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mars 2006 - Médecins du Monde

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HumanitaireenjeuxpratiquesdébatsJulie Ancian • Jean Baisnée • Alain Boinet •Antonio Cavaco • Eric Chevallier • Wolf-DieterEberwein • Nathalie Feix Scott • FranckFlachenberg • François Grünewald • FrançoisGuilbert • Nicolas Heeren • Otto Hieronymi •Alexandra Koulaeva • Denis Maillard • BenoîtMiribel • Jean S. Renouf • Philippe Ryfman •Pierre Salignon • Valérie Scherrer • EgbertSondorp • Ingrid Thobois • Frédéric TissotRevue éditée par Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>> Numéro 14Humanitaire • Printemps <strong>2006</strong> • Numéro 14 • Logique d’urgence et pérennitéHumanitaireenjeux pratiques débatsLogique> Printemps <strong>2006</strong>N°14d’urgenceetpérennité9,15 €© V. Dupont/Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>


Les opinions émises dans la revue Humanitaire n’engagent que leurs auteursSommairep.2 Editorial > par Françoise Jeansonp.4DossierLogique d’urgenceet pérennité• Table ronde animée par Karl BlanchetAvec : Benoît Miribel, Nicolas Heeren, Eric Chevallier,Pierre Salignon, Wolf-Dieter Eberwein• Durabilité, pérennité, résilience : quels enjeux ?,par François Grünewald• Penser le développement dès l’urgence, penserl’urgence dans le développement : entre contextedifférencié et groupe cible spécifique,par Nicolas Heeren, Valérie Scherrer, FranckFlachenberg,• Humanitarian crisis revisited,par Egbert Sondorp• L’intégrité des ONG ou l’abandon idéologique despopulations,par Frédéric Tissot et Ingrid Thobois• Entre logique d’urgence et pérennité : quellepriorité ?,par Benoît MiribelRevue éditée parMédecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>HumanitairePrintemps <strong>2006</strong>Rédacteur en chefBoris Martinemail : boris.martin@medecins<strong>du</strong>monde.netDirecteur de la publicationFrançoise Jeanson, présidente de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>Comité de rédactionClaude Aiguesvives • Karl Blanchet • Didier Fassin • HélèneFlautre • Pierre Gassmann • Nathalie Herlemont-Zoritchak• Sidiki Kabba • Denis Maillard • Sami Makki • GustaveMassiah • Benoît Miribel • François Rubio • PhilippeRyfman • Pierre Salignon • Olivier WeberConception graphiqueFrançois DespasCorrectionsMagali Martija-OchoaISSN : 1624 - 4184Dépôt légal : avril <strong>2006</strong>Imprimé avec des encres végétales par l’imprimerie Escourbiac. Engagéedans le développement <strong>du</strong>rable, cette imprimerie préservel'environnement et recycle tous ses déchets.Toute repro<strong>du</strong>ction intégrale ou partielle de la présente publication, quelle qu’ensoit la forme ou le support, est interdite sans l’autorisation préalable et expresse dela revue ainsi que <strong>du</strong> ou des auteurs concernés.Revue HumanitaireMédecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>62, rue Marcadet 75018 ParisTéléphone : 01 44 92 13 87 - Télécopie : 01 44 92 14 40email : revue.humanitaire@medecins<strong>du</strong>monde.netRegarddephotographeValérie Dupont,Libéria,attente devant un dispensaireCampagne « Personnel de santé au Sud :pénurie mortelle »Cette photographie de Valérie Dupont, prise au Libéria,illustre pleinement le souci des ONG humanitaires d’urgenceen matière de pérennité et le travail qu’elles mènent auquotidien avec leurs consoeurs <strong>du</strong> développement et <strong>du</strong>plaidoyer. Dans ces pays comme le Libéria, encorerécemment ravagé par la guerre civile, dont les institutionssanitaires sont largement inopérantes, il s’agit pour ellesd’interpeller l’Etat national, l’Etat français et la communautéinternationale sur le renforcement des systèmes de santé.C’est tout le sens de la campagne « Personnel de santé auSud : pénurie mortelle » coordonnée par Agir ici, menéeavec Aide médicale internationale, Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> et leSecours catholique.« Dans le monde, près de 200 000 enfants meurent chaquesemaine de maladies qui auraient pu être soignées ouévitées. Cette situation d’extrême urgence résultenotamment de l’état de profonde déliquescence denombreux systèmes publics de santé, malmenés par desconflits armés et plusieurs décennies de contraintes macroéconomiquesimposées par les institutions financièresinternationales. La pénurie de professionnels de santéqualifiés s’impose comme l’une des causes principales del’inefficacité des systèmes de santé et de l’incapacité desEtats à garantir le droit à la santé pour tous. »A l’occasion de l’Assemblée mondiale de la santé (22-27 mai<strong>2006</strong>), la campagne « Personnel de santé au Sud : pénuriemortelle » propose des mesures concrètes et organise unweek-end de mobilisation dans plusieurs villes de France les20 et 21 mai <strong>2006</strong>.Pour toutes informations sur cet événement et pluslargement sur la campagne : www.agirici.com


p.62 Actualités• Entretien avec Antonio Cavaco, directeur générald’ECHO, par Alain Boinet • Les « lois scélérates » de VladimirPoutine, par Alexandra Koulaeva • L’action humanitaire internationale: le rôle des gouvernements, des organisationsinternationales et non-gouvernementales, par Nathalie FeixScott et Otto Hieronymi • L’impact de la privatisation de lasécurité sur l’action humanitaire, par Jean S. Renoufp.92L ir e• Au malheur des uns, par Philippe Ryfman • Au bonheur desautres, par Philippe Ryfman • Bien faire le bien, par FrançoisGuilbert • La haine de la démocratie, par Jean Baisnée • LeFSM au scalpel, par Julie Ancian • Critique de la critique, parDenis Maillard • Panser dans l’urgence, par Denis Maillardp.115Personnalités del’humanitaireFlorence Nightingale(1820-1910) par Philippe Ryfmanp.120 AbonnementRegarddephotographeValérie Dupont


Editorial* « D’abord nepas nuire »,sermentd’Hippocrate.Primum non nocere*.Et après…> Par Françoise Jeanson, directrice de la publicationet présidente de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>Si le terme « humanitaire » recouvre aujourd’hui dessignifications et des représentations multiples, s’ilest revendiqué par des acteurs aussi divers dansleurs interventions que dans leurs objectifs, c’estsans doute parce que les crises auxquelles il estcensé apporter une réponse – et non une solution – le sontaussi. En se rendant depuis plus de trente ans dans les pays enguerre, les ONG humanitaires ont revendiqué un droitd’ingérence dans les souffrances humaines. C’est là qu’elles ontacquis leur expérience, conquis leur légitimité, compris l’évolutionet le morcellement des conflits, ainsi que les enjeuxinternes et externes auxquels elles sont désormais confrontées.Mais outre son « métier » d’humanisation de la survie dans lesguerres et d’opérateur d’une stratégie <strong>du</strong> « moindre mal », outresa présence dans les catastrophes naturelles, l’humanitaireintervient déjà dans de nombreux autres contextes. Il tente deparer à l’évolution effroyable des indicateurs sanitaires enAfrique, aux ravages des maladies infectieuses, des drogues,des maladies oubliées, voire aux nouvelles pandémies qui guettenten tout premier lieu les plus vulnérables. Et les organisationsde solidarité internationale sont présentes, après les ONGlocales, autour de ces mouroirs que représentent, parfois, les barrièresfrontalières des pays riches barricadés dans leur confort.Mais l’humanitaire ne peut plus ignorer l’émergence de crisesenvironnementales et leur cortège de drames économiques,sociaux et sanitaires ou de déplacements internes de populations.Il doit également envisager les conséquences de la pollutionsur les populations les plus déshéritées, celles de ladestruction des milieux ambiants par des in<strong>du</strong>stries dont la vuebasse n’envisage que les profits à court terme ou encore lequasi-esclavage auquel sont ré<strong>du</strong>its les salariés de maquiladoraset autres paradis in<strong>du</strong>striels… Autant de champs d’intervention,non exhaustifs, dans lesquels l’humanitaire a sa place et les2


ONG le devoir de s’impliquer, dans des modalités innovantes etefficaces, tant en termes d’aide que de plaidoyer.Par ailleurs, l’image d’Epinal d’humanitaires débarquant sur lesterrains d’interventions, sûrs de leur toute-puissance mais ignorantstout <strong>du</strong> contexte et des populations en détresse, n’est plusde mise. Sur les terrains où elles se déploient, les ONG – aidéesen cela par l’impartialité qu’elles revendiquent – ont su s’adapteret se faire accepter des populations, nouant des relations deproximité et de confiance. Cette connaissance les met en capacité– tout au moins théorique – de participer au développementdes pays, voire à leur reconstruction postérieurement aux crisesqu’ils peuvent traverser. Mais est-ce leur mission ?C’est tout le sens de ce numéro que de jeter un regard lucide etdépassionné sur ce qui reste de l’action humanitaire une foispassée l’urgence. Ce numéro présente les démarches mises enplace pour tenter de pérenniser notre action mais aussi leseffets « atten<strong>du</strong>s et non atten<strong>du</strong>s » de nos interventions, au-delàde la question de leur <strong>du</strong>rée et de leurs modalités. S’interrogersur ces effets c’est aussi reconnaître l’obligatoire attention àporter aux populations auxquelles nous portons assistance, etaux contextes fragiles et complexes dans lesquels nous travaillons.La revue Humanitaire, qui s’est donnée pour objectif de servir cetype de réflexion et le croisement des regards, parfois divergents,s’est dotée – nous l’annoncions dans le précédentnuméro – d’un Comité de rédaction regroupant universitaires,journalistes, humanitaires, chercheurs (liste à la fin de cenuméro). D’ores et déjà, ce Comité a largement ouvert le débatet envisagé les thèmes des numéros à venir. Les liens avec lesmédias, l’anthropologie, la place <strong>du</strong> genre dans le travailhumanitaire, l’islam et l’humanitaire, les rapports complexesavec l’altermondialisme seront travaillés dans les mois à venir.Nous sommes certains que la composition hétérogène, maiscohérente et complémentaire de ce comité, son investissementdéjà important dans la revue, seront garants de l’ouverture,vertu première de cette revue.3


Logique d’urgenceet pérennitéDossier réalisé avec la participation de Karl Blanchet,chercheur à la London School of Hygiene and Tropical Medicine etconsultant, membre <strong>du</strong> Comité de rédaction d’HumanitaireLe concept de pérennité est devenu une composante essentiellede toutes les interventions sanitaires. On en use et,parfois, on en abuse dans toutes les politiques de santé àl’échelle mondiale, au niveau des bailleurs de fonds et desONG internationales. Il fait maintenant partie <strong>du</strong> jargonusuel de tous les intervenants de santé.Et pourtant, ce concept est compris de presque autant de manièresqu’il existe d’intervenants à tel point qu’il finit par devenir unenotion abstraite. La pérennité est pourtant au cœur d’un débat quioppose l’action humanitaire d’urgence et l’action en faveur <strong>du</strong>développement <strong>du</strong>rable. Néanmoins, beaucoup s’accordent pourdire qu’il est devenu difficile aujourd’hui de différencier clairementl’une et l’autre, raison pour laquelle on se réfère à un continuumentre urgence et développement plutôt qu’à une fracture netteentre ces deux mondes.De par l’ampleur <strong>du</strong> drame en même temps que des secours et desaides, le tsunami en Asie de décembre 2004 semble avoir relancéune polémique, au nom d’une logique de territoire et de visibilitédont le milieu est coutumier. Le présent dossier de la revue neconsiste donc pas à réchauffer le débat dépassé « entre urgence etdéveloppement », mais à partir de l’existant : désormais, nul nedevrait le nier, les ONG humanitaires dites « d’urgence » interrogentles conséquences pérennes de leur action. Autrement dit, leuraction a des effets à long terme qui doivent également être évaluéspuisqu’ils peuvent être aussi bien positifs (réhabilitation de structureset de systèmes, formations dispensées, création de lien, etc.)que négatifs (impact de l’arrivée massive, entretien involontaire deguérilla, fuite de compétences locales, etc.). Dans des contextesd’instabilité politique où l’Etat a de faibles capacités, entre la pérennitésouhaitée, élaborée et intégrée aux projets et les effets effectivementpérennes, il y a une place pour une pérennité in<strong>du</strong>ite quipeut poser problème.Au final, dans ce dossier dont le but est de renverser la perspectivedichotomique que l’on propose trop souvent sur ce thème « urgenceou développement », on peut même aller plus loin, au risque dejouer sur le paradoxe : l’injonction de pérennité, véritable incantation,n’in<strong>du</strong>it-elle pas des effets négatifs que seule une conception urgentistede l’humanitaire permettrait d’éviter ?4


DossierTablerondeLogique d’urgence et pérennité> Table ronde organisée le 7 <strong>mars</strong> <strong>2006</strong>Animée par Karl Blanchet, chercheur à la London School of Hygiene and Tropical Medicineet consultantBenoît Miribel,directeur générald’Action contre la FaimNicolas Heeren,directeur des programmesà Handicap InternationalEric Chevallier,directeur des opérations internationalesà Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>Pierre Salignon,directeur généralde Médecins sans FrontièresWolf-Dieter Eberwein,professeur de science politique,IEP de GrenobleKarl Blanchet Le concept de pérennité est devenu incontournable, au pointd’être l’un des slogans des grands bailleurs de fonds internationaux, le terme quel’on retrouve dans toutes les politiques internationales de l’OMS ou de l’Unicef,le chapitre des proposal de projets que l’on a souvent <strong>du</strong> mal à remplir. Mais c’estaussi l’un des concepts les plus abstraits que l’on puisse trouver tant les définitionset les perceptions que l’on en donne varient en fonction des acteurs – <strong>du</strong>Sud ou <strong>du</strong> Nord – ou des types d’intervention. Que signifie la pérennité au seinde notre ONG ? Ce serait peut-être l’une des premières questions à se poser.Associé à la « logique d’urgence », le terme invite à étudier cette différenciationd’approches entre les acteurs de développement et les urgentistes. Les frontièresentre développement et urgence sont-elles toujours aussi claires qu’on l’a ditpendant très longtemps ? Enfin, nous pourrions nous demander si les ONGd’urgence ont le sentiment de travailler sur le long terme à la pérennisationdes systèmes de santé locaux ou s’il s’agit là d’un concept qui leur paraît com-5


Tablerondeplètement étranger. A ce propos, un des chercheurs de la London School etpar ailleurs ancien coordinateur de programmes de Médecins sans FrontièresHollande, Egbert Sondorp, me suggérait de poser la question à Médecinssans Frontières pour qui, me disait-il, la pérennité représente vraiment un mottabou. C’est donc très logiquement que ma première question va à Pierre Salignon,directeur général de MSF France : la pérennité est-elle un mot tabouchez vous ?Pierre Salignon Non, ce n’est pas un mot tabou, mais je pense qu’ilfaudrait déjà déconstruire le stéréotype qui veut que les urgentistesdétruisent tout sur leur passage et que leurs interventions auraientdes effets néfastes sur le long terme. Il faut reconnaître qu’en situationd’urgence, des réactions inacceptables de certains acteurs pro<strong>du</strong>isentdes erreurs et con<strong>du</strong>isent à des effets parfois néfastes. On yreviendra sans doute plus tard à propos <strong>du</strong> tsunami et <strong>du</strong> Pakistan.Mais, il faut rappeler que les dommages sont avant tout créés par lesurgences elles-mêmes, avec leur cortège de destructions, de violences,de blessés et de morts voire suivant les situations dont on parle.Dans ces situations chaotiques – qu’il s’agisse de catastrophes naturelles,de guerres ou d’épidémies – les programmes d’urgences ontun impact souvent essentiel, qui permet aux sinistrés et aux victimesde faire face à des situations de rupture, souvent avec de fortes mortalités.Autrement dit, les urgentistes ont des responsabilités en termesde stabilité des systèmes de santé et de survie des populations.Même s’il ne s’agit pas d’offrir aux sociétés un modèle de développementglobal, le fait d’intervenir en situation d’urgence permet biensouvent à des populations déstabilisées de passer le cap. Je prendsl’exemple <strong>du</strong> récent tremblement de terre au Pakistan : nous sommesintervenus dans un hôpital de district à Mansehra où la négociationavec les autorités a été essentiellement centrée sur les moyens deleur permettre de passer cette phase de déstabilisation entre six moiset un an complètement. Mais on ne s’est pas réellement substitué àeux : on a fait avec eux et on a permis au système de santé de faireface à une situation de rupture et de se reconstruire progressivement.Par ailleurs, c’est vrai, les programmes d’urgence n’ont pas forcémentdes conséquences sur les programmes de développement, ce seraitleur accorder un bien grand pouvoir, à mon sens, face à des phénomènesliés à des questions touchant au social, au politique, à l’économique,autant de choses qui sont souvent hors de portée des ONGinternationales. Dans ces conditions, renvoyer aux urgentistes laresponsabilité de l’échec des politiques de développement me paraîtun peu simpliste et pas très réaliste. Je prendrai l’exemple <strong>du</strong> Nigeroù l’année dernière, sous couvert de protection d’une politique dedéveloppement dans le Sahel, les Etats et certains développementalistesétaient prêts à sacrifier des centaines de milliers d’enfants souf-6


Dossierfrant de malnutrition sévère aiguë. Je pense que le rôle d’une ONGcomme Médecins sans Frontières, c’est de faire face à un refus d’adaptationdes programmes dits « réguliers », de refuser que l’aided’urgence soit ven<strong>du</strong>e et de faire en sorte qu’elle soit ciblée vers leszones qui, à ce moment-là, connaissaient une plus forte mortalité.Nous avons traité près de 60 000 enfants souffrant de malnutritionsévère aiguë et mis en place des protocoles vraiment originaux en termesde soins thérapeutiques. Autrement dit, nous étions dans cettelogique de pérennité qui allait au-delà de l’urgence, consistant à questionnerles politiques gouvernementales : le gouvernement nigérien aadapté son protocole national de prise en charge nutritionnelle et thérapeutiqueet s’est engagé à faire évoluer la prise en charge, c’est-àdiredes soins gratuits, vis-à-vis de ces enfants laissés-pour-compte.Donc, que l’on fasse de l’urgence ou pas, je pense que c’est de laresponsabilité des ONG de pousser à ces adaptations de soins auniveau des politiques nationales, quand c’est possible à l’occasion denos opérations sur le terrain, comme pour MSF au Niger.Enfin en ce qui concerne le tsunami : on a opposé logique d’urgence etdéveloppement, certains – comme le président de la Croix-Rouge française– préférant même parler « d’humanitaire <strong>du</strong>rable », pour revendiquerla responsabilité des ONG dans la phase « de reconstruction ».Pour moi, ce n’est qu’un slogan bien utile qui cherche à gommer lesresponsabilités pourtant bien différentes entre les acteurs privés et lesacteurs étatiques. Si les ONG étaient des entreprises de BTP, on le sauraitdepuis longtemps! Cela ne veut pas dire que les ONG n’aient pasun rôle à jouer, mais il est marginal par rapport à la responsabilité desEtats et de l’aide publique au développement.Dernier point enfin. Il existe une illusion sur l’incapacité supposée despopulations et des acteurs locaux à se prendre en charge eux-mêmes.Tout ce débat sur l’urgence, la pérennité, le développement, la reconstruction,etc. a tendance à évacuer le fait que ces interventions – onl’a vu en Indonésie, au Pakistan, au Darfour –, montrent que lesacteurs et les logiques civiles locales jouent un rôle essentiel dans lamise en œuvre des programmes de secours et que les acteurs étrangersne sont pas là pour imposer ce qui est bon et ce qui est mal.Nicolas Heeren A Handicap International, je pense que le slogan officielpourrait être « ni-ni » : « ni urgence, ni développement » et donc finalement,« urgence et développement ». En fait, c’est le facteur temps quiest important. Quand on prend les quarante programmes HI aujourd’hui,on voit qu’à peu près la moitié est née dans une crise (désastre naturel,guerre civile, etc.) mais est devenue <strong>du</strong> développement. Pour moi, ledéveloppement c’est le renforcement des capacités des acteurs locaux,parce que ce sont eux qui vont prendre en main leur propre développement.Handicap International se concentre sur un groupe-cible très spé-7


Tablerondecifique – les personnes en situation de handicap – suivant, disons, troisniveaux d’intervention : avec les personnes handicapées elles-mêmes ;avec les professionnels (les orthopédistes, les kinésithérapeutes) et auniveau des politiques publiques en direction des personnes handicapées.Pour ce qui est des contextes d’urgence, il faut distinguer différentstypes. Dans le cas de la guerre civile, l’Etat est absent, le tissu d’acteurslocaux est complètement déstabilisé, on est dans l’urgence aiguë, parfoistrès longue où les acteurs locaux ne sont pas en mesure de travailler. Il ya d’autres contextes d’urgence, notamment les tremblements de terre,où le tissu des acteurs locaux, généralement, demeure. Nous avons uneobligation, en tant qu’acteur d’urgence, de travailler avec eux. Il ne fautpas oublier que les premiers médecins envoyés à Banda Aceh étaientindonésiens. Ce qui me semble important, c’est de voir jusqu’à quelniveau on peut travailler avec ces acteurs locaux, dès le début de l’urgenceafin de raisonner sur la pérennité parce que ce que l’on construitavec les acteurs locaux de cette manière est susceptible de rester. HI apar exemple travaillé au Sri Lanka sur la kinésithérapie des affectionsrespiratoires parce que les gens avaient avalé de l’eau, mais on a travailléavec des kinés sri lankais. Et c’est là-dessus qu’on a pu construire par lasuite un programme de formation de kinés pour intégrer ces techniquesdans leur cursus de formation. C’est un exemple de glissement de l’urgencevers le développement.Karl Blanchet Cette idée d’essayer de construire ou de reconstruire lacapacité des acteurs locaux me semble intéressante. Dans une logique d’urgence,où la temporalité est très courte, où l’on doit répondre à un besoinimmédiat, mais qui peut per<strong>du</strong>rer pendant des mois, est-ce que les ONG« urgentistes » sont capables de travailler avec des acteurs locaux pour renforcerleur capacité des acteurs locaux. Quel est votre point de vue, Eric Chevallier?Eric Chevallier Pour Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, on peut dire que la pérennitén’est ni un tabou, ni une pensée magique, c’est une espèce d’espérancelucide. Ce qui est compliqué sur la question de la pérennité, c’est commenttracer un chemin très incertain, une ligne de crête – même si l’on n’est pas<strong>du</strong> tout sûr de l’atteindre – parce que c’est notre responsabilité de l’envisager.Mais je crois qu’il ne faut pas rêver : parfois, on arrive à construire lefameux « continuum » qui va de l’urgence au développement, à passer dequelque chose qui est assez substitutif à quelque chose qui le soit moins, enpassant le relais aux acteurs locaux. Et puis parfois, il faut avoir la lucidité dereconnaître que les impératifs de court terme et les nécessités de longterme ne sont pas forcément conciliables.Les acteurs locaux sont évidemment les premiers à réagir à une crise, carquelle que soit notre capacité logistique, on arrive toujours après, bien sûr.On parle alors de renforcer les capacités des acteurs locaux sur le long8


Dossierterme, comme vous l’avez très bien dit tout à l’heure, mais je suis frappéque l’on travaille si peu au renforcement des capacités locales à répondreaux crises, à l’urgence même ! Je pense que d’inscrire dans les politiquesde développement la préparation et le renforcement des capacités locales àréagir à l’urgence serait une bonne façon de réconcilier urgence et développement.Quant à savoir comment travailler dès l’urgence avec les acteurs locaux,c’est-à-dire à un moment où l’on est très « substitutifs », je pense que celadépend beaucoup de la connaissance que l’on a de ces acteurs. Cela poseaussi une question intéressante : est-ce que, paradoxalement, on ne fait pasd’autant mieux de l’urgence que l’on est présent dans le long terme ? Il esten effet plus facile d’associer des acteurs locaux à une dynamique d’urgencesi on les connaît avant, si on a travaillé avec eux et si on maîtrise lecontexte. Sinon, la tentation est très grande de « débarquer avec nos grossabots », avec une efficacité souvent indéniable, mais une difficulté à interagiravec ces acteurs.Nicolas Heeren Concernant cette question de renforcer les capacitésà répondre à l’urgence, nous avons à HI une expérience qui a marché, cesont les inondations au Bangladesh où ce type de crise est cyclique :chaque mois d’août, il y a des inondations dont les conséquences sontsouvent dramatiques. Nous avons alors mis en place un programme depréparation aux désastres avec nos partenaires locaux en développement,ce qui montre, effectivement, qu’il faut déjà être là : peut-être queles « meilleurs » préparateurs aux urgences seraient les « développementistes» ?Mais d’un autre côté, en poussant un peu le trait, je dirais que, parfois, ledéveloppement crée de l’urgence. C’est un peu brutal et les développementistesn’aiment pas trop ça, mais quand on pense à l’ouragan Mitchqui a fait énormément de morts, c’est parce qu’un phénomène de migration<strong>du</strong> monde rural vers le monde urbain, très mal géré, a contraint desmigrants à s’installer sur des terres inondables, les seules où ils pouvaientconstruire leur maison. Heureusement, lorsque l’ouragan est survenu,que les urgentistes sont venus, parce que personne n’était préparéà ça. Il faut aussi savoir élargir les responsabilités.Wolf-Dieter Eberwein Je ne suis pas <strong>du</strong> monde des praticiens, mais <strong>du</strong>monde universitaire et j’aimerais venir sous un angle un peu différent, enpartant de ce problème de la responsabilité des Etats dans la préparationaux crises. Dans cette question de pérennité opèrent simultanément deuxlogiques. Une logique humanitaire, à proprement parler, qui est une logiqueindivi<strong>du</strong>aliste, c'est-à-dire centrée sur l’indivi<strong>du</strong> exclusivement. Et puis, ona une finalité politique qui est active à partir <strong>du</strong> moment où l’urgence estpassée. Le problème, c’est que si la différenciation entre ces différentesphases – urgence, réhabilitation, développement – est claire au niveau ana-9


Tablerondelytique, elle est plutôt floue dans la réalité. Il est en effet difficile de direquand la transition a exactement lieu dans cet espace spatial et temporelque j’appellerais l’« espace crise » Dans les conflits de longue <strong>du</strong>rée quinous intéressent, en particulier, on se retrouve simultanément dans l’urgencecomme dans la réhabilitation, soit dans différents endroits, soit dans lemême espace. Et c’est dans ces cas que se pose le problème à mon avis.En ce qui concerne l’action d’urgence, il faut bien voir que ce ne sont pasles ONG qui ont à assumer la « responsabilité primaire », mais bien les gouvernements.Dans ce que je j’appelle un « ordre partiel humanitaire », relativementbien défini, comprenant deux principes clairs – humanité et impartialité–, on ne parle ni d’indépendance, ni de neutralité. Cela veut dire quel’action d’urgence se situe dans un cadre normatif légitimé, indépendamment<strong>du</strong> fait que ces principes sont respectés ou non par les parties auconflit. Dès que l’on passe à la reconstruction, on quitte cette espace normatif.Le recours au principe de neutralité et d’impartialité peut bien êtreinvoqué mais il n’est plus légitimé par le droit, le processus de reconstructionétant forcément basé sur une logique collective, voire politique. Jecrains en effet que le concept de pérennité ne tende, soit à dévaluer l’obligationdes Etats car la reconstruction est clairement une prérogative étatique,soit à entraîner les humanitaires à assumer un rôle politique qui vaau-delà de leur mission. Dans le premier cas l’action d’urgence peut êtreinstrumentalisée à des fins politiques. Dans le second, les acteurs humanitairesdeviennent clairement des acteurs politiques.Je pense que c’est un problème qui n’est résolu ni au niveau <strong>du</strong> discoursacadémique, ni au niveau de la pratique. Or il est central pour l’action d’urgencequi a sa place dans le système international régulé par le droit internationalhumanitaire en particulier. Je me rappelle d’un débat que j’avais euavec des représentants de World Vision en leur disant que dès qu’ils agissentselon une logique politique, ils perdent la protection <strong>du</strong> DIH leur reconnaissantle droit d’agir en qualité d’organisation humanitaire.Benoît Miribel On doit tout mettre en œuvre quand on fait del’urgence pour envisager la pérennité des populations et renforcerles capacités locales, mais lorsqu’il n’y a plus ni gouvernement, nistructure, comme c’est le cas en Somalie par exemple, on se ditque la chance de pérennité est nulle. Et pourtant, la pérennité, onla vit au quotidien avec les populations, on essaie d’y travailler touten sachant qu’à tout moment, nos efforts peuvent être ré<strong>du</strong>its ànéant, par exemple à la suite d’une évacuation. C’est un étatd’esprit, quand on intervient dans l’urgence, d’avoir en tête lapérennité, tout en sachant qu’elle n’est pas garantie <strong>du</strong> tout, maisce n’est pas pour autant qu’on devrait se retirer au motif que lesconditions minimales de pérennité ne sont pas réunies. Là où jesuis moins à l’aise, c’est avec les repères qu’on veut nous donner– ONG d’urgence, de réhabilitation, de développement… – et c’est10


Dossierla raison pour laquelle je me retrouve dans l’intervention de Wolf-Dieter Eberwein. C’est intéressant qu’un analyste – et non unacteur – nous renvoie cette image car il est vrai que quand on travailledans le développement ou dans l’urgence, on est sur despersonnes et qu’on ne se retrouve pas nécessairement dans lescatégories où l’on veut nous mettre : ACF, MSF sont classées enONG d’urgence et HI en « URD »… Mais, par exemple, quand onregarde l’historique d’ACF, ce fut d’abord AICF qui était dans ledéveloppement, dans l’irrigation avant de venir en 1991 à l’urgence.A l’époque, je me trouvais sur le terrain et je me souviens qu’ausiège c’était une crise : la moitié des salariés ainsi que les membres<strong>du</strong> conseil d’administration, en réaction à cette venue dans l’urgence,ont démissionné. Et aujourd’hui, il est vrai que, objectivement,beaucoup de nos programmes sont entre l’urgence et laréhabilitation.C’est là où je rejoins ce que disait W.D. Eberwein : est-ce que cesterminologies LRRD (Linking Relief, rehabilitation, development,ndlr) qui sont portées par des gouvernements, ne sont pas sousten<strong>du</strong>espar des logiques d’un autre ordre qui poussent les ONG àse positionner, alors que notre approche plutôt ciblée sur des personnesrend difficile, dans de nombreux contextes, de faire le lienentre urgence et développement ?Certes, la pérennité est souhaitée, envisagée, mais elle n’est pasgarantie. Pour autant, cela ne doit pas empêcher l’acte, parce queen tant qu’humanitaires on est des « anti-fatalistes » : on se bat aujour le jour face à des souffrances et pour une certaine humanité,ce qui nous amène parfois à nous frotter à des personnes qui ontdes conceptions <strong>du</strong> politique très poussées et qui nous reprochentd’entretenir un cercle vicieux plutôt que de tenter de le rompre. Jecomprends très bien ces préoccupations, mais en attendant leschangements, il faut bien, dans l’instant présent, agir, se battre etrépondre aux besoins immédiats.Je ne sais pas si tout ça est forcément conciliable avec des cyclesde gouvernement, et je crois qu’il est temps pour nous de sortir deces logiques URD, LRRD, etc. pour rester sur des concepts de vulnérabilité.En tout cas, à Action contre la Faim, on se retrouvedavantage dans le concept de « schéma causal de la malnutrition »– ce qui amène la malnutrition, causes immédiates, intermédiaireset latentes qui peuvent être agricoles, sociologiques ; ses effets,les maladies qu’elle engendre, etc.Karl Blanchet La différenciation de « cible » que fait W.D. Eberwein entrel’indivi<strong>du</strong> pour l’urgence et la sphère politique pour le développement, mesemble vraiment intéressante. Mais les actions de lobbying que les ONG peuventmener sur les politiques internationales à l’image des campagnes sur les11


Tablerondemédicaments essentiels ou les anti-rétro viraux de MSF ou MDM, concernentbien le politique et non plus l’indivi<strong>du</strong> ?Eric Chevallier C’est bien ça d’ailleurs la thématique de Médecins <strong>du</strong><strong>Monde</strong> – agir et témoigner – qui vaut pour l’urgence et, évidemment, pourle moyen et le long terme. Du coup, je ne suis pas sûr d’adhérer à la distinctionque vous souleviez. Il y a une vraie nécessité à agir à la fois auprèsdes indivi<strong>du</strong>s et à témoigner politiquement, y compris de l’insuffisanced’un certain nombre de structures nationales ou internationales face auxcrises tout en permettant qu’elles s’approprient un sujet et transforment lasituation.Pierre Salignon Une des questions qui se pose en période d’urgence,c’est d’éviter d’être néfaste et de voir la valeur ajoutée pour lespopulations. J’ai dit tout à l’heure qu’après la période d’urgence, onpouvait avoir des effets positifs dans la manière d’intervenir sur lemoyen terme, par exemple au Niger, mais on peut aussi avoir deseffets négatifs. Par exemple en RDC, en situation de guerre, nousavons mené une grosse intervention sur la ville de Bunia, en mettanten place un hôpital, une activité chirurgicale et des consultationsexternes. Mais l’effet néfaste, c’est que cela a abouti à la disparitiondes cliniques en périphérie. Peut-être était-ce lié à la violence, maisc’est certainement aussi lié à la présence de MSF, un acteur importantqui essayait de délivrer au mieux des soins dans une situation assezchaotique.Potentiellement, la pérennité est un vœu pieu. Au Darfour par exemple,on trouve aujourd’hui, plusieurs années après le début <strong>du</strong> conflit,des populations complètement dépendantes de l’aide extérieure et desONG – prenons le cas de Médecins sans Frontières – qui se retrouventavec des activités et des services offerts aux populations extrêmementlarges. Mais la vague de mortalité qui avait justifié notre intervention estpassée, même si cela dépend encore des lieux. Se pose quand mêmela question : comment rester réactif et s’adapter, en ré<strong>du</strong>isant nosactivités à des endroits où elles sont moins justifiées ? Mais je vois ladifficulté des équipes à le faire alors que les fonds institutionnels commencentà manquer et, donc, le nombre d’acteurs à se ré<strong>du</strong>ire. Pourmoi, la pérennité au Darfour est un vœu pieu. Aujourd’hui, l’urgence,c’est de sauver les populations, de faire en sorte qu’elles ne se retrouventpas dans la même situation qui avait justifié notre intervention.Prenons maintenant l’exemple <strong>du</strong> Liberia. On est intervenu en situationde crise, de violence. On a fait ce qu’on sait faire : prendre encharge les blessés, puis progressivement se déployer dans le payspour prendre en charge des camps de déplacés. Aujourd’hui, on parled’élections, mais nous avons décidé de rester, dans un hôpital à Monroviaqui prend en charge des urgences médicales qui ne sont plus12


Dossierliées à la guerre. Pourquoi cette décision ? Parce que l’Etat est encoreinexistant et qu’on se rend compte que dans cette capitale, il n’y a pasde système de santé digne de ce nom permettant à la populationd’être prise en charge. Loin de nous la volonté de vouloir nous substituerà la responsabilité de l’Etat national. On fait simplement face àune crise, qu’on espère temporaire, en essayant de continuer à offrir ceservice et de développer des prises en charge différentes, que ce soitsur le sida, la tuberculose ou d’autres maladies qui, sinon, ne seraientpas prises en charge.Pérennité versus développement. Je ne dis pas que les ONG n’ont pasun rôle dans le développement, mais quoiqu’il en soit, quand on parledes politiques en matière de santé, d’agriculture ou d’autres domaines,la responsabilité de l’Etat national et des autres Etats – dans le cadred’accords de coopération – est centrale.Par ailleurs, je repense à l’idée évoquée, à grand renfort de médiatisationau moment <strong>du</strong> tsunami, de développer un système de SAMU mondial: elle va précisément à l’encontre de la nécessité de renforcer lescapacités d’intervention locales ! En Indonésie comme au Sri Lanka, lesacteurs ont montré qu’ils étaient capables d’intervenir, même si, biensûr, cela n’empêche pas que les situations d’urgence sont déstabilisanteset que bien souvent, malgré les préparatifs, cela prend <strong>du</strong> temps dese déployer, d’ouvrir des routes, de déployer des équipes. A la suite <strong>du</strong>tremblement de terre au Pakistan, les autorités étaient K.O. debout.Elles ont mis 4 semaines pour s’organiser. Ce qui ne veut pas dire qu’onn’avait pas d’interlocuteurs, mais il était difficile de parler de manièreconcrète avec eux. On a donc observé un effet substitutif des acteursextérieurs, avec des effets néfastes : j’ai vu par exemple, 4 semainesaprès le séisme, la chirurgie pratiquée dans des conditions d’hygièneinacceptables ! Cela renvoie aux responsabilités extrêmement importantesdes acteurs d’urgence : ce n’est pas parce qu’on est en urgencequ’on peut se permettre de tout faire ! Les urgentistes peuvent doncfaire leur autocritique, mais il faut quand même reconnaître les échecsdes politiques de développement dans un certain nombre de domaine.Benoît Miribel On intervient bien souvent sur les conséquences,mais on sait qu’on doit se mobiliser sur les causes pour faire en sorteque les gouvernements, les parlementaires aient connaissance dece que l’on voit. Eric Chevallier évoquait la notion d’advocacy, de plaidoyer,qui consiste précisément à tenter d’agir sur les causes.Eric Chevallier Il y a une chose très intéressante qu’on essaie de faire àMédecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> mais qui est très compliquée, c’est le passage de relaisà des ONG locales, une question sur laquelle je trouve qu’on a sans doute lesuns et les autres à travailler.A propos <strong>du</strong> Darfour dont parlait Pierre Salignon, on voit bien qu’on est dans13


Tablerondeune situation mélangeant de l’urgence, de la post-urgence, voire de la préurgence.Bref on ne sait plus très bien où on en est. Ce qu’on a essayé de faireà Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> très récemment, dans un camp de Kalma au Sud Darfour,c’est de progressivement transférer la responsabilité de la prise encharge des activités dans le camp à des acteurs locaux et, en ce qui nousconcerne, une fois transférée cette activité, d’aller faire les cliniques mobileslà où il reste des besoins qui ne sont pas couverts. En ce sens, je rejoinsles propos de MSF. Là où je suis un peu moins d’accord, c’est en quoi yaurait-il moins de responsabilité publique dans l’urgence que dans le développementet donc, inversement, plus de responsabilité non gouvernementaledans la première que dans le second ? J’ai personnellement l’impressionqu’il y a une responsabilité conjointe des acteurs publics et des acteurs nongouvernementaux, dans l’urgence et dans le développement. On est d’accordsur le fait que les acteurs non gouvernementaux ont sans doute davantaged’effets-leviers possibles dans l’urgence qu’ils n’en ont dans le développement,mais je persiste à penser que la responsabilité est partagée.Pierre Salignon La responsabilité publique existe dans les deuxdomaines. Quoiqu’il en soit, je pense qu’il appartient aux ONG d’êtreextrêmement attentives parce que, souvent, la logique politique estamenée à exclure des populations des secours. Sur le tsunami, parexemple, où l’argent a amené à un certain nombre de discours arrangeants,je maintiens que le slogan sur « l’humanitaire <strong>du</strong>rable » meparaît extrêmement dangereux, car les responsabilités des différentsintervenants ne sont pas les mêmes. La Croix-Rouge, par exemple,n’est pas une ONG…Sur le passage de relais aux ONG locales, je pense que cela arrive plussouvent qu’on ne le pense, mais c’est parfois délicat et pas toujourspossible. Il est parfois difficile de trouver des acteurs locaux sur placeou de transférer un programme qu’on a mené à des acteurs locaux quivoudraient faire les choses différemment. Il n’empêche qu’on travailledans un grand nombre de situations à travers des partenaires locauxqui, bien souvent, font un très bon boulot sans nous. Je pense notammentau Pakistan où des membres de notre personnel n’ont pasatten<strong>du</strong> que les ONG débarquent pour partir dans les montagnes,récupérer les blessés et essayer de faire face à la situation. Celacontraste sérieusement avec le sentiment de toute-puissance qu’exprimentparfois les équipes quand elles arrivent, alors même qu’ellespeuvent au contraire amener des secours de mauvaise qualité.J’aimerais revenir sur le Niger pour être un peu critique sur l’action deMédecins sans Frontières, malgré notre prise de position, l’appel à lamobilisation et l’opération qui a été menée. Il y a eu en effet un vraiproblème de diagnostic initial de ce qui se passait au Niger : on travaillaitdepuis plusieurs années sur la malnutrition, dans le district deMaradi, mais ce qui a fait débat en interne, à propos d’une situation14


Dossieroù la mortalité était anormale, c’était de savoir s’il s’agissait d’uneurgence ou d’une situation chronique, bref si cela relevait ou non denotre responsabilité. Cela nous a un peu sclérosé pendant plusieurssemaines et s’est tra<strong>du</strong>it par des effets opérationnels simples : plutôtque d’envoyer une quantité de nourriture par bateau, on l’a envoyéepar avion, pour un coût supérieur. Quelques mois plus tard, on estcomplètement investi, on continue sur l’année qui vient où l’on a planifiéde prendre en charge près de 60 000 enfants souffrant de malnutritionou d’épisode de malnutrition sévère, et si le budget représentela moitié de celui de l’année dernière, c’est tout de même 6millions d’euros pour <strong>2006</strong>. Cela nous questionne parce qu’il ne s’agitpas non plus de se substituer à l’Etat et aux acteurs de coopération,sachant que le Niger n’est pas un pays qui manque complètementd’argent.Un second exemple à propos <strong>du</strong> Kenya. On a fait une évaluation dansle Nord <strong>du</strong> pays qui nous a convaincu de ne pas intervenir pour lemoment car si on sait qu’il y a un épisode à venir de dégradation nutritionnelle,l’Etat kenyan distribue de la nourriture. Les indicateurs qu’onprenait en compte n’étaient pas suffisants pour déclencher une opérationlarge, mais il y a clairement une situation de fragilité dans cetterégion actuellement sur laquelle il faut garder un œil.Quant à agir sur les causes, objet de débat s’il en est dans le milieudes ONG. Personnellement, je suis assez perplexe et je trouve celaassez ambitieux. J’ai beaucoup de réticence à prôner des solutionsglobales parce que je me demande : « qui sommes-nous pour lesdévelopper ? » La campagne d’accès aux médicaments, lancée parMédecins sans Frontières, partait d’une réalité d’observation de terrain,à savoir nos difficultés à traiter correctement des patients dansnos salles de consultation parce que les médicaments n’étaient pasdisponibles, trop chers ou de mauvaise qualité. On s’est bien ren<strong>du</strong>scompte en lançant ce travail, en mettant sur pied une équipe qui a fait<strong>du</strong> lobbying, essayé de faire baisser les prix et poussé au développementde nouvelles molécules, que ces avancées pouvaient bénéficierau plus grand nombre et non plus seulement à nos patients. Mais delà à penser qu’on lutte pour le droit à la santé pour tous et à l’accèsaux soins généralisé, ça nous dépasse un peu. C’est vrai que cela aamené certains acteurs à changer leur comportement, et tant mieux,mais ce n’était pas l’objectif initial.Nicolas Heeren On peut complexifier un peu parce que, parfois, on ades poches d’urgence au milieu de poches de développement. Par exemple,quand j’évaluais les camps de Sierra-Leonais en Guinée il y a 5 ans,la situation y était bien meilleure qu’en dehors des camps où l’on étaitdans une logique de développement. Dans les camps, il y avait des écolesavec 25 enfants par classe, un enseignant payé, des cahiers et les15


Tablerondecrayons alors que dans les écoles de Guinée, on comptait 150 enfants parclasse, des enseignants pas payés, tout cela parce que le ministère del’É<strong>du</strong>cation ne fonctionnait pas !Alors dans ce cas-là, qui est vulnérable ? Ce n’est pas le camp puisqu’il yaurait presque une situation de non-vulnérabilité à l’intérieur – en dehorsdes traumatismes psychiques, bien enten<strong>du</strong>. C’est une illustration del’URD non plus en termes de temps, mais en termes spatiaux.Concernant le transfert à des ONG locales, ou plus largement aux acteurslocaux – quand on est dans le domaine médical, c’est quand même in finela responsabilité des Etats, <strong>du</strong> ministère de la Santé et ce qu’ils peuventou non faire – nous avons souvent essayé de le faire. Mais il ne faut pasêtre naïf : ce n’est pas quelque chose que l’on peut déclencher <strong>du</strong> jour aulendemain, en demandant aux anciens bénéficiaires ou aux anciens collèguesde s’organiser. Les cas les plus optimistes sont ceux où les partenairesexistaient avant qu’on arrive parce que c’était une ONG localecréée issue de la société civile qui avait déjà la capacité d’agir. Dans cecas-là, un transfert est possible. Mais à chaque fois qu’on a essayé de« monter » une petite HI locale, ça ne marchait pas très bien ou l’ondevait rester longtemps en appui. De même, il y a encore une questiond’échelle : cela prend <strong>du</strong> temps de renforcer la capacité d’une ONG pourqu’elle gère un budget dix fois plus important que celui qu’elle géraitquand on était à ses côtés. Enfin, il faut également prendre en compteque les ONG internationales sont bien souvent protégées contre les pressionsdes autorités <strong>du</strong> pays, alors qu’une ONG locale aura sans douteplus de difficultés à y résister. Donc, ce n’est pas toujours simple de faireles transferts, il faut un réalisme extrêmement fort et surtout ne pas troprêver, même si je pense que c’est quelque chose de souhaitable.Pierre Salignon Concernant le passage de relais aux ONG locales,je pense que cela renvoie dans nos organisations dites « internationales» à la manière dont nous intégrons l’ensemble de nos personnels,et pas simplement les personnels internationaux. Ce sont de vraischoix politiques qui changent en profondeur l’association, ses modesopératoires et la qualité des opérations. Je vais prendre un exemple :sur les urgences, maintenant, MSF envoie systématiquement un« recruteur » sur le terrain d’intervention pour constituer d’emblée leséquipes avec des personnels locaux. On se rend compte, notammentsur le Darfour et pas mal d’opérations récentes, que cela renforcenotre intégration dans la société <strong>du</strong> pays. Comme beaucoup d’organisations,à Médecins sans Frontières on a près de 70 nationalités parminos expatriés. Donc il est rare, quand survient une intervention d’urgence,qu’on n’ait pas quelqu’un de cette nationalité présent dansnotre personnel. Au Pakistan, par exemple, on a fait revenir d’Éthiopiedes personnels de nationalité pakistanaise qui travaillaient avec nouset qui nous ont permis très rapidement de poser des opérations dif-16


Dossierférentes grâce à leurs compétences, mais aussi à leur connaissancede la langue et des acteurs locaux.Wolf-Dieter Eberwein J’aimerais bien clarifier un point. Je ne définis pasla question de l’urgence par le court terme, mais plutôt en termes debesoins. Je pense au CICR qui, après l’accord de Séville, considérait que laBosnie-Herzegovine était en situation post-conflictuelle alors qu’il n’étaitresponsable que pour les situations de conflit armé. Il décidait pourtant derester en argumentant qu’il s’agissait d’une situation de transition. La question,c’est donc de clarifier cette phase « grise » de transition où l’urgencepeut être sous-jacente à une situation chronique, qui peut dégénérer trèsrapidement.J’aimerais mentionner un autre aspect, cette idée incontestée qu’il faut agirsur les causes, des conflits. Des ONG humanitaires ou celles qui s’occupentde la « reconstruction de la paix », semblent convaincues qu’elles ontune contribution à y apporter. Je crains qu’elles ne se surestiment complètement.Au mieux, ce n’est que dans la phase post conflictuelle fondée surle consensus des partis au conflit que les ONG peuvent devenir desacteurs importants, comme le montrent les activités des groupes deréconciliation en Chypre par exemple. Mais même dans cette phase detransition, le contexte est probablement central en ce qui concerne l’interventionau niveau local. Si l’État fonctionne plus ou moins, la transition versla reconstruction ne devrait pas poser de problèmes. Mais si l’on est dansle contexte d’un « État faible », on risque de former avec « l’empowerment» les populations locales pour le conflit suivant ! Je pense que cettequestion <strong>du</strong> transfert au niveau local doit être considérée dans le contexteplus ou moins national.En fin de compte, je crois que les ONG doivent poursuivre en parallèle unestratégie consistant à rappeler avec force aux gouvernements leurs responsabilitéset à refuser les conditionnalités que ces derniers tentent de leurimposer et qui ré<strong>du</strong>isent leur marge de manœuvre. C’est en effet la tendanceactuelle que de vouloir intégrer les ONG humanitaires dans une stratégiede sécurité ou de sécurisation.Question dans la salle J’ai une question concernant les financements sur place.On installe une mission, on soigne les gens et puis on s’en va en laissant une populationqui ne peut pas payer ou très peu ? Comment l’aider à assurer cette pérennité ?Eric Chevallier C’est peut-être là que prend tout son sens l’articulationentre « agir et témoigner ». La question des financements pose, dans cesdynamiques de reconstruction post-conflit, celle de savoir quelle priorité estdonnée dans l’allocation des ressources à la santé par rapport à d’autres secteurs.En l’occurrence, si l’on prend l’exemple <strong>du</strong> Liberia où MDM est pré-17


Tablerondesent depuis de nombreuses années, l’articulation est faite principalement àtravers un plaidoyer. Travailler sur les causes, c’est pas forcément vouloirinventer une pensée magique capable de résoudre l’ensemble des situations,mais c’est peser sur un certain nombre de débats de priorisationd’allocations de ressources qui permettent en partie de répondre à cettequestion. Aujourd’hui, comment faire sur le Liberia ? Il est clair que si oncommence à vouloir mettre en place, par exemple, le recouvrement descoûts, même partiel, ça ne peut pas fonctionner. Si on ne fait pas de la santéun secteur majeur d’allocation de ressources de la démarche de reconstruction,on sait que pas un centime ne sera alloué à ce domaine et que, dès lors,on sera incapable de permettre une quelconque appropriation aux acteurslocaux. Comme Pierre Salignon le disait très justement, le témoignage n’ade sens que s’il est appuyé sur la connaissance et l’action sur le terrain.Benoît Miribel Il n’y a pas de vérité simple dans ce domaine-làet, vous avez raison de le signaler, je crois que c’est un besoin denos équipes et de nous tous d’agir sur les causes. Si on prend lecas <strong>du</strong> Darfour, on sait très bien qu’un des éléments essentiels,c’est la question de la terre et de sa répartition. Nos équipes quisont sur le terrain avec les populations sont confrontées à ça, on afait venir des anthropologues afin de comprendre les contextes.Mais, encore une fois, soyons modestes, nous savons bien quenous n’allons pas changer le monde.Intervention de Françoise Jeanson À propos de pérennité et d’effet pervers,je voulais soulever la question des ressources humaines en prenantl’exemple de la Côte d’Ivoire. Tout le monde sait que, quand les ONG se sontinstallées dans le nord de la Côte d’Ivoire, elles ont recruté une bonne partie desressources humaines, en particulier paramédicales. Du coup, nos missionsétaient largement pourvues alors que les petits centres de santé se trouvaientdémunis ! Intégrer les ressources humaines locales dans nos équipes expatriées,c’est très bien, mais <strong>du</strong> coup, que reste t-il aux pays si l’on recrute leursmeilleurs éléments ?Pierre Salignon Oui, je pense qu’il y a des effets pervers, mais il ya quand même la liberté des indivi<strong>du</strong>s : on n’est pas simplement entrain de dire aux uns et aux autres comment tout cela va se passer !Pour prendre l’exemple de Bouaké, je ne regrette pas l’intervention àl’hôpital et le fait que cela ait permis à des médecins qui allaient partirde rester au moment où les choses allaient mal pour le pays et dedonner un accès aux soins à une population éprouvée. Certes, on notecette tendance pour ces personnels soit à vouloir quitter la région, soità retourner à l’activité privée mélangée avec un peu de public… Donc,il y a des effets pervers, mais je n’y vois pas que des effets néfastes18


Dossiernon plus. Et quand je parlais tout à l’heure <strong>du</strong> mode de fonctionnementavec l’ensemble des personnels, je faisais référence notammentau fait que c’est aussi changer nos modes de regard sur noscadres. A MSF, nous évacuons progressivement cette distinctionentre personnels internationaux et nationaux parce qu’il y avait uncôté encore très « néo-colonial » dans la manière de présenter leschoses, qui ne correspond plus à la réalité <strong>du</strong> terrain…Question dans la salle Je souhaiterais revenir sur la distinction entre urgenceet politique, entre acteur public et acteur privé. Il me semble qu’un des problèmeset la raison pour laquelle la question de la pérennité et l’urgence se repose – parceque c’est un débat cyclique – c’est aussi que le mode de gouvernance a changé etque la définition entre acteur public et acteur privé est de moins en moins nette.De façon assez intéressante, le débat qui se pose aux ONG – qui fait de l’urgence,<strong>du</strong> développement, de la reconstruction ? – se pose dans les mêmes termes –mais avec un effet miroir – aux Etats : « qu’est-ce qu’on finance ? »Les Etats ont abandonné le financement <strong>du</strong> développement au début des années1990 pour investir massivement dans l’humanitaire. Cela leur a été reproché, àmon sens à juste titre, parce qu’ils dépolitisaient ainsi l’engagement. Aujourd’hui,on veut re-politiser et donc on appelle les ONG à intervenir de nouveau sur le développement.Et les ONG suivent parce que, malgré tout, ce sont toujours en majoritéles Etats qui financent les actions des ONG.Benoît Miribel Les ONG sont des organisations privées, à la différencede la Croix-Rouge, des agences des Nations unies. Effectivement,on peut constater depuis la fin de la Guerre Froide quedes organisations privées, des entreprises ou des ONG sont deplus en plus présentes sur les terrains où les Etats sont absents ousitués sur d’autres zones prioritaires… Un conseiller en stratégie etancien fonctionnaire, Pierre Conesa, disait qu’il y a de plus en plusune séparation entre « un monde utile » et « un monde inutile » auregard de l’économie, <strong>du</strong> politique, etc. On a vu en Afghanistan, ily a un an ou deux, une accalmie parce qu’on sortait <strong>du</strong> systèmemultilatéral, c’est-à-dire que le pays était cogéré par les Nationsunies, l’Union européenne, les ONG et puis le gouvernement deHamid Karzaï s’est retrouvé, à juste titre, souverain avec ses choix.Mais on voit à nouveau que ces choix-là, comme dans tous lesgouvernements, amènent à nouveau des « zones de vulnérabilité »dans des régions qui sont moins aidées que d’autres. On le voitdans tous les pays. En tant qu’ONG, et ce n’est pas nous qui allonsinfluer sur ces logiques : nous cherchons avant tout à identifier età aider les populations vulnérables.Nicolas Heeren Toutes les ONG internationales ou françaises font partie<strong>du</strong> « grand jeu ». J’ai quand même plutôt l’impression qu’il y a un19


Tableronderetour de la responsabilité de l’Etat, ou même de la Banque mondiale ou<strong>du</strong> FMI, au moins dans les domaines de l’é<strong>du</strong>cation et de la santé. C’estplutôt une bonne chose, car j’ai l’impression qu’on quitte les années 1980où effectivement on « privatisait » – et ce n’est pas pour rien si les ONGont connu une grande croissance. L’évolution récente, le tsunami parexemple, le montre. Toute une série d’acteurs que l’on voyait moins –militaires, protection civile – arrivent massivement sur les terrains. Maisje pense aussi qu’il ne faut pas trop noircir le tableau : on n’est pas dépendantsde ces bailleurs de fonds qui vont nous donner des ordres. En cequi nous concerne à HI, le handicap n’intéressant pas grand monde chezles bailleurs, il nous faut chercher énormément. L’avantage, c’est qu’endiversifiant les bailleurs de fonds, on gagne en indépendance.Ce qui m’intéresse surtout, c’est ce que vont faire les ONG <strong>du</strong> sud alorsque les sociétés civiles s’organisent de mieux en mieux. Au Sri Lanka,le mouvement des associations des personnes handicapées est extrêmementfort, et s’il y a des critères d’accessibilité dans toutes lesreconstructions, c’est parce que nous l’avons demandé et que les associationslocales ont lutté pendant des années et des années. Au Bengladesh,il y a 25 000 ONG locales, et même si une grande moitié estcorrompue, il en reste quand même 11 000 avec lesquelles on peut travaillerà prévenir les prochaines inondations. Il y a là aussi des potentiels.A nous de les prendre et de les stimuler. Se focaliser sur les trèsgrandes tendances peut être dangereux parce qu’on oublie les détailsqui font justement les points de levier sur lesquels les ONG ont toujourstravaillé.Karl Blanchet A travers ce débat, on a parlé de politique, de responsabilité,d’éthique, de cette d’incertitude que l’on trouve à la fais sur les situations,sur les états, le rôle des états et leur responsabilité. Donc, finalement, on abrassé un certain nombre d’idées intéressantes. On s’est replongé un petitpeu dans ce débat entre urgence et développement, donc, avec un certainnombre d’éclaircissements. Récemment, à propos de santé de l’enfant dansdes Etats fragiles, une nouvelle conception a émergé, celle de pérennité entant que capacité à s’adapter à un environnement changeant, signe que ledébat n’est certainement pas clos.20


Durabilité, pérennité, résilience :quels enjeux ?> Par François GrünewaldAla fin de la Guerre Froide, lesacteurs de l’urgence et les opérateurs<strong>du</strong> développement ont vu fondreune composante centrale deleurs antagonismes. La lectureidéologique de la division entre urgentistes(<strong>du</strong> côté des « freedom fighters » ) et développeurs(supposés être des soutiens aux gouvernementshérités des décolonisations plus oumoins souvent soutenus par le bloc de l’Est)venait en effet de perdre une grande partie deson sens. C’est dans ce contexte, et pour faireface au besoin croissant de réflexions et dedébats, qu’est né en 1993 le Groupe URD,réunissant des grands acteurs de l’urgence(MSF, MDM, ACF, HI, etc.) et <strong>du</strong> développement(GRET, IRAM, VSF,…). Les premiersdébats 1 , autour <strong>du</strong> « continuum urgence-développement» puis <strong>du</strong> « contiguum » 2 , portaientdéjà en germe l’essence de ceux d’aujourd’hui 3 .Les enjeux de la <strong>du</strong>rabilité de l’action humanitaire ont euaussi pris progressivement une place grandissante dans lesdébats. Les bailleurs ont imposé une réflexion sur ce sujet etfait en sorte que cette notion soit obligatoirement présente1Claire Pirotte,Bernard Hussonet FrançoisGrunewald, EntreUrgence etDéveloppement :pratiqueshumanitaires enquestion,Karthala, 1997.2Voir encadré,pp. 27-28.3Voir les Actesdes II e Universitésd’Automne del’Humanitaire(2004) : LienUrgenceDéveloppement :Quoi de neuf ?21


dans les documents de projet. Certains humanitaires se battentcontre un totalitarisme de la <strong>du</strong>rabilité. Les débats sesont en fait complexifiés. De quoi parle t-on, en réalité ?• De la <strong>du</strong>rabilité de l’aide humanitaire ?Celle-ci, de facto, doit travailler à la disparition <strong>du</strong> besoin quila rend nécessaire, et donc à sa propre disparition. Il faut sauverles femmes et hommes, les aider tant que la crise <strong>du</strong>re,mais pas nécessairement s’installer de façon <strong>du</strong>rable sur leterrain, avec les nombreux effets négatifs et des liens dedépendance que ceux-ci pourraient intro<strong>du</strong>ire. L’aide humanitairefonctionne en effet sur le principe de gratuité, souventen substitution directe, et avec des coûts de logistique et depersonnel important. Comment identifier et mettre en œuvreles « stratégies de désengagement » (exit strategies) pourpermettre aux acteurs de l’urgence soit de passer la main,soit de changer de modes opératoires ? Tout le débat autour<strong>du</strong> developmental relief (« secours développemental »),concept émergeant dans le milieu des années 1990, et despossibilités de faire de l’humanitaire autrement que selon lesmodalités classiques des urgentistes est centré sur cetteinterrogation.• De la capacité d’accompagner de façon prolongée (etnon pas « pérenne ») les populations ?Les populations peuvent être soit prises au piège d’une crise<strong>du</strong>rable (entre 10 et 20 ans comme en Angola, en Tchétchénie,en Somalie et au Sud Soudan), soit coincées dans lesméandres d’une sortie de crise difficile. Les méthodes del’action d’urgence classique font-elles alors sens et commentrenforcer les capacités de résilience des populations et desservices mis en place ? Différentes expérimentations dansles directions de la mise en place de systèmes de recouvrementdes coûts dans l’est-RDC, de multiplication de semencesen Somalie et au Sud Soudan, de soutien à ce qui reste<strong>du</strong> secteur coopératif en Abkhasie pour assurer un approvisionnementalimentaire pour les vieux ayant per<strong>du</strong> toute ressourcemontre qu’il est possible d’être imaginatif.• D’assurer que les effets de l’action humanitaire soient<strong>du</strong>rables ?Il est important que les personnes remises sur pied dans lecentre nutritionnel ne retombent pas dès qu’elles en sortent.Ceci peut interpeller aussi bien les méthodes d’intervention(doit-on dépendre de pro<strong>du</strong>its importés ou peut-on valoriser22


Dossierles pro<strong>du</strong>ctions agricoles locales pour faire quasiment lamême chose ?) que les mesures d’accompagnement (relanceagricole et économique).• De renforcer la résilience des populations et des programmes?Il s’agirait alors d’agir de façon à renforcer les capacités despremières pour qu’elles puissent être mieux à même d’encaisserles chocs et de concevoir les seconds pour qu’ilspuissent continuer de fonctionner dans des environnementsmouvants et dangereux. Il a été surprenant, lors de l’évaluationde la famine <strong>du</strong> Bar El Ghazal au Sud Soudan en 1998,de voir qu’aucune ONG internationale n’avait vraiment investidans la formation des équipes locales avec l’objectif de lesrendre moins dépendantes des expatriés. Les programmesnutritionnels fonctionnaient à coup de volontaires, souventen première mission qu’il fallait évacuer dès que la situationse tendait, tandis que les collègues nationaux étaient maintenusdans des postes subalternes.• De faciliter la transition urgence-réhabilitation-développementlorsque la crise se résout ?Il s’agirait alors de participer à la prise en charge des populationspar les autorités qui ne sont responsables, mais aussi àrenforcer les capacités des sociétés civiles. On a vu depuis1992 se développer les approches opérationnelles et institutionnellesdans cette direction : programmes agro-vétérinaires<strong>du</strong> CICR, création de la Post Conflict Unit de la BanqueMondiale ; <strong>du</strong> bureau pour les initiatives de transition (OTI) del’USAID, élaboration de la Communication LRRD (Linkingrelief, rehabilitation and development) de la CommissionEuropéenne, mise en place des instruments budgétairespour aider aux sorties de crise au FMI, etc.L’observation des effets négatifs <strong>du</strong>rables possibles de l’aided’urgence, notamment alimentaire, dès la fin des années1970 a été au cœur des premières prises de conscience desenjeux de la <strong>du</strong>rabilité. L’aide alimentaire peut en effet, danscertaines conditions de <strong>du</strong>rée et de mode de mise en œuvre,créer des dépendances, modifier des habitudes, diminuer lescapacités de résilience et perturber <strong>du</strong>rablement les économieslocales. Il s’est agi de voir comment se sortir de pratiques quiont de telles conséquences négatives. La première réponseopérationnelle a été celle des programmes de relance agricoled’urgence, dont l’objectif était de renforcer la capacité23


des populations à se nourrir au cœur de la crise. Mais trèsvite, le débat a pris une ampleur plus importante et plus globaleautour des travaux de Mary Anderson et de son « Do noharm » (« Ne nuis pas », premier aphorisme d’Hippocrate).Comment l’aide, dès qu’elle s’installe dans la <strong>du</strong>rée, peut-elleperturber les dynamiques politico-militaires des crises ?Comment l’aide médicale gratuite, de rigueur dans lessituations de crise extrême, affecte-t-elle, dès qu’elledevient une permanence <strong>du</strong> paysage, les éventuels systèmesde recouvrement des coûts destinés à assurer la persistancedes services de santé ? Entre les partisans <strong>du</strong>« do no harm » et ceux qui soulignaient qu’à force de vouloiréviter à tout prix ces effets négatifs, on risquait finalement dene plus pouvoir rien faire, les confrontations d’idées ont étésouvent houleuses, plus souvent d’ailleurs idéologiquesqu’ancrées dans des principes de réalité.Autour de ces débats, plusieurs écoles de pensée ont progressivementémergé. Elle ont des modalités d’interventiondifférentes et parfois continuent de s’affronter sur desenjeux à la fois théoriques et opérationnels.• Les urgentistes purs, dont la pratique et la philosophie sontintimement liées à l’acte essentiel mais souvent rapide desauver. Les acteurs de la première urgence (COSI, Secouristessans Frontière, la Protection civile) ne restent quequelques jours sur le terrain, le temps de mettre en place ceque les Anglo-Saxons appellent le « search and rescue ».Point de grands débats philosophiques, mais souvent unegrande efficacité. La réalité, c’est celle <strong>du</strong> parcours d’espacesdévastés et la pratique terrible <strong>du</strong> triage. La <strong>du</strong>rabilité,c’est la vie sauvée, la personne sortie des décombres, lescorps remis aux familles qui peuvent ainsi faire leur deuil. Laprésence des secouristes n’a pas à être pérenne, sauf si onrentre dans des démarches de préparation aux catastrophes.• D’autres intervenants de l’urgence, comme MSF, interviennenttrès vite, mais promeuvent (au moins au niveau théorique)une approche de la subsidiarité. Puriste, MSF prône une actionhumanitaire qui ne resterait qu’un temps minimum, et se retireraitquand la prise en charge des populations devrait normalementrevenir aux Etats. C’est là une partie <strong>du</strong> débat autour del’aide « post-Tsunami ». On peut évidemment regretter le tonqu’a parfois pris la discussion et la capacité des ONG à se jeterl’anathème, mais l’enjeu <strong>du</strong> débat est important.24


Dossier• En effet, d’autres acteurs voient leur rôle et leur responsabilitésous un autre angle, où l’on ne se contente pas de sortirles victimes de l’eau, mais où l’on accompagne les populationsun peu plus loin. L’engagement des populations parces ONG dans les processus de reconstruction est nécessairementplus long, et l’espoir d’avoir des effets plus pérennesest de mise. Les acteurs de cette approche sont souvent(mais pas nécessairement) des ONG non médicales, quiapprochent les enjeux de la sécurité alimentaire, de l’eau, del’habitat, de l’é<strong>du</strong>cation, secteurs qui impliquent nécessairementla prise en compte d’un temps plus long.• Enfin, il y a les acteurs de développement présents dansles zones touchées, avec leurs partenaires nationaux, qui setrouvent contraints de gérer la crise qui peut leur tomberdessus, qu’il s’agisse d’un conflit ou d’un phénomènesocio-naturel. Comment s’ajuster, soutenir ses partenaireseux-mêmes très sollicités, sans créer des effets négatifstrop irréversibles et trop dommageables ?Au-delà <strong>du</strong> débat théorique, d’importantes questions deméthode se posent évidemment, afin d’opérationnaliser laréflexion :• Comment agir vite dans l’urgence sans créer trop d’effetsnégatifs à long terme (dépendances alimentaires,perturbations des marchés, créations d’habitudes sanitaires,etc.) ?Un travail important de compréhension des systèmes estici nécessaire, demandant autant les outils des sciencessociales, si mal utilisés par les humanitaires, que des compétencesdans les secteurs d’intervention pour pouvoiravancer. Ceci demande évidemment des moyens financierset en ressources humaines pour réaliser ce diagnostic.Mais peut-on réellement s’en passer ?• Les approches participatives font-elles sens dans cescontextes 4 ?Il s’agit de savoir s’il est possible d’agir vite tout en impliquantles populations dans l’action, et si possible assez tôtlors de sa conception, puis dans sa mise en œuvre jusqu’àson éventuelle évaluation ? Mais aller dans cette directionrisque de créer des freins trop puissants, les approches participativesentraînant des risques de récupération de l’actionhumanitaire. Mal connues, souvent mal comprises chez les4Voir les travauxréalisés par leGroupe URD pourl’Etude Globalesur laparticipationdes populationsaffectées dansl’actionhumanitaire, etnotamment lapublicationBénéficiaires oupartenaires ?Quels rôles pourles populationsdans l’actionhumanitaires, F.Grünewald et alii;2005, Karthala,Paris. Voir aussile sitewww.globalstudyparticipation.org25


urgentistes français, elles font cependant partie de l’expressionpratique de notre responsabilité face aux populationsdans la détresse. Cette expression de notre respect de leurdignité, cette preuve opérationnelle de notre souhait de lesconsidérer comme acteurs et non pas comme « bénéficiairespassifs » (un pas déjà fait depuis longtemps chez les développeurs)rencontrent encore chez de nombreux humanitairesfrançais bien des réticences.• Comment sauver sans affecter les capacités de résiliencedes indivi<strong>du</strong>s, familles, communautés et sociétés ?On a trop souvent vu combien le geste qui sauve peut aussivictimiser, infantiliser, ré<strong>du</strong>ire les capacités de réaction,notamment lorsqu’à la classique « obligation de débrouillardise» est substituée par « l’exigence de l’assistance », aunom des « rights based approaches » ?• Comment éviter, lors des phases de réhabilitation, dereconstruire à l’identique l’environnement « crisogène » ?Le BBB (Build Back Better) <strong>du</strong> président Clinton pour la zoneTsunami est ainsi en partie construit autour de l’idée que lacrise peut ouvrir des opportunités pour profiter de la phasede réhabilitation et créer une situation meilleure dans l’aprèscrise. Ce concept fait-il sens et est-il opérationnel ?La plupart <strong>du</strong> temps, les acteurs de l’urgence sont des« techniciens » : ingénieurs et médecins, logisticiens et nutritionnistes,infirmières et administrateurs. Ils connaissentbien leur travail, le font de manière efficace, mais souvent defaçon mécanique. Le facteur « temps » est celui <strong>du</strong> cycle deprojet, de la <strong>du</strong>rée de leur contrat de volontaire, rarementcelui des processus réels, où se jouent les enjeux de <strong>du</strong>rabilité,les défis de la pérennité. Les regards latéraux quepeuvent apporter les sciences sociales leur sont souventétrangers, et recueillent parfois même des connotationsnégatives, alors que des évaluations montrent l’importancede ces questions socio-culturelles, ethno-anthropologiques,politico-économiques au niveau « micro ».L’expérience montre l’importance des questions de méthodeet de la nécessité de marier les savoir-faire <strong>du</strong> développement(participation des populations, analyse socio-culturelle fine,renforcement des capacités) et ceux de l’action humanitaire(analyse des vulnérabilités, sensibilité à la dangerosité, capacitéset savoir-faire logistiques, rapidité d’intervention, etc.).26


DossierNous avions proposé ailleurs l’idée d’un « développeur degarde », volontaire qui partirait en même temps que l’équiped’urgence mais dont le rôle serait, dès le Jour 1, de réfléchirde manière stratégique et opérationnelle à la préparation desexit strategies…Mais la perspective peut s’inverser et la balle être renvoyéedes urgentistes vers les développeurs. Dans un monde deplus en plus turbulent, où des franges entières de la populationsvivent dans des zones en conflit ou des régions à vulnérabilitéécologico-sociale accrûe, les espaces dans lesquelson peut faire <strong>du</strong> développement sans prendre encompte les lignes de fractures et les crises en gestation sesont ré<strong>du</strong>its comme peau de chagrin. La crise passée présagesouvent de la crise à venir et les injustices de la croissancemettent en œuvre les forces <strong>du</strong> conflit de demain. Il fautinvestir massivement dans la réflexion autour des différents« temps » qui accompagnent « l’épidémiologie des crises » :le temps long de la gestation, celui plus court de l’instrumentalisation,celui raccourci de l’explosion et celui, à <strong>du</strong>réevariable, de la cicatrisation. C’est autour de la réflexion surces « pas de temps » et sur les méthodes qui permettent d’yprendre pied, que se jouent les enjeux de la <strong>du</strong>rabilité, de la<strong>du</strong>rée, de la pérennité. Dans ces débats, il y a besoin de voixplurielles à écouter, de voies parallèles à explorer. La chancede l’humanitaire tient peut-être dans son hétérogénéité, sabiodiversité. Attention aux « enrégimenteurs » et à ceux quicroient détenir la vérité ! Et allons voir sur le terrain, allonsévaluer nos idées à l’aune de leurs impacts. C’est ainsi, etainsi seulement que l’on pourra, sur ce sujet si complexe etimportant, « éclairer sans brûler ».Du continuum au contiguumPendant longtemps, les débats sur la pérennité et lelien URD se sont basés sur l’analyse de la réponse auxcatastrophes naturelles, dans lesquelles ce lien esttechniquement temporel.> Catastrophe > Aide d’urgence > Réhabilitation > DéveloppementAinsi, après un ouragan (Mitch en Amérique centrale,Jeanne dans les Caraïbes), un tremblement de terre(Mexico, San Salvador, Narihn en Afghanistan, Bam enIran), les sociétés se remettent sur pied, non sans drameset deuils, avec ou sans aide internationale. C’estla théorie temporelle <strong>du</strong> « continuum » urgence-développementqui a commencé à s’appliquer aux conflits27


hérités de la guerre froide et leur résolution (Namibie,Cambodge, Mozambique). Les complications liées auxblessures souvent terribles des années, parfois décennies,de conflit rendent les processus de reconstruction,de réunification et de réconciliation beaucoupplus complexes. La cicatrisation des âmes est souventbeaucoup plus difficile que celles des plaies physiquesou que la reconstruction des infrastructures. Avec lesenjeux <strong>du</strong> futur vient nécessairement la gestion <strong>du</strong>passé : la tension entre justice et culture d’impunité afait régulièrement retomber des contextes « post-crises» dans des ères turbulentes.Malgré la chute <strong>du</strong> mur de Berlin, de nouvelles dynamiquesde conflictualités sont apparues :• les crises <strong>du</strong>rables qui abrasent lentement maissûrement les acquis multi-générationnels <strong>du</strong> développementet entament les capacités de résilience. Horsdes enjeux et des cadres politiques de la guerre froide,on vit resurgir de vieilles lignes de confrontation, maisaussi de nouveaux champs de bataille, notamment làoù des « entrepreneurs de guerre » découvraient queles espaces de conflit sont des lieux de « non-droit »,dans lesquels toutes les exploitations de ressourcesnaturelles sont possibles. Dès lors, la guerre n’eut plusbesoin de « parrains politiques » : les diamants deSierra Leone ou d’Angola, les ressources forestières<strong>du</strong> Congo ou de la Birmanie permettent à des guerresde naître, de croître et de s’auto-entretenir.• les crises à répétition, où aide d’urgence et aide à lareconstruction alternent sur plusieurs cycles. Très vite,l’ethnicisation des conflits a con<strong>du</strong>it à des situationsoù le gagnant prenait tout, sans le moindre regard surle sort <strong>du</strong> perdant, qui faisait tout pour prendre sarevanche. Les conflits de l’Afrique des Grands Lacs,entre autres, illustrent bien cette situation.Dans ces crises, on a vu apparaître des dynamiquesspatiales de la conflictualité <strong>du</strong> type « peau de léopard» : certaines parties d’un pays sont calmes defaçon <strong>du</strong>rable, d’autres restent en conflit actif. C’est àpartir de là que s’est développée la théorie géographique<strong>du</strong> contiguum urgence-développement.28


DossierL’auteurIngénieur agronome de formation, François Grünewald estprésident <strong>du</strong> groupe URD, Urgence Réhabilitation Développement,depuis 1997, au sein <strong>du</strong>quel il anime des activitésde recherche et d’évaluation de programmes humanitairespour des ONG, les grands bailleurs et les Nations unies où ilréalise régulièrement de nombreuses missions de terrain. Ilest parallèlement enseignant et dirige le master « Gestion del’humanitaire » à Paris XII, enseigne dans diverses structuresde formation et universités françaises, européennes etaméricaines. Auteur de nombreux ouvrages et articles,François Grünewald est actuellement numéro deux de lamission d’évaluation d’ECHO pour le Parlement européenet le Conseil des ministres de l’Union européenne, chef demission de l’évaluation de l’aide française post-tsunami etchef de la mission d’évaluation <strong>du</strong> partenariat ECHO-CICR.29


Penser le développement dèsl’urgence, penser l’urgence dansle développement : entre contextedifférencié et groupe ciblespécifique>Valérie Scherrer, Franck Flachenberg,Nicolas Heeren« Il vaut mieux penser le changement quechanger le pansement » est un dicton qu’onentend souvent lors des discussions abordantl’urgence et le développement. Cette pointed’humour cache en fait une réalité beaucoupplus complexe, en particulier si on essaie depenser les actions dans la <strong>du</strong>rée.En effet, l’analyse des réponses aux situationsd’urgence montre souvent qu’il est difficiled‘assurer le passage entre urgence et développementet que la pérennité, même si elle estune préoccupation forte des ONG, n’est pasaisée à mettre en œuvre dans les situationsd’urgence. Comment donner sens à cet objectifpour une ONG qui travaille dans les deuxcontextes ? Comment intégrer les principes <strong>du</strong>développement dans nos réponses aux situationsde crise ? Comment dès le départ réfléchirà la <strong>du</strong>rabilité des projets d’urgence etposer les jalons indispensables à la poursuite<strong>du</strong> processus de développement une fois lacrise passée ? Cet article a pour but d’essayerd’éclairer ces questions à partir des récentesexpériences de Handicap International.30


Dossier> Handicap International dans unelogique de groupe cibleHandicap International (HI), ne se définit pas comme une« organisation d’urgence » ou « une organisation de développement». Ce non-choix entre ces deux catégories estdicté par son mandat qui définit son action envers un groupecible vulnérable spécifique : les personnes en situation dehandicap. La problématique <strong>du</strong> handicap est analysée en prenanten compte deux angles dans l’interaction de facteursindivi<strong>du</strong>els (blessure, déficience…) et facteurs environnementaux(accessibilité, exclusion sociale, participation…).Cette compréhension globale <strong>du</strong> handicap détermine pour HIdeux axes d’intervention : l’indivi<strong>du</strong> et la société. D’une perspectivede pérennité, la situation difficile des personneshandicapées per<strong>du</strong>rant souvent, et le changement d’unesociété étant un processus long et difficile, l’action de HI seprojette donc naturellement dans la <strong>du</strong>rée.> Handicap International et l’urgenceL’intervention de HI dans l’urgence s’adresse à des personnesvulnérables mais vise l’élimination des obstacles empêchantles personnes handicapées d’accéder aux activitésd’assistance. Il ne s’agit pas uniquement de programmes desoins (réadaptation) mais aussi de droit d’accès aux soins,aux distributions, aux abris temporaires accessibles, etc.,parfois mis en place par d’autres acteursCes dernières années, HI a développé des projets dans lessituations d’urgences causées par des tremblements deterre en Turquie, en Inde (Gujarat), en Iran (Bam), au Pakistan(Kashmir), mais aussi en Irak (guerre), au Sri Lanka, en Indeet en Indonésie (tsunami), et au Sud Soudan (retour de réfugiés).Une rapide analyse des 40 programmes actuels de HIdans le monde, montre que plus de la moitié sont nés suiteà une crise ou en réponse aux effets d’une crise : guerresciviles (Balkans, Sierra Leone, Rwanda et avant Cambodge,Angola ou Mozambique), désastres naturels (Mitch au Nicaraguaet au Salvador, sécheresse dans la Corne d’Afrique,Tsunami en Indonésie), mouvements de déplacés internesou de réfugiés (Sierra-léonais en Guinée, Soudanais et Ethiopiensau Kenya, voire Palestiniens dans le Sud Liban) pour ne31


citer que quelques exemples. En conclusion, si on met enperspective dans le temps et la <strong>du</strong>rée les programmes HIdéveloppés dans l’urgence, on peut dire qu’ils ont tous évoluévers des logiques de développement.Cette évolution d’un programme d’urgence vers un programmede développement a nécessité en parallèle un changementde culture opérationnelle des équipes sur le terrain, cequi a parfois causé des tensions et des difficultés dans lesmécanismes de changement d’approche et de conceptualisationdes programmes. En revanche l’expérience de cetteévolution a permis à HI de développer sa capacité de regardscroisés entre « urgence et développement ».> HI et le développementSi la moitié des programmes HI est issue de l’urgence,l‘autre partie a pour origine une logique de développement.Ces programmes sont mis en œuvre en utilisant une approcheparticipative visant le changement et la participationsociale, la plupart <strong>du</strong> temps à travers le renforcement descapacités des acteurs locaux, qu’il soient issus <strong>du</strong> secteurpublic, associatif ou de la société civile, afin qu’ils puissent(mieux) prendre en mains leur propre développement.L’ONGI peut ainsi endosser différents rôles, de la concertationavec les acteurs locaux à l’appui au développementdes services de base (santé, é<strong>du</strong>cation, etc.) respectantles politiques nationales et les responsabilités établies,notamment celle de l’Etat.1Centre d’appareillageen lienavec la présencedes mines antipersonnelàcause <strong>du</strong> conflitNord-Sud.Dans ces contextes, les équipes de HI ont donc nécessairementdéveloppé, d’une part une connaissance approfondiedes acteurs locaux associatifs et publics, d’autre part desrelations de proximité avec eux (mais aussi parfois de tension).Cette pratique nous permet, lorsqu’une crise aiguë survientde réagir dès les premières heures. Par exemple, au SriLanka, à Batticaloa, HI gère un centre d’appareillage 1 et deréadaptation depuis 2004. Quelques heures après le passage<strong>du</strong> Tsunami et grâce au réseau de partenaires locaux développépar les équipes (autorités locales, hôpital, etc.) ajouté ànotre connaissance <strong>du</strong> contexte, à la disponibilité de moyens(humains, matériel/logistique) et à la capacité de réactivité del’équipe (connaissance/culture de l’urgence des expatriés),32


Dossiernous avons pu agir dès la première minute et développer unprogramme d’envergure.Mais l’approche « binaire » urgence/développement se complexifieparfois quand les programmes de développementsont confrontés à des contextes où l’Etat est défaillant (failedStates), ce qui complexifie le processus de développementet la pérennité des actions. L’« état de l’Etat » et sa capacitéà assumer ses responsabilités sont des éléments déterminantsdes actions de développement. Si l’Etat est défaillant,on peut alors dire que l’ONG internationale travaille dans uncontexte de crise « institutionnalisée », qui l’oblige à adapterses objectifs de développement (transfert vers des acteurslocaux, etc.) et à penser son programme selon des logiquesd’intervention non pérennes de type substitution. Dans cecas, la question <strong>du</strong> type d’action à développer devrait seposer sur la base d’une analyse des défaillances de l’Etat etles solutions apportées par les ONGI devraient se déclinerpar des actions de substitutions, mais aussi par desactions de plaidoyer international sur les causes de la criseou d’appui à une société civile naissante au sein d’uncontexte difficile.> Continuum URD complexifiéLes questions de la réactivité en urgence et de la pérennitédes actions entre « urgence » et « développement » sontthéorisées à travers la notion de « continuum URD » 2 . L’approchede continuité temporelle est complexifiée par uneanalyse des espaces de crises et de développement. Lecontinuum URD, selon l’expérience HI dans différents cas defigure (désastres naturels, camps de réfugiés long terme,etc.), doit être appréhendé sous deux angles : le temps etl’espace. En effet, les notions de « temps U/R/D » et « d’espacesU/R/D », parfois représentées comme linéaires, sontsouvent en interrelation, les trois « phases » pouvant cohabiterau même moment (temps) et sur un même territoire(espace). Cela entraîne une obligation de coexistence entredes actions d’urgence et de développement et agit d’unepart sur le panorama d’acteurs (notamment par la présenceet les activités des acteurs locaux) et d’autre part sur le typeet la méthodologie d’interventions des acteurs extérieurs(ONGI). En voici deux exemples récents.2Cf. B.Husson,C.Pirotte, Entreurgence et développement,Karthala, 1996 etles versionsultérieuresthéorisées par leGroupe URD etnotammentFrançoisGrünewald.Lire égalementl’article de cedernier, dans leprésent numéro,« Durabilité,pérennité, résilience: quelsenjeux ? », p. 21.33


Pendant le tsunami à Banda Aceh, des espaces dits de« développement » continuaient d’exister et de fonctionnerpartiellement, à côté des espaces les plus violemment touchéspar le désastre. L’effort de solidarité nationale énormedes Indonésiens représente d’ailleurs à la fois cet espace dedéveloppement et la réaction <strong>du</strong> pays pour venir en aide àune autre partie <strong>du</strong> pays touché par un désastre. Ces« actions d’urgence locales » de la population indonésienneet <strong>du</strong> gouvernement qui prirent de multiples formes (envoide médecins d’hôpitaux des autres îles <strong>du</strong> pays, envoi decolis de vivres par la population indonésienne, accueil desdéplacés par des groupes de solidarités locaux, etc.) sonttrop souvent oubliées.3Nous faisonsabstraction ici <strong>du</strong>traumatisme vécupar les réfugiés(lire l’article deNicolas Heerendans la revueHumanitaire, n° 9,<strong>mars</strong> 2004).L‘évaluation <strong>du</strong> travail de HI dans les camps longue <strong>du</strong>réedes réfugiés sierra léonais en Guinée Conakry a démontrél’interaction, pour ne pas dire l’imbrication, sur le plan économique,social et culturel, entre les espaces d’urgence (lescamps) et de développement (le pays). Cette cohabitationd’espaces a notamment été mise en lumière à travers leparadoxe révélant que l’offre des services dans les camps,<strong>du</strong> fait de la présence massive des acteurs d’urgence et leursmoyens, était meilleure que dans le reste <strong>du</strong> pays 3 .> Penser et anticiper l’interactionEn résumé, il existe une interaction claire entre urgence etdéveloppement qu’il faut prendre en compte dans la programmationd’actions qu’elles soient d’urgence ou de développement.Dans tous les cas, la question de la pérennité desactions et de la cohabitation entre les composantes temps etespace <strong>du</strong> continuum URD est primordiale et mérite d’êtrepensée et objectivée en continuité afin de pouvoir adapterles réponses/solutions dans un souci constant <strong>du</strong> passé, <strong>du</strong>présent et <strong>du</strong> futur.Quelques exemples tirés de la pratique Handicap International,notamment dans la perspective de la prise en compte <strong>du</strong>handicap, illustrent les différents composants décrits dansl’article ci-dessus.34


Dossier> Penser le développement lors del’urgence• Partenariat avec des acteurs locauxEn Indonésie, HI a développé des actions d’urgence ayantpour but de maintenir des services de réadaptation pour lespersonnes blessées/handicapées. Les professionnels locauxégalement affectés par le tsunami n’ont pas pu assurer lacontinuité des services de réadaptation existant avant la catastrophe.HI a envoyé des kinésithérapeutes expatriés pour sesubstituer aux professionnels indonésiens absents. Dès ledébut, pourtant, notre objectif était bien de renforcer les capacitésdes kinésithérapeutes locaux. Nous avons donc très vitemis en place des formations techniques en partenariat avec lesdeux écoles de formation kiné de Banda Aceh et développénos relations avec les représentants <strong>du</strong> ministère de la Santéafin de permettre la mise en place de services de réadaptationintégrés aux structures de santé communautaires.Dans le même temps, nous avons constaté un besoin deservice d’appareillage (l’atelier de l’hôpital général ayantété endommagé) qui nous a amené à évaluer la situationgénérale de ce domaine d’activité en Indonésie. Au niveaunational l’Indonésie compte seulement 17 techniciensorthopédistes ayant suivi des formations hybrides et uneécole de formation ré-ouverte récemment et formant 40techniciens. Dans un souci de continuité et de pérennité lasolution adoptée fut définie en deux phases. La premièreconcernant l’organisation de « camps » d’appareillage àBanda Aceh des personnes amputées en utilisant les compétencesdes formateurs de l’école et <strong>du</strong> centre de référence(besoins immédiats), la seconde sur un projet dedéveloppement en soutien à l’école en vue d’une accréditationinternationale (besoins à long terme). Cette secondephase comprend aussi le développement de composantslocaux pour la fabrication des prothèses prenant dès ledépart en compte la question <strong>du</strong> recouvrement des coûtset de l’accès aux soins des personnes handicapées.• Implication des organisations de personnes handicapéesAu Pakistan, suite au tremblement de terre, plusieurs campsde déplacés se sont formés dans des zones plus ou moinsaccessibles. Dès le début, HI a travaillé en étroite collaborationavec des organisations de personnes handicapées(acteurs locaux de « développement »), cette proximité nous35


ayant permis d’identifier rapidement les personnes handicapéesdes zones affectées ayant survécu au tremblement deterre et de mettre en place des mécanismes pour une réponseadaptée à leurs besoins.Dans un deuxième temps et en vue d’une action pérenne, laconnaissance <strong>du</strong> contexte (culturel, politique, légal, servicesexistants, terrain, etc.) des associations de personnes handicapéesnous permet de mettre en œuvre dans l’urgence desactions ayant pour objectif de pérenniser l’accès aux servicesdes personnes handicapées comme par exemple l’obtentionde la carte « d’invalide » assurant des soins gratuits à sondétenteur.> Penser l’urgence dès le développement• Gestion des risques dans une pratique dedéveloppement :De la même manière que le développement doit être pensédès et pendant l’urgence, il est possible de penser que l’urgencedoit être anticipée dans le développement. En effet,beaucoup de crises se manifestent dans une situation dite« de développement » et concernent donc les acteurs impliquésdans le développement.A partir de la pratique, certains acteurs ont essayé de définirle risque par une formule (certes un peu « mécanique » etsimplificatrice) permettant d’identifier une entrée d’action.Gestion de risque = le danger x la vulnérabilitéles capacités localesLecture : La gestion de risque (et la diminution de son impact) serafacilitée par le renforcement des capacités locales permettant dediminuer la vulnérabilité de la population face aux dangers dans leurenvironnement.Plus généralement, dans les principes de base des programmesde développement de HI, on retrouve systématiquementle partenariat et le renforcement des capacités localespour apporter une réponse aux besoins des personnes handicapéeset pour faciliter l’accès aux droits de cette mêmepopulation. Or si on augmente les capacités locales pourdiminuer la vulnérabilité d’un groupe défini, on participe à laré<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> risque concernant ce groupe cible spécifique.36


DossierPar exemple, les projets de développement visant àaccroître et renforcer les capacités locales de professionnels(de la santé, de l’é<strong>du</strong>cation, etc.) à travers un appuiaux formations initiales participe au développement descompétences liées au handicap ainsi qu’à l’identificationet la localisation des personnes handicapées. En connaissantmieux les problèmes rencontrés par les personnes handicapéeson facilite une réactivité des professionnels adaptéeet de qualité lorsque survient une crise.• Préparation aux désastres post-MitchSuite au passage de Mitch en Amérique latine, les programmesHI ont intégré une dimension « préparation » à leurs projetsde développement. A travers les projets développésselon une approche à base communautaire, utilisant et renforçantles capacités des acteurs communautaires et leursdonnant une responsabilité dans la mise en œuvre des projets,HI a développé deux actions intéressantes en lien avecles autorités et la société civile :• Localisation des personnes handicapées dans une zoneparticulièrement vulnérable et identification de leurs besoinsspécifiques en cas de crise via la mise en place d’un réseausocial de soutien aux personnes handicapées. Des membresde la communauté se sont vus attribuer une responsabilitéd’assistance aux personnes handicapées et à leur famille encas de catastrophe. Il s’agit pour eux de participer à l’évacuationdes personnes en situation de handicap en prenanten compte leurs besoins spécifiques et en identifiant dessolutions appropriées à mettre en œuvre dès les premièresheures de l’urgence. Bien enten<strong>du</strong> ce système repose sur lamotivation et l’existence de lien sociaux de solidarité, qui ontpour particularité d’être constants et <strong>du</strong>rables même dansles moments de crise.• Pour renforcer cette approche et permettre aux communautésde comprendre les besoins et les spécificités liés auhandicap, des exercices grandeur nature ont été réalisés enpartenariat avec les autorités locales. Ces mises en pratiqueont permis de sensibiliser la population et de renforcer cequ’on pourrait appeler « l’entraide » communautaire tout enrespectant son organisation interne propre.• Préparation aux désastres naturels cycliques : inondationsau BangladeshDepuis plusieurs années, le programme HI au Bangladeshtravaille en lien avec des organisations à base communautai-37


e pour l’intégration des personnes handicapées dans leursactivités. A travers un processus de participation impliquantses différents partenaires, HI a développé un guideline pourl’inclusion des personnes handicapées dans les stratégies depréparation aux désastres naturels. Ce guideline a pourobjectif de sensibiliser les acteurs locaux et internationauxaux actions possibles d’adaptation de leurs réponses et deleur donner des conseils pratiques. En complément <strong>du</strong>manuel, HI et ses partenaires ont développé une formationdestinée aux acteurs communautaires afin de répondre aumieux aux besoins des personnes handicapées mais ausside développer avec eux des solutions adaptées et de qualité.> Entre idéal et pratique, des choixà faireSi les exemples cités illustrent de « bonnes pratiques », nousdevons rester critique par rapport à notre pratique. Dansd’autres programmes, l’incapacité de réaction des équipesdites de développement face à une crise aiguë a égalementété notée. Une inhibition d’action qui ne contraste pas uniquementavec le mandat, l’histoire et l’image de HI mais quidemande surtout d’être pensée. Ailleurs, nous avons puobserver (encadré ci-dessous) des équipes qui, tout enétant dans une poursuite d’objectifs de développement,continuent de gérer certaines dimensions de leur actioncomme en état d’urgence. On touche là à la culture, voirela motivation primaire de nos équipes.Exemple d’évaluation « pérennité » dans lecontexte d’un projet de réhabilitation démarrédans une situation d’urgence : l’expérience <strong>du</strong>programme HI Sierra LéoneObjectif pérennité: faire <strong>du</strong> Centre national de réhabilitationun service <strong>du</strong> ministère à part entière, avec uneintégration <strong>du</strong> personnel dans les services de l’Etat.(Extraits <strong>du</strong> rapport d’évaluation)« Sur le “terrain”, l’évaluation permet de mettre enlumière certaines situations paradoxales : tandis que lechef de projet travaille la pérennisation en cherchant38


Dossierl’intégration <strong>du</strong> personnel, la logistique continue d’importerles intrants directement d’Europe, comme lorsde la toute première phase d’urgence, sans recherchesystématique d’approvisionnement local en SierraLeone ou <strong>du</strong> moins dans les pays limitrophes. Davantageque cela, une partie même de la stratégie <strong>du</strong> programmerepose sur un impressionnant aller-retour devéhicules HI qui partent chercher les patients et lesramènent dans l’arrière-pays.L’évaluation a fait ressortir que l’objectif de pérennité aété intégré dans le programme comme une activité àpart – la recherche d’intégration <strong>du</strong> personnel – et noncomme un objectif général, transversal à toute les activitéset devant trouver des implications concrètesdans chaque partie <strong>du</strong> projet. Ces “autres parties”continuant d’agir selon d’autres logiques, faisant per<strong>du</strong>rerl’approche des débuts (“toucher le plus demonde possible sans se soucier <strong>du</strong> prix”), loin desconsidérations d’efficience de l’action ».Avec un Etat très affaibli dépendant des aides internationales,la viabilité financière est sans doute hors deportée, il est néanmoins nécessaire et utile de travaillerles autres dimensions de la pérennité, au premierrang desquelles, la maîtrise par des ressourcesinternes au pays de l’ensemble des techniques nécessaireà la pro<strong>du</strong>ction des activités, quitte en adaptantles choix technologiques ou l’organisation même <strong>du</strong>travail ».La prise en compte de la Pérennité dans les actionshumanitaire d’urgence : une question de cultureopérationnelle ?Au-delà des débats et des méthodologies à appliquer,un autre type d’argument peut être avancé pour expliquerles difficultés observées quant à la pérennisationde certaines activités en contexte d’urgence. Il a traità la culture de travail des équipes, peut-être même àquelque chose de plus profond : ce qui touche à lamotivation de chacun dans son engagement humanitaire,ce qui pousse à s’expatrier. Dit simplement, iln’est pas certain que les motivations qui con<strong>du</strong>isent à39


partir dans une action d’urgence soit compatible avecles nécessités d’un travail de développement : lorsquel’on part pour répondre à une urgence c’est-à-dire pouravoir une action directe sur les personnes – pour « sauverle plus de vies possibles », – il est difficile d’accepterd’avoir à attendre le partenaire ou de fonctionneravec des moyens plus modestes pour monter undispositif qui pourrait être repris par les institutionsnationales – c’est-à-dire rentrer dans un travail dedéveloppement et une attention à la pérennité.La question de fond de cette culture opérationnelledemeure : s’il est effectivement intrinsèque aux objectifsdes actions d’urgences de vouloir toucher le plusvite possible, le plus de monde possible – principed’efficacité –, n’y a t-il pas là, fondamentalement, uneopposition avec les principes de la pérennité quidemandent de s’intéresser à l’efficience, d’accorderun temps long pour la co-élaboration des actions avecles partenaires <strong>du</strong> pays, l’ancrage des actions au seindes pratiques déjà en vigueur ?Voilà assurément une question en suspens que l’onretrouve dans nombre de tensions observées sur leterrain entre « objectif urgentiste » et « approchedéveloppement ».> Perspectives…Aujourd’hui Handicap International pense qu’une reconnaissancedes différences de méthodes, là où c’est nécessaire etutile, est pertinente. Cette « différenciation opérationnelle »,se tra<strong>du</strong>it opérationnellement par la création d’une unité spécifiquepour les urgences (direction d’urgence).Mais dans son choix de travailler pour et avec le groupe ciblede personnes handicapées, indépendamment <strong>du</strong> contexte(urgence ou développement), dans lequel elles se trouvent,l’association sait que les actions commencées dans l’urgenceper<strong>du</strong>rent la plupart de temps bien au-delà de ce qu’onpourrait appeler la phase d’urgence.Dans cette logique et cette pratique d’adaptation aux contextesen gardant son cap sur un changement social <strong>du</strong>rablepour les personnes handicapées, indépendant <strong>du</strong> temps40


Dossiernécessaire pour le réaliser, la pérennité des actions devientdonc une condition, ou au moins un idéal, à poursuivre.Les méthodes différenciées de l’urgence doivent donc trouverleur complémentarité avec les méthodes et approchesd’autres acteurs de HI plutôt marqués « développement ».La période dite « post-urgence » devient donc essentiellepour assurer cette transition sur le plan des équipes et leurculture de travail.Les auteursLes auteurs travaillent tous les trois à Handicap International :Valérie Scherrer est Référente Réadaptation pour descontexte d’urgence et de développement, Franck Flachenbergest Référent Santé publique & prévention et NicolasHeeren est Directeur des Programmes, Méthodes & Techniques.41


Humanitarian crisis revisited> Par Egbert SondorpRésuméUne ONG imaginaire a travaillé <strong>du</strong>rant desannées au cœur d’un conflit. Elle a apporté lessoins nécessaires aux victimes de la guerre.Pour ce faire, cette ONG a intro<strong>du</strong>it des bonusfinanciers pour le personnel <strong>du</strong> centre desanté, a réhabilité les bâtiments, a formé lepersonnel soignant et apporté les équipementset médicaments nécessaires. Aujourd’-hui, la paix est revenue. Cette ONG d’urgenceconsidère avoir terminé son travail et doitquitter le pays. Mais quelle justificationapporter à une population qui n’aura pas accèsaux soins, à un personnel soignant non payédans un Etat encore très fragile ? Comment agirsans se substituer aux responsabilités de l’Etat ?Une situation bien similaire que connaissent leSoudan et le Liberia d’aujourd’hui.K.B.It is true, humanitarian agencies can not be held responsibleto address root causes of humanitarian crises. To come upwith sustainable solutions is not their task. Their primarymandate is to alleviate suffering once a crisis exists, until42


Dossiersuch time that crisis is over. Ever since Henry Dunant, formedical humanitarian agencies, this translated into actionthat was primarily focused on care of the war-wounded. Butin many of today’s wars the majority of people do not getkilled by bullets, but rather by the indirect effects of war. Disruptionof their livelihoods, malnutrition, and destruction oftheir health services, usually against a backdrop of pre-existingpoverty, causes millions of deaths. The well documented4 Million deaths in the DRC are a prime example of this phenomenon.Nevertheless, our definition of humanitarian crisesstill seems more determined by the presence of shootingthan by the direct and indirect effects of these war acts. Thisleads to anomalies and ill-defined action. In this article I willgive some examples leading to the question if we shouldrevise our definition of a humanitarian crisis.> An imaginary storyLet us start with an imaginary story. But it could have happened!Imagine a small town in some far away low-incomecountry, recovering from 10 years of war. The town has aHealth Centre, supported by the NGO ‘Med-care’. Theycame when there was still fighting in the area. Hard times forthe population, those days, with looting, killings and storiesof rape. The last three years have been relatively quiet, gra<strong>du</strong>allyleading to a peace agreement, elections and a new government.The crisis is over. ‘Med-care’ did a lot of good workin the Health Centre, rehabilitating the building, ensuring thatdrugs and equipment were available, lots of training of staff,improving working practices, and paying some incentives tostaff to top up their meagre government salary.Look at the Health Centre today. There are preparations for aparty. It will be the good-bye party for ‘Med-care’. The crisisis over, so ‘Med-care’ decided to leave. But they will leave agood clinic behind and they will hand over to the local governmentauthorities who say they will continue to run thefacility. While preparations are still in full swing, some localpeople gather in a corner and are having tea with some of the‘Med-care’ people. One of the men asks: ‘Why are you leavingus. We are afraid the clinic will deteriorate soon and willstart to look as it was before the war’. One of the ‘Med-care’staff responded that they would like to stay, but that the crisisin this country is now over and then it is the mandate of43


‘Med-care’ to free up its resources so that it is ready to reactto other crises in the world.. The man nodded. He acknowledgedthat there are a lot of crises in the world today. Butthen a woman said: ‘But we are poor and our country is poor,so if you don’t assist us, we will no longer have health careand our children will die’. A ‘Med-care’ doctor said she knew.She felt very sorry for the people in this town, but what canwe do? We can not continue to substitute for the government,who should take responsibility. And other NGOs mightcome in as well. Another ‘Med-care’ person wanted toexplain this in more simple language. ‘Listen, yesterday therewas war in this country, so then you were a victim, and wecould assist you. But today, now that there is peace, you areno longer a victim but just an ordinary poor person, so we canno longer help you’. The other ‘Med-care’ people look startled;this did not seem to be a smart remark and they couldsee the local people were looking quite upset. A well experiencedsenior ‘Med-care’ delegate quickly took the floor. Hesaid: ‘Let me try to explain why we have to leave. It is truethat we will have to be ready to react in other crises in theworld and therefore cannot stay in all places where we havestarted activities. But what is particularly important, is that ifwe were to stay no one else, including the governmentwould come to assist you. We would provide a humanitarianalibi’. Now the people were smiling! They highly respectedthis ‘Med-care’ officer and knew he was always speaking thetruth. And the last thing they wanted was him to suffer from‘humanitarian alibi’. That sounded awful.This cleared the air, and it was time to start the party, whichwas full of joy and expression of gratitude towards ‘Medcare’.During the official part ‘Med-care’ handed over a symbolickey to the newly elected mayor of the town, who gavea great speech before the music started and the dancingbegan.Two years later, the Health Centre was still there. It lookedless shiny than before, but there were some patients waitingto be seen. That sometimes took long, because the doctorwas not often there. It was easier to find him in his privatepractice that he had started a year ago. Government salary,without the ‘Med-care’ incentives, was so low, that he felt heneeded to have some additional income to send his childrento school. The two nurses that had worked in the Health Centrehad left. It was rumoured that they had been recruited to44


Dossierwork in the UK and were getting a good salary now. Theiryears of training by ‘Med-care’ and their much improved Englishhad been very helpful to take this once in a lifetimeopportunity. Fortunately, there were still the vaccinator, whomonthly receives some dollars from UNICEF to do vaccinations,and some nurse aids that are seeing patients. Thenurse aids manage to hang on because cost-sharing hasbeen intro<strong>du</strong>ced and now that more malaria drugs havebecome available thanks to a liberal gift of the Global Fundthey find that they can earn a bit of money and keep theHealth Centre running.> Real story: Sudan and LiberiaNow on to less imaginary situations, the Sudan and Liberia,places I recently visited. In the Sudan I saw a medical NGOrunning a clinic in the middle of a huge Internally DisplacedPeople (IDP) camp in Darfur. Well organised, appropriate,good quality care being offered to this population so obviouslyin need. Good to see, but still some uncomfortablethoughts came up. Is this not ‘substitution’? Is it not the governmentwho should look after its citizens, the IDPs? Sincewe all know that this government is unlikely to do that,because they don’t want to or are not capable, it neverthelessfeels very right that the NGO steps in. But why in thiscase and not in other cases? Another thought was that theIDPs probably have access to health care now that is muchbetter than when they were still in the villages. And whensecurity will improve and the IDPs will return home, theyprobably go back to the same virtually non-existent healthcare they were used to.Liberia is one of those countries where there is a lot of talkabout the crisis being over. Limited health services that areavailable are virtually all provided by the NGO community.There are still quite a few humanitarian agencies operational,but most think of withdrawing soon, closing down their activitiesor wanting to hand them over. Now that the fighting isover, among others thanks to 15,000 UN troops, that maymake sense. But most scenarios, for the next 5 years or so,of what will happen to health care provision to the majority ofthe Liberians are pretty bleak. And not very different from thetime that there was still fighting. An impoverished population,poor health and hardly functioning health services. With45


a government, even if it would be fully willing, not beingcapable of financing and delivering health services and aninternational community that is unwilling to ‘substitute’ forwhat it sees as government tasks, the population will bearthe brunt. This will lead to the situation that while health carebecame available to parts of the population immediately afterthe war, in particular in those areas that were most affectedby the war, soon most people will no longer have access tohealth care. Something similar happened earlier in SierraLeone. That does not feel right.It would not cost a lot to run some basic health services forall people. Setting up a network of primary care facilities andbasic hospital care, providing basic treatment, mother andchild care and some preventive activities does not cost a lot.But no one seems to be interested to provide such basichealth system and support it for some time <strong>du</strong>ring a transitionperiod. A transition period that could end, in some casesafter a few years, in other cases after 10 years or longer, withthe establishment of some form of decent government ableto ensure that these basic services are being provided to themajority of the population.Has time not come for humanitarian agencies to developmore elaborate transitional concepts? It will not be the sameas ‘development’, it will be substitution. It will have to begoverned by ‘transitional principles’ that still need to be formulated.But it is to show the world that it is possible to providesome basic care to poor people. It should challenge theworld to do the same.The given stories, and there are many more examples,reveal a paradox of humanitarian agencies that care forthose who have the ‘luck’ to be caught up in a crisis and notfor those who are otherwise in very similar, appalling healthcrises. We may need to redefine what is meant with a‘humanitarian crisis’.L’auteurEgbert Sondop fut directeur médical de MSF Hollande et, àce titre, fut étroitement impliqué dans les interventions sanitairesd’urgence en situation de crise ou post-conflit. Il fut parla suite directeur de HealthNet International et se spécialisa46


Dossierdans le développement sanitaire post-conflit. Egbert Sondorpest aujourd’hui maître de conférences en santé publique etaide humanitaire à la London School of Hygiene and TropicalMedicine.47


L’intégrité des ONG ou l’abandonidéologique des populations> Par Frédéric Tissot et Ingrid ThoboisSur le terrain des pays en « post-crise »,à l’heure de la reconstruction de l’Etat,les acteurs sont nombreux, trèsnombreux. Trop nombreux ? Et si lesplus à même d’aider à ce processusétaient délibérément absents de la scène ?> Luttes fratricides1« Un bailleur defonds est naturellementa-historique,a-social, il atendance à raisonnerde façontechnique etfinancière aurisque de fermerles yeux sur laréalité » Jean-Bernard Veyron,Agence Françaisede Développement,cité in Le<strong>Monde</strong> – SupplémentEconomie,7 <strong>mars</strong> <strong>2006</strong>.Dans ce fouillis d’urgentistes, d’humanitaires, de développementalistes,d’agents techniques, de conseillers, d’experts, decoopérants, de bailleurs de fonds… auxquels on reproche pêlemêlele manque de coordination, les actions peu ou pas assezréfléchies, souvent inadaptées et redondantes, une chose a toutefoisle mérite d’être claire : il y a d’un côté les « politiciens »,experts es reconstruction, et de l’autre les « humanistes » de l’urgence.Les premiers s’assoient pour palabrer, les seconds courent poursauver des vies. Les premiers, fraîchement débarqués avec lesmilliards annoncés, sont fustigés pour l’inadéquation de leurspolitiques aux réalités de terrain 1 . Les seconds, depuis longtempssur « le terrain », le quittent dès lors qu’on y parle trop depolitique : A chacun son temps et son métier ! Mais au fait, quepensent les populations locales de cette lutte fratricide dont ellessubissent toutes les conséquences, et qui existe depuis qu’acteursde l’humanitaire et experts internationaux se font concurrencedans la course aux financements qu’ils sollicitent auprèsdes mêmes bailleurs ?48


DossierDe tous bords, de toutes nationalités, de toutes écoles, et detoutes confessions, des équipes de professionnels, qui, enprincipe, partagent une même croyance en une possible efficiencede l’aide, se déploient à mesure que les criseséveillent leur conscience. Disparate par nature, la vaste communautéinternationale statue, budgette, réagit, de temps entemps se concerte, et souvent intervient en périodes dites« d’urgence », de réhabilitation, et/ou de reconstruction, pourle meilleur et pour le pire.> En être ou pasQuelle que soit la temporalité de la crise envisagée, si tantest que les distinctions entre urgence, réhabilitation et développementaient un sens 2 , les acteurs de l’intervention sonttoujours de deux types : il y a les gouvernementaux, et ceuxqui n’en sont pas.Ces derniers, majoritairement regroupés sous la bannièredes « organisations non gouvernementales », n’ont pasatten<strong>du</strong> pour agir auprès des populations que les politiquess’inquiètent de la reconstruction des Etats. On pense à l’Afghanistanoù des ONG ont travaillé pendant les 25 années deguerre, on pense à Haïti et aux actions des ONG déjà présentes<strong>du</strong> temps des Duvalier, on pense au Sri Lanka et à laprovince d’Aceh où des ONG agissaient sur le terrain desguérillas et/ou des guerres civiles bien avant le tsunami et lesaccords d’Helsinki qui s’en sont suivis. On pense, en quelquesorte, à toutes les situations où, de mémoire bien plus longueque celle des médias et de la « communauté internationale», il y avait urgence à faire quelque chose pour les populationsen danger.2Claire Pirotte,Bernard Hussonet FrançoisGrünewald, EntreUrgence et Développement: pratiqueshumanitairesen question,Karthala, 1997.Le souci de reconstruction d’un pays commence là où lesguerres intestines entre acteurs de l’aide s’arrêtent. Dumoins, voilà ce qui, idéalement, pourrait être le credo partagédes acteurs de la reconstruction d’un Etat. Reconstructionpolitique, administrative, reconstruction <strong>du</strong> système desanté, <strong>du</strong> système é<strong>du</strong>catif, <strong>du</strong> système juridique, <strong>du</strong> systèmed’irrigation… l’humanitaire au sens sansfrontiériste desannées 1970 peut-il encore faire l’économie <strong>du</strong> politique ausens kouchnérien (oui, le même !) d’aujourd’hui ? L’aide penséeà l’image d’une organisation initiale se scindant en deuxentités devra-t-elle toujours faire loi ?Car l’affrontement est loin d’être apaisé, entre acteurs gou-49


vernementaux et non gouvernementaux sur le terrain de lareconstruction des pays « post-crise ». Et le consensus estloin d’être trouvé, entre les ONG intransigeantes en matièred’indépendance à l’égard de tout animal gouvernemental, etcelles qui entrevoient dans ce décloisonnement des actionspolitique et humanitaire un pas vers plus d’efficacité de l’aide.> L’indépendance contre les victimes ?3« Les pays enpost-conflit sontpresque toujoursméconnus car ilsont été ferméspendant plusieursannées. Plusqu’ailleurs, la tentationest granded’importer des“bonnes pratiques”expérimentéesailleurs,sans appréhenderla singularité <strong>du</strong>contexte local »,François Grünewald,« ONGUrgence-Réhabilitation-Développement», in EntreUrgence et Développement: pratiqueshumanitairesen question,op.cit., p.21.Brandi comme un étendard, le credo d’indépendance sert depreuve, de raison, voire d’éthique, à des acteurs non gouvernementauxde plus en plus soucieux de leur image et ce, parfois,au détriment de leur efficacité. Car le refus de mettreses compétences au service de la reconstruction, certes politique,<strong>du</strong> pays dans lequel on intervenait depuis des décenniesn’est-il pas préjudiciable en premier lieu à ceux que l’ondisait aider ?Sous couvert d’idéologie, le plus souvent par seul souci de sedémarquer de toute entité gouvernementale, et comme s’ils’agissait là d’un label d’authenticité, de bonne gouvernance,d’efficacité et de proximité vis-à-vis des populations, lesONG continuent trop souvent de s’exclure <strong>du</strong> processus de« reconstruction de l’Etat ». Parce que cette cuisine institutionnellene les regarde pas, les ONG se détournent <strong>du</strong> sortde ceux qui sont rentrés dans l’ère politique sans même enavoir été avertis.Mais cette position de principe, parti pris de cloisonnementforcené, fait naître un questionnement majeur : au nom dequelles valeurs, et à quel prix à payer par leurs bénéficiaires,les ONG refusent-elles de se mettre au service de la reconstruction? Fortes d’une légitimité que les populations leurreconnaissent quasi exclusivement, les ONG ne sont-ellespas les seules à avoir cette fine connaissance des « victimes» et de leurs besoins véritables ? Résultat : ce sont cesexperts internationaux, détenteurs de moyens parfois aussicolossaux qu’inutiles, ignorants <strong>du</strong> terrain 3 , dépourvus delégitimité tant socioculturelle qu’historique, qui vont proposer,sinon décider, des solutions pour la reconstruction <strong>du</strong>pays, et de leur mise en œuvre. Et les ONG seront les premièresà décrier leurs actions inadaptées, à mille lieues desproblématiques locales.Tout irait presque bien si ce n’était que dommage, mais celaest grave. Car c’est bien de la responsabilité des ONG qu’il50


Dossiers’agit. Responsabilité à l’égard des populations qu’ellesaidaient depuis des années, et qui ne comprennent pas devoir s’en aller des acteurs essentiels de leur quotidien, sousprétexte que, sans les avoir averties, l’heure est à la reconstruction.Le positionnement des ONG a souvent le mérite d’être clair.Il a parfois aussi le défaut d’être obtus. Ne serait-il pas opportunque les ONG revoient leur position vis-à-vis des problématiquesde reconstruction ? A ceux qui brandissent l’éthiquenon gouvernementale et le mandat d’humanitaireindépendant comme les preuves irréfutables de leur intégrité,ne peut-on reprocher de se décharger un peu trop facilement,et précisément au très mauvais moment – celui del’espoir d’une sortie de crise – de leur responsabilité à l’égarddes populations et des autorités locales qui avaient jusqu’icicompté sur eux ?Quoi qu’elles en disent, les ONG sont partie intégrante dela communauté internationale. Des années de travail auprèsdes populations ont donné aux ONG une compréhensionfine des réalités de terrain, connaissance éminemmentprécieuse, à la fois nuancée et précise, qui se révèleessentielle à l’élaboration d’une réponse pertinente auxbesoins des populations, objet de la construction d’un Etat.> Sommation de reconstruction…Citoyennes <strong>du</strong> monde, toujours promptes à porter secoursaux victimes, les ONG peuvent-elles encore se permettre d’ignorerle rôle essentiel qu’elles se doivent de jouer dans lareconstruction des pays en post-crise ? Ou alors, elles se doiventd’aller jusqu’au bout de leur positionnement, en choisissantou bien de rester – et de participer pleinement à lareconstruction nécessairement politique de l’Etat – ou biende partir, mais en remettant dans ce cas à la communautéinternationale l’entièreté <strong>du</strong> trousseau de clefs de leur mandatde confiance, et en prenant le temps d’expliquer auxpopulations les raisons de leur départ.Bien enten<strong>du</strong>, il n’est pas deux situations de pays « postcrise» qui puissent se comparer. La distinction, souvent nonpertinente au regard des besoins des populations, entreaction d’urgence et action de reconstruction, peut toutefois,51


dans certains cas, se penser et justifier une nette dissociationdes acteurs et de leurs actions.> … Et de témoignagePar ailleurs, pour pouvoir « témoigner », et ne pas s’encontenter en silence – comme le fait MDM, parmi d’autresONG – ne faudrait-il pas parvenir à tenir cette délicate lignede crête, entre action et réflexion, et être au cœur, non seulementdes actions humanitaires d’urgence, mais aussi desreconstructions ?Pour pallier les dysfonctionnements, pour que les immobilitésse meuvent, que les bureaucraties ne pèsent plus, oupèsent moins, ne faut-il pas se positionner au cœur desmachines et œuvrer depuis l’intérieur des Léviathan ? Etn’est-ce pas, enfin, depuis le ventre de la communauté internationaleque la critique peut se révéler féconde, en faisantporter sa voix au-delà des cercles restreints, et jusqu’auxoreilles des intéressés ? Car participer à la reconstruction,c’est aussi être au carrefour des mauvaises gouvernances etdes politiques dont il arrive qu’elles soient maladroitementpensées, et parfois même mises en place dans un autreobjectif que celui affiché.4L’expression« éléphantblanc » renvoie àces structuresque l’onrencontre dansde nombreuxpays <strong>du</strong> Sud dontla construction etles activités,réalisées etsoutenues untemps par desinstitutions internationales,voirepar des ONG,n’ont pas per<strong>du</strong>répar la suite <strong>du</strong> faitde leur totaleinadéquation avecles besoins et lescapacités despays.S’il est aisé et médiatiquement rentable de témoigner desfemmes qui meurent en couche et des enfants victimes dela famine ou de la malnutrition, ne serait-il pas plus efficace,dans une perspective à long terme de « pas vers le mieux »,de témoigner haut et fort des méthodes préconçues que lesexperts plaquent sur les situations de reconstruction dontchacune est pourtant spécifique ? Et ne serait-il pas plus pro<strong>du</strong>ctifde témoigner des processus de reconstructiondéfaillants lorsqu’on les rencontre et qu’il est encore tempsd’agir à la base des incohérences ? Tout ceci dans l’optiqued’éviter, autant que faire se peut, que les éléphants blancs 4ne se mettent à renaître…> Une solution envisageable liantintégrité et efficacitéNe peut-on envisager, par exemple, que des volontaires,recrutés pour leurs compétences à penser en termes et en52


Dossierstratégies de reconstruction, soient intégrés aux équipes deterrain 5 ? Ceux-ci, pour un investissement identique à celuides autres volontaires 6 , porteurs de la connaissance et de lalégitimité de l’ONG, participeraient et travailleraient auprèsdes autorités locales, au même titre que les experts « étrangers». Ce qui ne reviendrait ni à trahir ni à se dédire, maisbien au contraire bénéficierait aux populations dont l’avenir àlong terme dépend entièrement d’une reconstruction bienélaborée, mise en œuvre de façon pertinente.Les auteursFrédéric Tissot est médecin de santé publique. Conseiller dela ministre de la Santé en Afghanistan de 2001 à 2005, iloccupe actuellement les mêmes fonctions en Haïti.Ingrid Thobois est écrivain. Après avoir effectué différentesmissions sur le terrain, elle termine actuellement le masterde coopération internationale, action humanitaire et politiquesde développement à Paris-Sorbonne5Comme cela apu notammentêtre fait en AfghanistanavecHandicapInternational.6En quoi, eneffet, le coût d’unmédecin de santépublique, parexemple, est-ildifférent de celuid’un médecin,d’un chirurgien,d’une infirmièreou d’un administrateur,à tempségal sur le terrain.Il est vrai quepour être crédibleet opérationnel,un minimum detemps sur placeest nécessaire,comme c’est lecas pour toutchef de missionou de projet.53


Entre logique d’urgence etpérennité : quelle priorité ?> Par Benoît MiribelOn enseigne à ceux qui se destinentaux terrains de l’action humanitairequ’il est important de prendre encompte, dès la phase d’urgence, cequi suivra à moyen terme et ainsi depenser à la pérennité de ce qui est mis en œuvre,parfois dans la précipitation et avec des moyenslimités.Si tout humanitaire doit penser en termes depérennité, il ne doit pas non plus faire d’unmanque apparent de pérennité, une décisionde non-intervention. Dans de nombreusessituations, des programmes humanitaires sontmontés sans aucune garantie de pérennité àmoyen terme. Faudrait-il plutôt s’abstenir ? Laplupart <strong>du</strong> temps non, car l’une des forces del’action humanitaire c’est de se mobiliser àl’instant présent, pour tenter de soulager dessouffrances.> Préserver l’avenir sans inhiber l’actionimmédiateC’est avant tout en fonction <strong>du</strong> niveau de besoin despopulations et non sur des critères de pérennité que l’ondoit gérer ses programmes. Lorsque l’on n’a pas de visi-54


Dossierbilité sur le moyen terme, on se concentre sur la limitationdes effets pervers potentiels. Ce qui n’est pas tentéaujourd’hui pour sauver des vies est per<strong>du</strong> !A trop se contenter de rêver d’un lendemain meilleur, onfinit par discourir sur tout, et l’on oublie la force de l’actionau présent, pourtant raison d’être de nombreusesONG humanitaires de terrain. Qui pourrait s’aventurer àparler de pérennité aujourd’hui dans un pays comme laSomalie ? Sans véritable Etat et avec des autorités localesaléatoires, comment nos experts en science de l’humanitairepourraient le situer entre urgence, réhabilitationou développement ? Dans ce contexte sans véritableappellation contrôlée, ce sont les besoins des populationsqui guident nos programmes, adaptés aux types de populationsvisées. Ainsi, le critère de vulnérabilité des populationsest un critère plus pertinent pour une ONG que les habituellesapproches contextuelles qui répondent davantage à deslogiques gouvernementales.Il relève <strong>du</strong> bon sens de se soucier d’une part des effetspervers qui peuvent résulter de la mise en œuvre d’unprogramme d’urgence et d’autre part d’anticiper ce quirendra les populations concernées, moins dépendantesd’une assistance extérieure. Pour autant, l’action humanitairen’est pas une science exacte. Elle combine desaspects techniques, avec des dimensions éthiques, idéologiques,sociologiques, économiques, et politiques. L’expériencemontre que le savoir-faire technique n’est pasforcément le facteur principal de réussite. Le « savoirêtre» avec les populations concernées, reste un facteurdéterminant pour la réussite d’un programme humanitaire.D’où la difficulté de pouvoir évaluer parfois objectivementl’impact d’un programme humanitaire. Faut-il seféliciter de la qualité technique d’un ouvrage d’eau etassainissement, s’il n’y a pas de véritable appropriationpar les populations ? Il y a quelques années, on expliquaitque l’on ne mettait rien en œuvre si les besoins n’étaientpas clairement identifiés et validés localement. Aujourd’-hui, on vise l’appropriation et cela demande d’avanceravec et au rythme des populations concernées.55


Pas de pérennité sans volonté <strong>du</strong>politiqueOn explique à nos équipes qu’il est important, de prendre encompte, dès la mise en œuvre de programmes d’urgence,leurs effets pervers potentiels et notamment l’incidence quecela pourrait avoir sur la phase de réhabilitation, celle où lespopulations recouvrent en quelque sorte leur autonomie,après avoir été assistées. C’est dans cette phase que l’Etatet les autorités locales jouent un rôle majeur vis-à-vis de leurspopulations. N’oublions pas que si des ONG interviennentsur le terrain, dans l’urgence comme dans le développement,c’est parce qu’elles considèrent que des Etats ne veulent pasou ne peuvent pas aider suffisamment leurs populations.Or, rien de pérenne ne peut vraiment être entrepris sans unevolonté des pouvoirs politiques locaux et nationaux. Laresponsabilité <strong>du</strong> politique est essentielle dans le processusde pérennisation de ce qui est entrepris, en général à courtterme, par des ONG humanitaires. Si le pouvoir politique nejoue pas ce rôle, les ONG se retrouvent prises dans un risqued’assistanat et de substitution <strong>du</strong>rable, qu’elles redoutent laplupart <strong>du</strong> temps, puisqu’elles se retrouvent ainsi coincéespar les besoins importants de personnes vulnérables qu’ellesne peuvent abandonner compte tenu de leurs critères d’intervention.Dans ces contextes, l’ONG va essayer de formaliserun plaidoyer, basé sur son expertise de terrain, auprèsde responsables politiques nationaux et internationaux.> L’exemple de l’enjeu de la faim dans lemondeAvoir faim est une souffrance subie par plus de 800 millionsde personnes sur notre terre. Si la malnutrition est une donnéephysiologique, en l’occurrence une insuffisance de nourritureet d’eau, ses causes réelles sont multiples. Les causesimmédiates de la malnutrition sont bien connues et visibles :manque de kcal/jour par exemple ou encore absence d’eausaine provoquant déshydratation et diarrhées. Mais la malnutritiona pour terreau des causes moins visibles mais toutaussi redoutables telles que : insécurité alimentaire chronique,accès aux soins inexistants, et agriculture défaillantepar exemple.56


DossierAu-delà des images et des idées reçues, la faim est donc unfléau aux multiples facettes. Si rien ne paraît plus immuableque la faim, son visage a pourtant changé aux cours des troisdernières décennies. Les victimes de la faim sont de moinsen moins victimes de facteurs naturels (sécheresse, épidémies,etc.) mais de plus en plus de facteurs humains (conflitsarmés, pauvreté, violence et discriminations). La faim estdonc de plus en plus politique car qui peut encore croireaujourd’hui que l’on manque de ressources pour nourrirtout le monde sur notre planète ? Même si l’aide alimentaired’urgence inter-gouvernementale demeure indispensablepour sauver des vies dans de nombreuses situationsde crise, on ne peut se satisfaire <strong>du</strong> système actuel d’aidealimentaire qui n’offre qu’une réponse par défaut à desproblèmes plus profonds qui restent négligés. En effet,cette aide contribue à fragiliser les agricultures vivrières, àaccroître la dépendance sur les importations de denréesalimentaires dont les allocations dépendent moins d’évaluationsobjectives des besoins que d’intérêts politiques oucommerciaux des pays donateurs. Conscientes de l’enjeupolitique, notamment autour de la question de l’aide alimentaireet des politiques agricoles, les ONG ont un rôleimportant par leur présence sur le terrain, de plaidoyer enfaveur des populations.> Priorité humanitaire et intérêtpolitiqueSouvent, après une phase d’urgence, l’ONG se retrouveprise en étau entre, d’une part, les besoins des populationssur le terrain et, d’autre part, le manque de volonté d’un gouvernementde s’approprier les projets. Les exemples nemanquent pas en ce moment sur le terrain de pays en crisequi ont bénéficié d’un soutien important de la communautéinternationale, et qui redevenu pleinement souverain, aprèsune période plus où moins longue de co-gestion avec desorganisations internationales multilatérales, choisissent délibérémentde favoriser plutôt telle région de leur pays plutôtqu’une autre, telle population plutôt qu’une autre. Sans visibilitéapparente d’urgence humanitaire, et même médiatiquementqualifié de pays en reconstruction, il n’en demeurepas moins que dans ce type de contexte (Afghanistan) despopulations se retrouvent à nouveau vulnérables et laisséspour-compte.57


Il existe des crises oubliées, mais aussi des populationsoubliées dans des pays qui ne sont apparemment plus encrise (Burundi). Si le nouveau gouvernement chargé de lareconstruction manque de moyens, il peut percevoir les ONGinternationales comme des concurrents vis-à-vis desbailleurs internationaux, et comme des acteurs gênants quid’ailleurs ne partagent pas toujours les mêmes priorités. Parfois,il essaiera de précipiter leur départ <strong>du</strong> pays, en ayantrecours à différents moyens, par exemple en organisant leurinsécurité. Nous savons bien que les priorités humanitairesd’une ONG ne sont pas toujours les mêmes que celles desgouvernements des pays dans lequel nous intervenons.Notre appellation non contrôlée d’organisations non gouvernementalesne veut pas dire que nous sommes des organisationsanti-gouvernementales. Nous défendons avant toutune cause et c’est au regard des actes d’un gouvernementdans ce cadre-là que nous nous permettons de critiquer oud’encourager ses mesures.A l’heure où l’on parle des Objectifs <strong>du</strong> Millénaire, nous restonsvigilants pour que ces objectifs ne soient pas galvaudéset ne se transforment en facteurs aggravants des disparitésentre populations solvables et non solvables. En effet, si lesObjectifs <strong>du</strong> Millénaire visent à ré<strong>du</strong>ire de moitié d’ici 2015,le nombre de personnes qui n’ont pas accès à une eau saine,il faut que parmi les 500 millions qui devraient sortir de cefléau, il y ait une véritable prise en compte des populationsles plus pauvres, les plus vulnérables. Comment pourrionsnousaccepter que ces Objectifs <strong>du</strong> Millénaire n’atteignentque des résultats significatifs dans des pays en développementou en croissance, et omettre les pays où décèdent quotidiennementdes enfants et des a<strong>du</strong>ltes par manque decette ressource vitale ?Reconnues pour leur réactivité d’intervention sur le terrain,les ONG humanitaires agissent essentiellement, par défaut,sur les conséquences d’un manque de volonté ou demoyens d’un gouvernement vis-à-vis de ses populations vulnérables.Si dans les contextes de catastrophes naturelles, lafonction plaidoyer est limitée, elle est importante dans lesautres contextes de crises où la dimension politique est unélément essentiel <strong>du</strong> règlement. Sans être naïve ou prétentieuse,l’ONG doit pouvoir apporter son expertise de terrainpour tenter d’influencer sur les causes. Il ne s’agit pas de seplacer en organisation politique, mais en organisation humanitairecontribuant à faire pression sur le politique, à partir de58


Dossierdonnées humanitaires, issues des observations de terrain.Bien enten<strong>du</strong>, le plaidoyer doit être à la fois à la mesure desenjeux pour les populations sur le terrain et pour les équipesde l’ONG sur place, qui peuvent se retrouver facilement ensituation d’insécurité et entraîner une évacuation des équipes.> ACF : de l’assistance à l’auto-suffisanceAu sein d’Action contre la Faim, comme dans d’autres ONG,le champ d’intervention s’est affiné au fil des années. Initialementorientée vers des actions de développement à l’époqued’AICF, avec des programmes agricoles et d’irrigation,ACF s’est lancé dans les phases d’urgences au début desannées 1990, avec notamment le Liberia, première guerrecivile de l’après-guerre froide, puis la Somalie, la Bosnie, laSierra Leone, et autres terrains de crises. Affirmant en 2005la fonction de plaidoyer parmi ses quatre domaines d’interventionhabituel : la nutrition, la sécurité alimentaire, l’eau etl’assainissement, et la santé, ACF a choisi de centrer sonpositionnement sur le schéma causal de la malnutrition (<strong>du</strong>traitement à la prévention, de l’urgence à l’autosuffisance) enmaximisant son impact dans les crises alimentaires et nutritionnelles.Entre l’action auprès des populations vulnérables et l’actionde plaidoyer auprès de ceux qui ont les moyens d’intervenirsur les causes des souffrances de ces populations, ACF pondèreses interventions, en recherchant le meilleur impact.Cela in<strong>du</strong>it en terme de gouvernance, une aptitude à la flexibilitédans la gestion des moyens, financiers et humains principalement.En fonction de l’évolution des programmes surle terrain, nous avons besoin de plus où moins de moyens.De là, des variations importantes en besoin de ressourceshumaines et des fluctuations budgétaires par essence variablesd’une année à l’autre, en fonction des urgences humanitaires.Ceci nous distingue, entre autres, des entreprisesdont l’objectif principal est le développement économique deleur activité, de façon <strong>du</strong>rable, alors que notre souci est defavoriser les conditions de l’appropriation par les populationsconcernées.Si les ONG humanitaires sont devenues de plus en plus professionnelleset utilisent les mêmes outils qu’une entreprise,elles n’ont pour autant pas la même finalité. A la différence59


de l’entreprise, qui cherche à avoir de plus en plus de clients,une ONG, cherche par la con<strong>du</strong>ite de ses programmes àavoir de moins en moins de bénéficiaires. L’efficacité del’ONG contribuera, pour des populations vulnérables, au passaged’une phase d’assistance à une phase d’autosuffisance,avec une ré<strong>du</strong>ction progressive <strong>du</strong> nombre de bénéficiairesde ses programmes mis en œuvre.> L’ONG humanitaire doit-elle êtrepérenne ?Ainsi, dans un mode de raisonnement, peut-être jugécomme trop utopique par certains, on peut penser que, intervenantpar défaut <strong>du</strong> politique, l’ONG humanitaire a pourvocation de disparaître un jour… lorsque que tout ira biendans notre monde ! Les avis sur cette question sont partagéset les ONG dites « humanitaires » n’ont finalement sansdoute pas toutes les mêmes cadres d’interventions, lesmêmes positionnements et priorités. Pour autant, ont-elles lamême finalité ? Les questions de carrière dans l’action humanitaireou de croissance financière laissent souvent percevoirun malaise.Sans chercher à paraphraser Clausewitz, nous savons quel’action humanitaire peut être un moyen pour des gouvernementscomme pour certaines organisations internationaleset ONG, de mener leur politique ou leur idéologie, pard’autres moyens.Si les utopies ont le mérite d’essayer de nous faire avancervers un monde meilleur, elles ne doivent pas non plus tropnous éloigner de la réalité de ce que nous constatons aujourd’huisur les nombreux terrains de crises. Au vu de cesbesoins importants, nous connaissons la réponse, pour uneONG, entre œuvrer à disparaître ou se pérenniser afin de resterdisponible auprès des vulnérables. Mais il semble que laposture qui vise à adopter une attitude non pérenne, dansl’espoir de ne plus voir un jour des populations vulnérables,soit peut-être gage d’une volonté de tout mettre en œuvrepour que toute population puisse être un jour autonome.Tout cela plaide pour une plus grande appropriation <strong>du</strong>concept ONG par les populations directement concernées.Le développement des nouvelles technologies de l’informationva permettre de plus en plus une émancipation des60


Dossieracteurs locaux, concernés au premier plan. La prédominancedes personnels nationaux dans les équipes des ONG humanitairesest déjà une véritable avancée par rapport à ce qui sepratiquait il y a 20 ans.Entre logique d’urgence et pérennité, au-delà de la mise enœuvre de nos programmes et de nos actions de plaidoyer,c’est bien le transfert de compétences et de moyens vers lespopulations concernées qui est un enjeu aujourd’hui pournous, ONG <strong>du</strong> Nord.L’auteurBenoît Miribel est directeur général d’Action contre la Faim.61


ActualitésEntretien avec Antonio Cavaco,directeur général d’ECHO> Propos recueillis par Alain Boinet,directeur général de Solidarités1Voir, en fin d’entretien,quelquesdéfinitions signaléesdans le textepar le sigle *Les humanitaires et les ONG connaissentbien la direction généraleECHO, le service de l’action humanitairede la Commission européenne.Créée en 1992, celle-ci est aujourd’-hui le premier financeur d’aide humanitaire aumonde. Les agences des Nations unies, lafamille Croix-Rouge et plus de 18O ONG sontses partenaires reconnus au travers d’uncontrat cadre de partenariat (CCP).Alain Boinet, directeur général de Solidarités,association d’aide humanitaire internationale,a réalisé pour la revue Humanitaire un entretienavec le directeur général d’ECHO, AntonioCavaco, en poste depuis fin 2OO5, en seplaçant <strong>du</strong> point vue des ONG.En effet, quelle est la stratégie d’ECHO en2OO6 et sur quelles valeurs s’appuie-t-elle ?Ensuite, après les catastrophes <strong>du</strong> tsunami puis<strong>du</strong> Pakistan, où en est ECHO par rapport à laprotection civile européenne, au projet de «corps de volontaires européens », mais aussivis-à-vis de la réforme des Nations unies et desconcepts de mission intégrée ou de « cluster » 1 .Enfin, quelles sont les perspectives budgétaires62


Actualitéspour la période 2OO7-2O13 et quel bilan AntonioCavaco fait-il de l’application <strong>du</strong> nouveauCCP depuis son entrée en application le 1 er janvier2OO4 ?Alain Boinet : En <strong>2006</strong>, quelles sont les priorités d’ECHO ?Antonio Cavaco : D’abord, il y a continuité par rapport ànotre action passée. Le profil des crises humanitaires est tel,hélas, que nous sommes en mesure de pré-programmer80 % de notre budget pour l’année suivante. En 2005, nousavons dépensé 652 millions d’euros au total. Pour <strong>2006</strong>,nous pouvons déjà programmer 80 % de notre budget surdes crises humanitaires existantes. Dans un sens, je préféreraisavoir moins de budget programmé, mais malheureusementces crises sont récurrentes et nous devons y faireface.2005 a été une année un peu atypique, les catastrophesnaturelles au Pakistan et en Asie <strong>du</strong> Sud-Est nous ont amenésà dépenser une part importante de notre budget sur cesfronts-là. Pour <strong>2006</strong>, nous avons trois axes de priorités : lesgrandes crises, les crises oubliées et la préparation aux désastres.Comme par le passé, l’Afrique reste notre grandepriorité. Environ 44 % de notre budget pré-programmé estconsacré à l’Afrique. Il ne faut pas oublier qu’en RépubliqueDémocratique <strong>du</strong> Congo (RDC) on compte 1 200 morts parjour ; en un an cela représente l’équivalent <strong>du</strong> nombre de victimesde deux tsunamis et demi. Donc, l’Afrique continued’être notre très grande priorité, que ce soit le Soudan, laRDC ou l’Afrique de l’Ouest.D’autre part, parmi les crises de longue <strong>du</strong>rée, nous devonsfaire face à la crise en Tchétchénie, celle des territoires palestiniens,ou encore celle la Colombie. Une autre priorité d’ECHOest celle des crises oubliées. L’intérêt des médias peut, à justetitre d’ailleurs, attirer l’attention sur une crise qui provoquedes milliers de victimes suite à une catastrophe naturelle.Ainsi, dans la presse, à la télévision avec beaucoup d’imagesdramatiques, le public est informé de ces situations. Ily a cependant, des crises silencieuses qui font des victimesdont personne ne parle. La DG ECHO attache une véritableimportance au principe fondamental de la non-discriminationde l’aide et donc de l’égalité des crises. Ainsi, nous sommesactifs dans des situations moins connues <strong>du</strong> grand publiccomme au Zimbabwe, en Ouganda, au Myanmar ou au63


2Lire, sur cethème, l’article deBéatrice Miège,« Se préparer auxcatastrophesnaturelles »,Humanitaire,n°13, pp. 53-60.Népal. A ce jour, les crises oubliées représentent environ20 % de notre budget.Enfin, suite aux grandes catastrophes naturelles de l’annéedernière, la DG ECHO accorde une attention particulière auxactivités de préparation à ces catastrophes. Ceci représente12,5 millions d’euros de notre budget annuel. En <strong>2006</strong>, cebudget devrait atteindre les 19 millions d’euros. Nous aimerionsque ce genre d’activité soit mis en œuvre également ausein des programmes traditionnels. Par exemple : nousavons inclus un volet de préparation aux catastrophes dansles projets découlant des dernières décisions pour le séismeau Pakistan ou pour le tsunami en Indonésie. D’autre part, enAfrique, nous envisageons de lancer un nouveau type dedécision qui vise à préparer les populations nomades à faireface à la sécheresse dans la Corne de l’Afrique 2 .AB : Où en est ECHO en termes de positionnementstratégique par rapport aux principes d’impartialité etd’indépendance, et vis-à-vis de la notion de « missionintégrée » qui considère l’humanitaire d’un point devue politique ? Ensuite, ou en est l’évaluation en coursde la DG ECHO ?AC : Tout d’abord revenons aux principes d’humanité, d’impartialitéet d’indépendance. Ces principes sont inscrits dansnotre règlement fondateur, donc il n’est pas question de lesmettre en doute et nous y tenons beaucoup. C’est un peudommage que le projet de constitution européenne soit dansl’état où il est actuellement, parce qu’il comprend un articlequi réaffirme de façon explicite ces principes-là. Mais cela nenous empêche pas de continuer notre action sur les bases deces principes.A propos de l’évaluation* de la DG ECHO, vous savez qu’elleest en cours et donc nous attendons les résultats. Tout lemonde connaît la DG ECHO, tout le monde sait commentnous travaillons donc j’attends que le résultat de cette évaluationmontre cette cohérence. Et s’il y a des domainesdans lesquels nous devons faire des efforts pour la renforcer,nous les ferons.Enfin, sur le sujet des « missions intégrées »*. Pour nous, lesmissions intégrées doivent être suivies avec beaucoup d’attention.Et en ce qui concerne le rôle des humanitaires, il est essentielqu’il soit bien défini. Il faut clarifier quelles sont les relationsd’encadrement dans ce genre de mission. Si cela n’est pas bienfait, la mission intégrée court le risque de l’échec.64


ActualitésAB : Pourrions-nous aller plus loin sur votre stratégie ?Où en est la DG ECHO sur sa réflexion par rapport à lasécurité civile, notamment dans les cas de catastrophesnaturelles. La Commission européenne a elle-mêmeengagé une réflexion, n’est ce pas ?AC : Pour ce qui est de la sécurité civile, nous sommes endialogue permanent avec nos collègues de la protection civile.Nous suivons de très près les travaux <strong>du</strong> Conseil au sein<strong>du</strong> groupe protection civile. Toute cette réflexion fait suiteaux grandes catastrophes de l’année passée. Elle va dans lesens d’une amélioration de la coordination, de la concertationentre les différents intervenants sur le terrain. Il y en a beaucoupactuellement, et il est clair que le rôle de chacun gagneraità être clarifié, ainsi que les mécanismes de coordinationet concertation, y compris au sein de la Commission. MichelBarnier a été chargé par la présidence autrichienne et le présidentde la Commission européenne de faire un rapport surle futur développement des coopérations de l’UE en termede coordination et de coopération, de façon à assurer unecohérence et une visibilité de l’UE. Nous attendons ce rapportpour l’été prochain.Je suis persuadé qu’il y a une complémentarité dans les deuxfaçons d’intervenir, que ce soit la protection civile dans certainesphases de l’urgence, ou l’aide humanitaire dans toutesles phases de l’urgence. Mais il faut clarifier les rôles, c’estindispensable pour préserver le professionnalisme de tousles acteurs humanitaires.AB : Qu’en est-il de la coordination des Etats-membresavec la Commission européenne et son service d’aidehumanitaire ? Quelle est l’attente des Nations unies parrapport à la DG ECHO ?AC : Le maître mot est effectivement « coordination ». AuPakistan par exemple, la coordination faite par la présidencede l’Union européenne a été très importante, en collaborationavec les autorités pakistanaises parce qu’on se coordonned’abord avec les autorités locales, quand elles existent.C’était également le cas en Indonésie. La DG ECHO participeaussi à la coordination mise en œuvre par les Nationsunies. Vous avez mentionné les attentes des Nations unies ànotre égard. Nous suivons de très près la réforme <strong>du</strong> systèmehumanitaire des Nations unies. Nous partageons leurspréoccupations sur la coordination, la concertation entre les65


3Bureau de coordinationdes affaireshumanitairesdes Nations unies(Ndlr).différentes agences des Nations unies, sur les moyens mis àleur disposition, sur le rôle d’OCHA 3 . Ces questions visent àaugmenter les synergies, à éliminer les dispersions d’effortsdans le théâtre difficile des opérations d’urgences humanitaires.Concernant les Nations unies, nous suivons avec attentionla mise en œuvre de nouveaux systèmes opérationnels,comme par exemple, le concept de « cluster »* mise enplace au Pakistan. C’était peut-être un peu trop tôt, maisnous avons pu apprendre beaucoup. C’est un système quisera mis à l’épreuve par les Nations unies dans trois pays (leLiberia, l’Ouganda, la RDC).AB : Quelles sont les perspectives financières pour lapériode 2007-2013 ? J’ai cru comprendre que la Commissionavait présenté un projet annuel de 910 millions d’euros.Il semble que la prévision de budget avoisine les 732millions d’euros. Qu’en est-il ?AC : Nous avons une proposition de budget qui est plusavancée qu’elle ne l’était il y a quelques mois. Il correspondau maintien de notre budget humanitaire actuel, auquel vients’ajouter une ligne supplémentaire pour l’aide alimentaired’urgence. L’augmentation de notre budget dépend de l’autoritébudgétaire (Parlement et Conseil). Pour ce qui est del’aide alimentaire d’urgence, elle est actuellement mise enœuvre par une autre direction générale, EuropeAid. Un prochaintransfert de responsabilités est envisagé. Enfin concernantnotre budget de 732 millions, peut-être que dans sasagesse l’autorité budgétaire considérera opportun d’augmenterce budget. On peut l’espérer.AB : Avec le même budget, pensez-vous qu’il y ait desperspectives d’amélioration <strong>du</strong> passage entre les programmesd’urgence, de reconstruction et de développement?AC : Je pense que l’effort budgétaire devrait plutôt venir <strong>du</strong>côté développement, parce que la masse budgétaire disponibleest de loin supérieure. Quand l’humanitaire passe lamain au développement, on espère que l’évolution sera positive.A ce moment-là, sont mis en place d’autres mécanismesde décision impliquant davantage les autorités gouvernementales.Vous savez, la DG ECHO attache beaucoupd’importance à certains problèmes transversaux comme lelien entre urgence, la réhabilitation et développement. Plus66


Actualitéstôt et plus efficace est l’entrée en jeu <strong>du</strong> développement,plus légère et moins lourde est la charge de l’humanitaire, çac’est évident 4 .AB : En tant qu’ONG, nous avons l’impression que danscertaines situations, le relais entre ECHO et EUROPE-AIDse passe bien. En revanche, dans d’autres cas, cela nefonctionne pas. Pourquoi ?AC : Moi aussi, de temps en temps, j’ai des problèmes pourcomprendre ça. Mais, à l’intérieur de la Commission noussommes très attentifs à ce problème. Il faut dire que celadépend aussi très souvent <strong>du</strong> contexte <strong>du</strong> pays dans lequelnous nous situons et de la perception des autorités gouvernementalessur la prise en charge par « l’étape développement» de ce qui a été considéré comme une priorité humanitaire.Les perceptions sont différentes en fonction de ceuxqui sont au gouvernement et de ceux qui sont sur le terrainhumanitaire. Je pense au secteur de la santé par exemple,qui n’est pas nécessairement intégré comme priorité par lesgouvernements, dans le cadre d’une politique de développement.4Lire, dans cenuméro, le dossier« Logiqued’urgence etpérennité ».AB : Deux ans après sa mise en place, quel est le bilanque vous tirez <strong>du</strong> nouveau Contrat Cadre de Partenariat(CCP) avec vos partenaires ? Ici, je me fais l’expression<strong>du</strong> sentiment de beaucoup d’ONG : nous constatons unaccroissement <strong>du</strong> poids administratif dans la relationdes ONG avec la DG ECHO. On en comprend le bienfondéau niveau <strong>du</strong> principe, mais avec une inquiétudesur les conséquences en termes de réactivité, parce quecela exige <strong>du</strong> temps et cela in<strong>du</strong>it des coûts. Cetteinquiétude porte même sur la nature <strong>du</strong> partenariat. Onse dit que l’alourdissement administratif pour les ONGne sera pas sans conséquences pour la DG ECHO, en termesde réactivité face aux crises. Comment voyez-vouscela ?AC : Je vais peut être vous surprendre, mais je fais un bilantrès positif <strong>du</strong> nouveau CCP. Il est clair qu’il y a, sur certainsaspects, une surcharge administrative. Je ne sais pas s’il yaura une nouvelle révision <strong>du</strong> CCP, car nous n’en sommesqu’à une étape de discussion avec les partenaires. Commevous le savez, nous avons des contraintes très fortes, dansnotre réglementation, qui proviennent de la responsabilité de67


la gestion des fonds publics. Nous sommes tenus de menerdes contrôles administratifs poussés, des audits et des évaluations.Nous essayons de rendre cette charge administrativemoins lourde, en l’étalant peut être un peu plus dans le temps.Evidemment, cela pèse sur nous aussi : nous devons engagerdes personnes, des ressources et les moyens nécessairespour faire face à ces exigences. Il y a eu des progrès entrel’ancien CCP et l’actuel, qui nous ont permis de travaillerdans un contexte plus ordonné, plus protégé pour tout lemonde. Donc il y a une ré<strong>du</strong>ction des risques. L’activitéhumanitaire est toujours très risquée, non seulement <strong>du</strong>point de vue de la sécurité physique, mais aussi <strong>du</strong> point devue financier. Dans sa mise en œuvre, la relation de confiancen’a pas besoin d’être démontrée par les papiers administratifs.Elle doit cependant être vérifiée périodiquement defaçon à maintenir ce degré de confiance entre partenaires.AB : La connaissance <strong>du</strong> nouveau CCP, voire son application,semble diverse d’un pays à l’autre parmi les partenaireset représentants de la DG ECHO. Pourquoi ?AC : Là vous touchez un point sensible, nous faisons un groseffort de formation de nos partenaires, y compris en interneà la DG ECHO. Nous faisons aussi en sorte qu’il y ait uneseule interprétation des règles. Nous mettons en place desstructures, des façons de faire et de la formation. Pour moi ily a un seul CCP et une seule façon de l’appliquer. Il faut égalementdire que la rotation des intervenants est importante,que se soit chez nos partenaires, ou parmi nos experts. Donccet effort de formation est nécessairement continu. D’autresoutils seront progressivement mis à disposition pour permettreà ceux qui font face à des questions opérationnelles,de recevoir les bonnes réponses, au bon moment, de façonclaire et non équivoque.AB : Où en sommes-nous aujourd’hui <strong>du</strong> projet d’un« corps de volontaires européens » ?AC : Ce corps a été référencé dans un article de la constitution.Donc actuellement nous n’avons pas de base légalepour donner suite à ce projet. Nous avons néanmoins lancéune étude de faisabilité, ici à la DG ECHO, pour voir dansquelle perspective cela pourrait se faire. De toute façon, si cecorps existait, ce ne serait pas un corps non professionnel dejeunes volontaires que l’on enverrait sans formation sur le68


Actualitésterrain. Non, selon moi, il s’agirait d’un corps professionnalisé.Ce serait un ensemble de personnes mis à disposition denos partenaires pour renforcer leurs effectifs. Mais nousavons seulement lancé une étude de faisabilité, en attendantd’avoir une base légale pour aller plus loin.AB : Finalement, quel est le message que vous souhaitezfaire passer aux ONG partenaires ?AC : Aidez-nous. Aidez-nous parce que sans vous, nous nepouvons rien faire. Cet appel à l’aide est un appel à plus deresponsabilité, même si je sais bien déjà que vous êtes trèsresponsables. Ca ne veut pas dire que je considère que ceque l’on fait est insuffisant, au contraire, mais on est tenu defaire plus, vous et nous. Donc on a besoin de vous, on comptesur vous.Lexique« Cluster ». Initiative de l’ONU qui consiste en un« Groupe » d’organisations et de décideurs piloté parune des agences des Nations unies, tant au niveau globalqu’au niveau <strong>du</strong> pays affecté. On distingue 9 typesde « cluster» : logistique, télécommunications, habitat,santé, nutrition, eau et hygiène, protection, coordinationdes camps, réhabilitation d’urgence, tous pilotéspar une agence des Nations unies. Une premièreexpérience est en cours au Pakistan et le « cluster » vaêtre prochainement testé dans d’autres pays.CCP. Tout partenariat avec la DG ECHO passe par un lasignature d’un Contrat Cadre de Partenariat. Celui-cidéfinit les conditions contractuelles de chaque contratd’opération correspondant à un programme présentéet mis en œuvre par une ONG et financé par la DGECHO.Mission intégrée. Concept mis en œuvre, par exemple,en Afghanistan, au travers d’un programme quicombine tous les domaines nécessaires à la reconstructiond’un Etat impliquant de nombreux acteurssous l’égide ou non (Irak) de l’ONU, qu’il s’agisse <strong>du</strong>69


militaire, <strong>du</strong> politique, de l’humanitaire ou de la reconstruction.Dans ce cadre, l’humanitaire est considérécomme un élément d’un projet plus vaste ou le politiqueprévaut. Les ONG, comme le CICR à sa façon,souhaitent en général garder leur neutralité et leurindépendance.Evaluation d’ECHO. En application de l’article 2O <strong>du</strong>règlement d’ECHO, une première évaluation a étéréalisée en 1999. Une nouvelle évaluation est encours. Elle est réalisée par un bureau d’étude et parune équipe de 4 personnes. L’évaluation porte sur 3points : bilan des recommandations de l’évaluation de1999, la stratégie et l’organisation d’ECHO, les défisauxquels ECHO est confronté. L’évaluation finale seraprésentée au Conseil et au Parlement européen.70


ActualitésLes « lois scélérates »de Vladimir Poutine> Par Sacha KoulaevaChargée de programme Europe de l’Est et Asie centraleà la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH)Le 17 janvier <strong>2006</strong>, malgré la pressionde la société civile russe et de lacommunauté internationale, VladimirPoutine a signé la loi intitulée« Amendements de certaines loisfédérales de la Fédération de Russie ». Cetexte, qui entre en vigueur en avril <strong>2006</strong>,témoigne d’une volonté très nette de contrôleret de museler les organisations indépendantes.Il représente une menace réelle pour lasociété civile dans son ensemble, même si certainesdes dispositions les plus restrictives 1 enont été retirées après première lecture devantla Chambre basse de la Douma, le 23 novembre2005, suite à une expertise très critique <strong>du</strong>Conseil de l’Europe et d’autres réactions virulentesde la communauté internationale. Cetteloi s’inscrit en effet en violation flagrante destextes nationaux et internationaux relatifsaux droits de l’Homme, y compris d’ailleurs laConstitution de la Fédération de Russie quigarantit, elle aussi, la liberté d’association.Qu’on en juge par quelques exemples.1Voir noteexplicative del’Observatoirepour la protectiondes défenseursdes droits del’Homme (programmeconjointOMCT-FIDH)« Russie : Loid’amendementsaux lois régissantl’activité de lasociété civile »www.fidh.org/article.php3?id_article=2984et leRapport annuel2005 del’Observatoirepour la protectiondes défenseursdes droits del’Homme« Obstination <strong>du</strong>témoignage »http://www.fidh.org/article.php3?id_article=316471


L’amendement 3§5 de l’article 15 de la loi fédérale sur lesassociations à but non lucratif (NKO) et l’amendement 2§3de l’article 19 de la loi fédérale sur les associations publiquesindiquent que les ressortissants étrangers ou apatrides nedisposant pas <strong>du</strong> statut de résident permanent ne peuventêtre ni fondateurs, ni membres d’une organisation, ainsi quetout étranger ou apatride dont la présence est considéréecomme « indésirable », par décision des autorités. Parailleurs, toute personne visée par les dispositions de la Loifédérale sur la « lutte contre le blanchiment d’argent, reçupar un moyen criminel et le financement <strong>du</strong> terrorisme » outout indivi<strong>du</strong> condamné pour des actes comportant dessignes d’activité extrémiste se voit interdit d’être membre oufondateur d’une organisation. Toute association dont l’activitéa été suspen<strong>du</strong>e pour activité extrémiste ne peut êtremembre ou fondatrice d’une autre organisation.Or aucune définition claire de l’« extrémisme » n’apparaîtdans la législation russe qui pourrait ainsi être utilisée defaçon tout à fait arbitraire. Enfin, au terme des dispositionsconcernant les associations publiques, un indivi<strong>du</strong> placé endétention à la suite d’une décision de justice est confrontéaux mêmes interdictions, détail visiblement adressé à M.Khodorkovskï (l’ex-dirigeant de géant pétrolier Yukos et créateurd’une grande fondation de soutien aux ONG russes, « LaRussie Ouverte », actuellement en camp pénitentiaire de travail)…L’amendement 4 modifie la loi sur les associations publiques,de sorte que « la décision d’enregistrer la représentationd’une ONG étrangère ne peut être acceptée que par l’organed’enregistrement d’Etat ». L’amendement 6 de l’article 23 dela loi sur les associations publiques élargit les motifs de refusd’enregistrement. L’amendement 3§9 de l’article 231 de laloi sur les NKO, qui reprend ces dispositions, prévoit égalementdes motifs de refus spécifiques aux sections d’ONGétrangères, notamment « si les buts de la création de la sectioncréent une menace à la souveraineté, à l’indépendancepolitique, à l’inviolabilité territoriale, à l’unité et l’originaliténationale, à l’héritage culturel et aux intérêts nationaux de laFédération de Russie », ou « si une section de l’ONG a étéprécédemment enregistrée sur le territoire [...] et liquidée enraison d’une violation manifeste de la Constitution ou de lalégislation russe ». Une des principales préoccupations desONG russes, l’amendement 2§8 de l’article 38 de la loi surles NKO, prévoit que « l’organe d’enregistrement d’Etat chargéd’accepter ou de refuser les demandes d’enregistrement72


Actualitésdes organisations, con<strong>du</strong>it également le contrôle de leursactivités et financements, et doit pouvoir accéder à tous lesdocuments financiers des organisations », y compris en lesdemandant auprès de tous les organes d’Etat de contrôle etde surveillance (impôts...), les organismes de crédits outoute autre organisation financière (banques). Jusqu’à présent,l’accès à ces documents nécessitait au préalable unedemande de la Procuratura, de la police ou de l’Inspectiondes impôts.Par ailleurs, mauvais souvenir de l’époque soviétique, « lesreprésentants de l’organe d’enregistrement d’Etat » peuventprendre part à toutes les activités des organisations,publiques ou internes, et doivent mener, une fois par an, unaudit afin de vérifier la conformité des activités de l’organisationavec les buts déclarés dans ses statuts. L’amendement3§10 de la loi sur les NKO prévoit que l’organisation « doittransmettre chaque année au ministère de la Justice un rapportsur ses activités, sur les tâches réalisées et sur l’utilisationde ses financements conformément aux statuts déposés,ainsi que le nom de ses membres directeurs ». L’amendement2§7 de l’article 23-1§5 de la loi sur les NKO disposeque l’omission répétée de fournir des documents financiersou budgétaires dans le délai qui lui est imparti peut être lefondement d’une demande de l’organe d’enregistrementd’Etat auprès de la Cour pour ordonner la cessation des activitésde l’organisation, sa dissolution ou sa radiation <strong>du</strong> registredes personnes juridiques. Ces documents concernententre autres le volume des ressources et de tous les autresbiens reçus par l’association, de la part d’organisations internationalesou étrangères, de personnes étrangères ou apatrides,ainsi que des buts de leur dépense ou utilisation.Enfin, l’amendement de l’article 33 de la loi sur les NKO énumèreles causes de dissolution ou de cessation des activitésd’une organisation par voie judiciaire, à savoir : l’organisationmène une activité extrémiste ; elle aide à la légalisation defonds illégalement obtenus ; elle viole les droits et libertésdes citoyens ; elle commet des violations répétées et gravesà la Constitution, aux lois fédérales ou à toute autre norme,ou ses activités contredisent les statuts. Mais une fois encore,le caractère particulièrement vague de ces termes laissecraindre, là aussi, une interprétation arbitraire de ces dispositions.Une semaine après la signature de la loi, le gouvernement alancé une campagne de diffamation contre des organisationsde défense des droits de l’Homme, parmi lesquelles le Grou-73


pe Helsinki de Moscou, le Comité Nizhny Novgorod contre latorture et le Center for Democracy and Human Rights, quiont été accusés par les services de sécurité russes (FSB)dans des films diffusés par deux chaînes de télévision d’Etat,d’être financés par les services secrets britanniques. Cettecampagne a fait partie d’une opération médiatique plus vastemenée par le gouvernement contre la société civile indépendante.Les défenseurs sont eux-même constamment la ciblede menaces, comme l’illustre le cas de Stanislas Dmitrievsky(directeur exécutif de la Société d’amitiés russo-tchétchènes(RCFS) et rédacteur en chef <strong>du</strong> journal Pravozaschita), poursuivipour la publication des déclarations de M. Zakaev et M. Maskhadov,dans lesquelles les deux leaders tchétchènes séparatistesappelaient à une solution pacifique <strong>du</strong> conflit.Après une année de campagnes de diffamations et de harcèlementet une accusation pour « incitation à la haine et l’animositésur la base de l’ethnicité et de la religion » M. Dmitrievsky, a étécondamné, le 3 février <strong>2006</strong>, à deux ans de prison avec sursis età quatre années de période de probation <strong>du</strong>rant lesquelles il n’aurapas le droit de changer de résidence et devra régulièrements’enregistrer auprès des autorités locales au risque d’être arrêtéet détenu pendant deux ans.Certaines ONG, internationalement reconnues, pouvaientencore se considérer un peu plus à l’abri que les autres. Maisle 26 février <strong>2006</strong>, la Procurature lança un avertissement écritcontre la directrice exécutive de la société Memorial, uneONG célèbre, en se référant au soutien des activités terroristes.Les accusations ont été basées sur une étude « sociopsychologique» qui n’a jamais été présentée à Mémorial, etdont les auteurs n’ont jamais été nommés. Cet avertissementfait suite à la publication, sur le site de Memorial, del’expertise (faite par le Mufti en chef de la partie Asiatique deRussie) de quatre brochures publiées par Hizb-Ut-Tahrir, organisationmusulmane radicale interdite en Russie. Cetteexpertise, ordonnée par Memorial, avait pour but de vérifierles bases juridiques de douzaines de procès pénaux ouvertsdepuis automne 2004 à l’encontre de citoyens de Russie etd’autres pays de l’ex-URSS, poursuivis pour possession, lectureou distribution d’écrits d’Hizb-Ut-Tahrir.Cette année, la Russie préside le G-8 et prendra la tête <strong>du</strong>Conseil de l’Europe en mai <strong>2006</strong>. En attendant, la sociétécivile russe se prépare aux conséquences de ces nouvelles« lois scélérates »…74


ActualitésL’action humanitaire internationale :le rôle des gouvernements,des organisations internationaleset non-gouvernementales> par Nathalie Feix Scott et Otto HieronymiLe onzième colloque annuel humanitaireorganisé par le Programme deRelations Internationales et deMigration et des Réfugiés de WebsterUniversity à Genève a eu lieu les2 et 3 <strong>mars</strong> <strong>2006</strong> au Centre international deconférences de Genève, sur le thème de L’Actionhumanitaire internationale : le rôle desgouvernements, des organisations internationaleset des ONG. Cette conférence a bénéficié<strong>du</strong> Haut Patronage <strong>du</strong> Conseil d’Etat genevoisainsi que <strong>du</strong> support et de la participationactive <strong>du</strong> Comité international de la Croix-Rouge, <strong>du</strong> Haut Commissariat des Nationsunies pour les Réfugiés, de la Fédérationinternationale des sociétés de la Croix-Rougeet <strong>du</strong> Croissant Rouge et de Médecins <strong>du</strong><strong>Monde</strong>.L’objectif de ce colloque n’était pas de trouverun consensus ou une conclusion définitive surles nombreux thèmes abordés. Il ne s’agit pasnon plus de rendre ici, dans le cadre d’un articlerelativement bref, toute la richesse descontributions par les quelque trente orateurs.Nous nous efforcerons seulement d’illustrerquelques-uns des thèmes abordés 1 .`1L’intégralité desActes <strong>du</strong> Colloqueserapubliée dans lecourant <strong>2006</strong>dans le RefugeeSurvey Quarterly<strong>du</strong> Haut Commissariatdes Nationsunies pour lesRéfugiés, éditépar Oxford UniversityPress. Lesactes completsdes colloques de1996, 1999, et2001 à 2005inclus, ont étépubliés par leHCR, ceux de1998 par le CICR.75


L’humanitaire au centre des préoccupations internationalesL’humanitaire est aujourd’hui au centre des préoccupationsde l’opinion publique et de la communauté internationale.Ceci est un phénomène relativement récent. Au cours desquinze dernières années, le volume et la portée de l’aidehumanitaire, ainsi que le nombre d’organisations engagéesdans ce domaine – agences gouvernementales, organisationsinternationales et ONG – ont connu une expansionimportante. Certains voient en cela un développement positif,d’autres sont plus réservés et craignent que « le politique» ne s’approprie et de ce fait ne corrompe l’humanitaireaux dépens des victimes qui ont un besoin urgent aussibien d’assistance que de protection.Le nouveau rôle de l’humanitaire a aussi bien des causespositives que négatives. Ces dernières sont sans doute lesplus importantes : la multiplication et l’ampleur de crises politiquesà l’intérieur des frontières, les destructions et lesmillions de victimes sur les cinq continents, l’incapacité deprévenir ces crises, et les grandes difficultés pour y remédier.Le contraste était et reste énorme avec les bénéfices entermes de liberté et de sécurité qu’a apportés la fin de laGuerre Froide. Les causes positives sont essentiellementl’élan de solidarité envers les victimes, la mauvaise consciencedes Etats et des peuples vivant en paix et sécuritésans agir contre les gouvernements et milices coupables decrimes contre l’humanité, et finalement, la prise de conscience– espérons <strong>du</strong>rable – <strong>du</strong> fait que nous avons tous uneresponsabilité internationale et universelle de protéger lesvictimes de persécutions et crimes contre l’humanité, indépendammentde leur nationalité. En effet, nous assistons àun élargissement des responsabilités humanitaires, allant <strong>du</strong>concept-clé de l’assistance au concept de la responsabilitéde protéger, qui comprend la prévention, la dissuasion, l’intervention,la reconstruction et la réconciliation. Ce dernierpoint était au cœur de l’intervention de Tom Getman, directeurdes Affaires humanitaires et Relations internationales,World Vision International. Michel Veuthey, vice-président del’Institut international de droit humanitaire, a démontré quel’humanitaire est un phénomène universel – dans le temps etdans l’espace – destiné à renforcer la dignité humaine. Dansses conclusions, Otto Hieronymi a rappelé que l’action, dansle cadre de la responsabilité de protéger pour éradiquer les76


Actualitéscancers politiques qui sont à la source des crises humanitaires,sert à protéger non seulement les victimes directes maiségalement l’ensemble de la communauté internationale.Sommes-nous tous des humanitaires ?L’un des thèmes principaux abordés lors de ce colloque a étécelui <strong>du</strong> rôle que tiennent les ONG face aux gouvernements,au secteur privé, et aux organisations internationales gouvernementales.A cette fin, il convenait d’examiner la questionplus large des objectifs et de la mission des différentes catégoriesd’acteurs et celle <strong>du</strong> mandat et <strong>du</strong> statut juridique desONG.Dans son discours d’ouverture, Françoise Jeanson, présidentede Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, a posé la question-clé <strong>du</strong> colloque– et qui est aussi une des questions clés relative à lasituation dans le monde aujourd’hui – Sommes-nous tousdes humanitaires ? Sa réponse était à la fois claire et nuancée.Personne n’a le monopole de l’humanitaire, et les Etatsne doivent pas être exclus de ce domaine. Cependant, l’indépendancedes organisations humanitaires et, notamment,des organisations non-gouvernementales, est une conditionessentielle à leur travail, à leur crédibilité et à leur capacité àremplir leur mission, à savoir aider et protéger les victimes.Plus les Etats veulent imposer leur manière de voir et defaire, plus ils contestent les principes et le jugement desONG, et plus ils affaiblissent l’efficacité de l’action humanitaire.Faire des ONG de simples exécutantes des politiquesgouvernementales – aussi fondées puissent-elles être –risque de priver les organisations humanitaires de leur raisond’être au moment même où on a le plus besoin d’elles.Contrairement aux organisations internationales (notammentcelles faisant partie de la famille des Nations unies) et auxacteurs ou agences étatiques (dont les armées) qui bénéficientde la protection directe ou indirecte de leurs gouvernementsou Etats-membres, les ONG ne bénéficient pas destatut légal. Comme l’a souligné François Rubio, directeurdes Affaires juridiques pour Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, rares sontles pays qui ont un statut spécifique pour les ONG. En France,on parle d’associations ou d’organisations de solidarité,mais elles ne bénéficient pas d’une catégorie juridique particulière.Il n’existe pas non plus de tel statut au niveau international,bien que le Traité 124 <strong>du</strong> Conseil de l’Europe, ratifié77


par onze Etats, reconnaisse la personnalité juridique desONG. Alors même que le mandat des organisations internationalesgouvernementales est défini par le traité qui les institue,le mandat d’une ONG est tout simplement celui que sesfondateurs lui auront donné.Quant au rôle des ONG, il est double : assistance et protection.Selon Jean-Christophe Rufin, président d’Action Contre la Faim,alors que le rôle traditionnel de l’ONG est celui de l’assistance –l’apport d’aide et de services aux populations dans le besoin, ladimension de protection est elle aussi essentielle et comprendplusieurs facettes. Tout d’abord, la protection contre l’oubli. Ilincombe aux ONG d’aller chercher les populations dont on neparle pas et qui ont besoin d’assistance, comme cela a été le caspour celles <strong>du</strong> Népal ou de Mongolie. Ensuite, protection contrele danger. La simple présence d’ONG, y compris dans les campsde réfugiés, assure une certaine protection aux populations vulnérablescar leurs travailleurs constituent des témoins potentiels.Il y a aussi une protection contre le rapatriement forcé. Parsa présence au Darfour, Action Contre la Faim aide à freinerles politiques trop pressés de renvoyer les gens dans larégion qu’ils viennent de fuir. Enfin, protection grâce auxrapports et témoignages contre les crimes de guerre. Mais,comme nous le rappelle M. Rufin, il faut aussi protéger l’humanitairede lui-même, à savoir : « Agir, oui – mais savoir oùet comment. »Dans son intervention sur Les mesures d’interception et leurimpact sur le travail des ONG en faveur des réfugiés, NancyKelley, <strong>du</strong> British Refugee Council, a mis en garde contre la tentationde certains gouvernements de vouloir restreindre lechamp d’application de la règle la plus importante de la protectiondes réfugiés : le non-refoulement aux frontières.Coopération, coordination, indépendance et neutralitéFace à l’échelle et la complexité de crises humanitaires tellesque le Darfour, le tsunami ou Katrina, la question de la divisiondes responsabilités respectives et de la coopération entre lesdifférentes catégories d’organisations est devenue essentielleaussi bien pour les humanitaires que pour le public en général.Cette question est en particulier importante à Genève, souventdésignée comme « capitale humanitaire » et centre névralgiquede l’organisation et de la coordination de l’action humanitaireinternationale.78


ActualitésLa coopération entre les divers acteurs – comme par exempleentre le HCR et les ONG – était un des sujets centraux <strong>du</strong>programme. En 2005, le HCR avait des accords avec 600 partenaires.Ces accords concernent pour la plupart des activitéset projets pour le bien-être des réfugiés, mais s’étendentde plus en plus souvent aux personnes déplacées à l’intérieurdes frontières de leur pays. Comme Nicholas Coussidis,Chef au HCR de l’Unité de liaison avec les ONG, l’a souligné,la communauté des ONG est très importante pour mieuxcommuniquer avec les populations locales, auprès desquelleselles assument souvent un rôle de plaidoyer.Deux juristes <strong>du</strong> CICR, Victoria Gardner et Katie Sams, ontaussi donné une analyse de la coopération au sein <strong>du</strong> mouvementde la Croix-Rouge et <strong>du</strong> Croissant Rouge et des différentsmembres de ce mouvement avec d’autres acteurs.Elles ont par ailleurs insisté sur l’importance de respecter lesdifférences statutaires et mandataires de ces membres, etsur la nécessité de diluer le rôle restrictif que le droit internationalhumanitaire réserve au CICR.Finalement, Christopher Lamb, conseiller spécial à la Fédération,a rappelé que l’avenir de l’action humanitaire dépendraaussi de la capacité des principales organisations humanitaireset de l’ensemble de la communauté internationale à releverle défi <strong>du</strong> volontariat.Santé et alimentationIl est aussi utile de réfléchir au type d’aide et de protectiondont les populations ont besoin. Il découle des présentationsfaites lors <strong>du</strong> colloque, que le droit à l’alimentation et le droità la santé sont fondamentaux et inaliénables.Le nombre de personnes qui souffrent de la faim dans lemonde augmente chaque année de 4 millions depuis 2002.En 1996, lors d’un sommet alimentaire mondial, la communautéinternationale s’est engagée à diminuer de 50 % lenombre de gens souffrant de la faim d’ici à 2015. Or, l’aidealimentaire a diminué de 50 % depuis 1999 et la proportionde gens qui souffrent de la faim ne cesse d’augmenter. Lefossé entre l’engagement politique et l’action se creuse. Etpourtant, selon M Daly Belgasmi, directeur <strong>du</strong> World FoodProgramme, il est tout à fait possible de pro<strong>du</strong>ire suffisammentde nourriture pour tout le monde. De fait, une semainede subventions gouvernementales données aux paysans <strong>du</strong>79


monde développé permettrait de couvrir le coût annuel del’aide alimentaire. Le message de M. Belgasmi est sans équivoque: la faim dans le monde n’est pas une fatalité, mais unchoix.La santé humaine étant un droit fondamental, sa protectionfait maintenant partie intégrante de la politique des Etats etbénéficie d’un renforcement de rôle depuis quelquesannées. Comme l’a souligné le Dr Pierre Perrin, Chief MedicalOfficer au CICR, la défense de la santé publique relève <strong>du</strong>respect des droits de l’Homme et de l’intégrité de l’indivi<strong>du</strong>.Manuel Carballo, directeur de l’International Center for Migrationand Health à Genève, a lancé un cri d’alarme en démontrantque la précarité de la situation juridique, économique etsociale de millions de migrants dans les pays économiquementavancés représente un danger de santé publique, nonseulement pour les migrants eux-mêmes, mais égalementpour l’ensemble de la population des pays riches.La santé publique, de par les soins administrés aux blessésde guerre, est à l’origine même <strong>du</strong> CICR et <strong>du</strong> droit internationalhumanitaire. Le Dr Perrin a illustré la multiplicité desfonctions des acteurs agissant dans le cadre de la santépublique par l’exemple d’une « success story » humanitairequi a abouti à la ratification <strong>du</strong> Traité d’interdiction des minesantipersonnel. En effet, après avoir constaté que les blesséstraités par son personnel médical étaient en grande partiedes civils, le CICR rapporta les constatations faites sur leterrain aux Nations unies. Ces rapports, une fois institutionnalisés,fournirent la base pour l’élaboration d’un traitéinternational. C’est un cas où une approche globale etmultidisciplinaire de la protection de la santé publique aabouti à une décision politique. Dans le même contexte,Flavio Del Ponte et Patrizia Palmiero, de la direction <strong>du</strong>développement et de la coopération helvétique, ont parléde l’engagement <strong>du</strong> gouvernement suisse en faveur desvictimes des mines antipersonnel.Le principal acteur international en matière de santé publiqueest évidemment l’OMS, et à l’heure actuelle, on ne sauraitparler de santé publique sans aborder le problème de la grippeaviaire. L’approche stratégique de l’OMS en cas d’épidémieest de s’assurer que la communauté internationale a mis aupoint une technique pour la détecter et échanger cette informationau niveau international. Elle coopère avec 40 pays qui80


Actualitésont mis en place des stratégies pour lutter contre des pandémiespossibles par un processus d’échange d’information.Pour ce qui est de la grippe aviaire, le Dr Roth, de l’OMS, ainsisté sur le fait que seule une coopération internationaleayant pour buts de diminuer les risques d’exposition humaine,d’accorder des compensations aux populations les plustouchées, de renforcer les systèmes d’alerte au niveau local,régional et international, et d’encourager les laboratoires àtrouver un vaccin ou un remède au virus, peut nous aider àretarder l’évolution de la pandémie.Les crises d’hier, d’aujourd’hui et de demainLe terrible tremblement de terre qui a ravagé le Pakistan en2004 a fait 73 276 morts et autant de blessés. En quelquesminutes, plus de la moitié des maisons de la région touchéeétaient détruites, ainsi que 65 % des hôpitaux. Une annéeplus tard, l’électricité était rétablie à 75 % et 85 % des routesétaient praticables. Selon Tehmina Janjua, représentantepermanente adjointe de la Mission <strong>du</strong> Pakistan à Genève, lesuccès de cette opération humanitaire vient de ce que prèsd’une centaine d’ONG internationales et 25 organisationsinternationales ont travaillé et coopéré sans relâche, ensemble,sous l’égide <strong>du</strong> gouvernement pakistanais. De plus,Mme Janjua désigne la mobilisation des ressources locales,l’identification des populations vulnérables, la constantecommunication entre les divers acteurs, et bien sûr, lecontrôle de l’utilisation des fonds, comme ayant été les élémentsfondamentaux <strong>du</strong> succès de cette opération. Le rôlefondamental de la coopération entre les acteurs a par ailleursaussi été souligné par Markku Niskala, secrétaire général dela Fédération internationale de la Croix-Rouge et <strong>du</strong> CroissantRouge.Une autre catastrophe – qui, celle-là, n’avait rien de naturel –a ébranlé l’Europe ces dix dernières années. En 1996, on necomptait pas moins de 1,6 million de réfugiés et IDP venantdes Balkans. En 2005, le HCR a obtenu plus d’un million deretours en Bosnie-Herzégovine, et il n’y a plus qu’environ148 000 réfugiés en Serbie-Monténégro. L’OSCE, l’UE, et lesgouvernements de la Serbie-Monténégro et Bosnie-Herzégovineont travaillé ensemble pour identifier les derniers obstaclesà l’intégration de ces populations dans la région. De plus,le HCR supervise les possibilités de rapatriement au Kosovode 212 000 personnes déplacées, mais les conditions idéales81


ne sont pas encore réunies pour permettre leur réintégration.Malgré le fait que seules 14 000 personnes soient rentréesvolontairement sur les 200 000 ou 300 000 IDP <strong>du</strong> Kosovo,Guido Ambroso, Senior Desk Officer pour l’Europe au HCR,reste confiant et pense que cette crise est en passe de résolution.Il y a aujourd’hui environ 2,5 millions de personnes déplacéesdans le monde, qui dépendent en grande partie et parfoisentièrement de l’aide humanitaire pour leur survie.Le déplacement de populations devient une logique de guerrelorsque, comme au Darfour, ces déplacements laissent lechamp libre aux combattants pour s’affronter. Comme en atémoigné M. Fakhouri, directeur des opérations au HCR pourla crise au Soudan, il est très difficile de parler de normes oude coopération dans des situations comme celle que connaîtle Darfour où la communauté internationale n’est pas unie etoù les principes <strong>du</strong> droit international sont bafoués tous lesjours.Nouvelles tâches, nouveaux acteurs et nouvelles responsabilitésMalgré la persistance <strong>du</strong> problème des personnes déplacéesà l’intérieur des frontières de leur pays, le nombre de réfugiésdans le monde tend à diminuer. Les personnes déplacées,ou IDP, ne bénéficient pas des droits à la protectioninternationale comme les réfugiés. Anne Willem Bijleveld,directeur de la Division des relations extérieures <strong>du</strong> HCR, aévoqué les progrès récents faits dans la prise de consciencepar la communauté internationale de la nécessité d’aider etde protéger les personnes déplacées. M. Bijleveld a brosséun tableau complet <strong>du</strong> partage des responsabilités attribuéesdans cette tache complexe et importante non seulement auHCR, mais aussi à d’autres membres de la famille desNations unies, comme le Programme d’alimentation mondial,l’UNICEF, etc. Il a souligné que ces progrès et les innovationsdans la coopération entre différentes organisations font suiteà la déclaration faite au Sommet des Nations unies de NewYork en septembre 2005.Au sujet des nouvelles prises de conscience et des nouveauxacteurs, nous aimerions ajouter trois autres thèmes et interventions.Le premier est celui des enfants dans les criseshumanitaires et notamment dans les catastrophes naturelles,82


Actualitéscomme le tsunami. Mme Duggall-Chadha de la FédérationInternationale de la Croix-Rouge et <strong>du</strong> Croissant Rouge,après avoir rappelé la vulnérabilité particulière aux enfants, aprésenté une approche innovante pour prévenir et diminuercette vulnérabilité par des efforts au sein des communautéslocales exposées à de potentielles catastrophes.Le deuxième thème est le rôle important que peuvent et doiventjouer les entreprises à la suite de crises humanitaires,qu’elles soient la conséquence de catastrophes naturelles oude guerres. Le président <strong>du</strong> Business Humanitarian Forum,John Maresca, a souligné à juste titre que sans la participationdes entreprises privées, les efforts de reconstruction etle retour à une vie normale seraient voués à l’échec. MMaresca préconise un plus grand rôle <strong>du</strong> secteur privé dansl’humanitaire.Le troisième thème est la lutte contre la traite des femmes,des hommes et des enfants dans le monde, et plus particulièrementen Europe, que Helga Konrad, responsable de lalutte contre la traite d’êtres humains à l’OSCE, a évoquée.Selon Mme Konrad, le problème principal est de l’ordre de laperception. En effet, les gouvernements et la société civilepensent que si un indivi<strong>du</strong> quitte son pays volontairement, cequi lui arrive par la suite ne relève pas <strong>du</strong> trafic de personneset ne nécessite donc ni statut juridique particulier, ni uneréponse politique systématique. Dès lors, l’immigration clandestine,l’exploitation de travailleurs, et la prostitution, sonttraités au cas par cas. Ce trafic international, en augmentationexponentielle, rapporte de 30 à 35 milliards de dollars USpar an dans le monde et touche tous les échelons de la société.Les trafiquants utilisent des moyens de transports, desfaux papiers, des lieux d’hébergement, des téléphones portables,des comptes bancaires, des structures de blanchimentd’argent, etc. dans tous les pays de l’UE. Face à cefléau, Mme Konrad recommande que les gouvernements utilisentdavantage les compétences des organisations gouvernementaleset ONG qui travaillent dans ce domaine depuisdes années et qui ont été les premières à donner l’alarme.De plus, il est essentiel que les gouvernements comprennentque les indivi<strong>du</strong>s aux mains des trafiquants sont des victimes,forcées de commettre des actes illégaux, commel’immigration clandestine ou le travail illégal, et non des criminelsen tant que tels. La solution serait, selon Mme Konrad,de créer un organisme international en mesure d’obtenir83


et d’analyser des données quantitatives et qualitativesconcernant le trafic de personnes, afin de servir à l’élaborationde stratégies au niveau international.L’humanitaire comme source d’optimisme pour l’ordreinternationalLa question de fond que tous les orateurs ont posée directementou implicitement est le rôle de « l’humanitaire », del’action humanitaire non seulement vis-à-vis des victimes,mais également dans le contexte plus large des systèmespolitiques et de l’ordre politique national et international. Chacundes intervenants a donné des éléments de réponse àcette interrogation et les commentaires et résumés qui précèdentdonnent une certaine idée de la diversité et de laconvergence de ces perceptions de l’importance et <strong>du</strong> rôlede l’action humanitaire. Mais nous retiendrons avant tout quecelle-ci se révèle une source d’optimisme pour l’ordre international,en permettant de combattre la justification la plusrépan<strong>du</strong>e pour les pires crimes ou pour la plus criminelleindifférence, à savoir la peur de l’Autre.Les auteurs de cet article et le comité d’organisation tiennentà remercier Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> et, en particulier, FrançoisRubio, pour leur importante contribution à l’organisation dece colloque.Les auteursNathalie Feix Scott a obtenu sa maîtrise en relations internationalesà Webster University, puis a poursuivi ses études àla London School of Economics et aux Etats-Unis, où elle estdevenue avocate au Barreau de Floride. Après y avoir pratiquéle droit boursier et financier, Nathalie Feix Scott seconsacre dorénavant au droit humanitaire à Genève.Otto Hieronymi est directeur <strong>du</strong> programme de relationsinternationales et de migration et de réfugiés de WebsterUniversity à Genève depuis 1995. Il est l’auteur et l’éditeurde nombreuses publications dans les domaines de l’humanitaire,des relations internationales et de l’économie.84


ActualitésL’impact de la privatisationde la sécurité sur l’action humanitaire> Par Jean S. RenoufParmi les nombreux défis que doiventrelever les organisations humanitaires,l’un tient à l’apparition de nouveauxacteurs dans les zones deconflits armés : les private securitycompanies, ou sociétés de sécurité privées(SSP). Bien que leur définition soit sujette àcaution 1 , une société de sécurité privée peutêtre comprise comme une entreprise pourvoyant,contre rémunération, des servicesdestinés à avoir un impact stratégique sur lasécurité des personnes ou des biens. Ces servicessont divers : soutien logistique, analysede contextes, gestion de crise et conseil, protectionphysique de personnes et/ou de biens,instruction et formation de forces armées, etmême, commandement opérationnel et combat.Parmi les sociétés de sécurité les plusconnues on compte Aegis, ArmorGroup,Blackwater, Control Risks Group, DynCorp,Erinys, Hart, MPRI ou Vinnel Corporation.1Ni les protagonistesde la sécuritéprivée ni leschercheurs nes’accordent sur ladéfinition.Cette in<strong>du</strong>strialisation d’une sécurité aux allures militaires aaugmenté depuis la fin de la Guerre Froide, mais le phénomènea explosé avec les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Eneffet, on estime qu’en 2005, le nombre de contractants de85


2AFP, «America’sHired Guns: a Potof Gold orDeath», May 12,2005,www.iht.com/articles/2005/05/11/news/private.php3Voir les rapports<strong>du</strong> SpecialInspector Generalfor Iraq Reconstruction,http://www.sigir.mil/reports/QuarterlyReports/Jan06/pdf/Report_-_January_<strong>2006</strong>.pdfet The WashingtonTimes, «IraqiConstructionFunds Go ToSecurity», February9, <strong>2006</strong>,www.washtimes.com/national/<strong>2006</strong>0209-124325-7786r.htm4Duffield, «GlobalGovernance andthe New Wars :the merging ofdevelopment andsecurity», ZedBooks, 2001, citédans Kjell Bjork etRichard Jones,«OvercomingDilemmas Createdby the 21stCentury Mercenaries: Conceptualisingthe use ofprivate securitycompanies inIraq», ThirldWorld Quaterly,Vol 26, No 4-5,pp.777–796,2005.5QuadriennalDefence Review,http://www.defenselink.mil/qdr/sécurité privée en Irak s’élevait à 50 000 hommes (dont12 000 à 20 000 expatriés) 2 . Les raisons de ce phénomènesont multiples, mais trois sont essentielles : d’une part, ayantexternalisé un nombre important de fonctions autrefoisréservées aux militaires, l’armée américaine n’est désormaisplus en mesure d’effectuer une guerre sans recourir aux SSP.D’autre part, à la chute <strong>du</strong> Mur de Berlin, un nombre conséquentde militaires issus des différentes armées se sont trouvéssur le marché de l’emploi suite aux ré<strong>du</strong>ctions drastiques<strong>du</strong> personnel des armées. Enfin, les entreprises étrangèresopérant en Irak et Afghanistan ne disposant pas de la protectiondes forces de la coalition, elles sont obligées de seprotéger par des moyens privés. Ainsi, selon certains, de 25à 50% <strong>du</strong> budget alloué à la reconstruction en Irak, sert enréalité à financer des dépenses de sécurité 3 .Symptôme de la mutation des conflitsCe phénomène n’est pas surprenant lorsqu’il est replacédans le contexte plus global des « nouvelles guerres » tellesqu’abordées par Duffield, où l’émergence de nouvelles formesd’autorité, de régulation (ou dérégulation) <strong>du</strong> commerceet de la violence se font par le marché 4 . Tandis que les interventionsmilitaires sous prétextes humanitaires de l’aprèsGuerre Froide incluent une large gamme de fonctions (fournitured’aide, assistance au développement et à la reconstructiony compris des services de sécurité publiques, etc),les SSP ne sont pas un phénomène spécifique, mais fontdésormais partie intégrante <strong>du</strong> processus de reconstructionde l’Etat (state-building).Par ailleurs, dans le contexte d’une « longue guerre » 5 mondialecontre le terrorisme combinée à la libéralisation économiqueglobale, la sécurisation des sociétés par des acteursprivés est en augmentation. Ainsi, loin d’être limitées à l’Afghanistanet l’Irak, les sociétés de sécurité privées travaillent,ou ont travaillé, sur tous les continents. Au regard de l’expansion<strong>du</strong> phénomène, elles seront probablement à l’avenir,de toutes les guerres. L’importance accrue de ces nouveauxacteurs soulève de nombreuses questions. Au-delà desconséquences de la privatisation de la sécurité sur la con<strong>du</strong>itede la guerre 6 , ce phénomène a un impact certain sur l’actionhumanitaire.86


Liens avec les humanitairesAucune étude systématique des relations entre acteurshumanitaires et sociétés de sécurité privées n’a encore étépro<strong>du</strong>ite, mais il semblerait que, bien que limitées, les relationscontractuelles se développent. Ainsi, des SSP ont étéemployées par des ONG et agences des Nations unies pourdes opérations de déminage, protection de sites, formations« sécurité », gestion de risques ou de crises, revue desrègles et procé<strong>du</strong>res de sécurité existantes, et même, miseà disposition d’escortes armées. Cette tendance s’expliquepar une augmentation réelle ou perçue de l’insécurité deshumanitaires (liée notamment à une érosion de l’efficacité deleurs stratégies d’acceptation) et par l’attraction d’un marchéau vaste potentiel pour les professionnels de la sécurité. Parailleurs, des voix de plus en plus fortes, relayées par lesexperts <strong>du</strong> lobbying 7 , souhaitent privatiser les opérations demaintien de la paix (ou apporter une composante privéeaux Casques Bleus) afin, disent-elles, d’en améliorer lesperformances. D’autres acteurs humanitaires s’opposenttotalement à tout échange contractuel avec les sociétés desécurité privées, souvent pour des considérations éthiquesou morales. Faut-il alors opter pour une solution intermédiaireoù les organisations humanitaires qui feraient lechoix de privatiser leur sécurité s’engageraient à ne passigner de contrats avec des SSP pour des services incluantl’utilisation d’armes à feu ?Actualités6Plusieurs questionstroublantessont ainsiposées : la privatisationde la sécuritécon<strong>du</strong>it-elle àdes politiquesétrangères plusaventureuses ? Ades guerres paracteurs interposés(« parproxy ») ? Favorise-t-ellela disséminationdesarmes ? En multipliantles acteursarmés sur le terrain,ne rend-ellepas plus difficilela résolution/régulationdeconflits ?7Voir www.ipoaonline.org, lesite de l’InternationalPeace OperationsAssociation.Dilemmes sécuritairesAinsi, la prise de position vis-à-vis des SSP est un processusqui relève d’un débat interne à chaque organisationhumanitaire. Pourtant, il est certain que les décisions desunes affecteront les autres. Aujourd’hui, certaines organisationshumanitaires restent présentes dans un contexteextrêmement dangereux uniquement parce que, n’ayantpas pu ou su développer un réseau favorisant leur acceptationau sein de certains groupes locaux, elles ont faitappel aux services de sociétés de sécurité privées pourassurer leur protection physique. Ainsi, certaines ONG(notamment nord-américaines) travaillant en Irak sont, pourdes raisons plus ou moins objectives, assimilées par lespopulations locales aux forces de la coalition ; de ce fait,entre partir ou rester mais sous la protection de SSP, la87


8Selon Abby Stoddard,les ONGpeuvent être classéesen différentestypologies, etl’une d’elle effectueune différenceentre les ONG religieuses(commeCatholic Relief Service,World Vision),les ONG « <strong>du</strong>nantistes» (commeSave the Children– UK, Oxfam ouMédecins SansFrontières) et lesONG « wilsoniennes» (commeCARE – US, et lamajorité des ONGnord-américaines),« Humanitarianaction and the ‘globalwar on terror’ :a review of trendsand issues »,Overseas DevelopmentInstitute,Humanitarian PolicyGroup rapport14, Juillet 2003.9Ou compoundmentality : propensiondes agenceshumanitaires et enparticulier de leursexpatriés, d’analyserleur environnementsans grandeinteraction avec lesacteurs autresqu’humanitaires.10Selon ce dilemme,l’améliorationde la protectiond’une unité (quece soit au niveauétatique, infra-étatiqueou indivi<strong>du</strong>el)créé toujours unsentiment d’insécuritéchez sonvoisin ; celui-ci vapar conséquentégalement chercherà améliorer saprotection et ainsicontribuer à uneescalade de la tension.seconde option est compréhensible. Dans le cadre <strong>du</strong>débat entre les ONG « <strong>du</strong>nantistes » et les ONG « wilsoniennes» 8 , il serait intéressant de comprendre si une telledécision est la conséquence d’une appréhension et gestiondifférentes de la sécurité et voir par conséquent si celacontribue à éloigner davantage les organisations européennesdes organisations basées aux Etats-Unis.Cependant, en se focalisant sur leur propre sécurité, leshumanitaires risquent d’oublier qu’il ne s’agit pas de garantirleur sécurité physique, mais de pallier l’absence de sécuritéhumaine des bénéficiaires ; que leur sécurité ne devrait pasêtre une fin en soi, mais seulement un moyen. Or, lorsqu’uneorganisation confie la gestion de sa sécurité à desprofessionnels extérieurs, elle peut potentiellement voir sadépendance vis-à-vis de cet acteur externe augmenter tandisque sa propre expertise diminue. On peut dès lors imaginerl’entreprise privée, à la recherche d’intérêts commerciauxmais également par souci de professionnalisme,mettre plus d’emphase sur la sécurité de ses clients quesur la poursuite de leurs projets humanitaires ; et puisqu’ilest toujours moins dangereux de rester chez soi que d’allernégocier avec des chefs de guerre locaux, cela contribueau développement d’une compréhension <strong>du</strong> contextelimitée au compound 9 .Par ailleurs, selon le dilemme classique de la sécurité 10 , ladécision de certaines ONG de se protéger par le biais de SSPa un double impact sur celles qui n’ont pas opté pour un telchoix. D’une part, ces dernières peuvent éventuellement sesentir moins protégées que celles qui auront opté pour uneversion hard, et d’autre part, certains groupes malintentionnéstrouveront plus facile de cibler des organisations à « protectionsoft ».Les bailleursIl convient dans ces conditions de suivre avec attention lespolitiques des bailleurs de fonds vis-à-vis de la sécurité deleurs partenaires humanitaires. En effet, ces bailleurs ont uneresponsabilité morale, entres autres, de s’assurer que ceuxqu’ils financent prennent toutes les précautions nécessaireslors de la mise en œuvre de leurs programmes. On peut dèslors imaginer que dans certaines conditions, ils imposent auxONG l’utilisation de SSP pour leur protection ou celle dessites sur lesquelles elles interviennent.88


ActualitésTandis que le gouvernement américain a récemment pris desmesures pour mettre son agence d’aide (USAID) non plusseulement au service de sa politique étrangère, mais égalementde sa politique de défense, qu’il a tenté au début del’opération militaire en Irak de coordonner l’action humanitaireau sein d’un organisme (le Joint NGO Emergency PreparednessInitiative) 11 , qu’il a privatisé avec succès la coordinationdes SSP présentes en Irak 12 , il n’est pas impensable qu’à l’avenirUSAID demande à ses partenaires, tant entreprises privéesqu’organisations humanitaires, de coopérer et coordonnerétroitement leur gestion de la sécurité au sein d’un même organismegéré par une entreprise privée, qui pourrait être uneSSP. Quelle sera alors la position des ONG et agences desNations unies financées par le gouvernement américain ?Or, dans un contexte où les humanitaires se militarisent, etles militaires se privatisent 13 , à l’heure où les sociétés desécurité privées affirment effectuer des interventions« humanitaires » « pour pallier l’absence d’ONG sur le terrain14 », la confusion des genres règne en maître. On peutimaginer la difficulté pour les populations locales de distinguerentre les armées étrangères, les contractants privésinternationaux, les humanitaires internationaux, et les SSPqui travaillent à la fois pour les armées étrangères, lescontractants privés et les humanitaires ! Il convient alors dese demander si l’utilisation de SSP par ces derniers contribuedavantage à cette confusion des genres ou permet aucontraire de conserver une indépendance d’action 15 . Unechose est sûre : le seul fait que des sociétés de sécurité privéessoient disponibles permet à différents acteurs et en particulieraux entreprises privées, de s’implanter là où il étaittrop risqué de le faire auparavant.Demande de clarificationAinsi, la privatisation de la sécurité a de toutes les manièresun impact sur l’action humanitaire. Même si elles ne signentpas de contrat avec des SSP, les ONG doivent donc impérativementdévelopper des outils de compréhension de ce phénomène.Tout comme la sphère humanitaire, le secteur de lasécurité privée est divers. Certaines SSP sont conscientesde l’énorme potentiel qu’offre cette sphère humanitaire ettravaillent leur image de marque en adoptant des con<strong>du</strong>itesqui se veulent éthiques et en ne proposant pas de protectionarmée. D’autres au contraire, s’engouffrent là où les res-11Sans succès auvu de la résistancedes acteurs humanitairesà conserverleur indépendance,qui ont alors créé leNGO CoordinationCommittee in Iraq(NCCI, www.ncciraq.org).12Voir entre autres,Tony Dawe, «Aegislinks help reinforcesecurity», TheTimes, 25 Novembre2005,http://www.timesonline.co.uk/article/0,,630-1889621,00.html13Voir entre autres,Sami Makki, Militarisationde l’humanitaire,privatisation<strong>du</strong> militaire, Cirpès,Paris, 2004 et, <strong>du</strong>même auteur,« Militarisation del’humanitaire : lesenjeux de l’intégrationcivilo-militairedans l’appareil desécurité nationaleaméricain », Humanitaire,n°8, automne2003, pp. 88-107.14Entretien avec unresponsable d’uneimportante sociétéde sécurité privéetravaillant en Irak,13 février <strong>2006</strong>.15Il faut rappeler icique les servicesfournis par les SSPne sont pas nécessairementvisiblespar des acteursextérieurs à l’organisationhumanitaire :il peut par exemplesimplement s’agirde recevoir des analysesstratégiquespar voie électronique.89


16Von Tangen,HumanitarianReview, Autumn2004, « PrivateSecurity ShouldNot Be a GrubbyLittle Secret »,http://www.humanitarianreview.org/upload/pdf/VonTangenPageEnglishFinal.pdf17Von Brabant,« La gestion opérationnellede lasécurité dans descontextesviolents », GoodPractice Review,ODI, Août 2000.18Peter W. Singer,ibid, p 241.sources financières existent et sont pour cela prêtes à effectuerde sombres opérations. Dans tous les cas, les ONG doiventplaider pour plus de transparence, en demandant notammentaux bailleurs de fonds et aux agences des Nations uniesde développer des stratégies claires vis-à-vis des SSP ainsi quede rendre publics leurs contrats avec celles-ci.Von Tangen mentionne une étude effectuée par InternationalAlert 16 mettant en évidence les risques pour les organisationshumanitaires de contracter avec des SSP sans avoir effectuéde recherches préalables sur la société en question. Pour éviterces risques, Von Brabant 17 propose des conseils pratiques– mais parfois difficiles à mettre en œuvre – aux organisationshumanitaires désireuses d’engager une SSP. Dans tous lescas, cette décision doit être le fruit d’une stratégie et non pascelui d’un contexte où l’urgence prime sur toute autre considération.Issues de la société civile, les ONG ont un rôle important à jouerdans ce processus de régulation. Parce que le fait de manierdes armes ou de collecter des informations stratégiques dansdes zones de guerre (qui sont aussi souvent de facto des zonesde non-droit), constitue un ensemble d’activités extrêmementsensibles, les SSP doivent répondre de leurs actions. Cependant,malgré certaines améliorations récentes, un flou juridiqueentoure leurs statuts et activités. Brièvement, les conventionsdes Nations unies interdisant le mercenariat ne sont guèreapplicables, les législations nationales peuvent être contournéeset les obligations contractuelles entre une SSP et sonclient ne sont pas suffisantes. Comme le souligne Singer, l’undes chercheurs le plus cité sur le sujet, « une in<strong>du</strong>strie globalenécessite une réponse globale » 18 . Ainsi, il propose qu’un grouped’experts internationaux (composé de toutes les partiesintéressées : contractants privés, chercheurs, représentants degouvernement et d’ONG) établisse sous mandat des Nationsunies, une base de données globale sur les SSP, des outils derégulation et d’évaluation, mais aussi veille au respect descodes de con<strong>du</strong>ite, con<strong>du</strong>ise des audits et, de ce fait, sanctionneles SSP et leurs dirigeants dont les activités seraient contrairesaux principes de droit international. Ce groupe, qui pourraità terme être la base d’une nouvelle organisation, aurait ainsi lespouvoirs de suspendre des paiements ou de faire poursuivreces dirigeants ou des indivi<strong>du</strong>s en cas de violation <strong>du</strong> droit. Utopie? Cette solution est pourtant prise au sérieux par les expertset professionnels <strong>du</strong> sujet, pour qui la question de la régulationdes SSP est l’une des plus débattues.90


ActualitésEn « ouvrant le débat » 19 des relations entre SSP et acteurshumanitaires, International Alert proposait déjà plusieurs pistesà approfondir : entre autres, mettre en œuvre desmoyens visant au contrôle <strong>du</strong> respect des codes de con<strong>du</strong>itedes SSP, développer une base de données et de partaged’informations permettant aux ONG de connaître les comportementset réputation des SSP, et continuer la recherchesur le sujet. Jusqu’à aujourd’hui, aucune étude établissant unétat des lieux, mettant en avant les échecs et réussites, etproposant des solutions n’a analysé de manière systématiqueles relations entre SSP et acteurs humanitaires. Orpuisque la privatisation de la sécurité a un impact conséquentsur l’action humanitaire, cette recherche doit être effectuéesans plus tarder. Une question demeure : les organisationshumanitaires sont-elles prêtes à continuer le débat ?L’auteurDiplômé de Sciences Po Paris et licencié en droit, Jean S.Renouf a travaillé en Corée <strong>du</strong> Nord et en Irak pour PremièreUrgence et en RD Congo pour Oxfam GB. Il poursuit actuellementun doctorat en relations internationales à la LondonSchool of Economics and Political Science.j.s.renouf@lse.ac.uk19InternationalAlert, « HumanitarianAction and PrivateSecurity Companies», mai2002,http://www.internationalalert.org/publications/88.php91


L ir eDans ce numéro :> Jacques Sémelin, Purifier et détruire,Usages politiques des massacres etgénocides, Seuil, coll. La couleur desidées, Paris, 2005, 491 p.> Laëtitia Atlani-Duault, Au bonheur desautres, Anthropologie de l’aide humanitaire,Société d’Ethnologie, Nanterre, 2005, 200 p.> Gilles Andréani, Pierre Hassner (dir.),Justifier la guerre ?, Presses de laFondation nationale des SciencesPolitiques, Paris, 2005, 364 p.> Jacques Rancière, La haine de ladémocratie, La Fabrique Editions, 2005.> 100 propositions <strong>du</strong> Forum Social Mondial,Collectif, Editions Charles Léopold Mayer,<strong>2006</strong>.> Karl Blanchet, Boris Martin (dir.), Critiquede la raison humanitaire, Le CavalierBleu, <strong>2006</strong>. Préface de Rony Brauman –Postface d’Olivier Weber.> Rony Brauman, Penser dans l’urgence –Parcours critique d’un humanitaire,entretiens avec Catherine Portevin,Seuil, <strong>2006</strong>.92


L ir e> Au malheur des unsOn ne sort pas intact de la lecture d’un tel ouvrage. Il s’agit, au senspropre <strong>du</strong> terme, d’un « maître livre » qui fera date, qui le fait déjà.On peut raisonnablement prédire qu’il constituera à l’avenir la référenceincontournable en matière d’analyse des mécanismes desmassacres de masse et des génocides. Le travailleur humanitairecomme le lecteur de la Revue, mais avant cela chaque citoyen désireuxde comprendre le monde dans lequel il vit se devrait de l’avoirdans sa bibliothèque. Vision utopique bien sûr, mais réaction naturelleque suscitera chez chacun la lecture d’une œuvre d’une richesseexceptionnelle, fruit de plusieurs années de travail, et dont onvoudrait tout citer.Se plaçant particulièrement sous l’invocation de Michel Foucault etde la théorie <strong>du</strong> bio-pouvoir que celui-ci commença de développerà la fin de sa vie, Jacques Sémelin, directeur de recherche au CERI 1 ,explique au préalable, la démarche de sociologie compréhensivedans laquelle il s’inscrit. L’ouvrage, en effet, « repose sur un doubledéfi. Le premier est celui [directement inspiré de Max Weber] de lacomparaison […]. Comprendre c’est aussi comparer […]. Comparerc’est différencier […]. Le second défi […] est celui de la pluridisciplinarité» (p. 18 à 20). L’un des enjeux <strong>du</strong> livre, nous est-il aussi dit,consiste à « mieux évaluer dans quelles circonstances un massacreou une série de massacres peut évoluer vers une situation génocidaire» (p. 19). Le lecteur est donc invité à une sorte de voyage, partantde pays qui pourraient être les nôtres, qui ne sont pas en guerreou pas encore, mais dont la situation intérieure tend à se dégraderet où peu à peu les choses basculent… La taille <strong>du</strong> livre ne doiten aucun cas rebuter son lecteur, pas plus que le sujet lui-même.Le réflexe, quasi naturel, est en effet de détourner le regard et l’attentionde ce type d’objet effrayant, dont on préférerait qu’il n’existâtpas, pour s’abriter commodément derrière l’idée trop répan<strong>du</strong>eet lénifiante que les massacres de masse et les génocides sont «impensables ». Mais comme le souligne Sémelin, « bien sûr que legénocide est pensable – trop pensable, malheureusement » (p. 22).1Centre d’Etudes et de Recherches Internationales de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris.Jacques Sémelin s’était déjà signalé à l’attention par des travaux remarqués et innovateurs surla non-violence. V. notamment : Sans armes face à Hitler. La résistance civile en Europe (1939,1943), Payot, Paris, 1989, repris in coll. Petite Bibliothèque Payot n° 340, Paris, 1998. Il y soulignaitla part essentielle prise par l’attitude d’un pouvoir politique vaincu par une puissanceoccupante, dans l’inclination d’une population occupée à collaborer ou à résister.93


Dans un souci constamment réaffirmé de croiser les approchesentre les disciplines, Sémelin part des « Imaginaires de la destructivitésociale ». Il développe, dans ce premier chapitre, de façontrès convaincante, l’idée que la montée des extrêmes dans unesociété s’alimente, spécialement si elle est en crise politique, économiqueou sociale, à la notion de « pureté » dont la quête effrénée« aboutit à la formation d’une autre figure de l’ennemi. Ce“eux”, perçu comme fondamentalement différent <strong>du</strong> “nous”,devient comme un Autre en trop. » (p. 57). Avec, fréquemment,comme conséquence l’animalisation, voire la « bestialisation » decet Autre en trop. Ce qui constitue alors « un indice très important<strong>du</strong> possible déclenchement de la violence contre lui » (p. 58).Le deuxième chapitre ( « Du discours incendiaire à la violence sacrificielle») souligne le rôle essentiel (entre les divers facteurs ici encause) rempli par certains intellectuels. Et donc leur responsabilité.Il s’intéresse notamment au cas, désormais assez bien connu, de laBosnie avec le rôle joué par l’écrivain Dobrica Cosic et l’Académiedes Sciences et des Arts de Belgrade (p. 80 et 81). Les trois piliers<strong>du</strong> livre sont en effet (dans la perspective comparatiste choisie parSémelin), le génocide juif, le nettoyage ethnique en ex-Yougoslavieet le génocide des Tutsis au Rwanda. Mais sans l’articulation avecle pouvoir politique et la « légitimation politique » des discoursextrémistes, ces derniers resteraient marginaux. C’est l’accessiond’Hitler, Milosevic, Kayibanda au pouvoir qui va modifier la donne etaccélérer la marche vers l’atroce. Le silence, voire le soutien, desautorités religieuses et le consentement plus ou moins marqué <strong>du</strong>corps social feront le reste. Certes, nous dit l’auteur, « la propagandedistille le cadre de sens définissant l’univers idéologique <strong>du</strong> pouvoir »(p. 121), mais il ne faut pas en surestimer l’effet. Ce sont la « spirale<strong>du</strong> silence » et la décomposition <strong>du</strong> lien social (p. 125) qui sont avanttout ici à l’œuvre.De façon tout autant convaincante, il nous explique dans le chapitresuivant que ces dynamiques internes ne peuvent toutefois s’analyseren vase clos. Une telle thèse ne serait « pas soutenable. Il est impossiblede comprendre le cours des événements en Allemagne, en Yougoslavieet au Rwanda si on les isole <strong>du</strong> monde extérieur » (p. 135).C’est là qu’un autre élément déterminant réside dans la réaction (ouson absence) que cette montée aux extrêmes va susciter chez les94


autres Etats. A commencer par les voisins. Ainsi que l’attitude qu’ilsvont adopter. De ce point de vue, l’indifférence de la bien mal nommée« communauté internationale » est le plus souvent de règle,alors que de façon quasi systématique les informations existent defaçon suffisamment multiple, fiable et recoupée. Comme le noteSémelin de façon assez désabusée, en conclusion de cette partiede son travail, « dans les trois cas examinés, les témoignages surles massacres en cours n’ont donc jamais été en mesure de pesersur les décideurs politiques et militaires des Etats les plus puissantspour que ceux-ci y mettent un terme. Ces Etats ont tous apportéles mêmes réponses, ou plutôt la même non-réponse : soit ils ontpoursuivi la guerre sans se préoccuper de limiter la destruction (casdes juifs), soit ils ont repoussé toute idée d’intervention efficace entemps opportun (cas <strong>du</strong> Rwanda), soit ils se sont impliqués dans lacrise, mais en ne prenant que des demi-mesures (cas de la Bosnie)» (p. 197). Attitudes qui s’inscrivent dans une continuité quasiparfaiteavec la passivité ou l’indifférence dont ils avaient déjà faitpreuve en amont, avant le déclenchement de la crise… Seule différenced’importance entre les années 1990 et les années 1940, lepoids nouveau acquis sur la scène internationale par les ONG, etdans une moindre mesure, les media [id.].Avec le quatrième chapitre (« Les dynamiques <strong>du</strong> meurtre demasse »), le lecteur sera confronté de plain-pied avec l’épaisseur <strong>du</strong>réel. Là où « se pro<strong>du</strong>it » (au sens premier <strong>du</strong> terme, et au-delà del’approche abstraite) le véritable « meurtre de masse, constitué dedizaines, de centaines, voire de milliers de massacres plus oumoins importants » (p. 201). Ces dynamiques se structurent autourde quatre axes. L’impulsion centrale d’abord, parce que la multiplicationdes massacres ne procède pas <strong>du</strong> hasard. Le rôle desacteurs étatiques (police et armée) et para-étatiques (milices et autresgroupes de tueurs spécialisés) ensuite, qui vont avoir en chargela planification et l’exécution des massacres. Le degré d’adhésionde l’opinion publique et de la participation populaire <strong>du</strong> pays ou dela région concernée aux atrocités, constitue un troisième facteurclé.Enfin, les morphologies mêmes de la violence extrême (lieuxdes tueries, procédés de meurtres utilisés…) prennent des formesvariables. De tels scénarios, martèle à raison le chercheur, ne sontpas écrits à l’avance : il peut y avoir une certaine forme de « jeu »(répits, soudaines accélérations, degré d’autonomie des acteurs…).Sémelin argumente finement autour de l’idée que « si le processus95


de destruction monte en puissance, il n’est pas totalement déterminé.Il n’est véritablement achevé qu’au moment de la mort desvictimes désignées. Mais plus ce processus progresse sans rencontrerde freins, plus il devient difficile de l’enrayer » (p. 203).C’est là un élément-clé (mais non l’unique) de cette « énigme fondamentaleque pose le meurtre de masse. Celui de sa réalisationconcrète » (p. 217).Enfin, sans l’espèce de fuite en avant que constituent « Les vertigesde l’impunité » développés dans le cinquième chapitre, le basculementdans le passage à l’acte des indivi<strong>du</strong>s ne se pro<strong>du</strong>iraitpeut être pas. Ou bien serait suffisamment circonscrit pour limiterl’éten<strong>du</strong>e des massacres, et sauver plus de vies. On est ici au cœurde la pensée de Sémelin, qui dit très justement que ce « processusde bascule » (terme-clé là encore), concerne des indivi<strong>du</strong>s qui nesont en rien des monstres psychopathes. En tout cas très majoritairement,comme l’établissent les nombreuses études menéesdepuis la Seconde Guerre mondiale, et sur lesquelles il s’appuie.Rejetant tout modèle psychiatrique qui voudrait expliquer le passageà l’acte par une folie indivi<strong>du</strong>elle, l’auteur démontre avec forceque « les indivi<strong>du</strong>s ne sont pas monstrueux en tant que tels, maisen tant qu’ils sont engagés dans la dynamique monstrueuse d’unmeurtre de masse » (p. 286). Ce chapitre qui est peut être le plusdifficile à la lecture, pour des raisons évidentes, ne doit être enaucun cas éludé. Sémelin se refuse, à juste raison, à en donner uneapproche trop aseptisée, (trop « sociologisante », si l’on veut) expliquantqu’ « appréhender les violences extrêmes, c’est précisémentse concentrer sur ce moment de la pratique de l’acte violent et surla manière dont il détruit les corps avant, pendant et même après lamort » (p. 287).Enfin, dans son dernier chapitre Jacques Sémelin s’interroge sur« Les usages politiques des massacres et génocides », revenantainsi au sous-titre <strong>du</strong> livre. Il y explicite qu’il faut penser le « processusorganisé de destruction [terme plus large que celui de meurtre]des civils, visant à la fois les personnes et leurs biens » (p. 387),destruction ayant pour objectif soit la soumission, soit l’éradication.Mais, sans éluder, pour terminer, une autre forme de destructionqui gagne <strong>du</strong> terrain. Celle pour s’insurger, avec le terrorisme et leparadigme <strong>du</strong> 11 septembre 2001 qui voit la « jonction quasi fusion-96


nelle entre l’action terroriste et les media télévisuels » (p. 420). Cepremier massacre de masse, résultant d’un acte terroriste, représenteun changement d’échelle, rappelle l’auteur (p. 427). Quipourrait annoncer des scénarios d’un terrorisme apocalyptiquerecourant à des armes de destruction massive…La conclusion <strong>du</strong> livre est intitulée fortement : « Ce “Plus jamais ça !”qui recommence… ». Avec le lecteur, Sémelin s’interroge, avec beaucoupd’humilité, sur le sens de ces recherches (la sienne et celle d’autresspécialistes qui l’ont irrigué), et se demande en quoi peuvent-elles« servir pour empêcher la repro<strong>du</strong>ction de telles horreurs ? » (p. 433).Autrement dit, une véritable politique mondiale de prévention desmassacres est-elle sérieusement envisageable ? Il souligne de cepoint de vue l’existence d’évolutions tout de même encourageantes,notamment le rôle que joue l’humanitaire, depuis la création <strong>du</strong> mouvementCroix-Rouge par Henry Dunant au milieu <strong>du</strong> XIX e siècle jusqu’àla montée en puissance des ONG tout au long <strong>du</strong> XX e . Même si, soulignons-le,la prévention des atrocités ne ressort pas (au moins dansune acception classique) <strong>du</strong> mandat premier de l’humanitaire.Certes, le thème de la prévention des crises est aujourd’hui très envogue. Néanmoins, son contenu comme les difficultés de sa mise enœuvre n’en font certainement pas la panacée. L’idée qu’existerait une« responsabilité de protéger » incombant aux Etats et aux Nationsunies, si les premiers n’étaient pas en mesure de le faire, figure désormaisà l’agenda international. Elle avait vocation à être érigée au rangdes grands fondamentaux de la réforme qu’avait proposé le secrétairegénéral, Kofi Annan, à l’occasion <strong>du</strong> soixantième anniversaire de l’organisationà l’automne 2005. Espoir déçu puisqu’elle a avorté sur un planglobal. Reste que certains de ses éléments pourraient être repris, dontcelui-ci.Au-delà de ce premier axe qui touche au domaine de l’action internationale,Sémelin approfondit donc la question <strong>du</strong> rôle des sciences socialeset de celui <strong>du</strong> chercheur. Ce dernier pourrait « assumer la responsabilitéde connaître et faire connaître » (p. 445). En construisant le savoiret en l’enseignant. Ainsi qu’en rassemblant les connaissances et en lesmettant à la disposition de plus grand nombre. D’où la proposition decréer une Encyclopédie électronique des massacres et génocides,consultable gratuitement 2 , visant à constituer une banque de données2Ce projet, soutenu par le CNRS et Sciences Po. connaît un début de réalisation. V. le sitewww.encyclo-genocides.org97


encore inexistante à ce jour. Nous irions pour notre part, à cetégard, au-delà <strong>du</strong> rôle des chercheurs, en soulignant qu’à notresens cette responsabilité de connaître, de faire connaître (incluantcelle de témoigner et de dénoncer) incombe tout autant aux citoyens,et aux organisations qu’ils se sont donnés, à commencer par les ONG.Puisque « le “Plus jamais ça !” recommence quand même », il faudra,comme dit l’auteur, « beaucoup de détermination politique pourque les spectres <strong>du</strong> massacre et <strong>du</strong> génocide soient véritablementderrière nous » (p. 449). Mais précisément, cette détermination nepeut pas être seulement politique, mais relever de chacun d’abordau niveau indivi<strong>du</strong>el, chercheur, expert, travailleur humanitaire...c’est-à-dire des citoyens. Ainsi que collectivement, à travers lesorganisations que les citoyens se sont donnés, c’est-à-dire les organisationsnon gouvernementales (ONG). En lui-même, le livre deJacques Sémelin apporte, en tout cas, à cette tâche plus qu’urgenteune contribution fondamentale.Philippe RyfmanProfesseur et chercheur associéUniversité Paris I Panthéon-Sorbonne> Jacques Sémelin, Purifier et détruire, Usages politiques des massacres et génocides,Seuil, coll. La couleur des idées, Paris, 2005, 491 p.98


L ir e> Au bonheur des autresLa faiblesse des travaux de recherche en langue française sur les questionshumanitaires, au regard de la pro<strong>du</strong>ction scientifique issue <strong>du</strong>monde anglo-saxon, a été souvent soulignée 1 . Il faut dès lors se féliciterlorsque des chercheurs, particulièrement issus des jeunes générations,s’y consacrent. C’est le cas de Laëtitia Atlani-Duault, maître deconférences en ethnologie à l’Université Lumière-Lyon II et chercheurassocié à l’IRD. A fortiori s’ils font le choix d’un domaine encore plusnégligé que d’autres, comme celui de l’anthropologie de l’aide humanitaire,et en l’abordant sous un angle particulièrement novateur. C’estdès lors un travail pionnier que cette auteure a ainsi réalisé à partir desa thèse de doctorat, et elle doit en être félicitée.Le lecteur éprouvera un vrai bonheur de lecture avec cet ouvrage relativementcourt, mais dense et percutant. Concrètement, il s’est agipour Laëtitia Atlani non pas de faire un travail d’ethnologue auprès despopulations destinataires, mais bien de choisir les organisations d’aideelles-mêmes, ainsi que les femmes et hommes qui s’y activent,comme sujets anthropologiques. C’est toute l’originalité d’une démarche,non seulement justifiée scientifiquement, mais que l’ampleur et laplace acquises par l’aide humanitaire dans le monde d’aujourd’hui rendentencore plus pertinente. Jusqu’alors, on ne disposait essentiellementen effet, comme grille d’analyse de ces problématiques, que desoutils proposés par la sociologie politique 2 . Notamment, à partir des travauxde Johanna Siméant et Pascal Dauvin 3 , ou d’Annie Collovald et deson équipe 4 . L’approche disciplinaire de l’ethnologie sur cette questionest dès lors bienvenue.Les praticiens, acteurs et personnels de terrain, ont tout à gagner ànourrir leurs réflexions et méthodes opératoires de la consultation d’ouvragescomme celui-ci. L’interaction constante – comme, là encore, celase pratique beaucoup en Grande-Bretagne – entre la recherche et l’opérationnel,est une condition primordiale de l’essor des processus qualité,qui constituent aujourd’hui l’une des priorités de l’agenda humani-1V. par exemple [même si déjà ancien] in Revue internationale et stratégique (RIS), n°47,automne 2002, numéro spécial sur l’état de la discipline des relations internationales en France,notre article : « Vers une “Ecole française” d’analyse de l’humanitaire ? », Paris, RIS, 2002.2Dauvin P. et Siméant J., Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, <strong>du</strong> siège au terrain,Paris, Presses de Sciences Po, 2002.3Dauvin P. et Siméant J.,. (dir.), O.N.G et Humanitaire, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques Politiques,2004.4Collovald A. (dir.), avec Lechien M.-H., Rozier S. et Willemez L., L’Humanitaire ou le managementdes dévouements, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Res Publica », 2002. V.notre recension dans le numéro 6 de la Revue.99


taire. De ce point de vue d’ailleurs, la trajectoire de l’auteure <strong>du</strong> livre estexemplaire puisque ce sont dix années d’expérience <strong>du</strong> terrain, particulièrementen Asie centrale, mais aussi à New York et à Genève, dansdifférentes fonctions de responsabilité de projets menés sous la houlette<strong>du</strong> PNUD 5 , particulièrement sur le thème de l’épidémie <strong>du</strong>VIH/SIDA, qui ont irrigué sa recherche. L’anthropologie <strong>du</strong> développementa naturellement constitué une large source d’inspiration pour l’auteure,notamment les travaux de J.-P. Olivier de Sardan. Mais Atlani-Duault défriche des chantiers neufs et passionnants.Le livre est organisé autour de cinq chapitres qui, de façon particulièrementcohérente, structurent la réflexion. Ils sont parsemés d’entretienset de regards opérationnels. Le lecteur sera vivement incité à ne pas sepriver <strong>du</strong> premier qui expose de façon claire et synthétique aux noninitiésle contenu et les outils de la « valise de l’anthropologue ». L. Atlani-Duaultexplique ensuite dans quelles conditions (initialement à l’occasiond’un simple stage...), elle a été amenée à intégrer le PNUD, aumoment même où celui-ci était sollicité par les Etats successeurs del’ex-URSS en Asie centrale, confrontés à la rapidité de la propagation(vite devenue incontrôlable) de l’épidémie de VIH/SIDA dans la région.Ce qui lui donne l’occasion d’un percutant regard rétrospectif, sur l’héritagede la période soviétique concernant cette pandémie. Certains lecteursregretteront peut-être le « travestissement » <strong>du</strong> PNUD en OID(« Organisation internationale de développement »). Certes transparent,il suscite cependant parfois un curieux sentiment de déconnexion d’unréel, pourtant si présent dans le livre. Mais il s’explique (en tout cas l’estde façon convaincante) pour des raisons d’anonymat et de sécurité,essentiellement des acteurs de terrain partenaires directs des programmesde cette organisation internationale dans la région lorsque l’auteurey œuvrait. Certains sont toujours en fonction, et il lui a paru préférabledès lors, au regard des risques encourus, de prendre quelques précautions.Il ne s’agit nullement de fantasmes, car le SIDA est un sujetultra-sensible pour les pouvoirs locaux concernés. Laëtitia Atlani-Duaultelle-même a été exposée concrètement à pareils dangers, et des nonnégligeables. Elle fut ainsi l’objet d’une tentative d’enlèvement dans lacapitale même d’un Etat important d’Asie centrale, lors de l’un de sesderniers séjours sur place…Sur le fond, Atlani-Duault montre très bien comment, à partir de lanotion de « bonne gouvernance » mise en avant par diverses agences5Programme des Nations unies pour le Développement.100


internationales dans les années 1990, ces programmes ont été montés,puis menés. Elle ne manque pas de souligner le rôle éminent tant desONG internationales que locales dans ce domaine. Sa démarche (enpartant d’une réflexion théorique), consiste à examiner les processus deco-élaboration de pratiques et discours entre acteurs locaux, organisationset ONG internationales. Acteurs locaux qui ont appris à lesconnaître, à comprendre leurs logiques ainsi qu’à s’approprier leursrhétoriques. Tantôt pour en jouer, tantôt pour s’en protéger. Mais, bienenten<strong>du</strong>, toujours en agissant de façon différente des attentes,espoirs et projections en la matière des structures internationales...Dans le même temps, celles-ci ont construit elles aussi en interactionavec ces partenaires locaux, leurs propres discours et pratiques. Ellesn’ont pas hésité ce faisant à jouer à leur tour des logiques et des décalagesdes protagonistes de terrain, à différents niveaux, particulièrementlorsqu’il s’agissait des collaborateurs locaux. L’auteure enconclut que les actes et con<strong>du</strong>ites quotidiens de ces derniers « ne seré<strong>du</strong>isent ni à de strictes logiques de domination et de subversion, nià des oppositions culturelles » (p. 172).Elle termine par un bilan empreint de visions contrastées, intitulé« Blanc, rouge, gris » (chapitre V). Mais qui lui donne l’occasion ainsid’examiner, de façon plus large, comment le fameux concept (devenupasse-partout) de « société civile » imprégnerait désormais la visionaussi bien des agences onusiennes que des ONG Internationales. A partird’une démarche, selon elle, « néo-tocquevillienne » (et de l’influencedes travaux <strong>du</strong> chercheur américain Robert Putnam). D’où l’élargissementdans sa conclusion <strong>du</strong> champ d’analyse aux « révolutions colorées» (telle l’orange en Ukraine), récemment survenues dans l’espaceex-soviétique.Au total donc un livre à recommander très fortement non seulementaux chercheurs et aux analystes (public traditionnel de ce genre d’ouvrage),mais bien à l’ensemble des acteurs <strong>du</strong> milieu humanitaire qu’ilsressortent ou non <strong>du</strong> secteur non gouvernemental.Philippe RyfmanProfesseur et chercheur associéUniversité Paris I Panthéon-Sorbonne> Laëtitia Atlani-Duault, Au bonheur des autres, Anthropologie de l’aide humanitaire,Société d’Ethnologie, Nanterre, 2005, 200 pages101


L ir e> Bien faire le bienAvec le soutien <strong>du</strong> Centre d’analyse et de prévision (CAP) <strong>du</strong> ministèredes Affaires étrangères, le Centre d’études et de recherchesinternationales (CERI) pilote depuis trois ans les travaux de réflexiond’une quinzaine de chercheurs sur l’éthique et les relations internationales.Convaincus de la maxime de Diderot selon laquelle « il nesuffit pas de faire le bien, il faut encore le bien faire », les auteurs– universitaires, religieux, praticiens humanitaires ou militantsassociatifs – dissèquent les réalités de la guerre, depuis les Balkansjusqu’à l’Afghanistan en passant par l’Irak, et les stratégiesdes bâtisseurs de paix.Loin de croire vains leurs efforts, ils dénoncent les incohérencesdes politiques publiques, les contradictions doctrinales et de praxisde la communauté internationale tout en admettant qu’il convientde se « satisfaire » de favoriser des îlots de paix et de droit, brefd’élargir autant que possible les interstices de modération dans lesespaces belligènes. Ni résignés devant l’inacceptable, ni enfermésdans des dénonciations tribunitiennes, ils identifient et traitent lessujets qui ont succédé à la dissuasion au centre des dilemmesmoraux de l’action internationale. Ils revisitent la tradition de laguerre juste, d’origine religieuse, qui connaît simultanément unerenaissance et une transformation. Ils s’interrogent sur les méthodespour dépasser les tensions entre l’expression de puissance etla construction de normes humanistes universelles. Ils cherchent àdépasser notre instinct naturel de promouvoir notre modèle politique.Sceptiques sur la moralité <strong>du</strong> recours à la force, ils dessinentle relativisme de la justification.De l’évolution doctrinale de l’Eglise catholique romaine à une analysecomparée des conflits qui ensanglantent la planète depuis1991, la réflexion théorique se nourrit d’une connaissance trèsapprofondie des théâtres de guerre et de leurs acteurs multilatéraux,transnationaux et non gouvernementaux. En contextualisantla lutte antiterroriste et son rapport à la guerre, les observateursmettent en évidence que les seules approches militaire et judiciairene sont pas satisfaisantes pour (ré)inventer des situations <strong>du</strong>rablementapaisées. Plus préoccupant est le rôle des traditions et del’opinion qui s’imposent parfois aux plus puissants et qui, de manièrecertes sélective et en partie arbitraire, autorisent ou interdisentcertains comportements. En toute logique se développe une longueréflexion sur la moralité <strong>du</strong> recours à la force, le long processuset les institutions légitimantes. Dans ce contexte, une attention102


toute particulière est accordée à l’évolution des pratiques et de ladoctrine d’action des Nations unies et la justice pénale internationale.Sans affirmer de conclusions définitives, nombre d’intervenantsrécusent certaines des dispositions de la Charte de l’ONU,jamais respectées (par exemple, son article 51) et dépeignent, defacto, ce qui s’apparente à des normes évolutives d’une morale provisoire.Un livre de réflexion très riche dont on espère qu’il soit rapidementsuivi de nouveaux volumes pour guider l’action publique françaiseet européenne. Un panorama en ombres et lumières qui nous imposede ne jamais oublier que, dans le jeu des nations, des institutionsinternationales et des acteurs non gouvernementaux, le plus fortn’est jamais tout-puissant, mais que le plus faible n’est jamais totalementdénué de pouvoir.François Guilbert> Gilles Andréani, Pierre Hassner (dir.), Justifier la guerre ?, Presses de la Fondationnationale des Sciences Politiques, Paris, 2005, 364 p.103


L ir e> Haine de la démocratieLe titre <strong>du</strong> livre éveille l’étonnement et la curiosité : quel motif peutonbien avoir aujourd’hui de « haïr » la démocratie ? Il ne s’agit plus,comme au temps <strong>du</strong> marxisme triomphant, de dénoncer dans leslibertés formelles de la démocratie les faux-semblants permettantà la bourgeoisie de maintenir son pouvoir sur les classes exploitées.En échouant, en effet, à établir la démocratie réelle annoncée et ensombrant dans l’horreur totalitaire, le communisme a ren<strong>du</strong>, parcontraste, tout leur lustre aux vertus d’une démocratie pluraliste.C’est d’ailleurs à la faveur de cette réhabilitation d’une démocratierespectueuse des droits de l’Homme que l’humanitaire a puconquérir, en marge des pouvoirs, son terrain d’action.La haine que Jacques Rancière prête ici à notre intelligentsia visemoins un régime politique qu’une crise de société. Le responsablede tous nos maux, ce serait « l’indivi<strong>du</strong>alisme démocratique », qui,en plaçant les indivi<strong>du</strong>s au-dessus des structures et des croyancescollectives, dissout le lien social. Dans les années 1980 déjà, onavait reproché à la philosophie des Lumières, nourrie par l’indivi<strong>du</strong>alismeprotestant, de con<strong>du</strong>ire fatalement aux excès de la Terreurrévolutionnaire. La pensée dominante d’aujourd’hui considèrevolontiers l’homme démocratique comme un consommateur avide,dominé par son insatiable exigence d’égalité, ses désirs illimités,son égoïsme foncier, son mépris des nécessités historico-économiquescensées garantir l’intérêt commun.Ainsi le lecteur qui se demandait en ouvrant le livre par quelle bizarrerieon pouvait encore haïr la démocratie, se retrouve bien viteépinglé lui -même, pour peu, par exemple, qu’il ait déploré en 1995le « corporatisme » des grèves qui s’opposaient à l’indispensableréforme des retraites, ou, en 2005, le « populisme » de ceux quidisaient non, contre toutes les élites, à la constitution européenne.Si par surcroît, ce lecteur reste convaincu, en dépit <strong>du</strong> « potache quiréclame contre Platon ou Kant le droit à sa propre opinion », que lerapport entre celui qui sait et celui qui apprend est nécessairementinégalitaire, alors il participe bien au déchaînement haineux quedénonce le livre.Jacques Rancière précise, avec son ironie glacée, que cette hainecontre la démocratie est aussi vieille que la politique, c’est-à-direl’organisation d’une communauté humaine sans référence à un au-104


delà : « Avant les modernes qui coupent les têtes des rois pouremplir à l’aise leurs caddies dans les supermarchés, il y a lesAnciens et d’abord les Grecs…. » Et il s’amuse à retrouver chez Platonles mêmes déplorations qu’aujourd’hui contre la démocratie ,c’est-à-dire contre un monde à l’envers où les gouvernants ont l’airde gouvernés, où les femmes sont les égales des hommes, « où lemaître craint et flatte l’élève, où le métèque et l’étranger deviennentles égaux <strong>du</strong> citoyen. »Aujourd’hui comme hier le scandale c’est le principe d’une sociétéd’égaux, d’un gouvernement <strong>du</strong> peuple, c’est-à-dire de « n’importequi ». Au fil de ses analyses sur les liens complexes entre politique,république, représentation, sphère publique, sphère privée, l’auteura beau jeu de montrer que la démocratie n’a jamais existé réellement.L’Histoire n’a connu que des oligarchies, peu ou prou fondéessur la naissance, la richesse ou le savoir. On sait pourtantdepuis les Grecs que le seul moyen démocratique d’établir un bongouvernement, c’est-à-dire « le gouvernement de ceux qui ne désirentpas gouverner », c’est le tirage au sort. On se garde de l’appliquer!Reste que l’idée démocratique est toujours féconde : elle est « l’actionqui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques lemonopole de la vie publique et à la richesse la toute-puissance surles vies ».Jean Baisnée> Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique Editions, 2005.105


L ir e> Le FSM au scalpelLe Forum Social Mondial offre un espace de rencontres et d’échangesunique aux sociétés civiles <strong>du</strong> monde entier. En <strong>2006</strong>, cetévénement s’est tenu pour la première fois dans trois lieux différents(Karachi, Bamako et Caracas) afin d’être accessible au plusgrand nombre. Cependant, le grand public n’a qu’une image assezfloue de ce processus, plutôt perçu comme une foire aux contestationsde tout poil, ponctuée des visites de V.I.P. – personnalitéspolitiques françaises ou stars de l’altermondialisation. Le contenudes débats, pourtant riche, reste largement méconnu.L’ouvrage collectif édité par les Editions Charles Léopold Mayerpeut contribuer intelligemment à faire connaître la richesse desidées et des initiatives présentées lors de ces forums. Ce cataloguecritique des principales propositions formulées à Porto Alegre (Brésil)en 2005, s’adresse aux acteurs de la solidarité internationale,qu’ils agissent dans le champ <strong>du</strong> combat pour les droits humains,de l’aide au développement économique et social ou de l’interventionhumanitaire. Les auteurs (journalistes, militants, chercheurs…)ont couvert les onze espaces thématiques <strong>du</strong> forum afin d’en restituerles propositions concrètes. En effet, la critique habituellementadressée à ces forums n’est pas le manque de propositions – trèsnombreuses à chaque édition – , mais plutôt qu’elles sont inutilessi elles ne sont pas mises en œuvre. La lecture de 100 propositions<strong>du</strong> Forum Social Mondial nous démontre qu’il existe de nombreusespropositions sérieuses, portées par des personnes qui travaillentet militent sur ces sujets tout au long de l’année ; les participantsviennent discuter dans cet espace de leurs projets, qu’ilssoient à développer ou déjà mis en œuvre au sein de leurs associations,instituts de recherche ou organismes sociaux : campagnesde défense des services publics ou des ressources naturelles,développement des tribunaux internationaux sur le modèle <strong>du</strong> tribunalsur la dette, expériences de commerce équitable, projets de« taxe sur le pétrole » et « taxe sur le carbone » pour alimenter unFonds international pour l’Environnement …Les acteurs humanitaires, sans en être totalement absents, neparticipent encore que timidement à ces forums, alors que leurspréoccupations y trouvent tout à fait leur place : en 2005, dansl’espace « Paix et militarisation », des débats intéressants ontainsi fait émerger des propositions sur le rôle des femmes dans106


les processus de paix et de résolution de conflits ; les guerresoubliées et les enfants soldats étaient également des thèmes portéspar des associations locales (que les grandes organisations occidentalesauraient certainement un intérêt à connaître). De même,l’espace « Vers une participation des peuples à la construction d’unordre démocratique international » a permis de débattre des propositionspour la réforme de l’ONU, des nouveaux mécanismes definancement <strong>du</strong> développement, de la création d’un forum parlementairemondial ou encore de la diplomatie non gouvernementale(Coordination Sud). L’idée d’établir une base de connaissances surla santé et la qualité de vie de l’humanité, dans le but d’orienter lesprojets sociaux et environnementaux à l’échelle mondiale, a reçu unappui favorable des participants et un partenariat s’est ébauchéentre l’OMS, l’ONU, Amnesty International et MSF.Enfin, le chapitre sur les droits humains souligne brillamment l’irruptiondes sociétés civiles dans ce domaine autrefois réservé auxjuristes et spécialistes. La mobilisation internationale pour le droit àla santé contre le droit des brevets et les règles <strong>du</strong> commerce internationalest l’illustration de ce rapprochement intéressant entre lesmilitants des droits humains, les acteurs <strong>du</strong> développement et leshumanitaires.A tous points de vue, cette lecture nous offre un éclairage pertinentsur le processus actuel de construction d’une communauté mondiale,ses enjeux, ses débats et ses acteurs.Julie Ancianchargée de mission « Accès aux soins »à Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>> 100 propositions <strong>du</strong> Forum Social Mondial, Collectif, Editions Charles LéopoldMayer, <strong>2006</strong>.107


L ir e> Critique de la critiqueComment évoquer ici-même un livre écrit ou coordonné par desmembres <strong>du</strong> comité de rédaction, voire le rédacteur en chef, de larevue Humanitaire ? Pourtant et sans flagornerie, Critique de la raisonhumanitaire, édité sous la direction de Karl Blanchet et BorisMartin, est un livre singulier et important qui, comme toujours avecce type d’ouvrage, est finalement bien plus que ce qu’il dit être.Derrière une discussion revendiquée entre deux cultures humanitaires,l’une française l’autre anglo-saxonne, se cache en réalité unevéritable mise au point sur ce que sont les enjeux actuels de l’actionhumanitaire.L’apport de ce livre est de montrer, sans les opposer de manière forcée,que de part et d’autre de l’Atlantique ou de la Manche, les ONGsont confrontées aux mêmes questions pratiques et théoriques, auxmêmes interrogations éthiques ou politiques. Latines ou anglo-américaines,elles n’y répondent pas toutes de la même manière, maisau-delà des différences de culture et d’origine, se dessine une similitudedes problématiques. Une « crise de la maturité », en premierlieu, dont l’analyse permet de comprendre les questions qui travaillentsymétriquement les ONG françaises et anglaises : les premièresseraient principalement en proie, selon Philippe Ryfman, audoute sur leur légitimité quand les secondes ont fait de l’accountability(« responsabilité ») un des axes de leur réflexion ; les secondesse poseraient à nouveaux frais les questions éthiques et politiquesqui ont fait la singularité des premières, que l’on pense auxréflexions d’un Rony Brauman (qui signe la préface) ou <strong>du</strong> terme de« french doctors » qui illustre par lui-même l’existence d’une particularitéfrançaise. Enfin, la question de l’évaluation travaille de partet d’autre le monde humanitaire, d’autant – et c’est le troisièmeterme de la problématique – que celui-ci intervient dans un contexteoù la guerre au terrorisme menée en Afghanisan ou en Irak vientbouleverser les repères politiques et pratiques des uns et des autres.C’est là d’ailleurs, dans le positionnement au sein <strong>du</strong> nouvelespace humanitaire ouvert depuis le 11 septembre 2001, que sesituent les nouvelles divergences entre les ONG. Sami Makki écritnotamment que « ... sous la pression des bailleurs de fonds soucieuxde rentabilité, l’humanitaire anglo-saxon semble se transformeren une action technique, centrée sur des activités logistiques(distribution de nourriture, construction de camps de réfugiés…)oubliant les principes humanitaires » (p. 92).108


On le comprend aisément, légitimité, efficacité et confusion desrôles, ne cessent de se répondre et d’être réinterprétées d’unmonde, d’un terrain ou d’une époque à l’autre. Les traits structurantsde chaque modèle, et parmi ceux-ci le rapport au pouvoir politiquey joue un grand rôle, réapparaissent constamment. Pourtant,il en est un qui n’est abordé par aucun auteur <strong>du</strong> livre comme s’ilallait de soi de ne pas le définir : qu’entend-on précisément par« action humanitaire » en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et enFrance ? Est-ce partout la même définition ? On ne lira pas deréponse claire dans ce livre et c’est une de ses lacunes. On comprend,s’agissant de la France, que l’on parle des ONG d’urgencedont l’objet est de porter secours aux populations vulnérables ou endanger. Est-ce la même chose ailleurs ? N’est-ce pas justement undes traits dominants de la culture anglaise et américaine que d’apporterune autre réponse ? On pense d’abord ici à la religion protestante(méthodiste et baptiste) qui a été déterminante, comme lemontre parfaitement Hugo Slim, dans la structuration des ONGanglaises en plus de la dimension coloniale présente aussi en France.Le Biafra, par exemple, n’est pas seulement un moment fondateurpour l’humanitaire français, il l’est aussi pour les Anglais. Resteque les motivations premières de l’engagement au Biafra, et partantleur poids dans la structuration future des ONG, ne sont pas lesmêmes : plus politiques chez les Français, plus religieuses pour lesAnglais (et les prêtres irlandais) 1 .Indépendamment de la question politique, on pourrait ramasser lanaissance de l’humanitaire moderne d’une formule lapidaire : enFrance, l’humanitaire, c’est la médecine coloniale plus la médecined’urgence, le docteur Schweitzer et le Samu ; en Grande-Bretagne,c’est l’expérience coloniale associée à la charité religieuse. On parlera,pour le monde britannique, plus facilement d’expérience colonialeque de médecine coloniale. En effet, le rapport de l’humanitaire françaisà la médecine (tropicale et d’urgence) fonde une autre différenceculturelle qui ne peut pas ne pas avoir d’effet sur la définition que l’ondonne ensuite de l’humanitaire. La France est rentrée en humanitairepar ses corps de métiers au premier rang desquels la médecine : lesmédecins sans frontières éten<strong>du</strong>s ensuite jusqu’aux vétérinaires ouaux reporters à mesure que le sens <strong>du</strong> mot (et sa définition ?) s’élar-1Voir à ce sujet le témoignage de Aengus Finucane « The changing role of voluntary organizations» in A Framework for Survival sous la direction de K.M. Cahill, Routledge – London-NewYork 1999109


gissaient. Le monde anglo-américain a choisi, pour sa part, des thématiquesplus larges et de plus long terme (l’enfance, par exemple,avec Save the children ou la nutrition et le développement pourOxfam). Il y a là deux visions <strong>du</strong> monde qui fondent deux humanitairesdifférents. Si Hugo Slim explique que les ONG anglaises ontdû, dans les années 1990, réinterpréter leur action dans le sensd’une plus grande prise en compte de l’urgence et des droits del’Homme, à l’instar des Français, il n’en reste pas moins que lesdéfinitions divergent et nous manquent.La critique est identique quand on aborde, en fin d’ouvrage, les relationsqu’entretiennent aujourd’hui les religions (et principalementl’islam) et l’humanitaire. Encore une fois, de quel humanitaire s’agitil? Apposer le qualificatif d’islamique (ou même de chrétien) à l’actionhumanitaire ne peut que choquer les tenants d’un humanitairemoderne qui s’était justement débarrassé de ses oripeaux religieux.Adeel Jafferi d’Islamic Relief montre bien en quoi les piliersde l’islam fondent une compatibilité avec une action d’urgence religieusementimpartiale. Mais peut-on parler d’humanitaire quandl’action aussi efficace soit-elle ne se fonde que sur la morale ou lacharité ? L’humanitaire moderne, français pour le coup, nous aenseigné qu’il a aussi à voir avec la politique ; une manière de suggérerque les ONG islamiques, issues principalement <strong>du</strong> monde britannique,seraient peut-être plus anglaises qu’elles ne le pensent…Denis Maillard> Karl Blanchet, Boris Martin (dir.), Critique de la raison humanitaire, Le CavalierBleu, <strong>2006</strong>. Préface de Rony Brauman – Postface d’Olivier Weber.110


L ir e> Panser dans l’urgenceLa difficulté avec un livre d’entretiens biographiques, c’est qu’à trople critiquer on prend le risque de s’en prendre directement à la vied’une personne avec ce que cela comporte d’injustice et de raccourcisdevant la complexité d’un itinéraire singulier. Dans le cas deRony Brauman, engagé depuis bientôt 30 ans dans l’action d’urgence,d’abord sur le terrain, puis comme président de MSF etenfin comme penseur quasi officiel de l’humanitaire, l’exercice estpérilleux. Après les entretiens menés avec Philippe Petit en 1996 etréédités en 2002 1 et la biographie de MSF 2 dans laquelle il est largementcité et intervient à de nombreuses reprises, Rony Braumana-t-il encore quelque chose à dire sur l’action humanitaire ou surson itinéraire personnel qui épouse pour beaucoup celui de l’associationqu’il a présidée ? La question est irrévérencieuse, maisnéanmoins fondée. En dehors de quelques détails supplémentaires,qu’apprend-on finalement qu’on ne sache déjà sur l’ancien grosbras de la gauche prolétarienne, sur sa première tentative de rejoindreMSF contré par un Emmanuelli qui voyait d’un mauvais œil l’arrivéede ce gauchiste, sur son expérience de terrain en Asie <strong>du</strong> Sud-Est, l’éclosion de sa pensée à l’aune de l’antitotalitarisme et <strong>du</strong>piège humanitaire éthiopien, sur ses critiques de ce qu’il appelle« l’humanitarisme » de la Bosnie au tsunami ou sa lecture d’HannahArendt ? Pas grand-chose… Ou plus précisément une seulechose qui demanderait à elle seule un ouvrage (dont on croit savoirqu’il est en train de l’écrire) : sa relation à Israël, au sionisme, auconflit avec les palestiniens, à la Shoah et finalement à sa proprejudéité sur laquelle il est malheureusement peu disert. Lorsqu’enconclusion d’un chapitre intitulé « Israël, retours et ruptures »,Catherine Portevin lui demande : « qu’est-ce qu’être juif pourvous ?... » et que Rony Brauman répond sobrement « C’est un fait.Quel est le sens d’un fait quand on n’est pas croyant ? », on ne peuts’empêcher au contraire d’y voir matière à penser. Mais on se situeici aux limites de l’exercice biographique et de la critique qu’on peutlui adresser.Reste alors à revenir, une fois encore, à sa pensée de l’humanitaireet à ce qu’il présente précisément comme un « parcours critique ».Car on peut faire bien des reproches à Rony Brauman, mais pascelui de ne pas chercher à tout moment à penser l’action, et à la1Humanitaire : le dilemme, Entretiens avec Philippe Petit, Paris Textuel 1996, réédition février2002.2Médecins sans Frontières, la biographie, Anne Vallayes, Paris Fayard 2004111


penser politiquement comme l’enseigne Hannah Arendt dont onsent que la pensée l’habite. Laissons donc de côté les détails biographiqueset cherchons à savoir ce que sa pensée présentecomme inflexion par rapport, notamment, aux précédents entretiensavec Philippe Petit ?On est frappé d’une chose à la lecture de « Penser dans l’urgence »qui n’apparaissait pas dans l’ouvrage précédent : à 56 ans, RonyBrauman ne se laisse édifier un mausolée nostalgique, tant ici quedans la biographie de MSF, que pour mieux affirmer un projet. Iln’est pas l’un de ces « gâteux de l’année » que l’on sort à chaquerentrée littéraire et dont on encense l’œuvre pour mieux la dissimuler.Non, il contrôle l’opération et s’il se laisse aller à la mémoire, ce n’estque pour mieux contrôler ce qu’on dit de lui, avancer ses pions surl’échiquier de la pensée humanitaire et au passage régler aussiquelques comptes. Ce faisant, on ne peut s’empêcher de songerqu’il prend aussi le risque de figer sa pensée. Sur un mode moinsdirectement politique et bien plus métaphysique, Rony Braumanréaffirme que « le sentiment et l’action humanitaire sont un modede résistance » 3 à un processus destructeur quel qu’il soit. Il renouepar là avec ses anciennes positions antitotalitaires <strong>du</strong> milieu desannées 1980. Il l’explique ainsi : « Au long de cet entretien, j’aiadopté comme ligne de fuite la question <strong>du</strong> totalitarisme, telle queje l’ai comprise dans l’œuvre d’Hannah Arendt. Si cette réflexionme semble si importante, ce n’est pas seulement comme penséeadressée à ses innombrables victimes mais surtout parce que tousles autres maux qui ont marqué le XX e siècle ont fini par se cristalliserdans ce type de pouvoir » 4 . Au moment où la scène intellectuellefrançaise se cherche de n’avoir plus ce combat fédérateurcontre le totalitarisme, Rony Brauman fait de ce dernier l’origine etl’aboutissement des maux politiques de notre époque ainsi qu’unobjet de pensée pour l’action humanitaire contemporaine. Si onretrouve ici la position libérale qui était déjà celle de Rony Braumanen 1985-86, au moment de Liberté sans Frontières, celle-ci a néanmoinssubi une modification conséquente : c’est moins les droitsde l’Homme et les libertés civiles et politiques qu’il s’agit de défendreou de restaurer, mais la vie tout simplement, le bios menacé partous les pouvoirs. D’où son recentrage (et celui de MSF ?) sur l’urgence,uniquement et modestement, loin des utopies sanitaires,3P. 2574Idem112


guerrières ou juridiques de notre époque. Cette pensée politiquequi rejette in fine la politique ne va pas sans poser des problèmesen ce qu’elle finit peut-être par rejoindre ce qu’elle a toujours critiqué: il n’y a certes nulle compassion, ni angélisme dans la penséehumanitaire de Brauman, mais l’homme à secourir reste un êtrehors sol : « Pour une institution humanitaire, une souffrance humaineen vaut une autre, explique-t-il, où qu’elle se pro<strong>du</strong>ise, car elleest par définition déterritorialisée. Mais ce n’est pas possible pourun indivi<strong>du</strong>. (…) C’est pour cela que les institutions humanitairessont indispensables. Autrement dit, il n’y a pas de géographie de laresponsabilité humanitaire alors qu’il existe une géographie de laresponsabilité politique… » 5L’autre aspect de ce « recentrage » est une critique sans concessiondes mythes humanitaires dont celui <strong>du</strong> Biafra et de la naissancede MSF. C’était déjà l’objet de l’ouvrage « Médecins sans Frontières,la biographie » qui représentait la dernière charge contreKouchner et les « Biafrais », ces historiques de MSF chassés ourepliés au moment de la rupture de 1979. A la suite de ce livre, lesentretiens de Rony Brauman font un peu l’effet d’une histoire écrite<strong>du</strong> côté des vainqueurs : le Biafra, naissance de l’humanitairemoderne ? Un mensonge ! Le génocide était en fait un odieux coupde marketing politique <strong>du</strong> colonel Ojukwu… Le témoignage et l’engagementcomme marque distinctive de l’humanitaire moderne ?Rien avant celui de Malhuret en1979 « c’est-à-dire de la fondationjusqu’au départ des fondateurs » 6 … La faillite morale <strong>du</strong> CICR<strong>du</strong>rant la Seconde Guerre mondiale repoussoir de l’humanitairemoderne ? Rien, là encore, ne le démontre… Les mythes fondateurssont ainsi passés au crible de la critique, de manière assezconvaincante d’ailleurs. Mais là n’est pas la question. Elle résideplutôt dans le fait de vider de son intelligibilité et de sa cohérencel’histoire humanitaire dans son ensemble. Si Brauman ne nie pasl’existence d’une « scène inaugurale », le Biafra en l’occurrence, illui dénie ses potentialités. « Nous revendiquions sans réserves leprojet initial et nous entendions le faire vivre à notre façon, en montrantque la véritable continuité était de notre côté » 7 , explique-t-il àpropos <strong>du</strong> projet fondateur de MSF. Même chose quand on lui laisseentendre que l’humanitaire et MSF à leurs débuts ont pu être5P. 215-2166P. 937Idem113


une sorte de « sas de décompression politique » et une voie de« reconversion » pour les gauchistes de 1968, il réplique : « un pro<strong>du</strong>itde son époque certainement, mais pas de la génération <strong>du</strong> gauchismeen tant que telle. Ce que MSF doit spécifiquement à cettepériode, ce sont pêle-mêle la notion de médecine d’urgence, lacapacité de mobilité internationale et l’importance accordée auxmédias. Je pense que la création <strong>du</strong> Samu, la démocratisation desvoyages intercontinentaux et l’essor de la télévision nous informentplus sur les conditions de la création de MSF que la référence au gauchisme» 8 . Ce serait donc bien plus les conditions historiques etsociales que les conditions politiques qui expliqueraient la naissancedes french doctors. Peut-être bien, mais on ne peut tout de mêmes’empêcher de penser qu’à force de tout refuser aux fondateurs etde montrer que MSF ne s’est construite qu’après leur départ, grâceà d’autres acteurs et selon des modalités plus sociologiques quepolitiques ou plus sociales qu’intellectuelles, on s’interdit decomprendre ce qu’il y a de véritablement novateur dans leurgeste inaugural et notamment leur rapport à l’action politique quihante, qu’on le veuille ou non, l’histoire humanitaire jusqu’àaujourd’hui.Denis Maillard> Rony Brauman, Penser dans l’urgence – Parcours critique d’un humanitaire, entretiensavec Catherine Portevin, Seuil, <strong>2006</strong>.8P. 58114


Personnalités del’humanitaireFlorence Nightingale (1820-1910)Par Philippe RyfmanAvec ce portrait deFlorence Nightingale, larevue inaugure une sériede courtes biographies depersonnages clés del’histoire humanitaire,qu’ils soient connus ounon. Par leur charisme,leurs idées ou leurs actionssur le terrain, ils se sont àun moment ou à un autretrouvés en situation deprovoquer des rupturesfondamentales, d’anticiperdes évolutions ou de pesersur les pratiques <strong>du</strong> milieuhumanitaire.115


1Il n’existe aucun ouvragerécent en français qui luisoit consacré. On peut sereporter cependant auxdictionnaires historiqueset biographiques, ainsiqu’à l’article d’I. Raboud,« Florence Nightingale »,RICR, n° 809, 09/1994, p.513 sqq. Ou au bref portraitque nous lui avonsconsacré in, La QuestionHumanitaire, Ellipses,Paris, 1999. La biographiede référence en anglaisreste celle de Woodham-Smith C., Florence Nightingale,Constable, Edinburgh,1950. En réaction àun incontestable unanimismehagiographique,une approche, plus critique,de l’œuvre de Nightingalea vu le jour depuisquelques années, dont leprincipal représentant estSmall H., Florence Nightingale,Avenging angel,Constable, London, 1998.2Le Times en tête.Née en Italie dans la cité des Médicis (d’où son prénom)<strong>du</strong>rant le voyage de noces de ses parents en 1820, FlorenceNightingale est issue d’une famille anglaise fortunée et érudite.Véritable fondatrice <strong>du</strong> métier d’infirmière, au sensmoderne <strong>du</strong> terme, son action humanitaire s’est éten<strong>du</strong>e surplus d’un demi-siècle 1 . Ayant reçu, grâce à son père, uneé<strong>du</strong>cation poussée (dont ne bénéficiaient généralement à l’époqueque les garçons) elle fait le choix, après avoir écarté unbrillant mariage et rompu avec sa famille, de consacrer sa vieà l’action caritative. Très liée déjà aux élites britanniques (cequi sera le cas toute sa vie), elle commence par réorganiserà Londres en 1853 un hôpital pour femmes malades.Appuyée par un proche ami, Sydney Herbert, sous-secrétaired’État puis ministre de la Guerre, et de puissants relaispolitiques, elle part pour la Turquie et les rivages de la merNoire en octobre 1854. La guerre de Crimée (1854-1856) y aen effet commencé depuis quelques mois. Britanniques etFrançais se sont portés au secours de l’Empire ottomanmenacé une fois de plus par l’expansionnisme de l’Empirerusse, dans sa descente séculaire vers « les mers chaudes ».L’essentiel des combats se déroule autour <strong>du</strong> verrou stratégiquede Sébastopol. Mais plus que l’armée tsariste, les soldatsde sa Gracieuse Majesté craignent la maladie, en particulierle typhus. Relatée par les journaux britanniques del’époque 2 , l’éten<strong>du</strong>e <strong>du</strong> spectaculaire désastre sanitairesubi par l’armée anglaise, laquelle perd alors sept fois plusd’hommes <strong>du</strong> fait d’affections diverses et de conditionsd’hygiène déplorables que sur le champ de bataille, a crééune onde de choc dans l’opinion outre-manche. La situationde l’allié français est identique, voire pire, mais les sujets deNapoléon III en ignoreront tout, le pouvoir impérial maintenantune stricte censure sur la presse…Arrivée sur le terrain en novembre, avec un groupe d’unequarantaine de femmes, et quasiment sans autres moyensque son extraordinaire culot et ses convictions, FlorenceNightingale parvient à promouvoir une série de réformes faceà une institution militaire profondément conservatrice. L’étatmajorla laisse faire, à la fois par indifférence de caste (lesofficiers se protègent mieux) et opportunisme politique,convaincu par ailleurs qu’elle échouera. Mais, dotée d’unetrès forte détermination et d’un incomparable sens de l’organisation,elle réussit à améliorer rapidement le fonctionnementdes hôpitaux, à faire adopter diverses prescriptionssanitaires et à développer la prévention. Enfin (et ce n’est pas116


Personnalités del’humanitairele moindre) elle convainc les autorités militaires (et les médecins)d’accepter dans les hôpitaux, auprès des soldats, la présencede femmes autres que les religieuses (les futures infirmières).Elle y gagnera le surnom de « Dame à la lampe »que lui donnent les blessés <strong>du</strong> principal centre de soin à Scutari,près d’Istanbul, dont elle parcourt les dortoirs la nuit pourles réconforter.Elle fait œuvre pionnière aussi en informant les familles <strong>du</strong>sort des leurs, blessés ou décédés, grâce à la mise au pointd’un système de lettres-types. Les résultats de son actionsur le plan de l’état sanitaire de l’armée de Sa Majesté nesont guère contestables, au moins si on compare les pertestotales de cette dernière qui atteignirent vingt-deux millemorts avec celles subies par les troupes françaises (quatrevingtquinze mille, dont soixante-quinze mille de maladies).Mais Nightingale fut, plus ou moins à son corps défendant,instrumentalisée ultérieurement par une partie de l’élite politiquebritannique qui chercha à profiter de cette situation decrise, ainsi que de son immense popularité (créée par lesmédias de l’époque), pour à la fois reprendre le contrôle del’appareil militaire et lui imposer une série de changementsen profondeur. Les éléments conservateurs s’y opposerontfarouchement. L’intensité des antagonismes la dépassa visiblement.D’autant que la dégradation de l’état de santé, puisla mort de Sydney Herbert, quelques années plus tard, la laissèrentdésemparée.A peine un an en tout cas après son retour à Londres en août1856, alors âgée de 36 ans, elle fut atteinte d’une maladiemystérieuse qui la riva quasiment à son lit <strong>du</strong>rant dix années.De nombreuses théories ont été avancées pour expliquercette affection, dont la cause n’a jamais été clairement élucidéejusqu’à aujourd’hui encore. Les conséquences d’unstress post-traumatique (que l’on ne savait pas diagnostiquerà l’époque), dû à la confrontation à un contexte de guerre etde détresse ont été évoquées. De même que les effets surson psychisme de l’âpreté des conflits dans lesquels elleétait partie prenante, tant avec les adversaires de la réformeau ministère de la Guerre, qu’avec sa propre famille. Voireune brucellose qu’elle aurait peut-être contracté en consommantdes pro<strong>du</strong>its laitiers infectés <strong>du</strong>rant son séjour en Turquie.Small considère, lui, que c’est la révélation qu’aurait euNightingale (quelques mois après son retour en Grande-Bretagne)<strong>du</strong> fait que quatorze mille soldats seraient tout de117


même décédés dans les hôpitaux de Crimée <strong>du</strong>rant sa présencesur place qui aurait provoqué son invalidité. Parce que,selon lui, elle aurait alors pris conscience que ces décèsauraient essentiellement tenu à des négligences personnelles,ainsi qu’à celles des médecins en charge de ces établissements(mais qu’elle supervisait), dans la prise de précautionssanitaires élémentaires.3Strachey L., Eminentvictorians, Chatto andWin<strong>du</strong>s, London, 1918(1ère édition). Editionactuelle [poche], PenguinBooks, London,1986.Si elle retrouva ensuite une certaine mobilité, elle continuad’être l’objet de fréquents accès de dépression. Elle se cloîtraplus ou moins <strong>du</strong>rant quarante ans jusqu’à la fin de sa viedans sa chambre, au premier étage d’une petite maison deSouth Street à Mayfair, dont elle ne sortait que deux à troisfois l’an. Elle joua incontestablement de la précarité de sonétat de santé – qui ne l’empêchera pas de vivre jusqu’à 90ans... – pour renforcer son influence.A partir de ce qui allait devenir une sorte de « siège » d’organisationhumanitaire avant la lettre (avec secrétariat, service <strong>du</strong>courrier…), elle déploya en effet une extraordinaire énergie,ainsi qu’un sens aigu <strong>du</strong> lobbying et <strong>du</strong> relationnel pour faireavancer les causes auxquelles elle consacra le restant de savie : rôle et formation des infirmières, réorganisation <strong>du</strong> servicede santé de l’armée et création d’une école militaire médicale: secours aux soldats blessés <strong>du</strong>rant les combats, médecinepréventive, action sanitaire et soins de santé au profit desautochtones dans le domaine colonial, fonctionnement etimplantation d’hôpitaux en Grande-Bretagne et dans l’Empire.Si elle-même ne se déplacera plus jamais sur le terrain, elleenverra ainsi des infirmières dans les hôpitaux militaires auxÉtats-Unis <strong>du</strong>rant la guerre de Sécession ou en France lors decelle de 1870. Eponyme – côté « société civile » en quelquesorte – de la Reine Victoria (qu’elle rencontrera à plusieursreprises et qui la décorera), elle est considérée d’ailleurscomme une incarnation-type de ces « Victoriens » croquésavec férocité, au début des années 1920, par l’un des principauxmembres <strong>du</strong> groupe littéraire dit « de Bloomsbury »(constitué autour de Virginia Woolf) et Lytton Strachey 3 .Cependant, son action humanitaire demeura avant toutbritanno-centré. Imprégnée comme elle l’était des idéesde grandeur de la Grande-Bretagne et <strong>du</strong> caractère justede son rôle impérial ainsi que de sa domination, elle n’eutpas la prescience que l’humanitaire ne pouvait se concevoirque dans une dimension universelle et suffisammentdétachée de la contingence nationale. Si elle semble ainsi118


Personnalités del’humanitaireavoir échangé quelques lettres avec Henry Dunant, le fondateurde la Croix-Rouge, elle paraît n’avoir jamais comprisréellement le sens et la portée de la formidable avancée réaliséegrâce à ce dernier, quelques années seulement après l’actionqu’elle mena elle-même en Crimée.Pour autant, elle se battit avec force et détermination et fitusage de tous les moyens de pression dont elle disposait, ainsique de sa très grande capacité de mobilisation de l’opinion etdes médias de l’époque pour imposer aux gouvernements britanniquessuccessifs divers projets qui lui tenaient à cœur. Particulièrementdans l’Inde impériale (alors qu’elle ne s’y renditdonc jamais), où elle obtint la mise en place d’un système desanté moderne au service des populations et des moyens delutte plus efficaces contre les famines endémiques.Véritable mythe vivant à partir des années 1870, elle accordait(non sans une parcimonie calculée) de véritables« audiences », très courues, à des hommes politiques,ambassadeurs, intellectuels… Chaque vice-roi des Indes fraîchementnommé, par Victoria ou son successeur, se faisaitainsi un devoir de lui rendre visite avant de s’embarquer.Auteure également de nombreux ouvrages, elle demeureaujourd’hui encore un personnage historique célèbre dans lemonde anglo-saxon, où nombre d’écoliers connaissent sonnom dès la petite enfance. Un plaisant et instructif muséeFlorence Nightingale est installé à Londres dans le complexede l’hôpital Saint-Thomas, à proximité de la gare Waterloo.Philippe RyfmanProfesseur et chercheur associéUniversité Paris I Panthéon-Sorbonne119


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