptiondes tâches à accomplir par cette compagnie est particulièrem<strong>en</strong>tintéressante. En effet, elle démontre qu’<strong>en</strong> faitAbt Associates Inc. est tout simplem<strong>en</strong>t chargée de réorganiserle ministère de la Santé iraki<strong>en</strong> pour le compte de l’Autorité.Par exemple, <strong>en</strong> sout<strong>en</strong>ant la réforme <strong>du</strong> ministère dela Santé aux niveaux national, régional et local, <strong>en</strong> fournissantdes soins médicaux aux pati<strong>en</strong>ts ou des équipem<strong>en</strong>ts etmatériels au personnel médical qu’elle contribue d’ailleurs àrecruter et à former ou <strong>en</strong> déterminant les besoins spécifiques<strong>du</strong> secteur santé. Autrem<strong>en</strong>t dit, des pans <strong>en</strong>tiers etmajeurs liés à la définition des futures politiques de la santéiraki<strong>en</strong>nes ont clairem<strong>en</strong>t été dévolus à une compagnie privée.Dans l’accomplissem<strong>en</strong>t de son contrat — on n’ose direde sa mission ! —, Abt Associates Inc. est c<strong>en</strong>sée agir deconcert avec les ag<strong>en</strong>ces onusi<strong>en</strong>nes et les autres organisationsinternationales prés<strong>en</strong>tes sur le terrain. Ici <strong>en</strong>core, laconfusion des g<strong>en</strong>res règne <strong>en</strong> maître : un membre <strong>du</strong> per-84


Dossiersonnel de Abt Associates Inc. a été détaché auprès de l’équipesanté de l’Autorité tandis qu’une ONG américaine aaccepté de dev<strong>en</strong>ir, par le jeu des financem<strong>en</strong>ts de projets,un sous-contractant direct de ladite compagnie.Autre interlocuteur sur le terrain, autre questionnem<strong>en</strong>t :quid des officiels iraki<strong>en</strong>s <strong>en</strong>core <strong>en</strong> place au ministère de laSanté et jusqu’à prés<strong>en</strong>t non démis de leurs fonctions pourallégeance avec l’anci<strong>en</strong> régime ? Les représ<strong>en</strong>tants américainsde l’Autorité ont formellem<strong>en</strong>t reconnu à la fin <strong>du</strong> moisde juillet que leur propre équipe <strong>en</strong> charge de la santé "était"le ministère de la Santé. Comm<strong>en</strong>t alors apprécier la margede manœuvre laissée aux <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s dans les processus deprise de décisions dans le secteur de la santé ? Comm<strong>en</strong>ts’assurer que les priorités de l’aide humanitaire sont <strong>en</strong> effetdéfinies par des <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s pour les <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s, plutôt qu’<strong>en</strong> fonctionde politiques à long terme dans le domaine de la santé,décidées par la Force occupante et basées sur des considérationscommerciales ?Les lieux de coordinationEn <strong>Irak</strong> comme ailleurs, toutes les ONG, quel que soit leurpositionnem<strong>en</strong>t, ont ainsi dû appr<strong>en</strong>dre à coordonner leursactivités, <strong>en</strong>tre elles et avec les autres acteurs prés<strong>en</strong>ts surle terrain, comme les ag<strong>en</strong>ces onusi<strong>en</strong>nes, bi<strong>en</strong> sûr. Dans lecontexte tel que nous l’avons décrit, comm<strong>en</strong>t les ONG organis<strong>en</strong>t-ellesla coordination de leurs activités ?Durant la guerre, l’ONG française Première Urg<strong>en</strong>ce a initiéle Comité de Coordination des ONG <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> (CCOI 6 ) à des finsopérationnelles mais aussi pour se démarquer de la coordinationd’ONG anglo-saxonnes — le JNPEI 7 — créée au débutde la guerre par leur bailleur principal, USAID, l’ag<strong>en</strong>ce d’aideau développem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> secrétariat d’Etat américain. De 5 ou 6membres, le CCOI est aujourd’hui dev<strong>en</strong>u le mécanisme decoordination des ONG <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, regroupant plus de 45 d’<strong>en</strong>treelles. Et de fait, répondant au parti pris de ses fondateurs d<strong>en</strong>e pas écarter d’ONG sur la base de l’origine <strong>du</strong> financem<strong>en</strong>tde leurs projets mais au contraire de promouvoir l’émerg<strong>en</strong>ced’un vrai espace de travail et de débat pour toutes lesONG, le CCOI réunit aujourd’hui des ONG dont les positionnem<strong>en</strong>tspar rapport à l’Autorité sont très différ<strong>en</strong>ts, voire6Mieux connue sousle nom anglais deNCCI, NGO Co-ordinationCommittee inIraq.7JNEPI : Joint NGOEmerg<strong>en</strong>cy PreparednessInitiative. Organedissout courantjuin 2003, à la datede fin prévue pour ceprojet d’un montantde 900 000 dollarsaméricains. Par comparaison,le budget<strong>du</strong> CCOI pour 6 moisest de l’ordre de72 000 dollars américains.85


opposés. Malgré ces différ<strong>en</strong>ces substantielles de positionnem<strong>en</strong>t,le CCOI a non seulem<strong>en</strong>t permis aux ONG de progressivem<strong>en</strong>tmaximiser leur impact <strong>en</strong> faveur des bénéficiairesmais égalem<strong>en</strong>t d’être reconnues collectivem<strong>en</strong>tcomme interlocuteur par l’Autorité et ainsi de mieux faire<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre leur voix d’"humanitaires" <strong>en</strong> interpellant cette dernièrequant à ses responsabilités.A la fin <strong>du</strong> mois de juillet, quels que soi<strong>en</strong>t leurs positionnem<strong>en</strong>tspar rapport à l’Autorité, la grande majorité des ONGavait tiré les mêmes conclusions quant au maigre bilan del’Autorité dans le secteur médical et celui de la santépublique.L’observation <strong>du</strong> "champ humanitaire" <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> a continué dedémontrer que l’aide humanitaire et les ONG sont considéréescomme l’un des moy<strong>en</strong>s importants, sinon ess<strong>en</strong>tiels,<strong>du</strong> jeu politique sur le terrain : "gagner les cœurs et lesesprits" des populations bénéficiaires. En <strong>Irak</strong>, l’Autorité apris soin de reconnaître publiquem<strong>en</strong>t le besoin d’indép<strong>en</strong>dancedes ONG, de mettre <strong>en</strong> place des mécanismes decoordination avec les ONG et d’éviter pour l’instant les interfér<strong>en</strong>cesdirectes dans le travail des ONG. Pourtant, depuisle début de leur interv<strong>en</strong>tion, les ONG ont opéré dans uncontexte très "cadré" où les élém<strong>en</strong>ts de leur "instrum<strong>en</strong>talisation"sont bel et bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> place, même si l’Autorité n’a pasété <strong>en</strong> mesure de les mettre réellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> œuvre jusqu’àprés<strong>en</strong>t par manque de personnel et de moy<strong>en</strong>s. Dès lors, lacapacité des ONG à influ<strong>en</strong>cer la définition des priorités etdes politiques dans le domaine de la santé <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> — alorsque des millions de dollars sont <strong>en</strong> jeu sur la base de contratssignés bi<strong>en</strong> avant l’<strong>en</strong>trée des troupes américaines dans Bagdad— paraît bi<strong>en</strong> mince à ce jour. Dès le départ, la capacitéd’analyse et d’interv<strong>en</strong>tion des ONG — et des Nations unies— a été très limitée <strong>en</strong> raison <strong>du</strong> manque quasi total de clartéquant aux plans de l’Autorité dans le domaine de la santé.Par ailleurs, même si le CCOI participe <strong>en</strong> tant que tel à desforums d’échanges avec l’Autorité, ses interv<strong>en</strong>tions auprèsde cette dernière requièr<strong>en</strong>t néanmoins un cons<strong>en</strong>sus minimumdes ONG. Or il est vraisemblable que ce cons<strong>en</strong>susdevi<strong>en</strong>dra de plus <strong>en</strong> plus difficile à atteindre au fur et àmesure que la phase d’urg<strong>en</strong>ce s’éloignera et que la définitiondes priorités sera de plus <strong>en</strong> plus politique. Il est alors àcraindre que ce soi<strong>en</strong>t les "loyautés" à l’Autorité plutôt queles principes qui l’emporteront. Les ONG attachées à leur86


Dossierindép<strong>en</strong>dance d’organismes humanitaires seront alors limitéesau rôle de "baromètre de l’action humanitaire" <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>.L’auteurElodie Cantier-Aristide a été Officier de Coordination internationalepour Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> <strong>en</strong> Iraq de fin avril à finjuillet 2003. Elle a par ailleurs travaillé depuis 1993 <strong>en</strong> tantque juriste pour les Nations unies dans de multiples pays <strong>en</strong>crise à travers le monde (Haïti, Mozambique, Bosnie-Herzégovine,Timor Ori<strong>en</strong>tal, Palestine).


Militarisation de l’humanitaire :les <strong>en</strong>jeux de l’intégrationcivilo-militaire dans l’appareilde sécurité nationale américain • Par Sami MakkiAlors que les soldats de la coalition américano-britanniqueassur<strong>en</strong>t <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> un contrôletotal des activités de stabilisation et dereconstruction de l’après-conflit avec des difficultéscroissantes, il est important de rev<strong>en</strong>irsur la g<strong>en</strong>èse <strong>du</strong> phénomène de militarisationde l’humanitaire. La connaissance des<strong>en</strong>jeux de cette dynamique et de ses développem<strong>en</strong>tsréc<strong>en</strong>ts permet une compréh<strong>en</strong>siondes débats sur les velléités américaines d’impositionde la démocratie et <strong>du</strong> libéralismepar l’usage de sa puissance militaire et sur l’av<strong>en</strong>ir<strong>du</strong> grand Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t.1Ce texte est une version mise à jour et développée d’un article parudans Diplomatie, n° 3, mai-juin 2003.88


DossierLa multiplication des crises humanitaires d’urg<strong>en</strong>ce depuis lafin de la <strong>Guerre</strong> froide a nécessité l’interv<strong>en</strong>tion d’un nombreimportant d’acteurs civils et militaires pour faire face à lacomplexité des situations. Les "Etats faibles" et pauvres ontconstitué, <strong>du</strong>rant les années 1990, les terrains fertiles d’urg<strong>en</strong>ceshumanitaires ou de crises plus complexes. La mise<strong>en</strong> œuvre d’instrum<strong>en</strong>ts pour une gestion efficace de cessituations, <strong>en</strong> établissant une coopération <strong>en</strong>tre acteurs surle terrain et à un niveau politico-stratégique, était alors nécessaire.L’administration américaine, suite à l’échec de l’interv<strong>en</strong>tion<strong>en</strong> Somalie (1993) et au manque de coordination <strong>en</strong>Haïti (1994) <strong>en</strong>tre organisations civiles gouvernem<strong>en</strong>tales,non gouvernem<strong>en</strong>tales (ONG) et militaires, avait lancé uneréflexion stratégique pour améliorer ces aides d’urg<strong>en</strong>ce.Alors qu’une crise résulte souv<strong>en</strong>t d’une multitude de facteursconverg<strong>en</strong>ts auxquels s’ajoutai<strong>en</strong>t des facteurs soitnaturels (catastrophe naturelle) soit humains (famine ou épurationethnique), une interv<strong>en</strong>tion doit pouvoir apporter uneaide et des réponses multidim<strong>en</strong>sionnelles à la fois diplomatique,humanitaire, économique, politique et logistique pourmettre un terme dans un premier temps à la crise ou auconflit et <strong>en</strong>suite permettre un retour à la stabilité et remédieraux facteurs de dysfonctionnem<strong>en</strong>t par le développem<strong>en</strong>t.Mais la guerre au terrorisme a transformé les conditions deces interv<strong>en</strong>tions civiles et militaires. Dès octobre 2001, lesecrétaire d’Etat Colin Powell avait déclaré que les ONGaméricaines constituai<strong>en</strong>t "des multiplicateurs de forces" etétai<strong>en</strong>t "des instrum<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> combat" américain contre le terrorisme.Pour l’administration Bush, les failed states (Etatsdéfaillants) sont désormais des <strong>en</strong>nemis pouvant abriter desréseaux terroristes islamistes radicaux et constitu<strong>en</strong>t unem<strong>en</strong>ace de premier ordre. Les <strong>en</strong>jeux étant différ<strong>en</strong>ts depuisla réplique américaine aux att<strong>en</strong>tats <strong>du</strong> 11 septembre 2001,les relations civilo-militaires aux Etats-Unis sont <strong>en</strong> pleineévolution. Mais au-delà de ces données conjoncturelles, ilapparaît nettem<strong>en</strong>t que les ori<strong>en</strong>tations de l’équipe Bushaggrav<strong>en</strong>t des t<strong>en</strong>dances structurelles libérales de militarisationet de commercialisation de l’humanitaire et de l’aide audéveloppem<strong>en</strong>t au service des intérêts stratégiques américains.89


Les <strong>en</strong>jeux de la coordination <strong>en</strong>tre acteurs civils et militaires dela planification et de la gestion des crises d’urg<strong>en</strong>ce de naturecomplexe sont nombreux. Le processus américain de "coordinationinterag<strong>en</strong>ces" (<strong>en</strong>tre le Départem<strong>en</strong>t d’Etat, le P<strong>en</strong>tagoneet l’Ag<strong>en</strong>ce pour le Développem<strong>en</strong>t international), a unimpact sur l’opération <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, alors que la situation de crise politiqueet humanitaire avait été annoncée très tôt. Compte t<strong>en</strong>u<strong>du</strong> poids de l’appareil politico-militaire américain sur les ori<strong>en</strong>tationsstratégiques des alliés, les <strong>en</strong>jeux opérationnels <strong>en</strong>treacteurs sur le terrain rejoign<strong>en</strong>t les <strong>en</strong>jeux diplomatico-stratégiquesdans le contexte actuel de l’après-conflit <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. Lest<strong>en</strong>dances structurelles d’une militarisation de l’humanitairedoiv<strong>en</strong>t être évaluées <strong>en</strong> profondeur pour <strong>en</strong> mesurer les implicationspour la coordination civilo-militaire dans le cadre de futuresopérations multinationales.L’intégration civilo-militaire dansl’architecture de sécurité US2Lisa Witzig Davidson,Margaret DalyHayes & James J.Landon, Humanitarianand Peace Operations:NGOs and theMilitary in the Interag<strong>en</strong>cyProcess,INSS, NDU PressBook, December1996.Si les acteurs civils ont souv<strong>en</strong>t été des élém<strong>en</strong>ts dynamiquesde la formulation et de la mise <strong>en</strong> œuvre de la politiqueétrangère de Washington, plusieurs changem<strong>en</strong>ts sont<strong>en</strong> cours dans la relation <strong>en</strong>tre eux et les forces armées etdans la conception de leur rôle au sein de l’architecture desécurité nationale depuis l’interv<strong>en</strong>tion <strong>en</strong> Afghanistan.Structurellem<strong>en</strong>t organisés pour favoriser cette intégrationdes deux structures civile et militaire grâce à un travail deréforme institutionnelle et doctrinale <strong>en</strong>tamé au milieu desannées 1990, les deux mondes interagiss<strong>en</strong>t positivem<strong>en</strong>t<strong>en</strong>semble. Mais cette dynamique trouve ses racines dans l’énonciationde directives présid<strong>en</strong>tielles successives (commela directive de 1997 dite "PDD 56" qui institutionnalisa le processusinterag<strong>en</strong>ces) dont les héritages s’ajout<strong>en</strong>t à des phénomènesconjoncturels expliquant les évolutions <strong>en</strong> cours 2 .L’administration Bush devrait rapidem<strong>en</strong>t mettre à jour cedocum<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> tirant les leçons des interv<strong>en</strong>tions <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> et <strong>en</strong>Afghanistan, avec la publication d’une directive présid<strong>en</strong>tiellesur la sécurité nationale (NSPD).Reposant sur les dynamiques sociales américaines, les interactionsconstantes <strong>en</strong>tre milieux civils non gouvernem<strong>en</strong>taux,acteurs commerciaux, milieux d’affaires, universitaires/expertset membres des ag<strong>en</strong>ces gouvernem<strong>en</strong>tales90


Dossierfavoris<strong>en</strong>t l’émerg<strong>en</strong>ce d’une communauté de valeurs et laconstruction d’un langage commun permettant de dépasserles barrières culturelles et techniques qui peuv<strong>en</strong>t subsister.Cette coopération, qui se fait à tous les niveaux, de l’échangeindivi<strong>du</strong>el à la coopération inter-institutionnelle, fonde unrapport de confiance. Dans la temporalité de l’action, celui-cipeut aboutir beaucoup plus aisém<strong>en</strong>t à une intégration sousla con<strong>du</strong>ite <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone, seul capable d’assurer un rôle deleader par son savoir-faire et l’importance de ses moy<strong>en</strong>sbudgétaires et humains.La g<strong>en</strong>èse de l’approche américaine actuelle des "opérationsde paix" se trouve dans les <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts tirés des opérationsdes années 1990. Du point de vue des forces armées,les moy<strong>en</strong>s civils avai<strong>en</strong>t été alors <strong>en</strong> complet décalage avecles impératifs de reconstruction des nations détruites et deleurs institutions (nation/institution-building). Face au constatd’échec <strong>en</strong> matière de coordination des acteurs sur le terrainet <strong>en</strong> amont, une "doctrine de planification interag<strong>en</strong>ces <strong>en</strong>matière d’urg<strong>en</strong>ces complexes" fut établie. La planificationpré-crise était perçue comme le moy<strong>en</strong> le plus sûr de contrecarrerles diverg<strong>en</strong>ces organisationnelles et culturelles <strong>en</strong>treacteurs civils et militaires. Il s’agissait de former des acteurscivils aux méthodes employées par les militaires : la planification,l’<strong>en</strong>traînem<strong>en</strong>t, l’évaluation des opérations après leconflit (After-action reviews). Sous Clinton, la mise <strong>en</strong> placede structures institutionnelles de coopération <strong>en</strong>tre ag<strong>en</strong>cesciviles et militaires a permis d’améliorer, malgré des difficultés,la gestion de ces opérations par une bonne articulation<strong>en</strong>tre missions militaires et civiles à tous les niveaux. En s’assurantd’un contrôle effectif de l’opération, les forces arméespeuv<strong>en</strong>t fixer l’ordre des priorités et maîtriser le déroulem<strong>en</strong>tde la mission, depuis le pré-déploiem<strong>en</strong>t jusqu’à la sortie decrise (exit strategy).Le processus interag<strong>en</strong>ces assure une coordination spatiotemporelledes interv<strong>en</strong>tions américaines. Cep<strong>en</strong>dant, face àla recherche de l’efficacité opérationnelle (planification, unitéde commandem<strong>en</strong>t, impératif <strong>du</strong> temps réel, opérationspsychologiques, questions informationnelles) et au manqued’initiatives civiles, le contrôle est laissé au militaire, subordonnanttotalem<strong>en</strong>t l’acteur civil et le Politique. L’intégrationde l’action civile dans les plans opérationnels constitue unecaractéristique des actions civilo-militaires aux États-Unis 3 .C’est un processus de rationalisation qui assure le continuum<strong>en</strong>tre les phases d’urg<strong>en</strong>ce, de rétablissem<strong>en</strong>t de la paix, de3Bruce Pirnie, Civiliansand Soldiers:achieving BetterCoordination, RandReport MR-1026-SRF,1998.91


4Sur les sociétésmilitaires privées, voirSami Makki, Militarisationde l’humanitaire,privatisation <strong>du</strong>militaire et stratégieglobale des Etats-Unis, Paris, CIRPES,à paraître <strong>en</strong> octobre2003.5GRIP & MSF, MilitairesHumanitaires, àchacun son rôle :Cohér<strong>en</strong>ce et incohér<strong>en</strong>cesdes opérationsmilitaro-humanitaires,Bruxelles, EditionsComplexe,2002.6Nicolas de Torr<strong>en</strong>té,The War on Terror’sChall<strong>en</strong>ge to HumanitarianAction, ODI-HPN report, Londres,janvier 2003.reconstruction et de développem<strong>en</strong>t. Il évite la <strong>du</strong>plicationdes systèmes, infrastructures et réseaux et comble le videpolitique, facteur de retour au conflit ou au chaos dans l’après-conflitet dans les périodes transitoires de passation despouvoirs <strong>en</strong>tre acteurs civils et militaires. Mais cette intégrationsignifie aussi une utilisation par les militaires desmoy<strong>en</strong>s civils <strong>en</strong> matériels, <strong>en</strong> savoir-faire et <strong>en</strong> hommes parle biais des réseaux associatifs privés et des relais civils privés<strong>en</strong> ayant recours à des sociétés militaires privées (KelloggBrown & Root (KBR) de Halliburton Corp, Vinnell Corp.<strong>du</strong> Carlyle Group, DynCorp de Computer Sci<strong>en</strong>ces Corporationet MPRI de L-3 Communications) 4 , ou <strong>en</strong>core <strong>en</strong> utilisantles ONG pour faire <strong>du</strong> r<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t. Les forces arméessont aussi am<strong>en</strong>ées à remplir des tâches civiles habituellem<strong>en</strong>tm<strong>en</strong>ées par des institutions internationales ou desONG. Le militaire s’approprie l’espace humanitaire.Les institutions internationales, et notamm<strong>en</strong>t les ag<strong>en</strong>cesde l’ONU, occup<strong>en</strong>t une place c<strong>en</strong>trale dans la mise <strong>en</strong>œuvre des structures d’aide d’urg<strong>en</strong>ce et d’actions sur lelong terme. Le Haut commissariat aux réfugiés (HCR), l’Officepour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), leProgramme alim<strong>en</strong>taire mondial (PAM) et, dans le cas d’opérationsONU, le Départem<strong>en</strong>t chargé <strong>du</strong> mainti<strong>en</strong> de la paix(DPKO) sont des ag<strong>en</strong>ces ONU impliquées localem<strong>en</strong>t etinternationalem<strong>en</strong>t dans les relations civilo-militaires. Ellestravaill<strong>en</strong>t <strong>en</strong> étroite relation avec les ONG. La crise <strong>du</strong> Kosovooù action militaire aéri<strong>en</strong>ne et opérations humanitairesétai<strong>en</strong>t m<strong>en</strong>ées de façon conjointe par l’OTAN dans une"opération militaro-humanitaire", a <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dré une forme decollaboration au niveau politico-stratégique <strong>en</strong>tre responsablesde l’OTAN et <strong>du</strong> HCR. Elle marqua le début de nouvellesformes de relations <strong>en</strong>tre humanitaires et militaires souscommandem<strong>en</strong>t OTAN 5 . Si le Kosovo avait donné lieu à uneforme de résistance de la part de certaines ag<strong>en</strong>ces ONU, ilsemble que l’interv<strong>en</strong>tion <strong>en</strong> Afghanistan ait marqué un tournantimportant, avec une coopération effective ONU-forcesUS au sein même <strong>du</strong> commandem<strong>en</strong>t c<strong>en</strong>tral (CENTCOM)américain dans le QG de Tampa <strong>en</strong> Floride, selon un diplomateaméricain interrogé <strong>en</strong> 2002. Ceci avait permis de mettre<strong>en</strong> œuvre une campagne de "bombs-and-bread" de l’Afghanistanm<strong>en</strong>ée par une "coalition militaro-humanitaire"selon les termes de Tony Blair 6 .92


DossierMilitarisation des ONG américaines etguerres <strong>en</strong> réseauxLa guerre contre le terrorisme a modifié la conception par lesforces armées américaines <strong>du</strong> rôle et de la place des organisationsciviles (fédérales, non gouvernem<strong>en</strong>tales et commerciales)dans la planification et la mise <strong>en</strong> œuvre des opérationsde contre-terrorisme. Dans cette perspective, apporterune "aide humanitaire" après avoir instauré la terreur et lechaos (la phase off<strong>en</strong>sive <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> avait été nommée "Shockand Awe") permettrait de gagner les "cœurs et les âmes" (towin the ‘hearts and minds’ of civilians) par des guerres militaro-humanitairesou "humanitarian combat operations". Maiscette logique dépasse le cadre <strong>du</strong> conflit : elle prépare l’après-conflit.Le P<strong>en</strong>tagone est un catalyseur de l’urg<strong>en</strong>ce. Avec la multiplicationà v<strong>en</strong>ir des interv<strong>en</strong>tions armées de lutte contre leterrorisme, mettant <strong>en</strong> œuvre des stratégies asymétriquespar la pro<strong>du</strong>ction/maîtrise <strong>du</strong> chaos <strong>en</strong> conservant un contrôlegrâce aux moy<strong>en</strong>s informationnels, une dynamique complexed’imposition <strong>du</strong> rythme militaire (tempo opérationnel)aux acteurs civils est instaurée. Par cette appropriation <strong>du</strong>temps de l’action par une intégration de l’espace-tempshumanitaire, les forces armées américaines s’assur<strong>en</strong>t uncontrôle de l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t civil et de l’instrum<strong>en</strong>talisationde ses acteurs pour permettre la con<strong>du</strong>ite d’une guerre <strong>en</strong>réseau et par réseaux (netwar). Les ONG et les opérateursmilitaires privés sont les instrum<strong>en</strong>ts de la réussite des opérations<strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone.Les ONG sont des facteurs de puissance et des vecteurs del’influ<strong>en</strong>ce normative américaine (soft power). Elles constitu<strong>en</strong>tun pilier ess<strong>en</strong>tiel d’une stratégie globale d’influ<strong>en</strong>cedes Etats-Unis reposant sur la mise <strong>en</strong> place d’une "noopolitique"(politique touchant au monde de l’esprit ; <strong>du</strong> grecnoos : esprit), elle-même fondée sur le développem<strong>en</strong>t desréseaux et d’une maîtrise des opérations informationnelles.Avec les dynamiques grandissantes de libéralisation, la placedes acteurs civils non étatiques (bénévoles, commerciaux,paramilitaires, sociétés militaires privées) dans les relationsinternationales <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre une transformation radicale de lascène internationale et de l’espace <strong>du</strong> conflit à toutes leséchelles (locale, régionale et globale).93


7Voir Abby Stoddard,‘Humanitarian NGOs:Chall<strong>en</strong>ges andTr<strong>en</strong>ds’, in JoannaMacrae and AdeleHarmer (eds), HumanitarianAction andthe ‘Global War onTerror’: A Review ofTr<strong>en</strong>ds and Issues,HPG Report 14, London,Overseas Developm<strong>en</strong>tInstitute,2003. Voir aussi AbbyStoddard, Tr<strong>en</strong>ds inUS Humanitarian Policy,HPG BriefingPaper 3, London,Overseas Developm<strong>en</strong>tInstitute, 2002,4 p.8Le <strong>Monde</strong>, 2-3février 2003, p. 3.Dans cet <strong>en</strong>semble très vaste et très hétérogène des acteursnon gouvernem<strong>en</strong>taux américains, on distingue par exempleInternational Rescue Committee, World Vision, CooperativeAmerican Relief Everywhere (CARE), Christian Childr<strong>en</strong>’sFund, Save the Childr<strong>en</strong>, Catholic Relief Services qui agiss<strong>en</strong>tpartout dans le monde, mais qui ne sont pas représ<strong>en</strong>tativesde l’<strong>en</strong>semble <strong>du</strong> monde de l’humanitaire. Les ONG diffèr<strong>en</strong>t<strong>en</strong> tailles, <strong>en</strong> ressources financières, selon les domaines etespaces géographiques où se conc<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t leurs activités etselon les moy<strong>en</strong>s techniques et matériels dont elles dispos<strong>en</strong>t.Par ailleurs, ONG europé<strong>en</strong>nes et américaines ontnotamm<strong>en</strong>t une conception très différ<strong>en</strong>te de leurs rapportsaux pouvoirs politiques et économiques 7 .Au sein de la communauté des ONG, toute perception, parles parties <strong>en</strong> conflit, de la violation de la neutralité par un<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t partisan peut mettre <strong>en</strong> péril les programmeshumanitaires et ceux des autres organisations part<strong>en</strong>airessur le terrain. Le respect de l’indép<strong>en</strong>dance et <strong>du</strong> principefondam<strong>en</strong>tal de neutralité, y compris le respect des signesde cette neutralité, sont des points cruciaux et leur négationpeut être néfaste à la sécurité des personnels. Surtout, elleré<strong>du</strong>it la confiance des populations. Parmi les ONG europé<strong>en</strong>nesprés<strong>en</strong>tes <strong>en</strong> Afghanistan (notamm<strong>en</strong>t Action Contrela Faim, Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> et Madera), une vive inquiétudeest née suite à la mise <strong>en</strong> place de Provincial ReconstructionTeams (PRT). Ces équipes régionales de reconstructioncomposées de réservistes de l’US Army sont chargéesd’apporter une aide de type humanitaire et de reconstruction.Selon les ONG précitées, ceci peut créer "la confusion etmettre à mal le travail des organisations humanitaires [car] ilest à craindre que la population afghane t<strong>en</strong>de progressivem<strong>en</strong>tà assimiler les volontaires humanitaires à des élém<strong>en</strong>tsde l’armée américaine". Pour ces ONG, ce processus est "d<strong>en</strong>ature à ruiner les efforts déployés par les ONG pour établirun li<strong>en</strong> de confiance, de respect et de part<strong>en</strong>ariat avec lespopulations" 8 . De même, à de nombreuses occasions, desONG américaines ont été impliquées dans des missionspseudo-humanitaires <strong>en</strong> recrutant des anci<strong>en</strong>s des forcesspéciales. En Afghanistan et <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, des membres des forcesspéciales américaines circulai<strong>en</strong>t volontairem<strong>en</strong>t habillés<strong>en</strong> civils dans des Toyota blanches, couleur symbole deshumanitaires. Les t<strong>en</strong>dances actuelles <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone vis<strong>en</strong>tà instrum<strong>en</strong>taliser les symboles de l’action humanitaire. Sefondre parmi les civils permet d’être plus proche de la popu-94


Dossierlation mais elle <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre volontairem<strong>en</strong>t un flou <strong>en</strong>tre espaceshumanitaire et militaire. Alors que les ONG américainesse sont faites discrètes face à ce problème, les ONG françaisesont dénoncé ces pratiques.Parallèlem<strong>en</strong>t, les grandes ONG américaines occup<strong>en</strong>t le terrain<strong>du</strong> lobbying politique (advocacy) et les débats au sein <strong>du</strong>monde des ONG. Elles ont aussi été les premières à s’organiser<strong>en</strong> coalitions internationales puissantes pour influ<strong>en</strong>cerles débats transatlantiques favorisant, sciemm<strong>en</strong>t ou non,une dynamique de partage des tâches <strong>en</strong>tre Alliés sous leadershipaméricain et une marginalisation des Europé<strong>en</strong>s surles questions stratégiques majeures.Les ag<strong>en</strong>ces civiles américaines inscriv<strong>en</strong>t désormais trèsnettem<strong>en</strong>t leurs activités dans le cadre de la lutte contre leterrorisme. La réforme <strong>en</strong>gagée au sein de l’Ag<strong>en</strong>ce pour ledéveloppem<strong>en</strong>t international (USAID) vise à l’établissem<strong>en</strong>td’un continuum <strong>en</strong>tre sécurité et développem<strong>en</strong>t. L’administrationBush a clairem<strong>en</strong>t rec<strong>en</strong>tré les ori<strong>en</strong>tations de la politiqued’aide internationale <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s pour assurer un r<strong>en</strong>ouveaudans les rapports <strong>en</strong>tre les actions humanitaires et d’aideau développem<strong>en</strong>t et le cal<strong>en</strong>drier de la sécurité nationale.L’USAID, un temps m<strong>en</strong>acée par les Républicains, a assurésa survie institutionnelle <strong>en</strong> se donnant un rôle dans l’anéantissem<strong>en</strong>tdes racines <strong>du</strong> terrorisme sur le long terme etsous le contrôle <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone. Ceci apparaît très clairem<strong>en</strong>tdans la publication par l’USAID d’un rapport intitulé "ForeignAid in the National Interest : Promoting Freedom, Security,and Opportunity" compr<strong>en</strong>ant une évaluation et des recommandationsmassivem<strong>en</strong>t sout<strong>en</strong>ues par Andrew Natsios,l’administrateur de l’USAID 9 .Les Disaster Assistance ResponseTeams (DART) de l’USAID au c<strong>en</strong>tre<strong>du</strong> dispositif9Voir aussi AndrewS. Natsios (USAID),Foreign Aid in theNational Interest,Remarks at the HeritageFoundation,Washington, DC, 7janvier 2003.L’interv<strong>en</strong>tion <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> a mis <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce le rôle ess<strong>en</strong>tiel jouédans la phase de planification de l’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t "militarohumanitaire",mais surtout dans l’après-conflit, par les équipesciviles de l’USAID spécialisées dans l’assistance d’urg<strong>en</strong>ce,les Disaster Assistance and Response Teams (DARTTeams). Ces équipes de spécialistes possédant des expé-95


10Bathsheba N. Crockerand al., Post-WarIraq : Are weReady ?, WashingtonD.C., C<strong>en</strong>ter for Strategicand InternationalStudies, 25 mars2003, p. 19.ri<strong>en</strong>ces diverses, y compris militaires, ont été placées sous ladirection directe <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone, suite à une directive présid<strong>en</strong>tiellede George W. Bush <strong>en</strong> janvier 2003. Le coordinateurde l’action humanitaire au sein <strong>du</strong> Bureau pour laReconstruction et l’Assistance Humanitaire (ORHA), dirigéjusqu’<strong>en</strong> juin par le général Garner, était "chargé de surveilleret de coordonner l’assistance humanitaire" 10 . Les équipesDART constitu<strong>en</strong>t l’élém<strong>en</strong>t opérationnel <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>taméricain <strong>en</strong> charge de la coordination de l’aide humanitaire.Les équipes composées de près de soixante-cinq expertsfur<strong>en</strong>t très tôt à l’avant-garde de la prés<strong>en</strong>ce civile américaine<strong>en</strong> <strong>Irak</strong> au côté des forces armées américaines chargéesd’actions civilo-militaires (civil affairs). Cette configurationbouleverse les conditions habituelles de leurs interv<strong>en</strong>tionsd’urg<strong>en</strong>ce destinées <strong>en</strong> théorie à "apporter une aide humanitaired’urg<strong>en</strong>ce et à soulager la souffrance des populations"comme cela fut officiellem<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>té lors d’une confér<strong>en</strong>cede presse à Amman (Jordanie) destinée à étouffer les critiquesde certains humanitaires et journalistes. Les DART ontpour fonction d’assurer la transition <strong>en</strong>tre actions d’aide d’urg<strong>en</strong>ceet de reconstruction. Dans les cas les plus graves etdans les régions prés<strong>en</strong>tant un intérêt stratégique pour lesEtats-Unis, les équipes DART ont été déployées pour m<strong>en</strong>erles tâches ess<strong>en</strong>tielles. De l’opération Provide Comfort d’assistanceaux Kurdes dans le nord de l’<strong>Irak</strong> (1991) à l’Afghanistan<strong>en</strong> 2001, ces équipes ont été déployées partout dansle monde. Le contrôle des opérations et leur financem<strong>en</strong>tsont conjoints au Départem<strong>en</strong>t d’Etat et à l’USAID et suiv<strong>en</strong>tla procé<strong>du</strong>re normale d’approbation par le Congrès. LesDART sont une "structure multi-ag<strong>en</strong>ces avec un mandatét<strong>en</strong><strong>du</strong>", permettant une planification plus efficace et davantage<strong>en</strong> amont que l’aide humanitaire classique. En complém<strong>en</strong>tde l’action des DART, le Bureau pour les populations,les réfugiés et leur migration (BPRM) <strong>du</strong> Départem<strong>en</strong>t d’Etata pour mandat de répondre aux besoins des réfugiés sur lelong terme.Au travers des DART de l’USAID, s’est mis <strong>en</strong> place un véritablemaillage sous contrôle militaire de tous les niveaux dela chaîne de responsabilité civile. C’est l’illustration <strong>en</strong> actesde cette militarisation de l’humanitaire, résultat d’un rapportde force au niveau politico-statégique permettant une maîtrise<strong>du</strong> processus interag<strong>en</strong>ces par le P<strong>en</strong>tagone et la normalisationde ce contrôle <strong>du</strong> civil par le militaire. Mais <strong>en</strong> recherchantl’efficacité pour m<strong>en</strong>er les opérations militaires <strong>en</strong> y96


Dossierintégrant à des fins tactiques des acteurs civils, le P<strong>en</strong>tagonea rompu un équilibre et certains effets comm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t à sefaire s<strong>en</strong>tir. Dans le cas de l’interv<strong>en</strong>tion <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, le c<strong>en</strong>tre desopérations de l’USAID est chargé de superviser les personnelsdéployés <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> et dans les pays <strong>en</strong>vironnants. LeResponse Managem<strong>en</strong>t Team (RMT), qui regroupe l’ess<strong>en</strong>tieldes personnels <strong>du</strong> c<strong>en</strong>tre des opérations humanitaires del’USAID (HOC) basé à Koweït City, est chargé d’apporter unsouti<strong>en</strong> aux élém<strong>en</strong>ts DART sur le terrain <strong>en</strong> les conseillantou <strong>en</strong> les assistant : il est "le point focal pour toute personnesur le terrain" 11 . L’interv<strong>en</strong>tion simultanée des équipes chargéesde l’aide humanitaire d’urg<strong>en</strong>ce et de la reconstructionest une particularité de l’opération <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>. Au niveau politicostratégique,le c<strong>en</strong>tre opérationnel de l’USAID permet lacoordination pour faire le li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre le terrain et Washington,suivre et répondre à tous les besoins, y compris les demandesd’information émanant <strong>du</strong> Congrès, de la Maison Blanche,<strong>du</strong> Départem<strong>en</strong>t d’Etat ou de la Déf<strong>en</strong>se. Le RMT rassembledes personnels prov<strong>en</strong>ant de tous les bureaux de l’U-SAID (OFDA, Food for Peace, Global Health, Transition Initiatives,le Bureau régional Asie et Proche-Ori<strong>en</strong>t, les affairesjuridiques et les affaires publiques), ainsi que des représ<strong>en</strong>tantsdes Départem<strong>en</strong>ts de la Santé, d’Etat et de la Déf<strong>en</strong>se.Les rapports de terrain rédigés par les DART sont <strong>en</strong>voyésdans la salle de contrôle où "logistici<strong>en</strong>s et experts assur<strong>en</strong>tune coordination avec les personnels au sol pour une aiderapide et ciblée". Les DART assur<strong>en</strong>t le contact et "serv<strong>en</strong>t detampons" à trois niveaux : <strong>en</strong> premier lieu <strong>en</strong>tre les militaireset les ag<strong>en</strong>ces civiles au sein <strong>du</strong> C<strong>en</strong>tre des opérations civilo-militairesdes forces armées (Civil-Military Operations C<strong>en</strong>ter: CMOC), au niveau opérationnel <strong>en</strong>suite où elles interagiss<strong>en</strong>tavec les spécialistes militaires des affaires civiles oules forces spéciales, et <strong>en</strong>fin au niveau tactique au sein <strong>du</strong>HOC. Dans le contexte de l’après-conflit <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, les DARTsont les catalyseurs civils de l’intégration civilo-militaire. Lacoordination et la planification opérationnelle avancée de lapart de l’USAID avai<strong>en</strong>t été r<strong>en</strong><strong>du</strong>es possible par le pré-positionnem<strong>en</strong>tde stocks de matériels de secours et de nourrituresau Koweït. De même, "plusieurs mois de dialogue avecdes organisations américaines et internationales [ont permis]à l’USAID d’assumer son rôle de leadership dans la coordinationdes moy<strong>en</strong>s civils" sous la direction directe <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone,effaçant le rôle <strong>du</strong> Départem<strong>en</strong>t d’Etat comme institutionde tutelle, y compris dans la phase de reconstruction 12 .11Selon l’expressionde Kate Fornsworth,responsable <strong>du</strong> RMTcitée in "Operationsc<strong>en</strong>ter CoordinatesAg<strong>en</strong>cy Response",Frontlines, March2003, p. 5.12USAID, "USAIDConting<strong>en</strong>cy Plansfor humanitarianAssistance for Iraq",Fact Sheet, 24 février2003.97


13Andrew Natsios,"Why we are in Iraq",Frontlines, USAID,April 2003, p.3.14Andrew Natsios,cité dans "DisasterAssistance ResponseTeam Mobilized",Frontlines, March2003, p.4.15USAID, An-NasiriyahAssessm<strong>en</strong>tReport of DART, May1-2, 2003.Andrew Natsios annonçait début avril 2003 que "l’USAIDallait jouer un rôle ess<strong>en</strong>tiel dans ce travail [de reconstruction]<strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, qui servira[it] sans doute comme modèle à laréforme dans d’autres pays qui souhaiterai<strong>en</strong>t sortir d’unrégime autoritaire" 13 . Mais cette réaffirmation <strong>du</strong> rôle de premierplan de l’USAID dans la politique étrangère américaine(qui lui garantit sa survie institutionnelle) s’accompagne d’un<strong>du</strong>rcissem<strong>en</strong>t de l’autorité à l’égard des ONG trop critiquesdes actions de l’Administration Bush <strong>en</strong> Afghanistan et <strong>en</strong><strong>Irak</strong>. Un véritable chantage aux financem<strong>en</strong>ts semble ainsis’exercer depuis le mois de mai 2003 : les ONG recevant desfonds américains doiv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> effet affirmer clairem<strong>en</strong>t (visuellem<strong>en</strong>tet dans leurs contacts humains) leur appart<strong>en</strong>ance àla coalition dirigée par les Anglo-américains afin d’améliorer laperception des forces armées par les <strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s et espérerré<strong>du</strong>ire ainsi les risques d’att<strong>en</strong>tats.L’importance de l’équipe et des responsabilités confiées àl’USAID soulign<strong>en</strong>t que ces acteurs civils sont des élém<strong>en</strong>tsess<strong>en</strong>tiels de la puissance américaine, et que, comme l’affirmel’administrateur Natsios, "l’équipe DART est la projectionde puissance humanitaire américaine sur le terrain dans cettecrise d’urg<strong>en</strong>ce majeure" 14 . L’équipe occupe un rôle de premierplan qui s’inscrit parfaitem<strong>en</strong>t dans cette dynamique demilitarisation des acteurs civils de l’USAID et <strong>du</strong> Départem<strong>en</strong>td’Etat au profit des forces armées américaines soucieusesde "gagner le cœur et les âmes" des populations civilesdans le but de préparer très tôt l’après-conflit. Le contrôleréalisé auprès des acteurs non gouvernem<strong>en</strong>taux se fait auniveau opérationnel par le biais des DART qui effectu<strong>en</strong>t unesurveillance des acteurs civils pour développer une intellig<strong>en</strong>cedes situations locales. Elles sont les premiers contactsofficiels des ONG américaines prés<strong>en</strong>tes <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> (CARE,World Vision International, CRS, …)Par leurs rapports réguliers de la situation sur le terrain, lesDART sont des informateurs ess<strong>en</strong>tiels pour une évaluationcivile de "l’état d’esprit" de la population et de la situationdans les domaines de la santé, <strong>du</strong> réseau hydraulique, destravaux publics, des approvisionnem<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> énergie, de l’é<strong>du</strong>cationainsi que des questions de sécurité. Ceci <strong>en</strong> fait deprécieux instrum<strong>en</strong>ts pour les équipes chargées de la planification.Cet échange d’informations se fait de façon quotidi<strong>en</strong>neau sein des CMOC des forces armées américainescomme le montre un rapport des DART sur la situation à An-Nasiriyah 15 .98


DossierAlors que les activités des experts DART de l’USAID <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>aurai<strong>en</strong>t officiellem<strong>en</strong>t débuté <strong>en</strong> janvier 2003, certainessources officieuses évoqu<strong>en</strong>t leur prés<strong>en</strong>ce, aux côtés deforces spéciales, dès l’été 2002 16 . Du fait de leur prés<strong>en</strong>cesur le terrain et dans la <strong>du</strong>rée, les équipes DART ont développéune bonne analyse des signes de frustration de lapopulation ou des réactions de mécont<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t et de rejetdes forces d’occupation pouvant déboucher sur des rassemblem<strong>en</strong>tsde protestation. Grâce à leur statut et leur appar<strong>en</strong>cecivils, ces experts sont <strong>en</strong> contact avec la population etsont à même de s<strong>en</strong>tir les craintes de cette dernière, lorsqueles "résid<strong>en</strong>ts locaux continu<strong>en</strong>t à ne pas se s<strong>en</strong>tir <strong>en</strong> sécurité"ou que les habitants consultés "demeur<strong>en</strong>t mal à l’aisepour parler aux équipes DART". Autant de signes qui peuv<strong>en</strong>taccréditer le fait que la seule prés<strong>en</strong>ce militaire américaineest insuffisante et inadaptée à la sécurité de la population 17 .Si ces équipes civiles sont chargées de faire parv<strong>en</strong>ir desinformations aux forces de la coalition américano-britanniques,elles sont aussi chargées de relayer jusqu’au siègede l’USAID et de la structure de coordination interag<strong>en</strong>cesles difficultés r<strong>en</strong>contrées par les troupes dans la gestion desopérations civilo-militaires.Cette structuration des relations <strong>en</strong>tre l’USAID et le P<strong>en</strong>tagone— que ce soit sur le terrain ou à Washington — contreditla position déf<strong>en</strong><strong>du</strong>e par le leader des DART qui assuraitaux journalistes que les craintes et critiques exprimées parcertaines ONG ou par le CICR à l’égard <strong>du</strong> rôle excessif <strong>du</strong>P<strong>en</strong>tagone dans la réponse à la crise humanitaire n’étai<strong>en</strong>tpas justifiées. Il prés<strong>en</strong>ta son équipe comme appart<strong>en</strong>ant àla "communauté internationale humanitaire", jugeant lesaccusations des ONG non fondées "puisque l’équipe DARTest purem<strong>en</strong>t une organisation humanitaire qui ne répondqu’<strong>en</strong> fonction des estimations des besoins et non des mandatspolitiques".16Selon la revueFrontlines d’avril2003 de l’USAID bi<strong>en</strong>avant le début de lacrise et phase de planificationd’urg<strong>en</strong>ce<strong>en</strong>tamée avant janvier2003, ce qui supposedes évaluationssur le terrain bi<strong>en</strong>plus tôt.17USAID, DARTAssessm<strong>en</strong>t of AlAnbar, 26-29 avril2003.La militarisation <strong>du</strong>rant la campagned’<strong>Irak</strong> : rupture d’un équilibre ?Cette militarisation des équipes civiles américaines qui semélang<strong>en</strong>t aux forces spéciales, se fond<strong>en</strong>t dans l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>tcivil et doiv<strong>en</strong>t répondre au contrôle politico-stratégique<strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone a <strong>en</strong>traîné la réaction de nombreux99


acteurs civils internationaux et américains. Le tragique att<strong>en</strong>tatcontre le QG des Nations unies a montré que la distinctionétait dev<strong>en</strong>ue inexistante pour les forces radicales.18Fred Eckhard(Porte-parole del’ONU), cité par EdithM. Lederer, "UNIssues New Guidelinesfor HumanitarianAid", AssociatedPress, 7 avril 2003.19"Practical guidancefor liaison with USDisaster Assistanceand Response teams(DART)" in UN OCHAGuidelines on theUse of Military andCivil Def<strong>en</strong>ceAssests (MCDA) toSupport UnitedNations HumanitarianAcivities in ComplexEmerg<strong>en</strong>cies, juin2003.Après un int<strong>en</strong>se travail de lobbying auprès <strong>du</strong> Congrès, lesorganisations humanitaires avai<strong>en</strong>t réussi à mettre <strong>en</strong> œuvrela première étape d’un texte de loi visant à s’assurer que lesfonds destinés au secours et à la reconstruction transit<strong>en</strong>teffectivem<strong>en</strong>t et exclusivem<strong>en</strong>t par les ag<strong>en</strong>ces civiles (etnon par le P<strong>en</strong>tagone comme c’était le cas depuis le débutdes opérations <strong>du</strong> fait de la directive présid<strong>en</strong>tielle concernantl’ORHA). Ceci pourrait <strong>en</strong> partie répondre aux inquiétudesdes grandes ONG américaines et d’Interaction, la coalitionde 160 ONG humanitaires basées aux Etats-Unis (55 deses ONG membres sont prés<strong>en</strong>tes <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>). Ces organisationsavai<strong>en</strong>t exprimé à plusieurs reprises leur incompréh<strong>en</strong>sionface à la "décision <strong>du</strong> présid<strong>en</strong>t Bush de modifier unepolitique établie depuis la Seconde <strong>Guerre</strong> mondiale qui donnaitau Départem<strong>en</strong>t d’Etat ou l’Ag<strong>en</strong>ce pour le développem<strong>en</strong>tle contrôle des opérations de secours, au risque dedécrédibiliser totalem<strong>en</strong>t les ONG". Signe de la confusion etd’un réel malaise <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drés <strong>en</strong>tre l’Administration américaineet les acteurs non gouvernem<strong>en</strong>taux et onusi<strong>en</strong>s sur leterrain par cette confusion civils/militaires, les directives del’ONU à ses différ<strong>en</strong>tes ag<strong>en</strong>ces prés<strong>en</strong>tes sur le terrainrecommand<strong>en</strong>t explicitem<strong>en</strong>t que des distances physiquessoi<strong>en</strong>t établies avec les DART qui sont pourtant chargés depermettre une interaction <strong>en</strong>tre ag<strong>en</strong>ces ONU et Américainsau niveau opérationnel. L’ONU exprime ainsi son int<strong>en</strong>tion dem<strong>en</strong>er une "opération d’aide <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t civile" 18 , reposantsur une indép<strong>en</strong>dance opérationnelle réelle et visible par les<strong>Irak</strong>i<strong>en</strong>s, le "recours à un souti<strong>en</strong> militaire devant se faire <strong>en</strong>tout dernier recours". Les directives de l’ONU stipul<strong>en</strong>t queles "personnels humanitaires ne devrai<strong>en</strong>t contacter les militairesqu’à propos des questions de sécurité des convoisd’aide humanitaire ou de grands mouvem<strong>en</strong>ts de populations,[…] ne devrai<strong>en</strong>t utiliser des soldats ou des véhiculesmilitaires que pour aider à fournir l’aide dans des circonstances"exceptionnelles" [et] devrai<strong>en</strong>t éviter de fréqu<strong>en</strong>terpubliquem<strong>en</strong>t les militaires" car une "affiliation trop étroiteavec les équipes de DART peut miner la perception de la neutralitéet de l’impartialité des Nations Unies. Par conséqu<strong>en</strong>tles ag<strong>en</strong>ces ONU devrai<strong>en</strong>t établir un rapport de principes,mais pragmatique, avec les équipes américaines" 19 . Concer-100


Dossiernant les usages d’escortes militaires 20 , un "accord préalablede l’UNSEECORD (chargé de la sécurité des ag<strong>en</strong>ces ONU<strong>en</strong> conformité avec les concepts d’opération officiels - UNSE-COORD Concept of Operations for Security Assessm<strong>en</strong>ts)doit être établi". Si des formes d’échanges d’information<strong>en</strong>tre ag<strong>en</strong>ces ONU ou équipes d’évaluation et de coordinationde l’ONU (UNDAC) et les DART sont autorisés, il leur eststrictem<strong>en</strong>t interdit de faire équipe avec les missions d’évaluationdes besoins des DART et inversem<strong>en</strong>t.Dans la réaction des ONG américaines, il faut releverquelques paradoxes qui préexistai<strong>en</strong>t au phénomène de militarisationsur le terrain. Certains responsables de grandesONG américaines comme CARE affirm<strong>en</strong>t refuser cette militarisationforcée et dénonc<strong>en</strong>t la disparition de la "neutralitéet de l’impartialité" de l’action humanitaire, mais particip<strong>en</strong>tnéanmoins à cette dynamique. Dans le cas de CARE, <strong>en</strong>effet, et au-delà des affinités politiques, les budgets de cetteONG montr<strong>en</strong>t qu’un très grand niveau de dép<strong>en</strong>dance économiques’est établi avec l’administration fédérale. Signe <strong>du</strong>cons<strong>en</strong>sus stratégique qui existe à Washington, Peter Bell, leprésid<strong>en</strong>t de CARE qui exprimait ses craintes face à la situationchaotique <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, a été l’un des membres de la Commissioncivile et militaire sur les opérations de post-conflitsous la direction <strong>du</strong> très influ<strong>en</strong>t think tank CSIS et de l’Associationde l’US Army (AUSA).20Sur ce sujet, voirnotamm<strong>en</strong>t SamiMakki, "The Politicisationof HumanitarianAction and StaffSecurity: The Use ofPrivate Security Companiesby HumanitarianAg<strong>en</strong>cies", InternationalWorkshopReport (April 2001 -Tufts University, Boston),InternationalAlert (IA), London,October 2001, 8 p.Commercialisation de l’aide etévangélisation des âmesEn décidant de réinvestir les activités de terrain pour superviserles opérations et s’assurer de la r<strong>en</strong>tabilité des financem<strong>en</strong>tsaux ONG et aux autres acteurs <strong>du</strong> secteur privé, l’U-SAID comble des vides dans les dispositifs de r<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>thumain et d’influ<strong>en</strong>ce stratégique au sein de l’architecturede sécurité nationale. Face à ces dynamiques d’intégration,les acteurs civils non gouvernem<strong>en</strong>taux pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>tespostures, de la recherche <strong>du</strong> part<strong>en</strong>ariat au refus parprincipe. Mais une relation d’interdép<strong>en</strong>dance financière etpolitique s’est peu à peu mise <strong>en</strong> place <strong>en</strong>tre l’USAID et lescinq plus grandes ONG américaines — CARE, comme nousv<strong>en</strong>ons de le voir mais aussi Catholic Relief Services, Inter-101


21Voir le discours <strong>du</strong>présid<strong>en</strong>t Bush àNashville(T<strong>en</strong>nessee), <strong>en</strong>février 2003.national Rescue Committee, Save the Childr<strong>en</strong> et WorldVision — qui conc<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t plus de 30 % des fonds. Les autresONG ne peuv<strong>en</strong>t résister à cette dynamique.A l’horizon 2010, une plus grande place (estimée supérieureà 65% <strong>du</strong> total par l’USAID) sera réservée aux financem<strong>en</strong>tsprivés par rapport aux financem<strong>en</strong>ts officiels des activités dedéveloppem<strong>en</strong>t, comme l’avait annoncé George Bush <strong>en</strong>2002 dans le cadre <strong>du</strong> Mill<strong>en</strong>ium Chall<strong>en</strong>ge Account. Lessociétés commerciales américaines sont désormais desintermédiaires <strong>en</strong>tre l’Etat fédéral et les ONG américaines.Ceci passe par une "bilatéralisation de l’aide" au détrim<strong>en</strong>t <strong>du</strong>multilatéralisme dans le cadre des programmes des ag<strong>en</strong>cesinternationales. L’Administration républicaine retrouve despratiques de la <strong>Guerre</strong> froide pour contrer les nouvellesm<strong>en</strong>aces. L’administration Bush inscrit ses programmesinternationaux dans des perspectives de lutte contre le terrorismeà court ou moy<strong>en</strong> terme <strong>en</strong> faisant de l’aide financièreet humanitaire une arme à l’<strong>en</strong>contre des Etats et populationsayant des li<strong>en</strong>s ou des pratiques terroristes, <strong>en</strong> intégrantl’instrum<strong>en</strong>t humanitaire (et le chaos qui le légitime)dès le début de la planification opérationnelle pour contrer lesnouvelles m<strong>en</strong>aces asymétriques.Par ailleurs, les grandes ONG évangélistes comme WorldVision, déjà actives dans la mise <strong>en</strong> œuvre d’aspects importantsde la politique étrangère sous les Administrations précéd<strong>en</strong>tes,vont bénéficier dans les prochaines années d’uncontexte politique très favorable à leur essor. Bush a clairem<strong>en</strong>tindiqué sa volonté de donner une place c<strong>en</strong>trale à l’évangélisationdans la politique d’aide internationale américaine,à travers ces ONG religieuses. Cette politique, nommée"Faith-Based Initiative", reposant sur la "compassion <strong>en</strong>actes" 21 , est gérée par le "White House Office of Faith-basedand Community Initiatives".Dans l’optique américaine de la stabilisation post-conflictuelle,le rôle des ONG s’inscrit dans une dynamique d’inv<strong>en</strong>tionou de re-création d’un semblant de société civile iraki<strong>en</strong>necomme critère de "bonne gouvernance". La phase de planificationde l’après-interv<strong>en</strong>tion <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, qui a débuté à Washingtonpar d’int<strong>en</strong>ses contacts <strong>en</strong>tre l’administration Bushet la diaspora iraki<strong>en</strong>ne vivant aux Etats-Unis dès septembre2002, a bi<strong>en</strong> montré les différ<strong>en</strong>tes étapes de la fabricationartificielle d’une société civile aux allures démocratiquesdans l’optique d’un protectorat militaire américain.102


DossierObjectifs militaires et nouveauxmarchés <strong>du</strong> Grand Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>tLa création, début 2003, de l’ORHA au sein <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagonemontre bi<strong>en</strong> cette converg<strong>en</strong>ce civilo-militaire au profit desintérêts stratégiques américains. En Afghanistan, aux côtésdes équipes des spécialistes militaires des affaires civiles lesProvincial Reconstruction Teams des Réserves de l’Army(souv<strong>en</strong>t des <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs américains) assur<strong>en</strong>t un démarchagecommercial dans la zone où ils sont affectés pour lecompte de leurs <strong>en</strong>treprises. Ils prépar<strong>en</strong>t la "bonne gouvernance"et le retour sur investissem<strong>en</strong>t national par leur dynamisme<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurial. Les opérations dans les Balkans ontmis <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce ces relations étroites <strong>en</strong>tre forces armées etintérêts commerciaux, comme les Etats-Unis les avai<strong>en</strong>tauparavant développés <strong>en</strong> Amérique c<strong>en</strong>trale et <strong>en</strong> Amérique<strong>du</strong> Sud au cours <strong>du</strong> vingtième siècle.Plusieurs degrés de sécurité correspond<strong>en</strong>t à des objectifsdistincts. Dans la conception américaine, le premier niveaude sécurité concerne le rétablissem<strong>en</strong>t d’un <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>tsûr avec un degré de viol<strong>en</strong>ce maîtrisé et un contrôle despopulations civiles. Le second concerne un certain niveau degarantie pour les investisseurs. Comme l’affirmait à proposdes Balkans Madeleine Albright, alors Secrétaire d’Etat américain,il est primordial de "construire une société dans laquelletout est <strong>en</strong> sécurité" afin d’établir un "climat de sécuritépropice aux investissem<strong>en</strong>ts". L’approche américaine néolibéralerepose ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t sur une définition militariséede la sécurité, la question socio-économique étant ignorée auprofit d’une "paix libérale" tournée vers le niveau d’investissem<strong>en</strong>t(et de contrôle) par des capitaux privés américains(Foreign Direct Investm<strong>en</strong>ts). En <strong>Irak</strong>, les différ<strong>en</strong>tes temporalitésdes actions des ag<strong>en</strong>ces civiles et militaires américainespour répondre à la diversité des besoins (court termepour gérer la crise et <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t sur le long terme dans laphase de stabilisation) interagiss<strong>en</strong>t avec les velléités deremise <strong>en</strong> forme <strong>du</strong> Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t par la guerre et par l’applicationde la doctrine <strong>du</strong> shaping ("mise <strong>en</strong> forme" <strong>du</strong>monde). Développée sous Clinton, cette doctrine vise àordonner l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t international selon les intérêtsstratégiques américains. Ces différ<strong>en</strong>ts modes opératoiressont ess<strong>en</strong>tiels à la cohér<strong>en</strong>ce de l’approche globale recher-103


chée par l’intégration civilo-militaire. L’attribution précoce demarchés iraki<strong>en</strong>s à des grandes <strong>en</strong>treprises américainescomme KBR, très proches de l’Administration républicaine,soulign<strong>en</strong>t les li<strong>en</strong>s avec le complexe militaro-in<strong>du</strong>striel auxniveaux stratégique et opérationnel.La puissance américaine veut laisser une empreinte dans leGrand Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t et ouvrir de nouveaux marchés grâce àune occupation militaire territoriale <strong>du</strong>rable sur le modèle <strong>du</strong>"camp Bondsteel" dans les Balkans par l’application de la stratégieémerg<strong>en</strong>te <strong>du</strong> footprint (littéralem<strong>en</strong>t "empreinte").Comme les débats au Congrès américain le montr<strong>en</strong>t, cett<strong>en</strong>ouvelle posture stratégique marque une rupture majeuredans la conception des modalités d’exercice de la puissanceaméricaine et d’administration de la "pax americana". Cecidonne aux forces américaines une nouvelle fonction dans l’après-conflitpar un remodelage <strong>du</strong>rable des espaces conquis.Et<strong>en</strong>dre la sphère démocratique et libérale (par l’<strong>en</strong>largem<strong>en</strong>t)exige des changem<strong>en</strong>ts de régimes politiques, ce quipasse par un déploiem<strong>en</strong>t croissant des troupes au sol pourpr<strong>en</strong>dre le contrôle des territoires. Alors que dans les années1990, l’intérêt stratégique des opérations de paix était trèslimité (ce qui explique <strong>en</strong> partie les positions de l’équipeBush <strong>du</strong>rant la compagne de 2000), le pouvoir républicain,sous l’influ<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> cercle des néo-conservateurs américains,a redécouvert la fonction stratégique des guerres de pacification.R<strong>en</strong>ouveau des missions militaires<strong>en</strong> post-conflitAu sein <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone, l’US Army Peacekeeping Institute(chargé de l’étude des opérations de paix) a énormém<strong>en</strong>tcontribué, depuis la fin de la <strong>Guerre</strong> froide, à la réflexion surles relations civilo-militaires dans la con<strong>du</strong>ite des opérationshumanitaires et de paix. Cep<strong>en</strong>dant, pour les Républicains,son rôle n’est plus à la hauteur des <strong>en</strong>jeux des futures opérationsdans lesquelles l’US Army sera am<strong>en</strong>ée à interv<strong>en</strong>ir.Ceci reflète l’évolution réc<strong>en</strong>te de la conception des missionshumanitaires au service des objectifs militaires. Le rôlede structures ad hoc comme l’Association de l’US Army(AUSA), grâce à la mise <strong>en</strong> œuvre de son programme sur le104


Dossier"Rôle de la puissance militaire américaine" (Role of AmericanMilitary Power Program), va croissant. En mars 2003, ledépartem<strong>en</strong>t de l’AUSA chargé des études sur les <strong>en</strong>jeuxdes périodes d’après-conflit, <strong>en</strong> association avec le think tankC<strong>en</strong>ter for Strategic and international Studies (CSIS) de Washington,a r<strong>en</strong><strong>du</strong> public le rapport final de la Commissionbipartisane sur la reconstruction après-guerre ("The BipartisanCommission on Post-Conflict Reconstruction" créée <strong>en</strong>2002). Significativem<strong>en</strong>t intitulé "Play to Win", ce docum<strong>en</strong>tfait dix-sept recommandations à l’Administration américainepour "améliorer ses capacités à reconstruire les pays et lessociétés sortant de conflits armés". Le rapport souligne lanécessité pour les Etats-Unis de reconsidérer plus sérieusem<strong>en</strong>t<strong>en</strong> moy<strong>en</strong>s et <strong>en</strong> formation des personnels, le rôle desforces armées dans le nation-building tout <strong>en</strong> privilégiant lespart<strong>en</strong>ariats avec les différ<strong>en</strong>ts secteurs de la société américaine(civil/militaire et public/privé). L’<strong>Irak</strong> constitue déjà unparfait terrain d’expérim<strong>en</strong>tation et d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts pourles forces de l’US Army.La réforme des secteurs de la sécurité <strong>en</strong> pays conquis constitueun point de converg<strong>en</strong>ce de la réflexion sur le rôle desforces armées <strong>en</strong> période de post-conflit dans la recréationd’un cadre libéral pour les relations civilo-militaires. A l’imagede ce que les Etats-Unis avai<strong>en</strong>t développé <strong>du</strong>rant plusieursdéc<strong>en</strong>nies <strong>en</strong> Amérique latine, ces programmes repro<strong>du</strong>is<strong>en</strong>tle modèle américain. Placés dès le milieu des années 1990dans le cadre de la "Déf<strong>en</strong>se prév<strong>en</strong>tive" théorisée par l’anci<strong>en</strong>Secrétaire à la Déf<strong>en</strong>se William Perry, ces programmesde formation des cadres des administrations civiles et desarmées des pays ciblés vis<strong>en</strong>t à s’appuyer avant tout sur les"relations de militaires à militaires" et sur le rôle desconseillers (military advisors) <strong>du</strong> P<strong>en</strong>tagone, comme c’est lecas <strong>en</strong> Afrique sub-sahari<strong>en</strong>ne. Mais ce système n’est possiblequ’avec un rôle croissant des sociétés militaires privées,qui sont pourtant souv<strong>en</strong>t facteurs d’instabilité 22 . Dans l’<strong>Irak</strong>de l’après-guerre, les fonctions de police sont ainsi géréespar DynCorp et la formation de la future armée iraki<strong>en</strong>ne aété confiée à Vinnell Corp qui a formé depuis 1975 la Gard<strong>en</strong>ationale d’Arabie Saoudite.L’implication de l’<strong>en</strong>semble des acteurs dans la chaîne dedécision est un facteur de cons<strong>en</strong>sus civilo-militaire. Le processusinterag<strong>en</strong>ces et l’intégration civilo-militaire, généréspar la PDD-56, permett<strong>en</strong>t un leadership fort et <strong>du</strong>rable <strong>du</strong>P<strong>en</strong>tagone. Ce cadre offre aussi une image d’unité vis-à-vis22Voir Sami Makki,Sarah Meek & al, PrivateMilitary Companiesand the Proliferationof Arms: Regulatingthe Actors, BTBBriefing 10 for theUN 2001 Conf. onSmall Arms, IA,BASIC, Saferworld,London, June 2001.105


de l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t extérieur (forces <strong>en</strong>nemies, médias,populations civiles) pour conserver une influ<strong>en</strong>ce psychologiquedécisive sur le déroulem<strong>en</strong>t des opérations. La dynamiquede l’intégration civilo-militaire doit permettre une divisiontransatlantique des tâches dans des opérations multinationales.Le 7 septembre 2003, par son appel à un <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>forcé des Nations unies <strong>en</strong> <strong>Irak</strong>, Bush a répon<strong>du</strong> àdes considérations de politique intérieure et aux mises <strong>en</strong>garde de nombreux experts américains qui appelai<strong>en</strong>t à unretour au multilatéralisme, loin des conceptions unilatéralistesradicales de la minorité néoconservatrice <strong>du</strong> parti républicain.En se donnant pour objectif de parv<strong>en</strong>ir à un cons<strong>en</strong>susstratégique qui se transformera <strong>en</strong> coordination des activitéssur le terrain, Bush vise à une subordination complète detous les acteurs à la chaîne de commandem<strong>en</strong>t militaire américaindans un cadre multinational pour permettre l’unité decommandem<strong>en</strong>t : l’Administration américaine impose progressivem<strong>en</strong>tses normes dans la con<strong>du</strong>ite d’opérations militairesinstrum<strong>en</strong>talisant l’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t humanitaire.23Conv<strong>en</strong>tion europé<strong>en</strong>ne,Projet deTraité instituant uneConstitution pourl’Europe(CONV 820/1/03 REV1), version <strong>du</strong> 27 juin2003, article 40, paragraphe1.Alors que l’Europe p<strong>en</strong>se un cadre institutionnel pour ses futuresopérations extérieures dites "de Petersberg" (mainti<strong>en</strong> de lapaix et souti<strong>en</strong> aux interv<strong>en</strong>tions humanitaires), nous devonsp<strong>en</strong>ser les relations civilo-militaires autrem<strong>en</strong>t. La Conv<strong>en</strong>tioneuropé<strong>en</strong>ne a abordé <strong>en</strong> juin 2003 la question <strong>du</strong> développem<strong>en</strong>td’une "capacité opérationnelle [dans le cadre de la politiqueétrangère et de sécurité commune] s’appuyant sur desmoy<strong>en</strong>s civils et militaires [pour] des missions <strong>en</strong> dehors de l’Unionafin d’assurer le mainti<strong>en</strong> de la paix, la prév<strong>en</strong>tion desconflits et le r<strong>en</strong>forcem<strong>en</strong>t de la sécurité internationale conformém<strong>en</strong>taux principes de la Charte des Nations unies", sansdonner de précision sur le monde de coordination 23 . Au modèleaméricain de l’intégration devrait répondre une coordinationcivilo-militaire s’appuyant sur une dynamique équilibrée de relationsde confiance <strong>en</strong>tre acteurs civils et militaires et sur unereconnaissance <strong>du</strong> rôle de chacun au mom<strong>en</strong>t qui est le si<strong>en</strong>.L’espace humanitaire doit être séparé de l’espace militarisé,sans chevauchem<strong>en</strong>ts dangereux aboutissant à une instrum<strong>en</strong>talisation<strong>du</strong> premier. Enfin, la planification des opérationscivilo-militaires doit pouvoir se faire avec un contrôle de l’actionmilitaire par le Politique, y compris dans sa dim<strong>en</strong>sion parlem<strong>en</strong>taire,et par une institution internationale issue <strong>du</strong> systèmeonusi<strong>en</strong> pour s’assurer de la légitimité de l’action militaire et <strong>du</strong>respect <strong>du</strong> droit international humanitaire.106


L’auteurSami Makki est chercheur au C<strong>en</strong>tre Interdisciplinaire deRecherches sur la Paix et d’Etudes Stratégiques (CIRPES) àl’Ecole des Hautes Etudes <strong>en</strong> Sci<strong>en</strong>ces Sociales à Parisdepuis 1998. Il dirige le programme Sociétés civiles & Enjeuxde sécurité (SC&ES ; www.sces.msh-paris.fr) sout<strong>en</strong>u par laMaison des Sci<strong>en</strong>ces de l’Homme à Paris. Il achève unethèse à l’EHESS.Il est l’auteur de Militarisation de l’humanitaire, privatisation<strong>du</strong> militaire et stratégie globale des Etats-Unis, CollectionPoints de vue stratégiques <strong>du</strong> CIRPES (230 pages avectableaux, schémas et cartes). A paraître <strong>en</strong> octobre 2003.Dossier


Rapport de missiontranspercé l’hôtel, tuant ou blessant plusieurs journalistes,ceux-ci sont maint<strong>en</strong>ant sérieusem<strong>en</strong>t protégés par d’imposantschevaux de frise et deux groupes de chars m<strong>en</strong>açants,les canons pointés sur l’esplanade où se déroule une desmanifestations anti-américaines quotidi<strong>en</strong>nes. Au premierrang, signe de dérision révélateur de l’état d’esprit d’une partgrandissante de la population, un âne fait face aux énormeschars et aux caméras, qui l’ignoreront : sur ses flancs, ontpeut lire "TV" <strong>en</strong> grosses lettres rouges, parodiant ainsi lanoria des 4x4 et autres véhicules blindés qui sillonn<strong>en</strong>t la ville<strong>en</strong> quête <strong>du</strong> dernier scoop, et une simple phrase <strong>en</strong> arabe,"tous des m<strong>en</strong>teurs !". Le ton est décidém<strong>en</strong>t donné.Première fouille au corps par un GI, les bras <strong>en</strong> croix, à l’abri<strong>en</strong>tre deux rangées de sacs de sable, afin d’accéder à la zonesécurisée où se situe notre hôtel. Nous sommes accueillisavec émotion par le personnel local d’Enfants <strong>du</strong><strong>Monde</strong>/Droits de l’homme qui a ses bureaux dans cet hôtel,où nous stockerons tous les bagages de la mission. Cinquièmeétage sans asc<strong>en</strong>seur… Plus de chambre dans l’hôtel,nous dormirons dans la salle commune <strong>du</strong> sous-sol. L’eau aété rétablie, mais pour l’électricité, il faudra att<strong>en</strong>dre.Trois jours après l’arrêt des bombardem<strong>en</strong>ts sur l’<strong>Irak</strong>, les ballesclaqu<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core lorsque nous approchons <strong>du</strong> MedicalCity, le plus grand hôpital de Bagdad. Deux blindés américainsmont<strong>en</strong>t <strong>en</strong>fin la garde. Dans un hurlem<strong>en</strong>t plaintif,trois ambulances se fray<strong>en</strong>t un chemin jusqu’aux urg<strong>en</strong>ces,où elles dévers<strong>en</strong>t la misère des escarmouches matinales.Un corps criblé d’éclats signe l’explosion d’une sous-munition,dont certains quartiers de la ville sont infestés. La salledes premiers soins, imm<strong>en</strong>se, est le théâtre d’un désordreindescriptible. Plus de soixante pati<strong>en</strong>ts, gravem<strong>en</strong>t blesséspour la plupart, espèr<strong>en</strong>t l’att<strong>en</strong>tion des médecins débordés,qui doiv<strong>en</strong>t affronter l’anxiété et parfois la véhém<strong>en</strong>ce desfamilles.Nous montons dans les étages et visitons une à une les sallescommunes. La douleur et la prostration sont partout.Jamais je n’aurais p<strong>en</strong>sé que cette guerre " chirurgicale " avaitfait tant de blessés parmi les civils de Bagdad ! Lit après lit,nous découvrons la souffrance infligée par cette guerre, aunom de la liberté… L’électricité et l’eau ne seront pas réta-109


lies avant plusieurs jours, et les infections post-opératoiresse multipli<strong>en</strong>t. L’oxygène manque. Une balle per<strong>du</strong>e, uneplaie banale qui s’est surinfectée, la gangrène a obligé le chirurgi<strong>en</strong>à amputer cette jeune fille de quinze ans. C’était hiersoir. Elle réalise tout doucem<strong>en</strong>t. Elle est <strong>en</strong> larmes… Cetteautre <strong>en</strong>fant de douze ans est inconsci<strong>en</strong>te, la tête per<strong>du</strong>edans un bandage taché de sang. Sur sa radio, une balle estbi<strong>en</strong> visible. Son grand-père me dit qu’il mourra avec elle sil’opération ne réussit pas…Pour retrouver le goût de vivre, des c<strong>en</strong>taines et des c<strong>en</strong>tainesde blessés, sans doute plusieurs milliers à l’heure <strong>du</strong>bilan, doiv<strong>en</strong>t pouvoir compter sur une aide immédiate, pourfavoriser la meilleure récupération possible. Ils ont été sauvéspar des chirurgi<strong>en</strong>s très compét<strong>en</strong>ts, mais la médecineiraki<strong>en</strong>ne ne pratique pas les soins de réé<strong>du</strong>cation post-traumatiquesau lit des pati<strong>en</strong>ts, ces gestes qui diminu<strong>en</strong>t la douleur,amélior<strong>en</strong>t la circulation, lutt<strong>en</strong>t contre la faiblesse musculaire,prévi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t l’ankylose des articulations et stimul<strong>en</strong>tla cicatrisation des plaies. Mais par-dessus tout, le contact etle dialogue qu’ils procur<strong>en</strong>t sont un irremplaçable remède àla désespérance <strong>du</strong> grand blessé et à celle de son <strong>en</strong>tourage,qui appr<strong>en</strong>d volontiers les mouvem<strong>en</strong>ts qui soulag<strong>en</strong>t etapais<strong>en</strong>t.Pour répondre à cette indicible att<strong>en</strong>te, nous avons décidél’<strong>en</strong>voi, aussi vite que possible, d’au moins six kinésithérapeutesexpérim<strong>en</strong>tés, dont la mission sera de se déployer ausein des équipes existantes, afin de leur permettre d’acquérircette nouvelle compét<strong>en</strong>ce, dans le but de dynamiser ainsiles soins post-opératoires.Vi<strong>en</strong>dra <strong>en</strong>suite, pour les nombreux amputés, le temps d’unappareillage provisoire, pour leur permettre de remarcheraussi vite que possible. Vi<strong>en</strong>dra égalem<strong>en</strong>t, pour les famillesdévastées par les conséqu<strong>en</strong>ces <strong>du</strong> conflit, le temps d’unvéritable accompagnem<strong>en</strong>t indivi<strong>du</strong>el, social et économique.Cet accompagnem<strong>en</strong>t doit leur permettre de retrouver leurplace dans un <strong>Irak</strong> que chacun se pr<strong>en</strong>d aujourd’hui à espérerplus humain qu’hier.Les premières informations que nous avons pu glaner auprèsde MSF et <strong>du</strong> CICR font état de 600 à 800 blessés parmi lapopulation civile. Les Américains ont dit que "l’armée iraki<strong>en</strong>-110


Rapport de missionne s’était mêlée à la population" pour justifier un tel massacre…Mais il est clair pour tous que les Conv<strong>en</strong>tions de G<strong>en</strong>èveont été sérieusem<strong>en</strong>t malm<strong>en</strong>ées !La veille de mon départ, nous avons mis la dernière main auprojet d’interv<strong>en</strong>tion que nous souhaitons mettre <strong>en</strong> placedès que possible. Pour gagner un temps précieux, nousavons recruté sur place une jeune pacifiste itali<strong>en</strong>ne, Marinella,qui est restée à Bagdad p<strong>en</strong>dant toute la <strong>du</strong>rée desbombardem<strong>en</strong>ts. Elle connaît tout le monde à Bagdad, et estparticulièrem<strong>en</strong>t motivée pour que les nombreux blesséspuiss<strong>en</strong>t bénéficier d’une véritable réparation.P<strong>en</strong>dant le long trajet qui me ramène à Amman, impossibled’effacer les images des familles meurtries que j’ai r<strong>en</strong>contrées.En revoyant la douleur sur leur visage, et la gravité deleurs blessures, je ne peux m’empêcher de p<strong>en</strong>ser à l’affirmationde Colin Powel : les forces de la coalition déciderontseules de la reconstruction de l’<strong>Irak</strong>, car elles ont payé le prix<strong>du</strong> sang versé… Je me dis que le moins que nous puissionsfaire, c’est de tout mettre <strong>en</strong> œuvre pour que les droits desblessés iraki<strong>en</strong>s et de leur famille soi<strong>en</strong>t honorés, et qu’uneaide leur soit apportée avec générosité.


L ir eDans ce numéro :• Comité Tchétchénie, Tchétchénie – Dix clés pourcompr<strong>en</strong>dre, Préface de Sophie Shihab, La Découverte,collection sur le vif, Paris, février 2003.• Sous la direction de Frédérique Longuet Marx, avecAndré Glucksmann, Mikhaïl Roschin, FrédériqueLonguet Marx, Olivier Roy et Mairbek Vatchagaev,Tchétchénie - La guerre jusqu’au dernier ?, EditionsMille Et Une Nuits, Coll. Essai, mars 2003, 195pages.• François Rubio, Les ONG, acteurs de la mondialisation,Docum<strong>en</strong>tation française, Coll. Problèmes politiqueset sociaux, n° 877-878, 2002, 136 pages,12,20 €.• Service C<strong>en</strong>tral de Prév<strong>en</strong>tion de la Corruption,Rapport 2002, Les éditions des Journaux Officiels,Paris, 2003, 218 pages.• Michel Deprost, Equilibre : une faillite humanitaire,Editions Golias, mars 2003.• Jean-Loup Izambert, ONU - Violations humaines,Editions Carnot, Collection Docum<strong>en</strong>ts, avril 2003,192 pages.• Jean-Claude Buhrer et Claude B. Lev<strong>en</strong>son, L'ONUcontre les Droits de l’homme ?, Editions Mille EtUne Nuits, 2003, 12 €.• Daniel Brumberg, Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t : la t<strong>en</strong>tationdémocratique, Michalon, collection RéGénération,Paris, mai 2003.• Felix Nkundabag<strong>en</strong>zi et Federico Santopinto, Ledéveloppem<strong>en</strong>t, Une arme de paix, Editions Complexe -GRIP, juin 2003, 149 pages.• Colette Braeckman, Les Nouveaux prédateurs – Politiquedes puissances <strong>en</strong> Afrique c<strong>en</strong>trale, Fayard,2003, 309 pages.112


L ir eNe pas oublier la TchétchénieQu’évoque <strong>en</strong>core la Tchétchénie alors que la Russie aurait rejointle "camp de la paix" et où, deux ans après le 11 septembre, lemonde <strong>en</strong>tier est <strong>en</strong> guerre contre le terrorisme ? Plus grand chosesi ce n’est att<strong>en</strong>tats, prises d’otages et islamisme. Le ComitéTchétchénie, qui cherche depuis 1999 à informer sur la guerre dansle Caucase, ne l’ignore pas non plus. Ce livre <strong>en</strong> témoigne qui est àla fois un cri d’incompréh<strong>en</strong>sion devant l’indiffér<strong>en</strong>ce criminelle <strong>du</strong>monde, particulièrem<strong>en</strong>t celle de l’Europe, à l’égard de la tragédieque vit le peuple tchétchène et une nouvelle t<strong>en</strong>tative pour expliquer,démontrer, faire compr<strong>en</strong>dre les causes et la réalité de cetteguerre qui se joue à huis clos. Composé d’universitaires et de militantshumanitaires ou des Droits de l’homme, le Comité Tchétchénieapporte des réponses aux questions que l’on se pose le plusfréquemm<strong>en</strong>t au sujet de cette guerre. Le livre n’<strong>en</strong> élude aucune: les islamistes sont-ils responsables de la guerre ? Fait-on la guerrepour le pétrole ?, etc. Mais c’est au détour de la réponse à laquestion "pourquoi la guerre se poursuit-elle ?" que l’on touche auvéritable argum<strong>en</strong>t <strong>du</strong> livre : ici comme ailleurs la guerre, c’est de lapolitique sous une autre forme, une forme particulièrem<strong>en</strong>t tragiquepour le peuple, la société, la culture tchétchènes… Démissionde la communauté internationale, propagande <strong>du</strong> pouvoirrusse, pillage <strong>en</strong> règle <strong>du</strong> pays, tous les ingrédi<strong>en</strong>ts sont là pour quela guerre per<strong>du</strong>re. Mais c’est surtout l’instrum<strong>en</strong>talisation de laguerre à des fins politiques (installer au pouvoir un homme — Poutine— qui puisse assurer la tranquillité et la puissance des prochesde Eltsine, puis lui permettre de r<strong>en</strong>forcer son pouvoir <strong>en</strong> <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>antun foyer de déstabilisation) qui semble être la clé <strong>du</strong> livre,même si celui-ci ne cherche pas à affirmer une seule thèse et faitdroit à la polyphonie des hypothèses. Face à cela, il montre bi<strong>en</strong>que les combattants tchétchènes (et le présid<strong>en</strong>t Maskhadov <strong>en</strong>premier lieu) sont pris au piège puisque même s’ils "harcèl<strong>en</strong>t lestroupes russes et leur inflig<strong>en</strong>t des pertes quotidi<strong>en</strong>nes, ils ne sembl<strong>en</strong>tpas <strong>en</strong> mesure d’imposer un rééquilibrage <strong>du</strong> rapport de forcesmilitaire <strong>en</strong> leur faveur, à l’instar de la reprise de Grozny <strong>en</strong> août1996, qui avait précédé les accords de Khassaviourt" (p. 55). Il neleur reste donc que deux solutions qui, à l’heure actuelle, ne jou<strong>en</strong>tpas <strong>en</strong> leur faveur : la radicalisation islamiste (mais on a pu mesu-113


L ir erer l’effet contre pro<strong>du</strong>ctif des images de femmes kamikazes voiléeslors de la prise d’otage <strong>du</strong> théâtre de Moscou) ou la guerre departisans au moy<strong>en</strong>s d’attaques terroristes de plus <strong>en</strong> plus meurtrières(comme celles des 12, 13 et 14 mai derniers) qui légitime <strong>en</strong>retour, aux yeux d’une opinion s<strong>en</strong>sible au risque terroriste, une viol<strong>en</strong>cerusse non maîtrisée. Aux l<strong>en</strong>demains des att<strong>en</strong>tats <strong>en</strong> Tchétchénieet de l’att<strong>en</strong>tat anti-américain <strong>en</strong> Arabie saoudite, attribué àAl Qaeda, Vladimir Poutine a tout de suite expliqué, devant ColinPowell, qu’il s’agissait bi<strong>en</strong> évidemm<strong>en</strong>t de la même idéologie etdonc <strong>du</strong> même combat… Reste donc à savoir ce qu’il convi<strong>en</strong>t defaire. Le Comité Tchétchénie propose ainsi certaines pistes qui permett<strong>en</strong>td’exprimer sa solidarité à l’heure où la communauté internationalea totalem<strong>en</strong>t démissionné : s’informer, <strong>en</strong> premier lieu,paraît être la moindre des choses. Ce livre y contribue.D<strong>en</strong>is MaillardComité Tchétchénie, Tchétchénie – Dix clés pour compr<strong>en</strong>dre, Préface de SophieShihab, La Découverte, collection sur le vif, Paris, février 2003.Cette mosaïque d’approches où l’anthropologique, la socio-politique,l’historique ou le philosophique ont des frontières communes— telles les pièces d’un puzzle — nous permet, une fois le livrerefermé, de découvrir le vrai visage de ce huis clos lointain.Car si la lecture de cet ouvrage nous éclaire au point de trouver limpidesles dernières explications d’Olivier Roy sur le paradoxe de ceconflit <strong>en</strong> matière de stratégie, on ne saurait dire pour autant que lat<strong>en</strong>tation ait été de simplifier cette guerre aux racines lointaines.C’est au contraire avec la découverte de détails historiques ou d’anecdotesanthropologiques que l’on peut faire le li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre les diverseslectures de cette guerre oubliée, et que cet essai gagne <strong>en</strong> pertin<strong>en</strong>ce.Ainsi, l’épisode de la déportation de 1944 raconté par FrédériqueLonguet Marx, vue de l’intérieur d’un des wagons <strong>du</strong> train emm<strong>en</strong>antson lot de Tchétchènes vers la Sibérie nous dit l’importancequ’a eu par la suite ce mélange des "teips" — une des structuressociales spécifiques au peuple tchétchène — dans la consolidationde cette société <strong>en</strong> nation.114


En revanche, la notion de résistance comme partie de l’id<strong>en</strong>titétchétchène, qui fait dire à l’ethnologue I.Tchesnov que les Tchétchènesont une force psychologique particulière, ferait peur à plusd’un… et peut faire le jeu de l’amalgame dont profit<strong>en</strong>t Poutine etson armée fédérale pour les "exterminer tous, et au besoin, s’il <strong>en</strong>reste un, le butter jusque dans les chiottes".La chronologie complète de Mairbek Vatchagaev nous fait r<strong>en</strong>contrerDoudaiev et Zargaiev, découvrir les diverses t<strong>en</strong>tatives de laconstruction d’une Tchétchénie indép<strong>en</strong>dante, regretter l’erreur d<strong>en</strong>e pas avoir t<strong>en</strong>u compte de la m<strong>en</strong>talité tchétchène et d’avoirsous-estimé les forces d’opposition, compr<strong>en</strong>dre les équilibres fragileset les échecs de Bassaiev, Maskhadov et des accords deKhassaviourt…L’analyse de la montée <strong>en</strong> puissance de l’islam radical, sans pourautant tomber dans le piège que serait une lecture religieuse <strong>du</strong>conflit, nous permet de compr<strong>en</strong>dre qu’aujourd’hui, comme le ditOlivier Roy, "ce n’est pas un islamisme militant qui fait problèmemais bi<strong>en</strong> un nationalisme ethnique qui peut s’exprimer aussi bi<strong>en</strong>sous ses propres couleurs que sous celles de l’islam". Alors on sepr<strong>en</strong>d à rêver des mots de Mikhail Roschin qui veut croire que "lesoufisme pourrait dev<strong>en</strong>ir un rempart contre le développem<strong>en</strong>t del’islam radical". Et l’on espère que les dénonciations <strong>du</strong> "sil<strong>en</strong>cemondial" faites par André Gluksmann feront écho au-delà de celivre.Nelly StaderiniSous la direction de Frédérique Longuet Marx, avec André Glucksmann, Mikhaïl Roschin,Frédérique Longuet Marx, Olivier Roy et Mairbek Vatchagaev, Tchétchénie - Laguerre jusqu’au dernier ?, Editions Mille Et Une Nuits, Coll. Essai, mars 2003, 195pages.115


L ir eLes ONG <strong>en</strong> débatCe livre, prés<strong>en</strong>té comme un dossier constitué par François Rubio- directeur juridique de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> et professeur à l'Institutd'études des relations internationales — s'avère extrêmem<strong>en</strong>tprécieux. En effet, les textes choisis par l'auteur donn<strong>en</strong>t <strong>en</strong> 133pages un aperçu pertin<strong>en</strong>t <strong>du</strong> profit que tir<strong>en</strong>t les ONG <strong>du</strong> phénomènede la mondialisation.Le dossier s'articule <strong>en</strong> 4 chapitres. Le premier traite de "la reconnaissancedes ONG : deux siècles de montée <strong>en</strong> puissance". Làsont soulignés à la fois leur situation officielle dans le système onusi<strong>en</strong>qui date de l'élaboration de la Charte de l'ONU <strong>en</strong> 1945, leurplace grandissante dans le système des grandes confér<strong>en</strong>ces, maisaussi la difficulté de leur attribuer un statut juridique clair. Vi<strong>en</strong>t<strong>en</strong>suite une partie consacrée au savoir-faire de ces nouveauxacteurs internationaux ("les ONG sur tous les fronts") où sontdécrits les différ<strong>en</strong>ts champs de leur interv<strong>en</strong>tion puisque les associationstravaill<strong>en</strong>t aussi bi<strong>en</strong> sur l'aide au développem<strong>en</strong>t et l'humanitaireque sur la déf<strong>en</strong>se des Droits de l’homme, l'ingér<strong>en</strong>ce ou<strong>en</strong>core l'<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t. Succès et échecs y sont soulignés.La troisième partie <strong>du</strong> docum<strong>en</strong>t constitue probablem<strong>en</strong>t, avec laquatrième, l'aspect le plus intéressant de ce dossier. Le rôle majeurdes ONG comme "acteurs incontournables et parfois ambigus" esttraité par quelques articles significatifs. Leur place majeure voireexcessive dans les relations internationales est habilem<strong>en</strong>t pointée.Et si leur pouvoir ne cesse de se r<strong>en</strong>forcer, très justem<strong>en</strong>t estposée la question : une juste indignation peut-elle t<strong>en</strong>ir lieu d'exam<strong>en</strong>impartial ? Confrontées aux innombrables défis posés par lasituation d'un monde toujours plus globalisé (pauvreté <strong>en</strong>démique,développem<strong>en</strong>t des épidémies, montée de la viol<strong>en</strong>ce et <strong>du</strong> terrorisme…),les ONG sont-elles capables, "face au XXI è siècle", depr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte des intérêts <strong>du</strong> Sud ? Ont-elles l'indép<strong>en</strong>dancefinancière leur permettant d'agir d'une manière impartiale et, surtout,ont-elles le monopole de la légitimité pour parler et agir ?Outre la question de la représ<strong>en</strong>tativité face aux gouvernem<strong>en</strong>ts, leproblème ess<strong>en</strong>tiel <strong>du</strong> "qui définit et déf<strong>en</strong>d "l'intérêt général" reste,pour le mom<strong>en</strong>t et probablem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core pour une longue période,posé.116


Une bibliographie "papier" et "web" complète ce dossier stimulantque tout militant humanitaire devrait lire et méditer.Jacky MamouFrançois Rubio, Les ONG, acteurs de la mondialisation, Docum<strong>en</strong>tation française,Coll. Problèmes politiques et sociaux, n° 877-878, 2002, 136 pages, 12,20 €.Nombreux sont probablem<strong>en</strong>t les lecteurs qui ne doiv<strong>en</strong>t pas êtrefamiliers avec ce sigle qui signifie Service C<strong>en</strong>tral de Prév<strong>en</strong>tion dela Corruption. Cette structure, créée par une loi <strong>du</strong> 29 janvier 1993(relative à la prév<strong>en</strong>tion de la corruption et à la transpar<strong>en</strong>ce de lavie économique ainsi que des procé<strong>du</strong>res publiques), est un serviceà composition interministérielle, placé auprès <strong>du</strong> ministère françaisde la Justice. Dirigé par deux magistrats, il compte parmi sesconseillers un officier de g<strong>en</strong>darmerie, le directeur adjoint des douanes,un conseiller de chambre régionale des comptes… Si noussignalons son Rapport pour l’année 2002 à l’att<strong>en</strong>tion des lecteursde la Revue, c’est qu’à l’occasion <strong>du</strong> dixième anniversaire <strong>du</strong> SCPC,d’importants développem<strong>en</strong>ts sont consacrés aux "dérives <strong>du</strong>monde associatif". Il s’agit même de l’un de ses deux thèmes c<strong>en</strong>traux,avec le monde de l’<strong>en</strong>treprise, objet traditionnel d’investigations.Cette hypothèse est confortée par un simple regard sur la forme del’ouvrage. Le chapitre concerné couvre <strong>en</strong> effet soixante-quinzepages, là où les <strong>en</strong>treprises n’ont droit qu’à vingt et une. Quant autroisième, il est consacré à des réflexions sur les exemples étrangersde services anti-corruption, et brièvem<strong>en</strong>t les deux dernierschapitres fourniss<strong>en</strong>t des fiches pratiques, ainsi que le bilan administratifdes activités <strong>du</strong> service.Il ne faut donc pas se laisser rebuter par le caractère supposé austèrede ce type de docum<strong>en</strong>t, et <strong>en</strong>trer dans les analyses de cettestructure officielle. D’autant que ledit rapport se prés<strong>en</strong>te sous laforme d’un livre, assez agréable à compulser. Les auteurs sav<strong>en</strong>tmanier le style, ont une écriture agréable et s’astreign<strong>en</strong>t à s’abstraire<strong>du</strong> jargon administratif. Ils s’efforc<strong>en</strong>t aussi de faire preuved’humour et de multiplier les anecdotes. La prés<strong>en</strong>tation est égalem<strong>en</strong>tsoignée et cherche à inciter précisém<strong>en</strong>t à la lecture avecforce schémas et <strong>en</strong>cadrés.Si on ne s’<strong>en</strong>nuie donc aucunem<strong>en</strong>t à celle-ci, qu’<strong>en</strong> est-il <strong>du</strong> fond ?117


Il n’est certes pas question de faire preuve d’angélisme, ni de survaloriserle monde associatif ou de le voir comme un parangon detoutes les vertus. On ne peut s’empêcher toutefois d’éprouver unmalaise croissant au fur et à mesure des développem<strong>en</strong>ts consacréspar les auteurs au milieu associatif.Il culmine lorsqu’on atteint le cœur de l’analyse. C’est <strong>en</strong> effet (et ils’agit clairem<strong>en</strong>t de l’objectif recherché) le segm<strong>en</strong>t associatif desorganisations humanitaires à projection internationale qui est alorstraité. Sous un titre assez neutre ("Les risques économiques inhér<strong>en</strong>tsà la mondialisation"), sont pointés les li<strong>en</strong>s supposés de certainesONG avec le terrorisme, la collecte de fonds, la "manipulationéconomique"… Certes, l’utilisation év<strong>en</strong>tuelle de structures de typeONG pour financer des actions terroristes, est (surtout depuis le 11septembre 2001) dev<strong>en</strong>ue l’objet de toutes les att<strong>en</strong>tions de nombreuxEtats et d’organismes spécialisés, particulièrem<strong>en</strong>t dans lalutte contre le blanchim<strong>en</strong>t d’arg<strong>en</strong>t. Le milieu ONG serait mal v<strong>en</strong>uà contester que la souplesse et le peu de formalisme au plan juridiquede la structure associative peut permettre, et a permisd’ailleurs, des utilisations de cette nature.Pour autant, les bonnes int<strong>en</strong>tions qui visiblem<strong>en</strong>t présid<strong>en</strong>t à ladémarche <strong>du</strong> SCPC aboutiss<strong>en</strong>t, quoi qu’il <strong>en</strong> soit, au s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>tdésagréable d’un amalgame peu nuancé <strong>en</strong>tre quelques "moutonsnoirs" et l’imm<strong>en</strong>se majorité des ONG humanitaires, de développem<strong>en</strong>t,de déf<strong>en</strong>se de l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t ou des droits humains. L’abs<strong>en</strong>cede citation de tout nom d’organisation (qui peut se compr<strong>en</strong>drepour des raisons d’ordre légal) aboutit à l’exact inverse <strong>du</strong>résultat recherché. Il r<strong>en</strong>force l’impression de généralisation abusiveet interdit a contrario d’évaluer la pertin<strong>en</strong>ce des exemples cités.Or, le propre <strong>du</strong> débat démocratique est précisém<strong>en</strong>t de pouvoir lefaire car si certaines situations sont incontestablem<strong>en</strong>t délictueusesou critiquables, d’autres contextes appell<strong>en</strong>t pour le moins desappréciations nuancées. Le point de vue des ONG mises <strong>en</strong> causegagnerait à être sollicité afin que le lecteur puisse se faire son opinion.D’une part toutefois, ce type d’exercice ne le facilite guère. D’autrepart, les sources auxquelles s’alim<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t les analystes <strong>du</strong> SCPCsont inconnues. Il y a là contradiction flagrante avec, par exemple,les règles déontologiques qui présid<strong>en</strong>t à la démarche des chercheursou même des journalistes d’investigation. Aucune contrevérificationn’est donc possible. On ne voit pas pourtant pourquoidans un Etat de droit, un service officiel ne se soumettrait pas à desnormes qui s’impos<strong>en</strong>t ailleurs.118


Pour illustrer notre propos, nous voudrions donner trois exemplesd’appréciations qui paraiss<strong>en</strong>t, pour le moins, quelque peu hâtives.Ainsi, un <strong>en</strong>cadré figurant page 91 concerne "des personnages […]issus d’un flux terroriste des années 1970 [qui] ont intégré uneassociation", et parmi eux "un faux médecin". Sauf erreur de notrepart, il pourrait s’agir (dans le cas d’espèce) d’ex-membres des BrigadesRouges itali<strong>en</strong>nes réfugiés depuis une vingtaine d’annéessur le territoire français. Au vu et au su de tous (et de manière absolum<strong>en</strong>tnon clandestine), ils occup<strong>en</strong>t effectivem<strong>en</strong>t des responsabilitésdans une organisation très connue. Son fondateur est un personnagecélébrissime qui occupe depuis des années la premièreplace des sondages de popularité… Il n’a jamais été démontré (aumoins publiquem<strong>en</strong>t et officiellem<strong>en</strong>t) que les personnes <strong>en</strong> questioncontinuerai<strong>en</strong>t d’avoir une activité politique et a fortiori d’êtreliées à une organisation terroriste. La question des ex-brigadistesréfugiés <strong>en</strong> France et dont, p<strong>en</strong>dant une vingtaine d’années, la justiceet les gouvernem<strong>en</strong>ts français successifs ont refusé l’extradition(demandée par les autorités itali<strong>en</strong>nes) est <strong>en</strong> tout état decause complexe. Si l’exemple cité est bi<strong>en</strong> celui auquel nous nousréférons, il ne peut être sérieusem<strong>en</strong>t demandé à une ONG d’êtreplus exigeante que ne l’ont été les pouvoirs publics eux-mêmes.De la même manière, il est compréh<strong>en</strong>sible que le SCPC voit(pp. 98 à 100) d’un mauvais œil l’exist<strong>en</strong>ce d’une ONG internationalequi a bâti sa notoriété sur la publication annuelle d’un Indice dePerception de la Corruption au niveau mondial. Reste que cet indicateurest l’objet d’une forte reconnaissance non seulem<strong>en</strong>t <strong>du</strong>côté des médias, mais même de certains pays qui s’y réfèr<strong>en</strong>t dansdes négociations internationales. Bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>, il doit être soumisà discussion, mais là <strong>en</strong>core, la position de l’ONG qui l’a conçu n’estpas exposée. Plus profondém<strong>en</strong>t, on voit mal ce que pareille discussion(visiblem<strong>en</strong>t byzantine <strong>en</strong>tre spécialistes concurr<strong>en</strong>ts) a àvoir avec dérives, fraudes ou manipulations…Dernier exemple, la critique sans beaucoup de nuances <strong>du</strong> "marketingdirect" (pp. 75 à 77). Les sociétés spécialisées dans ce secteur(peu nombreuses <strong>en</strong> France au demeurant) recour<strong>en</strong>t d’abordaujourd’hui à des techniques et des outils dont la fiabilité est généralem<strong>en</strong>treconnue pour collecter les fonds privés (sauf à l’ONGconcernée à disposer <strong>en</strong> interne des structures ad hoc pour cefaire, ce qui est à la portée de très peu d’<strong>en</strong>tre elles). Il paraît étonnant<strong>en</strong>suite que les auteurs <strong>du</strong> rapport (alors que le nombre d’ag<strong>en</strong>cesest très limité) sembl<strong>en</strong>t ignorer certains points ess<strong>en</strong>tiels.Ainsi la principale d’<strong>en</strong>tre elles, par exemple, ne se rémunère absolum<strong>en</strong>tpas <strong>en</strong> pourc<strong>en</strong>tage sur les dons reçus. Sa facturation119


découle seulem<strong>en</strong>t et uniquem<strong>en</strong>t d’un devis de prestations préalableet global, indép<strong>en</strong>dant <strong>du</strong> résultat quel qu’il soit. Il est loisibleà chacun de ne pas apprécier l’activité de "marketing direct", sur leplan de l’éthique ou de la morale par exemple. Mais elle n’est, à cestade, ni illicite, ni interdite. Plus profondém<strong>en</strong>t, dans la mesure oùelle a fait ses preuves au service particulièrem<strong>en</strong>t des ONG humanitaires,dans la levée de fonds auprès des donateurs, il n’est pasinterdit de p<strong>en</strong>ser qu’après tout un service officiel puisse, aucontraire, considérer positivem<strong>en</strong>t des techniques dont la finalitéest de r<strong>en</strong>forcer la capacité financière des associations, autrem<strong>en</strong>tqu’<strong>en</strong> recourant à l’arg<strong>en</strong>t public…La conclusion <strong>du</strong> chapitre consacré aux associations (p. 100) nemanquera pas, à notre avis, de r<strong>en</strong>forcer pareillem<strong>en</strong>t la perplexité<strong>du</strong> lecteur. Les auteurs <strong>du</strong> rapport y écriv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> effet qu’<strong>en</strong> dépit deces "importantes dérives" que selon eux "le domaine associatif révèle[…] ce n’est pas une raison pour interdire ce système d’expressionet d’action" ! Chacun s’<strong>en</strong> réjouira, tout <strong>en</strong> s’avisant qu’il nepeut <strong>en</strong> être autrem<strong>en</strong>t s’agissant d’une liberté publique constitutionnellem<strong>en</strong>tgarantie… Techniquem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite, est émise larecommandation de "prévoir des procé<strong>du</strong>res de gestion et decontrôle […] sachant que la formule associative est une pièce maîtressedes politiques publiques et égalem<strong>en</strong>t un des élém<strong>en</strong>ts dela réforme de l’Etat". Les membres, sympathisants, donateurs,bénévoles volontaires et salariés des associations humanitaires sursauterontprobablem<strong>en</strong>t à la lecture d’une telle formulation : ils neverront guère d’abord ce qu’ils ont à voir avec la réforme de l’Etat.Beaucoup <strong>en</strong>suite ne souhait<strong>en</strong>t nullem<strong>en</strong>t que les ONG s’inscriv<strong>en</strong>t(sauf, pour certaines, ponctuellem<strong>en</strong>t) dans la mise <strong>en</strong> œuvrede politiques publiques par ce même Etat !Mais surtout ils seront confon<strong>du</strong>s par l’abs<strong>en</strong>ce de connaissancesque sembl<strong>en</strong>t témoigner les auteurs des multiples systèmes decontrôle dans lesquels sont déjà insérées nombre d’ONG humanitaires,de développem<strong>en</strong>t ou de droits humains. Rappelons ainsibrièvem<strong>en</strong>t qu’<strong>en</strong> France, elles sont soumises (pour celles collectantdes fonds auprès <strong>du</strong> public) au contrôle de la Cour des Comptes,outre celui des divers corps administratifs d’inspection suivantleurs domaines d’activité. Les vérifications des bailleurs de fondsinternationaux, à comm<strong>en</strong>cer par l’Union europé<strong>en</strong>ne, sont <strong>en</strong>coreplus le lot commun et quotidi<strong>en</strong> aujourd’hui de bi<strong>en</strong> des ONG : ellessont de plus <strong>en</strong> plus perfectionnées, voire tatillonnes avec leur cortèged’audits, de rapports, de narratifs. Enfin, les initiatives d’autorégulationpropres au milieu ONG lui-même (<strong>du</strong> type Comité de laCharte… ) pour imparfaites qu’elles puiss<strong>en</strong>t être, exist<strong>en</strong>t et s’ap-120


pliqu<strong>en</strong>t. De même que presque toutes les moy<strong>en</strong>nes et grandesONG, à tout le moins, publi<strong>en</strong>t aujourd’hui annuellem<strong>en</strong>t leurscomptes, vérifiés et certifiés par des commissaires aux comptesavec parfois le r<strong>en</strong>fort de c<strong>en</strong>seurs, de comités de donateurs oud’autres organes de surveillance.Comme le rappelle l’"avertissem<strong>en</strong>t aux lecteurs" <strong>en</strong> début d’ouvrage,le SCPC est un organisme de prév<strong>en</strong>tion. Il faut donc lui savoirgré de vouloir attirer l’att<strong>en</strong>tion sur des néglig<strong>en</strong>ces, des fautes,voire des infractions caractérisées. Le milieu associatif n’a de cepoint de vue, <strong>en</strong>core une fois, à rev<strong>en</strong>diquer aucune espèce d’immunitéparticulière. Mais le danger guette aisém<strong>en</strong>t de généralisationsabusives.Cet ouvrage, <strong>en</strong> dépit de ses imperfections, n’est donc pas à rejeter.Mais il doit être pris comme un élém<strong>en</strong>t <strong>du</strong> débat critique sur latranspar<strong>en</strong>ce et la gouvernance associative, auxquelles les ONGhumanitaires pas plus que les autres n’ont vocation à échapper.Elles n’ont d’ailleurs pas att<strong>en</strong><strong>du</strong> la publication <strong>du</strong> rapport pour s’y<strong>en</strong>gager de divers côtés. Il est légitime qu’un service de l’Etat y participeet fasse connaître ses points de vue et analyses. Il ne l’estpas moins que les associations de solidarité internationale puiss<strong>en</strong>tfaire valoir les leurs. Il serait bon que des espaces d’échange et dediscussion soi<strong>en</strong>t créés et largem<strong>en</strong>t ouverts à ce propos. Afin etau final, comme il est de règle <strong>en</strong> démocratie, que le citoy<strong>en</strong>, et àplus forte raison s’il est militant ou donateur d’une association, puissese forger une opinion <strong>en</strong> toute équité.Philippe RyfmanService C<strong>en</strong>tral de Prév<strong>en</strong>tion de la Corruption, Rapport 2002, Les éditions des JournauxOfficiels, Paris, 2003, 218 pages.Ce livre retrace l’av<strong>en</strong>ture d’un groupe de militants et d’amis qui sous lahoulette d’un leader <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>ant, Alain Michel, va à la fin des années1980 créer l’association Equilibre (Equité et liberté) qui devi<strong>en</strong>dra dansles années 1990 l’une des principales ONG françaises.Michel Deprost montre parfaitem<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>t cette "irrésistibleasc<strong>en</strong>sion" repose sur trois piliers : la multiplication des criseshumanitaires, un bailleur (ECHO) et une communication agressive(personne n’a oublié cette campagne : "On voulait mettre la touchantephoto d’une famille rwandaise, mais une <strong>en</strong>fant <strong>en</strong>tourée de121


deux cadavres ce n’est plus une famille").Equilibre, née <strong>en</strong> 1987 à Lyon, l’autre capitale de l’humanitaire français(Handicap International, Humanisme et Habitat, Bioforce, FondationMérieux, pôle humanitaire de l’Ecole <strong>du</strong> service de santé desarmées…) dans le sillage d’une première association Amitiés Pologne,laïque mais proche des milieux catholiques lyonnais, va s’illustrernotamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> ex-Yougoslavie, <strong>en</strong> Europe de l’Est, au Caucaseet au Proche-Ori<strong>en</strong>t.Mais l’abs<strong>en</strong>ce d’une politique de développem<strong>en</strong>t à moy<strong>en</strong> terme,une Europe de l’humanitaire d’urg<strong>en</strong>ce naissante et alors peu regardantesur l’utilisation des subv<strong>en</strong>tions, la faible proportion des donateursprivés, sollicités au coup par coup <strong>en</strong> fonction des crises detrésorerie, une diversification hasardeuse et incohér<strong>en</strong>te, des amitiésdouteuses, une abs<strong>en</strong>ce de vie démocratique et donc de véritablecontre-pouvoir à un conseil d’administration fantoche qui seré<strong>du</strong>it à quelques amis pour ne pas dire à un seul homme, une gestionchaotique, tous ces ingrédi<strong>en</strong>ts con<strong>du</strong>is<strong>en</strong>t Equilibre à des crisesfinancières successives à partir des années 1995Les causes de la faillite immédiate <strong>en</strong> 1998 sont au prisme des dirigeants: le retrait de son principal bailleur ECHO et la prise d’otagede quatre de ses volontaires au Daghestan. Ce dernier épisodes’inscrit, comme le souligne l’auteur dans le cadre des relationséquivoques et <strong>du</strong> rôle "mystérieux" joué par Equilibre dans certainesde ces actions et missions.Ce qui reste après la lecture de cet ouvrage c’est avant tout un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>tde tristesse et de gâchis humain pour tous ceux qui ont cruà Equilibre et le constat que même les ONG sont mortelles.François RubioMichel Deprost, Equilibre : une faillite humanitaire, Editions Golias, mars 2003.122


L ir eL’ONU <strong>en</strong> accusationIl y a sans aucun doute des histoires vraies dans ce livre aux multiplestémoignages des "violations humaines" dont sont capables certainsacteurs de l’ONU.Les récits font bondir. On a <strong>en</strong>vie d’étrangler le casque bleu quiviole, de sauter à pieds joints sur un haut fonctionnaire qui m<strong>en</strong>t, dehurler sa haine aux Etats-Unis et d’essayer de leur faire cracher aubassinet quelques dollars de leur dette honteuse. On a <strong>en</strong>vie de sebattre contre les injustices décrites et de dénoncer le business obscènese cachant derrière les "missions <strong>du</strong> mainti<strong>en</strong> de la paix". Pourtanton garde une certaine ret<strong>en</strong>ue. Comme si malgré tout l’ONUméritait un peu plus de respect à son âge.Car cette institution, loin d’être parfaite, a le mérite d’exister et derester aujourd’hui une alternative à l’hégémonie américaine dans cemonde dev<strong>en</strong>u unipolaire.Certes elle a vu le jour dans un contexte international particulier etne devrait pas rester accrochée à ses structures archaïques et àson administration à la l<strong>en</strong>teur lég<strong>en</strong>daire; certes l’impunité de sonpersonnel n’est pas acceptable étant donné les dérives criantesd’aujourd’hui ; mais alors le témoignage de réformateurs aurait étéplus constructif et intéressant à l’heure où l’institution est prisepour cible au cœur de l’<strong>Irak</strong> <strong>en</strong> guerre.La dernière partie de l’ouvrage — réflexion de l’auteur sur uneév<strong>en</strong>tuelle réforme de l’ONU — rehausse le débat mais nous laissedans l’att<strong>en</strong>te d’un deuxième tome qui plancherait sur l’av<strong>en</strong>ir del’organisation dont l’interv<strong>en</strong>tion citoy<strong>en</strong>ne et la volonté collectivedevrait reconstituer le cœur.N.S.Jean-Loup Izambert, ONU - Violations humaines, Editions Carnot, Collection Docum<strong>en</strong>ts,avril 2003, 192 pages.123


Voilà un livre qui fait mal. Mais qui permet de mieux compr<strong>en</strong>dre lacrise <strong>du</strong> système onusi<strong>en</strong>.Jean-Claude Buhrer, journaliste, collaborateur <strong>du</strong> quotidi<strong>en</strong> françaisLe <strong>Monde</strong> et Claude B. Lev<strong>en</strong>son, ori<strong>en</strong>taliste spécialiste <strong>du</strong> Tibetauquel elle a consacré plusieurs ouvrages, ont suivi de près les travauxde la Confér<strong>en</strong>ce mondiale contre le racisme, la discriminationraciale, la xénophobie et l’intolérance qui s'est déroulée à Durban<strong>en</strong> Afrique <strong>du</strong> Sud <strong>du</strong> 31 août au 8 septembre 2001 et le fonctionnem<strong>en</strong>tde la sous-commission et de la Commission des Droits del’homme des Nations unies. Dans cet essai de 275 pages, lesauteurs analys<strong>en</strong>t les échecs de ces instances et soulign<strong>en</strong>t l'impassedans laquelle se trouve aujourd'hui la problématique desDroits de l’homme sur la scène internationale.Le premier chapitre, consacré au compte r<strong>en</strong><strong>du</strong> de la Confér<strong>en</strong>cede Durban, précédée par un sommet de la jeunesse et un forumdes ONG, est consternant. Il montre la limite de l'exercice et faitvoler <strong>en</strong> éclat la notion d'une société civile internationale unifiée etvertueuse. La question <strong>du</strong> Proche-Ori<strong>en</strong>t et la demande de réparationsavancée par les pays africains pour l'époque de l'esclavage etde la colonisation ont été au c<strong>en</strong>tre de débats houleux. Par contre,les autres manifestations de racisme à travers le monde, commecelles dont sont victimes les autochtones, les migrants, les minorités,les femmes… ont été reléguées au second plan. Foddé Sylla,représ<strong>en</strong>tant de SOS-Racisme international, souligne "l'inconsci<strong>en</strong>cede certaines ONG qui ont fait de la sur<strong>en</strong>chère et ont pris laconfér<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> otage". Selon les auteurs, Amnesty International etHuman Rights Watch se sont distanciés des textes <strong>du</strong> forum desONG, à la différ<strong>en</strong>ce de la FIDH.Burher et Lev<strong>en</strong>son cont<strong>en</strong>t par le m<strong>en</strong>u la prolifération de docum<strong>en</strong>ts,d'affiches et de slogans ouvertem<strong>en</strong>t antisémites et racistesdont les auteurs se prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t comme des déf<strong>en</strong>seurs desDroits de l’homme. Les résultats pathétiques de cet événem<strong>en</strong>tont été estompés par la surv<strong>en</strong>ue, quelques jours après, des att<strong>en</strong>tats<strong>du</strong> 11 septembre.Après un historique de la longue marche des Droits de l’homme, lelivre aborde le rituel de la Commission des Droits de l’homme. Paradoxalem<strong>en</strong>t,jamais les libertés fondam<strong>en</strong>tales n'auront été aussiminutieusem<strong>en</strong>t définies, les droits si précisém<strong>en</strong>t codifiés, autantde garde-fous mis <strong>en</strong> place et… une pro<strong>du</strong>ction de papier sur cessujets si impressionnante. Mais à travers les exemples de la situationdes peuples indigènes et des Etats liberticides, on voit bi<strong>en</strong>que ces docum<strong>en</strong>ts rest<strong>en</strong>t lettre morte.124


Vi<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite l'étude <strong>du</strong> fonctionnem<strong>en</strong>t et des dysfonctionnem<strong>en</strong>ts<strong>du</strong> système, résumée par le propos de Kofi Annan qui parle"<strong>du</strong> fossé qui sépare le droit de la réalité". L'usage par les Etats liberticides<strong>du</strong> procédé de "non-action" bâillonnant les paroles critiquesdes ONG et des personnalités est souligné. Tandis que les alliancesponctuelles <strong>en</strong>tre gouvernem<strong>en</strong>ts permett<strong>en</strong>t de contrôler la Commissionet évit<strong>en</strong>t les sujets qui fâch<strong>en</strong>t. Les Kurdes, les Ouïguirsde Chine, les Berbères <strong>en</strong> Algérie, le nettoyage ethnique des populations<strong>du</strong> Sud-Soudan, pour n'<strong>en</strong> citer que quelques-uns sont soigneusem<strong>en</strong>tévités. Et le cas <strong>du</strong> Tibet est particulièrem<strong>en</strong>t soulignédans ce livre.Les Etats-Unis et la politique de lutte contre le terrorisme, chère àGeorge W. Bush, ne sont pas épargnés par les auteurs. Alors quel'Amérique est écartée par le vote des autres gouvernem<strong>en</strong>ts de laCommission et que sont désignés des Etats "connus pour leur attachem<strong>en</strong>taux libertés fondam<strong>en</strong>tales" comme le Vietnam, l'ArabieSaoudite, la Syrie, la Libye. Cette dernière pr<strong>en</strong>d la présid<strong>en</strong>ce de laCommission des Droits de l’homme…Dans un dernier chapitre sont évoqués la nécessité de réformer laCommission des Droits de l’homme et quelques pistes sont étudiées.Ce livre grave, illustré de multiples exemples, est agrém<strong>en</strong>té d<strong>en</strong>ombreuses citations. Ainsi Boutros Ghali, anci<strong>en</strong> Secrétaire généralde l'ONU, qui évoque "les ayatollahs des Droits de l’homme" ou<strong>en</strong>core le dissid<strong>en</strong>t chinois Harry Wu qui déclare : " En 1789, quandles plus pauvres des Français ont pris la Bastille, ils se battai<strong>en</strong>tpour la liberté. Fallait-il leur dire: "<strong>en</strong>richissez-vous d'abord, pour laliberté vous verrez plus tard" ? Ce n'est pas ainsi que cela s'estpassé. C'est la révolution qui a con<strong>du</strong>it à la République, à la liberté,à l'égalité, à la fraternité et à la prospérité". Il constitue une contributionimportante pour mesurer la crise de l'institution internationaleet r<strong>en</strong>voie les ONG à leur éthique de la responsabilité.A quand le courage pour de véritables réformes ? La marche desaffaires <strong>du</strong> monde <strong>en</strong> a urgemm<strong>en</strong>t besoin.J.M.Jean-Claude Buhrer et Claude B. Lev<strong>en</strong>son, L'ONU contre les Droits de l’homme ?,Editions Mille Et Une Nuits, 2003, 12 €.125


L ir eLes chimères de la démocratieà marche forcée au Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>tVoici un ouvrage qui vi<strong>en</strong>t à point nommé : au mom<strong>en</strong>t même où l’administrationBush, après une guerre somme toute éclair, forme le projetd’importer <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> une démocratie modèle qui pourrait "contaminer" l’<strong>en</strong>semblede la région, la toute nouvelle collection RéGénération des EditionsMichalon publie quelques textes <strong>du</strong> chercheur américain, <strong>en</strong>corepeu connu <strong>en</strong> France, Daniel Brumberg qui remett<strong>en</strong>t <strong>en</strong> cause cettevision optimiste. Outre la preuve que le débat sur la politique étrangèredes Etats-Unis a d’abord lieu… aux Etats-Unis même, comme le rappelleBrumberg dans son intro<strong>du</strong>ction, ce livre fait le constat que la libéralisationdes régimes arabes n’a jusqu’à prés<strong>en</strong>t jamais débouché sur unevéritable démocratisation. Sous l’appar<strong>en</strong>ce de démocratie, il s’est agid’une "libéralisation autoritaire" des pouvoirs <strong>en</strong> place qui ont vu émergerface à eux des groupes islamistes, seule véritable opposition organisée àqui le pouvoir ne pouvait échoir. A l’aide de nombreux exemples, l’auteurmontre que ce sont les p<strong>en</strong>seurs islamistes, animés de ress<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts àl’égard de l’Occid<strong>en</strong>t et principalem<strong>en</strong>t des Etats-Unis, qui influ<strong>en</strong>c<strong>en</strong>tdésormais l’opinion publique arabe à travers des relais comme les mosquées,les universités et même la chaîne de télévision Al Jazeera. Rejetantl’idée que la démocratisation forcée de l’<strong>Irak</strong> puisse déboucher rapidem<strong>en</strong>tsur un "tsunami" démocratique au Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t, ce livre montreque la libéralisation att<strong>en</strong><strong>du</strong>e ne pourra être, dans un premier temps,qu’autoritaire et partielle et que l’on risque d’assister, au contraire, à unerigidification de certains régimes comme ceux de Jordanie, de l’Arabiesaoudite ou de la Syrie. L’interv<strong>en</strong>tion <strong>en</strong> <strong>Irak</strong> et la chute de Saddam Husseinpermettront-elles de faire avancer la démocratie au Proche-Ori<strong>en</strong>t ?Pour Brumberg, ri<strong>en</strong> n’est moins sûr, à l’opposé des faucons <strong>du</strong> présid<strong>en</strong>tBush qui cherchèr<strong>en</strong>t à le faire passer, lui et les spécialistes <strong>du</strong> mondearabe, pour des relativistes ou des adversaires de la démocratie. Le dernierchapitre, reprise d’une communication devant le Congrès des EtatsUnis, est à ce titre éclairante et valut à son auteur d’âpres discussionsavec l’administration républicaine.D.M.Daniel Brumberg, Moy<strong>en</strong>-Ori<strong>en</strong>t : la t<strong>en</strong>tation démocratique, Michalon, collection RéGénération,Paris, mai 2003.126


L ir eLe développem<strong>en</strong>t vu de BruxellesLa vision <strong>du</strong> monde <strong>en</strong> termes économiques a ses limites qui ont déjà étéanalysées. Le binôme d’auteurs nous prés<strong>en</strong>te ici, à travers une étude surl’Union europé<strong>en</strong>ne et l’analyse de sa politique de coopération au développem<strong>en</strong>t,des élém<strong>en</strong>ts de construction de la paix.Noble int<strong>en</strong>tion, beaux discours, tableaux récapitulatifs très didactiquesnous font <strong>en</strong>trer dans ce livre comme on mettrait les pieds à Bruxelles :chaque chapitre est une porte ouverte sur une idée étayée d’argum<strong>en</strong>tset d’exemples pour nous faire compr<strong>en</strong>dre le montage <strong>du</strong> projet decoopération. L’int<strong>en</strong>tion de se rec<strong>en</strong>trer autour <strong>du</strong> politique pour rechercherun langage <strong>en</strong>tre le Nord et le Sud fonctionne dès lors que l’on décidede mettre <strong>en</strong> place des élém<strong>en</strong>ts de veille stratégique afin de pouvoirprév<strong>en</strong>ir les conflits. Le concept "d’appropriation par le Sud de son processusde développem<strong>en</strong>t" soulage, même si les besoins urg<strong>en</strong>ts dethéories nouvelles sur le développem<strong>en</strong>t se font ress<strong>en</strong>tir. On est heureuxde lire que "c’est la démocratie qui mènera au développem<strong>en</strong>t et nonl’inverse".L’analyse stratégique par pays que l’on retrouve dans les DSP (Docum<strong>en</strong>tsstratégiques par pays) permet l’échange d’informations nécessaireà la "réforme institutionnelle d’intégration" sans laquelle toute t<strong>en</strong>tatived’interv<strong>en</strong>tion au niveau politique serait sans effet. Et le fait que "la CommunautéEuropé<strong>en</strong>ne représ<strong>en</strong>te elle-même le résultat d’une politique deprév<strong>en</strong>tion des conflits" rassure et donne <strong>en</strong>vie d’y croire."La stratégie diplomatique de promotion de la paix" à travers le mécanismede réaction rapide permettant d’interv<strong>en</strong>ir dans des contextes d’urg<strong>en</strong>ceet de crise est une alternative à la machine ECHO qui, de par saneutralité politique a des objectifs différ<strong>en</strong>ts.Cet ouvrage est ainsi plein de bonnes int<strong>en</strong>tions que l’on espère voir unjour se concrétiser sur ces terrains d’Afrique sub-sahari<strong>en</strong>ne ou d’ailleursque les conflits continu<strong>en</strong>t d’anéantir.N.S.127


L ir eCongo - Zaïre : les dessous d’uneguerreColette Braeckman s'attache à rétablir des vérités ou plutôt une vérité surle conflit congolais <strong>en</strong>gagé <strong>en</strong> 1998, certainem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> mémoire des troismillions de morts emportés par la faim, les maladies, la viol<strong>en</strong>ce, condamnéspar l’oubli, l’abandon. Face à certaines vérités conv<strong>en</strong>ues de la communautéinternationale, aux raccourcis médiatiques, l'auteur oppose unevérité plus complexe, moins facile à appréh<strong>en</strong>der, mais qui de façonconvaincante relie les événem<strong>en</strong>ts, et r<strong>en</strong>voie chaque protagoniste à sesresponsabilités.1998 <strong>en</strong> République Démocratique <strong>du</strong> Congo. Pour l'opinion internationale,la chose semble <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>e : à la dictature Mobutu succède une nouvelledictature, celle de Kabila. Les preuves sont là, sur un plateau : oppositionmuselée, refus <strong>du</strong> multipartisme, non-coopération avec les inspecteursdes Nations unies v<strong>en</strong>us <strong>en</strong>quêter sur les massacres des réfugiésHutus (1997). Les circonstances ne sont pas atténuantes. Le conflit éclate,mêlant rebelles, armées étrangères et troupes gouvernem<strong>en</strong>tales.L'assassinat de Kabila <strong>en</strong> janvier 2001 sera perçue comme la fin sans surprised'un dictateur <strong>en</strong> exercice.Tout l'ouvrage de Colette Braeckman dénonce cette analyse qui ne ti<strong>en</strong>tpas ou <strong>du</strong> moins ne suffit pas à expliquer le conflit et les r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>tsd'alliances. Sans occulter les errem<strong>en</strong>ts de Kabila et la <strong>du</strong>reté de son régime,elle montre que les sources profondes de l'éclatem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> conflit sontà chercher ailleurs : dans les richesses des terres congolaises…Ce conflit et ses millions de morts résult<strong>en</strong>t <strong>en</strong> effet de la déterminationde pays prédateurs (Rwanda, Ouganda, pour ne citer qu'eux) à s'accaparerl'exploitation des ressources naturelles de l'est <strong>du</strong> Congo (cobalt, or,colombo-tantalite, pétrole…) et constituer, ainsi, un gr<strong>en</strong>ier naturel au servicede leur développem<strong>en</strong>t. Kabila devait être le fondé de pouvoir de cevaste projet régional. En r<strong>en</strong>iant ses promesses et <strong>en</strong> prônant un développem<strong>en</strong>tautoc<strong>en</strong>tré de la RDC, il créait les conditions d'un conflit dontl'<strong>en</strong>jeu n'était autre que le mainti<strong>en</strong> ou le démantèlem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> pays.La communauté internationale s'est réveillée tardivem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> 2001, soucieuseque cette <strong>en</strong>treprise de dépeçage ne contribue, à terme, au désordreet à l'insécurité <strong>du</strong> monde. Elle est longtemps restée aveugle et peu<strong>en</strong>cline à sout<strong>en</strong>ir un Kabila qui refusait, par ailleurs, de soumettre son128


pays aux institutions financières internationales et à la loi <strong>du</strong> marché.Au-delà d'une vérité (r)établie, de l'hommage r<strong>en</strong><strong>du</strong> aux populationscongolaises qui n'ont jamais été <strong>du</strong>pes, le livre de Colette Braeckmaninterpelle. Sur la capacité des médias à r<strong>en</strong>dre compte des conflits dansleur complexité, sans compromis ni étiquetage facile (rivalités ethniques,guerres tribales…). Sur la mauvaise consci<strong>en</strong>ce internationale qui octroie,de fait, l'impunité aux nations victimes (génocide <strong>du</strong> Rwanda <strong>en</strong> 1994).Sur ces nations victimes capables, elles aussi, <strong>du</strong> pire…Jean-Claude MasColette Braeckman, Les Nouveaux prédateurs – Politique des puissances <strong>en</strong> Afrique c<strong>en</strong>trale,Fayard, 2003, 309 pages.


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