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Till R. KUHNLE Et le millénaire n'arrivera point ... 911 ou ... - Ekphrasis

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136 <strong>Till</strong> R. <strong>KUHNLE</strong>une sécularisation du paradigme millénaristedonnant lieu à une philosophie del’Histoire 16 . Malgré <strong>le</strong>s intentions profondémentantirévolutionnaires de la théologiede Joachim 17 , <strong>le</strong>s m<strong>ou</strong>vements millénaristesà l’issue du Moyen Age ren<strong>ou</strong>aientavec la vision de l’imminenced’un changement total dont on espéraitla fin de la s<strong>ou</strong>ffrance et <strong>le</strong> règne de la liberté:<strong>le</strong> disc<strong>ou</strong>rs millénariste est redevenudepuis un disc<strong>ou</strong>rs de rupture qui estrévolutionnaire dans la mesure où il estapocalyptique. Il engendre <strong>le</strong>s fantasmesmeurtriers d’un Thomas Müntzer p<strong>ou</strong>rqui <strong>le</strong> «monde n<strong>ou</strong>veau naîtra automatiquementde ce flot de sang» 18 . Au seuil del’ère moderne, la rupture révolutionnaireabolissant t<strong>ou</strong>te loi – et ainsi l’humain –l’a donc emporté sur la conception bienévolutionniste d’un n<strong>ou</strong>vel Évangi<strong>le</strong> éternel.Ceci a amené des chercheurs commeNorman Cohn <strong>ou</strong> J.L. Talmon à assimi<strong>le</strong>r16 Il faudrait reprendre la discussion la«sécularisation» relancée notammentpar Hans Blumenberg. Une tel<strong>le</strong> tâcheexcédant ici <strong>le</strong>s limites de notre propos,n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s contentons de renvoyer à laréférence suivante: Monod Jean-Claude,La Querel<strong>le</strong> de la sécularisation de Hegel àBlumenberg, Paris, Vrin (coll. «Problèmes& Controverses»), 2002, pp. 216-235. P<strong>ou</strong>r<strong>le</strong> paradigme millénariste cf. Kuhn<strong>le</strong> <strong>Till</strong>R., Das Fortschrittstrauma. Vier Studien zurPathogenese literarischer Diskurse, Tübingen,Stauffenburg (colloquium), 2005.17 Delumeau Jean, Mil<strong>le</strong> ans de bonheur, Unehistoire du paradis II, Paris, Fayard, 1995, pp.49-53.18 Haddad Gérard, Les folies millénaristes. Lesbiblioclastes, Paris, Le Livre de Poche (coll.«Biblio essais»), 2001, p. 105.<strong>le</strong>s millénarismes aux totalitarismes modernes19 .Depuis Joachim, <strong>le</strong> paradigme <strong>millénaire</strong><strong>ou</strong> millénariste – ainsi que sonfondement trinitaire – est devenu <strong>le</strong> paradigmemême de t<strong>ou</strong>te philosophiede l’Histoire – on peut citer Condorcet,Saint-Simon et Auguste Comte en France,<strong>ou</strong> Hegel et Marx en Al<strong>le</strong>magne.Le national-socialisme a repris et pervertila théologie de Joachim en proclamantDas Tausendjährige Reich. A travers<strong>le</strong> cynisme du «troisième Reich» d’AdolfHit<strong>le</strong>r, <strong>le</strong> paradigme millénariste s’affirmecomme un instrument idéologique p<strong>ou</strong>rjustifier t<strong>ou</strong>t régime politique revendiquantune rupture dans la marche del’Histoire. La Révolution française avaitdéjà annoncé un tel virement idéologiquede la pensée joachimite et <strong>le</strong>s chantresde la démocratie américaine commeFukuyama n’échappent pas moins à latentation de revendiquer p<strong>ou</strong>r eux la «Finde l’Histoire». Selon lui, ce «processusd’innovation permanente caractéristiquede la société industriel<strong>le</strong> dans laquel<strong>le</strong>n<strong>ou</strong>s vivons» (Stieg<strong>le</strong>r) est <strong>le</strong> <strong>millénaire</strong>évoqué dans <strong>le</strong> livre de l’Apocalypse 20 . Le19 Cf. Talmon J. L., Political Messianism. TheRomantic Phase, London, Specker & Warburg,1960 ; The Origins of Totalitarian Democracy,London, Penguin, 1986.20 Fukuyama Francis, The End of History andthe Last Man, New York, The Free Press1992, p. 67. Fukuyama se réfère à une notechez A<strong>le</strong>xandre Kojève, Kojève A<strong>le</strong>xandre,Introduction à la <strong>le</strong>cture de Hegel. Leçons surla Phénoménologie de l’Esprit professées de1933 à 1939 à l’Éco<strong>le</strong> des Hautes Études [1947,1968], Raymond Queneau (éd.), Paris,Gallimard («Tel»), 1988, p. 436.


<strong>Et</strong> <strong>le</strong> <strong>millénaire</strong> n’arrivera <strong>point</strong>….<strong>911</strong> <strong>ou</strong> l’espoir apocalyptique consommé par sa médiatisation137paradigme millénariste est donc caractérisépar une étrange ambiguïté. D’un côté, ildésigne un p<strong>ou</strong>voir n<strong>ou</strong>veau, d’un autrecôté il reste un défi quand, notamment entemps de crise, il est évoqué par <strong>le</strong>s adversairesd’un p<strong>ou</strong>voir établi.Revenons ici encore une fois au romande H<strong>ou</strong>el<strong>le</strong>becq qui, vers la fin, déb<strong>ou</strong>chesur une vision de science-fictionanticipant la marche de la réf<strong>le</strong>xion scientifiqueau c<strong>ou</strong>rs des premières décenniesdu n<strong>ou</strong>veau <strong>millénaire</strong>. Il y est questiond’une révolution métaphysique qui dépassel’ère matérialiste comme <strong>le</strong> christianismea dépassé l’antiquité païenne. Cettevision rappel<strong>le</strong> la loi des trois états d’AugusteComte qui s’inscrit dans la traditiondu millénarisme joachimite 21 . Sans aucunclin d’œil ironique, H<strong>ou</strong>el<strong>le</strong>becq ren<strong>ou</strong>eavec cette tradition. Au centre des déc<strong>ou</strong>vertes– <strong>ou</strong> plutôt: des révélations – faitespar <strong>le</strong>s scientifiques dans Particu<strong>le</strong>s élémentairesse tr<strong>ou</strong>ve la réévaluation de lathermodynamique dont la deuxième loi –cel<strong>le</strong> de l’entropie – était devenue <strong>le</strong> shibbo<strong>le</strong>thdes apocalypses modernes. La révolutionmétaphysique aura donc lieu aumilieu du premier sièc<strong>le</strong> de ce troisième<strong>millénaire</strong>. Mais cette révolution sera précédéede la disparition de l’humanité tel<strong>le</strong>que n<strong>ou</strong>s la connaissons – une vision que<strong>le</strong> narrateur de H<strong>ou</strong>el<strong>le</strong>becq relate p<strong>ou</strong>r-21 Vattimo Gianni, Tecnica ed esistenza. Unamappa filosofica del Novecento, Turin, Paravia/ scirptorium, 1997, p. 18sq. ; Doppo lacristianità. Per un cristianesimo non religioso,Milan, Garzanti Libri, 2002, p. 45. VoegelinEric, Die politischen Religionen, München,Fink, 1996, p. 40sq.tant au passé: «[…] l’humanité devait disparaître; l’humanité devait donner naissanceà une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> espèce, asexuée etimmortel<strong>le</strong>, ayant dépassé l’individualité,la séparation et <strong>le</strong> devenir» – avec el<strong>le</strong>devaient donc disparaître <strong>le</strong>s concepts occupant,p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s humains de l’âge matérialisteune place centra<strong>le</strong>, à savoir «<strong>le</strong>sconcepts de liberté individuel<strong>le</strong>, de dignitéhumaine et de progrès» 22 . D’aprèscette vision, l’esprit positiviste n’a p<strong>ou</strong>rautant jamais perdu sa validité, même <strong>le</strong>sadeptes du New Age ne «faisaient en réalitéconfiance qu’à la science, la scienceétait p<strong>ou</strong>r eux une vérité unique et irréfutab<strong>le</strong>.Comme t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s autres membres dela société, et peut-être encore plus qu’eux,ils pensaient au fond d’eux-mêmes que lasolution à t<strong>ou</strong>t problème […] ne p<strong>ou</strong>vaitêtre qu’une solution d’ordre technique» 23 .L’avènement d’une espèce n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> seradonc réalisé à la suite d’une révolutionscientifique: «LA MUTATION NE SERAPAS MENTALE, MAIS GÉNÉTIQUE.» 24De fait, au <strong>le</strong>ndemain du réveillonde 1999, aucune des prévisions «apocalyptiques»n’est devenue réalité. Aucontraire: <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain du réveillon, lagueu<strong>le</strong> de bois a été la même que <strong>le</strong>s annéesprécédentes – et part<strong>ou</strong>t régnait unegrande veu<strong>le</strong>rie. Ce n’est que <strong>le</strong> 11 septembre2001 qu’une catastrophe de dimension«apocalyptique» se produit:deux avions sont projetés dans <strong>le</strong>s TwinTowers à Manhattan – l’Ereignis, doréna-22 H<strong>ou</strong>el<strong>le</strong>becq, Les particu<strong>le</strong>s élémentaires, op.cit., pp. 308 et 309.23 Ibid., p. 314.24 Ibid.


138 <strong>Till</strong> R. <strong>KUHNLE</strong>vant associé à l’avènement du troisième<strong>millénaire</strong>, est survenu! Ainsi, Baudrillardpeut constater: «Les événements ont cesséde faire grève.» 25<strong>911</strong> – <strong>ou</strong> l’Apocalypse consomméeEn France, <strong>le</strong>s philosophes et <strong>le</strong>s écrivainsont réagi sur-<strong>le</strong>-champ en expliquantcet événement comme signe decrise de l’ère (post-) moderne: <strong>le</strong> tonapocalyptique en philosophie, ton déjàconstaté par Derrida à la veil<strong>le</strong> de la findu deuxième <strong>millénaire</strong>, est dorénavantcapté et matérialisé dans des images communiquéessur des millions d’écrans.L’idée d’un seul grand cataclysme apocalyptiques’impose donc à n<strong>ou</strong>veau. <strong>Et</strong>cette apocalypse a tr<strong>ou</strong>vé son iconographie,son shibbo<strong>le</strong>th, voire son chiffre –<strong>911</strong>, qui – en tant que «télégramme d’unemétonymie» 26 – paraît remplacer celui de666 du Livre de l’Apocalypse. Cet Ereignisfait donc figure de b<strong>ou</strong>ée de sauvetagedans un monde en manque de métaphysiqueque <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste et historien réactionnaireA<strong>le</strong>xandre Ad<strong>le</strong>r décrit commesuit:Oui, ce fut bien une apocalypse, au sensoriginaire, grec, de l’expression, une révélationde notre monde, que ce terrib<strong>le</strong>spectac<strong>le</strong> du 11 septembre. Mais comme25 Baudrillard Jean, L’Esprit du terrorisme,Paris, Galilée, 2002, p. 9.26 Derrida, in Derrida Jacques / HabermasJürgen, Le «concept» du 11 septembre.Dialogues à New York (octobre-décembre 2001)avec Giovanna Borradori, Paris, Galilée, 2003,p. 134.t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s révélations antérieures, la lumièrequi s’en dégage est bien trop cruep<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s livrer autre chose qu’el<strong>le</strong>même.27La médiatisation de l’effondrementa transformé des millions de téléspectateursen témoins p<strong>ou</strong>r conférer à cet «événement»l’auréo<strong>le</strong> d’une tragédie col<strong>le</strong>ctive– au-delà de cel<strong>le</strong> réel<strong>le</strong>ment vécuepar de nombreuses victimes qui, enseveliess<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s décombres, ne peuvent plusen témoigner. T<strong>ou</strong>tefois, c’est par sonimmensité que l’événement du 11 septembrerefuse une tel<strong>le</strong> transposition ; ils’oppose à une narration qui permet detransformer l’événement, l’Ereignis, enEr<strong>le</strong>bnis. P<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s individus, il ne sera jamaisune simp<strong>le</strong> aventure faisant partied’une mythologie individuel<strong>le</strong> – <strong>ou</strong>, p<strong>ou</strong>r<strong>le</strong> dire avec Derrida: «Il n<strong>ou</strong>s faut penserautrement la temporalisation p<strong>ou</strong>r comprendreen quoi <strong>le</strong> “11 septembre” ressemb<strong>le</strong>à un major event.» 28 Bref, l’attentatdu 11 septembre et <strong>le</strong> choc causé par luise refusaient – et se refusent encore – àt<strong>ou</strong>te conclusion. Le travail après c<strong>ou</strong>p,qui est censé neutraliser la vio<strong>le</strong>nce dutraumatisme vécu en lui assignant un lieuprécis dans l’histoire individuel<strong>le</strong> <strong>ou</strong> col<strong>le</strong>ctive,ne tr<strong>ou</strong>ve pas de fin. T<strong>ou</strong>te imaginationanticipatrice a été bien surpasséepar <strong>le</strong> réel. Mais aussitôt l’image s’estencore mise à la place du réel. Ainsi, peu27 Ad<strong>le</strong>r A<strong>le</strong>xandre, J’ai vu finir <strong>le</strong> mondeancien, Paris, Grasset, 2002, p. 7.28 Derrida, in Derrida Jacques / HabermasJürgen, Le «concept» du 11 septembre, op. cit.,p. 148.


<strong>Et</strong> <strong>le</strong> <strong>millénaire</strong> n’arrivera <strong>point</strong>….<strong>911</strong> <strong>ou</strong> l’espoir apocalyptique consommé par sa médiatisation139après l’attentat, Jean Baudrillard a dûconstater: «L’image consomme l’événementau sens où el<strong>le</strong> l’absorbe et <strong>le</strong> donneà consommer.» 29 <strong>Et</strong>, dans Power inferno,il résume <strong>le</strong>s apories du 11 septembre entant qu’événement «apocalyptique»:Il convient de se mesurer à cet événementdans son impossibilité, dans soncaractère inimaginab<strong>le</strong>, même commeaccident. Si événement il y a, il ne peutqu’arracher <strong>le</strong>s concepts à <strong>le</strong>ur champde référence. Ce qui rend vaine t<strong>ou</strong>tetentative de totalisation, y compris par<strong>le</strong> mal <strong>ou</strong> par <strong>le</strong> pire. Certes <strong>le</strong> systèmecontinuera sans répit, mais sans fin désormais,pas même cel<strong>le</strong> de son apocalypse.Puisque l’apocalypse est déjà là,s<strong>ou</strong>s forme de liquidation inexorab<strong>le</strong>de t<strong>ou</strong>te civilisation, peut-être même del’espèce. Mais ce qui est liquidé, il fautencore <strong>le</strong> détruire. <strong>Et</strong> la pensée de l’événementont partie liée dans cet acte dedestruction symbolique. 30Baudrillard ne manque pas de s<strong>ou</strong>lignerque la catastrophe du 11 septembreest survenue à un moment où t<strong>ou</strong>te eschatologieparaissait déjà consommée parla marche de l’Histoire: l’apocalypse avaitcommencé bien avant – et qu’el<strong>le</strong> est encoreloin de t<strong>ou</strong>cher à son terme. Cetteapocalypse signifie la liquidation de notrecivilisation et ainsi – sur <strong>le</strong> plan psycholo-29 Baudrillard Jean, L’Esprit du terrorisme,Paris, Galilée, 2002, p. 37.30 Baudrillard Jean, Power inferno. Requiemp<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s Twin Towers – hypothèses sur <strong>le</strong>terrorisme – la vio<strong>le</strong>nce mondia<strong>le</strong>, Paris,Galilée, 2002, p. 25.gique – la liquidation du narcissisme. Lebilan de Baudrillard démontre donc unefois p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>tes que n<strong>ou</strong>s l’avons bien attendue,la catastrophe.Or, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> théologien al<strong>le</strong>mandEugen Drewermann, l’«apocalyptique»est «essentiel<strong>le</strong>ment littéraire, alors quela prophétie est la paro<strong>le</strong> proférée. Sesécrits [– de l’apocalyptique –] sont despseudonymes d’un passé fictif – à l’opposédu lien qui existe entre <strong>le</strong> messageprophétique et son époque ; ils ontp<strong>ou</strong>r contenu des visions qu’ils rapportentà des extases <strong>ou</strong>, comme Daniel 7sq.,à des songes, tandis que la prédicationprophétique fait plus fortement appel àl’audition» 31 . Par ail<strong>le</strong>urs, on peut éga<strong>le</strong>menttr<strong>ou</strong>ver cette distinction entre paro<strong>le</strong>prophétique et vision apocalyptiquechez Gil<strong>le</strong>s De<strong>le</strong>uze qui par<strong>le</strong> du «théâtrede fantasmes» qui «succède à l’actiondes prophètes comme à la passion duChrist» 32 . Tandis que <strong>le</strong> théologien considèrel’Apocalypse comme «l’explicationet l’intelligence des causes qui ontconduit à l’irréversib<strong>le</strong> impasse: la méchancetéfondamenta<strong>le</strong> de l’homme etl’âge du monde» 33 , <strong>le</strong> philosophe s’inté-31 Drewermann Eugen, Psychanalyse et exégèset. 2: mirac<strong>le</strong>s, visions, prophéties, apocalypses,récits historiques, parabo<strong>le</strong>s, traduit del’al<strong>le</strong>mand par Jean-Pierre Bagot, Paris,Seuil, 2001, p. 322.32 De<strong>le</strong>uze Gil<strong>le</strong>s, «Nietzsche et Saint Paul,Lawrence et Jean de Pathmos», in Critiqueet Clinique, Paris, Minuit, 1993, pp. 50-70,57.33 Drewermann, Psychanalyse et exégèse, t. 2,op. cit., p. 322.


140 <strong>Till</strong> R. <strong>KUHNLE</strong>resse à sa représentation: «L’Apocalypseest sans d<strong>ou</strong>te <strong>le</strong> premier grand livre-programme,à grand spectac<strong>le</strong>.» 34 Ainsi, el<strong>le</strong>porte en el<strong>le</strong> <strong>le</strong> germe de la négation deson message – et ainsi du Livre – grâce àsa puissance rhétorique qui se prête à desmultip<strong>le</strong>s transformations médiatiques.T<strong>ou</strong>tefois De<strong>le</strong>uze méconnaît l’impact duparadigme millénariste dans <strong>le</strong>s disc<strong>ou</strong>rspolitico-théologiques en mettant en avantla vision de la Jérusa<strong>le</strong>m cé<strong>le</strong>ste:L’Apocalypse, ce n’est pas <strong>le</strong> campde concentration (Antéchrist), c’est lagrande sécurité militaire, policière etcivi<strong>le</strong> de l’État n<strong>ou</strong>veau (Jérusa<strong>le</strong>m cé<strong>le</strong>ste).La modernité de l’Apocalypsen’est pas dans <strong>le</strong>s catastrophes annoncées,mais dans l’autoglorification programmée,l’institution de gloire de laN<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> Jérusa<strong>le</strong>m, d’un p<strong>ou</strong>voir ultime,judiciaire et moral. 35De<strong>le</strong>uze s’avère ici bon analyste de lasociété moderne mais mauvais théologienen ignorant que notamment <strong>le</strong>s mil<strong>le</strong>ans de la captivité sont de ce monde, etdonc pas la Jérusa<strong>le</strong>m cé<strong>le</strong>ste. Il s’ensuitque <strong>le</strong>s camps de concentration sont biendes instruments de l’«agneau qui mord».L’instauration des camps de concentrationde Guantanamo par un g<strong>ou</strong>vernementaméricain d’extrême droite encroisade contre <strong>le</strong> Mal en témoigne. <strong>Et</strong>ceci n’est pas sans conséquences p<strong>ou</strong>r<strong>le</strong> monde «ancien», comme <strong>le</strong> constate34 De<strong>le</strong>uze, «Nietzsche et Saint Paul,Lawrence et Jean de Pathmos», art. cit., p.55.35 Ibid., p. 61sq.Paul Virilio: «De <strong>le</strong>ur côté, <strong>le</strong>s habitantsdu vieux bastion européen s’adaptaient,tant bien que mal, à la mutation de l’Étatprovidenceen État suicidaire.» 36Il s’agit donc de garder l’Antéchristdans ses chaînes ; l’image de la Jérusa<strong>le</strong>mcé<strong>le</strong>ste, en revanche, est désormais perduede vue… Selon <strong>le</strong> psychanalyste et philosophejudaïque Gérard Haddad, l’invocationdu Livre des livres est un <strong>point</strong> communde la pensée «millénariste» attendantl’immanence de la fin et ainsi du <strong>millénaire</strong>:«Le Livre canonique se présente eneffet comme une polyphonie minima<strong>le</strong>.»En même temps, ce Livre des livres a perduson caractère universel. La Lettre a tué<strong>le</strong> livre p<strong>ou</strong>r l’aplatir «au rang de tract.Le totalitarisme moderne s’inspire fortementde ce mode de destruction du Livre.Le Mein Kampf hitlérien, autant que t<strong>ou</strong>s<strong>le</strong>s petits livres r<strong>ou</strong>ges <strong>ou</strong> verts, en est unavatar.» 37 Autrement dit, une fois que <strong>le</strong>sdisc<strong>ou</strong>rs apocalyptiques – en tant que palimpsestesdu palimpseste du… et ainside suite – ont perdu <strong>le</strong>ur fondement métaphysique,ces disc<strong>ou</strong>rs font disparaître<strong>le</strong> Livre qui <strong>le</strong>s a engendrés. Ceci s’avèred’autant plus vrai à travers la médiatisationd’un Ereignis dit apocalyptique, notammentde celui qui a mis fin à la grèvede l’événement.36 Virilio Paul, Ce qui arrive. Naissance de laphilofolie, Paris, Galilée, 2002, p. 73.37 Haddad Gérard, Les Folies millénaristes,Paris, Le livre de poche («Biblio / essais»),2002 [n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> édition de Les Biblioclastes,Paris, Grasset 1990], p. 109.


<strong>Et</strong> <strong>le</strong> <strong>millénaire</strong> n’arrivera <strong>point</strong>….<strong>911</strong> <strong>ou</strong> l’espoir apocalyptique consommé par sa médiatisation143manité ait jamais vue.» 46 Cette reprisepar Stockhausen du fiat ars, pereat mundus,que Walter Benjamin a constaté chez<strong>le</strong> futuriste Marinetti 47 , démontre p<strong>ou</strong>rtantla limite d’une tel<strong>le</strong> esthétique: el<strong>le</strong>est dép<strong>ou</strong>rvue de t<strong>ou</strong>te volonté créatrice.Nietzsche aurait ri au nez de son discip<strong>le</strong>Stockhausen car cet Ereignis n’est <strong>point</strong>porté par la «volonté esthétique» (Wil<strong>le</strong>zur Kunst) 48 . Par ail<strong>le</strong>urs, la métonymie<strong>911</strong> aurait été dénoncée par <strong>le</strong> chantre dusurhomme, de celui qui aurait dépassél’humain-trop-humain comme un autresymptôme d’un décadentisme universel.En revanche, cette esthétique de la catastrophes’affirme à travers un jeu de palimpsestesmédiatiques où, par exemp<strong>le</strong>,l’explosion des Twin Towers est évoquéelors de cel<strong>le</strong> du bureau de MI 6 à Londreset l’iconographie de la catastrophe estéternisée dans <strong>le</strong>s contrées de l’éternelHighlander. Ainsi, un mauvais film avecp<strong>ou</strong>rtant des scènes d’action p<strong>ou</strong>ssées àla perfection a donné un nom aux nombreusesapocalypses sans Dieu qui hantent<strong>le</strong>s médias: Skyfall. Mais ceci est uneautre histoire…BibliographieAd<strong>le</strong>r A<strong>le</strong>xandre, J’ai vu finir <strong>le</strong> monde ancien, Paris, Grasset 2002.Baudrillard Jean, L’Illusion de la fin <strong>ou</strong> la grève des événements, Paris, Galilée 1992.Baudrillard Jean, L’Esprit du terrorisme, Paris, Galilée 2002.Baudrillard Jean, Power inferno. Requiem p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s Twin Towers – hypothèses sur <strong>le</strong> terrorisme – lavio<strong>le</strong>nce mondia<strong>le</strong>, Paris, Galilée 2002.Beigbeder Frédéric, Windows on the World, Paris, Grasset, 2003.Benjamin Walter, «L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée», in Écrits français,Gallimard, 1991, pp. 140-17.De<strong>le</strong>uze Gil<strong>le</strong>s, «Nietzsche et Saint Paul, Lawrence et Jean de Pathmos», in Critique et Clinique,Paris, Minuit 1993, pp. 50-70.Delumeau Jean, Mil<strong>le</strong> ans de bonheurs. Une histoire du paradis II, Paris, Fayard, 1995.Derrida Jacques, D’un Ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée, 1983.Derrida Jacques, Spectres de Marx. L’État de la dette, <strong>le</strong> travail du deuil et la n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> Internationa<strong>le</strong>,Paris, Galilée, 1993.Derrida Jacques, Marx & Sons, Paris, Puf/ Galilée, 2002.Derrida Jacques, Habermas Jürgen, Le «concept» du 11 septembre. Dialogues à New York (octobredécembre2001) avec Giovanna Borradori, Paris, Galilée, 2003.46 Thewe<strong>le</strong>it Klaus, Der Knall. 11. September,das Verschwinden der Realität und ein Kriegsmodell,Frankfurt a.M.. Stroemfeld/RoterStern, 2002.47 Cf Benjamin Walter, «L’œuvre d’art àl’époque de sa reproduction mécanisée»,in Écrits français, Gallimard, 1991, p. 140sq.48 Cf. Kuhn<strong>le</strong> <strong>Till</strong> R., «Vom b<strong>le</strong>ichenVerbrecher und vom großen Knall. Versuche,den Wahnsinn im Wahnsinn zu denken»,in Strasser Alfred (dir.), Le F<strong>ou</strong> dans<strong>le</strong>s littératures germanophones (= GermanicaXXXII), Lil<strong>le</strong>, 2003b, pp. 31-59.


144 <strong>Till</strong> R. <strong>KUHNLE</strong>Derrida Jacques, Chaque fois unique, la fin du monde, Paris, Galilée, 2003.Drewermann Eugen, Psychanalyse et exégèse t. 2: mirac<strong>le</strong>s, visions, prophéties, apocalypses, récits historiques,parabo<strong>le</strong>s, traduit de l’al<strong>le</strong>mand par Jean-Pierre Bagot, Paris, Seuil, 2001.Fukuyama Francis, La Fin de l’homme. Les conséquences de la révolution biotechnique, Paris, Gallimard(«Folio-actuel»), 2004 [orig. Our Posthuman Futur. Consequences of the Biotechnical Revolution,New York, Farrar Strauss & Gir<strong>ou</strong>x, 2002].Haddad Gérard, Les Folies millénaristes, Paris, Le livre de poche («Biblio / essais»), 2002 [n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>édition de Les Biblioclastes, Paris, Grasset, 1990].H<strong>ou</strong>el<strong>le</strong>becq Michel, Les Particu<strong>le</strong>s élémentaires, Paris, J’ai lu 2000 (Grasset, 1998).Kant Immanuel, «Das Ende al<strong>le</strong>r Dinge», in Schriften zur Anthropologie, Ge schichtsphilosophie,Politik und Pädagogik Bd. 1 (= Werkausgabe XI), éd. par. Wilhelm Weischedel, Frankfurt a.M.:Suhkamp (stw), 10 e éd. 1993, pp. 173-190, 176Kuhn<strong>le</strong> <strong>Till</strong> R., «Vom b<strong>le</strong>ichen Verbrecher und vom großen Knall. Versuche, den Wahnsinn imWahnsinn zu denken», in Strasser Alfred (dir.), Le F<strong>ou</strong> dans <strong>le</strong>s littératures germanophones (=Germanica XXXII), Lil<strong>le</strong>, 2003.Kuhn<strong>le</strong> <strong>Till</strong> R., Das Fortschrittstrauma. Vier Studien zur Pathogenese literarischer Diskurse, Tübingen,Stauffenburg (colloquium), 2005.Kuhn<strong>le</strong> <strong>Till</strong> R., «Ces maudits “trompe-l’œil qui ne peuvent que n<strong>ou</strong>s exciter l’appétit”: <strong>le</strong>s artsface au défi de l’anti-aisthesis», in <strong>Ekphrasis</strong>. Images, Cinema, Theatre, Media, Université Babeş-Bolyai Cluj-Napoca 01/2012, pp. 111-129.Minkowski Eugène, Le Temps vécu. Études phénoménologiques et psychopathologiques, Paris,Gallimard, 1933.Monod Jean-Claude, La Querel<strong>le</strong> de la sécularisation de Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin (coll.«Problèmes & Controverses»), 2002.Nietzsche Friedrich, Die Geburt der Tragödie aus dem Geist der Musik, in Kritische Studienausgabe(= KSA 1), texte établi par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, München, dtv, 1988.Schopenhauer Arthur, Die Welt als Wil<strong>le</strong> und Vorstellung I / 1 (= Werke I [Züricher Ausgabe]), éditépar Arthur Hübscher, Zürich, Diogenes, 1977.Sloterdijk Peter, Regeln für den Menschenpark. Ein Antwortschreiben zu Heideggers Brief über denHumanismus, Frankfurt a.M.: Suhrkamp, 1999 [fr. Règ<strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> parc humain. Réponse à la <strong>le</strong>ttresur l’humanisme, Paris, Mil<strong>le</strong> et Une nuits, 2000].Stieg<strong>le</strong>r Bernard, Aimer, s’aimer, n<strong>ou</strong>s aimer. Du 11 septembre au 21 avril, Paris, Galilée, 2002.Thewe<strong>le</strong>it Klaus, Der Knall. 11. September, das Verschwinden der Realität und ein Kriegsmodell,Frankfurt a.M.. Stroemfeld/Roter Stern, 2002.Vattimo Gianni, Tecnica ed esistenza. Una mappa filosofica del Novecento, Turin, Paravia, 1997.Vattimo Gianni, After Christianity, New York, Columbia Univ. Press, 2002 / Doppo la cristianità.Per un cristianesimo non religioso, Milan, Garzanti Libri 2002.Virilio Paul, La Bombe informatique, Paris, Galilée, 1998.Virilio Paul, Ce qui arrive. Naissance de la philofolie, Paris, Galilée, 2002.Voegelin Eric, Die politischen Religionen, München, Fink, 1996 / Les Religions politiques, Paris,Cerf («Humanités»), 1994.

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