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après-midi - en rang par deux - permettaient de grappil<strong>le</strong>r dans la campagne <strong>le</strong>s baieset fruits sauvages qui avaient conservé <strong>le</strong> goût de la liberté.La pension se fit moins austère. Je quittai l’orphelinat aux odeurs mélangéesde petits garçons et de prêtres célibataires pour <strong>le</strong> lycée dans ta vil<strong>le</strong> voisine. Avec lasous-préfecture, je fis connaissance des laits parfumés aux saveurs <strong>le</strong>s plussaugrenues auxquel<strong>le</strong>s consentait avec amusement <strong>le</strong> patron du café. Je découvrais<strong>le</strong> jambon-beurre-demi resté depuis, dans mon esprit, comme la signature d’unenourriture hâtive. Je goûtais <strong>le</strong>s premières crêpes avec <strong>le</strong>s économies faites sur mesachats de librairie. J’offrais à mes premières petites copines des chocolats et desgâteaux dans <strong>le</strong> seul salon de thé de la vil<strong>le</strong>. Je devais alors choisir entre <strong>le</strong>s agapespâtissières et <strong>le</strong>s nourritures spirituel<strong>le</strong>s : une note de salon de thé m’étranglait pour laquinzaine. Pour confiner au paradoxe, je trouvais drô<strong>le</strong> de lire La Faim de KnutHamsun en attendant mes conquêtes au pied des vitrines sucrées.L’ado<strong>le</strong>scence exige la quantité et se moque quelque peu de la qualité.J’avalais un nombre incalculab<strong>le</strong> de puddings fabriqués avec tous <strong>le</strong>s reliefs de lapâtisserie - et de la boulangerie peut-être même… Le fort goût de sucre et <strong>le</strong>s fruitsconfits en même temps qu’une grasse pellicu<strong>le</strong> de sirop gélifié éteignaient <strong>le</strong>s saveursmultip<strong>le</strong>s devenues compactes. J’ajoutais un mixte de crêpes bretonnes souscellophane et de chocolat à bon marché. Le volume primait toute autre considérationgastronomique.Les premières escapades nocturnes du dortoir nous invitaient à errer dans <strong>le</strong>srues de la petite vil<strong>le</strong> à la recherche d’un café ouvert. À dix heures du soir, en p<strong>le</strong>inhiver, nous toussions en avalant de travers nos premiers alcools forts ; <strong>le</strong> cointreauavait ma faveur. Le bar de la mère d’un de mes compagnons de fortune futrégulièrement mis à contribution. El<strong>le</strong> avait la bonne idée de travail<strong>le</strong>r pendant nosheures de liberté.Avec l’Université vint l’époque des ivresses gratuites. J’ai <strong>le</strong> souvenir d’unebacchana<strong>le</strong> au cognac avec un étudiant en philosophie qui partageait avec moi <strong>le</strong>même ennui morne lors des deux heures hebdomadaires d’épistémologie.Abandonnés au campus en p<strong>le</strong>ines vacances de Noël, en rupture de ban avec nosfamil<strong>le</strong>s respectives, nous avions liquidé à deux une bouteil<strong>le</strong> subtilisée dans unegrande surface de la vil<strong>le</strong>. Le geste était politique, bien sûr, car nous ébranlions ainsi<strong>le</strong>s fondements de la société de consommation… Après avoir rempli nos verres àdents de cinq ou six morceaux de sucre et recouvert <strong>le</strong> tout par l’alcool infâme etbrûlant, puis plusieurs fois répété l’opération, nous avons sombré très rapidementdans une inconscience qui dura de longues heures - et qui frisa <strong>le</strong> coma éthylique…La nourriture des restaurants universitaires faisait <strong>le</strong> quotidien et ajoutait à nosmisères. Sardines, cassou<strong>le</strong>t, bananes.Les premiers succès de faculté furent <strong>le</strong> prétexte à des fêtes moins primaires,plus stylées. Je pris goût au bourgogne que j’aime pour ses parfums de terre ou decuir et aux vins d’Alsace adorés pour <strong>le</strong>urs bouquets rafraîchissants et <strong>le</strong>urs saveursde fruits jaunes. Le jeu des températures, des années et des mariages avec <strong>le</strong>s platsme séduisit. Quelques bonnes et rares bouteil<strong>le</strong>s réservées aux succèsparticulièrement mérités firent l’objet de souvenirs précieux. Une thèse avec mentionprit toute sa va<strong>le</strong>ur quand el<strong>le</strong> fut l’occasion d’un aloxe-corton millésimé et d’un repasexceptionnel<strong>le</strong>ment soigné.Avec <strong>le</strong> temps, je suis devenu sédentaire. Le nomadisme estudiantin n’eutqu’un temps. Les chambres d’université firent place aux pièces remplies de <strong>livre</strong>s etde disques. Les cassou<strong>le</strong>ts ou choucroutes mangés dans <strong>le</strong>urs boîtes en fer-blancfurent remplacés par des plats cuisinés à mon goût, inventés par mes soins. En dixannées de vie sage, je compte dix années de cuisine au jour <strong>le</strong> jour.


mariner en secteur post réanimation.Quelque temps après la diététique des centres hospitaliers et de réadaptation,je retournais à la vie norma<strong>le</strong>… donc aux cuisines norma<strong>le</strong>s. Pour préparer à madiététicienne retorse un plat à ma façon, il me vint à l’esprit qu’un ensemb<strong>le</strong> derecettes pour un gai savoir alimentaire ne serait pas de trop. Il fallait au gendarme une<strong>le</strong>çon d’hédonisme. C’est pourquoi ces pages existent. El<strong>le</strong>s ne lui sont pas dédiées…


I. Le banquet des omnivoresPETOMANE, onaniste et canniba<strong>le</strong>, Diogène a convié à son banquet <strong>le</strong>scommensaux <strong>le</strong>s plus emblématiques : Rousseau <strong>le</strong> paranoïaque herbivore, <strong>le</strong>chantre du goût plébéien, Kant l’hypocondriaque austère, soucieux de réconcilierl’éthylisme et l’éthique, Nietzsche <strong>le</strong> germanophobe qui instaure la cuisinepiémontaise comme purification de l’alimentation prussienne, Fourier <strong>le</strong> nébu<strong>le</strong>ux,désireux d’être <strong>le</strong> Clausewitz de la polémologie nutritive, Sartre, <strong>le</strong> penseur duvisqueux, accommodant <strong>le</strong>s langoustes à la mescaline, ou Marinetti, <strong>le</strong> gastrosopheexpérimental, entremetteur des saveurs <strong>le</strong>s plus inattendues 1 .Du nihilisme alimentaire cynique à la révolution culinaire futuriste se tracent destrajets multip<strong>le</strong>s, ondoyants et divers : ils relient des hommes préoccupés - osons <strong>le</strong>néologisme - de Diétét (h) ique entendue comme sapience gustative. Sur la tab<strong>le</strong> desinvités du banquet : un poulpe cru et de la chair humaine, des laitages et despruneaux sucrés étrangement métamorphosés en choucroute, un chape<strong>le</strong>t desaucisses et un plat de porexcité, un saucisson cuit dans du café aromatisé d’eau deCologne, des petits pâtés, des vol-au-vent et des crustacés éventrés. De l’eau pour<strong>le</strong>s abstèmes et du vin pour <strong>le</strong>s jouisseurs. Le médoc de Kant et son é<strong>le</strong>ction pour <strong>le</strong>cabillaud, l’eau de source et <strong>le</strong>s claires fontaines, <strong>le</strong> lait caillé et <strong>le</strong>s fruits frais deRousseau.Les absents sont préoccupés, ail<strong>le</strong>urs, par <strong>le</strong>urs commandes ou <strong>le</strong>urs alimentsfétiches : Descartes est trop si<strong>le</strong>ncieux, lui qui, bretteur et libertin, jouisseur etmalandrin, ne détestait pas, en sa période parisienne, <strong>le</strong>s tavernes où l’on servait autonneau <strong>le</strong>s crus des coteaux de Poissy - boisson ordinaire de la cour - ou <strong>le</strong> moinssubtil breuvage extrait des collines de Montmartre 2 . On ne sait de lui que ce que <strong>le</strong>trop austère Bail<strong>le</strong>t a bien voulu dire. Il semb<strong>le</strong> que biographies plus vraies de l’auteurdu Discours de la méthode seraient biographies plus remplies de femmes, de vins etde duels. Si<strong>le</strong>ncieux, aussi, Spinoza dont la vie ressemb<strong>le</strong> à l’œuvre - comme c’est sisouvent <strong>le</strong> cas -, architecture régulière, machine sans surprise, l’apollinisme enforme : « Il a vécu, raconte Co<strong>le</strong>rus, un jour entier d’une soupe au lait accommodéeavec du beurre (…) et d’un pot de bière (…) ; un autre jour, il n’a mangé que du gruauapprêté avec des raisins et du beurre 3 . » Quelques heures avant de mourir, <strong>le</strong> sagehollandais a mangé du bouillon d’un vieux coq préparé par <strong>le</strong>s gens du logis. Le goûtde Baruch semb<strong>le</strong> bien sévère : de la sobriété de l’Ethique, de la rigueur desdémonstrations, on ne peut inférer l’alimentation d’un Gargantua nouveau.Entre deux plats paraît Hegel et son vin de Bordeaux. Il tient à la main la <strong>le</strong>ttrequ’il va poster aux frères Ramann et qui dit : « J’ai l’honneur de solliciter encore devotre bienveillance la livraison d’un quartaut de vin - cette fois du Médoc ; vous devezavoir reçu l’argent pour <strong>le</strong> tonne<strong>le</strong>t : mais je vous prie de m’en envoyer un qui soit bienconditionné, <strong>le</strong> précédent était pourri à sa partie supérieure, de sorte qu’une partie duvin s’était écoulée 4 . » Dommage que de cette bel<strong>le</strong> mécanique artificiel<strong>le</strong> qu’estl’œuvre de Hegel il fail<strong>le</strong> déplorer l’absence de l’essentiel - <strong>le</strong>s larmes, <strong>le</strong> rire, <strong>le</strong> vin,1Ces points font l'objet des chapitres qui suivent.2Dimitri Davidenko, Descartes <strong>le</strong> scanda<strong>le</strong>ux, Robert Laffont, p. 52.3Jean Co<strong>le</strong>rus, « La vie de B. de Spinoza », in Spinoza, Œuvres complètes, Pléiade,p. 1319.4Hegel, Correspondance généra<strong>le</strong>, t. I, <strong>le</strong>ttre de Hegel aux frères Ramann, Iéna, <strong>le</strong> 8août 1801, Gallimard, p. 65.


<strong>le</strong>s femmes, la nourriture, <strong>le</strong> plaisir. Rêvons d’une phénoménologie de l’aliment…À quelques pas derrière lui chemine <strong>le</strong> pingre Victor Cousin. Il confia avoircompris la Critique de la raison pure de Kant <strong>le</strong> jour où, dans un restaurant al<strong>le</strong>mand,on porta sur la tab<strong>le</strong> un monumental plat chargé de légumes et de décors surmontésd’une mince et ridicu<strong>le</strong> tranche de viande - l’essentiel réduit à peu de chose.Célibataire endurci, radin sans doub<strong>le</strong>, pique-assiette invétéré, ce caporal de l’ordrephilosophique français n’a de sympathique que sa folie du chocolat pour <strong>le</strong>quel il seserait damné. Cela explique la nécessité des économies qu’il fit un jour qu’il avaitinvité Barni, <strong>le</strong> traducteur de Kant, à déjeuner. Après avoir commandé et mangé unrepas plantureux, Cousin prétexta une commission urgente, s’en fut et abandonnal’addition au traducteur esseulé…Y a-t-il surprise à lire sous la plume du puritain Proudhon, militariste etmisogyne de surcroît, une condamnation en règ<strong>le</strong> de la gastrosophie fouriéristetransformée en vulgaire « philosophie de la gueu<strong>le</strong> » ? Doit-on se surprendre àdécouvrir un Freud sourd, mélophobe dirions-nous, rétif à la musique, ayant instauréchez lui un rituel alimentaire répétitif lui permettant de retrouver chaque jour sur satab<strong>le</strong> un pot-au-feu dont seu<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s sauces changeaient 1 ? La résistance à lagastronomie n’est pas sans renseigner sur <strong>le</strong> genre, l’œuvre et l’homme. Le refus del’aliment et de la jouissance qu’il procure est parent de l’ascétisme, quel<strong>le</strong> qu’en soit laforme. Il est aussi cousin du renoncement et générateur des gestions apparemmentrationnel<strong>le</strong>s des variétés d’anorexie que sont <strong>le</strong>s logiques diététiques médica<strong>le</strong>s,végétariennes ou végétaliennes.D’autres pèchent par défaut de conformisme nutritif : ainsi du divin marquis deSade qui, asservissant l’aliment à la sexualité, porte au pinac<strong>le</strong> <strong>le</strong> blanc de pou<strong>le</strong>t dontil fait la théorie : il procure <strong>le</strong>s sel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus succu<strong>le</strong>ntes aux coprophages <strong>le</strong>s plusaffamés 2 . Ou d’Anne-Marie Schumann dont l’histoire a conservé <strong>le</strong> nom simp<strong>le</strong>mentparce qu’el<strong>le</strong> affectionnait tout particulièrement <strong>le</strong>s araignées et qu’el<strong>le</strong> mettait toutesa coquetterie à <strong>le</strong>s préférer frites 3 . Lointaine parente en cela des commensaux deClaude Lévi-Strauss qui <strong>le</strong> fêtaient par un cadeau royal consistant en un bol de larvesbien blanches et vivantes, craquantes et gigotantes sous la dent, mais fina<strong>le</strong>mentdégageant des saveurs subti<strong>le</strong>s et des parfums délicats 4 . Quelques gnostiques furentaussi soucieux de nourritures rares. Pour ce faire, il faut dire quelques mots desspermatophages et de <strong>le</strong>urs frères en tab<strong>le</strong> <strong>le</strong>s fœtophages. Epiphane, l’évêque dePavie - V e sièc<strong>le</strong> après Jésus-Christ -, raconte que, pour gérer <strong>le</strong>s grossesses nondésirées, <strong>le</strong>s gnostiques récupéraient <strong>le</strong>s fœtus avec <strong>le</strong>s doigts, <strong>le</strong>s « pilaient dansune sorte de mortier, y mélangeaient du miel, du poivre et différents condiments ainsique des hui<strong>le</strong>s parfumées 5 ». Le repas se faisait ensuite en commun et la nourritureétait consommée avec <strong>le</strong>s doigts. Lointains parents, eux aussi, des Indiens Guayakivisités par l’ethnologue Pierre Clastres qui a décrit <strong>le</strong> plaisir pris par eux à sucer <strong>le</strong>spinceaux imbibés de la graisse humaine qui suinte des brasiers où gril<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s corpsmorts 6 .1Lydia F<strong>le</strong>m, La Vie quotidienne de Freud et de ses patients, Hachette. Voir tout demême <strong>le</strong>s pages 238 à 240 sur Freud, <strong>le</strong>s vins, <strong>le</strong>s baies sauvages, <strong>le</strong>s artichauts, <strong>le</strong>sasperges et <strong>le</strong>s épis de maïs.2Noël<strong>le</strong> Chate<strong>le</strong>t, intervention sur Sade au Colloque de Cerisy. Voir <strong>le</strong>s Actes.3André Castelot, L'Histoire à tab<strong>le</strong>, Plon-Perrin, p. 42.4Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon.5Jacques Lacarrière, Les Gnostiques, Idées Gallimard, p. 105.6Jacques Lacarrière, Les Gnostiques, Idées Gallimard, p. 105.


Ni agueusiques, ni originaux, il faut dire quelques mots de ceux qui auraient pu- rêvons un peu - modifier <strong>le</strong> rituel du 25 décembre et faire de tel<strong>le</strong> sorte qu’on ne fêteplus la naissance du messie de Bethléem, mais qu’on fête plutôt la fête : <strong>le</strong> soir deNoël 1709, à Saint-Malo, naît <strong>le</strong> philosophe Julien Offroy de La Mettrie. D’abordmédecin, auteur d’un traité sur <strong>le</strong>s maladies vénériennes, il est l’auteur d’un admirab<strong>le</strong>Art de jouir dans <strong>le</strong>quel il enseigne l’eudémonisme <strong>le</strong> plus radical. À tab<strong>le</strong>, distinguéset sensuels, voluptueux et délicats, <strong>le</strong>s philosophes au goût de La Mettrie sacrifient aupur plaisir. Pendant <strong>le</strong> repas, « <strong>le</strong> gourmand gonflé, hors d’ha<strong>le</strong>ine dès <strong>le</strong> premierservice, semblab<strong>le</strong> au cygne de La Fontaine, est bientôt sans désirs. Le voluptueuxgoûte de tous <strong>le</strong>s mets : mais il en prend peu, il se ménage, il veut profiter de tout (…).Les autres sab<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> champagne ; il <strong>le</strong> boit, <strong>le</strong> boit à longs traits, comme toutes <strong>le</strong>svoluptés 1 ». Conséquent et gourmet, on retrouve <strong>le</strong> philosophe à la tab<strong>le</strong> de milordTyrconnel où un pâté est servi. Dans L’Homme-Machine, <strong>le</strong> penseur avait mis engarde contre <strong>le</strong>s viandes trop peu cuites 2 . À la tab<strong>le</strong> du nob<strong>le</strong>, il ne remarque pas l’étatavancé du pâté auquel il goûte. La mort est au rendez-vous.Autre soir de Noël gastrosophique : celui de l’année 1838 au cours de laquel<strong>le</strong>s’éteint Grimod de La Reynière, A<strong>le</strong>xandre Balthasar Laurent, l’un des premierschroniqueurs gourmands, l’un des pères fondateurs de l’écriture gastronomique. Songrand-père - charcutier - avait succombé à l’ingestion d’un pâté de foie gras qui l’avaitsuffoqué en 1754. Le petit-fils sera digne d’un pareil trépas et bril<strong>le</strong>ra par une évidentesingularité. Né avec des mains monstrueuses - mi-pattes, mi-pinces -, il cachait sesmembres palmés sous des gants blancs qui dissimulaient en même temps unappareillage métallique compliqué lui permettant la préhension.Sacrificateur à l’humour <strong>le</strong> plus noir, il posait parfois ses « mains » sur unfourneau brûlant et invitait <strong>le</strong>s spectateurs présents à en faire de même… Il est aussil’instigateur des déjeuners philosophiques, bihebdomadaires et « semi-nutritifs »,pastiches grinçants des rites maçonniques, où il fallait boire dix-sept tasses de café enprésence de seize convives, soit dix-sept personnes au total. Le repas étaitthéâtralisé, la nourriture fantasmée. Toujours dans la veine cynique, Grimodéprouvera gastronomiquement la fidélité de ses amis en envoyant des papillons quiannonçaient sa mort à ses relations. Il <strong>le</strong>s invitait à un repas à sa mémoire. Défaitsd’un excentrique dont ils se croyaient délivrés pour toujours, <strong>le</strong>s opportunistes àl’amitié tiède s’abstenaient de venir. Les autres se déplaçaient. Pendant <strong>le</strong> repasfunèbre, Grimod apparaissait et démentait la nouvel<strong>le</strong> en chair et en os. Puis,s’attablant, il poursuivait <strong>le</strong>s agapes avec ses fidè<strong>le</strong>s. La seu<strong>le</strong> véritab<strong>le</strong> indélicatessequ’il commit fut de rédiger un opuscu<strong>le</strong> intitulé Avantages de la bonne chère sur <strong>le</strong>sfemmes. Tout eudémoniste digne de ce nom sait qu’il ne saurait y avoir concurrenceentre <strong>le</strong>s deux registres, mais complémentarité.Tant de raisons devraient inviter à sacrer <strong>le</strong> 25 décembre fête de la fête,prétexte à festins. La rareté des commémorations serait compensée par l’instaurationd’autres occasions. Ainsi prendraient corps <strong>le</strong>s moments emblématiques de laphilosophie : <strong>le</strong>s melons qui peup<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s rêves de Descartes 3 , la pomme qui enseignala théorie de l’Attraction à Char<strong>le</strong>s Fourier ou l’ome<strong>le</strong>tte qui fut la perte deCondorcet 4 …La diététique est une modalité sérieuse du paganisme, sinon de l’athéisme etde l’immanence. Toute transcendance est congédiée au profit d’une volonté de soi1La Mettrie, L'Art de jouir, éd. origina<strong>le</strong>, p. 56.2La Mettrie, L'Homme-Machine, Denoël-Gonthier, p. 100-101 et 137.3Descartes <strong>le</strong> scanda<strong>le</strong>ux, p. 105 et Bail<strong>le</strong>t.4Elisabeth et Robert Badinter, Condorcet (sur sa fin).


comme gnomon du réel. Plus de risques d’aliénation avec un quelconque recours àl’en dehors ou l’au-delà. Il n’est d’ail<strong>le</strong>urs pas étonnant qu’indépendamment du mot etdes séries multip<strong>le</strong>s d’interprétations qu’il a impliquées, ce soit à Ludwig Feuerbachque l’on doive <strong>le</strong> célèbre : « L’homme est ce qu’il mange. » Dans ses Manifestesphilosophiques il écrit : « Obéis aux sens ! Là où commencent <strong>le</strong>s sens cessent lareligion et la philosophie 1 . » Et là commence la vie, pourrait-on ajouter. Ail<strong>le</strong>urs, ilaffirme que « <strong>le</strong> corps est <strong>le</strong> fondement de la raison, <strong>le</strong> lieu de la nécessité logique »,ou que « <strong>le</strong> monde des sens est <strong>le</strong> fondement, la condition de la raison ou del’intelligence 2 ». Il n’est pas sans rapport que Feuerbach soit <strong>le</strong> premier théoricien del’athéisme, <strong>le</strong> premier généalogiste de l’aliénation. Sous sa plume apparaissent pourla première fois <strong>le</strong>s lignes définitives sur <strong>le</strong> religieux, la religion et ses formesmultip<strong>le</strong>s. Le sacré est disséqué, analysé et réduit - comme une sauce. C’est aussi luiqui développe une nouvel<strong>le</strong> positivité sensualiste plus ou moins héritée d’une certainetradition matérialiste française, puis sensualiste anglaise. Une modernité se formedont Nietzsche héritera bientôt et avec lui notre sièc<strong>le</strong>. L’aliment, la nourrituredeviennent principes matérialistes d’un art de vivre sans Dieu - et sans dieux.Une science de la bouche entendue comme voie d’accès à une esthétique desoi n’a pas véritab<strong>le</strong>ment vu <strong>le</strong> jour depuis <strong>le</strong>s injonctions nietzschéennes à s’occuperdes choses prochaines, à faire l’histoire des fragments du quotidien. S’il faut sesoucier de l’approche de Noël<strong>le</strong> Chate<strong>le</strong>t 3 , de cel<strong>le</strong>s de Jean-Paul Aron 4 ou de Jean-François Revel 5 , il faut aussi compter <strong>le</strong>s si<strong>le</strong>nces de la pensée contemporaine surl’essentiel. Une exception toutefois : <strong>le</strong> dernier Michel Foucault qui assumera unemaladie en même temps qu’un tournant épistémologique dans son œuvre. Avec la finde son Histoire de la sexualité se trouvent magnifiées <strong>le</strong>s logiques essentiel<strong>le</strong>s :l’amour, <strong>le</strong>s plaisirs, la sexualité, <strong>le</strong> corps. Après <strong>le</strong>s passages par <strong>le</strong>s machinessocia<strong>le</strong>s à exclure <strong>le</strong>s différences et à produire de la normalité, Foucault s’engagedans <strong>le</strong>s arcanes <strong>le</strong>s plus secrets, mais <strong>le</strong>s plus stimulants. Enfin émergeait unauthentique souci nietzschéen des soucis essentiels.Dans L’Usage des plaisirs, la diététique est décrite comme ce que nouspourrions appe<strong>le</strong>r un art sans musée. El<strong>le</strong> est lue comme une façon de « styliser uneliberté 6 », une logique du corps en même temps qu’une apologie de la maîtrise. Lechoix d’un aliment devient vraiment ce qu’il est : un choix existentiel par <strong>le</strong>quel onaccède à la constitution de soi. Une généalogie de la diététique iso<strong>le</strong> <strong>le</strong> souci médicalcomme principe fondateur : la santé est l’objectif du diététicien. Il faut lire à ce sujet<strong>le</strong>s textes du corpus hippocratique et poursuivre avec Galien. L’évolution de ce soucimarque une autonomie progressive du mobi<strong>le</strong>. Le régime alimentaire devient « unecatégorie fondamenta<strong>le</strong> à travers laquel<strong>le</strong> on peut penser la conduite humaine ; el<strong>le</strong>caractérise la manière dont on mène son existence, et el<strong>le</strong> permet de fixer à laconduite un ensemb<strong>le</strong> de règ<strong>le</strong>s : un mode de problématisation du comportement, quise fait en fonction d’une nature qu’il faut préserver et à laquel<strong>le</strong> il convient de seconformer. Le régime est tout un art de vivre 7 ». Manière dont on mène son existence,soit, mais aussi manière de rêver son corps, de fantasmer l’avenir, d’associer l’alimentet <strong>le</strong> réel dans la futurition. Il n’y a pas de diététique innocente. El<strong>le</strong> renseigne sur la1Ludwig Feuerbach, Manifestes philosophiques, 10/18, p. 301.2Id., Pensées diverses, p. 327 et 336.3Noël<strong>le</strong> Chate<strong>le</strong>t, Le Corps à corps culinaire, Seuil.4Diogène de Sinope, Lettre à Monime, XXXVII, 46.5Jean-François Revel, Un festin en paro<strong>le</strong>s, Livre de Poche.6Michel Foucault, L'Usage des plaisirs, Gallimard, p. 111.7Ibid., p. 115.


II. Diogène ou <strong>le</strong> goût du poulpeHegel a tort d’écrire de Diogène qu’ « il n’y a que des anecdotes à raconter àson sujet 1 » et des cyniques qu’ « ils ne sont dignes d’aucune considérationphilosophique 2 ». La saillie, <strong>le</strong> trait d’esprit signifient toujours plus que l’apparenteévidence. Le philosophe cynique est porteur d’une intraitab<strong>le</strong> volonté de dire non, dedébusquer <strong>le</strong> conformisme à travers <strong>le</strong>s habitudes. Le cynique est la figureemblématique de l’authentique philosophe défini comme « la mauvaise conscience de(son) temps 3 ». À l’idéalisme obsessionnel de Hegel, il faut préférer l’idée fixe deNietzsche pour <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> penseur est avant tout de la dynamite, « un terrifiant explosifqui met <strong>le</strong> monde entier en péril 4 », par la vertu duquel on accède, dans un secondtemps, au Gai Savoir, à la science de l’allégresse et de la jubilation. Fort de ladéfinition nietzschéenne du cynisme comme « ce qui peut être atteint de plus haut surla terre 5 », on peut sereinement aborder <strong>le</strong>s contrées sillonnées par Diogène : nous ytrouverons l’impertinence avec laquel<strong>le</strong> il faut compter pour toute nouvel<strong>le</strong> positivité.Nos âges d’intraitab<strong>le</strong> mélancolie sacrifient pourtant à toutes <strong>le</strong>s illusionspossib<strong>le</strong>s. L’esthétique cynique de Diogène est contrepoison à cette dériveobscurantiste, volonté de lucidité. L’exigence kunique est de plier <strong>le</strong> quotidien à uneforme improvisée mais sobre et pure, débarrassée des scories et de l’affectationparentes des civilisations. Le désir cynique est de saper la confiance dans <strong>le</strong>s idéauxqui sont aussi <strong>le</strong>s principes de l’illusion : <strong>le</strong> sacré, la convention, l’habitude, lapassivité. Il est aussi fort d’un projet positif où l’expérimentation d’une vie naturel<strong>le</strong> soitcondition de possibilité d’une esthétique de soi, d’une salutaire pédagogie dudésespoir. Ce « Socrate furieux 6 » qu’était Diogène aurait sans conteste souscrit àl’invitation de Montaigne à créer sa propre vie et pour <strong>le</strong>quel « notre grand et glorieuxchef-d’œuvre, c’est de vivre à propos 7 ».Le cynique est profondément animé du désir de résoudre <strong>le</strong> problème del’existence de manière esthétique. Sa volonté est architectonique : plutôt l’allégressed’une vie placée sous <strong>le</strong> signe de la jouissance pure, du plaisir simp<strong>le</strong>, que <strong>le</strong>désespoir d’un quotidien soumis à la répétition, à l’identique. À un interlocuteur qui luidisait que « vivre est un mal », Diogène répondait : « Non, mais mal vivre 8 … »Le philosophe au tonneau - bien que l’amphore fut plus pertinente, <strong>le</strong> tonneauest une invention gauloise - va faire un usage pédagogique des aliments. La clé devoûte de l’édifice théorique cynique est l’affirmation de la supériorité absolue de l’ordrenaturel sur tout autre. La civilisation est un auxiliaire de perversion : el<strong>le</strong> filtrel’innocence positive et cristallise la corruption sur <strong>le</strong> réel, transformé en objet hideuxautour duquel gravitent interdits, scanda<strong>le</strong>s et comp<strong>le</strong>xes. L’artifice est à bannir. Leprojet de Diogène est « <strong>le</strong> retour à une sauvagerie première » et la nutrition estmarquée par cette volonté : « Sur <strong>le</strong> plan théorique et dans <strong>le</strong>ur pratique quotidienne,1Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Vrin, t. I, p. 371.2Ibid., p. 378.3Nietzsche, Par-delà <strong>le</strong> bien et <strong>le</strong> mal, 10/18, p. 148.4Id., Ecce Homo, Idées Gallimard, p. 89.5Ibid., p. 67.6Selon Platon. Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophies illustres,VI, 54.7Montaigne, Essais, III, 13.8Diogène Laërce, op. cit., Garnier-Flammarion, p. 27.


<strong>le</strong>s cyniques développent une véritab<strong>le</strong> mise en question, non plus seu<strong>le</strong>ment de lacité, mais de la société et de la civilisation. Leur protestation est une critiquegénéralisée de l’état civilisé. Critique qui surgit au IV e sièc<strong>le</strong> avec la crise de la cité etdont un des thèmes majeurs est <strong>le</strong> retour à l’état sauvage. Négativement, c’est <strong>le</strong>dénigrement de la vie dans la cité et <strong>le</strong> refus des biens matériels produits par lacivilisation. Positivement, c’est un effort pour retrouver la vie simp<strong>le</strong> des premiershommes qui buvaient de l’eau des sources et se nourrissaient des glands qu’ilsramassaient ou des plantes qu’ils récoltaient 1 . » Le refus cynique est dirigé contre lanorme, la tradition : <strong>le</strong>s lieux communs sont pulvérisés, qu’il s’agisse de politique, demœurs ou de faits de société. La nourriture est un enjeu dans cette esthétique de lanégation.Au cuit consensuel de l’institution nutritive, Diogène oppose <strong>le</strong> nihilismealimentaire <strong>le</strong> plus échevelé marqué, en priorité, par <strong>le</strong> refus du feu, de Prométhéecomme symbo<strong>le</strong> de la civilisation. Le premier principe de la diététique cynique est <strong>le</strong>cru. L’ensauvagement du cynique - l’expression est de Plutarque - supposel’omophagie comme déconstruction du système de va<strong>le</strong>urs sur <strong>le</strong>quel repose lacivilisation. « Qu’est-ce en effet que l’omophagie, écrit Marcel Détienne, (…) sinonune manière de refuser la condition humaine, définie par <strong>le</strong> sacrifice prométhéen etimposée par <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s du savoir-vivre qui prescrivent l’usage de la broche et duchaudron ? » Il s’agit pour <strong>le</strong>s omophages de « se conduire comme des bêtes (…) afind’échapper à la condition politico-religieuse (…) par <strong>le</strong> bas, du côté de la bestialité » 2 .Diogène ira jusqu’aux transgressions <strong>le</strong>s plus sacrilèges : là où <strong>le</strong>s autresconsomment cuit, il veut <strong>le</strong> sang, la viande gorgée. J. P. Vernant voit dans ce souci unparti pris pour « la déconstruction du modè<strong>le</strong> anthropologique dominant (…) Refuserla chair cuite, c’est surtout refuser <strong>le</strong> feu que nécessite la cuisson de la viande, c’esten même temps s’opposer à la civilisation que suppose <strong>le</strong> feu 3 ». Le modè<strong>le</strong> cynique,c’est la bête, l’animal. À plusieurs reprises, <strong>le</strong>s anecdotes rapportées sur Diogènetémoignent de cette volonté de prendre des <strong>le</strong>çons chez <strong>le</strong>s animaux : <strong>le</strong> chien, c’estune évidence, mais aussi <strong>le</strong> cheval, <strong>le</strong> lion, la souris, <strong>le</strong> poisson, <strong>le</strong>s oiseaux ou <strong>le</strong>sbêtes de pâturage. Si l’on en croit <strong>le</strong>s anecdotes transmises par Théophraste,Diogène aurait pris la décision de l’ascèse, du renoncement aux jouissances faci<strong>le</strong>sde la civilisation, après avoir vu courir en tous sens une souris transformée à ses yeuxen modè<strong>le</strong> de sagesse.Dans ce projet de mimétisme, Diogène ne se contentera pas de chairsanguino<strong>le</strong>nte. Diogène Laërce écrit : « Il ne trouvera pas si odieux <strong>le</strong> fait de mangerde la chair humaine, comme <strong>le</strong> font des peup<strong>le</strong>s étrangers, disant qu’en saine raisontout est dans tout et partout. Il y a de la chair dans <strong>le</strong> pain et du pain dans <strong>le</strong>s herbes ;ces corps et tant d’autres entrent dans tous <strong>le</strong>s corps par des conduits cachés, ets’évaporent ensemb<strong>le</strong> 4 . » Ainsi est assurée la proximité, sinon la parenté avec <strong>le</strong>sanimaux, et pas n’importe <strong>le</strong>squels, mais <strong>le</strong>s carnassiers <strong>le</strong>s plus cruels, <strong>le</strong>s plussauvages, tels <strong>le</strong>s loups qui, si l’on en croit Platon, procèdent de l’allélophagie :« Quand on a goûté à des entrail<strong>le</strong>s humaines hachées parmi d’autres provenant1Marcel Détienne, Dionysos mis à mort, Gallimard, p. 1532Id., « Pratiques culinaires et esprit de sacrifice », in J. -P. Vernant et M. Détienne, LaCuisine du sacrifice en pays grec, Gallimard, p. 16.3Jean-Pierre Vernant, « À la tab<strong>le</strong> des hommes. Mythe de fondation du sacrifice chezHésiode », op. cit., p. 64.4Diogène Laërce, op. cit., p. 33.


d’autres victimes sacrées, il est fatal qu’on soit mué en loup 1 . » Rien n’est plus nocifqu’une pâtée humaine… En agissant ainsi, Diogène sait ce qu’il fait : il cesse d’être unhomme et fonde son animalité. En même temps, il introduit des ferments d’apocalypsedans la civilisation qui ne tolère <strong>le</strong> cannibalisme que sous ses formes rituel<strong>le</strong>s oulorsqu’il est l’unique réponse à une situation de pénurie. Jamais l’anthropophagie,ail<strong>le</strong>urs que chez Diogène, n’a re<strong>le</strong>vé de l’acte délibéré, immanent. Toléré, encouragéet soutenu lorsqu’il participe de la manducation magique, religieuse, du crime rituel, <strong>le</strong>cannibalisme est intégré dans la multiplicité des modalités socia<strong>le</strong>s : assouvissementde vengeance après des guerres claniques, sanction juridique - des Tartares soucieuxde droit aux croisés trompés lors de <strong>le</strong>urs voyages vers Jérusa<strong>le</strong>m -, solution pourcontourner la nécessité du manque nutritif. Mais dans une optique nihiliste socia<strong>le</strong>, ilsemb<strong>le</strong> que l’allélophagie de Diogène soit une volonté unique sans précédent, sansdescendance.Le goût diogénien pour <strong>le</strong> sang n’exclut pas un végétarisme pratique. DiogèneLaërce rapporte l’essai du philosophe en matière de viande humaine. On ne sait s’ilréussit à dépasser ses répugnances à cet égard. Toujours est-il que l’expérience, siel<strong>le</strong> eut lieu, ne fut pas transformée en habitude. Plutôt un happening en cité grecque.La somme d’anecdotes transmises sur Diogène <strong>le</strong> montre plus fanatique d’olives et debaies sauvages que de gigots humains.L’éloge cynique de la vie simp<strong>le</strong> s’accommode avec moins d’ennuis de lafrugalité faci<strong>le</strong> sous <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il hellène. Diogène est plusieurs fois campé en paisib<strong>le</strong>cueil<strong>le</strong>ur de figues, de fruits et de racines. Il boit aux fontaines l’eau fraîche dessources, et la commissure de ses lèvres fut plus souvent reluisante d’eau claire etlimpide que d’hémoglobine provocante.L’approvisionnement de Diogène en matière de nourriture est simp<strong>le</strong> : la naturefournit assez de produits pour qu’on puisse se contenter de cueil<strong>le</strong>tte. Il nie de la sortel’évolution qui conduit de l’improvisation à la planification, de l’errance à l’installation,du nomadisme des pâtres à la sédentarité des é<strong>le</strong>veurs. Diogène est placé en deçàde la civilisation, avant l’é<strong>le</strong>ction de l’habitat qui interdit la marche, la liberté dupérégrin. Cueillir, c’est se condamner à l’imagination, se soumettre au hasard etrefuser la sécurité. « Puissé-je, dit <strong>le</strong> cynique (…), choisir comme nourriture cel<strong>le</strong> queje puis me procurer <strong>le</strong> plus faci<strong>le</strong>ment 2 . » Il faut limiter ses besoins à ceux de lanature. Dion Chrysostome rapporte que « Diogène se moquait des gens qui, quand ilsont soif, passent à côté des sources sans s’arrêter et cherchent par tous <strong>le</strong>s moyensoù ils pourront achever du vin de Chio ou de Lesbos. Ils sont, disait-il, beaucoup plusinsensés que <strong>le</strong>s bêtes des pâturages. Cel<strong>le</strong>s-ci, en effet, quand el<strong>le</strong>s ont soif, nepassent jamais sans s’arrêter à côté d’une source ou d’un ruisseau à l’eau pure et,quand el<strong>le</strong>s ont faim, el<strong>le</strong>s ne dédaignent pas <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s très tendres, ni l’herbe quisuffit à <strong>le</strong>s nourrir 3 . » Ainsi pratique-t-on une vie saine, libre condition de longévité.La vie heureuse sur terre est possib<strong>le</strong> par l’économie de l’inuti<strong>le</strong> et du luxe. Lasatisfaction des désirs naturels et nécessaires - impératif épicurien - conduit à lajubilation naïve, au plaisir d’être. En fait, <strong>le</strong>s hommes sont malheureux parce qu’ils« recherchent gâteaux de miel, parfums et autres raffinements du même genre 4 ». Lafrugalité est un autre impératif diététique. L’eau est <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> de l’ascèse cynique. Lasimplicité fonde la vérité alimentaire : « Une nourriture suffisante m’est fournie,1Platon, République, VIII, 565 d, 566 a ; IX, 571 d, et X, 619 c.2Lucien de Samosate, Le Cynique, 15.3Dion Chrysostome, Discours, VI, 13.4Diogène Laërce, op. cit., VI, 44.


affirme-t-il, par <strong>le</strong>s pommes, <strong>le</strong> mil<strong>le</strong>t, l’orge, <strong>le</strong>s graines de vesce, qui sont <strong>le</strong>s moinschères des légumineuses, <strong>le</strong>s glands cuits sous la cendre et <strong>le</strong>s fruits du cornouil<strong>le</strong>r(…) nourriture qui permet aux bêtes, même <strong>le</strong>s plus énormes, de subsister 1 . »Dans une <strong>le</strong>ttre à son discip<strong>le</strong> Monime, Diogène confie <strong>le</strong>s <strong>le</strong>çons qu’il doit àson maître Antisthène : « <strong>le</strong>s coupes auxquel<strong>le</strong>s nous boirons (sont) cel<strong>le</strong>s qui, faitesd’une mince argi<strong>le</strong>, ne sont pas dispendieuses. Pour boisson, prenons de l’eau desource, pour nourriture du pain et pour assaisonnement du sel ou du cresson. C’est làce que pour ma part j’ai appris à manger et à boire quand Antisthène faisait monéducation, non comme s’il s’agissait d’aliments vils, mais bien plutôt d’alimentsmeil<strong>le</strong>urs que <strong>le</strong>s autres et davantage susceptib<strong>le</strong>s d’être trouvés sur la route quiconduit au bonheur. » La pratique de cette ascèse, de cette vie philosophique, lui feraconclure, après plusieurs années d’expérience » « J’ai mangé et bu de ces alimentsen y voyant non plus matière à exercice, mais matière à plaisir » 2 .Si la pratique cynique de l’alimentation suppose une purification de la façon des’alimenter, el<strong>le</strong> invite aussi à une simplification des rites de la nourriture. Ni banquetréglé, ni concentration des activités de la bouche aux sal<strong>le</strong>s spécialisées, réservées àcet effet : Diogène s’attaque aux préjugés de l’enfermement des actions qui seproposent la satisfaction d’un désir et l’acquisition d’un plaisir. Contre <strong>le</strong> corps cachéet enfermé, <strong>le</strong> cynique inaugure une politique du corps montré et exhibé. Là encore lavolonté d’excès affermira <strong>le</strong> trait pédagogique. Dans cet ordre d’idées, Diogènen’hésitera pas à se masturber sur la place publique et à rétorquer, aux consciencesoffusquées : « Plût au ciel qu’il suffit aussi de se frotter <strong>le</strong> ventre pour ne plus avoirfaim 3 . » Pas plus il ne répugnera à des accoup<strong>le</strong>ments publics en arguant qu’unechose aussi simp<strong>le</strong> et naturel<strong>le</strong> pouvait bien se faire au vu et au su de tout <strong>le</strong> monde.Masturbation, copulation, pourquoi pas nutrition ? Sans comp<strong>le</strong>xe, il sortira la nutritiondes endroits confinés pour la situer sur la place publique 4 devant <strong>le</strong>s yeux scandalisésdes citoyens modè<strong>le</strong>s accoutumés à cacher <strong>le</strong>urs repas comme des rites tabous.Aucune existence n’accède à la beauté sans une mort à la hauteur. Cel<strong>le</strong> deDiogène n’est pas sans rapport avec la nourriture. Les traditions prêtent au philosopheplusieurs façons de prendre congé du monde. L’une prétend qu’il en aurait fini avec lavie en retenant volontairement sa respiration. Ou : de la maîtrise. L’autre qu’il auraitété victime d’un chien mécontent de se voir disputer un poulpe cru. Ou : de l’ironie ducombat des « chiens ». La dernière suppose qu’il aurait eu raison de l’animal etsuccombé d’une indigestion après ingestion de son butin. Ou : de la punition desrèg<strong>le</strong>s alimentaires transgressées. À moins qu’il ne s’agisse d’une façon de rendreconséquentes <strong>le</strong>s pratiques cyniques du maître. Plutarque rapporte ainsi <strong>le</strong>s faits :« Diogène osa manger un poulpe cru afin de rejeter la préparation des viandes par lacuisson au feu. Alors que beaucoup d’hommes l’entouraient, il s’enveloppa de sonmanteau et, portant la viande à sa bouche, il dit :“C’est pour vous que je risque mavie, que je cours ce danger.” 5 . »Peu avant de mourir, il avait demandé qu’après son trépas on <strong>le</strong> jette audehors,sans sépulture, en proie aux bêtes sauvages, ou qu’on <strong>le</strong> culbute dans1Dion Chrysostome, op. cit., VI, 62.2Diogène de Sinope, Lettre à Monime, XXXVII, 46.3Diogène Laërce, op. cit., p. 23.4Ibid., VI, 61.5Plutarque, De esu carnium, I, 6,995.


quelque fossé en <strong>le</strong> recouvrant d’un peu de poussière 1 . La sépulture que luidonneraient <strong>le</strong>s chiens, <strong>le</strong>s vautours, <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il et la pluie lui semblait achever demanière pertinente une vie d’ascétisme cynique. Quand on se souvient de l’ardeuravec laquel<strong>le</strong> Antigone veut éviter que <strong>le</strong> corps de son frère ne devienne « pâture dechoix pour <strong>le</strong>s oiseaux carnassiers 2 » et combien est grande l’horreur d’un corps sanssépulture, on mesure la qualité de la transgression souhaitée par <strong>le</strong> philosophe. Enfait, ultime retournement, Diogène voulait ainsi que son corps fût absorbé par quelqueanimal - compagnon de fortune - afin de participer au cyc<strong>le</strong> naturel, de se confondreaux éléments. Du mangeur d’animaux crus, Diogène devenait mangé tout cru par <strong>le</strong>sanimaux. Animal parmi <strong>le</strong>s animaux. Fidè<strong>le</strong> donc. Ainsi, jusque dans la mort, ilcontinuait à faire de toute chair un aliment et de tout aliment une chair. Jamais il neserait donc question d’autre chose que de cette dia<strong>le</strong>ctique perpétuel<strong>le</strong> : manger,vivre/mourir, être mangé. Ingestion, digestion : coup<strong>le</strong> infernal qui prouve l’évidencede l’éternel retour des choses sous <strong>le</strong> signe alimentaire. De la nourriture commeargument pour <strong>le</strong> cyc<strong>le</strong>.Dans son souci de confondre éthique et esthétique, de faire de son existenceune œuvre qui participe de sa pure volonté, Diogène a fondé une logique de l’usagede soi où la bouche est orifice de vérité et de sens malgré <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce exigé par touteopération gastronomique. L’aliment accède au statut symbolique et s’intègre dansl’entreprise cynique, nihiliste. Lucien de Samosate fait dire à Diogène : « Notre façonde penser (…) est la censure des autres hommes », et, plus loin : « Je ne fais que cequi me plaît, je n’ai de société que cel<strong>le</strong> qui m’est agréab<strong>le</strong> » 3 . C’est pourquoi il ne fautpas s’étonner de voir <strong>le</strong> philosophe rentrer au théâtre par la porte de sortie oudéambu<strong>le</strong>r à reculons sous <strong>le</strong> portique. Il répondait à ses contradicteurs : « Jem’efforce de faire dans ma vie <strong>le</strong> contraire de tout <strong>le</strong> monde 4 . »La chair crue, <strong>le</strong> goût provocateur du sang, l’anthropophagie revendiquée, lavie fruga<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s repas exhibés sur l’agora, tout cela témoigne d’une puissante volontéde nihilisme, moment négatif soutenu par une volonté ascétique, moment positif de lalogique cynique. Dans cette optique, la nourriture a pour fonction d’illustrer larevendication naturel<strong>le</strong>, de fournir des arguments immanents : el<strong>le</strong> exprime <strong>le</strong> refusd’un monde - celui de l’artifice - en même temps que <strong>le</strong> désir d’un autre - celui de lasimplicité. Diogène et son poulpe montrent qu’il ne saurait y avoir de diététiqueinnocente.1Léonce Paquet, Les Cyniques grecs, Ottawa, p. 94. Voir la magistra<strong>le</strong> analyse deMarie-Odi<strong>le</strong> Gou<strong>le</strong>t-Caze, L’Ascèse cynique. Un commentaire de Diogène Laërce, VI,70-71, Vrin.2Sophoc<strong>le</strong>, Antigone, Prologue, Garnier-Flammarion, p. 70.3Lucien de Samosate, op. cit., 18.4Diogène Laërce, op. cit., p. 30.


III. Rousseau ou la voie lactéeS’il fallait une figure emblématique du renoncement en matière de gastronomie,ce serait sans coup férir Jean-Jacques Rousseau. De même, s’il était possib<strong>le</strong>d’entendre par insensé dépourvu de sens et de sensations, <strong>le</strong> citoyen de Genèveserait cet homme-là. Sa chair considère l’aliment, parce qu’il est <strong>le</strong> seul moyend’entretenir la vie. Autrement, gageons que Rousseau ferait fi de la nourriture sansgrand désagrément.On sait l’obsession du philosophe à critiquer la modernité, son temps et,corrélativement, son goût pour une humanité naturel<strong>le</strong> qui n’est rien moins quemythique. Le Discours sur <strong>le</strong>s sciences et <strong>le</strong>s arts est l’un des textes <strong>le</strong>s plus dignesde figurer dans une anthologie des écrits obscurantistes : critique du commerce, desmœurs, du luxe, des activités intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s, de la philosophie et de ce qui,globa<strong>le</strong>ment, de près ou de loin, relève de la culture. Au sommet de sa lucidité,Rousseau fustige l’imprimerie - « l’art d’éterniser <strong>le</strong>s extravagances de l’esprithumain 1 : - et stigmatise « <strong>le</strong>s désordres affreux (qu’el<strong>le</strong>) a déjà causés en Europe 2 ».Toujours en verve, il attaque la philosophie - « vains simulacres é<strong>le</strong>vés parl’orgueil humain » - et la place en clé de voûte à une généalogie de la décadence : « Àmesure que <strong>le</strong> goût de ces niaiseries s’étend chez une nation, el<strong>le</strong> perd celui dessolides vertus 3 . » En face du philosophe, la figure de vérité est manifeste : c’est cel<strong>le</strong>de l’agriculteur, du laboureur 4 . Contre l’époque, Rousseau propose un modè<strong>le</strong>réactionnaire, parce que inspiré du passé : la rusticité primitive, cel<strong>le</strong> d’avant lacivilisation qui corrompt tout. La vertu réside dans la simplicité, <strong>le</strong> travail manuel, lapauvreté, l’ignorance : « Le beau temps, <strong>le</strong> temps de la vertu de chaque peup<strong>le</strong>, a étécelui de son ignorance 5 . »L’agriculture contre la culture. L’idée fera son chemin. Le discours estsommaire, <strong>le</strong> mot d’ordre n’est pas loin. Avec Rousseau, la pensée du ressentimentprend corps : <strong>le</strong> progrès des arts est proportionnel à la décadence de la cité.Supprimer l’inuti<strong>le</strong>, réaliser <strong>le</strong> nécessaire : Sparte contre Athènes. Pour compléter <strong>le</strong>portrait, Rousseau se fait l’auteur de la maxime la plus sotte de tous <strong>le</strong>s temps :« L’homme est naturel<strong>le</strong>ment bon 6 », puis, corrélation obligée, la Nature est <strong>le</strong> principefécond, riche et vrai.Faudra-t-il s’étonner de lire chez pareil philosophe une critique en règ<strong>le</strong> de la1Œuvres complètes, III, p. 27-28.Les références renvoient aux Œuvres complètes de la Pléiade, édition BernardGagnebin et Marcel Raymond. Pour <strong>le</strong>s textes ici cités :Vol. I : Confessions ;vol. II : La Nouvel<strong>le</strong> Héloïse ;vol. III : Discours sur <strong>le</strong>s sciences et <strong>le</strong>s arts, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi<strong>le</strong>s hommes ;vol. IV : Émi<strong>le</strong>. L’Essai sur l’origine des langues est cité dans l’édition de laBibliothèque du Graphe.2Ibid.3III, p. 73.4III, p. 27 et 41.5III, p. 76.6III, p. 80.


gastronomie ? Certes non. L’œuvre entière est une preuve de l’impuissancefondamenta<strong>le</strong> de son auteur à un gai savoir quelconque, donc alimentaire. L’apologiedes racines est digne du fanatique Spartiate. Le ragoût devient <strong>le</strong> plat typique de ladécadence. Le goût pour <strong>le</strong> militaire lacédémonien ne fait pas l’ombre d’un doute chez<strong>le</strong> penseur : la rusticité est la vertu première du va-t-en-guerre.La thèse sommaire qui fera tant tache d’hui<strong>le</strong> est que « la nature a voulu (nous)préserver de la science 1 » - en quelque sorte que la simplicité originel<strong>le</strong> est l’antithèsed’une science du goût, d’une gastronomie. Rousseau développe une théorie Spartiate- Nietzsche dirait plutôt socialiste, ou chrétienne - de l’aliment.Gastrosophe socialiste, Jean-Jacques donne dans <strong>le</strong> populisme tant et si bienqu’on croirait lire l’argumentation plébéienne type en matière de nourriture ; <strong>le</strong> luxedes vil<strong>le</strong>s et des bourgeois est la raison de la pauvreté des campagnes et despaysans : « Il faut du jus dans nos cuisines ; voilà pourquoi tant de malades manquentde bouillon. Il faut des liqueurs sur nos tab<strong>le</strong>s ; voilà pourquoi <strong>le</strong> paysan ne boit que del’eau. Il faut de la poudre à nos perruques ; voilà pourquoi tant de pauvres n’ont pasde pain 2 . » Le luxe est l’instrument de la paupérisation. Voltaire exclu, c’est une idéefixe du sièc<strong>le</strong> des Lumières.Le principe archétypal du Discours sur <strong>le</strong>s sciences et <strong>le</strong>s arts est que « tout estsource de mal au-delà du nécessaire physique 3 ». Cet adage vaut pour l’alimentationet <strong>le</strong> reste. Nietzsche jubi<strong>le</strong>rait : il y a là l’une des maximes du renoncement judéochrétienrelayé par <strong>le</strong> socialisme naissant. Manger est un impératif de survie, non dejouissance. L’exégèse des lieux communs aura bientôt à s’occuper du : « Il fautmanger pour vivre et non vivre pour manger. » Gare au péché de gourmandise !La civilisation a étouffé <strong>le</strong> naturel en nous : découvrir la simplicité, savoir enquoi consiste une vie naturel<strong>le</strong>, une alimentation saine ne sont pas choses évidentes.Dans l’hypothèse de l’état de nature, l’homme s’alimente de façon correcte parce qu’ilfait confiance à son intuition et que cel<strong>le</strong>-ci ne saurait être trompeuse. À l’époque -mythique - « <strong>le</strong>s productions de la terre lui fournissaient tous <strong>le</strong>s secours nécessaires,l’instinct <strong>le</strong> porta à en faire usage 4 ». Son premier soin était de se conserver.L’évolution se réalise toutefois. Rousseau iso<strong>le</strong> des changements dans laconformation humaine, des modifications de comportements, des usages nouveauxdes membres ou des aliments 5 . Bien que prolifique et généreuse, la Nature se fitdiffici<strong>le</strong> et inaccessib<strong>le</strong> - pour quel<strong>le</strong>s raisons d’ail<strong>le</strong>urs ? « La hauteur des arbres, quil’empêchait d’atteindre à <strong>le</strong>urs fruits, la concurrence des animaux qui cherchaient às’en nourrir 6 » et nombre d’autres ennuis obligèrent l’homme à une adaptation. D’où lanaissance de l’agilité, de la force et de la vigueur.Si<strong>le</strong>ncieux sur <strong>le</strong> moteur de l’évolution qui conduit tragiquement à l’irrémédiab<strong>le</strong>- la civilisation -, <strong>le</strong> philosophe décrit la nature dia<strong>le</strong>ctique du mouvement qui conduit àl’élaboré. La rudesse des saisons, la disparité des climats, <strong>le</strong>s impératifs géologiqueset géographiques incitent à l’initiative : <strong>le</strong>s hommes qui vivent près des rivièresinventent l’hameçon, la pêche, et se rendent maîtres et possesseurs des cours d’eau,des lacs, des étangs et des mers. Ils « devinrent pêcheurs et ichtyophages. Dans <strong>le</strong>sforêts ils se firent des arcs et des flèches, et devinrent chasseurs et guerriers ; (…) <strong>le</strong>1III, p. 15.2III, p. 79.3III, p. 95.4III, p. 164.5III, p. 134.6III, p. 165.


tonnerre, un volcan ou quelque heureux hasard <strong>le</strong>ur fit connaître <strong>le</strong> feu. (…) Ilsapprirent à conserver cet élément, puis à <strong>le</strong> reproduire, et enfin à en préparer <strong>le</strong>sviandes qu’auparavant ils dévoraient crues 1 ». Retenons que <strong>le</strong> cru est un fait denature et <strong>le</strong> cuit un fait de civilisation. Rousseau saura l’oublier pour <strong>le</strong>s besoins de sadémonstration. Nul doute : chez <strong>le</strong> penseur suisse, l’évolution peut se lire de manièrealimentaire : de la cueil<strong>le</strong>tte à la pêche et à la chasse, du cru au cuit, des baies auxpoissons et viandes crus, puis apprêtés. Le comportement se transformera au fur et àmesure que <strong>le</strong>s modes alimentaires se succéderont. D’une généalogie alimentaire duréel.Toujours aussi affligé de mutisme quand il s’agit de dire pourquoi une Natureparfaite et bonne est condamnée à évoluer vers l’imperfection et <strong>le</strong> mal, Rousseaubrosse un tab<strong>le</strong>au hypothétique d’une origine de la civilisation. Le nomadisme faitplace à la sédentarité, la famil<strong>le</strong> remplace <strong>le</strong>s individus solitaires. Le groupe est né, etavec lui une nouvel<strong>le</strong> approche de l’aliment. L’homme devient l’instrument de la quêtealimentaire, la femme reste au foyer, garde <strong>le</strong>s enfants et prépare <strong>le</strong>s aliments. Danscette division primitive du travail, <strong>le</strong> mâ<strong>le</strong> persiste dans un nomadisme d’occasion, lafemel<strong>le</strong> est condamnée à la sédentarité absolue. Les sentiments évoluent, <strong>le</strong> langagefait son apparition, l’organisation rationnel<strong>le</strong> de l’intersubjectivité est en germe.L’inégalité approche. Le virage tragique est effectué avec l’invention de la métallurgieet de l’agriculture. Les premiers instruments forgés permettent la culture des« légumes ou racines » autour des habitations.La nourriture joue un rô<strong>le</strong> non négligeab<strong>le</strong> dans l’économie rousseauiste duréel. Les activités afférentes à la nourriture - exigence vita<strong>le</strong> - relèvent de castes : <strong>le</strong>shommes qui travail<strong>le</strong>nt la terre. Alors qu’ici on produit l’outil, là on produit - à l’aidedudit outil - de quoi assurer la subsistance. Les uns sont à même de produire unsuperflu. Le désir d’excès est fondateur de l’inégalité. La volonté d’abondancealimentaire est <strong>le</strong> ferment de décomposition introduit dans l’histoire. La peur dumanque nutritif est <strong>le</strong> principe du négatif. Une économie de pénurie ne poserait pas cegenre de problème. La logique du manque entraîne une compensation dans lasurproduction qu’il faut gérer, d’où la propriété, car <strong>le</strong> stockage.La faim est donc bien l’argument moteur du réel : c’est el<strong>le</strong> qui conduit <strong>le</strong>sanimaux au combat, à l’entre-déchirement, c’est el<strong>le</strong> qui mène <strong>le</strong>s hommes àcompliquer une existence originel<strong>le</strong>ment parfaite. Des fruits sauvages cueillis à même<strong>le</strong>s haies et <strong>le</strong>s fossés aux légumes produits en nombre et emmagasinés, il y a tout <strong>le</strong>trajet qui conduit de l’errance à l’enracinement. La nourriture de l’errance est simp<strong>le</strong>,saine, naturel<strong>le</strong>, sa tendance est à la naïveté. Cel<strong>le</strong> de la sédentarité est compliquée,artificiel<strong>le</strong>, malsaine, sa dérive est à l’élaboration gratuite. Rousseau n’aura de cessed’opposer ces deux logiques pour souhaiter un renouveau de la nourriture desorigines. C’est tout <strong>le</strong> sens de sa critique exacerbée de la gastronomie, science dusuperflu, de l’inuti<strong>le</strong> et du luxe, argument de la décadence et de la perversion du goût.Il ira jusqu’à écrire : « Il n’y a que <strong>le</strong>s Français qui ne savent pas manger, puisqu’il <strong>le</strong>urfaut un art si particulier pour <strong>le</strong>ur rendre <strong>le</strong>s mets mangeab<strong>le</strong>s 2 . » Que signifie doncsavoir manger pour Rousseau ?La réponse est simp<strong>le</strong> : savoir manger, c’est consommer simp<strong>le</strong> et rustique,n’accepter que <strong>le</strong>s mets ne nécessitant aucune préparation, ou tout du moins unapprêt minimal. Pour illustrer son propos, Rousseau compare et oppose la tab<strong>le</strong> d’unfinancier à cel<strong>le</strong> d’un paysan. Le menu du terrien : du « pain bis (…) [qui] vient dub<strong>le</strong>d, recueilli par ce paysan ; son vin est noir et grossier, mais désaltérant et sain, et1Ibid.2IV, p. 409.


du cru de sa vigne 1 ». L’authenticité est signalée par l’économie des transactionsentre <strong>le</strong> lieu qui produit <strong>le</strong>s aliments et la tab<strong>le</strong> où ils sont consommés. Le transfert duproducteur au consommateur est la seu<strong>le</strong> opération susceptib<strong>le</strong> d’être tolérée. On nesait ce que fut <strong>le</strong> repas de l’homme d’argent. Tout du moins peut-on l’imaginer lorsque<strong>le</strong> précepteur d’Émi<strong>le</strong> pose un matin cette question à son élève idéal : « Où dîneronsnousaujourd’hui ? Autour de cette montagne d’argent qui couvre <strong>le</strong>s trois quarts de latab<strong>le</strong>, et de ces parterres de f<strong>le</strong>urs de papier qu’on sert au dessert sur des miroirs ?Parmi ces femmes en grand panier qui vous traitent en marionnettes, et veu<strong>le</strong>nt quevous ayez dit ce que vous ne savez pas ? Ou bien dans ce village à deux lieues d’ici,chez des bonnes gens qui nous reçoivent si joyeusement, et nous donnent de sibonne crème ? » Émi<strong>le</strong> choisira l’excel<strong>le</strong>nce : <strong>le</strong>s « ragoûts fins ne lui plaisent pas (…)et il aime fort <strong>le</strong>s bons fruits, <strong>le</strong>s bons légumes, la bonne crème et <strong>le</strong>s bonnes gens 2 ».Du menu, on ne saura rien, si ce n’est que la cuisine des riches se distingue toutparticulièrement par <strong>le</strong>s soins qu’el<strong>le</strong> nécessite, la préparation, l’arrangement. El<strong>le</strong> nevaut pas tant par ce qu’el<strong>le</strong> est que par ce qu’el<strong>le</strong> représente : <strong>le</strong> souci d’unraffinement, d’une composition harmonieuse.Alors que Voltaire invite ses complices épistoliers à lui rendre visite pour goûter« un dindon aux truffes de Ferney tendre comme un pigeonneau et gros commel’évêque de Genève », du pâté de perdrix, des truites à la crème et du vin fin 3 ,Rousseau vante <strong>le</strong>s mérites du laitage, des fruits et des légumes. En matière de miseen scène des repas, il donne dans <strong>le</strong> champêtre et sacrifie aux joies du pique-nique.L’idéal est d’arranger la dînette « près d’une source vive, sur l’herbe verdoyante etfraîche, sous des touffes d’aulnes et de coudriers (…) ; on aurait <strong>le</strong> gazon pour tab<strong>le</strong>et pour chaise, <strong>le</strong>s bords de la fontaine serviraient de buffets et <strong>le</strong> dessert pendrait auxarbres 4 ».L’Eden, en quelque sorte, la fin du nécessaire au repas : tab<strong>le</strong>s, chaises etautres ustensi<strong>le</strong>s.En matière de convives et de personnel, Rousseau limite <strong>le</strong>s politesses :« Chacun serait servi par tous », on inviterait <strong>le</strong> paysan qui passerait à proximité,l’outil sur l’épau<strong>le</strong>, en route pour son travail. Eden communautaire cette fois-ci. Lephilosophe n’exclut pas de se faire inviter aux mariages des a<strong>le</strong>ntours : « On sauraitque j’aime la joie et j’y serais invité 5 .» Les si jolies chansons habituel<strong>le</strong>ment assenéeslors de ces banquets égaieraient la partie…Plébéien dans l’âme, Rousseau écrit dans <strong>le</strong>s Confessions : « Je ne connaispas (…) de meil<strong>le</strong>ure chère que cel<strong>le</strong> d’un repas rustique. Avec du laitage, des œufs,des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passab<strong>le</strong> on est toujours sûr de me bienréga<strong>le</strong>r. » Dans <strong>le</strong> détail, il précise : « Mes poires, ma Giuncà, mon fromage, mesgrisses, et quelques verres d’un gros vin de Montferrat à couper par tranches merendaient <strong>le</strong> plus heureux des gourmands 6 . »Diététicien averti, et désireux de plier l’homme à son désir en partie par lamédiation de l’aliment, Rousseau sait qu’un type d’alimentation produit un typed’homme. Il développe cette idée dans la Nouvel<strong>le</strong> Héloïse : « Je pense, écrit-il, qu’onpourrait souvent trouver quelque indice du caractère des gens dans <strong>le</strong> choix des1IV, p. 464.2IV, p. 464-465.3Voltaire, Correspondance, Pléiade.4Rousseau, IV, p. 687.5IV, p. 688.6I, p. 72.


aliments qu’ils préfèrent. Les Italiens qui vivent beaucoup d’herbages sont efféminéset vous tous, autres Anglais, grands mangeurs de viande, avez dans vos inf<strong>le</strong>xib<strong>le</strong>svertus quelque chose de dur et qui tient de la barbarie. Le Suisse, naturel<strong>le</strong>ment froid,paisib<strong>le</strong> et simp<strong>le</strong>, mais vio<strong>le</strong>nt et emporté dans la colère, aime à la fois l’un et l’autrealiment, et boit du laitage et du vin. Le Français, soup<strong>le</strong> et changeant, vit de tous <strong>le</strong>smets et se plie à tous <strong>le</strong>s caractères 1 . » On retrouve cette idée - l’homme est ce qu’ilmange - dans <strong>le</strong>s Confessions où Rousseau voit dans la diversité des nutritions lacause de la diversité des peup<strong>le</strong>s. Dans sa volonté de gérer <strong>le</strong> réel, <strong>le</strong> philosophe apensé à élaborer « un régime extérieur qui, varié selon <strong>le</strong>s circonstances, pouvaitmettre ou maintenir l’âme dans l’état <strong>le</strong> plus favorab<strong>le</strong> à la vertu 2 ». Parmi <strong>le</strong>sdomaines promus efficaces dans <strong>le</strong> projet : <strong>le</strong>s climats, <strong>le</strong>s saisons, <strong>le</strong>s sons, <strong>le</strong>scou<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s bruits, <strong>le</strong>s éléments, l’obscurité, la lumière, <strong>le</strong> bruit, <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong>mouvement, <strong>le</strong> repos et, bien sûr, <strong>le</strong>s aliments - ce que Nietzsche appel<strong>le</strong>ra lacasuistique de l’égoïsme -, car « tout agit sur notre machine et sur notre âme parconséquent 3 ».Voilà donc souhaitée une pédagogie de l’aliment. L’Émi<strong>le</strong> est <strong>le</strong> lieu théoriqueoù s’élabore cette technique de la nutrition comme invitation à un social nouveau,sain, débarrassé des scories d’une civilisation décadente. Soucieux de théoriser unepédagogie que sa décision de mettre ses cinq enfants à l’assistance publique ne luiaura pas permis de pratiquer, Rousseau commence par vanter <strong>le</strong>s mérites del’allaitement - de la mère, ou d’une quelconque autre femme, pourvu qu’el<strong>le</strong> soit saine.Le lait est l’aliment par excel<strong>le</strong>nce. Faut-il rappe<strong>le</strong>r sa symbolique ? Certes non…La Nature pourvoit aux besoins de l’enfant, et « dans <strong>le</strong>s femel<strong>le</strong>s de touteespèce, la nature change la consistance du lait selon l’âge des nourrissons 4 ».L’alimentation de la nourrice sera saine : une paysanne est préférab<strong>le</strong>, car el<strong>le</strong> mange« moins de viande et plus de légumes que <strong>le</strong>s femmes de la vil<strong>le</strong> ; ce régime végétalparaît plus favorab<strong>le</strong> que contraire à el<strong>le</strong>s et à <strong>le</strong>urs enfants. Quand el<strong>le</strong>s ont desnourrissons bourgeois, on <strong>le</strong>ur donne des pot-au-feu, persuadé que <strong>le</strong> potage et <strong>le</strong>bouillon de viande <strong>le</strong>ur font un meil<strong>le</strong>ur chy<strong>le</strong> et fournissent plus de lait. Je ne suispoint du tout de ce sentiment, écrit Rousseau, et j’ai pour moi l’expérience qui nousapprend que <strong>le</strong>s enfants ainsi nourris sont plus sujets à la colique et aux vers que <strong>le</strong>sautres 5 . » Pour argumenter, l’auteur précise que la viande est sujette à putréfaction,au contraire des aliments végétaux : « Le lait, bien qu’élaboré dans <strong>le</strong> corps del’animal, est une substance végéta<strong>le</strong> ; son analyse <strong>le</strong> démontre 6 », et <strong>le</strong> philosophe dedonner des arguments de chimiste. Le lait des femel<strong>le</strong>s herbivores est rempli desqualités qui font défaut à celui des femel<strong>le</strong>s carnivores : il est doux, sain et bénéfique.Dans son apologie de la voie lactée, Rousseau vante <strong>le</strong>s mérites du lait caillé. Ils’appuie, pour l’occasion, sur des récits de voyage qui rapportent l’existence depeup<strong>le</strong>s entièrement nourris aux laitages. Enfin, dans l’estomac, <strong>le</strong> lait se cail<strong>le</strong> etdevient solide. Toujours en quête de preuves chez <strong>le</strong>s scientifiques, Rousseau écritque la présure avec laquel<strong>le</strong> on provoque <strong>le</strong> caillage est faite avec des substances enprovenance du musc<strong>le</strong> digestif. La preuve est faite que <strong>le</strong> lait est un aliment, et quiplus est <strong>le</strong> plus simp<strong>le</strong> et <strong>le</strong> plus naturel des aliments. Rousseau ne trouvera pasmieux, <strong>le</strong> reste est succédané.1II, p. 453.2I, p. 409.3Ibid.4IV, p. 273.5IV, p. 274-275.6IV, p. 275.


Dans son assiette, <strong>le</strong> citoyen de Genève appréciait particulièrement <strong>le</strong>snourritures lactées. Il confesse « un goûter délicieux » avec des produits laitiers duJura : « Des grus, de la céracée, des gaufres et des écre<strong>le</strong>ts 1 », ainsi que deuxassiettes de crème. Le philosophe commente : « Le laitage et <strong>le</strong> sucre sont un desgoûts naturels du sexe et comme <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> de l’innocence et de la douceur qui fontson plus aimab<strong>le</strong> ornement 2 . » Ail<strong>le</strong>urs, il écrit de Julie que « sensuel<strong>le</strong> et gourmandedans ses repas, el<strong>le</strong> n’aime ni la viande, ni <strong>le</strong>s ragoûts, ni <strong>le</strong> sel, et n’a jamais goûté devin pur. D’excel<strong>le</strong>nts légumes, <strong>le</strong>s œufs, la crème, <strong>le</strong>s fruits, voilà sa nourritureordinaire 3 ». Les femmes, plus proches de la nature - donc du vrai - que <strong>le</strong>s hommes,ont conservé un goût plus sain, moins corrompu par la civilisation. De l’avantaged’une misogynie prise à rebours…Le goût sain, c’est <strong>le</strong> goût simp<strong>le</strong> - celui des femmes contre celui des hommes.Il s’oppose aux saveurs fortes et puissantes auxquel<strong>le</strong>s on ne prend plaisir quecontraint et forcé par l’habitude. Il s’oppose aussi aux mets composés, aux mixtes.L’aliment mirac<strong>le</strong> et emblématique du pur, du sain, du vrai, du naturel, c’est <strong>le</strong> lait. Lereste est corruption : « Notre premier aliment est <strong>le</strong> lait, nous ne nous accoutumonsque par degrés aux saveurs fortes, d’abord, el<strong>le</strong>s nous répugnent. Des fruits, deslégumes, des herbes et enfin quelques viandes grillées sans assaisonnement et sanssel firent <strong>le</strong>s festins des premiers hommes 4 . » L’eau et <strong>le</strong> pain complètent cette sainetriade. Le refus du sel doit signifier <strong>le</strong> refus des techniques nécessaires à saproduction, donc <strong>le</strong> refus de la civilisation qui est en fait l’obsession rousseauiste.Le goût malsain, c’est <strong>le</strong> goût composé, élaboré. Et l’on voit qu’aux yeux duphilosophe est composé tout ce qui n’est pas utilisé dans sa forme naturel<strong>le</strong>. Le vin,bien sûr, et <strong>le</strong>s liqueurs fermentées font partie de ces produits de la civilisation :fermentation, distillation, conditionnement. Beaucoup trop d’opérations pour desaliments. L’usage de l’alcool est une pratique civilisée et non eudémonique : « Nousserions tous abstèmes si l’on ne nous eût donné du vin dans nos jeunes ans 5 . » Pasde boissons fermentées, pas de viandes non plus, car « <strong>le</strong> goût de la viande n’est pasnaturel à l’homme 6 ». La preuve en est, aux yeux de Rousseau, l’indifférence desenfants à l’égard du régime carné et <strong>le</strong>ur préférence des « nourritures végéta<strong>le</strong>s, tel<strong>le</strong>sque <strong>le</strong> laitage, la pâtisserie, <strong>le</strong>s fruits, etc. 7 ». Soucieux de préserver ce penchant auvégétarisme qu’il voit naturel chez <strong>le</strong>s enfants, Rousseau écrit : « Il importe surtout dene pas dénaturer ce goût primitif et de ne point rendre <strong>le</strong>s enfants carnassiers : si cen’est pour <strong>le</strong>ur santé, c’est pour <strong>le</strong>ur caractère 8 . » La cruauté est produite parl’ingestion de viandes : « Les grands scélérats s’endurcissent au meurtre en buvantdu sang 9 . » Suit, en guise de preuve, une citation de Plutarque sur trois pages où <strong>le</strong>smangeurs de viande sont assimilés, ou comparés, à des dépeceurs de cadavres -l’argument est vieux, Pythagore en fut <strong>le</strong> parangon.Toujours confiant en la science, Rousseau va chercher des arguments pour <strong>le</strong>végétarisme du côté de la physiologie : la configuration des dents, des intestins et des1IV, p. 452.2IV, p. 452.3II, p. 4534IV, p. 408.5Ibid.6IV, p. 411.7Ibid.8Ibid.9IV, p. 411.


contre la Civilisation, <strong>le</strong> Lait contre <strong>le</strong> Ragoût.La théorie rousseauiste de l’aliment est spartiate, c’est cel<strong>le</strong> du renoncement,de l’ascèse, cel<strong>le</strong> des règ<strong>le</strong>s monastiques. El<strong>le</strong> n’est pas sans signifier un dégoût desoi, un mépris du corps - prêt à être étendu à l’humanité entière - que partagent tous<strong>le</strong>s diététiciens du défaut et du manque, plus suspects de gérer <strong>le</strong>ur anorexie quesoucieux d’une gastronomie entendue comme gai savoir préoccupé de légèreté et dejouissance.Faut-il s’étonner de trouver dans la ga<strong>le</strong>rie des végétariens illustres desamateurs célèbres de sang et de chair fraîche ? Deux exemp<strong>le</strong>s d’herbivorescélèbres : Saint-Just qui, lui aussi, était obsédé par la référence lacédémonienne.Dans ses Fragments d’institutions républicaines où, bien sûr, il fait la théorie de laliberté, un passage est consacré à l’alimentation des enfants. Au menu : pain, eau etlaitages. Second végétarien célèbre : Adolf Hit<strong>le</strong>r. Est-il uti<strong>le</strong> de s’étendre ?


IV. Kant Ou L’éthylisme EthiqueLa trentaine passée, Emmanuel Kant s’abreuva tant dans l’un des cafés qu’ilfréquentait avec habitude et modération qu’il ne put retrouver son domici<strong>le</strong> sisMagistergasse à Königsberg 1 . Chaque soir, il jouait au billard et aux cartes, chaquemidi, il prenait un verre de vin. Jamais de bière. Il était l’ennemi déclaré du breuvagenational prussien, « un poison <strong>le</strong>nt, mais mortel 2 », qu’il percevait comme l’une descauses <strong>le</strong>s plus importantes de mortalité et… d’hémorroïdes. Imaginer Kant amateurd’estaminet n’est pas sans étonner. Le piétiste austère, rigoureux, <strong>le</strong> philosophe arduet exigeant n’en était pourtant pas moins un buveur et un mangeur averti, au point queson ami <strong>le</strong> conseil<strong>le</strong>r secret von Hippel lui disait souvent en plaisantant : « Vousécrirez bien encore, tôt ou tard, une critique de la cuisine 3 ? » Hélas ! il n’y eut pas deCritique de la raison gastronomique. Là même où <strong>le</strong> penseur analyse <strong>le</strong> goût - dans saCritique de la faculté de juger -, il ne laisse aucune place à la nourriture.Lorsqu’il fait la théorie des sens, il détermine ceux qui sont supérieurs etobjectifs - <strong>le</strong> toucher, la vue et l’ouïe - et ceux qui sont inférieurs et subjectifs - l’odoratet <strong>le</strong> goût 4 . Le nez et <strong>le</strong> palais sont <strong>le</strong>s organes des fonctions sans nob<strong>le</strong>sse, car « lareprésentation qui se fait par eux est plus cel<strong>le</strong> de la dé<strong>le</strong>ctation que de laconnaissance des objets extérieurs 5 ». Par l’odorat et <strong>le</strong> goût, la connaissance ne sefait pas universel<strong>le</strong>ment, mais particulièrement, relativement à un sujet - d’où <strong>le</strong>sdistorsions perceptives. Le sens du goût « consiste dans <strong>le</strong> contact de l’organe de lalangue, du gosier et du palais avec <strong>le</strong>s objets extérieurs 6 ». Soit. Mais Kant ometd’intégrer l’imagination, la mémoire et l’entendement dans ce processus comp<strong>le</strong>xequ’est la production d’une saveur et d’un jugement de goût buccal. Sans mémoire dessaveurs, des mélanges, sans imagination analytique et synthétique, sans saisiegloba<strong>le</strong> et particulière par l’entendement, il ne saurait être question de goûter. Et Kant<strong>le</strong> sait.L’odorat, précise-t-il, est moins social que <strong>le</strong> goût qui « favorise la sociabilité àtab<strong>le</strong> 7 ». De même, il prévient des saveurs à venir. Kant par<strong>le</strong> de « l’agrément procurépar l’ingestion ». Mais simultanément l’odorat est une logique solitaire. Sentir, c’estsentir la même chose que tout <strong>le</strong> monde, en même temps : c’est une nécessité qui« oblige <strong>le</strong>s autres personnes, qu’el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> veuil<strong>le</strong>nt ou non, à en partager l’apport ; dece fait contraire à la liberté 8 », alors que <strong>le</strong> goût permet une jouissance plus grandeparce qu’il autorise <strong>le</strong> choix, l’é<strong>le</strong>ction, la prise en considération des préférences, « <strong>le</strong>convive pouvant ici choisir selon son agrément entre nombre de plats et bouteil<strong>le</strong>ssains que <strong>le</strong>s autres se trouvent contraints d’y goûter 9 ». L’autonomie ainsi préservée,1Arsénij Goulyga, Emmanuel Kant. Une vie, Aubier, p. 64-65.2Ehrgott André Char<strong>le</strong>s Wasianski, « Emmanuel Kant dans ses dernières années »,in Jean Mist<strong>le</strong>r, Kant intime, Grasset, p. 121.3Louis Ernst Borowski, « Description de la vie et du caractère d'Emmanuel Kant », inop. cit., p. 174Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique trad. Foucault, Vrin, p. 38.5Ibid., p. 37.6Ibid., p. 39.7Kant, Œuvres philosophiques (O.P.), Pléiade, t. III, p. 977.8O.P., III, p. 976.9Ibid.


la convivialité s’en trouve magnifiée : parce que logique solitaire, <strong>le</strong> goût est <strong>le</strong> sens dela convivance.L’exercice du goût est solitaire et subjectif : « Plaisir et déplaisir ne relèvent pasde la faculté de connaître en regard des objets, ce sont des déterminations du sujet,ils ne peuvent ainsi être imputés à des objets extérieurs 1 . » Kant préfère <strong>le</strong>s sens quipermettent un jugement universalisab<strong>le</strong>, condition de possibilité d’accéder au Vrai, auJuste ou au Beau. Le goût n’autorise que des jugements de va<strong>le</strong>ur relatifs au goûteur,ce qui ne peut satisfaire <strong>le</strong> philosophe préoccupé d’une science de l’universel et peusoucieux de théoriser <strong>le</strong> particulier dont il n’y a pas de science possib<strong>le</strong>. Goûter etsentir ne sauraient faire l’objet d’une théorie critique, c’est pourquoi une Critique de laraison gastronomique ne peut pas avoir été envisagée par Kant lui-même -contrairement à ce qu’affirme son biographe soviétique Arsénij Goulyga 2 .La seu<strong>le</strong> critique possib<strong>le</strong>, pense <strong>le</strong> philosophe, en matière de goût est cel<strong>le</strong> quiconcerne <strong>le</strong>s sensations supérieures : toucher, ouïe et vue. D’où l’analyse desjugements de goût dans la troisième critique et ses objets de prédi<strong>le</strong>ction. Précisonstoutefois <strong>le</strong>s défauts de Kant en matière d’art : ses références pictura<strong>le</strong>s sont maigres,sa connaissance de la peinture limitée, ses recours à la littérature quasi inexistants etson rapport à la musique est rien de moins que celui d’un sourd, amateur de fanfares.Wasianski affirmait qu’« une bruyante musique guerrière avait ses préférences surtoute autre 3 ». Un concert en l’honneur de Moïse Mendelssohn l’avait dégoûté desconvivialités musica<strong>le</strong>s et il clamait que la musique ne valait pas <strong>le</strong> temps qu’on devaitlui consacrer si l’on y sacrifiait. La pratique d’un instrument s’effectuait au détriment dechoses plus importantes. Ultime défaut, aux yeux du philosophe, la musique estcondamnée à n’exprimer que des sentiments, jamais d’idées. D’où son définitifmanque d’intérêt. Méfions-nous des philosophes sourds…Pas de théorie critique du goût alimentaire possib<strong>le</strong>, donc. Objet trop imprécispour une science ondoyante. On aurait pu rétorquer à Kant que l’imprécision étaitaussi <strong>le</strong> lot des autres logiques du goût et qu’il ne saurait être possib<strong>le</strong> de faire uneanalyse objective de quelque perception que ce soit - visuel<strong>le</strong>, auditive, olfactive ougustative aussi bien que du toucher. Dont acte. Cela n’exclut tout de même pas çà etlà quelques considérations du philosophe sur l’aliment ou sur la boisson. Sans oublier<strong>le</strong> solide coup de fourchette kantien dévoué à une pratique nutritive sans ambiguïté.Borowski raconte que « lorsqu’un plat lui plaisait, il s’en faisait donner la recette. Iln’appréciait guère la cuisine compliquée, mais il tenait surtout à ce que la viande soittendre et <strong>le</strong> pain et <strong>le</strong> vin de bonne qualité. Il n’aimait pas manger vite, ni se <strong>le</strong>ver detab<strong>le</strong> aussitôt après <strong>le</strong> repas 4 ». Entre deux pages de la Critique de la raison pure, ilfaut imaginer Kant recopiant des recettes qu’il donnait à Lampe, son domestique, unpeu niais - comme tous <strong>le</strong>s militaires sortis de <strong>le</strong>urs casernes, ce qui était son cas -,mais obéissant et soucieux de préparer dans <strong>le</strong>s délais <strong>le</strong> repas que lui commandaitKant tous <strong>le</strong>s jours pour <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain.Sorti de l’état d’ébriété où nous l’avions laissé dans <strong>le</strong>s années 1760, Kantreprendra ses esprits et tirera vraisemblab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s <strong>le</strong>çons de l’expérience pour faireune théorie de l’ivresse. Dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique el<strong>le</strong> estdéfinie comme « l’état contre nature fait de l’incapacité à ordonner ses représentationssensib<strong>le</strong>s selon <strong>le</strong>s lois de l’expérience, dans la mesure où cet état résulte de la1Ibid., p. 1056.2Op. cit., p. 174.3Wasianski, art. cité, p. 128.4Borowski, art. cité, p. 16.


consommation démesurée d’un breuvage 1 ». C’est aussi « un moyen corporel destimu<strong>le</strong>r (…) l’imagination 2 », de l’accroître ou tout du moins d’en exacerber <strong>le</strong>sentiment. Les instruments de cette divine alchimie : <strong>le</strong>s « boissons fermentées, vinou bière, ou l’esprit qui en est extrait, l’eau-de-vie, toutes ces substances étantcontraires à la nature et artificiel<strong>le</strong>s 3 ». Kant concède que ces techniques de l’oubli desoi permettent d’échapper à un monde trop rude - « oublier <strong>le</strong> fardeau qui semb<strong>le</strong>résider originairement dans la vie même 4 ». Le philosophe théorise <strong>le</strong>s effets obtenus :ivresse taciturne par l’eau-de-vie, stimulation par <strong>le</strong> vin, nutrition par la bière, cesingestions « servent à la griserie convivia<strong>le</strong> ; avec toutefois cette différence que <strong>le</strong>sbeuveries de bière sont plus portées à s’enfermer dans <strong>le</strong> rêve et bien souventfrustes, alors que cel<strong>le</strong>s du vin sont gaies, bruyantes et d’une spirituel<strong>le</strong> prolixité 5 ».Décrivant <strong>le</strong>s symptômes de l’ébriété qu’il a pu observer - tituber, bredouil<strong>le</strong>r -, Kantcondamne l’ivresse au nom des devoirs envers la société et envers soi-même, sansomettre un codicil<strong>le</strong> tempérant : « Mais on peut alléguer bien des arguments pouratténuer la rigueur du jugement, tant il est faci<strong>le</strong> d’oublier et de franchir la limite de lamaîtrise de soi, hôte désirant que son invité s’en ail<strong>le</strong> p<strong>le</strong>inement satisfait par cet actede la vie socia<strong>le</strong> 6 . » Dieu sait qu’il est plus faci<strong>le</strong> de tolérer <strong>le</strong>s fautes qu’on a pu soimêmecommettre ! Te absolvo.Persistant dans l’analyse de cette divine consolation, Kant associe l’ivresse àl’insouciance qu’el<strong>le</strong> provoque : « L’homme ivre ne sent pas dès lors <strong>le</strong>s obstac<strong>le</strong>s dela vie que la nature doit vaincre sans relâche 7 . » Vertus afférentes, éga<strong>le</strong>ment : lalangue déliée, l’ouverture du cœur ; l’ivresse permet aussi l’expansion de la moralité :« El<strong>le</strong> est véhicu<strong>le</strong> matériel d’une qualité mora<strong>le</strong>, la franchise. Retenir ses pensées estpour un cœur pur un état oppressant, et <strong>le</strong>s joyeux buveurs, pour <strong>le</strong>ur part, supportentmal qu’un homme dans une beuverie se montre très tempérant (…). La permissionlaissée à un homme de transgresser légèrement et un court moment, dans l’entrain dela réunion, la ligne frontière de la sobriété suppose de la bienveillance 8 . » La griserielibère un autre homme dans <strong>le</strong> buveur, el<strong>le</strong> délie une seconde nature qui n’entretientaucun rapport avec <strong>le</strong> tempérament premier.Gageons l’enivrement kantien spécia<strong>le</strong>ment allègre : l’observation sur soi luiaura permis une savante perception, cel<strong>le</strong> des autres aura suffi à compléter sesinformations. L’idée d’un Kant titubant dans <strong>le</strong>s rues de Königsberg n’est pas sanscharme : <strong>le</strong>s postulats de la raison pure pratique en paraissent d’autant dénuésd’impératifs. Le problème n’est pas si anodin qu’on <strong>le</strong> croit dans l’esprit du penseur,puisqu’il consacrera d’autres pages à interroger la logique de l’intempérance humaine.Dans la très sérieuse Métaphysique des mœurs et dans sa partie « Doctrine de lavertu », Kant intitu<strong>le</strong> un chapitre : « De l’abrutissement de soi-même par l’usageimmodéré des plaisirs ou de la nourriture 9 ». Cette fois-ci, l’excès de boisson estassocié à l’excès de nourriture et relève du défaut de mora<strong>le</strong>, du manque de respectdes devoirs envers soi-même : « L’intempérance anima<strong>le</strong> dans la jouissance de la1O.P., in, p. 984.2Ibid., p. 987.3Ibid., p. 988.4Ibid.5Ibid.6Ibid.7Ibid., p. 989.8Ibid.9Kant, Métaphysique des mœurs. Doctrine de la vertu, O.P., III, p. 712.


nourriture est l’abus des moyens de jouissance qui entrave ou épuise la faculté d’enfaire un usage intel<strong>le</strong>ctuel. Ivrognerie et gloutonnerie sont des vices qui appartiennentà cette rubrique. En état d’ivresse, l’homme est à traiter seu<strong>le</strong>ment comme un animal,non comme un homme ; en se mettant dans un tel état et en se gorgeant denourriture, il est paralysé pour un certain temps à l’égard d’actions qui exigent del’adresse et de la réf<strong>le</strong>xion dans l’usage de ses forces 1 . » L’alcool est assimilé, parKant, à la drogue et aux substances qui entravent la sagesse, la dignité et la maîtrisede soi. Toujours magnanime, Kant poursuit : « Cet avilissement est séduisant parcequ’il apporte pour un instant un bonheur rêvé, une libération des soucis et même aussides forces imaginaires, mais il est nuisib<strong>le</strong> en ce qu’il entraîne par la suite abattement,faib<strong>le</strong>sse et, ce qui est pire, la nécessité de revenir à ce moyen d’abrutissement etmême d’en augmenter la dose 2 . » D’où l’avantage d’une ivresse par <strong>le</strong> savoir…L’inconvénient est donc <strong>le</strong> défaut de radicalisme de cette consolation : il faut y revenir.Sinon, la technique présentait quelques avantages si l’on en croit <strong>le</strong> philosophe. Lagloutonnerie - la gourmandise dans la traduction d’A<strong>le</strong>xis Philonenko - est pire quel’ivresse, car « el<strong>le</strong> n’occupe que la sensibilité en tant que passivité et jamais, commecela arrive dans <strong>le</strong> cas précédent, l’imagination où il y a encore place pour un jeu actifdes représentations ; el<strong>le</strong> est par conséquent encore plus proche de la jouissance dela brute 3 ».Dans un paragraphe explicatif, un questionnement casuistique, Kant s’interrogesur <strong>le</strong> bien-fondé d’une apologie, plutôt que d’un panégyrique, du vin et de ses vertusconvivia<strong>le</strong>s. Les techniques d’ivresse qui confinent dans l’iso<strong>le</strong>ment et <strong>le</strong> plaisirsolitaire sont radica<strong>le</strong>ment condamnées. L’alcool présente quelques avantageslorsqu’il simplifie l’intersubjectivité, qu’il contribue à l’harmonisation des rapportshumains. Le piétiste austère fait place à l’eudémoniste pratique pour <strong>le</strong> mot de la fin :« Le banquet, écrit-il, invitation expresse à l’intempérance en <strong>le</strong>s deux formes dejouissance évoquées (…), comporte pourtant, outre l’agrément purement physique,quelque chose qui tend à une fin mora<strong>le</strong>, à savoir : réunir longuement beaucoupd’hommes en vue d’une communication réciproque. Toutefois, comme <strong>le</strong>ur nombrejustement (lorsqu’il dépasse […] celui des muses) ne permet qu’une maigrecommunication (avec ses plus proches voisins) et que par conséquent <strong>le</strong> dispositif vacontre la fin, <strong>le</strong> grand nombre demeure un encouragement à l’immoralité 4 . » Toute ladifférence réside dans la permission de la mesure, dans l’autorisation d’un usage quine soit pas mésusage.Concrètement, Kant avait résolu <strong>le</strong> problème : après avoir longtemps fréquenté<strong>le</strong>s auberges <strong>le</strong> midi pour son repas, il avait décidé d’en cesser avec <strong>le</strong>s lieux publicspour éviter la promiscuité des rencontres. Après sa décision de prendre ses repas àson domici<strong>le</strong>, il s’évertua à établir un cérémonial précis lui permettant de ne jamaismanger seul, ce qu’il jugeait néfaste d’un point de vue diététique. Une anecdoterapporte à ce sujet que, manquant d’invité un midi, Kant avait envoyé son va<strong>le</strong>t quérir<strong>le</strong> premier passant venu dans la rue pour l’inviter à prendre son repas en touteconvivialité. Généra<strong>le</strong>ment, il faisait porter un carton à ses amis <strong>le</strong> matin, de façon àne pas <strong>le</strong>s priver, éventuel<strong>le</strong>ment, d’un autre rendez-vous. Le cuisinier préparait ceque <strong>le</strong> philosophe avait commandé la veil<strong>le</strong>. R. B. Jachmann écrit : « Kant était siattentif à ses hôtes qu’il notait avec soin quels étaient <strong>le</strong>urs plats préférés et il faisait1Ibid., p. 713.2Ibid.3Ibid.4Ibid., p. 714.[130] Wasianski, art. cité, p. 149.


préparer pour eux <strong>le</strong>s mêmes 1 . » Son train de maison était fait pour six personnes, etil mettait en pratique <strong>le</strong> principe de Chesterton : jamais plus de neuf convives - <strong>le</strong>nombre des Muses -, mais généra<strong>le</strong>ment trois ou cinq. Le repas se prolongeaitjusqu’à quatre ou cinq heures. Agé, Kant supprimera <strong>le</strong>s promenades digestives qu’ilfaisait en fin d’après-midi, à sa sortie de tab<strong>le</strong>, pour préférer une ou deux tasses decafé et la seu<strong>le</strong> pipe qu’il s’accordait dans la journée.Ses commensaux étaient toujours <strong>le</strong>s mêmes. S’il accueillit parfois desétudiants - à l’époque, <strong>le</strong>s cours universitaires se donnaient au domici<strong>le</strong> du professeur-, <strong>le</strong>s habitués étaient : un futur ministre d’État, <strong>le</strong> gouverneur de Prusse, un générald’infanterie, un duc, un comte, un président de chambre, un conseil<strong>le</strong>r secret, undirecteur de banque et un marchand. Maître de cérémonie, <strong>le</strong> philosophe dirigeait <strong>le</strong>sconversations qui évitaient toujours <strong>le</strong>s lieux communs et <strong>le</strong>s commentaires de sestravaux.Le repas de midi était <strong>le</strong> seul de la journée. Le précédent datait de cinq heures<strong>le</strong> matin et consistait en l’absorption, toujours seul (la présence de son second va<strong>le</strong>t,après un demi-sièc<strong>le</strong> de présence du premier, <strong>le</strong> troub<strong>le</strong>ra au point de l’empêcherd’ava<strong>le</strong>r une seu<strong>le</strong> goutte de son breuvage), d’une ou deux tasses de thé léger.Jusqu’à très tard, il s’interdira <strong>le</strong> café dont il aimait pourtant l’odeur. Il y sacrifiera danssa vieil<strong>le</strong>sse pour ajouter un dynamisme qui lui faisait de plus en plus défaut dans sesdernières années.R. B. Jachmann raconte : « Ses menus étaient simp<strong>le</strong>s : trois plats, fromage etbeurre. L’été, il mangeait, la fenêtre ouverte sur son jardin. Il avait un gros appétit, et ilaimait beaucoup <strong>le</strong> bouillon de veau et <strong>le</strong> potage à l’orge et au vermicel<strong>le</strong>. À sa tab<strong>le</strong>,on servait des viandes rôties, mais jamais de gibier. Kant commençait en général sesrepas avec du poisson, il mettait de la moutarde presque dans chaque plat. Il aimaitfort <strong>le</strong> beurre ainsi que <strong>le</strong> fromage râpé, surtout <strong>le</strong> fromage anglais, bien qu’il prétendîtqu’on <strong>le</strong> colorait artificiel<strong>le</strong>ment. Quand <strong>le</strong>s invités étaient nombreux, il faisait servirdes gâteaux. Il adorait <strong>le</strong> cabillaud. “J’en mangerais, disait-il, une p<strong>le</strong>ine assiette,même en sortant de tab<strong>le</strong>.” Kant mâchait longuement la viande pour n’ava<strong>le</strong>r que <strong>le</strong>jus. Il rejetait <strong>le</strong> reste et s’efforçait de <strong>le</strong> cacher sous des croûtes de pain, dans un coinde son assiette. Ses dents étaient fort mauvaises et lui donnaient beaucoup de souci.Il buvait un vin rouge très léger, en général du médoc, dont il mettait une petitebouteil<strong>le</strong> près du couvert de chaque invité, et cela suffisait en général, mais il buvaitaussi du vin blanc, lorsque <strong>le</strong> rouge lui faisait un effet trop astringent. 2 »Le repas terminé, il aimait « boire un coup », selon l’expression du philosophelui-même. Il avalait un demi-verre de vin dit « stomachique de Hongrie ou du Rhin ou,s’il n’en avait pas, de Bischof » - vin rouge sucré et chauffé avec des écorcesd’orange 3 . Cel<strong>le</strong>s des feuil<strong>le</strong>s de papier qu’il n’utilisait pas pour ses manuscritsphilosophiques servaient de réserve dans laquel<strong>le</strong> il puisait pour envelopper son verreet garder la cha<strong>le</strong>ur de son contenu. Jachmann précise : « Il pensait que <strong>le</strong> plaisir deboire était un acte accru quand il avalait en même temps de l’air, si bien qu’il buvait enouvrant la bouche toute grande 4 . » Le rituel fut longtemps celui-ci. Puis Kant vieillit. Sasanté était déjà bien moyenne : sa vie durant il souffrit de maux d’estomac. Il faut direque sa médication était appropriée : quelques gouttes amères, <strong>le</strong> matin, l’avaientdissuadé de l’efficacité d’une pareil<strong>le</strong> pharmacopée, vite remplacée par « un petit1Reinhold Bernhard Jachmann, « Emmanuel Kant dans des <strong>le</strong>ttres à un ami », inMist<strong>le</strong>r, op. cit., p. 45.2Ibid., p. 47.3Wasianski, art. cité, p. 74.4Jachmann, art. cité, p. 51.


verre de rhum, ce qui finit par lui donner des brûlures d’estomac 1 . ». Ni gouttes, nirhum : à cinq heures du matin, Kant abandonnera de longues années son estomac àson hyperacidité naturel<strong>le</strong>. Ses digestions étaient irrégulières. La fidélité et <strong>le</strong> scrupu<strong>le</strong>des biographes sont tels que l’on dispose même de détails sur la constipationkantienne. Les freudiens se réjouiraient : du sphincter et de son rô<strong>le</strong> dans l’élaborationde l’éthique kantienne…En fait, Kant détail<strong>le</strong>ra sa nature à plusieurs reprises dans son œuvre. L’un deses biographes précise que « jamais peut-être aucun homme n’a porté autantd’attention à son corps et à tout ce qui <strong>le</strong> concernait 2 » que <strong>le</strong> philosophe deKönigsberg. Dans Le Conflit des facultés, au chapitre consacré à l’hypocondrie, ilconfesse : « Pour moi, j’ai, à cause de ma poitrine plate et étroite, qui laisse peu deplace au mouvement du cœur et du poumon, une disposition naturel<strong>le</strong> à l’hypocondriequi allait même jadis jusqu’à un dégoût de vivre. » Il poursuit : « L’oppression m’estrestée, car la cause en est dans ma constitution corporel<strong>le</strong>. Mais je me suis rendumaître de son influence sur mes pensées et mes actions, détournant mon attention dece sentiment comme s’il ne me regardait pas du tout 3 . » Le travail de Kant s’estparticulièrement porté sur ce qu’il appel<strong>le</strong> une diététique définie comme « art deprévenir <strong>le</strong>s maladies » et opposée à la thérapeutique, art de <strong>le</strong>s guérir. Un chapitrede l’œuvre est intitulé : « Du pouvoir qu’a l’âme humaine d’être, grâce à une simp<strong>le</strong>résolution ferme, maîtresse de ses sentiments morbides 4 ».L’hypocondrie, dont il se disait atteint, est définie à plusieurs reprises dans sonœuvre. Dans un Essai sur <strong>le</strong>s maux de tête il écrit : « L’hypocondriaque souffre d’unmal qui, où qu’il se trouve, traverse vraisemblab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> tissu nerveux dans toutes<strong>le</strong>s parties du corps. Il en résulte principa<strong>le</strong>ment une vapeur mélancolique qui serépand dans l’homme, de sorte que <strong>le</strong> sujet s’imagine avoir toutes <strong>le</strong>s maladies dont i<strong>le</strong>ntend par<strong>le</strong>r. » De même dit-il ail<strong>le</strong>urs de ce sujet qu’ « il lui arrive d’être las de luimêmeet du monde 5 ». Un autre texte qu’il consacrera aux maladies menta<strong>le</strong>s lui feradéterminer <strong>le</strong> siège de ces affections psychiques dans <strong>le</strong>s organes de la digestion 6 .On comprend la disposition particulière qu’il manifestait à l’égard des consolations etdes techniques apéritives de l’oubli de soi. Le rigoureux maître de l’impératifcatégorique est un hypocondriaque pessimiste désireux d’une consolation efficace.Ainsi élabore-t-il un « système hygiénique » dont <strong>le</strong> postulat est : domine tanature, sinon c’est el<strong>le</strong> qui te dominera. Les principes en sont multip<strong>le</strong>s et divers : enmatière de cha<strong>le</strong>ur, Kant invite à garder <strong>le</strong>s pieds au froid et la tête au chaud ; enmatière de sommeil, dormir peu, <strong>le</strong> lit est un nid pour <strong>le</strong>s maladies ; en matièred’instant propice : penser au bon moment - jamais à tab<strong>le</strong> -, synchroniser <strong>le</strong>s activitésde l’estomac et cel<strong>le</strong>s de l’esprit, respirer au bon moment - pour « supprimer etprévenir <strong>le</strong>s accidents morbides » - <strong>le</strong>s lèvres fermées, et autres détails pittoresques.En matière d’alimentation, croire son appétit, répéter régulièrement son emploidu temps alimentaire, éviter <strong>le</strong>s liquides en abondance - <strong>le</strong>s soupes - et préférer, l’âgevenant, « une nourriture plus forte et des boissons plus excitantes (par exemp<strong>le</strong> duvin) 7 », afin de stimu<strong>le</strong>r adéquatement « <strong>le</strong> mouvement vermiforme des intestins » et1Ibid., p. 52.2Ibid., p. 48.3Kant, Le Conflit des facultés, Vrin, p. 121.4Ibid.5Kant, Essai sur <strong>le</strong>s maux de tête, II, 266.6Cf. Kant, Essai sur <strong>le</strong>s maladies menta<strong>le</strong>s.7Kant, Le Conflit des facultés, p. 127.


<strong>le</strong> système circulatoire. Ne pas céder immédiatement à son désir de boire de l’eau.Préférer un seul repas par jour, <strong>le</strong> midi, afin d’économiser <strong>le</strong> travail intestinal : « Ainsil’on peut tenir <strong>le</strong> désir de dîner, après un repas de midi suffisant, pour un sentimentmorbide, que l’on peut maîtriser par une ferme résolution, de tel<strong>le</strong> façon que peu àpeu l’atteinte n’en est même plus ressentie. 1 » Kant illustrait ainsi l’idée selon laquel<strong>le</strong>« <strong>le</strong> stoïcisme, comme principe de la diététique (sustine et abstine), appartient (…)non seu<strong>le</strong>ment à la philosophie pratique comme doctrine de la vertu, mais aussicomme science de la médecine. Par suite cel<strong>le</strong>-ci est philosophique à condition queseu<strong>le</strong> la puissance de la raison en l’homme, puissance de maîtriser <strong>le</strong>s sentiments deses sens par un principe qu’il se donne à lui-même, détermine <strong>le</strong> mode de vie ».Réconciliée avec la philosophie, la diététique acquiert ses <strong>le</strong>ttres de nob<strong>le</strong>sse : el<strong>le</strong> estentendue comme argument pour une science de la sagesse corporel<strong>le</strong>.Décharné, « desséché comme un pot de terre cuite 2 », se plaignant de mangerune choucroute trop douce alors qu’il déjeunait de pruneaux sucrés, consommant laviande très avancée - parce que plus tendre -, mastiquant longuement pour enextraire <strong>le</strong> jus, abandonnant la fourchette pour une petite cuillère, Kant encombre sacorrespondance avec Kiesewetter de betteraves à commander. Octogénaire etrécupérant <strong>le</strong> bénéfice d’une sage diététique, Kant finit sa vie tout doucement, commeen roue libre. En 1798, il avait écrit : « L’art de prolonger la vie humaine nous amèneenfin à n’être que toléré parmi <strong>le</strong>s vivants, ce qui n’est pas précisément la condition laplus réjouissante 3 . » Fidè<strong>le</strong> à lui-même, nourri aux tartines de beurre - pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>sil avait une passion maniaque sur ses derniers temps -, <strong>le</strong> goût déréglé, l’appétitéteint, lorsqu’il découvrira dans son assiette des aliments mal coupés et de façonirrégulière, il s’écriera : « De la forme, de la forme précise »1O.P., m, p. 921.2Borowski, art. cité, p. 15.3Kant, Le Conflit des facultés, p. 135.


V. Fourier ou <strong>le</strong> petit pâté pivotalRarement volonté de modifier <strong>le</strong> réel a été plus manifesté que chez Char<strong>le</strong>sFourier, l’étonnant poète de l’utopie socia<strong>le</strong>. Son œuvre est tendue vers <strong>le</strong> projet d’unmonde nouveau. Son travail a consisté à inventer un sty<strong>le</strong> de vie sans précédent,débarrassé du hasard. Le nouvel ordre fouriériste suppose <strong>le</strong> quadrillage, la place, lasituation, <strong>le</strong> chiffrage et <strong>le</strong> nom. Avec lui se réalise <strong>le</strong> projet cartésien, tout du moinsthéoriquement, dans ses formes <strong>le</strong>s plus absolues et exubérantes : se rendre maîtreet possesseur de la nature.Le système proposé par ce philosophe, qui, dit-on, ne riait jamais, n’épargneaucun fragment du réel : <strong>le</strong>s climats seront révolutionnés aussi bien que lamorphologie humaine. Le passage de l’état de Civilisation à celui d’Harmoniepermettra ainsi de porter la tail<strong>le</strong> de l’homme sociétaire à plus de quatre mètressoixante. De même : dans l’ordre combiné « <strong>le</strong> terme moyen de la vie sera de centquarante-quatre ans ». L’intervention sur <strong>le</strong>s astres entraînera la création d’untroisième sexe. Le climat sera transformé : <strong>le</strong> chaud et <strong>le</strong> froid seront inversés, <strong>le</strong>ssaisons améliorées, <strong>le</strong>s microclimats régentés. En matière de géographie, Fourierprévoyait <strong>le</strong> déplacement des continents qui porterait l’Amérique du Sud plus au nordet l’Afrique plus au sud. Une tectonique des plaques obéissant à la volonté humaineen quelque sorte. De même des vil<strong>le</strong>s seraient permutées. Dans <strong>le</strong> feu de l’action, <strong>le</strong>splanètes seraient déplacées. Aux fins de ces époques de « régénération de notrerace », <strong>le</strong>s hommes se verront pourvus d’un « archibras », membre ornemental etperfectionné, signe distinctif de l’humanité laborieuse œuvrant dans l’efficace. Cetappendice poussera du corps, sera sensib<strong>le</strong> comme une trompe d’éléphant et pourraservir de parachutes. Pour qualifier ce nouveau membre, Fourier par<strong>le</strong> d’« armepuissante », d’« ornement superbe » de « force gigantesque » et de « dextéritéinfinie »…Les rapports humains ne seront pas épargnés par cette logique de lanouveauté. Fi des coup<strong>le</strong>s bourgeois, des mariages qui n’entraînent qu’hypocrisie etadultères, de la sexualité classique, exclusive, incomplète, alignée sur <strong>le</strong> mode deproduction économique. L’Harmonie fouriériste réorganisera <strong>le</strong>s rapports sexuels ouautres. Le Nouveau Monde amoureux présente tous <strong>le</strong>s projets du philosophe en lamatière : pê<strong>le</strong>-mê<strong>le</strong> il disserte sur <strong>le</strong>s cocus - dont il hiérarchise <strong>le</strong>s soixante-seizesortes (du présomptif au chroniqué, du ramponné au bardot, du judicieux autrébuchet) -, stigmatise la laideur de l’amour en Civilisation et invite à briser tous <strong>le</strong>sinterdits. On autorisera, par degrés - afin de ménager <strong>le</strong>s susceptibilités -, la pratiquede l’inceste ou de l’orgie - « besoin naturel de l’homme ». Un souci tout particulierréintégrera tous <strong>le</strong>s exclus de la sexualité dans l’ordre sexuel combiné : bisexualité,gérontophilie et pédophilie deviennent des pratiques institutionnel<strong>le</strong>s.En fait, <strong>le</strong> principe fouriériste est d’autant plus simp<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s démonstrations secompliquent : il faut libérer <strong>le</strong>s désirs, laisser libre cours aux pulsions, autoriserl’imaginaire à régenter <strong>le</strong> réel, en un mot, prendre ses désirs pour la réalité. Il écrit :« Étudions donc <strong>le</strong>s moyens de développer et de ne pas réprimer <strong>le</strong>s passions. Troismil<strong>le</strong> ans ont été sottement perdus à des essais de théorie répressive : il est temps defaire volte-face en politique socia<strong>le</strong> et de reconnaître que <strong>le</strong> créateur des passions ensavait sur cette matière plus que Platon et Caton ; que Dieu fit bien tout ce qu’il fit ;que s’il avait cru nos passions nuisib<strong>le</strong>s et non susceptib<strong>le</strong>s d’équilibre général, il ne<strong>le</strong>s aurait pas créées, et que la raison humaine, au lieu de critiquer ces puissances


invincib<strong>le</strong>s qu’on nomme passions, aurait fait plus sagement d’en étudier <strong>le</strong>s lois dansla synthèse de l’attraction. » Fourier emprunte cette notion d’attraction à la physiquede Newton : el<strong>le</strong> lui paraît expliquer <strong>le</strong> réel en tant qu’ « impulsion divine » à laquel<strong>le</strong><strong>le</strong>s hommes sont soumis.L’Ordre nouveau voulu par Fourier est l’Harmonie - ou Ordre sociétaire, Ordrecombiné - qu’il oppose à la Civilisation. Entre la Civilisation et l’Harmonie, <strong>le</strong> mondesocial passera par <strong>le</strong> Garantisme et <strong>le</strong> Socialisme. Ces Séries composées, ouascendantes, dureront trente-cinq mil<strong>le</strong> ans et déboucheront sur une période pivota<strong>le</strong>de huit mil<strong>le</strong> ans. La Genèse n’osa pas même cet Eden téléologique doté des qualitésde la perfection pure. Dans cette économie du devenir idéal, la gastronomie possèdeune puissance toute particulière.Le propos fouriériste est d’« organiser la voracité généra<strong>le</strong> », de gérer lagourmandise qui est une passion commune à tous <strong>le</strong>s âges, tous <strong>le</strong>s sexes et toutes<strong>le</strong>s catégories socia<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong> règne, écrit Fourier dans la Théorie de l’Unité universel<strong>le</strong>,« même chez <strong>le</strong> philosophe qui prêche l’amour du brouet noir, même chez <strong>le</strong> prélatqui déclame en chaire contre <strong>le</strong>s plaisirs de la tab<strong>le</strong> ». Par-delà l’improvisation etl’inadéquat, <strong>le</strong> théoricien de l’Harmonie veut envisager « ces plaisirs selon <strong>le</strong>sconvenances de l’état sociétaire » et pousse la rationalisation dans ses ultimes effets.Au fil des pages, on assiste ainsi à une étrange alchimie qui démontre combien laraison poussée à son paroxysme engendre l’irrationnel et son cortège d’effetsséduisants cristallisés sous une poétique. Rien n’est plus roboratif que ce souveraindélire qui fait se côtoyer <strong>le</strong>s chiffres, <strong>le</strong>s mots, <strong>le</strong>s idées et <strong>le</strong>s images aux finssynthétiques d’un régime alimentaire.Cette « nouvel<strong>le</strong> sagesse hygiénique » vise à l’élévation de « l’appétit dupeup<strong>le</strong> au degré suffisant pour consommer l’immensité de denrées que fournit <strong>le</strong>nouvel ordre ». El<strong>le</strong> est « art d’accroître la santé et la vigueur ». Si la Civilisation estcaractérisée par une économie de rareté, de manque et de défaut, l’Harmonie, quantà el<strong>le</strong>, est riche d’une économie du superflu, d’excès et d’abondance. La pénurie estcongédiée au profit d’une production pertinente susceptib<strong>le</strong> de répondre aux besoinsde l’Ordre sociétaire.La logique productive de la Civilisation est volontairement aveug<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> ignore,à dessein, la demande sous ses formes aussi bien qualitatives que quantitatives. Làoù <strong>le</strong>s modernes ne peuvent que constater l’écart creusé entre l’offre inappropriée etla demande insatisfaite, <strong>le</strong>s harmoniens n’ont que l’embarras du choix : « Lasurabondance deviendra <strong>le</strong> fléau périodique, comme aujourd’hui la disette. » Ainsi,« pour assurer la consommation de <strong>le</strong>ur superflu, ils seront obligés de descendre auxdétails de convenances individuel<strong>le</strong>s, différenciées selon <strong>le</strong>s tempéraments ; théoriequi exige <strong>le</strong> concours de quatre sciences, chimique, agronomique, médica<strong>le</strong> etculinaire ». La gestion de cette production se fera par une catégorie particulière desavants : <strong>le</strong>s gastrosophes.Le gastrosophe est avant tout un vieillard : il aura passé quatre-vingts ans etmontré à plusieurs reprises son excel<strong>le</strong>nce dans <strong>le</strong>s domaines qui constituent sadiscipline. Diététicien, agriculteur, médecin, sage et goûteur émérite, c’est lui quidécide en matière de nourriture lors de conci<strong>le</strong>s prévus à cet effet. « Lesgastrosophes (…) deviennent médecins officieux de chaque individu, conservateursde sa santé par <strong>le</strong>s voies du plaisir : il y va de <strong>le</strong>ur amour-propre que <strong>le</strong> peup<strong>le</strong>, danschaque Phalange, soit renommé pour son appétit et l’énormité de sesconsommations. » Ces sages gèrent <strong>le</strong> superflu et construisent l’alimentation dessociétaires selon des principes eudémoniques : la nourriture doit être agréab<strong>le</strong>, légèreet susceptib<strong>le</strong> d’un entretien du désir dans sa forme cyclique. La santé et <strong>le</strong> plaisirsont <strong>le</strong>s deux fins visées par <strong>le</strong>urs actions. Ils tâchent d’adapter de manière judicieuse


<strong>le</strong>s mets aux tempéraments des individus.À l’autre extrémité de l’âge s’affairent <strong>le</strong>s enfants pour <strong>le</strong>squels Fourierdéveloppe un soin particulièrement attentif. Il sait <strong>le</strong>ur passion pour la nourriture etsouhaite une pédagogie du désir dès <strong>le</strong>s premiers moments de l’existence. Dans <strong>le</strong>vocabulaire de l’utopiste, il s’agit de déterminer un pivot de culte pour <strong>le</strong>s enfants.Pour ce faire, il interroge <strong>le</strong>s intéressés : « Quel<strong>le</strong> est <strong>le</strong>ur passion dominante ? Est-cel’amitié ? La gloire ? Non, c’est la gourmandise ; el<strong>le</strong> paraît faib<strong>le</strong> chez <strong>le</strong>s jeunesfil<strong>le</strong>s : c’est que la Civilisation ne <strong>le</strong>ur fournit pas <strong>le</strong>s mets qui conviennent à <strong>le</strong>ur âgeet à <strong>le</strong>ur sexe.Observez <strong>le</strong>s penchants de cent petits garçons. Vous <strong>le</strong>s verrez tous enclins àfaire un dieu de <strong>le</strong>ur estomac et combien de pères sont sur ce point ému<strong>le</strong>s desenfants. Dès lors, si l’Harmonie établit pour <strong>le</strong>s enfants un culte de la gourmandise, onpeut présumer que <strong>le</strong>s pères s’enrô<strong>le</strong>ront volontiers sous <strong>le</strong>s deux bannières et qu’ilsjoindront au culte de l’amour celui de la bonne chère qui sera exclusif pour <strong>le</strong>senfants. » La Gourmandise devient l’axe sur <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> social va se mouvoir. Contrel’état civilisé et ses abominab<strong>le</strong>s fruits verts, Fourier va légitimer <strong>le</strong> sucré. Si laCivilisation est caractérisée par <strong>le</strong> manque, el<strong>le</strong> l’est aussi par l’acidité.Conséquemment, l’Harmonie sera distinguée par l’abondance et <strong>le</strong> sucré. Ce quiexplique <strong>le</strong> projet fouriériste de transformer, en fin de trajet du monde sociétaire, lamer en vaste étendue de limonade. La vérité harmonieuse est sirupeuse : « Lesconfitures fines, crèmes sucrées, limonades, etc. (…) devront compenser la nourritureéconomique des enfants dans l’ordre combiné. » Le principe de cette nouveautégastronomique est exprimé ainsi : « Le fruit allié au sucre doit devenir <strong>le</strong> paind’Harmonie, base de nourriture chez <strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>s devenus riches et heureux. » Leschérubins seront é<strong>le</strong>vés avec force compotes et confitures, mixtes composés etharmonieux de sucre et de fruits, produits des deux zones de culture du globe.La pédagogie alimentaire en direction des enfants se fera de manièresystématique et raisonnée : très tôt ils assisteront à « des débats gastronomiques surdes préparations culinaires », puis, afin d’allier théorie et pratique, ils goûteront. « Ilsuffira (…), écrit Fourier, d’abandonner <strong>le</strong>s enfants à l’attraction ; el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s porterad’abord à la gourmandise, aux partis cabalistiques sur la nuance de goûts ; une foispassionnés sur ce point, ils prendront parti aux cuisines, et du moment où <strong>le</strong>s caba<strong>le</strong>sgraduées s’exerceront sur la consommation et sur la préparation, el<strong>le</strong>s s’étendrontdès <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain aux travaux de production anima<strong>le</strong> et végéta<strong>le</strong>, travaux où l’enfantcuisinera fort des connaissances et prétentions écloses tant aux tab<strong>le</strong>s qu’auxcuisines. Tel est l’engrenage naturel des fonctions. » De la sorte, <strong>le</strong>s enfants aurontgraduel<strong>le</strong>ment pris contact avec toutes <strong>le</strong>s parties qui constituent cette sciencenouvel<strong>le</strong> qu’est la gastrosophie.Avec cette méthode, « un enfant de dix ans dans l’Harmonie est un gastronomeconsommé, capab<strong>le</strong> de donner des <strong>le</strong>çons aux orac<strong>le</strong>s gastronomiques de Paris ».Fourier n’aime pas ceux qui, en Civilisation, s’improvisent savants dans la chosealimentaire. Il réfute <strong>le</strong>s prétentions des gastronomes de la capita<strong>le</strong>, qualifiésd’« avortons qui n’ont jamais connu <strong>le</strong> premier élément de la science dont ilsprétendent donner des <strong>le</strong>çons ». Dans l’Ordre sociétaire, il n’y a pas de castesjalouses de <strong>le</strong>urs prérogatives artificiel<strong>le</strong>ment fabriquées : la cuisine se démocratise,<strong>le</strong> savoir gastronomique éga<strong>le</strong>ment, la confection savante et esthétique de platsdevient « plus ou moins la science de tout <strong>le</strong> monde ».Principe didactique dès l’enfance, la gastronomie est aussi un fragment majeurd’une économie généralisée du social chez <strong>le</strong>s adultes. El<strong>le</strong> accède au rang précieuxde science pivota<strong>le</strong> : « En régime sociétaire la gourmandise est source de sagesse,de lumière et d’accords sociaux », el<strong>le</strong> est aussi « <strong>le</strong> ressort principal d’équilibre des


passions ». La technique fouriériste pour assurer la gastronomie dans ses prétentionslégitimes à gouverner <strong>le</strong> social passe par une soumission du gastronomique aureligieux.Le moyen choisi par <strong>le</strong> philosophe pour confirmer efficacement l’usagejubilatoire et pertinent de l’aliment passe par la promotion de « l’application dusystème religieux aux raffinements de la bonne chère ». Fourier fi<strong>le</strong> la métaphorereligieuse, introduit la notion d’orthodoxie gastrosophique et disserte sur « la saintetémajeure ». Cette dernière qualité est reconnue par un diplôme, el<strong>le</strong> distingue ceux qui,lors d’un conci<strong>le</strong> gastronomique, ont réussi à démontrer la pertinence d’une allianceentre un mets et un tempérament. En termes fouriéristes, <strong>le</strong>s saints majeurs sontchargés « de déterminer l’accommodage puissanciel de chaque mets selon sesdegrés ». Moins prosaïquement, ils analysent <strong>le</strong>s modalités d’usage de l’œuf, de sessauces, de ses accompagnements et des préparations possib<strong>le</strong>s dans l’optique detempéraments déterminés. De même, ils soumettent à <strong>le</strong>ur sagacité <strong>le</strong>s champignonsou <strong>le</strong> mariage des fraises et de la crème. Vraisemblab<strong>le</strong>ment décidé à clarifier sonpropos en l’illustrant, Char<strong>le</strong>s Fourier écrit : « Je ne m’arrêterai pas ici à décrire <strong>le</strong>sméthodes suivies par <strong>le</strong>s conci<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>urs débats, ni la manière dont s’établit <strong>le</strong>débat entre <strong>le</strong>s prétendants concurrents qui proposent tel accommodage commeadapté à tel tempérament et justifient de l’un par des masses de praticiens, parexemp<strong>le</strong> pour déterminer quand conviennent <strong>le</strong>s fraises à la crème. Il est un moyenfort simp<strong>le</strong> qui est d’observer dans chaque Tourbillon du globe quel rang a dans lagamme passionnel<strong>le</strong> et matériel<strong>le</strong> celui qui digère <strong>le</strong> mieux ce bizarre mélange ; il seratempérament pivotal de la fraise au lait. » Évidemment…Le conci<strong>le</strong> gastrosophique permet donc la qualification d’orthodoxe à certainsmets. Avoir été jugé digne de déterminer une association pertinente est un grandhonneur pour <strong>le</strong> gastrosophe. Les distinctions sont hiérarchisées : <strong>le</strong>s saints relèventde l’une des trois catégories : « saints orac<strong>le</strong>s ou théoriciens experts à juger desassortiments d’un mets que doit consommer chaque tempérament dans toute phaseou conjoncture », ou bien « saints conditeurs ou praticiens cuisiniers habi<strong>le</strong>s àconfectionner <strong>le</strong>s mets en stricte conformité aux canons des conci<strong>le</strong>s », à moins qu’ilne s’agisse de « saints érudits ou critiques mixtes experts consultatifs sur l’une etl’autre fonction ».Toutes <strong>le</strong>s orthodoxies supposent des schismes, des hérésies. Norma<strong>le</strong>ment,ces dissensions sont tuées dans l’œuf par <strong>le</strong> verbe et la confrontation des résultats : <strong>le</strong>témoignage par <strong>le</strong> fait alimentaire est une preuve suffisante de la pertinencegastrosophique d’un mets. Sinon, Fourier concède, au nom de la liberté qui règne enHarmonie, qu’il peut bien exister sans dommage des hérésies loca<strong>le</strong>s où serontpratiquées des associations atypiques, limitées géographiquement, en parfaitecoexistence avec <strong>le</strong>s vérités gastronomiques. De l’œcuménisme alimentaire.La pratique libéra<strong>le</strong> des conci<strong>le</strong>s n’exclut pas <strong>le</strong> recours aux guerres, auxbatail<strong>le</strong>s. Théoricien et stratège, Fourier sait que la gastronomie est la politiquepoursuivie par d’autres moyens. La polémologie fouriériste est réduite à l’aliment. Lecombat vise la détermination des « jolis goûts ». Le philosophe est spécia<strong>le</strong>mentobsédé par <strong>le</strong>s mirlitons, <strong>le</strong>s petits pâtés, <strong>le</strong>s vol-au-vent et <strong>le</strong>s courges. Il détesteparticulièrement ces dernières, et <strong>le</strong> pain mal cuit dont <strong>le</strong>s pâtes sont gorgées d’eau :« Si <strong>le</strong>s Parisiens n’étaient pas vanda<strong>le</strong>s en gastronomie, écrit-il dans Le NouveauMonde industriel et sociétaire, on aurait vu la grande majorité d’entre eux s’é<strong>le</strong>vercontre cette impertinence mercanti<strong>le</strong>, et exiger une cuisson suffisante ; mais on <strong>le</strong>urfait croire que c’est <strong>le</strong> bon genre, <strong>le</strong> genre anglais qui vient de l’anglais. » Poursuivantdans l’anglophobie, il critique la mode qui veut que l’on mange « de la viande à demicrue, avec des fourchettes courbées à rebours et presque impossib<strong>le</strong>s à manier ». De


même, il s’emporte contre la proscription, au déjeuner, des aliments nationauxauxquels on préfère <strong>le</strong> thé - une « vi<strong>le</strong>nie », une « drogue dont <strong>le</strong>s Anglaiss’accommodent forcément parce qu’ils n’ont ni bon vin, ni bons fruits, à moinsd’énormes dépenses ».Fourier est mécontent. En Civilisation, l’adoption de mets se fait par mimétisme,sacrifice à la mode, aux idées du temps. L’essentiel est oublié : l’hygiène, <strong>le</strong> plaisir etl’efficacité mora<strong>le</strong> des aliments. La ruse préside là où <strong>le</strong> jugement devrait déciderclairement. Le philosophe persiste dans la critique des pratiques nutritives del’époque. Après <strong>le</strong>s fusées destinées aux Anglo-Saxons, il invective <strong>le</strong>s Italiens par <strong>le</strong>biais de <strong>le</strong>ur vermicel<strong>le</strong> - « col<strong>le</strong> rance » - dont il déplore la vogue. Enfin, <strong>le</strong>s Parisienssont <strong>le</strong>s plus coupab<strong>le</strong>s, ce sont eux qui laissent se réaliser la décadence : ilsadoptent <strong>le</strong>s mets étrangers, falsifient <strong>le</strong>urs aliments, échauffent <strong>le</strong>urs viandes « par<strong>le</strong>s courses forcées de l’animal à qui <strong>le</strong> marchand veut faire sauter une étape ». Lesagriculteurs ne savent plus é<strong>le</strong>ver <strong>le</strong>urs bêtes ni produire des légumes sains. Labarbarie est tel<strong>le</strong> qu’ « un enfant de cinq ans é<strong>le</strong>vé en Harmonie trouverait cinquantefautes choquantes au dîner d’un soi-disant gastronome de Paris ». Dans l’étatsociétaire, ce genre de faute est impossib<strong>le</strong>. L’adoption d’un mets se fait parapprobation gastronomique ou guerre alimentaire.De ces combats singuliers, Fourier donne <strong>le</strong> détail. L’objectif est de« déterminer la perfection du moindre mets dans chacune de ses variétés ». Par lasuite, ils permettent de promouvoir un pays et de l’élire parmi <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>urs : il existe,écrit <strong>le</strong> philosophe, des « renommées de nations (établies) sur des ome<strong>le</strong>ttessoufflées ou même fouettées ». Les troupes confectionnent <strong>le</strong>urs plats et des jurys <strong>le</strong>sdégustent pour choisir un vainqueur. La lutte s’effectue avec « <strong>le</strong>s petits pâtés, <strong>le</strong>some<strong>le</strong>ttes assorties et <strong>le</strong>s crèmes sucrées ». Les précisions ne manquent pas. Dans<strong>le</strong>s cuisines, c’est <strong>le</strong> coup de feu : el<strong>le</strong>s « ne préparent que l’objet de thèse qui vadécider de la renommée des empires et sur <strong>le</strong>quel doit se concentrer toute lasollicitude, et tous <strong>le</strong>s soins ».Prenant <strong>le</strong>s devants d’éventuels détracteurs, Fourier défend ses principespolémologiques : « On va d’abord traiter de puérilité ces batail<strong>le</strong>s sur la palme descrèmes sucrées ou des petits pâtés ; on pourrait répondre que ce débat ne sera pasplus ridicu<strong>le</strong> que ceux de nos guerres de Religion sur la Transsubstantiation et autresquerel<strong>le</strong>s de mêmes va<strong>le</strong>urs. » Sûr de lui, il persiste dans <strong>le</strong> détail. La guerre est l’undes moyens pour déterminer l’excel<strong>le</strong>nce d’une hygiène alimentaire destinée auxhabitants d’Harmonie. Il faut trouver la perfection susceptib<strong>le</strong> d’engendrer, de produireet de maintenir la perfection.Les premiers affrontements se font avec des mets connus. Pas de surprise.Les armes secrètes sont réservées pour la fin. Les arguments définitifs destinés àremporter <strong>le</strong>s suffrages sont pour <strong>le</strong>s derniers moments. La dégustation commence.Le combat fait rage. Faisant <strong>le</strong> bilan des troupes et des modalités de feu, <strong>le</strong> père del’Harmonie dénombre : « Cent mil<strong>le</strong> bouteil<strong>le</strong>s de vins mousseux de la Côte du Tigre,quarante mil<strong>le</strong> volail<strong>le</strong>s daubées selon de nouvel<strong>le</strong>s méthodes, quarante mil<strong>le</strong>ome<strong>le</strong>ttes soufflées, cent mil<strong>le</strong> punchs d’ordre mixte selon <strong>le</strong>s conci<strong>le</strong>s de Siam et dePhiladelphie, etc… » Ail<strong>le</strong>urs, il introduit <strong>le</strong> bruit des bouchons de trois cent mil<strong>le</strong>bouteil<strong>le</strong>s qu’on fait sauter en même temps et comptabilise <strong>le</strong>s plats utilisés pour lacause.En fait, l’issue du combat se fera par <strong>le</strong>s petits pâtés, arme secrète s’il en estune. Un million six cent mil<strong>le</strong> avaient été confectionnés. Fourier confie pour quel<strong>le</strong>sraisons il a élu ce plat particulier : « Je choisis ce mets, étant fondé à reprocher auxcivilisés <strong>le</strong>ur impéritie en ce genre ; je <strong>le</strong>s aime beaucoup et suis obligé de m’en priverfaute de pouvoir <strong>le</strong>s digérer, ce qui n’arriverait pas si nos cuisiniers savaient <strong>le</strong>s


composer pour divers tempéraments, y faire intervenir dans certaines espèces desaromates et vinaigres favorab<strong>le</strong>s à tous genres d’estomac. C’est là-dessus que rou<strong>le</strong><strong>le</strong> débat en Harmonie. Il faut que <strong>le</strong>s armées belligérantes luttent à qui produira lameil<strong>le</strong>ure série de petits pâtés assortis pour une gamme de douze tempéraments et <strong>le</strong>pivot, afin que chacun soit pourvu de l’espèce qu’il peut faci<strong>le</strong>ment digérer. »La guerre se conclut donc après l’affrontement aux petits pâtés. Voici commentFourier narre la reddition : « Les esprits sont tel<strong>le</strong>ment satisfaits des nouveauxsystèmes de nouveaux petits pâtés et du choix judicieux des vins et de l’excel<strong>le</strong>ncedes mets nouveaux, que toutes <strong>le</strong>s armées semb<strong>le</strong>nt é<strong>le</strong>ctrisées par la délicatesse dela chère. Les orac<strong>le</strong>s même ont peine à déguiser <strong>le</strong>ur approbation secrète et plusieursd’entre eux, avant de remonter en voiture, déclarent qu’ils ont digéré <strong>le</strong> déjeuner etqu’ils seraient prêts à recommencer. » Rien ne peut mieux signifier l’excel<strong>le</strong>nce del’issue : <strong>le</strong> critère essentiel de l’hygiène alimentaire fouriériste est la digestibilité.En Civilisation, l’indigestion est la conclusion obligée de tous <strong>le</strong>s repas. EnHarmonie, <strong>le</strong>s services sont nombreux parce que adaptés aux tempéraments. Labonne chère est du côté de la qualité, non de la quantité - bien que la légèretéqualitative permette l’abondance quantitative. « L’excel<strong>le</strong>nce des mets et des vins doitavoir pour but de hâter la digestion et d’accélérer <strong>le</strong> désir du repas suivant plutôt quede <strong>le</strong> retarder. » Fidè<strong>le</strong> à sa poétique des chiffres - qui enchantait Raymond Queneau-, Fourier découpe la journée en séquences régulières pour légiférer en matièred’emploi du temps gastronomique. Les repas ne doivent pas dépasser deux heures.Dans une journée, on en dénombre cinq : l’antienne, <strong>le</strong> déjeuner, <strong>le</strong> dîner, <strong>le</strong> goûter, <strong>le</strong>souper. Chaque période intermédiaire est fractionnée en trois par deux séances : unintermède et un goûter qui n’excèdent pas cinq minutes chacun. Une heure et demiesépare ces deux temps. Toutes <strong>le</strong>s stations sont honorées avec appétit. La volontéfouriériste est la maintenance du désir dans son éternel retour : la gestion desjouissances doit se faire avec ce principe moteur. Pour illustrer cette diététique de lamesure, du dosage, cette homéopathie savante, Fourier prend un exemp<strong>le</strong> : « Quepenserions-nous, écrit-il dans Le Nouveau Monde amoureux, d’un tendre époux, d’unami de la charte, qui nous dirait : “J’ai tant joui de ma femme cette nuit que je suis sur<strong>le</strong>s dents et je serai obligé de me reposer une huitaine au moins.” Chacun luirépondrait qu’il eût mieux fait de se ménager et se réserver l’usage du plaisir pour <strong>le</strong>shuit jours pendant <strong>le</strong>squels il va chômer. » La sagesse passe par l’usage rationnel.Dosage des mets, dosage des commensaux éga<strong>le</strong>ment. Fourier pense qu’unrepas réussi est l’occasion d’une altérité jubilatoire, de rencontres plaisantés. Ilconsacre quelques lignes à « l’amalgame judicieux des convives, l’art de marier etassortir <strong>le</strong>s compagnies, de <strong>le</strong>s rendre chaque jour plus intéressantes par desrencontres imprévues et délicieuses ». Pour éviter l’ennui, <strong>le</strong>s discussionsléthargiques, <strong>le</strong>s niaiseries de tab<strong>le</strong> tel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong>s fusent lors des repas où <strong>le</strong>sconvives ne sont pas assortis, Fourier mobilise <strong>le</strong>s ressources de l’Ordre combiné. Ilfait se succéder « <strong>le</strong>s repas d’amourettes, de famil<strong>le</strong>, de corporations, d’amitié,d’étrangers, etc. ». De même, citant Sanctorius dont la plume lui paraît bien uti<strong>le</strong>, <strong>le</strong>philosophe pense qu’ « un coït modéré dilate l’âme et aide à la digestion » et qu’enconséquence, il faudra savoir inviter <strong>le</strong>s femmes à remplir <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong> apéritif…Tout cela contribue à une hygiène préventive. Avec pareil<strong>le</strong>s médications, quisongerait à la maladie ? Quelques-uns, vraisemblab<strong>le</strong>ment revêches, imperméab<strong>le</strong>saux plaisirs d’Harmonie. À <strong>le</strong>ur intention, la pharmacopée fouriériste n’est passi<strong>le</strong>ncieuse. Comme on pouvait s’y attendre, el<strong>le</strong> est alimentaire et attractive. Priorité àl’excipient. Contre la médecine civilisée, <strong>le</strong> penseur veut réaliser une sagessenouvel<strong>le</strong> qui soit « art de guérir <strong>le</strong>s maladies avec un peu de confiture, des liqueursfines et autres friandises, une cuillère d’eau-de-vie », <strong>le</strong> tout susceptib<strong>le</strong> d’une infinité


de mixtes. Médecine du goût, el<strong>le</strong> s’appuie sur <strong>le</strong> bon sens populaire qui sait soigner,depuis toujours, <strong>le</strong> rhume avec « une bouteil<strong>le</strong> de vin vieux, chaud et sucré, et <strong>le</strong>sommeil à la suite ». El<strong>le</strong> assurerait la liaison des soins et du plaisir par « une théoriedes antidotes agréab<strong>le</strong>s à administrer dans chaque maladie ». D’où une prise enconsidération des confitures, du raisin, des pommes reinettes et du bon vin - principesde base.L’excel<strong>le</strong>nce de ces fruits est manifeste si l’on sait voir en eux des élémentsactifs issus des entrail<strong>le</strong>s du cosmos. L’astrologie diététique de Fourier est parmi <strong>le</strong>smorceaux <strong>le</strong>s plus étonnants de l’œuvre complète. Dans la Théorie de l’unitéuniversel<strong>le</strong>, un chapitre est consacré à « la modulation sidéra<strong>le</strong> en fruits de zonetempérée ». Après avoir précisé que l’état sociétaire permettrait la modification desclimats, donc des productions et de la productivité, par <strong>le</strong> déplacement des planètes,Fourier enseigne une théorie de la copulation des astres où - il faut faire ici l’effort dulangage fouriériste - en octave majeure, clavier hyper-majeur, <strong>le</strong>s poires sont crééespar Saturne et Protée ; <strong>le</strong>s fruits rouges participent, en clavier hypo-majeur, de laTerre et de Vénus ; en octave mineure, clavier hyper-mineur, <strong>le</strong>s abricots et <strong>le</strong>sprunes sont engendrés par la combinaison d’Herschel et de Sapho ; alors que, clavierhypo-mineur, <strong>le</strong>s pommes sont produites par l’association Jupiter-Mars. Des fruitsdivers décou<strong>le</strong>nt du So<strong>le</strong>il et <strong>le</strong>s pêches de l’étoi<strong>le</strong> vesta<strong>le</strong> dite Mercure. Plus précis,l’auteur examine la généalogie des fruits rouges et argumente de la sorte : « Lesplanètes étant androgynes comme <strong>le</strong>s plantes copu<strong>le</strong>nt avec el<strong>le</strong>s-mêmes et avec <strong>le</strong>sautres planètes, ainsi la terre, par copulation avec el<strong>le</strong>-même, par fusion de sesarômes typiques, <strong>le</strong> masculin versé de pô<strong>le</strong>-nord et <strong>le</strong> féminin versé de pô<strong>le</strong>-sud,engendrera <strong>le</strong> cerisier, fruit sous-pivotal des fruits rouges. » Suivent <strong>le</strong>s modalités denaissance des cassis, groseil<strong>le</strong>s, mûres, framboises et raisins où l’on trouve, gratifiéd’un point d’interrogation, <strong>le</strong> cacao.Ensuite, l’utopiste poétise <strong>le</strong>s aliments, en fait l’histoire, combine sa mythologiepersonnel<strong>le</strong> à l’occultisme, une étrange rationalité à une mécanique cé<strong>le</strong>ste attractive.Chaque fruit fait l’objet d’une histoire naturel<strong>le</strong> et symbolique, futuriste et rhétorique.Sur cette question d’une poétique fouriériste, Roland Barthes a écrit des phrasesdéfinitives : « Replacée (…) dans l’histoire du signe, la construction fouriériste pose<strong>le</strong>s droits d’une sémantique baroque, c’est-à-dire ouverte à la prolifération dusignifiant : infinie et cependant structurée 1 . »La mûre est ainsi explicitée comme emblème de la mora<strong>le</strong> pure et simp<strong>le</strong> via undiscours lyrique sur la ronce, la noirceur, l’alchimie des cou<strong>le</strong>urs, la logique desteintes, <strong>le</strong> dionysisme des pousses. Déteinte dans la framboise, la baie devientsymbo<strong>le</strong> de fausse mora<strong>le</strong> : rejet des épines, divisée en capsu<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong> est <strong>le</strong> lieu favorides vers. Suivent cerises, fraises…Dans ce bruit des sphères où il convient de laisser Char<strong>le</strong>s Fourier, inachevé,en compagnie d’un Pythagore toujours réticent aux fèves, on entend comme l’échod’un chant doux et automnal : celui de l’utopiste - ou des astres ? - perdu entre sesmiroirs, sacrifiant au doux délire d’une nourriture asservie à l’Harmonie. Le vieuxphilosophe, qui fut aussi <strong>le</strong> beau-frère d’un Brillat-Savarin auteur de la Physiologie dugoût, nous apprend que la vérité poétique ne saurait souffrir de démonstrations. Lepéremptoire est sa modalité.1Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Points Seuil, p. 103.


VI. Nietzsche ou <strong>le</strong>s saucisses de l’antéchristLa <strong>le</strong>cture d'Ecce Homo invite à considérer la nutrition comme l'un des beauxarts,ou du moins à faire d'une nécessité la vertu d'une poétique. La sciencehyperboréenne de l'aliment n'est pas sans parenté avec la gastrosophie fouriériste : <strong>le</strong>goût est investi d'une mission architectonique dans un essai pour résoudre <strong>le</strong>sproblèmes du réel. Nietzsche appel<strong>le</strong> « casuistique de l'égoïsme 1 » <strong>le</strong> souci de soidont relèvent l'alimentation, <strong>le</strong>s lieux, <strong>le</strong>s climats et <strong>le</strong>s délassements. Pareil<strong>le</strong>spréoccupations permettent de faire de sa vie une œuvre d'art. L'idée maîtresse d'ungai savoir actif est dans cette injonction : « Soyons <strong>le</strong>s poètes de notre vie, et toutd'abord dans <strong>le</strong> menu détail et dans <strong>le</strong> plus banal 2 . » La diététique est un moment del'édification de soi.Le souci nietzschéen des choses prochaines, et uniquement d'el<strong>le</strong>s, supposecette polarisation sur soi. Le <strong>le</strong>cteur est averti de la hiérarchie des problèmes tel<strong>le</strong>qu'el<strong>le</strong> est pratiquée par <strong>le</strong> philosophe : « Il est une question qui m'intéresse toutautrement, et dont <strong>le</strong> “salut de l'humanité” dépend beaucoup plus que de n'importequel<strong>le</strong> ancienne subtilité de théologien : c'est la question du régime alimentaire. Pourplus de commodité, on peut se la formu<strong>le</strong>r ainsi : “Comment au juste dois-tu te nourrirpour atteindre au maximum de ta force, de la virtù, au sens de la Renaissance, de lavertu ‘garantie sans moraline 3 .” » La nouvel<strong>le</strong> évaluation nietzschéenne fait de ladiététique un art de vivre, une philosophie de l’existence susceptib<strong>le</strong> d’effetspratiques. Alchimie de l’efficacité.Nietzsche, plus que tout autre philosophe, a dit <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> déterminant du corpsdans l’élaboration d’une pensée, d’une œuvre. Très tôt il a établi la parenté entre laphysiologie et l’idée : « Le travestissement inconscient des besoins physiologiquessous <strong>le</strong>s masques de l’objectivité, de l’idée, de la pure intel<strong>le</strong>ctualité, est capab<strong>le</strong> deprendre des proportions effarantes - et je me suis demandé assez souvent si, toutcompte fait, la philosophie jusqu’alors n’aurait pas absolument consisté en uneexégèse du corps et un ma<strong>le</strong>ntendu du corps 4 . » De la métaphysique comme résidude la chair.La purification nietzschéenne en matière de corps n’est pas sans faire penser àl’ascèse plotinienne. Il s’agit, pour <strong>le</strong> fidè<strong>le</strong> de Dionysos, de familiariser <strong>le</strong> corps avec<strong>le</strong>s éléments porteurs de légèreté, d’inviter à la danse. Pour une généalogie du dieudes forces obscures, Apollon n’est pas inuti<strong>le</strong>. Le souci diététique est apollinien : il estl’art du sculpteur de soi, de la force plastique et de la maîtrise mesurée. Il estdia<strong>le</strong>ctique subti<strong>le</strong> de la sobriété, de l’énergie contenue et auxiliaire de jubilation. Ledionysisme est alchimie puissante : avec lui, « l’homme n’est plus artiste, il est luimêmeœuvre d’art 5 ». La diététique est métaphysique de l’immanent, athéismepratique. El<strong>le</strong> est aussi l’incarnation du principe d’expérimentation fondateur deslogiques alcyoniennes : <strong>le</strong> corps est mobilisé pour une esthétique nouvel<strong>le</strong> de laconnaissance. La gastrosophie nietzschéenne est passage, ouverture sur denouveaux continents.1Nietzsche, Ecce Homo, Idées Gallimard, p. 58.2Id., Le Gai Savoir, § 299.3Id., Ecce Homo, p. 36.4Id., Le Gai Savoir, § 2.5Id., La Naissance de la tragédie, Idées Gallimard, p. 26.


Dans Le Gai Savoir, Nietzsche invite <strong>le</strong>s penseurs préoccupés de questionsmora<strong>le</strong>s - <strong>le</strong>s laborieux - à reconsidérer <strong>le</strong>urs domaines d’investigation. Il constated’abord que « jusqu’à ce jour rien de ce qui donne de la cou<strong>le</strong>ur à l’existence n’aencore eu son histoire 1 ». Rien sur l’amour, la cupidité, l’envie, la conscience, la piété,la cruauté. Rien sur <strong>le</strong> droit et <strong>le</strong>s peines, sur la division des journées et la logique desemplois du temps. Rien sur <strong>le</strong>s expériences communautaires, <strong>le</strong>s climats moraux, <strong>le</strong>smœurs des créateurs. Rien non plus sur la diététique : « Connaît-on <strong>le</strong>s effets morauxdes aliments ? Existe-t-il une philosophie de la nutrition ? (Rien que l’agitation quiéclate sans cesse pour et contre <strong>le</strong> végétarisme prouve assez que pareil<strong>le</strong> philosophien’existe pas 2 !) »Une nouvel<strong>le</strong> histoire de ce type ne manquerait pas d’apporter un savoirprécieux. Des surprises apparaîtraient au cours de tel<strong>le</strong>s investigations. L’alimentationest sans conteste la cause de plus de comportements qu’on ne l’imagine. Ainsi, aprèsavoir déploré que « l’étude du corps et de la diététique ne (fasse) pas encore partiedes matières obligatoires dans toutes <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s primaires et supérieures 3 »,Nietzsche établit qu’un criminel est peut-être un individu qui exige « une intelligencemédica<strong>le</strong>, une bienveillance médica<strong>le</strong> » susceptib<strong>le</strong>s d’intégrer <strong>le</strong> savoir diététiquedans son mode d’appréhension des cas. On retrouve ici trace du Feuerbach quiaffirmait que « l’homme est ce qu’il mange ».L’alimentation est déterminante du comportement. Il y aurait donc, par ladiététique, un moyen de dépasser la nécessité ? Comment peut-on concilierl’inexistence du libre arbitre et la possibilité d’agir sur soi, de se construire, de sevouloir ? Élire son aliment, c’est élaborer son essence. Nietzsche montre que <strong>le</strong> choixest ici acceptation de la nécessité, qu’il faut d’abord découvrir. Pour illustrer sonpropos, il fait référence à Cornaro - un Vénitien auteur d’un Discours sur la vie sobre -et à son ouvrage « où il recommande son régime maigre, recette de vie longue,heureuse et aussi vertueuse ». L’Italien pense que <strong>le</strong> régime qu’il suit est cause de salongévité. Erreur, écrit Nietzsche. Confusion de la cause et de l’effet, inversion decausalité : « La condition première de la longévité, l’extraordinaire <strong>le</strong>nteur dumétabolisme, la faib<strong>le</strong> consommation énergétique, était la cause de son régimemaigre. Il n’était pas libre de manger plus ou moins, sa frugalité n’était pas une libredécision de son “libre arbitre” : il tombait malade quand il mangeait davantage 4 . » Enfait, on ne choisit pas son régime alimentaire : on trouve seu<strong>le</strong>ment celui qui est <strong>le</strong>plus en adéquation avec la nécessité de son propre organisme. La diététique est lascience de l’acceptation du règne de la nécessité par la médiation de l’intelligence : ils’agit de comprendre ce qui convient <strong>le</strong> mieux au corps et non de choisir au hasard,suivant des critères ignorants de la nécessité corporel<strong>le</strong>.Le souci diététique est illustration pragmatique de la théorie de l’amor fati enmême temps qu’une invitation à l’ascèse du « deviens ce que tu es ». Le régime estvolonté d’adéquation avec soi-même, exigence d’harmonisation de l’appétition et duconsentement. Il suppose <strong>le</strong> choix de ce qui s’impose, l’é<strong>le</strong>ction du nécessaire. D’où lajubilation et la satisfaction d’être si avisé.Comment procéder pour faire de nécessité vertu ? D’abord en déterminant <strong>le</strong>négatif, ce qu’il ne faut pas faire. Ensuite se distinguera <strong>le</strong> positif, ce qu’il faut faire. Ladiététique négative est cel<strong>le</strong> de la quantité. La diététique positive, cel<strong>le</strong> de la qualité.1Id., Le Gai Savoir, § I, 7.2Ibid.3Id., Aurore, Idées Gallimard, § 202.4Id., Le Crépuscu<strong>le</strong> des ido<strong>le</strong>s. Idées Gallimard, p. 54-55.


« Fi des repas que font aujourd’hui <strong>le</strong>s hommes, au restaurant comme partout où vit laclasse aisée de la société 1 . » La surcharge de la tab<strong>le</strong> signa<strong>le</strong> la volonté de paraître :« Que signifient ces repas ? - Ils sont représentatifs ! - Mais de quoi, juste ciel ? De laclasse ? - Non, de l’argent : on n’a plus de classe 2 . » Du repas comme signe extérieurde richesse.Nietzsche part en guerre contre « l’alimentation de l’homme moderne (…) (qui)s’entend à digérer bien des choses, et même presque tout - c’est là qu’il place touteson ambition ». L’époque est moyenne : el<strong>le</strong> vit entre <strong>le</strong> plantureux et <strong>le</strong> précieux. Enattendant, « l’homo pamphagus n’est pas l’espèce la plus raffinée 3 ». La vulgarité estdans l’indistinct. L’omnivore est une erreur.Le défaut de qualité, <strong>le</strong> manque de soup<strong>le</strong>sse, de légèreté, de finesse,caractérisent <strong>le</strong>s alimentations négatives dont l’archétype est la cuisine al<strong>le</strong>mande.Cette cuisine alla tedesca est caractérisée par « la soupe avant <strong>le</strong> repas (…) ; <strong>le</strong>sviandes trop bouillies, <strong>le</strong>s légumes rendus gras et farineux ; <strong>le</strong>s entremets quidégénèrent en pesants presse-papiers 4 ». Le tout copieusement arrosé d’alcools, debière. Nietzsche répugne à la boisson nationa<strong>le</strong> qu’il rend responsab<strong>le</strong> de toutes <strong>le</strong>slourdeurs de civilisation. Il dénonce la « <strong>le</strong>nte dégénérescence (qu’el<strong>le</strong>) provoquedans l’esprit 5 ». Pas d’alcool non plus. Dans un passage autobiographique, Nietzscheconfie : « Assez curieusement, alors que je suis si faci<strong>le</strong>ment indisposé par de petitesdoses d’alcool fortement étendu d’eau, je deviens presque un matelot lorsqu’il s’agitde fortes doses 6 . » Il en fit l’expérience au lycée. La mesure, c’est un verre - de vin oude bière - par repas. Le pain est aussi à supprimer : il « neutralise <strong>le</strong> goût des autresaliments, il l’efface ; c’est pourquoi il fait partie de tous <strong>le</strong>s repas 7 ». Parmi <strong>le</strong>slégumes, <strong>le</strong>s fécu<strong>le</strong>nts sont à bannir. Dans <strong>le</strong> riz consommé de manière excessive,Nietzsche voit étrangement une invitation à consommer de l’opium et des stupéfiants.Dans <strong>le</strong> même ordre d’idées, il associe <strong>le</strong>s pommes de terre en excès à l’usage del’absinthe. Dans <strong>le</strong>s deux cas, l’ingestion produirait « des manières narcotiques depenser et de sentir 8 ». Les raisons du philosophe sont obscures. Aucune traditionora<strong>le</strong> ou symbolique, aucune coutume ne fournit d’arguments en ce sens.Le végétarisme n’est pas plus une solution. S’il fut l’é<strong>le</strong>ction de Wagnerpendant quelque temps - et d’Hit<strong>le</strong>r par la suite -, il ne correspond pas à la volonté deNietzsche. Pour lui, <strong>le</strong> végétarien est « un être qui aurait besoin d’un régimefortifiant 9 », un être épuisé par <strong>le</strong>s légumes là où <strong>le</strong>s autres <strong>le</strong> sont par ce qui <strong>le</strong>ur faitdu mal. Toutefois, par amitié pour Gersdorff, Nietzsche expérimentera quelque temps<strong>le</strong> tout légume. Dans une <strong>le</strong>ttre à son ami, il s’ouvre au préalab<strong>le</strong> de ses réserves :« La règ<strong>le</strong> que fournit l’expérience en ce domaine est la suivante : <strong>le</strong>s naturesintel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>ment productives et animées d’une vie affective intense ont besoin deviande. Tout autre régime ne peut convenir qu’aux paysans et aux boulangers, qui nesont que des machines à digérer. Cependant, afin de te montrer mon courage et mabonne volonté, j’ai jusqu’à présent observé ce régime, et je <strong>le</strong> ferai tant que tu ne1Id., Aurore, § 203.2Ibid.3Ibid., § 171.4Id., Ecce Homo, p. 375Id., Le Crépuscu<strong>le</strong> des ido<strong>le</strong>s, p. 766Id., Ecce Homo, p. 38.7Id., Le Voyageur et son ombre, Denoël Médiations, § 98.8Id., Le Gai Savoir, § 145.9Id., Le Cas Wagner, Idées Gallimard, p. 33.


m’auras pas donné toi-même la permission de vivre autrement (…). Je te concèdeque <strong>le</strong> régime des auberges nous habitue à un véritab<strong>le</strong> “gavage” : aussi, me refusé-jedésormais à y prendre <strong>le</strong> moindre repas. Je comprends tout aussi bien qu’il puisseêtre extrêmement uti<strong>le</strong>, pour des raisons diététiques, de s’abstenir quelque temps deviande. Mais pourquoi, selon <strong>le</strong>s mots de Gœthe, en “faire une religion”, ainsi que <strong>le</strong>comportent inévitab<strong>le</strong>ment toutes <strong>le</strong>s fantaisies de ce genre ? Lorsque l’on est mûrpour <strong>le</strong> régime végétarien, on l’est généra<strong>le</strong>ment pour la “macédoine” socialiste 1 . » C.P. Janz, <strong>le</strong> biographe de Nietzsche, ne comprend guère <strong>le</strong> rapprochement, sinon qu’àl’époque où <strong>le</strong> philosophe écrit cette <strong>le</strong>ttre de Bâ<strong>le</strong> - septembre 1869 - la vil<strong>le</strong> accueil<strong>le</strong><strong>le</strong> IV e Congrès de l’Association internationa<strong>le</strong> des travail<strong>le</strong>urs et Bakounine 2 . Il n’en estrien. En fait, <strong>le</strong> végétarisme a son représentant illustre en Rousseau : il en fait <strong>le</strong>régime alimentaire <strong>le</strong> plus proche de celui que connaît l’homme primitif. L’auteur del’Émi<strong>le</strong> met d’ail<strong>le</strong>urs en garde <strong>le</strong>s carnivores : « Il est certain que <strong>le</strong>s grandsmangeurs de viande sont en général cruels et féroces plus que <strong>le</strong>s autres hommes 3 . »D’où l’équation viande-force-cruauté, légumes-faib<strong>le</strong>sse-douceur qui induit unepartition en forts et faib<strong>le</strong>s, en aristocrates, élites, et démocrates, socialistes.La diététique nietzschéenne est science de la mesure : ni excès (riz, pommesde terre), ni carences (viandes), et proscriptions (alcools, excitants) - de quoipromouvoir une harmonie, une adéquation entre la nécessité et l’usage hygiénique.C’est pour avoir méconnu ces règ<strong>le</strong>s élémentaires de la nutrition que <strong>le</strong>sménagères ont produit une Al<strong>le</strong>magne épaisse, sans subtilité, encombrée. Nietzschecritique « la sottise dans la cuisine », attaque « la femme en tant que cuisinière » etstigmatise « l’effroyab<strong>le</strong> inintelligence avec laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> s’acquitte de cette tâche :nourrir la famil<strong>le</strong> et <strong>le</strong> maître de maison. » Ainsi, « c’est par <strong>le</strong>s mauvaises cuisinières,par l’absence tota<strong>le</strong> de raison dans la cuisine, que l’évolution de l’être humain a été <strong>le</strong>plus longtemps retardée, <strong>le</strong> plus gravement compromise ; il n’en va guère mieux denos jours 4 ». Depuis longtemps règne l’idée stupide qu’on peut produire à moindresfrais un homme selon des désirs préétablis : eugénisme sommaire ou gestionmystérieuse des corps. Nietzsche donne dans ce lieu commun et pense qu’unealimentation adéquate est susceptib<strong>le</strong> de produire une race précise, avec des qualitésdistinctes. La nourriture comme moyen de sé<strong>le</strong>ction. Un dosage harmonieux produiraitune vitalité maîtrisée, car « <strong>le</strong>s espèces qui reçoivent une nourriture surabondante(…) tendent bientôt très fortement à la différenciation du type et sont riches enphénomènes et en cas monstrueux 5 ». Platon avait donné dans une mythologie aussisommaire de la diététique comme instrument de l’eugénisme. Nietzsche, fortheureusement, ne poursuit pas dans ce sens. L’hypothèse reste, semb<strong>le</strong>-t-il, uniquedans l’œuvre et sans développement ultérieur. Son absence de souci majeur pour <strong>le</strong>ssolutions col<strong>le</strong>ctives lui fera contenir la science de la nutrition à des fins uniquementparticulières.À la cuisine al<strong>le</strong>mande, lourde et dépourvue de subtilité, Nietzsche opposecel<strong>le</strong> du Piémont, qu’il voit légère et aérienne. Contre l’alcool, il vante <strong>le</strong>s mérites del’eau et confie qu’il ne se sépare jamais d’un gobe<strong>le</strong>t pour boire aux fontaines dontNice, Turin ou Sils sont riches. Contre <strong>le</strong> café, il invite au thé, seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> matin, peumais très fort : « Le thé est très nocif et indispose pour toute une journée quand il est1Id., Correspondance généra<strong>le</strong>, Lettre à Gersdorff, 28 septembre 1869, Gallimard.2C. P. Janz, Biographie. Nietzsche, Gallimard, t. I, p. 306.3Rousseau, Émi<strong>le</strong>, Pléiade, t. IV, p. 411.4Nietzsche, Par-delà <strong>le</strong> bien et <strong>le</strong> mal, 10/18, § 234.5Ibid. § 262.


trop faib<strong>le</strong>, ne serait-ce que d’un degré 1 . » Il aime aussi <strong>le</strong> chocolat et <strong>le</strong> recommandedans <strong>le</strong>s pays au climat énervant incompatib<strong>le</strong> avec la théine. Il comparera <strong>le</strong>s méritesrespectifs du cacao hollandais Van Houten et du suisse Sprüngli 2 .Outre la nature et la qualité de l’alimentation, Nietzsche intègre dans ladiététique <strong>le</strong>s façons de se nourrir, <strong>le</strong>s modalités du repas, <strong>le</strong>s exigences del’opération nutritive. Le premier impératif est de « connaître la tail<strong>le</strong> de son estomac ».Le second, de préférer un repas copieux à un repas léger. La digestion est plus faci<strong>le</strong>quand el<strong>le</strong> concerne un estomac p<strong>le</strong>in. Enfin, il faut mesurer <strong>le</strong> temps passé à tab<strong>le</strong> :ni trop long, pour cause d’encombrement, ni trop court, pour éviter l’effort du musc<strong>le</strong>stomacal et l’hyper-sécrétion gastrique.Sur la question du régime alimentaire, Nietzsche confesse avoir fait « <strong>le</strong>s piresexpériences possib<strong>le</strong>s ». Il poursuit : « Je m’étonne de ne m’être posé cette questionque si tard, d’avoir tiré si tard “raison” de ces expériences. Seu<strong>le</strong> la parfaite futilité denotre culture al<strong>le</strong>mande - son “idéalisme” - m’explique dans une certaine mesurepourquoi, sur ce chapitre, j’étais arriéré comme un bienheureux 3 . » Toute lacorrespondance avec sa mère témoigne, de fait, du caractère sauvage de son modede nutrition, et ce pendant toute son existence. À aucun moment Nietzsche ne semb<strong>le</strong>vouloir se défaire de la charcuterie et des aliments riches en graisses.En 1877, son programme alimentaire était <strong>le</strong> suivant : « Midi : bouillon Liebig,un quart de cuil<strong>le</strong>r à thé avant <strong>le</strong> repas. Deux sandwiches au jambon et un œuf. Six,huit noix avec du pain. Deux pommes. Deux morceaux de gingembre. Deux biscuits.Soir : un œuf avec du pain. Cinq noix. Lait sucré avec une biscotte ou trois biscuits 4 . »En juin 1879, il en est toujours au même point, mais ajoute des figues et multiplie saconsommation de lait - vraisemblab<strong>le</strong>ment pour atténuer ses dou<strong>le</strong>urs d’estomac. Laviande est presque absente, el<strong>le</strong> coûte cher. Dans <strong>le</strong>s années 1880, une grande partiede la correspondance avec sa mère consiste en commandes de saucisses, dejambons - dont il déplore <strong>le</strong> salage sans subtilité -, et en invitation à cesser <strong>le</strong>s envoisde poires. À l’époque de l’Engadine, il est soucieux de son ravitail<strong>le</strong>ment et n’a decesse de s’assurer qu’il pourra bien acheter ses boîtes de corned-beef. En 1884, ses<strong>le</strong>ttres disent tout <strong>le</strong> drame de son corps délabré : maux d’estomac, vio<strong>le</strong>ntesmigraines, troub<strong>le</strong>s oculaires, vomissements ; il se contente alors d’une simp<strong>le</strong>pomme pour déjeuner. La <strong>le</strong>cture du Manuel de physiologie de Foster <strong>le</strong> convertit àune cure de bières anglaises - stout and pa<strong>le</strong> a<strong>le</strong>. Il en oublie ses anathèmes contre laboisson préférée de ses compatriotes, mais c’est pour faciliter son sommeil - tout dumoins c’est ce qu’il croit. L’année suivante, à Nice, il déjeune de pain de gruau et delait, puis dîne à la pension de Genève « où tout est joliment rôti et sans graisse », aucontraire de Menton où l’« on cuisine à la wurtembergoise. » 5Les laitages apparaissent en 1886, à Sils. Dans une <strong>le</strong>ttre à sa mère, il vante<strong>le</strong>s mérites du « fromage blanc arrosé de lait fermenté, à la manière russe ». Ilprécise : « J’ai maintenant trouvé quelque chose qui semb<strong>le</strong> me faire du bien - jemange du fromage de chèvre, accompagné de lait (…). Et puis j’ai commandé cinq<strong>livre</strong>s de légumes secs directement de l’usine ! (…) Laissons donc <strong>le</strong> jambon pour <strong>le</strong>moment (…). Oublie éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s plaquettes de soupe. » Si l’estomac duteffectivement trouver son compte aux laitages, l’apport des légumes secs n’est paspour faciliter <strong>le</strong>s digestions. Quant à la charcuterie, il semb<strong>le</strong> en faire son deuil moins1Id., Ecce Homo, p. 39.2C. P. Janz, op. cit., t. III, p. 274.3Ibid., p. 37.4C. P. Janz, op. cit., t. II, p. 245.5Ibid., t. III, p. 113.


par souci diététique que parce que <strong>le</strong>s salaisons sont infectes et déplorab<strong>le</strong>s. Lemanque d’argent lui interdit toutefois <strong>le</strong>s repas copieux qu’il souhaiterait. Pauvreté etdélabrement physique faisaient une nécessité bien épaisse et réduisaient d’autant lalatitude des choix. Le manque de viande est ce qui <strong>le</strong> contrarie <strong>le</strong> plus.À Sils en août 1887, il passe ses quartiers d’été à l’Albergo d’Italia et mangeune demi-heure avant tout <strong>le</strong> monde pour éviter <strong>le</strong> bruit causé par la centaine depensionnaires, dont de nombreux enfants. À sa mère, il dit son refus de « se laissergaver en masse. Je mange donc seul (…) : chaque jour un beau bifteck saignant avecdes épinards et une grosse ome<strong>le</strong>tte (fourrée à la marmelade de pommes) (…). Lesoir, quelques petites tranches de jambon, deux jaunes d’œufs et deux petits pains, etrien de plus 1 . » Le matin, à cinq heures, il se confectionne une tasse de chocolat VanHouten, se recouche pour se réveil<strong>le</strong>r une heure plus tard et ava<strong>le</strong>r un grand thé.La charcuterie persiste pourtant à une place de choix dans sa correspondance- « jambon façon wieloise » ou « saucisson de jambons » -, puis miel, rhubarbe enmorceaux et gâteaux de Savoie. Sa dernière année de lucidité - 1888 - il a banni <strong>le</strong>vin, la bière, <strong>le</strong>s spiritueux et <strong>le</strong> café. Il ne boit que de l’eau et confesse une « extrêmerégularité dans (son) mode de vie et d’alimentation 2 ». Mais il donne toujours dansl’association bifteck-ome<strong>le</strong>tte, jambon-jaunes d’œufs crus et pain. Cet été-là, il prendcommande de six kilos de jambon saumoné pour quatre mois. Lors de la réceptiondes colis de sa mère, Nietzsche accroche <strong>le</strong>s saucisses - « délicates au toucher » -sur une ficel<strong>le</strong> pendue à ses murs : il faut imaginer <strong>le</strong> philosophe rédigeantL’Antéchrist sous un chape<strong>le</strong>t de saucisses…À quelques semaines de l’effondrement, Nietzsche consomme - enfin - desfruits. À Turin où il séjourne, il confie que « ce qui (l’a) jusqu’à présent <strong>le</strong> plus flatté,c’est que <strong>le</strong>s vieil<strong>le</strong>s marchandes des quatre-saisons n’ont de cesse qu’el<strong>le</strong>s n’aientchoisi à (son) intention <strong>le</strong>urs grappes <strong>le</strong>s plus mûres 3 ». Il faut attendre cette époquepour voir apparaître fruits et légumes, dans l’alimentation du penseur. Jamais il n’estquestion de poisson. À Nice où la fraîcheur des approvisionnements était assurée, ilsemb<strong>le</strong> ne manifester aucun intérêt pour <strong>le</strong>s produits de la mer.Quoiqu’il s’en défende, Nietzsche pratique une diététique de la lourdeur -lourdeur méridiona<strong>le</strong>, certes, lourdeur du Sud, mais lourdeur tout de même. Si lacuisine tudesque est sans conteste parmi <strong>le</strong>s plus épaisses et indigestes, la cuisinepiémontaise qu’il lui oppose n’est guère plus éprise de légèreté : hormis la truffeblanche, sa spécialité, <strong>le</strong> Piémont produit surtout des ragoûts, des pâtes, rien de trèsaérien. Il n’y a aucune inf<strong>le</strong>xion nette dans la biographie nietzschéenne en matière dediététique pertinente. Il écrit : « En fait, jusque dans ma maturité avancée, j’ai toujoursmangé mal, ou, pour l’exprimer mora<strong>le</strong>ment, de manière impersonnel<strong>le</strong>,désintéressée, altruiste, pour <strong>le</strong> plus grand profit des cuisiniers et autres frères enChrist 4 . »En fait, son estomac détraqué, sa physiologie déplorab<strong>le</strong>, son corps délabré, sapauvreté, son existence d’errant condamné aux pensions de famil<strong>le</strong> plus connuespour <strong>le</strong>urs nourritures rentab<strong>le</strong>s que pour <strong>le</strong>ur souci gastronomique, tout allait contreune diététique soucieuse d’efficacité. Là où l’on attendait poissons, cuissons à l’eauou à la vapeur - sa mère lui avait acheté et fait parvenir <strong>le</strong> matériel nécessaire -,1Ibid., <strong>le</strong>ttre à sa mère, 3 août 1887.2Ibid., <strong>le</strong>ttre à sa mère, 20 mars 1888.3Id., Ecce Homo, p. 65.4Ibid., p. 37.


Nietzsche consomme saucisses, jambon, langue, gibier, chevreuil 1 …S’il fallait être nietzschéen, on devrait se souvenir qu’il écrit dans <strong>le</strong>sConsidérations inactuel<strong>le</strong>s : « J’estime un philosophe dans la mesure où il est capab<strong>le</strong>de fournir un exemp<strong>le</strong> 2 . » À pareil<strong>le</strong> aune <strong>le</strong> philosophe est discrédité. JamaisNietzsche ne mettra en pratique la diététique qu’il théorise. Au bord de la folie, ilécrivait dans son dernier texte : « Je suis une chose, ce que j’écris en est uneautre 3 . » La diététique nietzschéenne est en fait une vertu rêvée, un souci fantasmé,une conjuration de l’ingestion susceptib<strong>le</strong> de devenir indigestion. L’aliment estl’analogon du monde. Faute d’avoir été poétique effective, la rhétorique nietzschéennede la nutrition reste une esthétique de la liaison harmonieuse entre <strong>le</strong> réel et soi, maisune esthétique rêvée, là encore. Le régime alimentaire relève éga<strong>le</strong>ment d’unevolonté de produire son corps, de désirer sa chair. Devant la nécessité pure de ladysharmonie, Nietzsche ne pouvait pas économiser une volonté aussi prometteuse :la transparence de l’organisme, la fluidité des mécanismes, la légèreté de la machine.La diététique nietzschéenne est une dynamique essentiel<strong>le</strong> de la confusion del’éthique et de l’esthétique, l’un des beaux-arts dont la finalité est <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> du vouloir.El<strong>le</strong> est un auxiliaire de l’exercice jubilatoire de soi, tout du moins de l’effort versl’allégresse. Art de soi, conjuration de la nécessité, technique de l’immanence, el<strong>le</strong>vaut comme logique théorique et comme volonté d’ennoblissement du corps par unsty<strong>le</strong> de vie nob<strong>le</strong>. De quoi donner forme à Dionysos quand <strong>le</strong> Crucifié persiste enremug<strong>le</strong>s. Du gai savoir.1Id., Correspondance généra<strong>le</strong>, <strong>le</strong>ttre à sa mère, 9 novembre 1878 ; <strong>le</strong>ttre à sa sœur,6 juil<strong>le</strong>t 1879.2Id., Considérations inactuel<strong>le</strong>s, Aubier, III, 3.3Id., Ecce Homo, p. 61.


VII. Marinetti ou <strong>le</strong> porexcitéObsédé par la modernité sous toutes ses formes, Marinetti souhaitaitl’anéantissement de Venise, vil<strong>le</strong> passéiste vouée au sentimentalisme et à ladécadence. La place Saint-Marc serait devenue <strong>le</strong> lieu d’un vaste parc automobi<strong>le</strong>. Dece joyau émergé de la lagune, il voulait faire une grande puissance industriel<strong>le</strong> etmilitaire susceptib<strong>le</strong> de dominer l’Adriatique et d’assurer la suprématie guerrière del’Italie en Méditerranée, puis dans <strong>le</strong> monde.Les futuristes feront flèche de tout bois pour assurer <strong>le</strong>ur révolution :l’urbanisme, soit, mais aussi la musique, <strong>le</strong> vêtement, <strong>le</strong> cinéma, <strong>le</strong> roman, autant dedomaines oubliés par <strong>le</strong> surréalisme. La cuisine fut aussi intégrée dans <strong>le</strong> projet d’unetransmutation de toutes <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs anciennes.Avec Marinetti, la gastronomie devient l’instrument d’une volonté absolue dechangement. Par l’alimentation, il entend révolutionner <strong>le</strong> réel, lui donner formesnouvel<strong>le</strong>s quelque peu inspirées de la légèreté nietzschéenne, de la passion duphilosophe de Sils pour l’aérien. La cuisine marinettienne est l’équiva<strong>le</strong>nt chez Marxde l’organisation du prolétariat en classe révolutionnaire : par la nourriture, il estpossib<strong>le</strong> de créer l’essence d’une vie nouvel<strong>le</strong>.La fureur négative des futuristes en matière alimentaire s’est prioritairementportée sur <strong>le</strong>s pâtes, ennemies jurées de l’Italie de demain, symbo<strong>le</strong>s de l’Italie dupassé. « Nous autres futuristes, écrit Marinetti, dédaignons l’exemp<strong>le</strong> de la traditionpour inventer à n’importe quel prix un nouveau que tous jugent insensé. Tout enreconnaissant que des hommes mal ou grossièrement nourris ont pu réaliser degrandes choses dans <strong>le</strong> passé, nous proclamons cette vérité : on pense, on rêve et onagit selon ce qu’on boit et ce qu’on mange 1 . » Les pâtes sont, à dire vrai, <strong>le</strong>snourritures emblématiques italiennes, l’analogon de la Péninsu<strong>le</strong>. Les attaquer, c’estsaper l’édifice même de la civilisation. Macaronis, nouil<strong>le</strong>s et spaghettis signifientl’Italie.L’ingestion de pâtes produit un corps déterminé, « cubique, massif, plombé decompacité opaque et aveug<strong>le</strong> 2 », plus proche du fer, du bois, de l’acier que desmatériaux nob<strong>le</strong>s aux yeux des futuristes - l’aluminium caractérisant la cristallisationde la légèreté, de la lumière et de l’élan.Les vertus marinettiennes sont l’agilité, la danse nietzschéenne et <strong>le</strong> pied léger.Pour <strong>le</strong>s réaliser, il faut abolir cette religion gastronomique des pâtes qui entrave laspontanéité, produit des sceptiques ironiques et sentimentaux : « Les pâtes (…)entortil<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s Italiens et <strong>le</strong>s entravent comme autrefois <strong>le</strong>s <strong>le</strong>nts fuseaux de Pénélopeou <strong>le</strong>s voiliers somnolant dans l’attente du vent. Pourquoi <strong>le</strong>s laisser s’opposer encoreavec <strong>le</strong>ur lourde masse à l’immense réseau d’ondes courtes et longues dont <strong>le</strong> génieitalien à couvert océans et continents, aux paysages de cou<strong>le</strong>urs, de formes, de bruitsque la radiotélévision fait naviguer autour du globe ! Les défenseurs des pâtes <strong>le</strong>s11. F. T. Marinetti, et Fillia, La Cuisine futuriste, traduit et présenté par NathalieHeinich, Ed. Métaillié, 1982. Les pages de ce chapitre sur la cuisine futuriste sontessentiel<strong>le</strong>ment rédigées à partir de ce remarquab<strong>le</strong> travail de N. Heinich. Voiréga<strong>le</strong>ment Giovanni Lista, Marinetti, Seghers, et F. T. Marinetti, Le Futurisme, préfacede G. lista, L’Age d’homme ; Pontus Hulten, Futurisme et futurismes, Le Chemin vert ;Marinetti, « Manifeste de la cuisine futuriste », op. cit., p. 43.2Ibid., p. 44.


traînent dans l’estomac comme des bou<strong>le</strong>ts ou des ruines, tels des forçats ou desarchéologues. Souvenez-vous enfin que l’abolition des pâtes libérera l’Italie du bléétranger si coûteux et favorisera l’industrie italienne du riz 1 . » Ainsi Marinetti associe lavertu esthétique et <strong>le</strong> souci économique : la fin des pâtes, c’est, en même temps quela fin de la soumission du corps à la lourdeur, la fin de la soumission du pays auxmarchés étrangers, c’est en même temps la possibilité de réaliser l’autonomiemarchande d’une nation, de permettre l’écou<strong>le</strong>ment de la production nationa<strong>le</strong> de riz,de libérer la chair des entraves de la gravité. En des sens multip<strong>le</strong>s, la mort des pâtessignifiera la renaissance du corps - corps singulier et corps politique. De la diététiquecomme principe économique.La révolution alimentaire futuriste prendra en considération <strong>le</strong>s vertusnutritionnel<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s besoins. L’économie gérera <strong>le</strong>s modalités du boire et du mangerdans l’optique de la rationalisation. Marinetti formu<strong>le</strong>ra cette exigence lors du repasservi à La Plume d’Oie à Milan. Son discours exprime <strong>le</strong>s deux temps séparés par latransmutation copernicienne qu’il opère : avant/<strong>le</strong>s pâtes, après/<strong>le</strong> riz, avant/larépétition, après/l’imagination. L’Italie figée du passé contre l’Italie mobi<strong>le</strong> du futur.Ainsi : « Je vous annonce <strong>le</strong> prochain lancement de la cuisine futuriste pour <strong>le</strong>renouvel<strong>le</strong>ment total du système alimentaire italien, qu’il est urgent d’adapter auxbesoins des nouveaux efforts héroïques et dynamiques imposés à la race. La cuisinefuturiste, libérée de la vieil<strong>le</strong> obsession du volume et du poids, aura d’abord pourprincipe l’abolition des pâtes. Les pâtes, même si el<strong>le</strong>s plaisent au palais, sont unenourriture passéiste parce qu’el<strong>le</strong>s alourdissent ; parce qu’el<strong>le</strong>s abrutissent, parce que<strong>le</strong>ur pouvoir nutritif est illusoire, parce qu’el<strong>le</strong>s rendent sceptique, <strong>le</strong>nt, pessimiste. Ilconvient d’autre part, d’un point de vue patriotique, de favoriser <strong>le</strong> riz 2 . » Suivent un« bouillon de roses et de so<strong>le</strong>il favori de la Méditerranée zig, zug, zag », des « cœursd’artichaut bien tempérés », une « pluie de barbe à papa », mais aussi - comme quoi iln’est pas simp<strong>le</strong> de faire son deuil de la lourdeur - une « oie grasse », un « rôtid’agneau en sauce lion », du « sang de Bacchus » et de « l’écume exhilarantecinzano »…Cette déclaration milanaise vaut surtout par <strong>le</strong> renversement opéré parMarinetti dans l’ordre du critère de goût : il n’est plus du ressort individuel de déciderde ce qui est bon, avec des jugements subjectifs relatifs au plaisir. Le bon est unedécision nationa<strong>le</strong> qui prend en compte <strong>le</strong>s intérêts du groupe, du Tout. Marinetti estici plus proche de Hegel que de Nietzsche. Le nouveau système d’évaluation futuristefait de l’universel <strong>le</strong> gnomon du particulier. Marinetti réalise bien une critique de lafaculté de juger individuel<strong>le</strong> pour promouvoir <strong>le</strong> principe du jugement soucieux del’intérêt général.Les manifestes futuristes en matière de cuisine sont tous rédigés par Marinetti.C’est lui qui valide <strong>le</strong>s énoncés nouveaux et qui fonde la pertinence révolutionnairedes recettes appelées formu<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong> langage marinettien. Le mot d’ordre de lagastronomie futuriste est la nouveauté. Il s’agit de permettre une jubilation alimentaired’un type nouveau.Dans <strong>le</strong> texte fondateur signé Marinetti et Fillia, <strong>le</strong> projet est ainsi décrit : « Larévolution culinaire futuriste (…) se propose <strong>le</strong> grand, nob<strong>le</strong> et uti<strong>le</strong> dessein demodifier radica<strong>le</strong>ment l’alimentation de notre race, en la fortifiant, en la dynamisant eten la spiritualisant à l’aide de nourritures absolument nouvel<strong>le</strong>s où l’expérience,l’intelligence et l’imagination forment un substitut économique à la banalité, à la1Ibid., p. 45.2Ibid., p. 42.


épétition et à la dépense. Notre cuisine futuriste, réglée pour <strong>le</strong>s grandes vitessescomme un moteur d’hydravion, paraîtra fol<strong>le</strong> et dangereuse à quelques passéistesapeurés, alors qu’el<strong>le</strong> tend à créer enfin une harmonie entre <strong>le</strong> palais des hommes et<strong>le</strong>ur vie d’aujourd’hui et de demain. » Ils poursuivent en situant l’expérience dansl’histoire de l’alimentation : « À part quelques célèbres et légendaires exceptions, <strong>le</strong>shommes se sont nourris jusqu’à présent comme <strong>le</strong>s fourmis, <strong>le</strong>s rats, <strong>le</strong>s chats et <strong>le</strong>sbœufs. Avec nous, futuristes, naît la première cuisine humaine, autrement dit l’art des’alimenter. Comme tous <strong>le</strong>s arts, el<strong>le</strong> exclut <strong>le</strong> plagiat et exige l’originalité créatrice 1 . »Le souci marinettien est optimiste, il <strong>le</strong> proclame sans ambages : l’espérance d’unemodification du réel par <strong>le</strong> changement du type d’alimentation. La révolution parl’aliment.Des mouvements de protestation surgiront contre cette volonté de faire de lanourriture l’auxiliaire de la novation : soucieuses de préserver <strong>le</strong>s pâtes, un groupe defemmes d’Aquila firent circu<strong>le</strong>r une pétition qui fut adressée à Marinetti. À Nap<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>peup<strong>le</strong> est descendu dans la rue pour soutenir l’aliment persécuté. À Turin eut lieu uncongrès de cuisiniers où furent comparés <strong>le</strong>s mérites respectifs de la tagliatel<strong>le</strong> et dusaucisson cuit à l’eau de Cologne. Des revues publièrent des montagesphotographiques où l’on voyait <strong>le</strong> pape du futurisme ingurgiter force spaghettis, alorsqu’à Bologne on démasqua un étudiant habi<strong>le</strong>ment déguisé en Marinetti occupé àmanger des pâtes en public. Quelques bagarres pour la cause furent complétées pardes opérettes militantes et autres faribo<strong>le</strong>s didactiques…La révolution futuriste se fit autant dans la quantité que dans la qualité. AinsiMarinetti souhaitait éga<strong>le</strong>ment « l’abolition du volume et du poids dans la façon deconcevoir et d’évaluer la nourriture, l’abolition des mélanges traditionnels parl’expérimentation de nouveaux mélanges apparemment absurdes (…), l’abolition de lamédiocrité du quotidien dans <strong>le</strong>s plaisirs du palais 2 ». Pour ce faire, <strong>le</strong> nouveaugastronome invitait l’État à jouer un rô<strong>le</strong> actif dans la distribution gratuite d’unepharmacie de substitution où gélu<strong>le</strong>s, pilu<strong>le</strong>s et poudres assureraient l’équilibragenutritif nécessaire. La pharmacopée permettrait ainsi l’apport en albumine, corps grassynthétiques et vitamines. L’économie s’en trouverait profondément modifiée :diminution du coût de la vie, des salaires, réductions conséquentes de la durée dutemps de travail. Où l’on retrouve Marinetti sacrifiant aux idéaux de tous <strong>le</strong>srévolutionnaires utopistes : « Les machines formeront bientôt un prolétariat obéissantde fer, acier, aluminium, écrit-il, au service des hommes presque tota<strong>le</strong>ment délivrésdu travail manuel. Celui-ci étant réduit à deux ou trois heures, il sera possib<strong>le</strong> deconsacrer <strong>le</strong> temps qu’il reste au perfectionnement et à l’ennoblissement par lapensée, <strong>le</strong>s arts et la préfiguration de repas parfaits » L’homme total souhaité parMarx est réalisé par Marinetti : <strong>le</strong> penseur al<strong>le</strong>mand libère l’homme des aliénations parla révolution socia<strong>le</strong>, <strong>le</strong> penseur italien par la révolution alimentaire.La finalité futuriste est politique, sa téléologie est esthétique. La cuisine est l’undes beaux-arts par <strong>le</strong>squels on peut parvenir à résoudre <strong>le</strong> problème de l’existence.On retrouve ici la préoccupation du philosophe-artiste chère au jeune Nietzsche pour<strong>le</strong>quel « l’art est la tâche suprême et l’activité véritab<strong>le</strong>ment métaphysique de cettevie 3 ». Les vérités du philosophe-artiste étant l’invention, l’expérimentation, ladestruction, la législation, la maîtrise, on est en droit de faire de Marinetti cet hommed’un sty<strong>le</strong> nouveau pour <strong>le</strong>quel l’art est un moyen de parvenir à la transfiguration duréel. Soucieux d’intégrer la casuistique de l’égoïsme dans ses préoccupations1Ibid., p. 29.2Ibid., p. 45.3Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Idées Gallimard, p. 19.


fondamenta<strong>le</strong>s, Nietzsche n’aurait certes pas désavoué cette façon d’user de lanourriture à des fins apocalyptiques…Nourri d’une façon nouvel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> italien deviendrait viril, il pourrait ainsiimposer ses visées impérialistes au monde entier : <strong>le</strong>s pâtes agissent commel’élément contre-révolutionnaire qui entrave l’expansion mondia<strong>le</strong> pour un nouvelEmpire romain.Par la même occasion la gestion étatique des besoins nutritifs libère <strong>le</strong> corps dela nécessité alimentaire, en même temps qu’el<strong>le</strong> offre la possibilité d’une esthétiqueculinaire élitiste et aristocratique. Le ventre p<strong>le</strong>in répond aux exigences primaires. Leventre esthétique permet une résolution artistique de la nécessité corporel<strong>le</strong>. Ledi<strong>le</strong>mme de la quantité - pour <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> - et de la qualité - pour <strong>le</strong>s élites - ouvre laperspective d’une alimentation inféodée au souci nietzschéen de repenser l’humanitésous l’ang<strong>le</strong> doub<strong>le</strong> des maîtres et des esclaves. Le mangeur populaire se distinguefondamenta<strong>le</strong>ment du mangeur aristocrate : <strong>le</strong> premier se nourrit pour éteindre undésir primaire. Pour celui-ci, <strong>le</strong> futuriste souhaite cet apaisement de la façon la plusrentab<strong>le</strong> qui soit, avec l’aide de l’État. Le second mange pour consommer des œuvresd’art et participer à la logique esthétique du courant révolutionnaire. Il ingère labeauté. Dans <strong>le</strong>s deux cas, la fin est identique : la production d’un beau corps, fort,équilibré, musclé, animal et mécanique, susceptib<strong>le</strong> de répondre avec efficacité auxbesoins nationaux.La rhétorique aristocratique de Marinetti est pourtant voulue de la façon la plusétendue qui soit : l’utopie du maître vise l’aristocratisation de la masse, de la fou<strong>le</strong>, latransmutation du peup<strong>le</strong> en élite. Le projet futuriste est une sorte de nationa<strong>le</strong>sthétismexénophobe destiné à la maîtrise italienne sur l’Europe, puis <strong>le</strong> monde. Lacuisine est un moyen, parmi d’autres, à mettre en œuvre, pour produire l’extraction dupeup<strong>le</strong> de la médiocrité où il croupit : devenue el<strong>le</strong>-même œuvre d’art, la masseexportera son génie par-delà <strong>le</strong>s frontières. La gastronomie est propédeutique àrévolution planétaire.Marinetti souhaitait que « tout un chacun ait l’impression de manger desœuvres d’art ». Pour ce faire, il a codifié <strong>le</strong> rituel alimentaire. Selon lui, un repas exigel’harmonie entre <strong>le</strong>s différents éléments d’une tab<strong>le</strong> - verrerie, vaissel<strong>le</strong>, décoration,couverts -, <strong>le</strong>s saveurs et <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs des mets, <strong>le</strong>urs formes et <strong>le</strong>urs logiquesd’apparition. Tous <strong>le</strong>s sens étaient appelés à jouer un rô<strong>le</strong> actif : l’art combinatoireavait pour fonction de préparer et de susciter <strong>le</strong> désir d’ingestion. Le regard estprivilégié : l’art culinaire futuriste est prioritairement jeu avec <strong>le</strong> plaisir de voir. Pourémoustil<strong>le</strong>r l’appréhension visuel<strong>le</strong> des nourritures, <strong>le</strong>s convives sont soumis à desprésentations organisées de plats destinés ou non à être mangés. L’important est deproduire <strong>le</strong> désir. Les cou<strong>le</strong>urs et <strong>le</strong>s harmonies sont à soigner tout particulièrement.Généra<strong>le</strong>ment oublié, <strong>le</strong> toucher est exacerbé par une mise en scènesingulière : Marinetti abolit d’abord l’usage des fourchettes et des couteaux.Les mains et <strong>le</strong>s doigts sont <strong>le</strong>s nouveaux instruments d’un plaisir inauguré :toucher, c’est apprécier une température, distinguer <strong>le</strong> chaud, <strong>le</strong> froid ; déterminer <strong>le</strong>sconsistances - dur, mou, tendre -, connaître <strong>le</strong>s qualités d’une portion, grains, liaisons,lissages. De même sont inventées des plaquettes recouvertes de tissus de différentesnatures, ou de matériaux destinés à exercer <strong>le</strong> toucher : lin, soie, laine, satin, papierde verre. À des aliments particuliers sont associées des sensations tacti<strong>le</strong>sparticulières.Outre <strong>le</strong> regard et <strong>le</strong> toucher, il faut aussi stimu<strong>le</strong>r l’odorat : avec <strong>le</strong>s senteursnaturel<strong>le</strong>s des plats, soit, mais aussi avec <strong>le</strong> concours de parfums extérieurssusceptib<strong>le</strong>s de favoriser la dégustation, ce qui reste <strong>le</strong> principe de base. Desessences combinées seront donc ventilées pendant <strong>le</strong>s repas. El<strong>le</strong>s seront


soigneusement choisies pour <strong>le</strong>urs qualités harmoniques avec <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs, formes etqualités des plats présentés.De même l’ouïe est aiguisée : des diffusions musica<strong>le</strong>s sont associées auxeffluves. Toutefois, pour ne pas troub<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s sens, l’usage de la musique se feraprioritairement entre <strong>le</strong>s services. La langue et <strong>le</strong> palais éviteront ainsi <strong>le</strong>s écueilssynesthésiques trop comp<strong>le</strong>xes. Pour congédier <strong>le</strong>s bruits inuti<strong>le</strong>s, Marinetti proscritl’éloquence, <strong>le</strong> bavardage et la politique à tab<strong>le</strong>. Tous <strong>le</strong>s efforts doivent êtreconcentrés sur <strong>le</strong>s sensations. L’intel<strong>le</strong>ction et ses usages élaborés n’ont aucunepertinence en pareil<strong>le</strong>s occasions. Science du rythme, la poésie pourra remplir unoffice identique à celui de la musique. Qu’on songe à la <strong>le</strong>ctio dans <strong>le</strong>s réfectoires demonastères…Enfin, la stimulation du goût se fera par « la création de bouchées simultanéeset changeantes contenant dix, vingt saveurs à goûter en quelques instants. Cesbouchées auront dans la cuisine futuriste la fonction d’amplification par analogiequ’ont <strong>le</strong>s images dans la littérature - tel<strong>le</strong> bouchée pouvant résumer toute unetranche de vie, <strong>le</strong> dérou<strong>le</strong>ment d’une passion amoureuse ou un voyage en Extrême-Orient 1 ».La théorie marinettienne intègre, comme on pourrait s’en douter, <strong>le</strong>s acquis dela science d’alors. Ainsi <strong>le</strong>s cuisines doivent-el<strong>le</strong>s s’ouvrir aux instruments modernes :ozonisateurs qui donneront aux aliments liquides et solides <strong>le</strong> parfum de l’ozone,symbo<strong>le</strong> des grands espaces traversés par <strong>le</strong>s avions auxquels Marinetti vouait unculte tout particulier ; lampes à ultravio<strong>le</strong>ts qui enrichissent en <strong>le</strong>s activant <strong>le</strong>snourritures exposées dont <strong>le</strong>s qualités nutritives sont ainsi démultipliées - toujours <strong>le</strong>souci de rentabiliser ; des é<strong>le</strong>ctrolyseurs qui iso<strong>le</strong>nt des aliments <strong>le</strong>s propriétésessentiel<strong>le</strong>s et permettent la synthèse de sucs qui, combinés, donneront dessubstances nouvel<strong>le</strong>s aux goûts révolutionnaires ; des moulins colloïdaux qui illustrentl’entrée dans <strong>le</strong>s cuisines des arguments machinistes modernes : ces instrumentsfaciliteront la pulvérisation des farines, des poudres, des épices, des fruits secs. À cesnouvel<strong>le</strong>s technologies domestiquées à des fins culinaires, il faudra associer desdistillateurs à pression norma<strong>le</strong> ou à vide, des autoclaves centrifuges, des dialyseurs,des indicateurs chimiques pour obtenir la précision des acides et des bases dans <strong>le</strong>scompositions alimentaires.Toute cette théorie paraît <strong>le</strong> 28 décembre 1930 dans la Gazzetta del Popolo deTurin. Marinetti y concentre l’essentiel de son programme et des moyens pour <strong>le</strong>réaliser. Deux impératifs catégoriques s’en dégagent avec évidence : suscitersimultanément <strong>le</strong>s cinq sens pour produire l’ingestion plaisante, et intégrer <strong>le</strong>stechnologies modernes dans ce processus gastronomique - <strong>le</strong> projet étant deconstruire des plats comme on élabore des œuvres d’art.Nombre de banquets ont permis la réalisation de ces principes futuristes. Dès1910, à Trieste, la première soirée futuriste fut l’occasion d’intervertir l’ordre des plats.Le premier repas en tant que tel est contemporain des théories et des manifestes. Lesplats sont nommés de manière poétique. Roland Barthes a mis en évidencel’existence d’une langue singulière, d’une rhétorique inventive chez <strong>le</strong>s découvreursde mondes nouveaux. Marinetti n’échappe pas à la règ<strong>le</strong>. La nouveauté d’une formealimentaire nécessite la nouveauté du langage qui la signifie.Ainsi du porexcité qui baptise « un saucisson cru épluché servi directementdans un plat contenant du café très chaud mélangé à une grande quantité d’eau deCologne 2 ». De même l’aéroplat caractérise un art sensitif combinatoire où l’on sert1Id., « Manifestes, idéologie, polémique », op. cit., p. 48.2Id., « Recettes futuristes pour restaurants et oulonboit », op. cit., p. 139.


« à la droite du convive une assiette contenant des olives noires, des cœurs defenouil, et des kumquats, et à sa gauche un rectang<strong>le</strong> formé de papier de verre, desoie (rose) et de velours (noir). Les aliments devront être portés directement à labouche de la main droite, tandis que la gauche eff<strong>le</strong>urera légèrement et à plusieursreprises <strong>le</strong> rectang<strong>le</strong> tacti<strong>le</strong>. En même temps, <strong>le</strong>s serveurs vaporiseront sur <strong>le</strong>s nuquesdes convives un coparfum d’œil<strong>le</strong>t, tandis que de la cuisine parviendra un vio<strong>le</strong>ntcobruit de moteur d’aéroplane combiné à une musique de Bach ». Il y a dans cetteformu<strong>le</strong> une concentration des ordres futuristes : exacerbation des sens, prohibitiondes couverts, usage d’auxiliaires - parfums, musiques, rectang<strong>le</strong>s tacti<strong>le</strong>s - pourcompenser l’asthénie sensitive dont la civilisation est responsab<strong>le</strong>, culte du bruitmoderne, du moteur, de la vitesse, des avions, détournement des référencesclassiques, en quelque sorte une transmutation des va<strong>le</strong>urs musica<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> mélange desaveurs inhabituel<strong>le</strong>s - charcuterie et café -, l’utilisation de produits traditionnel<strong>le</strong>mentexclus de l’alimentation - eau de Cologne.Les mariages diététiques de Marinetti se veu<strong>le</strong>nt révolutionnaires : ilsactualisent - nous verrons dans quel<strong>le</strong> mesure il ne s’agit que de réactualisation - descouplages inattendus. Ainsi de l’association de bananes et d’anchois, de sucré et desalé. La formu<strong>le</strong> de l’Eveil<strong>le</strong>stomac propose ainsi de « disposer une sardine sur unetranche d’ananas dont on recouvrira <strong>le</strong> centre d’une couche de thon surmonté d’unenoix 1 ». De même du mélange des viandes et des poissons. Fillia décrit ainsi des« Truites immortel<strong>le</strong>s : faire frire à l’hui<strong>le</strong> d’olive des truites farcies de noix hachées,que l’on enveloppera ensuite dans de très fines tranches de foie de veau 2 ». Enfin, lacuisine futuriste ne recu<strong>le</strong> pas devant la confusion des ordres : hors-d’œuvre etdessert en une « Glace simultanée » constituée de crème glacée et de petitsmorceaux d’oignons crus.Ultimes provocations des modernistes : la transgression, <strong>le</strong> goût dusubjectivisme pur. Ainsi du « Veau ivre » dont voici la formu<strong>le</strong> : « Remplir un morceaude veau cru avec des pommes épluchées, des noix, des oignons, des têtes d’œil<strong>le</strong>t.Cuire au four et servir froid dans un bain d’asti spumante ou de passito de lipari 3 . » Demême sont mélangés des palourdes, de l’ail, des oignons, du riz et de la crème à lavanil<strong>le</strong> afin de construire un plat nommé « Golfe de Trieste ». Plus susceptib<strong>le</strong> detroub<strong>le</strong>r l’ordre religieux et de choquer <strong>le</strong>s cuisines du Vatican, l’aéropeintrePrampolini ose <strong>le</strong>s « Grandes eaux » en un mélange de grappa, de gin, de kummel,d’anis, sur <strong>le</strong>quel « flottera un bloc de pâte d’anchois pharmaceutiquement clos dansune hostie 4 ». Le Professeur Sirocofran invitera à des réalisations plus péril<strong>le</strong>usesavec ses « Parfums prisonniers » qui nécessitent une dextérité certaine : « Introduireune goutte de parfum dans de très fines vessies colorées, que l’on gonf<strong>le</strong>ra et que l’onfera légèrement chauffer de manière à vaporiser <strong>le</strong> parfum et à rendre l’enveloppeturgide. Servir avec <strong>le</strong> café, dans des soucoupes chaudes, en prenant soin que <strong>le</strong>sparfums soient variés. On approche de la vessie la cigarette allumée et on aspire <strong>le</strong>parfum qui en sort 5 . » À essayer…La nouveauté linguistique n’est pas seu<strong>le</strong>ment manifeste pour dire <strong>le</strong> plat dansson ensemb<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> l’est éga<strong>le</strong>ment pour caractériser <strong>le</strong>s opérations qui y mènent ou<strong>le</strong>s modalités nouvel<strong>le</strong>ment créées par <strong>le</strong>s futuristes dans <strong>le</strong>s associations. La1Ibid., P. 156.2Ibid., P. 140.3Ibid., P. 147.4Ibid., P. 142.5Ibid., P. 143.


poétique du baptême des plats est une tradition culinaire. Moins habituel<strong>le</strong> estl’invention verba<strong>le</strong> pour dire l’alchimie qui conduit au plat. Le préfixe « co » issu dulatin permet quelques mots nouveaux : cobruit, columière, comusique, coparfum oucotacti<strong>le</strong>. Tous signifient l’affinité d’une sensation et d’un mets. Le cobruit se rencontrelors du mariage riz au jus d’orange/moteur de moby<strong>le</strong>tte, d’où <strong>le</strong> nom du plat :« Vrombissements au décollage ». La columière est présente dans l’associationporexcité/éclair rouge, la comusique dans cel<strong>le</strong> du plasticoviande et du bal<strong>le</strong>t musical,tandis que <strong>le</strong> coparfum caractérise l’association pomme de terre/rose et <strong>le</strong> cotacti<strong>le</strong> laréunion de la purée de banane et du velours ou de la chair féminine.De même, d’autres mots sont constitués avec <strong>le</strong> préfixe « dis » afin de signifierla complémentarité entre une sensation et un mets : disbruit pour la « Mer d’Italie »alliée avec <strong>le</strong> grésil<strong>le</strong>ment de l’hui<strong>le</strong>, ou <strong>le</strong> pétil<strong>le</strong>ment d’un liquide gazeux avec <strong>le</strong>chuintement de l’écume marine ; dislumière pour <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> glace au chocolat/lumièreorangée ; dismusique pour <strong>le</strong>s dattes aux anchois et la Neuvième Symphonie deBeethoven ; disparfum pour la viande crue et <strong>le</strong> jasmin et distacti<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> mariage de« Équateur + Pô<strong>le</strong> Nord »/éponge.Le vocabulaire est aussi adapté aux plats nouveaux : une décision n’a plus rienà voir avec un sens préalab<strong>le</strong>. Si el<strong>le</strong> continue à se prendre, c’est par voie bucca<strong>le</strong>puisqu’el<strong>le</strong> caractérise « <strong>le</strong>s polyboissons chaudes-toniques qui servent à prendre,après une brève mais profonde méditation, une décision importante 1 ». Le« Guerrenlit » qualifiera une polyboisson fécondatrice, la « Paix-en-lit » unepolyboisson somnifère et <strong>le</strong> « Viteau-lit » une polyboisson hiverna<strong>le</strong> réchauffante -polyboisson valant pour cocktail.Enfin, <strong>le</strong>s réalisations culinaires sont nommées de manière évocatrice : lapoétique des menus est suggestive. Un « Bombardement d’Adrianopolis » met enscène œufs, olives, câpres, anchois, beurre, riz, lait, savamment associés puis fritsaprès formation en bou<strong>le</strong> et passage dans la chapelure. Le goût des futuristes pourl’aviation est manifeste dans nombre de formu<strong>le</strong>s : « Vrombissements au décollage »déjà rencontré - risotto de veau à l’orange avec marsala -, « Fuselage de veau » -tranches de veau accrochées à un fuselage composé de marrons, oignons cuitsrecouverts de cacao -, « Aéroport piquant » - salade russe, mayonnaise, légumesverts, petits pains fourrés à l’orange, fruits, anchois, sardines, <strong>le</strong> tout disposé en unchamp de verdure sous la forme découpée de silhouettes d’aéroplanes - et autres« Aéroplane libyen », « Réticulés du ciel », « Atterrissage digestif » : « Avec de lapurée de marrons bouillis dans de l’eau sucrée et des bâtons de vanil<strong>le</strong>, formermontagnes et plaines. Au-dessus, composer avec de la glace cou<strong>le</strong>ur d’azur desstrates d’atmosphère sillonnées d’aéroplanes en pâte brisée inclinés vers <strong>le</strong> bas 2 . »Parfois l’on songe aux intitulés humoristiques des pièces musica<strong>le</strong>s d’Erik Satie danstel<strong>le</strong> ou tel<strong>le</strong> formu<strong>le</strong> de « Veau intuitif », de « Lait à la lueur verte » ou de « Mamel<strong>le</strong>sitaliennes au so<strong>le</strong>il », « Skieur comestib<strong>le</strong> », « Soupe zoologique » ou « Œufsdivorcés »…Les repas concrets sont de véritab<strong>le</strong>s happenings où la drô<strong>le</strong>rie voisine avecl’expérimentation forcenée. Dans un repas officiel qu’il voudrait archétypal, Marinettipropose qu’un boute-en-train amuse <strong>le</strong>s convives avec des blagues obscènes qui sedevront pourtant d’éviter la vulgarité. Il ne donne pas <strong>le</strong>s moyens de distinguer <strong>le</strong>sdeux logiques. On apporte ensuite sur la tab<strong>le</strong> « <strong>le</strong>s anthropophages s’inscrivent àGenève », qui est un plat composé de diverses viandes crues découpées à la1Ibid., P. 165.2Ibid., P. 154-155.


fantaisie de chacun et assaisonnées dans des coupes contenant des condiments, desépices ou du vin. Puis est servie « La Société des Nations », une sorte de crèmeanglaise au milieu de laquel<strong>le</strong> nagent des petits saucissons noirs et des bâtonnets dechocolat. Pendant la dégustation, un « négrillon d’une douzaine d’années, placé sousla tab<strong>le</strong>, chatouil<strong>le</strong>ra <strong>le</strong>s jambes et pincera <strong>le</strong>s fesses des dames 1 ». Le repas seterminera avec un « Solide traité », sorte de gâteau au nougat multicolore rempli deminuscu<strong>le</strong>s bombes qui, en explosant, dégageront un parfum de batail<strong>le</strong> dans lapièce. Après tout cela, un cuisinier se confondra en excuses pendant une demi-heureet demandera qu’on lui pardonne d’avoir fait s’écrou<strong>le</strong>r dans l’office un monumentaldessert. Arrivera à la place du fameux édifice détruit un ivrogne qui demandera àboire : « On lui proposera, écrit Marinetti, un choix des meil<strong>le</strong>urs vins italiens, enquantité et en qualité, mais à une condition : qu’il par<strong>le</strong>, pendant deux heures, dessolutions possib<strong>le</strong>s au problème du désarmement, de la révision des traités et de lacrise financière 2 . » Gageons que cette parodie alimentaire grinçante de la démocratiene déplaira pas au Mussolini séduit par la modernité extrémiste des futuristes.Marinetti donnera de nombreuses formu<strong>le</strong>s de cet acabit, à mi-chemin de ladérision, de l’humour et du sérieux d’une volonté de transmuer <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs. Ainsi desrepas économiques, d’amour ou de noces, des repas de célibataires, d’extrémistesrassasiés au parfum après deux jours de jeûne et autres rituels aéropoétiques,tacti<strong>le</strong>s, géographiques ou sacrés.En fait Marinetti pèche par excès de zè<strong>le</strong> dans sa volonté de situer la diététiquepar-delà la tradition alimentaire. Il subtilise, du moins <strong>le</strong> croit-il, une modernitééchevelée à un passéisme fixiste. Or nombre de ses transgressions ne sont que desréactualisations de pratiques antiques ou médiéva<strong>le</strong>s : en fait de révolution culinaire, ilmilite pour une réaction alimentaire.Des traités de cuisine de la seconde moitié du Grand Sièc<strong>le</strong> témoignent de lapratique des associations sucré/salé. Ainsi des poissons mariés avec dattes et fruitsconfits, des potages à la framboise. Qu’on songe au désormais célèbre canard àl’orange, au pou<strong>le</strong>t à l’ananas. De même Massialot consigne dans ses recettes de1691 des mélanges de viandes et de poissons : un canard aux huîtres en fait foi. En1739, Marin combine des truffes, des huîtres et du blond de veau. Enfin, un regardhistorique enseigne que <strong>le</strong> mélange des ordres est pratiqué partout dans <strong>le</strong> mondedepuis toujours : au Mexique, un plat de fête traditionnel est fait de dinde et dechocolat. En Espagne on mélange langoustes et pou<strong>le</strong>ts dans un ragoût de parfums,d’aromates et de chocolat - oignon, girof<strong>le</strong>, cé<strong>le</strong>ri, poivre, piments, tomates,cacahuètes, ail, sel et cacao.Aujourd’hui, chacun pratique <strong>le</strong> gibier associé aux fruits et aux confitures debaies rouges - chevreuil aux pommes et à la gelée de groseil<strong>le</strong>. En Normandie, sur <strong>le</strong>scôtes de la Manche, la marmite dieppoise est un vaste pot-au-feu de pou<strong>le</strong> et depoissons de la mer proche - terre et eau confondues.La transgression futuriste qui convie <strong>le</strong>s œil<strong>le</strong>ts dans <strong>le</strong>s préparations de veautrouve son écho dans <strong>le</strong>s recettes végétariennes où l’on invite à préparer des saladesde pâquerettes aux œufs durs, de même que l’on cuisine <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs d’aubergine, decapucine, de rose, d’acacia, de vio<strong>le</strong>tte et de lavande.Ce qui se propose un jour comme délire et nouveauté, volonté de révolutioncopernicienne, est presque toujours réactualisation d’un passé culinaire quelconque.La nouvel<strong>le</strong> cuisine française des années 70-80 s’est bien souvent faite chez <strong>le</strong>scol<strong>le</strong>ctionneurs de traités de cuisine qui, cachant <strong>le</strong>urs sources, reprenaient des1Ibid., P. 111.2Ibid., P. 112.


préparations médiéva<strong>le</strong>s plus étonnantes que l’on voudrait bien croire. Le fi<strong>le</strong>t desaint-pierre aux groseil<strong>le</strong>s ou <strong>le</strong>s soupes de fraises en sont des exemp<strong>le</strong>s.Si aucune diététique n’est innocente, aucune n’est profondémentrévolutionnaire ; tout s’est déjà depuis toujours préparé, ingéré, mangé : la bouche est<strong>le</strong> lieu de l’Histoire et l’Histoire n’est que perpétuel recommencement. La diététiquecomme révélateur de l’Eternel Retour.


VIII. Sartre ou la vengeance du crustacéSartre n’aimait pas <strong>le</strong>s crustacés, ils <strong>le</strong> lui ont bien rendu : dans La Cérémoniedes adieux, Simone de Beauvoir interroge <strong>le</strong> philosophe sur ses préférences et sesdégoûts en matière de nourriture. À la question des répugnances <strong>le</strong>s plus marquées,Sartre répond : « Les crustacés, <strong>le</strong>s huîtres, <strong>le</strong>s coquillages 1 . » Pour argumenter etanalyser la nature de son refus, il décrit <strong>le</strong>s crustacés comme des insectes dont laconscience problématique <strong>le</strong> gêne, comme des animaux presque absents de notreunivers : « En mangeant des crustacés, je mange des choses d’un autre monde.Cette chair blanche n’est pas faite pour nous, on la vo<strong>le</strong> à un autre univers 2 . »Poursuivant sa réf<strong>le</strong>xion, Sartre dit : « C’est de la nourriture enfouie dans un objet etqu’il faut extirper. C’est surtout cette notion d’extirper qui me dégoûte. Le fait que lachair de la bête est tel<strong>le</strong>ment calfeutrée par la coquil<strong>le</strong> qu’il faut utiliser desinstruments pour la sortir au lieu de la détacher entièrement. C’est donc quelquechose qui tient au minéral 3 . » Dans son appréhension du coquillage, Sartre ne peutdissocier l’aliment de sa qualité : une forme quasi végétative de l’existence qui necache pas sa parenté avec <strong>le</strong> glaireux, <strong>le</strong> visqueux pour <strong>le</strong>squels il a tant manifesté derépugnance 4 . Dans l’huître, la coque ou la mou<strong>le</strong>, il distingue « de l’organique en trainde naître, ou qui n’a de l’organique que ce côté un peu répugnant de chairlymphatique, d’étrange cou<strong>le</strong>ur, de trou béant dans la chair ». Très tôt, Sartre posera<strong>le</strong>s bases de ce qu’on pourrait appe<strong>le</strong>r sa métaphysique du trou : dans Les Carnetsde la drô<strong>le</strong> de guerre, il démarque quelque peu <strong>le</strong>s théories freudiennes qui associent<strong>le</strong> trou à la fécalité, la béance et la jouissance. Prosaïquement, il fait du trou <strong>le</strong>manque par excel<strong>le</strong>nce qui appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> comb<strong>le</strong>ment. Puis il disserte avec applicationpour montrer que « <strong>le</strong> culte du trou est antérieur à celui de l’anus 5 » et joue, si l’onpeut dire, à loisir avec ce trou qui l’occupe quelques pages durant. En décembre1939, la métaphysique « des trous-pour-l’homme 6 » évite <strong>le</strong> problème de la nourriture,alors que <strong>le</strong>s développements contenus dans L’Être et <strong>le</strong> Néant ne l’ignorent pas.Dans <strong>le</strong> maître ouvrage de Sartre, l’alimentation fait son apparition sous laforme d’une analyse phénoménologique en bonne et due forme : « La tendance àremplir (…) est certainement une des plus fondamenta<strong>le</strong>s parmi cel<strong>le</strong>s qui servent desoubassement à l’acte de manger : la nourriture, c’est <strong>le</strong> “mastic” qui obturera labouche ; manger, c’est, entre autres choses, se boucher 7 . » En jargon philosophique,la traduction est la suivante : « Boucher <strong>le</strong> trou, c’est originel<strong>le</strong>ment faire <strong>le</strong> sacrificede mon corps pour que la plénitude d’être existe, c’est-à-dire subir la passion du Poursoipour façonner, parfaire et sauver la totalité de l’En-soi. » Boucher <strong>le</strong>s trous, c’estaussi bien manger que copu<strong>le</strong>r et, si Sartre n’hésite pas à par<strong>le</strong>r de « l’obscénité dusexe féminin 8 », il ne dit rien de définitif sur la bouche qui mange, distingue <strong>le</strong>s11. Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, suivie de Entretiens avec J. -P.Sartre, août-septembre 1974, Gallimard, 1981, p. 422.2Ibid.3Ibid., p. 422-423.4Voir <strong>le</strong>s analyses de Suzanne Lilar, À propos de Sartre et de l’amour, Grasset.5J. -P. Sartre, Les Carnets de la drô<strong>le</strong> de guerre, Gallimard, 1983, p. 187.6Ibid., p. 191.7Id., L’Être et <strong>le</strong> Néant, Gallimard, 1948, p. 705.8Ibid., p. 706.


saveurs, associe <strong>le</strong>s parfums, décante <strong>le</strong>s substances - alors qu’il analyse <strong>le</strong> sexe quiaspire, engloutit, absorbe et étreint. La parenté des deux orifices est ainsi soulignée :« Sans aucun doute, <strong>le</strong> sexe est la bouche, et bouche vorace qui ava<strong>le</strong> <strong>le</strong> pénis 1 . »Peut-on, sans encombre, inverser <strong>le</strong>s termes de la proposition et voir dans toutebouche un sexe - si <strong>le</strong>s facéties de la syntaxe autorisent pareil<strong>le</strong> formulation ?Vraisemblab<strong>le</strong>ment.Fort de ce que Simone de Beauvoir raconte de Sartre, on peut allègrementprogresser sur la voie de la compréhension de la diététique sartrienne. L’équiva<strong>le</strong>nceposée entre <strong>le</strong>s choses du sexe et cel<strong>le</strong>s de la bouche, on peut saisir l’écho contenudans la phrase de sa compagne qui précise : « L’acte sexuel proprement ditn’intéressait pas particulièrement Sartre 2 . » Dans La Force de l’âge, el<strong>le</strong> écrit : « Jereprochais à Sartre de considérer son corps comme un faisceau de musc<strong>le</strong>s striés etde l’avoir amputé de son système sympathique 3 . »L’usage que Sartre fit de son corps trahit sans ambages <strong>le</strong> mépris de soi et <strong>le</strong>refus de la chair. Le philosophe s’inscrit bien - on pourrait dire à son corps défendant -dans la tradition platonicienne de l’excel<strong>le</strong>nce des Idées, des choses de l’esprit et dudégoût pour <strong>le</strong> corps assimilé à un tombeau, une boîte maléfique contenant <strong>le</strong> principed’excel<strong>le</strong>nce. Intel<strong>le</strong>ctuel lunaire, <strong>le</strong> philosophe existentialiste évolue en p<strong>le</strong>in défautd’hygiène. Rien n’est plus porteur de sens que cet abandon de soi aux aléas de lamatière corrompue. Les anecdotes sur la sa<strong>le</strong>té de Sartre disent sa faculté d’oublier lachair, de la mépriser, de la contenir dans <strong>le</strong> registre du superflu. En Al<strong>le</strong>magne, il avaitlaissé la crasse et la puanteur s’instal<strong>le</strong>r à un point tel que sa biographe a pu par<strong>le</strong>r desa « chambre pesti<strong>le</strong>ntiel<strong>le</strong> » et des semaines entières passées « sans se laver, alorsqu’il lui aurait suffi de traverser la rue et de payer dix sous pour disposer ad libitumd’une sal<strong>le</strong> de bains dans l’établissement thermal 4 ». Son surnom d’alors était« l’homme aux gants noirs ». Il était dû à « ses extrémités (qui) étaient, jusqu’à mibras,noires de crasse 5 ».Les nécessités corporel<strong>le</strong>s lui ont toujours inspiré dégoût et mépris. Beauvoirconfie qu’il s’en libérait avec discrétion tant qu’il eut la santé. Par la suite, lorsque <strong>le</strong>sprogrès de la liquéfaction du penseur furent enregistrés, il fit preuve d’un fatalisme quiétonnait sa compagne. Lorsqu’il s’abandonnait sur fauteuils et canapés, il n’avouaitaucune pudeur, plutôt de la résignation.Oublieux d’hygiène, il l’est aussi des rythmes du corps et de la nécessité detranscender la nécessité naturel<strong>le</strong> par <strong>le</strong>s rituels culturels que sont <strong>le</strong>s repas. Quantitéet qualité sont déplorab<strong>le</strong>s, et la fréquence des sacrifices au rite est à l’avenant : « Ilm’est tout à fait indifférent, disait-il, de sauter un repas <strong>le</strong> midi ou <strong>le</strong> soir, ou même <strong>le</strong>sdeux repas, de me nourrir de pain ou au contraire de salade sans pain, ou de jeûnerun ou deux jours 6 . » Beauvoir confirme qu’il mangeait n’importe quoi, n’importe quand,n’importe comment 7 .Le mépris de son propre corps s’accompagne, comme il est bien naturel, d’unmépris du corps en général. Lorsqu’il analyse cette réalité essentiel<strong>le</strong> dans L’Être et <strong>le</strong>1Ibid.2Alice Schwarzer, Simone de Beauvoir aujourd’hui. Six entretiens, Mercure deFrance, 1984, p. 113.3Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Gallimard, 1960, p. 134.4Annie Cohen-Solal, Sartre. 1905-1980, Gallimard, p. 199.5Ibid.6J. -P. Sartre, Carnets, op. cit., p. 155.7A. Cohen-Solal, op. cit., p. 246.


Néant, il ne cesse d’en appe<strong>le</strong>r à des exemp<strong>le</strong>s éloquents : une jambe malade, desyeux disséqués par <strong>le</strong>s médecins, un corps détruit par une bombe, un bras cassé, uncadavre, une gastralgie, des maux de tête, d’estomac, de doigts, d’yeux 1 . Le corpssartrien est avant tout un corps malade, mutilé, massacré, méconnaissab<strong>le</strong>. Point decorps goûtant ou jouissant, de chair joyeuse ou de frissons de plaisir, mais une viandemalade, corrompue ou déliquescente. Soucieux de détails, Sartre développe sesconceptions de la nausée, du vomissement et, pour ce faire, il en appel<strong>le</strong> à « la viandepourrie, (au) sang frais, (aux) excréments ». De même, il disserte sur l’ulcère del’estomac perçu comme « un rongeur, une légère pourriture interne ; je peux, poursuitil,<strong>le</strong> concevoir par analogie avec <strong>le</strong>s abcès, <strong>le</strong>s boutons de fièvre, <strong>le</strong> pus, <strong>le</strong>schancres, etc. 2 ». Les modalités de l’être-pour-autrui, via <strong>le</strong> corps comme médiation,ne sont ni <strong>le</strong> sourire, ni <strong>le</strong> regard séducteur, mais la transpiration et <strong>le</strong>s odeurs desueur. Les métaphores du corps sont filées grâce aux arachnides, <strong>le</strong> visage de l’autreest générateur de nausée, sa propre face lui permet même un trait sur <strong>le</strong> « dégoût de(sa) chair trop blanche 3 ». Outil à manier <strong>le</strong>s outils, <strong>le</strong> corps n’est qu’une machine sansdésir et sans volonté de jouissance.Le mépris de soi, l’usage de soi comme d’une chose prennent chez Sartre <strong>le</strong>doub<strong>le</strong> visage de l’alcool et du tabac - variations sur <strong>le</strong> thème de l’horreur de soi.Annie Cohen-Solal fait <strong>le</strong> bilan d’une journée d’absorption sartrienne : « Deux paquetsde cigarettes - des Boyard papier maïs - et de nombreuses pipes bourrées de tabacbrun ; plus d’un litre d’alcool - vin, bière, alcool blanc, whiskies, etc. -; deux centsmilligrammes d’amphétamines ; quinze grammes d’aspirine ; plusieurs grammes debarbituriques, sans compter <strong>le</strong>s cafés, thés et autres graisses de son alimentationquotidienne 4 . » La Critique de la raison dia<strong>le</strong>ctique, après L’Être et <strong>le</strong> Néant, est à ceprix : parfois plus d’un tube de Corydrane - des anabolisants - par jour…L’alcoolisme de Sartre ne fait aucun doute. Ses ivresses ponctuent <strong>le</strong>sMémoires de Simone de Beauvoir. La plus célèbre est moscovite. El<strong>le</strong> lui vaudra dixjours d’hospitalisation au printemps 1954. Les biographes complaisants incriminentl’insistance des hôtes soviétiques… Lorsque au sortir d’une consultation médica<strong>le</strong>Sartre réalisa qu’il lui faudrait en finir avec l’alcool, il s’écria : « C’est soixante ans dema vie à qui je dis adieu 5 . »Entre deux tubes de Corydrane, Sartre avait analysé phénoménologiquementl’alcoolisme. Il écrivait : « Ainsi revient-il au même de s’enivrer solitairement ou deconduire <strong>le</strong>s peup<strong>le</strong>s. Si l’une de ces activités l’emporte sur l’autre, ce ne sera pas àcause de son but réel, mais à cause du degré de conscience qu’el<strong>le</strong> possède de sonbut idéal et, dans ce cas, il arrivera que <strong>le</strong> quiétisme de l’ivrogne solitaire l’emporterasur l’agitation vaine du conducteur des peup<strong>le</strong>s 6 . » Eut-il envie d’en faire ladémonstration ? Toujours est-il qu’en 1973 - l’année où on lui demande d’en finir avecl’alcool - il confiera à un journaliste d’Actuel tout son programme politique qui tient enquelques mots : terreur, illégalité et vio<strong>le</strong>nce armée. « Un régime révolutionnaire, dit-il,doit se débarrasser d’un certain nombre d’individus qui <strong>le</strong> menacent, et je ne vois pas1Voir, dans L’Être et <strong>le</strong> Néant, <strong>le</strong> chapitre II de la III e partie, p. 368-404, « Le corpscomme Être-Pour-Soi : la Facticité ».2Ibid., p. 423.3Ibid., p. 425.4A. Cohen-Solal, op. cit., p. 485.5S. de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, p. 67.6J. -P. Sartre, L’Être et <strong>le</strong> Néant, p. 721-722. Voir aussi Cahiers pour une mora<strong>le</strong>,Gallimard, 1983, p. 330.


là d’autres moyens que la mort. On peut toujours sortir d’une prison. Lesrévolutionnaires de 1793 n’ont probab<strong>le</strong>ment pas assez tué. » Du moindre danger del’éthylisme…La consultation médica<strong>le</strong> de 73 avait aussi fait apparaître une anoxie, uneasphyxie du cerveau. L’état des artères et des artério<strong>le</strong>s était lamentab<strong>le</strong>. L’alcool yétait pour beaucoup, <strong>le</strong> tabac éga<strong>le</strong>ment. Dans L’Être et <strong>le</strong> Néant, Sartre propose unepetite théorie du tabac : fumer, c’est pratiquer un cérémonial, théâtraliser des gestes,ritualiser. C’est aussi « une réaction appropriative destructrice. Le tabac est unsymbo<strong>le</strong> de l’être “approprié”, puisqu’il est détruit sur <strong>le</strong> rythme de mon souff<strong>le</strong> par unemanière de “destruction continuée”, qu’il passe en moi et que son changement enmoi-même se manifeste symboliquement par la transformation du solide consomméen fumée. » Ce « sacrifice crématoire », comme <strong>le</strong> nomme Sartre, est, à sadimension, <strong>le</strong> jeu d’un sacrifice entier de l’humanité, « une destruction appropriativedu monde entier. À travers <strong>le</strong> tabac que je fumais, qui se résorbait en vapeur pourrentrer en moi 1 ». Fumer, manger sont deux modes d’une même logique. Mais <strong>le</strong>tabac semb<strong>le</strong> un substitut pratique de l’aliment, substitut magique, inconsistant,évanescent, presque neutre en saveur tant son pouvoir est astringent sur <strong>le</strong>s papil<strong>le</strong>sgustatives.Les excitants, l’alcool, <strong>le</strong> tabac ne suffisaient pas à Sartre dans la panoplie dela mutilation douce de soi. Pour dire l’usage distancié que Sartre faisait de son corps,l’expérience de la mescaline n’est pas sans intérêt. La raison avancée par Sartre estphilosophique : il souhaitait mesurer sur lui <strong>le</strong>s effets produits par un hallucinogène surla formation des images chez un individu. Il en fit la demande au Dr Lagache del’hôpital Sainte-Anne. Une injection dosée pour produire entre quatre et douze heuresd’effets fut faite sous contrô<strong>le</strong> médical. Il en expliqua <strong>le</strong>s effets dans L’Imaginaire 2 .Beauvoir décrit <strong>le</strong>s hallucinations tel<strong>le</strong>s que Sartre <strong>le</strong>s lui a rapportées : « Sur sescôtés, par-derrière (lui) grouillaient des crabes, des poulpes, des chosesgrimaçantes 3 . » Revanche des crustacés : Sartre se croit poursuivi par deslangoustes. Alors que Beauvoir s’inquiétait par téléphone du dérou<strong>le</strong>ment del’expérience, Sartre lui répondit d’une voix brouillée que son « appel l’arrachait à uncombat contre des pieuvres où certainement il n’aurait pas <strong>le</strong> dessus ». Triomphe dela marée…Plus tard, dans la rue, alors que la mescaline n’est pas douée d’effets à retard,Sartre se trouva « vraiment convaincu qu’une langouste trottinait derrière lui 4 ».Beauvoir pense qu’il ne peut s’agir de rémanences de l’hallucinogène et que <strong>le</strong>philosophe souffrait alors de troub<strong>le</strong>s nerveux du comportement sans rapport avecl’expérience de Sainte-Anne. Sartre se souviendra du bestiaire - chez lui hautementsymbolique - lorsque, dans La Nausée, il fera de Roquentin un familier de ce zooaquatique composé, pour certains, d’animaux dont « <strong>le</strong> corps était fait d’une tranchede pain grillé comme on en met en canapé sous <strong>le</strong>s pigeons ; ils marchaient de côtéavec des pattes de crabe 5 ».La récurrence des crustacés est notab<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s œuvres du penseur. Sartreraconte dans Les Mots qu’enfant, son regard tomba sur une gravure parue dansl’almanach Hachette qui représentait un quai sous la lime, une pince longue etrugueuse qui, sortant de l’eau, accrochait un ivrogne pour l’engloutir dans <strong>le</strong> bassin1Id., L’Être et <strong>le</strong> Néant, p. 687.2Id., L’Imaginaire, Idées Gallimard, p. 303.3S. de Beauvoir, La Force de l’âge, p. 216.4Ibid., p. 217.5J. -P. Sartre, La Nausée, Pléiade, p. 72.


glauque. Le texte illustré par cette image se concluait par : « Était-ce une hallucinationd’alcoolique ? L’enfer s’était-il entrouvert ? » Et Sartre de poursuivre : « J’eus peur del’eau, peur des crabes et des arbres » - qu’on se rappel<strong>le</strong> <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de la racine dans LaNausée. Amplifiant l’écho de cette sinistre gravure, Sartre confia avoir souvent rejouéla scène terrifiante dans sa chambre gagnée par la pénombre. La théâtralisationexigeait, précise-t-il, un lieu souterrain ou sous-marin dans <strong>le</strong>quel l’Être surgissaitsous la forme d’une créature aquatique ou chtonienne : « Pieuvre aux yeux de feu,crustacé de vingt tonnes, araignée géante et qui parlait - c’était moi-même, monstreenfantin, c’était mon ennui de vivre, ma peur de mourir, ma fadeur et ma perversité . »De même dans Les Séquestrés d’Altona, des crabes apparaissent et fournissent <strong>le</strong>prétexte à un échange entre deux personnages dont l’un prévoit l’avènement desdécapodes au premier plan de l’humanité : « Ils auront d’autres corps, dit-il, doncd’autres idées 1 . »Mais <strong>le</strong>s crustacés ont <strong>le</strong> triomphe modeste, ils ne s’incrusteront pas dans <strong>le</strong>sœuvres théoriques, du moins comme objets de psychanalyse existentiel<strong>le</strong>. Tout justedes seconds rô<strong>le</strong>s, pour illustrer, accompagner la musique. Le phénoménologueexigeant de la chose alimentaire sait que <strong>le</strong> rapport à la nourriture, c’est <strong>le</strong> rapport aumonde. Ses analyses sont pertinentes pour <strong>le</strong> monde entier, mais il connaît un pointaveug<strong>le</strong> en ce qui <strong>le</strong> concerne. La sagesse populaire, pour dire ces choses-là, met enscène pail<strong>le</strong> et poutre… Dans L’Être et <strong>le</strong> Néant, il écrit : « Il n’est (…) nul<strong>le</strong>mentindifférent d’aimer <strong>le</strong>s huîtres ou <strong>le</strong>s palourdes, <strong>le</strong>s escargots ou <strong>le</strong>s crevettes, pourpeu que nous sachions démê<strong>le</strong>r la signification existentiel<strong>le</strong> de ces nourritures. D’unefaçon généra<strong>le</strong>, il n’y a pas de goût ou d’inclination irréductib<strong>le</strong>s. Ils représentent tousun certain choix approximatif de l’être. C’est à la psychanalyse existentiel<strong>le</strong> de <strong>le</strong>scomparer et de <strong>le</strong>s classer 2 . » Dis-moi ce que tu manges…Sartre avouait ne pas aimer grand-chose. Outre une franche répulsion pour <strong>le</strong>sfruits de mer, il confessait un dégoût prononcé pour <strong>le</strong>s tomates, se refusant à <strong>le</strong>urchair acide. De manière généra<strong>le</strong>, il n’aime pas ce qu’il appel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s végétaux, bien qu’il<strong>le</strong>s sente porteurs d’un moindre degré de conscience que <strong>le</strong>s coquillages. Jamais il nemangeait de fruits, sous <strong>le</strong>urs formes naturel<strong>le</strong>s : ils étaient coupab<strong>le</strong>s d’être desproduits de hasard et des objets par trop extérieurs à l’humain. Le philosophe avouaitsa préférence pour <strong>le</strong>s fruits intégrés dans une préparation humaine - ainsi despâtisseries. Seu<strong>le</strong> une médiation humaine, technique ou culturel<strong>le</strong>, lui permettaitd’accéder aux aliments. Anti-Diogène par excel<strong>le</strong>nce, il exècre <strong>le</strong> naturel et n’a degoût que pour <strong>le</strong>s produits manufacturés, l’artifice : « Il faut que la nourriture soitdonnée par un travail fait par <strong>le</strong>s hommes. Le pain est comme ça. J’ai toujours pensé,précise Sartre, que <strong>le</strong> pain était un rapport avec <strong>le</strong>s hommes 3 . » La viande fut un metsd’é<strong>le</strong>ction, mais ne l’est pas restée pour <strong>le</strong>s raisons chères aux végétariens : mangerde la chair, c’est ingurgiter du cadavre. À la question de Beauvoir : « Alors qu’est-ceque vous aimez ? », Sartre répond : « Certaines choses parmi <strong>le</strong>s viandes et <strong>le</strong>slégumes, <strong>le</strong>s œufs. J’ai beaucoup aimé la charcuterie, mais je l’aime un peu moinsmaintenant. Il me semblait que l’homme utilisait la viande pour faire des choses tout àfait nouvel<strong>le</strong>s, par exemp<strong>le</strong> une andouil<strong>le</strong>tte, une andouil<strong>le</strong>, un saucisson. Tout çan’existait que par <strong>le</strong>s hommes. Le sang avait été pris d’une certaine manière, avaitensuite été disposé d’une certaine façon, la cuisson était faite d’une manière biendéfinie, inventée par <strong>le</strong>s hommes. On avait donné à ce saucisson une forme qui pourmoi-même était tentante, terminée par des bouts de ficel<strong>le</strong>. » La charcuterie suppose1Id., Les Séquestrés d’Altona, acte II, scène I.2Id., L’Être et <strong>le</strong> Néant, p. 707.3S. de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, p. 423.


la transformation, la modification des données brutes : <strong>le</strong> sang, la chair, <strong>le</strong>s graisses.El<strong>le</strong> est l’alchimie qui transcende l’aspect fruste des composants. El<strong>le</strong> est l’unité àlaquel<strong>le</strong> on accède après une série d’opérations codées, culturel<strong>le</strong>s et artisana<strong>le</strong>s.L’andouil<strong>le</strong> comme emblème de Sartre là où Diogène est poulpe cru… La vianderouge, même apprêtée, reste gorgée de sang : « Un saucisson, poursuit Sartre, uneandouil<strong>le</strong>, ça n’est pas comme ça. Le saucisson, avec ses piquetures blanches et sachair rose, ronde, c’est autre chose. »Sur la fin de sa vie, Sartre avait abandonné <strong>le</strong> rituel alimentaire qui <strong>le</strong> conduisait<strong>le</strong> midi à La Coupo<strong>le</strong>, <strong>le</strong> soir n’importe où avec Beauvoir. Il avouait se contenter, pourdîner, d’un « morceau de pâté ou de n’importe quoi d’autre». La cécité aidant,l’insensibilité des lèvres, l’absence de dents et la sénilité s’y ajoutant, Sartre finit parpasser tous <strong>le</strong>s repas à se barbouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong> visage de sauces et de nourritures, tout enrefusant avec véhémence l’aide qu’on lui proposait. Le repas sartrien type est lourd,« riche en charcuteries, choucroutes, gâteaux au chocolat, sur un litre de vin 1 ». Lesnoix et <strong>le</strong>s amandes lui abîmaient la langue et il avouait aimer l’ananas - un fruitpourtant - parce qu’il ressemblait à quelque chose de cuit…« Toute nourriture est un symbo<strong>le</strong> 2 », disait-il. Le miel ou la mélasse, <strong>le</strong> sucré,étaient à ses yeux associés au visqueux. Réminiscence des correspondancessymbolistes, Sartre convie à d’étranges synesthésies : « Si je mange un gâteau rose,écrit-il dans L’Être et <strong>le</strong> Néant, <strong>le</strong> goût en est rose ; <strong>le</strong> léger parfum sucré etl’onctuosité de la crème au beurre sont <strong>le</strong> rose. Ainsi je mange rose comme je voissucré 3 . » Lors de <strong>le</strong>urs voyages en Italie, Sartre jouait à ce jeu des symétriesinattendues. Il rapprochait, par exemp<strong>le</strong>, « <strong>le</strong>s palais de Gênes et <strong>le</strong> goût des gâteauxitaliens, <strong>le</strong>ur cou<strong>le</strong>ur 4 ». Les associations sartriennes mériteraient une psychanalyseexistentiel<strong>le</strong> - c’est <strong>le</strong> moins qu’on puisse pour <strong>le</strong>ur géniteur. Le goût du visqueux, dupâteux, du graisseux, de l’indigeste, du compact, du liquide, tout cela est éminemmentsignificatif.La nausée s’appréhende sur <strong>le</strong> mode du blanchâtre, du mou, du tiède et del’engluement, là où <strong>le</strong> dépassement de la contingence et de la facticité en appel<strong>le</strong> aunoir, au dur, au froid. Le désir sartrien est de minéralisation, de devenir fossi<strong>le</strong> etd’échapper aux catégories corruptib<strong>le</strong>s. Résurgences platoniciennes, Sartre entend <strong>le</strong>réel comme une partition entre l’immédiat et l’essence, entre ce qui émerge et ce quiest immergé. En dehors de l’eau, il y a <strong>le</strong>s apparences, l’illusion faite d’images, deracines, d’objets, de choses. Sous l’eau, il y a la vérité de l’être, la nature authentiquedu monde : « Et sous l’eau ? Tu n’as pas pensé à ce qu’il peut y avoir sous l’eau ?Une bête ? Une grande carapace, à demi enfoncée dans la boue ? Douze paires depattes labourent <strong>le</strong>ntement la vase. La bête se soulève un peu, de temps en temps.Au fond de l’eau 5 . »Pareil<strong>le</strong>s visions tératologiques renseignent sur la nature du personnage qui <strong>le</strong>sconçoit : <strong>le</strong> réel n’est que perceptions, <strong>le</strong>s perceptions relèvent d’un sujet. Il n’y a querelativité des sensations, des images, des goûts : « La qualité - en particulier la qualitématériel<strong>le</strong>, fluidité de l’eau, densité de la pierre, etc. - étant manière d’être ne fait queprésentifier l’être d’une certaine façon. Ce que nous choisissons, c’est donc unecertaine façon dont l’être se découvre et se fait posséder. Le jaune et <strong>le</strong> rouge, <strong>le</strong> goût1A. Cohen-Solal, op. cit., p. 484.2S. de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, p. 421.3J. -P. Sartre, L’Être et <strong>le</strong> Néant, p. 707.4S. de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, p. 297.5J-P. Sartre, La Nausée, p. 94.


de la tomate ou des pois cassés, <strong>le</strong> rugueux et <strong>le</strong> tendre ne sont aucunement pournous des données irréductib<strong>le</strong>s : ils traduisent symboliquement à nos yeux unecertaine façon que l’être a de se donner et nous réagissons par <strong>le</strong> dégoût ou <strong>le</strong> désir,selon que nous voyons l’être aff<strong>le</strong>urer d’une façon ou d’une autre à <strong>le</strong>ur surface 1 . » Legoût est voie d’accès à la subjectivité, il est l’un des faisceaux qui convergent vers laréalité individuel<strong>le</strong>, un fragment qui a la mémoire du tout et qui renseigne sur laconception du monde du sujet. Chaque être associe au salé, au sucré, à l’amer, unecharge symbolique qui <strong>le</strong> désigne comme projet singulier. Sartre décrit cette étrangealchimie qui s’effectue lors de la cristallisation des synesthésies en chaque être.L’histoire des correspondances, la quête du mode de <strong>le</strong>ur formation, l’élaboration d’unsens sont du ressort de la psychanalyse existentiel<strong>le</strong> : « Quel est (…) <strong>le</strong> coefficientmétaphysique du citron, de l’eau, de l’hui<strong>le</strong>, etc. ? Autant de problèmes que lapsychanalyse se doit de résoudre si el<strong>le</strong> veut comprendre un jour pourquoi Pierreaime <strong>le</strong>s oranges et a horreur de l’eau, pourquoi il mange volontiers de la tomate etrefuse de manger des fèves, pourquoi il vomit s’il est forcé d’ava<strong>le</strong>r des huîtres ou desœufs crus 2 . »À partir du goût ou du dégoût d’un être, on peut accéder à sa vérité entenduecomme « projet libre de la personne singulière à partir de la relation individuel<strong>le</strong> quil’unit à ces différents symbo<strong>le</strong>s de l’être. (…) Ainsi <strong>le</strong>s goûts ne restent pas desdonnées irréductib<strong>le</strong>s ; si on sait <strong>le</strong>s interroger, ils nous révè<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s projetsfondamentaux de la personne. Il n’est pas, poursuit-il, jusqu’aux préférencesalimentaires qui n’aient un sens. On s’en rendra compte si l’on veut bien réfléchir quechaque goût se présente, non comme un datum absurde qu’on devrait excuser, maiscomme une va<strong>le</strong>ur évidente. Si j’aime <strong>le</strong> goût de l’ail, il me paraît irrationnel qued’autres puissent ne pas l’aimer. Manger, en effet, c’est s’approprier par destruction,c’est en même temps se boucher avec un certain être 3 ». Suivent plusieurs lignes oùl’évocation d’un biscuit au chocolat qui résiste, cède, s’effrite, se confond avec <strong>le</strong>sconclusions de l’analyse.Sartre a beaucoup donné avec Les Mots : il a, entre autres choses, confié quela laideur fut son premier mode d’être au monde, que cel<strong>le</strong>-ci lui est apparue au sortird’une séance de coiffeur. Au regard des autres, l’enfant s’est d’abord saisi sous <strong>le</strong>straits d’un batracien comp<strong>le</strong>xé par sa petitesse, son aspect chétif et malingre - « ungringa<strong>le</strong>t qui n’intéressait personne 4 ». Refusé des groupes et du jeu des autres, ilsouffrait de l’exclusion. Le reste est allusif… Ne peut-on voir ici <strong>le</strong>s limbes du projetoriginel fondateur de toute biographie et, partant, <strong>le</strong> postulat à partir duquel <strong>le</strong> reste desa vie a été construit ? Reprenant à son compte l’éviction qu’on lui signifiait, Sartre sefit crabe 5 . En guise de conclusion à sa vie, on pourrait citer : « Tout d’un coup, j’aiperdu mon apparence d’homme et ils ont vu un crabe qui s’échappait à reculons decette sal<strong>le</strong> si humaine. À présent l’intrus démasqué s’est enfui : la séance continue 6 . »Sartre poursuivi par une langouste, c’est <strong>le</strong> marcheur rejoint par son image, sonombre - on ne méprise pas impunément <strong>le</strong>s coquillages : méfiez-vous d’un homme quimanque d’égards au homard.1Id., L’Être et <strong>le</strong> Néant, p. 690.2Ibid., p. 695.3Ibid., p. 706-707.4J. -P. Sartre, Les Mots, p. 114.5Voir La Nausée, p. 117-118.6Ibid., p. 146.


ConclusionLe gai savoir alimentaireÉreintés, fourbus et nourris à satiété, <strong>le</strong>s six philosophes cessèrent <strong>le</strong>urbanquet, abandonnant derrière eux <strong>le</strong>s reliefs d’un repas signifiant. Diogène rappelaqu’on ne pouvait faire de la nature un principe directeur sans appréhender lanourriture de manière conséquente. Brandissant un poulpe à bout de bras, il dit ànouveau l’exigence cynique du simp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> refus de l’élaboré, du comp<strong>le</strong>xe et de lacivilisation. Arrosant d’un grand jet d’urine - comme son confrère rencontré aubanquet de Lucien de Samosate - tous <strong>le</strong>s feux qui passaient à sa portée, <strong>le</strong>philosophe à l’amphore fustigea une fois encore la dimension prométhéenne àl’œuvre dans <strong>le</strong> réel. Rien de bon ne se trouve par-delà <strong>le</strong> naturel, expliqua-t-il.Convaincu de l’excel<strong>le</strong>nce de son propos décapant, il reprit place, grappilla de samain la chair humaine qui reposait à même la pierre et passa la paro<strong>le</strong> à son suivant.À deux pas de lui, <strong>le</strong> regard intéressé, quelque peu neurasthénique, Rousseauprit la paro<strong>le</strong>. Ce fut d’abord pour dire ses points d’accord avec son prédécesseur :refus du comp<strong>le</strong>xe, éloge du simp<strong>le</strong>, volonté de nature. Ce fut aussi pour rappe<strong>le</strong>r sonopposition de principe aux chairs - cuites ou crues. Le lait faisant toujours l’affaire deceux qui refusent <strong>le</strong> monde. Plébéien jusqu’à la caricature, <strong>le</strong> citoyen de Genèvevanta <strong>le</strong>s mérites d’une vie calquée sur <strong>le</strong>s mouvements de la nature é<strong>le</strong>vée à ladignité mythologique de perfection. Fantasmant sur Sparte, Rousseau développe unethéorie de l’aliment qui n’est pas sans faire penser au contrat social : ascétisme etsobriété, absence de fantaisie et de hasard. Rêve d’ordre et de machines simp<strong>le</strong>s auxrouages sommaires : contre la cruauté, <strong>le</strong>s viandes et la civilisation sont promus ladouceur, <strong>le</strong> lait et la nature. Le rêve contre la réalité. Il s’en faudra de peu que pareildélire ne devienne réalité. 1789 et <strong>le</strong>s sanguinaires promoteurs d’un végétarismeé<strong>le</strong>vé au rang de vertu républicaine inviteront par la vio<strong>le</strong>nce aux nourritures et auxformes politiques spartiates. Le modè<strong>le</strong> lacédémonien comme issue pour la modernité- voilà de quoi inquiéter un voltairien amateur de libre circulation des idées et despoulardes bien dodues.Si<strong>le</strong>ncieux et désireux d’apprendre, preneur de notes et élève appliqué, Kantn’a pas cessé de siroter, un verre à la main, <strong>le</strong> discours entier du Genevois. Un peud’alcool, c’est là, pense-t-il, <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur moyen de promouvoir et d’entretenir laconvivialité et l’ambiance des banquets. Moins de syssities, plus de fêtes. Relisant sesfiches, il conclut à la pertinence de certaines analyses de Rousseau. On retrouveradans <strong>le</strong>s textes pédagogiques, anthropologiques ou historiques du vieux maître deKönigsberg d’ouvertes réminiscences à l’Émi<strong>le</strong> et à quelques autres <strong>livre</strong>s du Suisse.Étonnant Kant qu’on attendait sobre, austère et hypocondriaque jusqu’au malaise :c’est lui qu’on découvre ivre mort dans <strong>le</strong>s rues de sa vil<strong>le</strong> prussienne. Königsberg estaujourd’hui Kaliningrad, cité soviétique. Gageons que dans la province russe, on agardé l’habitude kantienne de tituber certains soirs dans <strong>le</strong>s artères du port.À la charnière du sièc<strong>le</strong> de la Révolution française et de la révolutionindustriel<strong>le</strong>, il aurait fallu dire quelques mots de Brillat-Savarin, si ce n’est de Grimodde La Reynière. Le premier est plutôt dubitatif et interrogateur, bien qu’à tab<strong>le</strong> : c’estqu’il prépare un <strong>livre</strong> - une Physiologie du goût - à la fois philosophique, sensualiste etlittéraire. Condillac et Maine de Biran ne sont pas loin. L’analyse du gastronomemobilise des savoirs multip<strong>le</strong>s : physiologie, médecine, chimie, hygiène, parfois


géographie ou mora<strong>le</strong>. Avec lui est ouverte l’ère des écrivains dont la nourriture estl’objet. Soit. Mais c’est aussi celui par <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> plaisir ne s’affiche plus commehonteux. L’eudémonisme est <strong>le</strong> pari évident de son ouvrage : il n’a de cesse deconvaincre de l’excel<strong>le</strong>nce de la jouissance, il en fait la théorie, la logique et lapoétique. Goûteux beau-frère de Char<strong>le</strong>s Fourier, il est <strong>le</strong> philosophe qui ose penser<strong>le</strong>s sens, et plus particulièrement <strong>le</strong> goût. Avant lui, on est en mesure de se demandersi <strong>le</strong>s philosophes ont un nez 1 et un palais, si parfois même ils ne sont pas de simp<strong>le</strong>smachines dépourvues de sens - insensées, donc -, automates à la Vaucanson sansplus d’ardeur que cel<strong>le</strong> des rouages et des mécaniques. Brillat-Savarin est l’héritierd’une tradition plutôt discrète, bien qu’efficace : cel<strong>le</strong> des sensualistes, des libertins,des épicuriens du Grand Sièc<strong>le</strong>, des matérialistes. Il ouvre aussi des perspectives surune modernité évidente. S’il fallait quelques noms, force serait de citer LudwigFeuerbach, Arthur Schopenhauer ou Frédéric Nietzsche, tous trois contempteurs dudualisme spiritualisme/matérialisme, mais tous trois promoteurs d’une logiqueimmanente soucieuse d’intégrer <strong>le</strong>s forces, <strong>le</strong>s puissances et la vitalité d’une machinedésirante. Comment éga<strong>le</strong>ment oublier que, plus proches de nous, <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions deDe<strong>le</strong>uze et de Guattari portent à <strong>le</strong>ur expression presque définitive <strong>le</strong>s idées de LaMettrie, ou plutôt d’un La Mettrie qui aurait connu Freud 2 ?Gageons qu’au banquet des philosophes dont nous avons repéré laparticipation il y ait eu Brillat-Savarin et Grimod de La Reynière, en convives, maisaussi La Mettrie, Sade, Marguerite-Marie, Gassendi, Saint-Évremond ou La Mothe LeVayer. Sans doute y avait-il aussi Gaston Bachelard et Michel Serres 3 .La rencontre de Sade et de Marguerite-Marie se fit d’une façon singulière. Unhasard ironique <strong>le</strong>s avait placés face à face, comme deux expressions symboliquesde deux tendances antagonistes. Etrange… Et l’on retrouve, dans <strong>le</strong>s parages de lasainte et du libertin, <strong>le</strong>s logiques fantasques et déroutantes des gnostiques : <strong>le</strong>sfanatiques du désert se refusent la chair, <strong>le</strong> corps. Dans un coin de la fête, ilspréfèrent prier. Stylites, gyrovagues ou paissants, ce sont <strong>le</strong>s voies d’accès auchristianisme qui condamne la peau, <strong>le</strong> sang, la viande et la lymphe. Trop vulgaire. Lecyc<strong>le</strong> ingestion/digestion, alimentation/défécation est pour eux <strong>le</strong> signe <strong>le</strong> plusmanifeste de l’asservissement au contingent. Leur modè<strong>le</strong> était Jésus dont Va<strong>le</strong>ntinécrivait qu’ « il mangeait et buvait, mais ne déféquait pas. La puissance de sacontinence était tel<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s aliments ne se corrompaient pas en lui, puisqu’il n’y avaiten lui aucune corruption 4 ».Revenons à Marguerite-Marie, une sainte du Grand Sièc<strong>le</strong>. Au psychanalystequi passait par là - il s’agissait d’ail<strong>le</strong>urs de René Major, spécialiste du délire sur <strong>le</strong>déterminisme contenu dans <strong>le</strong> nom propre -, précisons que, dans <strong>le</strong> civil, la saintes’appelait Alacoque. Cela ne s’invente pas. Précisons éga<strong>le</strong>ment qu’el<strong>le</strong> détestait pardessustout <strong>le</strong> fromage 5 dont el<strong>le</strong> faisait un usage mystique puisqu’el<strong>le</strong> se forçait à enconsommer malgré sa répugnance. Au menu de la sainte : mortifications multip<strong>le</strong>s,négation des impératifs corporels élémentaires, jouissance dans <strong>le</strong> mépris de soi,discipline, cilice, flagellations, absence de défécation - c’est une manie parmi <strong>le</strong>sextatiques - et refus de la nourriture. Sa préférence, quand el<strong>le</strong> daigne ingérer quoique ce soit, va aux aliments marginaux - pour <strong>le</strong> moins ! Qu’on en juge : el<strong>le</strong> jouit tout1Annick Le Guérer, « Les philosophes ont-ils un nez ? » Autrement. (Odeurs).2Gil<strong>le</strong>s De<strong>le</strong>uze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe et Mil<strong>le</strong> Plateaux, Minuit.3Michel Serres, Les Cinq Sens, Grasset.4Jacques Lacarrière, Les Gnostiques, Idées Gallimard, p. 43.5René Major, La Logique du nom propre et <strong>le</strong> transfert, Confrontation n° 15, Aubier-Montaigne ; Le Discernement et De l’é<strong>le</strong>ction, Aubier-Montaigne.


particulièrement des breuvages amers que lui prescrit <strong>le</strong> médecin 1 . Plus <strong>le</strong> goût estinfâme, plus el<strong>le</strong> tarde à ava<strong>le</strong>r, plus el<strong>le</strong> savoure. De même mange-t-el<strong>le</strong> « lanourriture qu’une malade n’avait pu garder ; et une autre fois, soignant une religieuseatteinte de dysenterie (toucha-t-el<strong>le</strong>) avec sa langue ce qui lui faisait bondir <strong>le</strong>cœur 2 ». Lorsqu’un plat tombe à terre et que la préparation rou<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> sol, el<strong>le</strong> seréserve <strong>le</strong>s morceaux particulièrement souillés 3 .Compagnon de fortune, <strong>le</strong> divin marquis de Sade était aussi, par bonheur, aubanquet. Avec la sainte, la nourriture est un moyen pour réaliser <strong>le</strong> mépris de soi ;avec <strong>le</strong> libertin, el<strong>le</strong> est un argument pour l’expansion des désirs et des plaisirs.L’homme au drageoir rempli de friandises à la cantharide, <strong>le</strong> familier de la Bastil<strong>le</strong>, estun mangeur singulier. Soucieux de rédiger <strong>le</strong>s statuts d’une Société des amis ducrime, il écrit en manière d’artic<strong>le</strong> 16 : « Tous <strong>le</strong>s excès de tab<strong>le</strong> sont autorisés (…).Tous <strong>le</strong>s moyens possib<strong>le</strong>s sont fournis (…) pour y satisfaire 4 . » Comme tout chezl’érotomane, l’alimentation est asservie au sexe : el<strong>le</strong> répare d’une dépense sexuel<strong>le</strong>ou y prépare. Au contraire des mystiques qui invitent au défaut, <strong>le</strong> libertin incite àl’excès : fêtes, orgies et célébrations culinaires sont associées. Chaque momentinitiatique sexuel est commémoré de manière alimentaire. La religion sadienne dudigestif célèbre <strong>le</strong>s deux termes die la dia<strong>le</strong>ctique : ingestion/défécation. L’étron estsacralisé dans la gastronomie théorique du marquis : c’est lui <strong>le</strong> moment téléologiquede la nutrition.Absent chez <strong>le</strong>s fanatiques d’extase, il est on ne peut plus présent chez <strong>le</strong>sjouisseurs. La géographie du colombin tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> appariât dans Les Cent Vingtjournées de Sodome est, à ce titre, expressive. Le lieu commun qui veut que <strong>le</strong>sextrémités finissent par se rejoindre se vérifie si l’on met en parallè<strong>le</strong> <strong>le</strong>s expériencesgnostiques ou religieuses de sainte Marguerite-Marie et cel<strong>le</strong>s de Sade. Laissons àNoël<strong>le</strong> Chate<strong>le</strong>t <strong>le</strong> soin d’un catalogue : « Au fil des pages (…) on note avec une gênegrandissante la succession d’ingestions inattendues qui vont de cel<strong>le</strong>s du mangeur demorve à cel<strong>le</strong>s du mangeur d’embryon en passant par l’ava<strong>le</strong>ur de salive, de pus, desperme, de pets, de menstrues, de larmes, de rots, de nourritures prémâchées et devomi 5 . » Rien ne se perd.Parmi <strong>le</strong>s invités au banquet, y a-t-il omnivore capab<strong>le</strong> de rivaliser ? Diogène,peut-être. Il est vrai que l’on retrouve chez <strong>le</strong> marquis un souci de manger diogénien :non pas tant naturel que contre-culturel, anticulturel. L’interdit alimentaire esttransgressé au profit d’une ingestion libertaire. Rien ne contient ni ne limite <strong>le</strong>spossib<strong>le</strong>s. Au royaume festif sadien, rien n’est interdit. D’où, dans cette optique, lacoprophagie, <strong>le</strong> meurtre ou <strong>le</strong> cannibalisme 6 . D’où éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s pratiquesvampiriques et autres mises en scène dévolues à la satisfaction du désirhématophage. D’où, enfin, la consommation de petites fil<strong>le</strong>s rôties ou encore -retrouvons Noël<strong>le</strong> Chate<strong>le</strong>t pour l’inventaire - : « du pâté de couil<strong>le</strong>s, du boudin ausang d’homme, des étrons en sorbet, etc. 7 ». Perversion, écrit la <strong>le</strong>ctrice effarée.Relisons Klossowski, Lély ou Blanchot…1Ibid., p. 242. Cf. Co<strong>le</strong>tte Yver, Marguerite-Marie, messagère du Christ, Spes.2A. Hamon, S. J., Sainte Marguerite-Marie, Beauchesne, p. 90.3Ibid., p. 20.4D. A. F. de Sade, Histoire de Juliette, O. C., t. VIII, p. 405.5Noël<strong>le</strong> Chate<strong>le</strong>t, « Le libertin à tab<strong>le</strong> », Colloque de Cerisy, Sade, écrire la crise,Belfond, p. 78.6D. A. F. de Sade, O. C., t. IV, p. 198.7D. A. F. de Sade, O. C., t. IV, p. 198.


Sade en dit plus qu’il n’en fait. Il faut contrebalancer <strong>le</strong>s informations issues destextes de fiction et cel<strong>le</strong>s qu’offrent la biographie et la correspondance, notamment <strong>le</strong>s<strong>le</strong>ttres à son épouse. Son souci est libertaire : il n’invite pas à la débauche, car il saitque si el<strong>le</strong> doit avoir lieu, el<strong>le</strong> aura lieu nécessairement. Il n’invite pas àl’anthropophagie, mais affirme que, si el<strong>le</strong> est, el<strong>le</strong> ne peut que re<strong>le</strong>ver de la nature,de la nécessité naturel<strong>le</strong>. Avant Nietzsche, Sade affirme sa <strong>le</strong>cture du réel commelogique soumise au déterminisme. Dans Justine ou <strong>le</strong>s Malheurs de la vertu, il écrit :« Si donc il existe dans <strong>le</strong> monde des êtres dont <strong>le</strong>s goûts choquent tous <strong>le</strong>s préjugésadmis, non seu<strong>le</strong>ment il ne faut point s’étonner d’eux, non seu<strong>le</strong>ment il ne faut ni <strong>le</strong>ssermonner, ni <strong>le</strong>s punir ; mais il faut <strong>le</strong>s servir, <strong>le</strong>s contenter, anéantir tous <strong>le</strong>s freinsqui <strong>le</strong>s gênent, et <strong>le</strong>ur donner, si vous vou<strong>le</strong>z être juste, tous <strong>le</strong>s moyens de sesatisfaire sans risque ; parce qu’il n’a pas plus dépendu de vous d’être spirituel oubête, d’être bien fait ou d’être bossu 1 . » Amor fati. Rien n’est possib<strong>le</strong> contre nature…En fait de repas faits de petites fil<strong>le</strong>s rôties et d’étrons glacés, Sade se contented’une cuisine bien innocente. L’alimentation des textes de fiction est fictive, cel<strong>le</strong> des<strong>le</strong>ttres est réel<strong>le</strong> : la nourriture fantasmée ne connaît pas d’interdits, tout comme <strong>le</strong>rêve ignore <strong>le</strong>s limites. Le dévoreur d’enfants aime par-dessus tout <strong>le</strong>s volail<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>shachis, <strong>le</strong>s compotes, la guimauve, <strong>le</strong>s sucreries, <strong>le</strong>s épices, <strong>le</strong>s gâteries sucrées etlactées, <strong>le</strong>s confitures, <strong>le</strong>s meringues et <strong>le</strong>s gâteaux au chocolat. Une dînette de petitefil<strong>le</strong> modè<strong>le</strong>. La viande de boucherie ne l’attire guère et il goûte assez <strong>le</strong> raffinementdu champagne et des truffes. Une <strong>le</strong>ttre à sa femme <strong>livre</strong> ainsi <strong>le</strong>s secrets de lagastronomie sadienne : « Un potage au bouillon de vingt-quatre petits moineaux, faitau riz et au safran. Une tourte dont <strong>le</strong>s bou<strong>le</strong>ttes sont de viande de pigeon hachée etgarnie de culs d’artichauts. Une crème à la vanil<strong>le</strong>. Des truffes à la provença<strong>le</strong>. Unedinde garnie de truffes. Des œufs au jus. Un hachis de blanc de perdrix farci de truffeset vin cuit. Vin de Champagne. Une compote à l’ambre 2 . » Sade est plus marginal parécrit, dans ses romans, que par oral, dans sa vie quotidienne. Que préférer d’uneinvitation chez Marguerite-Marie ou chez Sade ? La ci-devant Alacoque est plusétonnante à tab<strong>le</strong> - si l’on peut dire - que <strong>le</strong> citoyen marquis. En fait de sang d’uneprépubère aux babines, Sade n’a de traces, aux commissures des lèvres, quelaissées par <strong>le</strong> cacao de ses pâtisseries préférées. On ne peut en dire autant desmarques brunes qui auréo<strong>le</strong>nt la bouche de la sainte…La tête dans <strong>le</strong>s nuages, oublieux de ses voisins ogres par <strong>le</strong> verbe, midinettespar la pratique, Char<strong>le</strong>s Fourier plaide pour une poétique de l’aliment : copulation desétoi<strong>le</strong>s pour produire des fruits, guerres gastrosophiques, dia<strong>le</strong>ctique du petit pâté etrhétorique du vol-au-vent, l’utopiste délire autant dans <strong>le</strong>s cuisines que dans <strong>le</strong>susines. Préoccupé par une Harmonie mythique, <strong>le</strong> penseur n’oublie pas la nourrituredans sa volonté de quadril<strong>le</strong>r <strong>le</strong> réel sous tous ses aspects. Fanatique de plantesvertes au point d’habiter un appartement transformé en serre - <strong>le</strong> plancher de sondomici<strong>le</strong> était recouvert de terre -, <strong>le</strong> philosophe du nouvel ordre mettra autant deconviction à développer ses thèses gastronomiques qu’à préciser sa pensée politiqueou <strong>le</strong>s détails de l’économie politique. Il est vrai que la gastrosophie est une sciencepivota<strong>le</strong>. À l’actif de Fourier, il faut mettre son authentique souci de modifier <strong>le</strong> rapportau corps : déculpabiliser a été son objectif majeur. Son désir prioritaire était lajouissance en utopie. L’Harmonie est la forme politique donnée à l’allégresse.Le nez dans <strong>le</strong>s étoi<strong>le</strong>s, Fourier ne verra pas Nietzsche qui chemine presque1D. A. F. de Sade, Justine ou <strong>le</strong>s Malheurs de la vertu, Pauvert, p. 214-217.2Cité par Béatrice Fink, « Lecture alimentaire de l’utopie sadienne », Actes ducolloque Sade, op. cit., p. 175.


comme un tâcheron. Plusieurs heures quotidiennement - jusqu’à dix par jour. Ilconnaît par cœur <strong>le</strong> chemin qu’il utilise. Sa vue est trop mauvaise pour qu’il puissefaire confiance à l’improvisation. Les chemins de montagne sont dangereux. Lerapport de Nietzsche aux aliments dit tout <strong>le</strong> rapport du philosophe et de l’homme aumonde. Il a produit une superbe œuvre dont nombre de thèses s’enracinent toutefoisdans <strong>le</strong> ressentiment : désireux d’une compagne ou d’un ami, déçu par son attenteinsatisfaite, il se lance dans des diatribes misogynes et misanthropes. Zarathoustrainvitera à prendre <strong>le</strong> fouet à chaque visite faite aux femmes, mais son maître etcréateur interviendra auprès des autorités pour qu’une femme puisse soutenir unethèse de doctorat alors qu’à l’époque cela <strong>le</strong>ur était interdit. De même confiera-t-il àquelques relations épistolières féminines tel<strong>le</strong> ou tel<strong>le</strong> idée - songeons à Malvida vonMeysenburg. Il en ira de même avec l’amitié si vilipendée par Zarathoustra, si vécuepar Nietzsche : sans Gast jamais il n’y aurait eu de grand œuvre nietzschéen à causede la vue déplorab<strong>le</strong> du penseur. Peter Gast lira, relira, corrigera, établira <strong>le</strong>smanuscrits définitifs envoyés à l’auteur, il accueil<strong>le</strong>ra Nietzsche à Venise, lui viendraen aide à chaque fois qu’il <strong>le</strong> faudra. De quoi s’agit-il si ce n’est d’amitié ? Iln’empêche, toute forme de relation privilégiée est vue par lui comme une prison. Fautilun autre exemp<strong>le</strong> ? Le succès attendu en vain sera générateur du ressentiment quilui fera dire qu’il écrit pour <strong>le</strong>s générations futures, <strong>le</strong> sièc<strong>le</strong> à venir. De la nourriture onpeut faire la même remarque : il refuse la lourdeur germanique et la nourritureafférente, mais c’est pour mieux se jeter dans <strong>le</strong>s pratiques incohérentes où ilfantasme la gastronomie piémontaise. Préoccupé par la danse et <strong>le</strong> pied léger, ilaffectionne <strong>le</strong>s viandes en sauce et <strong>le</strong>s pâtes, puis se confine dans la pratique descharcuteries maternel<strong>le</strong>s…Marinetti pousse la conséquence plus loin. La théorie futuriste estaccompagnée d’une pratique. Les banquets marinettiens ont authentiquement eulieu : œuvres d’art kitsch, mises en scène baroques, ils sont de vigoureux plaidoyerspour une volonté énergique de mettre en forme <strong>le</strong> réel à partir de l’instant pur,débarrassé des scories passéistes. La gastronomie futuriste invite à la révolutionculinaire, même si, ici comme ail<strong>le</strong>urs - loi du genre -, la révolution se transforme enréaction. Là encore <strong>le</strong>s lois qui régissent l’histoire gouvernent l’épopée nutritive.L’histoire de l’alimentation, c’est l’Histoire tout court. La détermination d’une sensibilitégastronomique, d’un comportement nutritif, c’est la détermination d’une sensibilité etd’un comportement tout court.Avec Sartre, enfin, la nourriture désigne <strong>le</strong> philosophe comme l’éternel ennemide son corps. Rivalisant ici d’alcoolisme avec un ingénieur russe à Tachkent, ou làavec Hemingway au Ritz, Sartre finit, ail<strong>le</strong>urs, par cuver son vin dans <strong>le</strong> canot desauvetage du bateau qui l’emmène du Havre à New York. Au Japon, alors qu’il goûtede la dorade crue ou du thon sanguino<strong>le</strong>nt, il finit <strong>le</strong> repas en vomissant. À Bruay-en-Artois, chez un mineur mao, il dîne d’un civet de lapin qui lui déc<strong>le</strong>nche une crised’asthme de deux heures. Au Maroc, il souffre cruel<strong>le</strong>ment du foie après l’ingestion decornes de gazel<strong>le</strong>, de pastilla, de méchoui, de pou<strong>le</strong>t au citron et de couscous 1 . Puis,c’est pour avoir avalé un tube d’Ortédrine qu’un soir il connaîtra la surdité pendantplusieurs heures. Laissons-<strong>le</strong> à ce si<strong>le</strong>nce salvateur et méfions-nous de cesphilosophies qui rendent sourd…Nourriture pour <strong>le</strong> néant et l’éternité, <strong>le</strong>s hommes sont voués à ingérer et à êtreingérés. Métaphore alimentaire, la mort n’est qu’une des nombreuses versions del’oralité. Les psychanalystes auraient beaucoup à dire sur <strong>le</strong>s polarisations1Voir respectivement de Simone de Beauvoir Tout compte fait, Gallimard, p. 349 ; LaCérémonie des adieux, Gallimard, p. 25, et La Force de l’âge, Gallimard, t. II, p. 378.


gastronomiques : fixation sur un stade, jouissance bucca<strong>le</strong>, substitut culturel etsocia<strong>le</strong>ment acceptab<strong>le</strong> du sevrage, sublimation marquée au coin de l’éphémère. Lespsychiatres auraient à analyser l’anorexie et la boulimie pour y découvrir l’avers et <strong>le</strong>revers d’une même obsession à mal saisir <strong>le</strong> monde. Ils distingueraientpéremptoirement <strong>le</strong> normal et <strong>le</strong> pathologique, <strong>le</strong>s déviances de la bouche, ses bonset mauvais usages. Les économistes diraient - avec <strong>le</strong>s historiens - la géographiepoétique des condiments, <strong>le</strong>s trajets des sucres et des caviars, l’épopée du sel. Aupassage ils en tireraient une théorie. De la maîtrise des sphincters au bil<strong>le</strong>t debanque, du papier-monnaie au coquillage précieux. Péripéties mythologiques.Manquent un Lewis Carroll ou un Lucien de Samosate. Les sociologues diraient -avec Bourdieu - <strong>le</strong>s préférences plébéiennes (lourd-salé-gras) et <strong>le</strong>s é<strong>le</strong>ctionsbourgeoises. Les gastronomes diraient <strong>le</strong>s fumets, <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs et <strong>le</strong>s saveurs, lasapidité et <strong>le</strong> caractère fondant, moel<strong>le</strong>ux. Mais <strong>le</strong>s théologiens diraient l’un de <strong>le</strong>urssept péchés capitaux.Alors <strong>le</strong> philosophe pourrait inviter à éradiquer <strong>le</strong> sacré, à anéantir <strong>le</strong>s volontésde renoncement et d’ascèse si bien intégrées. La sagesse dionysienne diraitl’impertinence de l’éloge séculaire de la frigidité à mettre au compte du christianisme.Un savoir athée est une sapience esthétique. La confusion d’une science de l’agir etde l’art de vivre invite à cette diétét (h) ique soucieuse d’eudémonisme. Destinée à laputréfaction et à l’éclatement en fragments multip<strong>le</strong>s, la chair n’a de destin que dansl’antériorité à la mort. Le mésusage du corps est une faute qui contient sa sanction enel<strong>le</strong>-même : on ne rattrape pas <strong>le</strong> temps perdu.Fin

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