11.07.2015 Views

Lire le livre

Lire le livre

Lire le livre

SHOW MORE
SHOW LESS
  • No tags were found...

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

Au bonheur des damesdeÉmi<strong>le</strong> Zola


I.Denise était venue à pied de la gare Saint-Lazare, où un train de Cherbourgl'avait débarquée avec ses deux frères, après une nuit passée sur la dure banquetted'un wagon de troisième classe. El<strong>le</strong> tenait par la main Pépé, et Jean la suivait, tous<strong>le</strong>s trois brisés du voyage, effarés et perdus, au milieu du vaste Paris, <strong>le</strong> nez <strong>le</strong>vé sur<strong>le</strong>s maisons, demandant à chaque carrefour la rue de la Michodière, dans laquel<strong>le</strong><strong>le</strong>ur onc<strong>le</strong> Baudu demeurait. Mais, comme el<strong>le</strong> débouchait enfin sur la place Gaillon,la jeune fil<strong>le</strong> s'arrêta net de surprise.- Oh ! dit-el<strong>le</strong>, regarde un peu, Jean !Et ils restèrent plantés, serrés <strong>le</strong>s uns contre <strong>le</strong>s autres, tout en noir, achevant<strong>le</strong>s vieux vêtements du deuil de <strong>le</strong>ur père. El<strong>le</strong>, chétive pour ses vingt ans, l'air pauvre,portait un léger paquet; tandis que, de l'autre côté, <strong>le</strong> petit frère, âgé de cinq ans, sependait à son bras, et que, derrière son épau<strong>le</strong>, <strong>le</strong> grand frère, dont <strong>le</strong>s seize anssuperbes florissaient, était debout, <strong>le</strong>s mains ballantes.- Ah bien ! reprit-el<strong>le</strong> après un si<strong>le</strong>nce, en voilà un magasin !C'était, à l'encoignure de la rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, un magasin de nouveautés dont <strong>le</strong>s étalages éclataient en notes vives, dansla douce et pâ<strong>le</strong> journée d'octobre. Huit heures sonnaient à Saint-Roch, il n'y avait sur<strong>le</strong>s trottoirs que <strong>le</strong> Paris matinal, <strong>le</strong>s employés filant à <strong>le</strong>urs bureaux et <strong>le</strong>s ménagèrescourant <strong>le</strong>s boutiques. Devant la porte, deux commis, montés sur une échel<strong>le</strong> doub<strong>le</strong>,finissaient de pendre des lainages, tandis que, dans une vitrine de la rue Neuve-Saint-Augustin, un autre commis, agenouillé et <strong>le</strong> dos tourné, plissait délicatement unepièce de soie b<strong>le</strong>ue. Le magasin, vide encore de clientes, et où <strong>le</strong> personnel arrivait àpeine, bourdonnait à l'intérieur comme une ruche qui s'éveil<strong>le</strong>.- Fichtre ! dit Jean. Ça enfonce Valognes… Le tien n'était pas si beau.Denise hocha la tête. El<strong>le</strong> avait passé deux ans là-bas, chez Cornail<strong>le</strong>, <strong>le</strong>premier marchand de nouveautés de la vil<strong>le</strong>; et ce magasin, rencontré brusquement,cette maison énorme pour el<strong>le</strong>, lui gonflait <strong>le</strong> cœur, la retenait, émue, intéressée,oublieuse du reste. Dans <strong>le</strong> pan coupé donnant sur la place Gaillon, la haute porte,toute en glace, montait jusqu'à l'entresol, au milieu d'une complication d'ornements,chargés de dorures. Deux figures allégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue etrenversée, déroulaient l'enseigne : Au Bonheur des Dames. Puis, <strong>le</strong>s vitriness'enfonçaient, longeaient la rue de la Michodière et la rue Neuve- Saint-Augustin, oùel<strong>le</strong>s occupaient, outre la maison d'ang<strong>le</strong>, quatre autres maisons, deux à gauche,deux à droite, achetées et aménagées récemment. C'était un développement qui luisemblait sans fin, dans la fuite de la perspective, avec <strong>le</strong>s étalages du rez-dechausséeet <strong>le</strong>s glaces sans tain de l'entresol, derrière <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s on voyait toute la vieintérieure des comptoirs. En haut, une demoisel<strong>le</strong>, habillée de soie, taillait un crayon,pendant que, près d'el<strong>le</strong>, deux autres dépliaient des manteaux de velours.- Au Bonheur des Dames, lut Jean avec son rire tendre de bel ado<strong>le</strong>scent, quiavait eu déjà une histoire de femme à Valognes. Hein ? c'est gentil, c'est ça qui doitfaire courir <strong>le</strong> monde !Mais Denise demeurait absorbée, devant l'étalage de la porte centra<strong>le</strong>. Il y avaitlà, au p<strong>le</strong>in air de la rue, sur <strong>le</strong> trottoir même, un ébou<strong>le</strong>ment de marchandises à bonmarché, la tentation de la porte, <strong>le</strong>s occasions qui arrêtaient <strong>le</strong>s clientes au passage.Cela partait de haut, des pièces de lainage et de draperie, mérinos, cheviottes,mol<strong>le</strong>tons, tombaient de l'entresol, flottantes comme des drapeaux, et dont <strong>le</strong>s tonsneutres, gris ardoise, b<strong>le</strong>u marine, vert olive, étaient coupés par <strong>le</strong>s pancartesblanches des étiquettes. À côté, encadrant <strong>le</strong> seuil, pendaient éga<strong>le</strong>ment des lanières


de fourrure, des bandes étroites pour garnitures de robe, la cendre fine des dos depetit-gris, la neige pure des ventres de cygne, <strong>le</strong>s poils de lapin de la fausse hermineet de la fausse martre. Puis, en bas, dans des casiers, sur des tab<strong>le</strong>s, au milieu d'unempi<strong>le</strong>ment de coupons, débordaient des artic<strong>le</strong>s de bonneterie vendus pour rien,gants et fichus de laine tricotés, capelines, gi<strong>le</strong>ts, tout un étalage d'hiver, aux cou<strong>le</strong>ursbariolées, chinées, rayées, avec des taches saignantes de rouge. Denise vit unetartanel<strong>le</strong> à quarante-cinq centimes, des bandes de vison d'Amérique à un franc, etdes mitaines à cinq sous. C'était un déballage géant de foire, <strong>le</strong> magasin semblaitcrever et jeter son trop-p<strong>le</strong>in à la rue.L'onc<strong>le</strong> Baudu était oublié. Pépé lui-même, qui ne lâchait pas la main de sasœur, ouvrait des yeux énormes. Une voiture <strong>le</strong>s força tous trois à quitter <strong>le</strong> milieu dela place; et, machina<strong>le</strong>ment, ils prirent la rue Neuve-saint-Augustin, ils suivirent <strong>le</strong>svitrines, s'arrêtant de nouveau devant chaque étalage. D'abord, ils furent séduits parun arrangement compliqué : en haut, des parapluies, posés obliquement, semblaientmettre un toit de cabane rustique; dessous, des bas de soie, pendus à des tring<strong>le</strong>s,montraient des profils arrondis de mol<strong>le</strong>ts, <strong>le</strong>s uns semés de bouquets de roses, <strong>le</strong>sautres de toutes nuances, <strong>le</strong>s noirs à jour, <strong>le</strong>s rouges à coins brodés, <strong>le</strong>s chairs dont<strong>le</strong> grain satiné avait la douceur d'une peau de blonde; enfin, sur <strong>le</strong> drap de l'étagère,des gants étaient jetés symétriquement, avec <strong>le</strong>urs doigts allongés, <strong>le</strong>ur paume étroitede vierge byzantine, cette grâce raidie et comme ado<strong>le</strong>scente des chiffons de femmequi n'ont pas été portés. Mais la dernière vitrine surtout <strong>le</strong>s retint. Une exposition desoies, de satins et de velours, y épanouissait, dans une gamme soup<strong>le</strong> et vibrante, <strong>le</strong>stons <strong>le</strong>s plus délicats des f<strong>le</strong>urs : au sommet, <strong>le</strong>s velours, d'un noir profond, d'un blancde lait caillé; plus bas, <strong>le</strong>s satins, <strong>le</strong>s roses, <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>us, aux cassures vives, sedécolorant en pâ<strong>le</strong>urs d'une tendresse infinie; plus bas encore, <strong>le</strong>s soies, toutel'écharpe de l'arc-en-ciel, des pièces retroussées en coques, plissées comme autourd'une tail<strong>le</strong> qui se cambre, devenues vivantes sous <strong>le</strong>s doigts savants des commis; et,entre chaque motif, entre chaque phrase colorée de l'étalage, courait unaccompagnement discret, un léger cordon bouillonné de foulard crème. C'était là, auxdeux bouts, que se trouvaient, en pi<strong>le</strong>s colossa<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s deux soies dont la maison avaitla propriété exclusive, <strong>le</strong> Paris-Bonheur et <strong>le</strong> Cuir-d'or, des artic<strong>le</strong>s exceptionnels, quiallaient révolutionner <strong>le</strong> commerce des nouveautés.- Oh ! cette fail<strong>le</strong> à cinq francs soixante ! murmura Denise, étonnée devant <strong>le</strong>Paris-Bonheur.Jean commençait à s'ennuyer. Il arrêta un passant.- La rue de la Michodière, monsieur ?Quand on la lui eut indiquée, la première à droite, tous trois revinrent sur <strong>le</strong>urspas, en tournant autour du magasin. Mais, comme el<strong>le</strong> entrait dans la rue, Denise futreprise par une vitrine, où étaient exposées des confections pour dames. ChezCornail<strong>le</strong>, à Valognes, el<strong>le</strong> était spécia<strong>le</strong>ment chargée des confections. Et jamais el<strong>le</strong>n'avait vu cela, une admiration la clouait sur <strong>le</strong> trottoir. Au fond, une grande écharpeen dentel<strong>le</strong> de Bruges, d'un prix considérab<strong>le</strong>, élargissait un voi<strong>le</strong> d'autel, deux ai<strong>le</strong>sdéployées, d'une blancheur rousse; des volants de point d'A<strong>le</strong>nçon se trouvaient jetésen guirlandes; puis, c'était, à p<strong>le</strong>ines mains, un ruissel<strong>le</strong>ment de toutes <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s,<strong>le</strong>s malines, <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>nciennes, <strong>le</strong>s applications de Bruxel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s points de Venise,comme une tombée de neige. À droite et à gauche, des pièces de drap dressaient descolonnes sombres, qui reculaient encore ce lointain de tabernac<strong>le</strong>. Et <strong>le</strong>s confectionsétaient là, dans cette chapel<strong>le</strong> é<strong>le</strong>vée au culte des grâces de la femme : occupant <strong>le</strong>centre, un artic<strong>le</strong> hors ligne, un manteau de velours, avec des garnitures de renardargenté; d'un côté, une rotonde de soie, doublée de petit-gris; de l'autre, un pa<strong>le</strong>tot dedrap, bordé de plumes de coq; enfin, des sorties de bal, en cachemire blanc, en


matelassé blanc, garnies de cygne ou de chenil<strong>le</strong>. Il y en avait pour tous <strong>le</strong>s caprices,depuis <strong>le</strong>s sorties de bal à vingt-neuf francs jusqu'au manteau de velours affiché dixhuitcents francs, La gorge ronde des mannequins gonflait l'étoffe, <strong>le</strong>s hanches fortesexagéraient la finesse de la tail<strong>le</strong>, la tête absente était remplacée par une grandeétiquette, piquée avec une éping<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> mol<strong>le</strong>ton rouge du col; tandis que <strong>le</strong>sglaces, aux deux côtés de la vitrine, par un jeu calculé, <strong>le</strong>s reflétaient et <strong>le</strong>smultipliaient sans fin, peuplaient la rue de ces bel<strong>le</strong>s femmes à vendre, et qui portaientdes prix en gros chiffres, à la place des têtes.- El<strong>le</strong>s sont fameuses ! murmura Jean, qui ne trouva rien d'autre pour dire sonémotion.Du coup, il était lui-même redevenu immobi<strong>le</strong>, la bouche ouverte. Tout ce luxede la femme <strong>le</strong> rendait rose de plaisir. Il avait la beauté d'une fil<strong>le</strong>, une beauté qu'ilsemblait avoir volée à sa sœur, la peau éclatante, <strong>le</strong>s cheveux roux et frisés, <strong>le</strong>slèvres et <strong>le</strong>s yeux mouillés de tendresse. Près de lui, dans son étonnement, Deniseparaissait plus mince encore, avec son visage long à bouche trop grande, son teintfatigué déjà, sous sa chevelure pâ<strong>le</strong>. Et Pépé, éga<strong>le</strong>ment blond, d'un blond d'enfance,se serrait davantage contre el<strong>le</strong>, comme pris d'un besoin inquiet de caresses, troubléet ravi par <strong>le</strong>s bel<strong>le</strong>s dames de la vitrine. Ils étaient si singuliers et si charmants, sur <strong>le</strong>pavé, ces trois blonds vêtus pauvrement de noir, cette fil<strong>le</strong> triste entre ce joli enfant etce garçon superbe, que <strong>le</strong>s passants se retournaient avec des sourires.Depuis un instant, un gros homme à cheveux blancs et à grande face jaune,debout sur <strong>le</strong> seuil d'une boutique, de l'autre côté de la rue, <strong>le</strong>s regardait. C'était là, <strong>le</strong>sang aux yeux, la bouche contractée, mis hors de lui par <strong>le</strong>s étalages du Bonheur desDames, lorsque la vue de la jeune fil<strong>le</strong> et de ses frères avait achevé de l'exaspérer.Que faisaient-ils, ces trois nigauds, à bâil<strong>le</strong>r ainsi devant des parades de charlatan ?- Et l'onc<strong>le</strong> ? fit remarquer brusquement Denise, comme éveillée en sursaut.- Nous sommes rue de la Michodière, dit Jean, il doit loger par ici.Ils <strong>le</strong>vèrent la tête, se retournèrent. Alors, juste devant eux, au-dessus du groshomme, ils aperçurent une enseigne verte, dont <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres jaunes déteignaient sous lapluie : Au Vieil Elbeuf draps et flanel<strong>le</strong>s, Baudu, successeur de Hauchecorne. Lamaison, enduite d'un ancien badigeon rouillé, toute plate au milieu des grands hôtelsLouis XIV qui l'avoisinaient, n'avait que trois fenêtres de façade; et ces fenêtres,carrées, sans persiennes, étaient simp<strong>le</strong>ment garnies d'une rampe de fer, deux barresen croix. Mais, dans cette nudité, ce qui frappa surtout Denise, dont <strong>le</strong>s yeux restaientp<strong>le</strong>ins des clairs étalages du Bonheur des Dames, ce fut la boutique du rez-dechaussée,écrasée de plafond, surmontée d'un entresol très bas, aux baies de prison,en demi- lune. Une boiserie, de la cou<strong>le</strong>ur de l'enseigne, d'un vert bouteil<strong>le</strong> que <strong>le</strong>temps avait nuancé d'ocre et de bitume, ménageait, à droite et à gauche, deux vitrinesprofondes, noires, poussiéreuses, où l'on distinguait vaguement des pièces d'étoffeentassées. La porte, ouverte, semblait donner sur <strong>le</strong>s ténèbres humides d'une cave.- C'est là, reprit Jean.- Eh bien ! Il faut entrer, déclara Denise. Allons, viens, Pépé.Tous trois pourtant se troublaient, saisis de timidité. Lorsque <strong>le</strong>ur père étaitmort, emporté par la même fièvre qui avait pris <strong>le</strong>ur mère, un mois auparavant, l'onc<strong>le</strong>Baudu, dans l'émotion de ce doub<strong>le</strong> deuil, avait bien écrit à sa nièce qu'il y auraittoujours chez lui une place pour el<strong>le</strong>, <strong>le</strong> jour où el<strong>le</strong> voudrait tenter la fortune à Paris;mais cette <strong>le</strong>ttre remontait déjà à près d'une année, et la jeune fil<strong>le</strong> se repentaitmaintenant d'avoir ainsi quitté Valognes, en un coup de tête, sans avertir son onc<strong>le</strong>.Celui-ci ne <strong>le</strong>s connaissait point, n'ayant plus remis <strong>le</strong>s pieds là-bas, depuis qu'il enétait parti tout jeune, pour entrer comme petit commis chez <strong>le</strong> drapier Hauchecorne,dont il avait fini par épouser la fil<strong>le</strong>.


- Monsieur Baudu ? demanda Denise, en se décidant enfin à s'adresser augros homme, qui <strong>le</strong>s regardait toujours, surpris de <strong>le</strong>urs allures.- C'est moi, répondit-il.Alors, Denise rougit fortement et balbutia :- Ah ! Tant mieux ! … Je suis Denise, et voici Jean, et voici Pépé… Vousvoyez, nous sommes venus, mon onc<strong>le</strong>.Baudu parut frappé de stupéfaction. Ses gros yeux rouges vacillaient dans saface jaune, ses paro<strong>le</strong>s <strong>le</strong>ntes s'embarrassaient. Il était évidemment à mil<strong>le</strong> lieues decette famil<strong>le</strong> qui lui tombait sur <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.- Comment ! Comment ! Vous voilà ! répéta-t-il à plusieurs reprises. Mais vousétiez à Valognes !… Pourquoi n'êtes-vous pas à Valognes ?De sa voix douce, un peu tremblante, el<strong>le</strong> dut lui donner des explications. Aprèsla mort de <strong>le</strong>ur père, qui avait mangé jusqu'au dernier sou dans sa teinturerie, el<strong>le</strong>était restée la mère des deux enfants. Ce qu'el<strong>le</strong> gagnait chez Cornail<strong>le</strong> ne suffisaitpoint à <strong>le</strong>s nourrir tous <strong>le</strong>s trois. Jean travaillait bien chez un ébéniste, un réparateurde meub<strong>le</strong>s anciens; mais il ne touchait pas un sou. Pourtant, il prenait goût auxvieil<strong>le</strong>ries, il taillait des figures dans du bois; même, un jour, ayant découvert unmorceau d'ivoire, il s'était amusé à faire une tête, qu'un monsieur de passage avaitvue; et justement, c'était ce monsieur qui <strong>le</strong>s avait décidés à quitter Valognes, entrouvant à Paris une place pour Jean, chez un ivoirier.- Vous comprenez, mon onc<strong>le</strong>, Jean entrera dès demain en apprentissage,chez son nouveau patron. On ne me demande pas d'argent, il sera logé et nourri…Alors, j'ai pensé que Pépé et moi, nous nous tirerions toujours d'affaire. Nous nepouvons pas être plus malheureux qu'à Valognes.Ce qu'el<strong>le</strong> taisait, c'était l'escapade amoureuse de Jean, des <strong>le</strong>ttres écrites àune fil<strong>le</strong>tte nob<strong>le</strong> de la vil<strong>le</strong>, des baisers échangés par-dessus un mur, tout unscanda<strong>le</strong> qui l'avait déterminée au départ; et el<strong>le</strong> accompagnait surtout son frère àParis pour veil<strong>le</strong>r sur lui, prise de terreurs maternel<strong>le</strong>s, devant ce grand enfant si beauet si gai, que toutes <strong>le</strong>s femmes adoraient.L'onc<strong>le</strong> Baudu ne pouvait se remettre. Il reprenait ses questions. Cependant,quand il l'eut ainsi entendue par<strong>le</strong>r de ses frères, il la tutoya.- Ton père ne vous a donc rien laissé ? Moi, je croyais qu'il y avait encorequelques sous. Ah ! Je lui ai assez conseillé, dans mes <strong>le</strong>ttres, de ne pas prendrecette teinturerie ! Un brave cœur, mais pas deux liards de tête !… Et tu es restée avecces gaillards sur <strong>le</strong>s bras, tu as dû nourrir ce petit monde !Sa face bilieuse s'était éclairée, il n'avait plus <strong>le</strong>s yeux saignants dont ilregardait <strong>le</strong> Bonheur des Dames. Brusquement, il s'aperçut qu'il barrait la porte.- Allons, dit-il, entrez, puisque vous êtes venus… Entrez, ça vaudra mieux quede baguenauder devant des bêtises.Et, après avoir adressé aux étalages d'en face une dernière moue de colère, illivra passage aux enfants, il pénétra <strong>le</strong> premier dans la boutique, en appelant safemme et sa fil<strong>le</strong>.- Élisabeth, Geneviève, arrivez donc, voici du monde pour vous !Mais Denise et <strong>le</strong>s petits eurent une hésitation devant <strong>le</strong>s ténèbres de laboutique. Aveuglés par <strong>le</strong> p<strong>le</strong>in jour de la rue, ils battaient des paupières comme auseuil d'un trou inconnu, tâtant <strong>le</strong> sol du pied, ayant la peur instinctive de quelquemarche traîtresse. Et, rapprochés encore par cette crainte vague, se serrantdavantage <strong>le</strong>s uns contre <strong>le</strong>s autres <strong>le</strong> gamin, toujours dans <strong>le</strong>s jupes de la jeune fil<strong>le</strong>et <strong>le</strong> grand derrière, ils faisaient <strong>le</strong>ur entrée avec une grâce souriante et inquiète. La


clarté matina<strong>le</strong> découpait la noire silhouette de <strong>le</strong>urs vêtements de deuil, un jouroblique dorait <strong>le</strong>urs cheveux blonds.- Entrez, entrez, répétait Baudu.En quelques phrases brèves, il mettait au courant Mme Baudu et sa fil<strong>le</strong>. Lapremière était une petite femme mangée d'anémie, toute blanche, <strong>le</strong>s cheveux blancs,<strong>le</strong>s yeux blancs, <strong>le</strong>s lèvres blanches. Geneviève, chez qui s'aggravait encore ladégénérescence de sa mère, avait la débilité et la décoloration d'une plante grandie àl'ombre. Pourtant, des cheveux noirs magnifiques, épais et lourds, poussés commepar mirac<strong>le</strong> dans cette chair pauvre, lui donnaient un charme triste.- Entrez, dirent à <strong>le</strong>ur tour <strong>le</strong>s deux femmes. Vous êtes <strong>le</strong>s bienvenus.Et el<strong>le</strong>s firent asseoir Denise derrière <strong>le</strong> comptoir. Aussitôt, Pépé monta sur <strong>le</strong>sgenoux de sa sœur, tandis que Jean, adossé contre une boiserie, se tenait près d'el<strong>le</strong>.Ils se rassuraient, regardaient la boutique, où <strong>le</strong>urs yeux s'habituaient à l'obscurité.Maintenant, ils la voyaient, avec son plafond bas et enfumé, ses comptoirs de chênepolis par l'usage, ses casiers séculaires aux fortes ferrures. Des ballots demarchandises sombres montaient jusqu'aux solives. L'odeur des draps et desteintures, une odeur âpre de chimie, semblait décuplée par l'humidité du plancher. Aufond, deux commis et une demoisel<strong>le</strong> rangeaient des pièces de flanel<strong>le</strong> blanche.- Peut-être ce petit monsieur-là prendrait-il volontiers quelque chose ? dit MmeBaudu en souriant à Pépé.- Non, merci, répondit Denise. Nous avons bu une tasse de lait dans un café,devant la gare.Et, comme Geneviève regardait <strong>le</strong> léger paquet qu'el<strong>le</strong> avait posé par terre, el<strong>le</strong>ajouta :- J'ai laissé notre mal<strong>le</strong> là-bas.El<strong>le</strong> rougissait, el<strong>le</strong> comprenait qu'on ne tombait pas de la sorte chez <strong>le</strong> monde.Déjà, dans <strong>le</strong> wagon, dès que <strong>le</strong> train avait quitté Valognes, el<strong>le</strong> s'était sentie p<strong>le</strong>inede regret; et voilà pourquoi, à l'arrivée, el<strong>le</strong> avait laissé la mal<strong>le</strong> et fait déjeuner <strong>le</strong>senfants.- Voyons, dit tout d'un coup Baudu, causons peu et causons bien… Je t'ai écrit,c'est vrai, mais il y a un an; et, vois tu, ma pauvre fil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s affaires n'ont guère marché,depuis un an…Il s'arrêta, étranglé par une émotion qu'il ne voulait pas montrer. Mme Baudu etGeneviève, l'air résigné, avaient baissé <strong>le</strong>s yeux.- Oh ! Continua-t-il, c'est une crise qui passera, je suis bien tranquil<strong>le</strong>…Seu<strong>le</strong>ment, j'ai diminué mon personnel, il n'y a plus ici que trois personnes, et <strong>le</strong>moment n'est guère venu d'en engager une quatrième. Enfin, je ne puis te prendrecomme je te l'offrais, ma pauvre fil<strong>le</strong>.Denise l'écoutait, saisie, toute pâ<strong>le</strong>. Il insista, en ajoutant :- Ça ne vaudrait rien, ni pour toi, ni pour nous.- C'est bien, mon onc<strong>le</strong>, finit-el<strong>le</strong> par dire pénib<strong>le</strong>ment. Je tâcherai de m'en tirertout de même.Les Baudu n'étaient pas de mauvaises gens. Mais ils se plaignaient de n'avoirjamais eu de chance. Au temps où <strong>le</strong>ur commerce marchait, ils avaient dû é<strong>le</strong>ver cinqgarçons, dont trois étaient morts à vingt ans; <strong>le</strong> quatrième avait mal tourné, <strong>le</strong>cinquième venait de partir pour <strong>le</strong> Mexique, comme capitaine. Il ne <strong>le</strong>ur restait queGeneviève. Cette famil<strong>le</strong> avait coûté gros, et Baudu s'était achevé, en achetant àRambouil<strong>le</strong>t, <strong>le</strong> pays du père de sa femme, une grande baraque de maison. Aussitoute une aigreur grandissait-el<strong>le</strong>, dans sa loyauté maniaque de vieux commerçant.- On prévient, reprit-il en se fâchant peu à peu de sa propre dureté. Tu pouvaism'écrire, je t'aurais répondu de rester là bas… Quand j'ai appris la mort de ton père,


parb<strong>le</strong>u ! Je t'ai dit ce qu'on dit d'habitude. Mais tu tombes là, sans crier gare… C'esttrès embarrassant.Il haussait la voix, il se soulageait. Sa femme et sa fil<strong>le</strong> restaient <strong>le</strong>s regards àterre, en personnes soumises qui ne se permettaient jamais d'intervenir. Cependant,tandis que Jean blêmissait, Denise avait serré contre sa poitrine Pépé terrifié. El<strong>le</strong>laissa tomber deux grosses larmes.- C'est bien, mon onc<strong>le</strong>, répéta-t-el<strong>le</strong>. Nous allons nous en al<strong>le</strong>r.Du coup, il se contint. Un si<strong>le</strong>nce embarrassé régna. Puis, il reprit d'un tonbourru :- Je ne vous mets pas à la porte… Puisque vous êtes entrés maintenant, vouscoucherez toujours en haut, ce soir. Nous verrons après.Alors, Mme Baudu et Geneviève comprirent, sur un regard, qu'el<strong>le</strong>s pouvaientarranger <strong>le</strong>s choses. Tout fut réglé. Il n'y avait point à s'occuper de Jean. Quant aPépé, il serait à merveil<strong>le</strong> chez Mme Gras, une vieil<strong>le</strong> dame qui habitait un grand rezde-chaussée,rue des Orties, où el<strong>le</strong> prenait en pension complète des enfants jeunes,moyennant quarante francs par mois. Denise déclara qu'el<strong>le</strong> avait de quoi payer <strong>le</strong>premier mois. Il ne restait donc qu'à la placer el<strong>le</strong>-même. On lui trouverait bien uneplace dans <strong>le</strong> quartier.- Est-ce que Vinçard ne demandait pas une vendeuse ? dit Geneviève.- Tiens ! C'est vrai ! cria Baudu. Nous irons <strong>le</strong> voir après déjeuner. Il faut battre<strong>le</strong> fer pendant qu'il est chaud.Pas un client n'était venu déranger cette explication de famil<strong>le</strong>. La boutiquerestait noire et vide. Au fond, <strong>le</strong>s deux commis et la demoisel<strong>le</strong> continuaient <strong>le</strong>urbesogne avec des paro<strong>le</strong>s chuchotées et sifflantes. Pourtant, trois dames seprésentèrent, Denise resta seu<strong>le</strong> un instant. El<strong>le</strong> baisa Pépé, <strong>le</strong> cœur gros, à l'idée de<strong>le</strong>ur prochaine séparation. L'enfant, câlin comme un petit chat, cachait sa tête, sansprononcer une paro<strong>le</strong>. Quand Mme Baudu et Geneviève revinrent, el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> trouvèrentbien sage, et Denise assura qu'il ne faisait jamais plus de bruit : il restait muet <strong>le</strong>sjournées entières, vivant de caresses. Alors, jusqu'au déjeuner, toutes trois parlèrentdes enfants, du ménage, de la vie à Paris et en province, par phrases courtes etvagues, en parentes un peu embarrassées de ne pas se connaître. Jean était allé sur<strong>le</strong> seuil de la boutique et n'en bougeait plus, intéressé par la vie des trottoirs, souriantaux jolies fil<strong>le</strong>s qui passaient.À dix heures, une bonne parut. D'ordinaire, la tab<strong>le</strong> était servie pour Baudu,Geneviève et <strong>le</strong> premier commis. Il y avait une seconde tab<strong>le</strong> à onze heures pourMme Baudu, l'autre commis et la demoisel<strong>le</strong>.- À la soupe ! cria <strong>le</strong> drapier, en se tournant vers sa nièce.Et, comme tous étaient assis déjà dans l'étroite sal<strong>le</strong> à manger, derrière laboutique, il appela <strong>le</strong> premier commis qui s'attardait.- Colomban !Le jeune homme s'excusa, ayant voulu finir de ranger <strong>le</strong>s flanel<strong>le</strong>s. C'était ungros garçon de vingt-cinq ans, lourd et madré. Sa face honnête, à la grande bouchemol<strong>le</strong>, avait des yeux de ruse.- Que diab<strong>le</strong> ! il y a temps pour tout; disait Baudu, qui, installé carrément,découpait un morceau de veau froid, avec une prudence et une adresse de patron,pesant <strong>le</strong>s minces parts du coup d'œil, à un gramme près.Il servit tout <strong>le</strong> monde, coupa même <strong>le</strong> pain. Denise avait pris Pépé auprèsd'el<strong>le</strong>, pour <strong>le</strong> faire manger proprement. Mais la sal<strong>le</strong> obscure l'inquiétait; el<strong>le</strong> laregardait, el<strong>le</strong> se sentait <strong>le</strong> cœur serré, el<strong>le</strong> qui était habituée aux larges pièces, nueset claires, de sa province. Une seu<strong>le</strong> fenêtre ouvrait sur une petite cour intérieure,communiquant avec la rue par l'allée noire de la maison; et cette cour, trempée,


empestée, était comme un fond de puits, où tombait un rond de clarté louche. Lesjours d'hiver, on devait allumer <strong>le</strong> gaz du matin au soir. Lorsque <strong>le</strong> temps permettait dene pas allumer, c'était plus triste encore. Il fallut un instant à Denise, pour accoutumerses yeux et distinguer suffisamment <strong>le</strong>s morceaux sur son assiette.- Voilà un gaillard qui a bon appétit, déclara Baudu en constatant que Jeanavait achevé son veau. S'il travail<strong>le</strong> autant qu'il mange, ça fera un rude homme… Maistoi, ma fil<strong>le</strong>, tu ne manges pas ? … Et dis-moi, maintenant qu'on peut causer,pourquoi ne t'es-tu pas mariée, à Valognes ?Denise lâcha son verre qu'el<strong>le</strong> portait à sa bouche.- Oh ! Mon onc<strong>le</strong>, me marier ! Vous n'y pensez pas !… Et <strong>le</strong>s petits ?El<strong>le</strong> finit par rire, tant l'idée lui semblait baroque. D'ail<strong>le</strong>urs, est-ce qu'un homme auraitvoulu d'el<strong>le</strong>, sans un sou, pas plus grosse qu'une mauviette, et pas bel<strong>le</strong> encore ?Non, non, jamais el<strong>le</strong> ne se marierait, el<strong>le</strong> avait assez de deux enfants.- Tu as tort, répétait l'onc<strong>le</strong>, une femme a toujours besoin d'un homme. Si tuavais trouvé un brave garçon, vous ne seriez pas tombés sur <strong>le</strong> pavé de Paris, toi ettes frères, comme des bohémiens.Il s'interrompit, pour partager de nouveau, avec une parcimonie p<strong>le</strong>ine dejustice, un plat de pommes de terre au lard, que la bonne apportait. Puis, désignant dela cuil<strong>le</strong>r Geneviève et Colomban :- Tiens ! reprit-il, ces deux-là seront mariés au printemps, si la saison d'hiverest bonne.C'était l'habitude patriarca<strong>le</strong> de la maison. Le fondateur Aristide Finet, avaitdonné sa fil<strong>le</strong> Désirée à son premier commis Hauchecorne; lui, Baudu, débarqué ruede la Michodière avec sept francs dans sa poche, avait épousé la fil<strong>le</strong> du pèreHauchecorne, Élisabeth : et il entendait à son tour céder sa fil<strong>le</strong> Geneviève et lamaison à Colomban, dès que <strong>le</strong>s affaires reprendraient. S'il retardait ainsi un mariagedécidé depuis trois ans, c'était par un scrupu<strong>le</strong>, un entêtement de probité : il avait reçula maison prospère, il ne voulait point la passer aux mains d'un gendre, avec uneclientè<strong>le</strong> moindre et des opérations douteuses.Baudu continua, présenta Colomban qui était de Rambouil<strong>le</strong>t, comme <strong>le</strong> pèrede Mme Baudu; même il existait entre eux un cousinage éloigné. Un gros travail<strong>le</strong>ur,qui, depuis dix années, trimait dans la boutique, et qui avait gagné ses gradesrondement ! D'ail<strong>le</strong>urs, il n'était pas <strong>le</strong> premier venu, il avait pour père ce noceur deColomban, un vétérinaire connu de tout Seine-et-Oise, un artiste dans sa partie, maistel<strong>le</strong>ment porté sur sa bouche, qu'il mangeait tout.- Dieu merci ! dit <strong>le</strong> drapier pour conclure, si <strong>le</strong> père boit et court la gueuse, <strong>le</strong>fils a su apprendre ici <strong>le</strong> prix de l'argent.Pendant qu'il parlait, Denise examinait Colomban et Geneviève. Ils étaient àtab<strong>le</strong> l'un près de l'autre; mais ils y restaient bien tranquil<strong>le</strong>s, sans une rougeur, sansun sourire. Depuis <strong>le</strong> jour de son entrée, <strong>le</strong> jeune homme comptait sur ce mariage. Ilavait passé par <strong>le</strong>s différentes étapes, petit commis, vendeur appointé, admis enfinaux confidences et aux plaisirs de la famil<strong>le</strong>, <strong>le</strong> tout patiemment, menant une vied'horloge, regardant Geneviève comme une affaire excel<strong>le</strong>nte et honnête. La certitudede l'avoir l'empêchait de la désirer. Et la jeune fil<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> aussi, s'était accoutumée àl'aimer, mais avec la gravité de sa nature contenue, et d'une passion profonde qu'el<strong>le</strong>ignorait el<strong>le</strong>-même, dans son existence plate et réglée de tous <strong>le</strong>s jours.- Quand on se plaît et qu'on <strong>le</strong> peut, crut devoir dire Denise en souriant, pour semontrer aimab<strong>le</strong>.- Oui, on finit toujours par là, déclara Colomban, qui n'avait pas encore lâchéune paro<strong>le</strong>, mâchant avec <strong>le</strong>nteur.Geneviève, après avoir jeté sur lui un long regard, dit à son tour :


- Il faut s'entendre, ensuite, ça va tout seul.Leurs tendresses avaient poussé dans ce rez-de-chaussée du vieux Paris.C'était comme une f<strong>le</strong>ur de cave. Depuis dix ans, el<strong>le</strong> ne connaissait que lui, vivait <strong>le</strong>sjournées à son côté, derrière <strong>le</strong>s mêmes pi<strong>le</strong>s de drap, au fond des ténèbres de laboutique; et, matin et soir, tous deux se retrouvaient coude à coude, dans l'étroitesal<strong>le</strong> à manger, d'une fraîcheur de puits. Ils n'auraient pas été plus cachés, plusperdus, en p<strong>le</strong>ine campagne, sous des feuillages. Seul un doute, une crainte jalousedevait faire découvrir à la jeune fil<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> s'était donnée à jamais, au milieu de cetteombre complice, par vide de cœur et ennui de tête.Cependant, Denise avait cru remarquer une inquiétude naissante, dans <strong>le</strong>regard jeté par Geneviève sur Colomban. Aussi répondit- el<strong>le</strong>, d'un air d'obligeance :- Bah ! Quand on s'aime, on s'entend toujours.Mais Baudu surveillait la tab<strong>le</strong> avec autorité. Il avait distribué des languettes debrie, et pour fêter ses parents, il demanda un second dessert, un pot de confiture degroseil<strong>le</strong>s, largesse qui parut surprendre Colomban. Pépé, jusque-là très sage, seconduisit mal devant <strong>le</strong>s confitures. Jean, pris d'intérêt pendant la conversation sur <strong>le</strong>mariage, dévisageait la cousine Geneviève, qu'il trouvait trop mol<strong>le</strong>, trop pâ<strong>le</strong>, et qu'ilcomparait au fond de lui à un petit lapin blanc, avec des oreil<strong>le</strong>s noires et des yeuxrouges.- Assez causé, et place aux autres ! conclut <strong>le</strong> drapier, en donnant <strong>le</strong> signal dese <strong>le</strong>ver de tab<strong>le</strong>. Ce n'est pas une raison, quand on se permet un extra, pour abuserde tout.Mme Baudu, l'autre commis et la demoisel<strong>le</strong>, vinrent s'attab<strong>le</strong>r à <strong>le</strong>ur tour.Denise, de nouveau, resta seu<strong>le</strong>, assise près de la porte, en attendant que son onc<strong>le</strong>pût la conduire chez Vinçard. Pépé jouait à ses pieds, Jean avait repris son posted'observation, sur <strong>le</strong> seuil : Et, pendant près d'une heure, el<strong>le</strong> s'intéressa aux chosesqui se passaient autour d'el<strong>le</strong>. De loin en loin, entraient des clientes : une dame parut,puis deux autres. La boutique gardait son odeur de vieux, son demi-jour, où toutl'ancien commerce, bonhomme et simp<strong>le</strong>, semblait p<strong>le</strong>urer d'abandon. Mais, de l'autrecôté de la rue, ce qui la passionnait; c'était <strong>le</strong> Bonheur des Dames, dont el<strong>le</strong>apercevait <strong>le</strong>s vitrines, par la porte ouverte. Le ciel demeurait voilé, une douceur depluie attiédissait l'air, malgré la saison; et, dans ce jour blanc, où il y avait comme unepoussière diffuse de so<strong>le</strong>il, <strong>le</strong> grand magasin s'animait, en p<strong>le</strong>ine vente.Alors, Denise eut la sensation d'une machine, fonctionnant à haute pression, etdont <strong>le</strong> bran<strong>le</strong> aurait gagné jusqu'aux étalages. Ce n'étaient plus <strong>le</strong>s vitrines froides dela matinée; maintenant, el<strong>le</strong>s paraissaient comme chauffées et vibrantes de latrépidation intérieure. Du monde <strong>le</strong>s regardait, des femmes arrêtées s'écrasaientdevant <strong>le</strong>s glaces, toute une fou<strong>le</strong> bruta<strong>le</strong> de convoitise. Et <strong>le</strong>s étoffes vivaient, danscette passion du trottoir : <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s avaient un frisson, retombaient et cachaient <strong>le</strong>sprofondeurs du magasin, d'un air troublant de mystère; <strong>le</strong>s pièces de drap el<strong>le</strong>smêmes,épaisses et carrées, respiraient, soufflaient une ha<strong>le</strong>ine tentatrice; tandis que<strong>le</strong>s pa<strong>le</strong>tots se cambraient davantage sur <strong>le</strong>s mannequins qui prenaient une âme, etque <strong>le</strong> grand manteau de velours se gonflait, soup<strong>le</strong> et tiède, comme sur des épau<strong>le</strong>sde chair, avec <strong>le</strong>s battements de la gorge et <strong>le</strong> frémissement des reins. Mais lacha<strong>le</strong>ur d'usine dont la maison flambait, venait surtout de la vente, de la bousculadedes comptoirs, qu'on sentait derrière <strong>le</strong>s murs. Il y avait là <strong>le</strong> ronf<strong>le</strong>ment continu de lamachine à l'œuvre, un enfournement de clientes, entassées devant <strong>le</strong>s rayons,étourdies sous <strong>le</strong>s marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avecune rigueur mécanique, tout un peup<strong>le</strong> de femmes passant dans la force et la logiquedes engrenages.


Denise, depuis <strong>le</strong> matin, subissait la tentation. Ce magasin, si vaste pour el<strong>le</strong>,où el<strong>le</strong> voyait entrer en une heure plus de monde qu'il n'en venait chez Cornail<strong>le</strong> ensix mois, l'étourdissait et l'attirait; et il y avait, dans son désir d'y pénétrer, une peurvague qui achevait de la séduire. En même temps, la boutique de son onc<strong>le</strong> luicausait un sentiment de malaise. C'était un dédain irraisonné, une répugnanceinstinctive pour ce trou glacial de l'ancien commerce. Toutes ses sensations, sonentrée inquiète, l'accueil aigri de ses parents, <strong>le</strong> déjeuner triste sous un jour decachot, son attente au milieu de la solitude ensommeillée de cette vieil<strong>le</strong> maisonagonisante, se résumaient en une sourde protestation, en une passion de la vie et dela lumière. Et, malgré son bon cœur, ses yeux retournaient toujours au Bonheur desDames, comme si la vendeuse en el<strong>le</strong> avait eu <strong>le</strong> besoin de se réchauffer auflamboiement de cette grande vente.- En voilà qui ont du monde, au moins, laissa-t-el<strong>le</strong> échapper.Mais el<strong>le</strong> regretta cette paro<strong>le</strong>, en apercevant <strong>le</strong>s Baudu près d'el<strong>le</strong>. MmeBaudu, qui avait achevé de déjeuner, était debout, toute blanche, ses yeux blancsfixés sur <strong>le</strong> monstre; et, résignée, el<strong>le</strong> ne pouvait <strong>le</strong> voir, <strong>le</strong> rencontrer ainsi de l'autrecôté de la rue, sans qu'un désespoir muet gonflât ses paupières. Quant à Geneviève,el<strong>le</strong> surveillait avec une inquiétude croissante Colomban, qui, ne se croyant pasguetté, restait en extase, <strong>le</strong>s regards <strong>le</strong>vés sur <strong>le</strong>s vendeuses des confections, dont onapercevait <strong>le</strong> comptoir, derrière <strong>le</strong>s glaces de l'entresol. Baudu, la bi<strong>le</strong> au visage, secontenta de dire :- Tout ce qui reluit n'est pas d'or. Patience !La famil<strong>le</strong>, évidemment, renfonçait <strong>le</strong> flot de rancune qui lui montait à la gorge.Une pensée d'amour-propre l'empêchait de se <strong>livre</strong>r si vite, devant ces enfants arrivésdu matin. Enfin, <strong>le</strong> drapier fit un effort, se détourna pour s'arracher au spectac<strong>le</strong> de lavente d'en face.- Eh bien ! reprit-il, voyons chez Vinçard. Les places sont courues, demain il neserait plus temps peut-être.Mais, avant de sortir, il donna l'ordre au second commis d'al<strong>le</strong>r à la gareprendre la mal<strong>le</strong> de Denise. De son côté, Mme Baudu, à laquel<strong>le</strong> la jeune fil<strong>le</strong> confiaitPépé, décida qu'el<strong>le</strong> profiterait d'un moment, pour mener <strong>le</strong> petit rue des Orties, chezMme Gras, afin de causer et de s'entendre. Jean promit à sa sœur de ne pas bougerde la boutique.- Nous en avons pour deux minutes, expliqua Baudu, pendant qu'il descendaitla rue Gaillon avec sa nièce. Vinçard a créé une spécialité de soie, où il fait encoredes affaires. Oh ! Il a de la peine comme tout <strong>le</strong> monde, mais c'est un finaud qui joint<strong>le</strong>s deux bouts par une avarice de chien… Je crois pourtant qu'il veut se retirer àcause de ses rhumatismes.Le magasin se trouvait rue Neuve-des-Petits-Champs, près du passageChoiseul. Il était propre et clair, d'un luxe tout moderne, petit pourtant, et pauvre demarchandises. Baudu et Denise trouvèrent Vinçard en grande conférence avec deuxmessieurs.- Ne vous dérangez pas, cria <strong>le</strong> drapier. Nous ne sommes pas pressés, nousattendrons.Et, revenant par discrétion vers la porte, se penchant à l'oreil<strong>le</strong> de la jeune fil<strong>le</strong>,il ajouta :- Le maigre est au Bonheur second à la soie et <strong>le</strong> gros est un fabricant de Lyon.Denise comprit que Vinçard poussait son magasin à Robineau, <strong>le</strong> commis duBonheur des Dames. L'air franc, la mine ouverte, il donnait sa paro<strong>le</strong> d'honneur, avecla facilité d'un homme que <strong>le</strong>s serments ne gênaient pas. Selon lui, sa maison étaitune affaire d'or; et, dans l'éclat de sa grosse santé, il s'interrompait pour geindre, pour


se plaindre de ses sacrées dou<strong>le</strong>urs, qui <strong>le</strong> forçaient à manquer sa fortune. MaisRobineau, nerveux et tourmenté, l'interrompait avec impatience : il connaissait la criseque <strong>le</strong>s nouveautés traversaient, il citait une spécialité de soie tuée déjà par <strong>le</strong>voisinage du Bonheur. Vinçard, enflammé, é<strong>le</strong>va la voix.- Parb<strong>le</strong>u ! La culbute de ce grand serin de Vabre était fata<strong>le</strong>. Sa femmemangeait tout… Puis, nous sommes ici à plus de cinq cents mètres, tandis que Vabrese trouvait porte à porte avec l'autre.Alors, Gaujean, <strong>le</strong> fabricant de soie, intervint. De nouveau, <strong>le</strong>s voix baissèrent.Lui, accusait <strong>le</strong>s grands magasins de ruiner la fabrication française; trois ou quatre luifaisaient la loi, régnaient en maîtres sur <strong>le</strong> marché; et il laissait entendre que la seu<strong>le</strong>façon de <strong>le</strong>s combattre était de favoriser <strong>le</strong> petit commerce, <strong>le</strong>s spécialités surtout,auxquel<strong>le</strong>s l'avenir appartenait. Aussi offrait-il des crédits très larges à Robineau.- Voyez comme <strong>le</strong> Bonheur s'est conduit à votre égard ! répétait- il. Aucuncompte des services rendus, des machines à exploiter <strong>le</strong> monde !… La situation depremier vous était promise depuis longtemps, lorsque Bouthemont, qui arrivait dudehors et qui n'avait aucun titre, l'a obtenue du coup.La plaie de cette injustice saignait encore chez Robineau. Pourtant, il hésitait às'établir, il expliquait que l'argent ne venait pas de lui; c'était sa femme qui avait héritéde soixante mil<strong>le</strong> francs, et il se montrait p<strong>le</strong>in de scrupu<strong>le</strong>s devant cette somme, ilaurait mieux aimé, disait-il, se couper tout de suite <strong>le</strong>s deux poings, que de lacompromettre dans de mauvaises affaires.- Non, je ne suis pas décidé, finit-il par conclure. Laissez-moi <strong>le</strong> temps deréfléchir, nous en recauserons.- Comme vous voudrez, dit Vinçard en cachant son désappointement sous unair bonhomme. Mon intérêt n'est pas de vendre. Al<strong>le</strong>z, sans mes dou<strong>le</strong>urs…Et, revenant au milieu du magasin :- Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur Baudu ?Le drapier, qui écoutait d'une oreil<strong>le</strong>, présenta Denise, conta ce qu'il voulut deson histoire, dit qu'el<strong>le</strong> avait travaillé deux ans en province.- Et, comme vous cherchez une bonne vendeuse, m'a-t-on appris…Vinçard affecta un grand désespoir.- Oh ! C'est jouer de guignon ! Sans doute, j'ai cherché une vendeuse pendanthuit jours. Mais je viens d'en arrêter une, il n'y a pas deux heures.Un si<strong>le</strong>nce régna. Denise semblait consternée. Alors, Robineau qui la regardaitavec intérêt, apitoyé sans doute par sa mine pauvre, se permit un renseignement.- Je sais qu'on a besoin chez nous de quelqu'un, au rayon des confections.Baudu ne put retenir ce cri de son cœur :- Chez vous, ah ! Non, par exemp<strong>le</strong> !Puis, il resta embarrassé. Denise était devenue toute rouge : entrer dans cegrand magasin, jamais el<strong>le</strong> n'oserait ! Et l'idée d'y être la comblait d'orgueil.- Pourquoi donc ? reprit Robineau surpris. Ce serait au contraire une chancepour mademoisel<strong>le</strong>… Je lui conseil<strong>le</strong> de se présenter demain matin à Mme Aurélie, lapremière. Le pis qui puisse lui arriver, c'est de n'être pas acceptée.Le drapier, pour cacher sa révolte intérieure, se jeta dans des phrases vagues :il connaissait Mme Aurélie, ou du moins son mari, Lhomme, <strong>le</strong> caissier, un gros quiavait eu <strong>le</strong> bras droit coupé par un omnibus. Puis, revenant brusquement à Denise :- D'ail<strong>le</strong>urs, c'est son affaire, ce n'est pas la mienne… El<strong>le</strong> est bien libre.Et il sortit, après avoir salué Gaujean et Robineau. Vinçard l'accompagnajusqu'à la porte, en renouvelant l'expression de ses regrets. La jeune fil<strong>le</strong> étaitdemeurée au milieu du magasin, intimidée, désireuse d'obtenir du commis des


enseignements plus comp<strong>le</strong>ts. Mais el<strong>le</strong> n'osa pas. El<strong>le</strong> salua à son tour et ditsimp<strong>le</strong>ment :- Merci, monsieur.Sur <strong>le</strong> trottoir, Baudu n'adressa pas la paro<strong>le</strong> à sa nièce. Il marchait vite, il laforçait à courir, comme emporté par ses réf<strong>le</strong>xions. Rue de la Michodière, il allaitrentrer chez lui, lorsqu'un boutiquier voisin, debout sur la porte, l'appela d'un signe.Denise s'arrêta pour l'attendre.- Quoi donc, père Bourras ? demanda <strong>le</strong> drapier.Bourras était un grand vieillard à tête de prophète, chevelu et barbu, avec desyeux perçants sous de gros sourcils embroussaillés. Il tenait un commerce de canneset de parapluies, faisait <strong>le</strong>s raccommodages, sculptait même des manches, ce qui luiavait conquis une célébrité d'artiste dans <strong>le</strong> quartier. Denise donna un coup d'œil auxvitrines de la boutique, où <strong>le</strong>s parapluies et <strong>le</strong>s cannes s'alignaient par fi<strong>le</strong>s régulières.Mais el<strong>le</strong> <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux, et la maison surtout l'étonna : une masure prise entre <strong>le</strong>Bonheur des Dames et un grand hôtel Louis XIV, poussée on ne savait commentdans cette fente étroite, au fond de laquel<strong>le</strong> ses deux étages bas s'écrasaient. Sans<strong>le</strong>s soutiens de droite et de gauche, el<strong>le</strong> serait tombée, <strong>le</strong>s ardoises de sa toituretordues et pourries, sa façade de deux fenêtres couturée de lézardes, coulant enlongues taches de rouil<strong>le</strong> sur la boiserie à demi mangée de l'enseigne.- Vous savez qu'il a écrit à mon propriétaire pour acheter la maison, dit Bourrasen regardant fixement <strong>le</strong> drapier de ses yeux de flamme.Baudu blêmit davantage et plia <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s. Il y eut un si<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong>s deuxhommes restaient face à face, avec <strong>le</strong>ur air profond.- Il faut s'attendre à tout, murmura-t-il enfin.Alors, <strong>le</strong> vieillard s'emporta, secoua ses cheveux et sa barbe de f<strong>le</strong>uve.- Qu'il achète la maison, il la payera quatre fois sa va<strong>le</strong>ur !…Mais je vous jure que, moi vivant, il n'en aura pas une pierre.Mon bail est encore de douze ans… Nous verrons, nous verrons !C'était une déclaration de guerre. Bourras se tournait vers <strong>le</strong> Bonheur desDames, que ni l'un ni l'autre n'avait nommé. Un instant, Baudu hocha la tête ensi<strong>le</strong>nce; puis, il traversa la rue pour rentrer chez lui, <strong>le</strong>s jambes cassées, en répétantseu<strong>le</strong>ment :- Ah ! Mon Dieu !… ah ! Mon Dieu !…Denise, qui avait écouté, suivit son onc<strong>le</strong>. Mme Baudu rentrait aussi avec Pépé;et, tout de suite, el<strong>le</strong> dit que Mme Gras prendrait l'enfant quand on voudrait. MaisJean venait de disparaître, ce fut une inquiétude pour sa sœur. Quand il revint, <strong>le</strong>visage animé, parlant du bou<strong>le</strong>vard avec passion, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> regarda d'un air triste qui <strong>le</strong>fit rougir. On avait apporté <strong>le</strong>ur mal<strong>le</strong>, ils coucheraient en haut, sous <strong>le</strong>s toits.- À propos, et chez Vinçard ? demanda Mme Baudu.Le drapier conta sa démarche inuti<strong>le</strong>, puis ajouta qu'on avait indiqué une placeà <strong>le</strong>ur nièce; et, <strong>le</strong> bras tendu vers <strong>le</strong> Bonheur des Dames, dans un geste de mépris, illâcha ces mots :- Tiens ! Là-dedans !Toute la famil<strong>le</strong> en demeura b<strong>le</strong>ssée. Le soir, la première tab<strong>le</strong> était à cinqheures. Denise et <strong>le</strong>s deux enfants reprirent <strong>le</strong>ur place, avec Baudu, Geneviève etColomban. Un bec de gaz éclairait la petite sal<strong>le</strong> à manger, où s'étouffait l'odeur de lanourriture. Le repas fut si<strong>le</strong>ncieux. Mais, au dessert, Mme Baudu, qui ne pouvait teniren place, quitta la boutique pour venir s'asseoir derrière sa nièce. Et, alors, <strong>le</strong> flotcontenu depuis <strong>le</strong> matin creva, tous se soulagèrent, en tapant sur <strong>le</strong> monstre.


- C'est ton affaire, tu es bien libre, répéta d'abord Baudu. Nous ne voulons past'influencer… Seu<strong>le</strong>ment, si tu savais quel<strong>le</strong> maison !Par phrases coupées, il conta l'histoire de cet Octave Mouret. Toutes <strong>le</strong>schances ! Un garçon tombé du Midi à Paris, avec l'audace aimab<strong>le</strong> d'un aventurier; et,dès <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, des histoires de femme, une continuel<strong>le</strong> exploitation de la femme, <strong>le</strong>scanda<strong>le</strong> d'un flagrant délit, dont <strong>le</strong> quartier parlait encore; puis, la conquête brusqueet inexplicab<strong>le</strong> de Mme Hédouin, qui lui avait apporté <strong>le</strong> Bonheur des Dames.- Cette pauvre Caroline ! interrompit Mme Baudu. El<strong>le</strong> était un peu ma parente.Ah ! Si el<strong>le</strong> avait vécu, <strong>le</strong>s choses tourneraient autrement. El<strong>le</strong> ne nous laisserait pasassassiner… Et c'est lui qui l'a tuée. Oui, dans ses constructions ! Un matin, envisitant <strong>le</strong>s travaux, el<strong>le</strong> est tombée dans un trou. Trois jours après, el<strong>le</strong> mourait. El<strong>le</strong>qui n'avait jamais été malade, qui était si bien portante, si bel<strong>le</strong> !… Il y a de son sangsous <strong>le</strong>s pierres de la maison.Au travers des murs, el<strong>le</strong> désignait <strong>le</strong> grand magasin de sa main pâ<strong>le</strong> ettremblante. Denise, qui écoutait comme on écoute un conte de fées, eut un légerfrisson. La peur qu'il y avait, depuis <strong>le</strong> matin, au fond de la tentation exercée sur el<strong>le</strong>,venait peut-être du sang de cette femme, qu'el<strong>le</strong> croyait voir maintenant dans <strong>le</strong>mortier rouge du sous-sol.- On dirait que ça lui porte bonheur, ajouta Mme Baudu, sans nommer Mouret.Mais <strong>le</strong> drapier haussait <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, dédaigneux de ces fab<strong>le</strong>s de nourrice. Ilreprit son histoire, il expliqua la situation, commercia<strong>le</strong>ment. Le Bonheur des Damesavait été fondé en 1822 par <strong>le</strong>s frères De<strong>le</strong>uze. À la mort de l'aîné, sa fil<strong>le</strong>, Caroline,s'était mariée avec <strong>le</strong> fils d'un fabricant de toi<strong>le</strong>, Char<strong>le</strong>s Hédouin; et, plus tard, étantdevenue veuve, el<strong>le</strong> avait épousé ce Mouret. El<strong>le</strong> lui apportait donc la moitié dumagasin. Trois mois après <strong>le</strong> mariage, l'onc<strong>le</strong> De<strong>le</strong>uze décédait à son tour sansenfants; si bien que, lorsque Caroline avait laissé ses os dans <strong>le</strong>s fondations, ceMouret était resté seul héritier, seul propriétaire du Bonheur. Toutes <strong>le</strong>s chances !- Un homme à idées, un brouillon dangereux qui bou<strong>le</strong>versera <strong>le</strong> quartier, si on<strong>le</strong> laisse faire ! Continua Baudu. Je crois que Caroline, un peu romanesque el<strong>le</strong> aussi,a dû être prise par <strong>le</strong>s projets extravagants du monsieur… Bref, il l'a décidée àacheter la maison de gauche, puis la maison de droite; et lui-même, quand il a étéseul, en a acheté deux autres; de sorte que <strong>le</strong> magasin a grandi, toujours grandi, aupoint qu'il menace de nous manger tous, maintenant !Il s'adressait à Denise, mais il parlait pour lui, remâchant, par un besoinfiévreux de se satisfaire, cette histoire qui <strong>le</strong> hantait. Dans la famil<strong>le</strong>, il était <strong>le</strong> bilieux,<strong>le</strong> vio<strong>le</strong>nt aux poings toujours serrés. Mme Baudu n'intervenait plus, immobi<strong>le</strong> sur sachaise; Geneviève et Colomban, <strong>le</strong>s yeux baissés, ramassaient et mangeaient pardistraction des miettes de pain. Il faisait si chaud, si étouffé dans la petite pièce quePépé s'était endormi sur la tab<strong>le</strong>, et que <strong>le</strong>s yeux de Jean lui-même se fermaient.- Patience ! reprit Baudu, saisi d'une soudaine colère, <strong>le</strong>s faiseurs se casseront<strong>le</strong>s reins ! Mouret traverse une crise, je <strong>le</strong> sais. Il a dû mettre tous ses bénéfices dansses folies d'agrandissement et de réclame. En outre, pour trouver des capitaux, il s'estavisé de décider la plupart de ses employés à placer <strong>le</strong>ur argent chez lui. Aussi est-ilsans un sou maintenant, et si un mirac<strong>le</strong> ne se produit pas, s'il n'arrive pas à trip<strong>le</strong>r savente, comme il l'espère, vous verrez quel<strong>le</strong> débâc<strong>le</strong> ! … Ah ! Je ne suis pas méchant,mais ce jour-là, j'illumine, paro<strong>le</strong> d'honneur !Il poursuivit d'une voix vengeresse, on eût dit que la chute du Bonheur desDames devait rétablir la dignité du commerce compromise. Avait-on jamais vu cela ?Un magasin de nouveautés où l'on vendait de tout ! Un bazar alors ! Aussi <strong>le</strong>personnel était gentil : un tas de godelureaux qui manœuvraient comme dans unegare, qui traitaient <strong>le</strong>s marchandises et <strong>le</strong>s clientes comme des paquets, lâchant <strong>le</strong>


patron ou lâché par lui pour un mot, sans affection, sans mœurs, sans art ! Et il prittout d'un coup à témoin Colomban : certes, lui, Colomban, é<strong>le</strong>vé à la bonne éco<strong>le</strong>,savait de quel<strong>le</strong> façon <strong>le</strong>nte et sûre on arrivait aux finesses, aux roueries du métier.L'art n'était pas de vendre beaucoup, mais de vendre cher. Puis, il pouvait direcomment on l'avait traité, comment il était devenu de la famil<strong>le</strong>, soigné lorsqu'il tombaitmalade, blanchi et raccommodé, surveillé paternel<strong>le</strong>ment, aimé enfin !- Bien sûr, répétait Colomban, après chaque cri du patron.- Tu es <strong>le</strong> dernier, mon brave, finit par déclarer Baudu attendri. Après toi, onn'en fera plus… Toi seul me conso<strong>le</strong>s, car si c'est une pareil<strong>le</strong> bousculade qu'onappel<strong>le</strong> à présent <strong>le</strong> commerce, je n'y entends rien, j'aime mieux m'en al<strong>le</strong>r.Geneviève, la tête penchée sur une épau<strong>le</strong>, comme si son épaisse chevelurenoire eût pesé trop lourd à son front pâ<strong>le</strong>, examinait <strong>le</strong> commis souriant; et, dans sonregard, il y avait un soupçon, un désir de voir si Colomban, travaillé d'un remords, nerougirait pas, sous de tels éloges. Mais, en garçon rompu aux comédies du vieuxnégoce, il gardait sa carrure tranquil<strong>le</strong>, son air bonasse, avec son pli de ruse auxlèvres.Cependant, Baudu criait plus fort, en accusant ce déballage d'en face, cessauvages, qui se massacraient entre eux avec <strong>le</strong>ur lutte pour la vie, d'en arriver àdétruire la famil<strong>le</strong>. Et il citait <strong>le</strong>urs voisins de campagne, <strong>le</strong>s Lhomme, la mère, <strong>le</strong> père,<strong>le</strong> fils, tous <strong>le</strong>s trois employés dans la baraque, des gens sans intérieur, toujoursdehors, ne mangeant chez eux que <strong>le</strong> dimanche, une vie d'hôtel et de tab<strong>le</strong> d'hôteenfin ! Certes, sa sal<strong>le</strong> à manger n'était pas grande, on aurait pu même y souhaiterplus de jour et plus d'air; mais au moins sa vie tenait là, il y avait vécu dans latendresse des siens. En parlant, ses yeux faisaient <strong>le</strong> tour de la petite pièce; et untremb<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> prenait, à l'idée inavouée que <strong>le</strong>s sauvages pourraient un jour, s'ilsachevaient de tuer sa maison, <strong>le</strong> déloger de ce trou où il avait chaud, entre sa femmeet sa fil<strong>le</strong>. Malgré l'assurance qu'il affectait, quand il annonçait la culbute fina<strong>le</strong>, il étaitp<strong>le</strong>in de terreur au fond, il sentait bien <strong>le</strong> quartier envahi, dévoré peu à peu.- Ce n'est pas pour te dégoûter, reprit-il en tâchant d'être calme. Si ton intérêtest d'entrer là-dedans, je serai <strong>le</strong> premier à te dire : Entres-y.- Je <strong>le</strong> pense bien, mon onc<strong>le</strong>, murmura Denise, étourdie, et dont <strong>le</strong> désir d'êtreau Bonheur des Dames grandissait, au milieu de toute cette passion.Il avait posé <strong>le</strong>s coudes sur la tab<strong>le</strong>, il la fatiguait de son regard.- Mais, voyons, toi qui es de la partie, dis-moi s'il est raisonnab<strong>le</strong> qu'un simp<strong>le</strong>magasin de nouveautés se mette à vendre de n'importe quoi. Autrefois, quand <strong>le</strong>commerce était honnête, <strong>le</strong>s nouveautés comprenaient <strong>le</strong>s tissus, pas davantage.Aujourd'hui, el<strong>le</strong>s n'ont plus que l'idée de monter sur <strong>le</strong> dos des voisins et de toutmanger… Voilà ce dont <strong>le</strong> quartier se plaint, car <strong>le</strong>s petites boutiques commencent à ysouffrir terrib<strong>le</strong>ment. Ce Mouret <strong>le</strong>s ruine… Tiens ! Bédoré et sœur, la bonneterie de larue Gaillon, a déjà perdu la moitié de sa clientè<strong>le</strong>. Chez Ml<strong>le</strong> Tatin, la lingère dupassage Choiseul, on en est à baisser <strong>le</strong>s prix, à lutter de bon marché. Et l'effet dufléau, de cette peste, se fait sentir jusqu'à la rue Neuve-des-Petits-Champs, où je mesuis laissé dire que MM. Vanpouil<strong>le</strong> frères, <strong>le</strong>s fourreurs, ne pouvaient tenir <strong>le</strong> coup…Hein ? Des calicots qui vendent des fourrures, c'est trop drô<strong>le</strong> ! Une idée du Mouretencore !- Et <strong>le</strong>s gants, dit Mme Baudu. N'est-ce pas monstrueux ? Il a osé créer unrayon de ganterie !… Hier, comme je passais rue Neuve- Saint-Augustin, Quinette setrouvait sur sa porte, l'air si triste, que je n'ai pas voulu lui demander si <strong>le</strong>s affairesallaient bien.- Et <strong>le</strong>s parapluies, reprit Baudu. Ça, c'est <strong>le</strong> comb<strong>le</strong> ! Bourras est persuadéque <strong>le</strong> Mouret a voulu simp<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> cou<strong>le</strong>r; car, enfin, à quoi ça rime-t-il, des


parapluies avec des étoffes ?… Mais Bourras est solide, il ne se laissera pas égorger.Nous allons rire, un de ces jours.Il parla d'autres commerçants, il passa <strong>le</strong> quartier en revue. Parfois, des aveuxlui échappaient : si Vinçard tâchait de vendre, tous n'avaient plus qu'à faire <strong>le</strong>urspaquets, car Vinçard était comme <strong>le</strong>s rats, qui fi<strong>le</strong>nt des maisons, quand el<strong>le</strong>s vontcrou<strong>le</strong>r. Puis, aussitôt, il se démentait, il rêvait une alliance, une entente des petitsdétaillants pour tenir tête au colosse. Depuis un moment, il hésitait à par<strong>le</strong>r de lui, <strong>le</strong>smains agitées, la bouche tiraillée par un tic nerveux. Enfin, il se décida.- Moi, jusqu'ici, je n'ai pas trop à me plaindre. Oh ! Il m'a fait du tort, <strong>le</strong> gredin !Mais il ne tient encore que <strong>le</strong>s draps de dame, <strong>le</strong>s draps légers, pour robes, et <strong>le</strong>sdraps plus forts, pour manteaux. On vient toujours chez moi acheter <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>sd'homme, <strong>le</strong>s velours de chasse, <strong>le</strong>s livrées; sans par<strong>le</strong>r des flanel<strong>le</strong>s et desmol<strong>le</strong>tons, dont je <strong>le</strong> défie bien d'avoir un assortiment aussi comp<strong>le</strong>t… Seu<strong>le</strong>ment, ilm'asticote, il croit me faire tourner <strong>le</strong> sang, parce qu'il a mis son rayon de draperie, là,en face. Tu as vu son étalage, n'est-ce pas ? Toujours, il y plante ses plus bel<strong>le</strong>sconfections, au milieu d'un encadrement de pièces de drap, une vraie parade desaltimbanque pour raccrocher <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s… Foi d'honnête homme ! Je rougiraisd'employer de tels moyens. Depuis près de cent ans, <strong>le</strong> Vieil Elbeuf est connu, et il n'apas besoin à sa porte de pareils attrape-nigauds. Tant que je vivrai, la boutiquerestera tel<strong>le</strong> que je l'ai prise, avec ses quatre pièces d'échantillon, à droite et àgauche, pas davantage !L'émotion gagnait toute la famil<strong>le</strong>. Geneviève se permit de prendre la paro<strong>le</strong>,après un si<strong>le</strong>nce.- Notre clientè<strong>le</strong> nous aime, papa. Il faut espérer… Aujourd'hui encore, MmeDesforges et Mme de Boves sont venues. J'attends Mme Marty pour des flanel<strong>le</strong>s.- Moi, déclara Colomban, j'ai reçu hier une commande de Mme Bourdelais. I<strong>le</strong>st vrai qu'el<strong>le</strong> m'a parlé d'une cheviotte anglaise, affichée en face dix sous meil<strong>le</strong>urmarché, la même que chez nous, paraît-il.- Et dire, murmura Mme Baudu de sa voix fatiguée, que nous avons vu cettemaison-là grande comme un mouchoir de poche ! Parfaitement, ma chère Denise,lorsque <strong>le</strong>s De<strong>le</strong>uze l'ont fondée, el<strong>le</strong> avait seu<strong>le</strong>ment une vitrine sur la rue Neuve-Saint-Augustin, un vrai placard, où deux pièces d'indienne s'étouffaient avec troispièces de calicot. On ne pouvait pas se retourner dans la boutique, tant c'était petit…À cette époque, <strong>le</strong> Vieil Elbeuf, qui existait depuis plus de soixante ans, était déjà telque tu <strong>le</strong> vois aujourd'hui… Ah ! Tout cela est changé, bien changé !El<strong>le</strong> secouait la tête, ses paro<strong>le</strong>s <strong>le</strong>ntes disaient <strong>le</strong> drame de sa vie. Née auVieil Elbeuf, el<strong>le</strong> en aimait jusqu'aux pierres humides, el<strong>le</strong> ne vivait que pour lui et parlui; et, autrefois glorieuse de cette maison, la plus forte, la plus richement achalandéedu quartier, el<strong>le</strong> avait eu la continuel<strong>le</strong> souffrance de voir grandir peu à peu la maisonriva<strong>le</strong>, d'abord dédaignée, puis éga<strong>le</strong> en importance, puis débordante, menaçante.C'était pour el<strong>le</strong> une plaie toujours ouverte, el<strong>le</strong> se mourait du Vieil Elbeuf humilié,vivant encore ainsi que lui par la force de l'impulsion, mais sentant bien que l'agoniede la boutique serait la sienne, et qu'el<strong>le</strong> s'éteindrait, <strong>le</strong> jour où la boutique fermerait.Le si<strong>le</strong>nce régna. Baudu battait la retraite du bout des doigts sur la toi<strong>le</strong> cirée. Iléprouvait une lassitude, presque un regret, de s'être ainsi soulagé une fois de plus.Dans cet accab<strong>le</strong>ment, toute la famil<strong>le</strong> d'ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s yeux vagues, continuait à remuer<strong>le</strong>s amertumes de son histoire. Jamais la chance ne <strong>le</strong>ur avait souri. Les enfantsétaient é<strong>le</strong>vés, la fortune venait, lorsque brusquement la concurrence apportait laruine. Et il y avait encore la maison de Rambouil<strong>le</strong>t, cette maison de campagne où <strong>le</strong>drapier faisait depuis dix ans <strong>le</strong> rêve de se retirer, une occasion, disait-il, une antiquebâtisse qu'il devait réparer continuel<strong>le</strong>ment, qu'il s'était décidé à louer, et dont <strong>le</strong>s


locataires ne <strong>le</strong> payaient point. Ses derniers gains passaient là, il n'avait eu que cevice, dans sa probité méticu<strong>le</strong>use, obstinée aux vieux usages.- Voyons, déclara-t-il brusquement, il faut laisser la tab<strong>le</strong> aux autres… En voilàdes paro<strong>le</strong>s inuti<strong>le</strong>s !Ce fut comme un réveil. Le bec de gaz sifflait, dans l'air mort et brûlant de lapetite pièce. Tous se <strong>le</strong>vèrent en sursaut, rompant <strong>le</strong> triste si<strong>le</strong>nce. Cependant, Pépédormait si bien, qu'on l'allongea sur des pièces de mol<strong>le</strong>ton. Jean, qui bâillait, étaitdéjà retourné à la porte de la rue.- Et, pour finir, tu feras ce que tu voudras, répéta de nouveau Baudu à sa nièce.Nous te disons <strong>le</strong>s choses, voilà tout… Mais tes affaires sont tes affaires.Il la pressait du regard, il attendait une réponse décisive. Denise, que ceshistoires avaient passionnée davantage pour <strong>le</strong> Bonheur des Dames, au lieu de l'endétourner, gardait son air tranquil<strong>le</strong> et doux, d'une volonté têtue de Normande aufond. El<strong>le</strong> se contenta de répondre :- Nous verrons, mon onc<strong>le</strong>.Et el<strong>le</strong> parla de monter se coucher de bonne heure avec <strong>le</strong>s enfants, car ilsétaient très fatigués tous <strong>le</strong>s trois. Mais six heures sonnait à peine, el<strong>le</strong> voulut bienrester un moment encore dans la boutique. La nuit s'était faite, el<strong>le</strong> retrouva la ruenoire, trempée d'une pluie fine et drue, qui tombait depuis <strong>le</strong> coucher du so<strong>le</strong>il. Ce futpour el<strong>le</strong> une surprise : quelques instants avaient suffi, la chaussée était trouée deflaques, <strong>le</strong>s ruisseaux roulaient des eaux sa<strong>le</strong>s, une boue épaisse, piétinée, poissait<strong>le</strong>s trottoirs; et, sous l'averse battante, on ne voyait plus que <strong>le</strong> défilé confus desparapluies, se bousculant, se ballonnant, pareils à de grandes ai<strong>le</strong>s sombres, dans <strong>le</strong>sténèbres. El<strong>le</strong> recula d'abord, prise de froid, <strong>le</strong> cœur serré davantage par la boutiquemal éclairée, lugubre à cette heure. Un souff<strong>le</strong> humide, l'ha<strong>le</strong>ine du vieux quartier,venait de la rue; il semblait que <strong>le</strong> ruissel<strong>le</strong>ment des parapluies coulât jusqu'auxcomptoirs, que <strong>le</strong> pavé avec sa boue et ses flaques entrât, achevât de moisir l'antiquerez-de-chaussée, blanc de salpêtre. C'était toute une vision de l'ancien Paris mouillé,dont el<strong>le</strong> grelottait, avec un étonnement navré de trouver la grande vil<strong>le</strong> si glacia<strong>le</strong> etsi laide.Mais, de l'autre côté de la chaussée, <strong>le</strong> Bonheur des Dames allumait <strong>le</strong>s fi<strong>le</strong>sprofondes de ses becs de gaz. Et el<strong>le</strong> se rapprocha, attirée de nouveau et commeréchauffée à ce foyer d'ardente lumière. La machine ronflait toujours, encore enactivité, lâchant sa vapeur dans un dernier grondement, pendant que <strong>le</strong>s vendeursrepliaient <strong>le</strong>s étoffes et que <strong>le</strong>s caissiers comptaient la recette. C'était, à travers <strong>le</strong>sglaces pâlies d'une buée, un pullu<strong>le</strong>ment vague de clartés, tout un intérieur confusd'usine. Derrière <strong>le</strong> rideau de pluie qui tombait, cette apparition reculée, brouillée,prenait l'apparence d'une chambre de chauffe géante, où l'on voyait passer <strong>le</strong>sombres noires des chauffeurs, sur <strong>le</strong> feu rouge des chaudières. Les vitrines senoyaient, on ne distinguait plus, en face, que la neige des dentel<strong>le</strong>s, dont <strong>le</strong>s verresdépolis d'une rampe de gaz avivaient <strong>le</strong> blanc; et, sur ce fond de chapel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>sconfections s'en<strong>le</strong>vaient en vigueur, <strong>le</strong> grand manteau de velours, garni de renardargenté, mettait <strong>le</strong> profil d'une femme sans tête, qui courait par l'averse à quelquefête, dans l'inconnu des ténèbres de Paris.Denise, cédant à la séduction, était venue jusqu'à la porte, sans se soucier durejaillissement des gouttes, qui la trempait. À cette heure de nuit, avec son éclat defournaise, <strong>le</strong> Bonheur des Dames achevait de la prendre tout entière. Dans la grandevil<strong>le</strong>, noire et muette sous la pluie, dans ce Paris qu'el<strong>le</strong> ignorait, il flambait comme unphare, il semblait à lui seul la lumière et la vie de la cité. El<strong>le</strong> y rêvait son avenir,beaucoup de travail pour é<strong>le</strong>ver <strong>le</strong>s enfants, avec d'autres choses encore, el<strong>le</strong> nesavait quoi, des choses lointaines dont <strong>le</strong> désir et la crainte la faisaient tremb<strong>le</strong>r.


L'idée de cette femme morte dans <strong>le</strong>s fondations lui revint; el<strong>le</strong> eut peur, el<strong>le</strong> crut voirsaigner <strong>le</strong>s clartés; puis, la blancheur des dentel<strong>le</strong>s l'apaisa, une espérance luimontait au cœur, toute une certitude de joie; tandis que la poussière d'eau volante luirefroidissait <strong>le</strong>s mains et calmait en el<strong>le</strong> la fièvre du voyage.- C'est Bourras, dit une voix derrière son dos.El<strong>le</strong> se pencha, el<strong>le</strong> aperçut Bourras, immobi<strong>le</strong> au bout de la rue, devant lavitrine où el<strong>le</strong> avait remarqué, <strong>le</strong> matin, toute une construction ingénieuse, faite avecdes parapluies et des cannes. Le grand vieillard s'était glissé dans l'ombre, pours'emplir <strong>le</strong>s yeux de cet étalage triomphal; et, la face douloureuse, il ne sentait pasmême la pluie qui battait sa tête nue, dont <strong>le</strong>s cheveux blancs ruisselaient.- Il est bête, fit remarquer la voix, il va prendre du mal.Alors, en se tournant, Denise vit qu'el<strong>le</strong> avait de nouveau <strong>le</strong>s Baudu derrièreel<strong>le</strong>. Malgré eux, comme Bourras qu'ils trouvaient bête, ils revenaient toujours là,devant ce spectac<strong>le</strong> qui <strong>le</strong>ur crevait <strong>le</strong> cœur. C'était une rage à souffrir. Geneviève,très pâ<strong>le</strong>, avait constaté que Colomban regardait, à l'entresol, <strong>le</strong>s ombres desvendeuses passer sur <strong>le</strong>s glaces; et, pendant que Baudu étranglait de rancunerentrée, <strong>le</strong>s yeux de Mme Baudu s'étaient emplis de larmes, si<strong>le</strong>ncieusement.- N'est-ce pas, tu t'y présenteras demain ? Finit par demander <strong>le</strong> drapier,tourmenté d'incertitude, et sentant bien d'ail<strong>le</strong>urs que sa nièce était conquise comme<strong>le</strong>s autres.El<strong>le</strong> hésita, puis avec douceur :- Oui, mon onc<strong>le</strong>, à moins que cela ne vous fasse trop de peine.


II.Le <strong>le</strong>ndemain, à sept heures et demie, Denise était devant <strong>le</strong> Bonheur desDames. El<strong>le</strong> voulait s'y présenter, avant de conduire Jean chez son patron, quidemeurait loin, dans <strong>le</strong> haut du faubourg du Temp<strong>le</strong>. Mais, avec ses habitudesmatina<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong> s'était trop pressée de descendre : <strong>le</strong>s commis arrivaient à peine; et,craignant d'être ridicu<strong>le</strong>, prise de timidité, el<strong>le</strong> resta à piétiner un instant sur la placeGaillon.Un vent froid qui soufflait, avait déjà séché <strong>le</strong> pavé. De toutes <strong>le</strong>s rues,éclairées d'un petit jour pâ<strong>le</strong> sous <strong>le</strong> ciel de cendre, <strong>le</strong>s commis débouchaientvivement, <strong>le</strong> col<strong>le</strong>t de <strong>le</strong>ur pa<strong>le</strong>tot re<strong>le</strong>vé, <strong>le</strong>s mains dans <strong>le</strong>s poches, surpris par cepremier frisson de l'hiver. La plupart filaient seuls et s'engouffraient au fond dumagasin, sans adresser ni une paro<strong>le</strong> ni même un regard à <strong>le</strong>urs collègues, quiallongeaient <strong>le</strong> pas autour d'eux; d'autres allaient par deux ou par trois, parlant vite,tenant la largeur du trottoir; et tous, du même geste, avant d'entrer, jetaient dans <strong>le</strong>ruisseau <strong>le</strong>ur cigarette ou <strong>le</strong>ur cigare.Denise s'aperçut que plusieurs de ces messieurs la dévisageaient en passant.Alors, sa timidité augmenta, el<strong>le</strong> ne se sentit plus la force de <strong>le</strong>s suivre, el<strong>le</strong> résolut den'entrer à son tour que lorsque <strong>le</strong> défilé aurait cessé, rougissante à l'idée d'êtrebousculée, sous la porte, au milieu de tous ces hommes. Mais <strong>le</strong> défilé continuait, etpour échapper aux regards, el<strong>le</strong> fit <strong>le</strong>ntement <strong>le</strong> tour de la place. Quand el<strong>le</strong> revint, el<strong>le</strong>trouva, planté devant <strong>le</strong> Bonheur des Dames, un grand garçon, blême et dégingandé,qui, depuis un quart d'heure, semblait attendre comme el<strong>le</strong>.- Mademoisel<strong>le</strong>, finit-il par lui demander d'une voix balbutiante, vous êtes peutêtrevendeuse dans la maison ?El<strong>le</strong> resta si émotionnée d'entendre ce garçon inconnu lui adresser la paro<strong>le</strong>,qu'el<strong>le</strong> ne répondit pas d'abord.- C'est que, voyez-vous, continua-t-il en s'embrouillant davantage, j'ai l'idée devoir si l'on ne pourrait pas m'y prendre, et vous m'auriez donné un renseignement.Il était aussi timide qu'el<strong>le</strong>, il se risquait à l'aborder, parce qu'il la sentaittremblante comme lui.- Ce serait avec plaisir, monsieur, répondit-el<strong>le</strong> enfin. Mais je ne suis pas plusavancée que vous, je suis là pour me présenter aussi.- Ah ! très bien, dit-il tout à fait décontenancer.Et ils rougirent fortement, <strong>le</strong>urs deux timidités demeurèrent un instant face àface, attendries par la fraternité de <strong>le</strong>urs situations, n'osant pourtant se souhaiter touthaut une bonne réussite. Puis, comme ils n'ajoutaient rien et qu'ils se gênaient de plusen plus, ils se séparèrent gauchement, ils recommencèrent à attendre chacun de soncôté, à quelques pas l'un de l'autre.Les commis entraient toujours. Maintenant, Denise <strong>le</strong>s entendait plaisanter,quand ils passaient près d'el<strong>le</strong>, en lui jetant un coup d'œil oblique. Son embarrasgrandissait d'être ainsi en spectac<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> se décidait à faire dans <strong>le</strong> quartier unepromenade d'une demi-heure, lorsque la vue d'un jeune homme, qui arrivaitrapidement par la rue Port-Mahon, l'arrêta une minute encore. Évidemment, ce devaitêtre un chef de rayon, car tous <strong>le</strong>s commis <strong>le</strong> saluaient. Il était grand, la peau blanche,la barbe soignée; et il avait des yeux cou<strong>le</strong>ur de vieil or, d'une douceur de velours,qu'il fixa un instant sur el<strong>le</strong>, au moment où il traversa la place. Déjà il entrait dans <strong>le</strong>magasin, indifférent, qu'el<strong>le</strong> restait immobi<strong>le</strong>, toute retournée par ce regard, emplied'une émotion singulière, où il y avait plus de malaise que de charme. Décidément, lapeur la prenait, el<strong>le</strong> se mit à descendre <strong>le</strong>ntement la rue Gaillon, puis la rue Saint-Roch, en attendant que <strong>le</strong> courage lui revînt.


C'était mieux qu'un chef de rayon, c'était Octave Mouret en personne. Il n'avaitpas dormi, cette nuit-là, car au sortir d'une soirée chez un agent de change, il était allésouper avec un ami et deux femmes, ramassées dans <strong>le</strong>s coulisses d'un petit théâtre.Son pa<strong>le</strong>tot boutonné cachait son habit et sa cravate blanche. Vivement, il monta chezlui, se débarbouilla, se changea; et, quand il vint s'asseoir devant son bureau, dansson cabinet de l'entresol, il était solide, l'œil vif, la peau fraîche, tout à la besogne,comme s'il eût passé dix heures au lit. Le cabinet, vaste, meublé de vieux chêne ettendu de reps vert, avait pour seul ornement un portrait de cette Mme Hédouin dont <strong>le</strong>quartier parlait encore. Depuis qu'el<strong>le</strong> n'était plus, Octave lui gardait un souvenirattendri, se montrait reconnaissant à sa mémoire de la fortune dont el<strong>le</strong> l'avait combléen l'épousant. Aussi, avant de se mettre à signer <strong>le</strong>s traites posées sur son buvard,adressa-t-il au portrait un sourire d'homme heureux. N'était-ce pas toujours devantel<strong>le</strong> qu'il revenait travail<strong>le</strong>r, après ses échappées de jeune veuf, au sortir des alcôvesoù <strong>le</strong> besoin du plaisir l'égarait ?On frappa, et, sans attendre, un jeune homme entra, grand et maigre, auxlèvres minces, au nez pointu, très correct d'ail<strong>le</strong>urs avec ses cheveux lissés, où desmèches grises se montraient déjà. Mouret avait <strong>le</strong>vé <strong>le</strong>s yeux; puis, continuant designer :- Vous avez bien dormi, Bourdonc<strong>le</strong> ?- Très bien, merci, répondit <strong>le</strong> jeune homme, qui marchait à petits pas, commechez lui.Bourdonc<strong>le</strong>, fils d'un fermier pauvre des environs de Limoges, avait débutéjadis au Bonheur des Dames, en même temps que Mouret, lorsque <strong>le</strong> magasinoccupait l'ang<strong>le</strong> de la place Gaillon. Très intelligent, très actif, il semblait alors devoirsupplanter aisément son camarade, moins sérieux, et qui avait toutes sortes de fuites,une apparente étourderie, des histoires de femme inquiétantes; mais il n'apportait pas<strong>le</strong> coup de génie de ce Provençal passionné, ni son audace, ni sa grâce victorieuse.D'ail<strong>le</strong>urs, par un instinct d'homme sage, il s'était incliné devant lui, obéissant, et celasans lutte, dès <strong>le</strong> commencement. Lorsque Mouret avait conseillé à ses commis demettre <strong>le</strong>ur argent dans la maison, Bourdonc<strong>le</strong> s'était exécuté un des premiers, luiconfiant même l'héritage inattendu d'une tante; et, peu à peu, après avoir passé partous <strong>le</strong>s grades, vendeur, puis second, puis chef de comptoir à la soie, il était devenuun des lieutenants du patron, <strong>le</strong> plus cher et <strong>le</strong> plus écouté, un des six intéressés quiaidaient celui-ci à gouverner <strong>le</strong> Bonheur des Dames, quelque chose comme unconseil de ministres sous un roi absolu. Chacun d'eux veillait sur une province.Bourdonc<strong>le</strong> était chargé de la surveillance généra<strong>le</strong>.- Et vous, reprit-il familièrement, avez-vous bien dormi ?Lorsque Mouret eut répondu qu'il ne s'était pas couché, il hocha la tête, enmurmurant :- Mauvaise hygiène.- Pourquoi donc ? dit l'autre avec gaieté ! Je suis moins fatigué que vous, moncher. Vous avez <strong>le</strong>s yeux bouffis de sommeil, vous vous alourdissez, à être tropsage… Amusez-vous donc, ça vous fouettera <strong>le</strong>s idées !C'était toujours <strong>le</strong>ur dispute amica<strong>le</strong>. Bourdonc<strong>le</strong>, au début, avait battu sesmaîtresses, parce que, disait-il, el<strong>le</strong>s l'empêchaient de dormir. Maintenant, il faisaitprofession de haïr <strong>le</strong>s femmes, ayant sans doute au-dehors des rencontres dont il neparlait pas, tant el<strong>le</strong>s tenaient peu de place dans sa vie, et se contentant au magasind'exploiter <strong>le</strong>s clientes, avec un grand mépris pour <strong>le</strong>ur frivolité à se ruiner en chiffonsimbéci<strong>le</strong>s. Mouret, au contraire, affectait des extases, restait devant <strong>le</strong>s femmes raviet câlin, emporté continuel<strong>le</strong>ment dans de nouveaux amours; et ses coups de cœur


étaient comme une réclame à sa vente, on eût dit qu'il enveloppait tout <strong>le</strong> sexe de lamême caresse, pour mieux l'étourdir et <strong>le</strong> garder à sa merci.- J'ai vu Mme Desforges, cette nuit, reprit-il. El<strong>le</strong> était délicieuse à ce bal.- Ce n'est pas avec el<strong>le</strong> que vous avez soupé ensuite ? demanda l'associé.Mouret se récria.- Oh ! Par exemp<strong>le</strong> ! El<strong>le</strong> est très honnête, mon cher… Non, j'ai soupé avecHéloïse, la petite des Folies. Bête comme une oie, mais si drô<strong>le</strong> !Il prit un autre paquet de traites et continua de signer. Bourdonc<strong>le</strong> marchaittoujours à petits pas. Il alla jeter un coup d'œil dans la rue Neuve-Saint-Augustin, par<strong>le</strong>s hautes glaces de la fenêtre, puis revint en disant :- Vous savez qu'el<strong>le</strong>s se vengeront.- Qui donc ? demanda Mouret, auquel la conversation échappait.- Mais <strong>le</strong>s femmes.Alors, il s'égaya davantage, il laissa percer <strong>le</strong> fond de sa brutalité, sous son aird'adoration sensuel<strong>le</strong>. D'un haussement d'épau<strong>le</strong>s, il parut déclarer qu'il <strong>le</strong>s jetteraittoutes par terre, comme des sacs vides, <strong>le</strong> jour où el<strong>le</strong>s l'auraient aidé à bâtir safortune. Bourdonc<strong>le</strong>, entêté, répétait de son air froid :- El<strong>le</strong>s se vengeront… Il y en aura une qui vengera <strong>le</strong>s autres, c'est fatal.- As pas peur ! cria Mouret en exagérant son accent provençal. Cel<strong>le</strong>-là n'estpas encore née, mon bon. Et, si el<strong>le</strong> vient, vous savez…Il avait <strong>le</strong>vé son porte-plume, il <strong>le</strong> brandissait, et il <strong>le</strong> pointa dans <strong>le</strong> vide, commes'il eût voulu percer d'un couteau un cœur invisib<strong>le</strong>. L'associé reprit sa marche,s'inclinant comme toujours devant la supériorité du patron, dont <strong>le</strong> génie p<strong>le</strong>in de trous<strong>le</strong> déconcertait pourtant. Lui, si net, si logique, sans passion, sans chute possib<strong>le</strong>, enétait encore à comprendre <strong>le</strong> côté fil<strong>le</strong> du succès, Paris se donnant dans un baiser auplus hardi.Un si<strong>le</strong>nce régna. On n'entendait que la plume de Mouret. Puis, sur desquestions brèves posées par lui, Bourdonc<strong>le</strong> fournit des renseignements au sujet de lagrande mise en vente des nouveautés d'hiver, qui devait avoir lieu <strong>le</strong> lundi suivant.C'était une très grosse affaire, la maison y jouait sa fortune, car <strong>le</strong>s bruits du quartieravaient un fond de vérité, Mouret se jetait en poète dans la spéculation, avec un telfaste, un besoin tel du colossal, que tout semblait devoir craquer sous lui. Il y avait làun sens nouveau du négoce, une apparente fantaisie commercia<strong>le</strong>, qui autrefoisinquiétait Mme Hédouin, et qui aujourd'hui encore, malgré de premiers succès,consternait parfois <strong>le</strong>s intéressés. On blâmait à voix basse <strong>le</strong> patron d'al<strong>le</strong>r trop vite;on l'accusait d'avoir agrandi dangereusement <strong>le</strong>s magasins, avant de pouvoir comptersur une augmentation suffisante de la clientè<strong>le</strong>; on tremblait surtout en <strong>le</strong> voyantmettre tout l'argent de la caisse sur un coup de cartes, emplir <strong>le</strong>s comptoirs d'unentassement de marchandises, sans garder un sou de réserve. Ainsi, pour cette miseen vente, après <strong>le</strong>s sommes considérab<strong>le</strong>s payées aux maçons, <strong>le</strong> capital entier setrouvait dehors : une fois de plus, il s'agissait de vaincre ou de mourir. Et lui, au milieude cet effarement, gardait une gaieté triomphante, une certitude des millions, enhomme adoré des femmes, et qui ne peut être trahi. Lorsque Bourdonc<strong>le</strong> se permit detémoigner certaines craintes, à propos du développement exagéré donné à desrayons dont <strong>le</strong> chiffre d'affaires restait douteux, il eut un beau rire de confiance encriant :- Laissez donc, mon cher, la maison est trop petite !L'autre parut abasourdi, pris d'une peur qu'il ne cherchait plus à cacher. Lamaison trop petite ! Une maison de nouveautés où il y avait dix-neuf rayons, et quicomptait quatre cent trois employés !


- Mais sans doute, reprit Mouret, nous serons forcés de nous agrandir avantdix-huit mois… J'y songe sérieusement. Cette nuit, Mme Desforges m'a promis de mefaire rencontrer demain chez el<strong>le</strong> avec une personne… Enfin, nous en causerons,quand l'idée sera mûre.Et, ayant fini de signer <strong>le</strong>s traites, il se <strong>le</strong>va, il vint donner des tapes amica<strong>le</strong>ssur <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s de l'intéressé, qui se remettait diffici<strong>le</strong>ment. Cet effroi des gensprudents, autour de lui, l'amusait. Dans un des accès de brusque franchise, dont ilaccablait parfois ses familiers, il déclara qu'il était au fond plus juif que tous <strong>le</strong>s juifs dumonde : il tenait de son père, auquel il ressemblait physiquement et mora<strong>le</strong>ment, ungaillard qui connaissait <strong>le</strong> prix des sous; et, s'il avait de sa mère ce brin de fantaisienerveuse, c'était là peut-être <strong>le</strong> plus clair de sa chance, car il sentait la force invincib<strong>le</strong>de sa grâce à tout oser.- Vous savez bien qu'on vous suivra jusqu'au bout, finit par direBourdonc<strong>le</strong>.Alors, avant de descendre dans <strong>le</strong> magasin jeter <strong>le</strong>ur coup d'œil habituel, tousdeux réglèrent encore certains détails. Ils examinèrent <strong>le</strong> spécimen d'un petit cahier àsouches que Mouret venait d'inventer pour <strong>le</strong>s notes de débit. Ce dernier, ayantremarqué que <strong>le</strong>s marchandises démodées, <strong>le</strong>s rossignols, s'en<strong>le</strong>vaient d'autant plusrapidement que la guelte donnée aux commis était plus forte, avait basé sur cetteobservation un nouveau commerce. Il intéressait désormais ses vendeurs à la ventede toutes <strong>le</strong>s marchandises, il <strong>le</strong>ur accordait un tant pour cent sur <strong>le</strong> moindre boutd'étoffe, <strong>le</strong> moindre objet vendu par eux : mécanisme qui avait bou<strong>le</strong>versé <strong>le</strong>snouveautés, qui créait entre <strong>le</strong>s commis une lutte pour l'existence, dont <strong>le</strong>s patronsbénéficiaient. Cette lutte devenait du reste entre ses mains la formu<strong>le</strong> favorite, <strong>le</strong>principe d'organisation qu'il appliquait constamment. Il lâchait <strong>le</strong>s passions, mettait <strong>le</strong>sforces en présence, laissait <strong>le</strong>s gros manger <strong>le</strong>s petits, et s'engraissait de cettebatail<strong>le</strong> des intérêts. Le spécimen du cahier fut approuvé : en haut, sur la souche etsur la note à détacher, se trouvaient l'indication du rayon et <strong>le</strong> numéro du vendeur;puis, répétées éga<strong>le</strong>ment des deux côtés, il y avait des colonnes pour <strong>le</strong> métrage, ladésignation des artic<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s prix; et <strong>le</strong> vendeur signait simp<strong>le</strong>ment la note, avant de laremettre au caissier. De cette façon, <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong> était des plus faci<strong>le</strong>s, il suffisait decollationner <strong>le</strong>s notes remises par la caisse au bureau de défalcation, avec <strong>le</strong>ssouches restées entre <strong>le</strong>s mains des commis. Chaque semaine, ces dernierstoucheraient ainsi <strong>le</strong>ur tant pour cent et <strong>le</strong>ur guelte, sans erreur possib<strong>le</strong>.- Nous serons moins volés, fit remarquer Bourdonc<strong>le</strong> avec satisfaction. Vousavez eu là une idée excel<strong>le</strong>nte.- Et j'ai songé cette nuit à autre chose, expliqua Mouret. Oui, mon cher, cettenuit, à ce souper… J'ai envie de donner aux employés du bureau de défalcation unepetite prime, pour chaque erreur qu'ils relèveront dans <strong>le</strong>s notes de débit, en <strong>le</strong>scollationnant… Vous comprenez, nous serons certains dès lors qu'ils n'en négligerontpas une seu<strong>le</strong>, car ils en inventeraient plutôt.Il se mit à rire, pendant que l'autre <strong>le</strong> regardait d'un air admiratif. Cetteapplication nouvel<strong>le</strong> de la lutte pour l'existence l'enchantait, il avait <strong>le</strong> génie de lamécanique administrative, il rêvait d'organiser la maison de manière à exploiter <strong>le</strong>sappétits des autres, pour <strong>le</strong> contentement tranquil<strong>le</strong> et comp<strong>le</strong>t de ses propresappétits. Quand on voulait faire rendre aux gens tout <strong>le</strong>ur effort, disait-il souvent, etmême tirer d'eux un peu d'honnêteté, il fallait d'abord <strong>le</strong>s mettre aux prises avec <strong>le</strong>ursbesoins.


- Eh bien ! Descendons, reprit Mouret. Il faut s'occuper de cette mise envente… La soie est arrivée d'hier, n'est-ce pas ? Et Bouthemont doit être à laréception.Bourdonc<strong>le</strong> <strong>le</strong> suivit. Le service de la réception se trouvait dans <strong>le</strong> sous-sol, ducôté de la rue Neuve-Saint-Augustin. Là, au ras du trottoir, s'ouvrait une cage vitrée,où <strong>le</strong>s camions déchargeaient <strong>le</strong>s marchandises. El<strong>le</strong>s étaient pesées, puis el<strong>le</strong>sbasculaient sur une glissoire rapide, dont <strong>le</strong> chêne et <strong>le</strong>s ferrures luisaient, polis sous<strong>le</strong> frottement des ballots et des caisses. Tous <strong>le</strong>s arrivages entraient par cette trappebéante; c'était un engouffrement continu, une chute d'étoffes qui tombait avec unronf<strong>le</strong>ment de rivière. Aux époques de grande vente surtout, la glissoire lâchait dans<strong>le</strong> sous-sol un flot intarissab<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s soieries de Lyon, <strong>le</strong>s lainages d'Ang<strong>le</strong>terre, <strong>le</strong>stoi<strong>le</strong>s des Flandres, <strong>le</strong>s calicots d'Alsace, <strong>le</strong>s indiennes de Rouen; et, parfois, <strong>le</strong>scamions devaient prendre la fi<strong>le</strong>; <strong>le</strong>s paquets en coulant faisaient, au fond du trou, <strong>le</strong>bruit sourd d'une pierre jetée dans une eau profonde.Lorsqu'il passa, Mouret s'arrêta un instant devant la glissoire. El<strong>le</strong> fonctionnait,des fi<strong>le</strong>s de caisses descendaient toutes seu<strong>le</strong>s, sans qu'on vît <strong>le</strong>s hommes dont <strong>le</strong>smains <strong>le</strong>s poussaient, en haut; et el<strong>le</strong>s semblaient se précipiter d'el<strong>le</strong>s-mêmes,ruisse<strong>le</strong>r en pluie d'une source supérieure. Puis, des ballots parurent, tournant sureux-mêmes comme des cailloux roulés. Mouret regardait, sans prononcer une paro<strong>le</strong>.Mais, dans ses yeux clairs, cette débâc<strong>le</strong> de marchandises qui tombait chez lui, ce flotqui lâchait des milliers de francs à la minute, mettait une courte flamme. Jamaisencore il n'avait eu une conscience si nette de la batail<strong>le</strong> engagée. C'était cettedébâc<strong>le</strong> de marchandises qu'il s'agissait de lancer aux quatre coins de Paris. Il n'ouvritpas la bouche, il continua son inspection.Dans <strong>le</strong> jour gris qui venait des larges soupiraux, une équipe d'hommesrecevait <strong>le</strong>s envois, tandis que d'autres déclouaient <strong>le</strong>s caisses et ouvraient <strong>le</strong>sballots, en présence des chefs de rayon. Une agitation de chantier emplissait ce fondde cave, ce sous-sol où des piliers de fonte soutenaient <strong>le</strong>s voûtins, et dont <strong>le</strong>s mursnus étaient cimentés.- Vous avez tout, Bouthemont ? demanda Mouret, en s'approchant d'un jeunehomme à fortes épau<strong>le</strong>s, en train de vérifier <strong>le</strong> contenu d'une caisse.- Oui, tout doit y être, répondit ce dernier. Mais j'en ai pour la matinée àcompter.Le chef de rayon consultait la facture d'un coup d'œil, debout devant un grandcomptoir, sur <strong>le</strong>quel un de ses vendeurs posait, une à une, <strong>le</strong>s pièces de soie qu'ilsortait de la caisse. Derrière eux, s'alignaient d'autres comptoirs, encombréséga<strong>le</strong>ment de marchandises, que tout un petit peup<strong>le</strong> de commis examinaient. C'étaitun déballage général, une confusion apparente d'étoffes, étudiées, retournées,marquées, au milieu du bourdonnement des voix.Bouthemont, qui devenait célèbre sur la place, avait une face ronde de joyeuxcompère, avec une barbe d'un noir d'encre et de beaux yeux marron. Né àMontpellier, noceur, braillard, il était médiocre pour la vente; mais, pour l'achat, on neconnaissait pas son pareil. Envoyé à Paris par son père, qui tenait là-bas un magasinde nouveautés, il avait absolument refusé de retourner au pays, quand <strong>le</strong> bonhommes'était dit que <strong>le</strong> garçon en savait assez long pour lui succéder dans son commerce;et, dès lors, une rivalité avait grandi entre <strong>le</strong> père et <strong>le</strong> fils, <strong>le</strong> premier tout à son petitnégoce provincial, indigné de voir un simp<strong>le</strong> commis gagner <strong>le</strong> trip<strong>le</strong> de ce qu'ilgagnait lui-même, <strong>le</strong> second plaisantant la routine du vieux, faisant sonner ses gainset bou<strong>le</strong>versant la maison, à chacun de ses passages. Comme <strong>le</strong>s autres chefs decomptoir, celui-ci touchait, outre ses trois mil<strong>le</strong> francs d'appointements fixes, un tantpour cent sur la vente. Montpellier, surpris et respectueux, répétait que <strong>le</strong> fils


Bouthemont avait, l'année précédente, empoché près de quinze mil<strong>le</strong> francs; et cen'était qu'un commencement, des gens prédisaient au père exaspéré que ce chiffregrossirait encore.Cependant, Bourdonc<strong>le</strong> avait pris une des pièces de soie, dont il examinait <strong>le</strong>grain d'un air attentif d'homme compétent. C'était une fail<strong>le</strong> à lisière b<strong>le</strong>u et argent, <strong>le</strong>fameux Paris-Bonheur, avec laquel<strong>le</strong> Mouret comptait porter un coup décisif.- El<strong>le</strong> est vraiment très bonne, murmura l'intéressé.- Et el<strong>le</strong> fait surtout plus d'effet qu'el<strong>le</strong> n'est bonne, dit Bouthemont. Il n'y a queDumonteil pour nous fabriquer ça… À mon dernier voyage, quand je me suis fâchéavec Gaujean, celui-ci voulait bien mettre cent métiers sur ce modè<strong>le</strong>, mais il exigeaitvingt-cinq centimes de plus par mètre.Presque tous <strong>le</strong>s mois, Bouthemont allait ainsi en fabrique, vivant des journéesà Lyon, descendant dans <strong>le</strong>s premiers hôtels, ayant l'ordre de traiter <strong>le</strong>s fabricants àbourse ouverte. Il jouissait d'ail<strong>le</strong>urs d'une liberté absolue, il achetait comme bon luisemblait, pourvu que, chaque année, il augmentât dans une proportion fixée d'avance<strong>le</strong> chiffre d'affaires de son comptoir; et c'était même sur cette augmentation qu'iltouchait son tant pour cent d'intérêt. En somme, sa situation, au Bonheur des Dames,comme cel<strong>le</strong> de tous <strong>le</strong>s chefs, ses collègues, se trouvait être cel<strong>le</strong> d'un commerçantspécial, dans un ensemb<strong>le</strong> de commerces divers, une sorte de vaste cité du négoce.- Alors, c'est décidé, reprit-il, nous la marquons cinq francs soixante… Voussavez que c'est à peine <strong>le</strong> prix d'achat.- Oui ! Oui, cinq francs soixante, dit vivement Mouret, et si j'étais seul, je ladonnerais à perte.Le chef de rayon eut un bon rire.- Oh ! Moi, je ne demande pas mieux… Ça va trip<strong>le</strong>r la vente, et comme monseul intérêt est d'arriver à de grosses recettes…Mais Bourdonc<strong>le</strong> restait grave, <strong>le</strong>s lèvres pincées. Lui, touchait son tant pourcent sur <strong>le</strong> bénéfice total, et son affaire n'était pas de baisser <strong>le</strong>s prix. Justement, <strong>le</strong>contrô<strong>le</strong> qu'il exerçait consistait à surveil<strong>le</strong>r la marque, pour que Bouthemont, cédantau seul désir d'accroître <strong>le</strong> chiffre de vente, ne vendît pas à trop petit gain. Du reste, ilétait repris par ses inquiétudes anciennes, devant des combinaisons de réclame quilui échappaient. Il osa montrer sa répugnance, en disant :- Si nous la donnons à cinq francs soixante, c'est comme si nous la donnions àperte, puisqu'il faudra pré<strong>le</strong>ver nos frais qui sont considérab<strong>le</strong>s… On la vendraitpartout à sept francs.Du coup, Mouret se fâcha. Il tapa de sa main ouverte sur la soie, il crianerveusement :- Mais je <strong>le</strong> sais, et c'est pourquoi je désire en faire cadeau à nos clientes… Envérité, mon cher, vous n'aurez jamais <strong>le</strong> sens de la femme. Comprenez donc qu'el<strong>le</strong>svont se l'arracher, cette soie !- Sans doute, interrompit l'intéressé, qui s'entêtait, et plus el<strong>le</strong>s se l'arracheront,plus nous perdrons.- Nous perdrons quelques centimes sur l'artic<strong>le</strong>, je <strong>le</strong> veux bien. Après ? Lebeau malheur, si nous attirons toutes <strong>le</strong>s femmes et si nous <strong>le</strong>s tenons à notre merci,séduites, affolées devant l'entassement de nos marchandises, vidant <strong>le</strong>ur portemonnaiesans compter ! Le tout, mon cher, est de <strong>le</strong>s allumer, et il faut pour cela unartic<strong>le</strong> qui flatte, qui fasse époque. Ensuite, vous pouvez vendre <strong>le</strong>s autres artic<strong>le</strong>saussi chers qu'ail<strong>le</strong>urs, el<strong>le</strong>s croiront <strong>le</strong>s payer chez vous meil<strong>le</strong>ur marché. Parexemp<strong>le</strong>, notre Cuir-d'or, ce taffetas à sept francs cinquante, qui se vend partout ceprix, va passer éga<strong>le</strong>ment pour une occasion extraordinaire, et suffira à comb<strong>le</strong>r laperte du Paris-Bonheur… Vous verrez, vous verrez !


Il devenait éloquent.- Comprenez-vous ! Je veux que dans huit jours <strong>le</strong> Paris-Bonheur révolutionnela place. Il est notre coup de fortune, c'est lui qui va nous sauver et qui nous lancera.On ne par<strong>le</strong>ra que de lui, la lisière b<strong>le</strong>u et argent sera connue d'un bout de la France àl'autre… Et vous entendrez la plainte furieuse de nos concurrents. Le petit commercey laissera encore une ai<strong>le</strong>. Enterrés, tous ces brocanteurs qui crèvent derhumatismes, dans <strong>le</strong>urs caves !Autour du patron, <strong>le</strong>s commis qui vérifiaient <strong>le</strong>s envois, écoutaient en souriant.Il aimait par<strong>le</strong>r et avoir raison. Bourdonc<strong>le</strong>, de nouveau, céda. Cependant, la caisses'était vidée, deux hommes en déclouaient une autre.- C'est la fabrication qui ne rit pas ! dit alors Bouthemont. À Lyon, ils sontfurieux contre vous, ils prétendent que vos bons marchés <strong>le</strong>s ruinent… Vous savezque Gaujean m'a positivement déclaré la guerre. Oui, il a juré d'ouvrir de longs créditsaux petites maisons, plutôt que d'accepter mes prix.Mouret haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.- Si Gaujean n'est pas raisonnab<strong>le</strong>, répondit-il, Gaujean restera sur <strong>le</strong>carreau… De quoi se plaignent-ils ? Nous <strong>le</strong>s payons immédiatement, nous prenonstout ce qu'ils fabriquent, c'est bien <strong>le</strong> moins qu'ils travail<strong>le</strong>nt à meil<strong>le</strong>ur compte… Et,d'ail<strong>le</strong>urs, il suffit que <strong>le</strong> public en profite.Le commis vidait la seconde caisse, pendant que Bouthemont s'était remis àpointer <strong>le</strong>s pièces, en consultant la facture. Un autre commis, sur <strong>le</strong> bout du comptoir,<strong>le</strong>s marquait ensuite en chiffres connus, et la vérification finie, la facture, signée par <strong>le</strong>chef de rayon, devait être montée à la caisse centra<strong>le</strong>. Un instant encore, Mouretregarda ce travail, toute cette activité autour de ces déballages qui montaient etmenaçaient de noyer <strong>le</strong> sous-sol; puis, sans ajouter un mot, de l'air d'un capitainesatisfait de ses troupes, il s'éloigna, suivi de Bourdonc<strong>le</strong>.Lentement, tous deux traversèrent <strong>le</strong> sous-sol. Les soupiraux, de place enplace, jetaient une clarté pâ<strong>le</strong>; et, au fond des coins noirs, <strong>le</strong> long d'étroits corridors,des becs de gaz brûlaient, continuel<strong>le</strong>ment. C'était dans ces corridors que setrouvaient <strong>le</strong>s réserves, des caveaux barrés par des palissades, où <strong>le</strong>s divers rayonsserraient <strong>le</strong> trop-p<strong>le</strong>in de <strong>le</strong>urs artic<strong>le</strong>s. En passant, <strong>le</strong> patron donna un coup d'œil aucalorifère qu'on devait allumer <strong>le</strong> lundi pour la première fois, et au petit poste depompiers qui gardait un compteur géant, enfermé dans une cage de fer. La cuisine et<strong>le</strong>s réfectoires, d'anciennes caves transformées en petites sal<strong>le</strong>s, étaient à gauche,vers l'ang<strong>le</strong> de la place Gaillon. Enfin, à l'autre bout du sous-sol, il arriva au service dudépart. Les paquets que <strong>le</strong>s clientes n'emportaient point, y étaient descendus, triéssur des tab<strong>le</strong>s, classés dans des compartiments dont chacun représentait un quartierde Paris; puis, par un large escalier débouchant juste en face du Vieil Elbeuf, on <strong>le</strong>smontait aux voitures, qui stationnaient près du trottoir. Dans <strong>le</strong> fonctionnementmécanique du Bonheur des Dames, cet escalier de la rue de la Michodière dégorgeaitsans relâche <strong>le</strong>s marchandises englouties par la glissoire de la rue Neuve-Saint-Augustin, après qu'el<strong>le</strong>s avaient passé, en haut, à travers <strong>le</strong>s engrenages descomptoirs.- Campion, dit Mouret au chef du départ, un ancien sergent à figure maigre,pourquoi six paires de draps, achetées hier par une dame vers deux heures, n'ontel<strong>le</strong>spas été portées <strong>le</strong> soir ?- Où demeure cette dame ? demanda l'employé.- Rue de Rivoli, au coin de la rue d'Alger… Mme Desforges.À cette heure matina<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s de triage étaient nues, <strong>le</strong>s compartiments necontenaient que <strong>le</strong>s quelques paquets restés de la veil<strong>le</strong>. Pendant que Campionfouillait parmi ces paquets, après avoir consulté un registre, Bourdonc<strong>le</strong> regardait


Mouret, en songeant que ce diab<strong>le</strong> d'homme savait tout, s'occupait de tout, même auxtab<strong>le</strong>s des restaurants de nuit et dans <strong>le</strong>s alcôves de ses maîtresses. Enfin, <strong>le</strong> chef dudépart découvrit l'erreur : la caisse avait donné un faux numéro et <strong>le</strong> paquet étaitrevenu.- Quel<strong>le</strong> est la caisse qui a débité ça ? demanda Mouret. Hein ? Vous dites lacaisse 10…Et, se retournant vers l'intéressé :- La caisse 10, c'est Albert, n'est-ce pas ?… Nous allons lui dire deux mots.Mais, avant de faire un tour dans <strong>le</strong> magasin, il voulut monter au service desexpéditions, qui occupait plusieurs pièces du deuxième étage. C'était là qu'arrivaienttoutes <strong>le</strong>s commandes de la province et de l'étranger; et, chaque matin, il allait y voirla correspondance. Depuis deux ans, cette correspondance grandissait de jour enjour. Le service, qui avait d'abord occupé une dizaine d'employés, en nécessitait plusde trente déjà. Les uns ouvraient <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres, <strong>le</strong>s autres <strong>le</strong>s lisaient, aux deux côtésd'une même tab<strong>le</strong>; d'autres encore <strong>le</strong>s classaient, <strong>le</strong>ur donnaient à chacune unnuméro d'ordre, qui se répétait sur un casier; puis, quand on avait distribué <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttresaux différents rayons et que <strong>le</strong>s rayons montaient <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s, on mettait au fur et àmesure ces artic<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s casiers, d'après <strong>le</strong>s numéros d'ordre. Il ne restait qu'àvérifier et qu'à embal<strong>le</strong>r, au fond d'une pièce voisine, où une équipe d'ouvriers clouaitet ficelait du matin au soir.Mouret posa sa question habituel<strong>le</strong> :- Combien de <strong>le</strong>ttres, ce matin, Levasseur ?- Cinq cent trente-quatre, monsieur, répondit <strong>le</strong> chef de service. Après la miseen vente de lundi, j'ai peur de ne pas avoir assez de monde. Hier, nous avons eubeaucoup de peine à arriver.Bourdonc<strong>le</strong> hochait la tête de satisfaction. Il ne comptait pas sur cinq centtrente-quatre <strong>le</strong>ttres, un mardi. Autour de la tab<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s employés coupaient et lisaient,avec un bruit continu de papier froissé, tandis que, devant <strong>le</strong>s casiers, commençait <strong>le</strong>va-et-vient des artic<strong>le</strong>s. C'était un des services <strong>le</strong>s plus compliqués et <strong>le</strong>s plusconsidérab<strong>le</strong>s de la maison : on y vivait dans un coup de fièvre perpétuel, car il fallaitrég<strong>le</strong>mentairement que <strong>le</strong>s commandes du matin fussent toutes expédiées <strong>le</strong> soir.- On vous donnera <strong>le</strong> monde dont vous aurez besoin, Levasseur, finit parrépondre Mouret, qui d'un regard avait constaté <strong>le</strong> bon état du service. Vous <strong>le</strong> savez,quand il y a du travail, nous ne refusons pas des hommes.En haut, sous <strong>le</strong>s comb<strong>le</strong>s, se trouvaient <strong>le</strong>s chambres où couchaient <strong>le</strong>svendeuses. Mais il redescendit, et il entra à la caisse centra<strong>le</strong>, installée près de soncabinet. C'était une pièce fermée par un vitrage à guichet de cuivre, dans laquel<strong>le</strong> onapercevait un énorme coffre-fort, scellé au mur. Deux caissiers y centralisaient <strong>le</strong>srecettes, que, chaque soir, montait Lhomme, <strong>le</strong> premier caissier de la vente, etfaisaient ensuite face aux dépenses, payaient <strong>le</strong>s fabricants, <strong>le</strong> personnel, tout <strong>le</strong> petitmonde qui vivait de la maison. La caisse communiquait avec une autre pièce,meublée de cartons verts, où dix employés vérifiaient <strong>le</strong>s factures. Puis venait encoreun bureau, <strong>le</strong> bureau de défalcation : six jeunes gens, penchés sur des pupitres noirs,ayant derrière eux des col<strong>le</strong>ctions de registres, y arrêtaient <strong>le</strong>s comptes du tant pourcent des vendeurs, en collationnant <strong>le</strong>s notes de débit. Ce service, tout nouveau,fonctionnait mal.Mouret et Bourdonc<strong>le</strong> avaient traversé la caisse et <strong>le</strong> bureau de vérification.Quand ils passèrent dans l'autre bureau, <strong>le</strong>s jeunes gens qui riaient, <strong>le</strong> nez en l'air,eurent une secousse de surprise. Alors, Mouret, sans <strong>le</strong>s réprimander, <strong>le</strong>ur expliqua <strong>le</strong>système de la petite prime qu'il avait imaginé de <strong>le</strong>ur payer, pour chaque erreur


découverte dans <strong>le</strong>s notes de débit; et, quand il fut sorti, <strong>le</strong>s employés, cessant de rireet comme fouettés, se remirent passionnément au travail, cherchant des erreurs.Au rez-de-chaussée, dans <strong>le</strong> magasin, Mouret alla droit à la caisse 10, oùAlbert Lhomme se polissait <strong>le</strong>s ong<strong>le</strong>s, en attendant la clientè<strong>le</strong>. On disait couramment: «la dynastie des Lhomme», depuis que Mme Aurélie, la première des confections,après avoir poussé son mari au poste de premier caissier, était parvenue à obtenirune caisse de détail pour son fils, un grand garçon pâ<strong>le</strong> et vicieux, qui ne pouvaitrester nul<strong>le</strong> part et qui lui donnait <strong>le</strong>s plus vives inquiétudes. Mais, devant <strong>le</strong> jeunehomme, Mouret s'effaça : il répugnait à compromettre sa grâce dans un métier degendarme, il gardait par goût et par tactique son rô<strong>le</strong> de dieu aimab<strong>le</strong>. Légèrement ducoude, il toucha Bourdonc<strong>le</strong>, l'homme chiffre, qu'il chargeait d'ordinaire desexécutions.- Monsieur Albert, dit ce dernier sévèrement, vous avez encore mal pris uneadresse, <strong>le</strong> paquet est revenu… C'est insupportab<strong>le</strong>.Le caissier crut devoir se défendre, appela en témoignage <strong>le</strong> garçon qui avaitfait <strong>le</strong> paquet. Ce garçon, nommé Joseph, appartenait, lui aussi, à la dynastie desLhomme, car il était <strong>le</strong> frère de lait d'Albert, et il devait sa place à l'influence de MmeAurélie. Comme <strong>le</strong> jeune homme voulait lui faire dire que l'erreur venait de la cliente, ilbalbutiait, il tordait la barbiche qui allongeait son visage couturé, combattu entre saconscience d'ancien soldat et sa gratitude pour ses protecteurs.- Laissez donc Joseph tranquil<strong>le</strong>, finit par crier Bourdonc<strong>le</strong>, et surtout nerépondez pas davantage… Ah ! Vous êtes heureux que nous ayons égard aux bonsservices de votre mère !Mais, à ce moment, Lhomme accourut. De sa caisse, située près de la porte, ilapercevait cel<strong>le</strong> de son fils, qui se trouvait au rayon de la ganterie. Déjà tout blanc,alourdi par sa vie sédentaire, il avait une figure mol<strong>le</strong>, effacée, comme usée au ref<strong>le</strong>tde l'argent qu'il comptait sans relâche. Son bras amputé ne <strong>le</strong> gênait nul<strong>le</strong>ment danscette besogne, et l'on allait même par curiosité <strong>le</strong> voir vérifier la recette, tel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>sbil<strong>le</strong>ts et <strong>le</strong>s pièces glissaient rapidement dans sa main gauche, la seu<strong>le</strong> qui lui restât.Fils d'un percepteur de Chablis, il était tombé à Paris comme employé aux écritures,chez un négociant du Port-aux- Vins. Puis, demeurant rue Cuvier, il avait épousé lafil<strong>le</strong> de son concierge, petit tail<strong>le</strong>ur alsacien; et, depuis ce jour, il était resté soumisdevant sa femme, dont <strong>le</strong>s facultés commercia<strong>le</strong>s <strong>le</strong> frappaient de respect. El<strong>le</strong> sefaisait plus de douze mil<strong>le</strong> francs aux confections, tandis que lui touchait seu<strong>le</strong>mentcinq mil<strong>le</strong> francs d'appointements fixes. Et sa déférence pour une femme apportant detel<strong>le</strong>s sommes dans <strong>le</strong> ménage, s'élargissait jusqu'à son fils, qui venait d'el<strong>le</strong>.- Quoi donc ? murmura-t-il, Albert est en faute ?Alors, selon son habitude, Mouret rentra en scène, pour jouer <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du bonprince. Quand Bourdonc<strong>le</strong> s'était fait craindre, lui soignait sa popularité.- Une bêtise, murmura-t-il. Mon cher Lhomme, votre Albert est un étourdi quidevrait bien prendre exemp<strong>le</strong> sur vous.Puis, changeant de conversation, se montrant plus aimab<strong>le</strong> encore :- Et ce concert, l'autre jour ?… Étiez-vous bien placé ?Une rougeur monta aux joues blanches du vieux caissier. Il n'avait que ce vice,la musique, un vice secret qu'il satisfaisait solitairement, courant <strong>le</strong>s théâtres, <strong>le</strong>sconcerts, <strong>le</strong>s auditions; malgré son bras amputé, il jouait du cor, grâce à un systèmeingénieux de pinces; et, comme Mme Lhomme détestait <strong>le</strong> bruit, il enveloppait soninstrument de drap, <strong>le</strong> soir, ravi quand même jusqu'à l'extase par <strong>le</strong>s sonsétrangement sourds qu'il en tirait. Au milieu de la débandade forcée de <strong>le</strong>ur foyer, ils'était fait dans la musique un désert. Ça et l'argent de sa caisse, il ne connaissait rienautre, en dehors de son admiration pour sa femme.


- Très bien placé, répondit-il, <strong>le</strong>s yeux brillants. Vous êtes trop bon, monsieur.Mouret, qui goûtait une jouissance personnel<strong>le</strong> à satisfaire <strong>le</strong>s passions,donnait parfois à Lhomme <strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts que <strong>le</strong>s dames patronnesses lui avaient mis surla gorge. Et il acheva de l'enchanter, en disant :- Ah ! Beethoven, ah ! Mozart… Quel<strong>le</strong> musique !Sans attendre une réponse, il s'éloigna, il rejoignit Bourdonc<strong>le</strong>, en train déjà defaire <strong>le</strong> tour des rayons. Dans <strong>le</strong> hall central, une cour intérieure qu'on avait vitrée, setrouvait la soie. Tous deux suivirent d'abord la ga<strong>le</strong>rie de la rue Neuve Saint-Augustin,que <strong>le</strong> blanc occupait d'un bout à l'autre. Rien d'anormal ne <strong>le</strong>s frappa, ils passèrent<strong>le</strong>ntement au milieu des commis respectueux. Puis, ils tournèrent dans la rouennerieet la bonneterie, où <strong>le</strong> même ordre régnait. Mais, aux lainages, <strong>le</strong> long de la ga<strong>le</strong>riequi revenait perpendiculairement à la rue de la Michodière, Bourdonc<strong>le</strong> reprit son rô<strong>le</strong>de grand exécuteur, en apercevant un jeune homme assis sur un comptoir, l'air brisépar une nuit blanche; et ce jeune homme, nommé Liénard, fils d'un riche marchand denouveautés d'Angers, courba <strong>le</strong> front sous la réprimande, ayant la seu<strong>le</strong> peur, dans savie de paresse, d'insouciance et de plaisir, d'être rappelé en province par son père.Dès lors, <strong>le</strong>s observations tombèrent dru comme grê<strong>le</strong>, la ga<strong>le</strong>rie de la rue de laMichodière reçut l'orage : à la draperie, un vendeur au pair, de ceux qui débutaient etqui couchaient dans <strong>le</strong>urs rayons, était rentré après onze heures; à la mercerie, <strong>le</strong>second venait de se laisser prendre au fond du sous-sol, achevant une cigarette. Etce fut surtout à la ganterie que la tempête éclata, sur la tête d'un des rares Parisiensde la maison, <strong>le</strong> joli Mignot, ainsi qu'on l'appelait, bâtard déclassé d'une maîtresse deharpe : son crime était d'avoir fait un scanda<strong>le</strong> au réfectoire, en se plaignant de lanourriture. Comme il y avait trois tab<strong>le</strong>s, une à neuf heures et demie, l'autre à dixheures et demie, et l'autre à onze heures et demie, il voulut expliquer qu'étant de latroisième tab<strong>le</strong>, il avait toujours des fonds de sauce, des portions rognées.- Comment la nourriture n'est pas bonne ? demanda d'un air naïfMouret, ouvrant enfin la bouche.Il ne donnait qu'un franc cinquante par jour et par homme au chef, un terrib<strong>le</strong>Auvergnat, <strong>le</strong>quel trouvait encore moyen d'emplir ses poches; et la nourriture étaitréel<strong>le</strong>ment exécrab<strong>le</strong>. Mais Bourdonc<strong>le</strong> haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s : un chef qui avait quatrecents déjeuners et quatre cents dîners à servir, même en trois séries, ne pouvaitguère s'attarder aux raffinements de son art.- N'importe, reprit <strong>le</strong> patron bonhomme, je veux que tous nos employés aientune nourriture saine et abondante… Je par<strong>le</strong>rai au chef.Et la réclamation de Mignot fut enterrée. Alors, revenus à <strong>le</strong>ur point de départ,debout près de la porte, au milieu des parapluies et des cravates, Mouret etBourdonc<strong>le</strong> reçurent <strong>le</strong> rapport d'un des quatre inspecteurs, chargés de la surveillancedu magasin. Le père Jouve, un ancien capitaine, décoré à Constantine, encore belhomme avec son grand nez sensuel et sa calvitie majestueuse, <strong>le</strong>ur signala unvendeur qui, sur une simp<strong>le</strong> remontrance de sa part, l'avait traité de «vieux ramolli»; et<strong>le</strong> vendeur fut immédiatement congédié.Cependant, <strong>le</strong> magasin restait vide de clientes. Seu<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s ménagères duquartier traversaient <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries désertes. À la porte, l'inspecteur qui pointait l'arrivéedes employés, venait de refermer son registre et inscrivait à part <strong>le</strong>s retardataires.C'était <strong>le</strong> moment où <strong>le</strong>s vendeurs s'installaient dans <strong>le</strong>urs rayons, que <strong>le</strong>s garçonsavaient balayés et époussetés dès cinq heures. Chacun casait son chapeau et sonpardessus, en étouffant un bâil<strong>le</strong>ment, la mine blanche encore de sommeil. Les unséchangeaient des mots, regardaient en l'air, semblaient se dérouil<strong>le</strong>r pour unenouvel<strong>le</strong> journée de travail; d'autres, sans se presser, retiraient <strong>le</strong>s serges vertes, dont


ils avaient, la veil<strong>le</strong> au soir, couvert <strong>le</strong>s marchandises, après <strong>le</strong>s avoir repliées; et <strong>le</strong>spi<strong>le</strong>s d'étoffes apparaissaient, rangées symétriquement, tout <strong>le</strong> magasin était propre eten ordre, d'un éclat tranquil<strong>le</strong> dans la gaieté matina<strong>le</strong>, en attendant que la bousculadede la vente l'ait une fois de plus obstrué et comme rétréci d'une débâc<strong>le</strong> de toi<strong>le</strong>, dedrap, de soie, et de dentel<strong>le</strong>.Sous la lumière vive du hall central, au comptoir des soieries, deux jeunes genscausaient à voix basse. L'un, petit et charmant, <strong>le</strong>s reins solides, la peau rose,cherchait à marier des cou<strong>le</strong>urs de soie, pour un étalage intérieur. Il se nommait Hutin,était <strong>le</strong> fils d'un cafetier d'Yvetot, et avait su, en dix-huit mois, devenir un des premiersvendeurs, par une soup<strong>le</strong>sse de nature, une continuel<strong>le</strong> caresse de flatterie, quicachait un appétit furieux, mangeant tout, dévorant <strong>le</strong> monde, même sans faim, pour<strong>le</strong> plaisir.- Écoutez, Favier, je l'aurais giflé à votre place, paro<strong>le</strong> d'honneur ! disait-il àl'autre, un grand garçon bilieux, sec et jaune, qui était né à Besançon d'une famil<strong>le</strong> detisserands, et qui, sans grâce, cachait sous un air froid une volonté inquiétante.- Ça n'avance guère, de gif<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s gens, murmura-t-il avec f<strong>le</strong>gme. Il vaut mieuxattendre.Tous deux parlaient de Robineau, qui surveillait <strong>le</strong>s commis, tandis que <strong>le</strong> chefdu comptoir était au sous-sol. Hutin minait sourdement <strong>le</strong> second, dont il voulait laplace. Déjà, pour <strong>le</strong> b<strong>le</strong>sser et <strong>le</strong> faire partir, <strong>le</strong> jour où la situation de premier qu'on luiavait promise, s'était trouvée libre, il avait imaginé d'amener Bouthemont du dehors.Cependant, Robineau tenait bon, et c'était maintenant une batail<strong>le</strong> de chaque heure.Hutin rêvait d'ameuter contre lui <strong>le</strong> rayon entier, de <strong>le</strong> chasser à force de mauvaisvouloir et de vexations. D'ail<strong>le</strong>urs, il opérait de son air aimab<strong>le</strong>, il excitait surtoutFavier, qui venait à sa suite comme vendeur, et qui paraissait se laisser conduire,mais avec de brusques réserves, où l'on sentait toute une campagne personnel<strong>le</strong>,menée en si<strong>le</strong>nce.- Chut ! Dix-sept ! dit-il vivement à son collègue, pour <strong>le</strong> prévenir par ce criconsacré de l'approche de Mouret et de Bourdonc<strong>le</strong>.Ceux-ci, en effet, continuaient <strong>le</strong>ur inspection en traversant <strong>le</strong> hall. Ilss'arrêtèrent, ils demandèrent à Robineau des explications, au sujet d'un stock develours, dont <strong>le</strong>s cartons empilés encombraient une tab<strong>le</strong>. Et, comme celui-cirépondait que la place manquait :- Je vous <strong>le</strong> disais, Bourdonc<strong>le</strong>, s'écria Mouret en souriant, <strong>le</strong> magasin est déjàtrop petit ! Il faudra un jour abattre <strong>le</strong>s murs jusqu'à la rue de Choiseul… Vous verrezl'écrasement, lundi prochain !Et, à propos de cette mise en vente qu'on préparait dans tous <strong>le</strong>s comptoirs, ilinterrogea de nouveau Robineau, il lui donna des ordres. Mais, depuis quelquesminutes, sans cesser de par<strong>le</strong>r, il suivait du regard <strong>le</strong> travail de Hutin, qui s'attardait àmettre des soies b<strong>le</strong>ues à côté de soies grises et de soies jaunes, puis qui se reculait,pour juger de l'harmonie des tons. Brusquement, il intervint.- Mais pourquoi cherchez-vous à ménager l'œil ? dit-il. N'ayez donc pas peur,aveug<strong>le</strong>z-<strong>le</strong>… Tenez ! Du rouge ! Du vert ! Du jaune !Il avait pris <strong>le</strong>s pièces, il <strong>le</strong>s jetait, <strong>le</strong>s froissait, en tirait des gammes éclatantes.Tous en convenaient, <strong>le</strong> patron était <strong>le</strong> premier étalagiste de Paris, un étalagisterévolutionnaire à la vérité, qui avait fondé l'éco<strong>le</strong> du brutal et du colossal dans lascience de l'étalage. Il voulait des écrou<strong>le</strong>ments, comme tombés au hasard descasiers éventrés, et il <strong>le</strong>s voulait flambants des cou<strong>le</strong>urs <strong>le</strong>s plus ardentes, s'avivantl'un par l'autre. En sortant du magasin, disait-il, <strong>le</strong>s clientes devaient avoir mal auxyeux. Hutin, qui, au contraire, était de l'éco<strong>le</strong> classique de la symétrie et de la mélodiecherchées dans <strong>le</strong>s nuances, <strong>le</strong> regardait allumer cet incendie d'étoffes au milieu


d'une tab<strong>le</strong>, sans se permettre la moindre critique, mais <strong>le</strong>s lèvres pincées par unemoue d'artiste dont une tel<strong>le</strong> débauche b<strong>le</strong>ssait <strong>le</strong>s convictions.- Voilà ! cria Mouret, quand il eut fini. Et laissez-<strong>le</strong>… Vous me direz s'ilraccroche <strong>le</strong>s femmes, lundi !Justement, comme il rejoignait Bourdonc<strong>le</strong> et Robineau, une femme arrivait, quiresta quelques secondes plantée et suffoquée devant l'étalage. C'était Denise. Aprèsavoir hésité près d'une heure dans la rue, en proie à une terrib<strong>le</strong> crise de timidité, el<strong>le</strong>venait de se décider enfin. Seu<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong> perdait la tête, au point de ne pascomprendre <strong>le</strong>s explications <strong>le</strong>s plus claires; et <strong>le</strong>s commis auxquels el<strong>le</strong> demandaiten balbutiant Mme Aurélie, avaient beau lui indiquer l'escalier de l'entresol, el<strong>le</strong>remerciait, puis el<strong>le</strong> tournait à gauche, si on lui avait dit de tourner à droite; de sorteque, depuis dix minutes, el<strong>le</strong> battait <strong>le</strong> rez-de-chaussée, allant de rayon en rayon, aumilieu de la curiosité méchante et de l'indifférence maussade des vendeurs. C'était àla fois, en el<strong>le</strong>, une envie de se sauver et un besoin d'admiration qui la retenait. El<strong>le</strong>se sentait perdue, toute petite dans <strong>le</strong> monstre, dans la machine encore au repos,tremblant d'être prise par <strong>le</strong> bran<strong>le</strong> dont <strong>le</strong>s murs frémissaient déjà. Et la pensée de laboutique du Vieil Elbeuf, noire et étroite, agrandissait encore pour el<strong>le</strong> <strong>le</strong> vastemagasin, <strong>le</strong> lui montrait doré de lumière, pareil à une vil<strong>le</strong>, avec ses monuments, sesplaces, ses rues, où il lui semblait impossib<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> trouvât jamais sa route.Cependant, el<strong>le</strong> n'avait point osé jusque-là se risquer dans <strong>le</strong> hall des soieries,dont <strong>le</strong> haut plafond vitré, <strong>le</strong>s comptoirs luxueux, l'air d'église lui faisaient peur. Puis,quand el<strong>le</strong> y était enfin entrée, pour échapper aux commis du blanc qui riaient, el<strong>le</strong>avait comme buté tout d'un coup contre l'étalage de Mouret; et, malgré soneffarement, la femme se réveillant en el<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s joues subitement rouges, el<strong>le</strong> s'oubliaità regarder flamber l'incendie des soies.- Tiens ? dit crûment Hutin à l'oreil<strong>le</strong> de Favier, la grue de la place Gaillon.Mouret, tout en affectant d'écouter Bourdonc<strong>le</strong> et Robineau, était flatté au fonddu saisissement de cette fil<strong>le</strong> pauvre, de même qu'une marquise est remuée par <strong>le</strong>désir brutal d'un charretier qui passe. Mais Denise avait <strong>le</strong>vé <strong>le</strong>s yeux, et el<strong>le</strong> setroubla davantage, quand el<strong>le</strong> reconnut <strong>le</strong> jeune homme qu'el<strong>le</strong> prenait pour un chefde rayon. El<strong>le</strong> s'imagina qu'il la regardait avec sévérité. Alors, ne sachant pluscomment s'éloigner, égarée tout à fait, el<strong>le</strong> s'adressa une fois encore au premiercommis venu, à Favier qui se trouvait près d'el<strong>le</strong>.- Mme Aurélie, s'il vous plaît ?Favier, désagréab<strong>le</strong>, se contenta de répondre de sa voix sèche :- À l'entresol.Et Denise, ayant hâte de n'être plus sous <strong>le</strong>s regards de tous ces hommes,disait merci et tournait de nouveau <strong>le</strong> dos à l'escalier, lorsque Hutin cédanaturel<strong>le</strong>ment à son instinct de galanterie. Il l'avait traitée de grue, et ce fut de son airaimab<strong>le</strong> de beau vendeur qu'il l'arrêta.- Non, par ici, mademoisel<strong>le</strong>… Si vous vou<strong>le</strong>z bien vous donner la peine…Même il fit quelques pas devant el<strong>le</strong>, la conduisit au pied de l'escalier, qui setrouvait à la gauche du hall. Là, il inclina la tête, il lui sourit, du sourire qu'il avait pourtoutes <strong>le</strong>s femmes.- En haut, tournez à gauche… Les confections sont en face.Cette politesse caressante remuait profondément Denise. C'était comme unsecours fraternel qui lui arrivait. El<strong>le</strong> avait <strong>le</strong>vé <strong>le</strong>s yeux, el<strong>le</strong> contemplait Hutin, et touten lui la touchait, <strong>le</strong> joli visage, <strong>le</strong> regard dont <strong>le</strong> sourire dissipait sa crainte, la voix quilui semblait d'une douceur consolante. Son cœur se gonfla de gratitude, el<strong>le</strong> donnason amitié, dans <strong>le</strong>s quelques paro<strong>le</strong>s décousues que l'émotion lui permit de balbutier.- Vous êtes trop bon… Ne vous dérangez pas… Merci mil<strong>le</strong> fois, monsieur.


Déjà Hutin rejoignait Favier, auquel il disait tout bas, de sa voix crue :- Hein ? Quel<strong>le</strong> désossée !En haut, la jeune fil<strong>le</strong> tomba droit dans <strong>le</strong> rayon des confections. C'était unevaste pièce, entourée de hautes armoires en chêne sculpté, et dont <strong>le</strong>s glaces sanstain donnaient sur la rue de la Michodière. Cinq ou six femmes, vêtues de robes desoie, très coquettes avec <strong>le</strong>urs chignons frisés et <strong>le</strong>urs crinolines rejetées en arrière,s'y agitaient en causant. Une, grande et mince, la tête trop longue, ayant une allure decheval échappé, s'était adossée à une armoire, comme brisée déjà de fatigue.- Madame Aurélie ? répéta Denise.La vendeuse la regarda sans répondre, d'un air de dédain pour sa mise pauvre,puis s'adressant à une de ses camarades, petite, d'une mauvaise chair blanche, avecune mine innocente et dégoûtée, el<strong>le</strong> demanda :- Mademoisel<strong>le</strong> Vadon, savez-vous où est la première ?Cel<strong>le</strong>-là, qui était en train de ranger des rotondes par ordre de tail<strong>le</strong>, ne pritmême pas la peine de <strong>le</strong>ver la tête.- Non, mademoisel<strong>le</strong> Prunaire, je n'en sais rien, dit-el<strong>le</strong> du bout des lèvres.Un si<strong>le</strong>nce se fit. Denise restait immobi<strong>le</strong>, et personne ne s'occupait plus d'el<strong>le</strong>.Pourtant, après avoir attendu un instant, el<strong>le</strong> s'enhardit jusqu'à poser une nouvel<strong>le</strong>question.- Croyez-vous que Mme Aurélie reviendra bientôt ?Alors, la seconde du rayon, une femme maigre et laide qu'el<strong>le</strong> n'avait pas vue,une veuve à la mâchoire saillante et aux cheveux durs, lui cria d'une armoire où el<strong>le</strong>vérifiait des étiquettes :- Attendez, si c'est à Mme Aurélie en personne que vous désirez par<strong>le</strong>r.Et, questionnant une autre vendeuse, el<strong>le</strong> ajouta :- Est-ce qu'el<strong>le</strong> n'est pas à la réception ?- Non, madame Frédéric, je ne crois pas, répondit cel<strong>le</strong>-ci. El<strong>le</strong> n'a rien dit, el<strong>le</strong>ne peut pas être loin.Denise, ainsi renseignée, demeura debout. Il y avait bien quelques chaisespour <strong>le</strong>s clientes; mais, comme on ne lui disait pas de s'asseoir, el<strong>le</strong> n'osa en prendreune, malgré <strong>le</strong> troub<strong>le</strong> qui lui cassait <strong>le</strong>s jambes. Évidemment, ces demoisel<strong>le</strong>savaient flairé la vendeuse qui venait se présenter, et el<strong>le</strong>s la dévisageaient, el<strong>le</strong>s ladéshabillaient du coin de l'œil, sans bienveillance, avec la sourde hostilité des gens àtab<strong>le</strong> qui n'aiment pas se serrer pour faire place aux faims du dehors. Son embarrasgrandit, el<strong>le</strong> traversa la pièce à petits pas et alla regarder dans la rue, afin de sedonner une contenance. Juste devant el<strong>le</strong>, <strong>le</strong> Vieil Elbeuf, avec sa façade rouillée etses vitrines mortes, lui parut si laid, si malheureux, vu ainsi du luxe et de la vie où el<strong>le</strong>se trouvait, qu'une sorte de remords acheva de lui serrer <strong>le</strong> cœur.- Dites, chuchotait la grande Prunaire à la petite Vadon, avez- vous vu sesbottines ?- Et la robe donc ! Murmurait l'autre.Les yeux toujours vers la rue, Denise se sentait mangée. Mais el<strong>le</strong> était sanscolère, el<strong>le</strong> ne <strong>le</strong>s avait trouvées bel<strong>le</strong>s ni l'une ni l'autre, pas plus la grande avec sonchignon de cheveux roux tombant sur son cou de cheval, que la petite, avec son teintde lait tourné, qui amollissait sa face plate et comme sans os. Clara Prunaire, fil<strong>le</strong> d'unsabotier des bois de Vivet, débauchée par <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>ts de chambre au château deMareuil, quand la comtesse la prenait pour <strong>le</strong>s raccommodages, était venue plus tardd'un magasin de Langres, et se vengeait à Paris sur <strong>le</strong>s hommes des coups de pieddont <strong>le</strong> père Prunaire lui b<strong>le</strong>uissait <strong>le</strong>s reins. Marguerite Vadon, née à Grenob<strong>le</strong> où safamil<strong>le</strong> tenait un commerce de toi<strong>le</strong>s, avait dû être expédiée au Bonheur des Dames,pour y cacher une faute, un enfant fait par hasard; et el<strong>le</strong> se conduisait très bien, el<strong>le</strong>


devait retourner là-bas diriger la boutique de ses parents et épouser un cousin, quil'attendait.- Ah bien ! reprit à voix basse Clara, en voilà une qui ne pèsera pas lourd ici !Mais el<strong>le</strong>s se turent, une femme d'environ quarante-cinq ans entrait. C'étaitMme Aurélie, très forte, sanglée dans sa robe de soie noire, dont <strong>le</strong> corsage, tendusur la rondeur massive des épau<strong>le</strong>s et de la gorge, luisait comme une armure. El<strong>le</strong>avait, sous des bandeaux sombres, de grands yeux immobi<strong>le</strong>s, la bouche sévère, <strong>le</strong>sjoues larges et un peu tombantes; et, dans sa majesté de première, son visageprenait l'enflure d'un masque empâté de César.- Mademoisel<strong>le</strong> Vadon, dit-el<strong>le</strong> d'une voix irritée, vous n'avez donc pas remishier à l'atelier <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> du manteau à tail<strong>le</strong> ?- Il y avait une retouche à faire, madame, répondit la vendeuse, et c'est MmeFrédéric qui l'a gardé.Alors, la seconde tira <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> d'une armoire, et l'explication continua. Toutpliait devant Mme Aurélie, quand el<strong>le</strong> croyait avoir à défendre son autorité. Trèsvaniteuse, au point de ne pas vouloir être appelée de son nom de Lhomme qui lavexait, et de renier la loge de son père, dont el<strong>le</strong> parlait comme d'un tail<strong>le</strong>ur enboutique, el<strong>le</strong> n'était bonne femme que pour <strong>le</strong>s demoisel<strong>le</strong>s soup<strong>le</strong>s et caressantes,tombant en admiration devant el<strong>le</strong>. Autrefois, dans l'atelier de confection qu'el<strong>le</strong> avaitvoulu monter à son compte, el<strong>le</strong> s'était aigrie, sans cesse traquée par la mauvaisechance, exaspérée de se sentir des épau<strong>le</strong>s à porter la fortune et de n'aboutir qu'àdes catastrophes; et, aujourd'hui encore, même après son succès au Bonheur desDames, où el<strong>le</strong> gagnait douze mil<strong>le</strong> francs par an, il semblait qu'el<strong>le</strong> gardât unerancune au monde, el<strong>le</strong> se montrait dure pour <strong>le</strong>s débutantes, comme la vie s'étaitd'abord montrée dure pour el<strong>le</strong>.- Assez de paro<strong>le</strong>s ! Finit-el<strong>le</strong> par dire sèchement, vous n'êtes pas plusraisonnab<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s autres, madame Frédéric… Qu'on fasse la retouche tout de suite.Pendant cette explication, Denise avait cessé de regarder dans la rue. El<strong>le</strong> sedoutait bien que cette dame était Mme Aurélie; mais, inquiétée par <strong>le</strong>s éclats de savoix, el<strong>le</strong> restait debout, el<strong>le</strong> attendait toujours. Les vendeuses, enchantées d'avoirmis aux prises la première et la seconde du rayon, étaient retournées à <strong>le</strong>ur besogne,d'un air de profonde indifférence. Quelques minutes se passèrent, personne n'avait lacharité de tirer la jeune fil<strong>le</strong> de sa gêne. Enfin, ce fut Mme Aurélie el<strong>le</strong> même quil'aperçut et qui, s'étonnant de la voir immobi<strong>le</strong>, lui demanda ce qu'el<strong>le</strong> désirait.- Madame Aurélie, je vous prie ?- C'est moi.Denise avait la bouche sèche, <strong>le</strong>s mains froides, reprise d'une de sesanciennes peurs d'enfant, lorsqu'el<strong>le</strong> tremblait d'être fouettée. El<strong>le</strong> bégaya sademande, dut la recommencer pour la rendre intelligib<strong>le</strong>. Mme Aurélie la regardait deses grands yeux fixes, sans qu'un pli de son masque d'empereur daignât s'attendrir.- Quel âge avez-vous donc ?- Vingt ans, madame.- Comment vingt ans ! Mais vous n'en paraissez pas seize !De nouveau, <strong>le</strong>s vendeuses <strong>le</strong>vaient la tête. Denise se hâta d'ajouter :- Oh ! Je suis très forte !Mme Aurélie haussa ses larges épau<strong>le</strong>s. Puis, el<strong>le</strong> déclara :- Mon Dieu ! Je veux bien vous inscrire. Nous inscrivons ce qui se présente…Mademoisel<strong>le</strong> Prunaire, donnez-moi <strong>le</strong> registre.On ne <strong>le</strong> trouva pas tout de suite, il devait être entre <strong>le</strong>s mains de l'inspecteurJouve. Comme la grande Clara allait <strong>le</strong> chercher, Mouret arriva, toujours suivi deBourdonc<strong>le</strong>. Ils achevaient <strong>le</strong> tour des comptoirs de l'entresol, ils avaient traversé <strong>le</strong>s


dentel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s châ<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s fourrures, l'ameub<strong>le</strong>ment, la lingerie, et ils finissaient par <strong>le</strong>sconfections. Mme Aurélie s'écarta, causa un moment avec eux d'une commande depa<strong>le</strong>tots qu'el<strong>le</strong> comptait faire chez un des gros entrepreneurs de Paris; d'ordinaire,el<strong>le</strong> achetait directement et sous sa responsabilité; mais, pour <strong>le</strong>s achats importants,el<strong>le</strong> préférait consulter la direction. Ensuite, Bourdonc<strong>le</strong> lui conta la nouvel<strong>le</strong>négligence de son fils Albert, qui parut la désespérer : cet enfant la tuerait; au moins,<strong>le</strong> père, s'il n'était pas fort, avait pour lui de la conduite. Toute cette dynastie desLhomme, dont el<strong>le</strong> était <strong>le</strong> chef incontesté, lui donnait parfois bien du mal.Cependant, Mouret, surpris de retrouver Denise, se pencha pour demander àMme Aurélie ce que cette jeune fil<strong>le</strong> faisait là; et, quand la première eut réponduqu'el<strong>le</strong> se présentait comme vendeuse, Bourdonc<strong>le</strong>, avec son dédain de la femme, futsuffoqué de cette prétention.- Allons donc ! murmura-t-il, c'est une plaisanterie ! El<strong>le</strong> est trop laide.- Le fait est qu'el<strong>le</strong> n'a rien de beau, dit Mouret, n'osant la défendre, bien quetouché encore de son extase en bas, devant l'étalage.Mais on apportait <strong>le</strong> registre, et Mme Aurélie revint vers Denise. Cel<strong>le</strong>-ci nefaisait décidément pas une bonne impression. El<strong>le</strong> était très propre, dans sa mincerobe de laine noire; on ne s'arrêtait pas à cette pauvreté de la mise, car on fournissaitl'uniforme, la robe de soie rég<strong>le</strong>mentaire; seu<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong> paraissait bien chétive et el<strong>le</strong>avait <strong>le</strong> visage triste. Sans exiger des fil<strong>le</strong>s bel<strong>le</strong>s, on <strong>le</strong>s voulait agréab<strong>le</strong>s, pour lavente. Et, sous <strong>le</strong>s regards de ces dames et de ces messieurs, qui l'étudiaient, qui lapesaient, comme une jument que des paysans marchandent à la foire, Deniseachevait de perdre contenance.- Votre nom ? demanda la première, la plume à la main, prête à écrire sur <strong>le</strong>bout d'un comptoir.- Denise Baudu, madame.- Votre âge ?- Vingt ans et quatre mois.Et el<strong>le</strong> répéta, en se hasardant à <strong>le</strong>ver <strong>le</strong>s yeux sur Mouret, sur ce prétenduchef de rayon qu'el<strong>le</strong> rencontrait toujours, et dont la présence la troublait :- Je n'en ai pas l'air, mais je suis très solide.On sourit. Bourdonc<strong>le</strong> regardait ses ong<strong>le</strong>s avec impatience. La phrased'ail<strong>le</strong>urs tomba au milieu d'un si<strong>le</strong>nce décourageant.- Dans quel<strong>le</strong> maison avez-vous été, à Paris ? reprit la première.- Mais, madame, j'arrive de Valognes.Ce fut un nouveau désastre. D'ordinaire, <strong>le</strong> Bonheur des Dames exigeait deses vendeuses un stage d'un an dans une des petites maisons de Paris. Denise alorsdésespéra; et, sans la pensée des enfants, el<strong>le</strong> serait partie pour mettre fin à cetinterrogatoire inuti<strong>le</strong>.- Où étiez-vous à Valognes ?- Chez Cornail<strong>le</strong>.- Je <strong>le</strong> connais, bonne maison, laissa échapper Mouret.Jamais d'habitude, il n'intervenait dans cet embauchage des employés, <strong>le</strong>schefs de rayon ayant la responsabilité de <strong>le</strong>ur personnel. Mais, avec son sens délicatde la femme, il sentait chez cette jeune fil<strong>le</strong> un charme caché, une force de grâce etde tendresse, ignorée d'el<strong>le</strong>-même. La bonne renommée de la maison de début étaitd'un grand poids; souvent, el<strong>le</strong> décidait de l'acceptation. Mme Aurélie continua d'unevoix plus douce :- Et pourquoi êtes-vous sortie de chez Cornail<strong>le</strong> ?- Des raisons de famil<strong>le</strong>, répondit Denise en rougissant. Nous avons perdu nosparents, j'ai dû suivre mes frères… D'ail<strong>le</strong>urs, voici un certificat.


Il était excel<strong>le</strong>nt. El<strong>le</strong> recommençait à espérer, quand une dernière question lagêna.- Avez-vous d'autres références à Paris ?… Où demeurez-vous ?- Chez mon onc<strong>le</strong>, murmura-t-el<strong>le</strong>, hésitant à <strong>le</strong> nommer, craignant qu'on nevoulût jamais de la nièce d'un concurrent. Chez mon onc<strong>le</strong> Baudu, là, en face.Du coup, Mouret intervint une seconde fois.- Comment, vous êtes la nièce de Baudu !… Est-ce que c'estBaudu qui vous envoie ?- Oh ! Non, monsieur !Et el<strong>le</strong> ne put s'empêcher de rire, tant l'idée lui parut singulière. Ce fut unetransfiguration. El<strong>le</strong> restait rose, et <strong>le</strong> sourire, sur sa bouche un peu grande, étaitcomme un épanouissement du visage entier. Ses yeux gris prirent une flamme tendre,ses joues se creusèrent d'adorab<strong>le</strong>s fossettes, ses pâ<strong>le</strong>s cheveux eux-mêmessemblèrent vo<strong>le</strong>r, dans la gaieté bonne et courageuse de tout son être.- Mais el<strong>le</strong> est jolie ! dit tout bas Mouret à Bourdonc<strong>le</strong>.L'intéressé refusa d'en convenir, d'un geste d'ennui. Clara avait pincé <strong>le</strong>slèvres, tandis que Marguerite tournait <strong>le</strong> dos. Seu<strong>le</strong>, Mme Aurélie approuva Mouret dela tête, quand il reprit :- Votre onc<strong>le</strong> a eu tort de ne pas vous amener, sa recommandation suffisait…On prétend qu'il nous en veut. Nous sommes d'esprit plus large, et s'il ne peutoccuper sa nièce dans sa maison, eh bien ! Nous lui montrerons que sa nièce n'a euqu'à frapper chez nous pour être accueillie… Répétez-lui que je l'aime toujoursbeaucoup, qu'il doit s'en prendre, non pas à moi, mais aux nouvel<strong>le</strong>s conditions ducommerce. Et dites-lui qu'il achèvera de se cou<strong>le</strong>r, s'il s'entête dans un tas devieil<strong>le</strong>ries ridicu<strong>le</strong>s.Denise redevint toute blanche. C'était Mouret. Personne n'avait dit son nom,mais il se désignait lui-même et el<strong>le</strong> <strong>le</strong> devinait maintenant, el<strong>le</strong> comprenait pourquoice jeune homme lui avait causé une tel<strong>le</strong> émotion, dans la rue, au rayon des soieries,à présent encore. Cette émotion, où el<strong>le</strong> ne pouvait lire, pesait de plus en plus sur soncœur, comme un poids trop lourd. Toutes <strong>le</strong>s histoires contées par son onc<strong>le</strong>,revenaient à sa mémoire, grandissant Mouret, l'entourant d'une légende, faisant de lui<strong>le</strong> maître de la terrib<strong>le</strong> machine, qui depuis <strong>le</strong> matin la tenait dans <strong>le</strong>s dents de fer deses engrenages. Et, derrière sa jolie tête, à la barbe soignée, aux yeux cou<strong>le</strong>ur de vieilor, el<strong>le</strong> voyait la femme morte, cette Mme Hédouin, dont <strong>le</strong> sang avait scellé <strong>le</strong>spierres de la maison. Alors, el<strong>le</strong> fut reprise du froid de la veil<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> crut qu'el<strong>le</strong> avaitsimp<strong>le</strong>ment peur de lui.Mme Aurélie, cependant, fermait <strong>le</strong> registre. Il lui fallait une seu<strong>le</strong> vendeuse, etil y avait déjà dix demandes inscrites. Mais el<strong>le</strong> était trop désireuse d'être agréab<strong>le</strong> aupatron pour hésiter. La demande toutefois suivrait son cours, l'inspecteur Jouve iraitaux renseignements, ferait son rapport, et la première prendrait une décision.- C'est bien, mademoisel<strong>le</strong>, dit-el<strong>le</strong> majestueusement, pour réserver sonautorité. On vous écrira.L'embarras tint encore Denise immobi<strong>le</strong>, pendant un instant. El<strong>le</strong> ne savait dequel pied sortir, au milieu de tout ce monde. Enfin, el<strong>le</strong> remercia Mme Aurélie; et,lorsqu'el<strong>le</strong> dut passer devant Mouret et Bourdonc<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> salua. Ceux-ci, d'ail<strong>le</strong>urs, quine s'occupaient déjà plus d'el<strong>le</strong>, ne lui rendirent pas même son salut, très attentifs àexaminer avec Mme Frédéric <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> du manteau à tail<strong>le</strong>. Clara eut un geste vexé,en regardant Marguerite, comme pour prédire que la nouvel<strong>le</strong> vendeuse n'aurait pasbeaucoup d'agrément au rayon. Sans doute Denise sentit derrière el<strong>le</strong> cetteindifférence et cette rancune, car el<strong>le</strong> descendit l'escalier avec <strong>le</strong> même troub<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong>l'avait monté, en proie à une singulière angoisse, se demandant si el<strong>le</strong> devait se


désespérer ou se réjouir d'être venue. Pouvait-el<strong>le</strong> compter sur la place ? El<strong>le</strong>recommençait à en douter, dans <strong>le</strong> malaise qui l'avait empêchée de comprendrenettement. De toutes ses sensations, deux persistaient et effaçaient peu à peu <strong>le</strong>sautres : <strong>le</strong> coup porté en el<strong>le</strong> par Mouret, profond jusqu'à la peur; puis, l'amabilité deHutin, la seu<strong>le</strong> joie de sa matinée, un souvenir d'une douceur charmante, quil'emplissait de gratitude. Quand el<strong>le</strong> traversa <strong>le</strong> magasin pour sortir, el<strong>le</strong> chercha <strong>le</strong>jeune homme, heureuse à l'idée de <strong>le</strong> remercier encore des yeux, et el<strong>le</strong> fut triste dene pas <strong>le</strong> voir.- Eh bien ! Mademoisel<strong>le</strong>, avez-vous réussi ? Lui demanda une voix émue,comme el<strong>le</strong> était enfin sur <strong>le</strong> trottoir.El<strong>le</strong> se retourna, el<strong>le</strong> reconnut <strong>le</strong> grand garçon blême et dégingandé, qui luiavait adressé la paro<strong>le</strong>, <strong>le</strong> matin. Lui aussi sortait du Bonheur des Dames, et ilparaissait plus effrayé qu'el<strong>le</strong>, tout ahuri de l'interrogatoire qu'il venait de subir.- Mon Dieu ! Je n'en sais rien, monsieur, répondit-el<strong>le</strong>.- C'est comme moi, alors. Ils ont une manière de vous regarder et de vouspar<strong>le</strong>r, là-dedans !… Je suis pour <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s, je sors de chez Crève-cœur, rue duMail.Ils étaient de nouveau l'un devant l'autre; et, ne sachant de quel<strong>le</strong> façon sequitter, ils se mirent à rougir. Puis, <strong>le</strong> jeune homme, pour dire encore quelque chosedans l'excès de sa timidité, osa demander, de son air gauche et bon :- Comment vous nommez-vous, mademoisel<strong>le</strong> ?- Denise Baudu.- Moi, je me nomme Henri Deloche.Maintenant, ils souriaient. Ils cédèrent à la fraternité de <strong>le</strong>urs situations, ils setendirent la main.- Bonne chance !- Oui, bonne chance !


III.Chaque samedi, de quatre à six, Mme Desforges offrait une tasse de thé et desgâteaux aux personnes de son intimité, qui voulaient bien la venir voir. L'appartementse trouvait au troisième, à l'encoignure des rues de Rivoli et d'Alger; et <strong>le</strong>s fenêtresdes deux salons ouvraient sur <strong>le</strong> Jardin des Tui<strong>le</strong>ries.Justement, ce samedi-là, comme un domestique allait l'introduire dans <strong>le</strong> grandsalon, Mouret aperçut de l'antichambre, par une porte restée ouverte, Mme Desforgesqui traversait <strong>le</strong> petit salon. El<strong>le</strong> s'était arrêtée en <strong>le</strong> voyant, et il entra par là, il la saluad'un air de cérémonie. Puis, quand <strong>le</strong> domestique eut refermé la porte, il saisitvivement la main de la jeune femme, qu'il baisa avec tendresse.- Prends garde, il y a du monde ! dit-el<strong>le</strong> tout bas, en désignant d'un signe laporte du grand salon. Je suis allée chercher cet éventail pour <strong>le</strong> <strong>le</strong>ur montrer.Et, du bout de l'éventail, el<strong>le</strong> lui donna gaiement un léger coup au visage. El<strong>le</strong>était brune, un peu forte, avec de grands yeux jaloux. Mais il avait gardé sa main, ildemanda :- Viendra-t-il ?- Sans doute, répondit-el<strong>le</strong>. J'ai sa promesse.Tous deux parlaient du baron Hartmann, directeur du Crédit Immobilier. MmeDesforges, fil<strong>le</strong> d'un conseil<strong>le</strong>r d'État, était veuve d'un homme de Bourse qui lui avaitlaissé une fortune, niée par <strong>le</strong>s uns, exagérée par <strong>le</strong>s autres. Du vivant même decelui-ci, disait-on, el<strong>le</strong> s'était montrée reconnaissante pour <strong>le</strong> baron Hartmann, dont<strong>le</strong>s conseils de grand financier profitaient au ménage; et, plus tard, après la mort dumari, la liaison devait avoir continué, mais toujours discrètement, sans uneimprudence, sans un éclat. Jamais Mme Desforges ne s'affichait, on la recevaitpartout, dans la haute bourgeoisie où el<strong>le</strong> était née. Même aujourd'hui que la passiondu banquier, homme sceptique et fin, tournait à une simp<strong>le</strong> affection paternel<strong>le</strong>, si el<strong>le</strong>se permettait d'avoir des amants qu'il lui tolérait, el<strong>le</strong> apportait, dans ses coups decœur, une mesure et un tact si délicats, une science du monde si adroitementappliquée, que <strong>le</strong>s apparences restaient sauves et que personne ne se serait permisde mettre tout haut son honnêteté en doute. Ayant rencontré Mouret chez des amiscommuns, el<strong>le</strong> l'avait détesté d'abord; puis, el<strong>le</strong> s'était donnée plus tard, commeemportée dans <strong>le</strong> brusque amour dont il l'attaquait, et, depuis qu'il manœuvrait demanière à tenir par el<strong>le</strong> <strong>le</strong> baron, el<strong>le</strong> se prenait peu à peu d'une tendresse vraie etprofonde, el<strong>le</strong> l'adorait avec la vio<strong>le</strong>nce d'une femme de trente-cinq ans déjà, qui n'enavouait que vingt-neuf, désespérée de <strong>le</strong> sentir plus jeune, tremblant de <strong>le</strong> perdre.- Est-il au courant ? reprit-il.- Non, vous lui expliquerez vous-même l'affaire, répondit-el<strong>le</strong>, cessant de <strong>le</strong>tutoyer.El<strong>le</strong> <strong>le</strong> regardait, el<strong>le</strong> songeait qu'il ne devait rien savoir, pour l'employer ainsiauprès du baron, en affectant de <strong>le</strong> considérer simp<strong>le</strong>ment comme un vieil ami à el<strong>le</strong>.Mais il lui tenait toujours la main, il l'appelait sa bonne Henriette, et el<strong>le</strong> sentit soncœur se fondre. Si<strong>le</strong>ncieusement, el<strong>le</strong> tendit <strong>le</strong>s lèvres, <strong>le</strong>s appuya sur <strong>le</strong>s siennes;puis, à voix basse :- Chut ! On m'attend… Entre derrière moi.Des voix légères venaient du grand salon, assourdies par <strong>le</strong>s tentures. El<strong>le</strong>poussa la porte, dont el<strong>le</strong> laissa <strong>le</strong>s deux battants ouverts, et el<strong>le</strong> remit l'éventail à unedes quatre dames qui étaient assises au milieu de la pièce.- Tenez ! Le voilà, dit-el<strong>le</strong>. Je ne savais plus, jamais ma femme de chambre nel'aurait trouvé.Et, se tournant, el<strong>le</strong> ajouta de son air gai :


- Entrez donc, monsieur Mouret, passez par <strong>le</strong> petit salon. Ce sera moinsso<strong>le</strong>nnel.Mouret salua ces dames, qu'il connaissait. Le salon, avec son meub<strong>le</strong> LouisXVI de brocatel<strong>le</strong> à bouquets, ses bronzes dorés, ses grandes plantes vertes, avaitune intimité tendre de femme, malgré la hauteur du plafond; et par <strong>le</strong>s deux fenêtres,on apercevait <strong>le</strong>s marronniers des Tui<strong>le</strong>ries, dont <strong>le</strong> vent d'octobre balayait <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s.- Mais il n'est pas vilain du tout, ce chantilly ! s'écria Mme Bourdelais, qui tenaitl'éventail.C'était une petite blonde de trente ans, <strong>le</strong> nez fin, <strong>le</strong>s yeux vifs, une amie depension d'Henriette, qui avait épousé un sous- chef du ministère des Finances. Devieil<strong>le</strong> famil<strong>le</strong> bourgeoise, el<strong>le</strong> menait son ménage et ses trois enfants, avec uneactivité, une bonne grâce, un flair exquis de la vie pratique.- Et tu as payé <strong>le</strong> morceau vingt-cinq francs ? reprit-el<strong>le</strong> en examinant chaquemail<strong>le</strong> de la dentel<strong>le</strong>. Hein ? Tu dis à Luc, chez une ouvrière du pays ?… Non, non, cen'est pas cher… Mais il a fallu que tu <strong>le</strong> fisses monter.- Sans doute, répondit Mme Desforges. La monture ne coûte deux cents francs.Alors, Mme Bourdelais se mit à rire. Si c'était là ce qu'Henriette appelait uneoccasion ! Deux cents francs, une simp<strong>le</strong> monture d'ivoire, avec un chiffre ! Et pour unbout de chantilly, qui lui avait bien fait économiser cent sous ! On trouvait à cent vingtfrancs <strong>le</strong>s mêmes éventails tout montés. El<strong>le</strong> cita une maison, rue Poissonnière.Cependant, l'éventail faisait <strong>le</strong> tour de ces dames. Mme Guibal lui accorda àpeine un coup d'œil. El<strong>le</strong> était grande et mince, de cheveux roux, avec un visage noyéd'indifférence, où ses yeux gris mettaient par moments, sous son air détaché, <strong>le</strong>sterrib<strong>le</strong>s faims de l'égoïsme. Jamais on ne la voyait en compagnie de son mari, unavocat connu au Palais, qui, disait-on, menait de son côté la vie libre, tout à ses loisirset à ses plaisirs.- Oh ! murmura-t-el<strong>le</strong> en passant l'éventail à Mme de Boves, je n'en ai pasacheté deux dans ma vie… On vous en donne toujours de trop.La comtesse répondit d'une voix finement ironique :- Vous êtes heureuse, ma chère, d'avoir un mari galant.Et, se penchant vers sa fil<strong>le</strong>, une grande personne de vingt ans et demi :- Regarde donc <strong>le</strong> chiffre, Blanche. Quel joli travail !… C'est <strong>le</strong> chiffre qui a dûaugmenter ainsi la monture.Mme de Boves venait de dépasser la quarantaine. C'était une femme superbe,à encolure de déesse, avec une grande face régulière et de larges yeux dormants,que son mari, inspecteur général des haras, avait épousée pour sa beauté. El<strong>le</strong>paraissait toute remuée par la délicatesse du chiffre, comme envahie d'un désir dontl'émotion pâlissait son regard. Et, brusquement :- Donnez-nous donc votre avis, Monsieur Mouret. Est-ce trop cher, deux centsfrancs, cette monture ?Mouret était resté debout, au milieu des cinq femmes, souriant, s'intéressant àce qui <strong>le</strong>s intéressait. Il prit l'éventail, l'examina; et il allait se prononcer, lorsque <strong>le</strong>domestique ouvrit la porte, en disant :- Madame Marty.Une femme maigre entra, laide, ravagée de petite véro<strong>le</strong>, mise avec uneélégance compliquée. El<strong>le</strong> était sans âge, ses trente-cinq ans en valaient quarante outrente, selon la fièvre nerveuse qui l'animait. Un sac de cuir rouge, qu'el<strong>le</strong> n'avait paslâché, pendait à sa main droite.- Chère madame, dit-el<strong>le</strong> à Henriette, vous m'excusez, avec mon sac…Imaginez-vous, en venant vous voir, je suis entrée au Bonheur, et comme j'ai encore


fait des folies, je n'ai pas voulu laisser ceci en bas, dans mon fiacre, de peur d'êtrevolée.Mais el<strong>le</strong> venait d'apercevoir Mouret, el<strong>le</strong> reprit en riant :- Ah ! Monsieur, ce n'était point pour vous faire de la réclame, puisque j'ignoraisque vous fussiez là… Vous avez vraiment en ce moment des dentel<strong>le</strong>sextraordinaires.Cela détourna l'attention de l'éventail, que <strong>le</strong> jeune homme posa sur unguéridon. Maintenant, ces dames étaient prises du besoin curieux de voir ce que MmeMarty avait acheté. On la connaissait pour sa rage de dépense, sans force devant latentation, d'une honnêteté stricte, incapab<strong>le</strong> de céder à un amant, mais tout de suitelâche et la chair vaincue, devant <strong>le</strong> moindre bout de chiffon. Fil<strong>le</strong> d'un petit employé,el<strong>le</strong> ruinait aujourd'hui son mari, professeur de cinquième au lycée Bonaparte, quidevait doub<strong>le</strong>r ses six mil<strong>le</strong> francs d'appointements en courant <strong>le</strong> cachet, pour suffireau budget sans cesse croissant du ménage. Et el<strong>le</strong> n'ouvrait pas son sac, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>serrait sur ses genoux, parlait de sa fil<strong>le</strong> Va<strong>le</strong>ntine, âgée de quatorze ans, une de sescoquetteries <strong>le</strong>s plus chères, car el<strong>le</strong> l'habillait comme el<strong>le</strong>, de toutes <strong>le</strong>s nouveautésde la mode, dont el<strong>le</strong> subissait l'irrésistib<strong>le</strong> séduction.- Vous savez, expliqua-t-el<strong>le</strong>, on fait cet hiver aux jeunes fil<strong>le</strong>s des robesgarnies d'une petite dentel<strong>le</strong>… Naturel<strong>le</strong>ment, quand j'ai vu une va<strong>le</strong>nciennes trèsjolie…El<strong>le</strong> se décida enfin à ouvrir <strong>le</strong> sac. Ces dames allongeaient <strong>le</strong> cou, lorsque,dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, on entendit <strong>le</strong> timbre de l'antichambre.- C'est mon mari, balbutia Mme Marty p<strong>le</strong>ine de troub<strong>le</strong>. Il doit venir mechercher, en sortant de Bonaparte.Vivement, el<strong>le</strong> avait refermé <strong>le</strong> sac, et el<strong>le</strong> <strong>le</strong> fit disparaître sous un fauteuil,d'un mouvement instinctif. Toutes ces dames se mirent à rire. Alors, el<strong>le</strong> rougit de saprécipitation, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> reprit sur ses genoux, en disant que <strong>le</strong>s hommes ne comprenaientjamais et qu'ils n'avaient pas besoin de savoir.- M. de Boves, M. de Vallagnosc, annonça <strong>le</strong> domestique.Ce fut un étonnement, Mme de Boves el<strong>le</strong>-même ne comptait pas sur son mari.Ce dernier, bel homme, portant <strong>le</strong>s moustaches à l'impéria<strong>le</strong>, de l'air militairementcorrect aimé des Tui<strong>le</strong>ries, baisa la main de Mme Desforges, qu'il avait connue jeune,chez son père. Et il s'effaça pour que l'autre visiteur, un grand garçon pâ<strong>le</strong>, d'unepauvreté de sang distinguée, pût à son tour saluer la maîtresse de la maison. Mais, àpeine la conversation reprenait- el<strong>le</strong>, que deux légers cris s'é<strong>le</strong>vèrent :- Comment ! C'est toi, Paul !- Tiens ! Octave !Mouret et Vallagnosc se serraient <strong>le</strong>s mains. À son tour, Mme Desforgestémoignait sa surprise. Ils se connaissaient donc ? Certes, ils avaient grandi côte àcôte, au collège de Plassans; et <strong>le</strong> hasard était qu'ils ne se fussent pas encorerencontrés chez el<strong>le</strong>.Cependant, <strong>le</strong>s mains toujours liées, ils passèrent en plaisantant dans <strong>le</strong> petitsalon, au moment où <strong>le</strong> domestique apportait <strong>le</strong> thé, un service de Chine sur unplateau d'argent, qu'il posa près de Mme Desforges, au milieu du guéridon de marbre,à légère ga<strong>le</strong>rie de cuivre. Ces dames se rapprochaient, causaient plus haut, toutesaux paro<strong>le</strong>s sans fin qui se croisaient; pendant que M. de Boves, debout derrièreel<strong>le</strong>s, se penchait par instants, disait un mot avec sa galanterie de beau fonctionnaire.La vaste pièce, si tendre et si gaie d'ameub<strong>le</strong>ment, s'égayait encore de ces voixbavardes, coupées de rires.- Ah ! Ce vieux Paul ! répétait Mouret.


Il s'était assis près de Vallagnosc, sur un canapé. Seuls au fond du petit salon,un boudoir très coquet tendu de soie bouton d'or, loin des oreil<strong>le</strong>s et ne voyant pluseux-mêmes ces dames que par la porte grande ouverte, ils ricanèrent, <strong>le</strong>s yeux dans<strong>le</strong>s yeux, en s'allongeant des tapes sur <strong>le</strong>s genoux. Toute <strong>le</strong>ur jeunesse s'éveillait, <strong>le</strong>vieux collège de Plassans, avec ses deux cours, ses études humides, et <strong>le</strong> réfectoireoù l'on mangeait tant de morue, et <strong>le</strong> dortoir où <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>rs volaient de lit en lit, dèsque <strong>le</strong> pion ronflait. Paul, d'une ancienne famil<strong>le</strong> par<strong>le</strong>mentaire, petite nob<strong>le</strong>sse ruinéeet boudeuse, était un fort en thème, toujours premier, donné en continuel exemp<strong>le</strong> par<strong>le</strong> professeur, qui lui prédisait <strong>le</strong> plus bel avenir; tandis qu'Octave, à la queue de laclasse, pourrissait parmi <strong>le</strong>s cancres, heureux et gras, se dépensant au-dehors enplaisirs vio<strong>le</strong>nts. Malgré <strong>le</strong>ur différence de nature, une camaraderie étroite <strong>le</strong>s avaitpourtant rendus inséparab<strong>le</strong>s, jusqu'à <strong>le</strong>ur baccalauréat, dont ils s'étaient tirés, l'unavec gloire, l'autre tout juste d'une façon suffisante, après deux épreuves fâcheuses.Puis, l'existence <strong>le</strong>s avait emportés, et ils se retrouvaient au bout de dix ans, changéset vieillis.- Voyons, demanda Mouret, que deviens-tu ?- Mais je ne deviens rien.Vallagnosc, dans la joie de <strong>le</strong>ur rencontre, gardait son air las et désenchanté;et, comme son ami, étonné, insistait, en disant :- Enfin, tu fais bien quelque chose… Que fais-tu ?- Rien, répondit-il.Octave se mit à rire. Rien, ce n'était pas assez. Phrase à phrase, il finit parobtenir l'histoire de Paul, l'histoire commune des garçons pauvres, qui croient devoir à<strong>le</strong>ur naissance de rester dans <strong>le</strong>s professions libéra<strong>le</strong>s, et qui s'enterrent au fondd'une médiocrité vaniteuse, heureux encore quand ils ne crèvent pas la faim, avecdes diplômes p<strong>le</strong>in <strong>le</strong>urs tiroirs. Lui, avait fait son droit par tradition de famil<strong>le</strong>; puis, ilétait demeuré à la charge de sa mère veuve, qui ne savait déjà comment placer sesdeux fil<strong>le</strong>s. Une honte enfin l'avait pris, et, laissant <strong>le</strong>s trois femmes vivre mal desdébris de <strong>le</strong>ur fortune, il était venu occuper une petite place au ministère de l'Intérieur,où il se tenait enfoui, comme une taupe dans son trou.- Et qu'est-ce que tu gagnes ? reprit Mouret.- Trois mil<strong>le</strong> francs.- Mais c'est une pitié ! Ah ! Mon pauvre vieux, ça me fait de la peine pour toi…Comment ! Un garçon si fort, qui nous roulait tous ! Et ils ne te donnent que trois mil<strong>le</strong>francs, après t'avoir abruti pendant cinq ans déjà ! Non, ce n'est pas juste !Il s'interrompit, il fit un retour sur lui-même.- Moi, je <strong>le</strong>ur ai tiré ma révérence… Tu sais ce que je suis devenu ?- Oui, dit Vallagnosc. On m'a conté que tu étais dans <strong>le</strong> commerce. Tu as cettegrande maison de la place Gaillon, n'est-ce pas ?- C'est cela… Calicot, mon vieux !Mouret avait re<strong>le</strong>vé la tête, et il lui tapa de nouveau sur <strong>le</strong> genou, il répéta avecla gaieté solide d'un gaillard sans honte pour <strong>le</strong> métier qui l'enrichissait :- Calicot, en p<strong>le</strong>in !… Ma foi, tu te rappel<strong>le</strong>s, je ne mordais guère à <strong>le</strong>ursmachines, bien qu'au fond je ne me sois jamais jugé plus bête qu'un autre. Quand j'aieu passé mon bachot, pour contenter ma famil<strong>le</strong>, j'aurais parfaitement pu devenir unavocat ou un médecin comme <strong>le</strong>s camarades; mais ces métiers-là m'ont fait peur, tanton voit de gens y tirer la langue… Alors, mon Dieu ! J'ai jeté la peau d'âne au vent,oh ! Sans regret, et j'ai piqué une tête dans <strong>le</strong>s affaires.Vallagnosc souriait d'un air d'embarras. Il finit par murmurer :- Il est de fait que ton diplôme de bachelier ne doit pas te servir à grand-chosepour vendre de la toi<strong>le</strong>.


- Ma foi ! répondit Mouret joyeusement, tout ce que je demande, c'est qu'il neme gêne pas… Et, tu sais, quand on a eu la bêtise de se mettre ça entre <strong>le</strong>s jambes, iln'est pas commode de s'en dépêtrer. On s'en va à pas de tortue dans la vie, lorsque<strong>le</strong>s autres, ceux qui ont <strong>le</strong>s pieds nus, courent comme des dératés.Puis, remarquant que son ami semblait souffrir, il lui prit <strong>le</strong>s mains, il continua :- Voyons, je ne veux pas te faire de la peine, mais avoue que tes diplômesn'ont satisfait aucun de tes besoins… Sais-tu que mon chef de rayon, à la soie,touchera plus de douze mil<strong>le</strong> francs cette année ? Parfaitement ! Un garçon d'uneintelligence très nette, qui s'en est tenu à l'orthographe et aux quatre règ<strong>le</strong>s… Lesvendeurs ordinaires, chez moi, se font trois et quatre mil<strong>le</strong> francs, plus que tu negagnes toi-même; et ils n'ont pas coûté tes frais d'instruction, ils n'ont pas été lancésdans <strong>le</strong> monde, avec la promesse signée de <strong>le</strong> conquérir… Sans doute, gagner del'argent n'est pas tout. Seu<strong>le</strong>ment, entre <strong>le</strong>s pauvres diab<strong>le</strong>s frottés de science quiencombrent <strong>le</strong>s professions libéra<strong>le</strong>s, sans y manger à <strong>le</strong>ur faim, et <strong>le</strong>s garçonspratiques, armés pour la vie, sachant à fond <strong>le</strong>ur métier, ma foi ! Je n'hésite pas, jesuis pour ceux-ci contre ceux-là, je trouve que <strong>le</strong>s gaillards comprennent joliment <strong>le</strong>urépoque !Sa voix s'était échauffée; Henriette, qui servait <strong>le</strong> thé, avait tourné la tête.Quand il la vit sourire, au fond du grand salon et qu'il aperçut deux autres damesprêtant l'oreil<strong>le</strong>, il s'égaya <strong>le</strong> premier de ses phrases.- Enfin, mon vieux, tout calicot qui débute est aujourd'hui dans la peau d'unmillionnaire.Vallagnosc se renversait mol<strong>le</strong>ment sur <strong>le</strong> canapé. Il avait fermé <strong>le</strong>s yeux àdemi, dans une pose de fatigue et de dédain, où une pointe d'affectation s'ajoutait auréel épuisement de sa race.- Bah ! murmura-t-il, la vie ne vaut pas tant de peine. Rien n'est drô<strong>le</strong>.Et, comme Mouret, révolté, <strong>le</strong> regardait d'un air de surprise, il ajouta :- Tout arrive et rien n'arrive. Autant rester <strong>le</strong>s bras croisés.Alors, il dit son pessimisme, <strong>le</strong>s médiocrités et <strong>le</strong>s avortements de l'existence.Un moment, il avait rêvé de littérature, et il lui était resté de sa fréquentation avec despoètes une désespérance universel<strong>le</strong>. Toujours, il concluait à l'inutilité de l'effort, àl'ennui des heures éga<strong>le</strong>ment vides, à la bêtise fina<strong>le</strong> du monde. Les jouissancesrataient, il n'y avait pas même de joie à mal faire.- Voyons, est-ce que tu t'amuses, toi ? Finit-il par demander…Mouret en était arrivé à une stupeur d'indignation. Il cria :- Comment ! Si je m'amuse !… Ah ! Çà, que chantes-tu ? Tu en es là, monvieux !… Mais, sans doute, je m'amuse, et même lorsque <strong>le</strong>s choses craquent, parcequ'alors je suis furieux de <strong>le</strong>s entendre craquer. Moi, je suis un passionné, je neprends pas la vie tranquil<strong>le</strong>ment, c'est ce qui m'y intéresse peut-être.Il jeta un coup d'œil vers <strong>le</strong> salon, il baissa la voix.- Oh ! Il y a des femmes qui m'ont bien embêté, ça je <strong>le</strong> confesse. Mais, quandj'en tiens une, je la tiens que diab<strong>le</strong> ! Et ça ne rate pas toujours, et je ne donne mapart à personne, je t'assure… Puis, ce ne sont pas encore <strong>le</strong>s femmes, dont je memoque après tout. Vois-tu, c'est de vouloir et d'agir, c'est de créer enfin… Tu as uneidée, tu te bats pour el<strong>le</strong>, tu l'enfonces à coups de marteau dans la tête des gens, tu lavois grandir et triompher… Ah ! Oui, mon vieux, je m'amuse !Toute la joie de l'action, toute la gaieté de l'existence sonnaient dans sesparo<strong>le</strong>s. Il répéta qu'il était de son époque. Vraiment, il fallait être mal bâti, avoir <strong>le</strong>cerveau et <strong>le</strong>s membres attaqués, pour se refuser à la besogne, en un temps de silarge travail, lorsque <strong>le</strong> sièc<strong>le</strong> entier se jetait à l'avenir. Et il raillait <strong>le</strong>s désespérés, <strong>le</strong>sdégoûtés, <strong>le</strong>s pessimistes, tous ces malades de nos sciences commençantes, qui


prenaient des airs p<strong>le</strong>ureurs de poètes ou des mines pincées de sceptiques, au milieude l'immense chantier contemporain. Un joli rô<strong>le</strong>, et propre, et intelligent, que debâil<strong>le</strong>r d'ennui devant <strong>le</strong> labeur des autres !- C'est mon seul plaisir, de bâil<strong>le</strong>r devant <strong>le</strong>s autres, ditVallagnosc en souriant de son air froid.Du coup, la passion de Mouret tomba. Il redevint affectueux.- Ah ! Ce vieux Paul, toujours <strong>le</strong> même, toujours paradoxal !… Hein ? Nous nenous retrouvons pas pour nous querel<strong>le</strong>r. Chacun a ses idées, heureusement. Mais ilfaudra que je te montre ma machine en bran<strong>le</strong>, tu verras que ce n'est pas si bête…Allons, donne-moi des nouvel<strong>le</strong>s. Ta mère et tes sœurs se portent bien, j'espère ? Etn'as-tu pas dû te marier à Plassans, il y a six mois ?Un mouvement brusque de Vallagnosc l'arrêta; et, comme celui-ci avait fouillé<strong>le</strong> salon d'un regard inquiet, il se tourna à son tour, il remarqua que Ml<strong>le</strong> de Boves ne<strong>le</strong>s quittait pas des yeux. Grande et forte, Blanche ressemblait à sa mère; seu<strong>le</strong>ment,chez el<strong>le</strong>, <strong>le</strong> masque s'empâtait déjà, <strong>le</strong>s traits gros, soufflés d'une mauvaise graisse.Paul, sur une question discrète, répondit que rien n'était fait encore; peut-être mêmerien ne se ferait. Il avait connu la jeune personne chez Mme Desforges, où il étaitvenu beaucoup l'autre hiver, mais où il ne reparaissait que rarement, ce qui expliquaitcomment il avait pu ne pas s'y rencontrer avec Octave. À <strong>le</strong>ur tour, <strong>le</strong>s Boves <strong>le</strong>recevaient, et il aimait surtout <strong>le</strong> père, un ancien viveur qui prenait sa retraite dansl'administration. D'ail<strong>le</strong>urs, pas de fortune : Mme de Boves n'avait apporté à son marique sa beauté de Junon, la famil<strong>le</strong> vivait d'une dernière ferme hypothéquée, au minceproduit de laquel<strong>le</strong> s'ajoutaient heureusement <strong>le</strong>s neuf mil<strong>le</strong> francs touchés par <strong>le</strong>comte, comme inspecteur général des haras. Et ces dames, la mère et la fil<strong>le</strong>, trèsserrées d'argent par celui-ci, que des coups de tendresse continuaient à dévorer audehors,en étaient parfois réduites à refaire <strong>le</strong>urs robes el<strong>le</strong>s-mêmes.- Alors, pourquoi ? demanda simp<strong>le</strong>ment Mouret.- Mon Dieu ! Il faut bien en finir, dit Vallagnosc, avec un mouvement fatigué despaupières. Et puis, il y a des espérances, nous attendons la mort prochaine d'unetante.Cependant, Mouret, qui ne quittait plus du regard M. de Boves, assis, près deMme Guibal, empressé, avec <strong>le</strong> rire tendre d'un homme en campagne, se retournavers son ami et cligna <strong>le</strong>s yeux d'un air tel<strong>le</strong>ment significatif, que ce dernier ajouta :- Non, pas cel<strong>le</strong>-ci… Pas encore, du moins… Le malheur est que son servicel'appel<strong>le</strong> aux quatre coins de la France, dans <strong>le</strong>s dépôts d'étalons, et qu'il a de la sortede continuels prétextes pour disparaître. Le mois passé, tandis que sa femme <strong>le</strong>croyait à Perpignan, il vivait à l'hôtel, en compagnie d'une maîtresse de piano, au fondd'un quartier perdu.Il y eut un si<strong>le</strong>nce. Puis, <strong>le</strong> jeune homme, qui surveillait à son tour <strong>le</strong>sgalanteries du comte auprès de Mme Guibal, reprit tout bas :- Ma foi, tu as raison… D'autant plus que la chère dame n'est guère farouche, àce qu'on raconte. Il y a sur el<strong>le</strong> une histoire d'officier bien drô<strong>le</strong>… Mais regarde-<strong>le</strong>donc ! Est-il comique, à la magnétiser du coin de l'œil ! La vieil<strong>le</strong> France, mon cher !…Moi, je l'adore, cet homme-là, et il pourra bien dire que c'est pour lui, si j'épouse safil<strong>le</strong> !Mouret riait, très amusé. Il questionna de nouveau Vallagnosc, et quand il sutque la première idée d'un mariage, entre celui-ci et Blanche, venait de MmeDesforges, il trouva l'histoire meil<strong>le</strong>ure encore. Cette bonne Henriette goûtait un plaisirde veuve à marier <strong>le</strong>s gens; si bien que, lorsqu'el<strong>le</strong> avait pourvu <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s, il lui arrivaitde laisser <strong>le</strong>s pères, choisir des amies dans sa société; mais cela naturel<strong>le</strong>ment, en


toute bonne grâce, sans que <strong>le</strong> monde y trouvât jamais matière à scanda<strong>le</strong>. Et Mouret,qui l'aimait en homme actif et pressé, habitué à chiffrer ses tendresses, oubliait alorstout calcul de séduction et se sentait pour el<strong>le</strong> une amitié de camarade.Justement, el<strong>le</strong> parut à la porte du petit salon, suivie d'un vieillard, âgéd'environ soixante ans, dont <strong>le</strong>s deux amis n'avaient pas remarqué l'entrée. Cesdames prenaient par moments des voix aiguës, que <strong>le</strong> léger tintement des cuil<strong>le</strong>rsdans <strong>le</strong>s tasses de Chine accompagnait; et l'on entendait de temps à autre, au milieud'un court si<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong> bruit d'une soucoupe trop vivement reposée sur <strong>le</strong> marbre duguéridon. Un brusque rayon du so<strong>le</strong>il couchant, qui venait de paraître au bord d'ungrand nuage, dorait <strong>le</strong>s cimes des marronniers du jardin, entrait par <strong>le</strong>s fenêtres enune poussière d'or rouge, dont l'incendie allumait la brocatel<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s cuivres desmeub<strong>le</strong>s.- Par ici, mon cher baron, disait Mme Desforges. Je vous présente M. OctaveMouret, qui a <strong>le</strong> plus vif désir de vous témoigner sa grande admiration.Et, se tournant vers Octave, el<strong>le</strong> ajouta :- M. <strong>le</strong> baron Hartmann.Un sourire pinçait finement <strong>le</strong>s lèvres du vieillard. C'était un homme petit etvigoureux, à grosse tête alsacienne, et dont la face épaisse s'éclairait d'une flammed'intelligence, au moindre pli de la bouche, au plus léger clignement des paupières.Depuis quinze jours, il résistait au désir d'Henriette, qui lui demandait cette entrevue;non pas qu'il éprouvât une jalousie exagérée, résigné en homme d'esprit à son rô<strong>le</strong> depère; mais parce que c'était <strong>le</strong> troisième ami dont Henriette lui faisait faire laconnaissance, et qu'à la longue, il craignait un peu <strong>le</strong> ridicu<strong>le</strong>. Aussi, en abordantOctave, avait-il <strong>le</strong> rire discret d'un protecteur riche, qui, s'il veut bien se montrercharmant, ne consent pas à être dupe.- Oh ! Monsieur, disait Mouret avec son enthousiasme de Provençal, ladernière opération du Crédit Immobilier a été si étonnante ! Vous ne sauriez croirecombien je suis heureux et fier de vous serrer la main.- Trop aimab<strong>le</strong>, monsieur, trop aimab<strong>le</strong>, répétait <strong>le</strong> baron toujours souriant.Henriette <strong>le</strong>s regardait de ses yeux clairs, sans un embarras. El<strong>le</strong> restait entre<strong>le</strong>s deux, <strong>le</strong>vait sa jolie tête, allait de l'un à l'autre; et, dans sa robe de dentel<strong>le</strong> quidécouvrait ses poignets et son cou délicats, el<strong>le</strong> avait un air ravi, à <strong>le</strong>s voir si biend'accord.- Messieurs, finit-el<strong>le</strong> par dire, je vous laisse causer.Puis, se tournant vers Paul, qui s'était mis debout, el<strong>le</strong> ajouta :- Vou<strong>le</strong>z-vous une tasse de thé, monsieur de Vallagnosc ?- Volontiers, madame.Et tous deux rentrèrent dans <strong>le</strong> salon.Lorsque Mouret eut repris sa place sur <strong>le</strong> canapé, près du baron Hartmann, ilse répandit en nouveaux éloges à propos des opérations du Crédit Immobilier. Puis, ilattaqua <strong>le</strong> sujet, qui lui tenait au cœur, il parla de la nouvel<strong>le</strong> voie, du prolongement dela rue Réaumur, dont on allait ouvrir une section, sous <strong>le</strong> nom de rue du Dix-Décembre, entre la place de la Bourse et la place de l'Opéra. L'utilité publique étaitdéclarée depuis dix-huit mois, <strong>le</strong> jury d'expropriation venait d'être nommé, tout <strong>le</strong>quartier se passionnait pour cette trouée énorme, s'inquiétant de l'époque destravaux, s'intéressant aux maisons condamnées. Il y avait près de trois ans queMouret attendait ces travaux, d'abord dans la prévision d'un mouvement plus actif desaffaires, ensuite avec des ambitions d'agrandissement, qu'il n'osait avouer tout haut,tant son rêve s'élargissait. Comme la rue du Dix-Décembre devait couper la rue deChoiseul et la rue de la Michodière, il voyait <strong>le</strong> Bonheur des Dames envahir tout <strong>le</strong>pâté entouré par ces rues et la rue Neuve-Saint-Augustin, il l'imaginait déjà avec une


façade de palais sur la voie nouvel<strong>le</strong>, dominateur, maître de la vil<strong>le</strong> conquise. Et de làétait né son vif désir de connaître <strong>le</strong> baron Hartmann, lorsqu'il avait appris que <strong>le</strong>Crédit Immobilier, par un traité passé avec l'administration, prenait l'engagement depercer et d'établir la rue du Dix-Décembre, à la condition qu'on lui abandonnerait lapropriété des terrains en bordure.- Vraiment, répétait-il en tâchant de montrer un air naïf, vous <strong>le</strong>ur <strong>livre</strong>rez la ruetoute faite, avec <strong>le</strong>s égouts, <strong>le</strong>s trottoirs, <strong>le</strong>s becs de gaz ? Et <strong>le</strong>s terrains en borduresuffiront pour vous indemniser ? Oh ! C'est curieux, très curieux !Enfin, il arriva au point délicat. Il avait su que <strong>le</strong> Crédit Immobilier faisait,secrètement, acheter <strong>le</strong>s maisons du pâté où se trouvait <strong>le</strong> Bonheur des Dames, nonseu<strong>le</strong>ment cel<strong>le</strong>s qui devaient tomber sous la pioche des démolisseurs, mais encore<strong>le</strong>s autres, cel<strong>le</strong>s qui allaient rester debout. Et il flairait là <strong>le</strong> projet de quelqueétablissement futur, il était très inquiet pour <strong>le</strong>s agrandissements dont il élargissait <strong>le</strong>rêve, pris de peur à l'idée de se heurter un jour contre une société puissante,propriétaire d'immeub<strong>le</strong>s qu'el<strong>le</strong> ne lâcherait certainement pas. C'était même cettepeur qui l'avait décidé à mettre au plus tôt un lien entre <strong>le</strong> baron et lui, <strong>le</strong> lien aimab<strong>le</strong>d'une femme, si étroit entre <strong>le</strong>s hommes de nature galante. Sans doute, il aurait puvoir <strong>le</strong> financier dans son cabinet, pour causer à l'aise de la grosse affaire qu'il voulaitlui proposer. Mais il se sentait plus fort chez Henriette, il savait combien la possessioncommune d'une maîtresse rapproche et attendrit. Être tous <strong>le</strong>s deux chez el<strong>le</strong>, dansson parfum aimé, l'avoir là prête à <strong>le</strong>s convaincre d'un sourire, lui semblait unecertitude de succès.- N'avez-vous pas acheté l'ancien hôtel Durillard, cette vieil<strong>le</strong> bâtisse qui metouche ? Finit-il par demander brusquement.Le baron Hartmann eut une courte hésitation, puis il nia. Mais, <strong>le</strong> regardant enface, Mouret se mit à rire; et il joua dès lors <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> d'un bon jeune homme, <strong>le</strong> cœur surla main, rond en affaires.- Tenez ! Monsieur <strong>le</strong> baron, puisque j'ai l'honneur inespéré de vous rencontrer,il faut que je me confesse… Oh ! Je ne vous demande pas vos secrets. Seu<strong>le</strong>ment, jevais vous confier <strong>le</strong>s miens, persuadé que je ne saurais <strong>le</strong>s placer en des mains plussages… D'ail<strong>le</strong>urs, j'ai besoin de vos conseils, il y a longtemps que je n'osais vousal<strong>le</strong>r voir.Il se confessa en effet, il raconta ses débuts, il ne cacha même pas la crisefinancière qu'il traversait, au milieu de son triomphe. Tout défila, <strong>le</strong>s agrandissementssuccessifs, <strong>le</strong>s gains remis continuel<strong>le</strong>ment dans l'affaire, <strong>le</strong>s sommes apportées parses employés, la maison risquant son existence à chaque mise en vente nouvel<strong>le</strong>, où<strong>le</strong> capital entier était joué comme sur un coup de cartes. Pourtant, ce n'était pas del'argent qu'il demandait, car il avait en sa clientè<strong>le</strong> une foi de fanatique. Son ambitiondevenait plus haute, il proposait au baron une association, dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> CréditImmobilier apporterait <strong>le</strong> palais colossal qu'il voyait en rêve, tandis que lui, pour sapart, donnerait son génie et <strong>le</strong> fonds de commerce déjà créé. On estimerait <strong>le</strong>sapports, rien ne lui paraissait d'une réalisation plus faci<strong>le</strong>.- Qu'al<strong>le</strong>z-vous faire de vos terrains et de vos immeub<strong>le</strong>s ? demandait-il avecinsistance. Vous avez une idée, sans doute. Mais je suis bien certain que votre idéene vaut pas la mienne. Songez à cela. Nous bâtissons sur <strong>le</strong>s terrains une ga<strong>le</strong>rie devente, nous démolissons ou nous aménageons <strong>le</strong>s immeub<strong>le</strong>s, et nous ouvrons <strong>le</strong>smagasins <strong>le</strong>s plus vastes de Paris, un bazar qui fera des millions.Et il laissa échapper ce cri du cœur :- Ah ! Si je pouvais me passer de vous !… Mais vous tenez tout, maintenant. Etpuis, je n'aurais jamais <strong>le</strong>s avances nécessaires… Voyons, il faut nous entendre, ceserait un meurtre.


- Comme vous y al<strong>le</strong>z, cher monsieur ! Se contenta de répondre <strong>le</strong> baronHartmann. Quel<strong>le</strong> imagination !Il hochait la tête, il continuait de sourire, décidé à ne pas rendre confidencepour confidence. Le projet du Crédit Immobilier était de créer, sur la rue du Dix-Décembre, une concurrence au Grand-Hôtel, un établissement luxueux, dont lasituation centra<strong>le</strong> attirerait <strong>le</strong>s étrangers. D'ail<strong>le</strong>urs, comme l'hôtel devait occuperseu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s terrains en bordure, <strong>le</strong> baron aurait pu quand même accueillir l'idée deMouret, traiter pour <strong>le</strong> reste du pâté de maisons, d'une superficie très vaste encore.Mais il avait déjà commandité deux amis d'Henriette, il se lassait un peu de son fastede protecteur complaisant. Puis, malgré sa passion de l'activité, qui lui faisait ouvrir sabourse à tous <strong>le</strong>s garçons d'intelligence et de courage, <strong>le</strong> coup de génie commercialde Mouret l'étonnait plus qu'il ne <strong>le</strong> séduisait. N'était-ce pas une opération fantaisisteet imprudente, ce magasin gigantesque ? Ne risquait-on pas une catastrophecertaine, à vouloir élargir ainsi hors de toute mesure <strong>le</strong> commerce des nouveautés ?Enfin, il ne croyait pas, il refusait.- Sans doute, l'idée peut séduire, disait-il. Seu<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong> est d'un poète… Oùprendriez-vous la clientè<strong>le</strong> pour emplir pareil<strong>le</strong> cathédra<strong>le</strong> ?Mouret <strong>le</strong> regarda un moment en si<strong>le</strong>nce, comme stupéfait de son refus. Étaitcepossib<strong>le</strong> ? Un homme d'un tel flair, qui sentait l'argent à toutes <strong>le</strong>s profondeurs ! Et,tout d'un coup, il eut un geste de grande éloquence, il montra ces dames dans <strong>le</strong>salon, en criant :- La clientè<strong>le</strong>, mais la voilà !Le so<strong>le</strong>il pâlissait, la poussière d'or rouge n'était plus qu'une lueur blonde, dontl'adieu se mourait dans la soie des tentures et <strong>le</strong>s panneaux des meub<strong>le</strong>s. À cetteapproche du crépuscu<strong>le</strong>, une intimité noyait la grande pièce d'une tiède douceur.Tandis que M. de Boves et Paul de Vallagnosc causaient devant une des fenêtres, <strong>le</strong>syeux perdus au loin sur <strong>le</strong> jardin, ces dames s'étaient rapprochées, faisaient là, aumilieu, un étroit cerc<strong>le</strong> de jupes, d'où montaient des rires, des paro<strong>le</strong>s chuchotées,des questions et des réponses ardentes, toute la passion de la femme pour ladépense et <strong>le</strong> chiffon. El<strong>le</strong>s causaient toi<strong>le</strong>tte, Mme de Boves racontait une robe debal.- D'abord, un transparent de soie mauve, et puis, là-dessus, des volants de vieilA<strong>le</strong>nçon, haut de trente centimètres…- Oh ! S'il est permis ! interrompait Mme Marty. Il y a des femmes heureuses !Le baron Hartmann, qui avait suivi <strong>le</strong> geste de Mouret, regardait ces dames,par la porte restée grande ouverte. Et il <strong>le</strong>s écoutait d'une oreil<strong>le</strong>, pendant que <strong>le</strong> jeunehomme, enflammé du désir de <strong>le</strong> convaincre, se livrait davantage, lui expliquait <strong>le</strong>mécanisme du nouveau commerce des nouveautés. Ce commerce était basémaintenant sur <strong>le</strong> renouvel<strong>le</strong>ment continu et rapide du capital, qu'il s'agissait de fairepasser en marchandises <strong>le</strong> plus de fois possib<strong>le</strong>, dans la même année. Ainsi, cetteannée-là, son capital, qui était seu<strong>le</strong>ment de cinq cent mil<strong>le</strong> francs, venait de passerquatre fois et avait ainsi produit deux millions d'affaires. Une misère, d'ail<strong>le</strong>urs, qu'ondécup<strong>le</strong>rait, car il se disait certain de faire plus tard reparaître <strong>le</strong> capital quinze et vingtfois, dans certains comptoirs.- Vous entendez, monsieur <strong>le</strong> baron, toute la mécanique est là. C'est biensimp<strong>le</strong>, mais il fallait <strong>le</strong> trouver. Nous n'avons pas besoin d'un gros rou<strong>le</strong>ment defonds. Notre effort unique est de nous débarrasser très vite de la marchandiseachetée, pour la remplacer par d'autre, ce qui fait rendre au capital autant de fois sonintérêt. De cette manière, nous pouvons nous contenter d'un petit bénéfice; commenos frais généraux s'élèvent au chiffre énorme de seize pour cent, et que nous nepré<strong>le</strong>vons guère sur <strong>le</strong>s objets que vingt pour cent de gain, c'est donc un bénéfice de


quatre pour cent au plus; seu<strong>le</strong>ment, cela finira par faire des millions, lorsqu'onopérera sur des quantités de marchandises considérab<strong>le</strong>s et sans cesserenouvelées… Vous suivez, n'est-ce pas ? Rien de plus clair.Le baron hocha de nouveau la tête. Lui, qui avait accueilli <strong>le</strong>s combinaisons <strong>le</strong>splus hardies, et dont on citait encore <strong>le</strong>s témérités, lors des premiers essais del'éclairage au gaz, restait inquiet et têtu.- J'entends bien, répondit-il. Vous vendez bon marché pour vendre beaucoup,et vous vendez beaucoup pour vendre bon marché… Seu<strong>le</strong>ment, il faut vendre, et j'enreviens à ma question : à qui vendrez-vous ? Comment espérez-vous entretenir unevente aussi colossa<strong>le</strong> ?Un éclat brusque de voix, venu du salon, coupa <strong>le</strong>s explications deMouret. C'était Mme Guibal qui aurait préféré <strong>le</strong>s volants de vieilA<strong>le</strong>nçon en tablier seu<strong>le</strong>ment.- Mais, ma chère, disait Mme de Boves, <strong>le</strong> tablier en était couvert aussi. Jamaisje n'ai rien vu de plus riche.- Tiens ! Vous me donnez une idée, reprenait Mme Desforges. J'ai déjàquelques mètres d'A<strong>le</strong>nçon… Il faut que j'en cherche pour une garniture.Et <strong>le</strong>s voix tombèrent, ne furent plus qu'un murmure. Des chiffres sonnaient,tout un marchandage fouettait <strong>le</strong>s désirs, ces dames achetaient des dentel<strong>le</strong>s àp<strong>le</strong>ines trains.- Eh ! dit enfin Mouret, quand il put par<strong>le</strong>r, on vend ce qu'on veut, lorsqu'on saitvendre ! Notre triomphe est là.Alors, avec sa verve provença<strong>le</strong>, en phrases chaudes qui évoquaient <strong>le</strong>simages, il montra <strong>le</strong> nouveau commerce à l'œuvre. Ce fut d'abord la puissancedécuplée de l'entassement, toutes <strong>le</strong>s marchandises accumulées sur un point, sesoutenant et se poussant; jamais de chômage; toujours l'artic<strong>le</strong> de la saison était là;et, de comptoir en comptoir, la cliente se trouvait prise, achetait ici l'étoffe, plus loin <strong>le</strong>fil, ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong> manteau, s'habillait, puis tombait dans des rencontres imprévues, cédaitau besoin de l'inuti<strong>le</strong> et du joli. Ensuite, il célébra la marque en chiffres connus. Lagrande révolution des nouveautés partait de cette trouvail<strong>le</strong>. Si l'ancien commerce, <strong>le</strong>petit commerce agonisait, c'était qu'il ne pouvait soutenir la lutte des bas prix,engagée par la marque. Maintenant, la concurrence avait lieu sous <strong>le</strong>s yeux mêmesdu public, une promenade aux étalages établissait <strong>le</strong>s prix, chaque magasin baissait,se contentait du plus léger bénéfice possib<strong>le</strong>; aucune tricherie, pas de coup de fortunelongtemps médité sur un tissu vendu <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> de sa va<strong>le</strong>ur, mais des opérationscourantes, un tant pour cent régulier pré<strong>le</strong>vé sur tous <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s, la fortune mise dans<strong>le</strong> bon fonctionnement d'une vente, d'autant plus large qu'el<strong>le</strong> se faisait au grand jour.N'était-ce pas une création étonnante ? El<strong>le</strong> bou<strong>le</strong>versait <strong>le</strong> marché, el<strong>le</strong> transformaitParis, car el<strong>le</strong> était faite de la chair et du sang de la femme.- J'ai la femme, je me fiche du reste ! dit-il dans un aveu brutal, que la passionlui arracha.À ce cri, <strong>le</strong> baron Hartmann parut ébranlé. Son sourire perdait sa pointeironique, il regardait <strong>le</strong> jeune homme, gagné peu à peu par sa foi, prit pour lui d'uncommencement de tendresse.- Chut ! murmura-t-il paternel<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong>s vont vous entendre.Mais ces dames parlaient maintenant toutes à la fois, tel<strong>le</strong>ment excitées,qu'el<strong>le</strong>s ne s'écoutaient même plus entre el<strong>le</strong>s. Mme de Boves achevait la descriptionde la toi<strong>le</strong>tte de soirée : une tunique de soie mauve, drapée et retenue par des nœudsde dentel<strong>le</strong>; <strong>le</strong> corsage décol<strong>le</strong>té très bas, et encore des nœuds de dentel<strong>le</strong> auxépau<strong>le</strong>s.


- Vous verrez, disait-el<strong>le</strong>, je me fais faire un corsage pareil avec un satin…- Moi, interrompait Mme Bourdelais, j'ai voulu du velours, oh ! Une occasion !Mme Marty demandait :- Hein ? Combien la soie ?Puis, toutes <strong>le</strong>s voix repartirent ensemb<strong>le</strong>. Mme Guibal, Henriette, Blanche,mesuraient, coupaient, gâchaient. C'était un saccage d'étoffes, la mise au pillage desmagasins, un appétit de luxe qui se répandait en toi<strong>le</strong>ttes jalousées et rêvées, unbonheur tel à être dans <strong>le</strong> chiffon, qu'el<strong>le</strong>s y vivaient enfoncées, ainsi que dans l'airtiède nécessaire à <strong>le</strong>ur existence.Mouret, cependant, avait jeté un coup d'œil vers <strong>le</strong> salon. Et, en quelquesphrases dites à l'oreil<strong>le</strong> du baron Hartmann, comme s'il lui eût fait de ces confidencesamoureuses qui se risquent parfois entre hommes, il acheva d'expliquer <strong>le</strong>mécanisme du grand commerce moderne. Alors, plus haut que <strong>le</strong>s faits déjà donnés,au sommet, apparut l'exploitation de la femme. Tout y aboutissait, <strong>le</strong> capital sanscesse renouvelé, <strong>le</strong> système de l'entassement des marchandises, <strong>le</strong> bon marché quiattire, la marque en chiffres connus qui tranquillise. C'était la femme que <strong>le</strong>s magasinsse disputaient par la concurrence, la femme qu'ils prenaient au continuel piège de<strong>le</strong>urs occasions, après l'avoir étourdie devant <strong>le</strong>urs étalages. Ils avaient éveillé danssa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentation immense, où el<strong>le</strong> succombaitfata<strong>le</strong>ment, cédant d'abord à des achats de bonne ménagère, puis gagnée par lacoquetterie, puis dévorée. En décuplant la vente, en démocratisant <strong>le</strong> luxe, ilsdevenaient un terrib<strong>le</strong> agent de dépense, ravageaient <strong>le</strong>s ménages, travaillaient aucoup de folie de la mode, toujours plus chère. Et si, chez eux, la femme était reine,adulée et flattée dans ses faib<strong>le</strong>sses, entourée de prévenances, el<strong>le</strong> y régnait en reineamoureuse, dont <strong>le</strong>s sujets trafiquent, et qui paye d'une goutte de son sang chacun deses caprices. Sous la grâce même de sa galanterie, Mouret laissait ainsi passer labrutalité d'un juif vendant de la femme à la <strong>livre</strong> : il lui é<strong>le</strong>vait un temp<strong>le</strong>, la faisaitencenser par une légion de commis, créait <strong>le</strong> rite d'un culte nouveau; il ne pensait qu'àel<strong>le</strong>, cherchait sans relâche à imaginer des séductions plus grandes; et, derrière el<strong>le</strong>,quand il lui avait vidé la poche et détraqué <strong>le</strong>s nerfs, il était p<strong>le</strong>in du secret mépris del'homme auquel une maîtresse vient de faire la bêtise de se donner.- Ayez donc <strong>le</strong>s femmes, dit-il tout bas au baron, en riant d'un rire hardi, vousvendrez <strong>le</strong> monde !Maintenant, <strong>le</strong> baron comprenait. Quelques phrases avaient suffi, il devinait <strong>le</strong>reste, et une exploitation si galante l'échauffait, remuait en lui son passé de viveur. Ilclignait <strong>le</strong>s yeux d'un air d'intelligence, il finissait par admirer l'inventeur de cettemécanique à manger <strong>le</strong>s femmes. C'était très fort. Il eut <strong>le</strong> mot de Bourdonc<strong>le</strong>, un motque lui souffla sa vieil<strong>le</strong> expérience.- Vous savez qu'el<strong>le</strong>s se rattraperont.Mais Mouret haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, dans un mouvement d'écrasant dédain.Toutes lui appartenaient, étaient sa chose, et il n'était à aucune. Quand il aurait tiréd'el<strong>le</strong>s sa fortune et son plaisir, il <strong>le</strong>s jetterait en tas à la borne, pour ceux quipourraient encore y trouver <strong>le</strong>ur vie. C'était un dédain raisonné de méridional et despéculateur.- Eh bien ! Cher monsieur, demanda-t-il pour conclure, vou<strong>le</strong>z-vous être avecmoi ? L'affaire des terrains vous semb<strong>le</strong>-t-el<strong>le</strong> possib<strong>le</strong> ?Le baron, à demi conquis, hésitait pourtant à s'engager de la sorte. Un douterestait au fond du charme qui opérait peu à peu sur lui. Il allait répondre d'une façonévasive, lorsqu'un appel pressant de ces dames lui évita cette peine. Des voixrépétaient, au milieu de légers rires :- Monsieur Mouret ! Monsieur Mouret !


Et comme celui-ci, contrarié d'être interrompu, feignait de ne pas entendre,Mme de Boves, debout depuis un moment, vint jusqu'à la porte du petit salon.- On vous réclame, monsieur Mouret… Ce n'est guère galant de vous enterrerdans <strong>le</strong>s coins pour causer d'affaires.Alors, il se décida, et avec une bonne grâce apparente, un air de ravissement,dont <strong>le</strong> baron fut émerveillé. Tous deux se <strong>le</strong>vèrent, passèrent dans <strong>le</strong> grand salon.- Mais je suis à votre disposition, mesdames, dit-il en entrant, <strong>le</strong> sourire auxlèvres.Un brouhaha de triomphe l'accueillit. Il dut s'avancer davantage, ces dames luifirent place au milieu d'el<strong>le</strong>s. Le so<strong>le</strong>il venait de se coucher derrière <strong>le</strong>s arbres dujardin, <strong>le</strong> jour tombait, une ombre fine noyait peu à peu la vaste pièce. C'était l'heureattendrie du crépuscu<strong>le</strong>, cette minute de discrète volupté, dans <strong>le</strong>s appartementsparisiens, entre la clarté de la rue qui se meurt et <strong>le</strong>s lampes qu'on allume encore àl'office. M. de Boves et Vallagnosc, toujours debout devant la fenêtre, jetaient sur <strong>le</strong>tapis une nappe d'ombre; tandis que, immobi<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> dernier coup de lumière quivenait de l'autre fenêtre, M. Marty, entré discrètement depuis quelques minutes,mettait son profil pauvre, une redingote étriquée et propre, un visage blêmi par <strong>le</strong>professorat, et que la conversation de ces dames sur la toi<strong>le</strong>tte achevait debou<strong>le</strong>verser.- Est-ce toujours pour lundi prochain, cette mise en vente ? demandaitjustement Mme Marty.- Mais, sans doute, madame, répondit Mouret d'une voix de flûte, une voixd'acteur qu'il prenait, quand il parlait aux femmes.Henriette alors intervint.- Vous savez, nous irons toutes… On dit que vous préparez des merveil<strong>le</strong>s.- Oh ! Des merveil<strong>le</strong>s ! murmura-t-il d'un air de fatuité modeste, je tâchesimp<strong>le</strong>ment d'être digne de vos suffrages.Mais el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> pressaient de questions. Mme Bourdelais, Mme Guibal,Blanche el<strong>le</strong>-même, voulaient savoir.- Voyons, donnez-nous des détails, répétait Mme de Boves avec insistance.Vous nous faites mourir.Et el<strong>le</strong>s l'entouraient, lorsque Henriette remarqua qu'il n'avait seu<strong>le</strong>ment paspris une tasse de thé. Alors, ce fut une désolation; quatre d'entre el<strong>le</strong>s se mirent à <strong>le</strong>servir, mais à la condition qu'il répondrait ensuite. Henriette versait, Mme Marty tenaitla tasse, pendant que Mme de Boves et Mme Bourdelais se disputaient l'honneur de<strong>le</strong> sucrer. Puis, quand il eut refusé de s'asseoir, et qu'il commença à boire son thé<strong>le</strong>ntement, debout au milieu d'el<strong>le</strong>s, toutes se rapprochèrent, l'emprisonnèrent ducerc<strong>le</strong> étroit de <strong>le</strong>urs jupes. La tête <strong>le</strong>vée, <strong>le</strong>s regards luisants, el<strong>le</strong>s lui souriaient.- Votre soie, votre Paris-Bonheur, dont tous <strong>le</strong>s journaux par<strong>le</strong>nt ? reprit MmeMarty, impatiente.- Oh ! répondit-il, un artic<strong>le</strong> extraordinaire, une fail<strong>le</strong> à gros grain, soup<strong>le</strong>,solide… Vous la verrez, mesdames. Et vous ne la trouverez que chez nous, car nousen avons acheté la propriété exclusive.- Vraiment ! Une bel<strong>le</strong> soie à cinq francs soixante ! dit Mme Bourdelaisenthousiasmée. C'est à ne pas croire.Cette soie, depuis que <strong>le</strong>s réclames étaient lancées, occupait dans <strong>le</strong>ur viequotidienne une place considérab<strong>le</strong>. El<strong>le</strong>s en causaient, el<strong>le</strong>s se la promettaient,travaillées de désir et de doute. Et, sous la curiosité bavarde dont el<strong>le</strong>s accablaient <strong>le</strong>jeune homme, apparaissaient <strong>le</strong>urs tempéraments particuliers d'acheteuses : Mme


Marty, emportée par sa rage de dépense, prenant tout au Bonheur des Dames, sanschoix, au hasard des étalages; Mme Guibal, s'y promenant des heures sans jamaisfaire une emp<strong>le</strong>tte, heureuse et satisfaite de donner un simp<strong>le</strong> régal à ses yeux; Mmede Boves, serrée d'argent, toujours torturée d'une envie trop grosse, gardant rancuneaux marchandises, qu'el<strong>le</strong> ne pouvait emporter; Mme Bourdelais, d'un flair debourgeoise sage et pratique, allant droit aux occasions, usant des grands magasinsavec une tel<strong>le</strong> adresse de bonne ménagère, exempte de fièvre, qu'el<strong>le</strong> y réalisait defortes économies; Henriette enfin, qui, très élégante, y achetait seu<strong>le</strong>ment certainsartic<strong>le</strong>s, ses gants, de la bonneterie, tout <strong>le</strong> gros linge.- Nous avons d'autres étoffes étonnantes de bon marché et de richesse,continuait Mouret de sa voix chantante. Ainsi, je vous recommande notre Cuir-d'or, untaffetas d'un brillant incomparab<strong>le</strong>… Dans <strong>le</strong>s soies de fantaisie, il y a des dispositionscharmantes, des dessins choisis entre mil<strong>le</strong> par notre acheteur; et, comme velours,vous trouverez la plus riche col<strong>le</strong>ction de nuances… Je vous avertis qu'on porterabeaucoup de drap cette année. Vous verrez nos matelassés, nos cheviottes…El<strong>le</strong>s ne l'interrompaient plus, el<strong>le</strong>s resserraient encore <strong>le</strong>ur cerc<strong>le</strong>, la boucheentrouverte par un vague sourire, <strong>le</strong> visage rapproché et tendu, comme dans unélancement de tout <strong>le</strong>ur être vers <strong>le</strong> tentateur. Leurs yeux pâlissaient, un léger frissoncourait sur <strong>le</strong>urs nuques. Et lui gardait son calme de conquérant, au milieu des odeurstroublantes qui montaient de <strong>le</strong>urs chevelures. Il continuait à boire, entre chaquephrase, une petite gorgée de thé, dont <strong>le</strong> parfum attiédissait ces odeurs plus âpres, oùil y avait une pointe de fauve. Devant une séduction si maîtresse d'el<strong>le</strong>-même, assezforte pour jouer ainsi de la femme, sans se prendre aux ivresses qu'el<strong>le</strong> exha<strong>le</strong>, <strong>le</strong>baron Hartmann, qui ne <strong>le</strong> quittait pas du regard, sentait son admiration grandir.- Alors, on portera du drap ? reprit Mme Marty, dont <strong>le</strong> visage ravagés'embellissait de passion coquette. Il faudra que je voie.Mme Bourdelais, qui gardait son œil clair, dit à son tour :- N'est-ce pas ? La vente des coupons est <strong>le</strong> jeudi, chez vous…J'attendrai, j'ai tout mon petit monde à vêtir.Et, tournant sa fine tête blonde vers la maîtresse de la maison.- Toi, c'est toujours Sauveur qui t'habil<strong>le</strong> ?- Mon Dieu ! oui, répondit Henriette, Sauveur est très cher, mais il n'y a qu'el<strong>le</strong>à Paris qui sache faire un corsage… Et puis, M. Mouret a beau dire, el<strong>le</strong> a <strong>le</strong>s plusjolis dessins, des dessins qu'on ne voit nul<strong>le</strong> part. Moi, je ne peux pas souffrir deretrouver ma robe sur <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s de toutes <strong>le</strong>s femmes.Mouret eut d'abord un sourire discret. Ensuite, il laissa entendre que MmeSauveur achetait chez lui ses étoffes; sans doute, el<strong>le</strong> prenait directement chez <strong>le</strong>sfabricants certains dessins, dont el<strong>le</strong> s'assurait la propriété; mais, pour <strong>le</strong>s soieriesnoires, par exemp<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> guettait <strong>le</strong>s occasions du Bonheur des Dames, faisait desprovisions considérab<strong>le</strong>s, qu'el<strong>le</strong> écoulait en doublant et en triplant <strong>le</strong>s prix.- Ainsi, je suis bien certain que des gens à el<strong>le</strong> vont nous en<strong>le</strong>ver notre Paris-Bonheur. Pourquoi vou<strong>le</strong>z-vous qu'el<strong>le</strong> ail<strong>le</strong> payer cette soie en fabrique plus cherqu'el<strong>le</strong> ne la paiera chez nous ?… Ma paro<strong>le</strong> d'honneur ! Nous la donnons à perte.Ce fut <strong>le</strong> dernier coup porté à ces dames. Cette idée d'avoir de la marchandiseà perte fouettait en el<strong>le</strong>s l'âpreté de la femme, dont la jouissance d'acheteuse estdoublée, quand el<strong>le</strong> croit vo<strong>le</strong>r <strong>le</strong> marchand. Il <strong>le</strong>s savait incapab<strong>le</strong>s de résister au bonmarché.- Mais nous vendons tout pour rien ! cria-t-il gaiement, en prenant derrière luil'éventail de Mme Desforges, resté sur <strong>le</strong> guéridon. Tenez ! Voici cet éventail… Vousdites qu'il a coûté ?


- Le chantilly vingt-cinq francs, et la monture deux cents, ditHenriette.- Eh bien ! Le chantilly n'est pas chère. Pourtant, nous avons <strong>le</strong> même à dixhuitfrancs… Quant à la monture, chère madame, c'est un vol abominab<strong>le</strong>. Jen'oserais vendre la pareil<strong>le</strong> plus de quatre- vingt-dix francs.- Je <strong>le</strong> disais bien ! cria Mme Bourdelais.- Quatre-vingt-dix francs ! murmura Mme de Boves, il faut vraiment ne pas avoirun sou pour s'en passer.El<strong>le</strong> avait repris l'éventail, l'examinait de nouveau avec sa fil<strong>le</strong> Blanche; et, sursa grande face régulière, dans ses larges yeux dormants, montait l'envie contenue etdésespérée du caprice qu'el<strong>le</strong> ne pourrait contenter. Puis, une seconde fois, l'éventailfit <strong>le</strong> tour de ces dames, au milieu des remarques et des exclamations. M. de Boves etVallagnosc, cependant, avaient quitté la fenêtre. Tandis que <strong>le</strong> premier revenait seplacer derrière Mme Guibal, dont il fouillait du regard <strong>le</strong> corsage, de son air correct etsupérieur, <strong>le</strong> jeune homme se penchait vers Blanche, en tâchant de trouver un motaimab<strong>le</strong>.- C'est un peu triste, n'est-ce pas ? Mademoisel<strong>le</strong>, cette monture blanche aveccette dentel<strong>le</strong> noire.- Oh ! Moi, répondit-el<strong>le</strong> toute grave, sans qu'une rougeur colorât sa figuresoufflée, j'en ai vu un en nacre et plumes blanches. Quelque chose de virginal !M. de Boves, qui avait surpris sans doute <strong>le</strong> regard navré dont sa femme suivaitl'éventail, dit enfin son mot dans la conversation.- Ça se casse tout de suite, ces petites machines.- Ne m'en par<strong>le</strong>z pas ! déclara Mme Guibal avec sa moue de bel<strong>le</strong> rousse,jouant l'indifférence. Je suis lasse de faire recol<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s miens.Depuis un instant, Mme Marty, très excitée par la conversation, retournaitfiévreusement son sac de cuir rouge sur ses genoux. El<strong>le</strong> n'avait pu encore montrerses achats, el<strong>le</strong> brûlait de <strong>le</strong>s éta<strong>le</strong>r, dans une sorte de besoin sensuel. Et,brusquement, el<strong>le</strong> oublia son mari, el<strong>le</strong> ouvrit <strong>le</strong> sac, sortit quelques mètres d'uneétroite dentel<strong>le</strong> roulée autour d'un carton.- C'est cette va<strong>le</strong>nciennes pour ma fil<strong>le</strong>, dit-el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> a trois centimètres, etdélicieuse, n'est-ce pas ?… Un franc quatre vingt-dix.La dentel<strong>le</strong> passa de main en main. Ces dames se récriaient. Mouret affirmaqu'il vendait ces petites garnitures au prix de fabrique. Pourtant, Mme Marty avaitrefermé <strong>le</strong> sac, comme pour y cacher des choses qu'on ne montre pas. Mais, devant<strong>le</strong> succès de la va<strong>le</strong>nciennes, el<strong>le</strong> ne put résister à l'envie d'en tirer encore unmouchoir.- Il y avait aussi ce mouchoir… De l'application de Bruxel<strong>le</strong>s, ma chère… Oh !Une trouvail<strong>le</strong> ! Vingt francs !Et, dès lors, <strong>le</strong> sac devint inépuisab<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> rougissait de plaisir, une pudeur defemme qui se déshabil<strong>le</strong> la rendait charmante et embarrassée, à chaque artic<strong>le</strong>nouveau qu'el<strong>le</strong> sortait. C'était une cravate en blonde espagno<strong>le</strong> de trente francs; el<strong>le</strong>n'en voulait pas, mais <strong>le</strong> commis lui avait juré qu'el<strong>le</strong> tenait la dernière et qu'on allait<strong>le</strong>s augmenter. C'était ensuite une voi<strong>le</strong>tte en chantilly : un peu chère, cinquantefrancs; si el<strong>le</strong> ne la portait pas, el<strong>le</strong> en ferait quelque chose pour sa fil<strong>le</strong>.- Mon Dieu ! Les dentel<strong>le</strong>s, c'est si joli ! répétait-el<strong>le</strong> avec son sourire nerveux.Moi, quand je suis là-dedans, j'achèterais <strong>le</strong> magasin.- Et ceci ? lui demanda Mme de Boves en examinant un coupon de guipure.- Ça, répondit-el<strong>le</strong>, c'est un entre-deux… Il y en a vingt-six mètres. Un franc <strong>le</strong>mètre, comprenez-vous !


- Tiens ! dit Mme Bourdelais surprise, que vou<strong>le</strong>z-vous donc en faire ?- Ma foi, je ne sais pas… Mais el<strong>le</strong> était si drô<strong>le</strong> de dessin !À ce moment, comme el<strong>le</strong> <strong>le</strong>vait <strong>le</strong>s yeux, el<strong>le</strong> aperçut en face d'el<strong>le</strong> son mariterrifié. Il avait blêmi davantage, toute sa personne exprimait l'angoisse résignée d'unpauvre homme, qui assiste à la débâc<strong>le</strong> de ses appointements, si chèrement gagnés.Chaque nouveau bout de dentel<strong>le</strong> était pour lui un désastre, d'amères journées deprofessorat englouties, des courses au cachet dans la boue dévorées, l'effort continude sa vie aboutissant à une gêne secrète, à l'enfer d'un ménage nécessiteux. Devantl'effarement croissant de son regard, el<strong>le</strong> voulut rattraper <strong>le</strong> mouchoir, la voi<strong>le</strong>tte, lacravate; et el<strong>le</strong> promenait ses mains fiévreuses, el<strong>le</strong> répétait avec des rires gênés :- Vous al<strong>le</strong>z me faire gronder par mon mari… Je t'assure, mon ami, que j'ai étéencore très raisonnab<strong>le</strong>; car il y avait une grande pointe de cinq cents francs, oh !Merveil<strong>le</strong>use !- Pourquoi ne l'avez-vous pas achetée ? dit tranquil<strong>le</strong>ment Mme Guibal. M.Marty est <strong>le</strong> plus galant des hommes.Le professeur dut s'incliner, en déclarant que sa femme était bien libre. Mais, àl'idée du danger de cette grande pointe, un froid de glace lui avait coulé dans <strong>le</strong> dos;et, comme Mouret affirmait justement que <strong>le</strong>s nouveaux magasins augmentaient <strong>le</strong>bien-être des ménages de la bourgeoisie moyenne, il lui lança un terrib<strong>le</strong> regard,l'éclair de haine d'un timide qui n'ose étrang<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s gens.D'ail<strong>le</strong>urs, ces dames n'avaient pas lâché <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong>s s'en grisaient. Lespièces se déroulaient, allaient et revenaient de l'une à l'autre, <strong>le</strong>s rapprochant encore,<strong>le</strong>s liant de fils légers. C'était, sur <strong>le</strong>urs genoux, la caresse d'un tissu miracu<strong>le</strong>ux definesse, où <strong>le</strong>urs mains coupab<strong>le</strong>s s'attardaient. Et el<strong>le</strong>s emprisonnaient Mouret plusétroitement, el<strong>le</strong>s l'accablaient de nouvel<strong>le</strong>s questions. Comme <strong>le</strong> jour continuait debaisser, il devait par moments pencher la tête, eff<strong>le</strong>urer de sa barbe <strong>le</strong>urs chevelures,pour examiner un point, indiquer un dessin. Mais, dans cette volupté mol<strong>le</strong> ducrépuscu<strong>le</strong>, au milieu de l'odeur échauffée de <strong>le</strong>urs épau<strong>le</strong>s, il demeurait quand même<strong>le</strong>ur maître, sous <strong>le</strong> ravissement qu'il affectait. Il était femme, el<strong>le</strong>s se sentaientpénétrées et possédées par ce sens délicat qu'il avait de <strong>le</strong>ur être secret, et el<strong>le</strong>ss'abandonnaient, séduites; tandis que lui, certain dès lors de <strong>le</strong>s avoir à sa merci,apparaissait, trônant bruta<strong>le</strong>ment au-dessus d'el<strong>le</strong>s, comme <strong>le</strong> roi despotique duchiffon.- Oh ! Monsieur Mouret ! Monsieur Mouret ! Balbutiaient des voix chuchotanteset pâmées, au fond des ténèbres du salon.Les blancheurs mourantes du ciel s'éteignaient dans <strong>le</strong>s cuivres des meub<strong>le</strong>s.Seu<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s gardaient un ref<strong>le</strong>t de neige sur <strong>le</strong>s genoux sombres de cesdames, dont <strong>le</strong> groupe confus semblait mettre autour du jeune homme de vaguesagenouil<strong>le</strong>ments de dévotes. Une dernière clarté luisait au flanc de la théière, unelueur courte et vive de veil<strong>le</strong>use, qui aurait brûlé dans une alcôve attiédie par <strong>le</strong>parfum du thé. Mais, tout d'un coup, <strong>le</strong> domestique entra avec deux lampes, et <strong>le</strong>charme fut rompu. Le salon s'éveilla, clair et gai. Mme Marty replaçait <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s aufond de son petit sac; Mme de Boves mangeait encore un baba, pendant qu'Henriette,qui s'était <strong>le</strong>vée, causait à demi-voix avec <strong>le</strong> baron, dans l'embrasure d'une fenêtre.- Il est charmant, dit <strong>le</strong> baron.- N'est-ce pas ? Laissa-t-el<strong>le</strong> échapper, dans un cri involontaire de femmeamoureuse.Il sourit, il la regarda avec une indulgence paternel<strong>le</strong>. C'était la première foisqu'il la sentait conquise à ce point; et, trop supérieur pour en souffrir, il éprouvaitseu<strong>le</strong>ment une compassion, à la voir aux mains de ce gaillard si tendre et si


parfaitement froid. Alors, il crut devoir la prévenir, il murmura sur un ton deplaisanterie :- Prenez garde, ma chère, il vous mangera toutes.Une flamme de jalousie éclaira <strong>le</strong>s beaux yeux d'Henriette. El<strong>le</strong> devinait sansdoute que Mouret s'était simp<strong>le</strong>ment servi d'el<strong>le</strong> pour se rapprocher du baron. Et el<strong>le</strong>jurait de <strong>le</strong> rendre fou de tendresse, lui dont l'amour d'homme pressé avait <strong>le</strong> charmefaci<strong>le</strong> d'une chanson jetée à tous <strong>le</strong>s vents.- Oh ! répondit-el<strong>le</strong>, en affectant de plaisanter à son tour, c'est toujours l'agneauqui finit par manger <strong>le</strong> loup.Alors, très intéressé, <strong>le</strong> baron l'encouragea d'un signe de tête. El<strong>le</strong> était peutêtrela femme qui devait venir et qui vengerait <strong>le</strong>s autres.Lorsque Mouret, après avoir répété à Vallagnosc qu'il voulait lui montrer samachine en bran<strong>le</strong>, se fut approché pour dire adieu, <strong>le</strong> baron <strong>le</strong> retint dansl'embrasure de la fenêtre, en face du jardin noir de ténèbres. Il cédait enfin à laséduction, la foi lui était venue, en <strong>le</strong> voyant au milieu de ces dames. Tous deuxcausèrent un instant à voix basse. Puis, <strong>le</strong> banquier déclara :- Eh bien ! J'examinerai l'affaire… El<strong>le</strong> est conclue, si votre vente de lundi prendl'importance que vous dites.Ils se serrèrent la main, et Mouret, l'air ravi, se retira, car il dînait mal, quand iln'allait pas, <strong>le</strong> soir, jeter un coup d'œil sur la recette du Bonheur des Dames.


IV.Ce lundi-là, <strong>le</strong> dix Octobre, un clair so<strong>le</strong>il de victoire perça <strong>le</strong>s nuées grises, quidepuis une semaine assombrissaient Paris. Toute la nuit encore, il avait bruiné, unepoussière d'eau dont l'humidité salissait <strong>le</strong>s rues; mais, au petit jour, sous <strong>le</strong>s ha<strong>le</strong>inesvives qui emportaient <strong>le</strong>s nuages, <strong>le</strong>s trottoirs s'étaient essuyés; et <strong>le</strong> ciel b<strong>le</strong>u avaitune gaieté limpide de printemps.Aussi, <strong>le</strong> Bonheur des Dames, dès huit heures, flambait-il aux rayons de ceclair so<strong>le</strong>il, dans la gloire de sa grande mise en vente des nouveautés d'hiver. Desdrapeaux flottaient à la porte, des pièces de lainage battaient l'air frais du matin,animant la place Gaillon d'un vacarme de fête foraine; tandis que, sur <strong>le</strong>s deux rues,<strong>le</strong>s vitrines développaient des symphonies d'étalages, dont la netteté des glacesavivait encore <strong>le</strong>s tons éclatants. C'était comme une débauche de cou<strong>le</strong>urs, une joiede la rue qui crevait là, tout un coin de consommation largement ouvert, et où chacunpouvait al<strong>le</strong>r se réjouir <strong>le</strong>s yeux.Mais, à cette heure, il entrait peu de monde, quelques rares clientes affairées,des ménagères du voisinage, des femmes désireuses d'éviter l'écrasement de l'aprèsmidi.Derrière <strong>le</strong>s étoffes qui <strong>le</strong> pavoisaient, on sentait <strong>le</strong> magasin vide, sous <strong>le</strong>s armeset attendant la pratique, avec ses parquets cirés, ses comptoirs débordant demarchandises. La fou<strong>le</strong> pressée du matin donnait à peine un coup d'œil aux vitrines,sans ra<strong>le</strong>ntir <strong>le</strong> pas. Rue Neuve-Saint-Augustin et place Gaillon, où <strong>le</strong>s voituresdevaient se ranger, il n'y avait encore, à neuf heures, que deux fiacres. Seuls, <strong>le</strong>shabitants du quartier, <strong>le</strong>s petits commerçants surtout, remués par un tel déploiementde bandero<strong>le</strong>s et de panaches, formaient des groupes, sous <strong>le</strong>s portes, aux coins destrottoirs, <strong>le</strong> nez <strong>le</strong>vé, p<strong>le</strong>ins de remarques amères. Ce qui <strong>le</strong>s indignait, c'était, rue dela Michodière, devant <strong>le</strong> bureau du départ, une des quatre voitures que Mouret venaitde lancer dans Paris : des voitures à fond vert, rechampies de jaune et de rouge, etdont <strong>le</strong>s panneaux fortement vernis prenaient au so<strong>le</strong>il des éclats d'or et de pourpre.Cel<strong>le</strong>-là, avec son bariolage tout neuf, écartelée du nom de la maison sur chacune deses faces, et surmontée en outre d'une pancarte où la mise en vente du jour étaitannoncée, finit par s'éloigner au trot d'un cheval superbe, lorsqu'on eut achevé del'emplir des paquets restés de la veil<strong>le</strong>; et, jusqu'au bou<strong>le</strong>vard, Baudu, qui blêmissaitsur <strong>le</strong> seuil du Vieil Elbeuf, la regarda rou<strong>le</strong>r, promenant à travers la vil<strong>le</strong> ce nomdétesté du Bonheur des Dames, dans un rayonnement d'astre.Cependant, quelques fiacres arrivaient et prenaient la fi<strong>le</strong>. Chaque fois qu'unecliente se présentait, il y avait un mouvement parmi <strong>le</strong>s garçons de magasin, rangéssous la haute porte, habillés d'une livrée, l'habit et <strong>le</strong> pantalon vert clair, <strong>le</strong> gi<strong>le</strong>t rayéjaune et rouge. Et l'inspecteur Jouve, l'ancien capitaine retraité, était là, en redingoteet en cravate blanche, avec sa décoration, comme une enseigne de vieil<strong>le</strong> probité,accueillant <strong>le</strong>s dames d'un air gravement poli, se penchant vers el<strong>le</strong>s pour <strong>le</strong>urindiquer <strong>le</strong>s rayons. Puis, el<strong>le</strong>s disparaissaient dans <strong>le</strong> vestibu<strong>le</strong>, changé en un salonoriental.Dès la porte, c'était ainsi un émerveil<strong>le</strong>ment, une surprise qui, toutes, <strong>le</strong>sravissait. Mouret avait eu cette idée. Le premier, il venait d'acheter dans <strong>le</strong> Levant, àdes conditions excel<strong>le</strong>ntes, une col<strong>le</strong>ction de tapis anciens et de tapis neufs, de cestapis rares que, seuls, <strong>le</strong>s marchands de curiosités vendaient jusque-là, très cher; et ilallait en inonder <strong>le</strong> marché, il <strong>le</strong>s cédait presque à prix coûtant, en tirait simp<strong>le</strong>ment undécor sp<strong>le</strong>ndide, qui devait attirer chez lui la haute clientè<strong>le</strong> de l'art. Du milieu de laplace Gaillon, on apercevait ce salon oriental, fait uniquement de tapis et de portières,que des garçons avaient accrochés sous ses ordres. D'abord, au plafond, étaienttendus des tapis de Smyrne, dont <strong>le</strong>s dessins compliqués se détachaient sur desfonds rouges. Puis, des quatre côtés, pendaient des portières : <strong>le</strong>s portières de


Karamanie et de Syrie, zébrées de vert, de jaune et de vermillon; <strong>le</strong>s portières deDiarbékir, plus communes, rudes à la main, comme des sayons de berger; et encoredes tapis pouvant servir de tentures, <strong>le</strong>s longs tapis d'Ispahan, de Téhéran et deKermancha, <strong>le</strong>s tapis plus larges de Schoumaka et de Madras, floraison étrange depivoines et de palmes, fantaisie lâchée dans <strong>le</strong> jardin du rêve. À terre, <strong>le</strong>s tapisrecommençaient, une jonchée de toisons grasses : il y avait, au centre, un tapisd'Agra, une pièce extraordinaire à fond blanc et à large bordure b<strong>le</strong>u tendre, oùcouraient des ornements violâtres, d'une imagination exquise; partout, ensuite,s'étalaient des merveil<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s tapis de la Mecque aux ref<strong>le</strong>ts de velours, <strong>le</strong>s tapis deprière du Daghestan à la pointe symbolique, <strong>le</strong>s tapis du Kurdistan, semés de f<strong>le</strong>ursépanouies; enfin, dans un coin, un écrou<strong>le</strong>ment à bon marché, des tapis deGheurdès, de Coula et de Kircheer, en tas, depuis quinze francs. Cette tente depacha somptueux était meublée de fauteuils et de divans, faits avec des sacs dechameau, <strong>le</strong>s uns coupés de losanges bariolés, <strong>le</strong>s autres plantés de roses naïves. LaTurquie, l'Arabie, la Perse, <strong>le</strong>s Indes étaient là. On avait vidé <strong>le</strong>s palais, dévalisé <strong>le</strong>smosquées et <strong>le</strong>s bazars. L'or fauve dominait, dans l'effacement des tapis anciens,dont <strong>le</strong>s teintes fanées gardaient une cha<strong>le</strong>ur sombre, un fondu de fournaise éteinte,d'une bel<strong>le</strong> cou<strong>le</strong>ur cuite de vieux maître. Et des visions d'Orient flottaient sous <strong>le</strong> luxede cet art barbare, au milieu de l'odeur forte que <strong>le</strong>s vieil<strong>le</strong>s laines avaient gardée dupays de la vermine et du so<strong>le</strong>il.Le matin, à huit heures, lorsque Denise, qui allait justement débuter ce lundi-là,avait traversé <strong>le</strong> salon oriental, el<strong>le</strong> était restée saisie, ne reconnaissant plus l'entréedu magasin, achevant de se troub<strong>le</strong>r dans ce décor de harem, planté à la porte. Ungarçon l'ayant conduite sous <strong>le</strong>s comb<strong>le</strong>s et remise entre <strong>le</strong>s mains de Mme Cabin,chargée du nettoyage et de la surveillance des chambres, cel<strong>le</strong>-ci l'installa au numéro7, où l'on avait déjà monté sa mal<strong>le</strong>. C'était une étroite cellu<strong>le</strong> mansardée, ouvrant sur<strong>le</strong> toit par une fenêtre à tabatière, meublée d'un petit lit, d'une armoire de noyer, d'unetab<strong>le</strong> de toi<strong>le</strong>tte et de deux chaises. Vingt chambres pareil<strong>le</strong>s s'alignaient <strong>le</strong> long d'uncorridor de couvent, peint en jaune; et, sur <strong>le</strong>s trente-cinq demoisel<strong>le</strong>s de la maison,<strong>le</strong>s vingt qui n'avaient pas de famil<strong>le</strong> à Paris couchaient là, tandis que <strong>le</strong>s quinzeautres logeaient au-dehors, quelques- unes chez des tantes ou des cousinesd'emprunt. Tout de suite, Denise ôta la mince robe de laine, usée par la brosse,raccommodée aux manches, la seu<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> eût apportée de Valognes. Puis, el<strong>le</strong>passa l'uniforme de son rayon, une robe de soie noire, qu'on avait retouchée pourel<strong>le</strong>, et qui l'attendait sur <strong>le</strong> lit. Cette robe était encore un peu grande, trop large auxépau<strong>le</strong>s. Mais el<strong>le</strong> se hâtait tel<strong>le</strong>ment, dans son émotion, qu'el<strong>le</strong> ne s'arrêta point àces détails de coquetterie. Jamais el<strong>le</strong> n'avait porté de la soie. Quand el<strong>le</strong>redescendit, endimanchée, mal à l'aise, el<strong>le</strong> regardait luire la jupe, el<strong>le</strong> éprouvait unehonte aux bruissements tapageurs de l'étoffe.


En bas, comme el<strong>le</strong> entrait au rayon, une querel<strong>le</strong> éclatait. El<strong>le</strong> entendit Claradire d'une voix aiguë :- Madame, je suis arrivée avant el<strong>le</strong>.- Ce n'est pas vrai, répondait Marguerite. El<strong>le</strong> m'a bousculée à la porte, maisj'avais déjà mis <strong>le</strong> pied dans <strong>le</strong> salon.Il s'agissait de l'inscription au tab<strong>le</strong>au de ligne, qui réglait <strong>le</strong>s tours de vente.Les vendeuses s'inscrivaient sur une ardoise, dans <strong>le</strong>ur ordre d'arrivée; et, chaquefois qu'une d'el<strong>le</strong>s avait eu une cliente, el<strong>le</strong> remettait son nom à la queue. MmeAurélie finit par donner raison à Marguerite.- Toujours des injustices ! murmura furieusement Clara.Mais l'entrée de Denise réconcilia ces demoisel<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong>s la regardèrent, puis sesourirent. Pouvait-on se fagoter de la sorte ! La jeune fil<strong>le</strong> alla gauchement s'inscrireau tab<strong>le</strong>au de ligne, où el<strong>le</strong> se trouvait la dernière. Cependant, Mme Auréliel'examinait avec une moue inquiète. El<strong>le</strong> ne put s'empêcher de dire :- Ma chère, deux comme vous tiendraient dans votre robe. Il faudra la fairerétrécir… Et puis, vous ne savez pas vous habil<strong>le</strong>r. Venez donc, que je vous arrangeun peu.Et el<strong>le</strong> l'emmena devant une des hautes glaces, qui alternaient avec <strong>le</strong>s portesp<strong>le</strong>ines des armoires, où étaient serrées <strong>le</strong>s confections. La vaste pièce, entourée deces glaces et de ces boiseries de chêne sculpté, garnie d'une moquette rouge àgrands ramages, ressemblait au salon banal d'un hôtel, que traverse un continuelgalop de passants. Ces demoisel<strong>le</strong>s complétaient la ressemblance, vêtues de <strong>le</strong>ursoie rég<strong>le</strong>mentaire, promenant <strong>le</strong>urs grâces marchandes, sans jamais s'asseoir sur ladouzaine de chaises réservées aux clientes seu<strong>le</strong>s. Toutes avaient, entre deuxboutonnières du corsage, comme piqué dans la poitrine, un grand crayon qui sedressait, la pointe en l'air; et l'on apercevait, sortant à demi d'une poche, la tacheblanche du cahier de notes de débit. Plusieurs risquaient des bijoux, des bagues, desbroches, des chaînes; mais <strong>le</strong>ur coquetterie, <strong>le</strong> luxe dont el<strong>le</strong>s luttaient, dansl'uniformité imposée de <strong>le</strong>ur toi<strong>le</strong>tte, était <strong>le</strong>urs cheveux nus, des cheveux débordants,augmentés de nattes et de chignons quand ils ne suffisaient pas, peignés, frisés,étalés.- Tirez donc la ceinture par-devant, répétait Mme Aurélie. Là, vous n'avez plusde bosse dans <strong>le</strong> dos, au moins… Et vos cheveux, est-il possib<strong>le</strong> de <strong>le</strong>s massacrerainsi ! Ils seraient superbes, si vous vouliez.C'était en effet, la seu<strong>le</strong> beauté de Denise. D'un blond cendré, ils lui tombaientjusqu'aux chevil<strong>le</strong>s; et, quand el<strong>le</strong> se coiffait, ils la gênaient, au point qu'el<strong>le</strong> secontentait de <strong>le</strong>s rou<strong>le</strong>r et de <strong>le</strong>s retenir en un tas, sous <strong>le</strong>s fortes dents d'un peigne decorne. Clara, très ennuyée par ces cheveux, affectait d'en rire, tel<strong>le</strong>ment ils étaientnoués de travers, dans <strong>le</strong>ur grâce sauvage. El<strong>le</strong> avait appelé d'un signe une vendeusedu rayon de la lingerie, une fil<strong>le</strong> à figure large, l'air agréab<strong>le</strong>. Les deux rayons, qui setouchaient, étaient en continuel<strong>le</strong> hostilité; mais ces demoisel<strong>le</strong>s s'entendaient parfoispour se moquer des gens.- Mademoisel<strong>le</strong> Cugnot, voyez donc cette crinière, répétait Clara, queMarguerite poussait du coude, en feignant aussi d'étouffer de rire.Seu<strong>le</strong>ment, la lingère n'était pas en train de plaisanter. El<strong>le</strong> regardait Denisedepuis un instant, el<strong>le</strong> se rappelait ce qu'el<strong>le</strong> avait souffert el<strong>le</strong>-même, <strong>le</strong>s premiersmois, dans son rayon.- Eh bien ! quoi ? dit-el<strong>le</strong>. Toutes n'en ont pas, de ces crinières !Et el<strong>le</strong> retourna à la lingerie, laissant <strong>le</strong>s deux autres gênées. Denise, qui avaitentendu, la suivit d'un regard de remerciement, tandis que Mme Aurélie lui remettaitun cahier de notes de débit à son nom, en disant :


- Allons, demain, vous vous arrangerez mieux… Et, maintenant, tâchez deprendre <strong>le</strong>s habitudes de la maison, attendez votre tour de vente. La journéed'aujourd'hui sera dure, on va pouvoir juger ce dont vous êtes capab<strong>le</strong>.Cependant, <strong>le</strong> rayon restait désert, peu de clientes montaient aux confections,à cette heure matina<strong>le</strong>. Ces demoisel<strong>le</strong>s se ménageaient, droites et <strong>le</strong>ntes, pour sepréparer aux fatigues de l'après-midi. Alors, Denise, intimidée par la pensée qu'el<strong>le</strong>sguettaient son début, tailla son crayon, afin d'avoir une contenance; puis, imitant <strong>le</strong>sautres, el<strong>le</strong> se l'enfonça dans la poitrine, entre deux boutonnières. El<strong>le</strong> s'exhortait aucourage, il fallait qu'el<strong>le</strong> conquît sa place. La veil<strong>le</strong>, on lui avait dit qu'el<strong>le</strong> entrait aupair, c'est-à-dire sans appointements fixes; el<strong>le</strong> aurait uniquement <strong>le</strong> tant pour cent etla guelte sur <strong>le</strong>s ventes qu'el<strong>le</strong> ferait. Mais el<strong>le</strong> espérait bien arriver ainsi à douzecents francs, car el<strong>le</strong> savait que <strong>le</strong>s bonnes vendeuses allaient jusqu'à deux mil<strong>le</strong>,quand el<strong>le</strong>s prenaient de la peine. Son budget était réglé, cent francs par mois luipermettraient de payer la pension de Pépé et d'entretenir Jean, qui ne touchait pas unsou; el<strong>le</strong>-même pourrait acheter quelques vêtements et du linge. Seu<strong>le</strong>ment, pouratteindre ce gros chiffre, el<strong>le</strong> devait se montrer travail<strong>le</strong>use et forte, ne pas sechagriner des mauvaises volontés autour d'el<strong>le</strong>, se battre et arracher sa part auxcamarades, s'il <strong>le</strong> fallait. Comme el<strong>le</strong> s'excitait ainsi à la lutte, un grand jeune hommequi passait devant <strong>le</strong> rayon, lui sourit; et, lorsqu'el<strong>le</strong> eut reconnu Deloche, entré de laveil<strong>le</strong> au rayon des dentel<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong> lui rendit son sourire, heureuse de cette amitiéqu'el<strong>le</strong> retrouvait, voyant dans ce salut un bon présage.À neuf heures et demie, une cloche avait sonné <strong>le</strong> déjeuner de la premièretab<strong>le</strong>. Puis, une nouvel<strong>le</strong> volée appela la deuxième. Et <strong>le</strong>s clientes ne venaienttoujours pas. La seconde, Mme Frédéric, qui, dans sa rigidité maussade de veuve, seplaisait aux idées de désastre, jurait en phrases brèves, que la journée était perdue :on ne verrait pas quatre chats, on pouvait fermer <strong>le</strong>s armoires et s'en al<strong>le</strong>r; prédictionqui assombrissait la face plate de Marguerite, très âpre au gain, tandis que Clara,avec ses allures de cheval échappé, rêvait déjà d'une partie au bois de Verrières, si lamaison croulait. Quant à Mme Aurélie, muette, grave, el<strong>le</strong> promenait son masque deCésar à travers <strong>le</strong> vide du rayon, en général qui a une responsabilité dans la victoireet la défaite.Vers onze heures, quelques dames se présentèrent. Le tour de vente deDenise arrivait. Justement, une cliente fut signalée.- La grosse de province, vous savez, murmura Marguerite.C'était une femme de quarante-cinq ans, qui débarquait de loin en loin à Paris,du fond d'un département perdu. Là-bas, pendant des mois, el<strong>le</strong> mettait des sous decôté; puis, à peine descendue de wagon, el<strong>le</strong> tombait au Bonheur des Dames, el<strong>le</strong>dépensait tout. Rarement, el<strong>le</strong> demandait par <strong>le</strong>ttre, car el<strong>le</strong> voulait voir, avait la joiede toucher la marchandise, faisait jusqu'à des provisions d'aiguil<strong>le</strong>s, qui, disait-el<strong>le</strong>,coûtaient <strong>le</strong>s yeux de la tête, dans sa petite vil<strong>le</strong>. Tout <strong>le</strong> magasin la connaissait,savait qu'el<strong>le</strong> se nommait Mme Boutarel et qu'el<strong>le</strong> habitait Albi, sans s'inquiéter dureste, ni de sa situation, ni de son existence.- Vous al<strong>le</strong>z bien, madame ? demandait gracieusement Mme Aurélie qui s'étaitavancée. Et que désirez-vous ? On est à vous tout de suite.Puis, se tournant :- Mesdemoisel<strong>le</strong>s !Denise s'approchait, mais Clara s'était précipitée. D'habitude, el<strong>le</strong> se montraitparesseuse à la vente, se moquant de l'argent, en gagnant davantage au-dehors, etsans fatigue. Seu<strong>le</strong>ment, l'idée de souff<strong>le</strong>r une bonne cliente à la nouvel<strong>le</strong> venue,l'éperonnait.- Pardon, c'est mon tour, dit Denise révoltée.


Mme Aurélie l'écarta d'un regard sévère, en murmurant :- Il n'y a pas de tour, je suis la seu<strong>le</strong> maîtresse ici… Attendez de savoir, pourservir <strong>le</strong>s clientes connues.La jeune fil<strong>le</strong> recula; et, comme des larmes lui montaient aux yeux, el<strong>le</strong> voulutcacher cet excès de sensibilité, el<strong>le</strong> tourna <strong>le</strong> dos, debout devant <strong>le</strong>s glaces sans tain,feignant de regarder dans la rue. Allait-on l'empêcher de vendre ? Toutess'entendraient- el<strong>le</strong>s, pour lui en<strong>le</strong>ver ainsi <strong>le</strong>s ventes sérieuses ? La peur de l'avenirla prenait, el<strong>le</strong> se sentait écrasée entre tant d'intérêts lâchés. Cédant à l'amertume deson abandon, <strong>le</strong> front contre la glace froide, el<strong>le</strong> regardait en face <strong>le</strong> Vieil Elbeuf, el<strong>le</strong>songeait qu'el<strong>le</strong> aurait dû supplier son onc<strong>le</strong> de la garder; peut- être lui-même désiraitilrevenir sur sa décision, car il lui avait semblé bien ému, la veil<strong>le</strong>. Maintenant, el<strong>le</strong>était toute seu<strong>le</strong>, dans cette maison vaste, où personne ne l'aimait, où el<strong>le</strong> se trouvaitb<strong>le</strong>ssée et perdue; Pépé et Jean vivaient chez des étrangers, eux qui n'avaient jamaisquitté ses jupes; c'était un arrachement, et <strong>le</strong>s deux grosses larmes qu'el<strong>le</strong> retenaitfaisaient danser la rue dans un brouillard.Derrière el<strong>le</strong>, pendant ce temps, bourdonnaient des voix :- Celui-ci m'engonce, disait Mme Boutarel.- Madame a tort, répétait Clara. Les épau<strong>le</strong>s vont à la perfection… À moins queMadame ne préfère une pelisse à un manteau.Mais Denise tressaillit. Une main s'était posée sur son bras,Mme Aurélie l'interpellait avec sévérité.- Eh bien ! Vous ne faites rien maintenant, vous regardez passer <strong>le</strong> monde ?…Oh ! Ça ne peut pas marcher comme ça !- Puisqu'on m'empêche de vendre, madame.- Il y a d'autre ouvrage pour vous, mademoisel<strong>le</strong>. Commencez par <strong>le</strong>commencement… Faites <strong>le</strong> déplié.Afin de contenter quelques clientes qui étaient venues, on avait dû bou<strong>le</strong>verserdéjà <strong>le</strong>s armoires; et, sur <strong>le</strong>s deux longues tab<strong>le</strong>s de chêne, à gauche et à droite dusalon, traînait un fouillis de manteaux, de pelisses, de rotondes, des vêtements detoutes <strong>le</strong>s tail<strong>le</strong>s et de toutes <strong>le</strong>s étoffes. Sans répondre, Denise se mit à <strong>le</strong>s trier, à <strong>le</strong>splier avec soin et à <strong>le</strong>s classer de nouveau dans <strong>le</strong>s armoires. C'était la besogneinférieure des débutantes. El<strong>le</strong> ne protestait plus, sachant qu'on exigeait uneobéissance passive, attendant que la première voulût bien la laisser vendre, ainsiqu'el<strong>le</strong> semblait d'abord en avoir l'intention. Et el<strong>le</strong> pliait toujours, lorsque Mouretparut. Ce fut pour el<strong>le</strong> une secousse; el<strong>le</strong> rougit, el<strong>le</strong> se sentit reprise de son étrangepeur, en croyant qu'il allait lui par<strong>le</strong>r. Mais il ne la voyait seu<strong>le</strong>ment pas, il ne serappelait plus cette petite fil<strong>le</strong>, que l'impression charmante d'une minute lui avait faitappuyer.- Madame Aurélie ! Appela-t-il d'une voix brève.Il était légèrement pâ<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s yeux clairs et résolus pourtant. En faisant <strong>le</strong> tourdes rayons, il venait de <strong>le</strong>s trouver vides, et la possibilité d'une défaite s'étaitbrusquement dressée, dans sa foi entêtée à la fortune. Sans doute, onze heuressonnaient à peine; il savait par expérience que la fou<strong>le</strong> n'arrivait guère que l'aprèsmidi.Seu<strong>le</strong>ment, certains symptômes l'inquiétaient : aux autres mises en vente, unmouvement se produisait dès <strong>le</strong> matin; puis, il ne voyait même pas de femmes encheveux, <strong>le</strong>s clientes du quartier, qui descendaient chez lui en voisines. Comme tous<strong>le</strong>s grands capitaines, au moment de <strong>livre</strong>r sa batail<strong>le</strong>, une faib<strong>le</strong>sse superstitieusel'avait pris, malgré sa carrure habituel<strong>le</strong> d'homme d'action. Ça ne marcherait pas, il


était perdu, et il n'aurait pu dire pourquoi : il croyait lire sa défaite sur <strong>le</strong>s visagesmêmes des dames qui passaient.Justement, Mme Bouratel, el<strong>le</strong> qui achetait toujours, s'en allait en disant :- Non, vous n'avez rien qui me plaise… Je verrai, je me déciderai.Mouret la regarda partir. Et, comme Mme Aurélie accourait à son appel, ill'emmena à l'écart; tous deux échangèrent quelques mots rapides. El<strong>le</strong> eut un gestedésolé, el<strong>le</strong> répondait visib<strong>le</strong>ment que la vente ne s'allumait pas. Un instant, ilsrestèrent face à face, gagnés par un de ces doutes que <strong>le</strong>s généraux cachent à <strong>le</strong>urssoldats. Ensuite, il dit tout haut, de son air brave :- Si vous avez besoin de monde, prenez une fil<strong>le</strong> de l'atelier…El<strong>le</strong> aidera toujours un peu.Il continua son inspection, désespéré. Depuis <strong>le</strong> matin, il évitait Bourdonc<strong>le</strong>,dont <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions inquiètes l'irritaient. En sortant de la lingerie, où la vente marchaitplus mal encore, il tomba sur lui, il dut subir l'expression de ses craintes. Alors, ill'envoya carrément au diab<strong>le</strong>, avec une brutalité qu'il ne ménageait pas même à seshauts employés, dans <strong>le</strong>s heures mauvaises.- Fichez-moi donc la paix ! Tout va bien… Je finirai par flanquer <strong>le</strong>s tremb<strong>le</strong>ursà la porte.Mouret se planta, seul et debout, au bord de la rampe du hall. De là, il dominait<strong>le</strong> magasin, ayant autour de lui <strong>le</strong>s rayons de l'entresol, plongeant sur <strong>le</strong>s rayons durez-de-chaussée. En haut, <strong>le</strong> vide lui parut navrant : aux dentel<strong>le</strong>s, une vieil<strong>le</strong> damefaisait fouil<strong>le</strong>r tous <strong>le</strong>s cartons, sans rien acheter; tandis que trois vauriennes, à lalingerie, choisissaient longuement des cols à dix-huit sous. En bas, sous <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>riescouvertes, dans <strong>le</strong>s coups de lumière qui venaient de la rue, il remarqua que <strong>le</strong>sclientes commençaient à être plus nombreuses. C'était un <strong>le</strong>nt défilé, une promenadedevant <strong>le</strong>s comptoirs, espacée, p<strong>le</strong>ine de trous; à la mercerie, à la bonneterie, desfemmes en camiso<strong>le</strong> se pressaient; seu<strong>le</strong>ment, il n'y avait presque personne au blancni aux lainages. Les garçons de magasin, avec <strong>le</strong>ur habit vert dont <strong>le</strong>s larges boutonsde cuivre luisaient, attendaient <strong>le</strong> monde, <strong>le</strong>s mains ballantes. Par moments, passaitun inspecteur, l'air cérémonieux, raidi dans sa cravate blanche. Et <strong>le</strong> cœur de Mouretétait surtout serré par la paix morte du hall : <strong>le</strong> jour y tombait de haut, d'un vitrage auxverres dépolis, qui tamisait la clarté en une poussière blanche, diffuse et commesuspendue, sous laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> rayon des soieries semblait dormir, au milieu d'un si<strong>le</strong>ncefrissonnant de chapel<strong>le</strong>. Le pas d'un commis, des paro<strong>le</strong>s chuchotées, un frô<strong>le</strong>mentde jupe qui traversait, y mettaient seuls des bruits légers, étouffés dans la cha<strong>le</strong>ur ducalorifère. Pourtant, des voitures arrivaient : on entendait l'arrêt brusque des chevaux;puis, des portières se refermaient vio<strong>le</strong>mment. Au-dehors, montait un lointainbrouhaha, des curieux qui se bousculaient en face des vitrines, des fiacres quistationnaient sur la place Gaillon, toute l'approche, d'une fou<strong>le</strong>. Mais, en voyant <strong>le</strong>scaissiers inactifs se renverser derrière <strong>le</strong>ur guichet, en constatant que <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s auxpaquets restaient nues, avec <strong>le</strong>urs boîtes à ficel<strong>le</strong> et <strong>le</strong>urs mains de papier b<strong>le</strong>u,Mouret, indigné d'avoir peur, croyait sentir sa grande machine s'immobiliser et serefroidir sous lui.- Dites donc, Favier, murmura Hutin, regardez <strong>le</strong> patron, là- haut… Il n'a pasl'air à la noce.- En voilà une sa<strong>le</strong> baraque ! répondit Favier. Quand on pense que je n'ai pasencore vendu !Tous deux, guettant <strong>le</strong>s clientes, se soufflaient ainsi de courtes phrases, sansse regarder. Les autres vendeurs du rayon étaient en train d'empi<strong>le</strong>r des pièces deParis-Bonheur, sous <strong>le</strong>s ordres de Robineau; tandis que Bouthemont, en grande


conférence avec une jeune femme maigre, paraissait prendre à demi-voix unecommande importante. Autour d'eux, sur des étagères d'une élégance frê<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s soies,pliées dans de longues chemises de papier crème, s'entassaient comme desbrochures de format inusité. Et, encombrant <strong>le</strong>s comptoirs, des soies de fantaisie, desmoires, des satins, des velours, semblaient des plates-bandes de f<strong>le</strong>urs fauchées,toute une moisson de tissus délicats et précieux. C'était <strong>le</strong> rayon élégant, un salonvéritab<strong>le</strong>, où <strong>le</strong>s marchandises, si légères, n'étaient plus qu'un ameub<strong>le</strong>ment de luxe.- Il me faut cent francs pour dimanche, reprit Hutin. Si je ne me fais pas mesdouze francs par jour en moyenne, je suis flambé… J'avais compté sur <strong>le</strong>ur mise envente.- Bigre ! Cent francs, c'est raide, dit Favier. Moi, je n'en demande que cinquanteou soixante… Vous vous payez donc des femmes chic ?- Mais non, mon cher. Imaginez-vous, une bêtise : j'ai parié et j'ai perdu…Alors, je dois réga<strong>le</strong>r cinq personnes, deux hommes et trois femmes… Sacré mâtin !La première qui passe, je la tombe de vingt mètres de Paris-Bonheur !Un moment encore, ils causèrent, ils se dirent ce qu'ils avaient fait la veil<strong>le</strong> etce qu'ils comptaient faire dans huit jours. Favier pariait aux courses, Hutin canotait etentretenait des chanteuses de café-concert. Mais un même besoin d'argent <strong>le</strong>sfouettait, ils ne songeaient qu'à l'argent, ils se battaient pour l'argent du lundi ausamedi, puis ils mangeaient tout <strong>le</strong> dimanche. Au magasin, c'était là <strong>le</strong>urpréoccupation tyrannique, une lutte sans trêve ni pitié. Et ce malin de Bouthemont quivenait de prendre pour lui l'envoyée de Mme Sauveur, cette femme maigre aveclaquel<strong>le</strong> il causait ! Une bel<strong>le</strong> affaire, deux ou trois douzaines de pièces, car la grandecouturière avait <strong>le</strong>s bouchées grosses. À l'instant, Robineau s'était bien avisé, luiaussi, de souff<strong>le</strong>r une cliente à Favier !- Oh ! Celui-là, il faut lui rég<strong>le</strong>r son compte, reprit Hutin qui profitait des plusminces faits pour ameuter <strong>le</strong> comptoir contre l'homme dont il voulait la place. Est-ceque <strong>le</strong>s premiers et <strong>le</strong>s seconds devraient vendre ! … Paro<strong>le</strong> d'honneur ! Mon cher, sijamais je deviens second, vous verrez comme j'agirai gentiment avec vous autres.Et toute sa petite personne normande, aimab<strong>le</strong> et grasse, jouait la bonhomie,énergiquement. Favier ne put s'empêcher de lui jeter un regard oblique; mais il gardason f<strong>le</strong>gme d'homme bilieux, il se contenta de répondre :- Oui, je sais… Moi, je ne demande pas mieux.Puis, voyant une dame s'approcher, il ajouta plus bas :- Attention ! Voilà pour vous.C'était une dame couperosée, avec un chapeau jaune et une robe rouge. Toutde suite Hutin devina la femme qui n'achèterait pas. Il se baissa vivement derrière <strong>le</strong>comptoir, en feignant de rattacher <strong>le</strong>s cordons d'un de ses souliers; et, caché, ilmurmurait :- Ah ! Non, par exemp<strong>le</strong> ! Qu'un autre se la paie…Merci ! Pour perdre mon tour !Cependant, Robineau l'appelait :- À qui la ligne, messieurs ? À M. Hutin ?… Où est M. Hutin ?Et, comme celui-ci ne répondait décidément pas, ce fut <strong>le</strong> vendeur inscrit à lasuite qui reçut la dame couperosée. En effet, el<strong>le</strong> voulait simp<strong>le</strong>ment des échantillons,avec <strong>le</strong>s prix; et el<strong>le</strong> retint <strong>le</strong> vendeur plus de dix minutes, el<strong>le</strong> l'accabla de questions.Seu<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong> second avait vu Hutin se re<strong>le</strong>ver, derrière <strong>le</strong> comptoir. Aussi, lorsqu'unenouvel<strong>le</strong> cliente se présenta, intervint-il d'un air sévère, en arrêtant <strong>le</strong> jeune hommequi se précipitait.- Votre tour est passé… Je vous ai appelé, et comme vous étiez là derrière…- Mais, monsieur, je n'ai pas entendu.


- Assez !… Inscrivez-vous à la queue… Allons, monsieur Favier, c'est à vous.D'un regard, Favier, très amusé au fond de l'aventure, s'excusa auprès de sonami. Hutin, <strong>le</strong>s lèvres pâ<strong>le</strong>s, avait détourné la tête. Ce qui l'enrageait, c'était qu'ilconnaissait bien la cliente, une adorab<strong>le</strong> blonde qui venait souvent au rayon et que <strong>le</strong>svendeurs appelaient entre eux : «la jolie dame», ne sachant rien d'el<strong>le</strong>, pas même sonnom. El<strong>le</strong> achetait beaucoup, faisait porter dans sa voiture, puis disparaissait. Grande,élégante, mise avec un charme exquis, el<strong>le</strong> paraissait fort riche et du meil<strong>le</strong>ur monde.- Eh bien ! Et votre cocotte ? demanda Hutin à Favier, lorsque celui-ci revint àla caisse, où il avait accompagné la dame.- Oh ! Une cocotte, répondit celui-ci. Non, el<strong>le</strong> a l'air trop comme il faut. Ça doitêtre la femme d'un boursier ou d'un médecin, enfin je ne sais pas, quelque chosedans ce genre.- Laissez donc ! C'est une cocotte… Avec <strong>le</strong>urs airs de femmes distinguées,est-ce qu'on peut dire aujourd'hui !Favier regardait son cahier de notes de débit.- N'importe ! reprit-il, je lui en ai collé pour deux cent quatre- vingt-treize francs.Ça me fait près de trois francs.Hutin pinça <strong>le</strong>s lèvres, et il soulagea sa rancune sur <strong>le</strong>s cahiers de notes dedébit : encore une drô<strong>le</strong> d'invention qui <strong>le</strong>ur encombrait <strong>le</strong>s poches ! Il y avait entreeux une lutte sourde. Favier, d'habitude, affectait de s'effacer, de reconnaître lasupériorité de Hutin, quitte à <strong>le</strong> manger par-derrière. Aussi ce dernier souffrait-il destrois francs emportés d'une façon si aisée, par un vendeur qu'il ne reconnaissait pasde sa force. Une bel<strong>le</strong> journée, vraiment ! Si ça continuait, il ne gagnerait pas de quoipayer de l'eau de seltz à ses invités. Et, dans la batail<strong>le</strong> qui s'échauffait, il sepromenait devant <strong>le</strong>s comptoirs, <strong>le</strong>s dents longues, voulant sa part, jalousant jusqu'àson chef, en train de reconduire la jeune femme maigre, à laquel<strong>le</strong> il répétait :- Eh bien ! C'est entendu. Dites-lui que je ferai mon possib<strong>le</strong> pour obtenir cettefaveur de M. Mouret.Depuis longtemps, Mouret n'était plus à l'entresol, debout près de la rampe duhall. Brusquement, il reparut en haut du grand escalier qui descendait au rez-dechaussée;et, de là, il domina encore la maison entière. Son visage se colorait, la foirenaissait et <strong>le</strong> grandissait, devant <strong>le</strong> flot de monde qui, peu à peu, emplissait <strong>le</strong>magasin. C'était enfin la poussée attendue, l'écrasement de l'après-midi, dont il avaitun instant désespéré, dans sa fièvre; tous <strong>le</strong>s commis se trouvaient à <strong>le</strong>ur poste, undernier coup de cloche venait de sonner la fin de la troisième tab<strong>le</strong>; la désastreusematinée, due sans doute à une averse tombée vers neuf heures, pouvait encore êtreréparée, car <strong>le</strong> ciel b<strong>le</strong>u du matin avait repris sa gaieté de victoire. Maintenant, <strong>le</strong>srayons de l'entresol s'animaient, il dut se ranger pour laisser passer <strong>le</strong>s dames qui,par petits groupes, montaient à la lingerie et aux confections; tandis que, derrière lui,aux dentel<strong>le</strong>s et aux châ<strong>le</strong>s, il entendait vo<strong>le</strong>r de gros chiffres. Mais la vue desga<strong>le</strong>ries, au rez-de-chaussée, <strong>le</strong> rassurait surtout : on s'écrasait devant la mercerie, <strong>le</strong>blanc et <strong>le</strong>s lainages eux-mêmes étaient envahis, <strong>le</strong> défilé des acheteuses se serrait,presque toutes en chapeau à présent, avec quelques bonnets de ménagèresattardées. Dans <strong>le</strong> hall des soieries, sous la blonde lumière, des dames s'étaientdégantées, pour palper doucement des pièces de Paris- Bonheur, en causant à demivoix.Et il ne se trompait plus aux bruits qui lui arrivaient du dehors, rou<strong>le</strong>ments defiacres, claquement de portières, brouhaha grandissant de fou<strong>le</strong>. Il sentait, à sespieds, la machine se mettre en bran<strong>le</strong>, s'échauffer et revivre, depuis <strong>le</strong>s caisses où l'orsonnait, depuis <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s où <strong>le</strong>s garçons de magasin se hâtaient d'empaqueter <strong>le</strong>smarchandises, jusqu'aux profondeurs du sous-sol, au service du départ, quis'emplissait de paquets descendus, et dont <strong>le</strong> grondement souterrain faisait vibrer la


maison. Au milieu de la cohue, l'inspecteur Jouve se promenait gravement, guettant<strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>uses.- Tiens ! C'est toi ! dit Mouret tout à coup, en reconnaissant Paul de Vallagnosc,que lui amenait un garçon. Non, non, tu ne me déranges pas… Et, d'ail<strong>le</strong>urs, tu n'asqu'à me suivre, si tu veux tout voir, car aujourd'hui je reste sur la brèche.Il gardait des inquiétudes. Sans doute <strong>le</strong> monde venait, mais la vente serait-el<strong>le</strong><strong>le</strong> triomphe espéré ? Pourtant, il riait avec Paul, il l'emmena gaiement.- Ça paraît vouloir s'allumer un peu, dit Hutin à Favier. Seu<strong>le</strong>ment, je n'ai pasde chance, il y a des jours de guigne, ma paro<strong>le</strong> !… Je viens encore de faire unRouen, cette tui<strong>le</strong> ne m'a rien acheté.Et il désignait du menton une dame qui s'en allait, en jetant des regardsdégoûtés sur toutes <strong>le</strong>s étoffes. Ce ne serait pas avec ses mil<strong>le</strong> francsd'appointements qu'il s'engraisserait, s'il ne vendait rien; d'habitude, il se faisait septou huit francs de tant pour cent et de guelte, ce qui lui donnait, avec son fixe, unedizaine de francs par jour, en moyenne. Favier n'arrivait guère qu'à huit; et voilà quece sabot lui en<strong>le</strong>vait <strong>le</strong>s morceaux de la bouche, car il sortait de débiter une nouvel<strong>le</strong>robe. Un garçon froid qui n'avait jamais su égayer une cliente ! C'était exaspérant.- Les bonnetons et <strong>le</strong>s bobinards ont l'air de battre monnaie, murmura Favieren parlant des vendeurs de la bonneterie et de la mercerie.Mais Hutin, qui fouillait <strong>le</strong> magasin du regard, dit brusquement :- Connaissez-vous Mme Desforges, la bonne amie du patron ?… Tenez ! Cettebrune à la ganterie, cel<strong>le</strong> à qui Mignot essaie des gants.Il se tut, puis il reprit tout bas, comme parlant à Mignot, qu'il ne quittait plus desyeux :- Va, va, mon bonhomme, frotte-lui bien <strong>le</strong>s doigts, pour ce que ça t'avance !On <strong>le</strong>s connaît, tes conquêtes !Il y avait, entre lui et <strong>le</strong> gantier, une rivalité de jolis hommes, qui tous deuxaffectaient de coqueter avec <strong>le</strong>s clientes. D'ail<strong>le</strong>urs, ils n'auraient pu, ni l'un ni l'autre,se vanter d'aucune bonne fortune réel<strong>le</strong>; Mignot vivait sur la légende d'une femme decommissaire de police tombée amoureuse de lui, tandis que Hutin avait véritab<strong>le</strong>mentconquis à son rayon une passementière, lasse de traîner <strong>le</strong>s hôtels louches duquartier; mais ils mentaient, ils laissaient volontiers croire à des aventuresmystérieuses, à des rendez-vous donnés par des comtesses, entre deux achats.- Vous devriez la faire, dit Favier de son air de pince sans-rire.- C'est une idée ! s'écria Hutin.Si el<strong>le</strong> vient ici, je l'entortil<strong>le</strong>, il me faut cent sous !À la ganterie, toute une rangée de dames étaient assises devant l'étroitcomptoir, tendu de velours vert, à coins de métal nickelé; et <strong>le</strong>s commis souriantsamoncelaient devant el<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s boîtes plates, d'un rose vif, qu'ils sortaient du comptoirmême, pareil<strong>le</strong>s aux tiroirs étiquetés d'un cartonnier. Mignot surtout penchait sa joliefigure poupine, donnait de tendres inf<strong>le</strong>xions à sa voix grasseyante de Parisien. Déjà ilavait vendu à Mme Desforges douze paires de gants de chevreau, des gantsBonheur, la spécialité de la maison. El<strong>le</strong> avait ensuite demandé trois paires de gantsde Suède. Et, maintenant, el<strong>le</strong> essayait des gants de Saxe, par crainte que la pointurene fût pas exacte.- Oh ! À la perfection, madame ! répétait Mignot. Le six trois quarts serait tropgrand pour une main comme la vôtre.À demi couché sur <strong>le</strong> comptoir, il lui tenait la main, prenait <strong>le</strong>s doigts un à un,faisant glisser <strong>le</strong> gant d'une caresse longue, reprise et appuyée; et il la regardaitcomme s'il eût attendu, sur son visage, la défaillance d'une joie voluptueuse. Maisel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> coude au bord du velours, <strong>le</strong> poignet <strong>le</strong>vé, lui livrait ses doigts de l'air tranquil<strong>le</strong>


dont el<strong>le</strong> donnait son pied à sa femme de chambre, pour que cel<strong>le</strong>-ci boutonnât sesbottines. Il n'était pas un homme, el<strong>le</strong> l'employait aux usages intimes avec son dédainfamilier des gens à son service, sans <strong>le</strong> regarder même.- Je ne vous fais pas de mal, madame ?El<strong>le</strong> répondit non, d'un signe de tête. L'odeur des gants de Saxe, cette odeur defauve comme sucrée du musc, la troublait d'habitude; et el<strong>le</strong> en riait parfois, el<strong>le</strong>confessait son goût pour ce parfum équivoque, où il y a de la bête en folie, tombéedans la boîte à poudre de riz d'une fil<strong>le</strong>. Mais, devant ce comptoir banal, el<strong>le</strong> nesentait pas <strong>le</strong>s gants, ils ne mettaient aucune cha<strong>le</strong>ur sensuel<strong>le</strong> entre el<strong>le</strong> et cevendeur quelconque faisant son métier.- Et avec ça, madame ?- Rien, merci… Veuil<strong>le</strong>z porter ça à la caisse 10, pour Mme Desforges, n'est-cepas ?En habituée de la maison, el<strong>le</strong> donnait son nom à une caisse et y envoyaitchacune de ses emp<strong>le</strong>ttes, sans se faire suivre par un commis. Quand el<strong>le</strong> se futéloignée, Mignot cligna <strong>le</strong>s yeux, en se tournant vers son voisin, auquel il aurait bienvoulu laisser croire que des choses extraordinaires venaient de se passer.- Hein ? murmura-t-il crûment, on la ganterait jusqu'au bout !Cependant, Mme Desforges continuait ses achats. El<strong>le</strong> revint à gauche,s'arrêta au blanc, pour prendre des torchons; puis, el<strong>le</strong> fit <strong>le</strong> tour, poussa jusqu'auxlainages, au fond de la ga<strong>le</strong>rie. Comme el<strong>le</strong> était contente de sa cuisinière, el<strong>le</strong>désirait lui donner une robe. Le rayon des lainages débordait d'une fou<strong>le</strong> compacte,toutes <strong>le</strong>s petites-bourgeoises s'y portaient, tâtaient <strong>le</strong>s étoffes, s'absorbaient enmuets calculs; et el<strong>le</strong> dut s'asseoir un instant. Dans <strong>le</strong>s cases s'étageaient de grossespièces, que <strong>le</strong>s vendeurs descendaient, une à une, d'un brusque effort des bras.Aussi, commençaient-ils à ne plus se reconnaître sur <strong>le</strong>s comptoirs envahis, où <strong>le</strong>stissus se mêlaient et s'écroulaient. C'était une mer montante de teintes neutres, detons sourds de laine, <strong>le</strong>s gris fer, <strong>le</strong>s gris jaunes, <strong>le</strong>s gris b<strong>le</strong>us, où éclataient çà et làdes bariolures écossaises, un fond rouge sang de flanel<strong>le</strong>. Et <strong>le</strong>s étiquettes blanchesdes pièces étaient comme une volée de rares flocons blancs, mouchetant un sol noirde décembre.Derrière une pi<strong>le</strong> de popeline, Liénard plaisantait avec une grande fil<strong>le</strong> encheveux, une ouvrière du quartier, envoyée par sa patronne pour réassortir dumérinos. Il abominait ces jours de grosse vente, qui lui cassaient <strong>le</strong>s bras, et il tâchaitd'esquiver la besogne, largement entretenu par son père, se moquant de vendre, enfaisait tout juste assez pour ne pas être mis à la porte.- Écoutez donc, mademoisel<strong>le</strong> Fanny, disait-il. Vous êtes toujours pressée…Est-ce que la vigogne croisée allait bien, l'autre jour ? Vous savez que j'irai toucherma guelte chez vous.Mais l'ouvrière s'échappait en riant, et Liénard se trouva devant MmeDesforges, à laquel<strong>le</strong> il ne put s'empêcher de demander :- Que désire madame ?El<strong>le</strong> voulait une robe pas chère, solide pourtant. Liénard, dans <strong>le</strong> but d'épargnerses bras, ce qui était son unique souci, manœuvra pour lui faire prendre une desétoffes déjà dépliées sur <strong>le</strong> comptoir. Il y avait là des cachemires, des serges, desvigognes, et il lui jurait qu'il n'existait rien de meil<strong>le</strong>ur, on n'en voyait pas la fin. Maisaucun ne semblait la satisfaire. El<strong>le</strong> avait avisé, dans une case, un escot b<strong>le</strong>uâtre.Alors, il finit par se décider, il descendit l'escot, qu'el<strong>le</strong> jugea trop rude. Ensuite, cefurent une cheviotte, des diagona<strong>le</strong>s, des grisail<strong>le</strong>s, toutes <strong>le</strong>s variétés de la laine,qu'el<strong>le</strong> eut la curiosité de toucher, pour <strong>le</strong> plaisir, décidée au fond à prendre n'importequoi. Le jeune homme dut ainsi déménager <strong>le</strong>s cases <strong>le</strong>s plus hautes; ses épau<strong>le</strong>s


craquaient, <strong>le</strong> comptoir avait disparu sous <strong>le</strong> grain soyeux des cachemires et despopelines, sous <strong>le</strong> poil rêche des cheviottes, sous <strong>le</strong> duvet pelucheux des vigognes.Tous <strong>le</strong>s tissus et toutes <strong>le</strong>s teintes y passaient. Même, sans avoir la moindre envied'en acheter, el<strong>le</strong> se fit montrer de la grenadine et de la gaze de Chambéry. Puis,quand el<strong>le</strong> en eut assez :- Oh ! Mon Dieu ! La première est encore la meil<strong>le</strong>ure. C'est pour macuisinière… Oui, la serge à petit pointillé, cel<strong>le</strong> à deux francs.Et lorsque Liénard eut métré, pâ<strong>le</strong> d'une colère contenue :- Veuil<strong>le</strong>z porter ça à la caisse 10… Pour Mme Desforges.Comme el<strong>le</strong> s'éloignait, el<strong>le</strong> reconnut près d'el<strong>le</strong> Mme Marty, accompagnée desa fil<strong>le</strong> Va<strong>le</strong>ntine, une grande demoisel<strong>le</strong> de quatorze ans, maigre et hardie, qui jetaitdéjà sur <strong>le</strong>s marchandises des regards coupab<strong>le</strong>s de femme.- Tiens ! C'est vous, chère madame ?- Mais oui, chère madame… Hein ? Quel<strong>le</strong> fou<strong>le</strong> !- Oh ! Ne m'en par<strong>le</strong>z pas, on étouffe. Un succès !… Avez-vous vu <strong>le</strong> salonoriental ?- Superbe ! Inouï !Et, au milieu des coups de coude, bousculées par <strong>le</strong> flot croissant des petitesbourses qui se jetaient sur <strong>le</strong>s lainages à bon marché, el<strong>le</strong>s se pâmèrent au sujet del'exposition des tapis. Puis, Mme Marty expliqua qu'el<strong>le</strong> cherchait une étoffe pour unmanteau; mais el<strong>le</strong> n'était pas fixée, el<strong>le</strong> avait voulu se faire montrer du matelassé delaine.- Regarde donc, maman, murmura Va<strong>le</strong>ntine, c'est trop commun.- Venez à la soie, dit Mme Desforges. Il faut voir <strong>le</strong>ur fameux Paris-Bonheur.Un instant, Mme Marty hésita. Ce serait bien cher, el<strong>le</strong> avait si formel<strong>le</strong>mentjuré à son mari d'être raisonnab<strong>le</strong> ! Depuis une heure, el<strong>le</strong> achetait, tout un lotd'artic<strong>le</strong>s la suivait déjà, un manchon et des ruches pour el<strong>le</strong>, des bas pour sa fil<strong>le</strong>.El<strong>le</strong> finit par dire au commis qui lui montrait <strong>le</strong> matelassé :- Eh bien ! Non, je vais à la soie… Tout cela ne fait pas mon affaire.Le commis prit <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s et marcha devant ces dames.À la soie, la fou<strong>le</strong> était aussi venue. On s'écrasait surtout devant l'étalageintérieur, dressé par Hutin, et où Mouret avait donné <strong>le</strong>s touches du maître. C'était, aufond du hall, autour d'une des colonnettes de fonte qui soutenaient <strong>le</strong> vitrage, commeun ruissel<strong>le</strong>ment d'étoffe, une nappe bouillonnée tombant de haut et s'élargissantjusqu'au parquet. Des satins clairs et des soies tendres jaillissaient d'abord : <strong>le</strong>s satinsà la reine, <strong>le</strong>s satins renaissance, aux tons nacrés d'eau de source; <strong>le</strong>s soies légèresaux transparences de cristal, vert Nil, ciel indien, rose de mai, b<strong>le</strong>u Danube. Puis,venaient des tissus plus forts, <strong>le</strong>s satins merveil<strong>le</strong>ux, <strong>le</strong>s soies duchesse, teinteschaudes, roulant à flots grossis. Et, en bas, ainsi que dans une vasque, dormaient <strong>le</strong>sétoffes, lourdes, <strong>le</strong>s armures façonnées, <strong>le</strong>s damas, <strong>le</strong>s brocarts, <strong>le</strong>s soies perlées etlamées, au milieu d'un lit profond de velours, tous <strong>le</strong>s velours, noirs, blancs, decou<strong>le</strong>ur, frappés à fond de soie ou de satin, creusant avec <strong>le</strong>urs taches mouvantes unlac immobi<strong>le</strong> où semblaient danser des ref<strong>le</strong>ts de ciel et de paysage. Des femmes,pâ<strong>le</strong>s de désirs, se penchaient comme pour se voir. Toutes, en face de cette cataractelâchée, restaient debout, avec la peur sourde d'être prises dans <strong>le</strong> débordement d'unpareil luxe et avec l'irrésistib<strong>le</strong> envie de s'y jeter et de s'y perdre.- Te voilà donc ! dit Mme Desforges, en trouvant Mme Bourdelais installéedevant un comptoir.- Tiens ! bonjour ! répondit cel<strong>le</strong>-ci, qui serra <strong>le</strong>s mains à ces dames. Oui, jesuis entrée donner un coup d'œil.


- Hein ? C'est prodigieux, cet étalage ! On en rêve… Et <strong>le</strong> salon oriental, as-tuvu <strong>le</strong> salon oriental ?- Oui, oui, extraordinaire !Mais, sous cet enthousiasme qui allait être décidément la note élégante du jour,Mme Bourdelais gardait son sang-froid de ménagère pratique. El<strong>le</strong> examinait avecsoin une pièce de Paris- Bonheur, car el<strong>le</strong> était uniquement venue pour profiter du bonmarché exceptionnel de cette soie, si el<strong>le</strong> la jugeait réel<strong>le</strong>ment avantageuse. Sansdoute el<strong>le</strong> en fut contente, el<strong>le</strong> en demanda vingt-cinq mètres, comptant bien couperlà-dedans une robe pour el<strong>le</strong> et un pa<strong>le</strong>tot pour sa petite fil<strong>le</strong>.- Comment ! Tu pars déjà ? reprit Mme Desforges. Fais donc un tour avecnous.- Non, merci, on m'attend chez moi… Je n'ai pas voulu risquer <strong>le</strong>s enfants danscette fou<strong>le</strong>.Et el<strong>le</strong> s'en alla, précédée du vendeur qui portait <strong>le</strong>s vingt-cinq mètres de soie,et qui la conduisit à la caisse 10, où <strong>le</strong> jeune Albert perdait la tête, au milieu desdemandes de factures dont il était assiégé. Quand <strong>le</strong> vendeur put s'approcher, aprèsavoir débité sa vente d'un trait de crayon sur son cahier à souches, il appela cettevente, que <strong>le</strong> caissier inscrivit au registre; puis, il y eut un contre-appel, et la feuil<strong>le</strong>détachée du cahier fut embrochée dans une pique de fer, près du timbre aux acquits.- Cent quarante francs, dit Albert.Mme Bourdelais paya et donna son adresse, car el<strong>le</strong> était à pied, el<strong>le</strong> ne voulaitpas s'embarrasser <strong>le</strong>s mains. Déjà, derrière la caisse, Joseph tenait la soie,l'empaquetait; et <strong>le</strong> paquet, jeté dans un panier roulant, fut descendu au service dudépart, où toutes <strong>le</strong>s marchandises du magasin semblaient maintenant vouloirs'engouffrer avec un bruit d'écluse.Cependant, l'encombrement devenait tel à la soie, que Mme Desforges et MmeMarty ne purent d'abord trouver un commis libre. El<strong>le</strong>s restèrent debout, mêlées à lafou<strong>le</strong> des dames qui regardaient <strong>le</strong>s étoffes, <strong>le</strong>s tâtaient, stationnaient là des heures,sans se décider. Mais un grand succès s'indiquait surtout pour <strong>le</strong> Paris-Bonheur,autour duquel grandissait une de ces poussées d'engouement, dont la brusque fièvredécide d'une mode en un jour. Tous <strong>le</strong>s vendeurs n'étaient occupés qu'à métrer decette soie; on voyait, au-dessus des chapeaux, luire l'éclair pâ<strong>le</strong> des lés dépliés, dans<strong>le</strong> continuel va-et-vient des doigts <strong>le</strong> long des mètres de chêne, suspendus à des tigesde cuivre; on entendait <strong>le</strong> bruit des ciseaux mordant <strong>le</strong> tissu, et cela sans arrêt, au furet à mesure du déballage, comme s'il n'y avait pas eu assez de bras pour suffire auxmains gloutonnes et tendues des clientes.- C'est qu'el<strong>le</strong> n'est vraiment pas vilaine pour cinq francs soixante, dit MmeDesforges, qui avait réussi à s'emparer d'une pièce, sur <strong>le</strong> bord d'une tab<strong>le</strong>.Mme Marty et sa fil<strong>le</strong> Va<strong>le</strong>ntine éprouvaient une désillusion. Les journaux enavaient tant parlé, qu'el<strong>le</strong>s s'attendaient à quelque chose de plus fort et de plusbrillant. Mais Bouthemont venait de reconnaître Mme Desforges, et désireux de fairesa cour à une bel<strong>le</strong> personne qu'on prétendait toute puissante sur <strong>le</strong> patron, ils'avançait avec son amabilité un peu grosse. Comment ! On ne la servait pas ! C'étaitimpardonnab<strong>le</strong> ! El<strong>le</strong> devait se montrer indulgente, car on ne savait vraiment plus oùdonner de la tête. Et il cherchait des chaises au milieu des jupes voisines, il riait deson rire bon enfant, où il y avait un amour brutal de la femme, qui ne semblait pasdéplaire à Henriette.- Dites donc, murmura Favier, en allant prendre un carton de velours dans unecase, derrière Hutin, voilà Bouthemont qui vous fait votre particulière.Hutin avait oublié Mme Desforges, mis hors de lui par une vieil<strong>le</strong> dame, qui,après l'avoir gardé un quart d'heure, venait d'acheter un mètre de satin noir pour un


corset. Dans <strong>le</strong>s moments de presse, on ne tenait plus compte du tab<strong>le</strong>au de ligne, <strong>le</strong>svendeurs servaient au hasard des clientes. Et il répondait à Mme Boutarel, en traind'achever son après-midi au Bonheur des Dames, où el<strong>le</strong> était déjà restée troisheures <strong>le</strong> matin, lorsque l'avertissement de Favier lui causa un sursaut. Est-ce qu'ilallait manquer la bonne amie du patron, dont il avait juré de tirer cent sous ? Ce serait<strong>le</strong> comb<strong>le</strong> de la malchance, car il ne s'était pas encore fait trois francs, avec tous cesautres chignons qui traînaient !Bouthemont, justement, répétait très haut :- Voyons, messieurs, quelqu'un par ici !Alors, Hutin passa Mme Boutarel à Robineau inoccupé.- Tenez ! Madame, adressez-vous au second… il vous répondra mieux quemoi.Et il se précipita, il se fit remettre <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s de Mme Marty par <strong>le</strong> vendeur auxlainages, qui avait accompagné ces dames. Ce jour-là, une excitation nerveuse devaittroub<strong>le</strong>r la délicatesse de son flair. D'habitude, au premier coup d'œil jeté sur unefemme, il disait si el<strong>le</strong> achèterait, et la quantité. Puis, il dominait la cliente, il se hâtaitde l'expédier pour passer à une autre, en lui imposant son choix, en lui persuadantqu'il savait mieux qu'el<strong>le</strong> l'étoffe dont el<strong>le</strong> avait besoin.- Madame, quel genre de soie ? demanda-t-il de son air <strong>le</strong> plus galant.Mme Desforges ouvrait à peine la bouche, qu'il reprenait :- Je sais, j'ai votre affaire.Quand la pièce de Paris-Bonheur fut dépliée, sur un coin étroit du comptoir,entre des amoncel<strong>le</strong>ments d'autres soies, Mme Marty et sa fil<strong>le</strong> s'approchèrent. Hutin,un peu inquiet, comprit qu'il s'agissait d'abord d'une fourniture pour cel<strong>le</strong>s-ci. Desparo<strong>le</strong>s à demi-voix s'échangeaient, Mme Desforges conseillait son amie.- Oh ! sans doute, murmurait-el<strong>le</strong>, une soie de cinq francs soixante n'en vaudrajamais une de quinze, ni même une de dix.- El<strong>le</strong> est bien chiffon, répétait Mme Marty. J'ai peur que, pour un manteau, el<strong>le</strong>n'ait point assez de corps.Cette remarque fit intervenir <strong>le</strong> vendeur. Il avait une politesse exagéréed'homme qui ne peut se tromper.- Mais, madame, la soup<strong>le</strong>sse est la qualité de cette soie. El<strong>le</strong> ne se chiffonnepas… C'est absolument ce qu'il vous faut.Impressionnées par une tel<strong>le</strong> assurance, ces dames se taisaient. El<strong>le</strong> avaientrepris l'étoffe, l'examinaient de nouveau, lorsqu'el<strong>le</strong>s se sentirent touchées à l'épau<strong>le</strong>.C'était Mme Guibal qui, depuis une heure, marchait dans <strong>le</strong> magasin, d'un pas depromenade, donnant à ses yeux la joie des richesses entassées, sans acheterseu<strong>le</strong>ment un mètre de calicot. Et il y eut encore là une explosion de bavardages.- Comment ! C'est vous !- Oui, c'est moi, un peu bousculée seu<strong>le</strong>ment.- N'est-ce pas ? Il y a du monde, on ne circu<strong>le</strong> plus… Et <strong>le</strong> salon oriental ?- Ravissant !- Mon Dieu ! Quel succès !… Restez donc, nous irons là-haut ensemb<strong>le</strong>.- Non, merci, j'en viens.Hutin attendait, cachant son impatience sous <strong>le</strong> sourire qui ne quittait pas seslèvres. Est-ce qu'el<strong>le</strong>s allaient <strong>le</strong> tenir longtemps là ? Les femmes vraiment segênaient peu, c'était comme si el<strong>le</strong>s lui avaient volé de l'argent dans sa bourse. Enfin,Mme Guibal s'éloigna, continua sa <strong>le</strong>nte promenade en tournant d'un air ravi, autourdu grand étalage de soies.- Moi, à votre place, j'achèterais <strong>le</strong> manteau tout fait, dit Mme Desforges enrevenant au Paris-Bonheur, ça vous coûtera moins cher.


- Il est vrai qu'avec <strong>le</strong>s garnitures et la façon, murmura Mme Marty. Puis, on a<strong>le</strong> choix.Toutes trois s'étaient <strong>le</strong>vées. Mme Desforges reprit, debout devant Hutin :- Veuil<strong>le</strong>z nous conduire aux confections.Il resta saisi, n'étant pas habitué à de pareil<strong>le</strong>s défaites. Comment ! La damebrune n'achetait rien ! Son flair l'avait donc trompé ! Il abandonna Mme Marty, il insistaauprès d'Henriette, essaya sur el<strong>le</strong> sa puissance de bon vendeur.- Et vous, madame, ne désirez-vous pas voir nos satins, nos velours ?… Nousavons des occasions extraordinaires.- Merci, une autre fois, répondit-el<strong>le</strong> tranquil<strong>le</strong>ment, en ne <strong>le</strong> regardant pas plusqu'el<strong>le</strong> n'avait regardé Mignot.Hutin dut reprendre <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s de Mme Marty et marcher devant ces dames,pour <strong>le</strong>s mener aux confections. Mais il eut encore la dou<strong>le</strong>ur de voir que Robineauétait en train de vendre à Mme Boutarel un fort métrage de soie. Décidément, il n'avaitplus de nez, il ne ferait pas quatre sous. Une rage d'homme dépouillé, mangé par <strong>le</strong>sautres, s'aigrissait sous la correction aimab<strong>le</strong> de ses manières.- Au premier, mesdames, dit-il, sans cesser de sourire.Ce n'était plus chose faci<strong>le</strong> que de gagner l'escalier. Une hou<strong>le</strong> compacte detêtes roulait sous <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries, s'élargissant en f<strong>le</strong>uve débordé au milieu du hall. Touteune batail<strong>le</strong> du négoce montait, <strong>le</strong>s vendeurs tenaient à merci ce peup<strong>le</strong> de femmes,qu'ils se passaient des uns aux autres, en luttant de hâte. L'heure était venue dubran<strong>le</strong> formidab<strong>le</strong> de l'après-midi, quand la machine surchauffée, menait la danse desclientes et <strong>le</strong>ur tirait l'argent de la chair. À la soie surtout, une folie soufflait, <strong>le</strong> Paris-Bonheur ameutait une fou<strong>le</strong> tel<strong>le</strong>, que, pendant plusieurs minutes, Hutin ne put faireun pas; et Henriette, suffoquée, ayant <strong>le</strong>vé <strong>le</strong>s yeux, aperçut en haut de l'escalierMouret, qui revenait toujours à cette place, d'où il voyait la victoire. El<strong>le</strong> sourit,espérant qu'il descendrait la dégager. Mais il ne la distinguait même pas dans lacohue, il était encore avec Vallagnosc, occupé à lui montrer la maison, la facerayonnante de triomphe. Maintenant, la trépidation intérieure étouffait <strong>le</strong>s bruits dudehors; on n'entendait plus ni <strong>le</strong> rou<strong>le</strong>ment des fiacres, ni <strong>le</strong> battement des portières; ilne restait, au-delà du grand murmure de la vente, que <strong>le</strong> sentiment de Paris immense,d'une immensité qui toujours fournirait des acheteuses. Dans l'air immobi<strong>le</strong>, oùl'étouffement du calorifère, attiédissait l'odeur des étoffes, <strong>le</strong> brouhaha augmentait, faitde tous <strong>le</strong>s bruits, du piétinement continu, des mêmes phrases cent fois répétéesautour des comptoirs, de l'or sonnant sur <strong>le</strong> cuivre des caisses assiégées par unebousculade de porte-monnaie, des paniers roulants dont <strong>le</strong>s charges de paquetstombaient sans relâche dans <strong>le</strong>s caves béantes. Et, sous la fine poussière, toutarrivait à se confondre, on ne reconnaissait pas la division des rayons : là-bas, lamercerie paraissait noyée; plus loin, au blanc, un ang<strong>le</strong> de so<strong>le</strong>il, entré par la vitrinede la rue Neuve Saint-Augustin, était comme une flèche d'or dans la neige; ici, à laganterie et aux lainages, une masse épaisse de chapeaux, et de chignons barrait <strong>le</strong>slointains du magasin. On ne voyait même plus <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>ttes, <strong>le</strong>s coiffures seu<strong>le</strong>ssurnageaient, bariolées de plumes et de rubans; quelques chapeaux d'hommemettaient des taches noires, tandis que <strong>le</strong> teint pâ<strong>le</strong> des femmes, dans la fatigue et lacha<strong>le</strong>ur, prenait des transparences de camélia. Enfin, grâce à ses coudes vigoureux,Hutin ouvrit un chemin à ces dames en marchant devant el<strong>le</strong>s. Mais, quand el<strong>le</strong> eutmonté l'escalier, Henriette ne trouva plus Mouret, qui venait de plonger Vallagnosc enp<strong>le</strong>ine fou<strong>le</strong>, pour achever de l'étourdir, et pris lui-même du besoin physique de cebain du succès. Il perdait délicieusement ha<strong>le</strong>ine, c'était là contre ses membrescomme un long embrassement de toute sa clientè<strong>le</strong>.


- À gauche, mesdames, dit Hutin, de sa voix prévenante, malgré sonexaspération qui grandissait.En haut, l'encombrement était <strong>le</strong> même. On envahissait jusqu'au rayon del'ameub<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong> plus calme d'ordinaire. Les châ<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s fourrures, la lingeriegrouillaient de monde. Comme ces dames traversaient <strong>le</strong> rayon des dentel<strong>le</strong>s, unenouvel<strong>le</strong> rencontre se produisit. Mme de Boves était là, avec sa fil<strong>le</strong> Blanche, toutesdeux enfoncées dans des artic<strong>le</strong>s que Deloche <strong>le</strong>ur montrait. Et Hutin dut faire encoreune station, <strong>le</strong> paquet à la main.- Bonjour !… Je pensais à vous.- Moi, je vous ai cherchée. Mais comment vou<strong>le</strong>z-vous qu'on se retrouve, aumilieu de ce monde ?- C'est magnifique, n'est-ce pas ?- Éblouissant, ma chère. Nous ne tenons plus debout.- Et vous achetez ?- Oh ! Non, nous regardons. Ça nous repose un peu, d'être assises.En effet, Mme de Boves, n'ayant guère dans son porte-monnaie que l'argent desa voiture, faisait sortir des cartons, toutes sortes de dentel<strong>le</strong>s, pour <strong>le</strong> plaisir de <strong>le</strong>svoir et de <strong>le</strong>s toucher. El<strong>le</strong> avait senti chez Deloche <strong>le</strong> vendeur débutant, d'unegaucherie <strong>le</strong>nte, qui n'ose résister aux caprices des dames; et el<strong>le</strong> abusait de sacomplaisance effarée, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> tenait depuis une demi-heure, demandant toujours denouveaux artic<strong>le</strong>s. Le comptoir débordait, el<strong>le</strong> plongeait <strong>le</strong>s mains dans ce flot montantde guipures, de malines, de va<strong>le</strong>nciennes, de chantilly, <strong>le</strong>s doigts tremblants de désir,<strong>le</strong> visage peu à peu chauffé d'une joie sensuel<strong>le</strong>; tandis que Blanche, près d'el<strong>le</strong>,travaillée de la même passion, était très pâ<strong>le</strong>, la chair soufflée et mol<strong>le</strong>.Cependant, la conversation continuait, Hutin <strong>le</strong>s aurait giflées, immobi<strong>le</strong>,attendant <strong>le</strong>ur bon plaisir.- Tiens ! dit Mme Marty, vous regardez des cravates et des voi<strong>le</strong>ttes pareil<strong>le</strong>saux miennes.C'était vrai, Mme de Boves, que <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s de Mme Marty tourmentaientdepuis <strong>le</strong> samedi, n'avait pu résister au besoin de se frotter du moins aux mêmesmodè<strong>le</strong>s, puisque la gêne où son mari la laissait ne lui permettait pas de <strong>le</strong>s emporter.El<strong>le</strong> rougit légèrement, el<strong>le</strong> expliqua que Blanche avait voulu voir <strong>le</strong>s cravates deblonde espagno<strong>le</strong>. Puis, el<strong>le</strong> ajouta :- Vous al<strong>le</strong>z aux confections… Eh bien ! À tout à l'heure.Vou<strong>le</strong>z-vous dans <strong>le</strong> salon oriental ?- C'est ça, dans <strong>le</strong> salon oriental… Hein ? Superbe !El<strong>le</strong>s se séparèrent en se pâmant, au milieu de l'encombrement produit par lavente des entre-deux et des petites garnitures à bas prix. Deloche, heureux d'êtreoccupé, s'était remis à vider <strong>le</strong>s cartons devant la mère et la fil<strong>le</strong>. Et, <strong>le</strong>ntement, parmi<strong>le</strong>s groupes pressés <strong>le</strong> long des comptoirs, l'inspecteur Jouve se promenait de sonallure militaire, étalant sa décoration, gardant ces marchandises précieuses et fines, sifaci<strong>le</strong>s à cacher au fond d'une manche. Quand il passa derrière Mme de Boves,surpris de la voir <strong>le</strong>s bras plongés dans un tel flot de dentel<strong>le</strong>s, il jeta un regard vif surses mains fiévreuses.- À droite, mesdames, dit Hutin en reprenant sa marche.Il était hors de lui. N'était-ce donc pas assez de lui faire manquer une vente, enbas ? Voilà qu'el<strong>le</strong>s l'attardaient maintenant, à chaque détour du magasin ! Et, dansson irritation, il y avait surtout la rancune des rayons de tissus contre <strong>le</strong>s rayonsd'artic<strong>le</strong>s confectionnés, en lutte continuel<strong>le</strong>, se disputant <strong>le</strong>s clientes, se volant <strong>le</strong>urtant pour cent et <strong>le</strong>ur guelte. La soie, plus que <strong>le</strong>s lainages encore, enrageait, lorsqu'il


lui fallait conduire aux confections une dame, qui se décidait pour un manteau, aprèss'être fait montrer des taffetas et des fail<strong>le</strong>s.- Mademoisel<strong>le</strong> Vadon ! dit Hutin d'une voix qui se fâchait, lorsqu'il fut enfindans <strong>le</strong> comptoir.Mais cel<strong>le</strong>-ci passa sans l'écouter, toute à une vente qu'el<strong>le</strong> bâclait. La pièceétait p<strong>le</strong>ine, une queue de monde la traversait dans un bout, entrant et sortant par laporte des dentel<strong>le</strong>s et cel<strong>le</strong> de la lingerie, qui se faisaient face; tandis que, au fond,des clientes en tail<strong>le</strong> essayaient des vêtements, <strong>le</strong>s reins cambrés devant <strong>le</strong>s glaces.La moquette rouge étouffait <strong>le</strong> bruit des pas, la voix haute et lointaine du rez-dechausséese mourait, ce n'était plus que <strong>le</strong> murmure discret; la cha<strong>le</strong>ur d'un salon,alourdie par toute une cohue de femmes.- Mademoisel<strong>le</strong> Prunaire ! cria Hutin.Et, comme cel<strong>le</strong>-là ne s'arrêtait pas davantage, il ajouta entre ses dents, demanière à ne pouvoir être entendu :- Tas de guenons !Lui, surtout, ne <strong>le</strong>s aimait guère, <strong>le</strong>s jambes cassées de monter l'escalier pour<strong>le</strong>ur amener des acheteuses, furieux du gain qu'il <strong>le</strong>s accusait de lui prendre ainsidans la poche. C'était une lutte sourde, où el<strong>le</strong>s-mêmes apportaient une éga<strong>le</strong> âpreté;et, dans <strong>le</strong>ur fatigue commune, toujours sur pied, la chair morte, <strong>le</strong>s sexesdisparaissaient, il ne restait plus face à face que des intérêts contraires, irrités par lafièvre du négoce.- Alors, il n'y a personne ? demanda Hutin.Mais il aperçut Denise. On l'occupait au déplié depuis <strong>le</strong> matin, on ne lui avaitabandonné que quelques ventes douteuses, qu'el<strong>le</strong> avait manquées d'ail<strong>le</strong>urs. Quandil la reconnut, occupée à débarrasser une tab<strong>le</strong> d'un tas énorme de vêtements, ilcourut la chercher.- Tenez ! Mademoisel<strong>le</strong>, servez donc ces dames qui attendent.Vivement, il lui mit sur <strong>le</strong> bras <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s de Mme Marty, qu'il était las depromener. Son sourire revenait, et il y avait, dans ce sourire, la secrète méchancetéd'un vendeur d'expérience, se doutant de l'embarras où il allait jeter ces dames et lajeune fil<strong>le</strong>. Cel<strong>le</strong>-ci, cependant, demeurait tout émue devant cette vente inespérée quise présentait. Pour la seconde fois, il lui apparaissait comme un ami inconnu, fraterne<strong>le</strong>t tendre, toujours prêt dans l'ombre à la sauver. Ses yeux brillèrent de gratitude, el<strong>le</strong><strong>le</strong> suivit d'un long regard, pendant qu'il jouait des coudes, afin de regagner son rayonau plus vite.- Je désirerais un manteau, dit Mme Marty.Alors, Denise la questionna. Quel genre de manteau ? Mais la cliente n'ensavait rien, el<strong>le</strong> n'avait pas d'idée, el<strong>le</strong> voulait voir <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s de la maison. Et lajeune fil<strong>le</strong>, très lasse déjà, étourdie par <strong>le</strong> monde, perdit la tête; el<strong>le</strong> n'avait jamaisservi qu'une clientè<strong>le</strong> rare, chez Cornail<strong>le</strong>, à Valognes; el<strong>le</strong> ignorait encore <strong>le</strong> nombredes modè<strong>le</strong>s, et <strong>le</strong>ur place, dans <strong>le</strong>s armoires. Aussi n'en finissait-el<strong>le</strong> plus derépondre aux deux amies qui s'impatientaient, lorsque Mme Aurélie aperçut MmeDesforges, dont el<strong>le</strong> devait connaître la liaison, car el<strong>le</strong> se hâta de venir demander :- On s'occupe de ces dames ?- Oui, cette demoisel<strong>le</strong> qui cherche là-bas, répondit Henriette.Mais el<strong>le</strong> n'a pas l'air très au courant, el<strong>le</strong> ne trouve rien.Du coup, la première acheva de paralyser Denise, en allant lui dire à demi-voix :- Vous voyez bien que vous ne savez pas. Tenez-vous tranquil<strong>le</strong>, je vous prie.Et appelant :- Mademoisel<strong>le</strong> Vadon, un manteau !


El<strong>le</strong> resta, pendant que Marguerite montrait <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s. Cel<strong>le</strong>-ci prenait avec<strong>le</strong>s clientes une voix sèchement polie, une attitude désagréab<strong>le</strong> de fil<strong>le</strong> vêtue de soie,frottée à toutes <strong>le</strong>s élégances, dont el<strong>le</strong> gardait à son insu même, la jalousie et larancune. Lorsqu'el<strong>le</strong> entendit Mme Marty dire qu'el<strong>le</strong> ne voulait pas dépasser deuxcents francs, el<strong>le</strong> eut une moue de pitié. Oh ! Madame mettrait davantage, il étaitimpossib<strong>le</strong> avec deux cents francs que madame trouvât quelque chose deconvenab<strong>le</strong>. Et el<strong>le</strong> jetait, sur un comptoir, <strong>le</strong>s manteaux ordinaires, d'un geste quisignifiait : «Voyez donc, est-ce pauvre !» Mme Marty n'osait <strong>le</strong>s trouver bien. El<strong>le</strong> sepencha pour murmurer à l'oreil<strong>le</strong> de Mme Desforges :- Hein ? N'aimez-vous pas mieux être servie par des hommes ?… On est plusà l'aise.Enfin, Marguerite apporta un manteau de soie garni de jais, qu'el<strong>le</strong> traitait avecrespect. Et Mme Aurélie appela Denise.- Servez à quelque chose, au moins… Mettez ça sur vos épau<strong>le</strong>s.Denise, frappée au cœur, désespérant de jamais réussir dans la maison, étaitdemeurée immobi<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s mains ballantes. On allait la renvoyer sans doute, <strong>le</strong>s enfantsseraient sans pain. Le brouhaha de la fou<strong>le</strong> bourdonnait dans sa tête, el<strong>le</strong> se sentaitchance<strong>le</strong>r, <strong>le</strong>s musc<strong>le</strong>s meurtris d'avoir sou<strong>le</strong>vé des brassées de vêtements, besognede manœuvre qu'el<strong>le</strong> n'avait jamais faite. Pourtant, il lui fallut obéir, el<strong>le</strong> dut laisserMarguerite draper <strong>le</strong> manteau sur el<strong>le</strong>, comme sur un mannequin.- Tenez-vous droite, dit Mme Aurélie.Mais, presque aussitôt, on oublia Denise. Mouret venait d'entrer avecVallagnosc et Bourdonc<strong>le</strong>; et il saluait ces dames, il recevait <strong>le</strong>urs compliments poursa magnifique exposition des nouveautés d'hiver. On se récria forcément sur <strong>le</strong> salonoriental. Vallagnosc, qui achevait sa promenade à travers <strong>le</strong>s comptoirs, témoignaitplus de surprise que d'admiration; car, après tout, pensait-il dans sa nonchalance depessimiste, ce n'était jamais que beaucoup de calicot à la fois. Quant à Bourdonc<strong>le</strong>, iloubliait qu'il était de l'établissement, il félicitait aussi son patron, afin de lui faire oublierses doutes et ses préoccupations inquiètes du matin.- Oui, oui, ça marche assez bien, je suis content, répétait Mouret radieux,répondant par un sourire aux tendres regards d'Henriette. Mais il ne faut pas que jevous dérange, mesdames.Alors, tous <strong>le</strong>s yeux revinrent sur Denise. El<strong>le</strong> s'abandonnait aux mains deMarguerite, qui la faisait tourner <strong>le</strong>ntement.- Hein ? Qu'en pensez-vous ? demanda Mme Marty à Mme Desforges.Cette dernière décidait, en arbitre suprême de la mode.- Il n'est pas mal, et de coupe origina<strong>le</strong>… Seu<strong>le</strong>ment, il me semb<strong>le</strong> peugracieux de la tail<strong>le</strong>.- Oh ! Intervint Mme Aurélie, il faudrait <strong>le</strong> voir sur madame el<strong>le</strong>- même… Vouscomprenez, il ne fait aucun effet sur mademoisel<strong>le</strong>, qui n'est guère étoffée…Redressez-vous donc, mademoisel<strong>le</strong>, donnez-lui toute son importance.On sourit. Denise était devenue très pâ<strong>le</strong>. Une honte la prenait, d'être ainsichangée en une machine qu'on examinait et dont on plaisantait librement. MmeDesforges, cédant à une antipathie de nature contraire, agacée par <strong>le</strong> visage doux dela jeune fil<strong>le</strong>, ajouta méchamment :- Sans doute, il irait mieux si la robe de mademoisel<strong>le</strong> était moins large.Et el<strong>le</strong> jetait à Mouret <strong>le</strong> regard moqueur d'une Parisienne, que l'attifementridicu<strong>le</strong> d'une provincia<strong>le</strong> égayait. Celui-ci sentit la caresse amoureuse de ce coupd'œil, <strong>le</strong> triomphe de la femme heureuse de sa beauté et de son art. Aussi, pargratitude d'homme adoré, crut-il devoir rail<strong>le</strong>r à son tour, malgré la bienveillance qu'iléprouvait pour Denise, dont sa nature galante subissait <strong>le</strong> charme secret.


- Puis, il faudrait être peignée, murmura-t-il.Ce fut <strong>le</strong> comb<strong>le</strong>. Le directeur daignait rire, toutes ces demoisel<strong>le</strong>s éclatèrent.Marguerite risqua un léger gloussement de fil<strong>le</strong> distinguée qui se retient; Clara avaitlâché une vente, pour se faire du bon sang à son aise; même des vendeuses de lalingerie étaient venues, attirées par la rumeur. Quant à ces dames, el<strong>le</strong>s s'amusaientplus discrètement, d'un air d'intelligence mondaine; tandis que, seul, <strong>le</strong> profil impérialde Mme Aurélie ne riait pas, comme si <strong>le</strong>s beaux cheveux sauvages et <strong>le</strong>s finesépau<strong>le</strong>s virgina<strong>le</strong>s de la débutante l'eussent déshonorée, dans la bonne tenue de sonrayon. Denise avait encore pâli, au milieu de tout ce monde qui se moquait. El<strong>le</strong> sesentait vio<strong>le</strong>ntée, mise à nu, sans défense. Quel<strong>le</strong> était donc sa faute, pour qu'ons'attaquât de la sorte à sa tail<strong>le</strong> trop mince, à son chignon trop lourd ? Mais el<strong>le</strong>souffrait surtout du rire de Mouret et de Mme Desforges, avertie par un instinct de <strong>le</strong>urentente, <strong>le</strong> cœur défaillant d'une dou<strong>le</strong>ur inconnue; cette dame était bien mauvaise,de s'en prendre ainsi à une pauvre fil<strong>le</strong> qui ne disait rien; et lui, décidément, la glaçaitd'une peur où tous ses autres sentiments sombraient, sans qu'el<strong>le</strong> pût <strong>le</strong>s analyser.Alors, dans son abandon de paria, atteinte à ses plus intimes pudeurs de femme etrévoltée contre l'injustice, el<strong>le</strong> étrangla <strong>le</strong>s sanglots qui lui montaient à la gorge.- N'est-ce pas ? Qu'el<strong>le</strong> se peigne demain, c'est inconvenant, répétait à MmeAurélie <strong>le</strong> terrib<strong>le</strong> Bourdonc<strong>le</strong>, qui dès l'arrivée avait condamné Denise, p<strong>le</strong>in demépris pour ses petits membres.Et la première vint enfin en<strong>le</strong>ver <strong>le</strong> manteau des épau<strong>le</strong>s de cel<strong>le</strong>- ci, en luidisant tout bas :- Eh bien ! Mademoisel<strong>le</strong>, voilà un joli début. Vraiment, si vous avez voulumontrer ce dont vous êtes capab<strong>le</strong>… On n'est pas plus sotte.Denise, de peur que <strong>le</strong>s larmes ne lui jaillissent des yeux, se hâta de retournerau tas de vêtements qu'el<strong>le</strong> transportait et qu'el<strong>le</strong> classait sur un comptoir. Là, aumoins, el<strong>le</strong> était perdue dans la fou<strong>le</strong>, la fatigue l'empêchait de penser. Mais el<strong>le</strong> sentitprès d'el<strong>le</strong> la vendeuse de la lingerie, qui, <strong>le</strong> matin déjà, avait pris sa défense. Cettedernière venait de suivre la scène, el<strong>le</strong> lui murmurait à l'oreil<strong>le</strong> :- Ma pauvre fil<strong>le</strong>, ne soyez donc pas si sensib<strong>le</strong>. Renfoncez ça, autrement onvous en fera bien d'autres… Moi qui vous par<strong>le</strong>, je suis de Chartres. Oui,parfaitement, Pauline Cugnot; et mes parents sont meuniers, là-bas… Eh bien ! Onm'aurait mangée, <strong>le</strong>s premiers jours, si je ne m'étais pas mise en travers… Allons, ducourage ! Donnez-moi la main, nous causerons gentiment, quand vous voudrez.Cette main qui se tendait, redoubla <strong>le</strong> troub<strong>le</strong> de Denise. El<strong>le</strong> la serrafurtivement, el<strong>le</strong> se hâta d'en<strong>le</strong>ver une lourde charge de pa<strong>le</strong>tots, craignant encore demal faire et d'être grondée, si on lui savait une amie.Cependant, Mme Aurélie el<strong>le</strong>-même venait de poser <strong>le</strong> manteau sur <strong>le</strong>sépau<strong>le</strong>s de Mme Marty, et l'on se récriait : Oh ! Très bien ! Ravissant ! Tout de suite,ça prenait une tournure. Mme Desforges déclara qu'on ne trouverait pas mieux. Il yeut des saluts, Mouret prit congé, tandis que Vallagnosc, qui avait aperçu auxdentel<strong>le</strong>s Mme de Boves et sa fil<strong>le</strong>, se hâta d'al<strong>le</strong>r offrir son bras à la mère. DéjàMarguerite, debout devant une des caisses de l'entresol, appelait <strong>le</strong>s divers achats deMme Marty, qui paya et qui donna l'ordre de porter <strong>le</strong> paquet dans sa voiture. MmeDesforges avait retrouvé tous ses artic<strong>le</strong>s à la caisse 10. Puis, ces dames serencontrèrent une fois encore dans <strong>le</strong> salon oriental. El<strong>le</strong>s partaient, mais ce fut aumilieu d'une crise bavarde d'admiration. Mme Guibal el<strong>le</strong>-même s'exaltait.- Oh ! Délicieux !… On se dirait là-bas !- N'est-ce pas, un vrai harem ? Et pas cher !- Les Smyrne, ah ! Les Smyrne ! Quels tons, quel<strong>le</strong> finesse !- Et ce Kurdistan, voyez donc ! Un Delacroix !


Lentement, la fou<strong>le</strong> diminuait. Des volées de cloche, à une heure d'interval<strong>le</strong>,avaient déjà sonné <strong>le</strong>s deux premières tab<strong>le</strong>s du soir; la troisième allait être servie, etdans <strong>le</strong>s rayons, peu à peu déserts, il ne restait que des clientes attardées, à qui <strong>le</strong>urrage de dépense faisait oublier l'heure. Du dehors ne venaient plus que <strong>le</strong>srou<strong>le</strong>ments des derniers fiacres, au milieu de la voix empâtée de Paris, un ronf<strong>le</strong>mentd'ogre repu, digérant <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s draps, <strong>le</strong>s soies et <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s, dont on <strong>le</strong> gavaitdepuis <strong>le</strong> matin. À l'intérieur, sous <strong>le</strong> flamboiement des becs de gaz, qui, brûlant dans<strong>le</strong> crépuscu<strong>le</strong>, avaient éclairé <strong>le</strong>s secousses suprêmes de la vente, c'était comme unchamp de batail<strong>le</strong> encore chaud du massacre des tissus. Les vendeurs, harassés defatigue, campaient parmi la débâc<strong>le</strong> de <strong>le</strong>urs casiers et de <strong>le</strong>urs comptoirs, queparaissait avoir saccagés <strong>le</strong> souff<strong>le</strong> furieux d'un ouragan. On longeait avec peine <strong>le</strong>sga<strong>le</strong>ries du rez-de-chaussée, obstruées par la débandade des chaises; il fallaitenjamber, à la ganterie, une barricade de cartons, entassés autour de Mignot; auxlainages, on ne passait plus du tout, Liénard sommeillait au-dessus d'une mer depièces, où des pi<strong>le</strong>s restées debout, à moitié détruites, semblaient des maisons dontun f<strong>le</strong>uve débordé charrie <strong>le</strong>s ruines; et, plus loin, <strong>le</strong> blanc avait neigé à terre, on butaitcontre des banquises de serviettes, on marchait sur <strong>le</strong>s flocons légers des mouchoirs.Mêmes ravages en haut, dans <strong>le</strong>s rayons de l'entresol : <strong>le</strong>s fourrures jonchaient <strong>le</strong>sparquets, <strong>le</strong>s confections s'amoncelaient comme des capotes de soldats mis hors decombat, <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s et la lingerie, dépliées, froissées, jetées au hasard, faisaientsonger à un peup<strong>le</strong> de femmes qui se serait déshabillé là, dans <strong>le</strong> désordre d'un coupde désir; tandis que, en bas, au fond de la maison, <strong>le</strong> service du départ, en p<strong>le</strong>ineactivité, dégorgeait toujours <strong>le</strong>s paquets dont il éclatait et qu'emportaient <strong>le</strong>s voitures,dernier bran<strong>le</strong> de la machine surchauffée. Mais, à la soie surtout, <strong>le</strong>s clientes s'étaientruées en masse; là, el<strong>le</strong>s avaient fait place nette; on y passait librement, <strong>le</strong> hall restaitnu, tout <strong>le</strong> colossal approvisionnement du Paris-Bonheur venait d'être déchiqueté,balayé, comme sous un vol de sauterel<strong>le</strong>s dévorantes. Et, au milieu de ce vide, Hutinet Favier feuil<strong>le</strong>taient <strong>le</strong>urs cahiers de débit, calculaient <strong>le</strong>ur tant pour cent, essoufflésde la lutte. Favier s'était fait quinze francs, Hutin n'avait pu arriver qu'à treize, battu cejour-là, enragé de sa mauvaise chance. Leurs yeux s'allumaient de la passion du gain,tout <strong>le</strong> magasin autour d'eux alignait éga<strong>le</strong>ment des chiffres et flambait d'une mêmefièvre, dans la gaieté bruta<strong>le</strong> des soirs de carnage.- Eh bien ! Bourdonc<strong>le</strong>, cria Mouret, tremb<strong>le</strong>z-vous encore ?Il était revenu à son poste favori, en haut de l'escalier de l'entresol, contre larampe; et, devant <strong>le</strong> massacre d'étoffes qui s'étalait sous lui, il avait un rire victorieux.Ses craintes du matin, ce moment d'impardonnab<strong>le</strong> faib<strong>le</strong>sse que personne neconnaîtrait jamais, <strong>le</strong> jetait à un besoin tapageur de triomphe. La campagne était doncdéfinitivement gagnée, <strong>le</strong> petit commerce du quartier mis en pièces, <strong>le</strong> baronHartmann conquis, avec ses millions et ses terrains. Pendant qu'il regardait <strong>le</strong>scaissiers penchés sur <strong>le</strong>urs registres, additionnant <strong>le</strong>s longues colonnes de chiffres,pendant qu'il écoutait <strong>le</strong> petit bruit de l'or, tombant de <strong>le</strong>urs doigts dans <strong>le</strong>s sébi<strong>le</strong>s decuivre, il voyait déjà <strong>le</strong> Bonheur des Dames grandir démesurément, élargir son hall,prolonger ses ga<strong>le</strong>ries jusqu'à la rue du Dix-Décembre.- Et maintenant, reprit-il, êtes-vous convaincu que la maison est trop petite ?…On aurait vendu <strong>le</strong> doub<strong>le</strong>.Bourdonc<strong>le</strong> s'humiliait, ravi du reste d'être dans son tort. Mais un spectac<strong>le</strong> <strong>le</strong>srendit graves. Comme tous <strong>le</strong>s soirs, Lhomme, premier caissier de la vente, venait decentraliser <strong>le</strong>s recettes particulières de chaque caisse; après <strong>le</strong>s avoir additionnées, ilaffichait la recette tota<strong>le</strong>, en embrochant dans sa pique de fer la feuil<strong>le</strong> où el<strong>le</strong> étaitinscrite; et il montait ensuite cette recette à la caisse centra<strong>le</strong>, dans un portefeuil<strong>le</strong> etdans des sacs, selon la nature du numéraire. Ce jour-là, l'or et l'argent dominaient, il


gravissait <strong>le</strong>ntement l'escalier, portant trois sacs énormes. Privé de son bras droit,coupé au coude, il <strong>le</strong>s serrait son bras gauche contre sa poitrine, il en maintenait unavec son menton, pour l'empêcher de glisser. Son souff<strong>le</strong> fort s'entendait de loin, ilpassait, écrasé et superbe, au milieu du respect des commis.- Combien, Lhomme ? demanda Mouret.Le caissier répondit :- Quatre-vingt mil<strong>le</strong> sept cent quarante-deux francs dix centimes !Un rire de jouissance sou<strong>le</strong>va <strong>le</strong> Bonheur des Dames. Le chiffre courait. C'était<strong>le</strong> plus gros chiffre qu'une maison de nouveautés eût encore jamais atteint en un jour.Et, <strong>le</strong> soir, lorsque Denise monta se coucher, el<strong>le</strong> s'appuyait aux cloisons del'étroit corridor, sous <strong>le</strong> zinc de la toiture. Dans sa chambre, la porte fermée, el<strong>le</strong>s'abandonna sur <strong>le</strong> lit, tel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s pieds lui faisaient du mal. Longtemps, el<strong>le</strong> regardad'un air hébété la tab<strong>le</strong> de toi<strong>le</strong>tte, l'armoire, toute cette nudité d'hôtel garni. C'étaitdonc là qu'el<strong>le</strong> allait vivre; et sa première journée se creusait, abominab<strong>le</strong>, sans fin.Jamais el<strong>le</strong> ne trouverait <strong>le</strong> courage de la recommencer. Puis, el<strong>le</strong> s'aperçut qu'el<strong>le</strong>était vêtue de soie; cet uniforme l'accablait, el<strong>le</strong> eut l'enfantillage, pour défaire samal<strong>le</strong>, de vouloir remettre sa vieil<strong>le</strong> robe de laine, restée au dossier d'une chaise. Maisquand el<strong>le</strong> fut rentrée dans ce pauvre vêtement à el<strong>le</strong>, une émotion l'étrangla, <strong>le</strong>ssanglots qu'el<strong>le</strong> contenait depuis <strong>le</strong> matin crevèrent brusquement en un flot de larmeschaudes. El<strong>le</strong> était retombée sur <strong>le</strong> lit, el<strong>le</strong> p<strong>le</strong>urait au souvenir de ses deux enfants,el<strong>le</strong> p<strong>le</strong>urait toujours sans avoir la force de se déchausser, ivre de fatigue et detristesse.


V.Le <strong>le</strong>ndemain, Denise était descendue au rayon depuis une demi- heure àpeine, lorsque Mme Aurélie lui dit de sa voix brève.- Mademoisel<strong>le</strong>, on vous demande à la direction.La jeune fil<strong>le</strong> trouva Mouret seul, assis dans <strong>le</strong> grand cabinet tendu de repsvert. Il venait de se rappe<strong>le</strong>r «la mal peignée», comme la nommait Bourdonc<strong>le</strong>; et luiqui répugnait d'ordinaire au rô<strong>le</strong> de gendarme, il avait eu l'idée de la faire comparaîtrepour la secouer un peu, si el<strong>le</strong> était toujours fagotée en provincia<strong>le</strong>. La veil<strong>le</strong>, malgrésa plaisanterie, il avait éprouvé devant Mme Desforges, une contrariété d'amourpropre,en voyant discuter l'élégance d'une de ses vendeuses. C'était, chez lui, unsentiment confus, un mélange de sympathie et de colère.- Mademoisel<strong>le</strong>, commença-t-il, nous vous avions pris par égard pour votreonc<strong>le</strong>, et il ne faut pas nous mettre dans la triste nécessité…Mais il s'arrêta. En face de lui, de l'autre côté du bureau, Denise se tenaitdroite, sérieuse et pâ<strong>le</strong>. Sa robe de soie n'était plus trop large, serrant sa tail<strong>le</strong> ronde,moulant <strong>le</strong>s lignes pures de ses épau<strong>le</strong>s de vierge; et, si sa chevelure, nouée engrosses tresses, restait sauvage, el<strong>le</strong> tâchait du moins de se contenir. Après s'êtreendormie toute vêtue, <strong>le</strong>s yeux épuisés de larmes, la jeune fil<strong>le</strong>, en se réveillant versquatre heures, avait eu honte de cette crise de sensibilité nerveuse. Et el<strong>le</strong> s'étaitmise immédiatement à rétrécir la robe, el<strong>le</strong> avait passé une heure devant l'étroitmiroir, <strong>le</strong> peigne dans ses cheveux, sans pouvoir <strong>le</strong>s réduire, comme el<strong>le</strong> l'auraitvoulu.- Ah ! Dieu merci ! murmura Mouret, vous êtes mieux, ce matin…Seu<strong>le</strong>ment, ce sont encore ces diab<strong>le</strong>sses de mèches !Il s'était <strong>le</strong>vé, il vint corriger sa coiffure, du même geste familier dont MmeAurélie avait essayé de <strong>le</strong> faire la veil<strong>le</strong>.- Tenez ! Rentrez donc ça derrière l'oreil<strong>le</strong>… Le chignon est trop haut.El<strong>le</strong> n'ouvrait pas la bouche, el<strong>le</strong> se laissait arranger. Malgré son serment d'êtreforte, el<strong>le</strong> était arrivée toute froide dans <strong>le</strong> cabinet, avec la certitude qu'on l'appelaitpour lui signifier son renvoi. Et l'évidente bienveillance de Mouret ne la rassurait pas,el<strong>le</strong> continuait à <strong>le</strong> redouter, à ressentir près de lui ce malaise qu'el<strong>le</strong> expliquait par untroub<strong>le</strong> bien naturel, devant l'homme puissant dont sa destinée dépendait. Quand il lavit si tremblante sous ses mains qui lui eff<strong>le</strong>uraient la nuque, il eut regret de cemouvement d'obligeance, car il craignait surtout de perdre son autorité.- Enfin, mademoisel<strong>le</strong>, reprit-il en mettant de nouveau <strong>le</strong> bureau entre el<strong>le</strong> et lui,tâchez de veil<strong>le</strong>r sur votre tenue. Vous n'êtes pas à Valognes, étudiez nosParisiennes… Si <strong>le</strong> nom de votre onc<strong>le</strong> a suffi pour vous ouvrir notre maison, je veuxcroire que vous tiendrez ce que votre personne m'a semblé promettre. Le malheur estque tout <strong>le</strong> monde ici ne partage point mon avis… Vous voilà prévenue, n'est-ce pas ?Ne me faites pas mentir.Il la traitait en enfant, avec plus de pitié que de bonté, sa curiosité du fémininsimp<strong>le</strong>ment mise en éveil par la femme troublante qu'il sentait naître chez cette enfantpauvre et maladroite. Et el<strong>le</strong>, pendant qu'il la sermonnait, ayant aperçu <strong>le</strong> portrait deMme Hédouin, dont <strong>le</strong> beau visage régulier souriait gravement dans <strong>le</strong> cadre d'or, setrouvait reprise d'un frisson, malgré <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s encourageantes qu'il lui adressait.C'était la dame morte, cel<strong>le</strong> que <strong>le</strong> quartier l'accusait d'avoir tuée, pour fonder lamaison sur <strong>le</strong> sang de ses membres.Mouret parlait toujours.- Al<strong>le</strong>z, dit-il enfin, assis et continuant à écrire.El<strong>le</strong> s'en alla, el<strong>le</strong> eut dans <strong>le</strong> corridor un soupir de profond soulagement.


À partir de ce jour, Denise montra son grand courage. Sous <strong>le</strong>s crises de sasensibilité, il y avait une raison sans cesse agissante, toute une bravoure d'être faib<strong>le</strong>et seul, s'obstinant gaiement au devoir qu'el<strong>le</strong> s'imposait. El<strong>le</strong> faisait peu de bruit, el<strong>le</strong>allait devant el<strong>le</strong>, droit à son but, par-dessus <strong>le</strong>s obstac<strong>le</strong>s; et cela simp<strong>le</strong>ment,naturel<strong>le</strong>ment, car sa nature même était dans cette douceur invincib<strong>le</strong>.D'abord, el<strong>le</strong> eut à surmonter <strong>le</strong>s terrib<strong>le</strong>s fatigues du rayon. Les paquets devêtements lui cassaient <strong>le</strong>s bras, au point que, pendant <strong>le</strong>s six premières semaines,el<strong>le</strong> criait la nuit en se retournant, courbaturée, <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s meurtries. Mais el<strong>le</strong> souffritplus encore de ses souliers, de gros souliers apportés de Valognes, et que <strong>le</strong> manqued'argent l'empêchait de remplacer par des bottines légères. Toujours debout, piétinantdu matin au soir, grondée si on la voyait s'appuyer une minute contre la boiserie, el<strong>le</strong>avait <strong>le</strong>s pieds enflés, des petits pieds de fil<strong>le</strong>tte qui semblaient broyés dans desbrodequins de torture; <strong>le</strong>s talons battaient de fièvre, la plante s'était couverted'ampou<strong>le</strong>s, dont la peau arrachée se collait à ses bas. Puis, el<strong>le</strong> éprouvait undélabrement du corps entier, <strong>le</strong>s membres et <strong>le</strong>s organes tirés par cette lassitude desjambes, de brusques troub<strong>le</strong>s dans son sexe de femme, que trahissaient <strong>le</strong>s pâ<strong>le</strong>scou<strong>le</strong>urs de sa chair. Et el<strong>le</strong>, si mince, l'air si fragi<strong>le</strong>, résista, pendant que beaucoupde vendeuses devaient quitter <strong>le</strong>s nouveautés, atteintes de maladies spécia<strong>le</strong>s. Sabonne grâce à souffrir, l'entêtement de sa vaillance la maintenaient souriante et droite,lorsqu'el<strong>le</strong> défaillait, à bout de forces, épuisée par un travail auquel des hommesauraient succombé.Ensuite, son tourment fut d'avoir <strong>le</strong> rayon contre el<strong>le</strong>. Au martyre physiques'ajoutait la sourde persécution de ses camarades. Après deux mois de patience et dedouceur, el<strong>le</strong> ne <strong>le</strong>s avait pas encore désarmées. C'étaient des mots b<strong>le</strong>ssants, desinventions cruel<strong>le</strong>s, une mise à l'écart qui la frappait au cœur, dans son besoin detendresse. On l'avait longtemps plaisantée sur son début fâcheux; <strong>le</strong>s mots de«sabot», de «tête de pioche» circulaient, cel<strong>le</strong>s qui manquaient une vente étaientenvoyées à Valognes, el<strong>le</strong> passait enfin pour la bête du comptoir. Puis, lorsqu'el<strong>le</strong> serévéla plus tard comme une vendeuse remarquab<strong>le</strong>, au courant désormais dumécanisme de la maison, il y eut une stupeur indignée; et, à partir de ce moment, cesdemoisel<strong>le</strong>s s'entendirent de manière à ne jamais lui laisser une cliente sérieuse.Marguerite et Clara la poursuivaient d'une haine instinctive, serraient <strong>le</strong>s rangs pourne pas être mangées par cette nouvel<strong>le</strong> venue, qu'el<strong>le</strong>s redoutaient sous <strong>le</strong>uraffectation de dédain. Quant à Mme Aurélie, el<strong>le</strong> était b<strong>le</strong>ssée de la réserve fière de lajeune fil<strong>le</strong>, qui ne tournait pas autour de sa jupe d'un air d'admiration caressante;aussi l'abandonnait-el<strong>le</strong> aux rancunes de ses favorites, des préférées de sa Cour,toujours agenouillées, occupées à la nourrir d'une flatterie continue, dont sa fortepersonne autoritaire avait besoin pour s'épanouir. Un instant, la seconde, MmeFrédéric, parut ne pas entrer dans <strong>le</strong> complot; mais ce devait être par inadvertance,car el<strong>le</strong> se montra éga<strong>le</strong>ment dure, dès qu'el<strong>le</strong> s'aperçut des ennuis où ses bonnesmanières pouvaient la mettre. Alors l'abandon fut comp<strong>le</strong>t, toutes s'acharnèrent sur«la mal peignée», cel<strong>le</strong>-ci vécut dans une lutte de chaque heure, n'arrivant avec toutson courage qu'à se maintenir au rayon, diffici<strong>le</strong>ment.Maintenant, tel<strong>le</strong> était sa vie. Il lui fallait sourire, faire la brave et la gracieuse,dans une robe de soie qui ne lui appartenait point; et el<strong>le</strong> agonisait de fatigue, malnourrie, mal traitée, sous la continuel<strong>le</strong> menace d'un renvoi brutal. Sa chambre étaitson unique refuge, <strong>le</strong> seul endroit où el<strong>le</strong> s'abandonnait encore à des crises delarmes, lorsqu'el<strong>le</strong> avait trop souffert durant <strong>le</strong> jour. Mais un froid terrib<strong>le</strong> y tombait duzinc de la toiture, couverte des neiges de décembre; el<strong>le</strong> devait se pelotonner dansson lit, jeter tous ses vêtements sur el<strong>le</strong>, p<strong>le</strong>urer sous la couverture, pour que la geléene lui gerçât pas <strong>le</strong> visage. Mouret ne lui adressait plus la paro<strong>le</strong>. Quand el<strong>le</strong>


encontrait <strong>le</strong> regard sévère de Bourdonc<strong>le</strong> pendant <strong>le</strong> service, el<strong>le</strong> était prise d'untremb<strong>le</strong>ment, car el<strong>le</strong> sentait en lui un ennemi naturel, qui ne lui pardonnerait pas laplus légère faute. Et, au milieu de cette hostilité généra<strong>le</strong>, l'étrange bienveillance del'inspecteur Jouve l'étonnait; s'il la trouvait à l'écart, il lui souriait, cherchait un motaimab<strong>le</strong>; deux fois, il lui avait évité des réprimandes, sans qu'el<strong>le</strong> lui en témoignât dela gratitude, plus troublée que touchée de sa protection.Un soir, après <strong>le</strong> dîner, comme ces demoisel<strong>le</strong>s rangeaient <strong>le</strong>s armoires,Joseph vint avertir Denise qu'un jeune homme la demandait, en bas. El<strong>le</strong> descendit,très inquiète.- Tiens ! dit Clara, la mal peignée a donc un amoureux ?- Faut avoir faim, dit Marguerite.En bas, sous la porte, Denise trouva son frère Jean. El<strong>le</strong> lui avait formel<strong>le</strong>mentdéfendu de se présenter ainsi au magasin, ce qui produisait <strong>le</strong> plus mauvais effet.Mais el<strong>le</strong> n'osa <strong>le</strong> gronder, tel<strong>le</strong>ment il paraissait hors de lui, sans casquette, essouffléd'être venu en courant du faubourg du Temp<strong>le</strong>.- As-tu dix francs ? Balbutia-t-il. Donne-moi dix francs ou je suis un hommeperdu.Ce grand galopin aux cheveux blonds envolés, était si drô<strong>le</strong>, avec son beauvisage de fil<strong>le</strong>, en lançant cette phrase de mélodrame, qu'el<strong>le</strong> aurait souri, sansl'angoisse où la mettait la demande d'argent.- Comment ! Dix francs ? murmura-t-el<strong>le</strong>. Qu'y a-t-il donc ?Il rougit, il expliqua qu'il avait rencontré la sœur d'un camarade. Denise <strong>le</strong> fittaire, gagnée par son embarras, n'ayant pas besoin d'en savoir davantage. À deuxreprises, il était accouru déjà pour pratiquer des emprunts semblab<strong>le</strong>s; mais ils'agissait seu<strong>le</strong>ment, la première fois de vingt-cinq sous, et la seconde de trente sous.Toujours il retombait dans des histoires de femme.- Je ne peux pas te donner dix francs, reprit-el<strong>le</strong>. Le mois de Pépé n'est pasencore payé, et j'ai tout juste l'argent. Il me restera à peine de quoi acheter desbottines dont j'ai grand besoin… À la fin, tu n'es pas raisonnab<strong>le</strong>, Jean. C'est très mal.- Alors, je suis perdu, répéta-t-il avec un geste tragique. Écoute, petite sœur :c'est une grande brune, nous sommes allés au café en compagnie du frère, moi je neme doutais pas que <strong>le</strong>s consommations…El<strong>le</strong> dut l'interrompre de nouveau, et comme des larmes montaient aux yeux ducher écervelé, el<strong>le</strong> tira son porte-monnaie, en sortit une pièce de dix francs, qu'el<strong>le</strong> luiglissa dans la main. Tout de suite, il se mit à rire.- Je savais bien… Mais, paro<strong>le</strong> d'honneur ! Jamais plus désormais ! Il faudraitêtre un fameux chenapan.Et il reprit sa course, après l'avoir baisée sur <strong>le</strong>s joues comme un fou. Dans <strong>le</strong>magasin, des employés s'étonnaient.Cette nuit-là, Denise dormit d'un mauvais sommeil. Depuis son entrée auBonheur des Dames, l'argent était son cruel souci. El<strong>le</strong> restait toujours au pair, sansappointements fixes; et, comme ces demoisel<strong>le</strong>s du rayon l'empêchaient de vendre,el<strong>le</strong> arrivait tout juste à payer la pension de Pépé, grâce aux clientes sansconséquence qu'on lui abandonnait. C'était pour el<strong>le</strong> une misère noire, la misère enrobe de soie. Souvent el<strong>le</strong> devait passer la nuit, el<strong>le</strong> entretenait son mince trousseau,reprisant son linge, raccommodant ses chemises comme de la dentel<strong>le</strong>; sans compterqu'el<strong>le</strong> avait posé des pièces à ses souliers, aussi adroitement qu'un cordonnier auraitpu <strong>le</strong> faire. El<strong>le</strong> risquait des <strong>le</strong>ssives dans sa cuvette. Mais sa vieil<strong>le</strong> robe de lainel'inquiétait surtout; el<strong>le</strong> n'en avait pas d'autre, el<strong>le</strong> était forcée de la remettre chaquesoir, quand el<strong>le</strong> quittait la soie d'uniforme, ce qui l'usait terrib<strong>le</strong>ment; une tache luidonnait la fièvre, <strong>le</strong> moindre accroc devenait une catastrophe. Et rien à el<strong>le</strong>, pas un


sou, pas de quoi acheter <strong>le</strong>s menus objets dont une femme a besoin; el<strong>le</strong> avait dûattendre quinze jours pour renouve<strong>le</strong>r sa provision de fil et d'aiguil<strong>le</strong>s. Aussi étaient-cedes désastres, lorsque Jean, avec ses histoires d'amour, tombait tout d'un coup etsaccageait <strong>le</strong> budget. Une pièce de vingt sous emportée creusait un gouffre. Quant àtrouver dix francs <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, il ne fallait pas y songer un instant. Jusqu'au petit jour,el<strong>le</strong> eut des cauchemars, Pépé jeté à la rue, tandis qu'el<strong>le</strong> retournait <strong>le</strong>s pavés de sesdoigts meurtris, pour voir s'il n'y avait pas de l'argent dessous.Le <strong>le</strong>ndemain, justement, el<strong>le</strong> eut à sourire, à jouer son rô<strong>le</strong> de fil<strong>le</strong> bien mise.Des clientes connues vinrent au rayon, Mme Aurélie l'appela plusieurs fois, lui jeta sur<strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s des manteaux, afin qu'el<strong>le</strong> en fit valoir <strong>le</strong>s coupes nouvel<strong>le</strong>s. Et, tandisqu'el<strong>le</strong> se cambrait, avec des grâces imposées de gravures de mode, el<strong>le</strong> songeaitaux quarante francs de la pension de Pépé, qu'el<strong>le</strong> avait promis de payer <strong>le</strong> soir. El<strong>le</strong>se passerait bien encore de bottines, ce mois-là; mais, en joignant même aux trentefrancs qui lui restaient, <strong>le</strong>s quatre francs mis de côté sou à sou, cela ne lui feraitjamais que trente-quatre francs; et, où prendrait-el<strong>le</strong> six francs pour compléter lasomme ? C'était une angoisse dont son cœur défaillait.- Remarquez, <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s sont libres, disait Mme Aurélie. C'est très distingué ettrès commode… Mademoisel<strong>le</strong> peut croiser <strong>le</strong>s bras.- Oh ! parfaitement, répétait Denise, qui gardait un air aimab<strong>le</strong>.On ne <strong>le</strong> sent pas… Madame en sera contente.Maintenant, el<strong>le</strong> se reprochait d'être allée, l'autre dimanche, chercher Pépéchez Mme Gras, pour <strong>le</strong> promener aux Champs-Élysées. Le pauvre enfant sortait sirarement avec el<strong>le</strong> ! Mais il avait fallu lui acheter du pain d'épice et une pel<strong>le</strong>, puis <strong>le</strong>mener voir Guignol; et tout de suite cela était monté à vingt-neuf sous. Vraiment, Jeanne songeait guère au petit, lorsqu'il faisait des sottises. Ensuite, tout retombait surel<strong>le</strong>.- Du moment qu'il ne plaît pas à madame…, reprenait la première. Tenez !Mademoisel<strong>le</strong>, mettez la rotonde, afin que madame juge.Et Denise marchait à petit pas, la rotonde aux épau<strong>le</strong>s, en disant :- El<strong>le</strong> est plus chaude… C'est la mode de cette année.Jusqu'au soir, derrière sa bonne grâce de métier, el<strong>le</strong> se tortura ainsi poursavoir où trouver de l'argent. Ces demoisel<strong>le</strong>s, débordées, lui laissèrent faire unevente importante; mais on était au mardi, il fallait attendre quatre jours, avant detoucher la semaine. Après <strong>le</strong> dîner, el<strong>le</strong> résolut de remettre au <strong>le</strong>ndemain sa visitechez Mme Gras. El<strong>le</strong> s'excuserait, dirait avoir été retenue; et d'ici là, peut-être auraitel<strong>le</strong><strong>le</strong>s six francs.Comme Denise évitait <strong>le</strong>s moindres dépenses, el<strong>le</strong> montait se coucher debonne heure. Que pouvait-el<strong>le</strong> faire sur <strong>le</strong>s trottoirs, sans un sou, avec sa sauvagerie,et toujours inquiétée par la grande vil<strong>le</strong>, où el<strong>le</strong> ne connaissait que <strong>le</strong>s rues voisinesdu magasin ? Après s'être risquée jusqu'au Palais-Royal, pour prendre l'air, el<strong>le</strong>rentrait vite, s'enfermait, se mettait à coudre ou à savonner. C'était, <strong>le</strong> long du couloirdes chambres, une promiscuité de caserne, des fil<strong>le</strong>s souvent peu soignées, descommérages d'eaux de toi<strong>le</strong>tte et de linges sa<strong>le</strong>s, toute une aigreur qui se dépensaiten brouil<strong>le</strong>s et en raccommodements continuels. Du reste, défense de remonterpendant <strong>le</strong> jour; el<strong>le</strong>s ne vivaient pas là, el<strong>le</strong>s y logeaient la nuit, n'y rentrant <strong>le</strong> soirqu'à la dernière minute, s'en échappant <strong>le</strong> matin, endormies encore, mal réveillées parun débarbouillage rapide; et ce coup de vent qui balayait sans cesse <strong>le</strong> couloir, lafatigue des treize heures de travail qui <strong>le</strong>s jetait au lit sans un souff<strong>le</strong>, achevaient dechanger <strong>le</strong>s comb<strong>le</strong>s en une auberge traversée par la maussaderie éreintée d'unedébandade de voyageurs. Denise n'avait pas d'amie. De toutes ces demoisel<strong>le</strong>s, uneseu<strong>le</strong>, Pauline Cugnot, lui témoignait quelque tendresse; et encore, <strong>le</strong>s rayons des


confections et de la lingerie, installés côte à côte, se trouvant en guerre ouverte, lasympathie des deux vendeuses avait dû jusque-là se borner à de rares paro<strong>le</strong>s,échangées en courant. Pauline occupait bien une chambre voisine, à droite de lachambre de Denise; mais, comme el<strong>le</strong> disparaissait au sortir de tab<strong>le</strong> et ne revenaitpas avant onze heures, cette dernière l'entendait seu<strong>le</strong>ment se mettre au lit, sansjamais la rencontrer, en dehors des heures de travail.Cette nuit-là, Denise s'était résignée à faire de nouveau <strong>le</strong> cordonnier. El<strong>le</strong>tenait ses souliers, <strong>le</strong>s examinait, regardait comment el<strong>le</strong> pourrait <strong>le</strong>s mener au boutdu mois. Enfin, avec une forte aiguil<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> avait pris <strong>le</strong> parti de recoudre <strong>le</strong>s semel<strong>le</strong>s,qui menaçaient de quitter l'empeigne. Pendant ce temps, un col et des manchestrempaient dans la cuvette, p<strong>le</strong>ine d'eau de savon.Chaque soir, el<strong>le</strong> entendait <strong>le</strong>s mêmes bruits, ces demoisel<strong>le</strong>s qui rentraientune à une, de courtes conversations chuchotées, des rires, parfois des querel<strong>le</strong>s,qu'on étouffait. Puis, <strong>le</strong>s lits craquaient, il y avait des bâil<strong>le</strong>ments; et <strong>le</strong>s chambrestombaient à un lourd sommeil. Sa voisine de gauche rêvait souvent tout haut, ce quil'avait effrayée d'abord. Peut-être, d'autres, à son exemp<strong>le</strong>, veillaient-el<strong>le</strong>s pour seraccommoder, malgré <strong>le</strong> règ<strong>le</strong>ment; mais ce devait être avec <strong>le</strong>s précautions qu'el<strong>le</strong>prenait el<strong>le</strong>-même, <strong>le</strong>s gestes ra<strong>le</strong>ntis, <strong>le</strong>s moindres chocs évités, car un si<strong>le</strong>ncefrissonnant sortait seul des portes closes.Onze heures étaient sonnées depuis dix minutes, lorsqu'un bruit de pas lui fit<strong>le</strong>ver la tête. Encore une de ces demoisel<strong>le</strong>s qui se trouvait en retard ! Et el<strong>le</strong> reconnutPauline, en entendant cel<strong>le</strong>- ci ouvrir la porte d'à côté. Mais el<strong>le</strong> demeura stupéfaite :la lingère revenait doucement et frappait chez el<strong>le</strong>.- Dépêchez-vous, c'est moi.Il était défendu aux vendeuses de se recevoir dans <strong>le</strong>urs chambres. AussiDenise tourna-t-el<strong>le</strong> la c<strong>le</strong>f vivement, pour que sa voisine ne fût pas surprise par MmeCabin, qui veillait à la stricte observation du règ<strong>le</strong>ment.- El<strong>le</strong> était là ? demanda-t-el<strong>le</strong> en refermant la porte.- Qui ? Mme Cabin ? dit Pauline. Oh ! Ce n'est pas d'el<strong>le</strong> que j'ai peur… Aveccent sous !Puis el<strong>le</strong> ajouta :- Voici longtemps que je veux causer. En bas, on ne peut jamais… Puis, vousm'avez eu l'air si triste, ce soir, à tab<strong>le</strong> !Denise la remerciait, la priait de s'asseoir, touchée de son air de bonne fil<strong>le</strong>.Mais, dans <strong>le</strong> troub<strong>le</strong> où cette visite imprévue la mettait, el<strong>le</strong> n'avait pas lâché <strong>le</strong>soulier qu'el<strong>le</strong> était en train de recoudre; et <strong>le</strong>s yeux de Pauline tombèrent sur cesoulier. El<strong>le</strong> hocha la tête, regarda autour d'el<strong>le</strong>, aperçut <strong>le</strong>s manches et <strong>le</strong> col dans lacuvette.- Ma pauvre enfant, je m'en doutais, reprit-el<strong>le</strong>. Al<strong>le</strong>z ! Je connais ça. Dans <strong>le</strong>spremiers temps, quand je suis arrivée de Chartres, et que <strong>le</strong> père Cugnot nem'envoyait pas un sou, j'en ai lavé de ces chemises ! Oui, oui, jusqu'à mes chemises !J'en avais deux, vous en auriez toujours trouvé une qui trempait.El<strong>le</strong> s'était assise, essoufflée d'avoir couru. Sa large face, aux petits yeux vifs, àla grande bouche tendre, avait une grâce, sous l'épaisseur des traits. Et, sanstransition, tout d'un coup, el<strong>le</strong> conta son histoire : sa jeunesse au moulin, <strong>le</strong> pèreCugnot ruiné par un procès, et qui l'avait envoyée à Paris faire fortune, avec vingtfrancs dans la poche; ensuite, ses débuts comme vendeuse, d'abord au fond d'unmagasin des Batignol<strong>le</strong>s, puis au Bonheur des Dames, de terrib<strong>le</strong>s débuts, toutes <strong>le</strong>sb<strong>le</strong>ssures et toutes <strong>le</strong>s privations; enfin, sa vie actuel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s deux cents francs qu'el<strong>le</strong>gagnait par mois, <strong>le</strong>s plaisirs qu'el<strong>le</strong> prenait, l'insouciance où el<strong>le</strong> laissait cou<strong>le</strong>r sesjournées. Des bijoux, une broche, une chaîne de montre, luisaient sur sa robe de drap


gros b<strong>le</strong>u, pincée coquettement à la tail<strong>le</strong>; et el<strong>le</strong> souriait sous sa toque de velours,ornée d'une grande plume grise.Denise était devenue très rouge, avec son soulier. El<strong>le</strong> voulait balbutier uneexplication.- Puisque ça m'est arrivé ! répéta Pauline. Voyons, je suis votre aînée, j'ai vingtsixans et demi, sans que cela paraisse… Contez-moi vos petites affaires.Alors, Denise céda, devant cette amitié qui s'offrait si franchement. El<strong>le</strong> s'assiten jupon, un vieux châ<strong>le</strong> noué sur <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, près de Pauline en toi<strong>le</strong>tte; et unebonne causerie s'engagea entre el<strong>le</strong>s. Il gelait dans la chambre, <strong>le</strong> froid semblait ycou<strong>le</strong>r des murs mansardés, d'une nudité de prison; mais el<strong>le</strong>s ne s'apercevaient pasque <strong>le</strong>urs doigts avaient l'onglée, el<strong>le</strong>s étaient toutes à <strong>le</strong>urs confidences. Peu à peu,Denise se livra, parla de Jean et de Pépé, dit combien la question d'argent la torturait;ce qui <strong>le</strong>s amena toutes deux à tomber sur ces demoisel<strong>le</strong>s des confections. Paulinese soulageait.- Oh ! Les mauvaises teignes ! Si el<strong>le</strong>s se conduisaient en bonnes camarades,vous pourriez vous faire plus de cent francs.- Tout <strong>le</strong> monde m'en veut, sans que je sache pourquoi, disait Denise gagnéepar <strong>le</strong>s larmes. Ainsi M. Bourdonc<strong>le</strong> est sans cesse à me guetter, pour me prendre enfaute, comme si je <strong>le</strong> gênais… Il n'y a guère que <strong>le</strong> père Jouve…L'autre l'interrompit.- Ce vieux singe d'inspecteur ! Ah ! Ma chère, ne vous y fiez point… Voussavez, <strong>le</strong>s hommes qui ont des grands nez comme ça ! Il a beau éta<strong>le</strong>r sa décoration,on raconte une histoire qu'il aurait eue chez nous, à la lingerie… Mais que vous êtesdonc enfant de vous chagriner ainsi ! Est-ce malheureux d'être si sensib<strong>le</strong> ! Pardi ! Cequi vous arrive, arrive à toutes : on vous fait payer la bienvenue.El<strong>le</strong> lui saisit <strong>le</strong>s mains, el<strong>le</strong> l'embrassa, emportée par son bon cœur. Laquestion d'argent était plus grave. Certainement, une pauvre fil<strong>le</strong> ne pouvait soutenirses deux frères, payer la pension du petit et réga<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s maîtresses du grand, enramassant <strong>le</strong>s quelques sous douteux dont <strong>le</strong>s autres ne voulaient point; car il était àcraindre qu'on ne l'appointât pas avant la reprise des affaires, en mars.- Écoutez, il est impossib<strong>le</strong> que vous teniez <strong>le</strong> coup davantage, dit Pauline. Moi,à votre place…Mais un bruit, venu du corridor, la fit taire. C'était peut-être Marguerite, qu'onaccusait de se promener en chemise de nuit, pour moucharder <strong>le</strong> sommeil des autres.La lingère, qui serrait toujours <strong>le</strong>s mains de son amie, la regarda un moment ensi<strong>le</strong>nce, l'oreil<strong>le</strong> tendue. Puis, el<strong>le</strong> recommença très bas, d'un air de tendre conviction :- Moi, à votre place, je prendrais quelqu'un.- Comment, quelqu'un ? murmura Denise, sans comprendre d'abord.Lorsqu'el<strong>le</strong> eut compris, el<strong>le</strong> retira ses mains, el<strong>le</strong> resta toute sotte. Ce conseilla gênait comme une idée qui ne lui était jamais venue, et dont el<strong>le</strong> ne voyait pasl'avantage.- Oh ! non, répondit-el<strong>le</strong> simp<strong>le</strong>ment.- Alors, continua Pauline, vous ne vous en sortirez pas, c'est moi qui vous <strong>le</strong>dis!… Les chiffres sont là : quarante francs pour <strong>le</strong> petit, des pièces de cent sous detemps à autre au grand; et vous ensuite, vous qui ne pouvez toujours al<strong>le</strong>r misecomme une pauvresse, avec des souliers dont ces demoisel<strong>le</strong>s plaisantent; oui,parfaitement, vos souliers vous font du tort… Prenez quelqu'un, ce sera beaucoupmieux.- Non, répéta Denise.- Eh bien ! Vous n'êtes pas raisonnab<strong>le</strong>… C'est forcé, ma chère, et si naturel !Nous avons toutes passé par là. Moi, tenez ! J'étais au pair, comme vous. Pas un


liard. On est couchée et nourrie, bien sûr; mais il y a la toi<strong>le</strong>tte, puis il est impossib<strong>le</strong>de rester sans un sou, renfermée dans sa chambre, à regarder vo<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s mouches.Alors, mon Dieu ! Il faut se laisser al<strong>le</strong>r…Et el<strong>le</strong> parla de son premier amant, un c<strong>le</strong>rc d'avoué, qu'el<strong>le</strong> avait connu dansune partie, à Meudon. Après celui-là, el<strong>le</strong> s'était mise avec un employé des postes.Enfin, depuis l'automne, el<strong>le</strong> fréquentait un vendeur du Bon Marché, un grand garçontrès gentil, chez <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> passait toutes ses heures libres. Jamais qu'un à la fois, dureste. El<strong>le</strong> était honnête, el<strong>le</strong> s'indignait, lorsqu'on parlait de ces fil<strong>le</strong>s qui se donnentau premier venu.- Je ne vous dis point de vous mal conduire, au moins ! reprit- el<strong>le</strong> vivement.Ainsi je ne voudrais pas être rencontrée en compagnie de votre Clara, de peur qu'onne m'accusât de faire la noce comme el<strong>le</strong>. Mais, quand on est tranquil<strong>le</strong>ment avecquelqu'un, et qu'on n'a aucun reproche à s'adresser… Ça vous semb<strong>le</strong> donc vilain ?- Non, répondit Denise. Ça ne me va pas, voilà tout.Il y eut un nouveau si<strong>le</strong>nce. Dans la petite chambre glacée, toutes deux sesouriaient, émues de cette conversation à voix basse.- Et puis, il faudrait d'abord avoir de l'amitié pour quelqu'un, reprit-el<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s jouesroses.La lingère fut très étonnée. El<strong>le</strong> finit par rire, et el<strong>le</strong> l'embrassa une secondefois, en disant :- Mais, ma chérie, quand on se rencontre et qu'on se plaît ! Êtes- vous drô<strong>le</strong> !On ne vous forcera pas… Voyons, vou<strong>le</strong>z-vous que dimanche Baugé nous conduisequelque part à la campagne ? Il amènera un de ses amis.- Non, répéta Denise avec une douceur entêtée.Alors, Pauline n'insista plus. Chacune était maîtresse d'agir à son goût. Cequ'el<strong>le</strong> en avait dit, c'était par bonté de cœur, car el<strong>le</strong> éprouvait un véritab<strong>le</strong> chagrin devoir si malheureuse une camarade. Et, comme minuit allait sonner, el<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va pourpartir. Mais, auparavant, el<strong>le</strong> força Denise à accepter <strong>le</strong>s six francs qui lui manquaient,en la suppliant de ne pas se gêner, de ne <strong>le</strong>s rendre que lorsqu'el<strong>le</strong> gagneraitdavantage.- Maintenant, ajouta-t-el<strong>le</strong>, éteignez votre bougie, pour qu'on ne sache pasquel<strong>le</strong> porte s'ouvre… Vous la rallumerez ensuite.La bougie éteinte, toutes deux se serrèrent encore <strong>le</strong>s mains; et Pauline filalégèrement, rentra chez el<strong>le</strong>, sans laisser d'autres bruits que <strong>le</strong> frô<strong>le</strong>ment de sa jupe,au milieu du sommeil écrasé de fatigue, des autres petites chambres.Avant de se mettre au lit, Denise voulut achever de recoudre son soulier et faireson savonnage. Le froid devenait plus vif, à mesure que la nuit avançait. Mais el<strong>le</strong> ne<strong>le</strong> sentait pas, cette causerie avait remué tout <strong>le</strong> sang de son cœur. El<strong>le</strong> n'était pointrévoltée, il lui semblait bien permis d'arranger l'existence comme on l'entendait,lorsqu'on se trouvait seu<strong>le</strong> et libre sur la terre. Jamais el<strong>le</strong> n'avait obéi à des idées, saraison droite et sa nature saine la maintenaient simp<strong>le</strong>ment dans l'honnêteté où el<strong>le</strong>vivait. Vers une heure, el<strong>le</strong> se coucha enfin. Non, el<strong>le</strong> n'aimait personne. Alors, à quoibon déranger sa vie, gâter <strong>le</strong> dévouement maternel qu'el<strong>le</strong> avait voué à ses deuxfrères ? Pourtant, el<strong>le</strong> ne s'endormait pas, des frissons tièdes montaient à sa nuque,l'insomnie faisait passer devant ses paupières closes des formes indistinctes, quis'évanouissaient dans la nuit.À partir de ce moment, Denise s'intéressa aux histoires tendres de son rayon.En dehors des heures de gros travail, on y vivait dans une préoccupation constantede l'homme. Des commérages couraient, des aventures égayaient ces demoisel<strong>le</strong>spendant huit jours. Clara était un scanda<strong>le</strong>, avait trois entreteneurs, disait-on, sanscompter la queue d'amants de hasard, qu'el<strong>le</strong> traînait derrière el<strong>le</strong>; et, si el<strong>le</strong> ne quittait


pas <strong>le</strong> magasin, où el<strong>le</strong> travaillait <strong>le</strong> moins possib<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> dédain d'un argent gagnéplus agréab<strong>le</strong>ment ail<strong>le</strong>urs, c'était pour se couvrir aux yeux de sa famil<strong>le</strong>; car el<strong>le</strong> avaitla continuel<strong>le</strong> terreur du père Prunaire, qui menaçait de tomber à Paris lui casser <strong>le</strong>sbras et <strong>le</strong>s jambes à coups de sabot. Au contraire, Marguerite se conduisait bien, onne lui connaissait pas d'amoureux; cela causait une surprise, toutes se racontaientson aventure, <strong>le</strong>s couches qu'el<strong>le</strong> était venue cacher à Paris; alors, comment avaitel<strong>le</strong>pu faire cet enfant, si el<strong>le</strong> était vertueuse ? Et certaines parlaient d'un hasard, enajoutant qu'el<strong>le</strong> se gardait maintenant pour son cousin de Grenob<strong>le</strong>. Ces demoisel<strong>le</strong>splaisantaient aussi Mme Frédéric, lui prêtaient des relations discrètes avec de grandspersonnages; la vérité était qu'on ne savait rien de ses affaires de cœur; el<strong>le</strong>disparaissait <strong>le</strong> soir, raidie dans sa maussaderie de veuve, l'air pressé, sans quepersonne pût dire où el<strong>le</strong> courait si fort. Quant aux passions de Mme Aurélie, à sesprétendues fringa<strong>le</strong>s de jeunes hommes obéissants, el<strong>le</strong>s étaient certainementfausses : on inventait cela entre vendeuses mécontentes, histoire de rire. Peut-être lapremière avait-el<strong>le</strong> témoigné autrefois trop de maternité à un ami de son fils,seu<strong>le</strong>ment el<strong>le</strong> occupait aujourd'hui, dans <strong>le</strong>s nouveautés, une situation de femmesérieuse, qui ne s'amusait plus à de pareils enfantillages. Puis, venait <strong>le</strong> troupeau, ladébandade du soir, neuf sur dix que des amants attendaient à la porte; c'était, sur laplace Gaillon, <strong>le</strong> long de la rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin,toute une faction d'hommes immobi<strong>le</strong>s, guettant du coin de l'œil; et, quand <strong>le</strong> défilécommençait, chacun tendait <strong>le</strong> bras, emmenait la sienne, disparaissait en causant,avec une tranquillité marita<strong>le</strong>.Mais ce qui troubla <strong>le</strong> plus Denise, ce fut de surprendre <strong>le</strong> secret de Colomban.À toute heure, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> trouvait de l'autre côté de la rue, sur <strong>le</strong> seuil du Vieil Elbeuf, <strong>le</strong>syeux <strong>le</strong>vés et ne quittant pas du regard ces demoisel<strong>le</strong>s des confections. Quand il sesentait guetté par el<strong>le</strong>, il rougissait, détournait la tête, comme s'il eût redouté que lajeune fil<strong>le</strong> ne <strong>le</strong> vendît à sa cousine Geneviève, bien qu'il n'y eût plus aucuns rapportsentre <strong>le</strong>s Baudu et <strong>le</strong>ur nièce, depuis l'entrée de cel<strong>le</strong>-ci au Bonheur des Dames.D'abord, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> crut amoureux de Marguerite, à voir ses airs transis d'amant quidésespère, car Marguerite, sage et couchant au magasin, n'était point commode.Puis, el<strong>le</strong> resta stupéfaite lorsqu'el<strong>le</strong> acquit la certitude que <strong>le</strong>s regards ardents ducommis s'adressaient à Clara. Il y avait des mois qu'il brûlait ainsi, sur <strong>le</strong> trottoir d'enface, sans trouver <strong>le</strong> courage de se déclarer; et cela pour une fil<strong>le</strong> libre, qui demeuraitrue Louis-<strong>le</strong>-Grand, qu'il aurait pu aborder, avant qu'el<strong>le</strong> s'en allât chaque soir au brasd'un nouvel homme ! Clara el<strong>le</strong>-même ne paraissait pas se douter de sa conquête. Ladécouverte de Denise l'emplit d'une émotion douloureuse. Était-ce donc si bête,l'amour ? Quoi ! Ce garçon qui avait tout un bonheur sous la main, et qui gâtait sa vie,et qui adorait une gueuse comme un saint-sacrement ! À partir de ce jour, el<strong>le</strong>éprouva un serrement de cœur, chaque fois qu'el<strong>le</strong> aperçut, derrière <strong>le</strong>s carreauxverdâtres du Vieil Elbeuf, <strong>le</strong> profil pâ<strong>le</strong> et souffrant de Geneviève.Le soir, Denise songeait ainsi, en regardant ces demoisel<strong>le</strong>s s'en al<strong>le</strong>r avec<strong>le</strong>urs amants. Cel<strong>le</strong>s qui ne couchaient pas au Bonheur des Dames, disparaissaientjusqu'au <strong>le</strong>ndemain, rapportaient à <strong>le</strong>urs rayons l'odeur du dehors dans <strong>le</strong>urs jupes,tout un inconnu troublant. Et la jeune fil<strong>le</strong> devait parfois répondre par un sourire ausigne de tête amical dont la saluait Pauline, que Baugé attendait régulièrement dèshuit heures et demie, debout à l'ang<strong>le</strong> de la fontaine Gaillon. Puis, après être sortie ladernière et avoir fait son tour furtif de promenade, toujours seu<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> était rentrée lapremière, el<strong>le</strong> travaillait ou se couchait, la tête occupée d'un rêve, prise de curiositésur cette existence de Paris, qu'el<strong>le</strong> ignorait. Certes, el<strong>le</strong> ne jalousait pas cesdemoisel<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong> était heureuse de sa solitude, de cette sauvagerie où el<strong>le</strong> vivaitenfermée, comme au fond d'un refuge; mais son imagination l'emportait, tâchait de


deviner <strong>le</strong>s choses, évoquait <strong>le</strong>s plaisirs sans cesse contés devant el<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s cafés, <strong>le</strong>srestaurants, <strong>le</strong>s théâtres, <strong>le</strong>s dimanches passés sur l'eau et dans <strong>le</strong>s guinguettes.Toute une fatigue d'esprit lui en restait, un désir mêlé de lassitude; et il lui semblaitêtre déjà rassasiée de ces amusements, dont el<strong>le</strong> n'avait jamais goûté.Cependant, il y avait peu de place pour <strong>le</strong>s songeries dangereuses, au milieude son existence de travail. Dans <strong>le</strong> magasin, sous l'écrasement des treize heures debesogne, on ne pensait guère à des tendresses, entre vendeurs et vendeuses. Si labatail<strong>le</strong> continuel<strong>le</strong> de l'argent n'avait effacé <strong>le</strong>s sexes, il aurait suffi, pour tuer <strong>le</strong> désir,de la bousculade de chaque minute, qui occupait la tête et rompait <strong>le</strong>s membres. Àpeine pouvait-on citer quelques rares liaisons d'amour, parmi <strong>le</strong>s hostilités et <strong>le</strong>scamaraderies d'homme à femme, <strong>le</strong>s coudoiements sans fin de rayon à rayon. Tousn'étaient plus que des rouages, se trouvaient emportés par <strong>le</strong> bran<strong>le</strong> de la machine,abdiquant <strong>le</strong>ur personnalité, additionnant simp<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>urs forces, dans ce total bana<strong>le</strong>t puissant de phalanstère. Au-dehors seu<strong>le</strong>ment, reprenait la vie individuel<strong>le</strong>, avec labrusque flambée des passions qui se réveillaient.Denise vit pourtant un jour Albert Lhomme, <strong>le</strong> fils de la première, glisser unbil<strong>le</strong>t dans la main d'une demoisel<strong>le</strong> de la lingerie, après avoir traversé plusieurs fois<strong>le</strong> rayon d'un air d'indifférence. On arrivait alors à la morte-saison d'hiver, qui va dedécembre à février; et el<strong>le</strong> avait des moments de repos, des heures passées debout,<strong>le</strong>s yeux perdus dans <strong>le</strong>s profondeurs du magasin, à attendre <strong>le</strong>s clientes. Lesvendeuses des confections voisinaient surtout avec <strong>le</strong>s vendeurs des dentel<strong>le</strong>s, sansque l'intimité forcée allât plus loin que des plaisanteries, échangées tout bas. Il y avait,aux dentel<strong>le</strong>s, un second farceur qui poursuivait Clara de confidences abominab<strong>le</strong>s,simp<strong>le</strong>ment pour rire, si détaché au fond, qu'il n'essayait seu<strong>le</strong>ment pas de laretrouver dehors; et c'étaient ainsi, d'un comptoir à l'autre, entre ces messieurs et cesdemoisel<strong>le</strong>s, des coups d'œil d'intelligence, des mots qu'eux seuls comprenaient,parfois des causeries sournoises, <strong>le</strong> dos à demi-tourné, l'air rêveur, pour donner <strong>le</strong>change au terrib<strong>le</strong> Bourdonc<strong>le</strong>. Quant à Deloche, longtemps il se contenta de sourire,en regardant Denise; puis, il s'enhardit, lui murmura un mot d'amitié, lorsqu'il lacoudoya. Le jour où el<strong>le</strong> aperçut <strong>le</strong> fils de Mme Aurélie donnant un bil<strong>le</strong>t à la lingère,Deloche justement lui demandait si el<strong>le</strong> avait bien déjeuné, par besoin de s'intéresserà el<strong>le</strong>, et ne trouvant rien de plus aimab<strong>le</strong>. Lui aussi vit la tache blanche de la <strong>le</strong>ttre; ilregarda la jeune fil<strong>le</strong>, tous deux rougirent de cette intrigue nouée devant eux.Mais Denise, sous ces ha<strong>le</strong>ines chaudes qui éveillaient peu à peu la femme enel<strong>le</strong>, gardait encore sa paix d'enfant. Seu<strong>le</strong>, la rencontre de Hutin lui remuait <strong>le</strong> cœur.Du reste, ce n'était à ses yeux que de la reconnaissance, el<strong>le</strong> se croyait uniquementtouchée de la politesse du jeune homme. Il ne pouvait amener une cliente au rayon,sans qu'el<strong>le</strong> demeurât confuse. Plusieurs fois, en revenant d'une caisse, el<strong>le</strong> se surpritfaisant un détour, traversant inuti<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> comptoir des soieries, la gorge gonfléed'émotion. Un après-midi, el<strong>le</strong> y trouva Mouret qui semblait la suivre d'un sourire. Il nes'occupait plus d'el<strong>le</strong>, ne lui adressait de loin en loin une paro<strong>le</strong> que pour la conseil<strong>le</strong>rsur sa toi<strong>le</strong>tte et la plaisanter, en fil<strong>le</strong> manquée, en sauvage qui tenait du garçon etdont il ne tirerait jamais une coquette, malgré sa science d'homme à bonnes fortunes;même il en riait, il descendait jusqu'à des taquineries, sans vouloir s'avouer <strong>le</strong> troub<strong>le</strong>que lui causait cette petite vendeuse, avec ses cheveux si drô<strong>le</strong>s. Devant ce souriremuet, Denise trembla, comme si el<strong>le</strong> était en faute. Savait-il donc pourquoi el<strong>le</strong>traversait la soierie, lorsqu'el<strong>le</strong>- même n'aurait pu expliquer ce qui la poussait à unpareil détour ?Hutin, d'ail<strong>le</strong>urs, ne paraissait nul<strong>le</strong>ment s'apercevoir des regardsreconnaissants de la jeune fil<strong>le</strong>. Ces demoisel<strong>le</strong>s n'étaient pas son genre, il affectaitde <strong>le</strong>s mépriser, en se vantant plus que jamais d'aventures extraordinaires avec des


clientes : à son comptoir, une baronne avait eu <strong>le</strong> coup de foudre, et la femme d'unarchitecte lui était tombée entre <strong>le</strong>s bras, un jour qu'il allait chez el<strong>le</strong> pour une erreurde métrage. Sous cette hâb<strong>le</strong>rie normande, il cachait simp<strong>le</strong>ment des fil<strong>le</strong>s ramasséesau fond des brasseries et des cafés-concerts. Comme tous <strong>le</strong>s jeunes messieurs desnouveautés, il avait une rage de dépense, se battant la semaine entière à son rayon,avec une âpreté d'avare, dans <strong>le</strong> seul désir de jeter <strong>le</strong> dimanche son argent à la volée,sur <strong>le</strong>s champs de courses, au travers des restaurants et des bals; jamais uneéconomie, pas une avance, <strong>le</strong> gain aussitôt dévoré que touché, l'insouciance absoluedu <strong>le</strong>ndemain. Favier n'était pas de ces parties. Hutin et lui, si liés au magasin, sesaluaient à la porte et ne se parlaient plus; beaucoup de vendeurs, en continuelcontact, devenaient ainsi des étrangers, ignorant <strong>le</strong>urs vies, dès qu'ils mettaient <strong>le</strong>pied dans la rue. Mais Hutin avait pour intime Liénard. Tous deux habitaient <strong>le</strong> mêmehôtel, l'Hôtel de Smyrne, rue Sainte-Anne, une maison noire entièrement occupée pardes employés de commerce. Le matin, ils arrivaient ensemb<strong>le</strong>; puis, <strong>le</strong> soir, <strong>le</strong> premierlibre, lorsque <strong>le</strong> déplié de son comptoir était fait, allait attendre l'autre au café Saint-Roch, rue Saint-Roch, un petit café où se réunissaient d'habitude <strong>le</strong>s commis duBonheur des Dames, braillant et buvant, jouant aux cartes dans la fumée des pipes.Souvent, ils restaient là, ne partaient que vers une heure, lorsque <strong>le</strong> maître del'établissement, fatigué, <strong>le</strong>s jetait dehors. D'ail<strong>le</strong>urs, depuis un mois, ils passaient lasoirée trois fois par semaine au fond d'un «beuglant» de Montmartre; et ilsemmenaient des camarades, ils y faisaient un succès à Ml<strong>le</strong> Laure, forte chanteuse, ladernière conquête de Hutin, dont ils appuyaient <strong>le</strong> ta<strong>le</strong>nt de si vio<strong>le</strong>nts coups de canneet de tel<strong>le</strong>s clameurs, qu'à deux reprises déjà la police avait dû intervenir.L'hiver passa de la sorte, Denise obtint enfin trois cents francs d'appointementsfixes. Il était temps, ses gros souliers ne tenaient plus. Le dernier mois, el<strong>le</strong> évitaitmême de sortir, pour ne pas <strong>le</strong>s crever d'un coup.- Mon Dieu ! Mademoisel<strong>le</strong>, vous faites un bruit avec vos chaussures ! répétaitsouvent Mme Aurélie, d'un air agacé. C'est insupportab<strong>le</strong>… Qu'avez-vous donc auxpieds ?Le jour où Denise descendit, chaussée de bottines d'étoffe, qu'el<strong>le</strong> avait payéescinq francs, Marguerite et Clara s'étonnèrent à demi-voix, de façon à être entendues.- Tiens ! La mal peignée qui a lâché ses galoches, dit l'une.- Ah bien ! reprit l'autre, el<strong>le</strong> a dû en p<strong>le</strong>urer… C'étaient <strong>le</strong>s galoches de samère.D'ail<strong>le</strong>urs, un soulèvement général se produisit contre Denise. Le comptoiravait fini par découvrir son amitié avec Pauline, et il voyait une bravade dans cetteaffection donnée à une vendeuse d'un comptoir ennemi. Ces demoisel<strong>le</strong>s parlaient detrahison, l'accusaient d'al<strong>le</strong>r répéter à côté <strong>le</strong>urs moindres paro<strong>le</strong>s. La guerre de lalingerie et des confections en prit une vio<strong>le</strong>nce nouvel<strong>le</strong>, jamais el<strong>le</strong> n'avait soufflé sirudement : des mots furent échangés, raides comme des bal<strong>le</strong>s, et il y eut même unegif<strong>le</strong>, un soir, derrière <strong>le</strong>s cartons de chemises. Peut-être, cette lointaine querel<strong>le</strong>venait-el<strong>le</strong> de ce que la lingerie portait des robes de laine, lorsque <strong>le</strong>s confectionsétaient vêtues de soie; en tout cas, <strong>le</strong>s lingères parlaient de <strong>le</strong>urs voisines avec desmoues révoltées d'honnêtes fil<strong>le</strong>s; et <strong>le</strong>s faits <strong>le</strong>ur donnaient raison, on avait remarquéque la soie semblait influer sur <strong>le</strong>s débordements des confectionneuses. Clara étaitsouff<strong>le</strong>tée du troupeau de ses amants, Marguerite el<strong>le</strong>-même avait reçu son enfant àla tête, tandis qu'on accusait Mme Frédéric de passions cachées. Tout cela à causede cette Denise !- Mesdemoisel<strong>le</strong>s, pas de vilains mots, tenez-vous ! disait Mme Aurélie d'un airgrave, au milieu des colères déchaînées de son petit peup<strong>le</strong>. Montrez qui vous êtes.


El<strong>le</strong> préférait se désintéresser. Comme el<strong>le</strong> <strong>le</strong> confessait un jour, répondant àune question de Mouret, ces demoisel<strong>le</strong>s ne valaient pas plus cher <strong>le</strong>s unes que <strong>le</strong>sautres. Mais, brusquement, el<strong>le</strong> se passionna, lorsqu'el<strong>le</strong> apprit de la bouche deBourdonc<strong>le</strong> qu'il venait de trouver au fond du sous-sol, son fils en train d'embrasserune lingère, cette vendeuse à qui <strong>le</strong> jeune homme glissait des <strong>le</strong>ttres. C'étaitabominab<strong>le</strong>, et el<strong>le</strong> accusa carrément la lingerie d'avoir fait tomber Albert dans unguet-apens; oui, <strong>le</strong> coup était monté contre el<strong>le</strong>, on cherchait à la déshonorer enperdant un enfant sans expérience, après s'être convaincu que son rayon restaitinattaquab<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> ne criait si fort que pour embrouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s choses, car el<strong>le</strong> n'avaitaucune illusion sur son fils, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> savait capab<strong>le</strong> de toutes <strong>le</strong>s sottises. Un instant,l'affaire faillit devenir grave, <strong>le</strong> gantier Mignot s'y trouva mêlé ! Il était l'ami d'Albert, ilavantageait <strong>le</strong>s maîtresses que ce dernier lui adressait, des fil<strong>le</strong>s en cheveux quifouillaient pendant des heures dans <strong>le</strong>s cartons; et il y avait, en outre, une histoire degants de Suède donnés à la lingère, dont personne n'eut <strong>le</strong> dernier mot. Enfin, <strong>le</strong>scanda<strong>le</strong> fut étouffé, par égard pour la première des confections, que Mouret luimêmetraitait avec déférence. Bourdonc<strong>le</strong>, huit jours plus tard, se contenta decongédier, sous un prétexte, la vendeuse coupab<strong>le</strong> de s'être laissé embrasser. S'ilsfermaient <strong>le</strong>s yeux sur <strong>le</strong>s terrib<strong>le</strong>s noces du dehors, ces messieurs ne toléraient pasla moindre gaudrio<strong>le</strong> dans la maison.Et ce fut Denise qui souffrit de l'aventure. Mme Aurélie, toute renseignée qu'el<strong>le</strong>était, lui garda une sourde rancune; el<strong>le</strong> l'avait vue rire avec Pauline, el<strong>le</strong> crut à unebravade, à des commérages sur <strong>le</strong>s amours de son fils. Alors, dans <strong>le</strong> rayon, el<strong>le</strong> isolala jeune fil<strong>le</strong> davantage encore. Depuis longtemps, el<strong>le</strong> projetait d'emmener cesdemoisel<strong>le</strong>s passer un dimanche, près de Rambouil<strong>le</strong>t, aux Rigol<strong>le</strong>s, où el<strong>le</strong> avaitacheté une propriété, sur ses cent premiers mil<strong>le</strong> francs d'économie; et, tout d'uncoup, el<strong>le</strong> se décida, c'était une façon de punir Denise, de la mettre ouvertement àl'écart. Seu<strong>le</strong>, cette dernière ne fut pas invitée. Quinze jours à l'avance, <strong>le</strong> rayon necausa que de la partie : on regardait <strong>le</strong> ciel attiédi par <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il de mai, on occupait déjàchaque heure de la journée, on se promettait tous <strong>le</strong>s plaisirs, des ânes, du lait, dupain bis. Et rien que des femmes, ce qui était plus amusant ! D'habitude, Mme Aurélietuait de la sorte ses jours de congé, en se promenant avec des dames; car el<strong>le</strong> avaitsi peu l'habitude de se trouver en famil<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> était si mal à son aise, si dépaysée, <strong>le</strong>srares soirs où el<strong>le</strong> pouvait dîner chez el<strong>le</strong>, entre son mari et son fils, qu'el<strong>le</strong> préférait,même ces soirs-là, lâcher <strong>le</strong> ménage et al<strong>le</strong>r dîner au restaurant. L'homme filait deson côté, ravi de reprendre son existence de garçon, et Albert, soulagé, courait à sesgueuses; si bien que, désaccoutumés du foyer, se gênant et s'ennuyant ensemb<strong>le</strong> <strong>le</strong>dimanche, tous <strong>le</strong>s trois ne faisaient guère que traverser <strong>le</strong>ur appartement, ainsi qu'unhôtel banal où l'on couche à la nuit. Pour la partie de Rambouil<strong>le</strong>t, Mme Auréliedéclara simp<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong>s convenances empêchaient Albert d'en être, et que <strong>le</strong> pèrelui-même montrerait du tact en refusant de venir; ce dont <strong>le</strong>s deux hommes furentenchantés. Cependant, <strong>le</strong> bienheureux jour approchait, ces demoisel<strong>le</strong>s ne tarissaientplus, racontaient des préparatifs de toi<strong>le</strong>tte, comme si el<strong>le</strong>s partaient pour un voyagede six mois; tandis que Denise devait <strong>le</strong>s entendre, pâ<strong>le</strong> et si<strong>le</strong>ncieuse dans sonabandon.- Hein ? El<strong>le</strong>s vous font rager ? Lui dit un matin Pauline. C'est moi, à votreplace, qui <strong>le</strong>s attraperais ! El<strong>le</strong>s s'amusent, je m'amuserais, pardi !… Accompagneznousdimanche, Baugé me mène à Joinvil<strong>le</strong>.- Non, merci, répondit la jeune fil<strong>le</strong> avec sa tranquil<strong>le</strong> obstination.- Mais pourquoi ?… Vous avez encore peur qu'on ne vous prenne de force ?Et Pauline riait d'un bon rire. Denise sourit à son tour. El<strong>le</strong> savait bien commentarrivaient <strong>le</strong>s choses : c'était dans une partie semblab<strong>le</strong> que chacune de ces


demoisel<strong>le</strong>s avait connu son premier amant, un ami amené comme par hasard; et el<strong>le</strong>ne voulait pas.- Voyons, reprit Pauline, je vous jure que Baugé n'amènera personne. Nous neserons que tous <strong>le</strong>s trois… Puisque ça vous déplaît, je n'irais pas vous marier, biensûr.Denise hésitait, tourmentée d'un tel désir, qu'un flot de sang montait à sesjoues. Depuis que ses camarades étalaient <strong>le</strong>urs plaisirs champêtres, el<strong>le</strong> étouffait,prise d'un besoin de p<strong>le</strong>in ciel, rêvant de grandes herbes où el<strong>le</strong> entrait jusqu'auxépau<strong>le</strong>s, d'arbres géants dont <strong>le</strong>s ombres coulaient sur el<strong>le</strong> comme une eau fraîche.Son enfance, passée dans <strong>le</strong>s verdures grasses du Cotentin, s'éveillait, avec <strong>le</strong> regretdu so<strong>le</strong>il.- Eh bien ! oui, dit-el<strong>le</strong> enfin.Tout fut réglé. Baugé devait venir prendre ces demoisel<strong>le</strong>s à huit heures, sur laplace Gaillon; de là, on irait en fiacre à la gare de Vincennes. Denise, dont <strong>le</strong>s vingtcinqfrancs d'appointements fixes étaient chaque mois dévorés par <strong>le</strong>s enfants, n'avaitpu que rafraîchir sa vieil<strong>le</strong> robe de laine noire, en la garnissant de biais de popeline àpetits carreaux; et el<strong>le</strong> s'était fait el<strong>le</strong>- même un chapeau, avec une forme de capoterecouverte de soie et ornée d'un ruban b<strong>le</strong>u. Dans cette simplicité, el<strong>le</strong> avait l'air trèsjeune, un air de fil<strong>le</strong> grandie trop vite, d'une propreté de pauvre, un peu honteuse etembarrassée du luxe débordant de ses cheveux, qui crevaient la nudité de sonchapeau. Au contraire, Pauline étalait une robe de soie printanière, à raies vio<strong>le</strong>ttes etblanches, une toque appareillée, chargée de plumes, des bijoux au cou et aux mains,toute une richesse de commerçante cossue. C'était comme une revanche de lasemaine, de la soie <strong>le</strong> dimanche, lorsqu'el<strong>le</strong> se trouvait condamnée à la laine dansson rayon; tandis que Denise, qui traînait sa soie d'uniforme du lundi au samedi,reprenait <strong>le</strong> dimanche la laine mince de sa misère.- Voilà Baugé, dit Pauline, en désignant un grand garçon, debout près de lafontaine.El<strong>le</strong> présenta son amant, et tout de suite Denise fut à son aise, tel<strong>le</strong>ment il luiparut brave homme. Baugé, énorme, d'une force <strong>le</strong>nte de bœuf au labour, avait unelongue face flamande, où des yeux vides riaient avec une puérilité d'enfant. Né àDunkerque, fils cadet d'un épicier, il était venu à Paris, presque chassé par son pèreet son frère, qui <strong>le</strong> jugeaient trop bête. Cependant, au Bon Marché, il se faisait troismil<strong>le</strong> cinq cents francs. Il était stupide, mais très bon pour <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>s. Les femmes <strong>le</strong>trouvaient gentil.- Et <strong>le</strong> fiacre ? demanda Pauline.Il fallut al<strong>le</strong>r jusqu'au bou<strong>le</strong>vard. Déjà <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il chauffait, la bel<strong>le</strong> matinée de mairiait sur <strong>le</strong> pavé des rues; et pas un nuage au ciel, toute une gaieté volait dans l'airb<strong>le</strong>u, d'une transparence de cristal. Un sourire involontaire entrouvrait <strong>le</strong>s lèvres deDenise; el<strong>le</strong> respirait fortement, il lui semblait que sa poitrine se dégageait d'unétouffement de six mois. Enfin, el<strong>le</strong> ne sentait donc plus sur el<strong>le</strong> l'air enfermé, <strong>le</strong>spierres lourdes du Bonheur des Dames ! El<strong>le</strong> avait donc devant el<strong>le</strong> toute une journéede libre campagne ! Et c'était comme une nouvel<strong>le</strong> santé, une joie infinie, où el<strong>le</strong>entrait avec des sensations neuves de gamine. Pourtant, dans <strong>le</strong> fiacre, el<strong>le</strong> détourna<strong>le</strong>s yeux, gênée, lorsque Pauline mit un gros baiser sur <strong>le</strong>s lèvres de son amant.- Tiens ! dit-el<strong>le</strong>, la tête toujours à la portière, M. Lhomme, là- bas… Comme ilmarche !- Il a son cor, ajouta Pauline qui s'était penchée. En voilà un vieux toqué ! Sil'on ne dirait pas qu'il court à un rendez-vous !Lhomme, en effet, l'étui de son instrument sous <strong>le</strong> bras, filait <strong>le</strong> long duGymnase, <strong>le</strong> nez tendu, riant d'aise tout seul, à l'idée du régal qu'il se promettait. Il


allait passer la journée chez un ami, une flûte d'un petit théâtre, où des amateursfaisaient <strong>le</strong> dimanche de la musique de chambre, dès <strong>le</strong>ur café au lait.- À huit heures ! Quel enragé ! reprit Pauline. Et vous savez que Mme Aurélie ettoute sa clique ont dû prendre <strong>le</strong> train de Rambouil<strong>le</strong>t qui part à six heures vingtcinq…pour sûr, <strong>le</strong> mari et la femme ne se rencontreront pas.Toutes deux causèrent de la partie de Rambouil<strong>le</strong>t. El<strong>le</strong>s ne souhaitaient pasde la pluie aux autres, parce qu'el<strong>le</strong>s auraient aussi gobé <strong>le</strong> bouillon; mais, s'il pouvaitcrever un nuage là-bas, sans que <strong>le</strong>s éclaboussures en vinssent jusqu'à Joinvil<strong>le</strong>, ceserait drô<strong>le</strong> tout de même. Puis, el<strong>le</strong>s tombèrent sur Clara, une gâcheuse qui nesavait comment dépenser l'argent de ses entreteneurs : est-ce qu'el<strong>le</strong> n'achetait pastrois paires de bottines à la fois, des bottines qu'el<strong>le</strong> jetait <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, après <strong>le</strong>savoir coupées avec des ciseaux, à cause de ses pieds qui étaient p<strong>le</strong>ins de bosses ?D'ail<strong>le</strong>urs, ces demoisel<strong>le</strong>s des nouveautés ne se montraient guère plus raisonnab<strong>le</strong>sque ces messieurs : el<strong>le</strong>s mangeaient tout, jamais un sou d'économie, des deux etdes trois cents francs passaient par mois à des chiffons et à des friandises.- Mais il n'a qu'un bras ! dit tout à coup Baugé. Comment fait-il pour jouer ducor ?Il n'avait pas quitté Lhomme des yeux. Alors, Pauline, qui s'amusait parfois desa naïveté, lui raconta que <strong>le</strong> caissier appuyait l'instrument contre un mur; et il la crutparfaitement, en trouvant ça très ingénieux. Puis, lorsque, prise de remords, el<strong>le</strong> luiexpliqua de quel<strong>le</strong> façon Lhomme adaptait à son moignon un système de pinces, dontil <strong>le</strong> servait ensuite comme d'une main, il hocha la tête, saisi de méfiance, déclarantqu'on ne lui ferait pas ava<strong>le</strong>r cel<strong>le</strong>-là.- Tu es trop bête ! Finit-el<strong>le</strong> par dire en riant. Ça ne fait rien, je t'aime tout demême.Le fiacre roulait, on arriva à la gare de Vincennes, juste pour un train. C'étaitBaugé qui payait; mais Denise avait déclaré qu'el<strong>le</strong> entendait prendre sa part desdépenses; on rég<strong>le</strong>rait <strong>le</strong> soir. Ils montèrent en secondes, toute une gaietébourdonnante s'échappait des wagons. À Nogent, une noce débarqua, au milieu desrires. Enfin, ils descendirent à Joinvil<strong>le</strong>, passèrent dans l'î<strong>le</strong> toute de suite, pourcommander <strong>le</strong> déjeuner; et ils restèrent là, <strong>le</strong> long des berges, sous de hauts peupliersqui bordaient la Marne. L'ombre était froide, une ha<strong>le</strong>ine vive soufflait dans <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il,élargissait au loin, sur l'autre rive, la pureté limpide d'une plaine, déroulant descultures. Denise s'attardait derrière Pauline et son amant, qui marchaient <strong>le</strong>s bras à latail<strong>le</strong>; el<strong>le</strong> avait cueilli une poignée de boutons d'or, el<strong>le</strong> regardait l'eau cou<strong>le</strong>r,heureuse, <strong>le</strong> cœur défaillant, baissant la tête, quand Baugé se penchait pour baiser lanuque de son amie. Des larmes lui montèrent aux yeux. Cependant, el<strong>le</strong> ne souffraitpas. Qu'avait- el<strong>le</strong> à étouffer ainsi, et pourquoi cette vaste campagne, où el<strong>le</strong> s'étaitpromis tant d'insouciance, l'emplissait-el<strong>le</strong> d'un regret vague dont el<strong>le</strong> n'aurait pu direla cause ? Puis, au déjeuner, <strong>le</strong>s rires bruyants de Pauline l'étourdirent. Cel<strong>le</strong>-ci, quiadorait la banlieue d'une passion de cabotine vivant au gaz, dans l'air épais desfou<strong>le</strong>s, avait voulu manger sous un berceau, malgré la fraîcheur du vent. El<strong>le</strong> s'égayaitdes souff<strong>le</strong>s brusques qui rabattaient la nappe, el<strong>le</strong> trouvait drô<strong>le</strong> la tonnel<strong>le</strong>, nueencore, avec son treillage repeint, dont <strong>le</strong>s losanges se découpaient sur <strong>le</strong> couvert.D'ail<strong>le</strong>urs, el<strong>le</strong> dévorait, d'une gourmandise affamée de fil<strong>le</strong> mal nourrie au magasin,se donnant dehors une indigestion des choses qu'el<strong>le</strong> aimait; c'était son vice, tout sonargent passait là, en gâteaux, en crudités, en petits plats dégustés <strong>le</strong>stement auxheures libres. Comme Denise semblait avoir assez des œufs, de la friture et du pou<strong>le</strong>tsauté, el<strong>le</strong> se retint, el<strong>le</strong> n'osa commander des fraises, une primeur encore chère, decrainte de trop augmenter l'addition.- Maintenant, qu'allons-nous faire ? demanda Baugé, lorsque <strong>le</strong> café fut servi.


D'habitude, l'après-midi, Pauline et lui rentraient dîner à Paris, pour finir <strong>le</strong>urjournée dans un théâtre. Mais, sur <strong>le</strong> désir de Denise, ils décidèrent qu'on resterait àJoinvil<strong>le</strong>; ce serait drô<strong>le</strong>, on se donnerait de la campagne par-dessus la tête. Et, toutl'après-midi, ils battirent <strong>le</strong>s champs. Un instant, l'idée d'une promenade en canot futdiscutée; puis, ils l'abandonnèrent, Baugé ramait trop mal. Mais <strong>le</strong>ur flânerie, auhasard des sentiers, revenait quand même <strong>le</strong> long de la Marne; ils s'intéressaient à lavie de la rivière, aux escadres de yo<strong>le</strong>s et de norvégiennes, aux équipes de canotiersqui la peuplaient. Le so<strong>le</strong>il baissait, ils retournaient vers Joinvil<strong>le</strong>, lorsque deux yo<strong>le</strong>s,descendant <strong>le</strong> courant et luttant de vitesse, échangèrent des bordées d'injures, oùdominaient <strong>le</strong>s cris répétés de «caboulots» et de «calicots».- Tiens ! dit Pauline, c'est M. Hutin.- Oui, reprit Baugé, qui étendait la main devant <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il, je reconnais la yo<strong>le</strong>d'acajou… L'autre yo<strong>le</strong> doit être montée par une équipe d'étudiants.Et il expliqua la vieil<strong>le</strong> haine qui mettait souvent aux prises la jeunesse deséco<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s employés de commerce. Denise, en entendant prononcer <strong>le</strong> nom deHutin, s'était arrêtée; et, <strong>le</strong>s yeux fixes, el<strong>le</strong> suivait la mince embarcation, el<strong>le</strong>cherchait <strong>le</strong> jeune homme parmi <strong>le</strong>s rameurs, sans distinguer autre chose que <strong>le</strong>staches blanches de deux femmes, dont l'une, assise à la barre, avait un chapeaurouge. Les voix se perdirent au milieu du grand ruissel<strong>le</strong>ment de la rivière.- À l'eau, <strong>le</strong>s caboulots !- Les calicots, à l'eau, à l'eau !Le soir, on retourna au restaurant de l'î<strong>le</strong>. Mais l'air était devenu trop vif, il fallutmanger dans une des deux sal<strong>le</strong>s fermées, où l'humidité de l'hiver trempait encore <strong>le</strong>snappes d'une fraîcheur de <strong>le</strong>ssive. Dès six heures, <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s manquèrent, <strong>le</strong>spromeneurs se hâtaient, cherchaient un coin; et <strong>le</strong>s garçons apportaient toujours deschaises, des bancs, rapprochaient <strong>le</strong>s assiettes, entassaient <strong>le</strong> monde. On étouffaitmaintenant, on fit ouvrir <strong>le</strong>s fenêtres. Dehors, <strong>le</strong> jour pâlissait, un crépuscu<strong>le</strong> verdâtretombait des peupliers, si rapide, que <strong>le</strong> restaurateur, mal outillé pour ces repas àcouvert, n'ayant pas de lampes, dut faire mettre une bougie sur chaque tab<strong>le</strong>. Le bruitétait assourdissant, des rires, des appels, des chocs de vaissel<strong>le</strong>; au vent desfenêtres, <strong>le</strong>s bougies s'effaraient et coulaient; tandis que des papillons de nuitbattaient des ai<strong>le</strong>s, dans l'air chauffé par l'odeur des viandes, et que traversaient depetits souff<strong>le</strong>s glacés.- Hein ? S'amusent-ils ? disait Pauline enfoncée dans une matelote, qu'el<strong>le</strong>déclarait extraordinaire.El<strong>le</strong> se pencha pour ajouter :- Vous n'avez pas reconnu M. Albert, là-bas ?C'était, en effet, <strong>le</strong> jeune Lhomme, au milieu de trois femmes équivoques, unevieil<strong>le</strong> dame en chapeau jaune, à mine basse de pourvoyeuse, et deux mineures,deux fil<strong>le</strong>ttes de treize ou quatorze ans, déhanchées, d'une effronterie gênante. Lui,très ivre déjà, tapait son verre sur la tab<strong>le</strong>, parlait de rosser <strong>le</strong> garçon, s'il n'apportaitpas des liqueurs tout de suite.- Ah bien ! reprit Pauline, en voilà une famil<strong>le</strong> ! La mère à Rambouil<strong>le</strong>t, <strong>le</strong> père àParis et <strong>le</strong> fils à Joinvil<strong>le</strong>… Ils ne se marcheront pas sur <strong>le</strong>s pieds.Denise, qui détestait <strong>le</strong> bruit, souriait pourtant, goûtait la joie de ne plus penser,au milieu d'un tel vacarme. Mais, tout d'un coup, il y eut, dans la sal<strong>le</strong> voisine, un éclatde voix qui couvrit <strong>le</strong>s autres. C'étaient des hur<strong>le</strong>ments, que des gif<strong>le</strong>s durent suivre,car on entendit des poussées, des chaises abattues, toute une lutte, où revenaient <strong>le</strong>scris de la rivière :- À l'eau, <strong>le</strong>s calicots !- Les caboulots, à l'eau ! À l'eau !


Et, lorsque la grosse voix du cabaretier eut calmé la batail<strong>le</strong>, Hutinbrusquement parut. En vareuse rouge, une toque renversée derrière <strong>le</strong> crâne, il avaità son bras la grande fil<strong>le</strong> blanche, la barreuse, qui, pour porter <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs de la yo<strong>le</strong>,s'était planté une touffe de coquelicots sur l'oreil<strong>le</strong>. Des clameurs, desapplaudissements accueillirent <strong>le</strong>ur entrée; et il rayonnait, il bombait la poitrine en sedandinant avec <strong>le</strong> roulis des marins, il étalait un coup de poing qui lui b<strong>le</strong>uissait lajoue, tout gonflé de la joie d'être remarqué. Derrière eux, l'équipe suivait. Une tab<strong>le</strong> futprise d'assaut, <strong>le</strong> tapage devint formidab<strong>le</strong>.- Il paraît, expliqua Baugé, après avoir écouté <strong>le</strong>s conversations derrière lui, ilparaît que <strong>le</strong>s étudiants ont reconnu la femme de Hutin, une ancienne du quartier, quichante à présent dans un beuglant, à Montmartre. Et alors on s'est cogné pour el<strong>le</strong>…Ces étudiants, ça ne paie jamais <strong>le</strong>s femmes !- En tout cas, dit Pauline d'un air pincé, el<strong>le</strong> est joliment laide, cel<strong>le</strong>-là, avec sescheveux carotte… Vrai, je ne sais où M. Hutin <strong>le</strong>s ramasse, mais el<strong>le</strong>s sont toutes plussa<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s unes que <strong>le</strong>s autres.Denise avait pâli. C'était en el<strong>le</strong> un froid de glace, comme si, goutte à goutte, <strong>le</strong>sang de son cœur se fût retiré. Déjà, sur la berge, devant la yo<strong>le</strong> rapide, el<strong>le</strong> avaitsenti un premier frisson; et, maintenant, el<strong>le</strong> ne pouvait douter, cette fil<strong>le</strong> était bienavec Hutin. La gorge serrée, <strong>le</strong>s mains tremblantes, el<strong>le</strong> ne mangeait plus.- Qu'avez-vous ? demanda son amie.- Rien, balbutia-t-el<strong>le</strong>, il fait un peu chaud.Mais la tab<strong>le</strong> de Hutin était voisine, et quand il eut aperçu Baugé, qu'ilconnaissait, il engagea la conversation d'une voix aiguë, pour continuer à occuper lasal<strong>le</strong>.- Dites donc, cria-t-il, êtes-vous toujours vertueux, au Bon Marché ?- Pas tant que ça, répondit l'autre très rouge.- Laissez donc ! Ils ne prennent que des vierges, et ils ont un confessionnal enpermanence pour <strong>le</strong>s vendeurs qui <strong>le</strong>s regardent… Une maison où l'on fait desmariages, merci !Des rires s'é<strong>le</strong>vèrent. Liénard, qui était de l'équipe, ajouta :- Ce n'est pas comme au Louvre… Il y a une accoucheuse attachée aucomptoir des confections. Paro<strong>le</strong> d'honneur !La gaieté redoubla. Pauline el<strong>le</strong>-même éclatait, tel<strong>le</strong>ment l'accoucheuse luisemblait drô<strong>le</strong>. Mais Baugé restait vexé des plaisanteries sur l'innocence de samaison. Il se lança tout d'un coup.- Avec ça que vous êtes bien, au Bonheur des Dames ! Flanqués à la portepour un mot ! Et un patron qui a l'air de raccrocher ses clientes !Hutin ne l'écoutait plus, entamait l'éloge de la place Clichy. Il y connaissait unejeune fil<strong>le</strong>, qui était si convenab<strong>le</strong>, que <strong>le</strong>s acheteuses n'osaient s'adresser à el<strong>le</strong>, depeur de l'humilier. Ensuite, il rapprocha son couvert, il raconta qu'il avait fait centquinze francs pendant la semaine; oh ! Une semaine épatante, Favier laissé àcinquante-deux francs, tout <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au de ligne roulé; et ça se voyait, n'est-ce pas ? Ilbouffait la monnaie, il ne se coucherait pas avant d'avoir liquidé <strong>le</strong>s cent quinzefrancs. Puis, comme il se grisait, il tomba sur Robineau, ce gringa<strong>le</strong>t de second quiaffectait de se tenir à part, au point de ne pas vouloir, dans la rue, marcher avec un deses vendeurs.- Taisez-vous, dit Liénard, vous par<strong>le</strong>z trop, mon cher.La cha<strong>le</strong>ur avait grandi, <strong>le</strong>s bougies coulaient sur <strong>le</strong>s nappes tachées de vin; et,par <strong>le</strong>s fenêtres ouvertes, lorsque <strong>le</strong> bruit des dîneurs tombait brusquement, entraitune voix lointaine, prolongée, la voix de la rivière et des grands peupliers, quis'endormaient dans la nuit calme. Baugé venait de demander l'addition, en voyant que


Denise n'allait pas mieux, toute blanche, <strong>le</strong> menton convulsé par <strong>le</strong>s larmes qu'el<strong>le</strong>retenait; mais <strong>le</strong> garçon ne reparaissait plus, et el<strong>le</strong> dut subir encore <strong>le</strong>s éclats de voixde Hutin. Maintenant, il se disait plus chic que Liénard, parce que Liénard mangeaitsimp<strong>le</strong>ment l'argent de son père, tandis que lui mangeait l'argent gagné, <strong>le</strong> fruit de sonintelligence. Enfin, Baugé paya, <strong>le</strong>s deux femmes sortirent.- En voilà une du Louvre, murmura Pauline dans la première sal<strong>le</strong>, en regardantune grande fil<strong>le</strong> mince qui mettait son manteau.- Tu ne la connais pas, tu n'en sais rien, dit <strong>le</strong> jeune homme.- Avec ça ! Et la façon de se draper !… Rayon de l'accoucheuse, va ! Si el<strong>le</strong> aentendu, el<strong>le</strong> doit être contente !Ils étaient dehors. Denise eut un soupir de soulagement. El<strong>le</strong> avait cru mourir,dans cette cha<strong>le</strong>ur suffocante, au milieu de ces cris; et el<strong>le</strong> expliquait toujours sonmalaise par <strong>le</strong> manque d'air. À présent, el<strong>le</strong> respirait. Une fraîcheur tombait du cielétoilé. Comme <strong>le</strong>s deux jeunes fil<strong>le</strong>s quittaient <strong>le</strong> jardin du restaurant, une voix timidemurmura dans l'ombre :- Bonsoir, mesdemoisel<strong>le</strong>s.C'était Deloche. El<strong>le</strong>s ne l'avaient pas vu au fond de la première sal<strong>le</strong>, où ildînait seul, après être venu de Paris à pied, pour <strong>le</strong> plaisir. En reconnaissant cettevoix amie, Denise, souffrante, céda machina<strong>le</strong>ment au besoin d'un soutien.- Monsieur Deloche, vous rentrez avec nous, dit-el<strong>le</strong>. Donnez-moi votre bras.Déjà Pauline et Baugé marchaient devant. Ils s'étonnèrent. Ils n'auraient pascru que ça se ferait ainsi, et avec ce garçon. Pourtant, comme on avait une heureencore avant de prendre <strong>le</strong> train, ils allèrent jusqu'au bout de l'î<strong>le</strong>, ils suivirent la berge,sous <strong>le</strong>s grands arbres; et, de temps à autre, ils se retournaient, ils murmuraient :- Où sont-ils donc ? Ah ! Les voici… c'est drô<strong>le</strong> tout de même.D'abord, Denise et Deloche avaient gardé <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce. Lentement, <strong>le</strong> vacarme durestaurant se mourait, prenait une douceur musica<strong>le</strong>, au fond de la nuit; et ils entraientplus avant dans <strong>le</strong> froid des arbres, encore fiévreux de cette fournaise, dont <strong>le</strong>sbougies s'éteignaient une à une, derrière <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s. En face d'eux, c'était comme unmur de ténèbres, une masse d'ombre, si compacte, qu'ils ne distinguaient pas mêmela trace pâ<strong>le</strong> du sentier. Cependant, ils allaient avec douceur, sans crainte. Puis, <strong>le</strong>ursyeux s'accoutumèrent, ils virent à droite <strong>le</strong>s troncs des peupliers, pareils à descolonnes sombres portant <strong>le</strong>s dômes de <strong>le</strong>urs branches, criblés d'étoi<strong>le</strong>s; tandis que,sur la droite, l'eau par moments avait dans <strong>le</strong> noir un luisant de miroir d'étain. Le venttombait, ils n'entendaient plus que <strong>le</strong> ruissel<strong>le</strong>ment de la rivière.- Je suis très content de vous avoir rencontrée, finit par balbutier Deloche, quise décida à par<strong>le</strong>r <strong>le</strong> premier. Vous ne savez pas combien vous me faites plaisir, enconsentant à vous promener avec moi.Et, <strong>le</strong>s ténèbres aidant, après bien des paro<strong>le</strong>s embarrassées, il osa dire qu'ill'aimait. Depuis longtemps, il voulait <strong>le</strong> lui écrire; et jamais el<strong>le</strong> ne l'aurait su peut-être,sans cette bel<strong>le</strong> nuit complice, sans cette eau qui chantait et ces arbres qui <strong>le</strong>scouvraient du rideau de <strong>le</strong>urs ombrages. Pourtant, el<strong>le</strong> ne répondait point, el<strong>le</strong>marchait toujours à son bras, du même pas de souffrance. Il cherchait à lui voir <strong>le</strong>visage, lorsqu'il entendit un léger sanglot.- Oh ! Mon Dieu ! reprit-il, vous p<strong>le</strong>urez, mademoisel<strong>le</strong>, vous p<strong>le</strong>urez… Est-ceque je vous ai fait de la peine ?- Non, non, murmura-t-el<strong>le</strong>.El<strong>le</strong> tâchait de retenir ses larmes, mais el<strong>le</strong> ne <strong>le</strong> pouvait pas. À tab<strong>le</strong> déjà, el<strong>le</strong>avait cru que son cœur éclatait. Et, maintenant, el<strong>le</strong> s'abandonnait dans cette ombre,des sanglots venaient de l'étouffer, en pensant que, si Hutin se trouvait à la place deDeloche et lui disait ainsi des tendresses, el<strong>le</strong> serait sans force. Cet aveu qu'el<strong>le</strong> se


faisait enfin, l'emplissait de confusion. Une honte lui brûlait la face, comme si el<strong>le</strong> fûttombée sous ces arbres, aux bras de ce garçon qui s'étalait avec des fil<strong>le</strong>s.- Je ne voulais pas vous offenser, répétait Deloche que <strong>le</strong>s larmes gagnaient.- Non, écoutez, dit-el<strong>le</strong> d'une voix encore tremblante, je n'ai aucune colèrecontre vous. Seu<strong>le</strong>ment, je vous en prie, ne me par<strong>le</strong>z plus comme vous venez de <strong>le</strong>faire… Ce que vous demandez est impossib<strong>le</strong>. Oh ! Vous êtes un bon garçon, je veuxbien être votre amie, mais pas davantage… Entendez-vous, votre amie !Il frémissait. Après quelques pas faits en si<strong>le</strong>nce, il balbutia :- Enfin, vous ne m'aimez pas ?Et, comme el<strong>le</strong> lui évitait <strong>le</strong> chagrin d'un non brutal, il reprit d'une voix douce etnavrée :- D'ail<strong>le</strong>urs, je m'y attendais… Jamais je n'ai eu de chance, je sais que je nepuis être heureux. Chez moi, on me battait. À Paris, j'ai toujours été un souffredou<strong>le</strong>ur.Voyez-vous, lorsqu'on ne sait pas prendre <strong>le</strong>s maîtresses des autres, etqu'on est assez gauche pour ne pas gagner de l'argent autant qu'eux, eh bien ! Ondevrait crever tout de suite dans un coin… Oh ! Soyez tranquil<strong>le</strong>, je ne voustourmenterai plus. Quant à vous aimer, vous ne pouvez m'en empêcher, n'est-cepas ? Je vous aimerai pour rien, comme une bête… Voilà ! Tout fiche <strong>le</strong> camp, c'estma part dans la vie.À son tour, il p<strong>le</strong>ura. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> consolait, et dans <strong>le</strong>ur effusion amica<strong>le</strong>, ils apprirentqu'ils étaient du même pays, el<strong>le</strong> de Valognes, lui de Bricquebec, à treize kilomètres.Ce fut un nouveau lien. Son père à lui, petit huissier nécessiteux, d'une jalousiemaladive, <strong>le</strong> rossait en <strong>le</strong> traitant de bâtard, exaspéré de sa longue figure blême et deses cheveux de chanvre, qui, disait-il, n'étaient pas dans la famil<strong>le</strong>. Ils en arrivèrent àpar<strong>le</strong>r des grands herbages entourés de haies vives, des sentiers couverts qui seperdent sous <strong>le</strong>s ormes, des routes gazonnées comme des allées de parc. Autourd'eux, la nuit pâlissait encore, ils distinguaient <strong>le</strong>s joncs de la rive, la dentel<strong>le</strong> desombrages, noire sur <strong>le</strong> scintil<strong>le</strong>ment des étoi<strong>le</strong>s; et un apaisement <strong>le</strong>ur venait, ilsoubliaient <strong>le</strong>urs maux, rapprochés par <strong>le</strong>ur malchance, dans une amitié de bonscamarades.- Eh bien ? demanda vivement Pauline à Denise, en la prenant à part, quand ilsfurent devant la station.La jeune fil<strong>le</strong> comprit au sourire et au ton de tendre curiosité.El<strong>le</strong> devint très rouge, en répondant :- Mais jamais, ma chère ! Puisque je vous ai dit que je ne voulais pas !… Il estde mon pays. Nous causions de Valognes.Pauline et Baugé restèrent perp<strong>le</strong>xes, dérangés dans <strong>le</strong>urs idées, ne sachantplus que croire. Deloche <strong>le</strong>s quitta sur la place de la Bastil<strong>le</strong>; comme tous <strong>le</strong>s jeunesgens au pair, il couchait au magasin, où il devait être à onze heures. Ne voulant pasrentrer avec lui, Denise, qui s'était fait donner une permission de théâtre, acceptad'accompagner Pauline chez Baugé. Celui-ci, pour se rapprocher de sa maîtresse,était venu demeurer rue Saint-Roch. On prit un fiacre, et Denise demeura stupéfaite,lorsque, en chemin, el<strong>le</strong> sut que son amie allait passer la nuit avec <strong>le</strong> jeune homme.Rien n'était plus faci<strong>le</strong>, on donnait cinq francs à Mme Cabin, toutes ces demoisel<strong>le</strong>sen usaient. Baugé fit <strong>le</strong>s honneurs de sa chambre, garnie de vieux meub<strong>le</strong>s Empire,envoyés par son père. Il se fâcha quand Denise parla de rég<strong>le</strong>r, puis finit par accepter<strong>le</strong>s quinze francs soixante, qu'el<strong>le</strong> avait posés sur la commode; mais il voulut alors luioffrir une tasse de thé, et il se battit contre une bouilloire à esprit-de-vin, fut obligé deredescendre acheter du sucre. Minuit sonnait, quand il emplit <strong>le</strong>s tasses.- Il faut que je m'en ail<strong>le</strong>, répétait Denise.Et Pauline répondait :


- Tout à l'heure… Les théâtres ne ferment pas si tôt.Denise était gênée dans cette chambre de garçon. El<strong>le</strong> avait vu son amie semettre en jupon et en corset, el<strong>le</strong> la regardait préparer <strong>le</strong> lit, l'ouvrir, taper <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>rsde ses bras nus; et ce petit ménage d'une nuit d'amour, fait devant el<strong>le</strong>, la troublait, luicausait une honte, en éveillant de nouveau, dans son cœur b<strong>le</strong>ssé, <strong>le</strong> souvenir deHutin. Ce n'était guère salutaire des journées pareil<strong>le</strong>s. Enfin à minuit un quart, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>squitta. Mais el<strong>le</strong> partit confuse, lorsque, en réponse à son souhait innocent d'unebonne nuit, Pauline cria étourdiment :- Merci, la nuit sera bonne !La porte particulière qui menait à l'appartement de Mouret et aux chambres dupersonnel, se trouvait rue Neuve-Saint-Augustin. Mme Cabin tirait <strong>le</strong> cordon, puisdonnait un coup d'œil, pour pointer la rentrée. Une veil<strong>le</strong>use éclairait faib<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>vestibu<strong>le</strong>, Denise se trouva dans cette lueur, hésitante, prise d'une inquiétude, car entournant <strong>le</strong> coin de la rue, el<strong>le</strong> avait vu la porte se refermer sur l'ombre vague d'unhomme. Ce devait être <strong>le</strong> patron, rentrant de soirée; et l'idée qu'il était là, dans <strong>le</strong> noir,à l'attendre peut-être, lui causait une de ces peurs étranges, dont il la bou<strong>le</strong>versaitencore, sans motif raisonnab<strong>le</strong>. Quelqu'un remua au premier, des bottes craquaient.Alors, el<strong>le</strong> perdit la tête, el<strong>le</strong> poussa une porte qui donnait sur <strong>le</strong> magasin, et qu'onlaissait ouverte, pour <strong>le</strong>s rondes de surveillance. El<strong>le</strong> était dans <strong>le</strong> rayon de larouennerie.- Mon Dieu ! Comment faire ? Balbutia-t-el<strong>le</strong>, au milieu de son émotion.La pensée lui vint qu'il existait, en haut, une autre porte de communication,conduisant aux chambres. Seu<strong>le</strong>ment, il fallait traverser tout <strong>le</strong> magasin. El<strong>le</strong> préférace voyage, malgré <strong>le</strong>s ténèbres qui noyaient <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries. Pas un bec de gaz nebrûlait, il n'y avait que des lampes à hui<strong>le</strong>, accrochées de loin en loin aux branchesdes lustres; et ces clartés éparses, pareil<strong>le</strong>s à des taches jaunes, et dont la nuitmangeait <strong>le</strong>s rayons, ressemblaient aux lanternes pendues dans des mines. Degrandes ombres flottaient, on distinguait mal <strong>le</strong>s amoncel<strong>le</strong>ments de marchandises,qui prenaient des profils effrayants, colonnes écroulées, bêtes accroupies, vo<strong>le</strong>urs àl'affût. Le si<strong>le</strong>nce lourd, coupé de respirations lointaines, élargissait encore cesténèbres. Pourtant, el<strong>le</strong> s'orienta : <strong>le</strong> blanc, à sa gauche, faisait une coulée pâ<strong>le</strong>,comme <strong>le</strong> b<strong>le</strong>uissement des maisons d'une rue, sous un ciel d'été; alors, el<strong>le</strong> vouluttraverser tout de suite <strong>le</strong> hall, mais el<strong>le</strong> se heurta dans des pi<strong>le</strong>s d'indienne et jugeaplus sûr de suivre la bonneterie, puis <strong>le</strong>s lainages. Là, un tonnerre l'inquiéta, <strong>le</strong>ronf<strong>le</strong>ment sonore de Joseph, <strong>le</strong> garçon, qui dormait derrière <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s de deuil. El<strong>le</strong>se jeta vite dans <strong>le</strong> hall, que <strong>le</strong> vitrage éclairait d'une lumière crépusculaire; il semblaitagrandi, p<strong>le</strong>in de l'effroi nocturne des églises, avec l'immobilité de ses casiers et <strong>le</strong>ssilhouettes des grands mètres, qui dessinaient des croix renversées. Maintenant el<strong>le</strong>fuyait. À la mercerie, à la ganterie, el<strong>le</strong> faillit enjamber encore des garçons de service,et el<strong>le</strong> se crut seu<strong>le</strong>ment sauvée, lorsqu'el<strong>le</strong> trouva enfin l'escalier. Mais, en haut,devant <strong>le</strong> rayon des confections, une terreur la saisit en apercevant une lanterne, dontl'œil clignotant marchait : c'était une ronde, deux pompiers en train de marquer <strong>le</strong>urpassage aux cadrans des indicateurs. El<strong>le</strong> resta une minute sans comprendre, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>sregarda passer des châ<strong>le</strong>s à l'ameub<strong>le</strong>ment, puis à la lingerie, épouvantée de <strong>le</strong>urmanœuvre étrange, de la c<strong>le</strong>f qui grinçait, des portes de tô<strong>le</strong> qui retombaient avec unbruit de massacre. Quand ils approchèrent, el<strong>le</strong> se réfugia au fond du salon desdentel<strong>le</strong>s, d'où <strong>le</strong> brusque appel d'une voix la fit aussitôt ressortir, pour gagner la portede communication en courant. El<strong>le</strong> avait reconnu la voix de Deloche, il couchait dansson rayon, sur un petit lit en fer, qu'il dressait lui-même tous <strong>le</strong>s soirs; et il n'y dormaitpas encore, il y revivait, <strong>le</strong>s yeux ouverts, <strong>le</strong>s heures douces de la soirée.


- Comment ! C'est vous, mademoisel<strong>le</strong> ! dit Mouret, que Denise trouva devantel<strong>le</strong>, dans l'escalier, une petite bougie de poche à la main.El<strong>le</strong> balbutia, voulut expliquer qu'el<strong>le</strong> venait de chercher quelque chose aurayon. Mais il ne se fâchait point, il la regardait de son air à la fois paternel et curieux.- Vous aviez donc une permission de théâtre ?- Oui, monsieur.- Et vous êtes-vous divertie ?… À quel théâtre êtes-vous allée ?- Monsieur, je suis allée à la campagne.Cela <strong>le</strong> fit rire. Puis, il demanda, en appuyant sur <strong>le</strong>s mots :- Toute seu<strong>le</strong> ?- Non, monsieur, avec une amie, répondit-el<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s joues empourprées,honteuse de la pensée qu'il avait sans doute.Alors, il se tut. Mais il la regardait toujours, dans sa petite robe noire, coiffée deson chapeau garni d'un seul ruban b<strong>le</strong>u. Est-ce que cette sauvageonne finirait pardevenir une jolie fil<strong>le</strong> ? El<strong>le</strong> sentait bon de sa course au grand air, el<strong>le</strong> était charmanteavec ses beaux cheveux épeurés sur son front. Et lui qui, depuis six mois, la traitait enenfant, qui la conseillait parfois, cédant à des idées d'expérience, à des enviesméchantes de savoir comment une femme poussait et se perdait dans Paris, il ne riaitplus, il éprouvait un sentiment indéfinissab<strong>le</strong> de surprise et de crainte, mêlé detendresse. Sans doute, c'était un amant qui l'embellissait ainsi. À cette pensée, il luisembla qu'un oiseau favori, dont il jouait, venait de <strong>le</strong> piquer au sang.- Bonsoir, monsieur, murmura Denise, en continuant de monter, sans attendre.Il ne répondit pas, la regarda disparaître. Puis, il rentra chez lui.


VI.Quand la morte-saison d'été fut venue, un vent de panique souffla au Bonheurdes Dames. C'était <strong>le</strong> coup de terreur des congés, <strong>le</strong>s renvois en masse dont ladirection balayait <strong>le</strong> magasin, vide de clientes pendant <strong>le</strong>s cha<strong>le</strong>urs de juil<strong>le</strong>t et d'août.Mouret, chaque matin, lorsqu'il faisait avec Bourdonc<strong>le</strong> son inspection, prenaità part <strong>le</strong>s chefs de comptoir, qu'il avait poussés, l'hiver, pour que la vente ne souffrîtpas, à engager plus de vendeurs qu'il ne <strong>le</strong>ur en fallait, quitte à écrémer ensuite <strong>le</strong>urpersonnel. Il s'agissait maintenant de diminuer <strong>le</strong>s frais, en rendant au pavé un bontiers des commis, <strong>le</strong>s faib<strong>le</strong>s qui se laissaient manger par <strong>le</strong>s forts.- Voyons, disait-il, vous en avez là-dedans qui ne font pas votre affaire… On nepeut <strong>le</strong>s garder pourtant à rester ainsi, <strong>le</strong>s mains ballantes.Et, si <strong>le</strong> chef de comptoir hésitait, ne sachant <strong>le</strong>squels sacrifier :- Arrangez-vous, six vendeurs doivent vous suffire… Vous en reprendrez enoctobre, il en traîne assez dans <strong>le</strong>s rues !D'ail<strong>le</strong>urs, Bourdonc<strong>le</strong> se chargeait des exécutions. Il avait, de ses lèvresminces, un terrib<strong>le</strong> : «Passez à la caisse !» qui tombait comme un coup de hache.Tout lui devenait prétexte pour déblayer <strong>le</strong> plancher. Il inventait des méfaits, ilspéculait sur <strong>le</strong>s plus légères négligences. «Vous étiez assis, monsieur : passez à lacaisse ! - Vous répondez, je crois : passez à la caisse ! - Vos souliers ne sont pascirés : passez à la caisse !» Et <strong>le</strong>s braves eux-mêmes tremblaient, devant <strong>le</strong> massacrequ'il laissait derrière lui. Puis, la mécanique ne fonctionnant pas assez vite, il avaitimaginé un traquenard, où, en quelques jours, il étranglait sans fatigue <strong>le</strong> nombre devendeurs condamnés d'avance. Dès huit heures, il se tenait debout sous la porte, samontre à la main; et, à trois minutes de retard, l'implacab<strong>le</strong> : «Passez à la caisse !»hachait <strong>le</strong>s jeunes gens essoufflés. C'était de la besogne vivement et proprementfaite.- Vous avez une sa<strong>le</strong> figure, vous ! Finit-il par dire un jour à un pauvre diab<strong>le</strong>dont <strong>le</strong> nez de travers l'agaçait. Passez à la caisse !Les protégés obtenaient quinze jours de vacances, qu'on ne <strong>le</strong>ur payait pas, cequi était une façon plus humaine de diminuer <strong>le</strong>s frais. Du reste, <strong>le</strong>s vendeursacceptaient <strong>le</strong>ur situation précaire, sous <strong>le</strong> fouet de la nécessité et de l'habitude.Depuis <strong>le</strong>ur débarquement à Paris, ils roulaient sur la place, ils commençaient <strong>le</strong>urapprentissage à droite, <strong>le</strong> finissait à gauche, étaient renvoyés ou s'en allaient d'euxmêmes,tout d'un coup, au hasard de l'intérêt. L'usine chômait, on supprimait <strong>le</strong> painaux ouvriers; et cela passait dans <strong>le</strong> bran<strong>le</strong> indifférent de la machine, <strong>le</strong> rouage inuti<strong>le</strong>était tranquil<strong>le</strong>ment jeté de côté, ainsi qu'une roue de fer, à laquel<strong>le</strong> on ne gardeaucune reconnaissance des services rendus. Tant pis pour ceux qui ne savaient passe tail<strong>le</strong>r <strong>le</strong>ur part !Maintenant, <strong>le</strong>s rayons ne causaient plus d'autre chose. Chaque jour, denouvel<strong>le</strong>s histoires circulaient. On nommait <strong>le</strong>s vendeurs congédiés, comme, entemps d'épidémie, on compte <strong>le</strong>s morts. Les châ<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s lainages surtout furentéprouvés : sept commis y disparurent en une semaine. Puis, un drame bou<strong>le</strong>versa lalingerie, où une acheteuse s'était trouvée mal, en accusant la demoisel<strong>le</strong> qui la servaitde manger de l'ail; et cel<strong>le</strong>-ci fut chassée sur l'heure, bien que, peu nourrie et toujoursaffamée, el<strong>le</strong> achevât simp<strong>le</strong>ment au comptoir toute une provision de croûtes de pain.La direction se montrait impitoyab<strong>le</strong>, devant la moindre plainte des clientes; aucuneexcuse n'était admise, l'employé avait toujours tort, devait disparaître ainsi qu'uninstrument défectueux, nuisant au bon mécanisme de la vente; et <strong>le</strong>s camaradesbaissaient la tête, ne tentaient même pas de <strong>le</strong> défendre. Dans la panique quisoufflait, chacun tremblait pour soi : Mignot, un jour qu'il sortait un paquet sous saredingote, malgré <strong>le</strong> règ<strong>le</strong>ment, faillit être surpris et se crut du coup sur <strong>le</strong> pavé;


Liénard, dont la paresse était célèbre, dut à la situation de son père dans <strong>le</strong>snouveautés, de n'être pas mis à la porte, un après-midi que Bourdonc<strong>le</strong> <strong>le</strong> trouvadormant debout, entre deux pi<strong>le</strong>s de velours anglais. Mais <strong>le</strong>s Lhomme surtouts'inquiétaient, s'attendaient chaque matin au renvoi de <strong>le</strong>ur fils Albert : on était trèsmécontent de la façon dont il tenait sa caisse, des femmes venaient <strong>le</strong> distraire; etdeux fois Mme Aurélie dut fléchir la direction.Cependant, Denise, au milieu de ce coup de balai, était si menacée, qu'el<strong>le</strong>vivait dans la continuel<strong>le</strong> attente d'une catastrophe. El<strong>le</strong> avait beau être courageuse,lutter de toute sa gaieté et de toute sa raison, pour ne pas céder aux crises de sanature tendre : des larmes l'aveuglaient dès qu'el<strong>le</strong> avait refermé la porte de sachambre, el<strong>le</strong> se désolait en se voyant à la rue, fâchée avec son onc<strong>le</strong>, ne sachant oùal<strong>le</strong>r, sans un sou d'économie, et ayant sur <strong>le</strong>s bras <strong>le</strong>s deux enfants. Les sensationsdes premières semaines renaissaient, il lui semblait être un grain de mil sous unemeu<strong>le</strong> puissante; et c'était, en el<strong>le</strong>, un abandon découragé, à se sentir si peu dechose, dans cette grande machine qui l'écraserait avec sa tranquil<strong>le</strong> indifférence.Aucune illusion n'était possib<strong>le</strong> : si l'on congédiait une vendeuse des confections, el<strong>le</strong>se trouvait désignée. Sans doute, pendant la partie de Rambouil<strong>le</strong>t, ces demoisel<strong>le</strong>savaient monté la tête de Mme Aurélie, car cette dernière la traitait depuis lors d'un airde sévérité, où il entrait comme une rancune. On ne lui pardonnait pas d'ail<strong>le</strong>urs d'êtreallée à Joinvil<strong>le</strong>, on voyait là une révolte, une façon de narguer <strong>le</strong> comptoir tout entier,en s'affichant dehors avec une demoisel<strong>le</strong> du comptoir ennemi. Jamais Denise n'avaitplus souffert au rayon, et maintenant el<strong>le</strong> désespérait de <strong>le</strong> conquérir.- Laissez-<strong>le</strong>s donc ! répétait Pauline, des poseuses qui sont bêtes comme desoies !Mais c'était justement ces allures de dame qui intimidaient la jeune fil<strong>le</strong>.Presque toutes <strong>le</strong>s vendeuses, dans <strong>le</strong>ur frottement quotidien avec la clientè<strong>le</strong> riche,prenaient des grâces, finissaient par être d'une classe vague, flottant entre l'ouvrièreet la bourgeoise; et, sous <strong>le</strong>ur art de s'habil<strong>le</strong>r, sous <strong>le</strong>s manières et <strong>le</strong>s phrasesapprises, il n'y avait souvent qu'une instruction fausse, la <strong>le</strong>cture des petits journaux,des tirades de drame, toutes <strong>le</strong>s sottises courantes du pavé de Paris.- Vous savez que la mal peignée a un enfant, dit un matin Clara, en arrivant aurayon.Et, comme on s'étonnait :- Puisque je l'ai vue hier soir qui promenait <strong>le</strong> mioche !… El<strong>le</strong> doit <strong>le</strong> remiserquelque part.À deux jours de là, Marguerite, en remontant de dîner, donna une autrenouvel<strong>le</strong>.- C'est du propre, je viens de voir l'amant de la mal peignée… Un ouvrier,imaginez-vous ! Oui, un sa<strong>le</strong> petit ouvrier, avec des cheveux jaunes, qui la guettait àtravers <strong>le</strong>s vitres.Dès lors, ce fut une vérité acquise : Denise avait un manœuvre pour amant, etcachait un enfant dans <strong>le</strong> quartier. On la cribla d'allusions méchantes. La première foisqu'el<strong>le</strong> comprit, el<strong>le</strong> devint toute pâ<strong>le</strong>, devant la monstruosité de pareil<strong>le</strong>ssuppositions. C'était abominab<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> voulut s'excuser, el<strong>le</strong> balbutia :- Mais ce sont mes frères !- Oh ! Ses frères ! dit Clara de sa voix de blague.Il fallut que Mme Aurélie intervînt.- Taisez-vous ! Mesdemoisel<strong>le</strong>s, vous feriez mieux de changer ces étiquettes…Ml<strong>le</strong> Baudu est bien libre de se mal conduire dehors. Si el<strong>le</strong> travaillait ici, au moins !Et cette défense sèche était une condamnation. La jeune fil<strong>le</strong>, suffoquéecomme si on l'avait accusée d'un crime, tâcha vainement d'expliquer <strong>le</strong>s faits. On riait,


on haussait <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong> en garda une plaie vive au cœur. Deloche, lorsque <strong>le</strong>bruit se répandit, fut tel<strong>le</strong>ment indigné, qu'il parlait de gif<strong>le</strong>r ces demoisel<strong>le</strong>s desconfections; et, seu<strong>le</strong>, la crainte de la compromettre <strong>le</strong> retint. Depuis la soirée deJoinvil<strong>le</strong>, il avait pour el<strong>le</strong> un amour soumis, une amitié presque religieuse, qu'il luitémoignait par ses regards de bon chien. Personne ne devait soupçonner <strong>le</strong>uraffection, car on se serait moqué d'eux; mais cela ne l'empêchait pas de rêver debrusques vio<strong>le</strong>nces, <strong>le</strong> coup de poing vengeur, si jamais on s'attaquait à el<strong>le</strong> devantlui.Denise finit par ne plus répondre. C'était trop odieux, personne ne la croirait.Quand une camarade risquait une nouvel<strong>le</strong> allusion, el<strong>le</strong> se contentait de la regarderfixement, d'un air triste et calme. D'ail<strong>le</strong>urs, el<strong>le</strong> avait d'autres ennuis, des soucismatériels qui la préoccupaient davantage. Jean continuait à n'être pas raisonnab<strong>le</strong>, illa harcelait toujours de demandes d'argent. Peu de semaines se passaient, sansqu'el<strong>le</strong> reçût de lui toute une histoire, en quatre pages; et quand <strong>le</strong> vaguemestre de lamaison lui remettait ces <strong>le</strong>ttres d'une grosse écriture passionnée, el<strong>le</strong> se hâtait de <strong>le</strong>scacher dans sa poche, car <strong>le</strong>s vendeuses affectaient de rire, en chantonnant desgaillardises. Puis, après avoir inventé des prétextes pour al<strong>le</strong>r déchiffrer <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres àl'autre bout du magasin, el<strong>le</strong> était prise de terreurs : ce pauvre Jean lui semblaitperdu. Toutes <strong>le</strong>s bourdes réussissaient auprès d'el<strong>le</strong>, des aventures d'amourextraordinaires, dont son ignorance de ces choses exagérait encore <strong>le</strong>s périls.C'étaient une pièce de quarante sous pour échapper à la jalousie d'une femme, et descinq francs, et des six francs qui devaient réparer l'honneur d'une pauvre fil<strong>le</strong>, que sonpère tuerait sans cela. Alors, comme ses appointements et son tant pour cent nesuffisaient point, el<strong>le</strong> avait eu l'idée de chercher un petit travail, en dehors de sonemploi. El<strong>le</strong> s'en était ouverte à Robineau, qui lui restait sympathique, depuis <strong>le</strong>urpremière rencontre chez Vinçard; et il lui avait procuré des nœuds de cravate, à cinqsous la douzaine. La nuit, de neuf heures à une heure, el<strong>le</strong> pouvait en coudre sixdouzaines, ce qui lui faisait trente sous, sur <strong>le</strong>squels il fallait déduire une bougie dequatre sous. Mais ces vingt-six sous par jour entretenaient Jean, el<strong>le</strong> ne se plaignaitpas du manque de sommeil, el<strong>le</strong> se serait estimée très heureuse, si une catastrophen'avait une fois encore bou<strong>le</strong>versé son budget. À la fin de la seconde quinzaine,lorsqu'el<strong>le</strong> s'était présentée chez l'entrepreneuse des nœuds de cravate, el<strong>le</strong> avaittrouvé porte close : une faillite, une banqueroute, qui lui emportait dix-huit francstrente centimes, somme considérab<strong>le</strong>, et sur laquel<strong>le</strong>, depuis huit jours, el<strong>le</strong> comptaitabsolument. Toutes <strong>le</strong>s misères du rayon disparaissaient devant ce désastre.- Vous êtes triste, lui dit Pauline, qui la rencontra, dans la ga<strong>le</strong>rie del'ameub<strong>le</strong>ment. Est-ce que vous avez besoin de quelque chose, dites ?Mais Denise devait déjà douze francs à son amie. El<strong>le</strong> répondit, en essayant desourire :- Non, merci… J'ai mal dormi, voilà tout.C'était <strong>le</strong> vingt juil<strong>le</strong>t, au plus fort de la panique des renvois, Sur <strong>le</strong>s quatrecents employés, Bourdonc<strong>le</strong> en avait déjà balayé cinquante; et <strong>le</strong> bruit couraitd'exécutions nouvel<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong> ne songeait guère pourtant aux menaces qui soufflaient,el<strong>le</strong> était tout entière à l'angoisse d'une aventure de Jean, plus terrifiante que <strong>le</strong>sautres. Ce jour-là, il lui fallait quinze francs, dont l'envoi pouvait seul <strong>le</strong> sauver de lavengeance d'un mari trompé. La veil<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> avait reçu une première <strong>le</strong>ttre, posant <strong>le</strong>drame; puis, coup sur coup, il en était venu deux autres, la dernière surtout qu'el<strong>le</strong>achevait, quand Pauline l'avait rencontrée, et où Jean lui annonçait sa mort pour <strong>le</strong>soir, s'il n'avait pas <strong>le</strong>s quinze francs. El<strong>le</strong> se torturait l'esprit. Impossib<strong>le</strong> de prendresur la pension de Pépé, payée depuis deux jours. Toutes <strong>le</strong>s malchances tombaient àla fois, car el<strong>le</strong> espérait rentrer dans ses dix-huit francs trente, en s'adressant à


Robineau, qui retrouverait peut-être l'entrepreneuse des nœuds de cravate; maisRobineau, ayant obtenu un congé de deux semaines, n'était pas revenu la veil<strong>le</strong>,comme on l'attendait.Cependant, Pauline la questionnait encore, amica<strong>le</strong>ment. Lorsque toutes deuxse rejoignaient ainsi, au fond d'un rayon écarté, el<strong>le</strong>s causaient quelques minutes,l'œil aux aguets. Soudain, la lingère eut un geste de fuite : el<strong>le</strong> venait d'apercevoir lacravate blanche d'un inspecteur, qui sortait des châ<strong>le</strong>s.- Ah ! Non, c'est <strong>le</strong> père Jouve, murmura-t-el<strong>le</strong> d'un air rassuré. Je ne sais cequ'il a, ce vieux, à rire, quand il nous voit ensemb<strong>le</strong>… À votre place, j'aurais peur, caril est trop gentil pour vous. Un chien fini, mauvais comme la ga<strong>le</strong>, et qui croit encorepar<strong>le</strong>r à ses troupiers !En effet, <strong>le</strong> père Jouve était détesté de tous <strong>le</strong>s vendeurs, pour la sévérité desa surveillance. Plus de la moitié des renvois se faisaient sur ses rapports. Son grandnez rouge d'ancien capitaine noceur ne s'humanisait que dans <strong>le</strong>s comptoirs tenus pardes femmes.- Pourquoi aurais-je peur ? demanda Denise.- Dame ! répondit Pauline en riant, il exigera peut-être de la reconnaissance…Plusieurs de ces demoisel<strong>le</strong>s se <strong>le</strong> ménagent.Jouve s'était éloigné, en feignant de ne pas <strong>le</strong>s voir; et el<strong>le</strong>s l'entendirent quitombait sur un vendeur des dentel<strong>le</strong>s, coupab<strong>le</strong> de regarder un cheval abattu, dans larue Neuve-Saint-Augustin.- À propos, reprit Pauline, est-ce que vous ne cherchiez pas M. Robineau, hier?Il est revenu.Denise se crut sauvée.- Merci, je vais faire <strong>le</strong> tour alors et passer par la soierie…Tant pis ! On m'a envoyée là-haut, à l'atelier, pour un poignet.El<strong>le</strong>s se séparèrent. La jeune fil<strong>le</strong>, d'un air affairé, comme si el<strong>le</strong> courait decaisse en caisse, à la recherche d'une erreur, gagna l'escalier et descendit dans <strong>le</strong>hall. Il était dix heures moins un quart, la première tab<strong>le</strong> venait d'être sonnée. Un lourdso<strong>le</strong>il chauffait <strong>le</strong>s vitrages, et malgré <strong>le</strong>s stores de toi<strong>le</strong> grise, la cha<strong>le</strong>ur tombait dansl'air immobi<strong>le</strong>. Par moments, une ha<strong>le</strong>ine fraîche montait des parquets, que desgarçons de magasin arrosaient d'un mince fi<strong>le</strong>t d'eau. C'était une somno<strong>le</strong>nce, unesieste d'été, au milieu du vide élargi des comptoirs, pareils à des chapel<strong>le</strong>s, où l'ombredort, après la dernière messe. Des vendeurs nonchalants se tenaient debout,quelques rares clientes suivaient <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries, traversaient <strong>le</strong> hall, de ce pasabandonné des femmes que <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il tourmente.Comme Denise descendait, Favier mettait justement une robe de soie légère, àpois roses, pour Mme Boutarel, débarquée la veil<strong>le</strong> du midi. Depuis <strong>le</strong> commencementdu mois, <strong>le</strong>s départements donnaient, on ne voyait guère que des dames fagotées,des châ<strong>le</strong>s jaunes, des jupes vertes, <strong>le</strong> déballage en masse de la province. Lescommis, indifférents, ne riaient même plus. Favier accompagna Mme Boutarel à lamercerie, et quand il reparut, il dit à Hutin :- Hier toutes auvergnates, aujourd'hui toutes provença<strong>le</strong>s… J'en ai mal à latête.Mais Hutin se précipita, c'était son tour, et il avait reconnu «la jolie dame», cetteblonde adorab<strong>le</strong> que <strong>le</strong> rayon désignait ainsi, ne sachant rien d'el<strong>le</strong>, pas même sonnom. Tous lui souriaient, il ne se passait point de semaine sans qu'el<strong>le</strong> entrât auBonheur, toujours seu<strong>le</strong>. Cette fois, el<strong>le</strong> avait avec el<strong>le</strong> un petit garçon de quatre oucinq ans. On en causa.- El<strong>le</strong> est donc mariée ? demanda Favier, lorsque Hutin revint de la caisse, où ilavait fait débiter trente mètres de satin duchesse.


- Possib<strong>le</strong>, répondit ce dernier, quoique ça ne prouve rien, ce mioche. Il pourraitêtre à une amie… Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'el<strong>le</strong> doit avoir p<strong>le</strong>uré. Oh ! Une tristesse,et des yeux rouges !Un si<strong>le</strong>nce régna. Les deux vendeurs regardaient vaguement dans <strong>le</strong>s lointainsdu magasin. Puis, Favier reprit d'une voix <strong>le</strong>nte :- Si el<strong>le</strong> est mariée, son mari lui a peut-être bien allongé des gif<strong>le</strong>s.- Possib<strong>le</strong>, répéta Hutin, à moins que ce ne soit un amant qui l'ait plantée là.Et il conclut, après un nouveau si<strong>le</strong>nce :- Ce que je m'en fiche !À ce moment, Denise traversait <strong>le</strong> rayon des soieries, en ra<strong>le</strong>ntissant samarche et en regardant autour d'el<strong>le</strong>, pour découvrir Robineau. El<strong>le</strong> ne <strong>le</strong> vit pas, alladans la ga<strong>le</strong>rie du blanc, puis traversa une seconde fois. Les deux vendeurs s'étaientaperçus de son manège.- La voilà encore, cette désossée ! murmura Hutin.- El<strong>le</strong> cherche Robineau, dit Favier. Je ne sais ce qu'ils fricotent ensemb<strong>le</strong>. Oh !Rien de drô<strong>le</strong>, Robineau est trop bête là- dessus… On raconte qu'il lui a procuré unpetit travail, des nœuds de cravate. Hein ? Quel négoce !Hutin méditait une méchanceté. Lorsque Denise passa près de lui, il l'arrêta, endisant :- C'est moi que vous cherchez ?El<strong>le</strong> devint très rouge. Depuis la soirée de Joinvil<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> n'osait lire dans soncœur, où se heurtaient des sentiments confus. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> revoyait sans cesse avec cettefil<strong>le</strong> aux cheveux roux, et si el<strong>le</strong> frémissait encore devant lui, c'était peut-être demalaise. L'avait-el<strong>le</strong> aimé ? L'aimait-el<strong>le</strong> toujours ? El<strong>le</strong> ne voulait point remuer ceschoses, qui lui étaient pénib<strong>le</strong>s.- Non, monsieur, répondit-el<strong>le</strong>, embarrassée.Alors, Hutin s'amusa de sa gêne.- Si vous désirez qu'on vous <strong>le</strong> serve… Favier, servez donc Robineau àmademoisel<strong>le</strong>.El<strong>le</strong> <strong>le</strong> regarda fixement, du regard triste et calme dont el<strong>le</strong> recevait <strong>le</strong>sallusions b<strong>le</strong>ssantes de ces demoisel<strong>le</strong>s. Ah ! Il était méchant, il la frappait ainsi que<strong>le</strong>s autres ! Et il y avait en el<strong>le</strong> comme un déchirement, un dernier lien qui se rompait.Son visage exprima une tel<strong>le</strong> souffrance, que Favier, peu tendre de son naturel, vintpourtant à son secours.- M. Robineau est au réassortiment, dit-il. Il rentrera pour déjeuner sansdoute… Vous <strong>le</strong> trouverez cet après-midi, si vous avez à lui par<strong>le</strong>r.Denise remercia, remonta aux confections, où Mme Aurélie l'attendait, dansune colère froide. Comment ! El<strong>le</strong> était partie depuis une demi-heure ! D'où sortait-el<strong>le</strong>? Pas de l'atelier, bien sûr ? La jeune fil<strong>le</strong> baissait la tête, songeait à cet acharnementdu malheur. C'était fini, si Robineau ne rentrait pas. Cependant, el<strong>le</strong> se promettait deredescendre.Aux soieries, <strong>le</strong> retour de Robineau avait déchaîné toute une révolution. Lecomptoir espérait qu'il ne rentrerait pas, dégoûté des ennuis qu'on lui créait sanscesse; et, un moment, en effet, toujours pressé par Vinçard, qui voulait lui céder sonfonds de commerce, il avait failli <strong>le</strong> prendre. Le sourd travail de Hutin, la mine qu'ilcreusait depuis de longs mois sous <strong>le</strong>s pieds du second, allait enfin éclater. Pendant<strong>le</strong> congé de celui-ci, comme il <strong>le</strong> suppléait à titre de premier vendeur, il s'était efforcéde lui nuire dans l'esprit des chefs, de s'instal<strong>le</strong>r à sa place, par des excès de zè<strong>le</strong> :c'étaient de petites irrégularités découvertes et étalées, des projets d'améliorationssoumis, des dessins nouveaux qu'il imaginait. Tous, d'ail<strong>le</strong>urs, dans <strong>le</strong> rayon, depuis<strong>le</strong> débutant rêvant de passer vendeur, jusqu'au premier convoitant la situation


d'intéressé, tous n'avaient qu'une idée fixe, déloger <strong>le</strong> camarade au-dessus de soipour monter d'un échelon, <strong>le</strong> manger s'il devenait un obstac<strong>le</strong>; et cette lutte desappétits, cette poussée des uns sur <strong>le</strong>s autres, était comme <strong>le</strong> bon fonctionnementmême de la machine, ce qui enrageait la vente et allumait cette flambée du succèsdont Paris s'étonnait. Derrière Hutin, il y avait Favier, puis derrière Favier, <strong>le</strong>s autres, àla fi<strong>le</strong>. On entendait un gros bruit de mâchoires. Robineau était condamné, chacundéjà emportait son os. Aussi, lorsque <strong>le</strong> second reparut, <strong>le</strong> grognement fut-il général. Ilfallait en finir, l'attitude des vendeurs lui avait semblé si menaçante, que <strong>le</strong> chef ducomptoir, pour donner à la direction <strong>le</strong> temps de prendre un parti, venait d'envoyerRobineau au réassortiment.- Nous préférons nous en al<strong>le</strong>r tous, si on <strong>le</strong> garde, déclarait Hutin.Cette affaire ennuyait Bouthemont, dont la gaieté s'accommodait mal d'un teltracas intérieur. Il souffrait de ne plus avoir autour de lui que des visages renfrognés.Pourtant, il voulait être juste.- Voyons, laissez-<strong>le</strong> tranquil<strong>le</strong>, il ne vous fait rien.Mais des protestations éclataient.- Comment ! Il ne nous fait rien ?… Un être insupportab<strong>le</strong>, toujours nerveux, etqui vous passerait sur <strong>le</strong> corps, tant il est fier !C'était la grande rancune du rayon. Robineau, avec des nerfs de femme, avaitdes raideurs et des susceptibilités inacceptab<strong>le</strong>s. On racontait vingt anecdotes, unpetit jeune homme qui en était tombé malade, jusqu'à des clientes qu'il avait humiliéespar ses remarques cassantes.- Enfin, messieurs, dit Bouthemont, je ne peux rien prendre sur moi… J'ai avertila direction, je vais en causer tout à l'heure.On sonnait la seconde tab<strong>le</strong>, une volée de cloche montait du sous- sol,lointaine et assourdie dans l'air mort du magasin. Hutin et Favier descendirent. Detous <strong>le</strong>s comptoirs, des vendeurs arrivaient un à un, débandés, se pressant en bas, àl'entrée étroite du couloir de la cuisine, un couloir humide que des becs de gazéclairaient continuel<strong>le</strong>ment. Le troupeau s'y hâtait, sans un rire, sans une paro<strong>le</strong>, aumilieu d'un bruit croissant de vaissel<strong>le</strong> et dans une odeur forte de nourriture. Puis, àl'extrémité, il y avait une halte brusque, devant un guichet. Flanqué de pi<strong>le</strong>sd'assiettes, armé de fourchettes et de cuil<strong>le</strong>rs qu'il plongeait dans des bassines decuivre, un cuisinier y distribuait <strong>le</strong>s portions. Et, quand il s'écartait, derrière son ventretendu de blanc, on apercevait la cuisine flambante.- Allons, bon ! Murmura Hutin en consultant <strong>le</strong> menu, écrit sur un tab<strong>le</strong>au noir,au-dessus du guichet, du bœuf sauce piquante, ou de la raie… Jamais de rôti, danscette baraque ! Ça ne tient pas au corps, <strong>le</strong>ur bouilli et <strong>le</strong>ur poisson !Du reste, <strong>le</strong> poisson était généra<strong>le</strong>ment méprisé, car la bassine restait p<strong>le</strong>ine.Favier prit pourtant de la raie. Derrière lui, Hutin se baissa, en disant :- Bœuf sauce piquante.De son geste mécanique, <strong>le</strong> cuisinier avait piqué un morceau de viande, puisl'avait arrosé d'une cuil<strong>le</strong>rée de sauce; et Hutin, suffoqué d'avoir reçu au visage <strong>le</strong>souff<strong>le</strong> ardent du guichet, emportait à peine sa portion, que déjà derrière lui <strong>le</strong>s mots :«Bœuf sauce piquante… Bœuf sauce piquante…», se suivaient comme des litanies;pendant que, sans relâche, <strong>le</strong> cuisinier piquait des morceaux et <strong>le</strong>s arrosait de sauce,avec <strong>le</strong> mouvement rapide et rythmique d'une horloge bien réglée.- El<strong>le</strong> est froide, <strong>le</strong>ur raie, déclara Favier, dont la main ne sentait pas decha<strong>le</strong>ur.Tous, maintenant, filaient, <strong>le</strong> bras tendu, <strong>le</strong>ur assiette droite, pris de la craintede se heurter. Dix pas plus loin, s'ouvrait la buvette, un autre guichet, avec uncomptoir d'étain luisant, où étaient rangées <strong>le</strong>s parts de vin, de petites bouteil<strong>le</strong>s sans


ouchon, encore humides du rinçage. Et chacun, de sa main vide, recevait aupassage une de ces bouteil<strong>le</strong>s, puis, dès lors embarrassé, gagnait sa tab<strong>le</strong> d'un airsérieux, veillant à l'équilibre.Hutin grondait sourdement :- En voilà une promenade, avec cette vaissel<strong>le</strong> !Leur tab<strong>le</strong>, à Favier et à lui, se trouvait au bout du corridor, dans la dernièresal<strong>le</strong> à manger. Toutes <strong>le</strong>s sal<strong>le</strong>s se ressemblaient, étaient d'anciennes caves, dequatre mètres sur cinq, qu'on avait enduites au ciment et aménagées en réfectoires;mais l'humidité crevait la peinture, <strong>le</strong>s murail<strong>le</strong>s jaunes se marbraient de tachesverdâtres; et, du puits étroit des soupiraux, ouvrant sur la rue, au ras du trottoir,tombait un jour livide, sans cesse traversé par <strong>le</strong>s ombres vagues des passants. Enjuil<strong>le</strong>t comme en décembre, on y étouffait, dans la buée chaude, chargée d'odeursnauséabondes, que soufflait <strong>le</strong> voisinage de la cuisine.Cependant, Hutin était entré <strong>le</strong> premier. Sur la tab<strong>le</strong>, scellée d'un bout dans <strong>le</strong>mur et couverte d'une toi<strong>le</strong> cirée, il n'y avait que <strong>le</strong>s verres, <strong>le</strong>s fourchettes et <strong>le</strong>scouteaux, marquant <strong>le</strong>s places. Des pi<strong>le</strong>s d'assiettes de rechange se dressaient àchaque extrémité; tandis que, au milieu, s'allongeait un gros pain, percé d'un couteau,<strong>le</strong> manche en l'air. Hutin se débarrassa de sa bouteil<strong>le</strong>, posa son assiette; puis, aprèsavoir pris sa serviette, au bas du casier, qui était <strong>le</strong> seul ornement des murail<strong>le</strong>s, ils'assit en poussant un soupir.- Avec ça, j'ai une faim ! murmura-t-il.- C'est toujours ainsi, dit Favier, qui s'installait à sa gauche. Il n'y a rien, quandon crève.La tab<strong>le</strong> se remplissait rapidement. El<strong>le</strong> contenait vingt-deux couverts. D'abord,il n'y eut qu'un tapage vio<strong>le</strong>nt de fourchettes, une goinfrerie de grands gaillards auxestomacs creusés par treize heures de fatigues quotidiennes. Dans <strong>le</strong>scommencements, <strong>le</strong>s commis, qui avaient une heure pour manger, pouvaient al<strong>le</strong>rprendre <strong>le</strong>ur café dehors; aussi dépêchaient-ils <strong>le</strong> déjeuner en vingt minutes, avec lahâte de gagner la rue. Mais cela <strong>le</strong>s remuait trop, ils rentraient distraits, l'espritdétourné de la vente; et la direction avait décidé qu'ils ne sortiraient plus, qu'ilspaieraient trois sous de supplément, pour une tasse de café, s'ils en voulaient. Aussi,maintenant, faisaient-ils traîner <strong>le</strong> repas, peu soucieux de remonter au rayon avantl'heure. Beaucoup, en avalant de grosses bouchées, lisaient un journal, plié et tenudebout contre <strong>le</strong>ur bouteil<strong>le</strong>. D'autres, quand <strong>le</strong>ur première faim était satisfaite,causaient bruyamment, revenaient aux éternels sujets de la mauvaise nourriture, del'argent gagné, de ce qu'ils avaient fait, <strong>le</strong> dimanche précédent, et de ce qu'ils feraient,l'autre dimanche.- Dites donc, et votre Robineau ? demanda un vendeur à Hutin.La lutte des soyeux contre <strong>le</strong>ur second occupait tous <strong>le</strong>s comptoirs. On discutaitla question chaque jour, au Café Saint- Roch, jusqu'à minuit. Hutin, qui s'acharnait surson morceau de bœuf, se contenta de répondre :- Eh bien ! Il est revenu, Robineau.Puis, se fâchant tout d'un coup :- Mais, sacredieu; ils m'ont donné de l'âne !… À la fin, c'est dégoûtant, maparo<strong>le</strong> d'honneur !- Ne vous plaignez donc pas ! dit Favier. Moi qui ai fait la bêtise de prendre dela raie… El<strong>le</strong> est pourrie.Tous parlaient à la fois, s'indignaient, plaisantaient. Dans un coin de la tab<strong>le</strong>,contre <strong>le</strong> mur, Deloche mangeait si<strong>le</strong>ncieusement. Il était affligé d'un appétit excessif,qu'il n'avait jamais satisfait, et comme il gagnait trop peu pour se payer des


suppléments, il se taillait des tranches de pain énormes, il avalait <strong>le</strong>s platées <strong>le</strong>smoins ragoûtantes, d'un air de gourmandise. Aussi tous s'amusaient-ils de lui, criant :- Favier, passez votre raie à Deloche… Il l'aime comme ça.- Et votre viande, Hutin : Deloche la demande pour son dessert.Le pauvre garçon haussait <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, ne répondait même pas. Ce n'étaitpoint sa faute, s'il crevait de faim. D'ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s autres avaient beau cracher sur <strong>le</strong>splats, ils se gavaient tout de même.Mais un léger siff<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s fit taire. On signalait la présence de Mouret et deBourdonc<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> couloir. Depuis quelque temps, <strong>le</strong>s plaintes des employésdevenaient tel<strong>le</strong>s, que la direction affectait de descendre juger par el<strong>le</strong>-même laqualité de la nourriture. Sur <strong>le</strong>s trente sous qu'el<strong>le</strong> donnait au chef, par jour et par tête,celui-ci devait tout payer, provisions, charbon, gaz, personnel; et el<strong>le</strong> montrait desétonnements naïfs, quand ce n'était pas très bon. Le matin encore, chaque rayonavait délégué un vendeur, Mignot et Liénard s'étaient chargés de par<strong>le</strong>r au nom de<strong>le</strong>urs camarades. Aussi, dans <strong>le</strong> brusque si<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s se tendirent, on écoutades voix qui sortaient de la sal<strong>le</strong> voisine, où Mouret et Bourdonc<strong>le</strong> venaient d'entrer.Celui-ci déclarait <strong>le</strong> bœuf excel<strong>le</strong>nt; et Mignot, suffoqué par cette affirmation tranquil<strong>le</strong>,répétait : «Mâchez-<strong>le</strong>, pour voir»; pendant que Liénard, s'attaquant à la raie, disaitavec douceur : «Mais el<strong>le</strong> pue, monsieur !» Alors, Mouret se répandit en paro<strong>le</strong>scordia<strong>le</strong>s : il ferait tout pour <strong>le</strong> bien-être de ses employés, il était <strong>le</strong>ur père, il préféraitmanger du pain sec que de <strong>le</strong>s savoir mal nourris.- Je vous promets d'étudier la question, finit-il par conclure, en haussant <strong>le</strong> ton,de manière à être entendu d'un bout du couloir à l'autre.L'enquête de la direction était terminée, <strong>le</strong> bruit des fourchettes recommença.Hutin murmurait :- Oui, compte là-dessus, et bois de l'eau !… Ah ! Ils ne sont pas chiches debonnes paro<strong>le</strong>s. Veux-tu des promesses, en voilà ! Et ils vous nourrissent de vieil<strong>le</strong>ssemel<strong>le</strong>s, et ils vous flanquent à la porte comme des chiens !Le vendeur qui l'avait déjà questionné, répéta :- Vous dites donc que votre Robineau… ?Mais un tapage de grosse vaissel<strong>le</strong> couvrit sa voix. Les commis changeaientd'assiettes eux-mêmes, <strong>le</strong>s pi<strong>le</strong>s diminuaient, à gauche et à droite. Et, comme un aidede cuisine apportait de grands plats de fer-blanc, Hutin s'écria :- Du riz au gratin, c'est comp<strong>le</strong>t !- Bon pour deux sous de col<strong>le</strong> ! dit Favier en se servant.Les uns l'aimaient, <strong>le</strong>s autres trouvaient ça trop mastic. Et ceux qui lisaient,restaient si<strong>le</strong>ncieux, enfoncés dans <strong>le</strong> feuil<strong>le</strong>ton de <strong>le</strong>ur journal, ne sachant même pasce qu'ils mangeaient. Tous s'épongeaient <strong>le</strong> front, l'étroit caveau s'emplissait d'unevapeur rousse; tandis que <strong>le</strong>s ombres des passants, continuel<strong>le</strong>ment, couraient enbarres noires sur <strong>le</strong> couvert débandé.- Passez <strong>le</strong> pain à Deloche, cria un farceur.Chacun coupait son morceau, puis replantait <strong>le</strong> couteau dans la croûte,jusqu'au manche; et <strong>le</strong> pain circulait toujours.- Qui prend mon riz contre son dessert ? demanda Hutin.Quand il eut conclu <strong>le</strong> marché avec un petit jeune homme mince, il tenta ausside vendre son vin; mais personne n'en voulut, on <strong>le</strong> trouvait exécrab<strong>le</strong>.- Je vous disais donc que Robineau est de retour, continua-t-il, au milieu desrires et des conversations qui se croisaient. Oh ! Son affaire est grave… Imaginezvousqu'il débauche <strong>le</strong>s vendeuses ! Oui, il <strong>le</strong>ur procure des nœuds de cravate !- Si<strong>le</strong>nce ! murmura Favier. Voilà qu'on <strong>le</strong> juge.


Du coin de l'œil, il montrait Bouthemont, qui marchait dans <strong>le</strong> couloir, entreMouret et Bourdonc<strong>le</strong>, tous trois absorbés, parlant à demi-voix, vivement. La sal<strong>le</strong> àmanger des chefs de comptoir et des seconds se trouvait justement en face. LorsqueBouthemont avait vu passer Mouret, il s'était <strong>le</strong>vé de tab<strong>le</strong>, ayant fini, et il contait <strong>le</strong>sennuis de son rayon, il disait son embarras. Les deux autres l'écoutaient, refusantencore de sacrifier Robineau, un vendeur de premier ordre, qui datait de MmeHédouin. Mais, quand il en vint à l'histoire des nœuds de cravate, Bourdonc<strong>le</strong>s'emporta. Est-ce que ce garçon était fou, de s'entremettre pour donner des travauxsupplémentaires aux vendeuses ? La maison payait assez cher <strong>le</strong> temps de cesdemoisel<strong>le</strong>s; si el<strong>le</strong>s travaillaient à <strong>le</strong>ur compte la nuit, el<strong>le</strong>s travaillaient moins dans <strong>le</strong>jour au magasin, c'était clair; el<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s volaient donc, el<strong>le</strong>s risquaient <strong>le</strong>ur santé qui ne<strong>le</strong>ur appartenait pas. La nuit était faite pour dormir, toutes devaient dormir, ou bien on<strong>le</strong>s flanquerait dehors !- Ça chauffe, fit remarquer Hutin.Chaque fois que <strong>le</strong>s trois hommes, dans <strong>le</strong>ur promenade <strong>le</strong>nte, passaientdevant la sal<strong>le</strong> à manger, <strong>le</strong>s commis <strong>le</strong>s guettaient, commentaient <strong>le</strong>urs moindresgestes. Ils en oubliaient <strong>le</strong> riz au gratin, où un caissier venait de trouver un bouton deculotte.- J'ai entendu <strong>le</strong> mot «cravate», dit Favier. Et vous avez vu <strong>le</strong> nez deBourdonc<strong>le</strong> qui a blanchi tout d'un coup.Cependant, Mouret partageait l'indignation de l'intéressé. Une vendeuse réduiteà travail<strong>le</strong>r la nuit, lui semblait une attaque contre l'organisation même du Bonheur.Quel<strong>le</strong> était donc la sotte qui ne savait pas se suffire, avec ses bénéfices sur lavente ? Mais, quand Bouthemont eut nommé Denise, il se radoucit, il trouva desexcuses. Ah ! Oui, cette petite fil<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> n'était pas encore très adroite et el<strong>le</strong> avait descharges, assurait-on. Bourdonc<strong>le</strong> l'interrompit pour déclarer qu'il fallait la renvoyer surl'heure. On ne tirerait jamais rien d'un laideron pareil, il l'avait toujours dit; et il semblaitsatisfaire une rancune. Alors, Mouret, pris d'embarras, affecta de rire. Mon Dieu ! Quelhomme sévère ! Ne pouvait-on pardonner une fois ? On ferait venir la coupab<strong>le</strong>, on lagronderait. En somme, c'était Robineau qui avait tous <strong>le</strong>s torts, car il aurait dû ladétourner, lui, un ancien commis au courant des habitudes de la maison.- Eh bien ! Voilà <strong>le</strong> patron qui rit maintenant ! reprit Favier étonné, comme <strong>le</strong>groupe passait de nouveau devant la porte.- Ah sacristi ! jura Hutin, s'ils s'obstinent à nous col<strong>le</strong>r <strong>le</strong>ur Robineau sur <strong>le</strong>sépau<strong>le</strong>s, nous allons <strong>le</strong>ur donner de l'agrément !Bourdonc<strong>le</strong> regardait Mouret en face. Puis, il eut simp<strong>le</strong>ment un gestedédaigneux, pour dire qu'il comprenait enfin et que c'était imbéci<strong>le</strong>. Bouthemont avaitrepris ses plaintes : <strong>le</strong>s vendeurs menaçaient de partir, et il s'en trouvait d'excel<strong>le</strong>ntsparmi eux. Mais ce qui parut toucher ces messieurs davantage, ce fut <strong>le</strong> bruit desbons rapports de Robineau avec Gaujean : celui-ci, disait-on, poussait <strong>le</strong> premier às'établir à son compte dans <strong>le</strong> quartier, lui offrait <strong>le</strong>s crédits <strong>le</strong>s plus larges, afin debattre en brèche <strong>le</strong> Bonheur des Dames. Il y eut un si<strong>le</strong>nce. Ah ! Ce Robineau rêvaitde batail<strong>le</strong> ! Mouret était devenu sérieux; il affecta <strong>le</strong> mépris, il évita de prendre unedécision, comme si l'affaire n'avait pas eu d'importance. On verrait, on lui par<strong>le</strong>rait. Et,tout de suite, il plaisanta avec Bouthemont, dont <strong>le</strong> père, débarqué l'avant-veil<strong>le</strong> de sapetite boutique de Montpellier, avait failli étouffer de stupeur et d'indignation, entombant dans <strong>le</strong> hall énorme où régnait son fils. On riait encore du bonhomme, qui,retrouvant son aplomb de méridional, s'était mis à tout dénigrer et à prétendre que <strong>le</strong>snouveautés allaient finir sur <strong>le</strong> trottoir.


- Justement, voici Robineau, murmura <strong>le</strong> chef de rayon. Je l'avais envoyé auréassortiment, pour éviter un conflit regrettab<strong>le</strong>… Pardonnez-moi si j'insiste, mais <strong>le</strong>schoses en sont à un état si aigu, qu'il faut agir.En effet, Robineau, qui rentrait, passait et saluait ces messieurs, en se rendantà sa tab<strong>le</strong>.Mouret se contenta de répéter :- C'est bon, nous verrons cela.Ils partirent. Hutin et Favier <strong>le</strong>s attendaient toujours. Lorsqu'ils ne <strong>le</strong>s virent pasreparaître, ils se soulagèrent. Est- ce que la direction, maintenant, descendrait ainsi àchaque repas compter <strong>le</strong>urs bouchées ? Ce serait gai, si l'on ne pouvait même plusêtre libre en mangeant ! La vérité était qu'ils venaient de voir rentrer Robineau, et quela bel<strong>le</strong> humeur du patron <strong>le</strong>s inquiétait sur l'issue de la lutte engagée par eux. Ilsbaissèrent la voix, ils cherchèrent des vexations nouvel<strong>le</strong>s.- Mais je meurs ! Continua Hutin tout haut. On a encore plus faim en sortant detab<strong>le</strong> !Pourtant, il avait mangé deux parts de confiture, la sienne et cel<strong>le</strong> qu'il avaitéchangée contre sa portion de riz. Tout d'un coup, il cria :- Zut ! Je me fends d'un supplément !… Victor, une troisième confiture !Le garçon achevait de servir <strong>le</strong>s desserts. Ensuite, il apporta <strong>le</strong> café; et ceuxqui en prenaient, lui donnaient tout de suite <strong>le</strong>urs trois sous. Quelques vendeurs s'enétaient allés, flânant <strong>le</strong> long du corridor, cherchant <strong>le</strong>s coins noirs pour fumer unecigarette. Les autres restaient alanguis, devant la tab<strong>le</strong> encombrée de vaissel<strong>le</strong>grasse. Ils roulaient des bou<strong>le</strong>ttes de mie de pain, revenaient sur <strong>le</strong>s mêmes histoires,dans l'odeur de graillon, qu'ils ne sentaient plus, et dans la cha<strong>le</strong>ur d'étuve, qui <strong>le</strong>urrougissait <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s. Les murs suaient, une asphyxie <strong>le</strong>nte tombait de la voûtemoisie. Adossé contre <strong>le</strong> mur, Deloche, bourré de pain, digérait en si<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong>s yeux<strong>le</strong>vés sur <strong>le</strong> soupirail; et sa récréation, tous <strong>le</strong>s jours, après <strong>le</strong> déjeuner, était deregarder ainsi <strong>le</strong>s pieds des passants qui filaient vite au ras du trottoir, des piedscoupés aux chevil<strong>le</strong>s, gros souliers, bottes élégantes, fines bottines de femme, un vaet-vientcontinu de pieds vivants, sans corps et sans tête. Les jours de pluie, c'étaittrès sa<strong>le</strong>.- Comment ! Déjà ! cria Hutin.Une cloche sonnait au bout du couloir, il fallait laisser la place à la troisièmetab<strong>le</strong>. Les garçons de service arrivaient avec des seaux d'eau tiède et de grosseséponges, pour laver <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>s cirées. Lentement, <strong>le</strong>s sal<strong>le</strong>s se vidaient, <strong>le</strong>s vendeursremontaient à <strong>le</strong>urs rayons, en traînant <strong>le</strong> long des marches. Et, dans la cuisine, <strong>le</strong>chef avait repris sa place devant <strong>le</strong> guichet, entre ses bassines de raie, de bœuf et desauce, armé de ses fourchettes et de ses cuil<strong>le</strong>rs, prêt à remplir de nouveau <strong>le</strong>sassiettes, de son mouvement rythmique d'horloge bien réglée.Comme Hutin et Favier s'attardaient, ils virent descendre Denise.- M. Robineau est de retour, mademoisel<strong>le</strong>, dit <strong>le</strong> premier, avec une politessemoqueuse.- Il déjeune, ajouta l'autre. Mais si ça presse trop, vous pouvez entrer.Denise descendait toujours sans répondre, sans tourner la tête. Pourtant,lorsqu'el<strong>le</strong> passa devant la sal<strong>le</strong> à manger des chefs de comptoir et des seconds, el<strong>le</strong>ne put s'empêcher d'y jeter un coup d'œil. Robineau était là, en effet. El<strong>le</strong> tâcherait delui par<strong>le</strong>r, l'après-midi; et el<strong>le</strong> continua de suivre <strong>le</strong> corridor, pour se rendre à sa tab<strong>le</strong>,qui se trouvait à l'autre bout.Les femmes mangeaient à part, dans deux sal<strong>le</strong>s réservées. Denise entra dansla première. C'était éga<strong>le</strong>ment une ancienne cave, transformée en réfectoire; mais onl'avait aménagée avec plus de confort. Sur la tab<strong>le</strong> ova<strong>le</strong>, placée au milieu, <strong>le</strong>s quinze


couverts s'espaçaient davantage, et <strong>le</strong> vin était dans des carafes; un plat de raie et unplat de bœuf à la sauce piquante tenaient <strong>le</strong>s deux bouts. Des garçons en tablierblanc servaient ces dames, ce qui évitait à cel<strong>le</strong>s-ci <strong>le</strong> désagrément de prendre el<strong>le</strong>smêmes <strong>le</strong>urs portions au guichet. La direction avait trouvé cela plus décent.- Vous avez donc fait <strong>le</strong> tour ? demanda Pauline, assise déjà et se coupant dupain.- Oui, répondit Denise en rougissant, j'accompagnais une cliente.El<strong>le</strong> mentait. Clara poussa <strong>le</strong> coude d'une vendeuse, sa voisine. Qu'avait doncla mal peignée, ce jour-là ? El<strong>le</strong> était toute singulière. Coup sur coup, el<strong>le</strong> recevait des<strong>le</strong>ttres de son amant; puis, el<strong>le</strong> courait <strong>le</strong> magasin comme une perdue, el<strong>le</strong> prétextaitdes commissions à l'atelier, où el<strong>le</strong> n'allait seu<strong>le</strong>ment pas. Pour sûr, il se passaitquelque histoire. Alors, Clara, tout en mangeant sa raie sans dégoût, avec uneinsouciance de fil<strong>le</strong> nourrie autrefois de lard rance, causa d'un drame affreux, dont <strong>le</strong>récit emplissait <strong>le</strong>s journaux.- Vous avez lu, cet homme qui a guillotiné sa maîtresse d'un coup de rasoir ?- Dame ! fit remarquer une petite lingère, de visage doux et délicat, il l'avaittrouvée avec un autre. C'est bien fait.Mais Pauline se récria. Comment ! Parce qu'on n'aimera plus un monsieur, il luisera permis de vous trancher la gorge ! Ah ! Non, par exemp<strong>le</strong> ! Et, s'interrompant, setournant vers <strong>le</strong> garçon de service :- Pierre, je ne puis pas ava<strong>le</strong>r <strong>le</strong> bœuf, vous savez… Dites donc qu'on me fasseun petit supplément, une ome<strong>le</strong>tte, hein ! Et mœl<strong>le</strong>use, s'il est possib<strong>le</strong> !Pour attendre, comme el<strong>le</strong> avait toujours des gourmandises dans <strong>le</strong>s poches,el<strong>le</strong> en sortit des pastil<strong>le</strong>s de chocolat, qu'el<strong>le</strong> se mit à croquer avec son pain.- Certainement, ce n'est pas drô<strong>le</strong>, un homme pareil, reprit Clara. Et il y en ades jaloux ! L'autre jour encore, c'était un ouvrier qui jetait sa femme dans un puits !El<strong>le</strong> ne quittait pas Denise des yeux, el<strong>le</strong> crut avoir deviné, en la voyant pâlir.Évidemment, cette sainte nitouche tremblait d'être giflée par son amoureux, qu'el<strong>le</strong>devait tromper. Ce serait drô<strong>le</strong>, s'il la relançait jusque dans <strong>le</strong> magasin, comme el<strong>le</strong>semblait <strong>le</strong> craindre. Mais la conversation tournait, une vendeuse donnait une recettepour détacher <strong>le</strong> velours. On parla ensuite d'une pièce de la Gaieté, où des amours depetites fil<strong>le</strong>s dansaient mieux que des grandes personnes. Pauline, attristée un instantpar la vue de son ome<strong>le</strong>tte qui était trop cuite, reprenait sa gaieté, en ne la trouvantpas trop mauvaise.- Passez-moi donc <strong>le</strong> vin, dit-el<strong>le</strong> à Denise. Vous devriez vous commander uneome<strong>le</strong>tte.- Oh ! Le bœuf me suffit, répondit la jeune fil<strong>le</strong>, qui, pour ne rien dépenser, s'entenait à la nourriture de la maison, si répugnante qu'el<strong>le</strong> fût.Lorsque <strong>le</strong> garçon apporta <strong>le</strong> riz au gratin, ces demoisel<strong>le</strong>s protestèrent. El<strong>le</strong>sl'avaient laissé, la semaine d'auparavant, et el<strong>le</strong>s espéraient qu'il ne reparaîtrait plus.Denise, distraite, troublée au sujet de Jean par <strong>le</strong>s histoires de Clara, fut la seu<strong>le</strong> à enmanger; et toutes la regardaient, d'un air de dégoût. Il y eut une débauche desuppléments, el<strong>le</strong>s s'emplirent de confiture. C'était du reste une élégance, il fallait senourrir sur son argent. - Vous savez que ces messieurs ont réclamé, dit la lingèredélicate, et que la direction a promis…On l'interrompit avec des rires, on ne causa plus que de la direction. Toutesprenaient du café, sauf Denise, qui ne pouvait <strong>le</strong> supporter, disait-el<strong>le</strong>. Et el<strong>le</strong>ss'attardèrent devant <strong>le</strong>urs tasses, <strong>le</strong>s lingères en laine, d'une simplicité de petitesbourgeoises, <strong>le</strong>s confectionneuses en soie, la serviette au menton pour ne pasattraper de taches, pareil<strong>le</strong>s à des dames qui seraient descendues manger à l'office,avec <strong>le</strong>urs femmes de chambre. On avait ouvert <strong>le</strong> châssis vitré du soupirail, afin de


changer l'air étouffant et empesté; mais il fallut <strong>le</strong> refermer tout de suite, <strong>le</strong>s roues desfiacres semblaient passer sur la tab<strong>le</strong>.- Chut ! Souffla Pauline, voici cette vieil<strong>le</strong> bête !C'était l'inspecteur Jouve. Il rôdait ainsi volontiers, vers la fin des repas, du côtéde ces demoisel<strong>le</strong>s. D'ail<strong>le</strong>urs, il avait la surveillance de <strong>le</strong>urs sal<strong>le</strong>s. Les yeuxsouriants, il entrait, faisait <strong>le</strong> tour de la tab<strong>le</strong>; quelquefois même, il causait, voulaitsavoir si el<strong>le</strong>s avaient déjeuné de bon appétit. Mais, comme il <strong>le</strong>s inquiétait et <strong>le</strong>sennuyait, toutes se hâtaient de fuir. Bien que la cloche n'eût pas sonné, Clara disparutla première; d'autres la suivirent. Il ne resta bientôt plus que Denise et Pauline. Cel<strong>le</strong>ci,après avoir bu son café, achevait ses pastil<strong>le</strong>s de chocolat.- Tiens ! dit-el<strong>le</strong> en se <strong>le</strong>vant, je vais envoyer un garçon me chercher desoranges… Venez-vous ?- Tout à l'heure, répondit Denise, qui mordillait une croûte, résolue à demeurerla dernière, de façon à pouvoir aborder Robineau, quand el<strong>le</strong> remonterait.Cependant, lorsqu'el<strong>le</strong> fut seu<strong>le</strong> avec Jouve, el<strong>le</strong> ressentit un malaise; et,contrariée, el<strong>le</strong> quitta enfin la tab<strong>le</strong>. Mais, en la voyant se diriger vers la porte, il luibarra <strong>le</strong> passage :- Mademoisel<strong>le</strong> Baudu…Debout devant el<strong>le</strong>, il souriait d'un air paterne. Ses grosses moustaches grises,ses cheveux taillés en brosse, lui donnaient une grande honnêteté militaire. Et ilpoussait en avant sa poitrine, où s'étalait son ruban rouge.- Quoi donc, monsieur Jouve ? demanda-t-el<strong>le</strong> rassurée.- Je vous ai encore aperçue, ce matin, causant là-haut, derrière <strong>le</strong>s tapis. Voussavez que c'est contraire au règ<strong>le</strong>ment, et si je faisais mon rapport… El<strong>le</strong> vous aimedonc bien, votre amie Pauline ?Ses moustaches remuèrent, une flamme incendia son nez énorme, un nezcreux et recourbé, aux appétits de taureau.- Hein ? Qu'avez-vous, toutes <strong>le</strong>s deux, pour vous aimer comme ça ?Denise, sans comprendre, était reprise de malaise. Il s'approchait trop, il luiparlait dans la figure.- C'est vrai, nous causions, monsieur Jouve, balbutia-t-el<strong>le</strong>, mais il n'y a pasgrand mal à causer un peu… Vous êtes bien bon pour moi, merci tout de même.- Je ne devrais pas être bon, dit-il. La justice, je ne connais que ça…Seu<strong>le</strong>ment, quand on est si gentil<strong>le</strong>…Et il s'approchait encore. Alors, el<strong>le</strong> eut tout à fait peur. Les paro<strong>le</strong>s de Paulinelui revenaient à la mémoire, el<strong>le</strong> se rappelait <strong>le</strong>s histoires qui couraient, desvendeuses terrorisées par <strong>le</strong> père Jouve, achetant sa bienveillance. Au magasin,d'ail<strong>le</strong>urs, il se contentait de petites privautés, claquait doucement de ses doigts enflés<strong>le</strong>s joues des demoisel<strong>le</strong>s complaisantes, <strong>le</strong>ur prenait <strong>le</strong>s mains, puis <strong>le</strong>s gardait,comme s'il <strong>le</strong>s avait oubliées dans <strong>le</strong>s siennes. Cela restait paternel, et il ne lâchait <strong>le</strong>taureau que dehors, lorsqu'on voulait bien accepter des tartines de beurre, chez lui,rue des Moineaux.- Laissez-moi, murmura la jeune fil<strong>le</strong> en reculant.- Voyons, disait-il, vous n'al<strong>le</strong>z pas faire la sauvage avec un ami qui vousménage toujours. Soyez aimab<strong>le</strong>, venez ce soir tremper une tartine dans une tasse dethé. C'est de bon cœur.El<strong>le</strong> se débattait, maintenant.- Non ! Non !La sal<strong>le</strong> à manger demeurait vide, <strong>le</strong> garçon n'avait point reparu. Jouve, l'oreil<strong>le</strong>tendue au bruit des pas, jeta vivement un regard autour de lui; et, très excité, sortantde sa tenue, dépassant ses familiarités de père, il voulut la baiser sur <strong>le</strong> cou.


- Petite méchante, petite bête… Quand on a des cheveux comme ça, est-cequ'on est si bête ? Venez donc ce soir, c'est pour rire.Mais el<strong>le</strong> s'affolait, dans une révolte terrifiée, à l'approche de ce visage brûlant,dont el<strong>le</strong> sentait <strong>le</strong> souff<strong>le</strong>. Tout d'un coup, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> poussa, d'un effort si rude, qu'ilchancela et faillit tomber sur la tab<strong>le</strong>. Une chaise heureusement <strong>le</strong> reçut; tandis que <strong>le</strong>choc faisait rou<strong>le</strong>r une carafe de vin, qui éclaboussa la cravate blanche et trempa <strong>le</strong>ruban rouge. Et il restait là, sans s'essuyer, étranglé de colère, devant une brutalitépareil<strong>le</strong>. Comment ! Lorsqu'il ne s'attendait à rien, lorsqu'il n'y mettait pas ses forces etqu'il cédait simp<strong>le</strong>ment à sa bonté !- Ah ! Mademoisel<strong>le</strong>, vous vous en repentirez, paro<strong>le</strong> d'honneur !Denise s'était enfuie. Justement, la cloche sonnait; et, troublée, encorefrémissante, el<strong>le</strong> oublia Robineau, el<strong>le</strong> remonta au comptoir. Puis, el<strong>le</strong> n'osa plusredescendre. Comme <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il, l'après-midi, chauffait la façade de la place Gaillon, onétouffait dans <strong>le</strong>s salons de l'entresol, malgré <strong>le</strong>s stores. Quelques clientes vinrent,mirent ces demoisel<strong>le</strong>s en nage, sans rien acheter. Tout <strong>le</strong> rayon bâillait, sous <strong>le</strong>sgrands yeux somno<strong>le</strong>nts de Mme Aurélie. Enfin, vers trois heures, Denise, voyant lapremière s'assoupir, fila doucement, reprit sa course à travers <strong>le</strong> magasin, de son airaffairé. Pour dépister <strong>le</strong>s curieux, qui pouvaient la suivre du regard, el<strong>le</strong> ne descenditpas directement à la soie; d'abord, el<strong>le</strong> parut avoir affaire aux dentel<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong> abordaDeloche, lui demanda un renseignement; ensuite, au rez-de-chaussée, el<strong>le</strong> traversa larouennerie, et el<strong>le</strong> entrait aux cravates, lorsqu'un sursaut de surprise l'arrêta net. Jeanétait devant el<strong>le</strong>.- Comment ! C'est toi ? murmura-t-el<strong>le</strong> toute pâ<strong>le</strong>.Il avait gardé sa blouse de travail, et il était nu-tête, avec ses cheveux blondsen désordre, dont <strong>le</strong>s frisures coulaient sur sa peau de fil<strong>le</strong>. Debout devant un casierde minces cravates noires, il semblait réfléchir profondément.- Que fais-tu là ? reprit-el<strong>le</strong>.- Dame ! répondit-il, je t'attendais… Tu me défends de venir. Alors, je suis bienentré, mais je n'ai rien dit à personne. Oh ! Tu peux être tranquil<strong>le</strong>. Ne fais passemblant de me connaître, si tu veux.Des vendeurs <strong>le</strong>s regardaient déjà, l'air étonné. Jean baissa la voix.- Tu sais, el<strong>le</strong> a voulu m'accompagner. Oui, el<strong>le</strong> est sur la place, devant lafontaine… Donne vite <strong>le</strong>s quinze francs, ou nous sommes fichus, aussi vrai que <strong>le</strong>so<strong>le</strong>il nous éclaire !Alors, Denise fut saisie d'un grand troub<strong>le</strong>. On ricanait, on écoutait cetteaventure. Et, comme un escalier du sous-sol s'ouvrait derrière <strong>le</strong> rayon des cravates,el<strong>le</strong> y poussa son frère, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> fit descendre vivement. En bas, il continua son histoire,embarrassé, cherchant <strong>le</strong>s faits, craignant de n'être point cru.- L'argent n'est pas pour el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> est trop distinguée… Et son mari, ah ! bien, ilse fiche joliment de quinze francs ! Pour un million, il n'autoriserait pas sa femme. Unfabricant de col<strong>le</strong>, te l'ai-je dit ? Des gens extrêmement bien… Non, c'est pour unecrapu<strong>le</strong>, un ami à el<strong>le</strong> qui nous a vus; et, tu comprends, si je ne lui donne pas <strong>le</strong>squinze francs, ce soir…- Tais-toi, murmura Denise. Tout à l'heure… Marche donc !Ils étaient descendus dans <strong>le</strong> service du départ. La morte saison endormait lavaste cave, sous <strong>le</strong> jour blafard des soupiraux. Il y faisait froid, un si<strong>le</strong>nce tombait dela voûte. Mais pourtant un garçon prenait, dans un des compartiments, <strong>le</strong>s quelquespaquets destinés au quartier de la Made<strong>le</strong>ine; et, sur la grande tab<strong>le</strong> de triage,Campion, <strong>le</strong> chef de service, était assis, <strong>le</strong>s jambes ballantes, <strong>le</strong>s yeux ouverts.Jean recommençait :- Le mari qui a un grand couteau…


- Va donc ! répéta Denise, en <strong>le</strong> poussant toujours.Ils suivirent un des corridors étroits, où <strong>le</strong> gaz brûlait continuel<strong>le</strong>ment. À droiteet à gauche, au fond des caveaux obscurs, <strong>le</strong>s marchandises des réservesentassaient des ombres derrière <strong>le</strong>s palissades. Enfin, el<strong>le</strong> s'arrêta contre une de cesclaies de bois. Personne ne viendrait sans doute; mais c'était défendu, et el<strong>le</strong> avait unfrisson.- Si cette crapu<strong>le</strong> par<strong>le</strong>, reprit Jean, <strong>le</strong> mari qui a un grand couteau…- Où veux-tu que je trouve quinze francs ? s'écria Denise désespérée. Tu nepeux donc pas être raisonnab<strong>le</strong> ? Il t'arrive sans cesse des choses si drô<strong>le</strong>s !Il se frappa la poitrine. Au milieu de ses inventions romanesques, lui-même nesavait plus l'exacte vérité. Il dramatisait simp<strong>le</strong>ment ses besoins d'argent, il y avaittoujours au fond quelque nécessité immédiate.- Sur ce que j'ai de plus sacré, cette fois c'est bien vrai… Je la tenais commeça, et el<strong>le</strong> m'embrassait…El<strong>le</strong> <strong>le</strong> fit taire de nouveau, el<strong>le</strong> se fâcha, torturée, poussée à bout.- Je ne veux pas savoir. Garde pour toi ta mauvaise conduite. C'est trop vilain,entends-tu !… Et tu me tourmentes chaque semaine, je me tue à t'entretenir de piècesde cent sous. Oui, je passe <strong>le</strong>s nuits… Sans compter que tu enlèves <strong>le</strong> pain de labouche de ton frère.Jean restait béant, la face pâ<strong>le</strong>. Comment ! C'était vilain ? Et il ne comprenaitpas, il avait depuis l'enfance traité sa sœur en camarade, il lui semblait bien naturel devider son cœur. Mais ce qui l'étranglait surtout, c'était d'apprendre qu'el<strong>le</strong> passait <strong>le</strong>snuits. L'idée qu'il la tuait et qu'il mangeait la part de Pépé, <strong>le</strong> bou<strong>le</strong>versa tel<strong>le</strong>ment,qu'il se mit à p<strong>le</strong>urer.- Tu as raison, je suis un chenapan, cria-t-il. Mais ce n'est pas vilain, va ! Aucontraire, et voilà pourquoi on recommence… Cel<strong>le</strong>-là, vois-tu, a déjà vingt ans. El<strong>le</strong>croyait rire, parce que j'en ai à peine dix-sept… Mon Dieu ! Que je suis donc furieuxcontre moi ! Je me flanquerais des gif<strong>le</strong>s !Il lui avait pris <strong>le</strong>s mains, il <strong>le</strong>s baisait, <strong>le</strong>s mouillait de larmes.- Donne-moi <strong>le</strong>s quinze francs, ce sera la dernière fois, je te <strong>le</strong> jure… Ou bien,non ! Ne me donne rien, j'aime mieux mourir. Si <strong>le</strong> mari m'assassine, tu seras biendébarrassée.Et, comme el<strong>le</strong> aussi p<strong>le</strong>urait, il eut un remords.- Je dis ça, je n'en sais rien. Peut-être qu'il ne veut tuer personne. Nous nousarrangerons, je te <strong>le</strong> promets, petite sœur. Allons, adieu, je pars.Mais un bruit de pas, au bout du corridor, <strong>le</strong>s inquiéta. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> ramena contre laréserve, dans un coin d'ombre. Pendant un instant, ils n'entendirent plus que <strong>le</strong>siff<strong>le</strong>ment d'un bec de gaz, près d'eux. Puis, <strong>le</strong>s pas se rapprochèrent; et, enallongeant la tête, el<strong>le</strong> reconnut l'inspecteur Jouve, qui venait de s'engager dans <strong>le</strong>corridor, de son air raide. Passait-il par hasard ? Quelqu'autre surveillant, de planton àla porte, l'avait-il averti ? El<strong>le</strong> fut prise d'une tel<strong>le</strong> crainte, qu'el<strong>le</strong> perdit la tête; et el<strong>le</strong>poussa Jean hors du trou de ténèbres où ils se cachaient, <strong>le</strong> chassa devant el<strong>le</strong>,balbutia :- Va-t'en ! va-t'en !Tous deux galopaient, en entendant derrière <strong>le</strong>urs talons <strong>le</strong> souff<strong>le</strong> du pèreJouve, qui s'était mis éga<strong>le</strong>ment à courir. Ils traversèrent de nouveau <strong>le</strong> service dudépart, ils arrivèrent au pied de l'escalier dont la cage vitrée débouchait sur la rue dela Michodière.- Va-t'en ! répétait Denise, va-t'en !… Si je peux, je t'enverrai <strong>le</strong>s quinze francstout de même.


Jean, étourdi, se sauva. Hors d'ha<strong>le</strong>ine, l'inspecteur, qui arrivait, distinguaseu<strong>le</strong>ment un coin de la blouse blanche et <strong>le</strong>s bouc<strong>le</strong>s des cheveux blonds, envolésdans <strong>le</strong> vent du trottoir. Un instant, il souffla, pour retrouver la correction de sa tenue.Il avait une cravate blanche toute neuve, prise au rayon de la lingerie, et dont <strong>le</strong>nœud, très large, luisait comme une neige.- Eh bien ! c'est propre, mademoisel<strong>le</strong>, dit-il, <strong>le</strong>s lèvres tremblantes. Oui, c'estpropre, c'est très propre… si vous espérez que je vais tolérer, dans <strong>le</strong> sous-sol, deschoses si propres.Et il la poursuivait de ce mot, tandis qu'el<strong>le</strong> remontait au magasin, la gorgeserrée d'émotion, sans trouver une paro<strong>le</strong> de défense. Maintenant, el<strong>le</strong> était désoléed'avoir couru. Pourquoi ne pas s'expliquer, montrer son frère ? On allait encores'imaginer des vi<strong>le</strong>nies; et el<strong>le</strong> aurait beau jurer, on ne la croirait pas. Une fois de plus,el<strong>le</strong> oublia Robineau, el<strong>le</strong> rentra directement au comptoir.Sans attendre, Jouve se rendit à la direction, pour faire son rapport. Mais <strong>le</strong>garçon de service lui dit que <strong>le</strong> directeur était avec M. Bourdonc<strong>le</strong> et M. Robineau :tous trois causaient depuis un quart d'heure. La porte, d'ail<strong>le</strong>urs, restait entrouverte;on entendait Mouret demander gaiement au commis s'il venait de passer de bonnesvacances; il n'était nul<strong>le</strong>ment question d'un renvoi, la conversation au contraire tombasur certaines mesures à prendre dans <strong>le</strong> rayon.- Vous désirez quelque chose, monsieur Jouve ? cria Mouret. Entrez donc.Mais un instinct avertit l'inspecteur. Bourdonc<strong>le</strong> étant sorti, Jouve préféra toutlui conter. Lentement, ils suivirent la ga<strong>le</strong>rie des châ<strong>le</strong>s, marchant côte à côte, l'unpenché et parlant très bas, l'autre écoutant, sans qu'un trait de son visage sévèrelaissât voir ses impressions.- C'est bien, finit par dire ce dernier.Et, comme ils étaient arrivés devant <strong>le</strong>s confections, il entra. Justement, MmeAurélie se fâchait contre Denise. D'où venait-el<strong>le</strong> encore ? cette fois, el<strong>le</strong> ne diraitpeut-être pas qu'el<strong>le</strong> était montée à l'atelier. Vraiment, ces disparitions continuel<strong>le</strong>s nepouvaient se tolérer davantage.- Madame Aurélie ! appela Bourdonc<strong>le</strong>.Il se décidait à un coup de force, il ne voulait pas consulter Mouret, de peurd'une faib<strong>le</strong>sse. La première s'avança, et de nouveau l'histoire fut contée à voixbasse. Tout <strong>le</strong> rayon attendait, flairant une catastrophe. Enfin, Mme Aurélie se tourna,l'air so<strong>le</strong>nnel.- Mademoisel<strong>le</strong> Baudu…Et son masque empâté d'empereur avait l'immobilité inexorab<strong>le</strong> de la toutepuissance.- Passez à la caisse !La terrib<strong>le</strong> phrase sonna très haut, dans <strong>le</strong> rayon alors vide de clientes. Deniseétait demeurée droite et blanche sans un souff<strong>le</strong>. Puis, el<strong>le</strong> eut des mots entrecoupés.- Moi ! moi !… Pourquoi donc ? qu'ai-je fait ?Bourdonc<strong>le</strong> répondit durement qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong> savait, qu'el<strong>le</strong> ferait mieux de ne pasprovoquer une explication; et il parla des cravates, et il dit que ce serait joli, si toutesces demoisel<strong>le</strong>s voyaient des hommes dans <strong>le</strong> sous-sol.- Mais c'est mon frère ! cria-t-el<strong>le</strong> avec la colère douloureuse d'une viergevio<strong>le</strong>ntée.Marguerite et Clara se mirent à rire, tandis que Mme Frédéric, si discrèted'habitude, hochait éga<strong>le</strong>ment la tête d'un air incrédu<strong>le</strong>. Toujours son frère ! c'étaitbête à la fin ! Alors, Denise <strong>le</strong>s regarda tous : Bourdonc<strong>le</strong>, qui dès la première heurene voulait pas d'el<strong>le</strong>; Jouve, resté là pour témoigner, et dont el<strong>le</strong> n'attendait aucunejustice; puis, ces fil<strong>le</strong>s qu'el<strong>le</strong> n'avait pu toucher par neuf mois de courage souriant,


ces fil<strong>le</strong>s heureuses enfin de la pousser dehors. À quoi bon se débattre ? pourquoivouloir s'imposer, quand personne ne l'aimait ? Et el<strong>le</strong> s'en alla sans ajouter uneparo<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> ne jeta même pas un dernier regard, dans ce salon où el<strong>le</strong> avait lutté silongtemps.Mais, dès qu'el<strong>le</strong> fut seu<strong>le</strong>, devant la rampe du hall, une souffrance plus viveserra son cœur. Personne ne l'aimait, et la pensée brusque de Mouret venait de luiôter toute sa résignation. Non ! el<strong>le</strong> ne pouvait accepter un pareil renvoi. Peut-êtrecroirait-il cette vilaine histoire, ce rendez-vous avec un homme, au fond des caves.Une honte la torturait à cette idée, une angoisse dont el<strong>le</strong> n'avait jamais encore sentil'étreinte. El<strong>le</strong> voulait l'al<strong>le</strong>r trouver, el<strong>le</strong> lui expliquerait <strong>le</strong>s choses, pour <strong>le</strong> renseignersimp<strong>le</strong>ment; car il lui était égal de partir, lorsqu'il saurait la vérité. Et son anciennepeur, <strong>le</strong> frisson qui la glaçait devant lui, éclatait soudain en un besoin ardent de <strong>le</strong> voir,de ne point quitter la maison, sans lui jurer qu'el<strong>le</strong> n'avait pas appartenu à un autre.Il était près de cinq heures, <strong>le</strong> magasin reprenait un peu de vie, dans l'airrafraîchi du soir. Vivement, el<strong>le</strong> se dirigea vers la direction. Mais, lorsqu'el<strong>le</strong> fut devantla porte du cabinet, une tristesse désespérée l'envahit de nouveau. Sa langues'embarrassait, l'écrasement de l'existence retombait sur ses épau<strong>le</strong>s. Il ne la croiraitpas, il rirait comme <strong>le</strong>s autres; et cette crainte la fit défaillir. C'était fini, el<strong>le</strong> seraitmieux seu<strong>le</strong>, disparue, morte. Alors, sans même prévenir Deloche et Pauline, el<strong>le</strong>passa tout de suite à la caisse.- Mademoisel<strong>le</strong>, dit l'employé, vous avez vingt-deux jours, ça fait dix-huit francssoixante-dix auxquels il faut ajouter sept francs de tant pour cent et de guelte. C'estbien votre compte, n'est-ce pas ?- Oui, monsieur… Merci.Et Denise s'en allait avec son argent, lorsqu'el<strong>le</strong> rencontra enfin Robineau. Ilavait appris déjà <strong>le</strong> renvoi, il lui promit de retrouver l'entrepreneuse de cravates. Toutbas, il la consolait, il s'emportait : quel<strong>le</strong> existence ! se voir à la continuel<strong>le</strong> merci d'uncaprice ! être jeté dehors d'une heure à l'autre, sans pouvoir même exiger <strong>le</strong>sappointements du mois entier ! Denise monta prévenir Mme Cabin, qu'el<strong>le</strong> tâcheraitde faire prendre sa mal<strong>le</strong> dans la soirée. Cinq heures sonnaient, lorsqu'el<strong>le</strong> se trouvasur <strong>le</strong> trottoir de la place Gaillon, étourdie, au milieu des fiacres et de la fou<strong>le</strong>.Le soir même, comme Robineau rentrait chez lui, il reçut une <strong>le</strong>ttre de ladirection, l'avertissant en quatre lignes que, pour des raisons d'ordre intérieur, el<strong>le</strong> sevoyait forcée de renoncer à ses services. Il était depuis sept ans dans la maison;l'après- midi encore, il avait causé avec ces messieurs; ce fut un coup de massue.Hutin et Favier chantaient victoire à la soie, aussi bruyamment que Marguerite etClara triomphaient aux confections. Bon débarras ! <strong>le</strong>s coups de balai font de laplace ! Seuls, quand ils se rencontraient, à travers la cohue des rayons, Deloche etPauline échangeaient des mots navrés, regrettant Denise, si douce, si honnête.- Ah ! disait <strong>le</strong> jeune homme, si el<strong>le</strong> réussissait jamais autre part, je voudraisqu'el<strong>le</strong> rentrât ici, pour <strong>le</strong>ur mettre <strong>le</strong> pied sur la gorge, à toutes ces pas grand-chose !Et ce fut Bourdonc<strong>le</strong> qui, dans cette affaire, supporta <strong>le</strong> choc vio<strong>le</strong>nt de Mouret.Lorsque ce dernier apprit <strong>le</strong> renvoi de Denise, il entra dans une grande irritation.D'habitude, il s'occupait fort peu du personnel; mais il affecta cette fois de voir là unempiétement de pouvoir, une tentative d'échapper à son autorité. Est-ce qu'il n'étaitplus <strong>le</strong> maître, par hasard, pour qu'on se permît de donner des ordres ? Tout devait luipasser sous <strong>le</strong>s yeux. absolument tout; et il briserait comme une pail<strong>le</strong> quiconquerésisterait. Puis, quand il eut fait une enquête personnel<strong>le</strong>, dans un tourment nerveuxqu'il ne pouvait cacher, il se fâcha de nouveau. El<strong>le</strong> ne mentait pas, cette pauvre fil<strong>le</strong> :c'était bien son frère, Campion l'avait parfaitement reconnu. Alors, pourquoi larenvoyer ? Il parla même de la reprendre.


Cependant, Bourdonc<strong>le</strong>, fort de sa résistance passive, pliait l'échine sous labourrasque. Il étudiait Mouret. Enfin, un jour où il <strong>le</strong> vit plus calme, il osa dire, d'unevoix particulière :- Il vaut mieux pour tout <strong>le</strong> monde qu'el<strong>le</strong> soit partie.Mouret resta gêné, <strong>le</strong> sang au visage.- Ma foi, répondit-il en riant, vous avez peut-être raison… Descendons voir lavente. Ça remonte, on a fait près de cent mil<strong>le</strong> francs, hier.


VII.Un instant, Denise était restée étourdie sur <strong>le</strong> pavé, dans <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il encorebrûlant de cinq heures. Juil<strong>le</strong>t chauffait <strong>le</strong>s ruisseaux, Paris avait sa lumière crayeused'été, aux aveuglantes réverbérations. Et la catastrophe venait d'être si brusque, onl'avait poussée dehors si rudement, qu'el<strong>le</strong> retournait au fond de sa poche ses vingtcinqfrancs soixante-dix, d'une main machina<strong>le</strong>, en se demandant où al<strong>le</strong>r et que faire.Toute une fi<strong>le</strong> de fiacres l'empêchait de quitter <strong>le</strong> trottoir du Bonheur desDames. Quand el<strong>le</strong> put se hasarder entre <strong>le</strong>s roues, el<strong>le</strong> traversa la place Gaillon,comme si el<strong>le</strong> avait voulu gagner la rue Louis-<strong>le</strong>-Grand; puis, el<strong>le</strong> se ravisa, descenditvers la rue Saint-Roch. Mais el<strong>le</strong> n'avait toujours aucun projet, car el<strong>le</strong> s'arrêta àl'ang<strong>le</strong> de la rue Neuve-des-Petits-Champs, qu'el<strong>le</strong> finit par suivre, après avoir regardéautour d'el<strong>le</strong> d'un air indécis. Le passage Choiseul s'étant présenté, el<strong>le</strong> y entra, setrouva rue Monsigny sans savoir comment, retomba dans la rue Neuve-Saint-Augustin. Un grand bourdonnement emplissait sa tête, l'idée de sa mal<strong>le</strong> lui revint, àla vue d'un commissionnaire; mais chez qui la faire porter, et pourquoi toute cettepeine, lorsqu'une heure plus tôt el<strong>le</strong> avait encore un lit où coucher <strong>le</strong> soir ?Alors, <strong>le</strong>s yeux <strong>le</strong>vés sur <strong>le</strong>s maisons, el<strong>le</strong> se mit à examiner <strong>le</strong>s fenêtres. Desécriteaux défilaient. El<strong>le</strong> <strong>le</strong>s voyait confusément, sans cesse reprise par <strong>le</strong> bran<strong>le</strong>intérieur qui l'agitait tout entière. Était-ce possib<strong>le</strong> ? seu<strong>le</strong> d'une minute à l'autre,perdue dans cette grande vil<strong>le</strong> inconnue, sans appui, sans ressources ! Il fallaitmanger et dormir cependant. Les rues se succédaient, la rue des Moulins, la rueSainte-Anne. El<strong>le</strong> battait <strong>le</strong> quartier, tournant sur el<strong>le</strong>-même, ramenée toujours au seulcarrefour qu'el<strong>le</strong> connaissait bien. Brusquement, el<strong>le</strong> demeura stupéfaite, el<strong>le</strong> était denouveau devant <strong>le</strong> Bonheur des Dames; et, pour échapper à cette obsession, el<strong>le</strong> sejeta dans la rue de la Michodière.Heureusement, Baudu n'était pas sur sa porte, <strong>le</strong> Vieil Elbeuf semblait mort,derrière ses vitrines noires. Jamais el<strong>le</strong> n'aurait osé se présenter chez son onc<strong>le</strong>, car ilaffectait de ne plus la reconnaître, et el<strong>le</strong> ne voulait point tomber à sa charge, dans <strong>le</strong>malheur qu'il avait prédit. Mais de l'autre côté de la rue, un écriteau jaune l'arrêta :Chambre garnie à louer. C'était <strong>le</strong> premier qui ne lui faisait pas peur, tel<strong>le</strong>ment lamaison paraissait pauvre. Puis, el<strong>le</strong> la reconnut, avec ses deux étages bas, sa façadecou<strong>le</strong>ur de rouil<strong>le</strong>, étranglée entre <strong>le</strong> Bonheur des Dames et l'ancien hôtel Duvillard.Au seuil de la boutique de parapluies, <strong>le</strong> vieux Bourras, chevelu et barbu comme unprophète, des bésic<strong>le</strong>s sur <strong>le</strong> nez, étudiait l'ivoire d'une pomme de canne. Locataire detoute la maison, il sous-louait en garni <strong>le</strong>s deux étages, pour diminuer son loyer.- Vous avez une chambre, monsieur ? demanda Denise, obéissant à unepoussée instinctive.Il <strong>le</strong>va ses gros yeux embroussaillés, resta surpris de la voir. Toutes cesdemoisel<strong>le</strong>s lui étaient connues. Et il répondit, après avoir regardé sa petite robepropre, sa tournure honnête :- Ça ne fait pas pour vous.- Combien donc ? répondit Denise.- Quinze francs par mois.Alors, el<strong>le</strong> voulut visiter. Dans l'étroite boutique, comme il la dévisageaittoujours de son air étonné, el<strong>le</strong> dit son départ du magasin et son désir de ne pasgêner son onc<strong>le</strong>. Le vieillard finit par al<strong>le</strong>r chercher une c<strong>le</strong>f sur une planche del'arrière-boutique, une pièce obscure, où il faisait sa cuisine et où il couchait; au- delà,derrière un vitrage poussiéreux, on apercevait <strong>le</strong> jour verdâtre d'une cour intérieure,large de deux mètres à peine.- Je passe devant, pour que vous ne tombiez pas, dit Bourras dans l'alléehumide qui longeait la boutique.


Il buta contre une marche, il monta, en multipliant <strong>le</strong>s avertissements.Attention ! la rampe était contre la murail<strong>le</strong>, il y avait un trou au tournant, parfois <strong>le</strong>slocataires laissaient <strong>le</strong>urs boîtes à ordures. Denise, dans une obscurité complète, nedistinguait rien, sentait seu<strong>le</strong>ment la fraîcheur des vieux plâtres mouillés. Au premierétage pourtant, un carreau donnant sur la cour lui permit de voir vaguement, commeau fond d'une eau dormante, l'escalier déjeté, <strong>le</strong>s murail<strong>le</strong>s noires de crasse, <strong>le</strong>sportes craquées et dépeintes.- Si encore l'une de ces deux chambres était libre ! reprit Bourras. Vous yseriez bien… Mais el<strong>le</strong>s sont toujours occupées par des dames.Au deuxième étage, <strong>le</strong> jour grandissait, éclairant d'une pâ<strong>le</strong>ur crue la détressedu logis. Un garçon boulanger occupait la première chambre; et c'était l'autre, cel<strong>le</strong> dufond, qui se trouvait vacante. Quand Bourras l'eut ouverte, il dut rester sur <strong>le</strong> palier,pour que Denise pût la visiter à l'aise. Le lit, dans l'ang<strong>le</strong> de la porte, laissait tout juste<strong>le</strong> passage d'une personne. Au bout, il y avait une petite commode de noyer, unetab<strong>le</strong> de sapin noirci et deux chaises. Les locataires qui faisaient un peu de cuisines'agenouillaient devant la cheminée, où se trouvait un fourneau de terre.- Mon Dieu ! disait <strong>le</strong> vieillard, ce n'est pas riche, mais la fenêtre est gaie, onvoit <strong>le</strong> monde dans la rue.Et, comme Denise regardait avec surprise l'ang<strong>le</strong> du plafond, au- dessus du lit,où une dame de passage avait écrit son nom : Ernestine, en promenant la flammed'une chandel<strong>le</strong>, il ajouta d'un air bonhomme :- Si l'on réparait, on ne joindrait jamais <strong>le</strong>s deux bouts… Enfin, voilà tout ce quej'ai.- Je serai très bien, déclara la jeune fil<strong>le</strong>.El<strong>le</strong> paya un mois d'avance, demanda <strong>le</strong> linge, une paire de draps et deuxserviettes, et fit son lit sans attendre, heureuse, soulagée de savoir où coucher <strong>le</strong> soir.Une heure plus tard, el<strong>le</strong> avait envoyé un commissionnaire chercher sa mal<strong>le</strong>, el<strong>le</strong>était installée.Ce furent d'abord deux mois de terrib<strong>le</strong> gêne. Ne pouvant plus payer la pensionde Pépé, el<strong>le</strong> l'avait repris et <strong>le</strong> couchait sur une vieil<strong>le</strong> bergère prêtée par Bourras. Illui fallait strictement trente sous chaque jour, <strong>le</strong> loyer compris, en consentant à vivreel<strong>le</strong>-même de pain sec, pour donner un peu de viande à l'enfant. La premièrequinzaine encore, <strong>le</strong>s choses marchèrent : el<strong>le</strong> était entrée avec dix francs enménage, puis el<strong>le</strong> eut la chance de retrouver l'entrepreneuse de cravates, qui lui payases dix-huit francs trente. Mais, ensuite, son dénuement devint comp<strong>le</strong>t. El<strong>le</strong> eut beause présenter dans <strong>le</strong>s magasins, à la place Clichy, au Bon Marché, au Louvre : lamorte-saison arrêtait partout <strong>le</strong>s affaires, on la renvoyait à l'automne, plus de cinqmil<strong>le</strong> employés de commerce, congédiés comme el<strong>le</strong>, battaient <strong>le</strong> pavé, sans place.Alors, el<strong>le</strong> tâcha de se procurer de petits travaux; seu<strong>le</strong>ment dans son ignorance deParis, el<strong>le</strong> ne savait où frapper, acceptait des besognes ingrates, ne touchait mêmepas toujours son argent. Certains soirs, el<strong>le</strong> faisait dîner Pépé tout seul, d'une soupe,en lui disant qu'el<strong>le</strong> avait mangé dehors; et el<strong>le</strong> se mettait au lit, la tête bourdonnante,nourrie par la fièvre qui lui brûlait <strong>le</strong>s mains. Lorsque Jean tombait au milieu de cettepauvreté, il se traitait de scélérat, avec une tel<strong>le</strong> vio<strong>le</strong>nce de désespoir, qu'el<strong>le</strong> étaitobligée de mentir; souvent, el<strong>le</strong> trouvait encore <strong>le</strong> moyen de lui glisser une pièce dequarante sous, pour lui prouver qu'el<strong>le</strong> avait des économies. Jamais el<strong>le</strong> ne p<strong>le</strong>uraitdevant ses enfants. Les dimanches où el<strong>le</strong> pouvait faire cuire un morceau de veaudans la cheminée, à genoux sur <strong>le</strong> carreau, l'étroite pièce retentissait d'une gaieté degamins, insoucieux de l'existence. Puis, Jean retourné chez son patron, Pépéendormi, el<strong>le</strong> passait une nuit affreuse, dans l'angoisse du <strong>le</strong>ndemain.


D'autres craintes la tenaient éveillée. Les deux dames du premier recevaientdes visites très tard; et parfois un homme se trompait, montait donner des coups depoing dans sa porte. Bourras lui ayant dit tranquil<strong>le</strong>ment de ne pas répondre, el<strong>le</strong>s'enfonçait la tête sous l'oreil<strong>le</strong>r, pour échapper aux jurons. Puis, son voisin, <strong>le</strong>boulanger, avait voulu rire; celui-là ne rentrait que <strong>le</strong> matin, la guettait, quand el<strong>le</strong> allaitchercher son eau; il faisait même des trous dans la cloison, la regardait sedébarbouil<strong>le</strong>r, ce qui la forçait à pendre ses vêtements <strong>le</strong> long du mur. Mais el<strong>le</strong>souffrait davantage encore des importunités de la rue, de la continuel<strong>le</strong> obsession despassants. El<strong>le</strong> ne pouvait descendre acheter une bougie, sur ces trottoirs boueux oùrôdait la débauche des vieux quartiers, sans entendre derrière el<strong>le</strong> un souff<strong>le</strong> ardent,des paro<strong>le</strong>s crues de convoitise; et <strong>le</strong>s hommes la poursuivaient jusqu'au fond del'allée noire, encouragé par l'aspect sordide de la maison. Pourquoi donc n'avait-el<strong>le</strong>pas un amant ? cela étonnait, semblait ridicu<strong>le</strong>. Il faudrait bien qu'el<strong>le</strong> succombât unjour. El<strong>le</strong>-même n'aurait pu expliquer comment el<strong>le</strong> résistait, sous la menace de lafaim, et dans <strong>le</strong> troub<strong>le</strong> des désirs dont on chauffait l'air autour d'el<strong>le</strong>.Un soir, Denise n'avait pas même de pain pour la soupe de Pépé, lorsqu'unmonsieur décoré s'était mis à la suivre. Devant l'allée, il devint brutal, et ce fut dansune révolte de dégoût qu'el<strong>le</strong> lui jeta la porte au visage. Puis, en haut, el<strong>le</strong> s'assit, <strong>le</strong>smains tremblantes. Le petit dormait. Que répondrait-el<strong>le</strong> s'il s'éveillait et s'il demandaità manger ? Cependant, el<strong>le</strong> n'aurait eu qu'à consentir. Sa misère finissait, el<strong>le</strong> avaitde l'argent, des robes, une bel<strong>le</strong> chambre. C'était faci<strong>le</strong>, on disait que toutes enarrivaient là, puisqu'une femme, à Paris, ne pouvait vivre de son travail. Mais unsoulèvement de son être protestait, sans indignation contre <strong>le</strong>s autres, répugnantsimp<strong>le</strong>ment aux choses salissantes et déraisonnab<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong> se faisait de la vie uneidée de logique, de sagesse et de courage.Bien des fois, Denise s'interrogea de la sorte. Une ancienne romance chantaitdans sa mémoire, la fiancée du matelot que son amour gardait des périls de l'attente.À Valognes, el<strong>le</strong> fredonnait <strong>le</strong> refrain sentimental, en regardant la rue déserte. Avaitel<strong>le</strong>donc, el<strong>le</strong> aussi, une tendresse au cœur pour être si brave ? El<strong>le</strong> songeait encoreà Hutin, p<strong>le</strong>ine de malaise. Chaque jour, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> voyait passer sous sa fenêtre.Maintenant qu'il était second, il marchait seul, au milieu du respect des simp<strong>le</strong>svendeurs. Jamais il ne <strong>le</strong>vait la tête, el<strong>le</strong> croyait souffrir de la vanité de ce garçon, <strong>le</strong>suivait des yeux, sans craindre d'être surprise. Et, dès qu'el<strong>le</strong> apercevait Mouret, quipassait éga<strong>le</strong>ment tous <strong>le</strong>s soirs, un tremb<strong>le</strong>ment l'agitait, el<strong>le</strong> se cachait vite, la gorgebattante. Il n'avait pas besoin d'apprendre où el<strong>le</strong> logeait; puis, el<strong>le</strong> était honteuse dela maison, el<strong>le</strong> souffrait de ce qu'il pouvait penser d'el<strong>le</strong>, bien qu'ils ne dussent jamaisplus se rencontrer.D'ail<strong>le</strong>urs, Denise vivait toujours dans <strong>le</strong> bran<strong>le</strong> du Bonheur des Dames. Unsimp<strong>le</strong> mur séparait sa chambre de son ancien rayon; et, dès <strong>le</strong> matin, el<strong>le</strong>recommençait ses journées, el<strong>le</strong> sentait monter la fou<strong>le</strong>, avec <strong>le</strong> ronf<strong>le</strong>ment plus largede la vente. Les moindres bruits ébranlaient la vieil<strong>le</strong> masure collée au flanc ducolosse : el<strong>le</strong> battait dans ce pouls énorme. En outre, Denise ne pouvait évitercertaines rencontres. Deux fois, el<strong>le</strong> s'était trouvée en face de Pauline, qui lui avaitoffert ses services, désolée de la savoir malheureuse; même il lui avait fallu mentir,pour éviter de recevoir son amie ou d'al<strong>le</strong>r lui rendre visite, un dimanche, chez Baugé.Mais el<strong>le</strong> se défendait plus diffici<strong>le</strong>ment contre l'affection désespérée de Deloche; il laguettait, n'ignorait aucun de ses soucis, l'attendait sous <strong>le</strong>s portes; un soir, il avaitvoulu lui prêter trente francs, <strong>le</strong>s économies d'un frère, disait-il, très rouge. Et cesrencontres la ramenaient au continuel regret du magasin, l'occupaient de la vieintérieure qu'on y menait, comme si el<strong>le</strong> ne l'avait pas quitté.


Personne ne montait chez Denise. Un après-midi, el<strong>le</strong> fut surprise d'entendrefrapper. C'était Colomban. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> reçut debout. Lui, très gêné, balbutia d'abord,demanda de ses nouvel<strong>le</strong>s, parla du Vieil Elbeuf. Peut-être l'onc<strong>le</strong> Baudu l'envoyait-il,regrettant sa rigueur; car il continuait à ne pas même saluer sa nièce, bien qu'il ne pûtignorer la misère où el<strong>le</strong> se trouvait. Mais, quand el<strong>le</strong> questionna nettement <strong>le</strong>commis, celui-ci parut plus embarrassé encore : non, non, ce n'était pas <strong>le</strong> patron quil'envoyait; et il finit par nommer Clara, il voulait simp<strong>le</strong>ment causer de Clara. Peu àpeu, il s'enhardissait, demandait des conseils, dans l'idée que Denise pouvait lui êtreuti<strong>le</strong> auprès de son ancienne camarade. Vainement, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> désespéra, en luireprochant de faire souffrir Geneviève pour une fil<strong>le</strong> sans cœur. Il remonta un autrejour, il prit l'habitude de la venir voir. Cela suffisait à son amour timide, sans cesse ilrecommençait la même conversation, malgré lui, tremblant de la joie d'être avec unefemme qui avait approché Clara. Et Denise, alors, vécut davantage au Bonheur desDames.Ce fut vers <strong>le</strong>s derniers jours de septembre que la jeune fil<strong>le</strong> connut la misèrenoire. Pépé était tombé malade, un gros rhume inquiétant. Il aurait fallu <strong>le</strong> nourrir debouillon, et el<strong>le</strong> n'avait même pas de pain. Un soir que, vaincue, el<strong>le</strong> sanglotait, dansune de ces débâc<strong>le</strong>s sombres qui jettent <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s au ruisseau ou à la Seine, <strong>le</strong> vieuxBourras frappa doucement. Il apportait un pain et une boîte à lait p<strong>le</strong>ine de bouillon.- Tenez ! voilà pour <strong>le</strong> petit, dit-il de son air brusque. Ne p<strong>le</strong>urez pas si fort, çadérange mes locataires.Et, comme el<strong>le</strong> <strong>le</strong> remerciait, dans une nouvel<strong>le</strong> crise de larmes :- Taisez-vous donc ! … Demain, venez me par<strong>le</strong>z. J'ai du travail pour vous.Bourras, depuis <strong>le</strong> coup terrib<strong>le</strong> que <strong>le</strong> Bonheur des Dames lui avait porté encréant un rayon de parapluies et d'ombrel<strong>le</strong>s, n'employait plus d'ouvrières. Il faisaittout lui-même, pour diminuer ses frais : <strong>le</strong>s nettoyages, <strong>le</strong>s reprises, la couture. Saclientè<strong>le</strong>, du reste, diminuait au point qu'il manquait de travail parfois. Aussi dut-ilinventer de la besogne, <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, lorsqu'il installa Denise dans un coin de saboutique. Il ne pouvait pas laisser mourir <strong>le</strong> monde chez lui.- Vous aurez quarante sous par jour, dit-il. Quand vous trouverez mieux, vousme lâcherez.El<strong>le</strong> avait peur de lui, el<strong>le</strong> dépêcha son travail si vite, qu'il fut embarrassé pourlui en donner d'autre, C'étaient des lés de soie à coudre, des dentel<strong>le</strong>s à réparer. Lespremiers jours, el<strong>le</strong> n'osait <strong>le</strong>ver la tête, gênée de <strong>le</strong> sentir autour d'el<strong>le</strong>, avec sacrinière de vieux lion, son nez crochu et ses yeux perçants, sous <strong>le</strong>s touffes raides deses sourcils. Il avait la voix dure, <strong>le</strong>s gestes fous, et <strong>le</strong>s mères du quartier terrifiaient<strong>le</strong>urs marmots en menaçant de l'envoyer chercher, comme on envoie chercher <strong>le</strong>sgendarmes. Cependant, <strong>le</strong>s gamins ne passaient jamais devant sa porte, sans lui crierquelque vi<strong>le</strong>nie, qu'il ne semblait même pas entendre. Toute sa colère de maniaques'exhalait contre <strong>le</strong>s misérab<strong>le</strong>s qui déshonoraient son métier, en vendant du bonmarché, de la camelote, des artic<strong>le</strong>s dont <strong>le</strong>s chiens, disait-il, n'auraient pas voulu seservir.Denise tremblait, quand il lui criait furieusement :- L'art est fichu, entendez-vous !… Il n'y a plus un manche propre. On fait desbâtons, mais des manches, c'est fini !… Trouvez-moi un manche, et je vous donnevingt francs !C'était son orgueil d'artiste, pas un ouvrier à Paris n'était capab<strong>le</strong> d'établir unmanche pareil aux siens, léger et solide. Il en sculptait surtout la pomme avec unefantaisie charmante, renouvelant toujours <strong>le</strong>s sujets, des f<strong>le</strong>urs, des fruits, desanimaux, des têtes, traités d'une façon vivante et libre. Un canif lui suffisait, on <strong>le</strong>voyait <strong>le</strong>s journées entières, <strong>le</strong> nez chaussé de bésic<strong>le</strong>s, fouillant <strong>le</strong> buis ou l'ébène.


- Un tas d'ignorants, disait-il, qui se contentent de col<strong>le</strong>r de la soie sur desba<strong>le</strong>ines ! Ils achètent <strong>le</strong>urs manches à la grosse, des manches tout fabriqués… Et çavend ce que ça veut ! Entendez- vous, l'art est fichu !Denise, enfin, se rassura. Il avait voulu que Pépé descendît jouer dans laboutique, car il adorait <strong>le</strong>s enfants. Quand <strong>le</strong> petit marchait à quatre pattes, on nepouvait plus remuer, el<strong>le</strong> au fond de son coin faisant des raccommodages, lui, devantla vitrine, creusant <strong>le</strong> bois, à l'aide de son canif. Maintenant, chaque journée ramenait<strong>le</strong>s mêmes besognes et la même conversation. En travaillant, il retombait toujours sur<strong>le</strong> Bonheur des Dames, il expliquait sans se lasser où en était son terrib<strong>le</strong> duel.Depuis 1845, il occupait la maison, pour laquel<strong>le</strong> il avait un bail de trente années,moyennant un loyer de dix huit cents francs; et, comme il rattrapait un millier de francsavec ses quatre chambres garnies, il payait huit cents francs la boutique. C'était peu,il n'avait pas de frais, il pouvait tenir longtemps encore. À l'entendre, sa victoire nefaisait pas un doute, il mangerait <strong>le</strong> monstre.Brusquement, il s'interrompait.- Est-ce qu'ils en ont, des têtes de chien comme ça ?Et il clignait <strong>le</strong>s yeux derrière ses lunettes, pour juger la tête de dogue qu'ilsculptait, la lèvre retroussée, <strong>le</strong>s crocs dehors, dans un grognement p<strong>le</strong>in de vie.Pépé, en extase devant <strong>le</strong> chien, se sou<strong>le</strong>vait, appuyait ses deux petits bras sur <strong>le</strong>sgenoux du vieux.- Pourvu que je joigne <strong>le</strong>s deux bouts, je me moque du reste, reprenait celui-ci,en attaquant délicatement la langue de la pointe de son canif. Les coquins ont tuémes bénéfices; mais, si je ne gagne plus, je ne perds pas encore, ou peu de chose dumoins. Et, voyez-vous, je suis décidé à y laisser ma peau, plutôt que de céder.Il brandissait son outil, ses cheveux blancs s'envolaient sous un vent de colère.- Cependant, risquait doucement Denise, sans <strong>le</strong>ver <strong>le</strong>s yeux, si l'on vous offraitune somme raisonnab<strong>le</strong>, il serait plus sage d'accepter.Alors, son obstination féroce éclatait.- Jamais !… La tête sous <strong>le</strong> couteau, je dirai non, tonnerre de Dieu !… J'aiencore dix ans de bail, ils n'auront pas la maison avant dix ans, lorsque je devraiscrever de faim entre <strong>le</strong>s quatre murs vides… Deux fois déjà, ils sont venus pourm'entortil<strong>le</strong>r. Ils m'offraient douze mil<strong>le</strong> francs de mon fonds et <strong>le</strong>s années à courir dubail, dix-huit mil<strong>le</strong> francs, en tout trente mil<strong>le</strong>… Pas pour cinquante mil<strong>le</strong> ! Je <strong>le</strong>s tiens,je veux <strong>le</strong>s voir lécher la terre devant moi !- Trente mil<strong>le</strong> francs, c'est beau, reprenait Denise. Vous pourriez al<strong>le</strong>r vousétablir plus loin… Et s'ils achetaient la maison ?Bourras, qui terminait la langue de son dogue, s'absorbait une minute, avec unrire d'enfant vaguement épandu sur sa face neigeuse de Père éternel. Puis, ilrepartait.- La maison, pas de danger !… Ils parlaient de l'acheter l'année dernière, ils endonnaient quatre-vingt mil<strong>le</strong> francs, <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> de ce qu'el<strong>le</strong> vaut aujourd'hui. Mais <strong>le</strong>propriétaire, un ancien fruitier, un gredin comme eux, a voulu <strong>le</strong>s faire chanter. Et,d'ail<strong>le</strong>urs, ils se méfient de moi, ils savent bien que je céderais encore moins… Non !non ! j'y suis, j'y reste ! L'empereur, avec tous ses canons, ne m'en délogerait pas.Denise n'osait plus souff<strong>le</strong>r. El<strong>le</strong> continuait de tirer son aiguil<strong>le</strong>, pendant que <strong>le</strong>vieillard lâchait d'autres phrases entrecoupées, entre deux entail<strong>le</strong>s de son canif : çacommençait à peine, on verrait plus tard des choses extraordinaires, il avait des idéesqui balayeraient <strong>le</strong>ur comptoir de parapluies; et, au fond de son obstination, grondaitla révolte du petit fabricant personnel, contre l'envahissement banal des artic<strong>le</strong>s debazar.


Pépé, cependant, finissait par grimper sur <strong>le</strong>s genoux de Bourras.Il tendait, vers la tête de dogue, des mains impatientes.- Donne, monsieur.- Tout à l'heure, mon petit, répondait <strong>le</strong> vieux d'une voix qui devenait tendre. Iln'a pas d'yeux, il faut lui faire des yeux, maintenant.Et, tout en fignolant un œil, il s'adressait de nouveau à Denise.- Les entendez-vous ?… Ronf<strong>le</strong>nt-ils encore, à côté ! c'est ça qui m'exaspère <strong>le</strong>plus, paro<strong>le</strong> d'honneur ! de <strong>le</strong>s avoir sans cesse dans <strong>le</strong> dos, avec <strong>le</strong>ur sacréemusique de locomotive.Sa petite tab<strong>le</strong> en tremblait, disait-il. Toute la boutique était secouée, il passaitses après-midi sans un client, dans la trépidation de la fou<strong>le</strong> qui s'écrasait au Bonheurdes Dames. C'était un sujet d'éternel rabâchage. Encore une bonne journée, on tapaitderrière <strong>le</strong> mur, la soierie avait dû faire dix mil<strong>le</strong> francs; ou bien, il se gaudissait, <strong>le</strong> murétait resté froid, un coup de pluie avait tué la recette. Et <strong>le</strong>s moindres rumeurs, <strong>le</strong>ssouff<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus faib<strong>le</strong>s, lui fournissaient ainsi des commentaires sans fin.- Tenez, on a glissé. Ah ! s'ils pouvaient tous se casser <strong>le</strong>s reins !… Ça, machère, ce sont des dames qui se disputent. Tant mieux ! tant mieux !… Hein !entendez-vous <strong>le</strong>s paquets tomber dans <strong>le</strong>s sous-sols ? C'est dégoûtant !Il ne fallait pas que Denise discutât ses explications, car il rappelait alorsamèrement la manière indigne dont on l'avait congédiée. Puis, el<strong>le</strong> devait lui conter,pour la centième fois, son passage aux confections, <strong>le</strong>s souffrances du début, <strong>le</strong>spetites chambres malsaines, la mauvaise nourriture, la continuel<strong>le</strong> batail<strong>le</strong> desvendeurs; et, tous deux, du matin au soir, ne parlaient ainsi que du magasin, <strong>le</strong>buvaient à chaque heure dans l'air même qu'ils respiraient.- Donne, monsieur, répétait ardemment Pépé, <strong>le</strong>s mains toujours tendues.La tête de dogue était finie, Bourras la reculait, l'avançait, avec une gaietébruyante.- Prends garde, il va te mordre… Là, amuse-toi, et ne <strong>le</strong> casse pas, si c'estpossib<strong>le</strong>.Puis, repris par son idée fixe, il brandissait <strong>le</strong> poing vers la murail<strong>le</strong>.- Vous avez beau pousser pour que la maison tombe… Vous ne l'aurez pas,quand même vous envahiriez la rue entière !Denise, maintenant, avait du pain tous <strong>le</strong>s jours. El<strong>le</strong> en gardait une vivegratitude au vieux marchand, dont el<strong>le</strong> sentait <strong>le</strong> bon cœur, sous <strong>le</strong>s étrangetésvio<strong>le</strong>ntes. Son vif désir était cependant de trouver ail<strong>le</strong>urs du travail, car el<strong>le</strong> <strong>le</strong> voyaitinventer de petites besognes, el<strong>le</strong> comprenait qu'il n'avait pas besoin d'une ouvrière,dans la débâc<strong>le</strong> de son commerce, et qu'il l'employait par charité pure. Six moiss'étaient passés, on venait de retomber dans la morte-saison d'hiver. El<strong>le</strong> désespéraitde se caser avant mars, lorsque, un soir de janvier, Deloche, qui la guettait sous uneporte, lui donna un conseil. Pourquoi n'allait- el<strong>le</strong> pas se présenter chez Robineau, oùl'on avait peut-être besoin de monde ?En septembre, Robineau s'était décidé à acheter <strong>le</strong> fonds de Vinçard, tout enredoutant de compromettre <strong>le</strong>s soixante mil<strong>le</strong> francs de sa femme. Il avait payéquarante mil<strong>le</strong> francs la spécialité de soies, et il se lançait avec <strong>le</strong>s vingt mil<strong>le</strong> autres.C'était peu, mais il avait derrière lui Gaujean, qui devait <strong>le</strong> soutenir par de longscrédits. Depuis sa brouil<strong>le</strong> avec <strong>le</strong> Bonheur des Dames, ce dernier rêvait de susciterau colosse des concurrences; il croyait la victoire certaine, si l'on créait dans <strong>le</strong>voisinage plusieurs spécialités, où <strong>le</strong>s clientes trouveraient un choix très variéd'artic<strong>le</strong>s. Seuls, <strong>le</strong>s riches fabricants de Lyon, comme Dumonteil, pouvaient accepter<strong>le</strong>s exigences des grands magasins; ils se contentaient d'alimenter avec eux <strong>le</strong>ursmétiers, quittes à chercher ensuite des bénéfices, en vendant aux maisons moins


importantes. Mais Gaujean était loin d'avoir <strong>le</strong>s reins solides de Dumonteil. Longtempssimp<strong>le</strong> commissionnaire, il n'avait des métiers à lui que depuis cinq ou six ans, etencore faisait-il travail<strong>le</strong>r beaucoup de façonniers, auxquels il fournissait la matièrepremière, et qu'il payait tant du mètre. C'était même ce système qui, haussant ses prixde revient, ne lui permettait pas de lutter contre Dumonteil, pour la fourniture du Paris-Bonheur. Il en gardait une rancune, il voyait en Robineau l'instrument d'une batail<strong>le</strong>décisive, livrée à ces bazars des nouveautés, qu'il accusait de ruiner la fabricationfrançaise.Lorsque Denise se présenta, el<strong>le</strong> trouva Mme Robineau seu<strong>le</strong>. Fil<strong>le</strong> d'unpiqueur des ponts et chaussées, absolument ignorante des choses du commerce,cel<strong>le</strong>-ci avait encore la gaucherie charmante d'une pensionnaire é<strong>le</strong>vée dans uncouvent de Blois. El<strong>le</strong> était très brune, très jolie, avec une douceur gaie qui lui donnaitun grand charme. Du reste, el<strong>le</strong> adorait son mari et ne vivait que de cet amour.Comme Denise allait laisser son nom, Robineau rentra, et il la prit sur-<strong>le</strong>-champ, l'unede ses deux vendeuses l'ayant brusquement quitté la veil<strong>le</strong>, pour entrer au Bonheurdes Dames.- Ils ne nous laissent pas un bon sujet, dit-il. Enfin, avec vous, je seraitranquil<strong>le</strong>, car vous êtes comme moi, vous ne devez guère <strong>le</strong>s aimer… Venez demain.Le soir, Denise fut embarrassée pour annoncer à Bourras qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong> quittait. Il latraita en effet d'ingrate, s'emporta; puis, lorsqu'el<strong>le</strong> se défendit, <strong>le</strong>s larmes aux yeux,en lui faisant entendre qu'el<strong>le</strong> n'était pas dupe de ses charités, il s'attendrit à son tour,bégaya qu'il avait beaucoup de travaux, qu'el<strong>le</strong> l'abandonnait juste au moment où ilallait lancer un parapluie de son invention.- Et Pépé ? demanda-t-il.L'enfant était <strong>le</strong> grand souci de Denise. El<strong>le</strong> n'osait <strong>le</strong> remettre chez Mme Graset ne pouvait pourtant <strong>le</strong> laisser seul dans sa chambre, enfermé du matin au soir.- C'est bon, je <strong>le</strong> garderai, reprit <strong>le</strong> vieux. Il est bien dans ma boutique, cepetit… Nous ferons la cuisine ensemb<strong>le</strong>.Et, comme el<strong>le</strong> refusait, craignant de <strong>le</strong> gêner :- Tonnerre de Dieu ! vous vous méfiez de moi… Je ne <strong>le</strong> mangerai pas, votreenfant !Denise fut plus heureuse chez Robineau. Il la payait peu, soixante francs parmois, et nourrie seu<strong>le</strong>ment, sans intérêt sur la vente, comme dans <strong>le</strong>s vieil<strong>le</strong>smaisons. Mais el<strong>le</strong> était traitée avec beaucoup de douceur, surtout par MmeRobineau, toujours souriante à son comptoir. Lui, nerveux, tourmenté, avait parfoisdes brusqueries. Au bout d'un mois, Denise faisait partie de la famil<strong>le</strong>, ainsi que l'autrevendeuse, une petite femme poitrinaire et si<strong>le</strong>ncieuse. On ne se gênait plus devantel<strong>le</strong>s, on causait des affaires, à tab<strong>le</strong>, dans l'arrière-boutique, qui donnait sur unegrande cour. Et ce fut là qu'un soir on décida l'entrée en campagne contre <strong>le</strong> Bonheurdes Dames.Gaujean était venu dîner. Dès <strong>le</strong> rôti, un gigot bourgeois, il avait abordé laquestion, de sa voix blanche de Lyonnais, épaissie par <strong>le</strong>s brouillards du Rhône.- Ça devient impossib<strong>le</strong>, répétait-il. Ils arrivent chez Dumonteil, n'est-ce pas ?se réservent la propriété d'un dessin, emportent du coup trois cents pièces, enexigeant une diminution de cinquante centimes par mètre; et, comme ils payentcomptant, ils bénéficient encore de l'escompte de dix-huit pour cent… Souvent,Dumonteil ne gagne pas vingt centimes. Il travail<strong>le</strong> pour occuper ses métiers, car toutmétier qui chôme est un métier qui meurt… Alors, comment vou<strong>le</strong>z-vous que nous,avec notre outillage plus restreint, et surtout avec nos façonniers, nous puissionssoutenir la lutte ?Robineau, rêveur, oubliait de manger.


- Trois cents pièces ! murmura-t-il. Moi, je tremb<strong>le</strong>, quand j'en prends douze, età quatre-vingt-dix jours… Ils peuvent afficher un franc, deux francs meil<strong>le</strong>ur marchéque nous. J'ai calculé qu'il y a une baisse de quinze pour cent au moins sur <strong>le</strong>ursartic<strong>le</strong>s de catalogue, quand on <strong>le</strong>s compare à nos prix… C'est ce qui tue <strong>le</strong> petitcommerce.Il était dans une heure de découragement. Sa femme, inquiète, <strong>le</strong> regardaitd'un air tendre. El<strong>le</strong> ne mordait point aux affaires, la tête cassée par tous ces chiffres,ne comprenant pas qu'on se donnât un pareil souci, lorsqu'il était si faci<strong>le</strong> de rire et des'aimer. Pourtant, il suffisait que son mari voulût vaincre : el<strong>le</strong> se passionnait avec lui,serait morte à son comptoir.- Mais pourquoi tous <strong>le</strong>s fabricants ne s'entendent-ils pas ensemb<strong>le</strong> ? repritvio<strong>le</strong>mment Robineau. Ils <strong>le</strong>ur feraient la loi, au lieu de la subir.Gaujean, qui avait redemandé une tranche de gigot, mâchait, avec <strong>le</strong>nteur.- Ah ! pourquoi, pourquoi… Il faut que <strong>le</strong>s métiers travail<strong>le</strong>nt, je vous l'ai dit.Quand on a des tissages un peu partout, aux environs de Lyon, dans <strong>le</strong> Gard, dansl'Isère, on ne peut chômer un jour, sans des pertes énormes… Puis, nous autres quiemployons parfois des façonniers ayant dix ou quinze métiers, nous sommesdavantage maîtres de la production, au point de vue du stock; tandis que <strong>le</strong>s grandsfabricants se trouvent obligés d'avoir de continuels débouchés, <strong>le</strong>s plus larges et <strong>le</strong>splus rapides possib<strong>le</strong>… Aussi sont-ils à genoux devant <strong>le</strong>s grands magasins. J'enconnais trois ou quatre qui se <strong>le</strong>s disputent, qui consentent à perdre pour obtenir <strong>le</strong>ursordres. Et ils se rattrapent avec <strong>le</strong>s petites maisons comme la vôtre. Oui, s'ils existentpar eux, ils gagnent par vous… La crise finira Dieu sait comment !- C'est odieux ! conclut Robineau, que ce cri de colère soulagea.Denise écoutait, en si<strong>le</strong>nce. El<strong>le</strong> était secrètement pour <strong>le</strong>s grands magasins,dans son amour instinctif de la logique et de la vie. On se taisait, on mangeait desharicots verts de conserve; et el<strong>le</strong> finit par se risquer à dire d'un air gai.- Le public ne se plaint pas, lui !Mme Robineau ne put retenir un léger rire, qui mécontenta son mari etGaujean. Sans doute, <strong>le</strong> client était satisfait, puisque, en fin de compte, c'était <strong>le</strong> clientqui bénéficiait de la baisse des prix. Seu<strong>le</strong>ment, il fallait bien que chacun vécût : oùirait-on, si, sous <strong>le</strong> prétexte du bonheur général, on engraissait <strong>le</strong> consommateur audétriment du producteur ? Et une discussion s'engagea. Denise affectait de plaisanter,tout en apportant des arguments solides : <strong>le</strong>s intermédiaires disparaissaient, agentsde fabrique, représentants, commissionnaires, ce qui entrait pour beaucoup dans <strong>le</strong>bon marché; du reste, <strong>le</strong>s fabricants ne pouvaient même plus vivre sans <strong>le</strong>s grandsmagasins, car dès qu'un d'entre eux perdait <strong>le</strong>ur clientè<strong>le</strong>, la faillite devenait fata<strong>le</strong>;enfin, il y avait là une évolution naturel<strong>le</strong> du commerce, on n'empêcherait pas <strong>le</strong>schoses d'al<strong>le</strong>r comme el<strong>le</strong>s devaient al<strong>le</strong>r, quand tout <strong>le</strong> monde y travaillait, bon gré,mal gré.- Alors, vous êtes pour ceux qui vous ont flanquée à la rue ? demandaGaujean.Denise devint très rouge. El<strong>le</strong> restait surprise el<strong>le</strong>-même de la vivacité de sadéfense. Qu'avait-el<strong>le</strong> au cœur, pour qu'une flamme pareil<strong>le</strong> lui fût montée dans lapoitrine ?- Mon Dieu ! non, répondit-el<strong>le</strong>. J'ai tort peut-être, car vous êtes pluscompétent… Seu<strong>le</strong>ment, je dis ma pensée. Les prix, au lieu d'être faits commeautrefois par une cinquantaine de maisons, sont faits aujourd'hui par quatre ou cinq,qui <strong>le</strong>s ont baissés, grâce à la puissance de <strong>le</strong>urs capitaux et à la force de <strong>le</strong>urclientè<strong>le</strong>… Tant mieux pour <strong>le</strong> public, voilà tout !


Robineau ne se fâcha pas. Il était devenu grave, il regardait la nappe. Souvent,il avait senti ce souff<strong>le</strong> du commerce nouveau, cette évolution dont parlait la jeunefil<strong>le</strong>; et il se demandait, aux heures de vision nette, pourquoi vouloir résister à uncourant d'une tel<strong>le</strong> énergie, qui emporterait tout. Mme Robineau el<strong>le</strong>-même, en voyantson mari songeur, approuvait du regard Denise, retombée modestement dans sonsi<strong>le</strong>nce.- Voyons, reprit Gaujean pour couper court, tout ça, c'est des théories…Parlons de notre affaire.Après <strong>le</strong> fromage, la bonne venait de servir des confitures et des poires. Il pritdes confitures, <strong>le</strong>s mangea à la cuil<strong>le</strong>r, avec la gourmandise inconsciente d'un groshomme adorant <strong>le</strong> sucre.- Voilà, il faut que vous battiez en brèche <strong>le</strong>ur Paris-Bonheur, qui a fait <strong>le</strong>ursuccès, cette année… Je me suis entendu avec plusieurs de mes confrères de Lyon,je vous apporte une offre exceptionnel<strong>le</strong>, une soie noire, une fail<strong>le</strong>, que vous pourrezvendre à cinq francs cinquante… Ils vendent la <strong>le</strong>ur cinq francs soixante, n'est-cepas ? Et bien ! ce sera deux sous de moins, et cela suffit, vous <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>rez.Les yeux de Robineau s'étaient rallumés. Dans son continuel tourmentnerveux, il sautait souvent ainsi de la crainte à l'espoir.- Vous avez un échantillon ? demanda-t-il.Et, lorsque Gaujean eut tiré de son portefeuil<strong>le</strong> un petit carré de soie, il achevade s'exalter, et cria :- Mais el<strong>le</strong> est plus bel<strong>le</strong> que <strong>le</strong> Paris-Bonheur ! En tout cas, el<strong>le</strong> fait plus d'effet,<strong>le</strong> grain est plus gros… Vous avez raison, il faut tenter <strong>le</strong> coup. Ah ! tenez ! je <strong>le</strong>s veuxà mes pieds, ou j'y resterai, cette fois !Mme Robineau, partageant cet enthousiasme, déclara la soie superbe. Deniseel<strong>le</strong>-même crut au succès. La fin du dîner fut ainsi très gaie. On parlait fort, il semblaitque <strong>le</strong> Bonheur des Dames agonisât. Gaujean, qui achevait <strong>le</strong> pot de confiture,expliquait quels sacrifices énormes lui et ses collègues allaient s'imposer, pour <strong>livre</strong>rune pareil<strong>le</strong> étoffe à si bon compte; mais ils s'y ruineraient plutôt, ils avaient juré detuer <strong>le</strong>s grands magasins. Comme on apportait <strong>le</strong> café, la gaieté fut encore accrue parl'arrivée de Vinçard. Il entrait en passant dire un petit bonjour à son successeur.- Fameux ! cria-t-il, en palpant la soie. Vous <strong>le</strong>s rou<strong>le</strong>rez, je vous en réponds !…Hein ! vous me devrez une fière chandel<strong>le</strong>. Je vous <strong>le</strong> disais bien, qu'il y avait ici uneaffaire d'or !Lui, venait de prendre un restaurant à Vincennes. C'était un rêve ancien, nourrisournoisement tandis qu'il se débattait dans <strong>le</strong>s soies, tremblant de ne pas trouver àvendre son fonds avant la débâc<strong>le</strong>, se jurant de mettre son pauvre argent dans uncommerce où l'on pût vo<strong>le</strong>r à l'aise. Cette idée d'un restaurant lui était venue après lanoce d'un cousin : la bouche allait toujours, on <strong>le</strong>ur avait fait payer dix francs de l'eaude vaissel<strong>le</strong>, où nageaient des pâtes. Et, devant Robineau, sa joie de <strong>le</strong>ur avoir missur <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s une mauvaise affaire dont il désespérait de se débarrasser, élargissaitencore sa face aux yeux ronds et à la grande bouche loya<strong>le</strong>, qui crevait de santé.- Et vos dou<strong>le</strong>urs ? demanda obligeamment Mme Robineau.- Hein ? mes dou<strong>le</strong>urs ? murmura-t-il étonné.- Oui, ces rhumatismes qui vous tourmentaient ici.Il se souvint, il rougit légèrement.- Oh ! j'en souffre toujours… Pourtant, l'air de la campagne, vous comprenez…N'importe, vous avez fait une riche affaire. Sans mes rhumatismes, je me retirais avecdix mil<strong>le</strong> francs de rente, avant dix ans… paro<strong>le</strong> d'honneur !Quinze jours plus tard, la lutte s'engageait entre Robineau et <strong>le</strong> Bonheur desDames. El<strong>le</strong> fut célèbre, el<strong>le</strong> occupa un instant tout <strong>le</strong> marché parisien. Robineau,


usant des armes de son adversaire, avait fait de la publicité dans <strong>le</strong>s journaux. Enoutre, il soignait son étalage, entassait à ses vitrines des pi<strong>le</strong>s énormes de la fameusesoie, l'annonçait par de grandes pancartes blanches, où se détachait en chiffresgéants <strong>le</strong> prix de cinq francs cinquante. C'était ce chiffre qui révolutionnait <strong>le</strong>s femmes: deux sous de meil<strong>le</strong>ur marché qu'au Bonheur des Dames, et la soie paraissait plusforte. Dès <strong>le</strong>s premiers jours, il vint un flot de clientes : Mme Marty, sous <strong>le</strong> prétexte dese montrer économe, acheta une robe dont el<strong>le</strong> n'avait pas besoin; Mme Bourdelaistrouva l'étoffe bel<strong>le</strong>, mais el<strong>le</strong> préféra attendre, flairant sans doute ce qui allait sepasser. La semaine suivante, en effet, Mouret, baissant carrément <strong>le</strong> Paris-Bonheurde vingt centimes, <strong>le</strong> donna à cinq francs quarante; il avait eu, avec Bourdonc<strong>le</strong> et <strong>le</strong>sintéressés, une discussion vive, avant de <strong>le</strong>s convaincre qu'il fallait accepter labatail<strong>le</strong>, quitte à perdre sur l'achat; ces vingt centimes étaient une perte sèche,puisqu'on vendait déjà au prix coûtant. Le coup fut rude pour Robineau, il ne croyaitpas que son rival baisserait, car ces suicides de la concurrence, ces ventes à perteétaient encore sans exemp<strong>le</strong>; et <strong>le</strong> flot des clientes, obéissant au bon marché, avaittout de suite reflué vers la rue Neuve-Saint-Augustin, tandis que <strong>le</strong> magasin de la rueNeuve-des-Petits-Champs se vidait. Gaujean accourut de Lyon, il y eut desconciliabu<strong>le</strong>s effarés, on finit par prendre une résolution héroïque : la soie seraitbaissée, on la laisserait à cinq francs trente, prix au-dessous duquel personne nepouvait descendre, sans folie. Le <strong>le</strong>ndemain, Mouret mettait son étoffe à cinq francsvingt. Et, dès lors, ce fut une rage : Robineau répliqua par cinq francs quinze, Mouretafficha cinq francs dix. Tous deux ne se battaient plus que d'un sou, perdant dessommes considérab<strong>le</strong>s, chaque fois qu'ils faisaient ce cadeau au public. Les clientesriaient, enchantées de ce duel, émues des coups terrib<strong>le</strong>s que se portaient <strong>le</strong>s deuxmaisons, pour <strong>le</strong>ur plaire. Enfin, Mouret osa <strong>le</strong> chiffre de cinq francs; chez lui, <strong>le</strong>personnel était pâ<strong>le</strong>, glacé d'un tel défi à la fortune. Robineau, atterré, hors d'ha<strong>le</strong>ine,s'arrêta de même à cinq francs, ne trouvant pas <strong>le</strong> courage de descendre davantage.Ils couchaient sur <strong>le</strong>urs positions, face à face, avec <strong>le</strong> massacre de <strong>le</strong>ursmarchandises autour d'eux.Mais si, de part et d'autre, l'honneur était sauf, la situation devenait meurtrièrepour Robineau. Le Bonheur des Dames avait des avances et une clientè<strong>le</strong> qui luipermettaient d'équilibrer <strong>le</strong>s bénéfices; tandis que lui, soutenu seu<strong>le</strong>ment parGaujean, ne pouvant se rattraper sur d'autres artic<strong>le</strong>s, restait épuisé, glissait chaquejour un peu sur la pente de la faillite. Il mourait de sa témérité, malgré la clientè<strong>le</strong>nombreuse que <strong>le</strong>s péripéties de la lutte lui avaient amenée. Un de ses tourmentssecrets était de voir cette clientè<strong>le</strong> <strong>le</strong> quitter <strong>le</strong>ntement, retourner au Bonheur, aprèsl'argent perdu et <strong>le</strong>s efforts qu'il avait faits pour la conquérir.Un jour même, la patience lui échappa. Une cliente, Mme de Boves, était venuevoir chez lui des manteaux, car il avait joint un comptoir de confections à sa spécialitéde soies. El<strong>le</strong> ne se décidait pas, se plaignait de la qualité des étoffes. Enfin, el<strong>le</strong> dit :- Leur Paris-Bonheur est beaucoup plus fort.Robineau se contenait, lui affirmait qu'el<strong>le</strong> se trompait, avec sa politessemarchande, d'autant plus respectueux, qu'il craignait de laisser éclater sa révolteintérieure.- Mais voyez donc la soie de cette rotonde ! reprit-el<strong>le</strong>, on jurerait de la toi<strong>le</strong>d'araignée… Vous avez beau dire, monsieur, <strong>le</strong>ur soie à cinq francs est du cuir à côtéde cel<strong>le</strong>-ci.Il ne répondait plus, <strong>le</strong> sang au visage, <strong>le</strong>s lèvres serrées. Justement, il avaitimaginé <strong>le</strong> coup ingénieux d'acheter, pour ses confections, la soie chez son rival. Decette façon, c'était Mouret, ce n'était pas lui qui perdait sur l'étoffe. Il coupaitsimp<strong>le</strong>ment la lisière.


- Vraiment, vous trouvez <strong>le</strong> Paris-Bonheur plus épais ? murmura-t- il.- Oh ! cent fois, dit Mme de Boves. Il n'y a pas de comparaison.Cette injustice de la cliente, dépréciant quand même la marchandise, l'indignait.Et, comme el<strong>le</strong> retournait toujours la rotonde de son air dégoûté, un petit bout de lalisière b<strong>le</strong>u et argent, échappé aux ciseaux, parut sous la doublure. Alors, il ne put secontraindre davantage, il avoua, il aurait donné sa tête.- Eh bien ! madame, cette soie est du Paris-Bonheur, je l'ai achetée moi-même,parfaitement !… Voyez la lisière.Mme de Boves partit très vexée. Beaucoup de ces dames <strong>le</strong> quittèrent,l'histoire avait couru. Et lui, au milieu de cette ruine, lorsque l'épouvante du <strong>le</strong>ndemain<strong>le</strong> prenait, ne tremblait que pour sa femme, é<strong>le</strong>vée dans une paix heureuse, incapab<strong>le</strong>de vivre pauvre. Que deviendrait-el<strong>le</strong>, si une catastrophe <strong>le</strong>s mettait sur <strong>le</strong> pavé, avecdes dettes ? C'était sa faute, jamais il n'aurait dû toucher aux soixante mil<strong>le</strong> francs. Ilfallait qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong> consolât. Est-ce que cet argent n'était pas à lui comme à el<strong>le</strong> ? Ill'aimait bien, el<strong>le</strong> n'en demandait pas davantage, el<strong>le</strong> lui donnait tout, son cœur, savie. Dans l'arrière-boutique, on <strong>le</strong>s entendait s'embrasser. Peu à peu, <strong>le</strong> train de lamaison se régularisa; chaque fois, <strong>le</strong>s pertes augmentaient, dans une proportion<strong>le</strong>nte, qui reculait l'issue fata<strong>le</strong>. L'espoir tenace <strong>le</strong>s laissait debout, ils annonçaienttoujours la déconfiture prochaine du Bonheur des Dames.- Bah ! disait-il, nous sommes jeunes aussi, nous autres…L'avenir est à nous.- Et puis, qu'importe ? si tu as fait ce que tu voulais faire, reprenait-el<strong>le</strong>. Pourvuque tu te contentes, ça me contente, mon bon chéri.Denise se prenait d'affection, en voyant <strong>le</strong>ur tendresse. El<strong>le</strong> tremblait, el<strong>le</strong>sentait la chute inévitab<strong>le</strong>; mais el<strong>le</strong> n'osait plus intervenir. Ce fut là qu'el<strong>le</strong> acheva decomprendre la puissance du nouveau commerce et de se passionner pour cette forcequi transformait Paris. Ses idées mûrissaient, une grâce de femme se dégageait, enel<strong>le</strong>, de l'enfant sauvage débarquée de Valognes. Du reste, sa vie était assez douce,malgré sa fatigue et son peu d'argent. Lorsqu'el<strong>le</strong> avait passé la journée debout, il luifallait rentrer vite, s'occuper de Pépé, que <strong>le</strong> vieux Bourras, heureusement, s'obstinaità nourrir; mais c'étaient encore des soins, une chemise à laver, une blouse àrecoudre, sans compter <strong>le</strong> tapage du petit, dont el<strong>le</strong> avait la tête fendue. El<strong>le</strong> ne secouchait jamais avant minuit. Le dimanche était un jour de grosse besogne : el<strong>le</strong>nettoyait sa chambre, se raccommodait el<strong>le</strong>-même, si occupée, qu'el<strong>le</strong> ne se peignaitsouvent qu'à cinq heures. Cependant, el<strong>le</strong> sortait quelquefois par raison, emmenaitl'enfant, lui faisait faire une longue course à pied, du côté de Neuilly; et <strong>le</strong>ur régal étaitde boire, là-bas, une tasse de lait chez un nourrisseur, qui <strong>le</strong>s laissait s'asseoir danssa cour. Jean dédaignait ces parties; il se montrait de loin en loin, <strong>le</strong>s soirs desemaine, puis disparaissait, en prétextant d'autres visites; il ne demandait plusd'argent, mais il arrivait avec des airs si mélancoliques, que sa sœur, inquiète, avaittoujours pour lui une pièce de cent sous de côté. Son luxe était là.- Cent sous ! criait chaque fois Jean. Sacristi ! tu es trop gentil<strong>le</strong> !… Justement,il y a la femme du papetier…- Tais-toi, interrompait Denise. Je n'ai pas besoin de savoir.Mais il croyait qu'el<strong>le</strong> l'accusait de se vanter.- Quand je te dis qu'el<strong>le</strong> est la femme d'un papetier ! Oh ! quelque chose demagnifique !Trois mois se passèrent. Le printemps revenait, Denise refusa de retourner àJoinvil<strong>le</strong> avec Pauline et Baugé. El<strong>le</strong> <strong>le</strong>s rencontrait parfois rue Saint-Roch, en sortantde chez Robineau. Pauline, dans une de ces rencontres, lui confia qu'el<strong>le</strong> allait peutêtreépouser son amant; c'était el<strong>le</strong> qui hésitait encore, on n'aimait guère <strong>le</strong>svendeuses mariées au Bonheur des Dames. Cette idée de mariage surprit Denise,


el<strong>le</strong> n'osa conseil<strong>le</strong>r son amie. Un jour que Colomban venait de l'arrêter près de lafontaine, pour lui par<strong>le</strong>r de Clara, cel<strong>le</strong>-ci justement traversa la place; et la jeune fil<strong>le</strong>dut s'échapper, car il la suppliait de demander à son ancienne camarade si el<strong>le</strong> voulaitbien se marier avec lui. Qu'avaient-ils donc tous ? Pourquoi se tourmenter de lasorte ? El<strong>le</strong> s'estimait très heureuse de n'aimer personne.- Vous savez la nouvel<strong>le</strong> ? lui dit un soir <strong>le</strong> marchand de parapluies, comme el<strong>le</strong>rentrait.- Non, monsieur Bourras.- Eh bien ! <strong>le</strong>s gredins ont acheté l'Hôtel Duvillard… Je suis cerné !Il agitait ses grands bras, dans une crise de fureur qui hérissait sa crinièreblanche.- Un micmac à n'y rien comprendre ! reprit-il. Il paraît que l'hôtel appartenait auCrédit Immobilier, dont <strong>le</strong> président, <strong>le</strong> baron Hartmann, vient de <strong>le</strong> céder à notrefameux Mouret… Maintenant, ils me tiennent à droite, à gauche, derrière, tenez !voyez-vous, comme je tiens dans mon poing cette pomme de canne !C'était vrai, on avait dû signer la cession la veil<strong>le</strong>. La petite maison de Bourras,serrée entre <strong>le</strong> Bonheur des Dames et l'Hôtel Duvillard, accrochée là comme un nidd'hirondel<strong>le</strong> dans la fente d'un mur, semblait devoir être écrasée du coup, <strong>le</strong> jour où <strong>le</strong>magasin envahirait l'hôtel, et ce jour était venu, <strong>le</strong> colosse tournait <strong>le</strong> faib<strong>le</strong> obstac<strong>le</strong>, <strong>le</strong>ceignait de son entassement de marchandises, menaçait de l'engloutir, de l'absorberpar la seu<strong>le</strong> force de son aspiration géante. Bourras sentait bien l'étreinte dontcraquait sa boutique. Il croyait <strong>le</strong> voir diminuer, il craignait d'être bu lui-même, depasser de l'autre côté avec ses parapluies et ses cannes, tant la terrib<strong>le</strong> mécaniqueronflait à cette heure.- Hein ! <strong>le</strong>s entendez-vous ? criait-il. Si l'on ne dirait pas qu'ils mangent <strong>le</strong>smurail<strong>le</strong>s ! Et, dans ma cave, dans mon grenier, partout, c'est <strong>le</strong> même bruit de sciemordant <strong>le</strong> plâtre… N'importe ! ils ne m'aplatiront peut-être pas comme une feuil<strong>le</strong> depapier. Je resterai, quand ils feraient éclater mon toit et que la pluie tomberait à seauxdans mon lit !Ce fut à ce moment que Mouret fit faire à Bourras de nouvel<strong>le</strong>s propositions :on grossissait <strong>le</strong> chiffre, on achetait son fonds et <strong>le</strong> droit au bail cinquante mil<strong>le</strong> francs.Cette offre redoubla la colère du vieillard, il refusa avec des injures. Fallait-il que cesgredins volassent <strong>le</strong> monde, pour payer cinquante mil<strong>le</strong> francs une chose qui n'envalait pas dix mil<strong>le</strong> ! Et il défendait sa boutique comme une fil<strong>le</strong> honnête défend savertu, au nom de l'honneur, par respect de lui-même.Denise vit Bourras préoccupé pendant une quinzaine de jours. Il tournaitfiévreusement, métrait <strong>le</strong>s murs de sa maison, la regardait du milieu de la rue, avecdes airs d'architecte. Puis, un matin, des ouvriers arrivèrent. C'était la batail<strong>le</strong>décisive, il avait l'idée téméraire de battre <strong>le</strong> Bonheur des Dames sur son terrain, enfaisant des concessions au luxe moderne. Les clientes, qui lui reprochaient saboutique sombre, reviendraient certainement, quand el<strong>le</strong>s la verraient flamber, touteneuve. D'abord, on boucha <strong>le</strong>s crevasses et on badigeonna la façade; ensuite, onrepeignit <strong>le</strong>s boiseries de la devanture en vert clair; même on poussa la sp<strong>le</strong>ndeurjusqu'à dorer l'enseigne. Trois mil<strong>le</strong> francs, que Bourras tenait de côté comme uneressource suprême, furent dévorés. D'ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong> quartier était en révolution; on venait<strong>le</strong> contemp<strong>le</strong>r au milieu de ces richesses, perdant la tête, ne retrouvant pas seshabitudes. Il ne semblait plus chez lui, dans ce cadre luisant, sur ces fonds tendres,effaré avec sa grande barbe et ses cheveux. Maintenant, du trottoir d'en face, <strong>le</strong>spassants s'étonnaient, à <strong>le</strong> regarder agiter <strong>le</strong>s bras et sculpter ses manches. Et il étaitgalopé de fièvre, il craignait de salir, il s'engouffrait davantage, dans ce commerceluxueux, auquel il ne comprenait rien.


Cependant, comme chez Robineau, la campagne contre <strong>le</strong> Bonheur desDames était ouverte chez Bourras. Il venait de lancer son invention, <strong>le</strong> parapluie àgodet, qui plus tard devait se populariser. Du reste, <strong>le</strong> Bonheur perfectionnaimmédiatement l'invention. Alors, la lutte s'engagea sur <strong>le</strong>s prix. Il eut un artic<strong>le</strong> à unfranc quatre-vingt-quinze, en zanella, monture acier, inusab<strong>le</strong>, disait l'étiquette. Mais ilvoulut surtout battre son concurrent avec ses manches, des manches de bambou, decornouil<strong>le</strong>r, d'olivier, de myrte, de rotin, toutes <strong>le</strong>s variétés de manches imaginab<strong>le</strong>s.Le Bonheur, moins artiste, soignait l'étoffe, vantait ses alpagas et ses mohairs, sessergés et ses taffetas cuits. Et la victoire lui resta, <strong>le</strong> vieillard désespéré répéta quel'art était fichu, qu'il en était réduit à tail<strong>le</strong>r ses manches pour <strong>le</strong> plaisir, sans espoir de<strong>le</strong>s vendre.- C'est ma faute ! criait-il à Denise. Est-ce que j'aurais dû tenir des sa<strong>le</strong>tés à unfranc quatre-vingt-quinze ?… Voilà où <strong>le</strong>s idées nouvel<strong>le</strong>s peuvent conduire. J'ai voulusuivre l'exemp<strong>le</strong> de ces brigands, tant mieux si j'en crève !Juil<strong>le</strong>t fut très chaud. Denise souffrait dans son étroite chambre, sous <strong>le</strong>sardoises. Aussi lorsqu'el<strong>le</strong> sortait de son magasin, prenait-el<strong>le</strong> Pépé chez Bourras; et,au lieu de monter tout de suite, el<strong>le</strong> allait respirer un peu l'air des Tui<strong>le</strong>ries, jusqu'à lafermeture des gril<strong>le</strong>s. Un soir, comme el<strong>le</strong> se dirigeait vers <strong>le</strong>s marronniers, el<strong>le</strong> restasaisie : à quelques pas, marchant droit à el<strong>le</strong>, il lui semblait reconnaître Hutin. Puis,son cœur battit vio<strong>le</strong>mment. C'était Mouret, qui avait dîné sur la rive gauche et qui sehâtait de se rendre à pied chez Mme Desforges. Au brusque mouvement que fit lajeune fil<strong>le</strong> pour lui échapper, il la regarda. La nuit tombait, il la reconnut pourtant.- C'est vous, mademoisel<strong>le</strong>.El<strong>le</strong> ne répondit pas, éperdue qu'il eût daigné s'arrêter. Lui, souriant, cachait sagêne sous un air d'aimab<strong>le</strong> protection.- Vous êtes toujours à Paris ?- Oui, monsieur, dit-el<strong>le</strong> enfin.Lentement, el<strong>le</strong> reculait, el<strong>le</strong> cherchait à saluer, pour continuer sa promenade.Mais il revint lui-même sur ses pas, il la suivit sous <strong>le</strong>s ombres noires des grandsmarronniers. Une fraîcheur tombait, des enfants riaient au loin, en poussant descerceaux.- C'est votre frère, n'est-ce pas ? demanda-t-il encore, <strong>le</strong>s yeux sur Pépé...Celui-ci intimidé par cette présence extraordinaire d'un monsieur, marchaitgravement près de sa sœur, dont il tenait la main :- Oui, monsieur, répondit-el<strong>le</strong> de nouveau.El<strong>le</strong> avait rougi, el<strong>le</strong> songeait aux inventions abominab<strong>le</strong>s de Marguerite et deClara. Sans doute, Mouret comprit la cause de sa rougeur, car il ajouta vivement :- Écoutez, mademoisel<strong>le</strong>, j'ai des excuses à vous présenter… Oui, j'aurais étéheureux de vous dire plus tôt combien j'ai regretté l'erreur qui a été commise. On vousa accusée trop légèrement d'une faute… Enfin, <strong>le</strong> mal est fait, je voulais seu<strong>le</strong>mentvous apprendre que tout <strong>le</strong> monde, chez nous, connaît aujourd'hui votre tendressepour vos frères…Il continua, fut d'une politesse respectueuse, à laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s vendeuses duBonheur des Dames n'étaient guère habituées de sa part. Le troub<strong>le</strong> de Denise avaitaugmenté; mais une joie inondait son cœur. Il savait donc qu'el<strong>le</strong> ne s'était donnée àpersonne ! Tous deux gardaient <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, il restait près d'el<strong>le</strong>, réglant ses pas sur <strong>le</strong>spetits pas de l'enfant; et <strong>le</strong>s bruits lointains de Paris se mouraient, sous <strong>le</strong>s ombresnoires des grands arbres.- Je n'ai qu'une réhabilitation à vous offrir, mademoisel<strong>le</strong>, reprit-il.Naturel<strong>le</strong>ment, si vous désirez rentrer chez nous…El<strong>le</strong> l'interrompit, el<strong>le</strong> refusa avec une hâte fébri<strong>le</strong>.


- Monsieur, je ne puis pas… Je vous remercie tout de même, mais j'ai trouvéail<strong>le</strong>urs.Il <strong>le</strong> savait, on lui avait appris depuis peu qu'el<strong>le</strong> était chez Robineau. Et,tranquil<strong>le</strong>ment, sur un pied d'égalité charmante, il lui parla de ce dernier, auquel ilrendait justice : un garçon d'une intelligence vive, trop nerveux seu<strong>le</strong>ment. Il aboutiraità une catastrophe, Gaujean l'avait écrasé d'une affaire trop lourde, où tous deuxresteraient. Alors, Denise, gagnée par cette familiarité, se livra davantage, laissa voirqu'el<strong>le</strong> était pour <strong>le</strong>s grands magasins, dans la batail<strong>le</strong> livrée entre ceux-ci et <strong>le</strong> petitcommerce; el<strong>le</strong> s'animait, citait des exemp<strong>le</strong>s, se montrait au courant de la question,remplie même d'idées larges et nouvel<strong>le</strong>s. Lui, ravi, l'écoutait avec surprise. Il setournait, tâchait de distinguer ses traits, dans la nuit grandissante. El<strong>le</strong> semblaittoujours la même, vêtue d'une robe simp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> visage doux; mais, de cet effacementmodeste, montait un parfum pénétrant dont il subissait la puissance. Sans doute, cettepetite s'était faite à l'air de Paris, la voilà qui devenait femme, et el<strong>le</strong> était troublante, siraisonnab<strong>le</strong>, avec ses beaux cheveux, lourds de tendresse.- Puisque vous êtes des nôtres, dit-il en riant, pourquoi restez- vous chez nosadversaires ?… Ainsi, ne m'a-t-on pas dit éga<strong>le</strong>ment que vous logiez chez ceBourras?- Un bien digne homme, murmura-t-el<strong>le</strong>.- Non, laissez donc ! un vieux toqué, un fou qui me forcera à <strong>le</strong> mettre sur lapail<strong>le</strong>, lorsque je voudrais m'en débarrasser avec une fortune !… D'abord, votre placen'est pas chez lui, sa maison est mal famée, il loue à des personnes…Mais il sentit la jeune fil<strong>le</strong> confuse, il se hâta d'ajouter :- On peut être honnête partout, et il y a même plus de mérite à l'être, quand onn'est pas riche.Ils firent de nouveau quelques pas en si<strong>le</strong>nce. Pépé semblait écouter de son airattentif d'enfant précoce. Par moments, il <strong>le</strong>vait <strong>le</strong>s yeux sur sa sœur, dont la mainbrûlante, secouée de légers tressail<strong>le</strong>ments, l'étonnait :- Tenez ! reprit gaiement Mouret, vou<strong>le</strong>z-vous être mon ambassadeur ?Demain, j'avais l'intention d'augmenter encore mon offre, de faire proposer à Bourrasquatre-vingt mil<strong>le</strong> francs… Par<strong>le</strong>z-lui en la première, dites-lui donc qu'il se suicide. Ilvous écoutera peut-être, puisqu'il a de l'amitié pour vous, et vous lui rendriez unvéritab<strong>le</strong> service.- Soit ! répondit Denise, souriante el<strong>le</strong> aussi. Je ferai la commission, mais jedoute de réussir.Et <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce retomba. Ni l'un ni l'autre n'avait plus rien à se dire. Un instant, i<strong>le</strong>ssaya de causer de l'onc<strong>le</strong> Baudu; puis, il dut se taire, en voyant <strong>le</strong> malaise de lajeune fil<strong>le</strong>. Cependant, ils continuaient de se promener côte à côte, ils débouchèrentenfin, vers la rue de Rivoli, dans une allée où il faisait jour encore. Au sortir de la nuitdes arbres, ce fut comme un brusque réveil. Il comprit qu'il ne pouvait la retenirdavantage.- Bonsoir, mademoisel<strong>le</strong>.- Bonsoir, monsieur.Mais il ne s'en allait pas. En <strong>le</strong>vant <strong>le</strong>s yeux, d'un coup d'œil, il venaitd'apercevoir devant lui, au coin de la rue d'Alger, <strong>le</strong>s fenêtres éclairées de MmeDesforges, qui l'attendait. Et il avait reporté ses regards sur Denise, il la voyait bien,dans <strong>le</strong> pâ<strong>le</strong> crépuscu<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> était toute chétive auprès d'Henriette, pourquoi dont luichauffait-el<strong>le</strong> ainsi <strong>le</strong> cœur ? C'était un caprice imbéci<strong>le</strong>.- Voici un petit garçon qui se fatigue, reprit-il pour dire encore quelque chose.Et rappe<strong>le</strong>z-vous bien, n'est-ce pas ? que notre maison vous est ouverte. Vous


n'aurez qu'à y frapper, je vous donnerai toutes <strong>le</strong>s compensations désirab<strong>le</strong>s…Bonsoir, mademoisel<strong>le</strong>.- Bonsoir, monsieur.Quand Mouret l'eut quittée, Denise rentra sous <strong>le</strong>s marronniers, dans l'ombrenoire. Longtemps, el<strong>le</strong> marcha sans but, entre <strong>le</strong>s troncs énormes, <strong>le</strong> sang au visage,la tête bourdonnante d'idées confuses. Pépé, toujours pendu à sa main, allongeait sescourtes jambes pour la suivre. El<strong>le</strong> l'oubliait. Il finit par dire :- Tu vas trop fort, petite mère.Alors el<strong>le</strong> s'assit sur un banc : et, comme il était las, l'enfant s'endormit entravers de ses genoux. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> tenait, <strong>le</strong> serrait contre sa poitrine de vierge, <strong>le</strong>s yeuxperdus au fond des ténèbres. Lorsque, une heure plus tard, el<strong>le</strong> revint doucementavec lui rue de la Michodière, el<strong>le</strong> avait son tranquil<strong>le</strong> visage de fil<strong>le</strong> raisonnab<strong>le</strong>.- Tonnerre de Dieu ! lui cria Bourras, du plus loin qu'il l'aperçut, <strong>le</strong> coup estfait… Cette canail<strong>le</strong> de Mouret vient d'acheter ma maison.Il était hors de lui, il se battait tout seul, au milieu de la boutique, avec desgestes si désordonnés, qu'il menaçait d'enfoncer <strong>le</strong>s vitrines.- Ah ! la crapu<strong>le</strong> !… C'est <strong>le</strong> fruitier qui m'écrit. Et vous ne savez pas combien ill'a vendue, ma maison ? cent cinquante mil<strong>le</strong> francs, quatre fois ce qu'el<strong>le</strong> vaut !Encore un joli vo<strong>le</strong>ur, celui- là !… Imaginez-vous qu'il a prétexté mesembellissements; oui, il a fait valoir que la maison venait d'être remise à neuf… Est-cequ'il n'auront pas bientôt fini de se ficher de moi ?Cette idée que son argent, dépensé en badigeon et en peinture, avait puprofiter au fruitier, l'exaspérait. Et, maintenant, voilà Mouret qui devenait sonpropriétaire : c'était à lui qu'il devrait payer ! c'était chez lui, chez ce concurrentabhorré, qu'il logerait désormais ! Une tel<strong>le</strong> pensée achevait de <strong>le</strong> sou<strong>le</strong>ver de fureur.- Je <strong>le</strong>s entendais bien trouer <strong>le</strong> mur… À cette heure, ils sont ici, c'est commes'ils mangeaient dans mon assiette !Et, de son poing abattu sur <strong>le</strong> comptoir, il secouait la boutique, il faisait danser<strong>le</strong>s parapluies et <strong>le</strong>s ombrel<strong>le</strong>s.Denise, étourdie, n'avait pu placer un mot. El<strong>le</strong> restait immobi<strong>le</strong>, attendant la finde la crise; pendant que Pépé, très las, s'endormait sur une chaise. Enfin, quandBourras se calma un peu, el<strong>le</strong> résolut de faire la commission de Mouret; sans doute,<strong>le</strong> vieillard était irrité, mais l'excès même de sa colère, l'impasse où il se trouvait,pouvaient déterminer une acceptation brusque.- Justement, j'ai rencontré quelqu'un, commença-t-el<strong>le</strong>. Oui, une personne duBonheur, et très bien informée… Il paraît que, demain, on vous offrira quatre-vingtmil<strong>le</strong> francs…Il l'interrompit d'un éclat de voix terrib<strong>le</strong> :- Quatre-vingt mil<strong>le</strong> francs ! quatre-vingt mil<strong>le</strong> francs !… Pas pour un million,maintenant !El<strong>le</strong> voulut <strong>le</strong> raisonner. Mais la porte de la boutique s'ouvrit, et el<strong>le</strong> recula toutd'un coup, muette et pâ<strong>le</strong>. C'était l'onde Baudu, avec sa face jaune, l'air vieilli. Bourrassaisit <strong>le</strong>s boutons du pa<strong>le</strong>tot de son voisin, lui cria dans <strong>le</strong> visage, sans <strong>le</strong> laisser direun mot, fouetté par sa présence :- Savez-vous ce qu'ils ont <strong>le</strong> toupet de m'offrir ? quatre-vingt mil<strong>le</strong> francs ! Ils ensont là, <strong>le</strong>s bandits ! ils croient que je vais me vendre comme une fil<strong>le</strong>… Ah ! ils ontacheté la maison, et ils pensent me tenir ! Eh bien, c'est fini, ils ne l'auront pas !J'aurais cédé peut-être, mais puisqu'el<strong>le</strong> est à eux, qu'ils essayent donc de laprendre !- Alors, la nouvel<strong>le</strong> est vraie ? dit Baudu de sa voix <strong>le</strong>nte. On me l'avait affirmé,je venais pour savoir.


- Quatre-vingt mil<strong>le</strong> francs ! répétait Bourras. Pourquoi pas cent mil<strong>le</strong> ? C'esttout cet argent qui m'indigne. Est-ce qu'ils croient qu'ils me feraient commettre unecoquinerie, avec <strong>le</strong>ur argent ?… Ils ne l'auront pas, tonnerre de Dieu ! Jamais, jamais,entendez- vous !Denise sortit de son si<strong>le</strong>nce, pour dire de son air calme :- Ils l'auront dans neuf ans, quand votre bail sera fini.Et, malgré la présence de son onc<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> conjura <strong>le</strong> vieillard d'accepter. La luttedevenait impossib<strong>le</strong>, il se battait contre une force supérieure, il ne pouvait, sansdémence, refuser la fortune qui se présentait. Mais, lui, répondait toujours non. Dansneuf ans, il espérait bien être mort, pour ne pas voir ça.- Vous entendez, monsieur Baudu ? reprit-il, votre nièce est avec eux, c'est el<strong>le</strong>qu'ils ont chargée de me corrompre… El<strong>le</strong> est avec <strong>le</strong>s brigands, paro<strong>le</strong> d'honneur !L'onc<strong>le</strong>, jusque-là, avait paru ne pas voir Denise. Il <strong>le</strong>vait la tête, du mouvementbourru qu'il affectait sur <strong>le</strong> seuil de sa boutique, chaque fois qu'el<strong>le</strong> passait. Mais,<strong>le</strong>ntement, il se tourna, il la regarda. Ses grosses lèvres tremblèrent.- Je <strong>le</strong> sais, répondit-il à demi-voix.Et il continuait à la regarder. Denise, touchée aux larmes, <strong>le</strong> trouvait bienchangé par <strong>le</strong> chagrin. Lui, pris du sourd remords de ne l'avoir pas secourue, songeaitpeut-être à la vie de misère qu'el<strong>le</strong> venait de traverser. Puis, la vue de Pépé endormisur la chaise, au milieu des éclats de la discussion, sembla l'attendrir.- Denise, dit-il simp<strong>le</strong>ment, entre donc demain manger la soupe, avec <strong>le</strong> petit…Ma femme et Geneviève m'ont prié de t'inviter, si je te rencontrais.El<strong>le</strong> devint très rouge, el<strong>le</strong> l'embrassa. Et, lorsqu'il partit, Bourras, heureux decette réconciliation, lui cria encore :- Corrigez-la, el<strong>le</strong> a du bon… Moi, la maison peut crou<strong>le</strong>r, on me trouvera sous<strong>le</strong>s pierres.- Nos maisons crou<strong>le</strong>nt déjà, voisin, dit Baudu d'un air sombre. Nous yresterons tous.


VIII.Cependant, tout <strong>le</strong> quartier causait de la grande voie qu'on allait ouvrir, dunouvel Opéra à la Bourse, sous <strong>le</strong> nom de rue du Dix- Décembre. Les jugementsd'expropriation étaient rendus, deux bandes de démolisseurs attaquaient déjà latrouée, aux deux bouts, l'une abattant <strong>le</strong>s vieux hôtels de la rue Louis-<strong>le</strong>-Grand, l'autrerenversant <strong>le</strong>s murs légers de l'ancien Vaudevil<strong>le</strong>; et l'on entendait <strong>le</strong>s pioches qui serapprochaient, la rue de Choiseul et la rue de la Michodière se passionnaient pour<strong>le</strong>urs maisons condamnées. Avant quinze jours, la trouée devait <strong>le</strong>s éventrer d'unelarge entail<strong>le</strong>, p<strong>le</strong>ine de vacarme et de so<strong>le</strong>il.Mais ce qui remuait <strong>le</strong> quartier plus encore, c'étaient <strong>le</strong>s travaux entrepris auBonheur des Dames. On parlait d'agrandissements considérab<strong>le</strong>s, de magasinsgigantesques tenant <strong>le</strong>s trois façades des rues de la Michodière, Neuve-Saint-Augustin et Monsigny. Mouret, disait-on, avait traité avec <strong>le</strong> baron Hartmann,président du Crédit Immobilier, et il occuperait tout <strong>le</strong> pâté de maisons, sauf la façadefuture de la rue du Dix-Décembre, où <strong>le</strong> baron voulait construire une concurrence auGrand-Hôtel. Partout, <strong>le</strong> Bonheur des Dames rachetait <strong>le</strong>s baux, <strong>le</strong>s boutiquesfermaient, <strong>le</strong>s locataires déménageaient; et, dans <strong>le</strong>s immeub<strong>le</strong>s vides, une arméed'ouvriers commençait <strong>le</strong>s aménagements nouveaux, sous des nuages de plâtre.Seu<strong>le</strong>, au milieu de ce bou<strong>le</strong>versement, l'étroite masure du vieux Bourras restaitimmobi<strong>le</strong> et intacte, obstinément accrochée entre <strong>le</strong>s hautes murail<strong>le</strong>s, couvertes demaçons.Lorsque, <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, Denise se rendit avec Pépé chez l'onc<strong>le</strong> Baudu, la rueétait justement barrée par une fi<strong>le</strong> de tombereaux, qui déchargeaient des briquesdevant l'ancien Hôtel Duvillard. Debout sur <strong>le</strong> seuil de sa boutique, l'onc<strong>le</strong> regardaitd'un œil morne. À mesure que <strong>le</strong> Bonheur des Dames s'élargissait, il semblait que <strong>le</strong>Vieil Elbeuf diminuât… La jeune fil<strong>le</strong> trouvait <strong>le</strong>s vitrines plus noires, plus écraséessous l'entresol bas, aux baies rondes de prison; l'humidité avait encore déteint lavieil<strong>le</strong> enseigne verte, une détresse tombait de la façade entière, plombée et commeamaigrie.- Vous voilà, dit Baudu. Prenez garde ! ils vous passeraient sur <strong>le</strong> corps.Dans la boutique, Denise éprouva <strong>le</strong> même serrement de cœur. El<strong>le</strong> la revoyaitassombrie, gagnée davantage par la somno<strong>le</strong>nce de la ruine; des ang<strong>le</strong>s videscreusaient des trous de ténèbres, la poussière envahissait <strong>le</strong>s comptoirs et <strong>le</strong>scasiers; tandis qu'une odeur de cave salpêtrée montait des ballots de draps, qu'on neremuait plus. À la caisse, Mme Baudu et Geneviève se tenaient muettes et immobi<strong>le</strong>s,comme dans un coin de solitude, où personne ne venait <strong>le</strong>s déranger. La mère ourlaitdes torchons. La fil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s mains tombées sur <strong>le</strong>s genoux, regardait <strong>le</strong> vide devant el<strong>le</strong>.- Bonsoir, ma tante, dit Denise. Je suis bien heureuse de vous revoir, et si jevous ai fait de la peine, veuil<strong>le</strong>z me <strong>le</strong> pardonner.Mme Baudu l'embrassa, très émue.- Ma pauvre fil<strong>le</strong>, répondit-el<strong>le</strong>, si je n'avais pas d'autres peines, tu me verraisplus gaie.- Bonsoir, ma cousine, reprit Denise, en baisant la première Geneviève sur <strong>le</strong>sjoues.Cel<strong>le</strong>-ci s'éveillait comme en sursaut. El<strong>le</strong> lui rendit ses baisers, sans trouverune paro<strong>le</strong>. Les deux femmes prirent ensuite Pépé, qui tendait ses petits bras. Et laréconciliation fut complète.- Eh bien ! il est six heures, mettons-nous à tab<strong>le</strong>, dit Baudu. Pourquoi n'as-tupas amené Jean ?


- Mais il devait venir, murmura Denise embarrassée. Justement, je l'ai vu cematin, il m'a formel<strong>le</strong>ment promis… Oh ! il ne faut pas l'attendre, son patron l'auraretenu.El<strong>le</strong> se doutait de quelque histoire extraordinaire, el<strong>le</strong> voulait l'excuserd'avance.- Alors, mettons-nous à tab<strong>le</strong>, répéta l'onc<strong>le</strong>.Puis, se tournant vers <strong>le</strong> fond obscur de la boutique :- Colomban, vous pouvez dîner en même temps que nous. Personne neviendra.Denise n'avait pas aperçu <strong>le</strong> commis. La tante lui expliqua qu'ils avaient dûcongédier l'autre vendeur et la demoisel<strong>le</strong>. Les affaires devenaient si mauvaises, queColomban suffisait; et encore passait-il des heures inoccupé, alourdi, glissant ausommeil, <strong>le</strong>s yeux ouverts.Dans la sal<strong>le</strong> à manger, <strong>le</strong> gaz brûlait, bien qu'on fût aux longs jours de l'été.Denise eut un léger frisson en entrant, <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s saisies par la fraîcheur qui tombaitdes murs. El<strong>le</strong> retrouva la tab<strong>le</strong> ronde, <strong>le</strong> couvert mis sur une toi<strong>le</strong> cirée, la fenêtreprenant l'air et la lumière au fond du boyau empesté de la petite cour. Et ces choseslui paraissaient, comme la boutique, s'être assombries encore et avoir des larmes.- Père, dit Geneviève, gênée pour Denise, vou<strong>le</strong>z-vous que je ferme la fenêtre?Ça ne sent pas bon.Lui, ne sentait rien. Il resta surpris.- Ferme la fenêtre, si cela t'amuse, répondit-il enfin. Seu<strong>le</strong>ment, nousmanquerons d'air.En effet, on étouffa. C'était un dîner de famil<strong>le</strong>, fort simp<strong>le</strong>. Après <strong>le</strong> potage, dèsque la bonne eut servi <strong>le</strong> bouilli, l'onc<strong>le</strong> en vint fata<strong>le</strong>ment aux gens d'en face. Il semontra d'abord très tolérant, il permettait à sa nièce d'avoir une opinion différente.- Mon Dieu ! tu es bien libre de soutenir ces grandes chabraques de maisons…Chacun son idée, ma fil<strong>le</strong>… Du moment que ça ne t'a pas dégoûtée d'être sa<strong>le</strong>mentflanquée à la porte, c'est que tu dois avoir des raisons solides pour <strong>le</strong>s aimer; et tu yrentrerais, vois-tu, que je ne t'en voudrais pas du tout… N'est-ce pas ? personne ici nelui en voudrait ?- Oh ! non, murmura Mme Baudu.Denise, posément, dit ses raisons, comme el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s disait chez Robineau :l'évolution logique du commerce, <strong>le</strong>s nécessités des temps modernes, la grandeur deces nouvel<strong>le</strong>s créations, enfin <strong>le</strong> bien-être croissant du public. Baudu, <strong>le</strong>s yeuxarrondis, la bouche épaisse, l'écoutait, avec une visib<strong>le</strong> tension d'intelligence. Puis,quand el<strong>le</strong> eut terminé, il secoua la tête.- Tout ça, ce sont des fantasmagories. Le commerce est <strong>le</strong> commerce, il n'y apas à sortir de là… Oh ! je <strong>le</strong>ur accorde qu'ils réussissent, mais c'est tout. Longtemps,j'ai cru qu'ils se casseraient <strong>le</strong>s reins; oui, j'attendais ça, je patientais, tu te rappel<strong>le</strong>s ?Eh bien ! non, il paraît qu'aujourd'hui ce sont <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>urs qui font fortune, tandis que<strong>le</strong>s honnêtes gens meurent sur la pail<strong>le</strong>… Voilà où nous en sommes, je suis forcé dem'incliner devant <strong>le</strong>s faits. Et je m'incline, mon Dieu ! je m'incline…Une sourde colère <strong>le</strong> sou<strong>le</strong>vait peu à peu. Il brandit tout d'un coup safourchette.- Mais jamais <strong>le</strong> Vieil Elbeuf ne fera une concession !… Entends- tu, je l'ai dit àBourras : «Voisin, vous pactisez avec <strong>le</strong>s charlatans, vos peinturlurages sont unehonte.»- Mange donc, interrompit Mme Baudu, inquiète de <strong>le</strong> voir s'allumer ainsi.


- Attends, je veux que ma nièce sache bien ma devise… Écoute ça, ma fil<strong>le</strong> : jesuis comme cette carafe, je ne bouge pas. Ils réussissent, tant pis pour eux ! Moi, jeproteste, voilà tout !La bonne apportait un morceau de veau rôti. De ses mains tremblantes, ildécoupa; et il n'avait plus son coup d'œil juste, son autorité à peser <strong>le</strong>s parts. Laconscience de sa défaite lui ôtait son ancienne assurance de patron respecté. Pépés'était imaginé que l'onc<strong>le</strong> se fâchait : il avait fallu <strong>le</strong> calmer, en lui donnant tout desuite du dessert, des biscuits qui se trouvaient devant son assiette. Alors l'onc<strong>le</strong>,baissant la voix, essaya de par<strong>le</strong>r d'autre chose. Un instant, il causa des démolitions,il approuva la rue du Dix-Décembre, dont la trouée allait certainement accroître <strong>le</strong>commerce du quartier. Mais là, de nouveau, il revint au Bonheur des Dames; tout l'yramenait, c'était une obsession maladive. On était pourri de plâtre, on ne vendait plusrien, depuis que <strong>le</strong>s voitures de matériaux barraient la rue. D'ail<strong>le</strong>urs, ce serait ridicu<strong>le</strong>,à force d'être grand; <strong>le</strong>s clientes se perdraient, pourquoi pas <strong>le</strong>s Hal<strong>le</strong>s ? Et, malgré<strong>le</strong>s regards suppliants de sa femme, malgré son effort, il passa des travaux au chiffred'affaires du magasin. N'était-ce pas inconcevab<strong>le</strong> ? en moins de quatre ans, ilsavaient quintuplé ce chiffre : <strong>le</strong>ur recette annuel<strong>le</strong>, autrefois de huit millions, atteignait<strong>le</strong> chiffre de quarante, d'après <strong>le</strong> dernier inventaire. Enfin, une folie, une chose qui nes'était jamais vue, et contre laquel<strong>le</strong> il n'y avait plus à lutter. Toujours ilss'engraissaient, ils étaient maintenant mil<strong>le</strong> employés, ils annonçaient vingt-huitrayons. Ce nombre de vingt-huit rayons surtout <strong>le</strong> jetait hors de lui. Sans doute ondevait en avoir dédoublé quelques-uns, mais d'autres étaient complètement nouveaux: par exemp<strong>le</strong> un rayon de meub<strong>le</strong>s et un rayon d'artic<strong>le</strong>s de Paris. Comprenait-oncela ? des artic<strong>le</strong>s de Paris ! Vrai, ces gens n'étaient pas fiers, ils finiraient par vendredu poisson. L'onc<strong>le</strong>, tout en affectant de respecter <strong>le</strong>s idées de Denise, en arrivait àl'endoctriner.- Franchement, tu ne peux <strong>le</strong>s défendre. Me vois-tu joindre un rayon decassero<strong>le</strong>s à mon commerce de draps ? Hein ? tu dirais que je suis fou… Avoue aumoins que tu ne <strong>le</strong>s estimes pas.La jeune fil<strong>le</strong> se contenta de sourire, gênée, comprenant l'inutilité des bonnesraisons. Il reprit :- Enfin, tu es pour eux. Nous n'en par<strong>le</strong>rons plus, car il est inuti<strong>le</strong> qu'ils nousfâchent encore. Ce serait <strong>le</strong> comb<strong>le</strong>, de <strong>le</strong>s voir se mettre entre ma famil<strong>le</strong> et moi !…Rentre chez eux, si ça te plaît, mais je te défends de me casser davantage <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>savec <strong>le</strong>urs histoires !Un si<strong>le</strong>nce régna. Son ancienne vio<strong>le</strong>nce tombait à cette résignation fiévreuse.Comme on suffoquait dans l'étroite sal<strong>le</strong>, chauffée par <strong>le</strong> bec de gaz, la bonne dutrouvrir la fenêtre; et la pesti<strong>le</strong>nce humide de la cour souffla sur la tab<strong>le</strong>. Des pommesde terre sautées avaient paru. On se servit <strong>le</strong>ntement, sans une paro<strong>le</strong>.- Tiens ! regarde ces deux-là, recommença Baudu, en désignant de soncouteau Geneviève et Colomban. Demande-<strong>le</strong>ur s'ils l'aiment, ton Bonheur desDames !Côte à côte, à la place accoutumée où ils se retrouvaient deux fois par jourdepuis douze ans, Colomban et Geneviève mangeaient avec mesure. Ils n'avaientpas dit un mot. Lui, exagérant l'épaisse bonhomie de sa face, semblait cacher,derrière ses paupières tombantes, la flamme intérieure qui <strong>le</strong> brûlait; tandis que, latête courbée davantage sous sa chevelure trop lourde, el<strong>le</strong>, s'abandonnait, commeravagée par une souffrance secrète.- L'année dernière a été désastreuse, expliquait l'onc<strong>le</strong>. Il a bien fallu recu<strong>le</strong>r<strong>le</strong>ur mariage… Non, par plaisir, demande <strong>le</strong>ur un peu ce qu'ils pensent de tes amis.Denise, pour <strong>le</strong> contenter, interrogea <strong>le</strong>s jeunes gens.


- Je ne peux guère <strong>le</strong>s aimer, ma cousine, répondit Geneviève. Mais, soyeztranquil<strong>le</strong>, tout <strong>le</strong> monde ne <strong>le</strong>s déteste pas.Et el<strong>le</strong> regardait Colomban, qui roulait une mie de pain, d'un air absorbé.Quand il sentit sur lui <strong>le</strong>s yeux de la jeune fil<strong>le</strong>, il lâcha des mots vio<strong>le</strong>nts.- Une sa<strong>le</strong> boutique !… Tous plus coquins <strong>le</strong>s uns que <strong>le</strong>s autres !… Enfin, unvrai choléra pour <strong>le</strong> quartier !- Vous l'entendez ! vous l'entendez ! criait Baudu, ravi. En voilà un qu'ilsn'auront jamais !… Va ! tu es <strong>le</strong> dernier, on n'en fera plus !Mais Geneviève, <strong>le</strong> visage sévère et douloureux, ne quittait pas Colomban duregard. El<strong>le</strong> pénétrait jusqu'à son cœur, et il se troublait, il redoublait d'invectives.Mme Baudu, devant eux, allait de l'un à l'autre, inquiète et si<strong>le</strong>ncieuse, comme si el<strong>le</strong>eût deviné là un nouveau malheur. Depuis quelque temps la tristesse de sa fil<strong>le</strong>l'effrayait, el<strong>le</strong> la sentait mourir.- La boutique est seu<strong>le</strong>, dit-el<strong>le</strong> enfin, en quittant la tab<strong>le</strong>, désireuse de fairecesser la scène. Voyez donc, Colomban, j'ai cru entendre quelqu'un.On avait fini, on se <strong>le</strong>va. Baudu et Colomban allèrent causer avec un courtier,qui venait prendre des ordres. Mme Baudu emmena Pépé, pour lui montrer desimages. La bonne, vivement, avait desservi, et Denise s'oubliait près de la fenêtre,intéressée par la petite cour, lorsque, en se retournant, el<strong>le</strong> aperçut Geneviève,toujours à sa place, <strong>le</strong>s yeux sur la toi<strong>le</strong> cirée, humide encore d'un coup d'éponge.- Vous souffrez, ma cousine ? lui demanda-t-el<strong>le</strong>.La jeune fil<strong>le</strong> ne répondit pas, étudiant du regard, obstinément, une cassure dela toi<strong>le</strong>, comme envahie tout entière par <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions qui continuaient en el<strong>le</strong>. Puis,el<strong>le</strong> re<strong>le</strong>va la tête avec peine, el<strong>le</strong> regarda <strong>le</strong> visage compatissant, penché vers <strong>le</strong>sien. Les autres étaient donc partis ? que faisait-el<strong>le</strong> sur cette chaise ? Et, tout d'uncoup, des sanglots l'étouffèrent, sa tête retomba au bord de la tab<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> p<strong>le</strong>urait, el<strong>le</strong>trempait sa manche de larmes.- Mon Dieu ! qu'avez-vous ? s'écria Denise, bou<strong>le</strong>versée. Vou<strong>le</strong>z- vous quej'appel<strong>le</strong> ?Geneviève l'avait saisie nerveusement au bras. El<strong>le</strong> la retenait, el<strong>le</strong> bégayait :- Non, non, restez… Oh ! que maman ne sache pas !… Avec vous, ça m'estégal; mais pas <strong>le</strong>s autres, pas <strong>le</strong>s autres !… C'est malgré moi, je vous jure. C'est enme voyant toute seu<strong>le</strong>… Attendez, je vais mieux, je ne p<strong>le</strong>ure plus.Et des crises la reprenaient, secouaient son corps frê<strong>le</strong> de grands frissons. Ilsemblait que <strong>le</strong> tas de ses cheveux noirs lui écrasât la nuque. Comme el<strong>le</strong> roulait satête malade sur ses bras repliés, une éping<strong>le</strong> se défit, <strong>le</strong>s cheveux coulèrent dans soncou, l'ensevelirent de <strong>le</strong>urs ténèbres. Cependant, Denise, sans bruit, de peur d'éveil<strong>le</strong>rl'attention, tâchait de la soulager. El<strong>le</strong> la dégrafa et resta navrée de cette maigreursouffrante : la pauvre fil<strong>le</strong> avait la poitrine creuse d'une enfant, <strong>le</strong> néant d'une viergemangée d'anémie. À p<strong>le</strong>ines mains, Denise lui prit <strong>le</strong>s cheveux, ces cheveux superbesqui semblaient boire sa vie; puis, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s noua fortement, pour la dégager et lui donnerun peu d'air.- Merci, vous êtes bonne, disait Geneviève. Ah ! je ne suis pas grosse, n'est-cepas ? J'étais plus forte, et tout s'en est allé… Rattachez ma robe, maman verrait mesépau<strong>le</strong>s. Je <strong>le</strong>s cache tant que je peux… Mon Dieu ! je ne vais pas bien, je ne vaispas bien.Pourtant, la crise se calmait. El<strong>le</strong> restait brisée sur la chaise, el<strong>le</strong> regardaitfixement sa cousine, et, au bout d'un si<strong>le</strong>nce, el<strong>le</strong> demanda :- Dites-moi la vérité, il l'aime ?Denise sentit une rougeur qui lui montait aux joues. El<strong>le</strong> avait parfaitementcompris qu'il s'agissait de Colomban et de Clara. Mais el<strong>le</strong> affecta la surprise.


- Qui donc, ma chère ?Geneviève hochait la tête d'un air incrédu<strong>le</strong>.- Ne mentez pas, je vous en prie. Rendez-moi <strong>le</strong> service de me donner enfinune certitude… Vous devez savoir, je <strong>le</strong> sens. Oui, vous avez été la camarade decette femme, et j'ai vu Colomban vous poursuivre, vous par<strong>le</strong>r à voix basse. Il vouschargeait de commissions pour el<strong>le</strong>, n'est-ce pas ?… Oh ! de grâce, dites-moi lavérité, je vous jure que ça me fera du bien.Jamais Denise n'avait éprouvé un embarras pareil. El<strong>le</strong> baissait <strong>le</strong>s yeux,devant cette enfant toujours muette, et qui devinait tout. Cependant, el<strong>le</strong> eut la forcede la tromper encore.- Mais c'est vous qu'il aime !Alors, Geneviève fit un geste désespéré.- C'est bon, vous ne vou<strong>le</strong>z rien dire… D'ail<strong>le</strong>urs, ça m'est égal, je <strong>le</strong>s ai vus.Lui, sort continuel<strong>le</strong>ment sur <strong>le</strong> trottoir pour la regarder. El<strong>le</strong>, en haut, rit comme unemalheureuse… Bien sûr qu'ils se retrouvent dehors.- Ça, non, je vous <strong>le</strong> jure ! cria Denise, s'oubliant, emportée par <strong>le</strong> désir de luidonner au moins cette consolation.La jeune fil<strong>le</strong> respira fortement. El<strong>le</strong> eut un faib<strong>le</strong> sourire. Puis, d'une voixaffaiblie de conva<strong>le</strong>scente :- Je voudrais bien un verre d'eau… Excusez-moi, je vous dérange. Tenez, là,dans <strong>le</strong> buffet.Et, lorsqu'el<strong>le</strong> tint la carafe, el<strong>le</strong> vida d'un trait un grand verre. De la main, el<strong>le</strong>écartait Denise, qui craignait qu'el<strong>le</strong> ne se fit du mal.- Non, non, laissez, j'ai toujours soif… La nuit, je me lève pour boire.Il y eut un nouveau si<strong>le</strong>nce. El<strong>le</strong> reprit doucement :- Si vous saviez, depuis dix ans je suis accoutumée à l'idée de ce mariage. Jeportais encore des robes courtes, que déjà Colomban était pour moi… Alors, je ne mesouviens plus comment <strong>le</strong>s choses ont tourné. De vivre toujours ensemb<strong>le</strong>, de resterici enfermés l'un contre l'autre, sans qu'il y eût jamais de distraction entre nous, j'ai dûfinir par <strong>le</strong> croire mon mari, avant <strong>le</strong> temps. J'ignorais si je l'aimais, j'étais sa femme,voilà tout… Et aujourd'hui, il veut s'en al<strong>le</strong>r avec une autre ! Oh ! mon Dieu ! moncœur se fend. Voyez-vous, c'est une souffrance que je ne connaissais pas. Ça meprend dans la poitrine et dans la tête, puis ça va partout, ça me tue.Des larmes remontaient à ses yeux. Denise, dont <strong>le</strong>s paupières se mouillaientaussi de pitié, lui demanda :- Est-ce que ma tante se doute de quelque chose ?- Oui, maman se doute, je crois… Quant à papa, il est trop tourmenté, il ne saitpas la peine qu'il me cause, en reculant ce mariage… Plusieurs fois, maman m'ainterrogée. El<strong>le</strong> s'inquiète de me voir languir. Jamais el<strong>le</strong> n'a été forte el<strong>le</strong>-même,souvent el<strong>le</strong> m'a dit : «Ma pauvre fil<strong>le</strong>, je ne t'ai pas faite bien solide.» Et puis, dansces boutiques, on ne pousse guère. Mais el<strong>le</strong> doit trouver que je maigris trop à la fin…Regardez mes bras, est-ce raisonnab<strong>le</strong> ?D'une main tremblante, el<strong>le</strong> avait repris la carafe. Sa cousine voulut l'empêcherde boire.- Non, j'ai trop soif, laissez-moi.On entendit s'é<strong>le</strong>ver la voix de Baudu. Alors, cédant à une poussée de soncœur, Denise s'agenouilla, entoura Geneviève de ses bras fraternels. El<strong>le</strong> la baisait,el<strong>le</strong> lui jurait que tout irait bien, qu'el<strong>le</strong> épouserait Colomban, qu'el<strong>le</strong> guérirait et seraitheureuse. Vivement, el<strong>le</strong> se re<strong>le</strong>va. L'onc<strong>le</strong> l'appelait.- Jean est là, viens donc.


C'était Jean, en effet, Jean effaré qui arrivait pour dîner. Quand on lui dit quehuit heures sonnaient, il demeura béant ! Pas possib<strong>le</strong>, il sortait de chez son patron.On <strong>le</strong> plaisanta, sans doute il avait pris par <strong>le</strong> bois de Vincennes. Mais, dès qu'il puts'approcher de sa sœur, il lui souffla très bas :- C'est une petite blanchisseuse qui reportait son linge… J'ai là une voiture àl'heure. Donne-moi cent sous.Il sortit une minute, et revint dîner, car Mme Baudu ne voulait absolument pasqu'il repartît sans manger au moins une soupe. Geneviève avait reparu, dans sonsi<strong>le</strong>nce et son effacement habituels. Colomban sommeillait à demi, derrière uncomptoir. La soirée coula triste et <strong>le</strong>nte, animée uniquement par <strong>le</strong>s pas de l'onde, quise promenait d'un bout à l'autre de la boutique vide. Un seul bec de gaz brûlait,l'ombre du plafond bas tombait à larges pel<strong>le</strong>tées, comme la terre noire d'une fosse.Des mois se passèrent. Denise entrait presque tous <strong>le</strong>s jours égayer un instantGeneviève. Mais la tristesse augmentait chez <strong>le</strong>s Baudu. Les travaux d'en face étaientun continuel tourment qui avivait <strong>le</strong>ur malchance. Même lorsqu'il avaient une heured'espoir, une joie inattendue, il suffisait du fracas d'un tombereau de briques, de lascie d'un tail<strong>le</strong>ur de pierres ou du simp<strong>le</strong> appel d'un maçon, pour la <strong>le</strong>ur gâter aussitôt.Tout <strong>le</strong> quartier, d'ail<strong>le</strong>urs, en était secoué. De l'enclos de planches longeant etembarrassant <strong>le</strong>s trois rues, sortait un bran<strong>le</strong> d'activité fiévreuse. Bien que l'architectese servît des constructions existantes, il <strong>le</strong>s ouvrait de toutes parts, pour <strong>le</strong>saménager; et, au milieu, dans la trouée des cours, il bâtissait une ga<strong>le</strong>rie centra<strong>le</strong>,vaste comme une église, qui devait déboucher par une porte d'honneur, sur la rueNeuve-Saint-Augustin, au centre de la façade. On avait eu d'abord de grandesdifficultés à établir <strong>le</strong>s sous-sols, car on était tombé sur des infiltrations d'égout et surdes terres rapportées, p<strong>le</strong>ine d'ossements humains. Ensuite, <strong>le</strong> forage du puits avaitvio<strong>le</strong>mment préoccupé <strong>le</strong>s maisons voisines, un puits de cent mètres, dont <strong>le</strong> débitdevait être de cinq cents litres à la minute. Maintenant, <strong>le</strong>s murs s'é<strong>le</strong>vaient aupremier étage; des échafauds, des tours de charpentes, enfermaient l'î<strong>le</strong> entière; sansarrêt, on entendait <strong>le</strong> grincement des treuils montant <strong>le</strong>s pierres de tail<strong>le</strong>, <strong>le</strong>déchargement brusque des planchers de fer, la clameur de ce peup<strong>le</strong> d'ouvriers,accompagnée du bruit des pioches et des marteaux. Mais, par-dessus tout, ce quiassourdissait <strong>le</strong>s gens, c'était la trépidation des machines; tout marchait à la vapeur,des siff<strong>le</strong>ments aigus déchiraient l'air; tandis que, au moindre coup de vent, un nuagede plâtre s'envolait et s'abattait sur <strong>le</strong>s toitures environnantes, ainsi qu'une tombée deneige. Les Baudu désespérés regardaient cette poussière implacab<strong>le</strong> pénétrerpartout, traverser <strong>le</strong>s boiseries <strong>le</strong>s mieux closes, salir <strong>le</strong>s étoffes de la boutique, seglisser jusque dans <strong>le</strong>ur lit; et l'idée qu'ils la respiraient quand même, qu'ils finiraientpar en mourir, <strong>le</strong>ur empoisonnait l'existence.Du reste, la situation allait empirer encore. En septembre, l'architecte, craignantde ne pas être prêt, se décida à faire travail<strong>le</strong>r la nuit. De puissantes lampesé<strong>le</strong>ctriques furent établies, et <strong>le</strong> bran<strong>le</strong> ne cessa plus : des équipes se succédaient,<strong>le</strong>s marteaux n'arrêtaient pas, <strong>le</strong>s machines sifflaient continuel<strong>le</strong>ment, la clameurtoujours aussi haute semblait sou<strong>le</strong>ver et semer <strong>le</strong> plâtre. Alors, <strong>le</strong>s Baudu,exaspérés, durent même renoncer à fermer <strong>le</strong>s yeux; ils étaient secoués dans <strong>le</strong>uralcôve, <strong>le</strong>s bruits se changeaient en cauchemars, dès que la fatigue <strong>le</strong>s engourdissait.Puis, s'ils se <strong>le</strong>vaient pieds nus, pour calmer <strong>le</strong>ur fièvre, et s'ils venaient sou<strong>le</strong>ver unrideau, ils restaient effrayés devant la vision du Bonheur des Dames flambant au fonddes ténèbres, comme une forge colossa<strong>le</strong>, où se forgeait <strong>le</strong>ur ruine. Au milieu desmurs, à moitié construits, troués de baies vides, <strong>le</strong>s lampes é<strong>le</strong>ctriques jetaient delarges rayons b<strong>le</strong>us, d'une intensité aveuglante. Deux heures du matin sonnaient, puistrois heures, puis quatre heures. Et, dans <strong>le</strong> sommeil pénib<strong>le</strong> du quartier, <strong>le</strong> chantier


agrandi par cette clarté lunaire, devenu colossal et fantastique, grouillait d'ombresnoires, d'ouvriers retentissants, dont <strong>le</strong>s profils gesticulaient, sur la blancheur crue desmurail<strong>le</strong>s neuves.L'onc<strong>le</strong> Baudu l'avait dit, <strong>le</strong> petit commerce des rues voisines recevait encoreun coup terrib<strong>le</strong>. Chaque fois que <strong>le</strong> Bonheur des Dames créait des rayons nouveaux,c'étaient de nouveaux écrou<strong>le</strong>ments, chez <strong>le</strong>s boutiquiers des a<strong>le</strong>ntours. Le désastres'élargissait, on entendait craquer <strong>le</strong>s plus vieil<strong>le</strong>s maisons. Ml<strong>le</strong> Tatin, la lingère dupassage Choiseul, venait d'être déclarée en faillite; Quinette, <strong>le</strong> gantier, en avait àpeine pour six mois; <strong>le</strong>s fourreurs Vanpouil<strong>le</strong> étaient obligés de sous-louer une partiede <strong>le</strong>urs magasins; si Bédoré et sœur, <strong>le</strong>s bonnetiers, tenaient toujours, rue Gaillon, ilsmangeaient évidemment <strong>le</strong>s rentes amassées jadis. Et voilà que, maintenant, d'autresruines allaient s'ajouter à ces ruines prévues depuis longtemps : <strong>le</strong> rayon d'artic<strong>le</strong>s deParis menaçait un bimbelotier de la rue Saint-Roch, Deslignières, un gros hommesanguin; tandis que <strong>le</strong> rayon des meub<strong>le</strong>s atteignait <strong>le</strong>s Piot et Rivoire, dont <strong>le</strong>smagasins dormaient dans l'ombre du passage Sainte-Anne. On craignait mêmel'apop<strong>le</strong>xie pour <strong>le</strong> bimbelotier, car il ne dérageait pas, en voyant <strong>le</strong> Bonheur afficher<strong>le</strong>s porte-monnaie à trente pour cent de rabais. Les marchands de meub<strong>le</strong>s, pluscalmes, affectaient de plaisanter ces calicots qui se mêlaient de vendre des tab<strong>le</strong>s etdes armoires; mais des clientes <strong>le</strong>s quittaient déjà, <strong>le</strong> succès du rayon s'annonçaitformidab<strong>le</strong>. C'était fini, il fallait plier l'échine : après ceux-là, d'autres encore seraientbalayés, et il n'y avait plus de raison pour que tous <strong>le</strong>s commerces ne fussent tour àtour chassés de <strong>le</strong>urs comptoirs. Le Bonheur seul, un jour, couvrirait <strong>le</strong> quartier de satoiture.À présent, <strong>le</strong> matin et <strong>le</strong> soir, lorsque <strong>le</strong>s mil<strong>le</strong> employés entraient et sortaient,ils s'allongeaient en une queue si longue sur la place Gaillon, que <strong>le</strong> monde s'arrêtaitpour <strong>le</strong>s regarder, comme on regarde défi<strong>le</strong>r un régiment. Pendant dix minutes, <strong>le</strong>strottoirs en étaient encombrés; et <strong>le</strong>s boutiquiers, devant <strong>le</strong>urs portes, songeaient àl'unique commis, qu'ils ne savaient déjà comment nourrir. Le dernier inventaire dugrand magasin, ce chiffre de quarante millions d'affaires, avait aussi révolutionné <strong>le</strong>voisinage. Il courait de maison en maison, au milieu de cris de surprise et de colère.Quarante millions ! songeait-on à cela ? Sans doute, <strong>le</strong> bénéfice net se trouvait auplus de quatre pour cent, avec <strong>le</strong>urs frais généraux considérab<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>ur système debon marché. Mais seize cent mil<strong>le</strong> francs de gain était encore une jolie somme, onpouvait se contenter du quatre pour cent, lorsqu'on opérait sur des capitaux pareils.On racontait que l'ancien capital de Mouret, <strong>le</strong>s premiers cinq cent mil<strong>le</strong> francsaugmentés chaque année de la totalité des bénéfices, un capital qui devait être àcette heure de quatre millions, avait ainsi passé dix fois en marchandises, dans <strong>le</strong>scomptoirs. Robineau, quand il se livrait à ce calcul devant Denise, après <strong>le</strong> repas,restait un instant accablé, <strong>le</strong>s yeux sur son assiette vide : el<strong>le</strong> avait raison, c'était cerenouvel<strong>le</strong>ment incessant du capital qui faisait la force invincib<strong>le</strong> du nouveaucommerce. Bourras seul niait <strong>le</strong>s faits, refusait de comprendre, superbe et stupidecomme une borne. Un tas de vo<strong>le</strong>urs, voilà tout ! Des gens qui mentaient ! Descharlatans qu'on ramasserait dans <strong>le</strong> ruisseau, un beau matin !Les Baudu, cependant, malgré <strong>le</strong>ur volonté de ne rien changer aux habitudesdu Vieil Elbeuf, tâchaient de soutenir la concurrence. La clientè<strong>le</strong> ne venant plus àeux, ils s'efforçaient d'al<strong>le</strong>r à el<strong>le</strong>, par l'intermédiaire des courtiers. Il y avait alors, surla place de Paris, un courtier, en rapport avec tous <strong>le</strong>s grands tail<strong>le</strong>urs, qui sauvait <strong>le</strong>spetites maisons de draps et de flanel<strong>le</strong>s, lorsqu'il voulait bien <strong>le</strong>s représenter.Naturel<strong>le</strong>ment, on se <strong>le</strong> disputait, il prenait une importance de personnage; et, Baudu,l'ayant marchandé, eut <strong>le</strong> malheur de <strong>le</strong> voir s'entendre avec <strong>le</strong>s Matignon, de la rueCroix-des-Petits-Champs. Coup sur coup, deux autres courtiers <strong>le</strong> volèrent; un


troisième, honnête homme, ne faisait rien. C'était la mort <strong>le</strong>nte, sans secousse, unra<strong>le</strong>ntissement continu des affaires, des clientes perdues une à une. Le jour vint où<strong>le</strong>s échéances furent lourdes. Jusque-là, on avait vécu sur <strong>le</strong>s économies d'autrefois;maintenant, la dette commençait. En décembre, Baudu, terrifié par <strong>le</strong> chiffre des bil<strong>le</strong>tssouscrits, se résigna au plus cruel des sacrifices : il vendit sa maison de campagne deRambouil<strong>le</strong>t, une maison qui lui coûtait tant d'argent en réparations continuel<strong>le</strong>s, etdont <strong>le</strong>s locataires ne l'avaient pas même payé, lorsqu'il s'était décidé à en tirer parti.Cette vente tuait <strong>le</strong> seul rêve de sa vie, son cœur en saignait comme de la perte d'unepersonne chère. Et il dut céder, pour soixante-dix mil<strong>le</strong> francs, ce qui lui en coûtaitplus de deux cent mil<strong>le</strong>. Encore fut-il heureux de trouver <strong>le</strong>s Lhomme, ses voisins, que<strong>le</strong> désir d'augmenter <strong>le</strong>urs terres détermina. Les soixante-dix mil<strong>le</strong> francs allaientsoutenir la maison pendant quelque temps encore. Malgré tous <strong>le</strong>s échecs, l'idée dela lutte renaissait : avec de l'ordre, à présent, on pouvait vaincre peut-être.Le dimanche où <strong>le</strong>s Lhomme donnèrent l'argent, ils voulurent bien dîner auVieil Elbeuf. Mme Aurélie arriva la première; il fallut attendre <strong>le</strong> caissier, qui vint enretard, effaré par tout un après-midi de musique; quant au jeune Albert, il avaitaccepté l'invitation, mais il ne parut pas. Ce fut, d'ail<strong>le</strong>urs, une soirée pénib<strong>le</strong>. LesBaudu, vivant sans air au fond de <strong>le</strong>ur étroite sal<strong>le</strong> à manger, souffrirent du coup devent que <strong>le</strong>s Lhomme y apportaient, avec <strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong> débandée et <strong>le</strong>ur goût de libreexistence. Geneviève, b<strong>le</strong>ssée des allures impéria<strong>le</strong>s de Mme Aurélie, n'avait pasouvert la bouche; tandis que Colomban l'admirait, pris de frissons, en songeant qu'el<strong>le</strong>régnait sur Clara.Avant de se coucher, <strong>le</strong> soir, comme Mme Baudu était déjà au lit, Baudu sepromena longtemps dans la chambre. Il faisait doux, un temps humide de dégel. Audehors,malgré <strong>le</strong>s fenêtres closes et <strong>le</strong>s rideaux tirés, on entendait ronf<strong>le</strong>r <strong>le</strong>smachines des travaux d'en face.- Sais-tu à quoi je pense, Élisabeth ? dit-il enfin. Eh bien ! ces Lhomme ontbeau gagner beaucoup d'argent, j'aime mieux être dans ma peau que dans la <strong>le</strong>ur…Ils réussissent, c'est vrai. La femme a raconté, n'est-ce pas ? qu'el<strong>le</strong> s'était fait près devingt mil<strong>le</strong> francs cette année, et cela lui a permis de me prendre ma pauvre maison.N'importe ! je n'ai plus la maison, mais au moins je ne vais pas jouer de la musiqued'un côté, tandis que tu cours la prétentaine de l'autre… Non, vois-tu, ils ne peuventpas être heureux.Il était encore dans la grosse dou<strong>le</strong>ur de son sacrifice, il gardait une rancunecontre ces gens qui lui avaient acheté son rêve. Quand il arrivait près du lit, ilgesticulait, penché vers sa femme; puis, de retour devant la fenêtre, il se taisait uninstant, il écoutait la clameur du chantier. Et il reprenait ses vieil<strong>le</strong>s accusations, sesdoléances désespérées sur <strong>le</strong>s temps nouveaux : on n'avait jamais vu ça, des commisgagnaient à cette heure plus que des commerçants, c'étaient <strong>le</strong>s caissiers quirachetaient <strong>le</strong>s propriétés des patrons. Aussi tout craquait, la famil<strong>le</strong> n'existait plus, onvivait à l'hôtel, au lieu de manger honnêtement la soupe chez soi. Enfin, il termina enprophétisant que <strong>le</strong> jeune Albert dévorerait plus tard la terre de Rambouil<strong>le</strong>t avec desactrices.Mme Baudu l'écoutait, la tête droite sur l'oreil<strong>le</strong>r, si pâ<strong>le</strong>, que son visage avait lacou<strong>le</strong>ur de la toi<strong>le</strong>.- Ils t'ont payé, finit-el<strong>le</strong> par dire doucement.Du coup, Baudu resta muet. Il marcha quelques secondes, <strong>le</strong>s yeux à terre.Puis, il reprit :- Ils m'ont payé, c'est vrai; et, après tout, <strong>le</strong>ur argent est aussi bon qu'unautre… Ce serait drô<strong>le</strong>, de re<strong>le</strong>ver la maison avec cet argent-là. Ah ! si je n'étais passi vieux, si fatigué !


Un long si<strong>le</strong>nce régna. Le drapier était envahi par des projets vagues.Brusquement, sa femme parla, <strong>le</strong>s yeux au plafond, sans remuer la tête.- As-tu remarqué ta fil<strong>le</strong>, depuis quelque temps ?- Non, répondit-il.- Eh bien ! el<strong>le</strong> m'inquiète un peu… El<strong>le</strong> pâlit, el<strong>le</strong> semb<strong>le</strong> se désespérer.Debout devant <strong>le</strong> lit, il était p<strong>le</strong>in de surprise.- Tiens ! pourquoi donc ?… Si el<strong>le</strong> est malade, el<strong>le</strong> devrait <strong>le</strong> dire. Demain ilfaudra faire venir <strong>le</strong> médecin.Mme Baudu restait toujours immobi<strong>le</strong>. Après une grande minute, el<strong>le</strong> déclaraseu<strong>le</strong>ment de son air réfléchi :- Ce mariage avec Colomban, je crois qu'il vaudrait mieux en finir.Il la regarda, puis il se remit à marcher. Des faits lui revenaient : Était-cepossib<strong>le</strong> que sa fil<strong>le</strong> tombât malade, à cause du commis ? El<strong>le</strong> l'aimait donc au pointde ne pouvoir attendre ? Encore un malheur de ce côté ! Cela <strong>le</strong> bou<strong>le</strong>versait, d'autantplus qu'il avait lui-même des idées arrêtées sur ce mariage. Jamais il n'aurait voulu <strong>le</strong>conclure dans <strong>le</strong>s conditions présentes. Pourtant, l'inquiétude l'attendrissait.- C'est bon, dit-il enfin, je par<strong>le</strong>rai à Colomban.Et, sans ajouter une paro<strong>le</strong>, il continua sa promenade. Bientôt <strong>le</strong>s yeux de safemme se fermèrent, el<strong>le</strong> dormait toute blanche, comme morte. Lui, marchait encore.Avant de se coucher, il écarta <strong>le</strong>s rideaux, il jeta un coup d'œil; de l'autre côté de larue, <strong>le</strong>s fenêtres béantes de l'ancien Hôtel Duvillard ouvraient des trous sur <strong>le</strong>chantier, où <strong>le</strong>s ouvriers s'agitaient, dans l'éblouissement des lampes é<strong>le</strong>ctriques.Dès <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin, Boudu emmena Colomban au fond d'un étroit magasinde l'entresol. La veil<strong>le</strong>, il avait arrêté ce qu'il aurait à dire.- Mon garçon, commença-t-il, tu sais que j'ai vendu ma propriété deRambouil<strong>le</strong>t. Cela va nous permettre de donner un coup de collier… Mais, avant tout,je voudrais causer un peu avec toi.Le jeune homme, qui semblait redouter l'entretien, attendait d'un air gauche.Ses petits yeux clignotaient dans sa large face, et il restait la bouche ouverte, signechez lui d'une perturbation profonde.- Écoute-moi bien, reprit <strong>le</strong> drapier. Quand <strong>le</strong> père Hauchecorne m'a cédé <strong>le</strong>Vieil Elbeuf, la maison était prospère; lui-même l'avait reçue autrefois du vieux Finet,en bon état… Tu connais mes idées : je croirais commettre une vilaine action, si jepassais, diminué, à mes enfants ce dépôt de famil<strong>le</strong>; et c'est pourquoi j'ai toujoursreculé ton mariage avec Geneviève… Oui, je m'entêtais, j'espérais ramener laprospérité ancienne, je voulais te mettre <strong>le</strong>s <strong>livre</strong>s sous <strong>le</strong> nez, en disant :«Tiens ! l'année où je suis entré, on a vendu tant de drap, et cette année-ci,l'année où je sors, on en a vendu dix mil<strong>le</strong> ou vingt mil<strong>le</strong> francs de plus…» Enfin, tucomprends, un serment que je me suis fait, <strong>le</strong> désir bien naturel de me prouver que lamaison n'a pas perdu entre mes mains. Autrement, il me semb<strong>le</strong>rait que je vous vo<strong>le</strong>.Une émotion étranglait sa voix. Il se moucha pour se remettre, il demanda :- Tu ne dis rien ?Mais Colomban n'avait rien à dire. Il hochait la tête, il attendait, de plus en plustroublé, croyant deviner où allait en venir <strong>le</strong> patron. C'était <strong>le</strong> mariage à bref délai.Comment refuser ? Jamais il n'aurait la force. Et l'autre, cel<strong>le</strong> dont il rêvait la nuit, lachair brûlée d'une tel<strong>le</strong> flamme, qu'il se jetait tout nu sur <strong>le</strong> carreau, de peur d'enmourir !- Aujourd'hui, continua Baudu, voilà un argent qui peut nous sauver. Lasituation devient plus mauvaise chaque jour, mais peut- être qu'en faisant un suprêmeeffort… Enfin, je tenais à t'avertir. Nous allons risquer <strong>le</strong> tout pour <strong>le</strong> tout. Si noussommes battus, eh bien ! ça nous enterrera… Seu<strong>le</strong>ment, mon pauvre garçon, votre


mariage, du coup, va être encore reculé, car je ne veux pas vous jeter tout seuls dansla bagarre. Ce serait trop lâche, n'est-ce pas ?Colomban, soulagé, s'était assis sur des pièces de mol<strong>le</strong>ton. Ses jambesgardaient un tremb<strong>le</strong>ment. Il craignait de laisser voir sa joie, il baissait la tête, enroulant <strong>le</strong>s doigts sur <strong>le</strong>s genoux.- Tu ne dis rien ? répéta Baudu.Non, il ne disait rien, il ne trouvait rien à dire. Alors, <strong>le</strong> drapier reprit avec <strong>le</strong>nteur :- J'étais sûr que ça te chagrinerait… Il te faut du courage. Secoue-toi un peu,ne reste pas écrasé ainsi… Surtout, comprends bien ma position. Puis-je vousattacher au cou un pareil pavé ? Au lieu de vous laisser une bonne affaire, je vouslaisserais une faillite peut-être. Non, <strong>le</strong>s coquins seuls se permettent de ces tours-là…Sans doute, je ne désire que votre bonheur, mais jamais on ne me fera al<strong>le</strong>r contrema conscience.Et il parla longtemps de la sorte, se débattant au milieu de phrasescontradictoires, en homme qui aurait voulu être deviné à demi-mot et avoir la mainforcée. Puisqu'il avait promis sa fil<strong>le</strong> et la boutique, la stricte probité <strong>le</strong> forçait à donner<strong>le</strong>s deux en bon état, sans tares ni dettes. Seu<strong>le</strong>ment, il était las, <strong>le</strong> fardeau luisemblait trop lourd, des supplications perçaient dans sa voix balbutiante. Les motss'embrouillaient davantage sur ses lèvres, il attendait, chez Colomban, un élan, un cridu cœur, qui ne venait point.- Je sais bien, murmura-t-il, que <strong>le</strong>s vieux manquent de flamme…Avec des jeunes, <strong>le</strong>s choses se rallument. Ils ont <strong>le</strong> feu au corps, c'est naturel… Mais,non, non, je ne puis pas, paro<strong>le</strong> d'honneur ! Si je vous cédais, vous me <strong>le</strong> reprocheriezplus tard.Il se tut, frémissant; et, comme <strong>le</strong> jeune homme demeurait toujours la têtebasse, il lui demanda pour la troisième fois, au bout d'un si<strong>le</strong>nce pénib<strong>le</strong> :- Tu ne dis rien ?Enfin, sans <strong>le</strong> regarder, Colomban répondit :- Il n'y a rien à dire… Vous êtes <strong>le</strong> maître, vous avez plus de sagesse que noustous. Puisque vous l'exigez, nous attendrons, nous tâcherons d'être raisonnab<strong>le</strong>s.C'était fini, Baudu espérait encore qu'il allait se jeter dans ses bras, en criant :«Père, reposez-vous, nous nous battrons à notre tour, donnez-nous la boutique tel<strong>le</strong>qu'el<strong>le</strong> est, pour que nous fassions <strong>le</strong> mirac<strong>le</strong> de la sauver !» Puis, il <strong>le</strong> regarda, et ilfut pris de honte, il s'accusa sourdement d'avoir voulu duper ses enfants. La vieil<strong>le</strong>honnêteté maniaque du boutiquier se réveillait en lui; c'était ce garçon prudent quiavait raison, car il n'y a pas de sentiment dans <strong>le</strong> commerce, il n'y a que des chiffres.- Embrasse-moi, mon garçon, dit-il pour conclure. C'est décidé, nous nerepar<strong>le</strong>rons du mariage que dans un an. Avant tout, il faut songer au sérieux.Le soir, dans <strong>le</strong>ur chambre, quand Mme Baudu questionna son mari sur <strong>le</strong>résultat de l'entretien, celui-ci avait retrouvé son obstination à combattre en personne,jusqu'au bout. Il fit un grand éloge de Colomban : un garçon solide, ferme dans sesidées, é<strong>le</strong>vé d'ail<strong>le</strong>urs selon <strong>le</strong>s bons principes, incapab<strong>le</strong> par exemp<strong>le</strong> de rire avec <strong>le</strong>sclientes, ainsi que <strong>le</strong>s godelureaux du Bonheur. Non, c'était honnête, c'était de lafamil<strong>le</strong>, ça ne jouait pas sur la vente comme sur une va<strong>le</strong>ur de Bourse.- Alors, à quand <strong>le</strong> mariage ? demanda Mme Baudu.- Plus tard, répondit-il, lorsque je serai en mesure de tenir mes promesses.El<strong>le</strong> n'eut pas un geste, el<strong>le</strong> dit seu<strong>le</strong>ment :- Notre fil<strong>le</strong> en mourra.Baudu se retint, sou<strong>le</strong>vé de colère. C'était lui, qui en mourrait, si on <strong>le</strong>bou<strong>le</strong>versait ainsi continuel<strong>le</strong>ment ! Était-ce sa faute ? Il aimait sa fil<strong>le</strong>, il parlait dedonner son sang pour el<strong>le</strong>; mais il ne pouvait cependant pas faire que la maison


marchât quand el<strong>le</strong> ne voulait plus marcher. Geneviève devait avoir un peu de raisonet patienter jusqu'à un meil<strong>le</strong>ur inventaire. Que diab<strong>le</strong> ! Colomban restait là, personnene <strong>le</strong> lui vo<strong>le</strong>rait !- C'est incroyab<strong>le</strong> ! répétait-il, une fil<strong>le</strong> si bien é<strong>le</strong>vée !Mme Baudu n'ajouta rien. Sans doute el<strong>le</strong> avait deviné <strong>le</strong>s tortures jalouses deGeneviève; mais el<strong>le</strong> n'osa <strong>le</strong>s confier à son mari. Une singulière pudeur de femmel'avait toujours empêchée d'aborder avec lui certains sujets de tendresse délicate.Quand il la vit muette, il tourna sa colère contre <strong>le</strong>s gens d'en face, il tendait <strong>le</strong>spoings dans <strong>le</strong> vide, du côté du chantier, où l'on posait, cette nuit-là, des charpentesde fer, à grands coups de marteau.Denise allait rentrer au Bonheur des Dames. El<strong>le</strong> avait compris que <strong>le</strong>sRobineau, forcés de restreindre <strong>le</strong>ur personnel, ne savaient comment la congédier.Pour tenir encore, il <strong>le</strong>ur fallait tout faire par eux-mêmes; Gaujean, obstiné dans sarancune, allongeait <strong>le</strong>s crédits, promettait même de <strong>le</strong>ur trouver des fonds; mais lapeur <strong>le</strong>s prenait, ils voulaient tenter de l'économie et de l'ordre. Pendant quinze jours,Denise <strong>le</strong>s sentit gênés avec el<strong>le</strong>; et el<strong>le</strong> dut par<strong>le</strong>r la première, dire qu'el<strong>le</strong> avait uneplace autre part. Ce fut un soulagement, Mme Robineau l'embrassa, très émue, enjurant qu'el<strong>le</strong> la regretterait toujours. Puis, lorsque, sur une question, la jeune fil<strong>le</strong>répondit qu'el<strong>le</strong> retournait chez Mouret, Robineau devint pâ<strong>le</strong>.- Vous avez raison ! cria-t-il vio<strong>le</strong>mment.Il était moins faci<strong>le</strong> d'annoncer la nouvel<strong>le</strong> au vieux Bourras. Pourtant, Denisedevait lui donner congé, et el<strong>le</strong> tremblait, car el<strong>le</strong> lui gardait une vive reconnaissance.Bourras, justement, ne décolérait plus, en p<strong>le</strong>in dans <strong>le</strong> vacarme du chantier voisin.Les voitures de matériaux barraient sa boutique; <strong>le</strong>s pioches tapaient dans ses murs;tout, chez lui, <strong>le</strong>s parapluies et <strong>le</strong>s cannes, dansait au bruit des marteaux. Il semblaitque la masure, s'entêtant au milieu de ces démolitions, allait se fendre. Mais <strong>le</strong> pisétait que l'architecte, pour relier <strong>le</strong>s rayons existants du magasin, avec <strong>le</strong>s rayonsqu'on installait dans l'ancien Hôtel Duvillard, avait imaginé de creuser un passage,sous la petite maison qui <strong>le</strong>s séparait. Cette maison appartenant à la société Mouretet Cie, et <strong>le</strong> bail portant que <strong>le</strong> locataire devrait supporter <strong>le</strong>s travaux de réparation,des ouvriers se présentèrent un matin. Du coup, Bourras faillit avoir une attaque.N'était-ce pas assez de l'étrang<strong>le</strong>r de tous <strong>le</strong>s côtés, à gauche, à droite, derrière ? ilfallait encore qu'on <strong>le</strong> prît par <strong>le</strong>s pieds, qu'on mangeât la terre sous lui ! Et il avaitchassé <strong>le</strong>s maçons, il plaiderait. Des travaux de réparation, soit ! mais c'étaient là destravaux d'embellissement. Le quartier pensait qu'il gagnerait, sans pourtant jurer derien. En tout cas, <strong>le</strong> procès menaçait d'être long, on se passionnait pour ce duelinterminab<strong>le</strong>.Le jour où Denise résolut enfin de lui donner congé, Bourras revenaitprécisément de chez son avocat.- Croyez-vous ! cria-t-il, ils disent maintenant que la maison n'est pas solide, ilsprétendent établir qu'il faut en reprendre <strong>le</strong>s fondations… Parb<strong>le</strong>u ! ils sont las de lasecouer, avec <strong>le</strong>urs sacrées machines. Ce n'est pas étonnant, si el<strong>le</strong> se casse !Puis, quand la jeune fil<strong>le</strong> lui eut annoncé qu'el<strong>le</strong> partait, qu'el<strong>le</strong> rentrait auBonheur avec mil<strong>le</strong> francs d'appointements, il fut si saisi, qu'il <strong>le</strong>va seu<strong>le</strong>ment vers <strong>le</strong>ciel ses vieil<strong>le</strong>s mains tremblantes. L'émotion l'avait fait tomber sur une chaise.- Vous ! vous ! balbutia-t-il. Enfin, il n'y a que moi, il ne reste plus que moi !Au bout d'un si<strong>le</strong>nce, il demanda :- Et <strong>le</strong> petit ?- Il retournera chez Mme Gras, répondit Denise. El<strong>le</strong> l'aimait beaucoup.


De nouveau, ils se turent. El<strong>le</strong> l'aurait préféré furieux, jurant, tapant du poing;ce vieillard suffoqué, écrasé, la navrait. Mais il se remettait peu à peu, il recommençaità crier.- Mil<strong>le</strong> francs, ça ne se refuse pas… Vous irez tous. Partez donc, laissez-moiseul. Oui, seul, entendez-vous ! Il y en aura un qui ne pliera jamais la tête… Et dites<strong>le</strong>urque je gagnerai mon procès, quand je devrais y manger ma dernière chemise !Denise ne devait quitter Robineau qu'à la fin du mois. El<strong>le</strong> avait revu Mouret,tout se trouvait réglé. Un soir, el<strong>le</strong> allait remonter chez el<strong>le</strong>, lorsque Deloche, qui laguettait sous une porte cochère, l'arrêta au passage. Il était bien heureux, il venaitd'apprendre la grande nouvel<strong>le</strong>, tout <strong>le</strong> magasin en causait, disait-il. Et il lui contagaiement <strong>le</strong>s commérages des comptoirs.- Vous savez, ces dames des confections font une figure ! Puis, s'interrompant :- À propos, vous vous souvenez de Clara Prunaire. Eh bien ! il paraît que <strong>le</strong>patron l'aurait… Vous comprenez ?Il était devenu rouge. El<strong>le</strong>, toute pâ<strong>le</strong>, s'écria :- M. Mouret !- Un drô<strong>le</strong> de goût, n'est-ce pas ? reprit-il. Une femme qui ressemb<strong>le</strong> à uncheval… La petite lingère qu'il avait eue deux fois, l'an passé, était gentil<strong>le</strong> au moins.Enfin, ça <strong>le</strong> regarde.Denise, rentrée chez el<strong>le</strong>, se sentit défaillir. C'était sûrement d'avoir monté tropvite. Accoudée à la fenêtre, el<strong>le</strong> eut la brusque vision de Valognes, de la rue déserte,au pavé moussu, qu'el<strong>le</strong> voyait de sa chambre d'enfant; et un besoin la prenait derevivre là-bas, de se réfugier dans l'oubli et la paix de la province. Paris l'irritait, el<strong>le</strong>haïssait <strong>le</strong> Bonheur des Dames, el<strong>le</strong> ne savait plus pourquoi el<strong>le</strong> avait consenti à yretourner. Certainement, el<strong>le</strong> y souffrirait encore, el<strong>le</strong> souffrait déjà d'un malaiseinconnu, depuis <strong>le</strong>s histoires de Deloche. Alors, sans motif, une crise de larmes laforça de quitter la fenêtre. El<strong>le</strong> p<strong>le</strong>ura longtemps, el<strong>le</strong> retrouva quelque courage àvivre.Le <strong>le</strong>ndemain, au déjeuner, comme Robineau l'avait envoyée en course etqu'el<strong>le</strong> passait devant <strong>le</strong> Vieil Elbeuf, el<strong>le</strong> poussa la porte, en voyant Colomban seuldans la boutique. Les Baudu déjeunaient, on entendait <strong>le</strong> bruit des fourchettes, aufond de la petite sal<strong>le</strong>.- Vous pouvez entrer, dit <strong>le</strong> commis. Ils sont à tab<strong>le</strong>.Mais el<strong>le</strong> <strong>le</strong> fit taire, el<strong>le</strong> l'attira dans un coin. Et, baissant la voix :- C'est à vous que je veux par<strong>le</strong>r… Vous manquez donc de cœur ? vous nevoyez donc pas que Geneviève vous aime et qu'el<strong>le</strong> en mourra ?El<strong>le</strong> était toute frémissante, sa fièvre de la veil<strong>le</strong> la secouait de nouveau. Lui,effaré, étonné de cette brusque attaque, ne trouvait pas une paro<strong>le</strong>.- Entendez-vous ! continua-t-el<strong>le</strong>, Geneviève sait que vous en aimez une autre.El<strong>le</strong> me l'a dit, el<strong>le</strong> a sangloté comme une malheureuse… Ah ! la pauvre enfant ! el<strong>le</strong>ne pèse plus lourd, al<strong>le</strong>z ! Si vous aviez vu ses petits bras ! C'est à p<strong>le</strong>urer… Dites,vous ne pouvez pas la laisser mourir ainsi !Il parla enfin, tout à fait bou<strong>le</strong>versé.- Mais el<strong>le</strong> n'est pas malade, vous exagérez… Moi, je ne vois pas… Et puis,c'est son père qui recu<strong>le</strong> <strong>le</strong> mariage.Denise, rudement, re<strong>le</strong>va ce mensonge. El<strong>le</strong> avait senti que la moindreinsistance du jeune homme déciderait l'onc<strong>le</strong>. Quant à la surprise de Colomban, el<strong>le</strong>n'était pas feinte : il ne s'était réel<strong>le</strong>ment jamais aperçu de la <strong>le</strong>nte agonie deGeneviève. Ce fut, pour lui, une révélation très désagréab<strong>le</strong>. Tant qu'il ignorait, iln'avait pas de reproches trop gros à se faire.


- Et pour qui ? reprenait Denise, pour une rien du tout !… Mais vous ignorezdonc qui vous aimez ? Je n'ai pas voulu vous chagriner jusqu'à présent, j'ai évitésouvent de répondre à vos continuel<strong>le</strong>s questions… Eh bien ! oui, el<strong>le</strong> va avec tout <strong>le</strong>monde, el<strong>le</strong> se moque de vous, jamais vous ne l'aurez, ou bien vous l'aurez comme<strong>le</strong>s autres, une fois, en passant.Très pâ<strong>le</strong>, il l'écoutait; et, à chacune des phrases qu'el<strong>le</strong> lui jetait à la face,entre ses dents serrées, il avait un petit tremb<strong>le</strong>ment des lèvres. El<strong>le</strong>, prise decruauté, cédait à un emportement dont el<strong>le</strong> n'avait pas conscience.- Enfin, dit-el<strong>le</strong> dans un dernier cri, el<strong>le</strong> est avec M. Mouret, si vous vou<strong>le</strong>z <strong>le</strong>savoir !Sa voix s'était étranglée, el<strong>le</strong> devint plus pâ<strong>le</strong> que lui. Tous deux seregardèrent.Puis, il bégaya :- Je l'aime.Alors, Denise fut honteuse. Pourquoi parlait-el<strong>le</strong> ainsi à ce garçon et qu'avaitel<strong>le</strong>à se passionner ? El<strong>le</strong> resta muette, <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> mot qu'il venait de répondre luiretentissait dans <strong>le</strong> cœur, avec un lointain bruit de cloche, dont el<strong>le</strong> était assourdie.«Je l'aime, je l'aime», et cela s'élargissait : il avait raison, il ne pouvait en épouser uneautre.Comme el<strong>le</strong> se tournait, el<strong>le</strong> aperçut Geneviève, sur <strong>le</strong> seuil de la sal<strong>le</strong> àmanger.- Taisez-vous ! dit-el<strong>le</strong> rapidement.Mais il était trop tard, Geneviève devait avoir entendu. El<strong>le</strong> n'avait plus de sangau visage. Justement, une cliente poussait la porte, Mme Bourdelais, une desdernières fidè<strong>le</strong>s du Vieil Elbeuf, où el<strong>le</strong> trouvait des artic<strong>le</strong>s solides; depuislongtemps, Mme de Boves avait suivi la mode, en passant au Bonheur, Mme Martyel<strong>le</strong>-même ne venait plus, conquise tout entière par <strong>le</strong>s séductions des étalages d'enface. Et Geneviève fut forcée d'avancer, pour dire de sa voix blanche :- Que désire madame ?Mme Bourdelais voulait voir de la flanel<strong>le</strong>. Colomban descendit une pièce d'uncasier, Geneviève montra l'étoffe; et, tous deux, <strong>le</strong>s mains froides, se trouvaientrapprochés derrière <strong>le</strong> comptoir. Cependant, Baudu sortait <strong>le</strong> dernier de la petite sal<strong>le</strong>,à la suite de sa femme, qui était allée s'asseoir sur la banquette de la caisse. Mais ilne se mêla pas d'abord de la vente, il avait souri à Denise, et se tenait debout, enregardant Mme Bourdelais.- El<strong>le</strong> n'est pas assez bel<strong>le</strong>, disait cel<strong>le</strong>-ci. Montrez-moi ce que vous avez deplus fort.Colomban descendit une autre pièce. Il y eut un si<strong>le</strong>nce.Mme Bourdelais examinait l'étoffe.- Et combien ?- Six francs, madame, répondit Geneviève. La cliente fit un brusquemouvement.- Six francs ! mais ils ont la même, en face, à cinq francs.Une contraction légère passa sur <strong>le</strong> visage de Baudu : Il ne put s'empêcherd'intervenir, très poliment. Madame se trompait sans doute, cet artic<strong>le</strong>-là aurait dû êtrevendu six francs cinquante, il était impossib<strong>le</strong> qu'on <strong>le</strong> donnât à cinq francs.Certainement, il s'agissait d'un autre artic<strong>le</strong>.- Non, non, répétait-el<strong>le</strong>, avec l'entêtement d'une bourgeoise qui se piquait des'y connaître. L'étoffe est la même. Peut-être encore est-el<strong>le</strong> plus épaisse.Et la discussion finit par s'aigrir, Baudu, la bi<strong>le</strong> au visage, faisait effort pourrester souriant. Son amertume contre <strong>le</strong> Bonheur crevait dans sa gorge.


- Vraiment, dit enfin Mme Bourdelais, il faut me mieux traiter, autrement, j'iraien face, comme <strong>le</strong>s autres.Alors, il perdit la tête, il cria, secoué de colère contenue :- Eh bien ! al<strong>le</strong>z en face !Du coup, el<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va, très b<strong>le</strong>ssée, et el<strong>le</strong> s'en alla, sans se retourner, enrépondant :- C'est ce que je vais faire, monsieur.Ce fut une stupeur. La vio<strong>le</strong>nce du patron <strong>le</strong>s avait tous saisis. Il restait luimêmeeffaré et tremblant de ce qu'il venait de dire. La phrase était partie sans qu'il <strong>le</strong>voulût, dans l'explosion d'une longue rancune amassée. Et, maintenant, <strong>le</strong>s Baudu,immobi<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s bras tombés, suivaient du regard Mme Bourdelais, qui traversait la rue.El<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur semblait emporter <strong>le</strong>ur fortune. Lorsque, de son pas tranquil<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> entra sousla haute porte du Bonheur, lorsqu'ils virent son dos se noyer dans la fou<strong>le</strong>, il y eut eneux comme un arrachement.- Encore une qu'ils nous prennent ! murmura <strong>le</strong> drapier.Puis, se tournant vers Denise, dont il connaissait l'engagement nouveau :- Toi aussi, ils t'ont reprise… Va, je ne t'en veux pas. Puisqu'ils ont l'argent, ilssont <strong>le</strong>s plus forts.Justement, Denise, espérant encore que Geneviève n'avait pu entendreColomban, lui disait à l'oreil<strong>le</strong> :- Il vous aime, soyez plus gaie.Mais la jeune fil<strong>le</strong> lui répondit très bas, d'une voix déchirée :- Pourquoi mentez-vous ?… Tenez ! il ne peut s'en empêcher, il regarde làhaut…Je sais bien qu'ils me l'ont volé, comme ils nous vo<strong>le</strong>nt tout.Et el<strong>le</strong> s'était assise sur la banquette de la caisse, près de sa mère. Cel<strong>le</strong>-ciavait sans doute deviné <strong>le</strong> nouveau coup reçu par la jeune fil<strong>le</strong>, car ses yeux navrésallèrent d'el<strong>le</strong> à Colomban, puis se reportèrent sur <strong>le</strong> Bonheur. C'était vrai, il <strong>le</strong>ur volaittout : au père, la fortune; à la mère, son enfant mourante; à la fil<strong>le</strong>, un mari attendudepuis dix ans. Devant cette famil<strong>le</strong> condamnée, Denise, dont <strong>le</strong> cœur se noyait decompassion, eut un instant peur d'être mauvaise. N'allait-el<strong>le</strong> pas remettre la main à lamachine qui écrasait <strong>le</strong> pauvre monde ? Mais el<strong>le</strong> se trouvait comme emportée parune force, el<strong>le</strong> sentait qu'el<strong>le</strong> ne faisait pas <strong>le</strong> mal.- Bah ! reprit Baudu pour se donner du courage, nous n'en mourrons pas. Unecliente perdue, deux de retrouvées… Tu entends, Denise; j'ai là soixante-dix mil<strong>le</strong>francs qui vont faire passer des nuits blanches à ton Mouret… Voyons, vous autres !n'ayez donc pas des figures d'enterrement !Il ne put <strong>le</strong>s égayer, lui-même retombait dans une consternation blême; et tousrestaient <strong>le</strong>s yeux sur <strong>le</strong> monstre, attirés, possédés, se rassasiant de <strong>le</strong>ur malheur.Les travaux s'achevaient, on avait débarrassé la façade des échafaudages, tout unpan du colossal édifice apparaissait, avec ses murs blancs, troués de larges vitrinesclaires. Justement, <strong>le</strong> long du trottoir, rendu enfin à la circulation, s'alignaient huitvoitures, que des garçons chargeaient l'une après l'autre, devant <strong>le</strong> bureau du départ.Sous <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il, dont un rayon enfilait la rue, <strong>le</strong>s panneaux verts, aux rechampis jauneset rouges, miroitaient comme des glaces, envoyaient des ref<strong>le</strong>ts aveuglants jusqu'aufond du Vieil Elbeuf. Les cochers vêtus de noir, d'une allure correcte, tenaient court<strong>le</strong>s chevaux, des attelages superbes, qui secouaient <strong>le</strong>urs mors argentés. Et chaquefois qu'une voiture était p<strong>le</strong>ine, il y avait, sur <strong>le</strong> pavé, un rou<strong>le</strong>ment sonore, donttremblaient <strong>le</strong>s petites boutiques voisines.Alors, devant ce défilé triomphal qu'ils devaient subir deux fois chaque jour, <strong>le</strong>cœur des Baudu se fendit. Le père défaillait, en se demandant où pouvait al<strong>le</strong>r ce


continuel flot de marchandises; tandis que la mère, malade du tourment de sa fil<strong>le</strong>,continuait à regarder sans voir, <strong>le</strong>s yeux noyés de grosses larmes.


IX.Un lundi, quatorze mars, <strong>le</strong> Bonheur des Dames inaugurait ses magasins neufspar la grande exposition des nouveautés d'été, qui devait durer trois jours. Au-dehors,une aigre bise soufflait, <strong>le</strong>s passants, surpris de ce retour d'hiver, filaient vite, enboutonnant <strong>le</strong>urs pa<strong>le</strong>tots. Cependant, toute une émotion fermentait dans <strong>le</strong>sboutiques du voisinage; et l'on voyait, contre <strong>le</strong>s vitres, <strong>le</strong>s faces pâ<strong>le</strong>s des petitscommerçants, occupés à compter <strong>le</strong>s premières voitures, qui s'arrêtaient devant lanouvel<strong>le</strong> porte d'honneur, rue Neuve-Saint-Augustin. Cette porte, haute et profondecomme un porche d'église, surmontée d'un groupe, l'Industrie et <strong>le</strong> Commerce sedonnant la main au milieu d'une complication d'attributs, était abritée sous une vastemarquise, dont <strong>le</strong>s dorures fraîches semblaient éclairer <strong>le</strong>s trottoirs d'un coup deso<strong>le</strong>il. À droite, à gauche, <strong>le</strong>s façades, d'une blancheur crue encore, s'allongeaient,faisaient retour sur <strong>le</strong>s rues Monsigny et de la Michodière, occupaient toute l'î<strong>le</strong> sauf <strong>le</strong>côté de la rue du Dix-Décembre, où <strong>le</strong> Crédit Immobilier allait bâtir. Le long de cedéveloppement de caserne, lorsque <strong>le</strong>s petits commerçants <strong>le</strong>vaient la tête, ilsapercevaient l'amoncel<strong>le</strong>ment des marchandises, par <strong>le</strong>s glaces sans tain, qui, du rezde-chausséeau second étage, ouvraient la maison au p<strong>le</strong>in jour. Et ce cube énorme,ce colossal bazar <strong>le</strong>ur bouchait <strong>le</strong> ciel, <strong>le</strong>ur paraissait être pour quelque chose dans <strong>le</strong>froid dont ils grelottaient, au fond de <strong>le</strong>urs comptoirs glacés.Dès six heures, cependant, Mouret était là, donnant ses derniers ordres. Aucentre, dans l'axe de la porte d'honneur, une large ga<strong>le</strong>rie allait de bout en bout,flanquée à droite et à gauche de deux ga<strong>le</strong>ries plus étroites, la ga<strong>le</strong>rie Monsigny et laga<strong>le</strong>rie Michodière. On avait vitré <strong>le</strong>s cours, transformées en halls; et des escaliers defer s'é<strong>le</strong>vaient du rez-de-chaussée, des ponts de fer étaient jetés d'un bout à l'autre,aux deux étages. L'architecte, par hasard intelligent, un jeune homme amoureux destemps nouveaux, ne s'était servi de la pierre que pour <strong>le</strong>s sous- sols et <strong>le</strong>s pi<strong>le</strong>sd'ang<strong>le</strong>, puis avait monté toute l'ossature en fer, des colonnes supportantl'assemblage des poutres et des solives. Les voûtins des planchers, <strong>le</strong>s cloisons desdistributions intérieures, étaient en briques. Partout on avait gagné de l'espace, l'air etla lumière entraient librement, <strong>le</strong> public circulait à l'aise, sous <strong>le</strong> jet hardi des fermes àlongue portée. C'était la cathédra<strong>le</strong> du commerce moderne solide et légère, faite pourun peup<strong>le</strong> de clientes. En bas, dans la ga<strong>le</strong>rie centra<strong>le</strong>, après <strong>le</strong>s soldes de la porte, ily avait <strong>le</strong>s cravates, la ganterie, la soie; la ga<strong>le</strong>rie Monsigny était occupée par <strong>le</strong> blancet la rouennerie, la ga<strong>le</strong>rie Michodière par la mercerie, la bonneterie, la draperie et <strong>le</strong>slainages. Puis, au premier, se trouvaient <strong>le</strong>s confections, la lingerie, <strong>le</strong>s châ<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>sdentel<strong>le</strong>s, d'autres rayons nouveaux, tandis qu'on avait relégué au second étage laliterie, <strong>le</strong>s tapis, <strong>le</strong>s étoffes d'ameub<strong>le</strong>ment, tous <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s encombrants et d'unmaniement diffici<strong>le</strong>. À cette heure, <strong>le</strong> nombre des rayons était de trente-neuf, et l'oncomptait dix-huit cents employés, dont deux cents femmes. Un monde poussait là,dans la vie sonore des hautes nefs métalliques.Mouret avait l'unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans samaison, il lui avait bâti ce temp<strong>le</strong>, pour l'y tenir à sa merci. C'était toute sa tactique, lagriser d'attentions galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi, nuit etjour, se creusait-il la tête, à la recherche de trouvail<strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s. Déjà, voulant éviterla fatigue des étages aux dames délicates, il avait fait instal<strong>le</strong>r deux ascenseurs,capitonnés de velours. Puis, il venait d'ouvrir un buffet, où l'on donnait gratuitementdes sirops et des biscuits, et un salon de <strong>le</strong>cture, une ga<strong>le</strong>rie monumenta<strong>le</strong>, décoréeavec un luxe trop riche, dans laquel<strong>le</strong> il risquait même des expositions de tab<strong>le</strong>aux.Mais son idée la plus profonde était, chez la femme sans coquetterie, de conquérir lamère par l'enfant; il ne perdait aucune force, spéculait sur tous <strong>le</strong>s sentiments, créaitdes rayons pour petits garçons et fil<strong>le</strong>ttes, arrêtait <strong>le</strong>s mamans au passage, en offrant


aux bébés des images et des ballons. Un trait de génie que cette prime des ballons,distribuée à chaque acheteuse, des ballons rouges, à la fine peau de caoutchouc,portant en grosses <strong>le</strong>ttres <strong>le</strong> nom du magasin, et qui, tenus au bout d'un fil, voyageanten l'air, promenaient par <strong>le</strong>s rues une réclame vivante !La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait à dépenser paran trois cent mil<strong>le</strong> francs de catalogues, d'annonces et d'affiches. Pour sa mise envente des nouveautés d'été, il avait lancé deux cent mil<strong>le</strong> catalogues, dont cinquantemil<strong>le</strong> à l'étranger, traduits dans toutes <strong>le</strong>s langues. Maintenant, il <strong>le</strong>s faisait illustrer degravures, il <strong>le</strong>s accompagnait même d'échantillons, collés sur <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s. C'était undébordement d'étalages, <strong>le</strong> Bonheur des Dames sautait aux yeux du monde entier,envahissait <strong>le</strong>s murail<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s journaux, jusqu'aux rideaux des théâtres. Il professaitque la femme est sans force contre la réclame, qu'el<strong>le</strong> finit fata<strong>le</strong>ment par al<strong>le</strong>r aubruit. Du reste, il lui tendait des pièges plus savants, il l'analysait en grand moraliste.Ainsi, il avait découvert qu'el<strong>le</strong> ne résistait pas au bon marché, qu'el<strong>le</strong> achetait sansbesoin, quand el<strong>le</strong> croyait conclure une affaire avantageuse; et, sur cette observation,il basait son système des diminutions de prix, il baissait progressivement <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>snon vendus, préférant <strong>le</strong>s vendre à perte, fidè<strong>le</strong> au principe du renouvel<strong>le</strong>ment rapidedes marchandises. Puis, il avait pénétré plus avant encore dans <strong>le</strong> cœur de la femme,il venait d'imaginer «<strong>le</strong>s rendus», un chef d'œuvre de séduction jésuitique. «Preneztoujours, madame : vous nous rendrez l'artic<strong>le</strong>, s'il cesse de vous plaire.» Et la femme,qui résistait, trouvait là une dernière excuse, la possibilité de revenir sur une folie : el<strong>le</strong>prenait, la conscience en règ<strong>le</strong>. Maintenant, <strong>le</strong>s rendus et la baisse des prix entraientdans <strong>le</strong> fonctionnement classique du nouveau commerce.Mais où Mouret se révélait comme un maître sans rival, c'était dansl'aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi que pas un coin du Bonheurdes Dames ne devait rester désert; partout, il exigeait du bruit, de la fou<strong>le</strong>, de la vie;car la vie, disait- il, attire la vie, enfante et pullu<strong>le</strong>. De cette loi, il tirait toutes sortesd'applications. D'abord, on devait s'écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crûtà une émeute; et il obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte <strong>le</strong>s soldes, descasiers et des corbeil<strong>le</strong>s débordant d'artic<strong>le</strong>s à vil prix; si bien que <strong>le</strong> menu peup<strong>le</strong>s'amassait, barrait <strong>le</strong> seuil, faisait penser que <strong>le</strong>s magasins craquaient de monde,lorsque souvent ils n'étaient qu'à demi p<strong>le</strong>ins. Ensuite, <strong>le</strong> long des ga<strong>le</strong>ries, il avait l'artde dissimu<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s rayons qui chômaient, par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong>s châ<strong>le</strong>s en été et <strong>le</strong>sindiennes en hiver; il <strong>le</strong>s entourait de rayons vivants, <strong>le</strong>s noyait dans du vacarme. Luiseul avait encore imaginé de placer au deuxième étage <strong>le</strong>s comptoirs des tapis et desmeub<strong>le</strong>s, des comptoirs où <strong>le</strong>s clientes étaient plus rares, et dont la présence au rezde-chausséeaurait creusé des trous vides et froids. S'il en avait découvert <strong>le</strong> moyen,il aurait fait passer la rue au travers de sa maison.Justement, Mouret se trouvait en proie à une crise d'inspiration. Le samedi soir,comme il donnait un dernier coup d'œil aux préparatifs de la grande vente du lundi,dont on s'occupait depuis un mois, il avait eu la conscience soudaine que <strong>le</strong>classement des rayons adopté par lui, était inepte. C'était pourtant un classementd'une logique absolue, <strong>le</strong>s tissus d'un côté, <strong>le</strong>s objets confectionnés de l'autre, unordre intelligent qui devait permettre aux clientes de se diriger el<strong>le</strong>s-mêmes. Il avaitrêvé cet ordre autrefois, dans <strong>le</strong> fouillis de l'étroite boutique de Mme Hédouin; et voilàqu'il se sentait ébranlé, <strong>le</strong> jour où il <strong>le</strong> réalisait. Brusquement, il s'était écrié qu'il fallait«lui casser tout ça». On avait quarante-huit heures, il s'agissait de déménager unepartie des magasins. Le personnel, effaré, bousculé, avait dû passer <strong>le</strong>s deux nuits etla journée entière du dimanche, au milieu d'un gâchis épouvantab<strong>le</strong>. Même <strong>le</strong> lundimatin, une heure avant l'ouverture, des marchandises ne se trouvaient pas encore en


place. Certainement, <strong>le</strong> patron devenait fou, personne ne comprenait, c'était uneconsternation généra<strong>le</strong>.- Allons, dépêchons ! criait Mouret, avec la tranquil<strong>le</strong> assurance de son génie.Voici encore des costumes qu'il faut me porter là- haut… Et <strong>le</strong> Japon est-il installé sur<strong>le</strong> palier central ?… Un dernier effort, mes enfants, vous verrez la vente tout à l'heure !Bourdonc<strong>le</strong>, lui aussi, était là depuis <strong>le</strong> petit jour. Pas plus que <strong>le</strong>s autres, il necomprenait, et ses regards suivaient <strong>le</strong> directeur d'un air d'inquiétude. Il n'osait luiposer des questions, sachant de quel<strong>le</strong> manière on était reçu, dans ces moments decrise. Pourtant, il se décida, il demanda doucement :- Est-ce qu'il était bien nécessaire de tout bou<strong>le</strong>verser ainsi, à la veil<strong>le</strong> de notreexposition ?D'abord, Mouret haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, sans répondre. Puis, comme l'autre sepermit d'insister, il éclata.- Pour que <strong>le</strong>s clientes se tassent toutes dans <strong>le</strong> même coin, n'est-ce pas ? Unejolie idée de géomètre que j'avais eue là ! Je ne m'en serais jamais consolé…Comprenez donc que je localisais la fou<strong>le</strong>. Une femme entrait, allait droit où el<strong>le</strong>voulait al<strong>le</strong>r, passait du jupon à la robe, de la robe au manteau, puis se retirait, sansmême s'être un peu perdue !… Pas une n'aurait seu<strong>le</strong>ment vu nos magasins !- Mais, fit remarquer Bourdonc<strong>le</strong>, maintenant que vous avez tout brouillé et toutjeté aux quatre coins, <strong>le</strong>s employés useront <strong>le</strong>urs jambes, à conduire <strong>le</strong>s acheteusesde rayon en rayon.Mouret eut un geste superbe.- Ce que je m'en fiche ! Ils sont jeunes, ça <strong>le</strong>s fera grandir… Et tant mieux, s'ilsse promènent ! Ils auront l'air plus nombreux, ils augmenteront la fou<strong>le</strong>. Qu'ons'écrase, tout ira bien !Il riait, il daigna expliquer son idée, en baissant la voix :- Tenez ! Bourdonc<strong>le</strong>, écoutez <strong>le</strong>s résultats… Premièrement, ce va-et-vientcontinuel de clientes <strong>le</strong>s disperse un peu partout, <strong>le</strong>s multiplie et <strong>le</strong>ur fait perdre latête; secondement, comme il faut qu'on <strong>le</strong>s conduise d'un bout des magasins à l'autre,si el<strong>le</strong>s désirent par exemp<strong>le</strong> la doublure après avoir acheté la robe, ces voyages entous sens trip<strong>le</strong>nt pour el<strong>le</strong> la grandeur de la maison; troisièmement, el<strong>le</strong>s sont forcéesde traverser des rayons où el<strong>le</strong>s n'auraient pas mis <strong>le</strong>s pieds, des tentations <strong>le</strong>s yaccrochent au passage, et el<strong>le</strong>s succombent; quatrièmement…Bourdonc<strong>le</strong> riait avec lui. Alors, Mouret, enchanté, s'arrêta, pour crier auxgarçons :-Très bien, mes enfants ! Maintenant, un coup de balai, et voilà qui est beau !Mais, en se tournant, il aperçut Denise. Lui et Bourdonc<strong>le</strong> se trouvaient devant<strong>le</strong> rayon des confections, qu'il venait justement de dédoub<strong>le</strong>r, en faisant monter <strong>le</strong>srobes et costumes au second étage, à l'autre bout des magasins. Denise, descenduela première, ouvrait de grands yeux, dépaysée par <strong>le</strong>s aménagements nouveaux.- Quoi donc ? murmura-t-el<strong>le</strong>, on déménage ?Cette surprise parut amuser Mouret, qui adorait ces coups de théâtre. Dès <strong>le</strong>spremiers jours de février, Denise était rentrée au Bonheur, où el<strong>le</strong> avait eu l'heureuxétonnement de retrouver <strong>le</strong> personnel poli, presque respectueux. Mme Aurélie surtoutse montrait bienveillante; Marguerite et Clara semblaient résignées; jusqu'au pèreJouve qui pliait l'échine, l'air embarrassé, comme désireux d'effacer <strong>le</strong> vilain souvenird'autrefois. Il suffisait que Mouret eût dit un mot, tout <strong>le</strong> monde chuchotait, en lasuivant des yeux. Et, dans cette amabilité généra<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> n'était un peu b<strong>le</strong>ssée quepar la tristesse singulière de Deloche et <strong>le</strong>s sourires inexplicab<strong>le</strong>s de Pauline.Cependant, Mouret la regardait toujours de son air ravi.- Que cherchez-vous donc, mademoisel<strong>le</strong> ? demanda-t-il enfin.


Denise ne l'avait pas aperçu. El<strong>le</strong> rougit légèrement. Depuis sa rentrée, el<strong>le</strong>recevait de lui des marques d'intérêt, qui la touchaient beaucoup. Pauline, sans qu'el<strong>le</strong>sût pourquoi, lui avait conté en détail <strong>le</strong>s amours du patron et de Clara, où il la voyait,ce qu'il la payait; et el<strong>le</strong> en reparlait souvent, el<strong>le</strong> ajoutait même qu'il avait une autremaîtresse, cette Mme Desforges, bien connue de tout <strong>le</strong> magasin. De tel<strong>le</strong>s histoiresremuaient Denise, el<strong>le</strong> était reprise devant lui de ses peurs d'autrefois, d'un malaiseoù sa reconnaissance luttait contre de la colère.- C'est tout ce remue-ménage, murmura-t-el<strong>le</strong>.Alors, Mouret s'approcha pour lui dire à voix plus basse :- Ce soir, après la vente, veuil<strong>le</strong>z passer à mon cabinet. Je désire vous par<strong>le</strong>r.Troublée, el<strong>le</strong> inclina la tête, sans prononcer un mot. D'ail<strong>le</strong>urs, el<strong>le</strong> entra aurayon, où <strong>le</strong>s autres vendeuses arrivaient. Mais Bourdonc<strong>le</strong> avait entendu Mouret, et il<strong>le</strong> regardait en souriant. Même il osa lui dire, quand ils furent seuls :- Encore cel<strong>le</strong>-là ! Méfiez-vous, ça finira par être sérieux !Vivement, Mouret se défendit, cachant son émotion sous un air d'insouciancesupérieure.- Laissez donc, une plaisanterie ! La femme qui me prendra n'est pas née, moncher !Et, comme <strong>le</strong>s magasins ouvraient enfin, il se précipita pour donner un derniercoup d'œil aux divers comptoirs. Bourdonc<strong>le</strong> hochait la tête. Cette Denise, simp<strong>le</strong> etdouce, commençait à l'inquiéter. Une première fois, il avait vaincu, par un renvoibrutal. Mais el<strong>le</strong> reparaissait, et il la traitait en ennemie sérieuse, muet devant el<strong>le</strong>,attendant de nouveau.Mouret, qu'il rattrapa, criait en bas, dans <strong>le</strong> hall Saint-Augustin, en face de laporte d'entrée :- Est-ce qu'on se fiche de moi ! J'avais dit de mettre <strong>le</strong>s ombrel<strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ues enbordure… Cassez-moi tout ça et vite !Il ne voulut rien entendre, une équipe de garçons dut remanier l'exposition desombrel<strong>le</strong>s. En voyant <strong>le</strong>s clientes arriver, il fit même fermer un instant <strong>le</strong>s portes; et ilrépétait qu'il n'ouvrirait pas, plutôt que de laisser <strong>le</strong>s ombrel<strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ues au centre. Çatuait sa composition. Les étalagistes renommés, Hutin, Mignot, d'autres encore,venaient voir, <strong>le</strong>vaient <strong>le</strong>s yeux; mais ils affectaient de ne pas comprendre, étant d'uneéco<strong>le</strong> différente.Enfin, on rouvrit <strong>le</strong>s portes, et <strong>le</strong> flot entra. Dès la première heure, avant que <strong>le</strong>smagasins fussent p<strong>le</strong>ins, il se produisit sous <strong>le</strong> vestibu<strong>le</strong> un écrasement tel, qu'il fallutavoir recours aux sergents de vil<strong>le</strong>, pour rétablir la circulation sur <strong>le</strong> trottoir. Mouretavait calculé juste : toutes <strong>le</strong>s ménagères, une troupe serrée de petites-bourgeoises etde femmes en bonnet, donnaient assaut aux occasions, aux soldes et aux coupons,étalés jusque dans la rue. Des mains en l'air, continuel<strong>le</strong>ment, tâtaient «<strong>le</strong>s pendus»de l'entrée, un calicot à sept sous, une grisail<strong>le</strong> laine et coton à neuf sous, surtout unOrléans à trente-huit centimes, qui ravageait <strong>le</strong>s bourses pauvres. Il y avait despoussées d'épau<strong>le</strong>s, une bousculade fiévreuse autour des casiers et des corbeil<strong>le</strong>s,où des artic<strong>le</strong>s au rabais, dentel<strong>le</strong>s à dix centimes, rubans à cinq sous, jarretières àtrois sous, gants, jupons, cravates, chaussettes et bas de coton s'éboulaient,disparaissaient, comme mangés par une fou<strong>le</strong> vorace. Malgré <strong>le</strong> temps froid, <strong>le</strong>scommis qui vendaient au p<strong>le</strong>in air du pavé, ne pouvaient suffire. Une femme grossejeta des cris. Deux petites fil<strong>le</strong>s manquèrent d'être étouffées.Toute la matinée, cet écrasement augmenta. Vers une heure, des queuess'établissaient, la rue était barrée, ainsi qu'en temps d'émeute. Justement, commeMme de Boves et sa fil<strong>le</strong> Blanche se tenaient sur <strong>le</strong> trottoir d'en face, hésitantes, el<strong>le</strong>sfurent abordées par Mme Marty, éga<strong>le</strong>ment accompagnée de sa fil<strong>le</strong> Va<strong>le</strong>ntine.


- Hein ? quel monde ! dit la première. On se tue là-dedans… Je ne devais pasvenir, j'étais au lit, puis je me suis <strong>le</strong>vée pour prendre l'air.- C'est comme moi, déclara l'autre. J'ai promis à mon mari d'al<strong>le</strong>r voir sa sœur,à Montmartre… Alors, en passant, j'ai songé que j'avais besoin d'une pièce de lacet.Autant l'acheter ici qu'ail<strong>le</strong>urs, n'est-ce pas ? Oh ! je ne dépenserai pas un sou ! Il neme faut rien, du reste.Cependant, <strong>le</strong>urs yeux ne quittaient pas la porte, el<strong>le</strong>s étaient prises etemportées dans <strong>le</strong> vent de la fou<strong>le</strong>.- Non, non, je n'entre pas, j'ai peur, murmura Mme de Boves. Blanche, allonsnous-en,nous serions broyées.Mais sa voix faiblissait, el<strong>le</strong> cédait peu à peu au désir d'entrer où entre <strong>le</strong>monde; et sa crainte se fondait dans l'attrait irrésistib<strong>le</strong> de l'écrasement. Mme Martys'était aussi abandonnée. El<strong>le</strong> répétait :- Tiens ma robe, Va<strong>le</strong>ntine… Ah bien ! je n'ai jamais vu ça. On vous porte.Qu'est-ce que ça va être, à l'intérieur !Ces dames, saisies par <strong>le</strong> courant, ne pouvaient plus recu<strong>le</strong>r. Comme <strong>le</strong>sf<strong>le</strong>uves tirent à eux <strong>le</strong>s eaux errantes d'une vallée, il semblait que <strong>le</strong> flot des clientes,coulant à p<strong>le</strong>in vestibu<strong>le</strong>, buvait <strong>le</strong>s passants de la rue, aspirait la population desquatre coins de Paris. El<strong>le</strong>s n'avançaient que très <strong>le</strong>ntement, serrées à perdre ha<strong>le</strong>ine,tenues debout par des épau<strong>le</strong>s et des ventres, dont el<strong>le</strong>s sentaient la mol<strong>le</strong> cha<strong>le</strong>ur; et<strong>le</strong>ur désir satisfait jouissait de cette approche pénib<strong>le</strong>, qui fouettait davantage <strong>le</strong>urcuriosité. C'était un pê<strong>le</strong>-mê<strong>le</strong> de dames vêtues de soie, de petites-bourgeoises àrobes pauvres, de fil<strong>le</strong>s en cheveux, toutes sou<strong>le</strong>vées, enfiévrées de la mêmepassion. Quelques hommes, noyés sous <strong>le</strong>s corsages débordants, jetaient desregards inquiets autour d'eux. Une nourrice, au plus épais, <strong>le</strong>vait très haut sonpoupon, qui riait d'aise. Et, seu<strong>le</strong>, une femme maigre se fâchait, éclatant en paro<strong>le</strong>smauvaises, accusant une voisine de lui entrer dans <strong>le</strong> corps.- Je crois bien que mon jupon va y rester, répétait Mme de Boves.Muette, <strong>le</strong> visage encore frais du grand air, Mme Marty se haussait pour voiravant <strong>le</strong>s autres, par-dessus <strong>le</strong>s têtes, s'élargir <strong>le</strong>s profondeurs des magasins. Lespupil<strong>le</strong>s de ses yeux gris étaient minces comme cel<strong>le</strong>s d'une chatte arrivant du p<strong>le</strong>injour; et el<strong>le</strong> avait la chair reposée, <strong>le</strong> regard clair d'une personne qui s'éveil<strong>le</strong>.- Ah ! enfin ! dit-el<strong>le</strong> en poussant un soupir.Ces dames venaient de se dégager. El<strong>le</strong>s étaient dans <strong>le</strong> hall Saint-Augustin.Leur surprise fut grande de <strong>le</strong> trouver presque vide. Mais un bien-être <strong>le</strong>s envahissait,il <strong>le</strong>ur semblait entrer dans <strong>le</strong> printemps, au sortir de l'hiver de la rue. Tandis que,dehors, soufflait <strong>le</strong> vent glacé des giboulées, déjà la bel<strong>le</strong> saison, dans <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries duBonheur, s'attiédissait avec <strong>le</strong>s étoffes légères, l'éclat f<strong>le</strong>uri des nuances tendres, lagaieté champêtre des modes d'été et des ombrel<strong>le</strong>s.- Regardez donc ! cria Mme de Boves, immobilisée, <strong>le</strong>s yeux en l'air.C'était l'exposition des ombrel<strong>le</strong>s. Toutes ouvertes, arrondies comme desboucliers, el<strong>le</strong>s couvraient <strong>le</strong> hall, de la baie vitrée du plafond à la cimaise de chêneverni. Autour des arcades des étages supérieurs, el<strong>le</strong>s dessinaient des festons; <strong>le</strong>long des colonnes, el<strong>le</strong>s descendaient en guirlandes; sur <strong>le</strong>s balustrades des ga<strong>le</strong>ries,jusque sur <strong>le</strong>s rampes des escaliers, el<strong>le</strong>s filaient en lignes serrées; et, partout,rangées symétriquement, bariolant <strong>le</strong>s murs de rouge, de vert et de jaune, el<strong>le</strong>ssemblaient de grandes lanternes vénitiennes, allumées pour quelque fête colossa<strong>le</strong>.Dans <strong>le</strong>s ang<strong>le</strong>s, il y avait des motifs compliqués, des étoi<strong>le</strong>s faites d'ombrel<strong>le</strong>s àtrente-neuf sous, dont <strong>le</strong>s teintes claires, b<strong>le</strong>u pâ<strong>le</strong>, blanc crème, rose tendre,brûlaient avec une douceur de veil<strong>le</strong>use; tandis que, au-dessus, d'immenses parasols


japonais, où des grues cou<strong>le</strong>ur d'or volaient dans un ciel de pourpre, flambaient avecdes ref<strong>le</strong>ts d'incendie.Mme Marty cherchait une phrase pour dire son ravissement, et el<strong>le</strong> ne trouvaque cette exclamation :- C'est féerique !Puis, tâchant de s'orienter :- Voyons, <strong>le</strong> lacet est à la mercerie… J'achète mon lacet et je me sauve.- Je vous accompagne, dit Mme de Boves. N'est-ce pas, Blanche, noustraversons <strong>le</strong>s magasins, pas davantage ?Mais, dès la porte, ces dames étaient perdues. El<strong>le</strong>s tournèrent à gauche; et,comme on avait déménagé la mercerie, el<strong>le</strong>s tombèrent au milieu des ruches, puis aumilieu des parures. Sous <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries couvertes, il faisait très chaud, une cha<strong>le</strong>ur deserre, moite et enfermée, chargée de l'odeur fade des tissus, et dans laquel<strong>le</strong>s'étouffait <strong>le</strong> piétinement de la fou<strong>le</strong>. Alors, el<strong>le</strong>s revinrent devant la porte, oùs'établissait un courant de sortie, tout un défilé interminab<strong>le</strong> de femmes et d'enfants,sur qui flottait un nuage de ballons rouges. Quarante mil<strong>le</strong> ballons étaient prêts, il yavait des garçons chargés spécia<strong>le</strong>ment de la distribution. À voir <strong>le</strong>s acheteuses quise retiraient, on aurait dit en l'air, au bout des fils invisib<strong>le</strong>s, un vol d'énormes bul<strong>le</strong>s desavon, reflétant l'incendie des ombrel<strong>le</strong>s. Le magasin en était tout illuminé.- C'est un monde, déclarait Mme de Boves. On ne sait plus où l'on est.Pourtant, ces dames ne pouvaient rester dans <strong>le</strong> remous de la porte, en p<strong>le</strong>inebousculade de l'entrée et de la sortie. L'inspecteur Jouve, heureusement, vint à <strong>le</strong>ursecours. Il se tenait sous <strong>le</strong> vestibu<strong>le</strong>, grave, attentif, dévisageant chaque femme aupassage. Chargé spécia<strong>le</strong>ment de la police intérieure, il flairait <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>uses et suivaitsurtout <strong>le</strong>s femmes grosses, lorsque la fièvre de <strong>le</strong>urs yeux l'inquiétait.- La mercerie, mesdames ? dit-il obligeamment, al<strong>le</strong>z à gauche, tenez ! là-bas,derrière la bonneterie.Mme de Boves remercia. Mais Mme Marty, en se retournant, n'avait plus trouvéprès d'el<strong>le</strong> sa fil<strong>le</strong> Va<strong>le</strong>ntine. El<strong>le</strong> s'effrayait, lorsqu'el<strong>le</strong> l'aperçut, déjà loin, au bout duhall Saint-Augustin, profondément absorbée devant une tab<strong>le</strong> de proposition, surlaquel<strong>le</strong> s'entassaient des cravates de femme à dix-neuf sous. Mouret pratiquait laproposition, <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s offerts à voix haute, la cliente raccrochée et dévalisée; car ilusait de toutes <strong>le</strong>s réclames, il se moquait de la discrétion de certains confrères, dontl'opinion était que <strong>le</strong>s marchandises devaient par<strong>le</strong>r toutes seu<strong>le</strong>s. Des vendeursspéciaux, des Parisiens fainéants et blagueurs, écoulaient ainsi des quantitésconsidérab<strong>le</strong>s de petits objets de camelote.- Oh ! maman, murmura Va<strong>le</strong>ntine, vois donc ces cravates… El<strong>le</strong> ont, au coin,un oiseau brodé.Le commis faisait l'artic<strong>le</strong>, jurait que c'était tout soie, que <strong>le</strong> fabricant était enfaillite, et qu'on ne retrouverait jamais une occasion pareil<strong>le</strong>.- Dix-neuf sous, est-ce possib<strong>le</strong> ! disait Mme Marty, séduite comme sa fil<strong>le</strong>. Bah! je puis bien en prendre deux, ce n'est pas ça qui nous ruinera...Mme de Boves restait dédaigneuse. El<strong>le</strong> détestait la proposition, un commis quil'appelait, la mettait en fuite. Surprise, Mme Marty ne comprenait pas cette horreurnerveuse du boniment, car el<strong>le</strong> avait l'autre nature, el<strong>le</strong> était des femmes heureusesde se laisser vio<strong>le</strong>nter, de baigner dans la caresse de l'offre publique, avec lajouissance de mettre ses mains partout et de perdre son temps en paro<strong>le</strong>s inuti<strong>le</strong>s.- Maintenant, reprit-el<strong>le</strong>, vite à mon lacet… Je ne veux même plus rien voir.Cependant, comme el<strong>le</strong> traversait <strong>le</strong>s foulards et la ganterie, son cœur défaillitde nouveau. Il y avait là, sous la lumière diffuse, un étalage aux colorations vives etgaies, d'un effet ravissant. Les comptoirs, rangés symétriquement, semblaient être


des plates-bandes, changeaient <strong>le</strong> hall en un parterre français, où souriait la gammetendre des f<strong>le</strong>urs. À nu sur <strong>le</strong> bois, dans des cartons éventrés, hors des casiers tropp<strong>le</strong>ins, une moisson de foulards mettait <strong>le</strong> rouge vif des géraniums, <strong>le</strong> blanc laiteuxdes pétunias, <strong>le</strong> jaune d'or des chrysanthèmes, <strong>le</strong> b<strong>le</strong>u cé<strong>le</strong>ste des verveines; et, plushaut, sur des tiges de cuivre, s'enguirlandait une autre floraison, des fichus jetés, desrubans déroulés, tout un cordon éclatant qui se prolongeait, montait autour descolonnes, se multipliait dans <strong>le</strong>s glaces. Mais ce qui ameutait la fou<strong>le</strong>, c'était, à laganterie, un cha<strong>le</strong>t suisse fait uniquement avec des gants : un chef-d'œuvre deMignot, qui avait exigé deux jours de travail. D'abord, des gants noirs établissaient <strong>le</strong>rez-de-chaussée; puis, venaient des gants pail<strong>le</strong>, réséda, sang de bœuf, distribuésdans la décoration, bordant <strong>le</strong>s fenêtres, indiquant <strong>le</strong>s balcons, remplaçant <strong>le</strong>s tui<strong>le</strong>s.- Que désire madame ? demanda Mignot en voyant Mme Marty plantée devant<strong>le</strong> cha<strong>le</strong>t. Voici des gants de Suède à un franc soixante- quinze, première qualité…Il avait la proposition acharnée, appelant <strong>le</strong>s passantes du fond de soncomptoir, <strong>le</strong>s importunant de sa politesse. Comme el<strong>le</strong> refusait de la tête, il continua :- Des gants du Tyrol à un franc vingt-cinq… Des gants de Turin pour enfants,des gants brodés toutes cou<strong>le</strong>urs…- Non, merci, je n'ai besoin de rien, déclara Mme Marty.Mais il sentit que sa voix mollissait, il l'attaqua plus rudement, en lui mettantsous <strong>le</strong>s yeux <strong>le</strong>s gants brodés; et el<strong>le</strong> fut sans force, el<strong>le</strong> en acheta une paire. Puis,comme Mme de Boves la regardait avec un sourire, el<strong>le</strong> rougit.- Hein ? suis-je enfant ?… Si je ne me dépêche pas de prendre mon lacet et deme sauver, je suis perdue.Par malheur, il y avait, à la mercerie, un encombrement tel, qu'el<strong>le</strong> ne put sefaire servir. Toutes deux attendaient depuis dix minutes, et el<strong>le</strong>s s'irritaient, lorsque larencontre de Mme Bourdelais et de ses trois enfants, <strong>le</strong>s occupa. Cette dernièreexpliquait de son air tranquil<strong>le</strong> de jolie femme pratique, qu'el<strong>le</strong> avait voulu montrer çaaux petits. Made<strong>le</strong>ine avait dix ans, Edmond huit, Lucien quatre; et ils riaient d'aise,c'était une partie à bon compte, promise depuis longtemps.- El<strong>le</strong>s sont drô<strong>le</strong>s, je vais acheter une ombrel<strong>le</strong> rouge, dit tout à coup MmeMarty, qui piétinait, impatientée de rester là, à ne rien faire.El<strong>le</strong> en choisit une de quatorze francs cinquante. Mme Bourdelais, après avoirsuivi l'achat d'un regard de blâme, lui dit amica<strong>le</strong>ment :- Vous avez bien tort de vous presser. Dans un mois, vous l'auriez eue pour dixfrancs… Ce n'est pas moi qu'ils attraperont !Et el<strong>le</strong> fit toute une théorie de bonne ménagère. Puisque <strong>le</strong>s magasinsbaissaient <strong>le</strong>s prix, il n'y avait qu'à attendre. El<strong>le</strong> ne voulait pas être exploitée par eux,c'était el<strong>le</strong> qui profitait de <strong>le</strong>urs véritab<strong>le</strong>s occasions. Même el<strong>le</strong> y apportait une luttede malice, el<strong>le</strong> se vantait de ne <strong>le</strong>ur avoir jamais laissé un sou de gain.- Voyons, finit-el<strong>le</strong> par dire, j'ai promis à mon petit monde de lui montrer desimages, là-haut, dans <strong>le</strong> salon… Venez donc avec moi, vous avez <strong>le</strong> temps.Alors, <strong>le</strong> lacet fut oublié, Mme Marty céda tout de suite, tandis que Mme deBoves refusait, préférant faire d'abord <strong>le</strong> tour du rez-de-chaussée. Du reste, cesdames espéraient bien se retrouver en haut. Mme Bourdelais cherchait un escalier,lorsqu'el<strong>le</strong> aperçut l'un des ascenseurs; et el<strong>le</strong> y poussa <strong>le</strong>s enfants, pour compléter lapartie. Mme Marty et Va<strong>le</strong>ntine entrèrent aussi dans l'étroite cage, où l'on fut trèsserré; mais <strong>le</strong>s glaces, <strong>le</strong>s banquettes de velours, la porte de cuivre ouvragé, <strong>le</strong>soccupaient à ce point qu'el<strong>le</strong>s arrivèrent au premier étage, sans avoir senti <strong>le</strong>glissement doux de la machine. Un autre régal <strong>le</strong>s attendait d'ail<strong>le</strong>urs, dès la ga<strong>le</strong>riedes dentel<strong>le</strong>s. Comme on passait devant <strong>le</strong> buffet, Mme Bourdelais ne manqua pas degorger la petite famil<strong>le</strong> de sirop. C'était une sal<strong>le</strong> carrée, avec un large comptoir de


marbre; aux deux bouts, des fontaines argentées laissaient cou<strong>le</strong>r un mince fi<strong>le</strong>td'eau; derrière, sur des tab<strong>le</strong>ttes, s'alignaient des bouteil<strong>le</strong>s. Trois garçons,continuel<strong>le</strong>ment, essuyaient et emplissaient <strong>le</strong>s verres. Pour contenir la clientè<strong>le</strong>altérée, on avait dû établir une queue, ainsi qu'aux portes des théâtres, à l'aide d'unebarrière recouverte de velours. La fou<strong>le</strong> s'y écrasait. Des personnes, perdant toutscrupu<strong>le</strong> devant ces gourmandises gratuites, se rendaient malades.- Eh bien ! où sont-el<strong>le</strong>s donc ? s'écria Mme Bourdelais, lorsqu'el<strong>le</strong> se dégageade la cohue, après avoir essuyé <strong>le</strong>s enfants avec son mouchoir.Mais el<strong>le</strong> aperçut Mme Marty et Va<strong>le</strong>ntine au fond d'une autre ga<strong>le</strong>rie, très loin.Toutes deux, noyées sous un déballage de jupons, achetaient encore. C'était fini, lamère et la fil<strong>le</strong> disparurent dans la fièvre de dépense qui <strong>le</strong>s emportait.Quand el<strong>le</strong> arriva enfin au salon de <strong>le</strong>cture et de correspondance, MmeBourdelais installa Made<strong>le</strong>ine, Edmond et Lucien devant la grande tab<strong>le</strong>; puis, el<strong>le</strong> pritel<strong>le</strong>-même, dans une bibliothèque, des albums de photographies qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur apporta.La voûte de la longue sal<strong>le</strong> était chargée d'or; aux deux extrémités, des cheminéesmonumenta<strong>le</strong>s se faisaient face; de médiocres tab<strong>le</strong>aux, très richement encadrés,couvraient <strong>le</strong>s murs; et, entre <strong>le</strong>s colonnes, devant chacune des baies cintrées quiouvraient sur <strong>le</strong>s magasins, il y avait de hautes plantes vertes, dans des vases demajolique. Tout un public si<strong>le</strong>ncieux entourait la tab<strong>le</strong>, encombrée de revues et dejournaux, garnie de papeteries et d'encriers. Des dames ôtaient <strong>le</strong>urs gants, écrivaientdes <strong>le</strong>ttres sur du papier au chiffre de la maison, dont el<strong>le</strong>s biffaient l'en-tête d'un traitde plume. Quelques hommes, renversés au fond de <strong>le</strong>urs fauteuils, lisaient desjournaux. Mais beaucoup de personnes restaient là sans rien faire : maris attendant<strong>le</strong>urs femmes lâchées au travers des rayons, jeunes dames discrètes guettantl'arrivée d'un amant, vieux parents déposés comme au vestiaire, pour être repris à lasortie. Et ce monde, assis mol<strong>le</strong>ment, se reposait, jetait des coups d'œil, par <strong>le</strong>s baiesouvertes, sur <strong>le</strong>s profondeurs des ga<strong>le</strong>ries et des halls, dont la voix lointaine montait,dans <strong>le</strong> petit bruit des plumes et <strong>le</strong> froissement des journaux.- Comment ! vous voilà ! dit Mme Bourdelais. Je ne vous reconnaissais pas.Près des enfants, une dame disparaissait entre <strong>le</strong>s pages d'une revue. C'étaitMme Guibal. El<strong>le</strong> sembla contrariée de la rencontre. Mais el<strong>le</strong> se remit tout de suite,raconta qu'el<strong>le</strong> était montée s'asseoir un peu, pour échapper à l'écrasement de lafou<strong>le</strong>. Et, comme Mme Bourdelais lui demandait si el<strong>le</strong> était venue faire des emp<strong>le</strong>ttes,el<strong>le</strong> répondit de son air de langueur, en éteignant de ses paupières l'âpreté égoïste deson regard :- Oh ! non… Au contraire, je suis venue rendre. Oui, des portières, dont je nesuis pas satisfaite. Seu<strong>le</strong>ment, il y a un tel monde, que j'attends de pouvoir approcherdu rayon.El<strong>le</strong> causa, dit que c'était bien commode, ce mécanisme des rendus;auparavant, el<strong>le</strong> n'achetait jamais, tandis que, maintenant, el<strong>le</strong> se laissait tenterparfois. À la vérité, el<strong>le</strong> rendait quatre objets sur cinq, el<strong>le</strong> commençait à être connuede tous <strong>le</strong>s comptoirs, pour <strong>le</strong>s négoces étranges, flairés sous l'éternelmécontentement qui lui faisait rapporter <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s un à un, après <strong>le</strong>s avoir gardésplusieurs jours. Mais, en parlant, el<strong>le</strong> ne quittait pas des yeux <strong>le</strong>s portes du salon; etel<strong>le</strong> parut soulagée, quand Mme Bourdelais retourna vers ses enfants, afin de <strong>le</strong>urexpliquer <strong>le</strong>s photographies. Presque au même moment, M. de Boves et Paul deVallagnosc entrèrent. Le comte, qui affectait de faire visiter au jeune homme <strong>le</strong>snouveaux magasins, échangea avec el<strong>le</strong> un vif regard; puis, el<strong>le</strong> se replongea dans sa<strong>le</strong>cture, comme si el<strong>le</strong> ne l'avait pas aperçu.- Tiens ! Paul ! dit une voix derrière ces messieurs.


C'était Mouret, en train de donner son coup d'œil aux divers services. Lesmains se tendirent, et il demanda tout de suite :- Mme de Boves nous a-t-el<strong>le</strong> fait l'honneur de venir ?- Mon Dieu ! non, répondit <strong>le</strong> comte, et à son grand regret. El<strong>le</strong> est souffrante,oh ! rien de dangereux.Mais brusquement, il feignit de voir Mme Guibal. Il s'échappa, s'approcha, têtenue; tandis que <strong>le</strong>s deux autres se contentaient de la saluer de loin. El<strong>le</strong>, éga<strong>le</strong>ment,jouait la surprise. Paul avait eu un sourire; il comprenait enfin, il raconta tout bas àMouret comment <strong>le</strong> comte, rencontré par lui rue Richelieu, s'était efforcé de luiéchapper et avait pris <strong>le</strong> parti de l'entraîner au Bonheur, sous <strong>le</strong> prétexte qu'il fallaitabsolument voir ça. Depuis un an, la dame tirait de ce dernier l'argent et <strong>le</strong> plaisirqu'el<strong>le</strong> pouvait, n'écrivant jamais, lui donnant rendez-vous dans des lieux publics, <strong>le</strong>séglises, <strong>le</strong>s musées, <strong>le</strong>s magasins, pour s'entendre.- Je crois qu'à chaque rendez-vous, ils changent de chambre d'hôtel, murmurait<strong>le</strong> jeune homme. L'autre mois, il était en tournée d'inspection, il écrivait à sa femmetous <strong>le</strong>s deux jours, de Blois, de Libourne, de Tarbes; et je suis pourtant convaincu del'avoir vu entrer dans une pension bourgeoise des Batignol<strong>le</strong>s… Mais, regarde-<strong>le</strong> donc! est-il beau, devant el<strong>le</strong>, avec sa correction de fonctionnaire ! La vieil<strong>le</strong> France ! monami, la vieil<strong>le</strong> France !- Et ton mariage ? demanda Mouret.Paul, sans quitter <strong>le</strong> comte des yeux, répondit qu'on attendait toujours la mortde la tante. Puis, l'air triomphant :- Hein ? tu as vu ? il s'est baissé, il lui a glissé une adresse. La voilà quiaccepte, de sa mine la plus vertueuse : une terrib<strong>le</strong> femme, cette rousse délicate, auxallures insouciantes… Eh bien ! il se passe de jolies choses chez toi !- Oh ! dit Mouret en souriant, ces dames ne sont point ici chez moi, el<strong>le</strong>s sontchez el<strong>le</strong>s.Ensuite, il plaisanta. L'amour, comme <strong>le</strong>s hirondel<strong>le</strong>s, portait bonheur auxmaisons. Sans doute, il <strong>le</strong>s connaissait, <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s qui battaient <strong>le</strong>s comptoirs, <strong>le</strong>sdames qui, par hasard, y rencontraient un ami; mais si el<strong>le</strong>s n'achetaient pas, el<strong>le</strong>sfaisaient nombre, el<strong>le</strong>s chauffaient <strong>le</strong>s magasins. Tout en causant, il emmena sonancien condiscip<strong>le</strong>, il <strong>le</strong> planta au seuil du salon, en face de la grande ga<strong>le</strong>rie centra<strong>le</strong>,dont <strong>le</strong>s halls successifs se déroulaient à <strong>le</strong>urs pieds. Derrière eux, <strong>le</strong> salon gardaitson recueil<strong>le</strong>ment, ses petits bruits de plumes nerveuses et de journaux froissés. Unvieux monsieur s'était endormi sur <strong>le</strong> Moniteur. M. de Boves examinait <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>aux,avec l'intention évidente de perdre dans la fou<strong>le</strong> son futur gendre. Et, seu<strong>le</strong>, au milieude ce calme, Mme Bourdelais égayait ses enfants, très haut, comme en pays conquis.- Tu <strong>le</strong> vois, el<strong>le</strong>s sont chez el<strong>le</strong>s, répéta Mouret, qui montrait d'un geste largel'entassement de femmes dont craquaient <strong>le</strong>s rayons.Justement, Mme Desforges, après avoir failli laisser son manteau dans la fou<strong>le</strong>,entrait enfin et traversait <strong>le</strong> premier hall. Puis, arrivée à la grande ga<strong>le</strong>rie, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>va <strong>le</strong>syeux. C'était comme une nef de gare, entourée par <strong>le</strong>s rampes des deux étages,coupée d'escaliers suspendus, traversée de ponts volants. Les escaliers de fer, àdoub<strong>le</strong> révolution, développaient des courbes hardies, multipliaient <strong>le</strong>s paliers; <strong>le</strong>sponts de fer, jetés sur <strong>le</strong> vide, filaient droit, très haut; et tout ce fer mettait là, sous lalumière blanche des vitrages, une architecture légère, une dentel<strong>le</strong> compliquée oùpassait <strong>le</strong> jour, la réalisation moderne d'un palais du rêve, d'une Babel entassant desétages, élargissant des sal<strong>le</strong>s, ouvrant des échappées sur d'autres étages et d'autressal<strong>le</strong>s, à l'infini. Du reste, <strong>le</strong> fer régnait partout, <strong>le</strong> jeune architecte avait eu l'honnêtetéet <strong>le</strong> courage de ne pas <strong>le</strong> déguiser sous une couche de badigeon, imitant la pierre ou<strong>le</strong> bois. En bas, pour ne point nuire aux marchandises, la décoration était sobre, de


grandes parties unies, de teinte neutre; puis, à mesure que la charpente métalliquemontait, <strong>le</strong>s chapiteaux des colonnes devenaient plus riches, <strong>le</strong>s rivets formaientf<strong>le</strong>urons, <strong>le</strong>s conso<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s corbeaux se chargeaient de sculptures; dans <strong>le</strong> hautenfin, <strong>le</strong>s peintures éclataient, <strong>le</strong> vert et <strong>le</strong> rouge, au milieu d'une prodigalité d'or, desflots d'or, des moissons d'or, jusqu'aux vitrages dont <strong>le</strong>s verres étaient émaillés etniellés d'or. Sous <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries couvertes, <strong>le</strong>s briques apparentes des voûtins étaientéga<strong>le</strong>ment émaillées de cou<strong>le</strong>urs vives. Des mosaïques et des faïences entraientdans l'ornementation, égayaient <strong>le</strong>s frises, éclairaient de <strong>le</strong>urs notes fraîches lasévérité de l'ensemb<strong>le</strong>; tandis que <strong>le</strong>s escaliers, aux rampes de velours rouge, étaientgarnis d'une bande de fer découpé et poli, luisant comme l'acier d'une armure.Bien qu'el<strong>le</strong> connût déjà la nouvel<strong>le</strong> installation, Mme Desforges s'était arrêtée,saisie par la vie ardente qui animait ce jour-là l'immense nef. En bas, autour d'el<strong>le</strong>,continuait <strong>le</strong> remous de la fou<strong>le</strong>, dont <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> courant d'entrée et de sortie se faisaitsentir jusqu'au rayon de la soie : fou<strong>le</strong> encore très mêlée, où pourtant l'après-midiamenait davantage de dames, parmi <strong>le</strong>s petites-bourgeoises et <strong>le</strong>s ménagères;beaucoup de femmes en deuil, avec <strong>le</strong>urs grands voi<strong>le</strong>s; toujours des nourricesfourvoyées, protégeant <strong>le</strong>urs poupons de <strong>le</strong>urs coudes élargis. Et cette mer, ceschapeaux bariolés, ces cheveux nus, blonds ou noirs, roulaient d'un bout de la ga<strong>le</strong>rieà l'autre, confus et décolorés au milieu de l'éclat vibrant des étoffes. Mme Desforgesne voyait de toutes parts que <strong>le</strong>s grandes pancartes, aux chiffres énormes, dont <strong>le</strong>staches crues se détachaient sur <strong>le</strong>s indiennes vives, <strong>le</strong>s soies luisantes, <strong>le</strong>s lainagessombres. Des pi<strong>le</strong>s de rubans écornaient <strong>le</strong>s têtes, un mur de flanel<strong>le</strong> avançait enpromontoire, partout <strong>le</strong>s glaces reculaient <strong>le</strong>s magasins, reflétaient des étalages avecdes coins de public, des visages renversés, des moitiés d'épau<strong>le</strong>s et de bras; pendantque, à gauche, à droite, <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries latéra<strong>le</strong>s ouvraient des échappées, <strong>le</strong>senfoncements neigeux du blanc, <strong>le</strong>s profondeurs mouchetées de la bonneterie,lointains perdus, éclairés par <strong>le</strong> coup de lumière de quelque baie vitrée, et où la fou<strong>le</strong>n'était plus qu'une poussière humaine. Puis, lorsque Mme Desforges <strong>le</strong>vait <strong>le</strong>s yeux,c'était <strong>le</strong> long des escaliers, sur <strong>le</strong>s ponts volants, autour des rampes de chaqueétage, une montée continue et bourdonnante, tout un peup<strong>le</strong> en l'air, voyageant dans<strong>le</strong>s découpures de l'énorme charpente métallique, se dessinant en noir sur la clartédiffuse des vitres émaillées. De grands lustres dorés descendaient du plafond; unpavoisement de tapis, de soies brodées, d'étoffes lamées d'or, retombait, tendait <strong>le</strong>sbalustrades de bannières éclatantes; il y avait, d'un bout à l'autre, des vols dedentel<strong>le</strong>s, des palpitations de mousseline, des trophées de soieries, des apothéosesde mannequins à demi vêtus; et, au-dessus de cette confusion, tout en haut, <strong>le</strong> rayonde la literie, comme suspendu, mettait des petits lits de fer garnis de <strong>le</strong>urs matelas,drapés de <strong>le</strong>urs rideaux blancs, un dortoir de pensionnaires qui dormait dans <strong>le</strong>piétinement de la clientè<strong>le</strong>, plus rare à mesure que <strong>le</strong>s rayons s'é<strong>le</strong>vaient davantage.- Madame désire-t-el<strong>le</strong> des jarretières bon marché ? dit un vendeur à MmeDesforges, en la voyant immobi<strong>le</strong>. Tout soie, vingt-neuf sous.El<strong>le</strong> ne daigna pas répondre. Autour d'el<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s propositions glapissaient,s'enfiévraient encore. Pourtant, el<strong>le</strong> voulut s'orienter. La caisse d'Albert Lhomme setrouvait à sa gauche; il la connaissait de vue, il se permit un sourire aimab<strong>le</strong>, sanshâte aucune au milieu du flot de factures qui l'assiégeait; pendant que, derrière lui,Joseph, se battant avec la boîte à ficel<strong>le</strong>, ne pouvait suffire à empaqueter <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s.Alors, el<strong>le</strong> se reconnut, la soie devait être devant el<strong>le</strong>. Mais il lui fallut dix minutes pours'y rendre, tel<strong>le</strong>ment la fou<strong>le</strong> augmentait. En l'air, au bout de <strong>le</strong>urs fils invisib<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>sballons rouges s'étaient multipliés; ils s'amassaient en nuages de pourpre, filaientdoucement vers <strong>le</strong>s portes, continuaient à se déverser dans Paris; et el<strong>le</strong> devait


aisser la tête sous <strong>le</strong> vol des ballons, lorsque de tout jeunes enfants <strong>le</strong>s tenaient, <strong>le</strong> fi<strong>le</strong>nroulé à <strong>le</strong>urs petites mains.- Comment ! madame, vous vous êtes risquée ! s'écria gaiement Bouthemont,dès qu'il aperçut Mme Desforges.Maintenant, <strong>le</strong> chef de comptoir, introduit chez el<strong>le</strong> par Mouret lui-même, y allaitparfois prendre <strong>le</strong> thé. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> trouvait commun, mais fort aimab<strong>le</strong>, d'une bel<strong>le</strong> humeursanguine, qui la surprenait et l'amusait. D'ail<strong>le</strong>urs, l'avant-veil<strong>le</strong>, il lui avait contécarrément <strong>le</strong>s amours de Mouret et de Clara, sans calcul, par bêtise de gros garçonaimant à rire; et, mordue de jalousie, cachant sa b<strong>le</strong>ssure sous des airs de dédain,el<strong>le</strong> venait pour tâcher de découvrir cette fil<strong>le</strong>, une demoisel<strong>le</strong> des confections, avait-ildit simp<strong>le</strong>ment, en refusant de la nommer.- Est-ce que vous désirez quelque chose chez nous ? reprit-il.- Mais certainement, sans quoi je ne serais pas venue… Avez- vous du foulardpour des matinées ?El<strong>le</strong> espérait obtenir de lui <strong>le</strong> nom de la demoisel<strong>le</strong>, prise du besoin de la voir.Tout de suite, il avait appelé Favier; et il se remit à causer avec el<strong>le</strong>, en attendant <strong>le</strong>vendeur qui achevait de servir une cliente, justement «la jolie dame», cette bel<strong>le</strong>personne blonde dont tout <strong>le</strong> rayon causait parfois, sans connaître sa vie, ni mêmeson nom. Cette fois, la jolie dame était en grand deuil. Tiens ! qui avait-el<strong>le</strong> doncperdu, son mari ou son père ? Pas son père sans doute, car el<strong>le</strong> aurait paru plustriste. Alors, que disait-on ? ce n'était pas une cocotte, el<strong>le</strong> avait eu un mari véritab<strong>le</strong>.À moins, cependant, qu'el<strong>le</strong> ne fût en deuil de sa mère. Pendant quelques minutesmalgré <strong>le</strong> gros du travail, <strong>le</strong> rayon échangea des hypothèses.- Dépêchez-vous, c'est insupportab<strong>le</strong> ! cria Hutin à Favier, qui revenait deconduire sa cliente à une caisse. Quand cette dame est là, vous n'en finissez plus…El<strong>le</strong> se moque bien de vous !- Pas tant que je me moque d'el<strong>le</strong>, répondit <strong>le</strong> vendeur vexé.Mais Hutin menaça de <strong>le</strong> signa<strong>le</strong>r à la direction, s'il ne respectait pas davantagela clientè<strong>le</strong>. Il devenait terrib<strong>le</strong>, d'une sévérité hargneuse, depuis que <strong>le</strong> rayon s'étaitligué pour lui faire avoir la place de Robineau. Même il se montrait tel<strong>le</strong>mentinsupportab<strong>le</strong>, après <strong>le</strong>s promesses de bonne camaraderie dont il chauffait autrefoisses collègues, que ceux-ci, désormais, soutenaient sourdement Favier contre lui.- Allons, ne répliquez pas, reprit sévèrement Hutin. M. Bouthemont vousdemande du foulard, <strong>le</strong>s dessins <strong>le</strong>s plus clairs.Au milieu du rayon, une exposition des soieries d'été éclairait <strong>le</strong> hall d'un éclatd'aurore, comme un <strong>le</strong>ver d'astre dans <strong>le</strong>s teintes <strong>le</strong>s plus délicates de la lumière, <strong>le</strong>rose pâ<strong>le</strong>, <strong>le</strong> jaune tendre, <strong>le</strong> b<strong>le</strong>u limpide, toute l'écharpe flottante d'Iris. C'étaient desfoulards d'une finesse de nuée, des surahs plus légers que <strong>le</strong>s duvets envolés desarbres, des pékins satinés à la peau soup<strong>le</strong> de vierge chinoise. Et il y avait encore <strong>le</strong>spongées du Japon, <strong>le</strong>s tussors et <strong>le</strong>s corahs des Indes, sans compter nos soieslégères, <strong>le</strong>s mil<strong>le</strong> raies, <strong>le</strong>s petits damiers, <strong>le</strong>s semis de f<strong>le</strong>urs, tous <strong>le</strong>s dessins de lafantaisie, qui faisaient songer à des dames en falbalas, se promenant par <strong>le</strong>smatinées de mai, sous <strong>le</strong>s grands arbres d'un parc.- Je prendrai celui-ci, <strong>le</strong> Louis XIV, à bouquets de roses, dit enfin MmeDesforges.Et, pendant que Favier métrait, el<strong>le</strong> fit une dernière tentative sur Bouthemont,resté près d'el<strong>le</strong>.- Je vais monter aux confections voir <strong>le</strong>s manteaux de voyage… Est-ce qu'el<strong>le</strong>est blonde, la demoisel<strong>le</strong> de votre histoire ?Le chef de rayon, que son insistance commençait à inquiéter, se contenta desourire. Mais, justement, Denise passait. El<strong>le</strong> venait de remettre entre <strong>le</strong>s mains de


Liénard, aux mérinos, Mme Boutarel, cette dame de province, qui débarquait à Parisdeux fois par an, pour jeter aux quatre coins du Bonheur l'argent qu'el<strong>le</strong> rognait surson ménage. Et, comme Favier prenait déjà <strong>le</strong> foulard de Mme Desforges, Hutin,croyant <strong>le</strong> contrarier, l'arrêta.- C'est inuti<strong>le</strong>, mademoisel<strong>le</strong> aura l'obligeance de conduire madame.Denise, troublée, voulut bien se charger du paquet et de la note de débit. El<strong>le</strong>ne pouvait rencontrer <strong>le</strong> jeune homme face à face, sans éprouver une honte, commes'il lui rappelait une faute ancienne. Cependant, son rêve seul avait péché.- Dites-moi, demanda tout bas Mme Desforges à Bouthemont, n'est- ce pascette fil<strong>le</strong> si maladroite ? Il l'a donc reprise ?… Mais c'est el<strong>le</strong>, l'héroïne de l'aventure !- Peut-être, répondit <strong>le</strong> chef de rayon, toujours souriant et bien décidé à ne pasdire la vérité.Alors, précédée de Denise, Mme Desforges monta <strong>le</strong>ntement l'escalier. Il luifallait s'arrêter toutes <strong>le</strong>s trois secondes, pour ne pas être emportée par <strong>le</strong> flot quidescendait. Dans la vibration vivante de la maison entière, <strong>le</strong>s limons de fer avaientsous <strong>le</strong>s pieds un bran<strong>le</strong> sensib<strong>le</strong>, comme tremblant aux ha<strong>le</strong>ines de la fou<strong>le</strong>. Àchaque marche, un mannequin, solidement fixé, plantait un vêtement immobi<strong>le</strong>,costumes, pa<strong>le</strong>tots, robes de chambre; et l'on eût dit une doub<strong>le</strong> haie de soldats pourquelque défilé triomphal, avec <strong>le</strong> petit manche de bois pareil au manche d'unpoignard, enfoncé dans <strong>le</strong> mol<strong>le</strong>ton rouge, qui saignait à la section fraîche du cou.Mme Desforges arrivait enfin au premier étage, lorsqu'une poussée plus rudeque <strong>le</strong>s autres l'immobilisa un instant. El<strong>le</strong> avait maintenant, au-dessous d'el<strong>le</strong>, <strong>le</strong>srayons du rez-de-chaussée, ce peup<strong>le</strong> de clientes, épandu, qu'el<strong>le</strong> venait de traverser.C'était un nouveau spectac<strong>le</strong>, un océan de têtes vues en raccourci, cachant <strong>le</strong>scorsages, grouillant dans une agitation de fourmilière. Les pancartes blanchesn'étaient plus que des lignes minces, <strong>le</strong>s pi<strong>le</strong>s de rubans s'écrasaient, <strong>le</strong> promontoirede flanel<strong>le</strong> coupait la ga<strong>le</strong>rie d'un mur étroit; tandis que <strong>le</strong>s tapis et <strong>le</strong>s soies brodéesqui pavoisaient <strong>le</strong>s balustrades, pendaient à ses pieds ainsi que des bannières deprocession, accrochées sous <strong>le</strong> jubé d'une église. Au loin, el<strong>le</strong> apercevait des ang<strong>le</strong>sde ga<strong>le</strong>ries latéra<strong>le</strong>s, comme du haut des charpentes d'un clocher on distingue descoins de rues voisines, où remuent <strong>le</strong>s taches noires des passants. Mais ce qui lasurprenait surtout, dans la fatigue de ses yeux aveuglés par <strong>le</strong> pê<strong>le</strong>-mê<strong>le</strong> éclatant descou<strong>le</strong>urs, c'était, lorsqu'el<strong>le</strong> fermait <strong>le</strong>s paupières, de sentir davantage la fou<strong>le</strong>, à sonbruit sourd de marée montante et à la cha<strong>le</strong>ur humaine qu'el<strong>le</strong> exhalait. Une finepoussière s'é<strong>le</strong>vait des planchers, chargée de l'odeur de la femme, l'odeur de sonlinge et de sa nuque, de ses jupes et de sa chevelure, une odeur pénétrante,envahissante, qui semblait être l'encens de ce temp<strong>le</strong> é<strong>le</strong>vé au culte de son corps.Cependant, Mouret, toujours debout devant <strong>le</strong> salon de <strong>le</strong>cture, en compagniede Vallagnosc, respirait cette odeur, s'en grisait, en répétant :- El<strong>le</strong>s sont chez el<strong>le</strong>s, j'en connais qui passent la journée ici, à manger desgâteaux et à écrire <strong>le</strong>ur correspondance… Il ne me reste qu'à <strong>le</strong>s coucher.Cette plaisanterie fit sourire Paul, qui, dans l'ennui de son pessimisme,continuait à trouver inepte la turbu<strong>le</strong>nce de cette humanité, pour des chiffons. Quand ilvenait serrer la main de son ancien condiscip<strong>le</strong>, il s'en allait presque vexé de <strong>le</strong> voir sivibrant de vie, au milieu de son peup<strong>le</strong> de coquettes. Est-ce qu'une d'el<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> cerveauet <strong>le</strong> cœur vides, ne lui apprendrait pas la bêtise et l'inutilité de l'existence ?Justement, ce jour là, Octave semblait perdre de son bel équilibre; lui qui, d'habitude,soufflait la fièvre à ses clientes, avec la grâce tranquil<strong>le</strong> d'un opérateur, il était commepris dans la crise de passion dont peu à peu <strong>le</strong>s magasins brûlaient. Depuis qu'il avaitvu Denise et Mme Desforges monter <strong>le</strong> grand escalier, il parlait plus haut, gesticulaitsans <strong>le</strong> vouloir; et, tout en affectant de ne pas tourner la tête vers el<strong>le</strong>s, il s'animait


ainsi davantage, à mesure qu'il <strong>le</strong>s sentait approcher. Son visage se colorait, ses yeuxavaient un peu du ravissement éperdu dont vacillaient à la longue <strong>le</strong>s yeux desacheteuses.- On doit rudement vous vo<strong>le</strong>r, murmura Vallagnosc, qui trouvait à la fou<strong>le</strong> desairs criminels.Mouret avait ouvert <strong>le</strong>s bras tout grands.- Mon cher, ça dépasse l'imagination.Et, nerveusement, enchanté d'avoir un sujet, il donnait des détails intarissab<strong>le</strong>s,racontait des faits, en tirait un classement. D'abord, il citait <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>uses de profession,cel<strong>le</strong>s qui faisaient <strong>le</strong> moins de mal, car la police <strong>le</strong>s connaissait presque toutes. Puis,venaient <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>uses par manie, une perversion du désir, une névrose nouvel<strong>le</strong> qu'unaliéniste avait classée, en y constatant <strong>le</strong> résultat aigu de la tension exercée par <strong>le</strong>sgrands magasins. Enfin, il y avait <strong>le</strong>s femmes enceintes, dont <strong>le</strong>s vols sespécialisaient : ainsi, chez une d'el<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> commissaire de police avait découvert deuxcent quarante-huit paires de gants roses, volées dans tous <strong>le</strong>s comptoirs de Paris.- C'est donc ça que <strong>le</strong>s femmes ont ici des yeux si drô<strong>le</strong>s ! murmuraitVallagnosc. Je <strong>le</strong>s regardais, avec <strong>le</strong>urs mines gourmandes et honteuses de créaturesen folie… Une jolie éco<strong>le</strong> d'honnêteté !- Dame ! répondit Mouret, on a beau <strong>le</strong>s mettre chez el<strong>le</strong>s, on ne peut pourtantpas <strong>le</strong>ur laisser emporter <strong>le</strong>s marchandises sous <strong>le</strong>urs manteaux… Et des personnestrès distinguées. Nous avons eu, la semaine dernière, la sœur d'un pharmacien et lafemme d'un conseil<strong>le</strong>r à la Cour. On tâche d'arranger cela.Il s'interrompit pour montrer l'inspecteur Jouve, qui précisément filait unefemme enceinte, en bas, au comptoir des rubans. Cette femme, dont <strong>le</strong> ventre énormesouffrait beaucoup des poussées du public, était accompagnée d'une amie, chargéede la défendre sans doute contre <strong>le</strong>s chocs trop rudes; et, chaque fois qu'el<strong>le</strong> s'arrêtaitdevant un rayon, Jouve ne la quittait plus des yeux, tandis que l'amie, près d'el<strong>le</strong>,fouillait à son aise au fond des casiers.- Oh ! il <strong>le</strong>s pincera, reprit Mouret, il connaît toutes <strong>le</strong>urs inventions.Mais sa voix trembla, il eut un rire contraint. Denise et Henriette, qu'il n'avaitcessé de guetter, passaient enfin derrière lui, après avoir eu beaucoup de mal à sedégager de la fou<strong>le</strong>. Et il se tourna, il salua sa cliente du salut discret d'un ami, qui neveut pas compromettre une femme en l'arrêtant au milieu du monde. Seu<strong>le</strong>ment,cel<strong>le</strong>-ci, mise en éveil, s'était très bien aperçue du regard dont il avait d'abordenveloppé Denise. Cette fil<strong>le</strong>, décidément, devait être la riva<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> avait eu lacuriosité de venir voir.Aux confections, <strong>le</strong>s vendeuses perdaient la tête. Deux demoisel<strong>le</strong>s étaientmalades, et Mme Frédéric, la seconde, avait tranquil<strong>le</strong>ment donné son congé, laveil<strong>le</strong>, passant à la caisse pour faire rég<strong>le</strong>r son compte, lâchant <strong>le</strong> Bonheur d'uneminute à l'autre, comme <strong>le</strong> Bonheur lui-même lâchait ses employés. Depuis <strong>le</strong> matin,dans <strong>le</strong> coup de fièvre de la vente, on ne causait que de cette aventure. Clara,maintenue au rayon par <strong>le</strong> caprice de Mouret, trouvait ça «très chic»; Margueriteracontait l'exaspération de Bourdonc<strong>le</strong>; tandis que Mme Aurélie, vexée, déclarait queMme Frédéric aurait au moins dû la prévenir, car on n'avait pas idée d'unedissimulation pareil<strong>le</strong>. Bien que cel<strong>le</strong>-ci n'eût jamais fait une confidence à personne,on la soupçonnait d'avoir quitté <strong>le</strong>s nouveautés, pour épouser <strong>le</strong> propriétaire d'unétablissement de bains, du côté des Hal<strong>le</strong>s.- C'est un manteau de voyage que madame désire ? demanda Denise à MmeDesforges, après lui avoir offert une chaise.- Oui, répondit sèchement cette dernière, décidée à être impolie.


La nouvel<strong>le</strong> installation du rayon était d'une sévérité riche, de hautes armoiresde chêne sculpté, des glaces tenant la largeur des panneaux, une moquette rouge quiétouffait <strong>le</strong> piétinement continu des clientes. Pendant que Denise était allée chercherdes manteaux de voyage, Mme Desforges, qui regardait autour d'el<strong>le</strong>, s'aperçut dansune glace; et el<strong>le</strong> restait à se contemp<strong>le</strong>r. El<strong>le</strong> vieillissait donc, qu'on la trompait pourla première fil<strong>le</strong> venue ? La glace reflétait <strong>le</strong> rayon entier, avec sa turbu<strong>le</strong>nce; maisel<strong>le</strong> ne voyait que sa face pâ<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> n'entendait pas, derrière el<strong>le</strong>, Clara qui racontait àMarguerite une des cachotteries de Mme Frédéric, la façon dont cel<strong>le</strong>-ci faisait <strong>le</strong> tour,matin et soir, en enfilant <strong>le</strong> passage Choiseul, afin de donner l'idée qu'el<strong>le</strong> logeaitpeut-être sur la rive gauche.- Voici nos derniers modè<strong>le</strong>s, dit Denise. Nous <strong>le</strong>s avons en plusieurs cou<strong>le</strong>urs.El<strong>le</strong> étalait quatre ou cinq manteaux. Mme Desforges <strong>le</strong>s considérait d'un airdédaigneux; et, à chacun, el<strong>le</strong> devenait plus dure. Pourquoi ces fronces, quiétriquaient <strong>le</strong> vêtement ? et celui- ci, carré des épau<strong>le</strong>s, ne l'aurait-on pas dit taillé àcoups de hache ? On avait beau al<strong>le</strong>r en voyage, on ne s'habillait pas comme uneguérite.- Montrez-moi autre chose, mademoisel<strong>le</strong>.Denise dépliait <strong>le</strong>s vêtements, <strong>le</strong>s repliait, sans se permettre un gested'humeur. Et c'était cette sérénité dans la patience qui exaspérait davantage MmeDesforges. Ses regards, continuel<strong>le</strong>ment, retournaient à la glace, en face d'el<strong>le</strong>.Maintenant, el<strong>le</strong> s'y regardait près de Denise, el<strong>le</strong> établissait des comparaisons. Étaitcepossib<strong>le</strong> qu'on lui eût préféré cette créature insignifiante ? El<strong>le</strong> se souvenait, cettecréature était bien cel<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> avait vue, autrefois, faire à ses débuts une figure sisotte, maladroite comme une gardeuse d'oies qui débarque de son village. Sansdoute, aujourd'hui, el<strong>le</strong> se tenait mieux, l'air pincé et correct dans sa robe de soie.Seu<strong>le</strong>ment, quel<strong>le</strong> pauvreté, quel<strong>le</strong> banalité !- Je vais soumettre à madame d'autres modè<strong>le</strong>s, disait tranquil<strong>le</strong>ment Denise.Quand el<strong>le</strong> revint, la scène recommença. Puis, ce furent <strong>le</strong>s draps qui étaienttrop lourds et qui ne valaient rien. Mme Desforges se tournait, é<strong>le</strong>vait la voix, tâchaitd'attirer l'attention de Mme Aurélie, dans l'espoir de faire gronder la jeune fil<strong>le</strong>. Maiscel<strong>le</strong>-ci, depuis sa rentrée, avait conquis peu à peu <strong>le</strong> rayon; el<strong>le</strong> y était chez el<strong>le</strong> àprésent, et la première lui reconnaissait même des qualités rares de vendeuse, ladouceur obstinée, la conviction souriante. Aussi Mme Aurélie haussa-t-el<strong>le</strong>légèrement <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, en se gardant d'intervenir.- Si madame voulait bien m'indiquer <strong>le</strong> genre ? demandait de nouveau Denise,avec son insistance polie que rien ne décourageait.- Mais puisque vous n'avez rien ! cria Mme Desforges.El<strong>le</strong> s'interrompit, étonnée de sentir une main se poser sur son épau<strong>le</strong>. C'étaitMme Marty, que sa crise de dépense emportait au travers des magasins. Ses achatsavaient tel<strong>le</strong>ment grossi, depuis <strong>le</strong>s cravates, <strong>le</strong>s gants brodés et l'ombrel<strong>le</strong> rouge, que<strong>le</strong> dernier vendeur venait de se décider à mettre sur une chaise <strong>le</strong> paquet, qui luiaurait cassé <strong>le</strong>s bras; et il la précédait, en tirant cette chaise, où s'entassaient desjupons, des serviettes, des rideaux, une lampe, trois paillassons.- Tiens ! dit-el<strong>le</strong>, vous achetez un manteau de voyage ?- Oh ! mon Dieu ! non, répondit Mme Desforges. Ils sont affreux.Mais Mme Marty était tombée sur un manteau à rayures, qu'el<strong>le</strong> ne trouvaitpourtant pas mal. Sa fil<strong>le</strong> Va<strong>le</strong>ntine l'examinait déjà. Alors, Denise appela Marguerite,pour débarrasser <strong>le</strong> rayon de l'artic<strong>le</strong>, un modè<strong>le</strong> de l'année précédente, que cettedernière, sur un coup d'œil de sa camarade, présenta comme une occasionexceptionnel<strong>le</strong>. Quand el<strong>le</strong> eut juré qu'on l'avait baissé de prix deux fois, que de centcinquante on l'avait mis à cent trente, et qu'il était maintenant à cent dix, Mme Marty


fut sans force contre la tentation du bon marché. El<strong>le</strong> l'acheta, <strong>le</strong> vendeur quil'accompagnait laissa la chaise et tout <strong>le</strong> paquet des notes de débit, jointes auxmarchandises.Cependant, derrière ces dames, au milieu des bousculades de la vente, <strong>le</strong>scommérages du rayon continuaient sur Mme Frédéric.- Vrai ! el<strong>le</strong> avait quelqu'un ? disait une petite vendeuse, nouvel<strong>le</strong> au comptoir.- L'homme des bains, pardi ! répondait Clara. Faut se défier de ces veuves sitranquil<strong>le</strong>s.Alors, tandis que Marguerite débitait <strong>le</strong> manteau, Mme Marty tourna la tête; et,désignant Clara d'un léger mouvement des paupières, el<strong>le</strong> dit très bas à MmeDesforges :- Vous savez, <strong>le</strong> caprice de M. Mouret.L'autre, surprise, regarda Clara, puis reporta <strong>le</strong>s yeux sur Denise, en répondant :- Mais non, pas la grande, la petite !Et, comme Mme Marty n'osait plus rien affirmer, Mme Desforges ajouta à voixplus haute, avec un mépris de dame pour des femmes de chambre :- Peut-être la petite et la grande, toutes cel<strong>le</strong>s qui veu<strong>le</strong>nt !Denise avait entendu. El<strong>le</strong> <strong>le</strong>va ses grands yeux purs sur cette dame qui lab<strong>le</strong>ssait ainsi et qu'el<strong>le</strong> ne connaissait pas. Sans doute, c'était la personne dont on luiavait parlé, cette amie que <strong>le</strong> patron voyait au-dehors. Dans <strong>le</strong> regard qu'el<strong>le</strong>séchangèrent, Denise eut alors une dignité si triste, une tel<strong>le</strong> franchise d'innocence,qu'Henriette resta gênée.- Puisque vous n'avez rien de possib<strong>le</strong> à me montrer, dit-el<strong>le</strong> brusquement,conduisez-moi aux robes et costumes.- Tiens ! cria Mme Marty, j'y vais avec vous… Je voulais voir un costume pourVa<strong>le</strong>ntine.Marguerite prit la chaise par <strong>le</strong> dossier, et la traîna, renversée, sur <strong>le</strong>s pieds dederrière, qu'un tel charriage usait à la longue. Denise ne portait que <strong>le</strong>s mètres defoulard, achetés par Mme Desforges. C'était tout un voyage, maintenant que <strong>le</strong>s robeset costumes se trouvaient au second, à l'autre bout des magasins.Et <strong>le</strong> grand voyage commença, <strong>le</strong> long des ga<strong>le</strong>ries encombrées. En têtemarchait Marguerite, tirant la chaise comme une petite voiture, s'ouvrant un cheminavec <strong>le</strong>nteur. Dès la lingerie, Mme Desforges se plaignit : était-ce ridicu<strong>le</strong>, ces bazarsoù il fallait faire deux lieues pour mettre la main sur <strong>le</strong> moindre artic<strong>le</strong> ! Mme Marty sedisait aussi morte de fatigue; et el<strong>le</strong> n'en jouissait pas moins profondément de cettefatigue, de cette mort <strong>le</strong>nte de ses forces, au milieu de l'inépuisab<strong>le</strong> déballage desmarchandises. Le coup de génie de Mouret la tenait tout entière. Au passage, chaquerayon l'arrêtait. El<strong>le</strong> fit une première halte devant <strong>le</strong>s trousseaux, tentée par deschemises que Pauline lui vendit, et Marguerite se trouva débarrassée de la chaise, cefut Pauline qui dut la prendre. Mme Desforges aurait pu continuer sa marche, pourlibérer Denise plus vite; mais el<strong>le</strong> semblait heureuse de la sentir derrière el<strong>le</strong>,immobi<strong>le</strong> et patiente, tandis qu'el<strong>le</strong> s'attardait éga<strong>le</strong>ment, à conseil<strong>le</strong>r son amie. Auxlayettes, ces dames s'extasièrent, sans rien acheter. Puis, <strong>le</strong>s faib<strong>le</strong>sses de MmeMarty recommencèrent : el<strong>le</strong> succomba successivement devant un corset de satinnoir, des manchettes de fourrure vendues au rabais, à cause de la saison, desdentel<strong>le</strong>s russes dont on garnissait alors <strong>le</strong> linge de tab<strong>le</strong>. Tout cela s'empilait sur lachaise, <strong>le</strong>s paquets montaient, faisaient craquer <strong>le</strong> bois; et <strong>le</strong>s vendeurs qui sesuccédaient, s'attelaient avec plus de peine, à mesure que la charge devenait pluslourde.- Par ici, madame, disait Denise sans une plainte, après chaque halte.


- Mais c'est stupide ! criait Mme Desforges. Nous n'arriverons jamais. Pourquoin'avoir pas mis <strong>le</strong>s robes et costumes près des confections ? En voilà un gâchis !Mme Marty, dont <strong>le</strong>s yeux se dilataient, grisée par ce défilé de choses richesqui dansaient devant el<strong>le</strong>, répétait à demi-voix :- Mon Dieu ! que va dire mon mari ?… Vous avez raison, il n'y a pas d'ordre,dans ce magasin. On se perd, on fait des bêtises.Sur <strong>le</strong> grand palier central, la chaise eut peine à passer. Mouret, justement,venait d'encombrer <strong>le</strong> palier d'un déballage d'artic<strong>le</strong>s de Paris, des coupes montéessur du zinc doré, des nécessaires et des caves à liqueur de camelote, trouvant qu'ony circulait trop librement, que la fou<strong>le</strong> ne s'y étouffait pas. Et, là, il avait autorisé un deses vendeurs à exposer, sur une petite tab<strong>le</strong>, des curiosités de la Chine et du Japon,quelques bibelots à bas prix, que <strong>le</strong>s clientes s'arrachaient. C'était un succèsinattendu, déjà il rêvait d'élargir cette vente. Mme Marty, pendant que deux garçonsmontaient la chaise au second étage, acheta six boutons d'ivoire, des souris en soie,un porte-allumettes en émail cloisonné.Au second, la course recommença. Denise, qui depuis <strong>le</strong> matin promenait ainsides clientes, tombait de lassitude; mais el<strong>le</strong> restait correcte, avec sa douceur polie.El<strong>le</strong> dut encore attendre ces dames aux étoffes d'ameub<strong>le</strong>ment, où une cretonneravissante avait accroché Mme Marty. Puis, aux meub<strong>le</strong>s, ce fut une tab<strong>le</strong> à ouvragedont cette dernière eut <strong>le</strong> désir. Ses mains tremblaient, el<strong>le</strong> suppliait en riant MmeDesforges de l'empêcher de dépenser davantage, lorsque la rencontre de MmeGuibal lui apporta une excuse. C'était au rayon des tapis, cel<strong>le</strong>-ci venait enfin demonter rendre tout un achat de portières d'Orient, fait par el<strong>le</strong> depuis cinq jours; et el<strong>le</strong>causait, debout devant <strong>le</strong> vendeur, un grand gaillard, dont <strong>le</strong>s bras de lutteurremuaient, du matin au soir, des charges à tuer un bœuf. Naturel<strong>le</strong>ment, il étaitconsterné par ce «rendu», qui lui en<strong>le</strong>vait son tant pour cent. Aussi tâchait-ild'embarrasser la cliente, flairant quelque aventure louche, sans doute un bal donnéavec <strong>le</strong>s portières, prises au Bonheur, puis renvoyées, afin d'éviter une location chezun tapissier; il savait que cela se faisait parfois, dans la bourgeoisie économe.Madame devait avoir une raison pour <strong>le</strong>s rendre; si c'étaient <strong>le</strong>s dessins ou <strong>le</strong>scou<strong>le</strong>urs qui n'allaient pas à madame, il lui montrerait autre chose, il avait unassortiment très comp<strong>le</strong>t. À toutes ces insinuations, Mme Guibal répondaittranquil<strong>le</strong>ment, de son air assuré de femme reine, que <strong>le</strong>s portières ne lui plaisaientplus, sans daigner ajouter une explication. El<strong>le</strong> refusa d'en voir d'autres, et il duts'incliner, car <strong>le</strong>s vendeurs avaient ordre de reprendre <strong>le</strong>s marchandises, même s'ilss'apercevaient qu'on s'en fût servi.Comme <strong>le</strong>s trois dames s'éloignaient ensemb<strong>le</strong>, et que Mme Marty revenaitavec remords sur la tab<strong>le</strong> à ouvrage dont el<strong>le</strong> n'avait aucun besoin, Mme Guibal lui ditde sa voix tranquil<strong>le</strong> :- Eh bien ! vous la rendrez… Vous avez vu ? ce n'est pas plus diffici<strong>le</strong> que ça…Laissez-la toujours porter chez vous. On la met dans son salon, on la regarde; puis,quand el<strong>le</strong> vous ennuie, on la rend.- C'est une idée ! cria Mme Marty. Si mon mari se fâche trop fort, je <strong>le</strong>ur rendstout.Et ce fut pour el<strong>le</strong> l'excuse suprême, el<strong>le</strong> ne compta plus, el<strong>le</strong> acheta encore,avec <strong>le</strong> sourd besoin de tout garder, car el<strong>le</strong> n'était pas des femmes qui rendent.Enfin, on arriva aux robes et costumes. Mais, comme Denise allait remettre àdes vendeuses <strong>le</strong> foulard acheté par Mme Desforges, cel<strong>le</strong>-ci parut se raviser etdéclara que, décidément, el<strong>le</strong> prendrait un des manteaux de voyage, <strong>le</strong> gris clair; etDenise dut attendre complaisamment, pour la ramener aux confections. La jeune fil<strong>le</strong>sentait bien la volonté de la traiter en servante, dans ces caprices de cliente


impérieuse; seu<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong> s'était juré de rester à son devoir, el<strong>le</strong> gardait son attitudecalme, malgré <strong>le</strong>s bonds de son cœur et <strong>le</strong>s révoltes de sa fierté. Mme Desforgesn'acheta rien aux robes et costumes.- Oh ! maman, disait Va<strong>le</strong>ntine, ce petit costume-là, s'il est à ma tail<strong>le</strong> !Tout bas, Mme Guibal expliquait à Mme Marty sa tactique. Quand une robe luiplaisait dans un magasin, el<strong>le</strong> se la faisait envoyer, en prenait <strong>le</strong> patron, puis larendait. Et Mme Marty acheta <strong>le</strong> costume pour sa fil<strong>le</strong>, en murmurant :- Bonne idée ! Vous êtes pratique, vous, chère madame.On avait dû abandonner la chaise. El<strong>le</strong> était restée en détresse, au rayon desmeub<strong>le</strong>s, à côté de la tab<strong>le</strong> à ouvrage. Le poids devenait trop lourd, <strong>le</strong>s pieds dederrière menaçaient de casser; et il était convenu que tous <strong>le</strong>s achats seraientcentralisés à une caisse, pour être descendus ensuite au service du départ.Alors, ces dames, toujours conduites par Denise, vagabondèrent. On <strong>le</strong>s revitde nouveau dans tous <strong>le</strong>s rayons. Il n'y avait plus qu'el<strong>le</strong>s sur <strong>le</strong>s marches desescaliers et <strong>le</strong> long des ga<strong>le</strong>ries. Des rencontres, à chaque instant, <strong>le</strong>s arrêtaient. Cefut ainsi que, près du salon de <strong>le</strong>cture, el<strong>le</strong>s retrouvèrent Mme Bourdelais et ses troisenfants. Les petits étaient chargés de paquets : Made<strong>le</strong>ine avait sous <strong>le</strong> bras une robepour el<strong>le</strong>, Edmond portait une col<strong>le</strong>ction de petits souliers, tandis que <strong>le</strong> plus jeune,Lucien, était coiffé d'un képi neuf.- Toi aussi ! dit en riant Mme Desforges à son amie de pension.- Ne m'en par<strong>le</strong> pas ! s'écria Mme Bourdelais. Je suis furieuse… Ils vousprennent par ces petits êtres maintenant ! Tu sais si je fais des folies pour moi ! Maiscomment veux-tu résister à des bébés qui ont envie de tout ? J'étais venue <strong>le</strong>spromener, et voilà que je dévalise <strong>le</strong>s magasins !Justement, Mouret qui se trouvait encore là, en compagnie de Vallagnosc et deM. de Boves, l'écoutait d'un air souriant. El<strong>le</strong> l'aperçut, el<strong>le</strong> se plaignit gaiement, avecun fond d'irritation réel<strong>le</strong>, de ces pièges tendus à la tendresse des mères; l'idée qu'el<strong>le</strong>venait de céder aux fièvres de la réclame, la sou<strong>le</strong>vait; et lui, toujours souriant,s'inclinait, jouissait de ce triomphe. M. de Boves avait manœuvré de façon à serapprocher de Mme Guibal, qu'il finit par suivre, en tâchant une seconde fois deperdre Vallagnosc; mais celui-ci, fatigué de la cohue, se hâta de rejoindre <strong>le</strong> comte.Denise, de nouveau, s'était arrêtée, pour attendre ces dames. El<strong>le</strong> tournait <strong>le</strong> dos,Mouret lui-même affectait de ne pas la voir. Dès lors, Mme Desforges, avec son flairdélicat de femme jalouse, ne douta plus. Tandis qu'il la complimentait et qu'il faisaitquelques pas près d'el<strong>le</strong>, en maître de maison galant, el<strong>le</strong> réfléchissait, el<strong>le</strong> sedemandait comment <strong>le</strong> convaincre de sa trahison.Cependant, M. de Boves et Vallagnosc, qui marchaient en avant avec MmeGuibal, arrivaient au rayon des dentel<strong>le</strong>s. C'était, près des confections, un salonluxueux, garni de casiers, dont <strong>le</strong>s tiroirs de chêne sculpté se rabattaient. Autour descolonnes, recouvertes de velours rouge, montaient des spira<strong>le</strong>s de dentel<strong>le</strong> blanche;et, d'un bout à l'autre de la pièce, filaient des vols de guipure; tandis que sur <strong>le</strong>scomptoirs, il y avait des ébou<strong>le</strong>ments de grandes cartes, toutes pelotonnées deva<strong>le</strong>nciennes, de malines, de points à l'aiguil<strong>le</strong>. Au fond, deux dames étaient assisesdevant un transparent de soie mauve, sur <strong>le</strong>quel Deloche jetait des pointes dechantilly; et el<strong>le</strong>s regardaient sans se décider, si<strong>le</strong>ncieuses.- Tiens ! dit Vallagnosc très surpris, vous disiez Mme de Boves souffrante…Mais la voilà debout, là-bas, avec Ml<strong>le</strong> Blanche.Le comte ne put retenir un sursaut, en jetant un regard oblique sur Mme Guibal.- C'est ma foi vrai, dit-il.Dans <strong>le</strong> salon, il faisait très chaud. Les clientes, qui s'y étouffaient, avaient desvisages pâ<strong>le</strong>s aux yeux luisants. On eût dit que toutes <strong>le</strong>s séductions des magasins


aboutissaient à cette tentation suprême, que c'était là l'alcôve reculée de la chute, <strong>le</strong>coin de perdition où <strong>le</strong>s plus fortes succombaient. Les mains s'enfonçaient parmi <strong>le</strong>spièces débordantes, et el<strong>le</strong>s en gardaient un tremb<strong>le</strong>ment d'ivresse.- Je crois que ces dames vous ruinent, reprit Vallagnosc, amusé par larencontre.M. de Boves eut <strong>le</strong> geste d'un mari d'autant plus sûr de la raison de sa femme,qu'il ne lui donne pas un sou. Cel<strong>le</strong>-ci, après avoir battu tous <strong>le</strong>s rayons avec sa fil<strong>le</strong>,sans rien acheter, venait d'échouer aux dentel<strong>le</strong>s, dans une rage de désir inassouvi.Brisée de fatigue, el<strong>le</strong> se tenait pourtant debout devant un comptoir. El<strong>le</strong> fouillait dans<strong>le</strong> tas, ses mains devenaient mol<strong>le</strong>s, des cha<strong>le</strong>urs lui montaient aux épau<strong>le</strong>s. Puis,brusquement, comme sa fil<strong>le</strong> tournait la tête et que <strong>le</strong> vendeur s'éloignait, el<strong>le</strong> voulutglisser sous son manteau une pièce de point d'A<strong>le</strong>nçon. Mais el<strong>le</strong> tressaillit, el<strong>le</strong> lâchala pièce, en entendant la voix de Vallagnosc, qui disait gaiement :- Nous vous surprenons, madame.Pendant quelques secondes, el<strong>le</strong> demeura muette, toute blanche. Ensuite, el<strong>le</strong>expliqua que, se sentant beaucoup mieux, el<strong>le</strong> avait désiré prendre l'air. Et, enremarquant enfin que son mari se trouvait avec Mme Guibal, el<strong>le</strong> se remitcomplètement, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s regarda d'un air si digne, que cel<strong>le</strong>-ci crut devoir dire :- J'étais avec Mme Desforges, ces messieurs nous ont rencontrées.Précisément, <strong>le</strong>s autres dames arrivaient. Mouret <strong>le</strong>s avait accompagnées, et il<strong>le</strong>s retint un instant encore, pour <strong>le</strong>ur montrer l'inspecteur Jouve, qui filait toujours lafemme enceinte et son amie. C'était très curieux, on ne s'imaginait pas <strong>le</strong> nombre devo<strong>le</strong>uses qu'on arrêtait aux dentel<strong>le</strong>s. Mme de Boves, qui l'écoutait, se voyait entredeux gendarmes, avec ses quarante cinq ans, son luxe, la haute situation de sonmari; et el<strong>le</strong> était sans remords, el<strong>le</strong> songeait qu'el<strong>le</strong> aurait dû glisser <strong>le</strong> coupon danssa manche. Jouve, cependant, venait de se décider à mettre la main sur la femmeenceinte, désespérant de la prendre en flagrant délit, la soupçonnant d'ail<strong>le</strong>urs des'être empli <strong>le</strong>s poches, d'un tour de doigts si habi<strong>le</strong>, qu'il lui échappait. Mais, quand ill'eut emmenée à l'écart et fouillée, il éprouva la confusion de ne rien trouver sur el<strong>le</strong>,pas une cravate, pas un bouton. L'amie avait disparu. Tout d'un coup, il comprit : lafemme enceinte n'était là que pour l'occuper, c'était l'amie qui volait.L'histoire amusa ces dames. Mouret, un peu vexé, se contenta de dire :- Le père Jouve est refait cette fois… Il prendra sa revanche.- Oh ! conclut Vallagnosc, je crois qu'il n'est pas de tail<strong>le</strong>… Du reste, pourquoiéta<strong>le</strong>z-vous tant de marchandises ? C'est bien fait, si l'on vous vo<strong>le</strong>. On ne doit pastenter à ce point de pauvres femmes sans défense.Ce fut <strong>le</strong> dernier mot, qui sonna comme la note aiguë de la journée, dans lafièvre croissante des magasins. Ces dames se séparaient, traversaient une dernièrefois <strong>le</strong>s comptoirs encombrés. Il était quatre heures, <strong>le</strong>s rayons du so<strong>le</strong>il à son coucherentraient obliquement par <strong>le</strong>s larges baies de la façade, éclairaient de biais <strong>le</strong>svitrages des halls; et, dans cette clarté d'un rouge d'incendie, montaient, pareil<strong>le</strong>s àune vapeur d'or, <strong>le</strong>s poussières épaisses, sou<strong>le</strong>vées depuis <strong>le</strong> matin par <strong>le</strong>piétinement de la fou<strong>le</strong>. Une nappe enfilait la grande ga<strong>le</strong>rie centra<strong>le</strong>, découpait sur unfond de flammes <strong>le</strong>s escaliers, <strong>le</strong>s ponts volants, toute cette guipure de fersuspendue. Les mosaïques et <strong>le</strong>s faïences des frises miroitaient, <strong>le</strong>s verts et <strong>le</strong>srouges des peintures s'allumaient aux feux des ors prodigués. C'était comme unebraise vive, où brûlaient maintenant <strong>le</strong>s étalages, <strong>le</strong>s palais de gants et de cravates,<strong>le</strong>s girando<strong>le</strong>s de rubans et de dentel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s hautes pi<strong>le</strong>s de lainage et de calicot, <strong>le</strong>sparterres diaprés que f<strong>le</strong>urissaient <strong>le</strong>s soies légères et <strong>le</strong>s foulards. Des glacesresp<strong>le</strong>ndissaient. L'exposition des ombrel<strong>le</strong>s, aux rondeurs de bouclier, jetait des


ef<strong>le</strong>ts de métal. Dans <strong>le</strong>s lointains, au delà de coulées d'ombre, il y avait descomptoirs perdus, éclatants, grouillant d'une cohue blonde de so<strong>le</strong>il.Et, à cette heure dernière, au milieu de cet air surchauffé, <strong>le</strong>s femmesrégnaient. El<strong>le</strong>s avaient pris d'assaut <strong>le</strong>s magasins, el<strong>le</strong>s y campaient comme en paysconquis, ainsi qu'une horde envahissante, installée dans la débâc<strong>le</strong> desmarchandises. Les vendeurs, assourdis, brisés, n'étaient plus que <strong>le</strong>urs choses, dontel<strong>le</strong>s disposaient avec une tyrannie de souveraines. De grosses dames bousculaient<strong>le</strong> monde. Les plus minces tenaient de la place, devenaient arrogantes. Toutes, la têtehaute, <strong>le</strong>s gestes brusques, étaient chez el<strong>le</strong>s, sans politesse <strong>le</strong>s unes pour <strong>le</strong>sautres, usant de la maison tant qu'el<strong>le</strong>s pouvaient, jusqu'à en emporter la poussièredes murs. Mme Bourdelais, désireuse de rattraper ses dépenses, avait de nouveauconduit ses trois enfants au buffet; maintenant, la clientè<strong>le</strong> s'y ruait dans une raged'appétit, <strong>le</strong>s mères el<strong>le</strong>s-mêmes s'y gorgeaient de malaga; on avait bu, depuisl'ouverture, quatre-vingts litres de sirop et soixante-dix bouteil<strong>le</strong>s de vin. Après avoiracheté son manteau de voyage, Mme Desforges s'était fait offrir des images à lacaisse; et el<strong>le</strong> partait en songeant au moyen de tenir Denise chez el<strong>le</strong>, où el<strong>le</strong>l'humilierait en présence de Mouret lui-même, pour voir <strong>le</strong>ur figure et tirer d'eux unecertitude. Enfin, pendant que M. de Boves réussissait à se perdre dans la fou<strong>le</strong> et àdisparaître avec Mme Guibal, Mme de Boves, suivie de Blanche et de Vallagnosc,avait eu <strong>le</strong> caprice de demander un ballon rouge, bien qu'el<strong>le</strong> n'eût rien acheté. C'étaittoujours cela, el<strong>le</strong> ne s'en irait pas <strong>le</strong>s mains vides, el<strong>le</strong> se ferait une amie de la petitefil<strong>le</strong> de son concierge. Au comptoir de distribution, on entamait <strong>le</strong> quarantième mil<strong>le</strong> :quarante mil<strong>le</strong> ballons rouges qui avaient pris <strong>le</strong>ur vol dans l'air chaud des magasins,toute une nuée de ballons rouges qui flottaient à cette heure d'un bout à l'autre deParis, portant au ciel <strong>le</strong> nom du Bonheur des Dames !Cinq heures sonnèrent. De toutes ces dames, Mme Marty demeurait seu<strong>le</strong>avec sa fil<strong>le</strong>, dans la crise fina<strong>le</strong> de la vente. El<strong>le</strong> ne pouvait s'en détacher, lasse àmourir, retenue par des liens si forts, qu'el<strong>le</strong> revenait toujours sur ses pas, s ansbesoin, battant <strong>le</strong>s rayons de sa curiosité inassouvie. C'était l'heure où la cohue,fouettée de réclames, achevait de se détraquer; <strong>le</strong>s soixante mil<strong>le</strong> francs d'annoncespayés aux journaux, <strong>le</strong>s dix mil<strong>le</strong> affiches collées sur <strong>le</strong>s murs, <strong>le</strong>s deux cent mil<strong>le</strong>catalogues lancés dans la circulation, après avoir vidé <strong>le</strong>s bourses, laissaient à cesnerfs de femmes l'ébran<strong>le</strong>ment de <strong>le</strong>ur ivresse; et el<strong>le</strong>s restaient secouées encore detoutes <strong>le</strong>s inventions de Mouret, la baisse des prix, <strong>le</strong>s rendus, <strong>le</strong>s galanteries sanscesse renaissantes. Mme Marty s'attardait devant <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s de proposition, parmi <strong>le</strong>sappels enroués des vendeurs, dans <strong>le</strong> bruit d'or des caisses et <strong>le</strong> rou<strong>le</strong>ment despaquets tombant aux sous- sols; el<strong>le</strong> traversait une fois de plus <strong>le</strong> rez-de-chaussée, <strong>le</strong>blanc, la soie, la ganterie, <strong>le</strong>s lainages; puis, el<strong>le</strong> remontait, s'abandonnait à lavibration métallique des escaliers suspendus et des ponts volants, retournait auxconfections, à la lingerie, aux dentel<strong>le</strong>s, poussait jusqu'au second étage, dans <strong>le</strong>shauteurs de la literie et des meub<strong>le</strong>s, et, partout, <strong>le</strong>s commis, Hutin et Favier, Mignotet Liénard, Deloche, Pauline, Denise, <strong>le</strong>s jambes mortes, donnaient un coup de force,arrachaient des victoires à la fièvre dernière des clientes. Cette fièvre, depuis <strong>le</strong> matin,avait grandi peu à peu, comme la griserie même qui se dégageait des étoffesremuées. La fou<strong>le</strong> flambait sous l'incendie du so<strong>le</strong>il de cinq heures. Maintenant, MmeMarty avait la face animée et nerveuse d'une enfant qui a bu du vin pur. Entrée <strong>le</strong>syeux clairs, la peau fraîche du froid de la rue, el<strong>le</strong> s'était <strong>le</strong>ntement brûlé la vue et <strong>le</strong>teint, au spectac<strong>le</strong> de ce luxe, de ces cou<strong>le</strong>urs vio<strong>le</strong>ntes, dont <strong>le</strong> galop continu irritaitsa passion. Lorsqu'el<strong>le</strong> partit enfin, après avoir dit qu'el<strong>le</strong> paierait chez el<strong>le</strong>, terrifiéepar <strong>le</strong> chiffre de sa facture, el<strong>le</strong> avait <strong>le</strong>s traits tirés, <strong>le</strong>s yeux élargis d'une malade. Illui fallut se battre pour se dégager de l'écrasement obstiné de la porte; on s'y tuait, au


milieu du massacre des soldes. Puis, sur <strong>le</strong> trottoir, quand el<strong>le</strong> eut retrouvé sa fil<strong>le</strong>qu'el<strong>le</strong> avait perdue, el<strong>le</strong> frissonna à l'air vif, el<strong>le</strong> demeura effarée, dans <strong>le</strong>détraquement de cette névrose des grands bazars.Le soir, comme Denise revenait de dîner, un garçon l'appela.- Mademoisel<strong>le</strong>, on vous demande à la direction.El<strong>le</strong> oubliait l'ordre que Mouret lui avait donné, <strong>le</strong> matin, de passer à soncabinet, après la vente. Il l'attendait debout. En entrant, el<strong>le</strong> ne repoussa pas la porte,qui resta ouverte.- Nous sommes contents de vous, mademoisel<strong>le</strong>, dit-il, et nous avons songé àvous témoigner notre satisfaction… Vous savez de quel<strong>le</strong> indigne manière MmeFrédéric nous a quittés. Dès demain, vous la remplacerez comme seconde.Denise l'écoutait, immobi<strong>le</strong> de saisissement. El<strong>le</strong> murmura, la voix tremblante :- Mais, monsieur, il y a des vendeuses beaucoup plus anciennes que moi aurayon.- Eh bien ? qu'est-ce que cela fait ? reprit-il. Vous êtes la plus capab<strong>le</strong>, la plussérieuse. Je vous choisis, c'est bien naturel… N'êtes-vous pas satisfaite ?Alors, el<strong>le</strong> rougit. C'était, en el<strong>le</strong>, un bonheur et un embarras délicieux, où sonpremier effroi se fondait. Pourquoi donc avait- el<strong>le</strong> songé d'abord aux suppositionsdont on allait accueillir cette faveur inespérée ? Et el<strong>le</strong> demeurait confuse, malgrél'élan de sa reconnaissance. Lui, la regardait en souriant, dans sa robe de soie toutesimp<strong>le</strong>, sans un bijou, n'ayant que <strong>le</strong> luxe de sa roya<strong>le</strong> chevelure blonde. El<strong>le</strong> s'étaitaffinée, la peau blanche, l'air délicat et grave. Son insignifiance chétive d'autrefoisdevenait un charme d'une discrétion pénétrante.- Vous êtes bien bon, monsieur, balbutia-t-el<strong>le</strong>. Je ne sais comment vous dire…Mais el<strong>le</strong> eut la voix coupée. Dans <strong>le</strong> cadre de la porte, Lhomme était debout. Iltenait de sa bonne main une grande sacoche de cuir, et son bras mutilé serrait contresa poitrine un portefeuil<strong>le</strong> énorme; tandis que, derrière son dos, son fils Albert portaitune charge de sacs, qui lui cassait <strong>le</strong>s membres.- Cinq cent quatre-vingt-sept mil<strong>le</strong>, deux cent dix francs, trente centimes ! cria <strong>le</strong>caissier dont la face mol<strong>le</strong> et usée semblait s'éclairer d'un coup de so<strong>le</strong>il, au ref<strong>le</strong>td'une pareil<strong>le</strong> somme.C'était la recette de la journée, la plus forte que <strong>le</strong> Bonheur eût encore faite. Auloin, dans <strong>le</strong>s profondeurs des magasins, que Lhomme venait de traverser <strong>le</strong>ntement,de la marche pesante d'un bœuf trop chargé, on entendait <strong>le</strong> brouhaha, <strong>le</strong> remous desurprise et de joie, laissé par cette recette géante qui passait.- Mais c'est superbe ! dit Mouret enchanté. Mon brave Lhomme, mettez ça là,reposez-vous, car vous n'en pouvez plus. Je vais faire porter cet argent à la caissecentra<strong>le</strong>… Oui, oui, tout sur mon bureau. Je veux voir <strong>le</strong> tas.Il avait une gaieté d'enfant. Le caissier et son fils se déchargèrent. La sacocheeut une claire sonnerie d'or, deux des sacs en crevant lâchèrent des coulées d'argentet de cuivre, tandis que, du portefeuil<strong>le</strong>, sortaient des coins de bil<strong>le</strong>ts de banque. Toutun bout du grand bureau fut couvert, c'était comme l'écrou<strong>le</strong>ment d'une fortune,ramassée en dix heures.Lorsque Lhomme et Albert se furent retirés, en s'épongeant <strong>le</strong> visage, Mouretdemeura un moment immobi<strong>le</strong>, perdu, <strong>le</strong>s yeux sur l'argent. Puis, ayant <strong>le</strong>vé la tête, ilaperçut Denise qui s'était écartée. Alors, il se remit à sourire, il la força de s'avancer,finit par dire qu'il lui donnerait ce qu'el<strong>le</strong> pourrait prendre dans une poignée; et il yavait un marché d'amour, au fond de sa plaisanterie.- Tenez ! dans la sacoche, je parie pour moins de mil<strong>le</strong> francs, votre main est sipetite !


Mais el<strong>le</strong> se recula encore. Il l'aimait donc ? Brusquement, el<strong>le</strong> comprenait, el<strong>le</strong>sentait la flamme croissante du coup de désir dont il l'enveloppait, depuis qu'el<strong>le</strong> étaitde retour aux confections. Ce qui la bou<strong>le</strong>versait davantage, c'était de sentir son cœurbattre à se rompre. Pourquoi la b<strong>le</strong>ssait-il avec tout cet argent, lorsqu'el<strong>le</strong> débordait degratitude et qu'il l'eût fait défaillir d'une seu<strong>le</strong> paro<strong>le</strong> amie ? Il se rapprochait, encontinuant de plaisanter, lorsque, à son grand mécontentement, Bourdonc<strong>le</strong> parut,sous <strong>le</strong> prétexte de lui apprendre <strong>le</strong> chiffre des entrées, l'énorme chiffre de soixantedixmil<strong>le</strong> clientes, venues au Bonheur ce jour-là. Et el<strong>le</strong> se hâta de sortir, après avoirremercié de nouveau.


X.Le premier dimanche d'août, on faisait l'inventaire, qui devait être terminé <strong>le</strong>soir même. Dès <strong>le</strong> matin, comme un jour de semaine, tous <strong>le</strong>s employés étaient à <strong>le</strong>urposte, et la besogne avait commencé, <strong>le</strong>s portes closes, dans <strong>le</strong>s magasins vides declientes.Denise n'était pas descendue à huit heures, avec <strong>le</strong>s autres vendeuses.Retenue depuis <strong>le</strong> jeudi dans sa chambre, par une entorse prise en montant auxateliers, el<strong>le</strong> allait enfin beaucoup mieux; mais, comme Mme Aurélie la gâtait, el<strong>le</strong> nese hâtait pas, achevait de se chausser avec peine, résolue cependant à se montrer aurayon. Maintenant, <strong>le</strong>s chambres des demoisel<strong>le</strong>s occupaient <strong>le</strong> cinquième étage desbâtiments neufs, <strong>le</strong> long de la rue Monsigny; el<strong>le</strong>s étaient au nombre de soixante, auxdeux côtés d'un corridor, et plus confortab<strong>le</strong>s, toujours meublées pourtant du lit de fer,de la grande armoire et de la petite toi<strong>le</strong>tte de noyer. La vie intime des vendeuses yprenait des propretés et des élégances, une pose pour <strong>le</strong>s savons chers et <strong>le</strong>s lingesfins, toute une montée naturel<strong>le</strong> vers la bourgeoisie, à mesure que <strong>le</strong>ur sorts'améliorait; bien qu'on entendît encore vo<strong>le</strong>r des gros mots et <strong>le</strong>s portes battre, dans<strong>le</strong> coup de vent d'hôtel garni qui <strong>le</strong>s emportait matin et soir. D'ail<strong>le</strong>urs, à titre deseconde, Denise avait une des plus grandes chambres, dont <strong>le</strong>s deux fenêtresmansardées ouvraient sur la rue. Riche à présent, el<strong>le</strong> se donnait du luxe, un édredonrouge recouvert d'un voi<strong>le</strong> de guipure, un petit tapis devant l'armoire, deux vases deverre b<strong>le</strong>u sur la toi<strong>le</strong>tte, où se fanaient des roses.Quand el<strong>le</strong> fut chaussée, el<strong>le</strong> essaya de marcher dans la pièce. Il lui falluts'appuyer aux meub<strong>le</strong>s, car el<strong>le</strong> boitait encore. Mais cela s'échaufferait. Tout demême el<strong>le</strong> avait eu raison de refuser, pour <strong>le</strong> soir, une invitation à dîner de l'onc<strong>le</strong>Baudu, et de prier sa tante de faire sortir Pépé, qu'el<strong>le</strong> avait remis en pension chezMme Gras. Jean, qui était venu la voir la veil<strong>le</strong>, dînait aussi chez l'onc<strong>le</strong>. Doucement,el<strong>le</strong> continuait de s'essayer à marcher, en se promettant de se coucher de bonneheure, afin de reposer sa jambe, lorsque la surveillante, Mme Cabin, frappa et luidonna une <strong>le</strong>ttre, d'un air de mystère.La porte refermée, Denise, étonnée du sourire discret de cette femme, ouvrit la<strong>le</strong>ttre. El<strong>le</strong> se laissa tomber sur une chaise : c'était une <strong>le</strong>ttre de Mouret, où il se disaitheureux de son rétablissement et la priait de descendre <strong>le</strong> soir dîner avec lui,puisqu'el<strong>le</strong> ne pouvait sortir. Le ton de ce bil<strong>le</strong>t, à la fois familier et paternel, n'avaitrien de b<strong>le</strong>ssant; mais il lui était impossib<strong>le</strong> de se méprendre, <strong>le</strong> Bonheur connaissaitbien la signification vraie de ces invitations, une légende courait là- dessus : Claraavait dîné, d'autres aussi, toutes cel<strong>le</strong>s que <strong>le</strong> patron remarquait. Après <strong>le</strong> dîner,comme disaient <strong>le</strong>s commis farceurs, il y avait <strong>le</strong> dessert. Et <strong>le</strong>s joues blanches de lajeune fil<strong>le</strong> étaient peu à peu envahies par un flot de sang.Alors, la <strong>le</strong>ttre glissée entre <strong>le</strong>s genoux, <strong>le</strong> cœur battant à coups profonds,Denise resta <strong>le</strong>s yeux fixés sur la lumière aveuglante d'une des fenêtres. C'était unaveu qu'el<strong>le</strong> avait dû se faire, dans cette chambre même, aux heures d'insomnie : siel<strong>le</strong> tremblait encore quand il passait, el<strong>le</strong> savait maintenant que ce n'était pas decrainte; et son malaise d'autrefois, son ancienne peur ne pouvait être que l'ignoranceeffarée de l'amour, <strong>le</strong> troub<strong>le</strong> de ses tendresses naissantes, dans sa sauvageried'enfant. El<strong>le</strong> ne raisonnait pas, el<strong>le</strong> sentait seu<strong>le</strong>ment qu'el<strong>le</strong> l'avait toujours aimé,depuis l'heure où el<strong>le</strong> avait frémi et balbutié devant lui. El<strong>le</strong> l'aimait lorsqu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong>redoutait comme un maître sans pitié, el<strong>le</strong> l'aimait lorsque son cœur éperdu rêvait deHutin, inconscient, cédant à un besoin d'affection. Peut-être se serait-el<strong>le</strong> donnée à unautre, mais jamais el<strong>le</strong> n'avait aimé que cet homme dont un regard la terrifiait. Et tout<strong>le</strong> passé revivait, se déroulait dans la clarté de la fenêtre : <strong>le</strong>s sévérités des premierstemps, cette promenade si douce sous <strong>le</strong>s ombrages noirs des Tui<strong>le</strong>ries, enfin <strong>le</strong>s


désirs dont il l'eff<strong>le</strong>urait depuis l'heure où el<strong>le</strong> était rentrée. La <strong>le</strong>ttre glissa jusqu'àterre, Denise regardait toujours la fenêtre, dont <strong>le</strong> p<strong>le</strong>in so<strong>le</strong>il l'éblouissait.Brusquement, on frappa, et el<strong>le</strong> se hâta de ramasser la <strong>le</strong>ttre, de la fairedisparaître dans sa poche. C'était Pauline, qui, s'échappant de son rayon sous unprétexte, venait causer un peu.- Êtes-vous remise, ma chère ? On ne se rencontre plus.Mais, comme il était défendu de remonter dans <strong>le</strong>s chambres, et surtout de s'yenfermer à deux, Denise l'emmena au bout du couloir, où se trouvait <strong>le</strong> salon deréunion, une galanterie du directeur pour ces demoisel<strong>le</strong>s, qui pouvaient y causer ou ytravail<strong>le</strong>r, en attendant onze heures. La pièce, blanc et or, d'une nudité bana<strong>le</strong> de sal<strong>le</strong>d'hôtel, était meublée d'un piano, d'un guéridon central, de fauteuils et de canapésrecouverts de housses blanches. Du reste, après quelques soirées passées entreel<strong>le</strong>s, dans <strong>le</strong> premier feu de la nouveauté, <strong>le</strong>s vendeuses ne s'y rencontraient plus,sans en arriver tout de suite aux mots désagréab<strong>le</strong>s. C'était une éducation à faire, lapetite cité phalanstérienne manquait de concorde. Et, en attendant, il n'y avait guèrelà, <strong>le</strong> soir, que la seconde des corsets, miss Powell, qui tapait sèchement du Chopinsur <strong>le</strong> piano, et dont <strong>le</strong> ta<strong>le</strong>nt jalousé achevait de mettre en fuite <strong>le</strong>s autres.- Vous voyez, mon pied va mieux, dit Denise. Je descendais.- Ah bien ! cria la lingère, en voilà du zè<strong>le</strong> !… C'est moi qui resterais à medorloter, si j'avais un prétexte !Toutes deux s'étaient assises sur un canapé. L'attitude de Pauline avaitchangé, depuis que son amie était seconde aux confections. Il entrait, dans sacordialité de bonne fil<strong>le</strong>, une nuance de respect, une surprise de sentir la petitevendeuse chétive d'autrefois en marche pour la fortune. Cependant, Denise l'aimaitbeaucoup et se confiait à el<strong>le</strong> seu<strong>le</strong>, au milieu du continuel galop des deux centsfemmes que la maison occupait maintenant.- Qu'avez-vous ? demanda vivement Pauline, quand el<strong>le</strong> remarqua <strong>le</strong> troub<strong>le</strong>de la jeune fil<strong>le</strong>.- Mais rien, assura cel<strong>le</strong>-ci, avec un sourire embarrassé.- Si, si, vous avez quelque chose… Vous vous méfiez donc de moi, que vousne me dites plus vos chagrins ?Alors, Denise, dans l'émotion qui gonflait sa poitrine et qui ne pouvait secalmer, s'abandonna. El<strong>le</strong> tendit la <strong>le</strong>ttre à son amie, en balbutiant :- Tenez ! il vient de m'écrire.Entre el<strong>le</strong>s, jamais encore el<strong>le</strong>s n'avaient parlé ouvertement de Mouret. Mais cesi<strong>le</strong>nce même était comme un aveu de <strong>le</strong>urs secrètes préoccupations. Paulinen'ignorait rien. Après avoir lu la <strong>le</strong>ttre, el<strong>le</strong> se serra contre Denise, la prit à la tail<strong>le</strong>,pour lui murmurer doucement :- Ma chère, si vous vou<strong>le</strong>z que je sois franche, je croyais que c'était fait… Nevous révoltez donc pas, je vous assure que tout <strong>le</strong> magasin doit <strong>le</strong> croire comme moi.Dame ! il vous a nommée seconde si vite, puis il est toujours après vous, ça crève <strong>le</strong>syeux !El<strong>le</strong> lui mit un gros baiser sur la joue. Puis, el<strong>le</strong> l'interrogea.- Vous irez ce soir, naturel<strong>le</strong>ment ?Denise la regardait sans répondre. Et, tout d'un coup, el<strong>le</strong> éclata en sanglots, latête appuyée sur l'épau<strong>le</strong> de son amie. Cel<strong>le</strong>-ci demeura très surprise.- Voyons, calmez-vous. Il n'y a rien là-dedans qui puisse vous bou<strong>le</strong>verserainsi.- Non, non, laissez-moi, bégayait Denise. Si vous saviez comme j'ai du chagrin!Depuis que j'ai reçu cette <strong>le</strong>ttre, je ne vis plus… Laissez-moi p<strong>le</strong>urer, cela me soulage.


Très apitoyée, sans comprendre pourtant, la lingère chercha des consolations.D'abord, il ne voyait plus Clara. On disait bien qu'il allait chez une dame au-dehors,mais ce n'était pas prouvé. Puis, el<strong>le</strong> expliqua qu'on ne pouvait être jalouse d'unhomme dans une pareil<strong>le</strong> position. Il avait trop d'argent, il était <strong>le</strong> maître après tout.Denise l'écoutait; et, si el<strong>le</strong> avait encore ignoré son amour, el<strong>le</strong> n'en aurait plusdouté à la souffrance dont <strong>le</strong> nom de Clara et l'allusion à Mme Desforges lui tordirent<strong>le</strong> cœur. El<strong>le</strong> entendait la voix mauvaise de Clara, el<strong>le</strong> revoyait Mme Desforges lapromener dans <strong>le</strong>s magasins, avec son mépris de dame riche.- Alors, vous iriez, vous ? demanda-t-el<strong>le</strong>.Pauline, sans se consulter, cria :- Sans doute, est-ce qu'on peut faire autrement !Puis, el<strong>le</strong> réfléchit, el<strong>le</strong> ajouta :- Pas maintenant, autrefois, parce que maintenant je vais me marier avecBaugé, et ce serait mal tout de même.En effet, Baugé, qui avait quitté depuis peu <strong>le</strong> Bon Marché pour <strong>le</strong> Bonheur desDames, allait l'épouser, vers <strong>le</strong> milieu du mois. Bourdonc<strong>le</strong> n'aimait guère <strong>le</strong>sménages; cependant, ils avaient l'autorisation, ils espéraient même obtenir un congéde quinze jours.- Vous voyez bien, déclara Denise. Quand un homme vous aime, il vousépouse… Baugé vous épouse.Pauline eut un bon rire.- Mais, ma chérie, ce n'est pas la même chose. Baugé m'épouse, parce quec'est Baugé. Il est mon égal, ça va tout seul… Tandis que M. Mouret ! Est-ce que M.Mouret peut épouser ses vendeuses ?- Oh ! non, oh ! non, cria la jeune fil<strong>le</strong> révoltée par l'absurdité de la question, etc'est pourquoi il n'aurait pas dû m'écrire.Ce raisonnement acheva d'étonner la lingère. Son visage épais, aux petits yeuxtendres, prenait une commisération maternel<strong>le</strong>. Puis, el<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va, ouvrit <strong>le</strong> piano, jouadoucement avec un seul doigt Le Roi Dagobert, pour égayer la situation sans doute.Dans la nudité du salon, dont <strong>le</strong>s housses blanches semblaient augmenter <strong>le</strong> vide,montaient <strong>le</strong>s bruits de la rue, la mélopée lointaine d'une marchande criant des poisverts. Denise s'était renversée au fond du canapé, la tête contre <strong>le</strong> bois, secouée parune nouvel<strong>le</strong> crise de sanglots, qu'el<strong>le</strong> étouffait dans son mouchoir.- Encore ! reprit Pauline, en se retournant. Vous n'êtes vraiment pasraisonnab<strong>le</strong>… Pourquoi m'avez-vous amenée ici ? Nous aurions mieux fait de resterdans votre chambre.El<strong>le</strong> s'agenouilla devant el<strong>le</strong>, recommença à la sermonner. Que d'autresauraient voulu être à sa place ! D'ail<strong>le</strong>urs, si la chose ne lui plaisait pas, c'était biensimp<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> n'avait qu'à dire non, sans se chagriner si fort. Mais el<strong>le</strong> réfléchirait, avantde risquer sa position par un refus que rien n'expliquait, puisqu'el<strong>le</strong> n'avait pasd'engagement ail<strong>le</strong>urs. Était-ce donc si terrib<strong>le</strong> ? et la semonce finissait par desplaisanteries chuchotées gaiement, lorsqu'un bruit de pas vint du corridor.Pauline courut à la porte jeter un coup d'œil.- Chut ! Mme Aurélie ! murmura-t-el<strong>le</strong>. Je me sauve… Et vous, essuyez vosyeux. On n'a pas besoin de savoir.Quand Denise fut seu<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> se mit debout, renfonça ses larmes; et, <strong>le</strong>s mainstremblantes encore, de peur d'être surprise ainsi, el<strong>le</strong> ferma <strong>le</strong> piano, que son amieavait laissé ouvert. Mais el<strong>le</strong> entendit Mme Aurélie frapper à sa porte. Alors, el<strong>le</strong> quitta<strong>le</strong> salon.


- Comment ! vous êtes <strong>le</strong>vée ! cria la première. C'est une imprudence, machère enfant. Je montais justement prendre de vos nouvel<strong>le</strong>s et vous dire que nousn'avons pas besoin de vous, en bas.Denise lui assura qu'el<strong>le</strong> allait mieux, que cela lui ferait du bien de s'occuper,de se distraire.- Je ne me fatiguerai pas, madame. Vous m'instal<strong>le</strong>rez sur une chaise, jetravail<strong>le</strong>rai aux écritures.Toutes deux descendirent. Très prévenante, Mme Aurélie l'obligeait às'appuyer sur son épau<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> avait dû remarquer <strong>le</strong>s yeux rouges de la jeune fil<strong>le</strong>, carel<strong>le</strong> l'examinait à la dérobée. Sans doute, el<strong>le</strong> savait bien des choses.C'était une victoire inespérée : Denise avait enfin conquis <strong>le</strong> rayon. Après s'êtrejadis débattue pendant près de dix mois, au milieu de ses tourments de souffredou<strong>le</strong>ur,sans lasser <strong>le</strong> mauvais vouloir de ses camarades, el<strong>le</strong> venait en quelquessemaines de <strong>le</strong>s dominer, de <strong>le</strong>s voir autour d'el<strong>le</strong> soup<strong>le</strong>s et respectueuses. Labrusque tendresse de Mme Aurélie l'avait beaucoup aidée, dans cette ingratebesogne de se concilier <strong>le</strong>s cœurs; on racontait tout bas que la première était lacomplaisante de Mouret, qu'el<strong>le</strong> lui rendait des services délicats; et el<strong>le</strong> prenait sichaudement la jeune fil<strong>le</strong> sous sa protection, qu'on devait en effet la lui recommander,d'une façon spécia<strong>le</strong>. Mais cel<strong>le</strong>-ci avait éga<strong>le</strong>ment travaillé de tout son charme pourdésarmer ses ennemies. La tâche était d'autant plus rude, qu'il lui fallait se fairepardonner sa nomination au poste de seconde. Ces demoisel<strong>le</strong>s criaient à l'injustice,l'accusaient d'avoir gagné ça au dessert, avec <strong>le</strong> patron; même el<strong>le</strong>s ajoutaient desdétails abominab<strong>le</strong>s. Malgré <strong>le</strong>urs révoltes pourtant, <strong>le</strong> titre de seconde agissait surel<strong>le</strong>s, Denise prenait une autorité, qui étonnait et pliait <strong>le</strong>s plus hosti<strong>le</strong>s. Bientôt, el<strong>le</strong>trouva des flatteuses, parmi <strong>le</strong>s dernières venues. Sa douceur et sa modestieachevèrent la conquête. Marguerite se rallia. Et Clara seu<strong>le</strong> continua de se montrermauvaise, risquant encore l'ancienne injure de «mal peignée», qui maintenantn'égayait personne. Pendant la courte fantaisie de Mouret, el<strong>le</strong> en avait abusé pourlâcher la besogne, d'une paresse bavarde et vaniteuse; puis, comme il s'était lassétout de suite, el<strong>le</strong> ne récriminait même pas, incapab<strong>le</strong> de jalousie dans la débandadegalante de son existence, simp<strong>le</strong>ment satisfaite d'en tirer <strong>le</strong> bénéfice d'être tolérée àne rien faire. Seu<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong> considérait que Denise lui avait volé la succession deMme Frédéric. Jamais el<strong>le</strong> ne l'aurait acceptée, à cause du tracas; mais el<strong>le</strong> étaitvexée du manque de politesse, car el<strong>le</strong> avait <strong>le</strong>s mêmes titres que l'autre, et des titresantérieurs.- Tiens ! voilà qu'on sort l'accouchée, murmura-t-el<strong>le</strong>, quand el<strong>le</strong> aperçut MmeAurélie amenant Denise à son bras.Marguerite haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, en disant :- Si vous croyez que c'est drô<strong>le</strong> !Neuf heures sonnaient. Au-dehors, un ciel d'un b<strong>le</strong>u ardent chauffait <strong>le</strong>s rues,des fiacres roulaient vers <strong>le</strong>s gares, toute la population endimanchée gagnait enlongues fi<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s bois de la banlieue. Dans <strong>le</strong> magasin, inondé de so<strong>le</strong>il par <strong>le</strong>sgrandes baies ouvertes, <strong>le</strong> personnel enfermé venait de commencer l'inventaire. Onavait retiré <strong>le</strong>s boutons des portes, des gens s'arrêtaient sur <strong>le</strong> trottoir, regardant par<strong>le</strong>s glaces, étonnés de cette fermeture, lorsqu'on distinguait à l'intérieur une activitéextraordinaire. C'était, d'un bout à l'autre des ga<strong>le</strong>ries, du haut en bas des étages, unpiétinement d'employés, des bras en l'air, des paquets volant par-dessus <strong>le</strong>s têtes; etcela au milieu d'une tempête de cris, de chiffres lancés, dont la confusion montait etse brisait en un tapage assourdissant. Chacun des trente-neuf rayons faisait sabesogne à part, sans s'inquiéter des rayons voisins. D'ail<strong>le</strong>urs, on attaquait à peine <strong>le</strong>s


casiers, il n'y avait encore par terre que quelques pièces d'étoffe. La machine devaits'échauffer, si l'on voulait finir <strong>le</strong> soir même.- Pourquoi descendez-vous ? reprit Marguerite obligeamment, en s'adressant àDenise. Vous al<strong>le</strong>z vous faire du mal, et nous avions <strong>le</strong> monde nécessaire.- C'est ce que je lui ai dit, déclara Mme Aurélie. Mais el<strong>le</strong> a voulu quand mêmenous aider.Toutes ces demoisel<strong>le</strong>s s'empressaient auprès de Denise. Le travail s'en trouvainterrompu. On la complimentait, on écoutait avec des exclamations l'histoire de sonentorse. Enfin, Mme Aurélie la fit asseoir devant une tab<strong>le</strong>; et il fut entendu qu'el<strong>le</strong> secontenterait d'inscrire <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s appelés. D'ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong> dimanche de l'inventaire, onmettait à réquisition tous <strong>le</strong>s employés capab<strong>le</strong>s de tenir une plume : <strong>le</strong>s inspecteurs,<strong>le</strong>s caissiers, <strong>le</strong>s commis aux écritures, jusqu'aux garçons de magasin; puis <strong>le</strong>s diversrayons se partageaient ces aides d'un jour, pour bâc<strong>le</strong>r vivement la besogne. C'étaitainsi que Denise se trouvait installée près du caissier Lhomme et du garçon Joseph,l'un et l'autre penchés sur de grandes feuil<strong>le</strong>s de papier.- Cinq manteaux, drap, garnis fourrure, troisième grandeur, à deux centquarante ! criait Marguerite. Quatre idem, première grandeur, à deux cent vingt !Le travail recommença. Derrière Marguerite, trois vendeuses vidaient <strong>le</strong>sarmoires, classaient <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s lui donnaient par paquets; et, quand el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s avaitappelés, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s jetait sur <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s, où ils s'entassaient peu à peu, en pi<strong>le</strong>s énormes.Lhomme inscrivait, Joseph dressait une autre liste, pour <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong>. Pendant cetemps, Mme Aurélie el<strong>le</strong>-même, aidée de trois autres vendeuses, dénombrait de soncôté <strong>le</strong>s vêtements de soie, que Denise portait sur des feuil<strong>le</strong>s. Clara était chargée deveil<strong>le</strong>r aux tas, de <strong>le</strong>s ranger et de <strong>le</strong>s échafauder, de manière à ce qu'ils tinssent <strong>le</strong>moins de place possib<strong>le</strong>, <strong>le</strong> long des tab<strong>le</strong>s. Mais el<strong>le</strong> n'était guère à sa tâche, despi<strong>le</strong>s croulaient déjà.- Dites donc, demanda-t-el<strong>le</strong> à une petite vendeuse entrée de l'hiver, est-cequ'on vous augmente ?… Vous savez qu'on va mettre la seconde à deux mil<strong>le</strong> francs,ce qui lui fera près de sept mil<strong>le</strong>, avec son intérêt.La petite vendeuse, sans cesser de passer des rotondes, répondit que, si on nelui donnait pas huit cents francs, el<strong>le</strong> lâcherait la boîte. Les augmentations avaient lieuau <strong>le</strong>ndemain de l'inventaire; c'était éga<strong>le</strong>ment l'époque où, <strong>le</strong> chiffre d'affairesréalisées pendant l'année étant connu, <strong>le</strong>s chefs de rayon touchaient <strong>le</strong>urs intérêts surl'augmentation de ce chiffre, comparé au chiffre de l'année précédente. Aussi, malgré<strong>le</strong> vacarme et <strong>le</strong> tohu-bohu de la besogne, <strong>le</strong>s commérages passionnés allaient- ils<strong>le</strong>ur train. Entre deux artic<strong>le</strong>s appelés, on ne causait que d'argent. Le bruit courait queMme Aurélie dépasserait vingt-cinq mil<strong>le</strong> francs; et une pareil<strong>le</strong> somme excitaitbeaucoup ces demoisel<strong>le</strong>s. Marguerite, la meil<strong>le</strong>ure vendeuse après Denise, s'étaitfait quatre mil<strong>le</strong> cinq cents francs, quinze cents francs d'appointements fixes et troismil<strong>le</strong> francs environ de tant pour cent; tandis que Clara n'arrivait pas à deux mil<strong>le</strong> cinqcents, en tout.- Moi, je m'en fiche, de <strong>le</strong>urs augmentations ! reprenait cel<strong>le</strong>-ci, en s'adressantà la petite vendeuse. Si papa était mort, ce que je <strong>le</strong>s planterais là… ! Mais une chosequi m'exaspère, ce sont <strong>le</strong>s sept mil<strong>le</strong> francs de ce bout de femme. Hein ! et vous ?Mme Aurélie interrompit vio<strong>le</strong>mment la conversation. El<strong>le</strong> se tourna, de son airsuperbe.- Taisez-vous donc, mesdemoisel<strong>le</strong>s ! On ne s'entend pas, ma paro<strong>le</strong>d'honneur !Puis, el<strong>le</strong> se remit à crier :


- Sept mantes à la vieil<strong>le</strong>, sicilienne, première grandeur, à cent trente !… Troispelisses, surah, deuxième grandeur, à cent cinquante !… Y êtes-vous, mademoisel<strong>le</strong>Baudu ?- Oui, madame.Alors, Clara dut s'occuper des brassées de vêtements empilés sur <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s.El<strong>le</strong> <strong>le</strong>s bouscula, gagna de la place. Mais bientôt el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s lâcha encore, pour répondreà un vendeur qui la cherchait. C'était <strong>le</strong> gantier Mignot, échappé de son rayon. Ilchuchota une demande de vingt francs; déjà, il lui en devait trente, un empruntpratiqué un <strong>le</strong>ndemain de courses, après avoir perdu sa semaine sur un cheval; cettefois, il avait mangé à l'avance sa guelte touchée la veil<strong>le</strong>, il ne lui restait pas dix souspour son dimanche. Clara n'avait sur el<strong>le</strong> que dix francs, qu'el<strong>le</strong> prêta d'assez bonnegrâce. Et ils causèrent, ils parlèrent d'une partie à six, faite par eux dans un restaurantde Bougival, où <strong>le</strong>s femmes avaient payé <strong>le</strong>ur écot : ça valait mieux, tout <strong>le</strong> mondeétait à son aise. Puis, Mignot, qui voulait ses vingt francs, alla se pencher à l'oreil<strong>le</strong> deLhomme. Celui-ci, arrêté dans ses écritures, parut saisi d'un grand troub<strong>le</strong>. Il n'osaitrefuser pourtant, il cherchait une pièce de dix francs, dans son porte-monnaie, lorsqueMme Aurélie, étonnée de ne plus entendre la voix de Marguerite, qui avait dûs'interrompre, aperçut Mignot et comprit. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> renvoya rudement à son rayon, el<strong>le</strong>n'avait pas besoin qu'on vînt distraire ces demoisel<strong>le</strong>s. La vérité était qu'el<strong>le</strong> redoutait<strong>le</strong> jeune homme, <strong>le</strong> grand ami de son fils Albert, <strong>le</strong> complice de farces louches qu'el<strong>le</strong>tremblait de voir mal finir un jour. Aussi, lorsque Mignot tint <strong>le</strong>s dix francs et qu'il se futsauvé, ne put-el<strong>le</strong> s'empêcher de dire à son mari :- S'il est permis ! vous laisser dindonner de la sorte !- Mais, ma bonne, je ne pouvais vraiment refuser à ce garçon…El<strong>le</strong> lui ferma la bouche d'un haussement de ses fortes épau<strong>le</strong>s. Puis, comme<strong>le</strong>s vendeuses s'égayaient sournoisement de cette explication de famil<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> repritavec sévérité :- Allons, mademoisel<strong>le</strong> Vadon, ne nous endormons pas.- Vingt pa<strong>le</strong>tots, cachemire doub<strong>le</strong>, quatrième grandeur, à dix- huit francscinquante ! lança Marguerite, de sa voix chantante.Lhomme, la tête basse, écrivait de nouveau. Peu à peu, on avait é<strong>le</strong>vé sesappointements à neuf mil<strong>le</strong> francs; et il gardait son humilité devant Mme Aurélie, quiapportait toujours près du trip<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> ménage.Pendant un instant, la besogne marcha. Les chiffres volaient, <strong>le</strong>s paquets devêtements p<strong>le</strong>uvaient dru sur <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s. Mais Clara avait inventé une autredistraction : el<strong>le</strong> taquinait <strong>le</strong> garçon Joseph, au sujet d'une passion qu'on lui prêtaitpour une demoisel<strong>le</strong> employée à l'échantillonnage. Cette demoisel<strong>le</strong>, âgée de vingthuitans déjà, maigre et pâ<strong>le</strong>, était une protégée de Mme Desforges, qui avait voulu lafaire engager par Mouret comme vendeuse, en contant à celui-ci une histoiretouchante : une orpheline, la dernière des Fontenail<strong>le</strong>s, vieil<strong>le</strong> nob<strong>le</strong>sse du Poitou,débarquée sur <strong>le</strong> pavé de Paris avec un père ivrogne, restée honnête dans cettedéchéance, d'une éducation trop rudimentaire malheureusement pour être institutriceou donner des <strong>le</strong>çons de piano. Mouret, d'habitude, s'emportait, lorsqu'on luirecommandait des fil<strong>le</strong>s du monde pauvres; il n'y avait pas, disait-il, de créatures plusincapab<strong>le</strong>s, plus insupportab<strong>le</strong>s, d'un esprit plus faux; et, d'ail<strong>le</strong>urs, on ne pouvaits'improviser vendeuse, il fallait un apprentissage, c'était un métier comp<strong>le</strong>xe et délicat.Cependant, il prit la protégée de Mme Desforges, il la mit seu<strong>le</strong>ment au service deséchantillons, comme il avait déjà casé, pour être agréab<strong>le</strong> à des amis, deuxcomtesses et une baronne au service de la publicité, où el<strong>le</strong>s faisaient des bandes etdes enveloppes. Ml<strong>le</strong> de Fontenail<strong>le</strong>s gagnait trois francs par jour, qui lui permettaienttout juste de vivre, dans une petite chambre de la rue d'Argenteuil. C'était à la


encontrer l'air triste, vêtue pauvrement, que <strong>le</strong> cœur de Joseph, de tempéramenttendre sous sa raideur muette d'ancien soldat, avait fini par être touché. Il n'avouaitpas, mais il rougissait, quand ces demoisel<strong>le</strong>s des confections <strong>le</strong> plaisantaient; carl'échantillonnage se trouvait dans une sal<strong>le</strong> voisine du rayon, et el<strong>le</strong>s l'avaientremarqué rôdant sans cesse devant la porte.- Joseph a des distractions, murmurait Clara. Son nez se tourne vers la lingerie.On avait réquisitionné Ml<strong>le</strong> de Fontenail<strong>le</strong>s, qui aidait à l'inventaire du comptoirdes trousseaux. Et, comme en effet <strong>le</strong> garçon jetait de continuels coups d'œil vers cecomptoir, <strong>le</strong>s vendeuses se mirent à rire. Il se troubla, s'enfonça dans ses feuil<strong>le</strong>s;tandis que Marguerite, pour étouffer <strong>le</strong> flot de gaieté qui lui chatouillait la gorge, criaitplus fort :- Quatorze jaquettes, drap anglais, deuxième grandeur, à quinze francs !Du coup, Mme Aurélie, en train d'appe<strong>le</strong>r des rotondes, eut la voix couverte.El<strong>le</strong> dit, l'air b<strong>le</strong>ssé, avec une <strong>le</strong>nteur majestueuse :- Un peu plus bas, mademoisel<strong>le</strong>. Nous ne sommes pas à la hal<strong>le</strong>… Et vousêtes toutes bien peu raisonnab<strong>le</strong>s, de vous amuser à des gamineries, quand notretemps est si précieux.Justement, comme Clara ne veillait plus aux paquets, une catastrophe seproduisit. Des manteaux s'éboulèrent, tous <strong>le</strong>s tas de la tab<strong>le</strong>, entraînés, tombèrent<strong>le</strong>s uns sur <strong>le</strong>s autres. Le tapis en était jonché.- Là, qu'est-ce que je disais ! cria la première hors d'el<strong>le</strong>. Faites donc un peuattention, mademoisel<strong>le</strong> Prunaire, c'est insupportab<strong>le</strong> à la fin !Mais un frémissement courut : Mouret et Bourdonc<strong>le</strong> faisant <strong>le</strong>ur tournéed'inspection, venaient de paraître. Les voix repartirent, <strong>le</strong>s plumes grincèrent, tandisque Clara se hâtait de ramasser <strong>le</strong>s vêtements. Le patron n'interrompit pas <strong>le</strong> travail. Ilresta là quelques minutes, muet, souriant; et ses lèvres seu<strong>le</strong>s avaient un frisson defièvre, dans son visage gai et victorieux des jours d'inventaire. Lorsqu'il aperçutDenise, il faillit laisser échapper un geste d'étonnement. El<strong>le</strong> était donc descendue ?Ses yeux rencontrèrent ceux de Mme Aurélie. Puis, après une courte hésitation, ils'éloigna, il entra aux trousseaux.Cependant, Denise, avertie par la rumeur légère, avait <strong>le</strong>vé la tête. Et, aprèsavoir reconnu Mouret, el<strong>le</strong> s'était de nouveau penchée sur ses feuil<strong>le</strong>s, simp<strong>le</strong>ment.Depuis qu'el<strong>le</strong> écrivait d'une main machina<strong>le</strong>, au milieu de l'appel régulier des artic<strong>le</strong>s,un apaisement se faisait en el<strong>le</strong>. Toujours el<strong>le</strong> avait cédé ainsi au premier excès de sasensibilité : des larmes la suffoquaient, sa passion doublait ses tourments; puis, el<strong>le</strong>rentrait dans sa raison, el<strong>le</strong> retrouvait un beau courage calme, une force de volontédouce et inexorab<strong>le</strong>. Maintenant, <strong>le</strong>s yeux limpides, <strong>le</strong> teint pâ<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> était sans unfrisson, toute à sa besogne, résolue à s'écraser <strong>le</strong> cœur et à ne faire que son vouloir.Dix heures sonnèrent, <strong>le</strong> vacarme de l'inventaire montait, dans <strong>le</strong> bran<strong>le</strong>-basdes rayons. Et, sous <strong>le</strong>s cris, jetés sans relâche, qui se croisaient de toutes parts, lamême nouvel<strong>le</strong> circulait avec une rapidité surprenante : chaque vendeur savait déjàque Mouret avait écrit <strong>le</strong> matin, pour inviter Denise à dîner. L'indiscrétion venait dePauline. En redescendant, secouée encore, el<strong>le</strong> avait rencontré Deloche auxdentel<strong>le</strong>s; et, sans remarquer que Liénard parlait au jeune homme, el<strong>le</strong> s'étaitsoulagée.- C'est fait, mon cher… El<strong>le</strong> vient de recevoir la <strong>le</strong>ttre. Il l'invite pour ce soir.Deloche était devenu blême. Il avait compris, car il questionnait souventPauline, tous deux causaient chaque jour de <strong>le</strong>ur amie commune, du coup detendresse de Mouret, de l'invitation fameuse qui finirait par dénouer l'aventure. Dureste, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> grondait d'aimer secrètement Denise, dont il n'aurait jamais rien, et el<strong>le</strong>haussait <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, quand il approuvait la jeune fil<strong>le</strong> de résister au patron.


- Son pied va mieux, el<strong>le</strong> descend, continuait-el<strong>le</strong>. Ne prenez donc pas cettefigure d'enterrement… C'est une chance pour el<strong>le</strong>, ce qui arrive.Et el<strong>le</strong> se hâta de retourner à son rayon.- Ah ! bon ! murmura Liénard qui avait entendu, il s'agit de la demoisel<strong>le</strong> àl'entorse… Eh bien ! vous aviez raison de vous presser, vous qui la défendiez au café,hier soir !À son tour, il se sauva; mais, quand il rentra aux lainages, il avait déjà racontél'histoire de la <strong>le</strong>ttre à quatre ou cinq vendeurs. Et de là, en moins de dix minutes, el<strong>le</strong>venait de faire <strong>le</strong> tour des magasins.La dernière phrase de Liénard rappelait une scène qui s'était passée la veil<strong>le</strong>,au Café Saint-Roch. Maintenant, Deloche et lui ne se quittaient plus. Le premier avaitpris, à l'Hôtel de Smyrne, la chambre de Hutin, lorsque celui-ci, nommé second, s'étaitloué un petit logement de trois pièces; et <strong>le</strong>s deux commis venaient ensemb<strong>le</strong> <strong>le</strong> matinau Bonheur, s'attendaient <strong>le</strong> soir pour repartir ensemb<strong>le</strong>. Leurs chambres, qui setouchaient, donnaient sur la même cour noire, un puits étroit dont <strong>le</strong>s odeursempoisonnaient l'hôtel. Ils faisaient bon ménage, malgré <strong>le</strong>ur dissemblance, l'unmangeant avec insouciance l'argent qu'il tirait à son père, l'autre sans un sou, torturépar des idées d'économies, ayant pourtant tous deux un point de commun, <strong>le</strong>urmaladresse comme vendeurs, qui <strong>le</strong>s laissait végéter dans <strong>le</strong>urs comptoirs, sansaugmentations. Après <strong>le</strong>ur sortie du magasin, ils vivaient surtout au Café Saint-Roch.Vide de clients pendant <strong>le</strong> jour, ce café s'emplissait vers huit heures et demi d'un flotdébordant d'employés de commerce, <strong>le</strong> flot lâché à la rue par la haute porte de laplace Gaillon. Dès lors, éclataient un bruit assourdissant de dominos, des rires, desvoix glapissantes, au milieu de la fumée épaisse des pipes. La bière et <strong>le</strong> cafécoulaient. Dans <strong>le</strong> coin de gauche, Liénard demandait des choses chères, tandis queDeloche se contentait d'un bock, qu'il mettait quatre heures à boire. C'était là quecelui-ci avait entendu Favier, à une tab<strong>le</strong> voisine, raconter des abominations surDenise, la façon dont el<strong>le</strong> avait «fait» <strong>le</strong> patron, en se retroussant, quand el<strong>le</strong> montaitun escalier devant lui. Il s'était retenu de <strong>le</strong> gif<strong>le</strong>r. Puis, comme l'autre continuait, disaitque la petite descendait chaque nuit retrouver son amant, il l'avait traité de menteur,fou de colère.- Quel sa<strong>le</strong> individu !… Il ment, entendez-vous !Et, dans l'émotion qui <strong>le</strong> secouait, il lâchait des aveux, la voix bégayante, vidantson cœur.- Je la connais, je <strong>le</strong> sais bien… El<strong>le</strong> n'a jamais eu de l'amitié que pour unhomme : oui, pour M. Hutin, et encore il ne s'en est pas aperçu, il ne peut même passe vanter de l'avoir touchée du bout des doigts.Le récit de cette querel<strong>le</strong>, grossi, dénaturé, égayait déjà <strong>le</strong> magasin, lorsquel'histoire de la <strong>le</strong>ttre de Mouret circula. Justement, ce fut à un vendeur de la soie queLiénard confia d'abord la nouvel<strong>le</strong>. Chez <strong>le</strong>s soyeux, l'inventaire fonctionnaitrondement. Favier et deux commis, sur des escabeaux, vidaient <strong>le</strong>s casiers, passaientau fur et à mesure <strong>le</strong>s pièces d'étoffe à Hutin, qui, debout au milieu d'une tab<strong>le</strong>, criait<strong>le</strong>s chiffres, après avoir consulté <strong>le</strong>s étiquettes; et il jetait ensuite <strong>le</strong>s pièces par terre,el<strong>le</strong>s encombraient peu à peu <strong>le</strong> parquet, el<strong>le</strong>s montaient comme une maréed'automne. D'autres employés écrivaient, Albert Lhomme aidait ces messieurs, <strong>le</strong> teintbrouillé par une nuit blanche, passée dans un bastringue de la Chapel<strong>le</strong>. Une nappede so<strong>le</strong>il tombait des vitres du hall, qui laissaient voir <strong>le</strong> b<strong>le</strong>u ardent du ciel.- Tirez donc <strong>le</strong>s stores ! criait Bouthemont, très occupé à surveil<strong>le</strong>r la besogne.Il est insupportab<strong>le</strong>, ce so<strong>le</strong>il !Favier, en train de se hausser pour atteindre une pièce, grogna sourdement :


- S'il est permis d'enfermer <strong>le</strong> monde par ce temps superbe ! Pas de dangerqu'il p<strong>le</strong>uve, un jour d'inventaire !… Et l'on vous tient sous <strong>le</strong>s verrous comme desgalériens, lorsque tout Paris se promène !Il passa la pièce à Hutin. Sur l'étiquette, <strong>le</strong> métrage était porté, diminué àchaque vente de la quantité vendue; ce qui simplifiait beaucoup <strong>le</strong> travail. Le secondcria :- Soie de fantaisie, petits carreaux, vingt et un mètres, à six francs cinquante !Et la soie alla grossir <strong>le</strong> tas, par terre. Puis, il continua une conversationcommencée, en disant à Favier :- Alors, il a voulu vous battre ?- Mais oui. Je buvais tranquil<strong>le</strong>ment mon bock… Ça valait bien la peine dedémentir, la petite vient de recevoir une <strong>le</strong>ttre du patron, qui l'invite à dîner… Toute laboîte en cause.- Comment ! ce n'était pas fait !Favier lui tendait une nouvel<strong>le</strong> pièce.- N'est-ce pas ? on en aurait mis la main au feu. Ça semblait déjà un vieuxcollage.- Idem, vingt-cinq mètres ! lança Hutin.On entendit <strong>le</strong> coup sourd de la pièce, tandis qu'il ajoutait plus bas :- Vous savez qu'el<strong>le</strong> a fait la vie chez ce vieux toqué de Bourras.Maintenant, tout <strong>le</strong> rayon s'égayait, sans que la besogne en fût interrompuepourtant. On se murmurait <strong>le</strong> nom de la jeune fil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s dos s'enflaient, <strong>le</strong>s neztournaient à la friandise. Bouthemont lui-même, que <strong>le</strong>s histoires gaillardesépanouissaient, ne put se tenir de lâcher une plaisanterie, dont <strong>le</strong> mauvais goût <strong>le</strong> fitéclater d'aise. Albert, réveillé, jura avoir vu la seconde des confections entre deuxmilitaires, au Gros-Caillou. Justement, Mignot descendait, avec <strong>le</strong>s vingt francs qu'ilvenait d'emprunter; et il s'était arrêté, il coulait dix francs dans la main d'Albert, en luidonnant rendez-vous pour <strong>le</strong> soir, une noce projetée, entravée par <strong>le</strong> manqued'argent, possib<strong>le</strong> enfin, malgré la médiocrité de la somme. Mais <strong>le</strong> beau Mignot,lorsqu'il apprit l'envoi de la <strong>le</strong>ttre, eut une réf<strong>le</strong>xion si grossière, que Bouthemont se vitforcé d'intervenir.- En voilà assez, messieurs. Ça ne nous regarde pas… Al<strong>le</strong>z, al<strong>le</strong>z donc,monsieur Hutin.- Soie de fantaisie, petits carreaux, trente-deux mètres, à six francs cinquante !cria ce dernier.Les plumes marchaient de nouveau, <strong>le</strong>s paquets tombaient régulièrement, lamare d'étoffes montait toujours, comme si <strong>le</strong>s eaux d'un f<strong>le</strong>uve s'y fussent déversées.Et l'appel des soies de fantaisie ne cessait pas, Favier, à demi-voix, fit alorsremarquer que <strong>le</strong> stock serait joli : la direction allait être contente, cette grosse bête deBouthemont était peut-être <strong>le</strong> premier acheteur de Paris, mais comme vendeur onn'avait jamais vu un pareil sabot. Hutin souriait, enchanté, approuvant d'un regardamical; car, après avoir lui-même introduit jadis Bouthemont au Bonheur des Dames,pour en chasser Robineau, il <strong>le</strong> minait à son tour, dans <strong>le</strong> but obstiné de lui prendre saplace. C'était la même guerre qu'autrefois, des insinuations perfides glissées à l'oreil<strong>le</strong>des chefs, des excès de zè<strong>le</strong> afin de se faire valoir, toute une campagne menée avecune sournoiserie affab<strong>le</strong>. Cependant, Favier, auquel Hutin témoignait une nouvel<strong>le</strong>condescendance, <strong>le</strong> regardait en dessous, maigre et froid, la bi<strong>le</strong> au visage, commes'il eût compté <strong>le</strong>s bouchées dans ce petit homme trapu, ayant l'air d'attendre que <strong>le</strong>camarade eût mangé Bouthemont, pour <strong>le</strong> manger ensuite. Lui, espérait avoir la placede second, si l'autre obtenait cel<strong>le</strong> de chef de comptoir. Puis, on verrait. Et tous deux,pris de la fièvre qui battait d'un bout à l'autre des magasins, causaient des


augmentations probab<strong>le</strong>s, sans cesser d'appe<strong>le</strong>r <strong>le</strong> stock des soies de fantaisie : onprévoyait que Bouthemont irait à ses trente mil<strong>le</strong> francs, cette année-là; Hutindépasserait dix mil<strong>le</strong>; Favier estimait son fixe et son tant pour cent à cinq mil<strong>le</strong> cinqcents. Chaque saison, <strong>le</strong>s affaires du comptoir augmentaient, <strong>le</strong>s vendeurs ymontaient en grade et y doublaient <strong>le</strong>urs soldes, comme des officiers en temps decampagne.- Ah çà, est-ce que ce n'est pas fini, ces petites soies ? dit brusquementBouthemont, l'air agacé. Aussi quel fichu printemps, toujours de l'eau ! On n'a achetéque des soies noires.Sa grosse figure rieuse se rembrunissait, il regardait <strong>le</strong> tas s'élargir par terre,tandis que Hutin répétait plus haut, d'une voix sonore, où perçait <strong>le</strong> triomphe :- Soie de fantaisie, petits carreaux, vingt-huit mètres, à six francs cinquante !Il y en avait encore tout un casier. Favier, <strong>le</strong>s bras rompus, y mettait de la<strong>le</strong>nteur. Comme il donnait pourtant <strong>le</strong>s dernières pièces à Hutin, il reprit à voix basse :- Dites donc, j'oubliais… Vous a-t-on raconté que la seconde des confections aeu une toquade pour vous ?Le jeune homme parut très surpris.- Tiens ! comment ça ?- Oui, c'est ce grand serin de Deloche qui nous a fait la confidence… Je mesouviens, autrefois, quand el<strong>le</strong> vous reluquait.Depuis qu'il était second, Hutin avait lâché <strong>le</strong>s chanteuses de café-concert etaffichait des institutrices. Très flatté au fond, il répondit d'un air de mépris :- Je <strong>le</strong>s aime plus étoffées, mon cher, et puis on ne va pas avec tout <strong>le</strong> monde,comme <strong>le</strong> patron.Il s'interrompit, il cria :- Poult de soie blanc, trente-cinq mètres, à huit francs soixante-quinze !- Ah ! enfin ! murmura Bouthemont soulagé.Mais une cloche sonnait, c'était la deuxième tab<strong>le</strong>, dont Favier faisait partie. Ildescendit de l'escabeau, un autre vendeur prit sa place; et il lui fallut enjamber lahou<strong>le</strong> des pièces d'étoffe, qui avait encore monté sur <strong>le</strong>s parquets. Maintenant, danstous <strong>le</strong>s rayons, des écrou<strong>le</strong>ments pareils encombraient <strong>le</strong> sol; <strong>le</strong>s casiers, <strong>le</strong>scartons, <strong>le</strong>s armoires se vidaient peu à peu, tandis que <strong>le</strong>s marchandises débordaientde toutes parts, sous <strong>le</strong>s pieds, entre <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s, dans une crue continuel<strong>le</strong>. Au blanc,on entendait <strong>le</strong>s chutes lourdes des pi<strong>le</strong>s de calicot; à la mercerie, c'était un légercliquetis de boîtes; et des rou<strong>le</strong>ments lointains venaient du comptoir des meub<strong>le</strong>s.Toutes <strong>le</strong>s voix donnaient ensemb<strong>le</strong>, des voix aiguës, des voix grasses, <strong>le</strong>s chiffressifflaient dans l'air, une clameur grésillante battait l'immense nef, la clameur desforêts, en janvier, lorsque <strong>le</strong> vent souff<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s branches.Favier se dégagea enfin et prit l'escalier des réfectoires. Depuis <strong>le</strong>sagrandissements du Bonheur des Dames, ces derniers se trouvaient au quatrièmeétage, dans <strong>le</strong>s bâtiments neufs. Comme il se hâtait, il rattrapa Deloche et Liénard,montés avant lui; alors, il se rabattit sur Mignot, qui <strong>le</strong> suivait.- Diab<strong>le</strong> ! dit-il dans <strong>le</strong> corridor de la cuisine, devant <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au noir où <strong>le</strong> menuétait inscrit, on voit bien que c'est l'inventaire. Fête complète ! Pou<strong>le</strong>t ou émincé degigot, et artichauts à l'hui<strong>le</strong> !… Leur gigot va remporter une jolie veste !Mignot ricanait, en murmurant :- Il y a donc une maladie sur la volail<strong>le</strong> ?Cependant, Deloche et Liénard avaient pris <strong>le</strong>urs portions, puis s'en étaientallés. Alors, Favier, penché au guichet, dit à voix haute :- Pou<strong>le</strong>t.


Mais il dut attendre, un des garçons qui découpaient venait de s'entail<strong>le</strong>r <strong>le</strong>doigt, et cela jetait un troub<strong>le</strong>. Il restait la face à l'ouverture, regardant la cuisine, d'uneinstallation géante, avec son fourneau central, sur <strong>le</strong>quel deux rails fixés au plafondamenaient par un système de poulies et de chaînes, <strong>le</strong>s colossa<strong>le</strong>s marmites quequatre hommes n'auraient pu sou<strong>le</strong>ver. Des cuisiniers, tout blancs dans <strong>le</strong> rougesombre de la fonte, surveillaient <strong>le</strong> pot-au-feu du soir, montés sur des échel<strong>le</strong>s de fer,armés d'écumoires, au bout de grands bâtons. Puis, c'étaient, contre <strong>le</strong> mur, des grilsà faire gril<strong>le</strong>r des martyrs, des cassero<strong>le</strong>s à fricasser un mouton, un chauffe-assiettesmonumental, une vasque de marbre emplie par un continuel fi<strong>le</strong>t d'eau. Et l'onapercevait encore, à gauche, une laverie, des éviers de pierre larges comme despiscines; tandis que, de l'autre côté, à droite, se trouvait un garde-manger, où l'onentrevoyait des viandes rouges, à des crocs d'acier. Une machine à pelurer <strong>le</strong>spommes de terre fonctionnait avec un tic-tac de moulin. Deux petites voitures, p<strong>le</strong>inesde salades épluchées, passaient, traînées par des aides, qui allaient <strong>le</strong>s remiser aufrais, sous une fontaine.- Pou<strong>le</strong>t, répéta Favier, pris d'impatience.Puis, se retournant, il ajouta plus bas :- Il y en a un qui s'est coupé… C'est dégoûtant, ça cou<strong>le</strong> dans la nourriture.Mignot voulut voir. Toute une queue de commis grossissait, il y avait des rires,des poussées. Et, maintenant, <strong>le</strong>s deux jeunes gens, la tête au guichet, secommuniquaient <strong>le</strong>urs réf<strong>le</strong>xions, devant cette cuisine de phalanstère, où <strong>le</strong>s moindresustensi<strong>le</strong>s, jusqu'aux broches et aux lardoires, devenaient gigantesques. Il y fallaitservir deux mil<strong>le</strong> déjeuners et deux mil<strong>le</strong> dîners, sans compter que <strong>le</strong> nombre desemployés augmentait de semaine en semaine. C'était un gouffre, on y engloutissait enun jour seize hectolitres de pommes de terre, cent vingt <strong>livre</strong>s de beurre, six centskilogrammes de viande; et, à chaque repas, on devait mettre trois tonneaux en perce,près de sept cents litres coulaient sur <strong>le</strong> comptoir de la buvette.- Ah ! enfin ! murmura Favier, lorsque <strong>le</strong> cuisinier de service reparut avec unebassine, où il piqua une cuisse pour la lui donner.- Pou<strong>le</strong>t, dit Mignot derrière lui.Et tous deux, tenant <strong>le</strong>urs assiettes, entrèrent dans <strong>le</strong> réfectoire, après avoirpris <strong>le</strong>ur part de vin à la buvette; pendant que, derrière <strong>le</strong>ur dos, <strong>le</strong> mot «pou<strong>le</strong>t»tombait sans relâche, régulièrement, et qu'on entendait la fourchette du cuisinierpiquer <strong>le</strong>s morceaux, avec un petit bruit rapide et cadencé.Maintenant, <strong>le</strong> réfectoire des commis était une immense sal<strong>le</strong> où <strong>le</strong>s cinq centscouverts de chacune des trois séries tenaient à l'aise. Ces couverts se trouvaientalignés sur de longues tab<strong>le</strong>s d'acajou, placées parallè<strong>le</strong>ment, dans <strong>le</strong> sens de lalargeur; aux deux bouts de la sal<strong>le</strong>, des tab<strong>le</strong>s pareil<strong>le</strong>s étaient réservées auxinspecteurs et aux chefs de rayon; et il y avait, dans <strong>le</strong> milieu, un comptoir pour <strong>le</strong>ssuppléments. De grandes fenêtres, à droite et à gauche, éclairaient d'une clartéblanche cette ga<strong>le</strong>rie, dont <strong>le</strong> plafond, malgré ses quatre mètres de hauteur, semblaitbas, écrasé par <strong>le</strong> développement démesuré des autres dimensions. Sur <strong>le</strong>s murs,peints à l'hui<strong>le</strong> d'une teinte jaune clair, <strong>le</strong>s casiers aux serviettes étaient <strong>le</strong>s seulsornements. À la suite de ce premier réfectoire, venait celui des garçons de magasin etdes cochers, où <strong>le</strong>s repas étaient servis sans régularité, au fur et à mesure desbesoins du service.- Comment ! vous aussi, Mignot, vous avez une cuisse, dit Favier, lorsqu'il sefut assis à une des tab<strong>le</strong>s, en face de son compagnon.D'autres commis s'installaient autour d'eux. Il n'y avait pas de nappe, <strong>le</strong>sassiettes rendaient un bruit fêlé sur l'acajou; et tous s'exclamaient, dans ce coin, car <strong>le</strong>nombre des cuisses était vraiment prodigieux.


- Encore des volail<strong>le</strong>s qui n'ont que des pattes ! fit remarquer Mignot.Ceux qui avaient des morceaux de carcasse se fâchaient. Pourtant, lanourriture s'était beaucoup améliorée, depuis <strong>le</strong>s aménagements nouveaux. Mouretne traitait plus avec un entrepreneur pour une somme fixe; il dirigeait aussi la cuisine,il en avait fait un service organisé comme un de ses rayons, ayant un chef, des souschefs,un inspecteur; et, s'il déboursait davantage, il obtenait plus de travail d'unpersonnel mieux nourri, calcul d'une humanitairerie pratique qui avait longtempsconsterné Bourdonc<strong>le</strong>.- Allons, la mienne est tendre tout de même, reprit Mignot.Passez donc <strong>le</strong> pain !Le gros pain faisait <strong>le</strong> tour, et lorsqu'il se fut coupé une tranche <strong>le</strong> dernier, ilreplanta <strong>le</strong> couteau dans la croûte. Des retardataires accouraient à la fi<strong>le</strong>, un appétitféroce, doublé par la besogne du matin, soufflait sur <strong>le</strong>s longues tab<strong>le</strong>s, d'un bout àl'autre du réfectoire. C'étaient un cliquetis grandissant de fourchettes, des glouglousde bouteil<strong>le</strong>s qu'on vidait, des chocs de verres reposés trop vivement, <strong>le</strong> bruit demeu<strong>le</strong> de cinq cents mâchoires solides broyant avec énergie. Et <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s, raresencore, s'étouffaient dans <strong>le</strong>s bouches p<strong>le</strong>ines.Deloche, cependant, assis entre Baugé et Liénard, se trouvait presque en facede Favier, à quelques places de distance. Tous deux s'étaient lancé un regard derancune. Des voisins chuchotaient, au courant de <strong>le</strong>ur querel<strong>le</strong> de la veil<strong>le</strong>. Puis, onavait ri de la malchance de Deloche, toujours affamé, et tombant toujours, par unesorte de destinée maudite, sur <strong>le</strong> plus mauvais morceau de la tab<strong>le</strong>. Cette fois, ilvenait d'apporter un cou de pou<strong>le</strong>t et un débris de carcasse. Si<strong>le</strong>ncieux, il laissaitplaisanter, il avalait de grosses bouchées de pain, en épluchant <strong>le</strong> cou avec l'art infinid'un garçon qui avait <strong>le</strong> respect de la viande.- Pourquoi ne réclamez-vous pas ? lui dit Baugé.Mais il haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s. À quoi bon ? ça ne tournait jamais bien. Quand il nese résignait pas, <strong>le</strong>s choses allaient plus mal.- Vous savez que <strong>le</strong>s bobinards ont <strong>le</strong>ur club, maintenant, raconta tout d'uncoup Mignot. Parfaitement, <strong>le</strong> Bobin-Club… Ça se passe chez un marchand de vin dela rue Saint-Honoré, qui <strong>le</strong>ur loue une sal<strong>le</strong>, <strong>le</strong> samedi.Il parlait des vendeurs de la mercerie. Alors, toute la tab<strong>le</strong> s'égaya. Entre deuxmorceaux, la voix empâtée, chacun lâchait une phrase, ajoutait un détail; et il n'y avaitque <strong>le</strong>s liseurs obstinés, qui restaient muets, perdus, <strong>le</strong> nez enfoncé dans un journal.On en tombait d'accord; chaque année, <strong>le</strong>s employés de commerce prenaient unmeil<strong>le</strong>ur genre. Près de la moitié, à présent, parlaient l'al<strong>le</strong>mand ou l'anglais. Le chicn'était plus d'al<strong>le</strong>r faire du boucan à Bullier, de rou<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s café-concerts pour y siff<strong>le</strong>r<strong>le</strong>s chanteuses laides. Non, on se réunissait une vingtaine, on fondait un cerc<strong>le</strong>.- Est-ce qu'ils ont un piano comme <strong>le</strong>s toiliers ? demanda Liénard.- Si <strong>le</strong> Bobin-Club a un piano, je crois bien ! cria Mignot. Et ils jouent, et ilschantent !… Même il y en a un, <strong>le</strong> petit Bavoux, qui lit des vers.La gaieté redoubla, on blaguait <strong>le</strong> petit Bavoux; pourtant, il y avait sous <strong>le</strong>s riresune grande considération. Puis, on causa d'une pièce du Vaudevil<strong>le</strong>, où un calicotjouait un vilain rô<strong>le</strong>; plusieurs se fâchaient pendant que d'autres s'inquiétaient del'heure à laquel<strong>le</strong> on <strong>le</strong>s lâcherait <strong>le</strong> soir, car ils devaient al<strong>le</strong>r en soirée, dans desfamil<strong>le</strong>s bourgeoises. Et de tous <strong>le</strong>s points de la sal<strong>le</strong> immense partaient desconversations semblab<strong>le</strong>s, au milieu du vacarme croissant de la vaissel<strong>le</strong>. Pourchasser l'odeur de la nourriture, la buée chaude qui montait des cinq cents couvertsdébandés, on avait ouvert <strong>le</strong>s fenêtres, dont <strong>le</strong>s stores baissés étaient brûlants dulourd so<strong>le</strong>il d'août. Des souff<strong>le</strong>s ardents venaient de la rue, des ref<strong>le</strong>ts d'orjaunissaient <strong>le</strong> plafond, baignaient d'une lumière rousse <strong>le</strong>s convives en nage.


- S'il est permis de vous enfermer un dimanche, par un temps pareil ! répétaFavier.Cette réf<strong>le</strong>xion ramena ces messieurs à l'inventaire. L'année était superbe. Etl'on en vint aux appointements, aux augmentations, l'éternel sujet, la questionpassionnante qui <strong>le</strong>s secouait tous. Il en était chaque fois de même <strong>le</strong>s jours devolail<strong>le</strong>, une surexcitation se déclarait, <strong>le</strong> bruit finissait par être insupportab<strong>le</strong>. Quand<strong>le</strong>s garçons apportèrent <strong>le</strong>s artichauts à l'hui<strong>le</strong>, on ne s'entendait plus. L'inspecteur deservice avait l'ordre d'être tolérant.- À propos, cria Favier, vous connaissez l'aventure ?Mais il eut la voix couverte. Mignot demandait :- Qui est-ce qui n'aime pas l'artichaut ? Je vends mon dessert contre unartichaut.Personne ne répondit. Tout <strong>le</strong> monde aimait l'artichaut. Ce déjeuner-làcompterait parmi <strong>le</strong>s bons, car on avait vu des pêches pour <strong>le</strong> dessert.- Il l'a invitée à dîner, mon cher, disait Favier à son voisin de droite, enachevant son récit. Comment ! vous ne <strong>le</strong> saviez pas ?La tab<strong>le</strong> entière <strong>le</strong> savait, on était fatigué d'en causer depuis <strong>le</strong> matin. Et desplaisanteries, toujours <strong>le</strong>s mêmes, passèrent de bouche en bouche. Delochefrémissait, ses yeux finirent par se fixer sur Favier, qui répétait avec insistance :- S'il ne l'a pas eue, il va l'avoir… Et il n'en aura pas l'étrenne, ah ! non, il n'enaura pas l'étrenne.Lui aussi regardait Deloche. Il ajouta d'un air provocant :- Ceux qui aiment <strong>le</strong>s os peuvent se la payer pour cent sous.Brusquement, il baissa la tête. Deloche, cédant à un mouvement irrésistib<strong>le</strong>,venait de lui jeter son dernier verre de vin par la figure, en bégayant :- Tiens ! sa<strong>le</strong> menteur, j'aurais dû t'arroser hier !Ce fut un esclandre. Quelques gouttes avaient éclaboussé <strong>le</strong>s voisins deFavier, dont <strong>le</strong>s cheveux seuls se trouvaient mouillés légèrement : <strong>le</strong> vin, lancé d'unemain trop rude, était allé tomber de l'autre côté de la tab<strong>le</strong>. Mais on se fâchait. Ilcouchait donc avec, qu'il la défendait ainsi ? Quel<strong>le</strong> brute ! il aurait mérité une paire degif<strong>le</strong>s, pour apprendre à se conduire. Pourtant, <strong>le</strong>s voix baissèrent, on signalaitl'approche de l'inspecteur, et c'était inuti<strong>le</strong> de mettre la direction dans la querel<strong>le</strong>.Favier se contenta de dire :- S'il m'avait attrapé, vous auriez vu quel<strong>le</strong> danse !Puis, cela finit par des moqueries. Lorsque Deloche, encore tremblant, voulutboire pour cacher son troub<strong>le</strong>, et qu'il saisit d'une main tremblante son verre vide, desrires coururent. Il reposa son verre gauchement, il se mit à sucer <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>sd'artichaut qu'il avait mangées déjà.- Passez donc la carafe à Deloche, dit tranquil<strong>le</strong>ment Mignot. Il a soif.Les rires redoublèrent. Ces messieurs prenaient des assiettes propres auxpi<strong>le</strong>s qui se dressaient sur la tab<strong>le</strong>, de distance en distance : tandis que <strong>le</strong>s garçonspromenaient <strong>le</strong> dessert, des pêches dans des corbeil<strong>le</strong>s. Et tous se tinrent <strong>le</strong>s côtes,lorsque Mignot ajouta :- Chacun son goût, Deloche mange la pêche au vin.Celui-ci restait immobi<strong>le</strong>. La tête basse, comme sourd, il ne semblait pasentendre <strong>le</strong>s plaisanteries, il éprouvait un regret désespéré de ce qu'il venait de faire.Ces gens avaient raison, à quel titre la défendait-il ? on allait croire toutes sortes devilaines choses, il se serait battu lui-même, de l'avoir ainsi compromise, en voulantl'innocenter. C'était sa chance habituel<strong>le</strong>, il aurait mieux fait de crever tout de suite,car il ne pouvait même céder à son cœur, sans commettre des bêtises. Des larmes luimontaient aux yeux. N'était-ce pas éga<strong>le</strong>ment sa faute, si <strong>le</strong> magasin causait de la


<strong>le</strong>ttre écrite par <strong>le</strong> patron ? Il <strong>le</strong>s entendait bien ricaner, avec des mots crus sur cetteinvitation, dont Liénard seul avait reçu la confidence; et il s'accusait, il n'aurait pas dûlaisser par<strong>le</strong>r Pauline devant ce dernier, il se rendait responsab<strong>le</strong> de l'indiscrétioncommise.- Pourquoi avez-vous raconté ça ? murmura-t-il enfin d'une voix douloureuse.C'est très mal.- Moi ! répondit Liénard, mais je ne l'ai dit qu'à une ou deux personnes, enexigeant <strong>le</strong> secret… Est-ce qu'on sait comment <strong>le</strong>s choses se répandent !Lorsque Deloche se décida à boire un verre d'eau, toute la tab<strong>le</strong> éclata encore.On finissait, <strong>le</strong>s employés, renversés sur <strong>le</strong>urs chaises, attendaient <strong>le</strong> coup de cloche,s'interpellant de loin dans l'abandon du repas. Au grand comptoir central, on avaitdemandé peu de suppléments, d'autant plus que, ce jour-là, c'était la maison quipayait <strong>le</strong> café. Les tasses fumaient, des visages en sueur luisaient sous <strong>le</strong>s vapeurslégères, flottantes comme des nuées b<strong>le</strong>ues de cigarettes. Aux fenêtres, <strong>le</strong>s storestombaient, immobi<strong>le</strong>s, sans un battement. Un d'eux remonta, une nappe de so<strong>le</strong>iltraversa la sal<strong>le</strong>, incendia <strong>le</strong> plafond. Le brouhaha des voix battait <strong>le</strong>s murs d'un telbruit, que <strong>le</strong> coup de cloche ne fut d'abord entendu que des tab<strong>le</strong>s voisines de laporte. On se <strong>le</strong>va, la débandade de la sortie emplit longuement <strong>le</strong>s corridors.Cependant, Deloche était resté en arrière, pour échapper aux mots d'esprit quicontinuaient. Baugé sortit même avant lui; et Baugé d'habitude quittait la sal<strong>le</strong> <strong>le</strong>dernier, faisait un détour et rencontrait Pauline, au moment où cel<strong>le</strong>-ci se rendait auréfectoire des dames : c'était une manœuvre arrêtée entre eux, la seu<strong>le</strong> manière dese voir une minute, durant <strong>le</strong>s heures de travail. Mais, ce jour-là, comme ils sebaisaient à p<strong>le</strong>ine bouche, dans un ang<strong>le</strong> du corridor, Denise qui montait éga<strong>le</strong>mentdéjeuner, <strong>le</strong>s surprit. El<strong>le</strong> marchait d'un pas diffici<strong>le</strong>, à cause de son pied.- Oh ! ma chère, balbutia Pauline très rouge, ne dites rien, n'est-ce pas ?Baugé, avec ses gros membres, sa carrure de géant, tremblait ainsi qu'un petitgarçon. Il murmura :- C'est qu'ils nous flanqueraient très bien dehors… Notre mariage a beau êtreannoncé, ils ne comprennent pas qu'on s'embrasse, ces animaux-là !Denise, toute remuée, affecta de ne pas <strong>le</strong>s avoir vus. Et Baugé se sauvait,lorsque Deloche, qui prenait <strong>le</strong> plus long, parut à son tour. Il voulut s'excuser, ilbalbutia des phrases que Denise ne saisit pas d'abord. Puis, comme il reprochait àPauline d'avoir parlé devant Liénard, et que cel<strong>le</strong>-ci demeurait embarrassée, la jeunefil<strong>le</strong> eut enfin l'explication des mots qu'on chuchotait derrière el<strong>le</strong>, depuis <strong>le</strong> matin.C'était l'histoire de la <strong>le</strong>ttre qui circulait. El<strong>le</strong> fut reprise du frisson dont cette <strong>le</strong>ttrel'avait secouée, el<strong>le</strong> se voyait déshabillée par tous <strong>le</strong>s hommes.- Moi, je ne savais pas, répétait Pauline. D'ail<strong>le</strong>urs, il n'y a rien là-dedans devilain… On laisse causer, ils ragent tous, pardi !- Ma chère, dit enfin Denise de son air raisonnab<strong>le</strong>, je ne vous en veux point…Vous n'avez raconté que la vérité. J'ai reçu une <strong>le</strong>ttre, c'est à moi d'y répondre.Deloche s'en alla navré, ayant compris que la jeune fil<strong>le</strong> acceptait la situation etqu'el<strong>le</strong> irait, <strong>le</strong> soir, au rendez-vous. Quand <strong>le</strong>s deux vendeuses eurent déjeuné, dansune petite sal<strong>le</strong> voisine de la grande, et où <strong>le</strong>s femmes étaient servies plusconfortab<strong>le</strong>ment, Pauline dut aider Denise à descendre, car <strong>le</strong> pied de cel<strong>le</strong>-ci sefatiguait.En bas, dans l'échauffement de l'après-midi, l'inventaire ronflait davantage.L'heure était venue du coup de collier, lorsque, devant la besogne peu avancée dumatin, toutes <strong>le</strong>s forces se tendaient, pour avoir fini <strong>le</strong> soir. Les voix se haussaientencore, on ne voyait que la gesticulation des bras, vidant toujours <strong>le</strong>s cases, jetant <strong>le</strong>smarchandises, et on ne pouvait plus marcher, la crue des pi<strong>le</strong>s et des ballots, sur <strong>le</strong>s


parquets, montait à la hauteur des comptoirs. Une hou<strong>le</strong> de têtes, de poings brandis,de membres volants, semblait se perdre au fond des rayons, dans un lointain confusd'émeute. C'était la fièvre dernière du bran<strong>le</strong>-bas, la machine près de sauter; tandisque, <strong>le</strong> long des glaces sans tain, autour du magasin fermé, continuaient à passer derares promeneurs, blêmes de l'ennui étouffant du dimanche. Sur <strong>le</strong> trottoir de la rueNeuve-Saint-Augustin, trois grandes fil<strong>le</strong>s en cheveux, l'air souillon, s'étaient plantées,collant effrontément <strong>le</strong>urs visages aux glaces, tâchant de voir la drô<strong>le</strong> de cuisine qu'onbâclait là-dedans.Lorsque Denise rentra aux confections, Mme Aurélie laissa Marguerite acheverl'appel des vêtements. Il restait à faire un travail de contrô<strong>le</strong>, pour <strong>le</strong>quel, désireuse desi<strong>le</strong>nce, el<strong>le</strong> se retira dans la sal<strong>le</strong> de l'échantillonnage, en emmenant la jeune fil<strong>le</strong>.- Venez avec moi, nous collationnerons… Puis, vous additionnerez.Mais, comme el<strong>le</strong> voulut laisser la porte ouverte, afin de surveil<strong>le</strong>r cesdemoisel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> vacarme entrait, on ne s'entendait guère plus, au fond de cette sal<strong>le</strong>.C'était une vaste pièce carrée, garnie seu<strong>le</strong>ment de chaises et de trois longues tab<strong>le</strong>s.Dans un coin, étaient <strong>le</strong>s grands couteaux mécaniques, pour couper <strong>le</strong>s échantillons.Des pièces entières y passaient, on expédiait par an plus de soixante mil<strong>le</strong> francsd'étoffes, ainsi déchiquetées en lanières. Du matin au soir, <strong>le</strong>s couteaux hachaient lasoie, la laine, la toi<strong>le</strong>, avec un bruit de faux. Ensuite, il fallait assemb<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s cahiers, <strong>le</strong>scol<strong>le</strong>r ou <strong>le</strong>s coudre. Et il y avait encore, entre <strong>le</strong>s deux fenêtres, une petiteimprimerie, pour <strong>le</strong>s étiquettes.- Plus bas donc ! criait de temps à autre Mme Aurélie, qui n'entendait pasDenise lire <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s.Quand la collation des premières listes fut terminée, el<strong>le</strong> laissa la jeune fil<strong>le</strong>devant une des tab<strong>le</strong>s, plongée dans <strong>le</strong>s additions. Puis, el<strong>le</strong> reparut presque tout desuite, el<strong>le</strong> installa Ml<strong>le</strong> de Fontenail<strong>le</strong>s, dont <strong>le</strong>s trousseaux n'avaient plus besoin, etqu'ils lui passaient. Cette dernière additionnerait aussi, on gagnerait du temps. Maisl'apparition de la marquise, comme la nommait Clara méchamment, avait remué <strong>le</strong>rayon. On riait, on plaisantait Joseph, des mots féroces arrivaient par la porte.- Ne vous recu<strong>le</strong>z pas, vous ne me gênez aucunement, dit Denise saisie d'unegrande pitié. Tenez ! mon encrier suffira, vous prendrez de l'encre avec moi.Ml<strong>le</strong> de Fontenail<strong>le</strong>s, dans l'hébétement de sa déchéance, ne trouva pas mêmeun mot de gratitude. El<strong>le</strong> devait boire, sa maigreur avait des teintes plombées, et sesmains seu<strong>le</strong>s, blanches et fines, disaient encore la distinction de sa race.Cependant, <strong>le</strong>s rires tombèrent tout d'un coup, on entendit la besognereprendre son ronf<strong>le</strong>ment régulier. C'était Mouret qui faisait de nouveau <strong>le</strong> tour desrayons. Mais il s'arrêta, il chercha Denise, surpris de ne pas la voir. D'un signe, il avaitappelé Mme Aurélie; et tous deux s'écartèrent, parlèrent bas un instant. Il devaitl'interroger. El<strong>le</strong> désigna des yeux la sal<strong>le</strong> de l'échantillonnage, puis sembla rendredes comptes. Sans doute el<strong>le</strong> rapportait que la jeune fil<strong>le</strong> avait p<strong>le</strong>uré <strong>le</strong> matin.- Parfait ! dit tout haut Mouret, en se rapprochant. Montrez-moi <strong>le</strong>s listes.- Par ici, monsieur, répondit la première. Nous nous sommes sauvées dutapage.Il la suivit dans la pièce voisine. Clara ne fut pas dupe de la manœuvre : el<strong>le</strong>murmura qu'on ferait mieux d'al<strong>le</strong>r chercher un lit tout de suite. Mais Marguerite luijetait <strong>le</strong>s vêtements d'une main plus vive, pour l'occuper et lui fermer la bouche. Est-ceque la seconde n'était pas une bonne camarade ? ses affaires ne regardaientpersonne. Le rayon devenait complice, <strong>le</strong>s vendeuses s'agitaient davantage, <strong>le</strong>s dosde Lhomme et de Joseph se renflaient, comme sourds. Et l'inspecteur Jouve, ayantremarqué de loin la tactique de Mme Aurélie, vint marcher devant la porte de


l'échantillonnage, du pas régulier d'un factionnaire qui garde <strong>le</strong> bon plaisir d'unsupérieur.- Donnez <strong>le</strong>s listes à monsieur, dit la première en entrant.Denise <strong>le</strong>s donna, puis resta <strong>le</strong>s yeux <strong>le</strong>vés. El<strong>le</strong> avait eu un léger sursaut, maisel<strong>le</strong> s'était domptée, et el<strong>le</strong> gardait un beau calme, <strong>le</strong>s joues pâ<strong>le</strong>s. Un instant, Mouretparut s'absorber dans l'énumération des artic<strong>le</strong>s, sans un regard pour la jeune fil<strong>le</strong>. Lesi<strong>le</strong>nce régnait. Alors, Mme Aurélie, s'étant approchée de Ml<strong>le</strong> de Fontenail<strong>le</strong>s, quin'avait pas même tourné la tête, parut mécontente de ses additions, et lui dit à demivoix:- Al<strong>le</strong>z donc aider aux paquets… Vous n'avez pas l'habitude des chiffres.Cel<strong>le</strong>-ci se <strong>le</strong>va, retourna au rayon, où des chuchotements l'accueillirent.Joseph, sous <strong>le</strong>s yeux rieurs de ces demoisel<strong>le</strong>s, écrivait de travers, Clara, enchantéede cette aide qui lui arrivait, la bousculait pourtant, dans la haine qu'el<strong>le</strong> avait detoutes <strong>le</strong>s femmes, au magasin. Était-ce idiot, de tomber à l'amour d'un homme depeine, quand on était marquise ! Et el<strong>le</strong> lui jalousait cet amour.- Très bien ! très bien ! répétait Mouret, en affectant toujours de lire.Cependant, Mme Aurélie ne savait comment sortir à son tour, d'une façondécente. El<strong>le</strong> piétinait, allait regarder <strong>le</strong>s couteaux mécaniques, furieuse que son marin'inventât pas une histoire pour l'appe<strong>le</strong>r; mais il n'était jamais aux affaires sérieuses,il serait mort de soif à côté d'une mare. Ce fut Marguerite qui eut l'intelligence dedemander un renseignement.- J'y vais, répondit la première.Et, sa dignité désormais à couvert, ayant un prétexte aux yeux de cesdemoisel<strong>le</strong>s qui la guettaient, el<strong>le</strong> laissa enfin seuls Mouret et Denise qu'el<strong>le</strong> venait derapprocher, el<strong>le</strong> sortit d'un pas majestueux, <strong>le</strong> profil si nob<strong>le</strong>, que <strong>le</strong>s vendeusesn'osèrent même se permettre un sourire.Lentement, Mouret avait reposé <strong>le</strong>s listes sur la tab<strong>le</strong>. Il regardait la jeune fil<strong>le</strong>,qui était restée assise, la plume à la main. El<strong>le</strong> ne détournait pas <strong>le</strong>s regards, el<strong>le</strong>avait seu<strong>le</strong>ment pâli davantage.- Vous viendrez, ce soir ? demanda-t-il à demi-voix.- Non, monsieur, répondit-el<strong>le</strong>, je ne pourrai pas. Mes frères doivent se trouverchez mon onc<strong>le</strong>, et j'ai promis de dîner avec eux.- Mais votre pied ! vous marchez trop diffici<strong>le</strong>ment.- Oh ! j'irai bien jusque-là, je me sens beaucoup mieux depuis ce matin.À son tour, il était devenu pâ<strong>le</strong>, devant ce refus tranquil<strong>le</strong>. Une révolte nerveuseagitait ses lèvres. Pourtant, il se contenait, il reprit de son air de patron obligeant quis'intéresse simp<strong>le</strong>ment à une de ses demoisel<strong>le</strong>s :- Voyons, si je vous priais… Vous savez dans quel<strong>le</strong> estime je vous tiens.Denise garda son attitude respectueuse.- Je suis très touchée, monsieur, de votre bonté pour moi, et je vous remerciede cette invitation. Mais, je <strong>le</strong> répète, c'est impossib<strong>le</strong>, mes frères m'attendent ce soir.El<strong>le</strong> s'entêtait à ne pas comprendre. La porte demeurait ouverte, et el<strong>le</strong> sentaitbien cependant <strong>le</strong> magasin entier qui la poussait. Pauline l'avait traitée amica<strong>le</strong>mentde grande sotte, <strong>le</strong>s autres se moqueraient d'el<strong>le</strong>, si el<strong>le</strong> refusait l'invitation. MmeAurélie qui s'en était allée, Marguerite dont el<strong>le</strong> entendait monter la voix, <strong>le</strong> dos deLhomme qu'el<strong>le</strong> apercevait immobi<strong>le</strong> et discret, tous voulaient sa chute, tous lajetaient au maître. Et <strong>le</strong> ronf<strong>le</strong>ment lointain de l'inventaire, ces millions demarchandises, criés à la volée, remués à bout de bras, étaient comme un vent chaudqui soufflait la passion jusqu'à el<strong>le</strong>.Il y eut un si<strong>le</strong>nce. Par moments, <strong>le</strong> bruit couvrait <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de Mouret, qu'ilaccompagnait du vacarme formidab<strong>le</strong> d'une fortune de roi, gagnée dans <strong>le</strong>s batail<strong>le</strong>s.


- Alors, quand viendrez-vous ? demanda-t-il de nouveau. Demain ?Cette simp<strong>le</strong> question troubla Denise. El<strong>le</strong> perdit un instant son calme, el<strong>le</strong>balbutia :- Je ne sais pas… Je ne sais pas…Il sourit, il essaya de lui prendre une main, qu'el<strong>le</strong> retira.- De quoi donc avez-vous peur ?Mais el<strong>le</strong> re<strong>le</strong>vait déjà la tête, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> regardait en face, et el<strong>le</strong> dit, en souriant deson air doux et brave :- Je n'ai peur de rien, monsieur… On fait seu<strong>le</strong>ment ce qu'on veut faire, n'estcepas ? Moi je ne veux pas, voilà tout !Comme el<strong>le</strong> se taisait, un craquement la surprit. El<strong>le</strong> se retourna et vit la portese fermer avec <strong>le</strong>nteur. C'était l'inspecteur Jouve qui prenait sur lui de la tirer. Lesportes rentraient dans son service, aucune ne devait rester ouverte. Et il se mit àmonter gravement sa faction. Personne ne parut s'apercevoir de cette porte ferméed'un air si simp<strong>le</strong>. Clara seu<strong>le</strong> lâcha un mot cru à l'oreil<strong>le</strong> de Ml<strong>le</strong> de Fontenail<strong>le</strong>s, quidemeura blême, <strong>le</strong> visage mort.Denise, cependant, s'était <strong>le</strong>vée. Mouret lui disait d'une voix basse, ettremblante :- Écoutez, je vous aime… Vous <strong>le</strong> savez depuis longtemps, ne jouez pas <strong>le</strong> jeucruel de faire l'ignorante avec moi… Et ne craignez rien. Vingt fois, j'ai eu l'envie devous appe<strong>le</strong>r dans mon cabinet. Nous aurions été seuls, je n'aurais eu qu'à pousserun verrou. Mais je n'ai pas voulu, vous voyez bien que je vous par<strong>le</strong> ici, où chacunpeut entrer… Je vous aime, Denise…El<strong>le</strong> était debout, la face blanche, l'écoutant, <strong>le</strong> regardant toujours en face.- Dites, pourquoi refusez-vous ?… N'avez-vous donc pas de besoins ? Vosfrères sont une lourde charge. Tout ce que vous me demanderiez, tout ce que vousexigeriez de moi…D'un mot, el<strong>le</strong> l'arrêta :- Merci, je gagne maintenant plus qu'il ne me faut.- Mais c'est la liberté que je vous offre, c'est une existence de plaisirs et deluxe… Je vous mettrai chez vous, je vous assurerai une petite fortune.- Non, merci, je m'ennuierais à ne rien faire… Je n'avais pas dix ans que jegagnais ma vie.Il eut un geste fou. C'était la première qui ne cédait pas. Il n'avait eu qu'à sebaisser pour prendre <strong>le</strong>s autres, toutes attendaient son caprice en servantessoumises; et cel<strong>le</strong>-ci disait non, sans même donner un prétexte raisonnab<strong>le</strong>. Sondésir, contenu depuis longtemps, fouetté par la résistance, s'exaspérait. Peut- êtren'offrait-il pas assez; et il doubla ses offres, et il la pressa davantage.- Non, non, merci, répondait-el<strong>le</strong> chaque fois, sans une défaillance.Alors, il laissa échapper ce cri de son cœur :- Vous ne voyez donc pas que je souffre ! … Oui, c'est imbéci<strong>le</strong>, je souffrecomme un enfant !Des larmes mouillèrent ses yeux. Un nouveau si<strong>le</strong>nce régna. On entenditencore, derrière la porte close, <strong>le</strong> ronf<strong>le</strong>ment adouci de l'inventaire. C'était comme unbruit mourant de triomphe, l'accompagnement se faisait discret, dans cette défaite dumaître.- Si je voulais pourtant ! dit-il d'une voix ardente, en lui saisissant <strong>le</strong>s mains.El<strong>le</strong> <strong>le</strong>s lui laissa, ses yeux pâlirent, toute sa force s'en allait.Une cha<strong>le</strong>ur lui venait des mains tièdes de cet homme, l'emplissait d'unelâcheté délicieuse. Mon Dieu ! comme el<strong>le</strong> l'aimait, et quel<strong>le</strong> douceur el<strong>le</strong> auraitgoûtée à se pendre à son cou, pour rester sur sa poitrine !


- Je veux, je veux, répétait-il affolé. Je vous attends ce soir, ou je prendrai desmesures…Il devenait brutal. El<strong>le</strong> poussa un léger cri, la dou<strong>le</strong>ur qu'el<strong>le</strong> ressentait auxpoignets lui rendit son courage. D'une secousse, el<strong>le</strong> se dégagea. Puis, toute droite,l'air grandi dans sa faib<strong>le</strong>sse :- Non, laissez-moi… Je ne suis pas une Clara, qu'on lâche <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain. Etpuis, monsieur, vous aimez une personne, oui, cette dame qui vient ici… Restez avecel<strong>le</strong>. Moi, je ne partage pas.La surprise <strong>le</strong> tenait immobi<strong>le</strong>. Que disait-el<strong>le</strong> donc et que voulait-el<strong>le</strong> ? Jamais<strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s ramassées par lui dans <strong>le</strong>s rayons, ne s'étaient inquiétées d'être aimées. Ilaurait dû en rire, et cette attitude de fierté tendre achevait de lui bou<strong>le</strong>verser <strong>le</strong> cœur.- Monsieur, reprit-el<strong>le</strong>, rouvrez cette porte. Ce n'est pas convenab<strong>le</strong>, d'être ainsiensemb<strong>le</strong>.Mouret obéit, et <strong>le</strong>s tempes bourdonnantes, ne sachant comment cacher sonangoisse, il rappela Mme Aurélie, s'emporta contre <strong>le</strong> stock des rotondes, dit qu'ilfaudrait baisser <strong>le</strong>s prix, et <strong>le</strong>s baisser tant qu'il en resterait une. C'était la règ<strong>le</strong> de lamaison, on balayait tout chaque année, on vendait à soixante pour cent de perte,plutôt que de garder un modè<strong>le</strong> ancien ou une étoffe défraîchie. Justement,Bourdonc<strong>le</strong>, à la recherche du directeur, l'attendait depuis un instant, arrêté devant laporte close par Jouve, qui lui avait glissé un mot à l'oreil<strong>le</strong>, d'un air grave. Ils'impatientait, sans trouver cependant la hardiesse de déranger <strong>le</strong> tête-à-tête. Était-cepossib<strong>le</strong> ? un jour pareil, avec cette chétive créature ! Et, lorsque la porte se rouvritenfin, Bourdonc<strong>le</strong> parla des soies de fantaisie, dont <strong>le</strong> stock allait être énorme. Ce futun soulagement pour Mouret, qui put crier à l'aise. À quoi songeait Bouthemont ? Ils'éloigna, en déclarant qu'il n'admettait pas qu'un acheteur manquât de flair, jusqu'àcommettre la bêtise de s'approvisionner au-delà des besoins de la vente.- Qu'a-t-il ? murmura Mme Aurélie, toute remuée par <strong>le</strong>s reproches.Et ces demoisel<strong>le</strong>s se regardèrent avec surprise. À six heures, l'inventaire étaitterminé. Le so<strong>le</strong>il luisait encore, un blond so<strong>le</strong>il d'été, dont <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t d'or tombait par <strong>le</strong>svitrages des halls. Dans l'air alourdi des rues, déjà des famil<strong>le</strong>s lasses revenaient dela banlieue, chargées de bouquets, et traînant des enfants. Un à un, <strong>le</strong>s rayonsavaient fait si<strong>le</strong>nce. On n'entendait plus, au fond des ga<strong>le</strong>ries, que <strong>le</strong>s appels attardésde quelques commis vidant une dernière case. Puis, ces voix el<strong>le</strong>s-mêmes se turent, ilne resta du vacarme de la journée qu'un grand frisson, au-dessus de la débâc<strong>le</strong>formidab<strong>le</strong> des marchandises. Maintenant, <strong>le</strong>s casiers, <strong>le</strong>s armoires, <strong>le</strong> cartons, <strong>le</strong>sboîtes, se trouvaient vides : pas un mètre d'étoffe, pas un objet quelconque n'étaitdemeuré à sa place. Les vastes magasins n'offraient que la carcasse de <strong>le</strong>uraménagement, <strong>le</strong>s menuiseries absolument nettes, comme au jour de l'installation.Cette nudité était la preuve visib<strong>le</strong> du re<strong>le</strong>vé comp<strong>le</strong>t et exact de l'inventaire. Et, àterre, s'entassaient seize millions de marchandises, une mer montante qui avait finipar submerger <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s comptoirs. Les commis, noyés jusqu'aux épau<strong>le</strong>s,commençaient à replacer chaque artic<strong>le</strong>. On espérait avoir terminé vers dix heures.Comme Mme Aurélie, qui était de la première tab<strong>le</strong>, descendait du réfectoire,el<strong>le</strong> rapporta <strong>le</strong> chiffre d'affaires réalisées dans l'année, un chiffre que <strong>le</strong>s additionsdes divers rayons donnaient à l'instant. Le total était de quatre-vingts millions, dixmillions de plus que l'année précédente. Il n'y avait eu une baisse que sur <strong>le</strong>s soies defantaisie.- Si M. Mouret n'est pas content, je ne sais ce qu'il lui faut, ajouta la première.Tenez ! il est là-bas, en haut du grand escalier, l'air furieux.Ces demoisel<strong>le</strong>s allèrent <strong>le</strong> voir. Il était seul, debout, <strong>le</strong> visage sombre, audessusdes millions écroulés à ses pieds.


- Madame, vint demander à ce moment Denise, seriez-vous assez bonne pourme permettre de me retirer ? Je ne sers plus à rien, à cause de ma jambe, et commeje dois dîner chez mon onc<strong>le</strong>, avec mes frères…Ce fut un étonnement. El<strong>le</strong> n'avait donc pas cédé ? Mme Aurélie hésita, parutsur <strong>le</strong> point de lui défendre de sortir, la voix brève et mécontente; pendant que Clarahaussait <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, p<strong>le</strong>ine d'incrédulité; laissez donc ! c'était bien simp<strong>le</strong>, il ne voulaitplus d'el<strong>le</strong> ! Quand Pauline apprit ce dénouement, el<strong>le</strong> se trouvait devant <strong>le</strong>s layettes,avec Deloche. La joie brusque du jeune homme la mit en colère : ça l'avançait àgrand-chose, n'est- ce pas ? il était peut-être heureux que son amie fût assez sottepour manquer sa fortune ? Et Bourdonc<strong>le</strong>, qui n'osait al<strong>le</strong>r déranger Mouret, dans soniso<strong>le</strong>ment farouche, se promenait au milieu des bruits, désolé lui-même, saisid'inquiétude.Cependant, Denise descendit. Comme el<strong>le</strong> arrivait au bas du petit escalier degauche, doucement, en s'appuyant à la rampe, el<strong>le</strong> tomba sur un groupe de vendeursqui ricanaient. Son nom fut prononcé, el<strong>le</strong> sentit qu'on parlait encore de son aventure.On ne l'avait pas aperçue.- Allons donc ! des manières ! disait Favier. C'est pétri de vice… Oui, je connaisquelqu'un qu'el<strong>le</strong> a voulu prendre de force.Et il regardait Hutin, qui, pour conserver sa dignité de second, se tenait àquatre pas, sans se mê<strong>le</strong>r aux plaisanteries. Mais il fut si flatté de l'air d'envie dont <strong>le</strong>sautres <strong>le</strong> considéraient, qu'il daigna murmurer :- Ce qu'el<strong>le</strong> m'a embêté, cel<strong>le</strong>-là !Denise, frappée au cœur, se retint à la rampe. On dut la voir, tous sedispersèrent avec des rires. Il avait raison, el<strong>le</strong> s'accusait de ses ignorancesd'autrefois, quand el<strong>le</strong> songeait à lui. Mais comme il était lâche et comme el<strong>le</strong> <strong>le</strong>méprisait, maintenant ! Un grand troub<strong>le</strong> l'avait saisie : n'était-ce pas étrange qu'el<strong>le</strong>eût trouvé tout à l'heure la force de repousser un homme adoré, lorsqu'el<strong>le</strong> se sentaitsi faib<strong>le</strong>, jadis, devant ce misérab<strong>le</strong> garçon, dont el<strong>le</strong> rêvait seu<strong>le</strong>ment l'amour ? Saraison et sa vaillance sombraient dans ces contradictions de son être, où el<strong>le</strong> cessaitde lire clairement. El<strong>le</strong> se hâta de traverser <strong>le</strong> hall.Puis, un instinct lui fit <strong>le</strong>ver la tête, pendant qu'un inspecteur ouvrait la porte,fermée depuis <strong>le</strong> matin. Et el<strong>le</strong> aperçut Mouret. Il était toujours en haut de l'escalier,sur <strong>le</strong> grand palier central, dominant la ga<strong>le</strong>rie. Mais il avait oublié l'inventaire, il nevoyait pas son empire, ces magasins crevant de richesses. Tout avait disparu, <strong>le</strong>svictoires bruyantes d'hier, la fortune colossa<strong>le</strong> de demain. D'un regard désespéré, ilsuivait Denise, et quand el<strong>le</strong> eut passé la porte, il n'y eut plus rien, la maison devintnoire.


XI.Bouthemont, ce jour-là, arriva <strong>le</strong> premier chez Mme Desforges, au thé dequatre heures. Seu<strong>le</strong> encore dans son grand salon Louis XVI, dont <strong>le</strong>s cuivres et labrocatel<strong>le</strong> avaient une gaieté claire, cel<strong>le</strong>-ci se <strong>le</strong>va d'un air d'impatience, en disant :- Eh bien ?- Eh bien ! répondit <strong>le</strong> jeune homme, quand je lui ai dit que je monterais sansdoute vous saluer, il m'a formel<strong>le</strong>ment promis de venir.- Vous lui avez fait entendre que je comptais sur <strong>le</strong> Baron, aujourd'hui ?- Sans doute… C'est cela qui a paru <strong>le</strong> décider.Ils parlaient de Mouret. L'année précédente, ce dernier s'était pris d'unebrusque tendresse pour Bouthemont, au point de l'admettre dans ses plaisirs; etmême il l'avait introduit chez Henriette, heureux d'avoir un complaisant à demeure, quiégayait un peu une liaison dont il se fatiguait. C'était ainsi que <strong>le</strong> premier à la soieavait fini par devenir <strong>le</strong> confident de son patron et de la jolie veuve : il faisait <strong>le</strong>urspetites commissions, causait de l'un avec l'autre, <strong>le</strong>s raccommodait parfois. Henriette,dans <strong>le</strong>s crises de sa jalousie, s'abandonnait à une intimité dont il restait surpris etembarrassé, car el<strong>le</strong> perdait ses prudences de femme du monde, mettant son art àsauver <strong>le</strong>s apparences.El<strong>le</strong> s'écria vio<strong>le</strong>mment :- Il fallait l'amener. J'aurais été sûre.- Dame ! dit-il avec un rire bon garçon, ce n'est pas ma faute, s'il s'échappetoujours, à présent… Oh ! il m'aime bien quand même. Sans lui, j'aurais du mal làbas.En effet, sa situation au Bonheur des Dames était menacée, depuis <strong>le</strong> dernierinventaire. Il avait eu beau prétexter la saison pluvieuse, on ne lui pardonnait pas <strong>le</strong>stock considérab<strong>le</strong> des soies de fantaisie; et, comme Hutin exploitait l'aventure, <strong>le</strong>minait auprès des chefs avec un redoub<strong>le</strong>ment de rage sournoise, il sentait très bien<strong>le</strong> sol craquer sous lui. Mouret l'avait condamné, ennuyé sans doute maintenant de cetémoin qui <strong>le</strong> gênait pour rompre, las d'une familiarité sans bénéfices. Mais, selon sonhabituel<strong>le</strong> tactique, il poussait Bourdonc<strong>le</strong> en avant : c'était Bourdonc<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s autresintéressés qui exigeaient <strong>le</strong> renvoi, à chaque conseil; tandis que lui résistait, disait-il,défendait son ami énergiquement, au risque des plus gros embarras.- Enfin, je vais attendre, reprit Mme Desforges. Vous savez que cette fil<strong>le</strong> doitêtre ici à cinq heures… Je veux <strong>le</strong>s mettre en présence. Il faut que j'aie <strong>le</strong>ur secret.Et el<strong>le</strong> revint sur ce plan médité, el<strong>le</strong> répéta, dans sa fièvre, qu'el<strong>le</strong> avait faitprier Mme Aurélie de lui envoyer Denise, pour voir un manteau qui allait mal. Quandel<strong>le</strong> tiendrait la jeune fil<strong>le</strong> au fond de sa chambre, el<strong>le</strong> trouverait bien <strong>le</strong> moyend'appe<strong>le</strong>r Mouret; et el<strong>le</strong> agirait ensuite.Bouthemont, assis en face d'el<strong>le</strong>, la regardait de ses beaux yeux rieurs, qu'iltâchait de rendre graves. Ce joyeux compère à la barbe d'un noir d'encre, ce noceurbraillard dont <strong>le</strong> sang chaud de Gascon empourprait la face, songeait que <strong>le</strong>s femmesdu monde n'étaient guère bonnes, et qu'el<strong>le</strong>s lâchaient un joli déballage, quand el<strong>le</strong>sosaient vider <strong>le</strong>ur sac. Certainement, <strong>le</strong>s maîtresses de ses amis, des fil<strong>le</strong>s deboutique, ne se permettaient pas de confidences plus complètes.- Voyons, se hasarda-t-il à dire, qu'est ce que ça peut vous faire, puisque jevous jure qu'il n'y a absolument rien entre eux ?- Justement ! cria-t-el<strong>le</strong>, il l'aime, cel<strong>le</strong>-là… Je me moque des autres, desimp<strong>le</strong>s rencontres, des hasards d'un jour !El<strong>le</strong> parla de Clara avec dédain. On lui avait bien dit que Mouret, après <strong>le</strong>srefus de Denise, s'était rejeté sur cette grande rousse à tête de cheval, sans doute parcalcul; car il la maintenait au rayon, pour l'afficher, en la comblant de cadeaux.


D'ail<strong>le</strong>urs, depuis près de trois mois, il menait une vie terrib<strong>le</strong> de plaisirs, semantl'argent avec une prodigalité dont on causait : il avait acheté un hôtel à une rou<strong>le</strong>usede coulisses, il était mangé par deux ou trois autres coquines à la fois, qui semblaientlutter de caprices coûteux et bêtes.- C'est la faute de cette créature, répétait Henriette. Je sens qu'il se ruine avecd'autres, parce qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong> repousse… Du reste, que m'importe son argent ! Je l'auraismieux aimé pauvre. Vous savez comme je l'aime, vous qui êtes devenu notre ami.El<strong>le</strong> s'arrêta, étranglée, près d'éclater en larmes; et, d'un mouvementd'abandon, el<strong>le</strong> lui tendit <strong>le</strong>s deux mains. C'était vrai, el<strong>le</strong> adorait Mouret pour sajeunesse et ses triomphes, jamais un homme ne l'avait ainsi prise tout entière, dansun frisson de sa chair et de son orgueil; mais, à la pensée de <strong>le</strong> perdre, el<strong>le</strong> entendaitaussi sonner <strong>le</strong> glas de la quarantaine, el<strong>le</strong> se demandait avec terreur commentremplacer ce grand amour.- Oh ! je me vengerai, murmura-t-el<strong>le</strong>, je me vengerai, s'il se conduit mal !Bouthemont lui tenait toujours <strong>le</strong>s mains. El<strong>le</strong> était encore bel<strong>le</strong>. Ce seraitseu<strong>le</strong>ment une maîtresse gênante, et il n'aimait guère ce genre-là. La chose pourtantméritait réf<strong>le</strong>xion, il y aurait peut- être intérêt à risquer des ennuis.- Pourquoi ne vous établissez-vous pas ? dit-el<strong>le</strong> tout d'un coup, en sedégageant.Il demeura étonné. Puis, il répondit :- Mais il faudrait des fonds considérab<strong>le</strong>s… L'année dernière, une idée m'a bientravaillé la tête. Je suis convaincu qu'on trouverait encore, dans Paris, la clientè<strong>le</strong> d'unou deux grands magasins; seu<strong>le</strong>ment il faudrait choisir <strong>le</strong> quartier. Le Bon Marché a larive gauche, <strong>le</strong> Louvre tient <strong>le</strong> centre; nous accaparons, au Bonheur, <strong>le</strong>s quartiersriches de l'ouest. Reste <strong>le</strong> nord, où l'on pourrait créer une concurrence à la placeClichy. Et j'avais découvert une situation superbe, près de l'Opéra…- Eh bien ?Il se mit à rire bruyamment.- Imaginez-vous que j'ai eu la bêtise de par<strong>le</strong>r de cela à mon père… Oui, j'ai étéassez naïf pour <strong>le</strong> prier de chercher des actionnaires à Toulouse.Et il conta gaiement la colère du bonhomme, enragé contre <strong>le</strong>s grands bazarsparisiens, du fond de sa petite boutique de province. Le vieux Bouthemont, que <strong>le</strong>strente mil<strong>le</strong> francs gagnés par son fils suffoquaient, avait répondu qu'il donnerait sonargent et celui de ses amis aux hospices, plutôt que de contribuer pour un centime àun de ces grands magasins qui étaient <strong>le</strong>s maisons de tolérance du commerce.- D'ail<strong>le</strong>urs, conclut <strong>le</strong> jeune homme, il faudrait des millions.- Si on <strong>le</strong>s trouvait ? dit simp<strong>le</strong>ment Mme Desforges.Il la regarda, subitement sérieux. N'était-ce qu'une paro<strong>le</strong> de femme jalouse ?Mais el<strong>le</strong> ne lui laissa pas <strong>le</strong> temps de la questionner, el<strong>le</strong> ajouta :- Enfin, vous savez combien je m'intéresse à vous… Nous en recauserons.Le timbre de l'antichambre avait retenti. El<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va, et lui- même, d'unmouvement instinctif, recula sa chaise, comme si déjà l'on eût pu <strong>le</strong>s surprendre. Unsi<strong>le</strong>nce régna, dans <strong>le</strong> salon aux tentures riantes, garni d'une tel<strong>le</strong> profusion deplantes vertes, qu'il y avait comme un petit bois entre <strong>le</strong>s deux fenêtres. Debout,l'oreil<strong>le</strong> vers la porte, el<strong>le</strong> attendait.- C'est lui, murmura-t-el<strong>le</strong>.Le domestique annonça :- M. Mouret, M. de Vallagnosc.El<strong>le</strong> ne put retenir un geste de colère. Pourquoi ne venait-il pas seul ? Il devaitêtre allé chercher son ami, dans la crainte d'un tête-à-tête possib<strong>le</strong>. Puis, el<strong>le</strong> eut unsourire, el<strong>le</strong> tendit la main aux deux hommes.


- Comme vous devenez rare !… Je dis cela aussi pour vous, monsieur deVallagnosc.Son désespoir était de grossir, el<strong>le</strong> se serrait dans des toi<strong>le</strong>ttes de soie noire,afin de dissimu<strong>le</strong>r l'embonpoint qui montait. Pourtant, sa jolie tête, aux cheveuxsombres, gardait sa finesse aimab<strong>le</strong>. Et Mouret put lui dire familièrement, enl'enveloppant d'un regard :- Il est inuti<strong>le</strong> de vous demander de vos nouvel<strong>le</strong>s, Vous êtes fraîche commeune rose.- Oh ! je me porte trop bien, répondit-el<strong>le</strong>. Du reste, j'aurais pu mourir, vousn'en auriez rien su.El<strong>le</strong> l'examinait aussi, <strong>le</strong> trouvait nerveux et las, <strong>le</strong>s paupières battues, <strong>le</strong> teintplombé.- Eh bien ! reprit-el<strong>le</strong> d'un ton qu'el<strong>le</strong> tâcha de rendre plaisant, je ne vousrendrai pas votre flatterie, vous n'avez guère bonne mine, ce soir.- Le travail ! dit Vallagnosc.Mouret eut un geste vague, sans répondre. Il venait d'apercevoir Bouthemont, illui adressait un signe amical de la tête. Au temps de <strong>le</strong>ur grande intimité, il l'en<strong>le</strong>vaitlui-même au rayon, et l'amenait chez Henriette, pendant <strong>le</strong> gros travail de l'après-midi.Mais <strong>le</strong>s temps étaient changés, il lui dit à demi-voix :- Vous avez filé de bien bonne heure… Vous savez qu'ils se sont aperçus devotre sortie et qu'ils sont furieux, là-bas.Il parlait de Bourdonc<strong>le</strong> et des autres intéressés, comme s'il n'avait pas été <strong>le</strong>maître.- Ah ! murmura Bouthemont, inquiet.- Oui, j'ai à causer avec vous… Attendez-moi, nous nous en irons ensemb<strong>le</strong>.Cependant, Henriette s'était assise de nouveau; et, tout en écoutantVallagnosc, qui lui annonçait la visite probab<strong>le</strong> de Mme de Boves, el<strong>le</strong> ne quittait pasMouret des yeux. Celui-ci, redevenu muet, regardait <strong>le</strong>s meub<strong>le</strong>s, semblait chercherau plafond. Puis, comme el<strong>le</strong> se plaignait en riant de n'avoir plus que des hommes àson thé de quatre heures, il s'oublia jusqu'à lâcher cette phrase :- Je croyais trouver <strong>le</strong> baron Hartmann.Henriette avait pâli. Sans doute el<strong>le</strong> savait qu'il venait chez el<strong>le</strong> uniquementpour s'y rencontrer avec <strong>le</strong> baron; mais il aurait pu ne pas lui jeter ainsi sonindifférence à la face. Justement, la porte s'était ouverte, et <strong>le</strong> domestique se tenaitdebout derrière el<strong>le</strong>. Quand el<strong>le</strong> l'eut interrogé d'un mouvement de tête, il se pencha, illui dit très bas :- C'est pour ce manteau. Madame m'a recommandé de la prévenir… Lademoisel<strong>le</strong> est là.Alors, el<strong>le</strong> haussa la voix de façon à être entendue. Toute sa souffrance jalousese soulagea dans ces mots, d'une sécheresse méprisante :- Qu'el<strong>le</strong> attende !- Faut-il la faire entrer dans <strong>le</strong> cabinet de madame ?- Non, non, qu'el<strong>le</strong> reste dans l'antichambre ! Et, quand <strong>le</strong> domestique fut sorti,el<strong>le</strong> reprit tranquil<strong>le</strong>ment sa conversation avec Vallagnosc. Mouret, retombé dans salassitude, avait écouté d'une oreil<strong>le</strong> distraite, sans comprendre. Bouthemont, quepréoccupait l'aventure, réfléchissait. Mais presque aussitôt la porte se rouvrit, deuxdames furent introduites.- Imaginez-vous, dit Mme Marty, je descendais de voiture, lorsque j'ai vu arriverMme de Boves sous <strong>le</strong>s arcades.- Oui, expliqua cel<strong>le</strong>-ci, il fait beau, et comme mon médecin veut toujours que jemarche…


Puis, après un échange général de poignées de mains, el<strong>le</strong> demanda àHenriette :- Vous prenez donc une nouvel<strong>le</strong> femme de chambre ?- Non, répondit cel<strong>le</strong>-ci étonnée. Pourquoi ?- C'est que je viens de voir dans l'antichambre une jeune fil<strong>le</strong>…Henriette l'interrompit en riant.- N'est-ce pas ? toutes ces fil<strong>le</strong>s de boutique ont l'air de femmes de chambre…Oui, c'est une demoisel<strong>le</strong> qui vient pour corriger un manteau.Mouret la regarda fixement, eff<strong>le</strong>uré d'un soupçon. El<strong>le</strong> continuait avec unegaieté forcée, el<strong>le</strong> racontait qu'el<strong>le</strong> avait acheté cette confection au Bonheur desDames, la semaine précédente.- Tiens ! dit Mme Marty, ce n'est donc plus Sauveur qui vous habil<strong>le</strong> ?- Si, ma chère, seu<strong>le</strong>ment j'ai voulu faire une expérience. Et puis, j'étais assezsatisfaite d'un premier achat, d'un manteau de voyage… Mais, cette fois, ça n'a pasréussi du tout. Vous avez beau dire, on est fagotée, dans vos magasins. Oh ! je ne megêne pas, je par<strong>le</strong> devant M. Mouret… Jamais vous n'habil<strong>le</strong>rez une femme un peudistinguée.Mouret ne défendait pas sa maison, <strong>le</strong>s yeux toujours sur el<strong>le</strong>, se rassurant, sedisant qu'el<strong>le</strong> n'aurait point osé. Et ce fut Bouthemont qui dut plaider la cause duBonheur.- Si toutes <strong>le</strong>s femmes du beau monde qui s'habil<strong>le</strong>nt chez nous s'en vantaient,répliqua-t-il gaiement, vous seriez bien étonnée de notre clientè<strong>le</strong>… Commandeznousun vêtement sur mesure, il vaudra ceux de Sauveur, et vous <strong>le</strong> payerez la moitiémoins cher. Mais voilà, c'est justement parce qu'il est moins cher, qu'il est moins bien.- Alors, el<strong>le</strong> ne va pas, cette confection ? reprit Mme de Boves. Maintenant, jereconnais la demoisel<strong>le</strong>… Il fait un peu sombre, dans votre antichambre.- Oui, ajouta Mme Marty, je cherchais où j'avais déjà vu cette tournure… Ehbien ! al<strong>le</strong>z, ma chère, ne vous gênez pas avec nous.Henriette eut un geste de dédaigneuse insouciance.- Oh ! tout à l'heure, rien ne presse.Ces dames continuèrent la discussion sur <strong>le</strong>s vêtements des grands magasins.Puis, Mme de Boves parla de son mari, qui, disait-el<strong>le</strong>, venait de partir en inspection,pour visiter <strong>le</strong> dépôt d'étalons de Saint-Lô, et, justement, Henriette racontait que lamaladie d'une tante avait appelé la veil<strong>le</strong> Mme Guibal en Franche-Comté. Du reste,el<strong>le</strong> ne comptait pas non plus, ce jour-là, sur Mme Bourdelais, qui, toutes <strong>le</strong>s fins demois, s'enfermait avec une ouvrière, afin de passer en revue <strong>le</strong> linge de son petitmonde. Cependant, Mme Marty semblait agitée d'une sourde inquiétude. La situationde M. Marty était menacée au lycée Bonaparte, à la suite de <strong>le</strong>çons données par <strong>le</strong>pauvre homme, dans des institutions louches, où se faisait tout un négoce sur <strong>le</strong>sdiplômes de bachelier; il battait monnaie comme il pouvait, fiévreusement, pour suffireaux rages de dépense qui saccageaient son ménage; et el<strong>le</strong>, en <strong>le</strong> voyant p<strong>le</strong>urer unsoir, devant la crainte d'un renvoi, avait eu l'idée d'employer son amie Henrietteauprès d'un directeur du Ministère de l'instruction publique, que cel<strong>le</strong>-ci connaissait.Henriette finit par la tranquilliser d'un mot. Du reste, M. Marty allait venir lui-mêmeconnaître son sort et apporter ses remerciements.- Vous avez l'air indisposé, monsieur Mouret, fit remarquer Mme de Boves.- Le travail ! répéta Vallagnosc avec son f<strong>le</strong>gme ironique.Mouret s'était <strong>le</strong>vé vivement, en homme désolé de s'oublier ainsi. Il prit sa placehabituel<strong>le</strong> au milieu de ces dames, il retrouva toute sa grâce. Les nouveautés d'hiverl'occupaient, il parla d'un arrivage considérab<strong>le</strong> de dentel<strong>le</strong>s; et Mme de Boves <strong>le</strong>questionna sur <strong>le</strong> prix du point d'A<strong>le</strong>nçon : el<strong>le</strong> en achèterait peut-être. Maintenant,


el<strong>le</strong> se trouvait réduite à économiser <strong>le</strong>s trente sous d'une voiture, el<strong>le</strong> rentrait maladede s'être arrêtée devant <strong>le</strong>s étalages. Drapée dans un manteau qui datait déjà dedeux ans, el<strong>le</strong> essayait en rêve sur ses épau<strong>le</strong>s de reine toutes <strong>le</strong>s étoffes chèresqu'el<strong>le</strong> voyait; puis, c'était comme si on <strong>le</strong>s lui arrachait de la peau, quand el<strong>le</strong>s'éveillait vêtue de ses robes retapées, sans espoir de jamais satisfaire sa passion.- Monsieur <strong>le</strong> baron Hartmann, annonça <strong>le</strong> domestique.Henriette remarqua de quel<strong>le</strong> heureuse poignée de main Mouret accueillit <strong>le</strong>nouveau venu. Celui-ci salua ces dames, regarda <strong>le</strong> jeune homme de l'air fin quiéclairait par moments sa grosse figure alsacienne.- Toujours dans <strong>le</strong>s chiffons ! murmura-t-il avec un sourire.Puis, en familier de la maison, il se permit d'ajouter :- Il y a une bien charmante jeune fil<strong>le</strong>, dans l'antichambre… Qui est-ce ?- Oh ! personne, répondit Mme Desforges de sa voix mauvaise. Une demoisel<strong>le</strong>de magasin qui attend.Mais la porte restait entr'ouverte, <strong>le</strong> domestique servait <strong>le</strong> thé. Il sortait, rentraitde nouveau, posait sur <strong>le</strong> guéridon <strong>le</strong> service de Chine, puis des assiettes desandwiches et de biscuits. Dans <strong>le</strong> vaste salon; une lumière vive, adoucie par <strong>le</strong>splantes vertes, allumait <strong>le</strong>s cuivres, baignait d'une joie tendre la soie des meub<strong>le</strong>s; et,chaque fois que la porte s'ouvrait, on apercevait un coin obscur de l'antichambre,éclairée seu<strong>le</strong>ment par des vitres dépolies. Là, dans <strong>le</strong> noir, une forme sombreapparaissait, immobi<strong>le</strong> et patiente. Denise se tenait debout; il y avait bien unebanquette recouverte de cuir, mais une fierté l'en éloignait. El<strong>le</strong> sentait l'injure. Depuisune demi-heure, el<strong>le</strong> était là, sans un geste, sans un mot; ces dames et <strong>le</strong> baronl'avaient dévisagée au passage; maintenant, <strong>le</strong>s voix du salon lui arrivaient parbouffées légères, tout ce luxe aimab<strong>le</strong> la souff<strong>le</strong>tait de son indifférence; et el<strong>le</strong> nebougeait toujours pas. Brusquement, dans l'entrebâil<strong>le</strong>ment de la porte, el<strong>le</strong> reconnutMouret. Lui, venait enfin de la deviner.- Est-ce une de vos vendeuses ? demandait <strong>le</strong> baron Hartmann.Mouret avait réussi à cacher son grand troub<strong>le</strong>. L'émotion fit seu<strong>le</strong>menttremb<strong>le</strong>r sa voix.- Sans doute, mais je ne sais pas laquel<strong>le</strong>.- C'est la petite blonde des confections, se hâta de répondre Mme Marty, cel<strong>le</strong>qui est seconde, je crois.Henriette <strong>le</strong> regardait à son tour.- Ah ! dit-il simp<strong>le</strong>ment.Et il tâcha de par<strong>le</strong>r des fêtes données au roi de Prusse, depuis la veil<strong>le</strong> àParis. Mais <strong>le</strong> baron revint avec malice sur <strong>le</strong>s demoisel<strong>le</strong>s des grands magasins. Ilaffectait de vouloir s'instruire, il posait des questions : d'où venaient-el<strong>le</strong>s en général ?avaient-el<strong>le</strong>s d'aussi mauvaises mœurs qu'on <strong>le</strong> disait ? Toute une discussions'engagea.- Vraiment, répétait-il, vous <strong>le</strong>s croyez sages ?Mouret défendait <strong>le</strong>ur vertu avec une conviction qui faisait rire Vallagnosc.Alors, Bouthemont intervint, pour sauver son chef. Mon Dieu ! il y avait un peu de toutparmi el<strong>le</strong>s, des coquines et de braves fil<strong>le</strong>s. Le niveau de <strong>le</strong>ur moralité montait,d'ail<strong>le</strong>urs. Autrefois, on n'avait guère que <strong>le</strong>s déclassées du commerce, <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>svagues et pauvres tombaient dans <strong>le</strong>s nouveautés; tandis que, maintenant, desfamil<strong>le</strong>s de la rue de Sèvres, par exemp<strong>le</strong>, é<strong>le</strong>vaient positivement <strong>le</strong>urs gamines pour<strong>le</strong> Bon Marché. En somme, quand el<strong>le</strong>s voulaient se bien conduire, el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> pouvaient;car el<strong>le</strong>s n'étaient pas, comme <strong>le</strong>s ouvrières du pavé parisien, obligées de se nourriret de se loger : el<strong>le</strong>s avaient la tab<strong>le</strong> et <strong>le</strong> lit, <strong>le</strong>ur existence se trouvait assurée, uneexistence très dure sans doute. Le pis était <strong>le</strong>ur situation neutre, mal déterminée,


entre la boutiquière et la dame. Ainsi jetées dans <strong>le</strong> luxe, souvent sans instructionpremière, el<strong>le</strong>s formaient une classe à part, innommée. Leurs misères et <strong>le</strong>urs vicesvenaient de là.- Moi, dit Mme de Boves, je ne connais pas de créatures plus désagréab<strong>le</strong>s…C'est à <strong>le</strong>s gif<strong>le</strong>r, des fois.Et ces dames exhalèrent <strong>le</strong>ur rancune. On se dévorait devant <strong>le</strong>s comptoirs, lafemme y mangeait la femme, dans une rivalité aiguë d'argent et de beauté. C'était unejalousie maussade des vendeuses contre <strong>le</strong>s clientes bien mises, <strong>le</strong>s dames dontel<strong>le</strong>s s'efforçaient de copier <strong>le</strong>s allures, et une jalousie encore plus aigre des clientesmises pauvrement, des petites bourgeoises contre <strong>le</strong>s vendeuses, ces fil<strong>le</strong>s vêtues desoie, dont el<strong>le</strong>s voulaient obtenir une humilité de servante, pour un achat de dix sous.- Laissez donc ! conclut Henriette, toutes des malheureuses à vendre, comme<strong>le</strong>urs marchandises !Mouret eut la force de sourire. Le baron l'examinait, touché de sa grâce à sevaincre. Aussi détourna-t-il la conversation, en reparlant des fêtes données au roi dePrusse : el<strong>le</strong>s seraient superbes, tout <strong>le</strong> commerce parisien allait en profiter. Henriettese taisait, semblait rêveuse, partagée entre <strong>le</strong> désir d'oublier davantage Denise dansl'antichambre, et la peur que Mouret, prévenu maintenant, ne s'en allât. Aussi finit-el<strong>le</strong>par quitter son fauteuil.- Vous permettez ?- Comment donc, ma chère ! dit Mme Marty. Tenez ! je vais faire <strong>le</strong>s honneursde chez vous.El<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va, prit la théière, emplit <strong>le</strong>s tasses. Henriette s'était tournée vers <strong>le</strong>baron Hartmann.- Vous restez bien quelques minutes ?- Oui, j'ai à causer avec M. Mouret. Nous allons envahir votre petit salon.Alors, el<strong>le</strong> sortit, et sa robe de soie noire, contre la porte, eut un frô<strong>le</strong>ment decou<strong>le</strong>uvre, filant dans <strong>le</strong>s broussail<strong>le</strong>s.Tout de suite, <strong>le</strong> baron manœuvra pour emmener Mouret, en abandonnant cesdames à Bouthemont et à Vallagnosc. Puis, ils causèrent devant la fenêtre du salonvoisin, debout, baissant la voix. C'était toute une affaire nouvel<strong>le</strong>. Depuis longtemps,Mouret caressait <strong>le</strong> rêve de réaliser son ancien projet, l'envahissement de l'îlot entierpar <strong>le</strong> Bonheur des Dames, de la rue Monsigny à la rue de la Michodière, et de la rueNeuve Saint-Augustin à la rue du Dix-Décembre. Dans <strong>le</strong> pâté énorme, il y avaitencore, sur cette dernière voie, un vaste terrain en bordure, qu'il ne possédait point; etcela suffisait à gâter son triomphe, il était torturé par <strong>le</strong> besoin de compléter saconquête, de dresser, là, comme apothéose, une façade monumenta<strong>le</strong>. Tant quel'entrée d'honneur se trouverait rue Neuve-Saint-Augustin, dans une rue noire duvieux Paris, son œuvre demeurait infirme, manquait de logique; il la voulait afficherdevant <strong>le</strong> nouveau Paris, sur une de ces jeunes avenues où passait au grand so<strong>le</strong>il lacohue de la fin du sièc<strong>le</strong>; il la voyait dominer, s'imposer comme <strong>le</strong> palais géant ducommerce, jeter plus d'ombre sur la vil<strong>le</strong> que <strong>le</strong> vieux Louvre. Mais, jusque- là, il s'étaitheurté contre l'entêtement du Crédit Immobilier, qui tenait à sa première idée d'é<strong>le</strong>ver,<strong>le</strong> long du terrain en bordure, une concurrence au Grand-Hôtel. Les plans étaientprêts, on attendait seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> déblaiement de la rue du Dix-Décembre, pour creuser<strong>le</strong>s fondations. Enfin, dans un dernier effort, Mouret avait presque convaincu <strong>le</strong> baronHartmann.- Eh bien ! commença celui-ci, nous avons eu hier un conseil, et je suis venu,pensant vous rencontrer et désireux de vous tenir au courant… Ils résistent toujours.Le jeune homme laissa échapper un geste nerveux.- Ce n'est pas raisonnab<strong>le</strong>… Que disent-ils ?


- Mon Dieu ! ils disent ce que je vous ai dit moi-même, ce que je pense encoreun peu… Votre façade n'est qu'un ornement, <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s constructionsn'agrandiraient que d'un dixième la superficie de vos magasins, et c'est jeter de biengrosses sommes dans une simp<strong>le</strong> réclame.Du coup, Mouret éclata.- Une réclame ! une réclame ! En tout cas, cel<strong>le</strong>-ci sera en pierre, et el<strong>le</strong> nousenterrera tous. Comprenez donc que ce sont nos affaires décuplées ! En deux ans,nous rattrapons l'argent.Qu'importe ce que vous appe<strong>le</strong>z du terrain perdu, si ce terrain vous rend unintérêt énorme !… Vous verrez la fou<strong>le</strong>, quand notre clientè<strong>le</strong> n'étrang<strong>le</strong>ra plus la rueNeuve-Saint-Augustin, et qu'el<strong>le</strong> pourra librement se ruer par la voie large où sixvoitures rou<strong>le</strong>ront à l'aise.- Sans doute, reprit <strong>le</strong> baron en riant. Mais vous êtes un poète dans votregenre, je vous <strong>le</strong> répète. Ces messieurs estiment qu'il y aurait danger à élargir encorevos affaires. Ils veu<strong>le</strong>nt avoir de la prudence pour vous.- Comment ! de la prudence ? Je ne comprends plus… Est-ce que <strong>le</strong>s chiffresne sont pas là et ne démontrent pas la progression constante de notre vente ?D'abord, avec un capital de cinq cent mil<strong>le</strong> francs, je faisais deux millions d'affaires.Ce capital passait quatre fois. Puis, il est devenu de quatre millions, a passé dix fois eta produit quarante millions d'affaires. Enfin, après des augmentations successives, jeviens de constater, lors du dernier inventaire, que <strong>le</strong> chiffre d'affaires atteintaujourd'hui <strong>le</strong> total de quatre-vingts millions; et <strong>le</strong> capital, qui n'a guère augmenté, caril est seu<strong>le</strong>ment de six millions, a donc passé en marchandises sur nos comptoirs plusde douze fois.Il é<strong>le</strong>vait la voix, tapant <strong>le</strong>s doigts de sa main droite sur la paume de sa maingauche, abattant <strong>le</strong>s millions comme il aurait cassé des noisettes. Le baronl'interrompit.- Je sais, je sais… Mais vous n'espérez peut-être pas monter toujours ainsi ?- Pourquoi pas ? dit Mouret naïvement. Il n'y a aucune raison pour que ças'arrête. Le capital peut passer quinze fois, voici longtemps que je <strong>le</strong> prédis. Même,dans certains rayons, il passera vingt-cinq et trente fois… Ensuite, eh bien ! ensuite,nous trouverons un truc pour <strong>le</strong> faire passer davantage.- Alors, vous finirez par boire l'argent de Paris, comme on boit un verre d'eau ?- Sans doute. Est-ce que Paris n'est pas aux femmes, et <strong>le</strong>s femmes ne sontel<strong>le</strong>spas à nous ?Le baron lui posa <strong>le</strong>s deux mains sur <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> regarda d'un air paternel.- Tenez ! vous êtes un gentil garçon, je vous aime… On ne peut pas vousrésister. Nous allons piocher l'idée sérieusement, et j'espère <strong>le</strong>ur faire entendreraison. Jusqu'à présent, nous n'avons qu'à nous louer de vous. Les dividendesstupéfient la Bourse… Vous devez être dans <strong>le</strong> vrai, il vaut mieux mettre encore del'argent dans votre machine, que de risquer cette concurrence au Grand-Hôtel, qui esthasardeuse.L'excitation de Mouret tomba, il remercia <strong>le</strong> baron, mais sans y mettre son éland'enthousiasme habituel; et celui-ci <strong>le</strong> vit tourner <strong>le</strong>s yeux vers la porte de la chambrevoisine, repris de la sourde inquiétude qu'il cachait. Cependant, Vallagnosc s'étaitapproché, en comprenant qu'ils ne causaient plus d'affaires. Il se tint debout prèsd'eux, il écouta <strong>le</strong> baron qui murmurait de son air galant d'ancien viveur :- Dites, je crois qu'el<strong>le</strong>s se vengent ?- Qui donc ? demanda Mouret, embarrassé.- Mais <strong>le</strong>s femmes… El<strong>le</strong>s se lassent d'être à vous, et vous êtes à el<strong>le</strong>s, moncher : juste retour !


Il plaisanta, il était au courant des amours bruyantes du jeune homme. L'hôtelacheté à la rou<strong>le</strong>use de coulisses, <strong>le</strong>s sommes énormes mangées avec des fil<strong>le</strong>sramassées dans <strong>le</strong>s cabinets particuliers, l'égayaient comme une excuse aux foliesqu'il avait faites lui-même autrefois. Sa vieil<strong>le</strong> expérience se réjouissait.- Vraiment, je ne comprends pas, répétait Mouret.- Eh ! vous comprenez très bien. El<strong>le</strong>s ont toujours <strong>le</strong> dernier mot… Aussi jepensais : Ce n'est pas possib<strong>le</strong>, il se vante, il n'est pas si fort ! Et vous y voilà ! Tirezdonc tout de la femme, exploitez-la comme une mine de houil<strong>le</strong>, pour qu'el<strong>le</strong> vousexploite ensuite et vous fasse rendre gorge !… Méfiez-vous, car el<strong>le</strong> vous tirera plusde sang et d'argent que vous ne lui en aurez sucé.Il riait davantage, et Vallagnosc, près de lui, ricanait, sans dire une paro<strong>le</strong>.- Mon Dieu ! il faut bien goûter à tout, finit par confesser Mouret, en affectant des'égayer éga<strong>le</strong>ment. L'argent est bête, si on ne <strong>le</strong> dépense pas.- Ça, je vous approuve, reprit <strong>le</strong> baron. Amusez-vous, mon cher. Ce n'est pasmoi qui vous ferai de la mora<strong>le</strong>, ni qui tremb<strong>le</strong>rai pour <strong>le</strong>s gros intérêts que nous vousavons confiés. On doit jeter sa gourme, on a la tête plus libre ensuite… Et puis, il n'estpas désagréab<strong>le</strong> de se ruiner, quand on est homme à rebâtir sa fortune… Mais sil'argent n'est rien, il y a des souffrances…Il s'arrêta, son rire devint triste, d'anciennes peines passaient dans l'ironie deson scepticisme. Il avait suivi <strong>le</strong> duel d'Henriette et de Mouret, en curieux que <strong>le</strong>sbatail<strong>le</strong>s du cœur passionnaient encore chez <strong>le</strong>s autres; et il sentait bien que la criseétait venue, il devinait <strong>le</strong> drame, au courant de l'histoire de cette Denise, qu'il avait vuedans l'antichambre.- Oh ! quant à souffrir, cela n'est pas dans ma spécialité, dit Mouret, d'un ton debravade. C'est déjà bien joli de payer.Le baron <strong>le</strong> regarda quelques secondes en si<strong>le</strong>nce. Sans vouloir insister, ilajouta <strong>le</strong>ntement :- Ne vous faites pas plus mauvais que vous n'êtes… Vous y laisserez autrechose que votre argent. Oui, vous y laisserez de votre chair, mon ami.Il s'interrompit pour demander, en plaisantant de nouveau :- N'est-ce pas ? monsieur de Vallagnosc, ça arrive ?- On <strong>le</strong> dit, monsieur <strong>le</strong> baron, déclara simp<strong>le</strong>ment ce dernier.Et, juste à ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit. Mouret, qui allaitrépondre, eut un léger sursaut. Les trois hommes se tournèrent. C'était MmeDesforges, l'air très gai, allongeant seu<strong>le</strong>ment la tête, appelant d'une voix pressée :- Monsieur Mouret ! monsieur Mouret !Puis, quand el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s aperçut :- Oh ! messieurs, vous permettez, j'enlève M. Mouret pour une minute. C'estbien <strong>le</strong> moins, puisqu'il m'a vendu un manteau affreux, qu'il me prête ses lumières.Cette fil<strong>le</strong> est une sotte qui n'a pas une idée… Voyons, je vous attends.Il hésitait, combattu, reculant devant la scène qu'il prévoyait. Mais il dut obéir.Le baron lui disait de son air paternel et rail<strong>le</strong>ur à la fois :- Al<strong>le</strong>z, al<strong>le</strong>z donc, mon cher. Madame a besoin de vous.Alors, Mouret la suivit. La porte retomba, et il crut entendre <strong>le</strong> ricanement deVallagnosc, étouffé par <strong>le</strong>s tentures. D'ail<strong>le</strong>urs, il était à bout de courage. Depuisqu'Henriette avait quitté <strong>le</strong> salon, et qu'il savait Denise au fond de l'appartement, entredes mains jalouses, il éprouvait une anxiété croissante, un tourment nerveux qui luifaisait prêter l'oreil<strong>le</strong>, comme tressaillant à un bruit lointain de larmes. Que pouvaitinventer cette femme pour la torturer ? Et tout son amour, cet amour qui <strong>le</strong> surprenaitencore, allait à la jeune fil<strong>le</strong>, ainsi qu'un soutien et une consolation. Jamais il n'avaitaimé ainsi, avec ce charme puissant dans la souffrance. Ses tendresses d'homme


affairé, Henriette el<strong>le</strong>-même, si fine, si jolie, et dont la possession flattait son orgueil,n'étaient qu'un agréab<strong>le</strong> passe-temps, parfois un calcul, où il cherchait uniquement duplaisir profitab<strong>le</strong>. Il sortait tranquil<strong>le</strong> de chez ses maîtresses, rentrait se coucher,heureux de sa liberté de garçon, sans un regret ni un souci au cœur. Tandis que,maintenant, son cœur battait d'angoisse, sa vie était prise, il n'avait plus l'oubli dusommeil, dans son grand lit solitaire. Toujours Denise <strong>le</strong> possédait. Même à cetteminute, il n'y avait qu'el<strong>le</strong>, et il songeait qu'il préférait être là pour la protéger, tout ensuivant l'autre avec la peur de quelque scène fâcheuse.D'abord, ils traversèrent la chambre à coucher, si<strong>le</strong>ncieuse et vide. Puis, MmeDesforges, poussant une porte, passa dans <strong>le</strong> cabinet, où Mouret entra derrière el<strong>le</strong>.C'était une pièce assez vaste, tendue de soie rouge, meublée d'une toi<strong>le</strong>tte de marbreet d'une armoire à trois corps, aux larges glaces. Comme la fenêtre donnait sur lacour, il y faisait déjà sombre; et l'on avait allumé deux becs de gaz, dont <strong>le</strong>s brasnickelés s'allongeaient, à droite et à gauche de l'armoire.- Voyons, dit Henriette, ça va mieux marcher peut-être.En entrant, Mouret avait trouvé Denise toute droite, au milieu de la vive lumière.El<strong>le</strong> était très pâ<strong>le</strong>, modestement serrée dans une jaquette de cachemire, coiffée d'unchapeau noir; et el<strong>le</strong> tenait, sur un bras, <strong>le</strong> manteau acheté au Bonheur. Lorsqu'el<strong>le</strong> vit<strong>le</strong> jeune homme, ses mains eurent un léger tremb<strong>le</strong>ment.- Je veux que monsieur juge, reprit Henriette. Aidez-moi, mademoisel<strong>le</strong>.Et Denise, s'approchant, dut lui remettre <strong>le</strong> manteau. Dans un premieressayage, el<strong>le</strong> avait posé des éping<strong>le</strong>s aux épau<strong>le</strong>s, qui n'allaient pas. Henriette setournait, s'étudiait devant l'armoire.- Est-ce possib<strong>le</strong> ? Par<strong>le</strong>z franchement.- En effet, madame, il est manqué, dit Mouret, pour couper court. C'est biensimp<strong>le</strong>, mademoisel<strong>le</strong> va vous prendre mesure, et nous vous en ferons un autre.- Non, je veux celui-ci, j'en ai besoin tout de suite, reprit- el<strong>le</strong> avec vivacité.Seu<strong>le</strong>ment, il m'étrang<strong>le</strong> la poitrine, tandis qu'il fait une poche là, entre <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.Puis, de sa voix sèche :- Quand vous me regarderez, mademoisel<strong>le</strong>, ça ne corrigera pas <strong>le</strong> défaut !…Cherchez, trouvez quelque chose. C'est votre affaire.Denise, sans ouvrir la bouche, recommença à poser des éping<strong>le</strong>s. Cela duralongtemps : il lui fallait passer d'une épau<strong>le</strong> à l'autre; même el<strong>le</strong> dut un instant sebaisser, s'agenouil<strong>le</strong>r presque, pour tirer <strong>le</strong> devant du manteau. Au-dessus d'el<strong>le</strong>,s'abandonnant à ses soins, Mme Desforges avait <strong>le</strong> visage dur d'une maîtressediffici<strong>le</strong> à contenter. Heureuse de rabaisser la jeune fil<strong>le</strong> à cette besogne de servante,el<strong>le</strong> lui donnait des ordres brefs, en guettant sur la face de Mouret <strong>le</strong>s moindres plisnerveux.- Mettez une éping<strong>le</strong> ici. Eh ! non, pas là, ici, près de la manche. Vous necomprenez donc pas ?… Ce n'est pas ça, voici la poche qui reparaît… Et prenezgarde, vous me piquez maintenant !À deux reprises encore, Mouret tâcha vainement d'intervenir, pour faire cessercette scène. Son cœur bondissait, sous l'humiliation de son amour; et il aimait Denisedavantage, d'une tendresse émue, devant <strong>le</strong> beau si<strong>le</strong>nce qu'el<strong>le</strong> gardait. Si <strong>le</strong>s mainsde la jeune fil<strong>le</strong> tremblaient toujours un peu, d'être ainsi traitée en face de lui, el<strong>le</strong>acceptait <strong>le</strong>s nécessités du métier, avec la résignation fière d'une fil<strong>le</strong> de courage.Quand Mme Desforges comprit qu'ils ne se trahiraient pas, el<strong>le</strong> chercha autre chose,el<strong>le</strong> inventa de sourire à Mouret, de l'afficher comme son amant. Alors, <strong>le</strong>s éping<strong>le</strong>sétant venues à manquer :


- Tenez, mon ami, regardez dans la boîte d'ivoire, sur la toi<strong>le</strong>tte… Vraiment !el<strong>le</strong> est vide ?… Soyez aimab<strong>le</strong>, voyez donc sur la cheminée de la chambre : voussavez, au coin de la glace.Et el<strong>le</strong> <strong>le</strong> mettait chez lui, l'installait en homme qui avait couché là, quiconnaissait la place des peignes et des brosses. Quand il lui rapporta une pincéed'éping<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s prit une par une, <strong>le</strong> força de rester debout près d'el<strong>le</strong>, <strong>le</strong> regardant,lui parlant à voix basse.- Je ne suis pas bossue peut-être… Donnez votre main, tâtez <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, parplaisir. Est-ce que je suis faite ainsi ?Denise, <strong>le</strong>ntement, avait <strong>le</strong>vé <strong>le</strong>s yeux, plus pâ<strong>le</strong> encore, et s'était remise àpiquer en si<strong>le</strong>nce <strong>le</strong>s éping<strong>le</strong>s. Mouret n'apercevait que ses lourds cheveux blonds,tordus sur la nuque délicate; mais, au frisson qui <strong>le</strong>s sou<strong>le</strong>vait, il croyait voir <strong>le</strong> malaiseet la honte du visage. Maintenant, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> repousserait, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> renverrait à cette femme,qui ne cachait même pas sa liaison devant <strong>le</strong>s étrangers. Et des brutalités lui venaientaux poignets, il aurait battu Henriette. Comment la faire taire ? comment dire à Denisequ'il l'adorait, qu'el<strong>le</strong> seu<strong>le</strong> existait à cette heure, qu'il lui sacrifiait toutes sesanciennes tendresses d'un jour ? Une fil<strong>le</strong> n'aurait pas eu <strong>le</strong>s familiarités équivoquesde cette bourgeoise. Il retira sa main, il répéta :- Vous avez tort de vous entêter, madame, puisque je trouve moi- même quece vêtement est manqué.Un des becs de gaz sifflait; et, dans l'air étouffé et moite de la pièce, onn'entendit plus que ce souff<strong>le</strong> ardent. Les glaces de l'armoire reflétaient de largespans de clarté vive sur <strong>le</strong>s tentures de soie rouge, où dansaient <strong>le</strong>s ombres des deuxfemmes. Un flacon de verveine, qu'on avait oublié de reboucher, exhalait une odeurvague et perdue de bouquet qui se fane.- Voilà, madame, tout ce que je puis faire, dit enfin Denise en se re<strong>le</strong>vant.El<strong>le</strong> se sentait à bout de forces. Deux fois, el<strong>le</strong> s'était enfoncé <strong>le</strong>s éping<strong>le</strong>s dans<strong>le</strong>s mains, comme aveuglée, <strong>le</strong>s yeux troub<strong>le</strong>s. Était-il du complot ? l'avait-il fait venir,pour se venger de ses refus, en lui montrant que d'autres femmes l'aimaient ? Et cettepensée la glaçait, el<strong>le</strong> ne se souvenait pas d'avoir jamais eu besoin d'autant decourage, même aux heures terrib<strong>le</strong>s de son existence où <strong>le</strong> pain lui avait manqué. Cen'était rien encore d'être humiliée ainsi, mais de <strong>le</strong> voir presque aux bras d'une autre,comme si el<strong>le</strong> n'eût pas été là !Henriette s'examinait devant la glace. De nouveau, el<strong>le</strong> éclata en paro<strong>le</strong>sdures.- C'est une plaisanterie, mademoisel<strong>le</strong>. Il va plus mal qu'auparavant…Regardez comme il me bride la poitrine. J'ai l'air d'une nourrice.Alors, Denise, poussée à bout, eut une paro<strong>le</strong> fâcheuse.- Madame est un peu forte… Nous ne pouvons pourtant pas faire que madamesoit moins forte.- Forte, forte, répéta Henriette qui blêmissait à son tour. Voilà que vousdevenez inso<strong>le</strong>nte, mademoisel<strong>le</strong>… En vérité, je vous conseil<strong>le</strong>, de juger <strong>le</strong>s autres !Toutes deux, face à face, frémissantes, se contemplaient. Il n'y avait désormaisni dame, ni demoisel<strong>le</strong> de magasin. El<strong>le</strong>s n'étaient plus que femmes, comme égaléesdans <strong>le</strong>ur rivalité. L'une avait vio<strong>le</strong>mment retiré <strong>le</strong> manteau pour <strong>le</strong> jeter sur unechaise; tandis que l'autre lançait au hasard sur la toi<strong>le</strong>tte <strong>le</strong>s quelques éping<strong>le</strong>s qui luirestaient entre <strong>le</strong>s doigts.- Ce qui m'étonne, reprit Henriette, c'est que M. Mouret tolère une pareil<strong>le</strong>inso<strong>le</strong>nce… Je croyais, monsieur, que vous étiez plus diffici<strong>le</strong> pour votre personnel.Denise avait retrouvé son calme brave. El<strong>le</strong> répondit doucement :


- Si M. Mouret me garde, c'est qu'il n'a rien à me reprocher… Je suis prête àvous faire des excuses, s'il l'exige.Mouret écoutait, saisi par cette querel<strong>le</strong>, ne trouvant pas la phrase pour en finir.Il avait l'horreur de ces explications entre femmes, dont l'âpreté b<strong>le</strong>ssait son continuelbesoin de grâce. Henriette voulait lui arracher un mot qui condamnât la jeune fil<strong>le</strong>; et,comme il restait muet, partagé encore, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> fouetta d'une dernière injure.- C'est bien, monsieur, s'il faut que je souffre chez moi <strong>le</strong>s inso<strong>le</strong>nces de vosmaîtresses !… Une fil<strong>le</strong> ramassée dans quelque ruisseau.Deux grosses larmes jaillirent des yeux de Denise. El<strong>le</strong> <strong>le</strong>s retenait depuislongtemps; mais tout son être défaillait sous l'insulte. Quand il la vit p<strong>le</strong>urer ainsi, sansrépondre par une vio<strong>le</strong>nce, d'une dignité muette et désespérée, Mouret n'hésita plus,son cœur allait vers el<strong>le</strong>, dans une tendresse immense. Il lui prit <strong>le</strong>s mains, il balbutia :- Partez vite, mon enfant, oubliez cette maison.Henriette, p<strong>le</strong>ine de stupeur, étranglée de colère, <strong>le</strong>s regardait.- Attendez, continua-t-il en pliant lui-même <strong>le</strong> manteau, remportez ce vêtement.Madame en achètera un autre ail<strong>le</strong>urs. Et ne p<strong>le</strong>urez plus, je vous en prie. Vous savezquel<strong>le</strong> estime j'ai pour vous.Il l'accompagna jusqu'à la porte, qu'il referma ensuite.El<strong>le</strong> n'avait pas prononcé une paro<strong>le</strong>; seu<strong>le</strong>ment, une flamme rose était montéeà ses joues, tandis que ses yeux se mouillaient de nouvel<strong>le</strong>s larmes, d'une douceurdélicieuse.Henriette, qui suffoquait, avait tiré son mouchoir et s'en écrasait <strong>le</strong>s lèvres.C'était <strong>le</strong> renversement de ses calculs, el<strong>le</strong>- même prise au piège qu'el<strong>le</strong> avait tendu.El<strong>le</strong> se désolait d'avoir poussé <strong>le</strong>s choses trop loin, torturée de jalousie. Être quittéepour une pareil<strong>le</strong> créature ! se voir dédaignée devant el<strong>le</strong> ! Son orgueil souffrait plusque son amour.- Alors, c'est cette fil<strong>le</strong> que vous aimez ? dit-el<strong>le</strong> pénib<strong>le</strong>ment, quand ils furentseuls.Mouret ne répondit pas tout de suite, il marchait de la fenêtre à la porte, encherchant à vaincre sa vio<strong>le</strong>nte émotion. Enfin, il s'arrêta, et très poliment, d'une voixqu'il tâchait de rendre froide, il dit avec simplicité :- Oui, madame.Le bec de gaz sifflait toujours, dans l'air étouffé du cabinet. Maintenant, <strong>le</strong>sref<strong>le</strong>ts des glaces n'étaient plus traversés d'ombres dansantes, la pièce semblait nue,tombée à une tristesse lourde. Et Henriette s'abandonna brusquement sur une chaise,tordant son mouchoir entre ses doigts fébri<strong>le</strong>s, répétant au milieu de ses sanglots :- Mon Dieu ! que je suis malheureuse !Il la regarda quelques secondes, immobi<strong>le</strong>. Puis, tranquil<strong>le</strong>ment, il s'en alla.El<strong>le</strong>, toute seu<strong>le</strong>, p<strong>le</strong>urait dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, devant <strong>le</strong>s éping<strong>le</strong>s semées sur la toi<strong>le</strong>tte etsur <strong>le</strong> parquet.Lorsque Mouret entra dans <strong>le</strong> petit salon, il n'y trouva plus que Vallagnosc, <strong>le</strong>baron étant retourné près des dames. Comme il se sentait tout secoué encore, ils'assit au fond de la pièce, sur un canapé; et son ami, en <strong>le</strong> voyant défaillir, vintcharitab<strong>le</strong>ment se planter devant lui, pour <strong>le</strong> cacher aux regards curieux. D'abord, ilsse contemplèrent, sans échanger un mot. Puis, Vallagnosc, que <strong>le</strong> troub<strong>le</strong> de Mouretsemblait égayer en dedans, finit par demander de sa voix goguenarde :- Tu t'amuses ?Mouret ne parut pas comprendre tout de suite. Mais, lorsqu'il se fut rappelé<strong>le</strong>urs conversations anciennes sur la bêtise vide et l'inuti<strong>le</strong> torture de la vie, ilrépondit :


- Sans doute, jamais je n'ai tant vécu… Ah ! mon vieux, ne te moque pas, cesont <strong>le</strong>s heures <strong>le</strong>s plus courtes, cel<strong>le</strong>s où l'on meurt de souffrance !Il baissa la voix, il continua gaiement, sous ses larmes mal essuyées :- Oui, tu sais tout, n'est-ce pas ? el<strong>le</strong>s viennent, à el<strong>le</strong>s deux, de me hacher <strong>le</strong>cœur. Mais c'est encore bon, vois-tu, presque aussi bon que des caresses, <strong>le</strong>sb<strong>le</strong>ssures qu'el<strong>le</strong>s font… Je suis brisé, je n'en peux plus; n'importe, tu ne sauraiscroire combien j'aime la vie !… Oh ! je finirai par l'avoir, cette enfant qui ne veut pas !Vallagnosc dit simp<strong>le</strong>ment :- Et après ?- Après ?… Tiens ! je l'aurai ! N'est-ce point assez ?… Si tu te crois fort, parceque tu refuses d'être bête et de souffrir ! Tu n'es qu'une dupe, pas davantage !…Tâche donc d'en désirer une et de la tenir enfin : cela paye en une minute toutes <strong>le</strong>smisères.Mais Vallagnosc exagérait son pessimisme. À quoi bon tant travail<strong>le</strong>r, puisquel'argent ne donnait pas tout ? C'était lui qui aurait fermé boutique et qui se seraitallongé sur <strong>le</strong> dos, pour ne plus remuer un doigt, <strong>le</strong> jour où il aurait reconnu qu'avecdes millions on ne pouvait même pas acheter la femme désirée ! Mouret, enl'écoutant, devenait grave. Puis, il repartit vio<strong>le</strong>mment, il croyait à la toute-puissancede sa volonté.- Je la veux, je l'aurai !… Et si el<strong>le</strong> m'échappe, tu verras quel<strong>le</strong> machine jebâtirai pour me guérir. Ce sera superbe quand même… Tu n'entends pas cettelangue, mon vieux : autrement, tu saurais que l'action contient en el<strong>le</strong> sa récompense.Agir, créer, se battre contre <strong>le</strong>s faits, <strong>le</strong>s vaincre ou être vaincu par eux, toute la joie ettoute la santé humaines sont là !- Simp<strong>le</strong> façon de s'étourdir, murmura l'autre.- Eh bien ! j'aime mieux m'étourdir… Crever pour crever, je préfère crever depassion que de crever d'ennui !Ils rirent tous <strong>le</strong>s deux, cela <strong>le</strong>ur rappelait <strong>le</strong>urs vieil<strong>le</strong>s discussions du collège.Vallagnosc, d'une voix mol<strong>le</strong>, se plut alors à éta<strong>le</strong>r la platitude des choses. Il mettaitune sorte de fanfaronnade dans l'immobilité et <strong>le</strong> néant de son existence. Oui, ils'ennuierait <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain au ministère, comme il s'y était ennuyé la veil<strong>le</strong>; en trois ans,on l'avait augmenté de six cents francs, il était maintenant à trois mil<strong>le</strong> six, pas mêmede quoi fumer des cigares propres; ça devenait de plus en plus inepte, et si l'on ne setuait pas, c'était par simp<strong>le</strong> paresse, pour éviter de se déranger. Mouret lui ayant parléde son mariage avec Ml<strong>le</strong> de Boves, il répondit que, malgré l'obstination de la tante àne pas mourir, l'affaire allait être conclue; du moins, il <strong>le</strong> pensait, <strong>le</strong>s parents étaientd'accord, lui affectait de n'avoir pas de volonté. Pourquoi vouloir ou ne pas vouloir,puisque jamais ça ne tournait comme on <strong>le</strong> désirait ? Il donna en exemp<strong>le</strong> son futurbeau- père, qui comptait trouver en Mme Guibal une blonde indo<strong>le</strong>nte, <strong>le</strong> capriced'une heure, et que la dame menait à coups de fouet, ainsi qu'un vieux cheval dont onuse <strong>le</strong>s dernières forces. Tandis qu'on <strong>le</strong> croyait occupé à inspecter <strong>le</strong>s étalons deSaint-Lô, el<strong>le</strong> achevait de <strong>le</strong> manger, dans une petite maison louée par lui àVersail<strong>le</strong>s.- Il est plus heureux que toi, dit Mouret en se <strong>le</strong>vant.- Oh ! lui, pour sûr ! déclara Vallagnosc. Il n'y a peut-être que <strong>le</strong> mal qui soit unpeu drô<strong>le</strong>.Mouret s'était remis. Il songeait à s'échapper; mais il ne voulait pas que sondépart eût l'air d'une fuite. Aussi, résolu à prendre une tasse de thé, rentra-t-il dans <strong>le</strong>grand salon avec son ami, plaisantant l'un et l'autre. Le baron Hartmann lui demandasi <strong>le</strong> manteau allait enfin; et, sans se troub<strong>le</strong>r, Mouret répondit qu'il y renonçait pourson compte. Il y eut une exclamation. Pendant que Mme Marty se hâtait de <strong>le</strong> servir,


Mme de Boves accusait <strong>le</strong>s magasins de tenir toujours <strong>le</strong>s vêtements trop étroits.Enfin, il put s'asseoir près de Bouthemont, qui n'avait pas bougé. On <strong>le</strong>s oublia, et sur<strong>le</strong>s questions inquiètes de celui-ci, désireux de connaître son sort, il n'attendit pasd'être dans la rue, il lui apprit que ces messieurs du conseil s'étaient décidés à sepriver de ses services. Entre chaque phrase, il buvait une cuil<strong>le</strong>rée de thé, tout enprotestant de son désespoir. Oh ! une querel<strong>le</strong> dont il se remettait à peine, car il avaitquitté la sal<strong>le</strong> hors de lui. Seu<strong>le</strong>ment, que faire ? il ne pouvait briser avec cesmessieurs, pour une simp<strong>le</strong> question de personnel. Bouthemont, très pâ<strong>le</strong>, dut encore<strong>le</strong> remercier.- Voilà un manteau terrib<strong>le</strong>, fit remarquer Mme Marty. Henriette n'en sort pas.En effet, cette absence prolongée commençait à gêner tout <strong>le</strong> monde. Mais, àl'instant même, Mme Desforges reparut.- Vous y renoncez aussi ? cria gaiement Mme de Boves.- Comment ça ?- Oui, M. Mouret nous a dit que vous ne pouviez vous en tirer.Henriette montra la plus grande surprise.- M. Mouret a plaisanté. Ce manteau ira parfaitement.El<strong>le</strong> semblait très calme, souriante. Sans doute el<strong>le</strong> avait baigné ses paupières,car el<strong>le</strong>s étaient fraîches, sans une rougeur. Tandis que tout son être tressaillait etsaignait encore, el<strong>le</strong> trouvait la force de cacher sa torture, sous <strong>le</strong> masque de sabonne grâce mondaine. Ce fut avec son rire accoutumé qu'el<strong>le</strong> présenta dessandwiches à Vallagnosc. Le baron seul, qui la connaissait bien, remarqua la légèrecontraction de ses lèvres et <strong>le</strong> feu sombre qu'el<strong>le</strong> n'avait pu éteindre au fond de sesyeux. Il devina toute la scène.- Mon Dieu ! chacun son goût, disait Mme de Boves, en acceptant el<strong>le</strong> aussi unsandwich. Je connais des femmes qui n'achèteraient pas un ruban ail<strong>le</strong>urs qu'auLouvre. D'autres ne jurent que par <strong>le</strong> Bon Marché… C'est une question detempérament sans doute.- Le Bon Marché est bien province, murmura Mme Marty, et l'on est si bousculéau Louvre ! Ces dames étaient retombées sur <strong>le</strong>s grands magasins.Mouret dut donner son avis, il revint au milieu d'el<strong>le</strong>s, et affecta d'être juste.Une excel<strong>le</strong>nte maison que <strong>le</strong> Bon Marché, solide, respectab<strong>le</strong>; mais <strong>le</strong> Louvre avaitcertainement une clientè<strong>le</strong> plus brillante.- Enfin, vous préférez <strong>le</strong> Bonheur des Dames, dit <strong>le</strong> baron souriant.- Oui, répondit tranquil<strong>le</strong>ment Mouret. Chez nous, on aime <strong>le</strong>s clientes.Toutes <strong>le</strong>s femmes présentes furent de son avis. C'était bien cela, el<strong>le</strong>s setrouvaient comme en partie fine au Bonheur, el<strong>le</strong>s y sentaient une continuel<strong>le</strong> caressede flatterie, une adoration épandue qui retenait <strong>le</strong>s plus honnêtes. L'énorme succèsdu magasin venait de cette séduction galante.- À propos, demanda Henriette, qui voulait montrer une grande liberté d'esprit,et ma protégée, qu'en faites-vous, monsieur Mouret ?… Vous savez, Ml<strong>le</strong> deFontenail<strong>le</strong>s.Et, se tournant vers Mme Marty :- Une marquise, ma chère, une pauvre fil<strong>le</strong> tombée dans la gêne.- Mais, dit Mouret, el<strong>le</strong> gagne ses trois francs par jour à coudre des cahiersd'échantillons, et je crois que je vais lui faire épouser un de mes garçons de magasin.- Fi ! l'horreur ! cria Mme de Boves.Il la regarda, il reprit de sa voix calme :- Pourquoi donc, madame ? Est-ce qu'il ne vaut pas mieux pour el<strong>le</strong> épouser unbrave garçon, un gros travail<strong>le</strong>ur, que de courir <strong>le</strong> risque d'être ramassée par desfainéants sur <strong>le</strong> trottoir ?


Vallagnosc voulut intervenir, en plaisantant.- Ne <strong>le</strong> poussez pas, madame. Il va vous dire que toutes <strong>le</strong>s vieil<strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s deFrance devraient se mettre à vendre du calicot.- Mais, déclara Mouret, pour beaucoup d'entre el<strong>le</strong>s ce serait au moins une finhonorab<strong>le</strong>.On finit par rire, <strong>le</strong> paradoxe semblait un peu fort. Lui, continuait à célébrer cequ'il appelait l'aristocratie du travail. Une faib<strong>le</strong> rougeur avait coloré <strong>le</strong>s joues de Mmede Boves, que sa gêne réduite aux expédients enrageait; tandis que Mme Marty, aucontraire, approuvait, prise de remords, en songeant à son pauvre mari. Justement, <strong>le</strong>domestique introduisit <strong>le</strong> professeur, qui venait la chercher. Il était plus sec, plusdesséché par ses dures besognes, dans sa mince redingote, luisante. Quand il eutremercié Mme Desforges d'avoir parlé pour lui au ministère, il jeta vers Mouret <strong>le</strong>regard craintif d'un homme qui rencontre <strong>le</strong> mal dont il mourra. Et il resta saisid'entendre ce dernier lui adresser la paro<strong>le</strong>.- N'est-ce pas, monsieur, que <strong>le</strong> travail mène à tout ?- Le travail et l'épargne, répondit-il avec un léger grelottement de tout soncorps. Ajoutez l'épargne, monsieur.Cependant, Bouthemont était demeuré immobi<strong>le</strong> dans son fauteuil. Les paro<strong>le</strong>sde Mouret sonnaient encore à ses oreil<strong>le</strong>s. Il se <strong>le</strong>va enfin, il vint dire tout bas àHenriette :- Vous savez qu'il m'a signifié mon congé, oh ! très gentiment… Mais du diab<strong>le</strong>s'il ne s'en repent pas ! Je viens de trouver mon enseigne : Aux Quatre Saisons, et jeme plante près de l'Opéra !El<strong>le</strong> <strong>le</strong> regarda, ses yeux s'assombrirent.- Comptez sur moi, j'en suis… Attendez.Et el<strong>le</strong> attira <strong>le</strong> baron Hartmann dans l'embrasure d'une fenêtre. Sans attendre,el<strong>le</strong> lui recommanda Bouthemont, <strong>le</strong> donna comme un gaillard qui allait à son tourrévolutionner Paris, en s'établissant à son compte. Quand el<strong>le</strong> parla d'unecommandite pour son nouveau protégé; <strong>le</strong> baron, bien qu'il ne s'étonnât plus de rien,ne put réprimer un geste d'effarement. C'était <strong>le</strong> quatrième garçon de génie qu'el<strong>le</strong> luiconfiait, il finissait par se sentir ridicu<strong>le</strong>. Mais il ne refusa pas nettement, l'idée de fairenaître une concurrence au Bonheur des Dames lui plaisait même assez; car il avaitdéjà inventé, en matière de banque, de se créer ainsi des concurrences, pour endégoûter <strong>le</strong>s autres. Puis, l'aventure l'amusait. Il promit d'examiner l'affaire.- Il faut que nous causions ce soir, revint dire Henriette à l'oreil<strong>le</strong> deBouthemont. Vers neuf heures, ne manquez pas… Le baron est à nous.À ce moment, la vaste pièce s'emplissait de voix. Mouret, toujours debout aumilieu de ces dames, avait retrouvé sa bonne grâce : il se défendait gaiement de <strong>le</strong>sruiner en chiffons, il offrait de démontrer, chiffres en main, qu'il <strong>le</strong>ur faisait économisertrente pour cent sur <strong>le</strong>urs achats. Le baron Hartmann <strong>le</strong> regardait, repris d'uneadmiration fraternel<strong>le</strong> d'ancien coureur de guil<strong>le</strong>dou. Allons ! <strong>le</strong> duel était fini, Henrietterestait par terre, el<strong>le</strong> ne serait certainement pas la femme qui devait venir. Et il crutrevoir <strong>le</strong> profil modeste de la jeune fil<strong>le</strong>, qu'il avait aperçue en traversant l'antichambre.El<strong>le</strong> était là, patiente, seu<strong>le</strong>, redoutab<strong>le</strong> dans sa douceur.


XII.Ce fut <strong>le</strong> 25 septembre que commencèrent <strong>le</strong>s travaux de la nouvel<strong>le</strong> façade duBonheur des Dames. Le baron Hartmann, selon sa promesse, avait en<strong>le</strong>vé l'affaire,dans la dernière réunion généra<strong>le</strong> du Crédit Immobilier. Et Mouret touchait enfin à laréalisation de son rêve : cette façade qui allait grandir sur la rue du Dix- Décembre,était comme l'épanouissement même de sa fortune. Aussi voulut-il fêter la pose de lapremière pierre. Il en fit une cérémonie, distribua des gratifications à ses vendeurs,<strong>le</strong>ur donna <strong>le</strong> soir du gibier et du champagne. On remarqua son humeur joyeuse sur <strong>le</strong>chantier, <strong>le</strong> geste victorieux dont il scella la pierre, d'un coup de truel<strong>le</strong>. Depuis dessemaines, il était inquiet, agité d'un tourment nerveux, qu'il ne parvenait pas toujours àcacher; et son triomphe apportait un répit, une distraction dans sa souffrance. Toutl'après-midi, il sembla revenu à sa gaieté d'homme bien portant. Mais, dès <strong>le</strong> dîner,lorsqu'il traversa <strong>le</strong> réfectoire pour boire un verre de champagne avec son personnel,il reparut fiévreux, souriant d'un air pénib<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s traits tirés par <strong>le</strong> mal inavoué qui <strong>le</strong>rongeait. Il était repris.Le <strong>le</strong>ndemain, aux confections, Clara Prunaire essaya d'être désagréab<strong>le</strong> àDenise. El<strong>le</strong> avait remarqué l'amour transi de Colomban, el<strong>le</strong> eut l'idée de plaisanter<strong>le</strong>s Baudu. Comme Marguerite taillait son crayon en attendant <strong>le</strong>s clientes, el<strong>le</strong> lui dit àvoix haute :- Vous savez, mon amoureux d'en face… Il finit par me chagriner dans cetteboutique noire, où il n'entre jamais personne.- Il n'est pas si malheureux, répondit Marguerite, il doit épouser la fil<strong>le</strong> dupatron.- Tiens ! reprit Clara, ce serait drô<strong>le</strong> de l'en<strong>le</strong>ver alors !… Je vais en faire lablague, paro<strong>le</strong> d'honneur !Et el<strong>le</strong> continua, heureuse de sentir Denise révoltée. Cel<strong>le</strong>-ci lui pardonnait tout;mais l'idée de sa cousine Geneviève mourante, achevée par cette cruauté, la jetaithors d'el<strong>le</strong>. Justement, une cliente se présentait, et comme Mme Aurélie venait dedescendre au sous-sol, el<strong>le</strong> prit la direction du comptoir, el<strong>le</strong> appela Clara.- Mademoisel<strong>le</strong> Prunaire, vous feriez mieux de vous occuper de cette dameque de causer.- Je ne causais pas.- Veuil<strong>le</strong>z vous taire, je vous prie. Et occupez-vous de madame tout de suite.Clara se résigna, domptée. Lorsque Denise faisait acte de force, sans é<strong>le</strong>ver <strong>le</strong>ton, pas une ne résistait. El<strong>le</strong> avait conquis une autorité absolue, par sa douceurmême. Un instant, el<strong>le</strong> se promena en si<strong>le</strong>nce, au milieu de ces demoisel<strong>le</strong>s devenuessérieuses. Marguerite s'était remise à tail<strong>le</strong>r son crayon, dont la mine cassait toujours.El<strong>le</strong> seu<strong>le</strong> continuait à approuver la seconde de résister à Mouret, hochant la tête,n'avouant pas l'enfant qu'el<strong>le</strong> avait fait par hasard, mais déclarant que, si l'on sedoutait des embarras d'une bêtise, on aimerait mieux se bien conduire.- Vous vous fâchez ? dit une voix derrière Denise.C'était Pauline qui traversait <strong>le</strong> rayon. El<strong>le</strong> avait vu la scène, el<strong>le</strong> parlait bas, ensouriant.- Mais il <strong>le</strong> faut bien, répondit de même Denise. Je ne puis venir à bout de monpetit monde.La lingère haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.- Laissez donc, vous serez notre reine à toutes, quand vous voudrez.El<strong>le</strong>, ne comprenait toujours pas <strong>le</strong>s refus de son amie.Depuis la fin d'août, el<strong>le</strong> avait épousé Baugé, une vraie sottise, disait-el<strong>le</strong>gaiement. Le terrib<strong>le</strong> Bourdonc<strong>le</strong> la traitait maintenant en sabot, en femme perduepour <strong>le</strong> commerce. Sa frayeur était qu'on ne <strong>le</strong>s envoyât un beau matin s'aimer


dehors, car ces messieurs de la direction décrétaient l'amour exécrab<strong>le</strong> et mortel à lavente. C'était au point que lorsqu'el<strong>le</strong> rencontrait Baugé dans <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries, el<strong>le</strong> affectaitde ne pas <strong>le</strong> connaître. Justement, el<strong>le</strong> venait d'avoir une a<strong>le</strong>rte, <strong>le</strong> père Jouve avaitfailli la surprendre causant avec son mari, derrière une pi<strong>le</strong> de torchons.- Tenez ! il m'a suivie, ajouta-t-el<strong>le</strong>, après avoir conté vivement l'aventure àDenise. Le voyez-vous qui me flaire de son grand nez !Jouve, en effet, sortait des dentel<strong>le</strong>s, correctement cravaté de blanc, <strong>le</strong> nez àl'affût de quelque faute. Mais, lorsqu'il aperçut Denise, il fit <strong>le</strong> gros dos et passa d'unair aimab<strong>le</strong>.- Sauvée ! murmura Pauline. Ma chère, vous lui avez rentré ça dans la gorge…Dites donc, s'il m'arrivait malheur, vous par<strong>le</strong>riez pour moi ? Oui, oui, ne prenez pasvotre air étonné, on sait qu'un mot de vous révolutionnerait la maison.Et el<strong>le</strong> se hâta de rentrer à son comptoir. Denise avait rougi, troublée de cesallusions amica<strong>le</strong>s. C'était vrai, du reste. El<strong>le</strong> avait la sensation vague de sapuissance, aux flatteries qui l'entouraient. Lorsque Mme Aurélie remonta, et qu'el<strong>le</strong>trouva <strong>le</strong> rayon tranquil<strong>le</strong> et actif, sous la surveillance de la seconde, el<strong>le</strong> lui souritamica<strong>le</strong>ment. El<strong>le</strong> lâchait Mouret lui-même, son amabilité grandissait chaque jour pourune personne qui pouvait, un beau matin, ambitionner sa situation de première. Lerègne de Denise commençait.Seul, Bourdonc<strong>le</strong> ne désarmait pas. Dans la guerre sourde qu'il continuaitcontre la jeune fil<strong>le</strong>, il y avait d'abord une antipathie de nature. Il la détestait pour sadouceur et son charme. Puis, il la combattait comme une influence néfaste qui mettraitla maison en péril, <strong>le</strong> jour où Mouret aurait succombé. Les facultés commercia<strong>le</strong>s dupatron lui semblaient devoir sombrer, au milieu de cette tendresse inepte : ce qu'onavait gagné par <strong>le</strong>s femmes, s'en irait par cette femme. Toutes <strong>le</strong> laissaient froid, il <strong>le</strong>straitait avec <strong>le</strong> dédain d'un homme sans passion, dont <strong>le</strong> métier était de vivre d'el<strong>le</strong>s,et qui avait perdu ses illusions dernières, en <strong>le</strong>s voyant à nu, dans <strong>le</strong>s misères de sontrafic. Au lieu de <strong>le</strong> griser, l'odeur des soixante-dix mil<strong>le</strong> clientes lui donnaitd'intolérab<strong>le</strong>s migraines : il battait ses maîtresses, dès qu'il rentrait chez lui. Et ce quil'inquiétait surtout, devant cette petite vendeuse devenue peu à peu si redoutab<strong>le</strong>,c'était qu'il ne croyait point à son désintéressement, à la franchise de ses refus. Pourlui, el<strong>le</strong> jouait un rô<strong>le</strong>, <strong>le</strong> plus habi<strong>le</strong> des rô<strong>le</strong>s; car, si el<strong>le</strong> s'était livrée <strong>le</strong> premier jour,Mouret sans doute l'aurait oubliée <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain; tandis que, en se refusant, el<strong>le</strong> avaitfouetté son désir, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> rendait fou, capab<strong>le</strong> de toutes <strong>le</strong>s sottises. Une rouée, unefil<strong>le</strong> de vice savant, n'aurait pas agi d'une autre façon que cette innocente. AussiBourdonc<strong>le</strong> ne pouvait-il la voir, avec ses yeux clairs, son visage doux, toute sonattitude simp<strong>le</strong>, sans être pris maintenant d'une peur véritab<strong>le</strong>, comme s'il avait eu, enface de lui, une mangeuse de chair déguisée, l'énigme sombre de la femme, la mortsous <strong>le</strong>s traits d'une vierge. De quel<strong>le</strong> manière déjouer la tactique de cette fausseingénue ? Il ne cherchait plus qu'à pénétrer ses artifices, dans l'espoir de <strong>le</strong>s dévoi<strong>le</strong>rau grand jour; certainement, el<strong>le</strong> commettrait quelque faute, il la surprendrait avec unde ses amants, et el<strong>le</strong> serait chassée de nouveau, la maison retrouverait enfin sonbeau fonctionnement de machine bien montée.- Veil<strong>le</strong>z, monsieur Jouve, répétait Bourdonc<strong>le</strong> à l'inspecteur. C'est moi qui vousrécompenserai.Mais Jouve y apportait de la mol<strong>le</strong>sse, car il avait pratiqué <strong>le</strong>s femmes, et ilsongeait à se mettre du côté de cette enfant, qui pouvait être la maîtresse souverainedu <strong>le</strong>ndemain. S'il n'osait plus y toucher, il la trouvait diab<strong>le</strong>ment jolie. Son colonel,autrefois, s'était tué pour une gamine pareil<strong>le</strong>, une figure insignifiante, délicate etmodeste, dont un seul regard retournait <strong>le</strong>s cœurs.- Je veil<strong>le</strong>, je veil<strong>le</strong>, répondait-il. Mais, paro<strong>le</strong> d'honneur ! je ne découvre rien.


Pourtant, des histoires circulaient, il y avait un courant de comméragesabominab<strong>le</strong>s, sous <strong>le</strong>s flatteries et <strong>le</strong> respect que Denise sentait monter autour d'el<strong>le</strong>.La maison entière, à cette heure, racontait qu'el<strong>le</strong> avait eu jadis Hutin pour amant; onn'osait jurer que la liaison continuât, seu<strong>le</strong>ment on <strong>le</strong>s soupçonnait de se revoir, deloin en loin. Et Deloche aussi couchait avec el<strong>le</strong> : ils se retrouvaient sans cesse dans<strong>le</strong>s coins noirs, ils causaient pendant des heures. Un véritab<strong>le</strong> scanda<strong>le</strong> !- Alors, rien du premier à la soie, rien du jeune homme des dentel<strong>le</strong>s ? répétaitBourdonc<strong>le</strong>.- Non, monsieur, rien encore, affirmait l'inspecteur.C'était surtout avec Deloche que Bourdonc<strong>le</strong> comptait surprendre Denise. Unmatin, lui-même <strong>le</strong>s avait aperçus en train de rire dans <strong>le</strong> sous-sol. En attendant, iltraitait la jeune fil<strong>le</strong> de puissance à puissance, car il ne la dédaignait plus, il la sentaitassez forte pour <strong>le</strong> culbuter lui-même, malgré ses dix ans de service, s'il perdait lapartie.- Je vous recommande <strong>le</strong> jeune homme des dentel<strong>le</strong>s, concluait-il chaque fois.Ils sont toujours ensemb<strong>le</strong>. Si vous <strong>le</strong>s pincez, appe<strong>le</strong>z-moi, et je me charge du reste.Mouret, cependant, vivait dans l'angoisse. Était-ce possib<strong>le</strong> ? cet enfant <strong>le</strong>torturait à ce point ! Toujours il la revoyait arrivant au Bonheur, avec ses gros souliers,sa mince robe noire, son air sauvage. El<strong>le</strong> bégayait, tous se moquaient d'el<strong>le</strong>, luimêmel'avait trouvée laide d'abord. Laide ! et, maintenant, el<strong>le</strong> l'aurait fait mettre àgenoux d'un regard, il ne l'apercevait plus que dans un rayonnement ! Puis, el<strong>le</strong> étaitrestée la dernière de la maison, rebutée, plaisantée, traitée par lui en bête curieuse.Pendant des mois, il avait voulu voir comment une fil<strong>le</strong> poussait, il s'était amusé àcette expérience, sans comprendre qu'il y jouait son cœur. El<strong>le</strong>, peu à peu,grandissait, devenait redoutab<strong>le</strong>. Peut- être l'aimait-il depuis la première minute,même à l'époque où il ne croyait avoir que de la pitié. Et, pourtant, il ne s'était senti àel<strong>le</strong> que <strong>le</strong> soir de <strong>le</strong>ur promenade, sous <strong>le</strong>s marronniers des Tui<strong>le</strong>ries. Sa vie partaitde là, il entendait <strong>le</strong>s rires d'un groupe de fil<strong>le</strong>ttes, <strong>le</strong> ruissel<strong>le</strong>ment lointain d'un jetd'eau, tandis que, dans l'ombre chaude, el<strong>le</strong> marchait près de lui, si<strong>le</strong>ncieuse. Ensuite,il ne savait plus, sa fièvre avait augmenté d'heure en heure, tout son sang, tout sonêtre s'était donné. Une enfant pareil<strong>le</strong>, était-ce possib<strong>le</strong> ? Quand el<strong>le</strong> passait àprésent, <strong>le</strong> vent léger de sa robe lui paraissait si fort, qu'il chancelait.Longtemps, il s'était révolté, et parfois encore, il s'indignait, il voulait se dégagerde cette possession imbéci<strong>le</strong>. Qu'avait-el<strong>le</strong> donc pour <strong>le</strong> lier ainsi ? ne l'avait-il pas vuesans chaussures ? n'était-el<strong>le</strong> pas entrée presque par charité ? Au moins, s'il se fûtagi d'une de ces créatures superbes qui ameutent la fou<strong>le</strong> ! mais cette petite fil<strong>le</strong>,cette rien du tout ! El<strong>le</strong> avait, en somme, une de ces figures moutonnières dont on nedit rien. El<strong>le</strong> ne devait même pas être d'une intelligence vive, car il se rappelait sesmauvais débuts de vendeuse. Puis, après chacune de ses colères, il y avait en lui unerechute de passion, comme une terreur sacrée d'avoir insulté son ido<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> apportaittout ce qu'on trouve de bon chez la femme, <strong>le</strong> courage, la gaieté, la simplicité; et, desa douceur, montait un charme, d'une subtilité pénétrante de parfum. On pouvait nepas la voir, la coudoyer ainsi que la première venue; bientôt, <strong>le</strong> charme agissait avecune force <strong>le</strong>nte, invincib<strong>le</strong>; on lui appartenait à jamais, si el<strong>le</strong> daignait sourire. Toutsouriait alors dans son visage blanc, ses yeux de pervenche, ses joues et son mentontroués de fossettes; tandis que ses lourds cheveux blonds semblaient s'éclairer aussi,d'une beauté roya<strong>le</strong> et conquérante. Il s'avouait vaincu, el<strong>le</strong> était intelligente commeel<strong>le</strong> était bel<strong>le</strong>, son intelligence venait du meil<strong>le</strong>ur de son être. Lorsque <strong>le</strong>s autresvendeuses, chez lui, n'avaient qu'une éducation de frottement, <strong>le</strong> vernis qui s'écail<strong>le</strong>des fil<strong>le</strong>s déclassées, el<strong>le</strong>, sans élégances fausses, gardait sa grâce, la saveur de sonorigine. Les idées commercia<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus larges naissaient de la pratique, sous ce


front étroit, dont <strong>le</strong>s lignes pures annonçaient la volonté et l'amour de l'ordre. Et ilaurait joint <strong>le</strong>s deux mains, pour lui demander pardon de blasphémer, dans sesheures de révolte.Aussi pourquoi se refusait-el<strong>le</strong> avec une pareil<strong>le</strong> obstination ? Vingt fois, ill'avait suppliée, augmentant ses offres, offrant de l'argent, beaucoup d'argent. Puis, ils'était dit qu'el<strong>le</strong> devait être ambitieuse, il lui avait promis de la nommer première, dèsqu'un rayon serait vacant. Et el<strong>le</strong> refusait, el<strong>le</strong> refusait encore ! C'était pour lui unestupeur, une lutte où son désir s'enrageait. Le cas lui semblait impossib<strong>le</strong>, cette enfantfinirait par céder, car il avait toujours regardé la sagesse d'une femme comme unechose relative. Il ne voyait plus d'autre but, tout disparaissait dans ce besoin : la tenirenfin chez lui, l'asseoir sur ses genoux, en la baisant aux lèvres; et, à cette vision, <strong>le</strong>sang de ses veines battait, il demeurait tremblant, bou<strong>le</strong>versé de son impuissance.Désormais, ses journées s'écoulaient dans la même obsession douloureuse.L'image de Denise se <strong>le</strong>vait avec lui. Il avait rêvé d'el<strong>le</strong> la nuit, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> suivait devant <strong>le</strong>grand bureau de son cabinet, où il signait <strong>le</strong>s traites et <strong>le</strong>s mandats, de neuf à dixheures : besogne qu'il accomplissait machina<strong>le</strong>ment, sans cesser de la sentirprésente, disant toujours non de son air tranquil<strong>le</strong>. Puis, à dix heures, c'était <strong>le</strong>conseil, un véritab<strong>le</strong> conseil des ministres, une réunion des douze intéressés de lamaison, qu'il lui fallait présider : on discutait <strong>le</strong>s questions d'ordre intérieur, onexaminait <strong>le</strong>s achats, on arrêtait <strong>le</strong>s étalages; et el<strong>le</strong> était encore là, il entendait savoix douce au milieu des chiffres, il voyait son clair sourire dans <strong>le</strong>s situationsfinancières <strong>le</strong>s plus compliquées. Après <strong>le</strong> conseil, el<strong>le</strong> l'accompagnait, faisait avec luil'inspection quotidienne des comptoirs, revenait l'après-midi dans <strong>le</strong> cabinet de ladirection, restait près de son fauteuil de deux à quatre, pendant qu'il recevait touteune fou<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s fabricants de la France entière, de hauts industriels, des banquiers, desinventeurs : va-et-vient continu de la richesse et de l'intelligence, danse affolée desmillions, entretiens rapides où l'on brassait <strong>le</strong>s plus grosses affaires du marché deParis. S'il l'oubliait une minute en décidant de la ruine ou de la prospérité d'uneindustrie, il la retrouvait debout, à un élancement de son cœur; sa voix expirait, il sedemandait à quoi bon cette fortune remuée, puisqu'el<strong>le</strong> ne voulait pas. Enfin, lorsquesonnaient cinq heures, il devait signer <strong>le</strong> courrier, <strong>le</strong> travail machinal de sa mainrecommençait, pendant qu'el<strong>le</strong> se dressait plus dominatrice, <strong>le</strong> reprenant tout entier,pour <strong>le</strong> posséder à el<strong>le</strong> seu<strong>le</strong>, durant <strong>le</strong>s heures solitaires et ardentes de la nuit. Et, <strong>le</strong><strong>le</strong>ndemain, la même journée recommençait, ces journées si actives, si p<strong>le</strong>ines d'uncolossal labeur, que l'ombre fluette d'une enfant suffisait à ravager d'angoisse.Mais c'était surtout pendant son inspection quotidienne des magasins, qu'ilsentait sa misère. Avoir bâti cette machine géante, régner sur un pareil monde, etagoniser de dou<strong>le</strong>ur, parce qu'une petite fil<strong>le</strong> ne veut pas de vous ! Il se méprisait, iltraînait la fièvre et la honte de son mal. Certains jours, <strong>le</strong> dégoût <strong>le</strong> prenait de sapuissance, il ne lui venait que des nausées, d'un bout à l'autre des ga<strong>le</strong>ries. D'autresfois, il aurait voulu étendre son empire, <strong>le</strong> faire si grand, qu'el<strong>le</strong> se serait livrée peutêtre,d'admiration et de peur.D'abord, en bas, dans <strong>le</strong>s sous-sols, il s'arrêtait devant la glissoire. El<strong>le</strong> setrouvait toujours rue Neuve-Saint-Augustin; mais on avait dû l'élargir, el<strong>le</strong> avaitmaintenant un lit de f<strong>le</strong>uve, où <strong>le</strong> continuel flot des marchandises roulait avec la voixhaute des grandes eaux; c'étaient des arrivages du monde entier, des fi<strong>le</strong>s decamions venus de toutes <strong>le</strong>s gares, un déchargement sans arrêt, un ruissel<strong>le</strong>ment decaisses et de ballots coulant sous terre, bu par la maison insatiab<strong>le</strong>. Il regardait cetorrent tomber chez lui, il songeait qu'il était un des maîtres de la fortune publique,qu'il tenait dans ses mains <strong>le</strong> sort de la fabrication française, et qu'il ne pouvaitacheter <strong>le</strong> baiser d'une de ses vendeuses.


Puis, il passait au service de la réception, qui occupait à cette heure la partiedes sous-sols en bordure sur la rue Monsigny. Vingt tab<strong>le</strong>s s'y allongeaient, dans laclarté pâ<strong>le</strong> des soupiraux; tout un peup<strong>le</strong> de commis s'y bousculait, vidant <strong>le</strong>s caisses,vérifiant <strong>le</strong>s marchandises, <strong>le</strong>s marquant en chiffres connus; et l'on entendait sansrelâche <strong>le</strong> ronf<strong>le</strong>ment voisin de la glissoire, qui dominait <strong>le</strong>s voix. Des chefs de rayonl'arrêtaient, il devait résoudre des difficultés, confirmer des ordres. Ce fond de caves'emplissait de l'éclat tendre des satins, de la blancheur des toi<strong>le</strong>s, d'un déballageprodigieux où <strong>le</strong>s fourrures se mêlaient aux dentel<strong>le</strong>s, et <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s de Paris, auxportières d'Orient. Lentement, il marchait parmi ces richesses jetées sans ordre,entassées à l'état brut. En haut, el<strong>le</strong>s allaient s'allumer aux étalages, lâcher <strong>le</strong> galopde l'argent à travers <strong>le</strong>s comptoirs, aussi vite emportées que montées, dans <strong>le</strong> furieuxcourant de vente qui traversait la maison. Lui, songeait qu'il avait offert à la jeune fil<strong>le</strong>des soies, des velours, tout ce qu'el<strong>le</strong> voudrait prendre à p<strong>le</strong>ines mains, dans ces tasénormes, et qu'el<strong>le</strong> avait refusé, d'un petit signe de sa tête blonde.Ensuite, il se rendait à l'autre bout des sous-sols, pour donner son coup d'œilhabituel au service du départ. D'interminab<strong>le</strong>s corridors s'étendaient, éclairés au gaz;à droite et à gauche, <strong>le</strong>s réserves, fermées par des claies, mettaient comme desboutiques souterraines, tout un quartier commerçant, des merceries, des lingeries,des ganteries, des bimbeloteries, dormant dans l'ombre. Plus loin, se trouvait un destrois calorifères; plus loin encore, un poste de pompiers gardait <strong>le</strong> compteur central,enfermé dans sa cage métallique. Il trouvait, au départ, <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s de triageencombrées déjà des charges de paquets, de cartons et de boîtes, que des paniersdescendaient continuel<strong>le</strong>ment; et Campion, <strong>le</strong> chef du service, <strong>le</strong> renseignait sur labesogne courante, tandis que <strong>le</strong>s vingt hommes placés sous ses ordres distribuaient<strong>le</strong>s paquets dans <strong>le</strong>s compartiments, qui portaient chacun <strong>le</strong> nom d'un quartier deParis, et d'où <strong>le</strong>s garçons <strong>le</strong>s montaient ensuite aux voitures, rangées <strong>le</strong> long dutrottoir. C'étaient des appels, des noms de rue jetés, des recommandations criées,tout un vacarme, toute une agitation de paquebot, sur <strong>le</strong> point de <strong>le</strong>ver l'ancre. Et ilrestait un moment immobi<strong>le</strong>, il regardait ce dégorgement des marchandises, dont ilvenait de voir la maison s'engorger, à l'extrémité opposée des sous-sols : l'énormecourant aboutissait là, sortait par là dans la rue, après avoir déposé de l'or au fonddes caisses. Ses yeux se troublaient, ce départ colossal n'avait plus d'importance, ilne lui restait qu'une idée de voyage, l'idée de s'en al<strong>le</strong>r dans des pays lointains, detout abandonner, si el<strong>le</strong> s'obstinait à dire non.Alors, il remontait, il continuait sa tournée, parlant et s'agitant davantage, sanspouvoir se distraire. Au second étage, il visitait <strong>le</strong> service des expéditions, cherchaitdes querel<strong>le</strong>s, s'exaspérait sourdement contre la régularité parfaite de la machine qu'ilavait réglée lui-même. Ce service était celui qui prenait de jour en jour l'importance laplus considérab<strong>le</strong> : il nécessitait à présent deux cents employés, dont <strong>le</strong>s unsouvraient, lisaient, classaient <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres venues de la province et de l'étranger, tandisque <strong>le</strong>s autres réunissaient dans des cases <strong>le</strong>s marchandises demandées par <strong>le</strong>ssignataires. Et <strong>le</strong> nombre des <strong>le</strong>ttres croissait tel<strong>le</strong>ment, qu'on ne <strong>le</strong>s comptait plus; on<strong>le</strong>s pesait, il en arrivait jusqu'à cent <strong>livre</strong>s par jour. Lui, fiévreux, traversait <strong>le</strong>s troissal<strong>le</strong>s du service, questionnait Levasseur, <strong>le</strong> chef, sur <strong>le</strong> poids du courrier : quatrevingts<strong>livre</strong>s, quatre-vingt-dix parfois, <strong>le</strong> lundi cent. Le chiffre montait toujours, il auraitdû être ravi. Mais il demeurait frissonnant, dans <strong>le</strong> tapage que l'équipe voisine desembal<strong>le</strong>urs faisait en clouant des caisses. En vain, il battait la maison : l'idée fixerestait enfoncée entre ses deux yeux, et à mesure que sa puissance se déroulait, que<strong>le</strong>s rouages des services et l'armée de son personnel défilaient devant lui, il sentaitplus profondément l'injure de son impuissance. Les commandes de l'Europe entière


- Je ne songe plus à el<strong>le</strong>, mon cher. Vous pouvez par<strong>le</strong>r… Qui donc, desamants ?- Hutin, assure-t-on, et encore un vendeur des dentel<strong>le</strong>s, Deloche, ce grandgarçon bête… Je n'affirme rien, je ne <strong>le</strong>s ai pas vus. Seu<strong>le</strong>ment, il paraît que ça crève<strong>le</strong>s yeux.Il y eut un si<strong>le</strong>nce. Mouret affectait de ranger des papiers sur son bureau, pourcacher <strong>le</strong> tremb<strong>le</strong>ment de ses mains. Enfin, il dit sans <strong>le</strong>ver la tête :- Il faudrait des preuves, tâchez de m'apporter des preuves… Oh ! pour moi, jevous <strong>le</strong> répète, je m'en moque, car el<strong>le</strong> a fini par m'agacer. Mais nous ne pourrionstolérer des choses pareil<strong>le</strong>s chez nous.Bourdonc<strong>le</strong> répondit simp<strong>le</strong>ment :- Soyez tranquil<strong>le</strong>, vous aurez des preuves un de ces jours. Je veil<strong>le</strong>.Alors, Mouret acheva de perdre toute tranquillité. Il n'eut plus <strong>le</strong> courage derevenir sur cette conversation, il vécut dans la continuel<strong>le</strong> attente d'une catastrophe,où son cœur resterait broyé. Et son tourment <strong>le</strong> rendit terrib<strong>le</strong>, la maison entièretrembla. Il dédaignait de se cacher derrière Bourdonc<strong>le</strong>, il faisait lui-même <strong>le</strong>sexécutions, dans un besoin nerveux de rancune, se soulageant à abuser de sapuissance, de cette puissance qui ne pouvait rien pour <strong>le</strong> contentement de son désirunique. Chacune de ses inspections devenait un massacre, on ne <strong>le</strong> voyait plusparaître, sans qu'un frisson de panique soufflât de comptoir en comptoir. Justement,on entrait dans la morte-saison d'hiver, et il balaya <strong>le</strong>s rayons, il entassa <strong>le</strong>s victimes,poussant tout à la rue. Sa première idée était de chasser Hutin et Deloche; puis, ilavait réfléchi que, s'il ne <strong>le</strong>s gardait pas, il ne saurait jamais rien; et <strong>le</strong>s autrespayaient pour eux, <strong>le</strong> personnel entier craquait. Le soir, quand il se retrouvait seul, deslarmes lui gonflaient <strong>le</strong>s paupières.Un jour surtout, la terreur régna. Un inspecteur croyait remarquer que <strong>le</strong> gantierMignot volait. Toujours des fil<strong>le</strong>s aux allures étranges rôdaient devant son comptoir; etl'on venait d'arrêter une d'el<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s hanches garnies et la gorge bourrée de soixantepaires de gants. Dès lors, une surveillance fut organisée, l'inspecteur prit Mignot enflagrant délit, facilitant <strong>le</strong>s tours de main d'une grande blonde, une ancienne vendeusedu Louvre tombée au trottoir : la manœuvre était simp<strong>le</strong>, il affectait de lui essayer desgants, attendait qu'el<strong>le</strong> se fût emplie, et la menait ensuite à une caisse, où el<strong>le</strong> enpayait une paire. Justement, Mouret se trouvait là. D'habitude, il préférait ne pas semê<strong>le</strong>r de ces sortes d'aventures, qui étaient fréquentes; car, malgré <strong>le</strong> fonctionnementde machine bien réglée, un grand désordre régnait dans certains rayons du Bonheurdes Dames, et il ne se passait pas de semaine, sans qu'on chassât un employé pourvol. Même la direction aimait mieux faire <strong>le</strong> plus de si<strong>le</strong>nce possib<strong>le</strong> autour de cesvols, jugeant inuti<strong>le</strong> de mettre la police sur pied, ce qui aurait étalé une des plaiesfata<strong>le</strong>s des grands bazars. Seu<strong>le</strong>ment, ce jour-là, Mouret avait <strong>le</strong> besoin de se fâcher,et il traita vio<strong>le</strong>mment <strong>le</strong> joli Mignot, qui tremblait de peur, la face blême etdécomposée.- Je devrais appe<strong>le</strong>r un sergent de vil<strong>le</strong>, criait-il au milieu des autres vendeurs.Mais répondez ! quel<strong>le</strong> est cette femme ?… Je vous jure que j'envoie chercher <strong>le</strong>commissaire, si vous ne me dites pas la vérité.On avait emmené la femme, deux vendeuses la déshabillaient. Mignot balbutia :- Monsieur, je ne la connais pas autrement… C'est el<strong>le</strong> qui est venue…- Ne mentez donc pas ! interrompit Mouret avec un redoub<strong>le</strong>ment de vio<strong>le</strong>nce.Et personne ici qui nous avertisse ! Vous vous entendez tous, ma paro<strong>le</strong> ! Noussommes dans une véritab<strong>le</strong> forêt de Bondy, volés, pillés, saccagés ! C'est à n'en pluslaisser sortir un seul, sans fouil<strong>le</strong>r ses poches !


Des murmures se firent entendre. Les trois ou quatre clientes qui achetaientdes gants, restaient effarées.- Si<strong>le</strong>nce ! reprit-il furieusement, ou je balaie la maison !Mais Bourdonc<strong>le</strong> était accouru, inquiet à l'idée du scanda<strong>le</strong>. Il murmuraquelques mots à l'oreil<strong>le</strong> de Mouret, l'affaire prenait une gravité exceptionnel<strong>le</strong>; et il <strong>le</strong>décida à conduire Mignot dans <strong>le</strong> bureau des inspecteurs, une pièce située au rez-dechaussée,près de la porte Gaillon. La femme se trouvait là, en train de remettretranquil<strong>le</strong>ment son corset. El<strong>le</strong> venait de nommer Albert Lhomme. Mignot, questionnéde nouveau, perdit la tête, sanglota : lui, n'était pas coupab<strong>le</strong>, c'était Albert qui luienvoyait ses maîtresses; d'abord, il <strong>le</strong>s avantageait simp<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s faisait profiter desoccasions; puis, quand el<strong>le</strong>s finissaient par vo<strong>le</strong>r, il était trop compromis déjà pouravertir ces messieurs. Et ceux- ci apprirent alors toute une série de volsextraordinaires : des marchandises en<strong>le</strong>vées par des fil<strong>le</strong>s, qui allaient <strong>le</strong>s attachersous <strong>le</strong>urs jupons, dans <strong>le</strong>s cabinets luxueux, installés près du buffet, au milieu desplantes vertes; des achats qu'un vendeur négligeait d'appe<strong>le</strong>r à une caisse, lorsqu'il yconduisait une cliente, et dont il partageait <strong>le</strong> prix avec <strong>le</strong> caissier; jusqu'à de faux«rendus», des artic<strong>le</strong>s qu'on annonçait comme rentrés dans la maison, pourempocher l'argent remboursé fictivement; sans compter <strong>le</strong> vol classique, des paquetssortis <strong>le</strong> soir sous la redingote, roulés autour de la tail<strong>le</strong>, parfois même pendus <strong>le</strong> longdes cuisses. Depuis quatorze mois, grâce à Mignot et à d'autres vendeurs sans doutequ'ils refusèrent de nommer, il se faisait ainsi, à la caisse d'Albert, une cuisine louche,tout un gâchis impudent, pour des sommes dont on ne connut jamais <strong>le</strong> chiffre exact.Cependant, la nouvel<strong>le</strong> s'était répandue dans <strong>le</strong>s rayons. Les consciencesinquiètes frissonnaient, <strong>le</strong>s honnêtetés <strong>le</strong>s plus sûres d'el<strong>le</strong>s redoutaient <strong>le</strong> coup debalai général. On avait vu Albert disparaître dans <strong>le</strong> bureau des inspecteurs. EnsuiteLhomme était passé, étouffant, <strong>le</strong> sang au visage, <strong>le</strong> cou serré déjà par l'apop<strong>le</strong>xie.Puis, Mme Aurélie el<strong>le</strong>-même venait d'être appelée; et el<strong>le</strong>, la tête haute sous l'affront,avait la bouffissure grasse et blême d'un masque de cire. L'explication duralongtemps, personne n'en sut au juste <strong>le</strong>s détails : on raconta que la première desconfections avait giflé son fils, à lui retourner la tête, et que <strong>le</strong> vieux brave homme depère p<strong>le</strong>urait, pendant que <strong>le</strong> patron, sorti de toutes ses habitudes de grâce, juraitcomme un charretier, en voulant absolument <strong>livre</strong>r <strong>le</strong>s coupab<strong>le</strong>s aux tribunaux.Cependant, on étouffa <strong>le</strong> scanda<strong>le</strong>. Seul, Mignot fut chassé sur-<strong>le</strong>-champ. Albert nedisparut que deux jours plus tard; sans doute, sa mère avait obtenu qu'on nedéshonorât pas la famil<strong>le</strong> par une exécution immédiate. Mais la panique soufflaplusieurs jours encore, car, après la scène, Mouret s'était promené d'un bout à l'autredes magasins, l'œil terrib<strong>le</strong>, sabrant devant lui ceux qui osaient simp<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>ver <strong>le</strong>syeux.- Que faites-vous là, monsieur, à regarder <strong>le</strong>s mouches ?… Passez à la caisse!Enfin, l'orage éclata un jour sur la tête de Hutin lui-même. Favier, nommésecond, mangeait <strong>le</strong> premier, afin de <strong>le</strong> déloger de sa place. C'était la continuel<strong>le</strong>tactique, des rapports sournois adressés à la direction, des occasions exploitées pourfaire prendre <strong>le</strong> chef du comptoir en défaut. Donc, un matin, comme Mouret traversaitla soie, il s'arrêta, surpris de voir Favier en train de modifier <strong>le</strong>s étiquettes de tout unsolde de velours noir.- Pourquoi baissez-vous <strong>le</strong>s prix ? demanda-t-il. Qui vous en a donné l'ordre ?Le second, qui menait grand bruit autour de ce travail, comme s'il eût vouluaccrocher <strong>le</strong> directeur au passage, en prévoyant la scène, répondit d'un air naïvementsurpris :- Mais c'est M. Hutin, monsieur.- M. Hutin !… Où est donc M. Hutin ?


Et, lorsque celui-ci fut remonté de la réception, où un vendeur était descendu <strong>le</strong>chercher, une explication vive s'engagea. Comment ! il baissait maintenant <strong>le</strong>s prix delui-même ! Mais il parut très étonné à son tour, il avait simp<strong>le</strong>ment causé de cettebaisse avec Favier, sans donner un ordre positif. Alors, ce dernier prit l'air chagrind'un employé qui se voit dans l'obligation de contredire son supérieur. Pourtant, ilvoulait bien accepter la faute, s'il s'agissait de <strong>le</strong> tirer d'un mauvais pas. Du coup, <strong>le</strong>schoses se gâtèrent.- Entendez-vous ! monsieur Hutin, cria Mouret, je n'ai jamais toléré cestentatives d'indépendance… Nous seuls décidons de la marque.Il continua, d'une voix âpre, avec des intentions b<strong>le</strong>ssantes, qui surprirent <strong>le</strong>svendeurs, car d'ordinaire ces sortes de discussions avaient lieu à l'écart, et <strong>le</strong> caspouvait du reste venir en effet d'un ma<strong>le</strong>ntendu. On sentait chez lui comme unerancune inavouée à satisfaire. Enfin, il <strong>le</strong> prenait donc en défaut, ce Hutin qu'ondonnait pour amant à Denise ! il pouvait donc se soulager un peu, en lui faisant sentirdurement qu'il était <strong>le</strong> maître ! Et il exagérait <strong>le</strong>s choses, il finissait par insinuer que labaisse des prix cachait des intentions peu honnêtes.- Monsieur, répétait Hutin, je comptais vous soumettre cette baisse… El<strong>le</strong> estnécessaire, vous <strong>le</strong> savez, car ces velours n'ont pas réussi.Mouret voulut couper court, par une dernière dureté.- C'est bien, monsieur, nous examinerons l'affaire… Et ne recommencez pas, sivous tenez à la maison.Il tourna <strong>le</strong> dos. Hutin, étourdi, furieux, ne trouvant que Favier pour vider soncœur, lui jura qu'il allait flanquer sa démission à la tête de cette brute-là. Puis, il neparla plus de s'en al<strong>le</strong>r, il remuait seu<strong>le</strong>ment toutes <strong>le</strong>s accusations abominab<strong>le</strong>s quitraînaient parmi <strong>le</strong>s vendeurs contre <strong>le</strong>s chefs. Et Favier, l'œil luisant, se défendait,avec de grandes démonstrations de sympathie. Il avait dû répondre, n'est-ce pas ? etpuis, est-ce qu'on pouvait s'attendre à une pareil<strong>le</strong> histoire pour des bêtises ? Sur quoidonc marchait <strong>le</strong> patron, depuis quelque temps, qu'il devenait indécrottab<strong>le</strong> ?- Oh ! sur quoi il marche, on <strong>le</strong> sait, reprit Hutin. Est-ce ma faute, à moi, si cettegrue des confections <strong>le</strong> fait tourner en bourrique !… Voyez-vous, mon cher, <strong>le</strong> coupvient de là. Il sait que j'ai couché avec, et ça ne lui est pas agréab<strong>le</strong>; ou bien c'est el<strong>le</strong>qui veut me faire flanquer à la porte, parce que je la gêne… Je vous jure qu'el<strong>le</strong> aurade mes nouvel<strong>le</strong>s, si jamais el<strong>le</strong> tombe sous ma patte.Deux jours plus tard, comme Hutin était monté à l'atelier des confections, enhaut, sous <strong>le</strong>s toits, pour recommander lui-même une ouvrière, il eut un léger sursaut,en apercevant, au bout d'un couloir, Denise et Deloche accoudés devant une fenêtreouverte, si enfoncés dans une conversation intime, qu'ils ne tournèrent pas la tête.L'idée de <strong>le</strong>s faire surprendre lui vint brusquement, lorsqu'il s'aperçut que Delochep<strong>le</strong>urait. Alors, il se retira sans bruit; et, dans l'escalier, ayant rencontré Bourdonc<strong>le</strong> etJouve, il <strong>le</strong>ur conta une histoire, un des extincteurs dont la porte semblait arrachée; decette façon, ils monteraient, ils tomberaient sur <strong>le</strong>s deux autres. Bourdonc<strong>le</strong> <strong>le</strong>sdécouvrit <strong>le</strong> premier. Il s'arrêta net, dit à Jouve d'al<strong>le</strong>r chercher <strong>le</strong> directeur, pendantque lui resterait là. L'inspecteur dut obéir, très contrarié de se compromettre dans unepareil<strong>le</strong> affaire.C'était un coin perdu du vaste monde où s'agitait <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> du Bonheur desDames. On y arrivait par une complication d'escaliers et de couloirs. Les ateliersoccupaient <strong>le</strong>s comb<strong>le</strong>s, une suite de sal<strong>le</strong>s basses et mansardées, éclairées delarges baies taillées dans <strong>le</strong> zinc, uniquement meublées de longues tab<strong>le</strong>s et de grospoê<strong>le</strong>s de fonte; il y avait, à la fi<strong>le</strong>, des lingères, des dentellières, des tapissiers, desconfectionneuses, vivant l'été et l'hiver dans une cha<strong>le</strong>ur étouffante, au milieu del'odeur spécia<strong>le</strong> du métier; et l'on devait longer toute l'ai<strong>le</strong>, prendre à gauche après <strong>le</strong>s


confectionneuses, monter cinq marches, avant d'atteindre ce bout écarté de corridor.Les rares clientes, qu'un vendeur amenait là parfois, pour une commande, reprenaientha<strong>le</strong>ine, brisées, effarées, avec la sensation de tourner sur el<strong>le</strong>s-mêmes depuis desheures, et d'être à cent lieues du trottoir.Plusieurs fois déjà, Denise avait trouvé Deloche qui l'attendait. Commeseconde, el<strong>le</strong> était chargée des rapports du rayon avec l'atelier, où l'on ne faisaitd'ail<strong>le</strong>urs que <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s retouches; et, à toute heure, el<strong>le</strong> montait, pourdonner des ordres. Il la guettait, inventait un prétexte, filait derrière el<strong>le</strong>; puis, ilaffectait la surprise, quand il la rencontrait, à la porte des confectionneuses. El<strong>le</strong> avaitfini par en rire, c'étaient comme des rendez-vous acceptés. Le corridor longeait <strong>le</strong>réservoir, un énorme cube de tô<strong>le</strong> qui contenait soixante mil<strong>le</strong> litres d'eau; et il y enavait, sur <strong>le</strong> toit, un second d'éga<strong>le</strong> grandeur, auquel on arrivait par une échel<strong>le</strong> de fer.Un instant, Deloche causait, appuyé d'une épau<strong>le</strong> contre <strong>le</strong> réservoir, dans <strong>le</strong>continuel abandon de son grand corps ployé de fatigue. Des bruits d'eau chantaient,des bruits mystérieux dont la tô<strong>le</strong> gardait toujours la vibration musica<strong>le</strong>. Malgré <strong>le</strong>profond si<strong>le</strong>nce, Denise se retournait avec inquiétude, ayant cru voir passer uneombre sur <strong>le</strong>s murail<strong>le</strong>s nues, peintes en jaune clair. Mais, bientôt, la fenêtre <strong>le</strong>sattirait, ils s'y accoudaient, s'y oubliaient dans des bavardages rieurs, des souvenirssans fin sur <strong>le</strong> pays de <strong>le</strong>ur enfance. Au-dessous d'eux, s'étendait l'immense vitragede la ga<strong>le</strong>rie centra<strong>le</strong>, un lac de verre borné par <strong>le</strong>s toitures lointaines, comme par descôtes rocheuses. Et ils ne voyaient au- delà que du ciel, une nappe de ciel, quireflétait, dans l'eau dormante des vitres, <strong>le</strong> vol de ses nuages et <strong>le</strong> b<strong>le</strong>u tendre de sonazur.Justement, ce jour-là, Deloche parlait de Valognes.- J'avais six ans, ma mère m'emmenait dans une carrio<strong>le</strong> au marché de la vil<strong>le</strong>.Vous savez qu'il y a treize bons kilomètres, il fallait partir de Briquebec à cinqheures… C'est très beau, par chez nous. Est-ce que vous connaissez ?- Oui, oui, répondait <strong>le</strong>ntement Denise, <strong>le</strong>s regards au loin. J'y suis allée unefois, mais j'étais bien petite… Des routes, avec des gazons à droite et à gauche, n'estcepas ? et, de loin en loin, des moutons lâchés deux à deux, traînant la corde de<strong>le</strong>urs entraves…El<strong>le</strong> se taisait, puis reprenait avec un vague sourire :- Nous autres, nous avons des routes droites pendant des lieues, entre <strong>le</strong>sarbres qui font de l'ombre… Nous avons des herbages entourés de haies plusgrandes que moi, où il y a des chevaux et des vaches… Nous avons une petiterivière, et l'eau est très froide, sous <strong>le</strong>s broussail<strong>le</strong>s, dans un endroit que je sais bien.- C'est comme nous ! c'est comme nous ! criait Deloche ravi. Il n'y a que del'herbe, chacun enferme son morceau avec des aubépines et des ormes, et l'on estchez soi, et c'est tout vert, oh ! d'un vert qu'ils n'ont pas à Paris… Mon Dieu ! que j'aijoué au fond du chemin creux, à gauche, en descendant du moulin !Et <strong>le</strong>urs voix défaillaient, ils demeuraient <strong>le</strong>s yeux fixés et perdus sur <strong>le</strong> lacenso<strong>le</strong>illé des vitres. Un mirage se <strong>le</strong>vait pour eux de cette eau aveuglante, ilsvoyaient des pâturages à l'infini, <strong>le</strong> Cotentin trempé par <strong>le</strong>s ha<strong>le</strong>ines de l'océan,baigné d'une vapeur lumineuse, qui fondait l'horizon dans un gris délicat d'aquarel<strong>le</strong>.En bas, sous la colossa<strong>le</strong> charpente de fer, dans <strong>le</strong> hall des soieries, ronflait la vente,la trépidation de la machine en travail; toute la maison vibrait du piétinement de lafou<strong>le</strong>, de la hâte des vendeurs, de la vie des trente mil<strong>le</strong> personnes qui s'écrasaient là;et eux, emportés par <strong>le</strong>ur rêve, à sentir ainsi cette profonde et sourde clameur dont <strong>le</strong>stoits frémissaient, croyaient entendre <strong>le</strong> vent du large passer sur <strong>le</strong>s herbes, ensecouant <strong>le</strong>s grands arbres.


- Mon Dieu ! mademoisel<strong>le</strong> Denise, balbutia Deloche, pourquoi n'êtes-vous pasplus gentil<strong>le</strong> ?… Moi qui vous aime tant !Des larmes lui étaient montées aux yeux et comme el<strong>le</strong> voulait l'interrompred'un geste, il continua vivement :- Non, laissez-moi vous dire ces choses une fois encore… Nous nousentendrions si bien ensemb<strong>le</strong> ! On a toujours à causer, quand on est du même pays.Il suffoqua, el<strong>le</strong> put enfin dire doucement :- Vous n'êtes pas raisonnab<strong>le</strong>, vous m'aviez promis de ne plus par<strong>le</strong>r de cela…C'est impossib<strong>le</strong>. J'ai beaucoup d'amitié pour vous, parce que vous êtes un bravegarçon; mais je veux rester libre.- Oui, oui, je sais, reprit-il d'une voix brisée, vous ne m'aimez pas. Oh ! vouspouvez <strong>le</strong> dire, je comprends ça, je n'ai rien pour que vous m'aimiez… Tenez ! il n'y aeu qu'une bonne heure dans ma vie, <strong>le</strong> soir où je vous ai rencontrée à Joinvil<strong>le</strong>, vousvous souvenez ? Un instant, sous <strong>le</strong>s arbres, où il faisait si noir, j'ai cru que votre brastremblait, j'ai été assez bête pour m'imaginer…Mais el<strong>le</strong> lui coupa de nouveau la paro<strong>le</strong>. Son oreil<strong>le</strong> fine venait d'entendre <strong>le</strong>spas de Bourdonc<strong>le</strong> et de Jouve, au bout du corridor.- Écoutez donc, on a marché.- Non, dit-il, en l'empêchant de quitter la fenêtre. C'est dans ce réservoir : il ensort toujours des bruits extraordinaires, on croirait qu'il y a du monde dedans.Et il continua ses plaintes timides et caressantes. El<strong>le</strong> ne l'écoutait plus, reprised'une songerie à ce bercement d'amour, promenant ses regards sur <strong>le</strong>s toitures duBonheur des Dames. À droite et à gauche de la ga<strong>le</strong>rie vitrée, d'autres ga<strong>le</strong>ries,d'autres halls luisaient au so<strong>le</strong>il, entre des comb<strong>le</strong>s troués de fenêtres et allongéssymétriquement, comme des ai<strong>le</strong>s de caserne. Des charpentes métalliques sedressaient, des échel<strong>le</strong>s, des ponts, qui découpaient <strong>le</strong>ur dentel<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> b<strong>le</strong>u de l'air;tandis que la cheminée des cuisines faisait une grosse fumée de fabrique, et que <strong>le</strong>grand réservoir carré, tenu en p<strong>le</strong>in ciel sur des piliers de fonte, prenait un étrangeprofil de construction barbare, haussée à cette place par l'orgueil d'un homme. Auloin, Paris grondait.Lorsque Denise revint de ces espaces, de ce développement du Bonheur à sespensées flottaient comme dans une solitude, el<strong>le</strong> vit que Deloche s'était emparé de samain. Et il avait <strong>le</strong> visage si bou<strong>le</strong>versé, qu'el<strong>le</strong> ne la retira pas.- Pardonnez-moi, murmurait-il. C'est fini maintenant, je serais trop malheureux,si vous me punissiez en reprenant votre amitié… Je vous jure que je voulais vous direautre chose. Oui, je m'étais promis de comprendre la situation, d'être bien sage…Ses larmes coulaient de nouveau, il tâchait d'affermir sa voix.- Car, enfin, je connais mon lot, dans l'existence. Ce n'est pas maintenant quela chance peut tourner. Battu là-bas, battu à Paris, battu partout. Voici quatre ans queje suis ici, et je reste <strong>le</strong> dernier du rayon… alors, je voulais vous dire de ne pas avoirde la peine à cause de moi. Je ne vous ennuierai plus. Tâchez d'être heureuse,aimez-en un autre; oui, ça me fera plaisir. Si vous êtes heureuse, je serai heureux…Ce sera mon bonheur.Il ne put continuer. Comme pour scel<strong>le</strong>r sa promesse, il avait posé <strong>le</strong>s lèvressur la main de la jeune fil<strong>le</strong>, qu'il baisait d'un humb<strong>le</strong> baiser d'esclave. El<strong>le</strong> était trèstouchée, el<strong>le</strong> dit simp<strong>le</strong>ment, avec une fraternité attendrie, qui atténuait la pitié desmots :- Mon pauvre garçon !Mais ils tressaillirent, ils se tournèrent. Mouret était devant eux.Depuis dix minutes, Jouve cherchait <strong>le</strong> directeur dans <strong>le</strong>s magasins. Celui-ci setrouvait sur <strong>le</strong>s chantiers de la nouvel<strong>le</strong> façade, rue du Dix-Décembre. Tous <strong>le</strong>s jours,


il y passait de longues heures, il tentait de s'intéresser à ces travaux, dont il avait silongtemps rêvé. C'était son refuge contre ses tourments, au milieu des maçonsétablissant <strong>le</strong>s pi<strong>le</strong>s d'ang<strong>le</strong> en pierre de tail<strong>le</strong>, et des serruriers posant <strong>le</strong>s fers desgrandes charpentes. Déjà, la façade, sortie du sol, indiquait <strong>le</strong> vaste porche, <strong>le</strong>s baiesdu premier étage, un développement de palais à l'état d'ébauche. Il montait auxéchel<strong>le</strong>s, discutait avec l'architecte l'ornementation qui devait être tout à fait neuve,enjambait <strong>le</strong>s fers et <strong>le</strong>s briques, descendait jusque dans <strong>le</strong>s caves; et <strong>le</strong> ronf<strong>le</strong>mentde la machine à vapeur, <strong>le</strong> tic-tac des treuils, <strong>le</strong> tapage des marteaux, la clameur dece peup<strong>le</strong> d'ouvriers, au travers de cette grande cage entourée de planches sonores,arrivaient à l'étourdir un instant. Il en sortait blanc de plâtre, noir de limail<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s piedséclaboussés par <strong>le</strong>s robinets des prises d'eau, si peu guéri de son mal, que l'angoisserevenait et battait son cœur à coups plus retentissants, à mesure que <strong>le</strong> vacarme duchantier s'éteignait derrière lui. Précisément, ce jour-là, une distraction lui avait rendusa gaieté, il se passionnait en regardant sur un album <strong>le</strong>s dessins des mosaïques etdes terres cuites émaillées, qui devaient décorer <strong>le</strong>s frises, lorsque Jouve était venu <strong>le</strong>chercher essoufflé, très ennuyé de salir sa redingote parmi ces matériaux. D'abord, ilavait crié qu'on pouvait bien l'attendre; puis, sur un mot de l'inspecteur dit à voixbasse, il l'avait suivi, frissonnant, repris tout entier. Plus rien n'existait, la façadecroulait avant d'être debout : à quoi bon ce triomphe suprême de son orgueil, si <strong>le</strong>nom seul d'une femme, murmuré tout bas, <strong>le</strong> torturait à ce point !En haut, Bourdonc<strong>le</strong> et Jouve crurent prudent de disparaître. Deloche s'étaitenfui. Seu<strong>le</strong> Denise restait en face de Mouret, plus blanche que d'habitude, mais <strong>le</strong>regard franchement <strong>le</strong>vé sur lui.- Mademoisel<strong>le</strong>, veuil<strong>le</strong>z me suivre, dit-il d'une voix dure.El<strong>le</strong> <strong>le</strong> suivit, ils descendirent deux étages, traversèrent <strong>le</strong>s rayons des meub<strong>le</strong>set des tapis, sans dire un mot. Quand il fut devant son cabinet, il ouvrit la porte toutegrande.- Entrez, mademoisel<strong>le</strong>.Et il referma la porte, il marcha jusqu'à son bureau. Le nouveau cabinet dudirecteur était plus luxueux que l'ancien, une tenture de velours vert avait remplacé <strong>le</strong>repas, un corps de bibliothèque incrusté d'ivoire tenait tout un panneau; mais, sur <strong>le</strong>smurs, on ne voyait toujours que <strong>le</strong> portrait de Mme Hédouin, une jeune femme aubeau visage calme, qui souriait dans son cadre d'or.- Mademoisel<strong>le</strong>, dit-il enfin, en tâchant de garder une sévérité froide, il y a deschoses que nous ne pouvons tolérer… La bonne conduite est ici de rigueur…Il s'arrêtait, cherchait <strong>le</strong>s mots, pour ne pas céder à la colère qui lui montait desentrail<strong>le</strong>s. Eh quoi ! c'était ce garçon qu'el<strong>le</strong> aimait, ce misérab<strong>le</strong> vendeur, la risée deson comptoir ! c'était <strong>le</strong> plus humb<strong>le</strong> et <strong>le</strong> plus gauche de tous qu'el<strong>le</strong> lui préférait, à lui<strong>le</strong> maître ! car il <strong>le</strong>s avait bien vus, el<strong>le</strong> abandonnant sa main, lui couvrant cette mainde baisers.- J'ai été très bon pour vous, mademoisel<strong>le</strong>, continua-t-il, en faisant un nouve<strong>le</strong>ffort. Je ne m'attendais guère à être récompensé de cette façon.Denise, dès la porte, avait eu <strong>le</strong>s yeux attirés par <strong>le</strong> portrait de Mme Hédouin;et, malgré son grand troub<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> en demeurait préoccupée. Chaque fois qu'el<strong>le</strong>entrait à la direction, son regard se croisait avec celui de cette dame peinte. El<strong>le</strong> enavait un peu peur, el<strong>le</strong> la sentait pourtant très bonne. Cette fois, el<strong>le</strong> trouvait là commeune protection.- En effet, monsieur, répondit-el<strong>le</strong> doucement, j'ai eu tort de m'arrêter à causer,et je vous demande pardon de cette faute… Ce jeune homme est de mon pays…- Je <strong>le</strong> chasse ! cria Mouret, qui mit toute sa souffrance dans ce cri furieux.


Et, bou<strong>le</strong>versé, sortant de son rô<strong>le</strong> de directeur sermonnant une vendeusecoupab<strong>le</strong> d'une infraction au règ<strong>le</strong>ment, il se répandit en paro<strong>le</strong>s vio<strong>le</strong>ntes. N'avait-el<strong>le</strong>pas de honte ? une jeune fil<strong>le</strong> comme el<strong>le</strong> s'abandonner à un être pareil ! et il en vint àdes accusations atroces, il lui reprocha Hutin, d'autres encore, dans un tel flot deparo<strong>le</strong>s, qu'el<strong>le</strong> ne pouvait même se défendre. Mais il allait faire maison nette, il <strong>le</strong>sjetterait dehors à coups de pied. L'explication sévère qu'il s'était promis d'avoir, ensuivant Jouve, tombait aux brutalités d'une scène de jalousie.- Oui, vos amants !… On me <strong>le</strong> disait bien, et j'étais assez bête pour endouter… Il n'y avait que moi ! il n'y avait que moi !Denise, suffoquée, étourdie, écoutait ces affreux reproches. El<strong>le</strong> n'avait pascompris d'abord. Mon Dieu ! il la prenait donc pour une malheureuse ? À un mot plusdur, el<strong>le</strong> se dirigea vers la porte, si<strong>le</strong>ncieusement.Et, sur un geste qu'il fit pour l'arrêter :- Laissez, monsieur, je m'en vais… Si vous croyez ce que vous dites, je neveux pas rester une seconde de plus dans la maison.Mais il se précipita devant la porte.- Défendez-vous, au moins !… Dites quelque chose !El<strong>le</strong> restait toute droite, dans un si<strong>le</strong>nce glacé. Longtemps, il la pressa dequestions, avec une anxiété croissante; et la dignité muette de cette vierge semblaitune fois encore <strong>le</strong> calcul savant d'une femme rompue à la tactique de la passion. El<strong>le</strong>n'aurait pu jouer un jeu qui <strong>le</strong> jetât à ses pieds, plus déchiré de doute, plus désireuxd'être convaincu.- Voyons, vous dites qu'il est de votre pays… Vous vous êtes peut-êtrerencontrés là-bas… Jurez-moi qu'il ne s'est rien passé entre vous.Alors, comme el<strong>le</strong> s'entêtait dans son si<strong>le</strong>nce, et qu'el<strong>le</strong> voulait toujours ouvrir laporte et s'en al<strong>le</strong>r, il acheva de perdre la tête. Il eut une explosion suprême dedou<strong>le</strong>ur.- Mon Dieu ! je vous aime, je vous aime… Pourquoi prenez-vous plaisir à memartyriser ainsi ? Vous voyez bien que plus rien n'existe, que <strong>le</strong>s gens dont je vouspar<strong>le</strong> ne me touchent que par vous, que c'est vous seu<strong>le</strong> maintenant qui importezdans <strong>le</strong> monde… Je vous ai crue jalouse et j'ai sacrifié mes plaisirs. On vous a dit quej'avais des maîtresses; eh bien ! je n'en ai plus, c'est à peine si je sors. Ne vous ai-jepas préférée, chez cette dame ? n'ai-je pas rompu pour être à vous seu<strong>le</strong> ? J'attendsencore un remerciement, un peu de gratitude… Et, si vous craignez que je retournechez el<strong>le</strong>, vous pouvez être tranquil<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> se venge, en aidant un de nos ancienscommis à fonder une maison riva<strong>le</strong>… Dites, faut-il que je me mette à genoux, pourtoucher votre cœur ?Il en était là. Lui qui ne tolérait pas une peccadil<strong>le</strong> à ses vendeuses, qui <strong>le</strong>sjetait sur <strong>le</strong> pavé au moindre caprice, se trouvait réduit à supplier une d'el<strong>le</strong>s de nepas partir, de ne pas l'abandonner dans sa misère. Il défendait la porte contre el<strong>le</strong>, ilétait prêt à lui pardonner, à s'aveug<strong>le</strong>r, si el<strong>le</strong> daignait mentir. Et il disait vrai, <strong>le</strong> dégoûtlui venait des fil<strong>le</strong>s ramassées dans <strong>le</strong>s coulisses des petits théâtres et dans <strong>le</strong>srestaurants de nuit; il ne voyait plus Clara, il n'avait pas remis <strong>le</strong>s pieds chez MmeDesforges, où Bouthemont régnait maintenant, en attendant l'ouverture des nouveauxmagasins : <strong>le</strong>s Quatre Saisons, qui emplissaient déjà <strong>le</strong>s journaux de réclames.- Dites, dois-je me mettre à genoux, répéta-t-il, la gorge étranglée de larmescontenues.El<strong>le</strong> l'arrêta de la main, ne pouvant plus el<strong>le</strong>-même cacher son troub<strong>le</strong>,profondément remuée par cette passion souffrante.


- Vous avez tort de vous faire de la peine, monsieur, répondit- el<strong>le</strong> enfin. Jevous jure que ces vilaines histoires sont des mensonges… Ce pauvre garçon de toutà l'heure est aussi peu coupab<strong>le</strong> que moi.Et el<strong>le</strong> avait sa bel<strong>le</strong> franchise, ses yeux clairs qui regardaient droit devant el<strong>le</strong>.- C'est bien, je vous crois, murmura-t-il, je ne renverrai aucun de voscamarades, puisque vous prenez tout ce monde sous votre protection… Mais alorspourquoi me repoussez-vous, si vous n'aimez personne ?Une gêne soudaine, une pudeur inquiète s'empara de la jeune fil<strong>le</strong>.- Vous aimez quelqu'un, n'est-ce pas ? reprit-il d'une voix tremblante. Oh ! vouspouvez <strong>le</strong> dire, je n'ai aucun droit sur vos tendresses… Vous aimez quelqu'un.El<strong>le</strong> devenait très rouge, son cœur était sur ses lèvres, et el<strong>le</strong> sentait <strong>le</strong>mensonge impossib<strong>le</strong>, avec cette émotion qui la trahissait, cette répugnance à mentirqui mettait quand même la vérité sur son visage.- Oui, finit-el<strong>le</strong> par avouer faib<strong>le</strong>ment. Je vous en prie, monsieur, laissez-moi,vous me faites du chagrin.À son tour, el<strong>le</strong> souffrait. N'était-ce point assez déjà d'avoir à se défendrecontre lui ? aurait-el<strong>le</strong> encore à se défendre contre el<strong>le</strong>, contre <strong>le</strong>s souff<strong>le</strong>s detendresse qui lui ôtaient par moments tout courage ? Quand il lui parlait ainsi, quandel<strong>le</strong> <strong>le</strong> voyait si ému, si bou<strong>le</strong>versé, el<strong>le</strong> ne savait plus pourquoi el<strong>le</strong> se refusait; et el<strong>le</strong>ne retrouvait qu'ensuite, au fond même de sa nature de fil<strong>le</strong> bien portante, la fierté etla raison qui la tenaient debout, dans son obstination de vierge. C'était par un instinctdu bonheur qu'el<strong>le</strong> s'entêtait, pour satisfaire son besoin d'une vie tranquil<strong>le</strong>, et nonpour obéir à l'idée de la vertu. El<strong>le</strong> serait tombée aux bras de cet homme, la chairprise, <strong>le</strong> cœur séduit, si el<strong>le</strong> n'avait éprouvé une révolte, presque une répulsion devant<strong>le</strong> don définitif de son être, jeté à l'inconnu du <strong>le</strong>ndemain. L'amant lui faisait peur, cettepeur fol<strong>le</strong> qui blêmit la femme à l'approche du mâ<strong>le</strong>.Cependant, Mouret avait eu un geste de morne découragement. Il necomprenait pas. Il retourna vers son bureau, où il feuil<strong>le</strong>ta des papiers qu'il reposa toutde suite, en disant :- Je ne vous retiens plus, mademoisel<strong>le</strong>, je ne puis vous garder malgré vous.- Mais je ne demande pas à m'en al<strong>le</strong>r, répondit-el<strong>le</strong> en souriant. Si vous mecroyez honnête, je reste… On doit toujours croire <strong>le</strong>s femmes honnêtes, monsieur. Il yen a beaucoup qui <strong>le</strong> sont, je vous assure.Les yeux de Denise, involontairement, s'étaient <strong>le</strong>vés sur <strong>le</strong> portrait de MmeHédouin, de cette dame si bel<strong>le</strong> et si sage, dont <strong>le</strong> sang, disait-on, portait bonheur à lamaison. Mouret suivit <strong>le</strong> regard de la jeune fil<strong>le</strong>, en tressaillant, car il avait cruentendre sa femme morte prononcer la phrase, une phrase à el<strong>le</strong>, qu'il reconnaissait.Et c'était comme une résurrection, il retrouvait chez Denise <strong>le</strong> bon sens, <strong>le</strong> justeéquilibre de cel<strong>le</strong> qu'il avait perdue, jusqu'à la voix douce, avare de paro<strong>le</strong>s inuti<strong>le</strong>s. I<strong>le</strong>n resta frappé, plus triste encore.- Vous savez que je vous appartiens, murmura-t-il pour conclure. Faites de moice qu'il vous plaira.Alors, el<strong>le</strong> reprit avec gaieté :- C'est cela, monsieur. L'avis d'une femme, si humb<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> soit, est toujoursuti<strong>le</strong> à écouter, quand el<strong>le</strong> a un peu d'intelligence… Je ne ferai de vous qu'un bravehomme, al<strong>le</strong>z ! si vous vous remettez entre mes mains.El<strong>le</strong> plaisantait, de son air simp<strong>le</strong> qui avait tant de charme. Il eut à son tour unfaib<strong>le</strong> sourire, il la reconduisit jusqu'à la porte, comme une dame.Le <strong>le</strong>ndemain, Denise était nommée première. La direction avait dédoublé <strong>le</strong>rayon des robes et costumes, en créant spécia<strong>le</strong>ment en sa faveur un rayon decostumes pour enfants, qui fut installé près du comptoir des confections. Depuis <strong>le</strong>


envoi de son fils, Mme Aurélie tremblait, car el<strong>le</strong> sentait ces messieurs devenir froids,et el<strong>le</strong> voyait de jour en jour grandir la puissance de la jeune fil<strong>le</strong>. N'allait-on pas lasacrifier à cette dernière, en profitant d'un prétexte quelconque ? Son masqued'empereur soufflé de graisse semblait avoir maigri de la honte qui entachaitmaintenant la dynastie des Lhomme : et el<strong>le</strong> affectait de s'en al<strong>le</strong>r chaque soir au brasde son mari, rapprochés tous deux par l'infortune, comprenant que <strong>le</strong> mal venait de ladébandade de <strong>le</strong>ur intérieur; tandis que <strong>le</strong> pauvre homme, plus affecté qu'el<strong>le</strong>, dans lapeur maladive qu'on ne <strong>le</strong> soupçonnât lui-même de vol, comptait deux fois <strong>le</strong>srecettes, bruyamment, en faisant avec son mauvais bras de véritab<strong>le</strong>s mirac<strong>le</strong>s.Aussi, lorsqu'el<strong>le</strong> vit Denise passer première aux costumes pour enfants, éprouva-tel<strong>le</strong>une joie si vive, qu'el<strong>le</strong> afficha à l'égard de cel<strong>le</strong>-ci <strong>le</strong>s sentiments <strong>le</strong>s plusaffectueux. C'était bien beau de ne pas lui avoir pris sa place. Et el<strong>le</strong> la comblaitd'amitiés, la traitait désormais en éga<strong>le</strong>, allait causer souvent avec el<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> rayonvoisin, d'un air d'apparat, comme une reine mère rendant visite à une jeune reine.Du reste, Denise était maintenant au sommet. Sa nomination de première avaitabattu autour d'el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s dernières résistances. Si l'on clabaudait toujours, par cettedémangeaison de langue qui ravage toute réunion d'hommes et de femmes, ons'inclinait très bas, jusqu'à terre. Marguerite, passée seconde aux confections, serépandait en éloges. Clara el<strong>le</strong>-même, travaillée d'un sourd respect en face de cettefortune dont el<strong>le</strong> était incapab<strong>le</strong>, avait plié la tête. Mais la victoire de Denise était pluscomplète encore sur ces messieurs, sur Jouve qui ne lui parlait à présent que courbéen deux, sur Hutin pris d'inquiétude en sentant craquer sa situation, sur Bourdonc<strong>le</strong>enfin réduit à l'impuissance. Quand ce dernier l'avait vue sortir du cabinet de ladirection, souriante, de son air tranquil<strong>le</strong>, et que <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain <strong>le</strong> directeur avait exigédu conseil la création du nouveau comptoir, il s'était incliné, vaincu sous la terreursacrée de la femme. Toujours il avait cédé ainsi devant la grâce de Mouret, il <strong>le</strong>reconnaissait pour son maître, malgré <strong>le</strong>s fuites du génie et <strong>le</strong>s coups de cœurimbéci<strong>le</strong>s. Cette fois, la femme était la plus forte, et il attendait d'être emporté dans <strong>le</strong>désastre.Cependant, Denise avait <strong>le</strong> triomphe paisib<strong>le</strong> et charmant. El<strong>le</strong> était touchée deces marques de considération, el<strong>le</strong> voulait y voir une sympathie pour la misère de sesdébuts et <strong>le</strong> succès final de son long courage. Aussi accueillait-el<strong>le</strong> avec une joierieuse <strong>le</strong>s moindres témoignages d'amitié, ce qui la fit réel<strong>le</strong>ment aimer de quelquesuns,tel<strong>le</strong>ment el<strong>le</strong> était douce et accueillante, toujours prête à donner son cœur. El<strong>le</strong>ne montra une invincib<strong>le</strong> répulsion que pour Clara, car el<strong>le</strong> avait appris que cette fil<strong>le</strong>s'était amusée, comme el<strong>le</strong> en annonçait en plaisantant <strong>le</strong> projet, à mener un soirColomban chez el<strong>le</strong>; et <strong>le</strong> commis, emporté par sa passion enfin satisfaite, découchaitmaintenant, tandis que la triste Geneviève agonisait. On en causait au Bonheur, ontrouvait l'aventure drô<strong>le</strong>.Mais ce chagrin, <strong>le</strong> seul qu'el<strong>le</strong> eût au-dehors, n'altérait pas l'humeur éga<strong>le</strong> deDenise. C'était surtout à son rayon qu'il fallait la voir, au milieu de son peup<strong>le</strong> debambins de tout âge. El<strong>le</strong> adorait <strong>le</strong>s enfants, on ne pouvait la mieux placer. Parfois,on comptait là une cinquantaine de fil<strong>le</strong>ttes, autant de garçons, tout un pensionnatturbu<strong>le</strong>nt, lâché dans <strong>le</strong>s désirs de la coquetterie naissante. Les mères perdaient latête. El<strong>le</strong>, conciliante, souriait, faisait aligner ce petit monde sur des chaises; et, quandil y avait dans <strong>le</strong> tas une gamine rose, dont <strong>le</strong> joli museau la tentait, el<strong>le</strong> voulait laservir el<strong>le</strong>-même, apportait la robe, l'essayait sur <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s potelées, avec desprécautions tendres de grande sœur. Des rires clairs sonnaient, de légers crisd'extase partaient, au milieu de voix grondeuses. Parfois, une fil<strong>le</strong>tte déjà grandepersonne, neuf ou dix ans, ayant aux épau<strong>le</strong>s un pa<strong>le</strong>tot de drap, l'étudiait devant laglace, se tournait, la mine absorbée, <strong>le</strong>s yeux luisant du besoin de plaire. Et <strong>le</strong>


déballage encombrait <strong>le</strong>s comptoirs, des robes en toi<strong>le</strong> d'Asie rose ou b<strong>le</strong>ue pourenfants d'un an à cinq ans, des costumes de marin en zéphyr, jupe plissée et blouseornée d'appliques en perca<strong>le</strong>, des costumes Louis XV, des manteaux, des jaquettes,un pê<strong>le</strong>-mê<strong>le</strong> de vêtements étroits, raidis dans <strong>le</strong>ur grâce enfantine, quelque chosecomme <strong>le</strong> vestiaire d'une bande de grandes poupées, sorti des armoires et livré aupillage. Denise avait toujours au fond des poches quelques friandises, apaisait <strong>le</strong>sp<strong>le</strong>urs d'un marmot désespéré de ne pas emporter des culottes rouges, vivait là parmi<strong>le</strong>s petits, comme dans sa famil<strong>le</strong> naturel<strong>le</strong>, rajeunie el<strong>le</strong>- même de cette innocence etde cette fraîcheur sans cesse renouvelées autour de ses jupes.Maintenant, il lui arrivait d'avoir de longues conversations amica<strong>le</strong>s avecMouret. Quand el<strong>le</strong> devait se rendre à la direction pour prendre des ordres ou pourdonner un renseignement, il la retenait à causer, il aimait l'entendre. C'était ce qu'el<strong>le</strong>appelait en riant «faire de lui un brave homme». Dans sa tête raisonneuse et aviséede Normande, poussaient toutes sortes de projets, ces idées sur <strong>le</strong> nouveaucommerce, qu'el<strong>le</strong> osait eff<strong>le</strong>urer déjà chez Robineau, et dont el<strong>le</strong> avait expriméquelques- unes, <strong>le</strong> beau soir de <strong>le</strong>ur promenade aux Tui<strong>le</strong>ries. El<strong>le</strong> ne pouvaits'occuper d'une chose, voir fonctionner une besogne, sans être travaillée du besoinde mettre de l'ordre, d'améliorer <strong>le</strong> mécanisme. Ainsi, depuis son entrée au Bonheurdes Dames, el<strong>le</strong> était surtout b<strong>le</strong>ssée par <strong>le</strong> sort précaire des commis; <strong>le</strong>s renvoisbrusques la sou<strong>le</strong>vaient, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s trouvait maladroits et iniques, nuisib<strong>le</strong>s à tous, autantà la maison qu'au personnel. Ses souffrances du début la poignaient encore, une pitiélui remuait <strong>le</strong> cœur, à chaque nouvel<strong>le</strong> venue qu'el<strong>le</strong> rencontrait dans <strong>le</strong>s rayons, <strong>le</strong>spieds meurtris, <strong>le</strong>s yeux gros de larmes, traînant sa misère sous sa robe de soie, aumilieu de la persécution aigrie des anciennes. Cette vie de chien battu rendaitmauvaises <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>ures; et <strong>le</strong> triste défilé commençait : toutes mangées par <strong>le</strong> métieravant quarante ans, disparaissant, tombant à l'inconnu, beaucoup mortes à la peine,phtisiques ou anémiques, de fatigue et de mauvais air, quelques-unes roulées autrottoir, <strong>le</strong>s plus heureuses mariées, enterrées au fond d'une petite boutique deprovince. Était-ce humain, était-ce juste, cette consommation effroyab<strong>le</strong> de chair que<strong>le</strong>s grands magasins faisaient chaque année ? Et el<strong>le</strong> plaidait la cause des rouagesde la machine, non par des raisons sentimenta<strong>le</strong>s, mais par des arguments tirés del'intérêt même des patrons. Quand on veut une machine solide, on emploie du bonfer; si <strong>le</strong> fer casse ou si on <strong>le</strong> casse, il y a un arrêt de travail, des frais répétés de miseen train, toute une déperdition de force. Parfois, el<strong>le</strong> s'animait, el<strong>le</strong> voyait l'immensebazar idéal, <strong>le</strong> phalanstère du négoce, où chacun aurait sa part exacte des bénéfices,selon ses mérites, avec la certitude du <strong>le</strong>ndemain, assurée à l'aide d'un contrat.Mouret alors s'égayait, malgré sa fièvre. Il l'accusait de socialisme, l'embarrassait enlui montrant des difficultés d'exécution; car el<strong>le</strong> parlait dans la simplicité de son âme,et el<strong>le</strong> s'en remettait bravement à l'avenir, lorsqu'el<strong>le</strong> s'apercevait d'un trou dangereux,au bout de sa pratique de cœur tendre. Cependant, il était ébranlé, séduit, par cettevoix jeune, encore frémissante des maux endurés, si convaincue, lorsqu'el<strong>le</strong> indiquaitdes réformes qui devaient consolider la maison; et il l'écoutait en la plaisantant, <strong>le</strong> sortdes vendeurs était amélioré peu à peu, on remplaçait <strong>le</strong>s renvois en masse par unsystème de congés accordés aux mortes-saisons, enfin on allait créer une caisse desecours mutuels, qui mettrait <strong>le</strong>s employés à l'abri des chômages forcés, et <strong>le</strong>urassurerait une retraite. C'était l'embryon des vastes sociétés ouvrières du vingtièmesièc<strong>le</strong>.D'ail<strong>le</strong>urs, Denise ne s'en tenait pas à vouloir panser <strong>le</strong>s plaies vives dont el<strong>le</strong>avait saigné : des idées délicates de femme, soufflées à Mouret, ravirent la clientè<strong>le</strong>.El<strong>le</strong> fit aussi la joie de Lhomme, en appuyant un projet qu'il nourrissait depuislongtemps, celui de créer un corps de musique, dont <strong>le</strong>s exécutants seraient tous


choisis dans <strong>le</strong> personnel. Trois mois plus tard, Lhomme avait cent vingt musicienssous sa direction, <strong>le</strong> rêve de sa vie était réalisé. Et une grande fête fut donnée dans<strong>le</strong>s magasins, un concert et un bal, pour présenter la musique du Bonheur à laclientè<strong>le</strong>, au monde entier. Les journaux s'en occupèrent, Bourdonc<strong>le</strong> lui-même,ravagé par ces innovations, dut s'incliner devant l'énorme réclame. Ensuite, on installaune sal<strong>le</strong> de jeu pour <strong>le</strong>s commis, deux billards, des tab<strong>le</strong>s de trictrac et d'échecs. Il yeut des cours <strong>le</strong> soir dans la maison, cours d'anglais et d'al<strong>le</strong>mand, cours degrammaire, d'arithmétique, et géographie; on alla jusqu'à des <strong>le</strong>çons d'équitation etd'escrime. Une bibliothèque fut créée, dix mil<strong>le</strong> volumes mis à la disposition desemployés. Et l'on ajouta encore un médecin à demeure donnant des consultationsgratuites, des bains, des buffets, un salon de coiffure. Toute la vie était là, on avaittout sans sortir, l'étude, la tab<strong>le</strong>, <strong>le</strong> lit, <strong>le</strong> vêtement. Le Bonheur des Dames se suffisait,plaisirs et besoins, au milieu du grand Paris, occupé de ce tintamarre, de cette cité dutravail qui poussait si largement dans <strong>le</strong> fumier des vieil<strong>le</strong>s rues, ouvertes enfin aup<strong>le</strong>in so<strong>le</strong>il.Alors, un nouveau mouvement d'opinion se fit en faveur de Denise. CommeBourdonc<strong>le</strong>, vaincu, répétait avec désespoir à ses familiers qu'il aurait donnébeaucoup pour la coucher lui-même dans <strong>le</strong> lit de Mouret, il fut acquis qu'el<strong>le</strong> n'avaitpas cédé, que sa toute- puissance résultait de ses refus. Et, dès ce moment, el<strong>le</strong>devint populaire. On n'ignorait pas <strong>le</strong>s douceurs qu'on lui devait, on l'admirait pour laforce de sa volonté. En voilà une, au moins, qui mettait <strong>le</strong> pied sur la gorge du patron,et qui <strong>le</strong>s vengeait tous, et qui savait tirer de lui autre chose que des promesses ! El<strong>le</strong>était donc venue, cel<strong>le</strong> qui faisait respecter un peu <strong>le</strong>s pauvres diab<strong>le</strong>s ! Lorsqu'el<strong>le</strong>traversait <strong>le</strong>s comptoirs, avec sa tête fine et obstinée, son air tendre et invincib<strong>le</strong>, <strong>le</strong>svendeurs lui souriaient, étaient fiers d'el<strong>le</strong>, l'auraient volontiers montrée à la fou<strong>le</strong>.Denise, heureuse, se laissait porter par cette sympathie grandissante. Était-cepossib<strong>le</strong>, mon Dieu ! El<strong>le</strong> se voyait arriver en jupe pauvre, effarée, perdue au milieudes engrenages de la terrib<strong>le</strong> machine; longtemps, el<strong>le</strong> avait eu la sensation de n'êtrerien, à peine un grain de mil sous <strong>le</strong>s meu<strong>le</strong>s qui broyaient un monde; et aujourd'hui,el<strong>le</strong> était l'âme même de ce monde, el<strong>le</strong> seu<strong>le</strong> importait, el<strong>le</strong> pouvait d'un motprécipiter ou ra<strong>le</strong>ntir <strong>le</strong> colosse, abattu à ses petits pieds. Cependant, el<strong>le</strong> n'avait pasvoulu ces choses, el<strong>le</strong> s'était simp<strong>le</strong>ment présentée, sans calcul, avec l'unique charmede la douceur. Sa souveraineté lui causait parfois une surprise inquiète : qu'avaient-ilsdonc tous à lui obéir ? el<strong>le</strong> n'était point jolie, el<strong>le</strong> ne faisait pas <strong>le</strong> mal. Puis, el<strong>le</strong>souriait, <strong>le</strong> cœur apaisé, n'ayant en el<strong>le</strong> que de la bonté et de la raison, un amour dela vérité et de la logique qui était toute sa force.Une des grandes joies de Denise, dans sa faveur, fut de pouvoir être uti<strong>le</strong> àPauline. Cel<strong>le</strong>-ci était enceinte, et el<strong>le</strong> tremblait, car deux vendeuses, en quinze jours,avaient dû partir au septième mois de <strong>le</strong>ur grossesse. La direction ne tolérait pas cesaccidents-là, la maternité était supprimée comme encombrante et indécente; à larigueur, on permettait <strong>le</strong> mariage, mais on défendait <strong>le</strong>s enfants. Pauline, sans doute,avait un mari dans la maison; el<strong>le</strong> se méfiait pourtant, el<strong>le</strong> n'en était pas moinsimpossib<strong>le</strong> au comptoir; et, afin de retarder un renvoi probab<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> se serrait àétouffer, résolue de cacher ça tant qu'el<strong>le</strong> pourrait. Une des deux vendeusescongédiées venait justement d'accoucher d'un enfant mort, pour s'être torturé ainsi latail<strong>le</strong>; on désespérait de la sauver el<strong>le</strong>-même. Cependant, Bourdonc<strong>le</strong> regardait <strong>le</strong>teint de Pauline se plomber, tandis qu'il lui trouvait une raideur dans la démarche. Unmatin, il était près d'el<strong>le</strong>, aux trousseaux, quand un garçon de magasin, qui en<strong>le</strong>vaitun paquet, la heurta d'un tel coup, qu'el<strong>le</strong> porta <strong>le</strong>s deux mains à son ventre, enpoussant un cri. Tout de suite, il l'emmena, la confessa, soumit au conseil la questionde son renvoi, sous <strong>le</strong> prétexte qu'el<strong>le</strong> avait besoin du bon air de la campagne :


l'histoire du coup allait se répandre, l'effet serait désastreux sur <strong>le</strong> public, si el<strong>le</strong> faisaitune fausse couche, comme il y en avait eu déjà une aux layettes, l'année précédente.Mouret, qui n'assistait pas à ce conseil, ne put donner son avis que <strong>le</strong> soir. MaisDenise avait eu <strong>le</strong> temps d'intervenir, et il ferma la bouche de Bourdonc<strong>le</strong> au nom desintérêts mêmes de la maison. On voulait donc ameuter <strong>le</strong>s mères, froisser <strong>le</strong>s jeunesaccouchées de la clientè<strong>le</strong> ? Pompeusement, il fut décidé que toute vendeuse mariéequi deviendrait enceinte, serait mise chez une sage-femme spécia<strong>le</strong>, dès que saprésence au comptoir b<strong>le</strong>sserait <strong>le</strong>s bonnes mœurs.Le <strong>le</strong>ndemain, lorsque Denise monta voir à l'infirmerie Pauline, qui avait dûs'aliter à la suite du coup reçu, cel<strong>le</strong>-ci l'embrassa vio<strong>le</strong>mment sur <strong>le</strong>s deux joues.- Que vous êtes gentil<strong>le</strong> ! Sans vous, ils me jetaient dehors… Et ne vousinquiétez pas, <strong>le</strong> médecin affirme que ce ne sera rien.Baugé, échappé de son rayon, était là, de l'autre côté du lit. Il balbutiait aussides remerciements, troublé devant Denise, qu'il traitait maintenant en personnearrivée et d'une classe supérieure. Ah ! s'il entendait encore des sa<strong>le</strong>tés sur soncompte, c'était lui qui fermerait <strong>le</strong> bec des jaloux ! Mais Pauline <strong>le</strong> renvoya, enhaussant amica<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.- Mon pauvre chéri, tu ne dis que des bêtises… Tiens ! laisse- nous causer.L'infirmerie était une longue pièce claire, où douze lits s'alignaient, avec <strong>le</strong>ursrideaux blancs. On y soignait <strong>le</strong>s commis logés dans la maison, lorsqu'ils netémoignaient pas <strong>le</strong> désir de rejoindre <strong>le</strong>urs famil<strong>le</strong>s. Mais, ce jour-là, Pauline seu<strong>le</strong> s'ytrouvait couchée, près d'une des grandes fenêtres, qui ouvraient sur la rue Neuve-Saint-Augustin. Et <strong>le</strong>s confidences, <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s tendres et chuchotées vinrent tout desuite, au milieu de ces linges candides, dans cet air assoupi, parfumé d'une vagueodeur de lavande.- Il fait donc quand même ce que vous vou<strong>le</strong>z ?… Comme vous êtes dure, delui causer tant de peine ! Voyons, expliquez-moi ça, puisque j'ose aborder ce sujet.Vous <strong>le</strong> détestez ?El<strong>le</strong> avait gardé la main de Denise, assise près du lit, accoudée au traversin; etcette dernière, gagnée par une soudaine émotion, <strong>le</strong>s joues envahies de rougeur, eutune faib<strong>le</strong>sse, à cette question directe et inattendue. Son secret lui échappa, el<strong>le</strong>cacha la tête dans l'oreil<strong>le</strong>r, en murmurant :- Je l'aime !Pauline restait stupéfaite.- Comment ! vous l'aimez ? Mais, c'est bien simp<strong>le</strong> : dites oui.Denise, <strong>le</strong> visage toujours caché, répondait non d'un bran<strong>le</strong> énergique de latête. Et el<strong>le</strong> disait non, justement parce qu'el<strong>le</strong> l'aimait, sans expliquer cela.Certainement, c'était ridicu<strong>le</strong>; mais el<strong>le</strong> sentait ainsi, el<strong>le</strong> ne pouvait se refaire. Lasurprise de son amie augmentait, el<strong>le</strong> demanda enfin :- Alors, tout ça, c'est pour en arriver à ce qu'il vous épouse ?Du coup, la jeune fil<strong>le</strong> se redressa. El<strong>le</strong> était bou<strong>le</strong>versée.- Lui, m'épouser ! oh ! non, oh ! je vous jure que je n'ai jamais voulu une pareil<strong>le</strong>chose !… Non, jamais un tel calcul n'est entré dans ma tête, et vous savez que j'aihorreur du mensonge !- Dame ! ma chère, reprit doucement Pauline, vous aurez l'idée de vous faireépouser, que vous ne vous y prendriez pas autrement… Il faudra bien que ça finisse,et il n'y a encore que <strong>le</strong> mariage, puisque vous ne vou<strong>le</strong>z point de l'autre affaire…Écoutez, je dois vous prévenir que tout <strong>le</strong> monde a la même pensée : oui, on estpersuadé que vous lui tenez la dragée haute pour <strong>le</strong> mener devant M. <strong>le</strong> maire… MonDieu ! quel<strong>le</strong> drô<strong>le</strong> de femme vous êtes !


Et el<strong>le</strong> dut conso<strong>le</strong>r Denise, qui était retombée la tête sur <strong>le</strong> traversin,sanglotant, répétant qu'el<strong>le</strong> finirait par s'en al<strong>le</strong>r, puisqu'on lui prêtait sans cessetoutes sortes d'histoires, qui ne pouvaient seu<strong>le</strong>ment lui entrer dans <strong>le</strong> crâne. Sansdoute, quand un homme aimait une femme, il devait l'épouser. Mais el<strong>le</strong> ne demandaitrien, el<strong>le</strong> ne calculait rien, el<strong>le</strong> suppliait seu<strong>le</strong>ment qu'on la laissât vivre tranquil<strong>le</strong>, avecses chagrins et ses joies, comme tout <strong>le</strong> monde. El<strong>le</strong> s'en irait.À la même minute, en bas, Mouret traversait <strong>le</strong>s magasins. Il avait voulus'étourdir en visitant <strong>le</strong>s travaux une fois encore. Des mois s'étaient écoulés, la façadedressait maintenant ses lignes monumenta<strong>le</strong>s, derrière la vaste chemise de planchesqui la cachait au public. Toute une armée de décorateurs se mettaient à l'œuvre : desmarbriers, des faïenciers, des mosaïstes; on dorait <strong>le</strong> groupe central, au-dessus de laporte, tandis que, sur l'acrotère, on scellait déjà <strong>le</strong>s piédestaux qui devaient recevoir<strong>le</strong>s statues des vil<strong>le</strong>s manufacturières de la France. Du matin au soir, <strong>le</strong> long de la ruedu Dix-Décembre, ouverte depuis peu, stationnait une fou<strong>le</strong> de badauds, <strong>le</strong> nez enl'air, ne voyant rien, mais préoccupés des merveil<strong>le</strong>s qu'on se racontait de cettefaçade dont l'inauguration allait révolutionner Paris. Et c'était sur ce chantier enfiévréde travail, au milieu des artistes achevant la réalisation de son rêve, commencée par<strong>le</strong>s maçons, que Mouret venait de sentir plus amèrement que jamais la vanité de safortune. La pensée de Denise lui avait brusquement serré la poitrine, cette pensée qui,sans relâche, <strong>le</strong> traversait d'une flamme, comme l'élancement d'un mal inguérissab<strong>le</strong>.Il s'était enfui, il n'avait pas trouvé un mot de satisfaction, craignant de montrer seslarmes, laissant derrière lui <strong>le</strong> dégoût du triomphe. Cette façade, qui se trouvait deboutenfin, lui semblait petite, pareil<strong>le</strong> à un de ces murs de sab<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s gamins bâtissent,et l'on aurait pu la prolonger d'un faubourg de la cité à l'autre, l'é<strong>le</strong>ver jusqu'auxétoi<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong> n'aurait pas rempli <strong>le</strong> vide de son cœur, que <strong>le</strong> seul «oui» d'une enfantpouvait comb<strong>le</strong>r.Lorsque Mouret rentra dans son cabinet, il étouffait de sanglots contenus. Quevoulait-el<strong>le</strong> donc ? il n'osait plus lui offrir de l'argent, l'idée confuse d'un mariage se<strong>le</strong>vait, au milieu de ses révoltes de jeune veuf. Et, dans l'énervement de sonimpuissance, ses larmes coulèrent. Il était malheureux.


XIII.Un matin de novembre, Denise donnait <strong>le</strong>s premiers ordres à son rayon,lorsque la bonne des Baudu vint lui dire que Ml<strong>le</strong> Geneviève avait passé une bienmauvaise nuit, et qu'el<strong>le</strong> voulait voir sa cousine tout de suite. Depuis quelque temps,la jeune fil<strong>le</strong> s'affaiblissait de jour en jour, et el<strong>le</strong> avait dû s'aliter l'avant-veil<strong>le</strong>.- Dites que je descends à l'instant, répondit Denise très inquiète.Le coup qui achevait Geneviève, était la disparition brusque de Colomban.D'abord, plaisanté par Clara, il avait découché; puis, cédant à la folie de désir desgarçons sournois et chastes, devenu <strong>le</strong> chien obéissant de cette fil<strong>le</strong>, il n'était pasrentré un lundi, il avait simp<strong>le</strong>ment écrit à son patron une <strong>le</strong>ttre d'adieu, faite avec desphrases soignées d'homme qui se suicide. Peut-être, au fond de ce coup de passion,aurait-on trouvé aussi <strong>le</strong> calcul rusé d'un garçon ravi de renoncer à un mariagedésastreux; la maison de draperie se portait aussi mal que sa future, l'heure étaitbonne de rompre par une sottise. Et tout <strong>le</strong> monde <strong>le</strong> citait comme une victime fata<strong>le</strong>de l'amour.Lorsque Denise arriva au Vieil Elbeuf, Mme Baudu s'y trouvait seu<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> étaitimmobi<strong>le</strong> derrière la caisse, avec sa petite figure blanche, mangée d'anémie, gardant<strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce et <strong>le</strong> vide de la boutique. Il n'y avait plus de commis; la bonne donnait uncoup de plumeau aux casiers; et encore était-il question de la remplacer par unefemme de ménage. Un froid noir tombait du plafond; des heures se passèrent sansqu'une cliente vînt déranger cette ombre, et <strong>le</strong>s marchandises qu'on ne remuait pas,étaient de plus en plus gagnées par <strong>le</strong> salpêtre des murs.- Qu'y a-t-il ? demanda vivement Denise. Est-ce que Geneviève est endanger ?Mme Baudu ne répondit pas tout de suite. Ses yeux s'emplirent de larmes.Puis, el<strong>le</strong> balbutia :- Je ne sais rien, on ne me dit rien… Ah ! c'est fini, c'est fini…Et ses regards noyés faisaient <strong>le</strong> tour de la boutique sombre, comme si el<strong>le</strong> eûtsenti sa fil<strong>le</strong> et la maison partir ensemb<strong>le</strong>. Les soixante-dix mil<strong>le</strong> francs, produits par lavente de la propriété de Rambouil<strong>le</strong>t, s'étaient fondus en moins de deux ans dans <strong>le</strong>gouffre de la concurrence. Pour lutter contre <strong>le</strong> Bonheur, qui tenait à présent <strong>le</strong>s drapsd'homme, <strong>le</strong>s velours de chasse, <strong>le</strong>s livrées, <strong>le</strong> drapier avait fait des sacrificesconsidérab<strong>le</strong>s. Enfin, il venait d'être définitivement écrasé sous <strong>le</strong>s mol<strong>le</strong>tons et <strong>le</strong>sflanel<strong>le</strong>s de son rival, un assortiment tel qu'il n'en existait pas encore sur la place. Peuà peu, la dette avait grandi; il s'était décidé, comme ressource suprême, àhypothéquer l'antique immeub<strong>le</strong> de la rue de la Michodière, où <strong>le</strong> vieux Finet,l'ancêtre, avait fondé la maison; et ce n'était plus, maintenant, qu'une question dejours, l'émiettement s'achevait, <strong>le</strong>s plafonds eux-mêmes devaient s'écrou<strong>le</strong>r ets'envo<strong>le</strong>r en poussière, ainsi qu'une construction barbare et vermoulue, emportée par<strong>le</strong> vent.- Le père est là-haut, reprit Mme Baudu de sa voix brisée. Nous y passonsdeux heures chacun; il faut bien que quelqu'un garde ici, oh ! seu<strong>le</strong>ment parprécaution, car en vérité…Son geste acheva la phrase. Ils auraient mis <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>ts, sans <strong>le</strong>ur vieil orgueilcommercial qui <strong>le</strong>s tenait encore debout devant <strong>le</strong> quartier.- Alors, je monte, ma tante, dit Denise dont <strong>le</strong> cœur se serrait, dans cedésespoir résigné que <strong>le</strong>s pièces de drap exhalaient el<strong>le</strong>s- mêmes.- Oui, monte, monte vite, ma fil<strong>le</strong>… El<strong>le</strong> t'attend, el<strong>le</strong> t'a demandée toute la nuit.C'est quelque chose qu'el<strong>le</strong> veut te dire.


Mais, juste à ce moment, Baudu descendit. La bi<strong>le</strong> tournée verdissait sonvisage jaune, où ses yeux se tachaient de sang. Il gardait <strong>le</strong> pas étouffé dont il venaitde quitter la chambre, il murmura, comme si on avait pu l'entendre d'en haut :- El<strong>le</strong> dort.Et, <strong>le</strong>s jambes cassées, il s'assit sur une chaise. D'un geste machinal, ils'essuyait <strong>le</strong> front avec l'essouff<strong>le</strong>ment d'un homme qui sort d'une rude besogne. Unsi<strong>le</strong>nce régna. Enfin, il dit à Denise :- Tu la verras tout à l'heure… Quand el<strong>le</strong> dort, il nous semb<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> est guérie.Le si<strong>le</strong>nce recommença. Face à face, <strong>le</strong> père et la mère se contemplaient. Puis,à demi-voix, il remâcha ses dou<strong>le</strong>urs, ne nommant personne, ne s'adressant àpersonne.- Ma tête sous <strong>le</strong> couteau, je ne l'aurais pas cru !… Il était <strong>le</strong> dernier, je l'avaisé<strong>le</strong>vé comme mon fils. On serait venu me dire : «Ils te <strong>le</strong> prendront aussi, tu <strong>le</strong> verrasfaire la culbute», j'aurais répondu : «Alors, c'est qu'il n'y aura plus de bon Dieu !» Et ill'a faite, la culbute !… Ah ! <strong>le</strong> malheureux, qui était si bien au courant du vraicommerce, qui avait toutes mes idées ! Pour une guenuche, pour un de cesmannequins qui paradent aux vitrines des maisons louches !… Non, voyez-vous, c'està confondre la raison !Il branlait la tête, ses yeux vagues s'étaient baissés et regardaient <strong>le</strong>s dal<strong>le</strong>shumides, usées par des générations de clientes.- Vou<strong>le</strong>z-vous savoir ? continua-t-il à voix plus basse, eh bien ! il y a desmoments où je me sens <strong>le</strong> plus coupab<strong>le</strong>, dans notre malheur. Oui, c'est ma faute, sinotre pauvre fil<strong>le</strong> est là-haut, dévorée de fièvre. Est-ce que je n'aurais pas dû <strong>le</strong>smarier tout de suite, sans céder à mon bête d'orgueil, à mon entêtement de ne point<strong>le</strong>ur laisser la maison moins prospère ? Maintenant, el<strong>le</strong> aurait celui qu'el<strong>le</strong> aime, etpeut-être <strong>le</strong>ur jeunesse à tous deux accomplirait-el<strong>le</strong> ici <strong>le</strong> mirac<strong>le</strong> que je n'ai pas suréaliser… Mais je suis un vieux fou, je n'y ai rien compris, je ne croyais pas qu'ontombât malade pour des choses pareil<strong>le</strong>s… Vrai ! ce garçon était extraordinaire : undon de la vente, et une probité, une simplicité de mœurs, un ordre en toutes sortes,enfin mon élève…Il re<strong>le</strong>vait la tête, défendant encore ses idées, dans ce commis qui <strong>le</strong> trahissait.Denise ne put l'entendre s'accuser, et el<strong>le</strong> lui dit tout, emportée par son émotion, à <strong>le</strong>voir si humb<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s yeux p<strong>le</strong>ins de larmes, lui qui autrefois régnait là, en maîtregrondeur et absolu.- Mon onc<strong>le</strong>, ne l'excusez pas, je vous en prie… Il n'a jamais aimé Geneviève, ilse serait enfui plus tôt, si vous aviez voulu hâter <strong>le</strong> mariage. Je lui en ai parlé moimême;il savait parfaitement que ma pauvre cousine souffrait à cause de lui, et vousvoyez bien que cela ne l'a pas empêché de partir… Demandez à ma tante.Sans ouvrir <strong>le</strong>s lèvres, Mme Baudu confirma ces paro<strong>le</strong>s d'un signe de tête.Alors, <strong>le</strong> drapier blêmit davantage, tandis que <strong>le</strong>s larmes achevaient de l'aveug<strong>le</strong>r. Ilbégaya :- Ça devait être dans <strong>le</strong> sang, <strong>le</strong> père est mort l'été dernier d'avoir trop couru lagueuse.Et, machina<strong>le</strong>ment, son regard fit <strong>le</strong> tour des coins obscurs, passant descomptoirs nus aux casiers p<strong>le</strong>ins, puis revint se fixer sur sa femme, qui se tenaittoujours droite à la caisse, dans l'attente vaine de la clientè<strong>le</strong> disparue.- Allons, c'est la fin, reprit-il. Ils nous ont tué notre commerce, et voilà qu'une de<strong>le</strong>urs coquines nous tue notre fil<strong>le</strong>.Personne ne parla plus. Le rou<strong>le</strong>ment des voitures, qui ébranlait par instants<strong>le</strong>s dal<strong>le</strong>s, passait comme une batterie funèbre de tambours, dans l'air immobi<strong>le</strong>,étouffé sous <strong>le</strong> plafond bas. Et, au milieu de cette morne tristesse des vieil<strong>le</strong>s


outiques agonisantes, on entendit des coups sourds, frappés quelque part dans lamaison. C'était Geneviève qui venait de se réveil<strong>le</strong>r et qui tapait avec un bâton, laisséprès d'el<strong>le</strong>.- Montons vite, dit Baudu, se <strong>le</strong>vant en sursaut. Tâche de rire, il ne faut pasqu'el<strong>le</strong> sache.Lui-même dans l'escalier, se frottait rudement <strong>le</strong>s yeux, pour effacer la trace deses larmes. Dès qu'il eut ouvert la porte, au premier étage, on entendit une faib<strong>le</strong> voix,une voix éperdue, criant :- Oh ! je ne veux pas être seu<strong>le</strong>… Oh ! ne me laissez pas seu<strong>le</strong>… Oh ! j'ai peurd'être seu<strong>le</strong>…Puis, quand el<strong>le</strong> aperçut Denise, Geneviève se calma, eut un sourire de joie.- Vous voilà donc !… Comme je vous ai attendue, depuis hier ! Je croyais déjàque vous m'abandonniez, vous aussi !C'était une pitié. La chambre de la jeune fil<strong>le</strong> donnait sur la cour, une petitechambre où tombait une clarté livide. D'abord, <strong>le</strong>s parents avaient couché la maladedans <strong>le</strong>ur propre chambre, sur la rue; mais la vue du Bonheur des Dames, en face, labou<strong>le</strong>versait, et ils avaient dû la ramener chez el<strong>le</strong>. Là, el<strong>le</strong> était allongée, si fluettesous <strong>le</strong>s couvertures, qu'on ne sentait même plus la forme et l'existence d'un corps.Ses maigres bras, brûlés de la fièvre ardente des phtisiques, avaient un perpétuelmouvement de recherche anxieuse et inconsciente; tandis que ses cheveux noirs,lourds de passion, semblaient s'être encore épaissis et mangeaient de <strong>le</strong>ur vie voraceson pauvre visage, où agonisait la dégénérescence dernière d'une longue famil<strong>le</strong>poussée à l'ombre, dans cette cave du vieux commerce parisien.Cependant, Denise, <strong>le</strong> cœur crevé de commisération, la regardait. El<strong>le</strong> neparlait pas, de peur de laisser cou<strong>le</strong>r ses larmes. Enfin, el<strong>le</strong> murmura :- Je suis venue tout de suite… Si je pouvais vous être uti<strong>le</strong> ? Vous medemandiez… Vou<strong>le</strong>z-vous que je reste ?Geneviève, l'ha<strong>le</strong>ine courte, <strong>le</strong>s mains toujours errantes dans <strong>le</strong>s plis de lacouverture, ne la quittait pas des yeux.- Non, merci, je n'ai besoin de rien… Je voulais seu<strong>le</strong>ment vous embrasser.Des p<strong>le</strong>urs gonflèrent ses paupières. Alors, Denise, vivement, se pencha, labaisa sur <strong>le</strong>s joues, toute frissonnante de se sentir aux lèvres la flamme de ces jouescreuses. Mais la malade l'avait prise, et el<strong>le</strong> l'étreignait, et el<strong>le</strong> la gardait dans unembrassement désespéré. Puis, ses regards allèrent vers son père.- Vou<strong>le</strong>z-vous que je reste ? répéta Denise.Si vous aviez quelque chose à faire ?- Non, non.Les regards de Geneviève se tournaient obstinément vers son père, quidemeurait debout, l'air hébété, la gorge étranglée. Il finit par comprendre, il se retira,sans prononcer un mot, et l'on entendit son pas descendre pesamment <strong>le</strong>s marches.- Dites-moi, il est avec cette femme ? demanda la malade tout de suite, ensaisissant la main de sa cousine, qu'el<strong>le</strong> fit asseoir au bord de la couchette. Oui, j'aivoulu vous voir, il n'y a que vous pour me dire… N'est-ce pas, ils vivent ensemb<strong>le</strong> ?Denise, dans la surprise de ces questions, balbutia, dut avouer la vérité, <strong>le</strong>sbruits qui couraient au magasin. Clara, ennuyée de ce garçon qui lui tombait sur <strong>le</strong>dos, lui avait déjà fermé sa porte; et Colomban, désolé, la poursuivait partout, tâchaitd'obtenir d'el<strong>le</strong> une rencontre de temps à autre, par une humilité de chien battu. Onassurait qu'il allait entrer au Louvre.- Si vous l'aimez tant, il peut vous revenir encore, continua la jeune fil<strong>le</strong>, pourendormir la mourante dans ce dernier espoir. Guérissez vite, il reconnaîtra ses fautes,il vous épousera.


Geneviève l'interrompit. El<strong>le</strong> avait écouté de tout son être, avec une passionmuette qui la redressait. Mais el<strong>le</strong> retomba aussitôt.- Non, laissez, je sais bien que c'est fini… Je ne dis rien, parce que j'entendspapa p<strong>le</strong>urer, et que je ne veux pas rendre maman plus malade. Seu<strong>le</strong>ment, je m'envais, voyez-vous, et si je vous appelais cette nuit, c'était par crainte de m'en al<strong>le</strong>ravant <strong>le</strong> jour… Mon Dieu ! quand on pense qu'il n'est pas même heureux !Et, Denise s'étant récriée, en lui assurant que son état n'était pas si grave, el<strong>le</strong>lui coupa une seconde fois la paro<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> rejeta soudain la couverture d'un gestechaste de vierge qui n'a plus rien à cacher dans la mort. Découverte jusqu'au ventre,el<strong>le</strong> murmura :- Regardez-moi donc !… N'est-ce pas fini ?Tremblante, Denise quitta <strong>le</strong> bord de la couchette, comme si, d'un souff<strong>le</strong>, el<strong>le</strong>eût craint de détruire cette nudité misérab<strong>le</strong>. C'était la fin de la chair, un corps defiancée usé dans l'attente, retourné à l'enfance grê<strong>le</strong> des premiers ans. Lentement,Geneviève se recouvrit, et el<strong>le</strong> répétait :- Vous voyez bien, je ne suis plus une femme… Ce serait mal, de <strong>le</strong> vouloirencore.Toutes deux se turent. El<strong>le</strong>s se regardaient de nouveau, ne trouvant plus unephrase. Ce fut Geneviève qui reprit :- Allons, ne restez pas là, vous avez vos affaires. Et merci, j'étais tourmentéedu besoin de savoir; maintenant, je suis contente. Si vous <strong>le</strong> revoyez, dites-lui que jelui pardonne… Adieu, ma bonne Denise. Embrassez-moi bien, c'est la dernière fois.La jeune fil<strong>le</strong> l'embrassa, en protestant.- Non, non, ne vous frappez donc pas, il vous faut des soins, rien de plus.Mais la malade eut un hochement de tête obstiné. El<strong>le</strong> souriait, el<strong>le</strong> était sûre.Et, comme sa cousine se dirigeait enfin vers la porte :- Attendez, tapez avec ce bâton, pour que papa monte… J'ai trop peur touteseu<strong>le</strong>.Puis, quand Baudu fut là, dans cette petite chambre morne, où il passait <strong>le</strong>sheures sur une chaise, el<strong>le</strong> prit un air de gaieté, el<strong>le</strong> cria à Denise :- Ne venez pas demain, c'est inuti<strong>le</strong>. Mais, dimanche, je vous attends, vousresterez l'après-midi avec moi.Le <strong>le</strong>ndemain, à six heures, au petit jour, Geneviève expirait, après quatreheures d'un râ<strong>le</strong> affreux. Ce fut un samedi que tomba l'enterrement, par un tempsnoir, un ciel de suie qui pesait sur la vil<strong>le</strong> frissonnante. Le Vieil Elbeuf, tendu de drapblanc, éclairait la rue d'une tache blanche; et <strong>le</strong>s cierges, brûlant dans <strong>le</strong> jour bas,semblaient des étoi<strong>le</strong>s noyées de crépuscu<strong>le</strong>. Des couronnes de per<strong>le</strong>s, un grosbouquet de roses blanches, couvraient <strong>le</strong> cercueil, un cercueil étroit de fil<strong>le</strong>tte, posésur l'allée obscure de la maison, au ras du trottoir, si près du ruisseau, que <strong>le</strong>svoitures avaient déjà éclaboussé <strong>le</strong>s draperies. Tout <strong>le</strong> vieux quartier suait l'humidité,exhalait son odeur moisie de cave, avec sa continuel<strong>le</strong> bousculade de passants sur <strong>le</strong>pavé boueux.Dès neuf heures, Denise était venue, pour rester auprès de sa tante. Mais,comme <strong>le</strong> convoi allait partir, cel<strong>le</strong>-ci, qui ne p<strong>le</strong>urait plus, <strong>le</strong>s yeux brûlés de larmes, lapria de suivre <strong>le</strong> corps et de veil<strong>le</strong>r sur l'onc<strong>le</strong>, dont l'accab<strong>le</strong>ment muet, la dou<strong>le</strong>urimbéci<strong>le</strong> inquiétait la famil<strong>le</strong>. En bas, la jeune fil<strong>le</strong> trouva la rue p<strong>le</strong>ine de monde. Lepetit commerce du quartier voulait donner aux Baudu un témoignage de sympathie; etil y avait aussi, dans cet empressement, comme une manifestation contre <strong>le</strong> Bonheurdes Dames, que l'on accusait de la <strong>le</strong>nte agonie de Geneviève. Toutes <strong>le</strong>s victimes dumonstre étaient là, Bédoré et sœur, <strong>le</strong>s bonnetiers de la rue Gaillon, <strong>le</strong>s fourreursVanpouil<strong>le</strong> frères, et Deslignières <strong>le</strong> bimbelotier, et Piot et Rivoire <strong>le</strong>s marchands de


meub<strong>le</strong>s; même Ml<strong>le</strong> Tatin, la lingère, et <strong>le</strong> gantier Quinette, balayés depuislongtemps par la faillite, s'étaient fait un devoir de venir, l'une des Batignol<strong>le</strong>s, l'autrede la Bastil<strong>le</strong>, où ils avaient dû reprendre du travail chez <strong>le</strong>s autres. En attendant <strong>le</strong>corbillard qu'une erreur attardait, ce monde vêtu de noir, piétinant dans la boue, <strong>le</strong>vaitdes regards de haine sur <strong>le</strong> Bonheur, dont <strong>le</strong>s vitrines claires, <strong>le</strong>s étalages éclatantsde gaieté, <strong>le</strong>ur semblaient une insulte, en face du Vieil Elbeuf, qui attristait de sondeuil l'autre côté de la rue. Quelques têtes de commis curieux se montraient derrière<strong>le</strong>s glaces; mais <strong>le</strong> colosse gardait son indifférence de machine lancée à toute vapeur,inconsciente des morts qu'el<strong>le</strong> peut faire en chemin.Denise cherchait des yeux son frère Jean. El<strong>le</strong> finit par l'apercevoir devant laboutique de Bourras, où el<strong>le</strong> <strong>le</strong> rejoignit pour lui recommander de marcher près del'onc<strong>le</strong> et de <strong>le</strong> soutenir, s'il avait de la peine à marcher. Depuis quelques semaines,Jean était grave, comme tourmenté d'une préoccupation. Ce jour-là, serré dans uneredingote noire, homme fait à cette heure et gagnant des journées de vingt francs, ilsemblait si digne et si triste, que sa sœur en fut frappée, car el<strong>le</strong> ne <strong>le</strong> soupçonnaitpas d'aimer à ce point <strong>le</strong>ur cousine. Désireuse d'éviter à Pépé des tristesses inuti<strong>le</strong>s,el<strong>le</strong> l'avait laissé chez Mme Gras, en se promettant d'al<strong>le</strong>r l'y chercher l'après-midi,pour lui faire embrasser son onc<strong>le</strong> et sa tante. Cependant, <strong>le</strong> corbillard n'arrivaittoujours pas, et Denise, très émue, regardait brû<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s cierges, lorsqu'el<strong>le</strong> tressaillit,au son connu d'une voix qui parlait derrière el<strong>le</strong>. C'était Bourras. Il avait appelé d'unsigne un marchand de marrons, installé en face, dans une étroite guérite, prise sur laboutique d'un marchand de vin, et il lui disait :- Hein ? Vigouroux, rendez-moi ce service… Vous voyez, je retire <strong>le</strong> bouton…Si quelqu'un venait, vous diriez de repasser. Mais que ça ne vous dérange pas, il neviendra personne.Puis, il resta debout au bord du trottoir, attendant comme <strong>le</strong>s autres. Denise,gênée, avait jeté un coup d'œil sur la boutique. Maintenant, il l'abandonnait, on nevoyait plus, à l'étalage, qu'une débandade pitoyab<strong>le</strong> de parapluies mangés par l'air etde cannes noires de gaz. Les embellissements qu'il y avait faits, <strong>le</strong>s peintures verttendre, <strong>le</strong>s glaces, l'enseigne dorée, tout craquait, se salissait déjà, offrait cettedécrépitude rapide et lamentab<strong>le</strong> du faux luxe, badigeonné sur des ruines. Pourtant, si<strong>le</strong>s anciennes crevasses reparaissaient, si <strong>le</strong>s taches d'humidité avaient repoussésous <strong>le</strong>s dorures, la maison tenait toujours, entêtée, collée au flanc du Bonheur desDames, comme une verrue déshonorante, qui, bien que gercée et pourrie, refusaitd'en tomber.- Ah ! <strong>le</strong>s misérab<strong>le</strong>s, gronda Bourras, ils ne veu<strong>le</strong>nt même pas qu'on l'emporte!Le corbillard, qui arrivait enfin, venait d'être accroché par une voiture duBonheur, dont <strong>le</strong>s panneaux vernis filaient, jetant dans la brume <strong>le</strong>ur rayonnementd'astre, au trot rapide de deux chevaux superbes. Et <strong>le</strong> vieux marchand lançait versDenise un coup d'œil oblique, allumé sous la broussail<strong>le</strong> de ses sourcils.Lentement, <strong>le</strong> convoi s'ébranla, pataugeant au milieu des flaques, dans <strong>le</strong>si<strong>le</strong>nce des fiacres et des omnibus brusquement arrêtés. Lorsque <strong>le</strong> corps drapé deblanc traversa la place Gaillon, <strong>le</strong>s regards sombres du cortège plongèrent une foisencore derrière <strong>le</strong>s glaces du grand magasin, où seu<strong>le</strong>s deux vendeuses accouruesregardaient, heureuses de cette distraction. Baudu suivait <strong>le</strong> corbillard, d'un pas lourdet machinal; et il avait refusé d'un signe <strong>le</strong> bras de Jean, qui marchait près de lui.Puis, après la queue du monde, venaient trois voitures de deuil. Comme on coupait larue Neuve-des-Petits-Champs, Robineau accourut se joindre au cortège, très pâ<strong>le</strong>,l'air vieilli.À Saint-Roch, beaucoup de femmes attendaient, <strong>le</strong>s petites commerçantes duquartier, qui avaient redouté l'encombrement de la maison mortuaire. La manifestation


tournait à l'émeute; et, lorsque, après <strong>le</strong> service, <strong>le</strong> convoi se remit en marche, tous<strong>le</strong>s hommes suivirent de nouveau, bien qu'il y eût une longue course, de la rue Saint-Honoré au cimetière Montmartre. On dut remonter la rue Saint-Roch et passer uneseconde fois devant <strong>le</strong> Bonheur des Dames. C'était une obsession, ce pauvre corpsde jeune fil<strong>le</strong> était promené autour du grand magasin, comme la première victimetombée sous <strong>le</strong>s bal<strong>le</strong>s, en temps de révolution. À la porte, des flanel<strong>le</strong>s rougesclaquaient au vent ainsi que des drapeaux, un étalage de tapis éclatait en unefloraison saignante d'énormes roses et de pivoines épanouies.Denise, cependant, était montée dans une voiture, agitée de doutes si cuisants,la poitrine serrée d'une tel<strong>le</strong> tristesse, qu'el<strong>le</strong> n'avait plus la force de marcher. Il y eutjustement un arrêt rue du Dix-Décembre, devant <strong>le</strong>s échafaudages de la nouvel<strong>le</strong>façade, qui gênait toujours la circulation. Et la jeune fil<strong>le</strong> remarqua <strong>le</strong> vieux Bourras,resté en arrière, traînant la jambe, dans <strong>le</strong>s roues mêmes de la voiture où el<strong>le</strong> setrouvait seu<strong>le</strong>. Jamais il n'arriverait au cimetière. Il avait <strong>le</strong>vé la tête, il la regardait.Puis, il monta.- Ce sont mes sacrés genoux, murmurait-il. Ne vous recu<strong>le</strong>z donc pas !… Estceque c'est vous qu'on déteste !El<strong>le</strong> <strong>le</strong> sentit amical et furieux, comme autrefois. Il grondait, déclarait ce diab<strong>le</strong>de Baudu joliment solide, pour al<strong>le</strong>r quand même, après de tels coups sur <strong>le</strong> crâne. Leconvoi avait repris sa marche <strong>le</strong>nte; et, en se penchant, el<strong>le</strong> voyait en effet l'onc<strong>le</strong>s'entêter derrière <strong>le</strong> corbillard, de son pas alourdi, qui semblait rég<strong>le</strong>r <strong>le</strong> train sourd etpénib<strong>le</strong> du cortège. Alors, el<strong>le</strong> s'abandonna dans son coin, el<strong>le</strong> écouta <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>ssans fin du vieux marchand de parapluies, au long bercement mélancolique de lavoiture.- Si la police ne devrait pas débarrasser la voie publique !… Il y a plus de dixhuitmois qu'ils nous encombrent, avec <strong>le</strong>ur façade, où un homme s'est encore tuél'autre jour. N'importe ! lorsqu'ils voudront s'agrandir désormais, il <strong>le</strong>ur faudra jeter desponts par-dessus <strong>le</strong>s rues… On dit que vous êtes deux mil<strong>le</strong> sept cents employés etque <strong>le</strong> chiffre d'affaires atteindra cent millions cette année… Cent millions ! mon Dieu !cent millions !Denise n'avait rien à répondre. Le convoi venait de s'engager dans la rue de laChaussée-d'Antin, où des embarras de voitures l'attardaient. Bourras continua, <strong>le</strong>syeux vagues, comme s'il eût maintenant rêvé tout haut. Il ne comprenait toujours pas<strong>le</strong> triomphe du Bonheur des Dames, mais il avouait la défaite de l'ancien commerce.- Ce pauvre Robineau est fichu, il a une figure d'homme qui se noie… Et <strong>le</strong>sBédoré, et <strong>le</strong>s Vanpouil<strong>le</strong>, ça ne tient plus debout, c'est comme moi, <strong>le</strong>s jambescassées. Deslignières crèvera d'un coup de sang, Piot et Rivoire ont eu la jaunisse.Ah ! nous sommes tous jolis, un beau cortège de carcasses que nous faisons à lachère enfant ! Ça doit être drô<strong>le</strong>, pour <strong>le</strong>s gens qui regardent défi<strong>le</strong>r cette queue defaillites… D'ail<strong>le</strong>urs, il paraît que <strong>le</strong> nettoyage va continuer. Les coquins créent desrayons de f<strong>le</strong>urs, de modes, de parfumerie, de cordonnerie, que sais-je encore ?Grognet, <strong>le</strong> parfumeur de la rue de Grammont, peut déménager, et je ne donneraispas dix francs de la cordonnerie Naud, rue d'Antin. Le choléra souff<strong>le</strong> jusqu'à la rueSainte-Anne, où Lacassagne, qui tient <strong>le</strong>s plumes et <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs, et Mme Chadeuil, dont<strong>le</strong>s chapeaux sont pourtant connus, seront balayés avant deux ans… Après ceux- là,d'autres, et toujours d'autres ! Tous <strong>le</strong>s commerces du quartier y passeront. Quanddes calicots se mettent à vendre des savons et des galoches, ils peuvent bien avoirl'ambition de vendre des pommes de terre frites. Ma paro<strong>le</strong>, la terre se détraque !Le corbillard traversait alors la place de la Trinité, et, du coin de la sombrevoiture, où Denise écoutait la plainte continue du vieux marchand, bercée au trainfunèbre du convoi, el<strong>le</strong> put voir, en débouchant de la rue de la Chaussée-d'Antin, <strong>le</strong>


corps qui montait déjà la pente de la rue Blanche. Derrière l'onc<strong>le</strong>, à la marcheaveug<strong>le</strong> et muette de bœuf assommé, il lui semblait entendre <strong>le</strong> piétinement d'untroupeau conduit à l'abattoir, toute la déconfiture des boutiques d'un quartier, <strong>le</strong> petitcommerce traînant sa ruine, avec un bruit mouillé de savates, dans la boue noire deParis. Cependant, Bourras parlait d'une voix plus sourde, comme ra<strong>le</strong>ntie par lamontée rude de la rue Blanche.- Moi, j'ai mon compte… Mais je <strong>le</strong> tiens tout de même et je ne <strong>le</strong> lâche pas. Il aencore perdu en appel. Ah ! ça m'a coûté bon : près de deux ans de procès, et <strong>le</strong>savoués, et <strong>le</strong>s avocats ! N'importe, il ne passera pas sous ma boutique, <strong>le</strong>s juges ontdécidé qu'un tel travail n'avait point <strong>le</strong> caractère d'une réparation motivée. Quand onpense qu'il parlait de créer, là- dessous, un salon de lumières, pour juger la cou<strong>le</strong>urdes étoffes au gaz, une pièce souterraine qui aurait relié la bonneterie à la draperie !Et il ne dérange plus, il ne peut ava<strong>le</strong>r qu'un vieux démoli de mon espèce lui barre laroute, quand tout <strong>le</strong> monde est à genoux devant son argent… Jamais ! je ne veuxpas ! c'est bien entendu. Possib<strong>le</strong> que je reste sur <strong>le</strong> carreau. Depuis que j'ai à mebattre contre <strong>le</strong>s huissiers, je sais que <strong>le</strong> gredin recherche mes créances, histoire sansdoute de me jouer un vilain tour. Ça ne fait rien, il dit oui, je dis non, et je dirai nontoujours; tonnerre de Dieu ! même lorsque je serai cloué entre quatre planches,comme la petite qui s'en va, là-bas.Quand on arriva au bou<strong>le</strong>vard de Clichy, la voiture roula plus vite, on entenditl'essouff<strong>le</strong>ment du monde, la hâte inconsciente du cortège, pressé d'en finir. Ce queBourras ne disait pas nettement, c'était la misère noire où il était tombé, la tête perduedans <strong>le</strong>s tracas du petit boutiquier qui sombre et qui s'entête pour durer, sous la grê<strong>le</strong>des protêts. Denise, au courant de sa situation, rompit enfin <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, en murmurantd'une voix de prière :- Monsieur Bourras, ne faites pas <strong>le</strong> méchant davantage… Laissez-moiarranger <strong>le</strong>s choses.Il l'interrompit d'un geste vio<strong>le</strong>nt.- Taisez-vous, ça ne regarde personne… Vous êtes une bonne petite fil<strong>le</strong>, jesais que vous lui rendez la vie dure, à cet homme qui vous croyait à vendre commema maison. Mais que répondriez- vous, si je vous conseillais de dire oui ? Hein ? vousm'enverriez coucher… Eh bien ! lorsque je dis non, ne mettez pas votre nez làdedans.Et, la voiture s'étant arrêtée à la route du cimetière, il descendit avec la jeunefil<strong>le</strong>. Le caveau des Baudu se trouvait dans la première allée, à gauche. En quelquesminutes, la cérémonie fut terminée. Jean avait écarté l'onc<strong>le</strong>, qui regardait <strong>le</strong> trou d'unair béant. La queue du cortège se répandait parmi <strong>le</strong>s tombes voisines, tous <strong>le</strong>svisages de ces boutiquiers, appauvris de sang au fond de <strong>le</strong>urs rez-de-chausséemalsains, prenaient une laideur souffrante, sous <strong>le</strong> ciel cou<strong>le</strong>ur de boue. Quand <strong>le</strong>cercueil roula doucement, des joues éraflées de couperose pâlirent, des nezs'abaissèrent pincés d'anémie, des paupières jaunes de bi<strong>le</strong>, meurtries par <strong>le</strong>schiffres, se détournèrent.- Nous devrions tous nous col<strong>le</strong>r dans ce trou, dit Bourras à Denise, qui étaitrestée près de lui. Cette petite, c'est <strong>le</strong> quartier qu'on enterre… Oh ! je me comprends,l'ancien commerce peut al<strong>le</strong>r rejoindre ces roses blanches qu'on jette avec el<strong>le</strong>.Denise ramena son onc<strong>le</strong> et son frère, dans une voiture de deuil. La journée futpour el<strong>le</strong> d'une tristesse noire. D'abord, el<strong>le</strong> commençait à s'inquiéter de la pâ<strong>le</strong>ur deJean; et, quand el<strong>le</strong> eut compris qu'il s'agissait d'une nouvel<strong>le</strong> histoire de femme, el<strong>le</strong>voulut <strong>le</strong> faire taire, en lui ouvrant sa bourse; mais il secouait la tête, il refusait, c'étaitsérieux cette fois, la nièce d'un pâtissier très riche, qui n'acceptait pas même desbouquets de vio<strong>le</strong>ttes. Ensuite, l'après-midi, lorsque Denise alla chercher Pépé chez


Mme Gras, cel<strong>le</strong>-ci lui déclara qu'il devenait trop grand pour qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong> gardâtdavantage; encore un tracas, il faudrait trouver un collège, éloigner l'enfant peut-être.Et el<strong>le</strong> eut enfin, en menant Pépé embrasser <strong>le</strong>s Baudu, l'âme déchirée par la dou<strong>le</strong>urmorne du Vieil Elbeuf. La boutique était fermée, l'onc<strong>le</strong> et la tante se tenaient au fondde la petite sal<strong>le</strong>, dont ils oubliaient d'allumer <strong>le</strong> gaz, malgré l'obscurité complète decette journée d'hiver. Il n'y avait plus qu'eux, ils demeuraient face à face, dans lamaison vidée <strong>le</strong>ntement par la ruine; et la mort de <strong>le</strong>ur fil<strong>le</strong> creusait davantage <strong>le</strong>scoins de ténèbres, était comme <strong>le</strong> craquement suprême qui allait faire se rompre <strong>le</strong>svieil<strong>le</strong>s poutres mangées d'humidité. Sous cet écrasement, l'onc<strong>le</strong>, sans pouvoirs'arrêter, marchait toujours autour de la tab<strong>le</strong>, de son pas du convoi, aveug<strong>le</strong> et muet;tandis que la tante ne disait rien non plus, tombée sur une chaise, avec la faceblanche d'une b<strong>le</strong>ssée, dont <strong>le</strong> sang s'épuisait goutte à goutte. Ils ne p<strong>le</strong>urèrent mêmepas, lorsque Pépé mit de gros baisers sur <strong>le</strong>urs joues froides. Denise étouffait delarmes.Le soir, justement, Mouret fit demander la jeune fil<strong>le</strong>, pour causer d'unvêtement d'enfant qu'il voulait lancer, un mélange d'écossais et de zouave. Et, toutefrémissante de pitié, révoltée de tant de souffrances, el<strong>le</strong> ne put se contenir; el<strong>le</strong> osad'abord par<strong>le</strong>r de Bourras, de ce pauvre homme à terre qu'on allait égorger. Mais, aunom du marchand de parapluies, Mouret s'emporta. Le vieux toqué, comme ill'appelait, désolait sa vie, gâtait son triomphe, par son entêtement idiot à ne pas cédersa maison, cette ignob<strong>le</strong> masure dont <strong>le</strong>s plâtres salissaient <strong>le</strong> Bonheur des Dames, <strong>le</strong>seul petit coin du vaste pâté échappé à la conquête. L'affaire tournait au cauchemar;tout autre que la jeune fil<strong>le</strong>, parlant en faveur de Bourras, aurait risqué d'être jetédehors, tel<strong>le</strong>ment Mouret était torturé du besoin maladif d'abattre la masure à coupsde pied Enfin, que voulait-on qu'il fit ? Pouvait-il laisser ce tas de décombres au flancdu Bonheur ? Il fallait bien qu'il disparût, <strong>le</strong> magasin devait passer. Tant pis pour <strong>le</strong>vieux fou ! Et il rappelait ses offres, il lui avait proposé jusqu'à cent mil<strong>le</strong> francs.N'était-ce pas raisonnab<strong>le</strong> ? Certes, il ne marchandait pas, il donnait l'argent qu'onexigeait; mais, au moins, qu'on eût un peu d'intelligence, qu'on <strong>le</strong> laissât finir sonœuvre ! Est-ce qu'on se mêlait d'arrêter <strong>le</strong>s locomotives, sur <strong>le</strong>s chemins de fer ? El<strong>le</strong>l'écoutait, <strong>le</strong>s yeux baissés, ne trouvant que des raisons de sentiment. Le bonhommeétait si vieux, on aurait pu attendre sa mort, une faillite <strong>le</strong> tuerait. Alors, il déclara qu'iln'était même plus <strong>le</strong> maître d'empêcher <strong>le</strong>s choses, Bourdonc<strong>le</strong> s'en occupait, car <strong>le</strong>conseil avait résolu d'en finir. El<strong>le</strong> n'eut rien à ajouter, malgré l'apitoiement douloureuxde ses tendresses.Après un si<strong>le</strong>nce pénib<strong>le</strong>, ce fut Mouret lui-même qui parla des Baudu. Ilcommença par <strong>le</strong>s plaindre beaucoup de la perte de <strong>le</strong>ur fil<strong>le</strong>. C'étaient de très bonnesgens, très honnêtes, et sur <strong>le</strong>squels la mauvaise chance s'acharnait. Puis, il reprit sesarguments : au fond, ils avaient voulu <strong>le</strong>ur malheur, on ne s'obstinait pas de la sortedans la baraque vermoulue de l'ancien commerce; rien d'étonnant à ce que la maison<strong>le</strong>ur tombât sur la tête. Vingt fois, il l'avait prédit; même el<strong>le</strong> devait se souvenir qu'ill'avait chargée d'avertir son onc<strong>le</strong> d'un désastre fatal, si ce dernier s'attardait dans desvieil<strong>le</strong>ries ridicu<strong>le</strong>s. Et la catastrophe était venue, personne au monde nel'empêcherait maintenant. On ne pouvait raisonnab<strong>le</strong>ment exiger qu'il se ruinât, afind'épargner <strong>le</strong> quartier. Du reste, s'il avait eu la folie de fermer <strong>le</strong> Bonheur, un autregrand magasin aurait poussé de lui- même à côté, car l'idée soufflait des quatre pointsdu ciel, <strong>le</strong> triomphe des cités ouvrières et industriel<strong>le</strong>s était semé par <strong>le</strong> coup de ventdu sièc<strong>le</strong>, qui emportait l'édifice croulant des vieux âges. Peu à peu, Mourets'échauffait, trouvait une émotion éloquente pour se défendre contre la haine de sesvictimes involontaires, la clameur des petites boutiques moribondes, qu'il entendaitmonter autour de lui. On ne gardait pas ses morts, il fallait bien <strong>le</strong>s enterrer; et, d'un


geste, il envoyait dans la terre, il balayait et jetait à la fosse commune <strong>le</strong> cadavre del'antique négoce, dont <strong>le</strong>s restes verdis et empestés devenaient la honte des ruesenso<strong>le</strong>illées du nouveau Paris. Non, non, il n'avait aucun remords, il faisaitsimp<strong>le</strong>ment la besogne de son âge, et el<strong>le</strong> <strong>le</strong> savait bien, el<strong>le</strong> qui aimait la vie, quiavait la passion des affaires larges, conclues au p<strong>le</strong>in jour de la publicité. Réduite ausi<strong>le</strong>nce, el<strong>le</strong> l'écouta longtemps, el<strong>le</strong> se retira, l'âme p<strong>le</strong>ine de troub<strong>le</strong>.Cette nuit-là, Denise ne dormit guère. Une insomnie traversée de cauchemars,la retournait sous la couverture. Il lui semblait qu'el<strong>le</strong> était toute petite, et el<strong>le</strong> éclataiten larmes, au fond de <strong>le</strong>ur jardin de Valognes, en voyant <strong>le</strong>s fauvettes manger <strong>le</strong>saraignées, qui el<strong>le</strong>s-mêmes mangeaient <strong>le</strong>s mouches. Était-ce donc vrai, cettenécessité de la mort engraissant <strong>le</strong> monde, cette lutte pour la vie qui faisait pousser<strong>le</strong>s êtres sur <strong>le</strong> charnier de l'éternel<strong>le</strong> destruction ? Ensuite, el<strong>le</strong> se revoyait devant <strong>le</strong>caveau où l'on descendait Geneviève, el<strong>le</strong> apercevait son onc<strong>le</strong> et sa tante, seuls aufond de <strong>le</strong>ur sal<strong>le</strong> à manger obscure. Dans <strong>le</strong> profond si<strong>le</strong>nce, un bruit sourdd'écrou<strong>le</strong>ment traversait l'air mort : c'était la maison de Bourras qui s'effondrait,comme minée par <strong>le</strong>s grandes eaux. Le si<strong>le</strong>nce recommençait, plus sinistre, et unnouvel écrou<strong>le</strong>ment retentissait, puis un autre, puis un autre : <strong>le</strong>s Robineau, <strong>le</strong>sBédoré et sœur, <strong>le</strong>s Vanpouil<strong>le</strong>, craquaient et s'écrasaient chacun à son tour, <strong>le</strong> petitcommerce du quartier Saint-Roch s'en allait sous une pioche invisib<strong>le</strong>, avec debrusques tonnerres de charrettes qu'on décharge. Alors, un chagrin immensel'éveillait en sursaut. Mon Dieu ! que de tortures ! des famil<strong>le</strong>s qui p<strong>le</strong>urent, desvieillards jetés au pavé, tous <strong>le</strong>s drames poignants de la ruine ! Et el<strong>le</strong> ne pouvaitsauver personne, et el<strong>le</strong> avait conscience que cela était bon, qu'il fallait ce fumier demisères à la santé du Paris de demain. Au jour, el<strong>le</strong> se calma, une grande tristesserésignée la tenait <strong>le</strong>s yeux ouverts, tournés vers la fenêtre dont <strong>le</strong>s vitres s'éclairaient.Oui, c'était la part du sang, toute révolution voulait des martyrs, on ne marchait enavant que sur des morts. Sa peur d'être une âme mauvaise, d'avoir travaillé aumeurtre de ses proches, se fondait à présent dans une pitié navrée, en face de cesmaux irrémédiab<strong>le</strong>s, qui sont l'enfantement douloureux de chaque génération. El<strong>le</strong>finit par chercher <strong>le</strong>s soulagements possib<strong>le</strong>s, sa bonté rêva longtemps aux moyens àprendre, pour sauver au moins <strong>le</strong>s siens de l'écrasement final.Mouret, maintenant, se dressait devant el<strong>le</strong>, avec sa tête passionnée, aux yeuxcaressants. Certes, il ne lui refusait rien, el<strong>le</strong> était sûre qu'il accorderait tous <strong>le</strong>sdédommagements raisonnab<strong>le</strong>s. Et sa pensée s'égarait, tâchait de <strong>le</strong> juger. El<strong>le</strong>connaissait sa vie, n'ignorait pas <strong>le</strong> calcul ancien de ses tendresses, sa continuel<strong>le</strong>exploitation de la femme, des maîtresses prises pour faire son chemin, et sa liaisonavec Mme Desforges dans l'unique but de tenir <strong>le</strong> baron Hartmann, et toutes <strong>le</strong>sautres, <strong>le</strong>s Clara de rencontre, <strong>le</strong> plaisir achevé, payé, rejeté au trottoir. Seu<strong>le</strong>ment,ces débuts d'un aventurier de l'amour, dont <strong>le</strong> magasin plaisantait, finissaient par seperdre dans <strong>le</strong> coup de génie de cet homme, dans sa grâce victorieuse. Il était laséduction. Ce qu'el<strong>le</strong> ne lui aurait jamais pardonné, c'était son mensonge d'autrefois,sa froideur d'amant sous la comédie galante de ses prévenances. Mais el<strong>le</strong> se sentaitsans rancune, aujourd'hui qu'il souffrait par el<strong>le</strong>. Cette souffrance l'avait grandi. Quandel<strong>le</strong> <strong>le</strong> voyait torturé, expiant si durement son dédain de la femme, il lui semblaitracheté de ses fautes.Dès ce matin-là, Denise obtint de Mouret <strong>le</strong>s compensations qu'el<strong>le</strong> jugeraitlégitimes, <strong>le</strong> jour où <strong>le</strong>s Baudu et <strong>le</strong> vieux Bourras succomberaient. Les semaines sepassèrent, el<strong>le</strong> allait voir son onc<strong>le</strong> presque tous <strong>le</strong>s après-midi, s'échappant quelquesminutes, apportant son rire, son courage de brave fil<strong>le</strong>, pour égayer la sombreboutique. Sa tante surtout l'inquiétait, el<strong>le</strong> était restée dans une stupeur blême, depuisla mort de Geneviève; il semblait que sa vie s'en allât un peu à chaque heure; et,


lorsqu'on l'interrogeait, el<strong>le</strong> répondait d'un air étonné qu'el<strong>le</strong> ne souffrait pas, qu'el<strong>le</strong>était comme prise de sommeil, simp<strong>le</strong>ment. Dans <strong>le</strong> quartier, on hochait la tête : lapauvre dame ne s'ennuierait pas longtemps de sa fil<strong>le</strong>.Un jour, Denise sortait de chez <strong>le</strong>s Baudu, lorsque, au détour de la placeGaillon, el<strong>le</strong> entendit un grand cri. La fou<strong>le</strong> se précipitait, un coup de panique soufflait,ce vent de peur et de pitié qui ameute brusquement une rue. C'était un omnibus àcaisse brune, une des voitures faisant <strong>le</strong> trajet de la Bastil<strong>le</strong> aux Batignol<strong>le</strong>s, dont <strong>le</strong>sroues passaient sur <strong>le</strong> corps d'un homme, au débouché de la rue Neuve-Saint-Augustin, devant la fontaine. Debout sur son siège, dans un mouvement furieux, <strong>le</strong>cocher retenait ses deux chevaux noirs, qui se cabraient; et il jurait, il s'emportait engros mots.- Nom de dieu ! nom de dieu !… Faites donc attention, sacré maladroit !Maintenant, l'omnibus était arrêté. La fou<strong>le</strong> entourait <strong>le</strong> b<strong>le</strong>ssé, un sergent devil<strong>le</strong> se trouvait là par hasard. Toujours debout, appelant en témoignage <strong>le</strong>s voyageursde l'impéria<strong>le</strong>, qui s'étaient <strong>le</strong>vés, eux aussi, pour se pencher et voir <strong>le</strong> sang, <strong>le</strong> cochers'expliquait avec des gestes exaspérés, la gorge étranglée d'une colère croissante.- On n'a pas idée… Qui est-ce qui m'a fichu un particulier pareil ? Il était làcomme chez lui. J'ai crié, et <strong>le</strong> voilà qui se fout sous <strong>le</strong>s roues !Alors, un ouvrier, un peintre en bâtiment, accouru avec son pinceau d'unedevanture voisine, dit d'une voix aiguë, au milieu des clameurs :- Ne te fais donc pas de bi<strong>le</strong> ! Je l'ai vu, il s'est collé dessous, parb<strong>le</strong>u !…Tiens ! il a piqué une tête comme ça. Encore un qui s'embêtait, faut croire !D'autres voix s'é<strong>le</strong>vèrent, on tombait d'accord sur l'idée d'un suicide, pendantque <strong>le</strong> sergent de vil<strong>le</strong> verbalisait. Des dames, toutes pâ<strong>le</strong>s, descendaient vivement,emportaient, sans se retourner, l'horreur de la secousse mol<strong>le</strong> dont l'omnibus <strong>le</strong>uravait remué <strong>le</strong>s entrail<strong>le</strong>s, en passant sur <strong>le</strong> corps. Cependant, Denise s'approcha,attirée par la pitié active, qui la faisait se mê<strong>le</strong>r de tous <strong>le</strong>s accidents, des chiensécrasés, des chevaux abattus, des couvreurs tombés des toits. Et, sur <strong>le</strong> pavé, el<strong>le</strong>reconnut <strong>le</strong> malheureux, évanoui, la redingote souillée de boue.- C'est M. Robineau ! cria-t-el<strong>le</strong>, dans son douloureux étonnement.Tout de suite, <strong>le</strong> sergent de vil<strong>le</strong> interrogea cette jeune fil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> donna <strong>le</strong> nom,la profession, l'adresse. Grâce à l'énergie du cocher, l'omnibus avait fait un crochet, et<strong>le</strong>s jambes seu<strong>le</strong>s de Robineau s'étaient trouvées engagées sous <strong>le</strong>s roues.Seu<strong>le</strong>ment, il y avait à craindre qu'el<strong>le</strong>s ne fussent rompues l'une et l'autre. Quatrehommes de bonne volonté transportèrent <strong>le</strong> b<strong>le</strong>ssé chez un pharmacien de la rueGaillon, pendant que l'omnibus reprenait <strong>le</strong>ntement sa marche.- Nom de Dieu ! dit <strong>le</strong> cocher en enveloppant ses chevaux d'un coup de fouet,j'ai fait ma journée.Denise avait suivi Robineau chez <strong>le</strong> pharmacien. Celui-ci, dans l'attente d'unmédecin, qu'on ne pouvait trouver, déclarait qu'il n'y avait aucun danger immédiat etque <strong>le</strong> mieux était de porter <strong>le</strong> b<strong>le</strong>ssé à son domici<strong>le</strong>, puisqu'il habitait <strong>le</strong> voisinage. Unhomme était allé au poste de police demander un brancard. Alors, la jeune fil<strong>le</strong> conçutla bonne pensée de partir en avant, afin de préparer Mme Robineau à ce coupaffreux. Mais el<strong>le</strong> eut toutes <strong>le</strong>s peines du monde à gagner la rue, au travers de lafou<strong>le</strong>, qui s'écrasait devant la porte. Cette fou<strong>le</strong>, avide de mort, augmentait de minuteen minute; des enfants, des femmes, se haussaient, tenaient bon dans <strong>le</strong>s pousséesbruta<strong>le</strong>s; et chaque nouveau venu inventait son accident, c'était à cette heure un marique l'amant de sa femme avait jeté par la fenêtre.Rue Neuve-des-Petits-Champs, Denise aperçut de loin Mme Robineau sur laporte de la spécialité de soies. Cela lui donna un prétexte pour s'arrêter, et el<strong>le</strong> causaun instant, en cherchant une façon d'amortir la terrib<strong>le</strong> nouvel<strong>le</strong>. Le magasin sentait <strong>le</strong>


désordre et l'abandon des luttes dernières, dans un commerce qui se meurt. C'était <strong>le</strong>dénouement prévu de la grande batail<strong>le</strong> des deux soies riva<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> Paris-Bonheur avaitécrasé la concurrence, à la suite d'une nouvel<strong>le</strong> baisse de cinq centimes : il ne sevendait plus que quatre francs quatre-vingt-quinze, la soie de Gaujean avait trouvéson Waterloo. Depuis deux mois, Robineau, réduit aux expédients, menait une vied'enfer, pour empêcher une déclaration de faillite.- J'ai vu passer votre mari sur la place Gaillon, murmura Denise, qui avait finipar entrer dans la boutique.Mme Robineau, dont une sourde inquiétude semblait ramener continuel<strong>le</strong>ment<strong>le</strong>s regards vers la rue, dit vivement :- Ah ! tout à l'heure, n'est-ce pas ?… Je l'attends, il devrait être ici. Ce matin, M.Gaujean est venu, et ils sont sortis ensemb<strong>le</strong>.El<strong>le</strong> était toujours charmante, délicate et gaie; mais une grossesse avancéedéjà la fatiguait, el<strong>le</strong> restait plus effarée, plus dépaysée que jamais, dans ces affaires,auxquel<strong>le</strong>s sa nature tendre ne mordait pas, et qui tournaient mal. Comme el<strong>le</strong> <strong>le</strong>répétait souvent, pourquoi donc tout ça ? ne serait-ce pas plus gentil de vivretranquil<strong>le</strong>, au fond d'un petit logement, où l'on ne mangerait que du pain ?- Ma chère enfant, reprit-el<strong>le</strong> avec un sourire qui s'attristait, nous n'avons rien àvous cacher… Ça ne va pas bien, mon pauvre chéri n'en dort plus. Aujourd'huiencore, ce Gaujean l'a tourmenté, à propos de bil<strong>le</strong>ts en retard… Je me sentaismourir d'inquiétude, à être là toute seu<strong>le</strong>…Et el<strong>le</strong> retournait sur la porte, lorsque Denise l'arrêta. Au loin, cel<strong>le</strong>-ci venaitd'entendre une rumeur de fou<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> devina <strong>le</strong> brancard qu'on apportait, <strong>le</strong> flot decurieux qui n'avaient pas lâché l'accident. Alors, la gorge sèche, ne trouvant pas <strong>le</strong>smots consolateurs qu'el<strong>le</strong> aurait voulu, el<strong>le</strong> dut par<strong>le</strong>r.- Ne vous inquiétez pas, il n'y a pas de danger immédiat… Oui, j'ai vu M.Robineau, il lui est arrivé un malheur… On l'apporte, ne vous inquiétez pas, je vousen prie.La jeune femme l'écoutait, toute blanche, sans comprendre nettement encore.La rue s'était emplie de monde, <strong>le</strong>s fiacres arrêtés juraient, des hommes avaient posé<strong>le</strong> brancard devant la porte du magasin, pour ouvrir <strong>le</strong>s deux battants vitrés.- C'est un accident, continuait Denise, résolue à cacher la tentative de suicide.Il était sur <strong>le</strong> trottoir, et il a glissé sous <strong>le</strong>s roues d'un omnibus… Oh ! <strong>le</strong>s piedsseu<strong>le</strong>ment. On cherche un médecin. Ne vous inquiétez pas.Un grand frisson secouait Mme Robineau. El<strong>le</strong> eut deux ou trois cris inarticulés;puis, el<strong>le</strong> ne parla plus, el<strong>le</strong> s'abattit près du brancard, dont el<strong>le</strong> écarta <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>s deses mains tremblantes. Les hommes qui venaient de <strong>le</strong> porter, attendaient devant lamaison, pour <strong>le</strong> remporter, lorsqu'on aurait enfin trouvé un médecin. On n'osait plustoucher à Robineau, qui avait repris connaissance, et dont <strong>le</strong>s souffrances devenaientatroces, au moindre mouvement. Quand il vit sa femme, deux grosses larmescoulèrent sur ses joues. El<strong>le</strong> l'avait embrassé, et el<strong>le</strong> p<strong>le</strong>urait, en <strong>le</strong> regardant de sesyeux fixes. Dans la rue, la cohue continuait, <strong>le</strong>s visages s'entassaient comme auspectac<strong>le</strong>, avec des yeux luisants; des ouvrières, échappées d'un atelier, menaçaientd'enfoncer <strong>le</strong>s glaces des vitrines, pour mieux voir. Afin d'échapper à cette fièvre decuriosité, et jugeant d'ail<strong>le</strong>urs qu'il n'était pas convenab<strong>le</strong> de laisser <strong>le</strong> magasin ouvert,Denise eut l'idée de baisser <strong>le</strong> rideau métallique. El<strong>le</strong>-même alla tourner la manivel<strong>le</strong>,l'engrenage avait un cri plaintif, <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s de tô<strong>le</strong> descendaient avec <strong>le</strong>nteur, ainsiqu'une draperie lourde tombant sur <strong>le</strong> dénouement d'un cinquième acte. Et, lorsqu'el<strong>le</strong>rentra et qu'el<strong>le</strong> eut fermé derrière el<strong>le</strong> la petite porte ronde, el<strong>le</strong> retrouva MmeRobineau serrant toujours son mari entre ses bras éperdus, sous <strong>le</strong> demi-jour louchequi venait des deux étoi<strong>le</strong>s découpées dans la tô<strong>le</strong>. La boutique ruinée semblait


glisser au néant, seu<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s deux étoi<strong>le</strong>s luisaient sur cette catastrophe rapide etbruta<strong>le</strong> du pavé parisien : Enfin, Mme Robineau recouvra la paro<strong>le</strong>.- Oh ! mon chéri… Oh ! mon chéri… Oh ! mon chéri…El<strong>le</strong> ne trouvait que ces mots, et lui suffoqua, se confessa dans une crise deremords, en la voyant ainsi agenouillée, renversée, avec son ventre de mère quis'écrasait contre <strong>le</strong> brancard. Lorsqu'il ne bougeait pas, il ne sentait que <strong>le</strong> plombbrûlant de ses jambes.- Pardonne-moi, j'ai dû être fou… Quand l'avoué m'a dit devant Gaujean que<strong>le</strong>s affiches seraient posées demain, il m'a semblé que des flammes dansaient,comme si <strong>le</strong>s murs avaient brûlé… Et puis, je ne me souviens plus : je descendais larue de la Michodière, j'ai cru que <strong>le</strong>s gens du Bonheur se fichaient de moi, cettegrande gueuse de maison m'écrasait… Alors, quand l'omnibus a tourné, j'ai songé àLhomme et à son bras, je me suis jeté dessous…Lentement, Mme Robineau tomba assise sur <strong>le</strong> parquet, dans l'horreur de cesaveux. Mon Dieu ! il avait voulu mourir. El<strong>le</strong> saisit la main de Denise, qui s'étaitpenchée vers el<strong>le</strong>, toute retournée par cette scène. Le b<strong>le</strong>ssé, que son émotionépuisait, venait encore de perdre connaissance. Et ce médecin qui n'arrivait pas !Deux hommes avaient déjà battu <strong>le</strong> quartier, <strong>le</strong> concierge de la maison s'était mis encampagne à son tour.- Ne vous inquiétez pas, répétait Denise machina<strong>le</strong>ment, sanglotant el<strong>le</strong> aussi.Alors, Mme Robineau, assise par terre, la tête à la hauteur du brancard, la jouecontre la sang<strong>le</strong> où gisait son mari, soulagea son cœur.- Oh ! si je vous racontais… C'est pour moi qu'il a voulu mourir. Il me disaitsans cesse : «Je t'ai volée, l'argent venait de toi.» Et, la nuit, il rêvait de ces soixantemil<strong>le</strong> francs, il se réveillait en sueur, se traitait d'incapab<strong>le</strong>. Quand on n'avait pas plusde tête, on ne risquait pas la fortune des autres. Vous savez qu'il a toujours éténerveux, l'esprit tourmenté. Il finissait par voir des choses qui me faisaient peur, ilm'apercevait dans la rue, en guenil<strong>le</strong>s, mendiant, moi qu'il aimait si fort, qu'il désiraitriche, heureuse…Mais, en tournant la tête, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> retrouva <strong>le</strong>s yeux ouverts; et el<strong>le</strong> continua, desa voix bégayante :- Oh ! mon chéri, pourquoi as-tu fait cela ?… Tu me crois donc bien vilaine ?Va, ça m'est égal, que nous soyons ruinés. Pourvu qu'on soit ensemb<strong>le</strong>, on n'est pasmalheureux… Laisse-<strong>le</strong>s donc tout prendre. Allons-nous-en quelque part, où tun'entendras plus par<strong>le</strong>r d'eux. Tu travail<strong>le</strong>ras quand même, tu verras comme ce serabon encore.Son front était tombé près du visage pâ<strong>le</strong> de son mari, tous deux se taisaientmaintenant, dans l'attendrissement de <strong>le</strong>ur angoisse. Il y eut un si<strong>le</strong>nce, la boutiquesemblait dormir, engourdie par <strong>le</strong> crépuscu<strong>le</strong> blafard qui la noyait; tandis qu'onentendait, derrière la tô<strong>le</strong> mince de la fermeture <strong>le</strong> fracas de la rue, la vie du p<strong>le</strong>in jourpassant avec <strong>le</strong> grondement des voitures et la bousculade des trottoirs. Enfin, Denise,qui allait, à chaque minute, jeter un coup d'œil par la petite porte ouvrant sur <strong>le</strong>vestibu<strong>le</strong> de la maison, revint en criant :- Le médecin !C'était un jeune homme, aux yeux vifs, que <strong>le</strong> concierge ramenait. Il préféravisiter <strong>le</strong> b<strong>le</strong>ssé avant qu'on <strong>le</strong> couchât. Une seu<strong>le</strong> des jambes, la gauche, se trouvaitcassée, au-dessus de la chevil<strong>le</strong>. La rupture était simp<strong>le</strong>, aucune complication nesemblait à craindre. Et l'on se disposait à porter <strong>le</strong> brancard au fond, dans la chambre,lorsque Gaujean se présenta. Il venait rendre compte d'une dernière démarche, danslaquel<strong>le</strong> du reste il avait échoué : la déclaration de faillite était définitive.- Quoi donc ? murmura-t-il, qu'est-il arrivé ?


D'un mot, Denise <strong>le</strong> renseigna. Alors, il resta gêné. Robineau lui dit faib<strong>le</strong>ment :- Je ne vous en veux pas, mais tout cela est un peu de votre faute.- Dame ! mon cher, répondit Gaujean, il fallait avoir des reins plus solides que<strong>le</strong>s nôtres… Vous savez que je ne suis guère mieux portant que vous.On sou<strong>le</strong>vait <strong>le</strong> brancard. Le b<strong>le</strong>ssé trouva encore la force de dire :- Non, non, des reins plus solides auraient plié tout de même… Je comprendsque <strong>le</strong>s vieux entêtés, comme Bourras et Baudu, y restent; mais nous autres, quiétions jeunes, qui acceptions <strong>le</strong> nouveau train des choses !… Non, voyez-vous,Gaujean, c'est la fin d'un monde.On l'emporta. Mme Robineau embrassa Denise, dans un élan où il y avaitpresque de la joie, à être enfin débarrassée du tracas des affaires. Et, commeGaujean se retirait avec la jeune fil<strong>le</strong>, il lui confessa que ce pauvre diab<strong>le</strong> de Robineauavait raison. C'était imbéci<strong>le</strong> de vouloir lutter contre <strong>le</strong> Bonheur des Dames. Lui,personnel<strong>le</strong>ment, se sentait perdu, s'il ne rentrait pas en grâce. Déjà, la veil<strong>le</strong>, il avaitfait une démarche secrète auprès de Hutin, qui justement allait partir pour Lyon. Maisil désespérait, et il tâcha d'intéresser Denise, au courant sans doute de sa puissance.- Ma foi ! répétait-il, tans pis pour la fabrication ! On se moquerait de moi, si jeme ruinais en bataillant davantage dans l'intérêt des autres, lorsque <strong>le</strong>s gaillards sedisputent à qui fabriquera <strong>le</strong> moins cher… Mon Dieu ! comme vous <strong>le</strong> disiez autrefois,la fabrication n'a qu'à suivre <strong>le</strong> progrès, par une meil<strong>le</strong>ure organisation et desprocédés nouveaux. Tout s'arrangera, il suffit que <strong>le</strong> public soit content.Denise souriait. El<strong>le</strong> répondit :- Al<strong>le</strong>z donc dire cela à M. Mouret lui-même… Votre visite lui fera plaisir, et iln'est pas homme à vous tenir rancune, si vous lui offrez seu<strong>le</strong>ment un bénéfice d'uncentime par mètre.Ce fut en janvier que Mme Baudu expira, par un clair après-midi de so<strong>le</strong>il.Depuis quinze jours, el<strong>le</strong> ne pouvait plus descendre à la boutique, qu'une femme dejournée gardait. El<strong>le</strong> était assise au milieu de son lit, <strong>le</strong>s reins soutenus par desoreil<strong>le</strong>rs. Seuls, dans son visage blanc, <strong>le</strong>s yeux vivaient encore; et, la tête droite, el<strong>le</strong><strong>le</strong>s tournait obstinément vers <strong>le</strong> Bonheur des Dames, en face, à travers <strong>le</strong>s petitsrideaux des fenêtres. Baudu, souffrant lui-même de cette obsession, de la fixitédésespérée de ces regards, voulait parfois tirer <strong>le</strong>s grands rideaux. Mais, d'un gestesuppliant, el<strong>le</strong> l'arrêtait, el<strong>le</strong> s'entêtait à voir, jusqu'à son dernier souff<strong>le</strong>. Maintenant, <strong>le</strong>monstre lui avait tout pris, sa maison, sa fil<strong>le</strong>; el<strong>le</strong>-même s'en était allée peu à peuavec <strong>le</strong> Vieil Elbeuf, perdant de sa vie à mesure qu'il perdait de sa clientè<strong>le</strong>; <strong>le</strong> jour oùil râlait, el<strong>le</strong> n'avait plus d'ha<strong>le</strong>ine. Quand el<strong>le</strong> se sentit mourir, el<strong>le</strong> eut encore la forced'exiger de son mari qu'il ouvrît <strong>le</strong>s deux fenêtres. Il faisait doux, une nappe de gaiso<strong>le</strong>il dorait <strong>le</strong> Bonheur, tandis que la chambre de l'antique logis frissonnait dansl'ombre. Mme Baudu demeurait <strong>le</strong>s regards fixes, emplis de cette vision de monumenttriomphal, de ces glaces limpides, derrière <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s passait un galop de millions.Lentement, ses yeux pâlissaient, envahis de ténèbres, et lorsqu'ils s'éteignirent dansla mort, ils restèrent grands ouverts, regardant toujours, noyés de grosses larmes.Une fois encore, tout <strong>le</strong> petit commerce ruiné du quartier, défila au convoi. On yvit <strong>le</strong>s frères Vanpouil<strong>le</strong>, blêmes de <strong>le</strong>urs échéances de décembre, payées par unsuprême effort qu'ils ne pourraient recommencer. Bédoré et sœur s'appuyait sur unecanne, travaillé de tels soucis, que sa maladie d'estomac s'aggravait. Deslignièresavait eu une attaque, Piot et Rivoire marchaient en si<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong> nez à terre, en hommesfinis. Et l'on n'osait s'interroger sur <strong>le</strong>s disparus, Quinette, Ml<strong>le</strong> Tatin, d'autres qui, dumatin au soir, sombraient, roulés, emportés dans <strong>le</strong> flot des désastres; sans compterRobineau allongé sur son lit, avec sa jambe cassée. Mais on se montrait surtout, d'unair d'intérêt, <strong>le</strong>s nouveaux commerçants atteints par la peste : <strong>le</strong> parfumeur Grognet,


la modiste Mme Chadeuil, et Lacassagne <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uriste, et Naud <strong>le</strong> cordonnier, encoredebout, pris seu<strong>le</strong>ment de l'anxiété du mal qui devait <strong>le</strong>s balayer à <strong>le</strong>ur tour. Derrière<strong>le</strong> corbillard, Baudu marchait du même pas de bœuf assommé, dont il avaitaccompagné sa fil<strong>le</strong>; tandis que, au fond de la première voiture de deuil, on apercevait<strong>le</strong>s yeux étincelants de Bourras, sous <strong>le</strong>s broussail<strong>le</strong>s de ses sourcils et de sescheveux, d'un blanc de neige.Denise eut un grand chagrin. Depuis quinze jours, el<strong>le</strong> était brisée de soucis etde fatigues. Il lui avait fallu mettre Pépé au collège, et Jean la faisait courir, tel<strong>le</strong>mentamoureux de la nièce du pâtissier, qu'il avait supplié sa sœur de la demander enmariage. Ensuite, la mort de la tante, ces catastrophes répétées, venaient d'accab<strong>le</strong>rla jeune fil<strong>le</strong>. Mouret s'était de nouveau mis à sa disposition : ce qu'el<strong>le</strong> ferait pour sononc<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s autres, serait bien fait. Un matin encore, el<strong>le</strong> eut un entretien avec lui, à lanouvel<strong>le</strong> que Bourras était jeté sur <strong>le</strong> pavé, et que Baudu allait fermer boutique. Puis,el<strong>le</strong> sortit après <strong>le</strong> déjeuner, avec l'espoir de soulager au moins ceux-là.Dans la rue de la Michodière, Bourras était debout, planté sur <strong>le</strong> trottoir en facede sa maison, dont on l'avait expulsé la veil<strong>le</strong>, à la suite d'un joli tour, une trouvail<strong>le</strong> del'avoué : comme Mouret possédait des créances, il venait d'obtenir aisément la miseen faillite du marchand de parapluies, puis il avait acheté cinq cents francs <strong>le</strong> droit aubail, dans la vente faite par <strong>le</strong> syndic; de sorte que <strong>le</strong> vieillard entêté s'était laisséprendre pour cinq cents francs ce qu'il n'avait pas voulu lâcher pour cent mil<strong>le</strong>.D'ail<strong>le</strong>urs, l'architecte, qui arrivait avec sa bande de démolisseurs, avait dû requérir <strong>le</strong>commissaire pour <strong>le</strong> mettre dehors. Les marchandises étaient vendues, <strong>le</strong>s chambresdéménagées; lui, s'obstinait dans <strong>le</strong> coin où il couchait, et dont on n'osait <strong>le</strong> chasser,par une pitié dernière. Même <strong>le</strong>s démolisseurs attaquèrent la toiture sur sa tête. Onavait retiré <strong>le</strong>s ardoises pourries, <strong>le</strong>s plafonds s'effondraient, <strong>le</strong>s murs craquaient, et ilrestait là, sous <strong>le</strong>s vieil<strong>le</strong>s charpentes à nu, au milieu des décombres. Enfin, devant lapolice, il était parti. Mais, dès <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin, il avait reparu sur <strong>le</strong> trottoir d'enface, après avoir passé la nuit dans un hôtel meublé du voisinage.- Monsieur Bourras, dit doucement Denise.Il ne l'entendait pas, ses yeux de flamme dévoraient <strong>le</strong>s démolisseurs, dont lapioche entamait la façade de la masure. Maintenant, par <strong>le</strong>s fenêtres vides, on voyaitl'intérieur, <strong>le</strong>s chambres misérab<strong>le</strong>s, l'escalier noir, où <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il n'avait pas pénétrédepuis deux cents ans.- Ah ! c'est vous, répondit-il enfin, quand il l'eut reconnue. Hein ? ils en font unebesogne, ces vo<strong>le</strong>urs !El<strong>le</strong> n'osait plus par<strong>le</strong>r, remuée par la tristesse lamentab<strong>le</strong> de la vieil<strong>le</strong>demeure, ne pouvant el<strong>le</strong>-même détacher <strong>le</strong>s yeux des pierres moisies qui tombaient.En haut, dans un coin du plafond de son ancienne chambre, el<strong>le</strong> apercevait encore <strong>le</strong>nom en <strong>le</strong>ttres noires et tremblées : Ernestine, écrit avec la flamme d'une chandel<strong>le</strong>;et <strong>le</strong> souvenir des jours de misère lui revenait, p<strong>le</strong>in d'un attendrissement pour toutes<strong>le</strong>s dou<strong>le</strong>urs. Mais <strong>le</strong>s ouvriers, afin d'abattre d'un coup un pan de murail<strong>le</strong>, avaient eul'idée de l'attaquer à la base. Il chancelait.- S'il pouvait <strong>le</strong>s écraser tous ! murmura Bourras d'une voix sauvage.On entendit un craquement terrib<strong>le</strong>. Les ouvriers épouvantés se sauvèrentdans la rue. En s'abattant, la murail<strong>le</strong> ébranlait et emportait toute la ruine. Sans doute,la masure ne tenait plus, au milieu des tassements et des gerçures : une pousséeavait suffi pour la fendre du haut en bas. Ce fut un ébou<strong>le</strong>ment pitoyab<strong>le</strong>,l'aplatissement d'une maison de fange, détrempée par <strong>le</strong>s pluies. Pas une cloison neresta debout, il n'y eut plus par terre qu'un amas de débris, <strong>le</strong> fumier du passé tombéà la borne.


- Mon Dieu ! avait crié <strong>le</strong> vieillard, comme si <strong>le</strong> coup lui eût retenti dans <strong>le</strong>sentrail<strong>le</strong>s.Il demeurait béant, jamais il n'aurait cru que ce serait fini si vite. Et il regardaitl'entail<strong>le</strong> ouverte, <strong>le</strong> creux libre enfin dans <strong>le</strong> flanc du Bonheur des Dames, débarrasséde la verrue qui <strong>le</strong> déshonorait. C'était <strong>le</strong> moucheron écrasé, <strong>le</strong> dernier triomphe surl'obstination cuisante de l'infiniment petit, toute l'î<strong>le</strong> envahie et conquise. Des passantsattroupés causaient très haut avec <strong>le</strong>s démolisseurs, qui se fâchaient contre cesvieil<strong>le</strong>s bâtisses, bonnes à tuer <strong>le</strong> monde.- Monsieur Bourras, répéta Denise, en tâchant de l'emmener à l'écart, voussavez qu'on ne vous abandonnera pas. Il sera pourvu à tous vos besoins…Il se redressa.- Je n'ai pas de besoins… Ce sont eux qui vous envoient, n'est- ce pas ? Ehbien ! dites-<strong>le</strong>ur que <strong>le</strong> père Bourras sait encore travail<strong>le</strong>r, et qu'il trouvera de l'ouvrageoù il voudra… Vrai ! ce serait trop commode, de faire la charité aux gens qu'onassassine ! Alors, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> supplia.- Je vous en prie, acceptez, ne me laissez pas ce chagrin.Mais il secouait sa tête chevelue.- Non, non, c'est fini, bonsoir… Vivez donc heureuse, vous qui êtes jeune, etn'empêchez pas <strong>le</strong>s vieux de partir avec <strong>le</strong>urs idées.Il jeta un dernier coup d'œil sur <strong>le</strong> tas des décombres, puis s'en alla,pénib<strong>le</strong>ment. El<strong>le</strong> suivit son dos, au milieu des bousculades du trottoir. Le dos tournal'ang<strong>le</strong> de la place Gaillon, et ce fut tout.Un instant, Denise resta immobi<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s yeux perdus. Enfin, el<strong>le</strong> entra chez sononc<strong>le</strong>. Le drapier était seul, dans la boutique sombre du Vieil Elbeuf. La femme deménage ne venait que <strong>le</strong> matin et <strong>le</strong> soir, pour faire un peu de cuisine et pour l'aider àôter et à mettre <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>ts. Il passait <strong>le</strong>s heures, au fond de cette solitude, sans quepersonne souvent <strong>le</strong> dérangeât de la journée, effaré et ne trouvant plus <strong>le</strong>smarchandises, lorsqu'une cliente se risquait encore. Et là, dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, dans <strong>le</strong>demi-jour, il marchait continuel<strong>le</strong>ment, il gardait <strong>le</strong> pas alourdi de ses deuils, cédant àun besoin maladif, à de véritab<strong>le</strong>s crises de marche forcée, comme s'il avait voulubercer et endormir sa dou<strong>le</strong>ur.- Al<strong>le</strong>z-vous mieux, mon onc<strong>le</strong> ? demanda Denise.Il ne s'arrêta qu'une seconde, il repartit, allant de la caisse à un ang<strong>le</strong> obscur.- Oui, oui, très bien… Merci.El<strong>le</strong> cherchait un sujet consolant, des paro<strong>le</strong>s gaies, et n'en trouvait point.- Vous avez entendu ce bruit ? La maison est par terre.- Tiens ! c'est vrai, murmura-t-il d'un air étonné, ce devait être la maison… J'aisenti <strong>le</strong> sol tremb<strong>le</strong>r… Moi, ce matin, en <strong>le</strong>s voyant sur <strong>le</strong> toit, j'avais fermé ma porte.Et il eut un geste vague, pour dire que ces choses ne l'intéressaient plus.Chaque fois qu'il revenait devant la caisse, il regardait la banquette vide, cettebanquette de velours usé, où sa femme et sa fil<strong>le</strong> avaient grandi. Puis, lorsque sonperpétuel piétinement <strong>le</strong> ramenait à l'autre bout, il regardait <strong>le</strong>s casiers noyés d'ombre,dans <strong>le</strong>squels achevaient de moisir quelques pièces de drap. C'était la maison veuve,ceux qu'il aimait partis, son commerce tombé à une fin honteuse, lui seul promenantson cœur mort et son orgueil abattu, au milieu de ces catastrophes. Il <strong>le</strong>vait <strong>le</strong>s yeuxvers <strong>le</strong> plafond noir, il écoutait <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce qui sortait des ténèbres de la petite sal<strong>le</strong> àmanger, <strong>le</strong> coin familial dont il aimait autrefois jusqu'à l'odeur enfermée. Plus unsouff<strong>le</strong> dans l'antique logis, son pas régulier et pesant faisait sonner <strong>le</strong>s vieux murs,comme s'il avait marché sur la tombe de ses tendresses.Enfin, Denise aborda <strong>le</strong> sujet qui l'amenait.- Mon onc<strong>le</strong>, vous ne pouvez rester ainsi. Il faudrait prendre une détermination.


Il répondit sans s'arrêter :- Sans doute, mais que veux-tu que je fasse ? J'ai tâché de vendre, personnen'est venu… Mon Dieu ! un matin, je fermerai la boutique, et je m'en irai.El<strong>le</strong> savait qu'une faillite n'était plus à craindre. Les créanciers avaient préférés'entendre, devant un pareil acharnement du sort. Tout payé, l'onc<strong>le</strong> allait simp<strong>le</strong>mentse trouver à la rue.- Mais que ferez-vous ensuite ? murmura-t-el<strong>le</strong>, cherchant une transition pourarriver à l'offre qu'el<strong>le</strong> n'osait formu<strong>le</strong>r.- Je ne sais pas, répondit-il. On me ramassera bien.Il avait changé son trajet, il marchait de la sal<strong>le</strong> à manger aux vitrines de ladevanture; et, maintenant, il considérait chaque fois d'un regard morne ces vitrineslamentab<strong>le</strong>s, avec <strong>le</strong>ur étalage oublié. Ses yeux ne se <strong>le</strong>vaient même pas sur lafaçade triomphante du Bonheur des Dames, dont <strong>le</strong>s lignes architectura<strong>le</strong>s seperdaient à droite et à gauche, aux deux bouts de la rue. C'était un anéantissement, ilne trouvait plus la force de se fâcher.- Écoutez, mon onc<strong>le</strong>, finit par dire Denise embarrassée, il y aurait peut-êtreune place pour vous…El<strong>le</strong> se reprit, el<strong>le</strong> bégaya :- Oui, je suis chargée de vous offrir une place d'inspecteur.- Où donc ? demanda Baudu.- Mon Dieu ! là, en face… Chez nous… Six mil<strong>le</strong> francs, un travail sans fatigue.Brusquement, il s'était arrêté devant el<strong>le</strong>. Mais, au lieu de s'emporter commeel<strong>le</strong> <strong>le</strong> craignait, il devenait très pâ<strong>le</strong>, il succombait sous une émotion douloureuse,d'une amère résignation.- En face, en face, balbutia-t-il à plusieurs reprises.Tu veux que j'entre en face ?Denise el<strong>le</strong>-même était gagnée par cette émotion. El<strong>le</strong> revoyait la longue luttedes deux boutiques, el<strong>le</strong> assistait aux convois de Geneviève et de Mme Baudu, el<strong>le</strong>avait sous <strong>le</strong>s yeux <strong>le</strong> Vieil Elbeuf renversé, égorgé à terre par <strong>le</strong> Bonheur des Dames.Et l'idée de son onc<strong>le</strong> entrant en face, se promenant là en cravate blanche, lui faisaitsauter <strong>le</strong> cœur de pitié et de révolte.- Voyons, Denise, ma fil<strong>le</strong>, est-ce possib<strong>le</strong> ? dit-il simp<strong>le</strong>ment, tandis qu'ilcroisait ses pauvres mains tremblantes.- Non, non, mon onc<strong>le</strong> ! cria-t-el<strong>le</strong> dans un élan de tout son être juste et bon. Ceserait mal… Pardonnez-moi, je vous en supplie.Il avait repris sa marche, son pas ébranlait de nouveau <strong>le</strong> vide sépulcral de lamaison. Et, quand el<strong>le</strong> <strong>le</strong> quitta, il allait, il allait toujours, dans cette locomotion entêtéedes grands désespoirs qui tournent sur eux-mêmes, sans pouvoir en sortir jamais.Denise, cette nuit-là, eut encore une insomnie. El<strong>le</strong> venait de toucher <strong>le</strong> fond deson impuissance. Même en faveur des siens, el<strong>le</strong> ne trouvait pas un soulagement.Jusqu'au bout, il lui fallut assister à l'œuvre invincib<strong>le</strong> de la vie, qui veut la mort pourcontinuel<strong>le</strong> semence. El<strong>le</strong> ne se débattait plus, el<strong>le</strong> acceptait cette loi de la lutte; maisson âme de femme s'emplissait d'une bonté en p<strong>le</strong>urs, d'une tendresse fraternel<strong>le</strong>, àl'idée de l'humanité souffrante. Depuis des années, el<strong>le</strong>-même était prise entre <strong>le</strong>srouages de la machine. N'y avait-el<strong>le</strong> pas saigné ? ne l'avait-on pas meurtrie,chassée, traînée dans l'injure ? Aujourd'hui encore, el<strong>le</strong> s'épouvantait parfois,lorsqu'el<strong>le</strong> se sentait choisie par la logique des faits. Pourquoi el<strong>le</strong>, si chétive ?pourquoi sa petite main pesant tout d'un coup si lourd, au milieu de la besogne dumonstre ? Et la force qui balayait tout, l'emportait à son tour, el<strong>le</strong> dont la venue devaitêtre une revanche. Mouret avait inventé cette mécanique à écraser <strong>le</strong> monde, dont <strong>le</strong>fonctionnement brutal l'indignait; il avait semé <strong>le</strong> quartier de ruines, dépouillé <strong>le</strong>s uns,


tué <strong>le</strong>s autres; et el<strong>le</strong> l'aimait quand même pour la grandeur de son œuvre, el<strong>le</strong> l'aimaitdavantage à chacun des excès de son pouvoir, malgré <strong>le</strong> flot de larmes qui lasou<strong>le</strong>vait, devant la misère sacrée des vaincus.


XIV.La rue du Dix-Décembre, toute neuve, avec ses maisons d'une blancheur decraie et <strong>le</strong>s derniers échafaudages des quelques bâtisses attardées, s'allongeait sousun limpide so<strong>le</strong>il de février; un flot de voitures passait, d'un large train de conquête, aumilieu de cette trouée de lumière qui coupait l'ombre humide du vieux quartier Saint-Roch; et, entre la rue de la Michodière et la rue de Choiseul, il y avait une émeute,l'écrasement d'une fou<strong>le</strong> chauffée par un mois de réclame, <strong>le</strong>s yeux en l'air, bayantdevant la façade monumenta<strong>le</strong> du Bonheur des Dames, dont l'inauguration avait lieuce lundi-là, à l'occasion de la grande exposition de blanc.C'était, dans sa fraîcheur gaie, un vaste développement d'architecturepolychrome, rehaussée d'or, annonçant <strong>le</strong> vacarme et l'éclat du commerce intérieur,accrochant <strong>le</strong>s yeux comme un gigantesque étalage qui aurait flambé des cou<strong>le</strong>urs <strong>le</strong>splus vives. Au rez-de-chaussée, pour ne pas tuer <strong>le</strong>s étoffes des vitrines, la décorationrestait sobre : un soubassement en marbre vert de mer; <strong>le</strong>s pi<strong>le</strong>s d'ang<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s piliersd'appui recouverts de marbre noir, dont la sévérité s'éclairait de cartouches dorés; et<strong>le</strong> reste en glaces sans tain, dans <strong>le</strong>s châssis de fer, rien que des glaces quisemblaient ouvrir <strong>le</strong>s profondeurs des ga<strong>le</strong>ries et des halls au p<strong>le</strong>in jour de la rue.Mais, à mesure que <strong>le</strong>s étages montaient, s'allumaient <strong>le</strong>s tons éclatants. La frise durez-de-chaussée déroulait des mosaïques, une guirlande de f<strong>le</strong>urs rouges et b<strong>le</strong>ues,alternées avec des plaques de marbre, où étaient gravés des noms de marchandises,à l'infini, ceignant <strong>le</strong> colosse. Puis, <strong>le</strong> soubassement du premier étage, en briquesémaillées, supportait de nouveau <strong>le</strong>s glaces des larges baies, jusqu'à la frise, faited'écussons dorés, aux armes des vil<strong>le</strong>s de France, et de motifs en terre cuite, dontl'émail répétait <strong>le</strong>s teintes claires du soubassement. Enfin, tout en haut, l'entab<strong>le</strong>ments'épanouissait comme la floraison ardente de la façade entière, <strong>le</strong>s mosaïques et <strong>le</strong>sfaïences reparaissaient avec des colorations plus chaudes, <strong>le</strong> zinc des chéneaux étaitdécoupé et doré, l'acrotère alignait un peup<strong>le</strong> de statues, <strong>le</strong>s grandes citésindustriel<strong>le</strong>s et manufacturières, qui détachaient en p<strong>le</strong>in ciel <strong>le</strong>urs fines silhouettes. Et<strong>le</strong>s curieux s'émerveillaient surtout devant la porte centra<strong>le</strong>, d'une hauteur d'arc detriomphe, décorée el<strong>le</strong> aussi d'une profusion de mosaïques, de faïences, de terrescuites, surmontée d'un groupe allégorique dont l'or neuf rayonnait, la Femme habilléeet baisée par une volée rieuse de petits Amours.Vers deux heures, un piquet d'ordre dut faire circu<strong>le</strong>r la fou<strong>le</strong> et veil<strong>le</strong>r austationnement des voitures. Le palais était construit, <strong>le</strong> temp<strong>le</strong> é<strong>le</strong>vé à la foliedépensière de la mode. Il dominait, il couvrait un quartier de son ombre. Déjà, la plaielaissée à son flanc par la démolition de la masure de Bourras, se trouvait si biencicatrisée, qu'on aurait vainement cherché la place de cette verrue ancienne; <strong>le</strong>squatre façades filaient <strong>le</strong> long des quatre rues, sans une lacune, dans <strong>le</strong>ur iso<strong>le</strong>mentsuperbe. Sur l'autre trottoir, depuis l'entrée de Baudu dans une maison de retraite, <strong>le</strong>Vieil Elbeuf était fermé, muré ainsi qu'une tombe, derrière <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>ts qu'on n'en<strong>le</strong>vaitplus; peu à peu, <strong>le</strong>s roues de fiacres <strong>le</strong>s éclaboussaient, des affiches <strong>le</strong>s noyaient, <strong>le</strong>scollaient ensemb<strong>le</strong>, flot montant de la publicité, qui semblait la dernière pel<strong>le</strong>tée deterre jetée sur <strong>le</strong> vieux commerce; et, au milieu de cette devanture morte, salie descrachats de la rue, bariolée des guenil<strong>le</strong>s du vacarme parisien, s'étalait, comme undrapeau planté sur un empire conquis, une immense affiche jaune, toute fraîche,annonçant en <strong>le</strong>ttres de deux pieds la grande mise en vente du Bonheur des Dames.On eût dit que <strong>le</strong> colosse, après ses agrandissements successifs, pris de honte et derépugnance pour <strong>le</strong> quartier noir, où il était né modestement, et qu'il avait plus tardégorgé, venait de lui tourner <strong>le</strong> dos, laissant la boue des rues étroites sur sesderrières, présentant sa face de parvenu à la voie tapageuse et enso<strong>le</strong>illée dunouveau Paris. Maintenant, tel que <strong>le</strong> montrait la gravure des réclames, il s'était


engraissé, pareil à l'ogre des contes, dont <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s menacent de faire craquer <strong>le</strong>snuages. D'abord, au premier plan de cette gravure, la rue du Dix-Décembre, <strong>le</strong>s ruesde la Michodière et Monsigny, emplies de petites figures noires, s'élargissaientdémesurément, comme pour donner passage à la clientè<strong>le</strong> du monde entier. Puis,c'étaient <strong>le</strong>s bâtiments eux-mêmes, d'une immensité exagérée, vus à vol d'oiseauavec <strong>le</strong>urs corps de toitures qui dessinaient <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries couvertes, <strong>le</strong>urs cours vitréesoù l'on devinait <strong>le</strong>s halls, tout l'infini de ce lac de verre et de zinc luisant au so<strong>le</strong>il. Audelà, Paris s'étendait, mais un Paris rapetissé, mangé par <strong>le</strong> monstre : <strong>le</strong>s maisons,d'une humilité de chaumières dans <strong>le</strong> voisinage, s'éparpillaient ensuite en unepoussière de cheminées indistinctes; <strong>le</strong>s monuments semblaient fondre, à gauchedeux traits pour Notre-Dame, à droite un accent circonf<strong>le</strong>xe pour <strong>le</strong>s Invalides, au fond<strong>le</strong> Panthéon, honteux et perdu, moins gros qu'une <strong>le</strong>ntil<strong>le</strong>. L'horizon tombait enpoudre, n'était plus qu'un cadre dédaigné, jusqu'aux hauteurs de Châtillon, jusqu'à lavaste campagne, dont <strong>le</strong>s lointains noyés indiquaient l'esclavage.Depuis <strong>le</strong> matin, la cohue augmentait. Aucun magasin n'avait encore remué lavil<strong>le</strong> d'un tel fracas de publicité. Maintenant, <strong>le</strong> Bonheur dépensait chaque année prèsde six cent mil<strong>le</strong> francs en affiches, en annonces, en appels de toutes sortes; <strong>le</strong>nombre des catalogues envoyés allait à quatre cent mil<strong>le</strong>, on déchiquetait plus de centmil<strong>le</strong> francs d'étoffes pour <strong>le</strong>s échantillons. C'était l'envahissement définitif desjournaux, des murs, des oreil<strong>le</strong>s du public, comme une monstrueuse trompetted'airain, qui, sans relâche, soufflait aux quatre coins de la terre <strong>le</strong> vacarme desgrandes mises en vente. Et, désormais, cette façade, devant laquel<strong>le</strong> on s'écrasait,devenait la réclame vivante, avec son luxe bariolé et doré de bazar, ses vitrines largesà y exposer <strong>le</strong> poème entier des vêtements de la femme, ses enseignes prodiguées,peintes, gravées, taillées, depuis <strong>le</strong>s plaques de marbre du rez-de-chaussée,jusqu'aux feuil<strong>le</strong>s de tô<strong>le</strong> arrondies en arc au-dessus des toits, déroulant l'or de <strong>le</strong>ursbandero<strong>le</strong>s, et où <strong>le</strong> nom de la maison se lisait en <strong>le</strong>ttres cou<strong>le</strong>ur du temps,découpées sur <strong>le</strong> b<strong>le</strong>u de l'air. Pour fêter l'inauguration, on avait ajouté des trophées,des drapeaux; chaque étage se trouvait pavoisé de bannières et d'étendards auxarmes des principa<strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s de France; tandis que, tout en haut, <strong>le</strong>s pavillons despeup<strong>le</strong>s étrangers, hissés à des mâts, battaient au vent du ciel. En bas, enfin,l'exposition de blanc prenait, au fond des vitrines, une intensité de ton aveuglante.Rien que du blanc, un trousseau comp<strong>le</strong>t et une montagne de draps de lit à gauche,des rideaux en chapel<strong>le</strong> et des pyramides de mouchoirs à droite, fatiguaient <strong>le</strong> regard;et, entre <strong>le</strong>s «pendus» de la porte, des pièces de toi<strong>le</strong>, de calicot, de mousseline,tombant en nappe, pareil<strong>le</strong>s à des ébou<strong>le</strong>ments de neige, étaient plantées debout desgravures habillées, des feuil<strong>le</strong>s de carton b<strong>le</strong>uâtre, où une jeune mariée et une dameen toi<strong>le</strong>tte de bal, toutes deux de grandeur naturel<strong>le</strong>, vêtues de vraies étoffes, dentel<strong>le</strong>et soie, souriaient de <strong>le</strong>urs figures peintes. Un cerc<strong>le</strong> de badauds se reformait sanscesse, un désir montait de l'ébahissement de la fou<strong>le</strong>.Ce qui ameutait encore la curiosité autour du Bonheur des Dames, c'était unsinistre dont Paris entier causait, l'incendie des Quatre Saisons, <strong>le</strong> grand magasin queBouthemont avait ouvert près de l'Opéra, depuis trois semaines à peine. Les journauxdébordaient de détails : <strong>le</strong> feu mis par une explosion de gaz pendant la nuit, la fuiteépouvantée des vendeuses en chemise, l'héroïsme de Bouthemont qui en avait sauvécinq sur ses épau<strong>le</strong>s. Du reste, <strong>le</strong>s pertes énormes se trouvaient couvertes, et <strong>le</strong>public commençait à hausser <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, en disant que la réclame était superbe.Mais, pour <strong>le</strong> moment, l'attention refluait vers <strong>le</strong> Bonheur, enfiévrée des histoires quicouraient, occupée jusqu'à l'obsession de ces bazars dont l'importance prenait une silarge place dans la vie publique. Toutes <strong>le</strong>s chances, ce Mouret ! Paris saluait sonétoi<strong>le</strong>, accourait <strong>le</strong> voir debout, puisque <strong>le</strong>s flammes maintenant se chargeaient de


alayer à ses pieds la concurrence; et l'on chiffrait déjà <strong>le</strong>s gains de la saison, onestimait <strong>le</strong> flot élargi de cohue qu'allait faire cou<strong>le</strong>r, sous sa porte, la fermeture forcéede la maison riva<strong>le</strong>. Un instant, il avait éprouvé des inquiétudes, troublé de sentircontre lui une femme, cette Mme Desforges, à laquel<strong>le</strong> il devait un peu sa fortune. Ledi<strong>le</strong>ttantisme financier du baron Hartmann, mettant de l'argent dans <strong>le</strong>s deux affaires,l'énervait aussi. Puis, il était surtout exaspéré de n'avoir pas eu une idée génia<strong>le</strong> deBouthemont : ce bon vivant ne venait-il pas de faire bénir ses magasins par <strong>le</strong> curé dela Made<strong>le</strong>ine, suivi de tout son c<strong>le</strong>rgé ! une cérémonie étonnante, une pompereligieuse promenée de la soierie à la ganterie, Dieu tombé dans <strong>le</strong>s pantalons defemme et dans <strong>le</strong>s corsets; ce qui n'avait pas empêché <strong>le</strong> tout de brû<strong>le</strong>r, mais ce quivalait un million d'annonces, tel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> coup était porté sur la clientè<strong>le</strong> mondaine.Mouret, depuis ce temps, rêvait d'avoir l'archevêque !Cependant, trois heures sonnaient à l'horloge qui surmontait la porte. C'étaitl'écrasement de l'après-midi, près de cent mil<strong>le</strong> clientes s'étouffant dans <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries etdans <strong>le</strong>s halls. Dehors, des voitures stationnaient, d'un bout à l'autre de la rue du Dix-Décembre; et, du côté de l'Opéra, une autre masse profonde occupait <strong>le</strong> cul-de-sac,où devait s'amorcer la future avenue. De simp<strong>le</strong>s fiacres se mêlaient aux coupés demaître, <strong>le</strong>s cochers attendaient parmi <strong>le</strong>s roues, <strong>le</strong>s rangées de chevaux hennissaient,secouaient <strong>le</strong>s étincel<strong>le</strong>s de <strong>le</strong>urs gourmettes, allumées de so<strong>le</strong>il. Sans cesse, <strong>le</strong>squeues se refaisaient, au milieu des appels des garçons, de la poussée des bêtes,qui, d'el<strong>le</strong>s-mêmes, serraient la fi<strong>le</strong>, tandis que des voitures nouvel<strong>le</strong>s,continuel<strong>le</strong>ment, s'ajoutaient aux autres. Les piétons s'envolaient sur <strong>le</strong>s refuges parbandes effarouchées, <strong>le</strong>s trottoirs étaient noirs de monde, dans la perspective fuyantede la voie large et droite. Et une clameur montait entre <strong>le</strong>s maisons blanches, cef<strong>le</strong>uve humain roulait sous l'âme de Paris épandue, un souff<strong>le</strong> énorme et doux, donton sentait la caresse géante.Devant une vitrine, Mme de Boves, accompagnée de sa fil<strong>le</strong> Blanche, regardaitavec Mme Guibal un étalage de costumes mi-confectionnés.- Oh ! voyez donc, dit-el<strong>le</strong>, ces costumes de toi<strong>le</strong>, pour dix-neuf francs soixantequinze!Dans <strong>le</strong>urs cartons carrés, <strong>le</strong>s costumes noués d'une faveur, étaient pliés defaçon à présenter <strong>le</strong>s garnitures seu<strong>le</strong>s, brodées de b<strong>le</strong>u et de rouge; et, occupantl'ang<strong>le</strong> de chaque carton, une gravure montrait <strong>le</strong> vêtement tout fait, porté par unejeune personne aux airs de princesse.- Mon Dieu ! ça ne vaut pas davantage, murmura Mme Guiball. De vraiesloques, dès qu'on a ça dans la main !Maintenant, el<strong>le</strong>s étaient intimes, depuis que M. de Boves restait dans unfauteuil, cloué par des accès de goutte. La femme supportait la maîtresse, préférantencore que la chose eût lieu chez el<strong>le</strong>, car el<strong>le</strong> y gagnait un peu d'argent de poche,des sommes que <strong>le</strong> mari se laissait vo<strong>le</strong>r, ayant lui-même besoin de tolérance.- Eh bien ! entrons, reprit Mme Guibal. Il faut voir <strong>le</strong>ur exposition… Est-ce quevotre gendre ne vous a pas donné rendez- vous là-dedans ?Mme de Boves ne répondit pas, <strong>le</strong>s regards perdus, l'air absorbé par la queuedes voitures, qui une à une, s'ouvraient et lâchaient toujours des clientes.- Si, dit enfin Blanche de sa voix mol<strong>le</strong>. Paul doit nous prendre vers quatreheures dans la sal<strong>le</strong> de <strong>le</strong>cture, après sa sortie du ministère.Ils étaient mariés depuis un mois, et Vallagnosc, à la suite d'un congé de troissemaines, passé dans <strong>le</strong> Midi, venait de rentrer à son poste. La jeune femme avaitdéjà la carrure de sa mère, la chair soufflée et comme épaissie par <strong>le</strong> mariage.- Mais c'est Mme Desforges, là-bas ! s'écria la comtesse, <strong>le</strong>s yeux sur un coupéqui s'arrêtait.


- Oh ! croyez-vous ? murmura Mme Guibal. Après toutes ces histoires… El<strong>le</strong>doit encore p<strong>le</strong>urer l'incendie des Quatre Saisons.C'était bien Henriette pourtant. El<strong>le</strong> aperçut ces dames, el<strong>le</strong> s'avança d'un airgai, cachant sa défaite sous l'aisance mondaine de ses manières.- Mon Dieu ! oui, j'ai voulu me rendre compte. Il vaut mieux savoir par soimême,n'est-ce pas ?… Oh ! nous sommes toujours bons amis avec M. Mouret, bienqu'on <strong>le</strong> dise furieux, depuis que je me suis intéressée à cette maison riva<strong>le</strong>… Moi, iln'y a qu'une chose que je ne lui pardonne pas, c'est d'avoir poussé à ce mariage,vous savez ? ce Joseph, avec ma protégée, Ml<strong>le</strong> de Fontenail<strong>le</strong>s…- Comment ! c'est fait ? interrompit Mme de Boves. Quel<strong>le</strong> horreur !- Oui, ma chère, et uniquement pour mettre <strong>le</strong> talon sur nous. Je <strong>le</strong> connais, il avoulu dire que nos fil<strong>le</strong>s du monde ne sont bonnes qu'à épouser ses garçons demagasin.El<strong>le</strong> s'animait. Toutes quatre demeuraient sur <strong>le</strong> trottoir, au milieu desbousculades de l'entrée. Peu à peu, cependant, <strong>le</strong> flot <strong>le</strong>s prenait; et el<strong>le</strong>s n'eurentqu'à s'abandonner au courant, el<strong>le</strong>s passèrent la porte comme sou<strong>le</strong>vées, sans enavoir conscience, causant plus fort pour s'entendre. Maintenant, el<strong>le</strong>s se demandaientdes nouvel<strong>le</strong>s de Mme Marty. On racontait que <strong>le</strong> pauvre M. Marty, à la suite devio<strong>le</strong>ntes scènes de ménage, venait d'être frappé du délire des grandeurs : il puisait àp<strong>le</strong>ines mains dans <strong>le</strong>s trésors de la terre, il vidait <strong>le</strong>s mines d'or, chargeait destombereaux de diamants et de pierreries.- Pauvre bonhomme ! dit Mme Guibal, lui toujours si râpé, avec son humilité decoureur de cachet !… Et la femme ?- El<strong>le</strong> mange un onc<strong>le</strong>, à présent, répondit Henriette, un vieux brave hommed'onc<strong>le</strong>, qui s'est retiré chez el<strong>le</strong>, après son veuvage… D'ail<strong>le</strong>urs, el<strong>le</strong> doit être ici,nous allons la voir.Une surprise immobilisa ces dames. Devant el<strong>le</strong>s, s'étendaient <strong>le</strong>s magasins,<strong>le</strong>s plus vastes magasins du monde, comme disaient-<strong>le</strong>s réclames. À cette heure, lagrande ga<strong>le</strong>rie centra<strong>le</strong> allait de bout en bout, ouvrait sur la rue du Dix-Décembre etsur la rue Neuve-Saint-Augustin; tandis que, à droite et à gauche, pareil<strong>le</strong>s aux bascôtésd'une église, la ga<strong>le</strong>rie Monsigny et la ga<strong>le</strong>rie Michodière, plus étroites, filaientel<strong>le</strong>s aussi <strong>le</strong> long des deux rues, sans une interruption. De place en place, <strong>le</strong>s hallsélargissaient des carrefours, au milieu de la charpente métallique des escalierssuspendus et des ponts volants. On avait retourné la disposition intérieure :maintenant, <strong>le</strong>s soldes étaient sur la rue du Dix-Décembre, la soie se trouvait aumilieu, la ganterie occupait, au fond, <strong>le</strong> hall Saint-Augustin; et du nouveau vestibu<strong>le</strong>d'honneur, lorsqu'on <strong>le</strong>vait <strong>le</strong>s yeux, on apercevait toujours la literie, déménagée d'uneextrémité à l'autre du second étage. Le chiffre énorme des rayons montait au nombrede cinquante; plusieurs, tout neufs, étaient inaugurés ce jour-là; d'autres, devenustrop importants, avaient dû être simp<strong>le</strong>ment dédoublés, afin de faciliter la vente; et,devant cet accroissement continu des affaires, <strong>le</strong> personnel lui-même, pour lanouvel<strong>le</strong> saison, venait d'être porté à trois mil<strong>le</strong> quarante-cinq employés.Ce qui arrêtait ces dames, c'était <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> prodigieux de la grandeexposition de blanc. Autour d'el<strong>le</strong>s, d'abord, il y avait <strong>le</strong> vestibu<strong>le</strong>, un hall aux glacesclaires, pavé de mosaïques, où <strong>le</strong>s étalages à bas prix retenaient la fou<strong>le</strong> vorace.Ensuite, <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries s'enfonçaient, dans une blancheur éclatante, une échappéeboréa<strong>le</strong>, toute une contrée de neige, déroulant l'infini des steppes tendues d'hermine,l'entassement des glaciers allumés sous <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il. On retrouvait <strong>le</strong> blanc des vitrinesdu dehors, mais avivé, colossal, brûlant d'un bout à l'autre de l'énorme vaisseau, avecla flambée blanche d'un incendie en p<strong>le</strong>in feu. Rien que du blanc, tous <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>sblancs de chaque rayon, une débauche de blanc, un astre blanc dont <strong>le</strong> rayonnement


fixe aveuglait d'abord, sans qu'on pût distinguer <strong>le</strong>s détails, au milieu de cetteblancheur unique. Bientôt <strong>le</strong>s yeux s'accoutumaient : à gauche, la ga<strong>le</strong>rie Monsignyallongeait <strong>le</strong>s promontoires blancs des toi<strong>le</strong>s et des calicots, <strong>le</strong>s roches blanches desdraps de lit, des serviettes, des mouchoirs; tandis que la ga<strong>le</strong>rie Michodière, à droite,occupée par la mercerie, la bonneterie et <strong>le</strong>s lainages, exposait des constructionsblanches en boutons de nacre, un grand décor bâti avec des chaussettes blanches,toute une sal<strong>le</strong> recouverte de mol<strong>le</strong>ton blanc, éclairée au loin d'un coup de lumière.Mais <strong>le</strong> foyer de clarté rayonnait surtout de la ga<strong>le</strong>rie centra<strong>le</strong>, aux rubans et auxfichus, à la ganterie et à la soie. Les comptoirs disparaissaient sous <strong>le</strong> blanc des soieset des rubans, des gants et de fichus. Autour des colonnettes de fer, s'é<strong>le</strong>vaient desbouillonnés de mousseline blanche, noués de place en place par des foulards blancs.Les escaliers étaient garnis de draperies blanches, des draperies de piqué et de basinalternées, qui filaient <strong>le</strong> long des rampes, entouraient <strong>le</strong>s halls, jusqu'au second étage;et cette montée du blanc prenait des ai<strong>le</strong>s, se pressait et se perdait, comme uneenvolée de cygnes. Puis, <strong>le</strong> blanc retombait des voûtes, une tombée de duvet, unenappe neigeuse en larges flocons : des couvertures blanches, des couvre- piedsblancs, battaient l'air, accrochés, pareils à des bannières d'église; de longs jets deguipure traversaient, semblaient suspendre des essaims de papillons blancs, aubourdonnement immobi<strong>le</strong>; des dentel<strong>le</strong>s frissonnaient de toutes parts, flottaientcomme des fils de la Vierge par un so<strong>le</strong>il d'été, emplissaient l'air de <strong>le</strong>ur ha<strong>le</strong>ineblanche. Et la merveil<strong>le</strong>, l'autel de cette religion du blanc, était, au-dessus du comptoirdes soieries, dans <strong>le</strong> grand hall, une tente faite de rideaux blancs, qui descendaientdu vitrage. Les mousselines, <strong>le</strong>s gazes, <strong>le</strong>s guipures d'art, coulaient à flots légers,pendant que des tul<strong>le</strong>s brodés, très riches, et des pièces de soie orienta<strong>le</strong>, laméesd'argent, servaient de fond à cette décoration géante, qui tenait du tabernac<strong>le</strong> et del'alcôve. On aurait dit un grand lit blanc, dont l'énormité virgina<strong>le</strong> attendait, commedans <strong>le</strong>s légendes, la princesse blanche, cel<strong>le</strong> qui devait venir un jour, toutepuissante,avec <strong>le</strong> voi<strong>le</strong> blanc des épousées.- Oh ! extraordinaire ! répétaient ces dames. Inouï !El<strong>le</strong>s ne se lassaient pas de cette chanson du blanc, que chantaient <strong>le</strong>s étoffesde la maison entière. Mouret n'avait encore rien fait de plus vaste, c'était <strong>le</strong> coup degénie de son art de l'étalage. Sous l'écrou<strong>le</strong>ment de ces blancheurs, dans l'apparentdésordre des tissus, tombés comme au hasard des cases éventrées, il y avait unephrase harmonique, <strong>le</strong> blanc suivi et développé dans tous ses tons, qui naissait,grandissait, s'épanouissait, avec l'orchestration compliquée d'une fugue de maître,dont <strong>le</strong> développement continu emporte <strong>le</strong>s âmes d'un vol sans cesse élargi. Rien quedu blanc, et jamais <strong>le</strong> même blanc, tous <strong>le</strong>s blancs, s'en<strong>le</strong>vant <strong>le</strong>s uns sur <strong>le</strong>s autres,s'opposant, se complétant, arrivant à l'éclat même de la lumière. Cela partait desblancs mats du calicot et de la toi<strong>le</strong>, des blancs sourds de la flanel<strong>le</strong> et du drap; puis,venaient <strong>le</strong>s velours, <strong>le</strong>s soies, <strong>le</strong>s satins, une gamme montante, <strong>le</strong> blanc peu à peuallumé, finissant en petites flammes aux cassures des plis; et <strong>le</strong> blanc s'envolait avecla transparence des rideaux, devenait de la clarté libre avec <strong>le</strong>s mousselines, <strong>le</strong>sguipures, <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s tul<strong>le</strong>s surtout, si légers, qu'ils étaient comme la noteextrême et perdue; tandis que l'argent des pièces de soie orienta<strong>le</strong> chantait <strong>le</strong> plushaut, au fond de l'alcôve géante.Cependant, <strong>le</strong>s magasins vivaient, du monde assiégeait <strong>le</strong>s ascenseurs, ons'écrasait au buffet et au salon de <strong>le</strong>cture, tout un peup<strong>le</strong> voyageait au milieu de cesespaces couverts de neige. Et la fou<strong>le</strong> paraissait noire, on eût dit <strong>le</strong>s patineurs d'unlac de Pologne, en décembre. Au rez-de-chaussée, il y avait une hou<strong>le</strong> assombrie,agitée d'un reflux, où l'on ne distinguait que <strong>le</strong>s visages délicats et ravis des femmes.Dans <strong>le</strong>s découpures des charpentes de fer, <strong>le</strong> long des escaliers, sur <strong>le</strong>s ponts


volants, c'était ensuite une ascension sans fin de petites figures, comme égarées aumilieu de pics neigeux. Une cha<strong>le</strong>ur de serre, suffocante, surprenait, en face de ceshauteurs glacées. Le bourdonnement des voix faisait un bruit énorme de f<strong>le</strong>uve quicharrie. Au plafond, <strong>le</strong>s ors prodigués, <strong>le</strong>s vitres niellées d'or et <strong>le</strong>s rosaces d'orsemblaient un coup de so<strong>le</strong>il, luisant sur <strong>le</strong>s Alpes de la grande exposition de blanc.- Voyons, dit Mme de Boves, il faut pourtant avancer. Nous ne pouvons resterlà.Depuis qu'el<strong>le</strong> était entrée, l'inspecteur Jouve, debout près de la porte, ne laquittait pas des yeux. Lorsqu'el<strong>le</strong> se retourna, <strong>le</strong>urs regards se rencontrèrent. Puis,comme el<strong>le</strong> se remettait en marche, il lui laissa quelque avance, et la suivit de loin,sans paraître s'occuper d'el<strong>le</strong> davantage.- Tiens ! dit Mme Guibal, en s'arrêtant encore devant la première caisse, aumilieu des poussées, c'est une idée gentil<strong>le</strong>, ces vio<strong>le</strong>ttes !El<strong>le</strong> parlait de la nouvel<strong>le</strong> prime du Bonheur, une idée de Mouret dont il menaittapage dans <strong>le</strong>s journaux, de petits bouquets de vio<strong>le</strong>ttes blanches, achetés parmilliers à Nice et distribués à toute cliente qui faisait <strong>le</strong> moindre achat. Près de chaquecaisse, des garçons en livrée délivraient la prime, sous la surveillance d'un inspecteur.Et, peu à peu, la clientè<strong>le</strong> se trouvait f<strong>le</strong>urie, <strong>le</strong>s magasins s'emplissaient de ces nocesblanches, toutes <strong>le</strong>s femmes promenaient un parfum pénétrant de f<strong>le</strong>ur.- Oui, murmura Mme Desforges d'une voix jalouse, l'idée est bonne.Mais, au moment où ces dames allaient s'éloigner, el<strong>le</strong>s entendirent deuxvendeurs qui plaisantaient sur <strong>le</strong>s vio<strong>le</strong>ttes. Un grand maigre s'étonnait : ça se faisaitdonc, ce mariage du patron avec la première des costumes ? tandis qu'un petit grasrépondait qu'on n'avait jamais su, mais que <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs tout de même étaient achetées.- Comment ! dit Mme de Boves, M. Mouret se marie ?- C'est la première nouvel<strong>le</strong>, répondit Henriette qui jouait l'indifférence. Dureste, il faut bien finir par là.La comtesse avait lancé un vif regard à sa nouvel<strong>le</strong> amie. Maintenant, toutesdeux comprenaient pourquoi Mme Desforges était venue au Bonheur des Dames,malgré <strong>le</strong>s batail<strong>le</strong>s de la rupture. Sans doute, el<strong>le</strong> cédait au besoin invincib<strong>le</strong> de voiret de souffrir.- Je reste avec vous, lui dit Mme Guibal, dont la curiosité s'éveillait. Nousretrouverons Mme de Boves au salon de <strong>le</strong>cture.- Eh bien ! c'est cela, déclara cel<strong>le</strong>-ci. Moi, j'ai affaire au premier… Viens-tu,Blanche ?Et el<strong>le</strong> monta, suivie de sa fil<strong>le</strong>, pendant que l'inspecteur Jouve, toujours à sasuite, allait prendre un escalier voisin, pour ne pas attirer son attention. Les deuxautres se perdirent dans la fou<strong>le</strong> compacte du rez-de-chaussée.Tous <strong>le</strong>s comptoirs, au milieu des bousculades de la vente, ne causaient unefois encore que des amours du patron. L'aventure, qui depuis des mois, occupait <strong>le</strong>scommis enchantés de la longue résistance de Denise, venait tout d'un coup d'aboutirà une crise : on avait appris la veil<strong>le</strong> que la jeune fil<strong>le</strong> quittait <strong>le</strong> Bonheur, malgré <strong>le</strong>ssupplications de Mouret, en prétextant un grand besoin de repos. Et <strong>le</strong>s avis étaientouverts : partirait-el<strong>le</strong> ? ne partirait-el<strong>le</strong> pas ? De rayon à rayon, on pariait cent sous,pour <strong>le</strong> dimanche suivant. Les malins mettaient un déjeuner sur la carte du mariagefinal; pourtant, <strong>le</strong>s autres, ceux qui croyaient au départ, ne risquaient pas non plus <strong>le</strong>urargent sans de bonnes raisons. À coup sûr, la demoisel<strong>le</strong> avait la force d'une femmeadorée qui se refuse; mais <strong>le</strong> patron, de son côté, était fort de sa richesse, de sonheureux veuvage, de son orgueil qu'une exigence dernière pouvait exaspérer. Dureste, <strong>le</strong>s uns comme <strong>le</strong>s autres, tombaient d'accord que cette petite vendeuse avait


mené l'affaire avec la science d'une rouée de génie, et qu'el<strong>le</strong> jouait la partie suprême,en lui mettant ainsi <strong>le</strong> marché à la main. Épouse-moi, ou je m'en vais.Denise, cependant, ne songeait guère à ces choses. El<strong>le</strong> n'avait jamais eu niune exigence ni un calcul. Et la situation qui la décidait au départ, était justementrésultée des jugements qu'on portait sur sa conduite, à sa continuel<strong>le</strong> surprise. Est-cequ'el<strong>le</strong> avait voulu tout cela ? est-ce qu'el<strong>le</strong> se montrait rusée, coquette, ambitieuse ?El<strong>le</strong> était venue simp<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong> s'étonnait la première qu'on pût l'aimer ainsi.Aujourd'hui encore, pourquoi voyait-on une habi<strong>le</strong>té dans sa résolution de quitter <strong>le</strong>Bonheur ? C'était si naturel pourtant ! El<strong>le</strong> en arrivait à un malaise nerveux, à desangoisses intolérab<strong>le</strong>s, au milieu des commérages sans cesse renaissants de lamaison, des brûlantes obsessions de Mouret, des combats qu'el<strong>le</strong> avait à <strong>livre</strong>r contreel<strong>le</strong>-même; et el<strong>le</strong> préférait s'éloigner, prise de la peur de céder un jour et de <strong>le</strong>regretter ensuite toute son existence. S'il y avait là une tactique savante, el<strong>le</strong> l'ignorait,el<strong>le</strong> se demandait avec désespoir comment faire, pour n'avoir pas l'air d'être unecoureuse de maris. L'idée d'un mariage l'irritait maintenant, el<strong>le</strong> était décidée à direnon encore, non toujours, dans <strong>le</strong> cas où il pousserait la folie jusque-là. El<strong>le</strong> seu<strong>le</strong>devait souffrir. La nécessité de la séparation la mettait en larmes; mais el<strong>le</strong> serépétait, avec son grand courage, qu'il <strong>le</strong> fallait, qu'el<strong>le</strong> n'aurait plus de repos ni dejoie, si el<strong>le</strong> agissait autrement.Lorsque Mouret reçut sa démission, il resta muet et comme froid, dans l'effortqu'il faisait pour se contenir. Puis, il déclara sèchement qu'il lui accordait huit jours deréf<strong>le</strong>xion, avant de lui laisser commettre une pareil<strong>le</strong> sottise. Au bout des huit jours,quand el<strong>le</strong> revint sur ce sujet, en exprimant la volonté formel<strong>le</strong> de s'en al<strong>le</strong>r après lagrande mise en vente, il ne s'emporta pas davantage, il affecta de par<strong>le</strong>r raison : el<strong>le</strong>manquait sa fortune, el<strong>le</strong> ne retrouverait nul<strong>le</strong> part la position qu'el<strong>le</strong> occupait chez lui.Avait-el<strong>le</strong> donc une autre place en vue ? il était tout prêt à lui donner <strong>le</strong>s avantagesqu'el<strong>le</strong> espérait obtenir ail<strong>le</strong>urs. Et la jeune fil<strong>le</strong> ayant répondu qu'el<strong>le</strong> n'avait pascherché de place, qu'el<strong>le</strong> comptait se reposer d'abord un mois à Valognes, grâce auxéconomies déjà faites par el<strong>le</strong>, il demanda ce qui l'empêcherait de rentrer ensuite auBonheur, si <strong>le</strong> soin de sa santé l'obligeait seul à en sortir. El<strong>le</strong> se taisait, torturée parcet interrogatoire. Alors, il s'imagina qu'el<strong>le</strong> allait retrouver un amant, un mari peutêtre.Ne lui avait-el<strong>le</strong> pas avoué, un soir, qu'el<strong>le</strong> aimait quelqu'un ? Depuis ce moment,il portait en p<strong>le</strong>in cœur, enfoncé comme un couteau, cet aveu arraché dans une heurede troub<strong>le</strong>. Et, si cet homme devait l'épouser, el<strong>le</strong> abandonnait tout pour <strong>le</strong> suivre :cela expliquait son obstination. C'était fini, il ajouta simp<strong>le</strong>ment de sa voix glacée qu'ilne la retenait plus, puisqu'el<strong>le</strong> ne pouvait lui confier <strong>le</strong>s vraies causes de son départ.Cette conversation dure, sans colère, la bou<strong>le</strong>versa davantage que la scène vio<strong>le</strong>ntedont el<strong>le</strong> avait peur.Pendant la semaine que Denise dut passer encore au magasin, Mouret gardasa pâ<strong>le</strong>ur rigide. Quand il traversait <strong>le</strong>s rayons, il affectait de ne pas la voir; jamais iln'avait semblé plus détaché, plus enfoncé dans <strong>le</strong> travail; et <strong>le</strong>s parisrecommencèrent, <strong>le</strong>s braves seuls osaient risquer un déjeuner sur la carte dumariage. Cependant, sous cette froideur, si peu habituel<strong>le</strong> chez lui, Mouret cachaitune crise affreuse d'indécision et de souffrance. Des fureurs lui battaient <strong>le</strong> crâne d'unflot de sang : il voyait rouge, il rêvait de prendre Denise d'une étreinte, de la garder,en étouffant ses cris. Ensuite, il voulait raisonner, il cherchait des moyens pratiques,pour l'empêcher de franchir la porte; mais il butait sans cesse contre son impuissance,avec la rage de sa force et de son argent inuti<strong>le</strong>s. Une idée, cependant, grandissait aumilieu de projets fous, s'imposait peu à peu, malgré ses révoltes. Après la mort deMme Hédouin, il avait juré de ne pas se remarier, tenant d'une femme sa premièrechance, résolu désormais à tirer sa fortune de toutes <strong>le</strong>s femmes. C'était, chez lui,


comme chez Bourdonc<strong>le</strong>, une superstition, que <strong>le</strong> directeur d'une grande maison denouveautés devait être célibataire, s'il voulait garder sa royauté de mâ<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>s désirsépandus de son peup<strong>le</strong> de clientes : une femme introduite changeait l'air, chassait <strong>le</strong>sautres, en apportant son odeur. Et il résistait à l'invincib<strong>le</strong> logique des faits, il préféraiten mourir que de céder, pris de soudaines colères contre Denise, sentant bien qu'el<strong>le</strong>était la revanche, craignant de tomber vaincu sur ses millions, brisé comme une pail<strong>le</strong>par l'éternel féminin, <strong>le</strong> jour où il l'épouserait. Puis, <strong>le</strong>ntement, il redevenait lâche, ildiscutait ses répugnances : pourquoi tremb<strong>le</strong>r ? el<strong>le</strong> était si douce, si raisonnab<strong>le</strong>, qu'ilpouvait s'abandonner à el<strong>le</strong> sans crainte. Vingt fois par heure, <strong>le</strong> combatrecommençait dans son être ravagé. L'orgueil irritait la plaie, il achevait de perdre sonpeu de raison, lorsqu'il songeait que, même après cette soumission dernière, el<strong>le</strong>pouvait dire non, toujours non, si el<strong>le</strong> aimait quelqu'un. Le matin de la grande mise envente, il n'avait encore rien décidé, et Denise partait <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain.Justement, lorsque Bourdonc<strong>le</strong>, ce jour-là, entra dans <strong>le</strong> cabinet de Mouret,vers trois heures, selon son habitude, il <strong>le</strong> surprit <strong>le</strong>s coudes sur <strong>le</strong> bureau, <strong>le</strong>s poingssur <strong>le</strong>s yeux, tel<strong>le</strong>ment absorbé, qu'il dut <strong>le</strong> toucher à l'épau<strong>le</strong>. Mouret <strong>le</strong>va sa facemouillée de larmes, tous deux se regardèrent, <strong>le</strong>urs mains se tendirent, et il y eut uneétreinte brusque, entre ces hommes qui avaient livré ensemb<strong>le</strong> tant de batail<strong>le</strong>scommercia<strong>le</strong>s. Depuis un mois, l'attitude de Bourdonc<strong>le</strong> s'était du reste complètementmodifiée : il pliait devant Denise, il poussait même sourdement <strong>le</strong> patron au mariage.Sans doute, il manœuvrait ainsi pour ne pas être balayé par une force qu'ilreconnaissait maintenant comme supérieure. Mais on aurait trouvé en outre, au fondde ce changement, <strong>le</strong> réveil d'une ambition ancienne, l'espoir effrayé et peu à peuélargi de manger à son tour Mouret, devant <strong>le</strong>quel il avait si longtemps courbél'échine. Cela était dans l'air de la maison, dans cette batail<strong>le</strong> pour l'existence, dont <strong>le</strong>smassacres continus chauffaient la vente autour de lui. Il était emporté par <strong>le</strong> jeu de lamachine, pris de l'appétit des autres, de la voracité qui, de bas en haut, jetait <strong>le</strong>smaigres à l'extermination des gras. Seu<strong>le</strong>, une sorte de peur religieuse, la religion dela chance, l'avait empêché jusque-là de donner son coup de mâchoire. Et <strong>le</strong> patronredevenait enfant, glissait à un mariage imbéci<strong>le</strong>, allait tuer sa chance, gâter soncharme sur la clientè<strong>le</strong>. Pourquoi l'en aurait-il détourné ? lorsqu'il pourrait ensuiteramasser si aisément la succession de cet homme fini, tombé aux bras d'une femme.Aussi était-ce avec l'émotion d'un adieu, la pitié d'une vieil<strong>le</strong> camaraderie, qu'il serrait<strong>le</strong>s mains de son chef, en répétant :- Voyons, du courage, que diab<strong>le</strong> !… Épousez-la, et que cela finisse.Déjà Mouret avait honte de sa minute d'abandon. Il se <strong>le</strong>va, il protesta.- Non, non, c'est trop bête… Venez, nous allons faire notre tour dans <strong>le</strong>smagasins. Ça marche, n'est-ce pas ? Je crois que la journée sera magnifique.Ils sortirent et commencèrent <strong>le</strong>ur inspection de l'après-midi, au milieu desrayons encombrés de fou<strong>le</strong>. Bourdonc<strong>le</strong> coulait vers lui des regards obliques, inquietde cette énergie dernière, l'étudiant aux lèvres, pour y surprendre <strong>le</strong>s moindres plis dedou<strong>le</strong>ur.La vente, en effet, jetait son feu, dans un train d'enfer, dont la maison tremblait,d'une secousse de grand navire filant à p<strong>le</strong>ine machine. Au comptoir de Denise,s'étouffait une cohue de mères, traînant des bandes de fil<strong>le</strong>ttes et de petits garçons,noyées sous <strong>le</strong>s vêtements qu'on <strong>le</strong>ur essayait. Le rayon avait sorti tous ses artic<strong>le</strong>sblancs, et c'était là, comme partout, une débauche de blanc, de quoi vêtir de blancune troupe d'Amours fri<strong>le</strong>ux : des pa<strong>le</strong>tots en drap blanc, des robes en piqué, ennansouk, en cachemire blanc, des matelots et jusqu'à des zouaves blancs. Au milieu,pour <strong>le</strong> décor et bien que la saison ne fût pas venue, se trouvait un étalage decostumes de première communion, la robe et <strong>le</strong> voi<strong>le</strong> de mousseline blanche, <strong>le</strong>s


souliers de satin blanc, une floraison jaillissante légère, qui plantait là comme unbouquet énorme d'innocence et de ravissement candide. Mme Bourdelais, devant sestrois enfants, assis par rang de tail<strong>le</strong>, Made<strong>le</strong>ine, Edmond, Lucien, se fâchait contre cedernier, <strong>le</strong> plus petit, parce qu'il se débattait, tandis que Denise s'efforçait de luipasser une jaquette de mousseline de laine.- Tiens-toi donc tranquil<strong>le</strong> !… Vous ne pensez pas, mademoisel<strong>le</strong>, qu'el<strong>le</strong> soitun peu étroite ?Et, avec son regard clair de femme qu'on ne trompe pas, el<strong>le</strong> étudiait l'étoffe,jugeait la façon, retournait <strong>le</strong>s coutures.- Non, el<strong>le</strong> va bien, reprit-el<strong>le</strong>. C'est toute une affaire, quand il faut habil<strong>le</strong>r cepetit monde… Maintenant, il me faudrait un manteau pour cette grande fil<strong>le</strong>.Denise avait dû se mettre à la vente, dans la prise d'assaut du rayon. El<strong>le</strong>cherchait <strong>le</strong> manteau demandé, lorsqu'el<strong>le</strong> eut un léger cri de surprise.- Comment ! c'est toi ! qu'y a-t-il donc ?Son frère Jean, <strong>le</strong>s mains embarrassées d'un paquet, se trouvait devant el<strong>le</strong>. Ilétait marié depuis huit jours, et <strong>le</strong> samedi, sa femme, une petite brune d'un visagetourmenté et charmant, avait fait une longue visite au Bonheur des Dames, pour desachats. Le jeune ménage devait accompagner Denise à Valognes : un vrai voyage denoces, un mois de vacances dans <strong>le</strong>s souvenirs d'autrefois.- Imagine-toi, répondit-il, que Thérèse a oublié une fou<strong>le</strong> d'affaires. Il y a deschoses à changer, d'autres à prendre… Alors, comme el<strong>le</strong> est pressée, el<strong>le</strong> m'aenvoyé avec ce paquet… Je vais t'expliquer…Mais el<strong>le</strong> l'interrompit, en apercevant Pépé.- Tiens ! Pépé aussi ! et <strong>le</strong> collège ?- Ma foi, dit Jean, après <strong>le</strong> dîner, hier dimanche, je n'ai pas eu <strong>le</strong> courage de <strong>le</strong>reconduire. Il rentrera ce soir… Le pauvre enfant est assez triste de rester enfermé àParis, lorsque nous nous promènerons là-bas.Denise <strong>le</strong>ur souriait, malgré son tourment. El<strong>le</strong> confia Mme Bourdelais à une deses vendeuses, el<strong>le</strong> revint vers eux, dans un coin du rayon, qui heureusement sedégarnissait. Les petits, ainsi qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s nommait encore, étaient à cette heure degrands gaillards. Pépé, à douze ans, la dépassait déjà, plus gros qu'el<strong>le</strong>, toujoursmuet et vivant de caresses, d'une douceur câline dans sa tunique de collégien; tandisque Jean, carré des épau<strong>le</strong>s, la dominant de toute la tête, gardait sa beauté defemme, avec sa chevelure blonde, envolée sous <strong>le</strong> coup de vent des ouvriers artistes.Et el<strong>le</strong>, restée mince, pas plus grosse qu'une mauviette, comme el<strong>le</strong> disait, conservaitentre eux son autorité inquiète de mère, <strong>le</strong>s traitait en gamins qu'il faut soigner,reboutonnant la redingote de Jean pour qu'il n'eût pas l'air d'un coureur, s'assurantque Pépé avait un mouchoir propre. Ce jour-là, quand el<strong>le</strong> vit <strong>le</strong>s yeux gros de cedernier, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> sermonna doucement.- Sois raisonnab<strong>le</strong>, mon petit. On ne peut pas interrompre tes études. Jet'emmènerai aux vacances… As-tu envie de quelque chose, hein ? Tu préfères que jete laisse des sous, peut-être.Puis, el<strong>le</strong> revint vers l'autre.- Aussi, toi, petit, tu lui montes la tête, tu lui fais croire que nous allons nousamuser !… Tâchez donc d'avoir un peu de raison.El<strong>le</strong> avait donné à l'aîné quatre mil<strong>le</strong> francs, la moitié de ses économies, pourqu'il pût instal<strong>le</strong>r son ménage. Le cadet lui coûtait gros au collège, tout son argentallait à eux, comme autrefois. Ils étaient sa seu<strong>le</strong> raison de vivre et de travail<strong>le</strong>r,puisque, de nouveau, el<strong>le</strong> jurait de ne se marier jamais.- Enfin, voici, reprit Jean. Il y a d'abord, dans ce paquet, <strong>le</strong> pa<strong>le</strong>tot havane queThérèse…


Mais il s'arrêta, et Denise en se tournant pour voir ce qui l'intimidait, aperçutMouret debout derrière eux. Depuis un instant, il la regardait faire son ménage depetite mère, entre <strong>le</strong>s deux gaillards, <strong>le</strong>s grondant et <strong>le</strong>s embrassant, <strong>le</strong>s retournantcomme des bébés qu'on change de linge. Bourdonc<strong>le</strong> était resté à l'écart, l'airintéressé par la vente; et il ne perdait pas la scène des yeux.- Ce sont vos frères, n'est-ce pas ? demanda Mouret, après un si<strong>le</strong>nce.Il avait sa voix glacée, cette attitude rigide dont il lui parlait à présent. Deniseel<strong>le</strong>-même faisait un effort, afin de rester froide. Son sourire s'effaça, el<strong>le</strong> répondit :- Oui, monsieur… J'ai marié l'aîné, et sa femme me l'envoie, pour desemp<strong>le</strong>ttes.Mouret continuait à <strong>le</strong>s regarder tous <strong>le</strong>s trois. Il finit par reprendre :- Le plus jeune a beaucoup grandi. Je <strong>le</strong> reconnais, je me souviens de l'avoir vuaux Tui<strong>le</strong>ries, un soir, avec vous.Et sa voix, qui se ra<strong>le</strong>ntissait, eut un léger tremb<strong>le</strong>ment. El<strong>le</strong>, suffoquée, sebaissa, sous <strong>le</strong> prétexte d'arranger <strong>le</strong> ceinturon de Pépé. Les deux frères, devenusroses, souriaient au patron de <strong>le</strong>ur sœur.- Ils vous ressemb<strong>le</strong>nt, dit encore celui-ci.- Oh ! cria-t-el<strong>le</strong>, ils sont plus beaux que moi.Un moment, il sembla comparer <strong>le</strong>s visages. Mais il était à bout de forces.Comme el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s aimait ! Et il fit quelques pas; puis, il revint lui dire à l'oreil<strong>le</strong> :- Montez à mon cabinet, après la vente. Je veux vous par<strong>le</strong>r, avant votredépart.Cette fois, Mouret s'éloigna et reprit son inspection. La batail<strong>le</strong> recommençaiten lui, car ce rendez-vous donné l'irritait maintenant. À quel<strong>le</strong> poussée avait-il donccédé, en la voyant avec ses frères ? C'était fou, puisqu'il ne trouvait plus la forced'avoir une volonté. Enfin, il en serait quitte pour lui dire un mot d'adieu. Bourdonc<strong>le</strong>,qui l'avait rejoint, semblait moins inquiet, tout en l'étudiant encore de minces coupsd'œil.Cependant, Denise était revenu près de Mme Bourdelais.- Et ce manteau, va-t-il ?- Oui, oui, très bien… Pour aujourd'hui, en voilà assez. C'est une ruine que cespetits êtres !Alors, pouvant s'esquiver, Denise écouta <strong>le</strong>s explications de Jean, puisl'accompagna dans <strong>le</strong>s comptoirs, où il aurait certainement perdu la tête. C'étaitd'abord <strong>le</strong> pa<strong>le</strong>tot havane, que Thérèse, après réf<strong>le</strong>xion, voulait changer contre unpa<strong>le</strong>tot de drap blanc, même tail<strong>le</strong>, même coupe. Et la jeune fil<strong>le</strong>, ayant pris <strong>le</strong> paquet,se rendit aux confections, suivie de ses deux frères.Le rayon avait exposé ses vêtements de cou<strong>le</strong>ur tendre, des jaquettes et desmantil<strong>le</strong>s d'été, en soie légère, en lainage de fantaisie. Mais la vente se portaitail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s clientes y étaient relativement clairsemées. Presque toutes <strong>le</strong>s vendeusesse trouvaient nouvel<strong>le</strong>s. Clara avait disparu depuis un mois, en<strong>le</strong>vée selon <strong>le</strong>s uns par<strong>le</strong> mari d'une acheteuse, tombée à la débauche de la rue, selon <strong>le</strong>s autres. Quant àMarguerite, el<strong>le</strong> allait enfin retourner prendre la direction du petit magasin deGrenob<strong>le</strong>, où son cousin l'attendait. Et, seu<strong>le</strong>, Mme Aurélie restait là, immuab<strong>le</strong>, dansla cuirasse ronde de sa robe de soie, avec son masque impérial, qui gardaitl'empâtement jaunâtre d'un marbre antique. Pourtant, la mauvaise conduite de son filsAlbert la ravageait, et el<strong>le</strong> se serait retirée à la campagne, sans <strong>le</strong>s brèches faites auxéconomies de la famil<strong>le</strong> par ce vaurien, dont <strong>le</strong>s dents terrib<strong>le</strong>s menaçaient mêmed'emporter, morceau à morceau, la propriété des Rigol<strong>le</strong>s. C'était comme la revanchedu foyer détruit, pendant que la mère avait recommencé ses parties fines entrefemmes, et que <strong>le</strong> père, de son côté, continuait à jouer du cor. Déjà Bourdonc<strong>le</strong>


egardait Mme Aurélie d'un air mécontent, surpris qu'el<strong>le</strong> n'eût pas <strong>le</strong> tact de prendresa retraite : trop vieil<strong>le</strong> pour la vente ! ce glas allait sonner bientôt, emportant ladynastie des Lhomme.- Tiens ! c'est vous, dit-el<strong>le</strong> à Denise, avec une amabilité exagérée. Hein ? vousvou<strong>le</strong>z qu'on change ce pa<strong>le</strong>tot ? Mais tout de suite… Ah ! voilà vos frères. De vraishommes, à présent !Malgré son orgueil, el<strong>le</strong> se serait mise à genoux pour faire sa cour. On necausait, aux confections, comme dans <strong>le</strong>s autres comptoirs, que du départ de Denise;et la première en était toute malade, car el<strong>le</strong> comptait sur la protection de sonancienne vendeuse. El<strong>le</strong> baissa la voix.- On dit que vous nous quittez… Voyons, ce n'est pas possib<strong>le</strong> ?- Mais si, répondit la jeune fil<strong>le</strong>.Marguerite écoutait. Depuis qu'on avait fixé son mariage, el<strong>le</strong> promenait sa facede lait tourné, avec des mines plus dégoûtées encore. El<strong>le</strong> s'approcha, en disant :- Vous avez bien raison. L'estime de soi avant tout, n'est-ce pas ?… Je vousadresse mes adieux, ma chère.Des clientes arrivaient. Mme Aurélie la pria durement de veil<strong>le</strong>r à la vente. Puis,comme Denise prenait <strong>le</strong> pa<strong>le</strong>tot, pour faire el<strong>le</strong>- même <strong>le</strong> «rendu», el<strong>le</strong> se récria etappela une auxiliaire. Justement, c'était une innovation soufflée par la jeune fil<strong>le</strong> àMouret, des femmes de service chargées de porter <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s, ce qui soulageait lafatigue des vendeuses.- Accompagnez mademoisel<strong>le</strong>, dit la première, en lui remettant <strong>le</strong> pa<strong>le</strong>tot.Et, revenant à Denise :- Je vous en prie, réfléchissez… Nous sommes tous désolés de votre départ.Jean et Pépé, qui attendaient, souriants au milieu de ce flot débordé defemmes, se remirent à suivre <strong>le</strong>ur sœur. Maintenant, il s'agissait d'al<strong>le</strong>r auxtrousseaux, pour reprendre six chemises, pareil<strong>le</strong>s à la demi-douzaine, que Thérèseavait achetée <strong>le</strong> samedi. Mais, dans <strong>le</strong>s comptoirs de lingerie, où l'exposition de blancneigeait de toutes <strong>le</strong>s cases, on étouffait, il devenait très diffici<strong>le</strong> d'avancer.D'abord, aux corsets, une petite émeute attroupait la fou<strong>le</strong>. Mme Boutarel,tombée cette fois du Midi avec son mari et sa fil<strong>le</strong>, sillonnait <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries depuis <strong>le</strong>matin, en quête d'un trousseau pour cette dernière, qu'el<strong>le</strong> mariait. Le père étaitconsulté, cela n'en finissait plus. Enfin, la famil<strong>le</strong> venait d'échouer aux comptoirs delingerie; et, pendant que la demoisel<strong>le</strong> s'absorbait dans une étude approfondie despantalons, la mère avait disparu, ayant el<strong>le</strong>-même <strong>le</strong> caprice d'un corset. Lorsque M.Boutarel, un gros homme sanguin, lâcha sa fil<strong>le</strong>, effaré, à la recherche de sa femme, ilfinit par retrouver cette dernière dans un salon d'essayage, devant <strong>le</strong>quel on offritpoliment de <strong>le</strong> faire asseoir. Ces salons étaient d'étroites cellu<strong>le</strong>s, fermées de glacesdépolies, et où <strong>le</strong>s hommes, même <strong>le</strong>s maris, ne pouvaient entrer, par uneexagération décente de la direction. Des vendeuses en sortaient, y rentraientvivement, laissant chaque fois deviner, dans <strong>le</strong> battement rapide de la porte, desvisions de dames en chemise et en jupon, <strong>le</strong> cou nu, <strong>le</strong>s bras nus, des grasses dont lachair blanchissait, des maigres au ton de vieil ivoire. Une fi<strong>le</strong> d'hommes attendaientsur des chaises, l'air ennuyé. Et M. Boutarel, quand il avait compris, s'était fâchécarrément, criant qu'il voulait sa femme, qu'il entendait savoir ce qu'on lui faisait, qu'ilne la laisserait certainement pas se déshabil<strong>le</strong>r sans lui. Vainement, on tâchait de <strong>le</strong>calmer : il semblait croire qu'il se passait là-dedans des choses inconvenantes. MmeBoutarel dut reparaître pendant que la fou<strong>le</strong> discutait et riait.Alors, Denise put passer avec ses frères. Tout <strong>le</strong> linge de la femme, <strong>le</strong>sdessous blancs qui se cachent, s'étalait dans une suite de sal<strong>le</strong>s, classé en diversrayons. Les corsets et <strong>le</strong>s tournures occupaient un comptoir, <strong>le</strong>s corsets cousus, <strong>le</strong>s


corsets à tail<strong>le</strong> longue, <strong>le</strong>s corsets cuirasses, surtout <strong>le</strong>s corsets de soie blanche,éventaillés de cou<strong>le</strong>ur, dont on avait fait ce jour-là un étalage spécial, une armée demannequins sans tête et sans jambes, n'alignant que des torses, des gorges depoupée aplaties sous la soie, d'une lubricité troublante d'infirme; et, près de là, surd'autres bâtons, <strong>le</strong>s tournures de crin et de brillanté prolongeaient ces manches àbalai en croupes énormes et tendues, dont <strong>le</strong> profil prenait une inconvenancecaricatura<strong>le</strong>. Mais, ensuite, <strong>le</strong> déshabillé galant commençait, un déshabillé qui jonchait<strong>le</strong>s vastes pièces, comme si un groupe de jolies fil<strong>le</strong>s s'étaient dévêtues de rayon enrayon, jusqu'au satin nu de <strong>le</strong>ur peau. Ici, <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s de lingerie fine, <strong>le</strong>s manchetteset <strong>le</strong>s cravates blanches, <strong>le</strong>s fichus et <strong>le</strong>s cols blancs, une variété infinie defanfreluches légères, une mousse blanche qui s'échappait des cartons et montait enneige. Là, <strong>le</strong>s camiso<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s petits corsages, <strong>le</strong>s robes du matin, <strong>le</strong>s peignoirs, de latoi<strong>le</strong>, du nansouk, des dentel<strong>le</strong>s, de longs vêtements blancs, libres et minces, où l'onsentait l'étirement des matinées paresseuses, au <strong>le</strong>ndemain des soirs de tendresse.Et <strong>le</strong>s dessous apparaissaient, tombaient un à un; <strong>le</strong>s jupons blancs de toutes <strong>le</strong>slongueurs, <strong>le</strong> jupon qui bride <strong>le</strong>s genoux et <strong>le</strong> jupon à traîne dont la balayeuse couvre<strong>le</strong> sol, une mer montante de jupons, dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s jambes se noyaient; <strong>le</strong>spantalons en perca<strong>le</strong>, en toi<strong>le</strong>, en piqué, <strong>le</strong>s larges pantalons blancs où danseraient<strong>le</strong>s reins d'un homme; <strong>le</strong>s chemises enfin, boutonnées au cou pour la nuit, découvrantla poitrine <strong>le</strong> jour, ne tenant plus que par d'étroites épau<strong>le</strong>ttes, en simp<strong>le</strong> calicot, entoi<strong>le</strong> d'Irlande, en batiste, <strong>le</strong> dernier voi<strong>le</strong> blanc qui glissait de la gorge, <strong>le</strong> long deshanches. C'était, aux trousseaux, <strong>le</strong> déballage indiscret, la femme retournée et vuepar <strong>le</strong> bas, depuis la petite-bourgeoise aux toi<strong>le</strong>s unies, jusqu'à la dame riche blottiedans <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s, une alcôve publiquement ouverte, dont <strong>le</strong> luxe caché, <strong>le</strong>s plissés,<strong>le</strong>s broderies, <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>nciennes, devenait comme une dépravation sensuel<strong>le</strong>, à mesurequ'il débordait davantage en fantaisies coûteuses. La femme se rhabillait, <strong>le</strong> flot blancde cette tombée de linge rentrait dans <strong>le</strong> mystère frissonnant des jupes, la chemiseraidie par <strong>le</strong>s doigts de la couturière, <strong>le</strong> pantalon froid et gardant <strong>le</strong>s plis du carton,toute cette perca<strong>le</strong> et toute cette batiste mortes, éparses sur <strong>le</strong>s comptoirs, jetées,empilées, allaient se faire vivantes de la vie de la chair, odorantes et chaudes del'odeur de l'amour, une nuée blanche devenue sacrée, baignée de nuit, et dont <strong>le</strong>moindre envo<strong>le</strong>ment, l'éclair rose du genou aperçu au fond des blancheurs, ravageait<strong>le</strong> monde. Puis, il y avait encore une sal<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s layettes, où <strong>le</strong> blanc voluptueux de lafemme aboutissait au blanc candide de l'enfant : une innocence, une joie, l'amante quise réveil<strong>le</strong> mère, des brassières en piqué pelucheux, des béguins en flanel<strong>le</strong>, deschemises et des bonnets grands comme des joujoux, et des robes de baptême, et despelisses de cachemire, <strong>le</strong> duvet blanc de la naissance, pareil à une pluie fine deplumes blanches.- Tu sais, ce sont des chemises à coulisse, dit Jean, que ce déshabillé, cettecrue de chiffons où il enfonçait, ravissait d'aise.Aux trousseaux, Pauline accourut tout de suite, quand el<strong>le</strong> aperçut Denise. Et,avant même de savoir ce que cel<strong>le</strong>-ci désirait, el<strong>le</strong> lui parla bas, très émue des bruitsdont causait <strong>le</strong> magasin entier. À son rayon, deux vendeuses s'étaient mêmequerellées, l'une affirmant, l'autre niant <strong>le</strong> départ.- Vous nous restez, j'ai parié ma tête… Que deviendrais-je, moi ?Et, comme Denise répondait qu'el<strong>le</strong> partait <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain : - Non, non, vouscroyez ça, mais je sais <strong>le</strong> contraire… Dame ! à présent que j'ai un bébé, il faut bienque vous me nommiez seconde. Baugé y compte, ma chère.Pauline souriait d'un air convaincu. Ensuite, el<strong>le</strong> donna <strong>le</strong>s six chemises; et,Jean ayant dit qu'ils allaient maintenant aux mouchoirs, el<strong>le</strong> appela aussi uneauxiliaire, pour porter ces chemises et <strong>le</strong> pa<strong>le</strong>tot laissé par l'auxiliaire des confections.


La fil<strong>le</strong> qui se présenta était Ml<strong>le</strong> de Fontenail<strong>le</strong>s, mariée récemment à Joseph. El<strong>le</strong>venait d'obtenir par faveur ce poste de servante, el<strong>le</strong> avait une grande blouse noire,marquée à l'épau<strong>le</strong> d'un chiffre en laine jaune.- Suivez mademoisel<strong>le</strong>, dit Pauline.Puis, revenant et baissant la voix de nouveau :- Hein ? je suis seconde, c'est entendu !Denise promit en riant, pour plaisanter à son tour. Et el<strong>le</strong> s'en alla, el<strong>le</strong>descendit avec Pépé et Jean, accompagnés tous <strong>le</strong>s trois de l'auxiliaire. Au rez-dechaussée,ils tombèrent dans <strong>le</strong>s lainages, un coin de ga<strong>le</strong>rie entièrement tendu demol<strong>le</strong>ton blanc et de flanel<strong>le</strong> blanche. Liénard, que son père rappelait vainement àAngers, y causait avec <strong>le</strong> beau Mignot, devenu courtier, et qui osait reparaîtreeffrontément au Bonheur des Dames. Sans doute ils parlaient de Denise, car tousdeux se turent pour la saluer d'un air empressé. Du reste, à mesure qu'el<strong>le</strong> avançait,au travers des rayons, <strong>le</strong>s vendeurs s'émotionnaient et s'inclinaient, dans <strong>le</strong> doute dece qu'el<strong>le</strong> serait <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain. On chuchotait, on la trouvait triomphante; et <strong>le</strong>s paris enreçurent un nouveau contrecoup, on se remit à risquer sur el<strong>le</strong> du vin d'Argenteuil etdes fritures. El<strong>le</strong> s'était engagée dans la ga<strong>le</strong>rie du blanc, pour atteindre <strong>le</strong>smouchoirs, qui étaient au bout. Le blanc défilait : <strong>le</strong> blanc de coton, <strong>le</strong>s madapolams,<strong>le</strong>s basins, <strong>le</strong>s piqués, <strong>le</strong>s calicots : <strong>le</strong> blanc de fil, <strong>le</strong>s nansouks, <strong>le</strong>s mousselines, <strong>le</strong>starlatanes; puis venaient <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>s, en pi<strong>le</strong>s énormes, bâties à pièces alternéescomme des cubes de pierres de tail<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>s fortes, <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>s fines, de touteslargeurs, blanches ou écrues, en lin pur, blanchies sur <strong>le</strong> pré; puis, celarecommençait, des rayons se succédaient pour chaque sorte de linge, <strong>le</strong> linge demaison, <strong>le</strong> linge de tab<strong>le</strong>, <strong>le</strong> linge d'office, un ébou<strong>le</strong>ment continu de blanc, des drapsde lit, des taies d'oreil<strong>le</strong>r, des modè<strong>le</strong>s innombrab<strong>le</strong>s de serviettes, de nappes, detabliers et de torchons. Et <strong>le</strong>s saluts continuaient, on se rangeait sur <strong>le</strong> passage deDenise, Baugé s'était précipité aux toi<strong>le</strong>s pour lui sourire, comme à la bonne reine dela maison. Enfin, après avoir traversé <strong>le</strong>s couvertures, une sal<strong>le</strong> pavoisée debannières blanches, el<strong>le</strong> entra aux mouchoirs, dont la décoration ingénieuse faisaitpâmer la fou<strong>le</strong> : ce n'était que colonnes blanches, que pyramides blanches, quechâteaux blancs, une architecture compliquée, uniquement construite avec desmouchoirs, en linon, en batiste de Cambrai, en toi<strong>le</strong> d'Irlande, en soie de Chine,chiffrés, brodés au plumetis, garnis de dentel<strong>le</strong>, avec des our<strong>le</strong>ts à jour et desvignettes tissées, toute une vil<strong>le</strong> en briques blanches d'une variété infinie, sedécoupant dans un mirage sur un ciel oriental, chauffé à blanc.- Tu dis encore une douzaine ? demanda Denise à son frère. Des Cho<strong>le</strong>t, n'estcepas ?- Oui, je crois, <strong>le</strong>s pareils à celui-ci, répondit-il en montrant un mouchoir dans <strong>le</strong>paquet.Jean et Pépé n'avaient pas quitté ses jupes, se serrant toujours contre el<strong>le</strong>,comme autrefois, lorsqu'ils étaient débarqués à Paris, brisés du voyage. Ces vastesmagasins, où el<strong>le</strong> se trouvait chez el<strong>le</strong>, finissaient par <strong>le</strong>s troub<strong>le</strong>r; et ils s'abritaient àson ombre, ils se remettaient sous la protection de <strong>le</strong>ur petite mère, par un réveilinstinctif de <strong>le</strong>ur enfance. On <strong>le</strong>s suivait des yeux, on souriait de ces deux grandsgaillards filant sur <strong>le</strong>s pas de cette fil<strong>le</strong> mince et grave, Jean effaré avec sa barbe,Pépé éperdu dans sa tunique, tous <strong>le</strong>s trois du même blond aujourd'hui, un blond quifaisait chuchoter sur <strong>le</strong>ur passage, d'un bout à l'autre des comptoirs :- Ce sont ses frères… Ce sont ses frères…Mais, pendant que Denise cherchait un vendeur, il y eut une rencontre. Mouretet Bourdonc<strong>le</strong> entraient dans la ga<strong>le</strong>rie; et, comme <strong>le</strong> premier s'arrêtait de nouveau enface de la jeune fil<strong>le</strong>, sans lui adresser du reste la paro<strong>le</strong>, Mme Desforges et Mme


Guibal passèrent. Henriette réprima <strong>le</strong> tressail<strong>le</strong>ment dont toute sa chair avait frémi.El<strong>le</strong> regarda Mouret, el<strong>le</strong> regarda Denise. Eux-mêmes l'avaient regardée, ce fut <strong>le</strong>dénouement muet, la fin commune des gros drames du cœur, un coup d'œil échangédans la bousculade d'une fou<strong>le</strong>. Déjà Mouret s'était éloigné, tandis que Denise seperdait au fond du rayon, accompagnée de ses frères, toujours à la recherche d'unvendeur libre. Alors, Henriette, ayant reconnu Ml<strong>le</strong> de Fontenail<strong>le</strong>s dans l'auxiliaire quisuivait, avec son chiffre jaune à l'épau<strong>le</strong> et son masque épaissi et terreux de servante,se soulagea, en disant d'une voix irritée à Mme Guibal :- Voyez ce qu'il a fait de cette malheureuse… N'est-ce pas b<strong>le</strong>ssant ? unemarquise ! Et il la force à suivre comme un chien <strong>le</strong>s créatures ramassées par lui sur<strong>le</strong> trottoir !El<strong>le</strong> tâcha de se calmer, el<strong>le</strong> affecta d'ajouter d'un air indifférent :- Allons donc à la soie voir <strong>le</strong>ur étalage.Le rayon des soieries était comme une grande chambre d'amour, drapée deblanc par un caprice d'amoureuse à la nudité de neige, voulant lutter de blancheur.Toutes <strong>le</strong>s pâ<strong>le</strong>urs laiteuses d'un corps adoré se retrouvaient-là, depuis <strong>le</strong> velours desreins, jusqu'à la soie fine des cuisses et au satin luisant de la gorge. Des pièces develours étaient tendues entre <strong>le</strong>s colonnes, des soies et des satins se détachaient, surce fond de blanc crémeux, en draperies d'un blanc de métal et de porcelaine; et il yavait encore, retombant en arceaux, des poults de soie et des siciliennes à gros grain,des foulards et des surahs légers, qui allaient du blanc alourdi d'une blonde deNorvège au blanc transparent, chauffé de so<strong>le</strong>il, d'une rousse d'Italie ou d'Espagne.Justement, Favier métrait du foulard blanc pour la «jolie dame», cette blondeélégante, une habituée du comptoir, que <strong>le</strong>s vendeurs ne désignaient que par cesmots. Depuis des années, el<strong>le</strong> venait, et on ne savait toujours rien d'el<strong>le</strong>, ni sa vie, nison adresse, ni même son nom. Aucun, du reste, ne tâchait de savoir, bien que tous,à chacune de ses apparitions, se permissent des hypothèses, simp<strong>le</strong>ment pourcauser. El<strong>le</strong> maigrissait, el<strong>le</strong> engraissait, el<strong>le</strong> avait bien dormi ou el<strong>le</strong> devait s'êtrecouchée tard, la veil<strong>le</strong>; et chaque petit fait de sa vie inconnue, événements du dehors,drames de l'intérieur, avait de la sorte un contrecoup, longuement commenté. Ce jourlà,el<strong>le</strong> paraissait très gaie. Aussi, lorsque Favier revint de la caisse où il l'avaitconduite, communiqua-t-il ses réf<strong>le</strong>xions à Hutin.- Peut-être bien qu'el<strong>le</strong> se remarie.- El<strong>le</strong> est donc veuve ? demanda l'autre.- Je ne sais pas… Seu<strong>le</strong>ment, vous devez vous rappe<strong>le</strong>r, la fois qu'el<strong>le</strong> était endeuil… À moins qu'el<strong>le</strong> n'ait gagné de l'argent à la Bourse.Un si<strong>le</strong>nce régna. Ensuite, il conclut :- Ça la regarde… Si l'on tutoyait toutes <strong>le</strong>s femmes qui viennent ici ?Mais Hutin se montrait songeur. Il avait eu, l'avant-veil<strong>le</strong>, une explication viveavec la direction, et il se sentait condamné. Après la grande mise en vente, son renvoiétait certain. Depuis longtemps, sa situation craquait; au dernier inventaire, on lui avaitreproché d'être resté au-dessous du chiffre d'affaires fixé d'avance; et c'était encore,c'était surtout la <strong>le</strong>nte poussée des appétits qui <strong>le</strong> mangeait à son tour, toute la guerresourde du rayon <strong>le</strong> jetant dehors, dans <strong>le</strong> bran<strong>le</strong> même de la machine. On entendait <strong>le</strong>travail obscur de Favier, un gros bruit de mâchoires, étouffé sous terre. Celui-ci avaitdéjà la promesse d'être nommé premier. Hutin, qui savait ces choses, au lieu de gif<strong>le</strong>rson ancien camarade, <strong>le</strong> regardait maintenant comme très fort. Un garçon si froid, l'airobéissant, dont il s'était servi pour user Robineau et Bouthemont ! ça <strong>le</strong> frappait d'unesurprise où il entrait du respect.- À propos, reprit Favier, vous savez qu'el<strong>le</strong> reste. On vient de voir <strong>le</strong> patronjouer de la prunel<strong>le</strong>… Je vais en être pour une bouteil<strong>le</strong> de champagne, moi.


Il parlait de Denise. D'un comptoir à l'autre, <strong>le</strong>s commérages soufflaient plusfort, au travers du flot sans cesse épaissi des clientes. La soie surtout était enrévolution, car on y pariait des choses chères.- Sacrédié ! lâcha Hutin, s'éveillant comme d'un rêve, ai-je été bête de ne pascoucher avec !… C'est aujourd'hui que je serais chic !Puis, il rougit de cet aveu, en voyant rire Favier. Et il feignit de rire éga<strong>le</strong>ment, ilajouta, pour rattraper sa phrase, que c'était cette créature qui l'avait perdu dansl'esprit de la direction. Cependant, un besoin de vio<strong>le</strong>nce <strong>le</strong> prenait, il finit pars'emporter contre <strong>le</strong>s vendeurs débandés sous l'assaut de la clientè<strong>le</strong>. Mais, tout d'uncoup, il se remit à sourire : il venait d'apercevoir Mme Desforges et Mme Guibaltraversant <strong>le</strong> rayon avec <strong>le</strong>nteur.- Il ne vous faut rien, aujourd'hui, madame ?- Non, merci, répondit Henriette. Vous voyez, je me promène, je ne suis venuequ'en curieuse.Quand il l'eut arrêtée, il baissa la voix. Tout un plan germait dans sa tête. Et il laflatta, il dénigra la maison : lui, en avait assez, il préférait s'en al<strong>le</strong>r, que d'assisterdavantage à un pareil désordre. El<strong>le</strong> l'écoutait, ravie. Ce fut el<strong>le</strong> qui, croyant l'en<strong>le</strong>verau Bonheur, lui offrit de <strong>le</strong> faire engager par Bouthemont comme premier à la soie,lorsque <strong>le</strong>s magasins des Quatre Saisons seraient réinstallés. L'affaire fut conclue,tous deux chuchotaient très bas, tandis que Mme Guibal s'intéressait aux étalages.- Puis-je vous offrir un de ces bouquets de vio<strong>le</strong>ttes ? reprit Hutin tout haut, enmontrant sur une tab<strong>le</strong> trois ou quatre des bouquets primes, qu'il s'était procurés àune caisse, pour des cadeaux personnels.- Ah ! non, par exemp<strong>le</strong> ! s'écria Henriette, avec un mouvement de recul, je neveux pas être de la noce.Ils se comprirent, ils se séparèrent en riant de nouveau, avec des coups d'œild'intelligence.Comme Mme Desforges cherchait Mme Guibal, el<strong>le</strong> s'exclama, en l'apercevantavec Mme Marty. Cette dernière, suivie de sa fil<strong>le</strong> Va<strong>le</strong>ntine, était depuis deux heuresemportée à travers <strong>le</strong>s magasins, par une de ces crises de dépense, dont el<strong>le</strong> sortaitbrisée et confuse. El<strong>le</strong> avait battu <strong>le</strong> rayon des meub<strong>le</strong>s qu'une exposition de mobiliersblancs laqués changeait en vaste chambre de jeune fil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s rubans et <strong>le</strong>s fichusdressant des colonnades blanches tendues de vélums blancs, la mercerie et lapassementerie aux effilés blancs qui encadraient d'ingénieux trophées patiemmentcomposés de cartes à boutons et de paquets d'aiguil<strong>le</strong>s, la bonneterie où l'ons'étouffait cette année-là, pour voir un motif de décoration immense, <strong>le</strong> nomresp<strong>le</strong>ndissant du Bonheur des Dames, des <strong>le</strong>ttres de trois mètres de haut, faites dechaussettes blanches, sur un fond de chaussettes rouges. Mais Mme Marty étaitsurtout enfiévrée par <strong>le</strong>s rayons nouveaux; on ne pouvait ouvrir un rayon sans qu'el<strong>le</strong>l'inaugurât; el<strong>le</strong> s'y précipitait, achetait quand même. Et el<strong>le</strong> avait passé une heure auxmodes, installée dans un salon neuf du premier étage, faisant vider <strong>le</strong>s armoires,prenant <strong>le</strong>s chapeaux sur <strong>le</strong>s champignons de palissandre qui garnissaient deuxtab<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s essayant tous, à el<strong>le</strong> et à sa fil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s chapeaux blancs, <strong>le</strong>s capotesblanches, <strong>le</strong>s toques blanches. Puis, el<strong>le</strong> était redescendue à la cordonnerie, au fondd'une ga<strong>le</strong>rie du rez-de-chaussée, derrière <strong>le</strong>s cravates, un comptoir ouvert de cejour-là, dont el<strong>le</strong> avait bou<strong>le</strong>versé <strong>le</strong>s vitrines, prise de désirs maladifs devant <strong>le</strong>smu<strong>le</strong>s de soie blanche garnies de cygne, <strong>le</strong>s souliers et <strong>le</strong>s bottines de satin blancmontés sur de grands talons Louis XV.- Oh ! ma chère, bégayait-el<strong>le</strong>, vous ne vous doutez pas ! Ils ont un assortimentde capotes extraordinaire. J'en ai choisi une pour moi et une pour ma fil<strong>le</strong>… Et <strong>le</strong>schaussures, hein ? Va<strong>le</strong>ntine.


- C'est inouï ! ajoutait la jeune fil<strong>le</strong>, avec sa hardiesse de femme. Il y a desbottes à vingt francs cinquante, ah ! des bottes !Un vendeur <strong>le</strong>s suivait, traînant l'éternel<strong>le</strong> chaise, où s'entassait déjà tout unamoncel<strong>le</strong>ment d'artic<strong>le</strong>s.- Comment va M. Marty ? demanda Mme Desforges.- Pas mal, je crois, répondit Mme Marty, effarée par cette brusque question, quitombait méchamment dans sa fièvre dépensière. Il est toujours là-bas, mon onc<strong>le</strong> a dûal<strong>le</strong>r <strong>le</strong> voir ce matin…Mais el<strong>le</strong> s'interrompit, el<strong>le</strong> eut une exclamation d'extase.- Voyez donc, est-ce adorab<strong>le</strong> !Ces dames, qui avaient fait quelques pas, se trouvaient devant <strong>le</strong> nouveaurayon des f<strong>le</strong>urs et plumes, installé dans la ga<strong>le</strong>rie centra<strong>le</strong>, entre la soierie et laganterie. C'était, sous la lumière vive du vitrage, une floraison énorme, une gerbeblanche, haute et large comme un chêne. Des piquets de f<strong>le</strong>urs garnissaient <strong>le</strong> bas,des vio<strong>le</strong>ttes, des muguets, des jacinthes, des marguerites, toutes <strong>le</strong>s blancheursdélicates des plates-bandes. Puis, des bouquets montaient, des roses blanches,attendries d'une pointe de chair, de grosses pivoines blanches, à peine teintées decarmin, des chrysanthèmes blancs, en fusées légères, étoilées de jaune. Et <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>ursmontaient toujours, de grands lis mystiques, des branches de pommier printanières,des bottes de lilas embaumé, un épanouissement continu que surmontaient, à lahauteur du premier étage, des panaches de plumes d'autruche, des plumes blanchesqui étaient comme <strong>le</strong> souff<strong>le</strong> envolé de ce peup<strong>le</strong> de f<strong>le</strong>urs blanches. Tout un coinétalait des garnitures et des couronnes de f<strong>le</strong>urs d'oranger. Il y avait des f<strong>le</strong>ursmétalliques, des chardons d'argent, des épis d'argent. Dans <strong>le</strong>s feuillages et dans <strong>le</strong>scorol<strong>le</strong>s au milieu de cette mousseline, de cette soie et de ce velours, où des gouttesde gomme faisaient des gouttes de rosée, volaient des oiseaux des Î<strong>le</strong>s pourchapeaux, <strong>le</strong>s Tangaras de pourpre à queue noire, et <strong>le</strong>s Septicolores au ventrechangeant, cou<strong>le</strong>ur de l'arc-en-ciel.- J'achète une branche de pommier, reprit Mme Marty. N'est-ce pas ? c'estdélicieux… Et ce petit oiseau, regarde donc, Va<strong>le</strong>ntine. Oh ! je <strong>le</strong> prends !Cependant, Mme Guibal s'ennuyait, à rester immobi<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong>s remous de lafou<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> finit par dire :- Eh bien ! nous vous laissons à vos achats. Nous montons, nous autres.- Mais non, attendez-moi ! cria l'autre. Je remonte aussi… Il y a là-haut laparfumerie. Il faut que j'ail<strong>le</strong> à la parfumerie.Ce rayon, créé de la veil<strong>le</strong>, se trouvait à côté du salon de <strong>le</strong>cture. MmeDesforges, pour éviter l'encombrement des escaliers, parla de prendre l'ascenseur;mais el<strong>le</strong>s durent y renoncer, on faisait queue à la porte de l'appareil. Enfin, el<strong>le</strong>sarrivèrent, el<strong>le</strong>s passèrent devant <strong>le</strong> buffet public, où la cohue devenait tel<strong>le</strong>, qu'uninspecteur devait refréner <strong>le</strong>s appétits, en ne laissant plus entrer la clientè<strong>le</strong> gloutonneque par petits groupes. Et, du buffet même, ces dames commencèrent à sentir <strong>le</strong>rayon de parfumerie, une odeur pénétrante de sachet enfermé, qui embaumait laga<strong>le</strong>rie. On s'y disputait un savon, <strong>le</strong> savon Bonheur, la spécialité de la maison. Dans<strong>le</strong>s comptoirs à vitrines, et sur <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>ttes de cristal des étagères, s'alignaient <strong>le</strong>spots de pommades et de pâtes, <strong>le</strong>s boîtes de poudres et de fards, <strong>le</strong>s fio<strong>le</strong>s d'hui<strong>le</strong>s etd'eaux de toi<strong>le</strong>tte; tandis que la brosserie fine, <strong>le</strong>s peignes, <strong>le</strong>s ciseaux, <strong>le</strong>s flacons depoche, occupaient une armoire spécia<strong>le</strong>. Les vendeurs s'étaient ingéniés à décorerl'étalage de tous <strong>le</strong>urs pots de porcelaine blanche, de toutes <strong>le</strong>urs fio<strong>le</strong>s de verreblanc. Ce qui ravissait, c'était, au milieu, une fontaine d'argent, une Bergère deboutsur une moisson de f<strong>le</strong>urs, et d'où coulait un fi<strong>le</strong>t continu d'eau de vio<strong>le</strong>tte, qui


ésonnait musica<strong>le</strong>ment dans la vasque de métal. Une senteur exquise s'épandaita<strong>le</strong>ntour, <strong>le</strong>s dames en passant trempaient <strong>le</strong>urs mouchoirs.- Voilà ! dit Mme Marty, lorsqu'el<strong>le</strong> se fut bourrée de lotions, de dentifrices, decosmétiques. Maintenant, c'est fini, je suis à vous. Allons rejoindre Mme de Boves.Mais, sur <strong>le</strong> palier du grand escalier central, <strong>le</strong> Japon l'arrêta encore. Cecomptoir avait grandi, depuis <strong>le</strong> jour où Mouret s'était amusé à risquer, au mêmeendroit, une petite tab<strong>le</strong> de proposition, couverte de quelques bibelots défraîchis, sansprévoir lui-même l'énorme succès. Peu de rayons avaient eu des débuts plusmodestes, et maintenant il débordait de vieux bronzes, de vieux ivoires, et de vieil<strong>le</strong>slaques, il faisait quinze cent mil<strong>le</strong> francs d'affaires chaque année, il remuait toutl'Extrême-Orient, où des voyageurs fouillaient pour lui <strong>le</strong>s palais et <strong>le</strong>s temp<strong>le</strong>s.D'ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s rayons poussaient toujours, on en avait essayé deux nouveaux endécembre, afin de boucher <strong>le</strong>s vides de la morte- saison d'hiver : un rayon de <strong>livre</strong>s etun rayon de jouets d'enfants, qui devaient certainement grandir aussi et balayerencore des commerces voisins. Quatre ans venaient de suffire au Japon pour attirertoute la clientè<strong>le</strong> artistique de Paris.Cette fois, Mme Desforges el<strong>le</strong>-même, malgré sa rancune qui lui avait fait jurerde ne rien acheter, succomba devant un ivoire d'une finesse charmante.- Envoyez-<strong>le</strong>-moi, dit-el<strong>le</strong> rapidement, à une caisse voisine. Quatre-vingt-dixfrancs, n'est-ce pas ?Et, voyant Mme Marty et sa fil<strong>le</strong> enfoncées dans un choix de porcelaines decamelote, el<strong>le</strong> reprit, emmenant Mme Guibal :- Vous nous retrouverez au salon de <strong>le</strong>cture… J'ai vraiment besoin dem'asseoir un peu.Au salon de <strong>le</strong>cture, ces dames durent rester debout. Toutes <strong>le</strong>s chaisesétaient prises, autour de la grande tab<strong>le</strong> couverte de journaux. De gros hommeslisaient, renversés, étalant des ventres, sans avoir l'idée aimab<strong>le</strong> de céder la place.Quelques femmes écrivaient, <strong>le</strong> nez dans <strong>le</strong>urs phrases, comme pour cacher <strong>le</strong> papiersous <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs de <strong>le</strong>urs chapeaux. Du reste, Mme de Boves n'était pas là, et Henriettes'impatientait, lorsqu'el<strong>le</strong> aperçut Vallagnosc, qui cherchait aussi sa femme et sabel<strong>le</strong>-mère. Il salua, il finit par dire :- El<strong>le</strong>s sont pour sûr aux dentel<strong>le</strong>s, on ne peut <strong>le</strong>s en arracher… Je vais voir.Et il eut la galanterie de <strong>le</strong>ur procurer deux sièges, avant de s'éloigner.L'écrasement, aux dentel<strong>le</strong>s, croissait de minute en minute. La grandeexposition de blanc y triomphait, dans ses blancheurs <strong>le</strong>s plus délicates et <strong>le</strong>s pluschères. C'était la tentation aiguë, <strong>le</strong> coup de folie du désir, qui détraquait toutes <strong>le</strong>sfemmes. On avait changé <strong>le</strong> rayon en une chapel<strong>le</strong> blanche. Des tul<strong>le</strong>s, des guipurestombant de haut, faisaient un ciel blanc, un de ces voi<strong>le</strong>s de nuages dont <strong>le</strong> fin réseaupâlit <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il matinal. Autour des colonnes, descendaient des volants de malines et deva<strong>le</strong>nciennes, des jupes blanches de danseuses, déroulées en un frisson blanc,jusqu'à terre. Puis, de toutes parts, sur tous <strong>le</strong>s comptoirs, <strong>le</strong> blanc neigeait, <strong>le</strong>sblondes espagno<strong>le</strong>s légères comme un souff<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s applications de Bruxel<strong>le</strong>s avec<strong>le</strong>urs f<strong>le</strong>urs larges sur <strong>le</strong>s mail<strong>le</strong>s fines, <strong>le</strong>s points à l'aiguil<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s points de Veniseaux dessins plus lourds, <strong>le</strong>s points d'A<strong>le</strong>nçon et <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s de Bruges d'unerichesse roya<strong>le</strong> et comme religieuse. Il semblait que <strong>le</strong> dieu du chiffon eût là sontabernac<strong>le</strong> blanc.Mme de Boves, après s'être longtemps promenée avec sa fil<strong>le</strong>, rôdant devant<strong>le</strong>s étalages, ayant <strong>le</strong> besoin sensuel d'enfoncer <strong>le</strong>s mains dans <strong>le</strong>s tissus, venait dese décider à se faire montrer du point d'A<strong>le</strong>nçon par Deloche. D'abord, il avait sorti del'imitation; mais el<strong>le</strong> avait voulu voir de l'A<strong>le</strong>nçon véritab<strong>le</strong>, et el<strong>le</strong> ne se contentait pasde petites garnitures à trois cents francs <strong>le</strong> mètre, el<strong>le</strong> exigeait <strong>le</strong>s hauts volants à


mil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s mouchoirs et <strong>le</strong>s éventails à sept et huit cents. Bientôt <strong>le</strong> comptoir fut couvertd'une fortune. Dans un coin du rayon l'inspecteur Jouve, qui n'avait pas lâché Mme deBoves, malgré l'apparente flânerie de cette dernière, se tenait immobi<strong>le</strong> au milieu despoussées, l'attitude indifférente, l'œil toujours sur el<strong>le</strong>.- Et avez-vous des berthes en point à l'aiguil<strong>le</strong> ? demanda la comtesse àDeloche. Faites voir, je vous prie.Le commis, qu'el<strong>le</strong> tenait depuis vingt minutes, n'osait résister, tel<strong>le</strong>ment el<strong>le</strong>avait grand air, avec sa tail<strong>le</strong> et sa voix de princesse. Cependant, il fut pris d'unehésitation, car on recommandait aux vendeurs de ne pas amonce<strong>le</strong>r ainsi <strong>le</strong>sdentel<strong>le</strong>s précieuses, et il s'était laissé vo<strong>le</strong>r dix mètre de malines, la semaineprécédente. Mais el<strong>le</strong> <strong>le</strong> troublait, il céda, abandonna un instant <strong>le</strong> tas de pointd'A<strong>le</strong>nçon, pour prendre derrière lui, dans une case, <strong>le</strong>s berthes demandées.- Regarde donc, maman, disait Blanche qui fouillait, à côté, un carton p<strong>le</strong>in depetites va<strong>le</strong>nciennes à bas prix, on pourrait prendre de ça pour <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>rs.Mme de Boves ne répondait pas. Alors la fil<strong>le</strong>, en tournant sa face mol<strong>le</strong>, vit samère, <strong>le</strong>s mains au milieu des dentel<strong>le</strong>s, en train de faire disparaître, dans la manchede son manteau, des volants de point d'A<strong>le</strong>nçon. El<strong>le</strong> ne parut pas surprise, el<strong>le</strong>s'avançait pour la cacher d'un mouvement instinctif, lorsque Jouve, brusquement, sedressa entre el<strong>le</strong>s. Il se penchait, il murmurait à l'oreil<strong>le</strong> de la comtesse, d'une voixpolie :- Madame, veuil<strong>le</strong>z me suivre.El<strong>le</strong> eut une courte révolte.- Mais pourquoi, monsieur ?- Veuil<strong>le</strong>z me suivre, madame, répéta l'inspecteur, sans é<strong>le</strong>ver <strong>le</strong> ton.Le visage ivre d'angoisse, el<strong>le</strong> jeta un rapide coup d'œil autour d'el<strong>le</strong>. Puis, el<strong>le</strong>se résigna, el<strong>le</strong> reprit son allure hautaine, marchant près de lui comme une reine quidaigne se confier aux bons soins d'un aide de camp. Pas une des clientes entasséeslà, ne s'était même aperçue de la scène. Deloche, revenu devant <strong>le</strong> comptoir avec <strong>le</strong>sberthes, la regardait emmener, bouche béante : comment ? cel<strong>le</strong>-là aussi ! cette damesi nob<strong>le</strong> ! c'était à <strong>le</strong>s fouil<strong>le</strong>r toutes ! Et Blanche, qu'on laissait libre, suivait de loin samère, s'attardait au milieu de la hou<strong>le</strong> des épau<strong>le</strong>s, livide, partagée entre <strong>le</strong> devoir dene pas l'abandonner et la terreur d'être gardée avec el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> la vit entrer dans <strong>le</strong>cabinet de Bourdonc<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> se contenta de rôder devant la porte.Justement, Bourdonc<strong>le</strong>, dont Mouret venait de se débarrasser, était là.D'habitude, il prononçait sur ces sortes de vols, commis par des personneshonorab<strong>le</strong>s. Depuis longtemps, Jouve qui guettait cel<strong>le</strong>-ci, lui avait fait part de sesdoutes; aussi ne fut-il pas étonné, lorsque l'inspecteur <strong>le</strong> mit au courant d'un mot; dureste, des cas si extraordinaires lui passaient par <strong>le</strong>s mains, qu'il déclarait la femmecapab<strong>le</strong> de tout, dès que la rage du chiffon l'emportait. Comme il n'ignorait pas <strong>le</strong>srapports mondains du directeur avec la vo<strong>le</strong>use, il montra lui aussi une politesseparfaite.- Madame, nous excusons ces moments de faib<strong>le</strong>sse… Je vous en prie,considérez où un pareil oubli de vous-même pourrait vous conduire. Si quelque autrepersonne vous avait vue glisser ces dentel<strong>le</strong>s…Mais el<strong>le</strong> l'interrompit avec indignation. El<strong>le</strong>, une vo<strong>le</strong>use ! pour qui la prenait-il ? El<strong>le</strong>était la comtesse de Boves, son mari, inspecteur général des haras, allait à la Cour.- Je sais, je sais, madame, répétait paisib<strong>le</strong>ment Bourdonc<strong>le</strong>, J'ai l'honneur devous connaître… Veuil<strong>le</strong>z d'abord rendre <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s que vous avez sur vous…El<strong>le</strong> se récria de nouveau, el<strong>le</strong> ne lui laissait plus dire une paro<strong>le</strong>, bel<strong>le</strong> devio<strong>le</strong>nce, osant jusqu'aux larmes de la grande dame outragée. Tout autre que lui,


ébranlé, aurait craint quelque méprise déplorab<strong>le</strong>, car el<strong>le</strong> <strong>le</strong> menaçait de s'adresseraux tribunaux, pour venger une tel<strong>le</strong> injure.- Prenez garde, monsieur ! mon mari ira jusqu'au ministre.- Allons, vous n'êtes pas plus raisonnab<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s autres, déclara Bourdonc<strong>le</strong>,impatienté. On va vous fouil<strong>le</strong>r, puisqu'il <strong>le</strong> faut.El<strong>le</strong> ne broncha pas encore, el<strong>le</strong> dit avec son assurance superbe :- C'est ça, fouil<strong>le</strong>z-moi… Mais, je vous en avertis, vous risquez votre maison.Jouve alla chercher deux vendeuses des corsets. Quand il revint, il avertitBourdonc<strong>le</strong> que la demoisel<strong>le</strong> de cette dame, laissée libre, n'avait pas quitté la porte,et il demandait s'il fallait l'empoigner, el<strong>le</strong> aussi, bien qu'il ne l'eût rien vue prendre.L'intéressé, toujours correct, décida, au nom de la mora<strong>le</strong>, qu'on ne la ferait pasentrer, pour ne point forcer une mère à rougir devant sa fil<strong>le</strong>. Cependant, <strong>le</strong>s deuxhommes se retirèrent dans une pièce voisine, tandis que <strong>le</strong>s vendeuses fouillaient lacomtesse et lui ôtaient même sa robe, afin de visiter sa gorge et ses hanches. Outre<strong>le</strong>s volants de point d'A<strong>le</strong>nçon, douze mètres à mil<strong>le</strong> francs, cachés au fond d'unemanche, el<strong>le</strong>s trouvèrent, dans la gorge, aplatis et chauds, un mouchoir, un éventail,une cravate, en tout pour quatorze mil<strong>le</strong> francs de dentel<strong>le</strong>s environ. Depuis un an,Mme de Boves volait ainsi, ravagée d'un besoin furieux, irrésistib<strong>le</strong>. Les crisesempiraient, grandissaient, jusqu'à être une volupté nécessaire à son existence,emportant tous <strong>le</strong>s raisonnements de prudence, se satisfaisant avec une jouissanced'autant plus âpre, qu'el<strong>le</strong> risquait, sous <strong>le</strong>s yeux d'une fou<strong>le</strong>, son nom, son orgueil, lahaute situation de son mari. Maintenant que ce dernier lui laissait vider ses tiroirs, el<strong>le</strong>volait avec de l'argent p<strong>le</strong>in sa poche, el<strong>le</strong> volait pour vo<strong>le</strong>r, comme on aime pouraimer, sous <strong>le</strong> coup de fouet du désir, dans <strong>le</strong> détraquement de la névrose que sesappétits de luxe inassouvis avaient développée en el<strong>le</strong>, autrefois, à travers l'énorme etbruta<strong>le</strong> tentation des grands magasins.- C'est un guet-apens ! cria-t-el<strong>le</strong>, lorsque Bourdonc<strong>le</strong> et Jouve rentrèrent. On aglissé ces dentel<strong>le</strong>s sur moi, oh ! devant Dieu, je <strong>le</strong> jure !À présent, el<strong>le</strong> p<strong>le</strong>urait des larmes de rage, tombée sur une chaise, suffoquantdans sa robe mal rattachée. L'intéressé renvoya <strong>le</strong>s vendeuses. Puis, il reprit de sonair tranquil<strong>le</strong> :- Nous voulons bien, madame, étouffer cette fâcheuse affaire, par égard pourvotre famil<strong>le</strong>. Mais, auparavant, vous al<strong>le</strong>z signer un papier ainsi conçu : «J'ai volé desdentel<strong>le</strong>s au Bonheur des Dames», et <strong>le</strong> détail des dentel<strong>le</strong>s, et la date du jour… Dureste, je vous rendrai ce papier, dès que vous m'apporterez deux mil<strong>le</strong> francs pour <strong>le</strong>spauvres.El<strong>le</strong> s'était re<strong>le</strong>vée, el<strong>le</strong> déclara dans une révolte nouvel<strong>le</strong>.- Jamais je ne signerai cela, j'aime mieux mourir.- Vous ne mourrez pas, madame. Seu<strong>le</strong>ment, je vous préviens que je vaisenvoyer chercher <strong>le</strong> commissaire de police.Alors, il y eut une scène affreuse. El<strong>le</strong> l'injuriait, el<strong>le</strong> bégayait que c'était lâche àdes hommes de torturer ainsi une femme. Sa beauté de Junon, son grand corpsmajestueux se fondait dans une fureur de poissarde. Puis, el<strong>le</strong> voulut essayer del'attendrissement, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s suppliait au nom de <strong>le</strong>urs mères, el<strong>le</strong> parlait de se traîner à<strong>le</strong>urs pieds. Et, comme ils restaient froids, bronzés par l'habitude, el<strong>le</strong> s'assit tout d'uncoup, écrivit d'une main tremblante.La plume crachait; <strong>le</strong>s mots : J'ai volé, appuyés rageusement, faillirent crever <strong>le</strong> papiermince, tandis qu'el<strong>le</strong> répétait, la voix étranglée :- Voilà, monsieur, voilà monsieur… Je cède à la force…Bourdonc<strong>le</strong> prit <strong>le</strong> papier, <strong>le</strong> plia soigneusement, l'enferma devant el<strong>le</strong> dans untiroir, en disant :


- Vous voyez qu'il est en compagnie, car ces dames, après avoir parlé demourir plutôt que de <strong>le</strong>s signer, négligent généra<strong>le</strong>ment de venir reprendre <strong>le</strong>urs bil<strong>le</strong>tsdoux… Enfin, je <strong>le</strong> tiens à votre disposition. Vous jugerez s'il vaut deux mil<strong>le</strong> francs.El<strong>le</strong> achevait de rattacher sa robe, el<strong>le</strong> retrouvait toute son arrogance,maintenant qu'el<strong>le</strong> avait payé.- Je puis sortir ? demanda-t-el<strong>le</strong> d'un ton bref.Déjà Bourdonc<strong>le</strong> s'occupait d'autre chose. Sur <strong>le</strong> rapport de Jouve, il décidait <strong>le</strong>renvoi de Deloche : ce vendeur était stupide, il se laissait continuel<strong>le</strong>ment vo<strong>le</strong>r,jamais il n'aurait d'autorité sur <strong>le</strong>s clientes. Mme de Boves répéta sa question, etcomme ils la congédiaient d'un signe affirmatif, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s enveloppa tous deux d'unregard d'assassin. Dans <strong>le</strong> flot de gros mots qu'el<strong>le</strong> renfonçait, un cri de mélodrame luivint aux lèvres.- Misérab<strong>le</strong>s ! dit-el<strong>le</strong> en faisant claquer la porte.Cependant, Blanche ne s'était pas éloignée du cabinet. Son ignorance de cequi se passait là-dedans, <strong>le</strong>s allées et venues de Jouve et des deux vendeuses, labou<strong>le</strong>versaient, évoquaient <strong>le</strong>s gendarmes, la cour d'assises, la prison. Mais el<strong>le</strong>restait béante : Vallagnosc était devant el<strong>le</strong>, ce mari d'un mois dont <strong>le</strong> tutoiement lagênait encore; et il la questionnait en s'étonnant de sa stupeur.- Où est ta mère ?… Vous vous êtes perdues ?… Voyons, réponds- moi, tum'inquiètes.Pas un mensonge raisonnab<strong>le</strong> ne lui venait aux lèvres. Dans sa détresse, el<strong>le</strong>dit tout à voix basse.- Maman, maman… El<strong>le</strong> a volé…Comment ! volé ! Enfin, il comprit. La face bouffie de sa femme, ce masqueblême, ravagé par la peur, l'épouvantait.- De la dentel<strong>le</strong>, comme ça, dans sa manche, continuait-el<strong>le</strong> à balbutier.- Tu l'as donc vue, tu regardais ? murmura-t-il, glacé de la sentir complice.Ils durent se taire, des personnes déjà tournaient la tête. Une hésitation p<strong>le</strong>ined'angoisse tint Vallagnosc immobi<strong>le</strong> un moment. Que faire ? et il se décidait à entrerchez Bourdonc<strong>le</strong>, lorsqu'il aperçut Mouret, qui traversait la ga<strong>le</strong>rie. Il ordonna à safemme de l'attendre, il saisit <strong>le</strong> bras de son vieux camarade, qu'il mit au courant, enparo<strong>le</strong>s entrecoupées. Celui-ci s'était hâté de <strong>le</strong> mener dans son cabinet, où il <strong>le</strong>tranquillisa sur <strong>le</strong>s suites possib<strong>le</strong>s. Il lui assurait qu'il n'avait pas besoin d'intervenir, i<strong>le</strong>xpliquait de quel<strong>le</strong> façon <strong>le</strong>s choses allaient certainement se passer, sans paraîtrelui-même s'émouvoir de ce vol, comme s'il l'avait prévu depuis longtemps. MaisVallagnosc, lorsqu'il ne craignit plus une arrestation immédiate, n'accepta pasl'aventure avec cette bel<strong>le</strong> tranquillité. Il s'était abandonné au fond d'un fauteuil, etmaintenant qu'il pouvait raisonner, il se répandait en lamentations sur son proprecompte. Était-ce possib<strong>le</strong> ? voilà qu'il était entré dans une famil<strong>le</strong> de vo<strong>le</strong>uses ! Unmariage stupide qu'il avait bâclé, afin d'être agréab<strong>le</strong> au père ! Surpris de cettevio<strong>le</strong>nce d'enfant maladif, Mouret <strong>le</strong> regardait p<strong>le</strong>urer, en se rappelant l'ancienne posede son pessimisme. Ne lui avait-il pas entendu soutenir vingt fois <strong>le</strong> néant final de lavie, où il ne trouvait que <strong>le</strong> mal d'un peu drô<strong>le</strong> ? Aussi, pour <strong>le</strong> distraire, s'amusa-t-ilune minute à lui prêcher l'indifférence sur un ton de plaisanterie amica<strong>le</strong>. Et, du coup,Vallagnosc se fâcha : il ne pouvait décidément rattraper sa philosophie compromise,toute son éducation bourgeoise repoussait en indignations vertueuses contre sa bel<strong>le</strong>mère.Dès que l'expérience tombait sur lui, au moindre eff<strong>le</strong>urement de la misèrehumaine, dont il ricanait à froid, <strong>le</strong> sceptique fanfaron s'abattait et saignait. C'étaitabominab<strong>le</strong>, on traînait dans la boue l'honneur de sa race, <strong>le</strong> monde semblait encraquer.


- Allons, calme-toi, conclut Mouret pris de pitié. Je ne te dirai plus que toutarrive et que rien n'arrive, puisque cela n'a pas l'air de te conso<strong>le</strong>r en ce moment.Mais je crois que tu devrais al<strong>le</strong>r donner ton bras à Mme de Boves, ce qui serait plussage que de faire un scanda<strong>le</strong>… Que diab<strong>le</strong> ! toi qui professais <strong>le</strong> f<strong>le</strong>gme du mépris,devant la canail<strong>le</strong>rie universel<strong>le</strong> !- Tiens ! cria naïvement Vallagnosc, quand ça se passe chez <strong>le</strong>s autres !Cependant, il s'était <strong>le</strong>vé. Il suivit <strong>le</strong> conseil de son ancien condiscip<strong>le</strong>. Tousdeux retournaient dans la ga<strong>le</strong>rie, lorsque Mme de Boves sortit de chez Bourdonc<strong>le</strong>.El<strong>le</strong> accepta avec majesté <strong>le</strong> bras de son gendre, et comme Mouret la saluait d'un airgalamment respectueux, il l'entendit qui disait :- Ils m'ont fait des excuses. Vraiment, ces méprises sont épouvantab<strong>le</strong>s.Blanche <strong>le</strong>s avait rejoints, et el<strong>le</strong> marchait derrière eux. Ils se perdirent<strong>le</strong>ntement dans la fou<strong>le</strong>.Alors, Mouret, seul et songeur, traversa de nouveau <strong>le</strong>s magasins. Cette scène,qui l'avait distrait du combat dont il était déchiré, augmentait sa fièvre maintenant,déterminait en lui la lutte suprême. Tout un rapport vague s'é<strong>le</strong>vait dans son esprit : <strong>le</strong>vol de cette malheureuse, cette folie dernière de la clientè<strong>le</strong> conquise, abattue auxpieds du tentateur, évoquait l'image fière et vengeresse de Denise, dont il sentait sursa gorge <strong>le</strong> talon victorieux. Il s'arrêta en haut de l'escalier central, il regardalongtemps l'immense nef, où s'écrasait son peup<strong>le</strong> de femmes.Six heures allaient sonner, <strong>le</strong> jour qui baissait au-dehors se retirait des ga<strong>le</strong>riescouvertes, noires déjà, pâlissait au fond des halls, envahis de <strong>le</strong>ntes ténèbres. Et,dans ce jour mal éteint encore, s'allumaient, une à une, des lampes é<strong>le</strong>ctriques, dont<strong>le</strong>s globes d'une blancheur opaque constellaient de lunes intenses <strong>le</strong>s profondeurslointaines des comptoirs. C'était une clarté blanche, d'une aveuglante fixité, épanduecomme une réverbération d'astre décoloré, et qui tuait <strong>le</strong> crépuscu<strong>le</strong>. Puis, lorsquetoutes brûlèrent, il y eut un murmure ravi de la fou<strong>le</strong>, la grande exposition de blancprenait une sp<strong>le</strong>ndeur féerique d'apothéose, sous cet éclairage nouveau. Il semblaque cette colossa<strong>le</strong> débauche de blanc brûlait el<strong>le</strong> aussi, devenait de la lumière. Lachanson du blanc s'envolait dans la blancheur enflammée d'une aurore. Une lueurblanche jaillissait des toi<strong>le</strong>s et des calicots de la ga<strong>le</strong>rie Monsigny, pareil<strong>le</strong> à la bandevive qui blanchit <strong>le</strong> ciel la première du côté de l'Orient; tandis que, <strong>le</strong> long de la ga<strong>le</strong>rieMichodière, la mercerie et la passementerie, <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s de Paris et <strong>le</strong>s rubans,jetaient des ref<strong>le</strong>ts de coteaux éloignés, l'éclair blanc des boutons de nacre, desbronzes argentés et des per<strong>le</strong>s. Mais la nef centra<strong>le</strong> surtout chantait <strong>le</strong> blanc trempéde flammes : <strong>le</strong>s bouillonnés de mousseline blanche autour des colonnes, <strong>le</strong>s basinset <strong>le</strong>s piqués blancs qui drapaient <strong>le</strong>s escaliers, <strong>le</strong>s couvertures blanches accrochéescomme des bannières, <strong>le</strong>s guipures et <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s blanches volant dans l'air,ouvraient un firmament du rêve, une trouée sur la blancheur éblouissante d'unparadis, où l'on célébrait <strong>le</strong>s noces de la reine inconnue. La tente du hall des soieriesen était l'alcôve géante, avec ses rideaux blancs, ses gazes blanches, ses tul<strong>le</strong>sblancs, dont l'éclat défendait contre <strong>le</strong>s regards la nudité blanche de l'épousée. Il n'yavait plus que cet aveug<strong>le</strong>ment, un blanc de lumière où tous <strong>le</strong>s blancs se fondaient,une poussière d'étoi<strong>le</strong>s neigeant dans la clarté blanche.Et Mouret regardait toujours son peup<strong>le</strong> de femmes, au milieu de cesflamboiements. Les ombres noires s'en<strong>le</strong>vaient avec vigueur sur <strong>le</strong>s fonds pâ<strong>le</strong>s. Delongs remous brisaient la cohue, la fièvre de cette journée de grande vente passaitcomme un vertige, roulant la hou<strong>le</strong> désordonnée des têtes. On commençait à sortir, <strong>le</strong>saccage des étoffes jonchait <strong>le</strong>s comptoirs, l'or sonnait dans <strong>le</strong>s caisses; tandis que laclientè<strong>le</strong>, dépouillée, violée, s'en allait à moitié défaite, avec la volupté assouvie et lasourde honte d'un désir contenté au fond d'un hôtel louche. C'était lui qui <strong>le</strong>s


possédait de la sorte, qui <strong>le</strong>s tenait à sa merci, par son entassement continu demarchandises, par sa baisse des prix et ses rendus, sa galanterie et sa réclame. Ilavait conquis <strong>le</strong>s mères el<strong>le</strong>s-mêmes, il régnait sur toutes avec la brutalité d'undespote, dont <strong>le</strong> caprice ruinait des ménages. Sa création apportait une religionnouvel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s églises que désertait peu à peu la foi chancelante étaient remplacées parson bazar, dans <strong>le</strong>s âmes inoccupées désormais. La femme venait passer chez lui <strong>le</strong>sheures vides, <strong>le</strong>s heures frissonnantes et inquiètes qu'el<strong>le</strong> vivait jadis au fond deschapel<strong>le</strong>s : dépense nécessaire de passion nerveuse, lutte renaissante d'un dieucontre <strong>le</strong> mari, culte sans cesse renouvelé du corps, avec l'au-delà divin de la beauté.S'il avait fermé ses portes, il y aurait eu un soulèvement sur <strong>le</strong> pavé, <strong>le</strong> cri éperdu desdévotes auxquel<strong>le</strong>s on supprimerait <strong>le</strong> confessionnal et l'autel. Dans <strong>le</strong>ur luxe accrudepuis dix ans, il <strong>le</strong>s voyait, malgré l'heure, s'entêter au travers de l'énorme charpentemétallique, <strong>le</strong> long des escaliers suspendus et des ponts volants. Mme Marty et safil<strong>le</strong>, emportées au plus haut, vagabondaient parmi <strong>le</strong>s meub<strong>le</strong>s. Retenue par son petitmonde, Mme Bourdelais ne pouvait s'arracher des artic<strong>le</strong>s de Paris. Puis, venait labande, Mme de Boves toujours au bras de Vallagnosc, et suivie de Blanche, s'arrêtantà chaque rayon, osant regarder encore <strong>le</strong>s étoffes de son air superbe. Mais, de laclientè<strong>le</strong> entassée, de cette mer de corsages gonflés de vie, battant de désirs, toutf<strong>le</strong>uris de bouquets de vio<strong>le</strong>ttes, comme pour <strong>le</strong>s noces populaires de quelquesouveraine, il finit par ne plus distinguer que <strong>le</strong> corsage nu de Mme Desforges, quis'était arrêtée à la ganterie avec Mme Guibal. Malgré sa rancune jalouse, el<strong>le</strong> aussiachetait, et il se sentit <strong>le</strong> maître une dernière fois, il <strong>le</strong>s tenait à ses pieds, sousl'éblouissement des feux é<strong>le</strong>ctriques, ainsi qu'un bétail dont il avait tiré sa fortune.D'un pas machinal, Mouret suivit <strong>le</strong>s ga<strong>le</strong>ries, tel<strong>le</strong>ment absorbé, qu'ils'abandonnait à la poussée de la fou<strong>le</strong>. Quand il <strong>le</strong>va la tête, il était dans <strong>le</strong> nouveaurayon des modes, dont <strong>le</strong>s glaces donnaient sur la rue du Dix-Décembre. Et là, <strong>le</strong> frontcontre <strong>le</strong> verre, il fit encore une halte, il regarda la sortie. Le so<strong>le</strong>il couchant jaunissait<strong>le</strong> faîte des maisons blanches, <strong>le</strong> ciel b<strong>le</strong>u de cette bel<strong>le</strong> journée pâlissait, rafraîchid'un grand souff<strong>le</strong> pur; tandis que, dans <strong>le</strong> crépuscu<strong>le</strong> qui noyait déjà la chaussée, <strong>le</strong>slampes é<strong>le</strong>ctriques du Bonheur des Dames jetaient cet éclat fixe des étoi<strong>le</strong>s alluméessur l'horizon, au déclin du jour. Vers l'Opéra et vers la Bourse, s'enfonçait <strong>le</strong> trip<strong>le</strong> rangdes voitures immobi<strong>le</strong>s, gagnées par l'ombre, et dont <strong>le</strong>s harnais gardaient des ref<strong>le</strong>tsde vive lumière, l'éclair d'une lanterne, l'étincel<strong>le</strong> d'un mors argenté. À chaqueseconde, un appel de garçon en livrée retentissait, et un fiacre avançait, un coupé sedétachait, prenait une cliente, puis s'éloignait d'un trot sonore. Les queues diminuaientmaintenant, six voitures roulaient de front, d'un bord à l'autre, au milieu desbattements de portières, des claquements de fouet, du bourdonnement des piétons,qui débordaient parmi <strong>le</strong>s roues. Il y avait comme un élargissement continu, unrayonnement de la clientè<strong>le</strong>, remportée aux quatre points de la cité, vidant <strong>le</strong>smagasins avec la clameur ronflante d'une écluse. Cependant, <strong>le</strong>s voitures duBonheur, <strong>le</strong>s grandes <strong>le</strong>ttres d'or des enseignes, <strong>le</strong>s bannières hissées en p<strong>le</strong>in ciel,flambaient toujours au ref<strong>le</strong>t de l'incendie du couchant, si colossa<strong>le</strong>s dans cetéclairage oblique, qu'el<strong>le</strong>s évoquaient <strong>le</strong> monstre des réclames, <strong>le</strong> phalanstère dont<strong>le</strong>s ai<strong>le</strong>s, multipliées sans cesse, dévoraient <strong>le</strong>s quartiers, jusqu'aux bois lointains dela banlieue. Et l'âme épandue de Paris, un souff<strong>le</strong> énorme et doux, s'endormait dansla sérénité du soir, courait en longues et mol<strong>le</strong>s caresses sur <strong>le</strong>s dernières voitures,filant par la rue peu à peu déblayée de fou<strong>le</strong>, tombée au noir de la nuit.Mouret, <strong>le</strong>s regards perdus, venait de sentir passer en lui quelque chose degrand; et, dans ce frisson du triomphe dont tremblait sa chair, en face de Paris dévoréet de la femme conquise, il éprouva une faib<strong>le</strong>sse soudaine, une défaillance de savolonté, qui <strong>le</strong> renversait à son tour, sous une force supérieure. C'était un besoin


irraisonnab<strong>le</strong> d'être vaincu, dans sa victoire, <strong>le</strong> non-sens d'un homme de guerre pliantsous <strong>le</strong> caprice d'un enfant, au <strong>le</strong>ndemain de ses conquêtes. Lui qui se débattaitdepuis des mois, qui <strong>le</strong> matin encore jurait d'étouffer sa passion, cédait tout d'un coup,saisi du vertige des hauteurs, heureux de faire ce qu'il croyait être une sottise. Sadécision, si rapide, avait pris d'une minute à l'autre une tel<strong>le</strong> énergie, qu'il ne voyaitplus qu'el<strong>le</strong> d'uti<strong>le</strong> et de nécessaire dans <strong>le</strong> monde.Le soir, après la dernière tab<strong>le</strong>, il attendit dans son cabinet. Frémissant commeun jeune homme qui va jouer son bonheur, il ne pouvait rester en place, il retournaitsans cesse à la porte, pour prêter l'oreil<strong>le</strong> aux rumeurs des magasins, où <strong>le</strong>s commisfaisaient <strong>le</strong> déplié, enfoncés jusqu'aux épau<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong> saccage de la vente. À chaquebruit de pas, son cœur battait. Et il eut une émotion, il se précipita, car il avait entenduau loin un sourd murmure, peu à peu grossi.C'était l'approche <strong>le</strong>nte de Lhomme, chargé de la recette. Ce jour- là, el<strong>le</strong> pesaitsi lourd, il y avait tel<strong>le</strong>ment du cuivre et de l'argent, dans <strong>le</strong> numéraire encaissé, qu'ils'était fait accompagner par deux garçons. Derrière lui, Joseph et un de ses collèguespliaient sous <strong>le</strong>s sacs, des sacs énormes, jetés comme des sacs de plâtre sur <strong>le</strong>ursdos; tandis que, marchant <strong>le</strong> premier, il portait <strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts et l'or, un portefeuil<strong>le</strong> gonfléde papiers, deux sacoches pendues à son cou, dont <strong>le</strong> poids tirait à droite, du côté deson bras coupé. Et, <strong>le</strong>ntement, suant et soufflant, il venait du fond des magasins, àtravers l'émotion grandissante des vendeurs. Les gants et la soie s'étaient offerts enriant pour <strong>le</strong> soulager, la draperie et <strong>le</strong>s lainages souhaitaient un faux pas, qui auraitsemé l'or aux quatre coins des rayons. Puis, il avait dû monter un escalier, s'engagersur un pont volant, monter encore, tourner dans <strong>le</strong>s charpentes, où <strong>le</strong>s regards dublanc, de la bonneterie, de la mercerie, <strong>le</strong> suivaient, bayant d'extase devant cettefortune voyageant en l'air. Au premier, <strong>le</strong>s confections, la parfumerie, <strong>le</strong>s dentel<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>schâ<strong>le</strong>s, s'étaient rangés avec dévotion, comme sur <strong>le</strong> passage du bon Dieu. Deproche en proche, <strong>le</strong> brouhaha s'é<strong>le</strong>vait, devenait une clameur de peup<strong>le</strong> saluant <strong>le</strong>veau d'or.Cependant, Mouret avait ouvert la porte. Lhomme parut, suivi des deuxgarçons, qui chancelaient; et, hors d'ha<strong>le</strong>ine, il eut encore la force de crier :- Un million, deux cent quarante-sept francs, quatre-vingt-quinze centimes !Enfin, c'était <strong>le</strong> million, <strong>le</strong> million ramassé en un jour, <strong>le</strong> chiffre dont Mouret avaitlongtemps rêvé ! Mais il eut un geste de colère, il dit avec impatience, de l'air déçud'un homme dérangé dans son attente par un importun :- Un million, eh bien ! mettez-<strong>le</strong> là.Lhomme savait qu'il aimait ainsi à voir sur son bureau <strong>le</strong>s fortes recettes, avantqu'on <strong>le</strong>s déposât à la caisse centra<strong>le</strong>. Le million couvrit <strong>le</strong> bureau, écrasa <strong>le</strong>s papiers,faillit renverser l'encre; et l'or, et l'argent, et <strong>le</strong> cuivre, coulant des sacs, crevant dessacoches, faisaient un gros tas, <strong>le</strong> tas de la recette brute, tel<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> sortait desmains de la clientè<strong>le</strong>, encore chaude et vivante.Au moment où <strong>le</strong> caissier se retirait, navré de l'indifférence du patron,Bourdonc<strong>le</strong> arriva, en criant gaiement :- Hein ! nous <strong>le</strong> tenons, cette fois !… Il est décroché, <strong>le</strong> million !Mais il remarqua la préoccupation fébri<strong>le</strong> de Mouret, il comprit et se calma. Unejoie avait allumé son regard. Après un court si<strong>le</strong>nce, il reprit :- Vous vous êtes décidé, n'est-ce pas ? Mon Dieu ! je vous approuve.Brusquement, Mouret s'était planté devant lui, et de sa voix terrib<strong>le</strong> des jours decrise :- Dites donc, mon brave, vous êtes trop gai… N'est-ce pas ? Vous me croyezfini, et <strong>le</strong>s dents vous poussent. Méfiez-vous, on ne me mange pas, moi !


Décontenancé par la rude attaque de ce diab<strong>le</strong> d'homme qui devinait tout,Bourdonc<strong>le</strong> balbutia :- Quoi donc ? vous plaisantez ? moi qui ai tant d'admiration pour vous !- Ne mentez pas ! reprit Mouret plus vio<strong>le</strong>mment. Écoutez, nous étionsstupides, avec cette superstition que <strong>le</strong> mariage devait nous cou<strong>le</strong>r. Est-ce qu'il n'estpas la santé nécessaire, la force et l'ordre mêmes de la vie !… Eh bien ! oui, moncher, je l'épouse, et je vous flanque tous à la porte, si vous bougez. Parfaitement !vous passerez comme un autre à la caisse, Bourdonc<strong>le</strong> !D'un geste, il <strong>le</strong> congédiait. Bourdonc<strong>le</strong> se sentit condamné, balayé dans cettevictoire de la femme. Il s'en alla. Denise entrait justement, et il s'inclina dans un salutprofond, la tête perdue.- Enfin ! c'est vous ! dit Mouret, doucement.Denise était pâ<strong>le</strong> d'émotion.El<strong>le</strong> venait d'éprouver un dernier chagrin, Deloche lui avait appris son renvoi; et,comme el<strong>le</strong> essayait de <strong>le</strong> retenir, en offrant de par<strong>le</strong>r en sa faveur, il s'était obstinédans sa malchance, il voulait disparaître : à quoi bon rester ? pourquoi aurait-il gêné<strong>le</strong>s gens heureux ? Denise lui avait dit un adieu fraternel, gagnée par <strong>le</strong>s larmes. El<strong>le</strong>mêmen'aspirait-el<strong>le</strong> pas à l'oubli ? Tout allait finir, el<strong>le</strong> ne demandait plus à ses forcesépuisées que <strong>le</strong> courage de la séparation. Dans quelques minutes, si el<strong>le</strong> était assezvaillante pour s'écraser <strong>le</strong> cœur, el<strong>le</strong> pourrait s'en al<strong>le</strong>r seu<strong>le</strong>, p<strong>le</strong>urer au loin.- Monsieur, vous avez désiré me voir, dit-el<strong>le</strong> de son air calme. Du reste, jeserais venue vous remercier de toutes vos bontés.En entrant, el<strong>le</strong> avait aperçu <strong>le</strong> million sur <strong>le</strong> bureau, et l'étalage de cet argent lab<strong>le</strong>ssait. Au-dessus d'el<strong>le</strong>, comme s'il eût regardé la scène, <strong>le</strong> portrait de MmeHédouin, dans son cadre d'or, gardait l'éternel sourire de ses lèvres peintes.- Vous êtes toujours résolue à nous quitter ? demanda Mouret, dont la voixtremblait.- Oui, monsieur, il <strong>le</strong> faut.Alors, il lui prit <strong>le</strong>s mains, il dit dans une explosion de tendresse, après lalongue froideur qu'il s'était imposée :- Et si je vous épousais, Denise, partiriez-vous ?Mais el<strong>le</strong> avait retiré ses mains, el<strong>le</strong> se débattait comme sous <strong>le</strong> coup d'unegrande dou<strong>le</strong>ur.- Oh ! monsieur Mouret, je vous en prie, taisez-vous ! Oh ! ne me faites pasplus de peine encore !… Je ne peux pas ! je ne peux pas !… Dieu est témoin que jem'en allais pour éviter un malheur pareil !El<strong>le</strong> continuait de se défendre par des paro<strong>le</strong>s entrecoupées. N'avait-el<strong>le</strong> pastrop souffert déjà des commérages de la maison ? Voulait-il donc qu'el<strong>le</strong> passât auxyeux des autres et à ses propres yeux pour une gueuse ? Non, non, el<strong>le</strong> aurait de laforce, el<strong>le</strong> l'empêcherait bien de faire une tel<strong>le</strong> sottise. Lui, torturé, l'écoutait, répétaitavec passion :- Je veux… je veux…- Non, c'est impossib<strong>le</strong>… Et mes frères ? j'ai juré de ne point me marier, je nepuis vous apporter deux enfants, n'est-ce pas ?- Ils seront aussi mes frères… Dites oui, Denise.- Non, non, oh ! laissez-moi, vous me torturez !Peu à peu, il défaillait, ce dernier obstac<strong>le</strong> <strong>le</strong> rendait fou. Eh quoi ! même à ceprix, el<strong>le</strong> se refusait encore ! Au loin, il entendait la clameur de ses trois mil<strong>le</strong>employés, remuant à p<strong>le</strong>ins bras sa roya<strong>le</strong> fortune. Et ce million imbéci<strong>le</strong> qui était là ! i<strong>le</strong>n souffrait comme d'une ironie, il l'aurait poussé à la rue.


- Partez donc ! cria-t-il dans un flot de larmes. Al<strong>le</strong>z retrouver celui que vousaimez… C'est la raison, n'est-ce pas ? Vous m'aviez prévenu, je devrais <strong>le</strong> savoir etne pas vous tourmenter davantage.El<strong>le</strong> était restée saisie, devant la vio<strong>le</strong>nce de ce désespoir. Son cœur éclatait.Alors, avec une impétuosité d'enfant, el<strong>le</strong> se jeta à son cou, sanglota el<strong>le</strong> aussi, enbégayant :- Oh ! monsieur Mouret, c'est vous que j'aime !Une dernière rumeur monta du Bonheur des Dames, l'acclamation lointained'une fou<strong>le</strong>. Le portrait de Mme Hédouin souriait toujours, de ses lèvres peintes,Mouret était tombé assis sur <strong>le</strong> bureau, dans <strong>le</strong> million, qu'il ne voyait plus. Il ne lâchaitpas Denise, il la serrait éperdument sur sa poitrine, en lui disant qu'el<strong>le</strong> pouvait partirmaintenant, qu'el<strong>le</strong> passerait un mois à Valognes, ce qui fermerait la bouche dumonde, et qu'il irait ensuite l'y chercher lui-même, pour l'en ramener à son bras, toutepuissante.Fin

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!