12.07.2015 Views

Le capitaine Fracasse Théophile GAUTIER - Pitbook.com

Le capitaine Fracasse Théophile GAUTIER - Pitbook.com

Le capitaine Fracasse Théophile GAUTIER - Pitbook.com

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

Mars 2001<strong>Le</strong> <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>Théophile <strong>GAUTIER</strong>


AVANT-PROPOSVoici un roman dont l'annonce figurait, il y a unetrentaine d'années déjà - le temps marche si vite! - sur lacouverture des livres de Renduel, l'éditeur à la mode alors.La publicité naïve encore se servait de ces moyensprimitifs pour attirer l'attention sur les oeuvres futures, etinscrivait au revers des oeuvres présentes des titres qu'onchoisissait retentissants ou bizarres, suivant le goût del'époque, sans que l'auteur eût toujours un plan bien arrêtéet fût en mesure de tenir immédiatement cette vaguepromesse. On dresserait un curieux catalogue de cesromans qui n'ont pas été faits et dont le plus célèbre est LaQuiquengrogne de Victor Hugo. Il faudra désormais rayer<strong>Le</strong> Capitaine <strong>Fracasse</strong> de cette liste. Nous avons enfinpayé cette lettre de change de jeunesse tirée sur l'avenir,et ce n'est pas sans une certaine mélancolie que nousachevons dans l'âge mûr ce livre dont l'idée est siancienne, que, pour la retrouver, nous avons été obligé defaire dans notre mémoire ce travail auquel on se livreparmi de vieux papiers à la recherche d'un documentperdu. Oh! que de poussière sur de frais souvenirs, que delettres jaunies si parfumées autrefois, que de billets signésde mains qui n'écriront plus «Never, oh, never more!»<strong>com</strong>me dit Edgar Poe dans son navrant poème duCorbeau! Pourquoi aller reprendre au fond du passé cevieux rêve presque oublié, et peindre laborieusement cette


plusieurs mois. Au retour, cette vie parisienne dont letourbillon entraîne les plus fortes volontés nous reprit deplus belle, et <strong>Fracasse</strong> fut menacé de ne jamais sortir deson château en ruine. Cependant, il n'y devait pas rester et<strong>com</strong>mença son odyssée à travers les numéros de la Revuenationale. Il a maintenant la forme qu'il exigeait. Nousespérons qu'il nous laissera tranquille.Pendant ce long travail, nous nous sommes autant quepossible séparé du milieu actuel, et nous avons vécurétrospectivement, nous reportant vers 1830, aux beauxjours du romantisme de ce livre, malgré la date qu'il porteet son exécution récente, il n'appartient réellement pas àce temps-ci. Comme les architectes qui, dansl'achèvement d'un plan ancien, se conforment au styleindiqué, nous avons écrit <strong>Le</strong> Capitaine <strong>Fracasse</strong> dans legoût qui régnait au moment où il eût dû paraître. On n'ytrouvera aucune thèse politique, morale ou religieuse. Nulgrand problème ne s'y débat. On n'y plaide pour personne.L'auteur n'y exprime jamais son opinion. C'est une oeuvrepurement pittoresque, objective, <strong>com</strong>me diraient lesAllemands. Bien que l'action se passe sous Louis XIII, <strong>Le</strong>Capitaine <strong>Fracasse</strong> n'a d'historique que la couleur du style.<strong>Le</strong>s personnages s'y présentent <strong>com</strong>me dans la nature parleur forme extérieure, avec leur fond obligé de paysage oud'architecture. <strong>Le</strong>urs costumes sont décrits, leurs gestesdessinés et quand ils parlent, ils emploient la langue deleur époque. Figurez-vous que vous feuilletez des eauxfortesde Callot ou des gravures d'Abraham Bosse


historiées de légendes. Mais arrêtons nous. N'allons pasfaire une préface quand il n'est besoin que de quelquesmots d'explication.TH.GOctobre 1863


LE CHATEAU DE LA MISÈRESur le revers d'une de ces collines décharnées quibossuent les Landes, entre Dax et Mont-de-Marsan,s'élevait, sous le règne de Louis XIII, une de cesgentilhommières si <strong>com</strong>munes en Gascogne, et que lesvillageois décorent du nom de château.Deux tours rondes, coiffées de toits en éteignoir,flanquaient les angles d'un bâtiment, sur la façade duqueldeux rainures profondément entaillées trahissaientl'existence primitive d'un pont-levis réduit à l'état desinécure par le nivelage du fossé, et donnaient au manoirun aspect féodal, avec leurs échauguettes en poivrière etleurs girouettes à queue d'aronde. Une nappe de lierreenveloppant à demi l'une des tours tranchait heureusementpar son vert sombre sur le ton gris de la pierre déjà vieilleà cette époque.<strong>Le</strong> voyageur qui eût aperçu de loin le castel dessinantses faîtages pointus sur le ciel, au-dessus des genêts et desbruyères, l'eût jugé une demeure convenable pour unhobereau de province; mais, en approchant, son avis se fûtmodifié. <strong>Le</strong> chemin qui menait de la route à l'habitations'était réduit, par l'envahissement de la mousse et desvégétations parasites, à un étroit sentier blanc semblableà un galon terni sur un manteau râpé.Deux ornières remplies d'eau de pluie et habitées pardes grenouilles témoignaient qu'anciennement des


voitures avaient passé par là mais la sécurité de cesbatraciens montrait une longue possession et la certitudede n'être pas dérangés. Sur la bande frayée à travers lesmauvaises herbes, et détrempée par une averse récente, onne voyait aucune empreinte de pas humain, et lesbrindilles de broussailles, chargées de gouttelettesbrillantes, ne paraissaient pas avoir été écartées depuislongtemps.De larges plaques de lèpre jaune marbraient les tuilesbrunies et désordonnées des toits, dont les chevronspourris avaient cédé par places à la rouille empêchait detourner les girouettes, qui indiquaient toutes un ventdifférent; les lucarnes étaient bouchées par des volets debois déjeté et fendu. Des pierrailles remplissaient lesharhacanes des tours; sur les douze fenêtres de la façade,il y en avait huit barrées par des planches; les deux autresmontraient des vitres bouillonnées, tremblant, à lamoindre pression de la bise, dans leur réseau de plomb.Entre ces fenêtres, le crépi, tombé par écailles <strong>com</strong>meles squames d'une peau malade, mettait à nu des briquesdisjointes, des moellons effrités aux pernicieusesinfluences de la lune: la porte, encadrée d'un linteau depierre, dont les rugosités régulières indiquaient uneancienne ornementation émoussée par le temps etl'incurie, était surmontée d'un blason fruste que le plushabile héraut d'armes eût été impuissant à déchiffrer etdont les lambrequins se contournaient fantasquement, nonsans de nombreuses solutions de continuité. <strong>Le</strong>s vantaux


de la porte offraient encore, vers le haut, quelques restesde peinture sang de boeuf et semblaient rougir de leur étatde délabrement; des clous à tête de diamant contenaientleurs ais fendillés et formaient des symétries interrompuesçà et là. Un seul battant s'ouvrait et suffisait à lacirculation des hôtes évidemment peu nombreux ducastel, et contre le jambage de la porte s'appuyait une rouedémantelée et tombant en javelle, dernier débris d'uncarrosse défunt sous le règne précédent. Des nidsd'hirondelles oblitéraient le faîte des cheminées et lesangles des fenêtres, et, sans un mince filet de fumée quisortait d'un tuyau de briques et se tortillait en vrille<strong>com</strong>me dans ces dessins de maisons que les écoliersgriffonnent sur la marge de leurs livres de classe, on auraitpu croire le logis inhabité: maigre devait être la cuisinequi se préparait à ce foyer, car un soudard avec sa pipe eûtproduit des flocons plus épais.C'était le seul signe de vie que donnât la maison,<strong>com</strong>me ces mourants dont l'existence ne se révèle que parla vapeur de leur souffle.En poussant le vantail mobile de la porte, qui ne cédaitpas sans protester et tournait avec une évidente mauvaisehumeur sur ses gonds oxydés et criards, on se trouvaitsous une espèce de voûte ogivale plus ancienne que lereste du logis, et divisée par quatre boudins de granitbleuâtre se rencontrant à leur point d'intersection à unepierre en saillie où se revoyaient un peu moins dégradéesles armoiries sculptées à l'extérieur, trois cigognes d'or sur


champ d'azur, ou quelque chose d'analogue, car l'ombrede la voûte ne permettait pas de les bien distinguer. Dansle mur étaient scellés des éteignoirs en tôle noircis par lestorches, et des anneaux de t'or où s'attachaient autrefoisles chevaux des visiteurs, événement bien rareaujourd'hui, à en croire la poussière qui les souillait. De ceporche, sous lequel s'ouvraient deux portes, l'uneconduisant aux appartements du rez-de-chaussée, l'autreà une salle qui avait pu jadis servir de salle des gardes, ondébouchait dans une cour triste, nue et froide, entourée dehautes murailles rayées de longs filaments noirs par lespluies d'hiver. Dans les angles de la cour, parmi lesgravats tombés des corniches ébréchées, poussaient l'ortie,la fille-avoine et la ciguë, et les pavés étaient encadrésd'herbe verte.Au fond, une rampe côtoyée de garde-fous en pierreornés de boules surmontées de pointes, menait à un jardinsitué en contrebas de la cour.<strong>Le</strong>s marches rompues et disjointes faisaient basculesous le pied ou n'étaient retenues que par les filaments desmousses et des plantes pariétaires; sur l'appui de laterrasse avaient crû des joubarbes, des ravenelles et desartichauts sauvages.Quant au jardin lui-même, il retournait doucement àl'état de hallier ou de forêt vierge. A l'exception d'un carréoù se pommelaient quelques choux aux feuilles veinées etvert-de-grisées, et qu'étoilaient des soleils d'or au coeurnoir, dont la présence témoignait d'une sorte de culture, la


nature reprenait ses droits sur cet espace abandonné et eneffaçait les traces du travail de l'homme qu'elle sembleaimer à faire disparaître.<strong>Le</strong>s arbres non taillés projetaient en tous sens desbranches gourmandes. <strong>Le</strong>s buis, destinés à marquer ledessin des bordures et des allées, étaient devenus desarbustes, ne subissant plus le ciseau depuis de longuesannées. Des graines apponées par le vent avaient germé auhasard et se développaient avec cette robustesse vivace,particulière aux mauvaises herbes, à la place qu'avaientoccupée les jolies fleurs et les plantes rares. <strong>Le</strong>s ronces,aux ergots épineux, se croisaient d'un bord à l'autre dessentiers et vous accrochaient au passage pour vousempêcher d'aller plus loin et vous dérober ce mystère detristesse et de désolation. La solitude n'aime pas êtresurprise en déshabillé et sème autour d'elle toutes sortesd'obstacles.Pourtant, si l'on eût persisté, sans redouter leségratignures des broussailles et les soufflets des branches,à suivre jusqu'au bout l'antique allée devenue plusobstruée et plus touffue qu'une sente dans les bois, onserait arrivé à une espèce de niche de rocaille figurant unantre rustique. Aux plantes semées jadis entre l'intersticedes roches, telles qu'iris, glaïeuls, lierre noir, il s'en étaitajouté d'autres, persicaires, scolopendres, lambruchessauvages qui pendaient <strong>com</strong>me des barbes, et voilaient àdemi une statue de marbre représentant une divinitémythologique, Flore ou Pomone, laquelle avait dû être fort


galante en son temps et faire honneur à l'ouvrier, mais quiétait camarde <strong>com</strong>me la Mort, ayant le nez cassé. Lapauvre déesse portait en sa corbeille, au lieu de fleurs, deschampignons moisis et d'aspect vénéneux; elle-mêmesemblait avoir été empoisonnée, car des taches de moussebrune tigraient son corps jadis si blanc. A ses piedscroupissait, sous une couche verte de lentilles d'eau dansune conque de pierre, une flaque brune, résidu des pluies;car le mufle de lion, qu'on pouvait encore discerner aubesoin, ne vomissait plus d'eau, n'en recevant pas desconduits bouchés ou détruits.Ce cabinet grotesque, <strong>com</strong>me on disait alors,témoignait, tout ruiné qu'il était, d'une certaine aisancedisparue et du goût pour les arts des anciens possesseursdu castel. Convenablement décrassée et restaurée, lastatue eût laissé voir le style florentin de la Renaissance àla manière des sculpteurs italiens venus en France à lasuite de maître Roux et du Primatice, époque probable dessplendeurs de la famille maintenant déchue.La grotte s'appuyait à une muraille verdie et salpêtrée,où s'entrecroisaient encore des restes de treillages rompuset destinés sans doute à masquer les parois du mur, lors desa construction, sous un rideau de plantes grimpantes etfeuillues. Cette muraille, à peine visible à travers lesfrondaisons désordonnées des arbres démesurémentgrandis, fermait le jardin de ce côté.Au-delà s'étendait la lande avec son horizon triste et baspommelé de bruyères.


En revenant vers le castel, on apercevait la façadeopposée plus ravagée et plus dégradée que celle qui vientd'être décrite, les derniers maîtres ayant tâché de garder aumoins l'apparence, et concentré leurs faibles ressourcessur ce côté.Dans l'écurie, où vingt chevaux eussent pu tenir à l'aise,un maigre bidet, dont la croupe saillait en protubérancesosseuses, tirait d'un râtelier vide quelques brins de pailledu bout de ses dents jaunes et déchaussées, et de temps entemps tournait vers la porte un oeil enchâssé dans uneorbite au fond de laquelle les rats de Montfauconn'eussent pas trouvé le plus léger atome de graisse. Auseuil du chenil, un chien unique, flottant dans sa peau troplarge où ses muscles détendus se dessinaient en lignesflasques, sommeillait le museau posé sur l'oreiller peurembourré de ses pattes; il paraissait tellement habitué àla solitude du lieu, qu'il avait renoncé à toute surveillance,et ne s'inquiétait point, <strong>com</strong>me les chiens, même assoupis,ont coutume de le faire, au moindre bruit qui se faitentendre.Lorsqu'on voulait pénétrer dans l'habitation, onrencontrait un énorme escalier à rampe de bois taillée enbalustre. Cet escalier n'avait que deux paliers, le logis nerenfermant pas plus de deux étages. Il était en pierrejusqu'au premier, en briques et en bois à partir de là. Surles murs, des grisailles dévorées par l'humidité semblaientavoir voulu simuler le relief d'une architecture richementornée, avec les ressources du clair-obscur et de la


perspective. On y devinait encore une suite d'Herculesterminés en gaine supportant une corniche à modillonsd'où partait, en s'arrondissant, un berceau de treillagesfestonnés de pampres laissant apercevoir un ciel passé decouleur et géographié d'îles inconnues par l'infiltration deseaux de la pluie. Entre les Hercules, dans des nichespeintes, se pavanaient des bustes d'empereurs romains etautres personnages illustres de l'histoire; mais tout cela sivague, si fané, si détruit, si disparu, que c'était plutôt lespectre d'une peinture qu'une peinture réelle, et qu'il enfaudrait parler avec des ombres de mots, les vocablesordinaires étant trop substantiels pour cela. <strong>Le</strong>s échos decette cage vide semblaient tout étonnés de répéter le bruitd'un pas.Une porte verte, dont la serge avait jauni et n'était plusretenue que par quelques clous dédorés, donnait passagedans une pièce qui avait pu servir de salle à manger auxtemps fabuleux où l'on mangeait dans ce logis désert. Unegrosse poutre divisait le plafond en deux <strong>com</strong>partimentsrayés de soliveaux apparents, dont l'interstice avait étérevêtu autrefois d'une couche de couleur bleue effacée parla poussière et les toiles d'araignée que la tête de loupn'allait jamais troubler à cette hauteur. Au-dessus de lacheminée de forme antique, un massacre de cerf dix corsépanouissait son bois, et, le long des muraillesgrimaçaient sur les toiles rembrunies des portraitsenfumés représentant des <strong>capitaine</strong>s cuirassés ayant leurcasque à côté d'eux ou tenu par un page, et fixant sur vous


des yeux profondément noirs seuls vivants dans leursfigures mortes; des seigneurs en simarre de velours, la têteposée sur des rotondes roides d'empois <strong>com</strong>me des chefsde saint Jean-Baptiste sur des plats d'argent, desdouairières en costume à la vieille mode, effrayantes delividité et prenant par la dé<strong>com</strong>position des couleurs, desapparences de stryges, de lamies et d'empouses. Cespeintures, faites par des barbouilleurs de province,prenaient de la barbarie même du travail un aspecthétéroclite et formidable. Quelques unes étaient sanscadres d'autres avaient des bordures d'un or terni et rougi.Toutes portaient à leur angle le blason de la famille etl'âge du personnage représenté; mais, que le chiffre fût basou élevé, il n'existait pas une différence bien appréciableentre ces têtes aux lumières jaunes, aux ombrescarbonisées, enfumées de vernis et saupoudrées depoussière; deux ou trois de ces toiles chancies et couvertesd'une fleur de moisissure présentaient des tons de cadavreen dé<strong>com</strong>position, et prouvaient, de la part du dernierdescendant de ces hommes de race et d'épée, uneindifférence <strong>com</strong>plète à l'endroit des effigies de ses noblesaïeux. <strong>Le</strong> soir, cette galerie muette et immobile devait setransformer, aux reflets incertains des lampes, en une filede fantômes terrifiants et ridicules à la fois. Rien n'estplus triste que ces portraits oubliés dans ces chambresdésertes; reproductions à demi effacées elles-mêmes deformes depuis longtemps dissoutes sous terre.Tels qu'ils étaient, ces fantômes peints étaient des hôtes


ien appropriés à la solitude désolée du logis. Deshabitants réels eussent paru trop vivants pour cette maisonmorte.Au milieu de la salle figurait une table en poirier noirci,aux pieds tournés en spirales <strong>com</strong>me des colonnessalomoniques, que les tarets avaient piquée de milliers detrous, sans être troublés dans leur travail silencieux. Unefine couche grise, sur laquelle le doigt eût pu tracer descaractères, en couvrait la surface, et montrait qu'on n'ymettait pas souvent le couvert.Deux dressoirs ou crédences de même matière, ornés dequelques sculptures et probablement achetés en mêmetemps que la table à des époques plus heureuses, sefaisaient pendant d'un côté de la salle à l'autre; desfaïences égueulées, des verreries disparates et deux outrois rustiques figulines de Bernard Palissy représentantdes anguilles, des poissons, des crabes et des coquillagesémaillés sur un fond de verdure, garnissaientmisérablement le vide des planches.Cinq ou six chaises recouvertes de velours qui avait pujadis être incarnadin, mais que les années et l'usagerendaient d'un roux pisseux, laissaient échapper leurbourre par les déchirures de l'étoile et boitaient sur despieds impairs <strong>com</strong>me des vers scazons ou des soudardséclopés s'en retournant chez eux après la bataille. A moinsd'être un esprit, il n'eût point été prudent de s'y asseoir, et,sans doute, ces sièges ne servaient que lorsque leconciliabule des ancêtres sortis de leurs cadres venaient


prendre place à la table inoccupée, et devant un souperimaginaire causaient entre eux de la décadence de lafamille pendant les longues nuits d'hiver si favorables auxagapes de spectres.De cette salle on pénétrait dans une autre un peu moinsgrande. Une de ces tapisseries de Flandre appelées«verdures» garnissait les murailles. Que ce mot tapisserien'éveille en votre imagination aucune idée de luxeinopportun. Celle-ci était usée, élimée, passée de ton; leslés décousus faisaient cent hiatus et ne tenaient plus quepar quelques fils et la force de l'habitude.<strong>Le</strong>s arbres décolorés étaient jaunes d'un côté et bleus del'autre. <strong>Le</strong> héron, debout sur une patte au milieu desroseaux, avait considérablement souffert des mites. Laferme flamande, avec son puits festonné de houblon, ne sediscernait presque plus, et, de la figure blafarde duchasseur à la poursuite des halbrans, la bouche rouge etl'oeil noir, apparemment d'un meilleur teint que les autresnuances, avaient seuls conservé le coloris primitif, <strong>com</strong>meun cadavre à la pâleur de cire dont on a vermillonné labouche et ravivé les sourcils.L'air jouait entre le mur et le tissu détendu et luiimprimait des ondulations suspectes. Hamlet, prince deDanemark, s'il eût causé dans cette chambre, eût tiré sonépée et piqué Polonius derrière la tapisserie en criant: «Unrat!» Mille petits bruits, imperceptibles chuchotements dela solitude qui rendent le silence plus sensible,inquiétaient l'oreille et l'esprit du visiteur assez hardi pour


pénétrer jusque-là. <strong>Le</strong>s souris grignotaient faméliquementquelques bouts de laine à l'envers de la basse lisse. <strong>Le</strong>svers râpaient le bois des poutres avec un bruit de limesourde, et l'horloge de la mort frappait l'heure sur lespanneaux des boiseries.Quelquefois un bois de meuble craquait inopinément,<strong>com</strong>me si la solitude ennuyée étirait ses jointures, et vouscausait, malgré vous, un tressaillement nerveux. Un lit àcolonnes en quenouille, fermé par des rideaux debrocatelle coupés à tous leurs plis et dont les ramagesvertset blancs se confondaient dans une même teintejaunâtre, occupait un coin de la pièce, et l'on n'eût osé enrelever les pentes de peur d'y trouver dans l'ombre quelquelarve accroupie ou quelque forme raide dessinant, sous lablancheur du drap, un nez pointu, dans des pommettesosseuses, des mains jointes et des pieds placés <strong>com</strong>meceux des statues allongées sur des tombeaux; tant leschoses faites pour l'homme et d'où l'homme est absentprennent vite un air surnaturel! On eût pu supposer aussiqu'une jeune princesse enchantée y reposait d'un sommeilséculaire <strong>com</strong>me la Belle au bois dormant, mais les plisavaient une rigidité trop sinistre et trop mystérieuse pourcela et s'opposaient à toute idée galante.Une table en bois noir avec des incrustations de cuivrequi se détachaient, un miroir trouble et louche, dont letain avait coulé, las de ne pas refléter de figure humaine,un fauteuil de tapisserie au petit point, ouvrage de


patience et de loisir mené à fin par quelque aïeule, maisqui ne laissait plus discerner que quelques fils d'argentparmi les soies et les laines déteintes, <strong>com</strong>plétaientl'ameublement de cette chambre, à la rigueur habitablepour un homme qui n'eût craint ni les esprits ni lesrevenants.Ces deux pièces répondaient aux deux fenêtres noncondamnées de la façade. Un jour blême et verdâtre ydescendait à travers les vitres dépolies dont le derniernettoyage remontait bien à cent ans et qui semblaientétamées en dehors. De grands rideaux, fripés dans leurscassures et qui se seraient déchirés si on eût voulu lesfaire glisser sur leurs tringles dévorées de rouille,diminuaient encore cette lumière de crépuscule etajoutaient à la mélancolie du lieu.En ouvrant la porte qui se trouvait au fond de cettedernière chambre, on tombait en pleines ténèbres, onabordait le vide, l'obscur et l'inconnu. Peu à peu,cependant, l'oeil s'habituait à cette ombre traversée dequelques jets livides filtrant à travers les jointures desplanches qui bouchaient les fenêtres et découvraitconfusément une enfilade de chambres délabrées, auparquet disjoint, semé de vitres brisées, aux muraillesnues ou à demi couvertes de quelques lambeaux detapisserie effrangée, aux plafonds laissant paraître leslattes et passer l'eau du ciel, admirablement disposés pourles sanhédrins de rats et les états généraux de chauvessouris.En quelques endroits, il n'eût pas été sûr de


s'avancer, car le plancher ondulait et pliait sous le pas,mais jamais personne ne s'aventurait dans cette Thébaïded'ombre, de poussière et de toiles d'araignée. Dès le seuil,une odeur de relent, un parfum de moisissure etd'abandon, le froid humide et noir particulier aux lieuxsombres, vous montait aux narines <strong>com</strong>me lorsqu'on lèvela pierre d'un caveau et qu'on se penche sur son obscuritéglaciale. En effet, c'était le cadavre du passé qui tombaitlentement en poudre dans ces salles où le présent nemettait pas le pied, c'étaient les années endormies qui seberçaient <strong>com</strong>me dans des hamacs aux toiles grises desencoignures.Au-dessus, dans les greniers, gîtaient, pendant le jour,les hiboux, les chouettes et les choucas avec leurs oreillesde plume, leurs têtes de chat et leurs rondes prunellesphosphorescentes.<strong>Le</strong> toit effondré en vingt endroits laissait entrer et sortirlibrement ces aimables oiseaux, aussi à l'aise là que dansles ruines de Monqhéry ou du château Gaillard. Chaquesoir, l'essaim poudreux s'envolait en piaulant et enpoussant des clameurs qui eussent ému les superstitieux,pour aller chercher au loin une nourriture qu'il n'eût pastrouvée dans cette tour de la faim.<strong>Le</strong>s pièces du rez-de-chaussée ne contenaient rienqu'une demi-douzaine de bottes de paille, des râpes demaïs et quelques menus instruments de jardinage. Dansl'une d'elles se voyait une paillasse gonflée de feuillessèches de blé de Turquie, avec une couverture de laine


ise qui paraissait être le lit de l'unique valet du manoir.Comme le lecteur doit être las de cette promenade àtravers la solitude, la misère et l'abandon, menons-le à laseule pièce un peu vivante du château désert, à la cuisine,dont la cheminée envoyait au ciel ce léger nuageblanchâtre mentionné dans la description extérieure ducastel.Un maigre feu léchait de ses langues jaunes la plaque dela cheminée, et de temps en temps atteignait le fond d'uncoquemar de fonte pendu à la crémaillère, et sa faibleréverbération allait piquer dans l'ombre une pailletterougeâtre au bord des deux ou trois casseroles attachéesau mur. <strong>Le</strong> jour qui tombait par le large tuyau montantjusqu'au toit, sans faire de coude, s'assoupissait sur lescendres en teintes bleuâtres et faisait paraître le feu pluspâle, en sorte que dans cet âtre froid la flamme mêmesemblait gelée. Sans la précaution du couvercle il eût pludans la marmite et l'orage eût allongé le bouillon.L'eau lentement échauffée avait fini par se mettre àgronder, et le coquemar râlait dans le silence <strong>com</strong>me unepersonne asthmatique: quelques feuilles de choux,débordant avec l'écume, indiquaient que la portioncultivée du jardin avait été prise à contribution pour cebrouet plus que spartiate.Un vieux chat noir, maigre, pelé <strong>com</strong>me un manchonhors d'usage et dont le poil tombé laissait voir par placesla peau bleuâtre, était assis sur son derrière aussi près dufeu que cela était possible sans se griller les moustaches,


et fixait sur la marmite ses prunelles vertes traverséesd'une pupille en forme d'I avec un air de surveillanceintéressée. Ses oreilles avaient été coupées au ras de la têteet sa queue au ras de l'échine, ce qui lui donnait la minede ces chimères japonaises qu'on place dans les cabinetsparmi les autres curiosités, ou bien encore de ces animauxfantastiques à qui les sorcières, allant au sabbat, confientle soin d'écumer le chaudron où bouillent leurs philtres.Ce chat tout seul, dans cette cuisine, semblait faire lasoupe pour lui-même, et c'était sans doute lui qui avaitdisposé sur la table de chêne une assiette à bouquets vertset rouges, un gobelet d'étain, fourbi sans doute avec sesgriffes tant il était rayé, et un pot de grès sur les flancsduquel se dessinaient grossièrement, en traits bleus, lesarmoiries du porche, de la clef de voûte et des portraits.Qui devait s'asseoir à ce modeste couvert apporté dansce manoir sans habitants? peut-être l'esprit familier de lamaison, le genius loti, le Kobold fidèle au logis adopté, etle chat noir à l'oeil si profondément mystérieux attendaitsa venue pour le servir la serviette sur la patte.La marmite bouillait toujours, et le chat restaitimmobile à son poste <strong>com</strong>me une sentinelle qu'on a oubliéde relever. Enfin un pas se fit entendre, pas lourd etpesant, celui d'une personne âgée; une petite touxpréalable résonna, le loquet de la porte grinça, et unbonhomme, moitié paysan, moitié domestique, fit sonentrée dans la cuisine.A l'apparition du nouveau venu, le chat noir, qui


semblait lié de longue date avec lui, quitta les cendres del'âtre et se vint frotter amicalement contre ses jambes,arquant le dos, ouvrant et refermant ses griffes, en faisantsortir de sa gorge ce murmure enroué qui est le plus hautsigne de satisfaction chez la race féline.«Bien, bien, Béelzébuth, dit le vieillard en se courbantpour passer à deux ou trois reprises sa main calleuse surle dos pelé du chat, afin de n'être pas en reste de politesseavec un animal; je sais que tu m'aimes, et nous sommesassez seuls ici, mon pauvre maître et moi, pour n'être pasinsensibles aux caresses d'une bête dénuée d'âme, maisqui pourtant semble vous <strong>com</strong>prendre.» Ces mutuellespolitesses achevées, le chat se mit à marcher devantl'homme en le guidant du côté de la cheminée, <strong>com</strong>mepour lui remettre la direction de la marmite qu'il regardaitd'un air de convoitise famélique le plus attendrissant dumonde, car Béelzébuth <strong>com</strong>mençait à vieillir, il avaitl'oreille moins fine, l'oeil moins perçant, la patte moinsleste qu'autrefois, et les ressources que lui offrait jadis lachasse aux oiseaux et aux souris diminuaientsensiblement; aussi ne quittait-il pas de la prunelle ceragoût dont il espérait avoir sa part et qui lui faisait sepourlécher les babines par anticipation.Pierre, c'était le nom du vieux serviteur, prit unepoignée de bourrées, la jeta sur le feu à demi mort, lesbrindilles craquèrent et se tordirent, et bientôt la flamme,poussant un flot de fumée, se dégagea vive et claire aumilieu d'une joyeuse mousqueterie d'étincelles. On eût dit


que les salamandres prenaient leurs ébats et dansaient dessarabandes dans les flammes. Un pauvre grillonpulmonique tout réjoui de cette chaleur et de cette clarté,essaya même de battre la mesure avec sa timbale, mais iln'y put parvenir et ne produisit qu'un son enroué.Pierre s'assit sous le manteau de la cheminée, festonnéed'un vieux lambrequin de serge verte découpé à dents deloup et tout jauni par la fumée, sur un escabeau de bois,ayant Béelzébuth à côté de lui.<strong>Le</strong> reflet du feu éclairait sa figure, que les années, lesoleil, le grand air et les intempéries des saisons avaientboucanée pour ainsi dire et rendue plus foncée que celled'un Indien caraïbe; quelques mèches de cheveux blancs,s'échappant de son béret bleu et plaquées sur les tempes,faisaient encore ressortir les tons de brique de son teintbasané; des sourcils noirs contrastaient avec sa chevelurede neige.Comme les gens de la race basque, il avait la figureallongée et le nez en bec d'oiseau de proie. De grandesrides perpendiculaires et semblables à des coupes de sabresillonnaient ses joues de haut en bas.Une sorte de livrée aux galons déteints, et d'une couleurqu'un peintre de profession aurait eu de la peine à définir,recouvrait à demi sa veste de chamois miroitée et noirciepar endroits au frottement de la cuirasse, ce qui produisaitsur le fond jaune de la peau des teintes <strong>com</strong>me celles quiverdissent au ventre d'une perdrix faisandée; car Pierreavait été soldat, et quelques restes de son harnais militaire


étaient utilisés dans sa toilette civile. Ses grègues demilargeslaissaient voir la trame et la chaîne d'une étoffeaussi claire qu'un canevas à broder, il eût été impossiblede savoir si elles avaient été en drap, en ratine ou en serge.Toute villosité avait disparu dès longtemps de cesculottes chauves; jamais menton d'eunuque ne fut plusglabre. Des reprises assez visibles, et faites par une mainplus habituée à tenir l'épée que l'aiguille, fortifiaient lesendroits faibles, et témoignaient du soin qu'apportait lepossesseur de ce vêtement à en pousser la longévitéjusqu'aux dernières limites. Pareilles à Nestor, ces grèguesséculaires avaient vécu trois âges d'homme. De fortesprobabilités portent à croire qu'elles avaient été rouges,mais ce point important n'est pas absolument prouvé.Des semelles de corde rattachées par des lacets bleus àun bas de laine dont le pied était coupé servaient dechaussures à Pierre et rappelaient les alpargatasespagnoles. Ces grossiers cothurnes avaient sans doute étéchoisis <strong>com</strong>me plus économiques que le soulier àbouffette ou la botte à pont-levis, car une stricte, froide etpropre pauvreté se trahissait dans les moindres détails del'ajustement du bonhomme et jusque dans sa pose d'unerésignation morne. <strong>Le</strong> dos appuyé au pan intérieur de lacheminée, il avait croisé au dessus de son genou sesgrosses mains rougies de tons violacés <strong>com</strong>me des feuillesde vigne à la fin de l'automne, et faisait un pendantimmobile au chat. Béelzébuth, accroupi dans la cendre, enface de lui, d'un air famélique et piteux, suivait avec une


attention profonde le bouillonnement asthmatique de lamarmite.«<strong>Le</strong> jeune maître tarde bien à venir aujourd'hui,murmura Pierre, en voyant à travers les vitres enfumées etjaunes de l'unique fenêtre qui éclairât la cuisine diminueret s'éteindre la dernière barre lumineuse du couchant aubord d'un ciel rayé de nuages lourds et gros de pluie. Quelplaisir peut-il trouver à se promener ainsi dans les landes?Il est vrai que ce château est si triste, qu'on ne sauraits'ennuyer davantage ailleurs.» Un aboi joyeusementenroué se fit entendre; le cheval frappa du pied dans sonécurie et fit grincer sur le bord de sa mangeoire la chaînequi l'attachait; le chat noir interrompit le bout de toilettequ'il faisait en passant sa patte humectée préalablement desalive sur ses bajoues et au-dessus de ses oreillesécourtées, et fit quelques pas vers la porte en animalaffectueux et poli qui connait ses devoirs et s'y conforme.<strong>Le</strong> battant s'ouvrit; Pierre se leva, ôta respectueusementson béret et le nouveau venu fît son apparition dans lasalle, précédé du vieux chien dont nous avons déjà parlé,et qui essayait une gambade et retombait lourdement,appesanti par l'âge. Béelzébuth ne témoignait pas à Mirautl'antipathie que ses pareils professent d'ordinaire pour lagent canine. Il le regardait au contraire fort amicalement,en roulant ses prunelles vertes et en faisant le gros dos. Onvoyait qu'ils se connaissaient de longue main et setenaient souvent <strong>com</strong>pagnie dans la solitude du château.<strong>Le</strong> baron de Sigognac, car c'était bien le seigneur de ce


castel démantelé qui venait d'entrer dans la cuisine, étaitun jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans, quoiqueau premier abord on lui en eût attribué peut-êtredavantage, tant il paraissait grave et sérieux. <strong>Le</strong> sentimentde l'impuissance, qui suit la pauvreté, avait fait fuir lagaieté de ses traits et tomber cette fleur printanière quiveloute les jeunes visages. Des auréoles de bistrecerclaient déjà ses yeux meurtris, et ses joues creuséesaccusaient assez fortement la saillie des pommettes; sesmoustaches, au lieu de se retrousser gaillardement encrocs, portaient la pointe basse et semblaient pleurerauprès de sa bouche triste; ses cheveux négligemmentpeignés, pendaient par mèches noires au long de sa facepâle avec une absence de coquetterie rare dans un jeunehomme qui eût pu passer pour beau, et montraient unerenonciation absolue à toute idée de plaire. L'habituded'un chagrin secret avait fait prendre des plis douloureuxà une physionomie qu'un peu de bonheur eût renducharmante, et la résolution naturelle à cet âge y paraissaitplier devant une mauvaise fortune inutilement <strong>com</strong>battue.Quoique agile et d'une constitution plutôt robuste quefaible, le jeune baron se mouvait avec une lenteurapathique, <strong>com</strong>me quelqu'un qui a donné sa démission dela vie. Son geste était endormi et mort, sa contenanceinerte, et l'on voyait qu'il lui était parfaitement égal d'êtreici ou là, parti ou revenu.Sa tête était coiffée d'un vieux feutre grisâtre, toutbossué et tout rompu, beaucoup trop large, qui lui


descendait jusqu'aux sourcils et le forçait, pour y voir, àrelever le nez. Une plume, que ses barbes rares faisaientressembler à une arête de poisson, s'adaptait au chapeau,avec l'intention visible d'y figurer un panache, etretombait flasquement par-derrière <strong>com</strong>me honteused'elle-même. Un col d'une guipure antique, dont tous lesjours n'étaient pas dus à l'habileté de l'ouvrier et auquel lavétusté ajoutait plus d'une découpure, se rabattait sur sonjustaucorps dont les plis flottants annonçaient qu'il avaitété taillé pour un homme plus grand et plus gros que lefluet baron. <strong>Le</strong>s manches de son pourpoint cachaient lesmains <strong>com</strong>me les manches d'un froc, et il entrait jusqu'auventre dans ses bottes à chaudron, ergotées d'un éperon defer. Cette défroque hétéroclite était celle de feu son père,mort depuis quelques années, et dont il achevait d'user leshabits, déjà mûrs pour le fripier à l'époque du décès deleur premier possesseur. Ainsi accoutré de ces vêtements,peut-être fort à la mode au <strong>com</strong>mencement de l'autrerègne, le jeune baron avait l'air à la fois ridicule ettouchant; on l'eût pris pour son propre aïeul. Quoiqu'ilprofessât pour la mémoire de son père une vénérationtoute filiale et que souvent les larmes lui vinssent auxyeux en endossant ces chères reliques, qui semblaientconserver dans leurs plis les gestes et les attitudes duvieux gentilhomme défunt, ce n'était pas précisément pargoût que le jeune Sigognac s'affublait de la garde-robepaternelle. Il ne possédait pas d'autres vêtements et avaitété tout heureux de déterrer au fond d'une malle cette


portion de son héritage. Ses habits d'adolescent étaientdevenus trop petits et trop étroits. Au moins il tenait àl'aise dans ceux de son père. <strong>Le</strong>s paysans, habitués à lesvénérer sur le dos du vieux baron, ne les trouvaient pasridicules sur celui du fils, et ils les saluaient avec la mêmedéférence; ils n'apercevaient pas plus les déchirures dupourpoint que les lézardes du château. Sigognac, toutpauvre qu'il fût, était toujours à leurs yeux le seigneur, etla décadence de cette famille ne les frappait pas <strong>com</strong>meelle eût fait les étrangers; et c'était cependant un spectacleassez grotesquement mélancolique que de voir passer lejeune baron dans ses vieux habits, sur son vieux cheval,ac<strong>com</strong>pagné de son vieux chien, <strong>com</strong>me ce chevalier dela Mort de la gravure d'Albert Dürer.<strong>Le</strong> baron s'assit en silence devant la petite table, aprèsavoir répondu d'un geste de main bienveillant au salutrespectueux de Pierre.Celui-ci détacha la marmite de la crémaillère, en versale contenu sur son pain taillé d'avance dans une écuelle deterre <strong>com</strong>mune qu'il posa devant le baron; c'était ce potagevulgaire qu'on mange en Gascogne, sous le nom degarbure; puis il tira de l'armoire un bloc de miassontremblant sur une serviette saupoudrée de farine de maïset l'apporta sur la table avec la planchette qui la soutenait.Ce mets local avec la garbure graissée par un morceau delard dérobé, sans doute, à l'appât d'une souricière, vu sonexiguïté, formait le frugal repas du baron, qui mangeaitd'un air distrait entre Miraut et Béelzébuth, tous deux en


extase et le museau en l'air de chaque côté de sa chaise,attendant qu'il tombât sur eux quelques miettes du festin.De temps à autre le baron jetait à Miraut, qui ne laissaitpas arriver le morceau à terre, une bouchée de pain àlaquelle il avait fait toucher la tranche de lard pour luidonner au moins le parfum de la viande. La couenne échutau chat noir, dont la satisfaction se traduisit par desgrondements sourds et une patte étendue en avant, toutesgriffes dehors, <strong>com</strong>me prête à défendre sa proie.Ce maigre régal terminé, le baron parut tomber dans desréflexions douloureuses, ou tout au moins dans unedistraction dont le sujet n'avait rien d'agréable. Mirautavait posé sa tête sur le genou de son maître et fixait surlui des yeux voilés par l'âge d'une fleur bleuâtre, mais quesemblait vouloir percer une étincelle d'intelligencepresque humaine. On eût dit qu'il <strong>com</strong>prenait les penséesdu baron et cherchait à lui témoigner sa sympathie.Béelzébuth faisait ronfler son rouet aussi bruyamment queBerthe la filandière, et poussait de petits cris plaintifs pourattirer vers lui l'attention envolée du baron. Pierre se tenaitdebout à quelque distance, immobile <strong>com</strong>me ces longueset raides statues de granit qu'on voit aux porches descathédrales, respectant la rêverie de son maître etattendant qu'il lui donnât quelque ordre.Pendant ce temps la nuit s'était faite, et de grandesombres s'entassaient dans les recoins de la cuisine, <strong>com</strong>medes chauves souris qui s'accrochent aux angles desmurailles par les doigts de leurs ailes membraneuses. Un


este de feu, qu'avivait la rafale engouffrée dans lacheminée, colorait de reflets bizarres le groupe réuniautour de la table avec une sorte d'intimité triste quifaisait ressortir encore la mélancolique solitude duchâteau. D'une famille jadis puissante et rêche il ne restaitqu'un rejeton isolé, errant <strong>com</strong>me une ombre dans cemanoir peuplé par ses aïeux; d'une livrée nombreuse iln'existait plus qu'un seul domestique, serviteur pardévouement, qui ne pouvait être remplacé: d'une meute detrente chiens courants il ne survivait qu'un chien unique,presque aveugle et tout gris de vieillesse, et un chat noirservait d'âme au logis désert.<strong>Le</strong> baron fît signe à Pierre qu'il voulait se retirer. Pierre,se baissant au loyer, alluma un éclat de bois de pin enduitde résine, sorte de chandelle économique qu'emploient lespauvres paysans, et se mit à précéder le jeune seigneur;Miraut et Béelzébuth se joignirent au cortège: la lueurfumeuse de la torche faisait vaciller sur les murailles del'escalier les fresques pâlies et donnait une apparence devie aux portraits enfumés de la salle à manger dont lesyeux noirs et fixes semblaient lancer un regard de pitiédouloureuse sur leur descendant.Arrivé à la chambre à coucher fantastique que nousavons décrite, le vieux serviteur alluma une petite lampede cuivre à un bec dont la mèche se repliait dans l'huile<strong>com</strong>me un ténia dans l'esprit-de-vin à la montre d'unapothicaire, et se retira suivi de Miraut. Béelzébuth, quijouissait de ses grandes entrées, s'installa sur un des


fauteuils. <strong>Le</strong> baron s'affaissa sur l'autre, accablé par lasolitude, le désoeuvrement et l'ennui.Si la chambre avait l'air d'une chambre à revenantspendant le jour, c'était encore bien pis le soir à la clartédouteuse de la lampe. La tapisserie prenait des tonslivides, et le chasseur, sur un fond de verdure sombre,devenait, ainsi éclairé, un être presque réel. Il ressemblait,avec son arquebuse en joue, à un assassin guettant savictime, et ses lèvres rouges ressortaient plus étrangementencore sur son visage pâle. On eût dit une bouche devampire empourprée de sang.La lampe saisie par l'atmosphère humide grésillait etjetait des lueurs intermittentes, le vent poussait dessoupirs d'orgue à travers les couloirs, et des bruitseffrayants et singuliers se faisaient entendre dans leschambres désertes.<strong>Le</strong> temps était devenu mauvais, et de larges gouttes depluie, poussées par la rafale, tintaient sur les vitressecouées dans leurs mailles de plomb. Quelquefois levitrage semblait près de ployer et de s'ouvrir, <strong>com</strong>me sil'on eût fait une pesée à l'extérieur.C'était le genou de la tempête qui s'appuyait sur le frêleobstacle.Parfois, pour ajouter une note de plus à l'harmonie, undes hiboux, nichés sous la toiture, exhalait un piaulementsemblable au cri d'un enfant égorgé, ou, contrarié par lalumière, venait heurter à la fenêtre avec un grand bruitd'ailes.


<strong>Le</strong> châtelain de ce triste manoir, habitué à ces lugubressymphonies, n'y faisait aucune attention. Béelzébuth seul,avec l'inquiétude naturelle aux animaux de son espèce,agitait à chaque bruit les racines de ses oreilles coupées etregardait fixement dans les angles obscurs, <strong>com</strong>me s'il yeût aperçu, de ses prunelles nyctalopes, quelque chosed'invisible à l'oeil humain. Ce chat visionnaire, au nom età la mine diaboliques, eût alarmé un moins brave que lebaron, car il avait l'air de savoir bien des choses apprisesdans ses courses nocturnes, à travers les galetas et leschambres inhabitées du castel; plus d'une fois il avait dûfaire, au bout du corridor, des rencontres qui eussentblanchi les cheveux d'un homme.Sigognac prit sur la table un petit volume dont la reliureternie portait estampé l'écusson de sa famille, et se mit àen tourner les feuilles d'un doigt nonchalant. Si ses yeuxparcouraient exactement les lignes, sa pensée était ailleursou ne prenait qu'un intérêt médiocre aux odelettes et auxsonnets amoureux de Ronsard, malgré leurs belles rimeset leurs doctes inventions renouvelées des Grecs. Bientôtil jeta le livre et se mit à déboutonner son pourpointlentement <strong>com</strong>me un homme qui n'a pas envie de dormiret se couche, de guerre lasse, parce qu'il ne sait que faireet veut essayer de noyer l'ennui dans le sommeil. <strong>Le</strong>sgrains de poussière tombent si tristement dans le sablierpar une nuit noire et pluvieuse au fond d'un château ruinéqu'entoure un océan de bruyères, sans un seul être vivantà dix lieues à la ronde! <strong>Le</strong> jeune baron, unique survivant


de la famille Sigognac, avait, en effet, bien des motifs demélancolie. Ses aïeux s'étaient ruinés de différentesmanières, soit par le jeu, soit par la guerre ou par le vaindésir de briller, en sorte que chaque génération avait léguéà l'autre un patrimoine de plus en plus diminué.<strong>Le</strong>s fiefs, les métairies, les fermes et les terres quirelevaient du château s'étaient envolés pièce à pièce; et ledernier Sigognac, après des efforts inouïs pour relever lafortune de la famille, efforts sans résultat, parce qu'il esttrop tard pour boucher les voies d'eau d'un navire lorsqu'ilsombre, n'avait laissé à son fils que ce castel lézardé et lesquelques arpents de terre stérile qui l'entouraient; le resteavait dû être abandonné aux créanciers et aux juifs.La pauvreté avait donc bercé le jeune enfant de sesmains maigres, et ses lèvres s'étaient suspendues à unemamelle tarie.Privé tout jeune de sa mère morte de tristesse dans cechâteau délabré, en songeant à la misère qui devait peserplus tard sur son fils et lui fermer toute carrière, il neconnaissait pas les douces caresses et les tendres soinsdont la jeunesse est entourée, même dans les familles lesmoins heureuses. La sollicitude de son père, qu'ilregrettait pourtant, ne s'était guère traduite que parquelques coups de pied au derrière, ou l'ordre de luidonner le fouet. En ce moment, il s'ennuyait si fort qu'ileût été heureux de recevoir une de ces admonestationspaternelles dont le souvenir lui faisait venir les larmes auxyeux, car un coup de pied de père à fils, c'est encore une


elation humaine, et, depuis quatre ans que le barondormait allongé sous sa dalle dans le caveau de familledes Sigognac, il vivait au milieu d'une solitude profonde.Sa jeune fierté répugnait à paraître parmi la noblesse de laprovince aux fêtes et aux chasses sans l'équipageconvenable à sa qualité.Qu'eût-on dit, en effet, de voir le baron de Sigognacaccoutré <strong>com</strong>me un gueux de l'Hostière nu <strong>com</strong>me uncueilleur de pommes du Perche? Cette considérationl'avait empêché d'aller offrir ses services <strong>com</strong>medomestique à quelque prince. Aussi beaucoup de genscroyaient-ils que les Sigognac étaient éteints, et l'oublipousse sur les morts encore plus vite que l'herbe, effaçaitcette famille autrefois importante et riche, et bien peu depersonnes savaient qu'il existât encore un rejeton de cetterace amoindrie.Depuis quelques instants, Béelzébuth paraissait inquiet,il levait la tête <strong>com</strong>me s'il subodorait quelque chosed'inquiétant; il se dressait contre la fenêtre et appuyait sespattes aux carreaux, cherchant à percer le noir sombre dela nuit rayé de hachures pressées de pluie; son nez sefronçait et s'agitait. Un hurlement prolongé de Mirauts'élevant au milieu du silence vint bientôt confirmer lapantomime du chat; il se passait décidément quelquechose d'insolite aux environs du castel, d'ordinaire sitranquille. Miraut continuait d'aboyer avec toute l'énergieque lui permettait son enrouement chronique. <strong>Le</strong> baron,pour être prêt à tout événement, reboutonna le pourpoint


qu'il allait quitter et se dressa sur ses pieds.«Qu'a donc Miraut, lui qui ronfle <strong>com</strong>me le chien desSept Dormants, sur la paille de sa niche dès que le soleilest couché, pour faire un pareil vacarme? Est-ce qu'unloup rôderait autour des murailles?» dit le jeune hommeen ceignant une épée à lourde coquille de fer qu'il détachadu mur et dont il boucla le ceinturon à son dernier trou,car la bande de cuir coupée pour la taille du vieux baroneût fait deux fois le tour de celle du fils.Trois coups frappés assez violemment à la porte ducastel retentirent à intervalles mesurés et firent gémir leséchos des chambres vides.Qui pouvait à cette heure venir troubler la solitude dumanoir et le silence de la nuit? Quel voyageur malaviséheurtait à cette porte qui ne s'était pas ouverte depuis silongtemps pour un hôte, non par manque de courtoisie dela part du maître, mais par l'absence de visiteurs? Quidemandait à être reçu dans cette auberge de la famine,dans cette cour plénière du Carême, dans cet hôtel demisère et de lésine?


I ILE CHARIOT DE THESPISSigognac descendit l'escalier, protégeant sa lampe avecsa main contre les courants d'air qui menaçaient del'éteindre. <strong>Le</strong> reflet de la flamme pénétrait ses phalangesamincies et les teignait d'un rouge diaphane, en sorte que,quoique ce fût la nuit et qu'il marchât suivi d'un chat noirau lieu de précéder le soleil, il méritait l'épithète appliquéepar le bon Homère aux doigts de l'Aurore.Il abaissa la barre de la porte, entrouvrit le battantmobile, et se trouva en face d'un personnage au nezduquel il porta sa lampe. Éclairée par ce rayon, une assezgrotesque figure se dessina sur le fond d'ombre: un crânecouleur de beurre rance luisait sous la lumière et la pluie.Des cheveux gris plaqués aux tempes, un nez cardinaliséde purée septembrale, tout fleuri de bouclettess'épanouissant en bulbe entre deux petits yeux vaironsrecouverts de sourcils très épais et bizarrement noirs, desjoues flasques, martelées de ions vineux et traversées defibrilles rouges, une bouche lippue d'ivrogne et de satyre,un menton à verrue où s'implantaient quelques poilsrevêches et durs <strong>com</strong>me des crins de vergette <strong>com</strong>posaientun ensemble de physionomie digne d'être sculptée enmascaron sous la corniche du Pont-Neuf. Une certainebonhomie spirituelle tempérait ce que ces traits pouvaient


- On ne saurait mieux élucider mes paroles, réponditl'acteur, et vous parlez de cire. Puis je espérer que VotreSeigneurie m'accorde ma requête- Quoique ma demeure soit assez délabrée et que jen'aie pas grand-chose à vous offrir, vous y serez toujoursun peu moins mal qu'en plein air par une pluie battante.»<strong>Le</strong> Pédant, car tel paraissait être son emploi dans latroupe, s'inclina en signe d'assentiment.Pendant ce colloque, Pierre, éveillé par les abois deMiraut, s'était levé et avait rejoint son maître sous leporche. Mis au fait de ce qui se passait, il alluma unelanterne, et tous trois se dirigèrent vers la charretteembourbée.<strong>Le</strong> Léandre et le Matamore poussaient à la roue, et leRoi piquait les boeufs de son poignard tragique. <strong>Le</strong>sfemmes, enveloppées de leurs manteaux, se désespéraient,geignaient et poussaient de petits cris. Ce renfortinattendu et surtout l'expérience de Pierre eurent bientôtfait franchir le mauvais pas au lourd chariot qui, dirigé surun terrain plus ferme, atteignit le château, passa sous lavoûte ogivale et fut rangé dans la cour.<strong>Le</strong>s boeufs dételés allèrent prendre place à l'écurie àcôté du bidet blanc; les <strong>com</strong>édiennes sautèrent à bas de lacharrette, faisant bouffer leurs jupes fripées, et montèrent,guidées par Sigognac, dans la salle à manger, la pièce laplus habitable de la maison. Pierre trouva au fond dubûcher un fagot et quelques brassées de broussailles qu'iljeta dans la cheminée et qui se mirent à flamber


joyeusement. Quoiqu'on ne fût encore qu'au début del'automne, un peu de feu était nécessaire pour sécher lesvêtements humides de ces dames; d'ailleurs la nuit étaitfraîche et l'air sifflait par les boiseries disjointes de cettepièce inhabitée.<strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiens, bien qu'habitués par leur vie errante auxgîtes les plus divers, regardaient avec étonnement cetétrange logis que les hommes semblaient avoir abandonnédepuis longtemps aux esprits et qui faisait naîtreinvolontairement des idées d'histoires tragiques; pourtantils n'en témoignaient, en personnes bien élevées, ni terreurni surprise.«Je ne puis vous donner que le couvert, dit le jeunebaron, mon garde-manger ne renferme pas de quoi fairesouper une souris. Je vis seul en ce manoir, ne recevantjamais personne, et vous voyez, sans que je vous le dise,que la fortune n'habite pas céans.- Qu'à cela ne tienne, répliqua le Pédant; si, au théâtre,l'on nous sert des poulets de carton et des bouteilles debris tourné, nous nous précautionnons, pour la vieordinaire, de mets plus substantiels. Ces viandes creuseset ces boissons imaginaires iraient mal à nos estomacs, et,en qualité de munitinnnaire de la troupe, je tiens toujoursen réserve quelque jambon de Bayonne, quelque pâté devenaison, quelque longe de veau de Rivière, avec unedouzaine de flacons de vin de Cahors et de Bordeaux.- Bien parlé, Pédant, exclama le Léandre; va chercherles provisions, et, si ce seigneur le permet et daigne souper


avec nous, dressons ici même la table du festin. Il y a dansces buffets assez de vaisselle, et ces dames mettront lecouvert.» Au signe d'acquiescement que fit le baron toutétourdi de l'aventure, l'Isabelle et la donna Sérafina,assises toutes deux près de la cheminée, se levèrent etrangèrent les plats sur la table préalablement essuyée parPierre et recouverte d'une vieille nappe usée, maisblanche.<strong>Le</strong> Pédant reparut bientôt portant un panier de chaquemain, et plaça triomphalement au milieu de la table uneforteresse de pâté aux murailles blondes et dorées, quirenfermait dans ses flancs une garnison de becfigues et deperdreaux. Il entoura ce fort gastronomique de sixbouteilles, pour ouvrages avancés, qu'il fallait emporteravant de prendre place. Une langue de boeuf fumée et unetranche de jambon <strong>com</strong>plétèrent la symétrie.Béelzébuth, qui s'était perché sur le haut d'un buffet etsuivait curieusement de l'oeil ces préparatifsextraordinaires, tâchait de s'approprier, au moins parl'odorat, toutes ces choses exquises étalées en abondance.Son nez couleur de truffe aspirait profondément lesémanations parfumées; ses prunelles vertes jubilaient etscintillaient, une petite bave de convoitise argentait sonmenton. Il aurait bien voulu s'approcher de la table etprendre sa part de cette frairie à la Gargantua si en dehorsdes sobriétés de la maison, mais la vue de tous cesnouveaux visages l'épouvantait et sa poltronnerie<strong>com</strong>battait sa gourmandise.


Ne trouvant pas la lueur de la lampe suffisammentrayonnante, le Matamore était allé chercher dans lacharrette deux flambeaux de théâtre, en bois entouré depapier doré et munis chacun de plusieurs bougies, renfortqui produisit une illumination assez magnifique. Cesflambeaux, dont la forme rappelait celle du chandelier àsept branches de l'écriture, se plaçaient ordinairement surl'autel de l'hyménée, au dénouement des pièces àmachines ou sur la table du festin, dans la Marianne deMairet et l'Héiodiade de Tristan.A leur clarté et à celle des bourrées flambantes, lachambre morne avait repris une espèce de vie. De faiblesrougeurs coloraient les joues pâles des portraits, et si lesdouairières venueuses, engoncées dans leurs collerettes etroides sous leur venugadin, prenaient un air pincé àl'aspect des jeunes <strong>com</strong>édiennes folâtrant dans ce gravemanoir, en revanche, les guerriers et les chevaliers deMalte semblaient leur sourire du fond de leur cadre et setrouver heureux d'assister à pareille fête, à l'exception dedeux ou trois vieilles moustaches grises boudantobstinément sous leur vernis jaune, et gardant malgré toutles mines rébarbatives dont le peintre les avait dotées.Un air plus tiède et plus vivace circulait dans cette vastesalle, où l'on ne respirait habituellement que l'humiditémoisie du sépulcre. <strong>Le</strong> délabrement des meubles et destentures était moins visible, et le spectre pâle de la misèresemblait avoir abandonné le château pour quelquesinstants.


Sigognac, à qui cette surprise avait d'abord étédésagréable, se laissait aller à une sensation de bien êtreinconnue. L'Isabelle, donna Sérafina, et même la soubrettelui troublaient doucement l'imagination et lui faisaientl'effet plutôt de divinités descendues sur la terre que desimples mortelles. C'étaient, en effet, de fort jolies femmeset qui eussent préoccupé de moins novices que notre jeunebaron. Tout cela lui produisait l'effet d'un rêve, et ilcraignait à tout moment de se réveiller.<strong>Le</strong> baron donna la main à donna Sérafina, qu'il fitasseoir à sa droite.Isabelle prit place à gauche, la soubrette se mit en face,la duègne s'établit à côté du Pédant, Léandre et leMatamore s'assirent où ils voulurent. <strong>Le</strong> jeune maître duchâteau put alors étudier tout à son aise les physionomiesde ses hôtes vivement éclairées et ressortant avec un pleinrelief. Son examen porta d'abord sur les femmes, dont ilne serait pas hors de propos de tirer ici un léger crayon,tandis que le Pédant pratique une brèche aux remparts dupâté.La Sérafina était une jeune femme de vingt-quatre àvingt-cinq ans, à qui l'habitude de jouer les grandescoquettes avait donné l'air du monde et autant de manègequ'à une dame de cour. Sa figure, d'un ovale un peuallongé, son nez légèrement aquilin, ses yeux gris à fleurde tête, sa bouche rouge, dont la lèvre inférieure étaitcoupée par une petite raie, <strong>com</strong>me celle d'Anned'Autriche, et ressemblait à une cerise, lui <strong>com</strong>posaient


une physionomie avenante et noble à laquellecontribuaient encore deux cascades de cheveux châtainsdescendant par ondes au long de ses joues, où l'animationet la chaleur avaient fait paraître de jolies couleurs roses.Deux longues mèches, appelées moustaches et nouéeschacune par trois noisettes de ruban noir, se détachaientcapricieusement des crêpelures et en faisaient valoir lagrâce vaporeuse <strong>com</strong>me des touches de vigueur que donneun peintre au tableau qu'il termine. Son chapeau de feutreà bord rond, orné de plumes dont la dernière secontournait en panache sur les épaules de la dame, et lesautres se recroquevillaient en bouillons, coiffaitcavalièrement la Sérafina; un col d'homme rabattu, garnid'un point d'Alençon et noué d'une bouffette noire, demême que les moustaches, s'étalait sur une robe develours vert à manches crevées, relevées d'aiguillettes etde brandebourgs, et dont l'ouverture laissait bouillonner lelinge; une écharpe de soie blanche, posée en bandoulière,achevait de donner à cette mise un air galant et décidé.Ainsi attifée, Sérafina avait une mine de Penthésilée etde Marquise très propre aux aventures et aux <strong>com</strong>édies decape et d'épée. Sans doute tout cela n'était pas de lapremière fraîcheur, l'usage avait miroité par places levelours de la jupe, la toile de Frise était un peu fripée, lesdentelles eussent paru rousses au grand jour; les broderiesde l'écharpe, à les regarder de près, rougissaient ettrahissaient le clinquants plusieurs aiguillettes avaientperdu leurs ferrets, et la passementerie éraillée des


andebourgs se défilait par endroits; les plumes énervéesbattaient flasquement sur les bords du feutre, les cheveuxétaient un peu défrisés, et quelques fétus de paille,ramassés dans la charrette, se mêlaient assez pauvrementà leur opulence.Ces petites misères de détail n'empêchaient pas donnaSérafina d'avoir un port de reine sans royaume. Si sonhabit était fané, sa figure était fraîche, et, d'ailleurs, cettemise paraissait la plus éblouissante du monde au jeunebaron de Sigognac, peu habitué à de pareillesmagnificences, et qui n'avait jamais vu que des paysannesvêtues d'une jupe de bure et d'une cape de callemande. Ilétait, du reste, trop occupé des yeux de la belle pour faireattention aux éraillures de son costume.L'Isabelle était plus jeune que la donna Sérafina, ainsique l'exigeait son emploi d'ingénue; elle ne poussait pasnon plus aussi loin la braverie du costume et se bornait àune élégante et bourgeoise simplicité, <strong>com</strong>me il convientà la fille de Cassandre.Elle avait le visage mignon, presque enfantin encore, debeaux cheveux d'un châtain soyeux, l'oeil voilé par delongs cils, la bouche en coeur et petite, et un air demodestie virginale, plus naturel que feint. Un corsage detaffetas gris, agrémenté de velours noir et de jais,s'allongeait en pointe sur une jupe de même couleur; unefraise, légèrement empesée, se dressait derrière sa jolienuque où se tordaient de petites boucles de cheveuxfollets, et un fil de perles fausses entourait son col; et,


quoiqu'au premier abord elle attirât moins l'oeil que laSérafina, elle le retenait plus longtemps. Si ellen'éblouissait pas, elle charmait, ce qui a bien sonavantage.La soubrette méritait en plein l'épithète de morena queles Espagnols donnent aux brunes. Sa peau se colorait detons dorés et fauves <strong>com</strong>me celle d'une gitana. Sescheveux drus et crespelés étaient d'un noir d'enfer, et sesprunelles d'un brun jaune pétillaient d'une malicediabolique. Sa bouche, grande et d'un rouge vif, laissaitluire par éclairs blancs une denture qui eût fait honneur àun jeune loup. Du reste, elle était maigre et <strong>com</strong>meconsumée d'ardeur et d'esprit, mais de cette maigreurjeune et bien portante qui ne fait point mal à voir. A coupsûr, elle devait être aussi experte à recevoir et à remettreun poulet à la ville qu'au théâtre; mais elle devait bien<strong>com</strong>pter sur ses charmes, la dame qui se servait d'unepareille Dariolette! En passant par ses mains, plus d'unedéclaration d'amour n'était pas arrivée à son adresse, et legalant oublieux s'était attardé dans l'antichambre.C'était une de ces femmes que leurs <strong>com</strong>pagnestrouvent laides, mais qui sont irrésistibles pour leshommes et semblent pétries avec du sel, du piment et descantharides, ce qui ne les empêche pas d'être froides<strong>com</strong>me des usuriers lorsqu'il s'agit de leurs intérêts. Uncostume fantasque bleu et jaune avec un bavolet de faussedentelle <strong>com</strong>posait sa toilette.Dame Léonarde, la mère noble de la troupe, était vêtue


tout de noir <strong>com</strong>me une digne espagnole. Des coiffesd'étamine encadraient sa figure grasse à plusieursmentons, pâlie, et <strong>com</strong>me usée par quarante ans de fard.Des tons d'ivoire jauni et de vieille cire blêmissaient sonembonpoint malsain, venu plutôt de l'âge que de la santé.Ses yeux, sur lesquels descendait une paupière molle,avaient une expression d'astuce, et faisaient <strong>com</strong>me deuxtaches noires dans sa figure blafarde.Quelques poils <strong>com</strong>mençaient à ombrer les<strong>com</strong>missures de ses lèvres, quoiqu'elle les arrachâtsoigneusement avec des pinces. <strong>Le</strong> caractère féminin avaitpresque disparu de cette figure, dans les rides de laquelleon eût retrouvé bien des histoires, si l'on eût pris la peinede les y chercher. Comédienne depuis son enfance, dameLéonarde en savait long sur une carrière dont elle avaitsuccessivement rempli tous les emplois jusqu'à celui deduègne, accepté si difficilement par la coquetterietoujours mal convaincue des ravages du temps.Léonarde avait du talent, et, toute vieille qu'elle était,savait se faire applaudir, même à côté des jeunes et jolies,toutes surprises de voir les bravos s'adresser à cettesorcière.Voilà pour le personnel féminin. <strong>Le</strong>s principauxemplois de la <strong>com</strong>édie s'y trouvaient représentés, et, s'ilmanquait un personnage on racolait en route quelque<strong>com</strong>édien errant ou quelque amateur de théâtre, heureuxde se charger d'un petit rôle, et d'approcher ainsi desAngéliques et des Isabelles. <strong>Le</strong> personnel mâle se


<strong>com</strong>posait du Pédant déjà décrit, et sur lequel il n'est pasnécessaire de revenir, du Léandre, du Scapin, du Tyrantragique et du Tranche-montagne.<strong>Le</strong> Léandre, obligé par état de rendre douces <strong>com</strong>mebrebis les tigresses les plus hyrcaniennes, de duper lesTruffaldins, d'écarter les Ergastes et de passer à travers lespièces toujours superbe et triomphant, était un garçon detrente ans que les soins excessifs qu'il prenait de sapersonne faisaient paraître beaucoup plus jeune. Ce n'estpas une petite affaire que de représenter, pour lesspectatrices, l'amant, cet être mystérieux et parfait, quechacun façonne à sa guise d'après l'Amadis ou L'Astrée.Aussi messer Léandre se graissait-il le museau de blanc debaleine, et s'enfarinait-il, chaque soir, de poudre de talc;ses sourcils, dont il arrachait avec des pinces les poilsrebelles, semblaient une ligne tracée à l'encre de Chine, etfinissaient en queue de rat.Des dents, brossées à outrance et frottées d'opiat,brillaient <strong>com</strong>me des perles d'Orient dans ses gencivesrouges, qu'il découvrait à tout propos, méconnaissant leproverbe grec qui dit que rien n'est plus sot qu'un sot rire.Ses camarades prétendaient que, même à la ville, ilmettait une pointe de rouge pour s'aviver l'oeil. Descheveux noirs, soigneusement calamistrés, se tordaient aulong des joues en spirales brillantes un peu alanguies parla pluie, ce dont il prenait occasion pour leur redonner dutour avec le doigt, et montrer ainsi une main fort blanche,où scintillait un solitaire beaucoup trop gros pour être


vrai. Son col rabattu laissait voir un cou rond et blanc raséde si près que la barbe n'y paraissait pas. Un flot de lingeassez propre bouillonnait entre sa veste et ses chaussestuyautées d'un monde en rubans, dont la conservationparaissait l'occuper beaucoup. En regardant la muraille, ilavait l'air de mourir d'amour, et ne demandait point àboire sans pâmer.Il ponctuait ses phrases de soupirs et faisait, en parlantdes choses les plus indifférentes, des clins d'yeux, des airspenchés et des mines à crever de rire; mais les femmestrouvaient cela charmant.<strong>Le</strong> Scapin avait une tête de renard, futée, pointue,narquoise, ses sourcils remontaient sur son front en accentcirconflexe, découvrant un oeil émerillonné toujours enmouvement, et dont la prunelle jaune tremblotait <strong>com</strong>meune pièce d'or sur du vif-argent; des pattes d'oie de ridesmalignes se plissaient à chaque coin de ses paupièrespleines de mensonges, de ruses et de fourberies; ses lèvresminces et flexibles remuaient perpétuellement, etmontraient, à travers un sourire équivoque, des caninesaiguës d'aspect assez féroce; et truand il ôtait sa barretterayée de blanc et de rouge, ses cheveux coupés en brosseaccusaient les contours d'une tête bizarrement bossuée.Ces cheveux étaient fauves et feutrés <strong>com</strong>me du poil deloup, et <strong>com</strong>plétaient le caractère de bête malfaisanterépandu sur sa physionomie. On était tenté de regarderaux mains de ce drôle pour voir s'il ne s'y trouvait pas descalus causés par le maniement de la rame, car il avait bien


l'air d'avoir passé quelques saisons à écrire ses mémoiressur l'Océan avec une plume de quinze pieds. Sa voixfausse, tantôt haute, tantôt basse, procédait par brusqueschangements de tons et glapissements bizarres, quisurprenaient et faisaient rire sans qu'on en eût envie; sesmouvements inattendus et <strong>com</strong>me déterminés par ladétente subite d'un ressort caché présentaient quelquechose d'illogique et d'inquiétant, et paraissaient servirplutôt à retenir l'interlocuteur qu'à exprimer une pensée ouun sentiment. C'était la pantomime du renard évoluantavec rapidité, et faisant cent tours de passe-passe sousl'arbre du haut duquel le dindon fasciné le regarde, avantde se laisser choir.Il portait une souquenille grise par-dessus son costume,dont on entrevoyait les zébrures, soit qu'il n'eût pas eu letemps de se déshabiller après sa dernière représentation,soit que sa garde, robe exiguë ne lui permit pas d'avoirhabit de ville et habit de théâtre au grand <strong>com</strong>plet.Quant au Tyran, c'était un fort bon homme que la natureavait doué, sans doute par plaisanterie, de tous les signesextérieurs de la férocité.Jamais âme plus débonnaire ne revêtit une enveloppeplus rébarbative.De gros sourcils charbonnés, larges de deux doigts,noirs <strong>com</strong>me s'ils eussent été en peau de taupe, serejoignant à la racine du nez, des cheveux crépus, unebarbe épaisse montant jusqu'aux yeux, et qu'il ne taillaitpoint pour n'avoir pas à s'en adapter une postiche lorsqu'il


jouait les Hérodes et les Polyphontes, un teint basané<strong>com</strong>me un cuir de Cor doue lui faisaient une physionomietruculente et formidable <strong>com</strong>me les peintres aiment à endonner aux bourreaux et à leurs aides dans lesécorchements de saint Barthélemy ou les décollations desaint Jean-Baptiste.Une voix de taureau à faire trembler les vitres et remuerles verres sur la table ne contribuait pas peu à entretenir laterreur qu'inspirait cet aspect de Croque-mitaine rehaussépar un pourpoint de velours noir d'une mode surannée;aussi obtenait-il un succès d'épouvante en hurlant les versde Garnier et de Scudéry. Il était, du reste, entripaillé<strong>com</strong>me il faut, et capable de bien remplir un trône.<strong>Le</strong> Tranche montagne, lui, était maigre, hâve, noir et sec<strong>com</strong>me un pendu d'été. Sa peau semblait un parchemincollé sur des os; un grand nez recourbé en bec d'oiseau deproie, et dont l'arête mince luisait <strong>com</strong>me de la corne,élevait sa cloison entre les deux côtés de sa figure aiguiséeen navette, et encore allongée par une barbiche pointue.Ces deux profils collés l'un contre l'autre avaientbeaucoup de peine à former une face, et les yeux pour s'yloger se retroussaient à la chinoise vers les tempes.<strong>Le</strong>s sourcils à demi rasés se contournaient en virgulenoire au-dessus d'une prunelle inquiète, et les moustaches,d'une longueur démesurée, poissées et maintenues àchaque bout par un cosmétique, remontaient en arc decercle et poignardaient le ciel; les oreilles écartées de latête figuraient assez bien les deux anses d'un pot, et


donnaient de la prise aux croquignoles et aux nasardes.Tous ces traits extravagants, tenant plutôt de la caricatureque du naturel, semblaient avoir été sculptés par unefantaisie folâtre dans un manche de rebec ou copiésd'après ces coquecigrues et chimères pantagruéliques quitournent le soir aux lanternes des pâtissiers; ses grimacesde matamore étaient devenues, à la longue, saphysionomie habituelle, et, sorti de la coulisse, il marchaitfendu <strong>com</strong>me un <strong>com</strong>pas, la tête rejetée en arrière, lepoing sur la hanche et la main à la coquille de l'épée.Un justaucorps jaune, bombé en cuirasse, agrémenté devert et tailladé de crevées à l'espagnole disposées dans lesens des côtes, une golille empesée soutenue de fils de feret de carton, large <strong>com</strong>me la table ronde et où les douzepairs eussent pu prendre leurs repas, des hauts-dechaussesbouillonnés et rattachés d'aiguillettes, des bottesde cuir blanc de Russie, où ses jambes de coq ballottaient<strong>com</strong>me des flûtes dans leur étui quand le ménétrier lesremporte, une rapière démesurée qu'il ne quittait jamais,et dont la poignée de fer, fenestrée à jour, pesait biencinquante livres, formaient l'accoutrement du drôle,accoutrement sur lequel il drapait, pour plus de braverie,une couverture dont son épée relevait le bord. Disons,pour ne rien omettre, que deux pennes de coq, bifurquées<strong>com</strong>me un cimier de cocuage, adornaient grotestementson feutre gris allongé en chausse à filtrer.L'artifice de l'écrivain a cette infériorité sur celui dupeintre, qu'il ne peut montrer les objets que


successivement. Un coup d'oeil suffirait à saisir dans untableau où l'artiste les aurait groupées autour de la tableles diverses figures dont le dessin vient d'être donné; onles y verrait avec les ombres, les lumières, les attitudescontrastées, le coloris propre à chacun et une infinité dedétails d'ajustement qui manquent à cette description,cependant déjà trop longue, bien qu'on ait tâché de la fairela plus brève possible; mais il fallait vous faire lierconnaissance avec cette troupe <strong>com</strong>ique tombée siinopinément dans la solitude du manoir de Sigognac.<strong>Le</strong> <strong>com</strong>mencement du repas fut silencieux les grandsappétits sont muets <strong>com</strong>me les grandes passions! mais, lespremières furies apaisées, les langues se dénouèrent. <strong>Le</strong>jeune baron, qui peut-être ne s'était pas rassasié depuis lejour où il avait été sevré, bien qu'il eût la meilleure enviedu monde de paraître amoureux et romanesque devant laSérafine et l'Isabelle, mangeait ou plutôt engloutissait avecune ardeur qui n'eût pas laissé soupçonner qu'il eût soupédéjà. <strong>Le</strong> Pédant, que cette fringale juvénile amusait,empilait sur l'assiette du sieur de Sigognac des ailes deperdrix et des tranches de jambon, aussitôt disparues quedes flocons de neige sur une pelle rouge. Béelzébuth,emporté par la gourmandise, s'était déterminé, malgré sesterreurs, à quitter le poste inattaquable qu'il occupait surla corniche du dressoir, et s'était fait ce raisonnementtriomphal, qu'il serait difficile de lui tirer les oreilles,puisqu'il n'en possédait pas, et qu'on ne pourrait se livrersur lui à cette plaisanterie vulgaire de lui affûter une


casserole au derrière, puisque la queue absente interdisaitce genre de facétie plus digne de polissons que de gens debonne <strong>com</strong>pagnie, <strong>com</strong>me le paraissaient les hôtes réunisautour de cette table chargée de mets d'une succulence etd'un parfum inusités. Il s'était approché, profitant del'ombre, ventre à terre, et tellement aplati, que les jointuresde ses pattes formaient des coudes au-dessus de son corps,<strong>com</strong>me une panthère noire guettant une gazelle, sans quepersonne eût pris garde à lui. Parvenu jusqu'à la chaise dubaron de Sigognac, il s'était redressé et, pour attirerl'attention du maître, il lui jouait sur le genou un air deguitare avec ses dix griffes.Sigognac, indulgent pour l'humble ami qui avaitsouffert de si longues famines à son service, le faisaitparticiper à sa bonne fortune en lui passant sous la tabledes os et des reliefs accueillis avec une reconnaissancefrénétique. Miraut, qui avait trouvé moyen de s'introduiredans la salle du festin sur les pas de Pierre, eut aussi plusd'un bon lopin pour sa part.La vie semblait revenue à cette habitation morte; il yavait de la lumière, de la chaleur et du bruit. <strong>Le</strong>s<strong>com</strong>édiennes ayant bu deux doigts de vin, pépiaient<strong>com</strong>me des perruches sur leurs bâtons et se<strong>com</strong>plimentaient sur leurs succès réciproques. <strong>Le</strong> Pédantet le Tyran disputaient sur la pré-excellence du poème<strong>com</strong>ique et du poème tragique; l'un soutenant qu'il étaitplus difficile de faire rire les honnêtes gens que de leseffrayer par des contes de nourrice qui n'avaient de mérite


que l'antiquité; l'autre prétendant que la scurrilité et labouffonnerie dont usaient les faiseurs de <strong>com</strong>édiesravalaient fort leur auteur. <strong>Le</strong> Léandre avait tiré un petitmiroir de sa poche, et se regardait avec autant de<strong>com</strong>plaisance que feu Narcissus le nez dans sa source.Contrairement à l'usage du Léandre, il n'était pasamoureux de l'Isabelle; ses visées allaient plus haut. Ilespérait, par ses grâces et ses manières de gentilhomme,donner dans l'oeil à quelque inflammable douairière, dontle carrosse à quatre chevaux viendrait le prendre à lasortie du théâtre et le conduire à quelque château oùattendrait la sensible beauté, dans le négligé le plus galant,en face d'un régal des plus délicats. Cette vision s'était-elleréalisée quelquefois? Léandre l'affirmait... Scapin le niait,et c'était entre eux le sujet de contestations interminables.<strong>Le</strong> damné valet, malicieux <strong>com</strong>me un singe, prétendaitque le pauvre homme avait beau jouer de la prunelle,lancer des regards assassins dans les loges, rire de façonà montrer ses trente-deux dents, tendre le jarret, cambrerla taille, passer un petit peigne dans les crins de saperruque et changer de linge à chaque représentation, dûtilse passer de déjeuner pour payer la lavandière, maisqu'il n'était pas parvenu encore à donner la plus légèreenvie de sa peau à la moindre baronne, même âgée dequarante-cinq ans, couperosée et constellée de signesmoustachus.Scapin, voyant Léandre occupé à cette contemplation,avait adroitement remis cette querelle sur le tapis, et le


ellâtre furieux offrit d'aller chercher parmi ses bagagesun coffre rempli de poulets flairant le musc et le benjoin,à lui adressés par une foule de personnes de qualité,<strong>com</strong>tesses, marquises et baronnes, toutes folles d'amour,en quoi le fat ne se vantait pas tout à fait, ce travers dedonner dans les histrions et les baladins régnant assez parles morales relâchées du temps. Sérafine disait que si elleétait une de ces dames, elle ferait donner les étrivières auLéandre, pour son impertinence et son indiscrétion; etIsabelle jurait par badinerie que s'il n'était pas plusmodeste. Elle ne l'épouserait pas à la fin de la pièce.Sigognac, quoique la male honte le tint à la gorge, et qu'iln'en laissât sortir que des phrases embrouillées, admiraitfort l'Isabelle, et ses yeux parlaient pour sa bouche. Lajeune fille s'était aperçue de l'effet qu'elle produisait sur lejeune baron et lui répondait par quelques regardslangoureux, au grand déplaisir du Tranche-montagne,secrètement amoureux de cette beauté, quoique sansespoir, vu son emploi grotesque. Un autre plus aurait etplus audacieux que Sigognac eût poussé sa pointe; maisnotre pauvre baron n'avait point appris les belles manièresde la cour dans son castel délabré et, quoiqu'il ne manquâtni de lettres ni d'esprit, il paraissait en ce moment assezstupide.<strong>Le</strong>s dix flacons avaient été religieusement vidés, et lePédant renversa le dernier, en faisant rubis sur l'ongle; cegeste fut <strong>com</strong>pris par le Matamore, qui descendit à lacharrette chercher d'autres bouteilles. <strong>Le</strong> baron, quoiqu'il


fût déjà un peu gris, ne put s'empêcher de porter à la santédes princesses un rouge-bord qui l'acheva.<strong>Le</strong> Pédant et le Tyran buvaient en ivrognes émérites qui,s'ils ne sont jamais tout à fait de sang-froid, ne sont nonplus jamais tout à fait ivres; le Tranche-montagne étaitsobre à la façon espagnole, et eût vécu <strong>com</strong>me ceshidalgos qui dînent de trois olives pochetées et soupentd'un air de mandoline. Cette frugalité avait une raison: ilcraignait en mangeant et en buvant trop, de perdre lamaigreur phénoménale qui était son meilleur moyen<strong>com</strong>ique. S'il engraissait, son talent diminuait, et il nesubsistait qu'à la condition de mourir de faim, aussi étaitildans des transes perpétuelles, et regardait-il souvent à laboucle de son ceinturon pour s'assurer si, d'aventure, iln'avait pas grossi depuis la veille.Volontaire Tantale, abstème <strong>com</strong>édien, martyr de lamaigreur, anatomie disséquée par elle-même, il netouchait aux mets que du bout des dents, et s'il eûtappliqué des jeûnes à un but pieux, il eût été en paradis<strong>com</strong>me Antoine et Macaire. La duègne s'ingurgitaitsolides et liquides d'une manière formidable; ses flasquesbajoues et ses fanons tremblaient au branle d'unemâchoire encore bien garnie. Quant à la Sérafina et àl'Isabelle, n'ayant pas d'éventail sous la main, ellesbâillaient à qui mieux mieux derrière le rempan diaphanede leurs jolis doigts. Sigognac, quoiqu'un peu étourdi parles fumées du vin, s'en aperçut et leur dit:«Mesdemoiselles, je vois, bien que la civilité vous fasse


lutter contre le sommeil, que vous mourez d'envie dedormir. Je voudrais bien pouvoir vous donner à chacuneune chambre tendue avec ruelle et cabinet, mais monpauvre castel tombe en ruine <strong>com</strong>me ma race dont je suisle dernier... Je vous cède ma chambre, la seule à peu prèsoù il ne pleuve pas; vous vous y arrangerez toutes deuxavec madame; le lit est large, et une nuit est bientôtpassée. Ces messieurs resteront ici, et s'ac<strong>com</strong>moderontdes fauteuils et des bancs... Surtout, n'allez pas avoir peurdes ondulations de la tapisserie, ni des gémissements duvent dans la cheminée, ni des sarabandes des souris, jepuis vous certifier que, quoique le lieu soit assez lugubre,il n'y revient point de fantômes.- Je joue les Bradamante et ne suis pas poltronne. Jerassurerai la timide Isabelle, dit la Sérafina en riant; quantà notre duègne, elle est un peu sorcière, et si le diablevient, il trouvera à qui parler.»Sigognac prit une lumière, et conduisit les dames dansla chambre à coucher, qui leur parut, en effet, trèsfantastique d'aspect, car la lampe tremblotante, agitée parle vent, faisait vaciller des ombres bizarres sur les poutresdu plafond, et des formes monstrueuses semblaients'accroupir dans les angles non éclairés.«Cela ferait une excellente décoration pour uncinquième acte de tragédie», dit la Sérafina en promenantses regards autour d'elle, tandis qu'lsabelle ne pouvait<strong>com</strong>primer un frisson, moitié de froid, moitié de terreur,en se sentant enveloppée par cette atmosphère de ténèbre


et d'humidité. <strong>Le</strong>s trois femelles se glissèrent sans sedéshabiller sous la couverture. Isabelle se mit entre laSérafina et la duègne pour que si quelque patte pelue defantôme ou d'incube sonait de dessous le lit, ellerencontrât d'abord une de ses camarades. <strong>Le</strong>s deux bravess'endormirent bientôt, mais la craintive jeune fille restalongtemps les yeux ouverts et fixés sur la portecondamnée <strong>com</strong>me si elle eût pressenti au-delà desmondes de fantômes et de terreurs nocturnes. La porte nes'ouvrit cependant pas, et aucun spectre n'en débouchavêtu d'un suaire et secouant ses chaînes, quoique desbruits singuliers se fissent entendre parfois dans lesappartements vides; mais le sommeil finit par jeter sapoudre d'or sous les paupières de la peureuse Isabelle, etson souffle égal se joignit bientôt à celui plus accentué deses <strong>com</strong>pagnes.<strong>Le</strong> Pédant dormait à poings fermés, le nez sur la table,en face du Tyran qui ronflait <strong>com</strong>me un tuyau d'orgue etgrommelait, en rêvant, quelques hémistichesd'alexandrins. <strong>Le</strong> Matamore, la tête appuyée sur le rebordd'un fauteuil et les pieds allongés sur les chenets, s'étaitroulé dans sa cape grise, et ressemblait à un hareng dansdu papier. Pour ne pas déranger sa frisure, Léandre tenaitsa tête droite et dormait tout d'une pièce.Sigognac s'était campé dans un fauteuil resté vacant,mais les événements de la soirée l'avaient trop agité pourqu'il pût s'assoupir.Deux jeunes femmes ne font pas ainsi irruption dans la


vie d'un jeune homme sans la troubler, surtout lorsque cejeune homme a vécu jusque-là triste, chaste, isolé, sevréde tous les plaisirs de son âge par cette dure marâtre qu'onappelle la misère.On dira qu'il n'est pas vraisemblable qu'un garçon devingt ans ait vécu sans amourette, mais Sigognac étaitfier, et, ne pouvant se présenter avec l'équipage a son àson rang et à son nom, il restait chez lui. Ses parents, dontil eût dû réclamer les services Sans honte, étaient morts.Il s'enfonçait tous les jours plus profondément dans laretraite et l'oubli. Il avait bien quelquefois, pendant sespromenades solitaires, rencontré Yolande de Foix, montéesur sa blanche haquenée, qui courait le cerf en <strong>com</strong>pagniede son père et de jeunes seigneurs. Cette étincelante visionpassait bien souvent dans ses rêves; mais quel rapportpouvait jamais exister entre la belle et riche châtelaine etlui, pauvre hobereau ruiné et mal en point? Loin dechercher à être remarqué d'elle, il s'était, lors de sesrencontres, effacé le plus qu'il avait pu, ne voulant pasdonner à rire par son feutre bossué et piteux, son plumetmangé des rats, ses habits passés et trop larges, son vieuxbidet pacifique, plus propre à servir de monture à un curéde campagne qu'à un gentilhomme; car rien n'est plustriste, pour un coeur bien situé, que de paraître ridicule àce qu'il aime, et il s'était fait, pour étouffer cette passionnaissante, tous les froids raisonnements qu'inspire lapauvreté. Y avait-il réussi?... C'est ce que nous nepouvons dire. Il le croyait, du moins, et avait repoussé


cette idée <strong>com</strong>me une chimère; il se trouvait assezmalheureux, sans ajouter à ses douleurs les tourments d'unamour impossible.La nuit se passa sans autre incident qu'une frayeur del'Isabelle causée par Béelzébuth, qui s'était pelotonné sursa poitrine, en manière de Smarra, et ne voulait point seretirer, trouvant le coussin fort doux.Quant à Sigognac il ne put fermer l'oeil, soit qu'il n'eûtpoint l'habitude de dormir hors de son lit, soit que levoisinage de jolies femmes lui fantasiât la cervelle. Nouscroirions plutôt qu'un vague projet <strong>com</strong>mençait à sedessiner dans son esprit et le tenait éveillé et perplexe. Lavenue de ces <strong>com</strong>édiens lui semblait un coup du sort et<strong>com</strong>me une ambassade de la Fortune pour l'inviter à sortirde cette masure féodale où ses jeunes années moisissaientdans l'ombre et s'étiolaient sans profit.<strong>Le</strong> jour <strong>com</strong>mençait à se lever, et déjà des lueursbleuâtres filtrant par les vitres à mailles de plomb faisaientparaître la lumière des lampes près de s'éteindre d'unjaune livide et malade.<strong>Le</strong>s visages des dormeurs s'éclairaient bizarrement à cedouble reflet et se découpaient en deux tranches, decouleur différente, <strong>com</strong>me les surcots du Moyen Age. <strong>Le</strong>Léandre prenait des tons de cierge jauni et ressemblait àces Saint-Jean de cire emperruquée de soie et dont le fardest tombé malgré la montre de verre.<strong>Le</strong> Tranche-montagne, les yeux fermés exactement, lespommettes saillantes, les muscles des mâchoires tendus,


le nez effilé <strong>com</strong>me s'il eût été pincé par les maigresdoigts de la mort, avait l'air de son propre cadavre. Desrougeurs violentes et des plaques apoplectiquesmarbraient la trogne du Pédant; les rubis de son nezs'étaient changés en améthystes, et sur ses lèvres épaissess'épanouissait la fleur bleue du vin. Quelques gouttes desueur, roulant à travers les ravines et les contrescarpes deson front, s'étaient arrêtées aux broussailles de ses sourcilsgrisonnants; les joues molles pendaient flasquement.L'hébétation d'un sommeil lourd rendait hideuse cetteface qui, éveillée et vivifiée par l'esprit, paraissait joviale;incliné ainsi sur le bord de la table, le Pédant faisait l'effetd'un vieil égipan crevé de débauche au revers d'un fosséà la suite d'une bacchanale. <strong>Le</strong> Tyran se maintenait assezbien avec sa figure blafarde et sa barbe de crin noir; satête d'Hercule bonasse et de bourreau paterne ne pouvaitguère changer. La soubrette supportait aussi passablementla visite indiscrète du jour; elle n'était point trop défaite.Ses yeux cerclés d'une meurtrissure un peu plus brune, sesjoues martelées de quelques marbrures violâtrestrahissaient seuls la fatigue d'une nuit mal dormie. Unlubrique rayon de soleil, se glissant à travers les bouteillesvides, les verres à demi pleins et les victuailles effondrées,allait caresser le menton et la bouche de la jeune fille<strong>com</strong>me un faune qui agace une nymphe endormie. <strong>Le</strong>schastes douairières de la tapisserie au teint bilieuxtâchaient de rougir sous leur vernis à la vue de leursolitude violée par ce campement de bohèmes, et la salle


du festin présentait un aspect à la fois sinistre etgrotesque.La soubrette s'éveilla la première sous ce baiser matinal;elle se dressa sur ses petits pieds, secoua ses jupes <strong>com</strong>meun oiseau ses plumes, passa la paume de ses mains sur sescheveux pour leur redonner quelque lustre, et, voyant quele baron de Sigognac était assis sur son fauteuil, l'oeil clair<strong>com</strong>me un basilic, elle se dirigea de son côté et le saluad'une jolie révérence de <strong>com</strong>édie.«Je regrette, dit Sigognac en rendant le salut à lasoubrette, que l'état de délabrement de cette demeure, plusfaite pour loger des fantômes que des êtres vivants, nem'ait pas permis de vous recevoir d'une façon plusconvenable; j'aurais voulu vous faire reposer entre desdraps de toile de Hollande sous une courtine de damas desIndes, au lieu de vous laisser morfondre sur ce siègevermoulu.- Ne regrettez rien, monsieur, répondit la soubrettes sansvous, nous aurions passé la nuit dans un chariotembourbé, à grelotter sous une pluie battante, et le matinnous aurait trouvés fort mal en point. D'ailleurs, ce gîteque vous dédaignez est magnifique à côté des grangesouvertes à tous les vents, où nous sommes souvent forcésde dormir sur des bottes de paille, tyrans et victimes,princes et princesses, Léandres et soubrettes, dans notrevie errante de <strong>com</strong>édiens allant de bourgs en villes.»Pendant que le baron et la soubrette échangeaient cescivilités, le Pédant roula par terre avec un fracas d'ais


isés. Son siège, las de le porter, s'était rompu, et le groshomme, étendu à jambes rebindaines, se démenait <strong>com</strong>meune tortue retournée en poussant des gloussementsinarticulés. Dans sa chute, il s'était rattrapémachinalement au bord de la nappe et avait déterminé unecascade de vaisselle dont les flots rebondissaient sur lui.Ce fracas éveilla en sursaut toute la <strong>com</strong>pagnie. <strong>Le</strong> Tyran,après s'être étiré les bras et frotté les yeux, tendit une mainsecourable au vieux <strong>com</strong>ique et le remit en pied.«Un pareil accident n'arriverait pas au Matamore, ditl'Hérode avec une sorte de grognement caverneux qui luiservait de rire; il tomberait dans une toile d'araignée sansla rompre.- C'est vrai, répliqua l'acteur ainsi interpellé en dépliantses longs membres articulés <strong>com</strong>me des pattes defaucheux, tout le monde n'a pas l'avantage d'être unPolyphème, un Cacus, une montagne de chair et d'os<strong>com</strong>me toi, ni un sac à vin, un tonneau à deux pieds<strong>com</strong>me Blazius.»Ce vacarme avait fait apparaître sur le seuil de la portel'Isabelle, la Sérafina et la duègne. Ces deux jeunesfemmes, quoiqu'un peu fatiguées et pâlies, étaientcharmantes encore à la lumière du jour. Elles semblèrentà Sigognac les plus rayonnantes du monde, bien qu'unobservateur méticuleux eût pu trouver à reprendre à leurélégance un peu fripée et défraîchie; mais que signifientquelques rubans fanés, quelques lés d'étoffe éraillés etmiroités, quelques misères et quelques incongruités de


toilette lorsque celles qui les portent sont jeunes et jolies?D'ailleurs, les yeux du baron, accoutumés au spectacle deschoses vieillies, poussiéreuses, passées de ton etdélabrées, n'étaient pas capables de discerner de pareillevétilles. La Sérafina et l'Isabelle lui paraissaient attiféessuperbement au milieu de ce château sinistre, où touttombait de vétusté. Ces gracieuses figures lui donnaient lasensation d'un rêve.Quant à la duègne, elle jouissait, grâce à son âge, duprivilège d'une immuable laideur; rien ne pouvait altérercette physionomie de buis sculpté, où luisaient des yeuxde chouette. <strong>Le</strong> soleil ou les bougies lui étaientindifférents.En ce moment, Pierre entra pour remettre la salle enordre, jeter du bois dans la cheminée, où quelques tisonsconsumés blanchissaient sous une robe de peluche, etfaire disparaître les restes du festin, si répugnants la faimsatisfaite.La flamme qui brilla dans l'âtre, léchant une plaque defonte aux armes de Sigognac peu habituée à de pareillescaresses, réunit en un cercle toute la bande <strong>com</strong>ique,qu'elle illuminait de ses lueurs vives. Un feu clair etflambant est toujours agréable après une nuit sinonblanche, du moins grise, et le malaise, qui se lisait surtoutes les figures en grimaces et en meurtrissures plus oumoins visibles, s'évanouit <strong>com</strong>plètement, grâce à cetteinfluence bienfaisante. Isabelle tendait vers la cheminéeles paumes de ses petites mains, teintes de reflets roses, et,


vermillonnée de ce léger fard, sa pâleur ne se voyait pas.Donna Sérafina, plus grande et plus robuste, se tenaitdebout derrière elle, <strong>com</strong>me une soeur aînée qui, moinsfatiguée, laisse s'asseoir sa jeune soeur.Quant au Tranche-montagne, perché sur une de sesjambes héronnières, il rêvait à demi éveillé <strong>com</strong>me unoiseau aquatique au bord d'un marais, le bec dans sonjabot, le pied replié sous le ventre. Blazius, le Pédant,passant sa langue sur ses lèvres, soulevait les bouteilles lesunes après les autres pour voir s'il y restait quelque perlede liqueur.<strong>Le</strong> jeune baron avait pris à part Pierre pour savoir s'iln'y aurait pas moyen d'avoir dans le village quelquesdouzaines d'oeufs pour faire déjeuner les <strong>com</strong>édiens, ouquelques poulets à qui on tordrait le col, et le vieuxdomestique s'était éclipsé pour s'acquitter de la<strong>com</strong>mission au plus vite, la troupe ayant manifestél'intention de partir de bonne heure pour faire une forteétape et ne pas arriver trop tard à la couchée.«Vous allez faire un mauvais déjeuner, j'en ai bien peur,dit Sigognac à ses hôtes, et il faudra vous contenter d'unechère pythagoricienne; mais encore vaut-il mieux maldéjeuner que de ne pas déjeuner du tout, et il n'y a pas, àsix lieues à la ronde, le moindre cabaret, le moindrebouchon. L'état de ce château vous dit que je ne suis pasriche, mais, <strong>com</strong>me ma pauvreté ne vient que desdépenses qu'ont faites mes ancêtres à la guerre pour ladéfense de nos rois, je n'ai point à en rougir.


- Non, certes, monsieur, répondit l'Hérode de sa voix debasse, et tel qui se targue de ses biens serait embarrasséd'en dire la source. Quand le traitant s'habille de toile d'or,la noblesse a des trous à son manteau, mais par ces trouson voit l'honneur.- Ce qui m'étonne, ajouta Blazius, c'est qu'ungentilhomme ac<strong>com</strong>pli, <strong>com</strong>me parait l'être monsieur,laisse ainsi se consumer sa jeunesse au fond d'une solitudeoù la Fortune ne peut venir le chercher, quelque enviequ'elle en fait, si elle passait devant ce château dontl'architecture pouvait avoir fort bonne mine il y a deuxcents ans, elle continuerait son chemin, le croyantinhabité. Il faudrait que monsieur le baron allât à Paris,l'oeil et le nombril du monde, le rendez-vous des beauxespritset des vaillants, l'Eldorado et le Chanaan desEspagnols français et des Hébreux chrétiens, la terrebénite éclairée par les rayons du soleil de la cour. Là, il nemanquerait pas d'être distingué selon son mérite et de sepousser, soit en s'attachant à quelque grand, soit en faisantquelque action d'éclat dont l'occasion se trouveraitinfailliblement.»Ces paroles du bonhomme, malgré l'amphigouri et lesphrases burlesques, réminiscences involontaires de sesrôles de pédant, n'étaient pas dénuées de sens. Sigognacen sentait la justesse, et il s'était dit souvent tout bas,pendant ses longues promenades à travers les landes, ceque Blazius lui disait tout haut.Mais l'argent lui manquait pour entreprendre un si long


voyage, et il ne savait <strong>com</strong>ment s'en procurer. Quoiquebrave, il était fier, et avait plus peur d'un sourire que d'uncoup d'épée.Sans être bien au courant des modes, il se sentaitridicule dans ses accoutrements délabrés et déjà vieuxsous l'autre règne. Selon l'usage des gens rendus timidespar la pénurie, il ne tenait aucun <strong>com</strong>pte de ses avantageset ne voyait sa situation que par les mauvais côtés. Peutêtreaurait-il pu se faire aider de quelques anciens amis deson père en les cultivant un peu, mais c'était là un effortau-dessus de sa nature, et il serait plutôt mort assis sur soncoffre, mâchant un cure-dent <strong>com</strong>me un hidalgo espagnol,à côté de son blason, que de faire une demandequelconque d'avance ou de prêt. Il était de ceux-là quil'estomac vide devant un excellent repas où on les invite,feignent d'avoir dîné, de peur d'être soupçonnés de faim.«J'y ai bien songé quelquefois, mais je n'ai point d'amisà Paris, et les descendants de ceux qui ont pu connaîtrema famille lorsqu'elle était plus riche et remplissait desfonctions à la cour, ne se soucieront pas beaucoup d'unSigognac hâve et maigre, arrivant avec bec et ongles duhaut de sa tour ruinée pour prendre sa part de la proie<strong>com</strong>mune. Et puis, je ne vois pas pourquoi je rougirais dele dire, je n'ai point d'équipage, et je ne saurais paraîtresur un pied digne de mon nom; je ne sais même, enréunissant toutes mes ressources et celles de Pierre, si jepourrais arriver jusqu'à Paris.- Mais vous n'êtes pas obligé, répliqua Blazius, d'entrer


triomphalement dans la grande ville, <strong>com</strong>me un Césarromain monté sur un char traîné par un quadrige dechevaux blancs. Si notre humble char à boeufs ne révoltepas l'orgueil de Votre Seigneurie, venez avec nous à Paris,puisque notre troupe s'y rend. Tel brille présentement quia fait son entrée pédestrement, avec son paquet au bout desa rapière et tenant ses souliers à la main de peur de lesuser.»Une faible rougeur monta aux pommettes de Sigognac,moitié de honte, moitié de plaisir. Si, d'une part, l'orgueilde race se révoltait en lui à l'idée d'être l'obligé d'unpauvre saltimbanque, de l'autre, sa naturelle bonté decoeur était touchée d'une offre faite franchement et quirépondait si bien à son secret désir. Il craignait, en outre,s'il refusait Blazius, de blesser l'amour propre du<strong>com</strong>édien, et peut-être de manquer une occasion qui ne sereprésenterait jamais. Sans doute la pensée du descendantdes Sigognac pèle-mêle dans le chariot de Thespis avecdes histrions nomades, avait quelque chose de choquanten soi qui devait faire hennir les licornes et rugir les lionslampassés de gueules de l'armorial; mais, après tout, lejeune baron avait suffisamment boudé contre son ventrederrière ses murailles féodales.Il flottait, incertain entre le oui et le non, et pesait cesdeux monosyllabes décisifs dans la balance de laréflexion, lorsque Isabelle, s'avançant d'un air gracieux etse plaçant devant le baron et Blazius, dit cette phrase quimit fin aux incertitudes du jeune homme:


«Notre poète, ayant fait un héritage, nous a quittés, etmonsieur le baron pourrait le remplacer, car j'ai trouvé,sans le vouloir, en ouvrant un Ronsard qui était sur latable près de son lit, un sonnet surchargé de ratures, quidoit être de sa <strong>com</strong>position; il ajusterait nos rôles, feraitles coupures et les additions nécessaires, et, au besoin,écrirait une pièce sur l'idée qu'on lui donnerait. J'aiprécisément un canevas italien où se trouverait un joli rôlepour moi, si quelqu'un voulait donner du tour à la chose.»En disant cela, l'Isabelle jetait au baron un regard sidoux, si pénétrant, que Sigognac n'y put résister. L'arrivéede Pierre, apportant une forte omelette au lard et unquartier assez respectable de jambon, interrompit cespropos. Toute la troupe prit place autour de la table et semit à manger de bon appétit. Quant à Sigognac, il toucha,par pure contenance, les mets placés devant lui; sasobriété habituelle n'était pas capable de repas sirapprochés, et, d'ailleurs, il avait l'esprit préoccupé deplusieurs façons.<strong>Le</strong> repas terminé, pendant que le bouvier tournai lescourroies du joug autour des cornes de ses boeufs, Isabelleet Sérafine eurent la fantaisie de descendre au jardin,qu'on apercevait de la cour.«J'ai peur, dit Sigognac, en leur offrant la main pourfranchir les marches descellées et moussues, que vous nelaissiez quelques morceaux de voire robe aux griffes desronces, car si l'on dit qu'il n'y a pas de rose sans épines, ily a, en revanche, des épines sans rose.»


<strong>Le</strong> jeune baron disait cela de son ton d'ironiemélancolique qui lui était ordinaire lorsqu'il faisaitallusion à sa pauvreté; mais, <strong>com</strong>me si le jardin dépréciése fût piqué d'honneur, deux petites roses sauvages,ouvrant à demi leurs cinq pétales autour de leurs pistilsjaunes, brillèrent subitement sur une branche transversalequi barrait le chemin aux jeunes femmes. Sigognac lescueillit et les offrit galamment à l'Isabelle et à la Sérafine,en disant: «Je ne croyais pas mon parterre si fleuri quecela; il n'y pousse que de mauvaises herbes, et l'on n'ypeut faire que des bouquets d'ortie et de ciguë; c'est vousqui avez fait éclore ces deux fleurettes, <strong>com</strong>me un souriresur la désolation, <strong>com</strong>me une poésie parmi les ruines.»Isabelle mit précieusement l'églantine dans son corsage,en jetant au jeune homme un long regard de remerciementqui prouvait le prix qu'elle attachait à ce pauvre régal.Sérafine, mâchant la tige de la fleur, la tenait à sa bouche,<strong>com</strong>me pour en faire lutter le rose pâle avec l'incarnat deses lèvres.On alla ainsi jusqu'à la statue mythologique dont lefantôme se dessinait au bout de l'allée, Sigognac écartantles frondaisons qui auraient pu fouetter au passage lafigure des visiteuses. La jeune ingénue regardait avec unesorte d'intérêt attendri ce jardin en friche si bien enharmonie avec ce château en ruine. Elle songeait auxtristes heures que Sigognac avait dû <strong>com</strong>pter dans ceséjour de l'ennui, de la misère et de la solitude, le frontappuyé contre la vitre, les yeux fixes sur le chemin désert,


sans autre <strong>com</strong>pagnie qu'un chien blanc et qu'un chat noir.<strong>Le</strong>s traits plus durs de Sérafine n'exprimaient qu'un froiddédain masqué de politesse; elle trouvait décidément cegentilhomme par trop délabré, quoiqu'elle eût un certainrespect pour les gens titrés.«C'est ici que finissent mes domaines, dit le baron,arrivé devant la niche de rocaille où moisissait Pomone.Jadis, aussi loin que la vue peut s'étendre du haut de cestourelles lézardées, le mont et la plaine, le champ et labruyère appartenaient à mes ancêtres; mais il m'en restejuste assez pour attendre l'heure où le dernier desSigognac ira rejoindre ses jeux dans le caveau de famille,désormais leur seule possession.- Savez-vous que vous êtes lugubre de bon matin!répondit Isabelle, touchée par cette réflexion qu'elle avaitfaite elle-même, et prenant un air enjoué pour dissiper lenuage de tristesse étendu sur le front de Sigognac; laFortune est femme, et, quoiqu'on la dise aveugle, du hautde sa roue, elle distingue parfois dans la joule un cavalierde naissance et de mérite; il ne s'agit que de se trouver surson passage. Allons, décidez-vous, venez avec nous, etpeut-être, dans quelques années, les tours de Sigognac,coiffées d'ardoises neuves, restaurées et blanchies, ferontune aussi fière figure qu'elles en font une piteuse; et puis,vraiment, cela me chagrinerait de vous laisser dans cemanoir à hiboux», ajouta-t-elle à mi-voix, assez bas pourque Sérafine ne pût l'entendre.La douce lueur qui brillait dans les yeux d'Isabelle


triompha de la répugnance du baron. L'attrait d'uneaventure galante déguisait à ses propres yeux ce que cevoyage fait de la sorte pouvait avoir d'humiliant.Ce n'était pas déroger que de suivre une Comédiennepar amour et de s'atteler <strong>com</strong>me soupirant au chariot<strong>com</strong>ique; les plus fins cavaliers ne s'en fussent pas faitscrupule. <strong>Le</strong> dieu porte carquois oblige volontiers lesdieux et les héros à mille actions et déguisements bizarres:Jupiter prit la forme d'un taureau pour séduire Europe;Hercule fila sa quenouille aux pieds d'omphale; Aristotele prud'homme marchait à quatre pattes, portant sur sondos sa maîtresse, qui voulait aller à philosophe (plaisantgenre d'équitation!), toutes choses contraires à la dignitédivine et humaine. Seulement Sigognac était-il amoureuxd'Isabelle? Il ne chercha pas à approfondir la chose, maisil sentit qu'il éprouverait désormais une horrible tristesseà rester dans ce château, vivifié un moment par laprésence d'un être jeune et gracieux.Aussi, eut-il bien vite pris son parti, il pria les<strong>com</strong>édiens de l'attendre un peu, et, tirant Pierre à part, illui confia son projet.<strong>Le</strong> fidèle serviteur, quelque peine qu'il eût à se séparerde son maître, ne se dissimulait pas les inconvénients d'unplus long séjour à Sigognac.Il voyait avec peine s'éteindre cette jeunesse dans cerepos morne et cette tristesse indolente, et quoiqu'unetroupe de baladins lui semblât un singulier cortège pourun seigneur de Sigognac, il préférait encore ce moyen de


tenter la fortune à l'atonie profonde qui, depuis deux outrois ans surtout, s'emparait du jeune baron. Il eut bientôtrempli une valise du peu d'effets que possédait son maître,réuni dans une bourse de cuir les quelques pistolesdisséminées dans les tiroirs du vieux bahut, auxquelles ileut soin d'ajouter, sans rien dire, son humble pécule,dévouement modeste dont peut-être le baron ne s'aperçutpas, car Pierre, outre les divers emplois qu'il cumulait auchâteau avait encore celui de trésorier, une véritablesinécure.<strong>Le</strong> cheval blanc fut sellé, car Sigognac ne voulaitmonter dans la charrette des <strong>com</strong>édiens qu'à deux ou troislieues du château, pour dissimuler son départ; il avait, dela sorte, l'air d'ac<strong>com</strong>pagner ses hôtes; Pierre devait suivreà pied et ramener la bête à l'écurie.<strong>Le</strong>s boeufs étaient attelés et tâchaient, malgré le jougpesant sur leur front, de relever leurs mufles humides etnoirs, d'où pendaient des filaments de bave argentée;l'espèce de tiare de sparterie rouge et jaune dont ils étaientcoiffés et les caparaçons de toile blanche qui lesenveloppaient en manière de chemise, pour les préserverde la piqûre des mouches, leur donnaient un air fortmithriaque et fort majestueux.Debout devant eux, le bouvier, grand garçon hâlé etsauvage <strong>com</strong>me un pâtre de la campagne romaine,s'appuyait sur la gaule de son aiguillon, dans une pose quirappelait, bien à son insu sans doute, celle des héros grecssur les bas-reliefs antiques. Isabelle et Sérafine s'étaient


assises sur le devant du char pour jouir de la vue de lacampagne; la Duègne, le Pédant et le Léandre occupaientle fond, plus curieux de continuer leur sommeil qued'admirer la perspective des landes. Tout le monde étaitprêt, le bouvier toucha ses bêtes, qui baissèrent la tête,s'arc-boutèrent sur leurs jambes torses et se précipitèrenten avant; le char s'ébranla, les ais gémirent, les roues malgraissées crièrent, et la voûte du porche résonna sous lepiétinement lourd de l'attelage. On était parti.Pendant ces préparatifs, Béelzébuth et Miraut,<strong>com</strong>prenant qu'il se passait quelque chose d'insolite,allaient et venaient d'un air effaré et soucieux, cherchantdans leurs obscures cervelles d'animaux à se rendre<strong>com</strong>pte de la présence de tant de gens dans un lieuordinairement si désert. <strong>Le</strong> chien courait vaguement dePierre à son maître, les interrogeant de son oeil bleuâtre etgrommelant après les inconnus. <strong>Le</strong> chat, plus réfléchi,flairait d'un nez circonspect les roues, examinait d'un peuplus loin les boeufs, dont la masse lui imposait et qui, parun mouvement de corne imprévu, lui faisaientprudemment exécuter un saut en arrière, puis il allaits'asseoir sur son derrière, en face du vieux cheval blancavec lequel il avait des intelligences et semblait lui fairedes questions; la bonne bête penchait sa tête vers le chat,qui levait la sienne, et brochant ses barres grises hérisséesde longs poils, sans doute pour broyer quelque brin defourrage engagé entre ses vieilles dents, semblaitvéritablement parler à son ami félin. Que lui disait-il?


Démocrite, qui prétendait traduire le langage desanimaux, eût pu seul le <strong>com</strong>prendre; toujours est-il queBéelzébuth, après cette conversation tacite, qu'il<strong>com</strong>muniqua à Miraut par quelques clignements d'oeil etdeux ou trois petits cris plaintifs, parut être fixé sur lemotif de tout ce remue ménage. Quand le baron fut enselle et eut rassemblé les courroies de la bride, Miraut pritla droite et Béelzébuth la gauche du cheval, et le sire deSigognac sortit du château de ses pères entre son chien etson chat. Pour que le prudent matou se fût décidé à cettehardiesse si peu habituelle à sa race, il fallait qu'il eûtdeviné quelque résolution suprême.Au moment de quitter cette triste demeure, Sigognac sesentit le coeur oppressé douloureusement. Il embrassaencore une fois du regard ces murailles noires de vétustéet vertes de mousse dont chaque pierre lui était connue;ces tours aux girouettes rouillées qu'il avait contempléespendant tant d'heures d'ennui de cet oeil fixe et distrait quine voit rien; les fenêtres de ces chambres dévastées qu'ilavait parcourues <strong>com</strong>me le fantôme d'un château maudit,ayant presque peur du bruit de ses pas; ce jardin inculteoù sautelait le crapaud sur la terre humide, où se glissaitla couleuvre parmi les ronces; cette chapelle au toiteffondré, aux arceaux croulants, qui obstruaient de sesdé<strong>com</strong>bres les dalles verdies, sous lesquelles reposaientcôte à côte son vieux père et sa mère, gracieuse image,confuse <strong>com</strong>me le souvenir d'un rêve, à peine entrevueaux premiers jours de l'enfance. Il pensa aussi aux


portraits de la galerie qui lui avaient tenu <strong>com</strong>pagnie danssa solitude et souri pendant vingt ans de leur immobilesourire; au chasseur de halbrans de la tapisserie, à son lità quenouilles, dont l'oreiller s'était si souvent mouillé depleurs; toutes ces choses vielles, misérables, maussades,rechignées, poussiéreuses, somnolentes, qui lui avaientinspiré tant de dégoût et d'ennui, lui paraissaientmaintenant pleines d'un charme qu'il avait méconnu. Il setrouvait ingrat envers ce pauvre vieux castel démanteléqui pourtant l'avait abrité de son mieux et s'était, malgrésa caducité, obstiné à rester debout pour ne pas l'écraserde sa chute, <strong>com</strong>me un serviteur octogénaire qui se tientsur ses jambes tremblantes tant que le maître est là; milleamères douceurs, mille tristes plaisirs, mille joyeusesmélancolies lui revenaient en mémoire; l'habitude, cettelente et pâle <strong>com</strong>pagne de la vie, assise sur le seuilaccoutumé, tournait vers lui ses yeux noyés d'unetendresse morne en murmurant d'une voix irrésistiblementfaible un refrain d'enfance, un refrain de nourrice, et il luisembla, en franchissant le porche, qu'une main invisiblele tirait par son manteau pour le faire retourner en arrière.Quand il déboucha de la porte, précédant le chariot, unebouffée de vent lui apporta une fraîche odeur de bruyèreslavées par la pluie, doux et pénétrant arôme de la terrenatale; une cloche lointaine tintait, et les vibrationsargentines arrivaient sur les ailes de la même brise avec leparfum des landes. C'en était trop, et Sigognac, pris d'unenostalgie profonde, quoiqu'il fût à peine à quelques pas de


sa demeure, fit un mouvement pour tourner bride; le vieuxbidet ployait déjà son col dans le sens indiqué avec plusde prestesse que son âge ne semblait le permettre; Mirautet Béelzébuth levèrent simultanément la tête, <strong>com</strong>meayant conscience des sentiments de leur maître, etsuspendant leur marche, arrêtèrent sur lui des prunellesinterrogatrices. Mais cette demi, conversion eut unrésultat tout différent de celui qu'on eût pu attendre, car ilfit rencontrer le regard de Sigognac avec celui d'Isabelle,et la jeune fille chargea le sien d'une langueur sicaressante et d'une muette prière si intelligible, que lebaron se sentit pâlir et rougir; il oublia <strong>com</strong>plètement lesmurs lézardés de son manoir, et le parfum de la bruyère,et la vibration de la cloche qui cependant continuaittoujours ses appels mélancoliques, donna une brusquesaccade de bride à son cheval, et le fit se porter en avantd'une vigoureuse pression de bottes. <strong>Le</strong> <strong>com</strong>bat était fini;Isabelle avait vaincu.<strong>Le</strong> chariot s'engagea dans la route dont on a parlé à lapremière de ces pages, faisant fuir des ornières pleinesd'eau les rainettes effarées.Quand on eut rejoint la route et que les boeufs, sur unterrain plus sec, purent faire mouvoir moins lentement lalourde machine à laquelle ils étaient attelés, Sigognacpassa de l'avant-garde à l'arrière-garde, ne voulant pasmarquer une assiduité trop visible auprès d'Isabelle, etpeut-être aussi pour s'abandonner plus librement auxpensées qui agitaient son âme.


<strong>Le</strong>s tours en poivrière de Sigognac étaient déjà cachéesà demi derrière les touffes d'arbres; le baron se haussa sursa selle pour les voir encore, et, en ramenant les yeux àterre, il aperçut Miraut et Béelzébuth, dont lesphysionomies dolentes exprimaient toute la douleur quepeuvent montrer des masques d'animaux. Miraut,profitant du temps d'arrêt nécessité par la contemplationdes tourelles du manoir, roidit ses vieux jarrets détenduset essaya de sauter jusqu'au visage de son maître, afin dele lécher une dernière fois. Sigognac, devinant l'intentionde la pauvre bête, le saisit à hauteur de sa botte, par lapeau trop large de son col, l'attira sur le pommeau de saselle, et baisa le nez noir et rugueux <strong>com</strong>me une truffe deMiraut, sans essayer de se soustraire à la caresse humidedont l'animal reconnaissant lustra la moustache del'homme. Pendant cette scène, Béelzébuth, plus agile ets'aidant de ses griffes acérées encore, avait escaladé del'autre côté la botte et la cuisse de Sigognac, et présentaitau niveau de l'arçon sa tête noire essorillée, faisant unronron formidable et roulant ses grands yeux jaunes; ilimplorait aussi un signe d'adieu. <strong>Le</strong> jeune baron passadeux ou trois fois sa main sur le crâne du chat, qui sehaussait et se poussait pour mieux jouir du grattementamical. Nous espérons qu'on ne rira pas de notre héros, sinous disons que les humbles preuves d'affection de cescréatures privées d'âme, mais non de sentiment, lui firentéprouver une émotion bizarre, et que deux larmes montéesdu coeur avec un sanglot, tombèrent sur la tête de Miraut


et de Béelzébuth et les baptisèrent amis de leur maître,dans le sens humain du terme.<strong>Le</strong>s deux animaux suivirent quelque temps de l'oeilSigognac qui avait mis sa monture au trot pour rejoindrela charrette et, l'ayant perdu de vue à un détour de laroute, reprirent fraternellement le chemin du manoir.L'orage de la nuit n'avait pas laissé, sur le terrainsablonneux des landes, les traces qui dénotent les pluiesabondantes dans des campagnes moins arides; le paysage,rafraîchi seulement, offrait une sorte de beauté agreste.<strong>Le</strong>s bruyères, nettoyées de leur couche de poudre par l'eaudu ciel, faisaient briller au bord des talus leurs petitsbourgeons violets. <strong>Le</strong>s ajoncs reverdis balançaient leursfleurs d'or; les plantes aquatiques s'étalaient sur les maresrenouvelées; les pins eux mêmes secouaient moinsfunèbrement leur feuillage sombre et répandaient unparfum de résine; de petites fumées bleuâtres montaientgaiement du sein d'une touffe de châtaigniers trahissantl'habitation de quelque métayer, et sur les ondulations dela plaine déroulée à perte de vue, on apercevait, <strong>com</strong>medes taches, des moutons disséminés sous la garde d'unberger rêvant sur ses échasses. Au bord de l'horizon,pareils à des archipels de nuages blancs ombrés d'azur,apparaissaient les sommets lointains des Pyrénées à demiestompés par les vapeurs légères d'une matinée d'automne.Quelquefois la route se creusait entre deuxescarpements dont les flancs éboulés ne montraient qu'unsable blanc <strong>com</strong>me de la poudre de grès, et qui portaient


sur leur crête des tignasses de broussailles, de filamentsenchevêtrés fouettant au passage la toile du chariot. Encertains endroits le sol était si meuble qu'on avait étéobligé de le rajeunir par des troncs de sapin poséstransversalement, occasion de cahots qui faisaient pousserdes hauts cris aux <strong>com</strong>édiennes. D'autres lois il fallaitfranchir, sur des ponceaux tremblants, les flaques d'eaustagnante et les ruisseaux qui coupaient le chemin. Achaque endroit périlleux, Sigognac aidait à descendre devoiture Isabelle plus timide ou moins paresseuse queSérafine et la duègne. Quant au Tyran et à Blazius, ilsdormaient insouciamment ballottés entre les coffres, engens qui en avaient bien vu d'autres. <strong>Le</strong> Matamoremarchait à côté de la charrette pour entretenir, parl'exercice, sa maigreur phénoménale dont il avait le plusgrand soin, et à le voir de loin levant ses longues jambes,on l'eût pris pour un faucheux marchant dans les blés. Ilfaisait de si énormes enjambées qu'il était souvent obligéde s'arrêter pour attendre le reste de la troupe; ayant prisdans ses rôles l'habitude de porter la hanche en avant et demarcher fendu <strong>com</strong>me un <strong>com</strong>pas, il ne pouvait se défairede cette allure ni à la ville, ni à la campagne, et ne faisaitque des pas géométriques.<strong>Le</strong>s chars à boeufs ne vont pas vite, surtout dans leslandes, où les roues ont parfois du sable jusqu'au moyeu,et dont les routes ne se distinguent de la terre vague quepar des ornières d'un ou deux pieds de profondeur; et,quoique ces braves bêtes, courbant leur col nerveux, se


poussassent courageusement contre l'aiguillon du bouvier,le soleil était déjà assez haut monté sur l'horizon, qu'onn'avait fait que deux lieues, des lieues de pays, il est vrai,aussi longues qu'un jour sans pain, et pareilles aux lieuesqu'au bout de quinze jours purent marquer les stationsamoureuses des couples chargés par Pantagruel de poserdes colonnes milliaires dans son beau royaume deMirebalais. <strong>Le</strong>s paysans qui traversaient la route, chargésd'une botte d'herbe ou d'un fagot de bourrée, devenaientmoins nombreux, et la lande s'étalait dans sa nuditédéserte aussi sauvage qu'un despoblado d'Espagne ouqu'une pampa d'Amérique. Sigognac jugea inutile defatiguer plus longtemps son pauvre vieux roussin, il sautaà terre et jeta les guides au domestique, dont les traitsbasanés laissaient apercevoir à travers vingt couches dehâle la pâleur d'une émotion profonde. <strong>Le</strong> moment de laséparation du maître et du serviteur était arrivé, momentpénible, car Pierre avait vu naître Sigognac et remplissaitplutôt auprès du baron le rôle d'un humble ami que celuid'un valet.«Que Dieu conduise Votre Seigneurie, dit Pierre ens'inclinant sur la main que lui tendait le baron, et lui fasserelever la fortune des Sigognac; je regrette qu'elle ne m'aitpas permis de l'ac<strong>com</strong>pagner.- Qu'aurais-je fait de toi, mon pauvre Pierre, dans cettevie inconnue où je vais entrer? Avec si peu de ressources,je ne puis véritablement charger le hasard du soin de deuxexistences. Au château, tu vivras toujours à peu près; nos


anciens métayers ne laisseront pas mourir de faim le fidèleserviteur de leur maître.D'ailleurs, il ne faut pas mettre la clef sous la porte dumanoir des Sigognac et l'abandonner aux orfraies et auxcouleuvres <strong>com</strong>me une masure visitée par la mort ethantée des esprits; l'âme de cette antique demeure existeencore en moi, et, tant que je vivrai, il restera près de sonportail un gardien pour empêcher les enfants de viser sonblason avec les pierres de leur fronde.»<strong>Le</strong> domestique fit un signe d'assentiment, car il avait,<strong>com</strong>me tous les anciens serviteurs attachés aux famillesnobles, la religion du manoir seigneurial, et Sigognac,malgré ses lézardes, ses dégradations et ses misères, luiparaissait encore un des plus beaux châteaux du monde.«Et puis, ajouta en souriant le baron, qui aurait soin deBayard, de Miraut et de Béelzébuth?- C'est vrai, maître», répondit Pierre; et il prit la bride deBayard, dont Sigognac flattait le col avec des plamussadesen manière de caresse et d'adieu.En se séparant de son maître, le bon cheval hennit àplusieurs reprises, et longtemps encore Sigognac putentendre, affaibli par l'éloignement, l'appel affectueux dela bête reconnaissante.Sigognac, resté seul, éprouva la sensation des gens quis'embarquent et que leurs amis quittent sur la jetée duport; c'est peut être le moment le plus amer du départ; lemonde où vous vivez se retire, et vous vous hâtez derejoindre vos <strong>com</strong>pagnons de voyage, tant l'âme se sent


dénuée et triste, et tant les yeux ont besoin de l'aspect d'unvisage humain: aussi allongea-t-il le pas pour rejoindre lechariot qui roulait péniblement en faisant crier le sable oùses roues traçaient des sillons <strong>com</strong>me des socs de charruedans la terre.En voyant Sigognac marcher à côté de la charrette,Isabelle se plaignit d'être mal assise et voulut descendrepour se dégourdir un peu les jambes, disait-elle, mais enréalité dans la charitable intention de ne pas laisser lejeune seigneur en proie à la mélancolie, et de le distrairepar quelques joyeux propos.<strong>Le</strong> voile de tristesse qui couvrait la figure de Sigognacse déchira <strong>com</strong>me un nuage traversé d'un rayon de soleil,lorsque la jeune fille vint réclamer l'appui de son bras afinde faire quelques pas sur la route unie en cet endroit.Ils cheminaient ainsi l'un près de l'autre, Isabellerécitant à Sigognac quelques vers d'un de ses rôles dontelle n'était pas contente et qu'elle voulait lui faireretoucher, lorsqu'un soudain éclat de trompe retentit àdroite de la route dans les halliers, les branches s'ouvrirentsous le poitrail des chevaux abattant les gaulis, et la jeuneYolande de Foix apparut au milieu du chemin dans toutesa splendeur de Diane chasseresse. L'animation de lacourse avait amené un incarnat plus riche à ses joues, sesnarines roses palpitaient, et son sein battait plusprécipitamment sous le velours et l'or de son corsage.Quelques accrocs à sa longue jupe, quelques égratignuresaux flancs de son cheval prouvaient que l'intrépide


amazone ne redoutait ni les fourrés ni les broussailles:quoique l'ardeur de la noble bête n'eût pas besoin d'êtreexcitée, et que des noeuds de veines gonflées d'un sanggénéreux se tordissent sur son col blanc d'écume, elle luichatouillait la croupe du bout d'une cravache dont lepommeau était formé d'une améthyste gravée à sonblason, ce qui faisait exécuter à l'animal des sauts et descourbettes, à la grande admiration de trois ou quatrejeunes gentilshommes richement costumés et montés, quiapplaudissaient à la grâce hardie de cette nouvelleBradamante. Bientôt Yolande, rendant la main à soncheval, fit cesser ces semblants de défense et passarapidement devant Sigognac, sur qui elle laissa tomber unregard tout chargé de dédain et d'aristocratique insolence.«Voyez donc, dit-elle aux trois godelureaux quigalopaient après elle, le baron de Sigognac qui s'est faitchevalier d'une bohémienne!» Et le groupe passa avec unéclat de rire dans un nuage de poussière. Sigognac eut unmouvement de colère et de honte, et porta vivement lamain à la garde de son épée il mais il était à pied, et c'eûtété folie de courir après des gens à cheval, et d'ailleurs ilne pouvait provoquer Yolande en duel. Une oeilladelangoureuse et soumise de la Comédienne lui fit bientôtoublier le regard hautain de la châtelaine.La journée s'écoula sans autre incident, et l'on arrivavers les quatre heures au lieu de la dînée et de la couchée.La soirée fut triste à Sigognac; les portraits avaient l'airencore plus maussade et plus rébarbatif qu'à l'ordinaire, ce


qu'on n'eût pas cru possible; l'escalier retentissait plussonore et plus vide, les salles semblaient s'être agrandieset dénudées. <strong>Le</strong> vent piaulait étrangement dans lescorridors, et les araignées descendaient du plafond au boutd'un fil, inquiètes et curieuses. <strong>Le</strong>s lézardes des muraillesbâillaient largement <strong>com</strong>me des mâchoires distendues parl'ennui; la vieille maison démantelée paraissait avoir<strong>com</strong>pris l'absence du jeune maître et s'en affliger.Sous le manteau de la cheminée, Pierre partageait sonmaigre repas entre Miraut et Béelzébuth, à la lueurfumeuse d'une chandelle de résine, et dans l'écurie onentendait Bayard tirer sa chaîne et tiquer contre samangeoire.


I I IL'AUBERGE DU SOLEIL BLEUC'était un pauvre ramassis de cahutes, qu'en tout autrelieu moins sauvage on n'eût pas songé à baptiser du nomde hameau, que l'endroit où les boeufs fatigués s'arrêtèrentd'eux-mêmes, secouant d'un air de satisfaction les longsfilaments de bave pendant de leurs mufles humides.<strong>Le</strong> hameau se <strong>com</strong>posait de cinq ou six cabanes éparsessous des arbres d'une assez belle venue, dont un peu deterre végétale, accrue par les fumiers et les détritus detoutes sortes, avait favorisé la croissance.Ces maisons, faites de torchis, de pierrailles, de troncsà demi équarris, de bouts de planches, couvertes de grandstoits de chaume brunis de mousse et tombant presquejusqu'à terre, avec leurs hangars où traînaient quelquesinstruments aratoires déjetés et souillés de boue,semblaient plus propres à loger des animaux immondesque des créatures façonnées à l'image de Dieu; aussiquelques cochons noirs les partageaient ils avec leursmaîtres sans montrer le moindre dégoût, ce qui prouvaitpeu de délicatesse de la part de ces sangliers intimes.Devant les portes, se tenaient quelques marmots au grosventre, aux membres grêles, au teint fiévreux, vêtus dechemises en guenilles, trop courtes par-derrière ou pardevant,ou même d'une simple brassière lacée d'une


ficelle, nudité qui ne paraissait gêner leur innocence nonplus que s'ils eussent habité le paradis terrestre. A traversles broussailles de leur chevelure vierge du peignebrillaient, <strong>com</strong>me des yeux d'oiseau de nuit à travers desbranchages, leurs prunelles phosphorescentes de curiosité.La crainte et le désir se disputaient dans leur contenance;ils auraient bien voulu s'enfuir et se cacher derrièrequelque haie, mais le chariot et son chargement lesretenaient sur place par une sorte de fascination.Un peu en arrière, sur le seuil de sa chaumière, unefemme maigre, au teint hâve, aux yeux bistrés, berçaitentre ses bras un nourrisson famélique. L'enfant pétrissaitde sa petite main déjà brune une gorge tarie un peu plusblanche que le reste de la poitrine et rappelant encore lajeune femme dans cet être dégradé par la misère. Lafemme regardait les <strong>com</strong>édiens avec la fixité morne del'abrutissement, sans paraître bien se rendre <strong>com</strong>pte de cequ'elle voyait. Accroupie à côté de sa fille, la grand-mèreplus courbée et plus ridée qu'Hécube, l'épouse de Priam,roi d'Ilion, rêvassait le menton sur les genoux et les mainsentrecroisées sur les os des jambes, en la position dequelque antique idole égyptiaque. Des phalanges formantjeu d'osselets, des lacis de veines saillantes, des nerfstendus <strong>com</strong>me des cordes de guitare, faisaient ressemblerces pauvres vieilles mains tannées à une préparationanatomique anciennement oubliée dans l'armoire par unchirurgien négligent. <strong>Le</strong>s bras n'étaient plus que desbâtons sur lesquels flottait une peau parcheminée, plissée


aux articulations de rides transversales pareilles à descoups de hachoir. De longs bouquets de poils hérissaientle menton; une mousse chenue obstruait les oreilles; lessourcils, <strong>com</strong>me des plantes pariétaires à l'entrée d'unegrotte, pendaient devant la caverne des orbites oùsommeillait l'oeil à demi voilé par la flasque pellicule dela paupière. Quant à la bouche, les gencives l'avaientavalée, et sa place n'était reconnaissable que par une étoilede rides concentriques.A la vue de cet épouvantail séculaire, le Pédant, quimarchait à pied, se récria:«Oh! l'horrifique, désastreuse et damnable vieille! Acôté d'elle les Parques sont des poupines; elle est si confiteen vétusté, si obsolète et moisie, qu'aucune fontaine deJouvence ne la pourrait rajeunir. C'est la propre mère del'Eternité; et truand elle naquit, si jamais elle vint aumonde, car sa nativité a dû précéder la création, le Tempsavait déjà la barbe blanche. Pourquoi maître AlcofribasNasier ne l'a-t-il pas vue avant de pourtraire sa sibylle dePanzoust ou sa vieille émouchetée par le lion avec unequeue de renard? Il eût su alors ce qu'une ruine humainepeut contenir de rides, lézardes, sillons, fossés,contrescarpes, il en eût fait une magistrale description.Cette sorcière a été sans doute belle en son avril, car cesont les plus jolies filles qui font les plus horribles vieilles.Avis à vous, mesdemoiselles, continua Blazius ens'adressant à Isabelle et à la Sérafina qui s'étaientrapprochées pour l'entendre; quand je songe qu'il suffirait


d'une soixantaine d'hivers jetés sur vos printemps pourfaire de vous d'aussi mornes, abominables etfantasmatiques vieilles que cette momie échappée de saboîte, cela m'afflige en vérité et me fait aimer ma vilainetrogne, qui ne saurait être muée ainsi en larve tragique,mais dont, au contraire, les ans perfectionnent<strong>com</strong>iquement la laideur.»<strong>Le</strong>s jeunes femmes n'aiment pas qu'on leur présente,même dans le lointain le plus nuageux, la perspectived'être vieilles et laides, ce qui est la même chose. Aussi lesdeux <strong>com</strong>édiennes tournèrent-elles le dos au Pédant avecun petit haussement d'épaules dédaigneux, <strong>com</strong>meaccoutumées à de pareilles sottises et, se rangeant près duchariot dont on déchargeait les malles, parurent-elles fortoccupées du soin qu'on ne brutalisât point leurs effets; iln'y avait pas de réponse à faire au Pédant. Blazius, ensacrifiant d'avance sa propre laideur, avait supprimé touteréplique. Il usait souvent de ce subterfuge pour faire despiqûres sans en recevoir.La maison devant laquelle les boeufs s'étaient arrêtésavec cet instinct des animaux qui n'oublient jamaisl'endroit où ils ont trouvé provende et litière, était une desplus considérables de village. Elle se tenait avec unecertaine assurance sur le bord de la route d'où les autreschaumières se retiraient honteuses de leur délabrement, etmasquant leur nudité de quelques poignées de feuillages<strong>com</strong>me de pauvres filles laides surprises au bain. Sûred'être la plus belle maison de l'endroit, l'auberge semblait


vouloir provoquer les regards, et son enseigne tendait lesbras en travers du chemin, <strong>com</strong>me pour arrêter lespassants «à pied et à cheval».Cette enseigne, projetée hors de la façade par une sortede potence en serrurerie à laquelle au besoin l'on eût pususpendre un homme, consistait en une plaque de tôlerouillée grinçant à tous les vents sur sa tringle.Un barbouilleur de passage y avait peint l'astre du jour,non avec sa face et sa perruque d'or, mais avec un disqueet des rayons bleus à la manière de ces «ombres de soleil»dont l'art héraldique parsème quelquefois le champ de sesblasons. Quelle raison avait fait choisir «le soleil bleu»pour montre de cette hôtellerie? Il y a tant de soleils d'orsur les grandes routes qu'on ne les distingue plus les unsdes autres, et un peu de singularité ne messied pas en faitd'enseigne. Ce motif n'était pas le véritable, quoiqu'il pûtsembler plausible. <strong>Le</strong> peintre qui avait tracé cette imagene possédait plus sur sa palette que du bleu, et pour seravitailler en couleurs il eût fallu qu'il fit un voyage jusqueà quelque ville d'importance. Aussi prêchait-il laprécellence de l'azur au-dessus des autres teintes, etpeignait-il en cette nuance céleste des lions bleus, deschevaux bleus et des coqs bleus sur les enseignes dediverses auberges, de quoi les Chinois l'eussent loué, quiestiment d'autant plus l'artiste qu'il s'éloigne de la nature.L'auberge du Soleil bleu avait un toit de tuiles, les unesbrunies, les autres d'un ton vermeil encore quitémoignaient de réparations récentes, et prouvaient qu'au


moins il ne pleuvait pas dans les chambres.La muraille tournée vers la route était plâtrée d'un crépià la chaux qui en dissimulait les gerçures et lesdégradations, et donnait à la maison un certain air depropreté. <strong>Le</strong>s poutrelles du colombage, formant des X etdes losanges, étaient accusées par une peinture rouge à lamode basque. Pour les autres faces l'on avait négligé celuxe, et les tons terreux du pisé apparaissaient toutcrûment. Moins sauvage ou moins pauvre que les autreshabitants du hameau, le maître du logis avait fait quelquesconcessions aux délicatesses de la vie civilisée. La fenêtrede la belle chambre avait des vitres, chose rare à cetteépoque et en ce pays; les autres baies contenaient un cadretendu de canevas ou de papier huilé, ou se bouchaientd'un volet peint du même rouge sang-de-boeuf que lescharpentes de la façade.Un hangar attenant à la maison pouvait abritersuffisamment les coches et les bêtes. - D'abondanteschevelures de foin passaient entre les barreaux des crèches<strong>com</strong>me à travers les dents d'un peigne énorme, et delongues auges, creusées dans de vieux troncs de sapinsplantés sur des piquets, contenaient l'eau la moins fétidequ'avaient pu fournir les mares voisines.C'était donc avec raison que maître Chirriguirriprétendait qu'il n'existait pas à dix lieues à la ronde unehôtellerie si <strong>com</strong>mode en bâtiments, si bien fournie enprovisions et victuailles, si flambante de bon feu, sidouillette en couchers, si assortie en draperies et vaisselles


que l'hôtellerie du Soleil bleu; et en cela il ne se trompaitpas et ne trompait personne, car la plus proche aubergeétait éloignée de deux journées de marche au moins.<strong>Le</strong> baron de Sigognac éprouvait malgré lui quelquehonte à se trouver mêlé à cette troupe de <strong>com</strong>édiensambulants, et il hésitait à franchir le seuil de l'auberge;car, pour lui faire honneur, Blazius, le Tyran, le Matamoreet le Léandre lui laissaient l'avantage du pas, lorsquel'Isabelle, devinant l'honnête timidité du baron, s'avançavers lui avec une petite mine résolue et boudeuse:«Fi! monsieur le baron, vous êtes à l'endroit des femmesd'une réserve plus glaciale que Joseph et qu'Hippolyte. Nem'offrirez-vous point le bras pour entrer en cettehôtellerie?»Sigognac, s'inclinant, se hâta de présenter le poing àIsabelle, qui appuya sur la manche râpée du baron le boutde ses doigts délicats, de manière à donner à cette légèrepression la valeur d'un encouragement. Ainsi soutenu, lecourage lui revint, et il pénétra dans l'auberge d'un air degloire et de triomphe; - cela lui était égal que toute la terrele vît. En ce plaisant royaume de France, celui quiac<strong>com</strong>pagne une jolie femme ne saurait être ridicule et nefait que jaloux.Chirriguirri vint au-devant de ses hôtes et mit son logisà la disposition des voyageurs avec une emphase quisentait le voisinage de l'Espagne. Une veste de cuir à lafaçon des Marégates, cerclée aux hanches par unceinturon à boucle de cuivre, faisait ressortir les formes


vigoureuses de son buste; mais un bout de tablierretroussé par un coin, un large couteau plongé dans unegaine de bois, tempéraient ce que sa mine pouvait avoird'un peu farouche, et mêlaient à l'ancien contrabandistaune portion de cuisinier rassurante; de même que sonsourire bénin balançait l'effet inquiétant d'une profondecicatrice qui, panant du milieu du front, s'allait perdresous des cheveux coupés en brosse. Cette cicatrice queChirriguirri, en se penchant pour saluer le béret à la main,présentait forcément aux regards, se distinguait de la peaupar une couleur violacée et une dépression des chairs quin'avaient pu <strong>com</strong>bler tout à fait l'horrible hiatus. - Il fallaitêtre un solide gaillard pour n'avoir point laissé fuir sonâme par une semblable fêlure; aussi Chirriguirri était-il ungaillard solide, et son âme, sans doute, n'était pointpressée d'aller voir ce que lui réservait l'autre monde. Desvoyageurs méticuleux et timorés eussent trouvé peut-êtrele métier d'aubergiste bien pacifique pour un hôtelier decette tournure, mais, <strong>com</strong>me nous l'avons dit, le Soleilbleu était la seule hôtellerie logeable dans ce désert.La salle dans laquelle pénétrèrent Sigognac et les<strong>com</strong>édiens n'était pas aussi magnifique que Chirriguirril'assurait: le plancher consistait en terre battue, et, aumilieu de la chambre, une espèce d'estrade formée degrosses pierres <strong>com</strong>posait le foyer.Une ouverture pratiquée au plafond, et barrée d'unetringle de fer d'où pendait une chaîne s'agrafant à lacrémaillère, remplaçait la hotte et le tuyau de la cheminée,


de sorte que tout le haut de la pièce disparaissait à demidans le brouillard de fumée dont les flocons prenaientlentement un chemin vers l'ouverture, si par hasard le ventne les rabattait pas.Cette fumée avait recouvert les poutres de la toiture d'unglacis de bitume pareil à ceux qu'on voit dans les vieuxtableaux, et contrastant avec le crépi de chaux tout récentdes murailles.Autour du foyer, sur trois faces seulement, pour laisserau cuisinier la libre approche de la marmite, des bancs debois s'équilibraient sur les rugosités du plancher calleux<strong>com</strong>me la peau d'une monstrueuse orange, à l'aide detessons de pots ou de fragments de brique. Çà et làflânaient quelques escabeaux formés de trois pieuxs'ajustant dans une planchette que l'un d'eux traversait, demanière à soutenir un morceau de bois transversal quipouvait à la rigueur servir de dossier à des gens peusoucieux de leurs aises, mais qu'un sybarite eûtassurément regardé <strong>com</strong>me un instrument de torture. Uneespèce de huche, pratiquée dans une encoignure,<strong>com</strong>plétait cet ameublement où la rudesse du travailn'avait d'égale que la grossièreté de la matière. Des éclatsde bois de sapin, plantés dans des fiches de fer jetaient surtout cela une lumière rouge et fumeuse dont lestourbillons se réunissaient à une certaine hauteur auxnuages du foyer. Deux ou trois casseroles accrochées lelong du mur <strong>com</strong>me des boucliers aux flancs d'unetrirème, si cette <strong>com</strong>paraison n'est pas trop noble et trop


héroïque pour un pareil sujet, s'illuminaient vaguement àcette lueur et lançaient à travers l'ombre des refletssanguinolents. Sur une planche, une outre à demidégonflée s'affaissait dans une attitude flasque et morne<strong>com</strong>me un torse décapité. Du plafond tombaitsinistrement au bout d'un croc de fer une longue flèche delard, qui, parmi les flocons de fumée montant de l'âtre,prenait une alarmante apparence de pendu.Certes le taudis, malgré les prétentions de l'hôte, étaitlugubre à voir, et un passant isolé aurait pu, sans êtreprécisément poltron, se sentir l'imagination travaillée defantaisies maussades et craindre de trouver dansl'ordinaire du lieu quelqu'un de ces pâtés de chairhumaine faits aux dépens des voyageurs solitaires; maisla troupe des <strong>com</strong>édiens était trop nombreuse pour que desemblables terreurs pussent venir à ces braves histrionsaccoutumés d'ailleurs, par leur vie errante, aux plusétranges logis.A l'angle d'un des bancs, lorsque les <strong>com</strong>édiensentrèrent, sommeillait une petite fille de huit à neuf ans,ou du moins qui ne paraissait avoir que cet âge, tant elleétait maigre et chétive.Appuyée des épaules au dossier du banc, elle laissaitchoir sur sa poitrine sa tête d'où pleuvaient de longuesmèches de cheveux emmêlés qui empêchaient dedistinguer ses traits. <strong>Le</strong>s nerfs de son col mince <strong>com</strong>mecelui d'un oiseau plumé se tendaient et semblaient avoirde la peine à empêcher la masse chevelue de rouler à terre.


Ses bras abandonnés pendaient de chaque côté du corps,les mains ouvertes, et ses jambes trop courtes pouratteindre le sol, restaient en l'air un pied croisé sur l'autre.Ces jambes, fines <strong>com</strong>me des fuseaux, étaient devenuesd'un rouge brique par l'effet du froid, du soleil et desintempéries. De nombreuses égratignures, les unescicatrisées, les autres fraîches, révélaient des courseshabituelles à travers les buissons et les halliers. <strong>Le</strong>s pieds,petits et délicats de forme, avaient des bottines depoussière grise, la seule chaussure sans doute qu'ilseussent jamais portée.Quant au costume, il était des plus simples et se<strong>com</strong>posait de deux pièces: une chemise de toile sigrossière que les barques en ont de plus fines pour leurvoilure, et une cotte de futaine jaune à la modearagonaise, taillée jadis dans le morceau le moins uséd'une jupe maternelle. L'oiseau brodé de diverses couleursqui orne d'ordinaire ces sortes de jupons faisait partie dule levé pour la petite, sans doute parce que les fils de lalaine avaient soutenu un peu l'étoffe délabrée.Cet oiseau ainsi posé produisait un effet singulier, carson bec se trouvait à la ceinture et ses pattes au bord del'ourlet, tandis que son corps, fripé et dérangé par les plis,prenait des anatomies bizarres et ressemblait à cesvolatiles chimériques des bestiaires ou des vieillesmosaïques byzantines.L'Isabelle, la Sérafine et la soubrette prirent place sur cebanc, et leur poids réuni à celui bien léger de la petite fille


suffisait à peine pour contre balancer la masse de laduègne, assise à l'autre bout. <strong>Le</strong>s hommes se distribuèrentsur les autres banquettes, laissant par déférence un espacevide entre eux et le baron de Sigognac.Quelques poignées de bourrée avaient ravivé la flamme,et le pétillement des branches sèches qui se tordaient dansle brasier réjouissait les voyageurs, un peu courbaturés dela fatigue du jour et ressentant à leur insu l'influence de lamalaria qui régnait dans ce canton entouré d'eauxcroupies que le sol imperméable ne peut résorber.Chirriguirri s'approcha d'eux courtoisement et avectoute la bonne grâce que lui permettait sa minenaturellement rébarbative.«Que servirai-je à Vos Seigneuries? Ma maison estapprovisionnée de tout ce qui peut convenir à desgentilshommes. Quel dommage que vous ne soyez pasarrivés hier, par exemple! J'avais préparé une hure desanglier aux pistaches si délicieuse au fumet, si confite enépices, si délicate à la dégustation, qu'il n'en estmalheureusement pas resté de quoi mastiquer une dentcreuse!- Cela est en effet bien douloureux, dit le Pédant en sepourléchant les babines de sensualité à ces délicesimaginaires; la hure aux pistaches me plaît sur tous autresrégals; bien volontiers je m'en serais donné uneindigestion.- Et qu'eussiez-vous dit de ce pâté de venaison dont lesseigneurs que j'hébergeai ce matin ont dévoré jusqu'à la


croûte après avoir mis à sac l'intérieur de la place, sansfaire quartier non merci?- J'eusse dit qu'il était excellent, maître Chirriguirri, etj'aurais loué, <strong>com</strong>me il convient, le mérite non pareil ducuisinier; mais à quoi sert de nous allumer cruellementl'appétit par des mets fallacieux digérés à l'heure qu'il est,car vous n'y avez pas épargné le poivre, le piment, lamuscade et autres éperons à boire. Au lieu de ces platsdéfunts dont la succulence ne peut être révoquée en doute,mais que, ne sauraient nous sustenter, récitez-nous lesplats du jour, car l'aoriste est principalement fâcheux encuisine, et la faim aime à table l'indicatif présent.Foin du passé! c'est le désespoir et le jeûne; le futur, aumoins, permet à l'estomac des rêveries agréables. Parpitié, ne racontez plus ces gastronomies anciennes à depauvres diables affamés et recrus <strong>com</strong>me des chiens dechasse.- Vous avez raison, maître, le souvenir n'est guèresubstantiel, dit Chirriguirri avec un geste d'assentiment,mais je ne puis m'empêcher d'être aux regrets de m'êtreainsi imprudemment dégarni de provisions. Hier mongarde-manger regorgeait, et j'ai <strong>com</strong>mis, il n'y a pas plusde deux heures, l'imprudence d'envoyer au château messix terrines de foies de canard; des foies admirables,monstrueux! de vraies bouchées de roi!- Oh! quelle noce de Cana et de Gamache l'on ferait detous les mets que vous n'avez plus et qu'ont dévorés deshôtes plus heureux! Mais c'est trop nous faire languir,


avouez-nous sans rhétorique ce que vous avez, après nousavoir si bien dit ce que vous n'aviez pas.- C'est juste. J'ai de la garbure, du jambon et de lamerluche, répondit l'hôtelier essayant une pudiquerougeur, <strong>com</strong>me une honnête ménagère prise au dépourvuà qui son mari amène trois ou quatre amis à dîner.- Alors, s'écria en choeur la troupe famélique, donneznousde la merluche, du jambon et de la garbure.- Mais aussi, quelle garbure, poursuivit l'hôtelierreprenant son aplomb et faisant sonner sa voix <strong>com</strong>me lafanfare d'une trompette; des croûtons mitonnés dans laplus fine graisse d'oie, des choux frisés d'un goûtambroisien, tels que Milan n'en produisit jamais demeilleurs, et cuits avec un lard plus blanc que la neige ausommet de la Maladetta; un potage à servir sur la tabledes dieux!- L'eau m'en vient à la bouche. Mais servez vite, car jecrève de male rage de faim, dit le Tyran avec un air d'ogresubodorant la chair fraîche.- Zagarriga, dressez vite le couvert dans la bellechambre, cria Chirriguirri à un garçon imaginaire, car ilne donna pas signe de vie, malgré l'intonation pressanteemployée par le patron.«Quant au jambon, j'espère que Vos Seigneuries enseront satisfaites; il peut lutter contre les plus exquis de laManche et de Bayonne; il est confit dans le sel gemme, etsa chair, entrelardée de blanc et de rose, est la plusappétissante du monde.


- Nous le croyons <strong>com</strong>me précepte d'Evangile, dit lePédant exaspéré: mais déployez vivement cette merveillejambonique, ou bien il va se passer ici des scènes decannibalisme <strong>com</strong>me sur les galions et caravellesnaufragés. Nous n'avons pas <strong>com</strong>mis de crimes ainsi quele sieur Tantalus pour être torturés par l'apparence de metsfugitifs!- Vous parlez <strong>com</strong>me de cire, reprit Chirriguirri du tonle plus tranquille. Holà! ho! toute la marmitonnerie, qu'onse démène, qu'on s'évenue, qu'on se précipite! Ces noblesvoyageurs ont faim et ne sauraient attendre.»La marmitonnerie ne bougea non plus que le Zagarrigasus, nommé, sous le prétexte plus spécieux que valablequ'elle n'existait pas et n'avait jamais existé. Tout ledomestique de l'auberge consistait en une grande fillehâve et déchevelée, nommée la Mionnette; mais cettevaletaille idéale qu'interpellait sans cesse maîtreChirriguirri donnait, selon lui, bon air à l'auberge,l'animal, la peuplait et justifiait le prix élevé de l'écot. Aforce d'appeler par leurs noms ces serviteurs chimériques,l'aubergiste du Soleil bleu était parvenu à croire à leurexistence, et il s'étonnait presque qu'ils ne réclamassentpoint leurs gages, discrétion dont il leur savait gréd'ailleurs.Devinant au sourd chaplis de vaisselle qui se faisaitdans la pièce voisine que le couvert n'était pas encore mis,l'hôtelier, pour gagner du temps, entreprit l'éloge de lamerluche, thème assez stérile, et qui demandait certains


efforts d'éloquence. Heureusement Chirriguirri étaitaccoutumé à faire valoir les mets insipides par les épicesde sa parole.«Vos Grâces pensent sans doute que la merluche est unrégal vulgaire, et en cela elles n'ont pas tort; mais il y amerluche et merluche. Celle-ci a été pêchée sur le bancmême de Terre-Neuve par le plus hardi marin du golfe deGascogne. C'est une merluche de choix, blanche, de hautgoût, point coriace, excellente dans une friture d'huiled'Aix, préférable au saumon, au thon, au poisson-épée.Notre Saint-Père le pape, puisse-t-il nous accorder sesindulgences, n'en consomme pas d'autre en carême; il enuse aussi les vendredis et samedis, et tels autres joursmaigres quand il est fatigué de sarcelles et de macreuses.Pierre <strong>Le</strong>storbat, qui m'approvisionne, fournit aussi SaSainteté. De la merluche du Saint-Père, cela, Capdédious!n'est pas à mépriser, et Vos Seigneuries sont gens à n'enpas faire fi! autrement elles ne seraient pas bonnescatholiques.- Aucun de nous ne tient pour la vache à Colas, réponditle Pédant, et nous serions flattés de nous ingurgiter cettemerluche papale, mais, Corbacche! que ce mirifiquepoisson daigne sauter de la friture dans l'assiette, ou nousallons nous dissiper en fumée <strong>com</strong>me larves et lémuresquand chante le coq et retourne le soleil.- Il ne serait point décent de manger la friture avant lepotage, ce serait mettre culinairement la charrue devantles boeufs, fit maître Chirriguirri d'un air de suprême


dédain, et Vos Seigneuries sont trop bien élevées pour sepermettre des incongruités semblables. Patience, lagarbure a besoin encore d'un bouillon ou deux.- Cornes du diable et nombril du pape! beugla le Tyran,je me contenterais d'un brouet lacédémonien s'il était servisur l'heure! »<strong>Le</strong> baron de Sigognac ne disait rien et ne témoignaitaucune impatience; il avait mangé la veille! Dans leslongues disettes de son château de la faim, il s'était delongue main rompu aux abstinences érémitiques, et cettefréquence de repas étonnait son sobre estomac. Isabelle,Sérafine ne se plaignaient pas, car la montre de voraciténe sied point aux jeunes dames, lesquelles sont censées serepaître de rosée et suc de fleurs <strong>com</strong>me avettes.<strong>Le</strong> Matamore, soigneux de sa maigreur, semblaitenchanté, car il venait de resserrer son ceinturon d'unpoint, et l'ardillon de la boucle claquait librement dans letrou du cuir. <strong>Le</strong> Léandre bâillait et montrait les dents.La duègne s'était assoupie, et sous son menton penchéregorgeaient en boudins trois plis de chair flasque.La petite fille, qui dormait à l'autre bout du banc, s'étaitréveillée et redressée. On pouvait voir son visage qu'elleavait dégagé de ses cheveux qui semblaient avoir déteintsur son front tant il était fauve.Sous le hâle de la figure perçait une pâleur de cire, unepâleur mate et profonde. Aucune couleur aux joues, dontles pommettes saillaient. Sur les lèvres bleuâtres, dont lesourire malade découvrait des dents d'une blancheur


nacrée, la peau se fendillait en minces lamelles. Toute lavie paraissait réfugiée dans les yeux.La maigreur de sa figure faisait paraître ses yeuxénormes, et la large meurtrissure de bistre qui les entourait<strong>com</strong>me une auréole leur donnait un éclat fébrile etsingulier. <strong>Le</strong> blanc en paraissait presque bleu, tant lesprunelles y tranchaient par leur brun sombre, et tant ladouble ligne des cils était épaisse et fournie. En cemoment ces yeux étranges exprimaient une admirationenfantine et une convoitise féroce, et ils se tenaientopiniâtrement fixés sur les bijoux de l'Isabelle et de laSérafine dont la petite sauvage, sans doute, nesoupçonnait pas le peu de valeur. La scintillation dequelque passementerie d'or faux, l'orient trompeur d'uncollier en perles de Venise, l'éblouissaient et la tenaient<strong>com</strong>me en une sorte d'extase. Evidemment elle n'avait, desa vie, rien vu de si beau. Ses narines se dilataient, unefaible rougeur lui montait aux joues, un rire sardoniquevoltigeait sur ses lèvres pâles, interrompu de temps à autrepar un claquement de dents fiévreux, rapide et sec.Heureusement personne de la <strong>com</strong>pagnie ne regardait cepauvre petit tas de haillons secoué d'un tremblementnerveux, car on eût été effrayé de l'expression farouche etsinistre imprimée sur les traits de ce masque livide.Ne pouvant maîtriser sa curiosité, l'enfant étendit samain brune, délicate et froide <strong>com</strong>me une main de singe,vers la robe de l'Isabelle, dont ses doigts palpèrent l'étoffeavec un sentiment visible de plaisir et une titillation


voluptueuse. Ce velours fripé, miroité à tous ses plis, luisemblait le plus neuf, le plus riche et le plus moelleux dumonde.Quoique le tact eût été bien léger, Isabelle se retourna etvît l'action de la petite, à qui elle sourit maternellement.Se sentant sous un regard, l'enfant avait repris subitementune niaise physionomie puérile n'indiquant qu'une stupeuridiote, avec une science instinctive de mimique qui eûtfait honneur à une Comédienne consommée dans lapratique de son art, et, d'une voix dolente, elle dit en sonpatois: «C'est <strong>com</strong>me la chape de la Notre-Dame surl'autel!» Puis, baissant ses cils dont la frange noire luidescendait jusque sur les pommettes, elle appuya sesépaules au dossier de la banquette, joignit ses mains,croisa ses pouces et feignit de s'endormir <strong>com</strong>me accabléepar la fatigue.Mionnette, la grande fille hagarde, vint annoncer que lesouper était prêt, et l'on passa dans la salle voisine.<strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiens firent de leur mieux honneur au menu demaître Chirriguirri, et, sans y trouver les exquisitéspromises, assouvirent leur faim, et surtout leur soif par delongues accolades à l'outre presque désenflée, <strong>com</strong>me unecornemuse d'où le vent serait sorti. Ils allaient se lever detable, lorsque des abois de chiens et un bruit de pieds dechevaux se firent entendre près de l'auberge. Trois coupsfrappés à la porte avec une autorité impatiente signalèrentun voyageur qui n'avait pas l'habitude de faire le pied degrue. La Mionnette se précipita vers l'huis, tira le loquet,


et un cavalier, lui jetant presque le battant à la figure,entra au milieu d'un tourbillon de chiens qui faillirentrenverser la servante et se répandirent dans la sallesautant, gambadant, cherchant les reliefs sur les assiettesdesservies et en une minute ac<strong>com</strong>plissant avec leurslangues la besogne de trois laveuses de vaisselle, quelquescoups de fouet vigoureusement appliqués sur l'échine,sans distinction d'innocents et de coupables, calmèrent<strong>com</strong>me par enchantement cette agitation; les chiens seréfugièrent sous les bancs, haletants, tirant la langue,posèrent leurs têtes sur leurs pattes ou s'arrondirent enhoules et le cavalier, faisant bruyamment résonner lesmolettes de ses éperons, entra dans la chambre oùmangeaient les <strong>com</strong>édiens avec l'assurance d'un hommequi est toujours chez lui quelque part qu'il se trouve.Chirriguirri le suivait, le béret à la main, d'un airobséquieux et presque craintif, lui qui cependant n'étaitpas timide.<strong>Le</strong> cavalier, debout sur le seuil de la chambre, touchalégèrement le bord de son feutre et parcourut d'un oeiltranquille le cercle des <strong>com</strong>édiens qui lui rendaient sonsalut.Il pouvait avoir trente ou trente-cinq ans; des cheveuxblonds frisés en spirale encadraient sa tête sanguine etjoviale, dont les tons roses tournaient au rouge sousl'impression de l'air et des exercices violents.Ses yeux, d'un bleu dur, brillaient à fleur de têtes sonnez, un peu retroussé du bout, se terminait par une facette


nettement coupée. Deux petites moustaches rousses,cirées aux pointes et tournées en croc, se tortillaient sousce nez <strong>com</strong>me des virgules, faisant symétrie à une royaleen feuille d'artichaut. Entre les moustaches et la royales'épanouissait une bouche dont la lèvre supérieure un peumince corrigeait ce que l'inférieure large, rouge et striéede lignes perpendiculaires, aurait pu avoir de trop sensuel.<strong>Le</strong> menton se rebroussait brusquement, et sa courbe faisaitsaillir le bouquet de poils de la barbiche. <strong>Le</strong> front qu'ildécouvrit en jetant son feutre sur un escabeau présentaitdes tons blancs et satinés préservé qu'il étaithabituellement des ardeurs du soleil par l'ombre duchapeau et indiquait que ce gentilhomme, avant qu'il eûtquitté la cour pour la campagne, devait avoir le teint fortdélicat. En somme, la physionomie était agréable, et lagaieté du franc <strong>com</strong>pagnon y tempérait à propos la fiertédu noble.<strong>Le</strong> costume du nouveau venu montrait par son éléganceque du fond de la province le marquis, c'était son titre,n'avait pas rompu ses relations avec les bons faiseurs etles bonnes faiseuses.Un col de point coupé dégageait son col et se rabattaitsur une veste de drap couleur citron agrémentée d'argent,très courte et laissant déborder entre elle et le haut-dechaussesun flot de linge fin. <strong>Le</strong>s manches de cette veste,ou plutôt de cette brassière, découvraient la chemisejusqu'au coude; le haut-de-chausses bleu, orné d'une sortede tablier en canons de rubans paille, descendait un peu


au-dessous du genou, où des bottes molles ergotéesd'éperons d'argent le rejoignaient.Un manteau bleu galonné d'argent, posé sur le coin del'épaule, et retenu par une ganse, <strong>com</strong>plétait ce costume,un peu trop coquet peut-être pour la saison et le pays,mais que nous justifierons d'un mot; le marquis venait desuivre la chasse avec la belle Yolande, et il s'était adoniséde son mieux, voulant soutenir son ancienne réputation debraverie, car il avait été admiré au Cours-la-Reine parmiles raffinés et les gens du bel air.«La soupe à mes chiens, un picotin d'avoine à moncheval, un morceau de pain et de jambon pour moi, unrogaton quelconque à mon piqueur», dit le marquisjovialement en prenant place au bout de la table, près dela soubrette, qui, voyant un beau seigneur si bien nippé,lui avait décoché une oeillade incendiaire et un sourirevainqueur.Maître Chirriguirri plaça une assiette d'étain et ungobelet devant le marquis; la soubrette, avec la grâced'une Hébé, lui versa une large rasade, qu'il avala d'untrait. <strong>Le</strong>s premières minutes furent consacrées à réduire ausilence les abois d'une faim de chasseur, la plus féroce desfaims, égale en âpreté à celle que les Grégeois nommentboulimie; puis le marquis promena son regard autour dela table, et remarqua parmi les <strong>com</strong>édiens, assis prèsd'Isabelle, le baron de Sigognac, qu'il connaissait de vue,et qu'il avait croisé en passant avec la chasse devant lechar à boeufs.


Isabelle souriait au baron, qui lui parlait bas, de cesourire languissant et vague, caresse de l'âme, témoignagede sympathie plutôt qu'expression de gaieté, auquel nesauraient se méprendre ceux qui ont un peu l'habitude desfemmes, et cette expérience ne manquait pas au marquis.La présence de Sigognac dans cette troupe de bohèmes nele surprit plus; et le mépris que lui inspirait l'équipementdélabré du pauvre baron diminua beaucoup. Cetteentreprise de suivre sa belle sur le chariot de Thespis àtravers le hasard des aventures <strong>com</strong>iques ou tragiques luiparut d'une imaginative galante et d'un esprit délibéré. Ilfit un signe d'intelligence à Sigognac pour lui marquerqu'il l'avait reconnu et <strong>com</strong>prenait son dessein; mais envéritable homme de cour il respecta son incognito, et neparut plus s'occuper que de la soubrette, à qui il débitaitdes galanteries superlatives, moitié vraies, moitiémoqueuses, qu'elle acceptait de même avec des éclats derire propres à montrer jusqu'au gosier sa denturemagnifique.<strong>Le</strong> marquis, désireux de pousser une aventure qui seprésentait si bien, jugea à propos de se dire tout à coupfort épris du théâtre et bon juge en matière de <strong>com</strong>édie. Ilse plaignit de manquer en province de ce plaisir propre àexercer l'intellect, affiner le langage, augmenter lapolitesse et perfectionner les moeurs, et, s'adressant auTyran qui paraissait le chef de la troupe, il lui demandas'il n'avait pas d'engagements qui l'empêchassent dedonner quelques représentations des meilleures pièces de


son répertoire au château de Bruyères, où il serait facile dedresser un théâtre dans la grand-salle ou dans l'orangerie.<strong>Le</strong> Tyran, souriant d'un air bonasse dans sa large barbede crin, répondit que rien n'était plus facile, et que satroupe, une des plus excellentes qui courussent laprovince, était au service de Sa Seigneurie, depuis le roijusqu'à la soubrette, ajouta-t-il avec une feinte bonhomie.«Voilà qui tombe on ne peut mieux, répondit lemarquis, et pour les conditions il n'y aura point dedifficulté; vous fixerez vous-même la sommes on nemarchande point avec Thalie, laquelle est une muse fortconsidérée d'Apollon, et aussi bien vue à la cour qu'à laville et en province, où l'on n'est pas si Topinambourqu'on affecte de le croire à Paris.»Cela dit le marquis, après un coup de genou significatifà la soubrette qui ne s'en effaroucha point, quitta la table,enfonça son feutre jusqu'au sourcil, salua la <strong>com</strong>pagnie dela main, et repartit au milieu des jappements de sa meute;il prenait les devants pour préparer au château la réceptiondes <strong>com</strong>édiens.Il se faisait déjà tard, et l'on devait repartir le matin detrès bonne heure, car le château de Bruyères était assezéloigné, et si un cheval barbe peut, par les chemins detraverse, franchir aisément une distance de trois ou quatrelieues, un chariot pesamment chargé et traîné sur unegrande route sablonneuse, par des boeufs déjà fatigués, ymet un espace de temps beaucoup plus considérable.<strong>Le</strong>s femmes se retirèrent dans une espèce de soupente


où l'on avait jeté des bottes de paille; les hommes restèrentdans la salle, s'ac<strong>com</strong>modant du mieux qu'ils purent surles bancs et les escabeaux.


IVBRIGANDS POUR LES OISEAUXRetournons maintenant à la petite fille que nous avonslaissée endormie sur le banc d'un sommeil trop profondpour ne pas être simulé. Son attitude nous semble à bondroit suspecte, et la féroce convoitise avec laquelle sesyeux sauvages se fixaient sur le collier de perles d'Isabelledemande à ce qu'on surveille ses démarches.En effet, dès que la porte se fut refermée sur les<strong>com</strong>édiens, elle souleva lentement ses longues paupièresbrunes, promena son regard inquisiteur dans tous les coinsde la chambre, et quand elle se fut bien assurée qu'il n'yavait plus personne, elle se laissa couler du rebord de labanquette sur ses pieds, se dressa, rejeta ses cheveux enarrière par un mouvement qui lui était familier, et sedirigea vers la porte, qu'elle ouvrit sans faire plus de bruitqu'une ombre. Elle la referma avec beaucoup deprécaution, prenant garde que le loquet ne retombât tropbrusquement, puis elle s'éloigna à pas lents jusqu'à l'angled'une haie qu'elle tourna.Sûre alors d'être hors de vue du logis, elle prit sa course,sautant les fossés d'eau croupie, enjambant les sapinsabattus et bondissant sur les bruyères <strong>com</strong>me une bicheayant une meute après elle. <strong>Le</strong>s longues mèches de sachevelure lui flagellaient les joues <strong>com</strong>me des serpents


noirs, et parfois, retombant du front, lui interceptaient lavue; alors, sans ralentir la rapidité de son allure, elle lesrepoussait avec la paume de la main derrière son oreille etfaisait un geste d'impatience mutine; mais ses pieds agilessemblaient n'avoir pas besoin d'être guidés par la vue, tantils connaissaient le chemin.L'aspect du lieu, autant qu'on pouvait le démêler à lalueur livide d'une lune à moitié masquée et portant pourtouret de nez un nuage de velours noir, étaitparticulièrement désolé et lugubre.Quelques sapins, que l'entaille destinée à leur soutirer larésine rendait semblables à des spectres d'arbresassassinés, étalaient leurs plaies rougeâtres sur le bordd'un chemin sablonneux, dont la nuit ne parvenait pas àéteindre la blancheur. Au-delà, de chaque côté de la route,s'étendaient les bruyères d'un violet sombre, où flottaientdes bancs de vapeurs grisâtres auxquelles les rayons del'astre nocturne donnaient un air de fantômes enprocession, bien fait pour porter la terreur en des âmessuperstitieuses ou peu habituées aux phénomènes de lanature dans ces solitudes.L'enfant, accoutumée sans doute à ces fantasmagoriesdu désert, n'y faisait aucune attention et continuait sacourse. Elle arriva enfin à une espèce de monticulecouronné de vingt ou trente sapins qui formaient là<strong>com</strong>me une espèce de bois. Avec une agilité singulière, etqui ne trahissait aucune fatigue, elle franchitl'escarpement assez raide et gagna le sommet du tertre.


Debout sur l'élévation, elle promena quelque tempsautour d'elle ses yeux pour qui l'ombre ne semblait pasavoir de voiles, et, n'apercevant que l'immensité solitaire,elle mit deux de ses doigts dans sa bouche et poussa, àtrois reprises, un de ces sifflements que le voyageur,traversant les bois la nuit, n'entend jamais sans uneangoisse secrète, bien qu'il les suppose produits par deschats-huants craintifs ou toute autre bestiole inoffensive.Une pause séparait chacun des cris, que sans cela l'oneût pu confondre avec les ululations des orfraies, desbondrées et des chouettes, tant l'imitation était parfaite.Bientôt un monceau de feuilles parut s'agiter, fit le grosdos, se secoua <strong>com</strong>me une bête endormie qu'on réveille,et une forme humaine se dressa lentement devant la petite.«C'est toi, Chiquita, dit l'homme. Quelle nouvelle? Je net'attendais plus et faisais un somme.»L'homme qu'avait réveillé l'appel de Chiquita était ungaillard de vingt-cinq ou trente ans, de taille moyenne,maigre, nerveux et paraissant propre à toutes lesmauvaises besognes; il pouvait être braconnier,contrebandier, faux saunier, voleur et coupe-jarrets,honnêtes industries qu'il pratiquait les unes après lesautres ou toutes à la fois, selon l'occurrence.Un rayon de lune tombant sur lui d'entre les nuages,<strong>com</strong>me le jet de lumière d'une lanterne sourde, ledétachait en clair du fond sombre des sapins, et eûtpermis, s'il se fût trouvé là quelque spectateur, d'examinersa physionomie et son costume d'une truculence


caractéristique. Sa face basanée et cuivrée <strong>com</strong>me d'unsauvage caraïbe faisait briller par le contraste ses yeuxd'oiseau de proie et ses dents d'une extrême blancheur,dont les canines très pointues ressemblaient à des crocs dejeune loup.Un mouchoir ceignait son front <strong>com</strong>me le bandeaud'une blessure, et <strong>com</strong>primait les touffes d'une cheveluredrue, bouclée et rebelle, hérissée en huppe au sommet dela tête; un gilet de velours bleu, décoloré par un longusage et agrémenté de boutons faits de piécettes soudéesà une tige de métal, enveloppait son buste: des grègues detoile flottaient sur ses cuisses, et des alpargatas faisaients'entrecroiser leurs bandelettes autour de ses jambes aussifermes et sèches que des jambes de cerf. Ce costume était<strong>com</strong>plété par une large ceinture de laine rouge montantdes hanches aux aisselles, et entourant plusieurs fois lecorps. Au milieu de l'estomac, une bosse indiquait legarde-manger et le trésor du malandrin; et, s'il se fûtretourné. On eût pu voir dans son dos, dépassant les deuxbords de la ceinture, une immense navaja de Valence, unede ces navajas allongées en poisson, dont la lame se fixeen tournant un cercle de cuivre, et porte sur son acierautant de stries rouges que le brave dont elle est l'arme a<strong>com</strong>mis de meurtres. Nous ne savons <strong>com</strong>bien la navajad'Agostin <strong>com</strong>ptait de cannelures écarlates, mais à la minedu drôle il était permis, sans manquer à la charité, de lessupposer nombreuses.Tel était le personnage avec qui Chiquita entretenait des


elations mystérieuses.«Eh bien! Chiquita, dit Agostin en passant avec ungeste amical sa rude main sur la tête de l'enfant. Qu'as-turemarqué à l'auberge de maître Chirriguirri?- Il est venu, répondit la petite, un chariot plein devoyageurs; on a porté cinq coffres sous le hangar, quisemblaient assez lourds, car il fallait deux hommes pourchacun.- Hum! fit Agostin, quelquefois les voyageurs mettentdes cailloux dans leurs bagages pour se créer de laconsidération auprès des hôteliers; cela s'est vu.- Mais, répondit Chiquita, les trois jeunes dames quisont avec eux ont des galons en passementeries d'or surleurs habits. L'une d'elles, la plus jolie, a autour du cou unrang de gros grains blancs d'une couleur argentée, et quibrillent à la lumière; oh! c'est bien beau! bien magnifique!- Des perles! bon cela, dit entre ses dents le bandit,pourvu qu'elles ne soient pas fausses! On travaille d'un simerveilleux goût à Murano, et les galants du jour ont desmorales si relâchées!- Mon bon Agostin, poursuivit Chiquita d'un ton devoix câlin, si tu coupes le cou à la belle dame, tu medonneras le collier.- Cela t'irait bien, en effet, et congrueraitmerveilleusement à ta tignasse ébouriffée, à ta chemise entoile à torchon et à ta jupe jaune serin.- J'ai fait si souvent le guet pour toi, j'ai tant couru afinde t'avertir quand le brouillard s'élevait de terre, et que la


osée mouillait mes pauvres pieds nus. T'ai-je jamais faitattendre ta nourriture dans tes cachettes, même lorsque lafièvre me faisait claquer du bec <strong>com</strong>me une cigogne aubord d'un marécage et que je pouvais à peine me traîner àtravers les halliers et les broussailles?- Oui, répondit le brigand, tu es brave et fidèle; maisnous ne le tenons pas encore, ce collier. Combien as-tu<strong>com</strong>pté d'hommes?- Oh! beaucoup. Un gros et fort avec une large barbe aumilieu du visage, un vieux, deux maigres, un qui a l'aird'un renard et un autre qui semble un gentilhomme, bienqu'il ait des habits mal en point.- Six hommes, fit Agostin devenu rêveur en supputantsur ses doigts. Hélas! ce nombre ne m'eût pas effrayéautrefois; mais je reste seul de ma bande. Ont ils desarmes, Chiquita?- <strong>Le</strong> gentilhomme a son épée et le grand maigre sarapière.- Pas de pistolets ni d'arquebuse?- Je n'en ai pas vu, reprit Chiquita, à moins qu'ils ne lesaient laissés dans le chariot; mais Chirriguirri ou laMionnette m'aurait fait signe.- Allons, risquons le coup, et dressons l'embuscade, ditAgostin en prenant sa résolution. Cinq coffres, desbroderies d'or, un collier de perles. J'ai travaillé pourmoins.»<strong>Le</strong> brigand et la petite fille entrèrent dans le bois desapins; et, parvenus à l'endroit le plus secret, ils se mirent


activement à déranger des pierres et des brassées debroussailles, jusqu'à ce qu'ils eussent mis à nu cinq ou sixplanches saupoudrées de terre.Agostin souleva les planches, les jeta de côté, etdescendit jusqu'à mi corps dans la noire ouverture qu'elleslaissaient béante.Etait-ce l'entrée d'un souterrain ou d'une caverne,retraite ordinaire du brigand? la cachette où il serrait lesobjets volés? L'ossuaire où il entassait les cadavres de sesvictimes? Cette dernière supposition eût paru la plusvraisemblable au spectateur, si la scène eût eu d'autrestémoins que les choucas perchés dans la sapinière.Agostin se courba, parut fouiller au fond de la fosse, seredressa tenant entre les bras une forme humaine d'uneraideur cadavérique, qu'il jeta sans cérémonie sur le borddu trou. Chiquita ne parut éprouver aucune frayeur à cetteexhumation étrange, et tira le corps par les pieds àquelque distance de la fosse, avec plus de force que safrêle apparence ne permettait d'en supposer. Agostin,continuant son lugubre travail, sortit encore de cetHaceldama cinq cadavres que la petite fille rangea auprèsdu premier, souriant <strong>com</strong>me une jeune goule prête à faireripaille dans un cimetière. Cette fosse ouverte, ce banditarrachant à leur repos les restes de ses victimes, cettepetite fille aidant à cette funèbre besogne, tout cela sousl'ombre noire des sapins, <strong>com</strong>posait un tableau fait pourinspirer l'effroi aux plus braves.<strong>Le</strong> bandit prit un des cadavres, le porta sur la crête de


l'escarpement, le dressa, et le fit tenir debout en fichant enterre le pieu auquel le corps était lié. Ainsi maintenu, lecadavre singeait assez à travers l'ombre l'apparence d'unhomme vivant.«Hélas! à quoi en suis je réduit par le malheur destemps, dit Agostin avec un han de saint Joseph. Au lieud'une bande de vigoureux drôles, maniant le couteau etl'arquebuse <strong>com</strong>me des soldats d'élite, je n'ai plus que desmannequins couverts de guenilles, des épouvantails àvoyageurs, simples <strong>com</strong>parses de mes exploits solitaires!Celui-ci, c'était Matasierpes, le vaillant Espagnol, monami de coeur, un garçon charmant, qui avec sa navajatraçait des croix sur la figure des gavaches aussiproprement qu'avec un pinceau trempé dans du rouge;bon gentil, homme d'ailleurs, hautain <strong>com</strong>me s'il était issude la propre cuisse de Jupiter, présentant le coude auxdames pour descendre de coche et détroussant lesbourgeois d'une façon grandiose et royale!Voilà sa cape, sa golille et son sombrero à plumeincarnadine que j'ai pieusement dérobés au bourreau<strong>com</strong>me des reliques, et dont j'ai revêtu l'homme de paillequi remplace ce jeune héros digne d'un meilleur sort.Pauvre Matasierpes! cela le contrariait d'être pendu, nonqu'il se souciât du trépas; mais <strong>com</strong>me noble, il prétendaitavoir le droit d'être décapité. Par malheur, il ne portait passa généalogie dans sa poche, et il lui fallut expirerperpendiculairement.»Retournant près de la fosse, Agostin prit un autre


mannequin coiffé d'un béret bleu:«Celui-là, c'est Isquibaïval, un fameux, un vaillant,plein de coeur à l'ouvrage, mais il avait quelquefois tropde zèle et se laissait aller à tout massacrer: il ne faut pasdétruire la pratique, que diable! Du reste, peu âpre aubutin, toujours content de sa part. Il dédaignait l'or etn'aimait que le sang; brave nature! Et quelle belle attitudeil eut sous la barre du tortionnaire, lorsqu'il fut roué enpleine place d'orthez! Régulus et saint Barthélemy nefirent pas meilleure contenance dans les tourments. C'étaitton père, Chiquita, honore sa mémoire et dis une prièrepour le repos de son âme.»La petite fit un signe de croix et ses lèvres s'agitèrent<strong>com</strong>me murmurant les paroles sacrées.<strong>Le</strong> troisième épouvantail avait le pot en tête et rendaitentre les bras d'Agostin un bruit de ferraille. Un plastronde fer luisait vaguement sur son buffle en lambeaux, etdes targettes brimbalaient sur ses cuisses.<strong>Le</strong> bandit fourbit l'armure de sa manche pour lui rendreson éclat.«Un éclair de métal qui flamboie dans l'ombre inspireparfois une terreur salutaire. On croit avoir affaire à desgens d'armes en vacance. Un vieux routier, celui-là!travaillant sur le grand chemin <strong>com</strong>me sur le champ debataille, avec sang-froid, méthode et discipline. Unepistolade en pleine figure me le ravit. Quelle irréparableperte! Mais je vengerai bien sa mort!»<strong>Le</strong> quatrième fantôme, drapé d'un manteau en dents de


scie, fut <strong>com</strong>me les autres honoré d'une oraison funèbre.Il avait rendu l'âme à la question, ne voulant pas convenir,par modestie, de ses hauts faits, et refusant avec uneconstance héroïque de livrer les noms de ses camarades àla justice trop curieuse.<strong>Le</strong> cinquième, représentant Florizel de Bordeaux,n'obtint pas de myriologie d'Agostin, mais un simpleregret mêlé d'espérance. Florizel, la main la plus légère dela province pour tirer sur les ponts la soie ou la laine, nese balançait pas <strong>com</strong>me les autres, moins heureux, auxchaînes du gibet, lavé de la pluie et piqué des corbeaux. Ilvoyageait aux frais de l'Etat sur les galères du roi dans lesmers océanes et méditerranées. Ce n'était qu'un filouparmi les brigands, un renard dans une bande de loups;mais il avait des dispositions, et, perfectionné à l'école dela chiourme, il pouvait devenir un sujet d'importance; onn'est pas parfait du premier coup. Agostin attendaitimpatiemment que cet aimable personnage s'échappât dubagne et lui revînt.Gros et court, vêtu d'une souquenille cerclée par unelarge ceinture de cuir, coiffé d'un chapeau à larges bords,le sixième mannequin fut planté un peu en avant desautres <strong>com</strong>me un chef d'escouade.«Tu mérites cette place d'honneur, fit Agostin ens'adressant à l'épouvantail, patriarche du grand chemin,Nestor de la tire, Ulysse de la pince et du croc, à grandLavidalotte, mon guide et mon maître, toi qui me reçusparmi les chevaliers de la belle Etoile, et qui, de mauvais


écolier que j'étais, me fis bandit émérite. Tu m'appris àparler le narquois, à me déguiser de vingt manièresdiverses, <strong>com</strong>me feu Protéus quand il était pressé desgens; à ficher le couteau dans le noeud d'une planche àtrente pas de distance; à moucher une chandelle d'un coupde pistolets à passer <strong>com</strong>me la bise à travers les serrures;à me promener invisible par les logis, de même que sij'eusse eu une main de gloire en ma possession; à trouverles cachettes les plus absconses, et cela sans baguette decoudrier! Que de bonnes doctrines j'ai reçues de toi, grandhomme! et <strong>com</strong>me tu me fis voir, par raisonséloquemment déduites, que le travail était fait pour lessots! Pourquoi faut-il que la fortune marâtre t'ait réduit àmourir de faim dans cette caverne, dont les issues étaientgardées et où les sergents n'osaient pénétrer; car nul ne sesoucie, pour brave qu'il soit, d'affronter le lion en sonantre même; mourant, il peut encore abattre cinq nu six<strong>com</strong>pagnons, de sa griffe ou de sa dent! Allons, toi à qui,indigne, j'ai succédé, <strong>com</strong>mande sagement cette petitetroupe chimérique et falote, ces mannequins spectres desbraves que nous avons perdus, et qui, bien que défunts,rempliront encore, <strong>com</strong>me le Cid mort, leur office devaillants. Vos ombres, glorieux bandits, suffiront àdétrousser ces bélîtres.»Sa besogne terminée, le bandit alla se planter sur laroute pour juger de l'effet de la mascarade. <strong>Le</strong>s brigandsde paille avaient l'air suffisamment horrifique et féroce, etl'oeil de la peur pouvait s'y tromper dans l'ombre de la nuit


ou le crépuscule du matin, à cette heure louche où lesvieux saules, avec leurs tronçons de branches, prennent aurebord des fossés la physionomie d'hommes vousmontrant le poing ou brandissant des coutelas.«Agostin, dit Chiquita, tu as oublié d'armer lesmannequins!- C'est vrai, répondit le brigand. A quoi pensais-je? <strong>Le</strong>splus beaux génies ont leurs distractions; mais cela peut seréparer.»Et il mit au bout de ces bras inertes de vieux fûtsd'arquebuses, des épées rouillées, ou même de simplesbâtons couchés en joue; avec cet arsenal, la troupe avaitau bord des talus un aspect suffisamment formidable.«Comme la traite est longue du village à la dînée, ilspartiront sans doute à trois heures du matin; et quand ilspasseront devant l'embuscade, l'aube <strong>com</strong>mencera àpoindre, instant favorable, car il ne faut à nos hommes nitrop de lumière, ni trop d'ombre. <strong>Le</strong> jour les trahirait, lanuit les cacherait. En attendant, faisons un somme. <strong>Le</strong>grincement des roues non graissées du chariot, ce bruitqui met en fuite les loups épouvantés, s'entend de loin etnous réveillera. Nous autres qui ne dormons jamais qued'un oeil <strong>com</strong>me les chats, nous serons bien vite sur pied.»Cela dit, Agostin s'étendit sur quelques jonchées debruyères.Chiquita s'allongea près de lui pour profiter de la tapade muesira valencienne qu'il s'était jetée dessus <strong>com</strong>mecouverture, et procurer un peu de chaleur à ses pauvres


petits membres tremblants de fièvre.Bientôt la tiédeur l'envahit, ses dents cessèrent declaquer, et elle partit pour le pays des songes. Nousdevons avouer que dans ses rêves enfantins ne voletaientpas de beaux chérubins roses cravatés d'ailes blanches, nebêlaient pas des moutons savonnés et ornés de faveurs, nes'élevaient pas des palais de caramel à colonnesd'angélique. Non; Chiquita voyait la tête coupée d'lsabellequi tenait entre ses dents le collier de perles, et, sautantpar bonds désordonnés et brusques, cherchait à le déroberaux mains tendues de l'enfant. Ce rêve agitait Chiquita, etAgostin, à demi réveillé aux soubresauts, murmuraitparmi un ronflement:«Si tu ne te tiens pas tranquille, je t'envoie d'un coup depied, au bas du talus, gigoter avec les grenouilles.»Chiquita, qui savait Agostin homme de parole, se le tintpour dit et ne bougea plus. <strong>Le</strong> souffle de leurs respirationségales fut bientôt le seul bruit qui trahît la présence d'êtresvivants dans cette morne solitude.<strong>Le</strong> brigand et sa petite <strong>com</strong>plice buvaient à pleinesgorgées à la coupe noire du sommeil, au milieu de lalande, quand à l'auberge du Soleil bleu le bouvier,frappant le sol de son aiguillon, vint avertir les <strong>com</strong>édiensqu'il était temps de se mettre en route.On s'arrangea <strong>com</strong>me on put dans le chariot, sur lesmalles qui formaient des angles désordonnés, et le Tyranse <strong>com</strong>para au sieur Polyphème, couché sur une crête demontagne, ce qui ne l'empêcha pas de ronfler bientôt


<strong>com</strong>me un chantre , les femmes s'étaient blotties au fond,sous la banne, où les toiles ployées des décorsreprésentaient une espèce de matelas, <strong>com</strong>parativementmoelleux. Malgré le grincement affreux des roues, quisanglotaient, miaulaient, rauquaient, râlaient, tout lemonde s'endormit d'un sommeil pénible, entremêlé derêves incohérents et bizarres, où les bruits du chariot setransformaient en ululations de bêtes féroces ou en crisd'enfants égorgés.Sigognac, l'esprit agité par la nouveauté de l'aventure etle tumulte de cette vie bohémienne, si différente dusilence claustral de son château, marchait à côté du char.Il songeait aux grâces adorables d'lsabelle, dont la beautéet la modestie semblaient plutôt d'une demoiselle née qued'une Comédienne errante, et il s'inquiétait de savoir<strong>com</strong>ment il s'y prendrait pour s'en faire aimer, ne sedoutant pas que la chose était déjà faite, et que la doucecréature, touchée au plus tendre de l'âme, n'attendait pourlui donner son coeur autre chose, sinon qu'il le luidemandât. <strong>Le</strong> timide baron arrangeait dans sa tête unefoule d'incidents terribles ou romanesques, dedévouements <strong>com</strong>me on en voit dans les livres dechevalerie, pour amener ce formidable aveu dont lapensée seule lui serrait la gorge; et cependant cet aveu quilui coûtait tant, la flamme de ses yeux, le tremblement desa voix, ses soupirs mal étouffés, l'empressement un peugauche dont il entourait Isabelle, les réponses distraitesqu'il faisait aux <strong>com</strong>édiens, l'avaient déjà prononcé de la


façon la plus claire. La jeune femme, quoiqu'il ne lui eûtpas dit un mot d'amour, ne s'y était pas trompée.<strong>Le</strong> matin <strong>com</strong>mençait à grisonner. Une étroite bande delumière pâle s'allongeait au bord de la plaine, dessinant ennoir d'une manière distincte, malgré l'éloignement, lesbruyères frissonnantes et même la pointe des herbes.Quelques flaques d'eau, égratignées par le rayon, brillaientçà et là <strong>com</strong>me les morceaux d'une glace brisée. De légersbruits s'éveillaient, et des fumées montaient dans l'airtranquille, révélant à de grandes distances la reprise del'activité humaine au milieu de ce désert. Sur la zonelumineuse, dont la teinte tournait au rose, une formebizarre se profilait, qui de loin ressemblait à un <strong>com</strong>pastenu par un géomètre invisible et mesurant la lande.C'était un berger monté sur ses échasses, marchant à pasde faucheux à travers les marécages et les sables.Ce spectacle n'était pas nouveau pour Sigognac, et il yfaisait peu d'attention; mais, si fort qu'il fût enfoncé danssa rêverie, il ne put s'empêcher d'être préoccupé par unpetit point brillant qui scintillait sous l'ombre encore fortnoire du bouquet de sapins où nous avons laissé Agostinet Chiquita. Ce ne pouvait être une luciole; la saison oùl'amour illumine les vers luisants de son phosphore étaitpassée depuis plusieurs mois. Était-ce l'oeil d'un oiseau denuit borgne? car il n'y avait qu'un point lumineux.Cette supposition ne satisfaisait pas Sigognac; on eûtdit le pétillement d'une mèche d'arquebuse allumée.Cependant le chariot marchait toujours, et, en se


approchant de la sapinière, Sigognac crut démêler sur lebord de l'escarpement une rangée d'êtres bizarres plantés<strong>com</strong>me en embuscade et dont les premiers rayons dusoleil levant ébauchaient vaguement les formes mais, àleur parfaite immobilité, il les prit pour de vieilles soucheset se prit à rire lui-même de son inquiétude, et il n'éveillapas les <strong>com</strong>édiens <strong>com</strong>me il en avait d'abord eu l'idée.<strong>Le</strong> chariot fit encore quelques tours de roue. <strong>Le</strong> pointbrillant sur lequel Sigognac tenait toujours les yeux fixésse déplaça. Un long jet de feu sillonna un flot de fuméeblanchâtre; une forte détonation se fit entendre, et uneballe s'aplatit sous le joug des boeufs, qui se jetèrentbrusquement de côté, entraînant le chariot qu'un tas desable retint heureusement au bord du fossé.A la détonation et à la secousse, toute la troupe s'éveillaen sursaut; les jeunes femmes se mirent à pousser des crisaigus.La vieille seule, faite aux aventures, garda le silence etprudemment glissa deux ou trois doublons serrés dans saceinture entre son bas et la semelle de son soulier.Debout, à la tête du char d'où les <strong>com</strong>édienss'efforçaient de sortir, Agostin, sa cape de Valence rouléesur son bras, sa navaja au poing, criait d'une voixtonnante:«La bourse ou la vie! toute résistance est inutile; aumoindre signe de rébellion ma troupe va vousarquebuser!»Pendant que le bandit posait son ultimatum de grand


chemin, le baron, dont le généreux coeur ne pouvaitadmettre l'insolence d'un pareil maroufle, avaittranquillement dégainé et fondait sur lui l'épée haute.Agostin parait les bottes du baron avec son manteau etépiait l'occasion de lui lancer sa navaja; appuyant lemanche du couteau à la saignée, et, balançant le bras d'unmouvement sec, il envoya la lame au ventre de Sigognac,à qui bien en prit de n'être pas obèse. Une légère retraitede côté lui fit éviter la pointe meurtrière; la lame allatomber à quelques pas plus loin.Agostin pâlit, car il était désarmé, et il savait que satroupe d'épouvantails ne pouvait lui être d'aucun secours.Cependant, <strong>com</strong>ptant sur un effet de terreur, il cria:«Feu! vous autres!» - <strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiens, craignantl'arquebuse, firent un mouvement de retraite et seréfugièrent derrière le chariot, où les femmes piaillaient<strong>com</strong>me des geais plumés vifs. Sigognac lui-même, malgréson courage, ne put s'empêcher de baisser un peu la tête.Chiquita, qui avait suivi toute la scène cachée par unbuisson dont elle écartait les branches, voyant la périlleusesituation de son ami, rampa <strong>com</strong>me une couleuvre sur lapoudre du chemin, ramassa le couteau sans qu'on prîtgarde à elle, et, se redressant d'un bond, remit la najava aubandit. Rien n'était plus fier et plus sauvage quel'expression qui rayonnait sur la tête pâle de l'enfant; deséclairs jaillissaient de ses yeux sombres, ses narinespalpitaient <strong>com</strong>me des ailes d'épervier, ses lèvresentrouvertes laissaient voir deux rangées de dents féroces


<strong>com</strong>me celles qui luisent dans le rictus d'un animal acculé.Toute sa petite personne respirait indomptablement lahaine et la révolte.Agostin balança une seconde fois le couteau, et peutêtrele baron de Sigognac eût-il été arrêté au début de sesaventures, si une main de fer n'avait saisi fortopportunément le poignet du bandit. Cette main, serrant<strong>com</strong>me un étau dont on tourne la vis, écrasait les muscles,froissait les os, faisait gonfler les veines et venir le sangdans les ongles. Agostin essaya de se débarrasser par dessecousses désespérées il n'osait se retourner, car le baronl'eût lardé dans le dos, et il parait encore les coups de sonbras gauche, et pourtant il sentait que sa main prises'arracherait de son bras avec ses nerfs s'il persistait à ladélivrer. La douleur devint si violente, que ses doigtsengourdis s'entrouvrirent et lâchèrent l'arme.C'était le Tyran qui, passant derrière Agostin, avaitrendu ce bon office à Sigognac. Tout à coup il poussa uncri: «Mordious! est-ce qu'une vipère me pique; j'ai sentideux crocs pointus m'entrer dans la jambe!» En effet,Chiquita lui mordait le mollet <strong>com</strong>me un chien pour lefaire retourner; le Tyran, sans lâcher prise, secoua la petitefille et l'envoya rouler à dix pas sur le chemin.<strong>Le</strong> Matamore, reployant ses longs membres articulés<strong>com</strong>me ceux d'une sauterelle, se baissa, ramassa lecouteau, le ferma et le mit dans sa poche.Pendant cette scène, le soleil émergeât petit à petit del'horizon; une portion de son disque d'or rose se montrait


au-dessus de la ligne des landes, et les mannequins, sousce rayon véridique, perdaient de plus en plus leurapparence humaine.«Ah çà! il paraît, dit le Pédant, que les arquebuses deces messieurs ont fait long jeu à cause de l'humidité de lanuit. En tout cas, ils ne sont guère braves, car ils laissentleur chef dans l'embarras et ne bougent non plus que desTerrnes mythologiques!- Ils ont de bonnes raisons pour cela, répliqua leMatamore en escaladant le talus, ce sont des hommes depaille habillés de guenilles, armés de ferrailles, excellentspour éloigner les oiseaux des cerises et des raisins.»En six coups de pied il fit rouler au milieu de la routeles six grotesques fantoches qui s'épatèrent sur la poudreavec ces gestes irrésistiblement <strong>com</strong>iques de marionnettesdont on a abandonné les fils. Ainsi disloqués et aplatis, lesmannequins parodiaient d'une façon aussi bouffonne quesinistre les cadavres étalés sur les champs de bataille.«Vous pouvez descendre, mesdames, dit le baron aux<strong>com</strong>édiennes, il n'y a plus rien à craindre; ce n'était qu'unpéril en peinture.»Désolé du mauvais succès d'une ruse qui habituellementlui réussissait, tant est grande la couardise des gens, ettant la peur grossit les objets, Agostin penchait la tête d'unair piteux. Près de lui se tenait Chiquita effarée, hagardeet furieuse <strong>com</strong>me un oiseau de nuit surpris par le jour. <strong>Le</strong>bandit craignait que les <strong>com</strong>édiens, qui étaient en nombre,ne lui fissent un mauvais parti ou ne le livrassent à la


justice; mais la farce des mannequins les avait mis enbelle humeur, et ils s'esclaffaient de rire <strong>com</strong>me un cent demouches. <strong>Le</strong> rire n'est point cruel de sa nature; il distinguel'homme de la bête, et il est, suivant Hornérus, l'apanagedes dieux immortels et bienheureux qui rientolympiennement tout leur soûl pendant les loisirs del'éternité.Aussi le Tyran, qui était bonasse de sa nature, desserrat-illes doigts, et tout en maintenant le bandit, lui dit-il desa grosse voix tragique, dont il gardait parfois lesintonations dans le langage familier: «Drôle, tu as faitpeur à ces dames, et pour cela tu mériterais d'être penduhaut et court; mais si, <strong>com</strong>me je le crois, elles te fontgrâce, car ce sont de bonnes âmes, je ne te conduirai pasau prévôt. <strong>Le</strong> métier d'argousin ne me ragoûte pas; je netiens pas à pourvoir la potence de gibier. D'ailleurs, tonstratagème est assez picaresque et <strong>com</strong>ique. C'est un bontour pour extorquer des pistoles aux bourgeois poltrons.Comme acteur expert aux ruses et subterfuges, jel'apprécie, et ton imaginative m'induit à l'indulgence. Tun'es point platement et bestialement voleur, et ce seraitdommage de t'interrompre en une si belle carrière.- Hélas! répondit Agostin, je n'ai pas le choix d'uneautre, et suis plus à plaindre que vous ne pensez; il nereste plus que moi de ma troupe aussi bien <strong>com</strong>poséenaguère que la vôtre; le bourreau m'a pris mes premiers,seconds et troisièmes rôles; il faut que je joue tout seul mapièce sur le théâtre du grand chemin, affectant des voix


diverses, habillant des mannequins pour faire croire queje suis soutenu par une bande nombreuse. Ah! c'est un sortplein de mélancolie! Avec cela, il ne passe personne surma route, elle est si mal famée, si coupée de fondrières, sidure aux piétons, chevaux et carrosses; elle ne vient denulle part et ne mène à rien; mais je n'ai pas le moyen d'enacheter une meilleure. Chaque chemin un peu fréquentéa sa <strong>com</strong>pagnie.<strong>Le</strong>s fainéants qui travaillent s'imaginent que tout estrose dans la vie du voleur; il y a beaucoup de chardons. Jevoudrais bien être honnête; mais <strong>com</strong>ment me présenteraux portes des villes avec une mine si truculente et unetoilette si sauvagement déguenillée! <strong>Le</strong>s dogues mesauteraient aux jambes et les sergents au collet, si j'enavais un. Voilà mon coup manqué, un coup bien machiné,monté soigneusement, qui devait me faire vivre deux moiset me donner de quoi acheter une capeline à cette pauvreChiquita. Je n'ai pas de bonheur, et suis né sous une étoileenragée. Hier, j'ai dîné en serrant ma ceinture d'un cran.Votre courage intempestif m'ôte le pain de la bouche, etpuisque je n'ai pu vous voler, au moins faites-moil'aumône.- C'est juste, répondit le Tyran, nous t'empêchonsd'exercer ton industrie, et nous te devons undédommagement. Tiens, voilà deux pistoles pour boire ànotre santé.»Isabelle prit dans le chariot un grand morceau d'étoffedont elle fit présent à Chiquita.


«Oh! c'est le collier de grains blancs que je voudrais»,dit l'enfant avec un regard d'ardente convoitise. LaComédienne le défit et le passa au cou de la petite voleuseéperdue et ravie. Chiquita roulait en silence les grainsblancs sous ses doigts brunis, penchant la tête et tâchantd'apercevoir le collier sur sa petite poitrine maigre, puiselle releva brusquement la tête, secoua ses cheveux enarrière, fixa ses yeux étincelants sur Isabelle, et dit avecun accent profond et singulier:«Vous êtes bonne; je ne vous tuerai jamais!»D'un bond, elle franchit le fossé, courut jusqu'à un petittertre où elle s'assit, contemplant son trésor.Pour Agostin, après avoir salué, il ramassa sesmannequins démantibulés, les reporta dans la sapinière,et les inhuma de nouveau pour une meilleure occasion. <strong>Le</strong>chariot que le bouvier avait rejoint, car à la détonation del'arquebuse il s'était bravement enfui, laissant sesvoyageurs se débrouiller <strong>com</strong>me ils l'entendraient, seremit pesamment en marche.La duègne retira les doublons de ses souliers et lesréintégra mystérieusement au fond de sa pochette.«Vous vous êtes conduit <strong>com</strong>me un héros de roman, ditIsabelle à Sigognac, et sous votre sauvegarde on voyageen sûreté; <strong>com</strong>me vous avez bravement poussé ce banditque vous deviez croire soutenu par une bande bien armée!- Ce péril était bien peu de chose, à peine une algarade,répondit modestement le baron; pour vous protéger jefendrais des géants du crâne à la ceinture, je mettrais en


déroute tout un ost de Sarrasins, je <strong>com</strong>battrais parmi destourbillons de flamme et de fumée des orques, desendriagues et des dragons, je traverserais des forêtsmagiques pleines d'enchantements, je descendrais auxenfers <strong>com</strong>me Enéas et sans rameau d'or. Aux rayons devos beaux yeux tout me deviendrait facile, car votreprésence ou votre pensée seulement m'infuse quelquechose de surhumain.»Cette rhétorique était peut-être un peu exagérée, et<strong>com</strong>me dirait Longin, asiatiquement hyperbolique, maiselle était sincère.Isabelle ne douta pas un instant que Sigognacn'ac<strong>com</strong>plît en son honneur toutes ces fabuleusesprouesses, dignes d'Amadis des Gaules, d'Esplandion etde Florimart d'Hyrcanie. Elle avait raison; le sentiment leplus vrai dictait ces emphases au baron, d'heure en heureplus épris.L'amour ne trouve jamais pour s'exprimer de termesassez forts.Sérafine, qui avait entendu les phrases de Sigognac, neput s'empêcher de sourire, car toute jeune femme trouvevolontiers ridicules les protestations d'amour qu'onadresse à une autre, et qui, en changeant de route, luisembleraient les plus naturelles du monde. Elle eut uninstant l'idée d'essayer le pouvoir de ses charmes et dedisputer Sigognac à son amie; mais cette velléité durapeu. Sans être précisément intéressée Sérafine se disaitque la beauté était un diamant qui devait être enchâssé


dans l'or. Elle possédait le diamant, mais l'or manquait, etle baron était si désastreusement râpé, qu'il ne pouvaitfournir ni la monture, ni même l'écrin. La grande coquetterengaina donc l'oeillade préparée, se disant que de tellesamourettes étaient bonnes seulement pour des ingénues,et non pour des premiers rôles, et elle reprit sa minedétachée et sereine.<strong>Le</strong> silence s'établit dans le chariot, et le sommeil<strong>com</strong>mençait à jeter du sable sous les paupières desvoyageurs, lorsque le bouvier dit: «Voilà le château deBruyères!»


VCHEZ MONSIEUR LE MARQUISAux rayons d'une belle matinée, le château de Bruyèresse développait de la façon la plus avantageuse du monde.<strong>Le</strong>s domaines du marquis, situés sur l'ourlet de la lande,se trouvaient en pleine terre végétale, et le sable infertilepoussait ses dernières vagues blanches contre lesmurailles du parc. Un air de prospérité, formant un parfaitcontraste avec la misère des alentours, réjouissaitagréablement la vue dès qu'on y mettait le pieds c'était<strong>com</strong>me une île Macarée au milieu d'un océan dedésolation.Un saut de loup, revêtu d'un beau parement de pierre,déterminait l'enceinte du château sans le masquer. Dansun fossé miroitait en carreaux vers une eau brillante etvive dont aucune herbe aquatique n'altérait la pureté et quitémoignait d'un soigneux entretien. Pour la traverser seprésentait un pont de briques et de pierre assez large pourque deux carrosses y pussent rouler de front, et garni degarde-fous à balustres. Ce pont aboutissait à unemagnifique grille en fer battu, vrai monument deserrurerie que l'on aurait cru façonné du propre marteaude Vulcain.<strong>Le</strong>s portes s'accrochaient à deux piliers de métalquadrangulaires, travaillés et fouillés à jour, simulant un


ordre d'architecture et portant une architrave au-dessus delaquelle s'épanouissait un buisson de rinceaux contournés,d'où partaient des feuillages et des fleurs se recourbantavec des symétries antithétiques. Au centre de ce fouillisornemental rayonnait le blason du marquis, qui portaitd'or à la fasce bretessée et contre-bretessée de gueules,avec deux hommes sauvages pour support. De chaquecôté de la grille se hérissaient sur des volutes en accoladespareilles à ces traits de plume que les calligraphes tracentsur le vélin, des artichauts de fer aux feuilles aiguës,destinés à empêcher les maraudeurs agiles de sauter dupont sur le terre-plein intérieur par les angles de la grille.Quelques fleurs et quelques ornements dorés, se mêlantd'une manière discrète à la sévérité du métal, ôtaient àcette serrurerie son aspect défensif pour ne lui laisserqu'une apparence de richesse élégante. C'était une entréepresque royale, et quand un valet à la livrée du marquis eneut ouvert les portes, les boeufs qui traînaient le chariothésitèrent à la franchir, <strong>com</strong>me éblouis par cesmagnificences et honteux de leur rusticité. Il fallut unepiqûre d'aiguillon pour les décider.Ces braves bêtes trop modestes ne savaient pas quelabourage est nourricier de noblesse.En effet, par une grille semblable, il n'eût dû entrer quedes carrosses à trains dorés, à caisses drapées de velours,à portières avec glaces de Venise ou mantelets en cuir deCordoue; mais la <strong>com</strong>édie a ses privilèges et le char deThespis pénètre partout.


Une allée sablée de la largeur du pont conduisait auchâteau, traversant un jardin ou parterre planté selon ladernière mode.Des bordures de buis rigoureusement taillées ydessinaient des cadres où se déployaient, <strong>com</strong>me sur unepièce de damas, des ramages de verdure d'une symétrieparfaite. <strong>Le</strong>s ciseaux du jardinier ne permettaient pas àune feuille de dépasser l'autre, et la nature, malgré sesrébellions, était obligée de s'y faire l'humble servante del'art. Au milieu de chaque <strong>com</strong>partiment, se dressait dansune attitude mythologique et galante, une statue de déesseou de nymphe en style flamand italianisé. Des sables dediverses couleurs servaient de fond à ces dessins végétauxqu'on n'eût pas plus régulièrement tracés sur le papier.A la moitié du jardin une allée de même largeur secroisait avec la première, non pas à angles droits, mais enaboutissant à une zone de rond-point dont le centre étaitoccupé par une pièce d'eau, ornée d'une rocaille servant depiédestal à un Triton enfant qui soufflait une fusée decristal liquide avec sa conque.Sur les côtés du parterre régnaient des charmillespalissadées, tondues à vif et que l'automne <strong>com</strong>mençait àdorer. Une industrie savante avait fait de ces arbres, qu'ileût été difficile de reconnaître pour tels, un portique àarcades qui laissaient par leurs baies apercevoir desperspectives et des fuites aménagées à souhait pour leplaisir des yeux sur les campagnes environnantes.<strong>Le</strong> long de l'allée principale, des ifs taillés en


pyramides, en boules, en pots à jeu, alternés de distanceen distance, découpaient leur feuillage sombre toujoursvert et se tenaient rangés <strong>com</strong>me une haie de serviteurssur le passage des hôtes.Toutes ces magnificences émerveillaient au plus hautdegré les pauvres <strong>com</strong>édiens, qui, rarement, avaient étéadmis en de pareils séjours.Sérafine, guignant ces splendeurs du coin de l'oeil, sepromettait bien de couper l'herbe sous le pied à lasoubrette et de ne pas permettre à l'amour du marquis dedérogers cet Alcandre lui semblait revenir de droit à lagrande coquette. Depuis quand voit-on la suivante avoirla préséance sur la dame? La soubrette, sûre de sescharmes, niés des femmes mais reconnus des hommessans conteste, se regardait déjà presque <strong>com</strong>me chez elle,non sans raison; elle se disait que le marquis l'avaitparticulièrement distinguée et que d'une oeillade assassineadressée en plein coeur lui venait subitement ce goût de<strong>com</strong>édie.Isabelle qu'aucune visée ambitieuse ne préoccupait,tournait la tête vers Sigognac assis derrière elle dans lechariot, où une sorte de pudeur l'avait fait se réfugier, etde son vague et charmant sourire elle cherchait à dissiperl'involontaire mélancolie du baron. Elle sentait que lecontraste du riche château de Bruyères et du misérablecastel de Sigognac devait produire une impressiondouloureuse sur l'âme du pauvre gentilhomme, réduit parla mauvaise fortune à suivre les aventures d'une charretée


de <strong>com</strong>édiens errants, et avec son doux instinct de femme,elle jouait tendrement autour de ce brave coeur blessédigne en tout point d'une meilleure chance.<strong>Le</strong> Tyran remuait dans sa tête, <strong>com</strong>me des billes dansun sac, le chiffre des pistoles qu'il demanderait pour gagede sa troupe, ajoutant un zéro à chaque tour de roue.Blazius le Pédant, passant sa langue de Silène sur seslèvres altérées d'une soif inextinguible, songeaitlibidineusement aux muids, quanauts et poinçons de vindes meilleurs crus que devaient contenir les celliers duchâteau. <strong>Le</strong> Léandre, rac<strong>com</strong>modant d'un petit peigned'écaille l'économie un peu <strong>com</strong>promise de sa perruque,se demandait, avec un battement de coeur, si ce féeriquemanoir renfermait une châtelaine. Question d'importance!Mais la mine hautaine et bravache, quoique joviale, dumarquis, modérait un peu les audaces qu'il se permettaitdéjà en imagination.Rebâti à neuf sous le règne précédent, le château deBruyères se déployait en perspective au bout du jardindont il occupait presque toute la largeur. <strong>Le</strong> style de sonarchitecture rappelait celui des hôtels de la place Royalede Paris. Un grand corps de logis et deux ailes revenant enéquerre, de façon à former une cour d'honneur,<strong>com</strong>posaient une ordonnance fort bien entendue etmajestueuse sans ennui. <strong>Le</strong>s murs de briques rouges reliésaux angles de chaînes en pierre faisaient ressortir lescadres des fenêtres, également taillés dans une belle pierreblanche. Des linteaux de même matière accusaient la


division des étages au nombre de trois. Au claveau desfenêtres une tête de femme sculptée, à joues rebondies, àcoiffure attifée coquettement, souriait d'un air de bonnehumeur et de bienvenue. Des balustres pansus soutenaientl'appui des balcons. <strong>Le</strong>s vitres nettes, brillantes, laissaientà travers la scintillation du soleil levant qu'ellesréfléchissaient, transparaître vaguement d'amples rideauxde riches étoffes.Pour rompre la ligne du corps de logis central,l'architecte, habile élève d'Androuet du Cerceau, avaitprojeté en saillie une sorte de pavillon plus orné que lereste de l'édifice et contenant la porte d'entrée où l'onaccédait par un perron. Quatre colonnes couplées d'ordrerustique, aux assises alternativement rondes et carrées,ainsi qu'on en voit dans les peintures du sieur Pierre-PaulRubens, si fréquemment employé par la reine Marie deMédicis, supportaient une corniche blasonnée, <strong>com</strong>me lagrille, des armes du marquis et formant la plate-formed'un grand balcon à balustrade de pierre, sur lequels'ouvrait la maîtresse fenêtre du grand salon. Des bossagesverniculés à refends ornaient les jambages et l'arcade dela porte fermée de deux vantaux de chêne curieusementsculpté et verni dont les ferrures luisaient <strong>com</strong>me del'acier ou de l'argent.<strong>Le</strong>s hauts toits d'ardoises délicatement imbriquées etpapelonnées traçaient sur le ciel clair des lignesagréablement correctes, qu'interrompaient avec symétriede grands corps de cheminées, sculptés sur chaque face de


trophées et autres attributs.De gros bouquets de plomb d'un enjolivement touffu sedressaient à chaque angle de ces toits d'un bleu violâtre,où par places luisait joyeusement le soleil. Des cheminées,quoiqu'il fût de bonne heure et que la saison n'exigeât pasencore rigoureusement du feu, s'échappaient de petitesvrilles de fumée légère, témoignant d'une vie heureuse,abondante, active. Dans cette abbaye de Thélème lescuisines étaient déjà éveillées. Montés sur des chevauxrobustes, des gardes-chasse apportaient du gibier pour lerepas du jours les tenanciers amenaient des provisions querecevaient des officiers de bouche. Des laquaistraversaient la cour, allant porter ou exécuter des ordres.Rien n'était plus gai à l'oeil que l'aspect de ce château,dont les murs de briques et de pierres neuves semblaientavoir les couleurs dont la santé fleurit un visage bienportant. Il donnait l'idée d'une prospérité ascendante, enplein accroissement, mais non subite <strong>com</strong>me il plaît auxcaprices de la Fortune, en équilibre sur sa roue d'or quitourne, d'en distribuer à ses favoris d'un jour. Sous ce luxeneuf se sentait une richesse ancienne.Un peu en arrière du château, de chaque côté des ailes,s'arrondissaient de grands arbres séculaires, dont les cimesse nuançaient de teintes safranées, mais dont le feuillageinférieur gardait encore de vigoureuses frondaisons.C'était le parc qui s'étendait au loin, vaste, ombreux,profond, seigneurial, attestant la prévoyance et la richessedes ancêtres. Car l'or peut faire pousser rapidement des


édifices, mais il ne saurait accélérer la croissance desarbres, dont peu à peu les rameaux s'augmentent <strong>com</strong>meceux de l'arbre généalogique des maisons qu'ils couvrentet protègent de leur ombre.Certes le bon Sigognac n'avait jamais senti les dentsvenimeuses de l'envie mordre son honnête coeur et yinfiltrer ce poison vert qui bientôt s'insinue dans lesveines et, charrié avec le sang jusqu'au bout des plusminces fibrilles, finit par corrompre les meilleurscaractères du monde. Cependant il ne put refouler tout àfait un soupir en songeant qu'autrefois les Sigognacavaient le pas sur les Bruyères, pour être de noblesse plusantique et déjà notoire au temps de la première croisade.Ce château frais, neuf, pimpant, blanc et vermeil<strong>com</strong>me les joues d'une jeune fille, adorné de toutesrecherches et magnificences, faisait une satireinvolontairement cruelle du pauvre manoir délabré,effondré, tombant en ruine au milieu du silence et del'oubli, nid à rats, perchoir de hiboux, hospice d'araignées,près de s'écrouler sur son maître désastreux qui l'avaitquitté au dernier moment, pour ne pas être écrasé sous sachute. Toutes les années d'ennui et de misère queSigognac y avait passées défilèrent devant ses yeux, lescheveux souillés de cendre, couvertes de livrées grises, lesbras ballants, dans une attitude de désespérance profondeet la bouche contractée par le rictus du bâillement. Sans lejalouser, il ne pouvait s'empêcher de trouver le marquisbien heureux.


En s'arrêtant devant le perron, le chariot tira Sigognacde cette rêverie qui n'avait rien de bien réjouissant. Ilchassa du mieux qu'il put ces mélancolies intempestives,résorba par un effort de courage viril une larme quigermait furtivement au coin de son oeil et sauta à terred'une façon délibérée pour tendre la main à l'Isabelle etaux <strong>com</strong>édiennes embarrassées de leurs jupes que le ventmatinal faisait ballonner.<strong>Le</strong> marquis de Bruyères, qui de loin avait vu venir lecortège <strong>com</strong>ique, était debout sur le perron du château, enveste de velours tanné et chausses de même, bas de soiegris et souliers blancs à bout carré, le tout galammentpassementé de rubans assortis. Il descendit quelquesmarches de l'escalier en fer à cheval, <strong>com</strong>me un hôte poliqui ne regarde pas de trop près à la condition de sesinvités; d'ailleurs la présence du baron de Sigognac dansla troupe pouvait à la rigueur justifier cettecondescendance. Il s'arrêta au troisième degré, ne jugeantpas digne d'aller plus loin, il fit de là, aux <strong>com</strong>édiens, unsigne de main amical et protecteur.En ce moment la soubrette présenta à l'ouverture de labanne sa tête maligne et futée, qui se détachait du fondobscur étincelante de lumière, d'esprit et d'ardeur. Sesyeux et sa bouche lançaient des éclairs. Elle se penchait,à demi sortie du chariot, appuyée des mains à la traversede bois, laissant voir un peu de sa gorge par le pli relâchéde sa guimpe, et <strong>com</strong>me attendant que l'on vînt à sonsecours. Sigognac, occupé d'Isabelle, ne faisait pas


attention au feint embarras de la rusée coquine, qui levavers le marquis un regard lustré et suppliant.<strong>Le</strong> châtelain de Bruyères entendit cet appel. Il franchitvivement les dernières marches de l'escalier et s'approchadu chariot pour ac<strong>com</strong>plir ses devoirs de cavalier servant,le poing tendu, le pied avancé en danseur. D'unmouvement leste et coquet <strong>com</strong>me celui d'une jeunechatte, la soubrette s'élança au bord du char, hésita uninstant, feignit de perdre l'équilibre, entoura de son brasle col du marquis et descendit à terre avec une légèreté deplume, imprimant à peine sur le sable ratissé la marque deses petits pieds d'oiseau.«Excusez-moi, dit-elle au marquis, en simulant uneconfusion qu'elle était loin d'éprouver, j'ai cru que j'allaistomber et je me suis retenue à la branche de votre col;quand on se noie ou qu'on tombe, on se rattrape où l'onpeut. Une chute, d'ailleurs, est chose grave et de mauvaisaugure pour une Comédienne.- Permettez-moi de considérer ce petit accident <strong>com</strong>meune faveur», répondit le seigneur de Bruyères, tout émud'avoir senti contre son sein la poitrine savammentpalpitante de la jeune femme.Sérafina, la tête à demi tournée sur l'épaule et laprunelle glissée dans le coin externe de l'oeil, avait vucette scène presque de dos, avec cette perspicacité jalousedes rivales à qui rien n'échappe et qui vaut les cent yeuxd'Argus. Elle ne put s'empêcher de se mordre la lèvre.Zerbine (c'était le nom de la soubrette), par un coup


familièrement hardi, s'était poussée dans l'intimité dumarquis et se faisait, pour ainsi dire, faire les honneurs duchâteau au détriment des grands rôles et des premiersemplois; énormité damnable et subversive de toutehiérarchie théâtrale!«Aidez un peu cette mauricaude, il lui faut des marquispour l'aider à descendre de charrette», fit intérieurementla Sérafine dans un style peu digne du ton maniéré etprécieux qu'elle affectait en parlant; mais le dépit, entrefemmes, emploie volontiers les métaphores de la halle etde la grève, fussent-elles duchesses ou grandes coquettes.«Jean, dit le marquis à un valet qui sur un geste dumaître s'était approché, faites remiser ce chariot dans lacour des <strong>com</strong>muns et déposer les décorations etaccessoires qu'il contient bien à l'abri sous quelquehangar; dites qu'on porte les malles de ces messieurs et deces dames aux chambres désignées par mon intendant etqu'on leur donne tout ce dont ils pourraient avoir besoin.J'entends qu'on les traite avec respect et courtoisie. Allez.»Ces ordres donnés, le seigneur de Bruyères remontagravement le perron, non sans avoir lancé, avant dedisparaître sous la porte, un coup d'oeil libertin à Zerbine,qui lui souriait d'une façon beaucoup trop avenante au gréde donna Sérafina, outrée de l'impudence de la soubrette.<strong>Le</strong> char à boeufs ac<strong>com</strong>pagné du Tyran, du Pédant et duScapin se dirigea vers une arrière-cour, et avec l'aide desvalets du château on eut bientôt extrait du coffre de lavoiture une place publique, un palais et une forêt sous


forme de trois longs rouleaux de vieilles toiles; on ensortit aussi des chandeliers de modèle antique pour leshymens, une coupe de bois doré, un poignard de fer-blancrentrant dans le manche, des écheveaux de fil rougedestinés à simuler le sang des blessures, une fiole àpoison, une urne à contenir des cendres et autresaccessoires indispensables aux dénouements tragiques.Un chariot <strong>com</strong>ique contient tout un monde. En effet,le théâtre n'est-il pas la vie en raccourci, le véritablemicrocosme que cherchent les philosophes en leursrêvasseries hermétiques? Ne renferme-t-il pas dans soncercle l'ensemble des choses et les diverses fortuneshumaines représentées au vif par fictions congruantes?Ces tas de vieilles hardes usées, poussiéreuses, tachéesd'huile et de suif, passementées de faux or rougi, cesordres de chevalerie en paillon et cailloux du Rhin, cesépées à l'antique au fourreau de cuivre, à la lame de ferémoussé, ces casques et diadèmes de forme grégeoise ouromaine ne sont ils pas <strong>com</strong>me la friperie de l'humanité oùse viennent revêtir de costumes pour revivre un moment,à la lueur des chandelles, les héros des temps qui ne sontplus? Un esprit ravalé et bourgeoisement prosaïque n'eûtfait qu'un cas fort médiocre de ces pauvres richesses, deces misérables trésors dont le poète se contente pourhabiller sa fantaisie et qui lui suffisent avec l'illusion deslumières jointe au prestige de la langue des dieux àenchanter les plus difficiles spectateurs.<strong>Le</strong>s valets du marquis de Bruyères, en laquais de bonne


maison aussi insolents que des maîtres, touchaient dubout des doigts et avec un air de mépris ces guenillesdramatiques qu'ils aidaient à ranger sous le hangar, lesplaçant d'après les ordres du Tyran, régisseur de la troupe;ils se trouvaient un peu dégradés de servir des histrions,mais le marquis avait parlé; il fallait obéir, car il n'étaitpoint tendre à l'endroit des rébellions, et il se montraitd'une générosité asiatique en fait d'étrivières.D'un air aussi respectueux que s'il eût eu affaire à desrois et princesses véritables, l'intendant vint, la barrette àla main, prendre les <strong>com</strong>édiens et les conduire à leurslogements respectifs. Dans l'aile gauche du château setrouvaient les appartements et chambres destinés auxvisiteurs de Bruyères. Pour y parvenir, on montait debeaux escaliers aux marches de pierre blanche poncéeavec paliers et repos bien ménagés; on suivait de longscorridors dallés en quadrillage blanc et noir, éclairés d'unefenêtre à chaque bout sur lesquels s'ouvraient les portesdes chambres désignées d'après la couleur de leur tentureque répétaient les rideaux de la portière extérieure pourque chaque hôte pût aisément reconnaître son gîte. Il yavait la chambre jaune, la chambre rouge, la chambreverte, la chambre bleue, la chambre grise, la chambretannée, la chambre de tapisserie, la chambre de cuir deBohême, la chambre boisée, la chambre à fresques ettelles autres appellations analogues qu'il vous plairad'imaginer, car une énumération plus longue serait tropfastidieuse et sentirait plutôt son tapissier que son


écrivain.Toutes ces chambres étaient meublées fort proprementet garnies non seulement du nécessaire, mais encore del'agréable. A la soubrette Zerbine échut la chambre detapisserie, une des plus élégantes pour les amours etmythologies voluptueuses dont la haute lisse étaithistoriée; Isabelle eut la chambre bleue, cette couleurseyant aux blondes; le rouge fut pour Sérafine, et la tannéereçut la duègne, <strong>com</strong>me assortie à l'âge de la<strong>com</strong>pagnonne par la sévérité refrognée de la nuance.Sigognac fut installé dans la chambre tendue en cuir deBohême non loin de la porte d'Isabelle, attention délicatedu marquis; ce logis assez magnifique ne se donnaitqu'aux hôtes d'importance, et le châtelain de Bruyèrestenait à traiter particulièrement parmi ces baladins unhomme de naissance, et à lui prouver qu'il en faisaitestime, tout en respectant le mystère de son incognito. <strong>Le</strong>reste de la troupe, le Tyran, le Pédant, le Scapin, leMatamore et le Léandre furent distribués dans les autreslogis.Sigognac mis en possession de son gîte où l'on avaitdéposé son mince bagage, tout en réfléchissant à labizarrerie de sa situation, regardait d'un oeil surpris, carjamais il ne s'était trouvé en pareille fête, l'appartementqu'il devait occuper pendant son séjour au château. <strong>Le</strong>smurailles, <strong>com</strong>me le nom de la chambre l'indiquait,étaient tapissées de cuir de Bohême gaufré de fleurschimériques et de ramages extravagants découpant sur un


fond de vernis d'or leurs corolles, rinceaux et feuillesenluminées de couleurs à reflets métalliques luisant<strong>com</strong>me du paillon. Cela formait une tenture aussi richeque propre descendant de la corniche, jusqu'à un lambrisde chêne noir très bien divisé en panneaux, losanges etcaissons.<strong>Le</strong>s rideaux des fenêtres étaient de brocatelle jaune etrouge rappelant le fond de la tenture et la couleurdominante des fleurs.Cette même brocatelle formait la garniture du lit, dontle chevet s'appuyait au mur et dont les pieds s'allongeaientdans la salle de manière à former ruelle de chaque côté.<strong>Le</strong>s portières ainsi que les meubles étaient d'une étoffesemblable et de nuances assorties. Des chaises à dossiercarré, à pieds tournés en spirale étoilées de clous d'or etfrangées de crépine; des fauteuils ouvrant leurs bras bienrembourrés s'étalaient le long des boiseries dans l'attentede visiteurs et marquaient auprès de la cheminée la placedes causeries intimes.Cette cheminée en marbre sérancolin blanc et tacheté derouge était haute, ample et profonde. Un feu réjouissantpar cette fraîche matinée y flambait fort à propos,éclairant de son reflet joyeux une plaque aux armes dumarquis de Bruyères. Sur le chambranle, une petitehorloge, figurant un pavillon dont le timbre simulait ledôme, indiquait l'heure sur son cadran d'argent niellé,évidé au milieu et laissant voir la <strong>com</strong>plication intérieuredes rouages.


Une table, à pieds tordus en colonnes salomoniques etrecouverte d'un tapis de Turquie, occupait le centre de lachambre.Devant la fenêtre une toilette inclinait son miroir deVenise à biseaux sur une nappe de guipure garnie de toutle coquet arsenal de la galanterie.En se considérant dans cette pure glace, curieusementencadrée d'écaille et d'étain, notre pauvre baron ne puts'empêcher de se trouver fort mal en point et dépenailléd'une manière lamentable. L'élégance de la chambre, lanouveauté et la fraîcheur des objets dont il était entourérendaient encore plus sensibles le ridicule et ledélabrement de son costume déjà hors de mode avant lemeurtre du feu roi. Une faible rougeur, quoiqu'il fût seul,passa sur les joues maigres du baron.Jusqu'alors il n'avait trouvé sa misère que déplorable,maintenant elle lui semblait grotesque, et pour la premièrefois il en eut honte.Sentiment peu philosophique, mais excusable chez unjeune homme.Voulant s'ajuster un peu mieux, Sigognac défit lepaquet où Pierre avait renfermé les minces hardes quepossédait son maître. Il déplia les diverses pièces devêtement qu'il contenait, et ne trouva rien à sa guise.Tantôt le pourpoint était trop long, tantôt le haut-dechaussestrop court. <strong>Le</strong>s saillies des coudes et des genoux,offrant plus de prise aux frottements, se marquaient pardes plaques râpées jusqu'à la corde.


Entre les morceaux disjoints les coutures riaient auxéclats et montraient leurs dents de fil. Des reprisesperdues, mais retrouvées depuis longtemps, bouchaient lestrous avec des grillages <strong>com</strong>pliqués <strong>com</strong>me ceux desjudas de prison ou de portes espagnoles. Fanées par lesoleil, l'air et la pluie, les couleurs de ces guenilles étaientdevenues si indécises qu'un peintre eût eu de la peine à lesdésigner par leur nom propre. <strong>Le</strong> linge ne valait guèremieux. Des lavages nombreux l'avaient réduit àl'expression la plus ténue. C'étaient des ombres dechemises plutôt que des chemises réelles. On les eût ditestaillées dans les toiles d'araignée du manoir. Pour <strong>com</strong>blede malheur, les rats, ne trouvant rien au garde-manger, enavaient rongé quelques-unes des moins mauvaises, ypratiquant avec leurs incisives autant de jours qu'à uncollet de guipure, ornement intempestif dont se fût bienpassée la garde robe du pauvre baron.Cette inspection mélancolique absorbait si fortSigognac qu'il n'entendit pas un coup discrètement frappéà la porte qui s'entrebâilla.Livrant passage d'abord à la tête enluminée, puis aucorps obèse de messer Blazius, lequel pénétra dans lachambre avec force révérences exagérées et servilement<strong>com</strong>iques ou <strong>com</strong>iquement serviles, dénotant un respectmoitié réel, moitié feint.Quand le Pédant arriva près de Sigognac, celui-ci tenaitpar les deux manches et présentait à la lumière unechemise fenestrée <strong>com</strong>me la rose d'une cathédrale, et il


secouait la tête d'un air piteusement découragé.«Corbacche! dit le Pédant, dont la voix fit tressaillir lebaron surpris, cette chemise a la mine vaillante ettriomphale. On dirait qu'elle est montée à l'assaut dequelque place forte sur la propre poitrine du dieu Mars,tant elle est criblée, perforée, ajourée glorieusement parmousquetades, carreaux, dards, flèches et autres armes dejet. Il n'en faut pas rougir, baron; ces trous sont desbouches par lesquelles se proclame l'honneur, et telle toilede Frise ou de Hollande toute neuve et godronnée à ladernière mode de la cour cache souvent l'infamie d'unbélître parvenu, concessionnaire et simoniaque; plusieurshéros considérables, dont l'histoire rapporte au long lesgestes, n'étaient point trop bien fournis en linge, témoinUlysse, personnage grave, prudent et subtil, lequel seprésenta, vêtu seulement d'une poignée d'herbes marines,à la tant belle princesse Nausicaa, <strong>com</strong>me il appert enl'Odyssée du sieur Hornérus.- Par malheur, répondit Sigognac au Pédant, mon cherBlazius, je ne ressemble à ce brave Grec, roi d'lthaque,que par le manque de chemises. Mes exploits antérieursne <strong>com</strong>pensent point ma misère présente. L'occasion a faitdéfaut à ma vaillance, et je doute que je sois jamais chantédes poètes, en vers hexamétriques. J'avoue que cela mefâche étrangement, bien que l'on ne doive pas avoirvergogne d'une pauvreté honorable, de paraître ainsiaccoutré parmi cette <strong>com</strong>pagnie. <strong>Le</strong> marquis de Bruyèresm'a bien reconnu, quoiqu'il n'en ait fait montre, et il peut


trahir mon secret.- Cela est, en effet, on ne peut plus fâcheux, répliqua lePédant, mais il y a remède à tout, fors à la mort, <strong>com</strong>medit le proverbe. Nous autre, pauvres <strong>com</strong>édiens, ombres dela vie humaine et fantômes des personnages de toutecondition, à défaut de l'être, nous avons au moins leparaître, qui lui ressemble <strong>com</strong>me le reflet ressemble à lachose.Quand il nous plaît, grâce à notre garde robe où sonttous nos royaumes, patrimoines et seigneuries, nousprenons l'apparence de princes, hauts barons,gentilshommes de fière allure et de galante mine. Pourquelques heures nous égalons en bravoure d'ajustementsceux qui s'en piquent le plus; les blondins et petits maîtresimitent nos élégances empruntées que de fausses ils fontréelles, substituant le drap à la serge, l'or au clinquant, lediamant à la marcassite, car le théâtre est école de moeurset académie de la mode. En ma qualité de costumier de latroupe, je sais faire d'un pleutre un Alexandre, d'un pauvrediable recru de fortune un riche seigneur, d'une coureuseune grande dame, et, si vous ne le trouvez point mauvais,j'userai de mon industrie à votre endroit. Puisque vousavez bien voulu suivre notre sort vagabond, usez du moinsde nos ressources. Quittez cette livrée de mélancolie et demisère qui obombre vos avantages naturels et vous inspireune injuste défiance de vous même. J'ai précisément enréserve dans un coffre un habit fort propre en velours noiravec des rubans feu, qui ne sent point son théâtre et que


pourrait porter un homme de cour, car c'est aujourd'huiune fantaisie fréquente chez les auteurs et poètes de mettreà la scène des aventures du temps, sous noms supposés,qui exigent des habits d'honnêtes gens et non de baladinsextravagamment déguisés à l'antique ou à la romanesque.J'ai la chemisette, les bas de soie, les souliers à bouffettes,le manteau, tous les accessoires du costume qui sembletaillé exprès sur votre moule <strong>com</strong>me par prévision del'aventure. Rien n'y manque, pas même l'épée.- Oh! pour cela, il n'est besoin, dit Sigognac avec ungeste hautain où reparaissait toute la fierté du noblequ'aucune infortune ne peut abattre. J'ai celle de monpère.- Conservez la précieusement, répondit Blazius, uneépée est une amie fidèle, gardienne de la vie et del'honneur de son maître.Elle ne l'abandonne pas en désastres, périls etmauvaises rencontres, <strong>com</strong>me font les flatteurs, vileengeance parasite de la prospérité. Nos glaives de théâtren'ont ni fil ni pointe, car ils ne doivent porter que defeintes blessures dont on se guérit subitement à la fin dela pièce, et cela sans onguent, charpie ou thériaque. Cellelàvous saura défendre au besoin <strong>com</strong>me elle l'a déjà faitquand le bandit aux mannequins fit cette équipée degrande route effroyable et risible. Mais souffrez que j'aillechercher les nippes au fond de la malle qui les cèle; il metarde de voir la chrysalide se muer en papillon.»Ces paroles débitées avec l'emphase grotesque qui lui


était habituelle et qu'il transportait de ses rôles dans la vieordinaire, le Pédant sortit de la chambre et revint bientôtportant entre les bras un paquet assez volumineuxenveloppé d'une serviette et qu'il posa respectueusementsur la table.«Si vous voulez accepter un vieux pédant de <strong>com</strong>édiepour valet de chambre, dit Blazius en se frottant les mainsd'un air de contentement, je vais vous adoniser etcalamistrer de la belle façon. Toutes les dames raffolerontde vous incontinent; car, soit dit sans faire injure à lacuisine de Sigognac, vous avez assez jeûné dans votreTour de la Faim pour avoir la vraie physionomie d'unmourant d'amour. <strong>Le</strong>s femmes ne croient qu'aux passionsmaigres; les ventripotents ne les persuadent point, eussent,ils en la bouche les chaînes dorées, symboles d'éloquence,qui suspendaient nobles, bourgeois, manants, aux lèvresd'ogmios, l'Hercule gaulois. C'est pour cette raison et nonpour une autre que j'ai médiocrement réussi auprès dubeau sexe et me suis rejeté de bonne heure sur la divebouteille, laquelle ne fait point tant la renchérie etaccueille favorablement les gros hommes, <strong>com</strong>me muidsde capacité plus vaste.»C'est ainsi que l'honnête Blazius tâchait d'égayer, touten l'habillant, le baron de Sigognac, car la volubilité de salangue n'ôtait rien à l'activité de ses mains; même aurisque d'être taxé de bavard ou de fâcheux, il préféraitétourdir le jeune gentil, homme d'un flux de paroles à lelaisser sous le poids de réflexions pénibles.


La toilette du baron fut bientôt achevée, car le théâtre,exigeant des changements rapides de costume, donnebeaucoup de dextérité aux <strong>com</strong>édiens en ces sortes demétamorphoses. Blazius, content de sa besogne, mena parle bout du petit doigt, <strong>com</strong>me on mène une jeune épouséeà l'autel, le baron de Sigognac devant la glace de Veniseposée sur la table et lui dit:«Maintenant daignez jeter un coup d'oeil sur VotreSeigneurie.»Sigognac aperçut dans le miroir une image qu'il pritd'abord pour celle d'une autre personne, tant elle différaitde la sienne.Involontairement il retourna la tête et regarda par-dessusson épaule pour voir s'il n'y avait pas par hasard quelqu'underrière lui. L'image imita son mouvement. Plus de doute,c'était bien lui-même: non plus le Sigognac hâve, triste,lamentable, presque ridicule à force de misère, mais unSigognac jeune, élégant, superbe, dont les vieux habitsabandonnés sur le plancher ressemblaient à ces peauxgrises et ternes que dépouillent les chenilles lorsqu'elless'envolent vers le soleil, papillons aux ailes d'or, decinabre et de lapis. L'être inconnu, prisonnier dans cetteenveloppe de délabrement, s'était dégagé soudain etrayonnait sous la pure lumière tombant de la fenêtre<strong>com</strong>me une statue dont on vient d'enlever le voile enquelque inauguration publique.Sigognac se voyait tel qu'il s'était quelquefois apparu enrêve, acteur et spectateur d'une action imaginaire se


passant dans son château rebâti et orné par les habilesarchitectes du songe pour recevoir une infante adoréearrivant sur une haquenée blanche. Un sourire de gloire etde triomphe voltigea quelques secondes <strong>com</strong>me une lueurde pourpre sur ses lèvres pâles, et sa jeunesse enfouie silongtemps sous le malheur reparut à la surface de sestraits embellis.Blazius, debout près de la toilette, contemplait sonouvrage, se reculant pour mieux jouir du coup d'oeil,<strong>com</strong>me un peintre qui vient de donner la dernière toucheà un tableau dont il est satisfait.«Si, <strong>com</strong>me je l'espère, vous vous poussez à la cour etrecouvrez vos biens, donnez-moi pour retraite legouvernement de votre garde-robe, dit-il en singeant lacourbette d'un solliciteur devant le baron transformé.- Je prends note de la requête, répondit Sigognac avecun sourire mélancolique; vous êtes, messer Blazius, lepremier être humain qui m'ayez demandé quelque chose.- On doit, après le dîner qui nous sera serviparticulièrement, rendre visite à M. le marquis deBruyères pour lui montrer la liste des pièces que nouspouvons jouer, et savoir de lui dans quelle partie duchâteau nous dresserons le théâtre. Vous passerez pour lepoète de la troupe, car il ne manque pas par les provincesde beaux esprits qui se mettent parfois à la suite de Thalie,dans l'espoir de toucher le coeur de quelque Comédienne;ce qui est fort galant et bien porté. L'Isabelle est un joliprétexte, d'autant qu'elle a de l'esprit, de la beauté et de la


vertu. <strong>Le</strong>s ingénues jouent souvent plus au naturel qu'unpublic frivole et vain ne le suppose.»Cela dit, le Pédant se retira, quoiqu'il ne fût pas fortcoquet, pour aller vaquer à sa propre toilette.<strong>Le</strong> beau Léandre, pensant toujours à la châtelaine,s'adonisait de son mieux, dans l'espoir de cette aventureimpossible qu'il poursuivait toujours, et qui, au dire deScapin, ne lui avait jamais valu que des déceptions et desétrivières. Quant aux <strong>com</strong>édiennes, à qui M. de Bruyèresavait galamment envoyé quelques pièces d'étoffe de soiepour y lever, s'il était besoin, les habits de leurs rôles, onpense qu'elles eurent recours à toutes les ressources dontl'art se sert pour parer la nature, et se mirent sur le grandpied de guerre autant que leur pauvre garde-robe d'actricesambulantes le leur permettait. Ces soins pris, on se rendità la salle où le dîner était servi.Impatient de sa nature, le marquis vint avant la fin durepas trouver les <strong>com</strong>édiens à table; il ne souffrit pas qu'ilsse levassent, et quand on leur eut donné à laver, ildemanda au Tyran quelles pièces il savait.«Toutes celles de feu Hardy, répondit le Tyran de savoix caverneuse, la Pyrame de Théophile, la Silvie, laChriséide et le Sylvanire, la Folie de Cardenio, l'InfidèleConfidente, la Philis de Scyre, le Lyqdamon, le Trompeurpuni, la Veuve, la Bague de l'oubli, et tout ce qu'ontproduit de mieux les plus beaux esprits du temps.- Depuis quelques années je vis retiré de la cour et nesuis pas au courant des nouveautés, dit le marquis d'un air


modeste; il me serait difficile de porter un jugement surtant de pièces excellentes, mais dont la plupart me sontinconnues; m'est avis que le plus expédient serait de m'enlier à votre choix, lequel, appuyé de théorie et de pratique,ne saurait manquer d'être sage.- Nous avons souvent joué une pièce, répliqua le Tyran,qui peut-être ne souffrirait pas l'impression, mais qui,pour les jeux de théâtre, reparties <strong>com</strong>iques, nasardes etbouffonneries, a toujours eu ce privilège de faire rire lesplus honnêtes gens.- N'en cherchez point d'autres, dit le marquis deBruyères, et <strong>com</strong>ment s'appelle ce bienheureux chefd'oeuvre?- <strong>Le</strong>s Rodomontades du <strong>capitaine</strong> Matamore.- Bon titre, sur ma foi! la soubrette a-t-elle un beau rôle?fit le marquis en lançant un coup d'oeil à Zerbine.- <strong>Le</strong> plus coquet et le plus coquin du monde, et Zerbinele joue au mieux.C'est son triomphe. Elle y fut toujours claquée, et celasans cabale ni applaudisseurs apostés.»A ce <strong>com</strong>pliment directorial, Zerbine crut qu'il était deson devoir de rougir quelque peu, mais il ne lui était pasfacile d'amener un nuage de vermillon sur sa joue brune.La modestie, ce fard intérieur, lui manquait totalement.Parmi les pots de sa toilette, il n'y avait pas de ce rouge-là.Elle baissa les yeux, ce qui fit remarquer la longueur deses cils noirs, et elle leva la main <strong>com</strong>me pour arrêter aupassage des paroles trop flatteuses pour elle, et ce


mouvement mit en lumière une main bien faite, quoiqu'unpeu bise, avec un petit doigt coquettement détaché et desongles roses qui luisaient <strong>com</strong>me des agates, car ilsavaient été polis à la poudre de corail et à la peau dechamois.Zerbine était charmante de la sorte. Ces feintespudicités donnent beaucoup de ragoût à la dépravationvéritable; elles plaisent aux libertins, bien qu'ils n'ensoient pas dupes, par le piquant du contraste.<strong>Le</strong> marquis regardait la soubrette d'un oeil ardent etconnaisseur, et n'accordait aux autres femmes que cettevague politesse de l'homme bien élevé qui a fait sonchoix.«Il ne s'est pas seulement informé du rôle de la grandecoquette, pensait la Sérafine outrée de dépit; cela n'est pascongru, et ce seigneur, si riche de bien, me sembleterriblement dénué du côté de l'esprit, de la politesse et dubon goût. Décidément il a les inclinations basses. Sonséjour en province l'a gâté, et l'habitude de courtiser lesmaritomes et les bergères lui ôte toute délicatesse.»Ces réflexions ne donnaient pas l'air aimable à laSérafine.Ses traits réguliers, mais un peu durs, qui avaient besoinpour plaire d'être adoucis par la mignardise étudiée dessourires et le manège des clins d'yeux, prenaient, ainsicontractés, une sécheresse maussade.Sans doute elle était plus belle que Zerbine, mais sabeauté avait quelque chose de hautain, d'agressif et de


méchant. L'amour eût peut-être risqué l'assaut. <strong>Le</strong> caprice,effrayé, rebroussait de l'aile.Aussi le marquis se retira-t-il sans essayer la moindregalanterie auprès de donna Sérafina, ni d'Isabelle, qu'ilregardait d'ailleurs <strong>com</strong>me engagée avec le baron deSigognac. Avant de franchir le seuil de la porte, il dit auTyran: «J'ai donné des ordres pour qu'on débarrassâtl'orangerie, qui est la salle la plus vaste du château, afind'y établir le théâtre; on a dû y porter des planches, destréteaux, des tapisseries, des banquettes, et tout ce qui estnécessaire pour arranger une représentation à l'improviste.Surveillez les ouvriers, peu experts en pareils travaux;disposez-en <strong>com</strong>me un <strong>com</strong>ité de galère de sa chiourme.Ils vous obéiront <strong>com</strong>me à moi-même.»<strong>Le</strong> Tyran, Blazius et Scapin furent conduits à l'orangeriepar un valet. C'étaient eux qui prenaient d'ordinaire cessoins d'arrangements matériels. La salle s'ac<strong>com</strong>modait onne peut mieux à une représentation théâtrale par sa formeoblongue, qui permettait de placer la scène à l'une de sesextrémités et de disposer par files dans l'espace vacant desfauteuils, chaises, tabourets et banquettes, selon le rangdes spectateurs et l'honneur qu'on voulait leur faire. <strong>Le</strong>smurailles en étaient peintes de treillages verts sur fond deciel, simulant une architecture rustique avec piliers,arcades, niches, dômes, culs-de-four, le tout fort bien enperspective et guirlandé légèrement de feuillages et defleurs pour rompre la monotonie des losanges et lignesdroites.


<strong>Le</strong> plafond demi-cintré représentait le vague de l'airzébré de quelques nuages blancs et virgulé d'oiseaux àcouleurs vives; ce qui formait une décoration on ne peutmieux appropriée à la nouvelle destination du lieu.Un plancher légèrement en pente fut posé sur destréteaux à l'un des bouts de la salle. Des portants de boisdestinés à soutenir les coulisses se dressèrent de chaquecôté du théâtre. De grands rideaux de tapisseries, jouantsur des cordes tendues, devaient servir de toile, et ens'ouvrant se masser à droite et à gauche <strong>com</strong>me les plisd'un manteau d'Arlequin. Une bande d'étoffe découpée àdents, <strong>com</strong>me la garniture d'un ciel de lit, <strong>com</strong>posait lafrise et achevait le cadre de la scène.Pendant que le théâtre se bâtit, occupons-nous deshabitants du château, sur lesquels il serait bon de donnerquelques détails.Nous avons oublié de dire que le marquis de Bruyèresétait marié; il s'en souvenait si peu lui-même que cetteomission doit nous être pardonnée. L'amour, <strong>com</strong>me on lepense bien, n'avait pas présidé à cette union. Un mêmenombre de quartiers de noblesse, des terres qui seconvenaient admirablement l'avaient décidée. Après unetrès courte lune de miel, se sentant peu de sympathie l'unpour l'autre, le marquis et la marquise, en gens <strong>com</strong>me ilfaut, ne s'étaient pas acharnés bourgeoisement àpoursuivre un bonheur impossible. D'un accord tacite, ilsy avaient renoncé et vivaient ensemble séparés àl'amiable, de la façon la plus courtoise du monde et avec


toute la liberté que <strong>com</strong>portent les bienséances. N'allezpas croire d'après cela que la marquise de Bruyères fûtune femme laide ou désagréable. Ce qui rebute le maripeut encore faire le régal de l'amant. L'amour porte unbandeau, mais l'hymen n'en a pas. D'ailleurs nous allonsvous présenter à elle, afin que vous en puissiez juger parvous-même.La marquise habitait un appartement séparé, où lemarquis n'entrait pas sans se faire annoncer. Nous<strong>com</strong>mettrons cette incongruité dont les auteurs de tous lestemps ne se sont pas fait faute, et sans rien dire au petitlaquais qui serait allé prévenir la camériste, nouspénétrerons dans la chambre à coucher, sûr de ne dérangerpersonne.L'écrivain qui fait un roman porte naturellement audoigt l'anneau de Gygès, lequel rend invisible.C'était une pièce vaste, haute de plafond et décoréesomptueusement.Des tapisseries de Flandre, représentant les aventuresd'Apollon, recouvraient les murailles de teintes chaudes,riches et moelleuses.Des rideaux de damas des Indes cramoisi tombaient àplis amples le long des fenêtres, et, traversés par un gairayon de lumière, prenaient une transparence pourprée derubis. La garniture du lit était de la même étoffe dont leslés accusés par des galons formaient des cassuresrégulières, miroitées de reflets. Un lambrequin pareil àcelui des dais en entourait le ciel, orné aux quatre coins de


gros panaches de plumes incarnadines. <strong>Le</strong> corps de lacheminée faisait une assez forte saillie dans la chambre etil montait visible jusqu'au plafond enveloppé par la hautelisse. Un grand miroir de Venise enrichi d'un cadre decristal, dont les tailles et les carres scintillaient, illuminéesde bluettes multicolores, se penchait de la moulure vers lachambre pour aller au-devant des figures. Sur les chenets,formés <strong>com</strong>me par une suite de renflements étranglés etsurmontés d'une énorme boule de métal poli, brûlaient enpétillant trois bûches qui eussent pu servir de bûches deNoël. La chaleur qu'elles répandaient n'était pas superflue,à cette époque de l'année, dans une pièce de cettedimension.Deux cabinets d'une curieuse architecture, aveccolonnettes de lapis-lazuli, incrustations de pierres dures,et tiroirs à secrets, où le marquis ne se fût pas avisé demettre le nez, eût-il su la manière de les ouvrir, sefaisaient symétrie de chaque côté d'une toilette devantlaquelle Mme de Bruyères était assise sur un de cesfauteuils particuliers au règne de Louis XIII, dont ledossier présente à la hauteur des épaules, une sorte deplanchette rembourrée et garnie de crépines.Derrière la marquise se tenaient deux femmes dechambre qui l'ac<strong>com</strong>modaient, l'une offrant une peloted'épingles et l'autre une boîte de mouches.La marquise, bien qu'elle n'avouât que vingt-huit ans,pouvait avoir dépassé le cap de la trentaine, que lesfemmes ont une si naïve répugnance à franchir, <strong>com</strong>me


eaucoup plus dangereux que le cap des Tempêtes donts'épouvantent les matelots et les pilotes. De <strong>com</strong>bien?Personne n'eût su le dire, pas même la marquise, tant elleavait ingénieusement introduit la confusion dans cettechronologie. <strong>Le</strong>s plus experts historiens en l'art de vérifierles dates n'y eussent lait que blanchir.Mme de Bruyères était une brune dont l'embonpoint quisuccède à la première jeunesse avait éclairci le teint; chezelle, les tons olivâtres de la maigreur, <strong>com</strong>battus, jadisavec le blanc de perles et la poudre de talc, faisaient placeà une blancheur mate, un peu maladive le jour, maiséclatante aux bougies. L'ovale de son visage s'était empâtépar la plénitude des joues, sans toutefois perdre de sanoblesse. <strong>Le</strong> menton se rattacha au col au moyen d'uneligne grassouillette assez gracieuse encore. Trop busquépeut-être pour une beauté féminine, le nez ne manquaitpas de fierté et séparait des yeux à fleur de tête, couleurtabac d'Espagne, auxquels des sourcils en arc assezéloignés des paupières donnaient un air d'étonnement.Ses cheveux abondants et noirs venaient de recevoir lesdernières façons des mains de la coiffeuse, dont la tâcheavait dû être assez <strong>com</strong>pliquée, à en juger par la quantitéde papillotes de papier brouillard qui jonchaient le tapisautour de la toilette.Une ligne de mêmes boucles contournées en accrochecoeurencadraient le front et frisaient à la racine d'unemasse de cheveux ramenés en arrière vers le chignon,tandis que deux énormes touffes aérées, soufflées et


crespées à coups de peignes nerveux et rapides, bouffaientle long des joues qu'elles ac<strong>com</strong>pagnaient avec grâce. Unecocarde de ruban passementée de jayet étoffait la lourdeboucle nouée sur la nuque.<strong>Le</strong>s cheveux étaient une des beautés de la marquise, quisuffisait à toutes les coiffures sans avoir recours auxpostiches et artifices de perruque, et pour cette cause selaissait volontiers approcher des dames et des cavaliers àl'heure où ses femmes l'ajustaient.Cette nuque conduisait le regard par un contour plein etrenflé à des épaules fort blanches et potelées, que laissaità découvert l'échancrure du corsage et où se trouaientdans l'embonpoint deux fossettes appétissantes. La gorge,sous la pression d'un corps de haleine, tendait àrapprocher ces demi-globes que les flatteurs poètes,faiseurs de madrigaux et sonnets s'obstinent à nommer lesfrères ennemis, bien qu'ils se soient trop souventréconciliés, moins farouches en cela que les frères de laThébaïde.Un cordonnet de soie noire, passant à travers un coeurde rubis et soutenant une petite croix de pierres, entouraitle col de la marquise, <strong>com</strong>me pour <strong>com</strong>battre lessensualités païennes éveillées par la vue de ces charmesétalés, et défendre au désir profane l'entrée de cette gorgemal fortifiée d'un frêle rempart de guipure.Sur une jupe de satin blanc Mme de Bruyères portaitune robe de soie grenat foncé, relevée de rubans noirs etde passequilles en jayet, avec des poignets ou parements


enversés <strong>com</strong>me les gantelets de gens d'armes.Jeanne, une des femmes de la marquise, lui présenta laboîte à mouches, dernier <strong>com</strong>plément de toiletteindispensable à cette époque pour quelqu'un qui se piquaitd'élégance. Mme de Bruyères en posa une vers le coin dela bouche et chercha longtemps la place de l'autre, cellequ'on nomme assassine, parce que les plus fiers couragesen reçoivent des atteintes qu'ils ne sauraient parer. <strong>Le</strong>sfemmes de chambre, semblant <strong>com</strong>prendre <strong>com</strong>bienc'était chose grave, restaient immobiles et retenaient leursouffle pour ne pas troubler les coquettes réflexions deleur maîtresse.Enfin le doigt hésitant se fixa, et un point de taffetas,astre noir sur un ciel de blancheur, moucheta <strong>com</strong>me unsigne naturel la naissance du sein gauche. C'était dire engalants hiéroglyphes qu'on ne pouvait arriver à la bouchequ'en passant par le coeur.Satisfaite d'elle-même, après un dernier coup d'oeil jetéau miroir de Venise penché sur la toilette, la marquise seleva et fit quelques pas dans la chambre; mais, se ravisantbientôt, car elle s'était aperçue qu'il lui manquait quelquechose, elle revint et prit dans son coffret une grossemontre, un oeuf de Nuremberg, <strong>com</strong>me on disait alors,curieusement émaillée de diverses couleurs, constellée debrillants, et suspendue à une chaîne terminée par uncrochet qu'elle agrafa dans sa ceinture, près d'un petitmiroir à main encadré de vermeil.«Madame est en beauté aujourd'hui, dit Jeanne d'une


voix câline; elle est coiffée à son avantage, et sa robe luisied on ne peut mieux.- Tu trouves? répondit la marquise, traînant ses parolesavec une nonchalance distraite; il me semble au contraireque je suis laide à faire peur. J'ai les yeux cernés, et cettecouleur me grossit. Si je me mettais en noir? Qu'enpenses-tu, Jeanne? le noir fait paraître mince.- Si Madame le désire, je vais lui passer sa robe detaffetas queue-de-merle ou fleur-de-prune, ce sera l'affaired'un instant; mais je crains que Madame ne gâte unetoilette bien réussie.- Ce sera ta faute, Jeanne, si je mets les amours en fuiteet si je ne fais pas ce soir ma récolte de coeurs. <strong>Le</strong>marquis a-t-il invité beaucoup de monde à cette <strong>com</strong>édie?- Plusieurs messagers sont partis à cheval dans diversesdirections. La <strong>com</strong>pagnie ne saurait manquer d'êtrenombreuse; on viendra de tous les châteaux des environs.<strong>Le</strong>s occasions de divertissement sont si rares en ce pays!- C'est vrai, dit la marquise en soupirant, on y vit dansune terrible frugalité de plaisirs. Et ces <strong>com</strong>édiens, les astuvus, Jeanne? En est-il parmi eux qui soient jeunes, debelle mine et de prestance galante?- Je ne saurais trop dire à Madame; ces gens-là ontplutôt des masques que des visages: la céruse, le fard, lesperruques leur donnent de l'éclat aux chandelles et les fontparaître tout autres qu'ils ne sont. Cependant il m'a sembléqu'il y en avait un point trop déchiré et qui prend des airsde cavalier; il a de belles dents et la jambe assez bien


faite.- Ce doit être l'amoureux, Jeanne, dit la marquise; onchoisit pour cela le plus joli garçon de la troupe, car ilserait malséant de débiter des cajoleries avec un nez entrompette et de se jeter sur des genoux cagneux pour faireune déclaration.- Cela serait en effet fort vilain, dit en riant la suivante.<strong>Le</strong>s maris sont <strong>com</strong>me ils peuvent, mais les amantsdoivent être sans défauts.- Aussi, j'aime ces galants de <strong>com</strong>édie, toujours fleurisde langage, experts à pousser les beaux sentiments, qui sepâment aux pieds d'une inhumaine, attestent le Ciel,maudissent la fortune, tirent leur épée pour s'en percer lapoitrine, jettent feux et flammes <strong>com</strong>me volcans d'amour,et disent de ces choses à ravir en extase les plus froidesvertus; leurs discours me chatouillent agréablement lecoeur, et il me semble parfois que c'est à moi qu'ilss'adressent. Souvent même les rigueurs de la damem'impatientent, et je la gourmande à part moi de faireainsi languir et sécher un si parfait amant.- C'est que Madame a l'âme bonne, répliqua Jeanne, etne se plaît point à voir souffrir. Pour moi, je suis d'humeurplus féroce, et cela me divertirait de voir quelqu'un mourird'amour tout de bon. <strong>Le</strong>s belles phrases ne me persuadentpoint.- Il te faut du positif, Jeanne, et tu as l'esprit un peuenfoncé dans la matière. Tu ne lis pas <strong>com</strong>me moi lesromans et pièces de théâtre. Ne me disais-tu pas tout à


l'heure que le galant de la troupe était joli garçon?- Madame la marquise peut en juger elle-même, dit lasuivante, debout près de la fenêtre: le voilà précisémentqui traverse la cour, sans doute pour se rendre àl'orangerie, où l'on dresse le théâtre.»La marquise s'approcha de la croisée et vit le Léandremarchant à petits pas, d'un air songeur, <strong>com</strong>me quelqu'unabsorbé par une passion profonde. A tout hasard, ilaffectait cette attitude mélancolique dont les femmes sepréoccupent, devinant quelque peine de coeur à consoler.Arrivé sous le balcon, il leva la tête avec un certainmouvement, qui donna à ses yeux un lumineuxparticulier, fixa sur la croisée un regard long, triste etchargé de désespérance de l'amour impossible, bienqu'exprimant aussi l'admiration la plus vive et la plusrespectueuse. Apercevant la marquise, dont le fronts'appuyait à la vitre, il ôta son chapeau de façon à balayerla terre avec la plume, et fit un de ces saluts profonds<strong>com</strong>me on en fait aux reines et aux déités, et qui marquentla distance de l'Empyrée au néant. Puis il se couvrit d'ungeste plein de grâce, reprenant avec un air superbe sonarrogance de cavalier, abjurée un moment aux pieds de labeauté. Ce fut net, précis et bien fait. Un véritableseigneur rompu au monde, usagé en la cour, n'eût pasmieux saisi la nuance.Flattée de ce salut à la fois discret et prosterné, où l'onrendait si bien à son rang ce qu'on lui devait, Mme deBruyères ne put s'empêcher d'y répondre par une faible


inclinaison de tête ac<strong>com</strong>pagnée d'un imperceptiblesourire.Ces signes favorables n'échappèrent point au Léandre,et sa fatuité naturelle ne manqua pas de s'en exagérer laportée. Il ne douta pas un instant que la marquise ne fûtamoureuse de lui, et son imagination extravagante se mità bâtir là-dessus tout un roman chimérique. Il allait enfinac<strong>com</strong>plir le rêve de toute sa vie, avoir une aventuregalante avec une vraie grande dame, dans un châteauquasi princier, lui, pauvre <strong>com</strong>édien de province, plein detalent sans doute, mais qui n'avait point encore jouédevant la cour. Rempli de ces billevesées, il ne se sentaitpas d'aise, son coeur se gonflait, sa poitrine se dilatait, etla répétition finie, il rentra chez lui pour écrire un billet dustyle le plus hyperbolique, qu'il <strong>com</strong>ptait bien faireparvenir à la marquise.Comme tous les rôles de la pièce étaient sus, dès que lesinvités du marquis furent arrivés la représentation desRodomontades du <strong>capitaine</strong> Matamore put avoir lieu.L'orangerie, transformée en salle de théâtre, offrait leplus charmant coup d'oeil. Des bouquets de bougies,fixées aux murailles par des bras ou des appliques, yrépandaient une clarté douce, favorable aux parures desfemmes, sans nuire à l'effet de la scène. En arrière desspectateurs, sur des planches formant gradins, on avaitplacé les orangers, dont les feuillages et les fruits,échauffés par la tiède atmosphère de la salle, dégageaientune odeur des plus suaves, se mêlant aux parfums du


musc, du benjoin, de l'ambre et de l'iris.Au premier rang, tout près du théâtre, sur des fauteuilsmassifs, rayonnaient Yolande de Foix, la duchesse deMontalban, la baronne d'Hagémeau, la marquise deBruyères et autres personnes de qualité, dans des toilettesd'une richesse et d'une élégance décidées à ne pas selaisser vaincre. Ce n'étaient que velours, satins, toilesd'argent ou d'or, dentelles, guipures, cannetilles, ferrets dediamants, tours de perles, girandoles, noeuds de pierreriesqui pétillaient aux lumières et lançaient de folles bluettes;nous ne parlons pas des étincelles bien plus vives quejetaient les diamants des yeux. A la cour même on n'eûtpu voir réunion plus brillante.Si Yolande de Foix n'eût pas été là, plusieurs déessesmortelles auraient fait hésiter un Pâris chargé d'accorderla pomme d'or, mais sa présence rendait toute lutte inutile.Elle ne ressemblait pourtant pas à l'indulgente Vénus,mais bien plutôt à la sauvage Diane. La jeune châtelaineétait d'une beauté cruelle, d'une grâce implacable, d'uneperfection désespérante. Son visage, allongé et fin, nesemblait pas modelé avec la chair, mais découpé dansl'agate ou l'onyx, tant les traits en étaient purs, immatérielset nobles. Son col amenuisé, flexible <strong>com</strong>me celui d'uncygne, s'unissait, par une ligne virginale, à des épaulesencore un peu maigres et à une poitrine juvénile d'uneblancheur neigeuse, que ne soulevaient pas les battementsdu coeur. Sa bouche, ondulée <strong>com</strong>me l'arc de lachasseresse, décochait la moquerie même lorsqu'elle


estait muette, et son oeil bleu avait des éclairs froids àdéconcerter l'aplomb des hardiesses. Cependant son attraitétait irrésistible. Toute sa personne, insolemmentétincelante, jetait au désir la provocation de l'impossible.Nul homme n'eût vu Yolande sans en devenir amoureux,mais être aimé d'elle était une chimère que bien peu sepermettaient de caresser.Comment était-elle habillée? Il faudrait plus de sangfroidque nous n'en possédons pour le dire. Ses vêtementsflottaient autour de son corps <strong>com</strong>me une nuée lumineuseoù l'on ne discernait qu'elle. Nous pensons cependant quedes grappes de perles se mêlaient aux crespelures de sescheveux blonds scintillants <strong>com</strong>me les rayons d'uneauréole.Sur des tabourets et des banquettes étaient assis, parderrièreles femmes, les seigneurs et les gentilshommes,pères, maris ou frères de ces beautés. <strong>Le</strong>s uns sepenchaient gracieusement sur le dos des fauteuils,murmurant quelque madrigal à une oreille indulgente, lesautres s'éventaient avec le panache de leurs feutres, ou,debout, une main sur la hanche, campés de manière à fairevaloir leur belle prestance, promenaient sur l'assemblée unregard satisfait. Un bruissement de conversationsvoltigeait <strong>com</strong>me un léger brouillard au-dessus des têtes,et l'attente <strong>com</strong>mençait à s'impatienter, lorsque trois coupssolennellement frappés retentirent et firent aussitôt régnerle silence.<strong>Le</strong>s rideaux se séparèrent lentement, et laissèrent voir


une décoration représentant une place publique, lieuvague, <strong>com</strong>mode aux intrigues et aux rencontres de la<strong>com</strong>édie primitive. C'était un carrefour, avec des maisonsaux pignons pointus, aux étages en saillie, aux petitesfenêtres maillées de plomb, aux cheminées d'oùs'échappait naïvement un tire bouchon de fumée allantrejoindre les nuages d'un ciel auquel un coup de balain'avait pu rendre toute sa limpidité première. L'une de cesmaisons, formant l'angle de deux rues qui tâchaient des'enfoncer dans la toile par un effort désespéré deperspective, possédait une porte et une fenêtre praticables.<strong>Le</strong>s deux coulisses qui rejoignaient à leur sommet unebande d'air çà et là géographié d'huile, jouissaient dumême avantage, et, de plus, l'une d'elles avait un balconoù l'on pouvait monter au moyen d'une échelle invisiblepour le spectateur, arrangement propice auxconversations, escalades et enlèvements à l'espagnole.Vous le voyez, le théâtre de notre petite troupe était assezbien machiné pour l'époque. Il est vrai que la peinture dela décoration eût semblé à des connaisseurs un peuenfantine et sauvage. <strong>Le</strong>s tuiles des toits tiraient l'oeil parla vivacité de leurs tons rouges, le feuillage des arbresplantés devant les maisons était du plus beau vert-de-gris,et les parties bleues du ciel étalaient un azurinvraisemblable; mais l'ensemble faisait suffisammentnaître l'idée d'une place publique chez des spectateurs debonne volonté.Un rang de vingt-quatre chandelles soigneusement


mouchées jetait une forte clarté sur cette honnêtedécoration peu habituée à une pareille fête. Cet aspectmagnifique fit courir une rumeur de satisfaction parmil'auditoire.La pièce s'ouvrait par une querelle du bon bourgeoisPandolphe avec sa fille Isabelle, qui, sous prétexte qu'elleétait amoureuse d'un jeune blondin, se refusait le plusopiniâtrement du monde à épouser le <strong>capitaine</strong>Matamoros, dont son père était entiché, résistance danslaquelle Zerbine, sa suivante, bien payée par Léandre, lasoutenait du bec et des ongles. Aux injures que luiadressait Pandolphe, l'effrontée soubrette, prompte à lariposte, répondait par cent folies, et lui conseillaitd'épouser lui-même Matamore s'il l'aimait tant. Quant àelle, jamais elle ne souffrirait que sa maîtresse devînt lafemme de ce veillaque, de ce visage à nasardes, de cetépouvantail à mettre dans les vignes. Furieux, lebonhomme voulant entretenir Isabelle seule, poussaitZerbine pour la faire rentrer au logis; mais elle cédait del'épaule aux bourrades du vieillard, tout en restant enplace avec un mouvement de corsage si élastique, untordion de hanche si fripon, un froufrou de jupes sicoquet, qu'une ballerine de profession n'eût pu mieuxfaire, et à chaque tentative inutile de Pandolphe, elle riait,sans se soucier de paraître avoir la bouche grande, de sestrente-deux perles d'Orient, plus étincelantes encore auxlumières, à faire se dérider les mélancolies d'Héradite.Une lueur diamantée luisait dans ses yeux, allumés par


une couche de fard posée sous la paupière. <strong>Le</strong> carminavivait ses lèvres, et ses jupes toutes neuves, faites avecles taffetas donnés par le marquis, se lustraient auxcassures de frissons subits, et semblaient secouer desétincelles.Ce jeu fut applaudi de toute la salle, et le seigneur deBruyères se disait tout bas qu'il avait eu le goût bon enjetant son dévolu sur cette perle des soubrettes.Un nouveau personnage fit alors son entrée, regardantà droite et à gauche, <strong>com</strong>me s'il craignait d'être surpris.C'était Léandre, la bête noire des pères, des maris, destuteurs, l'amour des femmes, des filles et des pupilles;l'amant, en un mot, celui qu'on rêve, qu'on attend et qu'oncherche, qui doit tenir les promesses de l'idéal, réaliser lachimère des poèmes, des <strong>com</strong>édies et des romans, être lajeunesse, la passion, le bonheur, ne partager aucunemisère de l'humanité, n'avoir jamais ni faim, ni soif, nichaud, ni froid, ni peur, ni fatigue, ni maladie; maistoujours être prêt la nuit, le jour, à pousser des soupirs, àroucouler des déclarations, à séduire les duègnes, àsoudoyer les suivantes, à grimper aux échelles, à mettreflamberge au vent en cas de rivalité ou de surprise, et cela,rasé de frais, bien frisé, avec des recherches de linge etd'habits, l'oeil en coulisse, la bouche en coeur <strong>com</strong>me unhéros de cire! Métier terrible qui n'est pas tropré<strong>com</strong>pensé par l'amour de toutes les femmes.Apercevant Pandolphe là où il ne <strong>com</strong>ptait rencontrerqu'lsabelle, Léandre s'arrêta dans une pose étudiée devant


les miroirs, et qu'il savait propre à mettre en relief lesavantages de sa personne: le corps portant sur la jambegauche, la droite légèrement fléchée, une main sur lagarde de l'épée, l'autre caressant le menton de manière àfaire briller le fameux solitaire, les yeux pleins de flammeset de langueurs, la bouche entrouverte par un faiblesourire qui laissait luire l'émail des dents. Il était vraimentfort bien: son costume, rafraîchi par des rubans neufs, sonlinge éblouissant de blancheur, bouillonnant entre lepourpoint et les chausses, ses souliers étroits, hauts detalons, ornés d'une large cocarde, contribuaient à luidonner l'apparence d'un parfait cavalier. Aussi réussit-il<strong>com</strong>plètement auprès des dames; la railleuse Yolande ellemêmene le trouva point trop ridicule. Profitant de ce jeumuet, Léandre lança par-dessus la rampe son regardséducteur et le reposa sur la marquise avec une expressionpassionnée, et suppliante qui la lit rougir malgré elle; puisil le reporta sur Isabelle, éteint et distrait, <strong>com</strong>me pourbien marquer la différence de l'amour réel à l'amoursimulé.A la vue de Léandre, la colère de Pandolphe devint del'exaspération. Il fit rentrer au logis sa fille et la soubrette,mais non pas si rapidement que Zerbine n'eût eu le tempsde glisser dans sa poche un billet à l'adresse d'Isabelle,billet demandant un rendez-vous nocturne. <strong>Le</strong> jeunehomme, resté avec le père, lui assura le plus poliment dumonde que ses intentions étaient honnêtes et ne tendaientqu'à serrer le plus sacré des noeuds, qu'il était de bonne


naissance, avait l'estime des grands et quelque crédit à lacour, et que rien, pas même la mort, ne pourrait ledétourner d'lsabelle qu'il aimait plus que la vie; parolescharmantes, que la jeune fille écoutait avec délices,penchée de son balcon, et faisant au Léandre de jolispetits signes d'acquiescement. Malgré cette éloquencemelliflue, Pandolphe, avec une infatuation obstinée etsénile, jurait ses grands dieux que le seigneur Matamoreserait son gendre, ou que sa fille entrerait au couvent. Dece pas il allait chercher le tabellion pour conclure la chose.Pandolphe éloigné, Léandre adjurait la belle, toujours àla fenêtre, car le vieillard avait fermé la porte à doubletour, de consentir pour éviter de telles extrémités, à cequ'il l'enlevât et la menât à un ermite de sa connaissancequi ne faisait pas de difficulté de marier les jeunes couplesempêchés dans leurs amours par la volonté tyrannique desparents. A quoi la demoiselle répondait modestement, touten avouant qu'elle n'était pas insensible à la flamme deLéandre, que l'on devait du respect à ceux de qui l'on tientle jour, et que cet ermite ne possédait peut-être pas toutesles qualités qu'il faut pour bien marier les gens; mais ellepromettait de résister de son mieux et d'entrer en religionplutôt que de mettre sa main dans la patte du Matamore.L'amoureux se retirait pour aller dresser ses batteriesavec l'aide d'un certain valet, drôle retors, personnagefertile en fourberies, ruses et stratagèmes autant que lesieur Polyen. Il devait revenir le soir sous le balcon etrendre <strong>com</strong>pte à sa maîtresse du succès de ses entreprises.


Isabelle fermait sa fenêtre, et le Matamore, avec cetesprit d'à-propos qui le caractérise, faisait son entrée. Sonapparition attendue produisit un grand effet. Ce typefavori avait le don de faire rire les plus moroses.Quoique rien ne nécessitât une action si furibonde,Matamore, ouvrant les jambes en <strong>com</strong>pas forcé et faisantdes pas de six pieds, <strong>com</strong>me les mots dont parle Horace,arriva devant les chandelles et s'y planta dans une posecambrée, outrageuse et provocante, de même que s'il eûtvoulu porter un défi à la salle entière. Il filait samoustache, roulait de gros yeux, faisait palpiter sa narineet soufflait formidablement, <strong>com</strong>me s'il étouffait de colèrepour quelque injure méritant la destruction du genrehumain.Matamore, en cette occasion solennelle, avait tiré dufond de son coffre un costume presque neuf qu'il nemettait qu'aux beaux jours, et dont sa maigreur de lézardfaisait ressortir encore la bizarrerie <strong>com</strong>ique et l'emphasegrotesquement espagnole. Ce costume consistait en unpourpoint bombé <strong>com</strong>me un corselet, et zébré de bandesdiagonales alternativement jaunes et rouges quiconvergeaient vers une rangée de boutons, en manière dechevrons renversés. La pointe du pourpoint descendaitfort bas sur le ventre. <strong>Le</strong>s bords et les entournures enétaient garnis d'un bourrelet saillant, aux mêmes couleurs;des rayures semblables à celles du pourpoint décrivaientdes spirales bizarres autour des manches et de la culote,donnant aux bras et aux cuisses un air risible de flûte à


l'oignon. Si l'on s'avisait de chausser un coq de basrouges, on aurait l'idée des tibias du Matamore.D'énormes bouffettes jaunes s'épanouissaient <strong>com</strong>me deschoux sur ses souliers à crevés rouges; des jarretières àbouts flottants serraient au-dessus du genou ses jambesaussi dénuées de mollets que les pattes échassiéres d'unhéron. Une fraise montée sur carton, dont les plis empesésdessinaient une série de 8, lui cerclait le cou et le forçaità relever le menton, attitude favorable aux impertinencesdu rôle. Sa coiffure consistait en une sorte de feutre à laHenri IV, retroussé par un bord et accrêté de plumesrouges et blanches. Une cape déchiquetée en barbed'écrevisse, des mêmes couleurs que le reste du costume,flottait derrière les épaules, burlesquement retroussée parune immense rapière, à laquelle le poids d'une lourdecoquille faisait relever la pointe. Au bout de ce long estoc,qui eût pu servir de brochette à dix Sarrasins, pendait unerosace ouvrée délicatement en fils d'archal fort ténus,représentant une toile d'araignée, preuve convaincante dupeu d'usage que faisait Matamore de ce terrible engin deguerre.Ceux d'entre les spectateurs qui avaient les yeux bonseussent même pu distinguer la petite bestiole de métal,suspendue au bout de son fil avec une quiétude parfaite et<strong>com</strong>me sûre de n'être pas dérangée dans son travail.Matamore, suivi de son valet Scapin, que menaçaitd'éborgner le bout de la rapière, arpenta deux ou trois foisle théâtre, faisant sonner ses talons, enfonçant son


chapeau jusqu'au sourcil, et se livrant à cent pantomimesridicules qui faisaient pâmer de rire les spectateurs; enfin,il s'arrêta, et se posant sur la rampe, il <strong>com</strong>mença undiscours plein de hâbleries, d'exagérations et derodomontades, dont voici à peu près la teneur, et quiaurait pu prouver aux érudits que l'auteur de la pièce avaitlu le Miles gloriosus de Plaute, aïeul de la lignée desMatamores.«Pour aujourd'hui, Scapin, je veux bien quelquesinstants laisser au fourreau ma tueuse, et donner auxmédecins le soin de peupler les cimetières dont je suis legrand pourvoyeur. Quand on a <strong>com</strong>me moi détrôné le Sofide Perse, arraché par sa barbe l'Amorabaquin du milieu deson camp et tué de l'autre main dix mille Turcs infidèles,fait tomber d'un coup de pied les remparts de centforteresses, défié le sort, écorché le hasard, brûlé lemalheur, plumé <strong>com</strong>me un oison l'aigle de Jupin quirefusait de venir sur le pré à mon appel, me redoutant plusque les Titans, battu le fusil avec les carreaux de la foudre,éventré le ciel du croc de sa moustache, il est, certes,loisible de se permettre quelques récréations et badineries.D'ailleurs l'univers soumis n'offre plus de résistance à moncourage, et la parque Atropos m'a fait savoir que sesciseaux s'étant ébréchés à couper le fil des destinées quemoissonnait ma flamberge, elle avait été obligée de lesenvoyer au rémouleur. Donc, Scapin, il me faut tenir àdeux mains ma vaillance, faire trêve aux duels, guerres,massacres, dévastations, sacs de villes, luttes corps à


corps avec les géants, tueries de monstres à l'instar deThésée et d'Hercule à quoi j'occupe ordinairement lesférocités de mon indomptable bravoure. Je me repose.Que la mort respire! Mais à quels divertissements leseigneur Mars, qui près de moi n'est qu'un bien petit<strong>com</strong>pagnon, passe-t-il ses vacances et congés? Entre lesbras blancs et poupins de la dame Vénus laquelle, <strong>com</strong>medéesse de bon entendement, préfère les gens d'armes àtous autres, fort dédaigneuse de son boiteux et couard demari. C'est pourquoi j'ai bien voulu condescendre àm'humaniser, et voyant que Cupidon n'osait se hasarder àdécocher sa flèche à pointe d'or contre un vaillant de moncalibre, je lui ai fait un petit signe d'encouragement.Même, pour que son dard pût pénétrer en ce généreuxcoeur de lion, j'ai dépouillé cette cotte de mailles faite desanneaux donnés par les déesses, impératrices, reines,infantes, princesses et grandes de tous pays, mes illustresamantes, dont la trempe magique me préserve en mes plusfolles témérités.- Cela signifie, dit le valet qui avait écouté cettefulgurante tirade avec les apparences d'une contentiond'esprit extrême, autant que mon faible entendement peut<strong>com</strong>prendre une éloquence si admirable en rhétorique, sienjolivée de termes à propos et métaphores à l'asiatique,que votre Vaillantissime Seigneurie a la fantaisie féruepour quelque jeune tendron de la ville; Alias, que vousêtes amoureux <strong>com</strong>me un simple mortel.- Vraiment, répliqua Matamore avec une bonhomie


nonchalante et superbe, tu as donné du nez droit dans lachose, et tu ne manques pas d'intelligence pour un valetOui, j'ai cette infirmité d'être amoureux: mais ne crainspas qu'elle amollisse mon courage. Cela est bon pourSamson, de se laisser tondre et pour Alcide, de filer laquenouille. Dalila n'eût osé me toucher le poil. Omphalem'eût tiré les bottes. Au moindre signe de révolte je luiaurais fait décrotter sur la table la peau du lion néméen<strong>com</strong>me une cape à l'espagnole. Dans mon loisir, cetteréflexion, humiliante pour un grand coeur, m'est venue.J'ai vaincu, il est vrai, le genre humain, mais, je n'en airéduit que la moitié. <strong>Le</strong>s femmes par leur faiblesse,échappent à mon empire. Il ne serait pas décent de leurcouper la tête, de leur tailler bras et jambes, de les fendreen deux jusqu'à la ceinture, <strong>com</strong>me j'ai l'habitude de lefaire avec mes ennemis masculins. Ce sont là brutalitésmartiales, que repousse la politesse. La défaite de leurcoeur, la reddition à volonté de leur âme, la mise à sac deleur vertu me suffisent. Il est vrai que j'en ai soumis unnombre plus grand que les sablons de la mer, et les étoilesdu ciel, que je traîne après moi quatre coffres pleins depoulets, billets doux et missives, et que je dors sur unmatelas <strong>com</strong>posé de boucles brunes, châtaines, blondes,rousses, dont les plus pudiques m'ont fait le sacrifice.Junon même m'a fait des avances que j'ai rebutées parceque son immoralité était un peu trop mûre, bien qu'elle serefasse vierge toutes les années en la fontaine deCanathos; mais tous ces triomphes, je les <strong>com</strong>pte <strong>com</strong>me


défaites et ne veux point d'une couronne de laurier àlaquelle manque une seule feuille: mon front en seraitdéshonoré. La charmante Isabelle ose me résister, etquoique toutes les audaces soient bienvenues près de moi,je ne saurais souffrir cette impertinence, et je veux qu'ellemême,sur un plat d'argent, m'apporte les clefs d'or de soncoeur, à genoux, déchevelée, demandant grâce et merci.Va sommer cette place de se rendre. J'accorde troisminutes de réflexion. Pendant cette attente, le sabliertremblera dans la main du Temps effrayé.»Et là-dessus, Matamore se campait dans une poseextravagamment anguleuse, dont sa maigreur excessivefaisait encore ressortir le ridicule.La fenêtre resta close aux sommations moqueuses duvalet.Sûre de la bonté de ses murailles, et ne craignant pasqu'on ouvrit la brèche, la garnison, <strong>com</strong>posée d'Isabelle etde Zerbine, ne donna pas signe de vie. Matamore, qui nes'étonne de rien, s'étonna pourtant de ce silence.«Sangre y fuego! Terre et ciel! Foudres et canonnades!s'écria-t-il en faisant hérisser le poil de sa lèvre <strong>com</strong>me lamoustache d'un chat fâché. Ces bagasses ne bougent nonplus que chèvres mortes. Qu'on arbore le drapeau, qu'onbatte la chamade, ou je jette bas la maison d'unechiquenaude! Ce serait bien fait si la cruelle restait écraséesous les ruines. Comment, Scapin, mon ami, t'expliquestucette défense hyrcanienne et sauvage contre mescharmes qui, <strong>com</strong>me on sait, n'ont point de rivaux en ce


globe terraqué ni même en l'Olympe habité des dieux?- Je me l'explique t'on naturellement. Un certainLéandre, moins beau que vous, sans doute, mais tout lemonde n'a pas le goût bon, s'est ménagé des intelligencesdans la place; votre valeur s'attaque à une forteresse prise.Vous avez séduit le père, Léandre a séduit la fille. Voilàtout.- Léandre! as-tu dit? Oh! ne répète pas ce nom exécrableet exécré, ou, je vais, de male rage, décrocher le soleil,éborgner la lune, et, prenant la terre par les bouts de sonessieu, la secouer de façon à produire un cataclysmediluvial <strong>com</strong>me celui de Noé ou d'ogygès. Faire à mabarbe la cour à Isabelle, la dame de mes pensées!damnable godelureau, ruffian patibulaire, galantin de sacet de corde, où es-tu, que-je te fende les naseaux, que jet'écrive des croix sur la figure, que je t'embroche, que jete larde, que je te crible, que je t'effondre, que je tedésentraille, que je te piétine, que je te jette au bûcher etdisperse tes cendres? Si tu paraissais pendant leparoxysme de ma fureur, le tonnerre de mes narinessuffirait à t'envoyer au-delà des mondes parmi les feuxélémentaires; je te lancerais si haut que tu ne retomberaisjamais. Marcher sur mes brisées, je frémis moi même àl'idée de ce qu'une pareille audace peut amener de mauxet de désastres sur la pauvre humanité. Je ne saurais punirdignement un tel crime sans fracasser du coup la planète.Léandre rival de Matamore! Par Mahom et Tervagant! <strong>Le</strong>smots épouvantés reculent et se refusent à venir exprimer


une semblable énormité. On ne peut les joindre ensemble;ils hurlent quand on les prend au collet pour lesrapprocher, car ils savent qu'ils auraient affaire à moi s'ilsse permettaient cette licence. D'ores et en avant Léandre,à ma langue! pardon de te faire prononcer ce nom infâme,peut se considérer <strong>com</strong>me défunt et aller lui-même<strong>com</strong>mander son monument au tailleur de pierre, sitoutefois j'ai la magnanimité de lui accorder les honneursde la sépulture.- Par le sang de Diane! dit le valet, voilà qui tombe<strong>com</strong>me de cire, le seigneur Léandre traverse précisémentla place à pas <strong>com</strong>ptés. Vous allez bellement lui dire sonfait, et ce sera magnifique spectacle que la rencontre dedeux si fiers courages; car je ne vous cacherai pas que,parmi les maîtres d'armes et prévôts de la ville, cegentilhomme a la renommée d'être assez bon gladiateur.Dégainez; pour moi, je ferai le guet, quand vous en serezaux mains, de peur que les sergents ne vous dérangent.- <strong>Le</strong>s étincelles de nos épées leur feront prendre le large,et ils n'oseraient, les bélitres, entrer dans ce cercle deflammes et de sang. Reste tout près de moi, mon bonScapin; si, d'aventure, j'étais fâcheusement navré dequelque estafilade, tu me recevrais en tes bras, réponditMatamore qui aimait beaucoup à être interrompu dans sesduels.- Plantez-vous bravement devant lui, dit le valet enpoussant son maître, et barrez-lui le passage.» Voyantqu'il n'y avait pas moyen de faire une reculade, Matamore


s'enfonça son feutre jusque sur les yeux, retroussa samoustache, mit la main à la poignée de son immenserapière et s'avança vers Léandre, qu'il toisa des pieds à latête, le plus insolemment qu'il put; mais c'était bravadepure, car on entendait claquer ses dents et l'on voyaitflageoler et trembler ses minces jambes <strong>com</strong>me desroseaux au vent de bise. Il ne lui restait plus qu'un espoir,c'était d'intimider Léandre par des éclats de voix, desmenaces et des rodomontades; des lièvres étant souventcachés sous des peaux de lion.«Monsieur, savez-vous que je suis le <strong>capitaine</strong>Matamoros, appartenant à la célèbre maison Cuemo deComazan, et allié à la non moins illustre familleEscobombardon de la Papiron, tonda? Je descendsd'Antée par les femmes.- Eh! descendez de la lune si cela vous amuse, réponditle Léandre avec un dédaigneux haussement d'épaules quem'importent ces billevesées?- Tête et ventre! monsieur cela vous importera tout àl'heure; il est encore temps, videz la place, et je vousépargne.Votre jeunesse me touche. Regardez-moi bien. Je suisla terreur de l'univers, l'ami de la Camarde, la providencedes fossoyeurs; où je passe, il pousse des croix. C'est àpeine si mon ombre ose me suivre, tellement je la mène endes endroits périlleux. Si j'entre, c'est par la brèche; si jesors, c'est par un arc de triomphe; si j'avance, c'est pourme fendre; si je recule, c'est pour rompre; si je couche,


c'est mon ennemi que j'étends sur le pré; si je traverse unerivière, elle est de sang, et les arches du pont sont faitesavec les côtes de mes adversaires. Je me roule, avecdélice, au milieu des mêlées, tuant, hachant, massacrant,taillant d'estoc et de taille, perçant de la pointe. Je jette leschevaux en l'air avec leurs cavaliers, je brise <strong>com</strong>me fétusde paille les os des éléphants. Aux assauts j'escalade lesmurs, en m'aidant de deux poinçons, et je plonge monbras dans la gueule des canons pour en retirer les boulets.<strong>Le</strong> vent seul de mon épée renverse les bataillons <strong>com</strong>megerbes sur l'aire. Quand Mars me rencontre sur un champde bataille, il fuit, de peur que je ne l'assomme, tout dieude la guerre qu'il est; enfin, ma vaillance est si grande, etl'effroi que j'inspire est tel, que jusqu'à présent,apothicaire du Trépas, je n'ai pu voir les braves que par ledos.- Eh bien! vous allez en voir un en face», dit Léandre,en appliquant sur un des profils du Matamore un énormesoufflet, dont l'écho burlesque retentit jusqu'au fond de lasalle. <strong>Le</strong> pauvre diable pivota sur lui-même, près detomber; un second soufflet non moins vigoureusementappliqué que le premier, mais sur l'autre joue, le remitd'aplomb.Pendant cette scène, Isabelle et Zerbine avaient reparuau balcon. La malicieuse soubrette se tenait les côtes derire, et sa maîtresse faisait un signe de tête amical àLéandre. Du fond de la place débouchait Pandolphe,ac<strong>com</strong>pagné du tabellion, qui, les dix doigts écarquillés et


les yeux ronds de surprise, regardait Léandre battre leMatamore.«Ecailles de crocodile et cornes de rhinocéros! vociférale fanfaron, ta fosse est ouverte, malandrin, veillaque,gavache, et je vais t'y pousser. Mieux eût valu pour toitirer la moustache aux tigres et la queue aux serpents dansles forêts de l'Inde. Agacer Matamore! Pluton, avec safourche, ne s'y risquerait pas. Je le déposséderais de l'enferet j'usurperais Proserpine. Allons, ma tueuse, au vent,montrez-vous, brillez au soleil, et que votre éclair prennepour fourreau le ventre de ce téméraire. J'ai soif de sonsang, de sa moelle, de sa fressure, et je lui arracherai l'âmed'entre les dents.»En disant cela, Matamore, avec des tensions de nerfs,des roulements de prunelles, des clappements de langue,semblait faire les plus prodigieux efforts pour extraire lalame rebelle de sa gaine. Il en suait d'ahan, mais laprudente tueuse voulait garder les logis ce jour-là, sansdoute pour ne pas ternir son acier poli à l'air humide.Fatigué de ces contorsions burlesques, le galant envoyad'un coup de pied rouler le fanfaron à l'autre bout duthéâtre, et se retira après avoir salué Isabelle avec unegrâce exquise.Matamore, tombé sur le dos, remuait ses membresgrêles <strong>com</strong>me une sauterelle retournée. Quand, avec l'aidede son valet et de Pandolphe, il se fut dressé sur ses pieds,et bien assuré que Léandre était parti, il s'écria d'une voixhaletante et <strong>com</strong>me entrecoupée par la rage:


«De grâce, Scapin, cercle-moi avec des bardes de fersje crève de fureur, je vais éclater <strong>com</strong>me une bombe! Ettoi, lame perfide, qui trahis ton maître au momentsuprême, est-ce ainsi que tu me ré<strong>com</strong>penses de t'avoirtoujours abreuvée du sang des plus fiers <strong>capitaine</strong>s et desplus vaillants duellistes! Je ne sais à quoi il tient que je nete brise en mille morceaux sur mon genou, <strong>com</strong>me lâche,parjure et félonne; mais tu m'as voulu faire <strong>com</strong>prendreque le vrai guerrier doit rester sur la brèche, et ne pass'oublier en des Capoues d'amour. En effet, cette semaineje n'ai défait aucune armée, je n'ai <strong>com</strong>battu ni orque, nidragon, je n'ai pas fourni à la mort sa ration de cadavres,et la rouille est venue à mon glaive: rouille de honte,soudure d'oisiveté! Sous les propres yeux de ma belle cebéjaune me nargue, m'insulte et me provoque. <strong>Le</strong>çonprofonde! enseignement philosophique! apologue moral!Désormais je tuerai deux ou trois hommes avant dedéjeuner, pour être sûr que ma rapière joue librement. Faism'en souvenir.- Léandre n'aurait qu'à revenir, dit Scapin; si nousessayions à nous tous de tirer du fourreau cet acierformidable?»Matamore, s'arc-boutant contre un pavé, Scapins'attelant à la coquille, Pandolphe au valet et le tabellionà Pandolphe, après quelques secousses la lame céda àl'effort des trois fantoches, qui allèrent rouler d'un côté lesquatre fers en l'air, tandis que le fanfaron tombait del'autre à jambes rebindaines, tenant encore à pleines mains


le fourreau de la colichemarde.Relevé aussitôt, il reprit la rapière, et dit avec emphase:«Maintenant Léandre a vécu; il n'a de ressource pouréviter la mort que d'émigrer en quelque planète lointaine.S'enfonçât-il au coeur de la terre, je le ramènerai à lasurface pour le transpercer de mon glaive, à moins qu'il nesoit changé en pierre par mon oeil horrifique etméduséen.»Malgré cet échec, aucun doute ne vint à l'obstinévieillard Pandolphe sur l'héroïsme du Matamore, et ilpersista dans l'idée saugrenue de donner pour mari à safille ce magnifique seigneur.Isabelle se prit à pleurer et à dire qu'elle préférait lecouvent à un tel hymen; Zerbine défendit de son mieux lebeau Léandre, et jura par sa vertu, à le beau serment! quece mariage ne se ferait pas. Matamore attribua cet accueilglacé à un excès de pudeur, la passion, chez les personnesbien élevées, n'aimant pas à se laisser voir. D'ailleurs iln'avait pas encore fait sa cour, il ne s'était pas montré danstoute sa gloire, imitant en cela la discrétion de Jupiterenvers Sémélé, qui, pour avoir voulu connaître son amantdivin avec l'éclat de sa puissance, tomba brûlée et réduiteen un petit tas de cendre.Sans l'écouter davantage, les deux femmes rentrèrent aulogis. Matamore, se piquant de galanterie, fit chercher uneguitare par son valet, appuya son pied sur une borne, et<strong>com</strong>mença à chatouiller le ventre de son instrument pourle faire rire. Puis il se mit à miauler un couplet de


seguidille, en andalous, avec des portements de voix sibizarres, des coups de gosier si étranges, des notes de têtesi impossibles, qu'on eût dit la sérénade de Raminagrobissous la gouttière de la chatte blanche.Un pot d'eau versé par Zerbine, sous le malicieuxprétexte d'arroser des fleurs, n'éteignit pas sa furiemusicale.«Ce sont larmes d'attendrissement tombées des beauxyeux d'Isabelle, dit le Matamore; le héros chez moi estdoublé du virtuose, et je manie la lyre <strong>com</strong>me l'épée.»Malheureusement, inquiété parce bruit de sérénade,Léandre, qui rôdait aux environs, reparut, et, ne soutirantpas que ce faquin fit de la musique sous le balcon de samaîtresse, arracha la guitare des mains du Matamore,stupide d'épouvante. Puis il lui en donna si fort sur lecrâne, que la panse de l'instrument creva, et que lefanfaron, passant la tête au travers, resta pris par le col<strong>com</strong>me dans une cangue chinoise. Léandre, ne lâchant pasle manche de la guitare, se mit à tirer de çà, de là, avecbrusques saccades, le pauvre Matamore, le cognant auxcoulisses, l'approchant des chandelles à le roussir, ce quiformait des jeux de théâtre aussi ridicules qu'amusants.S'en étant bien diverti, il le lâcha subitement et le laissatomber sur le ventre. Jugez de l'air qu'avait en cetteposture l'infortuné Matamore, qui semblait coiffé d'unepoêle à frire.Ses misères ne se bornèrent pas là. <strong>Le</strong> valet de Léandre,avec sa fertilité d'imagination bien connue, avait machiné


des stratagèmes pour empêcher le mariage d'Isabelle et duMatamore.Apostée par lui, une certaine Doralice fort coquette etgalante se produisit ac<strong>com</strong>pagnée d'un frère spadassinreprésenté par le Tyran, armé de sa mine la plus féroce etportant sous le bras deux longues rapières qui dessinaientune croix de Saint-André d'aspect assez terrifiant. Lademoiselle se plaignit d'avoir été <strong>com</strong>promise par le sieurMatamore, et délaissée pour Isabelle la fille de Pandolphe,outrage qui demandait une réparation sanglante.«Dépêchez vite ce coupe-jarrets, dit Pandolphe à sonfutur gendre, ce ne sera qu'un jeu pour votre in<strong>com</strong>parablevaleur que n'effraierait pas tout un camp de Sarrasins.»Bien à contrecoeur Matamore se mit en garde aprèsmille divertissantes simagrées, mais il tremblait <strong>com</strong>meun peuplier, et le spadassin, frère de Doralice, lui lit sauterl'épée des mains au premier choc de fer et le chargea duplat de la rapière jusqu'à lui faire crier grâce.Pour achever le ridicule, dame Léonarde, vêtue endouegna espagnole, parut épongeant ses yeux de chouetted'un ample mouchoir, poussant des soupirs à fendre le rocet agitant sous le nez de Pandolphe une promesse demariage paraphée du seing contrefait de Matamore. Unnouvel orage de coups creva sur le misérable convaincude perfidies si <strong>com</strong>pliquées, et d'une voix unanime il futcondamné à épouser la Léonarde en punition de seshâbleries, rodomontades et couardises.Pandolphe, dégoûté de Matamore, ne fit plus difficulté


d'accorder la main de sa fille à Léandre, gentilhommeac<strong>com</strong>pli.Cette bouffonnade, animée par le jeu des acteurs, futvivement applaudie. <strong>Le</strong>s hommes trouvèrent la soubrettecharmante, les femmes rendirent justice à la grâce décented'Isabelle, et Matamore réunit tous les suffrages; il étaitdifficile d'avoir mieux le physique de l'emploi, l'emphaseplus grotesque, le geste plus fantasque et plus imprévu.Léandre lut admiré des belles dames, quoique jugé unpeu fat par les cavaliers. C'était l'effet qu'il produisaitd'ordinaire, et, à vrai dire, il n'en souhaitait pas d'autre.Plus soucieux de sa personne que de son talent. La beautéde Sérafine ne manqua pas d'adorateurs, et plus d'un jeunegentilhomme, au risque de déplaire à sa belle voisine, jurasur sa moustache que c'était là une adorable fille.Sigognac, caché derrière une coulisse, avait jouidélicieusement du jeu d'lsabelle, bien qu'il se fûtquelquefois intérieurement senti jaloux de la voix tendrequ'elle prenait en répondant à Léandre, n'étant pas encorehabitué à ces feintes amours du théâtre qui cachentsouvent des aversions profondes et des inimitiés réelles.Aussi, la pièce finie, il <strong>com</strong>plimenta la jeune Comédienned'un air contraint dont elle s'aperçut et n'eut pas de peineà deviner la cause.«Vous jouez les amoureuses d'une admirable sorte,Isabelle, et l'on pourrait s'y méprendre.- N'est-ce pas mon métier? répondit la jeune fille ensouriant, et le directeur de la troupe ne m'a-t-il pas


engagée pour cela?- Sans doute, dit Sigognac; mais <strong>com</strong>me vous aviez l'airsincèrement éprise de ce fat qui ne sait rien que montrerses dents <strong>com</strong>me un chien qu'on agace, tendre le jarret etfaire parade de sa belle jambe!- C'était le rôle qui le voulait; fallait-il pas rester là<strong>com</strong>me une souche avec une mine disgracieuse etrevêche? n'ai-je pas d'ailleurs conservé la modestie d'unepersonne bien née? Si j'ai manqué en cela, dites-le-moi, jeme corrigerai.- Oh! non. Vous sembliez une pudique demoiselle,soigneusement élevée dans la pratique des bonnes moeurs,et l'on ne saurait rien reprendre à votre jeu si juste, si vrai,si décent, qu'il imite, à s'y tromper, la nature même.- Mon cher baron, voici que les lumières s'éteignent. La<strong>com</strong>pagnie s'est retirée, et nous allons nous trouver dansles ténèbres. Jetez-moi cette cape sur les épaules etveuillez bien me conduire à ma chambre.»Sigognac s'acquitta sans trop de gaucherie, quoique lesmains lui tremblassent un peu, de ce métier nouveau pourlui de cortejo d'une femme de théâtre, et ils sortirent tousdeux de la salle où il ne restait plus personne.L'orangerie était située à quelque distance du châteauun peu sur la gauche dans un grand massif d'arbres. Lafaçade qu'on apercevait de ce côté n'était pas moinsmagnifique que l'autre.Comme le terrain du parc était plus bas de niveau quecelui du parterre, elle se déployait par une terrasse garnie


d'une rampe à balustres pansus, et coupée de distance endistance par des socles supportant des vases en faïenceblanche et bleue qui contenaient des arbustes et des fleurs,les dernières de la saison.Un escalier à double rampe descendait au parc, faisantsaillie sur le mur de soutènement de la terrasse <strong>com</strong>poséde grands panneaux de briques encadrés de pierre. Cetteordonnance était fort majestueuse.Il pouvait être à peu près neuf heures. La lune s'étaitlevée. Une vapeur légère semblable à une gaze d'argent,tout en adoucissant les contours des objets, n'empêchaitpoint de les discerner. On voyait parfaitement la façade duchâteau, dont quelques fenêtres s'éclairaient d'une lueurrouge, tandis que certaines vitres, frappées par les rayonsde l'astre nocturne, scintillaient brusquement <strong>com</strong>me desécailles de poisson. A cette lueur, les tons roses de labrique prenaient une nuance de lilas d'une extrêmedouceur, et les assises de pierre, des teintes gris de perle.Sur l'ardoise neuve des toits, <strong>com</strong>me sur de l'acier poli,glissaient des reflets blancs, et la dentelle noire de la crêtese découpait sur un ciel d'une transparence laiteuse. Desgouttes de lumière tombaient dans les feuilles desarbustes, rejaillissaient de l'émail des vases, etconstellaient de diamants éparpillés la pelouse quis'étendait devant la terrasse. Si l'on regardait au loin,spectacle non moins enchanteur, on découvrait les alléesdu parc se perdant, <strong>com</strong>me les paysages de Breughel deParadis, en des fuites et brumes d'azur, au bout desquelles


illaient parfois des lueurs argentées provenant d'unestatue de marbre ou d'un jet d'eau.Isabelle et Sigognac montèrent l'escalier, et charmés parla beauté de la nuit, firent quelques tours sur la terrasseavant de regagner leur chambre. Comme le lieu étaitdécouvert, en vue du château, la pudeur de la jeuneComédienne ne conçut aucune alarme de cette promenadenocturne. D'ailleurs, la timidité du baron la rassurait, etbien que son emploi fût celui d'ingénue, elle en savaitassez sur les choses d'amour pour ne pas ignorer que lepropre de la passion vraie est le respect.Sigognac ne lui avait pas fait d'aveu formel, mais elle sesentait aimée de lui et ne craignait de sa part aucuneentreprise fâcheuse à l'endroit de sa vertu.Avec le charmant embarras des amours qui<strong>com</strong>mencent, ce jeune couple, se promenant au clair delune côte à côte, le bras sur le bras, dans un parc désert, nese disait que les choses les plus insignifiantes du monde.Qui les eût épiés eût été surpris de n'entendre que proposvagues, réflexions futiles, demandes et réponses banales.Mais si les paroles ne trahissaient aucun mystère, letremblement des voix, l'accent ému, les silences, lessoupirs, le ton bas et confidentiel de l'entretien accusaientles préoccupations de l'âme.L'appartement d'Yolande, voisin de celui de lamarquise, donnait sur le parc, et <strong>com</strong>me, après que sesfemmes l'eurent défaite, la belle jeune fille regardaitdistraitement à travers la croisée la lune briller au-dessus


des grands arbres, elle aperçut sur la terrasse Isabelle etSigognac qui se promenaient sans autre ac<strong>com</strong>pagnementque leur ombre.Certes, la dédaigneuse Yolande, fière <strong>com</strong>me unedéesse qu'elle était, n'avait que mépris pour le pauvrebaron Sigognac, devant qui parfois à la chasse elle passait<strong>com</strong>me un éblouissement dans un tourbillon de lumière etde bruit, et que dernièrement même elle avait presqueinsulté; mais cela lui déplut de le voir sous sa fenêtre prèsd'une jeune femme à laquelle sans doute il parlaitd'amour. Elle n'admettait pas qu'on pût ainsi secouer sonservage. On devait mourir silencieusement pour elle.Elle se coucha d'assez mauvaise humeur et eut quelquepeine à s'endormir; ce groupe amoureux poursuivait sonimagination.Sigognac remit Isabelle à sa chambre, et <strong>com</strong>me il allaitrentrer dans la sienne, il aperçut au fond du corridor unpersonnage mystérieux drapé d'un manteau couleur demuraille, dont le pan rejeté sur l'épaule cachait la figurejusqu'aux yeux; un chapeau rabattu dérobait son front, etne permettait pas de distinguer ses traits non plus que s'ileût été masqué.En voyant Isabelle et le baron, il s'effaça de son mieuxcontre le mur; ce n'était aucun des <strong>com</strong>édiens, retirés déjàdans leur logis. <strong>Le</strong> Tyran était plus grand, le Pédant plusgros, le Léandre plus svelte; il n'avait la tournure ni duScapin ni du Matamore, reconnaissable d'ailleurs à samaigreur excessive que l'ampleur de nul manteau n'eût pu


dissimuler.Ne voulant pas paraître curieux et gêner l'inconnu,Sigognac se hâta de franchir le seul de son logis, non sansavoir remarqué toutefois que la porte de la chambre destapisseries où demeurait Zerbine restait discrètemententrebâillée, <strong>com</strong>me attendant un visiteur qui ne voulaitpoint être entendu.Quand il lui enfermé chez lui, un imperceptiblecraquement de souliers, le faible bruit d'un verrou ferméavec précaution, l'avertir que le rôdeur, si soigneusementemhossé dans sa cape, était arrivé à bon port.Une heure environ après, le Lésindre ouvrit sa porte trèsdoucement, regarda si le corridor était désert, etsuspendant ses pas <strong>com</strong>me une bohémienne qui exécutela danse des oeufs, gagna l'escalier, le descendit plus légeret plus muet en sa marche que ces fantômes errants dansles châteaux hantés, suivit le mur en profitant de l'ombre,et se dirigea du côté du parc vers un bosquet ou salle deverdure dont le centre était occupé par une statue del'Amour discret tenant le doigt appliqué sur la bouche. Acet endroit sans doute désigné d'avance, Léandre s'arrêtaet parut attendre.Nous avons dit que Léandre, interprétant à son avantagele sourire dont la marquise avait reconnu le salut qu'il luiavait fait, s'était enhardi à écrire à la dame de Bruyèresune lettre que Jeanne, séduite par quelques pistoles, devaitsecrètement poser sur la toilette de sa maîtresse.Cette lettre était conçue ainsi, et nous la recopions pour


donner une idée du style qu'employait Léandre en cesséductions de grandes dames où il excellait, disait-il.«Madame, ou plutôt déesse de beauté, ne vous enprenez qu'à vos charmes in<strong>com</strong>parables de la mésaventurequ'ils vous attirent. Ils me forcent, par leur éclat, à sortirde l'ombre où j'aurais dû rester enseveli, et à m'approcherde leur lumière, de même que les dauphins viennent dufond de l'Océan aux clanés que jettent les îlots despêcheurs, encore qu'ils doivent y trouver le trépas et périr,sans pitié, sous les dards aigus des harpons. Je sais tropbien que je rougira, l'onde de mon sang, mais <strong>com</strong>meaussi bien je ne puis vivre, il m'est égal de mourir. C'est làune audace bien étrange, que d'élever cette prétention,réservée aux demi-dieux, de recevoir au moins le coupfatal de votre main.Je m'y risque, car, étant désespéré d'avance, il ne peutm'arriver rien de pis, et je préfère votre courroux à votremépris ou dédain. Pour donner le coup de grâce, il fautregarder la victime, et j'aurai, en expirant sous voscruautés, cette douceur souveraine d'avoir été aperçu. Oui,je vous aime, madame, et si c'est un crime, je ne m'enrepens point. Dieu souffre qu'on l'adore; les étoilessupportent l'admiration du plus humble berger; c'est le sondes hautes perfections <strong>com</strong>me la vôtre de ne pouvoir êtreaimées que par des inférieurs, car elles n'ont point d'égalessur la terre: elles en ont à peine aux cieux. Je ne suis,hélas, qu'un pauvre <strong>com</strong>édien de province, mais quandmême je serais duc ou prince <strong>com</strong>blé de tous les dons de


la fortune, ma tête n'atteindrait pas vos pieds, et il y auraittout de même entre votre splendeur et mon néant ladistance du sommet à l'abîme. Pour ramasser un coeur, ilfaudra toujours que vous vous baissiez. <strong>Le</strong> mien est j'osele dire, madame, aussi lier que tendre, et qui ne lerepoussera, pas trouverait en lui l'amour le plus ardent, ladélicatesse la plus parfaite, le respect le plus absolu, et undévouement sans bornes. D'ailleurs, si une telle félicitém'arrivait, voire indulgence ne descendrait peut-être passi bas qu'elle se l'imagine. Bien que réduit par le destinadverse et la rancune jalouse d'un grand à cette extrémitéde me cacher au théâtre sous le déguisement des rôles, jene suis pas d'une naissance dont il faille rougir. Si j'osaisrompre le secret que m'imposent des raisons d'Etat, onverrait qu'un sang assez illustre coule en mes veines. Quim'aimerait, ne dérogerait pas. Mais j'en ai trop dit.Je ne serai toujours que le plus humble et le plusprosterné de vos serviteurs, lors même que, par une de cesreconnaissances qui dénouent les tragédies, tout le mondeme saluerait <strong>com</strong>me fils de Roi. Qu'un signe, le plus léger,me fasse <strong>com</strong>prendre que ma hardiesse n'a pas excité envous une trop dédaigneuse colère, et j'expirerai sansregret, brûlé par vos yeux, sur le bûcher de mon amour.»Qu'aurait répondu la marquise à cette brûlante épître,qui peut-être avait servi plusieurs fois? Il faudraitconnaître bien à fond le coeur féminin pour le savoir.Par malheur, la lettre n'arriva pas à son adresse. Entichéde grandes dames, Léandre ne regardait point les


soubrettes et n'était point galant avec elles. En quoi ilavait tort, car elles peuvent beaucoup sur les volontés deleurs maîtresses. Si les pistoles eussent été appuyées dequelques baisers et lutineries, Jeanne, satisfaite en sonamour-propre de femme de chambre, qui vaut bien celuid'une reine, eut mis plus de zèle et de fidélité à s'acquitterde sa <strong>com</strong>mission.Comme elle tenait négligemment la lettre de Léandre àla main, le marquis la rencontra et lui demanda parmanière d'acquit, n'étant pas de sa nature un mari curieux,quel était ce papier qu'elle portait ainsi.«Oh! pas grand-chose, répondit-elle, une missive de M.Léandre à madame la marquise.- De Léandre, l'amoureux de la troupe, celui qui faisaitle galant dans <strong>Le</strong>s Rodomontades du <strong>capitaine</strong> Matamore!Que peut-il écrire à ma femme? Sans doute il lui demandequelque gratification.- Je ne pense point, répandit la rancunière suivante; enme remettant ce poulet, il poussait des soupirs et faisaitdes yeux blancs <strong>com</strong>me un amoureux pâmé.- Donne cette lettre, fit le marquis, j'y répondrai. N'endis rien à la marquise. Ces baladins sont parfoisimpertinents, et, gâtés par les indulgences qu'on a, nesavent point se tenir en leur place.»En effet, le marquis, qui aimait assez se divertir, fitréponse au Léandre dans le même style avec une grandeécriture seigneuriale, sur papier flairant le musc, le toutcacheté de cire d'Espagne parfumée et d'un blason de


fantaisie, pour mieux entretenir le pauvre diable en sesimaginations amoureuses.Quand Léandre rentra dans sa chambre après lareprésentation, il trouva sur la table, au lieu le plusapparent un pli déposé par une main mystérieuse etportant cette suscription: «A monsieur Léandre.»Il l'ouvrit tout tremblant de bonheur et lut les phrasessuivantes: «Comme vous le dites trop bien pour monrepos, les déesses ne peuvent aimer que des mortels. Aonze heures, quand tout dormira sur la terre, ne craignantplus l'indiscrétion des regards humains, Diane quittera lescieux et descendra vers le berger Endymion. Ce ne serapas sur le mont Latmus, mais dans le parc, au pied de lastatue de l'Amour discret où le beau berger aura soin desommeiller pour ménager la pudeur de l'immortelle, quiviendra sans son cortège de nymphes, enveloppée d'unnuage et dépouillée de ses rayons d'argent.» Nous vouslaissons à penser quelle joie inonda le coeur du Léandre àla lecture de ce billet, qui dépassait ses plus vaniteusesespérances. Il répandit sur sa chevelure et ses mains unflacon d'essence, mâcha un morceau de macis pour avoirl'haleine fraîche, rebrossa ses dents, tourna la pointe deses boucles afin de les faire mieux friser et se rendit dansle parc à l'endroit indiqué, où, pour vous raconter ceci,nous l'avons laissé faisant le pied de grue.La fièvre de l'attente et aussi la fraîcheur nocturne luicausaient des frissons nerveux. Il tressaillait à la chuted'une feuille, et tendait au moindre bruit une oreille


exercée à saisir au vol le murmure du souffleur. <strong>Le</strong> sablecriant sous son pied lui semblait faire un fracas énormequ'on dût entendre du château. Malgré lui, l'horreur sacréedes bois l'envahissait et les grands arbres noirsinquiétaient son imagination. Il n'avait pas peurprécisément, mais ses idées prenaient une pente assezlugubre. La marquise tardait un peu, et Diane laissait troplongtemps Endymion les pieds dans la rosée. A un certaininstant il lui sembla entendre craquer une branche mortesous un pas assez lourd.Ce ne pouvait être celui de sa déesse. <strong>Le</strong>s déessesglissent sur un rayon et elles touchent terre sans faireployer la pointe d'une herbe.«Si la marquise ne se hâte pas de venir, au lieu d'ungalant plein d'ardeur, elle ne trouvera plus qu'unamoureux transi, pensait Léandre; ces attentes où l'on semorfond ne valent rien aux prouesses de Cythère.»Il en était là de ses réflexions, lorsque quatre ombresmassives se dégageant d'entre les arbres et de derrière lepiédestal de la statue, vinrent à lui d'un mouvementconcerté. Deux de ces ombres qui étaient les corps degrands marauds, laquais au service du marquis deBruyères, saisirent les bras du <strong>com</strong>édien, les luimaintinrent <strong>com</strong>me ceux des captifs qu'on veut lier, et lesdeux autres se mirent à le bâtonner en cadence. <strong>Le</strong>s coupsrésonnaient sur son dos <strong>com</strong>me les marteaux surl'enclume. Ne voulant point par ses cris attirer du mondeet faire connaître sa mésaventure, le pauvre fustigé


supporta héroïquement sa douleur. Mucius Scévola ne fitpas meilleure contenance le poing dans le brasier queLéandre sous le bâton.La correction finie, les quatre bourreaux lâchèrent leurvictime, lui firent une profonde salutation et se retirèrentsans avoir sonné mot.Quelle chute honteuse! Icare tombant du haut du cieln'en fit pas une plus profonde. Contusionné, brisé, moulu,Léandre, clopin, clopant, regagna le château courbant ledos, se frottant les côtes; mais la vanité chez lui était sigrande que l'idée d'une mystification ne lui vint pas. Sonamour-propre trouvait plus expédient de donner àl'aventure un tour tragique. Il se disait que, sans doute, lamarquise, épiée par un mari jaloux, avait été suivie,enlevée avant d'arriver au rendez-vous, et forcée, lepoignard sur la gorge, à tout avouer. Il se la représentait àgenoux, échevelée, demandant grâce au marquis,forcené de colère, répandant des pleurs à foison etpromettant pour l'avenir de mieux résister aux surprises deson coeur. Même tout courbaturé de bastonnades, il laplaignait de s'être mise en tel péril à cause de lui, ne sedoutant pas qu'elle ignorait l'histoire et reposait à cetteheure fort tranquillement entre ses draps de toile deHollande, bassinés au bois de santal et à la cannelle.En longeant le corridor, Léandre eut cette contrariété devoir Scapin dont la tête passait par l'hiatus de la porteentrebâillée et qui ricanait malicieusement. Il se redressadu mieux qu'il put, mais la maligne bête ne prit pas le


change.<strong>Le</strong> lendemain, la troupe fit ses préparatifs de départ. Onabandonna le char à boeufs <strong>com</strong>me trop lent, et le Tyran,largement payé par le marquis, loua une grande charretteà quatre chevaux pour emmener la bande et ses bagages.Léandre et Zerbine se levèrent tard, pour des raisons qu'iln'est pas besoin d'indiquer davantage, seulement l'un avaitla mine dolente et piteuse, quoiqu'il essayât de faire àmauvais jeu bon visage; l'autre rayonnait d'ambitionsatisfaite. Elle se montrait même bonne princesse enversses <strong>com</strong>pagnes, et la duègne, symptôme grave, serapprochait d'elle avec des obséquiosités patelines qu'ellene lui avait jamais montrées. Scapin, à qui rienn'échappait, remarqua que la malle de Zerbine avaitdoublé de poids par quelque sortilège magique.Sérafine se mordait les lèvres en murmurant le mot«créature!» que la soubrette ne fit pas semblantd'entendre, contente pour le moment de l'humiliation de lagrande coquette.Enfin, la charrette s'ébranla, et l'on quitta cet hospitalierchâteau de Bruyères, que tous regrettaient, exceptéLéandre. <strong>Le</strong> Tyran pensait aux pistoles qu'il avait reçues;le Pédant, aux excellents vins dont il s'était largementabreuvé; Matamore aux applaudissements qu'on lui avaitprodigués; Zerbine, aux pièces de taffetas, aux colliersd'or et autres régals; Sigognac et Isabelle ne pensaient qu'àleur amour, et contents d'être ensemble, ne retournèrentpas même la tête pour voir encore une fois à l'horizon les


toits bleus et les murs vermeils du château.


VIEFFET DE NEIGEComme on peut le penser, les <strong>com</strong>édiens étaientsatisfaits de leur séjour au château de Bruyères. De tellesaubaines ne leur advenaient pas souvent dans leur vienomade; le Tyran avait distribué les parts, et chacunremuait avec une amoureuse titillation de doigts quelquespistoles au fond de poches habituées à servir souventd'auberge au diable. Zerbine, rayonnant d'une joiemystérieuse et contenue, acceptait de bonne humeur lesbrocards de ses camarades sur la puissance de sescharmes. Elle triomphait, ce dont la Sérafine pensaitenrager. Seul, Léandre, tout rompu encore de labastonnade nocturne qu'il avait reçue, ne semblait paspartager la gaieté générale, bien qu'il affectât de sourire,mais ce n'était que ris de chien et du bout des dents, pourainsi dire. Ses mouvements étaient contraints, et lescahots de la voiture lui arrachaient parfois des grimacessignificatives.Quand il jugeait qu'on ne le regardait point, il se frottaitde la paume les épaules et les bras; manoeuvresdissimulées qui pouvaient donner le change aux autres<strong>com</strong>édiens, mais n'échappaient pas à la narquoiseinquisition de Scapin, toujours à l'affût des mésaventuresde Léandre, dont la fatuité lui était particulièrement


insupportable.Un heurt de la roue contre une pierre assez grosse quele charreton n'avait pas vue fit pousser au galant un«Aïe!» d'angoisse et de douleur, sur quoi Scapin entamala conversation en feignant de le plaindre.«Mon pauvre Léandre, qu'as-tu donc à geindre et telamenter de la sorte? Tu sembles tout moulu <strong>com</strong>me lechevalier de la Triste-Figure, lorsqu'il eut cabriolé tout nudans la Sierra Morena par pénitence amoureuse, àl'imitation d'Amadis sur la Roche-Pauvre. On dirait queton lit était fait de bâtons croisés et non de matelasdouillets avec courtepointes, oreillers et carreaux, ensomme plus propice à rompre les membres qu'à lesreposer, tant tu as la mine battue, le teint maladif et l'oeilpoché.De tout ceci, il appert que le seigneur Morphée ne t'apas visité cette nuit.- Morphée peut être resté en sa caverne, mais le petitdieu Cupidon est un rôdeur qui n'a pas besoin de lanternepour savoir trouver une porte dans un corridor, réponditLéandre, espérant détourner les soupçons de son ennemiScapin.- Je ne suis qu'un valet de <strong>com</strong>édie et n'ai pointl'expérience des choses galantes. Jamais je n'ai faitl'amour aux belles dames; mais j'en sais assez pourn'ignorer point que le dieu Cupidon, d'après les poètes etfaiseurs de romans, se sert de ses flèches à l'endroit deceux qu'il veut navrer, et non pas du bois de son arc.


- Que voulez-vous dire, se hâta d'interrompre Léandre,inquiet du tour que prenait l'entretien, par ces subtilités etdéductions mythologiques?- Rien, sinon que tu as là sur le col, un peu au-dessus dela clavicule, bien que tu t'efforces de la cacher avec tonmouchoir, une raie noire qui demain sera bleue, aprèsdemainverte, et ensuite jaune, jusqu'à ce qu'elles'évanouisse en couleur naturelle, raie qui ressemblediantrement au paraphe authentique d'un coup de bâtonsigné sur une peau de veau ou vélin, si tu aimes mieux cevocable.- Sans doute, répondit Léandre, de pâle devenu rougejusqu'à l'ourlet de l'oreille, ce sera quelque beauté morne,amoureuse de moi pendant sa vie, qui m'aura baisé ensonge tandis que je dormais. <strong>Le</strong>s baisers des mortsimpriment en la chair, <strong>com</strong>me chacun sait, desmeurtrissures dont on s'étonne au réveil.- Cette beauté défunte et fantasmatique vient bien àpoint, répondit Scapin; mais j'aurais juré que ce vigoureuxbaiser avait été appliqué par des lèvres de bois vert.- Mauvais raillard et faiseur de gausseries que vous êtes,dit Léandre, vous poussez ma modestie à bout.Pudiquement je mets sur le <strong>com</strong>pte des mortes ce quipourrait être à meilleur droit revendiqué par les vivantes.Tout indocte et rustique que vous affectiez d'être, vousavez sans doute entendu parler de ces jolis signes, taches,meurtrissures, marques de dents, mémoire des folâtresébats que les amants ont coutume d'avoir ensemble?


- Memorem dense notam, interrompit le Pédant, joyeuxde citer Horace.- Cette explication me semble judicieuse, réponditScapin, et appuyée d'autorités convenables. Pourtant lamarque est si longue, que cette beauté nocturne, morte ouvivante, devait avoir en la bouche cette dent unique queles Phorkyades se prêtaient tour à tour.»Léandre, outré de fureur, voulut se jeter sur Scapin et legourmer mais le ressentiment de la bastonnade fut si vifdans ses côtes endolories et sur son dos rayé <strong>com</strong>me celuid'un zèbre qu'il se rassit, remettant sa vengeance à untemps meilleur. <strong>Le</strong> Tyran et le Pédant, accoutumés à cesquerelles dont ils se divertissaient, les firent serac<strong>com</strong>moder. Scapin promit de ne jamais faire d'allusionà ces sortes de choses.«J'ôterai, dit-il, de mon discours le bois sous touteforme, bois grume, bois marmenteau, bois de lit et mêmebois de cerf.»Pendant cette curieuse altercation, la charrettecheminait toujours, et bientôt on arriva à un carrefour.Une grossière croix de bois fendillé par le soleil et lapluie, soutenant un Christ dont un bras s'était détaché ducorps, et, retenu d'un clou rouillé, pendait sinistrement,s'élevait sur un tertre de gazon et marquaitl'embranchement de quatre chemins.Un groupe <strong>com</strong>posé de deux hommes et de trois mulesétait arrêté à la croisée des routes et semblait attendrequelqu'un qui devait passer. Une des mules, <strong>com</strong>me


impatiente d'être immobile, secouait sa tête empanachéede pompons et de houppes de toutes couleurs avec unfrisson argentin de grelots. Quoique les oeillères de cuirpiquées de broderies l'empêchassent de porter ses regardsà droite et à gauche, elle avait senti l'approche de lavoiture; les nutations de ses longues oreilles témoignaientd'une curiosité inquiète et ses lèvres retrousséesdécouvraient ses dents.«La colonelle remue ses cornets et montre ses gencives,dit l'un des hommes, le chariot ne doit pas être loinmaintenant.»En effet, la charrette des <strong>com</strong>édiens arrivait aucarrefour.Zerbine, assise sur le devant de la voiture, jeta un coupd'oeil rapide sur le groupe de bêtes et de gens dont laprésence en ce lieu ne parut pas la surprendre.«Pardieu! voilà un galant équipage, dit le Tyran, et debelles mules d'Espagne à faire leurs quinze ou vingt lieuesdans la journée. Si nous étions ainsi montés, nous serionsbientôt arrivés devers Paris. Mais qui diable attendentellesdonc là? C'est sans doute quelque relais préparé pourun seigneur.- Non, reprit la duègne, la mule est harnachée d'oreillerset couvertures <strong>com</strong>me pour une femme.- Alors, dit le Tyran, c'est un enlèvement qui se prépare,car ces deux écuyers en livrée grise ont l'air fortmystérieux.- Peut-être, répondit Zerbine avec un sourire d'une


expression équivoque.- Est-ce que la dame serait parmi nous? fit le Scapin; undes deux écuyers se dirige vers la voiture, <strong>com</strong>me s'ilvoulait parlementer avant d'user de violence.- Oh! il n'en sera pas besoin, ajouta Sérafine, jetant surla soubrette un regard dédaigneux que celle-ci soutintavec une tranquille impudence; il est des bonnes volontésqui sautent d'elles-mêmes entre les bras des ravisseurs.- N'est pas enlevée qui veut, répliqua la soubrette; ledésir n'y suffit pas, il faut encore l'agrément.»La conversation en était là, quant l'écuyer, faisant signeau charreton d'arrêter ses chevaux, demanda, le béret à lamain, si mademoiselle Zerbine n'était pas dans la voiture.Zerbine, vive et preste <strong>com</strong>me une couleuvre, sortit sapetite tête brune hors du tendelet et répondit elle-même àl'interrogation; puis elle sauta à terre.«Mademoiselle, je suis à vos ordres», dit l'écuyer d'unton galant et respectueux.La soubrette fit bouffer ses jupes, passa le doigt autourde son corsage, <strong>com</strong>me pour donner de l'aisance à sapoitrine, et, se tournant vers les <strong>com</strong>édiens, leur tintdélibérément cette petite harangue:«Mes chers camarades, pardonnez-moi si je vous quitteainsi. Parfois l'Occasion vous contraint à la saisir en vousprésentant sa mèche de cheveux devant la main, et defaçon si opportune, que ce serait sottise pure de ne pas s'yaccrocher à pleins doigts; car, lâchée, elle ne revient point.<strong>Le</strong> visage de la Fortune, qui jusqu'à présent ne s'était


montré pour moi que rechigné et maussade, me fait un risgracieux. Je profite de sa bonne volonté, sans doutepassagère. En mon humble état de soubrette, je ne pouvaisprétendre qu'à des Mascarilles ou Scapins. <strong>Le</strong>s valets seulsme courtisaient, tandis que les maîtres faisaient l'amouraux Lucindes, aux Léonores et aux Isabelles; c'est à peinesi les seigneurs daignaient, en passant, me prendre lementon et appuyer d'un baiser sur la joue le demi-louisd'argent qu'ils glissaient dans la pochette de mon tablier.Il s'est trouvé un moment de meilleur goût pensant que,hors du théâtre, la soubrette valait bien la maîtresse, et<strong>com</strong>me l'emploi de Zerbine n'exige pas une venu trèsfarouche, j'ai jugé qu'il ne fallait pas désespérer ce galanthomme que mon départ contrariait fort. Or donc, laissezmoiprendre mes malles au fond de la voiture, et recevezmes adieux. Je vous retrouverai un jour ou l'autre à Paris,car je suis Comédienne dans l'âme, et je n'ai jamais fait debien longues infidélités au théâtre.»<strong>Le</strong>s hommes prirent les coffres de Zerbine, et lesajustèrent, se faisant équilibre, sur la mule de bât; lasoubrette, aidée par l'écuyer qui lui tint le pied, sauta surla colonelle aussi légèrement que si elle eût étudié lavoltige en une académie équestre, puis frappant du talonle flanc de sa monture, elle s'éloigna faisant un petit gestede main à ses camarades.«Bonne chance, Zerbine, crièrent les <strong>com</strong>édiens, àl'exception de Sérafine qui lui gardait rancune.- Ce départ est fâcheux, dit le Tyran, et j'aurais bien


voulu retenir cette excellente soubrette; mais elle n'avaitd'autre engagement que sa fantaisie. Il faudra ajuster dansles pièces les rôles de suivante en duègne ou chaperon,chose moins plaisante à l'oeil qu'un minois fripon; maisdame Léonarde a du <strong>com</strong>ique et connaît à fond lestréteaux. Nous nous en tirerons tout de même.»La charrette se remit en marche d'une allure un peu plusvive que celle du char à boeufs. Elle traversait un pays quicontrastait par son aspect avec la physionomie des landes.Aux sables blancs avaient succédé des terrains rougeâtresfournissant plus de sucs nourriciers à la végétation. Desmaisons de pierre, annonçant quelque aisance,apparaissaient çà et là, entourées de jardins clos par deshaies vives déjà effeuillées où rougissait le bouton del'églantier sauvage, et bleuissait la baie de la prunelle. Aubord de la route, des arbres d'une belle venue dressaientleurs troncs vigoureux et tendaient leurs fortes branchesdont la dépouille jaunie tachetait l'herbe alentour oucourait au caprice de la brise devant Isabelle et Sigognac,qui, fatigués de la pose contrainte qu'ils étaient obligés degarder dans la voiture, se délassaient en marchant un peuà pied. <strong>Le</strong> Matamore avait pris de l'avance, et dans larougeur du soir on l'apercevait sur la crête de la montéedessinant en lignes sombres son frêle squelette qui, deloin, semblait embroché dans sa rapière.«Comment se fait-il, disait tout en marchant Sigognacà Isabelle, que vous qui avez toutes les façons d'unedemoiselle de haut lignage par la modestie de votre


conduite, la sagesse de vos paroles et le bon choix destermes, vous soyez ainsi attachée à cette troupe errante de<strong>com</strong>édiens, braves gens, sans doute, mais non de mêmerace et acabit que vous?- N'allez pas, reprit Isabelle, pour quelque bonne grâcequ'on me voit, me croire une princesse infortunée ou reinechassée de son royaume, réduite à cette misérablecondition de gagner sa vie sur les planches. Mon histoireest toute simple, et puisque ma vie vous inspire quelquecuriosité, je vais vous la conter.Loin d'avoir été amenée à l'état que je fais parcatastrophes du sort, ruines inouïes ou aventuresromanesques, j'y suis née, étant, <strong>com</strong>me on dit, enfant dela balle. <strong>Le</strong> chariot de Thespis a été mon lieu de nativitéet ma patrie voyageuse. Ma mère, qui jouait les princessestragiques, était une fort belle femme. Elle prenait ses rôlesau sérieux, et même hors de la scène, elle ne voulaitentendre parler que de rois, princes, ducs et autres grands,tenant pour véritables ses couronnes de clinquant et sessceptres de bois doré. Quand elle rentrait dans la coulisse,elle traînait si majestueusement le faux velours de sesrobes qu'on eût dit que ce fût un flot de pourpre nu lapropre queue d'un manteau royal. Avec cette superbe ellefermait opiniâtrement l'oreille aux aveux, requêtes etpromesses de ces galantins qui toujours volettent autourdes <strong>com</strong>édiennes <strong>com</strong>me papillons autour de la chandelle.Un soir même, en sa loge, <strong>com</strong>me un blondin voulaits'émanciper, elle se dressa en pied, et s'écria <strong>com</strong>me une


vraie Thomyris reine de Scythe: «Gardes! qu'on lesaisisse!» d'un ton si souverain, dédaigneux et solennel,que le galant, tout interdit, se déroba de peur, n'osantpousser sa pointe. Or, ces fiertés et rebuffades étranges enune <strong>com</strong>édienne toujours soupçonnée de moeurs légèresétant venues à la connaissance d'un très haut et puissantprince, il les trouva de bon goût, et se dit que ces méprisdu vulgaire profane ne pouvaient procéder que d'une âmegénéreuse. Comme son rang dans le monde équipollait àcelui de reine au théâtre il lut reçu plus doucement et d'unsourcil moins farouche. Il était jeune, beau, parlait bien,était pressant et possédait ce grand avantage de lanoblesse. Que vous dirai-je de plus? Cette fois la reinen'appela pas ses gardes, et vous voyez en moi le fruit deces belles amours.- Cela, dit galamment Sigognac, explique à merveilleles grâces sans secondes dont on vous voit ornée. Un sangprincier coule dans vos veines. Je l'avais presque deviné!- Cette liaison, continua Isabelle, dura plus longtempsque n'ont coutume les intrigues de théâtre. <strong>Le</strong> princetrouva chez ma mère une fidélité qui venait de l'orgueilautant que de l'amour, mais qui ne se démentit point.Malheureusement des raisons d'Etat vinrent à la traverse;il dut partir pour des guerres ou ambassades lointaines.D'illustres mariages qu'il retarda tant qu'il put furentnégociés en son nom par sa famille. Il lui fallut céder, caril n'avait pas le droit d'interrompre, à cause d'un capriceamoureux, cette longue suite d'ancêtres remontant à


Charlemagne et de finir en lui cette glorieuse race. Dessommes assez fortes furent offertes à ma mère pouradoucir cette rupture devenue nécessaire, la mettre à l'abridu besoin et subvenir à ma nourriture et éducation. Maiselle ne voulut rien entendre, disant qu'elle n'accepteraitpoint la bourse sans le coeur, et qu'elle aimait mieux quele prince lui fût redevable que non pas elle redevable auprince, car elle lui avait donné, en sa générosité extrême,ce que jamais il ne lui pourrait rendre. «Rien avant, rienaprès», telle était sa devise. Elle continua donc son métierde princesse tragique, mais la mort dans l'âme, et depuisne lit que languir jusqu'à son trépas, qui ne tarda guère.J'étais alors une fillette de sept ou huit ans; je jouais lesenfants et les Amours et autres petits rôles proportionnésà ma taille et à mon intelligence. La mort de ma mère mecausa un chagrin au-dessus de mon âge, et je me souviensqu'il me fallut fouetter ce jour-là pour me forcer à jouer undes enfants de Médée. Puis cette grande douleur s'apaisapar les cajoleries des <strong>com</strong>édiens et <strong>com</strong>édiennes qui medorlotaient de leur mieux et <strong>com</strong>me à l'envi, me mettanttoujours quelques friandises en mon petit panier. <strong>Le</strong>Pédant, qui faisait partie de notre troupe et déjà mesemblait aussi vieux et ridé qu'aujourd'hui, s'intéressa àmoi, m'apprit la récitation, harmonie et mesure des vers,les façons de dire et d'écouter, les poses, les gestes,physionomies congruentes au discours, et tous les secretsd'un an où il excelle, quoique <strong>com</strong>édien de province, caril a de l'étude, ayant été régent de collège, et chassé pour


incorrigible ivrognerie. Au milieu du désordre apparentd'une vie vagabonde, j'ai vécu innocente et pure, car pourmes <strong>com</strong>pagnons qui m'avaient vue au berceau, j'étais unesoeur ou une fille, et pour les godelureaux j'ai bien sud'une mine froide, réservée et discrète, les tenir à distance<strong>com</strong>me il convient, continuant hors de la scène mon rôled'ingénue, sans hypocrisie ni fausse pudeur.» Ainsi, touten marchant, Isabelle racontait à Sigognac charmél'histoire de sa vie et aventures.«Et le nom de ce grand, dit Sigognac, le savez-vous oul'avez-vous oublié?- Il serait peut-être dangereux pour mon repos de le dire,répondit Isabelle, mais il est resté gravé dans ma mémoire.- Existe-t-il quelque preuve de sa liaison avec votremère?- Je possède un cachet armorié de son blason ditIsabelle, c'est le seul joyau que ma mère ait gardé de lui àcause de sa noblesse et signification héraldique quieffaçait l'idée de valeur matérielle, et si cela vous amuse,je vous le montrerai un jour.»Il serait trop fastidieux de suivre étape par étape lechariot <strong>com</strong>ique, d'autant plus que le voyage se faisait àpetites journées, sans aventures dont il l'aille gardermémoire. Nous sauterons donc quelques jours, et nousarriverons aux environs de Poitiers.<strong>Le</strong>s recettes n'avaient pas été fructueuses et des tempsdurs étaient venus pour la troupe. L'argent du marquis deBruyères avait fini par s'épuiser, ainsi que les pistoles de


Sigognac, dont la délicatesse eût souffert de ne passoulager, dans les mesures de ses pauvres ressources, sescamarades en détresse. <strong>Le</strong> chariot, traîné par quatre bêtesvigoureuses au départ, n'avait plus qu'un seul cheval, etquel cheval! une misérable rosse qui semblait s'êtrenourrie, au lieu de foin et d'avoine, avec des cercles debarriques, tant ses côtes étaient saillantes. <strong>Le</strong>s os de seshanches perçaient la peau, et les muscles détendus de sescuisses se dessinaient par de grandes rides flasques; deséparvins gonflaient ses jambes hérissées de longs poils.Sur son garrot, à la pression d'un collier dont la bourreavait disparu, s'avivaient des écorchures saigneuses et lescoups de fouet zébraient <strong>com</strong>me des hachures les flancsmeurtris du pauvre animal. Sa tête était tout un poème demélancolie et de souffrance. Derrière ses yeux secreusaient de profondes salières qu'on attrait cru évidéesau scalpel.Ses prunelles bleuâtres avaient le regard morne, résignéet pensif de la bête surmenée. L'insouciance des coupsproduite par l'inutilité de l'effort s'y lisait tristement, et leclaquement de la lanière ne pouvait plus en tirer uneétincelle de vie. Ses oreilles énervées, dont l'une avait lebout fendu, pendaient piteusement de chaque côté dufront et scandaient, par leur oscillation, le rythme inégalde la marche. Une mèche de la crinière, de blanchedevenue jaune, entremêlait ses filaments à la têtière, dontle cuir avait usé les protubérances osseuses des jouesmises en relief par la maigreur. <strong>Le</strong>s cartilages des narines


laissaient suinter l'eau d'une respiration pénible et lesbarres fatiguées faisaient la motte <strong>com</strong>me des lèvresmaussades.Sur son pelage blanc, truité de roux, la sueur avait tracédes filets pareils à ceux dont la pluie raie le plâtre desmurailles, agglutiné sous le ventre des flocons de poil,délavé les membres inférieurs et fait avec la crotte unaffreux ciment. Rien n'était plus lamentable à voir, et lecheval que monte la Mort dans l'Apocalypse eût paru unebête fringante propre à parader aux carrousels à côté de cepitoyable et désastreux animal dont les épaules semblaientse disjoindre à chaque pas, et qui, d'un oeil douloureux,avait l'air d'invoquer <strong>com</strong>me une grâce le coupd'assommoir de l'équarrisseur.La température <strong>com</strong>mençant à devenir froide, ilmarchait au milieu de la fumée qu'exhalaient ses flancs etses naseaux.Il n'y avait dans le chariot que les trois femmes. <strong>Le</strong>shommes allaient à pied pour ne pas surcharger le tristeanimal, qu'il ne leur était pas difficile de suivre et mêmede devancer. Tous, n'ayant à exprimer que des penséesdésagréables, gardaient le silence et marchaient isolés,s'enveloppant de leur cape du mieux qu'ils pouvaient.Sigognac, presque découragé, se demandait s'il n'eûtpas mieux fait de rester au castel délabré de ses pères, saufà y mourir de faim à côté de son blason fruste dans lesilence et la solitude, que de courir ainsi les hasards deschemins avec des bohèmes.


Il songeait au brave Pierre, à Bayard, à Miraut et àBéelzébuth, les fidèles <strong>com</strong>pagnons de son ennui. Soncoeur se serrait quoi qu'il fit, et il lui montait de la poitrineà la gorge ce spasme nerveux qui d'ordinaire se résout enlarmes; mais un regard jeté sur Isabelle, pelotonnée danssa mante et assise sur le devant de la charrette, luiraffermissait le courage. La jeune femme lui souriait; ellene paraissait pas se chagriner de cette misère; son âmeétait satisfaite, qu'importaient les souffrances et lesfatigues du corps?<strong>Le</strong> paysage qu'on traversait n'était guère propre àdissiper la mélancolie. Au premier plan se tordaient lessquelettes convulsifs de quelques vieux ormes tourmentés,contournés, écimés, dont les branches noires auxfilaments capricieux se détaillaient sur un ciel d'un grisjaune très bas et gros de neige qui ne laissait filtrer qu'unjour livide; au second, s'étendaient des plaines dépouilléesde culture, que bordaient près de l'horizon des collinespelées ou des lignes de bois roussâtres. De loin en loin,<strong>com</strong>me une tache de craie, quelque chaumière dardantune légère spirale de fumée apparaissait entre lesbrindilles menues de ses clôtures. La ravine d'une rigolesillonnait la terre d'une longue cicatrice. Au printemps,cette campagne habillée de verdure eût pu sembleragréable; mais, revêtue des grises livrées de l'hiver, elle neprésentait aux yeux que monotonie, pauvreté et tristesse.De temps en temps passait, hâve et déguenillé, unpaysan ou quelque vieille courbée sous un fagot de bois


mort, qui, loin d'animer ce désert, en faisait au contraireressortir la solitude.<strong>Le</strong>s pies, sautillant sur la terre brune avec leur queueplantée dans leur croupion <strong>com</strong>me un éventail fermé, enparaissaient les véritables habitantes. Elles jacassaient àl'aspect du chariot <strong>com</strong>me si elles se fussent <strong>com</strong>muniquéleurs réflexions sur les <strong>com</strong>édiens et dansaient devant euxd'une façon dérisoire en méchants oiseaux sans coeurqu'elles étaient, insensibles à la misère du pauvre monde.Une bise aigre sifflait, collant leurs minces capes sur lecorps des <strong>com</strong>édiens, et leur souffletant le visage de sesdoigts rouges.Aux tourbillons du vent se mêlèrent bientôt des floconsde neige, montant, descendant, se croisant sans pouvoirtoucher la terre ou s'accrocher quelques part, tant la rafaleétait forte. Ils devinrent si pressés, qu'ils formaient <strong>com</strong>meune obscurité blanche à quelques pas des piétonsaveuglés. A travers ce fourmillement argenté, les objetsles plus voisins perdaient leur apparence réelle et ne sedistinguaient plus.«Il paraît, dit le Pédant, qui marchait derrière le chariotpour s'abriter un peu, que la ménagère céleste plume desoies là-haut et secoue sur nous le duvet de son tablier. Lachair m'en plairait davantage, et je serais bien homme à lamanger sans citron ni épices.- Voire même sans sel, répondit le Tyran; car monestomac ne se souvient plus de cette omelette dont lesoeufs piaillaient quand on les cassa sur le bord du poêlon


et que j'ai avalée sous le titre fallacieux et sarcastique dedéjeuner, malgré les becs qui la hérissaient.»Sigognac s'était aussi réfugié derrière la voiture, et lePédant lui dit:«Voilà un terrible temps, monsieur le baron, et jeregrette pour vous de vous voir partager notre mauvaisefortune; mais ce sont traverses passagères, et quoiquenous n'allions guère vite, cependant nous nousrapprochons de Paris.- Je n'ai point été élevé sur les genoux de la mollesse,répondit Sigognac, et je ne suis pas homme à m'effrayerpour quelques flocons de neige. Ce sont ces pauvresfemmes que je plains, obligées, malgré la débilité de leursexe, à supporter des fatigues et des privations <strong>com</strong>meroutiers en campagne.- Elles y sont de longue main habituées, et ce qui seraitdur à des femmes de qualité ou à des bourgeoises ne leursemble pas autrement pénible.»La tempête augmentait. Chassée par le vent, la neigecourait en blanches fumées rasant le sol, et ne s'arrêtantque lorsqu'elle était retenue par quelque obstacle, reversde tertre, mur de pierrailles, clôture de haie, talus de fossé.Là, elle s'entassait avec une prodigieuse vitesse, débordanten cascade de l'autre côté de la digue temporaire.D'autres fois elle s'engouffrait dans le tournant d'unetrombe et remontait au ciel en tourbillons pour enretomber par masses, que l'orage dispersait aussitôt.Quelques minutes avaient suffi pour poudrer à blanc, sous


la toile palpitante de la charrette, Isabelle, Sérafine etLéonarde quoiqu'elles se fussent réfugiées tout au fond etabritées d'un rempart de paquets.Ahuri par les flagellations de la neige et du vent, lecheval n'avançait plus qu'à grand-peine. Il soufflait, sesflancs battaient, et ses sabots glissaient à chaque pas. <strong>Le</strong>Tyran le prit par le bridon, et, marchant à côté de lui, lesoutint un peu de sa main vigoureuse. <strong>Le</strong> Pédant,Sigognac et Scapin poussaient à la roue.Léandre faisait claquer le fouet pour exciter la pauvrebête, car la frapper eût été cruauté pure. Quant auMatamore, il était resté quelque peu en arrière, car il étaitsi léger, vu sa maigreur phénoménale, que le ventl'empêchait d'avancer, quoiqu'il eût pris une pierre enchaque main et rempli ses poches de cailloux pour selester.Cette tempête neigeuse, loin de s'apaiser, faisait de plusen plus rage, et se roulait avec furie dans les amas deflocons blancs qu'elle agitait en mille remous <strong>com</strong>mel'écume des vagues. Elle devint si violente, que les<strong>com</strong>édiens furent contraints, bien qu'ils eussent grandehâte d'arriver au village, d'arrêter le chariot et de le tournerà l'opposite du vent. La pauvre rosse qui le traînait n'enpouvait plus; ses jambes se raidissaient; des frissonscouraient sur sa peau fumante et baignée de sueur. Uneffort de plus et elle tombait morte; déjà une goutte desang perlait dans ses naseaux largement dilatés parl'oppression de la poitrine, et des lueurs vitrées passaient


sur le globe de l'oeil.<strong>Le</strong> terrible dans le sombre n'est pas difficile à concevoir.<strong>Le</strong>s ténèbres logent aisément les épouvantes, maisl'horreur blanche se fait moins <strong>com</strong>prendre. Cependant,rien de plus sinistre que la position de nos pauvres<strong>com</strong>édiens, pâles de faim, bleus de froid, aveuglés deneige et perdus en pleine grande route au milieu de cevertigineux tourbillon de grains glacés les enveloppant detoutes parts. Tous s'étaient blottis sous la toile de la bâchepour laisser passer la rafale, et se pressaient les uns contreles autres afin de profiter de leur chaleur mutuelle. Enfinl'ouragan tomba, et la neige, suspendue en l'air, putdescendre moins tumultueusement sur le sol. Aussi loinque l'oeil pouvait s'étendre, la campagne disparaissait sousun linceul argenté.«Où donc est Matamore, dit Blazius, est-ce que parhasard le vent l'aurait emporté dans la lune?- En effet, ajouta le Tyran, je ne le vois point. Il s'estpeut, être blotti sous quelque décoration au fond de lavoiture. Hohé! Matamore! secoue tes oreilles si tu dors, etréponds à l'appel.»Matamore n'eut garde de sonner mot. Aucune forme nes'agita sous le monceau de vieilles toiles.«Hohé! Matamore! beugla itérativement le Tyran de saplus grosse voix tragique et d'un ton à réveiller dans leurgrotte les Sept Dormants avec leur chien.- Nous ne l'avons pas vu, dirent les <strong>com</strong>édiennes, et<strong>com</strong>me les tourbillons de neige nous aveuglaient, nous ne


nous sommes point autrement inquiétées de son absence,le pensant à quelques pas de la charrette.- Diantre! fit Blazius, voilà qui est étrange! pourvu qu'ilne lui soit point arrivé malheur.- Sans doute, dit Sigognac, il se sera, pendant le plusfort de la tourmente, abrité derrière quelque tronc d'arbre,et il ne tardera pas à nous rejoindre.»On résolut d'attendre quelques minutes, lesquellespassées, on ira, à sa recherche. Rien n'apparaissait sur lechemin, et de ce fond de blancheur, quoique le crépusculetombât, une forme humaine se lût aisément détachéemême à une assez grande distance. La nuit qui descend sirapide aux courtes journées de décembre était venue, maissans amener avec elle une obscurité <strong>com</strong>plète. Laréverbération de la neige <strong>com</strong>battait les ténèbres du ciel,et par un renversement bizarre il semblait que la clartévint de la terre. L'horizon s'accusait en lignes blanches etne se perdait pas dans les fuites du lointain. <strong>Le</strong>s arbresenfarinés se dessinaient <strong>com</strong>me les arborisations dont lagelée étame les vitres, et de temps en temps des flocons deneige secoués d'une branche tombaient pareils aux larmesd'argent des draps mortuaires, sur la tenture de l'ombre.C'était un spectacle plein de tristesse; un chien se mit àhurler au perdu <strong>com</strong>me pour donner une voix à ladésolation du paysage et en exprimer les navrantesmélancolies. Parfois il semble que la nature, se lassant deson mutisme, confie ses peines secrètes aux plaintes duvent ou aux lamentations de quelque animal.


On sait <strong>com</strong>bien est lugubre dans le silence nocturne cetaboi désespéré qui finit en râle et que semble provoquerle passage de fantômes invisibles pour l'oeil humain.L'instinct de la bête, en <strong>com</strong>munication avec l'âme deschoses, pressent le malheur et le déplore avant qu'il soitconnu. Il y a dans ce hurlement mêlé de sanglots l'effroide l'avenir, l'angoisse de la mort et l'effarement dusurnaturel. <strong>Le</strong> plus ferme courage ne l'entend pas sans êtreému, et ce cri fait dresser le poil sur la chair <strong>com</strong>me cesouille dont parle Job.L'aboi, d'abord lointain, s'était rapproché, et l'on pouvaitdistinguer au milieu de la plaine, assis le derrière dans laneige, un grand chien noir qui, le museau levé vers le ciel,semblait se gargariser avec ce gémissement lamentable.«Il doit être arrivé quelque chose à notre pauvrecamarade, s'écria le Tyran, cette maudite bête hurle<strong>com</strong>me pour un mort.»<strong>Le</strong>s femmes, le coeur serré d'un pressentiment sinistre,firent avec dévotion le signe de la croix. La bonne Isabellemurmura un <strong>com</strong>mencement de prière.«Il faut l'aller chercher sans plus attendre, dit Blazius,avec la lanterne dont la lumière lui servira de guide etd'étoile polaire s'il s'est égaré du droit chemin et vague àtravers champs; ci en ces temps neigeux qui recouvrentles routes de blancs linceuls, il est facile d'errer.»On battit le fusil, et le bout de chandelle allumé auventre de la lanterne jeta bientôt à travers les minces vitresde corne une lueur assez vive pour être aperçue de loin.


<strong>Le</strong> Tyran, Blazius et Sigognac se mirent en quête.Scapin et Léandre restèrent pour garder la voiture etrassurer les femmes, que l'aventure <strong>com</strong>mençait àinquiéter. Pour ajouter au lugubre de la scène, le chiennoir hurlait toujours désespérément, et le vent roulait surla campagne ses chariots aériens, avec de sourdsmurmures, <strong>com</strong>me s'il portait des esprits en voyage.L'orage avait bouleversé la neige de façon à effacertoute trace ou du moins à en rendre l'empreinte incertaine.La nuit rendait d'ailleurs la recherche difficile, et quandBlazius approchait la lanterne du sol, il trouvait parfois legrand pied du Tyran moulé en creux dans la poussièreblanche, mais non pas le pas de Matamore, qui, fût-ilvenu jusque-là, n'eût marqué non plus que celui d'unoiseau.Ils firent ainsi près d'un quart de lieue, élevant lalanterne pour attirer le regard du <strong>com</strong>édien perdu et criantde toute la force de leurs poumons:«Matamore, Matamore, Matamore!»A cet appel semblable à celui que les anciensadressaient aux défunts avant de quitter le lieu desépulture, le silence seul répondait ou quelque oiseaupeureux s'envolait en glapissant avec une brusquepalpitation d'ailes pour s'aller perdre plus loin dans la nuit.Parfois un hibou offusqué de la lumière piaulait d'unefaçon lamentable. Enfin, Sigognac, qui avait la vueperçante, crut démêler à travers l'ombre, au pied d'unarbre, une figure d'aspect fantasmatique, étrangement


oide et sinistrement immobile. Il en avertit ses<strong>com</strong>pagnons, qui se dirigèrent avec lui de ce côté en toutehâte.C'était bien, en effet, le pauvre Matamore. Son doss'appuyait contre l'arbre et ses longues jambes étenduessur le sol disparaissaient à demi sous l'amoncellement dela neige. Son immense rapière, qu'il ne quittait jamais,faisait avec son buste un angle bizarre, et qui eût étérisible en toute autre circonstance. Il ne bougea pas plusqu'une souche à l'approche de ses camarades.Inquiété de cette fixité d'attitude, Blazius dirigea lerayon de la lanterne sur le visage de Matamore, et il faillitla laisser choir, tant ce qu'il vit lui causa d'épouvante.<strong>Le</strong> masque ainsi éclairé n'offrait plus les couleurs de lavie. Il était d'un blanc de cire. <strong>Le</strong> nez pincé aux ailes parles doigts noueux de la mort luisait <strong>com</strong>me un os deseiche; la peau se tendait sur les tempes. Des flocons deneige s'étaient arrêtés aux sourcils et aux cils, et les yeuxdilatés regardaient <strong>com</strong>me deux yeux de verre. A chaquebout des moustaches scintillait un glaçon dont le poids lesfaisait courber.<strong>Le</strong> cachet de l'éternel silence scellait ces lèvres d'oùs'étaient envolées tant de joyeuses rodomontades, et la têtede mort sculptée par la maigreur apparaissait déjà àtravers ce visage pâle, où l'habitude des grimaces avaitcreusé des plis horriblement <strong>com</strong>iques, que le cadavremême conservait, car c'est une misère du <strong>com</strong>édien, quechez lui le trépas ne puisse garder sa gravité.


Nourrissant encore quelque espoir, le Tyran essaya desecouer la main de Matamore, mais le bras déjà roideretomba tout d'une pièce avec un bruit sec <strong>com</strong>me le brasde bois d'un automate dont on abandonne le fil.<strong>Le</strong> pauvre diable avait quitté le théâtre de la vie pourcelui de l'autre monde. Cependant, ne pouvant admettrequ'il lût mort, le Tyran demanda à Blazius s'il n'avait passur lui sa gourde. <strong>Le</strong> Pédant ne se séparait jamais de ceprécieux meuble. Il y restait encore quelques gouttes devin, et il en introduisit le goulot entre les lèvres violettesdu Matamore; mais les dents restèrent obstinémentserrées, et la liqueur cordiale rejaillit en gouttes rouges parles coins de la bouche. <strong>Le</strong> souffle vital avait abandonné àjamais cette frêle argile, car la moindre respiration eûtproduit une fumée visible dans cet air froid.«Ne tourmentez pas sa pauvre dépouille, dit Sigognac,ne voyez-vous pas qu'il est mort?- Hélas! oui, répondit Blazius, aussi mort que Chéopssous la grande pyramide. Sans doute, étourdi par lechasse-neige et ne pouvant lutter contre la fureur de latempête, il se sera arrêté près de cet arbre, et <strong>com</strong>me iln'avait pas deux onces de chair sur les os, il aura bientôteu les moelles gelées. Afin de produire de l'effet à Paris,il diminuait chaque jour sa ration, il était efflanqué dejeûne plus qu'un lévrier après les chasses. PauvreMatamore, te voilà désormais à l'abri des nasardes,croquignoles, coups de pied et de bâton à quoit'obligeaient tes rôles! Personne ne te rira plus au nez.


- Qu'allons-nous faire de ce corps? interrompit le Tyran,nous ne pouvons le laisser là sur le revers de ce fossé pourque les loups, les chiens et les oiseaux le déchiquettent,encore que ce soit une piteuse viande que les vers mêmesne trouveront pas à déjeuner.- Non, certes, dit Blazius; c'était un bon et loyalcamarade, et <strong>com</strong>me il n'est pas bien lourd, tu vas luiprendre la tête, moi je lui prendrai les pieds, et nous leporterons tous deux jusqu'à la charrette. Demain il ferajour, et nous l'inhumerons en quelque coin le plusdécemment possible; car, à nous autres histrions, l'Eglisemarâtre nous ferme l'huis du cimetière, et nous refusecette douceur de dormir en terre sainte. Il nous faut allerpourrir aux gémonies <strong>com</strong>me chiens crevés ou chevauxmorts, après avoir en notre vie amusé les plus gens debien.Vous, monsieur le baron, vous nous précéderez ettiendrez le falot.»Sigognac acquiesça d'un signe de tête à cetarrangement. <strong>Le</strong>s deux <strong>com</strong>édiens se penchèrent,déblayèrent la neige qui recouvrait déjà Matamore <strong>com</strong>meun linceul prématuré, soulevèrent le léger cadavre quipesait moins que celui d'un enfant, et se mirent en marcheprécédés dubaron, qui faisait tomber sur leur route la lumière de lalanterne.Heureusement personne à cette heure ne passait par lechemin, car c'eût été pour le voyageur un spectacle assez


effrayant et mystérieux que ce groupe funèbre éclairébizarrement par le reflet rougeâtre du falot, et laissantaprès lui de longues ombres difformes sur la blancheur dela neige. L'idée d'un crime ou d'une sorcellerie lui fûtvenue sans doute.<strong>Le</strong> chien noir, <strong>com</strong>me si son rôle d'avertisseur était fini,avait cessé ses hurlements. Un silence sépulcral régnait auloin dans la campagne, car la neige a cette propriétéd'amortir les sons.Depuis quelque temps Scapin, Léandre et les <strong>com</strong>édiensavaient aperçu la petite lumière rouge se balançant à lamain de Sigognac et envoyant aux objets des refletsinattendus qui les tiraient de l'ombre sous des aspectsbizarres ou formidables, jusqu'à ce qu'ils se fussentévanouis de nouveau dans l'obscurité.Montré et caché tour à tour, à cette lueur incertaine, legroupe du Tyran et de Blazius, reliés par le cadavrehorizontal du Matamore, <strong>com</strong>me deux mots par un traitd'union, prenait une apparence énigmatiquement lugubre.Scapin et Léandre, mus d'une inquiète curiosité, allèrentau-devant du cortège.«Eh bien! qu'y a-t,il? dit le valet de <strong>com</strong>édie, lorsqu'ileut rejoint ses camarades; est-ce que Matamore est maladeque vous le portez de la sorte, tout brandi <strong>com</strong>me s'il eûtavalé sa rapière?- Il n'est pas malade, répondit Blazius, et jouit mêmed'une santé inaltérable. Goutte, fièvre, catarrhe, gravelle,n'ont plus prise sur lui. Il est guéri à tout jamais d'une


maladie pour laquelle aucun médecin, fût-ce Hippocrate,Galien ou Avicenne, n'ont trouvé de remède, je veux direla vie, dont on finit toujours par mourir.- Donc il est mort! fit le Scapin avec une intonation desurprise douloureuse en se penchant sur le visage ducadavre.- Très mort, on ne peut plus mort, s'il y a des degrés encet état, car il ajoute au froid naturel du trépas le froid dela gelée, répondit Blazius d'une voix troublée quitrahissait plus d'émotion que n'en <strong>com</strong>portaient lesparoles.- Il a vécu! <strong>com</strong>me s'exprime le confident du prince aurécit final des tragédies, ajouta le Tyran. Mais relayeznousun peu, s'il vous plaît. C'est votre tour. Voilà assezlongtemps que nous portons le cher camarade sans espoirde bonne manche ou de paraguante.»Scapin se substitua au Tyran, Léandre à Blazius,quoique cette besogne de corbeau ne fût guère de songoût, et le cortège reprit sa marche. En quelques minuteson eut rejoint le chariot arrêté au milieu de la route.Malgré le froid, Isabelle et Sérafine étaient sautées à basde la voiture, où la seule duègne accroupie ouvrait toutgrands ses yeux de chouette. A l'aspect de Matamore pâle,roidi, glacé, ayant sur le visage ce masque immobile àtravers lequel l'âme ne regarde plus, les <strong>com</strong>édiennespoussèrent un cri d'épouvante et de douleur. Deux larmesjaillirent même des yeux purs d'Isabelle, promptementgelées par l'âpre bise nocturne. Ses belles mains rouges de


froid se joignirent pieusement, et une fervente prière pourcelui qui venait de s'engloutir si subitement dans la trappede l'éternité, monta sur les ailes de la foi dans lesprofondeurs du ciel obscur.Qu'allait-on faire? La position ne laissait pas d'êtreembarrassante. <strong>Le</strong> bourg, où l'on devait coucher étaitencore éloigné d'une ou deux lieues, et quand on yarriverait toutes les maisons seraient fermées depuislongtemps et les paysans couchés d'autre part, on nepouvait rester au milieu du chemin, en pleine neige, sansbois pour allumer du feu, sans vivres pour se réconforter,dans la <strong>com</strong>pagnie fort sinistre et maussade d'un cadavre,à attendre le jour qui ne se lève que très tard pendant cettesaison.On résolut de partir. Cette heure de repos et une musetted'avoine donnée par Scapin avaient rendu un peu devigueur au pauvre vieux cheval fourbu. Il paraissaitragaillardi et capable de fournir la traite.Matamore fut couché au fond du chariot, sous une toile.<strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiennes, non sans un certain frisson de peur,s'assirent sur le devant de la voiture, car la mort fait unspectre de l'ami avec lequel on causait tout à l'heure, etcelui qui vous égayait vous épouvante <strong>com</strong>me une larveou un lémure.<strong>Le</strong>s hommes cheminèrent à pied, Scapin éclairant laroute avec la lanterne dont on avait renouvelé lachandelle, le Tyran tenant le bridon du cheval pourl'empêcher de buter. On n'allait pas bien vite, car le


chemin était difficile; cependant au bout de deux heureson <strong>com</strong>mença à distinguer, au bas d'une descente assezrapide, les premières maisons du village. La neige avaitmis des chemises blanches aux toits, qui les faisaient sedétacher, malgré la nuit, sur le fond sombre du ciel.Entendant sonner de loin les ferrailles du chariot, leschiens inquiets firent vacarme, et leurs abois en éveillèrentd'autres dans les fermes isolées, au fond de la campagne.C'était un concert de hurlements, les uns sourds, les autrescriards, avec solos, répliques et choeurs où toute lachiennerie de la contrée faisait sa partie. Aussi, quand lacharrette y arriva, le bourg était-il en éveil. Plus d'une têteembéguinée de ses coiffes de nuit se montrait encadréepar une lucarne ou le vantail supérieur d'une porteentrouverte, ce qui facilita au Pédant les négociationsnécessaires pour procurer un gîte à la troupe. L'auberge luifut indiquée, ou du moins une maison qui en tenait lieu,l'endroit n'étant pas très fréquenté des voyageurs, quid'ordinaire poussaient plus avant.C'était à l'autre bout du village, et il fallut que la pauvrerosse donnât encore un coup de collier; mais elle sentaitl'écurie, et dans un effort suprême, ses sabots, à travers laneige, arrachèrent des étincelles aux cailloux.Il n'y avait pas à s'y trompers une branche de houx,assez semblable à ces rameaux qui trempent dans les eauxlustrales, pendait au-dessus de la porte, et Scapin, enhaussant sa lanterne, constata la présence de ce symbolehospitalier. <strong>Le</strong> Tyran tambourina de ses gros poings sur la


porte, et bientôt un clappement de savates descendant unescalier se fit entendre à l'intérieur.Un rayon de lumière rougeâtre filtra par les fentes dubois. <strong>Le</strong> battant s'ouvrit, et une vieille, protégeant d'unemain sèche qui semblait prendre feu la flamme vacillanted'un suif, apparut dans toute l'horreur d'un négligé peugalant. Ses deux mains étant occupées, elle tenait entre lesdents ou plutôt entre les gencives les bords de sa chemiseen grosse toile, dans l'intention pudique de dérober auxregards libertins des charmes qui eussent fait fuird'épouvante les boucs du sabbat. Elle introduisit les<strong>com</strong>édiens dans la cuisine, planta la chandelle sur la table,fouilla les cendres de l'âtre pour y réveiller quelquesbraises assoupies qui bientôt firent pétiller une poignée debroussailles puis elle remonta dans sa chambre pourrevêtir un jupon et un casaquin.Un gros garçon, se frottant les yeux de ses mainscrasseuses, alla ouvrir les portes de la cour, y fit entrer lavoiture, ôta le harnais du cheval et le mit à l'écurie.«Nous ne pouvons cependant pas laisser ce pauvreMatamore dans la voiture <strong>com</strong>me un daim qu'on rapportede la chasse, dit Blazius; les chiens de basse-courn'auraient qu'à le gâter. Il a reçu le baptême, après tout, etil faut lui faire sa veille mortuaire <strong>com</strong>me à un bonchrétien qu'il était.»On prit le corps du <strong>com</strong>édien défunt, qui fut étendu surla table et respectueusement recouvert d'un manteau. Sousl'étoffe se sculptait à grands plis la rigidité cadavérique et


se découpait le profil aigu de la face, peut-être pluseffrayante ainsi que dévoilée. Aussi, lorsque l'hôtelièreentra, faillit-elle tomber à la renverse de frayeur à l'aspectde ce mort qu'elle prit pour un homme assassiné dont les<strong>com</strong>édiens étaient les meurtriers. Déjà, tendant ses vieillesmains tremblotantes, elle suppliait le Tyran, qu'elle jugeaitle chef de la troupe, de ne point la faire mourir, luipromettant un secret absolu, même fût-elle mise à laquestion. Isabelle la rassura, et lui apprit en peu de motsce qui était arrivé. Alors la vieille alla chercher deuxautres chandelles et les disposa symétriquement autour dumort, s'offrant de veiller avec dame Léonarde, car souventdans le village elle avait enseveli des cadavres, et savait cequ'il y avait à faire en ces tristes offices.Ces arrangements pris, les <strong>com</strong>édiens se retirèrent dansune autre pièce, où, médiocrement mis en appétit par ceslugubres scènes et touchés de la perte de ce braveMatamore, ils ne soupèrent que du bout des lèvres. Pourla première fois peut-être de sa vie, quoique le vin fût bon,Blazius laissa son verre demi-plein, oubliant de boire.Certes, il fallait qu'il fût bien navré dans l'âme, car il étaitde ces biberons qui souhaitaient d'être enterrés sous lebaril, afin que la cannelle leur dégoutte dans la bouche, etil se fût relevé du cercueil pour crier «masse» à un rougebord.Isabelle et Sérafine s'arrangèrent d'un grabat dans lachambre voisine.<strong>Le</strong>s hommes s'étendirent sur des bottes de paille que le


garçon d'écurie leur apporta. Tous dormirent mal, d'unsommeil entrecoupé de rêves pénibles, et jurent sur piedde bonne heure, car il s'agissait de procéder à la sépulturede Matamore.Faute de drap, Léonarde et l'hôtesse l'avaient ensevelidans un lambeau de vieille décoration représentant uneforêt, linceul digne d'un <strong>com</strong>édien, <strong>com</strong>me un manteau deguerre d'un <strong>capitaine</strong>. Quelques restes de peinture vertesimulaient, sur la trame usée, des guirlandes et feuillageset faisaient l'effet d'une jonchée d'herbes semée pourhonorer le corps, cousu et paqueté en la forme de momieégyptienne.Une planche posée sur deux bâtons, dont le Tyran,Blazius, Scapin et Léandre tenaient les bouts, forma lacivière. Une grande simarre de velours noir, constelléed'étoiles et demi-lunes de paillon, servant pour les rôles depontife ou de nécroman, fit l'office de drap mortuaire avecassez de décence.Ainsi disposé, le cortège sortit par une porte de derrièreet donnant sur la campagne, pour éviter les regards et<strong>com</strong>mérages des curieux, et pour gagner un terrain vagueque l'hôtesse avait désigné <strong>com</strong>me pouvant servir desépulture au Matamore sans que personne s'y opposât, lacoutume étant de jeter là les bêtes mortes de maladie, lieubien indigne et malpropre à recevoir une dépouillehumaine, argile modelée à la ressemblance de Dieu; maisles canons de l'Eglise sont formels, et Histrionex<strong>com</strong>munié ne peut gésir en terre sainte, à moins qu'il


n'ait renoncé au théâtre, à ses oeuvres et à ses pompes, cequi n'était pas le cas de Matamore.<strong>Le</strong> Matin, aux yeux gris, <strong>com</strong>mençait à s'éveiller, et lespieds dans la neige descendait le revers des collines. Unelueur froide s'étalait sur la plaine, dont la blancheur faisaitparaître livide la teinte pâle du ciel.Etonnés par l'aspect bizarre du cortège que neprécédaient ni croix ni prêtre et qui ne se dirigeait pointdu côté de l'église, quelques paysans allant ramasser dubois mort s'arrêtaient et regardaient les <strong>com</strong>édiens detravers, les soupçonnant hérétiques, sorciers ouparpaillots, mais cependant ils n'osaient rien dire. Enfin,on arriva à une place assez dégagée, et le garçon d'écurie,qui portait une bêche pour creuser la fosse, dit qu'on feraitbien de s'arrêter là. Des carcasses de bêtes à demirecouvertes de neige bossuaient le sol tout alentour. Dessquelettes de chevaux, anatomisés par les vautours et lescorbeaux, allongeaient au bout d'un chapelet de vertèbresleurs longues têtes décharnées aux orbites creuses etouvraient leurs côtes dépouillées de chair <strong>com</strong>me lesbranches d'un éventail dont on a déchiré le papier. Destouches de neige fantasquement posées ajoutaient encoreà l'horreur de ce spectacle charogneux en accusant lessaillies et les articulations des os. On eût dit ces animauxchimériques que chevauchent des Aspioles ou les Goulesaux cavalcades du Sabbat.<strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiens déposèrent le corps à terre, et le garçond'auberge se mit à bêcher vigoureusement le sol, rejetant


les mottes noires parmi la neige, chose particulièrementlugubre, car il semble aux vivants que les pauvres défunts,encore qu'ils ne sentent rien, doivent avoir plus froid sousces frimas pour leur première nuit de tombeau.<strong>Le</strong> Tyran relayait le garçon, et la fosse se creusaitrapidement.Déjà elle ouvrait les mâchoires assez largement pouravaler d'une bouchée le mince cadavre, lorsque lesmanants attroupés <strong>com</strong>mencèrent à crier au huguenot etfirent mine de charger les <strong>com</strong>édiens. Quelques pierresmême furent lancées, qui n'atteignirent heureusementpersonne.Outré de colère contre cette canaille, Sigognac mitgamberge au vent et courut sus à ces malotrus, lesfrappant du plat de sa lame et les menaçant de la pointe.Au bruit de l'algarade, le Tyran avait sauté hors de lafosse, saisi un des bâtons du brancard, et s'en escrimaitsur le dos de ceux que renversais le choc impétueux dubaron. La troupe se dispersa en poussant des cris et desmalédictions, et l'on put achever les obsèques deMatamore.Couché au fond du trou, le corps cousu dans sonmorceau de forêt avait plutôt l'air d'une arquebuseenveloppée de serge verte qu'on enfouit pour la cacher qued'un cadavre humain qu'on enterre. Quand les premièrespelletées roulèrent sur la maigre dépouille du <strong>com</strong>édien,le Pédant, ému et ne pouvant retenir une larme qui, dubout de son nez rouge, tomba dans la fosse <strong>com</strong>me une


perle du coeur, soupira d'une voix dolente, en manièred'oraison funèbre, cette exclamation qui fut toute la nénieet myriologie du défunt: «Hélas! pauvre Matamore!»L'honnête Pédant, en disant ces mots, ne se doutait pasqu'il répétait les expresses paroles d'Hamlet, prince deDanemark, maniant le test d'Yorick, ancien bouffon decour, ainsi qu'il appert de la tragédie du sieurShakespeare, poète fort connu en Angleterre, et protégé dela reine Elisabeth. En quelques minutes la fosse fut<strong>com</strong>blée. <strong>Le</strong> Tyran éparpilla de la neige dessus pourdissimuler l'endroit, de peur qu'on ne fit quelque affrontau cadavre, et, cette besogne terminée:«Oh çà, dit-il, quittons vivement la place, nous n'avonsplus rien à faire ici; retournons à l'auberge. Attelons lacharrette et prenons du champ, car ces maroufles,revenant en nombre, pourraient bien nous affronter. Votreépée et mes poings n'y sauraient suffire. Un ost depygmées vient à bout d'un géant. La victoire même seraitinglorieuse et de nul profit. Quand vous auriez éventrécinq ou six de ces bélîtres, votre lot n'en augmenteraitpoint et ces morts nous mettraient dans l'embarras. Il yaurait lamentation de veuves, criaillement d'orphelins,chose ennuyeuse et pitoyable dont les avocats tirent partipour influencer les juges.»<strong>Le</strong> conseil était bon et fut suivi. Une heure après, ladépense soldée, le chariot se remettait en route.


VIIOU LE ROMAN JUSTIFIE SON TITREOn marcha d'abord aussi vite que le permettaient lesforces du vieux cheval restaurées par une bonne nuitd'écurie et l'état de la route couverte de la neige tombée laveille. <strong>Le</strong>s paysans malmenés par Sigognac et le Tyranpouvaient revenir à la charge en plus grand nombre, et ils'agissait de mettre entre soi et le village un espacesuffisant pour rendre la poursuite inutile. Deux bonneslieues furent parcourues en silence, car la triste fin deMatamore ajoutait de funèbres pensées à la mélancolie dela situation. Chacun songeait qu'un beau jour il pourraitainsi être enterré sur le bord du chemin, parmi lescharognes, et abandonné aux profanations fanatiques. Cechariot poursuivant son voyage symbolisait la vie, quiavance toujours sans s'inquiéter de ceux qui ne peuventsuivre et restent mourants ou morts dans les fossés.Seulement le symbole rendait plus visible le sens caché,et Blazius, à qui la langue démangeait, se mit à moralisersur ce thème avec force citations, apophtegmes etmaximes que ses rôles de pédant lui suppéditaient en lamémoire.<strong>Le</strong> Tyran l'écoutait sans sonner mot et d'un airrenfrogné. Ses préoccupations suivaient un autre cours, sibien que Blazius, remarquant la mine distraite du


camarade, lui demanda à quoi il songeait.«Je songe, répondit le Tyran à Milo Crotoniate qui tuaun boeuf d'un coup de poing et le mangea dans une seulejournée. Cet exploit me plaît, et je me sens capable de lerenouveler.- Par malheur il manque le boeuf, fit Scapin ens'introduisant dans la conversation.- Oui, répliqua le Tyran, je n'ai que le poing... etl'estomac.Oh! bienheureuses les autruches qui se sustentent decailloux, tessons, boutons de guêtres, manches decouteaux, boucles de ceinture et telles autres victuaillesindigestes pour les humains. En ce moment, j'avaleraistous les accessoires du théâtre. Il me semble qu'encreusant la fosse de ce pauvre Matamore, j'en ai creuséune en moi-même tant large, longue et profonde que rienne la saurait <strong>com</strong>bler. <strong>Le</strong>s anciens étaient fort sages, quifaisaient suivre les funérailles de repas abondants enviandes, copieux en vins pour la plus grande gloire desmorts et meilleure santé des vivants. J'aimerais en cemoment ac<strong>com</strong>plir ce rite philosophique très idoine àsécher les pleurs.- En d'autres termes, dit Blazius, tu voudrais manger.Polyphème, ogre, Gargantua, Gouliaf, tu me dégoûtes.- Et toi, tu voudrais bien boire, répliqua le Tyran. Sable,éponge, outre, entonnoir, barrique, siphon, sac à vin, tuexcites ma pitié.- Qu'une fusion à table des deux principes serait douce


et profitable! dit Scapin d'un air conciliateur. Voici sur lebord de la route un petit bois taillis merveilleusementpropre à une halte. On y pourrait détourner le chariot, ets'il y reste encore quelques provisions de bouche, déjeunertant bien que mal, abrités de la bise, derrière ce paraventnaturel. Cet arrêt donnera au cheval le temps de se reposeret nous permettra de confabuler, tout en grignotant nosbribes, sur les résolutions à prendre pour l'avenir de latroupe, qui me paraît diablement chargé de nuages.- Tu parles d'or, ami Scapin, dit le Pédant, et nousallons exhumer des entrailles du bissac, hélas! plus plat etdégonflé que la bourse d'un prodigue, quelques reliefs,restes des splendeurs d'autrefois: murailles de pâtés, os dejambon, pelures de saucisses et croûtes de pain. Il y aencore dans le coffre deux ou trois flacons de vin, lesderniers d'une vaillante troupe. Avec cela on peut non passatisfaire, mais bien tromper sa faim et sa soif. Queldommage que la terre de ce canton inhospitalier ne soitpas <strong>com</strong>me cette glaise dont certains sauvages d'Amériquese lestent le jabot lorsque la chasse et la pêche ont étémalheureuses!»On détourna la voiture, on la remisa dans le fourré, et lecheval dételé se mit à chercher sous la neige de rares brinsd'herbe qu'il arrachait avec ses longues dents jaunes. Untapis fut étendu sur une place découverte. <strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édienss'assirent autour de cette nappe improvisée à la modeturque, et Blazius y disposa symétriquement les rogatonstirés de la voiture, <strong>com</strong>me s'il se fût agi d'un festin


sérieux.«O la belle ordonnance! fit le Tyran réjoui de cet aspect.Un majordome de prince n'eût pas mieux disposé leschoses. Blazius, bien que tu sois un merveilleux Pédant,ta véritable vocation était celle d'officier de bouche.- J'ai bien eu cette ambition, mais la fortune adverse l'acontrariée, répondit le Pédant d'un air modeste. Surtout,mes petits bedons, n'allez pas vous jeter gloutonnementsur les mets. Mastiquez avec lenteur et <strong>com</strong>ponction.D'ailleurs je vais vous tailler les parts, <strong>com</strong>me cela, sepratique sur les radeaux dans les naufrages. A toi, Tyran,cet os jambonique auquel pend encore un lambeau dechair. De tes fartes dents tu le briseras et en extrairasphilosophiquement la moelle. A vous, mesdames, ce fondde pâté enduit de farce en ses encoignures et bastionnéintérieurement d'une cruche de lard fort substantielle.C'est un mets délicat. savoureux ci nutritif à n'en pasvouloir d'autre. A vous, baron de Sigognac. ce bout desaucisson; prenez garde seulement d'avaler la ficelle quien noue la peau <strong>com</strong>me cordons de bourse. Il faut lamettre à pan pour le souper, car le dîner est un repasindigeste, abusif et superflu que nous supprimerons.Léandre, Scapin et moi, nous nous contenterons avec cevénérable morceau de fromage, sourcilleux et barbu<strong>com</strong>me un ermite en sa caverne. Quant au pain, ceux quile trouveront trop dur auront la faculté de le tremper dansl'eau et d'en retirer les bûchettes pour se tailler des curedents.Pour le vin, chacun a droit à un gobelet, et <strong>com</strong>me


sommelier je vous prie de faire rubis sur l'ongle afin qu'iln'y ait déperdition de liquide.»Sigognac était accoutumé de longue main à cettefrugalité plus qu'espagnole, et il avait fait dans sonchâteau de la Misère plus d'un repas dont les souriseussent été embarrassées de grignoter les miettes, car ilétait lui-même la souris. Cependant il ne pouvaits'empêcher d'admirer la bonne humeur et verve <strong>com</strong>iquedu Pédant, qui trouvait à rire là où d'autres eussent gémi<strong>com</strong>me veaux et pleuré <strong>com</strong>me vaches. Ce qui l'inquiétait,c'était Isabelle. Une pâleur marbrée couvrait ses joues, et,dans l'intervalle des morceaux, ses dents claquaient enmanière de castagnettes avec un mouvement fiévreuxqu'elle cherchait en vain à réprimer. Ses minces vêtementsla défendaient mal contre l'âpre froidure, et Sigognac assisprès d'elle, lui jeta, bien qu'elle s'en défendît, la moitié desa cape sur les épaules, l'attirant près de son corps pour larefociller et lui <strong>com</strong>muniquer un peu de chaleur vitale.Près de ce foyer d'amour, Isabelle se réchauffa, et unefaible rougeur reparut sur son visage pudique.Pendant que les <strong>com</strong>édiens mangeaient, un bruit assezsingulier s'était fait entendre auquel d'abord ils n'avaientprêté nulle attention, le prenant pour un effet du vent quisifflait à travers les branches dépouillées du taillis. Bientôtle bruit devint plus distinct. C'était une espèce de râleenroué et strident, à la fois bête et colère, dont il eût étédifficile d'expliquer la nature.<strong>Le</strong>s femmes manifestèrent quelque frayeur.


«Si c'était un serpent! s'écria Sérafine; j'en mourrais,tant ces affreuses bêtes m'inspirent d'aversion.- Par cette température, dit Léandre, les serpents sontengourdis et dorment plus raides que bâtons au fond deleurs repaires.- Léandre a raison, fit le Pédant, ce doit être autre chose;quelque bestiole bocagère que notre présence effraie oudérange. N'en perdons pas un coup de dent.»A ce sifflement, Scapin avait dressé son oreille derenard, qui pour être rouge de froid n'en était pas moinsfine, et il regardait avec un oeil émerillonné du côté d'oùvenait le son. Des brins d'herbe bruissaient en sedéplaçant <strong>com</strong>me sur le passage de quelque animal.Scapin fit signe de la main aux <strong>com</strong>édiens de resterimmobiles, et bientôt du fourré déboucha un magnifiquejars, le col tendu, la tête haute, et se dandinant avec unestupidité majestueuse sur ses larges pattes palmées. Deuxoies, ses épouses, le suivaient confiantes et naïves.«Voici un rôt qui s'offre de lui-même à la broche, ditScapin à mi-voix, et que le Ciel touché de nos affresfaméliques nous envoie fort à propos.»<strong>Le</strong> rusé drôle se leva et s'écarta de la troupe, décrivantun demi-cercle si légèrement que la neige ne fit pasentendre un seul craquement sous ses pieds. L'attention dujars était fixée par le groupe des <strong>com</strong>édiens qu'il regardaitavec une défiance mêlée de curiosité et dont, dans sonobscur cerveau d'oison, il ne s'expliquait pas la présenceen ce lieu ordinairement désert.


<strong>Le</strong> voyant si occupé en cette contemplation, l'histrion,qui semblait avoir l'habitude de ces maraudes, s'approchadu jars par-derrière et le coiffa de sa cape d'un mouvementsi juste, si dextre et si rapide, que son action dura moinsde temps qu'il n'en faut pour la décrire.La bête encapuchonnée, il s'élança sur elle, la saisit parle col sous la cape que les palpitations d'ailes du pauvreanimal qui suffoquait eurent vitement fait envoler. Scapinen cette pose ressemblait à ce groupe antique tant admiréqu'on appelle l'Enfant à l'oie. Bientôt le jars étranglé cessade se débattre. Sa tête retomba flasquement sur le poingcrispé de Scapin. Ses ailes ne donnèrent plus de saccades.Ses pattes bottées de maroquin orange s'allongèrent avecune trépidation suprême. Il était mort.<strong>Le</strong>s oies, ses veuves, redoutant un sort pareil,poussèrent en manière d'oraison funèbre un gloussementlamentable et rentrèrent dans le bois.«Bravo, Scapin, voilà un tour bien joué, exclama leTyran, et qui vaut tous ceux que tu pratiques au théâtre.<strong>Le</strong>s oies sont plus difficiles à surprendre que les Géronteset les Truffaldins, étant de leur nature fort vigilantes et surleurs gardes, <strong>com</strong>me il appert de l'histoire où l'on voit queles oies du Capitole sentirent l'approche nocturne desGaulois et par ainsi sauvèrent Rome. Ce maître oison noussauve d'une autre manière, il est vrai, mais qui n'en est pasmoins providentielle.»L'oison fut saigné et plumé par la vieille Léonarde.Pendant qu'elle arrachait de son mieux le duvet, Blazius,


le Tyran et Léandre, éparpillés dans le taillis, ramassaientdu bois mort, en secouaient la neige et le disposaient entas sur une place sèche.Scapin taillait de son couteau une baguette qu'ildépouillait d'écorce et qui devait servir de broche. Deuxbranches fourchues coupées au-dessus du noeud furentplantées en terre en guise de suppons et de landiers. Grâceà une poignée de paille prise au chariot, sur laquelle onbattit le fusil, le feu s'alluma vite et brilla bientôtjoyeusement, colorant de ses flammes l'oison embroché etranimant par sa chaleur vivifiante la troupe assise encercle autour du foyer.Scapin, d'un air modeste et <strong>com</strong>me il convient au hérosde la situation, se tenait à sa place, l'oeil baissé, la mineconfite, retournant de temps à autre l'oison, qui, à l'ardeurdes braises, prenait une belle couleur dorée, trèsappétissante à voir, et répandait une odeur d'unesucculence à faire tomber en extase ce Catalagirone qui,de Paris la grand ville, n'admirait rien tant que lesrôtisseries de la rue aux Oües.<strong>Le</strong> Tyran s'était levé et marchait à grands pas pour sedistraire, disait-il, de la tentation de se jeter sur le rôt àmoitié cuit et de l'avaler avec la broche. Blazius était alléau chariot retirer d'un coffre un grand plat d'étain quiservait aux festins de théâtre.L'oie y fut solennellement déposée, répandant autourd'elle, sous le couteau, un jus sanguinolent du plusdélicieux fumet.


<strong>Le</strong> volatile fut dépecé en parts égales et le déjeunerre<strong>com</strong>mença sur de nouveaux frais. Cette fois ce n'étaitplus une nourriture chimérique et fallacieuse. Personne, lafaim faisant taire la conscience, n'eut de scrupule sur lamanière dont Scapin avait agi. <strong>Le</strong> Pédant, qui était unhomme ponctuel en cuisine, s'excusa de n'avoir pas debigarades à mettre coupées en tranches sous l'oison, ce quiest un condiment obligatoire et régulier, mais on luipardonna de grand coeur ce solécisme culinaire.«Maintenant que nous voilà rassasiés, dit le Tyran ens'essuyant la barbe de la main, il serait à propos deratiociner quelque peu sur ce que nous allons faire. Il mereste à peine trois ou quatre pistoles au fond de monescarcelle et mon emploi de trésorier est bien près dedevenir une sinécure. Notre troupe a perdu deux sujetsprécieux, Zerbine et le Matamore, et d'ailleurs nous nepouvons donner la <strong>com</strong>édie en plein champ pourl'agrément des corbeaux, des corneilles et des pies. Ils nepaieraient pas leur place, ne possédant pas d'argent, àl'exception peut-être des pies qui, dit-on, volent lesmonnaies, bijoux, cuillers et timbales. Mais il ne seraitpas sage de <strong>com</strong>pter sur une telle recette.Avec le cheval de l'Apocalypse qui agonise entre lesbrancards de notre charrette, il est impossible d'arriver àPoitiers avant deux jours. Ceci est fort tragique, car d'icilà nous courons risque de crever de faim ou de froid aurebord de quelque fossé.<strong>Le</strong>s oies ne sortent pas tous les jours des buissons toutes


ôties.- Tu exposes fort bien le mal, fit le Pédant, mais tu n'endis pas le remède.- M'est avis, répondit le Tyran, de nous arrêter aupremier village que nous rencontrerons; les travaux deschamps sont terminés. C'est le temps des longues veilléesnocturnes. On nous prêtera bien quelque grange ouquelque étable, Scapin battra la caisse devant la porte,promettant un spectacle extraordinaire et mirifique auxpatauds ébahis avec cette facilité de payer leur place ennature. Un poulet, un quartier de jambon ou de viande, unbroc de vin donneront droit aux premières banquettes. Onacceptera pour les secondes un couple de pigeons, unedouzaine d'oeufs, une botte de légumes, un pain deménage ou toute autre victuaille analogue. <strong>Le</strong>s paysans,avaricieux d'argent, ne le sont pas de provisions qu'ils onten leur huche et qui ne leur coûtent rien, suppéditées parla bonne mère nature. Cela ne nous remplira pas la bourse,mais bien le ventre, chose importante, car de Gasterdépend toute l'économie et santé du corps, <strong>com</strong>me lefaisait sagement remarquer Ménénius. Ensuite il ne noussera pas difficile de gagner Poitiers où je sais unaubergiste qui nous fera crédit.- Mais quelle pièce jouerons-nous, dit Scapin, au cas oùle village se rencontrerait à propos? Notre répertoire estfort détraqué. <strong>Le</strong>s tragédies et tragi-<strong>com</strong>édies seraient dupur hébreu pour ces rustiques ignorants de l'histoire et dela fable, et n'entendant pas même le beau langage français.


Il faudrait quelque bonne farce réjouissante, saupoudréenon de sel attique, mais de sel gris, avec forcebastonnades, coups de pied au cul, chutes ridicules etsourrilités bouffonnes à l'italienne, <strong>Le</strong>s Rodomontades du<strong>capitaine</strong> Matamore eussent merveilleusement convenu.Par malheur Matamore a vécu, et ce n'est plus qu'aux versqu'il débitera ses tirades.»Lorsque Scapin eut dit, Sigognac fit signe de la mainqu'il voulait parler. Une légère rougeur, dernière boufféeenvoyée du coeur aux joues par l'orgueil nobiliaire,colorait son visage pâle ordinairement, même sous l'âpremorsure de la bise. <strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiens restèrent silencieux etdans l'attente.«Si je n'ai pas le talent de ce pauvre Matamore, j'en aipresque la maigreur. Je prendrai son emploi et leremplacerai de mon mieux. Je suis votre camarade et veuxl'être tout à fait. Aussi bien j'ai honte d'avoir profité devotre bonne fortune et de vous être inutile en l'adversité.D'ailleurs, qui se soucie des Sigognac au monde? Monmanoir croule en ruine sur la tombe de mes aïeux. L'oublirecouvre mon nom jadis glorieux, et le lierre efface monblason sur mon porche désert. Peut-être un jour les troiscigognes secoueront-elles joyeusement leurs ailesargentées et la vie reviendra-t-elle avec le bonheur à cettetriste masure où se consumait ma jeunesse sans espoir. Enattendant, vous qui m'avez tendu la main pour sortir de cecaveau, acceptez-moi franchement pour l'un des vôtres. Jene m'appelle plus Sigognac.»


Isabelle posa sa main sur le bras du baron <strong>com</strong>me pourl'interrompre, mais Sigognac ne prit pas garde à l'airsuppliant de la jeune fille et il continua.«Je plie mon titre de baron et le mets au fond de monporte-manteau, <strong>com</strong>me un vêtement qui n'est plus demise. Ne me le donnez plus. Nous verrons si, déguisé dela sorte, je serai reconnu par le malheur. Donc je succèdeà Matamore et prends pour nom de guerre: le <strong>capitaine</strong><strong>Fracasse</strong>!- Vive le <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>! s'écria toute la troupe ensigne d'acceptation, que les applaudissements le suiventpartout!»Cette résolution, qui d'abord étonna les <strong>com</strong>édiens,n'était pas si subite qu'elle en avait l'air. Sigognac laméditait depuis longtemps déjà. Il rougissait d'être leparasite de ces honnêtes baladins qui partageaient sigénéreusement avec lui leurs propres ressources, sans luifaire jamais sentir qu'il fût importun, et il jugeait moinsindigne d'un gentilhomme de monter sur les planches pourgagner bravement sa part que de l'accepter en paresseux,<strong>com</strong>me aumône ou sportule. La pensée de retourner àSigognac s'était bien présentée à lui, mais il l'avaitrepoussée <strong>com</strong>me lâche et vergogneuse. Ce n'est pas autemps de la déroute que le soldat doit se retirer. D'ailleurs,eût-il pu s'en aller, son amour pour Isabelle l'eût retenu etpuis, quoiqu'il n'eût point l'esprit facile aux chimères, ilentrevoyait dans de vagues perspectives toutes sortesd'aventures surprenantes, de revirements et de coups de


fortune auxquels il eût fallu renoncer en se confinant danssa gentilhommière.<strong>Le</strong>s choses ainsi réglées, on attela le cheval au chariotet l'on se remit en route. Ce bon repas avait ranimé latroupe, et tous, à l'exception de la duègne et de Sérafine,qui ne marchaient pas volontiers, suivaient la voiture àpied, soulageant d'autant la pauvre rosse. Isabelles'appuyait sur le bras de Sigognac, vers qui furtivementelle tournait parfois ses yeux attendris, ne doutant pas quece ne fût pour l'amour d'elle qu'il eût pris cette décision dese faire <strong>com</strong>édien, chose si contraire à l'orgueil d'unepersonne bien née. Elle eût voulu lui en faire reproche,mais elle ne se sentit pas la force de le gronder de cettepreuve de dévouement qu'elle l'aurait empêché de donnersi elle eût pu la prévoir, car elle était de ces femmes quis'oublient en aimant et ne voient que l'intérêt de l'aimé.Au bout de quelque temps, se trouvant un peu lasse, elleremonta dans le chariot et se pelotonna sous unecouverture à côté de la duègne.De chaque côté du chemin, la campagne blanche deneige s'étendait déserte à perte de vue; aucune apparencede bourg, village ou hameau.«Voilà notre représentation bien aventurée, dit le Pédantaprès avoir promené ses regards autour de l'horizon, lesspectateurs n'ont pas l'air d'affluer beaucoup, et la recettede petit salé, de volailles et de bottes d'oignons dont leTyran allumait notre appétit, me parait fort <strong>com</strong>promise.Je ne vois pas fumer une cheminée. Aussi loin que ma vue


porte, pas un traître clocher qui montre son coq.- Un peu de patience, Blazius, répondit le Tyran, leshabitations pressées vicient l'air et il est salubre d'espacerles villages.- A ce <strong>com</strong>pte, les gens de ce pays n'ont pas à craindreles épidémies, pestes noires, caquesangues, troussegalants,fièvres malignes et conquentes, qui, au dire desmédecins, proviennent de l'entassement du populaire enmêmes lieux. J'ai bien peur, si cela continue, que notre<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> ne débute pas de sitôt.»Pendant ces propos, le jour baissait rapidement, et sousun épais rideau de nuages plombés on distinguait à peineune faible lueur rougeâtre indiquant la place où le soleil secouchait, ennuyé d'éclairer ce paysage livide et maussadeponctué de corbeaux.Un vent glacial avait durci et miroité la neige. <strong>Le</strong>pauvre vieux cheval n'avançait qu'avec une peine extrême;à la moindre pente ses sabots glissaient, et il avait beauraidir <strong>com</strong>me des piquets ses jambes couronnées,s'affaisser sur sa croupe maigre, le poids de la voiture lepoussait en avant, bien que Scapin marchant près de lui lesoutînt de la bride. Malgré le froid, la sueur ruisselait surses membres débiles et ses côtes décharnées, battue enécume blanche par le frottement des harnais. Ses poumonshaletaient <strong>com</strong>me les soufflets de forge. Des effarementsmystérieux délataient ses yeux bleuâtres qui semblaientvoir des fantômes, et parfois il essayait de se détourner<strong>com</strong>me arrêté par un obstacle invisible. Sa carcasse


vacillante et <strong>com</strong>me prise d'ivresse donnait tantôt contreun brancard, tantôt contre l'autre. Il élevait la têtedécouvrant ses gencives, puis il la baissait <strong>com</strong>me s'il eûtvoulu mordre la neige. Son heure était arrivée, il agonisaitdebout en brave cheval qu'il avait été. Enfin il s'abattit, enlançant une faible ruade défensive à l'adresse de la Mort,il s'allongea sur le flanc pour ne plus se relever.Effrayées par cette secousse subite qui faillit lesprécipiter à terre, les femmes se mirent à pousser des crisde détresse. <strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiens accoururent à leur aide et leseurent bientôt dégagées.Léonarde et Sérafine n'avaient aucune blessure, mais laviolence du choc et la frayeur avaient fait s'évanouirIsabelle, que Sigognac enleva inerte et pâmée entre sesbras, tandis que Scapin, se baissant, tâtait les oreilles ducheval aplati sur le sol <strong>com</strong>me une découpure de papier.«Il est bien mort, dit Scapin se relevant d'un airdécouragé, l'oreille est froide et le pouls de la veineauriculaire ne bat plus.- Nous allons donc être obligés, s'écria piteusementLéandre, de nous atteler à des cordages <strong>com</strong>me bêtes desomme ou mariniers qui halent une barque et de tirernous-mêmes notre chariot. Oh! la maudite fantaisie quej'eus de me faire <strong>com</strong>édien!- C'est bien le temps de geindre et de se lamenter!beugla le Tyran ennuyé de ces jérémiades intempestives,avisons plus virilement et en gens que la fortune ne sauraitétonner, à ce qu'il faut faire, et d'abord regardons si cette


onne Isabelle est grièvement navrée; mais non, la voiciqui rouvre l'oeil et reprend ses esprits, grâce aux soins deSigognac et de dame Léonarde. Donc, il faut que latroupe se divise en deux bandes. L'une restera près duchariot avec les femmes, l'autre se répandra par lacampagne en quête de secours. Nous ne sommes pas desRussiens accoutumés aux frimas scythiques pour hivernerici jusqu'à demain matin, le derrière dans la neige. <strong>Le</strong>sfourrures nous manquent pour cela, et l'aurore noustrouverait tous perclus, gelés et blancs de givre, <strong>com</strong>mefruits confits de sucre. Allons, <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, Léandreet toi Scapin, qui êtes les plus légers et avez des piedsrapides <strong>com</strong>me Achille Péliade; haut la patte! courez enchats maigres et ramenez nous vivement du renfort.Blazius et moi, nous ferons sentinelles à côté dubagage.»<strong>Le</strong>s trois hommes désignés se disposaient à partir,quoique n'augurant pas grand succès de leur expédition,car la nuit était noire <strong>com</strong>me la bouche d'un four, et laseule réverbération de la neige permettait de se guider;mais l'ombre, si elle éteint les objets, fait ressortir leslumières, et une petite étoile rougeâtre se mit à scintillerau pied d'un coteau à une assez grande distance de laroute.«Voilà, dit le Pédant, l'astre sauveur, l'étoile terrestreaussi agréable aux voyageurs perdus que l'étoile polaireaux nautoniers in perirulo maris. Cette étoile aux rayonsbénins est une chandelle ou une lampe placée derrière une


vitre; ce qui suppose une chambre bien close et bienchaude faisant partie d'une maison habitée par des êtreshumains et civilisés plutôt que par des <strong>Le</strong>strygonssauvages. Sans doute il y a en la cheminée un feuflambant clair, et sur ce feu une marmite où cuit unegrasse soupe; à plaisante imagination dont ma fantaisie sepourlèche les babines et que j'arrose, en idée, avec deuxou trois bouteilles tirées de derrière les fagots et drapéesà l'antique de toiles d'araignée!- Tu radotes, mon vieux Blazius, fit le Tyran, et le froidcongelant ta pulpe cérébrale sous ton crâne chauve te faitdanser des mirages devant les yeux. Cependant il y a celade vrai dans ton délire, que cette lumière suppose unemaison habitée. Ceci change notre plan de campagne.Nous allons nous diriger tous vers ce phare de salut. Iln'est guère probable qu'il passe des voleurs, cette nuit, surcette route déserte pour dérober notre forêt, notre placepublique et notre salon. Prenons chacun nos hardes. <strong>Le</strong>paquet n'est pas bien lourd. Nous reviendrons demainchercher le chariot. Aussi bien, je <strong>com</strong>mence à transir età ne plus sentir le bout de mon nez.»<strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiens se mirent en marche, Isabelle appuyéeau bras de Sigognac, Léandre soutenant Sérafine, Scapintraînant la duègne, Blazius et le Tyran formant l'avantgarde.Ils coupèrent à travers champs, droit à la lumière,empêchés quelquefois par des buissons ou fossés, ets'enfonçant dans la neige jusqu'au jarret. Enfin, après plusd'une chute, la troupe parvint à une sorte de grand


âtiment entouré de longs murs, avec porte charretière quiavait l'apparence d'une ferme, autant qu'on pouvait enjuger à travers l'ombre.Dans le mur noir la lampe découpait un carré lumineuxet faisait voir les vitres d'une petite fenêtre dont le voletn'était pas encore fermé.Ayant senti l'approche d'étrangers, les chiens de gardese mirent à s'agiter et à donner de la voix. On lesentendait, au milieu du silence nocturne, courir, sauter etse tracasser derrière la muraille. Des pas et des voixd'homme se mêlèrent à leurs clabauderies. Bientôt toute laferme fut en éveil.«Restez là, vous autres, à quelque distance, fit lePédant, notre ombre effraierait peut-être ces bonnes gensqui nous prendraient pour une bande de malandrinsvoulant envahir leurs pénates rustiques. Comme je suisvieux et de mine paterne et débonnaire, je vais seulheurter à l'huis et entamer les négociations. On n'aurapoint peur de moi.»<strong>Le</strong> conseil était sage et fut suivi. Blazius avec le doigtindex recroquevillé frappa contre la porte qui s'entrebâilla,puis s'ouvrit toute grande. Alors, de la place où ils étaientplantés, les pieds dans la neige, les <strong>com</strong>édiens virent unspectacle assez inexplicable et surprenant. <strong>Le</strong> Pédant et lefermier qui haussait sa lampe pour éclairer au visagel'homme qui le dérangeait ainsi, se mirent après quelquesmots échangés que les acteurs ne pouvaient entendre, àgesticuler d'une manière bizarre et à se ruer en accolades,


<strong>com</strong>me cela se pratique au théâtre pour lesreconnaissances.Encouragés par cette réception à laquelle ils ne<strong>com</strong>prenaient rien, mais que d'après sa pantomimechaleureuse ils jugeaient favorable et cordiale, les<strong>com</strong>édiens s'étaient rapprochés timidement, prenant unecontenance piteuse et modeste, <strong>com</strong>me il convient à desvoyageurs en détresse qui implorent l'hospitalité.«Holà, vous autres! s'écria le Pédant d'une voix joyeuse,arrivez sans crainte; nous sommes chez un enfant de laballe, un mignon de Thespis, un favori de Thalie, muse<strong>com</strong>ique, en un mot chez le célèbre Bellombre, naguèretant applaudi de la cour et de la ville, sans <strong>com</strong>pter laprovince. Vous connaissez tous sa gloire insigne. Bénissezle hasard qui nous adresse juste à la retraite philosophiqueoù ce héros du théâtre se repose sur ses lauriers.- Entrez, mesdames et messieurs, dit Bellombre ens'avançant vers les <strong>com</strong>édiens avec une courtoisie pleinede grâce et sentant un homme qui n'a pas oublié les bellesmanières sous ses habits à la paysanne. <strong>Le</strong> vent froid de lanuit pourrait enrouer vos précieux organes, et quelquemodeste que soit ma demeure, vous y serez toujoursmieux qu'en plein air.»Comme on le pense bien, les <strong>com</strong>pagnons de Blaziusne se firent pas prier et ils entrèrent dans la ferme fortcharmés de l'aventure, qui, du reste, n'avaitd'extraordinaire que l'à propos de la rencontre. Blaziusavait fait partie d'une troupe où se trouvait Bellombre, et


<strong>com</strong>me leurs emplois ne les mettaient pas en rivalité, ilss'appréciaient et étaient devenus fort amis, grâce à un goût<strong>com</strong>mun pour la dive bouteille.Bellombre, qu'une vie fort agitée avait jeté dans lethéâtre, s'en était retiré, ayant hérité à la mort de son pèrede cette ferme et de ses dépendances. <strong>Le</strong>s rôles qu'il jouaitexigeant de la jeunesse, il n'avait pas été fâché dedisparaître avant que les rides vinssent écrire son congésur son front. On le croyait mort depuis longtemps et lesvieux amateurs décourageaient les jeunes <strong>com</strong>édiens avecson souvenir.La salle où pénétrèrent les acteurs était assez vaste et,<strong>com</strong>me dans la plupart des fermes, servait à la fois dechambre à coucher et de cuisine.Une cheminée à large hotte, dont une pente de sergeverte jaunie festonnait le manteau, occupait une desparois.Un arc de briques s'arrondissant dans la muraille bistréeet vernissée indiquant la gueule du four fermée en cemoment d'une plaque de tôle.Sur d'énormes chenets de fer dont les demi-boulescreuses pouvaient contenir des écuelles, brûlaient avecune crépitation réjouissante quatre où cinq énormesbûches ou plutôt troncs d'arbre. La lueur de ce beau feuéclairait la chambre d'une réverbération si vive que lalumière de la lampe eût été inutile; les reflets du brasierallaient chercher dans l'ombre un lit de forme gothiquepaisiblement endormi derrière ses rideaux, glissaient en


filets brillants sur les poutres rembrunies du plafond,faisaient projeter aux pieds de la table placée au milieu dela chambre de longues ombres d'un dessin bizarre, etallumaient de brusques paillettes aux saillies des vaisselleset des ustensiles rangés sur le dressoir ou accrochés auxmurailles.Dans le coin près de la fenêtre, deux ou trois volumesjetés sur un guéridon de bois sculpté montraient que lemaître du logis n'était pas devenu tout à fait paysan etqu'il occupait à des lectures, souvenirs de son ancienneprofession, les loisirs des longues soirées d'hiver.Réchauffée par cette tiède atmosphère et cet accueilhospitalier, toute la troupe éprouvait un profond sentimentde bien être.<strong>Le</strong>s roses couleurs de la vie reparaissaient sur lesvisages pâles et les lèvres gercées de froid. La gaietéilluminait les yeux naguère atones, et l'espoir relevait latête. Ce dieu louche, boiteux et taquin qu'on appelle leGuignon, se lassait enfin de persécuter la <strong>com</strong>pagnieerrante, et, apaisé sans doute par le trépas de Matamore,il voulait bien se contenter de cette maigre proie.Bellombre avait appelé ses valets, qui couvrirent lanappe d'assiettes et de pots à large panse, à la grandejubilation de Blazius altéré de naissance, dont la soif étaittoujours éveillée, même aux heures nocturnes.«Tu vois, dit-il au Tyran, <strong>com</strong>bien mes prévisions àpropos de la petite lumière rouge étaient logicalementdéduites. Ce n'étaient point mirages ni fantômes. Une


grasse fumée s'élève en tourbillonnant du potageabondamment garni de choux, navets et autres légumes.<strong>Le</strong> vin rouge et clair, tiré de frais, pétille dans les brocscouronné de mousse rose. <strong>Le</strong> feu flambe d'autant plus vifqu'il fait froid dehors. Et, de plus, nous avons pour hôte legrand, l'illustre, le jamais assez loué Bellombre, fleur etcrème des <strong>com</strong>édiens passés, présents et futurs, soit ditsans vouloir rabaisser le talent de personne.- Notre bonheur serait parfait si le pauvre Matamoreétait là, soupira Isabelle.- Que lui est-il donc survenu de fâcheux?» ditBellombre qui connaissait Matamore de réputation.<strong>Le</strong> Tyran lui raconta l'aventure tragique du <strong>capitaine</strong>resté dans la neige.«Sans la rencontre heureuse que nous avons faite d'unancien et brave camarade, il nous en pendait autant cettenuit au bout du nez, dit Blazius. On nous eût trouvés gelés<strong>com</strong>me matelots dans les ténèbres et frimas cimmériens.- C'eût été dommage, reprit galamment Bellombre enlançant une oeillade à Isabelle et à Sérafine; mais cesjeunes déesses eussent sans nul doute fait fondre la neigeet dégelé la nature aux feux de leurs prunelles.- Vous attribuez trop de pouvoir à nos yeux, réponditSérafine: ils eussent été incapables même d'échauffer uncoeur en cette obscurité lugubre et glaciale. <strong>Le</strong>s larmes dufroid y eussent éteint les flammes de l'amour.»Tout en soupant, Blazius informa Bellombre de l'état oùse trouvait la troupe. Il n'en parut nullement surpris.


«La fortune théâtrale est encore plus femme et pluscapricieuse que la Fortune mondaine, répondit-il; sa rouetourne si vite qu'à peine s'y peut-elle tenir debout quelquesinstants. Mais si elle en tombe souvent, elle y remonted'un pied adroitement léger et retrouve bientôt sonéquilibre. Demain, avec des chevaux de labour, j'enverraichercher votre chariot et nous dresserons un théâtre dansla grange. Il y a, non loin de la ferme, un assez gros bourgqui nous fournira de spectateurs assez. Si la représentationne suffit pas, au fond de ma vieille bourse de cuir dormentquelques pistoles de meilleur aloi que les jetons de<strong>com</strong>édie, et, par Apollon! je ne laisserai pas mon vieuxBlazius et ses amis dans l'embarras.- Je vois, dit le Pédant, que tu es toujours le généreuxBellombre, et que tu ne t'es pas rouillé en ces occupationsrurales et bucoliques.- Non, répondit Bellombre, tout en cultivant mes terresje ne laisse pas mon cerveau en friche; je relis les vieuxauteurs, au coin de cette cheminée, les pieds sur leschenets, et je feuillette les pièces des beaux esprits du jourque je puis me procurer du fond de cet exil. J'étudie parmanière de passe-temps les rôles à ma convenance, et jem'aperçois que je n'étais qu'un grand fat au temps où l'onm'applaudissait sur les planches parce que j'avais la voixsonore, le pan galant et la jambe belle. Alors je ne medoutais pas de mon art et j'allais à travers tout, sansréflexion, <strong>com</strong>me une corneille qui abat des noix. Lasottise du public fit mon succès.


- <strong>Le</strong> grand Bellombre seul peut parler ainsi de luimême,dit le Tyran avec courtoisie.- L'art est long, la vie courte, continua l'ancien acteur,surtout pour le <strong>com</strong>édien obligé de traduire sesconceptions au moyen de sa personne. J'allais avoir dutalent, mais je prenais du ventre, chose ridicule en monemploi de beau ténébreux et d'amoureux tragique. Je nevoulus point attendre que deux garçons de théâtre mevinssent lever sous les bras lorsque la situation meforcerait de me jeter à genoux devant la princesse pour luidéclarer ma flamme avec un hoquet asthmatique et desroulements d'yeux larmoyants. Je saisis l'occasion de cethéritage et je me retirai dans ma gloire, ne voulant pointimiter ces obstinations qui se font chasser des tréteaux àgrand renfort de trognons de pomme, d'écorces d'orangeet d'oeufs durs.- Tu fis sagement, Bellombre, lit Blazius, bien que taretraite ait été prématurée et que tu eusses pu rester dixans encore au théâtre.»En effet, Bellombre, quoique hâlé par l'air de lacampagne, avait gardé fort grande mine; ses yeuxaccoutumés à exprimer les passions s'animaient et seremplissaient de lumière au feu de l'entretien. Ses narinespalpitaient larges et bien coupées. Ses lèvres ens'entrouvrant laissaient voir une denture dont une coquettese fût fait honneur. Son menton frappé d'une fossette serelevait avec fierté; une chevelure abondante où brillaientquelques rares filets d'argent se jouait en boucles épaisses


jusque sur ses épaules. C'était encore un fort bel homme.Blazius et le Tyran continuèrent à boire en <strong>com</strong>pagniede Bellombre. <strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiennes se retirèrent en unechambre où les valets avaient fait un grand feu. Sigognac,Léandre et Scapin se couchèrent en un coin de l'étable surquelques fourchées de paille fraîche, bien chaudementgarantis du froid par l'haleine des bêtes et le poil descouvertures à chevaux.Pendant que les uns boivent et que les autres dorment,retournons vers la charrette abandonnée, et voyons un peuce qu'elle devient.<strong>Le</strong> cheval gisait toujours entre ses brancards. Seulementses jambes s'étaient raidies <strong>com</strong>me des piquets et sa têtes'allongeait à plat sur le sol parmi les mèches d'unecrinière dont la sueur, au vent froid de la nuit, s'était figéeen cristaux de glace. La salière enchâssant l'oeil vitreuxs'approfondissait de plus en plus et la joue maigresemblait déjà disséquée.L'aube <strong>com</strong>mençait à poindre; le soleil d'hiver montraitentre deux longues bandes de nuages sa moitié de disqued'un blanc plombé et versait sa lumière pâle sur la lividitédu paysage où se dessinaient en lignes d'un noir funèbreles squelettes des arbres. Dans la blancheur de la neigesautillaient quelques corbeaux qui, guidés par le flair, serapprochaient prudemment de la bête morte, redoutantquelque danger, embûche ou piège, car la masse immobileet sombre du chariot les alarmait, et ils se disaient en leurlangue croassante que cette machine pouvait bien cacher


un chasseur à l'affût, un corbeau ne faisant mauvaisefigure dans un pot-au-feu. Ils avançaient en sautantenfiévrés de désirs, ils reculaient chassés en arrière par lacrainte, exécutant une sorte de pavane bizarre. Un plushardi se détacha de l'essaim, secoua deux ou trois fois seslourdes ailes, quitta la terre et vint s'abattre sur la tête ducheval. Il penchait déjà le bec pour piquer et vider lesyeux du cadavre lorsqu'il s'arrêta tout à coup, hérissa sesplumes et parut écouter.Un pas lourd faisait craquer la neige au loin sur la route,et ce bruit que l'oreille humaine n'eût peut-être pas saisirésonnait distinctement à l'ouïe fine du corbeau. <strong>Le</strong> périln'était pas pressant et l'oiseau noir ne quitta pas la place,mais il se tint aux aguets. <strong>Le</strong> pas se rapprochait et bientôtla forme vague d'un homme portant quelque choses'ébaucha dans la brume matinale.<strong>Le</strong> corbeau jugea prudent de se retirer et il prit son volen poussant un long croassement pour avertir ses<strong>com</strong>pagnons du péril.Toute la bande s'envola vers les arbres voisins avec descris rauques et stridents. L'homme était arrivé près de lavoiture, et, surpris de rencontrer au milieu de la route unchariot sans maître attelé d'une bête qui, <strong>com</strong>me la jumentde Roland, avait pour principal défaut d'être morte, ils'arrêta, jetant autour de lui un regard furtif et circonspect.Pour mieux examiner la chose, il déposa son fardeau àterre.<strong>Le</strong> fardeau se tint debout tout seul et se mit à marcher,


car c'était une fillette d'une douzaine d'années environ,que la longue mante qui l'enveloppait des pieds à la têtepouvait, lorsqu'elle était ployée sur l'épaule de son<strong>com</strong>pagnon, faire prendre pour une valise ou bissac devoyage. Des yeux noirs et fiévreux brillaient d'un feusombre sous le pli de l'étoffe dont elle était coiffée, desyeux absolument pareils à ceux de Chiquita. Un fil deperles mettait quelques points lumineux dans l'ombrefauve de son col, et des chiffons tortillés en cordelettes,formant contraste avec cet essai de luxe, s'enroulaientautour de ses jambes nues.C'était, en effet, Chiquita elle-même, et le <strong>com</strong>pagnonn'était autre qu'Agostin, le bandit aux mannequins; lasd'exercer sa noble profession sur des chemins déserts, il serendait à Paris où tous les talents trouvent leur emploi,marchant la nuit et se cachant le jour, <strong>com</strong>me font toutesles bêtes de meurtre et de rapine. La petite, harassée defatigue et saisie du froid, n'avait pu, malgré tout soncourage, aller plus loin, et Agostin cherchant un abriquelconque la portait <strong>com</strong>me Hornérus ou Bélisaire leurguide, à cette différence près en la <strong>com</strong>paraison, qu'iln'était point aveugle et jouissait au contraire d'une vue delynx, lequel à ce que prétend Pline l'Ancien, voit les objetsà travers les murs.«Que signifie ceci? dit Agostin à Chiquita,ordinairement nous arrêtons les voitures, et c'estmaintenant une voiture qui nous arrête; prenons gardequ'elle ne soit pleine de voyageurs qui nous demandent la


ourse ou la vie.- Il n'y a personne, répondit Chiquita qui avait glissé satête sous la banne du chariot.- Peut-être y aura-t-il quelque chose, continua le bandit;nous allons procéder à la visite»; et, fouillant dans les plisde sa ceinture, il en tira un briquet, une pierre et del'amadou; s'étant procuré du feu, il alluma une lanternesourde qu'il portait toujours avec lui pour ses explorationsnocturnes, car le jour n'éclairait pas encore l'intérieursombre de la voiture. Chiquita à qui l'espoir du butinfaisait oublier sa fatigue, s'introduisit dans le chariot,dirigeant le jet de lumière sur les paquets dont il étaiten<strong>com</strong>bré; mais elle ne vit que de vieilles toiles peintes,que des accessoires en carton, et quelques guenilles denulle valeur.«Cherche bien, ma bonne Chiquita, disait le brigandtout en faisant le guet, fouille les poches et les musettespendues aux ridelles.- Il n'y a rien, absolument rien qui vaille la peine d'êtreemporté. Ah! si voilà un sac qui bruit avec un son demétal.- Donne le vite, lit Agostin, et approche la lanterne, quej'examine la trouvaille. Par les cornes et la queue deLucifer! nous jouons de malheur! j'avais espéré monnaiede bon aloi et ce ne sont que jetons de cuivre et de plombdoré. A tout le moins, tirons de notre rencontre ce profitde nous reposer un peu, abrités du vent de bise par letendelet du chariot. Tes pauvres chers pieds tout saignants


ne peuvent plus te porter, tant le chemin est rude et levoyage long. Couchée sous les toiles, tu dormiras uneheure ou deux. Pendant ce temps je veillerai, et s'ilsurvient quelque alerte, nous serons vitement prêts.»Chiquita se blottit de son mieux au fond de la voiture,ramenant sur elle les vieux décors pour se procurer un peude chaleur, et bientôt elle s'endormit. Agostin resta sur ledevant, sa navaja ouverte près de lui et à portée de samain, inspectant les alentours avec ce long regard dubandit auquel n'échappe aucun objet suspect. <strong>Le</strong> plusprofond silence régnait dans la campagne solitaire. Sur lapente des coteaux lointains, des touches de neige sedétachaient et brillaient aux rayons blafards de l'aube,<strong>com</strong>me des fantômes blancs ou des marbres dans uncimetière.Mais tout cela gardant l'immobilité la plus rassurante.Agostin, malgré sa volonté et sa constitution de fer,sentait le sommeil lui venir.Plusieurs fois déjà ses paupières s'étaient abaissées, etil les avait relevées avec une résolution brusque; les objets<strong>com</strong>mençaient à se brouiller entre ses cils, et il perdait lanotion des choses, lorsqu'à travers une ébaucheincohérente de rêve il lui sembla qu'un souffle humide ettiède lui donnait au visage. Il se réveilla, et ses yeux ens'ouvrant rencontrèrent deux prunelles phosphorescentes.«<strong>Le</strong>s loups ne se mangent pas entre eux, mon petit,murmura le bandit, tu n'as pas la mâchoire assez bienendentée pour me mordre.»


Et d'un mouvement plus prompt que la pensée, ilétreignit la gorge de l'animal avec sa main gauche, et dela droite ramassant sa navaja, il la lui plongea dans lecoeur jusqu'au manche.Cependant Agostin, malgré sa victoire, ne jugea pas laplace bonne, et il éveilla Chiquita, qui ne témoigna nullefrayeur à la vue du loup mort, étendu sur la route.«Il vaut mieux, dit le brigand, gagner au pied. Cettecharogne attire les loups, lesquels sont principalementenragés de faim en temps de neige où ils ne trouvent rienà manger. J'en tuerai bien quelques-uns, <strong>com</strong>me j'ai fait deCelui-ci; mais ils peuvent venir par douzaines, et si jem'endormais, il me serait désagréable de me réveiller dansl'estomac d'une bête carnassière. Moi croqué, ils neferaient qu'une bouchée de toi, mauviette, qui as les ostendres. Sus donc, détalons au plus vite. Cette carcasse lesoccupera. Tu peux marcher à présent, n'est ce pas?- Oui, répondit Chiquita qui n'était pas un enfant gâtéélevé dans du coton, ce court sommeil m'a rendu mesforces. Pauvre Agostin, tu ne seras plus obligé de meporter <strong>com</strong>me un paquet embarrassant. D'ailleurs, quandmes pieds refuseront le service, ajouta-t-elle avec uneénergie sauvage, coupe-moi le col de ton grand couteau etjette-moi au fossé, je te dirai merci.»<strong>Le</strong> bandit aux mannequins et la petite fille s'éloignèrentd'un pas rapide, et au bout de quelques minutes ilss'étaient perdus dans l'ombre. Rassurés par leur départ, lescorbeaux descendirent des arbres voisins, s'abattirent sur


la rosse crevée et <strong>com</strong>mencèrent leur festin charogneux.Deux ou trois loups arrivèrent bientôt pour prendre leurpart de cette franche lippée, sans s'étonner des battementsd'aile, des croassements, et des coups de bec de leurs noirs<strong>com</strong>mensaux. En peu d'heures, tant ils travaillaient de boncourage, quadrupèdes et volatiles, le cheval, nettoyéjusqu'aux os, apparut aux clartés du matin, à l'état desquelette préparé <strong>com</strong>me par des chirurgiens vétérinaires.Il n'en restait que la queue et les sabots. <strong>Le</strong> Tyran vint,quand il fit grand jour, avec un garçon de ferme pourchercher le chariot. Il heurta du pied la carcasse du loupà demi rongée et vit entre les brancards, sous les harnais,que les crocs ni les becs n'avaient entamés, l'anatomie dela pauvre bête. <strong>Le</strong> sac de jetons répandait sa faussemonnaie sur la route, et la neige montrait soigneusementmoulées des empreintes, les unes grandes, les autrespetites, qui aboutissaient à la charrette, puis s'enéloignaient.«Il paraît, dit le Tyran, que le chariot de Thespis a reçucette nuit des visites de plus d'un genre. O bienheureuxaccident qui nous a forcés d'interrompre notre odyssée<strong>com</strong>ique, je ne saurais trop te bénir! Grâce à toi, nousavons évité les loups à deux pieds et à quatre pattes, nonmoins dangereux, sinon davantage.Quel régal eût été pour eux la chair tendre de cespoulettes, Isabelle et Sérafine, sans <strong>com</strong>pter notre vieillepeau coriace!»Pendant que le Tyran syllogisait à part lui, le valet de


Bellombre dégageait le chariot et y attelait le cheval qu'ilavait amené, quoique l'animal renâclât de peur à l'aspectterrifiant pour lui du squelette et à l'odeur fauve du loupdont le sang tachait la neige.La charrette fut remisée dans la cour de la ferme sousun hangar. Il n'en manquait rien, et même il s'y trouvaitquelque chose de plus: un petit couteau, de ceux qu'onfabrique à Albacète, tombé de la poche de Chiquitapendant son court sommeil, et qui portait sur sa lameaiguë cette menaçante devise en espagnol:CUANDO ESTA VIVORA PICA.NO HAY REMEDIO EN LA BOTICA.Cette trouvaille mystérieuse intrigua beaucoup le Tyranet fit tomber en rêverie Isabelle, qui était un peusuperstitieuse et tirait volontiers des présages, bons oufunestes, d'après ces petits incidents inaperçus des autresou sans valeur à leurs yeux. La jeune femme hâblait lecastillan <strong>com</strong>me toutes les personnes un peu instruites àcette époque, et le sens alarmant de l'inscription ne luiéchappait point.Scapin était parti pour le bourg revêtu de son beaucostume zébré de rose et de blanc, sa grande fraise dûmenttuyautée et godronnée, la toque sur les yeux, la cape aucoin de l'épaule, l'air superbe et triomphant. Il marchaitrepoussant sa caisse du genou avec un mouvementautomatique et rythmé qui sentait fort son soldat; en effet,Scapin l'avait été devant qu'il se fût rendu <strong>com</strong>édien.Quand il eut gagné la place de l'Eglise, déjà escorté de


quelques polissons qu'émerveillait son accoutrementbizarre, il assura sa toque, se piéta et, attaquant la peaud'âne de ses baguettes, il produisit un roulement si bref, simagistral, si impératif, qu'il eût éveillé les morts aussibien que la trompette du jugement dernier. Jugez de l'effetqu'il fit sur les vivants.Toutes les fenêtres et les portes s'ouvrirent <strong>com</strong>me muespar un même ressort. Des têtes embéguinées s'ymontrèrent plongeant des regards curieusement effarés surla place. Un second roulement, pétillant <strong>com</strong>me unemousquetade et grave <strong>com</strong>me un tonnerre, vida lesmaisons, où ne demeurèrent que les malades, lesgrabataires et femmes en gésine. Au bout de quelquesminutes, tout le village réuni formait un large cercleautour de Scapin.Pour mieux fasciner son public, le rusé drôle exécutasur sa caisse plusieurs batteries et contre-batteries d'unefaçon si vive, si juste et si dextre que les baguettesdisparaissaient dans la rapidité, quoique les poignets nesemblassent point bouger. Dès qu'il vit les bouchesouvertes toutes grandes des bons villageois affecter cetteforme d'o qui, d'après les maîtres peintres, en leurs cahiersde caractères, est la suprême expression de l'étonnement,il arrêta tout d'un coup son vacarme; puis, après un courtsilence, il <strong>com</strong>mença d'une voix glapissante, dont il variaitfantasquement les intonations, cette harangue emphatiqueet burlesque.«Ce soir, occasion unique! grand spectacle!


eprésentation extraordinaire! les illustres <strong>com</strong>édiens de latroupe déambulatoire, dirigée par le sieur Hérode, qui onteu l'honneur de jouer devant des têtes couronnées et desprinces du sang, se trouvant de passage dans ce pays,donneront pour cette fois seulement, car ils sont attendusà Paris, où la cour les désire, une pièce merveilleusementamusante et <strong>com</strong>ique, intitulée <strong>Le</strong>s Rodomontades du<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>! avec costumes neufs, jeux de scèneinédits et bastonnades réglées, les plus divertissantes dumonde. A la fin du spectacle, Mlle Sérafine dansera lamorisque, augmentée de passe-pieds, tordions et cabriolesau dernier goût du jour, en s'ac<strong>com</strong>pagnant du tambour debasque dont elle joue mieux qu'aucune gitana d'Espagne.Ce sera très plaisant à voir. La représentation aura lieudans la grange de maître Bellombre, disposée à cet effetet abondamment pourvue de banquettes et luminaires.Travaillant plutôt pour la gloire que pour le profit, nousaccepterons non seulement l'argent, mais encore lesdenrées et provisions de bouche en faveur de ceux quin'auraient pas de monnaie. Qu'on se le dise!»Ayant terminé ses discours, Scapin tambourina sifurieusement, par manière de péroraison, que les vitres del'église en tremblèrent dans leur réseau de plomb et queplusieurs chiens s'enfuirent en hurlant, plus effrayés ques'ils eussent eu des poêlons d'airain attachés à la queue.A la ferme, les <strong>com</strong>édiens, aidés par Bellombre et sesvalets, avaient déjà travaillé. Dans le fond de la grange,des planches posées sur des tonneaux formaient le théâtre.


Trois ou quatre bancs empruntés au cabaret remplissaientl'office de banquettes; mais, pour le prix, on ne pouvaitexiger qu'elles fussent rembourrées et couvertes develours.<strong>Le</strong>s araignées filandières s'étaient chargées de décorerle plafond, et les larges rosaces de leurs toiles sesuspendaient d'une poutre à l'autre. Quel tapissier, fût-ilde la cour, eût pu produire une tenture plus fine, plusdélicate et aériennement élaborée, même en satin deChine? Ces toiles pendantes ressemblaient à ces bannièresarmoriées qu'on voit aux chapitres des chevaleries etordres royaux. Spectacle fort noble pour qui eût pu jouir,en imaginative, de ce rapprochement.<strong>Le</strong>s boeufs et vaches, dont on avait proprement relevéla litière, s'étonnaient de ce remue ménage insolite etsouvent détournaient la tête de leur crèche, jetant de longsregards vers le théâtre où les <strong>com</strong>édiens s'agitaient,répétant la pièce, afin de montrer à Sigognac les entrées etles sorties.«Mes premiers pas sur la scène, dit en riant le baron,ont pour spectateurs des veaux et bêtes à cornes; il yaurait de quoi humilier mon amour-propre, si j'en avais.- Et ce ne sera pas, répondit Bellombre, la dernière foisque vous aurez un tel public; il y a toujours dans la salledes imbéciles et des maris.»Pour un novice, Sigognac ne jouait point trop mal, etl'on sentait qu'il se formerait vite. Il avait la voix bonne,la mémoire sûre, et l'imagination assez lettrée pour ajouter


à son rôle ces répliques qui naissent de l'occasion etdonnent de la vivacité au jeu. La pantomime le gênaitdavantage, étant fort entremêlée de coups de bâton,lesquels révoltaient son courage, encore qu'ils ne vinssentque de bourrelets de toile peinte remplis d'étoupe sescamarades, sachant sa qualité, le ménageaient autant quepossible, et cependant il se courrouçait malgré lui, faisantterribles grimaces, horrifiques froncements de sourcils etregards torves.Puis se rappelant tout à coup l'esprit de son rôle, ilreprenait une physionomie lâche, effarée, et subitementcouarde.Bellombre, qui le regardait avec l'attention perspicaced'un vieux <strong>com</strong>édien expert et passé maître, lui cria de saplace:«Gardez de corriger en vous ces mouvements quiviennent de nature; ils sont très bons et produiront unevariété nouvelle de Matamore. Quand vous n'éprouverezplus ces bouillons colérés et indignations furieuses,feignez-les par artifice: <strong>Fracasse</strong>, qui est le personnageque vous avez à créer, car qui marche derrière les autresn'est jamais que le second, voudrait bien être brave; j'aimele courage, les vaillants lui plaisent, et il s'indigne luimêmed'être si poltron. Loin du danger, il ne rêvequ'exploits héroïques, entreprises surhumaines etgigantesques; mais, quand vient le péril, son imaginationtrop vive lui représente la douleur des blessures, le visagecamard de la mort, et le coeur lui manque; il se rebiffe


d'abord à l'idée de se laisser battre, et la rage lui enfiellel'estomac, mais le premier coup abat sa résolution.Cette méthode vaut mieux que ces titubations dejambes, écarquillements d'yeux et autres grimaces plussimiesques qu'humaines par lesquelles les mauvais<strong>com</strong>édiens sollicitent le rire du public et perdent l'art.»Sigognac suivit les conseils de Bellombre et régla sonjeu d'après cette idée, si bien que les acteurs l'applaudirentet lui prophétisèrent un succès.La représentation devait avoir lieu à quatre heures dusoir.Une heure avant, Sigognac revêtit le costume deMatamore que Léonarde avait élargi en défaisant lesremplis nécessités par les amaigrissements successifs dudéfunt.En s'introduisant dans cette défroque, le baron se disaitqu'il eût été sans doute plus glorieux de se barder debuffle et de fer <strong>com</strong>me ses ancêtres que de se travestir àl'histrionne pour représenter un faux brave, lui qui était unvéritable vaillant capable de prouesses et de coups demain héroïques; mais la Fortune adverse le réduisait ences extrémités fâcheuses, et il n'avait pas d'autre moyend'existence.Déjà le populaire affluait et s'entassait dans la grange.Quelques lanternes suspendues aux poutrelles soutenantle toit jetaient une lumière rougeâtre sur toutes ces têtesbrunes, blondes, grisonnantes, parmi lesquelles sedétachaient quelques blanches coiffes de femme.


D'autres lanternes avaient été placées en guise dechandelles sur le bord du théâtre, car il fallait prendregarde de mettre le feu à la paille et au foin.La pièce <strong>com</strong>mença et fut attentivement écoutée.Derrière les acteurs, car le fond de la scène n'était paséclairé, se projetaient de grandes ambres bizarres quisemblaient jouer la pièce en parodie, et contrefaire tousleurs mouvements avec des allures disloquées etfantasques; mais ce détail grotesque ne fut pas remarquépar ces spectateurs naïfs, tout occupés de l'affabulation dela <strong>com</strong>édie et du jeu des personnages, lesquels ils tenaientpour véritables.Quelques vaches, que le tumulte empêchait de dormir,regardaient la scène avec ces grands yeux dont Hornérus,le poète Grégeois, fait une épithète louangeuse à la beautéde Junon, et même, un veau, dans un moment pleind'intérêt, poussa un gémissement lamentable qui nedétruisit pas la robuste illusion de ces braves patauds,mais qui faillit faire éclater de rire les <strong>com</strong>édiens sur leursplanches.<strong>Le</strong> <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> fut applaudi à plusieurs reprises,car il remplissait fort bien son rôle, n'éprouvant pasdevant ce public vulgaire l'émotion qu'il eût ressentieayant affaire à des spectateurs plus difficiles et pluslettrés. D'ailleurs, il était sûr que, parmi ces manants, nulne le connaissait. <strong>Le</strong>s autres <strong>com</strong>édiens, aux bonsendroits, furent vigoureusement claqués par ses mainscalleuses qui ne se ménageaient point, et avec beaucoup


d'intelligence, selon Bellombre.Sérafine exécuta sa morisque avec une fiertévoluptueuse, des poses cambrées et provocantes,entremêlées de sauts pleins de souplesse, de changementsde pieds rapides et d'agréments de toutes sortes quieussent fait pâmer d'aise même des personnes de qualitéet des courtisans. Elle était charmante surtout lorsque,agitant au-dessus de sa tête son tambour de basque, elle enfaisait bruire les plaquettes de cuivre, ou bien encorequand, frottant du pouce la peau brunie, elle en tirait unsourd ronflement avec autant de dextérité qu'unepanderera de profession.Cependant, le long des murailles, dans le manoirdélabré de Sigognac, les vieux portraits d'ancêtresprenaient des airs plus rébarbatifs et renfrognés que decoutume. <strong>Le</strong>s guerriers poussaient des soupirs quisoulevaient leurs plastrons de fer, et ils hochaientmélancoliquement la tête; les douairières faisaient unemoue dédaigneuse sur leurs fraises tuyautées, et seraidissaient dans leurs corps de baleine et leursvenugadins. Une voix basse, lente, sans timbre, une voixd'ombre, s'échappait de leurs lèvres peintes et murmurait:«Hélas! le dernier des Sigognac a dérogé!» A la cuisine,assis tristement entre Béelzébuth etMiraut, qui attachaient sur lui de longs regardsinterrogateurs, Pierre songeait. Il se disait: «Où estmaintenant mon pauvre maître?...» et une larme, essuyéepar la langue du vieux chien, coulait sur la joue brune du


vieux serviteur.


V I I ILES CHOSES SE COMPLIQUENTBellombre, le lendemain de la représentation, tiraBlazius à part, et desserrant les cordons d'une longuebourse de cuir, en fit couler dans sa main <strong>com</strong>me d'unecorne d'abondance cent belles pistoles qu'il rangea en pileà la grande admiration du Pédant, qui restait contemplatifdevant ce trésor étalé, roulant des yeux pleins de lubricitémétallique.Avec un geste superbe, Bellombre enleva les pistolesd'un seul coup et les plaqua dans la paume de son vieilami. «Tu penses bien, dit-il, que je ne déploie pas cettemonnaie pour irriter et titiller tes convoitises à la mode deTantale. Prends cet argent sans scrupule. Je te le donne oute le prête si tes fiertés se hérissent à l'idée de recevoir unrégal d'un ancien camarade. L'argent est le nerf de laguerre, de l'amour et du théâtre. D'ailleurs ces pièces,étant faites pour rouler, vu qu'elles sont rondes, s'ennuientde rester couchées à plat dans l'ombre de cette escarcelleoù, à la longue, elles se couvriraient de barbe, rouille etfongosités. Ici je ne dépense rien, vivant à la rustique ettétant à la mamelle de la terre, nourrice des humains.Donc cette somme ne me fera pas faute.»Ne trouvant rien à répondre à cette rhétorique, Blaziusempocha les pistoles et donna une cordiale accolade à


Bellombre.L'oeil vairon du Pédant brillait plus que de coutumeentre ses paupières clignotantes. La lumière s'y baignaitdans une larme, et les efforts que le vieil histrion faisaitpour retenir cette perle de reconnaissance imprimaient àses sourcils en broussailles les mouvements les plus<strong>com</strong>iques. Tantôt ils remontaient jusqu'au milieu du frontparmi un reflux de rides plissées, tantôt ils s'abaissaientpresque jusqu'à voiler le regard. Ces manoeuvresn'empêchèrent cependant pas la larme de se détacher et derouler le long d'un nez chauffé au rouge cerise par leslibations de la veille, sur la paroi duquel elle s'évapora.Décidément, le vent de mauvaise fortune qui soufflaitsur la troupe avait changé. La recette de la représentation,jointe aux pistoles de Bellombre, formait un total assezrondelet, car aux victuailles se trouvaient mêlées unecertaine quantité de monnaies, et le chariot de Thespis, sidénué naguère, était maintenant grassement avitaillé. Pourne pas faire les choses à demi, le généreux Bellombreprêta aux <strong>com</strong>édiens deux robustes chevaux de labour,harnachés fort proprement, avec colliers peinturlurés etdarinés de grelots qui tintinnabulaient le plusagréablement du monde au pas ferme et régulier de cesbraves bêtes.Nos <strong>com</strong>édiens réconfortés et gaillards firent donc àPoitiers une entrée non pas si magnifique que celled'Alexandre en Babylone, mais assez majestueuse encore.<strong>Le</strong> garçon qui devait ramener les chevaux se tenait à leur


tête et modérait leur allure, car ils hâtaient le pas,subodorant de loin le chaud parfum de l'écurie.A travers les rues tortueuses de la ville, sur le pavéraboteux les roues grondaient, les fers sonnaient, avec unbruit gai qui attirait le monde aux fenêtres et devant laporte de l'auberge; pour se faire ouvrir, le conducteurexécuta une joyeuse mousquetade de coups de fouet, àlaquelle les bêtes répondirent par de brusques frissons quimirent en branle le carillon de leurs sonnettes.Cela ne ressemblait pas à la façon piteuse, misérable etfurtive dont les <strong>com</strong>édiens abordaient naguère les plusmaussades bouchons. Aussi l'hôtelier des Armes deFrance <strong>com</strong>prit-il, à ce triomphant vacarme, que lesnouveaux venus avaient de l'argent, et courut-il lui-mêmeouvrir à deux battants la porte charretière.L'hôtel des Armes de France était la plus belle aubergede Poitiers et celle où s'arrêtaient volontiers les voyageursbien nés et riches. La cour où pénétra le chariot avait fortbon air. Des bâtiments très propres l'entouraient, ornés surles quatre façades d'un balcon couvert ou corridor enapplique et soutenu par des potences de fer, disposition<strong>com</strong>mode permettant d'accéder aux chambres dont lesfenêtres prenaient jour à l'extérieur et facilitant le servicedes laquais. Au fond de la cour une arcade s'ouvrait,donnant passage sur les <strong>com</strong>muns, cuisines, écuries ethangars.Un air de prospérité régnait sur tout cela. Récemmentcrépies, les murailles égayaient l'oeil; le bois des rampes,


les balustres des galeries n'avaient pas un grain depoussière. <strong>Le</strong>s tuiles neuves, dont les canneluresconservaient encore quelques minces filets de neige,brillaient gaiement au soleil d'hiver avec leur teinte d'unrouge vif. Des cheminées montaient en spirale des fuméesde bon augure. Au bas du perron, son bonnet à la main, setenait l'aubergiste, gaillard de vaste corpulence, faisantl'éloge de sa cuisine par les trois plis de son menton, etcelui de son cellier par la belle teinte pourpre de sa face,qui semblait frottée de mûres <strong>com</strong>me le masque de Silène,ce bon ivrogne précepteur de Bacchus. Un sourire quiallait de l'une à l'autre oreille ballonnait ses grasses joueset rapetissait ses yeux narquois dont l'ange externedisparaissait dans une patte d'oie de rides facétieuses. Ilétait si frais, si gras, si vermeil, si ragoûtant, si bien àpoint, qu'il donnait envie de le mettre à la broche et de lemanger arrosé de son propre jus! Quand il vit le Tyranqu'il connaissait de longue date et savait bonne paie, sabelle humeur redoubla, car les <strong>com</strong>édiens attirent dumonde, et les jeunes gens de la ville se mettent en dépensede collations, festins, soupers et autres régals pour traiterles actrices et gagner les bonnes grâces de ces coquettespar friandises, vins fins, dragées, confitures et tellesmenues délicatesses.«Quelle bonne chance vous amène, seigneur Hérode?dit l'hôtelier, il y a longtemps qu'on ne vous a vu auxArmes de France.- C'est vrai, répondit le Tyran, mais il ne faut pas


toujours faire ses singeries sur la même place. <strong>Le</strong>sspectateurs finissent par connaître tous vos tours et lesexécuteraient eux-mêmes. Un peu d'absence estnécessaire. L'oublié vaut le neuf. Y a-t-il, en ce moment,beaucoup de noblesse à Poitiers?- Beaucoup, seigneur Hérode, les chasses sont finies etl'on ne sait que faire. On ne peut pas toujours manger etboire. Vous aurez du monde.- Alors, dit le Tyran, faites apporter les clefs de sept ouhuit chambres, ôter de la broche trois ou quatre chapons,retirer de derrière les fagots une douzaine de bouteilles dece petit vin que vous savez, et répandez par la ville cebruit: que l'illustre troupe du seigneur Hérode estdébarquée aux Armes de France avec un nouveaurépertoire, se proposant de donner plusieursreprésentations.»Pendant que le Tyran et l'aubergiste dialoguaient de lasorte, les <strong>com</strong>édiens étaient descendus de voiture. Desvalets s'emparèrent de leurs bagages et les portèrent auxchambres désignées.Celle d'lsabelle se trouva un peu écartée des autres, lesplus proches se trouvant occupées. Cet éloignement nedéplut point à cette pudique jeune personnequ'embarrassait parfois cette promiscuité bohémienne?qui force la vie errante des <strong>com</strong>édiens.Bientôt, toute la ville, grâce à la faconde de maîtreBilot, sut que des <strong>com</strong>édiens étaient arrivés, qui devaientjouer les pièces des plus beaux esprits du temps aussi bien


qu'à Paris, sinon mieux. <strong>Le</strong>s muguets et les raffinéss'informèrent de la beauté des actrices, en retroussant lebout de leur moustache avec un air de gloire et de fatuitéparfaitement ridicule. Bilot leur faisait, en lesac<strong>com</strong>pagnant de grimaces significatives, des réponsesdiscrètes et mystérieuses propres à tourner la cervelle et àenrager la curiosité de ces jeunes veaux.Isabelle ayant fait ranger ses hardes sur les planches del'armoire, qui formait, avec un lit à pentes, une table àpieds tors, deux fauteuils et un coffre à bois, le mobilierde sa chambre, vaqua à ces soins de toilette que nécessitepour une jeune femme délicate et soignée de sa personneune longue route ac<strong>com</strong>plie en <strong>com</strong>pagnie d'hommes. Elledéploya ses longs cheveux plus fins que soie, les démêla,les peigna, y versa quelques gouttes d'essence à labergamote, et les rattacha avec des non-pareilles bleues,couleur bienséante à son teint de rose pâle.Puis elle changea de linge. Qui l'eût vue ainsi aurait cruapercevoir une nymphe de Diane s'apprêtant, sesvêtements déposés sur la rive, à mettre le pied dans l'eau,en quelque vallon bocager de la Grèce. Mais ce ne futqu'un éclair. Sur sa blanche nudité s'abattit subitement unjaloux nuage de toile, car Isabelle était chaste etpudibonde même en la solitude. Ensuite elle revêtit unerobe grise ornée d'agréments bleus, et se regardant aumiroir elle sourit de ce sourire que s'accorde la femme lamoins coquette qui se trouve à son avantage.Sous l'influence d'une température plus douce, la neige


avait fondu et il n'en restait de trace que dans les endroitsexposés au nord. Un rayon de soleil brillait. Isabelle neput résister à la tentation d'ouvrir la fenêtre et de mettre unpeu son joli nez dehors pour examiner la vue qu'ondécouvrait de sa chambre, fantaisie d'autant plusinnocente que la croisée donnait sur une ruelle déserte,formée d'un côté par l'auberge et de l'autre par un longmur de jardin que dépassaient les cimes dépouillées desarbres. <strong>Le</strong> regard plongeait dans le jardin et pouvait ysuivre le dessin d'un parterre marqué par des ramages debuis; au fond s'élevait un hôtel dont les murailles noirciesattestaient l'ancienneté.Deux cavaliers s'y promenaient le long d'une charmille,jeunes tous deux et de bonne mine, mais non égaux decondition, à voir la déférence dont l'un faisait montre àl'endroit de l'autre, se tenant un peu en arrière et cédant lehaut de l'allée toutes les fois qu'il fallait revenir sur sespas.En ce couple amical le premier était Oreste et le secondPylade. Oreste, donnons-lui ce nom puisque nous neconnaissons pas encore le véritable, pouvait avoir de vingtà vingt-deux ans. Il avait le teint pâle, les yeux et lescheveux fort noirs. Son pourpoint de velours tanné faisaitvaloir sa taille souple et svelte: un manteau court de mêmecouleur et de même étoffe que le pourpoint, bordé d'untriple galon d'or, lui pendait de l'épaule, retenu par uneganse dont les glands retombaient sur la poitrine; desbottes molles en cuir blanc de Russie chaussaient ses


pieds, que plus d'une femme eût jalousés pour leurpetitesse et leur cambrure que faisait ressortir encore letalon haut de la botte. A l'aisance hardie de sesmouvements, à l'altière sécurité de son maintien, ondevinait un grand seigneur, sûr d'être bien reçu partout etdevant qui la vie s'ouvrait sans obstacles. Pylade, roux decheveux et de barbe, vêtu de noir de la tête aux pieds,n'avait pas à beaucoup près, quoique assez joli garçon desa personne, la même certitude triomphante.«Je te dis, mon cher, que Corisande m'assomme, fitOreste en se retournant au bout de l'allée et continuant uneconversation <strong>com</strong>mencée avant qu'lsabelle n'eût ouvert lafenêtre; je lui ai fait défendre ma porte et je vais luirenvoyer son portrait aussi maussade que sa personne,avec ses lettres, plus ennuyeuses encore que saconversation.- Cependant Corisande vous aime, objecta timidementPylade.- Qu'est-ce que cela me fait si je ne l'aime point?répliqua Oreste avec une sorte d'emportement. Il s'agitbien de cela! Dois-je la charité d'amour à toutes lespécores et donzelles qui ont la fantaisie de s'enamourer demoi? Je suis trop bon. Je me laisse aller à ces yeux decarpe pâmée, à ces pleurnicheries, à ces soupirs, à cesjérémiades, et je finis par être embéguiné, tout enmaugréant de ma débonnaireté et couardise. Désormais jeserai d'une férocité hyrcanienne, froid <strong>com</strong>me Hippolyteet fuyard des femmes, ainsi que Joseph. Adroite la


Putiphar qui mettra la griffe sur le bord de mon manteau!Je me déclare, d'ores et en avant, misogyne, c'est-à-direennemi du cotillon, qu'il soit de camelot ou de taffetas.Foin des duchesses et des courtisanes, des bourgeoises etdes bergères! qui dit femme dit tracasseries, mé<strong>com</strong>ptesou aventures maussades. Je les hais de la coiffe au patin,et je vais me confire en chasteté <strong>com</strong>me un moinillon ensa capuce. Cette Corisande maudite m'a dégoûté de sonsexe à tout jamais. J'y renonce...»Oreste en était là de son discours, lorsque, levant la tête<strong>com</strong>me pour prendre le ciel à témoin de sa résolution, ilaperçut par hasard Isabelle à la fenêtre. Il poussa le coudeà son <strong>com</strong>pagnon et lui dit:«Avise, là-bas, à cette croisée, fraîche <strong>com</strong>me l'Auroreà son balcon d'Orient, cette adorable et délicieuse créaturequi semble déité plutôt que femme avec ses cheveuxchâtain cendré, son clair visage et ses doux yeux. Qu'ellea bonne grâce, ainsi accoudée et un peu penchée en avant,ce qui fait voir à l'avantage, sous la gaze de la chemisette,les rondeurs de sa gorge ivoirine! Je gage qu'elle a lemeilleur caractère et ne ressemble point aux autresfemelles. Son esprit doit être modeste, aimable et poli, sonentretien agréable et charmant!- Malepeste! répondit Pylade en riant, quels bons yeuxvous avez de découvrir tout cela d'ici! moi, je ne vois rien,sinon une femme à sa fenêtre, assez gentille pour dire vrai,mais qui n'a sans doute pas les in<strong>com</strong>parables perfectionsdont vous la dotez si libéralement.


- Oh! je l'aime déjà tout plein. J'en suis féru; il me lafaut et je l'aurai, dussé-je pour y parvenir user desinventions les plus subtiles, vider mes coffres etpourfendre cent rivaux.- Là, là, ne vous échauffez pas ainsi dans votre harnais,dit Pylade, vous pourriez en gagner une pleurésie. Maisqu'est devenue cette belle haine du sexe que vous affichieztout à l'heure avec tant de jactance? Il a suffi du premierminois pour la mettre en déroute.- Quand je parlais et invectivais de la sorte, je ne savaispoint que cet ange de beauté existât et tout ce que j'ai ditn'est que blasphème damnable, hérésie pure etmonstruosité, que je supplie Vénus, déesse des amours, deme vouloir bien pardonner.- Elle vous pardonnera, n'en doutez pas, car elle estindulgente aux amoureux fols dont vous êtes digne deporter la bannière.- Je vais ouvrir la campagne, fit Oreste, et déclarercourtoisement la guerre à ma belle ennemie.»Cela disant, il s'arrêta, planta son regard droit surIsabelle, ôta d'une façon aussi galante que respectueuseson feutre, dont la longue plume balaya la terre, et envoyadu bout des doigts un baiser dans la direction de lafenêtre.La jeune Comédienne, qui vit l'action, prit un air froidet <strong>com</strong>posé <strong>com</strong>me pour faire <strong>com</strong>prendre à cet insolentqu'il se trompait, referma la fenêtre et rabattit le rideau.«Voilà l'Aurore cachée par un nuage, dit Pylade, cela


n'est pas de bon augure pour le reste de la journée.- Je regarde, au contraire, <strong>com</strong>me un signe favorableque la belle se soit retirée. Quand le soldat se dérobederrière le créneau de la tour, cela veut dire que la flèchede l'assiégeant a porté. Elle en a dans l'aile, te dis-je, et cebaiser la forcera de penser à moi toute la nuit, ne fût-ceque pour m'injurier et me taxer d'effronterie, défaut qui nedéplaît pas aux femmes. Il y a maintenant quelque choseentre moi et cette inconnue. C'est un fil bien ténu, maisque j'enforcerai de manière à faire une corde pour monterau balcon de l'infante.- Vous savez à merveille les théories et stratagèmesd'amour, dit Pylade respectueusement.- Je m'en pique quelquefois, répondi Oreste, etmaintenant rentrons, la belle effarouchée ne reparaîtra pasde sitôt. Ce soir, je mettrai mes grisons en campagne.»<strong>Le</strong>s deux amis remontèrent lentement les marches duvieil hôtel et disparurent. Revenons maintenant à nosacteurs.Il y avait non loin de l'auberge un jeu de paumemerveilleusement propre à établir une salle de spectacle.<strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiens le louèrent et un maître menuisier de laville, sous la direction du Tyran. l'eut bientôt ac<strong>com</strong>modéà sa nouvelle destination. Un peintre vitrier qui se mêlaitde barbouiller des enseignes et de blasonner des armoiriessur les carrosses, rafraîchit les décorations fatiguées etdéteintes, et même en peignit une nouvelle avec assez debonheur. La chambre où se déshabillaient et se


éhabillaient les joueurs de paume fut disposée en foyerpour les <strong>com</strong>édiens avec des paravents qui entouraient lestoilettes des actrices et formaient des espèces de loges.Toutes les places marquées étaient retenues d'avance et larecette permettait d'être bonne.«Quel dommage, disait le Tyran à Blazius en énumérantles pièces qu'il serait bon de jouer, quel dommage queZerbine nous manque! Une soubrette est à vrai dire legrain de sel, mica salis, et le piment des <strong>com</strong>édies. Sagaieté étincelante illumine la scène, elle ravive les endroitslanguissants, et force le rire qui ne veut point se décider,en montrant ses trente-deux perles orlées de carmin vif.Par son caquetage, son impertinence et sa lascivité, ellefait valoir les afféteries pudiques, mollesses de langage etroucoulements de l'amoureuse. <strong>Le</strong>s couleurs tranchées desa cotte hardie amusent l'oeil, et elle peut découvrirjusqu'aux jarretières ou peu s'en faut une jambe finemoulée dans un bas rouge à coins d'or, perspectiveagréable aux jeunes <strong>com</strong>me aux vieux, aux vieux surtoutdont elle réveille la salacité endormie.- Certes, répondit Blazius, la soubrette est un condimentprécieux, une boîte aux épices qui saupoudre à propos lafadeur des <strong>com</strong>édies du temps. Mais il faut bien nous enpasser. Ni Isabelle, ni Sérafine ne peuvent remplir ce rôle.D'ailleurs nous avons besoin d'une amoureuse et d'unegrande coquette. <strong>Le</strong> diable soit de ce marquis de Bruyèresqui nous a enlevé la perle, le phénix et le parangon dessoubrettes en la personne de l'in<strong>com</strong>parable Zerbine!»


La conversation entre les deux <strong>com</strong>édiens en était là,quand une sonnerie argentine de grelots se fit entendredevant le porche de l'hôtel; bientôt des pas vifs etcadencés tintèrent sur le pavé de la cour, et les causeurss'accoudant à la balustrade de la galerie où ils sepromenaient, aperçurent trois mules harnachées àl'espagnole, avec plumets sur la tête, broderies, houppesde laine, grappes de clochettes et couvertures rayées. <strong>Le</strong>tout fort propre et magnifique, ne sentant en rien la bêtede louage.Sur la première était monté un maraud de laquais, enlivrée grise, portant le couteau de chasse à la ceinture etl'arquebuse en travers de l'arçon, l'air insolent <strong>com</strong>me ungrand seigneur et qui autrement vêtu eût bien pu passerpour maître. Il tirait après lui par une longe entortilléeautour de son bras la seconde mule chargée de deuxénormes paquets équilibrés de chaque côté du bât etrecouverts d'une cape de muestra valencienne.La troisième mule, de meilleure mine et de plus fièreallure encore que les deux autres, portait une jeune femmechaudement embossée dans un manteau garni de fourrureset coiffée d'un chapeau de feutre gris à plume rougerabattu sur les yeux.«Hé, dit Blazius au Tyran, ce cortège ne te rappelle-t-ilpoint quelque chose? Il me semble que ce n'est pas lapremière fois que j'entends tinter ces grelots.- Par saint Alipantin! répondit le Tyran, ce sont lespropres mules qui vinrent enlever Zerbine au carrefour de


la Croix.Quand on parle du loup...- On en voit la plume, interrompit Blazius; à jour troiset quatre fois heureux, notable à la craie blanche! C'estbien la sefiora Zerbine elle-même; elle saute à bas de samonture avec ce mouvement coquin de hanches quin'appartient qu'à elle et jette sa mante au bras du laquais.La voilà qui ôte son feutre et secoue ses cheveux<strong>com</strong>me un oiseau ses plumes. Allons au-devant d'elle etdégringolons les montées quatre à quatre.»Blazius et le Tyran descendirent dans la cour etrencontrèrent Zerbine au bas du perron. La joyeuse fillesauta au col du Pédant et lui prenant la tête:«Il faut, s'écria-t-elle en joignant l'action à la parole, queje t'accole et baise ton vieux masque à pleine bouchéeavec le même coeur que si tu étais un joli garçon, pour lajoie que j'ai à te revoir. Ne sois pas jaloux, Hérode, et nefronce pas tes gros sourcils noirs <strong>com</strong>me si tu allaisordonner le massacre des Innocents. Je vais t'embrasseraussi. J'ai <strong>com</strong>mencé par Blazius parce que c'est le pluslaid.»Zerbine ac<strong>com</strong>plit loyalement sa promesse, car c'étaitune fille de parole et qui avait de la probité à sa manière.Donnant une main à chacun des deux acteurs, elle montadans la galerie où maître Bilot lui fit préparer unechambre. A peine entrée, elle se jeta sur un fauteuil et semit à respirer bruyamment <strong>com</strong>me une personnedébarrassée d'un grand poids.


«Vous ne sauriez imaginer, dit-elle aux deux<strong>com</strong>édiens, après un moment de silence le plaisir quej'éprouve à me retrouver avec vous; n'allez pas croire pourcela que je sois amoureuse de vos vieux museaux usés parla céruse et le rouge. Je n'aime personne. Dieu merci! Majoie tient à ce que je rentre dans mon élément, et l'on esttoujours mal hors de son élément. L'eau ne convient pasaux oiseaux non plus que l'air aux poissons. <strong>Le</strong>s uns s'ynoient et les autres y étouffent. Je suis Comédienne denature et le théâtre est mon atmosphère. Là, seulement, jerespire à mon aise; l'ardeur des chandelles fumeuses mevaut mieux que civette, benjoin, ambre gris, musc et peaud'Espagne. <strong>Le</strong> relent des coulisses flaire à mon nez <strong>com</strong>mebaume. <strong>Le</strong> soleil m'ennuie e la vie réelle me semble plate.Il me faut des amours imaginaires à servir et pourdéployer mon activité le monde d'aventures romanesquesqui s'agitent dans les <strong>com</strong>édies. Depuis que les poètes neme prêtent plus leurs voix, je me fais l'effet d'être muette.Donc, je viens reprendre mon emploi. J'espère que vousn'avez engagé personne pour me remplacer. On ne meremplace pas d'ailleurs. Si cela était, j'aurais bientôt misles griffes au visage de la gaupe et je lui casserais lesquatre dents de devant sur le rebord des tréteaux. Quandon empiète sur mes privilèges, je suis méchante <strong>com</strong>meun diable.- Tu n'auras besoin, dis Tyran, de te livrer à aucuncarnage. Nous n'avons pas de soubrette. C'était Léonardequi jouait tes rôles envieillis et tournés à la duègne,


métamorphose assez triste et maussade, à quai nousobligeait la nécessité. Si par quelqu'un de ces onguentsmagiques dont parle Apulée tu t'étais muée tout à l'heureen oiseau et fusses venue, te posant au bord du toit,écouter la conversation que je tenais avec Blazius, il teserait arrivé cette chose rare pour les absents, d'entendreton éloge sur le mode lyrique, pindarique etdithyrambique.- A la bonne heure, répondit Zerbine, je vois que vousêtes toujours les bons <strong>com</strong>pagnons d'autrefois et que votrepetite Zerbinette vous manquait.»Des garçons d'auberge entrèrent dans la chambre et ydéposèrent des paquets, des boîtes, des valises, dont laComédienne fit la revue et qu'elle ouvrit, en présence deses deux camarades, avec plusieurs petites clefs passéesdans un anneau d'argent.C'étaient de belles nippes, du fin linge, des guipures desdentelles, des bijoux, des pièces de velours et de satin dela Chine: tout un trousseau aussi galant que riche. Il yavait, en outre, un sac de peau long, large, lourd, bourréde pécule jusqu'à la gueule dont Zerbine dénoua lescordons et qu'elle fit ruisseler sur la table. On eût dit lePactacle monnayé. La soubrette plongeait ses petitesmains brunes dans le tas d'or, <strong>com</strong>me une vanneuse dansun tas de blé, en soulevait ce que pouvaient contenir sespaumes réunies en coupe, puis les ouvrait et laissaitretomber les louis en pluie brillante, plus épaisse que celledont fut séduite Danaé, fille d'Acrise, en sa tour d'airain.


<strong>Le</strong>s yeux de Zerbine scintillaient d'un éclat aussi vif quecelui des pièces d'or, ses narines se dilataient et un rirenerveux découvrait ses dents blanches.«Sérafine crèverait de male rage si elle me voyait tantd'argent, dit la soubrette à Hérode et à Blazius; je vous lemontre pour vous prouver que ce n'est pas la misère quime ramène au bercail, mais le pur amour de l'art. Quant àvous, mes vieux, si vous êtes bas percés, plongez vospattes là-dedans et prenez-en tant que vos cinq doigts enpourront tenir, et même mettez-y le pouce, à la moded'Allemagne.»<strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiens la remercièrent de sa générosité,affirmant qu'ils n'avaient besoin de rien.«Eh bien! dit Zerbine, ce sera pour une autre fois, jevous le garderai en ma cassette <strong>com</strong>me fidèle trésorière.- Tu as donc abandonné ce pauvre marquis, dit Blaziusd'un air de <strong>com</strong>ponction; car tu n'es pas de celles qu'ondélaisse. <strong>Le</strong> rôle d'Ariane ne te va point, mais bien celuide Circé. C'était pourtant un magnifique seigneur, bienfait de sa personne, ayant l'air de la cour, spirituel et digneen tout point d'être aimé plus longtemps.- Mon intention, répondit Zerbine, est bien de le garder<strong>com</strong>me une bague à mon doigt et le plus précieux joyaude mon écrin. Je ne l'abandonne nullement, et si je l'aiquitté, c'est afin qu'il me suivît.- Fugax sequax, sequax fuqax, reprit le Pédant; cesquatre mots latins à consonance cabalistique, quisemblent un coassement de batraciens emprunté à la


<strong>com</strong>édie des Grenouilles du sieur Aristophane, poèteathénien, contiennent la moelle des théories amoureuseset peuvent servir de règle de conduite pour le sexe tantviril que féminin.- Et que chante ton latin, vieux Pédant? fit Zerbine, tuas négligé de le translater en français, oubliant que tout lemonde n'a pas été <strong>com</strong>me toi régent de collège etdistributeur de férules.- On le pourrait traduire, répondit Blazius, par deuxcarmes ou versiculets en cette teneur:FUYEZ, ON VOUS SUIVRA:SUIVEZ, ON VOUS FUIRA.- Voilà, dit Zerbine en riant, de la vraie poésie pour laflûte à l'oignon et les cornets en pâte sucrée qu'on enfoncedans les biscuits. Cela doit aller sur l'air de Robin etRobine.»Et la folle créature se mit à chanter les vers du Pédantà pleine gorge, d'une voix si claire, si argentine et siperlée, que c'était plaisir de l'entendre. Elle ac<strong>com</strong>pagnaitson chant de mines tellement expressives, tantôt riantes,tantôt fâchées, qu'on croyait voir la poursuite et la retraitede deux amants, l'un enflammé, l'autre dédaigneux.Quand elle eut bien lâché la bride à sa folâtrerie, elle serasséréna et devint sérieuse.«Ecoutez mon histoire. <strong>Le</strong> marquis m'avait fait conduirepar ce valet et ce garçon de mules qui me vinrent prendreau carrefour de la Croix à un petit castel ou pavillon dechasse qu'il possède en un de ses bois, fort retiré et


difficile à découvrir, à moins de savoir qu'il existe, carune noire rangée de sapins le masque. C'est là que ce bonseigneur va faire la débauche avec quelques amis francs<strong>com</strong>pagnons. On y peut crier tope et masse sans quepersonne vous entende autre qu'un vieux domestique quirenouvelle les flacons. C'est là aussi qu'il abrite sesamours et fantaisies galantes. Il s'y trouve un appartementfort propre tapissé en verdures de Flandre; meublé d'un lità l'antiquaille, mais large, moelleux, bien garni decoussins et rideaux; d'une toilette dressée où ne manquerien de ce qui est nécessaire à une femme, fût-elleduchesse, peignes, éponges, flacons d'essence, opiats,boîtes à mouches, pommades pour les lèvres, pâtesd'amande; de fauteuils, chaises et pliants rembourrés àsouhait, et d'un tapis turc si épais qu'on peut tomberpartout sans se faire mal. Ce retrait occupemystérieusement le second étage du pavillon. Je dismystérieusement, car du dehors il est impossible d'ensoupçonner les magnificences. <strong>Le</strong> temps a noirci les mursqui sembleraient près de tomber en ruine sans un lierrequi les embrasse et les soutient. En passant devant lecastel on le croirait inhabité; les volets et tentures desfenêtres empêchent, le soir, la lumière des cires et du jeude se répandre sur la campagne.- Ce serait là, interrompit le Tyran, une belle décorationpour un cinquième acte de tragi-<strong>com</strong>édie. On pourraits'égorger à loisir en une telle maison.- L'habitude des rôles tragiques, dit Zerbine, te


embrunit l'imagination. C'est au contraire un logis fortjoyeux, car le marquis n'est rien moins que féroce.- Poursuis ton récit, Zerbine, dit Blazius avec un gested'impatience.- Quand j'arrivai près de ce manoir sauvage, continuaZerbine, je ne pus me défendre d'une certaineappréhension. Je n'avais pas à craindre pour ma venu maisj'eus un instant l'idée que le marquis voulait meclaquemurer là dans une espèce d'oubliette, d'où il metirerait de temps à autre au gré de son caprice. Je n'aiaucun goût pour les donjons à soupiraux grillés et nesouffrirais pas la captivité, même pour être sultanefavorite de Sa Hautesse le Grand Seigneur; mais je me dis,je suis soubrette de mon métier et j'ai, en ma vie, tant faitévader d'Isabelles, de Léonores et de Doralices, que jesaurai bien trouver une ruse pour m'échapper moi-même,si toutefois, on me veut retenir. Il serait beau qu'un jalouxfit Zerbine prisonnière! J'entrai donc bravement et fussurprise de la plus agréable manière du monde, en voyantque ce logis refrogné qui faisait la grimace aux passants,souriait aux hôtes. Délabrement en dehors, luxe endedans. Un bon jeu flambait dans la cheminée. Desbougies roses reflétaient leurs clartés aux miroirs desappliques, et sur la table avec force cristaux, argenterie etflacons, un souper aussi abondant que délicat était servi.Au bord du lit, négligemment jetées, des pièces d'étoffesfripaient dans leurs plis des reflets de lumière. Des bijouxposés sur la toilette, bracelets, colliers, pendants d'oreilles,


lançaient de folles bluettes et de brusques scintillementsd'or. Je me sentais tout à fait rassurée. Une jeunepaysanne, soulevant la portière, vint m'offrir ses serviceset me débarrassa de mon habit de voyage pour m'en faireprendre un plus convenable qui se trouvait tout préparédans la garde-robe; bientôt arriva le marquis. Il me trouvacharmante en mon déshabillé de taffetas flambé de blancet de cerise, et il jura que vraiment il m'aimait à la folie.Nous soupâmes, et quoiqu'il en coûte à ma modestie, jedois avouer que je fus éblouissante. Je me sentais unesprit du diable; les saillies me jaillissaient, les rencontresme venaient, parmi d'étincelantes fusées de rire; c'était unentrain, une verve, une furie joyeuse qu'on n'imagine pas.Il y avait de quoi faire danser les morts et flamber lescendres du vieux roi Priam. <strong>Le</strong> marquis ébloui, fasciné,enivré, m'appelait tantôt ange et tantôt démon; il meproposait de tuer sa femme et de m'épouser. <strong>Le</strong> cherhomme! il l'aurait fait <strong>com</strong>me il le disait, mais je nevoulus point, disant que ces tueries étaient choses fades,bourgeoises et <strong>com</strong>munes. Je ne crois pas que Laïs, labelle Imperia et Mme Vannoza qui fut maîtresse d'unpape, aient jamais plus galamment égayé un médianoche.Ce fut ainsi pendant plusieurs jours. Peu à peu cependantle marquis devint rêveur, il semblait chercher quelquechose dont il ne se rendait pas <strong>com</strong>pte et qui lui manquait.Il fit quelques courses à cheval, et, même, il invita deuxou trois amis <strong>com</strong>me pour se distraire.<strong>Le</strong> sachant vaniteux, je m'attifai à mon avantage et


edoublai de gentillesses, grâces et minauderies devant ceshobereaux qui jamais ne s'étaient trouvés à pareille fête:au dessert, me faisant des castagnettes avec une assiettede porcelaine de Chine cassée, j'exécutai une sarabande sifolle, si lascive, si enragée, qu'elle eût damné un saint.C'était des bras pâmés au-dessus de la tête, des jambesluisant <strong>com</strong>me un éclair dans le tourbillon des jupes, deshanches plus frétillantes que vif-argent, des reins cambrésà toucher le parquet des épaules, une gorge qui battait lacampagne, le tout incendié de regards et de sourires àmettre le feu à une salle si jamais je pouvais danser un telpas sur un théâtre.<strong>Le</strong> marquis rayonnait, en sa gloire, fier <strong>com</strong>me un roi,d'avoir une pareille maîtresse; mais le lendemain il futmorne, languissant, désoeuvré. J'essayai de mes philtresles plus forts, hélas! ils n'avaient plus de puissance sur lui.Cet état paraissait l'étonner lui-même.Parfois, il me regardait fort attentivement <strong>com</strong>meétudiant sous mes traits la ressemblance d'une autrepersonne.M'aurait-il prise, pensais-je, pour servir de corps à unsouvenir et lui rappellerais-je un amour perdu? Non, merépondais-je, ces fantaisies mélancoliques ne sont pasdans sa nature. De telles rêvasseries conviennent auxbilieux hypocondriaques et non point à ces joyeux qui ontla joue vermeille et l'oreille rouge.- N'était-ce point satiété, dit Blazius, car d'ambroisiemême on se dégoûte et les dieux viennent manger sur terre


le pain bis des humains?- Apprenez, monsieur le sot, répondit Zerbine endonnant une petite tape sur les doigts du Pédant, qu'onn'est jamais las de moi, vous me l'avez dit tout à l'heure.- Pardonne-moi, Zerbine, et dis-nous ce qui fantasiaitl'humeur de M. le marquis; je grille de l'apprendre.- Enfin, reprit la soubrette, à force d'y rêver je <strong>com</strong>prisce qui chagrinait le marquis dans son bonheur et jedécouvris quel était le pli de rose dont soupirait cesybarite sur sa couche de volupté. Il avait la femme, maisil regrettait la Comédienne. Cet aspect brillant quedonnent les lumières, le fard, les costumes, la diversité etl'action des rôles s'était évanoui <strong>com</strong>me s'éteint lasplendeur factice de la scène quand le moucheur souffleles chandelles. En rentrant dans la coulisse j'avais perdupour lui une partie de mes séductions. Il ne lui restait plusque Zerbine; ce qu'il aimait en moi c'était Lisette c'étaitMarton, c'était Marinette, l'éclair du sourire et de l'oeil, laréplique alerte, le minois effronté, l'ajustement fantasque,le désir et l'admiration du public. Il cherchait, à traversmon visage de ville, mon visage de théâtre, car nousautres actrices, quand nous ne sommes pas laides, nouspossédons deux beautés, l'une <strong>com</strong>posée et l'autrenaturelle; un masque et une figure. Souvent c'est lemasque qu'on préfère, encore que la figure soit jolie. Ceque souhaitait le marquis c'était la soubrette qu'il avaitvue dans <strong>Le</strong> Rodamontade du <strong>capitaine</strong> Matamore, et queje ne lui représentais qu'à demi. <strong>Le</strong> caprice qui attache


certains seigneurs à des <strong>com</strong>édiennes est beaucoup moinssensuel qu'on ne pense. C'est une passion d'esprit plutôtque de corps. Ils croient atteindre l'idéal en étreignant leréel, mais l'image qu'ils poursuivent leur échappe; uneactrice est <strong>com</strong>me un tableau qu'il faut contempler àdistance et sous le jour propice. Si vous approchez, leprestige se dissipe. Moi-même je <strong>com</strong>mençais àm'ennuyer. J'avais bien souvent désiré d'être aimée d'ungrand, d'avoir de riches toilettes, de vivre sans souci dansles recherches et les délicatesses du luxe, et souvent ilm'était arrivé de maudire ce sort rigoureux qui me forçaitd'errer de bourg en ville, sur une charrette, suant l'été,gelant l'hiver, pour faire mon métier de baladine.J'attendais une occasion d'en finir avec cette viemisérable, ne me doutant pas que c'était ma vie propre,ma raison d'être, mon talent, ma poésie, mon charme etmon lustre particulier. Sans ce rayon d'art qui me dore unpeu, je ne serais qu'une drôlesse vulgaire <strong>com</strong>me tantd'autres. Thalie, déesse vierge, me sauvegarde de sa livrée,et les vers des poètes, charbons de feu, touchant meslèvres, les purifient de plus d'un baiser lascif et mignard.Mon séjour dans le pavillon du marquis m'éclaira. Je<strong>com</strong>pris que ce brave gentilhomme n'était pas éprisseulement de mes yeux, de mes dents, de ma peau, maisbien de cette petite étincelle qui brille en moi et me faitapplaudir. Un beau matin je lui signifiai tout net que jevoulais reprendre ma volée et que cela ne me convenaitpoint d'être à perpétuité la maîtresse d'un seigneur: que la


première venue pouvait bien le faire et qu'il m'octroyâtgracieusement mon congé, lui affirmant d'ailleurs que jel'aimais bien et que j'étais parfaitement reconnaissante deses bontés. <strong>Le</strong> marquis parut d'abord surpris mais nonfâché, et après avoir réfléchi quelque peu, il dit: «Qu'allezvousfaire, mignonne?» Je lui répondis: «Rattraper enroute la troupe d'Hérode ou la rejoindre à Paris si elle y estdéjà. Je veux reprendre mon emploi de soubrette, il y alongtemps que je n'ai dupé de Géronte.» Cela fit rire lemarquis. «Eh bien! dit-il, partez en avant avec l'équipagede mules que je mets à votre disposition. je vous suivraisous peu. J'ai quelques affaires négligées qui exigent maprésence à la cour et il y a longtemps que je me rouille enprovince. Vous me permettrez bien de vous applaudir, etsi je gratte à la porte de votre loge vous m'ouvrirez, jepense.» Je pris un petit air pudibond mais qui n'avait riende désespérant. «Ah! monsieur le marquis, que medemandez-vous là!» Bref, après les adieux les plustendres, j'ai sauté sur ma mule et me voici aux Armes deFrance.- Mais, dit Hérode, d'un ton de doute, si le marquis nevenait pas, tu serais furieusement attrapée.»Cette idée parut si bouffonne à Zerbine qu'elle serenversa dans son fauteuil et se mit à rire à gorgedéployée, en se tenant les côtes.«<strong>Le</strong> marquis ne pas venir! s'écria-t-elle lorsqu'elle eutrepris son sang-froid, tu peux faire retenir sonappartement d'avance. Toute ma crainte était qu'en son


ardeur il ne m'eût dépassée. Ah çà! tu doutes de mescharmes, Tyran aussi imbécile que cruel. Décidément lestragédies t'abrutissent. Tu avais plus d'esprit autrefois.»Léandre, Scapin, qui avaient appris par les valetsl'arrivée de Zerbine, entrèrent dans la chambre et la<strong>com</strong>plimentèrent. Bientôt parut dame Léonarde dont lesyeux de chouette flamboyèrent à la vue de l'or et desbijoux étalés sur la table. Elle se montra auprès de Zerbinede l'obséquiosité la plus basse. Isabelle vint aussi et lasoubrette lui fit cadeau gracieusement d'une pièce detaffetas. Sérafine seule resta enfermée chez elle. Sonamour-propre n'avait pu pardonner à sa rivalel'inexplicable préférence du marquis.On dit à Zerbine que Matamore avait été gelé en route,mais qu'il était remplacé par le baron de Sigognac, lequelprenait pour nom de théâtre le titre, bien ac<strong>com</strong>modé àl'emploi, de <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>.«Ce me sera un grand honneur de jouer avec ungentilhomme dont les aïeux allèrent aux croisades, ditZerbine, et je tâcherai que le respect n'étouffe point enmoi la verve. Heureusement que je suis maintenanthabituée aux personnes de qualité.»Sur ce, Sigognac entra dans la chambre.Zerbine pliant le jarret de manière à faire boufferamplement ses jupes, lui adressa une belle révérence decour bien proportionnée et cérémonieuse.«Ceci, dit-elle, est pour monsieur le baron de Sigognac,et voici pour le <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> mon camarade»,


ajouta-t-elle en le baisant fort vivement sur les deux joues,ce qui faillit décontenancer Sigognac peu accoutuméencore à ces libertés de théâtre et que troublait d'ailleursla présence d'Isabelle.<strong>Le</strong> retour de Zerbine permettait de varier agréablementle répertoire, et toute la troupe, à l'exception de Sérafine,était on ne peut plus satisfaite de la revoir.Maintenant que la voilà bien installée dans sa chambre,au milieu de ses joyeux camarades, informons-nousd'Oreste et de Pylade que nous avons laissés rentrant chezeux après leur promenade au jardin.Oreste, c'est-à-dire le jeune duc de Val Vallombreuse,car tel était son titre, ne mangea que du haut des dents etplus d'une fois oublia sur la table le verre que le laquaisvenait de remplir, tant il avait l'imagination préoccupée dela belle femme aperçue à la fenêtre. <strong>Le</strong> chevalier deVidalinc son confident essayait vainement de le distraire;Vallombreuse ne répondait que par monosyllabes auxplaisanteries amicales de son Pylade.Dès que le dessin fut enlevé, le chevalier dit au duc:«<strong>Le</strong>s plus courtes folies sont les meilleures; pour quevous ne pensiez plus à cette beauté, il ne s'agit que devous en assurer la possession. Elle sera bientôt à l'état deCorisande. Vous avez le naturel de ces chasseurs qui dugibier n'aiment que la poursuite et, la pièce tuée, ne laramassent même point. Je vais aller faire faire une battuepour vous rabattre l'oiseau vers vos filets.- Non pas, reprit Val Vallombreuse, j'irai moi-même;


<strong>com</strong>me tu l'as dit, la poursuite seule m'amuse et je suivraisjusqu'au bout du monde la plus chétive bête de poil ou deplume, de remise en remise jusqu'à tomber mort defatigue. Ne m'ôte pas ce plaisir. Oh! si j'avais le bonheurde trouver une cruelle, je crois que je l'adorerais, mais iln'en existe pas sur le globe terraqué.- Si l'on ne savait vus triomphes, dit Vidalinc, onpourrait par ce propos vous taxer de fatuité, mais voscassettes pleines de billets doux, portraits, noeuds derubans, fleurs séchées, mèches de cheveux noirs, blondsou roux et tels autres gages d'amour, montrent bien quevous êtes modeste en parlant ainsi. Peut-être allez-vousêtre servi à souhait, car la dame de la fenêtre me semblesage, pudique et froide à merveille.- Nous verrons bien. Maître Bilot cause volontiers; ilécoute aussi et sait l'histoire des personnes qui logent enson auberge. Allons boire chez lui un flacon de vin desCanaries. Je le ferai causer et il nous renseignera sur cetteinfante en voyage.»Quelques minutes après, les deux jeunes gens entraientaux Armes de France et demandaient maître Bilot. <strong>Le</strong>digne aubergiste, connaissant la qualité de ses hôtes, lesconduisit lui-même en une chambre basse bien tenue oùbrillait dans une cheminée à large manteau un jeu pétillantet clair. Il prit des mains du sommelier la bouteille grisede poussière et tapissée de toile d'araignée, la décoiffa deson casque de cire avec des précautions infinies, extirpadu goulot, sans secousse, le bouchon tenace, et d'une main


aussi ferme que si elle eût été coulée en bronze versa unfil de liqueur blond <strong>com</strong>me la topaze dans les verres deVenise à pied en spirale que lui tendaient le duc et lechevalier. En faisant ce métier d'échanson, Bilot affectaitune religieuse gravité, on eût dit un prêtre de Bacchusofficiant et célébrant les mystères de la dive bouteilles ilne lui manquait que d'être couronné de lierre ou depampre.Ces cérémonies augmentaient la valeur du vin qu'ilservait, lequel était réellement fort bon et plus digne d'unetable royale que d'un cabaret.Il allait se retirer quand Vallombreuse d'un clin d'oeilmystérieux l'arrêta sur le seuil:«Maître Bilot, lui dit-il, prenez un verre au dressoir etbuvez à ma santé une rasade de ce vin.»<strong>Le</strong> ton n'admettait pas de réplique, et d'ailleurs Bilot nese faisait pas prier pour aider un hôte à consommer lestrésors de son cellier. Il éleva son verre en saluant et envida le contenu jusqu'à la dernière perle. «Bon vin», dit-ilavec un friand clappement de langue contre le palais, puisil resta debout la main appuyée au rebord de la table, lesyeux fixés sur le duc, attendant ce qu'on voulait de lui.«As-tu beaucoup de monde dans ton auberge? ditVallombreuse, et de quelle sorte?... »Bilot allait répondre, mais le jeune duc prévit la phrasede l'hôtelier et continua.«A quoi bon finasser avec un vieux mécréant tel quetoi? Quelle est la femme qui habite cette chambre dont la


fenêtre donne sur la ruelle en face l'hôtel Vallombreuse, latroisième croisée en panant de l'angle du mur? Répondsvite, tu auras une pièce d'or par syllabe.- A ce prix, dit Bilot avec un large rire, il faudrait êtrebien vertueux pour employer le style laconique tant estimédes anciens. Cependant <strong>com</strong>me je suis tout dévoué àVotre Seigneurie, je n'userai que d'un seul mot: Isabelle!- Isabelle! nom charmant et romanesque, ditVallombreuse; mais n'use pas de cette sobriétélacédémonienne. Sois prolixe et raconte-moi par le menutout ce que tu sais de cette infante.- Je vais me conformer aux ordres de Sa Seigneurie,répondit maître Bilot en s'inclinant. Mon cellier, macuisine, ma langue sont à sa disposition. Isabelle est uneComédienne qui appartient à la troupe du seigneur Hérodeprésentement logé à l'hôtel des Armes de France.- Une Comédienne, dit le jeune duc avec un air dedésappointement, je l'aurais plutôt prise à sa mine discrèteet réservée pour une dame de qualité ou bourgeoise cossueque pour une baladine errante.- On peut s'y tromper, continua BiIot, la demoiselle ades façons fort décentes. Elle joue le rôle d'ingénue authéâtre et le continue à la ville. Sa vertu, quoique fortexposée, car elle est jolie, n'a reçu aucune brèche et auraitle droit de se coiffer du chapeau virginal. Nul ne saitmieux éconduire un galant par une politesse exacte etglacée qui ne laisse pas d'espoir.- Ceci me plaît, fit Vallombreuse, je ne hais rien tant


que ces facilités trop ouvertes et ces places qui battent lachamade, demandant à capituler devant même qu'on aitdonné l'assaut.- Il en faudra plus d'un pour emporter cette citadelle, ditBilot, quoique vous soyez un hardi et brillant <strong>capitaine</strong>peu habitué à rencontrer de résistance, d'autant qu'elle estgardée par la sentinelle vigilante d'un amour pudique.- Elle a donc un amant, cette sage Isabelle! s'écria lejeune duc d'un ton à la fois triomphant et dépité, car d'unepart il ne croyait guère à la venu des femmes, et de l'autrecela le contrariait d'apprendre qu'il avait un rival.- J'ai dit amour et non pas amant, continua l'aubergisteavec une respectueuse insistance, ce n'est pas la mêmechose, Votre Seigneurie est trop experte en matière degalanterie pour ne point apprécier cette différence bienqu'elle ait l'air subtil. Une femme qui a un amant peut enavoir deux, <strong>com</strong>me dit la chanson, mais une femme qui aun amour est impossible ou du moins fort malaisée àvaincre. Elle possède ce que vous lui offrez.- Tu raisonnes là-dessus, dit Vallombreuse, <strong>com</strong>me si tueusses étudié les cours d'amour et les sonnets dePétrarque. Je ne te croyais docte qu'en fait de sauces et devins; et quel est l'objet de cette platonique tendresse?- Un <strong>com</strong>édien de la troupe, répondit Bilot, quej'imaginerais volontiers engagé par amourette, car il ne mesemble pas avoir les allures d'un histrion vulgaire.- Eh bien, dit le chevalier de Vidalinc à son ami, vousdevez être content. Voilà des obstacles imprévus qui se


présentent. Une Comédienne vertueuse, cela ne serencontre pas tous les jours, et c'est affaire à vous. Celavous reposera des grandes dames et des courtisanes.- Tu es sûr, continua le jeune duc poursuivant sapensée, que cette chaste Isabelle n'accorde aucuneprivauté à ce fat que je déteste déjà de toute mon âme?- On voit bien que vous ne la connaissez point, repritmaître Bilot; c'est une hermine qui aimerait mieux mourirqu'avoir une tache en son blanc pelage. Quand la <strong>com</strong>édieexige des embrassades, on la voit rougir à travers son fardet parfois s'essuyer la joue avec le dos de la main.- Vivent les beautés altières, farouches et rebelles aumontoir! s'écria le duc, je la cravacherai si bien qu'ilfaudra qu'elle prenne le pas, l'amble, le trot, le galop etfasse toutes les courbettes à ma volonté.- Vous n'en obtiendrez rien de cette manière, monsieurle duc, permettez-moi de vous le dire, fit maître Bilot enfaisant un salut empreint de la plus profonde humilité,<strong>com</strong>me il convient à un inférieur qui contredit unsupérieur séparé de lui par tant de degrés de l'échellesociale.- Si je lui envoyais dans un bel étui de chagrin despendeloques à grosses perles, un collier d'or à plusieursrangs avec fermoirs en pierreries, un bracelet en forme deserpent ayant deux gros rubis balais pour yeux!- Elle vous renverrait toutes ces richesses en répondantque vous la prenez sans doute pour une autre. Elle n'estpoint intéressée <strong>com</strong>me la plupart de ses <strong>com</strong>pagnes, et


ses yeux, chose rare pour une femme, ne s'allument pasaux feux de la joaillerie.Elle regarde les diamants les mieux enchâssés <strong>com</strong>mesi c'étaient nèfles sur paille.- Que voilà un étrange et fantasque échantillon de sexeféminin! dit le duc de Vallombreuse un peu étonné; sansdoute, elle veut par ces semblants de sagesse se faireépouser de ce maraud, lequel doit être abondammentpourvu de biens. <strong>Le</strong> caprice prend quelquefois à cescréatures de faire souche d'honnêtes gens et de s'asseoiraux assemblées parmi les prudes femmes, l'oeil baissé surla modestie, avec un air de sainte nitouche.- Eh bien, épousez-la, fit Vidalinc en riant, s'il n'y a pasd'autre moyen. Ce titre de duchesse humanise les plusrevêches.- Tout beau! tout beau! reprit Vallombreuse, n'allonspas si vite en besogne; il faut d'abord parlementer.Cherchons pour aborder la belle quelque stratagème quine l'effarouche pas trop.- Cela est plus facile que de s'en faire aimer, dit maîtreBilot, il y a ce soir au jeu de paume répétition de la piècequ'on doit jouer demain; quelques amateurs de la villeseront admis, et vous n'avez qu'à vous nommer pour quela porte s'ouvre à deux battants devant vous. D'ailleurs j'entoucherai deux mots au seigneur Hérode qui est fort demes amis et n'a rien à me refusers mais, selon ma petitescience, vous auriez mieux fait d'adresser vos voeux àMlle Sérafine, qui n'est pas moins jolie qu'lsabelle et dont


la vanité se fût pâmée de plaisir à cette recherche.- C'est d'Isabelle que je suis affolé, fit le duc d'un petitton sec qu'il savait prendre admirablement et qui tranchaittout, d'Isabelle et non d'une autre, maître Bilot» et,plongeant la main dans sa poche, il répanditnégligemment sur la table une assez longue traînée depièces d'or: «Payez-vous de votre bouteille et gardez lereste de la monnaie.»L'hôtelier ramassa les louis avec <strong>com</strong>ponction et les fitglisser l'un après l'autre au fond de son escarcelle. <strong>Le</strong>sdeux gentilshommes se levèrent, enfoncèrent leur feutrejusqu'au sourcil, jetèrent leur manteau sur le coin de leurépaule et quittèrent la salle. Vallombreuse fit plusieurstours dans la ruelle, levant le nez chaque fois qu'il passaitdevant la bienheureuse fenêtre, mais ce fut peine perdue.Isabelle, désormais sur ses gardes, ne se montra point. <strong>Le</strong>rideau était baissé et l'on eût pu croire qu'il n'y avaitpersonne en la chambre. Las de faire le pied de grue danscette ruelle déserte fort rafraîchie du vent de bise, postureà laquelle il n'était pas accoutumé, le duc de Vallombreusese lassa bientôt d'une attente vaine et reprit le chemin desa demeure, maugréant contre l'impertinente pruderie decette pecque assez assurée pour faire languir ainsi un ducjeune et bien fait. Il pensa même, avec quelque<strong>com</strong>plaisance, à cette bonne Corisande naguère sidédaignée, mais l'amour propre bientôt lui dit à l'oreillequ'il n'aurait qu'à paraître pour triompher <strong>com</strong>me César.Quant au rival, s'il le gênait trop, il le supprimerait au


moyen de quelques estafiers ou coupe, jarrets à gages; ladignité ne permettant pas de se <strong>com</strong>mettre avec un pareildrôle.Il est vrai, Vallombreuse n'avait pas aperçu Isabelleretirée au fond de son appartement, mais pendant safaction dans la ruelle un oeil jaloux l'épiait à travers lavitre d'une autre fenêtre, celui de Sigognac à qui lesallures et menées du personnage déplaisaient fort. Dix foisle baron fut tenté de descendre et d'attaquer le galantl'épée haute, mais il se contint. Il n'y avait rien d'assezformel dans l'action de se promener le long d'une muraillepour justifier une semblable agression, qu'on eût taxée defolle et ridicule. L'éclat en eût pu nuire à la renomméed'lsabelle, tout innocente de ces regards levés en hauttoujours au même endroit. Il se promit toutefois desurveiller de près le galantin et en grava les traits dans samémoire pour le reconnaître quand besoin serait.Hérode avait choisi pour la représentation dulendemain, annoncée et tambourinée par toute la ville,Lygdamon et Lydias ou la Ressemblante, tragi-<strong>com</strong>édied'un certain Georges de Scudéry, gentilhomme, qui, aprèsavoir servi aux gardes françaises, quittait l'épée pour laplume et ne se servait pas moins bien de l'une que del'autre, et <strong>Le</strong>s Rodomontades du <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, oùSigognac devait débuter devant un véritable public,n'ayant encore joué que pour les veaux, les bêtes à corneset les paysans, dans la grange de Bellombre. Tous les<strong>com</strong>édiens étaient fort affairés à apprendre leurs rôles; la


pièce du sieur de Scudéry étant nouvellement mise enlumière, ils ne la connaissaient point.Rêveurs et brochant des babines <strong>com</strong>me singes disantleurs patenôtres, ils se promenaient sur la galerie, tantôtmarmottant, tantôt poussant de grands éclats de voix. Quiles eût vus les eût pris pour gens forcenés et hors de sens.Ils s'arrêtaient tout court, puis repartaient à grands pas,agitant les bras <strong>com</strong>me moulins démanchés. Léandresurtout, qui devait jouer Lygdamon, cherchait des poses,essayait des effets et se démenait <strong>com</strong>me un diable dansun bénitier. Il <strong>com</strong>ptait sur ce rôle pour réaliser son rêved'inspirer de l'amour à une grande dame et prendre sarevanche des coups de bâton reçus au château deBruyères, coups de bâton qui lui étaient restés pluslongtemps encore sur le coeur que sur le dos. Ce rôled'amant langoureux et transi, poussant les beauxsentiments aux pieds d'une inhumaine, en vers d'un assezbon tour, prêtait à des clins d'yeux, à des soupirs, à despâleurs et à toutes sortes d'afféteries attendrissantes, àquoi excellait principalement le sieur Léanore, un desmeilleurs amoureux de la province, malgré ses prétentionset ses ridicules.Sigognac, dont Blazius s'était institué le professeur,étudiait dans sa chambre avec le vieux <strong>com</strong>édien et sefaçonnait à cet art difficile du théâtre. <strong>Le</strong> type qu'ilreprésentait par son caractère extravagamment outrés'éloignait du naturel, et cependant il fallait que sousl'exagération on sentît la vérité et qu'on démêla l'homme


à travers le fantoche. Blazius lui donnait des conseils ence sens et lui enseigna, à <strong>com</strong>mencer par un ton simple etvrai pour arriver à des intonations bizarres, ou bien àrentrer dans la diction ordinaire après des cris de paonplumé vif, car il n'est personnage si affecté qui le soittoujours.D'ailleurs cette inégalité est le propre des lunatiques etdévoyés de cervelle; elle existe aussi dans leurs gestesdétraqués qui ne concordent pas exactement au sens desparoles, désaccord dont l'artiste habile peut tirer des effets<strong>com</strong>iques. Blazius était d'avis que Sigognac prît le demimasque,c'est-à-dire cachant le front et le nez, pour garderla tradition de la figure et mêler sur son visage lefantasque au réel, grand avantage en ces sortes de rôlesmoitié faux, moitié vrais, caricatures générales del'humanité dont elle ne se lâche point <strong>com</strong>me d'un portrait.Entre les mains d'un <strong>com</strong>édien vulgaire un tel rôle peutn'être qu'une plate bouffonnade propre à divertir lacanaille et à faire housser les épaules aux honnêtes gens,mais un acteur de mérite peut y introduire des traits denaturel et représentant mieux la vie que s'ils étaientconcernés.L'idée du demi-masque souriait assez à Sigognac. <strong>Le</strong>masque lui assura, l'incognito et lui donnait le couraged'affronter la foule. Ce mince canon lui faisait l'effet d'unheaume à visière baissée à travers laquelle il parleraitd'une voix de fantôme. Car le visage est la personnemême, le corps n'a pas de nom et la face cachée ne se peut


connaître; cet arrangement conciliait le respect de sesaïeux et les nécessités de sa position. Il ne s'exposait plusdevant les chandelles d'une façon matérielle et directe.Il n'était ainsi que l'âme inconnue vivifiant une grandemarionnette, nervis alienis mobile lignum, seulement ilhabitait l'intérieur de cette marionnette au lieu d'en tirerextérieurement les fils. Sa dignité n'avait rien à souffrir dece jeu.Blazius, qui aimait fort Sigognac, modela lui-même lemasque de façon à lui <strong>com</strong>poser une physionomie dethéâtre tout à fait différente de sa physionomie de ville.Un nez rehaussé, constellé de verrues et rouge du bout<strong>com</strong>me une guigne, des sourcils circonflexes et dont lepoil se rebroussait en virgule, une moustache aux pointeseffilées et se courbant <strong>com</strong>me les cornes de la lune,rendaient méconnaissables les traits réguliers du jeunebaron; cet appareil disposé <strong>com</strong>me un chanfrein necouvrait que le front et la protubérance nasale, mais toutle reste du visage en était changé.On se rendit à la répétition, qui devait être en costumepour qu'on pût bien se rendre <strong>com</strong>pte de l'effet général.Pour ne pas traverser la ville en carême prenant, les<strong>com</strong>édiens avaient fait porter leurs habits au jeu de paumeet les actrices s'ac<strong>com</strong>modaient dans la salle que nousavons décrite. <strong>Le</strong>s gens de condition, les galantins, lesbeaux esprits de l'endroit avaient fait rage pour pénétrerdans ce temple ou plutôt sacristie de Thalia où lesprêtresses de la Muse se revêtaient de leurs ornements


pour célébrer les mystères. Tous faisaient les empressésauprès des <strong>com</strong>édiennes. <strong>Le</strong>s uns leur présentaient lemiroir, les autres approchaient les bougies afin qu'elles sevissent mieux. Celui ci donnait son opinion sur la placed'un noeud de ruban, celui-là tendait la boîte à poudre; unautre plus timide restait assis sur un coffre, branlant lesjambes, sans dire mot et filant sa moustache par manièrede contenance.Chaque Comédienne avait son cercle de courtisans dontles yeux goulus cherchaient Fortune dans les trahisons etles hasards de la toilette.Tantôt le peignoir glissant à propos découvrait un doslustré <strong>com</strong>me un marbre, tantôt c'était un demi-globe deneige ou d'ivoire qui s'impatientait des rigueurs du corsetet qu'il fallait mieux coucher dans son nid de dentelles, oubien encore un beau bras qui, se relevant pour ajusterquelque chose à la coiffure, se montrait nu jusqu'àl'épaule.Nous vous laisserons à penser que de madrigaux, de<strong>com</strong>pliments et de fadeurs mythologiques arracha à cesprovinciaux la vue de pareils trésors; Zerbine riait <strong>com</strong>meune folle d'entendre ces sottises; Sérafine, plus vaniteuseque spirituelle, s'en délectait; Isabelle ne les écoutait pointet sous les yeux de tous ces hommes s'arrangeait avecmodestie, refusant d'un ton poli mais froid les offres deservice de ces messieurs.Vallombreuse, suivi de son ami Vidalinc, n'avait eugarde de manquer cette occasion de voir Isabelle. Il la


trouva plus jolie encore de près que de loin et sa passions'en accrut d'autant. Ce jeune duc s'était adonisé pour lacirconstance, et de fait il était admirablement beau. Ilportait un magnifique costume de satin blanc, bouillonnéet relevé d'agréments et de noeuds cerise attachés par desferrets de diamants.Des flots de linge fin et de dentelles débordaient desmanches du pourpoint; une riche écharpe en toile d'argentsoutenait l'épée; un feutre blanc à plume incarnadine sebalançait à la main emprisonnée dans un gant à lafrangipane.Ses cheveux noirs et longs, frisés en minces boucles, secontournaient le long de ses joues d'un ovale parfait et enfaisaient valoir la chaude pâleur. Sous sa fine moustacheses lèvres brillaient rouges <strong>com</strong>me des grenades et sesyeux étincelaient entre deux épaisses franges de cils.Son col blanc et rond <strong>com</strong>me une colonne de marbresupportait fièrement sa tête et sonait dégagé d'un rabat enpoint de Venise du plus grand prix.Cependant il y avait quelque chose de déplaisant danstoute cette perfection. Ces traits si fins, si purs, si nobles,étaient déparés par une expression anti-humaine, si l'onpeut employer ce terme. Évidemment les douleurs et lesplaisirs des hommes ne touchaient que fort peu le porteurde ce visage implacablement beau. Il devait se croire et secroyait en effet d'une espèce particulière.Vallombreuse s'était placé silencieusement près de latoilette d'Isabelle, son bras appuyé sur le cadre du miroir


de manière à ce que les yeux de la Comédienne, obligéede consulter la glace à chaque minute, dussent souvent lerencontrer. C'était une manoeuvre savante et de bonnetactique amoureuse qui eût réussi, sans doute, avec touteautre que notre ingénue. Il voulait, avant de parler, frapperun coup par sa beauté, sa mine altière et sa magnificence.Isabelle, qui avait reconnu le jeune audacieux de laruelle et que ce regard d'une ardeur impérieuse gênait,gardait la plus extrême réserve et ne détournait pas sa vuedu miroir. Elle ne semblait pas s'être aperçue qu'il y avaitdevant elle planté un des plus beaux seigneurs de laFrance, mais c'était une singulière fille qu'lsabelle.Ennuyé de cette pose, Vallombreuse prit son partibrusquement et dit à la Comédienne:«N'est-ce pas vous, mademoiselle, qui jouez Sylvie dansla pièce de Lygdamon et Lydias de M. de Scudéry?- Oui, monsieur, répondit Isabelle qui ne pouvait sesoustraire à cette question habilement banale.- Jamais rôle n'aura été mieux rempli, continuaVallombreuse. S'il est mauvais, vous le rendrez bon; s'ilest bon, vous le ferez excellent. Heureux les poètes quiconfient leurs vers à ces belles lèvres!»Ces vagues <strong>com</strong>pliments ne sortaient pas des galanteriesque les gens qui ont de la politesse adressent d'habitudeaux <strong>com</strong>édiennes, et Isabelle dut les accepter, enremerciant le duc d'une faible inclination de tête.Sigognac ayant, avec l'aide de Blazius, achevé des'habiller en la logette du jeu de paume réservée aux


<strong>com</strong>édiens rentra dans la chambre des actrices pourattendre que la répétition <strong>com</strong>mençât. Il était masqué etavait déjà bouclé le ceinturon de la grande rapière à lourdecoquille, terminée par une toile d'araignée, héritage dupauvre Matamore. Sa cape écarlate déchiquetée en barbed'écrevisse flottait bizarrement sur ses épaules et le boutde l'épée en relevait le bord. Pour se conformer à l'espritde son rôle, il marchait la hanche en avant et fendu<strong>com</strong>me un <strong>com</strong>pas, d'un air outrageux et provoquant<strong>com</strong>me il sied à un <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>.«Vous êtes vraiment très bien, lui dit Isabelle qu'il vintsaluer, et jamais capitan espagnol n'eut mine plussuperbement arrogante.»<strong>Le</strong> duc de Vallombreuse toisa avec la plus dédaigneusehauteur ce nouveau venu à qui la jeune Comédienneparlait d'un ton si doux:«Voilà apparemment le faquin dont on la prétendamoureuse», se dit-il à lui-même, tout enfiellé de dépit,car il ne concevait point qu'une femme pût hésiter uninstant entre le jeune et splendide duc de Vallombreuse etce ridicule histrion.Au reste, il fit semblant de ne pas s'apercevoir queSigognac fût là. Il ne <strong>com</strong>ptait pas plus sa présence quecelle d'un meuble.Pour lui ce n'était pas un homme, mais une chose, et ilagissait devant le baron avec la même liberté que s'il eûtété seul, couvant Isabelle de ses regards enflammés quis'arrêtaient sur une naissance de gorge laissée à découvert


par l'échancrure de la chemisette.Isabelle, confuse, se sentait rougir, malgré elle, sous ceregard insolemment fixe, chaud <strong>com</strong>me un jet de plombfondu, et elle se hâtait de terminer sa toilette pour s'ydérober, d'autant plus qu'elle voyait la main de Sigognac,furieux, se crisper convulsivement sur le pommeau de sarapière.Elle se posa une mouche au coin de la lèvre et fit minede se lever pour passer sur le théâtre, car le Tyran, avec savoix de taureau, avait déjà crié plusieurs fois:«Mesdemoiselles, êtes vous prêtes?»«Permettez, mademoiselle, dit le duc; vous oubliez demettre une assassine.»Et Vallombreuse, plongeant un doigt dans la boîte àmouches posée sur la toilette, en retira une petite étoile detaffetas noir.«Souffrez, continua-t-il, que je vous la pose; ici, toutprès du sein; elle en relèvera la blancheur et paraîtra<strong>com</strong>me un grain de beauté naturel.»L'action ac<strong>com</strong>pagna le discours si vite qu'lsabelle,effarouchée de cette outrecuidance, eut à peine le tempsde se renverser le dos sur sa chaise pour éviter l'insolentcontact; mais le duc n'était pas de ceux qui s'intimidaientaisément, et son doigt moucheté allait effleurer la gorge dela jeune Comédienne lorsqu'une main de fer s'abattit surson bras et le maintint <strong>com</strong>me dans un étau.<strong>Le</strong> duc de Vallombreuse, transporté de rage, retourna latête et vit le <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> campé dans une pose qui


ne sentait point son poltron de <strong>com</strong>édie.«Monsieur le duc, dit <strong>Fracasse</strong> en tenant toujours lepoignet de Vallombreuse, mademoiselle pose ses moucheselle-même. Elle n'a besoin des services de personne.»Cela dit, il lâcha le bras du jeune seigneur, dont lepremier mouvement fut de chercher la garde de son épée.En ce moment Vallombreuse, malgré sa beauté, avait unetête plus horrible et formidable que celle de Méduse. Unepâleur affreuse couvrait son visage, ses noirs sourcilss'abaissaient sur ses yeux injectés de sang. La pourpre deses lèvres prenait une couleur violette et blanchissaitd'écume; ses narines palpitaient <strong>com</strong>me aspirant lecarnage. Il s'élança vers Sigognac, qui ne rompit pas d'unesemelle, attendant l'assaut; mais, tout à coup, il s'arrêta.Une réflexion soudaine éteignit, <strong>com</strong>me une douche d'eauglacée, sa bouillante frénésie. Ses traits se remirent enplace; les couleurs naturelles lui revinrent, il avait<strong>com</strong>plètement repris possession de lui-même et son visageexprimait le dédain le plus glacial, le mépris le plussuprême qu'une créature humaine puisse témoigner à uneautre. Il venait de penser que son adversaire n'était pas néet qu'il avait failli se <strong>com</strong>mettre avec un histrion. Tout sonorgueil nobiliaire se révoltait à cette idée. L'insulte partiede si bas ne pouvait l'atteindre; se bat on avec la boue quivous éclabousse? Cependant il n'était pas dans sa naturede laisser une offense impunie d'où qu'elle vînt, et, serapprochant de Sigognac, il lui dit:«Drôle, je te ferai rompre les os par mes laquais!


- Prenez garde, monseigneur, répondit Sigognac du tonle plus tranquille et de l'air le plus détaché du monde,prenez garde, j'ai les os durs et les bâtons s'y briseront<strong>com</strong>me verre. Je ne reçois de volée que dans les <strong>com</strong>édies.- Quelque insolent que tu sois, maraud, je ne te ferai pasl'honneur de te battre moi-même. C'est une ambition quipasse tes mérites, dit Vallombreuse.- C'est ce que nous verrons, monsieur le duc, répliquaSigognac. Peut-être bien, ayant moins de fierté, vousbattrai-je de mes propres mains.- Je ne réponds pas à un masque, fit le duc en prenant lebras de Vidalinc qui s'était rapproché.- Je vous montrerai mon visage, duc, en lieu et en tempsopportun, reprit Sigognac, et je crois qu'il vous sera plusdésagréable encore que mon faux nez. Mais brisons là.Aussi bien j'entends la sonnette qui tinte, et je courraisrisque en tardant davantage de manquer mon entrée.»<strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiens admiraient son courage, mais,connaissant la qualité du baron, ne s'en étonnaient pas<strong>com</strong>me les autres spectateurs de cette scène, interditsd'une telle audace. L'émotion d'Isabelle avait été si viveque le fard lui en était tombé, et que Zerbine, voyant lapâleur mortelle qui les couvrait, avait été obligée de luimettre un pied de rouge sur les joues. A peine pouvait-ellese tenir sur ses jambes, et si la soubrette ne lui eût soutenule coude, elle aurait piqué du nez sur les planches enentrant en scène. Etre l'occasion d'une querelle étaitprofondément désagréable à la douce, bonne et modeste


Isabelle, qui ne redoutait rien tant que le bruit et l'éclat quise font autour d'une femme, la réputation y perdanttoujours; d'ailleurs, quoique résolue à ne lui point céder,elle aimait tendrement Sigognac, et la pensée d'un guetapens,ou tout au moins d'un duel, à quoi il était exposé,là troublait plus qu'on ne saurait dire.Malgré cet incident, la répétition marcha son train, lesémotions réelles de la vie ne pouvant distraire les<strong>com</strong>édiens de leurs passions fictives. Isabelle même jouatrès bien, quoiqu'elle eût le coeur plein de souci. Quant à<strong>Fracasse</strong>, excité par la querelle, il se montra étincelant deverve. Zerbine se surpassa. Chacun de ses mots soulevaitdes rires et des battements de mains prolongés. Du crin del'orchestre partait avant tous les autres unapplaudissement qui ne cessait que le dernier et dont lapersistance enthousiaste finit par attirer l'attention deZerbine.La soubrette, feignant un jeu de scène, s'avança près deschandelles, allongea le col avec un mouvement d'oiseaucurieux qui passe sa tête entre deux feuilles, plongea leregard dans la salle et découvrit le marquis de Bruyèrestout rouge de satisfaction et dont les yeux pétillants dedésir flambaient <strong>com</strong>me des escarboucles. Il avait retrouvéla Lisette, la Marton, la Sméraldine de son rêve! Il étaitaux anges.«Monsieur le marquis est arrivé, dit tout bas Zerbine àBlazius qui jouait Pandolphe, dans l'intervalle d'unedemande à une réplique avec cette voix à bouche close


que les acteurs savent prendre lorsqu'ils causent entre euxsur le théâtre et ne veulent point être entendus par lepublic; vois <strong>com</strong>me il jubile, <strong>com</strong>me il rayonne, <strong>com</strong>meil est passionné! Il ne se tient pas d'aise, et n'était lavergogne, il sauterait par-dessus la rampe pour me venirembrasser devant tout le monde! Ah! monsieur deBruyères, les soubrettes vous plaisent. Eh bien! je vous enfricassera avec sel, piment et muscade.»A partir de cet endroit de la pièce, Zerbine fit feu desquatre pieds et joua avec une verve enragée.Elle semblait lumineuse à force de gaieté, d'esprit etd'ardeur. <strong>Le</strong> marquis <strong>com</strong>prit qu'il ne pourrait plus sepasser désormais de cette âcre sensation.Toutes les autres femmes dont il avait eu les bonnesgrâces, et qu'il opposait en souvenir à Zerbine, luiparurent ternes, ennuyeuses et fades.La pièce de M. de Scudéry qu'on répéta ensuite fitplaisir quoique moins amusante, et Léandre, chargé durôle de Lygdamon, y fut charmant; mais puisque noussommes sur le talent de nos <strong>com</strong>édiens, laissons-les àleurs affaires et suivons le duc de Vallombreuse et sonami Vidalinc.Outré de fureur après cette scène où il n'avait pas eul'avantage, le jeune duc était rentré à l'hôtel Vallombreuseavec son confident, méditant mille projets de vengeance;les plus doux ne tendaient à rien moins qu'à faire bâtonnerl'insolent <strong>capitaine</strong> jusques à le laisser pour mort sur laplace.


Vidalinc cherchait en vain à le calmer; le duc se tordaitles mains de rage et courait par la chambre <strong>com</strong>me unforcené, donnant des coups de poing aux fauteuils quitombaient <strong>com</strong>iquement les quatre fers en l'air, renversantles tables et faisant, pour passer sa fureur, toutes sortes dedégâts; puis il saisit un vase du Japon et le lança contre leparquet, où il se brisa en mille morceaux.«Oh! s'écriait-il, je voudrais pouvoir casser ce drôle<strong>com</strong>me ce vase et le piétiner et en balayer les restes auxordures! Un misérable qui ose s'interposer entre moi etl'objet de mon désir! S'il était seulement gentilhomme, jele <strong>com</strong>battrais à l'épée, à la dague, au pistolet, à pied, àcheval, jusqu'à ce que j'aie posé le pied sur sa poitrine etcraché à la face de son cadavre!- Peut-être l'est-il, fit Vidalinc, je le croirais assez à sonassurance; maître Bilot a parlé d'un <strong>com</strong>édien qui s'étaitengagé par amour et qu'lsabelle regardait d'un oeilfavorable. Ce doit être celui-là, si j'en juge à sa jalousie etau trouble de l'infante.- Y penses-tu, reprit Vallombreuse, une personne decondition se mêler à ces baladins, monter sur les tréteaux,se barbouiller de rouge, recevoir des nasardes et des coupsde pied au derrière! Non, cela est par trop impossible.- Jupiter s'est bien mué en bête et même en mari pourjouir de mortelles, répondit Vidalinc, dérogation plus forteà la majesté d'un dieu olympien que jouer la <strong>com</strong>édie à ladignité d'un noble.- N'importe, dit le duc en appuyant le pouce sur un


timbre, je vais d'abord punir l'histrion, sauf à châtier plustard l'homme, s'il y en a un derrière ce masque ridicule.- S'il y en a un! n'en doutez pas, reprit l'ami deVallombreuse; ses yeux brillaient <strong>com</strong>me des lampes,sous le crin de ses sourcils postiches, et malgré son nez decarton barbouillé de cinabre, il avait l'air majestueux etterrible, chose difficile en cet accoutrement.- Tant mieux, dit Vallombreuse, ma vengeance ainsi nedonnera pas de coups d'épée dans l'eau et rencontrera unepoitrine devant ses coups.»Un domestique entra, s'inclina profondément, et dansune immobilité parfaite attendit les ordres du maître.«Fais lever, s'ils sont couchés, Basque, Azolan,Mérindol et Labriche, dis-leur de s'armer de bonsgourdins et d'aller attendre à la sortie du jeu de paume, oùsont les <strong>com</strong>édiens d'Hérode, un certain <strong>capitaine</strong><strong>Fracasse</strong>. Qu'ils l'assaillent, le gourment et le laissent surle carreau, sans le tuer pourtant; on pourrait croire que j'enai peur! Je me charge des suites. En le bâtonnant qu'on luicrie. «De la part du duc de Vallombreuse», afin qu'il n'enignore.»Cette <strong>com</strong>mission, d'une nature assez farouche ettruculente, ne parut pas surprendre beaucoup le laquais,qui se retira en assurant à monsieur le duc que ses ordresallaient être exécutés sur l'heure.«Cela me contrarie, dit Vidalinc, lorsque le valet se futretiré, que vous fassiez traiter de la sorte ce baladin, qui,après tout, a montré un coeur au-dessus de son état.


Voulez-vous que sous un prétexte ou l'autre j'aille luichercher querelle et que je le tue? Tous les sangs sontrouges quand on les verse, quoiqu'on dise que celui desnobles soit bleu. Je suis de bonne et ancienne souche,mais non d'un rang si grand que le vôtre, et ma délicatessene craint pas de se <strong>com</strong>mettre. Dites un mot et j'y vais. Ce<strong>capitaine</strong> me semble plus digne de l'épée que du bâton.- Je te remercie, répondit le duc de cette offre qui meprouve la fidélité parfaite avec laquelle tu entres dans mesintérêts, mais je ne saurais pourtant l'accepter. Ce faquina osé me toucher. Il convient qu'il expieignominieusement ce crime. S'il est gentilhomme, iltrouvera à qui parler. Je réponds toujours quand onm'interroge avec une épée.- Comme il vous plaira, monsieur le duc, dit Vidalincen allongeant ses pieds sur un tabouret, <strong>com</strong>me un hommequi n'a plus qu'à laisser aller les choses. A propos, savezvousque cette Sérafine est charmante! Je lui ai ditquelques douceurs, et j'en ai déjà obtenu un rendez-vous.Maître Bilot avait raison.»<strong>Le</strong> duc et son ami, retombant dans le silence, attendirentle retour des estafiers.


IXCOUPS D'ÉPÉE, COUPS DE BATONET AUTRES AVENTURESLa répétition était finie. Retirés dans leurs loges, les<strong>com</strong>édiens se déshabillaient et prenaient leurs habits deville. Sigognac en fit autant, mais il garda, s'attendant àquelques assaut, son épée de Matamore.C'était une bonne vieille lame espagnole, longue <strong>com</strong>meun jour sans pain, avec une coquille de fer ouvragé quienveloppait bien le poignet, et qui maniée par un hommede coeur, pouvait parer des coups et en porter de solides,sinon de mortels, car elle était épointée et mousse selonl'usage des gens de théâtre, mais cela suffisait bien pourla valetaille que le duc avait chargée de sa vengeance.Hérode, robuste <strong>com</strong>pagnon aux larges épaules, avaitemporté le bâton qui lui servait à frapper les levers derideau, et avec cette espèce de massue, qu'il manoeuvrait<strong>com</strong>me si c'eût été un fétu de paille, il se promettait defaire rage contre les marauds qui attaqueraient Sigognac,cela n'étant pas dans son caractère de laisser ses amis enpéril.«Capitaine, dit-il au baron, lorsqu'ils se trouvèrent dansla rue, laissons filer les femelles, dont les piaillementsnous assourdiraient, sous la conduite de Léandre et deBlazius: l'un n'est qu'un fat, poltron <strong>com</strong>me la lune; l'autre


est par trop vieil, et la force trahirait son courage; Scapinrestera avec nous, il passe le croc-en-jambe mieux que pasun, et en moins d'une minute il vous aura étendu sur ledos, plats <strong>com</strong>me porcs, un ou deux de ces maroufles, sitant est qu'ils nous assaillent; en tout cas, mon bâton estau service de votre rapière.- Merci, brave Hérode, répondit Sigognac, l'offre n'estpas de refus; mais prenons bien nos dispositions, de peurd'être attaqués à l'improviste. Marchons les uns derrièreles autres à un certain intervalle. Juste au milieu de la rue;il faudra que ces coquins apostés, qui s'appliquent à lamuraille dans l'ombre, s'en détachent pour arriver jusqu'ànous, et nous aurons le temps de les voir venir. Çà,dégainons l'épée; vous brandissez votre massue, et queScapin fasse un plié de jarret pour se rendre la jambesouple.»Sigognac prit la tête de la petite colonne, et s'avançaprudemment dans la ruelle qui menait du jeu de paume àl'auberge des Armes de France. Elle était noire, tortueuse,inégale en pavés, merveilleusement propre auxembuscades. Des auvents s'y projetaient redoublantl'épaisseur de l'ombre, et prêtant leur abri aux guets-apens.Aucune lumière ne filtrait des maisons endormies, et il n'yavait pas de lune cette nuit-là.Basque, Azolan, Labriche et Mérindol, les estafiers dujeune duc, attendaient déjà depuis plus d'une demi-heurele passage du <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, qui ne pouvait rentrer àson auberge par un autre chemin.


Azolan et Basque s'étaient tapis dans l'embrasure d'uneporte, d'un côté de la rue; Mérindol et Labriche, effacéscontre la muraille, avaient pris position juste en face, demanière à faire converger leurs bâtons sur Sigognac,<strong>com</strong>me les marteaux des cyclopes sur l'enclume. <strong>Le</strong>groupe des femmes conduit par Blazius et Léandre lesavait avertis que <strong>Fracasse</strong> ne pouvait tarder, et ils setenaient piétés, les doigts repliés sur le gourdin, prêts às'acquitter de leur besogne, sans se douter qu'ils allaientavoir affaire à forte partie, car d'habitude les poètes,histrions et bourgeois que les grands daignent fairebâtonner, prennent la chose en douceur et se contentent decourber le dos.Sigognac, dont la vue était perçante, bien que la nuit fûtfort noire, avait depuis quelques instants déjà découvertles quatre escogriffes à l'affût. Il s'arrêta, et fit mine devouloir rebrousser chemin. Cette feinte détermina lescoupe-jarrets, qui voyaient leur proie s'échapper, à quitterleur embuscade pour courir sus au <strong>capitaine</strong>. Azolans'élança le premier, et tous crièrent: «Tue! tue! Au<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> de la part de monseigneur le duc!»Sigognac avait enveloppé à plusieurs tours son brasgauche de son manteau, qui formait, ainsi roulé, une sortede manchon impénétrable; de ce manchon, il para le coupde gourdin que lui assenait Azolan, et lui porta de sarapière une botte si violente en pleine poitrine, que lemisérable tomba au beau milieu du ruisseau le brécheteffondré, les semelles en l'air et le chapeau dans la boue.


Si la pointe n'eût été mornée, le fer lui eût traversé lecorps et fût sorti entre les deux épaules. Basque, malgré lemauvais succès de son <strong>com</strong>pagnon, s'avança bravement,mais un furieux coup de plat d'épée sur la tête lui fracassale moule du bonnet, et lui montra trente-six chandelles encette nuit plus opaque que poix. La massue d'Hérode fitvoler en éclats le bâton de Mérindol, qui, se voyantdésarmé, prit la fuite, non sans avoir le dos froissé etmeurtri par le formidable bois, si prompt qu'il fût à tirerses guêtres. L'exploit de Scapin fut tel: il saisit Labricheà bras-le-corps d'un mouvement si prompt et si vif, quecelui-ci, à demi étouffé, ne put faire aucun usage de songourdin, puis, l'appuyant sur son bras gauche et lepoussant de son bras droit de manière à lui faire craquerles vertèbres, il l'enleva de terre par un croc-en-jambe sec,nerveux, irrésistible <strong>com</strong>me la détente d'un ressortd'arbalète, et l'envoya rouler sur le pavé dix pas plus loin.La nuque de Labriche porta contre une pierre, et le chocfut si rude, que l'exécuteur des vengeances deVallombreuse resta évanoui sur le champ de bataille, avectoutes les apparences d'un cadavre.Désormais la rue était libre, et la victoire demeurait aux<strong>com</strong>édiens.Azolan et Basque, rampant sur leurs poignets, tâchaientde gagner quelque auvent pour reprendre leurs esprits.Labriche gisait <strong>com</strong>me un ivrogne en travers du ruisseau.Mérindol, moins fièrement navré, avait pris la poudred'escampette sans doute pour que quelqu'un survécût au


désastre, et le pût raconter.Cependant, en approchant de l'hôtel Vallombreuse ilralentit le pas, car il allait se trouver en face de la colèredu jeune duc, non moins redoutable que le gourdind'Hérode. A cette idée la sueur lui coulait du front, et il nesentait plus la douleur de son épaule luxée, après laquellependait un bras inerte et flasque <strong>com</strong>me une manche vide.A peine était-il rentré à l'hôtel que le duc, impatient desavoir le succès de l'algarade, le fit appeler. Mérindolparut avec une contenance embarrassée et gauche, car ilsouffrait beaucoup de son bras. Sous le hâle de son teintse glissaient des pâleurs verdâtres, et une fine sueur luiperlait sur le front. Immobile et silencieux, il se tenait auseuil de la chambre, attendant un mot d'encouragement ouune question de la part du duc qui se taisait.«Eh bien, dit le chevalier de Vidalinc en voyant queVallombreuse regardait Mérindol d'un air farouche,quelles nouvelles apportez-vous? Mauvaises, sans doute,car vous n'avez pas la mine fort triomphante.- Monsieur le duc, répondit Mérindol, ne peut douter denotre zèle à exécuter ses ordres; mais cette fois la fortunea mal servi notre valeur.- Comment cela? fit le duc avec un mouvement decolère à vous quatre vous n'avez pas réussi à bâtonner cethistrion?- Cet histrion, répondit Mérindol, passe en vigueur et encourage les Hercules fabuleux. Il s'est rué si furieusementcontre nous que, d'assailli devenu assaillant, il a couché


en moins de rien Azolan et Basque sur le carreau. Sousses coups ils sont tombés <strong>com</strong>me capucins de cartes, etpourtant ce sont de rudes <strong>com</strong>pagnons. Labriche a été misbas par un autre baladin au moyen d'un tour subtil degymnastique, et sa nuque maintenant sait <strong>com</strong>bien est durle pavé de Poitiers. Moi-même j'ai eu mon bâton cassésous la massue du sieur Hérode, et l'épaule froissée defaçon à ne pas me servir de mon bras d'ici quinze jours.- Vous n'êtes que des veaux, des gavaches et desruffians sans adresse, sans dévouement et sans courage!s'écria le duc de Vallombreuse outré de fureur. Une vieillefemme vous mettrait en fuite avec sa quenouille. J'ai eubien tort de vous sauver de la potence et des galères!autant vaudrait avoir d'honnêtes gens à son service: ils neseraient ni plus gauches ni plus lâches! Puisque les bâtonsne suffisaient pas, il fallait prendre les épées!- Monseigneur, reprit Mérindol, avait <strong>com</strong>mandé unebastonnade et non un assassinat. Nous n'aurions oséprendre sur nous d'outrepasser ses ordres.- Voilà, dit en riant Vidalinc, un coquin formaliste,ponctuel et consciencieux. J'aime cette candeur dans leguet-apens; qu'en dites-vous? Cette petite aventures'emmanche d'une façon assez romanesque et qui doitvous plaire, Vallombreuse, puisque les facilités vousrebutent et que les obstacles vous charment. Pour uneComédienne, l'Isabelle me paraît de laborieuse approche;elle habite une tour sans pont-levis et gardée, <strong>com</strong>me dansles histoires de chevalerie, par des dragons soufflant feu


et flamme. Mais voici notre armée en déroute quirevient.»En effet, Azolan, Basque et Labriche, remis de sonévanouissement, se montrèrent à la porte du salon tendantvers le duc des mains suppliantes. Ils étaient livides,hagards, souillés de boue et de sang, bien qu'ils n'eussentd'autres blessures que des contusions, mais la violence descoups avait déterminé des hémorragies nasales, et desplaques rougeâtres tigraient hideusement le cuir jaune deleurs buffles.«Rentrez dans vos chenils, canailles! s'écria le duc quin'était pas tendre, à la vue de cette troupe éclopée. Je nesais à quoi tient que je ne vous fasse donner les étrivièrespour votre imbécillité et couardise; mon chirurgien vavous visiter, et me dira si les horions dont vous vousprétendez navrés sont de conséquence, sinon je vous feraiécorcher vifs <strong>com</strong>me anguilles de Melun. Allez!»L'escouade déconfite se le tint pour dit et disparut<strong>com</strong>me si elle eût été ingambe, tant le jeune duc inspiraitde terreur à ces spadassins, gens de sac et de corde quin'étaient pourtant pas fort timides de nature.Quand les pauvres diables se furent retirés,Vallombreuse se jeta sur une pile de carreaux, et garda unsilence que Vidalinc respecta. Des pensées tempétueusesse succédaient dans sa cervelle <strong>com</strong>me les nuages noirspoussés par un vent furieux sur un ciel d'orage. Il voulaitmettre le feu à l'auberge, enlever Isabelle, tuer le <strong>capitaine</strong><strong>Fracasse</strong>, jeter à l'eau toute la troupe de <strong>com</strong>édiens. Pour


la première fois de sa vie il rencontrait une résistance!ilavait ordonné une chose qui ne s'était pas faite! Unbaladin le bravait! Des gens à lui s'étaient enfuis rosséspar un capitan de théâtre! Son orgueil se révoltait à cetteidée, et il en éprouvait <strong>com</strong>me une sorte de stupeur. Celaétait donc possible que quelqu'un lui tînt tête? Puis ilsongeait que revêtu d'un costume magnifique, constellé dediamants paré de toutes ses grâces, dans tout l'éclat de sonrang et de sa beauté, il n'avait pu obtenir un regardfavorable d'une fille de rien, d'une actrice ambulante,d'une poupée exposée chaque soir aux sifflets du premiercroquant, lui que les princesses accueillaient le sourireaux lèvres, pour qui les duchesses se pâmaient d'amour, etqui n'avait jamais rencontré de cruelle. Il en grinçait desdents de rage et sa main crispée froissait le splendidepourpoint de satin blanc qu'il n'avait pas quitté encore,<strong>com</strong>me s'il eût voulu le punir de l'avoir si mal secondé enses projets de séduction.Enfin il se leva brusquement, fit un signe d'adieu à sonami Vidalinc, et se retira, sans toucher au souper qu'onvenait de lui servir, dans sa chambre à coucher où lesommeil ne vint pas fermer les rideaux de damas de sonlit.Vidalinc, à qui l'idée de Sérafine tenait joyeusement<strong>com</strong>pagnie, ne s'aperçut pas qu'il soupait seul et mangeade fort bon appétit. Bercé de fantaisies voluptueuses oùfigurait toujours la jeune Comédienne, il dormit tout d'unsomme jusqu'au lendemain.


Quand Sigognac, Hérode et Scapin rentrèrent àl'auberge, ils trouvèrent les autres <strong>com</strong>édiens fort alarmés.<strong>Le</strong>s cris: «Tue! tue!» et le bruit de la rixe étaient parvenus,à travers le silence de la nuit, aux oreilles d'lsabelle et deses camarades. La jeune fille avait manqué défaillir, etsans Blazius qui lui soutenait le coude, elle se fût affaisséesur les genoux. Pâle <strong>com</strong>me une cire et toute tremblante,elle attendait sur le seuil de sa perte pour savoir desnouvelles. A la vue de Sigognac sans blessure, elle poussaun faible cri, leva les bras au ciel et les laissa retomberautour du col du jeune homme, se cachant la figure contreson épaule avec un adorable mouvement de pudeur; mais,dominant promptement son émotion, elle se dégageabientôt de cette étreinte, recula de quelques pas et reprit saréserve habituelle.«Vous n'êtes pas blessé, au moins? dit-elle avec sa voixla plus douce. Que de chagrin j'aurais, si, à cause de moi,il vous était arrivé le moindre mal! Aussi, quelleimprudence! aller braver ce duc si beau et si méchant, quia le regard et l'orgueil de Lucifer, pour une pauvre fille<strong>com</strong>me moi! Vous n'êtes pas raisonnable, Sigognac;puisque vous êtes maintenant <strong>com</strong>édien <strong>com</strong>me nous, ilfaut savoir souffrir certaines insolences.- Je ne laisserai jamais, répondit Sigognac, personneinsulter en ma présence à l'adorable Isabelle, encore quej'aie sur la figure le masque d'un capitan.- Bien parlé, <strong>capitaine</strong>, dit Hérode, bien parlé et mieuxagi! Tudieu! quelles rudes estocades! Bien en a pris à ces


drôles que l'épée de défunt Matamore n'eut pas le fil, carvous les eussiez fendus du crâne au talon, <strong>com</strong>me leschevaliers errants faisaient des Sarrasins et desenchanteurs.- Votre bâton travaillait aussi bien que ma rapière,répliqua Sigognac, rendant à Hérode la monnaie de son<strong>com</strong>pliment, et votre conscience doit être tranquille, car cen'étaient point des innocents que vous massacriez cettefois.- Oh! non, répondit le Tyran riant d'un pied en carrédans sa large barbe noire, la fine fleur des bagnes, de vraisgibiers de potence!- Ces besognes, il faut en convenir, ne peuvent êtrefaites par les plus gens de bien, dit Sigognac; maisn'oublions pas de célébrer <strong>com</strong>me il convient la vaillancehéroïque du glorieux Scapin, lequel a <strong>com</strong>battu et vaincusans armes autres que celles suppéditées par la nature.»Scapin, qui était bouffon, fit le gros dos, <strong>com</strong>me gonfléde la louange, mit la main sur son coeur, baissa les yeuxet exécuta une révérence <strong>com</strong>ique confite en modestie.«Je vous aurais bien ac<strong>com</strong>pagné, fit Blazius; mais lechef me branle pour mon vieil âge, et je ne suis plus bonque le verre au poing, en des conflits de bouteilles etbatailles de pots.»Ces propos achevés, les <strong>com</strong>édiens, <strong>com</strong>me il se faisaittard, se retirèrent chacun en sa chaumière, à l'exception deSigognac qui fit encore quelques tours en la galerie<strong>com</strong>me méditant un projet: le <strong>com</strong>édien était vengé, mais


le gentilhomme ne l'était pas. Allait-il jeter le masque quiassurait son incognito, dire son vrai nom, faire un éclat,attirer peut-être sur ses camarades la colère du jeune duc?La prudence vulgaire disait non, mais l'honneur disait oui.<strong>Le</strong> baron ne pouvait résister à cette voix impérieuse, et ilse dirigea vers la chambre de Zerbine.Il gratta doucement à la porte, qui s'entrebâilla ets'ouvrit toute grande lorsqu'il eut dit son nom. Une vivelumière brillai dans la chambre; de riches flambeauxchargés de bougies roses étaient placés sur une tablerecouverte d'une nappe damassée à plis symétriques, oùfumait un délicat souper servi en vaisselle plate. Deuxperdrix cuirassées d'une barde de lard doré se prélassaientau milieu d'un cercle de rouelles d'oranges; des blancsmangers et une tourte aux quenelles de poisson, chefd'oeuvrede maître Bilot, les ac<strong>com</strong>pagnaient. Dans unflacon de cristal moucheté de fleurettes d'or étincelait unvin couleur de rubis, auquel, dans un flacon pareil, faisaitpendant un vin couleur de topaze.Il y avait deux couverts, et lorsque Sigognac entra,Zerbine faisait raison d'un rouge-bord au marquis deBruyères, dont le regard flambait d'une double ivresse, carjamais la maligne soubrette n'avait été plus séduisante, etd'autre part le marquis professait cette doctrine que sansCérès et sans Bacchus, Vénus se morfond.Zerbine fit à Sigognac un gracieux signe de tête où semélangeaient habilement la familiarité de l'actrice pour lecamarade et le respect de la femme pour le gentilhomme.


«C'est bien charmant à vous, fit le marquis de Bruyèresde venir nous surprendre dans notre nid d'amoureux.J'espère que sans crainte de troubler le tête-à-tête, vousallez souper avec nous. Jacques, mettez un couvert pourmonsieur.- J'accepte votre gracieuse invitation, dit Sigognac, nonque j'aie grand-faim, mais je ne veux pas vous troublerdans votre repas, et rien n'est désagréable pour l'appétit<strong>com</strong>me un témoin qui ne mange pas.»<strong>Le</strong> baron prit place sur le fauteuil que lui avançaJacques en face du marquis et à côté de Zerbine. M. deBruyères lui découpa une aile de perdrix et lui remplit sonverre sans lui faire aucune question, en homme de qualitéqu'il était, car il se doutait bien qu'une circonstance graveamenait le baron, d'ordinaire fort réservé et sauvage.«Ce vin vous plaît-il ou préférez, vous le blanc? dit lemarquis; moi je bois des deux, pour ne pas faire de jaloux.- Je suis fort sobre de nature et d'habitude, dit Sigognac,et je tempère Bacchus par les nymphes, <strong>com</strong>me disaientles Anciens. <strong>Le</strong> vin rouge me suffit; mais ce n'est pas pourbanqueter que j'ai <strong>com</strong>mis l'indiscrétion de pénétrer dansla retraite de vos amours à cette heure incongrue.Marquis, je viens vous requérir d'un service qu'ungentilhomme ne refuse point à un autre. Mlle Zerbine a dûsans doute vous conter qu'au foyer des actrices, M. le ducde Vallombreuse avait voulu porter la main à la gorged'Isabelle, sous prétexte d'y poser une mouche, actionindigne, lascive et brutale, que ne justifiait aucune


coquetterie ou avance de la part de cette jeune personne,aussi sage que modeste, pour qui je fais profession d'uneestime parfaite.- Elle la mérite, fit Zerbine, et quoique femme et sacamarade, je ne saurais en dire du mal quand même je levoudrais.- J'ai arrêté, continua Sigognac, le bras du duc dont lacolère a débordé en menaces et invectives auxquelles j'airépondu avec un sang-froid moqueur, abrité par monmasque de Matamore. Il m'a menacé de me faire bâtonnerpar ses laquais; et en effet, tout à l'heure, <strong>com</strong>me jerentrais à l'hôtel des Armes de France en suivant uneruelle obscure, quatre coquins se sont précipités sur moi.Avec quelques coups de plat d'épée, j'ai fait justice dedeux de ces drôles; Hérode et Scapin ont ac<strong>com</strong>modé lesdeux autres de la bonne façon. Bien que le duc s'imaginâtn'avoir affaire qu'à un pauvre <strong>com</strong>édien, <strong>com</strong>me il setrouve un gentilhomme dans la peau de ce <strong>com</strong>édien, untel outrage ne saurait demeurer impuni. Vous meconnaissez, marquis; quoique jusqu'à présent vous ayezrespecté mon incognito, vous savez quels furent mesancêtres, et vous pouvez certifier que le sang des Sigognacest noble depuis mille ans, pur de toute mésalliance, etque tous ceux qui ont porté ce nom n'ont jamais souffertune tache à leurs armoiries.- Baron de Sigognac, dit le marquis de Bruyères endonnant pour la première fois à son hôte son véritablenom, j'attesterai sur mon honneur devant qui vous le


souhaiterez l'antiquité et la noblesse de votre race.Palamède de Sigognac fit merveille à la première croisade,où il menait cent lances sur un dromon équipé à ses frais.C'était à une époque où bien des nobles qui fontaujourd'hui les superbes n'étaient pas même écuyers. Ilétait fort ami de Hugues de Bruyères, mon aïeul, et tousdeux couchaient sous la même tente <strong>com</strong>me frèresd'armes.»A ces glorieux souvenirs, Sigognac relevait la tête; ilsentait palpiter en lui l'âme des jeux, et Zerbine, qui lecontemplait, fut surprise de la beauté singulière, et pourainsi dire intérieure, qui illuminait <strong>com</strong>me une flamme laphysionomie habituellement triste du baron.«Ces nobles, se dit la soubrette, ont l'air d'être sortis dela propre cuisse de Jupiter; au moindre mot, leur orgueilse dresse sur les ergots, et ils ne peuvent, <strong>com</strong>me lesvilains, digérer l'insulte. C'est égal, si le baron meregardait avec ces yeux-là, je ferais bien, en sa laveur, uneinfidélité au marquis. Ce petit Sigognac flambed'héroïsme!»«Donc, puisque telle est votre opinion sur ma famille,dit le baron au marquis, vous défierez en mon nom M. leduc de Vallombreuse et lui porterez le cartel?- Je le ferai, répondit le marquis d'un ton grave etmesuré qui contrastait avec son enjouement ordinaire, etde plus je mets <strong>com</strong>me second mon épée à votre service.Demain je me présenterai à l'hôtel Vallombreuse. <strong>Le</strong> jeuneduc, s'il a le défaut d'être insolent, n'a pas celui d'être


lâche, et il ne se retranchera pas derrière sa dignité dèsqu'il saura votre véritable condition. Mais en voilà assezsur ce sujet. N'ennuyons pas plus longtemps Zerbine denos querelles d'hommes. Je vois ses lèvres purpurines secontracter malgré la politesse, et il faut que ce soit le rireet non le bâillement qui nous montre les perles dont sabouche est l'écrin. Allons, Zerbine, reprenez votre gaietéet versez à boire au baron.»La soubrette obéit avec autant de grâce que de dextérité.Hébé versant le nectar ne s'y fût pas mieux prise. Ellefaisait bien tout ce qu'elle faisait.Il ne fut plus question de rien pendant le reste dusouper. La conversation roula sur le jeu de Zerbine, que lemarquis accablait de <strong>com</strong>pliments auxquels Sigognacpouvait joindre les siens sans nulle <strong>com</strong>plaisance ougalanterie, car la soubrette avait montré un esprit, uneverve et un talent in<strong>com</strong>parables. On parla aussi des versde M. de Scudéry, un des plus beaux esprits du temps, quele marquis trouvait parfaits, mais légèrement soporifiques,préférant à Lygdamon et Lydias, les Rodomontades du<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>. C'était un homme de goût que cemarquis! Dès qu'il put le faire, Sigognac prit congé et seretira en sa chambre dont il poussa le verrou. Puis il sortitd'un étui de serge qui l'entourait de peur de la rouille, uneépée ancienne, celle de son père, qu'il avait emportée aveclui <strong>com</strong>me une amie fidèle.Il la tira lentement du fourreau et en baisarespectueusement la poignée. C'était une belle arme, riche


sans ornementation superflue, une arme de <strong>com</strong>bat et nonde parade. Sur la lame d'acier bleuâtre, relevée dequelques minces filets d'or, se voyait imprimée la marqued'un des plus célèbres armuriers de Tolède. Sigognac pritun chiffon de laine et le passa à plusieurs reprises sur cefer pour lui rendre tout son brillant.Il tâta du doigt le fil et la pointe, et l'appuyant contre laporte, il courba la lame presque jusqu'à son poignet afind'en éprouver la souplesse. <strong>Le</strong> noble fer subit vaillammentces essais, et fit voir qu'il ne trahirait pas son homme surle pré. Animé par l'éclat poli de l'acier, sentant la gardebien à la main, Sigognac se mit à tirer au mur et vit qu'iln'avait rien oublié des leçons que Pierre, ancien prévôt desalle, lui donnait pendant ses longs loisirs au château dela Misère.Ces exercices auxquels il s'était livré avec son vieuxdomestique, faute de pouvoir suivre les académies <strong>com</strong>meil eût été convenable pour un jeune gentilhomme, avaientdéveloppé sa force, corroboré ses muscles, augmenté sasouplesse naturelle.N'ayant rien autre chose à faire, il s'était pris d'une sortede passion à l'endroit de l'escrime et avait profondémentétudié cette noble science; bien qu'il ne se crût encorequ'un écolier, il était depuis longtemps passé maître, et illui arrivait souvent, dans les assauts qu'ils faisaientensemble, de moucheter d'un point bleuâtre le plastron debuffle dont Pierre se couvrait la poitrine. Il est vrai qu'ensa modestie il se disait que le bon Pierre faisait exprès de


se laisser toucher, pour ne pas le décourager toujours avecdes parades invincibles. Il se trompait en cela: le vieuxprévôt n'avait caché à son élève chéri aucun des secrets deson art. Pendant des années entières il l'avait tenu auxprincipes, quoique Sigognac parfois témoignât de l'ennuide ces exercices si longuement répétés, en sorte que lejeune baron possédait une solidité égale à celle de sonmaître, mais la jeunesse lui donnait plus de souplesse etde rapidité: sa vue aussi était meilleure, en sorte quePierre, quoique sachant une riposte à toute botte, neparvenait pas aussi régulièrement qu'autrefois à écaner lefer du baron. Ces défaites, qui eussent aigri un maîtred'armes ordinaire, car ces gladiateurs de profession ne selaissent pas volontiers vaincre, même par leurs plus chers,réjouissaient et remplissaient d'orgueil le coeur du bravedomestique, mais il cachait sa joie de peur que le baron nese négligeât, croyant avoir atteint le but et emporté lapalme.Ainsi, en ce siècle de raffinés, de fendeurs de naseaux,de gens campés sur la hanche, de duellistes et de bretteursfréquentant les salles des maîtres espagnols et napolitainspour apprendre des bottes secrètes et des coups de Jarnac.Notre jeune baron, qui n'était jamais sorti de sa tourelleque pour chasser, à la queue de Miraut, un maigre lièvresur la bruyère, se trouvait être, sans en avoir laconscience, une des plus fines lames de l'époque, etcapable de se mesurer avec les épées les plus célèbres.Peut-être n'avait-il pas l'élégance insolente, la pose


délibérée, la forfanterie provocatrice de tel ou telgentilhomme renommé pour ses prouesses sur le pré, maisbien habile eût été le fer capable de pénétrer dans le petitcercle où sa garde l'enfermait.Content de lui et de son épée qu'il posa près de sonchevet, Sigognac ne tarda pas à s'endormir dans unesécurité parfaite, <strong>com</strong>me s'il n'avait pas chargé le marquisde Bruyères de provoquer le puissant duc deVallombreuse.Isabelle ne put fermer l'oeil: elle <strong>com</strong>prenait queSigognac n'en resterait pas là, et elle redoutait pour sonami les suites de la querelle, mais il ne lui vint pas à l'idéede s'interposer entre les <strong>com</strong>battants.<strong>Le</strong>s affaires d'honneur étaient en ce temps chosessacrées, que les femmes ne se fussent point aviséesd'interrompre ou de gêner par leurs pleurnicheries.Sur les neuf heures, le marquis, déjà tout habillé, allatrouver Sigognac dans sa chambre, pour régler avec lui lesconditions du <strong>com</strong>bat, et le baron voulut qu'il prît, en casd'incrédulité ou de refus de la part du duc, les vieilleschartes, les antiques parchemins auxquels pendaient delarges sceaux de cire sur queue de soie, les diplômescassés à tous les plis et paraphés de signatures royalesdont l'encre avait jauni, l'arbre généalogique aux rameauxtouffus chargés de canels, toutes les pièces enfin quiattestaient sa noblesse des Sigognac. Ces illustrespaperasses dont l'écriture gothiquement indéchiffrable eûtdemandé des lunettes et la science d'un bénédictin, étaient


enveloppées pieusement d'un morceau de taffetas cramoisidont la couleur passée avait pris une teinte pisseuse. Oneût dit un morceau de la bannière qui conduisait jadis lescent lances du baron Palamède de Sigognac contre l'ostdes Sarrasins.«Je ne crois pas, dit le marquis, qu'il soit besoin, encette occurrence, de faire vos preuves <strong>com</strong>me devant unhéraut d'armes; il suffira de ma parole dont personne n'ajamais douté.Cependant <strong>com</strong>me il se peut que le duc deVallombreuse, par extravagant dédain et folleoutrecuidance, feigne de ne voir en vous que le <strong>capitaine</strong><strong>Fracasse</strong>, <strong>com</strong>édien aux gages du sieur Hérode. Je vaistoujours prendre ces pièces que mon valet portera au casqu'il les faille produire.- Vous ferez ce que vous jugerez à propos, réponditSigognac je m'en lie à votre sagesse et je remets monhonneur entre vos mains.- Il n'y périclitera pas, répondit M. de Bruyères, soyezensûr, et nous aurons raison de ce duc outrageux dont lesfaçons altières me choquent plus qu'assez. <strong>Le</strong> tortil dubaron, les feuilles d'ache et les perles du marquis valentbien les pointes de la couronne ducale. quand la race estancienne et la filiation pure de tout mélange. Mais c'estassez parler, il faut agir. <strong>Le</strong>s paroles sont femelles, lesactions mâles, et la lessive de l'honneur ne se coulequ'avec du sang, <strong>com</strong>me disent les Espagnols.»Là-dessus le marquis appela son valet, lui remit la liasse


de papiers, et sortit de l'auberge pour aller à l'hôtelVallombreuse s'acquitter de sa mission.Il ne faisait pas encore jour chez le duc, qui, agité etcoléré par les événements de la veille, ne s'était assoupique fort tard.Aussi quand le marquis de Bruyères dit au valet dechambre de Vallombreuse de l'annoncer à son maître, lesyeux du maraud s'écarquillèrent-ils à cette demandeénorme. Réveiller le duc! entrer chez lui avant qu'il n'eûtsonné! Autant eût valu pénétrer dans la cage d'un lion deBarca ou d'un tigre de l'Inde. <strong>Le</strong> duc, même quand ils'était couché de bonne humeur, n'avait pas le réveilgracieux.«Monsieur ferait mieux d'attendre, dit le laquaistremblant à l'idée d'une telle audace, ou de revenir plustard. Monseigneur n'a pas encore appelé, et je n'oseprendre sur moi...- Annonce le marquis de Bruyères, cria le protecteur deZerbine d'une voix où la colère <strong>com</strong>mençait à vibrer, ouj'enfonce la porte et je m'introduis moi-même; il faut queje parle à ton maître sur-le-champ pour des choses quisont d'importance et intéressent l'honneur.- Ah! monsieur vient pour un duel! dit le valet dechambre subitement radouci. Que ne le disiez-vous toutde suite. Je vais aller porter votre nom à monseigneur; ils'est couché hier de si féroce humeur qu'il sera enchantéd'être réveillé par une querelle, et d'avoir un prétexte de sebattre.»


Et le laquais, d'un air résolu, pénétra dans l'appartementaprès avoir prié le marquis de vouloir bien patienterquelques minutes.Au bruit que fit la porte en s'ouvrant et en se refermant,Vallombreuse, qui ne dormait que d'un oeil, s'éveilla toutà fait, et d'un saut si brusque que le bois du lit en craquase mit sur son séant, cherchant quelque objet à jeter à latête du valet de chambre.«Que le diable embroche de sa corne le triple oison quiinterrompt mon sommeil! cria-t-il d'une voix irritée. Net'avais-je point ordonné de ne point entrer qu'on net'appelât? Je te ferai donner cent coups d'étrivières parmon majordome pour m'avoir désobéi. Comment vais-jeme rendormir maintenant? J'ai eu peur un instant que cene fût la trop tendre Corisande!- Monsieur, répondit le laquais avec un respectprosterné, peut me faire périr sous le bâton si cela luiconvient, mais si j'ai osé transgresser la consigne, ce n'estpas sans de bonnes raisons.M. le marquis de Bruyères est là qui voudrait parler àmonsieur le duc pour affaire d'honneur, à ce que j'ai<strong>com</strong>pris Monsieur le duc ne se cèle point en cesoccasions, et reçoit toujours ces sortes de visites.- <strong>Le</strong> marquis de Bruyères! fit le duc, est-ce que j'ai euquelques querelle avec lui? je ne m'en souviens point; etd'ailleurs il y a fort longtemps que je ne lui ai parlé. Peutêtres'imagine-t-il que je veux lui souffler Zerbine, car lesamoureux se figurent toujours qu'on en veut à leur objet.


Allons, Picard, donne-moi ma robe de chambre et rabatsles rideaux du lit, qu'on ne voie point le désordre de lacouchette. Il ne faut point faire attendre ce bravemarquis.»Picard présenta au duc une magnifique simarre à lavénitienne qu'il alla prendre dans une garde-robe, et dontle fond d'or se ramageait de grandes fleurs noiresveloutées; Vallombreuse en serra les cordons sur seshanches, de manière à faire voir sa taille fine, s'assit dansun fauteuil, prit un air d'insouciance et dit au laquais:«Maintenant fais entrer.- Monsieur le marquis de Bruyères, fit Picard enouvrant la porte à deux battants.- Bonjour, marquis, dit le jeune duc de Vallombreuse ense soulevant à demi de son fauteuil, et soyez le bienvenu,quel que soit le sujet qui vous amène. Picard, avancez unsiège à monsieur. Excusez-moi si je vous reçois dans cettechambre en désordre et sous ce déshabillé matinal; n'yvoyez pas un manque de civilité, mais une marqued'empressement.- Pardonnez, répliqua le marquis, l'insistance sauvageque j'ai mise à troubler votre sommeil, occupé peut-être dequelque rêve délicieux, mais je suis chargé près de vousd'une mission qui ne souffre pas de retard entregentilshommes.- Vous me piquez la curiosité au vif, réponditVallombreuse; je ne devine point quelle peut être cetteaffaire urgente.


- Sans doute, monsieur le duc, dit le marquis deBruyères, vous avez oublié certaines circonstances de lasoirée d'hier. De si minces détails ne sont point faits pourse graver en votre souvenir. Aussi vais-je aider votremémoire, si vous le permettez. Au foyer des <strong>com</strong>édiennes,vous avez daigné honorer d'une attention particulière unejeune personne qui joue les ingénues: Isabelle, je crois. Etpar une badinerie que, pour ma part, je ne trouve pasblâmable, vous lui voulûtes poser une assassine sur lesein. Ce procédé, que je ne qualifie pas, choqua fort un<strong>com</strong>édien, le <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, qui eut la hardiesse devous arrêter la main.- Marquis, vous êtes le plus fidèle et le plusconsciencieux des historiographes, interrompitVallombreuse. Tout cela est vrai de point en point, et,pour finir l'anecdote, je promis à ce drôle, insolent <strong>com</strong>meun noble, une volée de bois vert, châtiment approprié à unmaroufle de sa sorte.- Il n'y a pas grand mal à faire bâtonner un histrion ouun grimaud de lettres dont on n'est pas content, dit lemarquis d'un air de parfaite insouciance; ces espèces nevalent pas les cannes qu'on leur rompt sur le dos; mais icile cas est différent. Sous le <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, qui, dureste, a rossé vos estafiers de la belle manière, il y a lebaron de Sigognac, un gentilhomme de vieille ruche et dela meilleure noblesse qui soit en Gascogne. Personne n'arien à dire sur son <strong>com</strong>pte.- Que diable allait-il faire parmi cette troupe de


aladins? répondit le jeune duc de Vallombreuse enjouant avec les cordons de sa robe de chambre; pouvais-jesoupçonner un Sigognac sous cet accoutrement grotesqueet derrière ce faux nez barbouillé de carmin?- Quant à votre première question, dit le marquis, j'yrépondrai par un mot. Entre nous, je crois le baron fortépris de l'Isabelle: ne la pouvant retenir au château, il s'estengagé dans la troupe pour suivre ses amours. Ce n'est pasvous qui trouverez ce pourchas galant de mauvais goût,puisque la dame de ses pensées excite votre fantaisie.- Non; j'admets tout ceci. Mais vous conviendrez que jene pouvais deviner ce roman, et que l'action du <strong>capitaine</strong><strong>Fracasse</strong> fut impertinente.- Impertinente venant d'un <strong>com</strong>édien, reprit M. deBruyères, naturelle venant d'un gentilhomme jaloux de samaîtresse. Aussi le <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> jette-t-il sonmasque et vient-il, <strong>com</strong>me baron de Sigognac, vousproposer le cartel par mon entremise et vous demanderraison de l'insulte que vous lui avez faite.- Mais qui me dit, dit Vallombreuse, que ce prétenduSigognac, qui joue les Matamores dans une <strong>com</strong>pagnie debouffons, ne soit pas un intrigant de bas étage usurpant unnom honorable pour avoir l'honneur de faire toucher sabatte d'histrion par mon épée?- Duc, répliqua le marquis de Bruyères d'un ton plein dedignité, je ne servirais pas de témoin et de second àquelqu'un qui ne serait point né. Je connaispersonnellement le baron de Sigognac, dont le castel n'est


qu'à quelques lieues de mes terres. Je me porte son garant.D'ailleurs, si vous doutez encore de sa qualité, j'ai làtoutes les pièces qu'il faut pour rassurer vos scrupules.Voulez-vous me permettre d'appeler mon laquais quiattend dans l'antichambre et vous remettra lesparchemins?- Il n'en est nul besoin, répondit Vallombreuse; votreparole me suffit, j'accepte le duel; M. le chevalier deVidalinc, mon ami, sera mon second. Veuillez vousentendre avec lui. Toutes armes et toutes conditions mesont bonnes. Aussi bien ne serais-je pas fâché de voir si lebaron de Sigognac sait aussi bien parer les coups d'épéeque le <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> les coups de bâton. Lacharmante Isabelle couronnera le vainqueur du tournoi<strong>com</strong>me aux beaux temps de la chevalerie. Mais souffrezque je me retire. M. de Vidalinc, qui occupe unappartement dans l'hôtel, va descendre, et vous vousentendrez avec lui du lieu, de l'arme et de l'heure. Sur cebeso a vuestra merced la mano, caballero.»En disant ces mots, le duc de Vallombreuse salua avecune courtoisie étudiée le marquis de Bruyères, soulevaune lourde portière de tapisserie et disparut.Quelques instants après, le chevalier de Vidalinc vintrejoindre le marquis; les conditions furent bientôt réglées.On choisit l'épée, arme naturelle des gentilshommes, et larencontre fut fixée au lendemain, Sigognac ne voulantpas, s'il était blessé ou tué faire manquer la représentationannoncée par toute la ville.


<strong>Le</strong> rendez-vous fut pris à un certain endroit hors desmurs, dans un pré fort apprécié des duellistes de Poitierspour sa solitude, fermeté de terrain et <strong>com</strong>moditénaturelle.<strong>Le</strong> marquis de Bruyères retourna à l'auberge des Armesde France et rendit <strong>com</strong>pte de sa mission à Sigognac, quile remercia chaleureusement d'avoir si bien arrangé leschoses, car il avait sur le coeur les regards insolents etlibertins du jeune duc à l'endroit d'Isabelle.La représentation devait <strong>com</strong>mencer à trois heures, etdepuis le matin le crieur de la ville se promenait par lesrues battant la caisse et annonçant le spectacle, dès qu'ils'était formé autour de lui un cercle de curieux. <strong>Le</strong> drôleavait les poumons de Stentor, et sa voix, habituée àpromulguer des édits, donnait aux titres des pièces et auxnoms des acteurs une redondance emphatique la plusmajestueuse du monde. <strong>Le</strong>s vitres tremblaient aux fenêtreset les verres vibraient à l'unisson sur les tables dansl'intérieur des logis. Il possédait, en outre, une manièreautomatique de remuer le menton en prononçant sesphrases qui le faisait ressembler à un casse-noisette deNuremberg et mettait en joie tous les polissons. <strong>Le</strong>s yeuxn'étaient pas moins sollicités que les oreilles, et ceux quin'avaient pas entendu l'annonce pouvaient voir auxcarrefours les plus fréquentés, sur les murailles du jeu depaume et contre la porte des Armes de France de grandesaffiches placardées où, en majuscules rouges et noiressavamment alternées, figuraient Lygdamon et Lydias et


<strong>Le</strong>s Rodomontades du Capitaine <strong>Fracasse</strong>, tracés aupinceau par Scapin, le calligraphe de la troupe. Cesaffiches étaient disposées en style lapidaire, à la façonromaine, et les délicats n'eussent rien trouvé à y reprendre.Un valet de l'auberge, qu'on avait affublé en portier de<strong>com</strong>édie, avec une souquenille mi-partie vert et jaune, unlarge baudrier supportant une épée en verrouil, un feutreà grands bords enfoncé jusqu'aux yeux et surmonté d'uneplume longue à balayer les toiles d'araignée au plafond,contenait la foule à la porte qu'il barrait d'une sorte depertuisane, ne laissant passer quiconque qu'il n'eût crachéau bassinet dans un plateau d'argent posé sur une table,c'est-à-dire payé le prix de sa place ou à tout le moinsmontré un billet d'entrée en la forme convenue.Vainement quelques petits clercs, écoliers, pages oulaquais essayèrent de pénétrer en fraude et de se glissersous la redoutable pertuisane, le vigilant cerbère lesrenvoyait d'une bourrade au milieu de la rue, où d'aucunstombèrent dans le ruisseau à jambes rebindaines, grandsujet d'hilarité pour les autres, qui s'esclaffaient de rire etse tenaient les côtés à les voir se relever tout punis etcontaminés de fange.<strong>Le</strong>s dames arrivaient en chaises à porteurs dont lesbrancards étaient tenus par de vigoureux manants courantsous cette charge légère. Quelques hommes venus àcheval ou à mule jetaient les brides de leurs montures àdes laquais apostés pour cet office.Deux ou trois carrasses à dorures rougies et à peintures


fanées, tirés de la remise en cette occasion solennelle,s'approchèrent de la porte au pas de lourds chevaux, et ilen sortit, <strong>com</strong>me de l'arche de Noé, toutes sortes de bêtesprovinciales d'aspect hétéroclite et caparaçonnées d'habitsà la mode sous le défunt roi.Cependant ces carrosses, tout délabrés qu'ils fussent, nelaissaient pas que de faire impression sur la fouleaccourue pour voir entrer le monde à la <strong>com</strong>édie, et rangésles uns à côté des autres sur la place, ils produisaient uneffet assez respectable.Bientôt la salle fut pleine à n'y pouvoir introduire uncure-dent. De chaque côté de la scène on avait disposé desfauteuils pour les personnes de marque; chose, certes,nuisible à l'illusion théâtrale et au jeu des acteurs, maisdont l'habitude empêchait de sentir le ridicule. <strong>Le</strong> jeuneduc de Vallombreuse, en velours noir tout passementé dejais, tout inondé de dentelles, y figurait près de son ami lechevalier de Vidalinc, vêtu d'un charmant costume ensatin couleur de scabieuse relevé d'agréments d'or.Quant au marquis de Bruyères, pour être plus libred'applaudir Zerbine sans trop se <strong>com</strong>promettre, il avaitpris un siège à l'orchestre derrière les violons.Des espèces de loges en planches de sapin, recouvertesde serge ou de vieilles verdures de Flandre, avaient étépratiquées sur les côtés de la salle, dont le milieu formaitle parterre, où se tenaient debout les petits bourgeois,courtauds de boutique, clercs de procureur, apprentis,écoliers, laquais et autres canailles.


Dans les loges s'établissaient, en faisant bouffer leursjupes et en passant le doigt par l'échancrure de leurcorsage pour mieux faire valoir les trésors de leur blanchepoitrine, les femmes aussi superbement parées que lepermettait leur garde-robe de province, un peu arriérée surles modes de la cour. Mais croyez bien que chez plusieursla richesse remplaçait avantageusement l'élégance, dumoins aux yeux des connaisseurs du public poitevin.Il y avait là de bons gros diamants de famille qui, pourêtre sertis dans de vieilles montures encrassées, n'enavaient pas moins leur prix; d'antiques dentelles, un peujaunes, il est vrai, mais de grande valeur; de longueschaînes d'or à vingt-quatre carats, fort lourdes etprécieuses, quoique de travail ancien; des brocarts et dessoieries léguées par les aïeules, <strong>com</strong>me on n'en tisse plusà Venise ni à Lyon. Il y avait même de charmants visagesfrais, roses, reposés, qu'on eût fort prisés à Saint-Germainet à Paris, malgré leur physionomie un peu trop innocenteet naïve.Quelques-unes de ces dames, ne voulant pas sans douteêtre connues, avaient gardé leur touret de nez, ce quin'empêchait pas les plaisantins du parterre de les nommeret de raconter leurs aventures plus ou moins scandaleuses.Pourtant, toute seule dans une loge avec une femme quiparaissait sa suivante, une dame masquée plussoigneusement que les autres et se tenant un peu en arrièrepour que la lumière ne tombât point sur elle, déjouait lasagacité des curieux. Un voile de dentelles noires, noué


sous le menton, lui couvrait la tête et ne permettait pasqu'on discernât la nuance de sa chevelure. <strong>Le</strong> reste de sonvêtement, de riche étoffe mais de couleur foncée, seconfondait avec l'ombre où elle s'enfonçait, à l'encontredes autres femmes, qui cherchaient les feux des bougiespour se mettre en évidence. Parfois même elle élevait à lahauteur de ses yeux, <strong>com</strong>me pour les garantir des clartéstrop vives, un éventail en plumes noires au centre duquelétait enchâssée une petite glace qu'elle ne consultait point.<strong>Le</strong>s violons, en jouant une ritournelle, ramenèrentl'attention générale vers le théâtre, et personne ne prit plusgarde à cette beauté mystérieuse qu'on eût pu prendrepour la Dama tapada de Calderon.On <strong>com</strong>mença par Lygdaman et Lydia. La décorationreprésentant un paysage bocager tout verdoyant d'arbres,tapissé de mousse, arrosé de claires fontaines, et seterminant au loin par une fuite de montagnes azurées,disposa favorablement le public par son agréable aspect.Léandre, qui jouait Lygdamon, était vêtu d'un habitzinzolin rehaussé de quelques broderies vertes à la modepastorale. Ses cheveux calamistrés se tordaient en bouclessur sa nuque où un ruban les rattachait de la façon la plusgalante.Une collerette légèrement godronnée dégageait son colaussi blanc que celui d'une femme. Sa barbe, rasée au plusprès, colorait sa joue et son menton d'une imperceptibleteinte bleuâtre et les veloutait <strong>com</strong>me d'une fleur depêche, <strong>com</strong>paraison que rendait plus exacte encore la


fraîcheur vermeille du fard étendu discrètement sur lespommettes. Ses dents, avivées par le carmin des lèvres etbrossées à outrance, étincelaient <strong>com</strong>me des perles qu'ontire du son. Un trait d'encre de Chine avait régularisé lespointes de ses sourcils, et une autre ligne d'une ténuitéextrême, lui bordant les paupières, prêtait au blanc de sesyeux un éclat extraordinaire.Un murmure de satisfaction parcourut l'assemblée: lesfemmes se penchèrent l'une vers l'autre en chuchotant, etune jeune personne, récemment sortie du couvent, ne puts'empêcher de dire avec une naïveté qui lui valut unesemonce de sa mère: «Il est charmant!» Cette petite filleen sa candeur exprimait l'idée secrète des femmes plususagées, et peut-être de sa propre mère. Elle devint touterouge à la remontrance, ne sonna plus mot, et tint les yeuxfixés sur la pointe de son buste, non cependant sans lesrelever d'une façon furtive quand on ne la surveillaitpoint.Mais certes, la plus émue parmi toutes, c'était la damemasquée. La palpitation précipitée de sa gorge, quisoulevait ses dentelles, le léger tremblement de l'éventaildans sa main, la pose penchée qu'elle avait prise sur lerebord de sa loge pour ne rien perdre du spectacle eussenttrahi l'intérêt qu'elle portait au Léandre, si quelqu'un eûtpris le loisir de l'observer. Heureusement, tous les yeuxétaient tournés vers la scène, ce qui lui donna le temps dese remettre.Lygdamon, <strong>com</strong>me chacun sait, car il n'est personne qui


ignore les productions de l'illustre Georges de Scudéry,ouvre la scène par un monologue fort touchant etpathétique, où l'amant rebuté de Sylvie agite cettequestion importante de savoir <strong>com</strong>ment il mettra fin à uneexistence que les rigueurs de sa belle lui rendentinsupportable.Choisira-t-il, pour terminer ses tristes jours, le licol oul'épée? Se précipitera-t-il du haut d'une roche? Fera-t-il unplongeon dans la rivière, afin de noyer sa flamme sousl'onde? Il hésite au bord du suicide et ne sait à quoi serésoudre. Ce vague espoir, qui n'abandonne les amoureuxqu'à la dernière extrémité, le retient à la vie. Peut-êtrel'inhumaine s'adoucira-t-elle et se laissera-t-elle fléchir parune adoration si obstinée? Il faut l'avouer, Léandre débitacette tirade en <strong>com</strong>édien consommé, avec des alternativesde langueur et de désespoir les plus attendrissantes dumonde. Il faisait trembler sa voix <strong>com</strong>me quelqu'un que ladouleur étouffe, et qui, en parlant, contient à grand-peineses sanglots et ses larmes. Quand il poussait un soupir, ilsemblait le tirer du fond de son âme, et il se plaignait descruautés de son amante d'un ton si doux, si tendre, sisoumis, si pénétré, que toutes les femmes dans la salle sedépitaient contre cette méchante et barbare Sylvie,prétendant qu'à sa place elles n'auraient point été sisauvagement farouches que de réduire au désespoir, etpeut-être au trépas, un berger d'un tel mérite.A la fin de cette tirade, pendant qu'on applaudissait àrompre les banquettes, Léandre promena son regard sur


les femmes de la salle, s'arrêtant à celles qui luiparaissaient titrées, car, malgré de nombreuses déceptions,il n'abandonnait pas son rêve d'être aimé d'une grandedame pour sa beauté et son talent de <strong>com</strong>édien. Il vit plusd'un bel oeil brillanté d'une larme, plus d'une gorgeblanche qui palpitait d'émotion. Sa vanité en fut satisfaite,mais ne s'en étonna point. <strong>Le</strong> succès ne surprend jamaisun acteur mais sa curiosité fut vivement excitée par laDama tapada qui se tenait rencognée dans sa loge. Cemystère sentait l'aventure. Léandre devina tout de suitesous ce masque une passion que les bienséances forçaientde se contraindre, et il détacha vers l'inconnue unebrûlante oeillade, pour lui marquer qu'elle avait été<strong>com</strong>prise.<strong>Le</strong> trait décoché porta, et la dame fit à Léandre un signede tête imperceptible, <strong>com</strong>me pour le remercier de sapénétration.<strong>Le</strong> rapport était établi, et désormais, quand l'action dela pièce le permettait, des regards s'échangeaient entre laloge et le théâtre.Léandre excellait en ces sortes de manèges, et il savaitdiriger sa voix et lancer une tirade amoureuse de façonqu'une personne de la salle pouvait croire qu'il la disaitpour elle seule.A l'entrée de Sylvie, représentée par Sérafine, lechevalier de Vidalinc ne se fit pas faute d'applaudir, et leduc de Vallombreuse voulant favoriser les amours de sonami, ne dédaigna pas de rapprocher trois ou quatre fois les


paumes de ses mains blanches, dont les doigts étaientchargés de bagues aux pierres étincelantes. Sérafine saluad'une demi-révérence le chevalier et le duc, et se préparaà <strong>com</strong>mencer avec Lygdamon ce joli dialogue que lesconnaisseurs jugent un des endroits les mieux touchés dela pièce.Comme l'exige le rôle de Sylvie, elle fit quelques passur le théâtre d'un air préoccupé et songeur, pour motiverla demande de Lygdamon:A CE COUP JE VOUS PRENDS DEDANS LARIVERIEElle avait fort bonne grâce en cette attitude nonchalante,la tête un peu penchée, un bras pendant et l'autre ramenésur sa ceinture. Sa cotte était d'un vert d'eau glacé d'argentet retroussée par des noeuds de velours noir. Elle avait enles cheveux piquées quelques fleurettes des champs,<strong>com</strong>me si sa main distraite les eût cueillies et placées làsans y penser. Cette coiffure, au reste, lui seyait àmerveille et mieux que diamants, bien que ce ne fût passon avis, mais l'indigence de son écrin l'avait forcée d'êtrede bon goût et de ne point orner une bergère <strong>com</strong>me uneprincesse. Elle dit d'une manière charmante toutes cesphrases poétiques et fleuries sur les roses, sur les zéphyrs,sur la hauteur des bois, sur le chant des oiseaux, parlesquelles Sylvie empêche malicieusement Lygdamon delui parler de sa flamme, quoique cet amant trouve danschaque image qu'emploie la belle un symbole d'amour etune transition pour revenir à l'idée qui l'obsède.


A travers cette scène, Léandre, pendant que Sylvieparlait, eut l'art de diriger quelques soupirs du côté de laloge mystérieuse, et il en fit de même jusqu'à la fin de lapièce, qui s'acheva au bruit des applaudissements. Il estinutile d'en dire plus long sur un ouvrage qui estmaintenant entre toutes les mains. <strong>Le</strong> succès de Léandrefut <strong>com</strong>plet, et chacun s'étonna qu'un <strong>com</strong>édien de cemérite n'eût point encore paru devant la cour. Sérafineavait aussi ses partisans, et sa vanité blessée se consolapar la conquête du chevalier de Vidalinc, qui, s'il ne valaitpas <strong>com</strong>me Fortune le marquis de Bruyères, était jeune, àla mode, et en passe de parvenir.Après Lygdamon et Lydias on joua <strong>Le</strong>s Rodomontadesdu Capitaine <strong>Fracasse</strong>, qui eurent leur effet accoutumé etsoulevèrent d'immenses éclats de rire. Sigognac, bien stylépar Blazius et servi par une intelligence naturelle, fut dela plus réjouissante extravagance dans le rôle du capitan.Zerbine semblait frottée de lumière, tant elle étincelait, etle marquis, hors de sens, l'applaudissait <strong>com</strong>me unfurieux. <strong>Le</strong> vacarme qu'il faisait attira même l'attention dela dame masquée. Elle haussa légèrement les épaules, etsous le velours de son touret de nez, un sourire ironiquereleva le coin de ses lèvres. Quant à Isabelle, la présencedu duc de Vallombreuse, assis à droite de la scène, luicausait un certain malaise qu'eût été visible pour le publicsi elle eût été une Comédienne moins exercée. Elleredoutait de sa part quelque incartade insolente, quelquemarque de désapprobation outrageuse, mais sa crainte ne


fut pas réalisée. <strong>Le</strong> duc ne chercha pas à la déconcerterpar un regard trop fixe ou trop libre; même il l'applauditavec décence et réserve quand elle le méritait. Seulement,lorsque les situations de la pièce amenaient pour le<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> nasardes, chiquenaudes et coups debâton, une singulière expression de dédain contenu sepeignait sur les traits du jeune duc. Sa lèvre se rebroussaitorgueilleusement, <strong>com</strong>me s'il eût dit tout bas: «Fi donc!»Mais il ne témoigna rien des sentiments qui pouvaientl'agiter intérieurement, et il conserva tout le temps duspectacle sa pose indolente et superbe. Quoique violent desa nature, le duc de Vallombreuse, sa fureur passée, étaittrop gentilhomme pour se rien permettre contre les lois dela courtoisie à l'endroit d'un adversaire avec lequel ildevait se battre le lendemain; jusque-là, les hostilitésétaient suspendues, et c'était <strong>com</strong>me une trêve de Dieu.La dame masquée s'était retirée un peu avant la fin dela seconde pièce, pour éviter de se trouver parmi la foule,et pouvoir regagner sans être vue la chaise à porteurs quil'attendait à quelques pas du jeu de paume.Sa disparition intrigua beaucoup Léandre, qui de l'angled'une coulisse surveillait la salle et suivait lesmouvements de la femme mystérieuse.Jetant à la hâte un manteau sur son costume de bergerdu Lignon, Léandre se précipita vers la porte des acteurspour suivre l'inconnue. <strong>Le</strong> fil léger qui les liait l'un àl'autre allait se rompre s'il ne faisait diligence. La dame,sortie de l'ombre un instant, y rentrait pour toujours, et


l'intrigue, à peine formée, avortait. Bien qu'il se fût hâtéjusqu'à perdre le souffle, Léandre, lorsqu'il arriva dehors,n'aperçut autour de lui que les maisons noires et les ruellesprofondes où tremblotaient quelques lanternes posées pardes valets escortant leurs maîtres, et dont le reflet miroitaitdans les flaques de pluie. La chaise, enlevée par devigoureux porteurs, avait déjà tourné l'angle d'une rue quila dérobait aux regards du passionné Léandre.«Je suis stupide, se dit-il à lui-même avec cettefranchise dont on use quelquefois envers soi-même dansles moments désespérés. J'aurais dû sortir après lapremière pièce, revêtir un costume de ville et attendremon inconnue à la porte du théâtre, qu'elle restât ou nonpour voir <strong>Le</strong>s Rodomontades du <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>. Ah!animal, ah! faquin! une grande dame, car c'en était une àcoup sûr, te fait les yeux doux et se pâme sous sonmasque à te voir jouer, et tu n'as pas l'esprit de couriraprès elle? Tu mérites d'avoir toute ta vie pour maîtressesdes caillettes, des gaupes, des gotons, des maritomes auxmains rendues calleuses par le balai.» Léandre en était làde sa harangue intérieure, quand une espèce de petit page,vêtu d'une livrée brune et sans galons, coiffé d'un chapeaurabattu sur les yeux, se dressa subitement devant lui<strong>com</strong>me une apparition, et lui dit d'une voix au timbreenfantin qu'il cherchait à grossir pour la déguiser:«Est-ce vous qui êtes M. Léandre, celui qui, tout àl'heure, faisait le berger Lygdamon dans la pièce de M. deScudéry?


- C'est moi-même, répondit Léandre. Que voulez-vousde moi et que puis-je faire pour vous servir?- Oh! merci, dit le page, je ne désire rien de vous; je suisseulement chargé de vous répéter une phrase, si toutefoisvous êtes disposé à l'entendre, une phrase de la part d'unedame masquée.- De la part d'une dame masquée! s'écria Léandre, oh!dites-la tout de suite! je meurs d'impatience!- La voici mot pour mot, dit le page: «Si Lygdamon estaussi courageux qu'il est galant, il n'a qu'à se trouver prèsde l'église à minuit: un carrosse l'attendra; qu'il y monte etse laisse conduire.»Avant que Léandre étonné eût eu le temps de répondre,le page s'était éclipsé, le laissant fort perplexe sur ce qu'ildevait faire. Si le coeur lui bondissait de joie à l'idée d'unebonne fortune, les épaules lui frissonnaient au souvenir dela bastonnade reçue dans certain parc, au pied de la statuede l'Amour discret.Etait-ce encore un piège tendu à sa vanité par quelquebourru jaloux de ses charmes? Allait-il trouver au rendezvousquelque mari forcené, l'épée à la main, prêt à lemeurtrir et à lui couper la gorge? Ces réflexions glaçaientprodigieusement son enthousiasme, car, nous l'avons dit,Léandre ne craignait rien, sinon les coups et la mort,<strong>com</strong>me Panurge. Cependant, s'il ne profitait pas del'occasion qui se présentait si favorable et si romanesque,elle ne reviendrait peut-être jamais, et avec elles'évanouirait le rêve de sa vie, ce rêve qui lui avait tant


coûté en pommades, cosmétiques, linge et braveries. Puisla belle inconnue, s'il ne venait pas, le soupçonnerait delâcheté, chose par trop horrible à penser, et qui donneraitdu coeur au ventre des plus couards. Cette idéeinsupportable détermina Léandre.«Mais, se dit-il si cette belle pour qui je vais m'exposerà me faire rompre les os et jeter en quelque oubliette, allaitêtre une douairière plâtrée de fard et de céruse, avec descheveux et des dents postiches?Il ne manque pas de chaudes vieilles, de ces goulesd'amour qui, différentes des goules de cimetière, aimentà se repaître de chair fraîche. Ho! non; elle est jeune etpleine d'appas, j'en suis sûr. Ce que j'apercevais de son colet de sa gorge était blanc, rond, appétissant, et promettaitmerveille pour le reste! Oui, j'irai certes! je monterai dansle carrosse. Un carrosse! rien n'est plus noble et demeilleur air!»Cette résolution prise, Léandre retourna aux Armes deFrance, ne toucha que du bout des dents au souper des<strong>com</strong>édiens, et se retira dans sa chambre où il s'adonisa deson mieux, n'épargnant ni le linge fin à broderiesfenestrées, ni la poudre d'iris, ni le musc. Il prit aussi unedague et une épée, bien qu'il ne fût guère capable de s'enservir à l'occasion, mais un amant armé impose toujoursplus de respect aux fâcheux jaloux. Puis il rabattit sonchapeau sur ses yeux, s'embossa à l'espagnole dans unmanteau de couleur sombre, et sortit de l'hôtel à pas deloup, ayant eu ce bonheur de ne point être aperçu du


malicieux Scapin, qui ronflait à poings tendus dans salogette à l'autre bout de la galerie.<strong>Le</strong>s rues étaient désertes depuis longtemps, car Poitiersse couchait de bonne heure. Léandre ne rencontra âme quivive, sauf quelques chats efflanqués qui rôdaientmélancoliquement et au bruit de ses pas disparaissaient<strong>com</strong>me des ombres sous une porte mal-jointe ou par unsoupirail de cellier. Notre galant débouchait sur la placede l'église <strong>com</strong>me le dernier coup de minuit sonnait,faisant à son tintement lugubre envoler les hiboux de lavieille tour. La vibration sinistre de la cloche au milieu dusilence de la nuit causait en l'âme peu rassurée de Léandreune horreur religieuse et secrète. Il lui semblait entendreson propre glas. Un instant il fut sur le point de rebrousserchemin et d'aller prudemment s'allonger seul entre sesdeux draps au lieu de courir les aventures nocturnes; maisil vit le carrosse attendant à la place désignée, et le petitpage, messager de la dame masquée, qui, debout sur lemarchepied, tenait la portière ouverte. Il n'y avait plusmoyen de reculer, car peu de gens ont le courage d'êtrelâches devant témoins. Léandre avait été aperçu parl'enfant et le cocher; il avança donc d'un air délibéré quedémentait intérieurement un fort battement de coeur, et ilmonta dans la voiture avec l'intrépidité apparente d'unGalaor.A peine Léandre fut-il assis, que le cocher toucha seschevaux qui prirent un trot soutenu. Une obscuritéprofonde régnait dans le carrosse; outre qu'il faisait nuit,


des gantelets de cuir étaient rabattus le long des glaces, etne permettaient pas de rien distinguer au dehors.<strong>Le</strong> page était resté debout sur le marchepied, et l'on nepouvait engager de conversation avec lui ni en tirer lemoindre éclaircissement. Il paraissait, du reste, fortlaconique et peu disposé à dire ce qu'il savait, s'il savaitquelque chose. Notre <strong>com</strong>édien tâtait les coussins, quiétaient de velours piqué de bouffettes; il sentait sous sespieds un tapis épais, et il aspirait un faible parfumd'ambre dégagé par l'étoffe de la garniture intérieure,témoignage d'élégance et de recherche.C'était bien chez une personne de qualité que cecarrosse le voiturait si mystérieusement. Il essaya des'orienter, mais il connaissait peu Poitiers; cependant il luisembla, au bout de quelque temps, que le bruit des rouesn'était plus répercuté par des murailles et que l'équipagene coupait plus de ruisseaux. On roulait hors la ville, dansla campagne, vers quelque retraite propice aux amours etaux assassinats, pensa Léandre avec un léger frisson et enprenant la main à sa dague, <strong>com</strong>me si quelques marisanguinaire ou quelque frère féroce fût assis devant luidans l'ombre.Enfin la voiture s'arrêta. <strong>Le</strong> petit page ouvrit la portière;Léandre descendit, et se trouva en face d'une hautemuraille noirâtre qui lui parut être la clôture de quelqueparc ou jardin.Bientôt il y distingua une porte que son bois fendillé,bruni et couvert de mousse faisait d'abord confondre avec


les pierres du mur. <strong>Le</strong> page pressa fortement un des clousrouillés qui fixaient les planches, et la porte s'entrouvrit.«Donnez-moi la main, dit le page à Léandre, que jevous guide: il fait trop sombre pour que vous me puissiezsuivre à travers ces labyrinthes d'arbres.»Léandre obéit, et tous deux marchèrent pendantquelques minutes dans un bois encore assez touffu,quoique fort dépouillé par l'hiver, et dont les feuillessèches craquaient sous leurs pieds.Au bois succéda un parterre dessiné par des buis, etornés d'ifs taillés en pyramide qui prenaient, dansl'obscurité, de vagues apparences de spectres oud'hommes en sentinelle, chose plus effrayante encore pourle peureux <strong>com</strong>édien. <strong>Le</strong> parterre traversé, Léandre et songuide montèrent la rampe d'une terrasse sur laquelles'élevait un pavillon d'ordre rustique coiffé d'un dôme etorné de pots à jeu à ses angles. Ces détails furent observéspar notre galant à cette lueur obscure que répand toujoursle ciel de la nuit dans un endroit découvert. Ce pavilloneût paru inhabité, si une faible rougeur tamisée par unépais rideau de damas n'eût empourpré l'une des fenêtresdécoupant son embrasure sur le fond sombre de la masse.C'était sans doute derrière ce rideau qu'attendait ladame masquée, émue, elle aussi, car, en ces équipéesamoureuses, les femmes risquent leur bonne réputation, etparfois leur vie, tout de même que les galants, pour peuque leurs maris apprennent la chose et se trouventd'humeur brutale. Mais en ce moment Léandre n'avait


plus peur; l'orgueil satisfait lui cachait le danger. <strong>Le</strong>carrosse, le page, le jardin, le pavillon, tout cela sentait lagrande dame, et l'intrigue se nouait d'une façon qui n'avaitrien de bourgeois. Il était aux anges, et ses pieds netouchaient pas la terre. Il aurait voulu que ce méchantgaillard de Scapin le vît en cette gloire et ce triomphe.<strong>Le</strong> page poussa une grande porte vitrée et se retira,laissant Léandre seul dans le pavillon qui était meubléavec beaucoup de goût et de magnificence. La voûteformée par le dôme représentait un ciel bleu turquin léger,où flottaient de petits nuages roses et voletaient desAmours en diverses attitudes pleines de grâce. Unetapisserie historiée de scènes empruntées à L'Alliée,roman de M. Honoré d'Urfé, revêtait moelleusement lesparois des murailles. Des cabinets incrustés en pierresdures de Florence, des fauteuils de velours rouge àcrépines, une table couverte d'un tapis de Turquie, desvases de la Chine pleins de fleurs, malgré la saison,montraient assez que la maîtresse du lieu était riche et dehaut lignage. Des bras de nègre en marbre noir, jaillissantd'une manche dorée, formaient candélabres, et jetaient laclarté de leurs bougies sur ces magnificences. Ebloui deces splendeurs, Léandre ne remarqua pas d'abord qu'il n'yavait personne dans ce salon; il se débarrassa de sonmanteau, qu'il posa avec son feutre sur un pliant, redonna,devant une glace de Venise, un meilleur tour à une de sesboucles, dont l'économie était <strong>com</strong>promise, prit la pose laplus gracieuse de son répertoire et se dit en promenant ses


yeux autour de lui:«Eh mais! où donc est la divinité de ces lieux? Je voisbien le temple, mais non l'idole. Quand va-t-elle sortir deson nuage et se révéler, vraie déesse par sa démarcheselon l'expression de Virgile!»Léandre en était là de sa phraséologie galante intérieure,quand le pli d'une portière en damas des Indes incarnadinse dérangea, ouvrant passage à la dame masquéeadmiratrice de Lygdamon. Elle avait encore son loup develours noir, ce qui inquiéta notre <strong>com</strong>édien.«Serait-elle laide, pensa-t-il, cet amour du masquem'alarme.» Sa crainte dura peu, car la dame, s'avançant aumilieu du salon où se tenait respectueusement Léandre,défit son touret de nez et le jeta sur la table, découvrantaux lueurs des bougies une figure assez régulière etagréable où brillaient deux beaux yeux couleur de tabacd'Espagne, enflammés de passion et où souriait unebouche bien meublée, rouge <strong>com</strong>me une cerise et coupéed'une petite raie à la lèvre inférieure.Autour de ce visage frisaient d'opulentes grappes decheveux bruns qui s'allongeaient jusque sur des épaulesblanches et grasses et se hasardaient même à baiser lecontour de certains demi-globes dont le frémissement desdentelles qui les voilaient trahissait les palpitations.«Madame la marquise de Bruyères! s'écria Léandresurpris au dernier point et quelque peu inquiet, le souvenirde la bastonnade lui revenant, est-ce possible? suis-je lejouet d'un rêve? oserai-je croire à ce bonheur inespéré!


- Vous ne vous trompez pas, mon ami, dit la marquise,je suis bien Mme de Bruyères et j'espère que votre coeurme reconnaît <strong>com</strong>me le font vos yeux.- Oh! votre image est là gravée en traits de flamme,répondit Léandre avec un ton pénétré, je n'ai qu'à regarderen moi pour l'y voir parée de toutes les grâces et de toutesles perfections.- Je vous remercie, dit la marquise, d'avoir gardé ce bonsouvenir de moi. Cela prouve une âme bien faite etgénéreuse. Vous avez dû me croire cruelle, ingrate etfausse. Hélas! mon faible coeur n'est que trop tendre, etj'étais loin d'être insensible à la passion que vous memarquiez. Votre lettre, remise à une suivante infidèle, esttombée aux mains du marquis. Il y fit la réponse que vousreçûtes et qui vous abusa. Plus tard M. de Bruyères, riantde ce qu'il appelait un bon tour, me fit lire cette missiveoù éclatait l'amour le plus vif et le plus pur, <strong>com</strong>me unepièce d'un parfait ridicule.Mais il ne produisit pas l'effet qu'il attendait. <strong>Le</strong>sentiment que j'avais pour vous ne fit que s'accroître, et jerésolus de vous ré<strong>com</strong>penser des peines que vous aviezendurées pour moi. Sachant mon mari occupé à sanouvelle conquête, je suis venue à Poitiers; cachée sous cemasque, je vous entendis exprimer si bien l'amour fictifque je voulus voir si vous seriez aussi éloquent en parlantpour vous-même.- Madame, dit Léandre en s'agenouillant sur un carreauaux pieds de la marquise, qui s'était laissée tomber entre


les bras d'un fauteuil, <strong>com</strong>me épuisée par l'effort quel'aveu qu'elle venait de faire avait coûté à sa pudeur,madame, ou plutôt reine et déité, que peuvent être desparoles fardées, des flammes contrefaites, des confettiimaginés à froid par des poètes qui se rongent les ongles,de vains soupirs poussés aux genoux d'une Comédiennebarbouillée de rouge et dont les yeux distraits errent parmile public, à côté de mots jaillis de l'âme, de feux quibrûlent les moelles, des hyperboles d'une passion àlaquelle tout l'univers ne saurait fournir d'assez brillantesimages pour parer son idole, et des élans d'un coeur quivoudrait s'élancer de la poitrine où il est contenu pourservir de coussin aux pieds de l'objet adoré? Vous daigneztrouver, céleste marquise, que j'exprime avec chaleurl'amour dans les pièces de théâtre, c'est que je n'ai jamaisregardé une actrice, et que mon idée va toujours au-delàvers un idéal parfait, quelque dame belle, noble, spirituelle<strong>com</strong>me vous, et c'est elle seule que j'aime sous les nomsde Sylvie, de Doralice et d'Isabelle, qui lui servent defantômes.»En disant cela, Léandre, trop bon acteur pour oublierque la pantomime doit ac<strong>com</strong>pagner le débit, se penchaitsur une main que la marquise lui abandonnait et lacouvrait de baisers ardents.La marquise laissait errer ses doigts blancs, longs etchargés de bagues dans la chevelure soyeuse et parfuméedu <strong>com</strong>édien, et regardait sans les voir, à demi renverséedans son fauteuil, les petits Amours ailés au plafond bleu


turquin.Tout à coup la marquise repoussa Léandre et se leva enchancelant.«Oh! finissez, dit-elle d'une voix brève et haletante,finissez, Léandre, vos baisers me brûlent et me rendentfolle!»Et, s'appuyant de la main à la muraille, elle gagna laporte par où elle était entrée et souleva la portière, dont lepli retomba sur elle et sur Léandre qui s'était approchépour la soutenir.Une aurore d'hiver soufflait dans ses doigts rouges,quand Léandre, bien enveloppé de sa cape et dormant àdemi dans le coin du carrosse, fut ramené à la porte dePoitiers. Ayant soulevé le coin du mantelet pourreconnaître sa route, il aperçut de loin le marquis deBruyères qui marchait à côté de Sigognac et se dirigeaitvers l'endroit fixé pour le duel. Léandre rabattit le rideaude cuir pour n'être pas vu par le marquis que le carrosseeffleura presque. Un sourire de vengeance satisfaite errasur ses lèvres.<strong>Le</strong>s coups de bâton étaient payés! L'endroit choisi étaitabrité du vent par une longue muraille qui avait aussil'avantage de cacher les <strong>com</strong>battants aux voyageurspassant sur la route. <strong>Le</strong> terrain était ferme, bien battu, sanspierres, ni mottes, ni touffes d'herbe qui pussentembarrasser les pieds, et offrait toutes les facilités pour secouper correctement la gorge entre gens d'honneur.<strong>Le</strong> duc de Vallombreuse et le chevalier de Vidalinc,


suivis d'un barbier-chirurgien, ne tardèrent pas à arriver.<strong>Le</strong>s quatre gentilshommes se saluèrent avec une courtoisiehautaine et une politesse froide, <strong>com</strong>me il sied à des gensbien élevés qui vont se battre à mort. Une <strong>com</strong>plèteinsouciance se lisait sur la figure du jeune duc,parfaitement brave, et d'ailleurs sûr de son adresse.Sigognac ne faisait pas moins bonne contenance,quoique ce fût son premier duel. <strong>Le</strong> marquis de Bruyèresfut très satisfait de ce sang-froid et en augura bien.Vallombreuse jeta son manteau et son feutre, et défitson pourpoint, manoeuvres qui furent imitées de point enpoint par Sigognac. <strong>Le</strong> marquis et le chevalier mesurèrentles épées des <strong>com</strong>battants. Elles étaient de longueur égale.Chacun se mit sur son terrain, prit son épée et tomba engarde.«Allez, messieurs, et faites en gens de coeur, dit lemarquis.- La re<strong>com</strong>mandation est inutile, fit le chevalier deVidalinc; ils vont se battre <strong>com</strong>me des lions. Ce sera unduel superbe.»Vallombreuse, qui, au fond, ne pouvait s'empêcher demépriser un peu Sigognac et s'imaginait de ne rencontrerqu'un faible adversaire, fut surpris, lorsqu'il eutnégligemment tâté le fer du baron, de trouver une lamesouple et ferme qui déjouait la sienne avec une admirableaisance. Il devint plus attentif, puis essaya quelquesfeintes aussitôt devinées. Au moindre jour qu'il laissait, lapointe de Sigognac s'avançait, nécessitant une prompte


parade.Il risqua une attaque; son épée, écartée par une ripostesavante, le laissa découvert et, s'il ne se fût brusquementpenché en arrière, il eût été atteint en pleine poitrine. Pourle duc, la face du <strong>com</strong>bat changeait.Il avait cru pouvoir le diriger à son gré, et aprèsquelques passes, blesser Sigognac où il voudrait au moyend'une botte qui jusque-là lui avait toujours réussi. Nonseulement il n'était plus maître d'attaquer à son gré, maisil avait besoin de toute son habileté pour se défendre.Quoi qu'il fit pour rester de sang-froid, la colère legagnait; il se sentait devenir nerveux et fébrile, tandis queSigognac, impassible, semblait, par sa gardeirréprochable, prendre plaisir à l'irriter.«Ne ferons-nous rien pendant que nos amis s'escriment,dit le chevalier de Vidalinc au marquis de Bruyères; il faitbien froid ce matin, battons-nous un peu, ne fût-ce quepour nous réchauffer.- Bien volontiers, dit le marquis, cela nous dégourdira.»Vidalinc était supérieur au marquis de Bruyères enscience d'escrime, et au bout de quelques bottes, il lui fitsauter l'épée de la main par un lié sec et rapide. Commeaucune rancune n'existait entre eux, ils s'arrêtèrent de<strong>com</strong>mun accord, et leur attention se reporta sur Sigognacet Vallombreuse.<strong>Le</strong> duc, pressé par le jeu serré du baron, avait déjàrompu de plusieurs semelles. Il se fatiguait, et sarespiration devenait haletante. De temps en temps des fers


froissés rapidement jaillissait une étincelle bleuâtre, maisla riposte faiblissait devant l'attaque et cédait.Sigognac qui, après avoir lassé son adversaire, portaitdes bottes et se fendait, faisait toujours reculer le duc.<strong>Le</strong> chevalier de Vidalinc était fort pâle et <strong>com</strong>mençaità craindre pour son ami. Il était évident, aux yeux deconnaisseurs en escrime, que tout l'avantage appartenaità Sigognac.«Pourquoi diable, murmura Vidalinc, Vallombreusen'essaient-il pas la botte que lui a enseignée Girolamo deNaples et que ce Gascon ne doit pas connaître?»Comme s'il lisait dans la pensée de son amie le jeuneduc tâcha d'exécuter la fameuse botte, mais au moment oùil allait la détacher par un coup fouetté, Sigognac leprévint et lui porta un coup droit si bien à fond qu'iltraversa l'avant-bras de part en part. La douleur de cetteblessure fit ouvrir les doigts au duc, dont l'épée roula surterre.Sigognac, avec une courtoisie parfaite, s'arrêta aussitôt,quoi, qu'il pût doubler le coup sans manquer auxconventions du duel, qui ne devait pas s'arrêter au premiersang. Il appuya la pointe de sa lame en terre, mit la maingauche sur la hanche et parut attendre les volontés de sonadversaire. Mais Vallombreuse, à qui, sur un gested'acquiescement de Sigognac, Vidalinc remit l'épée enmain, ne put la tenir et fit signe qu'il en avait assez.Sur quoi Sigognac et le marquis de Bruyères saluèrentle plus poliment du monde le duc de Vallombreuse et le


chevalier de Vidalinc, et reprirent le chemin de la ville.


XUNE TETE DANS UNE LUCARNE<strong>Le</strong> duc de Vallombreuse fut assis avec précaution dansune chaise à porteurs, le bras bandé par le chirurgien etsoutenu d'une écharpe. Sa blessure, quoiqu'elle le mît horsd'état de manier l'épée de quelques semaines, n'était pointdangereuse; sans léser artère ni nerf, la lame avait traverséseulement les chairs. Assurément sa plaie le faisaitsouffrir, mais son orgueil saignait bien davantage. Aussi,aux contractions légères que la douleur imprimait parfoisaux sourcils noirs du jeune duc, se mêlait une expressionde rage froide, et sa main valide égratignait de ses doigtscrispés le velours de la chaise.Souvent, pendant le trajet, il pencha sa tête pâle pour<strong>com</strong>mander les porteurs, qui cependant marchaient de leurpas le plus égal, cherchant les endroits unis pour éviter lemoindre cahot, ce qui n'empêchait pas le blessé de lesappeler «butors», et de leur promettre les étrivières, car ilsle secouaient, disait-il, <strong>com</strong>me salade en panier.Rentré chez lui, il ne voulut point se mettre au lit, et secoucha adossé à des barreaux sur une chaise longue, lespieds recouverts d'une courtepointe de soie piquéequ'apporta Picard, le valet de chambre fort surpris etperplexe de voir revenir son maître navré, cas qui n'étaitpoint ordinaire, vu l'habileté à l'escrime du jeune duc.


Assis sur un pliant près de son ami, le chevalier deVidalinc lui présentait de quart d'heure en quart d'heureune cuillerée d'un cordial prescrit par le chirurgien.Vallombreuse gardait le silence, mais il était visiblequ'une sourde colère bouillonnait en lui, malgré le calmequ'il affectait. Enfin son courroux déborda en ces parolesviolentes:«Conçois-tu, Vidalinc, que cette maigre cigognedéplumée, envolée de la tour en ruine de son castel pourn'y pas mourir de faim, m'ait ainsi perforé de son longbec? moi, qui me suis mesuré avec les plus fines lames dutemps, et qui suis toujours revenu du pré sans uneégratignure, y laissant au contraire quelque galant pâméet tournant de l'oeil entre les bras de ses témoins?- <strong>Le</strong>s plus heureux et les plus adroits ont <strong>com</strong>me celaleurs jours de guignon, répondit sentencieusementVidalinc. <strong>Le</strong> visage de dame Fortune n'est pas toujours lemême; tantôt elle sourit et tantôt fait la morte. Jusqu'àprésent, vous n'avez point eu à vous plaindre d'elle, quivous a mignoté en son giron <strong>com</strong>me son enfant le pluscher.- N'est-il pas honteux, continua Vallombreuse ens'animant, que ce fantoche ridicule, que ce hobereaugrotesque, qui reçoit des volées et gourmades sur lestréteaux dans d'ignobles farces, ait eu raison du duc deVallombreuse jusqu'alors invaincu? Il faut que ce soitquelque gladiateur de profession caché dans la peau d'unsaltimbanque.


- Vous savez sa qualité véritable dont le marquis deBruyères se porte garant, fit Vidalinc; toutefois, sa forcenonpareille à l'épée m'étonne, elle passe les habiletésconnues. Girolamo ni Paraguantes, les célèbres maîtresd'armes, n'ont un jeu plus serré. Je l'ai bien observé encette rencontre, et nos plus fameux duellistes n'y feraientque blanchir. Il a fallu toute votre adresse et les leçons duNapolitain, pour n'être point féru grièvement. Votredéfaite est encore une victoire. Marcilly et Duportal, quipourtant se piquent d'escrime, et <strong>com</strong>ptent parmi lesbonnes lames de la ville, seraient, à n'en douter pas, restéssur le terrain avec un semblable adversaire.- Il me tarde que ma blessure soit fermée, reprit le ducaprès un moment de silence, pour le provoquer denouveau et prendre ma revanche.- Ce serait une entreprise hasardeuse et que je ne vousconseillerais point, dit le chevalier; il pourrait vous resterau bras quelque faiblesse qui diminuerait vos chances devictoire. Ce Sigognac est un antagoniste redoutableauquel il ne faut pas se frotter imprudemment. Il connaîtmaintenant votre jeu, et l'assurance que donne un premieravantage doublera ses forces. L'honneur est satisfait de lasorte, la rencontre a été sérieuse. Restez-en là.»Vallombreuse intérieurement sentait la justesse de cesraisons. Il avait lui-même assez étudié l'escrime, où ilcroyait exceller, pour <strong>com</strong>prendre que son épée, quelquehabile qu'elle fût, n'atteindrait point la poitrine deSigognac défendue par cette garde impénétrable contre


laquelle s'étaient brisés tous ses efforts. Il s'avouait, bienqu'il s'en indignât, cette étonnante supériorité. Il étaitmême contraint de dire tout bas que le baron, ne voulantpas le tuer, lui avait fait précisément une blessure qui lemettait hors de <strong>com</strong>bat. Cette magnanimité, dont uncaractère moins orgueilleux eût été touché, irritait sasuperbe et envenimait ses ressentiments. Etre vaincu! unesemblable idée le forcenait.Il acquiesça en apparence aux conseils de son ami, maisà l'air sombre et farouche de son visage on eût pu devinerque quelque noir projet de vengeance s'ébauchait déjàdans sa cervelle, projet qui voulait être couvé par larancune pour être mené à bien.«Je ferai maintenant belle figure devant Isabelle, dit-ilen s'efforçant de rire, mais il riait jaune, avec ce brastranspercé par son galant. Cupidon invalide ne réussitguère près des Grâces.- Oubliez cette ingrate, fit Vidalinc. Après tout, elle nepouvait prévoir qu'un duc attrait le caprice de s'enamourerd'elle. Reprenez cette bonne Corisande qui vous aime detoute son âme et pleure des heures entières à votre porte<strong>com</strong>me un chien renvoyé.- Ne prononce pas ce nom, Vidalinc, s'écria le duc, si tuveux que nous restions amis. Ces lâches tendresses,qu'aucun outrage ne rebute, me dégoûtent et m'excédent.Il me faut des froideurs hautaines, des fiertés rebelles, desvertus imprenables! Comme elle me semble adorable etcharmante, cette dédaigneuse Isabelle! Comme je lui sais


gré de mépriser mon amour qui sans doute serait déjàpassé s'il eût été accueilli! Certes, elle ne doit point avoirune âme basse et <strong>com</strong>mune pour refuser, en sa condition,les avances d'un seigneur qui la distingue et qui n'est pasmal fait de sa personne s'il faut en croire les dames de laville. Il entre dans ma passion une sorte d'estime que jen'ai pas l'habitude d'accorder aux femmes, mais <strong>com</strong>mentécarter ce damné gentillâtre, ce Sigognac de malheur quele diable confonde?- La chose ne sera pas aisée, dit Vidalinc, à présent qu'ilest sur ses gardes. Mais quand même on parviendrait à lesupprimer, il resterait toujours l'amour d'Isabelle à sonendroit, et vous savez mieux que personne, pour en avoirmaintes fois souffert, <strong>com</strong>bien les femmes ont lesentiment têtu.- Oh! si je pouvais tuer le baron, continua Vallombreuseque les arguments du chevalier ne convainquaient point,j'aurais bientôt réduit la donzelle malgré ses airs de prudeet de vertueuse. Rien ne s'oublie plus vite qu'un galantdéfunt.»Ce n'était point l'avis du chevalier de Vidalinc, mais ilne jugea pas à propos d'entamer sur ce sujet unecontroverse qui eût pu aigrir l'humeur irritable deVallombreuse.«Guérissez-vous d'abord et nous aviserons ensuite; cesdiscours vous fatiguent. Tâchez de prendre quelque reposet de ne point vous tracasser ainsi; le chirurgien metancerait et me taxerait de mauvais garde-malade si je ne


vous re<strong>com</strong>mandais la tranquillité tant d'esprit que decorps.»<strong>Le</strong> blessé, se rendant à cette observation, se tut, fermales yeux et ne tarda pas à s'endormir.Sigognac et le marquis de Bruyères étaienttranquillement revenus à l'hôtel des Armes de France, où,en gentilshommes discrets, ils ne sonnèrent mot du duel;mais les murailles qu'on dit avoir des oreilles ont aussi desyeux: elles voient pour le moins aussi bien qu'ellesentendent. Dans ce lieu solitaire en apparence, plus d'unregard inquisiteur épiait les diverses fortunes du <strong>com</strong>bat.Oisiveté de la province fait naître beaucoup de cesmouches invisibles ou peu remarquées qui voltigent auxendroits où il doit se passer quelque chose, et qui,bourdonnant des ailes, vont ensuite en répandre la noticepartout. A son déjeuner, tout Poitiers savait déjà que leduc de Vallombreuse avait été blessé en une rencontre parun adversaire inconnu. Sigognac, vivant fort retiré àl'hôtel, n'avait montré au public que son masque et non safigure. Ce mystère irritait fort la curiosité, et lesimaginations travaillaient avec activité pour découvrir lenom du vainqueur. Il est inutile de rapporter lessuppositions bizarres qui se firent. Chacun construisaitlaborieusement la sienne, s'étayant des inductions les plusfrivoles et les plus ridicules, mais personne n'eut l'idéeincongrue que le véritable triomphateur fût le <strong>capitaine</strong><strong>Fracasse</strong>, dont on avait tant ri la veille. Un duel entre unseigneur de cette qualité et un baladin eût semblé chose


par trop énorme et trop monstrueuse pour que le soupçonen pût naître. Plusieurs gens du beau monde envoyèrent àl'hôtel Vallombreuse pour savoir des nouvelles du duc,<strong>com</strong>ptant tirer quelque indice de l'indiscrétion ordinairedes valets; mais les valets restèrent taciturnes <strong>com</strong>me desmuets du sérail par la bonne raison qu'ils n'avaient rien àdire.Vallombreuse, pour sa richesse, sa hauteur, sa beauté etses succès près des femmes, excitait bien des hainesjalouses qui n'osaient se produire ouvertement, mais dontsa défaite flattait la malignité obscure. C'était le premieréchec qu'il subissait, et tous ceux que son arrogance avaitfroissés se réjouissaient de ce coup porté au plus tendre deson amour-propre. Ils ne tarissaient pas, quoiqu'ils nel'eussent point vu, sur la bravoure, adresse et grande minede l'adversaire. <strong>Le</strong>s dames qui avaient toutes plus oumoins à se plaindre des procédés du jeune duc à leurendroit, car il était de ces sacrificateurs dont le méchantcaprice souille l'autel où ils ont brûlé l'encens, se sentaientpleines d'enthousiasme pour celui qui vengeait leursaffronts secrets. Elles l'eussent volontiers couronné delauriers et de myrtes: nous exceptons du nombre la tendreCorisande, qui pensa devenir folle à cette nouvelle, pleurapubliquement, et, au risque des plus dures rebuffades,parvint à forcer la consigne et à voir non pas le duc, tropbien gardé pour cela, mais le chevalier de Vidalinc, plusdoux et pitoyable, lequel eut grand-peine à rassurer cetteamante plus sensible qu'il ne fallait aux malheurs d'un


ingrat. Cependant, <strong>com</strong>me rien en ce globe terraqué etsub-lunaire ne peut rester caché, l'on sut de maître Bilot,qui le tenait de Jacques, le valet du marquis, présent àl'entretien de Sigognac et de son maître au souper deZerbine, que le héros inconnu, vainqueur du jeune duc deVallombreuse, était à n'en pas douter le <strong>capitaine</strong><strong>Fracasse</strong>, ou pour mieux dire un baron engagé par amourdans la troupe ambulante d'Hérode. Quant au nom,Jacques l'avait oublié, c'était un nom qui finissait en gnac,désinence <strong>com</strong>mune au pays de Gascogne, mais il était sûrde la qualité.Cette histoire vraie, quoique romanesque, eut beaucoupde succès dans Poitiers. On s'intéressa à ce gentilhommesi brave et si bonne lame, et, quand au théâtre parut le<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, des applaudissements prolongéstémoignèrent, même avant qu'il eût ouvert la bouche, dela faveur qu'on lui portait. Des dames, parmi les plusgrandes et les plus huppées, ne craignirent pas d'agiterleurs mouchoirs. Il y eut aussi pour Isabelle desclaquements de mains plus sonores qu'à l'ordinaire quifaillirent embarrasser cette jeune personne et lui firentmonter aux joues, sous le fard, le naturel incarnat de lapudeur. Sans interrompre son rôle, elle répondit à cesmarques de faveur par une révérence modeste et unegracieuse inclinaison de tête.Hérode se frottait les mains de joie, et sa large faceblême s'épanouissait <strong>com</strong>me une pleine lune, car la recetteétait superbe et la caisse risquait de crever par suite d'une


pléthore monétaire, tout le monde ayant voulu voir cefameux <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, acteur et gentilhomme, quen'effrayaient ni bâtons ni épées, et qui ne craignait pas,valeureux champion de la beauté, de se mesurer avec unduc, terreur des plus braves. Blazius, lui, n'augurait riende bon de ce triomphe; il redoutait, non sans raisonl'humeur vindicative de Vallombreuse qui trouverait bienmoyen de prendre sa revanche et de jouer quelquemauvais tour à la troupe. <strong>Le</strong>s pots de terre devaient, disaitil,éviter, encore qu'ils n'eussent pas été rompus aupremier choc, de se heurter aux pots de fer, le métal étantplus dur que l'argile.Sur quoi Hérode, confiant en l'appui de Sigognac et dumarquis, l'appelait poltron, trembleur et claquedents.Si le baron n'eût été épris sincèrement d'Isabelle, il eûtpu lui faire aisément une infidélité et même deux, car plusd'une beauté lui souriait d'un air fort tendre, malgré soncostume extravagant, son nez de carton enluminé decinabre, et son rôle ridicule qui ne prêtait point auxillusions romanesques. <strong>Le</strong> succès de Léandre en fut même<strong>com</strong>promis. En vain il faisait belle jambe, se rengorgeait<strong>com</strong>me un pigeon pattu, tournait du doigt les boucles desa perruque, montrait son solitaire et découvrait ses dentsjusqu'aux gencives; il ne produisait plus d'effet, et il eûtpensé enrager de dépit, si la Dama tapada n'eût été à sonposte, le couvant du regard, répondant aux clins d'yeuxqu'il lui adressait par de petits coups d'éventail sur le bordde la loge et autres signes d'intelligence amoureuse. Sa


écente bonne fortune versait du baume sur cette petiteplaie d'amour-propre, et les plaisirs que la nuit luipromettait le consolaient de ne pas être l'astre de la soirée.<strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiens revinrent à l'auberge, et Sigognacreconduisit Isabelle jusqu'à sa chambre, où la jeuneactrice, contre son habitude, le laissa entrer. Une femmede chambre alluma une chandelle, remit du bois au feu, etse retira discrètement. Quand la portière fut retombée,Isabelle prit la main de Sigognac qu'elle serra avec plus deforce qu'on aurait pu en supposer à ces doigts frêles etdélicats, et d'un ton de voix que l'émotion altérait, elle luidit:«Jurez de ne plus vous battre pour moi. Jurez-le, si vousm'aimez <strong>com</strong>me vous le dites.- C'est un serment que je ne puis faire, dit le baron; siquelque audacieux ose vous manquer de respect, je lechâtierai, certes, <strong>com</strong>me je le dois, fût-il duc, fût-il prince.- Songez, reprit Isabelle, que je ne suis qu'une pauvre<strong>com</strong>édienne, exposée aux affronts du premier venu.L'opinion du monde, trop justifiée, hélas! par les moeursdu théâtre, est que toute actrice se double d'unecourtisane. Quand une femme a mis le pied sur lesplanches, elle appartient au public; les regards avidesdétaillent ses charmes, scrutent ses beautés, etl'imagination s'en empare <strong>com</strong>me d'une maîtresse.Chacun, parce qu'il la connaît, croit en être connu, et, s'ilest admis dans les coulisses, étonne sa pudeur par labrusquerie d'aveux qu'elle n'a point provoqués. Est-elle


sage? on prend sa vertu pour simagrée pure ou calculintéressé. Ce sont choses qu'il faut souffrir puisqu'on neles peut changer. Désormais fiez-vous à moi pourrepousser par un maintien réservé, une parole brève, un airfroid, les impertinences des seigneurs, des robins et desfats de toutes sortes qui se penchent sur ma toilette ougrattent du peigne, entre les actes, à la porte de ma loge.Un coup de buste sec sur les doigts qui s'émancipent vautbien un coup de votre rapière.- Permettez-moi de croire, charmante Isabelle, ditSigognac, que l'épée du galant homme peut appuyer àpropos le buste de l'honnête femme, et ne me retirez pascet emploi d'être votre champion et chevalier.»Isabelle tenait toujours la main de Sigognac, et fixait surlui ses yeux bleus pleins de caresses et de supplicationsmuettes pour arracher le serment désiré; mais le baron nel'entendait pas de cette oreille-là, il était intraitable <strong>com</strong>meun hidalgo sur le point d'honneur, et il eût bravé millemorts plutôt que de souffrir qu'on manquât de respect à samaîtresse; il voulait qu'lsabelle, sur les planches, fûtestimée <strong>com</strong>me une duchesse en un salon.«Voyons, promettez-moi, fit la jeune Comédienne, dene plus vous exposer ainsi pour de frivoles motifs. Oh!dans quelle inquiétude et quelle angoisse j'ai attendu votreretour! je savais que vous alliez vous battre contre le duc,dont chacun ne parle qu'avec terreur. Zerbine m'avait toutconté. Méchant que vous êtes, me torturer le coeur de lasorte! Ces hommes, ils ne songent guère aux pauvres


femmes quand leur orgueil est en jeu; ils vont sansentendre les sanglots, sans voir les larmes, sourds,aveugles, féroces. Savez-vous que si vous aviez été tué, jeserais morte?»<strong>Le</strong>s pleurs qui brillaient dans les yeux d'Isabelle à l'idéeseule du danger que Sigognac avait couru, et letremblement nerveux de sa voix montraient que la doucecréature disait vrai. Touché plus qu'on ne saurait dire decette passion sincère, le baron de Sigognac, enveloppantla taille d'Isabelle de sa main restée libre, l'attira sur sapoitrine sans qu'elle fit résistance, et ses lèvres effleurèrentle front penché de la jeune femme, dont il sentait contreson coeur la respiration haletante.lls restèrent ainsi quelques minutes silencieux, dans uneextase qu'un amant moins respectueux que Sigognac eûtsans doute mise à profit, mais il lui répugnait d'abuser dece chaste abandon produit par la douleur.«Consolez-vous, chère Isabelle, dit-il d'une voixtendrement enjouée, je ne suis pas mort, et j'ai mêmeblessé mon adversaire quoiqu'il passe pour assez bonduelliste.- Je sais que vous êtes un brave coeur et une mainferme, reprit Isabelle, aussi je vous aime et ne crains pasde vous le dire, sûre que vous respecterez ma franchise etn'en tirerez point avantage. Quand je vous ai vu si triste etsi abandonné en ce château lugubre où se fanait votrejeunesse, je me suis senti une tendre et mélancolique pitiéà votre endroit. <strong>Le</strong> bonheur ne me séduit pas, son éclat


m'effarouche. Heureux, vous m'auriez fait peur. Danscette promenade au jardin, où vous écartiez les roncesdevant moi, vous m'avez cueilli une petite rose sauvage,seul cadeau que vous pussiez me faire; j'ai laissé tomberune larme avant de la mettre dans mon sein, et,silencieusement, je vous ai donné mon âme en échange.»En entendant ces douces paroles, Sigognac voulutbaiser les belles lèvres qui les avaient dites; mais Isabellese dégagea de son étreinte sans pruderie farouche, maisavec cette fermeté modeste qu'un galant homme ne doitpas contrarier.«Oui, je vous aime, continua-t-elle, mais ce n'est pas àla façon des autres femmes; j'ai votre gloire pour but etnon mon plaisir. Je veux bien qu'on me croie votremaîtresse, c'est le seul motif qui puisse excuser votreprésence parmi cette troupe de baladins. Qu'importent lesméchants propos pourvu que je garde ma propre estime etque je me sache vertueuse? Une tache me ferait mourir.C'est sans doute le sang noble que j'ai dans les veines quim'inspire ces fiertés, bien ridicules, n'est-ce pas? Chez uneComédienne, mais je suis faite ainsi.»Bien que timide, Sigognac était jeune. Ces charmantsaveux qui n'eussent rien appris un fat, le remplissaientd'une ivresse délicieuse et le troublaient au dernier point.Une vive rougeur montait à ses joues ordinairement sipâles; il lui semblait que des flammes passaient devant sesyeux; les oreilles lui tintaient et il sentait jusque dans sagorge les palpitations de son coeur.


Certes, il ne mettait point en doute la vertu d'Isabelle,mais il croyait qu'un peu d'audace triompherait de sesscrupules; il avait entendu dire que l'heure du berger unefois sonnée ne revient plus. La jeune fille était là devantlui dans toute la gloire de sa beauté, rayonnante,lumineuse pour ainsi dire, âme visible, ange debout sur leseuil du paradis d'amour; il fit quelques pas vers elle etl'entoura de ses bras avec une ardeur convulsive.Isabelle n'essaya pas de lutter; mais, se penchant enarrière pour éviter les baisers du jeune homme, elle fixasur lui un regard plein de reproche et de douleur. De sesbeaux yeux bleus jaillirent des larmes pures, vraies perlesde chasteté qui roulèrent le long de ses joues subitementdécolorées jusque sur les lèvres de Sigognac; un sanglot<strong>com</strong>primé gonfla sa poitrine, et tout son corps s'affaissa<strong>com</strong>me si elle eût été près de s'évanouir.<strong>Le</strong> baron éperdu la posa sur un fauteuil et,s'agenouillant devant elle, lui prit les mains qu'elle luiabandonnait, implorant son pardon, s'excusant sur unefougue de jeunesse, sur un moment de vertige dont il serepentait et qu'il expierait par la soumission la plusparfaite.«Vous m'avez fait bien mal, dit enfin Isabelle avec unsoupir. J'avais tant de confiance en votre délicatesse!L'aveu de mon amour eût dû vous suffire et vous faire<strong>com</strong>prendre par sa franchise même que j'étais résolue àn'y point céder. J'aurais cru que vous m'auriez laissée vousaimer à ma fantaisie sans inquiéter ma tendresse par des


transports vulgaires. Vous m'avez ôté cette sécurité; je nedoute pas de votre parole, mais je n'ose plus écouter moncoeur. Il m'était cependant si doux de vous voir, de vousentendre, de suivre vos pensées dans vos yeux! C'étaientvos peines que je souhaitais partager, laissant les plaisirsà d'autres. Parmi tous ces hommes grossiers, libertins,dissolus, il en est un, me disais-je, qui croit à la pudeur etsait respecter ce qu'il aime. J'avais fait ce rêve, moi fillede théâtre, poursuivie sans cesse par une odieusegalanterie, d'avoir une affection pure. Je ne demandaisqu'à vous conduire jusqu'au seuil du bonheur et à rentrerensuite au fond de mon ombre. Vous voyez que je n'étaispas bien exigeante.- Adorable Isabelle, chaque mot que vous dites, s'écriaSigognac, me fait sentir davantage mon indignité; j'aiméconnu ce coeur d'ange; je devrais baiser la trace de vospas. Mais ne craignez plus rien de moi; l'époux sauracontenir les fougues de l'amant. Je n'ai que mon nom; ilest pur et sans tache <strong>com</strong>me vous. Je vous l'offre si vousdaignez l'accepter.»Sigognac était toujours à genoux devant Isabelle: à cesmots la jeune fille se baissa vers lui et, lui prenant la têteavec un mouvement de passion délirant, elle imprima surles lèvres du baron un baiser rapide: puis, se levant, elle fitquelques pas dans la chambre.«Vous serez ma femme, dit Sigognac, enivré au contactde cette bouche fraîche <strong>com</strong>me une fleur ardente <strong>com</strong>meune flamme.


- Jamais, jamais, répondit Isabelle avec une exaltationextraordinaire; je me montrerai digne d'un tel honneur enle refusant. Oh, mon ami, en quel ravissement célestenage mon âme! Vous m'estimez donc? Vous oseriez doncme conduire la tête haute dans ces salles où sont lesportraits de vos aïeux, dans cette chapelle où est letombeau de votre mère? Je supporterais sans crainte leregard des morts qui savent tout, et la couronne virginalene mentirait pas sur mon front!- Eh quoi! s'écria le baron, vous dites que vous m'aimezet vous ne voulez m'accepter ni <strong>com</strong>me amant, ni <strong>com</strong>memari?- Vous m'avez offert votre nom, cela me suffit. Je vousle rends, après l'avoir gardé une minute dans mon coeur.Un instant j'ai été votre femme et je ne serai jamais à unautre. Tout le temps que je vous embrassais, j'ai dit oui enmoi-même. Je n'avais pas droit à tant de bonheur sur terre.Pour vous, ami cher, ce serait une grande fauted'embarrasser votre fortune d'une pauvre <strong>com</strong>édienne<strong>com</strong>me moi, à qui l'on reprocherait toujours sa vie dethéâtre, quoique honorable et pure. <strong>Le</strong>s mines froides et<strong>com</strong>passées dont les grandes dames m'accueilleraient vousferaient souffrir, et vous ne pourriez provoquer cesméchantes en duel. Vous êtes le dernier d'une noble race,et vous avez pour devoir de relever votre maison, abattuepar le sort adverse. Lorsque d'un coup d'oeil tendre je vousai décidé à quitter votre manoir, vous songiez à quelqueamourette et galanterie: c'était bien naturel; moi,


devançant l'avenir, je pensais à tout autre chose. Je vousvoyais revenant de la cour, en habit magnifique, avecquelque bel emploi. Sigognac reprenait son ancien lustre;en idée j'arrachais le lierre des murailles, je recoiffaisd'ardoise les vieilles tours, je relevais les pierres tombées,je remettais les vitres aux fenêtres, je redorais les cigogneseffacées de votre blason, et, vous ayant mené jusqu'auxlimites de vos domaines, je disparaissais en étouffant unsoupir.- Votre rêve s'ac<strong>com</strong>plira, noble Isabelle, mais non pastel que vous le dites, le dénouement en serait trop triste.C'est vous qui la première, votre main dans ma main,franchirez ce seuil d'où les ronces de l'abandon et de lamauvaise fortune auront disparu.- Non, non, ce sera quelque belle, noble et richehéritière, digne de vous en tous points, que vous pourrezmontrer avec orgueil à vos amis, et dont nul ne dira avecun mauvais sourire: «Je l'ai sifflée ou applaudie à telendroit.»- C'est une cruauté de se montrer si adorable et siparfaite en vous désespérant, dit Sigognac; ouvrir le cielet le fermer, rien de plus barbare. Mais je fléchirai cetterésolution.- Ne l'essayez pas, reprit Isabelle avec une fermetédouce, elle est immuable. Je me mépriserais en yrenonçant. Contentez-vous donc d'un amour le plus pur,le plus vrai, le plus dévoué qui ait jamais fait battre lecoeur d'une femme, mais ne prétendez pas autre chose.


Cela est donc bien pénible, ajouta-t-elle en souriant, d'êtreadoré d'une ingénue que plusieurs ont le mauvais goût detrouver charmante? Vallombreuse lui-même en serait fier!- Se donner et se refuser si <strong>com</strong>plètement, mettre dansla même coupe cette douceur et cette amertume, ce mielet cette absinthe, il n'y avait que vous qui fussiez capabled'un pareil contraste.- Oui, je suis une fille bizarre, reprit Isabelle, je tiens dema mère en cela; mais <strong>com</strong>me je suis il faut me prendre.Si vous insistiez et me tourmentiez, je saurais bien medérober en quelque asile où vous ne me trouveriez jamais.Ainsi c'est convenu; et <strong>com</strong>me il se fait tard, allez en votrechambre et m'ac<strong>com</strong>modez ces vers d'un rôle qui ne vontni à ma figure ni à mon caractère dans la pièce que nousdevons jouer prochainement. Je suis votre petite amie,soyez mon grand poète.»En disant cette phrase, Isabelle cherchait au fond d'untiroir un rouleau noué d'une faveur rose qu'elle remit aubaron de Sigognac.«Maintenant, embrassez-moi et partez, dit-elle en luitendant la joue. Vous allez travailler pour moi, et toutlabeur mérite salaire.»De retour chez lui, Sigognac fut longtemps à se remettrede l'émotion que lui avait causée cette scène. Il était à lafois désolé et ravi, radieux et sombre, au ciel et dansl'enfer. Il riait et pleurait, en proie aux sentiments les plustumultueux et les plus contradictoires; la joie d'être aiméd'une si belle personne et d'un si noble coeur le faisait


exulter, et la certitude de n'en rien obtenir jamais le jetaitdans un accablement profond. Peu à peu ces folles vaguess'apaisèrent et le calme lui revint. Sa pensée reprit une àune pour les <strong>com</strong>menter les phrases d'Isabelle, et letableau du château de Sigognac reconstruit qu'elle avaitévoqué se présenta à son imagination échauffée avec lescouleurs les plus vives et les plus fortes. Il eut tout éveillé<strong>com</strong>me une sorte de rêve. La façade du castel rayonnaitblanche au soleil, et les girouettes dorées à neuf brillaientsur le fond du ciel bleu. Pierre, revêtu d'une riche livrée,debout entre Miraut et Béelzébuth sous la porte armoriée,attendait son maître. Des cheminées si longtemps éteintesmontaient de joyeuses fumées, montrant que le châteauétait peuplé par une domesticité nombreuse et quel'abondance y était revenue.Il se voyait lui-même vêtu d'un habit aussi galant quemagnifique dont les broderies scintillaient et papillotaient,menant vers le manoir de ses ancêtres Isabelle qui portaitun costume de princesse blasonné d'armoiries dont lesémaux et les couleurs semblaient appartenir à une des plusgrandes maisons de France.Une couronne ducale brillait sur son front. Mais lajeune femme n'en paraissait pas plus fière. Elle gardaitson air tendre et modeste et tenait à la main la petite rose,présent de Sigognac, auquel le temps n'avait rien faitperdre de sa fraîcheur, et tout en marchant elle en respiraitle parfum.Quand le jeune couple s'approcha du château, un


vieillard de l'aspect le plus vénérable et le plusmajestueux, sur la poitrine duquel étincelaient plusieursordres et dont la physionomie était totalement inconnue àSigognac, fit quelques pas hors du porche <strong>com</strong>me poursouhaiter la bienvenue aux jeunes époux. Mais ce quisurprit fort le baron, c'est que près du vieillard se tenait unjeune homme de la plus fière tournure dont il nedistinguait d'abord pas bien les traits, mais qui bientôt luiparut être le duc de Vallombreuse. <strong>Le</strong> jeune homme luisouriait amicalement et n'avait plus son expressionhautaine.<strong>Le</strong>s tenanciers criaient «Vive Isabelle, vive Sigognac»avec les démonstrations de la joie la plus vive. A traversle tumulte des acclamations, une fanfare de chasse se fitentendre; bientôt du milieu d'un taillis débaucha sur laclairière, cravachant son palefroi rebelle, une amazonedont les traits ressemblaient beaucoup à ceux d'Yolande.Elle flatta de la main le col de son cheval, le mit à uneallure plus modérée, et passa lentement devant le manoir:Sigognac suivait, malgré lui, des yeux la superbechasseresse dont la jupe de velours s'enflait <strong>com</strong>me uneaile, mais plus il la regardait, plus la vision pâlissait et sedécolorait. Elle prenait des diaphanéités d'ombre, et àtravers ses contours presque effacés on distinguaitplusieurs détails du paysage. Yolande s'évanouissait<strong>com</strong>me un souvenir confus devant la réalité d'lsabelle. <strong>Le</strong>vrai amour faisait envoler les premiers rêves del'adolescence.


En effet, dans ce manoir ruiné, où les yeux n'avaient àse repaître que du spectacle de la désolation et de lamisère, le baron avait vécu, morne, somnolent, inanimé,plus semblable à une ombre qu'à un homme, jusqu'au jourde sa première rencontre avec Yolande de Foix en chassesur la lande déserte. Il n'avait encore vu que des paysannescuites par le hâle, que des bergères crottées, des femelleset non des femmes; il garda de cette vision unéblouissement <strong>com</strong>me ceux qui contemplent le soleil.Toujours il voyait danser devant ses yeux, même quand illes fermait, cette figure radieuse qui lui semblaitappartenir à une autre sphère. Yolande, il est vrai, étaitin<strong>com</strong>parablement belle et bien faite pour fasciner de plususagés qu'un pauvre hobereau se promenant sur un bidetétique dans les habits trop larges de son père. Mais, ausourire provoqué par son accoutrement grotesque,Sigognac avait senti <strong>com</strong>bien il lui serait ridicule denourrir la moindre espérance à l'endroit de cette insolentebeauté. Il évitait Yolande, ou s'arrangeait pour la voir sansen être aperçu, derrière quelque haie ou tronc d'arbre surles chemins qu'elle avait l'habitude de prendre avec sasuite de galants qu'en son mépris de soi-même il trouvaittous cruellement beaux, merveilleusement vêtus,superbement aimables. Ces jours-là, le coeur enfielléd'une amère tristesse, il revenait au château, pâle, défait,abattu, <strong>com</strong>me un homme qui relève de maladie, et ilrestait silencieux des heures entières, assis, le mentondans la main, à l'angle de la cheminée.


L'apparition d'Isabelle au château avait donné un but àce vague besoin d'aimer qui tourmente la jeunesse et dansl'oisiveté s'attache à des chimères. <strong>Le</strong>s grâces, la douceur,la modestie de la jeune Comédienne avaient touchéSigognac au plus tendre de l'âme, et il l'aimait réellementbeaucoup. Elle avait guéri sa blessure faite par le méprisd'Yolande.Sigognac, après s'être laissé aller à ces rêveriesfantasmagoriques, se tança de sa paresse et parvint, nonsans peine, à fixer son attention sur la pièce qu'lsabelle luiavait confiée pour en retoucher quelques passages. Ilretrancha certains vers qui ne congruaient pas à laphysionomie de la jeune Comédienne, il en ajouta certainsautres; il refit la déclaration d'amour du galant <strong>com</strong>mefroide, prétentieuse, guindée et sentant son Phébus. Cellequ'il substitua était, certes, plus naturelle, plus passionnée,plus chaude; il l'adressait, en idée, à Isabelle même. Cetravail l'amena fort tard dans la nuit, mais il s'en tira à sonavantage et satisfaction, et fut ré<strong>com</strong>pensé, le lendemain,par un gracieux sourire d'Isabelle, qui se mit tout de suiteà apprendre les vers que son poète, <strong>com</strong>me elle l'appelait,avait arrangés. Ni Hardy, ni Tristan n'eussent mieux fait.A la représentation du soir, la foule fut encore plusconsidérable que la veille, et peu s'en fallut que le portierne restât étouffé dans la presse des spectateurs quivoulaient tous entrer en même temps à la <strong>com</strong>édie,craignant, bien qu'ils eussent payé, de n'y trouver place.La réputation du <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, vainqueur de


Vallombreuse, grandissait d'heure en heure et prenait desproportions chimériques et fabuleuses; on lui eût attribuévolontiers les travaux d'Hercule et les prouesses des douzepairs de la table ronde. Quelques jeunes gentilshommes,ennemis du duc, parlaient de rechercher l'amitié de cevaillant gladiateur et de l'inviter à faire carousse avec euxau cabaret, à six pistoles par tête. Plus d'une dameméditait un poulet, d'un tour galant, à son adresse, et avaitjeté au feu cinq ou six brouillons mal venus. Bref, il étaità la mode. On ne jurait plus que par lui. Il se souciaitassez peu de ce succès qui le tirait de l'obscurité où ilaurait voulu rester, mais il ne lui était pas possible de s'ysoustraire; il fallait le subir; un moment, il eut la fantaisiede se dérober et de ne point paraître en scène. L'idée dudésespoir qu'en aurait le Tyran, tout émerveillé desénormes recettes qu'il encaissait, l'empêcha de le faire.Ces honnêtes <strong>com</strong>édiens, qui l'avaient secouru en samisère, ne devaient-ils pas profiter de la vogue inopinéedont il jouissait? Aussi, se résignant à son rôle, il s'adaptason masque, boucla son ceinturon, drapa sa cape sur sonépaule et attendit que l'avenisseur lui vînt dire que c'étaitson tour.<strong>Le</strong>s recettes étant belles et la <strong>com</strong>pagnie nombreuse,Hérode, en directeur généreux, avait fait doubler leluminaire, de sorte que la salle resplendissait d'un éclataussi vif qu'un spectacle de cour. Dans l'espérance deséduire le <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, des dames de la villes'étaient mises sous les armes, et <strong>com</strong>me on dit à Rome,


in fiocchi. Pas un diamant ne restait dans les écrins, ettout cela brillait et scintillait sur des poitrines plus oumoins blanches, sur des têtes plus ou moins jolies, maisqu'animait un vif désir de plaire.Une seule loge était encore vide, la mieux placée, laplus en vue de la salle, et les yeux se tournaientcurieusement de ce côté.<strong>Le</strong> peu d'empressement de ceux qui l'avaient louéeétonnait les gentilshommes et bourgeois de Poitiers, à leurposte depuis plus d'une heure. Hérode entrebâillant lerideau, semblait attendre pour frapper les trois coupssacramentels que ces dédaigneux arrivassent, car rien n'estmaussade en les <strong>com</strong>édies <strong>com</strong>me ces tardives et tropfâcheuses entrées de spectateurs, qui remuent leurs sièges,s'installent bruyamment et détournent l'attention.Comme le rideau se levait, une jeune femme prit placedans la loge, et à côté d'elle s'assit péniblement unseigneur ayant l'apparence vénérable et patriarcale. Delongs cheveux blancs dont le bout se roulait en desboucles argentées tombaient des tempes encore biengarnies du vieux gentilhomme, tandis que le haut de latête laissait voir un crâne à tons ivoirins. Ces mèchesac<strong>com</strong>pagnaient des joues martelées de couleurs violentesqui prouvaient l'habitude de vivre au grand air et peut-êtreun culte rabelaisien de la dive bouteille. <strong>Le</strong>s sourcils restésnoirs et fort touffus ombrageaient des yeux dont l'âgen'avait pas éteint la vivacité et qui pétillaient encore parmoments dans leurs cercles de rides brunes. Des


moustaches et une royale auxquelles on eût pu appliquercette épithète de grifaigne que les vieux romans de gesteattribuent invariablement à la barbe de Charlemagne sehérissaient en virgules autour de sa bouche sensuelle etlippue, un double menton rattachait sa figure à son colreplet, et l'apparence générale eût été assez <strong>com</strong>mune sansle regard qui relevait tout cela et ne permettait pas demettre en doute la qualité du personnage. Un collet enpoint de Venise se rabattait sur sa veste de brocart d'or, etson linge d'une blancheur éblouissante soulevé par unabdomen assez proéminent débordait et couvrait laceinture d'un haut-de-chausses en velours tanné; unmanteau de même couleur, galonné d'or, jeténégligemment, se drapait au dos du siège. Il était facile dedeviner en ce vieillard un oncle, chaperon, réduit à l'étatde duègne par une nièce adorée malgré ses caprices; oneût dit, à les voir tous deux, elle, svelte et légère, lui,pesant et refrogné, Diane menant en laisse un vieux liondemi-privé qui eût aimé mieux dormir en son antre qu'êtreainsi promené de par le monde, mais qui cependant s'yrésigne.<strong>Le</strong> costume de la jeune fille prouvait par son élégancela richesse et le rang de celle qui le portait. Une robe d'unvert glauque, de cette nuance que les blondes les plussûres de leur teint peuvent seules affronter, faisait valoirla blancheur neigeuse d'une poitrine chastementdécouverte, et le col d'une transparence alabastrinejaillissait <strong>com</strong>me le pistil de la corolle d'une fleur, d'une


collerette empesée et découpée à jour. La jupe, en toiled'argent, se glaçait de lumière et des points brillantsmarquaient l'orient des perles qui bordaient la robe et lecorsage.<strong>Le</strong>s cheveux, imprégnés de rayons et tournés en petitesboucles sur le front et les tempes, ressemblaient à de l'orvivant; pour les blasonner ce n'eût pas été trop d'unevingtaine de sonnets avec tous les concetti italiens et lesagudezas espagnoles. Déjà la salle entière était éblouie decette beauté, bien qu'elle n'eût pas encore ôté son masque,mais ce qu'on en voyait répondait du reste; le mentondélicat et pur, la coupe parfaite de la bouche dont lesrougeurs de framboise gagnaient au voisinage du veloursnoir, l'ovale allongé, gracieux et fin de la figure, laperfection idéale d'une mignonne oreille qu'on eût pucroire ciselée dans l'agate par Benvenuto Cellini,attestaient assez des charmes enviables des déessesmêmes.Bientôt, in<strong>com</strong>modée sans doute par la chaleur de lasalle ou peut-être voulant faire aux mortels une générositédont ils ne sont guère dignes, la jeune déité ôta l'odieuxmorceau de canon qui éclipsait la moitié de sa splendeur.On vit alors ses yeux charmants dont les prunellestranslucides brillaient <strong>com</strong>me des pierres de lazulite entrede longs cils d'or bruni, son nez, demi, grec, demi-aquilin,et ses joues nuancées d'un imperceptible carmin qui eûtfait paraître terreux le teint de la plus fraîche rose.C'était Yolande de Foix. La jalousie des femmes se


sentant menacées dans leurs succès et réduites à l'état delaiderons ou d'antiquailles l'avait bien reconnue avantqu'elle ne se fût démasquée.Promenant un regard tranquille sur la salle émue,Yolande s'accouda au rebord de la loge, la main appuyéecontre la joue dans une pose qui eût fait la réputation d'unsculpteur et tailleur d'images, si un ouvrier, fût-il Grégeoisou romain, pouvait inventer une attitude de cette grâcedistraite et de cette élégance naturelle.«Surtout, mon oncle, n'allez pas dormir, dit-elle à demivoixau vieux seigneur qui aussitôt écarquilla les yeux etse redressa sur son siège, cela ne serait pas aimable pourmoi, et contraire aux lois de l'ancienne galanterie que vousvantez toujours.- Soyez tranquille, ma nièce, quand les fadaises etbillevesées que débitent ces baladins dont les affairesm'intéressent fort peu, m'ennuieront par trop grièvement,je vous regarderai et soudain j'ouvrirai l'oeil clair <strong>com</strong>mebasilic.»Pendant ces propos d'Yolande et de son oncle, le<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, marchant <strong>com</strong>me une paire de ciseauxforcée, s'avançait jusque près des chandelles, roulant desyeux furibonds et faisant la mine la plus outrageuse et laplus outrecuidante du monde.Des applaudissements frénétiques éclatèrent de toutesparts à l'entrée de l'acteur favori, et l'attention se détournaun moment d'Yolande. A coup sûr, Sigognac n'était pointvaniteux et son orgueil de gentilhomme méprisait ce


métier de baladin à quoi la nécessité l'obligeait.Cependant nous ne voudrions pas affirmer que sonamour-propre ne fût quelque peu chatouillé de cetteapprobation chaude et bruyante. La gloire des histrions,gladiateurs, pantomimes, a parfois rendu jaloux despersonnages haut situés, des empereurs romains et Césars,maîtres du monde qui ne dédaignèrent point de disputer,dans le cirque ou sur le théâtre, des couronnes dechanteurs, mimes, lutteurs et cochers, quand ils en avaientdéjà tant d'autres sur le chef, témoin Ainobarbus Néro,pour ne parler que du plus célèbre.Quand les battements de mains eurent cessé, le<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> promena dans la salle ce regard que nemanque pas d'y jeter l'acteur pour s'assurer que lesbanquettes sont bien garnies et deviner l'humeur joyeuseou farouche du public sur quoi il modèle son jeu, sedonnant ou se refusant des libertés.Tout à coup le baron eut un éblouissement; les lumièress'élargirent <strong>com</strong>me des soleils, puis lui semblèrentdevenues noires sur un fond lumineux. <strong>Le</strong>s têtes desspectateurs qu'il démêlait confusément à ses pieds sefondirent en une espèce de brouillard informe. Une sueurbrûlante, aussitôt glacée, le mouilla de la racine descheveux au talon.Ses jambes plus molles que coton ployèrent sous lui, etil crut que le plancher du théâtre lui montait à la ceinture.Sa bouche desséchée, aride, n'avait plus de salive; uncarcan de fer étreignait sa gorge <strong>com</strong>me le garote espagnol


fait d'un criminel, et de sa cervelle les mots qu'il devaitprononcer s'envolaient effarés, tumultueux, se heurtant ets'enchevêtrant <strong>com</strong>me des oiseaux qui fuient de leur cageouverte.Sang-froid, contenance, mémoire, tout était parti à lafois. On eût dit qu'un foudre invisible l'avait frappé, et peus'en fallût qu'il ne tombât mort, le nez sur les chandelles.Il venait d'apercevoir Yolande de Foix, tranquille etradieuse en sa loge qui fixait sur lui ses beaux yeux pers!ô honte! à rage! à mauvais tour du sort! ô contretemps partrop fâcheux pour une âme noble! être vu, sous unaccoutrement grotesque en cette fonction indigne et bassede divertir la canaille avec des grimaces, par une dame sihautaine, si arrogante, si dédaigneuse devant qui pourl'humilier et lui rabattre la superbe on n'eût voulu fairequ'actions magnanimes, héroïques, surhumaines! Et nepouvoir se dérober, disparaître, s'engloutir dans lesentrailles de la terre! Sigognac eut un instant l'idée des'enfuir, de s'élancer par la toile du fond en y faisant untrou avec sa tête <strong>com</strong>me avec une baliste; mais il avait auxpieds ces semelles de plomb dont on prétend qu'usentcertains coureurs en leurs exercices pour être plus légersensuite; il ne pouvait se détacher du plancher et il restaitlà éperdu, béant, stupide, au grand étonnement de Scapin,qui, s'imaginant que le <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> manquait demémoire, lui soufflait, à voix basse, les premiers mots dela tirade.<strong>Le</strong> public crut que l'acteur, avant de <strong>com</strong>mencer,


désirait une seconde salve d'applaudissements et il se mità battre des mains, à trépigner, à faire le plus triomphantvacarme qu'on ait jamais ouï en un théâtre.Cela donna le temps à Sigognac de reprendre sesesprits. Il fit un suprême effort de volonté et rentraviolemment dans la possession de ses moyens: «Ayons aumoins la gloire de notre infamie, se dit-il en seraffermissant sur ses jambes; il ne manquerait plus qued'être sifflé devant elle et de recevoir en sa présence unegrêle de pommes crues et d'oeufs durs. Peut-être ne m'a-tellepoint reconnu derrière cet ignoble masque. Quisupposerait un Sigognac sous cet habit de singe savant,bariolé de rouge et de jaune! Allons, du courage; à larescousse! Faisons feu des quatre pieds. Si je joue bien,elle m'applaudira. Ce sera, certes, un beau triomphe, carelle est outrageuse assez.»Ces réflexions, Sigognac les fit en moins de temps quenous n'en mettons à les écrire, la plume ne pouvant suivreles rapidités de la pensée, tandis qu'il débitait sa grandetirade avec des éclats de voix si singuliers, des intonationssi inattendues, une furie <strong>com</strong>ique si endiablée, que lepublic éclata en bravi, et qu'Yolande elle-même, bienqu'elle témoignât ne prendre point de goût à ces farces, neput s'empêcher de sourire. Son oncle, le gros<strong>com</strong>mandeur, était parfaitement éveillé et heurtait lespaumes de ses mains goutteuses en signe de satisfaction.<strong>Le</strong> malheureux Sigognac au désespoir, par l'exagérationde son jeu, l'outrance de ses bouffonneries, la folie de ses


odomontades, semblait vouloir se bafouer lui-même etpousser la dérision de son sort jusques à la limite extrêmeoù elle pouvait aller; il jetait à ses pieds dignité, noblesse,respect de soi, souvenir des ancêtres, et il trépignaitdessus avec une joie délirante et féroce! «Tu dois êtrecontente, Fortune adverse, je suis assez humilié, assezprofondément enfoncé dans l'abjection, pensait-il tout enrecevant les nasardes, croquignoles et coups de pied; tum'avais fait misérable! tu me rends ridicule! tu me forcespar un lâche tour à me déshonorer devant cette fièrepersonne! Que te faut-il de plus?» Parfois la colère leprenait et il se redressait sous le bâton de Léandre d'un airsi formidable et dangereux que celui-ci reculait de peur;mais, revenant par un brusque soubresaut à l'esprit de sonrôle, il tremblait de tout son corps, claquait des dents,flageolait sur ses jambes, bégayait et donnait, au grandplaisir des spectateurs, tous les signes de la plus lâchepoltronnerie.Ces extravagances, qui eussent paru ridicules dans unrôle moins chargé que celui de Matamore, étaientattribuées par le public à la verve de l'acteur tout à faitentré dans la peau du personnage, et ne laissaient pas quede produire un bon effet.Isabelle seule avait deviné ce qui causait le trouble dubaron: la présence dans la salle de cette insolentechasseresse dont les traits ne lui étaient que trop restésdans la mémoire. Tout en jouant son rôle, elle tournait àla dérobade les yeux vers la loge où trônait, avec l'orgueil


dédaigneux et tranquille d'une perfection sûre d'ellemême,l'altière beauté que, dans son humilité, elle n'osaitappeler sa rivale.Elle trouvait une amère douceur à constaterintérieurement cette supériorité inéluctable et se disait quenulle femme n'eût pu lutter d'appas contre une telledéesse.Ces charmes souverains lui firent <strong>com</strong>prendre lesamours insensées qu'excite parfois chez les marauds dupeuple la grâce non-pareille de quelque jeune reineapparue en un triomphe ou cérémonie publique, amourssuivies de folie, prisons et supplices.Quant à Sigognac, il s'était promis de ne pas regarderYolande de peur d'être saisi par un transport soudain, et laraison perdue, de faire publiquement quelque incartadebizarre qui le déshonorât. Il tâchait, au contraire, de secalmer en tenant sa vue attachée, lorsque le rôle lepermettait, sur cette douce et bonne Isabelle.Ce charmant visage, empreint d'une légère tristessequ'expliquait la fâcheuse tyrannie d'un père qui, dans la<strong>com</strong>édie, la voulait marier contre son gré, redonnait à sonâme un peu de repos; l'amour de l'une le consolait desmépris de l'autre. Il reprenait de l'estime pour lui-même ettrouvait la force de continuer son jeu.Ce supplice eut un terme enfin. La pièce s'acheva, etlorsque, rentré dans la coulisse, Sigognac, qui étouffait,défit son masque, ses camarades furent frappés del'altération étrange de ses traits.


Il était livide et se laissa tomber <strong>com</strong>me un corps sansvie sur un banc qui se trouvait là. <strong>Le</strong> voyant près depâmer, Blazius lui apporta un flacon de vin, disant querien n'était efficace en ces occurrences <strong>com</strong>me une lampéeou deux du meilleur. Sigognac fit signe qu'il ne voulaitque de l'eau.«Condamnable régime, dit le Pédant, grave erreurdiététique; l'eau ne convient qu'aux grenouilles, poissonset sarcelles, nullement aux humains; en bonne pharmacie,on devrait écrire sur les carafes: «Remède pour usageexterne.» Je mourrais subitement tout vif si j'avalais unegoutte de cette humidité fade.»<strong>Le</strong> raisonnement de Blazius n'empêcha point le barond'avaler un pot d'eau tout entier. La fraîcheur du breuvagele remit tout à fait, et il <strong>com</strong>mença à promener autour delui des regards moins effarés.«Vous avez joué d'une façon admirable et fantasque, ditHérode en s'approchant du Capitaine, mais il ne faut pointse livrer de la sorte. Un tel jeu vous consumerait bientôt.L'art du <strong>com</strong>édien est de se ménager et de ne présenterque les apparences des choses. Il doit être froid en brûlantles planches et rester tranquille au milieu des plus grandesfuries. Jamais acteur n'a représenté si au vif l'emphase,l'impertinence et la folie du Matamore, et si vous pouviezretrouver ces effets d'improvisation, vous emporteriezdessus tous autres la palme <strong>com</strong>ique.- N'est-ce point, répondit amèrement le baron, que j'aibien rempli mon personnage? Je me sentais moi-même


fort burlesque et fort bouffon dans la scène où ma têtepasse à travers la guitare que Léandre me casse sur lecrâne.- De vrai, vous faisiez, reprit le Tyran, la mine la plushétéroditement furibonde et risible qui se puisse imaginer.Mlle Yolande de Foix, cette belle personne si fière, sinoble, si sérieuse, a daigné en sourire. Je l'ai bien vu.- Ce m'est un grand honneur, fit Sigognac dont les jouess'empourprèrent subitement, d'avoir diverti cette beauté.- Pardon, dit le Tyran qui s'aperçut de cette rougeur. Cesuccès qui nous enivre, nous autres, pauvres baladins deprofession, doit être indifférent à une personne de votrequalité, bien au-dessus des applaudissements, mêmeillustres.- Vous ne m'aviez point fâché, brave Hérode, ditSigognac en tendant la main au Tyran; il faut faire bientout ce qu'on fait. Mais je ne pouvais m'empêcher desonger que ma jeunesse avait espéré d'autres triomphes.»Isabelle, qui s'était habillée pour l'autre pièce, passa prèsde Sigognac et lui jeta, avant d'entrer en scène, un regardd'ange consolateur, si chargé de tendresse, desympathie, de passion, qu'il en oublia tout à fait Yolandeet ne se sentit plus malheureux.Ce fut un baume divin qui cicatrisa les plaies de sonorgueil pour un moment du moins, car ces plaies-là serouvrent et saignent toujours.<strong>Le</strong> marquis de Bruyères était à son poste, et quelqueoccupé qu'il fût d'applaudir Zerbine pendant la


eprésentation, il ne laissa pas que d'aller saluer Yolandequ'il connaissait et dont parfois il suivait la chasse. Il luiconta, sans nommer le baron, le duel du <strong>capitaine</strong><strong>Fracasse</strong> avec le duc de Vallombreuse dont il savait mieuxque personne les détails, ayant été témoin de l'un des deuxadversaires.«Vous faites mal à propos le discret, répondit Yolande,j'ai bien deviné que le <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> n'est autre que lebaron de Sigognac. Ne l'ai-je pas vu partir de sa tour àhiboux en <strong>com</strong>pagnie de cette péronnelle, de cettebohémienne qui joue les ingénues d'un air si confit,ajouta-t-elle avec un rire un peu forcé, et n'était-il pas envotre château à la suite des <strong>com</strong>édiens? A sa mine niaiseje n'eusse pas cru qu'il fût si parfait baladin et si vaillant<strong>com</strong>pagnon.»Tout en causant avec Yolande, le marquis promenait sesregards dans la salle dont il saisissait mieux l'aspect quede la place qu'il occupait ordinairement, tout près desviolons, pour mieux suivre le jeu de Zerbine. Sonattention se porta sur la dame masquée qu'il n'avait pointaperçue jusqu'alors, puisque lui-même, assis au premierrang, tournait presque toujours le dos aux spectateurs dontil désirait n'être pas trop remarqué. Bien qu'elle fût<strong>com</strong>me ensevelie sous ses dentelles noires, il crutreconnaître dans la tournure et l'attitude de cette beautémystérieuse quelque chose qui lui rappelait vaguement lamarquise sa femme.«Bah! se dit-il, elle doit être au château de Bruyères, où


je l'ai laissée.»Cependant elle faisait scintiller, à l'annulaire de la mainqu'elle tenait coquettement posée sur le bord de la loge,<strong>com</strong>me pour se dédommager de ne point montrer sonvisage, un assez gros diamant, que la marquise avaitl'habitude de porter, et, cet indice lui troublant la fantaisie,il prit congé d'Yolande et du vieux seigneur dans l'idée des'aller assurer du fait avec une civilité assez brusque, maisnon pas si prompte qu'il ne trouvât, quand il parvint aubut, le nid sans l'oiseau. La dame, alarmée, était partie. Cedont il resta fort perplexe et désappointé, quoiqu'il fûtmari philosophe. «Serait-elle amoureuse de ce Léandre?murmura-t-il; heureusement j'ai fait bâtonner le fat paravance et je suis en règle de ce côté-là.» Cette pensée luirendit sa sérénité et il alla derrière le rideau rejoindre lasoubrette qui s'étonnait déjà de ne le point voir accourir etle reçut avec la mauvaise humeur simulée dont ces sortesde femmes agacent les hommes.Après la représentation, Léandre, inquiet de ce que lamarquise avait disparu subitement au milieu du spectacle,se rendit sur la place de l'église à l'endroit où le pagevenait le prendre avec le carrosse. Il trouva le page toutseul qui lui remit une lettre ac<strong>com</strong>pagnée d'une petiteboîte fort lourde, et disparut si rapidement dans l'ombreque le <strong>com</strong>édien eût pu douter de la réalité de l'apparitions'il n'eût eu entre les mains la missive et le paquet.Appelant un laquais qui passait avec un falot pour allerchercher son maître en quelque maison voisine, Léandre


ompit le cachet d'une main hâtive et tremblante, etapprochant le papier de la lanterne que le valet lui tenaità hauteur du nez, il lut les lignes suivantes:«Cher Léandre, je crains bien que mon mari ne m'aitreconnue à la <strong>com</strong>édie, malgré mon masque; il fixait lesyeux avec une telle insistance sur ma loge que je me suisretirée en toute hâte pour ne pas être surprise. Laprudence, si contraire à l'amour, nous prescrit de ne pasnous voir, cette nuit, au pavillon. Vous pourriez être épié,suivi, tué peut-être, sans parler des dangers que moimêmeje puis courir. En attendant des occasions plusheureuses et plus <strong>com</strong>modes, veuillez bien porter cettechaîne d'or à trois tours que mon page vous remettra.Puisse-t-elle, toutes les fois que vous la mettrez à votrecol, vous faire souvenir de celle qui ne vous oublierajamais et vous aimera toujours.«Celle qui, pour vous, n'est que Marie.»«Hélas! voilà mon beau roman fini, se disait Léandre endonnant quelque monnaie au laquais dont il avaitemprunté le falot; c'est dommage! Ah! charmantemarquise, <strong>com</strong>me je vous eusse aimée longtemps!continua-t-il quand le valet fut éloigné, mais les destinsjaloux de mon bonheur ne l'ont point permis; soyeztranquille, madame, je ne vous <strong>com</strong>promettrai point pardes flammes indiscrètes. Ce brutal de mari me navreraitsans pitié et plongerait le fer en votre blanche poitrine.Non, non, point de ces tueries sauvages, mieux faites pourles tragédies que pour la vie <strong>com</strong>mune. Dût mon coeur en


saigner, je ne chercherai point à vous revenir, et mecontenterai de baiser cette chaîne moins fragile et pluspesante que celle qui nous a un instant unis. Combienpeut-elle valoir? Mille ducats pour le moins, à en juger parsa lourdeur! Comme j'ai raison d'aimer les grandes dames!elles n'ont d'inconvénients que les coups de bâton et lescoups d'épée qu'on risque à leur service. En somme,l'aventure s'arrête au bel endroit, ne nous plaignons pas.»Et curieux de voir à la lumière briller et chatoyer sachaîne d'or, il se rendit à l'hôtel des Armes de France d'unpas assez délibéré pour un amant qui vient de recevoir soncongé.En rentrant dans sa chambre, Isabelle trouva au milieude la table une cassette placée de manière à forcer leregard le plus distrait de la voir.Un papier plié était posé sous un des angles de la boîtequi devait contenir des choses fort précieuses, car elleétait déjà un joyau elle-même.<strong>Le</strong> papier n'était point scellé et contenait ces mots d'uneécriture tremblée et péniblement formée <strong>com</strong>me celled'une main dont l'usage n'est pas libre:«Pour Isabelle.» Une rougeur d'indignation monta auxjoues de la <strong>com</strong>édienne à l'aspect de ces présents dontplus d'une vertu eût été ébranlée.Sans même ouvrir la cassette par curiosité féminine, elleappela maître Bilot qui n'était point couché encore,préparant un souper pour quelques seigneurs, et lui ditd'emporter cette boîte, pour la remettre à qui de droit, car


elle ne la voulait pas souffrir une minute de plus en sapossession.L'aubergiste fit l'étonné et jura son grand sacre dieu,serment aussi solennel pour lui que le Styx pour lesOlympiens, qu'il ignorait qui avait mis là cette boîte bienqu'il se doutât de sa provenance. En effet, c'était dameLéonarde à laquelle le duc s'était adressé, pensant qu'unevieille femme réussit là où le diable échoue, qui avaitfrauduleusement posé ces joyaux sur la table, en l'absenced'lsabelle. Mais, ici, la damnable matrone avait vendu cequ'elle ne pouvait livrer, présumant trop de la forcecorruptrice des pierreries et de l'or qui n'agit que sur lesâmes viles.«Tirez cela d'ici, dit Isabelle à maître Bilot, rendez cetteboîte infâme à qui l’envoie, et surtout ne sonnez mot de lachose au Capitaine; quoique ma conduite ne soit en riencoupable, il pourrait entrer en des furies et faire desesclandres dont souffrirait ma réputation.»Maître Bilot admira le désintéressement de cette jeuneComédienne qui n'avait pas même regardé des bijoux àtourner la tête d'une duchesse, et les renvoyaitdédaigneusement, <strong>com</strong>me des dragées de plâtre ou desnoix creuses, et, en se retirant, il lui fit un salut des plusrespectueux, celui qu'il eût adressé à une reine, tant cettevenu le surprenait.Agitée, enfiévrée, Isabelle, après le départ de maîtreBilot, ouvrit la fenêtre pour éteindre, à la fraîcheur de lanuit, les feux de ses joues et de son front. Une lumière


illait à travers les branches des arbres sur la façade noirede l'hôtel Vallombreuse, sans doute au logis du jeune ducblessé. La ruelle semblait déserte. Cependant Isabelle, decette ouïe fine de la Comédienne habituée à saisir au volle murmure du souffleur, crut entendre une voix très bassequi disait: «Elle n'est pas encore couchée.» Très intriguéede cette phrase, elle se pencha un peu, et il lui sembladémêler dans l'ombre, au pied de la muraille, deux formeshumaines enveloppées de manteaux et se tenantimmobiles <strong>com</strong>me des statues de pierre au porche d'uneéglise; à l'autre bout de la ruelle, malgré l'obscurité, sesyeux dilatés par la peur découvrirent un troisième fantômequi paraissait faire le guet.Se sentant observés, les êtres énigmatiques disparurentou se cachèrent plus soigneusement, car Isabelle nedistingua ni n'entendit plus rien. Fatiguée de faire vedette,et croyant avoir été le jouet d'une illusion nocturne, ellereferma doucement sa fenêtre, poussa le verrou de saporte, posa la lumière près de son lit, et se coucha avecune vague angoisse que ne pouvaient calmer lesraisonnements qu'elle se faisait.En effet, qu'avait-elle à craindre en une auberge pleinede monde, à deux pas de ses amis, dans sa chambre bienet dûment verrouillée et fermée à triple tour? Quel rapportpouvaient avoir avec elle ces ombres entrevues au bas dela muraille et qui étaient sans doute quelques tire-laineattendant une proie et gênés par la lumière de sa fenêtre?Tout cela était logique, mais ne la rassurait pas. Un


pressentiment anxieux lui serrait la poitrine. Si elle n'eûtcraint d'être raillée, elle se fût levée et réfugiée chez une<strong>com</strong>pagne, mais Zerbine n'était pas seule, Sérafine nel'aimait guère, et la duègne lui causait une répugnanceinstinctive. Elle resta donc en proie à d'inexprimablesterreurs.<strong>Le</strong> moindre craquement de la boiserie, le plus légergrésillement de la chandelle dont la mèche, non mouchée,se coiffait d'un noir champignon, la faisait tressaillir ets'enfoncer sous les couvertures, de peur de voir dans lesangles obscurs quelque forme monstrueuse; puis ellereprenait courage, inspectant du regard l'appartement oùrien n'avait l'air suspect ou surnaturel.Dans le haut d'une des murailles, était pratiqué un oeilde-boeufdestiné sans doute à donner du jour à quelquecabinet obscur. Cet oeil-de-boeuf s'arrondissait sur laparoi grisâtre, aux faibles reflets de la lumière, <strong>com</strong>mel'énorme prunelle noire d'un oeil cyclopéen, et semblaitespionner les actions de la jeune femme. Isabelle nepouvait s'empêcher de regarder fixement ce trou profondet sombre, grillé, au reste, de deux barreaux de fer encroix. Il n'y avait donc rien à craindre de ce côté; pourtantà un certain moment, Isabelle crut voir au fond de cetteombre briller deux yeux humains.Bientôt une tête basanée, à longs cheveux noirsébouriffés, s'engagea dans un des étroits <strong>com</strong>partimentsdessinés par l'inter-section des barreaux; un bras maigresuivit, puis les épaules passèrent, se froissant au rude


contact du fer, et une petite fille de huit à dix ans, secramponnant de la main au rebord de l'ouverture, allongeatant qu'elle put son corps chétif le long de la muraille et selaissa tomber sur le plancher sans faire plus de bruitqu'une plume ou qu'un flocon de neige qui descendent àterre.A l'immobilité d'Isabelle, pétrifiée et médusée deterreur, l'enfant l'avait crue endormie, et quand elles'approcha du lit, pour s'assurer si ce sommeil étaitprofond, une surprise extrême se peignit sur son visagecouleur de bistre.«La dame au collier! dit-elle en touchant les perles quibruissaient à son col maigre et brun, la dame au collier!»De son côté, Isabelle, à demi morte de peur, avait reconnula petite fille rencontrée à l'auberge du Soleil bleu et sur laroute de Bruyères en <strong>com</strong>pagnie d'Agostin. Elle essayad'appeler au secours, mais l'enfant lui mit la main sur labouche.«Ne crie pas, tu ne cours aucun danger; Chiquita a ditqu'elle ne couperait jamais le col à la dame qui lui a donnéles perles qu'elle avait envie de voler.- Mais que viens-tu faire ici, malheureuse enfant? fitIsabelle, reprenant quelque sang-froid à la vue de cet êtrefaible et débile qui ne pouvait être bien redoutable, etd'ailleurs manifestait certaine reconnaissance sauvage etbizarre à son endroit.- Ouvrir le verrou que tu pousses tous les soirs, repritChiquita du ton le plus tranquille et <strong>com</strong>me n'ayant aucun


doute sur la légitimité de son action; on m'a choisie pourcela parce que je suis agile et mince <strong>com</strong>me unecouleuvre. Il n'y a guère de trous par où je ne puissepasser.- Et pourquoi voulait-on te faire ouvrir le verrou? Pourme voler?- Oh! non, répondit Chiquita d'un air dédaigneux; c'étaitpour que les hommes pussent entrer dans la chambre ett'emporter.- Mon Dieu, je suis perdue, s'écria Isabelle en gémissantet en joignant les mains.- Non pas, dit Chiquita, puisque je laisserai le verroufermé. Ils n'oseraient forcer la porte, cela ferait du bruit,on viendrait et on les prendrait; pas si bêtes!- Mais j'aurais crié, je me serais accrochée aux murs, onm'aurait entendue!- Un bâillon étouffe les cris, dit Chiquita avec l'orgueild'un aniste qui explique à un ignorant un secret du métier,une couverture roulée autour du corps empêche lesmouvements. C'est très facile. <strong>Le</strong> valet d'écurie était gagnéet il devait ouvrir la porte de derrière.- Qui a tramé cette machination odieuse? dit la pauvre<strong>com</strong>édienne, tout effarée du péril qu'elle avait couru.- C'est le seigneur qui a donné de l'argent, oh! beaucoupd'argent! <strong>com</strong>me ça, plein les mains! répondit Chiquitadont les yeux brillèrent d'un éclat cupide et farouche; maisc'est égal, tu m'as fait cadeau des perles; je dirai auxautres que tu ne dormais pas, qu'il y avait un homme dans


ta chambre et que c'est un coup manqué. Ils s'en iront.Laisse-moi te regarder; tu es belle et je t'aime, oui,beaucoup, presque autant qu'Agostin. Tiens! fit-elle enavisant sur la table le couteau trouvé dans la charrette, tuas là le couteau que j'ai perdu, le couteau de mon père.Garde-le, c'est une bonne lameQUAND CETTE VIPERE VOUS PIQUE.PAS DE REMEDE EN LA BOUTIQUE.Vois-tu, on tourne la virole ainsi et puis on donne lecoup <strong>com</strong>me cela; de bas en haut, le fer entre mieux.porte-le dans ton corsage, et quand les méchants tevoudront contrarier, paf! tu leur fendras le ventre.»Et la petite <strong>com</strong>mentait ses paroles de gestes assortis.Cette leçon de couteau, donnée, la nuit, dans cettesituation étrange par cette petite voleuse hagarde et demifolle,produisait sur Isabelle l'effet d'un de ces cauchemarsqu'on essaie en vain de secouer.«Tiens le couteau dans ta main de la sorte, les doigtsbien serrés. On ne te fera rien. Maintenant, je m'en vais.Adieu, souviens-toi de Chiquita!»La petite <strong>com</strong>plice d'Agostin approcha une chaise dumur, y monta, se haussa sur les pieds, saisit le barreau, secourba en arc et appuyant les talons à la muraille par unsoubresaut nerveux, eut bientôt gagné le rebord de l'oeilde-boeuf,par où elle disparut en murmurant <strong>com</strong>me unesorte de vague chanson en prose:«Chiquita passe par les trous de serrures, danse sur lapointe des grilles et les tessons de bouteilles sans se faire


mal. Bien malin qui la prendra!»Isabelle attendit le jour avec impatience, sans pouvoirfermer l'oeil tant cet événement bizarre l'avait agitée; maisle reste de la nuit fut tranquille.Seulement, quand la jeune fille descendit dans la salleà manger, ses <strong>com</strong>pagnons furent frappés de sa pâleur etdu cercle marbré qui entourait ses yeux. On la pressa dequestions et elle raconta son aventure nocturne. Sigognac,furieux, ne parlait de rien moins que de saccager lamaison du duc de Vallombreuse à qui il attribuait, sanshésiter, cette tentative scélérate.«M'est avis, dit Blazius, qu'il serait urgent de ployer nosdécorations, et d'aller nous perdre ou plutôt nous sauveren cet océan de Paris. <strong>Le</strong>s choses se gâtent.»<strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiens se rangèrent à l'opinion du Pédant, et ledépart fut fixé pour le lendemain.


XILE PONT-NEUFIl serait long et fastidieux de suivre étape par étape lechariot <strong>com</strong>ique jusqu'à Paris, la grand-ville; il n'arrivapoint pendant la route d'aventure qui mérite d'êtreracontée. Nos <strong>com</strong>édiens avaient la bourse bien garnie etmarchaient rondement, pouvant louer des chevaux et fairede bonnes traites. A Tours et à Orléans la troupe s'arrêtapour donner quelques représentations dont la recettesatisfit Hérode plus sensible en sa qualité de directeur etde caissier au succès monnayé qu'à tout autre. Blazius<strong>com</strong>mençait à se rassurer et à rire des terreurs que luiavait inspirées le caractère vindicatif de Vallombreuse.Cependant Isabelle tremblait encore à cette idéed'enlèvement qui n'avait pas réussi, et plus d'une fois ensonge, quoique dans les auberges elle fit chambre<strong>com</strong>mune avec Zerbine, elle crut revoir la tête hagarde etsauvage de Chiquita sortir d'une lucarne à fond noir enmontrant toutes ses dents blanches. Effrayée par cettevision, elle se réveillait poussant des cris, et sa <strong>com</strong>pagneavait de la peine à la calmer. Sans témoigner autrementd'inquiétude, Sigognac couchait dans la chambre la plusvoisine, l'épée sous le chevet et tout habillé en casd'algarade nocturne. <strong>Le</strong> jour, il cheminait le plus souventà pied, au-devant du chariot, en éclaireur, surtout lorsque


près de la route quelques buissons, taillis, pans de murs ouchaumières ruinées pouvaient servir de retraite à uneembuscade. S'il voyait un groupe de voyageurs à minesuspecte, il se repliait vers la charrette où le Tyran,Scapin, Blazius et Léandre représentaient une respectablegarnison, encore que de ces deux derniers l'un fût vieil etl'autre craintif <strong>com</strong>me un lièvre. D'autres fois, en bongénéral d'armée qui sait prévenir les feintes de l'ennemi,il se tenait à l'arrière-garde, car le péril pouvait aussi bienvenir de ce côté. Mais ces précautions furent inutiles etsurérogatoires. Aucune attaque ne vint surprendre latroupe, soit que le duc n'eût point eu le temps de la<strong>com</strong>biner, soit qu'il eût renoncé à cette fantaisie, ou bienencore que la douleur de sa blessure lui retint le courage.Quoiqu'on fût en hiver, la saison n'était pas troprigoureuse.Bien nourris, et s'étant précautionnés à la friperie devêtements chauds et plus épais que la serge des manteauxde théâtre, les <strong>com</strong>édiens ne souffraient pas du froid, et labise n'avait d'autre inconvénient que de faire monter auxjoues des jeunes actrices un incarnat un peu plus vif quede coutume et qui parfois même s'étendait jusque sur leurnez délicat. Ces roses d'hiver, quoique un peu déplacées,ne leur allaient point mal, car tout sied à de jolies femmes.Quant à dame Léonarde, son teint de duègne usé parquarante ans de fard était inaltérable. La bise et l'aquilonn'y faisaient que blanchir.Enfin l'on arriva vers quatre heures du soir, tout près de


la grande ville, du côté de la Bièvre dont on passa leponceau, en longeant la Seine, ce fleuve illustre entre tous,dont les flots ont l'honneur de baigner le palais de nos roiset tant d'autres édifices renommés par le monde <strong>Le</strong>sfumées que dégorgeaient les cheminées des maisonsformaient au bas du ciel un grand banc de brume rousseà demi transparent, derrière lequel le soleil descendait toutrouge et dépouillé de ses rais. Sur ce fond de lumièresourde se dessinait en gris violâtre le contour desbâtiments privés, religieux et publics, que la perspectivepermettait d'embrasser de cet endroit. On apercevait del'autre côté du fleuve, au-delà de l'île Louviers, le bastionde l'Arsenal, les Célestins, et plus en face de soi la pointede l'île Notre-Dame.La porte Saint-Bernard franchie, le spectacle devintmagnifique.Notre-Dame apparaissait en plein, se montrant par lechevet avec ses arcs-boutants semblables à des côtes depoissons gigantesques, ses deux tours carrées et sa flècheaiguë plantée sur le point d'intersection des nefs. D'autresclochetons plus humbles trahissant au-dessus des toits deséglises ou des chapelles enfouies dans la cohue desmaisons, mordaient de leurs dents noires dans la bandeclaire du ciel, mais la cathédrale attirait surtout les regardsde Sigognac qui n'était jamais venu à Paris et que lagrandeur de ce monument étonnait.<strong>Le</strong> mouvement des voitures chargées de denréesdiverses, le nombre des cavaliers et des piétons qui se


croisaient tumultueusement sur le bord du fleuve ou dansles rues qui le longent et où s'engageait parfois le chariotpour prendre le plus court, les cris de toute cette foulel'éblouissaient et l'étourdissaient, lui, accoutumé à la vastesolitude des landes et au silence mortuaire de son vieuxchâteau délabré. Il lui semblait qu'une meule de moulintournât dans sa tête et il se sentait chanceler <strong>com</strong>me unhomme ivre. Bientôt l'aiguille mignonnement ouvrée de laSainte-Chapelle s'élança par-dessus les <strong>com</strong>bles du palaispénétrée par les dernières lueurs du couchant. <strong>Le</strong>slumières qui s'allumaient piquaient de points rouges lesfaçades des maisons, et la rivière réfléchissait ces lueursen les allongeant <strong>com</strong>me des serpents de feu dans ses eauxnoires.Bientôt se dessina dans l'ombre, le long du quai, l'égliseet le cloître des Grands-Augustins, et sur le terre-plein duPont-Neuf, Sigognac vit à sa droite s'ébaucher à traversl'obscurité croissante la forme d'une statue équestre, celledu bon roi Henri IV; mais le chariot tournant l'angle de larue Dauphine nouvellement percée sur les terrains ducouvent fit bientôt disparaître le cavalier et le cheval.Il y avait dans le haut de la rue Dauphine, près de laporte de ce nom, une vaste hôtellerie où descendaientparfois les ambassades des pays extravagants etchimériques. Cette auberge pouvait recevoir à l'improvistede nombreuses <strong>com</strong>pagnies. <strong>Le</strong>s bêtes y étaient toujourssûres de trouver du foin au râtelier et les maîtres n'ymanquaient jamais de lits. C'était là qu'Hérode avait fixé,


<strong>com</strong>me en un lieu propice, le campement de sa hordethéâtrale. <strong>Le</strong> brillant état de la caisse permettait ce luxe;luxe utile d'ailleurs, car il relevait la troupe en montrantqu'elle n'était point <strong>com</strong>posée de vagabonds, escrocs etdébauchés, forcés par la misère à ce fâcheux métierd'histrions de province, mais bien de braves <strong>com</strong>édiens àqui leur talent faisait un revenu honnête, chose possible<strong>com</strong>me il appert des raisons qu'en donne M. Pierre deCorneille, poète célèbre, en sa pièce de l'Illusion <strong>com</strong>ique.La cuisine où les <strong>com</strong>édiens entrèrent en attendantqu'on préparât leurs chambres était grande à y pouvoirac<strong>com</strong>moder à l'aise le dîner de Gargantua ou dePantagruel. Au fond de l'immense cheminée qui s'ouvraitrouge et flamboyante, <strong>com</strong>me la gueule représentantl'enfer dans la grande diablerie de Douai, brûlaient desarbres tout entiers. A plusieurs broches superposées, quefaisait mouvoir un chien se démenant <strong>com</strong>me un possédéà l'intérieur d'une roue, se doraient des chapelets d'oies, depoulardes et de coqs vierges, brunissaient des quartiers deboeufs, roussissaient des longes de veaux, sans <strong>com</strong>pterles perdrix, bécassines, cailles et autres menues chasses.Un marmiton à demi cuit lui-même et ruisselant de sueur,bien qu'il ne fût vêtu que d'une simple veste de toile,arrosait ces victuailles avec une cuillère à pot qu'ilreplongeait dans la lèchefrite dès qu'il en avait versé lecontenu: vrai travail de Danaïde, car le jus recueillis'écoulait toujours.Autour d'une longue table de chêne, couverte de mets


en préparation, s'agitait tout un monde de cuisiniers,protecteurs, gâte-sauce, des mains desquels les aidesrecevaient les pièces lardées, troussées, épicées, pour lesporter aux fourneaux qui, tout incandescents de braise etpétillants d'étincelles, ressemblaient plutôt aux forges deVulcain qu'à des officines culinaires, les garçons ayantl'air de cyclopes à travers cette brume enflammée. <strong>Le</strong> longdes murs brillait une formidable batterie de cuisine decuivre rouge ou de laiton: chaudrons, casseroles de toutesgrandeurs, poissonnières à faire cuire le léviathan aucourt-bouillon, moules de pâtisseries façonnés en donjons,dômes, petits temples, casques et turbans de formesarrasine, enfin toutes les armes offensives et défensivesque peut renfermer l'arsenal du dieu Gaster.A chaque instant arrivait de l'office quelque robusteservante, aux joues colorées et mafflues <strong>com</strong>me lespeintres flamands en mettent dans leurs tableaux, portantsur la tête ou la hanche des corbeilles pleines deprovisions.«Passez-moi la muscade! disait l'un, un peu de cannelle!s'écriait l'autre. Par ici les quatre épices! remettez du seldans la boîte! les clous de girofle! du laurier! une barde delard, s'il vous plaît, bien mince! soufflez ce fourneau il neva pas! éteignez cet autre, il va trop et tout brûlera <strong>com</strong>mechâtaignes oubliées en la poêle! versez du jus dans cecoulis! allongez-moi ce roux, car il épaissit! battez-moices blancs d'oeufs en père fouetteur, ils ne moussent pas!saupoudrez-moi ce jambonneau de chapelure! tirez de la


oche cet oison, il est à point! encore cinq ou six tourspour cette poularde! Vite, vite, enlevez le boeuf! Il fautqu'il soit saignant. Laissez le veau et les poulets: LESVEAUX MAL CUITS, LES POULETS CRUS, FONTLES CIMETIÈRES BOSSUS.Retenez cela, galopin. N'est pas rôtisseur qui veut. C'estun don du Ciel. Portez ce potage à la reine au numéro 6.Qui a demandé les cailles au gratin? Dressez vivement cerâble de lièvre piqué!»Ainsi se croisaient dans un gai tumulte les propossubstantiels et mots de gueule justifiant mieux leur titreque les mots de gueule gelés entendus de Panurge à lafonte des glaces polaires, car ils avaient tous rapport àquelque mets, condiment ou friandise.Hérode, Blazius et Scapin, qui étaient sur leur boucheet gourmands <strong>com</strong>me chats de dévote, se pourléchaient lesbabines à cette éloquence si grasse, si succulente et si biennourrie qu'ils disaient hautement préférer à celled'lsocrate, Démosthène, Eschine, Hortensius, Cicéro etautres tels bavards dont les phrases ne sont que viandescreuses et ne contiennent aucun suc médullaire.«Il me prend des envies, dit Blazius, de baiser sur l'uneou l'autre joue ce gros cuisinier, gras et ventripotent<strong>com</strong>me moine, qui gouverne toutes ces casseroles d'un airsi superbe. Jamais <strong>capitaine</strong> ne fut plus admirable au feu!»Au moment où un valet venait dire aux <strong>com</strong>édiens queleurs chambres étaient prêtes, un voyageur entra dans lacuisine et s'approcha de la cheminée; c'était un homme


d'une trentaine d'années, de haute taille, mince, vigoureux,de physionomie déplaisante quoique régulière. <strong>Le</strong> refletdu foyer bordait son profil d'un liséré de feu, tandis que lereste de sa figure baignait dans l'ombre. Cette touchelumineuse accusait une arcade sourcilière assezproéminente abritant un oeil dur et scrutateur, un nezd'une courbure aquiline dont le bout se rabattait en beccrochu sur une moustache épaisse, une lèvre inférieuretrès mince que rejoignait brusquement un menton ramasséet court <strong>com</strong>me si la matière eût manqué à la nature pourachever ce masque. <strong>Le</strong> col que dégageait un rabat de toileplate empesée laissait voir dans sa maigreur ce cartilageen saillie que les bonnes femmes expliquent par unquartier de la pomme fatale resté au gosier d'Adam et quequelques-uns de ses fils n'ont pas avalé encore.<strong>Le</strong> costume se <strong>com</strong>posait d'un pourpoint en drap grisde-feragrafé sur une veste de buffle d'un haut-de-chaussesde couleur brune et de bottes de feutre remontant audessusdu genou et se plissant en vagues spirales autourdes jambes. De nombreuses mouchetures de boue, lesunes sèches, les autres fraîches encore, annonçaient unelongue route parcourue, et les molettes des éperonsrougies d'un sang noirâtre disaient que, pour arriver auterme de son voyage, le cavalier avait dû solliciterimpérieusement les flancs de sa monture fatiguée. Unelongue rapière, dont la coquille de fer ouvragé devaitpeser plus d'une livre, pendait à un large ceinturon de cuirfermé par une boucle en cuivre et sanglant l'échine maigre


du <strong>com</strong>pagnon. Un manteau de couleur sombre qu'il avaitjeté sur un banc avec son chapeau <strong>com</strong>plétaitl'accoutrement.Il eût été difficile de préciser à quelle classe appartenaitle nouveau venu. Ce n'était ni un marchand, ni unbourgeois. ni un soldat. La supposition la plus plausiblel'eût fait ranger dans la catégorie de ces gentilshommespauvres ou de petite noblesse qui se font domestiqueschez quelque grand et s'attachent à sa fortune.Sigognac, qui n'avait pas l'âme à la cuisine <strong>com</strong>meHérode ou Blazius et que la contemplation de cestriomphantes victuailles n'absorbait point, regardait avecune certaine curiosité ce grand drôle dont la physionomiene lui semblait pas inconnue, bien qu'il ne pût se rappelerni en quel endroit, ni en quel temps il l'avait rencontrée.Vainement il battit le rappel de ses souvenirs, il ne trouvapas ce qu'il cherchait.Cependant il sentait confusément que ce n'était pas lapremière fois qu'il se trouvait en contact avec ceténigmatique personnage qui, peu soucieux de cet exameninquisitif dont il paraissait avoir conscience, tourna toutà fait le dos à la salle en se penchant vers la cheminéesous figure de se chauffer les mains de plus près.Comme sa mémoire ne lui fournissait rien de précis etqu'une plus longue insistance eût pu faire naître unequerelle inutile, le baron suivit les <strong>com</strong>édiens qui prirentpossession de leurs logis respectifs, et après avoir fait unbout de toilette se réunirent dans une salle basse où était


servi le souper auquel ils firent fête en gens affamés etaltérés.Blazius, clappant de la langue, proclama le vin bon etse versa de nombreuses rasades, sans oublier les verres deses camarades, car ce n'était point un de ces biberonségoïstes qui rendent à Bacchus un culte solitaire; il aimaitpresque autant faire boire que boire lui-même; le Tyran etScapin lui rendaient raison; Léandre craignait, ens'adonnant à de trop fréquentes libations, d'altérer lablancheur de son teint et de se fleurir le nez de bourgeonset bubelettes, ornements peu convenables pour unamoureux. Quant au baron, les longues abstinences subiesau château de Sigognac lui avaient donné des habitudesde sobriété castillane dont il ne se départait qu'avec peine.Il était d'ailleurs préoccupé du personnage entrevu dansla cuisine et qu'il trouvait suspect sans pouvoir direpourquoi, car rien n'était plus naturel que l'arrivée d'unvoyageur dans une hôtellerie bien achalandée.<strong>Le</strong> repas était gai: animés par le vin et la bonne chère,joyeux enfin d'être à Paris, cet Eldorado de tous les gensà projets, imprégnés de cette chaude atmosphère siagréable après de longues heures passées au froid dansune charrette, les <strong>com</strong>édiens se livraient aux plus follesespérances. Ils rivalisaient en idée avec l'hôtel deBourgogne et la troupe du Marais. Ils se voyaientapplaudis, fêtés, appelés à la cour, <strong>com</strong>mandant despièces aux plus beaux esprits du temps, traitant les poètesen grimauds, invités à des régals par les grands seigneurs,


et bientôt roulant carrosse. Léandre rêvait les plus hautesconquêtes, et c'est tout au plus s'il consentait à ne pasusurper la reine. Quoiqu'il n'eût pas bu, sa vanité étaitivre. Depuis son aventure avec la marquise de Bruyères,il se croyait décidément irrésistible et son amour, proprene connaissait plus de bornes. Sérafine se promettait de nerester fidèle au chevalier de Vidalinc que jusqu'au jour oùse présenterait un plumet mieux fourni et plus huppé.Pour Zerbine, elle avait son marquis qui la devait bientôtrejoindre, et elle ne formait point de projets.Dame Léonarde étant mise hors de cause par son âge etne pouvant servir que d'Iris messagère, ne s'amusait pas àces futilités et ne perdait pas un coup de dent. Blazius luichargeait son assiette et lui remplissait son gobeletjusqu'au bord avec une rapidité <strong>com</strong>ique, plaisanterie quela vieille acceptait de bonne grâce.Isabelle, qui depuis longtemps avait cessé de manger,roulait distraitement entre ses doigts une boulette de miede pain à laquelle elle donnait la forme d'une colombe etreposait sur son cher Sigognac, assis à l'autre bout de latable, un regard tout baigné de chaste amour et detendresse angélique. La chaude température de la salleavait fait monter une délicate rougeur à ses joues naguèreun peu pâlies par la fatigue du voyage. Elle étaitadorablement belle de la sorte, et si le jeune duc deVallombreuse eût pu la voir ainsi, son amour se fûtexaspéré jusqu'à la rage.De son côté, Sigognac contemplait Isabelle avec une


admiration respectueuse; les beaux sentiments de cettecharmante fille le touchaient autant que les attraits dontelle était abondamment pourvue, et il regrettait que parexcès de délicatesse elle l'eût refusé pour mari.<strong>Le</strong> souper fini, les femmes se retirèrent ainsi queLéandre et le baron, laissant le trio d'ivrognes éméritesachever les bouteilles en vidange, procédé qui sembla tropsoigneux au laquais chargé de servir à boire, mais dontune pièce blanche de bonne main le consola.«Barricadez-vous bien dans votre réduit, dit Sigognacen reconduisant Isabelle jusqu'à la porte de sa chambre; ily a tant de gens en ces hôtelleries, qu'on ne saurait tropprendre de sûretés.- Ne craignez rien, cher baron, répondi la jeuneComédienne, ma porte ferme par une serrure à trois toursqui pourrait clore une prison. Il y a de plus un verrou long<strong>com</strong>me mon bras; la fenêtre est grillée, et nul oeil-deboeufn'ouvre au mur sa prunelle sombre. <strong>Le</strong>s voyageursont souvent des objets qui pourraient tenter la cupidité deslarrons, et leurs logements doivent être clos de façonhermétique. Jamais princesse de conte de fées menacéed'un sort n'aura été plus en sûreté dans sa tour gardée pardes dragons.- Parfois, répliqua Sigognac, tous les enchantementssont vains et l'ennemi pénètre en la place malgré lesphylactères, les tétragrammes et les abracadabras.- C'est que la princesse, reprit Isabelle en souriant,favorisait l'ennemi de quelque <strong>com</strong>plicité curieuse ou


amoureuse, s'ennuyant d'être ainsi recluse, encore que cefût pour son bien; ce qui n'est point mon cas. Donc,puisque je n'ai point peur, moi qui suis de nature plustimide qu'une biche oyant le son du cor et les abois de lameute, vous devez être rassuré, vous qui égalez encourage Alexandre et César. Dormez sur l'une et l'autreoreille.»Et en signe d'adieu, elle tendit aux lèvres de Sigognacune main fluette et douce dont elle savait préserver lablancheur, aussi bien qu'eût pu le faire une duchesse, avecdes poudres de talc, des pommades de con<strong>com</strong>bres et desgants préparés. Quand elle fut rentrée, Sigognac entendittourner la clef dans la serrure, le pêne mordre la gâchetteet le verrou grincer de la façon la plus rassurante; mais<strong>com</strong>me il mettait le pied au seuil de sa chambre, il vitpasser sur la muraille, découpée par la lumière du falotqui éclairait le corridor, l'ombre d'un homme qu'il n'avaitpas entendu venir et dont le corps le frôla presqueSigognac retourna vivement la tête. C'était l'inconnu de lacuisine se rendant sans doute au logis que l'hôte lui avaitassigné. Cela était fort simple; cependant le baron suivitdu regard, jusqu'à ce qu'un coude du corridor le dérobât àsa vue, en faisant mine de ne pas rencontrer tout d'abordle trou de la serrure, ce personnage mystérieux dont latournure le préoccupait étrangement.Une porte retombant avec un bruit que le silence qui<strong>com</strong>mençait à régner dans l'auberge rendait plusperceptible, lui apprit que l'inconnu était rentré chez lui,


et qu'il habitait une région assez éloignée de l'auberge.N'ayant pas envie de dormir, Sigognac se mit à écrireune lettre au brave Pierre, <strong>com</strong>me il lui avait promis de lefaire dès son arrivée à Paris. Il eut soin de former biendistinctement les caractères, car le fidèle domestiquen'était pas grand docteur et n'épelait guère que la lettremoulée. Cette épître était ainsi conçue:«Mon bon Pierre, me voici enfin à Paris, où, à ce qu'onprétend, je dois faire fortune et relever ma maison déchue,quoiqu'à vrai dire je n'en voie guère le moyen. Cependantquelque heureuse occasion peut me rapprocher de la cour,et si je parviens à parler au roi, de qui toutes grâcesémanent, les services rendus par mes aïeux aux rois sesprédécesseurs me seront sans doute <strong>com</strong>ptés. Sa Majesténe souffrira pas qu'une noble famille qui s'est ruinée dansles guerres s'éteigne ainsi misérablement. En attendant,faute d'autres ressources, je joue la <strong>com</strong>édie, et j'ai à cemétier, gagné quelques pistoles dont je t'enverrai une partdès que j'aurai trouvé une occasion sûre. J'eusse mieuxfait peut-être de m'engager <strong>com</strong>me soldat en quelque<strong>com</strong>pagnie; mais je ne voulais pas contraindre ma liberté,et d'ailleurs quelque pauvre qu'il soit, obéir répugne àcelui dont les ancêtres ont <strong>com</strong>mandé et qui n'a jamaisreçu d'ordres de personne. Et puis la solitude m'a fait unpeu indomptable et sauvage. La seule aventure de marqueque j'aie eue en ce long voyage, c'est un duel avec uncertain duc fort méchant et très grand spadassin, dont jesuis sorti à ma gloire, grâce à tes bonnes leçons. Je lui ai


traversé le bras de part en part, et rien ne m'était plusfacile que de le coucher mort sur le pré, car sa parade nevaut pas son attaque, étant plus fougueux que prudent etmoins ferme que rapide.Plusieurs fois il s'est découvert, et j'aurais pu ledépêcher au moyen d'un de ces coups irrésistibles que tum'as enseignés avec tant de patience pendant ces longsassauts que nous faisions dans la salle basse de Sigognac,la seule dont le plancher fût assez solide pour résister ànos appels de pieds, afin de tuer le temps, de nousdégourdir les doigts et de gagner le sommeil par lafatigue. Ton élève te fait honneur, et j'ai beaucoup grandien la considération générale après cette victoire vraimenttrop facile.Il paraît que je suis décidément une fine lame, ungladiateur de premier ordre. Mais laissons cela. Je pensesouvent, malgré les distractions d'une nouvelle vie, à cepauvre vieux château dont les ruines s'écroulent sur lestombes de ma famille et où j'ai passé ma triste jeunesse.De loin, il ne me paraît plus si laid ni si maussade; mêmeil y a des moments où je me promène en idée à travers cessalles désertes regardant les portraits jaunis qui, silongtemps, ont été ma seule <strong>com</strong>pagnie et faisant craquersous mon pied quelque éclat de vitre tombé d'une fenêtreeffondrée, et cette rêverie me cause une sorte de plaisirmélancolique.Cela me ferait aussi une vive joie de revoir ta bonnevieille face brunie par le soleil, éclairée à mon aspect d'un


sourire cordial.Et pourquoi rougirais-je de le dire? je voudrais bienentendre le rouet de Béelzébuth, l'aboi de Miraut et lehennissement de ce pauvre Bayard, qui rassemblait sesdernières forces pour me porter, bien que je ne fusse guèrelourd. <strong>Le</strong> malheureux que les hommes délaissent donneune part de son âme aux animaux plus fidèles quel'infortune n'effraie pas.Ces braves bêtes qui m'aimaient vivent-elles encore, etparaissent-elles se souvenir de moi et me regretter? As-tupu, au moins, en cet habitacle de misère, les empêcher demourir de faim et prélever sur ta maigre pitance un lopinà leur jeter? Tâchez de vivre tous jusqu'à ce que jerevienne pauvre ou riche, heureux ou désespéré, pourpartager mon désastre ou ma fortune, et finir ensemble,selon que le sort en disposera, dans l'endroit où nousavons souffert.Si je dois être le dernier des Sigognac, que la volonté deDieu s'ac<strong>com</strong>plisse! Il y a encore pour moi une place videdans le caveau de mes pères.«Baron de Sigognac.»<strong>Le</strong> baron scella cette lettre d'une bague à cachet, seulbijou qu'il conservât de son père et qui portait gravées lestrois cigognes sur champ d'azur; il écrivit l'adresse et serrala missive dans un portefeuille pour l'envoyer quandpartirait quelque courrier pour la Gascogne. Du châteaude Sigognac, où l'idée de Pierre l'avait transporté, sonesprit revint à Paris et à la situation présente. Quoique


l'heure fût avancée, il entendait vaguement bruire autourde lui ce murmure sourd d'une grande ville qui, de mêmeque l'Océan, ne se tait jamais alors même qu'elle semblereposer. C'était le pas d'un cheval, le roulement d'uncarrosse s'éteignant dans le lointain; quelque chansond'ivrogne attardé, quelque cliquetis de rapières froisséesl'une contre l'autre, un cri de passant assailli par les tirelainedu Pont-Neuf, un hurlement de chien perdu ou touteautre rumeur indistincte.Parmi ces bruits, Sigognac crut distinguer dans lecorridor un pas d'homme botté marchant avec précaution<strong>com</strong>me s'il ne voulait pas être entendu. Il éteignit salumière pour que le rayon ne le décelât point, et,entrouvrant sa porte, il vit dans les profondeurs du couloirun individu soigneusement embossé d'une cape de couleursombre, qui se dirigeait vers la chambre du premiervoyageur, dont la tournure lui avait paru suspecte.Quelques instants après, un autre <strong>com</strong>pagnon, dont lachaussure craquait, bien qu'il s'efforçât de rendre sadémarche légère, prit le même chemin que le premier. Unedemi-heure ne s'était pas écoulée qu'un troisième gaillardd'une mine assez truculente apparut sous le reflet douteuxde la lanterne près de s'éteindre et s'engagea dans lecouloir. Il était armé <strong>com</strong>me les deux autres, et un longestoc relevait par-derrière le bord de sa cape. L'ombre queprojetait sur son visage le bord d'un feutre à plume noirene permettait pas d'en distinguer les traits.Cette procession d'escogriffes sembla par trop


intempestive et bizarre à Sigognac, et ce nombre de quatrelui rappela le guet-apens dont il avait failli être la victimedans la ruelle de Poitiers, au sortir du théâtre, après saquerelle avec le duc de Vallombreuse. Ce fut un trait delumière pour lui, et il reconnut dans l'homme qui l'avaittant intrigué à la cuisine le faquin dont l'agression eût pului être fatale s'il ne s'y était attendu. C'était bien celui quiavait roulé les quatre fers en l'air, le chapeau enfoncéjusqu'aux épaules, sous les coups de plat d'épée que le<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> lui administrait de bon courage. <strong>Le</strong>sautres devaient être ses <strong>com</strong>pagnons vaillamment mis endéroute par Hérode et Scapin. Quel hasard, ou pour mieuxparler, quel <strong>com</strong>plot les réunissait juste à l'auberge où latroupe avait pris ses quartiers et le soir même de sonarrivée? Il fallait qu'ils l'eussent suivie étape par étape. Etcependant Sigognac avait bien surveillé la route; mais<strong>com</strong>ment démêler un adversaire dans un cavalier quipasse d'un air indifférent et ne s'arrête point, vous jetantà peine ce regard vague qu'excite, en voyage, touterencontre? Ce qu'il y avait de sûr, c'est que la haine etl'amour du jeune duc ne s'étaient point endormis etcherchaient à se satisfaire tous les deux. Sa vengeancetâchait d'envelopper dans le même filet Isabelle etSigognac. Très brave de sa nature, le baron ne redoutaitpas pour lui les entreprises de ces drôles gagés que le ventde sa bonne lame eût mis en fuite, et qui ne devaient pasêtre plus courageux avec l'épée qu'avec le bâton; mais ilredoutait quelque lâche et subtile machination à l'encontre


de la jeune Comédienne. Il prit donc ses précautions enconséquence, et résolut de ne pas se coucher.Allumant toutes les bougies qui se trouvaient dans sachambre, il ouvrit sa porte de façon à ce qu'une masse declarté se projetât sur la muraille opposée du corridor àl'endroit même où donnait l'huis d'Isabelle; puis il s'assittranquillement après avoir tiré son épée ainsi que sadague, pour les avoir prêtes à la main s'il arrivait quelquechose.Il attendit longtemps sans rien voir. Déjà deux heuresavaient sonné au carillon de la Samaritaine et à l'horlogeplus voisine des Grands-Augustins, lorsqu'un légerfrôlement se fit entendre, et bientôt dans le cadrelumineux découpé sur le mur apparut incertain, hésitantet l'air fort penaud le premier individu, qui n'était autreque Mérindol, l'un des bretteurs du duc de Vallombreuse.Sigognac se tenait debout sur le seuil, l'épée au poing,prêt à l'attaque et à la défense, avec une mine si héroïque,si fière et si triomphante, que Mérindol passa sans motdire et baissant la tête. <strong>Le</strong>s trois autres, venant à la file etsurpris par ce flot de brusque lumière au centre de laquelleflamboyait terriblement le baron, s'esquivèrent le pluslestement qu'ils purent, et même le dernier laissa tomberune pince, destinée sans doute à forcer la porte du<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> pendant son sommeil. <strong>Le</strong> baron lessalua d'un geste dérisoire, et bientôt un bruit de chevauxqu'on tirerait de l'écurie se fit entendre dans la cour. <strong>Le</strong>squatre coquins, leur coup manqué, détalaient à toute


ide.Au déjeuner, Hérode dit à Sigognac: «Capitaine, lacuriosité ne vous point-elle pas d'aller visiter un peu cetteville, une des principales de ce monde, et dont on fait tantde récits? Si cela vous est agréable, je vous servirai deguide et de pilote, connaissant de longue main, pour lesavoir pratiqués en mon adolescence, les récifs, écueils,bas-fonds, Euripes, Charybdes et Scyllas de cette merpériculeuse aux étrangers et provinciaux. Je serai votrePalinurus, et ne me laisserai point choir le nez dans l'onde,<strong>com</strong>me celui dont parle Virgilius Maro. Nous sommes icitout portés pour voir le spectacle, le Pont-Neuf étant pourParis ce qu'était la voie Sacrée pour Rome, le passage,rendez-vous et galerie péripatétique des nouvellistes,gobe-mouches, poètes, escrocs, tire-laine, bateleurs,courtisanes, gentilshommes, bourgeois, soudards et gensde tous états.- Votre proposition m'agrée fort, brave Hérode, réponditSigognac, mais prévenez Scapin qu'il reste à l'hôtel et, deson oeil de renard, surveille les allants et venants dont lesfaçons ne seraient pas bien claires. Qu'il ne quitte pasIsabelle. La vengeance de Vallombreuse rôde autour denous, cherchant à nous dévorer. Cette nuit j'ai revu lesquatre marauds que nous avons si bien ac<strong>com</strong>modés en laruelle de Poitiers. <strong>Le</strong>ur dessein était, je l'imagine, deforcer ma porte, de me surprendre au milieu de monsommeil et de me faire un mauvais parti. Comme jeveillais avec l'idée de quelque embûche à l'endroit de


notre amie, leur projet n'a pu s'effectuer et, se voyantdécouverts, ils se sont sauvés dare-dare sur leurs chevaux,qui les attendaient tout sellés à l'écurie sous prétexte qu'ilsvoulaient matinalement partir.- Je ne pense pas, répondit le Tyran, qu'ils osent riententer de jour. L'aide viendrait au moindre appel, et ilsdoivent d'ailleurs avoir encore le nez cassé de leurdéconvenue. Scapin, Blazius et Léandre suffiront bien àgarder Isabelle jusqu'à notre rentrée au logis. Mais decrainte de quelque querelle ou algarade par les rues, jevais prendre mon épée pour appuyer la vôtre au besoin.»Cela dit, le Tyran boucla son majestueux abdomen d'unceinturon soutenant une longue et solide rapière. Il jeta surle coin de son épaule un petit manteau court qui nepouvait embarrasser ses mouvements, et il enfonçajusqu'au sourcil son feutre à plume rouge; car il faut seméfier, quand on passe les ponts, du vent de bise ou degalerne, lequel a bientôt fait d'envoyer un chapeau à larivière, au grand ébaudissement des pages, laquais etgalopins. Telle était la raison que donnait Hérode de cettecoiffure ainsi rabattue, mais l'honnête <strong>com</strong>édien pensaitque cela pourrait peut-être nuire plus tard à Sigognacgentilhomme d'avoir été vu publiquement avec unhistrion. C'est pourquoi il dissimulait autant que possiblesa figure trop connue du populaire.A l'angle de la rue Dauphine, Hérode fit remarquer àSigognac, sous le porche des Grands-Augustins, les gensqui venaient acheter la viande saisie chez les bouchers les


jours défendus et se ruaient pour en avoir quelque quartierà bas prix. Il lui montra aussi les nouvellistes, agitantentre eux les destins des royaumes, remaniant à leur gréles frontières, partageant les empires et rapportant depoint en point les discours que les ministres avaient tenusseuls en leurs cabinets. Là se débitaient les gazettes, leslibelles, écrits satiriques et autres menues brochurescolportées sous le manteau. Tout ce monde chimériqueavait la mine hâve, l'air fou et le vêtement délabré.«Ne nous arrêtons pas, dit Hérode, à écouter leursbillevesées, nous n'en aurions jamais fini; à moinspourtant que vous ne teniez à savoir le dernier édit du Sofide Perse ou le cérémonial usité à la cour du Prêtre Jean.Avançons de quelques pas et nous allons jouir d'un desplus beaux spectacles de l'univers, et tel que les théâtresn'en présentent point dans leurs décorations de pièces àmachines.»En effet, la perspective qui se déploya devant les yeuxde Sigognac et de son guide, lorsqu'ils eurent franchi lesarches jetées sur le petit cours de l'eau, n'avait pas alors etn'a pas encore de rivale au monde. <strong>Le</strong> premier plan enétait formé par le pont lui-même avec les gracieuses demilunespratiquées au-dessus de chaque pile. <strong>Le</strong> Pont-Neufn'était pas chargé, <strong>com</strong>me le pont au Change et le pontSaint-Michel, de deux files de hautes maisons. <strong>Le</strong> grandmonarque qui l'avait fait bâtir n'avait pas voulu que dechétives et maussades constructions obstruassent la vuedu somptueux palais où résident nos rois, et qu'on


découvre de ce point en tout son développement.Sur le terre-plein de l'île, avec l'air calme d'un MarcAurèle, le bon roi chevauchait sa monture de bronze ausommet d'un piédestal où s'adossait à chaque angle uncaptif de métal se contournant dans ses liens. Une grilleen fer battu, à riches volutes, l'entourait pour préserver sabase des familiarités et irrévérences de la plèbe; car,parfois, enjambant la grille, les polissons se risquaient àmonter en croupe du débonnaire monarque, surtout lesjours d'entrée royale ou d'exécution curieuse. <strong>Le</strong> tonsévère du bronze se détachait en vigueur sur le vague del'air et le fond des coteaux lointains qu'on apercevait audelàdu pont Rouge.Du côté de la rive gauche, au-dessus des maisons,jaillissait la flèche de Saint-Germain des Près, la vieilleéglise romane, et se dressaient les hauts toits de l'hôtel deNevers, grand palais toujours inachevé. Un peu plus loin,la tour, antique reste de l'hôtel de Nesle, trempait son pieddans la rivière, au milieu d'un monceau de dé<strong>com</strong>bres, etquoique depuis longtemps à l'état de ruine, gardait encoreune fière attitude sur l'horizon. Au-delà, s'étendait laGrenouillère, et dans une vague brume azurée l'ondistinguait au bord du ciel les trois croix plantées au hautdu Calvaire ou mont Valérien.<strong>Le</strong> Louvre occupait splendidement la rive droite éclairéeet dorée par un gai rayon de soleil, plus lumineux quechaud, <strong>com</strong>me peut l'être un soleil d'hiver, mais quidonnait un singulier relief aux détails de cette architecture


à la fois noble et riche.La longue galerie réunissant le Louvre aux Tuileries,disposition merveilleuse qui permet au roi d'être tour àtour quand bon lui semble, dans sa bonne ville ou dans lacampagne, déployait ses beautés non-pareilles, finessculptures, corniches historiées, bossages vermiculés,colonnes et pilastres à égaler les constructions des plushabiles architectes grecs ou romains.A partir de l'angle où s'ouvre le balcon de Charles IX lebâtiment faisait une retraite, laissant place à des jardins età des constructions parasites, champignons poussés aupied de l'ancien édifice. Sur le quai, des ponceauxarrondissaient leurs arcades, et un peu plus en aval que latour de Nesle s'élevait une tour, reste du vieux Louvre deCharles V, flanquant la porte bâtie entre le fleuve et lepalais. Ces deux vieilles tours, couplées à la modegothique, se faisant face diagonalement, ne contribuaientpas peu à l'agrément de la perspective. Elles rappelaient letemps de la féodalité, et tenaient leur place parmi lesarchitectures neuves et de bon goût, <strong>com</strong>me une chaire àl'antique ou quelque vieux dressoir en chêne curieusementouvré au milieu de meubles modernes plaqués d'argent etde dorures. Ces reliques des siècles disparus donnent auxcités une physionomie respectable, et l'on devrait bien segarder de les faire disparaître.Au bout du jardin des Tuileries, où finit la ville, ondistinguait la porte de la Conférence, et le long du fleuve,au-delà du jardin, les arbres du Cours-la-Reine,


promenade favorite des courtisans et personnes de qualitéqui vont là faire montre de leurs carrosses.<strong>Le</strong>s deux rives, dont nous venons de tirer un crayonrapide, encadraient <strong>com</strong>me deux coulisses la scène animéeque présentait la rivière sillonnée de barques allant d'unbord à l'autre, obstruée de bateaux amarrés et groupés prèsde la berge, ceux-là chargés de foin, ceux-ci de bois etautres denrées. Près du quai, au bas du Louvre, lesgaliotes royales attiraient l'oeil par leurs ornementssculptés et dorés et leurs pavillons aux couleurs de France.En ramenant le regard vers le pont, on apercevait pardessusles faîtes aigus des maisons semblables à des cartesappuyées l'une contre l'autre, les clochetons de Saint-Germain l'Auxerrois.Ce point de vue suffisamment contemplé, Hérodeconduisit Sigognac devant la Samaritaine.«Encore que ce soit le rendez-vous des nigauds quirestent là de longs espaces de temps à attendre que leclocheteur de métal frappe l'heure sur le timbre del'horloge, il y faut aller et faire <strong>com</strong>me les autres. Un peude badauderie ne messied point au voyageur nouveaudébarqué. Il y aurait plus de sauvagerie que de sagesse àmépriser avec rebuffades sourcilleuses ce qui fait lecharme du populaire.»C'est en ces termes que le Tyran s'excusait près de son<strong>com</strong>pagnon pendant que tous deux faisaient pied de grueau bas de la façade du petit édifice hydraulique, etregardaient, attendant aussi que l'aiguille arrivât à mettre


en branle le joyeux carillon, le Jésus de plomb doréparlant à la Samaritaine accoudée sur la margelle du puits,le cadran astronomique avec son zodiaque et sa pommed'ébène marquant le cours du soleil et de la lune, lemascaron vomissant l'eau puisée au fleuve, l'Hercule àgaine supportant tout ce système de décoration, et lastatue creuse servant de girouette <strong>com</strong>me la Fortune à laDogana de Venise et la Giralda à Séville.La pointe de l'aiguille atteignit enfin le chiffre X; lesclochettes se mirent à tintinnabuler le plus joyeusement dumonde avec leurs petites voix grêles, argentines oucuivrées, chantant un air de sarabande; le clocheteur levason bras d'airain, et le marteau descendit autant de fois surle timbre qu'il y avait d'heures à piquer. Ce mécanisme,ingénieusement élaboré par le Flamand Linqaer, amusabeaucoup Sigognac, lequel, bien que spirituel de nature,était fort neuf en beaucoup de choses, n'ayant jamaisquitté sa gentilhommière au milieu des landes.«Maintenant, dit Hérode, tournons-nous de l'autre côté;la vue n'est du tout si magnifique par là. <strong>Le</strong>s maisons dupont au Change la bornent trop étroitement. <strong>Le</strong>s bâtissesdu quai de la Mégisserie ne valent rien; cependant cettetour Saint-Jacques, ce clocher de Saint-Médéric et cesflèches d'églises lointaines annoncent bien leur grandeville. Et sur l'île du palais, au quai du grand cours de l'eau,ces maisons régulières de briques rouges, reliées par deschaînes de pierre blanche, ont un aspect monumental quetermine heureusement la vieille tour de l'Horloge coiffée


de son toit en éteignoir, qui souvent perce à propos labrume du ciel. Cette place Dauphine ouvrant son triangleen face du roi de bronze, et laissant voir la porte du Palais,peut se ranger parmi les mieux ordonnées et les pluspropres. La flèche de la Sainte-Chapelle, cette église àdeux étages, si célèbre par son trésor et ses reliques,domine de façon gracieuse ses hauts toits d'ardoisespercés de lucarnes ornementées et qui luisent d'un éclattout neuf, car il n'y a pas longtemps que ces maisons sontbâties, et en mon enfance j'ai joué à la marelle sur leterrain qu'elles occupent; grâce à la munificence de nosrois, Paris s'embellit tous les jours à la grande admirationdes étrangers, qui, de retour dans leur pays, en racontentmerveilles, le trouvant amélioré, agrandi et quasi neuf àchaque voyage.- Ce qui m'étonne, répondait Sigognac, encore plus quela grandeur, richesse et somptuosité des bâtiments tantpublics que privés, c'est le nombre infini des gens quipullulent et grouillent en ces rues, places et ponts <strong>com</strong>medes fourmis dont on vient de renverser la fourmilière, etqui courent éperdus de-çà, de-là, avec des mouvementsdont on ne peut soupçonner le but. Il est étrange à penserque parmi les individus qui <strong>com</strong>posent cette inépuisablemultitude, chacun a une chambre, un lit bon ou mauvais,et mange à peu près tous les jours, sans quoi il mourrait demalemort. Quel prodigieux amas de victuailles, <strong>com</strong>biende troupeaux de boeufs, de muids de farine, de poinçonsde vin il faut pour nourrir tout ce monde amoncelé sur le


même point, tandis qu'en nos landes on rencontre à peineun habitant de loin en loin!»En effet, l'affluence du populaire qui circulait sur lePont-Neuf avait de quoi surprendre un provincial. Aumilieu de la chaussée se suivaient et se croisaient descarrosses à deux ou quatre chevaux, les uns fraîchementpeints et dorés, garnis de velours avec glaces aux portièresse balançant sur un moelleux ressort, peuplés de laquaisà l'arrière-train et guidés par des cochers à trognesvermeilles en grande livrée, qui contenaient à peine, parmicette foule, l'impatience de leur attelage; les autres moinsbrillants, aux peintures ternies, aux rideaux de cuir, auxressorts énervés, traînés par des chevaux beaucoup pluspacifiques dont la mèche du fouet avait besoin de réveillerl'ardeur et qui annonçaient chez leurs maîtres une moindreopulence. Dans les premiers, à travers les vitres, onapercevait des courtisans magnifiquement vêtus, desdames coquettement attifées; dans les seconds des robins,docteurs et autres personnages graves. A tout cela semêlaient des charrettes chargées de pierres, de bois ou detonneaux, conduites par des charretiers brutaux à qui lesembarras faisaient renier Dieu avec une énergie endiablée.A travers ce dédale mouvant de chars, les cavalierscherchaient à se frayer un passage et ne manoeuvraientpas si bien qu'ils n'eussent parfois la botte effleurée etcrottée par un moyeu de roue.<strong>Le</strong>s chaises à porteurs, les unes de maître, les autres delouage, tâchaient de se tenir sur les bords du courant pour


n'en être point entraînées, et longeaient autant quepossible les parapets du pont.Vint à passer un troupeau de boeufs, et le désordre futà son <strong>com</strong>ble.<strong>Le</strong>s bêtes cornues, nous ne voulons pas parler desbipèdes mariés qui lors traversaient le Pont-Neuf, maisbien des boeufs, couraient çà et là, baissant la tête, effarés,harcelés par les chiens, bâtonnés par les conducteurs. Aleur vue les chevaux s'effrayaient, piaffaient et faisaientdes pétarades. <strong>Le</strong>s passants se sauvaient de peur d'êtreencornés, et les chiens se glissant entre les jambes desmoins lestes les écartaient du centre de gravité et lesfaisaient choir plats <strong>com</strong>me porcs. Même une dame fardéeet mouchetée, toute passequillée de jayet et de rubanscouleur de feu, qui semblait quelque prêtresse de Vénusen quête d'aventure, trébucha de ses hauts patins et s'étalasur le dos, sans se faire mal, <strong>com</strong>me ayant l'habitude detelles chutes, ne manquèrent pas à dire les mauvaisplaisants qui lui donnèrent la main pour se relever.D'autres fois, c'était une <strong>com</strong>pagnie de soldats se rendantà quelque poste, enseignes déployées et tambour en tête,et il fallait bien que la foule fit place à ces fils de Marsaccoutumés à ne point rencontrer de résistance.«Tout ceci, dit Hérode à Sigognac que ce spectacleabsorbait, n'est que de l'ordinaire. Tâchons de fendre lapresse et de gagner les endroits où se tiennent lesoriginaux du Pont-Neuf, figures extravagantes et falotesqu'il est bon de considérer de plus près.


Nulle autre ville que Paris n'en produit de sihétéroclites. Elles poussent entre ses pavés <strong>com</strong>me fleursou plutôt champignons difformes et monstrueux auxquelsaucun sol ne convient <strong>com</strong>me cette boue noire. Eh! tenez,voici précisément le Périgourdin du Maillet, dit le poètecrotté, qui fait la cour au roi de bronze. <strong>Le</strong>s uns prétendentque c'est un singe échappé de quelque ménagerie; d'autresaffirment que c'est un des chameaux ramenés par M. deNevers. On n'a pas encore résolu le problème: moi je letiens pour homme à sa folie, à son arrogance, à samalpropreté.<strong>Le</strong>s singes cherchent leur vermine et la croquent paresprit de vengeance et représailles: lui, ne prend pas un telsoin; les chameaux se lissent le poil et s'aspergent depoussière <strong>com</strong>me de poudre d'iris; ils ont d'ailleursplusieurs estomacs et ruminent leur nourriture: ce queCelui-ci ne saurait faire, car il a toujours le jabot vide<strong>com</strong>me la tête. Jetez-lui quelque aumône; il la prendra enmaugréant et en vous maudissant. C'est donc bien unhomme puisqu'il est fort, sale et ingrat.»Sigognac tira de son escarcelle une pièce blanche qu'iltendit au poète qui, d'abord, enfoncé dans une rêverieprofonde <strong>com</strong>me sont d'habitude ces gens blessés decervelle et fantastiques d'humeur, ne voyait pas le baronplanté devant lui. Il l'aperçut enfin, et sortant de saméditation creuse, il prit la pièce d'un geste brusque et fouet la plongea dans sa pochette en grommelant quelquesvagues injures, puis, le démon des vers s'emparant de


nouveau de lui, il se mit à brocher des babines, à roulerdes yeux, à faire des grimaces aussi curieuses au moinsque celles des mascarons sculptés par Germain Pilon sousla corniche du Pont, Neuf, ac<strong>com</strong>pagnant le tout demouvements de doigts pour scander les pieds du vers qu'ilmurmurait entre ses dents, qui le rendaient semblable à unjoueur de mourre, et réjouissaient les polissons réunis encercle autour de lui.Ce poète, il faut le dire, était plus singulièrementaccoutré que l'effigie de Mardi-Gras, quand on la mènebrûler au mercredi des Cendres, ou qu'un de cesmannequins qu'on suspend dans les vergers ou dans lesvignes pour effrayer la gourmandise des oiseaux. On eûtdit, à le voir, que le clocheteur de la Samaritaine, le petitMore du Marché-Neuf ou le Jacquemard de Saint-Paul sefussent allés vêtir à la friperie. Un vieux feutre roussi parle soleil, lavé par la pluie, ceint d'un cordon de graisse,accrêté, en guise de plumet, d'une plume de coq rongéeaux mites, plus <strong>com</strong>parable à une chausse à filtrerd'apothicaire qu'à une coiffure humaine, lui descendaitjusqu'au sourcil, le forçant à relever le nez pour voir, carles yeux étaient presque occultés sous ce bord flasque etcrasseux. Son pourpoint, d'une étoile et d'une couleurindescriptibles, paraissait de meilleure humeur que lui, caril riait par toutes les coutures. Ce vêtement facétieuxcrevait de gaieté et aussi de vieillesse, ayant vécu plusd'années que Mathusalem.Une lisière de drap de frise lui servait de ceinture et de


audrier, et soutenait en guise d'épée un fleuretdémoucheté dont la pointe, <strong>com</strong>me un soc de charrue,creusait le pavé derrière lui. Des grègues de satin jaune,qui jadis avait déguisé les masques à quelque entrée deballet, s'engloutissaient dans des bottes, l'une de pêcheurd'huîtres, en cuir noir, l'autre à genouillère, en cuir blancde Russie, celle-ci à pied plat, l'autre à pied tortu, ergotéed'un éperon, et que sa semelle feuilletée eût abandonnéedepuis longtemps sans le secours d'une ficelle faisantplusieurs tours sur le pied <strong>com</strong>me les bandelettes d'uncostume antique.Un roquet de bouracan rouge, que toutes les saisonsretrouvaient à son poste, <strong>com</strong>plétait cet ajustement qui eûtfait honte à un cueilleur de pommes du Perche, et dontnotre poète ne semblait pas médiocrement fier. Sous lesplis du roquet, à côté du pommeau de la brette chargéesans doute de le défendre un quignon de pain montrait sonnez.Plus loin, dans une des demi-lunes pratiquées au-dessusde chaque pile, un aveugle, ac<strong>com</strong>pagné d'une grosse<strong>com</strong>mère qui lui servait d'yeux, braillait des coupletsgaillards, ou d'un ton <strong>com</strong>iquement lugubre, psalmodiaitune <strong>com</strong>plainte sur la vie, les forfaits et la mort d'uncriminel célèbre. A un autre endroit, un charlatan, revêtud'un costume en serge rouge, se démenait, un pélican à lamain, sur une estrade enjolivée par des guirlandes dedents canines, incisives ou molaires, enfilées dans des filsde laiton. Il débitait aux badauds attroupés une harangue


où il se faisait fort d'enlever sans douleur (pour lui-même)les chicots les plus rebelles et les mieux enracinés, d'uncoup de sabre ou de pistolet, au choix des personnes, àmoins, cependant, qu'elles ne préférassent être opérées parles moyens ordinaires. «Je ne les arrache pas... s'écriait-ild'une voix glapissante. Je les cueille! Allons, que celuid'entre vous qui jouit d'une mauvaise denture entre dansle cercle sans crainte, et je vais le guérir à l'instant!» Uneespèce de rustre, dont la joue ballonnée témoignait qu'ilsouffrait d'une fluxion, vint s'asseoir sur la chaise, etl'opérateur lui plongea dans la bouche la redoutable pinced'acier poli. <strong>Le</strong> malheureux, au lieu de se retenir aux brasdu fauteuil, suivait sa dent, qui avait bien de la peine à seséparer de lui, et se soulevait à plus de deux pieds en l'air,ce qui amusait beaucoup la foule. Une saccadebrusquement donnée finit son supplice, et l'opérateurbrandit au-dessus des têtes son trophée tout sanglant!Pendant cette scène grotesque, un singe attaché surl'estrade par une chaînette rivée à un ceinturon de cuir quilui sanglait les reins, contrefaisait d'une façon <strong>com</strong>ique lescris, gestes et contorsions du patient.Ce spectacle ridicule ne retint pas longtemps Hérode etSigognac, qui s'arrêtèrent plus volontiers aux marchandsde gazettes et aux bouquinistes installés sur les parapets.Même le Tyran fit remarquer à son <strong>com</strong>pagnon un gueuxtout déguenillé qui s'était établi en dehors du pont, surl'épaisseur de la corniche, sa béquille et son écuelle auprèsde lui, et de là haussant le bras, mettait son chapeau


crasseux sous le nez des gens penchés pour feuilleter unlivre ou regarder le cours de l'eau, afin qu'ils y jetassent undouble ou un teston, ou plus s'il leur plaisait, car il nerefusait aucune monnaie, étant bien capable de fairepasser la fausse.«Chez nous, dit Sigognac, il n'y a que les hirondellesqui logent aux corniches, ici ce sont les hommes!- Vous appelez ce maraud un homme! dit Hérode, c'estbien de la politesse, mais chrétiennement il ne fautmépriser personne. Au reste, il y a de tout sur ce pont,peut-être même d'honnêtes gens, puisque nous y sommes.D'après le proverbe, on n'y saurait passer sans rencontrerun moine, un cheval blanc et une drôlesse. Voiciprécisément un frocard qui se hâte faisant claquer sasandale, le cheval blanc n'est pas loin; eh! pardieu,regardez devant vous; cette rosse qui fait la courbette<strong>com</strong>me entre les piliers. Il ne manque plus que lacourtisane. Nous n'attendrons pas longtemps. Au lieud'une il en vient trois, la gorge découverte, fardées en rouede carrosse, et riant d'un rire affecté pour montrer leursdents. <strong>Le</strong> proverbe n'a pas menti.»Tout à coup un tumulte se fit entendre à l'autre bout dupont, et la foule courut au bruit. C'étaient des bretteurs quis'escrimaient sur le terre-plein au pied de la statue, <strong>com</strong>meen l'endroit le plus libre et le plus dégagé. Ils criaient: Tue!Tue! et faisaient mine de se charger avec furie. Mais cen'étaient qu'estocades simulées, que bottes retenues etcourtoises <strong>com</strong>me dans les duels de <strong>com</strong>édie, où, tant tués


que blessés, il n'y a jamais personne de mort. Ils sebattaient deux contre deux, et paraissaient animés d'unerage extrême, écartant les épées qu'interposaient leurs<strong>com</strong>pagnons pour les séparer. Cette feinte querelle avaitpour but de produire un rassemblement pour que, parmila foule, les coupe-bourses et les tire-laine pussent faireleurs coups tout à l'aise. En effet plus d'un curieux quiétait entré dans le groupe un beau manteau doublé depanne sur l'épaule, et la pochette bien garnie, sortit de lapresse en simple pourpoint, et ayant dépensé son argentsans le savoir. Sur quoi les bretteurs, qui ne s'étaientjamais brouillés, s'entendant <strong>com</strong>me larrons en foire qu'ilsétaient, se réconcilièrent et se secouèrent la main avecgrande affectation de loyauté, déclarant l'honneur satisfait.Ce qui n'était vraiment pas difficile; l'honneur de telsmaroufles ne devait point avoir de bien sensiblesdélicatesses.Sigognac, sur l'avis d'Hérode, ne s'était pas tropapproché des <strong>com</strong>battants, de sorte qu'il ne pouvait lesvoir que confusément à travers les interstices quelaissaient au regard les têtes et les épaules des curieux.Cependant il lui sembla reconnaître dans ces quatre drôlesles hommes dont il avait, la nuit précédente, surveillé lesmystérieuses allures à l'auberge de la rue Dauphine, et il<strong>com</strong>muniqua son soupçon à Hérode. Mais déjà lesbretteurs s'étaient prudemment éclipsés derrière la foule,et il eût été plus malaisé de les retrouver qu'une aiguille enun tas de foin.


«Il est possible, dit Hérode, que cette querelle n'ait étéqu'un coup monté pour vous attirer sur ce point, car nousdevons être suivis par les émissaires du duc deVallombreuse. Un des bretteurs eût feint d'être gêné ouchoqué de votre présence, et, sans vous laisser le temps dedégainer, il vous eût porté <strong>com</strong>me par mégarde quelquebotte assassine, et, au besoin, ses camarades vous auraientachevé. <strong>Le</strong> tout eût été mis sur le dos d'une rencontre etrixe fortuite. En de telles algarades, celui qui a reçu lescoups les garde. La préméditation et le guet-apens ne sepeuvent prouver.- Cela me répugne, répondit le généreux Sigognac, decroire un gentilhomme capable de cette bassesse de faireassassiner son rival par des gladiateurs. S'il n'est passatisfait d'une première rencontre, je suis prêt à croiser denouveau le fer avec lui, jusqu'à ce que la mort de l'un oude l'autre s'ensuive. C'est ainsi que les choses se passententre gens d'honneur.- Sans doute, répliqua Hérode, mais le duc sait bien,quelque enragé qu'il soit d'orgueil, que l'issue du <strong>com</strong>batne pourrait manquer de lui être funeste. Il a tâté de votrelame et en a senti la pointe. Croyez qu'il conserve de sadéfaite une rancune diabolique, et ne sera pas délicat surles moyens d'en tirer vengeance.- S'il ne veut pas l'épée, battons-nous à cheval aupistolet, dit Sigognac, il ne pourra ainsi arguer de maforce à l'escrime.»En discourant de la sorte, les deux <strong>com</strong>pagnons


gagnèrent le quai de l'Ecole, et là un carrosse faillitécraser Sigognac, encore qu'il se fût rangé promptement.Sa taille mince lui valut de n'être pas aplati sur lamuraille, tant la voiture le serrait de près, bien qu'il y eûtde l'autre côté assez de place, et que le cocher, par unelégère inflexion imprimée à ses chevaux, eût pu éviter cepassant qu'il semblait poursuivre. <strong>Le</strong>s glaces de cecarrosse étaient levées, et les rideaux intérieurs abaissés;mais qui les eût écartés eût vu un seigneurmagnifiquement habillé, dont une bande de taffetas noirpliée en écharpe soutenait le bras.Malgré le reflet rouge des rideaux fermés, il était pâle,et les arcs minces de ses sourcils noirs se dessinaient dansune mate blancheur.De ses dents plus pures que des perles, il mordaitjusqu'au sang sa lèvre inférieure, et sa moustache fine,raidie par des cosmétiques, se hérissait avec descontractions fébriles <strong>com</strong>me celle du tigre flairant saproie. Il était parfaitement beau, mais sa physionomieavait une telle expression de cruauté, qu'elle eût plutôtinspiré l'effroi que l'amour, du moins en ce moment, oùdes passions haineuses et mauvaises la dé<strong>com</strong>posaient. Ace portrait, esquissé en soulevant le rideau d'une voiturequi passe à toute vitesse, on a sans doute reconnu le jeuneduc de Vallombreuse.«Encore ce coup manqué, dit-il, pendant que le carrossel'emportait le long des Tuileries vers la porte de laConférence. J'avais pourtant promis à mon cocher vingt-


cinq louis, s'il était assez adroit pour accrocher ce damnéSigognac et le rouer contre une borne <strong>com</strong>me paraccident. Décidément mon étoile pâlit; ce petit hobereaude campagne l'emporte sur moi. Isabelle l'adore et medéteste. Il a battu mes estafiers, il m'a blessé moi-même.Fût-il invulnérable et protégé par quelque amulette, il fautqu'il meure, ou j'y perdrai mon nom et mon titre de duc.»«Humph! fit Hérode en tirant une longue aspiration desa poitrine profonde, les chevaux de ce carrosse semblentavoir l'humeur de ceux de Diomède, lesquels couraient susaux hommes, les déchiraient et se nourrissaient de leurchair. Vous n'êtes pas blessé, au moins? Ce cocher demalheur vous voyait fort bien, et je gagerais ma plus bellerecette qu'il cherchait à vous écraser, lançant son attelagede propos délibéré contre vous, pour quelque dessein ouvengeance occulte. J'en suis certain. Avez-vous remarqués'il y avait quelque armoirie peinte sur les portières? Envotre qualité de gentilhomme, vous connaissez la noblescience héraldique, et les blasons des principales famillesvous sont familiers.- Je ne saurais le dire, répondit Sigognac; un hérautd'armes nième, en cette conjoncture, n'attrait pas discernéles émaux et couleurs d'un écu, encore moins sespartitions, figures et pièces honorables. J'avais trop affaired'esquiver la machine roulante pour voir si elle étaithistoriée de lions léopardés ou issants, d'alérions ou demerlettes, de besans ou de tourteaux, de croix cléchées ouvivrées, ou de tous autres emblèmes.


- Cela est fâcheux, répliqua Hérodes cette remarquenous eût mis sur la trace et fait trouver, peut-être, le fil decette noire intrigue, car il est évident qu'on cherche à sedéfaire de vous, quibuscumque viis, <strong>com</strong>me dirait lepédant Blazius en son latin... Quoique la preuve manque,je ne serais nullement étonné que ce carrosse appartînt auduc de Vallombreuse, qui voulait se donner le plaisir defaire passer son char sur le corps de son ennemi.- Quelle pensée avez-vous là, seigneur Hérode? fitSigognac; ce serait une action basse, infâme et scélérate,par trop indigne d'un gentilhomme de grande maison<strong>com</strong>me est, après tout, ce Vallombreuse. D'ailleurs, nel'avons-nous pas laissé en son hôtel de Poitiers, assez malac<strong>com</strong>modé de sa blessure? Comment se trouverait-il déjàà Paris, où nous ne sommes arrivés que d'hier?- Ne nous sommes-nous point arrêtés assez longtempsà Orléans et à Tours, où nous avons donné desreprésentations, pour qu'il ait pu, avec les équipages dontil dispose, nous suivre et même nous devancer? Quant àsa blessure, soignée par les plus excellents médecins, ellea dû bientôt se fermer et se cicatriser. Elle n'était pas,d'ailleurs, de nature assez dangereuse pour empêcher unhomme jeune et plein de vigueur de voyager tout à sonaise en carrosse ou en litière. Il faut donc, mon cherCapitaine, vous bien tenir sur vos gardes, car on chercheà vous monter quelque coup de Jarnac ou à vous fairetomber en quelque embûche sous forme d'accident. Votremort livrerait sans défense Isabelle aux entreprises du duc.


Que pourrions-nous contre un si puissant seigneur, nousautres pauvres histrions? S'il est douteux queVallombreuse soit à Paris, ses émissaires, du moins, l'yremplacent, puisque cette nuit même, si vous n'aviez pasveillé sous les armes, ému d'un juste soupçon, ils vousauraient gentiment égorgillé en votre chambrette.»<strong>Le</strong>s raisons qu'alléguait Hérode étaient trop plausiblespour être discutées; aussi le baron n'y répondit-il que parun signe d'assentiment, et porta-t-il la main sur la garde deson épée, qu'il tira à demi, afin de s'assurer qu'elle jouaitbien et ne tenait point au fourreau.Tout en causant, les deux <strong>com</strong>pagnons s'étaient avancésle long du Louvre et des Tuileries jusqu'à la porte de laConférence, par où l'on va au Cours-la-Reine, lorsqu'ilsvirent devant eux un grand tourbillon de poussière oùpapillotaient des éclairs d'armes et des luisants decuirasse. Ils se rangèrent pour laisser passer cette cavaleriequi précédait la voiture du roi, qui revenait de Saint-Germain au Louvre. Ils purent voir dans le carrosse, carles glaces étaient baissées et les rideaux écartés, sansdoute pour que le populaire contemplât tout son soûl lemonarque arbitre de ses destinées, un fantôme pâle, vêtude noir, le cordon bleu sur la poitrine, aussi immobilequ'une effigie de cire. De longs cheveux bruns encadraientce visage mort attristé par un incurable ennui, un ennuiespagnol, à la Philippe?, <strong>com</strong>me l'Escurial seul peut enmitonner dans son silence et sa solitude. <strong>Le</strong>s yeux nesemblaient pas réfléchir les objets; aucun désir, aucune


pensée, aucun vouloir n'y mettait sa flamme. Un dégoûtprofond de la vie avait relâché la lèvre inférieure, quitombait morose avec une sorte de moue boudeuse. <strong>Le</strong>smains blanches et maigres posaient sur les genoux,<strong>com</strong>me celles de certaines idoles égyptiennes. Cependantil y avait encore une majesté royale dans cette mornefigure qui personnifiait la France, et en qui se figeait legénéreux sang de Henri IV.La voiture passa <strong>com</strong>me un éblouissement, suivie d'ungros de cavaliers qui fermaient l'escorte. Sigognac restatout rêveur de cette apparition.En son imagination naïve, il se représentait le roi<strong>com</strong>me un être surnaturel, rayonnant dans sa puissance aumilieu d'un soleil d'or et de pierreries, fier, splendide,triomphal, plus beau, plus grand, plus fort que tous lesautres; il n'avait vu qu'une figure triste, chétive, ennuyée,souffreteuse, presque pauvre d'aspect, dans un costumesombre <strong>com</strong>me le deuil, et ne paraissant pas s'apercevoirdu monde extérieur, occupée qu'elle était de quelquelugubre rêverie. «Eh! quoi, se disait-il en lui, même, voilàle roi, celui en qui se résument tant de millions d'hommes,qui trône au sommet de la pyramide, vers qui tant demains se tendent d'en bas suppliantes, qui fait taire ougronder les canons, élève ou abaisse, punit ouré<strong>com</strong>pense, dit «grâce» s'il le veut, quand la justice dit«mort», et peut changer d'un mot une destinée! Si sonregard tombait sur moi, de misérable je deviendrais riche,de faible puissant; un homme inconnu se développerait


salué et flatté de tous. <strong>Le</strong>s tourelles ruinées de Sigognac serelèveraient orgueilleusement; des domaines viendraients'ajouter à mon patrimoine rétréci. Je serais seigneur dumont et de la plaine! Mais <strong>com</strong>ment penser que jamais ilme découvre dans cette fourmilière humaine qui grouillevaguement à ses pieds et qu'il ne regarde pas? Et quandmême il m'aurait vu, quelle sympathie peut-il se formerentre nous?»Ces réflexions et beaucoup d'autres qu'il serait trop longde rapporter, occupaient Sigognac, qui marchaitsilencieusement à côté de son <strong>com</strong>pagnon. Héroderespecta cette rêverie, se divertissant à regarder leséquipages aller et venir.Puis il fit observer au baron qu'il allait être midi, et qu'ilétait temps de diriger l'aiguille de la boussole vers le pôlede la soupe, rien n'étant pire qu'un dîner froid, si ce n'estun dîner réchauffé.Sigognac se rendit à ce raisonnement péremptoire, et ilsreprirent le chemin de leur auberge. Rien de particuliern'avait eu lieu en leur absence. Il ne s'était passé que deuxheures. Isabelle, tranquillement assise à table devant unpotage étoilé de plus d'yeux que le corps d'Argus,accueillit son ami avec son doux sourire habituel en luitendant sa blanche main. <strong>Le</strong>s <strong>com</strong>édiens lui adressèrentdes questions badines ou curieuses sur son excursion àtravers la ville, lui demandant s'il possédait encore sonmanteau, son mouchoir et sa bourse. A quoi Sigognacrépondit joyeusement par l'affirmative. Cette aimable


causerie lui fit bientôt oublier ses sombrespréoccupations, et il en vint à se demander en lui-mêmes'il n'était pas la dupe d'une imagination hypocondriaquequi ne voyait partout qu'embûches.Il avait raison cependant, et ses ennemis, pour quelquestentatives avortées, ne renonçaient point à leurs noirsprojets. Mérindol, menacé par le duc d'être rendu auxgalères d'où il l'avait tiré s'il ne le défaisait de Sigognac,se résolut à requérir l'aide d'un brave de ses amis, à quinulle entreprise ne répugnait, quelque hasardeuse qu'ellefût, si elle était bien payée. Il ne se sentait pas de force àvenir à bout du baron, qui d'ailleurs le connaissaitmaintenant, ce qui en rendait l'approche difficile, vu qu'ilétait sur ses gardes.Mérindol alla donc à la recherche de ce spadassin quidemeurait place du Marché-Neuf, près du Petit-Pont,endroit peuplé principalement de bretteurs, filous, tireursde laine et autres gens de mauvaise vie.Avisant parmi les hautes maisons noires, quis'épaulaient <strong>com</strong>me ivrognes ayant peur de tomber, uneplus noire, plus délabrée, plus lépreuse encore que lesautres, dont les fenêtres, débordant d'immondes guenilles,ressemblaient à des ventres ouverts laissant couler leursentrailles, il s'engagea dans l'allée obscure qui servaitd'entrée à cette caverne. Bientôt le jour venant de la rues'éteignit, et Mérindol, tâtant les murailles suantes etvisqueuses <strong>com</strong>me si des limaçons les eussent engluées deleur bave, trouva parmi l'ombre la corde tenant lieu de


ampe à l'escalier, corde qu'on pouvait croire détachéed'un gibet etsuiffée de graisse humaine. Il se hissa <strong>com</strong>me il put parcette échelle de meunier, trébuchant à chaque pas sur lesbosses et callosités qu'avait formées à chaque marche lavieille boue entassée là, couche à couche, depuis le tempsoù Paris s'appelait Lutèce.Cependant, à mesure que Mérindol avançait dans sonascension périlleuse, les ténèbres se faisaient moinsintenses. Une lueur blafarde et brouillée pénétrait à traversles vitres jaunes des jours de souffrance pratiqués pouréclairer l'escalier, et qui donnaient sur une cour noire etprofonde <strong>com</strong>me un puits de mine. Enfin, il arriva audernier étage à demi suffoqué par les vapeurs méphitiquess'exhalant des plombs. Deux ou trois portes s'ouvraient surle palier dont le plafond en plâtre sale était enjolivéd'arabesques obscènes, de tire-bouchons et de mots plusque rabelaisiens tracés par la fumée des chandelles,fresques bien dignes d'une pareille bicoque.L'une de ces portes était entrebâillée. Mérindolla poussad'un coup de pied, ne voulant y toucher de la main, etpénétra sans plus de cérémonie dans l'unique chambre<strong>com</strong>posant le Louvre du bretteur Jacquemin Lampourde.Une âcre fumée lui piqua les yeux et le gosier, si bienqu'il se prit à tousser <strong>com</strong>me un chat qui avale des plumesen croquant un oiseau, et qu'il se passa bien deux minutesavant qu'il pût parler. Profitant de la porte ouverte, lafumée se répandit sur le palier, et le brouillard devenant


moins épais, le visiteur put discerner à peu près l'intérieurde la chambre.Ce repaire mérite une description particulière, car il estdouteux que l'honnête lecteur ait jamais mis le pied dansun taudis pareil, et il ne saurait se faire l'idée d'un teldénûment.<strong>Le</strong> bouge était meublé principalement de quatre murs lelong desquels les infiltrations du toit avaient dessiné desîles inconnues et des fleuves qu'on ne rencontre en aucunecarte géographique. Aux endroits à portée de la main, leslocataires successifs du taudis s'étaient amusés à graver aucouteau leurs noms incongrus, baroques ou hideux, parsuite de ce penchant qui pousse les plus obscurs à laisserune trace de leur passage en ce monde. A ces nomssouvent était accolé un nom de femme, Iris de carrefour,que surmontait un coeur percé d'une flèche semblable àune arête de poisson. D'autres, plus artistes, avec un boutde charbon retiré des cendres, avaient essayé de croquerquelque profil grotesque, une pipe entre les dents, ouquelque pendu tirant la langue et gambadant au bout d'unepotence.Sur le bord de la cheminée, où fumaient en bavant lesbranches d'un cotret volé, s'entassait dans la poussière unmonde d'objets bizarres: une bouteille ayant, planté dansle goulot, une chandelle à demi consumée, dont le suifavait coulé en larges nappes sur le verre, vrai flambeaud'enfant prodigue et de biberon; un cornet de trictrac, troisdés plombés, les Heures de Robert de Besnières à l'usage


du lansquenet, un fagot de bouts de vieilles pipes, un poten grés à mettre du pétun, un chausson renfermant unpeigne édenté, une lanterne sourde arrondissant sa lentille<strong>com</strong>me une prunelle d'oiseau de nuit, des paquets de clefs,sans doute fausses, car il n'y avait en la chambre aucunmeuble à ouvrir, un fer à relever la moustache, un anglede miroir au tain rayé <strong>com</strong>me par les griffes d'un diable,où l'on ne pouvait se voir qu'un oeil à la fois, encore nefallait-il pas que cet oeil ressemblât à celui de Junon,qu'Homère appelle Bovpiz et mille autres brimborionsfastidieux à décrire.En face de la cheminée, sur un pan de muraille moinshumide que les autres et tendu d'ailleurs d'un lambeau deserge verte, rayonnait un faisceau d'épées soigneusementfourbies, d'une trempe à l'épreuve et portant sur leur acierla marque des plus célèbres armuriers d'Espagne etd'Italie. Il y avait là des lames à deux tranchants, deslames triangulaires, des lames évidées au milieu pourlaisser égoutter le sang; des dagues à large coquille, descoutelas, des poignards, des stylets et autres armes de prixdont la richesse faisait un singulier contraste avec ledélabrement du bouge. Pas une tache de rouille, pas ungrain de poussière ne les souillaient, c'étaient les outils dutueur, et dans un arsenal princier ils n'eussent pas étémieux entretenus, frottés d'huile, épongés de laine etconservés en leur état primitif. On eût dit qu'ils sortaienttout frais émoulus de la boutique. Lampourde, si négligentpour le reste, y mettait son amour-propre et sa curiosité.


Cette recherche, quand on pensait au métier qu'il faisait,prenait un caractère horrible; et sur ces fers si bien polis,des reflets rouges semblaient flamboyer.De sièges, il n'y en avait point, et l'on était libre de setenir debout pour grandir, à moins qu'on ne préférât, sil'on ne voulait ménager la semelle de ses souliers, s'asseoirsur un vieux panier défoncé, une malle, ou un étui de luthqui traînait dans un coin.La table se <strong>com</strong>posait d'un volet abattu sur deuxtréteaux. Elle servait aussi de lit. Après avoir faitcarousse, le maître du logis s'y allongeait et, prenant lecoin de la nappe, qui n'était autre que la panne de sonmanteau, dont il avait vendu le dessus pour se doubler lapanse, il faisait demi-tour du côté de la muraille pour neplus voir les bouteilles vides, spectacle singulièrementmélancolique aux ivrognes.C'est dans cette position que Mérindol trouvaJacquemin Lampourde ronflant <strong>com</strong>me la pédale d'untuyau d'orgue, bien que toutes les horloges des environseussent sonné quatre heures de l'après-midi.Un énorme pâté de venaison, qui montrait dans sesruines vermeilles des marbrures de pistaches, gisaitéventré sur le carreau, et plus qu'à moitié dévoré, <strong>com</strong>meun cadavre attaqué des loups au fond d'un bois, en<strong>com</strong>pagnie d'un nombre fabuleux de flacons dont on avaitsucé l'âme, et qui n'étaient plus que des fantômes debouteilles, des apparences creuses bonnes à faire du verrecassé.


Un <strong>com</strong>pagnon, que Mérindol n'avait pas aperçud'abord, dormait à poings tendus sous la table, tenantencore au bec, entre ses dents, le tuyau cassé d'une pipe,dont le fourneau avait roulé à terre tout bourré d'un pétunqu'en son ivresse il avait oublié d'allumer.«Hé, Lampourde! dit l'estafier de Vallombreuse, c'estassez dormir <strong>com</strong>me cela; ne me regarde pas avec cesyeux plus ronds que billes. Je ne suis point un<strong>com</strong>missaire ou un sergent qui te vient quérir pour temener au Châtelet. Il s'agit d'une affaire importante: tâchede repêcher ta raison noyée au fond des pots, et dem'écouter.»<strong>Le</strong> personnage ainsi interpellé se souleva avec unelenteur somnolente, se mit sur son séant, développa, ens'étirant, de longs bras, dont les poings touchaient presqueaux deux murs de la chambre, ouvrit une bouche immensedentée de crocs pointus, et, se tordant la mâchoire, dessinaun bâillement formidable, semblable au rictus d'un lionennuyé, le tout ac<strong>com</strong>pagné de gloussements inarticuléset gutturaux. Ce n'était point un Adonis que JacqueminLampourde, bien qu'il se prétendît favorisé des femmesautant que pas un, et même, à l'entendre, des plus hauteset mieux situées. Sa grande taille dont il tirait fierté, sesmaigres jambes héronnières, son échine efflanquée, sapoitrine osseuse et cardinalisée à la boisson, qu'on voyaiten ce moment par sa chemise entrouverte, ses bras desinge assez longs pour qu'il pût nouer ses jarretières sanspresque se baisser, ne <strong>com</strong>posaient pas un physique bien


agréable; quant à sa figure, un nez prodigieux quirappelait celui de Cyrano de Bergerac, prétexte de tant deduels, y occupait la place la plus importante. MaisLampourde s'en consolait avec l'axiome populaire:«Jamais grand nez n'a gâté visage.» <strong>Le</strong>s yeux, quoiquebrouillés encore d'ivresse et de sommeil, avaient dansleurs prunelles de froids éclairs d'acier annonçant lecourage et la résolution. Sur les joues décharnées deux outrois rides perpendiculaires, pareilles à des coups d'épée,dessinaient leurs lignes rigides qui n'étaient pasprécisément des nids d'amours. Une tignasse de cheveuxnoirs fort emmêlée pleuvait autour de cette physionomiebonne à sculpter sur un manche de violon et dontpersonne cependant n'avait envie de se moquer, tantl'expression en était inquiétante, narquoise et féroce.«Que le Maulubec trousse l'animal qui me vient ainsitroubler en mes joies et patauger parmi mes rêvesanacréontiques! J'étais heureux; la plus belle princesse dela terre m'accueillait gracieusement. Vous avez faitenvoler mon songe.- Trêve de billevesées, fit Mérindol avec impatience,prête-moi deux minutes ton ouïe et ton attention.- Je n'écoute personne quand je suis gris, réponditmajestueusement Jacquemin Lampourde en s'étayant surle coude. D'ailleurs j'ai de l'argent, beaucoup d'argent.Nous avons cette nuit détroussé un mylord anglais toutcousu de pistoles, je suis en train de manger et de boirema part. Mais avec un petit tour de lansquenet ce sera


ientôt fini. A ce soir donc les affaires sérieuses. Trouvezvousà minuit sur le terre-plein du Pont-Neuf au pieu ducheval de bronze. J'y serai, frais, limpide, alerte, jouissantde tous mes moyens. Nous accorderons nos flûtes etconviendrons des sommes, lesquelles doivent êtreconsidérables, car j'aime à croire qu'on ne dérange pas unbrave <strong>com</strong>me moi pour des friponner des subalternes, desvols insignifiants ou autres menues peccadilles,Décidément le vol m'ennuie, je ne fais plus quel'assassinat, c'est plus noble. On est un carnassier léonin,et non une bête de rapine, S'il s'agit de tuer, je suis votrehomme, et encore ravi-il que l'attaqué se défende. <strong>Le</strong>svictimes sont si lâches parfois que cela me dégoûte. Unpeu de résistance donne du coeur à l'ouvrage.- Oh! pour cela suis tranquille, répondit Mérindol avecun mauvais sourire. Tu trouveras à qui parler.- Tant mieux, dit Jacquemin Lampourde, il y alongtemps que je ne me suis escrimé avec quelqu'un dema force. Mais en voilà assez. Sur ce, bonsoir, et laissezmoidormir.»Mérindol parti, Jacquemin Lampourde essaya de serendormir, mais en vain. <strong>Le</strong> sommeil interrompu ne revintpas. <strong>Le</strong> bretteur se leva, secoua rudement le <strong>com</strong>pagnonqui ronflait sous la table et tous deux s'en allèrent dans untripot où se jouaient le lansquenet et la bassette.L'assistance était <strong>com</strong>posée de plumets, de spadassins,de filous, de laquais, de clercs, de quelques bourgeoisnaïfs conduits là par des filles, pauvres pigeons destinés


à être plumés vifs. On n'entendait que le bruit des désroulant dans le carnet et le froissement des cartes battues,car les joueurs sont d'ordinaire silencieux, sauf, en cas deperte, quelques interjections blasphématoires. Après desalternatives de chance et de guignon, le vide, duquel lanature et l'homme surtout ont horreur, fut hermétiquementpratiqué dans les pochettes de Lampourde.Il voulut jouer sur parole, mais ce n'était pas unemonnaie qui eût cours en ce lieu, où les joueurs, enrecevant leur gain, mordaient les pièces par manièred'éprouvette, pour voir si les louis n'étaient point enplomb doré et les testons en étain à fondre des cuillères.Force lui fut de se retirer nu <strong>com</strong>me un petit saint Jean,après être entré gros seigneur et remuant les pistoles àpleine main! «Oui! fit-il quand l'air frais de la rue lefrappa au visage et lui rendit son sang-froid, me voilàdébarrassé; c'est drôle <strong>com</strong>me l'argent me grise etm'abrutit! Je ne m'étonne plus que les traitants soient sibêtes. Maintenant que je n'ai plus le sol, je me sens pleind'esprit; les idées bourdonnent autour de ma cervelle<strong>com</strong>me abeilles autour d'une ruche. De Laridon jeredeviens César! Mais voici que le clocheteur de laSamaritaine martèle douze heures; Mérindol doitm'attendre devant le roi de bronze.»Et il se dirigea vers le Pont-Neuf. Mérindol était à sonposte, occupé à regarder son ombre au clair de lune. <strong>Le</strong>sdeux spadassins, ayant bien regardé autour d'eux pourvoir si personne ne pouvait les entendre, parlèrent


cependant à voix basse pendant assez longtemps. Ce qu'ilsdirent, nous l'ignorons, mais en quittant l'agent du duc deVallombreuse, Lampourde faisait sonner de l'or dans sespoches avec une impudence qui montrait <strong>com</strong>bien il étaitredouté sur le Pont-Neuf.


XIILE «RADIS COURONNÉ»En quittant Mérindol, une incertitude travaillaitJacquemin Lampourde, et lorsqu'il fut arrivé au bout duPont-Neuf, il s'arrêta et demeura quelque temps perplexe<strong>com</strong>me l'âne de Buridan entre ses deux mesures d'avoine,ou, si cette <strong>com</strong>paraison ne vous plaît point, <strong>com</strong>me un ferentre deux aimants d'égale force. D'une part le lansquenetexerçait sur lui une attraction impérieuse avec sontintement lointain de pièces d'or; de l'autre le cabaret seprésentait orné de séductions non moindres, faisant sonnerson carillon de pots. Embarrassante alternative! Bien queles théologiens fassent du libre arbitre la plus belleprérogative de l'homme, Lampourde, maîtrisé par deuxpenchants irrésistibles, car il était aussi joueur qu'ivrogne,et aussi ivrogne que joueur, ne savait réellement à quoi sedécider. Il fit trois pas vers le tripot; mais les bouteillespansues, couvertes de poussière, drapées de toilesd'araignées, coiffées d'un rouge casque de cire, apparurentà son imagination sous un rayon si vif, qu'il en fit troispas vers le cabaret.Alors le jeu agita fantastiquement à ses oreilles uncornet plein de dés plombés, et lui arrondit devant lesyeux un demi-cercle de canes biseautées, diapré <strong>com</strong>meune queue de paon, vision enchanteresse qui lui cloua les


pieds au sol.«Ah çà! est-ce que je vais rester là planté <strong>com</strong>me uneidole, se dit à lui-même le bretteur impatienté de sespropres tergiversations, je dois avoir l'air d'un francviédaze regardant voler des coquecigrues, avec ma mineahurie et quidditative. Pardieu! si je n'allais ni au cabaretni au tripot, et rendais visite à ma déesse, à mon lris, à lanon-pareille beauté qui me retient en ses lacs?Mais peut-être, à cette heure, sera-t-elle occupée àquelque bal ou festin nocturne, hors de son logis. Etd'ailleurs la volupté amollit le courage, et les plus grands<strong>capitaine</strong>s se sont repentis de s'être trop adonnés auxfemmes. Témoin Hercule avec sa Déjanire, Samson avecsa Dalila, Marc-Antoine avec sa Cléopâtre, sans <strong>com</strong>pterles autres dont je ne me souviens pas, car on a cueilli biendes fois les prunes depuis que j'ai fait mes classes.Donc renonçons à cette fantaisie lascive et vitupérable.Mais que faire cependant entre ces deux charmantsobjets? Qui choisit l'un s'expose à regretter l'autre.»En minutant ce monologue, Jacquemin Lampourde, lesmains plongées dans ses poches, le menton appuyé sur safraise de manière à retrousser sa barbiche, semblaitpousser des racines entre les pavés et se pétrifier en statue,<strong>com</strong>me cela arrive à plus d'un <strong>com</strong>pagnon auxMétamorphoses d'Ovide. Tout à coup il fit un soubresautsi brusque qu'un bourgeois attardé qui passait par là s'enémut de peur et hâta le pas, croyant qu'il allait l'assaillir età tout le moins lui tirer la laine. Lampourde n'avait aucune


intention de détrousser ce nigaud, qu'en sa rêveriedistraite il ne voyait même point; mais une idéetriomphante venait de lui traverser la cervelle. Sesincertitudes étaient finies.Il tira vivement un doublon de sa poche, le jeta en l'airaprès avoir dit: «Pile pour le cabaret, face pour le tripot!»La pièce pirouetta plusieurs fois, et ramenée à terre parsa pesanteur, retomba sur le pavé, faisant luire sa pailletted'or sous le rayon d'argent qui s'échappait de la lune, en cemoment débarrassée de tout nuage. <strong>Le</strong> bretteurs'agenouilla pour déchiffrer l'oracle rendu par le hasard.La pièce avait répondu pile à la question posée. Bacchusl'emportait sur la Fortune.«C'est bien, je me griserai», dit Lampourde en remettantle doublon, dont il essuya la boue, en son escarcelleprofonde <strong>com</strong>me l'abîme, étant destinée à engloutirbeaucoup de choses.Et, faisant de grandes enjambées, il se dirigea vers lecabaret du Radis couronné, sanctuaire habituel de seslibations au dieu de la vigne. <strong>Le</strong> Radis couronnéprésentait à Lampourde cet avantage d'être situé à l'angledu Marché-Neuf, à deux pas de son logis qu'il regagnaiten quelques zigzags lorsqu'il s'était mis du vin jusqu'aunoeud de la gorge, à partir de la semelle de ses bottes.C'était bien le plus abominable bouge qu'on pûtimaginer.Des piliers trapus, englués d'un rouge sanguinolent etvineux, supportaient l'énorme poutre qui lui servait de


frise et dont les rugosités affectaient de certaines formesindiquant d'anciennes sculptures à demi effacées par letemps. Avec beaucoup d'attention on parvenait à ydémêler un enroulement de ceps et de pampres, à traverslesquels gambadaient des singes tirant des renards par laqueue. Sur le claveau de la porte figurait un énorme radisau naturel, feuillé de sinople et sommé d'une couronned'or, le tout fort terni, qui depuis des générations debuveurs servait d'enseigne et de désignation au cabaret.<strong>Le</strong>s baies formées par l'espacement des piliers étaientcloses, en ce moment, de volets à lourdes ferrurescapables de soutenir un siège, mais non sihermétiquement joints qu'ils ne laissassent filtrer des raiesde lumière rougeâtre, et s'échapper une sourde rumeur dechansons et de querelles; ces lueurs, s'allongeant sur lepavé miroité de boue, produisaient un effet étrange dontLampourde ne sentit pas le côté pittoresque, mais qui luiindiqua qu'il y avait encore nombreuse <strong>com</strong>pagnie auRadis couronné.Heurtant la porte avec le pommeau de son épée, lebretteur, par le rythme des coups qu'il frappa, se fitreconnaître pour un habitué de la maison, et l'huiss'entrebâilla afin de lui livrer passage.La salle où se tenaient les buveurs avait assez l'air d'unecaverne. Elle était basse, et la maîtresse poutre quitraversait le plafond, ayant fait ventre sous le tassementdes étages supérieurs, semblait près de rompre, encorequ'elle fût solide à porter un beffroi, pareille en cela à la


tour de Pise ou des Asinelli de Bologne qui penchetoujours et ne tombe jamais. <strong>Le</strong>s fumées des pipes et deschandelles avaient rendu le plafond aussi noir quel'intérieur des cheminées où l'on prépare les harengs saurs,les boutargues et les jambons. Anciennement les mursavaient été peints d'une couleur rouge, encadrée desarments et brindilles de vigne, par la brosse de quelquedécorateur italien venu en France à la suite de Catherinede Médicis. La peinture s'était conservée dans le haut dela salle, quoique bien assombrie et ressemblant plus à desplaques de sang figé qu'à cette réjouissante teinte écarlatedont elle devait briller en sa fleur de nouveauté.L'humidité, le frottement des dos, la crasse des têtes quis'y appuyaient, en avaient gâté et détruit tout le bas, où leplâtre apparaissait sale, éraillé et nu. Jadis le cabaret avaitété mieux hanté; mais peu à peu, aux courtisans et aux<strong>capitaine</strong>s, les moeurs devenant plus délicates, s'étaientsubstitués des brelandiers, des aigrefins, des coupebourseset des coupe-jarrets, toute une clientèle de truandshasardeux qui avaient donné leur empreinte horrible aubouge, et fait de la gaie taverne un repaire sinistre. Unescalier de bois conduisant à une galerie où s'ouvraient lesportes de réduits si bas, qu'on n'y pénétrait qu'en rentrantles cornes et la tête <strong>com</strong>me un limaçon, occupait la paroiqui faisait face à l'entrée.Sous la cage de l'escalier, à l'ombre de la soupente,quelques futailles, les unes pleines, les autres en vidange,étaient disposées dans une symétrie plus agréable aux


ivrognes que toute autre sorte ornement.Dans la cheminée à grande hotte, flambaient des fagotsde bourrée dont les bouts brûlaient jusque sur le plancher,qui n'étant fait que d'un carrelage de vieilles briques, necourait pas risque d'incendie. Ce feu illuminait de sesreflets l'étain d'un <strong>com</strong>ptoir placé vis-à-vis et où trônait lecabaretier, derrière un rempart de pots, de pintes, debouteilles et de brocs. Sa vive lueur, éteignant les auréolesjaunes des chandelles qui grésillaient dans la fumée,faisait danser le long des murailles les ombres des buveursdessinées en caricatures, avec des nez extravagants, desmentons de galoche, des toupets de Riquet à la Houppe etdes déformations aussi bizarres que celles des Songesdrolatiques de maître Alcofribas Nasier. Ce sabbat dedécoupures noires, s'agitant et fourmillant derrière lesfigures réelles, semblait s'en moquer et en fairespirituellement la parodie. <strong>Le</strong>s habitués du bouge, assissur des bancs, s'accoudaient sur des tables dont le boistailladé d'estafilades, chamarré de noms gravés aucouteau, tatoué de brûlures, était gras de sauces et de vinsrépandus; mais les manches qui l'essuyaient ne pouvaientpour la plupart être salies, quelques-unes même étantpercées au coude n'y <strong>com</strong>promettaient que la chair du brasqu'elles étaient censées revêtir. Eveillées au tintamarre ducabaret, deux ou trois poules, Lazares emplumés, qui àcette heure eussent dû être juchées sur leur perchoir,s'étaient glissées dans la salle par une porte<strong>com</strong>muniquant avec la cour, et picoraient sous les pieds


et entre les jambes des buveurs les miettes tombées dufestin.Quand Jacquemin Lampourde entra au Radis couronné,le plus triomphant vacarme régnait dans l'établissement.Des gaillards à mine truculente, tendant leurs pots vides,frappaient sur les tables des coups de poing à tuer desboeufs et qui faisaient trembler les suifs emmanchés dansdes martinets de fer. D'autres criaient «tope et masse» enrépondant à des rasades. Ceux-ci ac<strong>com</strong>pagnaient unechanson bachique, hurlée en choeur avec des voix aussilamentablement fausses que celles de chiens hurlant à lalune, d'un cliquetis de couteau sur les côtes de leurs verreset d'un remuement d'assiettes tournées en meule. Ceux-làinquiétaient la pudeur des Maritomes, qui, les bras élevésau-dessus de la foule, portaient des plats de victuaillesfumantes et ne pouvaient se défendre contre leurs galantesentreprises, tenant plus à conserver leur plat que leurvertu. Quelques-uns pétunaient dans de longues pipes deHollande et s'amusaient à souffler de la fumée par lesnaseaux.Il n'y avait pas que des hommes dans cette cohue, lebeau sexe y était représenté par quelques échantillonsassez laids; car le vice se permet parfois de n'avoir pas lenez mieux fait que la vertu. Ces Philis, dont le premiervenu, moyennant la pièce ronde, pouvait être le Tircis oule Tityre, se promenaient par couples, s'arrêtant aux tables,et buvaient <strong>com</strong>me colombes familières en la coupe dechacun. Ces copieuses lampées jointes à la chaleur du


lieu, faisaient leurs joues cramoisies sous le rouge debrique dont elles étaient enluminées, en sorte qu'ellessemblaient des idoles peintes à deux couches. Descheveux faux ou vrais, tournés en accroche-coeurs, étaientplaqués sur leurs fronts luisants de céruse ou, calamistrésau fer, allongeaient leurs spirales jusque sur des poitrineslargement découvertes et passées au badigeon, non sansquelque petite veine d'azur dessinée en leurs blancheurspostiches. <strong>Le</strong>urs ajustements affectaient une braveriemignarde et galante. Ce n'était que rubans, plumes,broderies, galons, ferrets, aiguillettes, couleurs vives; maisil était aisé de voir que ce luxe, fait pour la montre, n'avaitrien de réel et sentait la friperie: les perles n'étaient queverre soufflé, les bijoux d'or que cuivre, les robes de soieque vieilles jupes retournées et reteintes; mais cesélégances de mauvais aloi suffisaient à éblouir les yeuxavinés des <strong>com</strong>pagnons réunis en ce bouge.Quant à l'odeur, si ces dames ne flairaient pas la rose,elles sentaient le musc <strong>com</strong>me un terrier de putois, seuleodeur assez forte pour dominer les infectes exhalaisons dutaudis, et qu'on trouvait par <strong>com</strong>paraison plus suave quebaume, ambroisie et benjoin. Quelquefois un plumetéchauffé de luxure et de boisson, faisait asseoir sur songenou une de ces beautés peu farouches et lui chuchotaità l'oreille, dans un gros baiser, des propositionsanacréontiques reçues avec des rires affectés et un «non»qui voulait dire «oui»; puis, au long de l'escalier, onvoyait des groupes qui montaient, l'homme le bras sur la


taille de la femme, la femme se retenant à la rampe etfaisant de petites façons enfantines, car même en ladébauche la plus abandonnée il faut encore quelquessemblants de pudeur. D'autres redescendaient la mineconfuse, tandis que leur Amaryllis de rencontre faisaitbouffer sa jupe de l'air le plus détaché du monde.Lampourde, habitué de longue main à ces moeurs qui,d'ailleurs, lui paraissaient naturelles, ne prêtait aucuneattention au tableau dont nous venons de tirer un crayonrapide. Assis devant une table, le dos appuyé au mur, ilregardait d'un oeil plein de tendresse et de concupiscenceune bouteille de vin des Canaries qu'une servante venaitd'apporter, une bouteille antique et re<strong>com</strong>mandable, dederrière les fagots et du tas réservé aux goinfres etbiberons émérites. Quoique le bretteur lût seul, deuxverres avaient été placés sur la table, car on savait sonhorreur pour l'ingurgitation solitaire des liquides, et d'unmoment à l'autre un <strong>com</strong>pagnon de beuverie pouvait luisurvenir. En attendant ce convive fortuit, Lampourdeélevait lentement, à la hauteur de sa visée, le verre effiléde patte et tourné en clochette de liseron où brillait,pailletée d'un point lumineux, la blonde et généreuseliqueur.Puis, ayant satisfait le sens de la vue en admirant cettechaude couleur de topaze brûlée, il passait au sens del'odorat, et, remuant le vin par une secousse ménagée quilui imprimait une sorte de rotation, il en humait l'arôme ànarines aussi béantes que les fosses d'un dauphin


héraldique. Restait le sens du goût.<strong>Le</strong>s papilles du palais, convenablement excitées,s'imprégnaient d'une gorgée de ce nectar; la langue lapromenait autour des badigoinces et l'envoyait enfin augosier avec un dappement approbatif. Ainsi maîtreJacquemin Lampourde, au moyen d'un seul verre, flattaitiltrois des cinq sens que l'homme possède, ce qui était lefait d'un épicurien consommé tirant des choses jusqu'audernier suc et quintessence de plaisir qu'elles contiennent.Encore prétendait-il bien que le tact et l'ouïe pouvaient yavoir leur part de jouissance: le tact, par le poli, la nettetéet la forme du cristal; l'ouïe, par la musique, vibration etparfait accord qu'il rend lorsqu'on le choque avec le dosd'une lame ou qu'on promène circulairement ses doigtsmouillés sur le bord du verre.Mais ce sont là paradoxes, billevesées et fantaisies d'unraffinement trop subtil, ne prouvant rien pour vouloir tropprouver, sinon le vicieux raffinement de ce maraud.Notre bretteur était là depuis quelques minutes quand laporte du cabaret s'entrouvrit; un quidam, vêtu de noir dela tête aux pieds, n'ayant de blanc que son rabat et un flotde linge qui lui bouffait au ventre, entre sa veste et sonhaut-de-chausses, fit son apparition dans l'établissement.Quelques broderies de jayet, à moitié défilées, avaient lavelléité, non suivie d'effet, d'agrémenter le délabrement deson costume dont la coupe cependant trahissait un rested'ancienne élégance.Ce personnage offrait la particularité d'avoir la face


d'une blancheur blafarde <strong>com</strong>me si elle avait étésaupoudrée de farine, et le nez aussi rouge qu'un charbonardent. De petites fibrilles violettes le veinaient ettémoignaient d'un culte assidu pour la Dive Bouteille. <strong>Le</strong>calcul de ce qu'il avait fallu de tonneaux de vin et deflasques d'eau-de-vie avant de l'amener à cette intensitéd'érubescence, effrayait l'imagination. Ce masque bizarreressemblait à un fromage où l'on aurait planté une guigne.Pour achever la portraiture, il eût suffi de deux pépins depomme à la place des yeux et d'une mince estafiladereprésentant la bouche fendue en tirelire. Tel étaitMalartic, l'ami de coeur, le Pylade, l'Euryale, le fichusAchates de Jacquemin Lampourde; il n'était pas beau,certes, mais les qualités morales rachetaient bien chez luices petits désagréments physiques. Après Jacquemin, àl'endroit duquel il professait la plus profonde admiration,c'était la meilleure lame de Paris. Au jeu, il retournait leroi avec un bonheur que personne ne se permettait detrouver insolent; il buvait toujours sans paraître jamaisgris, et quoiqu'on ne lui connût point de tailleur, il étaitmieux fourni de manteaux que le courtisan le plusac<strong>com</strong>modé. Du reste, homme délicat à sa manière, ayanttoutes les probités de la caverne, capable de se faire tuerpour soutenir un camarade et d'endurer, sans desserrer lesdents, estrapade, brodequins, chevalet, même la questionde l'eau, la plus tortionnaire pour un biberon de soncalibre, plutôt que de <strong>com</strong>promettre sa bande par un motindiscret. Un fort charmant sujet en son genre! aussi


jouissait-il de l'estime générale dans le monde oùs'exerçait son industrie.Malartic alla droit à la table de Lampourde, prit unescabeau, s'assit en face de son ami, empoignasilencieusement le verre plein qui semblait l'attendre et levida d'un trait. Son système différait de celui deJacquemin, mais n'en était pas moins efficace, <strong>com</strong>me leprouvait la pourpre cardinalesque de son nez.Au bout de la séance, les deux amis <strong>com</strong>ptaient lemême nombre de.marques à la craie sur l'ardoise del'hôtelier, et le bon père Bacchus, à cheval sur la barrique,leur souriait sans préférence <strong>com</strong>me à deux dévots deculte divers, mais d'égale ferveur.L'un dépêchait sa messe, l'autre faisait durer; maistoujours la messe était dite.Lampourde, qui connaissait les moeurs du <strong>com</strong>pagnon,lui remplit plusieurs fois son verre jusqu'au bord. Cemanège nécessita l'apparition d'une seconde bouteille,laquelle se trouva <strong>com</strong>me la première bientôt mise à sec;celle-là fut suivie d'une troisième qui tint plus longtempset fit plus de façons pour se rendre. Après quoi, pourreprendre haleine, les deux bretteurs demandèrent despipes et se mirent à envoyer au plafond, à travers lebrouillard condensé au-dessus de leurs têtes, de longs tirebouchonsde fumée pareils à ceux que les enfants mettentaux cheminées des maisons qu'ils griffonnent sur leurslivres et leurs cahiers d'étude. Après un certain nombre debouffées aspirées et rendues, ils disparurent, à l'instar des


dieux d'Homère et de Virgile, dans un nuage où le nez deMalartic flamboyait seul <strong>com</strong>me un rouge météore.Enveloppés de cette brume, les deux <strong>com</strong>pagnons isolésdes autres buveurs <strong>com</strong>mencèrent une conversation qu'ileût été dangereux que le Chevalier du Guet entendît;heureusement le Radis couronné était un lieu sûr, aucunemouche n'eût osé s'y risquer, et la trappe de la cave se fûtouverte sous les pieds de l'exempt assez audacieux pourpénétrer dans ce repaire. Il n'en serait sorti que hachémenu <strong>com</strong>me chair à pâté.«Comment vont les affaires, disait Lampourde àMalartic avec le ton d'un marchand qui se renseigne sur lecours des denrées; nous sommes dans une morte saison.<strong>Le</strong> roi habite Saint-Germain où les courtisans le suivent.Cela fait du tort au <strong>com</strong>merce; il n'y a plus à Paris que desbourgeois et des gens de peu ou de rien.- Ne m'en parle pas! répondit Malartic, c'est uneindignité.L'autre soir j'arrête sur le Pont-Neuf un gaillard d'assezbonne apparence, je lui demande la bourse ou la vie; il mejette sa bourse, il n'y avait que trois ou quatre pièces desix blancs, et le manteau qu'il me laissa n'était que deserge avec un galon d'or faux. Au lieu d'être le voleur,j'étais le volé. Au tripot, on ne rencontre plus que deslaquais, des clercs de procureurs ou des enfants précocesqui ont pris dans le tiroir paternel quelques pistoles pourvenir tenter la fortune. En deux coups de cartes et troiscoups de dés on en a vu la fin. Il est outrageux de déployer


ses talents pour un si mince résultat! <strong>Le</strong>s Lucindes, lesDorimènes, les Cidalises, ordinairement si pitoyables auxbraves, se refusent à payer les billets et les notes, encoreque nous les rossions d'importance, sous prétexte que lacour n'étant plus ici, elles ne reçoivent ni régals nicadeaux, et sont obligées pour vivre de mettre leurs nippesen gage. Sans un vieux <strong>com</strong>ard jaloux qui m'emploie àbâtonner les amants de sa femme, je n'aurais pas gagné cemois-ci de quoi boire de l'eau, nécessité à laquelle nuldénûment ne me forcera, la mort perpendiculaire mesemblant cent fois plus douce. On ne m'a pas <strong>com</strong>mandéle moindre guet-apens, le plus léger rapt, le plus petitassassinat.En quel temps vivons-nous, mon Dieu! <strong>Le</strong>s hainesmollissent, les rancunes s'en vont à vau-l'eau, le sentimentde la vengeance se perds on oublie les insultes <strong>com</strong>me lesbienfaits; le siècle embourgeoisé s'énerve et les moeursdeviennent d'une fadeur qui me dégoûte.- <strong>Le</strong> bon temps est passé, répliqua JacqueminLampourde; autrefois un grand aurait pris nos courages àson service. Nous l'aurions aidé en ses expéditions etbesognes secrètes, maintenant il faut travailler pour lepublic. Cependant il y a encore quelques bonnesaubaines.»Et en disant ces mots il agitait des pièces d'or dans sapoche. Cette sonnerie mélodieuse fit pétiller étrangementl'oeil de Malartics mais bientôt son regard reprit sonexpression placide, l'argent d'un camarade étant chose


sacrées il se contenta de pousser un soupir qui pouvait setraduire par ces mots: «Tu es bien heureux, toi!»«Je pense d'ici à peu, continua Lampourde, pouvoir teprocurer du travail, car tu n'es pas paresseux à la besogne,et tu as bientôt fait de retrousser ta manche lorsqu'il s'agitde détacher une estocade ou de tirer un coup de pistolet.Homme d'ordre, tu exécutes les <strong>com</strong>mandes qu'on te faitdans le délai voulu, et tu prends sur toi les risques depolice. Je m'étonne que la Fortune ne soit point descenduede sa boule de verre devant ta porte; il est vrai que cetteguenippe, avec le mauvais goût ordinaire aux femmes,<strong>com</strong>ble de ses faveurs un tas de freluquets et de béjaunesau détriment des gens de mérite. En attendant que ladrôlesse ait un caprice pour toi, passons le temps à boire,papaliter, jusqu'à ce que le liège de nos semelles segonfle.»Cette résolution philosophique était tropincontestablement sage pour que le <strong>com</strong>pagnon deJacquemin y fit la moindre objection. <strong>Le</strong>s deux bretteursbourrèrent leurs pipes et remplirent leurs verres,s'accoudant à la table <strong>com</strong>me des gens qui s'établissentdans leur bien-être et ne veulent point qu'on les dérangede leur quiétude.Ils en furent pourtant dérangés. Dans l'angle de la salle,une rumeur de voix s'élevait d'un groupe qui entouraitdeux hommes posant entre eux les conditions d'un pari àla suite de l'impossibilité chez l'un de croire à un faitavancé par l'autre, à moins de le voir de ses propres yeux.


<strong>Le</strong> groupe s'entrouvrit. Malartic et Lampourde, dontl'attention était éveillée, aperçurent un homme demoyenne taille, mais singulièrement alerte et vigoureux,hâlé de visage <strong>com</strong>me un More d'Espagne, les cheveuxnoués d'un mouchoir, vêtu d'un caban de couleur marronqui en s'entrouvrant permettait de voir un justaucorps debuffle et des chausses brunes ornées sur la couture d'unrang de boutons de cuivre en forme de grelots. Une largeceinture de laine rouge lui sanglait les reins, et il en avaittiré une navaja valencienne qui, ouverte, atteignait lalongueur d'un sabre. Il en serra le cercle, en essaya lapointe avec le bout du doigt et parut satisfait de sonexamen, car il dit à son adversaire: «Je suis prêt», puis,avec un accent guttural, il siffla un nom bizarre quen'avaient jamais entendu les buveurs du Radis couronné,mais qui a déjà figuré plus d'une fois dans ces pages:«Chiquita! Chiquita!» A la seconde appellation, unefillette maigre et hâve, endormie dans un coin sombre, sedébarrassa de la cape dont elle s'était soigneusemententortillée et qui la faisait ressembler à un paquet dechiffons, s'avança vers Agostin, car c'était lui, et fixant surle bandit ses grands yeux étincelants, avivés encore parune auréole de bistre, elle lui dit d'une voix grave etprofonde qui contrastait avec son apparence chétive:«Maître que veux-tu de moi? je suis prête à t'obéir ici<strong>com</strong>me sur la lande, car tu es brave et ta navaja <strong>com</strong>ptebien des raies rouges.»Chiquita dit ces mots en langue eskuara ou patois


asque, aussi inintelligible pour des Français que du hautallemand, de l'hébreu ou du chinois.Agostin prit Chiquita par la main et la plaça deboutcontre la porte en lui re<strong>com</strong>mandant de se tenir immobile.La petite, accoutumée à ces exercices, ne témoignait nifrayeur ni surprise; elle restait là, les bras ballants,regardant devant elle avec une sérénité parfaite, tandisqu'Agostin placé à l'autre bout de la salle, un pied avancé,l'autre en retraite, balançait le long couteau dont lemanche était appuyé sur son avant-bras.Une double haie de curieux formait une sorte d'alléed'Agostin à Chiquita, et ceux des truands qui avaient labarrique proéminente la rentraient en retenant leurrespiration, de peur qu'elle ne dépassât la ligne. <strong>Le</strong>s nez enflûtes d'alambic se reculaient prudemment pour n'être pastranchés au vol.Enfin le bras d'Agostin se détendit <strong>com</strong>me un ressort;un éclair brilla et l'arme formidable alla se planter dans laporte juste au-dessus de la tête de Chiquita, sans luicouper un cheveu, mais avec une précision telle qu'ilsemblait qu'on eût voulu prendre la mesure de sa taille.Quand la navaja passa en sifflant, les spectateursn'avaient pu s'empêcher de baisser les yeux; mais l'épaissefrange de cils de la jeune fille n'avait pas même palpité.L'adresse du bandit excita une rumeur admirative parmice public difficile. L'adversaire même qui avait douté quece coup fût possible battit des mains pleind'enthousiasme.


Agostin détacha le couteau qui vibrait encore, retournaà son poste, et cette fois fit passer la lame entre le bras etle corps de Chiquita impassible. Si la pointe eût dévié detrois ou quatre lignes, elle arrivait en plein coeur. Bienque la galerie criât que c'était assez, Agostin re<strong>com</strong>mençal'expérience de l'autre côté du buste pour montrer que sonadresse ne devait rien au hasard.Chiquita, enorgueillie par ces applaudissements quis'adressaient autant à son courage qu'à la dextéritéd'Agostin, promenait autour d'elle un regard de triomphe;ses narines gonflées aspiraient l'air avec force, et dans sabouche entrouverte, ses dents pures <strong>com</strong>me celles d'unanimal sauvage, brillaient d'une blancheur féroce. L'éclatde sa denture, les paillettes phosphoriques de sesprunelles, mettaient à son visage sombre, tanné par legrand air, trois points lumineux qui l'éclairaient. Sescheveux incultes se tordaient autour de son front et de sesjoues en longs serpents noirs, mal retenus par un rubanincarnadin que débordaient et cachaient çà et là lesboucles rebelles. A son col, plus fauve que du cuir deCordoue, luisaient <strong>com</strong>me des gouttes laiteuses les perlesdu collier qu'elle tenait d'Isabelle. Quant à son costume, ilétait changé sinon amélioré. Chiquita ne portait plus lajupe jaune serin brodée d'un perroquet, qui lui eût donnéà Paris l'aspect par trop étrange et remarquable. Elle avaitune courte robe bleu sombre, à petits plis froncés sur leshanches, et une sorte de veste ou brassière en bouracannoir que fermaient, à la naissance de la poitrine, deux ou


trois boutons de corne. Ses pieds, habitués à fouler labruyère fleurie et parfumée, étaient chaussés de souliersbeaucoup trop grands pour elle, car le savetier n'en avaitpu trouver d'assez petits en son échoppe. Ce luxeparaissait la gêner; mais il avait bien fallu faire cetteconcession aux froides bottes parisiennes. Elle était toutaussi farouche qu'à l'auberge du Soleil bleu, cependant onvoyait qu'un plus grand nombre d'idées passaient à traverssa sauvagerie, et, dans l'enfant, déjà pointait quelquenuance de la jeune fille. Elle avait vu bien des chosesdepuis son départ de la lande, et de ces spectacles sonimagination naïve gardait <strong>com</strong>me un éblouissement.Elle regagna le coin qu'elle occupait et, s'enveloppant desa mante, reprit son sommeil interrompu. L'homme quiavait perdu le pari paya les cinq pistoles, montant del'enjeu, au <strong>com</strong>pagnon de Chiquita. Celui-ci fit glisser lespièces dans sa ceinture et se rassit à sa table devant lebroc à demi vidé qu'il acheva lentement, car n'ayant pasde logis déterminé, il préférait rester au cabaret à grelottersous quelque arche de pont ou quelque porche de couventen attendant le jour, si long à paraître en cette saison.Ce cas était celui de plusieurs autres pauvres diables quironflaient à poings fermés, les uns sur les bancs, les autresdessous, roulés dans leurs capes pour toute couverture.C'était un spectacle drolatique que celui de toutes cesbottes qui s'allongeaient sur le parquet <strong>com</strong>me des piedsde corps morts après la bataille.Bataille, en effet, où les navrés de Bacchus gagnaient en


chancelant quelque angle obscur, et la tête appuyée à lamuraille, écorchaient piteusement le renard, moqués deleurs <strong>com</strong>pagnons plus robustes d'estomac, et versaient duvin au lieu de sang.«Par la Saint sanbreguoy, dit Lampourde à Malartic,voilà un drôle qui n'est pas manchot, et que je note pourle retrouver au besoin en des expéditions difficiles. Cecoup de couteau à distance vaut mieux pour les sujetsd'approche farouche qu'une pistolade qui fait du jeu, de lafumée et du bruit et semble appeler les sergents à l'aide.- Oui, répondit Malartic, c'est un joli travail etproprement exécuté; mais si l'on manque son coup, on estdésarmé et l'on reste quinaud. Pour moi, ce qui me charmeen cet exercice et montre d'adresse périlleuse, c'est labravoure de la jeune fille. Cette mauviette! cela n'a pasdeux onces de chair sur les os et cela loge dans l'étroitecage de sa maigre poitrine un vrai coeur de lion ou dehéros antique. Elle me plaît d'ailleurs avec ses grandsyeux charbonnés et fiévreux et sa mine tranquillementhagarde. Au milieu de ces outardes, tadomes, oies etautres oiseaux de basse-cour, elle a l'air d'un jeune faucondans un poulailler. Je me connais en femmes, et je puisjuger la fleur d'après le bourgeon. La Chiquita, <strong>com</strong>mel'appelle ce maraud basané, sera dans deux ou trois ansd'ici un morceau de roi...- Ou de voleur, continua philosophiquement JacqueminLampourde. A moins que le sort ne concilie ces deuxextrêmes en faisant de cette morena, <strong>com</strong>me disent les


Espagnols, la maîtresse d'un filou et d'un prince. Cela s'estvu et ce n'est pas toujours le prince qu'on aime le plus,tant ces drôlesses ont la fantaisie coquine et déréglée.Mais laissons là ces discours superflus et venons auxchoses sérieuses. J'aurais besoin peut-être, d'ici à peu, dequelques braves à tout poil pour une expédition qu'on mepropose, non tant lointaine que celle des Argonautes aupourchas de la Toison d'or.- Belle toison! fit Malartic le nez dans son verre dont levin semblait grésiller et bouillir au contact de ce charbonardent.- Expédition assez <strong>com</strong>pliquée et dangereuse, poursuivitle bretteur; je suis chargé de supprimer un certain<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, baladin de son métier, qui gêne à cequ'il paraît les amours d'un fort grand seigneur. Pour cetravail, j'y suffirai bien tout seul; mais il s'agit aussid'organiser le rapt de la donzelle aimée à la fois du grandet de l'histrion, et qui sera disputée aux ravisseurs par sa<strong>com</strong>pagnie; dressons une liste d'amis solides et sansscrupules. Que te semble de Piquenterre?- Excellent! répondit Malartic; mais il n'y faut pas<strong>com</strong>pter. Il brandille à Montfaucon, au bout d'une chaînede fer, en attendant que sa carcasse déchiquetée desoiseaux tombe en la fosse du gibet, sur les ossements descamarades qui l'ont précédé.- C'est donc cela, dit Lampourde avec le plus beau sangfroiddu monde, qu'on ne le voyait pas depuis quelquetemps. Ce que c'est que la vie! Un soir, vous faites


tranquillement carousse avec un ami dans un cabaretd'honneur; puis vous allez chacun de votre côté à vospetites affaires. Huit jours après quand vous demandez«Que devient un tel?», on vous répond: «Il est pendu.»- Hélas! c'est <strong>com</strong>me cela, soupira l'ami de Lampourdeen prenant une pose tragiquement élégiaque ouélégiaquement tragique; ainsi que le dit le sieur deMalherbe en sa consolation à Duperrier:IL ÉTAT DE CE MONDE OU LES MEILLEURESCHOSES ONT LE PIRE DESTIN.- Ne nous abandonnons pas à des pleurnichementsféminins, digne bretteur. Montrons un mâle et stoïquecourage et continuons à marcher dans la vie, le chapeauenfoncé jusqu'au sourcil et le poing sur le rognon, défiantla potence qui, après tout, fors l'honneur, n'est pasbeaucoup plus redoutable que le feu des canons, pierriers,couleuvrines et bombardes qu'affrontent les soldats et<strong>capitaine</strong>s, sans <strong>com</strong>pter les mousquetades et l'armeblanche. A défaut de Piquenterre, qui doit être en la gloireprès du bon larron, prenons Corneboeuf. C'est un gaillardrâblé et trapu, bon pour les grosses besognes.- Corneboeuf, répondit Malartic, est présentement envoyage le long des côtes barbaresques sous le<strong>com</strong>mandement de Cadet la Perle. <strong>Le</strong> roi le tient en estimesi particulière qu'il l'a fait blasonner d'une fleur de lis àl'épaule pour le retrouver partout au cas qu'il se perdît.Mais, par exemple, Piedgris, Tordgueule, La Râpée etBringuenarilles sont libres et «à la disposicion de usted».


- Ces noms me suffisent; ils appartiennent à des braveset tu m'aboucheras avec eux lorsqu'il en sera temps. Surce, achevons cette quarte bouteille et tirons nos grèguesd'ici. <strong>Le</strong> lieu <strong>com</strong>mence à devenir plus méphitique que lelac Averne, au-dessus duquel les oiseaux ne peuvent volersans tomber morts pour la malignité des exhalaisons. Celasent le gousset, l'écafignon, le faguenas et le cambouis.L'air frais de la nuit nous fera du bien. A propos, oucouches-tu ce soir?- Je n'ai point envoyé en avant mon fourrier préparermes logis, répondit Malartic, et ma tente n'est dresséenulle part; je pourrais frapper à l'hôtel de la Limace, maisj'y ai un mémoire long <strong>com</strong>me mon épée, et rien n'est plusdésagréable à voir au réveil que la mine renfrognée d'unvieil hôte qui se refuse avec grognement à la moindredépense nouvelle et réclame son dû, agitant une poignéede notes au-dessus de sa tête <strong>com</strong>me le sieur Jupin sonfoudre. L'apparition subite d'un exempt me serait moinsmaussade.- Pur effet nerveux, faiblesse <strong>com</strong>préhensible, carchaque grand homme a la sienne, fit sentencieusementLampourde; mais puisqu'il te répugne de te présenter à laLimace, et que l'hôtel de la Belle-Etoile est un peu tropréfrigérant par l'hiver qui court, je t'offre l'hospitalitéantique dans mon taudis aérien et pour couche la moitiéde mon tréteau.- J'accepte, répondit Malartic, avec une reconnaissancebien sentie. O trois et quatre fois heureux le mortel qui a


des lares et des pénates et peut faire asseoir à son foyerl'ami de son coeur!» Jacquemin Lampourde avaitac<strong>com</strong>pli la promesse qu'il s'était faite après la réponse del'oracle en faveur du cabaret. Il était soûl <strong>com</strong>me grive envendange; mais personne n'était maître de sa boisson<strong>com</strong>me Lampourde. Il gouvernait le vin et le vin ne legouvernait pas. Pourtant quand il se leva, il lui sembla queses jambes pesaient <strong>com</strong>me saumons de plomb ets'enfonçaient dans le plancher. D'un vigoureux coup dejarret il détacha ses pieds alourdis et marcha résolumentvers la porte, la tête haute et tout d'une pièce. Malartic lesuivit d'un pas assez ferme, car rien ne pouvait ajouter àson ivresse. Plongez en la mer une éponge saturée d'eau,elle n'en boira pas une goutte de plus. Tel était Malartic,à cette différence près, que chez lui le liquide n'était paseau, mais bien pur jus de sarment. La sortie des deuxcamarades s'effectua donc sans en<strong>com</strong>bre, et ils parvinrentà se hisser, quoiqu'ils ne lussent pas des anges, parl'échelle de Jacob montant de la rue au grenier deLampourde.A cette heure, le cabaret présentait un aspectlamentablement ridicule. <strong>Le</strong> jeu s'éteignait dans l'âtre. <strong>Le</strong>schandelles, qu'on ne mouchait plus, avaient un pied denez, et leurs mèches balançaient de larges champignonsnoirs. Des stalactites de suif en coulaient le long deschandeliers où elles se figeaient en se refroidissant. Lafumée des pipes, des haleines et des mets s'était condenséeprès du plafond en un épais brouillard; le plancher,


couvert de débris et de boue, aurait eu besoin pour lenettoyer qu'on y fit passer un fleuve <strong>com</strong>me dans lesétables d'Augias.<strong>Le</strong>s tables étaient jonchées de reliefs, de carcasses etd'os jamboniques qu'on eût dit déchiquetés par les crocsde mâtins charogneux. Çà et là quelque broc renversépendant le tumulte d'une querelle épanchait un reste devin, dont les gouttes tombant dans la mare rouge qu'ellesavaient formée, semblaient les gouttes de sang d'une têtecoupée reçues dans un bassin; le bruit de leur chute,intermittent et régulier, scandait <strong>com</strong>me le tic-tac d'unehorloge le ronflement des ivrognes.<strong>Le</strong> petit More du Marché-Neuf frappa quatre heures. <strong>Le</strong>cabaretier qui s'était assoupi, la tête appuyée sur ses brasen croix, s'éveilla, promena un regard inquisitif autour dela salle, et voyant que la consommation s'était ralentie, ilappela ses garçons et leur dit: «Il se fait tard; balayez-moices marauds et ces coquines avec les épluchures: aussibien ils ne boivent plus!» <strong>Le</strong>s garçons brandirent leursbalais, jetèrent trois ou quatre seaux d'eau, et en moins decinq minutes, à grand renfort de bourrades, le cabaret futvidé dans la rue.


X I I IDOUBLE ATTAQUE<strong>Le</strong> duc de Vallombreuse n'était pas homme à négligerson amour plus que sa vengeance. S'il haïssaitmortellement Sigognac, il avait pour Isabelle une de cespassions furieuses que surexcite le sentiment del'impossible chez ces âmes hautaines et violenteshabituées à ce que rien ne leur résiste. Triompher de laComédienne devenait la pensée dominante de sa vie; gâtépar les faciles victoires qu'il avait remportées en sacarrière galante, il ne pouvait s'expliquer cette défaite, etsouvent il se disait, à travers les conversations, lespromenades, les exercices, au théâtre <strong>com</strong>me au temple,à la ville <strong>com</strong>me à la cour, pris d'un étonnement subit ensa rêverie profonde: «Comment se fait-il qu'elle ne m'aimepas?» En effet, cela était difficile à <strong>com</strong>prendre pourquelqu'un qui ne croyait pas à la vertu des femmes, etencore moins à celle des actrices. Il se demandait si lafroideur d'Isabelle n'était pas un jeu concerté pour obtenirde lui davantage, rien n'allumant le désir <strong>com</strong>me cespudicités feintes et mines de n'y vouloir toucher.Cependant la façon dédaigneuse dont elle avait renvoyé lecoffret à bijoux placé dans sa chambre par Léonardeprouvait surabondamment qu'elle n'était pas de cesfemmes qui marchandent pour se vendre plus cher. Des


parures encore plus riches n'eussent pas produit meilleureffet. Puisque Isabelle n'ouvrait même pas les écrins, queservait qu'ils continssent des perles et des diamants àtenter une reine? L'amour épistolaire ne l'eût pas touchéenon plus, quelque élégance et passion que les secrétairesdu jeune duc eussent pu mettre à peindre la flamme deleur maître. Elle ne décachetait pas les lettres. Ainsi proseet vers, tirades et sonnets n'auraient fait que mollir.D'ailleurs ces moyens langoureux, bons pour les galantstransis, ne congruaient pas à l'humeur entreprenante deVallombreuse. Il fit appeler dame Léonarde, avec laquelleil n'avait cessé d'entretenir des intelligences secrètes, étanttoujours bon de maintenir un espion dans la place, mêmefût-elle imprenable. Parfois la garnison se relâche, et unepoterne est bien vite ouverte, par quoi s'insinue l'ennemi.Léonarde, par un escalier dérobé, fut introduite en lachambre particulière du duc, où il ne recevait que ses plusintimes amis et fidèles serviteurs. C'était une pièce deforme oblongue, revêtue d'une boiserie à pilastrescannelés d'ordre ionique, dont les entrecolonnementsétaient occupés par des cadres ovales d'un goût luxuriantet touffu sculptés dans le bois plein et que semblaientsuspendre à la corniche d'un haut relief des noeuds deruban et des lacs d'amour dorés d'une ingénieuse<strong>com</strong>plication. Ces médaillons renfermaient sousapparences de mythologies, telles que Flores, Vénus,Charites, Dianes, nymphes chasseresses et bocagères, lesmaîtresses du jeune duc, accoutrées à la grecque et


montrant l'une sa gorge alabastrine, l'autre sa jambe faiteau tour, celle-ci des épaules à fossettes, celle-là descharmes mystérieux avec un artifice si subtil, qu'on eût ditdes tableaux dus à la fantaisie du peintre plutôt que desportraits d'après le vif.<strong>Le</strong>s plus prudes avaient cependant posé pour cespeintures qui étaient de Simon Vouet, célèbre maître dutemps, croyant faire une faveur unique et ne s'imaginantpas former une galerie.Au plafond creusé en conque était figurée une toilettede Vénus. La déesse se regardait du coin de l'oeil, aprèsavoir été attifée par ses nymphes, à un miroir que luiprésentait un grand Cupidon hors de page à qui l'artisteavait donné les traits du duc, mais on voyait bien que sonattention était plus pour l'Amour que pour le miroir. Descabinets incrustés en pierres dures de Florence, bourrés debillets doux, de tresses de cheveux, de bracelets et debagues et autres témoignages de passions oubliées; unetable de même matière où sur un fond de marbre noir sedécoupaient des bouquets de fleurs aux couleurs vives,muguetées par des papillons ailés de pierreries; desfauteuils à pieds tournés en bois d'ébène couverts d'unebrocatelle saumon ramagée d'argent, un épais tapis deSmyme où peut-être s'étaient assises les sultanes, etrapporté de Constantinople par l'ambassadeur de France,<strong>com</strong>posaient l'ameublement aussi riche que voluptueux dece réduit, que Vallombreuse préférait aux appartementsd'apparat et qu'il habitait d'ordinaire.


<strong>Le</strong> duc fit de la main un signe de condescendance àLéonarde et lui indiqua un placet pour s'asseoir. Léonardeétait l'idéal de la douegna, et ce luxe frais et jeune faisaitencore ressortir son teint de vieille cire jaune et sa laideurrépulsive. Son costume noir passementé de jais, sescoiffes rabattues lui donnaient d'abord un aspect sévère etrespectable; mais le sourire équivoque qui se jouait dansles bouquets de poils obombrant les <strong>com</strong>missures de seslèvres, le regard hypocritement luxurieux de ses yeuxcerclés de rides brunes, l'expression basse, avide et servilede sa mine vous détrompaient bientôt et vous disaient quevous n'aviez pas devant vous une dame Pernelle, mais unedame Macette, de celles qui lavent les jeunes filles pour lesabbat et qui chevauchent le samedi un balai entre lesjambes.«Dame Léonarde, dit le duc rompant le silence, je vousai fait venir, car je sais que vous êtes une personne fortexperte aux choses d'amour, pour les avoir pratiquées envotre jeune temps et servies en votre maturité, afin de meconcerter avec vous sur les moyens de séduire cettefarouche Isabelle. Une duègne qui a été jeune premièredoit connaître toutes les rubriques.- Monsieur le duc, répondit la vieille Comédienne d'unair de <strong>com</strong>ponction, fait beaucoup d'honneur à mes faibleslumières et ne peut douter de mon zèle à lui <strong>com</strong>plaire entout.- Je n'en doute point, fit négligemment Vallombreuse;mais, cependant, mes affaires n'en sont guère plus


avancées. Que devient cette beauté revêche? Est-elletoujours entichée de son Sigognac?- Toujours, répliqua dame Léonarde en poussant unsoupir; la Jeunesse a de ces entêtements bizarres qui nes'expliquent point. Isabelle, d'ailleurs, ne semble pas pétriedans le limon ordinaire. Aucune tentation ne mord surelle, et dans le Paradis terrestre elle eût été femme à nepoint écouter le serpent.- Comment donc, s'écria le duc avec un mouvement decolère, ce damné Sigognac a-t-il pu se faire entendre decette oreille si bien fermée aux propos des autres?Possède-t-il quel, que philtre, quelque amulette, quelquetalisman?- Aucun, monseigneur; il était malheureux, et pour cesâmes tendres, romanesques et fières, consoler est le plusgrand bonheur qui soit; elles préfèrent donner à recevoir,et la pitié, les yeux humides de larmes, ouvre la porte àl'amour. C'est le cas d'lsabelle.- Vous me dites des choses de l'autre monde; êtremaigre; sans le sol, piteux, délabré, mal en point, ridicule,ce sont là, selon vous, des raisons d'être aimé! les damesde la cour riraient bien d'une pareille doctrine.- En effet, elle n'est pas <strong>com</strong>mune, heureusement, et l'onvoit peu de femmes donner dans ce travers. VotreSeigneurie est tombée sur une exception.- Mais c'est à devenir fou de rage, de penser que cehobereau réussit là où j'échoue et entre les bras de samaîtresse se raille de ma déconvenue.


- Votre Seigneurie peut s'épargner ce chagrin. Sigognacne jouit point de ses amours au sens que l'entend monsieurle duc. La vertu d'Isabelle n'a reçu aucune brèche. Latendresse de ces parfaits amants, bien que vive, est touteplatonique et se contente de quelque baiser sur la main ousur le front. C'est pour cela qu'elle dure; satisfaite, elles'éteindrait toute seule.- Dame Léonarde, êtes-vous bien sûre de cela? est-ilcroyable qu'ils vivent ainsi chastement ensemble dans lalicence des coulisses et des voyages, couchant sous lemême toit, soupant à la même table, rapprochés sans cessepar les nécessités des répétitions et des jeux de scène? Ilfaudrait qu'ils fussent des anges.- Isabelle est à coup sûr un ange, et elle n'a pas l'orgueilqui fit choir Lucifer du ciel. Quant à Sigognac, il obéitaveuglément à sa maîtresse, et accepte tous les sacrificesqu'elle lui impose.- S'il en est ainsi, dit Vallombreuse, que pouvez-vousfaire pour moi? Allons, cherchez dans quelque tiroir secretde votre boîte à malice un vieux stratagème irrésistible,une fourberie triomphante, une machination à rouages<strong>com</strong>pliqués qui me donne la victoire; vous savez que l'oret l'argent ne me coûtent rien.»Et il plongea sa main, plus blanche et aussi délicate quecelle d'une femme, dans une coupe de Benvenuto Celliniposée sur une table auprès de lui et remplie de pièces d'or.A la vue de ces monnaies qui bruissaient avec untintement persuasif, les yeux de chouette de la douegna


s'allumèrent, perçant de deux trous lumineux le cuirbasané de sa face morte. Elle parut réfléchir profondémentet resta quelques instants muette.Vallombreuse attendait avec impatience le résultat decette rêverie; enfin la vieille reprit la parole.«A défaut de son âme, peut-être puis-je vous livrer soncorps. Une empreinte de serrure à la cire, une fausse clefet un bon narcotique feraient l'affaire.- Pas de cela! interrompit le duc, qui ne put se défendred'un mouvement de dégoût. Fi donc! posséder une femmeendormie, un corps inerte, une morte, une statue sansconscience, sans volonté, sans souvenir! avoir unemaîtresse qui au réveil vous regarderait les yeux étonnés<strong>com</strong>me sortant d'un rêve, et reprendrait aussitôt sonaversion pour vous avec son amour pour un autre! être uncauchemar, un songe lubrique qu'on oublie au matin!Jamais je ne descendrai si bas.- Votre Seigneurie a raison, dit Léonarde, la possessionn'est rien si l'on n'a le consentement, et je ne proposais cetexpédient qu'à bout de ressources. Je n'aime pas non plusces moyens ténébreux, et ces breuvages qui sentent lapharmacopée de l'empoisonneuse. Mais pourquoi étantbeau <strong>com</strong>me Adonis favori de Vénus, splendide en vosajustements, riche, puissant à la cour, ayant tout ce quiplaît aux femmes, ne faites-vous pas tout simplement lacour à Isabelle?- Eh! pardieu, la vieille a raison, s'écria Vallombreuse,en jetant un regard de <strong>com</strong>plaisance à un miroir de Venise


supporté par deux Amours sculptés qui se tenaient enéquilibre sur une flèche d'or, de telle façon que la glace sepenchait et se redressait à volonté pour qu'on pût s'y voirplus à son aise. Isabelle a beau être froide et vertueuse,elle n'est pas aveugle, et la nature n'a pas été pour moi simarâtre que ma présence inspire l'horreur. Je lui feraitoujours bien l'effet d'une statue ou d'un tableau qu'onadmire, encore qu'on ne l'aime pas, mais qui retient lesyeux, et les charme par sa symétrie et son coloris agréable.Et puis je lui dirai de ces choses à quoi les femmes nerésistent point, avec ces regards qui fondent la glace descoeurs et dont le feu, soit dit sans fatuité, a incendié lesbelles les plus hyperboréennes et les plus glacées de lacour; cette Comédienne d'ailleurs a de la fierté, et lapoursuite d'un duc ne peut que flatter son orgueil. Jel'appuierai à la <strong>com</strong>édie et dresserai des cabales en safaveur. Ce sera miracle alors si elle pense encore à ce petitSigognac duquel je saurai bien me défaire.- Monsieur le duc n'a rien à me dire de plus? fit dameLéonarde, qui s'était levée et restait les mains croisées sursa ceinture dans une pose d'attente respectueuse.- Non, répondit Vallombreuse, vous pouvez vous retirer,mais auparavant prenez ceci (et il lui tendait une poignéede louis d'or), ce n'est pas votre faute s'il se trouve en latroupe d'Hérode une pudicité invraisemblable.»La vieille remercia le jeune duc et se retira à la reculadejusque vers la porte, sans se prendre les pieds dans sesjupes, avec une habitude que lui avait donnée le théâtre.


Là elle se retourna tout d'une pièce et disparut bientôtdans les profondeurs de l'escalier. Resté seul,Vallombreuse sonna son valet de chambre pour qu'il levint ac<strong>com</strong>moder.«Çà, Picard, dit le duc, il te faut surpasser et me faireune toilette triomphante; je veux être plus beau queBuckingham s'efforçant de plaire à la reine Anned'Autriche. Si je reviens bredouille de ma chasse à labeauté, tu recevras les étrivières, car je n'ai aucun défautou vice à dissimuler postichement.- Votre Seigneurie a la meilleure grâce du monde,répondit Picard, et chez elle l'Art n'a qu'à mettre la Natureen son lustre. Si monsieur le duc veut s'asseoir devant laglace et se tenir tranquille quelques minutes, je vais letestonner et l'adoniser de telle sorte qu'il ne rencontrerapas de cruelles.»Ayant dit ces mots, Picard plongea des fers à friser dansune coupe d'argent où, recouverts de cendre, des noyauxd'olive faisaient un feu doux <strong>com</strong>me celui des braserosespagnols, et quand ils furent chauds au degré juste, cequ'il reconnut en les approchant de sa joue, il <strong>com</strong>mençaà pincer par le bout ces belles boucles d'ébène dont lasouplesse ne demandait pas mieux que de se tournermignardement en spirales.Lorsque M. le duc de Vallombreuse fut coiffé, et qu'uncosmétique d'un parfum suave mieux flairant que baumeeut fixé ses fines moustaches semblables à l'arc deCupidon, le valet de chambre, satisfait de son ouvrage, se


enversa un peu en arrière pour le contempler, <strong>com</strong>me unpeintre qui regarde, en clignant l'oeil, la dernière toucheposée à son tableau.«Quel habit monsieur le duc désire-t-il mettreaujourd'hui? Si j 'osais risquer un avis à qui n'en a pasbesoin, je conseillerais à Sa Seigneurie le costume develours noir à taillades et à bouffettes en.satin de la mêmecouleur, avec les bas de soie et un simple col en point deRaguse. <strong>Le</strong>s brocarts, les satins brochés, les toiles d'or etd'argent, les pierreries pourraient par leur éclatintempestif, distraire les regards qui se doivent porteruniquement sur la figure de monsieur, dont les charmes nefurent jamais plus irrésistibles; le noir relèvera cette pâleurdélicate qui lui reste de sa blessure et lui donne tantd'intérêt.»«<strong>Le</strong> drôle a le goût bon, et sait flatter aussi bien qu'uncourtisan, murmura intérieurement Vallombreuse; oui, lenoir m'ira bien! Isabelle, d'ailleurs, n'est point femme às'éblouir devant des orfrois de brocart et des bluettes dediamants. Picard, continua-t-il tout haut, passez-moi lepourpoint et les chausses de velours, et donnez-moi l'épéed'acier bruni. Maintenant, dites à la Ramée qu'il fassemettre les chevaux au carrosse, les quatre bais, etpromptement. Je veux sortir dans un quart d'heure.»Picard disparut aussitôt pour faire exécuter les ordres deson maître. Vallombreuse, en attendant la voiture, sepromenait de long en large à travers la chambre, jetant,toutes les fois qu'il passait devant, un coup d'oeil


interrogatif au miroir de Venise, lequel, contre l'ordinairedes miroirs, lui faisait à chaque demande une réponseflatteuse.«Il faudrait que cette péronnelle fût diantrementsuperbe, revêche et dégoûtée, pour ne pas devenirsubitement toute vive amoureuse folle de moi, malgré sessimagrées de vertu et ses langueurs platoniques avec leSigognac. Oui, ma toute belle, vous figurerez bientôt dansun de ces cadres ovales, peinte au naturel, en Phoebéforcée malgré sa froideur de venir baiser Endymion. Vousprendrez place parmi ces déités qui furent d'abord nonmoins prudes, farouches et hyrcaniennes que vous nel'êtes, et qui sont plus grandes dames assurément que vousne le serez jamais. Votre défaite ne manquera paslongtemps à ma gloire; car sachez, ma petite Comédienne,que rien ne peut faire obstacle à la volonté d'unVallombreuse. Frango nec frangor, telle est ma devise!»Un laquais vint annoncer que le carrosse était avancé.La distance qui sépare la rue des tournelles, où demeuraitle duc de Vallombreuse, de la rue Dauphine, fut bientôtfranchie au trot de quatre vigoureux mecklembourgeoistouchés par un cocher de grande maison, qui n'eût pascédé le haut du pavé à un prince du sang, et qui coupaitinsolemment toutes les voitures. Quelque hardi et sûr delui-même que fût le duc, pendant le trajet, il ne put sedéfendre d'une certaine émotion assez rare chez lui.L'incertitude de savoir <strong>com</strong>ment il serait reçu de cettedédaigneuse Isabelle lui faisait battre le coeur un peu plus


vite que de coutume. <strong>Le</strong>s sentiments qu'il éprouvaitétaient de nature fort opposée. Ils variaient de la haine àl'amour, selon qu'il s'imaginait la jeune Comédiennerebelle ou docile à ses voeux.Quand le beau carrosse doré, traîné par des chevaux deprix et surchargé de laquais aux livrées de Vallombreuse,entra dans l'auberge de la rue Dauphine, dont les portess'ouvrirent toutes grandes pour le recevoir, l'hôtelier, lebonnet à la main, se précipita plutôt qu'il ne descendit duhaut du perron pour aller à la rencontre de ce magnifiquevisiteur, et savoir ce qu'il désirait.Si vite que l'hôtelier eût couru, Vallombreuse, sautantdu carrosse à terre sans l'aide du marchepied, s'avançaitdéjà vers l'escalier d'un pas rapide. <strong>Le</strong> front del'aubergiste, prosterné tout bas, lui heurta presque lesgenoux. <strong>Le</strong> jeune duc, de cette voix stridente et brève quilui était familière lorsque quelque passion l'agitait, lui dit:«Mlle Isabelle demeure en cette maison. Je la voudraisvoir. Est-elle au logis à cette heure? Il n'est pas besoin del'a prévenir de ma visite. Donnez-moi seulement unlaquais qui m'ac<strong>com</strong>pagne jusqu'à sa porte.»L'hôtelier avait répondu à ces questions par desrespectueuses inclinaisons de tête, et il ajouta:«Monseigneur, laissez-moi la gloire de vous conduiremoi-même; un tel honneur n'est point fait pour un maraudde valet. A peine si le maître de céans y suffit.- Comme vous voudrez, dit Vallombreuse avec unenonchalance hautaine, mais faites vite; voici déjà des têtes


qui se mettent aux fenêtres et se penchent pour meregarder <strong>com</strong>me si j'étais le Grand Turc oul'Amorabaquin.- Je vais vous précéder pour vous montrer le chemin»,dit l'hôtelier, tenant des deux mains son bonnet pressé surson coeur.L'escalier franchi, le duc et son guide s'engagèrent dansun long corridor sur lequel s'ouvraient des portes <strong>com</strong>medans un cloître de couvent. Arrivé devant la chambred'Isabelle, l'hôte s'arrêta et dit:«Qui aurai-je l'honneur d'annoncer?- Vous pouvez vous retirer, maintenant, réponditVallombreuse en mettant la main sur la clef, jem'annoncerai moi-même.»Isabelle, assise près de la fenêtre dans une chaise haute,en manteau du matin, les pieds nonchalamment allongéssur un tabouret de tapisserie, était en train d'étudier le rôlequ'elle devait remplir dans la pièce nouvelle. <strong>Le</strong>s yeuxfermés, afin de ne pas voir les paroles écrites sur soncahier, elle répétait à voix basse, <strong>com</strong>me un écolier saleçon, les huit ou dix vers qu'elle venait de lire plusieursfois. La lumière de la croisée, dessinant le contour veloutéde son profil, piquait des étincelles d'or aux petits cheveuxfollets qui se crespelaient sur sa nuque, et faisait luire lanacre transparente de ses dents dans sa boucheentrouverte.Un reflet tempérait par sa lueur argentée ce que l'ombre,baignant les chairs et le vêtement, attrait eu de trop noir,


et produisait cet effet magique si recherché des peintres,qu'ils appellent «clair-obscur» en leur langage. Cette jeunefemme ainsi posée formait un tableau charmant, qui n'eûteu besoin que d'être copié par un habile homme pourdevenir l'honneur et la perle d'une galerie.Croyant que ce fût quelque fille de chambre qui entrâtpour les besoins du service, Isabelle n'avait pas relevé seslongues paupières dont les cils, traversés du jour,ressemblaient à des fils d'or, et continuait dans unesomnolence rêveuse à débiter machinalement ses rimes<strong>com</strong>me on égrène un chapelet, presque sans y penser. Ellen'avait d'ailleurs aucune défiance, en plein jour, dans cetteauberge toute pleine de monde, tout près de sescamarades, et ne sachant pas que Vallombreuse fût àParis.<strong>Le</strong>s tentatives contre Sigognac ne s'étaient pasrenouvelées, et la jeune Comédienne, quelque timidequ'elle fût, <strong>com</strong>mençait à reprendre un peu d'assurance. Safroideur avait sans doute découragé le caprice du jeuneduc, auquel en ce moment elle ne pensait non plus qu'auPrêtre Jean ou à l'empereur de la Chine.Vallombreuse s'était avancé jusqu'au milieu de lachambre, suspendant ses pis, retenant son haleine, pour nepas déranger ce gracieux tableau qu'il contemplait avec unravissement bien concevable; en attendant qu'Isabellelevât les yeux et l'aperçût, il avait mis un genou en terre ettenait d'une main son feutre dont la plume balayait leplancher, tandis qu'il appuyait l'autre main sur son coeur


dans une pose qu'on n'eût pu désirer Plus respectueusepour une reine.Si la jeune Comédienne était belle, Vallombreuse, ilfaut l'avouer, n'était pas moins beau; la lumière donnait enplein sur sa figure d'une régularité parfaite et semblable àcelle d'un jeune dieu grec qui se serait fait duc depuis ladéchéance de l'Olympe.En ce moment, l'amour et l'admiration qui s'ypeignaient en avaient fait disparaître cette expressionimpérieusement cruelle qu'on regrettait parfois d'y voir.<strong>Le</strong>s yeux jetaient des flammes, la bouche semblaitlumineuse; à ses joues pâles il montait du coeur <strong>com</strong>meune sorte de clarté rose. Des éclairs bleuâtres passaient surses cheveux bouclés et lustrés de parfums <strong>com</strong>me desfrissons de jour sur du jayet poli. Son col, délicat etrobuste à la fois, prenait des blancheurs de marbre.Illuminé par la passion, il rayonnait, il étincelait, etvraiment on <strong>com</strong>prenait qu'un duc fait de la sorte ne pûtadmettre l'idée que déesse, reine ou Comédienne luirésistât.Enfin Isabelle tourna la tête et vit le duc deVallombreuse agenouillé à six pas d'elle. Persée lui eûtporté au visage le masque de Méduse, enchâssé dans sonbouclier et faisant la grimace de l'agonie au milieu d'unéparpillement de serpenteaux, qu'elle n'eût pas éprouvéune stupeur pareille. Elle resta glacée, pétrifiée, les yeuxdilatés de teneur, la bouche entrouverte et le gosier aride,sans pouvoir faire un mouvement ni pousser un cri.


Une pâleur de mort se répandit sur ses traits, son doss'emperla de sueur froide; elle crut qu'elle allaits'évanouir; mais par un prodigieux effort de volonté, ellerappela ses sens pour ne pas rester exposée aux entreprisesde ce téméraire.«Je vous inspire donc une bien insurmontable horreur,dit Vallombreuse sans quitter sa position et de la voix laplus douce, que ma vue seule vous produit un tel effet. Unmonstre d'Afrique sortant de sa caverne, la gueule rouge,les dents aiguisées et les griffes en arrêt vous eût, certes,moins effrayée. Mon entrée, j'en conviens, a été un peuinopinée et subite; mais il ne faut pas en vouloir à lapassion des incivilités qu'elle fait <strong>com</strong>mettre.Pour vous voir, j'ai affronté votre courroux, et monamour, au risque de vous déplaire, se met à vus piedssuppliant et timide.- De grâce, monsieur le duc, relevez-vous, dit la jeuneComédienne, cette position ne vous convient point. Je nesuis qu'une pauvre actrice de province, et mes faiblescharmes ne méritent pas une telle conquête. Oubliez uncaprice passager et portez ailleurs des voeux que tant defemmes seraient heureuses de <strong>com</strong>bler. Ne rendez pointles reines, les duchesses et les marquises jalouses à causede moi.- Et que m'importent toutes ces femmes, fitimpétueusement Vallombreuse en se relevant, si c'estvotre fierté que j'adore, si vos rigueurs ont plus de charmeà mes yeux que les faveurs des autres, si votre sagesse


m'enivre, si votre modestie excite ma passion jusqu'audélire, s'il faut que vous m'aimiez ou que je meure! Necraignez rien, ajouta-t-il en voyant qu'lsabelle ouvrait lafenêtre <strong>com</strong>me pour se précipiter s'il se portait à quelqueviolence, je ne demande autre chose sinon que voussouffriez ma présence, que vous me permettiez de vousfaire ma cour et d'attendrir votre coeur, <strong>com</strong>me font lesamants les plus respectueux.- Epargnez-moi ces poursuites inutiles, réponditIsabelle, et j'aurai pour vous, à défaut d'amour, unereconnaissance sans bornes.- Vous n'avez ni père, ni mari, ni amant, ditVallombreuse, qui se puisse opposer à ce qu'un galanthomme vous recherche et tâche de vous agréer. Meshommages ne sont pas une insulte. Pourquoi merepousser? Oh! vous ne savez pas quelle vie splendidej'ouvrirais devant vous si vous consentiez à m'accueillir.<strong>Le</strong>s enchantements des féeries pâliraient à côté desimaginations de mon amour pour vous plaire. Vousmarcheriez <strong>com</strong>me une déesse sur les nuées. Vos pieds nefouleraient que de l'azur et de la lumière. Toutes les cornesd'abondance répandraient leurs trésors devant vos pas.Vos souhaits n'auraient pas le temps de naître, je lessurprendrais dans vos yeux et je les devancerais. <strong>Le</strong>monde lointain s'effacerait <strong>com</strong>me un rêve, et d'un mêmevol, à travers les rayons, nous monterions vers l'Olympeplus beaux, plus heureux, plus enivrés que Psyché etl'Amour. Voyons, Isabelle, ne détournez pas ainsi la tête,


ne gardez pas ce silence de mort, ne poussez pas audésespoir une passion qui peut tout, excepté renoncer àelle-même et à vous.- Cette passion dont toute autre tirerait orgueil, réponditmodestement Isabelle, je ne saurais la partager. La vertuque je fais profession d'estimer plus que la vie ne s'yopposerait pas, que je déclinerais encore ce dangereuxhonneur.- Regardez-moi d'un oeil favorable, continuaVallombreuse, je vous rendrai un objet d'envie pour lesplus grandes et les plus haut situées. A une autre femmeje dirais: dans mes châteaux, dans mes terres, dans meshôtels, prenez ce qu'il vous plaira, saccagez mes cabinetspleins de diamants et de perles, plongez vos brasjusqu'aux épaules au fond de mes coffres, habillez votrelivrée d'habits trop riches pour des princes, faites ferrerd'argent fin les chevaux de vos carrosses, menez le traind'une reine; éblouissez Paris qui pourtant ne s'étonneguère. Tous ces appâts sont trop grossiers pour une âmede la trempe dont est la vôtre. Mais cette gloire peut voustoucher d'avoir réduit et vaincu Vallombreuse, de le menercaptif derrière votre char de triomphe, de nommer votreserviteur et votre esclave celui qui n'a jamais obéi, et quenuls fers n'ont pu retenir.- Ce prisonnier serait trop illustre pour mes chaînes, ditla jeune actrice, et je ne voudrais pas contraindre uneliberté si précieuse!»Jusque-là le duc de Vallombreuse s'était contenu; il


forçait sa violence naturelle à une douceur feinte, mais larésistance respectueuse et ferme d'Isabelle <strong>com</strong>mençait àfaire bouillonner sa colère. Il sentait un amour derrièrecette vertu, et son courroux s'augmentait de sa jalousie. Ilfit quelques pas vers la jeune fille qui mit la main sur laferrure de la fenêtre. Ses traits étaient contractés, il semordait les lèvres et l'air de méchanceté avait reparu surson visage.«Dites plutôt, reprit-il d'une voix altérée, que vous êtesfolle de Sigognac! Voilà la raison de cette vertu dont vousfaites montre. Qu'a-t-il donc pour vous charmer de lasorte, cet heureux mortel? Ne suis-je pas plus beau, plusnoble, plus riche, aussi jeune, aussi spirituel, aussiamoureux que lui!- Il a du moins, répondit Isabelle, une qualité qui vousmanque: celle de respecter ce qu'il aime.- C'est qu'il n'aime pas assez», fit Vallombreuse enprenant dans ses bras Isabelle dont le corps penchait déjàhors de la fenêtre, et qui, sous l'étreinte de l'audacieux,poussa un faible cri.Au même instant la porte s'ouvrit. <strong>Le</strong> Tyran, faisant descourbettes et des révérences outrées, pénétra dans lachambre et s'avança vers Isabelle, qu'aussitôt lâchaVallombreuse avec une rage profonde d'être ainsiinterrompu en ses prouesses amoureuses.«Pardon, mademoiselle, dit le Tyran en lançant au ducun regard de travers, je ne vous savais pas en si bonne<strong>com</strong>pagnie; mais l'heure de la répétition a sonné à toutes


les horloges et l'on n'attend plus que vous pour<strong>com</strong>mencer.»En effet, par la porte entrebâillée on voyait le Pédant,Scapin, Léandre et Zerbine, qui formaient un grouperassurant pour la pudeur menacée d'Isabelle. <strong>Le</strong> duc eut uninstant l'idée de fondre l'épée en main sur cette canaille etde la disperser, mais cela eût fait un esclandre inutile; entuant ou blessant deux ou trois de ces histrions il n'auraitpas arrangé ses affaires: d'ailleurs ce sang était trop vilpour qu'il y trempât ses nobles mains, il se contint donc,et saluant avec une politesse glaciale Isabelle, qui, toutetremblante, s'était rapprochée de ses amis, il sortit de lachambre, mais au seuil de la porte il se retourna, fit unsigne de la main, et dit: «Au revoir, mademoiselle!» unephrase bien simple assurément, mais qui prenait du son devoix dont elle était prononcée des signifiantes menaçanteset terribles. La tête de Vallombreuse, si charmante tout àl'heure, avait repris son expression de perversitédiabolique; Isabelle ne put s'empêcher de frémir, bien quela présence des <strong>com</strong>édiens la mît à l'abri de toutetentative. Elle eut ce sentiment d'angoisse mortelle de lacolombe au-dessus de laquelle le milan trace dans l'air descercles de plus en plus rapprochés.Vallombreuse regagna son carrosse suivi par l'hôtelierqui se confondait derrière lui en politesses impatientanteset superflues, et bientôt le grondement des roues indiquaque le dangereux visiteur était enfin parti.Maintenant voici <strong>com</strong>ment s'explique le secours venu


si à propos pour Isabelle. L'arrivée du duc deVallombreuse en carrosse doré à l'hôtel de la rueDauphine avait produit une rumeur d'étonnement etd'admiration dans toute l'auberge, qui était bientôtparvenue aux oreilles du Tyran occupé <strong>com</strong>me Isabelle, àétudier dans sa chambre. En l'absence de Sigognac, retenuau théâtre pour y essayer un costume nouveau, le braveHérode, connaissant les mauvaises intentions deVallombreuse, s'était bien promis de veiller au grain, etl'oreille appliquée au trou de la serrure il écoutait, par uneindiscrétion louable, cet entretien hasardeux, sauf àintervenir lorsque la scène chaufferait trop. Sa prudenceavait ainsi sauvé la vertu d'Isabelle des entreprises de ceméchant duc outrageux et pervers.Cette journée devait être orageuse. Lampourde, on s'ensouvient, avait reçu de Mérindol la mission de dépêcherle <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>; aussi le bretteur, guettant l'occasionde l'attaquer, faisait-il pied de grue sur l'esplanade oùs'élève le roi de bronze, car Sigognac, pour rentrer àl'auberge, devait forcément prendre le Pont-Neuf.Jacquemin était là déjà depuis plus d'une heure, soufflantdans ses doigts pour ne pas les avoir gourds au moment del'action, et battant la semelle afin de se réchauffer lespieds.<strong>Le</strong> temps était froid et le soleil se couchait derrière lepont Rouge, au-delà des Tuileries, dans des nuagessanguinolents. <strong>Le</strong> crépuscule baissait rapidement, et déjàles passants se faisaient rares. Enfin Sigognac parut


marchant d'un pas hâté, car une vague inquiétude l'agitaità l'endroit d'Isabelle, et il se pressait de rentrer au logis.Dans cette précipitation, il ne vit pas Lampourde qui, luiprenant le bord du manteau, le lui tira d'un mouvement sisec et si brusque, que les cordons en rompirent. En un clind'oeil, Sigognac se trouva en simple pourpoint. Sanschercher à disputer sa cape à cet assaillant qu'il pritd'abord pour un vulgaire tire-laine, il mit, avec lapromptitude de l'éclair, flamberge au vent et tomba engarde. De son côté, Lampourde n'avait pas été moinsprompt à dégainer. Il fut content de cette garde et se dit:«Nous allons nous amuser un peu.»<strong>Le</strong>s lames s'engagèrent.Après quelques tâtonnements de part et d'autre,Lampourde essaya une botte qui fut aussitôt déjouée.«Bonne parade, continua-t-il; ce jeune homme a desprincipes.» Sigognac lia avec son épée le fer du bretteuret lui poussa une flanconnade que celui-ci para avec uneretraite de corps, tout en admirant le coup de sonadversaire pour sa perfection et sa régularité académique.«A vous celle-ci», s'écria-t-il, et son épée décrivit uncercle étincelant, mais elle rencontra celle de Sigognacdéjà revenue à son poste.Epiant un jour pour y pénétrer, les lames liées par lespointes tournaient l'une autour de l'autre, tantôt lentes,tantôt rapides, avec des malices et des prudences quiprouvaient la force des deux <strong>com</strong>battants.«Savez-vous, monsieur, dit Lampourde, ne pouvant


contenir plus longtemps son admiration pour ce jeu si sûr,si serré et si correct, savez-vous que vous avez uneméthode superbe!- A votre service, répondit Sigognac, en allongeant unebotte à fond au bretteur qui la détourna avec le pommeaude son épée par un coup de poignet aussi raide que ladétente d'un cranequin.- Magnifique estocade, fit le bretteur de plus en plusenthousiasmé, coup merveilleux! Logiquement j'aurais dûêtre tué. Je suis dans mon tort; ma parade est une paradede raccroc, irrégulière, sauvage, bonne tout au plus pourne pas être embroché en un cas extrême. Je rougis presquede l'avoir employée avec un beau tireur <strong>com</strong>me vous.»Toutes ces phrases étaient entremêlées de froissementsde fer, de quartes, de tierces, de demi-cercles, de coupés,de dégagés qui augmentaient l'estime de Lampourde pourSigognac. Ce gladiateur ne prisait au monde quel'escrime, et il réglait le cas qu'il devait faire des gensd'après leur force aux armes. Sigognac prenait à ses yeuxdes proportions considérables.«Serait-ce une indiscrétion, monsieur, que de vousdemander le nom de votre maître? Girolamo, Paraguanteset Côte-d'Acier seraient fiers d'un tel élève.- Je n'ai eu pour professeur qu'un vieux soldat nomméPierre, répondit Sigognac, que ce babil étrange amusait;tenez, parez celle-là; c'est une de ses bottes favorites.»Et le baron se fendit.«Diable! s'écria Lampourde en rompant d'une semelle,


j'ai failli être touché; la pointe a glissé sous le bras. Enplein jour vous m'auriez perforé, mais vous n'avez pasencore l'habitude de ces <strong>com</strong>bats crépusculaires etnocturnes qui exigent des yeux de chat. N'importe! c'étaitbien passé, bien allongé, bien porté. Maintenant, faitesbien attention, je ne vous prends pas en traître. Je vaisessayer sur vous ma botte secrète, le résultat de mesétudes, le nec plus ultra de ma science, l'élixir de ma vie.Jusqu'à présent ce coup d'épée infaillible a toujours tuéson homme. Si vous le parez, je vous l'apprends. C'estmon seul héritage, et je vous le léguerai; sans cela,j'emporterai cette botte sublime dans la tombe, car je n'aiencore rencontré personne capable de l'exécuter, si ce n'estvous, admirable jeune homme! Mais voulez-vous vousreposer un peu et reprendre haleine?»En disant ces mots, Jacquemin Lampourde baissait lapointe de son épée. Sigognac en fit autant, et au bout dequelques minutes le duel re<strong>com</strong>mença.Après quelques passes, Sigognac qui connaissait toutesles ruses de l'escrime sentit, au travail particulier deLampourde, dont l'épée se dérobait avec une rapiditééblouissante, que la fameuse botte allait fondre sur sapoitrine. En effet, le bretteur s'aplatit subitement <strong>com</strong>mes'il tombait sur le nez, et le baron ne vit plus devant luil'adversaire, mais un éclair fouetté dans un sifflement luiarriva si vite au corps, qu'il n'eut que le temps de lecouper par un demi-cercle qui cassa net la lame deLampourde.


«Si vous n'avez pas le reste de mon épée dans le ventre,dit Lampourde à Sigognac en se redressant et en agitant letronçon qui lui restait dans la main, vous êtes un grandhomme, un héros un dieu!- Non, répondit Sigognac, je ne suis pas touché, et si jevoulais je pourrais même vous clouer contre un mur<strong>com</strong>me un hibou; mais cela répugne à ma générositénaturelle, et d'ailleurs vous m'avez amusé par votrebizarrerie.- Baron, permettez-moi d'être désormais votreadmirateur, votre esclave, votre chien. On m'avait payépour vous tuer. J'ai même reçu des avances que j'aimangées. C'est égal! Je volerai pour rendre l'argent.»Cela dit, il ramassa le manteau de Sigognac, le lui remitsur les épaules en valet de chambre officieux, le saluaprofondément et s'éloigna. <strong>Le</strong>s deux attaques du duc deVallombreuse avaient manqué.


XIVLES DÉLICATESSES DE LAMPOURDEOn peut aisément s'imaginer la fureur de Vallombreuseaprès l'échec que lui avait fait subir la vertu d'Isabellesecourue si à propos par l'intervention des <strong>com</strong>édiens.Quand il rentra à l'hôtel, l'aspect de son visage, blêmed'une rage froide, donna à ses domestiques desclaquements de dents et des sueurs d'agonie; car sacruauté naturelle se livrait, en ces exaspérations, à desemportements néroniens, aux dépens du premiermalheureux qui lui tombait sous la main. Ce n'était pointun seigneur <strong>com</strong>mode que le duc de Vallombreuse, mêmequand il était de joyeuse humeur; mais quand il étaitfâché, mieux eût valu se rencontrer nez à nez, sur le pontd'un torrent, avec un tigre à jeun. Il referma derrière luitoutes les portes qui s'ouvraient à son passage, d'une telleviolence qu'elles faillirent sauter hors des gonds, et que ladorure des ornements se détacha par écailles.Arrivé à sa chambre, il jeta son feutre à terre sirudement que la forme en resta tout aplatie et que laplume ébouriffée se brisa net. Pour donner un peu d'air àsa furie, il se dégagea la poitrine sans prendre garde auxboutons de diamant de son pourpoint qui sautaient àdroite ou à gauche sur le parquet, <strong>com</strong>me des pois gris surun tambour. <strong>Le</strong>s dentelles de sa chemise ne furent bientôt


plus, sous les crispations de ses doigts nerveux, qu'unecharpie effiloquée, et d'un coup de pied il envoya roulerles quatre fers en l'air un fauteuil qu'il avait rencontré dansses déambulations colériques, car il s'en prenait même auxobjets inanimés.«L'impudente créature! s'écriait-il tout en se promenantavec une agitation extrême, j'ai bien envie de la faireprendre par les sergents et jeter en un cul-de-basse-fossed'où elle ne sortirait que rasée et fouettée pour aller àl'hôpital ou à quelque couvent de filles repenties. Il ne meserait pas difficile d'obtenir l'ordre; mais non, saconstance ne ferait que s'affermir de ces persécutions, etson amour pour Sigognac s'augmenterait de toute la hainequ'elle prendrait à mon endroit. Cela ne vaut rien; maisque faire?»Et il continuait sa promenade forcenée d'un bout àl'autre du cabinet <strong>com</strong>me une bête fauve en sa cage, sansfatiguer sa rage impuissante.Pendant qu'il se démenait ainsi, sans prendre garde à lafuite des heures qui passent toujours d'un pied égal, quenous soyons contents ou furieux, la nuit était venue, etPicard, bien qu'on ne l'eût pas appelé, prit sur lui d'entreret d'allumer les bougies, ne voulant pas laisser son maîtrese mélancolier dans l'ombre, mère des humeurs noires.En effet, <strong>com</strong>me si les lumières des candélabres luieussent éclairci l'intellect, Vallombreuse, que distrayaitson amour pour Isabelle, se ressouvint de sa haine pourSigognac.


«Mais <strong>com</strong>ment se fait-il que ce gentillâtre de malheurn'ait pas encore été dépêché, dit-il en s'arrêtant tout àcoup, j'avais cependant donné l'ordre formel à Mérindolde l'expédier lui-même ou au moyen de quelque gladiateurplus habile et plus brave que lui s'il ne suffisait à cettebesogne! «Morte la bête, mort le venin», quoi qu'en diseVidalinc. <strong>Le</strong> Sigognac supprimé, l'Isabelle reste à mamerci, frémissante de terreur et déliée d'une fidélitédésormais sans objet. Sans doute elle ménage ce bélaîtredans l'idée de s'en faire épouser, et c'est pour cela qu'ellese livre à ces simagrées de pudeur hyrcanienne et de vertuinexpugnable, repoussant l'amour des ducs les mieux faits<strong>com</strong>me s'ils fussent gueux de l'Hostière. Seule, j'enaurai bientôt raison, et, en tout cas, je serai vengé d'unarrogant par trop outrageux, qui m'a navré au bras et queje trouve toujours <strong>com</strong>me un obstacle entre moi et mondésir. Çà, faisons <strong>com</strong>paraître Mérindol et sachons où ensont les choses.»Mérindol, appelé par Picard, se présenta devant le duc,plus pâle qu'un voleur qu'on mène pendre, les tempesemperlées de sueur, la gorge sèche et la langue empâtée;il lui eût été bien en ce moment d'angoisse d'avoir uncaillou dans la bouche <strong>com</strong>me Démosthène, orateurathénien, haranguant la mer, pour se donner de la salive,faciliter la prononciation et délier la faconde, d'autant quela face du jeune seigneur était plus tempestueuse que celled'aucune mer ou assemblée de peuple à l'Agora. <strong>Le</strong>malheureux, faisant effort pour se tenir droit sur ses jarrets


titubants <strong>com</strong>me s'il fût ivre, encore qu'il n'eût pas budepuis le matin de quoi noyer une mouche, tournait sonchapeau devant sa poitrine avec un décontenancementidiot; il n'osait lever les yeux vers son maître dont ilsentait le regard tomber sur lui <strong>com</strong>me une douchealternativement de jeu et de glace.«Eh bien! animal, dit brusquement Vallombreuse, vasturester longtemps ainsi planté là avec cette minepatibulaire, <strong>com</strong>me si tu avais déjà au cou la cravate dechanvre que tu mérites encore plus pour ta lâcheté etmaladresse que pour tes méfaits?- J'attendais les ordres de monseigneur, fit Mérindol enessayant de sourire. Monsieur le duc sait que je lui suisdévoué jusqu'à la corde inclusivement: je me permetscette plaisanterie à cause de la gracieuse allusion quevient de faire...- C'est bien, c'est bien, interrompit le duc, ne t'avais-jepas chargé de nettoyer mon chemin de ce Sigognacmaudit qui me gêne et m'obstrue? Tu ne l'as pas fait, carj'ai bien vu à la joie et sérénité d'Isabelle, que ce maraudrespire encore, et que je n'ai point été obéi. En vérité, c'estbien la peine d'avoir des bretteurs à ses gages pour êtreservi de la sorte! Ne devriez-vous pas, sans que j'aiebesoin de parler, deviner mes sentiments à l'éclair de mesyeux, aux palpitations de mes cils, et tuer silencieusementquiconque me déplaît? Mais vous n'êtes bons qu'à vousruer en cuisine, et vous n'avez de coeur que pour égorgerdes poulets. Si vous continuez ainsi, je vous rendrai tous


au bourreau qui vous attend, abjectes canailles que vousêtes, scélérats timides, gauches assassins, rebut et hontedu bagne!- Monsieur le duc, je le vois avec peine, objectaMérindol, d'un ton humble et pénétré, méconnaît le zèle,et, j'oserai le dire, le talent de ses fidèles serviteurs. Maisle Sigognac n'est point un de ces gibiers ordinaires qu'ontraque et qu'on abat au bout de quelques minutes dechasse. A une première rencontre, peu s'en est fallu qu'ilne me fendît le moule du bonnet jusqu'au menton, et si,n'avait-il qu'une épée de théâtre, émoussée et montrée,dont bien me prit. Une seconde embûche le trouva sur sesgardes, et tellement prêt à bien faire, que force me fut,ainsi qu'à mes camarades, de m'éclipser sans risquer un<strong>com</strong>bat inutile où il eût été secouru et qui eût lait unesclandre fâcheux. Maintenant il connaît ma figure, et jene saurais l'approcher qu'il ne mette incontinent la mainà la poignée de sa rapière. J'ai donc été obligé d'allerchercher un spadassin de mes amis, la meilleure lame dela ville, qui le guette et le dépêchera, sous prétexte de luitirer la laine, à la première occasion crépusculaire ounocturne sans que le nom de M. le duc puisse êtreprononcé en tout cela, <strong>com</strong>me il n'eût pas manqué si lecoup avait été fait par nous qui appartenons à SaSeigneurie.- <strong>Le</strong> plan n'est pas mauvais, répondit négligemmentVallombreuse radouci, et peut-être vaut-il mieux que leschoses se passent de la sorte. Mais tu es sûr du coeur et du


as de ce gladiateur? Il faut un brave pour défaireSigognac, lequel, je l'avoue, bien que je le haïsse, n'estpoint lâche puisqu'il a bien osé se mesurer contre moimême.- Oh! répliqua Mérindol avec importance et certitude,Jacquemin Lampourde est un héros... qui a mal tourné. Ilpasse en valeur les Achille de la fable et les Alexandre del'histoire. Il n'est pas sans reproche, mais il est sans peur.»Picard, qui depuis quelques minutes rôdait par lachambre, voyant l'humeur de Vallombreuse un peurassérénée, ne feignit pas de lui dire qu'un homme d'assezbizarre tournure était là qui demandait instamment à luiparler pour chose d'importance.«Fais entrer ce drôle, répondit le duc; mais malheur àlui s'il me dérange pour des billevesées, je le feraipelauder si rudement qu'il y laissera son cuir.»<strong>Le</strong> valet sortit afin d'introduire le nouveau visiteur, etMérindol allait se retirer discrètement quand l'entrée d'unétrange personnage lui cloua les pieds au plancher. Il yavait en effet de quoi rester stupide d'étonnement, carl'homme conduit près de Vallombreuse par Picard n'étaitautre que l'ami Jacquemin Lampourde, en personnenaturelle. Sa présence inattendue en un tel lieu devait fairesupposer quelque événement singulier et hors de touteprévision. Aussi Mérindol était-il fort inquiet en voyantparaître ainsi, sans intermédiaire, devant le maître, cetagent de seconde main, cette machine subalterne dont labesogne devait s'ac<strong>com</strong>plir dans l'ombre.


Jacquemin Lampourde, du reste, ne semblait nullementdécontenancé; dès la porte il avait même fait un petit clind'oeil amical à Mérindol, et il se tenait à quelques pas duduc recevant en plein sur la figure la lumière des bougiesqui faisait ressortir les détails de son masquecaractéristique. Son front, où la pression habituelle dufeutre avait tracé une raie rougeâtre transversale, pareilleà la cicatrice d'une blessure, montrait par des gouttes desueur, qui n'étaient pas séchées encore, que le spadassinavait marché vite ou venait de se livrer à un exerciceviolent; ses yeux, d'un gris bleuâtre mélangé de refletsmétalliques, se fixaient sur ceux du jeune duc avec uneimpudence tranquille qui donnait le frisson à Mérindol.Quant à son nez, dont l'ombre lui couvrait toute une joue,<strong>com</strong>me l'ombre de l'Etna couvre une grande partie de laSicile, ce promontoire de chair découpait grotesquementson profil étrange et monstrueux, doré sur la crête par unvif rayon de clarté qui le faisait reluire. Ses moustaches,poissées d'un cosmétique grossier, ressemblaient à unebrochette dont on lui eût traversé la lèvre supérieure, et saroyale se retroussait <strong>com</strong>me une virgule mise à l'envers.Tout cela lui <strong>com</strong>posait une physionomie la plushétéroclite du monde, de celles que Jacques Callot aimeà croquer de sa pointe originale et vive.Son costume consistait en un pourpoint de buffle, deschausses grises et un manteau écarlate dont les galons d'orparaissaient avoir été récemment décousus, <strong>com</strong>mel'indiquaient des raies de couleur plus fraîche, visibles sur


le fond un peu fané de l'étoffe.Une épée à lourde coquille était suspendue à un largeceinturon brodé de cuivre, qui cerclait la taille efflanquéemais robuste du maraud. Un détail inexplicablepréoccupait singulièrement Mérindol, c'est que le bras deLampourde, sortant de dessous son manteau <strong>com</strong>me unetorchère à supporter des bougies jaillissant d'une paroi delambris, tenait au poing une bourse dont la panserondelette annonçait une somme respectable. Ce gested'offrir de l'argent au lieu d'en prendre était tellement endehors des habitudes physiques et morales de maîtreJacquemin, que le bretteur s'en acquittait avec unegaucherie emphatique, solennelle et roide, tout à faitrisible. Ensuite, cette idée que Jacquemin Lampourdeabordait le duc de Vallombreuse <strong>com</strong>me s'il eût voulu lerémunérer de quelque service, était si monstrueusement endehors de la vraisemblance, que Mérindol en écarquillaitles yeux et en ouvrait la bouche toute ronde, ce qui, audire des peintres et physionomistes, est sa propreexpression de la surprise à son <strong>com</strong>ble.«Eh bien, maroufle, dit le duc, lorsqu'il eut assezconsidéré ce falot personnage, est-ce que tu veux me fairel'aumône par hasard que tu me mets cette bourse sous lenez, avec ton grand bras qu'on prendrait pour un brasd'enseigne?- D'abord, monsieur le duc, dit le bretteur après avoirimprimé aux longues rides qui sabraient ses joues et lescoins de sa bouche une sorte de trépidation nerveuse, n'en


déplaise à Votre Grandeur, je ne suis pas un maroufle. Jem'appelle Jacquemin Lampourde, homme d'épée. Monétat est honorable, aucun travail manuel, aucun <strong>com</strong>merceou industrie ne m'ont jamais dégradé. Je n'ai même point,en mes plus dures infortunes, soufflé le verre, occupationqui n'emporte pas la qualité de gentilhomme, car il y apéril, et les manants n'affrontent pas volontiers la mort. Jetue pour vivre, au risque de ma peau et de mon col, carj'exerce toujours seul et j'avertis qui j'attaque, ayanthorreur de la traîtrise et lâcheté. Quoi de plus noble?Retirez donc cette épithète de maroufle que je ne sauraisaccepter qu'à titre de plaisanterie amicale; elle outrage partrop sensiblement les délicatesses chatouilleuses de monamour-propre.- Soit, maître Jacquemin Lampourde, puisque vous ytenez, répondit le duc de Vallombreuse, que les bizarreriesformalistes de cet escogriffe si campé sur la hancheamusaient malgré lui, maintenant expliquez-moi ce quevous venez faire chez moi, une escarcelle au poing etsecouant vos écus <strong>com</strong>me un fou sa marotte ou un ladresa cliquette.»Jacquemin, satisfait de cette concession à sasusceptibilité, inclina la tête tout en restant le corps droit,et fit exécuter à son feutre plusieurs passes quiconstituaient, à son idée, un salut mêlant à la mâle libertédu soldat la souplesse du courtisan.«Voilà la chose, monsieur le duc: j'ai reçu de Mérindoldes avances pour expédier un certain Sigognac, dit le


<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>. Par des circonstances indépendantesde ma volonté, je n'ai pu satisfaire à cette <strong>com</strong>mande, et<strong>com</strong>me j'ai de la probité dans mon industrie, je rapporteà qui de droit l'argent que je n'ai point gagné.»En disant ces mots il posa, avec un geste qui nemanquait pas de dignité, la bourse sur un coin de la belletable incrustée en pierres dures de Florence.«Voilà bien, dit Vallombreuse, ces bravaches bons àfigurer dans les <strong>com</strong>édies, ces enfonceurs de portesouvertes, ces soldats d'Hérode dont la valeur se déploie àl'encontre des enfants à la mamelle, et qui s'enfuientquand la victime leur montre les dents, ânes couvertsd'une peau léonine dont le rugissement est un braire.Allons, avoue-le de bonne foi; le Sigognac t'a fait peur.- Jacquemin Lampourde n'a jamais eu peur, reprit lespadassin d'un ton qui, malgré l'apparence grotesque dupersonnage, n'était pas dénué de noblesse, cela soit ditsans rodomontade et vantardise à l'espagnole ou à lagasconne; dans aucun <strong>com</strong>bat l'adversaire n'a vu la figurede mes épaules; je suis inconnu de dos, et je pourrais être,incognito, bossu <strong>com</strong>me Esope. Ceux qui m'ont appréciéà l'oeuvre savent que les besognes faciles me dégoûtent.<strong>Le</strong> péril me plaît et j'y nage <strong>com</strong>me le poisson dans l'eau.J'ai attaqué le Sigognac secundum artem, avec une de mesmeilleures lames de Tolède, un Alonzo de Sahagun levieux.- Que s'est-il passé, dit le jeune duc, dans ce <strong>com</strong>batsingulier où tu ne sembles pas avoir eu l'avantage puisque


tu viens restituer les sommes?- Tant en duels qu'en rencontres et assauts, contre un ouplusieurs, j'ai couché sur le carreau trente-sept hommesqui ne s'en sont pas relevés; je néglige les estropiés etnavrés plus ou moins grièvement. Mais le Sigognac estenfermé dans sa garde <strong>com</strong>me dans une tour d'airain. J'aiemployé contre lui toutes les ressources de l'escrime:feintes, surprises, dégagements, retraites, coups inusités,il a parade et riposte à chaque attaque, et quelle fermetéjointe à quelle vitesse! quelle audace tempérée deprudence! quel beau sang-froid! quelle imperturbablemaîtrise! Ce n'est pas un homme, c'est un dieu l'épée à lamain. Au risque de me faire embrocher je jouissais de cejeu si fin, si correct, si supérieur. J'avais en face unpartenaire digne de moi; pourtant <strong>com</strong>me il fallait en finir,après avoir prolongé la lutte autant que possible pour medonner le temps d'admirer cette magnifique méthode, jepris mon temps et je risquai la botte secrète du Napolitain,que je possède seul au monde, puisque Girolamo est mortmaintenant et me l'a léguée en héritage. Personne autreque moi n'est, d'ailleurs, capable de l'exécuter en toute saperfection, d'où dépend le succès. Je la portai si bien et sià fond, que Girolamo lui-même n'eût pu mieux faire. Ehbien! ce diable de <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, ainsi qu'on lenomme, a paré avec une vitesse éblouissante et d'un reverssi ferme, qu'il ne m'a laissé au poing qu'un tronçon d'épéedont je m'escrimais <strong>com</strong>me une vieille femme qui menaceun gamin d'une cuiller à pot. Tenez, voici ce qu'il a fait de


mon Sahagun.»Là-dessus Jacquemin Lampourde tira piteusement dufourreau un bout de rapière portant pour marque un Scouronné, et montra au duc la cassure nette et brillante dela lame.«Ne voilà-t-il pas un coup prodigieux, continua lespadassin, qu'on pourrait attribuer à la Durandal deRoland, à la Tisona du Cid, ou à la Hauteclaire d'Amadisde Gaule? Tuer le <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> est au-dessus de mestalents, je l'avoue en toute modestie. La bette que je lui aiportée n'a eu jusqu'à présent que cette parade, la pire detoutes, celle qui se fait avec le corps. Quiconque l'aessuyée a eu à son pourpoint une boutonnière de plus paroù l'âme s'est enfuie. En outre, <strong>com</strong>me tous les vaillants,ce <strong>capitaine</strong> fut généreux: il me tenait au bout de sonépée, assez estomaqué et pantois de ma déconvenue, et ilme pouvait mettre à la brochette, <strong>com</strong>me un becfigue, rienqu'en étendant le bras; il ne l'a point fait, ce qui est trèsdélicat de la part d'un gentilhomme assailli à la brune, enplein Pont-Neuf. Je lui dois la vie, et encore que ce ne soitpas grand-chose vu le cas que j'en fais, je lui suis lié dereconnaissance; je n'entreprendrai plus rien contre lui, etil m'est sacré. D'ailleurs, en eussé-je les moyens, je meferais scrupule de gâter ou détruire un si beau tireur,d'autant plus qu'ils se font rares par ce temps deferrailleurs vulgaires où l'on tient une épée <strong>com</strong>me unmanche à balai. C'est pourquoi je viens prévenir monsieurle duc qu'il ne <strong>com</strong>pte plus sur moi. J'aurais peut-être pu


garder l'argent <strong>com</strong>me dédommagement de mes risques etpérils, mais ma conscience y répugne.- De par tous les diables, reprends ta somme au plusvite, dit Vallombreuse d'un ton qui n'admettait pas deréplique, ou je te fais jeter par les fenêtres Sans les ouvrir,toi et ta monnaie. Je ne vis jamais coquin si scrupuleux.Ce n'est pas toi, Mérindol, qui serais capable de ce beautrait à insérer dans les exemples de la jeunesse.»Comme il vit que le bretteur hésitait, il ajouta: «Je tedonne ces pistoles pour boire à ma santé.- Cela, monsieur le duc, sera religieusement exécuté,répondit Lampourde: cependant je pense que SaSeigneurie ne serait pas désobligée si j'en jouais quelquesunes.»En achevant ces mots, il fit un pas vers la table, étenditson bras osseux, saisit la bourse avec une dextéritéd'escamoteur et la fit disparaître <strong>com</strong>me par enchantementdans la profondeur de sa poche où elle heurta, en rendantun son métallique, un cornet de dés et un jeu de cartes. Ilétait aisé de voir que ce geste lui était beaucoup plusnaturel que l'autre, tant il y mettait d'aisance.«Je me retire de l'affaire en ce qui concerne Sigognac,dit Lampourde, mais elle sera reprise, s'il convient à VotreSeigneurie, par mon alter ego, le chevalier Malartic, à quil'on peut confier les entreprises les plus hasardeuses, tantil est habile homme. Il a la tête qui conçoit et la main quiexécute. C'est d'ailleurs l'esprit le plus dégagé de préjugéset de superstitions qui soit. J'avais ébauché, pour


l'enlèvement de la Comédienne à laquelle vous faitesl'honneur de vous intéresser, une sorte de plan qu'ilachèvera avec ce fini et cette perfection de détails quicaractérisent sa manière. Oh! plus d'un auteur de <strong>com</strong>édieapplaudi au théâtre en l'arrangement de ses pièces devraitconsulter Malartic pour la subtilité de ses intrigues,l'invention de ses stratagèmes le jeu de ses machines.Mérindol qui le connaît, se portera garant de ses raresqualités. Certes, monsieur le duc ne saurait mieux choisir,et c'est un véritable cadeau que je lui fais. Mais je ne veuxpas abuser plus longtemps de la patience de SaSeigneurie. Quand elle sera décidée, elle n'a qu'à fairetracer par un homme à elle une croix à la craie sur le piliergauche du Radis couronné. Malartic <strong>com</strong>prendra et,dûment déguisé, se rendra à l'hôtel Vallombreuse pourprendre les derniers ordres et recorder ses flûtes.»Ce triomphant discours achevé, maître JacqueminLampourde fit exécuter à son feutre les mêmes évolutionsqu'il avait déjà décrites en saluant le duc au<strong>com</strong>mencement de l'entretien, l'enfonça sur sa tête, rabattitle bord sur ses yeux et sortit de la chambre à pas <strong>com</strong>ptéset majestueux, satisfait de son éloquence et de sa bennetenue devant un si grand seigneur. Cette apparitionbizarre, moins étrange cependant en ce siècle de raffinéset de bretteurs qu'elle ne l'eût été à toute autre époque,avait amusé et intéressé le jeune duc de Vallombreuse. <strong>Le</strong>caractère original de Jacquemin Lampourde, honnête à safaçon, ne lui déplaisait point; il lui pardonnait même de


n'avoir pas réussi à tuer Sigognac. Puisque le baron avaitrésisté à ce gladiateur de profession, c'est qu'il étaitréellement invincible, et la honte d'en avoir été blessé luiétait moins cuisante à l'amour-propre. Ensuite, quelqueforcené que fût Vallombreuse, cette action de faireassassiner Sigognac lui paraissait un peu énorme, non paraucune tendresse ou susceptibilité de conscience, maisparce que son ennemi était gentilhomme; car il ne se fûtfait nul scrupule de meurtrir et trucider une demidouzainede bourgeois qui l'eussent gêné, le sang de tellesribaudailles n'ayant de valeur à ses yeux non plus quel'eau des fontaines. Il eût préféré dépêcher son rival luimême,sans la supériorité de Sigognac à l'escrime,supériorité dont son bras, cicatrisé à peine, avait gardé lesouvenir, et qui ne lui permettait pas de risquer, avec deschances favorables, un nouveau duel ou une attaque àmain armée. Ses pensées se tournèrent donc versl'enlèvement d'lsabelle, qui lui souriait davantage par lesperspectives amoureuses qu'il ouvrait à son imagination.Il ne doutait pas que la jeune Comédienne, une foisséparée de Sigognac et de ses camarades, ne s'humanisâtet ne devînt sensible aux charmes d'un duc si bien fait desa personne, et dont raffolaient les plus hautes dames dela cour. La fatuité de Vallombreuse était incorrigible, carjamais il n'en fut de mieux fondée. Elle justifiait toutes sesprétentions, et ses plus impertinentes vanteries n'étaientque vérités. Aussi, malgré l'échec récemment subi prèsd'Isabelle, semblait-il au jeune duc illogique, absurde,


incroyable et outrageux de n'être point aimé.«Que je la tienne, se disait-il, quelques jours en uneretraite d'où elle ne puisse m'échapper, et je saurai bien laréduire. Je serai si galant, si passionné, si persuasif qu'elles'étonnera bientôt elle-même de m'avoir si longtemps tenurigueur. Je la verrai se troubler, muer de couleur, baisserses longues paupières à mon aspect, et, quand je latiendrai entre mes bras, pencher sa tête sur mon épaulepour y cacher sa pudeur et sa confusion. Dans un baiser,elle me dira qu'elle m'a toujours aimé, et que ses fuitesn'étaient que pour m'enflammer mieux, ou bien encoreappréhensions et timidités de mortelle poursuivie par undieu, ou autres telles charmantes mignardises, que lesfemmes savent trouver en ces rencontres, même les pluschastes. Mais quand j'aurai son âme et son corps, ah! c'estalors que je me vengerai de ses anciennes rebuffades.»


XVMALARTIC À L'OEUVRESi la colère du duc en rentrant chez lui avait été vive,celle du baron ne fut pas moindre en apprenant l'équipéede Vallombreuse à l'encontre d'Isabelle. Il fallut que leTyran et Blazius lui tinssent de longs raisonnements pourl'empêcher de courir à l'hôtel de ce seigneur dans le but,de le provoquer à un <strong>com</strong>bat qu'il eût certainement refusé,car Sigognac n'étant ni le frère, ni le mari, ni le galantavoué de la Comédienne, il n'avait aucun droit àdemander raison d'un acte qui d'ailleurs s'excusait de luimême.En France, il y a toujours eu liberté de faire la couraux jolies femmes. L'agression du spadassin sur le Pont-Neuf était, à coup sûr, moins légitime; mais, bien qu'il fûtprobable que le coup vînt de la part du duc, <strong>com</strong>mentsuivre les ramifications ténébreuses qui reliaient cethomme de sac et de corde à ce magnifique seigneur? Et,en supposant même qu'on les eût découvertes, <strong>com</strong>mentles prouver, et à qui demander justice de ces lâchesattaques? Aux yeux du monde, Sigognac, cachant saqualité, était un vil histrion, un farceur de bas étage qu'ungentilhomme <strong>com</strong>me Vallombreuse pouvait, à safantaisie, faire bâtonner, emprisonner ou tuer, sans quepersonne y trouvât à redire, s'il le fâchait ou le gênait enquelque chose. Isabelle, pour sa résistance honnête, eût


paru une mijaurée et une bégueule; la vertu des femmesde théâtre <strong>com</strong>ptant beaucoup de Thomas incrédules et dePyrrhons sceptiques. Il n'y avait donc pas moyen de s'enprendre ouvertement au duc, ce dont enrageait Sigognac,reconnaissant malgré lui la vérité des motifsqu'alléguaientHérode et le Pédant de faire les morts, mais l'oeil ouvertet l'oreille au guet; car ce damné seigneur, beau <strong>com</strong>me unange et méchant <strong>com</strong>me un diable, n'abandonnerait certespas son entreprise, quoiqu'elle eût manqué sur tous lespoints. Un doux regard d'Isabelle qui prit entre sesblanches mains les mains frémissantes de Sigognac, enl'engageant à dompter son courage pour l'amour d'elle,pacifia tout à fait le baron, et les choses reprirent leur trainhabituel.<strong>Le</strong>s débuts de la troupe avaient obtenu beaucoup desuccès. La grâce pudique d'Isabelle, la verve étincelantede la soubrette, la coquetterie élégante de Sérafine,l'extravagance superbe du <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, l'emphasemajestueuse du Tyran, les dents blanches et les gencivesroses de Léandre, la bonhomie grotesque du Pédant,l'esprit madré de Scapin, la perfection <strong>com</strong>ique de laduègne produisaient le même effet à Paris qu'en province;il ne leur manquait plus, ayant celle de la ville, quel'approbation de la cour où sont les plus gens de goût etles plus fins connaisseurs; il était question de les appelermême à Saint-Germain, car le roi, sur le bruit qui s'enfaisait, les désirait voir, ce qui réjouissait fort Hérode,


chef et caissier de la <strong>com</strong>pagnie. Souvent des personnesde qualité les demandaient pour donner la <strong>com</strong>édie en leurhôtel, à l'occasion de quelque fête ou régal, à des damescurieuses de voir des acteurs qui balançaient ceux del'hôtel de Bourgogne et de la troupe du Marais.Aussi Hérode ne fut-il pas surpris, accoutumé qu'il étaità semblables requêtes, lorsqu'un beau matin, à l'aubergede la rue Dauphine, se présenta une sorte d'intendant oumajordome, d'aspect vénérable <strong>com</strong>me l'ont ces serviteursvieillis dans la domesticité des grandes maisons, quidemandait à lui parler de la part de son maître, le <strong>com</strong>tede Pommereuil, pour affaires de théâtre.Ce majordome, vêtu de velours noir de la tête aux pieds,avait au cou une chaîne en or de ducats, des bas de soie etdes souliers à larges cocardes, carrés du bout, un peuamples, <strong>com</strong>me il convient à un vieillard qui parfois a lesgouttes. Un collet en forme de rabat étalait sa blancheursur le noir du pourpoint, et relevait le teint de la facebasanée par le grand air de la campagne où ressortaient,<strong>com</strong>me des touches de neige sur une antique sculpture, lessourcils, les moustaches et la barbiche. Ses longs cheveuxtout chenus lui tombaient jusqu'aux épaules et luidonnaient la physionomie la plus patriarcale et la plushonnête. Ce devait être un de ces intendants dont la raceest perdue, qui soignent la fortune de leur maître plusâprement que la leur propre, font des remontrances sur lesdépenses folles et, aux époques des revers, apportent leursminces épargnes pour soutenir la famille qui les a nourris


en ses prospérités.Hérode ne se pouvait lasser d'admirer la benne mine etprud'homie de cet intendant, qui, l'ayant salué, lui dit,avec des paroles courtoises:«Vous êtes bien cet Hérode qui gouverne, d'une mainaussi ferme que celle d'Apollon, la troupe des Muses, cetteexcellente <strong>com</strong>pagnie dont la renommée se répand par laville, et en a déjà dépassé l'enceinte; car elle est venuejusqu'au fond du domaine que mon maître habite.- C'est moi qui ai cet honneur, répondit Hérode enfaisant le salut le plus gracieux que lui permît sa minerébarbative et tragique.- <strong>Le</strong> <strong>com</strong>te de Pommereuil, reprit le vieillard, désireraitfort, pour divertir des hôtes d'importance, leur offrir la<strong>com</strong>édie en son château. Il a pensé que nulle troupe mieuxque la vôtre ne remplirait ce but, et il m'envoie vousdemander s'il vous serait possible d'aller donner unereprésentation à sa terre, qui n'est distante d'ici que dequelques lieues. <strong>Le</strong> <strong>com</strong>te, mon maître, est un seigneurmagnifique qui ne regarde pas à la dépense, et à qui rienne coûtera pour posséder votre illustre <strong>com</strong>pagnie.- Je ferai tout pour contenter un si galant homme,répondit le Tyran, encore qu'il nous soit difficile de quitterParis, fût-ce pour quelques jours, au moment le plus vif denotre vogue.- Trois journées suffiront bien, dit le majordome: unepour le voyage, l'autre pour la représentation, et ladernière pour le retour. Il y a au château un théâtre tout


machiné où vous n'aurez qu'à poser vos décorations; deplus, voici cent pistoles que le <strong>com</strong>te de Pommereuil m'achargé de remettre entre vos mains pour les menus frais dedéplacement; vous en recevrez autant après la <strong>com</strong>édie, etles actrices auront sans doute quelque présent, bagues,épingles ou bracelets, à quoi est toujours sensible lacoquetterie féminine.»Joignant l'action aux paroles, l'intendant du <strong>com</strong>te dePommereuil tira de sa poche une longue et pesante bourse,hydropique de monnaie, la pencha et en fit couler sur latable cent beaux écus neufs de l'éclat le plus engageant.<strong>Le</strong> Tyran regardait ces pièces couchées les unes sur lesautres, d'un air de satisfaction, en caressant sa large barbenoire. Quand il les eut assez contemplées, il les releva, lesmit en pile, puis les jeta dans son gousset avec un gested'acquiescement.«Ainsi donc, dit l'intendant, vous acceptez, et je puisdire à mon maître que vous vous rendrez à son appel.- Je suis à la disposition de Sa Seigneurie avec tous mescamarades, répondit Hérode; maintenant désignez-moi lejour où doit avoir lieu la représentation et la pièce que M.le <strong>com</strong>te désire, afin que nous emportions les costumes etles accessoires nécessaires.- Il serait bon, répondit l'intendant, que ce fût jeudi, carl'impatience de mon maître est grande; quant à la pièce, ilen laisse le choix à votre goût et <strong>com</strong>modité.- L'lllusion <strong>com</strong>ique, dit Hérode, d'un jeune auteurnormand qui promet beaucoup, est ce qu'il y a de plus


nouveau et de plus couru en ce moment.- Va pour L'lllusion <strong>com</strong>ique: les vers n'en sont pointméchants et il y a un rôle de Matamore superbe.- A présent, il ne reste plus qu'à nous indiquer, d'unefaçon précise à ce que nous ne puissions errer, les site etplantation du château avec le chemin à suivre pour yparvenir.»L'intendant du <strong>com</strong>te de Pommereuil donna desrenseignements si exacts et si détaillés, qu'ils eussent suffià un aveugle tâtant la terre de son bâton; mais craignantsans doute que le <strong>com</strong>édien une fois en route ne serappelât plus bien nettement ces: allez devant vous, puistournez à droite et ensuite prenez à gauche, il ajouta: «Nechargez pas votre mémoire, obstruée des plus beaux versde nos meilleurs poètes, de si vulgaires et prosaïquesnotions; j'enverrai un laquais, lequel vous servira deguide.»L'affaire ainsi conclue, le vieillard se retira avec forcesalutations qu'Hérode lui rendait, et qu'aprés la courbettedu <strong>com</strong>édien il réitérait en s'inclinant plus bas. Ils avaientl'air de deux parenthèses prises de la danse de Saint-Guy,et se trémoussant l'une vis-à-vis l'autre. Ne voulant pasêtre vaincu en ce <strong>com</strong>bat de politesse, le Tyran descenditl'escalier, traversa la cour et ne s'arrêta que sur le seuild'où il adressa au bonhomme un salut suprême: le dosconvexe, la poitrine concave autant que son bedon le luipermettait, les bras ballants et la tête touchant presque laterre.


Si Hérode eût suivi du regard l'intendant du <strong>com</strong>te dePommereuil jusqu'au bout de la rue, peut-être eût-ilremarqué, chose contraire aux lois de la perspective quesa taille grandissait en raison inverse de l'éloignement.Son dos voûté s'était redressé, le tremblement sénile de sesmains avait disparu, et à la vivacité de son allure il nesemblait du tout si goutteux; mais Hérode était déjà rentrédans la maison et ne vit rien de tout cela.<strong>Le</strong> mercredi au matin, <strong>com</strong>me des garçons d'aubergechargeaient les décorations et paquets sur une charretteattelée de deux forts chevaux et louée par le Tyran pour letransport de la troupe, un grand maraud de laquais enlivrée fort propre et chevauchant un bidet percheron, seprésenta faisant claquer son fouet à la porte de l'aubergeafin de hâter le départ des <strong>com</strong>édiens et de leur servir decourrier. <strong>Le</strong>s femmes, qui sont toujours paresseuses au litet longues à s'attifer, même les <strong>com</strong>édiennes ayantl'habitude de s'habiller et de se déshabiller en un clind'oeil pour les changements de costumes qu'exige lethéâtre, descendirent enfin et s'arrangèrent le plus<strong>com</strong>modément qu'elles purent sur les planchesrembourrées de paille qu'on avait suspendues aux ridellesde la charrette. <strong>Le</strong> marmouset de la Samaritaine martelaithuit heures sur son timbre, quand la lourde machines'ébranla et se mit en marche. On eut en moins d'unedemi-heure dépassé la porte Saint-Antoine et la Bastille,mirant ses faisceaux de tours dans l'eau noire de sesdouves. L'on franchit ensuite le faubourg et ses vagues


cultures semées de maisonnettes, et l'on chemina à traversla campagne dans la direction de Vincennes, qui montraitau loin son donjon derrière une légère gaze de vapeurbleuâtre, reste de l'humidité nocturne se dissipant auxrayons du soleil, <strong>com</strong>me une fumée d'artillerie que le ventdisperse.Bientôt, car les chevaux étaient frais et marchaient d'unbon pas, l'on atteignit la vieille forteresse dont les défensesgothiques avaient encore bonne apparences, quoiqu'ellesne fussent plus capables de résister aux canons et auxbombardes. <strong>Le</strong>s croissants dorés qui surmontaient lesminarets de la chapelle bâtie par Pierre de Montereau,brillaient joyeusement au-dessus des remparts <strong>com</strong>me s'ilseussent été fiers de se trouver à côté de la croix, signe derédemption. Ensuite, après avoir admiré quelques minutesce monument de l'ancienne splendeur de nos rois, on entradans le bois, où, parmi les halliers et les baliveaux,s'élevaient majestueusement quelques vieux chênes,contemporains sans doute de celui sous lequel saint Louisrendait la justice, occupation bien séante à un monarque.Comme la route n'était guère fréquentée, quelquefoisdes lapins s'ébattant et se passant la patte sur lesmoustaches, étaient surpris par l'arrivée de la charrettequ'ils n'avaient point entendue, car elle roulait à petitbruit, la terre étant molle et souvent tapissée d'herbe.Ils détalaient grand'erre et <strong>com</strong>me s'ils eussent eu leschiens aux trousses; ce qui divertissait les <strong>com</strong>édiens.Plus loin, un chevreuil traversait la route tout effaré, et


l'on pouvait suivre quelque temps de l'oeil sa fuite àtravers les arbres dénués de feuillage. Sigognac surtouts'intéressait à ces choses, ayant été élevé et nourri en lacampagne. Cela le réjouissait de voir des champs, desbuissons, des bois, des animaux en liberté, spectacle dontil était privé depuis qu'il habitait la ville où l'on ne voitque maisons, rues boueuses, cheminées qui fument,l'oeuvre des hommes, et non l'oeuvre de Dieu. Il s'y seraitfort ennuyé s'il n'avait eu la <strong>com</strong>pagnie de cette doucefemme, dont les yeux contenaient assez d'azur pourremplacer le ciel.Au sortir du bois une petite côte à monter se présenta.Sigognac dit à Isabelle: «Chère âme, pendant que le cochegravira lentement cette pente, ne vous conviendrait-ilpoint de descendre et de mettre votre bras sur le mien pourfaire quelques pas? Cela vous réchauffera les pieds etdégourdira les jambes. La route est unie, et il fait un jolitemps d'hiver clair, frais et piquant, mais non trop froid.»La jeune Comédienne accepta l'offre de Sigognac, et,posant le bout de ses doigts sur la main qu'il lui présentait,elle sauta légèrement à terre. C'était un moyen d'accorderà son amant un innocent tête-à-tête que sa pudeur lui eûtrefusé dans la solitude d'une chambre fermée. Ilsmarchaient tantôt presque soulevés par leur amour, etrasant le sol <strong>com</strong>me des oiseaux, tantôt s'arrêtant à chaquepas pour se contempler et jouir d'être ensemble, côte àcôte, les bras enlacés et les regards plongés dans les yeuxl'un de l'autre. Sigognac disait à Isabelle <strong>com</strong>bien il


l'aimait; cette phrase, qu'il avait dite plus de vingt fois,paraissait à la jeune femme nouvelle, <strong>com</strong>me dut l'être lepremier mot d'Adam essayant le verbe le lendemain de lacréation. Comme c'était la personne du monde la plusdélicate et la plus désintéressée en fait de sentiments, elletâchait par des fâcheries et des négations caressantes decontenir dans les limites de l'amitié un amour qu'elle nevoulait pas couronner, le jugeant nuisible à l'avenir dubaron.Mais ces jolis débats et contestations ne faisaientqu'aviver l'amour de Sigognac, qui ne songeait, en cemoment, à la dédaigneuse Yolande de Foix, non plus quesi elle n'eût jamais existé.«Quoi que vous fassiez, mignonne, disait-il à sonaimée, vous ne parviendrez pas à lasser ma constance. S'ille faut, j'attendrai que vos scrupules se soient dissipésd'eux-mêmes jusqu'à ce que vos beaux cheveux d'or sesoient mués en cheveux d'argent.- Oh! fit Isabelle, alors je serai un vrai remède d'amouret laide à épouvanter le plus fier courage; j'aurais peur, enla ré<strong>com</strong>pensant, de punir votre fidélité.- Même à soixante ans vous garderez vos charmes<strong>com</strong>me la belle vieille de Maynard, répondit galammentSigognac, car votre beauté vient de l'âme, qui estimmortelle.- C'est égal, reprit la jeune femme, vous seriez bienattrapé si je vous prenais au mot, et vous promettais mamain pour l'époque où je <strong>com</strong>pterai seulement dix lustres


d'âge. Mais, continua-t-elle en reprenant son sérieux,cessons ces badineries; vous savez ma résolution,contentez-vous d'être aimé plus que ne le fut jamais aucunmortel, depuis que des coeurs palpitent sur la terre.- Un si charmant aveu me devrait satisfaire, j'enconviens; mais, <strong>com</strong>me mon amour est infini, il ne sauraitsouffrir la moindre barrière. Dieu peut bien dire à la mer:«Tu n'iras pas plus loin», et en être obéi. Une passion telleque la mienne ne connaît pas de rivage et elle montetoujours, encore que de votre voix céleste vous lui disiez:«Arrête-toi là.»- Sigognac, vous me fâchez par ces discours», ditIsabelle en faisant au baron une petite moue plusgracieuse que le plus charmant sourire; car, malgré elle,son âme était inondée de joie à ces protestations d'unamour qu'aucune froideur ne rebutait.Ils firent quelques pas sans se parler; Sigognac, eninsistant davantage, craignait de déplaire à celle qu'ilaimait plus que sa vie. Tout à coup Isabelle lui quittabrusquement la main et courut vers le bord de la routeavec un cri d'enfant et une légèreté de biche. Elle venait,sur le revers d'un fossé, au pied d'un chêne, parmi lesfeuilles sèches entassées par l'hiver, d'apercevoir uneviolette, la première de l'année à coup sûr, car on n'étaitencore qu'au mois de février; elle s'agenouilla, écartadélicatement les feuilles mortes et les brins d'herbe, coupade son ongle la frêle tige et revint avec la fleurette pluscontente que si elle eût trouvé une agrafe de pierreries


oubliée dans la mousse par une princesse.«Voyez, <strong>com</strong>me elle est mignonne, dit-elle, en lamontrant à Sigognac, avec ses feuilles à peine dépliées àce premier rayon de soleil.- Ce n'est pas le soleil, répondit Sigognac, c'est votreregard qui l'a fait éclore. Sa fleur a précisément la nuancede vos prunelles.- Son parfum ne se répand pas, parce qu'elle a froid»reprit Isabelle, en mettant dans sa gorgerette la fleurfrileuse. Au bout de quelques minutes elle la reprit, larespira longuement, et la tendit à Sigognac, après y avoirmis furtivement un baiser.«Comme elle fleure bon, maintenant! la chaleur de monsein lui fait exhaler sa petite âme de fleur timide etmodeste.- Vous l'avez parfumée, répondit Sigognac, portant laviolette à ses lèvres pour y prendre le baiser d'Isabelle;cette délicate et suave odeur n'a rien de terrestre.- Ah! le méchant, fit Isabelle, je lui donne à la bonnefranquette une fleur à sentir, et le voilà qui aiguise descoins en un style marinesque, <strong>com</strong>me si au lieu d'être surun grand chemin, il coquetait dans la ruelle de quelqueillustre précieuse. Il n'y a pas moyen d'y tenir; à touteparole, même la plus simple du monde, il répond par unmadrigal!»Cependant, en dépit de cette bouderie apparente, lajeune Comédienne n'en voulait sans doute pas beaucoupà Sigognac, car elle lui reprit le bras, et peut-être même s'y


appuya-t-elle un peu plus que ne l'exigeaient sa démarcheordinairement si légère, et le chemin, uni en cet endroit<strong>com</strong>me une allée de jardin. Ce qui prouve que la vertu laplus pure n'est pas insensible à la louange et que lamodestie même sait ré<strong>com</strong>penser une flatterie.La charrette gravissait avec lenteur sur une pente assezraide, au bas de laquelle quelques chaumières s'étaientaccroupies, <strong>com</strong>me pour s'éviter la peine de la monter. <strong>Le</strong>smanants qui les habitaient étaient allés aux champs pourquelques travaux de culture, et l'on ne voyait au bord duchemin qu'un aveugle ac<strong>com</strong>pagné d'un jeune garçon,resté là, sans doute, pour implorer la charité desvoyageurs.Cet aveugle, qui semblait accablé par l'âge, psalmodiaitd'un ton nasillard une espèce de <strong>com</strong>plainte, où ildéplorait sa cécité et implorait la charité des passants, leurpromettant ses prières et leur garantissant le paradis enretour de leur aumône. Depuis longtemps déjà sa voixlamentable parvenait aux oreilles d'lsabelle et deSigognac, <strong>com</strong>me un bourdonnement importun et fâcheuxà travers leurs douces causeries d'amour, et même le barons'en impatientait; car, lorsque le rossignol chante près devous, il est ennuyeux d'entendre au loin croasser lecorbeau.Quand ils arrivèrent près du vieux pauvre, celui-ci,averti par son guide, redoubla de gémissements et desupplications. Pour exciter leur pitié aux largesses, d'unmouvement saccadé il secouait une sébile de bois où


tintaient quelques liards, deniers, blancs et autres piècesde menue monnaie. Une guenille trouée lui entourait latête, et sur son dos courbé <strong>com</strong>me une arche de pont étaitjetée une grosse couverture de laine brune fort rude et fortpesante, plutôt laite pour une bête de somme que pour unchrétien, et qu'il avait sans doute héritée de quelque muletmort du farcin ou de la rogne. Ses yeux retournés nemontraient que le blanc, et sur cette face brune et ridéeproduisaient un effet hideux; le bas du visages'ensevelissait dans une longue barbe grise, digne d'unfrère capucin ou d'un ermite, qui lui tombait jusqu'aunombril, <strong>com</strong>me un antipode de chevelure. De tout soncorps on ne voyait que les mains qui sortaienttremblotantes par l'ouverture du manteau pour agiterl'écuelle élémosinaire. En signe de piété et de soumissionaux décrets de la Providence, l'aveugle était agenouillé surquelques brins de paille plus triturés et pourris quel'antique fumier de Job. La <strong>com</strong>misération, devant cehaillon humain, devait frissonner de dégoût, et l'aumônelui jetait son obole en détournant la tête.L'enfant, debout à côté de l'aveugle, avait une minehagarde et farouche. Son visage était à moitié voilé par leslongues mèches de cheveux noirs qui lui pleuvaient lelong des joues.Un vieux chapeau défoncé beaucoup trop grand pourlui, et ramassé au coin de quelque borne, lui baignaitd'ombre le haut du masque, ne laissant en lumière que lementon et la bouche, dont les dents brillaient d'une


lancheur sinistre. Une espèce de sayon en grosse toilerapiécée formait tout son vêtement et dessinait un corpsmaigre et nerveux, non sans élégance malgré toute cettemisère. <strong>Le</strong>s pieds délicats et purs rougissaient sans bas nichaussure sur la terre froide.Isabelle se sentit touchée à l'aspect de ce groupepitoyable où se réunissaient les infortunes de la vieillesseet de l'enfance, et elle s'arrêta devant l'aveugle, quidébitait ses patenôtres avec une volubilité toujourscroissante ac<strong>com</strong>pagné par la voix aiguë de son guide,cherchant dans sa pochette une pièce de monnaie blanchepour la donner au mendiant. Mais elle ne trouva pas sabourse, et, se retournant vers Sigognac, le pria de luiprêter un teston ou deux, ce à quoi s'accorda bienvolontiers le baron, quoique cet aveugle, avec sesjérémiades, ne lui plût guère. En galant homme, pouréviter à Isabelle d'approcher cette vermine, il s'avança luimêmeet mit la pièce en la sébile.Alors, au lieu de remercier Sigognac de cette aumône,le mendiant si courbé tout à l'heure, se redressa, au grandeffroi d'Isabelle, et ouvrant les bras, <strong>com</strong>me un vautourqui, pour prendre l'essor, palpite des ailes, déploya cegrand manteau brun sous lequel il semblait accablé, leramassa sur son épaule et le lança avec un mouvementpareil à celui des pêcheurs qui jettent l'épervier dans unétang ou une rivière. La lourde étoffe s'étala <strong>com</strong>me unnuage par-dessus la tête de Sigognac, le coiffa, et retombapesamment le long de son corps, car les bords en étaient


plombés <strong>com</strong>me ceux d'un filet, lui ôtant du même coupla vue, la respiration, l'usage des mains et des pieds.La jeune actrice, pétrifiée d'épouvante, voulut crier,fuir, appeler au secours, mais avant qu'elle eût pu tirer unson de sa gorge elle se sentit enlevée de terre avec uneprestesse extrême.<strong>Le</strong> vieil aveugle devenu, en une minute, jeune etclairvoyant par un miracle plus infernal que céleste, l'avaitsaisie sous les bras, tandis que le jeune garçon luisoutenait les jambes. Tous deux gardaient le silence etl'emportaient hors du chemin. Ils s'arrêtèrent derrière lamasure où attendait un homme masqué monté sur uncheval vigoureux.Deux autres hommes, également à cheval, masqués,armés jusqu'aux dents, se tenaient derrière un mur quiempêchait qu'on ne les vît de la route prêts à venir en aideau premier, en cas de besoin.Isabelle, plus qu'à demi morte de frayeur, fut assise surl'arçon de la selle, recouvert d'un manteau plié enplusieurs doubles, de façon à former une espèce decoussin. <strong>Le</strong> cavalier lui entoura la taille d'une courroie encuir assez lâche pour l'environner lui-même à la hauteurdes reins et les choses ainsi arrangées avec une dextéritérapide prouvant une grande pratique de ces enlèvementshasardeux, il donna de l'éperon à son cheval qui s'écrasasous ses jarrets et partit d'un train à prouver que cettedouble charge ne lui pesait guère: il est vrai que la jeuneComédienne n'était pas bien lourde.


Tout ceci se passa dans un temps moins long que celuinécessaire pour l'écrire. Sigognac se démenait sous lelourd manteau du faux aveugle, <strong>com</strong>me un rétiaireentortillé par le filet de son adversaire. Il enrageait,pensant à quelque trahison de Vallombreuse, à l'endroitd'Isabelle, et s'épuisait en efforts. Heureusement cette idéelui vint de tirer sa dague et de fendre l'épaisse étoffe quile chargeait <strong>com</strong>me ces chapes de plomb que portent lesdamnés du Dante.En deux ou trois coups de dague, il ouvrit sa prison et,<strong>com</strong>me un faucon désencapuchonné, parcourant lacampagne d'un regard perçant et rapide, il vit lesravisseurs d'Isabelle, qui coupaient à travers champs etsemblaient s'efforcer de gagner un petit bouquet de bois,non loin de là. Quant à l'aveugle et à l'enfant, ils avaientdisparu, s'étant cachés en quelque fossé ou sous quelquebroussaille. Mais ce n'était point à ce vil gibier qu'envoulait Sigognac. Jetant son manteau, qui l'eût gêné, il selança à la poursuite de ces coquins avec une furiedésespérée. <strong>Le</strong> baron était alerte, bien découplé, taillé pourla course et, en sa jeunesse, il avait souvent lutté devitesse contre les plus agiles enfants du village.<strong>Le</strong>s ravisseurs, en se retournant sur leur selle, voyaientdiminuer la distance qui les séparait du baron, et l'und'eux lui lâcha même un coup de pistolet pour l'arrêter ensa poursuite. Mais il le manqua, car Sigognac, tout encourant, sautait à droite et à gauche, afin de ne pouvoirêtre ajusté sûrement. <strong>Le</strong> cavalier qui portait Isabelle


essayait de prendre les devants, laissant à son arrièregardele soin de se débrouiller avec Sigognac, mais lajeune femme placée sur l'arçon ne lui permettait pas deconduire sa monture <strong>com</strong>me il l'eût voulu, car elle sedébattait et s'agitait, tâchant de glisser à terre.Sigognac se rapprochait de plus en plus, le terrainn'étant plus favorable aux chevaux. Il avait dégainé, sansralentir sa course, son épée qu'il portait haute; mais il étaità pied, seul, contre trois hommes bien montés, et le vent<strong>com</strong>mençait à lui manquer; il fit un effort prodigieux, eten deux ou trois bonds joignit les cavaliers quiprotégeaient la fuite du ravisseur. Pour ne pas perdre detemps à lutter contre eux, il piqua, à deux ou troisreprises, avec la pointe de sa rapière, la croupe de leursbêtes, <strong>com</strong>ptant qu'aiguillonnées de la sorte elless'emporteraient. En effet, les chevaux, affolés de douleur,se cabrèrent, lancèrent des ruades et, prenant le mors auxdents, quelques efforts que leurs cavaliers fissent pour lescontenir, ils gagnèrent à la main et se mirent à galoper<strong>com</strong>me si le diable les emportait, sans souci des fossés nides obstacles, si bien qu'en un moment ils furent hors devue.Haletant, la figure baignée de sueur, la bouche aride,croyant à chaque minute que son coeur allait éclater danssa poitrine, Sigognac atteignit enfin l'homme masqué quitenait Isabelle en travers sur le garrot de sa monture. Lajeune femme criait:«A moi, Sigognac, à moi!


- Me voici», râla le baron d'une voix entrecoupée etsifflante, et de la main gauche il se suspendit à la courroiequi reliait Isabelle au brigand. Il s'efforçait de le tirer àbas, courant à côté du cheval <strong>com</strong>me ces écuyers que lesLatins nommaient de guitares. Mais le cavalier serrait lesgenoux, et il eût été aussi facile de dévisser le torse d'uncentaure que de l'arracher de sa selle; en même temps ilcherchait des talons le ventre de sa bête pour l'enlever, ettâchait de secouer Sigognac qu'il ne pouvait charger, caril avait les mains occupées à tenir la bride et à contraindreIsabelle. La course du cheval ainsi tiraillé et empêchéperdait de sa vitesse, ce qui permit à Sigognac dereprendre un peu haleine; même il profita de ce légertemps d'arrêt pour chercher à percer son adversaire; maisla crainte de blesser Isabelle en ces mouvementstumultueux fit qu'il assura mal son coup. <strong>Le</strong> cavalier,lâchant un instant les rênes, prit dans sa veste un couteaudont il trancha la courroie à laquelle Sigognac s'accrochaitdésespérément; puis il enfonça, à en faire jaillir le sang,les molettes étoilées de ses éperons dans les flancs dupauvre animal, qui se porta en avant avec une impétuositéirrésistible. La lanière de cuir resta au poing de Sigognac,qui n'ayant plus d'appui et ne s'attendant pas à cette feinte,tomba fort rudement sur le dos; quelque agilité qu'il mîtà se relever et à ramasser son épée roulée à quatre pas delui, ce court intervalle avait suffi au cavalier pour prendreune avance que le baron ne devait pas espérer fairedisparaître, fatigué <strong>com</strong>me il l'était par cette lutte inégale


et cette course furibonde.Cependant, aux cris de plus en plus faibles d'Isabelle, ilse lança de nouveau à la poursuite du ravisseur; inutileeffort d'un grand coeur qui se voit enlever ce qu'il aime!Mais il perdait sensiblement du terrain, et déjà le cavalieravait gagné le bois dont la masse, bien que dénuée defeuilles, suffisait par l'enchevêtrement de ses troncs et deses branches à masquer la direction qu'avait prise lebandit.Quoique forcené de rage et outré de douleur, il fallutbien que Sigognac s'arrêtât, laissant son Isabelle si chèreaux griffes de ce démon; car il ne la pouvait secourirmême avec l'aide d'Hérode et de Scapin qui, au bruit de lapistolade, étaient sautés à bas de la charrette, bien que lemaraud de laquais tâchât à les retenir, se doutant dequelque algarade, mésaventure ou guet-apens.En quelques mots brefs et saccadés, Sigognac les mit aucourant de l'enlèvement d'Isabelle et de tout ce qui s'étaitpassé.«Il y a du Vallombreuse là-dessous, dit Hérode; a-t-il euvent de notre voyage au château de Pommereuil et nous a-t-il dressé cette embuscade ou bien cette <strong>com</strong>édie pourlaquelle j'ai reçu des sommes n'était-elle qu'un stratagèmedestiné à nous attirer hors de la ville où de semblablescoups sont difficiles et dangereux à faire? En ce cas, lesacripant qui a joué le majordome vénérable est le plusgrand acteur que j'aie jamais vu. J'aurais juré que ce drôleétait un naïf intendant de bonne maison tout pétri de


vertus et qualités. Mais maintenant que nous voilà trois,fouillons en tous sens ce bocage pour trouver au moinsquelque indice de cette bonne Isabelle que j'aime, toutTyran que je suis, plus que ma fressure et mes petitsboyaux. Hélas! j'ai bien peur que cette innocente abeillesuit prise en la toile d'une araignée monstrueuse qui ne latue avant que nous ne puissions la répêtrer de ses réseauxtrop bien ourdis.- Je l'écraserai, dit Sigognac en frappant la terre du talon<strong>com</strong>me s'il tenait l'araignée sous sa bette, je l'écraserai, labête venimeuse!»L'expression terrible de sa physionomie ordinairementsi calme et si douce montrait que ce n'était point là unevaine fanfaronnade et qu'il le ferait <strong>com</strong>me il le disait.«Çà, dit Hérode, sans perdre plus de temps en paroles,entrons dans le bois et battons-le. <strong>Le</strong> gibier ne peut pasêtre encore bien loin.»En effet, de l'autre côté de la futaie que Sigognac et les<strong>com</strong>édiens traversèrent, en dépit des broussailles qui leurentravaient les jambes et des gaulis qui leur fouettaient lafigure, un carrosse à rideaux fermés détalait de toute lavitesse que pouvait donner à quatre chevaux de poste unemousquetade de coups de fouet. <strong>Le</strong>s deux cavaliers dontSigognac avait piqué les montures, ayant réussi à lescalmer, galopaient près des portières, et l'un d'eux tenaiten laisse le cheval de l'homme masqué; car le <strong>com</strong>pagnonétait entré dans la voiture sans doute afin d'empêcherqu'lsabelle ne soulevat les mantelets pour appeler au


secours, ou même n'essayât de sauter à terre au péril de savie.A moins d'avoir les boites de sept lieues que le Petit-Poucet ravit si subtilement à l'Ogre, il était insensé decourir pédestrement après un carrosse mené de ce train etsi bien ac<strong>com</strong>pagné.Tout ce que purent faire Sigognac et ses camarades, cefut d'observer la direction que prenait le cortège, bienfaible indice pour retrouver Isabelle. <strong>Le</strong> baron essaya desuivre les traces des roues, mais le temps était sec et leursbandes n'avaient laissé que de légères marques sur la terredure; encore les marques s'embrouillaient-elles bientôtavec les sillons d'autres carrosses et charrettes passés surla route les jours précédents. Arrivé à un carrefour où lechemin se divisait en plusieurs branches, le baron perdittout à fait la piste et demeura plus embarrassé qu'Herculeentre la Volupté et la Vertu. Force lui fut de retourner surses pas. un faux jugement pouvant l'éloigner davantage deson but.La petite troupe revint donc piteusement vers le chariotoù les autres <strong>com</strong>édiens attendaient avec assezd'inquiétude et d'anxiété l'éclaircissement de tout cemystère.Dès l'engagement de l'affaire, le laquais conducteuravait pressé la marche de la charrette pour ôter à Sigognacle secours des <strong>com</strong>édiens, bien qu'ils lui criassentd'arrêter; et lorsque le Tyran et Scapin, au bruit dupistolet, étaient descendus malgré lui, il avait piqué des


deux et, franchissant le fossé, gagné au large pourrejoindre ses <strong>com</strong>plices, se souciant peu, désormais, quela troupe <strong>com</strong>ique atteignît ou non le château dePommereuil, si toutefois ce château existait: question aumoins douteuse, après ce qui venait de se passer.Hérode s'enquit d'une vieille qui cheminait par là, unfagot de bourrée sur sa bosse, si l'on était loin encore dePommereuil; à quoi la vieille répondit qu'elle neconnaissait aucune terre, bourg ou château de ce nom, àplusieurs lieues à la ronde, quoiqu'elle eût, en son âge desoixante-dix ans, battu depuis son enfance tout le paysd'alentour, son industrie étant de quémander et cherchersa misérable vie par voies et par chemins.Il devenait de toute évidence que cette histoire de<strong>com</strong>édie était un coup monté par des coquins subtils etténébreux, au profit de quelque grand, qui ne pouvait êtreque Vallombreuse, amoureux d'Isabelle, car il avait fallubeaucoup de monde et d'argent pour faire jouer cettemachination <strong>com</strong>pliquée.<strong>Le</strong> chariot retourna vers Paris; mais Sigognac, Hérodeet Scapin restèrent à l'endroit même, ayant l'intention delouer, à quelque prochain village, des chevaux qui leurpermissent de se mettre plus efficacement à la rechercheet poursuite des ravisseurs.Isabelle, après la chute du baron, avait été portée dansune clairière du bois, descendue de cheval et mise encarrosse, bien qu'elle se débattît de son mieux, en moinsde trois ou quatre minutes; puis la voiture s'était éloignée


dans un tonnerre de roues, <strong>com</strong>me le char de Capanée surle pont d'airain. En face d'elle était respectueusement assisl'homme masqué qui l'avait emportée sur sa selle.A un mouvement qu'elle fit pour mettre la tête à laportière, l'homme avança le bras et la retint. Il n'y avaitpas moyen de lutter contre cette main de fer. Isabelle serassit et se mit à crier, espérant être entendue de quelquepassant.«Mademoiselle, calmez-vous, de grâce, dit le ravisseurmystérieux avec toutes les formes de la plus exquisepolitesse. Ne me forcez point à employer la contraintematérielle avec une si charmante et si adorable personne.On ne vous veut aucun mal, peut-être même vous veut-onbeaucoup de bien. Ne vous obstinez pas à des révoltesinutiles; si vous êtes sage j'aurai pour vous les plus grandségards, et une reine captive ne serait pas mieux traitée;mais si vous faites le diable, si vous vous démenez et criezpour appeler un secours qui ne vous viendra point, j'ai dequoi vous réduire. Ceci vous rendra muette et cela vousfera rester tranquille.»Et l'homme tirait de sa poche un bâillon fort artistementfabriqué et une longue cordelette de soie roulée sur ellemême.«Ce serait une barbarie, continua-t-il, d'adapter cetteespèce de muselière ou caveçon à une bouche si fraîche,si rose et si melliflue; des cercles de corde iraient très malaussi, convenez-en, à des poignets mignons et délicatsfaits pour porter des bracelets d'or constellés de


diamants.»La jeune Comédienne, quelque courroucée et désoléequ'elle fût, se rendit à ces raisons qui, en effet, étaientbonnes. La résistance physique ne pouvait servir à rien.Isabelle se réfugia donc dans l'angle du carrosse etdemeura silencieuse. Mais des soupirs gonflaient sapoitrine et, de ses beaux yeux, des larmes roulaient sur sesjoues pâles <strong>com</strong>me des gouttes de pluie sur une roseblanche. Elle pensait aux risques que courait sa vertu et audésespoir de Sigognac.«A la crise nerveuse, pensa l'homme masqué, succèdela crise humide; les choses suivent leur cours régulier.Tant mieux, cela m'eût ennuyé d'agir brutalement aveccette aimable fille.»Tapie dans son coin, Isabelle jetait de temps en tempsun regard craintif vers son gardien qui s'en aperçut et luidit d'une voix qu'il s'efforçait de rendre douce, quoiqu'ellefût naturellement rauque: «Vous n'avez rien à redouter demoi, mademoiselle, je suis galant homme etn'entreprendrai rien qui vous déplaise. Si la fortunem'avait favorisé de ses biens, certes, honnête, belle etpleine de talent <strong>com</strong>me vous l'êtes, je ne vous eusse pointenlevée au profit d'un autre; mais les rigueurs du sortobligent parfois la délicatesse à des actions un peubizarres.- Vous convenez donc, reprit Isabelle, qu'on vous asoudoyé pour me ravir, chose infâme, abusive et cruelle!- Après ce que j'ai fait, répondit l'homme au masque du


ton le plus tranquille, il serait tout à fait oiseux de le nier.Nous sommes ainsi, sur le pavé de Paris, un certainnombre de philosophes sans passions, qui nousintéressons pour de l'argent à celles des autres et lesmettons à même de les satisfaire en leur prêtant notreesprit et notre courage, notre cervelle et notre bras; maispour changer d'entretien, que vous étiez charmante dansla dernière <strong>com</strong>édie! Vous avez dit la scène de l'aveu avecune grâce à nulle autre seconde. Je vous ai applaudie àtout rompre.Cette paire de mains qui sonnaient <strong>com</strong>me battoirs delavandières, c'était moi!- Je vous dirai à mon tour: laissons là ces propos et<strong>com</strong>pliments déplacés. Où me menez-vous ainsi, malgréma volonté, et en dépit de toute loi et convenance?- Je ne saurais vous le dire, et cela d'ailleurs vous seraitparfaitement inutile; nous sommes obligés au secret<strong>com</strong>me les confesseurs et les médecins; la discrétion laplus absolue est indispensable en ces affaires occultes,périlleuses et fantasques, qui sont conduites par desombres anonymes et masquées. Souvent, pour plus desûreté, nous ne connaissons pas celui qui nous fait agir etil ne nous connaît pas.- Ainsi, vous ne savez pas la main qui vous pousse à cetacte outrageant et coupable d'enlever sur une grande routeune jeune fille à ses <strong>com</strong>pagnons?- Que je le sache ou que je l'ignore, la chose revient aumême puisque la conscience de mes devoirs me clôt le


ec. Cherchez parmi vos amoureux le plus ardent et leplus maltraité. Ce sera sans doute celui-là.»Voyant qu'elle n'en tirerait rien de plus, Isabellen'adressa plus la parole à son gardien. D'ailleurs, elle nedoutait pas que ce ne fût Vallombreuse l'auteur du coup:la façon menaçante dont il lui avait jeté, du seuil de laporte, ces mots: «Au revoir, mademoiselle», lors de lavisite à la rue Dauphine, lui était restée en mémoire, etavec un homme de cette trempe, si furieux en ses désirs,si âpre en ses volontés, cette simple phrase ne présageaitrien de bon. Cette conviction redoublait les transes de lapauvre Comédienne, qui pâlissait, en songeant aux assautsqu'allait avoir à subir sa pudicité, de la part de ce seigneuraltier, plus blessé d'orgueil encore que d'amour.Elle espérait que le courage de Sigognac lui viendrait enaide. Mais cet ami fidèle et vaillant parviendrait-il à ladécouvrir opportunément en la retraite absconse où sesravisseurs la conduisaient? «En tout cas, se dit-elle, si ceméchant duc me veut affronter, j'ai dans ma gorge lecouteau de Chiquita, et je sacrifierai ma vie à monhonneur.»Cette résolution prise lui rendit un peu de tranquillité.<strong>Le</strong> carrosse roulait du même train depuis deux heures,sans autre arrêt que quelques minutes pour changer dechevaux à un relais disposé d'avance. Comme les rideauxbaissés empêchaient la vue, Isabelle ne pouvait devinerdans quel sens on l'entraînait ainsi. Bien qu'elle ne connûtpas cette campagne, si elle eût eu la faculté de regarder


au-dehors, elle se lût orientée quelque peu d'après lesoleil; mais elle était portée obscurément vers l'inconnu.En sonnant sur les poutres ferrées d'un pont-levis, lesroues du carrosse avertirent Isabelle qu'on était arrivé auterme de la course. En effet, la voiture s'arrêta, la portières'ouvrit et l'homme masqué offrit la main à la jeuneComédienne pour descendre.Elle jeta un coup d'oeil autour d'elle et vit une grandecour carrée formée par quatre corps de logis en briques,dont le temps avait changé la couleur vermeille en uneteinte sombre assez lugubre. Des fenêtres étroites etlongues perçaient les façades intérieures, et derrière leurscarreaux verdâtres on apercevait des volets clos, indiquantque les chambres auxquelles elles donnaient du jour,étaient inhabitées depuis longtemps. Un cadre de moussesertissait chaque pavé de la cour, et vers le pied desmurailles quelques herbes avaient poussé. Au bas duperron deux sphinx à l'égyptiaque allongeaient sur unsocle leurs griffes émoussées, et des plaques de cette lèprejaune et grise qui s'attache à la vieille pierre tigraient leurscroupes arrondies. Bien que frappé de cette tristessequ'imprime aux habitations l'absence du maître, le châteauinconnu avait encore fort bon air et sentait sa seigneurie.Il était désert, mais non abandonné, et nul symptôme deruine ne s'y faisait remarquer. <strong>Le</strong> corps était intact, l'âmeseule y manquait. L'homme masqué remit Isabelle auxmains d'une sorte de laquais en livrée grise. Ce laquais laconduisit, par un vaste escalier dont la rampe très


ouvragée se tordait en ces enroulements et arabesques deserrurerie de mode sous l'autre règne, à un appartementqui avait dû jadis sembler le nec plus ultra du luxe, et dontla richesse fanée valait bien les élégances modernes, Desboiseries de vieux chêne recouvraient les murailles de tapremière chambre, figurant des architectures avec despilastres, des corniches et des cadres en feuillages sculptésremplis par des verdures de Flandre. Dans la seconde,également boisée de chêne, mais d'une ornementation plusrecherchée et rehaussée de quelque dorure, des peinturesremplaçaient les tapisseries et représentaient des allégoriesdont le sens eût été assez difficile à découvrir sous lesfumées du temps et les couches de vernis jaune; les noirsavaient repoussé, et seules les portions claires sedistinguaient encore. Ces figures de divinités, de nympheset de héros, se dégageant à demi de l'ombre et n'étantsaisissables que par leur côté lumineux, produisaient uneffet singulier et qui, le soir, aux clartés douteuses d'unelampe, pouvait devenir effrayant. <strong>Le</strong> lit occupait unealcôve profonde et se drapait d'un couvre-pied entapisserie au petit point, rayé de bandes de velours; le toutfort magnifique, mais amorti de ton.Quelques fils d'or et d'argent brillaient parmi les soieset les laines passées, et des écrasements bleuâtresmiroitaient la nuance autrefois rouge de l'étoffe. Unetoilette admirablement sculptée inclinait un miroir deVenise qui fit voir à Isabelle la pâleur et l'altération de sestraits. Un grand feu, montrant que la jeune Comédienne


était attendue, brûlait dans la cheminée, vaste monumentsupporté par des Hermès à gaines et tout chargé devolutes, consoles, guirlandes et ornements d'une richesseun peu lourde, au milieu desquels était enchâssé unportrait d'homme dont l'expression frappa beaucoupIsabelle. Cette figure ne lui était pas inconnue; il luisemblait se la rappeler <strong>com</strong>me au réveil une de ces formesaperçues en rêve et qui, ne s'évanouissant pas avec lesonge, vous suivent longtemps dans la vie. C'était une têtepâle aux yeux noirs, aux lèvres vermeilles, aux cheveuxbruns, accusant une quarantaine d'années et d'une fiertépleine de noblesse. Une cuirasse d'acier bruni, rayée derubans d'or niellés et traversée d'une écharpe blanche,recouvrait la poitrine.Malgré les préoccupations et les terreurs bien légitimesque lui inspirait sa situation, Isabelle ne pouvaits'empêcher de regarder ce portrait et d'y reporter ses yeux<strong>com</strong>me fascinée. Il y avait dans cette figure quelqueressemblance avec celle de Vallombreuse; maisl'expression en était si différente que ce rapportdisparaissait bientôt. Elle était dans cette rêverie quand lelaquais en livrée grise qui s'était éloigné quelques instantsrevint avec deux valets portant une petite table à uncouvert, et dit à la captive: «Mademoiselle est servie.»Un des valets avança silencieusement un fauteuil,l'autre découvrit une soupière en vieille argenteriemassive, et il s'en éleva un tourbillon de fumée odoranteannonçant un bouillon plein de succulence. Isabelle, en


dépit du chagrin que lui causait son aventure, se sentaitune faim qu'elle se reprochait, <strong>com</strong>me si jamais la natureperdait ses droits; mais l'idée que ces mets renfermaientpeut-être quelque narcotique qui la livrerait sans défenseaux entreprises l'arrêta, et elle repoussa l'assiette où déjàelle avait plongé sa cuiller.<strong>Le</strong> laquais en livrée grise parut deviner cetteappréhension, et il fit devant Isabelle l'essai du vin, del'eau et de tous les mets placés sur la table. La prisonnière,un peu rassurée, but une gorgée de bouillon, mangea unebouchée de pain, suça l'aile d'un poulet et, ce léger repasachevé, <strong>com</strong>me les émotions de la journée lui avaientdonné un mouvement de fièvre, elle approcha son fauteuildu feu et resta ainsi quelque temps, le coude sur le bras deson siège, le menton dans la main, et l'esprit perdu en unevague et douloureuse rêverie.Elle se leva ensuite et s'approcha de la fenêtre pour voirquel horizon l'on en découvrait. Il n'y avait aucune grilleou barreau, ni rien qui rappelât une prison. Mais en sepenchant elle vit, au pied de la muraille, l'eau stagnante etverdie d'un fossé profond qui entourait le château. <strong>Le</strong>pont-levis sur lequel avait passé le carrosse était ramené,et à moins de franchir le fossé à la nage, tout moyen de<strong>com</strong>munication avec l'extérieur était impossible.Encore eût-il été bien difficile de remonter à pic lerevêtement en pierre de la douve. Quant à l'horizon, unesorte de boulevard, formé d'arbres séculaires plantésautour du manoir, l'interceptait <strong>com</strong>plètement. Des


fenêtres on n'apercevait que leurs branches entrelacéesqui, même dépouillées de feuilles, obstruaient laperspective. Il fallait renoncer à tout espoir de fuite ou dedélivrance, et attendre l'événement avec cette inquiétudenerveuse pire peut-être que la catastrophe la plus terrible.Aussi la pauvre Isabelle tressaillait-elle au plus légerbruit.<strong>Le</strong> murmure de l'eau, un soupir du vent, un craquementde la boiserie, une crépitation du feu lui faisaient perlerdans le dos des sueurs froides. A chaque instant elles'attendait à ce qu'une porte s'ouvrît, à ce qu'un panneause déplaçât, trahissant un corridor secret, et que de cecadre sombre il sortît quelqu'un, homme ou fantôme.Peut-être même le spectre l'eût-il moins effrayée. Avec lecrépuscule qui allait s'assombrissant ses terreursaugmentaient; un grand laquais entra apportant unflambeau chargé de bougies, elle faillit s'évanouir.Tandis qu'Isabelle tremblait de frayeur dans sonappartement solitaire, ses ravisseurs, en une salle basse,faisaient carousse et chère lie, car ils devaient rester auchâteau <strong>com</strong>me une sorte de garnison, en cas d'attaque dela part de Sigognac. Ils buvaient tous <strong>com</strong>me des éponges,mais un d'eux surtout déployait une remarquablepuissance d'ingurgitation. C'était l'homme qui avaitemporté Isabelle en travers de son cheval, et <strong>com</strong>me ilavait déposé son masque, il était loisible à chacun decontempler sa face blême <strong>com</strong>me un fromage où flambaitun nez chauffé au rouge. A ce nez couleur de guigne, on


a reconnu Malartic, l'ami de Lampourde.


XVIVALLOMBREUSEIsabelle, restée seule dans cette chambre inconnue où lepéril pouvait surgir d'un moment à l'autre sous une formemystérieuse, se sentait le coeur oppressé d'uneinexprimable angoisse, quoique sa vie errante l'eût rendueplus courageuse que ne le sont ordinairement les femmes.<strong>Le</strong> lieu n'avait pourtant rien de sinistre dans son luxeancien mais bien conservé. <strong>Le</strong>s flammes dansaientjoyeusement sur les énormes bûches du foyers les bougiesjetaient une clarté vive qui, pénétrant jusqu'aux moindresrecoins, en chassait avec l'ombre les chimères de la peur.Une douce chaleur y régnait, et tout y conviait auxnonchalances du bien-être. <strong>Le</strong>s peintures des panneauxrecevaient trop de lumière pour prendre des aspectsfantastiques, et, dans son cadre d'ornementations audessusde la cheminée, le portrait d'homme remarqué parIsabelle n'avait pas ce regard fixe et qui cependant semblevous suivre, si effrayant chez certains portraits. Ilparaissait plutôt sourire avec une bonté tranquille etprotectrice, <strong>com</strong>me une image de saint qu'on veutinvoquer à l'heure du danger.Tout cet ensemble de choses calmes, rassurantes,hospitalières, ne détendait point les nerfs d'Isabelle,frémissants <strong>com</strong>me les cordes d'une guitare qu'on vient de


pincer; ses yeux erraient autour d'elle, inquiets et furtifs,voulant voir et craignant de voir, et ses sens surexcitésdémêlaient avec terreur, au milieu du profond repos de lanuit, ces bruits imperceptibles qui sont la voix du silence.Dieu sait les significations formidables qu'elle leurattribuait! Bientôt son malaise devint si fort qu'elle serésolut à quitter cette chambre si éclairée, si chaude et si<strong>com</strong>mode, pour s'aventurer par les corridors du château,au risque de quelque rencontre fantasmatique, à larecherche de quelque issue oubliée ou de quelque lieu derefuge. Après s'être assurée que les portes de sa chambren'étaient point fermées à double tour, elle prit sur leguéridon la lampe que le laquais y avait laissée pour lanuit, et l'abritant de sa main elle se mit en marche.D'abord elle rencontra l'escalier à la rampe de serrurerie<strong>com</strong>pliquée qu'elle avait monté sous l'escorte dudomestique; elle le descendit, pensant avec raisonqu'aucune sortie favorable à son évasion ne se pouvaittrouver au premier étage. Au bas de l'escalier, sous levestibule, elle aperçut une grande porte à deux battantsdont elle tourna le bouton, et qui s'ouvrit devant elle avecun craquement de bois et un grincement de gonds dont lebruit lui parut égal à celui du tonnerre, encore qu'il fûtimpossible de l'entendre à trois pas. La faible clarté de lalampe grésillant dans l'air humide d'un appartementlongtemps fermé, découvrit ou plutôt fit entrevoir à lajeune <strong>com</strong>édienne une vaste pièce, non pas délabrée, maisayant ce caractère mort des lieux qu'on n'habite plus; de


grands bancs de chêne s'adossaient aux murailles revêtuesde tapisseries à personnages; des trophées d'armes,gantelets, épées et boucliers, révélés par de brusqueséclairs, y étaient suspendus. Une lourde table à piedsmassifs, contre laquelle la jeune femme jaillit se heurter,occupait le milieu de la pièce; elle la contourna, maisquelle ne fut pas sa terreur quand, en approchant de laporte qui faisait face à la porte d'entrée et donnait accèsdans la salle suivante, elle aperçut deux figures armées depied en cap, qui se tenaient immobiles en sentinelle dechaque côté du chambranle, les gantelets croisés sur lagarde de grandes épées ayant la pointe fichée en terre; lescribles de leurs casques représentaient des faces d'oiseauxhideux, dont les trous simulaient les prunelles, et le nasalle bec; sur les cimiers se hérissaient <strong>com</strong>me des ailesirritées et palpitantes, des lamelles de fer ciselées enpennes; le ventre du plastron frappé d'une paillettelumineuse se bombait d'une façon étrange, <strong>com</strong>mesoulevé par une respiration profondes des genouillères etdes cubitières jaillissait une pointe d'acier recourbée enfaçon de serre d'aigle, et le bout des pédieux s'allongeaiten griffe. Aux clartés vacillantes de la lampe qui tremblaità la main d'lsabelle, ces deux fantômes de fer prenaientune apparence vraiment effrayante et bien faite pouralarmer les plus fiers courages. Aussi le coeur de la pauvreIsabelle palpitait-il si fort qu'elle en entendait lesbattements et en sentait les trépidations jusque dans sagorge. Croyez qu'elle regrettait alors d'avoir quitté sa


chambre pour cette aventureuse promenade nocturne.Cependant, <strong>com</strong>me les guerriers ne bougeaient pasquoiqu'ils eussent dû remarquer sa présence, et qu'ils nefaisaient pas mine de brandir leurs épées pour lui barrer lepassage, elle s'approcha de l'un d'eux et lui mit la lumièresous le nez. L'homme d'armes ne s'en émut nullement etconserva sa pose avec une insensibilité parfaite. Isabelleenhardie et se doutant de la vérité lui leva sa visière qui,ouverte, ne laissa voir qu'un vide plein d'ombre <strong>com</strong>me lestimbres dont on décore les blasons. <strong>Le</strong>s deux sentinellesn'étaient que des panoplies, des armures allemandescurieuses, disposées là sur le squelette d'un mannequin.Mais l'illusion était bien permise à une pauvre captiveerrant la nuit dans un château solitaire, tant ces carapacesmétalliques, moulées sur le corps humain <strong>com</strong>me desstatues de la guerre, en rappellent la forme mêmelorsqu'elles sont vides, et la rendent plus formidable parles rigueurs de leurs angles et les nodosités de leursarticulations. Isabelle, malgré sa tristesse, ne puts'empêcher de sourire en reconnaissant son erreur, etpareille aux héros des romans de chevalerie, lorsqu'aumoyen d'un talisman ils ont rompu le charme quidéfendait un palais enchanté, elle entra bravement dans laseconde salle sans plus se soucier désormais des deuxgardiens réduits à l'impuissance.C'était une vaste salle à manger <strong>com</strong>me en témoignaientde hauts dressoirs en chêne sculpté, où luisaientvaguement des blocs d'orfèvrerie: aiguières, salières,


oîtes à épices, hanaps, vases à panses renflées, grandsplats d'argent ou de vermeil, semblables à des boucliers ouà des roues de char, et des verreries de Bohême et deVenise, aux formes grêles et capricieuses, qui jetaient,surprises par la lumière, des feux verts, rouges et bleus.Des chaises à dossier carré rangées autour de la tableparaissaient attendre des convives qui ne devaient pasvenir, et, la nuit, pouvaient servir à faire asseoir un festind'ombres. Un vieux cuir de Cordoue gaufré d'or et ramagéde fleurs, tendu au-dessus d'un revêtement de chêne à mihauteur,s'illuminait par places d'un reflet fauve aupassage de la lampe, et donnait à l'obscurité une richessechaude et sombre. Isabelle, d'un coup d'oeil, entrevit cesvieilles magnificences et se hâta de franchir la troisièmeporte.Cette salle, qui semblait le salon d'honneur, était plusgrande que les autres déjà fort spacieuses. La petitelumière de la lampe n'en éclairait pas les profondeurs etson faible rayonnement s'éteignait, à quelques pasd'Isabelle, en filaments jaunâtres <strong>com</strong>me les rais d'uneétoile parmi le brouillard. Si pâle qu'elle fût, cette clartésuffisait pour rendre l'ombre visible et donner auxténèbres des figurations effrayantes et difformes, vaguesébauches que la peur achevait. Des fantômes se drapaientavec les plis des rideaux; les bras des fauteuils semblaientenvelopper des spectres, et des larves monstrueusess'accroupissaient dans les coins obscurs, hideusementrepliées sur elles-mêmes ou accrochées par des ongles de


chauves-souris. Domptant ces terreurs chimériques,Isabelle continua son chemin et vit au fond de la salle undais seigneurial coiffé de plumes, historié d'armoiries dontil eût été difficile de déchiffrer le blason, et surmontant unfauteuil en forme de trône posé sur une estrade recouverted'un tapis où l'on accédait par trois marches.Tout cela éteint, confus, baigné d'ombre et trahiseulement par quelque reflet, prenait du mystère unegrandeur farouche et colossale. On eût dit une chaire àprésider un sanhédrin d'esprits, et il n'eût pas fallu ungrand effort d'imagination pour y voir un ange sombreassis entre ses longues ailes noires.Isabelle pressa le pas et, quelque légère que fût sadémarche, les craquements de ses chaussures acquéraientà travers ce silence des sonorités terribles. La quatrièmesalle était une chambre à coucher occupée en partie par unlit énorme dont les rideaux, en damas des Indes rougesombre, retombaient pesamment autour de la couchette.Dans la ruelle un prie-Dieu d'ébène faisait miroiter lecrucifix d'argent qui le surmontait. Un lit fermé a mêmele jour, quelque chose d'inquiétant. On se demande cequ'il y a derrière ces voiles rabattus; mais la nuit, dans unechambre abandonnée, un lit hermétiquement clos esteffrayant. Il peut cacher un dormeur <strong>com</strong>me un cadavreou même encore un vivant qui guette. Isabelle crutentendre derrière les rideaux le rythme intermittent etprofond d'une respiration endormie; était-ce une illusionou une réalité? Elle n'osa pas s'en assurer en écartant les


plis de l'étoffe rouge et en faisant tomber sur le lit le rayonde sa lampe.La bibliothèque suivit la chambre à coucher; dans lesarmoires, surmontées par des bustes de poètes, dephilosophes et d'historiens qui regardaient Isabelle deleurs grands yeux blancs, de nombreux volumes assez endésordre montraient leurs dos étiquetés de chiffres et detitres, dont l'or se ravivait au passage de la lumière. Là, lebâtiment faisait un retour d'équerre et l'on débouchaitdans une longue galerie occupant une autre façade de lacour. C'était la galerie où, par ordre chronologique, sesuccédaient les portraits de famille. Une rangée defenêtres correspondait à la paroi où ils étaient accrochésdans des cadres de vieil or rougi. Des volets percés dansle haut d'un trou ovale fermaient ces fenêtres, et cettedisposition produisait en ce moment un effet singulier. Lalune s'était levée, et par la découpure de ces trous envoyaitun rayon qui en reportait l'image sur la muraille opposée;il arrivait parfois que la tache de lumière bleuâtre tombâtsur le visage d'un portrait et s'y adaptât <strong>com</strong>me un masqueblafard. Sous cette lueur magique, la peinture prenait unevie alarmante d'autant plus que, le corps restant dansl'ombre, ces têtes aux pâleurs argentées avec leur reliefsubit, paraissaient jaillir en ronde-bosse de leur cadre<strong>com</strong>me pour voir passer Isabelle. D'autres, que le refletseul de la lampe atteignait, conservaient sous le jaunevernis leur attitude solennellement morte, mais il semblaitque par leurs noires prunelles l'âme des aïeux vînt


egarder dans le monde <strong>com</strong>me à travers des ouverturesménagées exprès, et ce n'étaient pas les moins sinistreseffigies de la collection.Ce fut pour le courage d'Isabelle une action aussi bravede traverser cette galerie bordée de figures fantastiques,que pour un soldat de marcher au pas devant un feu depeloton. Une froide sueur d'angoisse mouillait sachemisette entre les épaules, et elle s'imaginait quederrière elle ces fantômes à cuirasses et à pourpoints ornésd'ordres de chevalerie, ces douairières à hautes fraises etvertugadins démesurés, descendaient de leurs bordures etse mettaient à la suivre en procession funèbre. Elle croyaitmême entendre leurs pas d'ombre frôlerimperceptiblement le parquet sur ses talons. Enfin elleatteignit l'extrémité de ce large couloir et rencontra uneporte vitrée qui donnait sur la cour; elle l'ouvrit non sansse meurtrir les doigts sur la vieille clef rouillée qui eutpeine à tourner dans la serrure, et après avoir eu soind'abriter sa lampe pour la retrouver en revenant sur sespas, elle sortit de la galerie, séjour de terreurs et d'illusionsnocturnes.A l'aspect du ciel libre où quelques étoiles, quen'éteignait pas tout à fait la lueur blanche de la lune,brillaient, avec une scintillation d'argent, Isabelle se sentitune joie délicieuse et profonde <strong>com</strong>me si elle revenait dela mort à la vie; il lui semblait que Dieu la voyaitmaintenant de son firmament, tandis qu'il eût bien pul'oublier lorsqu'elle était perdue dans ces ténèbres


intenses, sous ces plafonds opaques, à travers ce dédale dechambres et de couloirs. Quoique sa situation ne fût enrien améliorée, un poids immense était enlevé de dessussa poitrine. Elle continua ses explorations, mais la courétait exactement fermée partout <strong>com</strong>me l'enceinte d'uneforteresse, à l'exception d'une poterne ou arcade de briquedonnant probablement sur le fossé, car Isabelle, en s'ypenchant avec précaution, sentit la fraîcheur humide del'eau profonde lui monter à la figure <strong>com</strong>me une boufféede vent, et elle entendit le faible murmure d'une petitevague se brisant au pied de la douve. C'était probablementpar là qu'on approvisionnait les cuisines du château; maispour y arriver ou s'en éloigner il fallait une petite barquerangée, sans doute, au bas du rempart, en quelque remised'eau, hors de la portée d'lsabelle.L'évasion était donc impossible de ce côté <strong>com</strong>me desautres. C'est ce qui expliquait la liberté relative laissée àla prisonnière. Elle avait sa cage ouverte <strong>com</strong>me cesoiseaux exotiques qu'on transporte sur des navires et qu'onsait bien être forcés de revenir se percher sur la mâtureaprès quelque courte excursion, car la terre la plusprochaine est si éloignée encore que l'aile s'userait avantd'y arriver. <strong>Le</strong> fossé autour du château faisait l'office del'Océan autour du navire.Dans un coin de la cour, une lueur rougeâtre filtrait àtravers les volets d'une salle basse, et, dans le silence de lanuit, une certaine rumeur se dégageait de cet angle baignéd'ombre. La jeune fille se dirigea vers cette lumière et ce


uit, mue d'une curiosité licite à concevoir; elle appliquason oeil à la fente d'un volet moins hermétiquement closque les autres, et elle put aisément découvrir ce qui sepassait à l'intérieur de la salle.Autour d'une table qu'éclairait une lampe à trois becs,suspendue au plafond par une chaîne de cuivre.banquetaient des gaillards de mine farouche et truculente,dans lesquels Isabelle, bien qu'elle ne les eût vus quemasqués, reconnut sans peine les hommes qui avaientconcouru à son enlèvement. C'étaient Piedgris,Tordgueule, La Râpée et Bringuenarilles, dont le physiquerépondait à ces noms charmants. La lumière tombant duhaut faisait luire leur front, plongeait leurs yeux dansl'ombre, dessinait l'arête de leur nez et se raccrochait àleurs moustaches extravagantes, de manière à exagérerencore la sauvagerie de ces têtes qui n'avaient pas besoinde cela pour paraître effrayantes.Un peu plus loin, au bout de la table, était assis, <strong>com</strong>mebrigand de province ne pouvant aller de pair avec desspadassins de Paris, Agostin, débarrassé de la perruque etde la fausse barbe qui lui avalent servi à jouer l'aveugle.A la place d'honneur siégeait Malartic, élu roi du festin àl'unanimité. Sa face était plus blême et son nez plus rougequ'à l'ordinaire; phénomène qui pouvait s'expliquer par lenombre de bouteilles vides rangées sur le buffet <strong>com</strong>medes corps emportés de la bataille, et par le nombre debouteilles pleines que le sommelier plantait devant luiavec une prestesse infatigable.


De la conversation confuse des buveurs, Isabelle nedémêlait que quelques mots dont le sens lui échappait leplus souvent; car c'étaient des vocables de tripot, decabaret et de salle d'armes, quelquefois même de hideuxtermes d'argot empruntés au dictionnaire de la cour desMiracles, où se parlent les langues d'Egypte et deBohême; elle n'y trouvait rien qui l'éclairât sur le sortqu'on lui réservait, et un peu saisie par le froid, elle allaitse retirer lorsque Malartic donna sur la table, pour obtenirle silence, un épouvantable coup de poing qui fitchanceler les bouteilles <strong>com</strong>me si elles eussent été ivres,et cliqueter les verres les uns contre les autres avec unesonnerie cristalline donnant en musique ut, mi, sol, si. <strong>Le</strong>sbuveurs, quelque abrutis qu'ils fussent, en sautèrent d'undemi-pied en l'air sur leur banc, et toutes les trognes setournèrent instantanément vers Malartic.Profitant de cette trêve dans le vacarme de l'orgie,Malartic se leva et dit, en élevant son verre dont il fitbriller le vin à la lumière <strong>com</strong>me un chaton de bague:«Amis, écoutez cette chanson que j'ai faite, car je m'aidede la lyre aussi bien que de l'épée, une chanson bachique<strong>com</strong>me il convient à un bon ivrogne. <strong>Le</strong>s poissons, quiboivent de l'eau, sont muets s'ils buvaient du vin, ilschanteraient. Donc, montrons que nous sommes deshumains par une beuverie mélodieuse.- La chanson! la chanson!» crièrent Bringuenarilles, LaRâpée, Tordgueule et Piedgris, incapables de suivre cettedialectique subtile.


Malartic se nettoya le gosier par quelques vigoureuxhum! hum! et, avec toutes les manières d'un chanteurappelé dans la chambre du roi, il entonna d'une voix quibien qu'un peu rauque, ne manquait pas de justesse, lescouplets suivants:A BACCHUS. BIBERON INSIGNE.CRIONS: «MASSE! ET CHANTONS EN CHOEUR:VIVE LE PUR SANG DE LA VIGNEQUI SORT DES GRAPPES QU'ON TRÉPIGNE!VIVE CE RUBIS EN LIQUEUR!NOUS AUTRES PRETRES DE LA TREILLE,DU VIN NOUS PORTONS LES COULEURS.NOTRE FARD EST DANS LA BOUTEILLEQUI NOUS FAIT!.A TROGNE VERMEILLEET SUR LE NEZ NOUS MET DES FLEURS.HONTE A QUI D'EAU CLAIRE SE MOUILLEAU CIEL DE BOIRE DU VIN FRAISET DEVANT LES BROCS QU'IL S'AGENOUILLE!OU SOIT MUÉ D'HOMME EN GRENOUILLEET BARBOTE DANS LES MARAIS!La chanson fut accueillie par des cris de joie, etTordgueule, qui se piquait de poésie, ne craignit point deproclamer Malartic l'émule de Saint-Amant, avis quiprouvait <strong>com</strong>bien l'ivresse faussait la judiciaire du<strong>com</strong>pagnon. On décréta un rouge-bord en l'honneur duchansonnier, et quand les verres furent vidés, chacun fitrubis sur l'ongle pour montrer qu'il avait buconsciencieusement sa rasade. Ce coup acheva les plus


faibles de la bande; La Râpée glissa sous la table, où il fitmatelas à Bringuenarilles. Piedgris et Tordgueule, plusrobustes, laissèrent seulement choir leurs têtes en avant ets'endormirent ayant pour oreiller leurs bras croisés. Quantà Malartic, il se tenait droit dans sa chaise le gobelet aupoing, les yeux écarquillés et le nez enluminé d'un rougesi vif qu'il semblait jeter des étincelles <strong>com</strong>me un fer tiréde la forge; il répétait machinalement avec l'hébétudesolennelle de l'ivresse contenue, sans que personne fitchorus:A BACCHUS BIBERON INSIGNE.CRIONS:« MASSE!» ET CHANTONS EN CHOEUR...Dégoûtée de ce spectacle, Isabelle quitta la fente duvolet et poursuivit ses investigations, qui l'amenèrentbientôt sous la voûte où pendaient avec leur contrepoidsles chaînes du pont-levis, ramené vers le château.Il n'y avait aucun espoir de mettre en branle cette lourdemachine, et, <strong>com</strong>me il fallait abattre le pont pour sortir, laplace n'ayant pas d'autre issue, la captive dut renoncer àtout projet d'évasion. Elle alla reprendre sa lampe où ellel'avait laissée dans la galerie des portraits, qu'elleparcourut cette fois avec moins de terreur, car elle savaitmaintenant l'objet de son épouvante et la peur est faited'inconnu. Elle traversa rapidement la bibliothèque, lasalle d'honneur et toutes les pièces qu'elle avait exploréesavec une précaution anxieuse. <strong>Le</strong>s armures dont elle s'étaitsi fort effrayée lui parurent presque risibles, et d'un pasdélibéré elle monta l'escalier descendu tout à l'heure en


etenant son souffle et sur la pointe du pied, de peurd'éveiller le moindre écho assoupi dans la cage sonore.Mais quel ne fut pas son effroi lorsque du seuil de sachambre elle aperçut une figure étrange assise au coin dela cheminée? Ce n'était pas un fantôme assurément, car lalumière des bougies et le reflet du foyer l'éclairaient d'unefaçon trop nette pour qu'on pût s'y méprendre; c'était bienun corps grêle et délicat, il est vrai, mais très vivant ainsique l'attestaient deux grands yeux noirs d'un éclatsauvage, et n'ayant nullement le regard atone des spectres,qui se fixaient sur Isabelle, encadrée dans le chambranlede la porte, avec une tranquillité fascinante. De grandscheveux bruns rejetés en arrière permettaient de voir entous ses détails une figure d'une teinte olivâtre, aux traitsfinement sculptés par une maigreur juvénile et vivace, etdont la bouche entrouverte découvrait une denture d'uneblancheur éclatante.<strong>Le</strong>s mains tannées au grand air, mais de formemignonne, se croisaient sur la poitrine montrant desongles plus pâles que les doigts. <strong>Le</strong>s pieds nusn'atteignaient pas la terre, les jambes étant trop courtespour arriver du fauteuil au parquet. Par l'interstice d'unegrossière chemise de toile brillaient vaguement quelquesgrains d'un collier en perles.A ce détail du collier, on a sans doute reconnu Chiquita.C'était elle en effet, non pas sous son costume de fille,mais encore travestie en garçon, déguisement qu'elle avaitpris pour jouer le conducteur du faux aveugle. Cet habit,


<strong>com</strong>posé d'une chemise et de larges braies, ne lui seyaitpoint mal; car elle avait cet âge où le sexe est douteuxentre la fillette et le jouvenceau.Dès qu'elle eut reconnu la bizarre créature, Isabelle seremit de l'émotion que lui avait fait éprouver cetteapparition inattendue.Chiquita n'était pas par elle-même bien redoutable, etd'ailleurs elle semblait professer, à l'endroit de la jeuneComédienne, une sorte de reconnaissance désordonnée etfantasque qu'elle avait prouvée à sa manière dans unepremière rencontre.Chiquita, tout en regardant Isabelle, murmurait à demivoixcette espèce de chanson en prose qu'elle avaitfredonnée avec un accent de folie, le corps engagé dansl'oeil-de-boeuf, lors de la première tentative d'enlèvementaux Armes de France: «Chiquita danse sur la pointe desgrilles, Chiquita passe par le trou des serrures.»«As-tu toujours le couteau, dit cette singulière créatureà Isabelle lorsqu'elle se fut approchée de la cheminée, lecouteau à trois raies rouges?- Oui, Chiquita, répondit la jeune femme, je le porte là,entre ma chemisette et mon corsage. Mais pourquoi cettequestion; ma vie est-elle donc en péril?- Un couteau, dit la petite dont les yeux brillèrent d'unéclat féroce, un couteau est un ami fidèle; il ne trahit passon maître, si son maître le fait boire; car le couteau asoif.- Tu me fais peur, mauvaise enfant, reprit Isabelle que


troublaient ces paroles sinistrement extravagantes, maisqui, dans la position où elle se trouvait, pouvaientrenfermer un avertissement profitable.- Aiguise la pointe au marbre de la cheminée, continuaChiquita, repasse la lame sur le cuir de ta chaussure.- Pourquoi me dis-tu tout cela? fit la Comédienne toutepâle.- Pour rien; qui veut se défendre prépare ses armes,voilà tout.»Ces phrases bizarres et farouches inquiétaient Isabelle,et cependant, d'un autre côté, la présence de Chiquita danssa chambre la rassurait. La petite semblait lui porter unesorte d'affection qui, pour être basée sur un motif futile,n'en était pas moins réelle. «Je ne te couperai jamais lecol», avait dit Chiquita; et, dans ses idées sauvages, c'étaitune solennelle promesse, un pacte d'alliance auquel elle nedevait pas manquer. Isabelle était la seule créaturehumaine qui, après Agostin, lui eût témoigné de lasympathie. Elle tenait d'elle le premier bijou dont se fûtparée sa coquetterie enfantine, et, trop jeune pour êtrejalouse, elle admirait naïvement la beauté de la jeuneComédienne. Ce doux visage exerçait une séduction surelle, qui n'avait vu jusqu'alors que des mines hagardes etféroces exprimant des pensées de rapine, de révolte et demeurtre.«Comment se fait-il que tu sois ici, lui dit Isabelle aprèsun moment de silence? As-tu pour charge de me garder?- Non, répondit Chiquita; je suis venue toute seule où la


lumière et le feu m'ont guidée. Cela m'ennuyait de resterdans un coin pendant que ces hommes buvaient bouteillesur bouteille. Je suis si petite, si jeune et si maigre qu'onne fait pas plus attention à moi qu'à un chat qui dort sousla table. Au plus fort du tapage, je me suis esquivée.L'odeur du vin et des viandes me répugne, habituée que jesuis au parfum des bruyères et à la senteur résineuse despins.- Et tu n'as pas eu peur à errer sans chandelle, à traversces longs couloirs obscurs, ces grandes chambres pleinesde ténèbres?- Chiquita ne connaît pas la peur; ses yeux voient dansl'ombre, ses pieds y marchent sans trébucher. Si ellerencontre une chouette, la chouette ferme ses prunelles; lachauve-souris ploie ses membranes quand elle approche;le fantôme se range pour la laisser passer ou retourne enarrière. La Nuit est sa camarade et ne lui cache aucun deses mystères. Chiquita sait le nid du hibou, la cachette duvoleur, la fosse de l'assassiné, l'endroit que hante lespectre; mais elle ne l'a jamais dit au Jour.»En prononçant ces paroles étranges, les yeux deChiquita brillaient d'un éclat surnaturel. On devinait queson esprit, exalté par la solitude, se croyait une espèce depouvoir magique. <strong>Le</strong>s scènes de brigandage et de meurtreauxquelles son enfance s'était mêlée avaient dû agirfortement sur son imagination ardente, inculte et fébrile.Sa conviction agissait sur Isabelle, qui la regardait avecune appréhension superstitieuse.


«J'aime mieux, continua la petite, rester là, près du feu,à côté de toi. Tu es belle, et cela me plaît de te voir; turessembles à la bonne Vierge que j'ai vue briller surl'autel; mais de loin seulement, car on me chassait del'église avec les chiens, sous prétexte que j'étais malpeignée et que mon jupon jaune serin aurait fait rire lesfidèles. Comme ta main est blanche! la mienne poséedessus a l'air d'une patte de singe. Tes cheveux sont fins<strong>com</strong>me de la soie; ma tignasse se hérisse <strong>com</strong>me unebroussaille. Oh! je suis bien laide, n'est-ce pas?- Non, chère petite, répondit Isabelle que cetteadmiration naïve touchait malgré elle, tu as ta beautéaussi; il ne te manque que d'être un peu ac<strong>com</strong>modée pourvaloir les plus jolies filles.- Tu crois? pour être brave, je volerai de beaux habits,et alors Agostin m'aimera.»Cette idée illumina d'une lueur rose le visage fauve del'enfant, et pendant quelques minutes, elle demeura<strong>com</strong>me perdue dans une rêverie délicieuse et profonde.«Sais-tu où nous sommes? reprit Isabelle, lorsqueChiquita releva ses paupières frangées de longs cils noirsqu'elle avait tenues un instant abaissées.- Dans un château appartenant au seigneur qui a tantd'argent, et qui voulait déjà te faire enlever à Poitiers. Jen'avais qu'à tirer le verrou, c'était fait. Mais tu m'avaisdonné le collier de perles, et je ne voulais pas te causer dela peine.- Pourtant, cette fois, tu as aidé à m'emporter, dit


Isabelle; tu ne m'aimes donc plus, que tu me livres à mesennemis?- Agostin avait <strong>com</strong>mandé; il fallait obéir. D'ailleurs unautre aurait fait le conducteur de l'aveugle, et je ne seraispas entrée au château avec toi. Ici, je puis te servir peutêtreà quelque chose. Je suis courageuse, agile et forte,quoique petite, et je ne veux pas qu'on te fasse mal.- Est-ce bien loin de Paris, ce château où l'on me tientprisonnière? dit la jeune femme en attirant Chiquita entreses genoux; en as-tu entendu prononcer le nom parquelqu'un de ces hommes?- Oui, Tordgueule a dit que l'endroit se nommait...<strong>com</strong>ment donc déjà? fit la petite, en se grattant la tête d'unair d'embarras.- Tâche de t'en souvenir, mon enfant, dit Isabelle enflattant de la main les joues brunes de Chiquita, qui rougitde plaisir à cette caresse, car jamais personne n'avait eupareille attention pour elle.- Je crois que c'est Vallombreuse, répondit Chiquita,syllabe par syllabe <strong>com</strong>me si elle écoutait un échointérieur. Oui, Vallombreuse, j'en suis sûre maintenant; lenom même du seigneur que ton ami le <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>a blessé en duel. Il aurait mieux fait de le tuer. Ce duc esttrès méchant, quoiqu'il jette l'or à poignées <strong>com</strong>me unsemeur de grain. Tu le hais, n'est-ce pas? et tu serais biencontente si tu parvenais à lui échapper.- Oh! oui; mais c'est impossible, dit la jeuneComédienne; un fossé profond entoure le château; le pont-


levis est ramené. Toute évasion est impraticable.- Chiquita se rit des grilles, des serrures, des murailleset des douves; Chiquita peut sortir à son gré de la prisonla mieux close et s'envoler dans la lune aux yeux dugeôlier ébahi. Si elle veut, avant que le soleil se lève, leCapitaine saura où est cachée celle qu'il cherche.»Isabelle craignait, en entendant ces phrasesincohérentes, que la folie n'eût troublé le faible cerveau deChiquita mais la physionomie de l'enfant était siparfaitement calme, ses yeux avaient un regard si lucide,et le son de sa voix un tel accent de conviction, que cettesupposition n'était pas admissible; cette étrange créaturepossédait certainement une partie du pouvoir presquemagique qu'elle s'attribuait.Comme pour convaincre Isabelle qu'elle ne se vantaitpoint, elle lui dit: «Je vais sortir d'ici tout à l'heure; laissemoiréfléchir un instant pour trouver le moyen; ne parlepas, retiens ta respiration; le moindre bruit me distrait; ilfaut que j'entende l'Esprit.»Chiquita pencha la tête, mit la main sur ses yeux afin des'isoler, resta quelques minutes dans une immobilitémorte, puis elle releva le front, ouvrit la fenêtre, monta surl'appui et plongea dans l'obscurité un regard d'uneintensité profonde. Au bas de la muraille clapotait l'eausombre du fossé poussée par la bise nocturne.«Va-t-elle, en effet, prendre son vol <strong>com</strong>me une chauvesouris?»se disait la jeune actrice qui suivait d'un oeilattentif tous les mouvements de Chiquita.


En face de la fenêtre, de l'autre côté de la douve, sedressait un grand arbre plusieurs fois centenaire, dont lesmaîtresses branches s'étendaient presque horizontalementmoitié sur la terre, moitié sur l'eau du fossé; mais il s'enfallait de huit ou dix pieds que l'extrémité du plus longbranchage atteignît la muraille.C'était sur cet arbre qu'était basé le projet d'évasion deChiquita. Elle rentra dans la chambre, elle tira d'une deses poches une cordelette de crin très fine, très serrée,mesurant de sept à huit brasses, la déroulaméthodiquement sur le parquet; tira de son autre pocheune sorte d'hameçon de fer qu'elle accrocha à la corde;puis elle s'approcha de la fenêtre et lança le crochet dansles branches de l'arbre. La première fois l'ongle de fer nemordit pas et retomba avec la corde en sonnant sur lespierres du mur. A la seconde tentative, la griffe del'hameçon piqua l'écorce et Chiquita tira la corde à elle, enpriant Isabelle de s'y suspendre de tout son poids. Labranche accrochée céda autant que la flexibilité du troncle permettait, et se rapprocha de la croisée de cinq ou sixpieds. Alors Chiquita fixa la cordelette après la serrureriedu balcon par un noeud qui ne pouvait glisser et,soulevant son corps frêle avec une agilité singulière, ellese pendit des mains au cordage, et par des déplacementsde poignets eut bientôt gagné la branche qu'elle enfourchadès qu'elle la sentit solide.«Défais maintenant le noeud de la corde que je la retireà moi, dit-elle à la prisonnière d'une voix basse mais


distincte, à moins que tu n'aies envie de me suivre, maisla peur te serrerait le col, et le vertige te tirerait par lespieds pour te faire tomber dans l'eau. Adieu! je vais àParis et je serai bientôt de retour. On marche vite au clairde lune.»Isabelle obéit, et l'arbre n'étant plus maintenu, reprit saposition ordinaire, reportant Chiquita à l'autre bord dufossé. En moins d'une minute, s'aidant des genoux et desmains, elle se trouva au bas du tronc, sur la terre ferme, etbientôt la captive la vit s'éloigner d'un pas rapide et seperdre dans les ombres bleuâtres de la nuit.Tout ce qui venait de se passer semblait un rêve àIsabelle.En proie à une sorte de stupeur, elle n'avait pas encorerefermé la fenêtre, et elle regardait l'arbre immobile quidessinait en face d'elle les filaments noirs de son squelettesur le gris laiteux d'un nuage pénétré d'une lumière diffusepar le disque de l'astre qu'il cachait à demi. Elle frémissaiten voyant <strong>com</strong>bien était frêle à son extrémité la brancheà laquelle n'avait pas craint de se confier la courageuse etlégère Chiquita. Elle s'attendrissait à l'idée del'attachement que lui montrait ce pauvre être misérable etsauvage dont les yeux étaient si beaux, si lumineux et sipassionnés, yeux de femme dans un visage d'enfant, et quimontrait tant de reconnaissance pour un chétif cadeau.Comme la fraîcheur la saisissait et faisait s'entrechoqueravec une crépitation fébrile ses petites dents de perles, ellereferma la croisée, rabattit les rideaux et s'arrangea dans


un fauteuil, au coin du feu, les pieds sur les boules decuivre des chenets.Elle était à peine assise, que le majordome entra suivides deux mêmes valets qui portaient une petite tablecouverte d'une riche nappe à frange ouvragée, où étaitservi un souper non moins fin et délicat que le dîner.Quelques minutes plus tôt, l'entrée de ces laquais eûtdéjoué l'évasion de Chiquita. Isabelle, tout agitée encorede cette scène émouvante, ne toucha point aux metsplacés devant elle, et fit signe qu'on les remportât. Mais lemajordome fit placer près du lit un en-cas de blancsmangerset de massepains; il fit aussi déployer sur unfauteuil une robe, des coiffes et un manteau de nuit toutgarni de dentelles et de la bonne faiseuse. D'énormesbûches furent jetées sur les braises croulantes et l'onrenouvela les bougies. Cela fait, le majordome dit àIsabelle que si elle avait besoin d'une femme de chambrequi l'ac<strong>com</strong>modât, on allait lui en envoyer une.La jeune Comédienne ayant fait un geste de dénégation,le majordome s'en alla, sur un salut le plus respectueux dumonde.Lorsque le majordome et les laquais furent retirés,Isabelle, ayant jeté le manteau de nuit sur ses épaules, secoucha tout habillée sans se mettre entre les draps, pourêtre promptement debout en cas d'alerte. Elle sortit de soncorsage le couteau de Chiquita, l'ouvrit, en tourna la viroleet le plaça près d'elle à portée de sa main. Ces précautionsprises, elle abaissa ses longues paupières avec la volonté


de dormir, mais le sommeil se faisait prier. <strong>Le</strong>sévénements de la journée avaient agité les nerfs d'lsabelle,et les appréhensions de la nuit n'étaient guère faites pourles calmer. D'ailleurs, ces châteaux anciens qu'on n'habiteplus ont, pendant les heures sombres, des physionomiessingulières; il semble qu'on y dérange quelqu'un, et qu'unhôte invisible se retire à votre approche par quelquecouloir secret caché dans les murs. Toutes sortes de petitsbruits inexplicables s'y produisent inopinément. Unmeuble craque, l'horloge de la mort frappe ses coups secscontre la boiserie, un rat passe derrière la tenture, unebûche piquée de vers éclate dans le feu <strong>com</strong>me un marrond'artifice et vous éveille avec transes au moment même oùvous alliez vous assoupir.C'est ce qui arrivait à la jeune prisonnière; elle sedressait, ouvrait des yeux effarés, promenait ses regardsautour de la chambre, et n'y voyant rien que d'ordinaire,elle reposait sa tête sur l'oreiller. <strong>Le</strong> somme finitcependant par l'envahir, de manière à la séparer du monderéel dont les rumeurs ne lui parvenaient plus.Vallombreuse, s'il eût été là, aurait eu beau jeu pour sesentreprises téméraires et galantes; car la fatigue avaitvaincu la pudeur. Heureusement pour Isabelle, le jeuneduc n'était point encore arrivé au château. Ne se souciaitildéjà plus de sa proie la tenant désormais dans son aire,et la possibilité de satisfaire son caprice l'avait-il éteint?Nullements la volonté était plus tenace chez ce beau etméchant duc, surtout la volonté de mal faire; car il


éprouvait, en dehors de la volupté, un certain plaisirpervers à se jouer de toute loi divine et humaine; mais,pour détourner les soupçons, le jour même del'enlèvement, il s'était montré à Saint-Germain, avait faitsa cour au roi, suivi la chasse et sans affectation, parlé àplusieurs personnes. <strong>Le</strong> soir, il avait joué et perduostensiblement des sommes qui eussent été importantespour quelqu'un de moins riche Il avait paru de charmantehumeur, surtout depuis qu'un affidé venu à franc étriers'était incliné en lui remettant un pli. Ce besoin d'établir,en cas de recherches, un incontestable alibi, avaitsauvegardé cette nuit-là la pudicité d'lsabelle. Après unsommeil traversé de rêves bizarres où tantôt elle voyaitChiquita courir en agitant ses bras <strong>com</strong>me des ailesdevant le <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> à cheval, tantôt le duc deVallombreuse avec des yeux flamboyants pleins de haineet d'amour, Isabelle s'éveilla et fut surprise du tempsqu'elle avait dormi. <strong>Le</strong>s bougies avaient brûlé jusqu'auxbobèches, les bûches s'étaient consumées, et un gai rayonde soleil pénétrant par l'interstice des rideaux s'émancipaitjusqu'à jouer sur son lit encore qu'il n'eût pas été présenté.Ce fut pour la jeune femme un grand soulagement quele retour de la lumière. Sa position, sans doute, n'en valaitguère mieux; mais le danger n'était plus grossi de cesterreurs fantastiques que la nuit et l'inconnu apportent auxesprits les plus fermes. Pourtant sa joie ne fut pas delongue durée, car un grincement de chaînes se fitentendre; le pont-levis s'abaissa, le roulement d'un


carrosse mené d'un grand train retentit sur le plateau dutablier, gronda sous la voûte <strong>com</strong>me un tonnerre sourd ets'éteignit dans la cour intérieure.Qui pouvait entrer de cette façon altière et magistrale sice n'est le seigneur du lieu, le duc de Vallombreuse luimême?Isabelle sentit à ce mouvement qui avertit lacolombe de la présence du vautour, bien qu'elle ne le voiepas encore, que c'était bien l'ennemi et non un autre. Sesbelles joues en devinrent pâles <strong>com</strong>me cire vierge, et sonpauvre petit coeur se mit à battre la chamade dans laforteresse de son corsage quoiqu'il n'eût aucune envie dese rendre. Mais bientôt faisant effort sur elle-même, cettecourageuse fille rappela ses esprits et se prépara pour ladéfense. «Pourvu, se disait-elle, que Chiquita arrive àtemps et m'amène du secours!» et ses yeuxinvolontairement se tournaient vers le médaillon placé audessusde la cheminée:«O toi, qui as l'air si noble et si bon, protège-moi contrel'insolence et la perversité de ta race. Ne permets pas queces lieux où rayonne ton image soient témoins de mondéshonneur!»Au bout d'une heure que le jeune duc employa à réparerle désordre qu'apporte toujours dans une toilette unvoyage rapide, le majordome entra cérémonieusementchez Isabelle et lui demanda si elle pouvait recevoir M. leduc de Vallombreuse.«Je suis prisonnière, répondit la jeune femme avecbeaucoup de dignité; ma réponse n'est pas plus libre que


ma personne, et cette demande qui serait polie en situationordinaire, n'est que dérisoire en l'état où je suis. Je n'aiaucun moyen d'empêcher M. le duc d'entrer dans cettechambre d'où je ne puis sortir. Sa visite, je ne l'acceptepoint; je la subis. C'est un cas de force majeure. Qu'ilvienne s'il lui plaît de venir, à cette heure ou à une autre:ce m'est tout un. Allez lui redire mes paroles.»<strong>Le</strong> majordome s'inclina, se retira à reculons vers la portecar les plus grands égards lui avaient été re<strong>com</strong>mandés àl'endroit d'lsabelle, et disparut pour aller dire à son maîtreque «mademoiselle» consentait à le recevoir.Au bout de quelques instants, le majordome reparutannonçant le duc de Vallombreuse.Isabelle s'était levée à demi de son fauteuil, où l'émotionla fit retomber couverte d'une mortelle pâleur.Vallombreuse s'avança vers elle, chapeau bas, dansl'attitude du plus profond respect. Comme il la vittressaillir à son approche, il s'arrêta au milieu de lachambre, salua la jeune Comédienne et lui dit, de cettevoix qu'il savait rendre si douce pour séduire:«Si ma présence est trop odieuse maintenant à lacharmante Isabelle, et qu'elle ait besoin de quelque tempspour s'habituer à l'idée de me voir, je me retirerai. Elle estma prisonnière, mais je n'en suis pas moins son esclave.- Cette courtoisie vient tard, répondit Isabelle, après laviolence que vous avez exercée contre moi.- Voilà ce que c'est, reprit le duc, que de pousser lesgens à bout par une vertu trop farouche. N'ayant plus


d'espoir, ils se portent aux dernières extrémités, sachantqu'ils ne peuvent empirer leur situation. Si vous aviez bienvoulu souffrir que je vous fisse ma cour, et montrerquelque <strong>com</strong>plaisance à ma flamme, je serais resté parmiles rangs de vos adorateurs, essayant, à force degalanteries délicates, de magnificences amoureuses, dedévouements chevaleresques, de passion ardente etcontenue, d'attendrir lentement ce coeur rebelle. Je vousaurais inspiré sinon de l'amour, du moins cette pitié tendrequi parfois le précède et l'amène. A la longue peut-être,votre froideur se serait trouvée injuste, car rien ne m'eûtcoûté pour la mettre dans son tort.- Si vous aviez employé ces moyens si honnêtes, ditIsabelle, j'aurais plaint un amour que je n'aurais pupartager, puisque mon coeur ne se donnera jamais, et dumoins, je n'eusse pas été contrainte de vous haïr,sentiment qui n'est point fait pour mon âme, et qu'il lui estdouloureux d'éprouver.- Vous me détestez donc bien? fit le duc deVallombreuse avec un tremblement de dépit dans la voix.Je ne le mérite pas. Cependant mes torts envers vous, sij'en ai, viennent de ma passion même; et quelle femme,pour chaste et vertueuse qu'elle soit, en veut sérieusementà un galant homme de l'effet que ses charmes ont produitsur lui, malgré elle?- Certes, ce n'est point là un motif d'aversion lorsquel'amant se tient dans les limites du respect et soupire avecune timidité discrète. La plus prude le peut supporter;


mais quand son impatience insolente se livre tout d'abordaux derniers excès et procède par le guet-apens, le rapt etla séquestration, <strong>com</strong>me vous n'avez pas craint de le faire,il n'est pas d'autre sentiment possible qu'une invinciblerépugnance. Toute âme un peu haute et fière se révoltequand on la prétend forcer. L'amour, qui est chose divine,ne se <strong>com</strong>mande ni ne s'extorque. Il souffle où il veut.- Ainsi, une répugnance invincible, voilà tout ce que jepuis attendre de vous, répondit Vallombreuse dont lesjoues étaient devenues pâles et qui s'était mordu plusd'une fois les lèvres pendant qu'lsabelle lui parlait aveccette fermeté douce qui était le ton naturel de cette jeunepersonne aussi sage qu'aimable.- Vous auriez un moyen de reconquérir mon estime etde gagner mon amitié. Rendez-moi noblement la libertéque vous m'avez prise. Faites-moi reconduire par uncarrosse à mes <strong>com</strong>pagnons inquiets qui ne savent ce queje suis devenue et me cherchent éperdument, avec transesmortelles. Laissez-moi reprendre mon humble vie deComédienne avant que cette aventure, dont mon honneurpourrait souffrir, ne s'ébruite parmi le public étonné demon absence.- Quel malheur, s'écria le duc, que vous me demandiezla seule chose que je ne saurais vous accorder sans metrahir moi-même! Que ne désirez-vous un empire, untrône, je vous le donnerais; une étoile, j'irais vous lachercher en escaladant le ciel. Mais vous voulez que jevous ouvre la porte de cette cage où vous ne rentreriez


jamais une fois sortie. C'est impossible! Je sais que vousm'aimez si peu que je n'ai d'autre ressource pour vous voirque de vous enfermer. Quoiqu'il en coûte à mon orgueil,je l'emploie; car je ne peux pas plus me passer de votreprésence qu'une plante de la lumière. Ma pensée se tournevers vous <strong>com</strong>me vers son soleil, et il fait nuit pour moioù vous n'êtes point. Si ce que j'ai hasardé est un crime, ilfaut au moins que j'en profite, car vous ne me lepardonneriez pas, quoique vous le disiez. Ici, du moins, jevous tiens, je vous entoure, j'enveloppe votre haine demon amour, je souffle sur les glaçons de votre froideur lachaude haleine de ma passion. Vos prunelles sont forcéesde refléter mon image, vos oreilles d'entendre le son de mavoix. Quelque chose de moi s'insinue malgré vous dansvotre âme; j'agis sur vous, ne fût-ce que par l'effroi que jevous cause, et le bruit de mon pas dans l'anti-chambrevous fait tressaillir. Et puis, cette captivité vous sépare decelui que vous regrettez et que j'abhorre pour avoirdétourné ce coeur qui eût été mien. Ma jalousie satisfaitese résout à ce mince bonheur et ne veut point le jouer envous rendant cette liberté dont vous feriez usage contremoi.- Et jusques à quand, dit la jeune femme, avez-vous laprétention de me tenir en chambre privée, non pas <strong>com</strong>meseigneur chrétien, mais <strong>com</strong>me corsaire barbaresque?- Jusqu'à ce que vous m'aimiez ou que vous me ledisiez, ce qui revient au même», répondit le jeune ducavec un sérieux parfait et de l'air le plus convaincu du


monde. Puis il fit à Isabelle le salut le plus gracieux etopéra une sortie pleine d'aisance, <strong>com</strong>me un véritablehomme de cour qu'aucune situation n'embarrasse.Une demi-heure après, un laquais apportait un bouquet,assemblage des fleurs les plus rares, mêlant leurs couleurset leurs parfums; d'ailleurs, toutes étaient rares à cetteépoque de l'année, et il avait fallu tout le talent desjardiniers et l'été factice des serres pour déterminer cescharmantes filles de Flore à s'épanouir si précocement. Laqueue du bouquet était serrée d'un bracelet magnifique etdigne d'une reine. Parmi les fleurs un papier blanc plié endeux attirait l'oeil. Isabelle le prit, car dans sa situation cesmenus détails de galanterie n'avaient plus la signifiancequ'ils auraient eue si elle eût été libre. Ce papier était unbillet de Vallombreuse conçu en ces termes et tracé d'uneécriture hardie congruant au caractère du personnage. Laprisonnière y reconnut la main qui avait écrit «pourIsabelle» sur la cassette à bijoux laissée dans sa chambreà Poitiers:Chère Isabelle,Je vous envoie ces fleurs quoique je suis certainqu'elles seront mal accueillies. Venant de moi, leurfraîcheur et nouveauté ne trouveront pas grâce devantvos rigueurs nonpareilles. Mais, quel que soit leur sort,et ne vous occupiez-vous d'elles que pour les jeter par lafenêtre en signe de grand dédain, elles obligeront, par lacolère même, votre pensée à s'arrêter un instant, ne fût-


ce que pour le maudire, sur celui qui se déclare, en dépitde tout, voire opiniâtre adorateur.VALLOMBREUSECe billet, d'une galanterie précieuse, mais qui révélaitchez celui qui l'avait écrit une ténacité formidable, et querien ne saurait rebuter, produisit en partie l'effet que leduc s'en était promis. Isabelle le tenait à la main d'un airmorne, et la figure de Vallombreuse se présentait à sonesprit sous une apparence diabolique. <strong>Le</strong>s parfums desfleurs, la plupart étrangères, posées près d'elle, sur leguéridon, où le laquais les avait mises, se développaientà la chaleur de la chambre, et leurs arômes exotiquess'épandaient puissants et vertigineux. Isabelle les prit etles jeta dans l'anti-chambre, sans retirer le bracelet dediamants qui entourait les queues, craignant qu'elles nefussent imprégnées de quelque philtre subtil, narcotiqueou aphrodisiaque, propre à troubler la raison. Jamais plusbelles fleurs ne furent plus maltraitées, et cependantIsabelle les aimait fort; mais elle eût craint, si elle les eûtconservées, que la fatuité du duc n'en prît avantage; etd'ailleurs ces plantes aux formes bizarres, aux couleursétranges, aux parfums inconnus n'avaient pas le charmemodeste des fleurs ordinaires; leur beauté orgueilleuserappelait celle de Vallombreuse et lui ressemblait trop.Elle avait à peine déposé le bouquet proscrit sur unecrédence de la pièce voisine, et s'était remise sur sonfauteuil, qu'une fille de chambre se présenta pour


l'ac<strong>com</strong>moder. Cette fille, assez jolie, très pâle, l'air tristeet doux, avait dans son empressement quelque chosed'inerte, et semblait brisée par une terreur secrète ou unascendant terrible. Elle offrit ses services à Isabelle, sanspresque la regarder, et d'une voix atone <strong>com</strong>me si elle eûtcraint d'être entendue par l'oreille des murailles. Sur unsigne affirmatif de la jeune femme, elle lui peigna sescheveux blonds tout en désordre, à la suite des scènesviolentes de la veille et des inquiétudes nerveuses de lanuit, en noua les boucles soyeuses avec des noeuds develours et s'acquitta de sa besogne en coiffeuse qui saitson métier. Elle tira ensuite d'une armoire pratiquée dansle mur plusieurs robes d'une richesse et d'une élégancerares, qui semblaient coupées à la taille d'Isabelle, maisdont la jeune actrice ne voulut point, encore que la siennefût défraîchie et fripée, car elle eût paru porter ainsi lalivrée du duc, et son intention bien formelle était de nerien accepter qui vînt de lui, dût sa captivité se prolongerplus qu'elle ne pensait.La fille de chambre n'insista point et respecta cecaprice, de même qu'on laisse faire aux personnescondamnées ce qu'elles veulent, dans l'enceinte de leurprison. On eût dit aussi qu'elle évitait de se lier avec samaîtresse temporaire, de peur d'y prendre un intérêtinutile. Elle se réduisait autant que possible à l'étatd'automate. Isabelle, qui pensait en tirer quelque lumière,<strong>com</strong>prit qu'il était superflu de l'interroger, et s'abandonnaà ses soins muets non sans une espèce de terreur.


Quand la fille de chambre se fut retirée, on apporta ledîner, et, malgré la tristesse de sa situation, Isabelle y fithonneur; la nature réclame impérieusement ses droitsmême chez les personnes les plus délicates. Cetteréfection lui donna les forces dont elle avait grand besoin,les siennes étant épuisées par ces émotions et assautsdivers. L'esprit un peu plus tranquille, la prisonnière semit à songer au courage de Sigognac, qui s'était sivaillamment conduit, et l'eût arrachée aux ravisseurs,quoique seul, s'il n'eût perdu quelques minutes à sedésencapuchonner du manteau jeté par le traître aveugle.Il devait être prévenu maintenant, et nul doute qu'iln'accourût à la défense de celle qu'il aimait plus que savie. A l'idée des dangers auxquels il allait s'exposer encette entreprise périlleuse, car le duc n'était pas homme àlâcher sa proie sans résistance, le sein d'Isabelle se gonflad'un soupir et une larme monta de son coeur à ses yeux;elle s'en voulait d'être la cause de ces conflits, etmaudissait presque sa beauté, origine de tout le mal.Cependant elle était modeste, et par coquetterie n'avaitpoint cherché à exciter les passions autour d'elle <strong>com</strong>mefont beaucoup de <strong>com</strong>édiennes et même de grandes damesou bourgeoises.Elle en était là de sa rêverie, lorsqu'un petit coup secvint à sonner contre la fenêtre dont un carreau s'étoila<strong>com</strong>me s'il eût été frappé d'un grêlon. Isabelle s'approchade la croisée, et vit dans l'arbre en face Chiquita qui luifaisait mystérieusement signe d'ouvrir la fenêtre, et


alançait la cordelette munie, à son extrémité, d'une griffede fer. La Comédienne prisonnière <strong>com</strong>prit l'intention del'enfant, obéit à son geste, et le crampon, lancé d'une mainsûre, vint mordre l'appui du balcon. Chiquita noua l'autrebout de la corde à la branche, et s'y suspendit <strong>com</strong>me laveille; mais elle n'était pas à moitié chemin que le noeudse défit, à la grande frayeur d'Isabelle et se détacha del'arbre. Au lieu de tomber dans l'eau verte du fossé,<strong>com</strong>me on pouvait le craindre, Chiquita dont cet accident,si c'en était un, n'avait pas troublé la présence d'esprit,vint donner avec la corde retenue au balcon par lecrampon de fer contre la muraille du château, au-dessousde la fenêtre qu'elle eut bientôt gagnée, en s'aidant desmains et des pieds qu'elle appuyait contre. la paroi. Puiselle enjamba le balcon et sauta légèrement dans lachambre; et, voyant Isabelle toute pâle et presqueévanouie, elle lui dit avec un sourire:«Tu as eu peur et tu as cru que Chiquita allait rejoindreles grenouilles du fossé. Je n'avais fait à la branche qu'unnoeud coulant pour pouvoir ramener la corde à moi. Aubout de cette ligne noire je devais avoir l'air, maigre etbrune <strong>com</strong>me je suis, d'une araignée qui remonte aprèsson fil.- Chère petite, dit Isabelle en baisant Chiquita au front,tu es une brave et courageuse enfant.- J'ai vu tes amis, ils t'avaient bien cherchée, mais sansChiquita, ils n'auraient jamais découvert ta retraite. <strong>Le</strong>Capitaine allait et venait <strong>com</strong>me un lion; sa tête fumait,


ses yeux lançaient des éclairs. Il m'a posée sur l'arçon desa selle, et il est caché dans un petit bois non loin duchâteau, avec ses camarades. Il ne faut pas qu'on les voie.Ce soir, dès que l'ombre sera tombée, ils tenteront tadélivrance; il y aura des coups d'épée et de pistolet. Cesera superbe. Rien n'est beau <strong>com</strong>me des hommes qui sebattent; mais ne va pas t'effrayer et pousser des cris. <strong>Le</strong>scris de femmes dérangent les courages. Si tu veux, je metiendrai près de toi pour te rassurer.- Sois tranquille, Chiquita, je ne gênerai pas par desottes frayeurs les braves amis qui exposeront leur viepour me sauver.- C'est bien, reprit la petite, défends-toi jusqu'à ce soiravec le couteau que je t'ai donné. <strong>Le</strong> coup doit se porter debas en haut, ne l'oublie pas. Pour moi, <strong>com</strong>me il ne fautpas qu'on nous voie ensemble, je vais chercher quelquecoin où je puisse dormir. Surtout, ne regarde point par lafenêtre, cela inspirerait des soupçons et montrerait peutêtreque tu attends du secours de ce côté. Alors on feraitune battue autour du château et l'on découvrirait tes amis.<strong>Le</strong> coup serait manqué et tu resterais au pouvoir de ceVallombreuse que tu détestes.- Je n'approcherai pas de la croisée, répondit Isabelle, jete le promets, quelque curiosité qui me pousse. » Rassuréesur ce point important, Chiquita disparut et alla rejoindredans la salle basse les spadassins qui, noyés de boisson,appesantis par un sommeil bestial, ne s'étaient même pasaperçus de son absence. Elle s'adossa contre le mur,


joignit les mains sur la poitrine, ce qui était sa positionfavorite, ferma les yeux et ne tarda pas à s'endormir, carses petits pieds de bîche avaient fait plus de huit lieues lanuit précédente, entre Vallombreuse et Paris. <strong>Le</strong> retour àcheval, allure qui ne lui était pas habituelle, l'avait peutêtrefatiguée davantage. Quoique son frêle corps eût lavigueur de l'acier, elle était rompue, et son sommeil étaitsi profond qu'elle semblait morte.«Comme cela dort, ces enfants! dit Malartic qui s'étaitenfin éveillé; malgré notre bacchanal elle n'a fait qu'unsomme! Holà! vous autres, aimables brutes, tâchez devous dresser sur vos pattes de derrière, et allez dans lacour vous répandre un seau d'eau froide sur la tête. LaCircé de l'ivresse a fait de vous des pourceaux; redevenezhommes par ce baptême, et ensuite nous irons faire uneronde pour voir s'il ne se trame rien en faveur de la beautédont le seigneur Vallombreuse nous a confié la garde et ladéfense.»<strong>Le</strong>s bretteurs se soulevèrent pesamment et sortirent nonsans dessiner quelques crochets de la table à la porte, pourobtempérer aux prescriptions si sages de leur chef. Quandils furent à peu près rentrés en leur sang-froid, Malarticprit avec lui Tordgueule, Piedgris et La Râpée, se dirigeavers la poterne, ouvrit le cadenas qui fermait la chaîne dela barque amarrée à la porte d'eau de la cuisine, et lebatelet, poussé par une perche et déchirant le manteauglauque des lentilles aquatiques, aborda bientôt à un étroitescalier pratiqué dans le revêtement de la douve.


«Toi, dit Malartic à La Râpée, quand ses hommeseurent monté sur le revers du talus, tu vas rester là etgarder la barque, au cas où l'ennemi voudrait s'en emparerpour pénétrer dans la place. Aussi bien, tu ne parais pasfort solide sur ton socle. Nous autres, nous allons faire lapatrouille et battre un peu les buissons, afin d'en faireenvoler les oiseaux.»Malartic, suivi de ses deux acolytes, se promena autourdu château pendant plus d'une heure, sans rien rencontrerde suspect; et quand il revint à son point de départ, iltrouva La Râpée qui dormait debout adossé à un arbre.«Si nous étions une troupe régulière, lui dit-il enl'éveillant d'un coup de poing, je te ferais passer par lesarmes pour avoir tapé de l'oeil en faction, chose contraireà toute bonne discipline martiale; mais puisque je ne puiste faire arquebuser, je te pardonne et te condamneseulement à boire une pinte d'eau.- J'aimerais mieux, répondit l'ivrogne, deux balles dansla tête, qu'une pinte d'eau sur l'estomac.- Cette réponse est belle, fit Malartic, et digne d'unhéros de Plutarque. Ta faute t'est remise sans punition,mais ne pèche plus.»La patrouille rentra, et la barque fut soigneusementrattachée et cadenassée avec les précautions dont on usedans une place forte. Satisfait de son inspection, Malarticse dit à lui-même:«Si la charmante Isabelle sort d'ici, ou si le valeureux<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> y entre, il faut prévoir les deux cas, que


mon nez devienne blanc ou que ma face rougisse!»Restée seule, Isabelle ouvrit un volume de L'Astrée, parle sieur Honoré d'Urfé, qui traînait oublié sur une console.Elle essaya d'attacher sa pensée à cette lecture. Mais sesyeux seuls suivaient machinalement les lignes. L'esprits'envolait loin des pages, et ne s'associait pas un instant àces bergerades déjà surannées. D'ennui, elle jeta le volumeet se croisa les bras dans l'attente des événements. A forcede faire des conjectures, elle s'en était lassée, et sanschercher à deviner <strong>com</strong>ment Sigognac la délivrerait, elle<strong>com</strong>ptait sur l'absolu dévouement de ce galant homme. <strong>Le</strong>soir était venu. <strong>Le</strong>s laquais allumèrent les bougies, etbientôt le majordome parut annonçant la visite du duc deVallombreuse. Il entra sur les pas du valet et salua sacaptive avec la plus parfaite courtoisie. Il était vraimentd'une beauté et d'une élégance suprêmes. Son visagecharmant devait inspirer l'amour à tout coeur nonprévenu. Une veste de satin gris de perle, un haut-dechaussesde velours incarnadin, des bottes à entonnoir encuir blanc remplies de dentelles, une écharpe de brocartd'argent soutenant une épée à pommeau de pierreries,faisaient merveilleusement ressortir les avantages de sapersonne, et il fallait toute la vertu et constance d'Isabellepour ne point en être touché.«Je viens voir, adorable Isabelle, dit-il en s'asseyantdans un fauteuil près de la jeune femme, si je serai mieuxreçu que mon bouquet; je n'ai pas la fatuité de le croire,mais je veux vous habituer à moi. Demain, nouveau


ouquet et nouvelle visite.- Bouquets et visites seront inutiles, répondit Isabelle,il en coûte à ma politesse de le dire, mais ma sincérité nedoit vous laisser aucun espoir.- Eh bien, fit le duc avec un geste d'insouciancehautaine, je me passerai de l'espoir et me contenterai de laréalité. Vous ne savez donc pas, pauvre enfant, ce quec'est que Vallombreuse, vous qui essayez de lui résister.Jamais désir inassouvi n'est rentré dans son âme; ilmarche à ce qu'il veut sans que rien le puisse fléchir oudétourner: ni larmes, ni supplications, ni cris, ni cadavresjetés en travers, ni ruines fumantes; l'écroulement del'univers ne l'étonnerait pas, et sur les débris du monde ilac<strong>com</strong>plirait son caprice. N'augmentez pas sa passion parl'attrait de l'impossible, imprudente qui faites flairerl'agneau au tigre et le retirez.» Isabelle fut effrayée duchangement de physionomie opéré sur le visage deVallombreuse pendant qu'il prononçait ces paroles.L'expression gracieuse en avait disparu. On n'y lisait plusqu'une méchanceté froide et une résolution implacable.Par un mouvement instinctif, Isabelle recula son fauteuilet porta la main à son corsage pour y sentir le couteau deChiquita. Vallombreuse rapprocha son siège sansaffectation. Maîtrisant sa colère, il avait déjà faitreprendre à sa figure cet air charmant, enjoué et tendre,qui jusque-là avait été irrésistible.«Faites un effort sur vous-même; ne vous retournez pasvers une vie qui doit être désormais <strong>com</strong>me un songe


oublié. Abandonnez ces obstinations de fidélitéchimérique à un languissant amour indigne de vous, etsongez qu'aux yeux du monde vous m'appartenez dès àprésent. Songez surtout que je vous adore avec unemportement, une frénésie, un délire qu'aucune femme nem'a jamais inspirés. N'essayez pas d'échapper à cetteflamme qui vous enveloppe, à cette volonté inéluctableque rien ne peut faire dévier. Comme un métal froid jetédans un creuset où bout déjà du métal en fusion, votreindifférence jetée dans ma passion y fondra ens'amalgamant avec elle. Quoi que vous fassiez, vousm'aimerez de gré ou de force, parce que je le veux, parceque vous êtes jeune et belle, et que je suis jeune et beau.Vous avez beau vous roidir et vous débattre, vousn'ouvrirez pas les bras fermés sur vous. Donc, touterésistance aurait mauvaise grâce, puisqu'elle serait inutile.Résignez-vous en souriant; est-ce donc un si grandmalheur, après tout, que d'être éperdument aimée du ducde Vallombreuse! Ce malheur ferait la félicité de plusd'une.»Pendant qu'il parlait avec cet entraînement chaleureuxqui enivre la raison des femmes et fait céder leurspudeurs, mais qui n'avait cette fois aucune action,Isabelle, attentive à la moindre rumeur du dehors d'où luidevait venir la délivrance, croyait entendre un petit bruitpresque imperceptible arrivant de l'autre bord du fossé. Ilétait sourd et rythmique <strong>com</strong>me le froissement d'un travailrégulier dirigé avec précaution contre quelque obstacle.


Craignant que Vallombreuse ne le remarquât, la jeunefemme répondit de manière à blesser la fatuitéorgueilleuse du jeune duc. Elle l'aimait mieux irritéqu'amoureux, et préférait ses éclats à ses tendresses. Elleespérait d'ailleurs, en le querellant, l'empêcher d'entendre.«Cette félicité serait une honte à laquelle j'échapperaispar la mort si je n'avais pas d'autre moyen. Vous n'aurezjamais de moi que mon cadavre. Vous m'étiez indifférent;je vous hais pour votre conduite outrageuse, infâme etviolente. Oui, j'aime Sigognac que vous avez essayé àplusieurs reprises de faire assassiner.»<strong>Le</strong> petit bruit continuait toujours, et Isabelle, neménageant plus rien, haussait la voix pour le couvrir.A ces mots audacieux, Vallombreuse pâlit de rage, sesyeux lancèrent des regards vipérins; une légère écumemoussa aux coins de ses lèvres; il porta convulsivement lamain à la garde de son épée. L'idée de tuer Isabelle luiavait traversé le cerveau <strong>com</strong>me un éclair, mais par unprodigieux effort de volonté, il se contint et se mit à rired'un rire strident et nerveux en s'avançant vers la jeuneComédienne.«De par tous les diables, s'écria-t-il, tu me plais ainsi;quand tu m'injuries, tes yeux prennent un lumineuxparticulier, ton teint un éclat surnaturel; tu redoubles debeauté. Ah! tu aimes Sigognac! tant mieux! il ne m'en seraque plus doux de te posséder. Quel plaisir de baiser deslèvres qui vous disent: «Je t'abhorre!» Cela a plus deragoût que cet éternel et fade: «Je t'aime», dont les


femmes vous écoeurent.»Effrayée de la résolution de Vallombreuse, Isabelles'était levée et avait retiré de son corset le couteau deChiquita.«Bon! fit le duc en voyant la jeune femme armée, déjàle poignard au vent! Si vous n'aviez oublié l'histoireromaine, vous sauriez, ma toute belle, que Mme Lucrècene se servit de sa dague qu'après l'attentat de Sextus, filsde Tarquin le Superbe. Cet exemple de l'Antiquité est bienà suivre.»Et sans plus se soucier du couteau que d'un aiguillond'abeille, il s'avança vers Isabelle qu'il saisit entre ses brasavant qu'elle eût eu le temps de lever la lame. Au mêmeinstant, un craquement se fit entendre, suivi bientôt d'unfracas horrible; la fenêtre, <strong>com</strong>me si elle eût reçu pardehors le coup de genou d'un géant, tomba avec untintamarre de carreaux pulvérisés dans la chambre, oùpénétrèrent des masses de branches formant une sorte decatapulte chevelue et de pont volant. C'était la cime del'arbre qui avait favorisé la sortie et la rentrée de Chiquita.<strong>Le</strong> tronc, scié par Sigognac et ses camarades, cédait auxlois de la pesanteur. Sa chute avait été dirigée de manièreà jeter un trait d'union au-dessus de l'eau de la berge à lafenêtre d'Isabelle.Vallombreuse, surpris de l'irruption soudaine de cetarbre se mêlant à une scène d'amour, lâcha la jeune actriceet mit l'épée à la main, prêt à recevoir le premier qui seprésenterait à l'assaut.


Chiquita, qui était entrée sur la pointe du pied, légère<strong>com</strong>me une ombre, tira Isabelle par la manche, et lui dit:«Abrite-toi derrière ce meuble, la danse va <strong>com</strong>mencer.»La petite disait vrai, deux ou trois coups de feuretentirent dans le silence de la nuit. La garnison avaitéventé l'attaque.


XVIILA BAGUE D'AMÉTHYSTEMontant les degrés quatre à quatre, Malartic,Bringuenarilles, Piedgris et Tordgueule accoururent dansla chambre d'Isabelle pour soutenir l'assaut et porter aideà Vallombreuse, tandis que La Râpée, Mérindol et lesbretteurs ordinaires du duc, qu'il avait amenés avec lui,traversaient le fossé dans la barque afin d'opérer une sortieet de prendre l'ennemi en queue. Stratégie savante et digned'un bon général d'armée!La cime de l'arbre obstruait la fenêtre, d'ailleurs assezétroite, et ses branches s'étendaient presque jusqu'aumilieu de la chambre; on ne pouvait donc présenter auxassaillants un assez large front de bataille. Malartic serangea avec Piedgris d'un côté contre la muraille, et fitmettre de l'autre côté Tordgueule et Bringuenarilles pourqu'ils n'eussent pas à supporter la première furie del'attaque et fussent plus à leur avantage. Avant d'entrerdans la place, il fallait franchir cette haie de gaillardsfarouches qui attendaient l'épée d'une main et le pistoletde l'autre. Tous avaient repris leurs masques, car nul deces honnêtes gens ne se souciait d'être reconnu au cas oùl'affaire tournerait mal, et c'était un spectacle assezeffrayant que ces quatre hommes au visage noir,immobiles et silencieux <strong>com</strong>me des spectres.


«Retirez-vous ou masquez-vous, dit Malartic d'une voixbasse à Vallombreuse, il est inutile qu'on vous voie encette rencontre.- Que m'importe, répondit le jeune duc, je ne crainspersonne au monde, et ceux qui m'auront vu n'iront pas ledire, ajouta-t-il en agitant son épée d'une façonmenaçante.- Emmenez au moins dans une autre pièce Isabelle,l'Hélène de cette autre guerre de Troie, qu'une pistoladeégarée pourrait gâter d'aventure, ce qui serait dommage.»<strong>Le</strong> duc, trouvant le conseil judicieux, s'avança versIsabelle qui se trouvait abritée avec Chiquita derrière unbahut de chêne, et la prit dans ses bras quoiqu'elles'accrochât de ses doigts crispés aux saillies des sculptureset fit aux efforts de Vallombreuse la résistance la plusvive; cette vertueuse fille, surmontant les timidités de sonsexe, préférait rester sur le champ de bataille, exposée àdes balles et pointes d'épée qui n'eussent tué que sa vie, àdemeurer seule avec Vallombreuse abritée du <strong>com</strong>bat,mais exposée à des entreprises qui eussent tué sonhonneur.«Non, non, laissez-moi», s'écriait-elle en se débattant eten se rattrapant d'un effort désespéré au chambranle de laporte, car elle sentait que Sigognac ne pouvait être loin.Enfin le duc parvint à entrouvrir le battant, et il allaitentraîner Isabelle dans l'autre pièce, lorsque la jeunefemme se dégagea de ses mains et courut vers la fenêtre;mais Vallombreuse la reprit, lui fit quitter la terre et


l'emporta vers le fond de l'appartement.«Sauvez-moi, cria-t-elle d'une voix faible, se sentant àbout de force, sauvez-moi, Sigognac!»Un bruit de branches froissées se fit entendre et uneforte voix qui semblait venir du ciel, jeta dans la chambreces mots: «Me voici!» et, avec la vitesse de l'éclair, uneombre noire passa entre les quatre bretteurs, poussée d'untel élan qu'elle était déjà au milieu de la pièce lorsquequatre détonations de pistolets éclatèrent presquesimultanément. Des nuages de fumée se répandirent enépais flocons qui cachèrent quelques secondes le résultatde ce feu quadruple; quand ils furent un peu dissipés, lesbretteurs virent Sigognac, ou pour mieux dire le <strong>capitaine</strong><strong>Fracasse</strong>, car ils ne le connaissaient que sous ce nom,debout l'épée au poing et sans autre blessure que la plumede son feutre coupée, les batteries à rouet des pistoletsn'ayant pu partir assez vite pour que les ballesl'atteignissent en ce passage aussi inattendu que rapide.Mais Isabelle et Vallombreuse n'étaient plus là. <strong>Le</strong> ducavait profité du tumulte pour emporter sa proie à moitiéévanouie. Une porte solide, un verrou poussés'interposaient entre la pauvre Comédienne et songénéreux défenseur, déjà bien empêché par cette bandequ'il avait sur les bras. Heureusement, vive et souple<strong>com</strong>me une couleuvre, Chiquita, dans l'espérance d'êtreutile à Isabelle, s'était glissée par l'entrebâillement de laporte sur les pas du duc, qui, en ce désordre d'une actionviolente, au milieu de ces bruits d'armes à feu, ne prit pas


garde à elle, d'autant plus qu'elle se dissimula bien vitedans un angle obscur de cette vaste salle, assez faiblementéclairée par une lampe posée sur une crédence.«Misérables, où est Isabelle? cria Sigognac en voyantque la jeune Comédienne n'était pas là; j'ai tout à l'heureouï sa voix.- Vous ne nous l'avez pas donnée à garder, réponditMalartic avec le plus beau sang-froid du monde, et noussommes d'ailleurs d'assez mauvaises duègnes.»Et, en disant ces mots, il fondait l'épée haute sur lebaron, qui le reçut de la belle manière. Ce n'était pas unadversaire à dédaigner que Malartic; il passait, aprèsLampourde, pour le gladiateur le plus adroit de Paris;mais il n'était pas de force à lutter longtemps contreSigognac.«Veillez à la fenêtre tandis que je m'occupe avec ce<strong>com</strong>pagnon», dit-il tout en ferraillant, à Piedgris,Tordgueule et Bringuenarilles, qui rechargeaient leurspistolets en toute hâte.Au même instant un nouvel assiégeant débusqua dansla chambre en faisant le saut périlleux. C'était Scapin àqui son ancien métier de bateleur et de soldat donnait desfacilités singulières pour ces sortes d'ascensionsobsidionales. D'un coup d'oeil rapide, il vit que les mainsdes bretteurs étaient occupées à verser de la poudre et desballes dans leurs armes, et qu'ils avaient déposé leursépées à côté d'eux; aussi prompt que l'éclair, il profita d'unmoment d'incertitude chez l'ennemi étonné de son entrée


izarre, ramassa les rapières et les jeta par la fenêtre; puisil courut sur Bringuenarilles, le saisit à bras-le-corps et sefit de son ennemi un bouclier, le poussant devant lui et letournant de manière à le présenter aux gueules despistolets braqués sur lui.«De par tous les diables, ne tirez pas, hurlaitBringuenarilles à demi suffoqué par les bras nerveux deScapin, ne tirez pas. Vous me casseriez les reins ou la tête,et cela me serait particulièrement dur d'être meurtri pardes camarades.»Pour ne pas donner à Tordgueule et à Piedgris la facilitéde le viser par-derrière, Scapin s'était prudemment adosséà la muraille, leur opposant Bringuenarilles <strong>com</strong>merempart; et, dans le but de changer le point de mire, ilsecouait çà et là le bretteur, qui, encore que ses piedstouchassent parfois la terre, ne reprenait pas de nouvellesforces <strong>com</strong>me Antée.Ce manège était fort judicieux; car Piedgris, quin'aimait pas beaucoup Bringuenarilles et se souciait de lavie d'un homme autant que d'un fétu, cet homme fût-il son<strong>com</strong>pagnon, ajusta la tête de Scapin dont la tailledépassait un peu celle du spadassin; le coup partit, maisle <strong>com</strong>édien s'était baissé haussant Bringuenarilles pour segarantir, et la balle alla trouer la boiserie, emportantl'oreille du pauvre diable qui se prit à hurler: «Je suismort! je suis mort!» avec une vigueur qui prouvait qu'ilétait bien vivant.Scapin, qui n'était pas d'humeur à attendre un second


coup de pistolet, sachant bien que le plomb passerait pourl'atteindre à travers le corps de Bringuenarilles, sacrifiépar des amis peu délicats, et le pourrait encore navrergrièvement, se servit du blessé <strong>com</strong>me d'un projectile et lelança si rudement contre Tordgueule qui s'avançaitabaissant le canon de son arme, que le pistolet lui échappade la main et que le bretteur roula pêle-mêle sur leplancher avec son camarade, dont le sang lui jaillissait auvisage et l'aveuglait. La chute avait été si raide qu'il enresta quelques minutes étourdi et froissé, ce qui donna letemps à Scapin de repousser du pied le pistolet sous unmeuble et de mettre sa dague au vent pour recevoirPiedgris qui le chargeait avec furie, un poignard au poing,enragé d'avoir manqué son coup.Scapin se baissa, et de sa main gauche saisit au poignetle bras dont Piedgris tenait le poignard et le força à resteren l'air, tandis que de l'autre main armée d'une dague ilportait à son ennemi un coup qui certainement l'eût tué,sans l'épaisseur de son gilet en buffle. La lame traversapourtant le cuir, ouvrit les chairs, mais glissa sur une côte.Quoiqu'elle ne fût ni mortelle ni même bien dangereuse,la blessure étonna Piedgris et le fit chanceler; en sorte quele <strong>com</strong>édien, imprimant au bras qu'il n'avait pas lâché unebrusque saccade, n'eut pas de peine à renverser sonennemi affaissé déjà sur un genou. Par surcroît deprécaution, il lui martela quelque peu la tête avec le talonpour le faire tenir tout à fait tranquille.Pendant que ceci se passait, Sigognac s'escrimait contre


Malartic avec la furie froide d'un homme qui peut mettreune profonde science au service d'un grand courage. Ilparait toutes les bottes du spadassin, et déjà il lui avaiteffleuré le bras, <strong>com</strong>me le témoignait une rougeur subiteà la manche de Malartic.Celui-ci, sentant que si le <strong>com</strong>bat se prolongeait il étaitperdu, résolut de tenter un suprême effort, et il se fendit àfond pour allonger un coup droit à Sigognac. <strong>Le</strong>s deuxfers se froissèrent d'un mouvement si rapide et si sec, quele choc en fit jaillir des étincelles; mais l'épée du baron,vissée à un poing de bronze, reconduisit en dehors l'épéegauchie du bretteur. La pointe passa sous l'aisselle du<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong>, lui égratignant l'étoffe du pourpointsans en entamer le moule. Malartic se releva; mais avantqu'il se fût remis sur la défensive, Sigognac lui fit sauterla rapière de la main, posa le pied dessus, et lui portant lalame à la gorge, lui cria: «Rendez-vous, ou vous êtesmort!» A ce moment critique, un grand corps brisant lesmenues branches, fit son entrée au milieu de la bataille, etle nouveau venu avisant la situation perplexe de Malartic,lui dit d'un ton d'auturité: «Tu peux te soumettre, sansdéshonneur, à ce vaillant; il a ta vie au bout de son épée.Tu as loyalement fait ton devoir; considère-toi <strong>com</strong>meprisonnier de guerre.»Puis, se tournant vers Sigognac: «Fiez-vous à sa parole,dit-il, c'est un galant homme à sa manière, et iln'entreprendra rien sur vous désormais.»Malartic fit un signe d'acquiescement, et le baron


abaissa la pointe de sa formidable rapière. Quant aubretteur, il ramassa son arme d'un air assez piteux, laremit au fourreau, et alla s'asseoir silencieusement sur unfauteuil où il serra de son mouchoir son bras dont la tacherouge s'élargissait.«Pour ces drôles plus ou moins blessés ou morts, ditJacquemin Lampourde (car c'était lui), il est bon de s'enassurer, et nous allons, s'il vous plaît, leur ficeler les pattes<strong>com</strong>me à des volailles qu'on porte au marché la tête enbas. Ils pourraient se relever et mordre, ne fût-ce qu'autalon. Ce sont de pures canailles capables de feindre d'êtrehors de <strong>com</strong>bat, afin de ménager leur peau qui pourtant nevaut pas grand-chose.»Et, se penchant sur les corps gisant sur le plancher, iltira de son haut-de-chausses des bouts de fine corde dontil lia avec une dextérité merveilleuse les pieds et les mainsde Tordgueule qui fit mine de résister, de Bringuenarillesqui se mit à pousser des cris de geai plumé vif, et mêmede Piedgris, quoiqu'il ne bougeât non plus qu'un cadavredont il avait la pâleur livide.Si l'on s'étonne de voir Lampourde au nombre desassiégeants, nous répondrons que le bretteur s'était prisd'une admiration fanatique à l'endroit de Sigognac, dontla belle méthode l'avait tant charmé dans sa rencontreavec lui sur le Pont-Neuf, et qu'il avait mis ses services àla disposition du Capitaine; services qui n'étaient pas àdédaigner en ces circonstances difficiles et périlleuses. Ilarrivait d'ailleurs souvent que dans ces entreprises


hasardeuses, des camarades soldés par des intérêts diversse rencontrassent la flamberge ou la dague au vent, maiscela ne faisait point scrupule.On n'a pas oublié que La Râpée, Agostin, Mérindol,Azolan et Labriche, franchissant le fossé dans la barquedès le <strong>com</strong>mencement de l'attaque, étaient sortis duchâteau pour opérer une diversion et tomber sur lesderrières de l'ennemi. Ils avaient en silence contourné lefossé et étaient arrivés à l'endroit où, détaché de son tronc,le grand arbre tombé en travers de l'eau servait à la fois depont volant et d'échelle aux libérateurs de la jeuneComédienne. <strong>Le</strong> brave Hérode, <strong>com</strong>me on le pense bien,n'avait pas manqué d'offrir son bras et son courage àSigognac, qu'il prisait fort et qu'il eût suivi jusque dans lapropre gueule de l'enfer, quand bien même il ne se fûtpoint agi de la chère Isabelle aimée de toute la troupe et delui particulièrement. Si on ne l'a pas encore vu figurer auplus fort de la bataille, cela ne tient nullement à sacouardise; car il avait du coeur, bien qu'histrion, autantqu'un <strong>capitaine</strong>. Il s'était engagé sur l'arbre à califourchon,<strong>com</strong>me les autres, se soulevant des mains et avançant parsecousses aux dépens de sa culotte dont le fond s'éraillaitaux rugosités de l'écorce. Devant lui chevauchait tant bienque mal le portier de la <strong>com</strong>édie, déterminé gaillardhabitué à jouer des poings et à se débattre contre lesassauts de la foule. <strong>Le</strong> portier, arrivé à l'endroit où lesrameaux se bifurquaient, empoigna une grosse branche etcontinua son ascension; mais, parvenu au bout du tronc,


Hérode, doué d'une corpulence de Goliath, très bonne auxrôles de tyran, mal propre aux escalades, sentit lebranchage plier sous lui et craquer d'une façoninquiétante. Il regarda en bas et entrevit dans l'ombre, àune trentaine de pieds de profondeur, l'eau noire du fossé.Cette perspective le fit réfléchir et prendre son assiette surune portion de bois plus solide, capable de porter soncorps.«Humph! dit-il mentalement, il serait aussi sage à unéléphant de danser sur un fil d'araignée, qu'à moi de merisquer sur ces brindilles que ferait courber un moineau.Cela est bon à des amoureux, à des Scapins et autres gensagiles forcés d'être maigres par leur emploi. Roi et tyrande <strong>com</strong>édie plus adonné à la table qu'aux femmes, je n'aipas de ces légèretés acrobatiques et funambulesques. Si jefais un pas de plus pour aller au secours du Capitaine, quidoit en avoir besoin, car je <strong>com</strong>prends aux détonations despistolets et au martèlement des épées que l'affaire doit êtrechaude, je tombe dans cette eau stygienne épaisse et noire<strong>com</strong>me encre, verdie de plantes visqueuses, fourmillantede grenouilles et de crapauds et je m'y enfonce en la vasejusque par-dessus la tête, mort inglorieuse, tombeaufétide, fin du tout misérable et sans profit aucun, car jen'aurai navré nul ennemi. Il n'y a point de vergogne àretourner. <strong>Le</strong> courage ici ne peut rien. Fussé-je Achille,Roland ou le Cid, je ne saurais m'empêcher de peser deuxcent quarante livres et quelques onces sur une branchegrosse <strong>com</strong>me le petit doigt. Ce n'est plus affaire


d'héroïsme mais de statique. Donc, volte-face; je trouveraibien quelque moyen subreptice de pénétrer en la forteresseet d'être utile à ce brave baron, qui doit présentementdouter de mon amitié, s'il a le temps de penser à quelqu'unou à quelque chose.»Ce monologue achevé, avec la rapidité de la paroleintérieure plus prompte cent fois que l'autre, à laquellecependant le ben Homerus donne l'épithèse d'ailée,Hérode fit un brusque tête-à-queue sur son cheval de bois,c'est-à-dire sur le tronc de l'arbre, et <strong>com</strong>mençaprudemment sa descente. Tout à coup, il s'arrêta.Un léger bruit <strong>com</strong>me d'un frottement de genoux contrel'écorce, et d'une haleine d'homme s'efforçant pour gravirparvenait à son oreille, et quoique la nuit fût obscure etrendue plus opaque encore par l'ombre du château, il luisemblait démêler une vague forme faisant une gibbositéà la ligne droite de l'arbre. Pour n'être point aperçu, il sepencha, s'aplatit autant que le lui permettait son bedonmajestueux, et laissa venir, immobile et retenant sonhaleine. Il releva un peu la tête au bout de deux minutes,et voyant l'adversaire tout près de lui, il se redressasoudainement présentant sa large face au traître qui lepensait surprendre et frapper dans le dos. Pour ne se pointgêner les mains occupées à l'escalade, Mérindol, le chefd'attaque, portait son couteau entre les dents, ce qui, àtravers l'ombre, lui donnait l'air d'avoir de prodigieusesmoustaches. Hérode avec sa forte main lui saisit le col, etlui serra la gorge de telle sorte, que Mérindol, étranglé


<strong>com</strong>me s'il eût eu la tête passée dans le noeud de la hart,ouvrit le bec afin de reprendre son vent et laissa choir soncouteau qui tomba au fossé. Comme la pression à la gorgecontinuait, ses genoux se desserrèrent, ses bras flottantsfirent quelques mouvements convulsifs; et bientôt le bruitd'une lourde chute résonna dans l'ombre, et l'eau du fossérejaillit en gouttes jusque sous les pieds d'Hérode.«Et d'un, se dit le Tyran; s'il n'est pas étouffé, il seranoyé.Cette alternative m'est douce. Mais poursuivons cettedescente périlleuse.»Il avança encore de quelques pieds. Une petite étincellebleuâtre tremblotait à une petite distance de lui, trahissantune mèche de pistolet; le déclic du rouet joua avec unbruit sec, une lueur traversa l'obscurité, une détonation sefit entendre et une balle passa à deux ou trois pouces audessusd'Hérode, qui s'était baissé dès qu'il avait vu lepoint brillant et avait rentré la tête en ses épaules <strong>com</strong>meune tortue en sa carapace, dont bien lui prit.«Triple corne de cocu? grogna une voix rauque, quin'était autre que celle de La Râpée, j'ai manqué mon coup.- Un peu, mon petit, répondit Hérode, je suis pourtantassez gros; il faut que tu sois diantrement maladroit; maistoi, pare celle-là.»Et le Tyran leva un gourdin attaché à son poignet par uncordon de cuir, arme peu noble, mais qu'il maniait avecune dextérité admirable, ayant longtemps, en ses tournées,pratiqué les bâtonnistes de Rouen. <strong>Le</strong> gourdin rencontra


l'épée que le spadassin avait tirée de son fourreau, aprèsavoir remis le pistolet inutile dans sa ceinture, et la fitvoler en éclats <strong>com</strong>me verre, de sorte qu'il n'en demeuraque le tronçon au poing de La Râpée.<strong>Le</strong> bout du gourdin lui atteignit même l'épaule et lui fitune contusion assez légère à la vérité, la force du coupayant été rompue. <strong>Le</strong>s deux ennemis se trouvant face àface, car l'un descendait toujours et l'autre s'efforçait demonter, s'empoignèrent à bras-le-corps et tâchèrent de seprécipiter dans le gouffre du fossé noir et béant sous eux.Quoique La Râpée fût un maraud plein de vigueur etd'adresse, une masse <strong>com</strong>me celle du Tyran n'était pasfacile à ébranler. Autant eût valu essayer de déraciner unetour. Hérode avait entrelacé ses pieds sous le tronc del'arbre, et il y tenait <strong>com</strong>me avec des crampons rivés. LaRâpée, serré entre ses bras non moins musculeux que ceuxd'Hercule, suait et soufflait d'ahan. Presque aplati sur lelarge buste du Tyran, il lui appuyait les mains sur lesépaules, pour tâcher de se soustraire à cette formidableétreinte. Par une feinte habile, Hérode desserra un peul'étau et le spadassin se haussa aspirant une large etprofonde gorgée d'air, puis Hérode le lâchant tout à coup,le reprit plus bas au défaut des flancs, et, l'élevant en l'air,lui fit quitter son point d'appui. Maintenant il suffisait auTyran d'ouvrir les mains pour envoyer La Râpée faire untrou aux lentilles d'eau du fossé. Il ouvrit les mains toutesgrandes et le bretteur tomba; mais c'était un gaillard lesteet robuste, <strong>com</strong>me nous l'avons dit, et de ses doigts


crispés, il se retint à l'arbre, faisant osciller son corpssuspendu sur l'abîme, pour tâcher de rattraper le troncavec les pieds ou les jambes. Il n'y réussit pas et restaallongé <strong>com</strong>me un I majuscule, le bras horriblemententaillé par le poids du reste. <strong>Le</strong>s doigts, ne voulant parlâcher prise, s'enfonçaient dans l'écorce <strong>com</strong>me des griffesde fer, et les nerfs se tendaient sur la main près de serompre, ainsi que les cordes d'un violon dont on tournetrop les chevilles. S'il eût fait clair, on eût pu voir le sangjaillir des ongles bleuis.La position n'était pas gaie. Accroché par un seul brasqu'étirait affreusement le poids de son corps, La Râpée,outre la souffrance physique, éprouvait la vertigineusehorreur de la chute mêlée d'attirance qu'inspire lasuspension au-dessus d'un gouffre. Ses yeux dilatésregardaient fixement la profondeur sombre; ses oreillesbourdonnaient; des sifflements traversaient ses tempes<strong>com</strong>me des flèches; il avait des envies de se précipiter querefrénait l'instinct toujours vivace de la conservation: il nesavait pas nager, et pour lui, ce fossé c'était le tombeau.Malgré son air farouche et ses sourcils charbonnés, aufond Hérode était assez bonasse. Il eut pitié de ce pauvrediable qui pendillait dans le vide depuis quelques minuteslongues <strong>com</strong>me l'éternité, et dont l'agonie se prolongeaitavec des angoisses atroces. Se penchant sur le troncd'arbre, il dit à La Râpée:«Coquin, si tu me promets sur ta vie en l'autre monde,car en celui-ci elle m'appartient, de rester neutre dans le


<strong>com</strong>bat, je vais te déclouer du gibet d'où tu pends <strong>com</strong>mele mauvais larron.- Je le jure, râla d'une voix sourde La Râpée à bout deforces: mais faites vite, par pitié, je tombe.»De sa poigne herculéenne, Hérode saisit le bras dumaraud et remonta, grâce à sa vigueur prodigieuse, lecorps jusque sur l'arbre où il le mit à cheval en face de lui,le maniant avec autant d'aisance qu'une poupée dechiffon.Quoique La Râpée ne fût pas une petite maîtressesujette aux pâmoisons, il était presque évanoui lorsque lebrave <strong>com</strong>édien le retira de l'abîme, où, sans la large mainqui le soutenait, il serait retombé <strong>com</strong>me une masseinerte.«Je n'ai pas de sels à te faire respirer ni de plume à tebrûler sous le nez, lui dit le Tyran, en fouillant à sa poche;mais voici un cordial qui te remettra, c'est de la pure eaude-vied'Hendayes, de la quintessence solaire.»Et il appliqua le goulot de la bouteille aux lèvres dubretteur défaillant.«Allons, tête-moi ce petit-lait; deux ou trois gorgéesencore, et tu seras vif <strong>com</strong>me un émerillon qu'ondécapuchonne.»<strong>Le</strong> généreux breuvage agit bientôt sur le spadassin, quiremercia Hérode de la main et agita son bras engourdipour lui faire reprendre sa souplesse.«Maintenant, dit Hérode, sans plus nous amuser à lamoutarde, descendons de ce perchoir où je n'ai pas toutes


mes aises, sur le sacro-saint plancher des vaches qui siedmieux à ma corpulence. Va devant», ajouta-t-il, enretournant La Râpée et le mettant à califourchon dansl'autre sens.La Râpée se laissa glisser et le Tyran le suivit. Arrivé aubas de l'arbre, ayant Hérode derrière lui, le spadassindiscerna sur le bord du fossé un groupe en sentinelle<strong>com</strong>posé d'Agostin, d'Azolan et de Basque.«Ami», leur cria-t-il à haute voix, et tournant la tête, ildit à voix basse au <strong>com</strong>édien: «Ne sonnez mot et marchezsur mes talons.» Quand ils eurent pris pied, La Râpées'approcha d'Azolan et lui souffla le mot d'ordre à l'oreille.Puis il ajouta: «Ce <strong>com</strong>pagnon et moi nous sommesblessés et nous allons nous retirer un peu à l'écart pourlaver nos plaies et les bander.»Azolan fit un signe d'acquiescement. Rien n'était plusnaturel que cette fable. La Râpée et le Tyran s'éloignèrent.Quand ils furent engagés sous le couvert des arbres qui,bien que dénués de feuilles, suffisaient à les cacher, lanuit aidant, le spadassin dit à Hérode: «Vous m'avezgénéreusement octroyé la vie. Je viens de vous sauver dela mort, car ces trois gaillards vous eussent assommé. J'aipayé ma dette, mais je ne me regarde point <strong>com</strong>me quitte;si vous avez jamais besoin de moi, vous me trouverez.Maintenant, allez à vos affaires. Je tourne par ici, tournezpar là.»Hérode, resté seul, continua à suivre l'allée, regardant,à travers les arbres, le maudit château où il n'avait pu


pénétrer à son grand regret. Aucune lumière ne brillait auxfenêtres, excepté du côté de l'attaque, et le reste du manoirétait enseveli dans l'ombre et le silence. Cependant, sur lafaçade en retour, la lune qui se levait <strong>com</strong>mençait àrépandre ses molles lueurs et glaçait d'argent les ardoisesviolettes du toit. Sa clarté naissante permettait de voir unhomme en faction promenant son ombre sur une petiteesplanade au bord du fossé. C'était Labriche, qui gardaitla barque au moyen de laquelle Mérindol, La Râpée,Azolan et Agostin avaient traversé le fossé.Cette vue fit réfléchir Hérode. «Que diable peut faire cethomme tout seul à cet endroit désert pendant que sescamarades jouent des couteaux? Sans doute de peur desurprise ou pour assurer la retraite, il garde quelquepassage secret, quelque poterne masquée par où, peut-être,en l'étourdissant d'un coup de gourdin sur la tête, jeparviendrai à m'introduire en ce damné manoir et montrerà Sigognac que je ne l'oublie pas.»En ratiocinant de la sorte, Hérode, suspendant ses paset ne faisant non plus de bruit que si ses semelles eussentété doublées de feutre, s'approchait de la sentinelle aveccette lenteur moelleuse et féline dont sont doués les groshommes. Quand il fut à portée, il lui assena sur le crâneun coup suffisant pour mettre hors de <strong>com</strong>bat, mais nonpour tuer celui qui le recevait. Comme on l'a pu voir,Hérode n'était point autrement cruel et ne désirait point lamort du pécheur. Aussi surpris que si la foudre fût tombéesur sa tête par un temps serein, Labriche roula les quatre


fers en l'air et ne bougea plus; car la force du choc l'avaitétourdi et fait se pâmer. Hérode s'avança jusqu'au parapetdu fossé et vit qu'à une étroite coupure du garde-fouaboutissait un escalier diagonal taillé dans le revêtementde la douve, et qui menait au fond du fossé ou du moinsjusqu'au niveau de l'eau clapotant sur ses dernièresmarches. <strong>Le</strong> Tyran descendit les degrés avec précaution etse sentant le pied mouillé s'arrêta, tâchant de percerl'obscurité du regard. Il démêla bientôt la forme de labarque, rangée à l'ombre du mur, et l'attira par la chaînequi l'amarrait au bas de l'escalier. Rompre la chaîne ne futqu'un jeu pour le robuste tragédien, et il entra dans lebateau que son poids pensa faire tourner. Quand lesoscillations se furent apaisées et que l'équilibre se futrétabli, Hérode fit jouer doucement l'aviron unique placéen la poupe pour servir à la fois de rame et de gouvernail.La barque, cédant à l'impulsion, sortit bientôt de latranche d'ombre pour entrer dans la tranche de lumière, oùsur l'eau huileuse tremblotaient <strong>com</strong>me des écaillesd'ablettes les paillons de la lune. La clarté pâle de l'astredécouvrit à Hérode, dans le soubassement du château, unpetit escalier pratiqué sous une arcade de brique. Il yaborda, et suivant la voûte, il parvint sans en<strong>com</strong>bre à lacour intérieure, <strong>com</strong>plètement déserte en ce moment.«Me voici donc au coeur de la place, se dit Hérode ense frottant les mains; mon courage a meilleure assiette surles larges dalles bien cimentées que sur ce bâton àperroquet d'où je descends. Çà, orientons-nous et allons


ejoindre les <strong>com</strong>pagnons.»Il avisa le perron gardé par les deux sphinx de pierre etjugea fort sainement que cette entrée architecturaleconduisait aux plus riches salles du logis, où sans douteVallombreuse avait mis la jeune Comédienne et où devaits'agiter la bataille en l'honneur de cette Hélène sansMénélas et vertueuse surtout pour Paris.<strong>Le</strong>s sphinx ne firent pas mine de lever la griffe pourl'arrêter au passage.La victoire semblait restée aux assaillants.Bringuenarilles, Tordgueule et Piedgris gisaient sur leplancher <strong>com</strong>me veaux sur la paille. Malartic, le chef dela bande, avait été désarmé. Mais en réalité les vainqueursétaient captifs. La porte de la chambre, fermée en dehors,s'interposait entre eux et l'objet de leur recherche, et cetteporte, d'un chêne épais, historié d'élégantes ferrures enacier poli, pouvait devenir un obstacle infranchissable àdes gens qui ne possédaient ni haches ni pinces pourl'enfoncer.Sigognac, Lampourde et Scapin appuyant l'épaulecontre les battants s'efforçaient de la faire céder, mais elletenait bon et leurs vigueurs réunies y mollissaient.«Si nous y mettions le feu, dit Sigognac qui sedésespérait, il y a des bûches enflammées dans l'âtre.- Ce serait bien long, répondit Lampourde; le coeur dechêne brûle malaisément; prenons plutôt ce bahut et nousen faisons une sorte de catapulte ou bélier propre àeffondrer cette barrière trop importune.»


Ce qui fut dit fut fait, et le curieux meuble ouvragé dedélicates sculptures, empoigné brutalement et lancé avecforce, alla heurter les solides parois, sans autre succès qued'en rayer le poli et d'y perdre une jolie tête d'ange oud'amour mignonnement taillée qui formait un de sesangles. <strong>Le</strong> baron enrageait, car il savait que Vallombreuseavait quitté la chambre emportant Isabelle, malgré larésistance désespérée de la jeune fille.Tout à coup un grand bruit se fit entendre. <strong>Le</strong>sbranchages qui obstruaient la fenêtre avaient disparu etl'arbre tombait dans l'eau du fossé avec un fracas auquelse mêlaient des cris humains, ceux du portier de <strong>com</strong>édiequi s'était arrêté dans son ascension, la branche étantdevenue trop faible pour le supporter. Azolan, Agostin etBasque avaient eu cette triomphante idée de pousserl'arbre à l'eau afin de couper la retraite aux assiégeants.«Si nous ne jetons bas cette porte, dit Lampourde, noussommes pris <strong>com</strong>me rats au piège. Au diable soient lesouvriers du temps jadis qui travaillaient de façon sidurable! Je vais essayer de découper le bois autour de laserrure avec mon poignard pour la faire sauter, puisqu'elletient si fort. Il faut sortir d'ici à tout prix; nous n'avonsplus la ressource de nous accrocher à notre arbre <strong>com</strong>meles ours à leur tronc dans les fossés de Berne en Suisse.»Lampourde allait se mettre à l'oeuvre, quand un légergrincement pareil à celui d'une clef qui tourne, résonnadans la serrure, et la porte inutilement attaquée s'ouvritd'elle-même.


«Quel est le bon ange, s'écria Sigognac, qui vient de lasorte à notre secours? et par quel miracle cette porte cèdet-elletoute seule après avoir tant résisté?- Il n'y a ni ange ni miracle, répondit Chiquita en sortantde derrière la porte et fixant sur le baron son regardmystérieux et tranquille.- Où est Isabelle?» cria Sigognac, parcourant de l'oeil lasalle faiblement éclairée par la lueur vacillante d'unepetite lampe. Il ne l'aperçut point d'abord. <strong>Le</strong> duc deVallombreuse, surpris par la brusque ouverture desbattants, s'était acculé dans un angle, plaçant derrière luila jeune Comédienne à demi pâmée d'épouvante et defatigue; elle s'était affaissée sur ses genoux, la têteappuyée à la muraille, les cheveux dénoués et flottants, lesvêtements en désordre, les ferrets de son corsage briséstant elle s'était désespérément tordue entre les bras de sonravisseur, qui, sentant sa proie lui échapper, avait essayévainement de lui dérober quelques baisers lascifs, <strong>com</strong>meun faune poursuivi entraînant une jeune vierge au fonddes bois.«Elle est ici, dit Chiquita, dans ce coin, derrière leseigneur Vallombreuse; mais pour avoir la femme, il fauttuer l'homme.- Qu'à cela ne tienne, je le tuerai, fit Sigognac ens'avançant l'épée droite vers le jeune duc déjà tombé engarde.- C'est ce que nous verrons, monsieur le <strong>capitaine</strong><strong>Fracasse</strong>, chevalier de bohémiennes», répondit le jeune


duc d'un air de parfait dédain.<strong>Le</strong>s fers étaient engagés et se suivaient en tournantautour l'un de l'autre avec cette lenteur prudentequ'apportent aux luttes qui doivent être mortelles leshabiles de l'escrime. Vallombreuse n'était pas d'une forceégale à celle de Sigognac; mais il avait, <strong>com</strong>me ilconvenait à un homme de sa qualité, fréquenté longtempsles académies, mouillé plus d'une chemise aux sallesd'armes, et travaillé sous les meilleurs maîtres. Il ne tenaitdonc pas son épée <strong>com</strong>me un balai, suivant ladédaigneuse expression de Lampourde à l'adresse desferrailleurs maladroits qui, selon lui, déshonoraient cemétier. Sachant <strong>com</strong>bien son adversaire était redoutable,le jeune duc se renfermait dans la défensive, parait lescoups et n'en portait point. Il espérait lasser Sigognac déjàfatigué par l'attaque du château et son duel avec Malartic,car il avait entendu le bruit des épées à travers la porte.Cependant, tout en déjouant le fer du baron, de sa maingauche il cherchait sur sa poitrine un petit sifflet d'argentsuspendu par une chaînette.Quand il l'eut trouvé, il le porta à ses lèvres et en tira unson aigu et prolongé. Ce mouvement pensa lui coûtercher; l'épée du baron faillit lui clouer la main sur labouche; mais la pointe, relevée par une riposte un peutardive, ne fit que lui égratigner le pouce. Vallombreusereprit sa garde. Ses yeux lançaient des regards fauvespareils à ceux des jettatores et des basilics, qui ont la vertude tuer; un sourire d'une méchanceté diabolique crispait


les coins de sa bouche, il rayonnait de férocité satisfaite,et sans se découvrir il avançait sur Sigognac, lui poussantdes bottes toujours parées.Malartic, Lampourde et Scapin regardaient avecadmiration cette lutte d'un intérêt si vif d'où dépendait lesort de la bataille, les chefs des deux partis opposés étanten présence et <strong>com</strong>battant corps à corps.Même Scapin avait apporté les flambeaux de l'autrechambre pour que les rivaux y vissent plus clair. Attentiontouchante!«<strong>Le</strong> petit duc ne va pas mal, dit Lampourdeappréciateur impartial du mérite, je ne l'aurais pas crucapable d'une telle défense; mais s'il se fend, il est perdu.<strong>Le</strong> <strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> a le bras plus long que lui. Ah!diable, cette parade de demi-cercle est trop large. Qu'estceque je vous disais? voilà l'épée de l'adversaire qui pissepar l'ouverture. Vallombreuse est touché; non, il a lait uneretraite fort à propos.»Au même instant un bruit tumultueux de pas quiapprochaient se fit entendre. Un panneau de la boiseries'ouvrit avec fracas, et cinq ou six laquais armés seprécipitèrent impétueusement dans la salle.«Emportez cette femme, leur cria Vallombreuse, etchargez-moi ces drôles. Je fais mon affaire du Capitaine»;et il courut sur lui l'épée haute.L'irruption de ces marauds surprit Sigognac. Il serra unpeu moins sa garde; car il suivait des yeux Isabelle tout àfait évanouie que deux laquais, protégés par le duc,


entraînaient vers l'escalier, et l'épée de Vallombreuse luieffleura le poignet. Rappelé au sentiment de la situationpar cette éraflure, il porta au duc une botte à fond quil'atteignit au-dessus de la clavicule et le fit chanceler.Cependant Lampourde et Scapin recevaient les laquaisde la belle manière, Lampourde les lardait de sa longuerapière <strong>com</strong>me des rats, et Scapin leur martelait la têteavec la crosse d'un pistolet qu'il avait ramassé. Voyantleur maître blessé qui s'adossait au muret s'appuyait sur lagarde de son épée, la figure couverte d'une pâleurblafarde, ces misérables canailles, lâches d'âme et decourage, abandonnèrent la partie et gagnèrent au pied. Ilest vrai que Vallombreuse n'était point aimé de sesdomestiques, qu'il traitait en tyran plutôt qu'en maître, etbrutalisait avec une férocité fantasque.«A moi, coquins! à moi, soupira-t-il, d'une voix faible.Laisserez-vous ainsi votre duc sans aide et sans secours?»Pendant que ces incidents se passaient, <strong>com</strong>me nousl'avons dit, Hérode montait d'un pas aussi leste que sacorpulence le permettait, le grand escalier, éclairé, depuisl'arrivée de Vallombreuse au château, d'une grandelanterne fort ouvragée et suspendue à un câble de soie. Ilarriva au palier du premier étage, au moment même oùIsabelle échevelée, pâle, sans mouvement, était emportée<strong>com</strong>me une morte par les laquais. Il crut que pour sarésistance vertueuse le jeune duc l'avait tuée ou fait tuer,et, sa furie s'exaspérant à cette idée, il tomba à grandscoups d'épée sur les marauds, qui, surpris de cette


agression subite dont ils ne pouvaient se défendre, ayantles mains empêchées, lâchèrent leur proie et détalèrent<strong>com</strong>me s'ils eussent eu le diable à leurs trousses. Hérode,se penchant, releva Isabelle, lui appuya la tête sur songenou, lui posa la main sur le coeur et s'assura qu'il battaitencore. Il vit qu'elle ne paraissait avoir aucune blessure et<strong>com</strong>mençait à soupirer faiblement, <strong>com</strong>me une personneà qui revient peu à peu le sentiment de l'existence.En cette posture, il fut bientôt rejoint par Sigognac, quis'était débarrassé de Vallombreuse, en lui allongeant cefurieux coup de pointe fort admiré de Lampourde. <strong>Le</strong>baron s'agenouilla près de son amie, lui prit les mains etd'une voix qu'lsabelle entendait vaguement <strong>com</strong>me dufond d'un rêve, il lui dit: «Revenez à vous, chère âme, etn'ayez plus de crainte. Vous êtes entre les bras de vosamis, et personne, maintenant, ne vous saurait nuire.»Quoiqu'elle n'eût point encore ouvert les yeux, unlanguissant sourire se dessina sur les lèvres décoloréesd'Isabelle, et ses doigts pâles, moites des froides sueurs dela pâmoison, serrèrent imperceptiblement la main deSigognac. Lampourde considérait d'un air attendri cegroupe touchant, car les galanteries l'intéressaient, et ilprétendait se connaître mieux que pas un aux choses ducoeur.Tout à coup, une impérieuse sonnerie de cor éclata dansle silence qui avait succédé au tumulte de la bataille. Aubout de quelques minutes elle se répéta avec une fureurstridente et prolongée. C'était un appel de maître auquel


il fallait obéir. Des froissements de chaînes se firententendre. Un bruit sourd indiqua l'abaissement du pontlevis;un tourbillonnement de roues tonna sous la voûte,et aux fenêtres de l'escalier flamboyèrent subitement leslueurs rouges de torches disséminées dans la cour.La porte du vestibule retomba bruyamment sur ellemême,et des pas hâtifs retentirent dans la cage sonore del'escalier. Bientôt parurent quatre laquais à grande livrée,portant des cires allumées avec cet air impassible et cetempressement muet qu'ont les valets de noble maison.Derrière eux, montait un homme de haute mine, vêtu dela tête aux pieds d'un velours noir passementé de jayet. Unordre, de ceux que se réservent les rois et les princes, ouqu'ils n'accordent qu'aux plus illustres personnages,brillait à sa poitrine sur le fond sombre de l'étoffe.Arrivés au palier, les laquais se rangèrent contre le mur,<strong>com</strong>me des statues portant au poing des torches, sansqu'aucune palpitation de paupière, sans qu'untressaillement de muscles indiquât, en aucune façon, qu'ilsaperçussent le spectacle assez singulier pourtant qu'ilsavaient sous les yeux. <strong>Le</strong> maître n'ayant point encoreparlé, ils ne devaient pas avoir d'opinion.<strong>Le</strong> seigneur vêtu de noir s'arrêta sur le palier. Bien quel'âge eût mis des rides à son front et à ses joues, jauni sonteint et blanchi son poil, on pouvait encore reconnaître enlui l'original du portrait qui avait attiré les regardsd'Isabelle en sa détresse, et qu'elle avait imploré <strong>com</strong>meune figure amie. C'était le prince père de Vallombreuse.


<strong>Le</strong> fils portait le nom d'un duché, en attendant que l'ordrenaturel des successions le rendît à son tour chef defamille.A l'aspect d'Isabelle, que soutenait Hérode et Sigognac,et à qui sa pâleur exsangue donnait l'air d'une morte, leprince leva les bras au ciel en poussant un soupir. «Je suisarrivé trop tard, dit-il, quelque diligence que j'aie faite»,et il se baissa vers la jeune Comédienne, dont il prit lamain inerte. A cette main blanche <strong>com</strong>me si elle eût étésculptée dans l'albâtre, brillait au doigt annulaire unebague, dont une améthyste assez grosse formait le chaton.<strong>Le</strong> vieux seigneur parut étrangement troublé à la vue decette bague. Il la tira du doigt d'Isabelle avec untremblement convulsif, fit signe à un des laquais porteursde torche de s'approcher, et à la lueur plus vive de la ciredéchiffra le blason gravé sur la pierre, mettant l'anneautout près de la clarté et l'éloignant ensuite pour en mieuxsaisir les détails avec sa vue de vieillard.Sigognac, Hérode et Lampourde suivaient anxieusementles gestes égarés du prince, et ses changements dephysionomie à la vue de ce bijou qu'il paraissait bienconnaître, et qu'il tournait et retournait entre ses mains,<strong>com</strong>me ne pouvant se décider à admettre une idée pénible.«Où est Vallombreuse, s'écria-t-il enfin d'une voixtonnante, où est ce monstre indigne de ma race?»Il avait reconnu, à n'en pouvoir douter, dans cettebague, l'anneau orné d'un blason de fantaisie avec lequelil scellait jadis les billets qu'il écrivait à Cornélia mère


d'Isabelle. Comment cet anneau se trouvait-il au doigt decette jeune actrice enlevée par Vallombreuse et de qui letenait-elle? «Serait-elle la fille de Cornélia, se disait leprince, et la mienne? Cette profession de Comédiennequ'elle exerce, son âge, sa figure où se retrouvent quelquestraits adoucis de sa mère, tout concorde à me le fairecroire. Alors, c'est sa soeur que poursuivait ce damnélibertin; cet amour est un inceste; oh! je suis cruellementpuni d'une faute ancienne.»Isabelle ouvrit enfin les yeux, et son premier regardrencontra le prince tenant la bague qu'il lui avait ôtée dudoigt. Il lui sembla avoir déjà vu cette figure, mais jeuneencore, sans cheveux blancs ni barbe grise. On eût dit lacopie vieillie du portrait placé au-dessus de la cheminée.Un sentiment de vénération profonde envahit à son aspectle coeur d'Isabelle. Elle vit aussi près d'elle le braveSigognac et le bon Hérode, tous deux sains et saufs, et auxtranses de la lutte succéda la sécurité de la délivrance. Ellen'avait plus rien à craindre ni pour ses amis, ni pour elle.Se soulevant à demi, elle inclina la tête devant le prince,qui la contemplait avec une attention passionnée, etparaissait chercher dans les traits de la jeune fille uneressemblance à un type autrefois chéri.«De qui, mademoiselle, tenez-vous cet anneau qui merappelle certains souvenirs; l'avez-vous depuis longtempsen votre possession? dit le vieux seigneur d'une voixémue.- Je le possède depuis mon enfance, et c'est l'unique


héritage que j'aie recueilli de ma mère, répondit Isabelle.- Et qui était votre mère, que faisait-elle? dit le princeavec un redoublement d'intérêt.- Elle s'appelait Cornélia, repartit modestement Isabelle,et c'était une pauvre Comédienne de province qui jouaitles reines et les princesses tragiques dans la troupe dont jefais partie encore.- Cornélia! Plus de doute, fit le prince troublé, oui, c'estbien elle; mais, dominant son émotion, il reprit un airmajestueux et calme, et dit à Isabelle: Permettez-moi degarder cet anneau. Je vous le remettrai quand il faudra.- Il est bien entre les mains de Votre Seigneurie,répondit la jeune Comédienne, en qui, à travers lesbrumeux souvenirs de l'enfance, s'ébauchait le souvenird'une figure que, toute petite, elle avait vue se penchervers son berceau.- Messieurs, dit le prince, fixant son regard ferme etclair sur Sigognac et ses <strong>com</strong>pagnons, en toute autrecirconstance je pourrais trouver étrange votre présencearmée dans mon château; mais je sais le motif qui vous afait envahir cette demeure jusqu'à présent sacrée. Laviolence appelle la violence, et la justifie. Je fermerai lesyeux sur ce qui vient d'arriver. Mais où est le duc deVallombreuse, ce fils dégénéré qui déshonore mavieillesse?»Comme s'il eût répondu à l'appel de son père,Vallombreuse, au même instant, parut sur le seuil de lasalle, soutenu par Malartic; il était affreusement pâle, et sa


main crispée serrait un mouchoir contre sa poitrine. Ilmarchait cependant, mais <strong>com</strong>me marchent les spectres,sans soulever les pieds. Une volonté terrible, dont l'effortdonnait à ses traits l'immobilité d'un masque en marbre,le tenait seule debout. Il avait entendu la voix de son père,que, tout dépravé qu'il fût, il redoutait encore, et ilespérait lui cacher sa blessure. Il mordait ses lèvres pourne pas crier, et ravalait l'écume sanglante qui lui montaitaux coins de la bouche; il ôta même son chapeau, malgréla douleur atroce que lui causait le mouvement de lever lebras, et resta ainsi découvert et silencieux.«Monsieur, dit le prince, vos équipées dépassent lesbornes, et vos déportements sont tels, que je serai forcéd'implorer du roi, pour vous, la faveur d'un cachot ou d'unexil perpétuels. <strong>Le</strong> rapt, la séquestration, le viol ne sontplus de la galanterie, et si je peux passer quelque choseaux égarements d'une jeunesse licencieuse, je n'excuseraijamais le crime froidement médité. Savez-vous, continuat-ilen s'approchant de Vallombreuse et lui parlant àl'oreille de façon à n'être entendu de personne, savez-vousquelle est cette jeune fille, cette Isabelle que vous avezenlevée en dépit de sa vertueuse résistance? - votre soeur!- Puisse-t-elle remplacer le fils que vous allez perdre,répondit Vallombreuse, pris d'une défaillance qui fitapparaître sur son visage livide les sueurs de l'agonie;mais je ne suis pas coupable <strong>com</strong>me vous le pensez.Isabelle est pure, je l'atteste sur le Dieu devant qui je vaisparaître. La mort n'a pas l'habitude de mentir, et l'on peut


croire à la parole d'un gentilhomme expirant.»Cette phrase fut prononcée d'une voix assez haute pourêtre entendue de tous. Isabelle tourna ses beaux yeuxhumides de larmes vers Sigognac, et vit sur la figure de ceparfait amant qu'il n'avait pas attendu, pour croire à lavertu de celle qu'il aimait, l'attestation in extremis deVallombreuse.«Mais qu'avez-vous donc? dit le prince en étendant lamain vers le jeune duc qui chancelait malgré le soutien deMalartic.- Rien, mon père, répondit Vallombreuse d'une voix àpeine articulée..., rien... Je meurs; et il tomba tout d'unepièce sur les dalles du palier sans que Malartic pût leretenir.- Il n'est pas tombé sur le nez, dit sentencieusementJacquemin Lampourde, ce n'est qu'une pâmoison; il enpeut réchapper encore. Nous connaissons ces choses-là,nous autres hommes d'épée, mieux que les hommes delancette et les apothicaires.- Un médecin! un médecin! s'écria le prince, oubliantson ressentiment à ce spectacle; peut-être y a-t-il encorequelque espoir. Une fortune à qui sauvera mon fils, ledernier rejeton d'une noble race! Mais allez donc! quefaites-vous là? courez, précipitez-vous!»Deux des laquais impassibles qui avaient éclairé cettescène de leurs torches sans faire même un clignementd'oeil, se détachèrent de la muraille et se hâtèrent pourexécuter les ordres de leur maître. D'autres domestiques,


avec toutes les précautions imaginables, soulevèrent lecorps de Vallombreuse, et, sur l'ordre de son père, letransportèrent à son appartement, où ils le déposèrent surson lit.<strong>Le</strong> vieux seigneur suivit d'un regard où la douleuréteignait déjà la colère, ce cortège lamentable. Il voyait sarace finie avec ce fils aimé et détesté à la fois, mais dont-iloubliait en ce moment les vices pour ne se souvenir quede ses qualités brillantes. Une mélancolie profondel'envahissait, et il resta quelques minutes plongé dans unsilence que tout le monde respecta.Isabelle, tout à fait remise de son évanouissement, setenait debout, les yeux baissés, près de Sigognac etd'Hérode, rajustant d'une main pudique le désordre de seshabits. Lampourde et Scapin, un peu en arrière,s'effaçaient <strong>com</strong>me des figures de second plan, et dans lecadre de la porte on entrevoyait les têtes curieuses desbretteurs qui avaient pris part à la lutte et n'étaient passans inquiétude sur leur sort, craignant qu'on ne lesenvoyât aux galères ou au gibet pour avoir aidéVallombreuse en ses méchantes entreprises.Enfin le prince rompit ce silence embarrassant et dit:«Quittez ce château à l'instant, vous tous qui avez misvos épées au service des mauvaises passions de mon fils.Je suis trop gentilhomme pour faire l'office des archers etdu bourreau; fuyez, disparaissez, rentrez dans vosrepaires. La justice saura bien vous y retrouver.»<strong>Le</strong> <strong>com</strong>pliment n'était pas fort gracieux; mais il eût été


hors de propos de montrer une susceptibilité tropfarouche. <strong>Le</strong>s bretteurs, que Lampourde avait déliés dès le<strong>com</strong>mencement de cette scène, s'éloignèrent sansdemander leur reste, avec Malartic leur chef.Quand ils se furent retirés, le père de Vallombreuse pritIsabelle par la main, et la détachant du groupe où elle setrouvait, la fit ranger près de lui et lui dit:«Restez là, mademoiselle; votre place est désormais àmes côtés. C'est bien le moins que vous me rendiez unefille puisque vous m'ôtez un fils.»Et il essuya une larme qui, malgré lui, débordait de sapaupière. Puis se retournant vers Sigognac avec un gested'une in<strong>com</strong>parable noblesse:«Monsieur, vous pouvez vous en aller avec vos<strong>com</strong>pagnons. Isabelle n'a rien à redouter près de son père,et ce château sera dès à présent sa demeure. Maintenantque sa naissance est connue, il ne convient pas que mafille retourne à Paris. Je la paie assez cher pour la garder.Je vous remercie, quoiqu'il m'en coûte l'espoir d'une raceperpétuée, d'avoir épargné à mon fils une action honteuse,que dis-je, un crime abominable! Sur mon blason jepréfère une tache de sang à une tache de boue. PuisqueVallombreuse était infâme, vous avez bien fait de le tuer;vous avez agi en vrai gentilhomme, et l'on m'assure quevous l'êtes, en protégeant la faiblesse, l'innocence et lavertu. C'était votre droit. L'honneur de ma fille sauvérachète la mort de son frère. Voilà ce que la raison me dit;mais mon coeur paternel en murmure et d'injustes idées de


vengeance pourraient me prendre dont je ne serais pasmaître. Disparaissez, je ne ferai aucune poursuite, et jetâcherai d'oublier qu'une nécessité rigoureuse a dirigévotre fer sur le sein de mon fils!- Monseigneur, répondit Sigognac sur le ton du plusprofond respect, je fais à la douleur d'un père une part sigrande, que j'eusse, sans sonner mot, accepté les injuresles plus sanglantes et les plus amères, bien qu'en cedésastreux conflit ma loyauté ne me fasse aucun reproche.Je ne voudrais rien dire, pour me justifier à vos yeux, quiaccusât cet infortuné duc de Vallombreuse; mais croyezque je ne l'ai point cherché, qu'il s'est jeté de lui-même surma route et que j'ai tout fait, en plus d'une rencontre, pourl'épargner. Ici même, c'est sa fureur aveugle qui l'aprécipité sur mon épée. Je laisse en vos mains Isabelle, quim'est plus chère que la vie, et me retire à jamais désolé decette triste victoire, pour moi véritable défaite, puisqu'elledétruit mon bonheur. Ah! que mieux eût valu que je fussetué et victime au lieu de meurtrier!»Là-dessus, Sigognac fit au prince un salut, lançant àIsabelle un long regard chargé d'amour et de regret,descendis les marches de l'escalier, suivi de Scapin et deLampourde, non sans retourner plus d'une fois la tête, cequi lui permit de voir la jeune fille appuyée contre larampe de peur de défaillir, et portant son mouchoir à sesyeux pleins de larmes. Était-ce la mort de son frère ou ledépart de Sigognac qu'elle pleurait? Nous pensons quec'était le départ de Sigognac, l'aversion que lui inspirait


Vallombreuse n'ayant point encore eu le temps de sechanger chez elle en tendresse à cette révélation deparenté subite. Du moins le baron, quelque modeste qu'ilfût, en jugea ainsi, et, chose étrange que le coeur humain,s'éloigna consolé par les larmes de celle qu'il aimait.Sigognac et sa troupe sortirent par le pont-levis, et touten longeant le fossé pour aller reprendre leurs chevauxdans le petit bois où ils les avaient laissés, ils entendirentune voix plaintive s'élever du fossé à l'endroit même que<strong>com</strong>blait l'arbre renversé.C'était le portier de la <strong>com</strong>édie, qui n'avait pu sedégager de l'enchevêtrement des branches, et criaitpiteusement à l'aide, n'ayant que la tête hors de l'eau, etrisquant d'avaler ce fade liquide qu'il haïssait plus quemédecine noire, toutes les fois qu'il ouvrait le bec pourappeler au secours. Scapin, qui était fort agile et délié deson corps, se risqua sur l'arbre et eut bientôt repêché leportier tout ruisselant d'eau et d'herbes aquatiques.<strong>Le</strong>s chevaux n'avaient point bougé de leur couvert, etbientôt enfourchés par leurs cavaliers, ils reprirentallégrement la route de Paris.«Que vous semble, monsieur le baron, de tous cesévénements? disait Hérode à Sigognac, qui cheminaitbotte à botte avec lui. Cela s'arrange <strong>com</strong>me une fin detragi-<strong>com</strong>édie. Qui se fût attendu, au milieu de l'algarade,à l'entrée seigneuriale de ce père précédé de flambeaux, etvenant mettre le holà aux fredaines un peu trop fortes demonsieur son fils? Et cette reconnaissance d'Isabelle au


moyen d'une bague à cachet blasonné? Ne l'a-t-on pasdéjà vue au théâtre? Après tout, puisque le théâtre estl'image de la vie, la vie lui doit ressembler <strong>com</strong>me unoriginal à son portrait. J'avais toujours entendu dire dansla troupe qu'lsabelle était de noble naissance. Blazius etLéonarde se souvenaient même d'avoir vu le prince quin'était alors encore que duc, lorsqu'il faisait sa cour àCornélia. Léonarde plus d'une fois avait engagé la jeunefille à rechercher son père; mais celle-ci, douce et modestede nature, n'en avait rien fait, ne voulant pas s'imposer àune famille qui l'eût rejetée peut-être, et s'était contentéede son modeste sort.- Oui, je savais cela, répondit Sigognac; sans attacherautrement d'importance à cette illustre origine, Isabellem'avait conté l'histoire de sa mère et parlé de la bague. Onvoyait bien d'ailleurs à la délicatesse de sentiment queprofessait cette aimable fille, qu'il y avait du sang illustredans ses veines. Je l'aurais deviné quand même elle ne mel'eût pas dit. Sa beauté chaste, fine et pure, révélait sarace.Aussi mon amour pour elle a-t-il toujours été mêlé detimidité et de respect, quoique volontiers la galanteries'émancipe avec les <strong>com</strong>édiennes. Mais quelle fatalité quece damné Vallombreuse se trouve précisément son frère!Il y a maintenant un cadavre entre nous deux; un ruisseaude sang nous sépare, et pourtant je ne pouvais sauver sonhonneur que par cette mort. Malheureux que je suis! j'aimoi-même créé l'obstacle où doit se briser mon amour, et


tué mon espérance avec l'épée qui défendait mon bien.Pour garder ce que j'aime, je me l'ôte à jamais. De quelfront irai-je me présenter les mains rouges de sang, àIsabelle en deuil? Hélas, ce sang, je l'ai versé pour sapropre défense, mais c'était le sang fraternel! Quand bienmême elle me pardonnerait et me verrait sans horreur, leprince qui maintenant a sur elle des droits de père,repoussera, en le maudissant, le meurtrier de son fils. Oh!je suis né sous une étoile enragée.- Tout cela sans doute est fort lamentable, réponditHérode, mais les affaires du Cid et de Chimène étaientencore bien autrement embrouillées <strong>com</strong>me on le voit enla pièce de M. Pierre de Corneille, et cependant, aprèsbien des <strong>com</strong>bats entre l'amour et le devoir, elles finirentpar s'arranger à l'amiable, non sans quelques antithèses etagudezzas un peu forcées dans le goût espagnol, mais d'unben effet au théâtre. Vallombreuse n'est que d'un côtéfrère d'Isabelle. Ils n'ont point puisé le jour au même sein,et ne se sont connus <strong>com</strong>me parents que pendant quelquesminutes, ce qui diminue fort le ressentiment. Et d'ailleursnotre jeune amie haïssait <strong>com</strong>me peste ce forcenégentilhomme, qui la poursuivait de ses galanteriesviolentes et scandaleuses. <strong>Le</strong> prince lui-même n'était guèrecontent de son fils, lequel était féroce <strong>com</strong>me Néron,dissolu <strong>com</strong>me Héliogabale, pervers <strong>com</strong>me Satan, et quieût été déjà vingt fois pendu, n'était sa qualité de duc. Nevous désespérez donc point ainsi. <strong>Le</strong>s choses prendrontpeut-être une meilleure tournure que vous ne pensez.


- Dieu le veuille, mon ben Hérode, répondit Sigognac,mais naturellement je n'ai point de bonheur. <strong>Le</strong> guignondes méchantes fées bossues présidèrent à ma nativité. Ileût été vraiment plus heureux pour moi d'être tué,puisque, par l'arrivée de son père, la vertu d'Isabelle étaitsauve sans la mort de Vallombreuse, et puis, il faut toutvous dire, je ne sais quelle horreur secrète a pénétré avecun froid de glace jusqu'à la moelle de mes os, lorsque j'aivu ce beau jeune homme si plein de vie, de feu et depassion, tomber tout d'une pièce, raide, froid et pâledevant mes pieds. Hérode, c'est une chose grave que lamort d'un homme, et quoique je n'aie point de remordsn'ayant pas <strong>com</strong>mis de crime, je vois là Vallombreuseétendu, les cheveux épars sur le marbre de l'escalier et unetache rouge à la poitrine.- Chimères que tout cela, dit Hérode, vous l'avez tuédans les règles. Votre conscience peut être tranquille. Untemps de galop dissipera ces scrupules qui viennent d'unmouvement fiévreux et du frisson de la nuit. Ce à quoi ilfaut aviser promptement, c'est à quitter Paris et à gagnerquelque retraite où l'on vous oublie. La mort deVallombreuse fera du bruit à la cour et à la ville, quelquesoin qu'on prenne de la celer. Et, encore qu'il ne soit guèreaimé, on pourrait vous chercher noise. Or çà, sans plusdiscourir, donnons de l'éperon à nos montures et dévoronsce ruban de queue qui s'étend devant nous, ennuyeux etgrisâtre, entre deux rangées de manches à balais, sous lalueur froide de la lune.»


<strong>Le</strong>s chevaux, sollicités du talon, prirent une allure plusvive; mais pendant qu'ils cheminent, retournons auchâteau, aussi calme maintenant qu'il était bruyant tout àl'heure, et entrons dans la chambre où les domestiques ontdéposé Vallombreuse.Un chanddier à plusieurs branches, posé sur unguéridon, l'éclairait d'une lumière dont les rayonstombaient sur le lit du jeune duc, immobile <strong>com</strong>me uncadavre, et qui semblait encore plus pâle sur le fondcramoisi des rideaux et aux reflets rouges de la soie. Uneboiserie d'ébène, incrustée de filets en cuivre, montait àhauteur d'homme et servait de soubassement à unetapisserie de haute lisse représentant l'histoire de Médéeet de Jason, toute remplie de meurtres et de magiessinistres.Ici, l'on voyait Médée couper en morceaux Pélias, sousprétexte de le rajeunir <strong>com</strong>me Eson. Là, femme jalouse etmère dénaturée, elle égorgeait ses enfants. Sur un autrepanneau, elle s'enfuyait, ivre de vengeance, dans son chartraîné par des dragons vomissant le feu. Certes, la tentureétait belle et de prix, et de main d'ouvrier; mais cesmythologies féroces avaient je ne sais quoi de lugubre etde cruel qui trahissait un naturel farouche chez celui quiles avait choisies. Dans le fond du lit, les rideaux relevéslaissaient voir Jason <strong>com</strong>battant les monstrueux taureauxd'airain, défenseurs de la Toison d'or, et on eût dit queVallombreuse, gisant inanimé au-dessous d'eux, fût unede leurs victimes.


Des habits de la plus somptueuse élégance, essayés etdédaignés ensuite, étaient jetés çà et là sur les chaises, etdans un grand cornet du Japon, chamarré de dessins bleuset rouges, posé sur une table en ébène <strong>com</strong>me tous lesmeubles de la chambre, trempait un magnifique bouquetformé des fleurs les plus rares et destiné à remplacer celuiqu'avait refusé Isabelle, mais qui n'était pas arrivé àdestination à cause de l'attaque inopinée du château. Cesfleurs épanouies et superbes, témoignage encore fraisd'une préoccupation galante, faisaient un contraste étrangeavec ce corps étendu sans mouvement, et un moralisteaurait trouvé là de quoi philosopher tout le soûl. <strong>Le</strong>prince, assis dans un fauteuil auprès du lit, regardait d'unoeil morne ce visage aussi blanc que l'oreiller de dentellesqui ballonnait autour de lui. Cette pâleur même en rendaitencore les traits plus délicats et plus purs. Tout ce que lavie peut imprimer de vulgaire à une figure humaine ydisparaissait dans une sérénité de marbre, et jamaisVallombreuse n'avait été plus beau. Aucun souffle nesemblait sortir de ses lèvres entrouvertes, dont lesgrenades avaient fait place aux violettes de la mort. Encontemplant cette forme charmante qui bientôt allait sedissoudre, le prince oubliait que l'âme d'un démon venaitd'en sortir, et il songeait tristement à ce grand nom que lessiècles passés s'étaient respectueusement légué et quin'arriverait pas aux siècles futurs.C'était plus que la mort de son fils qu'il déplorait, c'étaitla mort de sa maison: une douleur inconnue aux bourgeois


et aux manants. Il tenait la main glacée de Vallombreuseentre les siennes, et y sentant un peu de chaleur, il neréfléchissait pas qu'elle venait de lui et se laissait aller àun espoir chimérique.Isabelle était debout au pied du lit, les mains jointes etpriant Dieu avec toute la ferveur de son âme pour ce frèredont elle causait innocemment la mort, et qui payait de savie le crime d'avoir trop aimé, crime que les femmespardonnent volontiers, surtout lorsqu'elles en sont l'objet.«Et ce médecin qui ne vient pas! fit le prince avecimpatience il y a peut-être encore quelque remède.»Comme il disait ces mots, la porte s'ouvrit et lechirurgien parut, ac<strong>com</strong>pagné d'un élève qui lui portait satrousse d'instruments. Après un léger salut, sans dire uneparole, il alla droit à la couche où gisait le jeune duc, luitâta le pouls, lui mit la main sur le coeur et fit un signedécouragé. Cependant, pour donner à son arrêt unecertitude scientifique, il tira de sa poche un petit miroird'acier poli et l'approcha des lèvres de Vallombreuse, puisil examina attentivement le miroir - un léger nuage s'étaitformé à la surface du métal et le ternissait. <strong>Le</strong> médecinétonné réitéra son expérience. Un nouveau brouillardcouvrit l'acier.Isabelle et le prince suivaient anxieusement les gestesdu chirurgien, dont le visage s'était un peu déridé.«La vie n'est pas <strong>com</strong>plètement éteinte, dit-il enfin en seretournant vers le prince et en essuyant son miroir; leblessé respire encore, et tant que la mort n'a pas mis son


doigt sur un malade il y a de l'espérance. Mais, pourtant,ne vous livrez pas à une joie prématurée qui rendraitensuite votre douleur plus amère: j'ai dit que M. le duc deVallombreuse n'avait point exhalé le dernier soupir;voilà tout. De là à le ramener en santé, il y a loin.Maintenant je vais examiner sa blessure, laquelle peut-êtren'est point mortelle puisqu'elle ne l'a point tué sur-lechamp.- Ne restez pas là, Isabelle, fit le père de Vallombreuse,de tels spectacles sont trop tragiques et navrants pour unejeune fille. On vous informera de la sentence que porterale docteur quand il aura terminé son examen.»La jeune fille se retira, conduite par un laquais qui lamena à un autre appartement, celui qu'elle occupait étantencore tout en désordre et saccagé par la lutte qui s'y étaitpassée.Aidé de son élève, le chirurgien défit le pourpoint deVallombreuse, déchira la chemise et découvrit unepoitrine aussi blanche que l'ivoire où se dessinait uneplaie étroite et triangulaire, emperlée de quelquesgouttelettes de sang. La plaie avait peu saigné.L'épanchement s'était fait en dedans, le suppôt d'Esculapedébrida les lèvres de la blessure et la sonda. Un légertressaillement contracta la face du patient dont les yeuxrestaient toujours fermés, et qui ne bougeait non plusqu'une statue sur un tombeau, dans une chapelle defamille.«Bon cela, fit le chirurgien en observant cette


contraction douloureuse; il souffre, donc il vit. Cettesensibilité est de favorable augure.- N'est-ce pas qu'il vivra? fit le prince; si vous le sauvez,je vous ferai riche, je réaliserai tous vos souhaits; ce quevous demanderez, vous l'obtiendrez.- Oh! n'allons pas si vite, dit le médecin, je ne répondsde rien encore; l'épée a traversé le haut du poumon droit.<strong>Le</strong> cas est grave, très grave. Cependant <strong>com</strong>me le sujet estjeune, sain, vigoureux, bâti, sans cette maudite blessure,pour vivre cent ans, il se peut qu'il en réchappe, à moinsde <strong>com</strong>plications imprévues; il y a pour de tels cas desexemples de guérison. La nature chez les jeunes gens atant de ressources! La sève de la vie encore ascendanterépare si vite les pertes et rajuste si bien les dégâts! Avecdes ventouses et des scarifications, je vais tâcher dedégager la poitrine du sang qui s'est répandu à l'intérieuret finirait par étouffer M. le duc, s'il n'était heureusementtombé entre les mains d'un homme de science, cas rare ences villages et châteaux loin de Paris. Allons, bélître,continua-t-il en s'adressant à son élève, au lieu de meregarder <strong>com</strong>me un cadran d'horloge avec tes grands yeuxronds, roule ses bandes et ploie les <strong>com</strong>presses, que jepose le premier appareil.»L'opération terminée, le chirurgien dit au prince:«Ordonnez, s'il vous plaît, monseigneur, qu'on noustende un lit de camp dans un coin de cette chambre etqu'on nous serve une légère collation, car moi et monélève, nous veillerons tour à tour M. le duc de


Vallombreuse. Il importe que je sois là, épiant chaquesymptôme, le <strong>com</strong>battant s'il est défavorable, l'aidant s'ilest heureux. Ayez confiance en moi, monseigneur, etcroyez que tout ce que la science humaine peut risquerpour sauver une vie, sera fait avec audace et prudence.Rentrez dans vos appartements, je vous réponds de la viede M. votre fils... jusqu'à demain.»Un peu calmé par cette assurance, le père deVallombreuse se retira chez lui, où toutes les heures unlaquais lui venait apporter des bulletins de l'état du jeuneduc.Isabelle trouva dans le nouveau logis qu'on lui avaitassigné cette même femme de chambre, morne etfarouche, qui l'attendait pour la défaire; seulementl'expression de sa physionomie était totalement changée.Ses yeux brillaient d'un éclat singulier, et le rayonnementde la haine satisfaite illuminait sa figure pâle.La vengeance arrivée enfin d'un outrage inconnu etdévoré silencieusement dans la rage froide del'impuissance, faisait du spectre muet une femme vivante.Elle arrangeait les beaux cheveux d'Isabelle avec uneallégresse mal dissimulée, lui passait <strong>com</strong>plaisamment lesbras dans les manches de sa robe de nuit, s'agenouillaitpour la déchausser, et paraissait aussi caressante qu'elles'était montrée revêche. Ses lèvres, si bien scelléesnaguère, pétillaient d'interrogations. Mais Isabelle,préoccupée des tumultueux événements de la soirée, n'yprit pas garde autrement, et ne remarqua pas non plus la


contraction de sourcils et l'air irrité de cette fille lorsqu'undomestique vint dire que tout espoir n'était pas perdu pourM. le duc. A cette nouvelle, la joie disparut de son masquesombre, éclairé un instant, et elle reprit son attitude mornejusqu'au moment où sa maîtresse la congédia d'un gestebienveillant.Couchée dans un lit moelleux, bien fait pour servird'autel à Morphée, et que pourtant le sommeil ne se hâtaitpas de visiter, Isabelle cherchait à se rendre <strong>com</strong>pte dessentiments que lui inspirait ce revirement subit de ladestinée. Hier encore elle n'était qu'une pauvreComédienne, sans autre nom que le nom de guerre parlequel la désignait l'affiche aux coins des carrefours.Aujourd'hui, un grand la reconnaissait pour sa fille; elle segreffait, humble fleur, sur un des rameaux de ce puissantarbre généalogique dont les racines plongeaient si avantdans le passé, et qui portait à chaque branche un illustre,un héros! Ce prince si vénérable et qui n'avait de supérieurque les têtes couronnées, était son père. Ce terrible duc deVallombreuse, si beau malgré sa perversité, se changeaitd'amant en frère, et s'il survivait, sa passion, sans doute,s'éteindrait en une amitié pure et calme. Ce château,naguère sa prison, était devenu sa demeure; elle y étaitchez elle, et les domestiques lui obéissaient avec unrespect qui n'avait plus rien de contraint ni de simulé.Tous les rêves qu'eût pu faire l'ambition la plusdésordonnée, le sort s'était chargé de les ac<strong>com</strong>plir pourelle et sans sa participation. De ce qui semblait devoir être


sa perte, sa fortune avait surgi radieuse, invraisemblable,au-dessus de toute attente.Si <strong>com</strong>blée de bonheurs, Isabelle s'étonnait de ne paséprouver une plus grande joie; son âme avait besoin des'accoutumer à cet ordre d'idées si nouveau. Peut-êtremême, sans bien s'en rendre <strong>com</strong>pte, regrettait-elle sa viede théâtre; mais ce qui dominait tout, c'était l'idée deSigognac. Ce changement dans sa position l'éloignait-il oula rapprochait-il de cet amant si parfait si dévoué, sicourageux? Pauvre, elle l'avait refusé pour époux de peurd'entraver sa fortune; riche, c'était pour elle un devoir biencher de lui offrir sa main. La fille reconnue d'un princepouvait bien devenir la baronne de Sigognac. Mais lebaron était le meurtrier de Vallombreuse. <strong>Le</strong>urs mains nesauraient se rejoindre par-dessus une tombe. Si le jeuneduc ne suc<strong>com</strong>bait pas, peut-être garderait-il de sablessure et de sa défaite surtout, car il avait l'orgueil plussensible que la chair, un trop durable ressentiment. <strong>Le</strong>prince, de son côté, était capable, quelque bon et généreuxqu'il fût, de ne pas voir de bon oeil celui qui avait failli lepriver d'un fils; il pouvait aussi désirer pour Isabelle uneautre alliance; mais, intérieurement, la jeune fille sepromit d'être fidèle à ses amours de Comédienne etd'entrer plutôt en religion, que d'accepter un duc, unmarquis, un <strong>com</strong>te, le prétendant fût-il beau <strong>com</strong>me lejour et doué <strong>com</strong>me un prince des contes de fées.Satisfaite de cette résolution, elle allait s'endormir,lorsqu'un bruit léger lui fit rouvrir les yeux, et elle aperçut


Chiquita, debout au pied de son lit, qui la regardait ensilence et d'un air méditatif.«Que veux-tu, ma chère enfant? lui dit Isabelle de savoix la plus douce, tu n'es donc pas partie avec les autres?si tu désires rester près de moi, je te garderai, car tu m'asrendu bien des services.- Je t'aime beaucoup, répondit Chiquita mais je ne puisrester avec toi tant qu'Agostin vivra. <strong>Le</strong>s lames d'Albacètedisent: «Soy de un dueno», ce qui signifie: «Je n'ai qu'unmaître», une belle parole digne de l'acier fidèle. Pourtantj'ai un désir. Si tu trouves que j'ai payé le collier de perles,embrasse-moi. Je n'ai jamais été embrassée. Cela doit êtresi bon!- Oh! de tout mon coeur! fit Isabelle en prenant la têtede l'enfant et en baisant ses joues brunes, qui se couvrirentde rougeur tant son émotion était forte.- Maintenant, adieu!» dit Chiquita, qui avait repris soncalme habituel.Elle allait se retirer <strong>com</strong>me elle était venue, lorsqu'elleavisa sur la table le couteau dont elle avait enseigné lemaniement à la jeune Comédienne pour se défendrecontre les entreprises de Vallombreuse, et elle dit àIsabelle:«Rends-moi mon couteau, tu n'en as plus besoin.»Et elle disparut.


XVIIEN FAMILLE<strong>Le</strong> chirurgien avait répondu jusqu'au lendemain de lavie de Vallombreuse. Sa promesse s'était réalisée. <strong>Le</strong> jour,en pénétrant dans la chambre en désordre, où traînaientsur la table des linges ensanglantés, avait trouvé le jeunemalade respirant encore. Ses paupières mêmes'entrouvraient, laissant errer un regard atone et vitreuxchargé des vagues épouvantes de l'anéantissement. Atravers le brouillard des pâmoisons, le masque décharnéde la mort lui était apparu, et par instants, ses yeux,s'arrêtant sur un point fixe, semblaient discerner un objeteffrayant invisible pour d'autres. Pour échapper à cettehallucination, il abaissait ses longs cils dont les frangesnoires faisaient ressortir la pâleur de ses joues envahiespar des tons de cire, et il les tenait obstinément fermés;puis la vision s'évanouissait. Son visage reprenait alorsune expression moins alarmée, et sa vue de nouveau semettait à flotter autour de lui.<strong>Le</strong>ntement son âme revenait des limbes, et son coeur, àpetit bruit, sous l'oreille appliquée du médecin,re<strong>com</strong>mençait à battre: faibles pulsations, témoignagessourds de la vie, que la science seule pouvait entendre.<strong>Le</strong>s lèvres entrouvertes découvraient la blancheur desdents et simulaient un languissant sourire, plus triste que


les contractions de la souffrance; car c'était celui quedessine sur les bouches humaines l'approche du reposéternel; cependant quelques légères nuances vermeilles semêlaient aux teintes violettes et montraient que le sangreprenait peu à peu son cours.Debout au chevet du blessé, maître Laurent lechirurgien observait ces symptômes, si malaisémentappréciables, avec une attention profonde et perspicace.C'était un homme instruit que maître Laurent, et à qui,pour être connu <strong>com</strong>me il méritait de l'être, il n'avaitmanqué jusque-là que des occasions illustres.Son talent ne s'était exercé encore que in animâ vili, etil avait guéri obscurément des manants, de petitsbourgeois, des soldats, des greffiers, des procureurs etautres bas officiers de justice, dont la vie ou la mort nesignifiait rien. Il attachait donc à la cure du jeune duc uneimportance énorme. Son amour-propre et son ambitionétaient en jeu également dans ce duel qu'il soutenaitcontre la Mort. Pour se garder entière la gloire dutriomphe, il avait dit au prince, qui voulait faire venir deParis les plus célèbres médecins, que lui seul suffirait àcette besogne, et que rien n'était plus grave qu'unchangement de méthode dans le traitement d'une telleblessure.«Non, il ne mourra point, se disait-il, tout en examinantle jeune duc; il n'a pas la face hippocratique, ses membresgardent de la souplesse, et il a bien supporté cetteangoisse du matin qui redouble les maladies et détermine


les crises funestes. D'ailleurs, il faut qu'il vive, son salutest ma fortune; je l'arracherai des pattes osseuses de lacamarde, ce beau jeune homme héritier d'une noble race!<strong>Le</strong>s sculpteurs attendront encore longtemps pour taillerson marbre. C'est lui qui me tirera de ce village où jevégète. Tâchons d'abord, au risque de déterminer la fièvre,de lui rendre un peu de force par quelque cordialénergique.»Ouvrant lui-même sa boîte de médicaments, car sonfamulus, qui avait veillé une partie de la nuit, dormait surle lit de camp improvisé, il en tira plusieurs petits flaconscontenant des essences teintes diversement, les unesrouges <strong>com</strong>me le rubis, les autres vertes <strong>com</strong>mel'émeraude, celles-ci d'un jaune d'or, celles-là d'unetransparence diamantée. Des étiquettes latines abréviéeset semblables, pour l'ignorant, à des formulescabalistiques, étaient collées sur le cristal des flacons.Maître Laurent, bien qu'il fût sûr de lui-même, lut àplusieurs reprises le titre des fioles qu'il avait mises à part,en mira le contenu à la lumière, profitant d'un rayon desoleil levant qui filtrait à travers les rideaux, pesa lesquantités qu'il empruntait à chaque bouteille dans uneéprouvette d'argent dont il connaissait le poids, et<strong>com</strong>posa du tout une potion d'après une recette dont ilfaisait mystère.<strong>Le</strong> mélange préparé, il réveilla son famulus et luiordonna de hausser un peu la tête de Vallombreuse, puisil desserra, au moyen d'une mince spatule, les dents du


lessé, et parvint à introduire entre leur double rangée deperles le mince goulot du flacon. Quelques gouttes duliquide pénétrèrent dans le palais du jeune duc, et leursaveur âcre et puissante fit se contracter légèrement sestraits immobiles. Une gorgée descendit dans la poitrine,bientôt suivie d'une autre, et la dose entière, au grandcontentement du médecin, fut absorbée sans trop de peine.A mesure que Vallombreuse buvait, une imperceptiblerougeur montait à ses pommettes; une lueur chaudebrillantait ses yeux, et sa main inerte, allongée sur le drap,cherchait à se déplacer.Il poussa un soupir et promena autour de lui, <strong>com</strong>mequelqu'un qui se réveille d'un rêve, un regard où revenaitl'intelligence.«Je jouais gros jeu, fit maître Laurent en lui-même, cemédicament est un philtre. Il peut tuer ou ressusciter. Il aressuscité. Esculape, Hygie et Hippocrate soient bénis!»En ce moment, une main écarta avec précaution latapisserie de la portière, et sous le pli relevé apparut la têtevénérable du prince, fatiguée et plus vieillie par l'angoissede cette nuit terrible, que par dix années.«Eh bien! maître Laurent?» murmura-t-il d'une voixanxieuse. <strong>Le</strong> chirurgien posa son doigt sur sa bouche, etde l'autre main lui montra Vallombreuse, un peu soulevésur l'oreiller, et n'ayant plus l'aspect cadavérique; car lapotion le brûlait et le ranimait par sa flamme.Maître Laurent, de ce pas léger habituel aux personnesqui soignent les malades, vint trouver le prince sur le seuil


de la porte et, le tirant un peu à part, il lui dit:«Vous voyez, monseigneur, que l'état de monsieur votrefils, loin d'avoir empiré, s'améliore sensiblement. Sansdoute, il n'est point sauvé encore; mais, à moins d'une<strong>com</strong>plication imprévue que je fais tous mes efforts pourprévenir, je pense qu'il s'en tirera et pourra continuer sesdestinées glorieuses <strong>com</strong>me s'il n'eût point été blessé.»Un vif sentiment de joie paternelle illumina la figure duprince; et <strong>com</strong>me il s'avançait vers la chambre pourembrasser son fils, maître Laurent lui posarespectueusement la main sur la manche et l'arrêta:«Permettez-moi, prince, de m'opposer àl'ac<strong>com</strong>plissement de ce désir si naturel; les docteurs sontfâcheux souvent, et la médecine a des rigueurs à nulleautre pareilles. De grâce, n'entrez pas chez le duc. Votreprésence chérie et redoutée pourrait, en l'affaiblissementoù il se trouve, provoquer une crise dangereuse. Touteémotion lui serait fatale, et capable de briser le fil bienfrêle dont je l'ai rattaché à la vie. Dans quelques jours, saplaie étant en voie de cicatrisation, et ses forces revenuespeu à peu, vous aurez tout à votre aise et sans péril cettedouceur de le voir.»<strong>Le</strong> prince, rassuré, et se reniant aux justes raisons duchirurgien se retira dans son appartement, où il s'occupade lectures pieuses jusqu'au coup de midi, heure à laquellele majordome le vint avertir «que le dîner de monseigneurétait servi sur table».«Qu'on prévienne la <strong>com</strong>tesse Isabelle de Lineuil, ma


fille tel est le titre qu'elle portera désormais, - de vouloirbien descendre dîner», dit le prince au majordome quis'empressa d'obéir à cet ordre.Isabelle traversa cette antichambre aux armures, causede ses terreurs nocturnes, et ne la trouva du tout si lugubreaux vives clartés du jour. Une lumière pure tombait deshautes fenêtres que n'aveuglaient plus les volets fermés.L'air avait été renouvelé. Des fagots de genévrier et debois odorant, brûlés à grande flamme dans les cheminées,avaient chassé l'odeur de relent et de moisissure. Par laprésence du maître, la vie était revenue à ce logis mort.La salle à manger ne se ressemblait plus, et cette table,qui la veille paraissait dressée pour un festin de spectres,recouverte d'une riche nappe où la cassure des plisdessinait des carrés symétriques, prenait tout à fait ben airavec sa vieille vaisselle plate chargée de ciselures etblasonnée d'armoiries, ses flacons en cristal de Bohêmemouchetés d'or, ses verres de Venise aux pieds en spirale,ses drageoirs à épices et ses mets d'où montaient desfumées odorantes.D'énormes bûches jetées sur des chenets formés degrosses boules de métal poli superposées, envoyaient lelong d'une plaque au blason du prince de largestourbillons de flamme mêlés de joyeuses crépitationsd'étincelles, et répandaient une douce chaleur dans lavaste pièce. <strong>Le</strong>s orfèvreries des dressoirs, les vernis d'or etd'argent de la tenture en cuir de Cordoue prenaient à cefoyer, malgré la clarté du jour, des reflets et des paillettes


ouges.Quand Isabelle entra, le prince était déjà en sa chaisedont le haut dossier figurait une sorte de dais. Derrière luise tenaient deux laquais en grande livrée. La jeune filleadressa à son père une révérence modeste qui ne sentaitpas son théâtre, et que toute grande dame eût approuvée.Un domestique lui avança un siège, et, sans tropd'embarras, elle prit place en face du prince à l'endroitqu'il lui désignait de la main.<strong>Le</strong>s potages servis, l'écuyer tranchant découpa sur unecrédence les viandes que lui portait de la table un officierde bouche, et que les valets y reportaient disséquées.Un laquais versait à boire à Isabelle, qui n'usait de vinque fort trempé, en personne réservée et sobre qu'elle était.Tout émue des événements de la journée et de la nuitprécédentes, tout éblouie et troublée par le brusquechangement de sa fortune, inquiète de son frère sigrièvement navré, perplexe sur le sort de son bien-aiméSigognac, elle ne touchait non plus aux mets placésdevant elle que du bout des dents.«Vous ne mangez ni ne buvez, <strong>com</strong>tesse, lui dit leprince; acceptez donc cette aile de perdrix.»A ce titre de <strong>com</strong>tesse prononcé d'une voix amicale etpourtant sérieuse, Isabelle tourna vers le prince ses beauxyeux bleus étonnés avec un regard timidementinterrogatif.«Oui, <strong>com</strong>tesse de Lineuil; c'est le titre d'une terre queje vous donne, car ce nom d'Isabelle, tout charmant qu'il


soit, ne saurait convenir à ma fille, sans être quelque peuac<strong>com</strong>pagné.»Isabelle cédant à un impétueux mouvement de coeur, seleva, passa de l'autre côté de la table, et s'agenouillant prèsdu prince, lui prit la main et la baisa en reconnaissance decette délicatesse.«Relevez-vous, ma fille, reprit le prince d'un airattendri, et reprenez votre place. Ce que je fais est juste.La destinée seule m'empêcha de le faire plus tôt, et cetteterrible rencontre qui nous a tous réunis a quelque choseoù je vois le doigt du Ciel. Votre vertu a empêché qu'ungrand crime fût <strong>com</strong>mis, et je vous aime pour cettehonnêteté, dût-elle me coûter la vie de mon fils. MaisDieu le sauvera, pour qu'il se repente d'avoir outragé laplus pure innocence. Maître Laurent m'a donné bonespoir, et du seuil d'où je le contemplais en son lit,Vallombreuse ne m'a point paru avoir sur le front cecachet de la mort que nous autres gens de guerre savonsbien reconnaître.»On donna à laver dans une magnifique aiguière devermeil, et le prince, jetant sa serviette, se dirigea vers lesalon, où, sur un signe, Isabelle le suivit. <strong>Le</strong> vieuxseigneur s'assit près de la cheminée, monument sculpturalqui s'élevait jusqu'au plafond, et sa fille prit place à côtéde lui sur un pliant. Comme les laquais s'étaient retirés, leprince prit tendrement la main d'Isabelle entre les siennes,et contempla quelque temps en silence cette fille siétrangement retrouvée. Ses yeux exprimaient une joie


mêlée de tristesse. Car, malgré les assurances du médecin,la vie de Vallombreuse pendait encore à un fil. Heureuxd'une part, il était malheureux de l'autre; mais le charmantvisage d'Isabelle dissipa bientôt cette impression pénible,et le prince tint ce discours à la nouvelle <strong>com</strong>tesse:«Sans doute, ma chère fille, en cet événement qui nousréunit d'une façon bizarre, romanesque et surnaturelle, lapensée doit vous être venue que, pendant tout ce tempsécoulé depuis votre enfance jusqu'à ce jour, je ne vous aipoint cherchée, et que le hasard seul a remis l'enfant perduau père oublieux. Ce serait mal connaître mes sentiments,et vous avez l'âme si bonne, que cette idée a dû êtrebientôt abandonnée par vous. Votre mère Cornélia, vousne l'ignorez pas, était d'humeur arrogante et fière; elleprenait tout avec une violence extraordinaire, et, lorsquede hautes convenances, je dirais presque des raisonsd'État, me forcèrent à me séparer d'elle, bien malgré moi,pour un mariage ordonné par un de ces désirs suprêmesqui sont des ordres auxquels nul ne résiste, outrée de dépitet de colère, elle refusa obstinément tout ce qui pouvaitadoucir sa situation et assurer la vôtre à l'avenir. Terres,châteaux, contrats de rente, argent, bijoux, elle merenvoya tout avec un outrageux dédain.Ce désintéressement que j'admirais ne me trouva pasmoins entêté, et je laissai chez une personne de confianceles sommes et les titres renvoyés pour qu'elle les pûtreprendre... au cas où son caprice changerait. Mais ellepersista dans ses refus et, changeant de nom, passa à une


autre troupe avec laquelle elle se mit à courir en province,évitant Paris et les endroits où je me trouvais. Je perdisbientôt sa trace, d'autant plus que le roi mon maître mechargea d'ambassades et missions délicates qui me tinrentlongtemps à l'étranger. Quand je revins, par des affidésaussi sûrs qu'intelligents, lesquels avaient questionné etfait jaser des <strong>com</strong>édiens de divers théâtres, j'appris queCornélia était morte depuis quelques mois déjà. Quant àl'enfant, on n'en avait point entendu parler, et l'on nesavait pas ce qu'il était devenu. <strong>Le</strong> voyage perpétuel deces <strong>com</strong>pagnies <strong>com</strong>iques, les noms de guerre qu'adoptentles acteurs qui les <strong>com</strong>posent, et dont ils changent souventpar nécessité ou caprice, rendent fort difficiles cesrecherches à qui ne peut les faire lui-même. <strong>Le</strong> frêle indicequi guiderait l'intéressé ne suffit pas à l'agent qu'animeseulement un motif cupide. On me signala bien quelquespetites filles parmi ces troupes; mais le détail de leurnaissance ne se rapportait point à la vôtre. Mêmequelquefois des suppositions furent hasardées par desmères peu soucieuses de conserver leur fruit, et je dus metenir en garde contre ces ruses. On n'avait point touchéaux sommes déposées. Evidemment la rancunièreCornélia avait voulu me dérober sa fille et se venger ainsi.Je dus croire à votre mort, et cependant un instinct secretme disait que vous existiez. Je me rappelais <strong>com</strong>bien vousétiez gentille et mignonne en votre berceau, et <strong>com</strong>me devos petits doigts roses vous tiriez ma moustache, noirealors, quand je me penchais pour vous baiser. La


naissance de mon fils avait ravivé ce souvenir au lieu del'éteindre. Je pensais, en le voyant grandir au sein du luxe,couvert de rubans et de dentelles <strong>com</strong>me un enfant royal,ayant pour hochets des joyaux qui eussent été la fortuned'honnêtes familles, que peut-être, en ce moment, vêtue àpeine de quelque oripeau fané de théâtre, vous souffriezdu froid et de la faim sur une charrette ou dans une grangeouverte à tous les vents. «Si elle vit, me disais-je, quelquedirecteur de troupe la malmène et la bat. Suspendue à unfil d'archal, elle fait, à demi morte de peur, les Amours etles petits génies dans les vols des pièces à machines. Seslarmes mal contenues coulent sillonnant le fard grossierdont on a barbouillé ses joues pâles, ou bien, tremblanted'émotion, elle balbutie à la fumée des chandelles un petitbout de rôle enfantin qui lui a valu bien des soufflets.» Etje me repentais de n'avoir pas, dès le jour de sa naissance,enlevé l'enfant à la mère; mais alors je croyais ces amourséternelles. Plus tard, ce furent d'autres tourments. En cettevie errante et dissolue, belle <strong>com</strong>me elle promettait del'être, que d'attaques sa pudicité n'a-t-elle point à souffrirde la part de ces libertins qui volent aux <strong>com</strong>édiennes<strong>com</strong>me papillons aux lumières, et le rouge me montait àla figure à l'idée que mon sang qui coule dans vos veinessubissait ces outrages. Bien des fois, affectant plus degoût que je n'en avais pour la <strong>com</strong>édie, je me rendais auxthéâtres, cherchant à découvrir parmi les ingénuesquelque jeune personne de l'âge que vous eussiez dû avoiret de la beauté que je vous supposais. Mais je ne vis que


mines aifétées et fardées, et qu'effronterie de courtisanesous des grimaces d'innocente. Aucune de ces péronnellesne pouvait être vous. «J'avais donc tristement renoncé àl'espoir de retrouver cette fille dont la présence eût égayéma vieillesse; la princesse ma femme, morte après troisans d'union, ne m'avait donné d'autre enfant queVallombreuse, qui, par son caractère effréné, me causaitbien des peines. Il y a quelques jours, étant à Saint-Germain auprès du roi, pour devoirs de ma charge,j'entendis des courtisans parler avec faveur de la trouped'Hérode, et ce qu'ils en dirent me fit naître l'envied'assister à une représentation de ces <strong>com</strong>édiens, lesmeilleurs qui fussent venus depuis longtemps de provinceà Paris. On louait surtout une certaine Isabelle pour sonjeu correct, décent, naturel et tout plein d'une grâce naïve.Ce rôle d'ingénue qu'elle rendait si bien au théâtre, elle lesoutenait, assurait-on, à la ville, et les plus méchanteslangues se taisaient devant sa vertu. Agité d'un secretpressentiment, je me rendis à la salle où récitaient cesacteurs, et je vous vis jouer à l'applaudissement général.Votre air de jeune personne honnête, vos façons timideset modestes, le son de votre voix si frais et si argentin,tout cela me troublait l'âme d'étrange sorte. Il estimpossible même à l'oeil d'un père de reconnaître dans labelle fille de vingt ans l'enfant qu'il n'a pas vue depuis leberceau, et surtout à la lueur des chandelles, à traversl'éblouissement du théâtres mais il me semblait que si uncaprice de la fortune poussait sur les planches une fille de


qualité, elle aurait cette mine réservée et discrète tenant àdistance les autres <strong>com</strong>édiens, cette distinction qui faitdire à tout le monde: «Comment se trouve-t-elle là?» Dansla même pièce figurait un Pédant dont la trogne avinée nem'était point inconnue. <strong>Le</strong>s années n'avaient en rien altérésa raideur grotesque, et je me souvins que déjà il faisaitles Pantalons et les vieillards ridicules dans la <strong>com</strong>pagnieoù jouait Cornélia. Je ne sais pourquoi mon imaginationétablissait un rapport entre vous et ce Pédant jadiscamarade de votre mère. La raison avait beau alléguer quecet acteur pouvait bien avoir pris de l'emploi en cettetroupe, sans que pour cela vous y fussiez, il me semblaitqu'il tenait entre ses mains le bout du fil mystérieux àl'aide duquel, je me guiderais dans ce dédale d'événementsobscurs. Aussi formai-je la résolution de l'interroger, etl'aurais-je fait si, quand j'envoyai à l'auberge de la rueDauphine, on ne m'eût dit que les <strong>com</strong>édiens d'Hérodeétaient partis pour donner une représentation dans unchâteau aux environs de Paris. Je me serais tenu tranquillejusqu'au retour des acteurs, si un brave serviteur ne me fûtvenu prévenir, craignant quelque rencontre fâcheuse, quele duc de Vallombreuse, amoureux à la folie d'une<strong>com</strong>édienne nommée Isabelle qui lui résistait avec la plusferme vertu, avait fait le projet de l'enlever pendant cetteexpédition supposée au moyen d'une escouade despadassins à gages, action par trop énorme et violente,capable de mal tourner, la jeune fille étant ac<strong>com</strong>pagnéed'amis qui n'allaient pas sans armes. <strong>Le</strong> soupçon que


j'avais de votre naissance me jeta, a cet avertissement,dans une perturbation d'âme étrange à concevoir. Jefrémis à l'idée de cet amour criminel qui se changeait enamour monstrueux, si mes pressentiments ne metrompaient point, puisque vous étiez, au cas qu'ils fussentvrais, la propre soeur de Vallombreuse. J'appris que lesravisseurs devaient vous transporter en ce château, et jem'y rendis en toute diligence. Vous étiez déjà délivréesans que votre honneur eût souffert, et la bagued'améthyste a confirmé ce que me disait à votre vue lavoix du sang.- Croyez, monseigneur et père, répondit Isabelle, que jene vous ai jamais accusé. Habituée d'enfance à cette vieambulante de Comédienne, j'avais facilement accepté monsort, n'en connaissant et n'en rêvant pas d'autre. <strong>Le</strong> peuque je savais du monde me faisait <strong>com</strong>prendre que j'auraismauvaise grâce à vouloir entrer dans une famille illustre,que des raisons puissantes forçaient sans doute à melaisser dans l'obscurité et l'oubli. <strong>Le</strong> souvenir confus dema naissance m'inspirait parfois de l'orgueil, et je medisais, en voyant l'air dédaigneux que prennent lesgrandes dames à l'endroit des <strong>com</strong>édiennes: «Moi aussi jesuis de noble race!» Mais ces légères fumées sedissipaient bientôt, et je ne gardais que l'invincible respectde moi-même. Pour rien au monde je n'aurais souillé lepur sang qui coulait dans mes veines. <strong>Le</strong>s licences descoulisses, et les poursuites dont sont l'objet les actrices,même lorsqu'elles manquent de beauté, ne m'inspiraient


que du dégoût. J'ai vécu au théâtre presque <strong>com</strong>me en uncouvent, car on peut être sage partout, quand on le veut.<strong>Le</strong> Pédant était pour moi <strong>com</strong>me un père, et certes Hérodeeût brisé les os à quiconque eût osé me toucher du doigt,ou seulement me dire une parole libre. Quoique<strong>com</strong>édiens, ce sont de très braves gens, et, je vous lesre<strong>com</strong>mande s'ils se trouvent jamais en quelque nécessité.Je leur dois en grande partie de pouvoir présenter sansrougir mon front à vos lèvres, et me dire hautement votrefille. Mon seul regret est d'avoir été la cause bieninnocente du malheur arrivé à M. le duc votre fils, etj'aurais souhaité entrer dans votre famille sous demeilleurs auspices.- Vous n'avez rien à vous reprocher, ma chère fille, vousne pouviez deviner ces mystères qui ont éclaté tout à couppar un concours de circonstances qu'on trouveraitromanesques si on les rencontrait en un livre, et ma joiede vous revoir aussi digne de moi que si vous n'eussiezpas vécu à travers les hasards d'une vie errante, et d'uneprofession peu rigoureuse d'ordinaire, efface bien ladouleur où m'a jeté la fâcheuse blessure de mon fils. Qu'ilsurvive ou suc<strong>com</strong>be, je ne saurais vous en vouloir. Entout cas, votre vertu l'a sauvé d'un crime. Ainsi, ne parlonsplus de cela. Mais parmi vos libérateurs, quel était cejeune homme qui semblait diriger l'attaque, et qui a blesséVallombreuse? Un <strong>com</strong>édien, sans doute, quoiqu'il m'aitparu de bien grand air et de hardi courage.- Oui, mon père, répondit Isabelle dont les joues se


couvrirent d'une faible et pudique rougeur, un <strong>com</strong>édien.Mais s'il m'est permis de trahir un secret, qui n'en est plusun déjà pour M. le duc, je vous dirai que ce prétendu<strong>capitaine</strong> <strong>Fracasse</strong> (tel est son emploi dans la troupe)cache sous son masque un noble visage, et sous son nomde théâtre un nom de race illustre.- En effet, répondit le prince, je crois avoir entenduparler de cela. Il eût été étonnant qu'un <strong>com</strong>édien serisquât à cet acte téméraire de contrecarrer un duc deVallombreuse, et d'entrer en lutte avec lui. Il faut un sanggénéreux pour de telles audaces. Un gentilhomme seulpeut vaincre un gentilhomme, de même qu'un diamantn'est rayé que par un autre diamant.»L'orgueil nobiliaire du prince éprouvait quelqueconsolation à penser que son fils n'avait point été navrépar quelqu'un de bas lieu. <strong>Le</strong>s choses reprenaient ainsi unesituation régulière. Ce <strong>com</strong>bat devenait une sorte deduel entre gens de condition égale, et le motif en étaitavouable; l'élégance n'avait rien à souffrir de cetterencontre.«Et <strong>com</strong>ment se nomme ce valeureux champion, repritle prince, ce preux chevalier défenseur de l'innocence?- <strong>Le</strong> baron de Sigognac, répondit Isabelle d'une voixlégèrement tremblante, je livre son nom sans crainte àvotre générosité. Vous êtes trop juste pour poursuivre enlui le malheur d'une victoire qu'il déplore.- Sigognac, dit le prince, je pensais cette race éteinte.N'est-ce pas une famille de Gascogne?


- Oui, mon père, son castel se trouve aux environs deDax.- C'est bien cela. <strong>Le</strong>s Sigognac ont des armes parlantes;ils portent d'azur à trois cigognes d'or, deux et une. <strong>Le</strong>urnoblesse est fort ancienne. Palamède de Sigognac figuraitglorieusement à la première croisade. Un Raimbaud deSigognac, le père de celui-ci, sans doute, était fort ami et<strong>com</strong>pagnon de Henri IV en sa jeunesse, mais il ne le suivitpoint à la cour; car ses affaires, dit-on, étaient fortdérangées, et l'on ne gagnait guère que des coups sur lestalons du Béarnais.- Si dérangées, que notre troupe, forcée par une nuitpluvieuse à chercher un asile, trouva le fils dans unetourelle à hiboux tout en ruine, où se consumait sajeunesse, et que nous l'arrachâmes à ce château de laMisère, craignant qu'il n'y mourût de faim par fierté etmélancolie; je n'ai jamais vu infortune plus vaillammentsupportée.- Pauvreté n'est pas forfaiture, dit le prince, et toutenoble maison qui n'a point failli à l'honneur peut serelever. Pourquoi, en son désastre, le baron de Sigognacne s'est-il pas adressé à quelqu'un des anciens<strong>com</strong>pagnons d'armes de son père, ou même au roi, leprotecteur-né de tous les gentilshommes?- <strong>Le</strong> malheur rend timide, quelque brave qu'on soit,répondit Isabelle, et l'amour-propre retient le courage. Envenant avec nous, le baron <strong>com</strong>ptait rencontrer à Paris uneoccasion favorable qui ne s'est point présentée; pour n'être


point à notre charge, il a voulu remplacer un de noscamarades mort en route, et <strong>com</strong>me cet emploi se jouesous le masque, il n'y pensait pas <strong>com</strong>promettre sa dignité.- Sous ce déguisement <strong>com</strong>ique, sans être sorcier, jedevine bien un petit brin d'amourette, dit le prince ensouriant avec une maligne bonté; mais ce ne sont point làmes affaires je connais assez votre vertu, et je ne m'alarmepoint de quelques soupirs discrets poussés à votreintention. Il n'y a pas assez longtemps d'ailleurs que jesuis votre père, pour me permettre de vous sermonner.»Pendant qu'il s'exprimait ainsi, Isabelle fixait sur leprince ses grands yeux bleus, où brillaient la plus pureinnocence et la plus parfaite loyauté. La nuance rose dontle nom de Sigognac avait coloré son beau visage s'étaitdissipée; sa physionomie n'offrait aucun signe de honte oud'embarras. Dans son coeur le regard d'un père, le regardde Dieu même, n'eût rien trouvé de répréhensible.L'entretien en était là quand l'élève de maître Laurent sefit annoncer; il apportait un bulletin favorable de la santéde Vallombreuse. L'état du blessé était aussi satisfaisantque possible; après la potion, une crise heureuse avait eulieu, et le médecin répondait désormais de la vie du jeuneduc. Sa guérison n'était plus qu'une affaire de temps.A quelques jours de là, Vallombreuse, soutenu par deuxou trois oreillers, paré d'une chemise à collet en point deVenise, les cheveux séparés et remis en ordre, recevaitdans son lit la visite de son fidèle ami le chevalier deVidalinc qu'on ne lui avait pas encore permis de voir. <strong>Le</strong>


prince était assis dans la ruelle, regardant avec uneprofonde joie paternelle le visage pâle et amaigri de sonfils, mais qui n'offrait plus aucun symptôme alarmant. Lacouleur était revenue aux lèvres, et l'étincelle de la viebrillait dans les yeux. Isabelle était debout près du chevet.<strong>Le</strong> jeune duc lui tenait la main entre ses doigts fluets, etd'un blanc bleuâtre <strong>com</strong>me ceux des malades abrités dugrand air et du soleil depuis quelque temps. Comme il luiétait défendu de parler encore autrement que parmonosyllabes, il témoignait ainsi sa sympathie à celle quiétait la cause involontaire de sa blessure, et lui faisait<strong>com</strong>prendre <strong>com</strong>bien il lui pardonnait de grand coeur.<strong>Le</strong> frère avait chez lui remplacé l'amant, et la maladie,en calmant sa fougue, n'avait pas peu contribué à cettetransition difficile.Isabelle était bien réellement pour lui la <strong>com</strong>tesse deLineuil, et non plus la Comédienne de la troupe d'Hérode.Il fit un signe de tête amical à Vidalinc, et dégagea unmoment sa main de celle de sa soeur pour la lui tendre.C'était tout ce que le médecin autorisait pour cette fois.Au bout de deux ou trois semaines, Vallombreuse,fortifié par de légers aliments, put passer quelques heuressur une chaise longue et supporter l'air d'une fenêtreouverte, par où entraient les souffles balsamiques duprintemps. Isabelle souvent lui tenait <strong>com</strong>pagnie et luifaisait la lecture, fonction à laquelle son ancien métier deComédienne la rendait merveilleusement propre, parl'habitude de soutenir la voix et de varier à propos les


intonations.Un jour qu'ayant achevé un chapitre, elle allait enre<strong>com</strong>mencer un autre dont elle avait déjà lu l'argument,le duc de Vallombreuse lui fit signe de poser le livre, et luidit:«Chère soeur, ces aventures sont les plus divertissantesdu monde, et l'auteur peut se <strong>com</strong>pter parmi les plus gensd'esprit de la cour et de la ville; il n'est bruit que de sonlivre dans les ruelles, mais j'avoue que je préfère à cettelecture votre conversation charmante. Je n'aurais pas crutant gagner en perdant tout espoir. <strong>Le</strong> frère est auprès devous en meilleure posture que l'amant; autant vous étiezrigoureuse à l'un, autant vous êtes douce à l'autre. Jetrouve à ce sentiment paisible des charmes dont je ne medoutais point. Vous me révélez tout un côté inconnu de lafemme. Emporté par des passions ardentes, poursuivant leplaisir que me promettait la beauté, m'exaltant et m'irritantaux obstacles, j'étais <strong>com</strong>me ce féroce chasseur de lalégende que rien n'arrête je ne voyais qu'une proie dansl'objet aimé. L'idée d'une résistance me semblaitimpossible. <strong>Le</strong> mot de vertu me faisait hausser les épaules,et je puis dire sans fatuité à la seule qui ne m'ait pointcédé, que j'avais bien des raisons de n'y pas croire. Mamère était morte quand je ne <strong>com</strong>ptais encore que troisans; vous n'étiez pas retrouvée, et j'ignorais tout ce qu'il ya de pur, de tendre, de délicat dans l'âme féminine. Jevous vis; une irrésistible sympathie, où la voix secrète dusang était sans doute pour quelque chose, m'entraîna vers


vous, et pour la première fois un sentiment d'estime semêla dans mon coeur à l'amour. Votre caractère, tout enme désespérant, me plaisait. J'approuvais cette fermetémodeste et polie avec laquelle vous repoussiez meshommages. Plus vous me rejetiez, plus je vous trouvaisdigne de moi. La colère et l'admiration se succédaient enmoi, et quelquefois y régnaient ensemble. Même en mesplus violentes fureurs, je vous ai toujours respectée. Jepressentais l'ange à travers la femme, et je subissaisl'ascendant d'une pureté céleste. Maintenant je suisheureux, car j'ai de vous précisément ce que je désirais devous sans le savoir, cette affection dégagée de tout alliageterrestre, inaltérable, éternelle; je possède enfin une âme.- Oui, cher frère, répondit Isabelle, vous la possédez, etce m'est un bien grand bonheur que de pouvoir vous ledire. Vous avez en moi une soeur dévouée qui vousaimera double pour le temps perdu, surtout si, <strong>com</strong>mevous l'avez promis, vous modérez ces fougues donts'alarme notre père, et ne laissez paraître que ce qu'il y ad'excellent en vous.- Voyez la jolie prêcheuse, dit Vallombreuse ensouriant; il est vrai que je suis un bien grand monstre,mais je m'amenderai sinon par amour de la vertu, dumoins pour ne pas voir ma grande soeur prendre son airsévère à quelque nouvelle escapade. Pourtant je crainsd'être toujours la folie, <strong>com</strong>me vous serez toujours laraison.- Si vous me <strong>com</strong>plimentez ainsi, fit Isabelle avec un


petit air de menace, je vais reprendre mon livre, et il vousfaudra ouïr tout au long l'histoire qu'allait raconter, dansla cabine de sa galère, le corsaire barbaresque àl'in<strong>com</strong>parable princesse Aménaïde, sa captive, assise surdes carreaux de brocart d'or.- Je n'ai pas mérité une si dure punition. Dussé-jeparaître bavard, j'ai envie de parler. Ce damné médecinm'a posé si longtemps sur les lèvres le cachet du silence etfait ressembler à une statue d'Harpocrate!- Mais ne craignez-vous pas de vous fatiguer? Votreblessure est cicatrisée à peine. Maître Laurent m'a tantre<strong>com</strong>mandé de vous faire la lecture, afin qu'en écoutantvous ménagiez votre poitrine.- Maître Laurent ne sait ce qu'il dit, et veut prolongerson importance. Mes poumons aspirent et rendent l'airavec la même facilité qu'auparavant. Je me sens tout à faitbien, et j'ai des envies de monter à cheval pour faire unepromenade dans la forêt.- Il vaut mieux encore faire la conversation; le danger,certes, sera moindre.- D'ici à peu je serai remis sur pied, ma soeur, et je vousprésenterai dans le monde où votre rang vous appelle, etoù votre beauté si parfaite ne manquera pas d'amener àvos pieds nombre d'adorateurs, parmi lesquels la <strong>com</strong>tessede Lineuil pourra se choisir un époux.- Je n'ai aucune envie de me marier, et croyez que ce nesont point là propos de jeune fille qui serait bien fâchéed'être prise au mot. J'ai assez donné ma main à la fin des


pièces où je jouais, pour n'être pas si pressée de le fairedans la vie réelle. Je ne rêve pas d'existence plus douceque de rester près du prince et de vous.- Un père et un frère ne suffisent pas toujours, même àla personne la plus détachée du monde. Ces tendresses-làne remplissent pas tout le coeur.- Elles rempliront tout le mien, cependant, et si elles memanquaient un jour, j'entrerais en religion.- Ce serait vraiment pousser l'austérité trop loin. Est-ceque le chevalier de Vidalinc ne vous paraît pas avoir toutce qu'il faut pour faire un mari parfait?- Sans doute. La femme qu'il épousera pourra se direheureuse; mais, quelque charmant que soit votre ami, moncher Vallombreuse, je ne serai jamais cette femme.- <strong>Le</strong> chevalier de Vidalinc est un peu Rousseau, et peutêtreêtes-vous <strong>com</strong>me notre roi Louis XIII qui n'aime pascette couleur, fort prisée des peintres cependant. Mais neparlons plus de Vidalinc. Que vous semble du marquis del'Estang, qui vint l'autre jour savoir de mes nouvelles et nevous quitta pas des yeux tant que dura sa visite? Il était siémerveillé de votre grâce, si ébloui de votre beauténonpareille, qu'il s'empêtrait en ses <strong>com</strong>pliments et nefaisait que balbutier. Cette timidité à part, qui doit trouverexcuse à vos yeux puisque vous en étiez cause, c'est uncavalier ac<strong>com</strong>pli. Il est beau, jeune, d'une grandenaissance et d'une grande fortune. Il vous conviendraitfort.- Depuis que j'ai l'honneur d'appartenir à votre illustre


famille, répondit Isabelle un peu impatientée de cebadinage, trop d'humilité ne me siérait pas. Je ne diraidonc point que je me regarde <strong>com</strong>me indigne d'unepareille union; mais le marquis de l'Estang demanderaitma main à mon père, que je refuserais. Je vous l'ai déjàdit, mon frère, je ne veux point me marier, et vous lesavez bien, vous qui me tourmentez de la sorte.- Oh! quelle humeur virginale et farouche vous avez, masoeur! Diane n'est pas plus sauvage en ses forêts et valléesde l'Hémus. Encore s'il faut en croire les mauvaiseslangues mythologiques, le seigneur Endymion trouva-t-ilgrâce à ses yeux. Vous vous fâchez parce que je vouspropose, en causant, quelques partis sortables; si ceux-làvous déplaisent, nous vous en découvrirons d'autres.- Je ne me fâche pas, mon frère; mais décidément vousparlez trop pour un malade, et je vous ferai gronder parmaître Laurent. Vous n'aurez pas, à souper, votre aile depoulet.- S'il en est ainsi, je me tais, fit Vallombreuse avec unair de soumission, mais croyez que vous ne serez mariéeque de ma main.»Pour se venger de la moquerie opiniâtre de son frère,Isabelle <strong>com</strong>mença l'histoire du corsaire barbaresqued'une voix haute et vibrante qui couvrait celle deVallombreuse.«Mon père, le duc de Fossombrone, se promenait avecma mère, l'une des plus belles femmes, sinon la plus belledu duché de Gênes, sur le rivage de la Méditerranée où


descendait l'escalier d'une superbe villa qu'il habitait l'été,quand les pirates d'Alger, cachés derrière des roches,s'élancèrent sur lui, triomphèrent par le nombre de sarésistance désespérée, le laissèrent pour mort sur la placeet emportèrent la duchesse, alors enceinte de moi, malgréses cris, jusqu'à leur barque, qui s'éloigna rapidement enfaisant force de rames, et rejoignit la galère capitaneabritée dans une crique. Présentée au dey, ma mère luiplut et devint sa favorite...»Vallombreuse, pour déjouer la malice d'Isabelle, fermales yeux et sur ce passage plein d'intérêt feignit des'endormir.<strong>Le</strong> sommeil que Vallombreuse avait d'abord feint devintbientôt véritable, et la jeune fille, voyant son frèreendormi, se retira sur la pointe du pied. Cetteconversation, où le duc semblait avoir voulu mettre uneintention malicieuse, troublait Isabelle quoi qu'elle en eût.Vallombreuse, conservant une rancune secrète à l'endroitde Sigognac, bien qu'il n'en eût pas encore prononcé lenom depuis l'attaque du château, cherchait-il à élever parun mariage un obstacle insurmontable entre le baron et sasoeur? ou désirait-il simplement savoir si la Comédiennetransformée en <strong>com</strong>tesse n'avait pas changé de sentiment<strong>com</strong>me de fortune? Isabelle ne pouvait répondre à cesdeux points d'interrogation que se posait alternativementsa rêverie. Puisqu'elle était la soeur de Vallombreuse, larivalité de Sigognac et du jeune duc tombait d'elle-même;mais, d'un autre côté, il était difficile de supposer qu'un


caractère si altier, si orgueilleux et si vindicatif, eût oubliéla honte d'une première défaite, et surtout celle d'uneseconde.Quoique les positions fussent changées, Vallombreuse,en son coeur, devait toujours haïr Sigognac. Eût-il assezde grandeur d'âme pour lui pardonner, la générositén'exigeait pas qu'il l'aimât et l'admît dans sa famille. Ilfallait renoncer à l'espoir d'une réconciliation. <strong>Le</strong> prince,d'ailleurs, ne verrait jamais avec plaisir celui qui avait misen péril les jours de son fils. Ces réflexions jetaientIsabelle en une mélancolie qu'elle essayait vainement desecouer. Tant qu'elle s'était considérée dans son état deComédienne <strong>com</strong>me un obstacle à la fortune de Sigognac,elle avait repoussé toute idée d'union avec lui; maismaintenant qu'un coup inopiné du sort la <strong>com</strong>blait de tousles biens qu'on souhaite, elle eût aimé à ré<strong>com</strong>penser parle don de sa main celui qui la lui avait demandée quandelle était méprisée et pauvre. Elle trouvait une sorte debassesse à ne point faire partager sa prospérité au<strong>com</strong>pagnon de sa misère. Mals tout ce qu'elle pouvaitfaire, c'était de lui garder une inaltérable fidélité, car ellen'osait parler en sa faveur ni au prince ni à Vallombreuse.Bientôt le jeune duc fut assez bien pour pouvoir dînerà table avec son père et sa soeur; il déployait à ces repasune déférence respectueuse envers le prince, une tendresseingénieuse et délicate à l'endroit d'Isabelle, et montraitqu'il avait, malgré sa frivolité apparente, l'esprit orné plusqu'on n'eût pu le supposer chez un jeune homme adonné


aux femmes, aux duels et à toutes sortes de dissipations.Isabelle se mêlait modestement à ces conversations, et lepeu qu'elle disait était si juste, si fin et si à propos, que leprince en était émerveillé, d'autant plus que la jeune fille,avec un tact parfait, évitait préciosité et pédanterie.Vallombreuse tout à fait rétabli proposa à sa soeur unepromenade à cheval dans le parc, et les deux jeunes genssuivirent au pas une longue allée, dont les arbrescentenaires se rejoignaient en voûte et formaient uncouvert impénétrable aux rayons du soleil; le duc avaitrepris toute sa beauté, Isabelle était charmante, et jamaiscouple plus gracieux ne chevaucha côte à côte.Seulement la physionomie du jeune homme exprimaitla gaieté et celle de la jeune fille la mélancolie. Parfois lessaillies de Vallombreuse lui arrachaient un vague et faiblesourire, puis elle retombait dans sa languissante rêverie;mais son frère ne paraissait pas s'apercevoir de cettetristesse, et il redoublait de verve.«Oh! la bonne chose que de vivre, disait-il; on ne sedoute pas du plaisir qu'il y a dans cet acte si simple:respirer! Jamais les arbres ne m'ont semblé si verts, le cielsi bleu, les fleurs si parfumées! C'est <strong>com</strong>me si j'étais néd'hier et que je visse la création pour la première fois.Quand je songe que je pourrais être allongé sous unmarbre et que je me promène avec ma chère soeur, je neme sens pas d'aise! ma blessure ne me fait plus souffrir dutout, et je crois que nous pouvons risquer un petit tempsde galop pour retourner au château où le prince s'ennuie


à nous attendre.»Malgré les observations d'Isabelle toujours craintive,Vallombreuse chercha les flancs de sa monture, et lesdeux chevaux partirent d'un train assez vif. Au bas duperron, en enlevant sa soeur de dessus la selle, le jeuneduc lui dit:«Maintenant me voilà un grand garçon, et j'obtiendraila permission de sortir seul.- Eh quoi! vous voulez donc nous quitter à peine guéri,méchant que vous êtes?- Oui, j'ai besoin de faire un voyage de quelques jours»,répondit négligemment Vallombreuse.En effet, le lendemain il partit après avoir pris congé duprince, qui ne s'opposa point à son départ, et dit à Isabelled'un ton énigmatique et bizarre: «Au revoir, petite soeur,vous serez contente de moi!»


XIXORTIES ET TOILES D'ARAIGNÉE<strong>Le</strong> conseil d'Hérode était sage, et Sigognac se résolut àle suivre; aucun attrait d'ailleurs, Isabelle devenue deComédienne grande dame, ne le rattachait plus à latroupe. Il fallait disparaître quelque temps, se plongerdans l'oubli, jusqu'à ce que le ressentiment causé par lamort probable de Vallombreuse se fût apaisé.Aussi après avoir fait, non sans émotion, ses adieux àces braves acteurs qui s'étaient montrés si bons camaradespour lui, Sigognac s'éloigna de Paris, monté sur unvigoureux bidet, les poches assez convenablement garniesde pistoles, produit de sa part sur les recettes. A petitesjournées, il se dirigeait vers sa gentilhommière délabrée;car, après l'orage, l'oiseau retourne toujours à son nid, nefût-il que de bûchettes et de vieille paille. C'était le seulgîte où il pût se réfugier, et dans ses désespérances, iléprouvait une sorte de plaisir à retourner au pauvremanoir de ses pères, qu'il eût peut-être mieux fait de nepas quitter. En effet, sa fortune ne s'était guère améliorée,et cette dernière aventure ne pouvait que lui nuire.«Allons, se disait-il tout en cheminant, j'étais prédestinéà mourir de faim et d'ennui entre ces murailles lézardées,sous ce toit qui laisse passer la pluie <strong>com</strong>me un crible.Nul n'évite son sort et j'ac<strong>com</strong>plirai le mien: je serai le


dernier des Sigognac.»Il est inutile de décrire tout au long ce voyage qui duraune vingtaine de jours et ne fut égayé d'aucune rencontrecurieuse. Il suffira de dire qu'un beau soir Sigognacaperçut de loin les deux tourelles de son château,illuminées par le couchant et se détachant en clair du fondviolet de l'horizon. Un caprice de la lumière les faisaitparaître plus rapprochées qu'elles ne l'étaient réellement,et dans un des rares carreaux de la façade, le soleilencadrait une scintillation rouge du plus vif éclat. On eûtdit une monstrueuse escarboucle. Cette vue causa aubaron un attendrissement bizarre; certes, il avait biensouffert dans ce castel en ruines, et cependant il éprouvaità le retrouver l'émotion que procure au retour un ancienami dont l'absence a fait oublier les défauts. Sa vie s'étaitécoulée là pauvre, obscure, solitaire, mais non sansquelques secrètes douceurs; car la jeunesse ne peut êtretout à fait malheureuse.La plus découragée a encore ses rêves et ses espérances.L'habitude d'une peine finit par avoir son charme, et l'onregrette certaines tristesses plus que certaines joies.Sigognac donna de l'éperon à son cheval pour lui fairehâter l'allure et arriver avant la nuit. <strong>Le</strong> soleil ayant baisséet ne laissant plus voir au-dessus de la ligne brune tracéepar la lande sur le ciel qu'un mince segment de son disqueéchancré, la lueur rouge de la vitre s'était éteinte, et lemanoir ne formait plus qu'une tache grise se confondantpresque avec l'ombre; mais Sigognac connaissait bien la


oute, et bientôt il s'engagea dans le chemin fréquentéjadis, désert maintenant, qui conduisait au château. <strong>Le</strong>sbranches gourmandes de la haie lui fouettaient les bottes,et devant les pas de son cheval, les reinettes peureusessautelaient à travers l'herbe humide de rosée; un faible etlointain aboi de chien, quêtant tout seul <strong>com</strong>me pour sedésennuyer, se faisait entendre dans le silence profond dela campagne. Sigognac arrêta sa monture pour mieuxécouter. Il avait cru reconnaître la voix enrouée de Miraut.Bientôt l'aboi se rapprocha et se changea en un jappementréitéré et joyeux, entrecoupé par une course haletante;Miraut avait éventé son maître, et il accourait de toute lavitesse de ses vieilles pattes. <strong>Le</strong> baron siffla d'une certainefaçon, et au bout de quelques minutes, le bon et bravechien déboucha impétueusement par une brèche de lahaie, hurlant, sanglotant, poussant des cris presquehumains. Quoique essoufflé et pantelant, il sautait au nezdu cheval, tâchait d'escalader la selle pour parvenirjusqu'à son maître, et donnait les plus extravagantstémoignages de joie canine que jamais animal de sonespèce ait manifestés. Argus lui-même reconnaissantUlysse chez Eumée n'était pas si content que Miraut.Sigognac se baissa et lui flatta la tête de la main pourcalmer cette furie sympathique. Satisfait de cet accueil, etvoulant porter la bonne nouvelle aux habitants du château,c'est-à-dire à Pierre, à Bayard et à Béelzébuth, Mirautpartit <strong>com</strong>me un trait et se mit à aboyer de telle sortedevant le vieux serviteur assis dans la cuisine, que celui-ci


<strong>com</strong>prit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire.«Est-ce que le jeune maître reviendrait?» se dit Pierre ense levant et en marchant à la suite de Miraut, qui le tiraitpar le pan de son sayon.Comme la nuit s'était faite, Pierre avait allumé au foyeroù cuisait son frugal souper un éclat de bois résineux,dont, à l'entrée du chemin, la fumée rougeâtre illuminatout à coup Sigognac et son cheval.«C'est vous, monsieur le baron, s'écria joyeusement lebrave Pierre à la vue de son maître; Miraut me l'avait déjàdit en son honnête langage de chien; car nous sommes siseuls ici que, bêtes et gens ne parlant qu'entre eux,finissent par se <strong>com</strong>prendre. Cependant n'ayant point étéaverti de votre retour, je craignais de me tromper. Attenduou non, soyez le bienvenu dans votre domaine; on tâcherade vous fêter le mieux possible.- Oui, c'est bien moi, mon bon Pierre, Miraut ne t'a pasmenti; moi, sinon plus riche, du moins sain et saufsallons, marche devant avec ta torche et rentrons au logis.»Pierre, non sans effort, ouvrit les battants de la vieilleporte, et le baron de Sigognac passa sous le portail éclairéd'une manière fantastique par les reflets de la torche. Acette lueur les trois cigognes sculptées sur le blason à lavoûte parurent s'animer et palpiter des ailes <strong>com</strong>me sielles eussent voulu saluer le retour du dernier rejeton de lafamille qu'elles avaient symbolisée pendant tant desiècles. Un hennissement prolongé semblable à un claironse fit entendre. C'était Bayard qui du fond de son écurie


sentait son maître et tirait de ses vieux poumonsasthmatiques cette fanfare éclatante!«Bien, bien, je t'entends, mon pauvre Bayard, ditSigognac en descendant de cheval et en jetant les rênes àPierre; je vais t'aller dire bonjour.»Et il se dirigeait du côté de l'écurie lorsqu'il faillit choir:une masse noirâtre s'enchevêtrait entre ses jambesmiaulant, ronronnant, faisant le gros dos. C'étaitBéelzébuth qui exprimait sa joie avec tous les moyens quela nature a donnés à la race féline; Sigognac le prit entreses bras et l'éleva à la hauteur de son visage. <strong>Le</strong> matouétait au <strong>com</strong>ble du bonheur; ses yeux ronds s'illuminaientde lueurs phosphoriques; des frémissements nerveux luifaisaient ouvrir et fermer ses pattes aux ongles rétractiles.Il s'étranglait à force de filer vite son rouet et poussaitavec une passion éperdue son nez, noir et grenu <strong>com</strong>meune truffe, contre la moustache de Sigognac. Après l'avoirbien caressé, car il ne dédaignait pas ces témoignagesd'affection d'humbles amis, le baron remit délicatementBéelzébuth à terre, et ce fut le tour de Bayard qu'il flatta,à plusieurs reprises, en lui frappant du plat de la main lecol et la croupe. <strong>Le</strong> bon animal mettait sa tête sur l'épaulede son maître, grattait le sol de son pied et de l'arrièretrainessayait une courbette fringante. Il accueillitpoliment le bidet qu'on installa près de lui, se sentant sûrde l'affection de Sigognac et peut-être satisfait d'entrer enrelation avec un animal de son espèce, ce qui ne lui étaitpas arrivé depuis longtemps.


«Maintenant que j'ai répondu aux civilités de mes bêtes,dit Sigognac à Pierre, il ne serait peut-être pas mal àpropos d'aller voir à la cuisine ce que contient ton gardemanger;j'ai mal déjeuné ce matin, mais je n'ai pas dîné dutout, car je voulais arriver au but de mon voyage devantqu'il fit nuit. A Paris, j'ai un peu perdu mes habitudes desobriété, et je ne serai pas fâché de souper, ne fût-ce qued'un rogaton.- Maître, il y a un reste de miasson, un peu de lard et dufromage de chèvre. Ce sont des mets sauvages et rustiquesque vous ne trouverez peut-être plus mangeables depuisque vous avez tâté de la grande cuisine. S'ils ne flattentpas le palais, ils empêchent du moins de mourir de faim.- C'est tout ce qu'un homme peut demander à lanourriture, répondit Sigognac, et je ne suis point ingrat,<strong>com</strong>me tu sembles le penser, envers les aliments simplesqui ont soutenu ma jeunesse et m'ont fait sain, alerte etvigoureux; sers ton miasson, ton lard et ton fromage avecla fierté d'un maître d'hôtel qui apporterait sur un plat d'orun paon faisant la roue.»Rassuré sur sa cuisine, Pierre couvrit en hâte la table oùd'habitude Sigognac prenait son maigre repas, d'unenappe bise mais propre; il plaça d'un côté le gobelet, del'autre le pot de grès plein d'une piquette acide pour fairesymétrie au bloc de miasson et se tint debout derrière sonmaître <strong>com</strong>me un majordome servant un prince. Selonl'antique cérémonial, Miraut, assis à sa droite sur sonderrière, et Béelzébuth, accroupi à gauche, regardaient


avec extase le baron de Sigognac et suivaient les voyagesque sa main faisait du plat à sa bouche et de sa bouche auplat dans l'attente de quelque morceau qu'il leur jetaitimpartialement.Ce tableau bizarre était éclairé par l'éclat de boisrésineux que Pierre avait planté sur une fiche en fer, àl'intérieur de la cheminée, pour que la fumée ne serépandît pas dans la chambre.Il répétait si exactement la scène décrite au<strong>com</strong>mencement de cette histoire, que le baron, frappé decette ressemblance, s'imaginait avoir fait un rêve et n'êtrejamais sorti de son château.<strong>Le</strong> temps qui, à Paris, avait coulé si vite et si chargéd'événements, semblait s'être arrêté au château deSigognac. <strong>Le</strong>s heures endormies ne s'étaient pas donné lapeine de retourner leur sablier plein de poussière. Toutétait à la même place. <strong>Le</strong>s araignées sommeillaienttoujours aux encoignures dans leur hamac grisâtre,attendant la venue de quelque mouche improbable.Quelques-unes même s'étaient découragées et n'avaientpoint rac<strong>com</strong>modé leurs toiles, n'ayant plus assez desubstance pour tirer du fil de leur ventre; sur la cendreblanche de l'âtre un charbon qui paraissait ne pas avoirbrûlé depuis le départ du baron dégageait une petite fuméegrêle <strong>com</strong>me celle d'une pipe près de s'éteindre; seulementles orties et les ciguës avaient grandi dans la cour, l'herbequi encadrait les pavés était plus haute, une branched'arbre, n'arrivant jadis qu'à la fenêtre de la cuisine, y


poussait maintenant un jet feuillu par la maille d'uncarreau cassé. C'était tout ce qu'il y avait de nouveau.Malgré lui, Sigognac se sentait repris par ce milieu. Sesanciennes pensées lui revenaient en foule; et il se perdaiten des rêveries silencieuses que respectait Pierre et quen'osaient troubler Miraut et Béelzébuth par des caressesintempestives. Tout ce qui s'était passé ne lui faisait plusl'effet que d'aventures qu'il aurait lues dans un livre etdont le souvenir lui serait vaguement resté. <strong>Le</strong> <strong>capitaine</strong><strong>Fracasse</strong>, déjà effacé à demi, ne lui apparaissait plus dansle lointain que <strong>com</strong>me un pâle spectre émané et détaché àtout jamais de lui-même. Son <strong>com</strong>bat avec Vallombreusene se dessinait en sa mémoire que sous forme d'unegesticulation bizarre à laquelle sa volonté était demeuréeétrangère. Aucune des actions ac<strong>com</strong>plies pendant cettepériode ne lui semblait tenir à lui, et son retour au châteauavait rompu les fils qui les rattachaient à sa vie. Seul sonamour pour Isabelle ne s'était pas envolé, et il le retrouvaittoujours vivace en son coeur, mais plutôt encore <strong>com</strong>meune aspiration de l'âme que <strong>com</strong>me une passion réelle,puisque celle qui en était l'objet ne pouvait plus luiappartenir. Il <strong>com</strong>prenait que la roue de son char unmoment lancé sur une autre route était retombée dans sonornière fatale, et il s'y résignait avec un accablementtranquille.Seulement il se blâmait d'avoir eu quelques minutesd'espérance et d'illusion. Pourquoi diable aussi lesmalheureux veulent-ils être heureux? Quelle sottise!


Cependant il parvint à secouer cette torpeur, et <strong>com</strong>meil voyait dans les yeux de Pierre pointer de timidesinterrogations, il narra brièvement à ce digne serviteur lesfaits principaux qui pouvaient l'intéresser dans cettehistoire; au récit des deux duels de son élève avecVallombreuse, le bonhomme, fier d'avoir formé un teldisciple, rayonnait d'aise et simulait contre la muraille, aumoyen d'un bâton, les coups que lui décrivait Sigognac.«Hélas! mon brave Pierre, dit le baron en soupirant, tum'as trop bien montré tous ces secrets d'escrime quepersonne ne possède <strong>com</strong>me toi. Cette victoire m'a perduet renvoyé pour longtemps, sinon pour toujours, en cepauvre et triste manoir. J'ai cette chance particulière quele triomphe m'abat et ruine mes affaires au lieu de lesac<strong>com</strong>moder. Il eût mieux valu que je fusse blessé oumême tué en cette rencontre fâcheuse.- <strong>Le</strong>s Sigognac, fit sentencieusement le vieux serviteur,ne sauraient être battus. Quoi qu'il arrive, maître, je suiscontent que vous ayez tué ce Vallombreuse. La chose a dûêtre faite dans les règles, j'en suis sûr, et c'est tout ce qu'ilfaut. Que peut objecter un homme qui meurt d'un beaucoup d'épée, étant en garde?- Rien, certainement, répondit Sigognac, que laphilosophie prévôtale du vieux maître d'armes faisaitsourire; mais je me sens un peu fatigué. Allume la lampeet conduis-moi à ma chambre.»Pierre obéit. <strong>Le</strong> baron, précédé de son domestique etsuivi de son chien et de son chat, monta lentement le vieil


escalier aux fresques éteintes et passées de ton. <strong>Le</strong>sHercules à gaines de plus en plus pâles faisaient desefforts pour soutenir la feinte corniche dont le poidssemblait les écraser. Ils gonflaient désespérément leursmuscles appauvris, et cependant n'avaient pu empêcherque quelques plaques de crépi ne se détachassent du mur.<strong>Le</strong>s empereurs romains ne valaient guère mieux, etquoiqu'ils affectassent en leurs niches des mines derodomonts et de triomphateurs, ils avaient perdu qui leurcouronne, qui leur sceptre, qui leur pourpre. <strong>Le</strong> treillagepeint de la voûte s'était défoncé en maint endroit, et lespluies d'hiver, filtrant par les lézardes, avaient géographiédes Amériques nouvelles à côté des vieux continents etdes îles déjà tracées.Ce délabrement auquel Sigognac, avant d'être sorti desa gentilhommière, n'était pas autrement sensible, lefrappa et le jeta, tandis qu'il montait, en des mélancoliesprofondes. Il y voyait l'inévitable et fatale décadence de sarace et se disait:«Si cette voûte avait quelque sentiment de pitié pour lafamille qu'elle a jusqu'ici abritée, elle devrait biens'écrouler et m'écraser sur place!»Arrivé à la porte des appartements, il prit la lampe desmains de Pierre, qu'il remercia et renvoya, ne voulant paslui laisser voir son émotion.Sigognac traversa lentement la première salle où avaiteu lieu, il y a quelques mois, le souper des <strong>com</strong>édiens. <strong>Le</strong>souvenir de ce joyeux tableau la rendait plus lugubre


encore. Troublé un instant, le silence semblait s'y êtreréinstallé à tout jamais plus morne, plus profond, plusformidable. Dans ce tombeau, un grignotement de ratusant ses incisives prenait des résonances étranges.Eclairés par le faible jour de la lampe, les portraits,accoudés sur leurs cadres d'or fané <strong>com</strong>me à des balcons,devenaient inquiétants. On eût dit qu'ils voulaients'arracher de leur fond d'ombre et venir saluer leurmalheureux rejeton. Une vie spectrale animait cesantiques effigies: leurs lèvres peintes remuaient,murmurant des paroles que l'âme entendait à défaut del'oreille; leurs yeux se levaient tristement au plafond et,sur leurs joues vernies, la sueur de l'humidité secondensait en grosses gouttes que la lumière faisait briller<strong>com</strong>me des larmes. <strong>Le</strong>s esprits des jeux erraient, certes,autour de ces images qui représentaient la forme terrestrequ'ils avaient animée autrefois, et Sigognac sentait leurprésence invisible dans l'horreur secrète de cette demiobscurité.Toutes ces figures à cuirasses ou à vertugadinsavaient l'air lamentable et désolé. Seul, le dernier portrait,celui de la mère de Sigognac, semblait sourire. La lumièretombait précisément dessus, et, soit que la peinture plusrécente et d'une meilleure main fit illusion, soit qu'en effetl'âme vînt un instant vivifier cette apparence, le portraitavait un air de tendresse confiante et gaie dont Sigognacs'étonna et qu'il prit pour un favorable présage, carl'expression de cette tête lui avait toujours parumélancolique.


Enfin Sigognac entra dans sa chambre et posa la lampesur la petite table où gisait encore le volume de Ronsardqu'il lisait lorsque les <strong>com</strong>édiens vinrent frappernuitamment à la porte du manoir. <strong>Le</strong> papier, couturé deratures, brouillon d'un sonnet inachevé, était toujours à lamême place. <strong>Le</strong> lit, qu'on n'avait pas refait, gardait mouléel'empreinte des dernières personnes qui s'y étaientreposées. Isabelle avait dormi là. Sa jolie tête s'étaitappuyée à cet oreiller, confident de bien des rêves!A cette pensée, Sigognac se sentit le coeurvoluptueusement torturé par une agréable douleur, si l'onpeut joindre ensemble ces mots ennemis de nature. Sonimagination se représentait avec vivacité les appas decette adorable fille; sa raison, d'une voix importune etchagrine, lui disait qu'Isabelle était à jamais perdue pourlui, et pourtant il lui semblait voir par l'effet d'unefantasmagorie amoureuse ce pur et charmant visage entreles plis des rideaux entrouverts <strong>com</strong>me celui d'une chasteépouse qui attend le retour de l'époux.Pour en finir avec ces visions qui lui amollissaient lecourage, il se déshabilla et se coucha, baisant la placeautrefois occupée par Isabelle; mais, malgré la fatigue, lesommeil fut long à venir, et ses yeux errèrent plus d'uneheure autour de la chambre délabrée, tantôt suivantquelque bizarre reflet de lune sur les vitres dépolies, tantôtregardant avec une fixité inconsciente le chasseur dehalbrans dans la forêt d'arbres bleus et jaunes, sujet de lavieille tapisserie.


Si le maître veillait, l'animal dormait. Béelzébuth, rouléen boule aux pieds de Sigognac, ronflait <strong>com</strong>me le chat deMahomet sur la manche du prophète. La profondequiétude de la bête finit par gagner l'homme, et le jeunebaron partit pour le pays des rêves.Quand vint l'aurore, Sigognac fut plus frappé qu'il nel'avait été la veille de l'état de dévastation où se trouvaitson manoir.<strong>Le</strong> jour n'a pas de <strong>com</strong>passion pour les ruines et lesvieilleries; il en montre cruellement les pauvretés, lesrides, les taches, les décolorations, les poussières, lesmoisissures; la nuit, plus miséricordieuse, adoucit tout deses ombres amies, et du pan de son voile essuie les larmesdes choses. <strong>Le</strong>s chambres, si vastes jadis, lui paraissaientpetites, et il s'étonnait de les avoir gardées tellementgrandes en son souvenir; mais bientôt il reprit la mesurede son manoir et rentra dans sa vie ancienne <strong>com</strong>me dansun vieil habit qu'on a quelque temps quitté pour en mettreun neuf; il se sentait à l'aise dans ce vêtement usé dont seshabitudes avaient formé les plis. Sa journée s'arrangeaitainsi, Il allait faire une courte prière dans la chapelle enruine où reposaient ses cireux, arrachait quelque ronced'une tombe brisée, dépêchait son frugal repas, tirait desarmes avec Pierre, montait Bayard ou le bidet qu'il avaitconservé et, après une longue excursion, revenait au logis,silencieux et morne <strong>com</strong>me autrefois, puis il soupait entreBéelzébuth et Miraut et se couchait en feuilletant, pours'endormir, un des volumes dépareillés et déjà cent fois


lus de sa bibliothèque dévastée par les rats faméliques.Comme on voit, il ne survivait rien du brillant <strong>capitaine</strong><strong>Fracasse</strong>, du hardi rival de Vallombreuse; Sigognac étaitbien redevenu le châtelain du château de la Misère.Un jour, il descendit au jardin où il avait conduit lesdeux jeunes <strong>com</strong>édiennes. <strong>Le</strong> jardin était plus inculte, plusdésordonné et plus touffu en mauvaises herbes que jamaiscependant, l'églantier, qui avait fourni une rose pourIsabelle et un bouton pour Sérafine, afin qu'il ne fût pasdit que deux dames sortissent d'un parterre sans êtrequelque peu fleuries, semblait cette fois, <strong>com</strong>me l'autre,s'être piqué d'honneur. Sur la même branches'épanouissaient deux charmantes petites roses, aux frêlespétales, ouvertes le matin et gardant encore dans leurcoeur deux ou trois perles de rosée.Cette vue attendrit singulièrement Sigognac par lesouvenir qu'elle éveillait en lui. Il se rappela cette phrased'Isabelle:«Dans cette promenade au jardin où vous écartiez lesronces devant moi, vous m'avez cueilli une petite rosesauvage, seul cadeau que vous pussiez me faire; j'y ailaissé tomber une larme avant de la mettre dans mon sein,et silencieusement je vous ai donné mon âme enéchange.»Il prit la rose, en aspira passionnément l'odeur et mit seslèvres sur les feuilles, croyant que ce fussent les lèvres deson amie, non moins douces, vermeilles et parfumées.Depuis qu'il était séparé d'lsabelle, il ne faisait qu'y


penser, et il <strong>com</strong>prenait <strong>com</strong>bien elle était indispensableà sa vie. Pendant les premiers jours, l'étourdissement detoutes ces aventures accumulées, la stupeur de cesrevirements de fortune, la distraction forcée du voyagel'avaient empêché de se rendre <strong>com</strong>pte du véritable état deson âme. Mais, rentré dans la solitude, le calme et lesilence, il retrouvait Isabelle au bout de toutes ses rêveries.Elle remplissait sa tête et son coeur. L'image mêmed'Yolande s'était effacée <strong>com</strong>me une vapeur légère. Il nese demandait même pas s'il l'avait jamais aimée, cettebeauté orgueilleuse: il n'y songeait plus.«Et pourtant Isabelle m'aime», se disait-il, après avoirrécapitulé pour la centième fois tous les obstacles quis'opposaient à son bonheur. Deux ou trois mois sepassèrent ainsi, et Sigognac était en sa chambre cherchantla pointe finale d'un sonnet à la louange de son aimée,lorsque Pierre vint annoncer à son maître qu'ungentilhomme était là qui demandait à lui parler.«Un gentilhomme qui veut me parler? fit Sigognac, turêves ou il se trompe! Personne au monde n'a rien à medire; cependant, pour la rareté du fait, introduis ce mortelsingulier. Quel est son nom, du moins?- Il n'a pas voulu le décliner, prétendant que ce nom nevous apprendrait rien», répondit Pierre en ouvrant la porteà deux battants.Sur le seuil apparut un beau jeune homme, vêtu d'unélégant costume de cheval en drap couleur noisette,agrémenté de vert, chaussé de bottes en feutre gris aux


éperons d'argent, et tenant en main un chapeau à largesbords orné d'une longue plume verte, ce qui permettait devoir en pleine lumière sa tête fière, délicate et charmantedont plus d'une femme eût jalousé les traits correctsdignes d'une statue antique. Ce cavalier ac<strong>com</strong>pli ne parutpas faire sur Sigognac une impression agréable, car il pâlitlégèrement, et d'un bond courut à son épée suspendue auchevet du lit, la tira du fourreau et se mit en garde.«Pardieu! monsieur le duc, je croyais vous avoir bientué!Est-ce vous ou votre ombre qui m'apparaissez ainsi?- C'est moi-même, Hannibal de Vallombreuse, réponditle jeune duc, moi-même en chair et en os, aussi peudécédé que possible; mais rengainez au plus tôt cetterapière. Nous nous sommes déjà battus deux fois. C'estassez. <strong>Le</strong> proverbe dit que les choses répétées plaisent,mais qu'à la troisième redite elles deviennent fastidieuses.Je ne viens pas en ennemi. Si j'ai quelques petitespeccadilles à me reprocher à votre endroit, vous avez bienpris votre revanche. Partant nous sommes quittes. Pourvous prouver mes bonnes intentions, voilà un brevet signédu roi qui vous donne un régiment. Mon père et moiavons fait souvenir Sa Majesté de l'attachement desSigognac aux rois ses aïeux. J'ai voulu vous apporter enpersonne cette nouvelle favorable; et maintenant, car jesuis votre hôte, faites tordre le col à n'importe quoi,mettez à la broche qui vous voudrez; mais, pour Dieu,donnez-moi à manger. <strong>Le</strong>s auberges de cette route sont


désastreuses, et mes fourgons, ensablés à quelque distanced'ici, contiennent mes provisions de bouche.- J'ai bien peur, monsieur le duc, que mon dîner ne vousparaisse une vengeance, répondit Sigognac avec unecourtoisie enjouée; mais n'attribuez pas à la rancune lapauvre chère que vous ferez. Vos procédés francs etcordiaux me touchent au plus tendre de l'âme, et vousn'aurez pas désormais d'ami plus dévoué que moi. Bienque vous n'ayez guère besoin de mes services, ils voussont tout acquis. Holà! Pierre, trouve des poulets, desoeufs, de la viande, et tâche à régaler de ton mieux ceseigneur qui meurt de faim et n'en a pas l'habitude <strong>com</strong>menous.»Pierre mit en poche quelques-unes des pistoles envoyéespar son maître et qu'il n'avait pas touchées encore,enfourcha le baudet et courut bride abattue au village leplus proche, en quête de provisions. Il trouva quelquespoulets, un jambon, une fiasque de vin vieux, et chez lecuré de l'endroit, qu'il détermina non sans peine à le luicéder, un pâté de foies de canard, friandise digne defigurer sur la table d'un évêque ou d'un prince.Au bout d'une heure il fut de retour, confia le soin detourner la broche à une grande fille hâve et déguenilléequ'il avait rencontrée sur la route et envoyée au château,et mit le couvert dans la salle aux portraits, en choisissantparmi les faïences des dressoirs celles qui n'avaient qu'uneécornure ou qu'une étoile, car il ne fallait point penser àl'argenterie, la dernière pièce ayant été depuis longtemps


fondue. Cela fait, il vint annoncer à son maître «que cesmessieurs étaient servis».Vallombreuse et Sigognac s'assirent en face l'un del'autre sur les moins boiteuses des six chaises, et le jeuneduc, que cette situation nouvelle pour lui égayait, attaquales mets réunis à grand-peine par Pierre, avec uneamusante férocité d'appétit. Ses belles dents blanches,après avoir dévoré un poulet tout entier, lequel, il est vrai,semblait mort d'étisie, s'enfonçaient joyeusement dans latranche rose d'un jambon de Bayonne, et faisaient, <strong>com</strong>meon dit, sauter les miettes au plafond. Il proclama les foiesde canard une nourriture délicate, exquise, ambroisienne,et trouva que ce petit fromage de chèvre, jaspé et persilléde vert, était un excellent éperon à boire. Il loua aussi levin, lequel était vieux et de bon cru, et dont la bellecouleur rougissait <strong>com</strong>me pourpre dans les anciens verresde Venise. Une fois même, tant il était de bonne humeur,il faillit éclater de rire, à l'air effaré de Pierre, surprisd'avoir entendu son maître appeler «M. le duc deVallombreuse » ce vivant réputé pour mort. Tout entenant tête du mieux qu'il pouvait au jeune duc, Sigognacs'étonnait de voir chez lui, familièrement accoudé à satable, cet élégant et fier seigneur, jadis son rival d'amour,qu'il avait tenu deux fois au bout de son épée, et qui avaitessayé à plusieurs reprises de le faire dépêcher par desspadassins.<strong>Le</strong> duc de Vallombreuse <strong>com</strong>prit la pensée du baronsans que celui-ci l'exprimât, et quand le vieux serviteur se


fut retiré, posant sur la table un flacon de vin généreux etdeux verres plus petits que les autres, pour humer laprécieuse liqueur, il fila entre ses doigts le bout de sa finemoustache, et dit au baron avec une amicale franchise:«Je vois bien, mon cher Sigognac, malgré toute votrepolitesse, que ma démarche vous semble un peu étrangeet subite. Vous vous dites: «Comment se fait-il que ceVallombreuse, si hautain, si arrogant, si impérieux, soitdevenu, de tigre qu'il était, un agneau qu'une bergeretteconduirait au bout d'un ruban?» Pendant les six semainesque je suis resté cloué au lit, j'ai fait quelques réflexions<strong>com</strong>me le plus brave en peut se permettre en face del'éternité: car la mort n'est rien pour nous autres, gentilshommes,qui prodiguons notre vie avec une élégance queles bourgeois n'imiteront jamais. J'ai senti la frivolité debien des choses, et me suis promis, si j'en revenais, de meconduire autrement. L'amour que m'inspirait Isabellechangé en pure et sainte amitié, je n'avais plus de raisonsde vous haïr. Vous n'étiez plus mon rival. Un frère nesaurait être jaloux de sa soeur; je vous sus gré de latendresse respectueuse que vous n'aviez cessé de luitémoigner quand elle se trouvait encore dans unecondition qui autorise les licences. Vous avez le premierdeviné cette âme charmante sous son déguisement deComédienne. Pauvre, vous avez offert à la femmeméprisée la plus grande richesse que puisse posséder unnoble, le nom de ses aïeux. Elle vous appartient donc,maintenant qu'elle est illustre et riche. L'amant d'lsabelle


doit être le mari de la <strong>com</strong>tesse de Lineuil.- Mais, répondit Sigognac, elle m'a toujoursobstinément refusé lorsqu'elle pouvait croire à mon absoludésintéressement.- Délicatesse suprême, susceptibilité angélique, puresprit de sacrifice, elle craignait d'entraver votre sort et denuire à votre fortune: mais cette reconnaissance a renverséla situation.- Oui, c'est moi qui maintenant serais un obstacle à sahaute position. Ai-je le droit d'être moins dévoué qu'elle?- Aimez-vous toujours ma soeur? dit le duc deVallombreuse d'un ton grave; j'ai, <strong>com</strong>me frère, le droit devous adresser cette question.- De toute mon âme, de tout mon coeur, de tout monsang, répondit Sigognac; autant et plus que jamais hommeait aimé une femme sur cette terre, où rien n'est parfait,sinon Isabelle.- En ce cas, monsieur le <strong>capitaine</strong> de mousquetaires,bientôt gouverneur de province, faites seller votre chevalet venez avec moi à Vallombreuse pour que je vousprésente dans les formes au prince mon père et à la<strong>com</strong>tesse de Lineuil ma soeur. Isabelle a refusé pourépoux le chevalier de Vidalinc, le marquis de l'Estang,deux fort beaux jeunes gens, ma foi; mais je crois que,sans se faire trop prier, elle acceptera le baron deSigognac.»<strong>Le</strong> lendemain, le duc et le baron cheminaient botte àbotte sur la route de Paris.


XXDÉCLARATION D'AMOUR DE CHIQUITAUne foule <strong>com</strong>pacte garnissait la place de Grève, malgrél'heure assez matinale encore que marquait le cadran del'Hôtel de Ville. <strong>Le</strong>s grands toits de Dominique Bocadorse profilaient en gris violâtre sur un ciel d'un blanclaiteux. <strong>Le</strong>ur ombre froide s'allongeait jusqu'au milieu dela place et enveloppait une charpente sinistre, dépassantd'un ou deux pieds le niveau des fronts, et barbouilléed'un rouge sanguinolent. Aux fenêtres des maisonsquelques têtes paraissaient, qui rentraient aussitôt, voyantque le spectacle n'était pas <strong>com</strong>mencé. Une vieille femmemontra même sa face ridée à une lucarne de la tourellesituée à l'angle de la place d'où la tradition veut que MmeMarguerite ait contemplé le supplice de La Môle et deCoconnas: changement désastreux d'une belle reine enlaide sorcière! A la croix de pierre plantée au bord de ladéclivité qui descend au fleuve, un enfant, se hissant àgrand-peine, s'était suspendu, et il s'y tenait les braspassés au-dessus de la traverse, les genoux et les jambesenserrant la tige, dans une pose aussi pénible que celle dumauvais larron, mais qu'il n'eût pas quittée pour unefouace ou un chausson aux pommes. De là, il découvraitle détail intéressant de l'échafaud, la roue pour tourner lepatient, les cordelettes pour l'attacher, la barre pour lui


iser les os; toutes choses dignes d'être examinées.Cependant si, parmi les spectateurs, quelqu'un se fûtavisé d'étudier d'un oeil plus attentif cet enfant ainsiperché, il eût démêlé dans l'expression de son visage unautre sentiment que celui d'une curiosité vulgaire. Cen'était point le féroce appât d'un supplice qui avait amenélà ce jeune être au teint bistré, aux grands yeux cernés debrun, aux dents brillantes, aux longs cheveux noirs, dontles mains gantées de hâle se crispaient sur les croisillonsde pierre. La délicatesse de ses traits semblait mêmeindiquer un autre sexe que celui qu'accusaient sesvêtements; mais personne ne regardait de ce côté, et toutesles têtes se tournaient instinctivement vers l'échafaud ouvers le quai par lequel devait déboucher le condamné.Parmi les groupes apparaissaient quelques figures deconnaissance; un nez rouge au milieu d'une face pâledésignait Malartic, et il passait assez du profil busqué deJacquemin Lampourde par-dessus le pli d'un manteau jetésur l'épaule à l'espagnole pour qu'on ne pût douter de sonidentité. Bien qu'il portât son chapeau enfoncé jusqu'ausourcil, afin de cacher l'absence de son oreille coupée parla balle de Piedgris, il était aisé de retrouverBringuenarilles dans ce grand maraud assis sur une borneet fumant une longue pipe de Hollande pour passer letemps.Piedgris lui-même causait avec Tordgueule, et sur lesmarches de l'Hôtel de Ville se promenaient d'une façonpéripatétique, causant de choses et d'autres, plusieurs


habitués du Radis couronné. La place de Grève où, tôt outard, ils doivent fatalement aboutir, exerce sur lesmeurtriers, les spadassins et les filous une fascinationsingulière. Cet endroit sinistre, au lieu de les repousser,les attire. Ils tournent autour traçant d'abord des cercleslarges, ensuite plus étroits, jusqu'à ce qu'ils y tombent; ilsaiment à regarder le gibet où ils seront branchés; ils encontemplent avidement la configuration horrible, et ilsapprennent dans les grimaces des patients à se familiariseravec la mort; effet bien contraire à l'idée de la justice, quiest d'effrayer les scélérats par l'aspect des tourments.Ce qui explique en outre l'affluence de tellesribaudailles aux jours d'exécution, c'est que leprotagoniste de la tragédie est toujours un parent, uneconnaissance, souvent un <strong>com</strong>plice. On va voir pendreson cousin, rouer son ami de coeur, bouillir ce galanthomme dont on passait la fausse monnaie. Manquer àcette fête serait une impolitesse. Pour un condamné, il estagréable d'avoir autour de son échafaud un public defigures connues.Cela soutient et ranime l'énergie. On ne veut pas êtrelâche devant des appréciateurs du vrai mérite, et l'orgueilvient au secours de la souffrance. Tel, ainsi entouré, meurten Romain, qui ferait la femmelette s'il était dépêchéincognito au fond d'une cave.Sept heures sonnèrent. L'exécution devait avoir lieu àhuit heures seulement. Aussi Jacquemin Lampourde, enentendant tinter l'horloge, dit-il à Malartic: «Tu vois bien


que nous aurions eu le temps de boire encore unebouteille; mais tu es toujours impatient et nerveux. Sinous retournions au Radis couronné? je m'ennuie de fairele pied de grue et de croquer le marmot. Voir rouer unpauvre diable, cela vaut-il une si longue attente? cesupplice est l'ode, bourgeois et <strong>com</strong>mun. Si c'était quelquebel écartèlement à quatre chevaux montés chacun par unarcher de la prévôté, quelque tenaillement avec pinces defer rouge, quelque application de poix bouillante et deplomb fondu, quelque chose d'ingénieusementtortionnaire et de férocement douloureux, faisant honneurà l'imagination du juge ou à l'habileté du bourreau; oh!alors, je ne dis pas. Par amour de l'art, je resterais; mais,pour si peu, fi donc!- Je te trouve injuste à l'endroit de la roue, réponditsentencieusement Malartic en frottant son nez pluscramoisi que jamais; la roue a du bon.- On ne peut pas disputer des goûts. Chacun est entraînépar sa volupté particulière, <strong>com</strong>me dit un auteur latin fortcélèbre dont j'ai oublié le nom, ma mémoire ne retenantvolontiers que ceux des grands <strong>capitaine</strong>s. La roue te plaît;je ne te contrarierai pas là-dessus, et je te tiendrai<strong>com</strong>pagnie jusqu'à la fin. Conviens, cependant, qu'unedécoration faite avec une lame damasquinée, ayant dansle dos une rainure remplie de vif-argent pour lui donnerdu poids, exige du coup d'oeil, de la vigueur, de ladextérité, et présente un spectacle aussi noble qu'attrayant.- Oui, sans doute, mais cela passe trop vite, ce n'est


qu'un éclair; et puis la décapitation est réservée auxgentilshommes. <strong>Le</strong> billot est un de leurs privilèges. Parmiles supplices roturiers, la roue me paraît l'emporter sur lavulgaire pendaison, bonne tout au plus pour lesmalfaiteurs subalternes. Agostin est plus qu'un simplevoleur. Il mérite mieux que la corde, et la justice a eu pourlui les égards qui lui sont dus.- Tu as toujours eu un faible pour Agostin, sans douteà cause de Chiquita, dont la bizarrerie agaçait ton oeillibertin; je ne partage pas ton admiration à l'endroit de cebandit, plus fait pour travailler sur les grands chemins etdans les gorges de montagnes, <strong>com</strong>me un salteador, quepour opérer avec la délicatesse convenable au sein d'uneville civilisée. Il ignore les raffinements de l'art. Samanière est bourrue, hagarde et provinciale. Au moindreobstacle il joue des couteaux et tue vaguement etsauvagement. Trancher le noeud gordien n'est pas ledénouer, quoi qu'en dise Alexandre. En outre! il n'emploiepas l'épée; ce qui manque de noblesse.- La spécialité d'Agostin est la navaja, l'outil de sonpays; il n'a point <strong>com</strong>me nous ébranlé, pendant desannées, le carreau des salles d'armes. Mais son genre a del'imprévu, de la hardiesse, de l'originalité. Son coup lancéréunit l'agrément de la balistique à la sûreté discrète del'arme blanche. <strong>Le</strong> sujet est atteint, à vingt pas, sans bruit.Je regrette fort que sa carrière soit interrompue sitôt. ilallait bien; c'était un courage de lion.- Moi, répondit Jacquemin Lampourde, je suis pour la


méthode académique. Sans les formes, tout se perd.Toutes les fois que j'attaque, je touche mon homme surl'épaule et lui laisse le temps de se mettre en garde; il sedéfend s'il veut. C'est un duel, et ce n'est plus un meurtre.Je suis un spadassin, non un assassin. Il est vrai que maprofonde science de l'escrime m'assure des chances, et quemon épée est presque infaillible; mais, savoir bien le jeu,ce n'est pas tricher. Je ramasse la bourse, la montre, lesbijoux et le manteau du mort; d'autres le feraient à maplace. Puisque j'ai eu la peine, il convient que j'aie leprofit. Quoi que tu prétendes, ce travail au couteau merépugne; cela est bon à la campagne, et avec des gens debas lieu.- Oh! toi, Jacquemin Lampourde, tu es ferré sur lesprincipes; on ne t'en ferait pas démordre; cependant, unpeu de fantaisie ne messied pas en art.- J'admettrais une fantaisie savante, <strong>com</strong>pliquée etdélicate, mais cette brutalité emportée et farouche medéplaît. D'ailleurs, Agostin se laisse griser par le sang et,dans son ivresse rouge, il frappe au hasard. C'est unefaiblesse: quand on boit à la coupe vertigineuse dumeurtre, il faut avoir la tête forte. Ainsi dans cette maison,où il s'est introduit dernièrement pour y voler des sommes,il a tué le mari qui s'était éveillé et la femme qui dormait;meurtre superflu, par trop cruel et peu galant. Il ne fauttuer les femmes que quand elles crient, encore vaut-ilmieux les bâillonners car si l'on est pris, ces carnagesattendrissent les juges et le populaire, et l'on a l'air d'un


monstre.- Tu parles <strong>com</strong>me saint Jean Bouche d'or, réponditMalartic, d'une façon si magistrale et si péremptoire, queje ne trouve rien à objecter; mais que deviendra cettepauvre Chiquita? » Jacquemin Lampourde et Malarticphilosophaient de la sorte quand un carrosse venant duquai déboucha sur la place et produisit sur la foule desondulations et des remous. <strong>Le</strong>s chevaux piaffaient sanspouvoir avancer, et parfois leurs sabots retombaient surdes bottes, ce qui amenait entre les malandrins et leslaquais des dialogues hargneux et mêlés d'injures. <strong>Le</strong>spiétons ainsi foulés eussent volontiers assailli le carrossesi les armes ducales blasonnées sur le panneau de laportière ne leur eussent inspiré une sorte de terreur, bienque ce fussent gens à ne pas respecter grand-chose.Bientôt les groupes devinrent si drus, que l'équipage futforcé de s'arrêter au milieu de la place, où de loin lecocher, immobile sur son siège, semblait assis sur destêtes. Pour s'ouvrir un chemin et passer outre, il eût falluécraser trop de canaille, et cette canaille, qui, à la Grève,était chez elle, ne se serait peut-être pas laissé faire.«Ces drôles attendent quelque exécution et ne laisserontle champ libre que lorsque le patient sera expédié, dit unbeau jeune homme magnifiquement vêtu à un ami de trèsbelle mine aussi, mais en costume plus modeste, placé àcôté de lui dans le fond du carrosse. Au diable l'imbécilequi va se faire rouer précisément à l'heure où noustraversons la place de Grève! Ne pouvait-il pas remettre la


chose à demain.- Croyez, répondit l'ami, qu'il ne demanderait pasmieux, et que l'incident est encore plus fâcheux pour luique pour nous.- Ce que nous avons de mieux à faire, mon cherSigognac, c'est de nous résigner à tourner la tête de l'autrecôté si le spectacle nous dégoûte, chose difficile pourtant,lorsqu'il se passe près de soi quelque chose de terrible;témoin saint Augustin, qui ouvrit les yeux dans le cirque,quoiqu'il se fût bien promis de les tenir fermés, à un grandcri que poussa le populaire.- En tout cas, nous n'avons pas longtemps à attendre,répondit Sigognac, voyez là-bas, Vallombreuse; la foulese sépare devant la charrette du condamné.»En effet, une charrette, traînée par une rosse queréclamait Montfaucon, s'avançait, entourée de quelquesarchers à cheval, avec un bruit de vieilles ferrailles, ettraversait les groupes de curieux, se dirigeant versl'échafaud. Sur une planche jetée en travers des ridellesétait assis Agostin, auprès d'un capucin à barbe blanchequi lui présentait aux lèvres un crucifix de cuivre jaunepoli par les baisers d'agonisants en bonne santé. <strong>Le</strong> banditavait les cheveux entourés d'un mouchoir dont les boutsnoués lui pendaient derrière la nuque. Une chemise degrosse toile et des grègues de vieille serge <strong>com</strong>posaienttout son costume. Il était en toilette d'échafaud; toilettesuccincte. <strong>Le</strong> bourreau s'était déjà emparé de la défroquedu condamné, <strong>com</strong>me c'était son droit, et ne lui avait


laissé que ces haillons, bien suffisants pour mourir. Unsystème de cordelettes, dont le bout était tenu parl'exécuteur des hautes oeuvres, placé à l'arrière de lacharrette, afin que le patient ne le vît pas, maintenaitAgostin, tout en lui laissant une liberté apparente. Unvalet de bourreau, assis de côté sur un des brancards de lacharrette, tenait les guides et fouettait à tour de bras lamaigre rosse.«Eh mais, dit Sigognac dans le carrosse, c'est le banditqui m'a autrefois arrêté sur la grand-route en tête d'unetroupe de mannequins; je vous ai conté cette histoirependant notre voyage à l'endroit où elle s'était passée.- Je m'en souviens, fit Vallombreuse, et j'en ai ri de boncoeur: mais, depuis, il paraît que le drôle s'est livré à desexploits plus sérieux. L'ambition l'a perdu; il fait d'ailleursassez bonne contenance.»Agostin, un peu pâli sous son teint naturellement hâlé,promenait sur la foule un regard préoccupé et qui semblaitchercher quelqu'un. En passant auprès de la croix depierre, il aperçut le jeune enfant perché dont il a étéquestion au <strong>com</strong>mencement de ce chapitre et qui n'avaitpas quitté sa place.A cette vue un éclair de joie brilla dans ses yeux, unfaible sourire entrouvrit ses lèvres; il fit de la tête un signeimperceptible, adieu et testament à la fois, et dit à mivoix:«Chiquita!»Mon fils, quel mot venez-vous de prononcer? fit lecapucin en agitant son crucifix; cela sonne <strong>com</strong>me un


nom de femme; quelque Egyptienne sans doute ouquelque fille folle de son corps. Pensez plutôt à votresalut; vous avez le pied sur le seuil de l'éternité.- Oui, mon père, et quoique j'aie les cheveux noirs, vousêtes plus jeune que moi avec votre barbe blanche. Chaquetour de roue vers cette charpente me vieillit de dix ans.»«Pour un brigand de province, que cela devraitintimider de mourir devant des Parisiens, dit JacqueminLampourde, qui s'était rapproché de l'échafaud en jouantdes coudes à travers les badauds et les <strong>com</strong>mères, cetAgostin se <strong>com</strong>porte assez bien; il n'est point trop défaitet n'a pas par anticipation, <strong>com</strong>me d'aucuns, la minecadavéreuse des suppliciés. Sa tête ne ballotte pas; il latient haute et droite; signe de courage, il a regardéfixement la machine. Si mon expérience ne me trompe, ilfera une fin correcte et décente, sans geindre, sans sedébattre, sans demander à faire des aveux pour gagner dutemps.- Oh! pour cela, il n'y a pas de danger, dit Malartic; à latorture, il s'est laissé enfoncer huit coins plutôt que dedesserrer les dents et de trahir un camarade.»La charrette, pendant ces courts dialogues, était arrivéeaux pieds de l'échafaud, dont Agostin monta lentement lesdegrés, précédé du valet, soutenu du capucin et suivi dubourreau. En moins d'une minute il fut étalé et liésolidement sur la roue par les aides de l'exécuteur. <strong>Le</strong>bourreau, ayant jeté son manteau rouge brodé à l'épauled'une échelle en galon blanc, avait tourné sa manche en


ourrelet autour de son bras, pour être plus libre et dégagéet se baissait pour prendre la barre fatale.C'était l'instant suprême. Une curiosité anxieuseopprimait les poitrines des spectateurs. Lampourde etMalartic étaient devenus sérieux; Bringuenarilles luimêmen'aspirait plus la fumée de sa pipe, qu'il avait ôtéede ses lèvres. Tordgueule, sentant qu'une aventuresemblable lui pendait à l'oreille, prenait un airmélancolique et rêveur.Tout à coup un certain frémissement eut lieu parmi lafoule. L'enfant hissé sur la croix s'était laissé couler à terreet, se faufilant <strong>com</strong>me une couleuvre à travers les groupes,avait atteint l'échafaud, dont en deux bonds elle escaladaitles marches, présentant au bourreau étonné, qui levait déjàsa masse, une figure pâle, étincelante, sublime, illuminéed'une telle résolution, qu'il s'arrêta malgré lui et retint lecoup prêt à descendre.«Ote-toi de là, môme, s'écria le bourreau, ou ma barreva te briser la tête.»Mais Chiquita ne l'écoutait point. Il lui était bien égald'être tuée. Se penchant sur Agostin, elle le baisa au frontet lui dit: «Je t'aime»; puis, d'un mouvement plus promptque l'éclair, elle lui plongea dans le coeur la navaja qu'elleavait reprise à Isabelle. <strong>Le</strong> coup était porté d'une main siferme que la mort fut presque instantanée; à peine Agostineut-il le temps de dire: «Merci.»CUANDO ESTA VIVORA PICA.NO HAY REMEDIO EN LA BOTICA


murmura l'enfant avec un éclat de rire sauvage et fou,en se précipitant à bas de l'échafaud, où l'exécuteur,stupéfait de l'aventure, abaissait sa barre inutile, incertains'il devait briser les os d'un cadavre.«Bien, Chiquita, très bien!» ne put s'empêcher de crierMalartic, qui l'avait reconnue sous ses habits de garçon.Lampourde, Bringuenarilles, Piedgris, Tordgueule et lesamis du Radis couronné, émerveillés de cette action,s'arrangèrent en haie <strong>com</strong>pacte, de façon à empêcher lessoldats de courir après Chiquita. <strong>Le</strong>s disputes et lespoussées, mêlées de horions, que fit naître cet embarrasfactice, donnèrent le temps à la petite de gagner lecarrosse de Vallombreuse, arrêté au coin de la place.Elle grimpa sur le marchepied, et, s'accrochant desmains à la portière, elle reconnut Sigognac et lui dit d'unevoix haletante: «J'ai sauvé Isabelle, sauve-moi. »Vallombreuse, que cette scène bizarre avait fortintéressé, cria au cocher: «A fond de train et passe, s'il lefaut, sur le ventre de cette canaille.»Mais le cocher n'eut besoin d'écraser personne. La foules'ouvrait avec empressement devant le carrosse et serefermait aussitôt pour arrêter la molle poursuite dessoudards. En quelques minutes, le carrosse eut atteint laporte Saint Antoine, et, <strong>com</strong>me le bruit d'une aventure sirécente ne pouvait être parvenu jusque-là, Vallombreuseordonna au cocher de modérer son allure, d'autant qu'unéquipage, fuyant de cette vitesse, eût semblé, à bon droit,suspect. <strong>Le</strong> faubourg dépassé, il fit entrer Chiquita dans


la voiture. Elle s'assit, sans mot dire, sur un carreau, enface de Sigognac. Sous l'apparence la plus calme, elle étaiten proie à une exaltation extrême. Aucun muscle de safigure ne bougeait, mais un flot de sang empourprait sesjoues, ordinairement si pâles, et donnait à ses grands yeuxfixes, qui regardaient sans voir, un éclat surnaturel. Unesorte de transfiguration s'était opérée dans Chiquita. Ceteffort violent avait déchiré la chrysalide enfantine oùdormait la jeune fille. En plongeant son couteau dans lecoeur d'Agostin, elle avait du même coup ouvert le sien.Son amour était né de ce meurtre; l'être bizarre, presqueinsexuel, moitié enfant, moitié lutin, qu'elle avait étéjusque-là, n'existait plus. Elle était femme désormais, et sapassion éclose en une minute devait être éternelle.Un baiser, un coup de couteau, c'était bien l'amour deChiquita. La voiture roulait toujours, et l'on voyait déjàpoindre derrière les arbres les grands toits ardoisés duchâteau. Vallombreuse dit à Sigognac: «Vous viendrezdans mon appartement, et vous y ferez un bout de toiletteavant que je vous présente à ma soeur, qui ignore monvoyage et votre arrivée; j'ai ménagé ce coup de théâtredont j'espère le meilleur effet. Abaissez le mantelet devotre côté pour qu'on ne vous voie pas, que la surprise soit<strong>com</strong>plète; mais qu'allons-nous faire de ce petit démon?- Ordonnez, dit Chiquita, qui, à travers sa rêverieprofonde, avait entendu la phrase de Vallombreuse,ordonnez qu'on me conduise à Mme Isabelle; qu'elle soitl'arbitre de mon sort.»


Rideaux baissés, le carrosse entra dans la courd'honneur:Vallombreuse prit Sigognac sous le bras et l'emmenadans son appartement, après avoir dit à un laquais deconduire Chiquita chez la <strong>com</strong>tesse de Lineuil.A la vue de Chiquita, Isabelle posa le livre qu'elle étaiten train de lire et arrêta sur la jeune fille un regard pleind'interrogations.Chiquita resta immobile et silencieuse jusqu'à ce que lelaquais fût retiré. Alors, avec une sorte de solennitésingulière, elle s'avança vers Isabelle, lui prit la main etdit:«<strong>Le</strong> couteau est dans le coeur d'Agostin, je n'ai plus demaître et je sens le besoin de me dévouer à quelqu'un.Après lui, qui est mort, c'est toi que j'aime le plus aumonde; tu m'as donné le collier de perles et tu m'asembrassée. Veux-tu de moi pour esclave, pour chien, pourgnome? Fais-moi donner un haillon noir pour porter ledeuil de mon amour; je coucherai en travers sur le seuil deta porte; cela ne te gênera pas du tout. Quand tu mevoudras, tu siffleras ainsi - et elle siffla - et je paraîtraitout de suite; veux-tu?»Isabelle, pour toute réponse, attira Chiquita sur soncoeur, lui effleura le front des lèvres et acceptasimplement cette âme qui se donnait à elle.


XXIHYMEN, O HYMÉNÉE!Isabelle, accoutumée aux laçons énigmatiques etbizarres de Chiquita, ne l'avait point interrogée, seréservant de lui demander des explications quand cetteétrange fille serait plus calme.Elle entrevoyait bien quelque histoire terrible à traverstout cela, mais la pauvre enfant lui avait rendu de telsservices, qu'il fallait l'accueillir sans enquête en cettesituation évidemment désespérée. Après l'avoir confiée àune femme de chambre, elle reprit sa lecture interrompue,bien que le livre ne l'intéressât guère; au bout de quelquespages, son esprit ne suivant plus les lignes, elle mit lesignet entre les pages et reposa le volume sur la tableparmi des ouvrages d'aiguille <strong>com</strong>mencés. La tête appuyéesur la main, le regard perdu dans l'espace, elle se laissaaller à la pente habituelle de sa rêverie.«Qu'est devenu Sigognac, disait-elle, pense-t-il encoreà moi, m'aime-t-il toujours? Sans doute, il est retournédans son pauvre château, et, croyant mon frère mort, iln'ose donner signe de vie. Cet obstacle chimérique l'arrête.Autrement, il eût essayé de me revoir; il m'eût écrit toutau moins. Peut-être l'idée que je suis maintenant un richeparti retient-elle son courage. S'il m'avait oubliée! Oh!non; c'est impossible. J'aurais dû lui faire savoir que


Vallombreuse était guéri de sa blessure; mais il n'est passéant à une jeune personne bien née de provoquer ainsi unamant éloigné à reparaître: cela blesserait toutes lesdélicatesses féminines. Souvent je me demande s'il n'eûtpas mieux valu pour moi rester l'humble Comédienne quej'étais. Je pouvais du moins le voir tous les jours, et, sûrede ma vertu <strong>com</strong>me de son respect, savourer en paix ladouceur d'être aimée. Malgré l'affection touchante de monpère, je me sens triste et seule dans ce châteaumagnifique; encore si Vallombreuse était là, sa <strong>com</strong>pagnieme distrairait; mais son absence se prolonge, et je chercheen vain le sens de cette phrase qu'il m'a jetée au départavec un sourire: «Au revoir, petite soeur, vous serezcontente de moi.» Parfois, il me semble <strong>com</strong>prendre, maisje ne veux pas m'arrêter à une telle pensée; la déceptionserait trop douloureuse. Si c'était vrai, ah! j'en deviendraisfolle de joie!»La <strong>com</strong>tesse de Lineuil, car il est peut-être un peu bienfamilier d'appeler Isabelle tout court la fille légitimée d'unprince, en était là de son monologue intérieur lorsqu'ungrand laquais vint demander si Mme la <strong>com</strong>tesse pouvaitrecevoir M. le duc de Vallombreuse, qui arrivait devoyage et demandait à la saluer.«Qu'il vienne tout de suite, répondit la <strong>com</strong>tesse, savisite me fera le plus grand plaisir.»Cinq ou six minutes s'étaient à peine écoulées que lejeune duc entrait dans le salon le teint brillant, l'oeil vif, ladémarche assurée et légère, avec cet air de gloire qu'il


avait avant sa blessure; il jeta son feutre à plume sur unfauteuil et prit la main de sa soeur qu'il porta à ses lèvresd'une façon aussi respectueuse que tendre.«Chère Isabelle, je suis resté plus longtemps que je nel'aurais voulu, car ce m'est une grande privation de ne pasvous voir, tant j'ai vite pris la douce habitude de votreprésence; mais je me suis bien occupé de vous pendantmon voyage et l'espoir de vous faire plaisir medédommageait un peu.- <strong>Le</strong> plus grand plaisir que vous eussiez pu me faire,répondit Isabelle, c'eût été de demeurer au château près devotre père et de moi, et de ne pas vous mettre en route,votre blessure à peine fermée, pour je ne sais quellefantaisie.- Est-ce que j'ai été blessé? dit en riant Vallombreuse;ma foi, s'il m'en souvient, il ne m'en souvient guère. Je neme suis jamais mieux porté, et cette petite excursion m'afait beaucoup de bien. La selle me vaut mieux que lachaise longue. Mais vous, bonne soeur, je vous trouve unpeu maigrie et pâlie; vous seriez-vous ennuyée? Cemanoir n'est pas gai et la solitude ne convient pas auxjeunes filles. La lecture et la broderie sont des passe-tempsmélancoliques à la longue, et il y a des instants où la plussage, lasse de regarder par la fenêtre l'eau verte du fossé,aimerait à voir le visage d'un beau cavalier.- Que vous êtes fâcheusement badin, mon frère, et<strong>com</strong>me vous aimez à taquiner ma tristesse par vos folies!N'avais-je pas la <strong>com</strong>pagnie du prince, si aimablement


paternel et abondant en paroles instructives et sages?- Sans doute, notre digne père est un gentilhommeac<strong>com</strong>pli, prudent au conseil, hardi à l'action, parfaitcourtisan chez le roi, grand seigneur chez lui, docte etdisert en toutes sortes de sciences; mais le genred'amusement qu'il procure est un amusement grave, et jene veux pas que ma chère soeur consume sa jeunessed'une façon solennelle et maussade. Puisque vous n'avezpas voulu du chevalier de Vidalinc ni du marquis del'Estang ,je me suis mis en quête, et, dans mes voyages,j'ai trouvé votre affaire: un mari charmant, parfait, idéal,dont vous raffolerez, j'en suis sûr.- C'est une cruauté, Vallombreuse, de me persécuter deces plaisanteries. Vous n'ignorez pas, méchant frère, queje ne veux point me marier; je ne saurais donner ma mainsans mon coeur, et mon coeur n'est plus à moi.- Vous changerez de langage quand je vous présenterail'époux que je vous ai choisi.- Jamais, jamais, répondit Isabelle d'une voix altérée parl'émotion je serai fidèle à un souvenir bien cher, car je nepense pas que votre intention soit de forcer ma volonté.- Oh! non, je ne suis pas tyrannique à ce point, je vousdemande seulement de ne pas repousser mon protégéavant de l'avoir vu.»Sans attendre le consentement de sa soeur,Vallombreuse se leva et passa dans le salon voisin. Il enrevint aussitôt amenant Sigognac, à qui le coeur battaitbien fort. <strong>Le</strong>s deux jeunes gens, se tenant par la main,


estèrent quelque temps arrêtés sur le seuil, espérantqu'lsabelle tournerait les yeux de leur côté, mais elle lesbaissait modestement, regardant la pointe de son corsageet pensant à cet ami qu'elle ne soupçonnait pas si prèsd'elle.Vallombreuse, voyant qu'elle ne prenait point garde àeux et retombait dans sa rêverie, avança de quelques pasvers sa soeur, conduisant le baron par le bout des doigts<strong>com</strong>me on mène une dame à la danse, et fit un salutcérémonieux que répéta Sigognac.Seulement Vallombreuse souriait et Sigognac pâlissait.Brave avec les hommes, il était timide avec les femmes,<strong>com</strong>me tous les coeurs généreux.«Comtesse de Lineuil, dit Vallombreuse d'un tonlégèrement emphatique et <strong>com</strong>me outrant à desseinl'étiquette, permettez-moi de vous présenter un de mesbons amis que vous accueillerez favorablement, jel'espère: le baron de Sigognac.»A ce nom, qu'elle prit d'abord pour une raillerie de sonfrère, Isabelle tressaillit pourtant et jeta un coup d'oeilrapide au nouveau venu. Reconnaissant que Vallombreusene la trompait point, elle ressentit une émotionextraordinaire. D'abord elle devint toute blanche, le sangaffluant au coeurs puis, la réaction se faisant, une rougeuraimable lui couvrit <strong>com</strong>me un nuage rose le front, lesjoues, et ce qu'on entrevoyait de son sein sous lagorgerette. Sans dire un mot, elle se leva et se jeta au colde Vallombreuse, cachant sa tête contre l'épaule du jeune


duc. Deux ou trois sanglots agitèrent le gracieux corps dela jeune fille, et quelques larmes mouillèrent le velours dupourpoint à la place où elle appuyait la tête. Par ce jolimouvement, si pudique et si féminin, Isabelle montraittoute la délicatesse de son âme. Elle remerciaitVallombreuse dont elle avait <strong>com</strong>pris l'ingénieuse bonté,et, ne pouvant embrasser son amant, elle embrassait sonfrère.Quand il pensa qu'elle avait eu le temps de se calmer,Vallombreuse se dégagea doucement de l'étreinted'lsabelle, et, lui écartant les mains dont elle se voilait levisage pour cacher ses pleurs, il lui dit:«Chère soeur, laissez-nous un peu voir votre figurecharmante, ou mon protégé croira que vous avez pour luiune insurmontable horreur.»Isabelle obéit et tourna vers Sigognac ses beaux yeuxéclairés d'une joie céleste, malgré les perles brillantes quitremblaient encore à ses longs cils; elle lui tendit sa bellemain, sur laquelle le baron, s'inclinant, appuya le baiser leplus tendre. La sensation en monta jusqu'au coeur de lajeune fille, qui manqua défaillir; mais on se remet vite deces émotions délicieuses.«Eh bien, n'avais-je pas raison, dit Vallombreuse, desoutenir que vous recevriez bien le prétendu de monchoix? Cela est bon quelquefois de s'opiniâtrer en safantaisie. Si je ne m'étais montré aussi entêté que vousétiez résolue, le cher Sigognac serait reparti pour sagentilhommière sans vous avoir vue, et c'eût été


dommage; convenez-en.- J'en conviens, cher frère; vous avez été en tout celad'une bonté adorable. Vous seul pouviez, en cettecirconstance, opérer la réconciliation, puisque vous seulaviez souffert.- Oui, dit Sigognac, M. le duc de Vallombreuse a faitpreuve à mon endroit d'une âme grande et généreuse; il amis de côté des ressentiments qui pouvaient semblerlégitime, et il est venu à moi la main ouverte et le coeursur la main. Du mal que je lui ai fait, il se vengenoblement en m'imposant une reconnaissance éternelle,fardeau léger, et que je porterai avec joie jusqu'à la mort.- Ne parlez pas de cela, mon cher baron, réponditVallombreuse; vous en eussiez fait tout autant à ma place.Deux vaillants finissent toujours par s'entendre; les épéesliées lient les âmes, et nous devions former tôt ou tard unepaire d'amis, <strong>com</strong>me Thésée et Pirithoüs, <strong>com</strong>me Nisus etEuryale, <strong>com</strong>me Pythias et Damon; mais ne vous occupezpas de moi. Dites plutôt à ma soeur <strong>com</strong>bien vous laregrettiez et pensiez à elle en ce manoir de Sigognac, oùj'ai pourtant fait un des meilleurs repas de ma vie, quoiquevous prétendiez que la règle est d'y mourir de faim.- J'y ai aussi très bien soupé, dit Isabelle en souriant, etj'en garde un agréable souvenir.- Vous verrez, répliqua Sigognac, que tout le mondeaura fait des festins de Balthazar dans cette tour de lafamine; mais je ne rougis pas de l'heureuse pauvreté quim'a valu d'intéresser votre âme, chère Isabelle; je la bénis;


je lui dois tout.- M'est avis, dit Vallombreuse, que je ferais bien d'allersaluer mon père et de le prévenir de votre arrivée, àlaquelle il s'attend un peu, je l'avoue. Ah çà, <strong>com</strong>tesse, ilest bien sûr que vous acceptez le baron de Sigognac pourépoux? je ne voudrais pas faire un pas de clerc. Vousl'acceptez? c'est bien. Alors je puis me retirer: des fiancésont parfois à se dire des choses très innocentes, mais quegênerait la présence d'un frère; je vous laisse l'un à l'autre,certain que vous me remercierez, et puis, le métier deduègne n'est pas mon affaire. Adieu; je reviendrai bientôtprendre Sigognac pour le mener au prince.»Après avoir jeté ces mots d'un air dégagé, le jeune ducse coiffa de son feutre et sortit en laissant ces parfaitsamants à eux-mêmes. Quelque agréable que fût sa<strong>com</strong>pagnie, son absence l'était encore davantage.Sigognac se rapprocha d'Isabelle et lui prit la mainqu'elle ne retira point. Pendant quelques minutes le jeunecouple se regarda avec des yeux ravis. De tels silencessont plus éloquents que des paroles; privés si longtempsdu plaisir de se voir, Isabelle et Sigognac ne pouvaient serassasier l'un de l'autre; enfin le baron dit à sa jeunemaîtresse:«J'ose à peine croire à tant de félicité. Oh! la bizarreétoile que la mienne! vous m'avez aimé parce que j'étaispauvre et malheureux, et ce qui devait consommer maperte est cause de ma fortune. Une troupe de <strong>com</strong>édiensme réservait un ange de beauté et de vertu; une attaque à


main armée m'a donné un ami, et votre enlèvement vousa fait reconnaître d'un père qui vous cherchait en vain;tout cela parce qu'un chariot s'est égaré dans les landes parune nuit obscure.- Nous devions nous aimer, c'était écrit là-haut. <strong>Le</strong>sâmes soeurs finissent par se trouver quand elles savents'attendre. J'ai bien senti, au château de Sigognac, que madestinée s'ac<strong>com</strong>plissait; à votre vue, mon coeurqu'aucune galanterie n'avait su toucher, éprouva une<strong>com</strong>motion. Votre timidité fit plus que toutes les audaces,et dès ce moment je résolus de n'appartenir jamais qu'àvous ou à Dieu.- Et pourtant, méchante, vous m'avez refusé votre mainquand je la demandais à genoux: je sais bien que c'étaitpar générosité; mais c'était une générosité cruelle.- Je la réparerai de mon mieux, cher baron, et la voicicette main, avec mon coeur que vous possédiez déjà. La<strong>com</strong>tesse de Lineuil n'est pas obligée aux mêmesscrupules que la pauvre Isabelle. Je n'avais qu'une peur,c'est que vous ne voulussiez plus de moi, par fierté. Mais,bien vrai, en renonçant à moi, vous n'auriez pas épouséune autre femme? Vous me seriez resté fidèle, même sansespérance? Ma pensée occupait la vôtre lorsqueVallombreuse est allé vous relancer dans votre manoir?- Chère Isabelle, le jour, je n'avais pas une idée qui nevolât vers vous, et le soir, en posant ma tête sur l'oreillereffleuré une fois par votre front pur, je suppliais lesdivinités du rêve de me représenter votre charmante image


dans leur miroir fantastique.- Et ces bonnes divinités vous exauçaient-elles souvent?- Elles n'ont pas trompé une fois mon attente, et lematin seul vous faisait disparaître par la porte d'ivoire.Oh! la journée me paraissait bien longue, et j'aurais voulutoujours dormir.- Je vous ai vu aussi bien des nuits de suite. Nos âmesamoureuses se donnaient rendez-vous dans le mêmesonge. Mais, Dieu soit loué, nous voici réunis pourlongtemps, pour toujours, je l'espère. <strong>Le</strong> prince, avec quiVallombreuse doit être d'accord, car mon frère ne vousaurait pas légèrement engagé dans cette démarche,accueillera, sans nul doute, votre demande avec faveur. Aplusieurs reprises, il m'a parlé de vous en fort bons termes,tout en me jetant un regard singulier qui me troublaitextrêmement, et dont je n'osais alors <strong>com</strong>prendre lasignification, Vallombreuse n'ayant point dit encore qu'ilrenonçât à sa haine contre vous.»En ce moment le jeune duc revint et dit à Sigognac quele prince l'attendait.Sigognac se leva, salua Isabelle et suivit Vallombreuseà travers plusieurs appartements au bout desquels setrouvai la chambre du prince. <strong>Le</strong> vieux seigneur, vêtu denoir, décoré de ses ordres, était assis près de la fenêtredans un grand fauteuil, derrière une table recouverte d'untapis de Turquie et chargée de papiers et de livres. Sapose, malgré son air affable, était un peu <strong>com</strong>posée<strong>com</strong>me celle d'un homme qui attend une visite solennelle.


La lumière, glissant sur son front en luisants satinés, yfaisait briller <strong>com</strong>me des fils d'argent quelques cheveuxdétachés des boucles que le peigne du valet de chambreavait disposées au long de ses tempes. Son regard étaitdoux, ferme et clair, et le temps qui avait laissé sur cettenoble physionomie des traces de son passage, lui rendaiten majesté ce qu'il lui dérobait en beauté. A l'aspect duprince, même eût-il été dénué des insignes de son rang, ilétait impossible de ne pas éprouver un sentiment devénération. <strong>Le</strong> manant le plus inculte et le plus faroucheeût reconnu en lui un vrai grand seigneur. <strong>Le</strong> prince sesouleva sur son fauteuil pour répondre au salut deSigognac et lui fit signe de s'asseoir.«Monsieur mon père, dit Vallombreuse, je vousprésente le baron de Sigognac, autrefois mon rival,maintenant mon ami, mon parent bientôt si vous yconsentez. Je lui dois d'être sage. Ce n'est pas une minceobligation. <strong>Le</strong> baron vient respectueusement vous faireune requête qu'il me serait bien doux de vous voir luiaccorder.»<strong>Le</strong> prince fit un geste d'acquiescement <strong>com</strong>me pourengager Sigognac à parler.Encouragé de la sorte, le baron se leva, s'inclina et dit:«Prince, je vous demande la main de Mme la <strong>com</strong>tesseIsabelle de Lineuil, votre fille.»Comme pour se donner le temps de la réflexion, levieux seigneur garda quelques instants le silence, puis ilrépondit:


«Baron de Sigognac, j'accueille votre demande etconsens à ce mariage en tant que ma volonté paternelles'accordera avec le bon plaisir de ma fille que je neprétends forcer en rien. Je ne veux point user de tyrannie,et c'est à la <strong>com</strong>tesse de Lineuil qu'il appartient de décidersur ce point en dernier ressort. Il la faut consulter. <strong>Le</strong>sfantaisies des jeunes personnes sont parfois bizarres.»<strong>Le</strong> prince dit ces mots avec la fine malice et le sourirespirituel du courtisan <strong>com</strong>me s'il ne savait pas dèslongtemps qu'lsabelle aimait Sigognac; mais il était de sadignité de père de paraître l'ignorer, tout en laissantentrevoir qu'il n'en doutait aucunement.Il reprit après une pause: «Vallombreuse, allez cherchervotre soeur, car sans elle, vraiment, je ne puis répondre aubaron de Sigognac.»Vallombreuse disparut et revint bientôt avec Isabelleplus morte que vive. Malgré les assurances de son frère,elle ne pouvait croire encore à tant de bonheur; son seinpalpitant soulevait son corsage, les couleurs avaient quittéses joues, et ses genoux se dérobaient sous elle. <strong>Le</strong> princel'attira près de lui, et elle fut obligée, tant elle tremblait, des'appuyer au bras du fauteuil pour ne pas choir tout de sonlong à terre.«Ma fille, dit le prince, voici un gentilhomme qui vousfait l'honneur de me demander votre main. Je verrais cetteunion avec joie; car il est de race ancienne, de réputationsans tache, et il me semble réunir toutes les conditionsdésirables. Il me convient; mais a-t-il su vous plaire? <strong>Le</strong>s


têtes blondes ne jugent pas toujours <strong>com</strong>me les têtesgrises. Sondez votre coeur, examinez votre âme, et ditessi vous acceptez M. le baron de Sigognac pour mari.Prenez votre temps; en chose si grave, il ne faut point dehâte.»<strong>Le</strong> sourire bienveillant et cordial du prince faisait bienvoir qu'il badinait. Aussi Isabelle enhardie mit ses brasautour du col de son père et lui dit d'une voixadorablement câline:«Il n'est pas nécessaire de tant réfléchir. Puisque lebaron de Sigognac vous agrée, mon seigneur et père,j'avouerai avec une libre et honnête franchise que je l'aimedepuis que je l'ai vu et je n'ai jamais désiré d'autre époux.Vous obéir sera mon plus grand bonheur.- Eh bien, donnez-vous la main et embrassez-vous ensigne de fiançailles, dit gaiement le duc de Vallombreuse.<strong>Le</strong> roman se termine mieux qu'on ne l'aurait pu croired'après ses <strong>com</strong>mencements embrouillés. A quand lanoce?- Il faut bien, dit le prince, une huitaine de jours auxtailleurs pour couper et assembler les étoffes, autant auxcarrossiers pour mettre en état les équipages; en attendant,Isabelle, voici votre dot: le <strong>com</strong>té de Lineuil dont vousportez le titre et qui rend cinquante mille écus de renteavec ses bois, près, étangs et terres labourables (et il luitendit une liasse de papiers). Quant à vous, Sigognac,prenez cette ordonnance royale qui vous nommegouverneur d'une province. Nul mieux que vous ne


convient à cette place.»Sur la fin de cette scène Vallombreuse s'était éclipsé,mais il reparut bientôt suivi d'un laquais qui portait uneboîte enveloppée d'une chemise en velours rouge.«Ma petite soeur, dit-il à la jeune fiancée, voici monprésent de noces», et il lui présenta la boîte. Sur lecouvercle on lisait: «Pour Isabelle.» C'était l'écrin qu'ilavait jadis offert à la Comédienne et qu'elle avaitvertueusement refusé.«Vous l'accepterez cette fois, ajouta-t-il avec uncharmant sourire, empêchez ces diamants d'une eaumagnifique et ces perles d'un orient parfait de faire unemauvaise fin. Qu'ils restent aussi purs que vous!»Isabelle, en souriant, prit un collier et le passa à son col,pour prouver à ces belles pierres qu'elle ne leur gardait pasrancune. Ensuite elle arrangea autour de son bras nacré untriple rang de perles, puis elle suspendit à ses oreilles deriches pendeloques. Qu'ajouter à cela? les huit jourspassés, le chapelain de Vallombreuse unit Isabelle etSigognac, à qui le marquis de Bruyères servait de témoin,dans la chapelle du château toute fleurie de bouquets, toutétincelante de cierges. Des musiciens amenés par le jeuneduc chantèrent avec une voix qui semblait venir du ciel ety remonter un motet de Palestrina. Sigognac était radieux,Isabelle adorable sous ses longs voiles blancs, et jamais,à moins de le savoir, on n'eût pu soupçonner que cettebelle personne si noble et si modeste à la fois, quiressemblait à une princesse du sang, avait paru en des


<strong>com</strong>édies, devant des chandelles. Sigognac, gouverneur deprovince, <strong>capitaine</strong> de mousquetaires, vêtu superbement,n'avait aucun rapport avec le malheureux gentillâtre dontla misère a été décrite au <strong>com</strong>mencement de cette histoire.Après un repas splendide où figuraient le prince,Vallombreuse, le marquis de Bruyères, le chevalier deVidalinc, le marquis de l'Estang et quelques vertueusesdames amies de la famille, les deux mariés disparurent;mais il nous faut les abandonner sur le seuil de la chambrenuptiale en chantant à mi-voix: «Hymen, à Hyménée!» àla façon antique. <strong>Le</strong>s mystères du bonheur doivent êtrerespectés, et d'ailleurs Isabelle est si pudique qu'ellemourrait de honte si l'on ôtait indiscrètement une épingleà son corsage.


XXIILE CHATEAU DU BONHEURÉPILOGUEOn pense bien que la bonne Isabelle, devenue baronnede Sigognac, n'avait pas oublié dans les grandeurs sesbraves camarades de la troupe d'Hérode. Ne pouvant lesinviter à sa noce à cause de leur condition qui necongruait plus à la sienne, elle leur avait fait à tous descadeaux offerts avec une grâce si charmante qu'elle endoublait la valeur. Même, jusqu'au départ de la<strong>com</strong>pagnie, elle alla souvent les voir jouer, lesapplaudissant à propos, <strong>com</strong>me quelqu'un qui s'yconnaissait. Car la nouvelle baronne ne celait point qu'elleeût été Comédienne, excellent moyen d'ôter auxmauvaises langues l'envie de le dire, <strong>com</strong>me elles n'yauraient pas manqué, si elle en eût fait mystère. Du restele sang illustre dont elle était imposait silence à tous, et samodestie lui eut bientôt conquis les coeurs, même ceuxdes femmes, qui s'accordèrent à la trouver aussi grandedame que pas une à la cour. <strong>Le</strong> roi Louis XIII, ayantentendu parler des aventures d'Isabelle, la loua fort de sasagesse et témoigna une particulière estime à Sigognacpour sa retenue, n'aimant pas, en chaste monarque qu'ilétait, les jeunesses audacieuses et débordées.


Vallombreuse s'était notoirement amendé à lafréquentation de son beau-frère, et le prince en ressentaitbeaucoup de joie.<strong>Le</strong>s jeunes époux menaient donc une charmante vie,toujours plus amoureux l'un de l'autre et n'éprouvant pascette satiété du bonheur qui gâte les plus belles existences.Cependant, depuis quelque temps, Isabelle semblaitanimée d'une activité mystérieuse. Elle avait desconférences secrètes avec son intendant; un architectevenait la voir qui lui soumettait des plans; des sculpteurset des peintres avaient reçu d'elle des ordres et étaientpartis pour une destination inconnue. Tout cela se faisaiten cachette de Sigognac, de <strong>com</strong>plicité avecVallombreuse, qui paraissait savoir le mot de l'énigme.Un beau matin, après quelques mois écoulés nécessairessans doute à l'ac<strong>com</strong>plissement de son projet, Isabelle dità Sigognac, <strong>com</strong>me si une idée subite lui eût traversé lafantaisie: «Mon cher seigneur, ne pensez-vous jamais àvotre pauvre castel de Sigognac, et n'avez-vous pas enviede revoir le berceau de vos amours?- Je ne suis pas si ingrat, et j'y ai plus d'une fois songé;mais je n'ai point osé vous engager à ce voyage, nesachant pas s'il serait de votre goût. Je ne me serais paspermis de vous arracher aux délices de la cour dont vousêtes l'ornement, pour vous conduire à ce château lézardé,séjour des rats et des hiboux, lequel je préfère pourtantaux plus riches palais, <strong>com</strong>me étant la séculaire habitationde mes ancêtres et le lieu où je vous vis pour la première


fois, place à jamais sacrée que volontiers je marqueraisd'un autel.- Pour moi, reprit Isabelle, je me suis demandé biensouvent si l'églantier du jardin avait encore des roses.- Il en a, dit Sigognac, j'en jurerais; ces arbustes agrestessont vivaces, et d'ailleurs, ayant été touché par vous, ildoit toujours produire des fleurs, même pour la solitude.- A l'encontre des époux ordinaires, répondit en riant labaronne de Sigognac, vous êtes plus galant après lemariage qu'avant, et vous poussez des madrigaux à votrefemme <strong>com</strong>me à une maîtresse. Puisque votre désirs'accorde avec mon caprice, vous plairait-il de partir cettesemaine? La saison est belle, les fortes chaleurs sontpassées, et nous ferons agréablement le voyage.Vallombreuse viendra avec nous et j'emmènerai Chiquita,à qui cela fera plaisir de revoir son pays.»<strong>Le</strong>s préparatifs jurent bientôt faits. On se mit en route.<strong>Le</strong> voyage fut rapide et charmant; Vallombreuse ayant faitdisposer d'avance des relais de chevaux, au bout dequelques jours on arriva à cet endroit où s'embranchait,sur le grand chemin, l'allée conduisant au manoir deSigognac. Il pouvait être deux heures de l'après-midi et leciel brillait d'une vive lumière. Au moment où le carrossetourna pour entrer dans l'allée et où la perspective duchâteau se découvrit tout d'un coup, Sigognac eut <strong>com</strong>meun éblouissement; il ne reconnaissait plus ces lieux sifamiliers pourtant à sa mémoire. La route aplanie n'offraitplus d'ornières. <strong>Le</strong>s haies élaguées laissaient passer le


voyageur sans l'égratigner de leurs grilles. <strong>Le</strong>s arbres,taillés avec art, jetaient une ombre correcte, et leur arcadeencadrait une vue tout à fait nouvelle.Au lieu de la triste masure dont on se rappelle ladescription lamentable, s'élevait, sous un gai rayon desoleil, un château tout neuf ressemblant l'ancien <strong>com</strong>meun fils ressemble à son père. Cependant rien n'avait étéchangé dans sa forme. Il présentait toujours la mêmedisposition architecturale; seulement, en quelques mois,il avait rajeuni de plusieurs siècles. <strong>Le</strong>s pierres tombéess'étaient remises en place. <strong>Le</strong>s tourelles sveltes etblanches, coiffées d'un joli toit d'ardoises dessinant dessymétries, se tenaient fièrement, <strong>com</strong>me des gardiennesféodales, aux quatre coins du castel, dressant dans l'azurleurs girouettes dorées. Un <strong>com</strong>ble orné d'une élégantecrête en métal avait fait disparaître le vieux toit effondréde tuiles lépreuses et moussues. Aux fenêtres,désobstruées de leurs fermetures en planches, brillaientdes vitres neuve, encadrées de plomb, formant des rondset des losanges; aucune lézarde ne bâillait sur la façade<strong>com</strong>plètement restaurée. Une superbe porte en chêne,soutenue de riches ferrures fermait le porche qu'autrefoislaissaient ouvert deux vieux battants vermoulus à lapeinture délavée. Sur le claveau de l'arcade, au milieu deses lambrequins refouillés par un ciseau intelligent,rayonnaient les armoiries des Sigognac: trois cigognes surchamp d'azur, avec cette noble devise, naguère effacée,maintenant parfaitement lisible, en lettres d'or: Alta


petunt.Sigognac garda quelques minutes le silence,contemplant ce spectacle merveilleux, puis il se tournavers Isabelle et lui dit:«C'est à vous, gracieuse fée, que je dois cettetransformation de mon manoir. Il vous a suffit de letoucher de votre baguette pour lui rendre la splendeur, labeauté et la jeunesse. Je vous sais un gré infini de cettesurprise; elle est charmante et délicieuse <strong>com</strong>me tout cequi vient de vous. Sans que j'aie rien dit, vous aie devinéle vrai secret de mon âme.- Remercier aussi, répondit Isabelle, un certainenchanteur qui m'a beaucoup aidée en tout ceci»; et ellemontrait Vallombreuse assis dans un coin du carrosse.<strong>Le</strong> baron serra la main du jeune duc.Pendant cette conversation, le carrosse était parvenu surune place régulière ménagée devant le château, dont lescheminées de briques vermeilles envoyaient au ciel delarges tourbillons de fumée blanche, prouvant qu'onattendait des hôtes d'importance.Pierre, en belle livrée neuve, était debout sur le seuil dela porte, dont il poussa les battants à l'approche desvoiture, qui déposa le baron, la barone et le duc au bas del'escalier. Huit ou dix laquais, rangés en haie sur lesmarches, saluèrent profondément ces nouveaux maîtresqu'ils ne connaissaient pas encore.Des peintres habiles avaient redonné aux fresques desmurailles leur fraîcheur disparue. <strong>Le</strong>s Hercules à gaine


soutenaient la fausse corniche avec un air d'aisance dû àleurs muscles ronflants à la florentine. <strong>Le</strong>s empereursromains se prélassaient dans leur pourpre d'un ton vif. <strong>Le</strong>sinfiltrations de pluies ne géographiaient plus la voûte deleurs taches, et le treillage simulé laissait voir un cielexempt de nuages. Une métamorphose semblable s'étaitopérée partout. <strong>Le</strong>s boiseries et les parquets avaient étérefaits. Des meubles neufs, d'une forme pareille,remplaçaient les anciens. <strong>Le</strong> souvenir se trouvait rajeuniet non dépaysé. La verdure de Flandre avec le chasseur dehalbrans tapissait encore la chambre de Sigognac, mais unlavage savant en avait ravivé les couleurs. <strong>Le</strong> lit était lemême, seulement un patient sculpteur sur bois avaitbouché les piqûres de tarets, ajusté aux figurines de lafrise les nez et les doigts qui manquaient, continué lesfeuillages interrompus, rendu leurs arêtes aux ornementsfrustes et remis le vieux meuble en son intégrité primitive.Une brocatelle verte et blanche du même dessin quel'autre se plissait entre les spirales des colonnes torses,bien cirées et bien frottées. La délicate Isabelle n'avait pasvoulu se livrer à un luxe intempestif, toujours facile quandon dispose de grosses sommes; mais elle avait pensé àcharmer l'âme d'un mari tendrement aimé, en lui rendantses impressions d'enfance dépouillées de leur misère et deleur tristesse. Tout semblait gai dans ce manoir naguère simélancolique. <strong>Le</strong>s portraits même des aïeux, débarbouillésde leur crasse, restaurés et vernis, souriaient, dans leurscadres d'or, avec un air juvénile. <strong>Le</strong>s douairières revêches,


les chanoinesses prudes, ne faisaient plus, <strong>com</strong>meautrefois, la moue à Isabelle, de Comédienne devenuebaronne; elles l'accueillaient <strong>com</strong>me de la famille.Il n'y avait plus dans la cour ni orties, ni ciguës niaucune de ces mauvaises herbes que favorisent l'humidité,la solitude et l'incurie. <strong>Le</strong>s pavés, sertis de ciment, neprésentaient plus cette bordure verte indice des maisonsabandonnées. Par leurs vitres claires, les fenêtres deschambres dont les portes étaient jadis condamnées,laissaient voir des rideaux de riche étoffe qui montraientqu'elles étaient prêtes à recevoir des hôtes.On descendit au jardin par un perron dont les marches,raffermies et dégagées de mousses, ne vacillaient plussous le pied trop confiant. Au bas de la rampes'épanouissait, précieusement conservé, l'églantiersauvage qui avait offert sa rose à la jeune Comédienne, lematin du départ de Sigognac. Il en portait encore unequ'lsabelle cueillit et mit dans son sein, voyant là unprésage heureux pour la durée de ses amours. <strong>Le</strong> jardiniern'avait pas moins travaillé que l'architecte; grâce à sesciseaux, l'ordre s'était remis dans cette forêt vierge. Plusde branches gourmandes barrant le chemin, plus debroussailles aux ongles acérés; on y pouvait passer sanslaisser sa robe aux épines. <strong>Le</strong>s arbres avaient reprisl'habitude du berceau et de la charmille. <strong>Le</strong>s buis retaillésencadraient dans leurs <strong>com</strong>partiments toutes les fleurs quepeut verser la corbeille de Flore. Au fond du jardin, laPomone, guérie de sa lèpre, étalait sa blanche nudité de


déesse. Un nez de marbre adroitement soudé lui restituaitson profil à la grecque. Il y avait en son panier des fruitssculptés et non plus des champignons vénéneux. <strong>Le</strong> muflede lion vomissait dans sa vasque une eau abondante etpure. Des plantes grimpantes, balançant des clochettes detoutes couleurs et accrochant leurs vrilles à un treillagesolide peint en vert, cachaient pittoresquement la muraillede clôture et donnaient un air agréablement rustique aucabinet de rocailles servant de niche à la statue. Jamais,même en leurs beaux jours, le château ni le jardinn'avaient été ac<strong>com</strong>modés avec tant de richesse et de goût.La splendeur de Sigognac, si longtemps éclipsée, brillaitde tout son éclat! Sigognac, étonné et ravi <strong>com</strong>me s'ilmarchait dans un rêve, serrait contre son coeur le brasd'Isabelle et laissait couler sans honte, sur ses joues, deuxlarmes d'attendrissement.«Maintenant, dit Isabelle, que nous avons tout bien vu,il faut visiter les domaines que j'ai rachetés sous main,pour reconstituer telle qu'elle était ou peu s'en fautl'antique baronnie de Sigognac. Permettez-moi d'allermettre un habit de cheval. Je ne serai pas longue, ayantpar mon premier métier l'habitude de changer prestementde costume. Pendant ce temps, choisissez vos montures etfaites-les seller.»Vallombreuse emmena Sigognac, qui vit dans l'écurie,naguère déserte, dix beaux chevaux séparés par des stallesde chêne, et piétinant une litière nattée, <strong>Le</strong>urs croupesfermes et polies brillaient d'une lueur satinée et, entendant


des visiteurs, les nobles bêtes tournèrent vers eux leursyeux intelligents. Un hennissement éclata soudain; c'étaitl'honnête Bayard qui reconnaissait son maître et le saluaità sa façon; ce vieux serviteur, qu'lsabelle n'avait eu gardede renvoyer, occupait au bout de la file la place la pluschaude et la plus <strong>com</strong>mode. Sa mangeoire était pleined'avoine moulue, pour que ses longues dents n'eussent pasla peine de la triturer; entre ses jambes dormait soncamarade Miraut, qui se leva et vint lécher la main dubaron.Quant à Béelzébuth, s'il n'avait pas paru encore, il n'enfaut pas accuser son bon petit coeur de chat, mais leshabitudes prudentes de sa race, que tout ce remue-ménageen un lieu jadis si tranquille effarouchait singulièrement.Caché dans un grenier, il attendait la nuit pour se produireet rendre ses devoirs à son maître bien-aimé.<strong>Le</strong> baron, après avoir flatté Bayard de la main, choisitun bel alezan, qu'on sortit aussitôt de l'écuries le duc pritun genet d'Espagne à tête busquée, digne de porter uninfant, et l'on mit pour la baronne, sur un délicieuxpalefroi blanc dont le pelage semblait argenté, une richeselle de velours vert.Bientôt Isabelle parut habillée d'un costume d'amazonele plus galant du monde, qui faisait valoir les avantages desa taille faite au tour. C'était une veste de velours bleurelevée de boutons, de brandebourgs et de soutachesd'argent, avec des basques tombant sur une longue jupe ensatin gris de perle. Sa coiffure consistait en un chapeau


d'homme, de feutre blanc, ombragé d'une plume bleuefrisée, s'allongeant par-derrière jusque sur le col. Pour quela rapidité de la course ne les dérangeât point, les blondscheveux de la jeune femme étaient serrés dans un réseaud'azur à petites perles d'argent d'une coquetteriecharmante.Ajustée ainsi, Isabelle était adorable et, devant elle, lesbeautés les plus altières de la cour eussent été forcéesd'amener pavillon. Cet habit cavalier faisait ressortir, dansla grâce ordinairement si modeste de la baronne, un côtéfier qui sentait son origine illustre. C'était bien toujoursIsabelle, mais c'était aussi la fille d'un prince, la soeur d'unduc, la femme d'un gentilhomme dont la noblesse dataitd'avant les croisades. Vallombreuse le remarqua et ne puts'empêcher de dire:«Ma soeur, que vous avez aujourd'hui grande mine!Hippolyte, reine des Amazones, n'était certes pas plussuperbe et plus triomphante!»Isabelle, à qui Sigognac tint le pied, se mit légèrementen selles le duc et le baron enfourchèrent leurs montures,et la cavalcade déboucha sur la place du château, où ellerencontra le marquis de Bruyères et quelquesgentilshommes du voisinage, qui venaient <strong>com</strong>plimenterles nouveaux époux. On voulait rentrer, <strong>com</strong>me lapolitesse l'exigeait, mais les visiteurs prétendirent qu'ils neseraient pas fâcheux jusqu'à interrompre une promenade<strong>com</strong>mencée, et firent tourner tête à leurs chevaux, pourac<strong>com</strong>pagner le jeune couple et le duc de Vallombreuse.


La chevauchée, grossie de cinq ou six personnes enhabit de gala, car les hobereaux s'étaient faits le plusbraves qu'ils avaient pu, prenait un air cérémonieux etmagnifique. C'était un vrai cortège de princesse. Onparcourut, en suivant un chemin bien entretenu, des prèsverdoyants, des terres auxquelles la culture avait rendu lafertilité, des métairies en plein rapport, des boissavamment aménagés. Tout cela appartenait à Sigognac.La lande, avec les bruyères violettes, semblait s'êtrereculée du château.Comme on passait dans un bois de sapins, sur la limitede la baronnie, des abois de chiens se firent entendre, etbientôt apparut Yolande de Foix, suivie de son oncle le<strong>com</strong>mandeur et d'un ou deux galants. <strong>Le</strong> chemin étaitétroit et les deux troupes se frôlèrent en sens inverse, bienque chacune tâchât de faire place à l'autre. Yolande, dontle cheval piaffait et se cabrait, effleura de sa jupe la juped'Isabelle. <strong>Le</strong> dépit empourprait ses joues, et sa colèrecherchait quelque insulte, mais Isabelle avait une âme audessusdes vanités féminines; l'idée de se venger du regarddédaigneux qu'Yolande avait autrefois laissé tomber surelle avec ce mot: «Bohémienne», presque à cette mêmeplace, ne lui vint seulement pas à l'esprit; elle pensa quece triomphe d'une rivale pouvait blesser, sinon le coeur,du moins l'orgueil d'Yolande, et d'un air digne, modesteet gracieux, elle salua Mlle de Foix, qui fut bien forcée, cedont elle manqua enrager, de répondre par une légèreinclination de tête. <strong>Le</strong> baron de Sigognac lui fit, d'un air


détaché et tranquille, un salut parfaitement respectueux,et Yolande ne surprit pas dans les yeux de son exadorateurune étincelle de l'ancienne flamme. Ellecravacha son cheval et partit au galop entraînant sa petitetroupe.«Par les Vénus et les Cupidons, dit gaiementVallombreuse au marquis de Bruyères près duquel ilchevauchait, voici une belle fille, mais elle a l'airdiablement revêche et farouche! Quels regards elle lançaità ma soeur! C'était autant de coups de stylet.- Quand on a été la reine d'un pays, répondit le marquis,on n'est pas bien aise d'être détrônée, et la victoire restedécidément à Mme la baronne de Sigognac.»La cavalcade rentra au château. Un somptueux repas,servi dans la salle où jadis le pauvre baron avait faitsouper les <strong>com</strong>édiens avec leurs propres provisions,n'ayant rien en son garde-manger, attendait les hôtes, quifurent charmés de sa belle ordonnance.Une riche argenterie aux armes de Sigognac étincelaitsur une nappe damassée, dont la trame montrait, parmi sesornements, des cigognes héraldiques. <strong>Le</strong>s quelques piècesde l'ancien service qui n'étaient pas tout à fait hors d'usageavaient été religieusement conservées et mêlées aux piècesmodernes, pour que ce luxe n'eût pas l'air trop récent, etque l'ancien Sigognac contribuât un peu aux splendeursdu nouveau. On se mit à table.La place d'Isabelle était la même qu'elle occupait danscette fameuse nuit qui avait changé le destin du baron;


elle y pensait, Sigognac aussi, car les époux échangèrentun sourire d'amants, attendri de souvenir et lumineuxd'espérance. Près de la crédence sur laquelle l'écuyertranchant découpait les viandes, se tenait debout unhomme de taille athlétique, à large face pâle entouréed'une épaisse barbe brune, vêtu de velours noir et portantau cou une chaîne d'argent, qui, de temps à autre, donnaitdes ordres aux laquais d'un air majestueux. Près d'unbuffet chargé de bouteilles, les unes pansues, les autreseffilées quelques-unes nattées de sparterie, selon lesprovenances, se trémoussait avec beaucoup d'activité,malgré son tremblement sénile, une figure falote, au nezrabelaisien tout fleuronné de bubelettes, aux joues fardéesde purée septembrale, aux petits yeux vairons pleins demalice et surmontés d'un sourcil circonflexe. Sigognac,regardant par hasard de ce côté, reconnut dans le premierle tragique Hérode, dans le second le grotesque Blazius.Isabelle, voyant qu'il s'était aperçu de leur présence, lui dità l'oreille que, pour mettre désormais ces braves gens àl'abri des misères de la vie théâtrale, elle avait fait l'unintendant et l'autre sommelier de Sigognac, conditions fortdouces et n'exigeant pas grand travail; de quoi le barontomba d'accord et approuva sa femme.<strong>Le</strong> repas allait son train, et les flacons, activementremplacés par Blazius, se succédaient sans interruption,lorsque Sigognac sentit une tête s'appuyer sur un de sesgenoux, et sur l'autre des griffes acérées jouer un air deguitare bien connu. C'étaient Miraut et Béelzébuth qui,


profitant d'une porte entrouverte, s'étaient glissés dans lasalle, et, malgré la peur que leur inspirait cette splendideet nombreuse <strong>com</strong>pagnie, venaient réclamer de leur maîtreleur part du festin.Sigognac opulent n'avait garde de repousser ceshumbles amis de sa misère; il flatta Miraut de la main,gratta le crâne essorillé de Béelzébuth, et leur fit à tousdeux une abondante distribution de bons morceaux. <strong>Le</strong>smiettes consistaient cette fois en lardons de pâté, en reliefsde perdrix, en filets de poisson et autres mets succulents.Béelzébuth ne se sentait pas d'aise et, de sa pattegriffue, il réclamait toujours quelque nouveau rogaton,sans lasser l'inaltérable patience de Sigognac, que cettevoracité amusait. Enfin, gonflé <strong>com</strong>me une outre,marchant à pas écarquillés, pouvant à peine filer sonrouet, le vieux chat noir se retira dans la chambre tapisséeen verdure de Flandre, et se roula en boule à sa placeaccoutumée, pour digérer cette copieuse réfection.Vallombreuse tenait tête au marquis de Bruyères, et leshobereaux ne se lassaient pas de porter la santé des épouxavec des rouges-bords, à quoi Sigognac, sobre de natureet d'habitude, répondait en trempant le bout de ses lèvresdans son verre toujours plein, car il ne le vidait jamais.Enfin les hobereaux, la tête pleine de fumées, se levèrentde table chancelants, et gagnèrent, un peu aidés deslaquais, les appartements qu'on avait préparés pour eux.Isabelle, sous prétexte de fatigue, s'était retirée audessert.


Chiquita, promue à la dignité de femme de chambre,l'avait défaite et ac<strong>com</strong>modée de nuit, avec cette activitésilencieuse qui caractérisait son service. C'étaitmaintenant une belle fille que Chiquita. Son teint, que netannaient plus les intempéries des saisons, s'était éclairci,tout en gardant cette pâleur vivace et passionnée que lespeintres admirent fort. Ses cheveux, qui avaient faitconnaissance avec le peigne, étaient proprement retenuspar un ruban rouge dont les bouts flottaient sur sa nuquebrune; à son col, on voyait toujours le fil de perles donnépar Isabelle, et qui, pour la bizarre jeune fille, était lesigne visible de son servage volontaire, une sorted'emprise que la mort seule pouvait rompre. Sa robe étaitnoire et portait le deuil d'un amour unique. Sa maîtressene l'avait pas contrariée en cette fantaisie.Chiquita, n'ayant plus rien à faire dans la chambre, seretira après avoir baisé la main d'Isabelle, <strong>com</strong>me elle n'ymanquait jamais chaque soir.Lorsque Sigognac rentra dans cette chambre où il avaitpassé tant de nuits solitaires et tristes, écoutant lesminutes longues <strong>com</strong>me des heures, tomber goutte àgoutte, et le vent gémir lamentablement derrière la vieilletapisserie, il aperçut, à la lueur d'une lanterne de Chinesuspendue au plafond, entre les rideaux de brocatelle verteet blanche, la jolie tête d'Isabelle qui se penchait vers luiavec un chaste et délicieux sourire. C'était la réalisation<strong>com</strong>plète de son rêve, alors que, n'ayant plus d'espoir et secroyant à jamais séparé d'Isabelle, il regardait le lit vide


avec une mélancolie profonde. Décidément, le destinfaisait bien les choses!Vers le matin, Béelzébuth, en proie à une agitationétrange, quitta le fauteuil où il avait passé la nuit, etgrimpa péniblement sur le lit. Arrivé là, il heurta de sonnez la main de son maître endormi encore, et il essaya unronron qui ressemblait à un râle.Sigognac s'éveilla et vit Béelzébuth le regardant <strong>com</strong>mes'il implorait un secours humain, et dilatant outre mesureses grands yeux verts vitrés déjà et à demi éteints. Sonpoil avait perdu son brillant lustré et se collait <strong>com</strong>memouillé par les sueurs de l'agonie; il tremblait et faisaitpour se tenir sur ses pattes des efforts extrêmes. Toute sonattitude annonçait la vision d'une chose terrible. Enfin iltomba sur le flanc, fut agité de quelques mouvementsconvulsifs, poussa un sanglot semblable au cri d'unégorgé, et se raidit <strong>com</strong>me si des mains invisibles luidistendaient les membres. Il était mort. Ce hurlementfunèbre interrompit le sommeil de la jeune femme.«Pauvre Béelzébuth, dit-elle en voyant le cadavre duchat, il a supporté la misère de Sigognac, il n'en connaîtrapas la prospérité!»Béelzébuth, il faut l'avouer, mourait victime de sonintempérance. Une indigestion l'avait étouffé. Sonestomac famélique n'était pas habitué à de telles frairies.Cette mort toucha Sigognac plus qu'on ne saurait dire. Ilne pensait point que les animaux fussent de puresmachines, et il accordait aux bêtes une âme de nature


inférieure à l'âme des hommes, mais capable cependantd'intelligence et de sentiment. Cette opinion, d'ailleurs, estcelle de tous ceux qui, ayant vécu longtemps dans lasolitude en <strong>com</strong>pagnie de quelque chien, chat, ou toutautre animal, ont eu le loisir de l'observer et d'établir aveclui des rapports suivis. Aussi, l'oeil humide et le coeurpénétré de tristesse, enveloppa-t-il soigneusement lepauvre Béelzébuth dans un lambeau d'étoffe, pourl'enterrer le soir, action qui eût peut-être paru ridicule etsacrilège au vulgaire.Quand la nuit fut tombée, Sigognac prit une bêche, unelanterne, et le corps de Béelzébuth, raide dans son linceulde soie.Il descendit au jardin, et <strong>com</strong>mença à creuser la terre aupied de l'églantier, à la lueur de la lanterne dont les rayonséveillaient les insectes, et attiraient les phalènes quivenaient en battre la corne de leurs ailes poussiéreuses. <strong>Le</strong>temps était noir. A peine un coin de la lune se devinait-ilà travers les crevasses d'un nuage couleur d'encre, et lascène avait plus de solennité que n'en méritaient lesfunérailles d'un chat. Sigognac bêchait toujours, car ilvoulait enfouir Béelzébuth assez profondément pour queles bêtes de proie ne vinssent pas le déterrer. Tout à couple fer de sa bêche fit feu <strong>com</strong>me s'il eût rencontré un silex.<strong>Le</strong> baron pensa que c'était une pierre, et redoubla sescoups; mais les coups sonnaient bizarrement etn'avançaient pas le travail. Alors Sigognac approcha lalanterne pour reconnaître l'obstacle, et vit, non sans


surprise, le couvercle d'une espèce de coffre en chêne, toutbardé d'épaisses lames de fer rouillé, mais très solidesencore; il dégagea la boîte en creusant la terre alentour, et,se servant de sa bêche <strong>com</strong>me d'un levier, il parvint àhisser, malgré son poids considérable, le coffretmystérieux jusqu'au bord du trou, et le fit glisser sur laterre ferme. Puis il mit Béelzébuth dans le vide laissé parla boîte, et <strong>com</strong>bla la fosse.Cette besogne terminée, il essaya d'emporter satrouvaille au château, mais la charge était trop forte pourun seul homme, même vigoureux, et Sigognac allachercher le fidèle Pierre, pour qu'il lui vînt en aide. <strong>Le</strong>valet et le maître prirent chacun une poignée du coffre etl'emportèrent au château, pliant sous le faix.Avec une hache, Pierre rompit la serrure, et le couvercleen sautant découvrit une masse considérable de piècesd'or: onces, quadruples, sequins, génovines, portugaises,ducats, cruzades, angelots et autres monnaies de différentstitres et pays, mais dont aucune n'était moderne. D'anciensbijoux enrichis de pierres précieuses étaient mêlés à cespièces d'or. Au fond du coffre vidé, Sigognac trouva unparchemin scellé aux armes de Sigognac, mais l'humiditéen avait effacé l'écriture. <strong>Le</strong> seing était seul encore un peuvisible, et, lettre à lettre, le baron déchiffra ces mots:«Raymond de Sigognac.» Ce nom était celui d'un de sesancêtres, parti pour une guerre d'où il n'était jamaisrevenu, laissant le mystère de sa mort ou de sa disparitioninexpliqué. Il n'avait qu'un fils en bas âge et, au moment


de s'embarquer dans une expédition dangereuse, il avaitenfoui son trésor, n'en confiant le secret qu'à un hommesûr, surpris sans doute par la mort avant de pouvoirrévéler la cachette à l'héritier légitime. A dater de ceRaymond <strong>com</strong>mençait la décadence de la maison deSigognac, autrefois riche et puissante. Tel fut, du moins,le roman très probable qu'imagina le baron d'après cesfaibles indices; mais ce qui n'était pas douteux, c'est quece trésor lui appartînt. Il fit venir Isabelle et lui montratout cet or étalé.«Décidément, dit le baron, Béelzébuth était le bon géniedes Sigognac. En mourant, il me fait riche, et s'en vaquand arrive l'ange. Il n'avait plus rien à faire, puisquevous m'apportez le bonheur.»

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!