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la cour et la maison de l'ogre - Chroniques italiennes - Université ...

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3Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li Cunticollecte <strong>de</strong> matériaux perçus comme bruts <strong>et</strong> popu<strong>la</strong>ires – le conte <strong>de</strong> féeoral autant que le dialecte, connotés comme bas à <strong>la</strong> manière <strong>de</strong> c<strong>et</strong>teépaisse nourriture, choux, carottes, couennes <strong>et</strong> haricots dont se repaissentles personnages popu<strong>la</strong>ires <strong>de</strong>s cunti – perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> vivifier les co<strong>de</strong>s du genre<strong>de</strong> l’intrattenimento en une savante cuisine.Une première difficulté s’impose, qui tient à <strong>la</strong> complexité <strong>de</strong>l’opération <strong>de</strong> contamination mise en œuvre par Basile, à sa réappropriation<strong>de</strong> matériaux mythiques <strong>et</strong> folkloriques qui portent inévitablement les tracessédimentées <strong>de</strong> rituels, croyances, peurs, savoirs archaïques autres parrapport à <strong>la</strong> culture <strong>de</strong> <strong>cour</strong> <strong>et</strong> académique ; <strong>la</strong> nourriture tient une p<strong>la</strong>cecentrale au sein <strong>de</strong> c<strong>et</strong> imaginaire, a fortiori dans <strong>la</strong> société napolitainemarquée par <strong>la</strong> pénurie <strong>et</strong> les gran<strong>de</strong>s dis<strong>et</strong>tes qui sévissent au début duXVIIe. Les gran<strong>de</strong>s peurs collectives liées à <strong>la</strong> famine trouvent une forme <strong>de</strong>compensation imaginaire <strong>et</strong> d’exutoire dans le rituel spectacu<strong>la</strong>ire quiperm<strong>et</strong> <strong>de</strong> matérialiser, à chaque Carnaval, le mythique pays <strong>de</strong> Cocagne,avec les pil<strong>la</strong>ges parfois sang<strong>la</strong>nts <strong>de</strong> montagnes <strong>de</strong> victuailles, sous leregard bienveil<strong>la</strong>nt <strong>de</strong>s vice-rois espagnols. L’obsession <strong>de</strong> <strong>la</strong> nourriturealimente les représentations <strong>de</strong> <strong>la</strong> commedia <strong>de</strong>ll’arte naissante, avec seszanni à l’appétit gargantuesque, <strong>et</strong> le conte <strong>de</strong> fée d’origine popu<strong>la</strong>ire, par leregistre du merveilleux, se prête par essence à l’expression <strong>de</strong> fantasmesalimentaires <strong>de</strong> compensation (voir le topos <strong>de</strong> <strong>la</strong> nappe qui se remplit parmagie <strong>de</strong> nourriture dans le conte inaugural). Par ailleurs <strong>la</strong> centralité <strong>de</strong> <strong>la</strong>nourriture dans le genre merveilleux, par <strong>de</strong>là les époques <strong>et</strong> les zonesgéographiques, renvoie <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce à <strong>la</strong> valeur symbolique <strong>de</strong>certaines catégories d’aliments <strong>et</strong> <strong>de</strong> rituels <strong>de</strong> consommation <strong>et</strong> d’échange.Ce phénomène, par-<strong>de</strong>là les variations contextuelles, a attiré l’attention <strong>de</strong>spécialistes du folklore <strong>et</strong> donné lieu à <strong>de</strong>s lectures anthropologiques (le lienentre certain fruits <strong>et</strong> légumes, fèves ou fruits secs, <strong>et</strong> d’anciens cultes <strong>de</strong> <strong>la</strong>fertilité, <strong>la</strong> fonction du don d’aliment dans l’échange social étudié par M.Mauss, le lien entre le banqu<strong>et</strong> final <strong>et</strong> les fonctions du repas collectif <strong>de</strong>sjeunes isolés dans <strong>la</strong> forêt dans certains rituels d’initiation…) ; <strong>la</strong> question<strong>de</strong> l’oralité dans le genre merveilleux a également fait l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> lecturescomme celle <strong>de</strong> B. B<strong>et</strong>telheim dans Psychanalyse <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fées (1976),qui se penche sur plusieurs <strong>de</strong>s versions <strong>de</strong> Basile.Il nous faut donc trouver un angle <strong>de</strong> lecture complémentaire, une voieMulino, 1994.


5Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li Cuntiscène, par <strong>de</strong>là <strong>la</strong> variation <strong>de</strong>s intrigues, le processus <strong>de</strong> métamorphoseauquel est soumis le héros <strong>et</strong> que les approches structuralistes ont bien misen relief : <strong>la</strong> situation initiale (manque, conflit, éloignement) ; <strong>la</strong> mise àl’épreuve (voyage, épreuve) où s’amorce le processus <strong>de</strong> transformation dusuj<strong>et</strong> ; enfin, le dénouement qui sanctionne le changement <strong>de</strong> statut social ou<strong>de</strong> rang, <strong>la</strong> métamorphose finale. Dans <strong>la</strong> situation initiale (souvent untableau réaliste, avec un ancrage précis dans <strong>la</strong> topographie napolitaine), lebesoin alimentaire dans un contexte <strong>de</strong> pénurie constitue le déclencheur <strong>de</strong>certaines fonctions invariantes mises en évi<strong>de</strong>nce par V. Propp 5 , le manque<strong>et</strong> l’éloignement du héros. Dans Lo catenaccio (II,9), Luciel<strong>la</strong>, vertueusecad<strong>et</strong>te d’une famille misérable, va chercher <strong>de</strong> l’eau pour faire cuire <strong>de</strong>sfeuilles <strong>de</strong> choux g<strong>la</strong>nées par sa mère, <strong>et</strong> c’est au puits qu’elle rencontrel’esc<strong>la</strong>ve noir qui <strong>la</strong> conduira dans un somptueux pa<strong>la</strong>is souterrain oùdébuteront ses vicissitu<strong>de</strong>s. Dans P<strong>et</strong>rosinel<strong>la</strong> (II,1), son envie irrépressible<strong>de</strong> manger du persil pousse une femme enceinte à aller en voler dans lejardin potager <strong>de</strong> sa voisine l’ogresse. Pour éviter <strong>de</strong> finir dévorée, elle luiprom<strong>et</strong> <strong>de</strong> lui donner sa p<strong>et</strong>ite fille lorsqu’elle aura sept ans. Le moteur <strong>de</strong>l’éloignement peut être aussi le désir <strong>de</strong> consommer métaphoriquement uncorps sous le signe d’Eros : <strong>la</strong> quête d’une femme à <strong>la</strong> peau littéralementb<strong>la</strong>nche comme <strong>la</strong> délicieuse ricotta consommée lors d’un repas est lemoteur, dans Le tre c<strong>et</strong>ra (V,9), du voyage du prince. Le thème alimentairese r<strong>et</strong>rouve dans <strong>la</strong> situation initiale également sous forme d’un interdit,souvent en étroite corré<strong>la</strong>tion avec une condition <strong>de</strong> pénurie ou pour lemoins <strong>de</strong> frugalité. Sa transgression m<strong>et</strong> en branle <strong>la</strong> machine narrative dansplusieurs contes : ainsi tous ceux qui m<strong>et</strong>tent en scène les benêts promus à <strong>la</strong>richesse ou <strong>la</strong> fortune. Vardiello se r<strong>et</strong>rouve à piller par un enchaînementcomique <strong>de</strong> ma<strong>la</strong>dresses toutes les réserves alimentaires <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>maison</strong>pendant que sa mère est partie au marché (I,4). Dans Le s<strong>et</strong>te cotenelle(IV,4) <strong>la</strong> fille famélique d’une vieille mendiante ne peut s’empêcher <strong>de</strong>dévorer sept couennes <strong>de</strong> <strong>la</strong>rd tandis que sa mère est partie g<strong>la</strong>ner quelquesfeuilles <strong>de</strong> chou. La conséquence immédiate <strong>de</strong> ces transgressions est unepunition, un éloignement, une perte ; néanmoins, dans tous ces cas, elleconduira, par une série <strong>de</strong> hasards <strong>et</strong> <strong>de</strong> rencontres, au changement <strong>de</strong> statutdu héros incontinent, selon <strong>la</strong> loi du genre. Dans <strong>la</strong> situation finale, quisanctionne justement ce changement <strong>de</strong> statut, l’aliment est aussiomniprésent : non pas tant comme substance <strong>de</strong>stinée à être ingérée ou5V. Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1965.


6C. JORIéchangée que comme base du rituel <strong>de</strong> consommation festif <strong>et</strong> collectifqu’est le banqu<strong>et</strong> princier. C’est le lieu où le roi, déployant son éloquence<strong>de</strong>vant un auditoire occupé à mastiquer autant qu’à converser, exerce <strong>la</strong>justice, démasque les imposteurs <strong>et</strong> les opposants, l’espace privilégié durétablissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice. Un lien symbolique étroit se noueentre consommation <strong>de</strong> nourriture <strong>et</strong> dévoilement <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité 6 .Entre <strong>la</strong> situation initiale <strong>et</strong> le dénouement, c’est surtout commeélément central <strong>de</strong>s épreuves auquel est soumis le héros que <strong>la</strong> nourriturejoue un rôle déterminant. L’offran<strong>de</strong> alimentaire est au cœur d’un systèmed’échange complexe <strong>de</strong> don/contre-don, où un même personnage fait tour àtour office <strong>de</strong> donateur ou <strong>de</strong> donataire. Il peut s’agir d’un obj<strong>et</strong> magiqueoffert par un donateur surnaturel rencontré par hasard. Dattes à l’auraexotique, cédrats d’où sortent <strong>de</strong> sensuelles créatures féériques, fruits secssans doute liés à d’anciens cultes <strong>de</strong> fécondité perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> déployer <strong>de</strong>seff<strong>et</strong>s spectacu<strong>la</strong>ires <strong>et</strong> d’émerveiller l’auditoire. Par une ironique loi <strong>de</strong>compensation, ces aliments magiques évitent souvent à leurs possesseursd’être dévorés par <strong>de</strong>s ogres ou <strong>de</strong>s bêtes féroces. Le système axiologiquequi détermine l’é<strong>la</strong>rgissement <strong>de</strong> ces faveurs n’est toutefois guèreunivoque : il peut s’agir c<strong>la</strong>irement <strong>de</strong> récompenser le <strong>cour</strong>age, <strong>la</strong> bonté, <strong>la</strong>persévérance <strong>de</strong>s héros, <strong>de</strong> réparer une injustice, une usurpation, mais aussid’une bienfaisance qui semble l’eff<strong>et</strong> d’un caprice aléatoire <strong>et</strong> réversible <strong>de</strong><strong>la</strong> part <strong>de</strong> créatures surnaturelles toutes-puissantes.Lorsque le héros se r<strong>et</strong>rouve dans <strong>la</strong> position d’être lui même donateur,<strong>la</strong> dimension éthique sous-jacente se <strong>de</strong>ssine plus c<strong>la</strong>irement. Le donalimentaire sert souvent <strong>de</strong> pierre <strong>de</strong> touche pour jauger <strong>de</strong> vertus commel’humilité, <strong>la</strong> <strong>cour</strong>toisie, <strong>la</strong> générosité, qui sont souvent l’apanage <strong>de</strong>personnages féminins. C’est le cas dans Le tre fate (III,10) <strong>et</strong> dans Le doiepizzelle (IV,7) : Marziel<strong>la</strong>, fille cad<strong>et</strong>te mal aimée <strong>de</strong> sa mère est envoyée au6Dans La Palomma (II,7) <strong>la</strong> jeune Fi<strong>la</strong>doro, après avoir aidé le prince NardoAniello à dépasser les épreuves imposées par son ogresse <strong>de</strong> mère, est oubliée <strong>de</strong> lui àcause <strong>de</strong> <strong>la</strong> malédiction d’une vieille mendiante à qui celui-ci, par simple jeu, avait casséavec une pierre une marmite remplie <strong>de</strong> haricots (sorte d’ironique loi <strong>de</strong> contrappasso).Fi<strong>la</strong>doro se rend au festin nuptial déguisée en homme <strong>et</strong> voilà qu’une colombe par<strong>la</strong>nte sortd’une tourte panée à l’ang<strong>la</strong>ise farcie <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>, spécialité locale que l’écuyer <strong>de</strong> bouche, lescarco, est en train <strong>de</strong> couper. L’animal magique rappelle son ingratitu<strong>de</strong> au prince <strong>et</strong> leguérit <strong>de</strong> son amnésie, réhabilitant <strong>la</strong> fiancée légitime. Là encore, <strong>la</strong> nourriture est liée à untournant <strong>de</strong> <strong>la</strong> narration <strong>et</strong> à l'heureux dénouement.


8C. JORImassara, che m’ha fatto tante belle servizie, io le voglio fare tante carizze ebruoccole che non se lo porria ’magenare », proc<strong>la</strong>me l’ogresse, décidée àrécompenser celle dont le travail lui a procuré ce p<strong>la</strong>isir : « l’hai fatta damastro e t’hai sparagnato na bel<strong>la</strong> ’nfornata drinto a sto cuorpo. Ma, poccahai saputo fare tanto e m’haie dato gusto, io te voglio tenere chiù <strong>de</strong> figlia» 9 . Dans Cagliuso (II,4), <strong>la</strong> chatte fidèle <strong>et</strong> compatissante du misérableCagliuso, fils cad<strong>et</strong> d’un paysan dont elle constitue le seul héritage, déci<strong>de</strong><strong>de</strong> porter en offran<strong>de</strong> au roi <strong>de</strong>s produits <strong>de</strong> <strong>la</strong> chasse <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> pêche, oiseaux<strong>et</strong> poissons évoqués avec une gran<strong>de</strong> précision lexicale <strong>et</strong> toponomastique.Pendant <strong>de</strong>s semaines, chaque matin à l’aube, <strong>la</strong> chatte, avatar féminin duval<strong>et</strong> <strong>de</strong> comédie astucieux <strong>et</strong> provi<strong>de</strong>ntiel <strong>et</strong> préfiguration féminine du Chatbotté <strong>de</strong> Perrault,se consignava a <strong>la</strong> marina <strong>de</strong> Chiaia o a <strong>la</strong> Pr<strong>et</strong>a <strong>de</strong> lo Pesce, e abbistannoquarche cefaro gruosso o na bona aurata, ne <strong>la</strong> zeppoliava e portava a lo re(…). Quarch’autra vota correva sta gatta dove se cacciava, a le padule o al’Astrune, e comme li cacciature avevano fatto ca<strong>de</strong>re o go<strong>la</strong>no o parrel<strong>la</strong> ocapofuscolo, ne l’auzava e lo presentava a lo re co <strong>la</strong> me<strong>de</strong>sema ’masciata 10 .9Ibid., p. 760. [Si j’apprends qui est c<strong>et</strong>te brave ménagère qui m’a si bien servie, je<strong>la</strong> couvrirai <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> caresses <strong>et</strong> <strong>de</strong> brocolis qu’on ne saurait imaginer. (…) Tu as travaillécomme un maître <strong>et</strong> tu as évité <strong>de</strong> finir engloutie dans ma panse. Puisque tu as su si bientravailler <strong>et</strong> m’as donné tant <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir, je veux te considérer comme ma propre fille], Trad.F.D., p. 351. C<strong>et</strong>te séquence a un pendant inversé dans le conte Li Si<strong>et</strong>te palommielle(IV,8). Là aussi une jeune fille aventureuse, cad<strong>et</strong>te <strong>de</strong> sept frères partis à l’aventure <strong>et</strong> dontelle suit les traces, se r<strong>et</strong>rouve à vivre cachée dans <strong>la</strong> <strong>maison</strong> d’un ogre misogyne. Sesfrères lui enjoignent, si elle veut rester vivre avec eux c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stinement, <strong>de</strong> toujours partagerle moindre bout <strong>de</strong> nourriture avec une chatte magique vivant dans le foyer, ce qu’elleaccomplit avec zèle jusqu’au jour où, épluchant <strong>de</strong>s pois chiches, elle trouve une nois<strong>et</strong>te <strong>et</strong>oublie d’en donner <strong>la</strong> moitié à <strong>la</strong> chatte. Celle-ci révèle alors sa présence au maître <strong>de</strong>slieux. Ayant failli à <strong>la</strong> mise à l’épreuve, loin d’obtenir l’hospitalité <strong>de</strong> l’ogre comme ce futle cas pour March<strong>et</strong>ta, Cianna n’échappe à <strong>la</strong> dévoration cannibale que par le meurtre <strong>de</strong>celui-ci par ses frères. La transgression <strong>de</strong> l’interdit alimentaire, <strong>la</strong> désobéissance àl’injonction du partage alimentaire l’oblige à dépasser d’autres épreuves avant <strong>de</strong> lesr<strong>et</strong>rouver : <strong>la</strong> conséquence immédiate, le châtiment symbolique, est <strong>la</strong> perte <strong>de</strong>s frèresbienaimés transformés en colombes, leur éloignement jusqu’au dénouement.10Ibid., pp. 326-328. [elle entreprit d’aller (…) sur <strong>la</strong> Chiaia ou aux Marchés auxpoissons. Là, avisant quelque gros mul<strong>et</strong> ou quelque belle dora<strong>de</strong>, elle les rapinait aussitot<strong>et</strong> les portait au roi (…). D’autres fois, <strong>la</strong> chatte <strong>cour</strong>ait là où l’on chassait, dans les maraisou vers les Astroni, <strong>et</strong> quand les chasseurs avaient fait tomber un loriot ou une mésange ouune fauv<strong>et</strong>te, elle les extorquait habilement <strong>et</strong> les présentait au roi avec le même


9Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li CuntiEn renonçant à <strong>la</strong> satisfaction immédiate <strong>de</strong> ses instincts <strong>de</strong> prédation, parune habile opération <strong>de</strong> camouf<strong>la</strong>ge <strong>de</strong>s signes, <strong>la</strong> chatte transforme <strong>la</strong>nourriture en moyen d’obliger le roi, ainsi qu’en signe trompeur <strong>et</strong> illusoire<strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> richesse du donateur, Cagliuso. Comme ce sera lecas chez Perrault (où les offran<strong>de</strong>s sont le fruit direct <strong>de</strong> <strong>la</strong> chasse du chat, <strong>et</strong>non d’une activité humaine que l’animal s’approprie comme c’est le caschez Basile), le gibier est détourné <strong>de</strong> sa fonction première, transformé envaleur-signe par l’adjuvant magique, habile <strong>et</strong> rusé. Le contre-don du roisera l’invitation <strong>de</strong> Cagliuso à <strong>la</strong> Cour, <strong>la</strong> main <strong>de</strong> sa fille assortie d’uneriche dot.Que peut bien nous révéler le fonctionnement du don alimentaire <strong>de</strong>senjeux éthiques qui travaillent souterrainement l’œuvre <strong>de</strong> Basile, au-<strong>de</strong>là<strong>de</strong> motifs attachés à son origine archaïque <strong>et</strong> popu<strong>la</strong>ire ? Les rubriquesinitiales <strong>et</strong> le proverbe final <strong>de</strong> Le doie pizzelle <strong>et</strong> <strong>de</strong> beaucoup d’autresexaltent <strong>la</strong> libéralité <strong>et</strong> <strong>la</strong> <strong>cour</strong>toisie – <strong>de</strong>s vertus conformes à l’éthosaristocratique, comme en témoigne l’expression figurée « che faceva odoredi regina » attribuée à un personnage popu<strong>la</strong>ire. Des vertus renvoyant à un<strong>et</strong>radition bien constituée, notamment pour ce qui est l’apanage du féminin,avec tout un éventail al<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> l’humilité à <strong>la</strong> gentillesse, y côtoientnéanmoins un certain nombre <strong>de</strong> qualités dont l’étiqu<strong>et</strong>age est plusproblématique. Les considérations d’Anne Defrance 11 sur l’oscil<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>valeurs que révèlerait le fonctionnement <strong>de</strong>s échanges d’aliments chezPerrault sont très stimu<strong>la</strong>ntes pour le contexte napolitain du premier quartdu Seicento, même s’il n’y a évi<strong>de</strong>mment pas <strong>de</strong> phénomène comparable à<strong>la</strong> montée <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse bourgeoise ayant accès à <strong>de</strong>s biens, titres <strong>et</strong> chargesen France à <strong>la</strong> fin du règne <strong>de</strong> Louis XIV. Selon c<strong>et</strong>te lecture, le modèleéconomique mis en p<strong>la</strong>ce par le chat chez Perrault serait <strong>de</strong> l’ordre dup<strong>la</strong>cement monétaire, <strong>et</strong> donc, <strong>de</strong> l’ordre bourgeois. L’aliment offert au roiconstitue une forme d’investissement à long terme, ce système entrant encompétition avec l’ordre aristocratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> transmission par héritage. Ceconte célèbre aussi bien chez Basile que chez Perrault les mérites <strong>de</strong> <strong>la</strong>compliment], Trad. F.D., p. 164.11A. Defrance, « Matières, manières <strong>de</strong> dons alimentaires dans quelques contes <strong>de</strong>Charles Perrault », in P. Kœppel & T. Van Ton That (dir.), Colloque Nourriture <strong>et</strong>littérature (Université d’Orléans, 24-26 avril 2002), Editions <strong>de</strong>s Trois Plumes, 2003, pp.7-10.


C. JORI10générosité certes, <strong>de</strong> l’animal dévoué, mais aussi son industrie, son savoirfaire,sa force <strong>de</strong> travail (qui selon <strong>la</strong> moralité explicite <strong>de</strong> Perrault valentmieux que <strong>de</strong>s biens acquis par héritage) tout comme le conte précé<strong>de</strong>nt L<strong>et</strong>re corone : voilà ce qui fon<strong>de</strong> le par<strong>cour</strong>s ascensionnel <strong>de</strong>s personnages, enconcurrence avec le règne du hasard, <strong>de</strong> <strong>la</strong> fortune, du caprice. On peut doncs’interroger aussi, dans un contexte certes différent, sur une certainefluctuation <strong>de</strong>s <strong>cour</strong>s, un certain ma<strong>la</strong>ise dans une société en mutation, uneoscil<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s valeurs traduisant un moment <strong>de</strong> transition où, à Naplesaussi, commence à se fissurer l’édifice sécu<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> <strong>la</strong> société <strong>de</strong>s rangs,avec l’émergence d’un c<strong>et</strong>o civile citadin composé <strong>de</strong> notaires, marchands <strong>et</strong>avocats 12 .Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te tension entre morale aristocratique <strong>et</strong> d’autres valeursémergeantes, il nous semble que <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> partage <strong>la</strong> plus intéressante,sous <strong>la</strong> multiplicité <strong>de</strong>s situations, est celle qui distingue les héros positifscapables <strong>de</strong> contrôler, m<strong>et</strong>tre à distance leurs pulsions orales <strong>et</strong> ceux quicè<strong>de</strong>nt à leur satisfaction immédiate, incapables <strong>de</strong> différer <strong>la</strong> jouissance.L’acquisition <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te capacité fon<strong>de</strong> <strong>la</strong> structure initiatique constitutive <strong>de</strong>scontes, enjeu d’un apprentissage qui passe souvent par une perte, unmanque temporaire dont les héros font l’expérience douloureuse <strong>et</strong> qu’unenouvelle séquence <strong>de</strong> mise à l’épreuve leur perm<strong>et</strong>tra <strong>de</strong> réparer jusqu’àl’heureux dénouement <strong>de</strong> règle. Les personnages qui cè<strong>de</strong>nt à leur appétit,al<strong>la</strong>nt jusqu’à une véritable incontinence, justifiée parfois mais pas toujourspar une situation <strong>de</strong> pénurie, n’en subissent par seulement les conséquencesnégatives sur le p<strong>la</strong>n <strong>de</strong> l’intrigue, bien que réparables après passaged’épreuves ultérieures. Ils sont souvent présentés par Basile, (il y a là uneautre sorte <strong>de</strong> sanction symbolique, celle du comique), sous un jourgrotesque. La virtuosité <strong>de</strong>s métaphores <strong>et</strong> <strong>de</strong>s similitu<strong>de</strong>s, le registre <strong>de</strong> <strong>la</strong>déformation hyperbolique donnent à voir avec brio ces enchaînementsinéluctables qui conduisent à l’abandon aux pulsions, dans un crescendoexubérant où <strong>la</strong> richesse lexicale du dialecte est mise à profit. Dans Le s<strong>et</strong>tecotenelle (IV,7), <strong>la</strong> faim irrépressible <strong>de</strong> <strong>la</strong> mendiante Saporita <strong>la</strong> biennommée l’expose aux tentations du fum<strong>et</strong> <strong>de</strong>s sept couennes dans <strong>la</strong>marmite malgré l’interdit maternel. Basile ne renonce pas à ici <strong>et</strong> là à une12Basile fait d’ailleurs quelques allusions épisodiques, dans les rubriques du récitcadre,à ce <strong>de</strong>stinataire possible du recueil, un lectorat citadin potentiel, à même d’apprécierl’évasion <strong>de</strong>s activités quotidiennes qu’autorise l’écoute ou <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> contes ainsi que <strong>la</strong><strong>la</strong>ngue locale, autant que le cénacle étroit <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites <strong>cour</strong>s napolitaines <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Académies.


Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li Cunti11pointe ou un conc<strong>et</strong>to ingénieux :Ma non tanto vollevano drinto a lo pignato quanto le vollevano ’n canna,perché l’addore che ne sciva l’era na <strong>de</strong>sfida mortale a lo campo <strong>de</strong>ll’app<strong>et</strong>itoe na zitazione ad informanno a <strong>la</strong> banca <strong>de</strong>l<strong>la</strong> go<strong>la</strong> ; tanto che, resiste eresiste, all’utemo, provocata da lo shiauro <strong>de</strong> <strong>la</strong> pignata, tirata da <strong>la</strong>cannarizia naturale e tirata pe <strong>la</strong> canna da na famme che <strong>la</strong> rosecava, se<strong>la</strong>ssaie correre a provarene no pocorillo (…) d<strong>et</strong>te <strong>de</strong> mano a <strong>la</strong> seconna (…)l’una appriesso l’autra ne le vrocio<strong>la</strong>ie tutte s<strong>et</strong>te 13 .L’enchaînement <strong>de</strong> circonstances qui amène le nigaud Vardiello àpiller les réserves en nourriture <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>maison</strong> n’est pas en reste, quoique plussobre du point <strong>de</strong> vue lexical 14 . Le rire sanctionne un écart, unedisproportion, une infraction. Le cas le plus f<strong>la</strong>grant <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te stigmatisationcomique concerne l’unique récit d’où le merveilleux est absent, Lo Compare(II,10). Un parasite vivant dans un casale à <strong>la</strong> périphérie <strong>de</strong> Naples,s’introduit avec un prétexte à chaque repas dans le foyer d’un richemarchand, Co<strong>la</strong> Iacovo, <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa femme. Basile pousse à bout le procédébaroque du catalogue, exhibant <strong>la</strong> richesse lexicale du dialecte en un feud’artifice <strong>de</strong> variations synonymiques <strong>et</strong> d’hyperboles. Le comique frappeici, évi<strong>de</strong>mment, l’« indiscrezione », le rapport incontrôlé à <strong>la</strong> nourritureétant à l’origine d’une infraction sociale aux règles du vivre ensemble <strong>et</strong> <strong>de</strong>l’hospitalité :13G. Basile, Lo cunto…, p. 718. [Mais tandis qu’elles bouil<strong>la</strong>ient dans <strong>la</strong> marmite,elle les sentait bouillir dans son gosier <strong>et</strong> l’o<strong>de</strong>ur qui s’échappait du p<strong>la</strong>t était un défi mortelsur le champ <strong>de</strong> bataille <strong>de</strong> son appétit, une citation ad informandum à <strong>la</strong> banque <strong>de</strong> sa<strong>la</strong>ngue. Elle résista tant qu’elle put, mais, à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s fins, aiguillonnée par le parfum <strong>de</strong> <strong>la</strong>marmite, poussée par sa gourmandise naturelle <strong>et</strong> le gosier tiraillé par <strong>la</strong> faim qui <strong>la</strong>rongeait, elle se hasarda à en gouter une lich<strong>et</strong>te (…) elle mit <strong>la</strong> main sur <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième (…)<strong>et</strong>, ainsi <strong>de</strong> suite, l’une après l’autre, elle les engloutit toutes les sept], Trad. F.D., p. 332-333.14Tout d’abord il tue <strong>la</strong> poule <strong>de</strong> <strong>la</strong> basse-<strong>cour</strong> en l’assommant par mégar<strong>de</strong> d’uncoup <strong>de</strong> rouleau <strong>de</strong> pâtisserie. Pour tâcher d’y remédier il s’assoit sur les œufs pour lescouver <strong>et</strong> en fait une omel<strong>et</strong>te. Le chat renverse le tonneau <strong>de</strong> vin sur <strong>la</strong> nappe immaculéeaprès avoir volé <strong>la</strong> poule en broche. Dans un geste tragi-comique, avant le r<strong>et</strong>our <strong>de</strong> samère, le nigaud choisit <strong>de</strong> s’ôter <strong>la</strong> vie en ava<strong>la</strong>nt un pot entier <strong>de</strong> noix confites dont samère lui a fait croire qu’il s’agit <strong>de</strong> poison (c<strong>et</strong>te ingestion censée être fatale ne fera doncque provoquer une bonne indigestion) <strong>et</strong> en s’enfermant, comme dans un tombeau… dansle four. L’imagerie carnavalesque convoquée ici évoque bien le caractère mortifère quereprésente tout abandon régressif à une sorte d’oralité primitive, <strong>la</strong> contiguïté <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort <strong>et</strong><strong>de</strong> l’ingestion (les noix confites-poison, le four-tombeau).


C. JORI12…schiaffannose da miezo a miezo fra lo marito e <strong>la</strong> mogliere, (…) operava lidiente comme a pr<strong>et</strong>a <strong>de</strong> macena e gliottenno sano e l’uno e l’altro bocconenon asp<strong>et</strong>tanno l’autro (…) se ne pigliava <strong>la</strong> strata a fare li fatte suoie,<strong>la</strong>ssanno Co<strong>la</strong> Iacovo e Masel<strong>la</strong> co no parmo <strong>de</strong> naso. Li quale, ve<strong>de</strong>nno <strong>la</strong>poca <strong>de</strong>screzzione <strong>de</strong> lo compare, che comme a sacco scosuto se ’norcava,cannariava, cianco<strong>la</strong>va, ’ngorfeva, gliotteva, <strong>de</strong>vacava, scervecchiava,piuzzava, arravogliava, scrofoniava, schianava, p<strong>et</strong>tenava, sbatteva (…)quanto ’n c’era in tavo<strong>la</strong>, non sapevano che fare pe scrastarese da tuorno stasangozuca (…) 15 .2. Banqu<strong>et</strong>s <strong>de</strong> <strong>cour</strong> <strong>et</strong> repas cannibalesL’apprentissage rattaché à l’oralité est certes inhérent au genremerveilleux, participe <strong>de</strong> son caractère initiatique, atteste <strong>de</strong> traces <strong>de</strong> rituelsarchaïques <strong>et</strong> se rattache à <strong>de</strong>s structures qui transcen<strong>de</strong>nt les conditions <strong>de</strong>production <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Basile. La richesse <strong>de</strong>s lectures psychanalytiquestirant parti <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te thématique est emblématique, comme celle que livreBruno B<strong>et</strong>telheim au suj<strong>et</strong> du conte Hansel <strong>et</strong> Gr<strong>et</strong>el <strong>de</strong>s frères Grimm 16 .L’image <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>maison</strong> <strong>de</strong> pain d’épices, dont les <strong>de</strong>ux enfants dévorent toit<strong>et</strong> fenêtres, est appréhendée comme le symbole <strong>de</strong> <strong>la</strong> mère originellenourrissant généreusement l’enfant <strong>de</strong> son propre corps, tandis que <strong>la</strong>sorcière-ogresse aux tendances cannibales personnifie les aspects dangereux<strong>et</strong> <strong>de</strong>structifs <strong>de</strong> c<strong>et</strong> abandon régressif <strong>et</strong> sans limites à <strong>la</strong> dépendance du15Ibid., p. 422. […il se glissait tout n<strong>et</strong> entre femme <strong>et</strong> mari (…) actionnait sa<strong>de</strong>nture comme on le fait d’une meule <strong>et</strong> engloutissait tout sans mâcher, (…) ensuite ilpartait faire ses affaires, p<strong>la</strong>ntant là Co<strong>la</strong> Iacovo <strong>et</strong> Masel<strong>la</strong> avec une trogne longue commeça. Devant l’impu<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> ce compère qui, comme un sac percé, enfournait, engloutissait,entonnait, <strong>et</strong> croquait, déchiqu<strong>et</strong>ait, dévorait, hachait, ingurgitait, <strong>la</strong>cérait, mordait,n<strong>et</strong>toyait, rac<strong>la</strong>it, rapinait <strong>et</strong> vidait tout ce qui était sur <strong>la</strong> table, les <strong>de</strong>ux époux ne savaientque faire pour se débarrasser <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te sangsue (…)], Trad. F.D., p. 206.16« Jeannot <strong>et</strong> Margot », in B. B<strong>et</strong>telheim, Psychanalyse <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fées, Paris,R. Laffont, 1976, pp. 239-249. La lecture <strong>de</strong> B<strong>et</strong>telheim vise à réhabiliter <strong>la</strong> valeurthérapeutique <strong>et</strong> <strong>la</strong> richesse symbolique du genre merveilleux : à travers le <strong>la</strong>ngage <strong>de</strong>simages qui lui est propre <strong>et</strong> qui répond ainsi aux angoisses orales <strong>et</strong> d’abandon que vitinconsciemment tout jeune lecteur, ce récit apprendrait ainsi à l’enfant que pour survivre <strong>et</strong>conquérir son indépendance il faut faire preuve d’esprit d’initiative <strong>et</strong> d’intelligence, au lieu<strong>de</strong> cé<strong>de</strong>r aux p<strong>la</strong>isirs immédiats <strong>et</strong> régressifs <strong>de</strong> <strong>la</strong> satisfaction orale.


Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li Cunti13corps maternel, à <strong>la</strong> symbiose originaire. S’agissant <strong>de</strong> cerner les enjeux <strong>de</strong>l’écriture <strong>de</strong> Basile en re<strong>la</strong>tion avec le contexte napolitain du début duSeicento, on pourrait lire dans c<strong>et</strong>te opposition entre ceux qui maîtrisent leurpulsion orale <strong>et</strong> ceux qui s’y abandonnent une sorte <strong>de</strong> mise à distance, voire<strong>de</strong> mise en spectacle grotesque ayant valeur d’exorcisme du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>sinstincts, <strong>de</strong> l’animalité. La société napolitaine connaît au début du siècleune pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> mutations <strong>et</strong> <strong>de</strong> fortes tensions qui déboucheront sur <strong>la</strong>révolte <strong>de</strong> Masaniello : exo<strong>de</strong> rural massif, paupérisation, hausse <strong>de</strong> <strong>la</strong>fiscalité <strong>et</strong> du prix <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nrées alimentaires, début <strong>de</strong> l’affirmation du c<strong>et</strong>ocivile, tensions internes à l’aristocratie, achat <strong>de</strong> titres <strong>de</strong> barone bradés parl’administration coloniale... Nous sommes au cœur d’un processus <strong>de</strong>construction i<strong>de</strong>ntitaire <strong>de</strong> groupes sociaux citadins <strong>et</strong> le rituel <strong>de</strong>l’intrattenimento <strong>cour</strong>tisan dont participent les contes <strong>de</strong> Basile, tout commeles fêtes, les mo<strong>de</strong>s vestimentaires ou alimentaires, participerait selon M.Rak d’un même exigence <strong>de</strong> distinction, <strong>de</strong> différenciation sociale : « Lapratica <strong>de</strong>l racconto, come altre pratiche di corte, ten<strong>de</strong>va a produrredifferenze, era un modo per i gruppi sociali di <strong>de</strong>dicare crescenti risorse al<strong>la</strong>produzione di marche che segnassero i confini semici <strong>de</strong>l<strong>la</strong> loro i<strong>de</strong>ntità » 17 .La présence massive dans les cunti d’ogres <strong>et</strong> d’ogresses, le plussouvent comme antagonistes éliminés au dénouement, acquiert ici toute saportée. Ces créatures sembleraient <strong>de</strong> prime abord figurer le visage le plusextrême <strong>et</strong> effrayant du désir oral incontrôlé, <strong>de</strong> c<strong>et</strong> excès dans <strong>la</strong> voracité,al<strong>la</strong>nt jusqu’à <strong>la</strong> transgression radicale <strong>de</strong>s interdits alimentaires : <strong>la</strong>consommation <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> humaine, crue ou cuite. Bien que ces créatureséchappent à toute interprétation univoque, notre hypothèse est que c’est enpartie par <strong>la</strong> représentation d’un certain nombre <strong>de</strong> figures <strong>de</strong> l’altérité queles contes contribuent au renforcement <strong>de</strong>s frontières symboliques, <strong>de</strong>smarques <strong>de</strong> distinction propres à l’élite urbaine <strong>et</strong> <strong>cour</strong>tisane à un momentoù celle-ci ménage <strong>de</strong>s stratégies <strong>de</strong> l’ordre du symbolique afin <strong>de</strong> renforcer<strong>la</strong> cohésion du groupe. A travers <strong>la</strong> représentation <strong>de</strong> <strong>la</strong> nourriture seconstruit aussi, en filigrane, toute une dialectique entre les catégories <strong>de</strong>l’i<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> différence, du même <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’autre : <strong>la</strong> nature <strong>et</strong> <strong>la</strong> culture,17M. Rak, Logica <strong>de</strong>l<strong>la</strong> fiaba : fate, orchi, gioco, corte, fortuna, viaggio, capriccio,m<strong>et</strong>amorfosi, corpo, Mi<strong>la</strong>no, Bruno Mondadori, 2005, p. 209. Michele Rak, spécialiste <strong>de</strong>Basile, nous a livré <strong>de</strong>s analyses approfondies <strong>de</strong>s principaux thèmes <strong>de</strong>s contes en lesm<strong>et</strong>tant en rapport avec le contexte historique, en croisant les outils <strong>de</strong> l’anthropologieculturelle <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> sociologie <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature.


C. JORI14<strong>la</strong> civilité <strong>et</strong> <strong>la</strong> sauvagerie. La rencontre fortuite avec <strong>de</strong>s ogres ou <strong>de</strong>sogresses a lieu dans un espace indéterminé <strong>et</strong> étranger, lieu <strong>de</strong> margelugubre <strong>et</strong> terrifiant, opposé à l’espace familier, ancré réalistiquement dans<strong>la</strong> topographie <strong>de</strong> Naples <strong>et</strong> ses environs, <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation initiale : hutte dansune forêt obscure, grotte, précipice, île éloignée, montagne inaccessible. Cescréatures sont hybri<strong>de</strong>s, métamorphiques, à <strong>la</strong> frontière entre les royaumesminéral, animal <strong>et</strong> végétal, comme en témoignent les métaphores <strong>et</strong> lessimilitu<strong>de</strong>s qui les caractérisent. Dans <strong>la</strong> <strong>de</strong>scriptio <strong>de</strong> leur <strong>la</strong>i<strong>de</strong>ur difforme,à travers le dispositif très codifié du catalogue qui fragmente le corpsmonstrueux, inversion parodique <strong>de</strong>s <strong>de</strong>scriptions érotisées <strong>de</strong> beautésféminines, seule l’évocation <strong>de</strong>s zanne hypertrophiques (crocs oudéfenses ?) désigne par métonymie à <strong>la</strong> fois l’animalité (similitu<strong>de</strong> avec lessangliers, les puorce sarvatice dont ils pratiquent par ailleurs <strong>la</strong> chasse) <strong>et</strong> lecaractère monstrueux du cannibalisme. Dans Li s<strong>et</strong>te palommielle (IV,8), unogre misogyne, ayant découvert Cianna dans sa <strong>maison</strong>, aiguise ses défensescomme un couteau pour <strong>la</strong> dévorer : « pigliaie na pr<strong>et</strong>a <strong>de</strong> Genova e onta<strong>la</strong>d’uoglio commenzaie ad affi<strong>la</strong>re le sanne » 18 . Il y a là une sorte d’inversionparodique <strong>de</strong> <strong>la</strong> figure <strong>de</strong> l’écuyer tranchant, le scarco, aiguisant quant à luiles couteaux <strong>de</strong>stinés à hacher menu <strong>la</strong> vian<strong>de</strong> animale cuite pour les festinsprinciers, <strong>et</strong> emblème, nous le verrons, <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation <strong>de</strong>s bonnesmanières analysée par Norbert Elias. Dans La palomma (II,7), le portrait <strong>de</strong>l’ogresse que le prince rencontre dans un bois m<strong>et</strong> l’accent sur le caractèrehypertrophique <strong>de</strong>s organes <strong>de</strong> manducation, ainsi que sur <strong>la</strong> béance <strong>de</strong> <strong>la</strong>bouche dévoreuse : « Era <strong>la</strong> vocca sannuta comm’a puorco, granne comm’ascorfano, steva comm’a chi pate <strong>de</strong> <strong>de</strong>scenzo, vavosa comm’a mu<strong>la</strong> (…) » 19 .Les similitu<strong>de</strong>s sont souvent puisées dans <strong>la</strong> sphère <strong>de</strong> l’animalité, commedans c<strong>et</strong>te énumération hyperbolique définissant l’ogre <strong>de</strong> Ver<strong>de</strong>prato (II,2)qui, par une ironique loi <strong>de</strong> contrappasso, sera massacré par <strong>la</strong> jeune fille à<strong>la</strong>quelle il s’apprêtait à offrir une hospitalité douteuse (sa graisse perm<strong>et</strong> <strong>de</strong>soigner le fils du roi qu’elle aime <strong>et</strong> qu’elle veut guérir) : « l’uerco, ch’eracchiù cannaruto <strong>de</strong> carne <strong>de</strong> cristiano che non è <strong>la</strong> lecora <strong>de</strong> <strong>la</strong> noce, l’urzo18G. Basile, Lo cunto…, p. 792. [il saisit une meule, <strong>la</strong> hui<strong>la</strong> comme il faut <strong>et</strong>commença à affûter ses crocs], Trad. F.D., p. 366.19Ibid., p. 378. [sa bouche était hérissée <strong>de</strong> crocs, comme celle d’un sanglier, <strong>la</strong>rgecomme celle d’une rascasse, béante comme celle qui souffre du haut-mal, baveuse commecelle d’une mule], Trad. F.D., p.186.


Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li Cunti17aux brigands, ou aux pratiques vampiresques attribuées aux sorcières,utilisant <strong>de</strong> <strong>la</strong> graisse d’enfants pour leurs rituels, lors <strong>de</strong>s procès <strong>de</strong>l’Inquisition (leur absence totale <strong>de</strong>s contes est symptomatique en pleinclimat post-tri<strong>de</strong>ntin, l’ogresse cumu<strong>la</strong>nt les attributs cannibales <strong>et</strong> lespouvoirs magiques) 24 . Mais le grand archétype présent en filigrane estévi<strong>de</strong>mment l’homme sauvage, l’habitant du Nouveau Mon<strong>de</strong>. Dans lescomptes rendus <strong>de</strong>s missions d’évangélisation <strong>de</strong>s Jésuites dans lescampagnes plus ou moins reculées du Royaume, <strong>de</strong>s terres comme <strong>la</strong>Ca<strong>la</strong>bre n’étaient-elles pas qualifiées, d’ailleurs, <strong>de</strong> Indias por acà ? DansLe tre c<strong>et</strong>ra (V,9), le prince Ta<strong>de</strong>o se <strong>la</strong>nce dans un long périple autour dumon<strong>de</strong> en quête d’une épouse. C’est dans l’espace éloigné <strong>et</strong> exotique d’unel’île perdue dans l’océan sur <strong>la</strong> route <strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s – un détail géographique trèsrare dans un paysage dominé par l’indétermination féérique – qu’ilrencontre les vieilles mères d’une tribu <strong>de</strong> terribles ogres : « llà pigliaie novasciello cchiù gruosso e passaie a <strong>la</strong> vota <strong>de</strong>ll’Indie (…) ficchè arrivaieall’Iso<strong>la</strong> <strong>de</strong>ll’orche (…) » 25 . On est tenté <strong>de</strong> voir dans ce détail géographiquel’influence <strong>de</strong>s récits <strong>de</strong> voyages <strong>et</strong> chroniques du Nouveau Mon<strong>de</strong>, obj<strong>et</strong> <strong>de</strong>curiosité <strong>de</strong>s lecteurs européens, riches en détails truculents sur <strong>la</strong> pratique<strong>de</strong> l’exo-cannibalisme :Un indiano <strong>de</strong>l<strong>la</strong> Nova Terra ritrovata dal Vespucci si vantava (…) di havermangiato a’ suoi di’ più di trecent’huomini <strong>et</strong> in una città dove quel nostroitaliano (Vespucci) dimoro’ da 27 giorni ei vid<strong>de</strong> per le case di questo equello quarti d’uomini insa<strong>la</strong>ti e appiccicati alle travamenta, come appressodi noi si fa’ <strong>de</strong>’ porcelli <strong>et</strong> massimamente vid<strong>de</strong> salsiccie pur fatte di carneumana, le quali tenevano in luogo di cosa <strong>de</strong>licata : anzi che simaravigliavano che i nostri non mangiassero <strong>de</strong>lle carni <strong>de</strong>’ nemici, qualidicevano movere app<strong>et</strong>ito e esser di maraviglioso sapore 26 .La po<strong>la</strong>rité entre espace citadin <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cour <strong>et</strong> <strong>maison</strong> <strong>de</strong> l’Ogre soustenddéjà, avant Perrault, l’œuvre <strong>de</strong> Basile : elle est particulièrementsensible dans un conte, Lo Polece (I,5). A <strong>la</strong> suite d’un caprice <strong>de</strong> son père,24Pour toutes ces questions voir G. Ga<strong>la</strong>sso, L’altra Europa. Per un’antropologiastorica <strong>de</strong>l Mezzogiorno d’Italia, Lecce, Argo, 1997.25G. Basile, Lo cunto..., p. 998. [il embarqua sur un navire plus gros <strong>et</strong> prit <strong>la</strong> route<strong>de</strong>s In<strong>de</strong>s (…) il arriva à l’île <strong>de</strong>s ogresses]. Trad. F.D., p. 452.26G.A. Astolfi, Scelta, curiosa <strong>et</strong> ricca officina di varie antiche e mo<strong>de</strong>rne Istorie,Venezia, 1602, I. 23. C<strong>et</strong> extrait <strong>de</strong> chronique est cité dans une note par M. Rak, Locunto…, p. 123.


Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li Cunti19appartenance sociale, <strong>de</strong> sa qualité morale, <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité perdues.L’évocation nostalgique <strong>de</strong>s pappar<strong>de</strong>lle, variété <strong>de</strong> pâtes épaisses souventassaisonnées <strong>de</strong> sauces au ragoût, est aussi significative : le renvoi à <strong>la</strong>techné humaine transformant les produits céréaliers <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre m<strong>et</strong> au jourl’opposition sauvagerie/culture qui sous-tend <strong>la</strong> tira<strong>de</strong>. C’est justement audébut du siècle que les pâtes commencent à supp<strong>la</strong>nter les foglie, choux <strong>et</strong>brocolis, comme élément <strong>de</strong> base <strong>de</strong> l’alimentation <strong>de</strong>s Napolitains.En revanche certaines <strong>de</strong>scriptions <strong>de</strong> banqu<strong>et</strong>s princiers m<strong>et</strong>tentl’accent sur le processus civilisateur qui prési<strong>de</strong> à <strong>la</strong> préparation <strong>de</strong>s m<strong>et</strong>s.Le banqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’avant-<strong>de</strong>rnier conte, Le tre c<strong>et</strong>ra (V,9), est décisif, puisqu’ilprépare le dévoilement <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité dans le récit-cadre :Ora, mentre s’apparecchiavano feste spantose e banch<strong>et</strong>te <strong>de</strong> stordire e licuoche spennavano papere, scannavano porcelle, scortecavano crap<strong>et</strong>te,<strong>la</strong>rdiavano arruste, scommavano pegnate, vattevano porp<strong>et</strong>te, ’mottonavanocapune e facevano mill’autre muorze gliutte, ven<strong>et</strong>te a na fenestrel<strong>la</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong>cocina na bel<strong>la</strong> palomma (…) 29 .Au-<strong>de</strong>là du registre hyperbolique typique du genre avec son imageriedigne du pays <strong>de</strong> Cocagne (spantose, da stordire, mill’autre muorze gliutte)que l’on r<strong>et</strong>rouve par exemple dans le banqu<strong>et</strong> final du célèbre conte LaGatta Cenerento<strong>la</strong> (I,6) avec son défilé <strong>de</strong> spécialités locales, l’énumérationdonne à voir autre chose : à travers <strong>la</strong> vivacité <strong>de</strong> l’hypotypose, Basilemontre le processus à travers lequel <strong>la</strong> vian<strong>de</strong> <strong>de</strong>s animaux <strong>de</strong> basse-<strong>cour</strong>,(déjà domestiqués donc, <strong>la</strong> vian<strong>de</strong> sauvage ne trouvant pas sa p<strong>la</strong>ce dans cecatalogue), est tranchée, rôtie, farcie, bouillie ou gratinée. Difficile <strong>de</strong> ne passonger à l’analyse désormais c<strong>la</strong>ssique <strong>de</strong> Norbert Elias sur le processus <strong>de</strong>civilisation <strong>de</strong>s mœurs caractéristique <strong>de</strong> <strong>la</strong> société <strong>de</strong> <strong>cour</strong> à l’âgec<strong>la</strong>ssique 30 . La codification <strong>de</strong>s usages <strong>de</strong> table, en particulier <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong>dégustation <strong>de</strong> <strong>la</strong> vian<strong>de</strong> (désormais consommée découpée en p<strong>et</strong>itsmorceaux, comme le pain, sur un tranchoir) <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> préparation <strong>de</strong>sassaisonnements <strong>et</strong> <strong>de</strong>s sauces est au cœur <strong>de</strong>s manuels <strong>de</strong> politesse <strong>et</strong> <strong>de</strong>29Ibid., p. 1011. [Or, tandis qu’on préparait <strong>de</strong>s fêtes éblouissantes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s banqu<strong>et</strong>sétourdissants, <strong>et</strong> que les cuisiniers plumaient les oies, égorgeaient les cochons <strong>de</strong> <strong>la</strong>it,écorchaient les chevreaux, <strong>la</strong>rdaient les rôtis, écumaient les marmites, hâchaient lesvian<strong>de</strong>s, farcissaient les chapons, <strong>et</strong> préparaient mille autres p<strong>et</strong>its p<strong>la</strong>ts fort goûteux, unebelle colombe apparut à une fenêtre <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuisine], Trad. F.D., p. 457-458.30N. Elias, La civilisation <strong>de</strong>s mœurs, Paris, Calmann-Levy, 1991.


C. JORI20savoir-vivre, <strong>de</strong>stinés aux élites <strong>et</strong> à l’éducation <strong>de</strong> leurs enfants, quifleurissent à <strong>la</strong> Renaissance. Les opérations considérées désormais commerépugnantes parce que rappe<strong>la</strong>nt le lien entre <strong>la</strong> consommation <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> <strong>et</strong>l’abattage <strong>de</strong> l’animal ten<strong>de</strong>nt à être refoulées, reléguées dans le hors-scène,dans les coulisses <strong>de</strong>s cuisines. Séparées du moment <strong>et</strong> du lieu <strong>de</strong> <strong>la</strong>dégustation, elles sont confiées à un ensemble <strong>de</strong> spécialistes maîtrisant lestechniques <strong>de</strong> <strong>la</strong> cuisson, <strong>de</strong> l’assaisonnement <strong>et</strong> du découpage tels lecuisinier spécialiste <strong>de</strong>s sauces <strong>et</strong> l’écuyer tranchant, le scalco ou l<strong>et</strong>rinciante, dont l’art très normé <strong>et</strong> ritualisé fait l’obj<strong>et</strong> d’un traité, Iltrinciante, assorti <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ques anatomiques, publié à Venise en 1582. Il estcurieux que dans Ninnillo e Nennel<strong>la</strong> (V,7), le jeune héros, abandonné dans<strong>la</strong> forêt par ses parents <strong>et</strong> séparé <strong>de</strong> sa sœur, soit recueilli par un princebienveil<strong>la</strong>nt qui, pour parfaire son éducation, lui fait apprendre justement lemétier <strong>de</strong> l’écuyer <strong>de</strong> table, art honorable <strong>et</strong> vertueux ; sa sœur, sortie d’unebaleine, l’aperçoit en train d’aiguiser <strong>de</strong>s couteaux sur <strong>la</strong> terrasse du pa<strong>la</strong>is 31 .Les gestes à adopter face à <strong>la</strong> vian<strong>de</strong>, aux sauces, strictement réglementés,visent à renforcer le sentiment <strong>de</strong> distinction sociale <strong>de</strong> ceux qui en ont <strong>la</strong>maîtrise, eu égard aux manières barbares ou rustiques <strong>de</strong>s ces figuresfantasmatiques <strong>de</strong> l’altérité que sont le vi<strong>la</strong>in ou l’homme sauvage.Signalons, parmi <strong>de</strong> nombreux ouvrages ayant trait aux usages <strong>de</strong> table, lecélèbre manuel <strong>de</strong> rec<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> A. Latini publié justement à Naples en 1692.L’art <strong>de</strong> trinciare <strong>la</strong> vian<strong>de</strong> y est étroitement associé aux idées <strong>de</strong> noblesse<strong>et</strong> <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnité :Lo scalco al<strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rna : overo l’arte di ben disporre li conviti con le regole piùscelte di scalcheria insegnate, e poste in pratica, a beneficio <strong>de</strong>’ professori, ed altristudiosi, da Antonio Latini da Colle Amato, Essercitato nel servizio di variPorporati, e’ Principi grandi. Dove s’insegna il modo facile, e nobile di Trinciare,fare Arrosti, Bolliti, Stufati, varie Minestre Signorili…31Un métier, un art d’élite donc dont Ninnillo est fier, associé à l’honneur <strong>et</strong> à <strong>la</strong>vertu, à une sorte <strong>de</strong> "promotion sociale" au sein du mon<strong>de</strong> <strong>cour</strong>tisan. Un scarco est évoquélors d’un autre festin nuptial : il coupe <strong>la</strong> tourte d’où sort une colombe par<strong>la</strong>nte qui rappelleau prince son amnésie amoureuse, <strong>et</strong> il est donc associé au rétablissement <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité <strong>et</strong> <strong>de</strong><strong>la</strong> justice, dans La Palomma (II,7).


Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li Cunti213. L’Orcheria : l’envers indicible <strong>et</strong> irreprésentable <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cour ?Mais les frontières sont-elles véritablement si n<strong>et</strong>tes entre le lieu durepas somptueux, réglé <strong>et</strong> discipliné <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cour <strong>et</strong> celui <strong>de</strong>s repas cannibales<strong>de</strong>s ogres, bestiaux <strong>et</strong> incontinents ? Dans certains replis du texte, lesfrontières entre l’ici <strong>et</strong> l’ailleurs semblent plus brouillées qu’elles n’enavaient l’air. La transgression <strong>la</strong> plus radicale d’un interdit alimentaire quiapparaisse dans le recueil, loin d’avoir lieu dans une cabane au fin fondd’une forêt servateca, se déroule au cœur <strong>de</strong> l’espace du pouvoir princier :entre les cuisines <strong>et</strong> les salons <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>cour</strong>. Il s’agit <strong>de</strong> Sole, Luna e Talia(V,5), dont s’inspire La Belle au Bois dormant <strong>de</strong> Perrault. Une reinejalouse découvre l’escapa<strong>de</strong> érotique <strong>de</strong> son mari qui a arraché <strong>la</strong> princesseTalia à son sommeil enchanté <strong>de</strong> cent ans dans un pa<strong>la</strong>is au fond d’un bois.Elle enjoint au cuisinier <strong>de</strong> tuer en cach<strong>et</strong>te les <strong>de</strong>ux enfants fruits <strong>de</strong> cesamours illégitimes qu’elle a enlevés, afin <strong>de</strong> les servir à son mari vo<strong>la</strong>ge,leur propre père : cas unique, dans le recueil, <strong>de</strong> potentielle dévorationd’enfants. (Il s’agira chez Perrault d’une reine-mère <strong>de</strong> "race-ogresse",figure <strong>de</strong> <strong>la</strong> mère œdipienne, jalouse <strong>de</strong> son fils, qui désire dévorer ellemêmeses propres p<strong>et</strong>its-enfants). Ce qui se présentait comme <strong>la</strong> valeursigne<strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation <strong>de</strong>s bonnes manières, <strong>la</strong> sauce <strong>et</strong> <strong>la</strong> préparationculinaire, ne semble plus servir dans c<strong>et</strong> univers <strong>de</strong> faux-semb<strong>la</strong>nts qu’àmasquer <strong>la</strong> sauvagerie monstrueuse <strong>de</strong> <strong>la</strong> transgression suprême : lemassacre <strong>de</strong>s enfants <strong>et</strong> l’endo-cannibalisme… <strong>et</strong> peu importe, finalement,que ce<strong>la</strong> soit évité par l’entremise d’un cuisinier compatissant <strong>et</strong> que <strong>la</strong> reinejalouse soit démasquée <strong>et</strong> punie au dénouement. Le cuisinier <strong>de</strong> <strong>cour</strong>, figureprovi<strong>de</strong>ntielle d’adjuvant, antithèse du secr<strong>et</strong>ario complice <strong>de</strong> <strong>la</strong> reine,figure emblématique <strong>de</strong> <strong>la</strong> polémique anti-<strong>cour</strong>tisane, substitue à <strong>la</strong> vian<strong>de</strong><strong>de</strong>s enfants celle <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux tendres chevreaux, avec toute <strong>la</strong> symboliquesacrificielle qui leur est associée : « Lo cuoco, ch’era teneriello <strong>de</strong> permone(…) apparecchiaie dui crap<strong>et</strong>te ’n cento fogge » 32 . L’art virtuose <strong>et</strong> raffiné<strong>de</strong> <strong>la</strong> cuisine (voir l’hyperbole ‘n cento fogge), l’assaisonnement <strong>et</strong> <strong>la</strong> miseen sauce apparaissent comme un art <strong>de</strong> <strong>la</strong> tromperie, voire du trompe-l’œildans l’optique inhumaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> reine jalouse – ce que souligne avec ironie ledouble emploi <strong>de</strong>s diminutifs vezzeggiativi avec rime interne : « chillo core<strong>de</strong> Me<strong>de</strong>a commannaie a lo cuoco che l’avesse scannate e fattone diverse32Ibid., p. 948. [Par bonheur le cuisinier avait le poumon tendrel<strong>et</strong> (…) accomodantplutôt <strong>de</strong>ux p<strong>et</strong>its chevreaux <strong>de</strong> mille manières], Trad. F.D., p. 432.


C. JORI22menestrelle e saporielle, pe farele magnare a lo nigro marito » 33 . Comme cesera le cas chez Perrault, malgré <strong>la</strong> différence <strong>de</strong> situation, paradoxalementil s’agit aussi pour <strong>la</strong> reine, afin <strong>de</strong> masquer <strong>la</strong> monstruosité <strong>de</strong> <strong>la</strong>transgression, « d’appliquer <strong>la</strong> cuisine (<strong>la</strong> sauce Robert) à ce qui en estl’antithèse (<strong>la</strong> chair crue), <strong>de</strong> soum<strong>et</strong>tre aux règles <strong>de</strong> <strong>la</strong> rec<strong>et</strong>te culinaire,une vian<strong>de</strong> qui en marque <strong>la</strong> transgression (<strong>la</strong> chair humaine) » 34 . De ce fait,<strong>la</strong> scène du repas royal oscille entre le registre macabre <strong>et</strong> le burlesque, dufait d’une sorte <strong>de</strong> double quiproquo tragi-comique autour du p<strong>la</strong>isiréprouvé par le roi son époux : « mentre lo re mangiava co no gusto grannedicenno : "Oh commo è bono chesto (…) ! », essa sempre <strong>de</strong>ceva : "Magna,ca <strong>de</strong> lo tuo mange !" 35 », ce qui finit par susciter une scène <strong>de</strong> ménagedomestique ; le lecteur hésite entre l’horreur <strong>et</strong> le rire. Dans Le tre c<strong>et</strong>ra(V,9), lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> préparation du banqu<strong>et</strong> célébrant les noces du roi avecl’esc<strong>la</strong>ve sarrasine, double <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>ve du récit-cadre, une colombe, animalmagique qui n’est autre que l’incarnation <strong>de</strong> <strong>la</strong> fée sortie du cédrat tuée parl’usurpatrice, sera à son tour déplumée, bouillie par le cuisinier <strong>et</strong> mitonnéeen pâté sur ordre <strong>de</strong> sa rivale. Celle-ci craint d’être démasquée par l’animalpar<strong>la</strong>nt <strong>et</strong> ordonne qu’on en fasse un ’ngrattenato, une tourte gratinée. Lajalousie <strong>et</strong> <strong>la</strong> cruauté <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux reines meurtrières confinent à <strong>la</strong>sauvagerie : dans les <strong>de</strong>ux cas, le raffinement <strong>de</strong> <strong>la</strong> préparation culinaire, le’ngrattenato ou <strong>la</strong> menestrel<strong>la</strong>, sert à masquer <strong>la</strong> violence du meurtre, <strong>de</strong>sinstincts, <strong>de</strong>s passions négatives <strong>de</strong> <strong>la</strong> jalousie <strong>et</strong> l’ambition, à l’image <strong>de</strong> <strong>la</strong>duplicité <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> tromperie qui régissent les rapports dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong>Cour.La civilisation <strong>de</strong>s bonnes manières décrite par Elias refoule vers le horsscène<strong>la</strong> cruauté <strong>de</strong> l’abattage <strong>de</strong> l’animal ; or, dans <strong>la</strong> <strong>de</strong>scription dubanqu<strong>et</strong> nuptial citée un peu plus haut, si <strong>la</strong> préparation culinaire intervientdans <strong>la</strong> séquence finale <strong>de</strong> l’énumération, l’accent est mis dans <strong>la</strong> premièrepartie, à travers l’énumération ternaire <strong>de</strong>s verbes, sur l’étape crue <strong>et</strong>sang<strong>la</strong>nte qui précè<strong>de</strong> (spennavano papere, scannavano porcelle,33Ibid., p. 948. [<strong>la</strong> mégère, nouvelle Médée au cœur <strong>de</strong> pierre, ordonna à soncuisinier <strong>de</strong> les égorger <strong>et</strong> d’accomo<strong>de</strong>r, avec leurs morceaux, <strong>de</strong>s soupes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s ragoûts<strong>de</strong>stinés à <strong>la</strong> table <strong>de</strong> son infortuné mari], Trad. F.D., p. 151.34L. Marin, La parole mangée…, p. 151.35G. Basile, Lo cunto…, p. 948. [tandis que le roi mangeait, pante<strong>la</strong>nt lui aussi <strong>de</strong>p<strong>la</strong>isir, en disant : «Ah! Ma mère, que ce p<strong>la</strong>t est bon (…)!» elle répétait en écho : « Mange,ce que tu manges t’appartient ! »], Trad. F.D., p. 432.


Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li Cunti23scortecavano crap<strong>et</strong>te). C’est peut-être le signe que l’opération <strong>de</strong> Basile estmoins rassurante <strong>et</strong> univoque qu’il ne semble : ne s’agit-il pas aussi,finalement, sous le voile <strong>de</strong> <strong>la</strong> fiction <strong>et</strong> par <strong>la</strong> médiation métaphorique <strong>de</strong>l’Orcheria, <strong>de</strong> dévoiler l’envers du décor, les basses opérations <strong>de</strong> cuisine,les coulisses inquiétantes <strong>et</strong> violentes du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cour ? M. Rak fon<strong>de</strong>son interprétation <strong>de</strong> Lo cunto <strong>de</strong> li cunti sur une vision <strong>la</strong>rgementmétaphorique <strong>de</strong> l’Ogre, inspirée <strong>de</strong> son étymologie <strong>de</strong> figure infernale :visage <strong>de</strong> l’abîme, il absorberait en lui tous les aspects les plus terrifiants duréel, tout ce qui a trait au corps, à son délitement dans <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die <strong>et</strong> <strong>la</strong> mort,mais aussi à <strong>la</strong> violence <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> domination sociaux 36 . Si les <strong>de</strong>uxespaces <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cour <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>maison</strong> <strong>de</strong> l’Ogre ne semblent exister <strong>et</strong> seconstruire que dans un rapport d’opposition réciproque, ils se découvrentaussi un potentiel inquiétant d’enchevêtrement, d’interpénétrabilité, l’unmenaçant d’être réabsorbé au sein <strong>de</strong> l’autre…:Corte e Orco sono due luoghi complementari e due termini ricorrenti nelracconto fiabesco e nel<strong>la</strong> cultura barocca. Quando si racconta <strong>de</strong>l<strong>la</strong> Corte ildiscorso tocca prima o poi un mondo parallelo <strong>de</strong>l<strong>la</strong> diversità, <strong>de</strong>l pericolo e<strong>de</strong>l<strong>la</strong> morte. Quando si racconta <strong>de</strong>ll’Orco si allu<strong>de</strong> prima o poi al mondooppressivo e rischioso <strong>de</strong>l<strong>la</strong> Corte 37 .L’Orcheria ne serait-elle que l’envers immontrable, indicible,irreprésentable <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cour ? En relisant les contes, nous croisons biend’autres figures <strong>de</strong> princes, rois ou reines, qui loin d’incarner une forme <strong>de</strong>vertu, <strong>de</strong> justice <strong>et</strong> <strong>de</strong> prodigalité, sont l’emblème du caprice, <strong>de</strong> l’arbitraire,voire d’une cruauté sans bornes dans l’exercice du pouvoir 38 . Dans Corv<strong>et</strong>to36« L’Orco di questi racconti viene dal profondo, come dice il suo nome <strong>la</strong>tino, dalmondo oltre <strong>la</strong> vita e sotto <strong>la</strong> terra. È un’immagine connessa all’oscurità e all’oltr<strong>et</strong>omba(…). L’Orco è nascosto da qualche parte <strong>de</strong>l corpo, da dove emerge paurosamente giornodopo giorno sotto forma di rughe, distorsioni, dolori, segno di un <strong>de</strong>clino inevitabile. », inM. Rak, Logica <strong>de</strong>l<strong>la</strong> fiaba…, p. 52.37Ibid., p. 53.38Relisons Lo polece (I,5) : ce qui a conduit <strong>la</strong> malheureuse princesse Porziel<strong>la</strong> aumariage avec l’ogre sauvage chasseur <strong>de</strong> chair humaine, c’est un caprice inconséquent <strong>de</strong>son père désœuvré, roi d’Automonte. Après avoir engrossé une puce jusqu’à ce qu’elle ait<strong>la</strong> taille d’un eunuque (en <strong>la</strong> nourrissant du sang <strong>de</strong> son bras, monstrueux pèrenourricier…), il <strong>la</strong> fait écorcher <strong>et</strong> offre sa fille à celui qui <strong>de</strong>vinera <strong>de</strong> quel animal provient<strong>la</strong> peau, n’hésitant pas à <strong>la</strong> sacrifier sur l’autel <strong>de</strong> son p<strong>la</strong>isir éphémère, <strong>de</strong> sondivertissement. Où se situe <strong>la</strong> frontière entre <strong>la</strong> bestialité, <strong>la</strong> monstruosité <strong>et</strong> l’humanité – lecommentaire moral <strong>de</strong> <strong>la</strong> conteuse <strong>et</strong> <strong>de</strong>s spectateurs ne cessant <strong>de</strong> stigmatiser


C. JORI24(III,7), le conte où <strong>la</strong> polémique anti-<strong>cour</strong>tisane est le plus explicite, lesfrontières entre le bien <strong>et</strong> le mal, <strong>la</strong> civilité <strong>et</strong> <strong>la</strong> sauvagerie, le nous <strong>et</strong> l’autrevacillent encore davantage. Corv<strong>et</strong>to, vertueux favori dans ce ’nfierno <strong>de</strong> <strong>la</strong>Cour, suscite <strong>la</strong> jalousie <strong>de</strong>s autres <strong>cour</strong>tisans perfi<strong>de</strong>s qui incitent le roi à luiconfier <strong>de</strong>s épreuves impossibles pour m<strong>et</strong>tre à l’épreuve sa loyauté : volerle cheval magique puis conquérir le pa<strong>la</strong>is appartenant à un couple d’ogres,définis comme bestiaux <strong>et</strong> sauvages mais vivant pourtant dans le plus grandraffinement. L’initiation <strong>de</strong> Corv<strong>et</strong>to au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cour passe par lemeurtre d’une communauté d’ogres dont les penchants cannibales ne sontque discrètement évoqués au début : arrivé au château, il tranche avec unehache <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> l’ogresse qui vient juste d’accoucher d’un « belloorch<strong>et</strong>iello » en utilisant <strong>la</strong> tromperie <strong>et</strong> le mensonge ; tout leur parentadoac<strong>cour</strong>u pour fêter le nouveau-né est massacré par <strong>la</strong>pidation par Corv<strong>et</strong>to :« a cuorpo <strong>de</strong> p<strong>et</strong>rate ne fece na pizza » 39 . Les corps décapités oudéchiqu<strong>et</strong>és <strong>de</strong>s ogres sont comparés à <strong>de</strong>s aliments qui se délitent (<strong>la</strong> tête<strong>de</strong> l’ogresse tombe comme une poire mûre, les autres évoquent unepizza…), comme pour suggérer, c’est ce que souligne N. Canepa dans sonétu<strong>de</strong> sur le carnavalesque <strong>et</strong> <strong>la</strong> logique <strong>de</strong> l’inversion chez Basile, que lesvéritables cannibales sont autres, sont ailleurs… Certes, l’ingéniosité <strong>et</strong> <strong>la</strong>loyauté <strong>de</strong> Corv<strong>et</strong>to sont célébrées, <strong>la</strong> tromperie mise au service <strong>de</strong>s enviescapricieuses <strong>de</strong> son roi n’est guère critiquée, contrairement à <strong>la</strong> perfidie <strong>de</strong>s<strong>cour</strong>tisans ; l’ogre est par ailleurs suffisamment connoté dans l’imaginairecomme figure négative d’antagoniste. Pourtant, sans y adhérercomplètement, nous pouvons reprendre ici les conclusions <strong>de</strong> l’analyse <strong>de</strong>N. Canepa : <strong>la</strong> figure ambivalente <strong>et</strong> paradoxale <strong>de</strong> l’ogre chez Basile, enparallèle avec celle <strong>de</strong> nigauds comme Vardiello ou Peruonto, serait levecteur d’une critique intraculturelle d’un mon<strong>de</strong> à l’envers : le mon<strong>de</strong>civilisé, policé <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>cour</strong>, règne <strong>de</strong> faux-semb<strong>la</strong>nts <strong>et</strong> <strong>de</strong>corruption. M<strong>et</strong>tant l’accent, <strong>de</strong> façon peut-être un peu trop univoque, surles connotations positives <strong>de</strong> c<strong>et</strong> avatar <strong>de</strong> l’homme sauvage, celle-ci y voitle symbole « di un’essenza più genuina che l’uomo civilizzato vorrebberipescare dai fondi <strong>de</strong>l suo essere iperacculturato » 40 , soulignant combien <strong>la</strong>l’inconséquence, <strong>la</strong> folie <strong>de</strong> ce roi-père dénaturé – ?39Ibid., p.580. [Corv<strong>et</strong>to, à coups <strong>de</strong> pierre, en fit une belle pizza], Trad. F.D., p.274.40N. L. Canepa, « Basile e il carnavalesco », in AA.VV., Giovan Battista Basile el’invenzione <strong>de</strong>l<strong>la</strong> fiaba, Atti <strong>de</strong>l convegno di Zurigo (21-23 giugno 2003), a cura di M.Picone e A. Messerli, Ravenna, Longo Editore, pp. 47-48.


Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li Cunti25vogue pour c<strong>et</strong>te forme <strong>de</strong> primitivisme culturel a été nourrie par <strong>la</strong> curiosité<strong>de</strong>s Européens pour les récits sur les popu<strong>la</strong>tions indigènes du NouveauMon<strong>de</strong>.4. Bouches qui mangent <strong>et</strong> bouches qui racontent.La construction narrative <strong>de</strong>s contes montre bien que nous restonsmajoritairement à l’intérieur d’une logique inhérente à <strong>la</strong> société <strong>de</strong>s rangs :c’est souvent le hasard, le caprice ou <strong>la</strong> volonté arbitraire <strong>de</strong>s figures dupouvoir – rois ou princes, fées <strong>et</strong> parfois ogres <strong>et</strong> ogresses bienveil<strong>la</strong>nts – quidétermine le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong>s héros, autant que leurs vertus <strong>et</strong> habil<strong>et</strong>és. Or c’estsouvent parce qu’elles ont été amusées par un héros plongé dans unesituation incongrue, ou parce que celui-ci est ma<strong>la</strong>droit ou nigaud, ou queson dis<strong>cour</strong>s les divertit, que ces puissantes figures accor<strong>de</strong>nt le contre-donféérique qui autorisera le changement <strong>de</strong> statut : il s’agit en quelque sorte <strong>de</strong>monnayer le p<strong>la</strong>isir du rire, <strong>de</strong> <strong>la</strong> distraction, <strong>de</strong> l’évasion qui leur a étéprocuré, parfois <strong>la</strong> guérison d’un état mé<strong>la</strong>ncolique. On est tenté d’y voir enfiligrane <strong>la</strong> mise en figure narrative <strong>de</strong> <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ire <strong>et</strong> divertir quifon<strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion entre un l<strong>et</strong>tré <strong>cour</strong>tisan comme Basile <strong>et</strong> sescommanditaires. C’est précisément là où l’utilisation métaphoriquerécurrente <strong>de</strong> <strong>la</strong> nourriture dans le recueil trouve tout son sens : dans le récitcadre,<strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion qui unit le lecteur/spectateur à <strong>la</strong> matière du conte estprésentée sous l’angle <strong>de</strong> <strong>la</strong> jouissance orale. Quel est donc le désir qui est àl’origine <strong>de</strong> tous les contes ? Il s’agit <strong>de</strong> l’envie vorace d’écouter <strong>de</strong>s contesinsufflée par un automate à <strong>la</strong> reine-esc<strong>la</strong>ve usurpatrice : « le venne cossi’caudo <strong>de</strong>se<strong>de</strong>rio <strong>de</strong> sentire cunte che, non potenno resistere…» 41 . Une envieque le prince lui-même définit par le truchement d’une métaphore culinaire :« Non è chiù cosa goliosa a lo munno (…) quanto lo sentire li fattid’autro » 42 … Il s’agit d’une <strong>de</strong> ces irrépressibles convoitises <strong>de</strong> femmeenceinte, obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> croyances <strong>et</strong> superstitions locales, comme celle quipoussera <strong>la</strong> mère enceinte <strong>de</strong> P<strong>et</strong>rosinel<strong>la</strong> à voler du persil dans le potager <strong>de</strong>sa voisine l’ogresse. Dans les séquences introduisant chaque conte, Basile41G. Basile, Lo cunto…, p. 20. […il lui vint un furieux désir d’entendre <strong>de</strong>s contes.Ne pouvant plus résister…], Trad. F.D., p. 37.42Ibid., p. 22. [Il n’est rien <strong>de</strong> plus savoureux au mon<strong>de</strong> (…) que d’entendre <strong>de</strong>scontes agréables], Trad. F.D., p. 37.


C. JORI26évoque également le jugement du couple princier <strong>et</strong> <strong>de</strong> leur suite sur <strong>la</strong>performance <strong>de</strong> chaque conteuse à travers le filtre <strong>de</strong> <strong>la</strong> nourriture : <strong>la</strong>re<strong>la</strong>tion entre désir <strong>et</strong> p<strong>la</strong>isir, entre le golio <strong>et</strong> le gusto, est omniprésente. IlMercante (I,7), qui m<strong>et</strong> en scène un adieu élégiaque à <strong>la</strong> ville comestible, estjugé « <strong>de</strong> zucaro ». Dans les <strong>de</strong>ux contes qui font un sort particulier dansl’intrigue à une robuste nourriture locale, c<strong>et</strong>te épaisse substance culinaireévoquée dès le titre va jusqu’à contaminer le niveau figuré du jugementesthétique par un glissement ingénieux : le conte Le s<strong>et</strong>te cotenelle (IV,4)« ngrassaie <strong>de</strong> manera <strong>la</strong> menestra <strong>de</strong> lo gusto <strong>de</strong> lo prencepe che lo grassosceva pe fore » 43 ; Le doie pizzelle (IV,7) « fu veramente pizza chiena ched<strong>et</strong>te a lo gusto <strong>de</strong> tutte, c’ancora se ne liccano le d<strong>et</strong>a » 44 . Le récit-cadrem<strong>et</strong> en abîme une forme <strong>de</strong> contrat dont le prince Ta<strong>de</strong>o est le maîtred’œuvre, lui qui fixe les règles <strong>et</strong> les rituels, les rythmes <strong>et</strong> les modalités <strong>de</strong>rémunération <strong>de</strong> <strong>la</strong> narration. Il s’agit bien pour les narratrices <strong>de</strong> mitonnerpour leurs commanditaires, tel un m<strong>et</strong>s délicieux, <strong>de</strong>s paroles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s récitssuffisamment bien construits <strong>et</strong> savoureux pour satisfaire leur appétit. Lagloutonnerie d’histoires <strong>et</strong> d’intrattenimenti <strong>de</strong> ces commanditaires voraces<strong>et</strong> puissants en fait <strong>de</strong>s sortes <strong>de</strong> figures inversées <strong>de</strong>s poètes affamés <strong>et</strong>miséreux qui traversent les productions satiriques <strong>de</strong> Basile ou <strong>de</strong> son ami <strong>et</strong>chef <strong>de</strong> file <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition dialectale, Giulio Cesare Cortese, auteur <strong>de</strong>poèmes burlesques eroi-comici en napolitain 45 : <strong>la</strong> polémique anti<strong>cour</strong>tisane,les allusions ironiques au peu <strong>de</strong> prodigalité <strong>de</strong>s protecteurs <strong>et</strong><strong>de</strong>s mécènes, à <strong>la</strong> condition instable <strong>et</strong> <strong>de</strong> frugalité forcée <strong>de</strong>s poètes sontrécurrentes. Dans son Viaggio in Parnaso 46 , dans <strong>la</strong> lignée <strong>de</strong> Berni, Cortesese m<strong>et</strong> en scène en tant que père fondateur <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle poésie dialectaleen quête <strong>de</strong> légitimité, accomplissant son voyage rituel dans un Parnasse quiassume le visage mythique du pays <strong>de</strong> Cocagne, où le vin coule à flots <strong>de</strong>sfontaines entre <strong>de</strong>s montagnes <strong>de</strong> pâtes, <strong>de</strong> fruits <strong>et</strong> légumes. Apollon, figure43Ibid., p. 730. [Le conte <strong>de</strong>s sept p<strong>et</strong>ites couennes (…) enrichit si merveilleusement<strong>la</strong> soupe du p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong>s princes que Tol<strong>la</strong> avait concoctée dans sa marmite que le grasdébordait <strong>de</strong> partout], Trad. F.D., p. 337.44Ibid., p. 789. [Le conte <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux p<strong>et</strong>ites pizzas fut <strong>la</strong> pizza royale qui plut tant àtous les auditeurs qu’ils s’en lèchent encore les doigts], Trad. F.D., p. 363.45Pour situer son œuvre, <strong>et</strong> ses liens avec Basile, voir M. Rak, Napoli gentile…, pp.259-292 <strong>et</strong> pp. 331-366.46Publié en 1635, chez Ottavio Beltrano, à Naples, le poème a été republié <strong>et</strong> annotépar E. Ma<strong>la</strong>to : G.C. Cortese, Viaggio in Parnaso, a cura di E. Ma<strong>la</strong>to, Napoli, F.Fiorentino, 1963.


Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li Cunti27<strong>de</strong> protecteur bienveil<strong>la</strong>nt <strong>et</strong> libéral (« Ca non s’accorda Museca eDï<strong>et</strong>a » 47 …), lui offre, à son départ, un obj<strong>et</strong> magique que l’on r<strong>et</strong>rouvecomme par hasard dans Lo cunto <strong>de</strong>ll’uerco (I,1) : <strong>la</strong> nappe magique qui seremplit par enchantement <strong>de</strong> victuailles… Basile ne déplore-t-il pas luimême,dans La Coppel<strong>la</strong>, intermè<strong>de</strong> satirique en vers qui fait officed’intermè<strong>de</strong> entre les cinq journées, que pour les poètes <strong>de</strong> son époque,constamment dans le besoin, le <strong>la</strong>urier <strong>et</strong> <strong>la</strong> foglia ne fassent pas bonménage ?L’évocation du rapport au conte sous l’angle du p<strong>la</strong>isir oral suggèreque pour remplir leur contrat, les dix vieilles narratrices, <strong>et</strong> <strong>de</strong>rrière ellesBasile, ont re<strong>cour</strong>s à une <strong>la</strong>ngue qui s’adresse aux sens, à l’imagination plusqu’à <strong>la</strong> raison. L’oralité nous conduit au cœur <strong>de</strong> l’opération linguistique <strong>et</strong>stylistique <strong>de</strong> Basile. L’é<strong>la</strong>boration littéraire du dialecte, au centre d’undispositif <strong>de</strong> contamination éclectique <strong>et</strong> raffiné, relève en partie d’uneforme d’hédonisme linguistique. Les théoriciens <strong>et</strong> défenseurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> traditiondialectale, Basile <strong>et</strong> Cortese en tête, ont fréquemment re<strong>cour</strong>s auxmétaphores culinaires pour défendre <strong>la</strong> douceur <strong>et</strong> l’expressivité du dialecte.Cortese, dans son Viaggio in Parnaso, tirant à boul<strong>et</strong> rouge contre les poètespétrarquisants <strong>et</strong> les a<strong>de</strong>ptes <strong>de</strong> Bembo <strong>et</strong> du purisme toscan, oppose à leurs« quinci e unquanco / (…) l’Ostro e l’Astro » les « parole <strong>de</strong> Napole‘mpastate / (…) <strong>de</strong> zuccaro e méle » 48 … Nous ne pouvons ici qu’évoquerquelques échantillons témoignant <strong>de</strong> c<strong>et</strong> hédonisme linguistique, justement àpartir <strong>de</strong> l’exemple du travail stylistique <strong>et</strong> métaphorique sur le thèmealimentaire, visant à amplifier à <strong>la</strong> fois le comique <strong>et</strong> l’érotisme. La sphère<strong>de</strong> <strong>la</strong> nourriture est constamment convoquée afin <strong>de</strong> susciter <strong>de</strong>s ruptures <strong>de</strong>registre <strong>et</strong> <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s parodiques, comme dans <strong>la</strong> tira<strong>de</strong> pathétique <strong>de</strong>Porziel<strong>la</strong> mariée à l’ogre sauvage <strong>de</strong> Lo polece. Le héros <strong>de</strong> Lo mercante(I,7), contraint <strong>de</strong> s’exiler <strong>de</strong> Naples, en exalte dans une tira<strong>de</strong> nostalgiqueles architectures comestibles : « Chi sa se v’aggio da ve<strong>de</strong>re chiù, mautune<strong>de</strong> zuccaro e mura <strong>de</strong> pasta reale ? (…) addio pastenache e fogliamolle, adio zeppole e migliaccie, a dio vruoccole e tarantiello (…), Napole, sfuorgio<strong>de</strong> Talia (…) torze meie, ve <strong>la</strong>sso <strong>de</strong>r<strong>et</strong>o ». L’évocation d’épaisses <strong>et</strong>robustes substances culinaires ou <strong>de</strong> légumes peu valorisés socialement (lechoux <strong>et</strong> ses variantes : torze, foglie, broccoli…) provoque un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong>4748Ibid., p. 27. (Canto I, 9).Ibid., p. 31 (Canto I, 22-23).


C. JORI28rupture <strong>et</strong> <strong>de</strong> rabaissement en pleine élégie, ce qui présuppose un publicsuffisamment cultivé pour pouvoir saisir ce jeu polyphonique <strong>de</strong> dialogueavec <strong>la</strong> tradition aulica 49 . L’insertion <strong>de</strong> comparants inédits (jambon ousaucisson au lieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> pourpre ou du corail pour désigner le rouge <strong>de</strong>slèvres) au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>scriptio canonique <strong>de</strong>s beautés du corps fémininsuscite également <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s comico-érotiques, comme lors <strong>de</strong> l’apparition<strong>de</strong> <strong>la</strong> troisième fée sortie du cédrat dans Le tre c<strong>et</strong>ra : « na figlio<strong>la</strong> tennera eianca (…), co na ’ntrafi<strong>la</strong>ta <strong>de</strong> russo che pareva no presutto d’Abbruzzo o nasopressata <strong>de</strong> No<strong>la</strong>…» 50 . La floraison d’allusions érotiques liées à <strong>la</strong> sphèreculinaire témoigne <strong>de</strong>s habiles stratégies <strong>de</strong> Basile afin <strong>de</strong> f<strong>la</strong>tter les goûts<strong>de</strong> son auditoire <strong>cour</strong>tisan <strong>et</strong> académique accoutumé à <strong>la</strong> sensualité raffinée<strong>de</strong>s madrigaux <strong>de</strong> Marino, en suscitant une forme <strong>de</strong> p<strong>la</strong>isir <strong>et</strong>d’émerveillement à <strong>la</strong> fois sensuel <strong>et</strong> intellectuel par ces images inédites.Dans un jeu raffiné <strong>et</strong> ingegnoso <strong>de</strong> glissements entre sens propre au sensfiguré, on passe <strong>de</strong> <strong>la</strong> consommation du repas à <strong>la</strong> consommation du corpsféminin (plus rarement masculin) sous le signe d’Eros : dans P<strong>et</strong>rosinel<strong>la</strong>(II,1), le jeune fille confiée par sa mère à une ogresse, née avec un brind’herbe aromatique sur <strong>la</strong> poitrine, fait grimper sur ses longues tresses dans<strong>la</strong> tour où elle est enfermée un prince… qui se fait un p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> déguster dupersil à <strong>la</strong> sauce d’amour : « se fece no pasto <strong>de</strong> chillo p<strong>et</strong>rosino <strong>de</strong> <strong>la</strong> sauzad’Ammore » 51 . Le registre merveilleux autorise aussi parfois <strong>la</strong> réificationd’une métaphore galvaudée <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie d’amour profane :B<strong>et</strong>ta, princesse très exigeante dans Pinto Smauto (V,3), fabrique <strong>de</strong> sespropres mains son futur mari, une poupée animée comestible, aux cheveuxd’or <strong>et</strong> aux lèvres <strong>de</strong> rubis, en pétrissant <strong>de</strong> <strong>la</strong> pâte d’aman<strong>de</strong> <strong>et</strong> du sucreimbibés d’eau <strong>de</strong> rose, <strong>de</strong> musc <strong>et</strong> d’ambre. Enfin, certaines séquencesexaltent <strong>la</strong> richesse lexicale <strong>et</strong> l’expressivité <strong>de</strong>s images du dialecte dans lesénumérations synonymiques ou le <strong>de</strong>nse tissu <strong>de</strong> tournures proverbiales 52 .49G. Basile, Lo cunto..., p. 144. [Te reverrai-je un jour, toi dont les briques sont <strong>de</strong>sucre <strong>et</strong> les murs <strong>de</strong> meringue royale ? (…) Adieu carottes <strong>et</strong> b<strong>et</strong>teraves, adieu beign<strong>et</strong>s <strong>et</strong>gal<strong>et</strong>tes, brocolis <strong>et</strong> saucisses, (…) adieu Naples, splen<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l’Italie (…), brocolis mesamis, je vous abandonne <strong>de</strong>rrière moi], Trad. F.D., p. 85.50Ibid., 1002.51Ibid., p. 288.52Celles évoquant l’acte <strong>de</strong> manger sont légion, comme il nous est apparu dans LoCompare (I,10) ; quant au catalogue <strong>de</strong> spécialités <strong>et</strong> <strong>de</strong> m<strong>et</strong>s typiquement napolitains <strong>de</strong> <strong>la</strong>tira<strong>de</strong> <strong>de</strong> Lo Mercante, il vise aussi à créer un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> pittoresque <strong>et</strong> <strong>de</strong> couleur locale, à


Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li Cunti29Au terme <strong>de</strong> notre analyse, dans <strong>la</strong> perspective d’une mise en abîme<strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion qui attache l’auteur/conteur au commanditaire/consommateurdu Cunto, nous pouvons essayer <strong>de</strong> redéfinir les enjeux <strong>de</strong> l’apprentissageauquel sont soumis certains héros <strong>de</strong>s contes, afin <strong>de</strong> restituer toute saportée à <strong>la</strong> troub<strong>la</strong>nte contiguïté au sein du même organe <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>uxfonctions : <strong>la</strong> manducation, le broyage, l’ingestion <strong>et</strong> l’émission <strong>de</strong> <strong>la</strong> voix,<strong>la</strong> production d’un dis<strong>cour</strong>s articulé. Certains contes présentent un schémaintéressant : au cœur du cheminement qu’accomplit le héros, l’acquisitiond’une certaine capacité <strong>de</strong> contrôle <strong>de</strong> ses pulsions orales va <strong>de</strong> pair avecl’acquisition d’une forme <strong>de</strong> maîtrise du <strong>la</strong>ngage. Ce schéma est décliné <strong>de</strong>multiples façons, par différentes figures narratives, mais toutes porteuses <strong>de</strong>sens, <strong>et</strong>, peut-être, d’une portée méta-littéraire. Un modèle très positif estreprésenté par <strong>la</strong> chatte <strong>de</strong> Cagliuso, caractérisée par <strong>la</strong> mise à distance <strong>de</strong>ses instincts <strong>de</strong> prédation puisqu’elle renonce à manger les poissons <strong>et</strong> legibier, mais aussi par son habil<strong>et</strong>é à assortir ses dons alimentaires d’unerhétorique habile qui transforme <strong>la</strong> nourriture en signe (mensonger) du statutsocial <strong>de</strong> son maître <strong>et</strong> <strong>de</strong> son allégeance féodale au roi. Basile accor<strong>de</strong> unep<strong>la</strong>ce privilégiée aux tira<strong>de</strong>s habiles <strong>de</strong> c<strong>et</strong> animal beau parleur : « Losegnore Cagliuso, schiavo <strong>de</strong> Vostra Autezza, fi’ ncoppa all’astraco, vemanna sto pesce co leverenzia e dice a gran segnore piccolo presiento » 53 .Paradoxe vivant que c<strong>et</strong> animal par<strong>la</strong>nt, puisque c’est par l’exercice <strong>de</strong> <strong>la</strong>parole <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> persuasion rhétorique qu’est mise à distance son animalité.Le parasite <strong>de</strong> Lo Compare (II,10) constitue en revanche un anti-modèlenégatif. Le riche propriétaire Micco Antuono <strong>et</strong> sa femme profitent <strong>de</strong>l’absence du compare indiscr<strong>et</strong> pour préparer un bon p<strong>et</strong>it repas àconsommer dans l’intimité <strong>de</strong> leur foyer : une anguille à frire, une pizza,une fiasque <strong>de</strong> vin. Mais le parasite observe <strong>la</strong> scène en cach<strong>et</strong>te par le trou<strong>de</strong> <strong>la</strong> serrure <strong>et</strong> frappe à <strong>la</strong> porte ; le mari se cache sous <strong>la</strong> table après avoirdissimulé les victuailles sous le lit <strong>et</strong> dans le buff<strong>et</strong>. Le parasite radicalisealors sa pratique transgressive <strong>et</strong> provocatrice en réc<strong>la</strong>mant son repas dansf<strong>la</strong>tter le sentiment i<strong>de</strong>ntitaire citadin, notamment par l’évocation <strong>de</strong>s pâtisseries <strong>et</strong> <strong>de</strong>sfoglie, <strong>de</strong>s choux, qui constituent le p<strong>la</strong>t <strong>de</strong> base aussi bien <strong>de</strong>s couches popu<strong>la</strong>ires que <strong>de</strong> <strong>la</strong>noblesse. Sur <strong>la</strong> gourmandise <strong>de</strong>s aristocrates napolitains mangiafoglie <strong>et</strong> cannaruti, leurobsession pour <strong>la</strong> nourriture : voir le témoignage <strong>de</strong> J.J. Bouchard, Voyage dans leRoyaume <strong>de</strong> Naples (1632-1634), a cura di E. Kanceff, Torino, 1977, p. 274-275.53G. Basile, Lo cunto…, p. 326. [Le seigneur Cagliuso, serviteur dévotissime <strong>et</strong>fidélissime <strong>de</strong> Votre Altesse, vous envoie ce poisson avec ses hommages <strong>et</strong> vous dit : àgrand seigneur, p<strong>et</strong>it présent], Trad. F.D., p. 164.


C. JORI30une tira<strong>de</strong> à double <strong>de</strong>stinataire, un dis<strong>cour</strong>s double où il raconte uneanecdote fictive en dép<strong>la</strong>çant sur les éléments <strong>de</strong> <strong>la</strong> comparaison le cœur <strong>de</strong>son message (<strong>la</strong> nourriture cachée) : « m’è venuto pe li pie<strong>de</strong> no serpe, uhmamma mia ! (…) fa cunto, ch’era quanto l’anguil<strong>la</strong> c’hai posta drinto a lostipo » 54 . Et ainsi <strong>de</strong> suite. Le but est <strong>de</strong> démasquer par ce double <strong>la</strong>ngageCo<strong>la</strong> Iacovo caché sous <strong>la</strong> table, <strong>de</strong> lui montrer qu’il sait <strong>et</strong> <strong>de</strong> réc<strong>la</strong>mer sonrepas comme un dû. Or ce <strong>de</strong>rnier réadapte son comportement à c<strong>et</strong>tenouvelle infraction du parasite indiscr<strong>et</strong> : <strong>la</strong> provocation verbale l’autorise,en un sens, à rompre leur accord tacite <strong>et</strong> à lui adresser à son tour unelongue invective <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux pages afin <strong>de</strong> dénoncer son indiscrezione. Lecompère, piteux <strong>et</strong> confus, ne rem<strong>et</strong>tra plus les pieds dans le logis. C<strong>et</strong>tefacétie, à <strong>la</strong> manière d’un apologue, montre donc <strong>la</strong> disgrâce brutale qui peutrésulter d’un dis<strong>cour</strong>s mal adapté à <strong>la</strong> situation, qui transgresse les co<strong>de</strong>s <strong>de</strong>l’étiqu<strong>et</strong>te <strong>et</strong> les règles <strong>de</strong> <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> parole en public. A l’ingestionvertigineuse <strong>et</strong> hyperbolique du parasite correspond son incapacité à ém<strong>et</strong>treun dis<strong>cour</strong>s bien réglé en accord avec les normes <strong>et</strong> les rôles sociaux dansune situation donnée, centrée ici sur les lois <strong>de</strong> l’hospitalité ; il s’agit en unsens d’une mauvaise utilisation d’un dis<strong>cour</strong>s narratif <strong>et</strong> codé, <strong>de</strong> l’anecdotefictive chargée du message à double sens. Entre le modèle positif <strong>de</strong> <strong>la</strong>chatte <strong>et</strong> l’exemplum négatif du compare, le tout premier conte inaugural,Lo cunto <strong>de</strong>ll’uerco (I,1), présente une véritable parabole d’apprentissageavec une figure d’ogre très atypique dans le rôle <strong>de</strong> l’agent <strong>de</strong> l’initiation.Antuono <strong>de</strong> Marigliano (un bourg à <strong>la</strong> périphérie <strong>de</strong> Naples), benêt <strong>et</strong>fainéant, est chassé par sa mère <strong>et</strong> rencontre par hasard, au pied d’unemontagne, un ogre difforme qui révèle néanmoins un noble cœur <strong>et</strong> uneforme <strong>de</strong> sagesse philosophique malgré son apparence monstrueuse. L’ogredéci<strong>de</strong> <strong>de</strong> prendre Antuono à son service justement parce qu’il est amusé parses raisonnements incohérents, les questions absur<strong>de</strong>s qu’il lui pose,l’inversion <strong>de</strong> <strong>la</strong> logique habituelle, le coq à l’âne : « L’uerco, che sent<strong>et</strong>testo trascurso da palo ’n perteca, se mese a ri<strong>de</strong>re e, pecché le piacqu<strong>et</strong>tel’omore <strong>de</strong> <strong>la</strong> vestia, le disse : "Vuoi stare a patrone ?"» 55 . Lorsqu’Antuonoa envie <strong>de</strong> revoir sa famille, l’ogre lui offre <strong>de</strong>s ca<strong>de</strong>aux magiques (<strong>la</strong>54Ibid., p. 426. [Un serpent est passé entre mes jambes, aïe ma mère ! Qu’il étaiténorme <strong>et</strong> effrayant ! Il était au moins gros comme l’anguille que tu as mise <strong>de</strong>rrière c<strong>et</strong>tecré<strong>de</strong>nce], Trad. F.D., p. 207.55Ibid., p.34. [L’ogre, en entendant ce dis<strong>cour</strong>s sans queue ni tête, partit d’un grandrire, <strong>et</strong> comme l’humeur <strong>de</strong> l’animal lui p<strong>la</strong>isait, il lui dit : « Veux-tu être mon serviteur ?»], Trad. F.D., p. 40.


Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li Cunti31servi<strong>et</strong>te qui se remplit <strong>de</strong> victuailles <strong>et</strong> l’âne qui défèque <strong>de</strong> l’or) que lenigaud se fait systématiquement dérober justement parce qu’il est incapable<strong>de</strong> tenir sa <strong>la</strong>ngue. Faisant halte dans un auberge, il est victime d’un ost<strong>et</strong>rop rusé qui le gave <strong>de</strong> victuailles <strong>et</strong> <strong>de</strong> vin pour lui voler les obj<strong>et</strong>s maissurtout <strong>de</strong> sa tendance à l’incontinence verbale : il fait état du caractèremerveilleux <strong>de</strong>s dons <strong>de</strong> l’ogre <strong>et</strong>, avec une naïv<strong>et</strong>é enfantine, se trahit encommuniquant malgré lui <strong>la</strong> formule secrète qui perm<strong>et</strong> d’activer les vertusmagiques <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s. Antuono transgresse ainsi l’interdit verbal posé par sonprotecteur qui l’a mis en gar<strong>de</strong> par <strong>de</strong>ux fois <strong>et</strong> lui a enjoint <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r lesecr<strong>et</strong>. L’initiation <strong>et</strong> <strong>la</strong> résolution auront lieu avec le troisième ca<strong>de</strong>au, unbâton qui rosse celui qui prononce <strong>la</strong> formule magique. Déniaisé, Antuonoapprend dans sa troisième halte à l’auberge à maîtriser son flux <strong>de</strong> paroles, àmanipuler son dis<strong>cour</strong>s <strong>et</strong> l’eff<strong>et</strong> qu’il produit sur l’autre. C’est lui quiprendra ainsi le <strong>de</strong>ssus sur l’antagoniste obligé <strong>de</strong> restituer les obj<strong>et</strong>sdérobés pour échapper aux coups. Comme le souligne aussi N. Canepa,l’initiation d’Antuono par son maître <strong>et</strong> « padre surrogato » « consistesoprattutto nell’acquisizione di un uso sapiente e control<strong>la</strong>to <strong>de</strong>llinguaggio » 56 .Tous ces personnages sont donc représentés dans une re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>dépendance d’une figure qui incarne une certaine forme <strong>de</strong> pouvoir, <strong>de</strong>protection symbolique, leur perm<strong>et</strong>tant d’assurer leur subsistancealimentaire, dont il s’agit en tout cas <strong>de</strong> solliciter <strong>la</strong> protection, l’hospitalité<strong>et</strong> <strong>la</strong> bienfaisance. On pourrait y voir, en <strong>de</strong>rnière instance, une mise enabîme <strong>de</strong> ce que représente, pour le poète <strong>cour</strong>tisan, l’initiation à l’universinstable <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cour : <strong>la</strong> nécessité <strong>de</strong> savoir adapter au contexte, aux co<strong>de</strong>s,aux exigences <strong>de</strong> ses commanditaires ainsi qu’aux normes <strong>de</strong> <strong>la</strong> bienséance,non seulement sa conversation, mais <strong>la</strong> pratique même <strong>de</strong> <strong>la</strong> narrationd’intrattenimento… Peut-être ces paraboles donnent-elles aussi à voir, entreles lignes, ce qu’il peut y avoir <strong>de</strong> périlleux pour le conteur qui se hasar<strong>de</strong>dans c<strong>et</strong>te entreprise : le risque <strong>de</strong> disgrâce, <strong>de</strong> malheur qui gu<strong>et</strong>te le<strong>cour</strong>tisan ma<strong>la</strong>droit, impru<strong>de</strong>nt ou malchanceux qui produit un récit ambigu,ou pouvant être mal interprété. A <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière <strong>et</strong> cinquième journée,<strong>la</strong> vieille Ciomm<strong>et</strong>el<strong>la</strong> raconte dans Le tre c<strong>et</strong>ra une histoire exactementspécu<strong>la</strong>ire à celle du récit-cadre, qui fait dangereusement allusion à <strong>la</strong>56p. 51.N. L. Canepa, « Basile e il carnavalesco », in AA.VV., Giovan Battista Basile…,


C. JORI32tromperie exercée par l’esc<strong>la</strong>ve sarrasine usurpatrice <strong>de</strong>venue reine qui estaussi <strong>la</strong> commanditaire/<strong>de</strong>stinataire <strong>de</strong>s quarante-neuf récits ; Basile m<strong>et</strong> enscène les commentaires <strong>de</strong>s <strong>cour</strong>tisans jugeant c<strong>et</strong>te narration inopportune <strong>et</strong>impru<strong>de</strong>nte. La prise <strong>de</strong> risque est explicitement soulignée :(…) parte <strong>la</strong>udaro lo sapere co che l’aveva contato, parte ne mormorai<strong>et</strong>assanno<strong>la</strong> <strong>de</strong> poco iodizio, che non doveva ’m presenzia <strong>de</strong> na prencepessaschiava spubrecare li vituperi <strong>de</strong> n’autra simmele e <strong>de</strong>cevano che s’era postaa no gran riseco <strong>de</strong> sconcecare lo iuoco 57 .Pourtant c<strong>et</strong>te infraction aux règles du jeu qui exigent que <strong>la</strong> fiction nefasse pas publiquement allusion à l’univers réel <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cour où le rituel prendp<strong>la</strong>ce, aboutit au châtiment final <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>ve enceinte démasquée <strong>et</strong>supp<strong>la</strong>ntée par l’épouse légitime, <strong>la</strong> princesse Zoza. Dans <strong>la</strong> Scomp<strong>et</strong>ura,qui perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> boucler le récit-cadre, c’est justement c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière, à<strong>la</strong>quelle s’est substituée <strong>la</strong> fausse reine noire dans <strong>la</strong> ’Ntroduzione, quiobtient du prince Ta<strong>de</strong>o <strong>la</strong> permission <strong>de</strong> raconter sa véritable histoire, sonrécit <strong>de</strong> vérité étant alors opposé aux fictions fantaisistes qui <strong>la</strong> présententsous forme voilée <strong>et</strong> allusive :non essenno usata a fegnere ’menziune ed a tessere favole so’ costr<strong>et</strong>ta e penatura e pe acce<strong>de</strong>nte a dire lo vero (…) tutta vota sapenno ca <strong>la</strong> verità non èrecevuta a <strong>la</strong> presenzia <strong>de</strong> li principi, io tremmo <strong>de</strong> dire cosa che ve facciafuorze ’nfomare 58 .Mais c<strong>et</strong>te précaution oratoire préa<strong>la</strong>ble <strong>de</strong> Zoza éveille <strong>la</strong> curiositébienveil<strong>la</strong>nte du prince Ta<strong>de</strong>o, malgré les tentatives d’intimidation <strong>et</strong> lesconvulsions <strong>de</strong> <strong>la</strong> fausse-reine ; <strong>et</strong> ce désir d’écouter non plus <strong>de</strong>s fablesdistrayantes mais un récit véridique est exprimé, ce qui est frappant, par <strong>de</strong>smétaphores culinaires : « Dì chello che vuoi (…) ca da ssa bel<strong>la</strong> vocca nonpo’ scire cosa si no ’nzoccarata e doce ». L’esc<strong>la</strong>ve noire, pour sa part, seserait bien passée <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te suave nourriture <strong>et</strong> aurait préféré rester ventre57G. Basile, Lo cunto…, p. 1016. [les uns louèrent l’art <strong>de</strong> <strong>la</strong> conteuse, les autresmurmurèrent contre son impru<strong>de</strong>nce, car elle n’aurat pas dû, en présence d’une princessemaure, évoquer <strong>la</strong> malveil<strong>la</strong>nce d’une <strong>de</strong> ses semb<strong>la</strong>bles ; <strong>et</strong> l’on disait qu’elle risquait fort<strong>de</strong> gâter le jeu.], Trad. F.D., p. 460.58Ibid., p.1018. [n’étant pas habituée à inventer <strong>de</strong>s histoires <strong>et</strong> à tisser <strong>de</strong>s intrigues,je dois, par nature <strong>et</strong> par force, dire <strong>la</strong> vérité (…) nous savons bien que <strong>la</strong> vérité ne fait pasbon ménage avec les princes ; c’est pouquoi j’hésite à raconter <strong>de</strong>s choses qui pourraientvous enf<strong>la</strong>mmer], Trad. F.D., p. 461.


Mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’oralité dans le Cunto <strong>de</strong> li Cunti33vi<strong>de</strong>, « essere diuna <strong>de</strong> sti cunti » 59 ...Les <strong>de</strong>ux récits consécutifs, <strong>la</strong> fiction-miroir Le tre c<strong>et</strong>ra <strong>et</strong> le récit "<strong>de</strong>vérité" <strong>de</strong> Zoza <strong>de</strong> <strong>la</strong> Scomp<strong>et</strong>ura ont donc pu être entendus par le princeTa<strong>de</strong>o, maître <strong>de</strong> cérémonies, <strong>et</strong> ils ont eu le pouvoir <strong>de</strong> démasquerl’usurpatrice. Peut-être est-ce une façon voilée <strong>de</strong> traduire l’aspiration à ceque les hommes <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres, par leur habil<strong>et</strong>é narrative, leur aptitu<strong>de</strong> àmanipuler le <strong>la</strong>ngage, puissent obtenir un pouvoir réel, déclencher par leursparoles bien agencées un certain nombre d’eff<strong>et</strong>s à <strong>la</strong> manière <strong>de</strong>s formulesperformatives prononcées par les créatures merveilleuses. Ce nouveau typed’habil<strong>et</strong>é pourrait être le vecteur <strong>de</strong> nouvelles formes <strong>de</strong> métamorphoses ausein <strong>de</strong> l’ordonnancement rigi<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> société <strong>de</strong>s ordres. Comme l’écrit M.Rak : « Certamente contano il capriccio <strong>de</strong>l principe e il gioco <strong>de</strong>l<strong>la</strong> fortuna,conta ormai però anche l’abilità di chi sa manovrare il discorso. Il passaggiodi rango avviene attraverso una verità che è assicurata solo dal<strong>la</strong> l<strong>et</strong>teraturache produce e gestisce <strong>la</strong> finzione – che cattura e convince » 60 . Ledénouement singulier du Cunto <strong>de</strong> li cunti, avec sa structure en boucle <strong>et</strong> sesjeux <strong>de</strong> miroir, célèbre donc, en un sens, le pouvoir <strong>de</strong> dévoilement <strong>de</strong> <strong>la</strong>fiction littéraire, fiction accoucheuse <strong>de</strong> vérité qui se découvre <strong>la</strong> capacitéd’éveiller le golio <strong>et</strong> <strong>de</strong> satisfaire le gusto <strong>de</strong> nobles <strong>et</strong> puissantscommanditaires.Costance JORIUniversité Sorbonne Nouvelle Paris 359Ibid., p.1018. [Parle comme tu le désires (…) car d’une si jolie bouche ne peuventsortir que friandises <strong>et</strong> douceurs] ; [elle aurait donné le doigt <strong>de</strong> <strong>la</strong> main pour ne pas avoir àingurgiter ce récit], Trad. F.D., p. 461.60M. Rak, « Il sistema <strong>de</strong>i racconti nel Cunto <strong>de</strong> li cunti », in AA. VV., GiovanBattista Basile e l’invenzione…, p. 27.

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