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CR Cédric Coda.pdf - Histoire culturelle et sociale de l'art

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<strong>Coda</strong> <strong>Cédric</strong>Master en ÉthiqueUniversité Libre <strong>de</strong> BruxellesCompte-rendu <strong>de</strong>s journées d'étu<strong>de</strong> duCIRHAC (Centre Inter-universitaire <strong>de</strong> Recherche en <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l'Art Contemporain)<strong>de</strong> l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne« There is no such thing as nature!Redéfinition <strong>et</strong> <strong>de</strong>venir <strong>de</strong> l'idée <strong>de</strong> nature dans <strong>l'art</strong> contemporain »Efficience esthétique <strong>et</strong> pragmatisme environnemental31 mai <strong>et</strong> 1er juinInstitut National d’<strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> l’Art2 rue Vivienne, 75002 Paris


Dans la diversité <strong>de</strong>s interventions, <strong>de</strong> leurs angles pour abor<strong>de</strong>r l'idée <strong>de</strong> nature, <strong>de</strong>uxinterrogations nous ont semblé transversales.D'abord, il s'est agi <strong>de</strong> définir la Nature ou plutôt, comme nous le verrons, les Natures. Àtravers <strong>de</strong>s démarches artistiques tout à fait différentes, c'est finalement à une pluralitéd'expériences <strong>de</strong> la Nature que les artistes semblent nous convoquer.Cela nous amènera ensuite à nous focaliser sur ce qui peut être présenté comme unecontribution <strong>de</strong> ces démarches à une éthique <strong>de</strong> la Nature. Nous verrons par exemple que c<strong>et</strong>tevolonté <strong>de</strong> contribuer à une réflexion éthico-politique sur la Nature peut-être tout à fait explicitechez certains artistes, <strong>et</strong> parfois, <strong>l'art</strong>iste cherche même principalement à susciter c<strong>et</strong>te réflexion(voir le travail d'Olafur Eliasson notamment). C'est finalement à une interrogation sur la conscienceécologique <strong>de</strong>s artistes que <strong>de</strong> nombreux intervenants nous ont invité.Nous toucherons ici le cœur <strong>de</strong> ce compte rendu, tant il nous est apparu que la propositiond'une éthique pragmatique <strong>de</strong> l'environnement avait été un apport important <strong>de</strong> ces journéesd'étu<strong>de</strong>s.THERE IS NO SUCH THING AS NATURERevenons d'abord sur le titre qui a été choisi pour ces journées d'étu<strong>de</strong> « there is no suchthing as nature », <strong>et</strong> ce, non à titre anecdotique, mais parce que c<strong>et</strong>te référence comporte en soi uneinterrogation sur les implications éthiques <strong>et</strong> politiques <strong>de</strong> l'idée <strong>de</strong> Nature. En eff<strong>et</strong>, ce titre faitréférence, <strong>de</strong> façon ironique, à une fameuse phrase <strong>de</strong> Margar<strong>et</strong> Thatcher « there is no such thing associ<strong>et</strong>y ». Par là, celle qui était alors Premier Ministre britannique voulait dénoncer, dans la lignée<strong>de</strong> sa politique ultra-libérale, le fait que trop <strong>de</strong> personnes rej<strong>et</strong>tent leurs problèmes sur la société en<strong>de</strong>mandant au gouvernement d'assurer, <strong>de</strong> parer les difficultés qu'ils traversent. C'est le sens <strong>de</strong> son:« [Too many people] are casting their problem on soci<strong>et</strong>y. And you know, there is no such thing associ<strong>et</strong>y. There are only men and women, and there are families » 3 .Là où ce « there is no such thing as soci<strong>et</strong>y » nous éclaire sur la définition éventuelle d'uneNature, c'est dans la référence qui est faite par Margar<strong>et</strong> Thatcher à Friedrich Hayek. Selon lui, onne peut comprendre la société <strong>de</strong> façon holistique, elle comporte une telle complexité qu'on ne peutla définir clairement. Il conclura, sur c<strong>et</strong>te idée, que la société est un terme utilisé lorsque les gens« ne savent pas très bien <strong>de</strong> quoi ils parlent » 4 .C'est ici que l'on touche la portée <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te référence, dans le sens où, comme la société dansla pensée d'Hayek, la Nature est un concept, non pas vi<strong>de</strong>, mais tellement composite, qu'il estimpossible, <strong>et</strong> illusoire <strong>de</strong> vouloir le définir. L'art contribue certainement à rendre la complexité <strong>de</strong>c<strong>et</strong>te notion, dans la mesure où il rompt avec toute prétention à « dévoiler » la Nature.3 Voir l'interview <strong>de</strong> Margar<strong>et</strong> Thatcher, parue dans Women's Own magazine, October 31 st 1987.4 Voir <strong>l'art</strong>icle <strong>de</strong> G. R. Steele, There is no such thing as soci<strong>et</strong>y, September 30 th 2009 (ma traduction).3


EXPÉRIENCES DE LA NATURE DANS L'ART CONTEMPORAINL'art contemporain nous invite, selon les pratiques, à <strong>de</strong> nouvelles expériences, extrêmementdiversifiées, <strong>de</strong> la Nature.J'évoquerai d'abord les recherches en « field recording », qui ont notamment débuté avec lestravaux <strong>de</strong> R.Murray Schafer, un compositeur canadien qui le premier a posé les basesconceptuelles <strong>de</strong> ce qu'est un paysage sonore 5 . Ainsi, pour lui, la Nature est avant tout une« immense composition musicale », dans la mesure où ce qu'il considère comme <strong>de</strong>s sons naturelssont l'expression d'une harmonie. Ceci implique un rapport complexe à la Nature, une véritableécologie sonore, puisqu'il s'agit pour Schafer <strong>de</strong> préserver les sonorités naturelles qui sont menacéesd'extinction par l'unification <strong>de</strong> nos environnements sonores. Un paysage sonore est naturel en cequ'il est harmonisé. Il est ici fait explicitement référence aux conceptions métaphysiques d'unenature harmonieuse telles que développées par Thoreau ou Emerson 6 .Mais pour Schafer, <strong>de</strong>s sons « culturels » peuvent aussi être harmonieux, <strong>et</strong> en cela,<strong>de</strong>viennent « naturels ». Dans sa pratique <strong>de</strong> « field recording », d'enregistrement sans coupures <strong>de</strong>paysages sonores, l'objectif <strong>de</strong> Schafer est <strong>de</strong> réharmoniser les sons naturels. Sa conception <strong>de</strong> laNature sonore contient aussi une véritable éthique <strong>de</strong> l'enregistrement du paysage sonore, puisqu'ilen fait une technique <strong>de</strong> réharmonisation.À l'inverse <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te vision d'une nature sonore harmonieuse, Francisco Lopez privilégiel'écoute elle-même, dans une volonté <strong>de</strong> réalisme. Il cherche, dans sa pratique, à revaloriser ce quiserait pour Schafer <strong>de</strong>s sons parasites. Lopez critique donc la conception naïve <strong>et</strong> documentaire <strong>de</strong>la Nature chez Schafer, qui refusait ces sons parasites qui nuisent à l'harmonie (comme les infrabassespar exemple). Tout le travail <strong>de</strong> Lopez est <strong>de</strong> redonner, dans une visée <strong>de</strong> représentationfidèle, une valeur à ces sons non-naturels.Une autre pratique est celle <strong>de</strong> P<strong>et</strong>er Cusack, qui a notamment, dans une séried'enregistrements (<strong>et</strong> <strong>de</strong> photographies) intitulée Sounds from dangerous places, voulu souligner lacomplexité <strong>de</strong> la relation à la Nature après une catastrophe comme celle <strong>de</strong> Tchernobyl. Il a ainsienregistré <strong>de</strong>s chants d'oiseaux à l'endroit même où la radioactivité, insonore <strong>et</strong> invisible, atteignait<strong>de</strong>s seuils dangereux. Il laisse ainsi supposer que si la Nature n'est plus la même, si la catastrophe l'aprofondément modifié, elle survit, s'adapte <strong>et</strong> <strong>de</strong>vient une nouvelle Nature.Concernant la singularité <strong>de</strong> ces expériences sonores <strong>de</strong> la Nature, il convient <strong>de</strong> noter qu'àla différence <strong>de</strong> la Nature « observée », la Nature « écoutée » ne ressort pas d'un même <strong>de</strong>gré <strong>de</strong>sélection. On peut en eff<strong>et</strong> moins facilement sélectionner ce que l'on entend. Comme il a été ditdurant ces journées, « l'oreille n'a pas <strong>de</strong> paupières ». De plus, l'environnement sonore fait partieintégrante <strong>de</strong> notre formation en tant que suj<strong>et</strong>. Les habitu<strong>de</strong>s sonores créent une subjectivité. Il aaussi été noté qu'à la différence d'autres cultures, la majorité <strong>de</strong>s cultures occi<strong>de</strong>ntales sontmarquées par la pauvr<strong>et</strong>é <strong>de</strong> leur qualification sonore.5 Voir son article <strong>de</strong> 1977: Soundscape, the tuning of the world.6 Henry David Thoreau, Wal<strong>de</strong>n or Life in the woods, 1854 ou Ralph Waldo Emerson, Nature, 1836.4


Le sens du terme naturel se joue donc <strong>de</strong> manière différente dans ces pratiques <strong>de</strong> fieldrecording. Le son naturel est un hybri<strong>de</strong> chez Lopez, là où il a une essence chez Schafer: c'est unson harmonieux, qui n'est pas rémanent, répétitif. Nous le voyons, enregistrer la Nature n'est passans implications éthiques puisque selon ce que l'on considère comme naturel, la pratique seraprofondément modifiée.Dans c<strong>et</strong>te même idée d'un refus d'essentialisme, pour la reconnaissance d'une nature commehybri<strong>de</strong>, d'une nature « <strong>culturelle</strong> », l'œuvre <strong>de</strong> Mat Collishaw est remarquable. En eff<strong>et</strong>, <strong>l'art</strong>isteanglais, dans une série <strong>de</strong> photos intitulée Infectious flowers (2004) a présenté ce qui semble être àpremière vue un étalage <strong>de</strong> beauté – <strong>de</strong>s plans rapprochés <strong>de</strong> fleurs exotiques – mais quirapi<strong>de</strong>ment, en s'en approchant, dévoile les infections – issues <strong>de</strong> maladies <strong>de</strong> peau – qui lestouchent. Ces infections, tirées d'un ouvrage <strong>de</strong> <strong>de</strong>rmatologie, ont été « greffés » sur les fleurs rarespar manipulation informatique. Comme <strong>l'art</strong>iste le précise lui-même, c<strong>et</strong>te œuvre évoque le flouentre beauté <strong>et</strong> répulsion, mais aussi le flou entre naturel <strong>et</strong> artificiel.Dans la continuité <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te réflexion sur l'hybridité <strong>de</strong> la nature, la science-fiction offreaussi, par les expériences <strong>de</strong> pensée qu'elle propose, une réflexion prospective sur ce que sera laNature. Nous insisterons sur ce point, <strong>et</strong> ses conséquences éthiques par la suite.L'ensemble <strong>de</strong>s exemples cités vont dans le sens d'une remise en question <strong>de</strong> la séparationstricte entre nature <strong>et</strong> culture, remise en question qui est souvent considérée comme le propre dupostmo<strong>de</strong>rnisme. Du moins, les différentes expériences <strong>de</strong> la nature, évoquées pendant ces journées,viennent à l'appui <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> Philippe Descola, Bruno Latour ou Dominique Lestel, qui, dans<strong>de</strong>s perspectives tout à fait différentes, s'attachent à montrer à quel point les frontières entre Nature<strong>et</strong> culture sont floues, voire artificielles.La démarche <strong>de</strong> l'anthropologue – P. Descola – vise à préciser à quel point la Nature, sonconcept même, est une sorte <strong>de</strong> fiction que l'on ne r<strong>et</strong>rouve pas dans toute les cultures 7 . Certainesn'ont pas besoin d'une catégorie <strong>de</strong> Nature qui renverrait à ce qui est extérieur à l'homme.Dans la perspective du sociologue – B. Latour – il s'agit plutôt <strong>de</strong> montrer, à partir du mêmeconstat, que la Nature est un construit <strong>de</strong> notre culture, <strong>et</strong> que l'écologie politique n'a pas besoin <strong>de</strong>la Nature, qu'elle doit même s'en débarrasser 8 .Enfin, chez l'éthologue – D. Lestel – c'est l'idée que les animaux développent eux aussi <strong>de</strong>sformes <strong>de</strong> cultures qui est centrale, là où l'on décrit habituellement leur existence comme pur règne<strong>de</strong> la Nature 9 .Il a également été souligné le fait que la Nature a été l'obj<strong>et</strong> d'une personnificationsingulière en Occi<strong>de</strong>nt (avec le Christianisme notamment), en la définissant comme une <strong>et</strong> unique,7 Philippe Descola, Par-<strong>de</strong>là nature <strong>et</strong> culture, Paris, Gallimard, 2006.8 Bruno Latour, Politiques <strong>de</strong> la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.Voir notamment le chapitre premier sur c<strong>et</strong>te idée d'une fin <strong>de</strong> la nature, au sens où « si l'on appelle nature le termequi perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> récapituler en une seule série ordonnée la hiérarchie <strong>de</strong>s êtres, l'écologie politique se manifest<strong>et</strong>oujours, en pratique, par la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> l'idée <strong>de</strong> nature » (rééd. 2004, p.42).9 Dominique Lestel, Les origines animales <strong>de</strong> la culture, Paris, Flammarion, 2003.5


là où elle peut être vue comme plurielle. Autrement dit, ce monisme <strong>de</strong> l'idée <strong>de</strong> Nature ne perm<strong>et</strong>pas <strong>de</strong> prendre en compte la diversité <strong>de</strong>s expériences subjectives. C'est ce reproche qui a étéadressé à certaines formes d'art qui présentaient la Nature comme étant essentielle (ce serait parexemple le cas <strong>de</strong> <strong>l'art</strong> écologique, pour qui le naturel est ce qui doit être préservé).SUR L'INTENTION DES ARTISTESDurant la présentation du travail <strong>de</strong>s différents artistes, il est apparu un questionnementproblématique, celui <strong>de</strong> savoir quelles étaient les intentions <strong>de</strong>s artistes. C'est notamment la forme<strong>de</strong> la conscience écologique <strong>de</strong> certains artistes qui a été discutée.Les intentions prêtées aux artistes, lorsqu'elles ne sont pas exprimées directement, sont leplus souvent <strong>de</strong>s interprétations <strong>de</strong> critiques d'art, <strong>de</strong> commentateurs. Se pose alors la question <strong>de</strong> lapertinence d'intentions prêtées alors même qu'elles ne sont pas revendiquées.C<strong>et</strong>te question s'est notamment posé avec un artiste comme Jeff Wall, qui fait allusion à laNature à travers <strong>de</strong>s clichés qui sont autant <strong>de</strong> clins d'œil à <strong>de</strong> grands peintres (Man<strong>et</strong>, Cézanne,Poussin...). Ces réinterprétations <strong>de</strong> classiques <strong>de</strong> la peinture <strong>de</strong> paysage valent à son œuvre lequalificatif <strong>de</strong> « paysage dé-naturé ». Mais concernant ses intentions, son rapport à la Nature, nousn'avons affaire qu'à <strong>de</strong>s spéculations: soit on lui prête une critique du changement dans sareprésentation <strong>de</strong> l'abimé, <strong>de</strong> la rapidité <strong>de</strong> la dégradation; soit on lit son œuvre comme uneinterrogation sur la possibilité d'une autre vie, d'une autre Nature, comme une sorte <strong>de</strong> promesse.C'est une approche tout à fait opposée que nous avons rencontré avec un artiste commeOlafur Eliasson qui est théoricien <strong>de</strong> sa propre œuvre, évacuant ainsi toute controverse sur sesintentions.Concernant les intentions <strong>de</strong>s artistes vis-à-vis <strong>de</strong> la Nature, il est dès à présent important <strong>de</strong>noter, à la suite <strong>de</strong> Craig Owens 10 , que l'écrit entourant une œuvre appartient pleinement à l'œuvredans <strong>de</strong> nombreuses pratiques d'art contemporain. Pour lui, <strong>l'art</strong> postmo<strong>de</strong>rne s'est affirmé dansl'irruption du langage dans l'esthétique, transgressant ainsi toutes les catégories esthétiques (visuelvs. verbal...). Pour lui, ce qui différencie l'utilisation du texte chez les artistes mo<strong>de</strong>rnes <strong>et</strong> lespostmo<strong>de</strong>rnes, c'est qu'il n'est plus seulement secondaire par rapport à l'œuvre, comme uneexplication, mais il « produit » l'œuvre. Et c'est ainsi qu'il voit dans le Land art une utilisationmassive du texte comme appartenant à l'œuvre.Nous allons voir que grâce aux textes, qui appartiennent à l'œuvre même, il sera possible <strong>de</strong>préciser les considérations éthico-politiques <strong>de</strong> certains artistes dans leur rapport à la Nature.Il est également tout à fait intéressant <strong>de</strong> confronter les justifications que les artistes, travaillant« dans la Nature », peuvent donner à leur démarche <strong>et</strong> ce que ces œuvres offrent commeexpériences.10 Craig Owens, Earthwords, 1979, cité dans Jeffrey Kastner, Land and environmental art, Londres, Phaïdon, 1998,p.37.6


Mais comment envisager, traiter les démarches d'artistes contemporains m<strong>et</strong>tant en scène la– ou les – Nature dans leurs rapports à une éthique <strong>de</strong> l'environnement ? Comment abor<strong>de</strong>r laquestion <strong>de</strong> la participation <strong>de</strong> leurs œuvres aux débats sur les problèmes écologiques?UN ART ÉCOLOGIQUE?Je commencerai par poser la question <strong>de</strong> l'existence d'un art écologique, notamment dans<strong>de</strong>s pratiques <strong>de</strong> Land Art telles qu'elles se sont développées outre-atlantique. Dès l'apparition <strong>de</strong>formes d'art in situ dans les années 1960 aux États-Unis s'est posé le problème <strong>de</strong> qualifier cesœuvres extrêmement hétérogènes. L'appellation Earth works (renvoyant à l'exposition du mêmenom qui s'est tenue à New York en 1968) signifiait alors simplement l'utilisation <strong>de</strong> matériauxorganiques dans la création, mais les démarches qu'elle recouvrait étaient bien disparates.Il s'agissait alors pour les artistes moins d'une mise en exergue <strong>de</strong>s questions <strong>de</strong> protection<strong>de</strong> l'environnement que d'une expérience artistique menée en extérieure, <strong>et</strong> présentée en <strong>de</strong>hors dumusée. Avec l'apparition <strong>de</strong> la catégorie <strong>de</strong> Land art, <strong>et</strong> la sur-représentation <strong>de</strong> ce mouvement parles critiques <strong>et</strong> les journalistes – alors même que la plupart <strong>de</strong>s artistes y étant rattachés refusaientc<strong>et</strong>te étiqu<strong>et</strong>te – on a assisté à la qualification <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te forme d'art comme étant « écologique ». Maisrapi<strong>de</strong>ment est apparue, <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s critiques, une opposition entre ce qu'ils voyaient comme <strong>de</strong>uxtendances à l'égard <strong>de</strong> la Nature. D'un côté les Land artists soucieux <strong>de</strong> sa préservation <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'autreles artistes pratiquant un art <strong>de</strong> domination <strong>de</strong> la Nature (les Earths works).Il peut être problématique <strong>de</strong> qualifier une démarche d'écologique, <strong>de</strong> prêter une intention <strong>de</strong>protection <strong>de</strong> l'environnement à un artiste, là où celui-ci ne situe pas là son apport. Aussi, la lecturequi est parfois faite <strong>de</strong> la différence entre les artistes in situ 11 – fondée sur une hypothétiqueintention « écologique » – ne rend-elle pas compte <strong>de</strong> la complexité <strong>de</strong>s démarches.Il y aurait d'un côté un Land art promouvant le respect <strong>de</strong> la Nature (ce serait la démarcheexemplaire d'un artiste comme Andy Goldsworthy qui pratique <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ites interventions dans lanature à partir <strong>de</strong> matériaux trouvés sur place 12 ). De l'autre, on aurait les Earth works, <strong>de</strong>sinterventions parfois monumentales dans la Nature <strong>et</strong> qui sont souvent lues comme une volonté <strong>de</strong>domination <strong>de</strong> la Nature (ce serait typiquement le travail <strong>de</strong> Michael Heizer qui a notammenteffectué <strong>de</strong> monumentales excavations dans le désert du Nevada 13 ).C'est aussi ce que note Col<strong>et</strong>te Garraud en relevant l'opposition faite par les critiques – <strong>et</strong>qu'elle invite à nuancer – entre « <strong>de</strong>ux conceptions rigoureusement antinomiques du geste artistiqueen milieu naturel » 14 . D'un côté, un art in situ « américain » qui affirmerait une volontéprométhéenne <strong>de</strong> s'imposer sur le site, par <strong>de</strong>s techniques empruntées à l'industrie <strong>et</strong> <strong>de</strong>s réalisationscolossales. De l'autre, une forme plus européenne, respectueuse <strong>de</strong> la nature, <strong>et</strong> qui s'appuierait sur11 Voir sur ce point Gilles A. Tiberghien, Nature, art <strong>et</strong> paysage, Arles, Actes Sud, 2001. L'auteur pose une distinctionfranche entre <strong>de</strong>s pratiques qui laissent la nature « intacte » <strong>et</strong> d'autres qui visent avant tout à la transformer,appuyant ainsi l'idée d'une Nature comme antithèse <strong>de</strong> la culture.12 Voir par exemple son œuvre « Cracked Rock Spiral » <strong>de</strong> 1985.13 Voir son célèbre « Double Negative » <strong>de</strong> 1969.14 Col<strong>et</strong>te Garraud, L'idée <strong>de</strong> nature dans <strong>l'art</strong> contemporain, Paris, Flammarion, 1994, p.46.7


<strong>de</strong>s interventions douces voire éphémères.Il est apparu que c<strong>et</strong>te distinction était illusoire <strong>et</strong> ne r<strong>et</strong>ranscrivait pas la richesse <strong>de</strong>sexpériences offertes par les artistes. Par exemple, là où Michael Heizer a été vu comme nouveau« maître <strong>et</strong> possesseur <strong>de</strong> la Nature » (en référence à Descartes), on pourrait y voir une forme <strong>de</strong>sublime tel que l'avait défini Edmund Burke 15 . En eff<strong>et</strong>, même si une œuvre comme Doublenegative consiste en une excavation massive <strong>de</strong> terre, il est à noter qu'en prenant du recul dansl'espace (par une photo aérienne ou satellite), c<strong>et</strong>te intervention ne semble plus si importante <strong>et</strong> seconfond même quasiment avec le relief propre à c<strong>et</strong>te région désertique. Ainsi, c'est une natureimmense qui apparaît (pouvant suscité c<strong>et</strong>te émotion du sublime mise en évi<strong>de</strong>nce par Burke ouKant) dans laquelle l'intervention <strong>de</strong> l'homme n'est finalement que peu <strong>de</strong> chose. On peut aussi voirchez Heizer une sorte d'invitation à reconsidérer la position <strong>de</strong> l'homme sur Terre.Nous voyons donc que qualifier une pratique « d'art écologique » ne va pas sans poserproblème, tant il semble que c<strong>et</strong>te « étiqu<strong>et</strong>te » est fondée sur un jugement quant à l'intentionsupposée <strong>de</strong> <strong>l'art</strong>iste.Nous allons maintenant proposer <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r les pratiques d'art contemporain sans l'angle <strong>de</strong>leur « efficacité », du moins, pour essayer <strong>de</strong> saisir en quoi elles participent ou non à une réflexionsur les questions environnementales. C'est la question, non plus <strong>de</strong> la forme <strong>de</strong> l'engagement« écologique » chez les artistes contemporains, mais celle <strong>de</strong> l'efficacité <strong>de</strong> leurs œuvres que nousabordons maintenant.L'EFFICIENCE ESTHÉTIQUENous quittons la controverse sur la question d'un art écologique pour nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce queproduit telle œuvre sur le spectateur.C'est le sens <strong>de</strong> l'intervention <strong>de</strong> Bénédicte Rama<strong>de</strong> durant ces journées, qui a proposéd'abor<strong>de</strong>r <strong>l'art</strong> contemporain dans ses relations à « la Nature » sous l'angle <strong>de</strong> son efficienceesthétique. Il s'agit pour elle d'opposer <strong>de</strong>s œuvres qui se présentent ouvertement comme prise <strong>de</strong>conscience <strong>de</strong>s questions écologiques <strong>et</strong> dénonciation d'une situation, à <strong>de</strong>s œuvres qui produisent<strong>de</strong> la réflexion. Ainsi, certaines œuvres se présentant comme une forme d'art engagé <strong>et</strong> sérieux(parce que reposant sur <strong>de</strong>s données scientifiques précises) feraient du spectateur un témoin <strong>de</strong> lacatastrophe, l'accusant même d'y participer. Alors la réflexion du spectateur se limiterait soit à unebonne conscience (celle d'oser regar<strong>de</strong>r les problèmes en face), soit à un sentiment <strong>de</strong> culpabilitéqui paralyserait toute réflexion ultérieure.Ce serait le cas <strong>de</strong> Gustav M<strong>et</strong>zger qui a dénoncé la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> la nature par l'hommedans une œuvre comme le Project Stockholm (1972) qui consistait à recueillir les gazd'échappement <strong>de</strong> 120 voitures sous une tente, puis – mais c<strong>et</strong>te étape n'a pas été réalisée –introduire les voitures, moteur allumé, dans la tente, jusqu'à ce que la chaleur les amène à prendre15 Edmund Burke. Recherche philosophique sur l’origine <strong>de</strong> nos idées du sublime <strong>et</strong> du beau, Paris, Vrin, 1990.8


feu. Par ce proj<strong>et</strong> monumental réalisé pour la conférence <strong>de</strong>s Nations Unis pour l'Environnement <strong>de</strong>Stockholm, <strong>l'art</strong>iste s'inscrivait dans un art qu'il qualifie d'auto-<strong>de</strong>structif 16 . Et c'est dans ce type <strong>de</strong>démarche que pourrait être vue une « culpabilisation paralysante » 17 du spectateur.Ces formes d'art qui privilégient les résultats, la résolution <strong>de</strong>s problèmes par la monstration<strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong> nos actes, réduiraient le spectateur à un rôle d'élève. Elles pécheraient par leurdéficit esthétique, dans le sens où elles limiteraient la production <strong>de</strong> sensations chez le spectateurélève.À l'inverse, certaines pratiques d'art contemporain se situeraient loin <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te moraleécologique <strong>et</strong> réintroduiraient une distance critique du spectateur vis-à-vis <strong>de</strong> l'œuvre. Celles-ciperm<strong>et</strong>traient <strong>de</strong> produire <strong>de</strong>s sensations ambivalentes chez le spectateur, sensations qui seulesseraient à même <strong>de</strong> produire une réflexion. Ce serait le cas typique d'une œuvre comme celled'Olafur Eliasson qui, par ses expériences <strong>de</strong> paysages climatiques in-vitro 18 , invite le spectateur àune expérience sensible d'un climat artificiel. Ce qui créerait chez le spectateur un décalage entre cequ'il voit <strong>et</strong> l'attente qu'il en a (son climat idéal). Ces œuvres coproduisent une réalité avec lespectateur, il s'agirait finalement d'un imaginaire climatique rendant possible une critique. Lespectateur <strong>de</strong>viendrait ainsi interlocuteur <strong>et</strong> se dégagerait <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te expérience une responsabilitépartagée <strong>et</strong> dynamique. C'est le sens que l'on doit voir <strong>de</strong>rrière la proposition d'une efficienceesthétique: une œuvre peut être à même <strong>de</strong> produire un questionnement sur les problèmesécologiques dans la mesure où elle offre <strong>de</strong>s sensations ambivalentes au spectateur-interlocuteur.C'est d'ailleurs c<strong>et</strong>te même idée qu'Olafur Eliasson a exprimé dans un <strong>de</strong> ses articles, danslequel il affirme que la condition <strong>de</strong> son art est <strong>de</strong> maintenir la possibilité d'une expérienceindividuelle, singulière <strong>de</strong> la Nature. C'est à c<strong>et</strong>te seule condition que le spectateur pourra, enquelque sorte, être engagé dans l'œuvre <strong>et</strong> pourra s'engager dans le mon<strong>de</strong>. Comme il le dit luimême,« quand <strong>l'art</strong> préserve la liberté <strong>de</strong> chaque personne d'expérimenter les choses d'une manièrequi peut différer <strong>de</strong>s expériences <strong>de</strong>s autres personnes, il est capable d'avoir un impact sur l'individu<strong>et</strong> la société » 19 . Il s'agit en fait <strong>de</strong> maintenir c<strong>et</strong>te possibilité même <strong>de</strong> différer, conscient que <strong>l'art</strong>écologique, par les expériences « culpabilisantes » qu'il propose, ne le perm<strong>et</strong> pas. C<strong>et</strong> artexplicitement écologique <strong>et</strong> engagé n'offrirait qu'une image pauvre <strong>de</strong> la Nature (la Nature, c'est cequi est détruit par l'homme <strong>et</strong> doit être préservé), <strong>et</strong> ne perm<strong>et</strong>trait pas <strong>de</strong> stimuler l'émotion duspectateur.Pour résumer, certaines œuvres présentées comme « écologiquement responsable » neproduiraient sur le spectateur qu'un sentiment <strong>de</strong> culpabilité qui empêcherait toute interrogation,toute réflexion critique. Bénédicte Rama<strong>de</strong> en appelle, à la suite <strong>de</strong> nombreux artistes <strong>et</strong> théoriciens<strong>de</strong> <strong>l'art</strong>, à envisager la production effective <strong>de</strong> <strong>l'art</strong> sur la réflexion du spectateur, « contre tout16 Voir c<strong>et</strong>te citation <strong>de</strong> M<strong>et</strong>zger <strong>de</strong> 1961: « <strong>l'art</strong> auto-<strong>de</strong>structif rejoue l'obsession pour la <strong>de</strong>struction, la volée <strong>de</strong>coups à laquelle l'individu <strong>et</strong> les masses sont suj<strong>et</strong>s. L'art auto-<strong>de</strong>structif démontre la puissance <strong>de</strong> l'homme àaccélérer le processus <strong>de</strong> désintégration <strong>de</strong> la nature <strong>et</strong> à le m<strong>et</strong>tre en œuvre ».17 Voir <strong>l'art</strong>icle <strong>de</strong> Bénédicte Rama<strong>de</strong>, Mutations écologiques <strong>de</strong> <strong>l'art</strong>?, Revue Cosmopolitiques, n°15, juin 2007, p.32.18 Nous r<strong>et</strong>iendrons par exemple son Weather Project (2003).19 Olafur Eliasson, Your engagement has consequences, dans Experiment Marathon: Serpentine Gallery, Reykjavikand London, Ed. Emma Ridgway, Reykjavik Art Museum, 2009, p.18 (ma traduction).9


discours culpabilisant sur la spoliation <strong>de</strong> la nature ». C'est, pourrait-on dire, moins le message <strong>de</strong><strong>l'art</strong>iste que le(s) message(s) reçu(s) par le spectateur qui perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> qualifier ou non une œuvred'écologique.Finalement, la proposition émise consiste à ne plus regar<strong>de</strong>r les pratiques d'art contemporainsous l'angle du message <strong>de</strong> <strong>l'art</strong>iste (qui n'est pas toujours explicite comme nous l'avons vu), maissous celui <strong>de</strong> ce que l'œuvre produit sur le spectateur. Il s'agit d'adopter un point <strong>de</strong> vuepragmatique sur la participation <strong>de</strong> <strong>l'art</strong> contemporain aux questions environnementales. C'est sur cepoint que nous conclurons, mais nous souhaiterions avant cela souligner le caractère prospectif <strong>de</strong>sformes d'art évoquées.D'UNE FUTUROLOGIE DANS L'ART CONTEMPORAINC'est dans une nouvelle esthétique du climat – proposée par Eliasson – que pourrait s'ancrerune réflexion du spectateur sur la possibilité même <strong>de</strong> survie dans tel ou tel climat. Ces paysagesclimatiques invitent en eff<strong>et</strong> à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si nous accepterions un tel climat. C'est, il me semble,c<strong>et</strong>te même vertu prospective que l'on r<strong>et</strong>rouve dans la science-fiction, c<strong>et</strong>te futurologiecomparative à laquelle nous invitait Hans Jonas 20 .C'est le sens <strong>de</strong> l'intervention <strong>de</strong> Sylvie Allouche qui, prenant la science-fiction comme unart contemporain, a souligné qu'elle offre une réflexion sur la nature dans la mesure où elle est uneréflexion sur la technique. Notre rapport à la nature dépend en eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> nos avancées techniques. Parles expériences <strong>de</strong> pensée que nous offrent la science-fiction, elle nous invite à réfléchir sur cequ'est la nature en nous montrant ce qu'elle peut <strong>de</strong>venir. C'est exactement le sens <strong>de</strong> l'heuristique<strong>de</strong> la peur proposée par Jonas: « nous savons seulement ce qui est en jeu lorsque nous savons quecela est en jeu ».À ce suj<strong>et</strong>, les pratiques du « bio-art » (<strong>de</strong>s expérimentations plus ou moins fictives surl'homme par <strong>de</strong>s greffes, prothèses, hybridation avec <strong>de</strong>s animaux) nous interrogent, dans c<strong>et</strong>temême visée prospective, sur ce qu'est la nature humaine, <strong>et</strong> d'abord sur ce que nous accepterionsqu'elle <strong>de</strong>vienne 21 .SUR LE PRAGMATISME ENVIRONNEMENTALNous venons d'envisager la proposition <strong>de</strong> considérer l'efficience esthétique <strong>de</strong> <strong>l'art</strong>contemporain. Celle-ci est en fait une métho<strong>de</strong> pragmatique, qui prend en compte ce qu'une œuvreproduit sur le spectateur <strong>et</strong> dans quelle mesure c<strong>et</strong>te production peut le faire réfléchir <strong>et</strong> agir. C'est,20 Hans Jonas, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf, 1990.Spécialement le chapitre 2, 1ère partie sur l'Éthique d'avenir, p.61 sq.21 Voir à ce suj<strong>et</strong> le dossier du journal Libération, Le corps, c<strong>et</strong> obscur obj<strong>et</strong> du délire, 28-29 novembre 2009, Le Mag,p.VIII sq.10


dans c<strong>et</strong>te optique, le seul moyen pour juger <strong>de</strong> l'efficience d'une œuvre d'art contemporain qui sevoudrait« écologiquement responsable ». Et il nous semble qu'en matière d'éthiqueenvironnementale, c<strong>et</strong>te métho<strong>de</strong> pragmatique ouvre <strong>de</strong>s perspectives extrêmement riches. Nousexaminerons ici <strong>de</strong>ux versions <strong>de</strong> ce que peut être une éthique environnementale pragmatique.C'est sur les pistes <strong>de</strong> recherche, notamment lancées par Andrew Light, que je voudraicommencer. Dans un <strong>de</strong> ses articles 22 , le philosophe américain revient sur ce qui est pour lui leprincipal problème <strong>de</strong> l'éthique environnementale: son manque d'influence sur les politiques enmatière d'environnement. Il pointe alors le décalage entre les théories d'éthique environnementale <strong>et</strong>les politiques d'application, décalage qui résulte notamment du fait que les premières se fon<strong>de</strong>raientsur la « répudiation <strong>de</strong> tout anthropocentrisme », là où les décisions politiques se veulent –nécessairement – anthropocentrée. Ce serait parce que les théoriciens <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te branche <strong>de</strong> l'éthiqueappliquée auraient fondé leurs pensées dans le refus <strong>de</strong> tout anthropocentrisme moral (qui seraitd'emblée synonyme <strong>de</strong> « <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> la Nature ») que ce domaine <strong>de</strong> recherche « amalheureusement été condamné à n'avoir aucun impact sur les débats environnementaux » 23 .Andrew Light invite, après ce constat d'échec, à prendre un tournant pragmatique. C<strong>et</strong>ournant est d'abord un appel au pluralisme. Une théorie unique ne saurait prendre la mesure <strong>de</strong>scontextes variés dans lesquels nous tissons <strong>de</strong>s relations morales avec les êtres non-humains <strong>et</strong> avecla Nature. Pour lui, le pragmatisme s'entend dans une volonté <strong>de</strong> se rapprocher du terrain <strong>de</strong>sprofessionnels <strong>de</strong> la gestion <strong>de</strong>s ressources naturelles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s déci<strong>de</strong>urs politiques, afin <strong>de</strong> participerpleinement à la résolution <strong>de</strong>s problèmes environnementaux. Il s'agit pour le théoricien en éthiqueenvironnementale <strong>de</strong> considérer ce que sa conception morale peut produire en terme d'influence surles politiques d'environnement. Selon Light, il convient alors pour l'éthicien pragmatique, <strong>de</strong>développer une métho<strong>de</strong>, celle d'une « traduction morale » qui consiste à avancer <strong>de</strong>s propositionsintelligibles par tous les membres <strong>de</strong> la communauté.C'est en assumant c<strong>et</strong>te « tâche publique » que le philosophe sera à même <strong>de</strong> produire uneconception théorique susceptible <strong>de</strong> recueillir un large soutien, <strong>et</strong> sera capable d'avancer <strong>de</strong>srecommandations réalisables. C'est par exemple le reproche qu'il adresse à la <strong>de</strong>ep ecology (dans lalignée <strong>de</strong> Arne Næss), qui <strong>de</strong>vrait prendre conscience que si l'expérience sensible <strong>de</strong> la Naturequ'elle implique n'est pas partagée par tous, cela ne signifie pas seulement que tous ne sont pas prêtà entendre les arguments <strong>de</strong> la <strong>de</strong>ep ecology, mais au contraire, c'est parce que ce sentiment n'estpas partagé que ce mouvement <strong>de</strong>vrait faire en sorte d'inclure les autres expériences <strong>de</strong> la Nature,sans renoncer à ses propres fon<strong>de</strong>ments. Ainsi, Light s'inscrit contre les partisans d'une éthiqueenvironnementale qui « ont encore quelque espoir <strong>de</strong> trouver un fon<strong>de</strong>ment moral unique pourapprécier l'ensemble <strong>de</strong>s valeurs environnementales » 24 .Comme le rappelle lui même Light, son pragmatisme méthodologique ne consiste pas àgénéraliser les thèses du pragmatisme telles qu'exprimées par William James ou John Dewey, qui22 Andrew Light, Pragmatisme méthodologique, pluralisme <strong>et</strong> éthique <strong>de</strong> l'environnement, dans Hicham-StéphaneAfeissa (dir.), Écosophies, la philosophie à l'épreuve <strong>de</strong> l'écologie, Paris, Éd. MF, 2009.23 Ibid., p.217.24 Ibid., p.222.11


pour lui n'ai<strong>de</strong>nt pas à réorienter le domaine <strong>de</strong> l'éthique environnementale.Au contraire, on trouve chez Émilie Hache ce qui semble être une réflexion sur lesproblèmes environnementaux à partir <strong>de</strong>s thèses <strong>de</strong> James notamment. Pour elle, il ne s'agit passeulement <strong>de</strong> poser un cadre théorique dans lequel tous puissent se reconnaître, ni même <strong>de</strong>produire <strong>de</strong>s théories qui puissent influencer réellement les politiques en matière d'environnement.Mais il s'agit bien plutôt <strong>de</strong> considérer ce que produit telle ou telle conception morale sur l'ensemble<strong>de</strong>s êtres, <strong>de</strong> considérer ce qu'elle nous font faire.C'est en ce sens qu'elle discute dans un article le souci pour les générations futures tel quedéveloppé par Hans Jonas. Et Hache <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce que nous font faire ces générations futures.Et ici, elle souligne la limite <strong>de</strong> la proposition <strong>de</strong> Jonas, puisque même si ces « générations futures »ont été rendues présentes, notamment par le philosophe allemand, « elles ne nous font pas encore''faire'' grand chose, en <strong>de</strong>hors d'éprouver <strong>de</strong>s scrupules » 25 . Émilie Hache souligne la nécessité <strong>de</strong>c<strong>et</strong>te exigence pragmatique, qui s'intéresse plus à l'efficace d'une proposition morale qu'à sa valeur« en soi ».Comme chez Andrew Light, est ici défendue une exigence pragmatique. Mais là où lephilosophe américain y voit une métho<strong>de</strong> pour rendre les théories « réalisables » en terme <strong>de</strong>politique environnementale, Hache défend une exigence <strong>de</strong> considérer ce que chaque théorieproduit.Comme le rappelle Émilie Hache, c<strong>et</strong>te exigence pragmatique a été orientée (par AndrewLight notamment) du côté <strong>de</strong> la participation <strong>de</strong> la philosophie aux prises <strong>de</strong> décision politique, parsa capacité à fabriquer « l'accord le plus large possible sur les mêmes valeurs ». Mais sa version <strong>de</strong>c<strong>et</strong>te exigence consiste à « essayer <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong> la morale en train <strong>de</strong> se faire, plutôt que <strong>de</strong>proposer un consensus sur <strong>de</strong>s valeurs » 26 . On comprend aussi que la forme <strong>de</strong> l'exigence défenduepar la philosophe française n'a en aucune manière pour but <strong>de</strong> redonner une légitimité au champ <strong>de</strong>l'éthique <strong>de</strong> l'environnement.Nous le voyons également, dans c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière version, le faire, l'agir, n'est pas réduit à sadimension <strong>de</strong> politiques publiques, mais est pris dans un sens plus large d'agir sur le mon<strong>de</strong>, un agirqui appartient à tous. Nous avons finalement affaire à <strong>de</strong>ux définitions du politique. Pour Light,c'est au sens strict <strong>de</strong> la décision politique en matière d'environnement (donc l'exigence pragmatiqueest ce qui perm<strong>et</strong> aux théoriciens d'influencer ces politiques); pour Hache, c'est dans le sens pluslarge <strong>de</strong> notre agir (donc l'exigence pragmatique est ce qui perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> considérer ce que lesdifférentes propositions nous font faire).25 Émilie Hache, Ré-expérimenter un souci pour l'avenir, répondre aux générations futures? Une recréation <strong>de</strong>« faitiche », dans Hicham-Stéphane Afeissa (dir.), Écosophies, la philosophie à l'épreuve <strong>de</strong> l'écologie, op. cit.,p.253.26 Ibid.12


Nous avons d'emblée exprimé notre souci <strong>de</strong> nous dégager <strong>de</strong> toute définition <strong>de</strong> la Nature,tant il ressort que <strong>l'art</strong> est, en un sens, ce qui perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> lutter contre l'appauvrissement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te idée<strong>de</strong> Nature. Il ne s'agit pas, nous l'avons montré, <strong>de</strong> trancher définitivement une question mais <strong>de</strong> lareposer, d'enrichir les termes du débat. Et c'est en cela que les expériences <strong>de</strong> la Nature qu'offrentcertaines formes d'art contemporain peuvent participer à une réflexion éthique, par c<strong>et</strong>te futurologieprospective à laquelle elles contribuent. C'est donc dans la multiplicité <strong>de</strong>s expériences offertes auxspectateurs que rési<strong>de</strong>rait la participation <strong>de</strong>s artistes aux questions environnementales.C'est au regard <strong>de</strong> la possibilité <strong>de</strong> s'interroger que peut être jugée l'efficacité d'une œuvre.C'est donc d'un point <strong>de</strong> vue pragmatique que doit être envisagée l'idée <strong>de</strong> nature dans <strong>l'art</strong>contemporain. Et c'est c<strong>et</strong>te même exigence pragmatique que certains philosophes ont développédans le cadre <strong>de</strong> l'éthique <strong>de</strong> l'environnement, une exigence qui s'est déclinée dans <strong>de</strong>ux versions quin'ont cependant pas les mêmes fon<strong>de</strong>ments, <strong>et</strong> surtout pas les mêmes objectifs « politiques ».13


BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVEJe ne reprends ici que les références <strong>de</strong> certaines œuvres <strong>et</strong> artistes cités (sites intern<strong>et</strong> <strong>et</strong>discographie), ainsi que les ouvrages <strong>et</strong> articles ayant développés c<strong>et</strong>te idée d'un pragmatismeenvironnemental <strong>et</strong> d'une participation <strong>de</strong> <strong>l'art</strong>iste contemporain à c<strong>et</strong>te démarche pragmatique.-Sites intern<strong>et</strong> <strong>de</strong> certains artistes cités:Mat Collishaw: http://www.matcollishaw.comP<strong>et</strong>er Cusack: Sounds from dangerous places, Chernobyl, 2006-2009. Voir aussi son proj<strong>et</strong> SoundData Base (une carte sonore interactive <strong>de</strong> Londres), consultable à l'adresse:http://www.p<strong>et</strong>ercusack.orgOlafur Eliasson: http://www.olafureliasson.n<strong>et</strong>Andy Goldsworthy: http://www.goldsworthy.cc.gla.ac.ukMichael Heizer: http://doublenegative.tarasen.n<strong>et</strong>/double_negative.htmlJeff Wall: http://www.tate.org.uk/mo<strong>de</strong>rn/exhibitions/jeffwall/infocus/section2/img1.shtm-Articles autour <strong>de</strong> la question <strong>de</strong> l'efficience esthétique <strong>et</strong> <strong>de</strong>s paysages climatiques:Olafur Eliasson, Your engagement has consequences, dans Experiment Marathon: SerpentineGallery, Reykjavik and London, Ed. Emma Ridgway, Reykjavik Art Museum, 2009, p.18sq. Consultable sur son site: http://www.olafureliasson.n<strong>et</strong>/texts.html.Bruno Latour, Atmosphere, atmosphere, in Olafur Eliasson, Susan May (dir.), London, TatePublishing, 2003.Bénédicte Rama<strong>de</strong>, Mutations écologiques <strong>de</strong> <strong>l'art</strong>?, Revue Cosmopolitiques, n°15, juin 2007. Voiraussi sa thèse sur Les formes <strong>de</strong> l’efficience. Le mouvement écologique dans l’art américain<strong>de</strong>puis les années 1960 (non publiée).-Sur le pragmatisme en éthique environnementale:Émilie Hache, Ré-expérimenter un souci pour l'avenir, répondre aux générations futures? Unerecréation <strong>de</strong> « faitiche », dans Hicham-Stéphane Afeissa (dir.), Écosophies, la philosophieà l'épreuve <strong>de</strong> l'écologie, Paris, Éd. MF, 2009. Voir aussi sa thèse <strong>de</strong> doctorat, Ce/ux à quoinous tenons. Proposition pour une responsabilité écologique pragmatique (non publiée).Andrew Light, Pragmatisme méthodologique, pluralisme <strong>et</strong> éthique <strong>de</strong> l'environnement, dansHicham-Stéphane Afeissa (dir.), Écosophies, la philosophie à l'épreuve <strong>de</strong> l'écologie, Paris,Éd. MF, 2009.Andrew Light <strong>et</strong> Eric Katz (dir.), Environmental pragmatism, London, Routledge, 1996.14

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