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Trinité-<strong>Trikaya</strong>Triade en dialogueÉdition spécia<strong>le</strong> de la revue Dharma n° 28à l’occasion du Colloque Chrétien Bouddhistesur <strong>le</strong> thème Trinité-<strong>Trikaya</strong>à l’institut Karma Ling, novembre 1996


Du ternairedes trois joyauxaux trois corps


Nous en remettre aux trois joyaux… - 5Nous en remettre aux trois joyaux…et nous diriger avec confiance vers l’éveilLama Guendune RinpochéExtrait de Maître et discip<strong>le</strong> – Lama Guendune Rinpoché © EditionsDzambala, 1996.Lama Guendune est né en 1918 au Tibet oriental. Eminent yogi etmoine p<strong>le</strong>inement ordonné, il effectua pendant plus de trente annéesde nombreuses retraites solitaires. Choisi par <strong>le</strong> Gyalwa Karmapa poural<strong>le</strong>r en Europe afin d’y implanter <strong>le</strong> Dharma, il y déploie depuis 1975 uneactivité inlassab<strong>le</strong> afin d’en assurer la pérennité et <strong>le</strong> développement.Pour avoir une motivation forte, il est important de comprendre <strong>le</strong>squalités de l’éveil. L’étude est nécessaire car el<strong>le</strong> permet de comprendre<strong>le</strong>s qualités de l’éveil, de la cessation de la souffrance et du bienfait pour<strong>le</strong>s autres. Grâce à cette compréhension, une aspiration s’élève, base denotre action qui constitue en el<strong>le</strong>-même une progression vers l’éveil.Si nous établissons cette confiance et cet engagement de façon définitive,la progression est alors très simp<strong>le</strong> et nous avançons avec aisance autravers des difficultés.À l’heure actuel<strong>le</strong>, nous sommes à la croisée des chemins et, en termede vie spirituel<strong>le</strong>, il n’existe que deux possibilités : l’une vers l’évolution,l’autre vers l’involution ou la dégénérescence. En tant qu’êtres humainsnous avons la liberté de choisir entre nous diriger vers l’éveil ou retournerà la confusion, cel<strong>le</strong>-ci étant synonyme de souffrance. Il faut donc fairece choix en conscience, prendre un engagement et nous y tenir. C’est unchoix personnel qu’aucune autre personne ne peut faire à notre place.Le problème surgit si nous n’avons pas pris une décision profonde. Noussommes à un carrefour délicat, nous avançons dans une direction maisnous nous disons : « Ce n’était quand même pas mal de l’autre côté ! ».Nous revenons alors en arrière pour nous dire peu après : « Oui, mais c’estquand même douloureux. Cela ira mieux là-bas ». Dans ce mouvement de


6 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueva-et-vient entre l’éveil et <strong>le</strong> monde, nous sommes écartelés et déchiréset c’est là que naît la souffrance. Là se trouve la difficulté. Dès que notreesprit s’oriente vers l’éveil, conscient de sa va<strong>le</strong>ur, nous progressonsnaturel<strong>le</strong>ment. Le choix et l’engagement sont donc essentiels.Lorsque nous voulons progresser, il est nécessaire de développer laconfiance dans <strong>le</strong>s qualités de l’état d’éveil et dans <strong>le</strong>s moyens qui nousy conduisent : éveil et état de bouddha recouvrant la même réalité. Ils’agit tout d’abord de la purification, de la libération de l’esprit de toutes<strong>le</strong>s formes de voi<strong>le</strong>s et d’obscurcissements. Les voi<strong>le</strong>s proviennent dukarma, des émotions perturbatrices, des tendances habituel<strong>le</strong>s, ainsique de la vue dualiste, perception altérée de la réalité. Une fois cesvoi<strong>le</strong>s purifiés, <strong>le</strong>s qualités éveillées se manifestent à nous dans ceque l’on appel<strong>le</strong> l’obtention du corps de vérité ultime ou dharmakaya.Parallè<strong>le</strong>ment à cet acquis personnel, <strong>le</strong> bienfait des autres est accompli.En effet, dans cette sagesse, toutes <strong>le</strong>s qualités inhérentes à l’éveil sontrévélées. Ce sont toutes <strong>le</strong>s vertus de l’activité compassionnée pour<strong>le</strong> bien des autres. L’éveil se manifeste donc par ce qu’on appel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s «corps formels » : <strong>le</strong> sambhogakaya – <strong>le</strong> corps de perfection des qualitésde l’esprit – et <strong>le</strong> nirmanakaya – <strong>le</strong> corps de manifestation illusoire – quipermettent de guider <strong>le</strong>s êtres. Ces trois modes d’être, <strong>le</strong> mode ultime,<strong>le</strong> mode d’expression des qualités et <strong>le</strong> mode de manifestation illusoirequi accomplissent ainsi <strong>le</strong> bienfait des êtres, sont l’éveil, ce à quoi nousaspirons pour nous-mêmes et tous <strong>le</strong>s êtres.Pour y parvenir, il faut bien évidemment suivre une méthode, unchemin. Ce chemin a été indiqué par <strong>le</strong> bouddha lui-même, et représentel’expression de sa compassion. Le bouddha a exposé un ensemb<strong>le</strong> deméthodes et d’enseignements pour nous aider à avancer, depuis l’étatoù nous nous trouvons jusqu’à l’état d’éveil. Cet ensemb<strong>le</strong> de méthodesest consigné dans une col<strong>le</strong>ction de textes. Ces derniers constituent latransmission écrite assurée par la lignée, depuis <strong>le</strong> bouddha jusqu’à nosjours. Ces textes contiennent tous <strong>le</strong>s enseignements du bouddha ainsique tous <strong>le</strong>s enseignements et commentaires des maîtres successifs. Cet


Nous en remettre aux trois joyaux… - 7enseignement à été véhiculé par une lignée de transmission de maîtresà discip<strong>le</strong>s qui, à chaque étape, ont réfléchi sur ces textes et ont surtoutmédité et obtenu une réalisation équiva<strong>le</strong>nte à cel<strong>le</strong> de <strong>le</strong>ur propremaître. Cela a permis de garantir, de préserver l’esprit de l’enseignementtransmis en même temps que la <strong>le</strong>ttre. C’est ce qu’on appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> dharma.Pour véhicu<strong>le</strong>r cet enseignement, il fallait une institution, el<strong>le</strong> s’appel<strong>le</strong>la sangha. Sangha signifie « congrégation », « communauté de tousceux qui ont reçu ces enseignements, qui <strong>le</strong>s ont pratiqués et qui, à unniveau ou à un autre, <strong>le</strong>s ont réalisés ». Selon <strong>le</strong>ur degré de maîtrise desenseignements, ces êtres sont devenus des guides, des enseignants, oudes compagnons sur la voie et, à ce titre, ils nous sont très précieux.Nous aspirons donc à l’éveil. Pour y arriver, nous avons besoin d’avoirune méthodologie et de progresser sur la voie qu’est <strong>le</strong> dharma. Pourrecevoir ces enseignements, l’institution de la sangha qui maintient cetenseignement vivant, est nécessaire. Ces trois aspects sont essentielspour l’obtention de l’éveil. Bien que celui-ci soit notre seu<strong>le</strong> motivation, <strong>le</strong>dharma et la sangha sont indispensab<strong>le</strong>s et, à ce titre, dignes de respect.C’est pourquoi nous prenons refuge en ces trois aspects.Les trois joyaux sont vraiment très précieux, car ils sont à la fois <strong>le</strong> butet <strong>le</strong> moyen. Tous <strong>le</strong>s bouddhas et <strong>le</strong>s bodhisattvas du passé ont suivi cechemin : ils ont tous pris refuge et se sont appuyés sur la sangha pourmettre en œuvre <strong>le</strong> dharma afin de réaliser l’état de bouddha. Il n’y apersonne qui ait fait son chemin seul, sans indication et sans méthode.De plus, dans <strong>le</strong> futur, tous <strong>le</strong>s bodhisattvas et <strong>le</strong>s bouddhas à veniremprunteront <strong>le</strong> même chemin, parce qu’il n’y a pas d’autre possibilité.Il faut une méthode pour avancer, depuis l’état de confusion où nousnous trouvons, vers l’état de sagesse qu’est l’éveil, de même qu’il estindispensab<strong>le</strong> d’avoir des guides et des compagnons. Cette structure destrois joyaux est donc une structure universel<strong>le</strong> et immuab<strong>le</strong>. Sans el<strong>le</strong>,nous n’arrivons pas à progresser et nous nous égarons. Il est nécessairede comprendre <strong>le</strong>s qualités des trois joyaux, afin de pouvoir avancer sanspeine.


8 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueAyant compris <strong>le</strong>s qualités de l’éveil et des trois joyaux, nous prenonsrefuge, nous offrons notre énergie du corps, de la paro<strong>le</strong> et de l’espritpour que tous <strong>le</strong>s êtres puissent obtenir l’éveil et nous nous appliquons àpratiquer. Nous purifions progressivement tous <strong>le</strong>s voi<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s émotionset nous nous en débarrassons. Ce faisant, nous réalisons que <strong>le</strong>s troismodes de manifestation dont nous parlions précédemment sont en faiten nous. Il s’agit, rappelons-<strong>le</strong>, du mode sans forme ou dharmakaya etdes deux corps formels appelés sambhogakaya et nirmanakaya. Ils sontl’expression de notre propre corps, de notre propre paro<strong>le</strong> et de notrepropre esprit, mais nous <strong>le</strong>s ignorons, car ils sont voilés. Au fur et àmesure que nous pratiquons, <strong>le</strong>s voi<strong>le</strong>s du corps disparaissent. Nousfinissons par réaliser que <strong>le</strong> corps n’est qu’une manifestation illusoire,sans réalité, qui n’a fina<strong>le</strong>ment pour but que de servir et d’aider <strong>le</strong>s autres.Nous comprenons donc que notre corps est <strong>le</strong> nirmanakaya. Lorsquenous progressons dans la purification, la paro<strong>le</strong> est dégagée de tous sesvoi<strong>le</strong>s. Nous réalisons qu’el<strong>le</strong> est <strong>le</strong> sambhogakaya, la communicationdes qualités de l’esprit. Lorsque l’esprit est peu à peu débarrassé de sesvoi<strong>le</strong>s, nous nous rendons compte qu’il est vacuité et sagesse. En cesens c’est <strong>le</strong> dharmakaya, ou corps de vérité ultime. Au terme de cetteréalisation, mais aussi au cours du chemin, nous comprenons qu’il nefaut pas chercher à acquérir l’éveil comme si nous en étions dépourvus.C’est plutôt un travail de mise à nu, d’épuration. L’expression de ces troiskaya est à trouver en nous-mêmes, au travers de la voie et des pratiquesqui y sont appropriées.La conduite juste est une attitude de confiance et d’abandon. Nous nousen remettons à la bénédiction des trois joyaux, parce que nous avonscompris qu’el<strong>le</strong> a la qualité de l’éveil et qu’el<strong>le</strong> nous conduira dans cettedirection, pour peu que nous renoncions à notre vision narcissique. Sinous imaginons que nous sommes <strong>le</strong> maître d’œuvre de cette activité,que nous dirigeons <strong>le</strong>s choses, I’égocentrisme n’est pas vaincu. Si, enrevanche, nous nous ouvrons à l’influence spirituel<strong>le</strong> des trois joyaux,sans espoir et sans crainte, et que nous faisons l’effort adéquat, <strong>le</strong>s voi<strong>le</strong>s


Nous en remettre aux trois joyaux… - 9se dissipent petit à petit. Les choses deviennent très claires et limpides.L’esprit est dans un état de joie et de pacification naturel<strong>le</strong>. Il est trèsvif et précis. Il sait exactement ce qu’il a à faire, sans aucune volontéégotiste. Les voi<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s émotions disparaissent et, à <strong>le</strong>ur place, lacompréhension, la confiance et la joie s’instal<strong>le</strong>nt.


L’Hommage aux Trois Joyaux du Ratnagotravibhanga - 11L’Hommage aux Trois Joyauxdu RatnagotravibhangaNamo Buddhaya,Je rends hommage àL’éveillé de soi-même, paix éternel<strong>le</strong>,Sans commencement, milieu ni fin,Qui, éveillé, éveil<strong>le</strong> <strong>le</strong> non-éveillé,Révélant la Voie permanente de la non-peur,Hommage au Détenteur de la suprême épée-vajrade connaissance et d’Amour,Qui, tranchant <strong>le</strong> germe des souffrances,Détruit <strong>le</strong> mur du doute ceint par la jung<strong>le</strong> des opinions.Namo Dharmaya,Ni non-existant, ni existant,Ni <strong>le</strong>s deux, ni désignab<strong>le</strong> comme autre :Indéfinissab<strong>le</strong> Paix qui se connaît en el<strong>le</strong>-même.Hommage au so<strong>le</strong>il du DharmaQui, éclairant de ses rayonsd’intelligence immédiate immaculéeVainc attachement, aversion et indifférenceà tout objet de référence.Namo Sanghaya,La nature de l’esprit étant Claire Lumière,Ils y voient <strong>le</strong>s passions sans essence.Ils sont ceux qui, ayant parfaitement réaliséLa réalité paisib<strong>le</strong> du non-soi de tous <strong>le</strong>s êtres,Voient en chacun d’eux <strong>le</strong> parfait Bouddha.Hommage aux maîtres de l’esprit sans voi<strong>le</strong>,Dont la vision immédiateVoit la pureté des êtres en <strong>le</strong>ur infinitude.Ici, il n’y a rien à en<strong>le</strong>ver, rien à ajouter ;Celui qui voit la réalité tel<strong>le</strong> quel<strong>le</strong> se libère.


Uttaratantra Gyu Lama, la Continuité Absolue - 13Uttaratantra Gyu Lama, la Continuité AbsolueMaitreya-AsangaLe thème de cet ouvrage de Maitreya-Asanga est la nature de Bouddha,<strong>le</strong> Tathagathagarbha et est envisagé comme une œuvre qui regroupe <strong>le</strong>sperspectives de la vacuité et de la nature de bouddha.Gyu – rgyud – est un mot tibétain qui se dit en sanscrit Tantra. Il signifietransmission, fil, continuité. La signification de Gyu ou de Tantra estcontinuité dans une dimension, non pas théorique, mais dans cel<strong>le</strong> d’unvécu, d’une expérience.Dans <strong>le</strong> contexte du titre, Lama est associé à Lama me pa qui signifieinsurpassab<strong>le</strong>, sans rien au-delà, absolu.Donc, Gyu Lama signifie la continuité absolue ; continuité entrel’expérience habituel<strong>le</strong> et l’éveil. L’état de bouddha est dans l’expériencehabituel<strong>le</strong> et possède des qualités qui sont continues depuis aujourd’huijusqu’à l’éveil.C’est ce qu’exprime aussi l’autre titre de cet ouvrage qui s’appel<strong>le</strong>Uttaratantra Gyu Lama qui est <strong>le</strong> titre retenu par la tradition tibétainemais il s’appel<strong>le</strong> aussi <strong>le</strong> Ratnagotravibhaga : Le discernement de laprécieuse filiation ou discernement de la filiation des joyaux. Les joyauxdont on par<strong>le</strong> sont <strong>le</strong>s Trois Joyaux, <strong>le</strong> triratna : Bouddha-Dharma-Sangha. Les joyaux sont aussi <strong>le</strong>s trois continuités qui sont cel<strong>le</strong> de lanature de bouddha : <strong>le</strong> trikaya.La réalisation : <strong>le</strong>s trois joyauxDu Bouddha apparaît <strong>le</strong> Dharma ; du Dharma naît <strong>le</strong> nob<strong>le</strong> sangha. Celuiciréalise la nature de bouddha qui est l’état fondamental de l’intelligenceimmédiate. Fina<strong>le</strong>ment, quand tous <strong>le</strong>s voi<strong>le</strong>s sont purifiés, en réalisantl’intelligence immédiate, <strong>le</strong> nob<strong>le</strong> sangha atteint <strong>le</strong> suprême éveil et <strong>le</strong>squalités des différents pouvoirs, et, de là, la capacité d’accomplir <strong>le</strong> biende tous <strong>le</strong>s êtres.


14 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueLe bouddhaJe rends hommage à l’éveillé de soi-même, paix éternel<strong>le</strong>, sanscommencement, milieu ni fin, qui, éveillé, éveil<strong>le</strong> <strong>le</strong> non-éveillé, révélant laVoie permanente de la non-peur ; Hommage au Détenteur de la suprêmeépée-vajra de connaissance et d’Amour, qui, tranchant <strong>le</strong> germe dessouffrances, détruit la jung<strong>le</strong> d’opinions ceinte par <strong>le</strong> mur du doute.L’état de bouddha a deux bienfaits :Il est non-composé, spontanément manifesté et n’est pas réalisé par desconditions extérieures. Il est connaissance, compassion et pouvoir dedélivrer <strong>le</strong>s êtres.Le bienfait pour soi-mêmeIl est accompli par <strong>le</strong>s trois qualités suivantes de l’état de bouddha : I<strong>le</strong>st non-composé parce que sa nature est sans commencement ni fin.Il se manifeste spontanément parce qu’el<strong>le</strong> est la pacification parfaite,la nature du dharmakaya. Sa réalisation ne dépend pas des conditionsextérieures parce qu’il doit être réalisé en lui-même.Le bienfait pour autruiIl est accompli par <strong>le</strong>s trois qualités suivantes de l’état de bouddha :La connaissance, parce que <strong>le</strong> Bouddha a réalisé <strong>le</strong>s trois qualitésprécédentes. La compassion, parce que <strong>le</strong> Bouddha montre <strong>le</strong> chemin.Le pouvoir de délivrer <strong>le</strong>s êtres parce qu’il élimine la souffrance et <strong>le</strong>sémotions perturbatrices, par la sagesse et la compassion.Le dharmaNi non-existant, ni existant, ni <strong>le</strong>s deux, ni désignab<strong>le</strong> comme autre :indéfinissab<strong>le</strong> Paix qui se connaît en el<strong>le</strong>-même. Hommage au so<strong>le</strong>il duDharma qui, éclairant de ses rayons d’intelligence immédiate immaculéevainc attachement, aversion et indifférence à tout objet de référence.Le Dharma est ce qui a <strong>le</strong>s caractéristiques des deux vérités (cel<strong>le</strong> de lacessation et cel<strong>le</strong> du chemin) ; ce qui est et ce qui cause la libération :• Inconcevab<strong>le</strong>, non-duel et non-conceptuel


Uttaratantra Gyu Lama, la Continuité Absolue - 15• Pureté, clarté, et remèdeLa libération de l’attachement se résume dans ces deux vérités qu’il fautconnaître par ces trois qualités respectives : Le dharma est inconcevab<strong>le</strong>par l’esprit ordinaire parce qu’il ne s’analyse pas, qu’on ne peut l’exprimer,et qu’il est connu seu<strong>le</strong>ment par <strong>le</strong>s arya. Le dharma est non duel et nonconceptuelparce qu’il est la paix. Le dharma est pureté, clarté, et remède,comme <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il.Le sanghaDans l’esprit naturel de Claire lumière, ils voient <strong>le</strong>s passions sansessence. Hommage à ceux qui, ayant parfaitement réalisé la Réalitépaisib<strong>le</strong> du non-soi de tous <strong>le</strong>s êtres, <strong>le</strong>s guident tous vers <strong>le</strong> ParfaitBouddha, et qui, l’esprit sans voi<strong>le</strong>, ont <strong>le</strong> regard immédiat en ce queconnaît tout vivant.Le sangha des sages qui ne régresseront pas possède d’insurpassab<strong>le</strong>squalités, du fait de <strong>le</strong>ur intelligence immédiate de l’ainsité, cel<strong>le</strong> de lamultiplicité, et l’intelligence immédiate intérieure.Ils ont l’intelligence de l’ainsité parce qu’ils ont réalisé la nature ultime depaix dans tous <strong>le</strong>s êtres, et parce qu’ils ont réalisé que la nature de l’espritest complètement pure du fait que <strong>le</strong>s émotions perturbatrices sont sansexistence depuis l’origine.Ils ont l’intelligence de la multiplicité parcequ’ils ont vu, au moyen de l’intelligence qui réalise la nature ultime de cequi est à connaître, que <strong>le</strong> dharmata qui est omniscience existe en tous<strong>le</strong>s êtres.Une tel<strong>le</strong> réalisation est la perception de la connaissance qui se connaîtel<strong>le</strong>-même. El<strong>le</strong> est parfaitement pure puisque <strong>le</strong> dharmadhatu immaculéest dénué d’attachement et sans obstruction.Ces nob<strong>le</strong>s qui ne régresseront pas ont cette perception de la connaissancequi, comme el<strong>le</strong> est pure, est l’insurpassab<strong>le</strong> intelligence immédiate desbouddhas. Pour cette raison, ils sont un refuge pour tous <strong>le</strong>s êtres.Sous <strong>le</strong>s aspects de l’enseignant, de l’enseignement et de l’élève, <strong>le</strong>refuge est présenté comme étant trip<strong>le</strong>, ceci en dépendance avec <strong>le</strong>s


16 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialoguetrois véhicu<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s aspirations pour <strong>le</strong>s trois sortes d’actions pour <strong>le</strong>bouddha, <strong>le</strong> dharma et <strong>le</strong> sangha.Le dharma sera ultimement abandonné ; il n’est qu’un phénomèneinconsistant et n’est fondamenta<strong>le</strong>ment rien. Le sangha est soumis à lapeur. Ces deux ne sont donc pas <strong>le</strong> refuge ultime. Au sens ultime, seul <strong>le</strong>bouddha est <strong>le</strong> refuge des êtres, car il est <strong>le</strong> corps du dharma car il estl’ultime réalisation du sangha. Ils sont appelés rares et sublimes parceque <strong>le</strong>ur apparition est rare ; Ils sont immaculés ; Ils sont puissants ; Ilssont l’ornement du monde ; Ils sont ce qu’il y a de suprême ; Ils sont sanschangement.


Les trois yanas - 17Les trois yanasDilgo Khyentsé RimpochéPhotos et textes extraits de L’esprit du Tibet de Matthieu Ricard –© Edition du Seuil, 1996.Le renoncement est <strong>le</strong> fondement du Véhicu<strong>le</strong> de Base et donc aussi celuides deux autres. C’est la détermination à se libérer non seu<strong>le</strong>ment despeines de cette vie, mais aussi des souffrances apparemment sans fin dusamsara, <strong>le</strong> cerc<strong>le</strong> vicieux de l’existence conditionnée. Le renoncements’accompagne d’une profonde tristesse et d’une désillusion sincèredevant <strong>le</strong>s préoccupations du monde.La compassion est la force agissante du Grand Véhicu<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> naît de lacompréhension que <strong>le</strong> moi et <strong>le</strong>s phénomènes sont dépourvus de touteréalité solide. Appréhender <strong>le</strong>s myriades de phénomènes illusoirescomme des entités permanentes, c’est ce qui est appelé ignorance. Sonrésultat est la souffrance. Un être éveillé - qui a réalisé la nature ultimedes choses - éprouve spontanément une compassion sans bornes enversceux qui, sous <strong>le</strong> pouvoir de l’ignorance, errent en souffrant dans <strong>le</strong>samsara. Poussé par une compassion similaire, <strong>le</strong> pratiquant du GrandVéhicu<strong>le</strong> ne cherche pas à se libérer tout seul, il fait <strong>le</strong> vœu d’atteindre labouddhéité pour devenir capab<strong>le</strong> de libérer tous <strong>le</strong>s êtres des souffrancesinhérentes au samsara.La perception pure est <strong>le</strong> point de vue extraordinaire du Véhicu<strong>le</strong> deDiamant. El<strong>le</strong> consiste à reconnaître la nature de bouddha qui résidedans tous <strong>le</strong>s êtres et à percevoir la perfection et la pureté originel<strong>le</strong> detous <strong>le</strong>s phénomènes. Chaque être possède l’essence de bouddha, un peuà la façon dont chaque graine de sésame contient de l’hui<strong>le</strong>. L’ignoranceest simp<strong>le</strong>ment la méconnaissance de cet état de fait. C’est la conditiondu mendiant qui ne sait pas qu’il y a un pot p<strong>le</strong>in d’or enterré sous sahutte.


18 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueLe voyage vers l’Eveil, c’est la redécouverte de cette nature oubliée. C’estcomme revoir <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il qui n’a jamais cessé de bril<strong>le</strong>r, à mesure que <strong>le</strong>snuages qui <strong>le</strong> cachaient sont chassés par <strong>le</strong> vent.


Les trois apprentissages, une voie d’éveil - 19Les trois apprentissages, une voie d’éveilLama DenysL’enseignement du Bouddha est contenu dans ce que la tradition nomme ensanscrit <strong>le</strong> Tripitaka qui est généra<strong>le</strong>ment traduit par <strong>le</strong>s trois corbeil<strong>le</strong>s.Il y a aussi trois poisons de l’esprit, trois qualités fondamenta<strong>le</strong>s del’éveil. Il y a trois portes de la libération, trois expériences spirituel<strong>le</strong>sfondamenta<strong>le</strong>s. Le ternaire est une des données fondamenta<strong>le</strong>s duDharma, de l’enseignement du Bouddha.Dans l’enseignement du Bouddha il y a <strong>le</strong>s sutras et <strong>le</strong>s tantras. L’un commel’autre, dans l’intelligence du sanscrit, ont <strong>le</strong> sens de fil, de fil conducteur.Tantra a aussi <strong>le</strong> sens de continuité. Et c’est de ce fil conducteur, qui esten quelque sorte la trame de l’enseignement du Bouddha.Comme nous allons <strong>le</strong> voir c’est un fil à trois brins, une sorte de tresse, detriade, ou de trinité. Au début il y a Bouddha, Dharma et Sangha, <strong>le</strong>s troisjoyaux. Il y a en particulier <strong>le</strong>s trois apprentissages qui se nomment shila,samadhi et prajna. Shila, en sanscrit, a <strong>le</strong> sens de discipline ou d’éthique.Samadhi est ce que l’on exprime souvent par méditation et qui est en faitla vigilance, la présence. Et prajna, c’est l’intelligence, la compréhensionde l’intelligence qui se comprend en soi. Ce n’est pas tant une intelligenceorientée vers un savoir, du type scientifique ou technologique maisune intelligence pourrait-on dire épistémologique, ou en tout cas uneintelligence qui est l’intelligence des procédés même de l’intelligence, dela faculté de cognition qui fina<strong>le</strong>ment constitue ce que nous sommes, ceque nous expérimentons.Il y a différents types d’enseignement du tripitaka :Vinaya, Sutra etAbidharma et des tantras. Vinaya c’est la discipline ; Sutra n’est pastraduit habituel<strong>le</strong>ment mais on pourrait par<strong>le</strong>r des épisodes de la viedu Bouddha, de résumés d’épisodes ou de situations. L’Abidharma ouphénoménologie, est l’expression de comment est la réalité. Et <strong>le</strong>s tantrassont considérés comme un quatrième ensemb<strong>le</strong>, en tout cas dans <strong>le</strong>sclassifications des éco<strong>le</strong>s tantriques.


20 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueCommençons par notre situation, c’est-à-dire la dualité, une situationdans laquel<strong>le</strong> nous vivons en termes de sujet, d’objet et d’acte. Dans unephilosophie bouddhiste type vijnanavadin, Cittamatra, il y a l’oppositionde l’observateur et de l’observé dans la saisie-observation. C’est unepolarisation : <strong>le</strong> sujet et l’ objet qui se posent en s’opposant dans laconception. Cette polarisation de notre expérience se fait suivant troismodes que la tradition connaît comme <strong>le</strong>s trois poisons de l’esprit :attraction, répulsion et indifférence. Cette polarisation en laquel<strong>le</strong> nousexistons perdure par notre engagement dans des situations polariséesaussi bien en terme d’attraction, de répulsion que d’indifférence. Ily a là une correspondance avec <strong>le</strong>s trois fils conducteurs que nousavons évoqués au début. Lorsque l’on vit dans ce monde dualiste fondésur ces polarisations, sur ces tensions d’attraction, de répulsion etd’indifférence, l’on vit dans <strong>le</strong>s trois caractéristiques de l’existence ou del’expérience habituel<strong>le</strong>. On est confronté à la souffrance, on est confrontéà l’impermanence et l’on est confronté à l’ego et à sa perte. D’une façontrès schématique, c’est une sorte de prototype de la situation dans laquel<strong>le</strong>nous vivons habituel<strong>le</strong>ment.L’enseignement du Bouddha, tel qu’il évolue dans la tradition duMahayana et du Tantrayana tibétain, distingue une répartition : vision,méditation et action. La vision peut être mise en rapport avec <strong>le</strong> non-ego,la méditation avec l’impermanence et l’action avec <strong>le</strong> mal-être.D’autre part, la vision est aussi en rapport avec l’Abidharma, laphénoménologie, l’expression de la réalité ; la méditation est considéréecomme étant en rapport avec <strong>le</strong>s Sutra et l’action avec <strong>le</strong> Vinaya,l’éthique et la discipline. Autrement dit l’action est déterminée par<strong>le</strong> Vinaya, la discipline-éthique ; la méditation, la vigilance, présencejuste, est exposée, dans <strong>le</strong>s circonstances concrètes de la vie, au seindes Sutra ; et la vision est en rapport avec l’intelligence de la réalité, laphénoménologie, l’expression de comment est ce que l’on expérimente,c’est-à-dire l’Abidharma.L’intelligence de vie qui vient de l’éthique, de la discipline du Vinaya, de


Les trois apprentissages, une voie d’éveil - 21la vigilance des Sutra, et de la compréhension de l’Abidharma amène unétat de moindre polarisation, de moindre passion, de moindre tension etde moindre stress aussi ! C’est une expérience de transparence. L’idée estqu’aussi bien l’observateur que l’observé, c’est-à-dire <strong>le</strong>s deux constituantsde ce que nous sommes – notre esprit étant l’interaction de l’observateuret de l’observé dans son observation – sont plus dans une participation del’un à l’autre et l’on pourrait al<strong>le</strong>r jusqu’à dire de communion. Remarquonsd’ail<strong>le</strong>urs qu’union est la traduction étymologique du mot yoga et tout <strong>le</strong>cheminement, la voie de réalisation, est au sens à la fois étymologiqueet fondamental un yoga, une voie de réintégration, de réunification,d’union... On peut aussi dire transparence, communion, unification,réintégration. Mais <strong>le</strong> propos est, très simp<strong>le</strong>ment, d’être moins fixé dans<strong>le</strong>s passions et d’être plus présent à la vie authentique.Voyons maintenant <strong>le</strong>s instructions fondamenta<strong>le</strong>s de méditation.L’intelligence qui, comme nous l’avons vu, est en rapport avec l’Abidharma,en terme d’expérience l’est avec la non-fixation. Cela peut semb<strong>le</strong>r audépart curieux et mérite quelques explications. Vous connaissez sansdoute la différence qu’il y a entre vijnana et jnana. Vijnana est <strong>le</strong> mottraduit habituel<strong>le</strong>ment par conscience, avec tout ce que ce terme impliquede dualité, de dualisme ; et jnana, tel qu’il est utilisé dans <strong>le</strong> Mahayana,a <strong>le</strong> sens d’expérience immédiate, d’expérience au-delà de la conscienceou d’expérience sans la conscience, sans l’observateur dualiste. C’estla conscience en soi, la conscience réf<strong>le</strong>xive qui est au cœur de l’éveil.Mais <strong>le</strong> point intéressant qui mérite d’être souligné est que l’intelligenceest une question de non-fixation. Nous avons l’habitude de comprendrel’intelligence comme une fixation sur des raisonnements ou la facultéde soutenir des débats. Il y a bien sûr une intelligence de la raison qui ases raisons, mais l’intelligence dans sa dimension profonde, tel<strong>le</strong> que <strong>le</strong>Dharma la comprend, est une intelligence que l’on pourrait dire du cœur,une intelligence qui se comprend avant d’être justifiée par la raison. Entout cas, il y a dans la non-fixation une relaxation de l’esprit, un lâcherprisefondamental qui est <strong>le</strong> lieu d’une profonde intelligence ; et c’est


22 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialoguecette intelligence que la tradition nomme prajna.Le deuxième apprentissage est plus une question de lucidité, de vigilance.C’est celui de la présence, de la méditation.Et <strong>le</strong> troisième est la discipline. El<strong>le</strong> est composée, au niveau extérieur,d’un certain nombre de repères précis, mais ceux-ci procèdent d’unesensitivité non vio<strong>le</strong>nte qui est justement l’intelligence du cœur. C’estla discipline du héros d’éveil, la discipline du bodhisattva, l’éthique duhéros d’éveil. On pourrait dire que l’éthique du bodhisattva est d’abordet surtout cel<strong>le</strong> du cœur, de l’intelligence du cœur. C’est l’adéquationjuste à la situation : si vous voyez un enfant, un petit bébé sur <strong>le</strong> point debascu<strong>le</strong>r dans un puits, vous avez un geste avant de vous être demandé sivotre mouvement est éthique et s’il répond aux normes de votre moralité.On par<strong>le</strong> aussi de cette qualité de sensitivité comme d’une réceptivitédisponibilité.Retenons juste la discipline, l’éthique comme fondée sur cette sensitivité,cette réceptivité-disponibilité ; la méditation comme vigilance-présence ;et l’intelligence comme non-fixation. La pratique de la méditation,samatha-vipasyana, combine à la fois méditation et intelligence, samadhiet prajna ; tout cela dans <strong>le</strong> cadre du fondement de Shıla, de la disciplineéthique.Pour la personne qui rentre profondément dans la pratique, il y a alorsdifférentes méthodes, du Theravada, du Mahayana, du Tantrayana. Maisdans la perspective traditionnel<strong>le</strong> du Mahayana, quel<strong>le</strong> que soit la voie,l’expérience d’éveil vécue est la même. Fondamenta<strong>le</strong>ment. Le Bouddhaest appelé Celui-qui-enseigne-l’anatman, et l’expérience d’anatman se vitfondamenta<strong>le</strong>ment de la même façon par tout ceux qui s’éveil<strong>le</strong>nt, qui selibérent des fixations de l’ego-esprit ou âme.Je voudrais introduire ensuite <strong>le</strong>s trois types d’expériences spirituel<strong>le</strong>sque petit à petit <strong>le</strong> pratiquant peut découvrir : cel<strong>le</strong>s de non-pensée, cel<strong>le</strong>sde clarté, de lucidité, de luminosité et cel<strong>le</strong>s de ravissement, de béatitude,de félicité, de bien-être. Arrivé à un certain niveau, <strong>le</strong> pratiquant-yogientre dans la vie profonde et cel<strong>le</strong>-ci peut se découvrir sous la forme de


Les trois apprentissages, une voie d’éveil - 23chacune de ces trois expériences. En fait, ce sont trois aspects d’unemême expérience : cel<strong>le</strong> de non-ego. L’expérience de non-ego peut être uneexpérience de non-pensée, de non-discursivité. El<strong>le</strong> peut aussi se vivrecomme comme une expérience de luminosité. Ou ce peut être encore uneexpérience de bien-être, de félicité. Ce sont des expériences que l’on peutdire d’ouverture, de clarté, de sensitivité : une expérience de non-penséeest une expérience dégagée, ouverte ; l’expérience de clarté est plus cel<strong>le</strong>d’un feu, d’une lumière et l’expérience de félicité peut être comprisecomme cel<strong>le</strong> d’une sensitivité absolue. C’est vivre <strong>le</strong>s sens dans <strong>le</strong>urqualité essentiel<strong>le</strong>. Et c’est là que se trouve <strong>le</strong> cœur de l’éthique, <strong>le</strong> cœurde shila, de la discipline, <strong>le</strong> troisième apprentissage. Cette sensitivité estprécisément aussi karuna, la compassion, au sens fort, tel qu’il est utilisémême dans la tradition de mahamudra-dzogchen.Il y a, en rapport avec ces trois expériences, ce qui est nommé <strong>le</strong>s troisportes de la libération : vacuité, non-signe et non-intention ou, dansla tradition de mahamudra, non-fabrication, non-méditation et nondistraction.Sans entrer dans <strong>le</strong>s détails, ce qui serait long, la libérationou la réalisation – ici <strong>le</strong>s deux mots sont synonymes – est l’entrée dans lavacuité, <strong>le</strong> non-signe et la non-intention.L’entrée dans la vacuité est surtout un départ ; comme <strong>le</strong> dit <strong>le</strong> mantra dela Prajnaparamita dans : Teyatha gaté gaté paragaté parasamgaté bodhisvaha ; parti, parti, complètement parti, parfaitement parti, éveil, ainsi.Non-signe a <strong>le</strong> sens de non-conception ; c’est l’absence de nomination, del’utilisation du processus discursif et de la pensée qui étiquette, nomme<strong>le</strong>s noms et <strong>le</strong>s formes habituels. Et c’est dans ce non-signe que se trouvela pensée non pensée ou la pensée réf<strong>le</strong>xive qui est l’intelligence qui n’apas besoin de se dire à el<strong>le</strong>-même ce qu’el<strong>le</strong> sait déjà. Ce qui est comprisn’a pas besoin d’être énoncé dans <strong>le</strong> discours du mental pour opérer dansl’intelligence.Ces trois portes de la libération sont l’entrée dans l’éveil, la réalisation.Il y a dans <strong>le</strong> Mahayana une perspective fondamenta<strong>le</strong> qui est cel<strong>le</strong> dela plénitude de la vacuité. Entendons-nous : la vacuité est l’effacement


24 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialoguedu signe, de toute conception. C’est l’évacuation des déterminations etdes représentations conceptuel<strong>le</strong>s. Et cette évacuation débouche surune expérience qui est cel<strong>le</strong> de vacuité. Mais la qualité de cette vacuitéest cel<strong>le</strong> d’une plénitude, d’une expérience brute, directe, crue, d’uneexpérience sans voi<strong>le</strong>, directe et immédiate, vide et précise. C’est ainsique l’on par<strong>le</strong> d’une plénitude de la vacuité.Cette plénitude s’exprime, dans la tradition du Mahayana, commetrikaya : <strong>le</strong>s trois corps du Bouddha. Ces trois corps sont <strong>le</strong> corps absolu,dharmakaya, <strong>le</strong> corps d’expérience parfaite, sambhogakaya, et <strong>le</strong> corps demanifestation, nirmanakaya. Ces trois corps sont en fait <strong>le</strong>s trois aspectsfondamentaux de l’expérience d’éveil, ou, comme <strong>le</strong> traduit Namkaï NorbuRinopché, <strong>le</strong>s trois dimensions. Ce sont <strong>le</strong>s trois aspects concomitants del’éveil. Le dharmakaya est, dans la tradition de mahamudra-dzogchen,exprimé comme ouverture absolue, c’est-à-dire l’ouverture que l’onpourrait s’imaginer comme étant la fin de la chute dans un trou sansbord. Et c’est aussi une expérience d’espace. Le sambhogakaya est, dansla tradition yogique et pas seu<strong>le</strong>ment, la qualité parfaite de l’expériencequi est vécue dans cette ouverture. C’est une expérience qui est vécue defaçon tota<strong>le</strong> car il y a une participation immédiate. Et <strong>le</strong> nirmanakaya,corps de manifestation, est la présence physique et historique ou laprésence : <strong>le</strong> corps présent qui fait partie de cette expérience de cognitionqui est en fait l’éveil dans ces trois corps, dans ces trois dimensions.Ouverture, clarté-lucidité et sensitivité sont en fait la nature de ces troiscorps : dharmakaya est ouverture, sambhogakaya, expérience parfaitedans la clarté, la luminosité, la claire lumière, et nirmanakaya, corps demanifestation, présence corporel<strong>le</strong> au sens commun.Le cœur de l’éveil est fina<strong>le</strong>ment la réalisation de cet état de présenceouvert, clair et sensitif. Et cet état est la vie fondamenta<strong>le</strong>, l’étatfondamental de la vie que nous expérimentons lorsque nous sommesentre deux pensées ou entre deux instants de conscience habituel<strong>le</strong>, entredeux instants de vijnana. Entre des moments de polarisation de notreexpérience, de notre mental, il y a des moments d’absence de polarisation,


Les trois apprentissages, une voie d’éveil - 25des moments de présence qui sont des instants d’éveil à notre insu. Nousvivons l’éveil à notre insu. L’éveil est la qualité fondamenta<strong>le</strong> de la viequi existe en nous. Nous pouvons même dire que nous sommes, en tantqu’atman, ce qui nous cache à nous-mêmes cette présence qui est déjà ici,au cœur de notre cœur.


L’éveil et <strong>le</strong>s Trois Corps du Bouddha - 27L’éveil et <strong>le</strong>s Trois Corps du BouddhaKyabdjé Kalou RinpochéExtrait de La Voie du Bouddha de Kalou Rinpoché© Ed. Du Seuil.La bouddhéité n’est pas existantepuisqu’el<strong>le</strong> a pour caractéristiquel’inexistence de l’individu et des choses ;el<strong>le</strong> n’est pas non plus inexistantepuisqu’el<strong>le</strong> existe en tant qu’ainsité.Asanga, MahayanasutralankaraAu début de <strong>le</strong>ur cheminement spirituel, <strong>le</strong>s futurs bouddhascommencent par engendrer bodhicitta, l’esprit d’éveil. Puis, durant troiscyc<strong>le</strong>s cosmiques incommensurab<strong>le</strong>s, ils pratiquent <strong>le</strong> développementdévoi<strong>le</strong>ment,cultivant <strong>le</strong>s deux développements, purifiant <strong>le</strong>s voi<strong>le</strong>s quiobscurcissent l’esprit et accomplissant par <strong>le</strong>s différentes perfectionsune infinité d’actes de bodhisattva. En conduisant ces actes jusqu’à<strong>le</strong>ur stade de perfection transcendante, ils traversent <strong>le</strong>s cinq voies dela réalisation et <strong>le</strong>s dix degrés de bodhisattva. Ainsi deviennent-ils desbouddhas parfaitement accomplis.Les trois aspects de l’éveil des bouddhas• Ils sont par nature tota<strong>le</strong>ment exempts des différents voi<strong>le</strong>s quiobscurcissent l’esprit : libres des voi<strong>le</strong>s de l’ignorance. de la propensionfondamenta<strong>le</strong>, des passions et du karma. Cela est nommé la « grandecessation ».• Leur connaissance primordia<strong>le</strong> voit directement, clairement et sansconfusion tout objet de connaissance. Cela est nommé la « granderéalisation ».• Enfin, par une compassion au-delà de tout concept, ils œuvrentspontanément, toujours et partout, pour <strong>le</strong> bien de tous <strong>le</strong>s êtres. Cela estnommé <strong>le</strong>ur « grand esprit courageux ».


28 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueLes qualités de l’esprit, de la paro<strong>le</strong> et du corps des bouddhasL’esprit des bouddhas est doté de qualités incomparab<strong>le</strong>s : il n’y a aucunobjet de connaissance du samsara, du nirvana ou du chemin qui mène dupremier au second, qu’ils ne connaissent immédiatement ou ne voientdirectement dans <strong>le</strong>ur connaissance primordia<strong>le</strong>. Ils perçoivent toutcomme posé dans la paume de <strong>le</strong>ur main et connaissent véritab<strong>le</strong>ment,distinctement et sans confusion tous <strong>le</strong>s karma passés, présents etfuturs, <strong>le</strong>urs causes et <strong>le</strong>urs conséquences. Cette connaissance directeet immédiate est lucide et dénuée de tout voi<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> est nommée I’«omniscience de <strong>le</strong>ur connaissance primordia<strong>le</strong> ».Les bouddhass ont un amour immense, sans discrimination, qui posecontinuel<strong>le</strong>ment son regard sur tous <strong>le</strong>s êtres et <strong>le</strong>s prend en charge aveccompassion, quels qu’ils soient et où qu’ils soient, sans aucune partialiténi aucun attachement. Cela est nommé <strong>le</strong>ur « amour compatissant ».L’activité éveillée des bouddhas se déploie, sans fin et sans interruption,utilisant pour aider <strong>le</strong>s êtres <strong>le</strong>s moyens appropriés à chacun et œuvrantpour <strong>le</strong>ur bien, qu’ils aient une attitude positive ou négative à <strong>le</strong>urégard. Ainsi, au travers d’aspects variés, cette activité ouvre, de manièretemporel<strong>le</strong>, la porte des trois classes d’êtres supérieurs, et, fina<strong>le</strong>ment,cel<strong>le</strong> de la délivrance El<strong>le</strong> se manifeste perpétuel<strong>le</strong>ment tant que <strong>le</strong>samsara n’est pas vidé de tous <strong>le</strong>s êtres et el<strong>le</strong> est nommée <strong>le</strong>ur « activitééveillée qui œuvre ».Par <strong>le</strong> pouvoir de l’influence spirituel<strong>le</strong> de cette activité éveillée, laconfiance, la dévotion, l’amour bienveillant et la compassion s’accroissentdans l’esprit des êtres, qui reconnaissent fina<strong>le</strong>ment la vacuité de toutphénomène, objet ou sujet. Ils réalisent alors <strong>le</strong> caractère illusoire detoute chose et la saisie d’une existence intrinsèque cesse. S’appliquant àlaisser l’esprit tranquil<strong>le</strong> en samatha et à reconnaître sa vraie nature dansvipasyana, ils traversent, au moyen des six et des dix perfections, <strong>le</strong>s dixdegrés de bodhisattva et <strong>le</strong>s cinq voies de la réalisation, atteignant ainsil’état de bouddha. Ce pouvoir des bouddhas, au travers de <strong>le</strong>ur activité


L’éveil et <strong>le</strong>s Trois Corps du Bouddha - 29éveillée, de donner refuge aux êtres confrontés à la souffrance du cyc<strong>le</strong>des existences et de <strong>le</strong>s établir en l’état de bouddha, est appelé <strong>le</strong>ur «pouvoir de refuge ».Outre ces qualités, <strong>le</strong> corps des bouddhas possède <strong>le</strong>s trente-deux marquesmajeures et <strong>le</strong>s quatre-vingts signes mineurs d’accomplissement.Leur paro<strong>le</strong> possède soixante qualités caractéristiques ; <strong>le</strong>ur espritcomprend <strong>le</strong>s « dix forces », <strong>le</strong>s « quatre absences de peur », « <strong>le</strong>s dix-huitqualités spécifiques » ; globa<strong>le</strong>ment, ils ont dix millions de qualités, quiproviennent de la liberté de <strong>le</strong>ur esprit vis-à-vis de tout voi<strong>le</strong> et de toutesaisie conceptuel<strong>le</strong>, ainsi que du mûrissement de <strong>le</strong>ur karma positif.Les Trois corps des bouddhasÀ l’obtention de l’état de bouddha, l’éveil se produit sur trois plansauxquels on se réfère comme étant <strong>le</strong>s « trois corps » du bouddha. Cesont : <strong>le</strong> corps absolu ou dharmakaya, <strong>le</strong> corps d’expérience parfaite ousambhogakaya, et <strong>le</strong> corps d’émanation ou nirmanakaya.Il y a correspondance entre ces trois plans éveillés et <strong>le</strong>s trois plans del’existence ordinaire : l’esprit, la paro<strong>le</strong> et <strong>le</strong> corps. L’esprit éveillé est <strong>le</strong>dharmakaya, la paro<strong>le</strong> purifiée est <strong>le</strong> sambhogakaya et <strong>le</strong> corps pur <strong>le</strong>nirmanakaya.D’un autre point de vue, <strong>le</strong>s trois aspects de la nature pure de l’espritdont nous avons parlé précédemment, vacuité, lucidité et intelligenceillimitée, correspondent aussi à ces trois corps du bouddha : l’aspectvide de l’esprit au dharmakaya, l’aspect de lucidité au sambhogakaya etl’aspect d’intelligence illimitée au nirmanakaya.D’autre part, il y a aussi correspondance entre <strong>le</strong>s cinq principa<strong>le</strong>spassions qui gouvernent l’esprit habituel – l’agressivité, l’orgueil,<strong>le</strong> désir, la jalousie et la stupidité – et, au niveau d’un bouddha, cinqexpressions de la sagesse éveillée, « cinq connaissances primordia<strong>le</strong>s »qui sont l’aspect complètement transmuté de ces cinq passions. El<strong>le</strong>s sontrespectivement nommées : « semblab<strong>le</strong> au miroir », de l’« équanimité », du


30 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogue« discernement », « tout accomplissante », et du « domaine de la vacuité».Le doub<strong>le</strong> développement, de bienfaits et d’intelligence immédiate,engendré par un bodhisattva pratiquant <strong>le</strong>s six perfections, résulte en<strong>le</strong>s Trois corps d’un bouddha. Le dharmakaya est sans forme et plusspécifiquement issu du développement d’intelligence immédiate. Lesambhogakaya et <strong>le</strong> nirmanakaya sont deux corps avec forme, provenantplus particulièrement du développement de bienfaits. Ces deux derniersémanent conjointement de l’exercice des potentialités du dharmakaya etdes souhaits formulés antérieurement par <strong>le</strong>s bouddhas.Le dharmakaya est obtenu par un bouddha « pour son bien propre »alors que <strong>le</strong>s deux corps formels, <strong>le</strong> sambhogakaya et <strong>le</strong> nirmanakaya, semanifestent pour <strong>le</strong> bien des êtres.Le dharmakaya se révè<strong>le</strong> quand <strong>le</strong> voi<strong>le</strong> « qui recouvre ce qui est à connaître» s’est dissout ; <strong>le</strong> sambhogakaya, quand <strong>le</strong> voi<strong>le</strong> des passions n’est plus,et <strong>le</strong> nirmanakaya quand <strong>le</strong> voi<strong>le</strong> du karma a été purifié.Le dharmakaya est l’aspect indéterminé de la nature de bouddha. Ildemeure en l’omniprésent palais du domaine infini, <strong>le</strong> dharmadhâtu,embrassant et pénétrant tout, samsara comme nirvana, et transcendanttoutes <strong>le</strong>s catégories produites par l’esprit. Il est sans origine et sans fin,sans apparition, destruction ni localisation.Dans ce domaine infini, au-delà des trois sphères du samsara, <strong>le</strong>sambhogakaya se manifeste avec une forme aux bodhisattva des dixdegrés. Résultant de la conjonction de deux facteurs qui sont l’apparenceet <strong>le</strong>s qualités inhérentes au dharmakaya, et <strong>le</strong> karma positif desbodhisattva qui <strong>le</strong> perçoivent, il est appelé <strong>le</strong> « sambhogakaya résultant dela conjonction de deux facteurs qui <strong>le</strong> constituent chacun par moitié ».Le nirmanakaya est <strong>le</strong> corps par <strong>le</strong>quel un bouddha se manifeste dans<strong>le</strong> monde habituel. Il peut être perçu par <strong>le</strong>s êtres ordinaires soustrois aspects : en premier lieu, celui des émanations qui, en ce monde,éduquent <strong>le</strong>s êtres dans l’exercice d’une activité traditionnel<strong>le</strong> ; ce sont


L’éveil et <strong>le</strong>s Trois Corps du Bouddha - 31<strong>le</strong>s émanations se manifestant dans <strong>le</strong>s arts et métiers. Il y a éga<strong>le</strong>ment<strong>le</strong>s émanations de naissance, qui éduquent <strong>le</strong>s êtres en empruntantdes formes variées : humaines pour <strong>le</strong>s hommes, anima<strong>le</strong>s pour <strong>le</strong>sanimaux, etc. Enfin, <strong>le</strong>s suprêmes émanations œuvrent, tel <strong>le</strong> BouddhaSakyamuni, pour <strong>le</strong> bien des êtres à travers douze actes : quitter <strong>le</strong> ciel deTushita, entrer dans une matrice, naître, étudier <strong>le</strong>s sciences et <strong>le</strong>s artstraditionnels, prendre femme, renoncer au monde, pratiquer l’ascétisme,s’asseoir sous l’arbre de la bodhi, maîtriser <strong>le</strong>s armées de Mara, atteindrel’illumination, tourner la roue du dharma et partir en parinirvana.


Les trois expériences - 33Les trois expériencesMichael HookhamExtrait de Openness Clarity Sensitivity de Michael Hookham –Traduction de Npa Mingyour – © Longchen FondationIl y a trois principa<strong>le</strong>s expériences – nyams – qui apparaissentspontanément dans la pratique de la méditation à un certain moment.Cependant ce serait une erreur de croire que la méditation essaie decréer ces nyams. Les trois nyams sont appelées : « libre de pensées », quiapparaît de la qualité d’ouverture ; « clarté », qui apparaît de la qualité declarté, et « félicité » qui apparaît de la qualité de sensiblité. En d’autrestermes, <strong>le</strong>s trois nyams correspondent aux trois qualités de l’esprit.Quand ces nyams apparaissent, nous commençons à expérimenter <strong>le</strong>squalités d’ouverture, de clarté et de sensibilité de façon très intense etobjective – objective dans <strong>le</strong> sens où el<strong>le</strong>s apparaissent d’el<strong>le</strong>s-mêmeset ne semb<strong>le</strong>nt pas être un produit de notre propre esprit ou de notreeffort.La véritab<strong>le</strong> expérience méditative d’ouverture ou de non-pensée (mitok pa’i nyam) est l’expérience d’être libre du point de référence de vospensées ordinaires. Vous êtes simp<strong>le</strong>ment là, dans un sens très profond.Dans l’expérience de clarté (sal nyam), l’esprit devient très vif et aigu.C’est la clarté et la présence ensemb<strong>le</strong>. Cela peut même être associé à uneexpérience de lumière : vous avez l’impression qu’une clarté se diffusepartout, révélant ce qui était auparavant obscurci.L’expérience de félicité (dé nyam) est reliée à la sensibilité, la sympathie ou<strong>le</strong> bien-être. La qualité de sensibilité est toujours associée à un sentimentde bien-être. Ainsi, dans cette expérience, tout va très bien : votre corpsentier et votre esprit se sentent merveil<strong>le</strong>usement bien.Trois nyams en même tempsIl est possib<strong>le</strong> que ces trois expériences arrivent ensemb<strong>le</strong>. C’est alors uneexpérience très spécia<strong>le</strong>. Vous vous sentez bien, vous sentez la luminosité


34 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueet l’espace, et ils sont expérimentés ensemb<strong>le</strong>. La luminosité se répanddans l’espace et vous sentez ce bien-être partout.Il n’y a aucun problème avec aucune de ces nyams. El<strong>le</strong>s apparaissentsimp<strong>le</strong>ment en tant qu’élément du chemin, pas forcément, d’ail<strong>le</strong>urs,pendant la période de méditation.Le problème à éviterLe problème apparaît lorsque vous commencez à penser : « Ah, j’ysuis fina<strong>le</strong>ment arrivé. C’est de ça dont il s’agit ». Ici, il est possib<strong>le</strong> dedévier du chemin. Il est très faci<strong>le</strong> pour un occidental qui n’a jamais faitaucune pratique auparavant d’être bou<strong>le</strong>versé en expérimentant l’uneou plusieurs de ces nyams, et de penser : «Waooh, ça doit être la choseessentiel<strong>le</strong> ! » Si vous alliez alors voir un maître de méditation, il feraitprobab<strong>le</strong>ment quelque chose comme hausser <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s et dire : « Ah oui,cela arrive toujours quand <strong>le</strong>s gens méditent. Ne vous inquiétez pas. Cen’est pas vraiment <strong>le</strong> propos de la méditation. »La raison pour laquel<strong>le</strong> l’enseignant dirait une tel<strong>le</strong> chose est que vouspourriez faci<strong>le</strong>ment commencer à penser que ces expériences sontfondamenta<strong>le</strong>s et en faire toute une histoire. Vous pourriez commencerà créer une sorte de monde fantasmatique à partir de ces expériences.Cela peut être un monde merveil<strong>le</strong>ux mais ce n’est pas <strong>le</strong> propos dubouddhisme.Le propos du bouddhisme est d’apprécier toute expérience de façonéga<strong>le</strong> : ne pas être excité par <strong>le</strong>s bonnes expériences, déprimé par <strong>le</strong>smauvaises ou désappointé par <strong>le</strong>s expériences neutres, mais ressentirune équanimité vis-à-vis de toute expérience. Les juger bonnes, mauvaisesou neutres est hors de propos ; <strong>le</strong> point important est de reposer dans lanature de l’expérience el<strong>le</strong>-même.Dans <strong>le</strong> bouddhisme on voit que, quel que soit <strong>le</strong> monde dans <strong>le</strong>quel nousnous trouvons, il est créé par nos concepts. D’abord nous <strong>le</strong>s voyons pource qu’ils sont puis, dans un sens très profond, nous voyons ce qui se passeau-delà d’eux. Quand vous commencez à voir clairement la nature de la


Les trois expériences - 35réalité, quelque chose arrive qui est au-delà de l’expérience soi-disant «objective ».C’est une « vision » ou une compréhension qui est au-delà des concepts.Les expériences soi-disant « objectives » d’ouverture, de clarté et desensibilité sont comprises comme des expressions mêmes de votre proprenature inhérente. C’est très différent que de <strong>le</strong>s expérimenter simp<strong>le</strong>mentcomme des états « objectifs » qui vous arrivent.La différence importante entre nyams et réalisationDans <strong>le</strong> cas d’une véritab<strong>le</strong> réalisation, on reconnaît que ces qualitéssont ce que l’on est véritab<strong>le</strong>ment, au-delà de toute compréhensionintel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>. C’est assez différent d’une nyam dans laquel<strong>le</strong>, en quelquesorte, on conceptualise l’expérience et on la tourne en expérience «objective » plutôt merveil<strong>le</strong>use et émotionnel<strong>le</strong>ment gratifiante.Il est très important de réaliser que <strong>le</strong>s qualités ne sont pas en el<strong>le</strong>s-mêmesdes pensées ou des concepts, mais que <strong>le</strong>s nyams sont presque des penséesdans <strong>le</strong> sens où est impliquée une certaine production conceptuel<strong>le</strong>. Lanyam el<strong>le</strong>-même dérive de la qualité de base correspondante, mais cettequalité de base, en el<strong>le</strong>-même, n’a rien à voir avec <strong>le</strong>s pensées.


ColloqueTrinité-<strong>Trikaya</strong>


Introduction - 39Colloque Trinité-<strong>Trikaya</strong>à Karma Ling, du 15 au 17 novembre 1996.L’atmosphère de ce Colloque, empreinte d’amitié, de respect mutuel et desérieux dans la recherche de la vérité, réunissait <strong>le</strong>s conditions optima<strong>le</strong>spour engager <strong>le</strong> dialogue et permettait à chacun d’exposer paisib<strong>le</strong>mentses convictions. Il était clair que <strong>le</strong>s intervenants, comme <strong>le</strong> public,s’étaient bien préparés à cette rencontre. La pertinence des questionsposées indiquait l’abondante littérature sur la spiritualité chrétienne etbouddhique connue en Europe comme aux Etats Unis.Ce texte est la présentation par <strong>le</strong> Père Bernard de Give1, moine trappiste,du colloque Trinité-<strong>Trikaya</strong> qui eut lieu en novembre 1996 à l’InstitutKarma Ling. Cette rencontre, forte de beauté et de profondeur, s’estinscrite dans la lignée d’un travail d’échanges ininterrompus depuis desannées.La richesse, de même que la qualité des interventions, ont contribué àla réussite d’un dialogue qui, par-delà <strong>le</strong>s inéluctab<strong>le</strong>s divergences, s’estavéré être une rencontre du cœur à la grande satisfaction des nombreusespersonnes attirées par l’intérêt du dialogue interreligieux.« Le thème choisi pourrait semb<strong>le</strong>r étrange ; il est en tout cas nouveau etinattendu. Le chrétien occidental n’a sans doute jamais entendu ce termede <strong>Trikaya</strong> et l’on peut augurer que bien des bouddhistes auraient de lapeine à dire ce que signifie la Trinité dans <strong>le</strong> christianisme. Et pourtantchacun verra vite, en toute hypothèse, qu’on ne traite pas ici d’une matièremargina<strong>le</strong> ou d’un aspect secondaire, mais qu’on se trouve engagé, de partet d’autre, au cœur même, au foyer central de l’une et l’autre religion.Le mahayana a développé la perspective de l’éveil dans <strong>le</strong>s trois Corps duBouddha qui jouent un rô<strong>le</strong> très important dans <strong>le</strong> tantrayana. Ils sonttrois facettes, indissociab<strong>le</strong>s et concomitantes, de la réalisation de lavacuité, sunyata, dans sa perspective de plénitude. Ce sont :• Le dharmakaya, « Corps absolu », ou « Corps de vacuité » : c’est <strong>le</strong> Corps-Esprit d’un Bouddha qui, libéré de toute détermination conceptuel<strong>le</strong>,


40 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueque ce soit de temps, d’espace, ou autres, est sans centre ni périphérie,sans passé, présent ni futur : omniprésent et éternel, ce qui signifie pour<strong>le</strong> Dharma : atemporel. Il est essentiel de remarquer que la vacuité desdéterminations conceptuel<strong>le</strong>s a pour corollaire la plénitude des qualitéséveillées, cette simultanéité étant exprimée dans la notion de vacuitéplénitude.L’absolu du dharmakaya n’est pas « l’Etre Absolu », car il estau– delà de la distinction de l’être et du non-être.• Le nirmanakaya, « Corps d’émanation », inséparab<strong>le</strong> du dharmakaya etde son expérience éveillée, <strong>le</strong> sambhogakaya, est la présence d’amour etde compassion d’un Bouddha, tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> se manifeste perpétuel<strong>le</strong>mentdans <strong>le</strong> monde, sous une apparence perçue par <strong>le</strong>s êtres comme étantlocalisée et temporel<strong>le</strong>.• Le sambhogakaya, « Corps d’expérience parfaite », est la rencontrecontinuel<strong>le</strong> de l’omniprésence éternel<strong>le</strong> du dharmakaya et de la présencehistorique du nirmanakaya. C’est la perfection de l’expérience et del’expression non dualiste d’un Bouddha.On pourrait faire une comparaison entre <strong>le</strong>s trois états du Christ et <strong>le</strong>strois états de l’éveil suivant ce schéma :• Jésus de Nazareth correspondrait à Gautama Sakyamuni,nirmanakaya,• <strong>le</strong> Christ pascal au sambhogakaya,• <strong>le</strong> Christ éternel et cosmique au dharmakaya.Pour revenir brièvement à chacun de ces états, rappelons ce qui vientd’être dit :• <strong>le</strong> nirmanakaya, <strong>le</strong> corps d’émanation, est la présence d’amour et decompassion d’un Bouddha tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> se manifeste perpétuel<strong>le</strong>ment dans<strong>le</strong> monde sous une apparence perçue par <strong>le</strong>s êtres comme étant localiséeet temporel<strong>le</strong>. Ne peut-on pas dire la même chose du Verbe fait chair ? Ila habité parmi nous (Jean, 1, 14), bien situé dans l’espace et <strong>le</strong> temps. Ila passé en faisant <strong>le</strong> bien et en guérissant tous ceux que <strong>le</strong> diab<strong>le</strong> tenaitasservis (Actes, 10, 38).


Introduction - 41• <strong>le</strong> sambhogakaya, Corps d’expérience parfaite, est la rencontrecontinuel<strong>le</strong> de l’omniprésence éternel<strong>le</strong> du dharmakaya et de la présencehistorique du nirmanakaya. On l’appel<strong>le</strong> parfois corps de jouissance (oude gloire). On remarquera qu’il n’est pas perceptib<strong>le</strong> par tous ; de même <strong>le</strong>Christ ressuscité, du jour de Pâques, ne fut pas reconnu aisément.• Quant au Christ glorifié, à la droite du Père, qu’exaltent <strong>le</strong>s Pères grecs etchez nous Teilhard de Chardin, n’a-t-il pas ces propriétés du dharmakaya :omniprésent et éternel, libéré de toute détermination conceptuel<strong>le</strong>, ayantla plénitude des qualités éveillées, qu’on peut exprimer comme vacuité–plénitude ?Il me semb<strong>le</strong> qu’on pourrait, en songeant aux trois états du Christ, relirece paragraphe de conclusion de Lama Denys sur <strong>le</strong> <strong>Trikaya</strong> (3) :« Ces trois Corps-Esprits réunissent dans <strong>le</strong>ur présentation :• la nature divine d’un Bouddha dont <strong>le</strong> Corps-Esprit est omniprésent etéternel,• la nature humaine de son Corps–Esprit, présent et agissant dans <strong>le</strong>monde,• la nature d’expérience – expression parfaite de son Corps – Esprit deconnaissance et d’amour éveillés ».Tout ceci étant suggéré à l’examen. Le colloque est là pour en juger <strong>le</strong>bien – fondé. De même pour <strong>le</strong> rapprochement suivant, thème principaldu Colloque :Sans écarter <strong>le</strong> parallè<strong>le</strong> entre <strong>le</strong> schème christologique et <strong>le</strong> <strong>Trikaya</strong>, lacomparaison qui semb<strong>le</strong> la plus pertinente est cel<strong>le</strong> du <strong>Trikaya</strong> avec laTrinité.Nous suivons <strong>le</strong> schème latin de Saint Augustin, car la convergence avecla doctrine du Vajrayana paraît s’y montrer davantage. Pour lui, l’Espritest l’amour jaillissant du Père et du Fils, procédant de <strong>le</strong>ur union. Sil’on fait une comparaison, <strong>le</strong> Père correspond au dharmakaya, <strong>le</strong> Fils aunirmanakaya, et l’Esprit, qui procède des deux, au sambhogakaya.


42 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueRappelons, en effet, ce qui vient d’être dit : « <strong>le</strong> Sambhogakaya, Corpsd’expérience parfaite, est la rencontre continuel<strong>le</strong> de l’omniprésenceéternel<strong>le</strong> du dharmakaya et de la présence historique du nirmanakaya ».Dans <strong>le</strong> christianisme, l’essence divine n’est pas à confondre avec <strong>le</strong>s troisPersonnes de la Trinité. Et de <strong>le</strong>ur côté <strong>le</strong>s bouddhistes par<strong>le</strong>nt aussi desvabhavikakaya, <strong>le</strong> Corps essentiel, ce qui nous semb<strong>le</strong> correspondre àl’essence divine du christianisme latin.Je termine ici mon introduction au colloque, mon rô<strong>le</strong> se limitant à ouvrirdes perspectives. Approfondir ces questions sous différents éclairagessera <strong>le</strong> travail des orateurs et des intervenants. Aux uns et aux autres, jesouhaite des échanges féconds. »Père de Gives


<strong>Trikaya</strong> bouddhique et Trinité Chrétienne - 43<strong>Trikaya</strong> bouddhique et Trinité ChrétienneDr. Shenpen Hookham :Le <strong>Trikaya</strong> dans la perspective Madhyamaka ShentongDr. Hookham pratique depuis longtemps <strong>le</strong> bouddhisme tibétain detradition Kagyu-Nyingma, et a publié sur l’approche shentong de la doctrinedu vide un livre intitulé The Buddha Within. En tibétain shentong signifielittéra<strong>le</strong>ment « autre-vide », c’est à dire que tous <strong>le</strong>s phénomènes sontperçus comme ayant fina<strong>le</strong>ment toutes <strong>le</strong>s qualités de « vide » exposéespar <strong>le</strong> grand Nagarjuna – impermanence, conditionnement, ignorance,etc. et sont « vides » de toute autre conceptualisation. Mais la Nature deBouddha en el<strong>le</strong>-même, <strong>le</strong> « vrai soi », <strong>le</strong> Thatagatagarbha – embryon de l’Unqui a réalisé l’ainsité – est éternel et ne se trouve pas dans une conditiond’impermanence ; il est donc «vide » de tout chose autre que la Nature deBouddha ! La vue opposée « rantong » – vide de soi – soutient que même laNature de Bouddha est fina<strong>le</strong>ment vide en el<strong>le</strong>-même. En ce qui concerne<strong>le</strong> <strong>Trikaya</strong> il faut comprendre la façon dont <strong>le</strong>s bouddhistes traitent <strong>le</strong>problème philosophique du contact entre l’inconditionné, la réalitétranscendante du dharmakaya, et <strong>le</strong> monde conditionné des phénomènestransitoires. Si quelque chose est radica<strong>le</strong>ment « inconditionné », cela nesignifie pas qu’il ne puisse pas agir ! Ainsi la Nature de Bouddha doit, pouratteindre <strong>le</strong>s autres par compassion, être un Absolu avec <strong>le</strong>s fonctionscaractéristiques de sagesse et de compassion inhérentes à cet Absolu.D’un point de vue non-dualiste c’est aussi quelque chose que tout êtresensib<strong>le</strong> possède déjà, bien que recouvert par la souillure des passionset de l’ignorance. Les Bouddhas agissent par <strong>le</strong>s trois corps qui de <strong>le</strong>urpoint de vue sont complètement inconditionnés, mais nous percevons<strong>le</strong>ur action sous la « forme » des trois corps. En fait nous, êtres ordinaires,nous percevons seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> corps d’apparence : nirmanakaya ; <strong>le</strong>sbodhisattvas perçoivent l’autre forme du corps, <strong>le</strong> samboghakaya –corps de joie parfaite ; seuls <strong>le</strong>s bouddhas peuvent percevoir de façonhabituel<strong>le</strong> <strong>le</strong> dharmakaya. La capacité de percevoir <strong>le</strong>s trois corps et dediscerner <strong>le</strong>s actions de ces trois dimensions de la Nature de Bouddha


44 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialoguedépend de la forme et de la qualité des mérites et de la sagesse acquis par<strong>le</strong> fidè<strong>le</strong>. En fait <strong>le</strong>s êtres créent des concepts pour comprendre ce qu’ilsperçoivent ou expérimentent. Les Formes des corps nous apparaissentdans une manière conceptuel<strong>le</strong> et conditionnée, mais ils sont en réaliténon-conceptuels : <strong>le</strong> <strong>Trikaya</strong> est ainsi un concept de « notre » côté, maisce concept correspond à une réalité non-conceptuel<strong>le</strong> qui est un Absolucapab<strong>le</strong> d’entrer dans <strong>le</strong> jeu des phénomènes. Nous comprenons par notrepropre tendance à comprendre afin de nous libérer pour qu’à la fin il n’yait plus ni comprenant ni compris ni objet à comprendre.Odette Baumer-DespeigneTrinité et non-dualité dans <strong>le</strong> cheminement d’Henri Le SauxC’est la vie du Bénédictin français Henri Le Saux parti en Inde pourcréer, avec Ju<strong>le</strong>s Monchanin, un ashram chrétien à Shantivanam quenous a contée Odette Baumer-Despeigne. L’aventure spirituel<strong>le</strong> débutapar la rencontre avec Ramana Maharshi : « Qui suis-je ? : un être possédépar la vérité »; nous ne la possédons pas (à la manière d’un objet). Ainsil’expérience chrétienne de Dieu, Père, Fils et St-Esprit, doit engager etembrasser tous <strong>le</strong>s aspects de la recherche spirituel<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> devrait semode<strong>le</strong>r sur la relation du Christ avec <strong>le</strong> Père et avec <strong>le</strong> monde, être ainsice que je vis en relation avec <strong>le</strong> Père, <strong>le</strong> Fils, l’Esprit et <strong>le</strong> monde. Le Pèreest mon origine ; <strong>le</strong> Fils est ma relation avec l’Origine. Abhishiktananda(nom pris par <strong>le</strong> P. Le Saux en devenant sannyasin) découvrit la réalitéde l’Advaita comme un expérience mystique qu’il s’efforça toute sa vied’intégrer dans son expérience chrétienne de la Sainte Trinité. Dans <strong>le</strong>concept hindou de Sat-Cit-Ananda (Etre, Connnaissance, Bonheur). LePère est la source de l’Etre, <strong>le</strong> Logos est la Connnaissance, et l’Esprit<strong>le</strong> Bonheur. Il a trouvé une base pour décrire la convergence des deuxtraditions. Avec cette intuition il a scruté <strong>le</strong> chapitre dix-sept de St-Jeanet d’autres textes de l’Ecriture qui suggèrent une unité non seu<strong>le</strong>mententre <strong>le</strong> Père et <strong>le</strong> Fils, mais aussi entre Dieu et <strong>le</strong> croyant. Dieu est ainsiperçu comme une personne : « Il n’est pas une force aveug<strong>le</strong> » et cependantcomme impersonnel : « Il est au-delà de nos concepts et de nos images ».


<strong>Trikaya</strong> bouddhique et Trinité Chrétienne - 45R.P. Bernard de GiveLa génération du Verbe dans l’âme selon Tau<strong>le</strong>rTau<strong>le</strong>r continue la tradition mystique des Dominicains rhénans, héritéede son père spirituel Eckhart, toujours fasciné par la « Génération duVerbe dans l’âme des personnes humaines ». Il adopte une anthropologietripartite plus dynamique que la psychologie tripartite traditionnel<strong>le</strong>d’Augustin – Père : intelligence, Fils : mémoire, St-Esprit : volonté. Tau<strong>le</strong>rpar<strong>le</strong> d’un mouvement de conversion partant de la reconnaissance denotre néant pour atteindre la pauvreté d’esprit qui ouvre à l’action divineet à la charité active. Son anthropologie distingue : l’homme extérieur,l’animal et ses sens ; l’homme rationnel, avec <strong>le</strong>s facultés menta<strong>le</strong>s ;l’homme intérieur, dimension prête à découvrir <strong>le</strong> « fond de l’âme », lieudu contact mystique entre Dieu et la créature. Cette structure trinitairede l’homme intérieur est une réf<strong>le</strong>xion de la Trinité créatrice. Comment<strong>le</strong> verbe est-il engendré dans l’âme? C’est <strong>le</strong> fameux sermon du dimancheaprès Noël « Dum medium si<strong>le</strong>ntium... » : Le Père énonce <strong>le</strong> Verbe ensi<strong>le</strong>nce. Lui-même accomplit ce mirac<strong>le</strong> de gestation dans l’âme sans bruitet sans images, éternel<strong>le</strong>ment, parce que c’est comme cela qu’il se connaîtlui-même. La créature en qui cela se produit s’en aperçoit à peine ; notrecrise de conscience vient du fait que notre existence même semb<strong>le</strong> êtreun obstac<strong>le</strong> à cette génération intérieure ; nous avons besoin du St-Espritpour nous vider de la volonté propre, de l’attachement, de la vanité et nousremplir de la Volonté Divine qui ne peut être vécue que dans la pauvretéintérieure. Alors seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> Fond de l’âme peut devenir un avec <strong>le</strong>Verbe, enflammé de la charité qui rayonne en amour et service du monde.Le P. Bernard a comparé ce modè<strong>le</strong> avec <strong>le</strong> vajrayana et ses dimensions deanatman (non-soi), sunyata (vide) et karuna (compassion).Professeur André ParibokLa doctrine trinitaire dans l’hesychia et <strong>le</strong> dzogchenLe Professeur Paribok pratique à la fois l’hésychasme dans la traditionorthodoxe russe et la Grande Perfection dans <strong>le</strong> lignage de Namkhaï


46 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueNorbu Rimpoché. Il a donné une présentation très riche des triadesdans <strong>le</strong>s deux traditions, sa thèse étant que « <strong>le</strong>s différences apparentesentre <strong>le</strong>s philosophies chrétiennes et bouddhistes semb<strong>le</strong>nt dépendredes structures linguistiques typiques de la pensée occidenta<strong>le</strong> et non dedifférences profondes de réalisation ou de distinctions qui peuvent êtrecaractérisées comme « vraies-fausses ». Remarquant que <strong>le</strong> mot Dharmavient de la racine « dhr » : « ce qui tient » qui s’applique à toute entité qui « a »nécessairement ses propres caractéristiques, il poursuivit en montrantcomment l’exposé de la Trinité chrétienne dans Marianus Victorinus(rhétoricien et latiniste du IVe sièc<strong>le</strong>, converti au christianisme) montreune profonde compréhension des relations entre <strong>le</strong> Père, <strong>le</strong> Fils et <strong>le</strong> St-Esprit. Selon lui l’Esprit est la « possession intérieure » des deux autrespersonnes, qui, en une substance, « tiennent » cette réalité qui est unerelation continue.Paribok a éga<strong>le</strong>ment signalé <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t de cette structure ternaire dansl’âme humaine : Nous : Conscience ; Logos : pensée ; Pneuma : don dela vie.Il met cela en relation avec la triade tantrique : bindu (goutte<strong>le</strong>tte del’esprit) ; nadi (canaux) ; prana (énergie subti<strong>le</strong>). Cette présentation quiunit l’expérience des pratiques yogiques avec une étude approfondie desdeux traditions philosophiques était particulièrement remarquab<strong>le</strong>.Jacques BrosseDe la Trinité à la constitution ternaire de l’être humainJacques Brosse est un enseignant du Zen renommé. Sa présentation étaitune évaluation des différentes tendances de la théologie occidenta<strong>le</strong> selon<strong>le</strong> critère : dualiste – non dualiste. Les auteurs qui voient l’Absolu reflétédans l’âme sont classés comme « non-dualistes »; la liste inclut Irénée,Origène, Jean Scot Erigéne, Joachin de Flore. Son analyse des faib<strong>le</strong>ssesde la spiritualité catholique moderne était plus convaincante : lutteexaspérée entre <strong>le</strong> corps et l’âme, tendance à être « psychique » et non «pneumatique », la sentimentalité remplaçant la vraie mystique, perte dela dimension trinitaire originel<strong>le</strong>, guerre contre la nature comme résultat


<strong>Trikaya</strong> bouddhique et Trinité Chrétienne - 47de l’aliénation du corps. Il propose la méditation bouddhiste commeremède à ces défauts : harmonisation du corps et du souff<strong>le</strong>, dhyana –méditation – comme passage du monde de l’existence au monde d’être,éliminant par un processus psychophysique <strong>le</strong>s négativités de l’entitéhumaine ; unification de l’esprit au-delà du citta (mens, monde conceptuel); on arrive ainsi à la pureté parfaite et à l’élimination des souillureskarmiques. Dans <strong>le</strong> zazen parfait – méditation assise – cela conduit ausatori qui, dans l’éco<strong>le</strong> de Dogen – Zen Soto – est l’état d’éveil parfait etpur : la Bouddhéité. Ainsi <strong>le</strong> Bodhisattva est libre de se réincarner (c’est àdire d’assumer la manifestation d’un ou plusieurs sambhoga- ou nirmanakaya)non à cause du karma, mais par compassion. Ici <strong>le</strong> svabhavibakayaest vu comme l’union parfaite des trois autres kaya et non pas commeune entité propre.D. Francis TisoLa transformation dans Evagre <strong>le</strong> PontiqueL’intervenant a cherché à montrer comment <strong>le</strong>s pratiques spirituel<strong>le</strong>sdéveloppées par Evagre sur la base des enseignements d’origine desPères Cappadociens, de Mélanie et des Pères du Désert, spécia<strong>le</strong>mentMacaire l’Ancien, produisent une transformation profonde de lapersonne humaine. Les livres d’Evagre écrits dans <strong>le</strong> Désert de Nitrie enEgypte : Le Praktikos, Les Chapitres sur la Prière, <strong>le</strong>s Sentences pour <strong>le</strong>sMoines, et Le Gnostique, plus son ouvrage <strong>le</strong> plus diffici<strong>le</strong>, « ésotérique», <strong>le</strong>s Kephalasa Gnostica, invitent <strong>le</strong> méditant à s’imprégner de brèvessentences sapientia<strong>le</strong>s pendant de longues heures de contemplation,jusqu’à ce que la pensée profonde incorporée dans ces sentences devienneune attitude habituel<strong>le</strong> du moine. C’est un peu <strong>le</strong> système des koan oùl’on s’ouvre à ces sentences l’une après l’autre jusqu’à ce que l’être toutentier soit rempli de la lumière divine. Le cheminement qui opère cettetransformation se dessine comme suit :1. Foi et crainte de Dieu. 2 : Persévérance, espérance et vertus ; la « viecontemplative » ou « theoria »). 3: Apatheia, maîtrise des passions. 4 :Agapè : amour spirituel. 5 : Gnosis physikè, connaissance intuitive du


48 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialoguemonde créé. 6 : Theologia, contemplation intuitive de Dieu. 7 : Makariotes,Béatitude suprême. Si maintenant on examine <strong>le</strong>s pratiques austèreset très précises des Pères du Désert, il est clair qu’el<strong>le</strong>s travaillaient àtransformer <strong>le</strong> corps, la paro<strong>le</strong> et l’esprit d’une manière qui ressemb<strong>le</strong> àcel<strong>le</strong> des tantra bouddhiques :• Le corps : l’initiation sacramentel<strong>le</strong>, la divine liturgie, <strong>le</strong>s prostrations(métanies)• La paro<strong>le</strong> : <strong>le</strong> chant liturgique, psalmodie, contrô<strong>le</strong> de la langue /si<strong>le</strong>nce• L’esprit : méditation, <strong>le</strong>ctio divina, contemplation de l’essence lumineusedes quatre éléments, contemplation de la lumière Thaborique (divine).Sachant que ces trois espèces de pratiques font aussi naître <strong>le</strong>s Bouddhakaya,l’auteur a proposé un schéma montrant que <strong>le</strong>s réalisations des yogisd’Asie semb<strong>le</strong>nt avoir une grande ressemblance avec ce qu’obtenaient<strong>le</strong>s anachorètes Egyptiens. Iil a éga<strong>le</strong>ment proposé un parallè<strong>le</strong> entrela Trinité et <strong>le</strong>s quatre kaya du système d’Asanga, qui correspondent defaçon plus précise aux bases conceptuel<strong>le</strong>s, scripturaires et liturgiquesdonnées à la Trinité et au <strong>Trikaya</strong>.Lama DenysPrésence d’absenceCette présentation était en grande partie basée sur l’idée de « renversement» dans <strong>le</strong>s oeuvres d’Asanga : pour atteindre la Bouddhéité on doit renverser<strong>le</strong> flux des énergies déjà présentes dans l’entité psychophysique que nousappelons « personne ». Lama Denys n’a pas dit cela explicitement, maisc’est présupposé dans la philosophie bouddhiste tantrique classique dontil use. Fondamenta<strong>le</strong>ment on croit en une « intelligence en el<strong>le</strong>-même »(rang gsal, littéra<strong>le</strong>ment : lumineuse par el<strong>le</strong>-même), conscience quieffectue la connaissance immédiate des choses en el<strong>le</strong>s-mêmes. Ainsice qui est présent est une connaissance sans compréhension (saisie)puisqu’il n’y a pas la distinction sujet-objet dans ce mode absolu deconnaître. En fait l’intelligence est non-dualiste, mais el<strong>le</strong> est décrite dansla littérature du mahayana comme étant tridimensionnel<strong>le</strong> (tri-kaya) : il


<strong>Trikaya</strong> bouddhique et Trinité Chrétienne - 49y a trois dimensions dans la connaissance non-duel<strong>le</strong> de la réalité ; <strong>le</strong>strois sont une et non deux. Il est intéressant de noter qu’il traduit sunyatapar « ouverture » : ce vide est l’absence de saisie, de saisissant et d’objetsaisi.Dans la pratique tantrique on arrive à une forme de connaissance(jnana : gnosis) qui est ouverte, lumineuse et heureuse, ce qui correspondau dharmakaya, nirmanakaya et sambhogakaya (il emploie aussi <strong>le</strong>smots ouverture, clarté et sensitivité). On peut éga<strong>le</strong>ment relier cestrois dimensions suprêmes à l’expérience norma<strong>le</strong> par <strong>le</strong> conceptd’intelligence en el<strong>le</strong>-même, compris comme étant en un seul instant «témoin, observateur et sujet observé ». La pure conscience habituel<strong>le</strong> quiest l’un des cinq skandas (vijnana) est inséparab<strong>le</strong> de cette intelligence.la séparation apparente de la conscience absolue et de la consciencehabituel<strong>le</strong> est <strong>le</strong> résultat de nos formes de conceptualisation, dichotomiesujet-objet, conflictualité, etc. toutes en relation avec une défenseexaspérée de l’ego. Le but de la formation est de voir clairement <strong>le</strong>schoses en el<strong>le</strong>s-mêmes (tathata), ce qui est en fait la vision pénétrante(vipasyana), libre d’illusions ; c’est un processus d’alchimie yogique quitransforme <strong>le</strong> corps-paro<strong>le</strong>-esprit d’une personne de tel<strong>le</strong> façon que <strong>le</strong>sénergies fondamenta<strong>le</strong>s, qui produisent la confusion et l’aliénation,travail<strong>le</strong>nt à rebours pour faire surgir ouverture, clarté et sensitivité.Tout cela produit la Présence : la révélation de ce qui est vraiment là, <strong>le</strong><strong>Trikaya</strong> que nous sommes vraiment.Wolfgang WackernagelDeïtas et Trinité – ou la connaissance de soi chez Maître EckhartL’exposé, reprenant la vision dynamique de la Trinité aperçue chezTau<strong>le</strong>r, était centré sur une brillante analyse du septup<strong>le</strong> schauen deméditation :1. Un endroit secret : l’âme créée directement par Dieu.2. Considérer l’amour de Dieu pour l’âme, créée à l’image de la Trinité.3. Cet amour est éternel.4. Dieu nous a invité à jouir de la même réalité : Dieu en lui-même.


50 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogue5. Mon âme ne peut être nourrie par rien d’autre que Dieu : J’entre enmoi...je trouve Dieu en moi.6. L’âme se reconnaît en Dieu, el<strong>le</strong> a toujours été une image de Dieu : Jesuis éternel<strong>le</strong>ment Dieu en Dieu.7. On reconnaît Dieu en soi, sans aucun «commencement»; la chose n’estpas possib<strong>le</strong> après cette vie, puisque cela touche à la vision béatifique del’Etre Divin.Stéphane ArguillèreLe problème de la production des trois corpsLe matériel présenté était au fond <strong>le</strong> même que celui de Lama Denys,montrant comment <strong>le</strong> dharmakaya est <strong>le</strong> résultat de la réalisation de la«sagesse» (prajna) et que <strong>le</strong>s quatre formes de corps sont <strong>le</strong> résultat del’accumulation de mérites. Cependant, à la différence de Lama Denys etde Shenpen, son approche est la vue typique du rangtong soutenant quepuisque tout est vide, seu<strong>le</strong> la méditation sur <strong>le</strong> vide produit <strong>le</strong>s kaya.C’est l’opinion commune des éco<strong>le</strong>s Sakyapa et Gelugpa du bouddhismetibétain. Ces philosophes n’aiment pas l’idée que l’esprit ordinaire(qu’ils tiennent pour souillé) puisse en même temps être celui quiperçoit la connaissance de la Bouddhéité. Pour eux <strong>le</strong> véritab<strong>le</strong> Absoluest absolument apophatique : il est sans aucun caractère intrinsèque, i<strong>le</strong>st vide de tout substrat ontique, même d’un soi-disant «vrai soi». Cesdifférences entre <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s bouddhiques rappel<strong>le</strong>nt que pour el<strong>le</strong>s laquestion importante est cel<strong>le</strong> de la libération de la souffrance, et non <strong>le</strong>sproblèmes de métaphysique auxquels <strong>le</strong> bouddha a refusé de répondre. Ilfaut <strong>le</strong>s placer aussi dans <strong>le</strong> cadre de la culture asiatique où <strong>le</strong>s contrastesse complètent plus qu’ils ne s’opposent ; <strong>le</strong>ur tension est bénéfique pourempêcher <strong>le</strong>s excès dans l’un ou l’autre sens.R. Père Mayeul de Dreuil<strong>le</strong>Les personnes divines chez Grégoire de NysseGrégoire était dès sa jeunesse hanté par <strong>le</strong> problème de l’impuissance dela simp<strong>le</strong> raison à embrasser l’infini de Dieu. Son cheminement spirituel


<strong>Trikaya</strong> bouddhique et Trinité Chrétienne - 51l’a conduit à scruter <strong>le</strong> mystère trinitaire à la lumière de l’Evangi<strong>le</strong>.Méditant sur Dieu il reconnaît en lui <strong>le</strong> Créateur qui donne l’être à toutechose, mais son essence est, dans son infinité, inaccessib<strong>le</strong> à touteintelligence créée, nécessairement limitée. Le Père, <strong>le</strong> Fils et <strong>le</strong> St Espritpartagent la même nature divine, mais se distinguent par <strong>le</strong>urs relations.D’abord relation d’origine, <strong>le</strong> Père engendrant <strong>le</strong> Fils et l’Esprit est ditde Dieu et du Fils, puis entre eux relations de connaissance et d’amour; l’un ne limite pas l’autre puisqu’il y a parfaite connaissance mutuel<strong>le</strong>.Le Père est origine et plénitude fina<strong>le</strong> ; <strong>le</strong> Fils, expression parfaite duPère, communique sa vie aux hommes et <strong>le</strong>s conduit au Père par amour; l’Esprit <strong>le</strong>ur donne <strong>le</strong>s sens spirituels qui permettent un contact directavec Dieu au-delà des limites du monde et des concepts. L’homme en savraie réalité n’est pas ce qu’il a, mais ce qu’il est profondément : imagede Dieu. Celui-ci, en <strong>le</strong> créant, lui a communiqué la capacité de connaîtreet d’aimer qui constitue sa personnalité. La pensée de Grégoire a, surl’Infini de Dieu et sur l’homme, de nombreuses similarités avec cel<strong>le</strong> dubouddhisme.Dr. Jean Pierre Schnetz<strong>le</strong>rLa tripartition cosmique dans <strong>le</strong> bouddhismeLe Dr Schnetz<strong>le</strong>r a présenté la cosmologie assez traditionnel<strong>le</strong> dans<strong>le</strong> bouddhisme : <strong>le</strong>s questions métaphysiques auxquel<strong>le</strong>s n’a pas voulurépondre <strong>le</strong> Bouddha : « vous ne pouvez pas savoir <strong>le</strong> début de touteschoses », puis <strong>le</strong>s six règnes. Il développa ensuite <strong>le</strong> schéma des « troismondes ». Il y a <strong>le</strong> monde du désir (kama dhatu), <strong>le</strong> monde de la forme(rupa dhatu) et <strong>le</strong> monde sans formes (arupya dhatu). Ces formesviennent de notions pré-bouddhistes et se rattachent à des situations oùla renaissance est basée sur <strong>le</strong> karma ; par exemp<strong>le</strong> celui qui a beaucoupmédité et atteint un haut niveau de concentration peut renaître dans <strong>le</strong>monde sans forme comme déité très é<strong>le</strong>vée. A cause de nos souillures etde notre ignorance nous ne pouvons pas voir <strong>le</strong> monde tel qu’il est enréalité, nous projetons sans cesse une chose sur une autre ; cela signifieque nous avons à subir une purification progressive nous libérant de


52 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialoguel’ignorance qui nous fait continuel<strong>le</strong>ment renaître (spécia<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong>sroyaumes <strong>le</strong>s plus bas qui présentent beaucoup de ressemblances avec <strong>le</strong>smaladies psychiques reconnues par la médecine moderne). Enfin il traçades parallè<strong>le</strong>s entre <strong>le</strong>s triades dans <strong>le</strong> christianisme, <strong>le</strong> bouddhisme etl’Hermétisme.L’ensemb<strong>le</strong> de ces conférences montre d’abord combien <strong>le</strong> dialogueinterreligieux stimu<strong>le</strong> la recherche théologique. Les intervenants ontsignalé <strong>le</strong>s similitudes rencontrées, mais noté que l’étude des différencespermet souvent de mieux préciser <strong>le</strong>s notions élaborées par <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>sspirituel<strong>le</strong>s des diverses religions. Le thème Trinité-<strong>Trikaya</strong> a montré qu’i<strong>le</strong>st diffici<strong>le</strong> de trouver une correspondance exacte entre des termes issusde religions et de cultures différentes, mais il s’est montré un excel<strong>le</strong>ntpoint de départ pour scruter <strong>le</strong> vaste horizon des relations de l’hommeavec l’Absolu. Les nombreuses et profondes convergences qu’on y trouveprocurent un éclairage mutuel sur la notion de l’Absolu et <strong>le</strong>s voies quimènent à lui. Notons enfin que tous <strong>le</strong>s participants étaient européens.L’unité culturel<strong>le</strong> de base favorisait <strong>le</strong>s échanges, mais cela signifieaussi que <strong>le</strong> dialogue interreligieux ne se situe plus seu<strong>le</strong>ment entre <strong>le</strong>scontinents, mais à l’intérieur de chaque pays. Il était clair que l’ensemb<strong>le</strong>des auditeurs était conscient des va<strong>le</strong>urs apportées par chaque religionet cherchait – avec ou sans guide – à en tirer un profit personnel. D’oùl’urgence de poursuivre un dialogue en profondeur qui élargit <strong>le</strong>s zonesde partage et précise ce qui est propre à chaque religion.D. Francis Tiso,P. Mayeul de Dreuil<strong>le</strong>.


Trinité et non-dualité chez Henri Le Saux - 53Trinité et non-dualité chez Henri Le SauxOdette Baumer-DespeigneDiplômée de science et philosophie religieuses à l’Université de Louvain,spécialiste du dialogue interreligieux et conseillère pour <strong>le</strong> dialogueinter-monastique francophone ainsi que pour <strong>le</strong>s Etats-Unis, OdetteBaumer fut l’une des proches discip<strong>le</strong>s d’Henri Le Saux et entretint aveclui une correspondance suivie durant <strong>le</strong>s sept dernières années de savie. L’artic<strong>le</strong> qui suit est un extrait du remarquab<strong>le</strong> exposé qu’el<strong>le</strong> nous «conta » lors de la rencontre Trinité-<strong>Trikaya</strong>.Le cheminement spirituel du Père Le Saux – Swami Abishiktananda de sonnom hindou – se confond avec <strong>le</strong> dérou<strong>le</strong>ment de sa vie et <strong>le</strong>s circonstancesparticulières dont el<strong>le</strong> fut tissée.Sagesse hindoue, Mystique chrétienne, l’un de ses principaux ouvragesest ici commenté mêlant <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions intimes de ce grand homme auxmystères de ces deux grandes traditions que sont l’Hindouisme et <strong>le</strong>Christianisme. Swamidji s’interrogeait pour voir comment la sagessehindoue dont il avait fait la découverte s’intégrait à la foi chrétiennetraditionnel<strong>le</strong> et à sa mystique et c’est dans un même cœur desUpanishads et de l’Evangi<strong>le</strong> que toute sa vie témoigne d’une farouchefidélité à cette doub<strong>le</strong> expérience.D’origine bretonne, Henri Le Saux est né à Saint Briac en 1910. A dix-huitans il entre à l’Abbaye bénédictine de Kergonan. La formation théologiquequ’il y reçoit est des plus traditionalistes. C’est dans ce milieu clos qu’ilévolue jusqu’en 1948, l’année de son départ en Inde. Il semb<strong>le</strong> bien que sonappel intérieur vers l’Orient eut été inspiré par la découverte d’un pèregrec lorsqu’il avait la charge de bibliothécaire. La <strong>le</strong>cture de l’hymne deGrégoire de Naziance «Ô toi, l’au-delà de tout» agit sur son esprit commeun coup de foudre. «Quel nom faut-il te donner ? Aucun ne l’exprime. Tuas tous <strong>le</strong>s noms et comment te nommerais-je toi <strong>le</strong> seul qu’on ne peutnommer, Ô toi, l’au-delà de tout.»Cette intuition de l’ineffabilité de Dieu il l’a faite sienne. Dieu, l’absolu,


54 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueest au-delà de toute appréhension au niveau conceptuel. El<strong>le</strong> ne cesserajamais d’être <strong>le</strong> centre de son questionnement. «L’homme peut-il se poseren face de l’absolu pour <strong>le</strong> définir ?»Après avoir attendu treize ans l’autorisation de ses supérieurs des’expatrier, tout en restant moine bénédictin, il quitte l’Abbaye en1948 et rejoint l’abbé Ju<strong>le</strong>s Monchanin de Lyon dans <strong>le</strong> sud de l’Inde oùcelui-ci menait une vie de missionnaire depuis plusieurs années déjà,mais dans une optique différente de cel<strong>le</strong> habituel<strong>le</strong>ment conçue. C’està dire consacrée uniquement à la préparation de l’implantation de lavie contemplative chrétienne sous une forme intégra<strong>le</strong>ment indienneet nul<strong>le</strong>ment en vue d’effectuer des conversions. En 1950, ils fondentensemb<strong>le</strong> l’ashram du Shantivanam qui existe toujours. Shantivanamveut dire <strong>le</strong> bois de la paix. Cette vision d’intégration chrétienne de la viemonastique indienne que Le Saux partage cent pour cent avec Monchanin,va être abruptement fracassée lors de sa visite au célèbre sage hindouSri Ramana Maharshi au pied de la montagne sacrée d’Arunachala 1 . Leshindous identifient cette montagne à Shiva 2 lui-même. Lors de l’entrevue,<strong>le</strong> darshan, aucune paro<strong>le</strong> ne fut prononcée, mais dans la fulgurance dela simp<strong>le</strong> présence de Ramana Maharshi, Henri Le Saux a pressenti unsecret. Il écrit : «Tout ce que je voyais faisait surgir en moi des échosd’une intensité bou<strong>le</strong>versante».Dorénavant toute sa vie est axée sur cet appel. Il s’engouffre dans labrèche ouverte en son âme par l’influx secret de Maharshi. Et suivant laligne que celui-ci préconisait, il va s’efforcer de descendre au fond de luimêmepour prendre conscience de sa véritab<strong>le</strong> identité.«Qui suis-je ? Que suis-je ?» Entreprise qui requiert en premier lieu dese débarrasser de toutes <strong>le</strong>s identifications superficiel<strong>le</strong>s et éphémères.Selon ses propres dires : «L’abandon absolu du moi périphérique auMystère intérieur en est la condition sine qua non. En d’autres mots, il1 lit. achala : la montagne immobi<strong>le</strong> ; aruna : de l’aurore.2 Dieu suprême de l’hindouisme ; son nom signifie « <strong>le</strong> bienheureux, <strong>le</strong> gracieux ».


Trinité et non-dualité chez Henri Le Saux - 55faut descendre dans la crypte du cœur, la guha 3 et là découvrir <strong>le</strong> réel,l’être, Dieu en terme Chrétien.» Son journal intime et sa correspondancepermettent de suivre à la trace son évolution spirituel<strong>le</strong> dont l’expressionse décante au fur et à mesure qu’el<strong>le</strong> approche, comme dit l’Upanishad 4 ,de l’autre rive.Entre 1952 et 1958, Le Saux retourne maintes fois dans <strong>le</strong>s grottes dela montagne d’Arunachala, non plus pour Ramana décédé en 1950,mais pour y vivre dans un dépouil<strong>le</strong>ment total, en ermite chrétien, aumilieu des solitaires hindous. Il veut ainsi expérimenter pour lui-même,en son propre fond, l’expérience qu’il a pressentie en Ramana. Il enpoursuivra <strong>le</strong>s étapes jusqu’à l’éclatement final car il est habité par uneconviction inébranlab<strong>le</strong> : «La vérité nous possède, et ce n’est pas nousqui la possédons». Et d’affirmer : «Je me sens profondément hindou etprofondément chrétien, mais mon guru, mon vrai guru, c’est <strong>le</strong> Christ.C’est dans sa conscience universel<strong>le</strong> que je dois me perdre moi-mêmeet me sentir en tout ; oublier mon propre aham 5 , petit je, dans son Jemajuscu<strong>le</strong>, aham divin.» Prévenant <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur éventuel de sa position,il écrivait dès 1953 : «Toutes mes affirmations théologiques sont desvecteurs de recherche libre ; il ne faut pas <strong>le</strong>s prendre à la <strong>le</strong>ttre. Aprèsde nombreux mois de décapage intérieur, de purification drastique duniveau conceptuel, du fond de la douloureuse nuit obscure, une lueurd’aurore.»Le 14 juil<strong>le</strong>t 1952, il note dans son journal : «Expérience de la présenceomnipénétrante de Dieu en mon action, comme en mon être, commeen chaque chose ; c’est cela <strong>le</strong> vrai baptême. Non pas connaissanceintel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> mais transformation abyssa<strong>le</strong>, cataclysma<strong>le</strong> de l’être. Joieprofonde, pré-profonde».3 guha : grotte, caverne, la crypte du cœur, <strong>le</strong> cœur comme lieu spirituel caché.4 Texte sacré, achèvement philosophique des Veda ; lit. « Etre assis auprès (du guru); corrélation secrète ». Veda : Les écritures sacrées de l’hindouisme ; lit : « <strong>le</strong> savoir(sacré) »5 aham : je


56 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueMais la véritab<strong>le</strong> percée spirituel<strong>le</strong> n’aura lieu que l’année suivante lorsd’un nouveau séjour dans une grotte au flanc d’Arunachala. «Rentréau-dedans, je m’abandonne au mystère. Journées extraordinaires. J’aicompris <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce et l’au-delà du Si<strong>le</strong>nce. Shunyata. Alors être seu<strong>le</strong>mentest possib<strong>le</strong>. Pur être, pure conscience, pure félicité. J’ai compris hier soirenfin la position bouddhiste de l’anatman. Ce n’est plus moi qui rejoins<strong>le</strong> réel au fond de moi, mes sens et ma pensée sont impuissants. C’est<strong>le</strong> fond lui-même qui se révè<strong>le</strong> dans l’évanouissement de ce moi.» Le 17juil<strong>le</strong>t, il ajoute : «Etat d’au-delà où l’on sombre. Qu’est-ce qui sombre ? jene sais. Mais il y a sombrage comme on dit sombrer dans <strong>le</strong> sommeil».Que fut cette naissance en Arunachala ? «Celui qui reçoit cette lumièreéblouissante est pétrifié, déchiré ; il ne peut plus par<strong>le</strong>r, il ne peut pluspenser. Il reste là, hors du temps et hors de l’espace, seul dans la solitudesuprême du seul. C’est fou comme expérience, cette irruption soudainede feu et de lumière». Simultanément il exprime <strong>le</strong> torturant di<strong>le</strong>mmeintérieur qui <strong>le</strong> fait tant souffrir en disant : «En m’engageant tota<strong>le</strong>mentdans l’Advaita 6 si <strong>le</strong> christianisme est vrai, je risque de m’engager àcontresens pour l’éternité». Deux ans plus tard il affirme : «Il y a un faitqui commande tout. L’expérience religieuse faite en terrain non-chrétienavec une intensité jamais approchée jusque là est dans la ligne même detout ce que j’avais senti obscurément auparavant. Arunachala est pourmoi un lieu de l’essence. Contre cela se brisent tous <strong>le</strong>s raisonnements,alors que faire ? Le mieux encore, je pense, est de tenir, même si en tensionextrême, ces deux formes d’une unique Foi jusqu’à ce qu’apparaissel’aurore». La question qui <strong>le</strong> hante et qui <strong>le</strong> hantera jusqu’à la fin de sa vieest la va<strong>le</strong>ur vis-à-vis de l’Advaita des concepts tant biblique que grec auxtravers desquels s’exprime l’expérience chrétienne.De fait et il importe de <strong>le</strong> souligner, <strong>le</strong> Père Le Saux demeurera tota<strong>le</strong>mentfidè<strong>le</strong> au Christ jusqu’à son dernier soupir. Son discip<strong>le</strong> et ami Marc Chaduca écrit de lui : «L’itinéraire de Swami Abishiktananda est essentiel<strong>le</strong>mentdans l’intégration tota<strong>le</strong> de l’expérience advaïtine, verishi, upanishadique,6 non-deux, non-dualité ; advitiya : « sans-un-second », non duel.


Trinité et non-dualité chez Henri Le Saux - 57sans pour autant rien perdre de son propre enracinement dans la traditionchrétienne. A présent dans un même cœur des Upanishad et de l’Evangi<strong>le</strong>,toute la vie d’Henri Le Saux – Abishiktananda – témoigne d’une farouchefidélité à cette doub<strong>le</strong> expérience.» Tel<strong>le</strong> est la base de son extraordinairecheminement intérieur pendant un quart de sièc<strong>le</strong> : «Le fond de l’âme,c’est <strong>le</strong> mystère même du Christ, <strong>le</strong> lieu de la rencontre essentiel<strong>le</strong>, dela présence essentiel<strong>le</strong>. L’éveil de l’homme à son origine divine, a patre.L’entrée de l’homme au-delà de son propre fond, de son propre soi. Le Pèreest <strong>le</strong> mystère de mon origine et l’Esprit c’est <strong>le</strong> mystère de ma relationà mon origine». Ainsi pendant des années la pensée d’Abishiktanandaoscil<strong>le</strong>ra sans jamais s’arrêter à des solutions au niveau conceptuel, à lafois scrupu<strong>le</strong>usement attaché à la tradition chrétienne et à sa liturgieet au total lâcher-prise égotique. Parfaitement honnête avec lui-même, ilvivra ce déchirement intérieur symbiotiquement.(…)«Celui qui s’unit au Seigneur n’est avec lui qu’un seul esprit. Tous ceuxqu’anime l’Esprit de Dieu sont Fils de Dieu. Ce n’est plus moi qui vit mais<strong>le</strong> Christ qui vit en moi (…)«La méditation moins que tout est un face à face avec Dieu. Face à facesuppose, de chaque côté au moins, quelque chose qui soit identique, quipuisse additionner, faire deux, faire face. Or il n’y a rien qui puisse senombrer entre l’homme et Dieu. Je ne dis pas que l’homme est Dieu ni queDieu soit l’homme mais je nie que l’homme plus Dieu, cela fasse deux.Alors pour l’homme qui a l’expérience directe du réel, il ne reste que lasimp<strong>le</strong> lumière nue de l’être même. Le fait indéniab<strong>le</strong> de sa conscienced’être».(…)«Je porte en mon âme un mystère, mon propre mystère, <strong>le</strong> mystère mêmede l’être et mon angoisse en cette terre est de <strong>le</strong> nommer, cet au-delà detout nom.» (…)En octobre 1957, son compagnon l’Abbé Monchanin meurt d’un cancer.Sa disparition marque un tournant décisif dans la vie du Père Le Saux.Le projet de l’ashram chrétien ne l’intéresse plus. Sa pensée se précise, ilécrit beaucoup. Ses œuvres majeures datent de cette époque ; notamment


58 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueSagesse hindoue, mystique chrétienne, paru en 1965 et rédigé entre 1961et 1964, c’est à dire avant <strong>le</strong> Conci<strong>le</strong> de Vatican II. Il s’agit donc d’uneœuvre d’avant-garde, de pionnier de la première heure. Une nouvel<strong>le</strong>édition révisée en profondeur par l’auteur lui-même est parue en anglaisen 1970, el<strong>le</strong> est parue en français en 1991 aux Editions du Centurion.C’est cette édition que nous allons analyser de plus près dans un instant.Dans la première édition, cel<strong>le</strong> de 1965, Swamidji s’interrogeait pour voircomment la sagesse hindoue dont il avait fait la découverte s’intégrait àla foi chrétienne traditionnel<strong>le</strong> et à sa mystique. Il s’efforçait de montrerque non-dualité et Trinité ne s’excluent pas mutuel<strong>le</strong>ment. Le soustitre,supprimé dans <strong>le</strong>s éditions ultérieures, l’indiquait clairement :Du Védanta à la Trinité. Mais au fond de lui-même <strong>le</strong> Père Le Saux estpersuadé que l’éveil au réel est au-delà de la pensée réf<strong>le</strong>xive, que la nondualitén’est pas découverte intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> mais attitude d’âme. (…)«C’est trop fort de se sentir en face du vrai, cela brû<strong>le</strong> ; c’est tout <strong>le</strong> fondde l’âme qui est sou<strong>le</strong>vé comme <strong>le</strong>s lames de fond soulèvent l’océan. Dieuest trop lumière pour se maintenir en face de lui. On disparaît dans lasource.»L’acchmé de cette saga mystique fut atteinte <strong>le</strong> 14 juil<strong>le</strong>t 1973 lorsque ungrave infarctus <strong>le</strong> terrassa au milieu de la rue à Rishikesh. Infarctus quioccasionna une foudroyante expérience, «<strong>le</strong> mystérieux passage par lagrande mort» en ses propres termes, « dis-connexions ; cette conscienceen laquel<strong>le</strong> d’habitude je me mouvais n’était plus mienne, et moi j’étaistoujours à la limite de deux mondes».Mais reprenons l’analyse de son livre Sagesse hindoue, mystiquechrétienne. Dans une <strong>le</strong>ttre qu’il m’écrivait en janvier 1969, il avouait :« La tension Védanta 7 , Upanishad, christianisme est insolub<strong>le</strong> au niveauconceptuel. J’ai essayé d’en sortir dans Sagesse. Le dernier chapitre montreque je n’ai pas pu. Surtout parce que nous tentons conceptuel<strong>le</strong>ment du7 « La fin du Veda », l’enseignement des Upanishad ; un des six darsana (système philosophique)qui synthétise et systématise <strong>le</strong>ur enseignement. Les deux grands maîtres duVedanta sont Shankara et Ramajuna.


Trinité et non-dualité chez Henri Le Saux - 59dehors de juger l’expérience intérieure».Et d’ajouter : «Le mieux est encore de tenir, même si en tension extrême,ces deux formes d’une unique foi jusqu’à ce qu’apparaisse l’aurore». En1970, il ne se reconnaissait donc plus dans cette approche traditionnel<strong>le</strong>de la Trinité dans l’optique inclusiviste. Inclusivisme c’est l’opinionselon laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> salut de tous <strong>le</strong>s hommes s’opère de quelque façonobligatoirement dans l’orbite du christianisme. Ce qui <strong>le</strong> hante à présentc’est de voir si <strong>le</strong> christianisme, dans sa formulation actuel<strong>le</strong> et selon <strong>le</strong>scatégories de la pensée hellénistique, résiste à l’Advaita, à la non-dualitévédantine. Dans la préface qu’il rédige pour l’édition anglaise de 1971,on lit: «Le Conci<strong>le</strong> Vatican II ayant reconnu la dimension universel<strong>le</strong> dusalut offert à tout homme sincère, quel<strong>le</strong> que soit sa conviction religieuseou philosophique, il est non seu<strong>le</strong>ment nécessaire d’entériner <strong>le</strong> fait dupluralisme religieux, mais il faut répondre au défi lancé à l’approchetraditionnel<strong>le</strong> même si el<strong>le</strong> peut apparaître à certains comme mettanten péril <strong>le</strong>s fondements même de la position chrétienne. Refuser ce défiremet en doute la souveraine liberté de l’esprit. Notre essai aujourd’huin’a d’ambition que de suggérer une approche intérieure du problème surune base expérientiel<strong>le</strong> et d’indiquer un chemin vers <strong>le</strong> lieu authentiquede toute possib<strong>le</strong> rencontre : la crypte du cœur, la guha d’où surgissentcomme de <strong>le</strong>ur source toutes <strong>le</strong>s grandes expériences de l’esprit. Toutesolution valab<strong>le</strong> ne pouvant jamais émerger qu’à partir d’une symbioseintérieure vécue au fond du cœur entre l’expérience advaitine de laconscience de soi au-delà de l’individualité et <strong>le</strong> mystère de la Trinité.»Ces pages sont <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t de la méditation d’un homme profondémentenraciné dans <strong>le</strong>s traditions intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s spirituel<strong>le</strong>s de l’église,mais qui en même temps est nourri par la sagesse des Upanishad et <strong>le</strong>témoignage existentiel de sages en Inde. (…)Son message, c’est sa vie même.Cet audacieux dialogue intérieur, il s’efforce de <strong>le</strong> vivre symbiotiquementen la crypte du cœur entre <strong>le</strong> mystère avec visage tel que nous <strong>le</strong> présentel’Evangi<strong>le</strong> dans la personne de Jésus et <strong>le</strong> mystère sans visage, toute en


60 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialoguepure intériorité, tel qu’il se révéla au cœur des rishi de l’Inde. Ce livre està mon avis un jalon incontournab<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> développement du dialoguedes religions. Il importe de rappe<strong>le</strong>r que Le Saux s’est toujours défendu,je <strong>le</strong> répète, d’avoir voulu faire une synthèse théologique entre <strong>le</strong>s deuxexpériences. Donc <strong>le</strong> seul but était d’inviter chacun, chacune, à vérifierses propres dires au plus profond d’eux-mêmes. Son seul souhait, disait-il,«C’est d’avoir des épau<strong>le</strong>s assez solides pour soutenir la future générationde théologiens indiens et <strong>le</strong>ur permettre de voir plus loin que moi ». (…)Dès 1966, Swamidji m’avait écrit : «Ce qu’il faudrait c’est qu’à partir dece que nous donne l’Inde, des chrétiens redécouvrent directement dans<strong>le</strong> Nouveau Testament <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs d’intériorité et de non-dualité qui sontau fond de l’expérience védantine, et cette expérience de divine filiation,de l’ineffab<strong>le</strong> non-dualité du Père et du Fils en l’unicité de l’Esprit quiest <strong>le</strong> constitutif de l’expérience de la foi chrétienne. J’ai écrit Sagessedirectement pour <strong>le</strong>s chrétiens en vue de <strong>le</strong>s sensibiliser à ce murmure del’esprit.» Cherchant à cerner de plus près l’expérience des profondeurs,il précisait : «L’éveil au réel est un éveil au-delà de la pensés à travers etdans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce de l’ego. L’acte d’amour pur, c’est cela qui éveil<strong>le</strong>. L’Advaita,c’est bien plus l’impossibilité de dire deux que l’affirmation de un. A quoibon dire un dans sa pensée si on dit deux dans sa vie. Dire un dans sa viec’est l’amour». Arrivé à ce point de notre exposé, il me semb<strong>le</strong> importantd’approfondir quelque peu <strong>le</strong> contenu de Sagesse, <strong>le</strong> livre, cette œuvreétant la pièce maîtresse de la théologie trinitaire publié du vivant denotre auteur. Le livre est divisé en trois parties : un, Expérience védantine; deux, Expérience trinitaire ; trois, Satcitananda.Le volume s’ouvre sur un paradoxe : rencontre avec l’inaccessib<strong>le</strong> et ce, encommentaire de l’hymne : «Ô toi l’au-delà de tout, comment t’appel<strong>le</strong>raisje?», déjà cité, et du verset de l’Evangi<strong>le</strong> de Jean au chapitre dix-sept :«J’ai accompli l’œuvre que tu m’a donné, Père, je <strong>le</strong>ur ai manifesté tonnom». La révélation du non manifesté de celui qui est essentiel<strong>le</strong>mentne peut être manifestée ; c’est cela même <strong>le</strong> paradoxe fondamental duchristianisme. Et de lire la solution de cette antinomie dans <strong>le</strong> verset de


Trinité et non-dualité chez Henri Le Saux - 61Jean : «Nul ne peut entrer au royaume de Dieu à moins de renaître d’enhaut, de l’esprit», cette renaissance s’effectuant dans <strong>le</strong> dépassementradical de l’ego, tout <strong>le</strong> mystère de mort et résurrection. Il reste que d’unepart la Bib<strong>le</strong> symbolise l’inaccessibilité de cœur par son habitat cé<strong>le</strong>ste,tandis que l’Inde et spécia<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s Upanishad, <strong>le</strong> situe au dedans :«C’est par une plongée toujours plus profonde au plus intime de sonpropre cœur qu’on <strong>le</strong> trouve». Et je cite une des plus vieil<strong>le</strong>s Upanishad :«Cette lumière même qui bril<strong>le</strong> par-delà toute chose, qui bril<strong>le</strong> par-delà<strong>le</strong>s mondes au-delà desquels il n’y a plus rien est aussi la lumière quibril<strong>le</strong> au cœur de l’homme».Le deuxième chapitre porte <strong>le</strong> titre de La mort outrepassée. «La quêteintérieure, explique-t-il, consiste simp<strong>le</strong>ment à chercher en chaqueinstant, en chaque acte, qui est celui qui vit, pense, agit, mange, dort, ets’efforcer ainsi d’atteindre à son identité propre. Qui suis-je ? Une seu<strong>le</strong>chose est requise. Etre tota<strong>le</strong>ment ouvert et ne pas avoir peur.» Le Sauxréalise avec stupeur <strong>le</strong> di<strong>le</strong>mme que pose au christianisme cette optiquequi affirme que tout ce que l’homme essaie de dire sur Dieu ne peutjamais avoir qu’une va<strong>le</strong>ur relative, voir illusoire, l’absolu étant et restanthors de sa portée. Il y répond en invoquant une vision de foi basée sur lasouveraine liberté de Dieu à intervenir dans l’histoire et d’affirmer quetemps, histoire et théophanie – incarnation – ont une va<strong>le</strong>ur absolumentréel<strong>le</strong> mais que <strong>le</strong>ur compréhension dépasse la capacité de l’homme. Enfin de chapitre, <strong>le</strong> père Le Saux entrevoit une possib<strong>le</strong> convergence fina<strong>le</strong>dans un texte de Saint Paul, Première <strong>le</strong>ttre aux Corinthiens, chapitrequinze : «A la fin des temps lorsque toutes choses auront été soumisesau Christ, au Christ cosmique, alors <strong>le</strong> Fils lui-même se soumettra auPère afin que Dieu soit tout en tous». Idée qu’il reprendra plus tard sousune forme poétique : «La Trinité, c’est <strong>le</strong> mystère de l’être qui s’ouvre,s’entrouvre pour que l’amour se dise dans <strong>le</strong> Fils et se close en l’Esprit,pour que l’amour se consomme».La deuxième partie du livre traite de l’expérience trinitaire proprementdite et aborde en premier lieu <strong>le</strong>s rapports que Jésus entretenait avec


62 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueDieu. «Au plus profond de sa conscience d’homme, écrit-il, en arrière plande toute son activité même, Dieu transparaît.» Dans toute son œuvre sarelation secrète et indicib<strong>le</strong> avec Dieu transparaît. Il nomme Dieu sonPère de la manière la plus familière qui soit en un sens qu’aucun juifn’avait jamais donné à ce mot. De plus il proclame sans ambages son droitaux attributs divins, autorité sur la loi, la loi du Sabbat ; il transcende <strong>le</strong>temps, «En vérité, je vous <strong>le</strong> dis… je suis». L’essentiel de son message estde révé<strong>le</strong>r <strong>le</strong> Père et proclamer son amour infini. Jamais il ne lui semblaque <strong>le</strong> Tu qu’il disait au Père ne <strong>le</strong> sépara en quoi que ce soit de Dieu. Etrede Dieu et être un avec Dieu ne faisait qu’Un de la façon la plus naturel<strong>le</strong>et essentiel<strong>le</strong> au fond de sa conscience. Découvrant <strong>le</strong> Père, Jésus n’a pasdécouvert un autre. En l’Esprit unique, il a découvert au sens propre duterme sa non-dualité avec Yahvé en une expérience simultanée d’unitéet de distinction. Pour la foi chrétienne, chaque homme est appelé àparticiper en lui à cette expérience filia<strong>le</strong>. (…)«C’est par <strong>le</strong> chemin du dedans que l’Inde s’approche de Dieu et ce cheminest sans retour. On pourrait dire que ce chemin est spécia<strong>le</strong>ment celuide l’Esprit, du souff<strong>le</strong> de Dieu et même qu’il s’agit du mystère de l’espritsaint qui est l’intériorité même de Dieu, de l’esprit, cette mystérieusepersonne apersonnel<strong>le</strong> de la Trinité en qui notre ego se perd.Comme pour se rassurer, il reprend la méditation sur des textes del’écriture; «Ce qui est né de l’esprit est esprit» dans Saint Jean. Chez SaintPaul : «Au plus profond de l’esprit de l’homme il y a l’esprit de Dieu par quiest mu l’esprit de l’homme. l’Esprit qui enfonce l’homme en la profondeurmême de Dieu», Première Lettre aux Corinthiens, et de conclure : «C’estseu<strong>le</strong>ment dans l’esprit que <strong>le</strong> père est ; l’esprit est l’intériorité même deDieu. En dehors de l’esprit il n’y a pas de Père dont on pourrait par<strong>le</strong>r carl’esprit est <strong>le</strong> soi de Dieu. C’est son onction qui enseigne toute chose».Les chapitres suivants sont d’un abord assez ardu. Ils traitent du mystèreinterne de la Trinité. Trinité, cette communauté d’être au sein même dudivin, qui est l’élément constitutif des trois personnes. «Tous ces dires,écrit notre auteur, ne sont que des balbutiements issus d’un acte de foi,


Trinité et non-dualité chez Henri Le Saux - 63d’un don gratuit». Et là une phrase qui résume bien tout ce chapitre :«Le mystère de la Sainte Trinité révè<strong>le</strong> que l’être est essentiel<strong>le</strong>ment unecommunion d’amour, une communauté, un appel réciproque à être, à êtreensemb<strong>le</strong>, à être avec, co esse. Son essence est un venir de et allant à, undonner et recevoir. Tout ce qui existe est communion». (…)Enfin la troisième et dernière partie du livre porte <strong>le</strong> titre Satcitananda.Cette expression sanscrite qui désigne dans <strong>le</strong> vocabulaire de l’Inde laréalité ultime, se compose de trois éléments : sat, cit et ananda ; être,conscience, béatitude.Expression qui apparaît comme l’effort suprême de la pensée hindouepour pénétrer <strong>le</strong> mystère intérieur de l’être. On peut y découvrir unecertaine analogie avec la Trinité chrétienne. Le sat, être, source et l’originede tout : <strong>le</strong> Père. La cit, connaissance, conscience : <strong>le</strong> Verbe. Et l’ananda, labéatitude, la plénitude de l’amour : <strong>le</strong> Saint Esprit. Encore qu’il nous fail<strong>le</strong>tenir compte, dit Le Saux, des va<strong>le</strong>nces et résonances spécifiques quepeuvent avoir des notions appartenant à des ères cultuel<strong>le</strong>s différentes.«Quand <strong>le</strong> miroir de ma conscience est complètement limpide, c’est <strong>le</strong> sat,qui inexorab<strong>le</strong>ment se découvre en moi, en son absolue simplicité, horsd’atteinte de tout ce qui chercherait à <strong>le</strong> dire, infiniment transcendant enson immanence même. Je suis et je sais que je suis. C’est tout <strong>le</strong> mystèrede la conscience humaine. La cit, la présence non réfléchie de soi à soi.L’être simp<strong>le</strong>ment est. Etre et conscience ne peuvent être séparés, <strong>le</strong>urrelation étant irréductib<strong>le</strong>ment non duel<strong>le</strong>. Pour <strong>le</strong> chrétien commepour <strong>le</strong> sage hindou, la béatitude, ananda, est l’atteinte au secret dernier,là où l’homme rejoignant sa source y retrouve sa vérité suprême. C’estl’envahissement de tout l’être par un sens d’ineffab<strong>le</strong>, de complétude, depaix, de joie, de plénitude. Et cette joie ne peut être dite sienne. Car lapensée ne la reconnaît que lorsqu’el<strong>le</strong> a disparu.»Le père Le Saux décrit en ces termes son expérience. Ceci est écrit dansun chapitre qui s’appel<strong>le</strong> Image de Dieu et c’est une expression tout à faitchrétienne pour que <strong>le</strong>s gens pour qui <strong>le</strong> livre est écrit comprennent : «Au


64 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueplus profond de moi, au miroir <strong>le</strong> plus caché de mon cœur, j’ai cherchéà découvrir l’image de celui dont je suis, de celui qui vit et règne dansl’espace infini de mon cœur. Mais <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t peu à peu a pâli. Bientôt il s’estabîmé dans l’éclat essentiel du modè<strong>le</strong>. De paliers en paliers, je descendisen ce qui me paraissait comme des profondeurs successives de mon moivéritab<strong>le</strong>.» Et pour finir, au sein du Satcitananda : «J’étais retourné à monorigine essentiel<strong>le</strong> ; tu es cela furent <strong>le</strong>s derniers mots que mon cœurentendit et je m’endormis du sommeil de l’être.» Poétiquement dit : «Ilregarda l’image en soi, mais l’image disparut dans <strong>le</strong> soi, et du regardrien n’en resta que <strong>le</strong> regard vide».«La seu<strong>le</strong> preuve fina<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong> chrétien à de la vérité de son expériencede foi, c’est l’expérience que Jésus, son Seigneur, est seul guru de cemystère primordial et unique qu’il nomma Aba : Père. En vérité c’est autravers du mystère de Jésus que j’ai atteint mon identité.»Dans une étude écrite en 1970, Expérience du soi et théologie chrétiennepubliée à titre posthume, il y a cette phrase qui résume toute sa pensée :«Jésus apparut dans <strong>le</strong> monde non pour enseigner des notions mais pourfaire part aux hommes d’une expérience, la sienne propre ; cel<strong>le</strong> d’êtrefils de Dieu, et dans <strong>le</strong> sillage et la force de cette expérience sienne, de <strong>le</strong>smener jusqu’à la réalisation et l’intégration à <strong>le</strong>ur conscience tota<strong>le</strong> de<strong>le</strong>ur mystérieuse condition, à eux aussi, de fils de Dieu.»A la fin de sa vie, <strong>le</strong> Père Le Saux aurait voulu reprendre <strong>le</strong> problème parl’autre bout, c’est à dire essayer d’approcher <strong>le</strong> mystère trinitaire à partirde l’expérience védantine, et non pas comme il avait fait jusque là, à partirde la foi chrétienne et de sa symbolisation conciliée. Mais il se posaitlui-même la question : «Une symbolique chrétienne, dogmatique donc,peut-el<strong>le</strong> jaillir de l’expérience spirituel<strong>le</strong> immédiate ? Le réel ne sauraits’enfermer dans aucune catégorie ni absence de catégorie. Le papillon nedécouvre <strong>le</strong> secret de la flamme qu’en s’y jetant.» (…)En 1967 : «L’être permettra de nouvel<strong>le</strong>s méditations sur la Trinité,


Trinité et non-dualité chez Henri Le Saux - 65d’autres formu<strong>le</strong>s seront découvertes ; toutes nos notions sont un doigtqui indique une direction. Mais ni la lune ni Dieu ne sont au bout dudoigt qui <strong>le</strong>s montre. Rien ne peut se dire du Père, transcendant à tout.Rien non plus de l’Esprit, immanent à tout. Changement de niveau deconscience il faut et non changement d’idée sur Dieu ou sur l’homme.»Une autre définition de la Trinité : «La Trinité, ce ne sont pas des mots,c’est l’explosion de l’esprit, l’esprit qu’est cette présence cosmiqueuniversel<strong>le</strong> et impalpab<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> prend visage en chaque visage d’hommequi reflète une conscience. La présence est là, ici, éblouissante. Le saint,<strong>le</strong> sage, c’est celui qui assume cette présence et l’intègre à sa conscience.»«L’Esprit, écrivait-il en 1973, c’est un éveil et tout ce qu’on en dit, cesont des mots de rêve, mais qui acceptent <strong>le</strong> vide ou bien <strong>le</strong> p<strong>le</strong>in sansinterstices de la conscience pure.» Sans interstices, ne sont que des motspour essayer d’exprimer cette infinitude du Je – majuscu<strong>le</strong> –, du fait d’êtreéveillé. (…)Après sa merveil<strong>le</strong>use aventure spirituel<strong>le</strong>, comme il appelait soninfarctus du 14 juil<strong>le</strong>t, la dernière entrée dans son journal donne pointfinal à ce dire sur la Trinité : «La Trinité est une expérience, el<strong>le</strong> ne secomprend que dans l’expérience d’Advaita. C’est <strong>le</strong> mystère ultime de Soi.Mais au fond même de cette découverte gît <strong>le</strong> paradoxe. Au mystère dela non-source qui encore peut par<strong>le</strong>r de la source. C’est simp<strong>le</strong>ment, etAdvaita est cela, juste cela. Le centre de l’intuition qui s’imposa à moi en<strong>le</strong>s tous premiers jours après l’infarctus fut que l’éveil est indépendant dequelque situation que ce soit, de toutes <strong>le</strong>s paires d’opposés de la dualitéet d’abord de l’opposé appelé mort ou vie». A un ami, il écrit : «Ce fut unemerveil<strong>le</strong>use expérience de shakti 8 , de paix et d’ananda. Une porte s’estréel<strong>le</strong>ment ouverte dans <strong>le</strong> ciel quand je gisais sur <strong>le</strong> pavé de Rishikesh.Mais un ciel qui n’était pas l’opposé de la terre. La découverte existentiel<strong>le</strong>que vie et mort ne sont que des situations particulières. L’éveil au-delà detout mythe et symbo<strong>le</strong>. Cet éveil est une tota<strong>le</strong> explosion et <strong>le</strong> passage8 puissance divine, énergie créatrice de Dieu, personnifiée sous forme féminine deparèdre.


66 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueau tout Autre qui n’est pas un autre. On s’éveil<strong>le</strong> partout et simp<strong>le</strong>mentl’éveil ne peut pas être confondu avec ce que l’on voit au moment de l’évei<strong>le</strong>t donc de ce qu’à travers quoi on devient conscient. Il n’y a que l’éveil ;tout ce qui est notion, mythe et concept n’en n’est que l’expression ». (…)


La vision bienheureuse - 67La vision bienheureuseEntretien avec Wolfgang WackernagelDes convergences et des coïncidences avec <strong>le</strong> bouddhisme se tramentau sein de la pensée de Maître Eckhart, éminent théologien al<strong>le</strong>mand duXIIIe sièc<strong>le</strong>.D’après Eckhart l’éveil, la vision bienheureuse, est possib<strong>le</strong> en cette vie,c’est sur <strong>le</strong> chemin de la désimagination que Dieu nous touche…Maître EckhartMaître Eckhart est sans doute <strong>le</strong> penseur <strong>le</strong> plus proche d’une mystiquequi transcende <strong>le</strong>s religions. Né en Thuringe, vers 1260, il occupa diverseshautes fonctions dans l’ordre des Dominicains et enseigna à Paris,Strasbourg et Cologne. En 1226 une procédure d’inquisition fut entaméecontre lui. Deux ans après sa mort, en 1329, <strong>le</strong> Pape Jean XXII condamna28 artic<strong>le</strong>s attribués à Maître Eckhart. Dans son oeuvre - qui se composeprincipa<strong>le</strong>ment de sermons et de traités en latin et en al<strong>le</strong>mand - onremarque l’influence du platonisme et de la philosophie scolastique,mais aussi cel<strong>le</strong> d’une tradition spirituel<strong>le</strong> féminine, allant de Hildegardede Bingen (1098-1179) à Marguerite Porete (brûlée à Paris, en l’an 1310).L’homme et <strong>le</strong> cosmos selon Hildegarde de BingenLe cosmos est enveloppé par <strong>le</strong>s énergies de l’amour trinitaire sousl’aspect d’un cerc<strong>le</strong> de feu. Les images du Père et du Fils sont reliées parun diadème, l’Esprit-saint. L’univers se présente sous la forme d’une roue(sphérique) avec six cerc<strong>le</strong>s concentriques (air dense, subtil, aqueux,etc.). Au centre, la planète Terre (en brun). L’homme occupe <strong>le</strong> centre del’univers qu’il domine, <strong>le</strong>s bras étendus en croix. Il est traversé par toutes<strong>le</strong>s forces cosmiques suggérées par <strong>le</strong> souff<strong>le</strong> des animaux et <strong>le</strong>s lignesqui s’entrecroisent, rayons émanant des planètes et des étoi<strong>le</strong>s. – Livresdes Œuvres divines, Visions 1 et 2.Codex Latinus 1942, © Biblioteca stata<strong>le</strong> di Lucca.


68 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogue• Dharma : Pourriez vous brièvement introduire Maître Eckhart et <strong>le</strong>fondement de sa pensée ?– Wolfgang Wackernagel :Maître Eckhart est né vers 1260 en Turinge, province qui est au centrede l’Al<strong>le</strong>magne. C’est un contemporain de Dante et, comme lui, il a aussitranscrit son œuvre en langue vernaculaire. Dante l’a fait en latin et lui enal<strong>le</strong>mand. On sait assez peu de choses sur la première partie de sa vie. Il agrandi au couvent d’Erfurt, puis à Cologne où il a très probab<strong>le</strong>ment connuAlbert <strong>le</strong> Grand qui était un des plus grands maîtres de la scolastique. Ila fait aussi plusieurs séjours à Paris, d’abord comme étudiant, ensuitepour devenir docteur en théologie de 1301 jusqu’à 1303. De 1311 à 1313il séjourne encore une fois à Paris ; c’est là qu’il enseigne et occupe lachaire de Thomas d’Aquin et c’est aussi là qu’il compose sa grande œuvrelatine. Ensuite vient une période où il voyage à nouveau beaucoup; il s’estaussi occupé de monia<strong>le</strong>s, de femmes qui sont sans doute d’ex-béguines.C’est dans ces sermons justement qu’on retrouve <strong>le</strong>s transcriptions d’uneidée qui est à la fois basée sur tout son savoir appris à la Sorbonne, àl’université, et qui est mis au service de son expérience de la vie mystique.Vers la fin de sa vie, <strong>le</strong>s choses se sont gâtées. Différentes tensions quirégnaient à l’époque entre <strong>le</strong> Pape et l’Empereur, des rivalités entre <strong>le</strong>sordres franciscains et dominicains, des jalousies à l’intérieur même del’ordre ont sans doute provoqué sa mise en accusation pour hérésie. C’estla première fois que l’inquisition a frappé si haut dans son propre ordre.On n’a jamais vu cela ni avant ni après Eckhart. On peut juste dire enpassant que l’inquisition était une institution parfaitement indigne de lachrétienté ; il faut dire « était » puisqu’el<strong>le</strong> à été reformée durant ce sièc<strong>le</strong>.A l’époque être accusé d’hérésie était très dangereux puisqu’on risquaitnon seu<strong>le</strong>ment l’anéantissement de son œuvre mais aussi de finir aubûcher. Maître Eckhart est mort vers 1327. Une partie de son œuvre a sansdoute été perdue en raison de cette condamnation qui reste cependantassez limitée. Je tiens à dire que la tendance est plutôt à <strong>le</strong> réhabiliter.On s’est rendu compte qu’au départ cette condamnation a été issue dela jalousie. On s’est rendu compte aussi que ce procès était basé sur un


La vision bienheureuse - 69certain nombre de propositions extraites de <strong>le</strong>urs contextes. On peuttrès mal juger une phrase qui n’est pas dans son contexte. C’est un peucomme une moitié de dia<strong>le</strong>ctique : si une phrase fait partie d’une thèsealors il faut une proposition antithétique pour l’équilibrer ; si on enlèvecette antithèse on obtient évidemment des choses qui ne reflètent pas lapensée de Maître Eckhart. Et comme Eckhart a passab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> goût duparadoxe alors il faut forcément toujours l’antithèse du paradoxe. C’estun peu comme dans <strong>le</strong> Zen, si on ne fournit pas cette antithèse alors onobtient des choses assez scanda<strong>le</strong>uses.• Pourquoi a-t-il été jugé comme hérétique ?– Ce qu’on lui reproche dans la Bul<strong>le</strong> ce n’est pas seu<strong>le</strong>ment d’avoir pensé<strong>le</strong>s choses qu’il a pensées mais de <strong>le</strong>s avoir prêchées au peup<strong>le</strong> ou, commedit la Bul<strong>le</strong>, au « vulgaire crédu<strong>le</strong> ». Eckhart répond à cela à la fin du livrede La Consolation Divine. Il dit : « Si on n’instruit pas <strong>le</strong>s ignorants, il n’yaura pas de savants ». C’est là où il est un peu un précurseur de Lutherparce qu’il a traduit en langue al<strong>le</strong>mande ce qui était réservé au c<strong>le</strong>rgé enlangue latine. Et c’est peut être justement ce qu’on lui a <strong>le</strong> plus reproché.Il y a une trop grande audace dans ce qu’il disait. Il est clair que certainesde ses propositions on choqué : quand il dit, par exemp<strong>le</strong>, que l’âme estincréée, ce n’est pas vraiment ce qu’il a dit ; il a dit : Il y a quelque chosedans l’âme qui est incréé et <strong>le</strong>s gens ont compris il y a quelque chose del’âme qui est incréé ce qui heurtait <strong>le</strong> dogme de l’époque puisque l’âmeest créée comme toute la création. Il y avait un certain nombre de thèsesattribuées à Aristote, à l’averroïsme qui avaient aussi été condamnées en1277 et on a fait des rapprochements avec ces thèses là. Mais, je <strong>le</strong> répèteencore une fois, ce qui a déc<strong>le</strong>nché ce procès est sans doute une jalousiequi venait de l’Archevêque de Cologne qui était particulièrement acharnéà obtenir la condamnation de Maître Eckhart et cette dernière a d’ail<strong>le</strong>ursété proclamée uniquement à Cologne, ce qui limite encore la volonté depersécuter Eckhart, condamné de manière posthume, d’ail<strong>le</strong>urs , puisqu’i<strong>le</strong>st décédé entre temps. On ne sait pas où ni comment… Il a disparu dans<strong>le</strong> néant.


70 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogue• C’est un peu à l’image de la théologie négative qu’utilisait MaîtreEckhart ?– Cette analogie de la paro<strong>le</strong> et du destin est assez audacieuse. S’il adisparu comme il a prêché… (si<strong>le</strong>nce). On se bornera à expliquer sathéologie négative : si par exemp<strong>le</strong>, on dit la beauté créée, tel<strong>le</strong> chose estbel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> monde est beau, alors on dira que Dieu est plus que cela, Dieu estplus que beau ; c’est l’éminence. Mais si on dit que Dieu est infinimentplus beau que tout ce qui est dans la création, alors on dira que si lacréation est la beauté alors Dieu n’est pas cela. Ainsi on ne peut pas par<strong>le</strong>rde Dieu en termes affirmatifs. On ne peut que dire ce qu’il n’est pas ; ondira qu’il n’est ni ceci ni cela. Et c’est ce qu’on appel<strong>le</strong> aussi en sanscrit <strong>le</strong>neti. Tout ce qu’on peut dire sur Dieu n’est rien en comparaison avec toutce qu’on ne peut pas dire sur Dieu. Alors <strong>le</strong> rien est plus fort que ce qu’onpeut dire…• On retrouve aussi dans cette idée <strong>le</strong> tétralème utilisé dans la dia<strong>le</strong>ctiquede la philosophie bouddhique tibétaine, ni l’existence de l’être, ni la nonexistence, ni <strong>le</strong>s deux à la fois, ni l’absence des deux à la fois ; c’est uneréfutation globa<strong>le</strong> pour définir l’au-delà…– Oui, tout à fait ; je vais donner un exemp<strong>le</strong> ; Eckhart dit que dire queDieu est bon c’est par<strong>le</strong>r aussi mal de lui que dire que <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il est noir. Oualors il dit que dire que Dieu est bon c’est comme si on <strong>le</strong> roulait dans unecouverture et on <strong>le</strong> poussait sous un banc ; et ce genre de propositions,évidemment, peut semb<strong>le</strong>r choquant mais au fond c’est pour affirmerqu’il est bien plus que cela.• On se rapproche du bouddhisme Zen quand un maître dit : Si vousrencontrez <strong>le</strong> Bouddha, tuez-<strong>le</strong> ; c’est aussi utiliser <strong>le</strong>s concepts pour s’endétacher…– Oui, mais cette proposition de : Si vous rencontrez <strong>le</strong> Bouddha, tuez-<strong>le</strong>,est une expression qui me dérange un peu, je crois qu’il faut la manieravec beaucoup de prudence… Mieux vaudrait dire : Si vous rencontrez <strong>le</strong>Bouddha, transcendez-<strong>le</strong>. Il ne faut pas forcément détruire un état d’éveilpour parvenir à un autre. C’est <strong>le</strong> danger de l’iconoclasme. Eckhart dirait


La vision bienheureuse - 71simp<strong>le</strong>ment : Il faut renoncer à Dieu pour Dieu.• C’est un stade ultime ; quand on touche l’éveil, ne pas s’y attacher…– Je crois que cet exemp<strong>le</strong> est très bon pour montrer que dans <strong>le</strong> contexte dudiscours eckhartien, certaines phrases pourraient semb<strong>le</strong>r scanda<strong>le</strong>uses.Mais on en trouve aussi de scanda<strong>le</strong>uses dans la Bib<strong>le</strong> où il est dit, parexemp<strong>le</strong>, qu’il faut renier son père et sa mère ; ceci peut donner lieu à detrès mauvaises interprétations et à toutes sortes de fanatismes. Ceci dit,même l’hérésie du Libre Esprit est directement inspiré de citations dela Bib<strong>le</strong>. Alors est-ce qu’on va condamner la Bib<strong>le</strong> ; on a bien condamnéEckhart !• Et la désimagination ?– Je ne sais pas si <strong>le</strong> terme existait avant. C’est un verbe créé par maîtreEckhart. Il a beaucoup travaillé la langue al<strong>le</strong>mande. C’est dans ce sens ungrand poète et un grand philosophe puisqu’au fond un poète est toujoursun peu philosophe et l’inverse parce que la philosophie passe par lalangue et la langue c’est <strong>le</strong> domaine de la poésie. Il y a un terme auquelon a parfois comparé la désimagination, mais ce n’est pas vraiment lamême chose, c’est la déconstruction. La déconstruction, c’est au fond,l’équiva<strong>le</strong>nt du mot grec analyser, analuen, qui signifie mettre en piècesdétachées. La désimagination signifie <strong>le</strong> dépassement des images pourarriver à la vacuité, ce qui est analogue au bouddhisme, selon moi. L’idéequ’el<strong>le</strong> transcrit est omniprésente. Alors désimaginer… Justement onpensait qu’il était peut-être comme un précurseur de l’iconoclasme. Voussavez qu’il y a eu un iconoclasme byzantin et un iconoclasme à la Réformeet on a vu un peu dans Eckhart un précurseur de la Réforme, un précurseurde ces gens qui détruisaient des images physiques. J’ai cherché à montrerque cette désimagination n’est pas une destruction, qu’el<strong>le</strong> ne détruisaitpas l’être des images mais, bien au contraire, qu’el<strong>le</strong> cherchait à établir<strong>le</strong>ur être. Celui qui a <strong>le</strong> mieux résumé cette expression c’est AngelusSilésius qui dit : Désimagine-toi mon enfant et tu seras semblab<strong>le</strong> à Dieuet dans ce calme tu seras à toi-même ton propre royaume des cieux. Susoa aussi repris ce thème. Il dit qu’il faut être détaché de toutes <strong>le</strong>s images


72 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueet ensuite être imagé dans <strong>le</strong> Fils, c’est à dire formé à l’image du Fils etsur-imagé dans <strong>le</strong> Saint Esprit…• Peut-il y avoir ici une correspondance ou une résonance avec <strong>le</strong>bouddhisme tibétain qui utilise d’abord la forme, l’image, pour ladissoudre ensuite dans la vacuité, Dharmakaya ?– Je connais trop peu <strong>le</strong> bouddhisme pour l’affirmer de manièreapodictique mais, pour moi, il y a beaucoup d’analogies entre Eckhart et<strong>le</strong> bouddhisme. Déjà Schopenhauer a dit que Maître Eckhart dévêtu dudogme chrétien, c’est la doctrine de Shakyamuni. Et je pense aussi que, sion <strong>le</strong> place dans cette perspective de l’unité transcendante des religions,on peut dire qu’Eckhart a détourné Aristote, c’est à dire qu’il utiliseAristote dans un contexte de vie spirituel<strong>le</strong> que l’on ne saurait trouverchez Aristote. Et je crois qu’il l’a effectivement détourné dans un sens qui<strong>le</strong> rapproche de la spiritualité orienta<strong>le</strong>.De grands représentants de cette spiritualité ne s’y sont du reste pastrompés puisqu’ils ont reconnu en Eckhart <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur partenaire dans <strong>le</strong>dialogue entre l’Orient et l’Occident, dialogue qui a commencé au débutde ce sièc<strong>le</strong>, voire à la fin du sièc<strong>le</strong> dernier si on cite Schopenhauer, maisil faut faire attention avec Schopenhauer parce qu’à cette époque-là onn’avait pas vraiment d’information sur <strong>le</strong> bouddhisme et on pensaitmême que c’était une religion très négative, et cette forte image nihilisteest venue en partie de Schopenhauer. Schopenhauer était, notammentgrâce aux jésuites, très bien renseigné sur <strong>le</strong>s Upanishad et je crois qu’ila plus tiré <strong>le</strong> Bouddhisme dans la direction de l’Hindouisme. Mais dansson affirmation il ne s’est pas tout à fait trompé, et même si la vacuitéà été mal interprétée c’est une donnée fondamenta<strong>le</strong> du bouddhisme etc’est une étape fondamenta<strong>le</strong> dans la spiritualité eckhartienne. El<strong>le</strong> estinspirée de la théologie négative et el<strong>le</strong> est transposée comme pratiquespirituel<strong>le</strong>.Certains aiment à voir dans Maître Eckhart un passe-murail<strong>le</strong>s entredifférentes religions, non seu<strong>le</strong>ment entre différentes cultures, mais aussientre différents courants de notre propre civilisation. Il y a eu récemment


La vision bienheureuse - 73un colloque interdisciplinaire intitulé «L’âme dans la modernité», auquelparticipèrent des psychologues, des théologiens et des philosophes.Au cours des discussions, on s’est souvent référé au «génial analystede l’âme » qu’était Maître Eckhart, parce qu’il a su réunir une approchephilosophique, pastora<strong>le</strong> et thérapeutique de la psyché. Eckhart est unefigure intégrative qui peut nous aider à enjamber <strong>le</strong>s espaces séparantdifférentes mouvances. Ainsi, <strong>le</strong> célèbre historien des religions RudolphOtto, auteur de « Mystique d’Orient et d’Occident », a tenté de faire unecomparaison entre Eckhart et Shankara (v. 788-820), la figure de prouede l’hindouisme védique. Selon Otto, <strong>le</strong> jeu réciproque entre âtman, l’âmeindividuel<strong>le</strong>, et brahman, <strong>le</strong> principe créateur impersonnel, se retrouvechez Eckhart dans <strong>le</strong> rapport entre fond de l’âme et Déité. C’est un livremagnifique, une perspective qu’il faudrait cependant revoir parce queson auteur est un peu trop pris dans la perspective du protestantisme.Des penseurs d’Extrême-Orient, D.T. Suzuki pour <strong>le</strong> bouddhisme Zen,par<strong>le</strong>nt aussi d’analogies entre Eckhart et <strong>le</strong> Bouddhisme. Pour <strong>le</strong>bouddhisme tibétain, je ne connais pas à cette heure de chercheur qui aitfait une étude. Je crois que <strong>le</strong>s questions que vous posez seraient un sujetpour quelqu’un qui connaît bien <strong>le</strong> bouddhisme. D’autres chercheursont mis en évidence des liens avec <strong>le</strong>s penseurs islamiques, notammentavec Averroès (1126-1198), <strong>le</strong> grand philosophe et médecin arabe deCordoue. Au XIIIe sièc<strong>le</strong>, sa philosophie fut enseignée à l’Université deParis où el<strong>le</strong> causa de vives controverses. L’influence du judaïsme estaussi constatab<strong>le</strong> chez Maître Eckhart, notamment par l’entremise deMaïmonide (1135-1204), qui vécut aussi à Cordoue, avant qu’il ne s’exi<strong>le</strong> enÉgypte, pour devenir médecin à la cour du légendaire Saladin. Ces deuxpenseurs constituèrent un modè<strong>le</strong> pour la philosophie scolastique, parcequ’ils se trouvaient confrontés au même problème, à savoir : commentconcilier <strong>le</strong> Lycée apollinien d’Aristote avec <strong>le</strong>s dogmes de <strong>le</strong>urs religionsrespectives.• D’une part la créature est un pur néant mais d’autre part el<strong>le</strong> est pour celamême fondée dans la plénitude divine, dit Eckhart ; dans <strong>le</strong> bouddhisme


74 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueon dit que <strong>le</strong>s phénomènes sont vides de nature propre, c’est à dire videsd’une existence en soi, autonome et indépendante mais cependant p<strong>le</strong>insdes qualités de l’éveil ; l’idée de Dieu ici, dans la citation d’Eckhart, semb<strong>le</strong>nous rapprocher d’un Dieu intérieur et non plus extérieur, tel qu’on peutparfois l’entendre au sein du christianisme…– Ce que vous citez là c’est un peu la conclusion de ma thèse et c’est unechose que j’ai cherché à montrer chez Eckhart et qui justement, el<strong>le</strong>aussi, a été mal comprise, comme on a peut-être mal compris la vacuitébouddhique. Cela on <strong>le</strong> voit dans <strong>le</strong>s prologues eckhartiens, notamment,lorsqu’il par<strong>le</strong> de l’être même. « La créature est un pur néant ». Quandon analyse bien ce qu’il veut dire, dans <strong>le</strong> contexte, on s’aperçoit quedire cela ce n’est pas nier l’être de la créature, ce n’est pas dire que lacréature n’est pas, mais c’est établir cet être de la créature dans l’êtredivin. C’est simp<strong>le</strong>ment mettre cela dans une perspective qui est cel<strong>le</strong> dela mystique. On <strong>le</strong> voit justement dans de très bel<strong>le</strong>s propositions où ildit que toute créature est p<strong>le</strong>ine de Dieu et est un livre et pour dire unechose comme cela il ne peut pas l’entendre de manière vraiment nihiliste,au sens négatif, c’est un nihilisme positif. Il y a toujours un mouvementdia<strong>le</strong>ctique ; il faut quitter quelque chose pour arriver à quelque chose eton s’éloigne du monde pour y revenir. Il y a un retour aux images, un peucomme chez Platon, il y a un retour à la caverne, il y a un passage, il y atoujours deux mouvements.• On retrouve aussi très fort cette idée de totalité, d’union…– Oui, l’union est essentiel<strong>le</strong>. L’union, c’est d’abord l’union du fond del’âme avec <strong>le</strong> fond de la déité, c’est à dire <strong>le</strong> Dieu ineffab<strong>le</strong> . Il dit qu’il y adans l’âme cette étincel<strong>le</strong> qui est incréée, qui n’est pas de l’âme, mais quiest dans l’âme et qui est la chose la plus fondamenta<strong>le</strong> de l’âme. Dans cefond de l’âme, âme et Dieu sont un. Là il s’inspire du stoïcisme, il dit quec’est l’étincel<strong>le</strong> qui peut être recouverte, comme un puits, une source quiest enterrée en nous et nous ne <strong>le</strong> savons pas. On est omniscient sans<strong>le</strong> savoir ; Eckhart dit que cette omniscience est là, el<strong>le</strong> est recouverteet il s’agit de la dégager. Cette omniscience, c’est l’image de Dieu. C’est


La vision bienheureuse - 75comme un miroir, il faut en<strong>le</strong>ver la poussière du miroir pour qu’il reflètel’intégralité du divin. Donc il y a une potentialité du divin dans l’hommeet il s’agit de la dégager. Et là je pense qu’il y a une parfaite analogie avecl’enseignement bouddhique. Et, au fond, la désimagination est une formede révélation parce qu’el<strong>le</strong> conduit à dégager l’image de Dieu dans l’âme.• C’est ma félicité que Dieu par<strong>le</strong> en moi, dit maître Eckhart…– Oui, c’est une très bel<strong>le</strong> citation. Eckhart insiste sur cette dimensionbéatifiante de l’expérience et c’est là aussi un parallè<strong>le</strong> avec l’Orient. Dieupar<strong>le</strong> aux deux puissances supérieures de l’âme, c’est à dire l’intel<strong>le</strong>ct et lavolonté. Dans cet enseignement du Moyen-Age on par<strong>le</strong> des puissances del’âme : <strong>le</strong>s puissances inférieures de l’âme sont <strong>le</strong>s sens et <strong>le</strong>s puissancessupérieures, il y en a deux surtout, c’est l’intel<strong>le</strong>ct et la volonté ; la volontéc’est l’amour, <strong>le</strong> cœur. C’est un peu cela d’ail<strong>le</strong>urs qui faisait la rivalitéentre <strong>le</strong>s Franciscains et <strong>le</strong>s Dominicains ; <strong>le</strong>s Franciscains suivaienttoujours la voie du cœur. C’est la bhakti orienta<strong>le</strong>. Pour arriver à Dieu <strong>le</strong>meil<strong>le</strong>ur chemin est la dévotion. Pour <strong>le</strong>s Dominicains, dont faisait partieEckhart c’est <strong>le</strong> contexte de la scolastique. Ils disaient, au contraire, quece qui mène <strong>le</strong> plus directement à Dieu c’est l’intel<strong>le</strong>ct. Il faut comprendredans intel<strong>le</strong>ct quelque chose de plus profond que ce qu’on peut entendreaujourd’hui. Et Eckhart semb<strong>le</strong> concilier <strong>le</strong>s deux. C’est pourquoi ilinsiste aussi beaucoup sur <strong>le</strong> Verbe de Dieu qui par<strong>le</strong> en moi et éveil<strong>le</strong>l’intel<strong>le</strong>ct, à l’image de la Trinité ; et il éveil<strong>le</strong> aussi <strong>le</strong> cœur. Donc il y a laconnaissance et la béatitude, et il y a un au-delà qui est inconnaissanceet c’est l’au-delà de la bonté, de la félicité. Et là aussi on peut retrouvercette phrase du Bouddha qu’il faut transcender <strong>le</strong> Bouddha, c’est à direqu’à un moment donné il faut dépasser cet attachement même au divin :renoncer à Dieu pour Dieu, renoncer au Bouddha pour Bouddha, renoncerà l’éveil pour l’éveil.• Est-ce mourir à soi pour naître à la vie éternel<strong>le</strong> si Dieu est vieéternel<strong>le</strong> ?– C’est exactement cela ; il faut mourir à soi en permanence. Ladésimagination c’est <strong>le</strong> fait de quitter toutes <strong>le</strong>s images sensib<strong>le</strong>s,


76 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueextérieures, pour dégager cette image intérieure. C’est une forme de viequi mène à la vie, comme on dit qui perd sa vie la gagne. Il faut lâcherprise ; c’est aussi toute l’image de l’humilité ; il faut s’abaisser pour êtreé<strong>le</strong>vé. Eckhart dit que l’homme, homo, et la terre, humus, veu<strong>le</strong>nt dire lamême chose. La nature de l’homme, c’est l’humilité et s’il réalise cettenature, paradoxa<strong>le</strong>ment, il est é<strong>le</strong>vé au plus haut, plus que <strong>le</strong>s angesmême. Et en al<strong>le</strong>mand on a demut qui signifie avoir Dieu en soi, c’est <strong>le</strong>terme pour humilité ; mut c’est <strong>le</strong> courage… Alors, ou bien c’est la chose laplus é<strong>le</strong>vée ou la chose la plus basse, parce que <strong>le</strong> plus haut et <strong>le</strong> plus basne font qu’un. En tout cas dans ce domaine symbolique on peut renverser<strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> ; il y a des symbo<strong>le</strong>s qu’on peut renverser et d’autres pas. Maisici l’un et l’autre se confondent. C’est comme dans la méditation, certainsont l’impression de descendre et d’autre ont l’impression de monter… Ace propos, la symbolique de « l’arbre renversé » constitue un bon exemp<strong>le</strong>explicatif.C’est aussi comprendre la nécessité de relier des aspects en apparencescontradictoires du ciel et de la terre, de la vie active et de la viecontemplative. L’idéal, selon Eckhart, c’est d’être enraciné dans l’éternitéintemporel<strong>le</strong> tout en agissant dans la réalité présente. Selon lui, Marthe,qui est active, jouit de la même façon que Marie, sa soeur contemplative,mais selon une plus grande maturité. Pour parvenir à cette maturitéspirituel<strong>le</strong>, Marie doit devenir active comme sa soeur Marthe. Ledétachement, la vie contemplative, n’en constituent pas moins la baseet donc aussi la première étape de la vie spirituel<strong>le</strong>. Mais pour trouverson accomplissement, el<strong>le</strong> doit faire ses preuves dans la vie active.Lorsqu’on se trouve dans <strong>le</strong>s plus hautes sphères de la vie contemplative,on ne saurait négliger <strong>le</strong> pauvre à la porte, qui demande une soupe. Parla polarité de sa pensée, Eckhart nous montre comment on peut vivredans l’équilibre entre distance et proximité, comment vivre mieux avec<strong>le</strong> monde, sans être perdu dans <strong>le</strong> monde. Cela est aussi vrai du flotd’images et de l’agitation continuel<strong>le</strong> à laquel<strong>le</strong> nous devons faire facecontinuel<strong>le</strong>ment.


La vision bienheureuse - 77• Pensez-vous que la réhabilitation de Maître Eckhart peut revivifier latradition catholique d’aujourd’hui ?– Il y a environ une quinzaine d’années, à l’initiative d’un Dominicainanglais, une commission réunissant différents spécialistes s’estconstituée. Le résultat de <strong>le</strong>urs travaux est un fort volume intitulé «Eckhartteutonique, homme docte et saint», édité par Heinrich Stirnimann etRuedi Imbach. Ce titre montre déjà que, selon la conclusion de ces experts,Eckhart devrait non seu<strong>le</strong>ment être réhabilité, mais canonisé.Je crois qu’il est important de réhabiliter Eckhart même si certainespersonnes disent que c’est presque dommage parce qu’on aimait bienEckhart comme quelqu’un d’un peu remuant, et c’est vrai qu’il y a demerveil<strong>le</strong>uses turbu<strong>le</strong>nces métaphysiques chez Eckhart. C’est aussi unconstat aujourd’hui que l’hérésie est souvent prise comme un compliment,une sorte de label d’indépendance spirituel<strong>le</strong> ; alors évidemment, danscette perspective, certaines personnes disent qu’il serait récupéré parl’église. Malgré cela je dis qu’il est juste de réhabiliter Maître Eckhartparce que lui-même voulait être réhabilité et estimait ne pas être unhérétique. Il a lui-même dit : Je peux me tromper parce que l’intel<strong>le</strong>ctest faib<strong>le</strong> mais je ne peux pas être un hérétique parce que cela c’est unequestion de volonté et je n’ai pas l’intention d’être un hérétique et il aeffectivement dit aussi : Quel<strong>le</strong> que soit la proposition qu’on considèrecomme vraiment fausse, je la retire. Et c’est pour cela, d’ail<strong>le</strong>urs, que lacondamnation n’a été que très partiel<strong>le</strong>. Ceci dit, en tant que philosophe,j’aime aussi dire que l’hérésie n’est pas une catégorie philosophique etde ce point de vue là ça n’a pas d’importance qu’Eckhart soit réhabilitéou non. Mais si on comprend bien Eckhart et si on regarde bien sesargumentations dans <strong>le</strong> procès, il faudrait <strong>le</strong> réhabiliter.• Est-ce que Eckhart a touché Dieu ?– Certainement. Il a eu une des meil<strong>le</strong>ures formations qu’on pouvaitavoir dans l’Occident médiéval. C’était un élève brillant, il a très viteété reconnu par ses frères et ses supérieurs, il a été envoyé à Paris, àCologne, et pourtant il y a quelque chose dans sa prédication qui dépasse


78 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueces connaissances-là. Etait-il suffisamment pur, un miroir tout à faittransparent, pour avoir cette expérience ? Même s’il ne par<strong>le</strong> presquejamais de lui-même, Eckhart dit clairement que la vision bienheureuse,qui revient à toucher Dieu, ou plutôt, à être touché par Dieu, est possib<strong>le</strong>en cette vie… C’est aussi dans cette heureuse perspective que <strong>le</strong>s grandestraditions spirituel<strong>le</strong>s d’Orient et d’Occident peuvent au mieux serencontrer.Voici ce que disait Maître Eckhart : il y a sept degrés de la viecontemplative. Celui qui veut s’exercer dans la vie contemplative doitchercher un lieu secret et doit penser, en premier lieu, combien son âmeest nob<strong>le</strong>, puisqu’el<strong>le</strong> s’est écoulée de Dieu sans intermédiaire, et cetteconsidération doit faire entrer l’homme dans une grande joie.En second lieu, une fois qu’il a bien considéré cela, il doit pensercombien Dieu a aimé son âme puisqu’il l’a créée selon l’image de laTrinité, et tout ce que Dieu est par nature, el<strong>le</strong> peut l’être par grâce, etde cela il faut nécessairement que l’homme tombe dans une plus grandejoie qu’auparavant, car il est bien plus nob<strong>le</strong> que nous soyons créésselon l’image de la Trinité que d’être seu<strong>le</strong>ment créé par Dieu sansintermédiaire.En troisième lieu, l’homme doit penser comment il a été aimé de Dieuéternel<strong>le</strong>ment ; car de même que la Trinité a été éternel<strong>le</strong>ment, Dieu aaimé l’homme éternel<strong>le</strong>ment.En quatrième lieu, l’homme doit penser comment Dieu l’a invité àjouir éternel<strong>le</strong>ment de la même réalité avec Dieu, cel<strong>le</strong> dont Dieu a jouiéternel<strong>le</strong>ment et jouira à jamais,et c’est de Dieu lui-même.En cinquième lieu, l’homme doit rentrer en lui même et cela se passe enéprouvant que l’être ne peut pas être sans l’être et que l’être est nourri del’être, car aucun être ne peut être nourri de cette nourriture, avant quecette nourriture ne soit transformée en une nature bienheureuse, commeest cel<strong>le</strong> dont on est nourri ; cela doit provenir d’un être qui soit lui-même


La vision bienheureuse - 79l’être. Or il n’y a aucune réalité qui soit par el<strong>le</strong>-même être, sinon Dieu.C’est pourquoi mon âme ne peut être nourrie par rien d’autre que parDieu. Et quand l’homme rentre ainsi en lui-même, il trouve Dieu en luimême.Si Dieu veut que je sois, il faut qu’il me donne l’être. Aucun être eneffet ne peut exister sans Dieu et c’est pourquoi s’il veut que j’aie l’être, ildoit se donner lui-même à moi.En sixième lieu, l’âme doit se reconnaître el<strong>le</strong>-même en Dieu, et celaarrive de la façon suivante : puisque tout ce qui est, est en Dieu, cela estDieu et puisque mon image a été éternel<strong>le</strong>ment en Dieu comme el<strong>le</strong> estmaintenant et doit être à jamais, mon âme a donc été éternel<strong>le</strong>ment uneet el<strong>le</strong> est Dieu, et je découvre ainsi que je suis en Dieu de façon d’autantplus haute que j’ai été éternel<strong>le</strong>ment Dieu en Dieu. Et cela apporte àI’homme qui peut s’y exercer une tel<strong>le</strong> joie qu’il ne peut rien en dire àpersonne.En septième lieu, l’homme doit reconnaître en lui-même Dieu tel qu’il estsans commencement, de qui toutes choses ont flué. Et cette connaissance,personne ne peut la devenir intégra<strong>le</strong>ment en cette vie, car cela toucheraitla vision de l’être ivin,ce qui ne peut être ici-bas.Aphorisme 53 (Trad. W. Wackernagel)La prière de Maître Eckhart (Melk, cod. 1569, fol. 117r-118v)O richesse é<strong>le</strong>vée de la nature divine,montre-moi <strong>le</strong> chemin que dans ta sagessetu m’as laissé pressentir et ouvre<strong>le</strong> si précieux trésor auquel tu m’as convié :comprendre avec intelligenceau-dessus de toute créature,aimer avec <strong>le</strong>s anges et être d’usage (familier)avec ton fils unique, notre Seigneur Jésus-Christ,hériter de toi et t’accueillirselon ta sagesse éternel<strong>le</strong>.Et avec ton aide


80 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueme préserver de tout mal.Car tu m’as é<strong>le</strong>véau-dessus de toute créature et tu as impriméen moi <strong>le</strong> sceau de ton éternel<strong>le</strong> image.Tu as rendu mon âme insaisissab<strong>le</strong>à toutes <strong>le</strong>s créatures ettu n’as rien fait de plus semblab<strong>le</strong> à toique l’être humain selon l’âme. Apprendsdonc à me tenir ainsi que je ne sois plus jamaissans toi et que dans ton oeuvre aimanteet ruisselante en moi jamaistu ne sois plus entravé. Et jamaisne me livre plus à aucun désir hormis toiet ne m’afflige dans mes penséesavec aucune créature hormis toi.Seigneur, tu es un esprit insaisissab<strong>le</strong>à toute créature et si l’âme oublieque dans sa spiritualité même el<strong>le</strong> est é<strong>le</strong>véeau-dessus de toute créature,fais en sorte que ta sagesse éternel<strong>le</strong>lui suffise selon ta volonté divineet que dans la grâce el<strong>le</strong> soit désaissiede toutes <strong>le</strong>s images qui sont proches de toi.Car tu t’es approprié l’âme selon ta natureet tu l’as apparentée à toi.Garde-la donc afin que ne s’établisse en el<strong>le</strong>r<strong>le</strong>n que toi.(Trad. W. Wackernagel)A propos de la prière de Maître Eckhart :Freimut Löser, «Anselm, Eckhart, Lienhard Peuger», N. Henkel und N.Palmer éd. in Latein und Volkssprache im deutschen Mittelalter 1100-1500, Tübingen, Niemeyer 1992, p. 246.


Dialogueinterreligieux


Le Dalaï Lama par<strong>le</strong> de Jésus - 83Le Dalaï Lama par<strong>le</strong> de JésusUne perspective sur <strong>le</strong>s enseignements de Jésus…Le Dalaï Lama Par<strong>le</strong> de Jésus, une perspective sur <strong>le</strong>s enseignements deJésus.© Editions Brepols – 1996.Sœur Ei<strong>le</strong>en : Votre Sainteté, c’est un grand privilège d’être ici en votreprésence. Ma question concerne un point qui constitue peut-être unedifférence dans nos traditions. L’une des manières pour nous de connaîtreJésus est d’appréhender <strong>le</strong> personnage historique. Mais une des missionsde Jésus a été de transformer notre relation à Dieu pour la faire passerde la peur ou de la simp<strong>le</strong> doctrine à un lien d’amour et d’intimité. Entant que chrétiens, nous croyons au Christ ressuscité, au Christ qui vittoujours parmi nous. Nous croyons que nous pouvons faire l’expériencedu Christ qui est parmi nous et qu’il s’agit là d’une expérience personnel<strong>le</strong>d’amour et de dévotion, Avec l’approfondissement de notre pratiquereligieuse, notre dévotion au Christ s’approfondit. C’est la raison pourlaquel<strong>le</strong> beaucoup d’entre nous méditent. Cette expérience commenced’abord comme n’importe quel<strong>le</strong> relation humaine : nous essayons deconnaître cette personne. Au début, nous avons tendance, même si nousadmirons cette personne, à la considérer comme un objet. Puis, notrecompréhension dépasse peu à peu la simp<strong>le</strong> personnalité extérieure pouratteindre la personne intime du Christ. A la fin, nous sommes appelés ànous unir à la conscience qui fut cel<strong>le</strong> du Christ. Pour <strong>le</strong>s chrétiens, cevoyage spirituel est très personnel et intime. Trouve-t-on quelque chosed’analogue dans <strong>le</strong> bouddhisme ?Le Dalaï-lama : Absolument, il existe un parallè<strong>le</strong> dans la pratiquebouddhiste. Comme je l’ai déjà souligné, il est aussi important dans <strong>le</strong>bouddhisme que dans <strong>le</strong> contexte chrétien que la pratique spirituel<strong>le</strong> dechacun soit enracinée dans une confiance et une foi à visée unique, quel’on s’en remette p<strong>le</strong>inement et entièrement à l’objet du refuge pour sonbien-être spirituel. Dans <strong>le</strong> bouddhisme, la pratique doit s’appuyer sur la


84 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueprise de refuge dans <strong>le</strong>s Trois Joyaux – <strong>le</strong> Bouddha, Dharma et Sangha– et surtout dans <strong>le</strong> Bouddha. Dans cette relation, non seu<strong>le</strong>ment pourvous guider vous vous placez avec confiance sous la conduite éclairéedu Bouddha – un être parfait, p<strong>le</strong>inement éveillé et parvenu à l’étatd’illumination tota<strong>le</strong> –, mais vous aspirez vous aussi à réaliser cet étaten vous-même.L’acte consistant à prendre refuge comporte donc plusieurs aspects.Parfois, on emploie aussi l’expression « atteindre l’état d’inséparabilité» avec <strong>le</strong> Bouddha. Cela ne signifie pas que vous perdez votre identitéindividuel<strong>le</strong>, que vous ne faites plus qu’un avec <strong>le</strong> Bouddha. On veutplutôt souligner que vous avez atteint un stade auquel vous ressemb<strong>le</strong>z àun bouddha, un être p<strong>le</strong>inement illuminé. Cette intimité existe donc biendans la relation.Père Laurence : Votre Sainteté, je pense que nous ne sommes pas en trainde créer une religion unique, quoique nous soyons en train de découvrirune unité profonde. Et où règne l’unité, règnent aussi <strong>le</strong>s différences.Ainsi, comme vous venez de <strong>le</strong> dire, <strong>le</strong> bouddhiste prend refuge dans<strong>le</strong> Bouddha. Le Bouddha est son maître. Le chrétien suit Jésus, etcomme <strong>le</strong> bouddhiste, il se consacre et se voue à un maître particulier.Les différences se trouvent, je présume, dans la manière dont nouscomprenons et décrivons la nature du Bouddha et la nature de Jésus.Il reste, dans la pratique, que <strong>le</strong>s démarches consistant à suivre une voiespirituel<strong>le</strong> ou à se faire discip<strong>le</strong>, comportent de nombreuses similitudes.Par exemp<strong>le</strong>, Jésus nous dit que pour <strong>le</strong> suivre, il faut abandonner sonmoi. Or, en ce qui me concerne, j’ai trouvé dans <strong>le</strong> bouddhisme unegrande sagesse et une grande clarté dans la compréhension de ce quesignifiait abandonner son moi, dépasser l’égoïsme. Je trouve la mêmesagesse quand Jésus nous demande de nous aimer <strong>le</strong>s uns <strong>le</strong>s autres etd’aimer nos ennemis. Votre exposé de ce matin explore magnifiquementcomment ceci fonctionne du point de vue bouddhiste.Dans <strong>le</strong> film que nous avons projeté hier, nous vous avons vu en train detravail<strong>le</strong>r sur une montre, à Dharamsala. J’ai parfois l’impression, grâce


Le Dalaï Lama par<strong>le</strong> de Jésus - 85au bouddhisme, de comprendre comment marche la montre. Cela dit,bouddhistes comme chrétiens, nous sommes tous confrontés au tempset à sa signification. Il n’est pas si faci<strong>le</strong> de l’exprimer par des mots. Quepensez-vous de cette image pour aider à comprendre <strong>le</strong> rapport existantentre <strong>le</strong>s différentes religions ? Il me paraît essentiel, en dernière analyse,de comprendre comment <strong>le</strong> bouddhisme et <strong>le</strong> christianisme se par<strong>le</strong>ntl’un à l’autre, comment nous nous comprenons l’un l’autre aujourd’hui.Car la rencontre de ces deux traditions est si importante pour <strong>le</strong> monde.Le Dalaï-lama : Pour parvenir à un dialogue qui ait un sens, autrementdit qui enrichisse <strong>le</strong>s deux traditions, je pense que nous avons besoin departir de la base que représente la claire reconnaissance de la diversitéqui existe dans l’humanité : <strong>le</strong>s dispositions menta<strong>le</strong>s diverses, <strong>le</strong>sintérêts divers et <strong>le</strong>s inclinations spirituel<strong>le</strong>s diverses des peup<strong>le</strong>s dumonde. Par exemp<strong>le</strong>, pour certains <strong>le</strong>s traditions chrétiennes fondéessur la foi en un Créateur sont du plus puissant effet sur <strong>le</strong>ur vie éthiqueet <strong>le</strong>s incitent fortement à agir de manière éthique et saine. Mais cecin’est pas forcément vrai pour tout <strong>le</strong> monde. La tradition bouddhiste, quin’insiste pas sur la croyance en un Créateur, sera peut-être plus opérantepour d’autres. Dans la tradition bouddhiste, on insiste sur <strong>le</strong> sens de laresponsabilité personnel<strong>le</strong> plutôt que sur un être transcendant.Il est tout aussi capital de reconnaître que <strong>le</strong>s deux traditions partagent<strong>le</strong> but commun de produire un être humain parfait : une personnep<strong>le</strong>inement réalisée, spirituel<strong>le</strong>ment mature, bonne et généreuse. Unefois ces deux points admis – communauté de but et claire reconnaissancede la diversité des dispositions humaines – je pense que nous disposonsd’une base solide pour <strong>le</strong> dialogue. C’est toujours avec ces convictions,ces deux prémisses essentiels que j’engage <strong>le</strong> dialogue avec d’autrestraditions.Père Laurence : Je sens une sp<strong>le</strong>ndide vérité dans l’idée que la rédispositionindividuel<strong>le</strong> d’une personne conditionne son cheminement spirituel.Mais dans ce cas, une tradition peut-el<strong>le</strong> encore prétendre détenir une


86 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueperception absolue de la vérité ? Quant à moi, que nous soyons en traind’explorer <strong>le</strong>s implications de ce que Votre Sainteté vient de dire me paraitconstituer une étape très moderne et peut-être nécessaire de l’évolutionde l’histoire religieuse. Mais quel<strong>le</strong> différence avec ce que <strong>le</strong>s religionsont dit autrefois !Le Dalaï-lama : Je dirais que même la vérité n’a pas nécessairementun seul aspect, mais que nous pouvons en avoir une conceptionmultidimensionnel<strong>le</strong>. C’est <strong>le</strong> point de vue, particulièrement, du systèmephilosophique madhyamaka, où la notion même de vérité revêt unedimension relative. El<strong>le</strong> n’existe qu’en relation avec l’erreur, et ce n’estque par rapport à une autre perception qu’une chose peut être dite vraie.Mais postu<strong>le</strong>r un concept de vérité atemporel et éternel, dénué de toutcadre de référence, serait très problématique.Prenons par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> cas des enseignements du Bouddha donnés àdes occasions diverses, dont certains, à première vue, peuvent donnerl’impression d’être contradictoires. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s enseignementsdu Bouddha sur <strong>le</strong> « moi » – atman –, donnés à ceux qui ont de fortesinclinations à affirmer l’existence du moi, s’opposent à son enseignementde base sur <strong>le</strong> « non-moi » – anatman. Et même la doctrine de l’anatman– la doctrine de la non-existence de l’âme ou du moi d’une personne – que<strong>le</strong> Bouddha enseigna aux adeptes des éco<strong>le</strong>s philosophiques inférieures,comme <strong>le</strong>s systèmes vaibhashika et sautrantika, doit être regardéecomme vraie. Ceci parce que, compte tenu de la perception et de lacompréhension de son public à une époque, dans un environnement etun contexte donnés, c’était la vérité. C’est ainsi qu’il faut comprendre lanotion de vérité dans <strong>le</strong> boudddhisme.Une éco<strong>le</strong> philosophique plus é<strong>le</strong>vée, comme <strong>le</strong> madhyamaka, répondraitque cet énoncé contredit la raison, que cette conception de l’anatmann’est pas la vérité fina<strong>le</strong> et entière. Cependant, l’éco<strong>le</strong> madhyamaka nefranchirait pas l’étape suivante qui consisterait à dire que <strong>le</strong> Bouddha adonné un enseignement erroné. Même eux diraient que c’est un énoncévrai parce qu’il est vrai dans <strong>le</strong>s limites de ce contexte et de cette situation


Le Dalaï Lama par<strong>le</strong> de Jésus - 87particuliers.Tout cela est sans doute bien compliqué !Pour résumer toute cette discussion, je pense qu’entre <strong>le</strong>s traditionschrétienne et bouddhiste, il existe une convergence exceptionnel<strong>le</strong> etun potentiel d’enrichissement mutuel par <strong>le</strong> dialogue, surtout dans <strong>le</strong>sdomaines de l’éthique et de la pratique spirituel<strong>le</strong> – ainsi des pratiquesde la compassion, de l’amour, de la méditation et du progrès dans latolérance.Je pense aussi que ce dialogue peut al<strong>le</strong>r très loin et atteindre un niveautrès profond de compréhension. Quant au dialogue philosophique oumétaphysique, je pense que nous devons nous séparer. Toute la conceptionbouddhique du monde repose sur une position philosophique centrée sur<strong>le</strong> principe de l’interdépendance, selon <strong>le</strong>quel toute chose ou événementest <strong>le</strong> pur produit d’interactions entre des causes et des conditions. Il estquasiment impossib<strong>le</strong>, dans cette vision du monde, de faire une place àune vérité atemporel<strong>le</strong>, éternel<strong>le</strong> et absolue. Il n’est pas possib<strong>le</strong> non plusd’y intégrer <strong>le</strong> concept de Création divine.Réciproquement, pour un chrétien dont toute la conception métaphysiquedu monde est fondée sur la croyance en la Création et en un Créateurdivin, il est impossib<strong>le</strong> d’accommoder l’idée que toute chose ouévénement naît de la simp<strong>le</strong> interaction de causes et de conditions. Ainsi,au plan métaphysique, à partir d’un certain point <strong>le</strong> dialogue devientproblématique et <strong>le</strong>s deux traditions divergent.Je pense, cependant, que <strong>le</strong> dialogue peut promouvoir une meil<strong>le</strong>urecompréhension et un respect mutuel dans <strong>le</strong>s domaines de l’éthique, de laconduite personnel<strong>le</strong> et de la métaphysique – en d’autres termes, dans <strong>le</strong>sdomaines où on rencontre de nombreux parallélismes et comptatibilités,aussi bien que dans ceux où existent diversités et différences. On s’enrend faci<strong>le</strong>ment compte dans <strong>le</strong> domaine de l’éthique et du comportementpersonnel où des similitudes et parallélismes nombreux pourraientenrichir <strong>le</strong> dialogue et conduire à une meil<strong>le</strong>ure compréhension et


88 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueau respect mutuel. Même dans <strong>le</strong> domaine métaphysique marquépar des divergences fondamenta<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> dialogue permet de dépasser<strong>le</strong>s différences, en reconnaissant clairement qu’el<strong>le</strong>s existent et enappréciant <strong>le</strong>ur fondement commun quant au but et à l’opérativité. Alorsqu’en métaphysique <strong>le</strong>s points de vue chrétien et bouddhiste sont siéloignés l’un de l’autre, ils peuvent l’un et l’autre contribuer à créer desêtres humains éga<strong>le</strong>ment bons, spirituel<strong>le</strong>ment matures et éthiquementsains. Ces différences, par conséquent, ne doivent pas nous diviser.


L’avenir du monde, c’est <strong>le</strong> dialogue ! - 89L’avenir du monde, c’est <strong>le</strong> dialogue !Entretien avec <strong>le</strong> Père de GiveC’est dans la simplicité du cœur que <strong>le</strong> Révérend Père de Give, moinetrappiste et membre actif du Dialogue Interreligieux Monastique (D.I.M.),a accepté de nous entretenir au sujet de ce dialogue au-delà des mots.C’est au travers de son expérience, forte d’amitié et de richesse par-delà <strong>le</strong>sinévitab<strong>le</strong>s divergences intertraditionnel<strong>le</strong>s, que cet homme du dialoguenous invite à découvrir l’histoire de ce mouvement.• Vous êtes à l’origine du colloque Trinité-<strong>Trikaya</strong> ; quel<strong>le</strong> est l’importancepour vous d’unifier ces deux traditions que sont <strong>le</strong> bouddhisme et <strong>le</strong>christianisme ?– C’est important parce qu’il s’agit de deux très grandes religionsrépandues à travers <strong>le</strong> monde et qui, peut-on dire, ne se sont jamaisvraiment rencontrées. C’est-à-dire tel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong>s sont en dehors dequelques remous politiques ou de guerre. Et puis <strong>le</strong> bouddhisme insistebeaucoup en général sur la bienveillance, sur la compassion, ce qui doitcorrespondre à la charité chrétienne. Donc ces deux grandes religionsvues dans <strong>le</strong>ur ensemb<strong>le</strong> ont des caractères communs assez incroyab<strong>le</strong>s.• Pensez-vous que cel<strong>le</strong>s-ci dans <strong>le</strong>urs convergences peuvent s’enrichirmutuel<strong>le</strong>ment ?– C’est certain. Evidemment quand on est né dans une tradition, quelque soit <strong>le</strong> pays, chacun est un peu convaincu que c’est la sienne qui estla meil<strong>le</strong>ure. C’est souvent dû au fait qu’on ne l’a pas comparée avec <strong>le</strong>sautres, qu’on ne connaît <strong>le</strong>s autres que par caricatures ou en tout casavec des déformations. Je suis depuis vingt ans dans ce mouvement etj’ai appris à chaque rencontre que nous devons corriger beaucoup de vuesfausses que nous avons par rapport à l’autre religion. Cela vaut pour <strong>le</strong>sdeux parties.• Comment ce dialogue est-il accueilli en général par <strong>le</strong>s chrétiens ?


90 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogue– Autant par<strong>le</strong>r sincèrement, il y a beaucoup d’indifférence. Je croisque ceux qui, du côté chrétien, sont vraiment entrés en dialogue avec<strong>le</strong> bouddhisme – et l’inverse est identique – ont très vite remarqué desconvergences très frappantes, souvent émouvantes, presque toujoursinattendues. Et ces personnes, que ce soient des religieux ou des laïcs,se sont très vite engagées de plus en plus dans <strong>le</strong> dialogue ; je ne voispersonne qui y ait renoncé. Vous savez aussi qu’on a vite des amitiés. Enrevanche, en dehors de ce groupe qui est très petit, vraiment minoritaire,je crois que la grande masse reste très indifférente, ce qui me fait de lapeine, mais on ne change pas <strong>le</strong> monde en un jour.• La grande masse est-el<strong>le</strong> indifférente par manque de connaissance oud’information ou simp<strong>le</strong>ment par rejet ?– Disons franchement, <strong>le</strong>s deux se renforcent. Le principal est <strong>le</strong> premier: on se connaît très mal. On ne connaît pas plus <strong>le</strong> bouddhisme que<strong>le</strong>s esquimaux ou que sais-je ! Mais <strong>le</strong>s ignorances sont grossières etimpliquent alors des déformations de pensée, des représentations tout àfait dommageab<strong>le</strong>s. Cela fait beaucoup de tort.• En ce qui concerne <strong>le</strong> rejet quel<strong>le</strong> est son origine ?– C’est la peur d’être envahi par l’autre, mais c’est ridicu<strong>le</strong>. Ceux qui seconnaissent n’ont pas peur de l’autre. On devient des amis, on se confortemutuel<strong>le</strong>ment. Il ne faut pas avoir peur. Je crois que la plupart du tempscela vient de l’ignorance. C’est un cas qui me touche d’assez près : si,par exemp<strong>le</strong>, on se promène dans une grande vil<strong>le</strong>, il y a des librairies: il faut être critique. Des livres sérieux sont mêlés à une fou<strong>le</strong> de livresbizarres sur toutes sortes de mouvements dont je n’ai pas à par<strong>le</strong>r icimais pour <strong>le</strong>squels je n’ai aucune estime ; et cette prolifération de sectes,même quelquefois soi-disant charismatiques côté chrétien, ou alors deméthodes fumeuses du côté oriental, tout cela est détestab<strong>le</strong> commequalité. Donc au milieu de cette fou<strong>le</strong> de centaines de livres quelconques,quelques rares livres sur <strong>le</strong> bouddhisme sont très sérieux. Et on auraun peu la même chose côté chrétien ; il y a des représentations vagues,


L’avenir du monde, c’est <strong>le</strong> dialogue ! - 91faib<strong>le</strong>s, de fausses dévotions, etc. Et on n’a pas la vraie doctrine. C’est cequi explique ce mouvement de rejet. L’avenir du monde, c’est <strong>le</strong> dialogue.• Pouvez-vous nous par<strong>le</strong>r de la rencontre d’Assise ?– Je fais partie d’un mouvement qui s’appel<strong>le</strong> Dialogue InterreligieuxMonastique et comme tel, dans toute l’Europe Occidenta<strong>le</strong> et aussi enAmérique du Nord, chaque pays a célébré ce dixième anniversaire dela rencontre d’Assise où <strong>le</strong> Pape Jean-Paul II avait invité <strong>le</strong>s chefs desgrandes religions à prier ensemb<strong>le</strong> pour la paix. Cela a été une date. Tout<strong>le</strong> monde s’en souvient dans <strong>le</strong> milieu qui s’intéresse au dialogue. J’aiparticipé cette année à la réunion en Belgique qui a été excel<strong>le</strong>nte. J’aieu aussi de très bonnes nouvel<strong>le</strong>s de cel<strong>le</strong> qui s’est passée en France àla Sainte-Baume ; tout cela aux environs de la date anniversaire exacted’Assise. Tout cela est très bon quoique, de mon point de vue personnel,il ne faut pas majorer cette journée d’Assise d’il y a dix ans. Nous étionsdans <strong>le</strong> mouvement bien avant que <strong>le</strong> Pape ne fasse ceci, mais el<strong>le</strong> afrappé l’imagination parce que pour <strong>le</strong>s médias c’est une chose visuel<strong>le</strong>.Cependant beaucoup de travail très sérieux était fait avant.• Je me pose la question de la mission du Dialogue Interreligieux ?– La première chose, puisqu’on a dit que <strong>le</strong> grand défaut c’est l’ignorance,il faut se connaître mutuel<strong>le</strong>ment ; il faut connaître la religion de l’autrenon pas présentée par d’autres ou par <strong>le</strong>s médias mais tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> seprésente el<strong>le</strong>-même, tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> est el<strong>le</strong>-même, soit par <strong>le</strong>s livres, soitencore mieux par <strong>le</strong>s personnes et là c’est l’idéal. Si on se connaît bien,on verra vite, si on n’est pas buté, qu’il y a beaucoup de convergences etde très profondes. Je par<strong>le</strong> ainsi parce qu’hier soir, une pure merveil<strong>le</strong>,on a découvert et on s’en doutait un peu, des convergences absolumentfrappantes mais dont personne ne par<strong>le</strong> ni même <strong>le</strong>s livres. Evidemmentnous ne sommes pas des idéalistes. On sait qu’il y a aussi des divergencesfoncières et ça personne ne <strong>le</strong> cache, mais il ne faut pas se buter là-dessus.Donc se connaître soi-même, connaître l’autre tel qu’il se dit lui-mêmepour l’estimer davantage et alors on pourra collaborer pour la paix du


92 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialoguemonde. Il est manifeste que si <strong>le</strong>s grandes religions du monde sont enpaix, il n’y aura plus de guerre…• Est-ce que vous avez une idée de la façon dont vous pouvez vous yprendre ?– Des deux côtés, soit bouddhiste soit chrétien, nous avons depuis toujoursinsisté sur ce fait. Les guerres ne viennent pas du fait qu’il y a des fusilsou des armes atomiques, cela vient du cœur de l’homme qui est vicié,qui a entretenu en lui la colère et la haine, de là vient qu’on s’entre-tue.Donc la source est dans <strong>le</strong> cœur de l’homme ; <strong>le</strong> bouddhiste <strong>le</strong> dit autantque <strong>le</strong> chrétien, presque dans <strong>le</strong>s mêmes termes. Al<strong>le</strong>r à la source, c’estguérir cela. Alors vous serez bienveillant pour <strong>le</strong>s autres et <strong>le</strong> monde seraheureux. C’est l’avenir et il n’y en n’a pas d’autre. Je suis convaincu qu’iln’y a pas d’autre issue pour <strong>le</strong> monde, sinon on va à une catastrophe.• Vous avez voyagé en Inde et au Tibet ; comment <strong>le</strong>s traditions d’Orientont-el<strong>le</strong>s accueilli <strong>le</strong> christianisme ?– Il y a des millions d’Indiens qui sont chrétiens, et ce n’est pas nouveau,cela depuis <strong>le</strong>s origines du christianisme. Donc on ne peut pas dire que<strong>le</strong> christianisme s’est senti tel<strong>le</strong>ment étranger en Inde. Notre positionà nous, hommes du dialogue, y compris <strong>le</strong>s prêtres catholiques, n’estpas d’al<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong> Nord de l’Inde ou au Tibet pour conquérir <strong>le</strong>s gens ouécraser qui que ce soit. Nous y allons en amis ; nous sommes des moinesqui rencontrons des moines. Et alors nous sommes accueillis comme desfrères partout, il ne faut pas attendre cinq minutes. J’ai fait l’expérienceau Népal il y a quelques années. J’y allais avec l’idée un peu futuriste defonder un jour un monastère trappiste au Népal. Il y a tant de monastèresbouddhistes dans l’Himalaya, pourquoi n’y aurait-il pas un monastèrechrétien ? J’étais alors à Pokhara où jamais personne n’avait vu un moinechrétien évidemment, et j’allais dans <strong>le</strong>s monastères bouddhistes, il y en aune dizaine à Pokhara et environs ; j’allais inconnu, inattendu, n’importequand. J’ai été accueilli comme un frère partout. Il ne faut pas avoir troppeur.


L’avenir du monde, c’est <strong>le</strong> dialogue ! - 93• Est-ce que vous pensez que ce genre de dialogue pourrait s’étendre avec<strong>le</strong>s protestants, <strong>le</strong> judaïsme et même avec l’Islam ?– Nous sommes dans un cadre de rencontre bien défini : <strong>le</strong> bouddhisme,en particulier ici <strong>le</strong> tibétain, et <strong>le</strong> christianisme, en particulier l’Eglisecatholique. Nous ne sommes pas limités à cela. Mais à mon avis ceserait un peu plus diffici<strong>le</strong>, ne fût-ce par exemp<strong>le</strong> que l’un des points derapprochement est la vie monastique. Or il n’y a pas de vie monastiquedans <strong>le</strong> protestantisme, en principe, et nous avons grand avantageà avoir des moines des deux côtés : catholique et bouddhiste. Avecl’Islam, l’église catholique se donne un mal fou pour avoir des rapportscontinuels. J’ai encore vu Mgr. Fitzgerald, secrétaire du Conseil Pontificalpour <strong>le</strong> Dialogue Interreligieux et vice-président de la commission pour<strong>le</strong>s rapports religieux avec <strong>le</strong>s musulmans, qui est un Père Blanc et quiau nom du Vatican voyage dans tous <strong>le</strong>s pays islamiques. On tâche dese rapprocher mais c’est plus diffici<strong>le</strong>, il y a <strong>le</strong>s traumatismes du passé.Quant au dialogue juif-chrétien il est aussi très actif. On ne peut pas direqu’on arrive tout de suite à de grands résultats, mais il y a sûrement desprogrès depuis quelques années.• Mais il semb<strong>le</strong> que ce dialogue se constitue comme en étoi<strong>le</strong>, <strong>le</strong> centreétant <strong>le</strong> christianisme, mais ne serait-il pas intéressant d’organiser unetab<strong>le</strong> ronde autour de ces différentes traditions ?– Je crois que c’est très diffici<strong>le</strong>. Parce que c’est déjà très diffici<strong>le</strong> de un àun. Par exemp<strong>le</strong>, même au sein du bouddhisme il y a déjà plusieurs voies; et dans <strong>le</strong> christianisme aussi. Donc il est plus faci<strong>le</strong> de faire ce quenous faisons, et depuis vingt ans ça marche bien pour l’Eglise catholiqueet <strong>le</strong> bouddhisme tibétain. C’est clérical avec peut-être certainesdiversifications de chaque coté, mais on sait à qui on par<strong>le</strong>, de quoi onpar<strong>le</strong>, et c’est la même doctrine de base. Alors que si on prend deux outrois traditions différentes, il y a des optiques fondamenta<strong>le</strong>s tel<strong>le</strong>mentdifférentes qu’on peut se demander par quel bout commencer !• Depuis quand existe <strong>le</strong> Dialogue Interreligieux ?


94 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogue– Au début de ce sièc<strong>le</strong>-ci, il y a eu quelques pionniers isolés. Je songe àFarquhar qui vivait dans <strong>le</strong> Nord de l’Inde. Il était un pasteur protestantqui a eu des idées assez larges, mais vraiment isolé. Il y a eu aussi unbrahmane de Calcutta, Brahmabandhab Upadhyaya (1861-1907) 1 qui s’estconverti personnel<strong>le</strong>ment par expérience intérieure. De brahmane il étaitdevenu catholique mais est resté très partisan de l’indépendance de l’Indeet tout à fait anti-britannique, désirant qu’on sauve la culture de l’Inde.Voilà un isolé qui après coup a été fort admiré par la position que l’Eglisea maintenant. On ne doit pas détruire une autre culture, il faut l’acceptertota<strong>le</strong>ment, c’est ce qu’on appel<strong>le</strong> l’inculturation. Donc c’est accepter toutela culture indienne, certains diraient hindoue, tout en étant catholique.Puis on a eu, surtout en Inde, un mouvement de sympathie. Je songe à unjésuite né au Luxembourg, que j’ai connu et qui était membre de la provincebelge de la Compagnie de Jésus. Le père Johanns 2 a vécu vingt ans àCalcutta avec un autre jésuite et ils ont ensemb<strong>le</strong> étudié à fond <strong>le</strong> Vedantaet <strong>le</strong>s Upanishad et ont publié des livres comparant Vedanta et culturechrétienne. Le but n’était pas de convertir <strong>le</strong>s hindous mais de montrercomment <strong>le</strong>s deux cultures pouvaient s’accueillir et se compléter. C’estvraiment <strong>le</strong>s grandes premières initiatives et cela date des années vingt,trente. Les jésuites qui étaient au Benga<strong>le</strong> ont continué ce mouvementet il s’est propagé un peu ail<strong>le</strong>urs. Il y a eu alors dans la vie monastiqueceux dont on par<strong>le</strong> encore beaucoup aujourd’hui, l’abbé Monchanin deLyon, devenu missionnaire en Inde du Sud, qui vécut comme simp<strong>le</strong>desservant de paroisse pendant une dizaine d’années assez seul ; un trèsbon théologien ayant étudié <strong>le</strong> sanscrit et la philosophie indienne, toutà fait dévoué à l’Inde avec cette idée qu’il faudrait que l’Inde connaissenotre vie monastique et qu’on se comprenne bien. Il a été rejoint alorspar <strong>le</strong> Père Le Saux 3 . Il était breton, bénédictin et ensemb<strong>le</strong> ils ont vécuquelques années. Malheureusement, Monchanin qui est mort trop jeune1 Voir Jacques Dupuis : Jésus Christ à la rencontre des religions. Coll. Jésus et JésusChrist, Ed. Desclée, 1989.2 Vers <strong>le</strong> Christ par <strong>le</strong> Vedanta, 2 volumes, Ed. Louvain, Museum Lessianum, 1932-1933.3 Cf. Trinité et non-dualité chez Henri Le Saux – Odette Baumer-Despeigne, p.38.


L’avenir du monde, c’est <strong>le</strong> dialogue ! - 95n’a pas eu <strong>le</strong> temps d’écrire, c’était un grand homme. Le Saux, de son côté,allait souvent dans <strong>le</strong>s monastères hindous, et il a été fort impressionnépar Arunachala, ce lieu de pè<strong>le</strong>rinage où se trouvait Ramana Maharshiqui est un grand mystique hindou. Il a été aussi fort impressionné parJnanananda qui a été son maître spirituel. Donc Le Saux, tout en restantmoine bénédictin consciemment, a eu deux grands maîtres spirituels quiétaient deux grands mystiques hindous, ce qui l’a marqué pour toujours.Le Saux a vécu toute sa vie dans une tension intérieure très forte entre<strong>le</strong>s deux religions ; pour par<strong>le</strong>r franc et je par<strong>le</strong> pour moi-même, j’aimebien <strong>le</strong> dialogue mais ces religions sont incompatib<strong>le</strong>s, vous ne pouvezpas être en même temps hindou et chrétien…• … Au niveau de la forme, des méthodes ?– Non, de la doctrine même ; certains points sont trop fondamenta<strong>le</strong>mentdifférents, et on ne peut pas honnêtement dire qu’on est, en même temps,sincèrement hindou et chrétien. Lui a tâché de <strong>le</strong> faire avec une tensionincroyab<strong>le</strong> qui s’est résolue à la fin de sa vie lorsqu’il allait mourir d’uninfarctus en p<strong>le</strong>ine rue de Rishikesh. C’est à la fois une crise cardiaquedont il aurait pu mourir tout de suite et en même temps une expériencemystique incroyab<strong>le</strong> qu’il a décrite comme étant fina<strong>le</strong>ment la grandeexpérience de l’Advaita, la réalisation plénière. A partir de ce moment ila eu un visage de lumière incroyab<strong>le</strong>, un rayonnement, une paix, une joieindicib<strong>le</strong>s. Qu’est-ce que c’est, al<strong>le</strong>z-y voir ! C’est sans doute l’expérienceultime du Vedanta et en même temps une grande expérience mystiquechrétienne ; ça reste toujours mystérieux, ces choses-là. Le Père Griffiths,qui vient de mourir, a aussi repris ce flambeau du dialogue. Il y a doncune tendance au dialogue chez <strong>le</strong>s moines qui reconnaissent vite commefrères <strong>le</strong>s moines hindous ou bouddhistes et l’inverse est vrai aussi. C’estlà que <strong>le</strong> dialogue marche <strong>le</strong> mieux. Evidemment tout cela s’est fait enpionniers.Quant à Rome et au Vatican, il y a deux choses différentes : il y a ce qu’onappel<strong>le</strong> la Congrégation Romaine de la Doctrine de la Foi, la tendance y


96 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueest toujours conservatrice et quelquefois freine, mais pas toujours. Etau Vatican, il y a <strong>le</strong> Conseil Pontifical pour <strong>le</strong> Dialogue Interreligieux,donc une commission spécia<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> dialogue interreligieux. Cela vientde Paul VI et là, c’est tout ce qu’il y a d’ouvert et sympathique pour <strong>le</strong>dialogue ; et nous <strong>le</strong>s moines – je suis un trappiste – on nous laisse unegrande liberté d’action. Nous sommes en contact avec ce Conseil Pontifica<strong>le</strong>t on nous approuve, on fait des documents officiels, mais sincèrementce sont <strong>le</strong>s moines qui par nature sont sensibilisés à cette affaire-là.Nous vivons en principe toute notre vie, et <strong>le</strong>s moines bouddhistesaussi, une vie de contemplation, de prière. La vie monastique est moinsorganisée chez <strong>le</strong>s hindouistes ; un ashram, pour simplifier, c’est plutôtun grand maître spirituel qui a des discip<strong>le</strong>s, mais ce n’est pas tant unevie commune comme dans un monastère tibétain ou catholique. C’estdifférent. La Ramakrishna Mission par exemp<strong>le</strong>, est bien organisée, aune vie semi-monastique, une bonne formation intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>, et on a debons contacts. Les jésuites de l’Inde ont des rapports continuels avec <strong>le</strong>sgrands philosophes hindous et étudient beaucoup, ce qui fait avancer <strong>le</strong>dialogue. C’est là qu’il y a la recherche la plus intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>.Il y a <strong>le</strong> Japon aussi, c’est autre chose ; <strong>le</strong>s moines Zen du Japon sontbienveillants et <strong>le</strong>s rapports sont fraternels autant qu’avec <strong>le</strong>s bouddhistestibétains. Ce sont <strong>le</strong>s deux groupes qui se rencontrent <strong>le</strong> mieux.• Et l’expérience ultime, nous sommes sur des chemins différents pourtoucher quelque chose de très profond en l’être qui est sans doute lamême expérience, quel que soit <strong>le</strong> nom qu’on lui donne ?– Oui, c’est peut-être la vérité, mais al<strong>le</strong>z <strong>le</strong> prouver… ce n’est pas faci<strong>le</strong>.Le Saux pour finir a dit Voilà j’ai fait la réalisation du Vedanta et c’estDieu… Et il y a quelque chose de très mystérieux là. Ce que vous dites estacceptab<strong>le</strong> ; seu<strong>le</strong>ment je ne sais pas si on peut <strong>le</strong> prouver.• Vous échangez beaucoup sur <strong>le</strong>s fondements ou sur <strong>le</strong>s concepts de cesgrandes religions, mais y a-t-il aussi profondément un partage du pointde vue de l’expérience spirituel<strong>le</strong> ?


L’avenir du monde, c’est <strong>le</strong> dialogue ! - 97– Cette façon de par<strong>le</strong>r est tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> se trouve dans un texte romain sur<strong>le</strong> dialogue interreligieux, et pour finir, au-delà du dialogue, on devraitpouvoir échanger <strong>le</strong>s expériences spirituel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus profondes ; cela aété senti comme un idéal. Mais pratiquement, et je ne peux par<strong>le</strong>r quede moi-même, ça ne se fait pas souvent, c’est très délicat et diffici<strong>le</strong>. Soimême,on ne sait pas <strong>le</strong> dire, à supposer qu’on ait une expérience un peuprofonde ; plus cela devient profond, plus c’est diffici<strong>le</strong> à dire, et d’ail<strong>le</strong>urspeut-être n’y a-t-il pas de nécessité de <strong>le</strong> dire ? Il est plus faci<strong>le</strong> d’avoir desdiscussions autour d’une tab<strong>le</strong> ronde que de dire exactement ce qui s’estpassé.Par ail<strong>le</strong>urs il y a ceci qui est très réel et différent. Kalou Rinpoché neparlait pratiquement pas un mot d’anglais et encore moins un motde français, donc on ne pouvait discuter qu’avec un interprète. Je l’airencontré au moins cinq fois en tête à tête ; eh bien là, avant même quel’interprète ne fonctionne en aucune façon, il n’a pas fallu attendre uneminute pour être dans <strong>le</strong> contact <strong>le</strong> plus profond et <strong>le</strong> plus indubitab<strong>le</strong> dumonde, et cela pour l’éternité. Donc pas question de raconter n’importequoi, une expérience ou quoi que ce soit. On s’est compris tout de suite,une minute et c’est fini. Et ça à été <strong>le</strong> cas avec <strong>le</strong> Karmapa ; il avait unrayonnement tel que des gens très éminents, des ingénieurs, des chefsd’entreprise, etc. disent : « Rien que d’avoir vu une fois <strong>le</strong> Karmapa achangé toute ma vie « ; et ce sont des faits concrets, on pourrait citer <strong>le</strong>snoms et <strong>le</strong>s dates. Et ainsi avec d’autres, aussi Lama Gendune… Et voilàdonc trois cas où on a pu communiquer en dehors des mots, des langues,immédiatement et profondément. Ce n’est pas du tout du cartésianismeça, c’est tout à fait autre chose.Cependant il est juste qu’il faudrait partager <strong>le</strong>s expériences spirituel<strong>le</strong>s.Mais il y a quelque chose, et ça autant <strong>le</strong> dire parce qu’on ne <strong>le</strong> dit presquejamais, <strong>le</strong>s documents non plus : ce sont <strong>le</strong>s amitiés et c’est très fort. Onpeut se rencontrer, par<strong>le</strong>r et d’un coup il y a l’amitié et on sent que ce serapour toujours. On n’a pas d’expérience mystique au grand degré, mais ona quand même une façon de vivre la vie intérieure qui est assez forte de


98 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialoguepart et d’autre. Alors on se comprend aussi à ce moment-là. On sent qu’onest sur des chemins qui se ressemb<strong>le</strong>nt très fort et qui se rencontrent.J’ai tendance à dire que même l’œcuménisme qui est si diffici<strong>le</strong> entrechrétiens, mettons catholiques et protestants, s’il a marché, c’est dansla mesure où il y a des amitiés. Et pour nous dans <strong>le</strong> bouddhisme plusencore. Autant <strong>le</strong> dire, mes plus grands amis sont des bouddhistes…


Jésus et Bouddha - 99Jésus et BouddhaOdon Val<strong>le</strong>tJésus et Bouddha – Odon Val<strong>le</strong>t © Albin MichelDe la naissance miracu<strong>le</strong>use de Jésus et de Bouddha à <strong>le</strong>ur enseignementet à <strong>le</strong>ur mort, du contexte géographique et social dans <strong>le</strong>quel ilsvécurent aux problèmes culturels et politiques qu’ils durent affronter,<strong>le</strong>s biographies des deux maîtres spirituels présentent de troublantesconvergences, et aussi de significatives différences. Mais Odon Val<strong>le</strong>t nelimite pas son étude à la comparaison des vies et des paro<strong>le</strong>s des deuxgrands fondateurs. Dans une fresque brillante, mêlant histoire, philologie,géographie économique et science des religions, il met en parallè<strong>le</strong> <strong>le</strong>destin de <strong>le</strong>urs messages et de <strong>le</strong>urs héritiers.Jésus et Bouddha : un beau parallè<strong>le</strong> et une fausse symétrie. Un beauparallè<strong>le</strong>, car ces deux noms propres évoquent deux des plus grandesfigures de l’humanité au message bimillénaire. On peut aussi rapprocherJésus et Socrate ou Bouddha et Confucius, mais ces comparaisonssemb<strong>le</strong>nt moins riches, car el<strong>le</strong>s s’appliquent à des hommes de civilisationsgéographiquement proches. Au contraire, Jésus et Bouddha sont desmaîtres nés de part et d’autre de l’Indus, cette frontière un peu mythiquequi sépare <strong>le</strong> Proche-Orient, berceau des religions dites monothéistes,de l’Extrême-Orient, foyer de la méditation et du rayonnement intérieur.Pour un Occidental, Bénarès, où prêcha <strong>le</strong> Bouddha, et Katmandou,où on <strong>le</strong> vénère, sont un peu <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s symbo<strong>le</strong>s de ce lointain Orient,mystérieux et compliqué. Et voici déjà une fausse symétrie : <strong>le</strong> Bouddhaest un titre, comme <strong>le</strong> Christ. On doit donc comparer soit <strong>le</strong> Christ et <strong>le</strong>Bouddha (ou, selon la formulation protestante, Christ et Bouddha), soitJésus et Siddhartha, prénom du grand maître. Si l’on veut y adjoindre <strong>le</strong>snoms de famil<strong>le</strong>, cela donne Jésus Ben Joseph et Siddhartha Gautama.Chacun de ces termes a son importance. Jésus signifie, en hébreu Dieuqui sauve, et l’on a justement rangé <strong>le</strong> christianisme dans la catégorie desreligions de salut dont <strong>le</strong> fondateur est un sauveur. Siddhartha veut dire,


100 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueen sanskrit Celui qui atteint <strong>le</strong> but, et, pour un bouddhiste, <strong>le</strong> Bouddhaest <strong>le</strong> premier homme ayant atteint l’objectif suprême, celui du nirvâna,cette « extinction» qui permet d’échapper au cyc<strong>le</strong> des renaissances.En parlant du Christ, I’« Oint» en grec, correspondant au « Messie» enhébreu, on évoque un souverain, <strong>le</strong> roi des Juifs crucifié et <strong>le</strong> chef duRoyaume qui n’est pas de ce monde : c’est faire de Jésus <strong>le</strong> rival spirituel deCésar, celui qui défie <strong>le</strong> pouvoir et s’y dérobe. Le Bouddha (l’« Éveillé », oul’« Illuminé » en sanskrit) se situe sur un autre plan : non pas <strong>le</strong> règne sur<strong>le</strong>s hommes, mais l’emprise sur soi-même. Or, en Occident, un illuminéest un esprit un peu dérangé, tandis que la notion d’éveillé s’applique àun enfant vif et curieux plus qu’à un grand maître de la sérénité.Il reste à justifier <strong>le</strong>s expressions de christianisme et de bouddhisme.Le nom de chrétien est mentionné pour la première fois à Antioche,en Syrie, pour désigner <strong>le</strong> petit groupe des discip<strong>le</strong>s du Christ, et ilapparaît, à cette occasion, dans <strong>le</strong>s Actes des Apôtres. Au début du IIIesièc<strong>le</strong>, Clément d’A<strong>le</strong>xandrie par<strong>le</strong> de christianisme dans une vil<strong>le</strong> et àune époque imprégnées de philosophie grecque. Peut-être devrait-onaujourd’hui mettre ce mot au pluriel tant sont différents <strong>le</strong>s fidè<strong>le</strong>s deMgr Gaillot et ceux de Mgr Lefebvre. Et il n’est guère plus faci<strong>le</strong> d’enrô<strong>le</strong>rsous la même bannière des catholiques sud-américains adorant <strong>le</strong>vaudou, des théologiens al<strong>le</strong>mands démythologisant l’Evangi<strong>le</strong> et desorthodoxes russes vénérant <strong>le</strong>s icônes. Mais on <strong>le</strong>ur accordera sinonune foi identique, du moins une même communion en Jésus, <strong>le</strong> Christ.Bien des non-croyants, réservés à l’égard de la civilisation chrétienne,reconnaîtront aussi ce que doit <strong>le</strong>ur culture au christianisme, patrimoinecommun des baptisés et référence obligée de l’Occident.La notion de bouddhisme est plus diffici<strong>le</strong> à expliquer. D’abord parceque <strong>le</strong> mot, forgé par <strong>le</strong>s Orientalistes européens, ne date que de la findu XVIIIe sièc<strong>le</strong> et qu’il s’appliquait alors au seul bouddhisme de l’Inde: la Chine était perçue comme essentiel<strong>le</strong>ment confucéenne et, fautede traductions, on ignorait à peu près tout de la diversité des Ecrituresbouddhiques. Les philosophes européens ont même eu du mal à


Jésus et Bouddha - 101distinguer <strong>le</strong> bouddhisme des autres spiritualités indiennes en ce sièc<strong>le</strong>des Lumières où l’on commençait juste à déchiffrer <strong>le</strong> sanskrit. Dans sonEssai sur <strong>le</strong>s mœurs, Voltaire affirmait : Vous ne perdrez point un tempsprécieux à rechercher toutes <strong>le</strong>s sectes qui partagent l’Inde. Les erreursse subdivisent en trop de matières.Et il fallut ensuite consacrer bien du temps précieux à distinguer <strong>le</strong>sdifférentes branches du bouddhisme dont <strong>le</strong>s noms évoquaient desdiligences à plusieurs classes : Petit Véhicu<strong>le</strong>, Grand Véhicu<strong>le</strong>, Véhicu<strong>le</strong>de Diamant. Aujourd’hui, on en serait plutôt à par<strong>le</strong>r des bouddhismes,tant nous mesurons <strong>le</strong>ur diversité. Il y a un christianisme parce que <strong>le</strong>Christ est unique, mais peut-il y avoir un bouddhisme alors que <strong>le</strong> nombrede bouddhas est infini.Ce dernier point est essentiel. Il y a un seul Christ, fils de Dieu, venusauver <strong>le</strong> monde une fois pour toutes. Jésus de Nazareth correspond doncau Bouddha historique, né voici deux mil<strong>le</strong> cinq cents ans au Népal etqui est un être purement humain. Mais celui-ci aurait eu de multip<strong>le</strong>sexistences antérieures (547 ou 550 selon <strong>le</strong>s traditions) sous une formehumaine ou anima<strong>le</strong>, voire divine. Enfin, outre <strong>le</strong> Bouddha historique etses existences antérieures, il y a d’autres bouddhas, correspondant à desères antérieures du monde et à une ère future. Leur nombre et <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong>varient selon <strong>le</strong>s traditions de six à vingt-neuf, mais ils viennent toujoursproclamer la même doctrine.On mesure ici la différence par rapport au christianisme : Jésus possèdeune généalogie et Bouddha des vies passées. Le premier est nommé, par<strong>le</strong>s Evangi<strong>le</strong>s de Luc et de Matthieu, comme fils de Joseph, descendant deSalomon, David, Isaac et Abraham. Le second est décrit par <strong>le</strong>s récits desjakata – littéra<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s « Nativités » – sous <strong>le</strong>s traits successifs d’uncrabe, d’un buff<strong>le</strong>, d’un éléphant, d’une femme, d’un serviteur ou d’unpropriétaire. Jésus symbolise la continuité d’une famil<strong>le</strong> et la mémoired’un peup<strong>le</strong>, Bouddha la diversité de la nature et <strong>le</strong>s conflits de la société.Jésus se situe par rapport à l’histoire, individuel<strong>le</strong> et col<strong>le</strong>ctive, et Bouddhapar rapport à la géographie humaine et physique. Cette opposition est


102 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogued’autant plus forte que la propagation du christianisme s’est opérée dansun milieu hellénistique qui, depuis Hérodote, était féru d’histoire, unediscipline inconnue dans l’Inde antique (...).Ces difficultés n’empêchent pas une étude comparative, mais el<strong>le</strong>sinvitent à beaucoup de rigueur dans la méthode. On entreprendra donccette recherche dans la disposition d’esprit de saint Thomas, ce discip<strong>le</strong>de Jésus qui ne croit pas sans avoir vu et veut mettre la main sur <strong>le</strong>splaies du Ressuscité. Thomas, dit <strong>le</strong> Didyme, c’est-à-dire <strong>le</strong> jumeau, estjustement réputé, par une tradition aussi vieil<strong>le</strong> qu’obscure, avoir étél’évangélisateur de l’Inde. Pour comparer <strong>le</strong> message de Jésus et celui duBouddha, il faut se faire un peu <strong>le</strong> jumeau de Saint Thomas.» n


Assises du Dialogue Interreligieux - 103Assises du Dialogue InterreligieuxChantal BonnetLe dialogue interreligieux donne lieu à une floraison d’ouvrages etde rencontres ces derniers temps. L’ouvrage d’Odon Val<strong>le</strong>t : Jésus etBouddha, de Jean Mouttapa : Dieu et la révolution du Dialogue, attestentde l’actualité du sujet.Au nombre des initiatives récentes, <strong>le</strong>s Assises du Dialogue Interreligieuxse sont déroulées à Paris <strong>le</strong> 24 Novembre 1996, à l’initiative de la revuel’Actualité Religieuse et de la Section française de la Conférence Mondia<strong>le</strong>des Religions pour la Paix.D’entrée de jeu, ces Assises s’inscrivent dans une démarche concrètevisant à se démarquer d’une tendance trop fréquente au consensus« diplomatique ». Selon <strong>le</strong> Pasteur Jacques Stewart, président de laFédération Protestante de France : « Le dialogue interreligieux ne peutse limiter à des rassemb<strong>le</strong>ments qui n’offrent que la possibilité d’unejuxtaposition de témoignages intéressants ».Le ton de cette journée est donc donné avec pour base de travail quelquestémoignages et l’organisation d’ateliers autour de sept thèmes. Tiréedes résultats d’une enquête lancée auprès de deux cent organismes,l’abondante littérature livrera sept grands modes du dialogue en France.El<strong>le</strong>s s’inscrivent dans deux grandes catégories. D’une part la réf<strong>le</strong>xionet l’échange avec <strong>le</strong>s interventions de Co<strong>le</strong>tte Kess<strong>le</strong>r : la rencontrefraternel<strong>le</strong>, et lama Thierry Thruillier : l’échange spirituel, et de l’autrel’action, qu’el<strong>le</strong> soit artistique1, politique ou socia<strong>le</strong>, avec <strong>le</strong>s présentationsd’André Jacques, l’action avec <strong>le</strong>s autres croyants, la recherche esthétique,la vie dans la cité et la réf<strong>le</strong>xion éthique.Selon son initiateur Jean Mouttapa : « Il ne s’agissait pas de faire unesynthèse de l’état des relations entre <strong>le</strong>s communautés en France, mais demontrer la richesse du travail réalisé par des individus et des associationssouvent loin des c<strong>le</strong>rgés et des grandes religions ».


104 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogueDans la tradition de l’ouverture marquée dans la chrétienté par ladéclaration Nostra Aetate de Vatican en 1965, ou a la suite des rencontresinter-monastiques, de nombreux échanges hors hiérarchie répondent àun besoin et une nécessité de dialogue plus proche de la société civi<strong>le</strong>.De multip<strong>le</strong>s voies de dialogueCes sept voies précisent <strong>le</strong>s nombreuses formes d’un dialogue dontla diversité est peu connue. Autant de chemins à explorer dans <strong>le</strong>respect d’une approche rigoureuse et exigeante, loin d’une vision queFinkelkraut qualifiait récemment de « néo-cosmopolitisme aux donnéesinterchangeab<strong>le</strong>s 1 ».La présentation de Claude Geffré sur la réhabilitation des croyances3 oula discussion sur <strong>le</strong>s concepts clés du judaïsme et de la chrétienté avec <strong>le</strong>stémoignages de jeunes de l’Amitié Judéo Chrétienne de France, illustreune dimension intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> et vivante de la rencontre interreligieuse.Approches qui considèrent, dans un dialogue honnête et exigent, <strong>le</strong>sconvergences comme <strong>le</strong>s différences d’analyse, attachées aux traditionsreligieuses. Comme <strong>le</strong> rappel<strong>le</strong> Jacques Stewart « Le dialogue doitassumer ces mémoires différentes, souvent douloureuses, en permettrela confrontation et travail<strong>le</strong>r à <strong>le</strong>ur réconciliation. C’est <strong>le</strong> long et diffici<strong>le</strong>travail de l’examen critique <strong>le</strong>s uns devant <strong>le</strong>s autres ».Cependant <strong>le</strong> dialogue interreligieux revendique de plus en plus sa placedans la vie, la police, <strong>le</strong>s relations internationa<strong>le</strong>s comme une contributionpossib<strong>le</strong> aux grands problèmes du monde. La cha<strong>le</strong>ureuse interventiondu Père Jean-Marc Aveline au contact des réalités du terrain à Marseil<strong>le</strong>a été particulièrement convaincante de ce point de vue. Installé au coeurdu creuset multi-religieux marseillais – un des seuls espaces de paixen Méditerranée – <strong>le</strong> Père Aveline dit être au confluent d’une démarchede dialogue qui émane à la fois de la sphère religieuse et de la sociétésécularisée. Pour preuve, la création à l’initiative du maire de Marseil<strong>le</strong>en 1990, de Marseil<strong>le</strong> Espérance, instance de rencontre informel<strong>le</strong> et1 Jean Mouttapa : Dieu et la révolution du Dialogue, Albin Michel, 1996.


Assises du Dialogue Interreligieux - 105vivante entre chrétiens, musulmans et bouddhistes. « Avec un certainfranc par<strong>le</strong>r Aveline clôt son intervention : la vie dans la cité en parlant dela nécessité d’une « laïcité ouverte » dans une société pluriel<strong>le</strong> et proposede « remédier aux lacunes de la loi de 1905 en matière de lieux de cultes» .Abd-al Haqq Guiderdoni, Astrophysicien, dans son introduction à l’Atelierla réf<strong>le</strong>xion éthique propose aux représentants du dialogue interreligieuxde dépasser <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de simp<strong>le</strong>s figurants dans <strong>le</strong>s grands débats portantsur <strong>le</strong> sort du monde – incluant des questions sur <strong>le</strong> droit à la vie, <strong>le</strong> droit àla mort, <strong>le</strong>s ressources naturel<strong>le</strong>s, la biologie – pour proposer une éthiquede la responsabilité.Cette dimension, parce qu’el<strong>le</strong> s’inscrit dans ce qu’il y a de plus profonddans l’homme – et sous réserve de ne pas trahir <strong>le</strong> message profond dechacune d’el<strong>le</strong>s – contribuerait de façon plus profonde que ce qui régitactuel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s religions internationa<strong>le</strong>s, soit la question des droitsde l’homme, de la laïcité et la vision planétaire à approcher l’homme dela question du sens. Et Abd-al Haqq Guiderdoni de finir sur ces mots «Et si la rencontre entre <strong>le</strong>s religions finissait par manifester, non lafausseté de chacune d’entre el<strong>le</strong>s, mais <strong>le</strong>ur commune vérité par la prisede conscience de <strong>le</strong>ur identité métaphysique ? »Un bilan politiqueA l’issue de cette journée deux propositions aux implications politiqueset sociéta<strong>le</strong>s émergent. Un premier souhait concerne la nécessitéd’engagements destinés « à marquer plus fortement l’espace politique parses exigences mora<strong>le</strong>s », d’autre part un certain nombre de participantsont appelé a une laïcité revisitée, une laïcité non plus neutre, maisouverte au pluralisme et à la différence.Dans ce cas, il est fait appel aux autorités du pays pour repenser la laïcitésous la forme, à la fois concrète et symbolique, d’un ca<strong>le</strong>ndrier ouvert auxfêtes de ces différentes traditions.


Le dialogue est d’abord en moi ! - 107Le dialogue est d’abord en moi !Propos recueillis par Chantal Bonnet et Karine Barbier <strong>le</strong> 25. nov. 1996 –© Lalou, Dharma.Introduction : © L’Actualité ReligieuseE<strong>le</strong>vé de façon laïque par des parents qui avaient longtemps vécu auMaroc, Franck Lalou se considère tout à la fois français, juif et arabe…De sa découverte des Evangi<strong>le</strong>s, qu’il a lus en cachette, il dit ne pas avoirété tenté par une conversion au christianisme. « Mais <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de ravJeshua revivifient mon judaïsme. » Calligraphe de ta<strong>le</strong>nt, il travail<strong>le</strong> surdes textes des trois monothéïsmes, fait éditer son livre par l’Institut duMonde Arabe et réalise <strong>le</strong>s vitraux d’une église parisienne.• Que signifie pour vous <strong>le</strong> dialogue entre religions ?– Franck Lalou : La première chose, je dis cela en tant que quelqu’unqui à la foi et qui est croyant, c’est l’homme qui est en face de moi, lapersonne, <strong>le</strong> visage de l’autre et après Dieu. Tant qu’on conservera d’abordDieu et ensuite l’homme, on tombera dans la barbarie, l’intégrismeou <strong>le</strong> fanatisme. Dieu on peut lui faire dire n’importe quoi parce qu’iln’intervient pas directement. On peut trouver un verset de la Bib<strong>le</strong> oudu Coran qui va justifier n’importe quoi. Tandis que la personne qui esten face de moi, il va falloir vivre avec, il va falloir l’entendre, il va falloirpartager richesse et pauvreté et c’est plus diffici<strong>le</strong>. Si on fait l’économiede l’autre alors la religion ne sert à rien. A quoi sert d’être chrétien,musulman ou juif s’il n’y a pas ce premier échange de regard, ce respectet cette première écoute ?• Le dialogue ne commence-t-il pas à l’intérieur de soi, de sa tradition ?– Ce peut être accepter ses propres diversités intérieures pour faciliter<strong>le</strong> dialogue avec l’autre. Moi-même suis un autre pour moi-même. Ledialogue interreligieux nous montre l’être, à travers ses différentesmodulations. J’ai par exemp<strong>le</strong> beaucoup de sympathie et d’affinité pour<strong>le</strong> bouddhisme Zen. Et cela m’a éclairé sur <strong>le</strong> judaïsme. Je suis arrivé àcomprendre <strong>le</strong> judaïsme par <strong>le</strong> bouddhisme Zen.• Comment communique-t-on avec un Maître Zen lorsqu’on est juif ?


108 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialogue– Par la calligraphie, j’ai fait un cerc<strong>le</strong>, test de calligraphie et lui m’a faitun geste ; on a compris où on en était…• Donc il y a une communication au-delà des mots ?– Oui, d’autant plus qu’il ne parlait que <strong>le</strong> japonais et on a communiquéde façon extraordinaire. Et c’est aussi-là <strong>le</strong> dialogue interreligieux ; onétait proche.Je crois à cette communication d’esprit à esprit. Il y a des réseauxinvisib<strong>le</strong>s qu’on ne peut nommer ni codifier. Il y a des fraternités et desaffinités, des connexions au-delà de toutes frontières, de toutes religions.Les personnes que l’on doit rencontrer on <strong>le</strong>s rencontrera où qu’on soit.J’appel<strong>le</strong> cela l’invisib<strong>le</strong> ; il va s’immiscer dans <strong>le</strong> quotidien. J’ai compris<strong>le</strong> judaïsme grâce au bouddhisme dans cette attention au geste ; vivre <strong>le</strong>geste.• Y-a-t-il des convergences entre <strong>le</strong> Judaïsme et <strong>le</strong> Bouddhisme Zen?– Oui, ce sont des religions qui sont très proches de la nature, du corps.L’action du corps dans l’espace, <strong>le</strong>s gestes de la quotidienneté sontimportants. Il n’y a ni sacré ni profane : <strong>le</strong> quotidien devient sacré… C’estune incarnation du divin dans <strong>le</strong> geste humain et toute la vie est réviséeen fonction de cette entrée du divin dans <strong>le</strong> moindre geste. Le rituel juif,de même que la pratique zen, est très codifié : la manière de boire, dese laver <strong>le</strong>s mains, de s’habil<strong>le</strong>r, même la vie sexuel<strong>le</strong> est codifiée pourextirper l’ego des gestes.• La paix interreligieuse n’est-ce pas <strong>le</strong> sens du dialogue, comment yaboutir ?– La première chose peut-être c’est l’humour. C’est cette distance prisepar rapport à sa propre tradition car l’humour c’est accepter <strong>le</strong> relatif.Accepter que la religion qui nous porte et nous fait grandir soit relative.C’est à dire qu’el<strong>le</strong> est bonne pour moi mais pas forcément bonne pour <strong>le</strong>sautres. C’est être capab<strong>le</strong> de croire, de vivre selon une éthique et en mêmetemps être capab<strong>le</strong> de dire ceci est relatif.Rire de soi-même quand il <strong>le</strong> faut, cela est énorme pour la paix…Du respect et de l’humour…


Communier dans la prière… - 109Communier dans la prière…Rencontre avec <strong>le</strong> Père AvelinePropos recueillis par Chantal Bonnet et Karine Barbier <strong>le</strong> 25 nov. 1996.• Comment <strong>le</strong> dialogue interreligieux s’intègre-t-il dans <strong>le</strong> quotidien pourvous qui êtes prêtre sur <strong>le</strong> terrain ?– Père Aveline : On n’a pas fini d’inventer toutes <strong>le</strong>s formes de dialogue ;il en est de toutes sortes.D’abord il y a une forme de dialogue qui est simp<strong>le</strong>ment la vie ensemb<strong>le</strong>,la cohabitation ensemb<strong>le</strong> ; si vous habitez dans <strong>le</strong>s quartiers nord deMarseil<strong>le</strong>, si vous prenez <strong>le</strong> bus vous avez une chance d’être <strong>le</strong> seu<strong>le</strong>uropéen. A ce moment-là vous ne faites pas du dialogue interreligieuxmais c’est <strong>le</strong> dialogue de la vie tout simp<strong>le</strong>ment. Il y a une deuxièmecaractéristique qui est <strong>le</strong> dialogue de l’action : vous habitez une cité, il y ades problèmes, alors vous vous regroupez et vous vous apercevez que vousêtes de tradition religieuse différente, puis à l’occasion vous partagerezun couscous ensemb<strong>le</strong>, puis vous discuterez et voilà…Il y a une troisième forme qui est un dialogue plutôt théologique quisuppose des experts qui discutent sur <strong>le</strong> contenu ; là on est passé parplusieurs phases, d’abord s’apercevoir qu’on n’était pas si loin que ça etpuis ensuite s’apercevoir qu’il y a des différences irréductib<strong>le</strong>s.Puis il est une quatrième forme qui est très importante pour moi, qui est<strong>le</strong> dialogue de la prière ; par exemp<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s quartiers où je vis, celaarrive fréquemment si quelqu’un meurt que l’on se réunisse et qu’onprie tous ensemb<strong>le</strong> ; on ne fait pas de théorie pour savoir qui on va prier,comment on va prier, on est là ensemb<strong>le</strong> et on communie dans la prière.• Qu’est-ce qui fait cette spécificité marseillaise, cette acceptation demulti-culturalisme, cette diversité religieuse qui est complètementacceptée ? Cette spontanéité du mouvement religieux est-el<strong>le</strong> spécifiqueà Marseil<strong>le</strong> au-delà de cette identité méditerranéenne ?– Sur <strong>le</strong> pourtour méditerranéen il y a une tradition très vieil<strong>le</strong> decohabitation de populations qui sont différentes du point de vue de <strong>le</strong>urs


110 - Trinité-<strong>Trikaya</strong> - triades en dialoguecroyances religieuses, cohabitation qui n’a pas été faci<strong>le</strong> dans l’histoireet qui ne l’est toujours pas aujourd’hui. Il y a aussi des régions qui ont étémarquées culturel<strong>le</strong>ment par plusieurs religions cohabitant. Je pense àl’Andalousie par exemp<strong>le</strong>. On a fait à Marseil<strong>le</strong> récemment des rencontresAverroès, pour faire fructifier cet héritage pluri-religieux qui a joué uncertain rô<strong>le</strong> dans la constitution de la culture européenne, et ce rô<strong>le</strong>,par rapport auquel on n’entretient pas la mémoire, a été beaucoup tropsouvent négligé. Donc Marseil<strong>le</strong> s’inscrit dans cette logique-là : logiquede rencontres, de brassage de cultures, de croyances. Et d’un coup <strong>le</strong>problème du dialogue interreligieux repose quand même sur <strong>le</strong>s charbonsardents des questions qui concernent l’immigration. Voilà, c’est tout çaqui fait que la façade méditerranéenne est très importante.• Ce dialogue s’est-il créé de la volonté de ces différentes communautés àse rassemb<strong>le</strong>r ?– Il ne faut pas non plus avoir un tab<strong>le</strong>au trop idyllique de la situation. Ily a des initiatives qui ont été prises. Par exemp<strong>le</strong>, en 1990, la créationde Marseil<strong>le</strong> Espérance, ça ne donne rien mais c’est symbolique et d’unecertaine manière cela soutient <strong>le</strong>s gens qui <strong>le</strong> vivent quotidiennement.C’est vrai qu’à Marseil<strong>le</strong>, il y a une communauté musulmane d’environcent mil<strong>le</strong>s personnes, mais il y a aussi la communauté juive de quatrevingtmil<strong>le</strong>s personnes, c’est la troisième communauté d’Europe, et lacommunauté bouddhiste, environ dix mil<strong>le</strong> personnes, essentiel<strong>le</strong>mentdes réfugiés du sud-est asiatique. Il y a aussi d’autres traditionsreligieuses, c’est très mélangé. Alors il y a ces traditions et qu’on <strong>le</strong> veuil<strong>le</strong>ou non, c’est comme ça. Donc, même si on ne veut pas faire de dialogueinterreligieux, on est obligé à la rencontre. Quelqu’un a dit ce matin : « larencontre, on ne la choisit pas, mais <strong>le</strong> dialogue dépend de nous «. On estconfronté à la rencontre.• Que pensez-vous du problème de l’intégrisme face au dialogueinterreligieux ? Ce dialogue ne peut-il permettre une meil<strong>le</strong>urecommunication au sein d’une même tradition ?– Du point de vue catholique, beaucoup de choses se sont raidis dans


Communier dans la prière… - 111<strong>le</strong>s mouvements intégristes à partir du moment où il y a eu au plushaut niveau un engagement très fort dans <strong>le</strong> dialogue interreligieux. Lajournée d’Assise par exemp<strong>le</strong> a achevé la rupture qui était déjà en train dese vivre. Et je crois que c’est un peu pareil aussi dans d’autres traditions.Les représentants, <strong>le</strong>s chefs des communautés ont toujours <strong>le</strong> devoird’avancer tout en ne négligeant pas une part de <strong>le</strong>ur propre tradition.Je crois qu’il faut respecter cela. Il ne faut pas que l’engagement dans <strong>le</strong>dialogue interreligieux se traduise par une rupture avec ceux de notrepropre tradition et qui ont du mal à suivre. Donc il faut respecter et il fautavancer.


Tab<strong>le</strong>3 Du ternaire – des trois joyaux aux trois corps5 Nous en remettre aux trois joyaux… et nous diriger avecconfiance vers l’éveil - Lama Guendune Rinpoché11 L’Hommage aux Trois Joyaux du Ratnagotravibhanga -Maitreya-Asanga13 Uttaratantra Gyu Lama, la Continuité Absolue - Maitreya-Asanga17 Les trois yanas - Dilgo Khyentsé Rimpoché19 Les trois apprentissages, une voie d’éveil - Lama Denys27 L’éveil et <strong>le</strong>s Trois Corps du Bouddha - Kyabdjé Kalou Rinpoché33 Les trois expériences - Michael Hookham37 Colloque Trinité-<strong>Trikaya</strong>39 Introduction43 <strong>Trikaya</strong> bouddhique et Trinité Chrétienne43 Dr. Shenpen Hookham - Le <strong>Trikaya</strong> dans la perspectiveMadhyamaka Shentong44 Odette Baumer-Despeigne - Trinité et non-dualité dans <strong>le</strong>cheminement d’Henri Le Saux45 R.P. Bernard de Give - La génération du Verbe dans l’âme selonTau<strong>le</strong>r46 Professeur André Paribok - La doctrine trinitaire dans l’hesychia et<strong>le</strong> dzogchen


46 Jacques Brosse - De la Trinité à la constitution ternaire de l’êtrehumain47 D. Francis Tiso - La transformation dans Evagre <strong>le</strong> Pontique48 Lama Denys - Présence d’absence50 Wolfgang Wackernagel - Deïtas et Trinité – ou la connaissance desoi chez Maître Eckhart50 Stéphane Arguillère - Le problème de la production des troiscorps51 R. Père Mayeul de Dreuil<strong>le</strong> - Les personnes divines chez Grégoirede Nysse51 Dr. Jean Pierre Schnetz<strong>le</strong>r - La tripartition cosmique dans <strong>le</strong>bouddhisme53 Trinité et non-dualité chez Henri Le Saux - Odette Baumer-Despeigne67 La vision bienheureuse - Entretien avec Wolfgang Wackernagel81 Dialogue interreligieux83 Le Dalaï Lama par<strong>le</strong> de Jésus89 L’avenir du monde, c’est <strong>le</strong> dialogue ! - Entretien avec <strong>le</strong> Père deGive99 Jésus et Bouddha - Odon Val<strong>le</strong>t103 Assises du Dialogue Interreligieux - Chantal Bonnet107 Le dialogue est d’abord en moi ! - Franck Lalou109 Communier dans la prière… - Rencontre avec <strong>le</strong> Père Aveline

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