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Le père Goriot - La Bibliothèque électronique du Québec

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Honoré de Balzac<strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong>BeQ


En 1845, Balzac décida de réunir toute sonœuvre sous le titre : <strong>La</strong> Comédie Humaine, titrequ’il emprunta peut-être à Vigny...En 1845, quatre-vingt-sept ouvrages étaientfinis sur quatre-vingt-onze, et Balzac croyait bienachever ce qui restait en cours d’exécution.Lorsqu’il mourut, on retrouva encore cinquanteprojets et ébauches plus ou moins avancés.« Vous ne figurez pas ce que c’est que <strong>La</strong>Comédie Humaine ; c’est plus vaste littérairementparlant que la cathédrale de Bourgesarchitecturalement », écrit-il à Mme Carreaud.Dans l’Avant-Propos de la gigantesqueédition, Balzac définit son œuvre : <strong>La</strong> ComédieHumaine est la peinture de la société.Expliquez-moi... Balzac.3


<strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong>Édition de référence :Paris, Alexandre Houssiaux, Éditeur, 1855.4


Au grand et illustre Geoffroy-Saint-Hilaire,Comme un témoignage d’admiration de sestravaux et de son génie.DE BALZAC.5


Madame Vauquer, née de Conflans, est unevieille femme qui, depuis quarante ans, tient àParis une pension bourgeoise établie rue Neuve-Sainte-Geneviève, entre le quartier latin et lefaubourg Saint-Marceau. Cette pension, connuesous le nom de la Maison Vauquer, admetégalement des hommes et des femmes, des jeunesgens et des vieillards, sans que jamais lamédisance ait attaqué les mœurs de cerespectable établissement. Mais aussi depuistrente ans ne s’y était-il jamais vu de jeunepersonne, et pour qu’un jeune homme y demeure,sa famille doit-elle lui faire une bien maigrepension. Néanmoins, en 1819, époque à laquellece drame commence, il s’y trouvait une pauvrejeune fille. En quelque discrédit que soit tombé lemot drame par la manière abusive et tortionnairedont il a été prodigué dans ces temps dedouloureuse littérature, il est nécessaire del’employer ici : non que cette histoire soitdramatique dans le sens vrai <strong>du</strong> mot ; mais,6


l’œuvre accomplie, peut-être aura-t-on verséquelques larmes intra muros et extra. Sera-t-ellecomprise au-delà de Paris ? le doute est permis.<strong>Le</strong>s particularités de cette scène pleined’observations et de couleurs locales ne peuventêtre appréciées qu’entre les buttes de Montmartreet les hauteurs de Montrouge, dans cette illustrevallée de plâtras incessamment près de tomber etde ruisseaux noirs de boue ; vallée remplie desouffrances réelles, de joies souvent fausses, et siterriblement agitée qu’il faut je ne sais quoid’exorbitant pour y pro<strong>du</strong>ire une sensation dequelque <strong>du</strong>rée. Cependant il s’y rencontre çà et làdes douleurs que l’agglomération des vices et desvertus rend grandes et solennelles : à leur aspect,les égoïsmes, les intérêts, s’arrêtent ets’apitoient ; mais l’impression qu’ils en reçoiventest comme un fruit savoureux promptementdévoré. <strong>Le</strong> char de la civilisation, semblable àcelui de l’idole de Jaggernat, à peine retardé parun cœur moins facile à broyer que les autres etqui enraie sa roue, l’a brisé bientôt et continue samarche glorieuse. Ainsi ferez-vous, vous quitenez ce livre d’une main blanche, vous qui vous7


enfoncez dans un moelleux fauteuil en vousdisant : Peut-être ceci va-t-il m’amuser. Aprèsavoir lu les secrètes infortunes <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong>,vous dînerez avec appétit en mettant votreinsensibilité sur le compte de l’auteur, en letaxant d’exagération, en l’accusant de poésie.Ah ! sachez-le : ce drame n’est ni une fiction, niun roman. All is true, il est si véritable, quechacun peut en reconnaître les éléments chez soi,dans son cœur peut-être !<strong>La</strong> maison où s’exploite la pension bourgeoiseappartient à madame Vauquer. Elle est situéedans le bas de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, àl’endroit où le terrain s’abaisse vers la rue del’Arbalète par une pente si brusque et si rude queles chevaux la montent ou la descendentrarement. Cette circonstance est favorable ausilence qui règne dans ces rues serrées entre ledôme <strong>du</strong> Val-de-Grâce et le dôme <strong>du</strong> Panthéon,deux monuments qui changent les conditions del’atmosphère en y jetant des tons jaunes, en yassombrissant tout par les teintes sévères queprojettent leurs coupoles. Là, les pavés sont secs,les ruisseaux n’ont ni boue ni eau, l’herbe croît le8


de sièges. <strong>La</strong>, <strong>du</strong>rant les jours caniculaires, lesconvives assez riches pour se permettre deprendre <strong>du</strong> café, viennent le savourer par unechaleur capable de faire éclore des œufs. <strong>La</strong>façade, élevée de trois étages et surmontée demansardes, est bâtie en moellons et badigeonnéeavec cette couleur jaune qui donne un caractèreignoble à presque toutes les maisons de Paris. <strong>Le</strong>scinq croisées percées à chaque étage ont de petitscarreaux et sont garnies de jalousies dont aucunen’est relevée de la même manière, en sorte quetoutes leurs lignes jurent entre elles. <strong>La</strong>profondeur de cette maison comporte deuxcroisées qui, au rez-de-chaussée, ont pourornement des barreaux en fer, grillagés. Derrièrele bâtiment est une cour large d’environ vingtpieds, où vivent en bonne intelligence descochons, des poules, des lapins, et au fond delaquelle s’élève un hangar à serrer le bois. Entrece hangar et la fenêtre de la cuisine se suspend legarde-manger, au-dessous <strong>du</strong>quel tombent leseaux grasses de l’évier. Cette cour a sur la rueNeuve-Sainte-Geneviève une porte étroite par oùla cuisinière chasse les or<strong>du</strong>res de la maison en12


nettoyant cette sentine à grand renfort d’eau, souspeine de pestilence.Naturellement destiné à l’exploitation de lapension bourgeoise, le rez-de-chaussée secompose d’une première pièce éclairée par lesdeux croisées de la rue, et où l’on entre par uneporte-fenêtre. Ce salon communique à une salle àmanger qui est séparée de la cuisine par la caged’un escalier dont les marches sont en bois et encarreaux mis en couleur et frottés. Rien n’est plustriste à voir que ce salon meublé de fauteuils et dechaises en étoffe de crin à raies alternativementmates et luisantes. Au milieu se trouve une tableronde à dessus de marbre Sainte-Anne, décoréede ce cabaret en porcelaine blanche ornée defilets d’or effacés à demi, que l’on rencontrepartout aujourd’hui. Cette pièce, assez malplanchéiée, est lambrissée à hauteur d’appui. <strong>Le</strong>surplus des parois est ten<strong>du</strong> d’un papier vernireprésentant les principales scènes de Télémaque,et dont les classiques personnages sont coloriés.<strong>Le</strong> panneau d’entre les croisées grillagées offreaux pensionnaires le tableau <strong>du</strong> festin donné aufils d’Ulysse par Calypso. Depuis quarante ans13


cette peinture excite les plaisanteries des jeunespensionnaires, qui se croient supérieurs à leurposition en se moquant <strong>du</strong> dîner auquel la misèreles condamne. <strong>La</strong> cheminée en pierre, dont lefoyer toujours propre atteste qu’il ne s’y fait defeu que dans les grandes occasions, est ornée dedeux vases pleins de fleurs artificielles, vieillieset encagées, qui accompagnent une pen<strong>du</strong>le enmarbre bleuâtre <strong>du</strong> plus mauvais goût. Cettepremière pièce exhale une odeur sans nom dansla langue, et qu’il faudrait appeler l’odeur depension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ;elle donne froid, elle est humide au nez, ellepénètre les vêtements ; elle a le goût d’une salleoù l’on a dîné ; elle pue le service, l’office,l’hospice. Peut-être pourrait-elle se décrire si l’oninventait un procédé pour évaluer les quantitésélémentaires et nauséabondes qu’y jettent lesatmosphères catarrhales et sui generis de chaquepensionnaire, jeune ou vieux. Eh ! bien, malgréces plates horreurs, si vous le compariez à la salleà manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez cesalon élégant et parfumé comme doit l’être unboudoir. Cette salle entièrement boisée, fut jadis14


peinte en une couleur indistincte aujourd’hui, quiforme un fond sur lequel la crasse a imprimé sescouches de manière à y dessiner des figuresbizarres. Elle est plaquée de buffets gluants surlesquels sont des carafes échancrées, ternies, desronds de moiré métallique, des piles d’assiettesen porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées àTournai. Dans un angle est placée une boîte àcases numérotées qui sert à garder les serviettes,ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire.Il s’y rencontre de ces meubles indestructibles,proscrits partout, mais placés là comme le sontles débris de la civilisation aux Incurables. Vousy verriez un baromètre à capucin qui sort quand ilpleut, des gravures exécrables qui ôtent l’appétit,toutes encadrées en bois noir verni à filets dorés ;un cartel en écaille incrustée de cuivre ; un poêlevert, des quinquets d’Argand où la poussière secombine avec l’huile, une longue table couverteen toile cirée assez grasse pour qu’un facétieuxexterne y écrive son nom en se servant de sondoigt comme de style, des chaises estropiées, depetits paillassons piteux en sparterie qui sedéroule toujours sans se perdre jamais, puis des15


chaufferettes misérables à trous cassés, àcharnières défaites, dont le bois se carbonise.Pour expliquer combien ce mobilier est vieux,crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot,borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire unedescription qui retarderait trop l’intérêt de cettehistoire, et que les gens pressés ne pardonneraientpas. <strong>Le</strong> carreau rouge est plein de valléespro<strong>du</strong>ites par le frottement ou par les mises encouleur. Enfin, là règne la misère sans poésie ;une misère économe, concentrée, râpée. Si ellen’a pas de fange encore, elle a des taches ; si ellen’a ni trous ni haillons, elle va tomber enpourriture.Cette pièce est dans tout son lustre au momentoù, vers sept heures <strong>du</strong> matin, le chat de madameVauquer précède sa maîtresse ; saute sur lesbuffets, y flaire le lait que contiennent plusieursjattes couvertes d’assiettes, et fait entendre sonrourou matinal. Bientôt la veuve se montre,attifée de son bonnet de tulle sous lequel pend untour de faux cheveux mal mis, elle marche entraînassant ses pantoufles grimacées. Sa facevieillotte, grassouillette, <strong>du</strong> milieu de laquelle16


sort un nez à bec de perroquet ; ses petites mainspotelées, sa personne do<strong>du</strong>e comme un ratd’église, son corsage trop plein et qui flotte, sonten harmonie avec cette salle où suinte le malheur,où s’est blottie la spéculation, et dont madameVauquer respire l’air chaudement fétide sans enêtre écœurée. Sa figure fraîche comme unepremière gelée d’automne, ses yeux ridés, dontl’expression passe <strong>du</strong> sourire prescrit auxdanseuses à l’amer renfrognement del’escompteur, enfin toute sa personne explique lapension, comme la pension implique sa personne.<strong>Le</strong> bagne ne va pas sans l’argousin, vousn’imagineriez pas l’un sans l’autre.L’embonpoint blafard de cette petite femme est lepro<strong>du</strong>it de cette vie, comme le typhus est laconséquence des exhalaisons d’un hôpital. Sonjupon de laine tricotée, qui dépasse sa premièrejupe faite avec une vieille robe, et dont la ouates’échappe par les fentes de l’étoffe lézardée,résume le salon, la salle à manger, le jardinet,annonce la cuisine et fait pressentir lespensionnaires. Quand elle est là, ce spectacle estcomplet. Âgée d’environ cinquante ans, madame17


Vauquer ressemble à toutes les femmes qui ont eudes malheurs. Elle a l’œil vitreux, l’air innocentd’une entremetteuse qui va se gendarmer pour sefaire payer plus cher, mais d’ailleurs prête à toutpour adoucir son sort, à livrer Georges ouPichegru, si Georges ou Pichegru étaient encore àlivrer. Néanmoins, elle est bonne femme au fond,disent les pensionnaires, qui la croient sansfortune en l’entendant geindre et tousser commeeux. Qu’avait été monsieur Vauquer ? Elle nes’expliquait jamais sur le défunt. Comment avaitilper<strong>du</strong> sa fortune ? Dans les malheurs,répondait-elle. Il s’était mal con<strong>du</strong>it envers elle,ne lui avait laissé que les yeux pour pleurer, cettemaison pour vivre, et le droit de ne compatir àaucune infortune, parce que, disait-elle, elle avaitsouffert tout ce qu’il est possible de souffrir. Enentendant trottiner sa maîtresse, la grosse Sylvie,la cuisinière, s’empressait de servir le déjeunerdes pensionnaires internes.Généralement les pensionnaires externes nes’abonnaient qu’au dîner, qui coûtait trente francspar mois. À l’époque où cette histoire commence,les internes étaient au nombre de sept. <strong>Le</strong> premier18


nourriture et à leur logement ; mais madameVauquer souhaitait peu leur présence et ne lesprenait que quand elle ne trouvait pas mieux : ilsmangeaient trop de pain. En ce moment, l’une deces deux chambres appartenait à un jeune hommevenu des environs d’Angoulême à Paris pour yfaire son Droit, et dont la nombreuse famille sesoumettait aux plus <strong>du</strong>res privations afin de luienvoyer douze cents francs par an. Eugène deRastignac, ainsi se nommait-il, était un de cesjeunes gens façonnés au travail par le malheur,qui comprennent dès le jeune âge les espérancesque leurs parents placent en eux, et qui sepréparent une belle destinée en calculant déjà laportée de leurs études, et, les adaptant par avanceau mouvement futur de la société, pour être lespremiers à la pressurer. Sans ses observationscurieuses et l’adresse avec laquelle il sut sepro<strong>du</strong>ire dans les salons de Paris, ce récit n’eûtpas été coloré des tons vrais qu’il devra sansdoute à son esprit sagace et à son désir depénétrer les mystères d’une situationépouvantable aussi soigneusement cachée parceux qui l’avaient créée que par celui qui la20


subissait.Au-dessus de ce troisième étage étaient ungrenier à étendre le linge et deux mansardes oùcouchaient un garçon de peine, nomméChristophe, et la grosse Sylvie, la cuisinière.Outre les sept pensionnaires internes, madameVauquer avait, bon an, mal an, huit étudiants enDroit ou en Médecine, et deux ou trois habituésqui demeuraient dans le quartier, abonnés touspour le dîner seulement. <strong>La</strong> salle contenait à dînerdix-huit personnes et pouvait en admettre unevingtaine ; mais le matin, il ne s’y trouvait quesept locataires dont la réunion offrait pendant ledéjeuner l’aspect d’un repas de famille. Chacundescendait en pantoufles, se permettait desobservations confidentielles sur la mise ou surl’air des externes, et sur les événements de lasoirée précédente, en s’exprimant avec laconfiance de l’intimité. Ces sept pensionnairesétaient les enfants gâtés de madame Vauquer, quileur mesurait avec une précision d’astronome lessoins et les égards, d’après le chiffre de leurspensions. Une même considération affectait cesêtres rassemblés par le hasard. <strong>Le</strong>s deux21


locataires <strong>du</strong> second ne payaient que soixantedouzefrancs par mois. Ce bon marché, qui ne serencontre que dans le faubourg Saint-Marcel,entre la Bourbe et la Salpêtrière, et auquelmadame Couture faisait seule exception, annonceque ces pensionnaires devaient être sous le poidsde malheurs plus ou moins apparents. Aussi lespectacle désolant que présentait l’intérieur decette maison se répétait-il dans le costume de seshabitués, également délabrés. <strong>Le</strong>s hommesportaient des redingotes dont la couleur étaitdevenue problématique, des chaussures comme ils’en jette au coin des bornes dans les quartiersélégants, <strong>du</strong> linge élimé, des vêtements quin’avaient plus que l’âme. <strong>Le</strong>s femmes avaient desrobes passées, reteintes, déteintes, de vieillesdentelles raccommodées, des gants glacés parl’usage, des collerettes toujours rousses et desfichus éraillés. Si tels étaient les habits, presquetous montraient des corps solidement charpentés,des constitutions qui avaient résisté aux tempêtesde la vie, des faces froides, <strong>du</strong>res, effacéescomme celles des écus démonétisés. <strong>Le</strong>s bouchesflétries étaient armées de dents avides. Ces22


pensionnaires faisaient pressentir des dramesaccomplis ou eu action ; non pas de ces dramesjoués à la lueur des rampes, entre des toilespeintes, mais des drames vivants et muets, desdrames glacés qui remuaient chaudement le cœur,des drames continus.<strong>La</strong> vieille demoiselle Michonneau gardait surses yeux fatigués un crasseux abat-jour entaffetas vert, cerclé par <strong>du</strong> fil d’archal qui auraiteffarouché l’ange de la Pitié. Son châle à frangesmaigres et pleurardes semblait couvrir unsquelette, tant les formes qu’il cachait étaientanguleuses. Quel acide avait dépouillé cettecréature de ses fortunes féminines ? elle devaitavoir été jolie et bien faite : était-ce le vice, lechagrin, la cupidité ? avait-elle trop aimé, avaitelleété marchande à la toilette, ou seulementcourtisane ? Expiait-elle les triomphes d’unejeunesse insolente au-devant de laquelle s’étaientrués les plaisirs par une vieillesse que fuyaient lespassants ? Son regard blanc donnait froid, safigure rabougrie menaçait. Elle avait la voixclairette d’une cigale criant dans son buisson auxapproches de l’hiver. Elle disait avoir pris soin23


d’un vieux monsieur affecté d’un catarrhe à lavessie, et abandonné par ses enfants, qui l’avaientcru sans ressources. Ce vieillard lui avait léguémille francs de rente viagère, périodiquementdisputés par les héritiers, aux calomnies desquelselle était en butte. Quoique le jeu des passions eûtravagé sa figure, il s’y trouvait encore certainsvestiges d’une blancheur et d’une finesse dans letissu qui permettaient de supposer que le corpsconservait quelques restes de beauté.Monsieur Poiret était une espèce demécanique. En l’apercevant s’étendre comme uneombre grise le long d’une allée au Jardin-des-Plantes, la tête couverte d’une vieille casquetteflasque, tenant à peine sa canne à pomme d’ivoirejauni dans sa main, laissant flotter les pans flétrisde sa redingote qui cachait mal une culottepresque vide, et des jambes en bas bleus quiflageolaient comme celles d’un homme ivre,montrant son gilet blanc sale et son jabot degrosse mousseline recroquevillée qui s’unissaitimparfaitement à sa cravate cordée autour de soncou de dindon, bien des gens se demandaient sicette ombre chinoise appartenait à la race24


audacieuse des fils de Japhet qui papillonnent surle boulevard italien. Quel travail avait pu leratatiner ainsi ? quelle passion avait bistré sa facebulbeuse, qui, dessinée en caricature, aurait paruhors <strong>du</strong> vrai ? Ce qu’il avait été ? mais peut-êtreavait-il été employé au Ministère de la Justice,dans le bureau où les exécuteurs des hautesœuvresenvoient leurs mémoires de frais, lecompte des fournitures de voiles noirs pour lesparricides, de son pour les paniers, de ficelle pourles couteaux. Peut-être avait-il été receveur à laporte d’un abattoir, ou sous-inspecteur desalubrité. Enfin, cet homme semblait avoir étél’un des ânes de notre grand moulin social, l’unde ces Ratons parisiens qui ne connaissent mêmepas leurs Bertrands, quelque pivot sur lequelavaient tourné les infortunes ou les saletéspubliques, enfin l’un de ces hommes dont nousdisons, en les voyant : Il en faut pourtant commeça. <strong>Le</strong> beau Paris ignore ces figures blêmes desouffrances morales ou physiques. Mais Paris estun véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n’enconnaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le,décrivez-le ? quelque soin que vous mettiez à le25


parcourir, à le décrire ; quelque nombreux etintéressés que soient les explorateurs de cettemer, il s’y rencontrera toujours un lieu vierge, unantre inconnu, des fleurs, des perles, desmonstres, quelque chose d’inouï, oublié par lesplongeurs littéraires. <strong>La</strong> Maison Vauquer est unede ces monstruosités curieuses.Deux figures y formaient un contraste frappantavec la masse des pensionnaires et des habitués.Quoique mademoiselle Victorine Taillefer eûtune blancheur maladive semblable à celle desjeunes filles attaquées de chlorose, et qu’elle serattachât à la souffrance générale qui faisait lefond de ce tableau, par une tristesse habituelle,par une contenance gênée, par un air pauvre etgrêle, néanmoins son visage n’était pas vieux, sesmouvements et sa voix étaient agiles. Ce jeunemalheur ressemblait à un arbuste aux feuillesjaunies, fraîchement planté dans un terraincontraire. Sa physionomie roussâtre, ses cheveuxd’un blond fauve, sa taille trop mince,exprimaient cette grâce que les poètes modernestrouvaient aux statuettes <strong>du</strong> Moyen-Âge. Sesyeux gris mélangés de noir exprimaient une26


douceur, une résignation chrétiennes. Sesvêtements simples, peu coûteux, trahissaient desformes jeunes. Elle était jolie par juxtaposition.Heureuse, elle eût été ravissante : le bonheur estla poésie des femmes, comme la toilette en est lefard. Si la joie d’un bal eût reflété ses teintesrosées sur ce visage pâle ; si les douceurs d’unevie élégante eussent rempli, eussent vermillonnéces joues déjà légèrement creusées ; si l’amoureût ranimé ces yeux tristes, Victorine aurait pulutter avec les plus belles jeunes filles. Il luimanquait ce qui crée une seconde fois la femme,les chiffons et les billets doux. Son histoire eûtfourni le sujet d’un livre. Son père croyait avoirdes raisons pour ne pas la reconnaître, refusait dela garder près de lui, ne lui accordait que sixcents francs par an, et avait dénaturé sa fortune,afin de pouvoir la transmettre en entier à son fils.Parente éloignée de la mère de Victorine, quijadis était venue mourir de désespoir chez elle,madame Couture prenait soin de l’orphelinecomme de son enfant. Malheureusement la veuve<strong>du</strong> Commissaire-Ordonnateur des armées de laRépublique ne possédait rien au monde que son27


douaire et sa pension ; elle pouvait laisser un jourcette pauvre fille, sans expérience et sansressources, à la merci <strong>du</strong> monde. <strong>La</strong> bonnefemme menait Victorine à la messe tous lesdimanches, à confesse tous les quinze jours, afind’en faire à tout hasard une fille pieuse. Elle avaitraison. <strong>Le</strong>s sentiments religieux offraient unavenir à cet enfant désavoué, qui aimait son père,qui tous les ans s’acheminait chez lui pour yapporter le pardon de sa mère ; mais qui, tous lesans, se cognait contre la porte de la maisonpaternelle, inexorablement fermée. Son frère, sonunique médiateur, n’était pas venu la voir uneseule fois en quatre ans, et ne lui envoyait aucunsecours. Elle suppliait Dieu de dessiller les yeuxde son père, d’attendrir le cœur de son frère, etpriait pour eux sans les accuser. Madame Coutureet madame Vauquer ne trouvaient pas assez demots dans le dictionnaire des injures pourqualifier cette con<strong>du</strong>ite barbare. Quand ellesmaudissaient ce millionnaire infâme, Victorinefaisait entendre de douces paroles, semblables auchant <strong>du</strong> ramier blessé, dont le cri de douleurexprime encore l’amour.28


Eugène de Rastignac avait un visage toutméridional, le teint blanc, des cheveux noirs, desyeux bleus. Sa tournure, ses manières, sa posehabituelle dénotaient le fils d’une famille noble,où l’é<strong>du</strong>cation première n’avait comporté que destraditions de bon goût. S’il était ménager de seshabits, si les jours ordinaires il achevait d’user lesvêtements de l’an passé, néanmoins il pouvaitsortir quelquefois mis comme l’est un jeunehomme élégant. Ordinairement il portait unevieille redingote, un mauvais gilet, la méchantecravate noire, flétrie, mal nouée de l’étudiant, unpantalon à l’avenant et des bottes ressemelées.Entre ces deux personnages et les autres,Vautrin, l’homme de quarante ans, à favorispeints, servait de transition. Il était un de ces gensdont le peuple dit : Voilà un fameux gaillard ! Ilavait les épaules larges, le buste bien développé,les muscles apparents, des mains épaisses, carréeset fortement marquées aux phalanges par desbouquets de poils touffus et d’un roux ardent. Safigure, rayée par des rides prématurées, offraitdes signes de <strong>du</strong>reté que démentaient sesmanières souples et liantes. Sa voix de basse-29


taille, en harmonie avec sa grosse gaieté, nedéplaisait point. Il était obligeant et rieur. Siquelque serrure allait mal, il l’avait bientôtdémontée, rafistolée, huilée, limée, remontée, endisant : Ça me connaît. Il connaissait toutd’ailleurs, les vaisseaux, la mer, la France,l’étranger, les affaires, les hommes, lesévénements, les lois, les hôtels et les prisons. Siquelqu’un se plaignait par trop, il lui offraitaussitôt ses services. Il avait prêté plusieurs foisde l’argent à madame Vauquer et à quelquespensionnaires ; mais ses obligés seraient mortsplutôt que de ne pas le lui rendre, tant, malgré sonair bonhomme, il imprimait de crainte par uncertain regard profond et plein de résolution. À lamanière dont il lançait un jet de salive, ilannonçait un sang-froid imperturbable qui nedevait pas le faire reculer devant un crime poursortir d’une position équivoque. Comme un jugesévère, son œil semblait aller au fond de toutesles questions, de toutes les consciences, de tousles sentiments. Ses mœurs consistaient à sortiraprès le déjeuner, à revenir pour dîner, àdécamper pour toute la soirée, et à rentrer vers30


minuit, à l’aide d’un passe-partout que lui avaitconfié madame Vauquer. Lui seul jouissait decette faveur. Mais aussi était-il au mieux avec laveuve qu’il appelait maman en la saisissant par lataille, flatterie peu comprise ! <strong>La</strong> bonne femmecroyait la chose encore facile, tandis que Vautrinseul avait les bras assez longs pour presser cettepesante circonférence. Un trait de son caractèreétait de payer généreusement quinze francs parmois pour le gloria qu’il prenait au dessert. Desgens moins superficiels que ne l’étaient cesjeunes gens emportés par les tourbillons de la vieparisienne, ou ces vieillards indifférents à ce quine les touchait pas directement, ne se seraient pasarrêtés à l’impression douteuse que leur causaitVautrin. Il savait ou devinait les affaires de ceuxqui l’entouraient, tandis que nul ne pouvaitpénétrer ni ses pensées ni ses occupations.Quoiqu’il eut jeté son apparente bonhomie, saconstante complaisance et sa gaieté comme unebarrière entre les autres et lui, souvent il laissaitpercer l’épouvantable profondeur de soncaractère. Souvent une boutade digne de Juvénal,et par laquelle il semblait se complaire à bafouer31


les lois, à fouetter la haute société, à laconvaincre d’inconséquence avec elle-même,devait faire supposer qu’il gardait rancune à l’étatsocial, et qu’il y avait au fond de sa vie unmystère soigneusement enfoui.Attirée, peut-être à son insu, par la force del’un ou par la beauté de l’autre, mademoiselleTaillefer partageait ses regards furtifs, sespensées secrètes, entre ce quadragénaire et lejeune étudiant ; mais aucun d’eux ne paraissaitsonger à elle, quoique d’un jour à l’autre lehasard pût changer sa position et la rendre unriche parti. D’ailleurs aucune de ces personnes nese donnait la peine de vérifier si les malheursallégués par l’une d’elles étaient faux ouvéritables. Toutes avaient les unes pour les autresune indifférence mêlée de défiance qui résultaitde leurs situations respectives. Elles se savaientimpuissantes à soulager leurs peines, et toutesavaient en se les contant épuisé la coupe descondoléances. Semblables à de vieux époux, ellesn’avaient plus rien à se dire Il ne restait doncentre elles que les rapports d’une vie mécanique,le jeu de rouages sans huile. Toutes devaient32


passer droit dans la rue devant un aveugle,écouter sans émotion le récit d’une infortune, etvoir dans une mort la solution d’un problème demisère qui les rendait froides à la plus terribleagonie. <strong>La</strong> plus heureuse de ces âmes désoléesétait madame Vauquer, qui trônait dans cethospice libre. Pour elle seule ce petit jardin, quele silence et le froid, le sec et l’humide faisaientvaste comme un steppe, était un riant bocage.Pour elle seule cette maison jaune et morne, quisentait le vert-de-gris <strong>du</strong> comptoir, avait desdélices. Ces cabanons lui appartenaient. Ellenourrissait ces forçats acquis à des peinesperpétuelles, en exerçant sur eux une autoritérespectée. Où ces pauvres êtres auraient-ilstrouvé dans Paris, au prix où elle les donnait, desaliments sains, suffisants, et un appartementqu’ils étaient maîtres de rendre, sinon élégant oucommode, <strong>du</strong> moins propre et salubre ? Se fûtellepermis une injustice criante, la victimel’aurait supportée sans se plaindre.Une réunion semblable devait offrir et offraiten petit les éléments d’une société complète.Parmi les dix-huit convives il se rencontrait,33


comme dans les collèges, comme dans le monde,une pauvre créature rebutée, un souffre-douleursur qui pleuvaient les plaisanteries. Aucommencement de la seconde année, cette figuredevint pour Eugène de Rastignac la plus saillantede toutes celles au milieu desquelles il étaitcondamné à vivre encore pendant deux ans. CePatiras était l’ancien vermicellier, le père <strong>Goriot</strong>,sur la tête <strong>du</strong>quel un peintre aurait, commel’historien, fait tomber toute la lumière <strong>du</strong>tableau. Par quel hasard ce mépris à demihaineux, cette persécution mélangée de pitié, cenon-respect <strong>du</strong> malheur avaient-ils frappé le plusancien pensionnaire ? Y avait-il donné lieu parquelques-uns de ces ridicules ou de cesbizarreries que l’on pardonne moins qu’on nepardonne des vices ! Ces questions tiennent deprès à bien des injustices sociales. Peut-être est-ildans la nature humaine de tout faire supporter àqui souffre tout par humilité vraie, par faiblesseou par indifférence. N’aimons-nous pas tous àprouver notre force aux dépens de quelqu’un oude quelque chose ? L’être le plus débile, le gaminsonne à toutes les portes quand il gèle, ou se hisse34


pour écrire son nom sur un monument vierge.<strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong>, vieillard de soixante-neuf ansenviron, s’était retiré chez madame Vauquer, en1813, après avoir quitté les affaires. Il y avaitd’abord pris l’appartement occupé par madameCouture, et donnait alors douze cents francs depension, en homme pour qui cinq louis de plus oude moins étaient une bagatelle. Madame Vauqueravait rafraîchi les trois chambres de cetappartement moyennant une indemnité préalablequi paya, dit-on, la valeur d’un méchantameublement composé de rideaux en calicotjaune, de fauteuils en bois verni couverts envelours d’Utrecht, de quelques peintures à lacolle, et de papiers que refusaient les cabarets dela banlieue. Peut-être l’insouciante générosité quemit à se laisser attraper le père <strong>Goriot</strong>, qui verscette époque était respectueusement nommémonsieur <strong>Goriot</strong>, le fit-elle considérer comme unimbécile qui ne connaissait rien aux affaires.<strong>Goriot</strong> vint muni d’une garde-robe bien fournie,le trousseau magnifique <strong>du</strong> négociant qui ne serefuse rien en se retirant <strong>du</strong> commerce. MadameVauquer avait admiré dix-huit chemises de demi-35


hollande, dont la finesse était d’autant plusremarquable que le vermicellier portait sur sonjabot dormant deux épingles unies par unechaînette, et dont chacune était montée d’un grosdiamant. Habituellement vêtu d’un habit bleubarbeau,il prenait chaque jour un gilet de piquéblanc, sous lequel fluctuait son ventre piriformeet proéminent, qui faisait rebondir une lourdechaîne d’or garnie de breloques. Sa tabatière,également en or, contenait un médaillon plein decheveux qui le rendaient en apparence coupablede quelques bonnes fortunes. Lorsque son hôtessel’accusa d’être un galantin, il laissa errer sur seslèvres le gai sourire <strong>du</strong> bourgeois dont on a flattéle dada. Ses ormoires (il prononçait ce mot à lamanière <strong>du</strong> menu peuple) furent remplies par lanombreuse argenterie de son ménage. <strong>Le</strong>s yeuxde la veuve s’allumèrent quand elle l’aidacomplaisamment à déballer et ranger les louches,les cuillers à ragoût, les couverts, les huiliers, lessaucières, plusieurs plats, des déjeuners envermeil, enfin des pièces plus ou moins belles,pesant un certain nombre de marcs, et dont il nevoulait pas se défaire. Ces cadeaux lui rappelaient36


les solennités de sa vie domestique. « Ceci, dit-ilà madame Vauquer en serrant un plat et unepetite écuelle dont le couvercle représentait deuxtourterelles qui se becquetaient, est le premierprésent que m’a fait ma femme, le jour de notreanniversaire. Pauvre bonne ! elle y avait consacréses économies de demoiselle. Voyez-vous,madame ? j’aimerais mieux gratter la terre avecmes ongles que de me séparer de cela. Dieumerci ! je pourrai prendre dans cette écuelle moncafé tous les matins <strong>du</strong>rant le reste de mes jours.Je ne suis pas à plaindre, j’ai sur la planche <strong>du</strong>pain de cuit pour longtemps. » Enfin, madameVauquer avait bien vu, de son œil de pie,quelques inscriptions sur le grand-livre qui,vaguement additionnées, pouvaient faire à cetexcellent <strong>Goriot</strong> un revenu d’environ huit à dixmille francs. Dès ce jour, madame Vauquer, néede Conflans, qui avait alors quarante-huit anseffectifs et n’en acceptait que trente-neuf, eut desidées. Quoique le larmier des yeux de <strong>Goriot</strong> fûtretombé, gonflé, pendant, ce qui l’obligeait à lesessuyer assez fréquemment, elle lui trouva l’airagréable et comme il faut. D’ailleurs son mollet37


charnu, saillant, pronostiquait, autant que sonlong nez carré, des qualités morales auxquellesparaissait tenir la veuve, et que confirmait la facelunaire et naïvement niaise <strong>du</strong> bonhomme. Cedevait être une bête solidement bâtie, capable dedépenser tout son esprit en sentiment. Sescheveux en ailes de pigeon, que le coiffeur del’école Polytechnique vint lui poudrer tous lesmatins, dessinaient cinq pointes sur son front bas,et décoraient bien sa figure. Quoique un peurustaud, il était si bien tiré à quatre épingles, ilprenait si richement son tabac, il le humait enhomme si sûr de toujours avoir sa tabatière pleinede macouba, que le jour où monsieur <strong>Goriot</strong>s’installa chez elle, madame Vauquer se couchale soir en rôtissant, comme une perdrix dans sabarde, au feu <strong>du</strong> désir qui la saisit de quitter lesuaire <strong>du</strong> Vauquer pour renaître en <strong>Goriot</strong>. Semarier, vendre sa pension, donner le bras à cettefine fleur de bourgeoisie, devenir une damenotable dans le quartier, y quêter pour lesindigents, faire de petites parties le dimanche àChoisy, Soissy, Gentilly ; aller au spectacle à saguise, en loge, sans attendre les billets d’auteur38


que lui donnaient quelques-uns de sespensionnaires, au mois de juillet, elle rêva toutl’Eldorado des petits ménages parisiens. Ellen’avait avoué à personne qu’elle possédaitquarante mille francs amassés sou à sou. Certeselle se croyait, sous le rapport de la fortune, unparti sortable. « Quant au reste, je vaux bien lebonhomme ! » se dit-elle en se retournant dansson lit, comme pour s’attester à elle-même descharmes que la grosse Sylvie trouvait chaquematin moulés en creux. Dès ce jour, pendantenviron trois mois, la veuve Vauquer profita <strong>du</strong>coiffeur de monsieur <strong>Goriot</strong>, et fit quelques fraisde toilette, excusés par la nécessité de donner à samaison un certain décorum en harmonie avec lespersonnes honorables qui la fréquentaient. Elles’intrigua beaucoup pour changer le personnel deses pensionnaires, en affichant la prétention den’accepter désormais que les gens les plusdistingués sous tous les rapports. Un étranger seprésentait-il, elle lui vantait la préférence quemonsieur <strong>Goriot</strong>, un des négociants les plusnotables et les plus respectables de Paris, lui avaitaccordée. Elle distribua des prospectus en tête39


desquels se lisait : MAISON VAUQUER. « C’était,disait-elle, une des plus anciennes et des plusestimées pensions bourgeoises <strong>du</strong> pays latin. Il yexistait une vue des plus agréables sur la valléedes Gobelins (on l’apercevait <strong>du</strong> troisième étage),et un joli jardin, au bout <strong>du</strong>quel S’ÉTENDAIT uneALLÉE de tilleuls. » Elle y parlait <strong>du</strong> bon air et dela solitude. Ce prospectus lui amena madame lacomtesse de l’Ambermesnil, femme de trente-sixans, qui attendait la fin de la liquidation et lerèglement d’une pension qui lui était <strong>du</strong>e, enqualité de veuve d’un général mort sur leschamps de bataille. Madame Vauquer soigna satable, fit <strong>du</strong> feu dans les salons pendant près desix mois, et tint si bien les promesses de sonprospectus, qu’elle y mit <strong>du</strong> sien. Aussi lacomtesse disait-elle à madame Vauquer, enl’appelant chère amie, qu’elle lui procurerait labaronne de Vaumerland et la veuve <strong>du</strong> colonelcomte Picquoiseau, deux de ses amies, quiachevaient au Marais leur terme dans une pensionplus coûteuse que ne l’était la Maison Vauquer.Ces dames seraient d’ailleurs fort à leur aisequand les Bureaux de la Guerre auraient fini leur40


travail. « Mais, disait-elle, les Bureaux neterminent rien. » <strong>Le</strong>s deux veuves montaientensemble après le dîner dans la chambre demadame Vauquer, et y faisaient de petitescausettes en buvant <strong>du</strong> cassis et mangeant desfriandises réservées pour la bouche de lamaîtresse. Madame de l’Ambermesnil approuvabeaucoup les vues de son hôtesse sur le <strong>Goriot</strong>,vues excellentes, qu’elle avait d’ailleurs devinéesdès le premier jour ; elle le trouvait un hommeparfait.– Ah ! ma chère dame, un homme sain commemon œil, lui disait la veuve, un hommeparfaitement conservé, et qui peut donner encorebien de l’agrément à une femme.<strong>La</strong> comtesse fit généreusement desobservations à madame Vauquer sur sa mise, quin’était pas en harmonie avec ses prétentions. – Ilfaut vous mettre sur le pied de guerre, lui dit-elle.Après bien des calculs, les deux veuves allèrentensemble au Palais-Royal, où elles achetèrent,aux Galeries de Bois, un chapeau à plumes et unbonnet. <strong>La</strong> comtesse entraîna son amie au41


magasin de <strong>La</strong> Petite Jeannette, où elleschoisirent une robe et une écharpe. Quand cesmunitions furent employées, et que la veuve futsous les armes, elle ressembla parfaitement àl’enseigne <strong>du</strong> Bœuf à la Mode. Néanmoins elle setrouva si changée à son avantage, qu’elle se crutl’obligée de la comtesse, et, quoique peudonnante, elle la pria d’accepter un chapeau devingt francs. Elle comptait, à la vérité, luidemander le service de sonder <strong>Goriot</strong> et de lafaire valoir auprès de lui. Madame del’Ambermesnil se prêta fort amicalement à cemanège, et cerna le vieux vermicellier aveclequel elle réussit à avoir une conférence ; maisaprès l’avoir trouvé pudibond, pour ne pas direréfractaire aux tentatives que lui suggéra sondésir particulier de le sé<strong>du</strong>ire pour son proprecompte, elle sortit révoltée de sa grossièreté.– Mon ange, dit-elle à sa chère amie, vous netirerez rien de cet homme-là ! il est ridiculementdéfiant ; c’est un grippe-sou, une bête, un sot, quine vous causera que <strong>du</strong> désagrément.Il y eut entre monsieur <strong>Goriot</strong> et madame de42


l’Ambermesnil des choses telles que la comtessene voulut même plus se trouver avec lui. <strong>Le</strong>lendemain, elle partit en oubliant de payer sixmois de pension, et en laissant une défroqueprisée cinq francs. Quelque âpreté que madameVauquer mît à ses recherches, elle ne put obteniraucun renseignement dans Paris sur la comtessede l’Ambermesnil. Elle parlait souvent de cettedéplorable affaire, en se plaignant de son trop deconfiance, quoiqu’elle fût plus méfiante que nel’est une chatte ; mais elle ressemblait à beaucoupde personnes qui se défient de leurs proches, et selivrent au premier venu. Fait moral, bizarre, maisvrai, dont la racine est facile à trouver dans lecœur humain. Peut-être certaines gens n’ont-ilsplus rien à gagner auprès des personnes aveclesquelles ils vivent ; après leur avoir montré levide de leur âme, ils se sentent secrètement jugéspar elles avec une sévérité méritée ; mais,éprouvant un invincible besoin de flatteries quileur manquent, ou dévorés par l’envie de paraîtreposséder les qualités qu’ils n’ont pas, ils espèrentsurprendre l’estime ou le cœur de ceux qui leursont étrangers, au risque d’en déchoir un jour.43


Enfin il est des indivi<strong>du</strong>s nés mercenaires qui nefont aucun bien à leurs amis ou à leurs proches,parce qu’ils le doivent ; tandis qu’en rendantservice à des inconnus, ils en recueillent un gaind’amour-propre : plus le cercle de leurs affectionsest près d’eux, moins ils aiment ; plus il s’étend,plus serviables ils sont. Madame Vauquer tenaitsans doute de ces deux natures, essentiellementmesquines, fausses, exécrables.– Si j’avais été ici, lui disait alors Vautrin, cemalheur ne vous serait pas arrivé ! je vous auraisjoliment dévisagé cette farceuse-là. Je connaisleurs frimousses.Comme tous les esprits rétrécis, madameVauquer avait l’habitude de ne pas sortir <strong>du</strong>cercle des événements, et de ne pas juger leurscauses. Elle aimait à s’en prendre à autrui de sespropres fautes. Quand cette perte eut lieu, elleconsidéra l’honnête vermicellier comme leprincipe de son infortune, et commença dès lors,disait-elle, à se dégriser sur son compte.Lorsqu’elle eut reconnu l’inutilité de sesagaceries et de ses frais de représentation, elle ne44


tarda pas à en deviner la raison. Elle s’aperçutalors que son pensionnaire avait déjà, selon sonexpression, ses allures. Enfin il lui fut prouvé queson espoir si mignonnement caressé reposait surune base chimérique, et qu’elle ne tirerait jamaisrien de cet homme-là, suivant le mot énergiquede la comtesse, qui paraissait être uneconnaisseuse. Elle alla nécessairement plus loinen aversion qu’elle n’était allée dans son amitié.Sa haine ne fut pas en raison de son amour, maisde ses espérances trompées. Si le cœur humaintrouve des repos en montant les hauteurs del’affection, il s’arrête rarement sur la pente rapidedes sentiments haineux. Mais monsieur <strong>Goriot</strong>était son pensionnaire, la veuve fut donc obligéede réprimer les explosions de son amour-propreblessé, d’enterrer les soupirs que lui causa cettedéception, et de dévorer ses désirs de vengeance,comme un moine vexé par son prieur. <strong>Le</strong>s petitsesprits satisfont leurs sentiments, bons oumauvais, par des petitesses incessantes. <strong>La</strong> veuveemploya sa malice de femme à inventer desourdes persécutions contre sa victime. Ellecommença par retrancher les superfluités45


intro<strong>du</strong>ites dans sa pension. « Plus de cornichons,plus d’anchois : c’est des <strong>du</strong>peries ! » dit-elle àSylvie, le matin où elle rentra dans son ancienprogramme. Monsieur <strong>Goriot</strong> était un hommefrugal, chez qui la parcimonie nécessaire auxgens qui font eux-mêmes leur fortune étaitdégénérée en habitude. <strong>La</strong> soupe, le bouilli, unplat de légumes, avaient été, devaient toujoursêtre son dîner de prédilection. Il fut donc biendifficile à madame Vauquer de tourmenter sonpensionnaire, de qui elle ne pouvait en rienfroisser les goûts. Désespérée de rencontrer unhomme inattaquable, elle se mit à ledéconsidérer, et fit ainsi partager son aversionpour <strong>Goriot</strong> par ses pensionnaires, qui, paramusement, servirent ses vengeances. Vers la finde la première année, la veuve en était venue à untel degré de méfiance, qu’elle se demandaitpourquoi ce négociant, riche de sept à huit millelivres de rente, qui possédait une argenteriesuperbe et des bijoux aussi beaux que ceux d’unefille entretenue, demeurait chez elle, en lui payantune pension si modique relativement à sa fortune.Pendant la plus grande partie de cette première46


année, <strong>Goriot</strong> avait souvent dîné dehors une oudeux fois par semaine ; puis, insensiblement, il enétait arrivé à ne plus dîner en ville que deux foispar mois. <strong>Le</strong>s petites parties fines <strong>du</strong> sieur <strong>Goriot</strong>convenaient trop bien aux intérêts de madameVauquer pour qu’elle ne fût pas mécontente del’exactitude progressive avec laquelle sonpensionnaire prenait ses repas chez elle. Ceschangements furent attribués autant à une lentediminution de fortune qu’au désir de contrarierson hôtesse. Une des plus détestables habitudesde ces esprits lilliputiens est de supposer leurspetitesses chez les autres. Malheureusement, à lafin de la deuxième année, monsieur <strong>Goriot</strong>justifia les bavardages dont il était l’objet, endemandant à madame Vauquer de passer ausecond étage, et de ré<strong>du</strong>ire sa pension à neufcents francs. Il eut besoin d’une si stricteéconomie qu’il ne fit plus de feu chez lui pendantl’hiver. <strong>La</strong> veuve Vauquer voulut être payéed’avance, à quoi consentit monsieur <strong>Goriot</strong>, quedès lors elle nomma le père <strong>Goriot</strong>. Ce fut à quidevinerait les causes de cette décadence.Exploration difficile ! Comme l’avait dit la fausse47


comtesse, le père <strong>Goriot</strong> était un sournois, untaciturne. Suivant la logique des gens à tête vide,tous indiscrets parce qu’ils n’ont que des riens àdire, ceux qui ne parlent pas de leurs affaires endoivent faire de mauvaises. Ce négociant sidistingué devint donc un fripon, ce galantin futun vieux drôle. Tantôt, selon Vautrin, qui vintvers cette époque habiter la Maison Vauquer, lepère <strong>Goriot</strong> était un homme qui allait à la Bourseet qui, suivant une expression assez énergique dela langue financière, carottait sur les rentes aprèss’y être ruiné. Tantôt c’était un de ces petitsjoueurs qui vont hasarder et gagner tous les soirsdix francs au jeu. Tantôt on en faisait un espionattaché à la haute police ; mais Vautrin prétendaitqu’il n’était pas assez rusé pour en être. <strong>Le</strong> père<strong>Goriot</strong> était encore un avare qui prêtait à la petitesemaine, un homme qui nourrissait des numéros àla loterie. On en faisait tout ce que le vice, lahonte, l’impuissance engendrent de plusmystérieux. Seulement, quelque ignoble quefussent sa con<strong>du</strong>ite ou ses vices, l’aversion qu’ilinspirait n’allait pas jusqu’à le faire bannir : ilpayait sa pension. Puis il était utile, chacun48


essuyait sur lui sa bonne ou mauvaise humeur pardes plaisanteries ou par des bourrades. L’opinionqui paraissait plus probable, et qui futgénéralement adoptée, était celle de madameVauquer. À l’entendre, cet homme si bienconservé, sain comme son œil et avec lequel onpouvait avoir encore beaucoup d’agrément, étaitun libertin qui avait des goûts étranges. Voici surquels faits la veuve Vauquer appuyait sescalomnies. Quelques mois après le départ de cettedésastreuse comtesse qui avait su vivre pendantsix mois à ses dépens, un matin, avant de selever, elle entendit dans son escalier le froufroud’une robe de soie et le pas mignon d’une femmejeune et légère qui filait chez <strong>Goriot</strong>, dont la portes’était intelligemment ouverte. Aussitôt la grosseSylvie vint dire à sa maîtresse qu’une fille tropjolie pour être honnête, mise comme une divinité,chaussée en brodequins de prunelle qui n’étaientpas crottés, avait glissé comme une anguille de larue jusqu’à sa cuisine, et lui avait demandél’appartement de monsieur <strong>Goriot</strong>. MadameVauquer et sa cuisinière se mirent aux écoutes, etsurprirent plusieurs mots tendrement prononcés49


pendant la visite, qui <strong>du</strong>ra quelque temps. Quandmonsieur <strong>Goriot</strong> recon<strong>du</strong>isit sa dame, la grosseSylvie prit aussitôt son panier, et feignit d’allerau marché, pour suivre le couple amoureux.– Madame, dit-elle à sa maîtresse en revenant,il faut que monsieur <strong>Goriot</strong> soit diantrement richetout de même, pour les mettre sur ce pied-là.Figurez-vous qu’il y avait au coin de l’Estrapadeun superbe équipage dans lequel elle est montée.Pendant le dîner, madame Vauquer alla tirerun rideau, pour empêcher que <strong>Goriot</strong> ne fûtincommodé par le soleil dont un rayon luitombait sur les yeux.– Vous êtes aimé des belles, monsieur <strong>Goriot</strong>,le soleil vous cherche, dit-elle en faisant allusionà la visite qu’il avait reçue. Peste ! vous avez bongoût, elle était bien jolie.– C’était ma fille, dit-il avec une sorted’orgueil dans lequel les pensionnaires voulurentvoir la fatuité d’un vieillard qui garde lesapparences.Un mois après cette visite, monsieur <strong>Goriot</strong> en50


eçut une autre. Sa fille qui, la première fois, étaitvenue en toilette <strong>du</strong> matin, vint après le dîner ethabillée comme pour aller dans le monde. <strong>Le</strong>spensionnaires, occupés à causer dans le salon,purent voir en elle une jolie blonde, mince detaille, gracieuse, et beaucoup trop distinguée pourêtre la fille d’un père <strong>Goriot</strong>.– Et de deux ! dit la grosse Sylvie, qui ne lareconnut pas.Quelques jours après, une autre fille, grande etbien faite, brune, à cheveux noirs et à l’œil vif,demanda monsieur <strong>Goriot</strong>.– Et de trois ! dit Sylvie.Cette seconde fille, qui la première fois étaitaussi venue voir son père le matin, vint quelquesjours après, le soir, en toilette de bal et en voiture.– Et de quatre ! dirent madame Vauquer et lagrosse Sylvie, qui ne reconnurent dans cettegrande dame aucun vestige de la fille simplementmise le matin où elle fit sa première visite.<strong>Goriot</strong> payait encore douze cents francs depension. Madame Vauquer trouva tout naturel51


qu’un homme riche eût quatre ou cinq maîtresses,et le trouva même fort adroit de les faire passerpour ses filles. Elle ne se formalisa point de cequ’il les mandait dans la Maison-Vauquer.Seulement, comme ces visites lui expliquaientl’indifférence de son pensionnaire à son égard,elle se permit, au commencement de la deuxièmeannée, de l’appeler vieux matou. Enfin, quand sonpensionnaire tomba dans les neuf cents francs,elle lui demanda fort insolemment ce qu’ilcomptait faire de sa maison, en voyant descendreune de ces dames. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> lui répondit quecette dame était sa fille aînée.– Vous en avez donc trente-six, des filles ? ditaigrement madame Vauquer.– Je n’en ai que deux, répliqua le pensionnaireavec la douceur d’un homme ruiné qui arrive àtoutes les docilités de la misère.Vers la fin de la troisième année, le père<strong>Goriot</strong> ré<strong>du</strong>isit encore ses dépenses, en montantau troisième étage et en se mettant à quarantecinqfrancs de pension par mois. Il se passa detabac, congédia son perruquier et ne mit plus de52


poudre. Quand le père <strong>Goriot</strong> parut pour lapremière fois sans être poudré, son hôtesse laissaéchapper une exclamation de surprise enapercevant la couleur de ses cheveux, ils étaientd’un gris sale et verdâtre. Sa physionomie, quedes chagrins secrets avaient insensiblementren<strong>du</strong>e plus triste de jour en jour, semblait la plusdésolée de toutes celles qui garnissaient la table.Il n’y eut alors plus aucun doute. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong>était un vieux libertin dont les yeux n’avaient étépréservés de la maligne influence des remèdesnécessités par ses maladies que par l’habiletéd’un médecin. <strong>La</strong> couleur dégoûtante de sescheveux provenait de ses excès et des droguesqu’il avait prises pour les continuer. L’étatphysique et moral <strong>du</strong> bonhomme donnait raison àces radotages. Quand son trousseau fut usé, ilacheta <strong>du</strong> calicot à quatorze sous l’aune pourremplacer son beau linge. Ses diamants, satabatière d’or, sa chaîne, ses bijoux, disparurentun à un. Il avait quitté l’habit bleu-barbeau, toutson costume cossu, pour porter, été comme hiver,une redingote de drap marron grossier, un gilet enpoil de chèvre, et un pantalon gris en cuir de53


laine. Il devint progressivement maigre ; sesmollets tombèrent ; sa figure, bouffie par lecontentement d’un bonheur bourgeois, se ridadémesurément ; son front se plissa, sa mâchoirese dessina. Durant la quatrième année de sonétablissement rue Neuve-Sainte-Geneviève, il nese ressemblait plus. <strong>Le</strong> bon vermicellier desoixante-deux ans qui ne paraissait pas en avoirquarante, le bourgeois gros et gras, frais debêtise, dont la tenue égrillarde réjouissait lespassants, qui avait quelque chose de jeune dans lesourire, semblait être un septuagénaire hébété,vacillant, blafard. Ses yeux bleus si vivacesprirent des teintes ternes et gris-de-fer, ils avaientpâli, ne larmoyaient plus, et leur bor<strong>du</strong>re rougesemblait pleurer <strong>du</strong> sang. Aux uns, il faisaithorreur, aux autres, il faisait pitié. De jeunesétudiants en Médecine, ayant remarquél’abaissement de sa lèvre inférieure et mesuré lesommet de son angle facial, le déclarèrent atteintde crétinisme, après l’avoir longtemps houspillésans en rien tirer. Un soir, après le dîner, madameVauquer lui ayant dit en manière de raillerie :« Eh ! bien, elles ne viennent donc plus vous voir,54


vos filles ? » en mettant en doute sa paternité, lepère <strong>Goriot</strong> tressaillit comme si son hôtesse l’eûtpiqué avec un fer.– Elles viennent quelquefois, répondit-il d’unevoix émue.– Ah ! ah ! vous les voyez encorequelquefois ! s’écrièrent les étudiants. Bravo,père <strong>Goriot</strong> !Mais le vieillard n’entendit pas lesplaisanteries dont sa réponse fut le sujet : il étaitretombé dans un état méditatif que ceux quil’observaient superficiellement prenaient pour unengourdissement sénile dû à son défautd’intelligence. S’ils l’avaient bien connu, peutêtreauraient-ils été vivement intéressés par leproblème que présentait sa situation physique etmorale ; mais rien n’était plus difficile. Quoiqu’ilfût aisé de savoir si <strong>Goriot</strong> avait réellement étévermicellier, et quel était le chiffre de sa fortune,les vieilles gens dont la curiosité s’éveilla sur soncompte ne sortaient pas <strong>du</strong> quartier et vivaientdans la pension comme des huîtres sur un rocher.Quant aux autres personnes, l’entraînement55


particulier de la vie parisienne leur faisait oublier,en sortant de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, lepauvre vieillard dont ils se moquaient. Pour cesesprits étroits, comme pour ces jeunes gensinsouciants, la sèche misère <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong> et sastupide attitude étaient incompatibles avec unefortune et une capacité quelconques. Quant auxfemmes qu’il nommait ses filles, chacunpartageait l’opinion de madame Vauquer, quidisait, avec la logique sévère que l’habitude detout supposer donne aux vieilles femmesoccupées à bavarder pendant leurs soirées : « Sile père <strong>Goriot</strong> avait des filles aussi riches queparaissaient l’être toutes les dames qui sontvenues le voir, il ne serait pas dans ma maison, autroisième, à quarante-cinq francs par mois, etn’irait pas vêtu comme un pauvre. » Rien nepouvait démentir ces in<strong>du</strong>ctions. Aussi, vers lafin <strong>du</strong> mois de novembre 1819, époque à laquelleéclata ce drame, chacun dans la pension avait-ildes idées bien arrêtées sur le pauvre vieillard. Iln’avait jamais eu ni fille ni femme ; l’abus desplaisirs en faisait un colimaçon, un mollusqueanthropomorphe à classer dans les Casquettifères,56


disait un employé au Muséum, un des habitués àcachet. Poiret était un aigle, un gentleman auprèsde <strong>Goriot</strong>. Poiret parlait, raisonnait, répondait, ilne disait rien, à la vérité, en parlant, raisonnant ourépondant, car il avait l’habitude de répéter end’autres termes ce que les autres disaient ; mais ilcontribuait à la conversation, il était vivant, ilparaissait sensible ; tandis que le père <strong>Goriot</strong>,disait encore l’employé au Muséum, étaitconstamment à zéro de Réaumur.Eugène de Rastignac était revenu dans unedisposition d’esprit que doivent avoir connue lesjeunes gens supérieurs, ou ceux auxquels uneposition difficile communique momentanémentles qualités des hommes d’élite. Pendant sapremière année de séjour à Paris, le peu de travailque veulent les premiers grades à prendre dans laFaculté l’avait laissé libre de goûter les délicesvisibles <strong>du</strong> Paris matériel. Un étudiant n’a pastrop de temps s’il veut connaître le répertoire dechaque théâtre, étudier les issues <strong>du</strong> labyrintheparisien, savoir les usages, apprendre la langue ets’habituer aux plaisirs particuliers de la capitale ;fouiller les bons et les mauvais endroits, suivre57


les Cours qui amusent, inventorier les richessesdes musées. Un étudiant se passionne alors pourdes niaiseries qui lui paraissent grandioses. Il ason grand homme, un professeur <strong>du</strong> collège deFrance, payé pour se tenir à la hauteur de sonauditoire. Il rehausse sa cravate et se pose pour lafemme des premières galeries de l’Opéra-Comique. Dans ces initiations successives, il sedépouille de son aubier, agrandit l’horizon de savie, et finit par concevoir la superposition descouches humaines qui composent la société. S’ila commencé par admirer les voitures au défilédes Champs-Élysées par un beau soleil, il arrivebientôt à les envier. Eugène avait subi cetapprentissage à son insu, quand il partit envacances, après avoir été reçu bachelier ès-<strong>Le</strong>ttres et bachelier en Droit. Ses illusionsd’enfance, ses idées de province avaient disparu.Son intelligence modifiée, son ambition exaltéelui firent voir juste au milieu <strong>du</strong> manoir paternel,au sein de la famille. Son père, sa mère, ses deuxfrères, ses deux sœurs, et une tante dont lafortune consistait en pensions, vivaient sur lapetite terre de Rastignac. Ce domaine d’un58


evenu d’environ trois mille francs était soumis àl’incertitude qui régit le pro<strong>du</strong>it tout in<strong>du</strong>striel dela vigne, et néanmoins il fallait en extraire chaqueannée douze cents francs pour lui. L’aspect decette constante détresse qui lui étaitgénéreusement cachée, la comparaison qu’il futforcé d’établir entre ses sœurs, qui lui semblaientsi belles dans son enfance, et les femmes deParis, qui lui avaient réalisé le type d’une beautérêvée, l’avenir incertain de cette nombreusefamille qui reposait sur lui, la parcimonieuseattention avec laquelle il vit serrer les plus mincespro<strong>du</strong>ctions, la boisson faite pour sa famille avecles marcs <strong>du</strong> pressoir, enfin une foule decirconstances inutiles à consigner ici, décuplèrentson désir de parvenir et lui donnèrent soif desdistinctions. Comme il arrive aux âmes grandes,il voulut ne rien devoir qu’à son mérite. Mais sonesprit était éminemment méridional ; àl’exécution, ses déterminations devaient donc êtrefrappées de ces hésitations qui saisissent lesjeunes gens quand ils se trouvent en pleine mer,sans savoir ni de quel côté diriger leurs forces, nisous quel angle enfler leurs voiles. Si d’abord il59


voulut se jeter à corps per<strong>du</strong> dans le travail,sé<strong>du</strong>it bientôt par la nécessité de se créer desrelations, il remarqua combien les femmes ontd’influence sur la vie sociale, et avisa soudain àse lancer dans le monde, afin d’y conquérir desprotectrices : devaient-elles manquer à un jeunehomme ardent et spirituel dont l’esprit et l’ardeurétaient rehaussés par une tournure élégante et parune sorte de beauté nerveuse à laquelle lesfemmes se laissent prendre volontiers ? Ces idéesl’assaillirent au milieu des champs, pendant lespromenades que jadis il faisait gaiement avec sessœurs, qui le trouvèrent bien changé. Sa tante,madame de Marcillac, autrefois présentée à lacour, y avait connu les sommités aristocratiques.Tout à coup le jeune ambitieux reconnut, dans lessouvenirs dont sa tante l’avait si souvent bercé,les éléments de plusieurs conquêtes sociales, aumoins aussi importantes que celles qu’ilentreprenait à l’École de Droit ; il la questionnasur les liens de parenté qui pouvaient encore serenouer. Après avoir secoué les branches del’arbre généalogique, la vieille dame estima que,de toutes les personnes qui pouvaient servir son60


neveu parmi la gent égoïste des parents riches,madame la vicomtesse de Beauséant serait lamoins récalcitrante. Elle écrivit à cette jeunefemme une lettre dans l’ancien style, et la remit àEugène, en lui disant que s’il réussissait auprèsde la vicomtesse, elle lui ferait retrouver sesautres parents. Quelques jours après son arrivée,Rastignac envoya la lettre de sa tante à madamede Beauséant. <strong>La</strong> vicomtesse répandit par uneinvitation de bal pour le lendemain.Telle était la situation générale de la pensionbourgeoise à la fin <strong>du</strong> mois de novembre 1819.Quelques jours plus tard, Eugène, après être alléau bal de madame de Beauséant, rentra vers deuxheures dans la nuit. Afin de regagner le tempsper<strong>du</strong>, le courageux étudiant s’était promis, endansant, de travailler jusqu’au matin. Il allaitpasser la nuit pour la première fois au milieu dece silencieux quartier, car il s’était mis sous lecharme d’une fausse énergie en voyant lessplendeurs <strong>du</strong> monde. Il n’avait pas dîné chezmadame Vauquer. <strong>Le</strong>s pensionnaires purent donccroire qu’il ne reviendrait <strong>du</strong> bal que lelendemain matin au petit jour, comme il était61


quelquefois rentré des fêtes <strong>du</strong> Prado ou des Balsde l’Odéon, en crottant ses bas de soie etgauchissant ses escarpins. Avant de mettre lesverrous à la porte, Christophe l’avait ouverte pourregarder dans la rue. Rastignac se présenta dansce moment, et put monter à sa chambre sans fairede bruit, suivi de Christophe qui en faisaitbeaucoup. Eugène se déshabilla, se mit enpantoufles, prit une méchante redingote, allumason feu de mottes, et se prépara lestement autravail, en sorte que Christophe couvrit encorepar le tapage de ses gros souliers les apprêts peubruyants <strong>du</strong> jeune homme. Eugène resta pensifpendant quelques moments avant de se plongerdans ses livres de Droit. Il venait de reconnaîtreen madame la vicomtesse de Beauséant l’une desreines de la mode à Paris, et dont la maisonpassait pour être la plus agréable <strong>du</strong> faubourgSaint-Germain. Elle était d’ailleurs, et par sonnom et par sa fortune, l’une des sommités <strong>du</strong>monde aristocratique. Grâce à sa tante deMarcillac, le pauvre étudiant avait été bien reçudans cette maison, sans connaître l’éten<strong>du</strong>e decette faveur. Être admis dans ces salons dorés62


équivalait à un brevet de haute noblesse. En semontrant dans cette société, la plus exclusive detoutes, il avait conquis le droit d’aller partout.Ébloui par cette brillante assemblée, ayant àpeine échangé quelques paroles avec lavicomtesse, Eugène s’était contenté de distinguer,parmi la foule des déités parisiennes qui sepressaient dans ce raout, une de ces femmes quedoit adorer tout d’abord un jeune homme. <strong>La</strong>comtesse Anastasie de Restaud, grande et bienfaite, passait pour avoir l’une des plus joliestailles de Paris. Figurez-vous de grands yeuxnoirs, une main magnifique, un pied biendécoupé, <strong>du</strong> feu dans les mouvements, unefemme que le marquis de Ronquerolles nommaitun cheval de pur sang. Cette finesse de nerfs nelui ôtait aucun avantage ; elle avait les formespleines et rondes, sans qu’elle pût être accusée detrop d’embonpoint. Cheval de pur sang, femmede race, ces locutions commençaient à remplacerles anges <strong>du</strong> ciel, les figures ossianiques, toutel’ancienne mythologie amoureuse repoussée parle dandysme. Mais pour Rastignac, madameAnastasie de Restaud fut la femme désirable. Il63


s’était ménagé deux tours dans la liste descavaliers écrite sur l’éventail, et avait pu luiparler pendant la première contredanse. – Oùvous rencontrer désormais, madame ? lui avait-ildit brusquement avec cette force de passion quiplaît tant aux femmes. – Mais, dit-elle, au Bois,aux Bouffons, chez moi, partout. Et l’aventureuxméridional s’était empressé de se lier avec cettedélicieuse comtesse, autant qu’un jeune hommepeut se lier avec une femme pendant unecontredanse et une valse. En se disant cousin demadame de Beauséant, il fut invité par cettefemme, qu’il prit pour une grande dame, et eutses entrées chez elle. Au dernier sourire qu’ellelui jeta, Rastignac crut sa visite nécessaire. Ilavait eu le bonheur de rencontrer un homme quine s’était pas moqué de son ignorance, défautmortel au milieu des illustres impertinents del’époque, les Maulincourt, les Ronquerolles, lesMaxime de Trailles, les de Marsay, les Ajuda-Pinto, les Vandenesse, qui étaient là dans lagloire de leurs fatuités et mêlés aux femmes lesplus élégantes, lady Brandon, la <strong>du</strong>chesse de<strong>La</strong>ngeais, la comtesse de Kergarouët, madame de64


Sérizy, la <strong>du</strong>chesse de Carigliano, la comtesseFerraud, madame de <strong>La</strong>nty, la marquised’Aiglemont, madame Firmiani, la marquise deListomère et la marquise d’Espard, la <strong>du</strong>chessede Maufrigneuse et les Grandlieu. Heureusementdonc, le naïf étudiant tomba sur le marquis deMontriveau, l’amant de la <strong>du</strong>chesse de <strong>La</strong>ngeais,un général simple comme un enfant, qui lui appritque la comtesse de Restaud demeurait rue <strong>du</strong>Helder. Être jeune, avoir soif <strong>du</strong> monde, avoirfaim d’une femme, et voir s’ouvrir pour soi deuxmaisons ! mettre le pied au faubourg Saint-Germain chez la vicomtesse de Beauséant, legenou dans la Chaussée-d’Antin chez la comtessede Restaud ! plonger d’un regard dans les salonsde Paris en enfilade, et se croire assez joli garçonpour y trouver aide et protection dans un cœur defemme ! se sentir assez ambitieux pour donner unsuperbe coup de pied à la corde raide sur laquelleil faut marcher avec l’assurance <strong>du</strong> sauteur qui netombera pas, et avoir trouvé dans une charmantefemme le meilleur des balanciers ! Avec cespensées et devant cette femme qui se dressaitsublime auprès d’un feu de mottes, entre le Code65


et la misère, qui n’aurait comme Eugène sondél’avenir par une méditation, qui ne l’auraitmeublé de succès ? Sa pensée vagabondeescomptait si drument ses joies futures qu’il secroyait auprès de madame de Restaud, quand unsoupir semblable à un han de saint Joseph troublale silence de la nuit, retentit au cœur <strong>du</strong> jeunehomme de manière à le lui faire prendre pour lerâle d’un moribond. Il ouvrit doucement sa porte,et quand il fut dans le corridor, il aperçut uneligne de lumière tracée au bas de la porte <strong>du</strong> père<strong>Goriot</strong>. Eugène craignit que son voisin ne setrouvât indisposé, il approcha son œil de laserrure, regarda dans la chambre, et vit levieillard occupé de travaux qui lui parurent tropcriminels pour qu’il ne crût pas rendre service àla société en examinant bien ce que machinaitnuitamment le soi-disant vermicellier. <strong>Le</strong> père<strong>Goriot</strong>, qui sans doute avait attaché sur la barred’une table renversée un plat et une espèce desoupière en vermeil, tournait une espèce de câbleautour de ces objets richement sculptés, en lesserrant avec une si grande force qu’il les tordaitvraisemblablement pour les convertir en lingots.66


– Peste ! quel homme ! se dit Rastignac en voyantle bras nerveux <strong>du</strong> vieillard qui, à l’aide de cettecorde, pétrissait sans bruit l’argent doré, commeune pâte. Mais serait-ce donc un voleur ou unrecéleur qui, pour se livrer plus sûrement à soncommerce, affecterait la bêtise, l’impuissance, etvivrait en mendiant ? se dit Eugène en se relevantun moment. L’étudiant appliqua de nouveau sonœil à la serrure. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong>, qui avait dérouléson câble, prit la masse d’argent, la mit sur latable après y avoir éten<strong>du</strong> sa couverture, et l’yroula pour l’arrondir en barre, opération dont ils’acquitta avec une facilité merveilleuse. – Ilserait donc aussi fort que l’était Auguste, roi dePologne ? se dit Eugène quand la barre ronde futà peu près façonnée. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> regardatristement son ouvrage d’un air triste, des larmessortirent de ses yeux, il souffla le rat-de-cave à lalueur <strong>du</strong>quel il avait tor<strong>du</strong> ce vermeil, et Eugènel’entendit se coucher en poussant un soupir. – Ilest fou, pensa l’étudiant.– Pauvre enfant ! dit à haute voix le père<strong>Goriot</strong>.67


À cette parole, Rastignac jugea prudent degarder le silence sur cet événement, et de ne pasinconsidérément condamner son voisin. Il allaitrentrer quand il distingua soudain un bruit assezdifficile à exprimer, et qui devait être pro<strong>du</strong>it pardes hommes en chaussons de lisière montantl’escalier. Eugène prêta l’oreille, et reconnut eneffet le son alternatif de la respiration de deuxhommes. Sans avoir enten<strong>du</strong> ni le cri de la porteni les pas des hommes, il vit tout à coup unefaible lueur au second étage, chez monsieurVautrin. – Voilà bien des mystères dans unepension bourgeoise ! se dit-il. Il descenditquelques marches, se mit à écouter, et le son del’or frappa son oreille. Bientôt la lumière futéteinte, les deux respirations se firent entendrederechef sans que la porte eût crié. Puis, à mesureque les deux hommes descendirent, le bruit allas’affaiblissant.– Qui va là ? cria madame Vauquer en ouvrantla fenêtre de sa chambre.– C’est moi qui rentre, maman Vauquer, ditVautrin de sa grosse voix.68


– C’est singulier ! Christophe avait mis lesverrous, se dit Eugène en rentrant dans sachambre. Il faut veiller pour bien savoir ce qui sepasse autour de soi, dans Paris. Détourné par cespetits événements de sa méditationambitieusement amoureuse, il se mit au travail.Distrait par les soupçons qui lui venaient sur lecompte <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong>, plus distrait encore par lafigure de madame de Restaud, qui de moments enmoments se posait devant lui comme lamessagère d’une brillante destinée, il finit par secoucher et par dormir à poings fermés. Sur dixnuits promises au travail par les jeunes gens, ilsen donnent sept au sommeil. Il faut avoir plus devingt ans pour veiller.<strong>Le</strong> lendemain matin régnait à Paris un de cesépais brouillards qui l’enveloppent etl’embrument si bien que les gens les plus exactssont trompés sur le temps. <strong>Le</strong>s rendez-vousd’affaires se manquent. Chacun se croit à huitheures quand midi sonne. Il était neuf heures etdemie, madame Vauquer n’avait pas encorebougé de son lit. Christophe et la grosse Sylvie,attardés aussi, prenaient tranquillement leur café,69


préparé avec les couches supérieures <strong>du</strong> laitdestiné aux pensionnaires, et que Sylvie faisaitlongtemps bouillir, afin que madame Vauquer nes’aperçût pas de cette dîme illégalement levée.– Sylvie, dit Christophe en mouillant sapremière rôtie, monsieur Vautrin, qu’est un bonhomme tout de même, a encore vu deuxpersonnes cette nuit. Si madame s’en inquiétait,ne faudrait rien lui dire.– Vous a-t-il donné quelque chose ?– Il m’a donné cent sous pour son mois, unemanière de me dire : Tais-toi.– Sauf lui et madame Couture, qui ne sont pasregardants, les autres voudraient nous retirer de lamain gauche ce qu’ils nous donnent de la maindroite au jour de l’an, dit Sylvie.– Encore qu’est-ce qu’ils donnent ! fitChristophe, une méchante pièce, et de cent sous.Voilà depuis deux ans le père <strong>Goriot</strong> qui fait sessouliers lui-même. Ce grigou de Poiret se passede cirage, et le boirait plutôt que de le mettre àses savates. Quant au gringalet d’étudiant, il me70


donne quarante sous. Quarante sous ne paient pasmes brosses, et il vend ses vieux habits, pardessusle marché. Qué baraque !– Bah ! fit Sylvie en buvant de petites gorgéesde café, nos places sont encore les meilleures <strong>du</strong>quartier : on y vit bien. Mais, à propos <strong>du</strong> grospapa Vautrin, Christophe, vous a-t-on dit quelquechose ?– Oui. J’ai rencontré il y a quelques jours unmonsieur dans la rue, qui m’a dit : – N’est-ce paschez vous que demeure un gros monsieur qui ades favoris qu’il teint ? Moi j’ai dit : – Non,monsieur, il ne les teint pas. Un homme gaicomme lui, il n’en a pas le temps. J’ai donc dit çaà monsieur Vautrin, qui m’a répon<strong>du</strong> : – Tu asbien fait, mon garçon ! Réponds toujours commeça. Rien n’est plus désagréable que de laisserconnaître nos infirmités. Ça peut faire manquerdes mariages.– Eh ! bien, à moi, au marché, on a voulum’englauder aussi pour me faire dire si je luivoyais passer sa chemise. C’te farce ! Tiens, ditelleen s’interrompant, voilà dix heures quart71


moins qui sonnent au Val-de-Grâce, et personnene bouge.– Ah bah ! ils sont tous sortis. MadameCouture et sa jeune personne sont allées mangerle bon Dieu à Saint-Étienne dès huit heures. <strong>Le</strong>père <strong>Goriot</strong> est sorti avec un paquet. L’étudiantne reviendra qu’après son cours, à dix heures. Jeles ai vus partir en faisant mes escaliers ; que lepère <strong>Goriot</strong> m’a donné un coup avec ce qu’ilportait, qu’était <strong>du</strong>r comme <strong>du</strong> fer. Qué qui faitdonc, ce bonhomme-là ? <strong>Le</strong>s autres le font allercomme une toupie, mais c’est un brave hommetout de même, et qui vaut mieux qu’eux tous. Ilne donne pas grand-chose ; mais les dames chezlesquelles il m’envoie quelquefois allongent defameux pourboires, et sont joliment ficelées.– Celles qu’il appelle ses filles, hein ? Ellessont une douzaine.– Je ne suis jamais allé que chez deux, lesmêmes qui sont venues ici.– Voilà madame qui se remue ; elle va faireson sabbat : faut que j’y aille. Vous veillerez aulait, Christophe, rapport au chat.72


Sylvie monta chez sa maîtresse.– Comment, Sylvie, voilà dix heures quartmoins, vous m’avez laissée dormir comme unemarmotte ! Jamais pareille chose n’est arrivée.– C’est le brouillard, qu’est à couper aucouteau.– Mais le déjeuner ?– Bah ! vos pensionnaires avaient bien lediable au corps ; ils ont tous décanillé dès lepatron-jacquette.– Parle donc bien, Sylvie, reprit madameVauquer : on dit le patron-minette.– Ah ! madame, je dirai comme vous voudrez.Tant y a que vous pouvez déjeuner à dix heures.<strong>La</strong> Michonnette et le Poireau n’ont pas bougé. Iln’y a qu’eux qui soient dans la maison, et ilsdorment comme des souches qui sont.– Mais, Sylvie, tu les mets tous les deuxensemble, comme si...– Comme si, quoi ? reprit Sylvie en laissantéchapper un gros rire bête. <strong>Le</strong>s deux font la paire.73


– C’est singulier, Sylvie : comment monsieurVautrin est-il donc rentré cette nuit après queChristophe a eu mis les verrous ?– Bien au contraire, madame. Il a enten<strong>du</strong>monsieur Vautrin, et est descen<strong>du</strong> pour lui ouvrirla porte. Et voilà ce que vous avez cru...– Donne-moi ma camisole, et va vite voir audéjeuner. Arrange le reste <strong>du</strong> mouton avec despommes de terre, et donne des poires cuites, decelles qui coûtent deux liards la pièce.Quelques instants après, madame Vauquerdescendit au moment où son chat venait derenverser d’un coup de patte l’assiette quicouvrait un bol de lait, et le lapait en toute hâte.– Mistigris ! s’écria-t-elle. <strong>Le</strong> chat se sauva,puis revint se frotter à ses jambes. Oui, oui, faiston capon, vieux lâche ! lui dit-elle. Sylvie !Sylvie !– Eh ! bien, quoi, madame ?– Voyez donc ce qu’a bu le chat.– C’est la faute de cet animal de Christophe, àqui j’avais dit de mettre le couvert. Où est-il74


passé ? Ne vous inquiétez pas, madame ; ce serale café <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong>. Je mettrai de l’eau dedans,il ne s’en apercevra pas. Il ne fait attention à rien,pas même à ce qu’il mange.– Où donc est-il allé, ce chinois-là ? ditmadame Vauquer en plaçant les assiettes.– Est-ce qu’on sait ? Il fait des trafics des cinqcents diables.– J’ai trop dormi, dit madame Vauquer.– Mais aussi madame est-elle fraîche commeune rose...En ce moment la sonnette se fit entendre, etVautrin entra dans le salon en chantant de sagrosse voix :J’ai longtemps parcouru le monde,Et l’on m’a vu de toute part...– Oh ! oh ! bonjour, maman Vauquer, dit-il enapercevant l’hôtesse, qu’il prit galamment dansses bras.75


– Allons, finissez donc.– Dites impertinent ! reprit-il. Allons, dites-le.Voulez-vous bien le dire ? Tenez, je vais mettrele couvert avec vous. Ah ! je suis gentil, n’est-cepas ?Courtiser la brune et la blonde,Aimer, soupirer...– Je viens de voir quelque chose de singulier.... au hasard.– Quoi ? dit la veuve.– <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> était à huit heures et demierue Dauphine, chez l’orfèvre qui achète de vieuxcouverts et des galons. Il lui a ven<strong>du</strong> pour unebonne somme un ustensile de ménage en vermeil,assez joliment tortillé pour un homme qui n’estpas de la manique.76


– Bah ! vraiment ?– Oui. Je revenais ici après avoir con<strong>du</strong>it un demes amis qui s’expatrie par les Messageriesroyales ; j’ai atten<strong>du</strong> le père <strong>Goriot</strong> pour voir :histoire de rire. Il a remonté dans ce quartier-ci,rue des Grès, où il est entré dans la maison d’unusurier connu, nommé Gobseck, un fier drôle,capable de faire des dominos avec les os de sonpère ; un juif, un arabe, un grec, un bohémien, unhomme qu’on serait bien embarrassé dedévaliser, il met ses écus à la Banque.– Qu’est-ce que fait donc ce père <strong>Goriot</strong> ?– Il ne fait rien, dit Vautrin, il défait. C’est unimbécile assez bête pour se ruiner à aimer lesfilles qui...– <strong>Le</strong> voilà ! dit Sylvie.– Christophe, cria le père <strong>Goriot</strong>, monte avecmoi.Christophe suivit le père <strong>Goriot</strong>, et redescenditbientôt.– Où vas-tu ? dit madame Vauquer à sondomestique.77


– Faire une commission pour monsieur <strong>Goriot</strong>.– Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Vautrin enarrachant des mains de Christophe une lettre surlaquelle il lut : À madame la comtesse Anastasiede Restaud. Et tu vas ? reprit-il en rendant lalettre à Christophe.– Rue <strong>du</strong> Helder. J’ai ordre de ne remettre ceciqu’à madame la comtesse.– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? dit Vautrin enmettant la lettre au jour ; un billet de banque ?non. Il entrouvrit l’enveloppe. – Un billetacquitté, s’écria-t-il. Fourche ! il est galant, leroquentin., Va, vieux <strong>La</strong>scar, dit-il en coiffant desa large main Christophe, qu’il fit tourner sur luimêmecomme un dé, tu auras un bon pourboire.<strong>Le</strong> couvert était mis. Sylvie faisait bouillir lelait. Madame Vauquer allumait le poêle, aidéepar Vautrin, qui fredonnait toujours :J’ai longtemps parcouru le monde,Et l’on m’a vu de toute part...78


Quand tout fut prêt, madame Couture etmademoiselle Taillefer rentrèrent.– D’où venez-vous donc si matin, ma belledame ? dit madame Vauquer à madame Couture.– Nous venons de faire nos dévotions à Saint-Étienne-<strong>du</strong>-Mont, ne devons-nous pas alleraujourd’hui chez monsieur Taillefer ? Pauvrepetite, elle tremble comme la feuille, repritmadame Couture en s’asseyant devant le poêle àla bouche <strong>du</strong>quel elle présenta ses souliers quifumèrent.– Chauffez-vous donc, Victorine, dit madameVauquer.– C’est bien, mademoiselle, de prier le bonDieu d’attendrir le cœur de votre père, dit Vautrinen avançant une chaise à l’orpheline. Mais ça nesuffit pas. Il vous faudrait un ami qui se chargeâtde dire son fait à ce marsouin-là, un sauvage quia, dit-on, trois millions, et qui ne vous donne pasde dot. Une belle fille a besoin de dot dans cetemps-ci.– Pauvre enfant, dit madame Vauquer. Allez,79


mon chou, votre monstre de père attire le malheurà plaisir sur lui.À ces mots, les yeux de Victorine semouillèrent de larmes, et la veuve s’arrêta sur unsigne que lui fit madame Couture.– Si nous pouvions seulement le voir, si jepouvais lui parler, lui remettre la dernière lettrede sa femme, reprit la veuve <strong>du</strong> Commissaire-Ordonnateur. Je n’ai jamais osé la risquer par laposte ; il connaît mon écriture...– Ô femmes innocentes, malheureuses etpersécutées, s’écria Vautrin en interrompant,voilà donc où vous en êtes ! D’ici à quelquesjours je me mêlerai de vos affaires, et tout irabien.– Oh ! monsieur, dit Victorine en jetant unregard à la fois humide et brûlant à Vautrin, quine s’en émut pas, si vous saviez un moyend’arriver à mon père, dites-lui bien que sonaffection et l’honneur de ma mère me sont plusprécieux que toutes les richesses <strong>du</strong> monde. Sivous obteniez quelque adoucissement à sarigueur, je prierais Dieu pour vous. Soyez sûr80


d’une reconnaissance...– J’ai longtemps parcouru le monde, chantaVautrin d’une voix ironique.En ce moment, <strong>Goriot</strong>, mademoiselleMichonneau, Poiret descendirent, attirés peut-êtrepar l’odeur <strong>du</strong> roux que faisait Sylvie pouraccommoder les restes <strong>du</strong> mouton. À l’instant oùles sept convives s’attablèrent en se souhaitant lebonjour, dix heures sonnèrent, l’on entendit dansla rue le pas de l’étudiant.– Ah ! bien, monsieur Eugène, dit Sylvie,aujourd’hui vous allez déjeuner avec tout lemonde.L’étudiant salua les pensionnaires, et s’assitauprès <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong>.– Il vient de m’arriver une singulière aventure,dit-il en se servant abondamment <strong>du</strong> mouton et secoupant un morceau de pain que madameVauquer mesurait toujours de l’œil.– Une aventure ! dit Poiret.– Eh ! bien, pourquoi vous en étonneriez-vous,vieux chapeau ? dit Vautrin à Poiret. Monsieur81


est bien fait pour en avoir.Mademoiselle Taillefer coula timidement unregard sur le jeune étudiant.– Dites-nous votre aventure, demandamadame Vauquer.– Hier j’étais au bal chez madame lavicomtesse de Beauséant, une cousine à moi, quipossède une maison magnifique, desappartements habillés de soie, enfin qui nous adonné une fête superbe, où je me suis amusécomme un roi...– Telet, dit Vautrin en interrompant net.– Monsieur, reprit vivement Eugène, quevoulez-vous dire ?– Je dis telet, parce que les roitelets s’amusentbeaucoup plus que les rois.– C’est vrai : j’aimerais mieux être ce petitoiseau sans souci que roi, parce que... fit Poiretl’idémiste.– Enfin, reprit l’étudiant en lui coupant laparole, je danse avec une des plus belles femmes<strong>du</strong> bal, une comtesse ravissante, la plus délicieuse82


créature que j’aie jamais vue. Elle était coifféeavec des fleurs de pêcher, elle avait au côté leplus beau bouquet de fleurs, des fleurs naturellesqui embaumaient, mais, bah ! il faudrait que vousl’eussiez vue, il est impossible de peindre unefemme animée par la danse. Eh ! bien, ce matinj’ai rencontré cette divine comtesse, sur les neufheures, à pied, rue des Grès. Oh ! le cœur m’abattu, je me figurais...– Qu’elle venait ici, dit Vautrin en jetant unregard profond à l’étudiant. Elle allait sans doutechez le papa Gobseck, un usurier. Si jamais vousfouillez des cœurs de femmes à Paris, vous ytrouverez l’usurier avant l’amant. Votre comtessese nomme Anastasie de Restaud, et demeure rue<strong>du</strong> Helder.À ce nom, l’étudiant regarda fixementVautrin. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> leva brusquement la tête,il jeta sur les deux interlocuteurs un regardlumineux et plein d’inquiétude qui surprit lespensionnaires.– Christophe arrivera trop tard, elle y seradonc allée, s’écria douloureusement <strong>Goriot</strong>.83


– J’ai deviné, dit Vautrin en se penchant àl’oreille de madame Vauquer.<strong>Goriot</strong> mangeait machinalement et sans savoirce qu’il mangeait. Jamais il n’avait semblé plusstupide et plus absorbé qu’il l’était en ce moment.– Qui diable, monsieur Vautrin, a pu vous direson nom ? demanda Eugène.– Ah ! ah ! voilà, répondit Vautrin. <strong>Le</strong> père<strong>Goriot</strong> le savait bien, lui ! pourquoi ne le sauraisjepas ?– Monsieur <strong>Goriot</strong>, s’écria l’étudiant.– Quoi ! dit le pauvre vieillard. Elle était doncbien belle hier ?– Qui ?– Madame de Restaud.– Voyez-vous le vieux grigou, dit madameVauquer à Vautrin, comme ses yeux s’allument.– Il l’entretiendrait donc ? dit à voix bassemademoiselle Michonneau à l’étudiant.– Oh ! oui, elle était furieusement belle, repritEugène, que le père <strong>Goriot</strong> regardait avidement.84


Si madame de Beauséant n’avait pas été là, madivine comtesse eût été la reine <strong>du</strong> bal ; les jeunesgens n’avaient d’yeux que pour elle, j’étais ledouzième inscrit sur sa liste, elle dansait toutesles contredanses. <strong>Le</strong>s autres femmes enrageaient.Si une créature a été heureuse hier, c’était bienelle. On a bien raison de dire qu’il n’y a rien deplus beau que frégate à la voile, cheval au galopet femme qui danse.– Hier en haut de la roue, chez une <strong>du</strong>chesse,dit Vautrin ; ce matin en bas de l’échelle, chez unescompteur : voilà les Parisiennes. Si leurs marisne peuvent entretenir leur luxe effréné, elles sevendent. Si elles ne savent pas se vendre, elleséventreraient leurs mères pour y chercher de quoibriller. Enfin elles font les cent mille coups.Connu, connu !<strong>Le</strong> visage <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong>, qui s’était allumécomme le soleil d’un beau jour en entendantl’étudiant, devint sombre à cette cruelleobservation de Vautrin.– Eh ! bien, dit madame Vauquer, où donc estvotre aventure ? Lui avez-vous parlé ? lui avez-85


vous demandé si elle venait apprendre le Droit ?– Elle ne m’a pas vu, dit Eugène. Maisrencontrer une des plus jolies femmes de Parisrue des Grès, à neuf heures, une femme qui a dûrentrer <strong>du</strong> bal à deux heures <strong>du</strong> matin, n’est-cepas singulier ? Il n’y a que Paris pour cesaventures-là.– Bah ! il y en a de bien plus drôles, s’écriaVautrin.Mademoiselle Taillefer avait à peine écouté,tant elle était préoccupée par la tentative qu’elleallait faire. Madame Couture lui fit signe de selever pour aller s’habiller. Quand les deux damessortirent, le père <strong>Goriot</strong> les imita.– Eh ! bien, l’avez-vous vu ? dit madameVauquer à Vautrin et à ses autres pensionnaires.Il est clair qu’il s’est ruiné pour ces femmes-là.– Jamais on ne me fera croire, s’écrial’étudiant, que la belle comtesse de Restaudappartienne au père <strong>Goriot</strong>.– Mais, lui dit Vautrin en l’interrompant, nousne tenons pas à vous le faire croire. Vous êtes86


encore trop jeune pour bien connaître Paris, voussaurez plus tard qu’il s’y rencontre ce que nousnommons des hommes à passions... (À ces mots,mademoiselle Michonneau regarda Vautrin d’unair intelligent. Vous eussiez dit un cheval derégiment entendant le son de la trompette.) – Ah !ah ! fit Vautrin en s’interrompant pour lui jeter unregard profond, que nous n’avons néu nos petitespassions, nous ? (<strong>La</strong> vieille fille baissa les yeuxcomme une religieuse qui voit des statues.) – Ehbien ! reprit-il, ces gens-là chaussent une idée etn’en démordent pas. Ils n’ont soif que d’unecertaine eau prise à une certaine fontaine, etsouvent croupie ; pour en boire, ils vendraientleurs femmes, leurs enfants ; ils vendraient leurâme au diable. Pour les uns, cette fontaine est lejeu, la Bourse, une collection de tableaux oud’insectes, la musique ; pour d’autres, c’est unefemme qui sait leur cuisiner des friandises. Àceux-là, vous leur offririez toutes les femmes dela terre, ils s’en moquent, ils ne veulent que cellequi satisfait leur passion. Souvent cette femme neles aime pas <strong>du</strong> tout, vous les rudoie, leur vendfort cher des bribes de satisfactions ; eh ! bien !87


mes farceurs ne se lassent pas, et mettraient leurdernière couverture au Mont-de-Piété pour luiapporter leur dernier écu. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> est unde ces gens-là. <strong>La</strong> comtesse l’exploite parce qu’ilest discret, et voilà le beau monde ! <strong>Le</strong> pauvrebonhomme ne pense qu’à elle. Hors de sapassion, vous le voyez, c’est une bête brute.Mettez-le sur ce chapitre-là, son visage étincellecomme un diamant. Il n’est pas difficile dedeviner ce secret-là. Il a porté ce matin <strong>du</strong>vermeil à la fonte, et je l’ai vu entrant chez lepapa Gobseck, rue des Grès. Suivez bien ! Enrevenant, il a envoyé chez la comtesse de Restaudce niais de Christophe qui nous a montrél’adresse de la lettre dans laquelle était un billetacquitté. Il est clair que si la comtesse allait aussichez le vieil escompteur, il y avait urgence. <strong>Le</strong>père <strong>Goriot</strong> a galamment financé pour elle. Il nefaut pas coudre deux idées pour voir clair làdedans.Cela vous prouve, mon jeune étudiant,que, pendant que votre comtesse riait, dansait,faisait ses singeries, balançait ses fleurs depêcher, et pinçait sa robe, elle était dans ses petitssouliers, comme on dit, en pensant à ses lettres de88


change protestées, ou à celles de son amant.– Vous me donnez une furieuse envie desavoir la vérité. J’irai demain chez madame deRestaud, s’écria Eugène.– Oui, dit Poiret, il faut aller demain chezmadame de Restaud.– Vous y trouverez peut-être le bonhomme<strong>Goriot</strong> qui viendra toucher le montant de sesgalanteries.– Mais, dit Eugène avec un air de dégoût,votre Paris est donc un bourbier.– Et un drôle de bourbier, reprit Vautrin. Ceuxqui s’y crottent en voiture sont d’honnêtes gens,ceux qui s’y crottent à pied sont des fripons.Ayez le malheur d’y décrocher n’importe quoi,vous êtes montré sur la place <strong>du</strong> Palais-de-Justicecomme une curiosité. Volez un million, vous êtesmarqué dans les salons comme une vertu. Vouspayez trente millions à la Gendarmerie et à laJustice pour maintenir cette morale-là. Joli !– Comment, s’écria madame Vauquer, le père<strong>Goriot</strong> aurait fon<strong>du</strong> son déjeuner de vermeil ?89


– N’y avait-il pas deux tourterelles sur lecouvercle ? dit Eugène.– C’est bien cela.– Il y tenait donc beaucoup, il a pleuré quandil a eu pétri l’écuelle et le plat. Je l’ai vu parhasard, dit Eugène.– Il y tenait comme à sa vie, répondit la veuve.– Voyez-vous le bonhomme, combien il estpassionné, s’écria Vautrin. Cette femme-là saitlui chatouiller l’âme.L’étudiant remonta chez lui. Vautrin sortit.Quelques instants après, madame Couture etVictorine montèrent dans un fiacre que Sylviealla leur chercher. Poiret offrit son bras àmademoiselle Michonneau, et tous deux allèrentse promener au Jardin-des-Plantes, pendant lesdeux belles heures de la journée.– Eh bien ! les voilà donc quasiment mariés,dit la grosse Sylvie. Ils sortent ensembleaujourd’hui pour la première fois. Ils sont tousdeux si secs que, s’ils se cognent, ils feront feucomme un briquet.90


– Gare au châle de mademoiselle Michonneau,dit en riant madame Vauquer, il prendra commede l’amadou.À quatre heures <strong>du</strong> soir, quand <strong>Goriot</strong> rentra, ilvit, à la lueur de deux lampes fumeuses,Victorine dont les yeux étaient rouges. MadameVauquer écoutait le récit de la visite infructueusefaite à monsieur Taillefer pendant la matinée.Ennuyé de recevoir sa fille et cette vieille femme,Taillefer les avait laissé parvenir jusqu’à lui pours’expliquer avec elles.– Ma chère dame, disait madame Couture àmadame Vauquer, figurez-vous qu’il n’a pasmême fait asseoir Victorine, qu’est restéeconstamment debout. À moi, il m’a dit, sans semettre en colère, tout froidement, de nousépargner la peine de venir chez lui ; quemademoiselle, sans dire sa fille, se nuisait dansson esprit en l’importunant (une fois par an, lemonstre !) ; que la mère de Victorine ayant étéépousée sans fortune, elle n’avait rien àprétendre ; enfin les choses les plus <strong>du</strong>res, qui ontfait fondre en larmes cette pauvre petite. <strong>La</strong> petite91


s’est jetée alors aux pieds de son père, et lui a ditavec courage qu’elle n’insistait autant que poursa mère, qu’elle obéirait à ses volontés sansmurmure ; mais qu’elle le suppliait de lire letestament de la pauvre défunte, elle a pris la lettreet la lui a présentée en disant les plus belleschoses <strong>du</strong> monde et les mieux senties, je ne saispas où elle les a prises, Dieu les lui dictait, car lapauvre enfant était si bien inspirée qu’enl’entendant, moi, je pleurais comme une bête.Savez-vous ce que faisait cette horreur d’homme,il se coupait les ongles, il a pris cette lettre que lapauvre madame Taillefer avait trempée delarmes, et l’a jetée sur la cheminée en disant :C’est bon ! Il a voulu relever sa fille qui luiprenait les mains pour les lui baiser, mais il les aretirées. Est-ce pas une scélératesse ? Son granddadais de fils est entré sans saluer sa sœur.– C’est donc des monstres ? dit le père <strong>Goriot</strong>.– Et puis, dit madame Couture sans faireattention à l’exclamation <strong>du</strong> bonhomme, le pèreet le fils s’en sont allés en me saluant et me priantde les excuser, ils avaient des affaires pressantes.92


Voilà notre visite. Au moins il a vu sa fille. Je nesais pas comment il peut la renier, elle luiressemble comme deux gouttes d’eau.<strong>Le</strong>s pensionnaires, internes et externes,arrivèrent les uns après les autres, en sesouhaitant mutuellement le bonjour, et se disantde ces riens qui constituent, chez certaines classesparisiennes, un esprit drôlatique dans lequel labêtise entre comme élément principal, et dont lemérite consiste particulièrement dans le geste oula prononciation. Cette espèce d’argot variecontinuellement. <strong>La</strong> plaisanterie qui en est leprincipe n’a jamais un mois d’existence. Unévénement politique, un procès en cour d’assises,une chanson des rues, les farces d’un acteur, toutsert à entretenir ce jeu d’esprit qui consistesurtout à prendre les idées et les mots comme desvolants, et à se les renvoyer sur des raquettes. <strong>La</strong>récente invention <strong>du</strong> Diorama, qui portaitl’illusion de l’optique à un plus haut degré quedans les Panoramas, avait amené dans quelquesateliers de peinture la plaisanterie de parler enrama, espèce de charge qu’un jeune peintre,habitué de la pension Vauquer, y avait inoculée.93


– Eh bien ! monsieurre Poiret, dit l’employéau Muséum, comment va cette petite santérama ?Puis, sans attendre sa réponse : Mesdames, vousavez <strong>du</strong> chagrin, dit-il à madame Couture et àVictorine.– Allons-nous dinaire ? s’écria HoraceBianchon, un étudiant en médecine, ami deRastignac, ma petite estomac est descen<strong>du</strong>eusque ad talones.– Il fait un fameux froitorama ! dit Vautrin.Dérangez-vous donc, père <strong>Goriot</strong> ! Que diable !votre pied prend toute la gueule <strong>du</strong> poêle.– Illustre monsieur Vautrin, dit Bianchon,pourquoi dites-vous froitorama ? il y a une faute,c’est froidorama.– Non, dit l’employé <strong>du</strong> Muséum, c’estfroitorama, par la règle : j’ai froit aux pieds.– Ah ! ah !– Voici son excellence le marquis deRastignac, docteur en droit-travers, s’écriaBianchon en saisissant Eugène par le cou et leserrant de manière à l’étouffer. Ohé, les autres,94


ohé !Mademoiselle Michonneau entra doucement,salua les convives sans rien dire, et s’alla placerprès des trois femmes.– Elle me fait toujours grelotter, cette vieillechauve-souris, dit à voix basse Bianchon àVautrin en montrant mademoiselle Michonneau.Moi qui étudie le système de Gall, je lui trouveles bosses de Judas.– Monsieur l’a connu ? dit Vautrin.– Qui ne l’a pas rencontré ! réponditBianchon. Ma parole d’honneur, cette vieille filleblanche me fait l’effet de ces longs vers quifinissent par ronger une poutre.– Voilà ce que c’est, jeune homme, dit lequadragénaire en peignant ses favoris.Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,L’espace d’un matin.– Ah ! ah ! voici une fameuse soupeaurama,95


dit Poiret en voyant Christophe qui entrait entenant respectueusement le potage.– Pardonnez-moi, monsieur, dit madameVauquer, c’est une soupe aux choux.Tous les jeunes gens éclatèrent de rire.– Enfoncé, Poiret !– Poirrrrrette enfoncé !– Marquez deux points à maman Vauquer, ditVautrin.– Quelqu’un a-t-il fait attention au brouillardde ce matin ? dit l’employé.– C’était, dit Bianchon, un brouillardfrénétique et sans exemple, un brouillard lugubre,mélancolique, vert, poussif, un brouillard <strong>Goriot</strong>.– Goriorama, dit le peintre, parce qu’on n’yvoyait goutte.– Hé, milord Gâôriotte, il être questiônne devéaus.Assis au bas bout de la table, près de la portepar laquelle on servait, le père <strong>Goriot</strong> leva la têteen flairant un morceau de pain qu’il avait sous sa96


serviette, par une vieille habitude commercialequi reparaissait quelquefois.– Hé ! bien, lui cria aigrement madameVauquer d’une voix qui domina le bruit descuillers, des assiettes et des voix, est-ce que vousne trouvez pas le pain bon ?– Au contraire, madame, répondit-il, il est faitavec de la farine d’Étampes, première qualité.– À quoi voyez-vous cela ? lui dit Eugène.– À la blancheur, au goût.– Au goût <strong>du</strong> nez, puisque vous le sentez, ditmadame Vauquer. Vous devenez si économe quevous finirez par trouver le moyen de vous nourriren humant l’air de la cuisine.– Prenez alors un brevet d’invention, crial’employé au Muséum, vous ferez une bellefortune.– <strong>La</strong>issez donc, il fait ça pour nous persuaderqu’il a été vermicellier, dit le peintre.– Votre nez est donc une cornue, demandaencore l’employé au Muséum.97


– Cor quoi ? fit Bianchon.– Cor-nouille.– Cor-nemuse.– Cor-naline.– Cor-niche.– Cor-nichon.– Cor-beau.– Cor-nac.– Cor-norama.Ces huit réponses partirent de tous les côtés dela salle avec la rapidité d’un feu de file, etprêtèrent d’autant plus à rire, que le pauvre père<strong>Goriot</strong> regardait les convives d’un air niais,comme un homme qui tâche de comprendre unelangue étrangère.– Cor ? dit-il à Vautrin qui se trouvait près delui.– Cor aux pieds, mon vieux ! dit Vautrin enenfonçant le chapeau <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong> par une tapequ’il lui appliqua sur la tête et qui le lui fitdescendre jusque sur les yeux.98


<strong>Le</strong> pauvre vieillard, stupéfait de cette brusqueattaque, resta pendant un moment immobile.Christophe emporta l’assiette <strong>du</strong> bonhomme,croyant qu’il avait fini sa soupe ; en sorte quequand <strong>Goriot</strong>, après avoir relevé son chapeau, pritsa cuiller, il frappa sur la table. Tous les conviveséclatèrent de rire.– Monsieur, dit le vieillard, vous êtes unmauvais plaisant, et si vous vous permettezencore de me donner de pareils renfoncements...– Eh ! bien, quoi, papa ? dit Vautrin enl’interrompant.– Eh ! bien ! vous payerez cela bien cherquelque jour...– En enfer, pas vrai ? dit le peintre, dans cepetit coin noir où l’on met les enfants méchants !– Eh ! bien, mademoiselle, dit Vautrin àVictorine, vous ne mangez pas. <strong>Le</strong> papa s’estdonc montré récalcitrant ?– Une horreur, dit madame Couture.– Il faut le mettre à la raison, dit Vautrin.– Mais, dit Rastignac, qui se trouvait assez99


près de Bianchon, mademoiselle pourrait intenterun procès sur la question des aliments,puisqu’elle ne mange pas. Eh ! eh ! voyez donccomme le père <strong>Goriot</strong> examine mademoiselleVictorine.<strong>Le</strong> vieillard oubliait de manger pourcontempler la pauvre jeune fille dans les traits delaquelle éclatait une douleur vraie, la douleur del’enfant méconnu qui aime son père.– Mon cher, dit Eugène à voix basse, nousnous sommes trompés sur le père <strong>Goriot</strong>. Ce n’estni un imbécile ni un homme sans nerfs.Applique-lui ton système de Gall, et dis-moi ceque tu en penseras. Je lui ai vu cette nuit tordreun plat de vermeil, comme si c’eût été de la cire,et dans ce moment l’air de son visage trahit dessentiments extraordinaires. Sa vie me paraît êtretrop mystérieuse pour ne pas valoir la peined’être étudiée. Oui, Bianchon, tu as beau rire, jene plaisante pas.– Cet homme est un fait médical, ditBianchon, d’accord ; s’il veut, je le dissèque.– Non, tâte-lui la tête.100


– Ah ! bien, sa bêtise est peut-êtrecontagieuse.<strong>Le</strong> lendemain Rastignac s’habilla fortélégamment, et alla, vers trois heures de l’aprèsmidi,chez madame de Restaud en se livrantpendant la route à ces espérances étourdimentfolles qui rendent la vie des jeunes gens si belled’émotions : ils ne calculent alors ni les obstaclesni les dangers, ils voient en tout le succès,poétisent leur existence par le seul jeu de leurimagination, et se font malheureux ou tristes parle renversement de projets qui ne vivaient encoreque dans leurs désirs effrénés ; s’ils n’étaient pasignorants et timides, le monde social seraitimpossible. Eugène marchait avec milleprécautions pour ne se point crotter, mais ilmarchait en pensant à ce qu’il dirait à madame deRestaud, il s’approvisionnait d’esprit, il inventaitles reparties d’une conversation imaginaire, ilpréparait ses mots fins, ses phrases à laTalleyrand, en supposant de petites circonstancesfavorables à la déclaration sur laquelle il fondaitson avenir. Il se crotta, l’étudiant, il fut forcé defaire cirer ses bottes et brosser son pantalon au101


Palais-Royal. « Si j’étais riche, se dit-il enchangeant une pièce de trente sous qu’il avaitprise en cas de malheur, je serais allé en voiture,j’aurais pu penser à mon aise. » Enfin il arrivarue <strong>du</strong> Helder et demanda la comtesse deRestaud. Avec la rage froide d’un homme sûr detriompher un jour, il reçut le coup d’œilméprisant des gens qui l’avaient vu traversant lacour à pied, sans avoir enten<strong>du</strong> le bruit d’unevoiture à la porte. Ce coup d’œil lui fut d’autantplus sensible qu’il avait déjà compris soninfériorité en entrant dans cette cour, où piaffaitun beau cheval richement attelé à l’un de cescabriolets pimpants qui affichent le luxe d’uneexistence dissipatrice, et sous-entendentl’habitude de toutes les félicités parisiennes. Il semit, à lui tout seul, de mauvaise humeur. <strong>Le</strong>stiroirs ouverts dans son cerveau et qu’il comptaittrouver pleins d’esprit se fermèrent, il devintstupide. En attendant la réponse de la comtesse, àlaquelle un valet de chambre allait dire les noms<strong>du</strong> visiteur, Eugène se posa sur un seul pieddevant une croisée de l’antichambre, s’appuya lecoude sur une espagnolette, et regarda102


machinalement dans la cour. Il trouvait le tempslong, il s’en serait allé s’il n’avait pas été doué decette ténacité méridionale qui enfante desprodiges quand elle va en ligne droite.– Monsieur, dit le valet de chambre, Madameest dans son boudoir et fort occupée, elle ne m’apas répon<strong>du</strong>, mais, si monsieur veut passer ausalon, il y a déjà quelqu’un.Tout en admirant l’épouvantable pouvoir deces gens qui, d’un seul mot, accusent ou jugentleurs maîtres, Rastignac ouvrit délibérément laporte par laquelle était sorti le valet de chambre,afin sans doute de faire croire à ces insolentsvalets qu’il connaissait les êtres de la maison ;mais il déboucha fort étourdiment dans une pièceoù se trouvaient des lampes, des buffets, unappareil à chauffer des serviettes pour le bain, etqui menait à la fois dans un corridor obscur etdans un escalier dérobé. <strong>Le</strong>s rires étouffés qu’ilentendit dans l’antichambre mirent le comble à saconfusion.– Monsieur, le salon est par ici, lui dit le valetde chambre avec ce faux respect qui semble être103


une raillerie de plus.Eugène revint sur ses pas avec une telleprécipitation qu’il se heurta contre une baignoire,mais il retint assez heureusement son chapeaupour l’empêcher de tomber dans le bain. En cemoment, une porte s’ouvrit au fond <strong>du</strong> longcorridor éclairé par une petite lampe, Rastignac yentendit à la fois la voix de madame de Restaud,celle <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong> et le bruit d’un baiser. Ilrentra dans la salle à manger, la traversa, suivit levalet de chambre, et rentra dans un premier salonoù il resta posé devant la fenêtre, en s’apercevantqu’elle avait vue sur la cour. Il voulait voir si cepère <strong>Goriot</strong> était bien réellement son père <strong>Goriot</strong>.<strong>Le</strong> cœur lui battait étrangement, il se souvenaitdes épouvantables réflexions de Vautrin. <strong>Le</strong> valetde chambre attendait Eugène à la porte <strong>du</strong> salon,mais il en sortit tout à coup un élégant jeunehomme, qui dit impatiemment : « Je m’en vais,Maurice. Vous direz à madame la comtesse queje l’ai atten<strong>du</strong>e plus d’une demi-heure. » Cetimpertinent, qui sans doute avait le droit de l’être,chantonna quelque roulade italienne en sedirigeant vers la fenêtre où stationnait Eugène,104


autant pour voir la figure de l’étudiant que pourregarder dans la cour.– Mais monsieur le comte ferait mieuxd’attendre encore un instant, Madame a fini, ditMaurice en retournant à l’antichambre.En ce moment, le père <strong>Goriot</strong> débouchait prèsde la porte cochère par la sortie <strong>du</strong> petit escalier.<strong>Le</strong> bonhomme tirait son parapluie et se disposaità le déployer, sans faire attention que la grandeporte était ouverte pour donner passage à unjeune homme décoré qui con<strong>du</strong>isait un tilbury. <strong>Le</strong>père <strong>Goriot</strong> n’eut que le temps de se jeter enarrière pour n’être pas écrasé. <strong>Le</strong> taffetas <strong>du</strong>parapluie avait effrayé le cheval, qui fit un légerécart en se précipitant vers le perron. Ce jeunehomme détourna la tête d’un air de colère,regarda le père <strong>Goriot</strong>, et lui fit, avant qu’il nesortît, un salut qui peignait la considérationforcée que l’on accorde aux usuriers dont on abesoin, ou ce respect nécessaire exigé par unhomme taré, mais dont on rougit plus tard. <strong>Le</strong>père <strong>Goriot</strong> répondit par un petit salut amical,plein de bonhomie. Ces événements se passèrent105


avec la rapidité de l’éclair. Trop attentif pours’apercevoir qu’il n’était pas seul, Eugèneentendit tout à coup la voix de la comtesse.– Ah ! Maxime, vous vous en alliez, dit-elleavec un ton de reproche où se mêlait un peu dedépit.<strong>La</strong> comtesse n’avait pas fait attention àl’entrée <strong>du</strong> tilbury. Rastignac se retournabrusquement et vit la comtesse coquettementvêtue d’un peignoir en cachemire blanc, à nœudsroses, coiffée négligemment, comme le sont lesfemmes de Paris au matin ; elle embaumait, elleavait sans doute pris un bain, et sa beauté, pourainsi dire assouplie, semblait plus voluptueuse ;ses yeux étaient humides. L’œil des jeunes genssait tout voir : leurs esprits s’unissent auxrayonnements de la femme comme une planteaspire dans l’air des substances qui lui sontpropres, Eugène sentit donc la fraîcheur épanouiedes mains de cette femme sans avoir besoin d’ytoucher. Il voyait, à travers le cachemire, lesteintes rosées <strong>du</strong> corsage que le peignoir,légèrement entrouvert, laissait parfois à nu, et sur106


lequel son regard s’étalait. <strong>Le</strong>s ressources <strong>du</strong> buscétaient inutiles à la comtesse, la ceinture marquaitseule sa taille flexible, son cou invitait à l’amour,ses pieds étaient jolis dans les pantoufles. QuandMaxime prit cette main pour la baiser, Eugèneaperçut alors Maxime, et la comtesse aperçutEugène.– Ah ! c’est vous, monsieur de Rastignac, jesuis bien aise de vous voir, dit-elle d’un airauquel savent obéir les gens d’esprit.Maxime regardait alternativement Eugène et lacomtesse d’une manière assez significative pourfaire décamper l’intrus. – Ah çà ! ma chère,j’espère que tu vas me mettre ce petit drôle à laporte ! Cette phrase était une tra<strong>du</strong>ction claire etintelligible des regards <strong>du</strong> jeune hommeimpertinemment fier que la comtesse Anastasieavait nommé Maxime, et dont elle consultait levisage de cette intention soumise qui dit tous lessecrets d’une femme sans qu’elle s’en doute.Rastignac se sentit une haine violente pour cejeune homme. D’abord les beaux cheveux blondset bien frisés de Maxime lui apprirent combien107


les siens étaient horribles. Puis Maxime avait desbottes fines et propres, tandis que les siennes,malgré le soin qu’il avait pris en marchant,s’étaient empreintes d’une légère teinte de boue.Enfin Maxime portait une redingote qui lui serraitélégamment la taille et le faisait ressembler à unejolie femme, tandis qu’Eugène avait à deuxheures et demie un habit noir. <strong>Le</strong> spirituel enfantde la Charente sentit la supériorité que la misedonnait à ce dandy, mince et grand, à l’œil clair,au teint pâle, un de ces hommes capables deruiner des orphelins. Sans attendre la réponsed’Eugène, madame de Restaud se sauva comme àtire-d’aile dans l’autre salon, en laissant flotter lespans de son peignoir qui se roulaient et sedéroulaient de manière à lui donner l’apparenced’un papillon ; et Maxime la suivit. Eugènefurieux suivit Maxime et la comtesse. Ces troispersonnages se trouvèrent donc en présence, à lahauteur de la cheminée, au milieu <strong>du</strong> grand salon.L’étudiant savait bien qu’il allait gêner cet odieuxMaxime ; mais, au risque de déplaire à madamede Restaud, il voulut gêner le dandy. Tout à coup,en se souvenant d’avoir vu ce jeune homme au108


al de madame de Beauséant, il devina cequ’était Maxime pour madame de Restaud ; etavec cette audace juvénile qui fait commettre degrandes sottises ou obtenir de grands succès, il sedit : Voilà mon rival, je veux triompher de lui.L’imprudent ! il ignorait que le comte Maxime deTrailles se laissait insulter, tirait le premier ettuait son homme. Eugène était un adroit chasseur,mais il n’avait pas encore abattu vingt poupéessur vingt-deux dans un tir. <strong>Le</strong> jeune comte se jetadans une bergère au coin <strong>du</strong> feu, prit lespincettes, et fouilla le foyer par un mouvement siviolent, si grimaud, que le beau visaged’Anastasie se chagrina soudain. <strong>La</strong> jeune femmese tourna vers Eugène, et lui lança un de cesregards froidement interrogatifs qui disent sibien : Pourquoi ne vous en allez-vous pas ? queles gens bien élevés savent aussitôt faire de cesphrases qu’il faudrait appeler des phrases desortie.Eugène prit un air agréable et dit : – Madame,j’avais hâte de vous voir pour...Il s’arrêta tout court. Une porte s’ouvrit. <strong>Le</strong>109


monsieur qui con<strong>du</strong>isait le tilbury se montrasoudain, sans chapeau, ne salua pas la comtesse,regarda soucieusement Eugène, et tendit la mainà Maxime, en lui disant : « Bonjour », avec uneexpression fraternelle qui surprit singulièrementEugène. <strong>Le</strong>s jeunes gens de province ignorentcombien est douce la vie à trois.– Monsieur de Restaud, dit la comtesse àl’étudiant en lui montrant son mari.Eugène s’inclina profondément.– Monsieur, dit-elle en continuant et enprésentant Eugène au comte de Restaud, estmonsieur de Rastignac, parent de madame lavicomtesse de Beauséant par les Marcillac, et quej’ai eu le plaisir de rencontrer à son dernier bal.Parent de madame la vicomtesse de Beauséantpar les Marcillac ! ces mots, que la comtesseprononça presque emphatiquement, par suite del’espèce d’orgueil qu’éprouve une maîtresse demaison à prouver qu’elle n’a chez elle que desgens de distinction, furent d’un effet magique, lecomte quitta son air froidement cérémonieux etsalua l’étudiant.110


– Enchanté, dit-il, monsieur, de pouvoir fairevotre connaissance.<strong>Le</strong> comte Maxime de Trailles lui-même jetasur Eugène un regard inquiet et quitta tout à coupson air impertinent. Ce coup de baguette, dû à lapuissante intervention d’un nom, ouvrit trentecases dans le cerveau <strong>du</strong> méridional, et lui renditl’esprit qu’il avait préparé. Une soudaine lumièrelui fit voir clair dans l’atmosphère de la hautesociété parisienne, encore ténébreuse pour lui. <strong>La</strong>Maison-Vauquer, le père <strong>Goriot</strong> étaient alors bienloin de sa pensée.– Je croyais les Marcillac éteints ? dit le comtede Restaud à Eugène.– Oui, monsieur, répondit-il. Mon grandoncle,le chevalier de Rastignac, a épousél’héritière de la famille de Marcillac. Il n’a euqu’une fille, qui a épousé le maréchal deClarimbault, aïeul maternel de madame deBeauséant. Nous sommes la branche cadette,branche d’autant plus pauvre que mon grandoncle,vice-amiral, a tout per<strong>du</strong> au service <strong>du</strong> roi.<strong>Le</strong> gouvernement révolutionnaire n’a pas voulu111


admettre nos créances dans la liquidation qu’il afaite de la compagnie des Indes.– Monsieur votre grand-oncle ne commandaitilpas le Vengeur avant 1789 ?– Précisément.– Alors, il a connu mon grand-père, quicommandait le Warwick.Maxime haussa légèrement les épaules enregardant madame de Restaud, et eut l’air de luidire : S’il se met à causer marine avec celui-là,nous sommes per<strong>du</strong>s. Anastasie comprit le regardde monsieur de Trailles. Avec cette admirablepuissance que possèdent les femmes, elle se mit àsourire en disant : « Venez, Maxime ; j’aiquelque chose à vous demander. Messieurs, nousvous laisserons naviguer de conserve sur leWarwick et sur le Vengeur. » Elle se leva et fit unsigne plein de traîtrise railleuse à Maxime, quiprit avec elle la route <strong>du</strong> boudoir. À peine cecouple morganatique, jolie expression allemandequi n’a pas son équivalent en français, avait-ilatteint la porte, que le comte interrompit saconversation avec Eugène.112


– Anastasie ! restez donc, ma chère, s’écria-t-ilavec humeur, vous savez bien que...– Je reviens, je reviens, dit-elle enl’interrompant, il ne me faut qu’un moment pourdire à Maxime ce dont je veux le charger.Elle revint promptement. Comme toutes lesfemmes qui, forcées d’observer le caractère deleurs maris pour pouvoir se con<strong>du</strong>ire à leurfantaisie, savent reconnaître jusqu’où ellespeuvent aller afin de ne pas perdre une confianceprécieuse, et qui alors ne les choquent jamaisdans les petites choses de la vie, la comtesse avaitvu d’après les inflexions de la voix <strong>du</strong> comtequ’il n’y aurait aucune sécurité à rester dans leboudoir. Ces contretemps étaient <strong>du</strong>s à Eugène.Aussi la comtesse montra-t-elle l’étudiant d’unair et par un geste pleins de dépit à Maxime, quidit fort épigrammatiquement au comte, à safemme et à Eugène : – Écoutez, vous êtes enaffaires, je ne veux pas vous gêner ; adieu. Il sesauva.– Restez donc, Maxime ! cria le comte.– Venez dîner, dit la comtesse qui laissant113


encore une fois Eugène et le comte suivitMaxime dans le premier salon où ils restèrentassez de temps ensemble pour croire quemonsieur de Restaud congédierait Eugène.Rastignac les entendait tour à tour éclatant derire, causant, se taisant ; mais le malicieuxétudiant faisait de l’esprit avec monsieur deRestaud, le flattait ou l’embarquait dans desdiscussions, afin de revoir la comtesse et desavoir quelles étaient ses relations avec le père<strong>Goriot</strong>. Cette femme, évidemment amoureuse deMaxime ; cette femme, maîtresse de son mari,liée secrètement au vieux vermicellier, luisemblait tout un mystère. Il voulait pénétrer cemystère, espérant ainsi pouvoir régner ensouverain sur cette femme si éminemmentParisienne.– Anastasie, dit le comte appelant de nouveausa femme.– Allons, mon pauvre Maxime, dit-elle aujeune homme, il faut se résigner. À ce soir...– J’espère, Nasie, lui dit-il à l’oreille, que vousconsignerez ce petit jeune homme dont les yeux114


s’allumaient comme des charbons quand votrepeignoir s’entrouvrait. Il vous ferait desdéclarations, vous compromettrait, et vous meforceriez à le tuer.– Êtes-vous fou, Maxime ? dit-elle. Ces petitsétudiants ne sont-ils pas, au contraire,d’excellents paratonnerres ? Je le ferai, certes,prendre en grippe à Restaud.Maxime éclata de rire et sortit suivi de lacomtesse, qui se mit à la fenêtre pour le voirmontant en voiture, faisant piaffer son cheval, etagitant son fouet. Elle ne revint que quand lagrande porte fut fermée.– Dites donc, lui cria le comte quand ellerentra, ma chère, la terre où demeure la famille demonsieur n’est pas loin de Verteuil, sur laCharente. <strong>Le</strong> grand-oncle de monsieur et mongrand-père se connaissaient.– Enchantée d’être en pays de connaissance,dit la comtesse distraite.– Plus que vous ne le croyez, dit à voix basseEugène.115


– Comment ? dit-elle vivement.– Mais, reprit l’étudiant, je viens de voir sortirde chez vous un monsieur avec lequel je suisporte à porte dans la même pension, le père<strong>Goriot</strong>.À ce nom enjolivé <strong>du</strong> mot père, le comte, quitisonnait, jeta les pincettes dans le feu, comme sielles lui eussent brûlé les mains, et se leva.– Monsieur, vous auriez pu dire monsieur<strong>Goriot</strong> ! s’écria-t-il.<strong>La</strong> comtesse pâlit d’abord en voyantl’impatience de son mari, puis elle rougit, et futévidemment embarrassée ; elle répondit d’unevoix qu’elle voulut rendre naturelle, et d’un airfaussement dégagé : « Il est impossible deconnaître quelqu’un que nous aimions mieux... »Elle s’interrompit, regarda son piano, comme s’ilse réveillait en elle quelque fantaisie, et dit : –Aimez-vous la musique, monsieur ?– Beaucoup, répondit Eugène devenu rouge etbêtifié par l’idée confuse qu’il eut d’avoircommis quelque lourde sottise.116


– Chantez-vous ? s’écria-t-elle en s’en allant àson piano dont elle attaqua vivement toutes lestouches en les remuant depuis l’ut d’en basjusqu’au fa d’en haut. Rrrrah !– Non, madame.<strong>Le</strong> comte de Restaud se promenait de long enlarge.– C’est dommage, vous vous êtes privé d’ungrand moyen de succès. – Ca-a-ro, ca-a-ro, ca-aa-a-ro,non <strong>du</strong>-bita-re, chanta la comtesse.En prononçant le nom <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong>, Eugèneavait donné un coup de baguette magique, maisdont l’effet était l’inverse de celui qu’avaientfrappé ces mots : parent de madame deBeauséant. Il se trouvait dans la situation d’unhomme intro<strong>du</strong>it par faveur chez un amateur decuriosités, et qui, touchant par mégarde unearmoire pleine de figures sculptées, fait tombertrois ou quatre têtes mal collées. Il aurait voulu sejeter dans un gouffre. <strong>Le</strong> visage de madame deRestaud était sec, froid, et ses yeux devenusindifférents fuyaient ceux <strong>du</strong> malencontreuxétudiant.117


– Madame, dit-il, vous avez à causer avecmonsieur de Restaud, veuillez agréer meshommages, et me permettre...– Toutes les fois que vous viendrez, ditprécipitamment la comtesse en arrêtant Eugènepar un geste, vous êtes sûr de nous faire, àmonsieur de Restaud comme à moi, le plus vifplaisir.Eugène salua profondément le couple et sortitsuivi de monsieur de Restaud, qui, malgré sesinstances, l’accompagna jusque dansl’antichambre.– Toutes les fois que monsieur se présentera,dit le comte à Maurice, ni madame ni moi nousn’y serons.Quand Eugène mit le pied sur le perron, ils’aperçut qu’il pleuvait. – Allons, se dit-il, je suisvenu faire une gaucherie dont j’ignore la cause etla portée, je gâterai par-dessus le marché monhabit et mon chapeau. Je devrais rester dans uncoin à piocher le Droit, ne penser qu’à devenir unrude magistrat. Puis-je aller dans le mondequand, pour y manœuvrer convenablement, il faut118


un tas de cabriolets, de bottes cirées, d’agrèsindispensables, des chaînes d’or, dès le matin desgants de daim blancs qui coûtent six francs, ettoujours des gants jaunes le soir ? Vieux drôle depère <strong>Goriot</strong>, va !Quand il se trouva sous la porte de la rue, lecocher d’une voiture de louage, qui venait sansdoute de remiser de nouveaux mariés et qui nedemandait pas mieux que de voler à son maîtrequelques courses de contrebande, fit à Eugène unsigne en le voyant sans parapluie, en habit noir,gilet blanc, gants jaunes et bottes cirées. Eugèneétait sous l’empire d’une de ces rages sourdes quipoussent un jeune homme à s’enfoncer de plus enplus dans l’abîme où il est entré, comme s’ilespérait y trouver une heureuse issue. Il consentitpar un mouvement de tête à la demande <strong>du</strong>cocher. Sans avoir plus de vingt-deux sous danssa poche, il monta dans la voiture où quelquesgrains de fleurs d’oranger et des brins decannetille attestaient le passage des mariés.– Où monsieur va-t-il ? demanda le cocher,qui n’avait déjà plus ses gants blancs.119


– Parbleu ! se dit Eugène, puisque jem’enfonce, il faut au moins que cela me serve àquelque chose ! Allez à l’hôtel de Beauséant,ajouta-t-il à haute voix.– <strong>Le</strong>quel ? dit le cocher.Mot sublime qui confondit Eugène. Cetélégant inédit ne savait pas qu’il y avait deuxhôtels de Beauséant, il ne connaissait pascombien il était riche en parents qui ne sesouciaient pas de lui.– <strong>Le</strong> vicomte de Beauséant, rue...– De Grenelle, dit le cocher en hochant la têteet l’interrompant. Voyez-vous, il y a encorel’hôtel <strong>du</strong> comte et <strong>du</strong> marquis de Beauséant, rueSaint-Dominique, ajouta-t-il en relevant lemarchepied.– Je le sais bien, répondit Eugène d’un air sec.Tout le monde aujourd’hui se moque donc demoi ! dit-il en jetant son chapeau sur les coussinsde devant. Voilà une escapade qui va me coûterla rançon d’un roi. Mais au moins je vais faire mavisite à ma soidisant cousine d’une manière120


solidement aristocratique. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> mecoûte déjà au moins dix francs, le vieux scélérat !Ma foi, je vais raconter mon aventure à madamede Beauséant, peut-être la ferai-je rire. Elle saurasans doute le mystère des liaisons criminelles dece vieux rat sans queue et de cette belle femme. Ilvaut mieux plaire à ma cousine que de me cognercontre cette femme immorale, qui me fait l’effetd’être bien coûteuse. Si le nom de la bellevicomtesse est si puissant, de quel poids doitdonc être sa personne ? Adressons-nous en haut.Quand on s’attaque à quelque chose dans le ciel,il faut viser Dieu !Ces paroles sont la formule brève des mille etune pensées entre lesquelles il flottait. Il reprit unpeu de calme et d’assurance en voyant tomber lapluie. Il se dit que s’il allait dissiper deux desprécieuses pièces de cent sous qui lui restaient,elles seraient heureusement employées à laconservation de son habit, de ses bottes et de sonchapeau. Il n’entendit pas sans un mouvementd’hilarité son cocher criant : <strong>La</strong> porte, s’il vousplaît ! Un suisse rouge et doré fit grogner sur sesgonds la porte de l’hôtel, et Rastignac vit avec121


une douce satisfaction sa voiture passant sous leporche, tournant dans la cour, et s’arrêtant sous lamarquise <strong>du</strong> perron. <strong>Le</strong> cocher à grossehouppelande bleue bordée de rouge vint déplierle marchepied. En descendant de sa voiture,Eugène entendit des rires étouffés qui partaientsous le péristyle. Trois ou quatre valets avaientdéjà plaisanté sur cet équipage de mariéevulgaire. <strong>Le</strong>ur rire éclaira l’étudiant au momentoù il compara cette voiture à l’un des plusélégants coupés de Paris, attelé de deux chevauxfringants qui avaient des roses à l’oreille, quimordaient leur frein, et qu’un cocher poudré, biencravaté, tenait en bride comme s’ils eussent voulus’échapper. À la Chaussée-d’Antin, madame deRestaud, avait dans sa cour le fin cabriolet del’homme de vingt-six ans. Au faubourg Saint-Germain, attendait le luxe d’un grand seigneur,un équipage que trente mille francs n’auraient paspayé.– Qui donc est là ? se dit Eugène encomprenant un peu tardivement qu’il devait serencontrer à Paris bien peu de femmes qui nefussent occupées, et que la conquête d’une de ces122


eines coûtait plus que <strong>du</strong> sang. Diantre ! macousine aura sans doute aussi son Maxime.Il monta le perron la mort dans l’âme. À sonaspect la porte vitrée s’ouvrit ; il trouva les valetssérieux comme des ânes qu’on étrille. <strong>La</strong> fête àlaquelle il avait assisté s’était donnée dans lesgrands appartements de réception, situés au rezde-chausséede l’hôtel de Beauséant. N’ayant paseu le temps, entre l’invitation et le bal, de faireune visite à sa cousine, il n’avait donc pas encorepénétré dans les appartements de madame deBeauséant ; il allait donc voir pour la premièrefois les merveilles de cette élégance personnellequi trahit l’âme et les mœurs d’une femme dedistinction. Étude d’autant plus curieuse que lesalon de madame de Restaud lui fournissait unterme de comparaison. À quatre heures et demiela vicomtesse était visible. Cinq minutes plus tôt,elle n’eût pas reçu son cousin. Eugène, qui nesavait rien des diverses étiquettes parisiennes, futcon<strong>du</strong>it par un grand escalier plein de fleurs,blanc de ton, à rampe dorée, à tapis rouge, chezmadame de Beauséant, dont il ignorait labiographie verbale, une de ces changeantes123


histoires qui se content tous les soirs d’oreille àoreille dans les salons de Paris.<strong>La</strong> vicomtesse était liée depuis trois ans avecun des plus célèbres et des plus riches seigneursportugais, le marquis d’Ajuda-Pinto. C’était unede ces liaisons innocentes qui ont tant d’attraitspour les personnes ainsi liées, qu’elles ne peuventsupporter personne en tiers. Aussi le vicomte deBeauséant avait-il donné lui-même l’exemple aupublic en respectant, bon gré, mal gré, cette unionmorganatique. <strong>Le</strong>s personnes qui, dans lespremiers jours de cette amitié, vinrent voir lavicomtesse à deux heures, y trouvaient le marquisd’Ajuda-Pinto. Madame de Beauséant, incapablede fermer sa porte, ce qui eût été fortinconvenant, recevait si froidement les gens etcontemplait si studieusement sa corniche, quechacun comprenait combien il la gênait. Quandon sut dans Paris qu’on gênait madame deBeauséant en venant la voir entre deux et quatreheures, elle se trouva dans la solitude la pluscomplète. Elle allait aux Bouffons ou à l’Opéraen compagnie de monsieur de Beauséant et demonsieur d’Ajuda-Pinto ; mais, en homme qui124


sait vivre, monsieur de Beauséant quittaittoujours sa femme et le Portugais après les yavoir installés. Monsieur d’Ajuda devait semarier. Il épousait une demoiselle de Rochefide.Dans toute la haute société une seule personneignorait encore ce mariage, cette personne étaitmadame de Beauséant. Quelques-unes de sesamies lui en avaient bien parlé vaguement ; elleen avait ri, croyant que ses amies voulaienttroubler un bonheur jalousé. Cependant les bansallaient se publier. Quoiqu’il fût venu pournotifier ce mariage à la vicomtesse, le beauPortugais n’avait pas encore osé dire un traîtremot. Pourquoi ? rien sans doute n’est plusdifficile que de notifier à une femme unsemblable ultimatum. Certains hommes setrouvent plus à l’aise, sur le terrain, devant unhomme qui leur menace le cœur avec une épée,que devant une femme qui, après avoir débité sesélégies pendant deux heures, fait la morte etdemande des sels. En ce moment donc monsieurd’Ajuda-Pinto était sur les épines, et voulaitsortir, en se disant que madame de Beauséantapprendrait cette nouvelle, il lui écrirait, il serait125


plus commode de traiter ce galant assassinat parcorrespondance que de vive voix. Quand le valetde chambre de la vicomtesse annonça monsieurEugène de Rastignac, il fit tressaillir de joie lemarquis d’Ajuda-Pinto. Sachez-le bien, unefemme aimante est encore plus ingénieuse à secréer des doutes qu’elle n’est habile à varier leplaisir. Quand elle est sur le point d’être quittée,elle devine plus rapidement le sens d’un gesteque le coursier de Virgile ne flaire les lointainscorpuscules qui lui annoncent l’amour. Aussicomptez que madame de Beauséant surprit cetressaillement involontaire, léger, mais naïvementépouvantable. Eugène ignorait qu’on ne doitjamais se présenter chez qui que ce soit à Parissans s’être fait conter par les amis de la maisonl’histoire <strong>du</strong> mari, celle de la femme ou desenfants, afin de n’y commettre aucune de cesbalourdises dont on dit pittoresquement enPologne : Attelez cinq bœufs à votre char ! sansdoute pour vous tirer <strong>du</strong> mauvais pas où vousvous embourbez. Si ces malheurs de laconversation n’ont encore aucun nom en France,on les y suppose sans doute impossibles, par suite126


de l’énorme publicité qu’y obtiennent lesmédisances. Après s’être embourbé chez madamede Restaud, qui ne lui avait pas même laissé letemps d’atteler les cinq bœufs à son char, Eugèneseul était capable de recommencer son métier debouvier, en se présentant chez madame deBeauséant. Mais s’il avait horriblement gênémadame de Restaud et monsieur de Trailles, iltirait d’embarras monsieur d’Ajuda.– Adieu, dit le Portugais en s’empressant degagner la porte quand Eugène entra dans un petitsalon coquet, gris et rose, où le luxe semblaitn’être que de l’élégance.– Mais à ce soir, dit madame de Beauséant enretournant la tête et jetant un regard au marquis.N’allons-nous pas aux Bouffons ?– Je ne le puis, dit-il en prenant le bouton de laporte.Madame de Beauséant se leva, le rappela prèsd’elle, sans faire la moindre attention à Eugène,qui, debout, étourdi par les scintillements d’unerichesse merveilleuse, croyait à la réalité descontes arabes, et ne savait où se fourrer en se127


trouvant en présence de cette femme sans êtreremarqué par elle. <strong>La</strong> vicomtesse avait levél’index de sa main droite, et par un jolimouvement désignait au marquis une placedevant elle. Il y eut dans ce geste un si violentdespotisme de passion que le marquis laissa lebouton de la porte et vint. Eugène le regarda nonsans envie.– Voilà, se dit-il, l’homme au coupé ! Mais ilfaut donc avoir des chevaux fringants, des livréeset de l’or à flots pour obtenir le regard d’unefemme de Paris ? <strong>Le</strong> démon <strong>du</strong> luxe le mordit aucœur, la fièvre <strong>du</strong> gain le prit, la soif de l’or luisécha la gorge. Il avait cent trente francs pour sontrimestre. Son père, sa mère, ses frères, ses sœurs,sa tante, ne dépensaient pas deux cents francs parmois, à eux tous. Cette rapide comparaison entresa situation présente et le but auquel il fallaitparvenir contribuèrent à le stupéfier.– Pourquoi, dit la vicomtesse en riant, nepouvez-vous pas venir aux Italiens ?– Des affaires ! Je dîne chez l’ambassadeurd’Angleterre.128


– Vous les quitterez.Quand un homme trompe, il estinvinciblement forcé d’entasser mensonges surmensonges. Monsieur d’Ajuda dit alors en riant :Vous l’exigez ?– Oui, certes.– Voilà ce que je voulais me faire dire,répondit-il en jetant un de ces fins regards quiauraient rassuré toute autre femme. Il prit la mainde la vicomtesse, la baisa et partit.Eugène passa la main dans ses cheveux, et setortilla pour saluer en croyant que madame deBeauséant allait penser à lui ; tout à coup elles’élance, se précipite dans la galerie, accourt à lafenêtre et regarde monsieur d’Ajuda pendantqu’il montait en voiture ; elle prête l’oreille àl’ordre, et entend le chasseur répétant au cocher :Chez monsieur de Rochefide. Ces mots, et lamanière dont d’Ajuda se plongea dans sa voiture,furent l’éclair et la foudre pour cette femme, quirevint en proie à de mortelles appréhensions. <strong>Le</strong>splus horribles catastrophes ne sont que cela dansle grand monde. <strong>La</strong> vicomtesse rentra dans sa129


chambre à coucher, se mit à table, et prit un jolipapier.Du moment, écrivait-elle, où vous dînez chezles Rochefide, et non à l’ambassade anglaise,vous me devez une explication, je vous attends.Après avoir redressé quelques lettresdéfigurées par le tremblement convulsif de samain, elle mit un C qui voulait dire Claire deBourgogne, et sonna.– Jacques, dit-elle à son valet de chambre quivint aussitôt, vous irez à sept heures et demiechez monsieur de Rochefide, vous y demanderezle marquis d’Ajuda. Si monsieur le marquis y est,vous lui ferez parvenir ce billet sans demander deréponse ; s’il n’y est pas, vous reviendrez et merapporterez ma lettre.– Madame la vicomtesse a quelqu’un dans sonsalon.– Ah ! c’est vrai, dit-elle en poussant la porte.Eugène commençait à se trouver très mal àl’aise, il aperçut enfin la vicomtesse qui lui ditd’un ton dont l’émotion lui remua les fibres <strong>du</strong>130


cœur : Pardon, monsieur, j’avais un mot à écrire,je suis maintenant tout à vous. Elle ne savait cequ’elle disait, car voici ce qu’elle pensait : Ah ! ilveut épouser mademoiselle de Rochefide. Maisest-il donc libre ? Ce soir ce mariage sera brisé,ou je... Mais il n’en sera plus question demain.– Ma cousine... répondit Eugène.– Hein ? fit la vicomtesse en lui jetant unregard dont l’impertinence glaça l’étudiant.Eugène comprit ce hein. Depuis trois heures ilavait appris tant de choses, qu’il s’était mis sur lequi-vive.– Madame, reprit-il en rougissant. Il hésita,puis il dit en continuant : Pardonnez-moi ; j’aibesoin de tant de protection qu’un bout deparenté n’aurait rien gâté.Madame de Beauséant sourit, mais tristement :elle sentait déjà le malheur qui grondait dans sonatmosphère.– Si vous connaissiez la situation dans laquellese trouve ma famille, dit-il en continuant, vousaimeriez à jouer le rôle d’une de ces fées131


fabuleuses qui se plaisaient à dissiper lesobstacles autour de leurs filleuls.– Eh ! bien, mon cousin, dit-elle en riant, àquoi puis-je vous être bonne ?– Mais le sais-je ? Vous appartenir par un liende parenté qui se perd dans l’ombre est déjà touteune fortune. Vous m’avez troublé, je ne sais plusce que je venais vous dire. Vous êtes la seulepersonne que je connaisse à Paris. Ah ! je voulaisvous consulter en vous demandant de m’acceptercomme un pauvre enfant qui désire se coudre àvotre jupe, et qui saurait mourir pour vous.– Vous tueriez quelqu’un pour moi ?– J’en tuerais deux, fit Eugène.– Enfant ! Oui, vous êtes un enfant, dit-elle enréprimant quelques larmes ; vous aimeriezsincèrement, vous !– Oh ! fit-il en hochant la tête.<strong>La</strong> vicomtesse s’intéressa vivement àl’étudiant pour une réponse d’ambitieux. <strong>Le</strong>méridional en était à son premier calcul. Entre leboudoir bleu de madame de Restaud et le salon132


ose de madame de Beauséant, il avait fait troisannées de ce Droit parisien dont on ne parle pas,quoiqu’il constitue une haute jurisprudencesociale qui, bien apprise et bien pratiquée, mène àtout.– Ah ! j’y suis, dit Eugène. J’avais remarquémadame de Restaud à votre bal, je suis allé cematin chez elle.– Vous avez dû bien la gêner, dit en souriantmadame de Beauséant.– Eh ! oui, je suis un ignorant qui mettracontre lui tout le monde, si vous me refusez votresecours. Je crois qu’il est fort difficile derencontrer à Paris une femme jeune, belle, riche,élégante qui soit inoccupée, et il m’en faut unequi m’apprenne ce que, vous autres femmes, voussavez si bien expliquer : la vie. Je trouveraipartout un monsieur de Trailles. Je venais donc àvous pour vous demander le mot d’une énigme,et vous prier de me dire de quelle nature est lasottise que j’y ai faite. J’ai parlé d’un père...– Madame la <strong>du</strong>chesse de <strong>La</strong>ngeais, ditJacques en coupant la parole à l’étudiant qui fit le133


geste d’un homme violemment contrarié.– Si vous voulez réussir, dit la vicomtesse àvoix basse, d’abord ne soyez pas aussidémonstratif.– Eh ! bonjour, ma chère, reprit-elle en selevant et allant au-devant de la <strong>du</strong>chesse dont ellepressa les mains avec l’effusion caressantequ’elle aurait pu montrer pour une sœur et àlaquelle la <strong>du</strong>chesse répondit par les plus joliescâlineries.– Voilà deux bonnes amies, se dit Rastignac.J’aurai dès lors deux protectrices ; ces deuxfemmes doivent avoir les mêmes affections, etcelle-ci s’intéressera sans doute à moi.– À quelle heureuse pensée dois-je le bonheurde te voir, ma chère Antoinette ? dit madame deBeauséant.– Mais j’ai vu monsieur d’Ajuda-Pinto entrantchez monsieur de Rochefide, et j’ai penséqu’alors vous étiez seule.Madame de Beauséant ne se pinça point leslèvres, elle ne rougit pas, son regard resta le134


même, son front parut s’éclaircir pendant que la<strong>du</strong>chesse prononçait ces fatales paroles.– Si j’avais su que vous fussiez occupée...ajouta la <strong>du</strong>chesse en se tournant vers Eugène.– Monsieur est monsieur Eugène deRastignac, un de mes cousins, dit la vicomtesse.Avez-vous des nouvelles <strong>du</strong> généralMontriveau ? fit-elle. Sérizy m’a dit hier qu’onne le voyait plus, l’avez-vous eu chez vousaujourd’hui ?<strong>La</strong> <strong>du</strong>chesse, qui passait pour être abandonnéepar monsieur de Montriveau de qui elle étaitéper<strong>du</strong>ment éprise, sentit au cœur la pointe decette question, et rougit en répondant : – Il étaithier à l’Élysée.– De service, dit madame de Beauséant.– Clara, vous savez sans doute, reprit la<strong>du</strong>chesse en jetant des flots de malignité par sesregards que demain les bans de monsieurd’Ajuda-Pinto et de mademoiselle de Rochefidese publient ?Ce coup était trop violent, la vicomtesse pâlit135


et répondit en riant : – Un de ces bruits donts’amusent les sots. Pourquoi monsieur d’Ajudaporterait-il chez les Rochefide un des plus beauxnoms <strong>du</strong> Portugal ? <strong>Le</strong>s Rochefide sont des gensanoblis d’hier.– Mais Berthe réunira, dit-on, deux cent millelivres de rente.– Monsieur d’Ajuda est trop riche pour fairede ces calculs.– Mais, ma chère, mademoiselle de Rochefideest charmante.– Ah !– Enfin il y dîne aujourd’hui, les conditionssont arrêtées. Vous m’étonnez étrangement d’êtresi peu instruite.– Quelle sottise avez-vous donc faite,monsieur ? dit madame de Beauséant. Ce pauvreenfant est si nouvellement jeté dans le monde,qu’il ne comprend rien, ma chère Antoinette, à ceque nous disons. Soyez bonne pour lui, remettonsà causer de cela demain. Demain, voyez-vous,tout sera sans doute officiel, et vous pourrez être136


officieuse à coup sûr.<strong>La</strong> <strong>du</strong>chesse tourna sur Eugène un de cesregards impertinents qui enveloppent un hommedes pieds à la tête, l’aplatissent, et le mettent àl’état de zéro.– Madame, j’ai, sans le savoir, plongé unpoignard dans le cœur de madame de Restaud.Sans le savoir, voilà ma faute, dit l’étudiant queson génie avait assez bien servi et qui avaitdécouvert les mordantes épigrammes cachéessous les phrases affectueuses de ces deuxfemmes. Vous continuez à voir, et vous craignezpeut-être les gens qui sont dans le secret <strong>du</strong> malqu’ils vous font, tandis que celui qui blesse enignorant la profondeur de sa blessure est regardécomme un sot, un maladroit qui ne sait profiter derien, et chacun le méprise.Madame de Beauséant jeta sur l’étudiant un deces regards fondants où les grandes âmes saventmettre tout à la fois de la reconnaissance et de ladignité. Ce regard fut comme un baume quicalma la plaie que venait de faire au cœur del’étudiant le coup d’œil d’huissier-priseur par137


lequel la <strong>du</strong>chesse l’avait évalué.– Figurez-vous que je venais, dit Eugène encontinuant, de capter la bienveillance <strong>du</strong> comtede Restaud, car, dit-il en se tournant vers la<strong>du</strong>chesse d’un air à la fois humble et malicieux, ilfaut vous dire, madame, que je ne suis encorequ’un pauvre diable d’étudiant, bien seul, bienpauvre...– Ne dites pas cela, monsieur de Rastignac.Nous autres femmes, nous ne voulons jamais dece dont personne ne veut.– Bah ! fit Eugène, je n’ai que vingt-deux ans,il faut savoir supporter les malheurs de son âge.D’ailleurs, je suis à confesse ; et il est impossiblede se mettre à genoux dans un plus joliconfessionnal : on y fait les péchés dont ons’accuse dans l’autre.<strong>La</strong> <strong>du</strong>chesse prit un air froid à ce discoursantireligieux, dont elle proscrivit le mauvais goûten disant à la vicomtesse : – Monsieur arrive...Madame de Beauséant se prit à rirefranchement et de son cousin et de la <strong>du</strong>chesse.138


– Il arrive, ma chère, et cherche uneinstitutrice qui lui enseigne le bon goût.– Madame la <strong>du</strong>chesse, reprit Eugène, n’est-ilpas naturel de vouloir s’initier aux secrets de cequi nous charme ? (Allons, se dit-il en lui-même,je suis sûr que je leur fais des phrases decoiffeur.)– Mais madame de Restaud est, je crois,l’écolière de monsieur de Trailles, dit la<strong>du</strong>chesse.– Je n’en savais rien, madame, repritl’étudiant. Aussi me suis-je étourdiment jeté entreeux. Enfin, je m’étais assez bien enten<strong>du</strong> avec lemari, je me voyais souffert pour un temps par lafemme, lorsque je me suis avisé de leur dire queje connaissais un homme que je venais de voirsortant par un escalier dérobé, et qui avait au fondd’un couloir embrassé la comtesse.– Qui est-ce ? dirent les deux femmes.– Un vieillard qui vit à raison de deux louispar mois, au fond <strong>du</strong> faubourg Saint-Marceau,comme moi, pauvre étudiant ; un véritable139


malheureux dont tout le monde se moque, et quenous appelons le Père <strong>Goriot</strong>.– Mais, enfant que vous êtes, s’écria lavicomtesse, madame de Restaud est unedemoiselle <strong>Goriot</strong>.– <strong>La</strong> fille d’un vermicellier, reprit la <strong>du</strong>chesse,une petite femme qui s’est fait présenter le mêmejour qu’une fille de pâtissier. Ne vous ensouvenez-vous pas, Clara ? <strong>Le</strong> roi s’est mis à rire,et a dit en latin un bon mot sur la farine. Desgens, comment donc ? des gens...– Ejusdem farinae, dit Eugène.– C’est cela, dit la <strong>du</strong>chesse.– Ah ! c’est son père, reprit l’étudiant enfaisant un geste d’horreur.– Mais oui ; ce bonhomme avait deux fillesdont il est quasi fou, quoique l’une et l’autrel’aient à peu près renié.– <strong>La</strong> seconde n’est-elle pas, dit la vicomtesseen regardant madame de <strong>La</strong>ngeais, mariée à unbanquier dont le nom est allemand, un baron deNucingen ? Ne se nomme-t-elle pas Delphine ?140


N’est-ce pas une blonde qui a une loge de côté àl’Opéra, qui vient aussi aux Bouffons, et rit trèshaut pour se faire remarquer ?<strong>La</strong> <strong>du</strong>chesse sourit en disant : – Mais, machère, je vous admire. Pourquoi vous occupezvousdonc tant de ces gens-là ? Il a fallu êtreamoureux fou, comme l’était Restaud, pour s’êtreenfariné de mademoiselle Anastasie. Oh ! il n’ensera pas le bon marchand ! Elle est entre lesmains de monsieur de Trailles, qui la perdra.– Elles ont renié leur père, répétait Eugène.– Eh ! bien, oui, leur père, le père, un père,reprit la vicomtesse, un bon père qui leur adonné, dit-on, à chacune cinq ou six cent millefrancs pour faire leur bonheur en les mariantbien, et qui ne s’était réservé que huit à dix millelivres de rente pour lui, croyant que ses fillesresteraient ses filles, qu’il s’était créé chez ellesdeux existences, deux maisons où il serait adoré,choyé. En deux ans, ses gendres l’ont banni deleur société comme le dernier des misérables...Quelques larmes roulèrent dans les yeuxd’Eugène, récemment rafraîchi par les pures et141


saintes émotions de la famille, encore sous lecharme des croyances jeunes, et qui n’en étaitqu’à sa première journée sur le champ de bataillede la civilisation parisienne. <strong>Le</strong>s émotionsvéritables sont si communicatives, que pendantun moment ces trois personnes se regardèrent ensilence.– Eh ! mon Dieu, dit madame de <strong>La</strong>ngeais,oui, cela semble bien horrible, et nous voyonscependant cela tous les jours. N’y a-t-il pas unecause à cela ? Dites-moi, ma chère, avez-vouspensé jamais à ce qu’est un gendre ? Un gendreest un homme pour qui nous élèverons, vous oumoi, une chère petite créature à laquelle noustiendrons par mille liens, qui sera pendant dixseptans la joie de la famille, qui en est l’âmeblanche, dirait <strong>La</strong>martine, et qui en deviendra lapeste. Quand cet homme nous l’aura prise, ilcommencera par saisir son amour comme unehache, afin de couper dans le cœur et au vif de cetange tous les sentiments par lesquels elles’attachait à sa famille. Hier, notre fille était toutpour nous, nous étions tout pour elle, lelendemain elle se fait notre ennemie. Ne voyons-142


nous pas cette tragédie s’accomplissant tous lesjours ? Ici, la belle-fille est de la dernièreimpertinence avec le beau père, qui a tout sacrifiépour son fils. Plus loin, un gendre met sa bellemèreà la porte. J’entends demander ce qu’il y ade dramatique aujourd’hui dans la société ; maisle drame <strong>du</strong> gendre est effrayant, sans compternos mariages qui sont devenus de fort sotteschoses. Je me rends parfaitement compte de cequi est arrivé à ce vieux vermicellier. Je crois merappeler que ce Foriot...– <strong>Goriot</strong>, madame.– Oui, ce Moriot a été président de sa sectionpendant la révolution ; il a été dans le secret de lafameuse disette, et a commencé sa fortune parvendre dans ce temps-là des farines dix fois plusqu’elles ne lui coûtaient. Il en a eu tant qu’il en avoulu. L’intendant de ma grand-mère lui en aven<strong>du</strong> pour des sommes immenses. Ce <strong>Goriot</strong>partageait sans doute, comme tous ces gens-là,avec le Comité de Salut Public. Je me souviensque l’intendant disait à ma grand-mère qu’ellepouvait rester en toute sûreté à Grandvilliers,143


parce que ses blés étaient une excellente cartecivique. Eh ! bien, ce Loriot, qui vendait <strong>du</strong> bléaux coupeurs de têtes, n’a eu qu’une passion. Iladore, dit-on, ses filles. Il a juché l’aînée dans lamaison de Restaud, et greffé l’autre sur le baronde Nucingen, un riche banquier qui fait leroyaliste. Vous comprenez bien que, sousl’empire, les deux gendres ne se sont pas tropformalisés d’avoir ce vieux Quatre-vingt-treizechez eux ; ça pouvait encore aller avecBuonaparte. Mais quand les Bourbons sontrevenus, le bonhomme a gêné monsieur deRestaud, et plus encore le banquier. <strong>Le</strong>s filles, quiaimaient peut-être toujours leur père, ont vouluménager la chèvre et le chou, le père et le mari ;elles ont reçu le <strong>Goriot</strong> quand elles n’avaientpersonne ; elles ont imaginé des prétextes detendresse. « Papa, venez, nous serons mieux,parce que nous serons seuls ! » etc. Moi, machère, je crois que les sentiments vrais ont desyeux et une intelligence : le cœur de ce pauvreQuatre-vingt-treize a donc saigné. Il a vu que sesfilles avaient honte de lui ; que, si elles aimaientleurs maris, il nuisait à ses gendres. Il fallait donc144


se sacrifier. Il s’est sacrifié, parce qu’il étaitpère : il s’est banni de lui-même. En voyant sesfilles contentes, il comprit qu’il avait bien fait. <strong>Le</strong>père et les enfants ont été complices de ce petitcrime. Nous voyons cela partout. Ce père Doriotn’aurait-il pas été une tache de cambouis dans lesalon de ses filles ? il y aurait été gêné, il se seraitennuyé. Ce qui arrive à ce père peut arriver à laplus jolie femme avec l’homme qu’elle aimera lemieux : si elle l’ennuie de son amour, il s’en va,il fait des lâchetés pour la fuir. Tous lessentiments en sont là. Notre cœur est un trésor,videz-le d’un coup, vous êtes ruinés. Nous nepardonnons pas plus à un sentiment de s’êtremontré tout entier qu’à un homme de ne pas avoirun sou à lui. Ce père avait tout donné. Il avaitdonné, pendant vingt ans, ses entrailles, sonamour ; il avait donné sa fortune en un jour. <strong>Le</strong>citron bien pressé, ses filles ont laissé le zeste aucoin des rues.– <strong>Le</strong> monde est infâme, dit la vicomtesse eneffilant son châle et sans lever les yeux, car elleétait atteinte au vif par les mots que madame de<strong>La</strong>ngeais avait dits, pour elle, en racontant cette145


histoire.– Infâme ! non, reprit la <strong>du</strong>chesse ; il va sontrain, voilà tout. Si je vous en parle ainsi, c’estpour montrer que je ne suis pas la <strong>du</strong>pe <strong>du</strong>monde. Je pense comme vous, dit-elle en pressantla main de la vicomtesse. <strong>Le</strong> monde est unbourbier, tâchons de rester sur les hauteurs. Ellese leva, embrassa madame de Beauséant au fronten lui disant : Vous êtes bien belle en ce moment,ma chère. Vous avez les plus jolies couleurs quej’aie vues jamais. Puis elle sortit après avoirlégèrement incliné la tête en regardant le cousin.– <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> est sublime ! dit Eugène ense souvenant de l’avoir vu tordant son vermeil lanuit.Madame de Beauséant n’entendit pas, elleétait pensive. Quelques moments de silences’écoulèrent, et le pauvre étudiant, par une sortede stupeur honteuse, n’osait ni s’en aller, nirester, ni parler.– <strong>Le</strong> monde est infâme et méchant, dit enfin lavicomtesse. Aussitôt qu’un malheur nous arrive,il se rencontre toujours un ami prêt à venir nous146


le dire, et à nous fouiller le cœur avec unpoignard en nous en faisant admirer le manche.Déjà le sarcasme, déjà les railleries ! Ah ! je medéfendrai. Elle releva la tête comme une grandedame qu’elle était, et des éclairs sortirent de sesyeux fiers. – Ah ! fit-elle en voyant Eugène, vousêtes là !– Encore, dit-il piteusement.– Eh ! bien, monsieur de Rastignac, traitez cemonde comme il mérite de l’être. Vous voulezparvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combienest profonde la corruption féminine, vous toiserezla largeur de la misérable vanité des hommes.Quoique j’aie bien lu dans ce livre <strong>du</strong> monde, il yavait des pages qui cependant m’étaientinconnues. Maintenant je sais tout. Plusfroidement vous calculerez, plus avant vous irez.Frappez sans pitié, vous serez craint. N’acceptezles hommes et les femmes que comme deschevaux de poste que vous laisserez crever àchaque relais, vous arriverez ainsi au faîte de vosdésirs. Voyez-vous, vous ne serez rien ici si vousn’avez pas une femme qui s’intéresse à vous. Il147


vous la faut jeune, riche, élégante. Mais si vousavez un sentiment vrai, cachez-le comme untrésor ; ne le laissez jamais soupçonner, vousseriez per<strong>du</strong>. Vous ne seriez plus le bourreau,vous deviendriez la victime. Si jamais vousaimiez, gardez bien votre secret ! ne le livrez pasavant d’avoir bien su à qui vous ouvrirez votrecœur. Pour préserver par avance cet amour quin’existe pas encore, apprenez à vous méfier de cemonde-ci. Écoutez-moi, Miguel... (Elle setrompait naïvement de nom sans s’en apercevoir.)Il existe quelque chose de plus épouvantable quene l’est l’abandon <strong>du</strong> père par ses deux filles, quile voudraient mort. C’est la rivalité des deuxsœurs entre elles. Restaud a de la naissance, safemme a été adoptée, elle a été présentée ; maissa sœur, sa riche sœur, la belle madame Delphinede Nucingen, femme d’un homme d’argent,meurt de chagrin ; la jalousie la dévore, elle est àcent lieues de sa sœur ; sa sœur n’est plus sasœur ; ces deux femmes se renient entre ellescomme elles renient leur père. Aussi, madame deNucingen laperait-elle toute la boue qu’il y aentre la rue Saint-<strong>La</strong>zare et la rue de Grenelle148


pour entrer dans mon salon. Elle a cru que deMarsay la ferait arriver à son but, et elle s’estfaite l’esclave de de Marsay, elle assomme deMarsay. De Marsay se soucie fort peu d’elle. Sivous me la présentez, vous serez son Benjamin,elle vous adorera. Aimez-la si vous pouvez après,sinon servez-vous d’elle. Je la verrai une ou deuxfois, en grande soirée, quand il y aura cohue ;mais je ne la recevrai jamais le matin. Je lasaluerai, cela suffira. Vous vous êtes fermé laporte de la comtesse pour avoir prononcé le nom<strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong>. Oui, mon cher, vous iriez vingtfois chez madame de Restaud, vingt fois vous latrouveriez absente. Vous avez été consigné. Eh !bien, que le père <strong>Goriot</strong> vous intro<strong>du</strong>ise près demadame Delphine de Nucingen. <strong>La</strong> bellemadame de Nucingen sera pour vous uneenseigne. Soyez l’homme qu’elle distingue, lesfemmes raffoleront de vous. Ses rivales, sesamies, ses meilleures amies, voudront vousenlever à elle. Il y a des femmes qui aimentl’homme déjà choisi par une autre, comme il y ade pauvres bourgeoises qui, en prenant noschapeaux, espèrent avoir nos manières. Vous149


aurez des succès. À Paris, le succès est tout, c’estla clef <strong>du</strong> pouvoir. Si les femmes vous trouventde l’esprit, <strong>du</strong> talent, les hommes le croiront, sivous ne les détrompez pas. Vous pourrez alorstout vouloir, vous aurez le pied partout. Voussaurez alors ce qu’est le monde, une réunion de<strong>du</strong>pes et de fripons. Ne soyez ni parmi les uns niparmi les autres. Je vous donne mon nom commeun fil d’Ariane pour entrer dans ce labyrinthe. Nele compromettez pas, dit-elle en recourbant soncou et jetant un regard de reine à l’étudiant,rendez-le-moi blanc. Allez, laissez-moi. Nousautres femmes, nous avons aussi nos batailles àlivrer.– S’il vous fallait un homme de bonne volontépour aller mettre le feu à une mine ? dit Eugèneen l’interrompant.– Eh ! bien ? dit-elle.Il se frappa le cœur, sourit au sourire de sacousine, et sortit. Il était cinq heures. Eugèneavait faim, il craignit de ne pas arriver à tempspour l’heure <strong>du</strong> dîner. Cette crainte lui fit sentir lebonheur d’être rapidement emporté dans Paris.150


Ce plaisir purement machinal le laissa tout entieraux pensées qui l’assaillaient. Lorsqu’un jeunehomme de son âge est atteint par le mépris, ils’emporte, il enrage, il menace <strong>du</strong> poing lasociété tout entière, il veut se venger et douteaussi de lui-même. Rastignac était en ce momentaccablé par ces mots : Vous vous êtes fermé laporte de la comtesse. – J’irai ! se disait-il, et simadame de Beauséant a raison, si je suisconsigné... je... Madame de Restaud me trouveradans tous les salons où elle va. J’apprendrai àfaire des armes, à tirer le pistolet, je lui tuerai sonMaxime ! Et de l’argent ! lui criait sa conscience,où donc en prendras-tu ? Tout à coup la richesseétalée chez la comtesse de Restaud brilla devantses yeux. Il avait vu là le luxe dont unedemoiselle <strong>Goriot</strong> devait être amoureuse, desdorures, des objets de prix en évidence, le luxeinintelligent <strong>du</strong> parvenu, le gaspillage de lafemme entretenue. Cette fascinante image futsoudainement écrasée par le grandiose hôtel deBeauséant. Son imagination, transportée dans leshautes régions de la société parisienne, lui inspiramille pensées mauvaises au cœur, en lui151


élargissant la tête et la conscience. Il vit le mondecomme il est : les lois et la morale impuissanteschez les riches, et vit dans la fortune l’ultimaratio mundi. « Vautrin a raison, la fortune est lavertu ! » se dit-il.Arrivé rue Neuve-Sainte-Geneviève, il montarapidement chez lui, descendit pour donner dixfrancs au cocher, et vint dans cette salle à mangernauséabonde où il aperçut, comme des animaux àun râtelier, les dix-huit convives en train de serepaître. <strong>Le</strong> spectacle de ces misères et l’aspectde cette salle lui furent horribles. <strong>La</strong> transitionétait trop brusque, le contraste trop complet, pourne pas développer outre mesure chez lui lesentiment de l’ambition. D’un côté, les fraîches etcharmantes images de la nature sociale la plusélégante, des figures jeunes, vives, encadrées parles merveilles de l’art et <strong>du</strong> luxe, des têtespassionnées pleines de poésie ; de l’autre, desinistres tableaux bordés de fange, et des faces oùles passions n’avaient laissé que leurs cordes etleur mécanisme. <strong>Le</strong>s enseignements que la colèred’une femme abandonnée avait arrachés àmadame de Beauséant, ses offres captieuses152


evinrent dans sa mémoire, et la misère lescommenta. Rastignac résolut d’ouvrir deuxtranchées parallèles pour arriver à la fortune, des’appuyer sur la science et sur l’amour, d’être unsavant docteur et un homme à la mode. Il étaitencore bien enfant ! Ces deux lignes sont desasymptotes qui ne peuvent jamais se rejoindre.– Vous êtes bien sombre, monsieur le marquis,lui dit Vautrin, qui lui jeta un de ces regards parlesquels cet homme semblait s’initier aux secretsles plus cachés <strong>du</strong> cœur.– Je ne suis plus disposé à souffrir lesplaisanteries de ceux qui m’appellent monsieur lemarquis, répondit-il. Ici, pour être vraimentmarquis, il faut avoir cent mille livres de rente, etquand on vit dans la Maison Vauquer on n’estpas précisément le favori de la Fortune.Vautrin regarda Rastignac d’un air paternel etméprisant, comme s’il eût dit : Marmot ! dont jene ferais qu’une bouchée ! Puis il répondit : –Vous êtes de mauvaise humeur, parce que vousn’avez peut-être pas réussi auprès de la bellecomtesse de Restaud.153


– Elle m’a fermé sa porte pour lui avoir ditque son père mangeait à notre table, s’écriaRastignac.Tous les convives s’entre-regardèrent. <strong>Le</strong> père<strong>Goriot</strong> baissa les yeux, et se retourna pour lesessuyer.– Vous m’avez jeté <strong>du</strong> tabac dans l’œil, dit-il àson voisin.– Qui vexera le père <strong>Goriot</strong> s’attaqueradésormais à moi, répondit Eugène en regardant levoisin de l’ancien vermicellier ; il vaut mieux quenous tous. Je ne parle pas des dames, dit-il en seretournant vers mademoiselle Taillefer.Cette phrase fut un dénouement, Eugènel’avait prononcée d’un air qui imposa silence auxconvives. Vautrin seul lui dit en goguenardant : –Pour prendre le père <strong>Goriot</strong> à votre compte, etvous établir son éditeur responsable, il faut savoirbien tenir une épée et bien tirer le pistolet.– Ainsi ferai-je, dit Eugène.– Vous êtes donc entré en campagneaujourd’hui ?154


– Peut-être, répondit Rastignac. Mais je nedois compte de mes affaires à personne, atten<strong>du</strong>que je ne cherche pas à deviner celles que lesautres font la nuit.Vautrin regarda Rastignac de travers.– Mon petit, quand on ne veut pas être <strong>du</strong>pedes marionnettes, il faut entrer tout à fait dans labaraque, et ne pas se contenter de regarder par lestrous de la tapisserie. Assez causé, ajouta-t-il envoyant Eugène près de se gendarmer. Nousaurons ensemble un petit bout de conversationquand vous le voudrez.<strong>Le</strong> dîner devint sombre et froid. <strong>Le</strong> père<strong>Goriot</strong>, absorbé par la profonde douleur que luiavait causée la phrase de l’étudiant, ne compritpas que les dispositions des esprits étaientchangées à son égard, et qu’un jeune homme enétat d’imposer silence à la persécution avait prissa défense.– Monsieur <strong>Goriot</strong>, dit madame Vauquer àvoix basse, serait donc le père d’une comtesse àc’t’heure ?155


– Et d’une baronne, lui répliqua Rastignac.– Il n’a que ça à faire, dit Bianchon àRastignac, je lui ai pris la tête : il n’y a qu’unebosse, celle de la paternité, ce sera un PèreEternel.Eugène était trop sérieux pour que laplaisanterie de Bianchon le fît rire. Il voulaitprofiter des conseils de madame de Beauséant, etse demandait où et comment il se procurerait del’argent. Il devint soucieux en voyant les savanes<strong>du</strong> monde qui se déroulaient à ses yeux à la foisvides et pleines ; chacun le laissa seul dans lasalle à manger quand le dîner fut fini.– Vous avez donc vu ma fille ? lui dit <strong>Goriot</strong>d’une voix émue.Réveillé de sa méditation par le bonhomme,Eugène lui prit la main, et le contemplant avecune sorte d’attendrissement : – Vous êtes unbrave et digne homme, répondit-il. Nouscauserons de vos filles plus tard. Il se leva sansvouloir écouter le père <strong>Goriot</strong>, et se retira dans sachambre, où il écrivit à sa mère la lettre suivante :156


« Ma chère mère, vois si tu n’as pas unetroisième mamelle à t’ouvrir pour moi. Je suisdans une situation à faire promptement fortune.J’ai besoin de douze cents francs, et il me les fautà tout prix. Ne dis rien de ma demande à monpère, il s’y opposerait peut-être, et si je n’avaispas cet argent je serais en proie à un désespoir quime con<strong>du</strong>irait à me brûler la cervelle. Jet’expliquerai mes motifs aussitôt que je te verrai,car il faudrait t’écrire des volumes pour te fairecomprendre la situation dans laquelle je suis. Jen’ai pas joué, ma bonne mère, je ne dois rien ;mais si tu tiens à me conserver la vie que tu m’asdonnée, il faut me trouver cette somme. Enfin, jevais chez la vicomtesse de Beauséant, qui m’apris sous sa protection. Je dois aller dans lemonde, et n’ai pas un sou pour avoir des gantspropres. Je saurai ne manger que <strong>du</strong> pain, neboire que de l’eau, je jeûnerai au besoin ; mais jene puis me passer des outils avec lesquels onpioche la vigne dans ce pays-ci. Il s’agit pour moide faire mon chemin ou de rester dans la boue. Jesais toutes les espérances que vous avez mises enmoi, et veux les réaliser promptement. Ma bonne157


mère, vends quelques-uns de tes anciens bijoux,je te les remplacerai bientôt. Je connais assez lasituation de notre famille pour savoir apprécier detels sacrifices, et tu dois croire que je ne tedemande pas de les faire en vain, sinon je seraisun monstre. Ne vois dans ma prière que le crid’une impérieuse nécessité. Notre avenir est toutentier dans ce subside, avec lequel je dois ouvrirla campagne ; car cette vie de Paris est un combatperpétuel. Si, pour compléter la somme, il n’y apas d’autres ressources que de vendre lesdentelles de ma tante, dis-lui que je lui enenverrai de plus belles. » Etc.Il écrivit à chacune de ses sœurs en leurdemandant leurs économies, et, pour les leurarracher sans qu’elles parlassent en famille <strong>du</strong>sacrifice qu’elles ne manqueraient pas de lui faireavec bonheur, il intéressa leur délicatesse enattaquant les cordes de l’honneur qui sont si bienten<strong>du</strong>es et résonnent si fort dans de jeunes cœurs.Quand il eut écrit ces lettres, il éprouvanéanmoins une trépidation involontaire : ilpalpitait, il tressaillait. Ce jeune ambitieuxconnaissait la noblesse immaculée de ces âmes158


ensevelies dans la solitude, il savait quellespeines il causerait à ses deux sœurs, et aussiquelles seraient leurs joies ; avec quel plaisir elless’entretiendraient en secret de ce frère bien-aimé,au fond <strong>du</strong> clos. Sa conscience se dressalumineuse, et les lui montra comptant en secretleur petit trésor : il les vit, déployant le géniemalicieux des jeunes filles pour lui envoyerincognito cet argent, essayant une premièretromperie pour être sublimes. « <strong>Le</strong> cœur d’unesœur est un diamant de pureté, un abîme detendresse ! » se dit-il. Il avait honte d’avoir écrit.Combien seraient puissants leurs vœux, combienpur serait l’élan de leurs âmes vers le ciel ! Avecquelles voluptés ne se sacrifieraient-elles pas ?De quelle douleur serait atteinte sa mère, si ellene pouvait envoyer toute la somme ! Ces beauxsentiments, ces effroyables sacrifices allaient luiservir d’échelon pour arriver à Delphine deNucingen. Quelques larmes, derniers grainsd’encens jetés sur l’autel sacré de la famille, luisortirent des yeux. Il se promena dans uneagitation pleine de désespoir. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong>, levoyant ainsi par sa porte qui était restée159


entrebâillée, entra et lui dit : – Qu’avez-vous,monsieur ?– Ah ! mon bon voisin, je suis encore fils etfrère comme vous êtes père. Vous avez raison detrembler pour la comtesse Anastasie, elle est à unmonsieur Maxime de Trailles qui la perdra.<strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> se retira en balbutiant quelquesparoles dont Eugène ne saisit pas le sens. <strong>Le</strong>lendemain, Rastignac alla jeter ses lettres à laposte. Il hésita jusqu’au dernier moment, mais illes lança dans la boîte en disant : Je réussirai ! <strong>Le</strong>mot <strong>du</strong> joueur, <strong>du</strong> grand capitaine, mot fatalistequi perd plus d’hommes qu’il n’en sauve.Quelques jours après, Eugène alla chez madamede Restaud et ne fut pas reçu. Trois fois il yretourna, trois fois encore il trouva la porte close,quoiqu’il se présentât à des heures où le comteMaxime de Trailles n’y était pas. <strong>La</strong> vicomtesseavait eu raison. L’étudiant n’étudia plus. Il allaitaux Cours pour y répondre à l’appel, et quand ilavait attesté sa présence, il décampait. Il s’étaitfait le raisonnement que se font la plupart desétudiants. Il réservait ses études pour le moment160


où il s’agirait de passer ses examens ; il avaitrésolu d’entasser ses inscriptions de seconde et detroisième année, puis d’apprendre le Droitsérieusement et d’un seul coup au derniermoment. Il avait ainsi quinze mois de loisirs pournaviguer sur l’océan de Paris, pour s’y livrer à latraite des femmes, ou y pêcher la fortune.Pendant cette semaine, il vit deux fois madamede Beauséant, chez laquelle il n’allait qu’aumoment où sortait la voiture <strong>du</strong> marquis d’Ajuda.Pour quelques jours encore cette illustre femme,la plus poétique figure <strong>du</strong> faubourg Saint-Germain, resta victorieuse, et fit suspendre lemariage de mademoiselle de Rochefide avec lemarquis d’Ajuda-Pinto. Mais ces derniers jours,que la crainte de perdre son bonheur rendit lesplus ardents de tous, devaient précipiter lacatastrophe. <strong>Le</strong> marquis d’Ajuda, de concert avecles Rochefide, avait regardé cette brouille et ceraccommodement comme une circonstanceheureuse : ils espéraient que madame deBeauséant s’accoutumerait à l’idée de ce mariageet finirait par sacrifier ses matinées à un avenirprévu dans la vie des hommes. Malgré les plus161


saintes promesses renouvelées chaque jour,monsieur d’Ajuda jouait donc la comédie, et lavicomtesse aimait à être trompée. « Au lieu desauter noblement par la fenêtre, elle se laissaitrouler dans les escaliers », disait la <strong>du</strong>chesse de<strong>La</strong>ngeais, sa meilleure amie. Néanmoins, cesdernières lueurs brillèrent assez longtemps pourque la vicomtesse restât à Paris et y servît sonjeune parent auquel elle portait une sorted’affection superstitieuse. Eugène s’était montrépour elle plein de dévouement et de sensibilitédans une circonstance où les femmes ne voient depitié, de consolation vraie dans aucun regard. Siun homme leur dit alors de douces paroles, il lesdit par spéculation.Dans le désir de parfaitement bien connaîtreson échiquier avant de tenter l’abordage de lamaison de Nucingen, Rastignac voulut se mettreau fait de la vie antérieure <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong>, etrecueillit des renseignements certains, quipeuvent se ré<strong>du</strong>ire à ceci.Jean-Joachim <strong>Goriot</strong> était, avant la révolution,un simple ouvrier vermicellier, habile, économe,162


et assez entreprenant pour avoir acheté le fondsde son maître, que le hasard rendit victime <strong>du</strong>premier soulèvement de 1789. Il s’était établi ruede la Jussienne, près de la Halle-aux-Blés, etavait eu le gros bon sens d’accepter la présidencede sa section, afin de faire protéger soncommerce par les personnages les plus influentsde cette dangereuse époque. Cette sagesse avaitété l’origine de sa fortune qui commença dans ladisette, fausse ou vraie, par suite de laquelle lesgrains acquirent un prix énorme à Paris. <strong>Le</strong>peuple se tuait à la porte des boulangers, tandisque certaines personnes allaient chercher sansémeute des pâtes d’Italie chez les épiciers.Pendant cette année, le citoyen <strong>Goriot</strong> amassa lescapitaux qui plus tard lui servirent à faire soncommerce avec toute la supériorité que donneune grande masse d’argent à celui qui la possède.Il lui arriva ce qui arrive à tous les hommes quin’ont qu’une capacité relative. Sa médiocrité lesauva. D’ailleurs, sa fortune n’étant connue qu’aumoment où il n’y avait plus de danger à êtreriche, il n’excita l’envie de personne. <strong>Le</strong>commerce de grains semblait avoir absorbé toute163


son intelligence. S’agissait-il de blés, de farines,de grenailles, de reconnaître leurs qualités, lesprovenances, de veiller à leur conservation, deprévoir les cours, de prophétiser l’abondance oula pénurie des récoltes, de se procurer les céréalesà bon marché, de s’en approvisionner en Sicile,en Ukraine, <strong>Goriot</strong> n’avait pas son second. À luivoir con<strong>du</strong>ire ses affaires, expliquer les lois surl’exportation, sur l’importation des grains, étudierleur esprit, saisir leurs défauts, un homme l’eûtjugé capable d’être ministre d’État. Patient, actif,énergique, constant, rapide dans ses expéditions,il avait un coup d’œil d’aigle, il devançait tout,prévoyait tout, savait tout, cachait tout ;diplomate pour concevoir, soldat pour marcher.Sorti de sa spécialité, de sa simple et obscureboutique sur le pas de laquelle il demeuraitpendant ses heures d’oisiveté, l’épaule appuyéeau montant de la porte, il redevenait l’ouvrierstupide et grossier, l’homme incapable decomprendre un raisonnement, insensible à tousles plaisirs de l’esprit, l’homme qui s’endormaitau spectacle, un de ces Dolibans parisiens, fortsseulement en bêtise. Ces natures se ressemblent164


presque toutes. À presque toutes, vous trouveriezun sentiment sublime au cœur. Deux sentimentsexclusifs avaient rempli le cœur <strong>du</strong> vermicellier,en avaient absorbé l’humide, comme lecommerce des grains employait toutel’intelligence de sa cervelle. Sa femme, filleunique d’un riche fermier de la Brie, fut pour luil’objet d’une admiration religieuse, d’un amoursans bornes. <strong>Goriot</strong> avait admiré en elle unenature frêle et forte, sensible et jolie, quicontrastait vigoureusement avec la sienne. S’il estun sentiment inné dans le cœur de l’homme,n’est-ce pas l’orgueil de la protection exercée àtout moment en faveur d’un être faible ? joignezyl’amour, cette reconnaissance vive de toutes lesâmes franches pour le principe de leurs plaisirs,et vous comprendrez une foule de bizarreriesmorales. Après sept ans de bonheur sans nuages,<strong>Goriot</strong>, malheureusement pour lui, perdit safemme : elle commençait à prendre de l’empiresur lui, en dehors de la sphère des sentiments.Peut-être eût-elle cultivé cette nature inerte, peutêtrey eût-elle jeté l’intelligence des choses <strong>du</strong>monde et de la vie. Dans cette situation, le165


sentiment de la paternité se développa chez<strong>Goriot</strong> jusqu’à la déraison. Il reporta sesaffections trompées par la mort sur ses deuxfilles, qui, d’abord, satisfirent pleinement tous sessentiments. Quelque brillantes que fussent lespropositions qui lui furent faites par desnégociants ou des fermiers jaloux de lui donnerleurs filles, il voulut rester veuf. Son beau-père,le seul homme pour lequel il avait eu <strong>du</strong>penchant, prétendait savoir pertinemment que<strong>Goriot</strong> avait juré de ne pas faire d’infidélité à safemme, quoique morte. <strong>Le</strong>s gens de la Halle,incapables de comprendre cette sublime folie, enplaisantèrent, et donnèrent à <strong>Goriot</strong> quelquegrotesque sobriquet. <strong>Le</strong> premier d’entre eux qui,en buvant le vin d’un marché, s’avisa de leprononcer, reçut <strong>du</strong> vermicellier un coup depoing sur l’épaule qui l’envoya, la tête lapremière, sur une borne de la rue Oblin. <strong>Le</strong>dévouement irréfléchi, l’amour ombrageux etdélicat que portait <strong>Goriot</strong> à ses filles était siconnu, qu’un jour un de ses concurrents, voulantle faire partir <strong>du</strong> marché pour rester maître <strong>du</strong>cours, lui dit que Delphine venait d’être renversée166


par un cabriolet. <strong>Le</strong> vermicellier, pâle et blême,quitta aussitôt la Halle. Il fut malade pendantplusieurs jours par suite de la réaction dessentiments contraires auxquels le livra cettefausse alarme. S’il n’appliqua pas sa tapemeurtrière sur l’épaule de cet homme, il le chassade la Halle en le forçant, dans une circonstancecritique, à faire faillite. L’é<strong>du</strong>cation de ses deuxfilles fut naturellement déraisonnable. Riche deplus de soixante mille livres de rente, et nedépensant pas douze cents francs pour lui, lebonheur de <strong>Goriot</strong> était de satisfaire les fantaisiesde ses filles : les plus excellents maîtres furentchargés de les douer des talents qui signalent unebonne é<strong>du</strong>cation, elles eurent une demoiselle decompagnie, heureusement pour elles, ce fut unefemme d’esprit et de goût, elles allaient à cheval,elles avaient voiture, elles vivaient commeauraient vécu les maîtresses d’un vieux seigneurriche ; il leur suffisait d’exprimer les plus coûteuxdésirs pour voir leur père s’empressant de lescombler ; il ne demandait qu’une caresse enretour de ses offrandes. <strong>Goriot</strong> mettait ses fillesau rang des anges, et nécessairement au-dessus de167


lui, le pauvre homme ! il aimait jusqu’au malqu’elles lui faisaient. Quand ses filles furent enâge d’être mariées, elles purent choisir leursmaris suivant leurs goûts : chacune d’elles devaitavoir en dot la moitié de la fortune de son père.Courtisée pour sa beauté par le comte de Restaud,Anastasie avait des penchants aristocratiques quila portèrent à quitter la maison paternelle pours’élancer dans les hautes sphères sociales.Delphine aimait l’argent : elle épousa Nucingen,banquier d’origine allemande qui devint baron <strong>du</strong>Saint-Empire. <strong>Goriot</strong> resta vermicellier. Ses filleset ses gendres se choquèrent bientôt de lui voircontinuer ce commerce, quoique ce fût toute savie. Après avoir subi pendant cinq ans leursinstances, il consentit à se retirer avec le pro<strong>du</strong>itde son fonds, et les bénéfices de ces dernièresannées ; capital que madame Vauquer, chezlaquelle il était venu s’établir, avait estimérapporter de huit à dix mille livres de rente. Il sejeta dans cette pension par suite <strong>du</strong> désespoir quil’avait saisi en voyant ses deux filles obligées parleurs maris de refuser non seulement de leprendre chez elles, mais encore de l’y recevoir168


ostensiblement.Ces renseignements étaient tout ce que savaitun monsieur Muret sur le compte <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong>,dont il avait acheté le fonds. <strong>Le</strong>s suppositions queRastignac avait enten<strong>du</strong> faire par la <strong>du</strong>chesse de<strong>La</strong>ngeais se trouvaient ainsi confirmées. Ici setermine l’exposition de cette obscure, maiseffroyable tragédie parisienne.Vers la fin de cette première semaine <strong>du</strong> moisde décembre, Rastignac reçut deux lettres, l’unede sa mère, l’autre de sa sœur aînée. Ces écrituressi connues le firent à la fois palpiter d’aise ettrembler de terreur. Ces deux frêles papierscontenaient un arrêt de vie ou de mort sur sesespérances. S’il concevait quelque terreur en serappelant la détresse de ses parents, il avait tropbien éprouvé leur prédilection pour ne pascraindre d’avoir aspiré leurs dernières gouttes desang. <strong>La</strong> lettre de sa mère était ainsi conçue :« Mon cher enfant, je t’envoie ce que tu m’asdemandé. Fais un bon emploi de cet argent, je nepourrais, quand il s’agirait de te sauver la vie,trouver une seconde fois une somme si169


considérable sans que ton père en fût instruit, cequi troublerait l’harmonie de notre ménage. Pournous la procurer, nous serions obligés de donnerdes garanties sur notre terre. Il m’est impossiblede juger le mérite de projets que je ne connaispas ; mais de quelle nature sont-ils donc pour tefaire craindre de me les confier ? Cetteexplication ne demandait pas des volumes, il nenous faut qu’un mot à nous autres mères, et cemot m’aurait évité les angoisses de l’incertitude.Je ne saurais te cacher l’impression douloureuseque ta lettre m’a causée. Mon cher fils, quel estdonc le sentiment qui t’a contraint à jeter un teleffroi dans mon cœur ? tu as dû bien souffrir enm’écrivant, car j’ai bien souffert en te lisant.Dans quelle carrière t’engages-tu donc ? Ta vie,ton bonheur seraient attachés à paraître ce que tun’es pas, à voir un monde où tu ne saurais allersans faire des dépenses d’argent que tu ne peuxsoutenir, sans perdre un temps précieux pour tesétudes ? Mon bon Eugène, crois-en le cœur de tamère, les voies tortueuses ne mènent à rien degrand. <strong>La</strong> patience et la résignation doivent êtreles vertus des jeunes gens qui sont dans ta170


position. Je ne te gronde pas, je ne voudraiscommuniquer à notre offrande aucune amertume.Mes paroles sont celles d’une mère aussiconfiante que prévoyante. Si tu sais quelles sonttes obligations, je sais, moi, combien ton cœur estpur, combien tes intentions sont excellentes.Aussi puis-je te dire sans crainte : Va, mon bienaimé,marche ! Je tremble parce que je suismère ; mais chacun de tes pas sera tendrementaccompagné de nos yeux et de nos bénédictions.Sois prudent, cher enfant. Tu dois être sagecomme un homme, les destinées de cinqpersonnes qui te sont chères reposent sur ta tête.Oui, toutes nos fortunes sont en toi, comme tonbonheur est le nôtre. Nous prions tous Dieu de teseconder dans tes entreprises. Ta tante Marcillaca été, dans cette circonstance, d’une bontéinouïe : elle allait jusqu’à concevoir ce que tu medis de tes gants. Mais elle a un faible pour l’aîné,disait-elle gaiement. Mon Eugène, aime bien tatante, je ne te dirai ce qu’elle a fait pour toi quequand tu auras réussi ; autrement, son argent tebrûlerait les doigts. Vous ne savez pas, enfants,ce que c’est que de sacrifier des souvenirs ! Mais171


que ne vous sacrifierait-on pas ? Elle me chargede te dire qu’elle te baise au front, et voudrait tecommuniquer par ce baiser la force d’êtresouvent heureux. Cette bonne et excellentefemme t’aurait écrit si elle n’avait pas la goutteaux doigts. Ton père va bien. <strong>La</strong> récolte de 1819passe nos espérances. Adieu, cher enfant. Je nedirai rien de tes sœurs : <strong>La</strong>ure t’écrit. Je lui laissele plaisir de babiller sur les petits événements dela famille. Fasse le ciel que tu réussisses ! Oh !oui, réussis, mon Eugène, tu m’as fait connaîtreune douleur trop vive pour que je puisse lasupporter une seconde fois. J’ai su ce que c’étaitque d’être pauvre, en désirant la fortune pour ladonner à mon enfant. Allons, adieu. Ne nouslaisse pas sans nouvelles, et prends ici le baiserque ta mère t’envoie. »Quand Eugène eut achevé cette lettre, il étaiten pleurs, il pensait au père <strong>Goriot</strong> tordant sonvermeil et le vendant pour aller payer la lettre dechange de sa fille. « Ta mère a tor<strong>du</strong> ses bijoux !se disait-il. Ta tante a pleuré sans doute envendant quelques-unes de ses reliques ! De queldroit maudirais-tu Anastasie ? tu viens d’imiter172


pour l’égoïsme de ton avenir ce qu’elle a faitpour son amant ! Qui, d’elle ou de toi, vautmieux ? » L’étudiant se sentit les entraillesrongées par une sensation de chaleur intolérable.Il voulait renoncer au monde, il voulait ne pasprendre cet argent. Il éprouva ces nobles et beauxremords secrets dont le mérite est rarementapprécié par les hommes quand ils jugent leurssemblables, et qui font souvent absoudre par lesanges <strong>du</strong> ciel le criminel condamné par lesjuristes de la terre. Rastignac ouvrit la lettre de sasœur, dont les expressions innocemmentgracieuses lui rafraîchirent le cœur.« Ta lettre est venue bien à propos, cher frère.Agathe et moi nous voulions employer notreargent de tant de manières différentes, que nousne savions plus à quel achat nous résoudre. Tu asfait comme le domestique <strong>du</strong> roi d’Espagnequand il a renversé les montres de son maître, tunous as mises d’accord. Vraiment, nous étionsconstamment en querelle pour celui de nos désirsauquel nous donnerions la préférence, et nousn’avions pas deviné, mon bon Eugène, l’emploiqui comprenait tous nos désirs. Agathe a sauté de173


joie. Enfin, nous avons été comme deux follespendant toute la journée, à telles enseignes (stylede tante) que ma mère nous disait de son airsévère : Mais qu’avez-vous donc,mesdemoiselles ? Si nous avions été grondées unbrin, nous en aurions été, je crois, encore pluscontentes. Une femme doit trouver bien <strong>du</strong> plaisirà souffrir pour celui qu’elle aime ! Moi seuleétais rêveuse et chagrine au milieu de ma joie. Jeferai sans doute une mauvaise femme, je suis tropdépensière. Je m’étais acheté deux ceintures, unjoli poinçon pour percer les œillets de mescorsets, des niaiseries, en sorte que j’avais moinsd’argent que cette grosse Agathe, qui estéconome, et entasse ses écus comme une pie. Elleavait deux cents francs ! Moi, mon pauvre ami, jen’ai que cinquante écus. Je suis bien punie, jevoudrais jeter ma ceinture dans le puits, il mesera toujours pénible de la porter. Je t’ai volé.Agathe a été charmante. Elle m’a dit : Envoyonsles trois cent cinquante francs, à nous deux ! Maisje n’ai pas tenu à te raconter les choses commeelles se sont passées. Sais-tu comment nousavons fait pour obéir à tes commandements, nous174


avons pris notre glorieux argent, nous sommesallées nous promener toutes deux, et quand unefois nous avons eu gagné la grande route, nousavons couru à Ruffec, où nous avons toutbonnement donné la somme à monsieurGrimbert, qui tient le bureau des Messageriesroyales ! Nous étions légères comme deshirondelles en revenant. Est-ce que le bonheurnous allégirait ? me dit Agathe. Nous noussommes dit mille choses que je ne vous répéteraipas, monsieur le Parisien, il était trop question devous. Oh ! cher frère, nous t’aimons bien, voilàtout en deux mots. Quant au secret, selon matante, de petites masques comme nous sontcapables de tout, même de se taire. Ma mère estallée mystérieusement à Angoulême avec matante, et toutes deux ont gardé le silence sur lahaute politique de leur voyage, qui n’a pas eu lieusans de longues conférences d’où nous avons étébannies, ainsi que monsieur le baron. De grandesconjectures occupent les esprits dans l’état deRastignac. <strong>La</strong> robe de mousseline semée de fleursà jour que brodent les infantes pour sa majesté lareine avance dans le plus profond secret. Il n’y a175


plus que deux laizes à faire. Il a été décidé qu’onne ferait pas de mur de côté de Verteuil, il y auraune haie. <strong>Le</strong> menu peuple y perdra des fruits, desespaliers, mais on y gagnera une belle vue pourles étrangers. Si l’héritier présomptif avait besoinde mouchoirs, il est prévenu que la douairière deMarcillac, en fouillant dans ses trésors et sesmalles, désignées sous le nom de Pompéia etd’Herculanum, a découvert une pièce de belletoile de Hollande, qu’elle ne se connaissait pas ;les princesses Agathe et <strong>La</strong>ure mettent à sesordres leur fil, leur aiguille, et des mains toujoursun peu trop rouges. <strong>Le</strong>s deux jeunes princes donHenri et don Gabriel ont conservé la funestehabitude de se gorger de raisiné, de faire enragerleurs sœurs, de ne vouloir rien apprendre, des’amuser à dénicher des oiseaux, de tapager, et decouper, malgré les lois de l’État, des osiers pourse faire des badines. <strong>Le</strong> nonce <strong>du</strong> pape,vulgairement appelé monsieur le curé, menace deles excommunier s’ils continuent à laisser lessaints canons de la grammaire pour les canons <strong>du</strong>sureau belliqueux. Adieu, cher frère, jamais lettren’a porté tant de vœux faits pour ton bonheur, ni176


tant d’amour satisfait. Tu auras donc bien deschoses à nous dire quand tu viendras ! Tu mediras tout, à moi, je suis l’aînée. Ma tante nous alaissé soupçonner que tu avais des succès dans lemonde.L’on parle d’une dame et l’on se tait <strong>du</strong> reste.Avec nous s’entend ! Dis donc, Eugène, si tuvoulais, nous pourrions nous passer demouchoirs, et nous te ferions des chemises.Réponds-moi vite à ce sujet. S’il te fallaitpromptement de belles chemises bien cousues,nous serions obligées de nous y mettre tout desuite ; et s’il y avait à Paris des façons que nousne connussions pas, tu nous enverrais un modèle,surtout pour les poignets. Adieu, adieu ! jet’embrasse au front <strong>du</strong> côté gauche, sur la tempequi m’appartient exclusivement. Je laisse l’autrefeuillet pour Agathe, qui m’a promis de ne rienlire de ce que je te dis. Mais, pour en être plussûre, je resterai près d’elle pendant qu’ellet’écrira. Ta sœur qui t’aime.LAURE DE RASTIGNAC. »177


– Oh ! oui, se dit Eugène, oui, la fortune à toutprix ! Des trésors ne paieraient pas cedévouement. Je voudrais leur apporter tous lesbonheurs ensemble. Quinze cent cinquantefrancs ! se dit-il après une pause. Il faut quechaque pièce porte coup ! <strong>La</strong>ure a raison. Nomd’une femme ! je n’ai que des chemises de grossetoile. Pour le bonheur d’un autre, une jeune filledevient rusée autant qu’un voleur. Innocente pourelle et prévoyante pour moi, elle est commel’ange <strong>du</strong> ciel qui pardonne les fautes de la terresans les comprendre.<strong>Le</strong> monde était à lui ! Déjà son tailleur avaitété convoqué, sondé, conquis. En voyantmonsieur de Trailles, Rastignac avait comprisl’influence qu’exercent les tailleurs sur la vie desjeunes gens. Hélas ! il n’existe pas de moyenneentre ces deux termes : un tailleur est ou unennemi mortel, ou un ami donné par la facture.Eugène rencontra dans le sien un homme quiavait compris la paternité de son commerce, etqui se considérait comme un trait d’union entre le178


présent et l’avenir des jeunes gens. AussiRastignac reconnaissant a-t-il fait la fortune decet homme par un de ces mots auxquels il excellaplus tard. – Je lui connais, disait-il, deuxpantalons qui ont fait faire des mariages de vingtmille livres de rente.Quinze cents francs et des habits à discrétion !En ce moment le pauvre Méridional ne douta plusde rien, et descendit au déjeuner avec cet airindéfinissable que donne à un jeune homme lapossession d’une somme quelconque. À l’instantoù l’argent se glisse dans la poche d’un étudiant,il se dresse en lui-même une colonne fantastiquesur laquelle il s’appuie. Il marche mieuxqu’auparavant, il se sent un point d’appui pourson levier, il a le regard plein, direct, il a lesmouvements agiles ; la veille, humble et timide, ilaurait reçu des coups ; le lendemain, il endonnerait à un premier ministre. Il se passe en luides phénomènes inouïs : il veut tout et peut tout,il désire à tort et à travers, il est gai, généreux,expansif. Enfin, l’oiseau naguère sans ailes aretrouvé son envergure. L’étudiant sans argenthappe un brin de plaisir comme un chien qui179


dérobe un os à travers mille périls, il le casse, ensuce la moelle, et court encore ; mais le jeunehomme qui fait mouvoir dans son goussetquelques fugitives pièces d’or déguste sesjouissances, il les détaille, il s’y complaît, il sebalance dans le ciel, il ne sait plus ce que signifiele mot misère. Paris lui appartient tout entier. Âgeoù tout est luisant, où tout scintille et flambe !âge de force joyeuse dont personne ne profite, nil’homme, ni la femme ! âge des dettes et desvives craintes qui décuplent tous les plaisirs ! Quin’a pas pratiqué la rive gauche de la Seine, entrela rue Saint-Jacques et la rue des Saints-Pères, neconnaît rien à la vie humaine ! – « Ah ! si lesfemmes de Paris savaient ! se disait Rastignac endévorant les poires cuites, à un liard la pièce,servies par madame Vauquer, elles viendraient sefaire aimer ici. » En ce moment un facteur desMessageries royales se présenta dans la salle àmanger, après avoir fait sonner la porte à clairevoie.Il demanda monsieur Eugène de Rastignac,auquel il tendit deux sacs à prendre, et un registreà émarger. Rastignac fut alors sanglé commed’un coup de fouet par le regard profond que lui180


lança Vautrin.– Vous aurez de quoi payer des leçonsd’armes et des séances au tir, lui dit cet homme.– <strong>Le</strong>s galions sont arrivés, lui dit madameVauquer en regardant les sacs.Mademoiselle Michonneau craignait de jeterles yeux sur l’argent, de peur de montrer saconvoitise.– Vous avez une bonne mère, dit madameCouture.– Monsieur a une bonne mère, répéta Poiret.– Oui, la maman s’est saignée, dit Vautrin.Vous pourrez maintenant faire vos farces, allerdans le monde, y pêcher des dots, et danser avecdes comtesses qui ont des fleurs de pêcher sur latête. Mais croyez-moi, jeune homme, fréquentezle tir.Vautrin fit le geste d’un homme qui vise sonadversaire. Rastignac voulut donner pour boire aufacteur, et ne trouva rien dans sa poche. Vautrinfouilla dans la sienne, et jeta vingt sous àl’homme.181


– Vous avez bon crédit, reprit-il en regardantl’étudiant.Rastignac fut forcé de le remercier, quoiquedepuis les mots aigrement échangés, le jour où ilétait revenu de chez madame deBeauséant, cet homme lui fût insupportable.Pendant ces huit jours Eugène et Vautrin étaientrestés silencieusement en présence, ets’observaient l’un l’autre. L’étudiant sedemandait vainement pourquoi. Sans doute lesidées se projettent en raison directe de la forceavec laquelle elles se conçoivent, et vont frapperlà où le cerveau les envoie, par une loimathématique comparable à celle qui dirige lesbombes au sortir <strong>du</strong> mortier. Divers en sont leseffets. S’il est des natures tendres où les idées selogent et qu’elles ravagent, il est aussi des naturesvigoureusement munies, des crânes à rempartsd’airain sur lesquels les volontés des autress’aplatissent et tombent comme les balles devantune muraille ; puis il est encore des naturesflasques et cotonneuses où les idées d’autruiviennent mourir comme des boulets s’amortissent182


dans la terre molle des redoutes. Rastignac avaitune de ces têtes pleines de poudre qui sautent aumoindre choc. Il était trop vivacement jeune pourne pas être accessible à cette projection des idées,à cette contagion des sentiments dont tant debizarres phénomènes nous frappent à notre insu.Sa vue morale avait la portée lucide de ses yeuxde lynx. Chacun de ses doubles sens avait cettelongueur mystérieuse, cette flexibilité d’aller etde retour qui nous émerveille chez les genssupérieurs, bretteurs habiles à saisir le défaut detoutes les cuirasses. Depuis un mois il s’étaitd’ailleurs développé chez Eugène autant dequalités que de défauts. Ses défauts, le monde etl’accomplissement de ses croissants désirs les luiavaient demandés. Parmi ses qualités se trouvaitcette vivacité méridionale qui fait marcher droit àla difficulté pour la résoudre, et qui ne permet pasà un homme d’outre-Loire de rester dans uneincertitude quelconque ; qualité que les gens <strong>du</strong>Nord nomment un défaut : pour eux, si ce futl’origine de la fortune de Murat, ce fut aussi lacause de sa mort. Il faudrait conclure de là quequand un Méridional sait unir la fourberie <strong>du</strong>183


Nord à l’audace d’outre-Loire, il est complet etreste roi de Suède. Rastignac ne pouvait donc pasdemeurer longtemps sous le feu des batteries deVautrin sans savoir si cet homme était son ami ouson ennemi. De moment en moment, il luisemblait que ce singulier personnage pénétrait sespassions et lisait dans son cœur, tandis que chezlui tout était si bien clos qu’il semblait avoir laprofondeur immobile d’un sphinx qui sait, voittout, et ne dit rien. En se sentant le gousset plein,Eugène se mutina.– Faites-moi le plaisir d’attendre, dit-il àVautrin qui se levait pour sortir après avoirsavouré les dernières gorgées de son café. –Pourquoi ? répondit le quadragénaire en mettantson chapeau à larges bords et prenant une canneen fer avec laquelle il faisait souvent desmoulinets en homme qui n’aurait pas craint d’êtreassailli par quatre voleurs.– Je vais vous rendre, reprit Rastignac quidéfit promptement un sac et compta cent quarantefrancs à madame Vauquer. <strong>Le</strong>s bons comptes fontles bons amis, dit-il à la veuve. Nous sommes184


quittes jusqu’à la Saint-Sylvestre. Changez-moices cent sous.– <strong>Le</strong>s bons amis font les bons comptes, répétaPoiret en regardant Vautrin.– Voici vingt sous, dit Rastignac en tendantune pièce au sphinx en perruque.– On dirait que vous avez peur de me devoirquelque chose ? s’écria Vautrin en plongeant unregard divinateur dans l’âme <strong>du</strong> jeune hommeauquel il jeta un de ces sourires goguenards etdiogéniques desquels Eugène avait été sur lepoint de se fâcher cent fois.– Mais... oui, répondit l’étudiant qui tenait sesdeux sacs à la main et s’était levé pour monterchez lui.Vautrin sortait par la porte qui donnait dans lesalon, et l’étudiant se disposait à s’en aller parcelle qui menait sur le carré de l’escalier.– Savez-vous, monsieur le marquis deRastignacorama, que ce que vous me dites n’estpas exactement poli, dit alors Vautrin en fouettantla porte <strong>du</strong> salon et venant à l’étudiant qui le185


egarda froidement.Rastignac ferma la porte de la salle à manger,en emmenant avec lui Vautrin au bas del’escalier, dans le carré qui séparait la salle àmanger de la cuisine, où se trouvait une portepleine donnant sur le jardin, et surmontée d’unlong carreau garni de barreaux en fer. Là,l’étudiant dit devant Sylvie qui déboucha de sacuisine : – Monsieur Vautrin, je ne suis pasmarquis, et je ne m’appelle pas Rastignacorama.– Ils vont se battre, dit mademoiselleMichonneau d’un air indifférent.– Se battre ! répéta Poiret.– Que non, répondit madame Vauquer encaressant sa pile d’écus.– Mais les voilà qui vont sous les tilleuls, criamademoiselle Victorine en se levant pourregarder dans le jardin. Ce pauvre jeune homme apourtant raison.– Remontons, ma chère petite, dit madameCouture, ces affaires-là ne nous regardent pas.Quand madame Couture et Victorine se186


levèrent, elles rencontrèrent, à la porte, la grosseSylvie qui leur barra le passage.– Quoi qui n’y a donc ? dit-elle. MonsieurVautrin a dit à monsieur Eugène : Expliquonsnous! Puis il l’a pris par le bras, et les voilà quimarchent dans nos artichauts.En ce moment Vautrin parut. – MamanVauquer, dit-il en souriant, ne vous effrayez derien, je vais essayer mes pistolets sous les tilleuls.– Oh ! monsieur, dit Victorine en joignant lesmains, pourquoi voulez-vous tuer monsieurEugène ?Vautrin fit deux pas en arrière et contemplaVictorine. – Autre histoire, s’écria-t-il d’une voixrailleuse qui fit rougir la pauvre fille. Il est biengentil, n’est-ce pas, ce jeune homme-là ? reprit-il.Vous me donnez une idée. Je ferai votre bonheurà tous deux, ma belle enfant.Madame Couture avait pris sa pupille par lebras et l’avait entraînée en lui disant à l’oreille : –Mais, Victorine, vous êtes inconcevable ce matin.– Je ne veux pas qu’on tire des coups de187


pistolet chez moi, dit madame Vauquer. N’allezvouspas effrayer tout le voisinage et amener lapolice, à c’t’heure !– Allons, <strong>du</strong> calme, maman Vauquer, réponditVautrin. Là, là, tout beau, nous irons au tir. Ilrejoignit Rastignac, qu’il prit familièrement par lebras : – Quand je vous aurais prouvé qu’à trentecinqpas je mets cinq fois de suite ma balle dansun as de pique, lui dit-il, cela ne vous ôterait pasvotre courage. Vous m’avez l’air d’être un peurageur, et vous vous feriez tuer comme unimbécile.– Vous reculez, dit Eugène.– Ne m’échauffez pas la bile, réponditVautrin. Il ne fait pas froid ce matin, venez nousasseoir là-bas, dit-il en montrant les sièges peintsen vert. Là, personne ne nous entendra. J’ai àcauser avec vous. Vous êtes un bon petit jeunehomme auquel je ne veux pas de mal. Je vousaime, foi de Tromp... (mille tonnerres !), foi deVautrin. Pourquoi vous aimé-je, je vous le dirai.En attendant, je vous connais comme si je vousavais fait, et vais vous le prouver. Mettez vos188


sacs là, reprit-il en lui montrant la table ronde.Rastignac posa son argent sur la table et s’assiten proie à une curiosité que développa chez lui auplus haut degré le changement soudain opérédans les manières de cet homme, qui, après avoirparlé de le tuer, se posait comme son protecteur.– Vous voudriez bien savoir qui je suis, ce quej’ai fait, ou ce que je fais, reprit Vautrin. Vousêtes trop curieux, mon petit. Allons, <strong>du</strong> calme.Vous allez en entendre bien d’autres ! J’ai eu desmalheurs. Écoutez-moi d’abord, vous merépondrez après. Voilà ma vie antérieure en troismots. Qui suis-je ? Vautrin. Que fais-je ? Ce quime plaît. Passons. Voulez-vous connaître moncaractère ? Je suis bon avec ceux qui me font <strong>du</strong>bien ou dont le cœur parle au mien. À ceux-làtout est permis, ils peuvent me donner des coupsde pied dans les os des jambes sans que je leurdise : Prends garde ! Mais, nom d’une pipe ! jesuis méchant comme le diable avec ceux qui metracassent, ou qui ne me reviennent pas. Et il estbon de vous apprendre que je me soucie de tuerun homme comme de ça ! dit-il en lançant un jet189


de salive. Seulement je m’efforce de le tuerproprement, quand il le faut absolument. Je suisce que vous appelez un artiste. J’ai lu lesMémoires de Benvenuto Cellini, tel que vous mevoyez, et en italien encore ! J’ai appris de cethomme-là, qui était un fier luron, à imiter laProvidence qui nous tue à tort et à travers, et àaimer le beau partout où il se trouve. N’est-ce pasd’ailleurs une belle partie à jouer que d’être seulcontre tous les hommes et d’avoir la chance ? J’aibien réfléchi à la constitution actuelle de votredésordre social. Mon petit, le <strong>du</strong>el est un jeud’enfant, une sottise. Quand de deux hommesvivants l’un doit disparaître, il faut être imbécilepour s’en remettre au hasard. <strong>Le</strong> <strong>du</strong>el ? croix oupile ! voilà. Je mets cinq balles de suite dans unas de pique en renfonçant chaque nouvelle ballesur l’autre, et à trente-cinq pas encore ! quand onest doué de ce petit talent-là, l’on peut se croiresûr d’abattre son homme. Eh ! bien, j’ai tiré surun homme à vingt pas, je l’ai manqué. <strong>Le</strong> drôlen’avait jamais manié de sa vie un pistolet.Tenez ! dit cet homme extraordinaire en défaisantson gilet et montrant sa poitrine velue comme le190


dos d’un ours, mais garnie d’un crin fauve quicausait une sorte de dégoût mêlé d’effroi, ceblanc-bec m’a roussi le poil, ajouta-t-il en mettantle doigt de Rastignac sur un trou qu’il avait ausein. Mais dans ce temps-là j’étais un enfant,j’avais votre âge, vingt et un ans. Je croyaisencore à quelque chose, à l’amour d’une femme,un tas de bêtises dans lesquelles vous allez vousembarbouiller. Nous nous serions battus, pasvrai ? Vous auriez pu me tuer. Supposez que jesois en terre, où seriez-vous ? Il faudraitdécamper, aller en Suisse, manger l’argent <strong>du</strong>papa, qui n’en a guère. Je vais vous éclairer, moi,la position dans laquelle vous êtes, mais je vais lefaire avec la supériorité d’un homme qui, aprèsavoir examiné les choses d’ici-bas, a vu qu’il n’yavait que deux partis à prendre : ou une stupideobéissance ou la révolte. Je n’obéis à rien, est-ceclair ? Savez-vous ce qu’il vous faut, à vous, autrain dont vous allez ? un million, etpromptement ; sans quoi, avec notre petite tête,nous pourrions aller flâner dans les filets deSaint-Cloud, pour voir s’il y a un Être-Suprême.Ce million, je vais vous le donner. Il fit une pause191


en regardant Eugène. – Ah ! ah ! vous faitesmeilleure mine à votre petit papa Vautrin. Enentendant ce mot-là, vous êtes comme une jeunefille à qui l’on dit : À ce soir, et qui se toilette ense pourléchant comme un chat qui boit <strong>du</strong> lait. Àla bonne heure. Allons donc ! À nous deux !Voici votre compte, jeune homme. Nous avons,là-bas, papa, maman, grand-tante, deux sœurs(dix-huit et dix-sept ans), deux petits frères(quinze et dix ans), voilà le contrôle del’équipage. <strong>La</strong> tante élève vos sœurs. <strong>Le</strong> curévient apprendre le latin aux deux frères. <strong>La</strong>famille mange plus de bouillie de marrons que depain blanc, le papa ménage ses culottes, mamanse donne à peine une robe d’hiver et une robed’été, nos sœurs font comme elles peuvent. Jesais tout, j’ai été dans le Midi. <strong>Le</strong>s choses sontcomme cela chez vous, si l’on vous envoie douzecents francs par an, et que votre terrine nerapporte que trois mille francs. Nous avons unecuisinière et un domestique, il faut garder ledécorum, papa est baron. Quant à nous, nousavons de l’ambition, nous avons les Beauséantpour alliés et nous allons à pied, nous voulons la192


fortune et nous n’avons pas le sou, nousmangeons les ratatouilles de maman Vauquer etnous aimons les beaux dîners <strong>du</strong> faubourg Saint-Germain, nous couchons sur un grabat et nousvoulons un hôtel ! Je ne blâme pas vos vouloirs.Avoir de l’ambition, mon petit cœur, ce n’est pasdonné à tout le monde. Demandez aux femmesquels hommes elles recherchent, les ambitieux.<strong>Le</strong>s ambitieux ont les reins plus forts, le sang plusriche en fer, le cœur plus chaud que ceux desautres hommes. Et la femme se trouve siheureuse et si belle aux heures où elle est forte,qu’elle préfère à tous les hommes celui dont laforce est énorme, fût-elle en danger d’être briséepar lui. Je fais l’inventaire de vos désirs afin devous poser la question. Cette question, la voici.Nous avons une faim de loup, nos quenottes sontincisives, comment nous y prendrons-nous pourapprovisionner la marmite ? Nous avons d’abordle Code à manger, ce n’est pas amusant, et çan’apprend rien ; mais il le faut. Soit. Nous nousfaisons avocat pour devenir président d’une courd’assises, envoyer les pauvres diables qui valentmieux que nous avec T. F. sur l’épaule, afin de193


prouver aux riches qu’ils peuvent dormirtranquillement. Ce n’est pas drôle, et puis c’estlong. D’abord, deux années à droguer dans Paris,à regarder, sans y toucher, les nanans dont noussommes friands. C’est fatigant de désirer toujourssans jamais se satisfaire. Si vous étiez pâle et dela nature des mollusques, vous n’auriez rien àcraindre ; mais nous avons le sang fiévreux deslions et un appétit à faire vingt sottises par jour.Vous succomberez donc à ce supplice, le plushorrible que nous ayons aperçu dans l’enfer <strong>du</strong>bon Dieu. Admettons que vous soyez sage, quevous buviez <strong>du</strong> lait et que vous fassiez desélégies ; il faudra, généreux comme vous l’êtes,commencer, après bien des ennuis et desprivations à rendre un chien enragé, par devenirle substitut de quelque drôle, dans un trou de villeoù le gouvernement vous jettera mille francsd’appointements, comme on jette une soupe à undogue de boucher. Aboie après les voleurs, plaidepour le riche, fais guillotiner des gens de cœur.Bien obligé ! Si vous n’avez pas de protections,vous pourrirez dans votre tribunal de province.Vers trente ans, vous serez juge à douze cents194


francs par an, si vous n’avez pas encore jeté larobe aux orties. Quand vous aurez atteint laquarantaine, vous épouserez quelque fille demeunier, riche d’environ six mille livres de rente.Merci. Ayez des protections, vous serezprocureur <strong>du</strong> roi à trente ans, avec mille écusd’appointements, et vous épouserez la fille <strong>du</strong>maire. Si vous faites quelques-unes de ces petitesbassesses politiques, comme de lire sur unbulletin Villèle au lieu de Manuel (ça rime, çamet la conscience en repos), vous serez, àquarante ans, procureur-général, et pourrezdevenir député. Remarquez, mon cher enfant, quenous aurons fait des accrocs à notre petiteconscience, que nous aurons eu vingt ansd’ennuis, de misères secrètes, et que nos sœursauront coiffé sainte Catherine. J’ai l’honneur devous faire observer de plus qu’il n’y a que vingtprocureurs généraux en France, et que vous êtesvingt mille aspirants au grade, parmi lesquels ilse rencontre des farceurs qui vendraient leurfamille pour monter d’un cran. Si le métier vousdégoûte, voyons autre chose. <strong>Le</strong> baron deRastignac veut-il être avocat ? Oh ! joli. Il faut195


pâtir pendant dix ans, dépenser mille francs parmois, avoir une bibliothèque, un cabinet, allerdans le monde, baiser la robe d’un avoué pouravoir des causes, balayer le palais avec sa langue.Si ce métier vous menait à bien, je ne dirais pasnon ; mais trouvez-moi dans Paris cinq avocatsqui, à cinquante ans, gagnent plus de cinquantemille francs par an ? Bah ! plutôt que dem’amoindrir ainsi l’âme, j’aimerais mieux mefaire corsaire. D’ailleurs, où prendre des écus ?Tout ça n’est pas gai. Nous avons une ressourcedans la dot d’une femme. Voulez-vous vousmarier ? ce sera vous mettre une pierre au cou ;puis, si vous vous mariez pour de l’argent, quedeviennent nos sentiments d’honneur, notrenoblesse ! Autant commencer aujourd’hui votrerévolte contre les conventions humaines. Ce neserait rien que se coucher comme un serpentdevant une femme, lécher les pieds de la mère,faire des bassesses à dégoûter une truie, pouah !si vous trouviez au moins le bonheur. Mais vousserez malheureux comme les pierres d’égout avecune femme que vous aurez épousée ainsi. Vautencore mieux guerroyer avec les hommes que de196


lutter avec sa femme. Voilà le carrefour de la vie,jeune homme, choisissez. Vous avez déjà choisi :vous avez été chez notre cousine de Beauséant, etvous y avez flairé le luxe. Vous avez été chezmadame de Restaud, la fille <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong>, etvous y avez flairé la Parisienne. Ce jour-là vousêtes revenu avec un mot écrit sur votre front, etque j’ai bien su lire : Parvenir ! parvenir à toutprix. Bravo ! ai-je dit, voilà un gaillard qui me va.Il vous a fallu de l’argent. Où en prendre ? Vousavez saigné vos sœurs. Tous les frères flouentplus ou moins leurs sœurs. Vos quinze centsfrancs arrachés, Dieu sait comme ! dans un paysoù l’on trouve plus de châtaignes que de piècesde cent sous, vont filer comme des soldats à lamaraude. Après, que ferez-vous ? voustravaillerez ? <strong>Le</strong> travail, compris comme vous lecomprenez en ce moment, donne, dans les vieuxjours un appartement chez maman Vauquer, à desgars de la force de Poiret. Une rapide fortune estle problème que se proposent de résoudre en cemoment cinquante mille jeunes gens qui setrouvent tous dans votre position. Vous êtes uneunité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous197


avez à faire et de l’acharnement <strong>du</strong> combat. Ilfaut vous manger les uns les autres comme desaraignées dans un pot, atten<strong>du</strong> qu’il n’y a pascinquante mille bonnes places. Savez-vouscomment on fait son chemin ici ? par l’éclat <strong>du</strong>génie ou par l’adresse de la corruption. Il fautentrer dans cette masse d’hommes comme unboulet de canon, ou s’y glisser comme une peste.L’honnêteté ne sert à rien. L’on plie sous lepouvoir <strong>du</strong> génie, on le hait, on tâche de lecalomnier, parce qu’il prend sans partager ; maison plie s’il persiste ; en un mot, on l’adore àgenoux quand on n’a pas pu l’enterrer sous laboue. <strong>La</strong> corruption est en force, le talent est rare.Ainsi, la corruption est l’arme de la médiocritéqui abonde, et vous en sentirez partout la pointe.Vous verrez des femmes dont les maris ont sixmille francs d’appointements pour tout potage, etqui dépensent plus de dix mille francs à leurtoilette. Vous verrez des employés à douze centsfrancs acheter des terres. Vous verrez des femmesse prostituer pour aller dans la voiture <strong>du</strong> filsd’un pair de France, qui peut courir àLongchamps sur la chaussée <strong>du</strong> milieu. Vous198


avez vu le pauvre bêta de père <strong>Goriot</strong> obligé depayer la lettre de change endossée par sa fille,dont le mari a cinquante mille livres de rente. Jevous défie de faire deux pas dans Paris sansrencontrer des manigances infernales. Je parieraisma tête contre un pied de cette salade que vousdonnerez dans un guêpier chez la premièrefemme qui vous plaira, fût-elle riche, belle etjeune. Toutes sont bricolées par les lois, en guerreavec leurs maris à propos de tout. Je n’en finiraispas s’il fallait vous expliquer les trafics qui sefont pour des amants, pour des chiffons, pour desenfants, pour le ménage ou pour la vanité,rarement par vertu, soyez-en sûr. Aussi l’honnêtehomme est-il l’ennemi commun. Mais quecroyez-vous que soit l’honnête homme ? À Paris,l’honnête homme est celui qui se tait, et refuse departager. Je ne vous parle pas de ces pauvresilotes qui partout font la besogne sans être jamaisrécompensés de leurs travaux, et que je nomme laconfrérie des savates <strong>du</strong> bon Dieu. Certes, là estla vertu dans toute la fleur de sa bêtise, mais làest la misère. Je vois d’ici la grimace de cesbraves gens si Dieu nous faisait la mauvaise199


plaisanterie de s’absenter au jugement dernier. Sidonc vous voulez promptement la fortune, il fautêtre déjà riche ou le paraître. Pour s’enrichir, ils’agit ici de jouer de grands coups ; autrement oncarotte, et votre serviteur. Si dans les centprofessions que vous pouvez embrasser, il serencontre dix hommes qui réussissent vite, lepublic les appelle des voleurs. Tirez vosconclusions. Voilà la vie telle qu’elle est. Çan’est pas plus beau que la cuisine, ça pue toutautant, et il faut se salir les mains si l’on veutfricoter ; sachez seulement vous biendébarbouiller : là est toute la morale de notreépoque. Si je vous parle ainsi <strong>du</strong> monde, il m’en adonné le droit, je le connais. Croyez-vous que jele blâme ? <strong>du</strong> tout. Il a toujours été ainsi. <strong>Le</strong>smoralistes ne le changeront jamais. L’homme estimparfait. Il est parfois plus ou moins hypocrite,et les niais disent alors qu’il a ou n’a pas demœurs. Je n’accuse pas les riches en faveur <strong>du</strong>peuple : l’homme est le même en haut, en bas, aumilieu. Il se rencontre par chaque million de cehaut bétail dix lurons qui se mettent au-dessus detout, même des lois : j’en suis. Vous, si vous êtes200


un homme supérieur, allez en droite ligne et latête haute. Mais il faudra lutter contre l’envie, lacalomnie, la médiocrité, contre tout le monde.Napoléon a rencontré un ministre de la guerre quis’appelait Aubry, et qui a failli l’envoyer auxcolonies. Tâtez-vous ! Voyez si vous pourrezvous lever tous les matins avec plus de volontéque vous n’en aviez la veille. Dans cesconjonctures, je vais vous faire une propositionque personne ne refuserait. Écoutez bien. Moi,voyez-vous, j’ai une idée. Mon idée est d’allervivre de la vie patriarcale au milieu d’un granddomaine, cent mille arpents, par exemple, auxÉtats-Unis, dans le sud. Je veux m’y faireplanteur, avoir des esclaves, gagner quelquesbons petits millions à vendre mes bœufs, montabac, mes bois, en vivant comme un souverain,en faisant mes volontés, en menant une vie qu’onne conçoit pas ici, où l’on se tapit dans un terrierde plâtre. Je suis un grand poète. Mes poésies, jene les écris pas : elles consistent en actions et ensentiments. Je possède en ce moment cinquantemille francs qui me donneraient à peine quarantenègres. J’ai besoin de deux cent mille francs,201


parce que je veux deux cents nègres, afin desatisfaire mon goût pour la vie patriarcale. Desnègres, voyez-vous ? c’est des enfants tout venusdont on fait ce qu’on veut, sans qu’un curieux deprocureur <strong>du</strong> roi arrive vous en demandercompte. Avec ce capital noir, en dix ans j’auraitrois ou quatre millions. Si je réussis, personne neme demandera : Qui es-tu ? Je serai monsieurQuatre-Millions, citoyen des États-Unis. J’auraicinquante ans, je ne serai pas encore pourri, jem’amuserai à ma façon. En deux mots, je vousprocure une dot d’un million, me donnerez-vousdeux cent mille francs ? Vingt pour cent decommission, hein ! est-ce trop cher ? Vous vousferez aimer de votre petite femme. Une foismarié, vous manifesterez des inquiétudes, desremords, vous ferez le triste pendant quinze jours.Une nuit, après quelques singeries, vousdéclarerez, entre deux baisers, deux cent millefrancs de dettes à votre femme, en lui disant :Mon amour ! Ce vaudeville est joué tous les jourspar les jeunes gens les plus distingués. Une jeunefemme ne refuse pas sa bourse à celui qui luiprend le cœur. Croyez-vous que vous y perdrez ?202


Non. Vous trouverez le moyen de regagner vosdeux cent mille francs dans une affaire. Avecvotre argent et votre esprit, vous amasserez unefortune aussi considérable que vous pourrez lasouhaiter. Ergo vous aurez fait, en six mois detemps, votre bonheur, celui d’une femme aimableet celui de votre papa Vautrin, sans compter celuide votre famille qui souffre dans ses doigts,l’hiver, faute de bois. Ne vous étonnez ni de ceque je vous propose, ni de ce que je vousdemande ! Sur soixante beaux mariages qui ontlieu dans Paris, il y en a quarante-sept quidonnent lieu à des marchés semblables. <strong>La</strong>Chambre des Notaires a forcé monsieur...– Que faut-il que je fasse ? dit avidementRastignac en interrompant Vautrin.– Presque rien, répondit cet homme en laissantéchapper un mouvement de joie semblable à lasourde expression d’un pêcheur qui sent unpoisson au bout de sa ligne. Écoutez-moi bien !<strong>Le</strong> cœur d’une pauvre fille malheureuse etmisérable est l’éponge la plus avide à se remplird’amour, une éponge sèche qui se dilate aussitôt203


qu’il y tombe une goutte de sentiment. Faire lacour à une jeune personne qui se rencontre dansdes conditions de solitude, de désespoir et depauvreté sans qu’elle se doute de sa fortune àvenir ! dam ! c’est quinte et quatorze en main,c’est connaître les numéros à la loterie, c’estjouer sur les rentes en sachant les nouvelles.Vous construisez sur pilotis un mariageindestructible. Viennent des millions à cette jeunefille, elle vous les jettera aux pieds, comme sic’était des cailloux. – Prends, mon bien-aimé !Prends, Adolphe ! Alfred ! Prends, Eugène ! dirat-ellesi Adolphe, Alfred ou Eugène ont eu le bonesprit de se sacrifier pour elle. Ce que j’entendspar des sacrifices, c’est vendre un vieil habit afind’aller au Cadran-Bleu manger ensemble descroûtes aux champignons ; de là, le soir, àl’Ambigu-Comique ; c’est mettre sa montre auMont-de-Piété pour lui donner un châle. Je nevous parle pas <strong>du</strong> gribouillage de l’amour ni desfariboles auxquelles tiennent tant les femmes,comme, par exemple, de répandre des gouttesd’eau sur le papier à lettre en manière de larmesquand on est loin d’elles : vous m’avez l’air de204


connaître parfaitement l’argot <strong>du</strong> cœur. Paris,voyez-vous, est comme une forêt <strong>du</strong> Nouveau-Monde, où s’agitent vingt espèces de peupladessauvages, les Illinois, les Hurons, qui vivent <strong>du</strong>pro<strong>du</strong>it que donnent les différentes chassessociales ; vous êtes un chasseur de millions. Pourles prendre, vous usez de pièges, de pipeaux,d’appeaux. Il y a plusieurs manières de chasser.<strong>Le</strong>s uns chassent à la dot ; les autres chassent à laliquidation ; ceux-ci pêchent des consciences,ceux-là vendent leurs abonnés pieds et poingsliés. Celui qui revient avec sa gibecière biengarnie est salué, fêté, reçu dans la bonne société.Rendons justice à ce sol hospitalier, vous avezaffaire à la ville la plus complaisante qui soitdans le monde. Si les fières aristocraties de toutesles capitales de l’Europe refusent d’admettre dansleurs rangs un millionnaire infâme, Paris lui tendles bras, court à ses fêtes, mange ses dîners ettrinque avec son infamie.– Mais où trouver une fille ? dit Eugène.– Elle est à vous, devant vous !– Mademoiselle Victorine ?205


– Juste !– Eh ! comment ?– Elle vous aime déjà, votre petite baronne deRastignac !– Elle n’a pas un sou, reprit Eugène étonné.– Ah ! nous y voilà. Encore deux mots, ditVautrin, et tout s’éclaircira. <strong>Le</strong> père Taillefer estun vieux coquin qui passe pour avoir assassinél’un de ses amis pendant la révolution. C’est unde mes gaillards qui ont de l’indépendance dansles opinions. Il est banquier, principal associé dela maison Frédéric Taillefer et compagnie. Il a unfils unique, auquel il veut laisser son bien, audétriment de Victorine. Moi, je n’aime pas cesinjustices-là. Je suis comme don Quichotte,j’aime à prendre la défense <strong>du</strong> faible contre lefort. Si la volonté de Dieu était de lui retirer sonfils, Taillefer reprendrait sa fille ; il voudrait unhéritier quelconque, une bêtise qui est dans lanature, et il ne peut plus avoir d’enfants, je lesais. Victorine est douce et gentille, elle aurabientôt entortillé son père, et le fera tournercomme une toupie d’Allemagne avec le fouet <strong>du</strong>206


sentiment ! Elle sera trop sensible à votre amourpour vous oublier, vous l’épouserez. Moi, je mecharge <strong>du</strong> rôle de la Providence, je ferai vouloirle bon Dieu. J’ai un ami pour qui je me suisdévoué, un colonel de l’armée de la Loire quivient d’être employé dans la garde royale. Ilécoute mes avis, et s’est fait ultra-royaliste : cen’est pas un de ces imbéciles qui tiennent à leursopinions. Si j’ai encore un conseil à vous donner,mon ange, c’est de ne pas plus tenir à vosopinions qu’à vos paroles. Quand on vous lesdemandera, vendez-les. Un homme qui se vantede ne jamais changer d’opinion est un homme quise charge d’aller toujours en ligne droite, un niaisqui croit à l’infaillibilité. Il n’y a pas de principes,il n’y a que des événements ; il n’y a pas de lois,il n’y a que des circonstances : l’hommesupérieur épouse les événements et lescirconstances pour les con<strong>du</strong>ire. S’il y avait desprincipes et des lois fixes, les peuples n’enchangeraient pas comme nous changeons dechemises. L’homme n’est pas tenu d’être plussage que toute une nation. L’homme qui a ren<strong>du</strong>le moins de services à la France est un fétiche207


vénéré pour avoir toujours vu en rouge, il est toutau plus bon à mettre au Conservatoire, parmi lesmachines, en l’étiquetant <strong>La</strong> Fayette ; tandis quele prince auquel chacun lance sa pierre, et quiméprise assez l’humanité pour lui cracher auvisage autant de serments qu’elle en demande, aempêché le partage de la France au congrès deVienne : on lui doit des couronnes, on lui jette dela boue. Oh ! je connais les affaires, moi ! J’ai lessecrets de bien des hommes ! Suffit. J’aurai uneopinion inébranlable le jour où j’aurai rencontrétrois têtes d’accord sur l’emploi d’un principe, etj’attendrai longtemps ! L’on ne trouve pas dansles tribunaux trois juges qui aient le même avissur un article de loi. Je reviens à mon homme. Ilremettrait Jésus-Christ en croix si je le lui disais.Sur un seul mot de son papa Vautrin, il chercheraquerelle à ce drôle qui n’envoie pas seulementcent sous à sa pauvre sœur, et... Ici Vautrin seleva, se mit en garde, et fit le mouvement d’unmaître d’armes qui se fend. – Et, à l’ombre !ajouta-t-il.– Quelle horreur ! dit Eugène. Vous voulezplaisanter, monsieur Vautrin ?208


– Là, là, là, <strong>du</strong> calme, reprit cet homme. Nefaites pas l’enfant : cependant, si cela peut vousamuser, courroucez-vous, emportez-vous ! Ditesque je suis un infâme, un scélérat, un coquin, unbandit, mais ne m’appelez ni escroc, ni espion !Allez, dites, lâchez votre bordée ! Je vouspardonne, c’est si naturel à votre âge ! J’ai étécomme ça, moi ! Seulement, réfléchissez. Vousferez pis quelque jour. Vous irez coqueter chezquelque jolie femme et vous recevrez de l’argent.Vous y avez pensé ! dit Vautrin ; car commentréussirez-vous, si vous n’escomptez pas votreamour ? <strong>La</strong> vertu, mon cher étudiant, ne se scindepas : elle est ou n’est pas. On nous parle de fairepénitence de nos fautes. Encore un joli systèmeque celui en vertu <strong>du</strong>quel on est quitte d’un crimeavec un acte de contrition ! Sé<strong>du</strong>ire une femmepour arriver à vous poser sur tel bâton del’échelle sociale, jeter la zizanie entre les enfantsd’une famille, enfin toutes les infamies qui sepratiquent sous le manteau d’une cheminée ouautrement dans un but de plaisir ou d’intérêtpersonnel, croyez-vous que ce soient des actes defoi, d’espérance et de charité ? Pourquoi deux209


mois de prison au dandy qui, dans une nuit, ôte àun enfant la moitié de sa fortune, et pourquoi lebagne au pauvre diable qui vole un billet de millefrancs avec les circonstances aggravantes ? Voilàvos lois. Il n’y a pas un article qui n’arrive àl’absurde. L’homme en gants et à paroles jaunesa commis des assassinats où l’on ne verse pas desang, mais où l’on en donne ; l’assassin a ouvertune porte avec un monseigneur : deux chosesnocturnes ! Entre ce que je vous propose et ceque vous ferez un jour, il n’y a que le sang demoins. Vous croyez à quelque chose de fixe dansce monde-là ! Méprisez donc les hommes, etvoyez les mailles par où l’on peut passer à traversle réseau <strong>du</strong> Code. <strong>Le</strong> secret des grandes fortunessans cause apparente est un crime oublié, parcequ’il a été proprement fait.– Silence, monsieur, je ne veux pas enentendre davantage, vous me feriez douter demoi-même. En ce moment le sentiment est toutema science.– À votre aise, bel enfant. Je vous croyais plusfort, dit Vautrin, je ne vous dirai plus rien. Un210


dernier mot, cependant. Il regarda fixementl’étudiant : Vous avez mon secret, lui dit-il.– Un jeune homme qui vous refuse saura bienl’oublier.– Vous avez bien dit cela, ça me fait plaisir.Un autre, voyez-vous, sera moins scrupuleux.Souvenez-vous de ce que je veux faire pour vous.Je vous donne quinze jours. C’est à prendre ou àlaisser.– Quelle tête de fer a donc cet homme ! se ditRastignac en voyant Vautrin s’en allertranquillement, sa canne sous le bras. Il m’a ditcrûment ce que madame de Beauséant me disaiten y mettant des formes. Il me déchirait le cœuravec des griffes d’acier. Pourquoi veux-je allerchez madame de Nucingen ? Il a deviné mesmotifs aussitôt que je les ai conçus. En deuxmots, ce brigand m’a dit plus de choses sur lavertu que ne m’en ont dit les hommes et leslivres. Si la vertu ne souffre pas de capitulation,j’ai donc volé mes sœurs ? dit-il en jetant le sacsur la table. Il s’assit, et resta là plongé dans uneétourdissante méditation. – Être fidèle à la vertu,211


martyre sublime ! Bah ! tout le monde croit à lavertu ; mais qui est vertueux ? <strong>Le</strong>s peuples ont laliberté pour idole ; mais où est sur la terre unpeuple libre ? Ma jeunesse est encore bleuecomme un ciel sans nuage : vouloir être grand ouriche, n’est-ce pas se résoudre à mentir, plier,ramper, se redresser, flatter, dissimuler ? n’est-cepas consentir à se faire le valet de ceux qui ontmenti, plié, rampé ? Avant d’être leur complice,il faut les servir. Eh bien, non. Je veux travaillernoblement, saintement ; je veux travailler jour etnuit, ne devoir ma fortune qu’à mon labeur. Cesera la plus lente des fortunes, mais chaque jourma tête reposera sur mon oreiller sans une penséemauvaise. Qu’y a-t-il de plus beau que decontempler sa vie et de la trouver pure comme unlis ? Moi et la vie, nous sommes comme un jeunehomme et sa fiancée. Vautrin m’a fait voir ce quiarrive après dix ans de mariage. Diable ! ma têtese perd. Je ne veux penser à rien, le cœur est unbon guide.Eugène fut tiré de sa rêverie par la voix de lagrosse Sylvie, qui lui annonça son tailleur, devantlequel il se présenta, tenant à la main ses deux212


sacs d’argent, et il ne fut pas fâché de cettecirconstance. Quand il eut essayé ses habits <strong>du</strong>soir, il remit sa nouvelle toilette <strong>du</strong> matin, qui lemétamorphosait complètement. Je vaux bienmonsieur de Trailles, se dit-il. Enfin j’ai l’aird’un gentilhomme !– Monsieur, dit le père <strong>Goriot</strong> en entrant chezEugène, vous m’avez demandé si je connaissaisles maisons où va madame de Nucingen ?– Oui !– Eh bien, elle va lundi prochain au bal <strong>du</strong>maréchal de Carigliano. Si vous pouvez y être,vous me direz si mes deux filles se sont bienamusées, comment elles seront mises, enfin tout.– Comment avez vous su cela, mon bon père<strong>Goriot</strong> ? dit Eugène en le faisant asseoir à sonfeu.– Sa femme de chambre me l’a dit. Je sais toutce qu’elles font par Thérèse et par Constance,reprit-il d’un air joyeux. <strong>Le</strong> vieillard ressemblaità un amant encore assez jeune pour être heureuxd’un stratagème qui le met en communication213


avec sa maîtresse sans qu’elle puisse s’en douter.– Vous les verrez, vous ! dit-il en exprimant avecnaïveté une douloureuse envie.– Je ne sais pas, répondit Eugène. Je vais allerchez madame de Beauséant lui demander si ellepeut me présenter à la maréchale. Eugène pensaitavec une sorte de joie intérieure à se montrerchez la vicomtesse mis comme il le seraitdésormais. Ce que les moralistes nomment lesabîmes <strong>du</strong> cœur humain sont uniquement lesdécevantes pensées, les involontairesmouvements de l’intérêt personnel. Cespéripéties, le sujet de tant de déclamations, cesretours soudains sont des calculs faits au profit denos jouissances. En se voyant bien mis, bienganté, bien botté, Rastignac oublia sa vertueuserésolution. <strong>La</strong> jeunesse n’ose pas se regarder aumiroir de la conscience quand elle verse <strong>du</strong> côtéde l’injustice, tandis que l’âge mûr s’y est vu : làgît toute la différence entre ces deux phases de lavie. Depuis quelques jours les deux voisins,Eugène et le père <strong>Goriot</strong>, étaient devenus bonsamis. <strong>Le</strong>ur secrète amitié tenait aux raisonspsychologiques qui avaient engendré des214


sentiments contraires entre Vautrin et l’étudiant.<strong>Le</strong> hardi philosophe qui voudra constater leseffets de nos sentiments dans le monde physiquetrouvera sans doute plus d’une preuve de leureffective matérialité dans les rapports qu’ilscréent entre nous et les animaux. Quelphysiognomoniste est plus prompt à deviner uncaractère qu’un chien l’est à savoir si un inconnul’aime ou ne l’aime pas ? <strong>Le</strong>s atomes crochus,expression proverbiale dont chacun se sert, sontun de ces faits qui restent dans les langages pourdémentir les niaiseries philosophiques donts’occupent ceux qui aiment à vanner lesépluchures des mots primitifs. On se sent aimé.<strong>Le</strong> sentiment s’empreint en toutes choses ettraverse les espaces. Une lettre est une âme, elleest un si fidèle écho de la voix qui parle que lesesprits délicats la comptent parmi les plus richestrésors de l’amour. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong>, que sonsentiment irréfléchi élevait jusqu’au sublime de lanature canine, avait flairé la compassion,l’admirative bonté, les sympathies juvéniles quis’étaient émues pour lui dans le cœur del’étudiant. Cependant cette union naissante215


n’avait encore amené aucune confidence. SiEugène avait manifesté le désir de voir madamede Nucingen, ce n’était pas qu’il comptât sur levieillard pour être intro<strong>du</strong>it par lui chez elle ;mais il espérait qu’une indiscrétion pourrait lebien servir. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> ne lui avait parlé deses filles qu’à propos de ce qu’il s’était permisd’en dire publiquement le jour de ses deuxvisites. – Mon cher monsieur, lui avait-il dit lelendemain, comment avez-vous pu croire quemadame de Restaud vous en ait voulu d’avoirprononcé mon nom ? Mes deux filles m’aimentbien. Je suis un heureux père. Seulement, mesdeux gendres se sont mal con<strong>du</strong>its envers moi. Jen’ai pas voulu faire souffrir ces chères créaturesde mes dissensions avec leurs maris, et j’aipréféré les voir en secret. Ce mystère me donnemille jouissances que ne comprennent pas lesautres pères qui peuvent voir leurs filles quand ilsveulent. Moi, je ne le peux pas, comprenezvous? Alors je vais, quand il fait beau, dans lesChamps-Élysées, après avoir demandé auxfemmes de chambre si mes filles sortent. Je lesattends au passage, le cœur me bat quand les216


voitures arrivent, je les admire dans leur toilette,elles me jettent en passant un petit rire qui medore la nature comme s’il y tombait un rayon dequelque beau soleil. Et je reste, elles doiventrevenir. Je les vois encore ! l’air leur a fait <strong>du</strong>bien, elles sont roses. J’entends dire autour demoi : Voilà une belle femme ! Ça me réjouit lecœur. N’est-ce pas mon sang ? J’aime leschevaux qui les traînent, et je voudrais être lepetit chien qu’elles ont sur leurs genoux. Je vis deleurs plaisirs. Chacun a sa façon d’aimer, lamienne ne fait pourtant de mal à personne,pourquoi le monde s’occupe-t-il de moi ? Je suisheureux à ma manière. Est-ce contre les lois quej’aille voir mes filles, le soir, au moment où ellessortent de leurs maisons pour se rendre au bal ?Quel chagrin pour moi si j’arrive trop tard, etqu’on me dise : Madame est sortie. Un soir j’aiatten<strong>du</strong> jusqu’à trois heures <strong>du</strong> matin pour voirNasie, que je n’avais pas vue depuis deux jours.J’ai manqué crever d’aise ! Je vous en prie, neparlez de moi que pour dire combien mes fillessont bonnes. Elles veulent me combler de toutessortes de cadeaux ; je les en empêche, je leur dis :217


Gardez donc votre argent ! Que voulez-vous quej’en fasse ? Il ne me faut rien. En effet, mon chermonsieur, que suis-je ? un méchant cadavre dontl’âme est partout où sont mes filles. Quand vousaurez vu madame de Nucingen, vous me direzcelle des deux que vous préférez, dit lebonhomme après un moment de silence envoyant Eugène qui se disposait à partir pour allerse promener aux Tuileries en attendant l’heure dese présenter chez madame de Beauséant.Cette promenade fut fatale à l’étudiant.Quelques femmes le remarquèrent. Il était sibeau, si jeune, et d’une élégance de si bon goût !En se voyant l’objet d’une attention presqueadmirative, il ne pensa plus à ses sœurs ni à satante dépouillées, ni à ses vertueusesrépugnances. Il avait vu passer au-dessus de satête ce démon qu’il est si facile de prendre pourun ange, ce Satan aux ailes diaprées, qui sèmedes rubis, qui jette ses flèches d’or au front despalais, empourpre les femmes, revêt d’un sotéclat les trônes, si simples dans leur origine, ilavait écouté le dieu de cette vanité crépitante dontle clinquant nous semble être un symbole de218


puissance. <strong>La</strong> parole de Vautrin, quelque cyniquequ’elle fût, s’était logée dans son cœur commedans le souvenir d’une vierge se grave le profilignoble d’une vieille marchande à la toilette, quilui a dit : « Or et amour à flots ! » Après avoirindolemment flâné, vers cinq heures Eugène seprésenta chez madame de Beauséant, et il y reçutun de ces coups terribles contre lesquels lescœurs jeunes sont sans armes. Il avait jusqu’alorstrouvé la vicomtesse pleine de cette aménitépolie, de cette grâce melliflue donnée parl’é<strong>du</strong>cation aristocratique, et qui n’est complèteque si elle vient <strong>du</strong> cœur.Quand il entra, madame de Beauséant fit ungeste sec, et lui dit d’une voix brève : – Monsieurde Rastignac, il m’est impossible de vous voir, ence moment <strong>du</strong> moins ! je suis en affaire...Pour un observateur, et Rastignac l’étaitdevenu promptement, cette phrase, le geste, leregard, l’inflexion de voix, étaient l’histoire <strong>du</strong>caractère et des habitudes de la caste. Il aperçut lamain de fer sous le gant de velours ; lapersonnalité, l’égoïsme, sous les manières ; le219


ois, sous le vernis. Il entendit enfin le MOI LEROI qui commence sous les panaches <strong>du</strong> trône etfinit sous le cimier <strong>du</strong> dernier gentilhomme.Eugène s’était trop facilement abandonné sur saparole à croire aux noblesses de la femme.Comme tous les malheureux, il avait signé debonne foi le pacte délicieux qui doit lier lebienfaiteur à l’obligé, et dont le premier articleconsacre entre les grands cœurs une complèteégalité. <strong>La</strong> bienfaisance, qui réunit deux êtres enun seul est une passion céleste aussi incomprise,aussi rare que l’est le véritable amour. L’un etl’autre est la prodigalité des belles âmes.Rastignac voulait arriver au bal de la <strong>du</strong>chesse deCarigliano, il dévora cette bourrasque.– Madame, dit-il d’une voix émue, s’il nes’agissait pas d’une chose importante, je ne seraispas venu vous importuner, soyez assez gracieusepour me permettre de vous voir plus tard,j’attendrai.– Eh bien ! venez dîner avec moi, dit-elle unpeu confuse de la <strong>du</strong>reté qu’elle avait mise dansses paroles ; car cette femme était vraiment aussi220


onne que grande.Quoique touché de ce retour soudain, Eugènese dit en s’en allant : « Rampe, supporte tout. Quedoivent être les autres, si, dans un moment, lameilleure des femmes efface les promesses deson amitié, te laisse là comme un vieux soulier ?Chacun pour soi, donc ? Il est vrai que sa maisonn’est pas une boutique, et que j’ai tort d’avoirbesoin d’elle. Il faut, comme dit Vautrin, se faireboulet de canon. » <strong>Le</strong>s amères réflexions del’étudiant furent bientôt dissipées par le plaisirqu’il se promettait en dînant chez la vicomtesse.Ainsi, par une sorte de fatalité, les moindresévénements de sa vie conspiraient à le pousserdans la carrière où, suivant les observations <strong>du</strong>terrible sphinx de la Maison Vauquer, il devait,comme sur un champ de bataille, tuer pour ne pasêtre tué, tromper pour ne pas être trompé, où ildevait déposer à la barrière sa conscience, soncœur, mettre un masque, se jouer sans pitié deshommes, et, comme à <strong>La</strong>cédémone, saisir safortune sans être vu, pour mériter la couronne.Quand il revint chez la vicomtesse, il la trouvapleine de cette bonté gracieuse qu’elle lui avait221


toujours témoignée. Tous deux allèrent dans unesalle à manger où le vicomte attendait sa femme,et où resplendissait ce luxe de table qui sous laRestauration fut poussé, comme chacun le sait, auplus haut degré. Monsieur de Beauséant,semblable à beaucoup de gens blasés, n’avait plusguère d’autres plaisirs que ceux de la bonnechère ; il était en fait de gourmandise de l’écolede Louis XVIII et <strong>du</strong> <strong>du</strong>c d’Escars. Sa tableoffrait donc un double luxe, celui <strong>du</strong> contenant etcelui <strong>du</strong> contenu. Jamais semblable spectaclen’avait frappé les yeux d’Eugène, qui dînait pourla première fois dans une de ces maisons où lesgrandeurs sociales sont héréditaires. <strong>La</strong> modevenait de supprimer les soupers qui terminaientautrefois les bals de l’empire, où les militairesavaient besoin de prendre des forces pour sepréparer à tous les combats qui les attendaient audedans comme au dehors. Eugène n’avait encoreassisté qu’à des bals. L’aplomb qui le distinguaplus tard si éminemment, et qu’il commençait àprendre, l’empêcha de s’ébahir niaisement. Maisen voyant cette argenterie sculptée, et les millerecherches d’une table somptueuse, en admirant222


pour la première fois un service fait sans bruit, ilétait difficile à un homme d’ardente imaginationde ne pas préférer cette vie constamment éléganteà la vie de privations qu’il voulait embrasser lematin. Sa pensée le rejeta pendant un momentdans sa pension bourgeoise ; il en eut une siprofonde horreur qu’il se jura de la quitter aumois de janvier, autant pour se mettre dans unemaison propre que pour fuir Vautrin, dont ilsentait la large main sur son épaule. Si l’on vientà songer aux mille formes que prend à Paris lacorruption, parlante ou muette, un homme de bonsens se demande par quelle aberration l’État ymet des écoles, y assemble des jeunes gens,comment les jolies femmes y sont respectées,comment l’or étalé par les changeurs ne s’envolepas magiquement de leurs sébiles. Mais si l’onvient à songer qu’il est peu d’exemples decrimes, voire même de délits commis par lesjeunes gens, de quel respect ne doit-on pas êtrepris pour ces patients Tantales qui se combattenteux-mêmes, et sont presque toujours victorieux !S’il était bien peint dans sa lutte avec Paris, lepauvre étudiant fournirait un des sujets les plus223


dramatiques de notre civilisation moderne.Madame de Beauséant regardait vainementEugène pour le convier à parler, il ne voulut riendire en présence <strong>du</strong> vicomte.– Me menez-vous ce soir aux Italiens ?demanda la vicomtesse à son mari.– Vous ne pouvez douter <strong>du</strong> plaisir quej’aurais à vous obéir, répondit-il avec unegalanterie moqueuse dont l’étudiant fut la <strong>du</strong>pe,mais je dois aller rejoindre quelqu’un auxVariétés.– Sa maîtresse, se dit-elle.– Vous n’avez donc pas d’Ajuda ce soir ?demanda le vicomte.– Non, répondit-elle avec humeur.– Eh bien ! s’il vous faut absolument un bras,prenez celui de monsieur de Rastignac.<strong>La</strong> vicomtesse regarda Eugène en souriant.– Ce sera bien compromettant pour vous, ditelle.– <strong>Le</strong> Français aime le péril, parce qu’il y224


trouve la gloire, a dit monsieur de Chateaubriand,répondit Rastignac en s’inclinant.Quelques moments après il fut emporté prèsde madame de Beauséant, dans un coupé rapide,au théâtre à la mode, et crut à quelque féerielorsqu’il entra dans une loge de face, et qu’il sevit le but de toutes les lorgnettes concurremmentavec la vicomtesse, dont la toilette étaitdélicieuse. Il marchait d’enchantements enenchantements.– Vous avez à me parler, lui dit madame deBeauséant. Ha ! tenez, voici madame deNucingen à trois loges de la nôtre. Sa sœur etmonsieur de Trailles sont de l’autre côté.En disant ces mots, la vicomtesse regardait laloge où devait être mademoiselle de Rochefide,et, n’y voyant pas monsieur d’Ajuda, sa figureprit un éclat extraordinaire.– Elle est charmante, dit Eugène après avoirregardé madame de Nucingen.– Elle a les cils blancs.– Oui, mais quelle jolie taille mince !225


– Elle a de grosses mains.– <strong>Le</strong>s beaux yeux !– Elle a le visage en long.– Mais la forme longue a de la distinction.– Cela est heureux pour elle qu’il y en ait là.Voyez comment elle prend et quitte son lorgnon !<strong>Le</strong> <strong>Goriot</strong> perce dans tous ses mouvements, dit lavicomtesse au grand étonnement d’Eugène.En effet, madame de Beauséant lorgnait lasalle et semblait ne pas faire attention à madamede Nucingen, dont elle ne perdait cependant pasun geste. L’assemblée était exquisément belle.Delphine de Nucingen n’était pas peu flattéed’occuper exclusivement le jeune, le beau,l’élégant cousin de madame de Beauséant, il neregardait qu’elle.– Si vous continuez à la couvrir de vosregards, vous allez faire scandale, monsieur deRastignac. Vous ne réussirez à rien, si vous vousjetez ainsi à la tête des gens.– Ma chère cousine, dit Eugène, vous m’avezdéjà bien protégé ; si vous voulez achever votre226


ouvrage, je ne vous demande plus que de merendre un service qui vous donnera peu de peineet me fera grand bien. Me voilà pris.– Déjà ?– Oui.– Et de cette femme ?– Mes prétentions seraient-elles donc écoutéesailleurs ? dit-il en lançant un regard pénétrant à sacousine. Madame la <strong>du</strong>chesse de Carigliano estattachée à madame la <strong>du</strong>chesse de Berry, reprit-ilaprès une pause, vous devez la voir, ayez la bontéde me présenter chez elle et de m’amener au balqu’elle donne lundi. J’y rencontrerai madame deNucingen, et je livrerai ma premièreescarmouche.– Volontiers, dit-elle. Si vous vous sentez déjà<strong>du</strong> goût pour elle, vos affaires de cœur vont trèsbien. Voici de Marsay dans la loge de laprincesse Galathionne. Madame de Nucingen estau supplice, elle se dépite. Il n’y a pas de meilleurmoment pour aborder une femme, surtout unefemme de banquier. Ces dames de la Chaussée-227


d’Antin aiment toutes la vengeance.– Que feriez-vous donc, vous, en pareil cas ?– Moi, je souffrirais en silence.En ce moment le marquis d’Ajuda se présentadans la loge de madame de Beauséant.– J’ai mal fait mes affaires afin de venir vousretrouver, dit-il, et je vous en instruis pour que cene soit pas un sacrifice.<strong>Le</strong>s rayonnements <strong>du</strong> visage de la vicomtesseapprirent à Eugène à reconnaître les expressionsd’un véritable amour, et à ne pas les confondreavec les simagrées de la coquetterie parisienne. Iladmira sa cousine, devint muet et céda sa place àmonsieur d’Ajuda en soupirant. « Quelle noble,quelle sublime créature est une femme qui aimeainsi ! se dit-il. Et cet homme la trahirait pour unepoupée ! comment peut-on la trahir ? » Il se sentitau cœur une rage d’enfant. Il aurait voulu serouler aux pieds de madame de Beauséant, ilsouhaitait le pouvoir des démons afin del’emporter dans son cœur, comme un aigle enlèvede la plaine dans son aire une jeune chèvre228


lanche qui tette encore. Il était humilié d’êtredans ce grand Musée de la beauté sans sontableau, sans une maîtresse à lui. « Avoir unemaîtresse est une position quasi royale, se disaitil,c’est le signe de la puissance ! » Et il regardamadame de Nucingen comme un homme insultéregarde son adversaire. <strong>La</strong> vicomtesse se retournavers lui pour lui adresser sur sa discrétion milleremerciements dans un clignement d’yeux. <strong>Le</strong>premier acte était fini.– Vous connaissez assez madame de Nucingenpour lui présenter monsieur de Rastignac ? ditelleau marquis d’Ajuda.– Mais elle sera charmée de voir monsieur, ditle marquis.<strong>Le</strong> beau Portugais se leva, prit le bras del’étudiant, qui en un clin d’œil se trouva auprèsde madame de Nucingen.– Madame la baronne, dit le marquis, j’ail’honneur de vous présenter le chevalier Eugènede Rastignac, un cousin de la vicomtesse deBeauséant. Vous faites une si vive impression surlui, que j’ai voulu compléter son bonheur en le229


approchant de son idole.Ces mots furent dits avec un certain accent deraillerie qui en faisait passer la pensée un peubrutale, mais qui, bien sauvée, ne déplaît jamais àune femme. Madame de Nucingen sourit, et offrità Eugène la place de son mari, qui venait desortir.– Je n’ose pas vous proposer de rester près demoi, monsieur, lui dit-elle. Quand on a lebonheur d’être auprès de madame de Beauséant,on y reste.– Mais, lui dit à voix basse Eugène, il mesemble, madame, que si je veux plaire à macousine, je demeurerai près de vous. Avantl’arrivée de monsieur le marquis, nous parlionsde vous et de la distinction de toute votrepersonne, dit-il à haute voix.Monsieur d’Ajuda se retira.– Vraiment, monsieur, dit la baronne, vousallez me rester ? Nous ferons donc connaissance,madame de Restaud m’avait déjà donné le plusvif désir de vous voir.230


– Elle est donc bien fausse, elle m’a faitconsigner à sa porte.– Comment ?– Madame, j’aurai la conscience de vous endire la raison ; mais je réclame toute votrein<strong>du</strong>lgence en vous confiant un pareil secret. Jesuis le voisin de monsieur votre père. J’ignoraisque madame de Restaud fût sa fille. J’ai enl’imprudence d’en parler fort innocemment, etj’ai fâché madame votre sœur et son mari. Vousne sauriez croire combien madame la <strong>du</strong>chesse de<strong>La</strong>ngeais et ma cousine ont trouvé cette apostasiefiliale de mauvais goût. Je leur ai raconté lascène, elles en ont ri comme des folles. Ce futalors qu’en faisant un parallèle entre vous et votresœur, madame de Beauséant me parla de vous enfort bons termes, et me dit combien vous étiezexcellente pour mon voisin, monsieur <strong>Goriot</strong>.Comment, en effet, ne l’aimeriez-vous pas ? ilvous adore si passionnément que j’en suis déjàjaloux. Nous avons parlé de vous ce matinpendant deux heures. Puis, tout plein de ce quevotre père m’a raconté ; ce soir en dînant avec ma231


cousine, je lui disais que vous ne pouviez pas êtreaussi belle que vous étiez aimante. Voulant sansdoute favoriser une si chaude admiration,madame de Beauséant m’a amené ici, en medisant avec sa grâce habituelle que je vous yverrais.– Comment, monsieur, dit la femme <strong>du</strong>banquier, je vous dois déjà de la reconnaissance ?Encore un peu, nous allons être de vieux amis.– Quoique l’amitié doive être près de vous unsentiment peu vulgaire, dit Rastignac, je ne veuxjamais être votre ami.Ces sottises stéréotypées à l’usage desdébutants paraissent toujours charmantes auxfemmes, et ne sont pauvres que lues à froid. <strong>Le</strong>geste, l’accent, le regard d’un jeune homme, leurdonnent d’incalculables valeurs. Madame deNucingen trouva Rastignac charmant. Puis,comme toutes les femmes, ne pouvant rien dire àdes questions aussi drument posées que l’étaitcelle de l’étudiant, elle répondit à autre chose.– Oui, ma sœur se fait tort par la manière dontelle se con<strong>du</strong>it avec ce pauvre père, qui vraiment232


a été pour nous un dieu. Il a fallu que monsieurde Nucingen m’ordonnât positivement de ne voirmon père que le matin, pour que je cédasse sur cepoint. Mais j’en ai longtemps été bienmalheureuse. Je pleurais. Ces violences, venuesaprès les brutalités <strong>du</strong> mariage, ont été l’une desraisons qui troublèrent le plus mon ménage. Jesuis certes la femme de Paris la plus heureuse auxyeux <strong>du</strong> monde, la plus malheureuse en réalité.Vous allez me trouver folle de vous parler ainsi.Mais vous connaissez mon père, et, à ce titre,vous ne pouvez pas m’être étranger.– Vous n’aurez jamais rencontré personne, luidit Eugène, qui soit animé d’un plus vif désir devous appartenir. Que cherchez-vous toutes ? lebonheur, reprit-il d’une voix qui allait à l’âme.Eh ! bien, si, pour une femme, le bonheur estd’être aimée, adorée, d’avoir un ami à qui ellepuisse confier ses désirs, ses fantaisies, seschagrins, ses joies ; se montrer dans la nudité deson âme, avec ses jolis défauts et ses bellesqualités, sans craindre d’être trahie ; croyez-moi,ce cœur dévoué, toujours ardent, ne peut serencontrer que chez un homme jeune, plein233


d’illusions, qui peut mourir sur un seul de vossignes, qui ne sait rien encore <strong>du</strong> monde et n’enveut rien savoir, parce que vous devenez lemonde pour lui. Moi, voyez-vous, vous allez rirede ma naïveté, j’arrive <strong>du</strong> fond d’une province,entièrement neuf, n’ayant connu que de bellesâmes, et je comptais rester sans amour. Il m’estarrivé de voir ma cousine, qui m’a mis trop prèsde son cœur ; elle m’a fait deviner les milletrésors de la passion ; je suis, comme Chérubin,l’amant de toutes les femmes, en attendant que jepuisse me dévouer à quelqu’une d’entre elles. Envous voyant, quand je suis entré, je me suis sentiporté vers vous comme par un courant. J’avaisdéjà tant pensé à vous ! Mais je ne vous avais pasrêvée aussi belle que vous l’êtes en réalité.Madame de Beauséant m’a ordonné de ne pasvous tant regarder. Elle ne sait pas ce qu’il y ad’attrayant à voir vos jolies lèvres rouges, votreteint blanc, vos yeux si doux. Moi aussi, je vousdis des folies, mais laissez-les-moi dire.Rien ne plaît plus aux femmes que des’entendre débiter ces douces paroles. <strong>La</strong> plussévère dévote les écoute, même quand elle ne234


doit pas y répondre. Après avoir ainsi commencé,Rastignac défila son chapelet d’une voixcoquettement sourde ; et madame de Nucingenencourageait Eugène par des sourires enregardant de temps en temps de Marsay, qui nequittait pas la loge de la princesse Galathionne.Rastignac resta près de madame de Nucingenjusqu’au moment où son mari vint la chercherpour l’emmener.– Madame, lui dit Eugène, j’aurai le plaisir devous aller voir avant le bal de la <strong>du</strong>chesse deCarigliano.– Puisqui matame fous encache, dit le baron,épais Alsacien dont la figure ronde annonçait unedangereuse finesse, fous êtes sir d’êdre pien ressi.– Mes affaires sont en bon train, car elle nes’est pas bien effarouchée en m’entendant luidire : M’aimerez-vous bien ? <strong>Le</strong> mors est mis àma bête, sautons dessus et gouvernons-la, se ditEugène en allant saluer madame de Beauséantqui se levait et se retirait avec d’Ajuda. <strong>Le</strong> pauvreétudiant ne savait pas que la baronne étaitdistraite, et attendait de de Marsay une de ces235


lettres décisives qui déchirent l’âme. Toutheureux de son faux succès, Eugène accompagnala vicomtesse jusqu’au péristyle, où chacunattend sa voiture.– Votre cousin ne se ressemble plus à luimême,dit le Portugais en riant à la vicomtessequand Eugène les eut quittés. Il va faire sauter labanque. Il est souple comme une anguille, et jecrois qu’il ira loin. Vous seule avez pu lui triersur le volet une femme au moment où il faut laconsoler.– Mais, dit madame de Beauséant, il fautsavoir si elle aime encore celui qui l’abandonne.L’étudiant revint à pied <strong>du</strong> Théâtre-Italien à larue Neuve-Sainte-Geneviève, en faisant les plusdoux projets. Il avait bien remarqué l’attentionavec laquelle madame de Restaud l’avaitexaminé, soit dans la loge de la vicomtesse, soitdans celle de madame de Nucingen, et il présumaque la porte de la comtesse ne lui serait plusfermée. Ainsi déjà quatre relations majeures, caril comptait bien plaire à la maréchale, allaient luiêtre acquises au cœur de la haute société236


parisienne. Sans trop s’expliquer les moyens, ildevinait par avance que, dans le jeu compliquédes intérêts de ce monde, il devait s’accrocher àun rouage pour se trouver en haut de la machine,et il se sentait la force d’en enrayer la roue. « Simadame de Nucingen s’intéresse à moi, je luiapprendrai à gouverner son mari. Ce mari fait desaffaires d’or, il pourra m’aider à ramasser toutd’un coup une fortune. » Il ne se disait pas celacrûment, il n’était pas encore assez politique pourchiffrer une situation, l’apprécier et la calculer ;ces idées flottaient à l’horizon sous la forme delégers nuages, et, quoiqu’elles n’eussent pasl’âpreté de celles de Vautrin, si elles avaient étésoumises au creuset de la conscience ellesn’auraient rien donné de bien pur. <strong>Le</strong>s hommesarrivent, par une suite de transactions de ce genre,à cette morale relâchée que professe l’époqueactuelle, où se rencontrent plus rarement que dansaucun temps ces hommes rectangulaires, cesbelles volontés qui ne se plient jamais au mal, àqui la moindre déviation de la ligne droite sembleêtre un crime : magnifiques images de la probitéqui nous ont valu deux chefs-d’œuvre, Alceste de237


Molière, puis récemment Jenny Deans et sonpère, dans l’œuvre de Walter Scott. Peut-êtrel’œuvre opposée, la peinture des sinuosités danslesquelles un homme <strong>du</strong> monde, un ambitieux faitrouler sa conscience, en essayant de côtoyer lemal, afin d’arriver à son but en gardant lesapparences, ne serait-elle ni moins belle, ni moinsdramatique. En atteignant au seuil de sa pension,Rastignac s’était épris de madame de Nucingen,elle lui avait paru svelte, fine comme unehirondelle. L’enivrante douceur de ses yeux, letissu délicat et soyeux de sa peau sous laquelle ilavait cru voir couler le sang, le son enchanteur desa voix, ses blonds cheveux, il se rappelait tout, etpeut-être la marche, en mettant son sang enmouvement, aidait-elle à cette fascination.L’étudiant frappa rudement à la porte <strong>du</strong> père<strong>Goriot</strong>.– Mon voisin, dit-il, j’ai vu madame Delphine.– Où ?– Aux Italiens.– S’amusait-elle bien ? Entrez donc. Et lebonhomme, qui s’était levé en chemise, ouvrit sa238


porte et se recoucha promptement.– Parlez-moi donc d’elle, demanda-t-il.Eugène, qui se trouvait pour la première foischez le père <strong>Goriot</strong>, ne fut pas maître d’unmouvement de stupéfaction en voyant le bougeoù vivait le père, après avoir admiré la toilette dela fille. <strong>La</strong> fenêtre était sans rideaux ; le papier detenture collé sur les murailles s’en détachait enplusieurs endroits par l’effet de l’humidité, et serecroquevillait en laissant apercevoir le plâtrejauni par la fumée. <strong>Le</strong> bonhomme gisait sur unmauvais lit, n’avait qu’une maigre couverture etun couvre-pied ouaté fait avec les bons morceauxdes vieilles robes de madame Vauquer. <strong>Le</strong>carreau était humide et plein de poussière. Enface de la croisée se voyait une de ces vieillescommodes en bois de rose à ventre renflé, qui ontdes mains en cuivre tor<strong>du</strong> en façon de sarmentsdécorés de feuilles ou de fleurs ; un vieux meubleà tablette de bois sur lequel était un pot à eaudans sa cuvette et tous les ustensiles nécessairespour se faire la barbe. Dans un coin, les souliers ;à la tête <strong>du</strong> lit, une table de nuit sans porte ni239


marbre ; au coin de la cheminée, où il n’y avaitpas trace de feu, se trouvait la table carrée, enbois de noyer, dont la barre avait servi au père<strong>Goriot</strong> à dénaturer son écuelle en vermeil. Unméchant secrétaire sur lequel était le chapeau <strong>du</strong>bonhomme, un fauteuil foncé de paille et deuxchaises complétaient ce mobilier misérable. <strong>La</strong>flèche <strong>du</strong> lit, attachée au plancher par une loque,soutenait une mauvaise bande d’étoffes àcarreaux rouges et blancs. <strong>Le</strong> plus pauvrecommissionnaire était certes moins mal meublédans son grenier, que ne l’était le père <strong>Goriot</strong>chez madame Vauquer. L’aspect de cettechambre donnait froid et serrait le cœur, elleressemblait au plus triste logement d’une prison.Heureusement <strong>Goriot</strong> ne vit pas l’expression quise peignit sur la physionomie d’Eugène quandcelui-ci posa sa chandelle sur la table de nuit. <strong>Le</strong>bonhomme se tourna de son côté en restantcouvert jusqu’au menton.– Eh ! bien, qui aimez-vous mieux de madamede Restaud ou de madame de Nucingen ?– Je préfère madame Delphine, répondit240


l’étudiant, parce qu’elle vous aime mieux.À cette parole chaudement dite, le bonhommesortit son bras <strong>du</strong> lit et serra la main d’Eugène.– Merci, merci, répondit le vieillard ému. Quevous a-t-elle donc dit de moi ?L’étudiant répéta les paroles de la baronne enles embellissant, et le vieillard l’écouta commes’il eût enten<strong>du</strong> la parole de Dieu.– Chère enfant ! oui, oui, elle m’aime bien.Mais ne la croyez pas dans ce qu’elle vous a ditd’Anastasie. <strong>Le</strong>s deux sœurs se jalousent, voyezvous? c’est encore une preuve de leur tendresse.Madame de Restaud m’aime bien aussi. Je le sais.Un père est avec ses enfants comme Dieu estavec nous, il va jusqu’au fond des cœurs, et jugeles intentions. Elles sont toutes deux aussiaimantes. Oh ! si j’avais eu de bons gendres,j’aurais été trop heureux. Il n’est sans doute pasde bonheur complet ici-bas. Si j’avais vécu chezelles ; mais rien que d’entendre leurs voix, de lessavoir là, de les voir aller, sortir, comme quand jeles avais chez moi, ça m’eût fait cabrioler lecœur. Étaient-elles bien mises ?241


– Oui, dit Eugène. Mais, monsieur <strong>Goriot</strong>,comment, en ayant des filles aussi richementétablies que sont les vôtres, pouvez-vousdemeurer dans un taudis pareil ?– Ma foi, dit-il, d’un air en apparenceinsouciant, à quoi cela me servirait-il d’êtremieux ? Je ne puis guère vous expliquer ceschoses-là ; je ne sais pas dire deux paroles desuite comme il faut. Tout est là, ajouta-t-il en sefrappant le cœur. Ma vie, à moi, est dans mesdeux filles. Si elles s’amusent, si elles sontheureuses, bravement mises, si elles marchent surdes tapis, qu’importe de quel drap je sois vêtu, etcomment est l’endroit où je me couche ? Je n’aipoint froid si elles ont chaud, je ne m’ennuiejamais si elles rient. Je n’ai de chagrins que lesleurs. Quand vous serez père, quand vous vousdirez, en oyant gazouiller vos enfants : C’est sortide moi ! que vous sentirez ces petites créaturestenir à chaque goutte de votre sang, dont elles ontété la fine fleur, car c’est ça ! vous vous croirezattaché à leur peau, vous croirez être agité vousmêmepar leur marche. <strong>Le</strong>ur voix me répondpartout. Un regard d’elles, quand il est triste, me242


fige le sang. Un jour vous saurez que l’on estbien plus heureux de leur bonheur que <strong>du</strong> sienpropre. Je ne peux pas vous expliquer ça : c’estdes mouvements intérieurs qui répandent l’aisepartout. Enfin, je vis trois fois. Voulez-vous queje vous dise une drôle de chose ? Eh bien ! quandj’ai été père, j’ai compris Dieu. Il est tout entierpartout, puisque la création est sortie de lui.Monsieur, je suis ainsi avec mes filles. Seulementj’aime mieux mes filles que Dieu n’aime lemonde, parce que le monde n’est pas si beau queDieu, et que mes filles sont plus belles que moi.Elles me tiennent si bien à l’âme, que j’avais idéeque vous les verriez ce soir. Mon Dieu ! unhomme qui rendrait ma petite Delphine aussiheureuse qu’une femme l’est quand elle est bienaimée ; mais je lui cirerais ses bottes, je lui feraisses commissions. J’ai su par sa femme dechambre que ce petit monsieur de Marsay est unmauvais chien. Il m’a pris des envies de lui tordrele cou. Ne pas aimer un bijou de femme, une voixde rossignol, et faite comme un modèle ! Où a-telleeu les yeux d’épouser cette grosse souched’Alsacien ? Il leur fallait à toutes deux de jolis243


jeunes gens bien aimables.. Enfin, elles ont fait àleur fantaisie.<strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> était sublime. Jamais Eugènene l’avait pu voir illuminé par les feux de sapassion paternelle. Une chose digne de remarqueest la puissance d’infusion que possèdent lessentiments. Quelque grossière que soit unecréature, dès qu’elle exprime une affection forteet vraie, elle exhale un fluide particulier quimodifie la physionomie, anime le geste, colore lavoix. Souvent l’être le plus stupide arrive, sousl’effort de la passion, à la plus haute éloquencedans l’idée, si ce n’est dans le langage, et semblese mouvoir dans une sphère lumineuse. Il y avaiten ce moment dans la voix, dans le geste de cebonhomme, la puissance communicative quisignale le grand acteur. Mais nos beauxsentiments ne sont-ils pas les poésies de lavolonté ?– Eh ! bien, vous ne serez peut-être pas fâchéd’apprendre, lui dit Eugène, qu’elle va rompresans doute avec ce de Marsay. Ce beau-fils l’aquittée pour s’attacher à la princesse Galathionne.244


Quant à moi, ce soir, je suis tombé amoureux demadame Delphine.– Bah ! dit le père <strong>Goriot</strong>.– Oui. Je ne lui ai pas déplu. Nous avons parléamour pendant une heure, et je dois aller la voiraprès-demain samedi.– Oh ! que je vous aimerais, mon chermonsieur, si vous lui plaisiez. Vous êtes bon,vous ne la tourmenteriez point. Si vous latrahissiez, je vous couperais le cou, d’abord. Unefemme n’a pas deux amours, voyez-vous ? MonDieu ! mais je dis des bêtises, monsieur Eugène.Il fait froid ici pour vous. Mon Dieu ! vous l’avezdonc enten<strong>du</strong>e, que vous a-t-elle dit pour moi ?– Rien, se dit en lui-même Eugène. Elle m’adit, répondit-il à haute voix, qu’elle vousenvoyait un bon baiser de fille.– Adieu, mon voisin, dormez bien, faites debeaux rêves ; les miens sont tout faits avec cemot-là. Que Dieu vous protége dans tous vosdésirs ! Vous avez été pour moi ce soir comme unbon ange, vous me rapportez l’air de ma fille.245


– <strong>Le</strong> pauvre homme, se dit Eugène en secouchant, il y a de quoi toucher des cœurs demarbre. Sa fille n’a pas plus pensé à lui qu’auGrand-Turc.Depuis cette conversation, le père <strong>Goriot</strong> vitdans son voisin un confident inespéré, un ami. Ils’était établi entre eux les seuls rapports parlesquels ce vieillard pouvait s’attacher à un autrehomme. <strong>Le</strong>s passions ne font jamais de fauxcalculs. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> se voyait un peu plus prèsde sa fille Delphine, il s’en voyait mieux reçu, siEugène devenait cher à la baronne. D’ailleurs illui avait confié l’une de ses douleurs. Madame deNucingen, à laquelle mille fois par jour ilsouhaitait le bonheur, n’avait pas connu lesdouceurs de l’amour. Certes, Eugène était, pourse servir de son expression, un des jeunes gensles plus gentils qu’il eût jamais vus, et il semblaitpressentir qu’il lui donnerait tous les plaisirs dontelle avait été privée. <strong>Le</strong> bonhomme se prit doncpour son voisin d’une amitié qui alla croissant, etsans laquelle il eût été sans doute impossible deconnaître le dénouement de cette histoire.246


<strong>Le</strong> lendemain matin, au déjeuner, l’affectationavec laquelle le père <strong>Goriot</strong> regardait Eugène,près <strong>du</strong>quel il se plaça, les quelques paroles qu’illui dit, et le changement de sa physionomie,ordinairement semblable à un masque de plâtre,surprirent les pensionnaires. Vautrin, qui revoyaitl’étudiant pour la première fois depuis leurconférence, semblait vouloir lire dans son âme.En se souvenant <strong>du</strong> projet de cet homme, Eugène,qui, avant de s’endormir, avait, pendant la nuit,mesuré le vaste champ qui s’ouvrait à sesregards, pensa nécessairement à la dot demademoiselle Taillefer, et ne put s’empêcher deregarder Victorine comme le plus vertueux jeunehomme regarde une riche héritière. Par hasard,leurs yeux se rencontrèrent. <strong>La</strong> pauvre fille nemanqua pas de trouver Eugène charmant dans sanouvelle tenue. <strong>Le</strong> coup d’œil qu’ils échangèrentfut assez significatif pour que Rastignac ne doutâtpas d’être pour elle l’objet de ces confus désirsqui atteignent toutes les jeunes filles et qu’ellesrattachent au premier être sé<strong>du</strong>isant. Une voix luicriait : Huit cent mille francs ! Mais tout à coup ilse rejeta dans ses souvenirs de la veille, et pensa247


que sa passion de commande pour madame deNucingen était l’antidote de ses mauvaisespensées involontaires.– L’on donnait hier aux Italiens le Barbier deSéville de Rossini. Je n’avais jamais enten<strong>du</strong> de sidélicieuse musique, dit-il. Mon Dieu ! est-onheureux d’avoir une loge aux Italiens.<strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> saisit cette parole au volcomme un chien saisit un mouvement de sonmaître.– Vous êtes comme des coqs-en-pâte, ditmadame Vauquer, vous autres hommes, vousfaites tout ce qui vous plaît.– Comment êtes-vous revenu, demandaVautrin.– À pied, répondit Eugène.– Moi, reprit le tentateur, je n’aimerais pas dedemi-plaisirs ; je voudrais aller là dans mavoiture, dans ma loge, et revenir biencommodément. Tout ou rien ! voilà ma devise.– Et qui est bonne, reprit madame Vauquer.– Vous irez peut-être voir madame de248


Nucingen, dit Eugène à voix basse à <strong>Goriot</strong>. Ellevous recevra, certes, à bras ouverts ; elle voudrasavoir de vous mille petits détails sur moi. J’aiappris qu’elle ferait tout au monde pour êtrereçue chez ma cousine, madame la vicomtesse deBeauséant. N’oubliez pas de lui dire que je l’aimetrop pour ne pas penser à lui procurer cettesatisfaction.Rastignac s’en alla promptement à l’École dedroit, il voulait rester le moins de temps possibledans cette odieuse maison. Il flâna pendantpresque toute la journée, en proie à cette fièvre detête qu’ont connue les jeunes gens affectés detrop vives espérances. <strong>Le</strong>s raisonnements deVautrin le faisaient réfléchir à la vie sociale, aumoment où il rencontra son ami Bianchon dans lejardin <strong>du</strong> Luxembourg.– Où as-tu pris cet air grave ? lui dit l’étudianten médecine en lui prenant le bras pour sepromener devant le palais.– Je suis tourmenté par de mauvaises idées.– En quel genre ? Ça se guérit, les idées.249


– Comment ?– En y succombant.– Tu ris sans savoir ce dont il s’agit. As-tu luRousseau ?– Oui.– Te souviens-tu de ce passage où il demandeà son lecteur ce qu’il ferait au cas où il pourraits’enrichir en tuant à la Chine par sa seule volontéun vieux mandarin, sans bouger de Paris.– Oui.– Eh ! bien ?– Bah ! J’en suis à mon trente-troisièmemandarin.– Ne plaisante pas. Allons, s’il t’était prouvéque la chose est possible et qu’il te suffît d’unsigne de tête, le ferais-tu ?– Est-il bien vieux, le mandarin ? Mais, bah !jeune ou vieux, paralytique ou bien portant, mafoi... Diantre ! Eh ! bien, non.– Tu es un brave garçon, Bianchon. Mais si tuaimais une femme à te mettre pour elle l’âme à250


l’envers, et qu’il lui fallût de l’argent, beaucoupd’argent pour sa toilette, pour sa voiture, pourtoutes ses fantaisies enfin ?– Mais tu m’ôtes la raison, et tu veux que jeraisonne.– Eh ! bien, Bianchon, je suis fou, guéris-moi.J’ai deux sœurs qui sont des anges de beauté, decandeur, et je veux qu’elles soient heureuses. Oùprendre deux cent mille francs pour leur dot d’icià cinq ans ? Il est, vois-tu, des circonstances dansla vie où il faut jouer gros jeu et ne pas user sonbonheur à gagner des sous.– Mais tu poses la question qui se trouve àl’entrée de la vie pour tout le monde, et tu veuxcouper le nœud gordien avec l’épée. Pour agirainsi, mon cher, il faut être Alexandre, sinon l’onva au bagne. Moi, je suis heureux de la petiteexistence que je me créerai en province, où jesuccéderai tout bêtement à mon père. <strong>Le</strong>saffections de l’homme se satisfont dans le pluspetit cercle aussi pleinement que dans uneimmense circonférence. Napoléon ne dînait pasdeux fois, et ne pouvait pas avoir plus de251


maîtresses qu’en prend un étudiant en médecinequand il est interne aux Capucins. Notre bonheur,mon cher, tiendra toujours entre la plante de nospieds et notre occiput ; et, qu’il coûte un millionpar an ou cent louis, la perception intrinsèque enest la même au dedans de nous. Je conclus à lavie <strong>du</strong> Chinois.– Merci, tu m’as fait <strong>du</strong> bien, Bianchon ! nousserons toujours amis.– Dis donc, reprit l’étudiant en médecine, ensortant <strong>du</strong> cours de Cuvier au Jardin-des-Plantesje viens d’apercevoir la Michonneau et le Poiretcausant sur un banc avec un monsieur que j’ai vudans les troubles de l’année dernière aux environsde la Chambre des Députés, et qui m’a fait l’effetd’être un homme de la police déguisé en honnêtebourgeois vivant de ses rentes. Étudions cecouple-là : je te dirai pourquoi. Adieu, je vaisrépondre à mon appel de quatre heures.Quand Eugène revint à la pension, il trouva lepère <strong>Goriot</strong> qui l’attendait.– Tenez, dit le bonhomme, voilà une lettred’elle. Hein, la jolie écriture !252


Eugène décacheta la lettre et lut.« Monsieur, mon père m’a dit que vous aimiezla musique italienne. Je serais heureuse si vousvouliez me faire le plaisir d’accepter une placedans ma loge. Nous aurons samedi la Fodor etPellegrini, je suis sûre alors que vous ne merefuserez pas. Monsieur de Nucingen se joint àmoi pour vous prier de venir dîner avec nous sanscérémonie. Si vous acceptez, vous le rendrez biencontent de n’avoir pas à s’acquitter de sa corvéeconjugale en m’accompagnant. Ne me répondezpas, venez, et agréez mes compliments.« D. de N. »– Montrez-la-moi, dit le bonhomme à Eugènequand il eut lu la lettre. Vous irez, n’est-ce pas ?ajouta-t-il après avoir flairé le papier. Cela sent-ilbon ! Ses doigts ont touché ça, pourtant !– Une femme ne se jette pas ainsi à la têted’un homme, se disait l’étudiant. Elle veut seservir de moi pour ramener de Marsay. Il n’y a253


que le dépit qui fasse faire de ces choses-là.– Eh ! bien, dit le père <strong>Goriot</strong>, à quoi pensezvousdonc ?Eugène ne connaissait pas le délire de vanitédont certaines femmes étaient saisies en cemoment, et ne savait pas que, pour s’ouvrir uneporte dans le faubourg Saint-Germain, la femmed’un banquier était capable de tous les sacrifices.À cette époque, la mode commençait à mettre audessusde toutes les femmes celles qui étaientadmises dans la société <strong>du</strong> faubourg Saint-Germain, dites les dames <strong>du</strong> Petit-Château, parmilesquelles madame de Beauséant, son amie la<strong>du</strong>chesse de <strong>La</strong>ngeais et la <strong>du</strong>chesse deMaufrigneuse tenaient le premier rang. Rastignacseul ignorait la fureur dont étaient saisies lesfemmes de la Chaussée-d’Antin pour entrer dansle cercle supérieur où brillaient les constellationsde leur sexe. Mais sa défiance le servit bien, ellelui donna de la froideur, et le triste pouvoir deposer des conditions au lieu d’en recevoir.– Oui, j’irai, répondit-il.Ainsi la curiosité le menait chez madame de254


Nucingen, tandis que, si cette femme l’eûtdédaigné, peut-être y aurait-il été con<strong>du</strong>it par lapassion. Néanmoins il n’attendit pas le lendemainet l’heure de partir sans une sorte d’impatience.Pour un jeune homme, il existe dans sa premièreintrigue autant de charmes peut-être qu’il s’enrencontre dans un premier amour. <strong>La</strong> certitude deréussir engendre mille félicités que les hommesn’avouent pas, et qui font tout le charme decertaines femmes. <strong>Le</strong> désir ne naît pas moins dela difficulté que de la facilité des triomphes.Toutes les passions des hommes sont biencertainement excitées ou entretenues par l’une oul’autre de ces deux causes, qui divisent l’empireamoureux. Peut-être cette division est-elle uneconséquence de la grande question destempéraments, qui domine, quoi qu’on en dise, lasociété. Si les mélancoliques ont besoin <strong>du</strong>tonique des coquetteries, peut-être les gensnerveux ou sanguins décampent-ils si larésistance <strong>du</strong>re trop. En d’autres termes, l’élégieest aussi essentiellement lymphatique que ledithyrambe est bilieux. En faisant sa toilette,Eugène savoura tous ces petits bonheurs dont255


n’osent parler les jeunes gens, de peur de se fairemoquer d’eux, mais qui chatouillent l’amourpropre.Il arrangeait ses cheveux en pensant quele regard d’une jolie femme se coulerait sousleurs boucles noires. Il se permit des singeriesenfantines autant qu’en aurait fait une jeune filleen s’habillant pour le bal. Il regardacomplaisamment sa taille mince, en déplissantson habit. – Il est certain, se dit-il, qu’on en peuttrouver de plus mal tournés ! Puis il descendit aumoment où tous les habitués de la pension étaientà table, et reçut gaiement le hourra de sottises quesa tenue élégante excita. Un trait des mœursparticulières aux pensions bourgeoises estl’ébahissement qu’y cause une toilette soignée.Personne n’y met un habit neuf sans que chacundise son mot.– Kt, kt, kt, kt, fit Bianchon en faisant claquersa langue contre son palais, comme pour exciterun cheval.– Tournure de <strong>du</strong>c et pair ! dit madameVauquer.– Monsieur va en conquête ? fit observer256


mademoiselle Michonneau.– Kocquériko ! cria le peintre.– Mes compliments à madame votre épouse,dit l’employé au Muséum.– Monsieur a une épouse ? demanda Poiret.– Une épouse à compartiments, qui va surl’eau, garantie bon teint, dans les prix de vingtcinqà quarante, dessins à carreaux <strong>du</strong> derniergoût, susceptible de se laver, d’un joli porter,moitié fil, moitié coton, moitié laine, guérissant lemal de dents, et autres maladies approuvées parl’Académie royale de Médecine ! excellented’ailleurs pour les enfants ! meilleure encorecontre les maux de tête, les plénitudes et autresmaladies de l’œsophage, des yeux et des oreilles,cria Vautrin avec la volubilité comique etl’accentuation d’un opérateur. Mais combiencette merveille, me direz-vous, messieurs, deuxsous ! Non. Rien <strong>du</strong> tout. C’est un reste desfournitures faites au grand-Mogol, et que tout lessouverains de l’Europe, y compris le grrrrrrand<strong>du</strong>cde Bade, ont voulu voir ! Entrez droit devantvous ! et passez au petit bureau. Allez, la257


musique ! Brooum, là, là, trinn ! là, boum,boum ! Monsieur de la clarinette, tu joues faux,reprit-il d’une voix enrouée, je te donnerai sur lesdoigts.– Mon Dieu ! que cet homme-là est agréable,dit madame Vauquer à madame Couture, je nem’ennuierais jamais avec lui.Au milieu des rires et des plaisanteries, dontce discours comiquement débité fut le signal,Eugène put saisir le regard furtif de mademoiselleTaillefer qui se pencha sur madame Couture, àl’oreille de laquelle elle dit quelques mots.– Voilà le cabriolet, dit Sylvie.– Où dîne-t-il donc ? demanda Bianchon.– Chez madame la baronne de Nucingen.– <strong>La</strong> fille de monsieur <strong>Goriot</strong>, réponditl’étudiant.À ce nom, les regards se portèrent sur l’ancienvermicellier, qui contemplait Eugène avec unesorte d’envie.Rastignac arriva rue Saint-<strong>La</strong>zare, dans une deces maisons légères, à colonnes minces, à258


portiques mesquins, qui constituent le joli à Paris,une véritable maison de banquier, pleine derecherches coûteuses, des stucs, des paliersd’escalier en mosaïque de marbre. Il trouvamadame de Nucingen dans un petit salon àpeintures italiennes, dont le décor ressemblait àcelui des cafés. <strong>La</strong> baronne était triste. <strong>Le</strong>s effortsqu’elle fit pour cacher son chagrin intéressèrentd’autant plus vivement Eugène qu’il n’y avaitrien de joué. Il croyait rendre une femme joyeusepar sa présence, et la trouvait au désespoir. Cedésappointement piqua son amour-propre.– J’ai bien peu de droits à votre confiance,madame, dit-il après l’avoir lutinée sur sapréoccupation ; mais si je vous gênais, je comptesur votre bonne foi, vous me le diriezfranchement.– Restez, dit-elle, je serais seule si vous vousen alliez. Nucingen dîne en ville, et je nevoudrais pas être seule, j’ai besoin de distraction.– Mais qu’avez vous ?– Vous seriez la dernière personne à qui je ledirais, s’écria-t-elle.259


– Je veux le savoir, je dois alors être pourquelque chose dans ce secret.– Peut-être ! Mais non, reprit-elle, c’est desquerelles de ménage qui doivent être enseveliesau fond <strong>du</strong> cœur. Ne vous le disais-je pas avanthier? je ne suis point heureuse. <strong>Le</strong>s chaînes d’orsont les plus pesantes.Quand une femme dit à un jeune hommequ’elle est malheureuse, si ce jeune homme estspirituel, bien mis, s’il a quinze cents francsd’oisiveté dans sa poche, il doit penser ce que sedisait Eugène, et devient fat.– Que pouvez-vous désirer ? répondit-il. Vousêtes belle, jeune, aimée, riche.– Ne parlons pas de moi, dit-elle en faisant unsinistre mouvement de tête. Nous dîneronsensemble, tête à tête, nous irons entendre la plusdélicieuse musique. Suis-je à votre goût ? repritelleen se levant et montrant sa robe en cachemireblanc à dessins perses de la plus riche élégance.– Je voudrais que vous fussiez toute à moi, ditEugène. Vous êtes charmante.260


– Vous auriez une triste propriété, dit-elle ensouriant avec amertume. Rien ici ne vousannonce le malheur, et cependant, malgré cesapparences, je suis au désespoir. Mes chagrinsm’ôtent le sommeil, je deviendrai laide.– Oh ! cela est impossible, dit l’étudiant. Maisje suis curieux de connaître ces peines qu’unamour dévoué n’effacerait pas ?– Ah ! si je vous les confiais, vous me fuiriez,dit-elle. Vous ne m’aimez encore que par unegalanterie qui est de costume chez les hommes ;mais si vous m’aimiez bien, vous tomberiez dansun désespoir affreux. Vous voyez que je dois metaire. De grâce, reprit-elle, parlons d’autre chose.Venez voir mes appartements.– Non, restons ici, répondit Eugène ens’asseyant sur une causeuse devant le feu près demadame de Nucingen, dont il prit la main avecassurance.Elle la laissa prendre et l’appuya même surcelle <strong>du</strong> jeune homme par un de ces mouvementsde force concentrée qui trahissent de fortesémotions.261


– Écoutez, lui dit Rastignac ; si vous avez deschagrins, vous devez me les confier. Je veux vousprouver que je vous aime pour vous. Ou vousparlerez et me direz vos peines afin que je puisseles dissiper, fallût-il tuer six hommes, ou jesortirai pour ne plus revenir.– Eh ! bien, s’écria-t-elle saisie par une penséede désespoir qui la fit se frapper le front, je vaisvous mettre à l’instant même à l’épreuve. Oui, sedit-elle, il n’est plus que ce moyen. Elle sonna.– <strong>La</strong> voiture de monsieur est-elle attelée ? ditelleà son valet de chambre.– Oui, madame.– Je la prends. Vous lui donnerez la mienne etmes chevaux. Vous ne servirez le dîner qu’à septheures.– Allons, venez, dit-elle à Eugène, qui crutrêver en se trouvant dans le coupé de monsieur deNucingen, à côté de cette femme.– Au Palais-Royal, dit-elle au cocher, près <strong>du</strong>Théâtre-Français.En route, elle parut agitée, et refusa de262


épondre aux mille interrogations d’Eugène, quine savait que penser de cette résistance muette,compacte, obtuse.– En un moment elle m’échappe, se disait-il.Quand la voiture s’arrêta, la baronne regardal’étudiant d’un air qui imposa silence à ses follesparoles ; car il s’était emporté.– Vous m’aimez bien ? dit-elle.– Oui, répondit-il en cachant l’inquiétude dontil fut soudainement saisi.– Vous ne penserez rien de mal sur moi, quoique je puisse vous demander ?– Non.– Êtes-vous disposé à m’obéir ?– Aveuglément.– Avez-vous été au jeu ? dit-elle d’une voixtremblante.– Jamais.– Ah ! je respire. Vous aurez <strong>du</strong> bonheur.Voici ma bourse, dit-elle. Prenez donc ! il y acent francs, c’est tout ce que possède cette femme263


si heureuse. Montez dans une maison de jeu, jene sais où elles sont, mais je sais qu’il y en a auPalais-Royal. Risquez les cent francs à un jeuqu’on nomme la roulette, et perdez tout, ourapportez-moi six mille francs. Je vous dirai meschagrins à votre retour.– Je veux bien que le diable m’emporte si jecomprends quelque chose à ce que je vais faire,mais je vais vous obéir, dit-il avec une joiecausée par cette pensée : « Elle se comprometavec moi, elle n’aura rien à me refuser. »Eugène prend la jolie bourse, court au numéroNEUF, après s’être fait indiquer par un marchandd’habits la plus prochaine maison de jeu. Il ymonte, se laisse prendre son chapeau, mais ilentre et demande où est la roulette. Àl’étonnement des habitués, le garçon de salle lemène devant une longue table. Eugène, suivi detous les spectateurs, demande sans vergogne où ilfaut mettre l’enjeu.– Si vous placez un louis sur un seul de cestrente-six numéros, et qu’il sorte, vous aureztrente-six louis, lui dit un vieillard respectable à264


cheveux blancs.Eugène jette les cent francs sur le chiffre deson âge, vingt et un. Un cri d’étonnement partsans qu’il ait eu le temps de se reconnaître. Ilavait gagné sans le savoir.– Retirez donc votre argent, lui dit le vieuxmonsieur, l’on ne gagne pas deux fois dans cesystème-là.Eugène prend un râteau que lui tend le vieuxmonsieur, il tire à lui les trois mille six centsfrancs et, toujours sans rien savoir <strong>du</strong> jeu, lesplace sur la rouge. <strong>La</strong> galerie le regarde avecenvie, en voyant qu’il continue à jouer. <strong>La</strong> rouetourne, il gagne encore, et le banquier lui jetteencore trois mille six cents francs.– Vous avez sept mille deux cents francs àvous, lui dit à l’oreille le vieux monsieur. Si vousm’en croyez, vous vous en irez, la rouge a passéhuit fois. Si vous êtes charitable, vousreconnaîtrez ce bon avis en soulageant la misèred’un ancien préfet de Napoléon qui se trouvedans le dernier besoin.265


Rastignac étourdi se laisse prendre dix louispar l’homme à cheveux blancs, et descend avecles sept mille francs, ne comprenant encore rienau jeu, mais stupéfié de son bonheur.– Ah çà ! où me mènerez-vous maintenant,dit-il en montrant les sept mille francs à madamede Nucingen quand la portière fut refermée.Delphine le serra par une étreinte folle etl’embrassa vivement, mais sans passion. – Vousm’avez sauvée ! Des larmes de joie coulèrent enabondance sur ses joues. Je vais tout vous dire,mon ami. Vous serez mon ami, n’est-ce pas ?Vous me voyez riche, opulente, rien ne memanque ou je parais ne manquer de rien ! Eh !bien, sachez que monsieur de Nucingen ne melaisse pas disposer d’un sou : il paie toute lamaison, mes voitures, mes loges ; il m’allouepour ma toilette une somme insuffisante, il meré<strong>du</strong>it à une misère secrète par calcul. Je suis tropfière pour l’implorer. Ne serais-je pas la dernièredes créatures si j’achetais son argent au prix où ilveut me le vendre ! Comment, moi riche de septcent mille francs, me suis-je laissé dépouiller ?266


par fierté, par indignation. Nous sommes sijeunes, si naïves, quand nous commençons la vieconjugale ! <strong>La</strong> parole par laquelle il fallaitdemander de l’argent à mon mari me déchirait labouche ; je n’osais jamais, je mangeais l’argentde mes économies et celui que me donnait monpauvre père ; puis je me suis endettée. <strong>Le</strong> mariageest pour moi la plus horrible des déceptions, je nepuis vous en parler : qu’il vous suffise de savoirque je me jetterais par la fenêtre s’il fallait vivreavec Nucingen autrement qu’en ayant chacunnotre appartement séparé. Quand il a fallu luidéclarer mes dettes de jeune femme, des bijoux,des fantaisies (mon pauvre père nous avaitaccoutumées à ne nous rien refuser), j’ai souffertle martyre ; mais enfin j’ai trouvé le courage deles dire. N’avais-je pas une fortune à moi ?Nucingen s’est emporté, il m’a dit que je leruinerais, des horreurs ! J’aurais voulu être à centpieds sous terre. Comme il avait pris ma dot, il apayé ; mais en stipulant désormais pour mesdépenses personnelles une pension à laquelle jeme suis résignée, afin d’avoir la paix. Depuis, j’aivoulu répondre à l’amour-propre de quelqu’un267


que vous connaissez, dit-elle. Si j’ai été trompéepar lui, je serais mal venue à ne pas rendre justiceà la noblesse de son caractère. Mais enfin il m’aquittée indignement ! On ne devrait jamaisabandonner une femme à laquelle on a jeté, dansun jour de détresse, un tas d’or ! On doit l’aimertoujours ! Vous, belle âme de vingt et un ans,vous jeune et pur, vous me demanderez commentune femme peut accepter de l’or d’un homme ?Mon Dieu ! n’est-il pas naturel de tout partageravec l’être auquel nous devons notre bonheur ?Quand on s’est tout donné, qui pourraits’inquiéter d’une parcelle de ce tout ? L’argent nedevient quelque chose qu’au moment où lesentiment n’est plus. N’est-on pas lié pour lavie ? Qui de nous prévoit une séparation en secroyant bien aimée ? Vous nous jurez un amouréternel, comment avoir alors des intérêtsdistincts ? Vous ne savez pas ce que j’ai souffertaujourd’hui, lorsque Nucingen m’a positivementrefusé de me donner six mille francs, lui qui lesdonne tous les mois à sa maîtresse, une fille del’Opéra ! Je voulais me tuer. <strong>Le</strong>s idées les plusfolles me passaient par la tête. Il y a eu des268


moments où j’enviais le sort d’une servante, dema femme de chambre. Aller trouver mon père,folie ! Anastasie et moi nous l’avons égorgé :mon pauvre père se serait ven<strong>du</strong> s’il pouvaitvaloir six mille francs. J’aurais été le désespéreren vain. Vous m’avez sauvée de la honte et de lamort, j’étais ivre de douleur. Ah ! monsieur, jevous devais cette explication : j’ai été biendéraisonnablement folle avec vous. Quand vousm’avez quittée, et que je vous ai eu per<strong>du</strong> de vue,je voulais m’enfuir à pied... où ? je ne sais. Voilàla vie de la moitié des femmes de Paris : un luxeextérieur, des soucis cruels dans l’âme. Jeconnais de pauvres créatures encore plusmalheureuses que je ne le suis. Il y a pourtant desfemmes obligées de faire faire de faux mémoirespar leurs fournisseurs. D’autres sont forcées devoler leurs maris : les uns croient que descachemires de cent louis se donnent pour cinqcents francs, les autres qu’un cachemire de cinqcents francs vaut cent louis. Il se rencontre depauvres femmes qui font jeûner leurs enfants, etgrappillent pour avoir une robe. Moi, je suis purede ces odieuses tromperies. Voici ma dernière269


angoisse. Si quelques femmes se vendent à leursmaris pour les gouverner, moi au moins je suislibre ! Je pourrais me faire couvrir d’or parNucingen, et je préfère pleurer la tête appuyée surle cœur d’un homme que je puisse estimer. Ah !ce soir monsieur de Marsay n’aura pas le droit deme regarder comme une femme qu’il a payée.Elle se mit le visage dans ses mains, pour ne pasmontrer ses pleurs à Eugène, qui lui dégagea lafigure pour la contempler, elle était sublime ainsi.– Mêler l’argent aux sentiments, n’est-ce pashorrible ? Vous ne pourrez pas m’aimer, dit-elle.Ce mélange de bons sentiments, qui rendentles femmes si grandes, et des fautes que laconstitution actuelle de la société les force àcommettre, bouleversait Eugène, qui disait desparoles douces et consolantes en admirant cettebelle femme, si naïvement imprudente dans soncri de douleur.– Vous ne vous armerez pas de ceci contremoi, dit-elle, promettez-le moi.– Ah, madame ! j’en suis incapable, dit-il.Elle lui prit la main et la mit sur son cœur par270


un mouvement plein de reconnaissance et degentillesse. – Grâce à vous me voilà redevenuelibre et joyeuse. Je vivais pressée par une main defer. Je veux maintenant vivre simplement, ne riendépenser. Vous me trouverez bien comme jeserai, mon ami, n’est-ce pas ? Gardez ceci, ditelleen ne prenant que six billets de banque. Enconscience je vous dois mille écus, car je me suisconsidérée comme étant de moitié avec vous.Eugène se défendit comme une vierge. Mais labaronne lui ayant dit : – Je vous regarde commemon ennemi si vous n’êtes pas mon complice, ilprit l’argent. – Ce sera une mise de fonds en casde malheur, dit-il.– Voilà le mot que je redoutais, s’écria-t-elleen pâlissant. Si vous voulez que je sois quelquechose pour vous, jurez-moi, dit-elle, de ne jamaisretourner au jeu. Mon Dieu ! moi, vouscorrompre ! j’en mourrais de douleur.Ils étaient arrivés. <strong>Le</strong> contraste de cette misèreet de cette opulence étourdissait l’étudiant, dansles oreilles <strong>du</strong>quel les sinistres paroles de Vautrinvinrent retentir.271


– Mettez-vous là, dit la baronne en entrantdans sa chambre et montrant une causeuse auprès<strong>du</strong> feu, je vais écrire une lettre bien difficile !Conseillez-moi.– N’écrivez pas, lui dit Eugène, enveloppez lesbillets, mettez l’adresse, et envoyez-les par votrefemme de chambre.– Mais vous êtes un amour d’homme, dit-elle.Ah ! voilà, monsieur, ce que c’est que d’avoir étébien élevé ! Ceci est <strong>du</strong> Beauséant tout pur, ditelleen souriant.– Elle est charmante, se dit Eugène quis’éprenait de plus en plus. Il regarda cettechambre où respirait la voluptueuse éléganced’une riche courtisane.– Cela vous plaît-il ? dit-elle en sonnant safemme de chambre.– Thérèse, portez cela vous-même à monsieurde Marsay, et remettez-le à lui-même. Si vous nele trouvez pas, vous me rapporterez la lettre.Thérèse ne partit pas sans avoir jeté unmalicieux coup d’œil sur Eugène. <strong>Le</strong> dîner était272


servi. Rastignac donna le bras à madame deNucingen, qui le mena dans une salle à mangerdélicieuse, où il retrouva le luxe de table qu’ilavait admiré chez sa cousine.– <strong>Le</strong>s jours d’Italiens, dit-elle, vous viendrezdîner avec moi, et vous m’accompagnerez.– Je m’accoutumerais à cette douce vie si elledevait <strong>du</strong>rer ; mais je suis un pauvre étudiant quia sa fortune à faire.– Elle se fera, dit-elle en riant. Vous voyez,tout s’arrange : je ne m’attendais pas à être siheureuse.Il est dans la nature des femmes de prouverl’impossible par le possible et de détruire les faitspar des pressentiments. Quand madame deNucingen et Rastignac entrèrent dans leur logeaux Bouffons, elle eut un air de contentement quila rendait si belle, que chacun se permit de cespetites calomnies contre lesquelles les femmessont sans défense, et qui font souvent croire à desdésordres inventés à plaisir. Quand on connaîtParis, on ne croit à rien de ce qui s’y dit, et l’onne dit rien de ce qui s’y fait. Eugène prit la main273


de la baronne, et tous deux se parlèrent par despressions plus ou moins vives, en secommuniquant les sensations que leur donnait lamusique. Pour eux, cette soirée fut enivrante. Ilssortirent ensemble, et madame de Nucingenvoulut recon<strong>du</strong>ire Eugène jusqu’au Pont-Neuf, enlui disputant, pendant toute la route, un desbaisers qu’elle lui avait si chaleureusementprodigués au Palais-Royal. Eugène lui reprochacette inconséquence.– Tantôt, répondit-elle, c’était de lareconnaissance pour un dévouement inespéré ;maintenant ce serait une promesse.– Et vous ne voulez m’en faire aucune,ingrate. Il se fâcha. En faisant un de ces gestesd’impatience qui ravissent un amant, elle luidonna sa main à baiser, qu’il prit avec unemauvaise grâce dont elle fut enchantée.– À lundi, au bal, dit-elle.En s’en allant à pied, par un beau clair de lune,Eugène tomba dans de sérieuses réflexions. Ilétait à la fois heureux et mécontent : heureuxd’une aventure dont le dénouement probable lui274


donnait une des plus jolies et des plus élégantesfemmes de Paris, objet de ses désirs ; mécontentde voir ses projets de fortune renversés, et ce futalors qu’il éprouva la réalité des penséesindécises auxquelles il s’était livré l’avant-veille.L’insuccès nous accuse toujours la puissance denos prétentions. Plus Eugène jouissait de la vieparisienne, moins il voulait demeurer obscur etpauvre. Il chiffonnait son billet de mille francsdans sa poche, en se faisant mille raisonnementscaptieux pour se l’approprier. Enfin il arriva rueNeuve-Sainte-Geneviève, et quand il fut en hautde l’escalier, il y vit de la lumière. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong>avait laissé sa porte ouverte et sa chandelleallumée, afin que l’étudiant n’oubliât pas de luiraconter sa fille, suivant son expression. Eugènene lui cacha rien.– Mais, s’écria le père <strong>Goriot</strong> dans un violentdésespoir de jalousie, elles me croient ruiné : j’aiencore treize cents livres de rente ! Mon Dieu ! lapauvre petite, que ne venait-elle ici ! j’auraisven<strong>du</strong> mes rentes, nous aurions pris sur le capital,et avec le reste je me serais fait <strong>du</strong> viager.Pourquoi n’êtes-vous pas venu me confier son275


embarras, mon brave voisin ? Comment avezvouseu le cœur d’aller risquer au jeu ses pauvrespetits cent francs ? c’est à fendre l’âme. Voilà ceque c’est que des gendres ! Oh ! si je les tenais, jeleur serrerais le cou. Mon Dieu ! pleurer, elle apleuré ?– <strong>La</strong> tête sur mon gilet, dit Eugène.– Oh ! donnez-le-moi, dit le père <strong>Goriot</strong>.Comment ! il y a eu là des larmes de ma fille, dema chère Delphine, qui ne pleurait jamais étantpetite ! Oh ! je vous en achèterai un autre, ne leportez plus, laissez-le-moi. Elle doit, d’après soncontrat, jouir de ses biens. Ah ! je vais allertrouver Derville, un avoué, dès demain. Je vaisfaire exiger le placement de sa fortune. Je connaisles lois, je suis un vieux loup, je vais retrouvermes dents.– Tenez, père, voici mille francs qu’elle avoulu me donner sur notre gain. Gardez-les-lui,dans le gilet.<strong>Goriot</strong> regarda Eugène, lui tendit la main pourprendre la sienne, sur laquelle il laissa tomberune larme.276


– Vous réussirez dans la vie, lui dit levieillard. Dieu est juste, voyez-vous ? Je meconnais en probité, moi, et puis vous assurer qu’ily a bien peu d’hommes qui vous ressemblent.Vous voulez donc être aussi mon cher enfant ?Allez, dormez. Vous pouvez dormir, vous n’êtespas encore père. Elle a pleuré, j’apprends ça, moi,qui étais là tranquillement à manger comme unimbécile pendant qu’elle souffrait ; moi, moi quivendrais le Père, le Fils et le Saint-Esprit pourleur éviter une larme à toutes deux !– Par ma foi, se dit Eugène en se couchant, jecrois que je serai honnête homme toute ma vie. Ily a <strong>du</strong> plaisir à suivre les inspirations de saconscience.Il n’y a peut-être que ceux qui croient en Dieuqui font le bien en secret, et Eugène croyait enDieu. <strong>Le</strong> lendemain, à l’heure <strong>du</strong> bal, Rastignacalla chez madame de Beauséant, qui l’emmenapour le présenter à la <strong>du</strong>chesse de Carigliano. Ilreçut le plus gracieux accueil de la maréchale,chez laquelle il retrouva madame de Nucingen.Delphine s’était parée avec l’intention de plaire à277


tous pour mieux plaire à Eugène, de qui elleattendait impatiemment un coup d’œil, en croyantcacher son impatience. Pour qui sait deviner lesémotions d’une femme, ce moment est plein dedélices. Qui ne s’est souvent plu à faire attendreson opinion, à déguiser coquettement son plaisir,à chercher des aveux dans l’inquiétude que l’oncause, à jouir des craintes qu’on dissipera par unsourire ? Pendant cette fête, l’étudiant mesuratout à coup la portée de sa position, et compritqu’il avait un état dans le monde en étant cousinavoué de madame de Beauséant. <strong>La</strong> conquête demadame la baronne de Nucingen, qu’on luidonnait déjà, le mettait si bien en relief, que tousles jeunes gens lui jetaient des regards d’envie ;en en surprenant quelques-uns, il goûta lespremiers plaisirs de la fatuité. En passant d’unsalon dans un autre, en traversant les groupes, ilentendit vanter son bonheur. <strong>Le</strong>s femmes luiprédisaient toutes des succès. Delphine, craignantde le perdre, lui promit de ne pas lui refuser lesoir le baiser qu’elle s’était tant défen<strong>du</strong>ed’accorder l’avant-veille. À ce bal, Rastignacreçut plusieurs engagements. Il fut présenté par sa278


cousine à quelques femmes qui toutes avaient desprétentions à l’élégance, et dont les maisonspassaient pour être agréables ; il se vit lancé dansle plus grand et le plus beau monde de Paris.Cette soirée eut donc pour lui les charmes d’unbrillant début, et il devait s’en souvenir jusquedans ses vieux jours, comme une jeune fille sesouvient <strong>du</strong> bal où elle a eu des triomphes. <strong>Le</strong>lendemain, quand, en déjeunant, il raconta sessuccès au père <strong>Goriot</strong> devant les pensionnaires,Vautrin se prit à sourire d’une façon diabolique.– Et vous croyez, s’écria ce féroce logicien,qu’un jeune homme à la mode peut demeurer rueNeuve-Sainte-Geneviève, dans la maisonVauquer ? pension infiniment respectable soustous les rapports, certainement, mais qui n’estrien moins que fashionable. Elle est cossue, elleest belle de son abondance, elle est fière d’être lemanoir momentané d’un Rastignac ; mais, enfin,elle est rue Neuve-Sainte-Geneviève, et ignore leluxe, parce qu’elle est purementpatriarchalorama. Mon jeune ami, reprit Vautrind’un air paternellement railleur, si vous voulezfaire figure à Paris il vous faut trois chevaux et un279


tilbury pour le matin, un coupé pour le soir, entout neuf mille francs pour le véhicule. Vousseriez indigne de votre destinée si vous nedépensiez que trois mille francs chez votretailleur, six cents francs chez le parfumeur, centécus chez le bottier, cent écus chez le chapelier.Quant à votre blanchisseuse, elle vous coûteramille francs. <strong>Le</strong>s jeunes gens à la mode nepeuvent se dispenser d’être très forts sur l’article<strong>du</strong> linge : n’est-ce pas ce qu’on examine le plussouvent en eux ? L’amour et l’église veulent debelles nappes sur leurs autels. Nous sommes àquatorze mille. Je ne vous parle pas de ce quevous perdrez au jeu, en paris, en présents ; il estimpossible de ne pas compter pour deux millefrancs l’argent de poche. J’ai mené cette vie-là,j’en connais les débours. Ajoutez à ces nécessitéspremières, trois cents louis pour la pâtée, millefrancs pour la niche. Allez, mon enfant, nous enavons pour nos petits vingt-cinq mille par an dansles flancs, ou nous tombons dans la crotte, nousnous faisons moquer de nous, et nous sommesdestitué de notre avenir, de nos succès, de nosmaîtresses ! J’oublie le valet de chambre et le280


groom ! Est-ce Christophe qui portera vos billetsdoux ? <strong>Le</strong>s écrirez-vous sur le papier dont vousvous servez ? Ce serait vous suicider. Croyez-enun vieillard plein d’expérience ! reprit-il enfaisant un rinforzando dans sa voix de basse. Oudéportez-vous dans une vertueuse mansarde, etmariez-vous-y avec le travail, ou prenez une autrevoie.Et Vautrin cligna de l’œil en guignantmademoiselle Taillefer de manière à rappeler etrésumer dans ce regard les raisonnementssé<strong>du</strong>cteurs qu’il avait semés au cœur de l’étudiantpour le corrompre. Plusieurs jours se passèrentpendant lesquels Rastignac mena la vie la plusdissipée. Il dînait presque tous les jours avecmadame de Nucingen, qu’il accompagnait dans lemonde. Il rentrait à trois ou quatre heures <strong>du</strong>matin, se levait à midi pour faire sa toilette, allaitse promener au bois avec Delphine, quand ilfaisait beau, prodiguant ainsi son temps sans ensavoir le prix, et aspirant tous les enseignements,toutes les sé<strong>du</strong>ctions <strong>du</strong> luxe avec l’ardeur dontest saisi l’impatient calice d’un dattier femellepour les fécondantes poussières de son hyménée.281


Il jouait gros jeu, perdait ou gagnait beaucoup, etfinit par s’habituer à la vie exorbitante des jeunesgens de Paris. Sur ses premiers gains, il avaitrenvoyé quinze cents francs à sa mère et à sessœurs, en accompagnant sa restitution de jolisprésents. Quoiqu’il eût annoncé vouloir quitter laMaison-Vauquer, il y était encore dans lesderniers jours <strong>du</strong> mois de janvier, et ne savaitcomment en sortir. <strong>Le</strong>s jeunes gens sont soumispresque tous à une loi en apparence inexplicable,mais dont la raison vient de leur jeunesse même,et de l’espèce de furie avec laquelle ils se ruentau plaisir. Riches ou pauvres, ils n’ont jamaisd’argent pour les nécessités de la vie, tandisqu’ils en trouvent toujours pour leurs caprices.Prodigues de tout ce qui s’obtient à crédit, ils sontavares de tout ce qui se paie à l’instant même, etsemblent se venger de ce qu’ils n’ont pas, endissipant tout ce qu’ils peuvent avoir. Ainsi, pournettement poser la question, un étudiant prendbien plus de soin de son chapeau que de sonhabit. L’énormité <strong>du</strong> gain rend le tailleuressentiellement créditeur, tandis que la modicitéde la somme fait <strong>du</strong> chapelier un des êtres les282


plus intraitables parmi ceux avec lesquels il estforcé de parlementer. Si le jeune homme assis aubalcon d’un théâtre offre à la lorgnette des joliesfemmes d’étourdissants gilets, il est douteux qu’ilait des chaussettes ; le bonnetier est encore un descharançons de sa bourse. Rastignac en était là.Toujours vide pour madame Vauquer, toujourspleine pour les exigences de la vanité, sa bourseavait des revers et des succès lunatiques endésaccord avec les paiements les plus naturels.Afin de quitter la pension puante, ignoble oùs’humiliaient périodiquement ses prétentions, nefallait-il pas payer un mois à son hôtesse, etacheter des meubles pour son appartement dedandy ? c’était toujours la chose impossible. Si,pour se procurer l’argent nécessaire à son jeu,Rastignac savait acheter chez son bijoutier desmontres et des chaînes d’or chèrement payées surses gains, et qu’il portait au Mont-de-Piété, cesombre et discret ami de la jeunesse, il se trouvaitsans invention comme sans audace quand ils’agissait de payer sa nourriture, son logement,ou d’acheter les outils indispensables àl’exploitation de la vie élégante. Une nécessité283


vulgaire, des dettes contractées pour des besoinssatisfaits, ne l’inspiraient plus. Comme la plupartde ceux qui ont connu cette vie de hasard, ilattendait au dernier moment pour solder descréances sacrées aux yeux des bourgeois, commefaisait Mirabeau, qui ne payait son pain quequand il se présentait sous la forme dragonnanted’une lettre de change. Vers cette époque,Rastignac avait per<strong>du</strong> son argent, et s’étaitendetté. L’étudiant commençait à comprendrequ’il lui serait impossible de continuer cetteexistence sans avoir des ressources fixes. Mais,tout en gémissant sous les piquantes atteintes desa situation précaire, il se sentait incapable derenoncer aux jouissances excessives de cette vie,et voulait la continuer à tout prix. <strong>Le</strong>s hasards surlesquels il avait compté pour sa fortunedevenaient chimériques, et les obstacles réelsgrandissaient. En s’initiant aux secretsdomestiques de monsieur et madame deNucingen, il s’était aperçu que, pour convertirl’amour en instrument de fortune, il fallait avoirbu toute honte, et renoncer aux nobles idées quisont l’absolution des fautes de la jeunesse. Cette284


vie extérieurement splendide, mais rongée partous les tænias <strong>du</strong> remords, et dont les fugitifsplaisirs étaient chèrement expiés par depersistantes angoisses, il l’avait épousée, il s’yroulait en se faisant, comme le Distrait de <strong>La</strong>Bruyère, un lit dans la fange <strong>du</strong> fossé ; mais,comme le Distrait, il ne souillait encore que sonvêtement.– Nous avons donc tué le mandarin ? lui dit unjour Bianchon en sortant de table.– Pas encore, répondit-il, mais il râle.L’étudiant en médecine prit ce mot pour uneplaisanterie, et ce n’en était pas une. Eugène, qui,pour la première fois depuis longtemps, avaitdîné à la pension, s’était montré pensif pendant lerepas. Au lieu de sortir au dessert, il resta dans lasalle à manger assis auprès de mademoiselleTaillefer, à laquelle il jeta de temps en temps desregards expressifs. Quelques pensionnairesétaient encore attablés et mangeaient des noix,d’autres se promenaient en continuant desdiscussions commencées. Comme presque tousles soirs, chacun s’en allait à sa fantaisie, suivant285


le degré d’intérêt qu’il prenait à la conversation,ou selon le plus ou le moins de pesanteur que luicausait sa digestion. En hiver, il était rare que lasalle à manger fût entièrement évacuée avant huitheures, moment où les quatre femmesdemeuraient seules et se vengeaient <strong>du</strong> silenceque leur sexe leur imposait au milieu de cetteréunion masculine. Frappé de la préoccupation àlaquelle Eugène était en proie, Vautrin resta dansla salle à manger quoiqu’il eût paru d’abordempressé de sortir, et se tint constamment demanière à n’être pas vu d’Eugène, qui <strong>du</strong>t lecroire parti. Puis, au lieu d’accompagner ceux despensionnaires qui s’en allèrent les derniers, ilstationna sournoisement dans le salon. Il avait ludans l’âme de l’étudiant et pressentait unsymptôme décisif. Rastignac se trouvait en effetdans une situation perplexe que beaucoup dejeunes gens ont dû connaître. Aimante oucoquette, madame de Nucingen avait fait passerRastignac par toutes les angoisses d’une passionvéritable, en déployant pour lui les ressources dela diplomatie féminine en usage à Paris. Aprèss’être compromise aux yeux <strong>du</strong> public pour fixer286


près d’elle le cousin de madame de Beauséant,elle hésitait à lui donner réellement les droits dontil paraissait jouir. Depuis un mois elle irritait sibien les sens d’Eugène, qu’elle avait fini parattaquer le cœur. Si, dans les premiers momentsde sa liaison, l’étudiant s’était cru le maître,madame de Nucingen était devenue la plus forte,à l’aide de ce manège qui mettait en mouvementchez Eugène tous les sentiments, bons oumauvais, des deux ou trois hommes qui sont dansun jeune homme de Paris. Était-ce en elle uncalcul ? Non ; les femmes sont toujours vraies,même au milieu de leurs plus grandes faussetés,parce qu’elles cèdent à quelque sentiment naturel.Peut-être Delphine, après avoir laissé prendretout à coup tant d’empire sur elle par ce jeunehomme et lui avoir montré trop d’affection,obéissait-elle à un sentiment de dignité, qui lafaisait ou revenir sur ses concessions, ou se plaireà les suspendre. Il est si naturel à une Parisienne,au moment même où la passion l’entraîne,d’hésiter dans sa chute, d’éprouver le cœur decelui auquel elle va livrer son avenir ! Toutes lesespérances de madame de Nucingen avaient été287


trahies une première fois, et sa fidélité pour unjeune égoïste venait d’être méconnue. Ellepouvait être défiante à bon droit. Peut-être avaitelleaperçu dans les manières d’Eugène, que sonrapide succès avait ren<strong>du</strong> fat, une sorte demésestime causée par les bizarreries de leursituation. Elle désirait sans doute paraîtreimposante à un homme de cet âge, et se trouvergrande devant lui après avoir été si longtempspetite devant celui par qui elle était abandonnée.Elle ne voulait pas qu’Eugène la crût une facileconquête, précisément parce qu’il savait qu’elleavait appartenu à de Marsay. Enfin, après avoirsubi le dégradant plaisir d’un véritable monstre,un libertin jeune, elle éprouvait tant de douceur àse promener dans les régions fleuries de l’amour,que c’était sans doute un charme pour elle d’enadmirer tous les aspects, d’en écouter longtempsles frémissements, et de se laisser longtempscaresser par de chastes brises. <strong>Le</strong> véritable amourpayait pour le mauvais. Ce contresens seramalheureusement fréquent tant que les hommesne sauront pas combien de fleurs fauchent dansl’âme d’une jeune femme les premiers coups de288


la tromperie. Quelles que fussent ses raisons,Delphine se jouait de Rastignac, et se plaisait à sejouer de lui, sans doute parce qu’elle se savaitaimée et sûre de faire cesser les chagrins de sonamant, suivant son royal bon plaisir de femme.Par respect de lui-même, Eugène ne voulait pasque son premier combat se terminât par unedéfaite, et persistait dans sa poursuite, comme unchasseur qui veut absolument tuer une perdrix àsa première fête de Saint-Hubert. Ses anxiétés,son amour-propre offensé, ses désespoirs, faux ouvéritables, l’attachaient de plus en plus à cettefemme. Tout Paris lui donnait madame deNucingen, auprès de laquelle il n’était pas plusavancé que le premier jour où il l’avait vue.Ignorant encore que la coquetterie d’une femmeoffre quelquefois plus de bénéfices que sonamour ne donne de plaisir, il tombait dans desottes rages. Si la saison pendant laquelle unefemme se dispute à l’amour offrait à Rastignac lebutin de ses primeurs, elles lui devenaient aussicoûteuses qu’elles étaient vertes, aigrelettes etdélicieuses à savourer. Parfois, en se voyant sansun sou, sans avenir, il pensait, malgré la voix de289


sa conscience, aux chances de fortune dontVautrin lui avait démontré la possibilité dans unmariage avec mademoiselle Taillefer. Or il setrouvait alors dans un moment où sa misèreparlait si haut, qu’il céda presqueinvolontairement aux artifices <strong>du</strong> terrible sphinxpar les regards <strong>du</strong>quel il était souvent fasciné. Aumoment où Poiret et mademoiselle Michonneauremontèrent chez eux, Rastignac se croyant seulentre madame Vauquer et madame Couture, quise tricotait des manches de laine en sommeillantauprès <strong>du</strong> poêle, regarda mademoiselle Tailleferd’une manière assez tendre pour lui faire baisserles yeux.– Auriez-vous des chagrins, monsieurEugène ? lui dit Victorine après un moment desilence.– Quel homme n’a pas ses chagrins ! réponditRastignac. Si nous étions sûrs, nous autres jeunesgens, d’être bien aimés, avec un dévouement quinous récompensât des sacrifices que noussommes toujours disposés à faire, nous n’aurionspeut-être jamais de chagrins.290


Mademoiselle Taillefer lui jeta, pour touteréponse, un regard qui n’était pas équivoque.– Vous, mademoiselle, vous vous croyez sûrede votre cœur aujourd’hui ; mais répondriez-vousde ne jamais changer ?Un sourire vint errer sur les lèvres de la pauvrefille comme un rayon jailli de son âme, et fit sibien reluire sa figure qu’Eugène fut effrayéd’avoir provoqué une aussi vive explosion desentiment.– Quoi ! si demain vous étiez riche etheureuse, si une immense fortune vous tombaitdes nues, vous aimeriez encore le jeune hommepauvre qui vous aurait plu <strong>du</strong>rant vos jours dedétresse ?Elle fit un joli signe de tête.– Un jeune homme bien malheureux ?Nouveau signe.– Quelles bêtises dites-vous donc là ? s’écriamadame Vauquer.– <strong>La</strong>issez-nous, répondit Eugène, nous nousentendons.291


– Il y aurait donc alors promesse de mariageentre monsieur le chevalier Eugène de Rastignacet mademoiselle Victorine Taillefer ? dit Vautrinde sa grosse voix en se montrant tout à coup à laporte de la salle à manger.– Ah ! vous m’avez fait peur, dirent à la foismadame Couture et madame Vauquer.– Je pourrais plus mal choisir, répondit enriant Eugène à qui la voix de Vautrin causa laplus cruelle émotion qu’il eût jamais ressentie.– Pas de mauvaises plaisanteries, messieurs !dit madame Couture. Ma fille, remontons cheznous.Madame Vauquer suivit ses deuxpensionnaires, afin d’économiser sa chandelle etson feu en passant la soirée chez elles. Eugène setrouva seul et face à face avec Vautrin.– Je savais bien que vous y arriveriez, lui ditcet homme en gardant un imperturbable sangfroid.Mais, écoutez ! j’ai de la délicatesse toutcomme un autre, moi. Ne vous décidez pas dansce moment, vous n’êtes pas dans votre assiette292


ordinaire. Vous avez des dettes. Je ne veux pasque ce soit la passion, le désespoir, mais la raisonqui vous détermine à venir à moi. Peut-être vousfaut-il quelque millier d’écus. Tenez, le voulezvous?Ce démon prit dans sa poche un portefeuille,et en tira trois billets de banque qu’il fit papilloteraux yeux de l’étudiant. Eugène était dans la pluscruelle des situations. Il devait au marquisd’Ajuda et au comte de Trailles cent louis per<strong>du</strong>ssur parole. Il ne les avait pas, et n’osait allerpasser la soirée chez madame de Restaud, où ilétait atten<strong>du</strong>. C’était une de ces soirées sanscérémonie où l’on mange des petits gâteaux, oùl’on boit <strong>du</strong> thé, mais où l’on peut perdre sixmille francs au whist.– Monsieur, lui dit Eugène en cachant avecpeine un tremblement convulsif ; après ce quevous m’avez confié, vous devez comprendre qu’ilm’est impossible de vous avoir des obligations.– Eh ! bien, vous m’auriez fait de la peine deparler autrement, reprit le tentateur. Vous êtes unbeau jeune homme, délicat, fier comme un lion et293


doux comme une jeune fille. Vous seriez unebelle proie pour le diable. J’aime cette qualité dejeunes gens. Encore deux ou trois réflexions dehaute politique, et vous verrez le monde commeil est. En y jouant quelques petites scènes devertu, l’homme supérieur y satisfait toutes sesfantaisies aux grands applaudissements des niais<strong>du</strong> parterre. Avant peu de jours vous serez à nous.Ah ! si vous vouliez devenir mon élève, je vousferais arriver à tout. Vous ne formeriez pas undésir qu’il ne fût à l’instant comblé, quoi quevous puissiez souhaiter : honneur, fortune,femmes. On vous ré<strong>du</strong>irait toute la civilisation enambroisie. Vous seriez notre enfant gâté, notreBenjamin, nous nous exterminerions tous pourvous avec plaisir. Tout ce qui vous ferait obstacleserait aplati. Si vous conservez des scrupules,vous me prenez donc pour un scélérat ? Eh ! bien,un homme qui avait autant de probité que vouscroyez en avoir encore, M. de Turenne, faisait,sans se croire compromis, de petites affaires avecdes brigands. Vous ne voulez pas être monobligé, hein ? Qu’à cela ne tienne, reprit Vautrinen laissant échapper un sourire. Prenez ces294


chiffons, et mettez-moi là-dessus, dit-il en tirantun timbre, là, en travers : Accepté pour la sommede trois mille cinq cents francs payable en un an.Et datez ! L’intérêt est assez fort pour vous ôtertout scrupule ; vous pouvez m’appeler juif, etvous regarder comme quitte de toutereconnaissance. Je vous permets de me mépriserencore aujourd’hui, sûr que plus tard vousm’aimerez. Vous trouverez en moi de cesimmenses abîmes, de ces vastes sentimentsconcentrés que les niais appellent des vices ; maisvous ne me trouverez jamais ni lâche ni ingrat.Enfin, je ne suis ni un pion ni un fou, mais unetour, mon petit.– Quel homme êtes-vous donc ? s’écriaEugène, vous avez été créé pour me tourmenter.– Mais non, je suis un bon homme qui veut secrotter pour que vous soyez à l’abri de la bouepour le reste de vos jours. Vous vous demandezpourquoi ce dévouement ? Eh ! bien, je vous ledirai tout doucement quelque jour, dans le tuyaude l’oreille. Je vous ai d’abord surpris en vousmontrant le carillon de l’ordre social et le jeu de295


la machine ; mais votre premier effroi se passeracomme celui <strong>du</strong> conscrit sur le champ de bataille,et vous vous accoutumerez à l’idée de considérerles hommes comme des soldats décidés à périrpour le service de ceux qui se sacrent rois euxmêmes.<strong>Le</strong>s temps sont bien changés. Autrefoison disait à un brave : Voilà cent écus, tue-moimonsieur un tel, et l’on soupait tranquillementaprès avoir mis un homme à l’ombre pour un oui,pour un non. Aujourd’hui je vous propose devous donner une belle fortune contre un signe detête qui ne vous compromet en rien, et voushésitez. <strong>Le</strong> siècle est mou.Eugène signa la traite, et l’échangea contre lesbillets de banque.– Eh ! bien, voyons, parlons raison, repritVautrin. Je veux partir d’ici à quelques mois pourl’Amérique, aller planter mon tabac. Je vousenverrai les cigares de l’amitié. Si je deviensriche, je vous aiderai. Si je n’ai pas d’enfants (casprobable, je ne suis pas curieux de me replanterici par bouture), eh ! bien, je vous léguerai mafortune. Est-ce être l’ami d’un homme ? Mais je296


vous aime, moi. J’ai la passion de me dévouerpour un autre. Je l’ai déjà fait. Voyez-vous, monpetit, je vis dans une sphère plus élevée que cellesdes autres hommes. Je considère les actionscomme des moyens, et ne vois que le but. Qu’estcequ’un homme pour moi ? Ça ! fit-il en faisantclaquer l’ongle de son pouce sous une de sesdents. Un homme est tout ou rien. Il est moinsque rien quand il se nomme Poiret : on peutl’écraser comme une punaise, il est plat et il pue.Mais un homme est un dieu quand il vousressemble : ce n’est plus une machine couverte enpeau ; mais un théâtre où s’émeuvent les plusbeaux sentiments, et je ne vis que par lessentiments. Un sentiment, n’est-ce pas le mondedans une pensée ? Voyez le père <strong>Goriot</strong> : sesdeux filles sont pour lui tout l’univers, elles sontle fil avec lequel il se dirige dans la création. Eh !bien, pour moi qui ai bien creusé la vie, iln’existe qu’un seul sentiment réel, une amitiéd’homme à homme. Pierre et Jaffier, voilà mapassion. Je sais Venise sauvée par cœur. Avezvousvu beaucoup de gens assez poilus pour,quand un camarade dit : « Allons enterrer un297


corps ! » y aller sans souffler mot ni l’embêter demorale ? J’ai fait ça, moi. Je ne parlerais pas ainsià tout le monde. Mais vous, vous êtes un hommesupérieur, on peut tout vous dire, vous savez toutcomprendre. Vous ne patouillerez pas longtempsdans les marécages où vivent les crapoussins quinous entourent ici. Eh ! bien, voilà qui est dit.Vous épouserez. Poussons chacun nos pointes !<strong>La</strong> mienne est en fer et ne mollit jamais, hé, hé !Vautrin sortit sans vouloir entendre la réponsenégative de l’étudiant, afin de le mettre à sonaise. Il semblait connaître le secret de ces petitesrésistances, de ces combats dont les hommes separent devant eux-mêmes, et qui leur servent à sejustifier leurs actions blâmables.– Qu’il fasse comme il voudra, je n’épouseraicertes pas mademoiselle Taillefer ! se dit Eugène.Après avoir subi le malaise d’une fièvreintérieure que lui causa l’idée d’un pacte fait aveccet homme dont il avait horreur, mais quigrandissait à ses yeux par le cynisme même deses idées et par l’audace avec laquelle il étreignaitla société, Rastignac s’habilla, demanda une298


voiture, et vint chez madame de Restaud. Depuisquelques jours, cette femme avait redoublé desoins pour un jeune homme dont chaque pas étaitun progrès au cœur <strong>du</strong> grand monde, et dontl’influence paraissait devoir être un jourredoutable. Il paya messieurs de Trailles etd’Ajuda, joua au whist une partie de la nuit, etregagna ce qu’il avait per<strong>du</strong>. Superstitieuxcomme la plupart des hommes dont le chemin està faire et qui sont plus ou moins fatalistes, ilvoulut voir dans son bonheur une récompense <strong>du</strong>ciel pour sa persévérance à rester dans le bonchemin. <strong>Le</strong> lendemain matin, il s’empressa dedemander à Vautrin s’il avait encore sa lettre dechange. Sur une réponse affirmative, il lui renditles trois mille francs en manifestant un plaisirassez naturel.– Tout va bien, lui dit Vautrin.– Mais je ne suis pas votre complice, ditEugène.– Je sais, je sais, répondit Vautrin enl’interrompant. Vous faites encore desenfantillages. Vous vous arrêtez aux bagatelles de299


la porte.Deux jours après, Poiret et mademoiselleMichonneau se trouvaient assis sur un banc, ausoleil, dans une allée solitaire <strong>du</strong> Jardin-des-Plantes, et causaient avec le monsieur quiparaissait à bon droit suspect à l’étudiant enmédecine.– Mademoiselle, disait monsieur Gon<strong>du</strong>reau,je ne vois pas d’où naissent vos scrupules. SonExcellence monseigneur le ministre de la policegénérale <strong>du</strong> royaume...– Ah ! Son Excellence monseigneur leministre de la police générale <strong>du</strong> royaume...répéta Poiret.– Oui, Son Excellence s’occupe de cetteaffaire, dit Gon<strong>du</strong>reau.À qui ne paraîtra-t-il pas invraisemblable quePoiret, ancien employé, sans doute homme devertus bourgeoises, quoique dénué d’idées,continuât d’écouter le préten<strong>du</strong> rentier de la ruede Buffon, au moment où il prononçait le mot depolice en laissant ainsi voir la physionomie d’un300


agent de la rue de Jérusalem à travers son masqued’honnête homme ? Cependant rien n’était plusnaturel. Chacun comprendra mieux l’espèceparticulière à laquelle appartenait Poiret, dans lagrande famille des niais, après une remarque déjàfaite par certains observateurs, mais qui jusqu’àprésent n’a pas été publiée. Il est une nationplumigère, serrée au budget entre le premierdegré de latitude qui comporte les traitements dedouze cents francs, espèce de Groenlandadministratif, et le troisième degré, oùcommencent les traitements un peu plus chaudsde trois à six mille francs, région tempérée, oùs’acclimate la gratification, où elle fleurit malgréles difficultés de la culture. Un des traitscaractéristiques qui trahit le mieux l’infirmeétroitesse de cette gent subalterne, est une sortede respect involontaire, machinal, instinctif, pource grand lama de tout ministère, connu del’employé par une signature illisible et sous lenom de SON EXCELLENCE MONSEIGNEUR LEMINISTRE, cinq mots qui équivalent à l’Il BondoCani <strong>du</strong> Calife de Bagdad, et qui, aux yeux de cepeuple aplati, représente un pouvoir sacré, sans301


appel. Comme le pape pour les chrétiens,monseigneur est administrativement infaillibleaux yeux de l’employé ; l’éclat qu’il jette secommunique à ses actes, à ses paroles, à cellesdites en son nom ; il couvre tout de sa broderie, etlégalise les actions qu’il ordonne ; son nomd’Excellence, qui atteste la pureté de sesintentions et la sainteté de ses vouloirs, sert depasseport aux idées les moins admissibles. Ceque ces pauvres gens ne feraient pas dans leurintérêt, ils s’empressent de l’accomplir dès que lemot Son Excellence est prononcé. <strong>Le</strong>s bureauxont leur obéissance passive, comme l’armée a lasienne : système qui étouffe la conscience,annihile un homme, et finit, avec le temps, parl’adapter comme une vis ou un écrou à lamachine gouvernementale. Aussi monsieurGon<strong>du</strong>reau, qui paraissait se connaître enhommes, distingua-t-il promptement en Poiret unde ces niais bureaucratiques, et fit-il sortir leDeus ex machinà, le mot talismanique de SonExcellence, au moment où il fallait, endémasquant ses batteries, éblouir le Poiret, qui luisemblait le mâle de la Michonneau, comme la302


Michonneau lui semblait la femelle <strong>du</strong> Poiret.– Du moment où Son Excellence elle-même,Son Excellence monseigneur le ! Ah ! c’est trèsdifférent, dit Poiret.– Vous entendez monsieur, dans le jugement<strong>du</strong>quel vous paraissez avoir confiance, reprit lefaux rentier en s’adressant à mademoiselleMichonneau. Eh ! bien, Son Excellence amaintenant la certitude la plus complète que lepréten<strong>du</strong> Vautrin, logé dans la Maison-Vauquer,est un forçat évadé <strong>du</strong> bagne de Toulon, où il estconnu sous le nom de Trompe-la-Mort.– Ah ! Trompe-la-Mort ! dit Poiret, il est bienheureux, s’il a mérité ce nom-là.– Mais oui, reprit l’agent. Ce sobriquet est dûau bonheur qu’il a eu de ne jamais perdre la viedans les entreprises extrêmement audacieusesqu’il a exécutées. Cet homme est dangereux,voyez-vous ! Il a des qualités qui le rendentextraordinaire. Sa condamnation est même unechose qui lui a fait dans sa partie un honneurinfini...303


– C’est donc un homme d’honneur, demandaPoiret.– À sa manière. Il a consenti à prendre sur soncompte le crime d’un autre, un faux commis parun très beau jeune homme qu’il aimait beaucoup,un jeune Italien assez joueur, entré depuis auservice militaire, où il s’est d’ailleursparfaitement comporté.– Mais si Son Excellence le Ministre de lapolice est sûr que monsieur Vautrin soit Trompela-Mort,pourquoi donc aurait-il besoin de moi ?dit mademoiselle Michonneau.– Ah ! oui, dit Poiret, si en effet le Ministre,comme vous nous avez fait l’honneur de nous ledire, a une certitude quelconque...– Certitude n’est pas le mot ; seulement on sedoute. Vous allez comprendre la question.Jacques Collin, surnommé Trompe-la-Mort, atoute la confiance des trois bagnes qui l’ontchoisi pour être leur agent et leur banquier. Ilgagne beaucoup à s’occuper de ce genred’affaires, qui nécessairement veut un homme demarque.304


– Ah ! ah ! comprenez-vous le calembour,mademoiselle ? dit Poiret. Monsieur l’appelle unhomme de marque, parce qu’il a été marqué.– <strong>Le</strong> faux Vautrin, dit l’agent en continuant,reçoit les capitaux de messieurs les forçats, lesplace, les leur conserve, et les tient à ladisposition de ceux qui s’évadent, ou de leursfamilles quand ils en disposent par testament, oude leurs maîtresses, quand ils tirent sur lui pourelles.– De leurs maîtresses ! Vous voulez dire deleurs femmes, fit observer Poiret.– Non, monsieur. <strong>Le</strong> forçat n’a généralementque des épouses illégitimes, que nous nommonsdes concubines.– Ils vivent donc tous en état de concubinage ?– Conséquemment.– Eh ! bien, dit Poiret, voilà des horreurs queMonseigneur ne devrait pas tolérer. Puisque vousavez l’honneur de voir Son Excellence, c’est àvous, qui me paraissez avoir des idéesphilanthropiques, à l’éclairer sur la con<strong>du</strong>ite305


immorale de ces gens, qui donnent un trèsmauvais exemple au reste de la société.– Mais, monsieur, le gouvernement ne les metpas là pour offrir le modèle de toutes les vertus.– C’est juste. Cependant, monsieur,permettez...– Mais, laissez donc dire monsieur, mon chermignon, dit mademoiselle Michonneau.– Vous comprenez, mademoiselle, repritGon<strong>du</strong>reau. <strong>Le</strong> gouvernement peut avoir ungrand intérêt à mettre la main sur une caisseillicite, que l’on dit monter à un total assezmajeur. Trompe-la-Mort encaisse des valeursconsidérables en recélant non seulement lessommes possédées par quelques-uns de sescamarades, mais encore celles qui proviennent dela Société des Dix mille...– Dix mille voleurs ! s’écria Poiret effrayé.– Non, la société des Dix mille est uneassociation de hauts voleurs, de gens quitravaillent en grand, et ne se mêlent pas d’uneaffaire où il n’y a pas dix mille francs à gagner.306


Cette société se compose de tout ce qu’il y a deplus distingué parmi ceux de nos hommes quivont droit en cour d’assises. Ils connaissent leCode, et ne risquent jamais de se faire appliquerla peine de mort quand ils sont pincés. Collin estleur homme de confiance, leur conseil. À l’aidede ses immenses ressources, cet homme a su secréer une police à lui, des relations fort éten<strong>du</strong>esqu’il enveloppe d’un mystère impénétrable.Quoique depuis un an nous l’ayons entouréd’espions, nous n’avons pas encore pu voir dansson jeu. Sa caisse et ses talents servent doncconstamment à solder le vice, à faire les fonds aucrime, et entretiennent sur pied une armée demauvais sujets qui sont dans un perpétuel état deguerre avec la société. Saisir Trompe-la-Mort ets’emparer de sa banque, ce sera couper le maldans sa racine. Aussi cette expédition est-elledevenue une affaire d’État et de haute politique,susceptible d’honorer ceux qui coopéreront à saréussite. Vous-même, monsieur, pourriez être denouveau employé dans l’administration, devenirsecrétaire d’un commissaire de police, fonctionsqui ne vous empêcheraient point de toucher votre307


pension de retraite.– Mais pourquoi, dit mademoiselleMichonneau, Trompe-la-Mort ne s’en va-t-il pasavec la caisse ?– Oh ! fit l’agent, partout où il irait, il seraitsuivi d’un homme chargé de le tuer, s’il volait lebagne. Puis une caisse ne s’enlève pas aussifacilement qu’on enlève une demoiselle de bonnemaison. D’ailleurs, Collin est un gaillardincapable de faire un trait semblable, il se croiraitdéshonoré.– Monsieur, dit Poiret, vous avez raison, ilserait tout à fait déshonoré.– Tout cela ne nous dit pas pourquoi vous nevenez pas tout bonnement vous emparer de lui,demanda mademoiselle Michonneau.– Eh ! bien, mademoiselle, je réponds... Mais,lui dit-il à l’oreille, empêchez votre monsieur dem’interrompre, ou nous n’en aurons jamais fini.Il doit avoir beaucoup de fortune pour se faireécouter, ce vieux-là. Trompe-la-Mort, en venantici, a chaussé la peau d’un honnête homme, il308


s’est fait bon bourgeois de Paris, il s’est logé dansune pension sans apparence ; il est fin, allez ! onne le prendra jamais sans vert. Donc monsieurVautrin est un homme considéré, qui fait desaffaires considérables.– Naturellement, se dit Poiret à lui-même.– <strong>Le</strong> ministre, si l’on se trompait en arrêtantun vrai Vautrin, ne veut pas se mettre à dos lecommerce de Paris, ni l’opinion publique. M. lepréfet de police branle dans le manche, il a desennemis. S’il y avait erreur, ceux qui veulent saplace profiteraient des clabaudages et descriailleries libérales pour le faire sauter. Il s’agitici de procéder comme dans l’affaire deCogniard, le faux comte de Sainte-Hélène ; siç’avait été un vrai comte de Sainte-Hélène, nousn’étions pas propres. Aussi faut-il vérifier ! »– Oui, mais vous avez besoin d’une joliefemme, dit vivement mademoiselle Michonneau.– Trompe-la-Mort ne se laisserait pas aborderpar une femme, dit l’agent. Apprenez un secret ?il n’aime pas les femmes.309


– Mais je ne vois pas alors à quoi je suisbonne pour une semblable vérification, unesupposition que je consentirais à la faire pourdeux mille francs.– Rien de plus facile, dit l’inconnu. Je vousremettrai un flacon contenant une dose de liqueurpréparée pour donner un cou de sang qui n’a pasle moindre danger et simule une apoplexie. Cettedrogue peut se mêler également au vin et au café.Sur-le-champ vous transportez votre homme surun lit, et vous le déshabillez afin de savoir s’il nese meurt pas. Au moment où vous serez seule,vous lui donnerez une claque sur l’épaule, paf ! etvous verrez reparaître les lettres.– Mais c’est rien <strong>du</strong> tout, ça, dit Poiret.– Eh ! bien, consentez-vous ? dit Gon<strong>du</strong>reau àla vieille fille.– Mais, mon cher monsieur, dit mademoiselleMichonneau au cas où il n’y aurait point delettres, aurais-je les deux mille francs ?– Non.– Quelle sera donc l’indemnité ?310


– Cinq cents francs.– Faire une chose pareille pour si peu. <strong>Le</strong> malest le même dans la conscience, et j’ai maconscience à calmer, monsieur.– Je vous affirme, dit Poiret, quemademoiselle a beaucoup de conscience, outreque c’est une très aimable personne et bienenten<strong>du</strong>e.– Eh ! bien, reprit mademoiselle Michonneau,donnez-moi trois mille francs si c’est Trompe-la-Mort, et rien si c’est un bourgeois.– Ça va, dit Gon<strong>du</strong>reau, mais à condition quel’affaire sera faite demain.– Pas encore, mon cher monsieur, j’ai besoinde consulter mon confesseur.– Finaude ! dit l’agent en se levant. À demainalors. Et si vous étiez pressée de me parler, venezpetite rue Sainte-Anne, au bout de la cour de laSainte-Chapelle. Il n’y a qu’une porte sous lavoûte. Demandez monsieur Gon<strong>du</strong>reau.Bianchon, qui revenait <strong>du</strong> cours de Cuvier, eutl’oreille frappée <strong>du</strong> mot assez original de311


Trompe-la-Mort, et entendit le ça va <strong>du</strong> célèbrechef de la police de sûreté.– Pourquoi n’en finissez-vous pas, ce seraittrois cents francs de rente viagère, dit Poiret àmademoiselle Michonneau.– Pourquoi ? dit-elle. Mais il faut y réfléchir.Si monsieur Vautrin était ce Trompe-la-Mort,peut-être y aurait-il plus d’avantage à s’arrangeravec lui. Cependant lui demander de l’argent, ceserait le prévenir, et il serait homme à décampergratis. Ce serait un puff abominable.– Quand il serait prévenu, reprit Poiret, cemonsieur ne nous a-t-il pas dit qu’il étaitsurveillé ? Mais vous, vous perdriez tout.– D’ailleurs, pensa mademoiselleMichonneau, je ne l’aime point, cet homme ! Ilne sait me dire que des choses désagréables.– Mais, reprit Poiret, vous feriez mieux. Ainsique l’a dit ce monsieur, qui me paraît fort bien,outre qu’il est très proprement couvert, c’est unacte d’obéissance aux lois que de débarrasser lasociété d’un criminel, quelque vertueux qu’il312


puisse être. Qui a bu boira. S’il lui prenaitfantaisie de nous assassiner tous ? Mais, quediable ! nous serions coupables de cesassassinats, sans compter que nous en serions lespremières victimes.<strong>La</strong> préoccupation de mademoiselleMichonneau ne lui permettait pas d’écouter lesphrases tombant une à une de la bouche de Poiret,comme les gouttes d’eau qui suintent à travers lerobinet d’une fontaine mal fermée. Quand unefois ce vieillard avait commencé la série de sesphrases, et que mademoiselle Michonneau nel’arrêtait pas, il parlait toujours, à l’instar d’unemécanique montée. Après avoir entamé unpremier sujet, il était con<strong>du</strong>it par ses parenthèsesà en traiter de tout opposés, sans avoir rienconclu. En arrivant à la maison Vauquer, il s’étaitfaufilé dans une suite de passages et de citationstransitoires qui l’avaient amené à raconter sadéposition dans l’affaire <strong>du</strong> sieur Ragoulleau etde la dame Morin, où il avait comparu en qualitéde témoin à décharge. En entrant, sa compagnene manqua pas d’apercevoir Eugène de Rastignacengagé avec mademoiselle Taillefer dans une313


intime causerie dont l’intérêt était si palpitant quele couple ne fit aucune attention au passage desdeux vieux pensionnaires quand ils traversèrent lasalle à manger.– Ça devait finir par là, dit mademoiselleMichonneau à Poiret. Ils se faisaient des yeux às’arracher l’âme depuis huit jours.– Oui, répondit-il. Aussi fut-elle condamnée.– Qui ?– Madame Morin.– Je vous parle de mademoiselle Victorine, ditla Michonneau en entrant, sans y faire attention,dans la chambre de Poiret, et vous me répondezpar madame Morin. Qu’est-ce que c’est que cettefemme-là ?– De quoi serait donc coupable mademoiselleVictorine ? demanda Poiret.– Elle est coupable d’aimer M. Eugène deRastignac, et va de l’avant sans savoir où ça lamènera, pauvre innocente !Eugène avait été, pendant la matinée, ré<strong>du</strong>it audésespoir par madame de Nucingen. Dans son for314


intérieur, il s’était abandonné complètement àVautrin, sans vouloir sonder ni les motifs del’amitié que lui portait cet homme extraordinaire,ni l’avenir d’une semblable union. Il fallait unmiracle pour le tirer de l’abîme où il avait déjàmis le pied depuis une heure, en échangeant avecmademoiselle Taillefer les plus doucespromesses. Victorine croyait entendre la voixd’un ange, les cieux s’ouvraient pour elle, lamaison Vauquer se parait des teintes fantastiquesque les décorateurs donnent aux palais dethéâtre : elle aimait, elle était aimée, elle lecroyait <strong>du</strong> moins ! Et quelle femme ne l’auraitcru comme elle en voyant Rastignac, enl’écoutant <strong>du</strong>rant cette heure dérobée à tous lesargus de la maison ? En se débattant contre saconscience, en sachant qu’il faisait mal et voulantfaire mal, en se disant qu’il rachèterait ce péchévéniel par le bonheur d’une femme, il s’étaitembelli de son désespoir, et resplendissait de tousles feux de l’enfer qu’il avait au cœur.Heureusement pour lui, le miracle eut lieu :Vautrin entra joyeusement, et lut dans l’âme desdeux jeunes gens qu’il avait mariés par les315


combinaisons de son infernal génie, mais dont iltroubla soudain la joie en chantant de sa grossevoix railleuse :Ma Fanchette est charmanteDans sa simplicité...Victorine se sauva en emportant autant debonheur qu’elle avait eu jusqu’alors de malheurdans sa vie. Pauvre fille ! un serrement de mains,sa joue effleurée par les cheveux de Rastignac,une parole dite si près de son oreille qu’elle avaitsenti la chaleur des lèvres de l’étudiant, lapression de sa taille par un bras tremblant, unbaiser pris sur son cou, furent les accordailles desa passion, que le voisinage de la grosse Sylvie,menaçant d’entrer dans cette radieuse salle àmanger, rendirent plus ardentes, plus vives, plusengageantes que les plus beaux témoignages dedévouement racontés dans les plus célèbreshistoires d’amour. Ces menus suffrages, suivantune jolie expression de nos ancêtres, paraissaient316


être des crimes à une pieuse jeune fille confesséetous les quinze jours ! En cette heure, elle avaitprodigué plus de trésors d’âme que plus tard,riche et heureuse, elle n’en aurait donné en selivrant tout entière.– L’affaire est faite, dit Vautrin à Eugène. Nosdeux dandies se sont piochés. Tout s’est passéconvenablement. Affaire d’opinion. Notre pigeona insulté mon faucon. À demain, dans la redoutede Clignancourt. À huit heures et demie,mademoiselle Taillefer héritera de l’amour et dela fortune de son père, pendant qu’elle sera làtranquillement à tremper ses mouillettes de painbeurré dans son café. N’est-ce pas drôle à sedire ? Ce petit Taillefer est très fort à l’épée, il estconfiant comme un brelan carré ; mais il serasaigné par un coup que j’ai inventé, une manièrede relever l’épée et de vous piquer le front. Jevous montrerai cette botte-là, car elle estfurieusement utile.Rastignac écoutait d’un air stupide, et nepouvait rien répondre. En ce moment le père<strong>Goriot</strong>, Bianchon et quelques autres317


pensionnaires arrivèrent.– Voilà comme je vous voulais, lui ditVautrin. Vous savez ce que vous faites. Bien,mon petit aiglon ! vous gouvernerez les hommes ;vous êtes fort, carré, poilu ; vous avez monestime.Il voulut lui prendre la main. Rastignac retiravivement la sienne, et tomba sur une chaise enpâlissant ; il croyait voir une mare de sang devantlui.– Ah ! nous avons encore quelques petitslanges tachés de vertu, dit Vautrin à voix basse.Papa d’Oliban a trois millions, je sais sa fortune.<strong>La</strong> dot vous rendra blanc comme une robe demariée, et à vos propres yeux.Rastignac n’hésita plus. Il résolut d’allerprévenir pendant la soirée messieurs Tailleferpère et fils. En ce moment, Vautrin l’ayant quitté,le père <strong>Goriot</strong> lui dit à l’oreille : – Vous êtestriste, mon enfant ! je vais vous égayer, moi.Venez ! Et le vieux vermicellier allumait son ratde-caveà une des lampes. Eugène le suivit toutému de curiosité.318


– Entrons chez vous, dit le bonhomme, quiavait demandé la clef de l’étudiant à Sylvie. Vousavez cru ce matin qu’elle ne vous aimait pas,hein ! reprit-il. Elle vous a renvoyé de force, etvous vous en êtes allé fâché, désespéré.Nigaudinos ! elle m’attendait. Comprenez-vous ?Nous devions aller achever d’arranger un bijoud’appartement dans lequel vous irez demeurerd’ici à trois jours. Ne me vendez pas. Elle veutvous faire une surprise, mais je ne tiens pas àvous cacher plus longtemps le secret. Vous serezrue d’Artois, à deux pas de la rue Saint-<strong>La</strong>zare.Vous y serez comme un prince. Nous vous avonseu des meubles comme pour une épousée. Nousavons fait bien des choses depuis un mois, en nevous en disant rien. Mon avoué s’est mis encampagne, ma fille aura ses trente-six millefrancs par an, l’intérêt de sa dot, et je vais faireexiger le placement de ses huit cent mille francsen bons biens au soleil.Eugène était muet et se promenait, les brascroisés, de long en long, dans sa pauvre chambreen désordre. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> saisit un moment oùl’étudiant lui tournait le dos, et mit sur la319


cheminée une boîte en maroquin rouge, surlaquelle étaient imprimées en or les armes deRastignac.– Mon cher enfant, disait le pauvrebonhomme, je me suis mis dans tout celajusqu’au cou. Mais, voyez-vous, il y avait à moibien de l’égoïsme, je suis intéressé dans votrechangement de quartier. Vous ne me refuserezpas, hein ! si je vous demande quelque chose ?– Que voulez-vous ?– Au-dessus de votre appartement, aucinquième, il y a une chambre qui en dépend, j’ydemeurerai, pas vrai ? Je me fais vieux, je suistrop loin de mes filles. Je ne vous gênerai pas.Seulement je serai là. Vous me parlerez d’elletous les soirs. Ça ne vous contrariera pas, dites ?Quand vous rentrerez, que je serai dans mon lit,je vous entendrai, je me dirai : Il vient de voir mapetite Delphine. Il l’a menée au bal, elle estheureuse par lui. Si j’étais malade, ça me mettrait<strong>du</strong> baume dans le cœur de vous écouter revenir,vous remuer, aller. Il y aura tant de ma fille envous ! Je n’aurai qu’un pas à faire pour être aux320


Champs-Élysées, où elles passent tous les jours,je les verrai toujours, tandis que quelquefoisj’arrive trop tard. Et puis elle viendra chez vouspeut-être ! je l’entendrai, je la verrai dans sadouillette <strong>du</strong> matin, trottant, allant gentimentcomme une petite chatte. Elle est redevenue,depuis un mois, ce qu’elle était, jeune fille, gaie,pimpante. Son âme est en convalescence, ellevous doit le bonheur. Oh ! je ferais pour vousl’impossible. Elle me disait tout à l’heure enrevenant : « Papa, je suis bien heureuse ! » Quandelles me disent cérémonieusement : Mon père,elles me glacent ; mais quand elles m’appellentpapa, il me semble encore les voir petites, ellesme rendent tous mes souvenirs. Je suis mieuxleur père. Je crois qu’elles ne sont encore àpersonne ! <strong>Le</strong> bonhomme s’essuya les yeux, ilpleurait. Il y a longtemps que je n’avais enten<strong>du</strong>cette phrase, longtemps qu’elle ne m’avait donnéle bras. Oh ! oui, voilà bien dix ans que je n’aimarché côte à côte avec une de mes filles. Est-cebon de se frotter à sa robe, de se mettre à son pas,de partager sa chaleur ! Enfin, j’ai menéDelphine, ce matin, partout. J’entrais avec elle321


dans les boutiques. Et je l’ai recon<strong>du</strong>ite chez elle.Oh ! gardez-moi près de vous. Quelquefois vousaurez besoin de quelqu’un pour vous rendreservice, je serai là. Oh ! si cette grosse souched’Alsacien mourait, si sa goutte avait l’esprit deremonter dans l’estomac, ma pauvre fille seraitelleheureuse ! Vous seriez mon gendre, vousseriez ostensiblement son mari. Bah ! elle est simalheureuse de ne rien connaître aux plaisirs dece monde, que je l’absous de tout. <strong>Le</strong> bon Dieudoit être <strong>du</strong> côté des pères qui aiment bien. Ellevous aime trop ! dit-il en hochant la tête aprèsune pause. En allant, elle causait de vous avecmoi : « N’est-ce pas, mon père, il est bien ! il abon cœur ! Parle-t-il de moi ? » Bah, elle m’en adit, depuis la rue d’Artois jusqu’au passage desPanoramas, des volumes ! Elle m’a enfin verséson cœur dans le mien. Pendant toute cette bonnematinée, je n’étais plus vieux, je ne pesais pasune once. Je lui ai dit que vous m’aviez remis lebillet de mille francs. Oh ! la chérie, elle en a étéémue aux larmes. Qu’avez-vous donc là sur votrecheminée ? dit enfin le père <strong>Goriot</strong> qui se mouraitd’impatience en voyant Rastignac immobile.322


Eugène tout abasourdi regardait son voisind’un air hébété. Ce <strong>du</strong>el, annoncé par Vautrinpour le lendemain, contrastait si violemment avecla réalisation de ses plus chères espérances, qu’iléprouvait toutes les sensations <strong>du</strong> cauchemar. Ilse tourna vers la cheminée, y aperçut la petiteboîte carrée, l’ouvrit, et trouva dedans un papierqui couvrait une montre de Bréguet. Sur ce papierétaient écrit ces mots :« Je veux que vous pensiez à moi à touteheure, parce que...« DELPHINE. »Ce dernier mot faisait sans doute allusion àquelque scène qui avait eu lieu entre eux, Eugèneen fut attendri. Ses armes étaient intérieurementémaillées dans l’or de la boîte. Ce bijou silongtemps envié, la chaîne, la clef, la façon, lesdessins répondaient à tous ses vœux. <strong>Le</strong> père<strong>Goriot</strong> était radieux. Il avait sans doute promis àsa fille de lui rapporter les moindres effets de la323


surprise que causerait son présent à Eugène, car ilétait en tiers dans ces jeunes émotions et neparaissait pas le moins heureux. Il aimait déjàRastignac et pour sa fille et pour lui-même.– Vous irez la voir ce soir, elle vous attend. <strong>La</strong>grosse souche d’Alsacien soupe chez sadanseuse. Ah ! ah ! il a été bien sot quand monavoué lui a dit son fait. Ne prétend-il pas aimerma fille à l’adoration ? qu’il y touche et je le tue.L’idée de savoir ma Delphine à... (il soupira) meferait commettre un crime ; mais ce ne serait pasun homicide, c’est une tête de veau sur un corpsde porc. Vous me prendrez avec vous, n’est-cepas ?– Oui, mon bon père <strong>Goriot</strong>, vous savez bienque je vous aime...– Je le vois, vous n’avez pas honte de moi,vous ! <strong>La</strong>issez-moi vous embrasser. Et il serral’étudiant dans ses bras. Vous la rendrez bienheureuse, promettez-le-moi ! Vous irez ce soir,n’est-ce pas ?– Oh, oui ! Je dois sortir pour des affaires qu’ilest impossible de remettre.324


– Puis-je vous être bon à quelque chose ?– Ma foi, oui ! Pendant que j’irai chezmadame de Nucingen, allez chez M. Taillefer lepère, lui dire de me donner une heure dans lasoirée pour lui parler d’une affaire de la dernièreimportance.– Serait-ce donc vrai, jeune homme, dit le père<strong>Goriot</strong> en changeant de visage ; feriez-vous lacour à sa fille, comme le disent ces imbécilesd’en bas ? Tonnerre de Dieu ! vous ne savez pasce que c’est qu’une tape à la <strong>Goriot</strong>. Et si vousnous trompiez, ce serait l’affaire d’un coup depoing. Oh ! ce n’est pas possible.– Je vous jure que je n’aime qu’une femme aumonde, dit l’étudiant, je ne le sais que depuis unmoment.– Ah, quel bonheur ! fit le père <strong>Goriot</strong>.– Mais, reprit l’étudiant, le fils de Taillefer sebat demain, et j’ai enten<strong>du</strong> dire qu’il serait tué.– Qu’est-ce que cela vous fait ? dit <strong>Goriot</strong>.– Mais il faut lui dire d’empêcher son fils dese rendre... s’écria Eugène.325


En ce moment, il fut interrompu par la voix deVautrin, qui se fit entendre sur le pas de sa porte,où il chantait :Ô Richard, ô mon roi !L’univers t’abandonne...Broum ! broum ! broum ! broum ! broum !J’ai longtemps parcouru le monde,Et l’on m’a vu...Tra la, la, la, la...– Messieurs, cria Christophe, la soupe vousattend, et tout le monde est à table.– Tiens, dit Vautrin, viens prendre unebouteille de mon vin de Bordeaux.– <strong>La</strong> trouvez-vous jolie, la montre ? dit le père<strong>Goriot</strong>. Elle a bon goût, hein !Vautrin, le père <strong>Goriot</strong> et Rastignac326


descendirent ensemble et se trouvèrent, par suitede leur retard, placés à côté les uns des autres àtable. Eugène marqua la plus grande froideur àVautrin pendant le dîner, quoique jamais cethomme, si aimable aux yeux de madameVauquer, n’eût déployé autant d’esprit. Il futpétillant de saillies, et sut mettre en train tous lesconvives. Cette assurance, ce sang-froidconsternaient Eugène.– Sur quelle herbe avez-vous donc marchéaujourd’hui ? lui dit madame Vauquer. Vous êtesgai comme un pinson.– Je suis toujours gai quand j’ai fait de bonnesaffaires.– Des affaires ? dit Eugène.– Eh ! bien, oui. J’ai livré une partie demarchandises qui me vaudra de bons droits decommission. Mademoiselle Michonneau, dit-il ens’apercevant que la vieille fille l’examinait, ai-jedans la figure un trait qui vous déplaise, que vousme faites l’œil américain ? Faut le dire ! je lechangerai pour vous être agréable.327


– Poiret, nous ne nous fâcherons pas pour ça,hein ? dit-il en guignant le vieil employé.– Sac à papier ! vous devriez poser pour unHercule-Farceur, dit le jeune peintre à Vautrin.– Ma foi, ça va ! si mademoiselle Michonneauveut poser en Vénus <strong>du</strong> Père-<strong>La</strong>chaise, réponditVautrin.– Et Poiret ? dit Bianchon.– Oh ! Poiret posera en Poiret. Ce sera le dieudes jardins ! s’écria Vautrin. Il dérive de poire...– Molle ! reprit Bianchon. Vous seriez alorsentre la poire et le fromage.– Tout ça, c’est des bêtises, dit madameVauquer, et vous feriez mieux de nous donner devotre vin de Bordeaux dont j’aperçois unebouteille qui montre son nez ! Ça nousentretiendra en joie, outre que c’est bon àl’estomaque.– Messieurs, dit Vautrin, madame laprésidente nous rappelle à l’ordre. MadameCouture et mademoiselle Victorine ne seformaliseront pas de vos discours badins ; mais328


espectez l’innocence <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong>. Je vouspropose une petite bouteillorama de vin deBordeaux, que le nom de <strong>La</strong>ffitte renddoublement illustre, soit dit sans allusionpolitique. Allons, Chinois ! dit-il en regardantChristophe qui ne bougea pas. Ici, Christophe !Comment, tu n’entends pas ton nom ? Chinois,amène les liquides !– Voilà, monsieur, dit Christophe en luiprésentant la bouteille.Après avoir rempli le verre d’Eugène et celui<strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong>, il s’en versa lentement quelquesgouttes qu’il dégusta, pendant que ses deuxvoisins buvaient, et tout à coup il fit une grimace.– Diable ! diable ! il sent le bouchon. Prendscela pour toi, Christophe, et va nous en chercher ;à droite, tu sais ? Nous sommes seize, descendshuit bouteilles.– Puisque vous vous fendez, dit le peintre, jepaie un cent de marrons.– Oh ! oh !– Booououh !329


– Prrrr !Chacun poussa des exclamations qui partirentcomme les fusées d’une girandole.– Allons, maman Vauquer, deux dechampagne, lui cria Vautrin.– Quien, c’est cela ! Pourquoi pas demander lamaison ? Deux de champagne ! mais ça coûtedouze francs ! Je ne les gagne pas, non ! Mais simonsieur Eugène veut les payer, j’offre <strong>du</strong> cassis.– V’là son cassis qui purge comme de lamanne, dit l’étudiant en médecine à voix basse.– Veux-tu te taire, Bianchon, s’écriaRastignac, je ne peux pas entendre parler demanne sans que le cœur... Oui, va pour le vin deChampagne, je le paie, ajouta l’étudiant.– Sylvie, dit madame Vauquer, donnez lesbiscuits et les petits gâteaux.– Vos petits gâteaux sont trop grands, ditVautrin, ils ont de la barbe. Mais quant auxbiscuits, aboulez.En un moment le vin de Bordeaux circula, lesconvives s’animèrent, la gaieté redoubla. Ce fut330


des rires féroces, au milieu desquels éclatèrentquelques imitations des diverses voix d’animaux.L’employé au Muséum s’étant avisé derepro<strong>du</strong>ire un cri de Paris qui avait de l’analogieavec le miaulement <strong>du</strong> chat amoureux, aussitôthuit voix beuglèrent simultanément les phrasessuivantes : – À repasser les couteaux ! – Mo-ronpour les p’tits oiseaux ! – Voilà le plaisir,mesdames, voilà le plaisir ! – À raccommoder lafaïence ! – À la barque, à la barque ! – Battez vosfemmes, vos habits ! – Vieux habits, vieuxgalons, vieux chapeaux à vendre ! – À la cerise, àla douce ! <strong>La</strong> palme fut à Bianchon pour l’accentnasillard avec lequel il cria : – Marchand deparapluies ! En quelques instants ce fut un tapageà casser la tête, une conversation pleine de coqsà-l’âne,un véritable opéra que Vautrin con<strong>du</strong>isaitcomme un chef d’orchestre, en surveillantEugène et le père <strong>Goriot</strong>, qui semblaient ivresdéjà. <strong>Le</strong> dos appuyé sur leur chaise, tous deuxcontemplaient ce désordre inaccoutumé d’un airgrave, en buvant peu ; tous deux étaientpréoccupés de ce qu’ils avaient à faire pendant lasoirée, et néanmoins ils se sentaient incapables de331


se lever. Vautrin, qui suivait les changements deleur physionomie en leur lançant des regards decôté, saisit le moment où leurs yeux vacillèrent etparurent vouloir se fermer, pour se pencher àl’oreille de Rastignac et lui dire : – Mon petitgars, nous ne sommes pas assez rusé pour lutteravec notre papa Vautrin, et il vous aime trop pourvous laisser faire des sottises. Quand j’ai résoluquelque chose, le bon Dieu seul est assez fortpour me barrer le passage. Ah ! nous voulionsaller prévenir le père Taillefer, commettre desfautes d’écolier ! <strong>Le</strong> four est chaud, la farine estpétrie, le pain est sur la pelle ; demain nous enferons sauter les miettes par-dessus notre tête eny mordant ; et nous empêcherions d’enfourner ?...non, non, tout cuira ! Si nous avons quelquespetits remords, la digestion les emportera.Pendant que nous dormirons notre petit somme,le colonel comte Franchessini vous ouvrira lasuccession de Michel Taillefer avec la pointe deson épée. En héritant de son frère, Victorine auraquinze petits mille francs de rente. J’ai déjà prisdes renseignements, et sais que la succession dela mère monte à plus de trois cent mille...332


Eugène entendait ces paroles sans pouvoir yrépondre : il sentait sa langue collée à son palais,et se trouvait en proie à une somnolenceinvincible ; il ne voyait déjà plus la table et lesfigures des convives qu’à travers un brouillardlumineux. Bientôt le bruit s’apaisa, lespensionnaires s’en allèrent un à un. Puis, quand ilne resta plus que madame Vauquer, madameCouture, mademoiselle Victorine, Vautrin et lepère <strong>Goriot</strong>, Rastignac aperçut, comme s’il eûtrêvé, madame Vauquer occupée à prendre lesbouteilles pour en vider les restes de manière à enfaire des bouteilles pleines.– Ah ! sont-ils fous, sont-ils jeunes ! disait laveuve.Ce fut la dernière phrase que put comprendreEugène.– Il n’y a que monsieur Vautrin pour faire deces farces-là, dit Sylvie. Allons, voilà Christophequi ronfle comme une toupie.– Adieu, maman, dit Vautrin. Je vais auboulevard admirer M. Marty dans le MontSauvage, une grande pièce tirée <strong>du</strong> Solitaire. Si333


vous voulez, je vous y mène ainsi que ces dames.– Je vous remercie, dit madame Couture.– Comment, ma voisine ! s’écria madameVauquer, vous refusez de voir une pièce prisedans le Solitaire, un ouvrage fait par Atala deChateaubriand, et que nous aimions tant à lire,qui est si joli que nous pleurions comme desMadeleines d’Élodie sous les tyeuilles cet étédernier, enfin un ouvrage moral qui peut êtresusceptible d’instruire votre demoiselle ?– Il nous est défen<strong>du</strong> d’aller à la comédie,répondit Victorine.– Allons, les voilà partis, ceux-là, dit Vautrinen remuant d’une manière comique la tête <strong>du</strong>père <strong>Goriot</strong> et celle d’Eugène.En plaçant la tête de l’étudiant sur la chaise,pour qu’il pût dormir commodément, il le baisachaleureusement au front, en chantant :Dormez, mes chères amours !Pour vous je veillerai toujours.334


– J’ai peur qu’il ne soit malade, dit Victorine.– Restez à le soigner alors, reprit Vautrin.C’est, lui souffla-t-il à l’oreille, votre devoir defemme soumise. Il vous adore, ce jeune homme,et vous serez sa petite femme, je vous le prédis.Enfin, dit-il à haute voix, ils furent considérésdans tout le pays, vécurent heureux, et eurentbeaucoup d’enfants. Voilà comment finissenttous les romans d’amour. Allons, maman, dit-ilen se tournant vers madame Vauquer, qu’ilétreignit, mettez le chapeau, la belle robe à fleurs,l’écharpe de la comtesse. Je vais vous allerchercher un fiacre, soi-même. Et il partit enchantant :Soleil, soleil, divin soleil,Toi qui fais mûrir les citrouilles...– Mon Dieu ! dites donc, madame Couture, cethomme-là me ferait vivre heureuse sur les toits.Allons, dit-elle en se tournant vers le335


vermicellier, voilà le père <strong>Goriot</strong> parti. Ce vieuxcancre-là n’a jamais eu l’idée de me mener nunepart, lui. Mais il va tomber par terre, mon Dieu !C’est-y indécent à un homme d’âge de perdre laraison ! Vous me direz qu’on ne perd point cequ’on n’a pas. Sylvie, montez-le donc chez lui.Sylvie prit le bonhomme par-dessous le bras,le fit marcher, et le jeta tout habillé comme unpaquet au travers de son lit.– Pauvre jeune homme, disait madameCouture en écartant les cheveux d’Eugène qui luitombaient dans les yeux, il est comme une jeunefille, il ne sait pas ce que c’est qu’un excès.– Ah ! je peux bien dire que depuis trente et unans que je tiens ma pension, dit madameVauquer, il m’est passé bien des jeunes gens parles mains, comme on dit ; mais je n’en ai jamaisvu d’aussi gentil, d’aussi distingué que monsieurEugène. Est-il beau quand il dort ? Prenez-luidonc la tête sur votre épaule, madame Couture.Bah ! il tombe sur celle de mademoiselleVictorine : il y a un dieu pour les enfants. Encoreun peu, il se fendait la tête sur la pomme de la336


chaise. À eux deux, ils feraient un bien jolicouple.– Ma voisine, taisez-vous donc, s’écriamadame Couture, vous dites des choses...– Bah ! fit madame Vauquer, il n’entend pas.Allons, Sylvie, viens m’habiller. Je vais mettremon grand corset.– Ah bien ! votre grand corset, après avoirdîné, madame, dit Sylvie. Non, cherchezquelqu’un pour vous serrer, ce ne sera pas moiqui serai votre assassin. Vous commettriez là uneimprudence à vous coûter la vie.– Ça m’est égal, il faut faire honneur àmonsieur Vautrin.– Vous aimez donc bien vos héritiers ?– Allons, Sylvie, pas de raisons, dit la veuveen s’en allant.– À son âge, dit la cuisinière en montrant samaîtresse à Victorine.Madame Couture et sa pupille, sur l’épaule delaquelle dormait Eugène, restèrent seules dans lasalle à manger. <strong>Le</strong>s ronflements de Christophe337


etentissaient dans la maison silencieuse, etfaisaient ressortir le paisible sommeil d’Eugène,qui dormait aussi gracieusement qu’un enfant.Heureuse de pouvoir se permettre un de ces actesde charité par lesquels s’épanchent tous lessentiments de la femme, et qui lui faisait sanscrime sentir le cœur <strong>du</strong> jeune homme battant surle sien, Victorine avait dans la physionomiequelque chose de maternellement protecteur quila rendait fière. À travers les mille pensées quis’élevaient dans son cœur, perçait un tumultueuxmouvement de volupté qu’excitait l’échanged’une jeune et pure chaleur.– Pauvre chère fille ! dit madame Couture enlui pressant la main.<strong>La</strong> vieille dame admirait cette candide etsouffrante figure, sur laquelle était descen<strong>du</strong>el’auréole <strong>du</strong> bonheur. Victorine ressemblait àl’une de ces naïves peintures <strong>du</strong> moyen âge danslesquelles tous les accessoires sont négligés parl’artiste, qui a réservé la magie d’un pinceaucalme et fier pour la figure jaune de ton, mais oùle ciel semble se refléter avec ses teintes d’or.338


– Il n’a pourtant pas bu plus de deux verres,maman, dit Victorine en passant ses doigts dansla chevelure d’Eugène.– Mais si c’était un débauché, ma fille, ilaurait porté le vin comme tous ces autres. Sonivresse fait son éloge.<strong>Le</strong> bruit d’une voiture retentit dans la rue.– Maman, dit la jeune fille, voici monsieurVautrin. Prenez donc monsieur Eugène. Je nevoudrais pas être vue ainsi par cet homme, il ades expressions qui salissent l’âme, et des regardsqui gênent une femme comme si on lui enlevaitsa robe.– Non, dit madame Couture, tu te trompes !Monsieur Vautrin est un brave homme, un peudans le genre de défunt monsieur Couture,brusque, mais bon, un bourru bienfaisant.En ce moment Vautrin entra tout doucement,et regarda le tableau formé par ces deux enfantsque la lueur de la lampe semblait caresser.– Eh ! bien, dit-il en se croisant les bras, voilàde ces scènes qui auraient inspiré de belles pages339


à ce bon Bernardin de Saint-Pierre, l’auteur dePaul et Virginie. <strong>La</strong> jeunesse est bien belle,madame Couture. Pauvre enfant, dors, dit-il encontemplant Eugène, le bien vient quelquefois endormant. Madame, reprit-il en s’adressant à laveuve, ce qui m’attache à ce jeune homme, ce quim’émeut, c’est de savoir la beauté de son âme enharmonie avec celle de sa figure. Voyez, n’est-cepas un chérubin posé sur l’épaule d’un ange ? ilest digne d’être aimé, celui-là ! Si j’étais femme,je voudrais mourir (non, pas si bête !) vivre pourlui. En les admirant ainsi, madame, dit-il à voixbasse et se penchant à l’oreille de la veuve, je nepuis m’empêcher de penser que Dieu les a crééspour être l’un à l’autre. <strong>La</strong> Providence a des voiesbien cachées, elle sonde les reins et les cœurs,s’écria-t-il à haute voix. En vous voyant unis,mes enfants, unis par une même pureté, par tousles sentiments humains, je me dis qu’il estimpossible que vous soyez jamais séparés dansl’avenir. Dieu est juste. Mais, dit-il à la jeunefille, il me semble avoir vu chez vous des lignesde prospérité. Donnez-moi votre main,mademoiselle Victorine ? je me connais en340


chiromancie, j’ai dit souvent la bonne aventure.Allons, n’ayez pas peur. Oh ! qu’aperçois-je ? Foid’honnête homme, vous serez avant peu l’une desplus riches héritières de Paris. Vous comblerez debonheur celui qui vous aime. Votre père vousappelle auprès de lui. Vous vous mariez avec unhomme titré, jeune, beau, qui vous adore.En ce moment, les pas lourds de la coquetteveuve qui descendait interrompirent lesprophéties de Vautrin.– Voilà mamman Vauquerre belle comme unastrrre, ficelée comme une carotte. N’étouffonsnouspas un petit brin ? lui dit-il en mettant samain sur le haut <strong>du</strong> busc ; les avant-cœurs sontbien pressés, maman. Si nous pleurons, il y auraexplosion ; mais je ramasserai les débris avec unsoin d’antiquaire.– Il connaît le langage de la galanteriefrançaise, celui-là ! dit la veuve en se penchant àl’oreille de madame Couture.– Adieu, enfants, reprit Vautrin en se tournantvers Eugène et Victorine. Je vous bénis, leur dit-ilen leur imposant ses mains au-dessus de leurs341


têtes. Croyez-moi, mademoiselle, c’est quelquechose que les vœux d’un honnête homme, ilsdoivent porter bonheur, Dieu les écoute.– Adieu, ma chère amie, dit madame Vauquerà sa pensionnaire. Croyez-vous, ajouta-t-elle àvoix basse, que monsieur Vautrin ait desintentions relatives à ma personne ?– Heu ! heu !– Ah ! ma chère mère, dit Victorine ensoupirant et en regardant ses mains, quand lesdeux femmes furent seules, si ce bon monsieurVautrin disait vrai !– Mais il ne faut qu’une chose pour cela,répondit la vieille dame, seulement que tonmonstre de frère tombe de cheval.– Ah ! maman.– Mon Dieu, peut-être est-ce un péché que desouhaiter <strong>du</strong> mal à son ennemi, reprit la veuve.Eh ! bien, j’en ferai pénitence. En vérité, jeporterai de bon cœur des fleurs sur sa tombe.Mauvais cœur ! il n’a pas le courage de parlerpour sa mère, dont il garde à ton détriment342


l’héritage par des micmacs. Ma cousine avait unebelle fortune. Pour ton malheur, il n’a jamais étéquestion de son apport dans le contrat.– Mon bonheur me serait souvent pénible àporter s’il coûtait la vie à quelqu’un, ditVictorine. Et s’il fallait, pour être heureuse, quemon frère disparût, j’aimerais mieux toujours êtreici.– Mon Dieu, comme dit ce bon monsieurVautrin, qui, tu le vois, est plein de religion,reprit madame Couture, j’ai eu <strong>du</strong> plaisir à savoirqu’il n’est pas incré<strong>du</strong>le comme les autres, quiparlent de Dieu avec moins de respect que n’en ale diable. Eh ! bien, qui peut savoir par quellesvoies il plaît à la Providence de nous con<strong>du</strong>ire ?Aidées par Sylvie, les deux femmes finirentpar transporter Eugène dans sa chambre, lecouchèrent sur son lit, et la cuisinière lui défit seshabits pour le mettre à l’aise. Avant de partir,quand sa protectrice eut le dos tourné, Victorinemit un baiser sur le front d’Eugène avec tout lebonheur que devait lui causer ce criminel larcin.Elle regarda sa chambre, ramassa pour ainsi dire343


dans une seule pensée les mille félicités de cettejournée, en fit un tableau qu’elle contemplalongtemps, et s’endormit la plus heureusecréature de Paris. <strong>Le</strong> festoiement à la faveur<strong>du</strong>quel Vautrin avait fait boire à Eugène et aupère <strong>Goriot</strong> <strong>du</strong> vin narcotisé décida la perte de cethomme. Bianchon, à moitié gris, oublia dequestionner mademoiselle Michonneau surTrompe-la-Mort. S’il avait prononcé ce nom, ilaurait certes éveillé la prudence de Vautrin, ou,pour lui rendre son vrai nom, de Jacques Collin,l’une des célébrités <strong>du</strong> bagne. Puis le sobriquet deVénus <strong>du</strong> Père-<strong>La</strong>chaise décida mademoiselleMichonneau à livrer le forçat au moment où,confiante en la générosité de Collin, elle calculaits’il ne valait pas mieux le prévenir et le faireévader pendant la nuit. Elle venait de sortir,accompagnée de Poiret, pour aller trouver lefameux chef de la police de sûreté, petite rueSainte-Anne, croyant encore avoir affaire à unemployé supérieur nommé Gon<strong>du</strong>reau. <strong>Le</strong>directeur de la police judiciaire la reçut avecgrâce. Puis, après une conversation où tout futprécisé, mademoiselle Michonneau demanda la344


potion à l’aide de laquelle elle devait opérer lavérification de la marque. Au geste decontentement que fit le grand homme de la petiterue Sainte-Anne, en cherchant une fiole dans untiroir de son bureau, mademoiselle Michonneaudevina qu’il y avait dans cette capture quelquechose de plus important que l’arrestation d’unsimple forçat. À force de se creuser la cervelle,elle soupçonna que la police espérait, d’aprèsquelques révélations faites par les traîtres <strong>du</strong>bagne, arriver à temps pour mettre la main surdes valeurs considérables. Quand elle eutexprimé ses conjectures à ce renard, il se mit àsourire, et voulut détourner les soupçons de lavieille fille.– Vous vous trompez, répondit-il. Collin est lasorbonne la plus dangereuse qui jamais se soittrouvée <strong>du</strong> côté des voleurs. Voilà tout. <strong>Le</strong>scoquins le savent bien ; il est leur drapeau, leursoutien, leur Bonaparte enfin ; ils l’aiment tous.Ce drôle ne nous laissera jamais sa tronche enplace de Grève.Mademoiselle Michonneau ne comprenant345


pas, Gon<strong>du</strong>reau lui expliqua les deux motsd’argot dont il s’était servi. Sorbonne et tronchesont deux énergiques expressions <strong>du</strong> langage desvoleurs, qui, les premiers, ont senti la nécessitéde considérer la tête humaine sous deux aspects.<strong>La</strong> sorbonne est la tête de l’homme vivant, sonconseil, sa pensée. <strong>La</strong> tronche est un mot demépris destiné à exprimer combien la tête devientpeu de chose quand elle est coupée.– Collin nous joue, reprit-il. Quand nousrencontrons de ces hommes en façon de barresd’acier trempées à l’anglaise, nous avons laressource de les tuer si, pendant leur arrestation,ils s’avisent de faire la moindre résistance. Nouscomptons sur quelques voies de fait pour tuerCollin demain matin. On évite ainsi le procès, lesfrais de garde, la nourriture, et ça débarrasse lasociété. <strong>Le</strong>s procé<strong>du</strong>res, les assignations auxtémoins, leurs indemnités, l’exécution, tout ce quidoit légalement nous défaire de ces garnements-làcoûte au-delà des mille écus que vous aurez. Il ya économie de temps. En donnant un bon coup debaïonnette dans la panse de Trompe-la-Mort,nous empêcherons une centaine de crimes, et346


nous éviterons la corruption de cinquantemauvais sujets qui se tiendront bien sagementaux environs de la correctionnelle. Voilà de lapolice bien faite. Selon les vrais philanthropes, secon<strong>du</strong>ire ainsi, c’est prévenir les crimes.– Mais c’est servir son pays, dit Poiret.– Eh ! bien, répliqua le chef, vous dites deschoses sensées ce soir, vous. Oui, certes, nousservons le pays. Aussi le monde est-il bien injusteà notre égard. Nous rendons à la société de biengrands services ignorés. Enfin, il est d’un hommesupérieur de se mettre au-dessus des préjugés, etd’un chrétien d’adopter les malheurs que le bienentraîne après soi quand il n’est pas fait selon lesidées reçues. Paris est Paris, voyez-vous ? Ce motexplique ma vie. J’ai l’honneur de vous saluer,mademoiselle. Je serai avec mes gens au Jardin<strong>du</strong>-Roidemain. Envoyez Christophe rue deBuffon, chez monsieur Gon<strong>du</strong>reau, dans lamaison où j’étais. Monsieur, je suis votreserviteur. S’il vous était jamais volé quelquechose, usez de moi pour vous le faire retrouver, jesuis à votre service.347


– Eh ! bien, dit Poiret à mademoiselleMichonneau, il se rencontre des imbéciles que cemot de police met sens dessus dessous. Cemonsieur est très aimable, et ce qu’il vousdemande est simple comme bonjour.<strong>Le</strong> lendemain devait prendre place parmi lesjours les plus extraordinaires de l’histoire de lamaison Vauquer. Jusqu’alors l’événement le plussaillant de cette vie paisible avait été l’apparitionmétéorique de la fausse comtesse del’Ambermesnil. Mais tout allait pâlir devant lespéripéties de cette grande journée, de laquelle ilserait éternellement question dans lesconversations de madame Vauquer. D’abord<strong>Goriot</strong> et Eugène de Rastignac dormirent jusqu’àonze heures. Madame Vauquer, rentrée à minuitde la Gaîté, resta jusqu’à dix heures et demie aulit. <strong>Le</strong> long sommeil de Christophe, qui avaitachevé le vin offert par Vautrin, causa des retardsdans le service de la maison. Poiret etmademoiselle Michonneau ne se plaignirent pasde ce que le déjeuner se reculait. Quant àVictorine et à madame Couture, elles dormirentla grasse matinée. Vautrin sortit avant huit348


heures, et revint au moment même où le déjeunerfut servi. Personne ne réclama donc, lorsque, versonze heures un quart, Sylvie et Christopheallèrent frapper à toutes les portes, en disant quele déjeuner attendait. Pendant que Sylvie et ledomestique s’absentèrent, mademoiselleMichonneau, descendant la première, versa laliqueur dans le gobelet d’argent appartenant àVautrin, et dans lequel la crème pour son caféchauffait au bain-marie, parmi tous les autres. <strong>La</strong>vieille fille avait compté sur cette particularité dela pension pour faire son coup. Ce ne fut pas sansquelques difficultés que les sept pensionnaires setrouvèrent réunis. Au moment où Eugène, qui sedétirait les bras, descendait le dernier de tous, uncommissionnaire lui remit une lettre de madamede Nucingen. Cette lettre était ainsi conçue :« Je n’ai ni fausse vanité ni colère avec vous,mon ami. Je vous ai atten<strong>du</strong> jusqu’à deux heuresaprès minuit. Attendre un être que l’on aime !Qui a connu ce supplice ne l’impose à personne.Je vois bien que vous aimez pour la premièrefois. Qu’est-il donc arrivé ? L’inquiétude m’aprise. Si je n’avais craint de livrer les secrets de349


mon cœur, je serais allée savoir ce qui vousadvenait d’heureux ou de malheureux. Mais sortirà cette heure, soit à pied, soit en voiture, n’étaitcepas se perdre ? J’ai senti le malheur d’êtrefemme. Rassurez-moi, expliquez-moi pourquoivous n’êtes pas venu, après ce que vous a dit monpère. Je me fâcherai, mais je vous pardonnerai.Êtes-vous malade ? pourquoi se loger si loin ? Unmot, de grâce. À bientôt, n’est-ce pas ? Un motme suffira si vous êtes occupé. Dites : J’accours,ou je souffre. Mais si vous étiez mal portant, monpère serait venu me le dire ! Qu’est-il doncarrivé ?... »– Oui, qu’est-il arrivé ? s’écria Eugène qui seprécipita dans la salle à manger en froissant lalettre sans l’achever. Quelle heure est-il ?– Onze heures et demie, dit Vautrin en sucrantson café.<strong>Le</strong> forçat évadé jeta sur Eugène le regardfroidement fascinateur que certains hommeséminemment magnétiques ont le don de lancer, etqui, dit-on, calme les fous furieux dans lesmaisons d’aliénés. Eugène trembla de tous ses350


membres. <strong>Le</strong> bruit d’un fiacre se fit entendre dansla rue, et un domestique à la livrée de monsieurTaillefer, et que reconnut sur-le-champ madameCouture, entra précipitamment d’un air effaré.– Mademoiselle, s’écria-t-il, monsieur votrepère vous demande. Un grand malheur est arrivé.Monsieur Frédéric s’est battu en <strong>du</strong>el, il a reçu uncoup d’épée dans le front, les médecinsdésespèrent de le sauver ; vous aurez à peine letemps de lui dire adieu, il n’a plus saconnaissance.– Pauvre jeune homme ! s’écria Vautrin.Comment se querelle-t-on quand on a trentebonnes mille livres de rente ? Décidément lajeunesse ne sait pas se con<strong>du</strong>ire.– Monsieur ! lui cria Eugène.– Eh ! bien, quoi, grand enfant ? dit Vautrin enachevant de boire son café tranquillement,opération que mademoiselle Michonneau suivaitde l’œil avec trop d’attention pour s’émouvoir del’événement extraordinaire qui stupéfiait tout lemonde. N’y a-t-il pas des <strong>du</strong>els tous les matins àParis ?351


– Je vais avec vous, Victorine, disait madameCouture.Et ces deux femmes s’envolèrent sans châle nichapeau. Avant de s’en aller, Victorine, les yeuxen pleurs, jeta sur Eugène un regard qui luidisait : Je ne croyais pas que notre bonheur dûtme causer des larmes !– Bah ! vous êtes donc prophète, monsieurVautrin ? dit madame Vauquer.– Je suis tout, dit Jacques Collin.– C’est-y singulier ! reprit madame Vauqueren enfilant une suite de phrases insignifiantes surcet événement. <strong>La</strong> mort nous prend sans nousconsulter. <strong>Le</strong>s jeunes gens s’en vont souventavant les vieux. Nous sommes heureuses, nousautres femmes, de n’être pas sujettes au <strong>du</strong>el,mais nous avons d’autres maladies que n’ont pasles hommes. Nous faisons les enfants, et le malde mère <strong>du</strong>re longtemps ! Quel quine pourVictorine ! Son père est forcé de l’adopter.– Voilà ! dit Vautrin en regardant Eugène, hierelle était sans un sou, ce matin elle est riche de352


plusieurs millions.– Dites donc, monsieur Eugène, s’écriamadame Vauquer, vous avez mis la main au bonendroit.À cette interpellation, le père <strong>Goriot</strong> regardal’étudiant et lui vit à la main la lettre chiffonnée.– Vous ne l’avez pas achevée ! qu’est-ce quecela veut dire ? seriez-vous comme les autres ?lui demanda-t-il.– Madame, je n’épouserai jamaismademoiselle Victorine, dit Eugène ens’adressant à madame Vauquer avec un sentimentd’horreur et de dégoût qui surprit les assistants.<strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> saisit la main de l’étudiant et lalui serra. Il aurait voulu la baiser.– Oh, oh ! fit Vautrin. <strong>Le</strong>s Italiens ont un bonmot : col tempo !– J’attends la réponse, dit à Rastignac lecommissionnaire de madame de Nucingen.– Dites que j’irai.L’homme s’en alla. Eugène était dans un353


violent état d’irritation qui ne lui permettait pasd’être prudent. – Que faire ? disait-il à hautevoix, en se parlant à lui-même. Point de preuves !Vautrin se mit à sourire. En ce moment lapotion absorbée par l’estomac commençait àopérer. Néanmoins le forçat était si robuste qu’ilse leva, regarda Rastignac, lui dit d’une voixcreuse : – Jeune homme, le bien nous vient endormant.Et il tomba roide mort.– Il y a donc une justice divine, dit Eugène.– Eh ! bien, qu’est-ce qui lui prend donc, à cepauvre cher monsieur Vautrin ?– Une apoplexie, cria mademoiselleMichonneau.– Sylvie, allons, ma fille, va chercher lemédecin, dit la veuve. Ah ! monsieur Rastignac,courez donc vite chez monsieur Bianchon ;Sylvie peut ne pas rencontrer notre médecin,monsieur Grimprel.Rastignac, heureux d’avoir un prétexte dequitter cette épouvantable caverne, s’enfuit en354


courant.– Christophe, allons, trotte chez l’apothicairedemander quelque chose contre l’apoplexie.Christophe sortit.– Mais, père <strong>Goriot</strong>, aidez-nous donc à letransporter là-haut, chez lui.Vautrin fut saisi, manœuvré à travers l’escalieret mis sur son lit.– Je ne vous suis bon à rien, je vais voir mafille, dit monsieur <strong>Goriot</strong>.– Vieil égoïste ! s’écria madame Vauquer, va,je te souhaite de mourir comme un chien.– Allez donc voir si vous avez de l’éther, dit àmadame Vauquer mademoiselle Michonneau quiaidée par Poiret avait défait les habits de Vautrin.Madame Vauquer descendit chez elle et laissamademoiselle Michonneau maîtresse <strong>du</strong> champde bataille.– Allons, ôtez-lui donc sa chemise etretournez-le vite ! Soyez donc bon à quelquechose en m’évitant de voir des nudités, dit-elle à355


Poiret. Vous restez là comme Baba.Vautrin retourné, mademoiselle Michonneauappliqua sur l’épaule <strong>du</strong> malade une forte claque,et les deux fatales lettres reparurent en blanc aumilieu de la place rouge.– Tiens, vous avez bien lestement gagné votregratification de trois mille francs, s’écria Poireten tenant Vautrin debout, pendant quemademoiselle Michonneau lui remettait sachemise. – Ouf ! il est lourd, reprit-il en lecouchant.– Taisez-vous. S’il y avait une caisse ? ditvivement la vieille fille dont les yeux semblaientpercer les murs, tant elle examinait avec aviditéles moindres meubles de la chambre. – Si l’onpouvait ouvrir ce secrétaire, sous un prétextequelconque ? reprit-elle.– Ce serait peut-être mal, répondit Poiret.– Non. L’argent volé, ayant été celui de tout lemonde, n’est plus à personne. Mais le temps nousmanque, répondit-elle. J’entends la Vauquer.– Voilà de l’éther, dit madame Vauquer. Par356


exemple, c’est aujourd’hui la journée auxaventures. Dieu ! cet homme-là ne peut pas êtremalade, il est blanc comme un poulet.– Comme un poulet ? répéta Poiret.– Son cœur bat régulièrement, dit la veuve enlui posant la main sur le cœur.– Régulièrement ? dit Poiret étonné.– Il est très bien.– Vous trouvez ? demanda Poiret.– Dame ! il a l’air de dormir. Sylvie est alléechercher un médecin. Dites donc mademoiselleMichonneau, il renifle à l’éther. Bah ! c’est un sepasse(un spasme). Son pouls est bon. Il est fortcomme un Turc. Voyez donc mademoiselle,quelle palatine il a sur l’estomac ; il vivra centans cet homme-là ! Sa perruque tient bien tout demême. Tiens, elle est collée, il a de faux cheveux,rapport à ce qu’il est rouge. On dit qu’ils sonttout bons ou tout mauvais, les rouges ! Il seraitdonc bon lui ?– Bon à pendre, dit Poiret.– Vous voulez dire au cou d’une jolie femme,357


s’écria vivement mademoiselle Michonneau.Allez-vous-en donc monsieur Poiret. Ça nousregarde, nous autres, de vous soigner quand vousêtes malades. D’ailleurs, pour ce à quoi vous êtesbon, vous pouvez bien vous promener, ajouta-telle.Madame Vauquer et moi, nous garderonsbien ce cher monsieur Vautrin.Poiret s’en alla doucement et sans murmurer,comme un chien à qui son maître donne un coupde pied. Rastignac était sorti pour marcher, pourprendre l’air, il étouffait. Ce crime commis àheure fixe, il avait voulu l’empêcher la veille.Qu’était-il arrivé ? Que devait-il faire ? Iltremblait d’en être le complice. <strong>Le</strong> sang-froid deVautrin l’épouvantait encore.– Si cependant Vautrin mourait sans parler ?se disait Rastignac.Il allait à travers les allées <strong>du</strong> Luxembourg,comme s’il eût été traqué par une meute dechiens, et il lui semblait en entendre lesaboiements.– Eh ! bien, lui cria Bianchon, as-tu lu lePilote ?358


<strong>Le</strong> Pilote était une feuille radicale dirigée parmonsieur Tissot et qui donnait pour la provincequelques heures après les journaux <strong>du</strong> matin uneédition où se trouvaient les nouvelles <strong>du</strong> jour quialors avaient, dans les départements, vingt-quatreheures d’avance sur les autres feuilles.– Il s’y trouve une fameuse histoire, ditl’interne de l’hôpital Cochin. <strong>Le</strong> fils Taillefers’est battu en <strong>du</strong>el avec le comte Franchessini, dela vieille garde qui lui a mis deux pouces de ferdans le front. Voilà la petite Victorine un des plusriches partis de Paris. Hein ! si l’on avait su cela ?Quel trente-et-quarante que la mort ! Est-il vraique Victorine te regardait d’un bon œil, toi ?– Tais-toi Bianchon, je ne l’épouserai jamais.J’aime une délicieuse femme, j’en suis aimé, je...– Tu dis cela comme si tu te battais les flancspour ne pas être infidèle. Montre-moi donc unefemme qui vaille le sacrifice de la fortune <strong>du</strong>sieur Taillefer.– Tous les démons sont donc après moi ?s’écria Rastignac.359


– Après qui donc en as-tu ? es-tu fou ? Donnemoidonc la main, dit Bianchon, que je te tâte lepouls. Tu as la fièvre.– Va donc chez la mère Vauquer, lui ditEugène, ce scélérat de Vautrin vient de tombercomme mort.– Ah ! dit Bianchon, qui laissa Rastignac seul,tu me confirmes des soupçons que je veux allervérifier.<strong>La</strong> longue promenade de l’étudiant en droit futsolennelle. Il fit en quelque sorte le tour de saconscience. S’il frotta, s’il s’examina, s’il hésita<strong>du</strong> moins sa probité sortit de cette âpre et terriblediscussion éprouvée comme une barre de fer quirésiste à tous les essais. Il se souvint desconfidences que le père <strong>Goriot</strong> lui avait faites laveille, il se rappela l’appartement choisi pour luiprès de Delphine, rue d’Artois ; il reprit sa lettre,la relut, la baisa. – Un tel amour est mon ancre desalut, se dit-il. Ce pauvre vieillard a bien souffertpar le cœur. Il ne dit rien de ses chagrins mais quine les devinerait pas ! Eh ! bien, j’aurai soin delui comme d’un père, je lui donnerai mille360


jouissances. Si elle m’aime, elle viendra souventchez moi passer la journée près de lui. Cettegrande comtesse de Restaud est une infâme, elleferait un portier de son père. Chère Delphine !elle est meilleure pour le bonhomme, elle estdigne d’être aimée. Ah ! ce soir je serai doncheureux ! Il tira la montre, l’admira. – Tout m’aréussi ! Quand on s’aime bien pour toujours, l’onpeut s’aider, je puis recevoir cela. D’ailleurs jeparviendrai, certes, et pourrai tout rendre aucentuple. Il n’y a dans cette liaison ni crime nirien qui puisse faire froncer le sourcil à la vertu laplus sévère. Combien d’honnêtes genscontractent des unions semblables ! Nous netrompons personne ; et ce qui nous avilit, c’est lemensonge. Mentir, n’est-ce pas abdiquer ? Elles’est depuis longtemps séparée de son mari.D’ailleurs je lui dirai, moi, à cet Alsacien, de mecéder une femme qu’il lui est impossible derendre heureuse.<strong>Le</strong> combat de Rastignac <strong>du</strong>ra longtemps.Quoique la victoire dût rester aux vertus de lajeunesse, il fut néanmoins ramené par uneinvincible curiosité sur les quatre heures et361


demie, à la nuit tombante, vers la maisonVauquer, qu’il se jurait à lui-même de quitterpour toujours. Il voulait savoir si Vautrin étaitmort. Après avoir eu l’idée de lui administrer unvomitif, Bianchon avait fait porter à son hôpitalles matières ren<strong>du</strong>es par Vautrin, afin de lesanalyser chimiquement. En voyant l’insistanceque mit mademoiselle Michonneau à vouloir lesfaire jeter, ses doutes se fortifièrent. Vautrin futd’ailleurs trop promptement rétabli pour queBianchon ne soupçonnât pas quelque complotcontre le joyeux boute-en-train de la pension. Àl’heure où rentra Rastignac, Vautrin se trouvaitdonc debout près <strong>du</strong> poêle dans la salle à manger.Attirés plus tôt que de coutume par la nouvelle <strong>du</strong><strong>du</strong>el de Taillefer le fils, les pensionnaires, curieuxde connaître les détails de l’affaire et l’influencequ’elle avait eue sur la destinée de Victorine,étaient réunis, moins le père <strong>Goriot</strong>, et devisaientde cette aventure. Quand Eugène entra, ses yeuxrencontrèrent ceux de l’imperturbable Vautrin,dont le regard pénétra si avant dans son cœur et yremua si fortement quelques cordes mauvaises,qu’il en frissonna.362


– Eh ! bien, cher enfant, lui dit le forçat évadé,la Camuse aura longtemps tort avec moi. J’ai,selon ces dames, soutenu victorieusement uncoup de sang qui aurait dû tuer un bœuf.– Ah ! vous pouvez bien dire un taureau,s’écria la veuve Vauquer.– Seriez-vous donc fâché de me voir en vie ?dit Vautrin à l’oreille de Rastignac dont il crutdeviner les pensées. Ce serait d’un hommediantrement fort !– Ah, ma foi ! dit Bianchon, mademoiselleMichonneau parlait avant-hier d’un monsieursurnommé Trompe-la-Mort ; ce nom-là vous iraitbien.Ce mot pro<strong>du</strong>isit sur Vautrin l’effet de lafoudre : il pâlit et chancela, son regardmagnétique tomba comme un rayon de soleil surmademoiselle Michonneau, à laquelle ce jet devolonté cassa les jarrets. <strong>La</strong> vieille fille se laissacouler sur une chaise. Poiret s’avança vivemententre elle et Vautrin, comprenant qu’elle était endanger, tant la figure <strong>du</strong> forçat devint férocementsignificative en déposant le masque bénin sous363


lequel se cachait sa vraie nature. Sans riencomprendre encore à ce drame, tous lespensionnaires restèrent ébahis. En ce moment,l’on entendit le pas de plusieurs hommes, et lebruit de quelques fusils que des soldats firentsonner sur le pavé de la rue. Au moment oùCollin cherchait machinalement une issue enregardant les fenêtres et les murs, quatre hommesse montrèrent à la porte <strong>du</strong> salon. <strong>Le</strong> premier étaitle chef de la police de sûreté, les trois autresétaient des officiers de paix.– Au nom de la loi et <strong>du</strong> roi, dit un desofficiers dont le discours fut couvert par unmurmure d’étonnement.Bientôt le silence régna dans la salle à manger,les pensionnaires se séparèrent pour livrerpassage à trois de ces hommes, qui tous avaient lamain dans leur poche de côté et y tenaient unpistolet armé. Deux gendarmes qui suivaient lesagents occupèrent la porte <strong>du</strong> salon, et deuxautres se montrèrent à celle qui sortait parl’escalier. <strong>Le</strong> pas et les fusils de plusieurs soldatsretentirent sur le pavé caillouteux qui longeait la364


façade. Tout espoir de fuite fut donc interdit àTrompe-la-Mort, sur qui tous les regardss’arrêtèrent irrésistiblement. <strong>Le</strong> chef alla droit àlui, commença par lui donner sur la tête une tapesi violemment appliquée qu’il fit sauter laperruque et rendit à la tête de Collin toute sonhorreur. Accompagnées de cheveux rouge-briqueet courts qui leur donnaient un épouvantablecaractère de force mêlée de ruse, cette tête etcette face, en harmonie avec le buste, furentintelligemment illuminées comme si les feux del’enfer les eussent éclairées. Chacun comprit toutVautrin, son passé, son présent, son avenir, sesdoctrines implacables, la religion de son bonplaisir, la royauté que lui donnaient le cynisme deses pensées, de ses actes, et la force d’uneorganisation faite à tout. <strong>Le</strong> sang lui monta auvisage, et ses yeux brillèrent comme ceux d’unchat sauvage. Il bondit sur lui-même par unmouvement empreint d’une si féroce énergie, ilrugit si bien qu’il arracha des cris de terreur àtous les pensionnaires. À ce geste de lion, ets’appuyant de la clameur générale, les agentstirèrent leurs pistolets. Collin comprit son danger365


en voyant briller le chien de chaque arme, etdonna tout à coup la preuve de la plus hautepuissance humaine. Horrible et majestueuxspectacle ! sa physionomie présenta unphénomène qui ne peut être comparé qu’à celuide la chaudière pleine de cette vapeur fumeusequi soulèverait des montagnes, et que dissout enun clin d’œil une goutte d’eau froide. <strong>La</strong> goutted’eau qui froidit sa rage fut une réflexion rapidecomme un éclair. Il se mit à sourire et regarda saperruque.– Tu n’es pas dans tes jours de politesse, dit-ilau chef de la police de sûreté. Et il tendit sesmains aux gendarmes en les appelant par un signede tête. Messieurs les gendarmes, mettez-moi lesmenottes ou les poucettes. Je prends à témoin lespersonnes présentes que je ne résiste pas. Unmurmure admiratif, arraché par la promptitudeavec laquelle la lave et le feu sortirent etrentrèrent dans ce volcan humain, retentit dans lasalle. – Ça te la coupe, monsieur l’enfonceur,reprit le forçat en regardant le célèbre directeurde la police judiciaire.366


– Allons, qu’on se déshabille, lui dit l’hommede la petite rue Sainte-Anne d’un air plein demépris.– Pourquoi ? dit Collin, il y a des dames. Je nenie rien, et je me rends.Il fit une pause, et regarda l’assemblée commeun orateur qui va dire des choses surprenantes.– Écrivez, papa <strong>La</strong>chapelle, dit-il ens’adressant à un petit vieillard en cheveux blancsqui s’était assis au bout de la table après avoir tiréd’un portefeuille le procès-verbal de l’arrestation.Je reconnais être Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, condamné à vingt ans de fers ; et je viensde prouver que je n’ai pas volé mon surnom. Sij’avais seulement levé la main, dit-il auxpensionnaires, ces trois mouchards-là répandaienttout mon raisiné sur le trimar domestique demaman Vauquer. Ces drôles se mêlent decombiner des guet-apens !Madame Vauquer se trouva mal en entendantces mots. – Mon Dieu ! c’est à en faire unemaladie ; moi qui étais hier à la Gaîté avec lui,dit-elle à Sylvie.367


– De la philosophie, maman, reprit Collin. Estceun malheur d’être allée dans ma loge hier, à laGaîté ? s’écria-t-il. Êtes-vous meilleure quenous ? Nous avons moins d’infamie sur l’épauleque vous n’en avez dans le cœur, membresflasques d’une société gangrenée : le meilleurd’entre vous ne me résistait pas. Ses yeuxs’arrêtèrent sur Rastignac, auquel il adressa unsourire gracieux qui contrastait singulièrementavec la rude expression de sa figure. – Notre petitmarché va toujours, mon ange, en casd’acceptation, toutefois ! Vous savez ? Il chanta :Ma Fanchette est charmanteDans sa simplicité.– Ne soyez pas embarrassé, reprit-il, je saisfaire mes recouvrements. L’on me craint troppour me flouer, moi !<strong>Le</strong> bagne avec ses mœurs et son langage, avecses brusques transitions <strong>du</strong> plaisant à l’horrible,son épouvantable grandeur, sa familiarité, sa368


assesse, fut tout à coup représenté dans cetteinterpellation et par cet homme, qui ne fut plus unhomme, mais le type de toute une nationdégénérée, d’un peuple sauvage et logique, brutalet souple. En un moment Collin devint un poèmeinfernal où se peignirent tous les sentimentshumains, moins un seul, celui <strong>du</strong> repentir. Sonregard était celui de l’archange déchu qui veuttoujours la guerre. Rastignac baissa les yeux enacceptant ce cousinage criminel comme uneexpiation de ses mauvaises pensées.– Qui m’a trahi ? dit Collin en promenant sonterrible regard sur l’assemblée. Et l’arrêtant surmademoiselle Michonneau : C’est toi, lui dit-il,vieille cagnotte, tu m’as donné un faux coup desang, curieuse ! En disant deux mots, je pourraiste faire scier le cou dans huit jours. Je tepardonne, je suis chrétien. D’ailleurs ce n’est pastoi qui m’as ven<strong>du</strong>. Mais qui ? – Ah ! ah ! vousfouillez là-haut, s’écria-t-il en entendant lesofficiers de la police judiciaire qui ouvraient sesarmoires et s’emparaient de ses effets. Dénichésles oiseaux, envolés d’hier. Et vous ne saurezrien. Mes livres de commerce sont là, dit-il en se369


frappant le front. Je sais qui m’a ven<strong>du</strong>maintenant. Ce ne peut être que ce gredin de Filde-Soie.Pas vrai, père l’empoigneur ? dit-il auchef de police. Ça s’accorde trop bien avec leséjour de nos billets de banque là-haut. Plus rien,mes petits mouchards. Quant à Fil-de-Soie, il seraterré sous quinze jours, lors même que vous leferiez garder par toute votre gendarmerie. – Quelui avez-vous donné, à cette Michonnette ? dit-ilaux gens de la police, quelque millier d’écus ? Jevalais mieux que ça, Ninon cariée, Pompadour enloques, Vénus <strong>du</strong> Père-<strong>La</strong>chaise. Si tu m’avaisprévenu, tu aurais eu six mille francs. Ah ! tu net’en doutais pas, vieille vendeuse de chair, sansquoi j’aurais eu la préférence. Oui, je les auraisdonnés pour éviter un voyage qui me contrarie etqui me fait perdre de l’argent, disait-il pendantqu’on lui mettait les menottes. Ces gens-là vontse faire un plaisir de me traîner un temps infinipour m’otolondrer. S’ils m’envoyaient tout desuite au bagne, je serais bientôt ren<strong>du</strong> à mesoccupations, malgré nos petits badauds <strong>du</strong> quaides Orfèvres. Là-bas, ils vont tous se mettrel’âme à l’envers pour faire évader leur général, ce370


on Trompe-la-Mort ! Y a-t-il un de vous quisoit, comme moi, riche de plus de dix mille frèresprêts à tout faire pour vous ? demanda-t-il avecfierté. Il y a <strong>du</strong> bon là, dit-il en se frappant lecœur ; je n’ai jamais trahi personne ! Tiens,cagnotte, vois-les, dit-il en s’adressant à la vieillefille. Ils me regardent avec terreur, mais toi tuleur soulèves le cœur de dégoût. Ramasse ton lot.Il fit une pause en contemplant les pensionnaires.– Êtes-vous bêtes, vous autres ! n’avez-vousjamais vu de forçat ? Un forçat de la trempe deCollin, ici présent, est un homme moins lâche queles autres, et qui proteste contre les profondesdéceptions <strong>du</strong> contrat social, comme dit Jean-Jacques, dont je me glorifie d’être l’élève. Enfin,je suis seul contre le gouvernement avec son tasde tribunaux, de gendarmes, de budgets, et je lesroule.– Diantre ! dit le peintre, il est fameusementbeau à dessiner.– Dis-moi, menin de monseigneur le bourreau,gouverneur de la VEUVE (nom plein de terriblepoésie que les forçats donnent à la guillotine),371


ajouta-t-il en se tournant vers le chef de la policede sûreté, sois bon enfant, dis-moi si c’est Fil-de-Soie qui m’a ven<strong>du</strong> ! Je ne voudrais pas qu’ilpayât pour un autre, ce ne serait pas juste.En ce moment les agents qui avaient toutouvert et tout inventorié chez lui rentrèrent etparlèrent à voix basse au chef de l’expédition. <strong>Le</strong>procès-verbal était fini.– Messieurs, dit Collin en s’adressant auxpensionnaires, ils vont m’emmener. Vous avezété tous très aimables pour moi pendant monséjour ici, j’en aurai de la reconnaissance.Recevez mes adieux. Vous me permettrez devous envoyer des figues de Provence. Il fitquelques pas, et se retourna pour regarderRastignac. Adieu, Eugène, dit-il d’une voixdouce et triste qui contrastait singulièrement avecle ton brusque de ses discours. Si tu étais gêné, jet’ai laissé un ami dévoué. Malgré ses menottes, ilput se mettre en garde, fit un appel de maîtred’armes, cria : Une, deux ! et se fendit. En cas demalheur, adresse-toi là. Homme et argent, tu peuxdisposer de tout.372


Ce singulier personnage mit assez debouffonnerie dans ces dernières paroles pourqu’elles ne pussent être comprises que deRastignac et de lui. Quand la maison fut évacuéepar les gendarmes, par les soldats et par lesagents de la police, Sylvie, qui frottait de vinaigreles tempes de sa maîtresse, regarda lespensionnaires étonnés.– Eh ! bien, dit-elle, c’était un bon hommetout de même.Cette phrase rompit le charme quepro<strong>du</strong>isaient sur chacun l’affluence et la diversitédes sentiments excités par cette scène. En cemoment, les pensionnaires, après s’être examinésentre eux, virent tous à la fois mademoiselleMichonneau grêle, sèche et froide autant qu’unemomie, tapie près <strong>du</strong> poêle, les yeux baissés,comme si elle eût craint que l’ombre de son abatjourne fût pas assez forte pour cacherl’expression de ses regards. Cette figure, qui leurétait antipathique depuis si longtemps, fut tout àcoup expliquée. Un murmure, qui, par sa parfaiteunité de son, trahissait un dégoût unanime,373


etentit sourdement. Mademoiselle Michonneaul’entendit et resta. Bianchon, le premier, sepencha vers son voisin.– Je décampe si cette fille doit continuer àdîner avec nous, dit-il à demi-voix.En un clin d’œil chacun, moins Poiret,approuva la proposition de l’étudiant enmédecine, qui, fort de l’adhésion générale,s’avança vers le vieux pensionnaire.– Vous qui êtes lié particulièrement avecmademoiselle Michonneau, lui dit-il, parlez-lui,faites-lui comprendre qu’elle doit s’en aller àl’instant même.– À l’instant même ? répéta Poiret étonné.Puis il vint auprès de la vieille, et lui ditquelques mots à l’oreille.– Mais mon terme est payé, je suis ici pourmon argent comme tout le monde, dit-elle enlançant un regard de vipère sur les pensionnaires.– Qu’à cela ne tienne, nous nous cotiseronspour vous le rendre, dit Rastignac.– Monsieur soutient Collin, répondit-elle en374


jetant sur l’étudiant un regard venimeux etinterrogateur, il n’est pas difficile de savoirpourquoi.À ce mot, Eugène bondit comme pour se ruersur la vieille fille et l’étrangler. Ce regard, dont ilcomprit les perfidies, venait de jeter une horriblelumière dans son âme.– <strong>La</strong>issez-la donc, s’écrièrent lespensionnaires.Rastignac se croisa les bras et resta muet.– Finissons-en avec mademoiselle Judas, dit lepeintre en s’adressant à madame Vauquer.Madame, si vous ne mettez pas à la porte laMichonneau, nous quittons tous votre baraque, etnous dirons partout qu’il ne s’y trouve que desespions et des forçats. Dans le cas contraire, nousnous tairons tous sur cet événement, qui, au bout<strong>du</strong> compte, pourrait arriver dans les meilleuressociétés, jusqu’à ce qu’on marque les galériens aufront, et qu’on leur défende de se déguiser enbourgeois de Paris et de se faire aussi bêtementfarceurs qu’ils le sont tous.375


À ce discours, madame Vauquer retrouvamiraculeusement la santé, se redressa, se croisales bras, ouvrit ses yeux clairs et sans apparencede larmes.– Mais, mon cher monsieur, vous voulez doncla ruine de ma maison ? Voilà monsieurVautrin... Oh ! mon Dieu, se dit-elle ens’interrompant elle-même, je ne puis pasm’empêcher de l’appeler par son nom d’honnêtehomme ! Voilà, reprit-elle, un appartement vide,et vous voulez que j’en aie deux de plus à louerdans une saison où tout le monde est casé.– Messieurs, prenons nos chapeaux, et allonsdîner place Sorbonne, chez Flicoteaux, ditBianchon.Madame Vauquer calcula d’un seul coup d’œille parti le plus avantageux, et roula jusqu’àmademoiselle Michonneau.– Allons, ma chère petite belle, vous ne voulezpas la mort de mon établissement, hein ? Vousvoyez à quelle extrémité me ré<strong>du</strong>isent cesmessieurs ; remontez dans votre chambre pour cesoir.376


– Du tout, <strong>du</strong> tout, crièrent les pensionnaires,nous voulons qu’elle sorte à l’instant.– Mais elle n’a pas dîné, cette pauvredemoiselle, dit Poiret d’un ton piteux.– Elle ira dîner où elle voudra, crièrentplusieurs voix.– À la porte, la moucharde !– À la porte, les mouchards !– Messieurs, s’écria Poiret, qui s’éleva tout àcoup à la hauteur <strong>du</strong> courage que l’amour prêteaux béliers, respectez une personne <strong>du</strong> sexe.– <strong>Le</strong>s mouchards ne sont d’aucun sexe, dit lepeintre.– Fameux sexorama !– À la portorama !– Messieurs, ceci est indécent. Quand onrenvoie les gens, ou doit y mettre des formes.Nous avons payé, nous restons, dit Poiret en secouvrant de sa casquette et se plaçant sur unechaise à côté de mademoiselle Michonneau, queprêchait madame Vauquer.377


– Méchant, lui dit le peintre d’un air comique,petit méchant, va !– Allons, si vous ne vous en allez pas, nousnous en allons, nous autres, dit Bianchon.Et les pensionnaires firent en masse unmouvement vers le salon.– Mademoiselle, que voulez-vous donc ?s’écria madame Vauquer, je suis ruinée. Vous nepouvez pas rester, ils vont en venir à des actes deviolence.Mademoiselle Michonneau se leva.– Elle s’en ira ! – Elle ne s’en ira pas ! – Elles’en ira ! – Elle ne s’en ira pas ! Ces mots ditsalternativement, et l’hostilité des propos quicommençaient à se tenir sur elle, contraignirentmademoiselle Michonneau à partir, aprèsquelques stipulations faites à voix basse avecl’hôtesse.– Je vais chez madame Buneaud, dit-elle d’unair menaçant.– Allez où vous voudrez, mademoiselle, ditmadame Vauquer, qui vit une cruelle injure dans378


le choix qu’elle faisait d’une maison aveclaquelle elle rivalisait, et qui lui étaitconséquemment odieuse. Allez chez la Buneaud,vous aurez <strong>du</strong> vin à faire danser les chèvres, etdes plats achetés chez les regrattiers.<strong>Le</strong>s pensionnaires se mirent sur deux filesdans le plus grand silence. Poiret regarda sitendrement mademoiselle Michonneau, il semontra si naïvement indécis, sans savoir s’ildevait la suivre ou rester, que les pensionnaires,heureux <strong>du</strong> départ de mademoiselle Michonneau,se mirent à rire en se regardant.– Xi, xi, xi, Poiret, lui cria le peintre. Allons,houpe là, haoup !L’employé au Muséum se mit à chantercomiquement ce début d’une romance connue :Partant pour la Syrie,<strong>Le</strong> jeune et beau Dunois...– Allez donc, vous en mourez d’envie, trahitsua quemque voluptas, dit Bianchon.379


– Chacun suit sa particulière, tra<strong>du</strong>ction librede Virgile, dit le répétiteur.Mademoiselle Michonneau ayant fait le gestede prendre le bras de Poiret en le regardant, il neput résister à cet appel, et vint donner son appui àla vieille. Des applaudissements éclatèrent, et il yeut une explosion de rires. – Bravo, Poiret ! – Cevieux Poiret ! – Apollon-Poiret. – Mars-Poiret. –Courageux Poiret !En ce moment, un commissionnaire entra,remit une lettre à madame Vauquer, qui se laissacouler sur sa chaise, après l’avoir lue.– Mais il n’y a plus qu’à brûler ma maison, letonnerre y tombe. <strong>Le</strong> fils Taillefer est mort à troisheures. Je suis bien punie d’avoir souhaité <strong>du</strong>bien à ces dames au détriment de ce pauvre jeunehomme. Madame Couture et Victorine meredemandent leurs effets, et vont demeurer chezson père. Monsieur Taillefer permet à sa fille degarder la veuve Couture comme demoiselle decompagnie. Quatre appartements vacants, cinqpensionnaires de moins ! Elle s’assit et parut prèsde pleurer. <strong>Le</strong> malheur est entré chez moi,380


s’écria-t-elle.<strong>Le</strong> roulement d’une voiture qui s’arrêtaitretentit tout à coup dans la rue.– Encore quelque chape-chute, dit Sylvie.<strong>Goriot</strong> montra soudain une physionomiebrillante et colorée de bonheur, qui pouvait fairecroire à sa régénération.– <strong>Goriot</strong> en fiacre, dirent les pensionnaires, lafin <strong>du</strong> monde arrive.<strong>Le</strong> bonhomme alla droit à Eugène, qui restaitpensif dans un coin, et le prit par le bras : –Venez, lui dit-il d’un air joyeux.– Vous ne savez donc pas ce qui se passe ? luidit Eugène. Vautrin était un forçat que l’on vientd’arrêter, et le fils Taillefer est mort.– Eh ! bien, qu’est-ce que ça nous fait ?répondit le père <strong>Goriot</strong>. Je dîne avec ma fille,chez vous, entendez-vous ? Elle vous attend,venez !Il tira si violemment Rastignac par le bras,qu’il le fit marcher de force, et parut l’enlevercomme si c’eût été sa maîtresse.381


– Dînons, cria le peintre.En ce moment chacun prit sa chaise ets’attabla.– Par exemple, dit la grosse Sylvie, tout estmalheur aujourd’hui, mon haricot de moutons’est attaché. Bah ! vous le mangerez brûlé, tantpire !Madame Vauquer n’eut pas le courage de direun mot en ne voyant que dix personnes au lieu dedix-huit autour de sa table ; mais chacun tenta dela consoler et de l’égayer. Si d’abord les externess’entretinrent de Vautrin et des événements de lajournée, ils obéirent bientôt à l’allure serpentinede leur conversation, et se mirent à parler des<strong>du</strong>els, <strong>du</strong> bagne, de la justice, des lois à refaire,des prisons. Puis ils se trouvèrent à mille lieuesde Jacques Collin, de Victorine et de son frère.Quoiqu’ils ne fussent que dix, ils crièrent commevingt, et semblaient être plus nombreux qu’àl’ordinaire ; ce fut toute la différence qu’il y eutentre ce dîner et celui de la veille. L’insouciancehabituelle de ce monde égoïste qui, le lendemain,devait avoir dans les événements quotidiens de382


Paris une autre proie à dévorer, reprit le dessus, etmadame Vauquer elle-même se laissa calmer parl’espérance, qui emprunta la voix de la grosseSylvie.Cette journée devait être jusqu’au soir unefantasmagorie pour Eugène, qui, malgré la forcede son caractère et la bonté de sa tête, ne savaitcomment classer ses idées, quand il se trouvadans le fiacre à côté <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong> dont lesdiscours trahissaient une joie inaccoutumée, etretentissaient à son oreille, après tant d’émotions,comme les paroles que nous entendons en rêve.– C’est fini de ce matin. Nous dînons tous lestrois ensemble, ensemble ! comprenez-vous ?Voici quatre ans que je n’ai dîné avec maDelphine, ma petite Delphine. Je vais l’avoir àmoi pendant toute une soirée. Nous sommes chezvous depuis ce matin. J’ai travaillé comme unmanœuvre, habit bas. J’aidais à porter lesmeubles. Ah ! ah ! vous ne savez pas comme elleest gentille à table, elle s’occupera de moi :« Tenez, papa, mangez donc de cela, c’est bon. »Et alors je ne peux pas manger. Oh ! y a-t-il383


longtemps que je n’ai été tranquille avec ellecomme nous allons l’être !– Mais, lui dit Eugène, aujourd’hui le mondeest donc renversé ?– Renversé ? dit le père <strong>Goriot</strong>. Mais à aucuneépoque le monde n’a si bien été. Je ne vois quedes figures gaies dans les rues, des gens qui sedonnent des poignées de main, et quis’embrassent ; des gens heureux comme s’ilsallaient tous dîner chez leurs filles, y gobichonnerun bon petit dîner qu’elle a commandé devantmoi au chef <strong>du</strong> café des Anglais. Mais, bah ! prèsd’elle le chicotin serait doux comme miel.– Je crois revenir à la vie, dit Eugène.– Mais marchez donc, cocher, cria le père<strong>Goriot</strong> en ouvrant la glace de devant. Allez doncplus vite, je vous donnerai cent sous pour boire sivous me menez en dix minutes là où vous savez.En entendant cette promesse, le cocher traversaParis avec la rapidité de l’éclair.– Il ne va pas, ce cocher, disait le père <strong>Goriot</strong>.– Mais où me con<strong>du</strong>isez-vous donc, lui384


demanda Rastignac.– Chez vous, dit le père <strong>Goriot</strong>.<strong>La</strong> voiture s’arrêta rue d’Artois. <strong>Le</strong> bonhommedescendit le premier et jeta dix francs au cocher,avec la prodigalité d’un homme veuf qui, dans leparoxysme de son plaisir, ne prend garde à rien.– Allons, montons, dit-il à Rastignac en luifaisant traverser une cour et le con<strong>du</strong>isant à laporte d’un appartement situé au troisième étage,sur le derrière d’une maison neuve et de belleapparence. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> n’eut pas besoin desonner. Thérèse, la femme de chambre demadame de Nucingen, leur ouvrit la porte.Eugène se vit dans un délicieux appartement degarçon, composé d’une antichambre, d’un petitsalon, d’une chambre à coucher et d’un cabinetayant vue sur un jardin. Dans le petit salon, dontl’ameublement et le décor pouvaient soutenir lacomparaison avec ce qu’il y avait de plus joli, deplus gracieux, il aperçut, à la lumière desbougies, Delphine, qui se leva d’une causeuse, aucoin <strong>du</strong> feu, mit son écran sur la cheminée, et luidit avec une intonation de voix chargée de385


tendresse : – Il a donc fallu vous aller chercher,monsieur qui ne comprenez rien.Thérèse sortit. L’étudiant prit Delphine dansses bras, la serra vivement et pleura de joie. Cedernier contraste entre ce qu’il voyait et ce qu’ilvenait de voir, dans un jour où tant d’irritationsavaient fatigué son cœur et sa tête, déterminachez Rastignac un accès de sensibilité nerveuse.– Je savais bien, moi, qu’il t’aimait, dit toutbas le père <strong>Goriot</strong> à sa fille pendant qu’Eugèneabattu gisait sur la causeuse sans pouvoirprononcer une parole ni se rendre compte encorede la manière dont ce dernier coup de baguetteavait été frappé.– Mais venez donc voir, lui dit madame deNucingen en le prenant par la main etl’emmenant dans une chambre dont les tapis, lesmeubles et les moindres détails lui rappelèrent, ende plus petites proportions, celle de Delphine.– Il y manque un lit, dit Rastignac.– Oui, monsieur, dit-elle en rougissent et luiserrant la main.386


Eugène la regarda, et comprit, jeune encore,tout ce qu’il y avait de pudeur vraie dans un cœurde femme aimante.– Vous êtes une de ces créatures que l’on doitadorer toujours, lui dit-il à l’oreille. Oui, j’osevous le dire, puisque nous nous comprenons sibien : plus vif et sincère est l’amour, plus il doitêtre voilé, mystérieux. Ne donnons notre secret àpersonne.– Oh ! je ne serai pas quelqu’un, moi, dit lepère <strong>Goriot</strong> en grognant.– Vous savez bien que vous êtes nous, vous...– Ah ! voilà ce que je voulais. Vous ne ferezpas attention à moi, n’est-ce pas ? J’irai, jeviendrai comme un bon esprit qui est partout, etqu’on sait être là sans le voir. Eh ! bien,Delphinette, Ninette, Dedel ! n’ai-je pas eu raisonde te dire : « Il y a un joli appartement rued’Artois, meublons-le pour lui ! » Tu ne voulaispas. Ah ! c’est moi qui suis l’auteur de ta joie,comme je suis l’auteur de tes jours. <strong>Le</strong>s pèresdoivent toujours donner pour être heureux.Donner toujours, c’est ce qui fait qu’on est père.387


– Comment ? dit Eugène.– Oui, elle ne voulait pas, elle avait peur qu’onne dît des bêtises, comme si le monde valait lebonheur ! Mais toutes les femmes rêvent de fairece qu’elle fait...<strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> parlait tout seul, madame deNucingen avait emmené Rastignac dans lecabinet où le bruit d’un baiser retentit, quelquelégèrement qu’il fût pris. Cette pièce était enrapport avec l’élégance de l’appartement, danslequel d’ailleurs rien ne manquait.– A-t-on bien deviné vos vœux ? dit-elle enrevenant dans le salon pour se mettre à table.– Oui, dit-il, trop bien. Hélas ! ce luxe sicomplet, ces beaux rêves réalisés, toutes lespoésies d’une vie jeune, élégante, je les sens troppour ne pas les mériter ; mais je ne puis lesaccepter de vous, et je suis trop pauvre encorepour...– Ah ! ah ! vous me résistez déjà, dit-elle d’unpetit air d’autorité railleuse en faisant une de cesjolies moues que font les femmes quand elles388


veulent se moquer de quelque scrupule pour lemieux dissiper.Eugène s’était trop solennellement interrogépendant cette journée, et l’arrestation de Vautrin,en lui montrant la profondeur de l’abîme danslequel il avait failli rouler, venait de trop biencorroborer ses sentiments nobles et sa délicatessepour qu’il cédât à cette caressante réfutation deses idées généreuses. Une profonde tristesses’empara de lui.– Comment ! dit madame de Nucingen, vousrefuseriez ? Savez-vous ce que signifie un refussemblable ? Vous doutez de l’avenir, vous n’osezpas vous lier à moi. Vous avez donc peur detrahir mon affection ? Si vous m’aimez, si je...vous aime, pourquoi reculez-vous devant d’aussiminces obligations ? Si vous connaissiez leplaisir que j’ai eu à m’occuper de tout ce ménagede garçon, vous n’hésiteriez pas, et vous medemanderiez pardon. J’avais de l’argent à vous,je l’ai bien employé, voilà tout. Vous croyez êtregrand, et vous êtes petit. Vous demandez bienplus... (Ah ! dit-elle en saisissant un regard de389


passion chez Eugène) et vous faites des façonspour des niaiseries. Si vous ne m’aimez point,oh ! oui, n’acceptez pas. Mon sort est dans unmot. Parlez ? Mais, mon père, dites-lui doncquelques bonnes raisons, ajouta-t-elle en setournant vers son père après une pause. Croit-ilque je ne sois pas moins chatouilleuse que lui surnotre honneur ?<strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> avait le sourire fixe d’unthériaki en voyant, en écoutant cette joliequerelle.– Enfant ! vous êtes à l’entrée de la vie, repritelleen saisissant la main d’Eugène, vous trouvezune barrière insurmontable pour beaucoup degens, une main de femme vous l’ouvre, et vousreculez ! Mais vous réussirez, vous ferez unebrillante fortune, le succès est écrit sur votre beaufront. Ne pourrez-vous pas alors me rendre ceque je vous prête aujourd’hui ? Autrefois lesdames ne donnaient-elles pas à leurs chevaliersdes armures, des épées, des casques, des cottes demailles, des chevaux, afin qu’ils pussent allercombattre en leur nom dans les tournois ? Eh !390


ien, Eugène, les choses que je vous offre sontles armes de l’époque, des outils nécessaires à quiveut être quelque chose. Il est joli, le grenier oùvous êtes, s’il ressemble à la chambre de papa.Voyons, nous ne dînerons donc pas ? Voulezvousm’attrister ? Répondez donc ? dit-elle en luisecouant la main. Mon Dieu, papa, décide-ledonc, ou je sors et ne le revois jamais.– Je vais vous décider, dit le père <strong>Goriot</strong> ensortant de son extase. Mon cher monsieurEugène, vous allez emprunter de l’argent à desjuifs, n’est-ce pas ?– Il le faut bien, dit-il.– Bon, je vous tiens, reprit le bonhomme entirant un mauvais portefeuille en cuir tout usé. Jeme suis fait juif, j’ai payé toutes les factures, lesvoici. Vous ne devez pas un centime pour tout cequi se trouve ici. Ça ne fait pas une grossesomme, tout au plus cinq mille francs. Je vous lesprête, moi ! Vous ne me refuserez pas, je ne suispas une femme. Vous m’en ferez unereconnaissance sur un chiffon de papier, et vousme les rendrez plus tard.391


Quelques pleurs roulèrent à la fois dans lesyeux d’Eugène et de Delphine, qui se regardèrentavec surprise. Rastignac tendit la main aubonhomme et la lui serra.– Eh ! bien, quoi ! n’êtes-vous pas mesenfants ? dit <strong>Goriot</strong>.– Mais, mon pauvre père, dit madame deNucingen, comment avez-vous donc fait ?– Ah ! nous y voilà, répondit-il. Quand je t’aieu décidée à le mettre près de toi, que je t’ai vueachetant des choses comme pour une mariée, jeme suis dit : « Elle va se trouver dansl’embarras ! L’avoué prétend que le procès àintenter à ton mari, pour lui faire rendre tafortune, <strong>du</strong>rera plus de six mois. Bon. J’ai ven<strong>du</strong>mes treize cent cinquante livres de renteperpétuelle ; je me suis fait, avec quinze millefrancs, douze cents francs de rentes viagères bienhypothéquées, et j’ai payé vos marchands avec lereste <strong>du</strong> capital, mes enfants. Moi, j’ai là-hautune chambre de cinquante écus par an, je peuxvivre comme un prince avec quarante sous parjour, et j’aurai encore <strong>du</strong> reste. Je n’use rien, il ne392


me faut presque pas d’habits. Voilà quinze joursque je ris dans ma barbe en me disant : « Vont-ilsêtre heureux ! » Eh ! bien, n’êtes-vous pasheureux ?– Oh ! papa, papa ! dit madame de Nucingenen sautant sur son père qui la reçut sur sesgenoux. Elle le couvrit de baisers, lui caressa lesjoues avec ses cheveux blonds, et versa despleurs sur ce vieux visage épanoui, brillant. –Cher père, vous êtes un père ! Non, il n’existe pasdeux pères comme vous sous le ciel. Eugène vousaimait bien déjà, que sera-ce maintenant !– Mais, mes enfants, dit le père <strong>Goriot</strong> quidepuis dix ans n’avait pas senti le cœur de sa fillebattre sur le sien, mais, Delphinette, tu veux doncme faire mourir de joie ! Mon pauvre cœur sebrise. Allez, monsieur Eugène, nous sommes déjàquittes ! Et le vieillard serrait sa fille par uneétreinte si sauvage, si délirante qu’elle dit : – Ah !tu me fais mal. – Je t’ai fait mal ! dit-il enpâlissant. Il la regarda d’un air surhumain dedouleur. Pour bien peindre la physionomie de ceChrist de la Paternité, il faudrait aller chercher393


des comparaisons dans les images que les princesde la palette ont inventées pour peindre la passionsoufferte au bénéfice des mondes par le Sauveurdes hommes. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> baisa biendoucement la ceinture que ses doigts avaient troppressée. – Non, non, je ne t’ai pas fait mal ;reprit-il en la questionnant par un sourire ; c’esttoi qui m’as fait mal avec ton cri. Ça coûte pluscher, dit-il à l’oreille de sa fille en la lui baisantavec précaution, mais faut l’attraper, sans quoi ilse fâcherait.Eugène était pétrifié par l’inépuisabledévouement de cet homme, et le contemplait enexprimant cette naïve admiration qui, au jeuneâge, est de la foi.– Je serai digne de tout cela, s’écria-t-il.– Ô mon Eugène, c’est beau ce que vousvenez de dire-là. Et madame de Nucingen baisal’étudiant au front.– Il a refusé pour toi mademoiselle Taillefer etses millions, dit le père <strong>Goriot</strong>. Oui, elle vousaimait, la petite ; et, son frère mort, la voilà richecomme Crésus.394


– Oh ! pourquoi le dire ? s’écria Rastignac.– Eugène, lui dit Delphine à l’oreille,maintenant j’ai un regret pour ce soir. Ah ! jevous aimerai bien, moi ! et toujours.– Voilà la plus belle journée que j’aie euedepuis vos mariages, s’écria le père <strong>Goriot</strong>. <strong>Le</strong>bon Dieu peut me faire souffrir tant qu’il luiplaira, pourvu que ce ne soit pas par vous, je medirai : En février de cette année, j’ai été pendantun moment plus heureux que les hommes nepeuvent l’être pendant toute leur vie. Regardemoi,Fifine ! dit-il à sa fille. Elle est bien belle,n’est-ce pas ? Dites-moi donc, avez-vousrencontré beaucoup de femmes qui aient sesjolies couleurs et sa petite fossette ? Non, pasvrai ? Eh ! bien, c’est moi qui ait fait cet amourde femme. Désormais, en se trouvant heureusepar vous, elle deviendra mille fois mieux. Je puisaller en enfer, mon voisin, dit-il, s’il vous faut mapart de paradis, je vous la donne. Mangeons,mangeons, reprit-il en ne sachant plus ce qu’ildisait, tout est à nous.– Ce pauvre père !395


– Si tu savais, mon enfant, dit-il en se levant etallant à elle, lui prenant la tête et la baisant aumilieu de ses nattes de cheveux, combien tu peuxme rendre heureux à bon marché ! viens me voirquelquefois, je serai là-haut, tu n’auras qu’un pasà faire. Promets-le-moi, dis !– Oui, cher père.– Dis encore.– Oui, mon bon père.– Tais-toi, je te le ferais dire cent fois si jem’écoutais. Dînons.<strong>La</strong> soirée tout entière fut employée enenfantillages, et le père <strong>Goriot</strong> ne se montra pasle moins fou des trois. Il se couchait aux pieds desa fille pour les baiser ; il la regardait longtempsdans les yeux ; il frottait sa tête contre sa robe ;enfin il faisait des folies comme en aurait faitl’amant le plus jeune et le plus tendre.– Voyez-vous ? dit Delphine à Eugène, quandmon père est avec nous, il faut être tout à lui. Cesera pourtant bien gênant quelquefois.Eugène, qui s’était senti déjà plusieurs fois des396


mouvements de jalousie, ne pouvait pas blâmerce mot, qui renfermait le principe de toutes lesingratitudes.– Et quand l’appartement sera-t-il fini ? ditEugène en regardant autour de la chambre. Ilfaudra donc nous quitter ce soir ?– Oui, mais demain vous viendrez dîner avecmoi, dit-elle d’un air fin. Demain est un jourd’Italiens.– J’irai au parterre, moi, dit le père <strong>Goriot</strong>.Il était minuit. <strong>La</strong> voiture de madame deNucingen attendait. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> et l’étudiantretournèrent à la Maison-Vauquer ens’entretenant de Delphine avec un croissantenthousiasme qui pro<strong>du</strong>isit un curieux combatd’expressions entre ces deux violentes passions.Eugène ne pouvait pas se dissimuler que l’amour<strong>du</strong> père, qu’aucun intérêt personnel n’entachait,écrasait le sien par sa persistance et par sonéten<strong>du</strong>e. L’idole était toujours pure et belle pourle père, et son adoration s’accroissait de tout lepassé comme de l’avenir. Ils trouvèrent madameVauquer seule au coin de son poêle, entre Sylvie397


et Christophe. <strong>La</strong> vieille hôtesse était là commeMarius sur les ruines de Carthage. Elle attendaitles deux seuls pensionnaires qui lui restassent ense désolant avec Sylvie. Quoique lord Byron aitprêté d’assez belles lamentations au Tasse, ellessont bien loin de la profonde vérité de celles quiéchappaient à madame Vauquer.– Il n’y aura donc que trois tasses de café àfaire demain matin, Sylvie. Hein ! ma maisondéserte, n’est-ce pas à fendre le cœur ? Qu’est-ceque la vie sans mes pensionnaires ? Rien <strong>du</strong> tout.Voilà ma maison démeublée de ses hommes. <strong>La</strong>vie est dans les meubles. Qu’ai-je fait au ciel pourm’être attiré tous ces désastres ? Nos provisionsde haricots et de pommes de terre sont faites pourvingt personnes. <strong>La</strong> police chez moi ! Nousallons donc ne manger que des pommes de terre !Je renverrai donc Christophe !<strong>Le</strong> Savoyard qui dormait se réveilla soudain etdit : – Madame ?– Pauvre garçon ! c’est comme un dogue, ditSylvie.– Une saison morte, chacun s’est casé. D’où398


me tombera-t-il des pensionnaires ? J’en perdraila tête. Et cette sibylle de Michonneau quim’enlève Poiret ! Qu’est-ce qu’elle lui faisaitdonc pour s’être attaché cet homme-là, qui la suitcomme un toutou ?– Ah ! dame ! fit Sylvie en hochant la tête, cesvieilles filles, ça connaît les rubriques.– Ce pauvre monsieur Vautrin dont ils ont faitun forçat, reprit la veuve, eh ! bien Sylvie, c’estplus fort que moi, je ne le crois pas encore. Unhomme gai comme ça, qui prenait <strong>du</strong> gloria pourquinze francs par mois, et qui payait rubis surl’ongle !– Et qui était généreux ! dit Christophe.– Il y a erreur, dit Sylvie.– Mais, non, il a avoué lui-même, repritmadame Vauquer. Et dire que toutes ces choseslàsont arrivées chez moi dans un quartier où il nepasse pas un chat ! Foi d’honnête femme je rêve.Car, vois-tu, nous avons vu Louis XVI avoir sonaccident, nous avons vu tomber l’empereur, nousl’avons vu revenir et retomber, tout cela c’était399


dans l’ordre des choses possibles ; tandis qu’iln’y a point de chances contre des pensionsbourgeoises : on peut se passer de roi mais il fauttoujours qu’on mange ; et quand une honnêtefemme, née de Conflans, donne à dîner avectoutes bonnes choses, mais à moins que la fin <strong>du</strong>monde n’arrive... Mais, c’est ça, c’est la fin <strong>du</strong>monde.– Et penser que mademoiselle Michonneau,qui vous fait tout ce tort, va recevoir, à ce qu’ondit, mille écus de rente, s’écria Sylvie.– Ne m’en parle pas, ce n’est qu’unescélérate ! dit madame Vauquer. Et elle va chezla Buneaud, par-dessus le marché ! Mais elle estcapable de tout, elle a dû faire des horreurs, elle atué, volé dans son temps. Elle devait aller aubagne à la place de ce pauvre cher homme...En ce moment Eugène et le père <strong>Goriot</strong>sonnèrent.– Ah ! voilà mes deux fidèles, dit la veuve ensoupirant.<strong>Le</strong>s deux fidèles, qui n’avaient qu’un fort400


léger souvenir des désastres de la pensionbourgeoise annoncèrent sans cérémonie à leurhôtesse qu’ils allaient demeurer à la Chausséed’Antin.– Ah Sylvie ! dit la veuve, voilà mon dernieratout. Vous m’avez donné le coup de la mort,messieurs ! ça m’a frappée dans l’estomac. J’aiune barre là. Voilà une journée qui me met dixans de plus sur la tête. Je deviendrai folle maparole d’honneur ! Que faire des haricots ? Ah !bien si je suis seule ici, tu t’en iras demain,Christophe. Adieu, messieurs, bonne nuit.– Qu’a-t-elle donc ? demanda Eugène àSylvie.– Dame ! voilà tout le monde parti par suitedes affaires. Ça lui a troublé la tête. Allons jel’entends qui pleure. Ça lui fera <strong>du</strong> bien dechigner. Voilà la première fois qu’elle se vide lesyeux depuis que je suis à son service.<strong>Le</strong> lendemain, madame Vauquer s’était,suivant son expression, raisonnée. Si elle parutaffligée comme une femme qui avait per<strong>du</strong> tousses pensionnaires, et dont la vie était bouleversée,401


elle avait toute sa tête et montra ce qu’était lavraie douleur, une douleur profonde, la douleurcausée par l’intérêt froissé, par les habitudesrompues. Certes le regard qu’un amant jette surles lieux habités par sa maîtresse, en les quittantn’est pas plus triste que ne le fut celui de madameVauquer sur sa table vide. Eugène la consola enlui disant que Bianchon, dont l’internat finissaitdans quelques jours, viendrait sans doute leremplacer ; que l’employé <strong>du</strong> Muséum avaitsouvent manifesté le désir d’avoir l’appartementde madame Couture, et que dans peu de jours elleaurait remonté son personnel.– Dieu vous entende, mon cher monsieur !mais le malheur est ici. Avant dix jours la mort yviendra, vous verrez, lui dit-elle en jetant unregard lugubre sur la salle à manger. Qui prendrat-elle?– Il fait bon déménager, dit tout bas Eugène aupère <strong>Goriot</strong>.– Madame, dit Sylvie en accourant effarée,voici trois jours que je n’ai vu Mistigris.– Ah ! bien, si mon chat est mort, s’il nous a402


quittés, je...<strong>La</strong> pauvre veuve n’acheva pas, elle joignit lesmains et se renversa sur le dos de son fauteuilaccablée par ce terrible pronostic.Vers midi, heure à laquelle les facteursarrivaient dans le quartier <strong>du</strong> Panthéon, Eugènereçut une lettre élégamment enveloppée, cachetéeaux armes de Beauséant. Elle contenait uneinvitation adressée à monsieur et à madame deNucingen pour le grand bal annoncé depuis unmois, et qui devait avoir lieu chez la vicomtesse.À cette invitation était joint un petit mot pourEugène :« J’ai pensé, monsieur, que vous vouschargeriez avec plaisir d’être l’interprète de messentiments auprès de madame de Nucingen ; jevous envoie l’invitation que vous m’avezdemandée, et serai charmée de faire laconnaissance de la sœur de madame de Restaud.Amenez-moi donc cette jolie personne, et faitesen sorte qu’elle ne prenne pas toute votreaffection, vous m’en devez beaucoup en retour de403


celle que je vous porte.« Vicomtesse DE BEAUSÉANT. »– Mais, se dit Eugène en relisant ce billet,madame de Beauséant me dit assez clairementqu’elle ne veut pas <strong>du</strong> baron de Nucingen. Il allapromptement chez Delphine, heureux d’avoir àlui procurer une joie dont il recevrait sans doutele prix. Madame de Nucingen était au bain.Rastignac attendit dans le boudoir, en butte auximpatiences naturelles à jeune homme ardent etpressé de prendre possession d’une maîtresse,l’objet de deux ans de désirs. C’est des émotionsqui ne se rencontrent pas deux fois dans la vie desjeunes gens. <strong>La</strong> première femme réellementfemme à laquelle s’attache un homme, c’est-àdirecelle qui se présente à lui dans la splendeurdes accompagnements que veut la sociétéparisienne, celle-là n’a jamais de rivale. L’amourà Paris ne ressemble en rien aux autres amours.Ni les hommes ni les femmes n’y sont <strong>du</strong>pes desmontres pavoisées de lieux communs que chacunétale par décence sur ses affections soi-disant404


désintéressées. En ce pays, une femme ne doitpas satisfaire seulement le cœur et les sens, ellesait parfaitement qu’elle a de plus grandesobligations à remplir envers les mille vanités dontse compose la vie. Là surtout l’amour estessentiellement vantard, effronté, gaspilleur,charlatan et fastueux. Si toutes les femmes de lacour de Louis XIV ont envié à mademoiselle de<strong>La</strong> Vallière l’entraînement de passion qui fitoublier à ce grand prince que ses manchettescoûtaient chacune mille écus quand il les déchirapour faciliter au <strong>du</strong>c de Vermandois son entréesur la scène <strong>du</strong> monde, que peut-on demander aureste de l’humanité ? Soyez jeunes, riches ettitrés, soyez mieux encore si vous pouvez ; plusvous apporterez de grains d’encens à brûlerdevant l’idole, plus elle vous sera favorable, sitoutefois vous avez une idole. L’amour est unereligion, et son culte doit coûter plus cher quecelui de toutes les autres religions ; il passepromptement, et passe en gamin qui tient àmarquer son passage par des dévastations. <strong>Le</strong>luxe <strong>du</strong> sentiment est la poésie des greniers ; sanscette richesse, qu’y deviendrait l’amour ? S’il est405


des exceptions à ces lois draconiennes <strong>du</strong> codeparisien, elles se rencontrent dans la solitude,chez les âmes qui ne se sont point laissé entraînerpar les doctrines sociales, qui vivent près dequelque source aux eaux claires, fugitives maisincessantes ; qui, fidèles à leurs ombrages verts,heureuses d’écouter le langage de l’infini, écritpour elles en toute chose et qu’elles retrouvent enelles-mêmes, attendent patiemment leurs ailes enplaignant ceux de la terre. Mais Rastignac,semblable à la plupart des jeunes gens, qui, paravance, ont goûté les grandeurs, voulait seprésenter tout armé dans la lice <strong>du</strong> monde ; il enavait épousé la fièvre, et se sentait peut-être laforce de le dominer, mais sans connaître ni lesmoyens ni le but de cette ambition. À défaut d’unamour pur et sacré, qui remplit la vie, cette soif<strong>du</strong> pouvoir peut devenir une belle chose ; il suffitde dépouiller tout intérêt personnel et de seproposer la grandeur d’un pays pour objet. Maisl’étudiant n’était pas encore arrivé au point d’oùl’homme peut contempler le cours de la vie et lajuger. Jusqu’alors il n’avait même pascomplètement secoué le charme des fraîches et406


suaves idées qui enveloppent comme d’unfeuillage la jeunesse des enfants élevés enprovince. Il avait continuellement hésité àfranchir le Rubicon parisien. Malgré ses ardentescuriosités, il avait toujours conservé quelquesarrière-pensées de la vie heureuse que mène levrai gentilhomme dans son château. Néanmoinsses derniers scrupules avaient disparu la veille,quand il s’était vu dans son appartement. Enjouissant des avantages matériels de la fortune,comme il jouissait depuis longtemps desavantages moraux que donne la naissance, il avaitdépouillé sa peau d’homme de province, et s’étaitdoucement établi dans une position d’où ildécouvrait un bel avenir. Aussi, en attendantDelphine, mollement assis dans ce joli boudoirqui devenait un peu le sien, se voyait-il si loin <strong>du</strong>Rastignac venu l’année dernière à Paris, qu’en lelorgnant par un effet d’optique morale, il sedemandait s’il se ressemblait en ce moment à luimême.– Madame est dans sa chambre, vint lui direThérèse qui le fit tressaillir.407


Il trouva Delphine éten<strong>du</strong>e sur sa causeuse, aucoin <strong>du</strong> feu, fraîche, reposée. À la voir ainsiétalée sur des flots de mousseline, il étaitimpossible de ne pas la comparer à ces bellesplantes de l’Inde dont le fruit vient dans la fleur.– Eh ! bien, nous voilà, dit-elle avec émotion.– Devinez ce que je vous apporte, dit Eugèneen s’asseyant près d’elle et lui prenant le braspour lui baiser la main.Madame de Nucingen fit un mouvement dejoie en lisant l’invitation. Elle tourna sur Eugèneses yeux mouillés, et lui jeta ses bras au cou pourl’attirer à elle dans un délire de satisfactionvaniteuse.– Et c’est vous (toi, lui dit-elle à l’oreille ;mais Thérèse est dans mon cabinet de toilette,soyons prudents !), vous à qui je dois cebonheur ? Oui, j’ose appeler cela un bonheur.Obtenu par vous, n’est-ce pas plus qu’untriomphe d’amour-propre ? Personne ne m’avoulu présenter dans ce monde. Vous metrouverez peut-être en ce moment petite, frivole,légère comme une Parisienne, mais pensez, mon408


ami, que je suis prête à tout vous sacrifier, et que,si je souhaite plus ardemment que jamais d’allerdans le faubourg Saint-Germain, c’est que vous yêtes.– Ne pensez-vous pas, dit Eugène, quemadame de Beauséant a l’air de nous dire qu’ellene compte pas voir le baron de Nucingen à sonbal ?– Mais oui, dit la baronne en rendant la lettre àEugène. Ces femmes-là ont le génie del’impertinence. Mais n’importe, j’irai. Ma sœurdoit s’y trouver, je sais qu’elle prépare unetoilette délicieuse. Eugène, reprit-elle à voixbasse, elle y va pour dissiper d’affreux soupçons.Vous ne savez pas les bruits qui courent sur elle ?Nucingen est venu me dire ce matin qu’on enparlait hier au Cercle sans se gêner. À quoi tient,mon Dieu ! l’honneur des femmes et desfamilles ! Je me suis sentie attaquée, blessée dansma pauvre sœur. Selon certaines personnes,monsieur de Trailles aurait souscrit des lettres dechange montant à cent mille francs, presquetoutes échues, et pour lesquelles il allait être409


poursuivi. Dans cette extrémité, ma sœur auraitven<strong>du</strong> ses diamants à un juif, ces beaux diamantsque vous avez pu lui voir, et qui viennent demadame de Restaud la mère. Enfin, depuis deuxjours, il n’est question que de cela. Je conçoisalors qu’Anastasie se fasse faire une robe lamée,et veuille attirer sur elle tous les regards chezmadame de Beauséant, en y paraissant dans toutson éclat et avec ses diamants. Mais je ne veuxpas être au-dessous d’elle. Elle a toujours cherchéà m’écraser, elle n’a jamais été bonne pour moi,qui lui rendais tant de services, qui avais toujoursde l’argent pour elle quand elle n’en avait pas.Mais laissons le monde, aujourd’hui je veux êtretout heureuse.Rastignac était encore à une heure <strong>du</strong> matinchez madame de Nucingen, qui, en lui prodiguantl’adieu des amants, cet adieu plein des joies àvenir, lui dit avec une expression de mélancolie :– Je suis si peureuse, si superstitieuse, donnez àmes pressentiments le nom qu’il vous plaira, queje tremble de payer mon bonheur par quelqueaffreuse catastrophe.410


– Enfant, dit Eugène.– Ah ! c’est moi qui suis l’enfant ce soir, ditelleen riant.Eugène revint à la maison Vauquer avec lacertitude de la quitter le lendemain, ils’abandonna donc pendant la route à ces jolisrêves que font tous les jeunes gens quand ils ontencore sur les lèvres le goût <strong>du</strong> bonheur.– Eh bien ? lui dit le père <strong>Goriot</strong> quandRastignac passa devant sa porte.– Eh ! bien, répondit Eugène, je vous dirai toutdemain.– Tout, n’est-ce pas ? cria le bonhomme.Couchez-vous. Nous allons commencer demainnotre vie heureuse.<strong>Le</strong> lendemain, <strong>Goriot</strong> et Rastignacn’attendaient plus que le bon vouloir d’uncommissionnaire pour partir de la pensionbourgeoise, quand vers midi le bruit d’unéquipage qui s’arrêtait précisément à la porte dela maison Vauquer retentit dans la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Madame de Nucingen411


descendit de sa voiture, demanda si son père étaitencore à la pension. Sur la réponse affirmative deSylvie, elle monta lestement l’escalier. Eugène setrouvait chez lui sans que son voisin le sût. Ilavait, en déjeunant, prié le père <strong>Goriot</strong>d’emporter ses effets, en lui disant qu’ils seretrouveraient à quatre heures rue d’Artois. Mais,pendant que le bonhomme avait été chercher desporteurs, Eugène, avant promptement répon<strong>du</strong> àl’appel de l’école, était revenu sans que personnel’eût aperçu, pour compter avec madameVauquer, ne voulant pas laisser cette charge à<strong>Goriot</strong>, qui, dans son fanatisme, aurait sans doutepayé pour lui. L’hôtesse était sortie. Eugèneremonta chez lui pour voir s’il n’y oubliait rien,et s’applaudit d’avoir eu cette pensée en voyantdans le tiroir de sa table l’acceptation en blanc,souscrite à Vautrin, qu’il avait insouciammentjetée là le jour où il l’avait acquittée. N’ayant pasde feu, il allait la déchirer en petits morceauxquand, en reconnaissant la voix de Delphine, il nevoulut faire aucun bruit, et s’arrêta pourl’entendre, en pensant qu’elle ne devait avoiraucun secret pour lui. Puis, dès les premiers mots,412


il trouva la conversation entre le père et la filletrop intéressante pour ne pas l’écouter.– Ah ! mon père, dit-elle, plaise au ciel quevous ayez eu l’idée de demander compte de mafortune assez à temps pour que je ne sois pasruinée ! Puis-je parler ?– Oui, la maison est vide, dit le père <strong>Goriot</strong>d’une voix altérée.– Qu’avez-vous donc, mon père ? repritmadame de Nucingen.– Tu viens, répondit le vieillard, de me donnerun coup de hache sur la tête. Dieu te pardonne,mon enfant ! Tu ne sais pas combien je t’aime ; situ l’avais su, tu ne m’aurais pas dit brusquementde semblables choses, surtout si rien n’estdésespéré. Qu’est-il donc arrivé de si pressantpour que tu sois venue me chercher ici quanddans quelques instants nous allions être rued’Artois ?– Eh ! mon père, est-on maître de son premiermouvement dans une catastrophe ? Je suis folle !Votre avoué nous a fait découvrir un peu plus tôt413


le malheur qui sans doute éclatera plus tard.Votre vieille expérience commerciale va nousdevenir nécessaire, et je suis accourue vouschercher comme on s’accroche à une branchequand on se noie. Lorsque monsieur Derville a vuNucingen lui opposer mille chicanes, il l’amenacé d’un procès en lui disant quel’autorisation <strong>du</strong> président <strong>du</strong> tribunal seraitpromptement obtenue. Nucingen est venu cematin chez moi pour me demander si je voulaissa ruine et la mienne. Je lui ai répon<strong>du</strong> que je neme connaissais à rien de tout cela, que j’avais unefortune, que je devais être en possession de mafortune, et que tout ce qui avait rapport à cedémêlé regardait mon avoué, que j’étais de ladernière ignorance et dans l’impossibilité de rienentendre à ce sujet. N’était-ce pas ce que vousm’aviez recommandé de dire ?– Bien, répondit le père <strong>Goriot</strong>.– Eh ! bien, reprit Delphine, il m’a mise au faitde ses affaires. Il a jeté tous ses capitaux et lesmiens dans des entreprises à peine commencées ;et pour lesquelles il a fallu mettre de grandes414


sommes en dehors. Si je le forçais à mereprésenter ma dot, il serait obligé de déposer sonbilan ; tandis que, si je veux attendre un an, ils’engage sur l’honneur à me rendre une fortunedouble ou triple de la mienne en plaçant mescapitaux dans des opérations territoriales à la findesquelles je serai maîtresse de tous les biens.Mon cher père, il était sincère, il m’a effrayée. Ilm’a demandé pardon de sa con<strong>du</strong>ite, il m’a ren<strong>du</strong>ma liberté, m’a permis de me con<strong>du</strong>ire à maguise, à la condition de le laisser entièrementmaître de gérer les affaires sous mon nom. Il m’apromis, pour me prouver sa bonne foi, d’appelermonsieur Derville toutes les fois que je levoudrais pour juger si les actes en vertu desquelsil m’instituerait propriétaire seraientconvenablement rédigés. Enfin il s’est remisentre mes mains pieds et poings liés. Il demandeencore pendant deux ans la con<strong>du</strong>ite de lamaison, et m’a suppliée de ne rien dépenser pourmoi de plus qu’il ne m’accorde. Il m’a prouvéque tout ce qu’il pouvait faire était de conserverles apparences, qu’il avait renvoyé sa danseuse,et qu’il allait être contraint à la plus stricte mais à415


la plus sourde économie, afin d’atteindre auterme de ses spéculations sans altérer son crédit.Je l’ai malmené, j’ai tout mis en doute afin de lepousser à bout et d’en apprendre davantage : ilm’a montré ses livres, enfin il a pleuré. Je n’aijamais vu d’homme en pareil état. Il avait per<strong>du</strong>la tête, il parlait de se tuer, il délirait. Il m’a faitpitié.– Et tu crois à ces sornettes, s’écria le père<strong>Goriot</strong>. C’est un comédien ! J’ai rencontré desAllemands en affaires : ces gens-là sont presquetous de bonne foi, pleins de candeur ; mais,quand, sous leur air de franchise et de bonhomie,ils se mettent à être malins et charlatans, ils lesont alors plus que les autres. Ton mari t’abuse. Ilse sent serré de près, il fait le mort, il veut resterplus maître sous ton nom qu’il ne l’est sous lesien. Il va profiter de cette circonstance pour semettre à l’abri des chances de son commerce. Ilest aussi fin que perfide ; c’est un mauvais gars.Non, non, je ne m’en irai pas au Père-<strong>La</strong>chaise enlaissant mes filles dénuées de tout. Je me connaisencore un peu aux affaires. Il a, dit-il, engagé sesfonds dans les entreprises, eh ! bien, ses intérêts416


sont représentés par des valeurs, par desreconnaissances, par des traités ! qu’il les montre,et liquide avec toi. Nous choisirons les meilleuresspéculations, nous en courrons les chances, etnous aurons les titres recognitifs en notre nom deDelphine <strong>Goriot</strong>, épouse séparée quant aux biens<strong>du</strong> baron de Nucingen. Mais nous prend-il pourdes imbéciles, celui-là ? Croit-il que je puissesupporter pendant deux jours l’idée de te laissersans fortune, sans pain ? Je ne la supporterais pasun jour, pas une nuit, pas deux heures ! Si cetteidée était vraie, je n’y survivrais pas. Eh ! quoi,j’aurai travaillé pendant quarante ans de ma vie,j’aurai porté des sacs sur mon dos, j’aurai sué desaverses, je me serai privé pendant toute ma viepour vous, mes anges, qui me rendiez tout travail,tout fardeau léger ; et aujourd’hui ma fortune, mavie s’en iraient en fumée ! Ceci me ferait mourirenragé. Par tout ce qu’il y a de plus sacré sur terreet au ciel, nous allons tirer ça au clair, vérifier leslivres, la caisse, les entreprises ! Je ne dors pas, jene me couche pas, je ne mange pas, qu’il ne mesoit prouvé que ta fortune est là tout entière. Dieumerci, tu es séparée de biens ; tu auras maître417


Derville pour avoué, un honnête hommeheureusement. Jour de Dieu ! tu garderas ton bonpetit million, tes cinquante mille livres de rente,jusqu’à la fin de tes jours, ou je fais un tapagedans Paris, ah ! ah ! Mais je m’adresserais auxchambres si les tribunaux nous victimaient. Tesavoir tranquille et heureuse <strong>du</strong> côté de l’argent,mais cette pensée allégeait tous mes maux etcalmait mes chagrins. L’argent, c’est la vie.Monnaie fait tout. Que nous chante-t-il donc,cette grosse souche d’Alsacien ? Delphine, nefais pas une concession d’un quart de liard à cettegrosse bête, qui t’a mise à la chaîne et t’a ren<strong>du</strong>emalheureuse. S’il a besoin de toi, nous letricoterons ferme, et nous le ferons marcher droit.Mon Dieu, j’ai la tête en feu, j’ai dans le crânequelque chose qui me brûle. Ma Delphine sur lapaille ! Oh ! ma Fifine, toi ! Sapristi ! où sontmes gants ? Allons ! partons, je veux aller toutvoir, les livres, les affaires, la caisse, lacorrespondance, à l’instant. Je ne serai calme quequand il me sera prouvé que ta fortune ne courtplus de risques, et que je la verrai de mes yeux.– Mon cher père ! allez-y prudemment. Si418


vous mettiez la moindre velléité de vengeance encette affaire, et si vous montriez des intentionstrop hostiles, je serais per<strong>du</strong>e. Il vous connaît, il atrouvé tout naturel que, sous votre inspiration, jem’inquiétasse de ma fortune ; mais, je vous lejure, il la tient en ses mains, et a voulu la tenir. Ilest homme à s’enfuir avec tous les capitaux, et ànous laisser là, le scélérat ! Il sait bien que je nedéshonorerai pas moi-même le nom que je porteen le poursuivant. Il est à la fois fort et faible. J’aibien tout examiné. Si nous le poussons à bout, jesuis ruinée.– Mais c’est donc un fripon ?– Eh ! bien, oui, mon père, dit-elle en se jetantsur une chaise en pleurant. Je ne voulais pas vousl’avouer pour vous épargner le chagrin dem’avoir mariée à un homme de cette espèce-là !Mœurs secrètes et conscience, l’âme et le corps,tout en lui s’accorde ! c’est effroyable : je le haiset le méprise. Oui, je ne puis plus estimer ce vilNucingen après tout ce qu’il m’a dit. Un hommecapable de se jeter dans les combinaisonscommerciales dont il m’a parlé n’a pas la419


moindre délicatesse, et mes craintes viennent dece que j’ai lu parfaitement dans son âme. Il m’anettement proposé, lui, mon mari, la liberté, voussavez ce que cela signifie ? si je voulais être, encas de malheur, un instrument entre ses mains,enfin si je voulais lui servir de prête-nom.– Mais les lois sont là ! Mais il y a une placede Grève pour les gendres de cette espèce-là,s’écria le père <strong>Goriot</strong> ; mais je le guillotineraismoi-même s’il n’y avait pas de bourreau.– Non, mon père, il n’y a pas de lois contrelui. Écoutez en deux mots son langage, dégagédes circonlocutions dont il l’enveloppait : « Outout est per<strong>du</strong>, vous n’avez pas un liard, vous êtesruinée ; car je ne saurais choisir pour compliceune autre personne que vous ; ou vous melaisserez con<strong>du</strong>ire à bien mes entreprises. » Estceclair ? Il tient encore à moi. Ma probité defemme le rassure ; il sait que je lui laisserai safortune, et me contenterai de la mienne. C’est uneassociation improbe et voleuse à laquelle je doisconsentir sous peine d’être ruinée. Il m’achète maconscience et la paye en me laissant être à mon420


aise la femme d’Eugène. « Je te permets decommettre des fautes, laisse-moi faire des crimesen ruinant de pauvres gens ! » Ce langage est-ilencore assez clair ? Savez-vous ce qu’il nommefaire des opérations ? Il achète des terrains nussous son nom, puis il y fait bâtir des maisons pardes hommes de paille. Ces hommes concluent lesmarchés pour les bâtisses avec tous lesentrepreneurs, qu’ils paient en effets à longstermes, et consentent, moyennant une légèresomme, à donner quittance à mon mari, qui estalors possesseur des maisons, tandis que ceshommes s’acquittent avec les entrepreneurs<strong>du</strong>pés en faisant faillite. <strong>Le</strong> nom de la maison deNucingen a servi à éblouir les pauvresconstructeurs. J’ai compris cela. J’ai comprisaussi que, pour prouver, en cas de besoin, lepaiement de sommes énormes, Nucingen aenvoyé des valeurs considérables à Amsterdam, àLondres, à Naples, à Vienne. Comment lessaisirions-nous ?Eugène entendit le son lourd des genoux <strong>du</strong>père <strong>Goriot</strong>, qui tomba sans doute sur le carreaude sa chambre.421


– Mon Dieu, que t’ai-je fait ? Ma fille livrée àce misérable, il exigera tout d’elle s’il le veut.Pardon, ma fille ! cria le vieillard.– Oui, si je suis dans un abîme, il y a peut-êtrede votre faute, dit Delphine. Nous avons si peu deraison quand nous nous marions ! Connaissonsnousle monde, les affaires, les hommes, lesmœurs ? <strong>Le</strong>s pères devraient penser pour nous.Cher père, je ne vous reproche rien, pardonnezmoice mot. En ceci la faute est toute à moi. Non,ne pleurez point, papa, dit-elle en baisant le frontde son père.– Ne pleure pas non plus, ma petite Delphine.Donne tes yeux, que je les essuie en les baisant.Va ! je vais retrouver ma caboche, et débrouillerl’écheveau d’affaires que ton mari a mêlé.– Non, laissez-moi faire ; je saurai lemanœuvrer. Il m’aime, eh ! bien, je me serviraide mon empire sur lui pour l’amener à me placerpromptement quelques capitaux en propriétés.Peut-être lui ferai-je racheter sous mon nomNucingen, en Alsace, il y tient. Seulement venezdemain pour examiner ses livres, ses affaires.422


Monsieur Derville ne sait rien de ce qui estcommercial. Non, ne venez pas demain. Je neveux pas me tourner le sang. <strong>Le</strong> bal de madamede Beauséant a lieu après-demain, je veux mesoigner pour y être belle, reposée, et fairehonneur à mon cher Eugène ! Allons donc voir sachambre.En ce moment une voiture s’arrêta dans la rueNeuve-Sainte-Geneviève, et l’on entendit dansl’escalier la voix de madame de Restaud, quidisait à Sylvie – Mon père y est-il ? Cettecirconstance sauva heureusement Eugène, quiméditait déjà de se jeter sur son lit et de feindred’y dormir.– Ah ! mon père, vous a-t-on parléd’Anastasie ? dit Delphine en reconnaissant lavoix de sa sœur. Il paraîtrait qu’il lui arrive ausside singulières choses dans son ménage.– Quoi donc ! dit le père <strong>Goriot</strong> : ce seraitdonc ma fin. Ma pauvre tête ne tiendra pas à undouble malheur.– Bonjour, mon père, dit la comtesse enentrant. Ah ! te voilà, Delphine.423


Madame de Restaud parut embarrassée derencontrer sa sœur.– Bonjour, Nasie, dit la baronne. Trouves-tudonc ma présence extraordinaire ? Je vois monpère tous les jours, moi.– Depuis quand ?– Si tu y venais, tu le saurais.– Ne me taquine pas, Delphine, dit la comtessed’une voix lamentable. Je suis bien malheureuse,je suis per<strong>du</strong>e, mon pauvre père ! oh ! bienper<strong>du</strong>e cette fois !– Qu’as-tu, Nasie ? cria le père <strong>Goriot</strong>. Disnoustout, mon enfant. Elle pâlit. Delphine,allons, secours-la donc, sois bonne pour elle, jet’aimerai encore mieux, si je peux, toi !– Ma pauvre Nasie, dit madame de Nucingenen asseyant sa sœur, parle. Tu vois en nous lesdeux seules personnes qui t’aimeront toujoursassez pour te pardonner tout. Vois-tu, lesaffections de famille sont les plus sûres. Elle luifit respirer des sels, et la comtesse revint à elle.– J’en mourrai, dit le père <strong>Goriot</strong>. Voyons,424


eprit-il en remuant son feu de mottes, approchezvoustoutes les deux. J’ai froid. Qu’as-tu, Nasie ?dis vite, tu me tues...– Eh ! bien, dit la pauvre femme, mon marisait tout. Figurez-vous, mon père, il y a quelquetemps, vous souvenez-vous de cette lettre dechange de Maxime ? Eh ! bien, ce n’était pas lapremière. J’en avais déjà payé beaucoup. Vers lecommencement de janvier, monsieur de Traillesme paraissait bien chagrin. Il ne me disait rien ;mais il est si facile de lire dans le cœur des gensqu’on aime, un rien suffit : puis il y a despressentiments. Enfin il était plus aimant, plustendre que je ne l’avais jamais vu, j’étais toujoursplus heureuse. Pauvre Maxime ! dans sa pensée,il me faisait ses adieux, m’a-t-il dit ; il voulait sebrûler la cervelle. Enfin je l’ai tant tourmenté,tant supplié, je suis restée deux heures à sesgenoux. Il m’a dit qu’il devait cent mille francs !Oh ! papa, cent mille francs ! Je suis devenuefolle. Vous ne les aviez pas, j’avais tout dévoré...– Non, dit le père <strong>Goriot</strong>, je n’aurais pas pu lesfaire, à moins d’aller les voler. Mais j’y aurais425


été, Nasie ! J’irai.À ce mot lugubrement jeté, comme un son <strong>du</strong>râle d’un mourant, et qui accusait l’agonie <strong>du</strong>sentiment paternel ré<strong>du</strong>it à l’impuissance, lesdeux sœurs firent une pause. Quel égoïsme seraitresté froid à ce cri de désespoir qui, semblable àune pierre lancée dans un gouffre, en révélait laprofondeur ?– Je les ai trouvés en disposant de ce qui nem’appartenait pas, mon père, dit la comtesse enfondant en larmes.Delphine fut émue et pleura en mettant la têtesur le cou de sa sœur.– Tout est donc vrai, lui dit-elle.Anastasie baissa la tête, madame de Nucingenla saisit à plein corps, la baisa tendrement, etl’appuyant sur son cœur : – Ici, tu seras toujoursaimée sans être jugée, lui dit-elle.– Mes anges, dit <strong>Goriot</strong> d’une voix faible,pourquoi votre union est-elle <strong>du</strong>e au malheur ?– Pour sauver la vie de Maxime, enfin poursauver tout mon bonheur, reprit la comtesse426


encouragée par ces témoignages d’une tendressechaude et palpitante, j’ai porté chez cet usurierque vous connaissez, un homme fabriqué parl’enfer, que rien ne peut attendrir, ce monsieurGobseck, les diamants de famille auxquels tienttant monsieur de Restaud, les siens, les miens,tout, je les ai ven<strong>du</strong>s. Ven<strong>du</strong>s ! comprenez-vous ?il a été sauvé ! Mais, moi, je suis morte. Restauda tout su.– Par qui ? comment ? Que je le tue ! cria lepère <strong>Goriot</strong>.– Hier, il m’a fait appeler dans sa chambre. J’ysuis allée... « Anastasie, m’a-t-il dit d’une voix...(oh ! sa voix a suffi, j’ai tout deviné), où sont vosdiamants ? » Chez moi. « Non, m’a-t-il dit en meregardant, ils sont là, sur ma commode. » Et ilm’a montré l’écrin qu’il avait couvert de sonmouchoir. « Vous savez d’où ils viennent ? »m’a-t-il dit. Je suis tombée à ses genoux... j’aipleuré, je lui ai demandé de quelle mort il voulaitme voir mourir.– Tu as dit cela ! s’écria le père <strong>Goriot</strong>. Par lesacré nom de Dieu, celui qui vous fera mal à427


l’une ou à l’autre, tant que je serai vivant, peutêtre sûr que je le brûlerai à petit feu ! Oui, je ledéchiquèterai comme...<strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> se tut, les mots expiraient danssa gorge.– Enfin, ma chère, il m’a demandé quelquechose de plus difficile à faire que de mourir. <strong>Le</strong>ciel préserve toute femme d’entendre ce que j’aienten<strong>du</strong> !– J’assassinerai cet homme, dit le père <strong>Goriot</strong>tranquillement.Mais il n’a qu’une vie, et il m’en doit deux.Enfin, quoi ? reprit-il en regardant Anastasie.– Eh bien, dit la comtesse en continuant, aprèsune pause il m’a regardée : « Anastasie, m’a-t-ildit, j’ensevelis tout dans le silence, nous resteronsensemble, nous avons des enfants. Je ne tueraipas monsieur de Trailles, je pourrais le manquer,et pour m’en défaire autrement je pourrais meheurter contre la justice humaine. <strong>Le</strong> tuer dansvos bras, ce serait déshonorer les enfants. Maispour ne voir périr ni vos enfants, ni leur père, ni428


moi, je vous impose deux conditions. Répondez :Ai-je un enfant à moi ? » J’ai dit oui. « <strong>Le</strong>quel ? »a-t-il demandé. Ernest, notre aîné. « Bien, a-t-ildit. Maintenant, jurez-moi de m’obéir désormaissur un seul point. » J’ai juré. « Vous signerez lavente de vos biens quand je vous ledemanderai. »– Ne signe pas, cria le père <strong>Goriot</strong>. Ne signejamais cela. Ah ! ah ! monsieur de Restaud, vousne savez pas ce que c’est que de rendre unefemme heureuse, elle va chercher le bonheur làoù il est, et vous la punissez de votre niaiseimpuissance ?... Je suis là, moi, halte là ! il metrouvera dans sa route. Nasie, sois en repos. Ah,il tient à son héritier ! bon, bon. Je luiempoignerai son fils, qui, sacre tonnerre, est monpetit-fils. Je puis bien le voir, ce marmot ? Je lemets dans mon village, j’en aurai soin, sois bientranquille. Je le ferai capituler, ce monstre-là, enlui disant : À nous deux ! Si tu veux avoir tonfils, rends à ma fille son bien, et laisse-la secon<strong>du</strong>ire à sa guise.– Mon père !429


– Oui, ton père ! Ah ! je suis un vrai père. Quece drôle de grand seigneur ne maltraite pas mesfilles. Tonnerre ! je ne sais pas ce que j’ai dansles veines. J’y ai le sang d’un tigre, je voudraisdévorer ces deux hommes. Ô mes enfants ! voilàdonc votre vie ? Mais c’est ma mort. Quedeviendrez-vous donc quand je ne serai plus là ?<strong>Le</strong>s pères devraient vivre autant que leursenfants. Mon Dieu, comme ton monde est malarrangé ! Et tu as un fils cependant, à ce qu’onnous dit. Tu devrais nous empêcher de souffrirdans nos enfants. Mes chers anges, quoi ! ce n’estqu’à vos douleurs que je dois votre présence.Vous ne me faites connaître que vos larmes. Eh !bien, oui, vous m’aimez, je le vois. Venez, venezvous plaindre ici ! mon cœur est grand, il peuttout recevoir. Oui, vous aurez beau le percer, leslambeaux feront encore des cœurs de père. Jevoudrais prendre vos peines, souffrir pour vous.Ah ! quand vous étiez petites, vous étiez bienheureuses...– Nous n’avons eu que ce temps-là de bon, ditDelphine. Où sont les moments où nousdégringolions <strong>du</strong> haut des sacs dans le grand430


grenier.– Mon père ! ce n’est pas tout, dit Anastasie àl’oreille de <strong>Goriot</strong> qui fit un bond. <strong>Le</strong>s diamantsn’ont pas été ven<strong>du</strong>s cent mille francs. Maximeest poursuivi. Nous n’avons plus que douze millefrancs à payer. Il m’a promis d’être sage, de neplus jouer. Il ne me reste plus au monde que sonamour, et je l’ai payé trop cher pour ne pasmourir s’il m’échappait. Je lui ai sacrifié fortune,honneur, repos, enfants. Oh ! faites qu’au moinsMaxime soit libre, honoré, qu’il puisse demeurerdans le monde où il saura se faire une position.Maintenant il ne me doit pas que le bonheur, nousavons des enfants qui seraient sans fortune. Toutsera per<strong>du</strong> s’il est mis à Sainte-Pélagie.– Je ne les ai pas, Nasie. Plus, plus rien, plusrien ! C’est la fin <strong>du</strong> monde. Oh ! le monde vacrouler, c’est sûr. Allez-vous-en, sauvez-vousavant ! Ah ! j’ai encore mes boucles d’argent, sixcouverts, les premiers que j’aie eus dans ma vie.Enfin, je n’ai plus que douze cents francs de renteviagère...– Qu’avez-vous donc fait de vos rentes431


perpétuelles ?– Je les ai ven<strong>du</strong>es en me réservant ce petitbout de revenu pour mes besoins. Il me fallaitdouze mille francs pour arranger un appartementà Fifine.– Chez toi, Delphine ? dit madame de Restaudà sa sœur.– Oh ! qu’est-ce que cela fait ! reprit le père<strong>Goriot</strong>, les douze mille francs sont employés.– Je devine, dit la comtesse. Pour monsieur deRastignac. Ah ! ma pauvre Delphine, arrête-toi.Vois où j’en suis.– Ma chère, monsieur de Rastignac est unjeune homme incapable de ruiner sa maîtresse.– Merci, Delphine. Dans la crise où je metrouve, j’attendais mieux de toi ; mais tu ne m’asjamais aimée.– Si, elle t’aime, Nasie, cria le père <strong>Goriot</strong>,elle me le disait tout à l’heure. Nous parlions detoi, elle me soutenait que tu étais belle et qu’ellen’était que jolie, elle !– Elle ! répéta la comtesse, elle est d’un beau432


froid.– Quand cela serait, dit Delphine enrougissant, comment t’es-tu comportée enversmoi ? Tu m’as reniée, tu m’as fait fermer lesportes de toutes les maisons où je souhaitais aller,enfin tu n’as jamais manqué la moindre occasionde me causer de la peine. Et moi, suis-je venue,comme toi, soutirer à ce pauvre père, mille francsà mille francs, sa fortune, et le ré<strong>du</strong>ire dans l’étatoù il est ? Voilà ton ouvrage ; ma sœur. Moi, j’aivu mon père tant que j’ai pu, je ne l’ai pas mis àla porte, et ne suis pas venue lui lécher les mainsquand j’avais besoin de lui. Je ne savaisseulement pas qu’il eût employé ces douze millefrancs pour moi. J’ai de l’ordre, moi ! tu le sais.D’ailleurs, quand papa m’a fait des cadeaux, je neles ai jamais quêtés.– Tu étais plus heureuse que moi : monsieurde Marsay était riche, tu en sais quelque chose.Tu as toujours été vilaine comme l’or. Adieu, jen’ai ni sœur, ni...– Tais-toi, Nasie ! cria le père <strong>Goriot</strong>.– Il n’y a qu’une sœur comme toi qui puisse433


épéter ce que le monde ne croit plus, tu es unmonstre, lui dit Delphine.– Mes enfants, mes enfants, taisez-vous, ou jeme tue devant vous.– Va, Nasie, je te pardonne, dit madame deNucingen en continuant, tu es malheureuse. Maisje suis meilleure que tu ne l’es. Me dire cela aumoment où je me sentais capable de tout pour tesecourir, même d’entrer dans la chambre de monmari, ce que je ne ferais ni pour moi ni pour...Ceci est digne de tout ce que tu as commis de malcontre moi depuis neuf ans.– Mes enfants, mes enfants, embrassez-vous !dit le père. Vous êtes deux anges.– Non, laissez-moi, cria la comtesse que<strong>Goriot</strong> avait prise par le bras et qui secoual’embrassement de son père. Elle a moins de pitiépour moi que n’en aurait mon mari. Ne dirait-onpas qu’elle est l’image de toutes les vertus !– J’aime encore mieux passer pour devoir del’argent à monsieur de Marsay que d’avouer quemonsieur de Trailles me coûte plus de deux cent434


mille francs, répondit madame de Nucingen.– Delphine ! cria la comtesse en faisant un pasvers elle.– Je te dis la vérité quand tu me calomnies,répliqua froidement la baronne.– Delphine ! tu es une...<strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> s’élança, retint la comtesse etl’empêcha de parler en lui couvrant la boucheavec sa main.– Mon Dieu ! mon père, à quoi donc avezvoustouché ce matin ? lui dit Anastasie.– Eh ! bien, oui, j’ai tort, dit le pauvre père ens’essuyant les mains à son pantalon. Mais je nesavais pas que vous viendriez, je déménage.Il était heureux de s’être attiré un reproche quidétournait sur lui la colère de sa fille.– Ah ! reprit-il en s’asseyant, vous m’avezfen<strong>du</strong> le cœur. Je me meurs, mes enfants ! <strong>Le</strong>crâne me cuit intérieurement comme s’il avait <strong>du</strong>feu. Soyez donc gentilles, aimez vous bien ! Vousme feriez mourir. Delphine, Nasie, allons, vousaviez raison, vous aviez tort toutes les deux.435


Voyons, Dedel, reprit-il en tournant sur labaronne des yeux pleins de larmes, il lui fautdouze mille francs, cherchons-les. Ne vousregardez pas comme ça. Il se mit à genoux devantDelphine. – Demande-lui pardon pour me faireplaisir, lui dit-il à l’oreille, elle est la plusmalheureuse, voyons ?– Ma pauvre Nasie, dit Delphine épouvantéede la sauvage et folle expression que la douleurimprimait sur le visage de son père, j’ai eu tort,embrasse-moi...–– Ah ! vous me mettez <strong>du</strong> baume sur le cœur,cria le père <strong>Goriot</strong>. Mais où trouver douze millefrancs ? Si je me proposais comme remplaçant ?– Ah ! mon père ! dirent les deux filles enl’entourant, non, non.– Dieu vous récompensera de cette pensée,notre vie n’y suffirait point ! n’est-ce pas, Nasie ?reprit Delphine.– Et puis, pauvre père, ce serait une goutted’eau, fit observer la comtesse.– Mais on ne peut donc rien faire de son436


sang ? cria le vieillard désespéré. Je me voue àcelui qui te sauvera, Nasie ! je tuerai un hommepour lui. Je ferai comme Vautrin, j’irai au bagne !je... Il s’arrêta comme s’il eût été foudroyé. Plusrien ! dit-il en s’arrachant les cheveux. Si jesavais où aller pour voler, mais il est encoredifficile de trouver un vol à faire. Et puis ilfaudrait <strong>du</strong> monde et <strong>du</strong> temps pour prendre laBanque. Allons, je dois mourir, je n’ai plus qu’àmourir. Oui, je ne suis plus bon à rien, je ne suisplus père ! non. Elle me demande, elle a besoin !et moi, misérable, je n’ai rien. Ah ! tu t’es fait desrentes viagères, vieux scélérat, et tu avais desfilles ! Mais tu ne les aimes donc pas ? Crève,crève comme un chien que tu es ! Oui, je suis audessousd’un chien, un chien ne se con<strong>du</strong>irait pasainsi ! Oh ! ma tête ! elle bout !– Mais, papa, crièrent les deux jeunes femmesqui l’entouraient pour l’empêcher de se frapper latête contre les murs, soyez donc raisonnable.Il sanglotait. Eugène, épouvanté, prit la lettrede change souscrite à Vautrin, et dont le timbrecomportait une plus forte somme, il en corrigea le437


chiffre, en fit une lettre de change régulière dedouze mille francs à l’ordre de <strong>Goriot</strong> et entra.– Voici tout votre argent, madame, dit-il enprésentant le papier. Je dormais, votreconversation m’a réveillé, j’ai pu savoir ainsi ceque je devais à monsieur <strong>Goriot</strong>.. En voici le titreque vous pouvez négocier, je l’acquitteraifidèlement.<strong>La</strong> comtesse, immobile, tenait le papier.– Delphine, dit-elle pâle et tremblante decolère, de fureur, de rage, je te pardonnais tout,Dieu m’en est témoin, mais ceci ! Comment,monsieur était là, tu le savais ! tu as eu lapetitesse de te venger en me laissant lui livrermes secrets, ma vie, celle de mes enfants, mahonte, mon honneur ! Va, tu ne m’es plus de rien,je te hais, je te ferai tout le mal possible, je... <strong>La</strong>colère lui coupa la parole, et son gosier se sécha.– Mais, c’est mon fils, notre enfant, ton frère,ton sauveur, criait le père <strong>Goriot</strong>. Embrasse-ledonc, Nasie ! Tiens, moi je l’embrasse, reprit-ilen serrant Eugène avec une sorte de fureur. Oh !mon enfant ! je serai plus qu’un père pour toi, je438


veux être une famille. Je voudrais être Dieu, je tejetterais l’univers aux pieds. Mais, baise-le donc,Nasie ? ce n’est pas un homme, mais un ange, unvéritable ange.– <strong>La</strong>issez-la, mon père, elle est folle en cemoment, dit Delphine.– Folle ! folle ! Et toi, qu’es-tu ? demandamadame de Restaud.– Mes enfants, je meurs si vous continuez, criale vieillard en tombant sur son lit comme frappépar une balle. – Elles me tuent ! se dit-il.<strong>La</strong> comtesse regarda Eugène, qui restaitimmobile, abasourdi par la violence de cettescène : – Monsieur, lui dit-elle en l’interrogeant<strong>du</strong> geste, de la voix et <strong>du</strong> regard, sans faireattention à son père dont le gilet fut rapidementdéfait par Delphine.– Madame, je paierai et je me tairai, réponditilsans attendre la question.– Tu as tué notre père, Nasie ! dit Delphine enmontrant le vieillard évanoui à sa sœur, qui sesauva.439


– Je lui pardonne bien, dit le bonhomme enouvrant les yeux, sa situation est épouvantable ettournerait une meilleure tête. Console Nasie, soisdouce pour elle, promets-le à ton pauvre père, quise meurt, demanda-t-il à Delphine en lui pressantla main.– Mais qu’avez-vous ? dit-elle tout effrayée.– Rien, rien, répondit le père, ça se passera.J’ai quelque chose qui me presse le front, unemigraine. Pauvre Nasie, quel avenir !En ce moment la comtesse rentra, se jeta auxgenoux de son père : – Pardon ! cria-t-elle.– Allons, dit le père <strong>Goriot</strong>, tu me fais encoreplus de mal maintenant.– Monsieur, dit la comtesse à Rastignac, lesyeux baignés de larmes, la douleur m’a ren<strong>du</strong>einjuste. Vous serez un frère pour moi ? reprit-elleen lui tendant la main.– Nasie, lui dit Delphine en la serrant, mapetite Nasie, oublions tout.– Non, dit-elle, je m’en souviendrai, moi !– <strong>Le</strong>s anges, s’écria le père <strong>Goriot</strong>, vous440


m’enlevez le rideau que j’avais sur les yeux,votre voix me ranime. Embrassez-vous doncencore. Eh ! bien, Nasie, cette lettre de change tesauvera-t-elle ?– Je l’espère. Dites donc, papa, voulez-vous ymettre votre signature ?– Tiens, suis-je bête, moi, d’oublier ça ! Maisje me suis trouvé mal, Nasie, ne m’en veux pas.Envoie-moi dire que tu es hors de peine. Non,j’irai. Mais non, je n’irai pas, je ne puis plus voirton mari, je le tuerais net. Quant à dénaturer tesbiens, je serai là. Va vite, mon enfant, et fais queMaxime devienne sage.Eugène était stupéfait.– Cette pauvre Anastasie a toujours étéviolente, dit madame de Nucingen, mais elle abon cœur.– Elle est revenue pour l’endos, dit Eugène àl’oreille de Delphine.– Vous croyez ?– Je voudrais ne pas le croire. Méfiez-vousd’elle, répondit-il en levant les yeux comme pour441


confier à Dieu des pensées qu’il n’osait exprimer.– Oui, elle a toujours été un peu comédienne,et mon pauvre père se laisse prendre à ses mines.– Comment allez-vous, mon bon père <strong>Goriot</strong> ?demanda Rastignac au vieillard.– J’ai envie de dormir, répondit-il.Eugène aida <strong>Goriot</strong> à se coucher. Puis, quandle bonhomme se fut endormi en tenant la main deDelphine, sa fille se retira.– Ce soir aux Italiens, dit-elle à Eugène, et tume diras comment il va. Demain, vousdéménagerez, monsieur. Voyons votre chambre.Oh ! quelle horreur ! dit-elle en y entrant. Maisvous étiez plus mal que n’est mon père. Eugène,tu t’es bien con<strong>du</strong>it. Je vous aimerais davantagesi c’était possible ; mais, mon enfant, si vousvoulez faire fortune, il ne faut pas jeter comme çades douze mille francs par les fenêtres. <strong>Le</strong> comtede Trailles est joueur. Ma sœur ne veut pas voirça. Il aurait été chercher ses douze mille francs làoù il sait perdre ou gagner des monts d’or.Un gémissement les fit revenir chez <strong>Goriot</strong>,442


qu’ils trouvèrent en apparence endormi, maisquand les deux amants approchèrent, ilsentendirent ces mots : – Elles ne sont pasheureuses ! Qu’il dormît ou qu’il veillât, l’accentde cette phrase frappa si vivement le cœur de safille, qu’elle s’approcha <strong>du</strong> grabat sur lequelgisait son père, et le baisa au front. Il ouvrit lesyeux en disant : – C’est Delphine !– Eh ! bien, comment vas-tu ? demanda-t-elle.– Bien, dit-il. Ne sois pas inquiète, je vaissortir. Allez, allez, mes enfants, soyez heureux.Eugène accompagna Delphine jusque chezelle ; mais, inquiet de l’état dans lequel il avaitlaissé <strong>Goriot</strong>, il refusa de dîner avec elle, et revintà la maison Vauquer. Il trouva le père <strong>Goriot</strong>debout et prêt à s’attabler. Bianchon s’était misde manière à bien examiner la figure <strong>du</strong>vermicellier. Quand il lui vit prendre son pain etle sentir pour juger de la farine avec laquelle ilétait fait, l’étudiant, ayant observé dans cemouvement une absence totale de ce que l’onpourrait nommer la conscience de l’acte, fit ungeste sinistre.443


– Viens donc près de moi, monsieur l’interne àCochin, dit Eugène.Bianchon s’y transporta d’autant plusvolontiers qu’il allait être près <strong>du</strong> vieuxpensionnaire.– Qu’a-t-il ? demanda Rastignac.– À moins que je ne me trompe, il est flambé !Il a dû se passer quelque chose d’extraordinaireen lui, il me semble être sous le poids d’uneapoplexie séreuse imminente. Quoique le bas dela figure soit assez calme, les traits supérieurs <strong>du</strong>visage se tirent vers le front malgré lui, vois !Puis les yeux sont dans l’état particulier quidénote l’invasion <strong>du</strong> sérum dans le cerveau. Nedirait-on pas qu’ils sont pleins d’une poussièrefine ? Demain matin j’en saurai davantage.– Y aurait-il quelque remède ?– Aucun. Peut-être pourra-t-on retarder samort si l’on trouve les moyens de déterminer uneréaction vers les extrémités, vers les jambes ;mais si demain soir les symptômes ne cessentpas, le pauvre bonhomme est per<strong>du</strong>. Sais-tu par444


quel événement la maladie a été causée ? il a dûrecevoir un coup violent sous lequel son moralaura succombé.– Oui, dit Rastignac en se rappelant que lesdeux filles avaient battu sans relâche sur le cœurde leur père.– Au moins, se disait Eugène, Delphine aimeson père, elle ! <strong>Le</strong> soir, aux Italiens, Rastignacprit quelques précautions afin de ne pas tropalarmer madame de Nucingen.– N’ayez pas d’inquiétude, répondit-elle auxpremiers mots que lui dit Eugène, mon père estfort. Seulement, ce matin, nous l’avons un peusecoué. Nos fortunes sont en question, songezvousà l’éten<strong>du</strong>e de ce malheur ? Je ne vivrais passi votre affection ne me rendait pas insensible àce que j’aurais regardé naguère comme desangoisses mortelles. Il n’est plus aujourd’huiqu’une seule crainte, un seul malheur pour moi,c’est de perdre l’amour qui m’a fait sentir leplaisir de vivre. En dehors de ce sentiment toutm’est indifférent, je n’aime plus rien au monde.Vous êtes tout pour moi. Si je sens le bonheur445


d’être riche, c’est pour mieux vous plaire. Je suis,à ma honte, plus amante que je ne suis fille.Pourquoi ? je ne sais. Toute ma vie est en vous.Mon père m’a donné un cœur, mais vous l’avezfait battre. <strong>Le</strong> monde entier peut me blâmer, quem’importe ! si vous, qui n’avez pas le droit dem’en vouloir, m’acquittez des crimes auxquelsme condamne un sentiment irrésistible ? Mecroyez-vous une fille dénaturée ? oh, non, il estimpossible de ne pas aimer un père aussi bon quel’est le nôtre. Pouvais-je empêcher qu’il ne vîtenfin les suites naturelles de nos déplorablesmariages ? Pourquoi ne les a-t-il pas empêchés ?N’était-ce pas à lui de réfléchir pour nous ?Aujourd’hui, je le sais, il souffre autant quenous ; mais que pouvions-nous y faire ? <strong>Le</strong>consoler ! nous ne le consolerions de rien. Notrerésignation lui faisait plus de douleur que nosreproches et nos plaintes ne lui causeraient demal. Il est des situations dans la vie où tout estamertume.Eugène resta muet, saisi de tendresse parl’expression naïve d’un sentiment vrai. Si lesParisiennes sont souvent fausses, ivres de vanité,446


personnelles, coquettes, froides, il est sûr quequand elles aiment réellement, elles sacrifientplus de sentiments que les autres femmes à leurspassions ; elles se grandissent de toutes leurspetitesses, et deviennent sublimes. Puis Eugèneétait frappé de l’esprit profond et judicieux que lafemme déploie pour juger les sentiments les plusnaturels, quand une affection privilégiée l’ensépare et la met à distance. Madame de Nucingense choqua <strong>du</strong> silence que gardait Eugène.– À quoi pensez-vous donc ? lui demanda-telle.– J’écoute encore ce que vous m’avez dit. J’aicru jusqu’ici vous aimer plus que vous nem’aimiez.Elle sourit et s’arma contre le plaisir qu’elleéprouva, pour laisser la conversation dans lesbornes imposées par les convenances. Ellen’avait jamais enten<strong>du</strong> les expressions vibrantesd’un amour jeune et sincère. Quelques mots deplus, elle ne se serait plus contenue.– Eugène, dit-elle en changeant deconversation, vous ne savez donc pas ce qui se447


passe ? Tout Paris sera demain chez madame deBeauséant. <strong>Le</strong>s Rochefide et le marquis d’Ajudase sont enten<strong>du</strong>s pour ne rien ébruiter ; mais le roisigne demain le contrat de mariage, et votrepauvre cousine ne sait rien encore. Elle ne pourrapas se dispenser de recevoir, et le marquis ne serapas à son bal. On ne s’entretient que de cetteaventure.– Et le monde se rit d’une infamie, et il ytrempe ! Vous ne savez donc pas que madame deBeauséant en mourra ?– Non, dit Delphine en souriant, vous neconnaissez pas ces sortes de femmes-là. Mais toutParis viendra chez elle, et j’y serai ! Je vous doisce bonheur-là pourtant.– Mais, dit Rastignac, n’est-ce pas un de cesbruits absurdes comme on en fait tant courir àParis ?– Nous saurons la vérité demain.Eugène ne rentra pas à la maison Vauquer. Ilne put se résoudre à ne pas jouir de son nouvelappartement. Si, la veille, il avait été forcé de448


quitter Delphine, à une heure après minuit, ce futDelphine qui le quitta vers deux heures pourretourner chez elle. Il dormit le lendemain asseztard, attendit vers midi madame de Nucingen, quivint déjeuner avec lui. <strong>Le</strong>s jeunes gens sont siavides de ces jolis bonheurs, qu’il avait presqueoublié le père <strong>Goriot</strong>. Ce fut une longue fête pourlui que de s’habituer à chacune de ces éléganteschoses qui lui appartenaient. Madame deNucingen était là, donnant à tout un nouveauprix. Cependant, vers quatre heures, les deuxamants pensèrent au père <strong>Goriot</strong> en songeant aubonheur qu’il se promettait à venir demeurer danscette maison. Eugène fit observer qu’il étaitnécessaire d’y transporter promptement lebonhomme, s’il devait être malade, et quittaDelphine pour courir à la maison Vauquer. Ni lepère <strong>Goriot</strong> ni Bianchon n’étaient à table.– Eh ! bien, lui dit le peintre, le père <strong>Goriot</strong> estéclopé. Bianchon est là-haut près de lui. <strong>Le</strong>bonhomme a vu l’une de ses filles, la comtesse deRestaurama. Puis il a voulu sortir et sa maladie aempiré. <strong>La</strong> société va être privée d’un de sesbeaux ornements.449


Rastignac s’élança vers l’escalier.– Hé ! monsieur Eugène !– Monsieur Eugène ! madame vous appelle,cria Sylvie.– Monsieur, lui dit la veuve, monsieur <strong>Goriot</strong>et vous, vous deviez sortir le quinze de février.Voici trois jours que le quinze est passé, noussommes au dix-huit ; il faudra me payer un moispour vous et pour lui, mais, si vous voulezgarantir le père <strong>Goriot</strong>, votre parole me suffira.– Pourquoi ? n’avez-vous pas confiance ?– Confiance ! si le bonhomme n’avait plus satête et mourait, ses filles ne me donneraient pasun liard, et toute sa défroque ne vaut pas dixfrancs. Il a emporté ce matin ses dernierscouverts, je ne sais pourquoi. Il s’était mis enjeune homme. Dieu me pardonne, je crois qu’ilavait <strong>du</strong> rouge, il m’a paru rajeuni.– Je réponds de tout, dit Eugène en frissonnantd’horreur et appréhendant une catastrophe.Il monta chez le père <strong>Goriot</strong>. <strong>Le</strong> vieillard gisaitsur son lit, et Bianchon était auprès de lui.450


– Bonjour, père, lui dit Eugène.<strong>Le</strong> bonhomme lui sourit doucement, etrépondit en tournant vers lui des yeux vitreux : –Comment va-t-elle ?– Bien. Et vous ?– Pas mal.– Ne le fatigue pas, dit Bianchon en entraînantEugène dans un coin de la chambre.– Eh ! bien ? lui dit Rastignac.– Il ne peut être sauvé que par un miracle. <strong>La</strong>congestion séreuse a eu lieu, il a les sinapismes ;heureusement il les sent, ils agissent.– Peut-on le transporter ?– Impossible. Il faut le laisser là, lui éviter toutmouvement physique et toute émotion...– Mon bon Bianchon, dit Eugène, nous lesoignerons à nous deux.– J’ai déjà fait venir le médecin en chef demon hôpital.– Eh ! bien ?451


– Il prononcera demain soir. Il m’a promis devenir après sa journée. Malheureusement ce fichubonhomme a commis ce matin une imprudencesur laquelle il ne veut pas s’expliquer. Il estentêté comme une mule. Quand je lui parle, il faitsemblant de ne pas entendre, et dort pour ne pasme répondre ; ou bien, s’il a les yeux ouverts, ilse met à geindre. Il est sorti vers le matin, il a étéà pied dans Paris, on ne sait où. Il a emporté toutce qu’il possédait de vaillant, il a été fairequelque sacré trafic pour lequel il a outrepasséses forces ! Une de ses filles est venue.– <strong>La</strong> comtesse ? dit Eugène. Une grandebrune, l’œil vif et bien coupé, joli pied, taillesouple ?– Oui.– <strong>La</strong>isse-moi seul un moment avec lui, ditRastignac. Je vais le confesser, il me dira tout, àmoi.– Je vais aller dîner pendant ce temps-là.Seulement tâche de ne pas trop l’agiter ; nousavons encore quelque espoir.452


– Sois tranquille.– Elles s’amuseront bien demain, dit le père<strong>Goriot</strong> à Eugène quand ils furent seuls. Elles vontà un grand bal.– Qu’avez-vous donc fait ce matin, papa, pourêtre si souffrant ce soir qu’il vous faille rester aulit ?– Rien.– Anastasie est venue ? demanda Rastignac.– Oui, répondit le père <strong>Goriot</strong>.– Eh ! bien, ne me cachez rien. Que vous a-telleencore demandé ?– Ah ! reprit-il en rassemblant ses forces pourparler, elle était bien malheureuse, allez, monenfant ! Nasie n’a pas un sou depuis l’affaire desdiamants. Elle avait commandé, pour ce bal, unerobe lamée qui doit lui aller comme un bijou. Sacouturière, une infâme, n’a pas voulu lui fairecrédit, et sa femme de chambre a payé millefrancs en à-compte sur la toilette. Pauvre Nasie,en être venue là ! Ça m’a déchiré le cœur. Mais lafemme de chambre, voyant ce Restaud retirer453


toute sa confiance à Nasie, a eu peur de perdreson argent, et s’entend avec la couturière pour nelivrer la robe que si les mille francs sont ren<strong>du</strong>s.<strong>Le</strong> bal est demain, la robe est prête, Nasie est audésespoir. Elle a voulu m’emprunter mescouverts pour les engager. Son mari veut qu’elleaille à ce bal pour montrer à tout Paris lesdiamants qu’on prétend ven<strong>du</strong>s par elle. Peut-elledire à ce monstre : « Je dois mille francs, payezles? » Non. J’ai compris ça, moi. Sa sœurDelphine ira là dans une toilette superbe.Anastasie ne doit pas être au-dessous de sacadette. Et puis elle est si noyée de larmes, mapauvre fille ! J’ai été si humilié de n’avoir pas eudouze mille francs hier, que j’aurais donné lereste de ma misérable vie pour racheter ce tort-là.Voyez-vous ? j’avais eu la force de toutsupporter, mais mon dernier manque d’argentm’a crevé le cœur. Oh ! oh ! je n’en ai fait ni uneni deux, je me suis rafistolé, requinqué ; j’aiven<strong>du</strong> pour six cents francs de couverts et deboucles, puis j’ai engagé, pour un an, mon titre derente viagère contre quatre cents francs une foispayés, au papa Gobseck. Bah ! je mangerai <strong>du</strong>454


pain ! ça me suffisait quand j’étais jeune, ça peutencore aller. Au moins elle aura une belle soirée,ma Nasie. Elle sera pimpante. J’ai le billet demille francs là sous mon chevet. Ça me réchauffed’avoir là sous la tête ce qui va faire plaisir à lapauvre Nasie. Elle pourra mettre sa mauvaiseVictoire à la porte. A-t-on vu des domestiques nepas avoir confiance dans leurs maîtres ! Demainje serai bien, Nasie vient à dix heures. Je ne veuxpas qu’elles me croient malade, elles n’iraientpoint au bal, elles me soigneraient. Nasiem’embrassera demain comme son enfant, sescaresses me guériront. Enfin, n’aurais-je pasdépensé mille francs chez l’apothicaire ? J’aimemieux les donner à mon Guérit-Tout, à ma Nasie.Je la consolerai dans sa misère, au moins. Çam’acquitte <strong>du</strong> tort de m’être fait <strong>du</strong> viager. Elleest au fond de l’abîme, et moi je ne suis plusassez fort pour l’en tirer. Oh ! je vais me remettreau commerce. J’irai à Odessa pour y acheter <strong>du</strong>grain. <strong>Le</strong>s blés valent là trois fois moins que lesnôtres ne coûtent. Si l’intro<strong>du</strong>ction des céréalesest défen<strong>du</strong>e en nature, les braves gens qui fontles lois n’ont pas songé à prohiber les fabrications455


dont les blés sont le principe. Hé, hé !... j’aitrouvé cela, moi, ce matin ! Il y a de beaux coupsà faire dans les amidons.– Il est fou, se dit Eugène en regardant levieillard. Allons, restez en repos, ne parlez pas...Eugène descendit pour dîner quand Bianchonremonta. Puis tous deux passèrent la nuit à garderle malade à tour de rôle, en s’occupant, l’un à lireses livres de médecine, l’autre à écrire à sa mèreet à ses sœurs. <strong>Le</strong> lendemain, les symptômes quise déclarèrent chez le malade furent, suivantBianchon, d’un favorable augure ; mais ilsexigèrent des soins continuels dont les deuxétudiants étaient seuls capables, et dans le récitdesquels il est impossible de compromettre lapudibonde phraséologie de l’époque. <strong>Le</strong>ssangsues mises sur le corps appauvri <strong>du</strong>bonhomme furent accompagnées de cataplasmes,de bains de pied, de manœuvres médicales pourlesquelles il fallait d’ailleurs la force et ledévouement des deux jeunes gens. Madame deRestaud ne vint pas ; elle envoya chercher sasomme par un commissionnaire.456


– Je croyais qu’elle serait venue elle-même.Mais ce n’est pas un mal, elle se serait inquiétée,dit le père en paraissant heureux de cettecirconstance.À sept heures <strong>du</strong> soir, Thérèse vint apporterune lettre de Delphine.« Que faites-vous donc, mon ami ? À peineaimée, serais-je déjà négligée ? Vous m’avezmontré, dans ces confidences versées de cœur àcœur, une trop belle âme pour n’être pas de ceuxqui restent toujours fidèles en voyant combien lessentiments ont de nuances. Comme vous l’avezdit en écoutant la prière de Mosé : « Pour les unsc’est une même note, pour les autres c’est l’infinide la musique ! » Songez que je vous attends cesoir pour aller au bal de madame de Beauséant.Décidément le contrat de monsieur d’Ajuda a étésigné ce matin à la cour, et la pauvre vicomtessene l’a su qu’à deux heures. Tout Paris va seporter chez elle, comme le peuple encombre laGrève quand il doit y avoir une exécution. N’estcepas horrible d’aller voir si cette femme cacherasa douleur, si elle saura bien mourir ? Je n’irais457


certes pas, mon ami, si j’avais été déjà chez elle,mais elle ne recevra plus sans doute, et tous lesefforts que j’ai faits seraient superflus. Masituation est bien différente de celle des autres.D’ailleurs, j’y vais pour vous aussi. Je vousattends. Si vous n’étiez pas près de moi dansdeux heures, je ne sais si je vous pardonneraiscette félonie. »Rastignac prit une plume et répondit ainsi :« J’attends un médecin pour savoir si votrepère doit vivre encore. Il est mourant. J’irai vousporter l’arrêt, et j’ai peur que ce ne soit un arrêtde mort. Vous verrez si vous pouvez aller au bal.Mille tendresses. »<strong>Le</strong> médecin vint à huit heures et demie, et,sans donner un avis favorable, il ne pensa pas quela mort dût être imminente. Il annonça des mieuxet des rechutes alternatives d’où dépendraient lavie et la raison <strong>du</strong> bonhomme.– Il vaudrait mieux qu’il mourût promptement,fut le dernier mot <strong>du</strong> docteur.Eugène confia le père <strong>Goriot</strong> aux soins de458


Bianchon, et partit pour aller porter à madame deNucingen les tristes nouvelles qui, dans son espritencore imbu des devoirs de famille, devaientsuspendre toute joie.– Dites-lui qu’elle s’amuse tout de même, luicria le père <strong>Goriot</strong> qui paraissait assoupi mais quise dressa sur son séant au moment où Rastignacsortit.<strong>Le</strong> jeune homme se présenta navré de douleurà Delphine, et la trouva coiffée, chaussée, n’ayantplus que sa robe de bal à mettre. Mais, semblableaux coups de pinceau par lesquels les peintresachèvent leurs tableaux, les derniers apprêtsvoulaient plus de temps que n’en demandait lefond même de la toile.– Eh quoi, vous n’êtes pas habillé ? dit-elle.– Mais, madame, votre père...– Encore mon père, s’écria-t-elle enl’interrompant. Mais vous ne m’apprendrez pasce que je dois à mon père. Je connais mon pèredepuis longtemps. Pas un mot, Eugène. Je nevous écouterai que quand vous aurez fait votre459


toilette. Thérèse a tout préparé chez vous ; mavoiture est prête, prenez-la ; revenez. Nouscauserons de mon père en allant au bal. Il fautpartir de bonne heure, si nous sommes pris dansla file des voitures, nous serons bien heureux defaire notre entrée à onze heures.– Madame !– Allez ! pas un mot, dit-elle courant dans sonboudoir pour y prendre un collier.– Mais, allez donc, monsieur Eugène, vousfâcherez madame, dit Thérèse en poussant lejeune homme épouvanté de cet élégant parricide.Il alla s’habiller en faisant les plus tristes, lesplus décourageantes réflexions. Il voyait lemonde comme un océan de boue dans lequel unhomme se plongeait jusqu’au cou, s’il y trempaitle pied. – Il ne s’y commet que des crimesmesquins ! se dit-il. Vautrin est plus grand. Ilavait vu les trois grandes expressions de lasociété : l’Obéissance, la Lutte et la Révolte ; laFamille, le Monde et Vautrin. Et il n’osaitprendre parti. L’Obéissance était ennuyeuse, laRévolte impossible, et la Lutte incertaine. Sa460


pensée le reporta au sein de sa famille. Il sesouvint des pures émotions de cette vie calme, ilse rappela les jours passés au milieu des êtresdont il était chéri. En se conformant aux loisnaturelles <strong>du</strong> foyer domestique, ces chèrescréatures y trouvaient un bonheur plein, continu,sans angoisses. Malgré ses bonnes pensées, il nese sentit pas le courage de venir confesser la foides âmes pures à Delphine, en lui ordonnant laVertu au nom de l’Amour. Déjà son é<strong>du</strong>cationcommencée avait porté ses fruits. Il aimaitégoïstement déjà. Son tact lui avait permis dereconnaître la nature <strong>du</strong> cœur de Delphine. Ilpressentait qu’elle était capable de marcher sur lecorps de son père pour aller au bal, et il n’avait nila force de jouer le rôle d’un raisonneur, ni lecourage de lui déplaire, ni la vertu de la quitter. –Elle ne me pardonnerait jamais d’avoir eu raisoncontre elle dans cette circonstance, se dit-il. Puisil commenta les paroles des médecins, il se plut àpenser que le père <strong>Goriot</strong> n’était pas aussidangereusement malade qu’il le croyait ; enfin, ilentassa des raisonnements assassins pour justifierDelphine. Elle ne connaissait pas l’état dans461


lequel était son père. <strong>Le</strong> bonhomme lui-même larenverrait au bal, si elle l’allait voir. Souvent laloi sociale, implacable dans sa formule,condamne là où le crime apparent est excusé parles innombrables modifications qu’intro<strong>du</strong>isentau sein des familles la différence des caractères,la diversité des intérêts et des situations. Eugènevoulait se tromper lui-même, il était prêt à faire àsa maîtresse le sacrifice de sa conscience. Depuisdeux jours, tout était changé dans sa vie. <strong>La</strong>femme y avait jeté ses désordres, elle avait faitpâlir la famille, elle avait tout confisqué à sonprofit. Rastignac et Delphine s’étaient rencontrésdans les conditions voulues pour éprouver l’unpar l’autre les plus vives jouissances. <strong>Le</strong>urpassion bien préparée avait grandi par ce qui tueles passions, par la jouissance. En possédant cettefemme, Eugène s’aperçut que jusqu’alors il nel’avait que désirée. Il ne l’aima qu’au lendemain<strong>du</strong> bonheur : l’amour n’est peut-être que lareconnaissance <strong>du</strong> plaisir. Infâme ou sublime, iladorait cette femme pour les voluptés qu’il luiavait apportées en dot, et pour toutes celles qu’ilen avait reçues ; de même que Delphine aimait462


Rastignac autant que Tantale aurait aimé l’angequi serait venu satisfaire sa faim, ou étancher lasoif de son gosier desséché.– Eh ! bien, comment va mon père ? lui ditmadame de Nucingen quand il fut de retour et encostume de bal.– Extrêmement mal, répondit-il, si vousvoulez me donner une preuve de votre affection,nous courrons le voir.– Eh ! bien, oui, dit-elle, mais après le bal.Mon bon Eugène, sois gentil, ne me fais pas demorale, viens.Ils partirent. Eugène resta silencieux pendantune partie <strong>du</strong> chemin.– Qu’avez-vous donc ? dit-elle.– J’entends le râle de votre père, répondit-ilavec l’accent de la fâcherie. Et il se mit à raconteravec la chaleureuse éloquence <strong>du</strong> jeune âge laféroce action à laquelle madame de Restaud avaitété poussée par la vanité, la crise mortelle que ledernier dévouement <strong>du</strong> père avait déterminée, etce que coûterait la robe lamée d’Anastasie.463


Delphine pleurait.– Je vais être laide, pensa-t-elle. Ses larmes seséchèrent. J’irai garder mon père, je ne quitteraipas son chevet, reprit-elle.– Ah ! te voilà comme je te voulais, s’écriaRastignac.<strong>Le</strong>s lanternes de cinq cents voitures éclairaientles abords de l’hôtel de Beauséant. De chaquecôté de la porte illuminée piaffait un gendarme.<strong>Le</strong> grand monde affluait si abondamment, etchacun mettait tant d’empressement à voir cettegrande femme au moment de sa chute, que lesappartements, situés au rez-de-chaussée del’hôtel, étaient déjà pleins quand madame deNucingen et Rastignac s’y présentèrent. Depuis lemoment où toute la cour se rua chez la grandeMademoiselle à qui Louis XIV arrachait sonamant, nul désastre de cœur ne fut plus éclatantque ne l’était celui de madame de Beauséant. Encette circonstance, la dernière fille de la quasiroyale maison de Bourgogne se montrasupérieure à son mal, et domina jusqu’à sondernier moment le monde dont elle n’avait464


accepté les vanités que pour les faire servir autriomphe de sa passion. <strong>Le</strong>s plus belles femmesde Paris animaient ses salons de leurs toilettes etde leurs sourires. <strong>Le</strong>s hommes les plus distinguésde la cour, les ambassadeurs, les ministres, lesgens illustrés en tout genre, chamarrés de croix,de plaques, de cordons multicolores, se pressaientautour de la vicomtesse. L’orchestre faisaitrésonner les motifs de sa musique sous leslambris dorés de ce palais, désert pour sa reine.Madame de Beauséant se tenait debout devantson premier salon pour recevoir ses préten<strong>du</strong>samis. Vêtue de blanc, sans aucun ornement dansses cheveux simplement nattés, elle semblaitcalme, et n’affichait ni douleur, ni fierté, nifausse joie. Personne ne pouvait lire dans sonâme. Vous eussiez dit d’une Niobé de marbre.Son sourire à ses intimes amis fut parfoisrailleur ; mais elle parut à tous semblable à ellemême,et se montra si bien ce qu’elle était quandle bonheur la parait de ses rayons, que les plusinsensibles l’admirèrent, comme les jeunesRomaines applaudissaient le gladiateur qui savaitsourire en expirant. <strong>Le</strong> monde semblait s’être465


paré pour faire ses adieux à l’une de sessouveraines.– Je tremblais que vous ne vinssiez pas, ditelleà Rastignac.– Madame, répondit-il d’une voix émue enprenant ce mot pour un reproche, je suis venupour rester le dernier.– Bien, dit-elle en lui prenant la main. Vousêtes peut-être ici le seul auquel je puisse me fier.Mon ami, aimez une femme que vous puissiezaimer toujours. N’en abandonnez aucune.Elle prit le bras de Rastignac et le mena sur uncanapé, dans le salon où l’on jouait.– Allez, dit-elle, chez le marquis. Jacques,mon valet de chambre, vous y con<strong>du</strong>ira et vousremettra une lettre pour lui. Je lui demande macorrespondance. Il vous la remettra tout entière,j’aime à le croire. Si vous avez mes lettres,montez dans ma chambre. On me préviendra.Elle se leva pour aller au-devant de la<strong>du</strong>chesse de <strong>La</strong>ngeais, sa meilleure amie quivenait aussi. Rastignac partit, fit demander le466


marquis d’Ajuda à l’hôtel de Rochefide, où ildevait passer la soirée, et où il le trouva. <strong>Le</strong>marquis l’emmena chez lui, remit une boîte àl’étudiant, et lui dit : – Elles y sont toutes. Il parutvouloir parler à Eugène, soit pour le questionnersur les événements <strong>du</strong> bal et sur la vicomtesse,soit pour lui avouer que déjà peut-être il était audésespoir de son mariage, comme il le fut plustard, mais un éclair d’orgueil brilla dans ses yeux,et il eut le déplorable courage de garder le secretsur ses plus nobles sentiments. – Ne lui dites riende moi, mon cher Eugène. Il pressa la main deRastignac par un mouvement affectueusementtriste, et lui fit signe de partir. Eugène revint àl’hôtel de Beauséant, et fut intro<strong>du</strong>it dans lachambre de la vicomtesse, où il vit les apprêtsd’un départ. Il s’assit auprès <strong>du</strong> feu, regarda lacassette en cèdre, et tomba dans une profondemélancolie. Pour lui, madame de Beauséant avaitles proportions des déesses de l’Iliade.– Ah ! mon ami, dit la vicomtesse en entrant etappuyant sa main sur l’épaule de Rastignac.Il aperçut sa cousine en pleurs, les yeux levés,467


une main tremblante, l’autre levée. Elle prit tout àcoup la boîte, la plaça dans le feu et la vit brûler.– Ils dansent ! ils sont venus tous bienexactement, tandis que la mort viendra tard.Chut ! mon ami, dit-elle en mettant un doigt surla bouche de Rastignac prêt à parler. Je ne verraiplus jamais ni Paris ni le monde. À cinq heures<strong>du</strong> matin, je vais partir pour aller m’ensevelir aufond de la Normandie. Depuis trois heures aprèsmidi, j’ai été obligée de faire mes préparatifs,signer des actes, voir à des affaires, je ne pouvaisenvoyer personne chez... Elle s’arrêta. Il était sûrqu’on le trouverait chez... Elle s’arrêta encoreaccablée de douleur. En ces moments tout estsouffrance, et certains mots sont impossibles àprononcer. – Enfin, reprit-elle, je comptais survous ce soir pour ce dernier service. Je voudraisvous donner un gage de mon amitié. Je penseraisouvent à vous, qui m’avez paru bon et noble,jeune et candide au milieu de ce monde où cesqualités sont si rares. Je souhaite que voussongiez quelquefois à moi. Tenez, dit-elle enjetant les yeux autour d’elle, voici le coffret où jemettais mes gants. Toutes les fois que j’en ai pris468


avant d’aller au bal ou au spectacle, je me sentaisbelle, parce que j’étais heureuse, et je n’ytouchais que pour y laisser quelque penséegracieuse : il y a beaucoup de moi là-dedans, il ya toute une madame de Beauséant qui n’est plus.Acceptez-le. J’aurai soin qu’on le porte chezvous, rue d’Artois. Madame de Nucingen est fortbien ce soir, aimez-la bien. Si nous ne nousvoyons plus, mon ami, soyez sûr que je ferai desvœux pour vous, qui avez été bon pour moi.Descendons, je ne veux pas leur laisser croire queje pleure. J’ai l’éternité devant moi, j’y seraiseule, et personne ne m’y demandera compte demes larmes. Encore un regard à cette chambre.Elle s’arrêta. Puis, après s’être un moment cachéles yeux avec sa main, elle se les essuya, lesbaigna d’eau fraîche, et prit le bras de l’étudiant.Marchons ! dit-elle.Rastignac n’avait pas encore senti d’émotionaussi violente que le fut le contact de cettedouleur si noblement contenue. En rentrant dansle bal, Eugène en fit le tour avec madame deBeauséant, dernière et délicate attention de cettegracieuse femme. En entrant dans la galerie où469


l’on dansait, Rastignac fut surpris de rencontrerun de ces couples que la réunion de toutes lesbeautés humaines rend sublimes à voir. Jamais iln’avait eu l’occasion d’admirer de tellesperfections. Pour tout exprimer en un mot,l’homme était un Antinoüs vivant, et sesmanières ne détruisaient pas le charme qu’onéprouvait à le regarder. <strong>La</strong> femme était une fée,elle enchantait le regard, elle fascinait l’âme,irritait les sens les plus froids. <strong>La</strong> toilettes’harmoniait chez l’un et chez l’autre avec labeauté. Tout le monde les contemplait avecplaisir et enviait le bonheur qui éclatait dansl’accord de leurs yeux et de leurs mouvements.– Mon Dieu, quelle est cette femme ? ditRastignac.– Oh ! la plus incontestablement belle,répondit la vicomtesse. C’est lady Brandon, elleest aussi célèbre par son bonheur que par sabeauté. Elle a tout sacrifié à ce jeune homme. Ilsont, dit-on, des enfants. Mais le malheur planetoujours sur eux. On dit que lord Brandon a juréde tirer une effroyable vengeance de sa femme et470


de cet amant. Ils sont heureux, mais ils tremblentsans cesse.– Et lui ?– Comment ! vous ne connaissez pas le beaucolonel Franchessini ?– Celui qui s’est battu...– Il y a trois jours, oui. Il avait été provoquépar le fils d’un banquier : il ne voulait que leblesser, mais par malheur il l’a tué.– Oh !– Qu’avez-vous donc ? vous frissonnez, dit lavicomtesse.– Je n’ai rien, répondit Rastignac.Une sueur froide lui coulait dans le dos.Vautrin lui apparaissait avec sa figure de bronze.<strong>Le</strong> héros <strong>du</strong> bagne donnant la main au héros <strong>du</strong>bal changeait pour lui l’aspect de la société.Bientôt il aperçut les deux sœurs, madame deRestaud et madame de Nucingen. <strong>La</strong> comtesseétait magnifique avec tous ses diamants étalés,qui, pour elle, étaient brûlants sans doute, elle lesportait pour la dernière fois. Quelque puissants471


que fussent son orgueil et son amour, elle nesoutenait pas bien les regards de son mari. Cespectacle n’était pas de nature à rendre lespensées de Rastignac moins tristes. S’il avait revuVautrin dans le colonel italien, il revit alors, sousles diamants des deux sœurs, le grabat sur lequelgisait le père <strong>Goriot</strong>. Son attitude mélancoliqueayant trompé la vicomtesse, elle lui retira sonbras.– Allez ! je ne veux pas vous coûter un plaisir,dit-elle.Eugène fut bientôt réclamé par Delphine,heureuse de l’effet qu’elle pro<strong>du</strong>isait, et jalousede mettre aux pieds de l’étudiant les hommagesqu’elle recueillait dans ce monde, où elle espéraitêtre adoptée.– Comment trouvez-vous Nasie ? lui dit-elle.– Elle a, dit Rastignac, escompté jusqu’à lamort de son père.Vers quatre heures <strong>du</strong> matin, la foule dessalons commençait à s’éclaircir. Bientôt lamusique ne se fit plus entendre. <strong>La</strong> <strong>du</strong>chesse de472


<strong>La</strong>ngeais et Rastignac se trouvèrent seuls dans legrand salon. <strong>La</strong> vicomtesse, croyant n’yrencontrer que l’étudiant, y vint après avoir ditadieu à monsieur de Beauséant, qui s’alla coucheren lui répétant : – Vous avez tort, ma chère,d’aller vous enfermer à votre âge ! Restez doncavec nous.En voyant la <strong>du</strong>chesse, madame de Beauséantne put retenir une exclamation.– Je vous ai devinée, Clara, dit madame de<strong>La</strong>ngeais. Vous partez pour ne plus revenir ; maisvous ne partirez pas sans m’avoir enten<strong>du</strong>e etsans que nous nous soyons comprises. Elle pritson amie par le bras, l’emmena dans le salonvoisin, et là, la regardant avec des larmes dans lesyeux, elle la serra dans ses bras et la baisa sur lesjoues. – Je ne veux pas vous quitter froidement,ma chère, ce serait un remords trop lourd. Vouspouvez compter sur moi comme sur vous-même.Vous avez été grande ce soir, je me suis sentiedigne de vous, et veux vous le prouver. J’ai eudes torts envers vous, je n’ai pas toujours étébien, pardonnez-moi, ma chère : je désavoue tout473


ce qui a pu vous blesser, je voudrais reprendremes paroles. Une même douleur a réuni nosâmes, et je ne sais qui de nous sera la plusmalheureuse. Monsieur de Montriveau n’était pasici ce soir, comprenez-vous ? Qui vous a vuependant ce bal, Clara, ne vous oubliera jamais.Moi, je tente un dernier effort. Si j’échoue, j’iraidans un couvent ! Où allez-vous, vous ?– En Normandie, à Courcelles, aimer, prier,jusqu’au jour où Dieu me retirera de ce monde.– Venez, monsieur de Rastignac, dit lavicomtesse d’une voix émue, en pensant que cejeune homme attendait. L’étudiant plia le genou,prit la main de sa cousine et la baisa. –Antoinette, adieu ! reprit madame de Beauséant,soyez heureuse. Quant à vous, vous l’êtes, vousêtes jeune, vous pouvez croire à quelque chose,dit-elle à l’étudiant. À mon départ de ce monde,j’aurai eu, comme quelques mourants privilégiés,de religieuses, de sincères émotions autour demoi !Rastignac s’en alla vers cinq heures, aprèsavoir vu madame de Beauséant dans sa berline de474


voyage, après avoir reçu son dernier adieumouillé de larmes qui prouvaient que lespersonnes les plus élevées ne sont pas mises horsde la loi <strong>du</strong> cœur et ne vivent pas sans chagrins,comme quelques courtisans <strong>du</strong> peuple voudraientle lui faire croire. Eugène revint à pied vers lamaison Vauquer, par un temps humide et froid.Son é<strong>du</strong>cation s’achevait.– Nous ne sauverons pas le pauvre père<strong>Goriot</strong>, lui dit Bianchon quand Rastignac entrachez son voisin.– Mon ami, lui dit Eugène après avoir regardéle vieillard endormi, va, poursuis la destinéemodeste à laquelle tu bornes tes désirs. Moi, jesuis en enfer, et il faut que j’y reste. Quelque malque l’on te dise <strong>du</strong> monde, crois-le ! il n’y a pasde Juvénal qui puisse en peindre l’horreurcouverte d’or et de pierreries.<strong>Le</strong> lendemain, Rastignac fut éveillé sur lesdeux heures après midi par Bianchon, qui, forcéde sortir, le pria de garder le père <strong>Goriot</strong>, dontl’état avait fort empiré pendant la matinée.– <strong>Le</strong> bonhomme n’a pas deux jours, n’a peut-475


être pas six heures à vivre, dit l’élève enmédecine, et cependant nous ne pouvons pascesser de combattre le mal. Il va falloir lui donnerdes soins coûteux. Nous serons bien ses gardemalades; mais je n’ai pas le sou, moi. J’airetourné ses poches, fouillé ses armoires : zéro auquotient. Je l’ai questionné dans un moment où ilavait sa tête, il m’a dit ne pas avoir un liard à lui.Qu’as-tu, toi ?– Il me reste vingt francs, répondit Rastignac ;mais j’irai les jouer, je gagnerai.– Si tu perds ?– Je demanderai de l’argent à ses gendres et àses filles.– Et s’ils ne t’en donnent pas ? repritBianchon. <strong>Le</strong> plus pressé dans ce moment n’estpas de trouver de l’argent, il faut envelopper lebonhomme d’un sinapisme bouillant depuis lespieds jusqu’à la moitié des cuisses. S’il crie, il yaura de la ressource. Tu sais comment celas’arrange. D’ailleurs, Christophe t’aidera. Moi, jepasserai chez l’apothicaire répondre de tous lesmédicaments que nous y prendrons. Il est476


malheureux que le pauvre homme n’ait pas ététransportable à notre hospice, il y aurait étémieux. Allons, viens que je t’installe, et ne lequitte pas que je ne sois revenu.<strong>Le</strong>s deux jeunes gens entrèrent dans lachambre où gisait le vieillard. Eugène fut effrayé<strong>du</strong> changement de cette face convulsée, blancheet profondément débile.– Eh ! bien, papa ? lui dit-il en se penchant surle grabat.<strong>Goriot</strong> leva sur Eugène des yeux ternes et leregarda fort attentivement sans le reconnaître.L’étudiant ne soutint pas ce spectacle, des larmeshumectèrent ses yeux.– Bianchon, ne faudrait-il pas des rideaux auxfenêtres ?– Non. <strong>Le</strong>s circonstances atmosphériques nel’affectent plus. Ce serait trop heureux s’il avaitchaud ou froid. Néanmoins il nous faut <strong>du</strong> feupour faire les tisanes et préparer bien des choses.Je t’enverrai des falourdes qui nous servirontjusqu’à ce que nous ayons <strong>du</strong> bois. Hier et cette477


nuit, j’ai brûlé le tien et toutes les mottes <strong>du</strong>pauvre homme. Il faisait humide, l’eau dégouttaitdes murs. À peine ai-je pu sécher la chambre.Christophe l’a balayée, c’est vraiment une écurie.J’y ai brûlé <strong>du</strong> genièvre, ça puait trop.– Mon Dieu ! dit Rastignac, mais ses filles !– Tiens, s’il demande à boire, tu lui donnerasde ceci, dit l’interne en montrant à Rastignac ungrand pot blanc. Si tu l’entends se plaindre et quele ventre soit chaud et <strong>du</strong>r, tu te feras aider parChristophe pour lui administrer... tu sais. S’ilavait, par hasard, une grande exaltation, s’ilparlait beaucoup, s’il avait enfin un petit brin dedémence, laisse-le aller. Ce ne sera pas unmauvais signe. Mais envoie Christophe àl’hospice Cochin. Notre médecin, mon camaradeou moi, nous viendrions lui appliquer des moxas.Nous avons fait ce matin pendant que tu dormais,une grande consultation avec un élève <strong>du</strong> docteurGall, avec un médecin en chef de l’Hôtel-Dieu etle nôtre. Ces messieurs ont cru reconnaître decurieux symptômes, et nous allons suivre lesprogrès de la maladie, afin de nous éclairer sur478


plusieurs points scientifiques assez importants.Un de ces messieurs prétend que la pression <strong>du</strong>sérum, si elle portait plus sur un organe que surun autre, pourrait développer des faitsparticuliers. Écoute-le donc bien, au cas où ilparlerait, afin de constater à quel genre d’idéesappartiendraient ses discours : si c’est des effetsde mémoire, de pénétration, de jugement ; s’ils’occupe de matérialités, ou de sentiments ; s’ilcalcule, s’il revient sur le passé ; enfin sois enétat de nous faire un rapport exact. Il est possibleque l’invasion ait lieu en bloc, il mourra imbécilecomme il l’est en ce moment. Tout est bienbizarre dans ces sortes de maladies ! Si la bombecrevait par ici, dit Bianchon en montrant l’occiput<strong>du</strong> malade, il y a des exemples de phénomènessinguliers : le cerveau recouvre quelques-unes deses facultés, et la mort est plus lente à se déclarer.<strong>Le</strong>s sérosités peuvent se détourner <strong>du</strong> cerveau,prendre des routes dont on ne connaît le coursque par l’autopsie. Il y a aux Incurables unvieillard hébété chez qui l’épanchement a suivi lacolonne vertébrale, il souffre horriblement, maisil vit.479


– Se sont-elles bien amusées ? dit le père<strong>Goriot</strong>, qui reconnut Eugène.– Oh ! il ne pense qu’à ses filles, dit Bianchon.Il m’a dit plus de cent fois cette nuit : Ellesdansent ! Elle a sa robe. Il les appelait par leursnoms. Il me faisait pleurer, diable m’emporte !avec ses intonations : Delphine ! ma petiteDelphine ! Nasie ! Ma parole d’honneur, ditl’élève en médecine, c’était à fondre en larmes.– Delphine, dit le vieillard, elle est là, n’est-cepas ? Je le savais bien. Et ses yeux recouvrèrentune activité folle pour regarder les murs et laporte.– Je descends dire à Sylvie de préparer lessinapismes, cria Bianchon, le moment estfavorable.Rastignac resta seul près <strong>du</strong> vieillard, assis aupied <strong>du</strong> lit, les yeux fixes sur cette tête effrayanteet douloureuse à voir.– Madame de Beauséant s’enfuit, celui-ci semeurt, dit-il. <strong>Le</strong>s belles âmes ne peuvent pasrester longtemps en ce monde. Comment les480


grands sentiments s’allieraient-ils, en effet, à unesociété mesquine, petite, superficielle ?<strong>Le</strong>s images de la fête à laquelle il avait assistése représentèrent à son souvenir et contrastèrentavec le spectacle de ce lit de mort. Bianchonreparut soudain.– Dis donc, Eugène, je viens de voir notremédecin en chef, et je suis revenu toujourscourant. S’il se manifeste des symptômes deraison, s’il parle, couche-le sur un longsinapisme, de manière à l’envelopper demoutarde depuis la nuque jusqu’à la chute desreins, et fais-nous appeler.– Cher Bianchon, dit Eugène.– Oh ! il s’agit d’un fait scientifique, repritl’élève en médecine avec toute l’ardeur d’unnéophyte.– Allons, dit Eugène, je serai donc le seul àsoigner ce pauvre vieillard par affection.– Si tu m’avais vu ce matin, tu ne dirais pascela, reprit Bianchon sans s’offenser <strong>du</strong> propos.<strong>Le</strong>s médecins qui ont exercé ne voient que la481


maladie, moi, je vois encore le malade, mon chergarçon.Il s’en alla, laissant Eugène seul avec levieillard, et dans l’appréhension d’une crise quine tarda pas à se déclarer.– Ah ! c’est vous, mon cher enfant, dit le père<strong>Goriot</strong> en reconnaissant Eugène.– Allez-vous mieux ? demanda l’étudiant enlui prenant la main.– Oui, j’avais la tête serrée comme dans unétau, mais elle se dégage. Avez-vous vu mesfilles ? Elles vont venir bientôt, elles accourrontaussitôt qu’elles me sauront malade, elles m’onttant soigné rue de la Jussienne ! Mon Dieu ! jevoudrais que ma chambre fût propre pour lesrecevoir. Il y a un jeune homme qui m’a brûlétoutes mes mottes.– J’entends Christophe, lui dit Eugène, il vousmonte <strong>du</strong> bois que ce jeune homme vous envoie.– Bon ! mais comment payer le bois ? je n’aipas un sou, mon enfant. J’ai tout donné, tout. Jesuis à la charité. <strong>La</strong> robe lamée était-elle belle au482


moins ? (Ah ! je souffre !) Merci, Christophe.Dieu vous récompensera, mon garçon ; moi, jen’ai plus rien.– Je te paierai bien, toi et Sylvie, dit Eugène àl’oreille <strong>du</strong> garçon.– Mes filles vous ont dit qu’elles allaientvenir, n’est-ce pas, Christophe ? Vas-y encore, jete donnerai cent sous. Dis-leur que je ne me senspas bien, que je voudrais les embrasser, les voirencore une fois avant de mourir. Dis-leur cela,mais sans trop les effrayer.Christophe partit sur un signe de Rastignac.– Elles vont venir, reprit le vieillard. Je lesconnais. Cette bonne Delphine, si je meurs, quelchagrin je lui causerai ! Nasie aussi. Je nevoudrais pas mourir, pour ne pas les faire pleurer.Mourir, mon bon Eugène, c’est ne plus les voir.Là où l’on s’en va, je m’ennuierai bien. Pour unpère, l’enfer, c’est d’être sans enfants, et j’ai déjàfait mon apprentissage depuis qu’elles sontmariées. Mon paradis était rue de la Jussienne.Dites donc, si je vais en paradis, je pourrairevenir sur terre en esprit autour d’elles. J’ai483


enten<strong>du</strong> dire de ces choses-là. Sont-elles vraies ?Je crois les voir en ce moment telles qu’ellesétaient rue de la Jussienne. Elles descendaient lematin. Bonjour, papa, disaient-elles. Je lesprenais sur mes genoux, je leur faisais milleagaceries, des niches. Elles me caressaientgentiment. Nous déjeunions tous les matinsensemble, nous dînions, enfin j’étais père, jejouissais de mes enfants. Quand elles étaient ruede la Jussienne, elles ne raisonnaient pas, elles nesavaient rien <strong>du</strong> monde, elles m’aimaient bien.Mon Dieu ! pourquoi ne sont-elles pas toujoursrestées petites ? (Oh ! je souffre, la tête me tire.)Ah ! ah ! pardon, mes enfants ! je souffrehorriblement, et il faut que ce soit de la vraiedouleur, vous m’avez ren<strong>du</strong> bien <strong>du</strong>r au mal.Mon Dieu ! si j’avais seulement leurs mains dansles miennes, je ne sentirais point mon mal.Croyez-vous qu’elles viennent ? Christophe est sibête ! J’aurais dû y aller moi-même. Il va les voir,lui. Mais vous avez été hier au bal. Dites-moidonc comment elles étaient ? Elles ne savaientrien de ma maladie, n’est-ce pas ? Ellesn’auraient pas dansé, pauvres petites ! Oh ! je ne484


veux plus être malade. Elles ont encore tropbesoin de moi. <strong>Le</strong>urs fortunes sont compromises.Et à quels maris sont-elles livrées ! Guérissezmoi,guérissez-moi ! (Oh ! que je souffre ! Ah !ah ! ah !) Voyez-vous, il faut me guérir, parcequ’il leur faut de l’argent, et je sais où aller engagner. J’irai faire de l’amidon en aiguilles àOdessa. Je suis un malin, je gagnerai desmillions. (Oh ! je souffre trop !)<strong>Goriot</strong> garda le silence pendant un moment, enparaissant faire tous ses efforts pour rassemblerses forces afin de supporter la douleur.– Si elles étaient là, je ne me plaindrais pas,dit-il. Pourquoi donc me plaindre ?Un léger assoupissement survint et <strong>du</strong>ralongtemps. Christophe revint. Rastignac, quicroyait le père <strong>Goriot</strong> endormi, laissa le garçonlui rendre compte à haute voix de sa mission.– Monsieur, dit-il, je suis d’abord allé chezmadame la comtesse, à laquelle il m’a étéimpossible de parler, elle était dans de grandesaffaires avec son mari. Comme j’insistais,monsieur de Restaud est venu lui-même, et m’a485


dit comme ça : Monsieur <strong>Goriot</strong> se meurt, eh !bien, c’est ce qu’il a de mieux à faire. J’ai besoinde madame de Restaud pour terminer des affairesimportantes, elle ira quand tout sera fini. Il avaitl’air en colère, ce monsieur-là. J’allais sortir,lorsque madame est entrée dans l’antichambrepar une porte que je ne voyais pas, et m’a dit :Christophe, dis à mon père que je suis endiscussion avec mon mari, je ne puis pas lequitter ; il s’agit de la vie ou de la mort de mesenfants ; mais aussitôt que tout sera fini, j’irai.Quant à madame la baronne, autre histoire ! je nel’ai point vue, et je n’ai pas pu lui parler. Ah ! medit la femme de chambre, madame est rentrée <strong>du</strong>bal à cinq heures un quart, elle dort ; si jel’éveille avant midi, elle me grondera. Je lui diraique son père va plus mal quand elle me sonnera.Pour une mauvaise nouvelle, il est toujours tempsde la lui dire. J’ai eu beau prier ! Ah ouin ! J’aidemandé à parler à monsieur le baron, il étaitsorti.– Aucune de ses filles ne viendrait, s’écriaRastignac. Je vais écrire à toutes deux.486


– Aucune, répondit le vieillard en se dressantsur son séant. Elles ont des affaires, ellesdorment, elles ne viendront pas. Je le savais. Ilfaut mourir pour savoir ce que c’est que desenfants. Ah ! mon ami, ne vous mariez pas,n’ayez pas d’enfants ! Vous leur donnez la vie, ilsvous donnent la mort. Vous les faites entrer dansle monde, ils vous en chassent. Non, elles neviendront pas ! Je sais cela depuis dix ans. Je mele disais quelquefois, mais je n’osais pas y croire.Une larme roula dans chacun de ses yeux, surla bor<strong>du</strong>re rouge, sans en tomber.– Ah ! si j’étais riche, si j’avais gardé mafortune, si je ne la leur avais pas donnée, ellesseraient là, elles me lècheraient les joues de leursbaisers ! je demeurerais dans un hôtel, j’aurais debelles chambres, des domestiques, <strong>du</strong> feu à moi ;et elles seraient tout en larmes, avec leurs maris,leurs enfants. J’aurais tout cela. Mais rien.L’argent donne tout, même des filles. Oh ! monargent, où est-il ? Si j’avais des trésors à laisser,elles me panseraient, elles me soigneraient ; je lesentendrais, je les verrais. Ah ! mon cher enfant,487


mon seul enfant, j’aime mieux mon abandon etma misère ! Au moins quand un malheureux estaimé, il est bien sûr qu’on l’aime. Non, jevoudrais être riche, je les verrais. Ma foi, quisait ? Elles ont toutes les deux des cœurs deroche. J’avais trop d’amour pour elles pourqu’elles en eussent pour moi. Un père doit êtretoujours riche, il doit tenir ses enfants en bridecomme des chevaux sournois. Et j’étais à genouxdevant elles. <strong>Le</strong>s misérables ! elles couronnentdignement leur con<strong>du</strong>ite envers moi depuis dixans. Si vous saviez comme elles étaient aux petitssoins pour moi dans les premiers temps de leurmariage ! (Oh ! je souffre un cruel martyre !) Jevenais de leur donner à chacune près de huit centmille francs, elles ne pouvaient pas, ni leurs marisnon plus, être rudes avec moi. L’on me recevait :« Mon bon père, par-ci ; mon cher père, par là. »Mon couvert était toujours mis chez elles. Enfinje dînais avec leurs maris, qui me traitaient avecconsidération. J’avais l’air d’avoir encorequelque chose. Pourquoi ça ? Je n’avais rien ditde mes affaires. Un homme qui donne huit centmille francs à ses filles était un homme à soigner.488


Et l’on était aux petits soins, mais c’était pourmon argent. <strong>Le</strong> monde n’est pas beau. J’ai vucela, moi ! L’on me menait en voiture auspectacle, et je restais comme je voulais auxsoirées. Enfin elles se disaient mes filles, et ellesm’avouaient pour leur père. J’ai encore mafinesse, allez, et rien ne m’est échappé. Tout a étéà son adresse et m’a percé le cœur. Je voyais bienque c’était des frimes ; mais le mal était sansremède. Je n’étais pas chez elles aussi à l’aisequ’à la table d’en bas. Je ne savais rien dire.Aussi quand quelques-uns de ces gens <strong>du</strong> mondedemandaient à l’oreille de mes gendres : – Quiest-ce que ce monsieur-là ? – C’est le père auxécus, il est riche. – Ah, diable ! disait-on, et l’onme regardait avec le respect dû aux écus. Mais sije les gênais quelquefois un peu, je rachetais bienmes défauts ! D’ailleurs, qui donc est parfait ?(Ma tête est une plaie !) Je souffre en ce momentce qu’il faut souffrir pour mourir, mon chermonsieur Eugène, eh ! bien, ce n’est rien encomparaison de la douleur que m’a causée lepremier regard par lequel Anastasie m’a faitcomprendre que je venais de dire une bêtise qui489


l’humiliait ; son regard m’a ouvert toutes lesveines. J’aurais voulu tout savoir, mais ce que j’aibien su, c’est que j’étais de trop sur terre. <strong>Le</strong>lendemain je suis allé chez Delphine pour meconsoler, et voilà que j’y fais une bêtise qui mel’a mise en colère. J’en suis devenu comme fou.J’ai été huit jours ne sachant plus ce que je devaisfaire. Je n’ai pas osé les aller voir, de peur deleurs reproches. Et me voilà à la porte de mesfilles. Ô mon Dieu ! puisque tu connais lesmisères, les souffrances que j’ai en<strong>du</strong>rées ;puisque tu as compté les coups de poignard quej’ai reçus, dans ce temps qui m’a vieilli, changé,tué, blanchi, pourquoi me fais-tu donc souffriraujourd’hui ? J’ai bien expié le péché de les tropaimer. Elles se sont bien vengées de monaffection, elles m’ont tenaillé comme desbourreaux. Eh ! bien, les pères sont si bêtes ! jeles aimais tant que j’y suis retourné comme unjoueur au jeu. Mes filles, c’était mon vice à moi ;elles étaient mes maîtresses, enfin tout ! Ellesavaient toutes les deux besoin de quelque chose,de parures ; les femmes de chambre me ledisaient, et je les donnais pour être bien reçu !490


Mais elles m’ont fait tout de même quelquespetites leçons sur ma manière d’être dans lemonde. Oh ! elles n’ont pas atten<strong>du</strong> le lendemain.Elles commençaient à rougir de moi. Voilà ceque c’est que de bien élever ses enfants. À monâge je ne pouvais pourtant pas aller à l’école. (Jesouffre horriblement, mon Dieu ! les médecins !les médecins ! Si l’on m’ouvrait la tête, jesouffrirais moins.) Mes filles, mes filles,Anastasie, Delphine ! je veux les voir. Envoyezleschercher par la gendarmerie, de force ! lajustice est pour moi, tout est pour moi, la nature,le code civil. Je proteste. <strong>La</strong> patrie périra si lespères sont foulés aux pieds. Cela est clair. <strong>La</strong>société, le monde roulent sur la paternité, toutcroule si les enfants n’aiment pas leurs pères.Oh ! les voir, les entendre, n’importe ce qu’ellesme diront, pourvu que j’entende leur voix, çacalmera mes douleurs, Delphine surtout. Maisdites-leur, quand elles seront là, de ne pas meregarder froidement comme elles font. Ah ! monbon ami, monsieur Eugène, vous ne savez pas ceque c’est que de trouver l’or <strong>du</strong> regard changétout à coup en plomb gris. Depuis le jour où leurs491


yeux n’ont plus rayonné sur moi, j’ai toujours étéen hiver ici ; je n’ai plus eu que des chagrins àdévorer, et je les ai dévorés ! J’ai vécu pour êtrehumilié, insulté. Je les aime tant, que j’avalaistous les affronts par lesquels elles me vendaientune pauvre petite jouissance honteuse. Un père secacher pour voir ses filles ! Je leur ai donné mavie, elles ne me donneront pas une heureaujourd’hui ! J’ai soif, j’ai faim, le cœur mebrûle, elles ne viendront pas rafraîchir monagonie, car je meurs, je le sens. Mais elles nesavent donc pas ce que c’est que de marcher surle cadavre de son père ! Il y a un Dieu dans lescieux, il nous venge malgré nous, nous autrespères. Oh ! elles viendront ! Venez, mes chéries,venez encore me baiser, un dernier baiser, leviatique de votre père, qui priera Dieu pour vous,qui lui dira que vous avez été de bonnes filles,qui plaidera pour vous ! Après tout, vous êtesinnocentes. Elles sont innocentes, mon ami !Dites-le bien à tout le monde, qu’on ne lesinquiète pas à mon sujet. Tout est de ma faute, jeles ai habituées à me fouler aux pieds. J’aimaiscela, moi. Ça ne regarde personne, ni la justice492


humaine, ni la justice divine. Dieu serait injustes’il les condamnait à cause de moi. Je n’ai pas sume con<strong>du</strong>ire, j’ai fait la bêtise d’abdiquer mesdroits. Je me serais avili pour elles ! Que voulezvous! le plus beau naturel, les meilleurs âmesauraient succombé à la corruption de cette facilitépaternelle. Je suis un misérable, je suis justementpuni. Moi seul ai causé les désordres de mesfilles, je les ai gâtées. Elles veulent aujourd’hui leplaisir, comme elles voulaient autrefois <strong>du</strong>bonbon. Je leur ai toujours permis de satisfaireleurs fantaisies de jeunes filles. À quinze ans,elles avaient voiture ! Rien ne leur a résisté. Moiseul suis coupable, mais coupable par amour.<strong>Le</strong>ur voix m’ouvrait le cœur. Je les entends, ellesviennent. Oh ! oui, elles viendront. <strong>La</strong> loi veutqu’on vienne voir mourir son père, la loi est pourmoi. Puis ça ne coûtera qu’une course. Je lapaierai. Écrivez-leur que j’ai des millions à leurlaisser ! Parole d’honneur. J’irai faire des pâtesd’Italie à Odessa. Je connais la manière. Il y a,dans mon projet, des millions à gagner. Personnen’y a pensé. Ça ne se gâtera point dans letransport comme le blé ou comme la farine. Eh,493


eh, l’amidon ? il y aura là des millions ! Vous nementirez pas, dites-leur des millions, et quandmêmes elles viendraient par avarice, j’aimemieux être trompé, je les verrai. Je veux mesfilles ! je les ai faites ! elles sont à moi ! dit-il ense dressant sur son séant, en montrant à Eugèneune tête dont les cheveux blancs étaient épars etqui menaçait par tout ce qui pouvait exprimer lamenace.– Allons, lui dit Eugène, recouchez-vous, monbon père <strong>Goriot</strong>, je vais leur écrire. Aussitôt queBianchon sera de retour, j’irai si elles ne viennentpas.– Si elles ne viennent pas ? répéta le vieillarden sanglotant. Mais je serai mort, mort dans unaccès de rage, de rage ! <strong>La</strong> rage me gagne ! En cemoment, je vois ma vie entière. Je suis <strong>du</strong>pe !elles ne m’aiment pas, elles ne m’ont jamaisaimé ! cela est clair. Si elles ne sont pas venues,elles ne viendront pas. Plus elles auront tardé,moins elles se décideront à me faire cette joie. Jeles connais. Elles n’ont jamais su rien deviner demes chagrins, de mes douleurs, de mes besoins,494


elles ne devineront pas plus ma mort ; elles nesont seulement pas dans le secret de matendresse. Oui, je le vois, pour elles, l’habitude dem’ouvrir les entrailles a ôté <strong>du</strong> prix à tout ce queje faisais. Elles auraient demandé à me crever lesyeux, je leur aurais dit : « Crevez-les ! » Je suistrop bête. Elles croient que tous les pères sontcomme le leur. Il faut toujours se faire valoir.<strong>Le</strong>urs enfants me vengeront. Mais c’est dans leurintérêt de venir ici. Prévenez-les donc qu’ellescompromettent leur agonie. Elles commettenttous les crimes en un seul. Mais allez donc, ditesleurdonc que, ne pas venir, c’est un parricide !Elles en ont assez commis sans ajouter celui-là.Criez donc comme moi : « Hé, Nasie ! hé,Delphine ! venez à votre père qui a été si bonpour vous et qui souffre ! » Rien, personne.Mourrai-je donc comme un chien ? Voilà marécompense, l’abandon. Ce sont des infâmes, desscélérates ; je les abomine, je les maudis ; je merelèverai, la nuit, de mon cercueil pour lesremaudire, car, enfin, mes amis, ai-je tort ? ellesse con<strong>du</strong>isent bien mal ! hein ? Qu’est-ce que jedis ? Ne m’avez-vous pas averti que Delphine est495


là ? C’est la meilleure des deux. Vous êtes monfils, Eugène, vous ! aimez-la, soyez un père pourelle. L’autre est bien malheureuse. Et leursfortunes ! Ah, mon Dieu ! J’expire, je souffre unpeu trop ! Coupez-moi la tête, laissez-moiseulement le cœur.– Christophe, allez chercher Bianchon, s’écriaEugène épouvanté <strong>du</strong> caractère que prenaient lesplaintes et les cris <strong>du</strong> vieillard, et ramenez-moi uncabriolet.– Je vais aller chercher vos filles, mon bonpère <strong>Goriot</strong>, je vous les ramènerai.– De force, de force ! Demandez la garde, laligne, tout ! tout, dit-il en jetant à Eugène undernier regard où brilla la raison. Dites augouvernement, au procureur <strong>du</strong> roi, qu’on me lesamène, je le veux !– Mais vous les avez maudites.– Qui est-ce qui a dit cela ? répondit levieillard stupéfait. Vous savez bien que je lesaime, je les adore ! Je suis guéri si je les vois...Allez, mon bon voisin, mon cher enfant, allez,496


vous êtes bon, vous ; je voudrais vous remercier,mais je n’ai rien à vous donner que lesbénédictions d’un mourant. Ah ! je voudrais aumoins voir Delphine pour lui dire de m’acquitterenvers vous. Si l’autre ne peut pas, amenez-moicelle-là. Dites-lui que vous ne l’aimerez plus sielle ne veut pas venir. Elle vous aime tant qu’elleviendra. À boire, les entrailles me brûlent !Mettez-moi quelque chose sur la tête. <strong>La</strong> main demes filles, ça me sauverait, je le sens... MonDieu ! qui refera leurs fortunes si je m’en vais ?Je veux aller à Odessa pour elles, à Odessa, yfaire des pâtes.– Buvez ceci, dit Eugène en soulevant lemoribond et le prenant dans son bras gauchetandis que de l’autre il tenait une tasse pleine detisane.– Vous devez aimer votre père et votre mère,vous ! dit le vieillard en serrant de ses mainsdéfaillantes la main d’Eugène. Comprenez-vousque je vais mourir sans les voir, mes filles ?Avoir soif toujours, et ne jamais boire, voilàcomment j’ai vécu depuis dix ans... Mes deux497


gendres ont tué mes filles. Oui, je n’ai plus eu defilles après qu’elles ont été mariées. Pères, ditesaux chambres de faire une loi sur le mariage !Enfin, ne mariez pas vos filles si vous les aimez.<strong>Le</strong> gendre est un scélérat qui gâte tout chez unefille, il souille tout. Plus de mariages ! C’est cequi nous enlève nos filles, et nous ne les avonsplus quand nous mourons. Faites une loi sur lamort des pères. C’est épouvantable, ceci !Vengeance ! Ce sont mes gendres qui lesempêchent de venir. Tuez-les ! À mort leRestaud, à mort l’Alsacien, ce sont mesassassins ! <strong>La</strong> mort ou mes filles ! Ah ! c’est fini,je meurs sans elles ! Elles ! Nasie, Fifine, allons,venez donc ! Votre papa sort...– Mon bon père <strong>Goriot</strong>, calmez-vous, voyons,restez tranquille, ne vous agitez pas, ne pensezpas.– Ne pas les voir, voilà l’agonie !– Vous allez les voir.– Vrai ! cria le vieillard égaré. Oh ! les voir !je vais les voir, entendre leur voix. Je mourraiheureux. Eh bien ! oui, je ne demande plus à498


vivre, je n’y tenais plus, mes peines allaientcroissant. Mais les voir, toucher leurs robes, ah !rien que leurs robes, c’est bien peu ; mais que jesente quelque chose d’elles ! Faites-moi prendreles cheveux... veux...Il tomba la tête sur l’oreiller comme s’ilrecevait un coup de massue. Ses mains s’agitèrentsur la couverture comme pour prendre lescheveux de ses filles.– Je les bénis, dit-il en faisant un effort, bénis.Il s’affaissa tout à coup. En ce momentBianchon entra. – J’ai rencontré Christophe, ditil,il va t’amener une voiture. Puis il regarda lemalade, lui souleva de force les paupières, et lesdeux étudiants lui virent un œil sans chaleur etterne. – Il n’en reviendra pas, dit Bianchon, je necrois pas. Il prit le pouls, le tâta, mit la main surle cœur <strong>du</strong> bonhomme.– <strong>La</strong> machine va toujours ; mais, dans saposition, c’est un malheur, il vaudrait mieux qu’ilmourût !– Ma foi, oui, dit Rastignac.499


– Qu’as-tu donc ? tu es pâle comme la mort.– Mon ami, je viens d’entendre des cris et desplaintes. Il y a un Dieu ! Oh ! oui ! il y a un Dieu,et il nous a fait un monde meilleur, ou notre terreest un non-sens. Si ce n’avait pas été si tragique,je fondrais en larmes, mais j’ai le cœur etl’estomac horriblement serrés.– Dis donc, il va falloir bien des choses ; oùprendre de l’argent ?Rastignac tira sa montre.– Tiens, mets-la vite en gage. Je ne veux pasm’arrêter en route, car j’ai peur de perdre uneminute, et j’attends Christophe. Je n’ai pas unliard, il faudra payer mon cocher au retour.Rastignac se précipita dans l’escalier, et partitpour aller rue <strong>du</strong> Helder chez madame deRestaud. Pendant le chemin, son imagination,frappée de l’horrible spectacle dont il avait ététémoin, échauffa son indignation. Quand il arrivadans l’antichambre et qu’il demanda madame deRestaud, on lui répondit qu’elle n’était pasvisible.500


– Mais, dit-il au valet de chambre, je viens dela part de son père qui se meurt.– Monsieur, nous avons de monsieur le comteles ordres les plus sévères...– Si monsieur de Restaud y est, dites-lui dansquelle circonstance se trouve son beau-père etprévenez-le qu’il faut que je lui parle à l’instantmême.– Il se meurt peut-être en ce moment, pensaitil.Eugène attendit pendant longtemps.<strong>Le</strong> valet de chambre l’intro<strong>du</strong>isit dans lepremier salon, où monsieur de Restaud reçutl’étudiant debout, sans le faire asseoir, devant unecheminée où il n’y avait pas de feu.– Monsieur le comte, lui dit Rastignac,monsieur votre beau-père expire en ce momentdans un bouge infâme, sans un liard pour avoir <strong>du</strong>bois ; il est exactement à la mort et demande àvoir sa fille...– Monsieur, lui répondit avec froideur lecomte de Restaud, vous avez pu vous apercevoir501


que j’ai fort peu de tendresse pour monsieur<strong>Goriot</strong>. Il a compromis son caractère avecmadame de Restaud, il a fait le malheur de mavie, je vois en lui l’ennemi de mon repos. Qu’ilmeure, qu’il vive, tout m’est parfaitementindifférent. Voilà quels sont mes sentiments à sonégard. <strong>Le</strong> monde pourra me blâmer, je méprisel’opinion. J’ai maintenant des choses plusimportantes à accomplir qu’à m’occuper de ceque penseront de moi des sots ou des indifférents.Quant à madame de Restaud, elle est hors d’étatde sortir. D’ailleurs, je ne veux pas qu’elle quittesa maison. Dites à son père qu’aussitôt qu’elleaura rempli ses devoirs envers moi, envers monenfant, elle ira le voir. Si elle aime son père, ellepeut être libre dans quelques instants...– Monsieur le comte, il ne m’appartient pas dejuger de votre con<strong>du</strong>ite, vous êtes le maître devotre femme ; mais je puis compter sur votreloyauté ? eh bien ! promettez-moi seulement delui dire que son père n’a pas un jour à vivre, et l’adéjà maudite en ne la voyant pas à son chevet !– Dites-le-lui vous-même, répondit monsieur502


de Restaud frappé des sentiments d’indignationque trahissait l’accent d’Eugène.Rastignac entra, con<strong>du</strong>it par le comte, dans lesalon où se tenait habituellement la comtesse : illa trouva noyée de larmes, et plongée dans unebergère comme une femme qui voulait mourir.Elle lui fit pitié. Avant de regarder Rastignac, ellejeta sur son mari de craintifs regards quiannonçaient une prostration complète de sesforces écrasées par une tyrannie morale etphysique. <strong>Le</strong> comte hocha la tête, elle se crutencouragée à parler.– Monsieur, j’ai tout enten<strong>du</strong>. Dites à monpère que s’il connaissait la situation dans laquelleje suis, il me pardonnerait. Je ne comptais pas surce supplice, il est au-dessus de mes forces,monsieur, mais je résisterai jusqu’au bout, dit-elleà son mari. Je suis mère. Dites à mon père que jesuis irréprochable envers lui, malgré lesapparences, cria-t-elle avec désespoir à l’étudiant.Eugène salua les deux époux, en devinantl’horrible crise dans laquelle était la femme, et seretira stupéfait. <strong>Le</strong> ton de monsieur de Restaud503


lui avait démontré l’inutilité de sa démarche, et ilcomprit qu’Anastasie n’était plus libre. Il courutchez madame de Nucingen, et la trouva dans sonlit.– Je suis souffrante, mon pauvre ami, lui ditelle.J’ai pris froid en sortant <strong>du</strong> bal, j’ai peurd’avoir une fluxion de poitrine, j’attends lemédecin...– Eussiez-vous la mort sur les lèvres, lui ditEugène en l’interrompant, il faut vous traînerauprès de votre père. Il vous appelle ! si vouspouviez entendre le plus léger de ses cris, vous nevous sentiriez point malade.– Eugène, mon père n’est peut-être pas aussimalade que vous le dites ; mais je serais audésespoir d’avoir le moindre tort à vos yeux, et jeme con<strong>du</strong>irai comme vous le voudrez. Lui, je lesais, il mourrait de chagrin si ma maladiedevenait mortelle par suite de cette sortie. Eh !bien, j’irai dès que mon médecin sera venu. Ah !pourquoi n’avez-vous plus votre montre ? dit-elleen ne voyant plus la chaîne. Eugène rougit.Eugène ! Eugène, si vous l’aviez déjà ven<strong>du</strong>e,504


per<strong>du</strong>e... Oh ! cela serait bien mal.L’étudiant se pencha sur le lit de Delphine, etlui dit à l’oreille :– Vous voulez le savoir ? eh ! bien, sachez-le !Votre père n’a pas de quoi s’acheter le linceuldans lequel on le mettra ce soir. Votre montre esten gage, je n’avais plus rien.Delphine sauta tout à coup hors de son lit,courut à son secrétaire, y prit sa bourse, la tendità Rastignac. Elle sonna et s’écria : J’y vais, j’yvais, Eugène. <strong>La</strong>issez-moi m’habiller ; mais jeserais un monstre ! Allez, j’arriverai avant vous !Thérèse, cria-t-elle à sa femme de chambre, ditesà monsieur de Nucingen de monter me parler àl’instant même.Eugène, heureux de pouvoir annoncer aumoribond la présence d’une de ses filles, arrivapresque joyeux rue Neuve-Sainte-Geneviève. Ilfouilla dans la bourse pour pouvoir payerimmédiatement son cocher. <strong>La</strong> bourse de cettejeune femme, si riche, si élégante, contenaitsoixante-dix francs. Parvenu en haut de l’escalier,il trouva le père <strong>Goriot</strong> maintenu par Bianchon, et505


opéré par le chirurgien de l’hôpital, sous les yeux<strong>du</strong> médecin. On lui brûlait le dos avec des moxas,dernier remède de la science, remède inutile.– <strong>Le</strong>s sentez-vous, demandait le médecin.<strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong>, ayant entrevu l’étudiant,répondit : – Elles viennent, n’est-ce pas ?– Il peut s’en tirer, dit le chirurgien, il parle.– Oui, répondit Eugène, Delphine me suit.– Allons ! dit Bianchon, il parlait de ses filles,après lesquelles il crie comme un homme sur lepal crie, dit-on, après l’eau...– Cessez, dit le médecin au chirurgien, il n’y aplus rien à faire, on ne le sauvera pas.Bianchon et le chirurgien replacèrent lemourant à plat sur son grabat infect.– Il faudrait cependant le changer de linge, ditle médecin. Quoiqu’il n’y ait aucun espoir, il fautrespecter eu lui la nature humaine. Je reviendrai,Bianchon, dit-il à l’étudiant. S’il se plaignaitencore, mettez-lui de l’opium sur le diaphragme.<strong>Le</strong> chirurgien et le médecin sortirent.506


– Allons, Eugène, <strong>du</strong> courage, mon fils ! ditBianchon à Rastignac quand ils furent seuls, ils’agit de lui mettre une chemise blanche et dechanger son lit. Va dire à Sylvie de monter desdraps et de venir nous aider.Eugène descendit, et trouva madame Vauqueroccupée à mettre le couvert avec Sylvie. Auxpremiers mots que lui dit Rastignac, la veuve vintà lui, en prenant l’air aigrement doucereux d’unemarchande soupçonneuse qui ne voudrait niperdre son argent, ni fâcher le consommateur.– Mon cher monsieur Eugène, répondit-elle,vous savez tout comme moi que le père <strong>Goriot</strong>n’a plus le sou. Donner des draps à un homme entrain de tortiller de l’œil, c’est les perdre, d’autantqu’il faudra bien en sacrifier un pour le linceul.Ainsi, vous me devez déjà cent quarante-quatrefrancs, mettez quarante francs de draps, etquelques autres petites choses, la chandelle queSylvie vous donnera, tout cela fait au moins deuxcents francs, qu’une pauvre veuve comme moin’est pas en état de perdre. Dame ! soyez juste,monsieur Eugène, j’ai bien assez per<strong>du</strong> depuis507


cinq jours que le guignon s’est logé chez moi.J’aurais donné dix écus pour que ce bonhommelàfût parti ces jours-ci, comme vous le disiez. Çafrappe mes pensionnaires. Pour un rien, je leferais porter à l’hôpital. Enfin, mettez-vous à maplace. Mon établissement avant tout, c’est ma vie,à moi.Eugène remonta rapidement chez le père<strong>Goriot</strong>.– Bianchon, l’argent de la montre ?– Il est là sur la table, il en reste trois centsoixante et quelques francs. J’ai payé sur cequ’on m’a donné tout ce que nous devions. <strong>La</strong>reconnaissance <strong>du</strong> Mont-de-Piété est sousl’argent.– Tenez, madame, dit Rastignac après avoirdégringolé l’escalier avec horreur, soldez noscomptes. Monsieur <strong>Goriot</strong> n’a pas longtemps àrester chez vous, et moi...– Oui, il en sortira les pieds en avant, pauvrebonhomme, dit-elle en comptant deux centsfrancs, d’un air moitié gai, moitié mélancolique.508


– Finissons, dit Rastignac.– Sylvie, donnez les draps, et allez aider cesmessieurs, là-haut.– Vous n’oublierez pas Sylvie, dit madameVauquer à l’oreille d’Eugène, voilà deux nuitsqu’elle veille.Dès qu’Eugène eut le dos tourné, la vieillecourut à sa cuisinière : – Prends les drapsretournés, numéro sept. Par Dieu, c’est toujoursassez bon pour un mort, lui dit-elle à l’oreille.Eugène, qui avait déjà monté quelquesmarches de l’escalier, n’entendit pas les parolesde la vieille hôtesse.– Allons, lui dit Bianchon, passons-lui sachemise. Tiens-le droit.Eugène se mit à la tête <strong>du</strong> lit, et soutint lemoribond auquel Bianchon enleva sa chemise, etle bonhomme fit un geste comme pour garderquelque chose sur sa poitrine, et poussa des crisplaintifs et inarticulés, à la manière des animauxqui ont une grande douleur à exprimer.– Oh ! oh ! dit Bianchon, il veut une petite509


chaîne de cheveux et un médaillon que nous luiavons ôtés tout à l’heure pour lui poser sesmoxas. Pauvre homme ! il faut la lui remettre.Elle est sur la cheminée.Eugène alla prendre une chaîne tressée avecdes cheveux blond-cendré, sans doute ceux demadame <strong>Goriot</strong>. Il lut d’un côté <strong>du</strong> médaillon :Anastasie ; et de l’autre : Delphine. Image de soncœur qui reposait toujours sur son cœur. <strong>Le</strong>sboucles contenues étaient d’une telle finessequ’elles devaient avoir été prises pendant lapremière enfance des deux filles. Lorsque lemédaillon toucha sa poitrine, le vieillard fit unhan prolongé qui annonçait une satisfactioneffrayante à voir. C’était un des derniersretentissements de sa sensibilité, qui semblait seretirer au centre inconnu d’où partent et oùs’adressent nos sympathies. Son visage convulséprit une expression de joie maladive. <strong>Le</strong>s deuxétudiants, frappés de ce terrible éclat d’une forcede sentiment qui survivait à la pensée, laissèrenttomber chacun des larmes chaudes sur lemoribond qui jeta un cri de plaisir aigu.510


– Nasie ! Fifine ! dit-il.– Il vit encore, dit Bianchon.– À quoi ça lui sert-il ? dit Sylvie.– À souffrir, répondit Rastignac.Après avoir fait à son camarade un signe pourlui dire de l’imiter, Bianchon s’agenouilla pourpasser ses bras sous les jarrets <strong>du</strong> malade,pendant que Rastignac en faisait autant de l’autrecôté <strong>du</strong> lit afin de passer les mains sous le dos.Sylvie était là, prête à retirer les draps quand lemoribond serait soulevé, afin de les remplacer parceux qu’elle apportait. Trompé sans doute par leslarmes, <strong>Goriot</strong> usa ses dernières forces pourétendre les mains, rencontra de chaque côté deson lit les têtes des étudiants, les saisitviolemment par les cheveux, et l’on entenditfaiblement : – « Ah ! mes anges ! » Deux mots,deux murmures accentués par l’âme qui s’envolasur cette parole.– Pauvre cher homme, dit Sylvie attendrie decette exclamation où se peignit un sentiment511


suprême que le plus horrible, le plus involontairedes mensonges exaltait une dernière fois.<strong>Le</strong> dernier soupir de ce père devait être unsoupir de joie. Ce soupir fut l’expression de toutesa vie, il se trompait encore. <strong>Le</strong> père <strong>Goriot</strong> futpieusement replacé sur son grabat. À compter dece moment, sa physionomie garda la douloureuseempreinte <strong>du</strong> combat qui se livrait entre la mortet la vie dans une machine qui n’avait plus cetteespèce de conscience cérébrale d’où résulte lesentiment <strong>du</strong> plaisir et de la douleur pour l’êtrehumain. Ce n’était plus qu’une question de tempspour la destruction.– Il va rester ainsi quelques heures, et mourrasans que l’on s’en aperçoive, il ne râlera mêmepas. <strong>Le</strong> cerveau doit être complètement envahi.En ce moment on entendit dans l’escalier unpas de jeune femme haletante.– Elle arrive trop tard, dit Rastignac.Ce n’était pas Delphine, mais Thérèse, safemme de chambre.512


– Monsieur Eugène, dit-elle, il s’est élevé unescène violente entre monsieur et madame, àpropos de l’argent que cette pauvre madamedemandait pour son père. Elle s’est évanouie, lemédecin est venu, il a fallu la saigner, elle criait :– Mon père se meurt, je veux voir papa ! Enfin,des cris à fendre l’âme.– Assez, Thérèse. Elle viendrait quemaintenant ce serait superflu, monsieur <strong>Goriot</strong>n’a plus de connaissance.– Pauvre cher monsieur, est-il mal comme ça !dit Thérèse.– Vous n’avez plus besoin de moi, faut quej’aille à mon dîner, il est quatre heures et demie,dit Sylvie qui faillit se heurter sur le haut del’escalier avec madame de Restaud.Ce fut une apparition grave et terrible quecelle de la comtesse. Elle regarda le lit de mort,mal éclairé par une seule chandelle, et versa despleurs en apercevant le masque de son père oùpalpitaient encore les derniers tressaillements dela vie. Bianchon se retira par discrétion.513


– Je ne me suis pas échappée assez tôt, dit lacomtesse à Rastignac.L’étudiant fit un signe de tête affirmatif pleinde tristesse. Madame de Restaud prit la main deson père, la baisa.– Pardonnez-moi, mon père ! Vous disiez quema voix vous rappellerait de la tombe ; eh ! bien,revenez un moment à la vie pour bénir votre fillerepentante. Entendez-moi. Ceci est affreux ! votrebénédiction est la seule que je puisse recevoir icibasdésormais. Tout le monde me hait, vous seulm’aimez. Mes enfants eux-mêmes me haïront.Emmenez-moi avec vous, je vous aimerai, jevous soignerai. Il n’entend plus, je suis folle. Elletomba sur ses genoux, et contempla ce débrisavec une expression de délire. Rien ne manque àmon malheur, dit-elle en regardant Eugène.Monsieur de Trailles est parti, laissant ici desdettes énormes, et j’ai su qu’il me trompait. Monmari ne me pardonnera jamais, et je l’ai laissé lemaître de ma fortune. J’ai per<strong>du</strong> toutes mesillusions. Hélas ! pour qui ai-je trahi le seul cœur(elle montra son père) où j’étais adorée ! Je l’ai514


méconnu, je l’ai repoussé, je lui ai fait millemaux, infâme que je suis !– Il le savait, dit Rastignac.En ce moment le père <strong>Goriot</strong> ouvrit les yeux,mais par l’effet d’une convulsion. <strong>Le</strong> geste quirévélait l’espoir de la comtesse ne fut pas moinshorrible à voir que l’œil <strong>du</strong> mourant.– M’entendrait-il ? cria la comtesse. Non, sedit-elle en s’asseyant auprès <strong>du</strong> lit.Madame de Restaud ayant manifesté le désirde garder son père, Eugène descendit pourprendre un peu de nourriture. <strong>Le</strong>s pensionnairesétaient déjà réunis.– Eh ! bien, lui dit le peintre, il paraît que nousallons avoir un petit mortorama là-haut ?– Charles, lui dit Eugène, il me semble quevous devriez plaisanter sur quelque sujet moinslugubre.– Nous ne pourrons donc plus rire ici ? repritle peintre. Qu’est-ce que cela fait, puisqueBianchon dit que le bonhomme n’a plus saconnaissance ?515


– Eh ! bien, reprit l’employé au Muséum, ilsera mort comme il a vécu.– Mon père est mort, cria la comtesse.À ce cri terrible, Sylvie, Rastignac etBianchon montèrent, et trouvèrent madame deRestaud évanouie. Après l’avoir fait revenir àelle, ils la transportèrent dans le fiacre quil’attendait. Eugène la confia aux soins deThérèse, lui ordonnant de la con<strong>du</strong>ire chezmadame de Nucingen.– Oh ! il est bien mort, dit Bianchon endescendant.– Allons, messieurs, à table, dit madameVauquer, la soupe va se refroidir.<strong>Le</strong>s deux étudiants se mirent à côté l’un del’autre.– Que faut-il faire maintenant ? dit Eugène àBianchon.– Mais je lui ai fermé les yeux, et je l’aiconvenablement disposé. Quand le médecin de lamairie aura constaté le décès que nous irons516


déclarer, on le coudra dans un linceul, et onl’enterrera. Que veux-tu qu’il devienne ?– Il ne flairera plus son pain comme ça, dit unpensionnaire en imitant la grimace <strong>du</strong>bonhomme.– Sacrebleu, messieurs, dit le répétiteur,laissez donc le père <strong>Goriot</strong>, et ne nous en faitesplus manger. On l’a mis à toute sauce depuis uneheure. Un des privilèges de la bonne ville deParis, c’est qu’on peut y naître, y vivre, y mourirsans que personne fasse attention à vous.Profitons donc des avantages de la civilisation. Ily a trois cents morts aujourd’hui, voulez-vousnous apitoyer sur les hécatombes parisiennes ?Que le père <strong>Goriot</strong> soit crevé, tant mieux pourlui ! Si vous l’adorez, allez le garder, et laisseznousmanger tranquillement, nous autres.– Oh ! oui, dit la veuve, tant mieux pour luiqu’il soit mort ! Il paraît que le pauvre hommeavait bien <strong>du</strong> désagrément, sa vie <strong>du</strong>rant.Ce fut toute l’oraison funèbre d’un être qui,pour Eugène, représentait toute la paternité. <strong>Le</strong>squinze pensionnaires se mirent à causer comme à517


l’ordinaire. Lorsque Eugène et Bianchon eurentmangé, le bruit des fourchettes et des cuillers, lesrires de la conversation, les diverses expressionsde ces figures gloutonnes et indifférentes, leurinsouciance, tout les glaça d’horreur. Ils sortirentpour aller chercher un prêtre qui veillât et priâtpendant la nuit près <strong>du</strong> mort. Il leur fallut mesurerles derniers devoirs à rendre au bonhomme sur lepeu d’argent dont ils pourraient disposer. Versneuf heures <strong>du</strong> soir, le corps fut placé sur un fondsanglé, entre deux chandelles, dans cette chambrenue, et un prêtre vint s’asseoir auprès de lui.Avant de se coucher, Rastignac, ayant demandédes renseignements à l’ecclésiastique sur le prix<strong>du</strong> service à faire et sur celui des convois, écrivitun mot au baron de Nucingen et au comte deRestaud en les priant d’envoyer leurs gensd’affaires afin de pourvoir à tous les frais del’enterrement. Il leur dépêcha Christophe, puis ilse coucha et s’endormit accablé de fatigue. <strong>Le</strong>lendemain matin Bianchon et Rastignac furentobligés d’aller déclarer eux-mêmes le décès, quivers midi fut constaté. Deux heures après aucundes deux gendres n’avait envoyé d’argent,518


personne ne s’était présenté en leur nom, etRastignac avait été forcé déjà de payer les frais<strong>du</strong> prêtre. Sylvie ayant demandé dix francs pourensevelir le bonhomme et le coudre dans unlinceul, Eugène et Bianchon calculèrent que si lesparents <strong>du</strong> mort ne voulaient se mêler de rien, ilsauraient à peine de quoi pourvoir aux frais.L’étudiant en médecine se chargea donc demettre lui-même le cadavre dans une bière depauvre qu’il fit apporter de son hôpital, où il l’eutà meilleur marché.– Fais une farce à ces drôles-là, dit-il àEugène. Va acheter un terrain, pour cinq ans, auPère-<strong>La</strong>chaise, et commande un service detroisième classe à l’église et aux Pompes-Funèbres. Si les gendres et les filles se refusent àte rembourser, tu feras graver sur la tombe : « Cigîtmonsieur <strong>Goriot</strong>, père de la comtesse deRestaud et de la baronne de Nucingen, enterréaux frais de deux étudiants. »Eugène ne suivit le conseil de son amiqu’après avoir été infructueusement chezmonsieur et madame de Nucingen et chez519


monsieur et madame de Restaud. Il n’alla pasplus loin que la porte. Chacun des conciergesavait des ordres sévères.– Monsieur et madame, dirent-ils, ne reçoiventpersonne ; leur père est mort, et ils sont plongésdans la plus vive douleur.Eugène avait assez l’expérience <strong>du</strong> mondeparisien pour savoir qu’il ne devait pas insister.Son cœur se serra étrangement quand il se vitdans l’impossibilité de parvenir jusqu’à Delphine.« Vendez une parure, lui écrivit-il chez leconcierge, et que votre père soit décemmentcon<strong>du</strong>it à sa dernière demeure. »Il cacheta ce mot, et pria le concierge <strong>du</strong> baronde le remettre à Thérèse pour sa maîtresse, maisle concierge le remit au baron de Nucingen qui lejeta dans le feu. Après avoir fait toutes sesdispositions, Eugène revint vers trois heures à lapension bourgeoise, et ne put retenir une larmequand il aperçut à cette porte bâtarde la bière àpeine couverte d’un drap noir, posée sur deuxchaises dans cette rue déserte. Un mauvaisgoupillon, auquel personne n’avait encore touché,520


trempait dans un plat de cuivre argenté pleind’eau bénite. <strong>La</strong> porte n’était pas même ten<strong>du</strong>e denoir. C’était la mort des pauvres, qui n’a ni faste,ni suivants, ni amis, ni parents. Bianchon, obligéd’être à son hôpital, avait écrit un mot àRastignac pour lui rendre compte de ce qu’il avaitfait avec l’église. L’interne lui mandait qu’unemesse était hors de prix, qu’il fallait se contenter<strong>du</strong> service moins coûteux des vêpres, et qu’ilavait envoyé Christophe avec un mot auxPompes-Funèbres. Au moment où Eugèneachevait de lire le griffonnage de Bianchon, il vitentre les mains de madame Vauquer le médaillonà cercle d’or où étaient les cheveux des deuxfilles.– Comment avez-vous osé prendre ça ? lui ditil.– Pardi ! fallait-il l’enterrer avec ? réponditSylvie, c’est en or.– Certes ! reprit Eugène avec indignation,qu’il emporte au moins avec lui la seule chosequi puisse représenter ses deux filles.521


Quand le corbillard vint, Eugène fit remonterla bière, la décloua, et plaça religieusement sur lapoitrine <strong>du</strong> bonhomme une image qui serapportait à un temps où Delphine et Anastasieétaient jeunes, vierges et pures, et ne raisonnaientpas, comme il l’avait dit dans ses crisd’agonisant. Rastignac et Christopheaccompagnèrent seuls, avec deux croque-morts,le char qui menait le pauvre homme à Saint-Étienne-<strong>du</strong>-Mont, église peu distante de la rueNeuve-Sainte-Geneviève. Arrivé là, le corps futprésenté à une petite chapelle basse et sombre,autour de laquelle l’étudiant chercha vainementles deux filles <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong> ou leurs maris. Ilfut seul avec Christophe, qui se croyait obligé derendre les derniers devoirs à un homme qui luiavait fait gagner quelques bons pourboires. Enattendant les deux prêtres, l’enfant de chœur et lebedeau, Rastignac serra la main de Christophe,sans pouvoir prononcer une parole.– Oui, monsieur Eugène, dit Christophe,c’était un brave et honnête homme, qui n’ajamais dit une parole plus haut que l’autre, qui nenuisait à personne et n’a jamais fait de mal.522


<strong>Le</strong>s deux prêtres, l’enfant de chœur et lebedeau vinrent et donnèrent tout ce qu’on peutavoir pour soixante-dix francs dans une époqueoù la religion n’est pas assez riche pour priergratis. <strong>Le</strong>s gens <strong>du</strong> clergé chantèrent un psaume,le Libera, le De profundis. <strong>Le</strong> service <strong>du</strong>ra vingtminutes. Il n’y avait qu’une seule voiture de deuilpour un prêtre et un enfant de chœur, quiconsentirent à recevoir avec eux Eugène etChristophe.– Il n’y a point de suite, dit le prêtre, nouspourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder, ilest cinq heures et demie.Cependant, au moment où le corps fut placédans le corbillard, deux voitures armoriées, maisvides, celle <strong>du</strong> comte de Restaud et celle <strong>du</strong> baronde Nucingen, se présentèrent et suivirent leconvoi jusqu’au Père-<strong>La</strong>-Chaise. À six heures, lecorps <strong>du</strong> père <strong>Goriot</strong> fut descen<strong>du</strong> dans sa fosse,autour de laquelle étaient les gens de ses filles,qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut ditela courte prière <strong>du</strong>e au bonhomme pour l’argentde l’étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent523


jeté quelques pelletées de terre sur la bière pourla cacher, ils se relevèrent, et l’un d’eux,s’adressant à Rastignac, lui demanda leurpourboire. Eugène se fouilla, il n’avait plus rien,et fut forcé d’emprunter vingt sous à Christophe.Ce fait, si léger en lui-même, détermina chezRastignac un accès d’horrible tristesse. <strong>Le</strong> jourtombait, il n’y avait plus qu’un crépuscule quiagaçait les nerfs ; il regarda la tombe et yensevelit sa dernière larme de jeune homme, cettelarme arrachée par les saintes émotions d’uncœur pur, une de ces larmes qui, de la terre oùelles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux.Il se croisa les bras et contempla les nuages.Christophe le quitta. Rastignac, resté seul, fitquelques pas vers le haut <strong>du</strong> cimetière et vit Paristortueusement couché le long des deux rives de laSeine, où commençaient à briller les lumières.Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre lacolonne de la place Vendôme et le dôme desInvalides, là où vivait ce beau monde dans lequelil avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruchebourdonnante un regard qui semblait par avanceen pomper le miel, et dit ces mots grandioses : –524


À nous deux maintenant !Il revint à pied rue d’Artois, et alla dîner chezmadame de Nucingen.Saché, septembre 1834.525


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Cet ouvrage est le XXX e publiédans la collection À tous les ventspar la Bibliothèque électronique <strong>du</strong> Québec.<strong>La</strong> Bibliothèque électronique <strong>du</strong> Québecest la propriété exclusive deJean-Yves Dupuis.527

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