10.07.2015 Views

Le creuset des totalitarismes - OCL

Le creuset des totalitarismes - OCL

Le creuset des totalitarismes - OCL

SHOW MORE
SHOW LESS
  • No tags were found...

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

<strong>Le</strong>s commémorations du 11 novembreoccultent toujours le souvenir du carnage etpréfèrent exalter le martyre <strong>des</strong> soldats ensacralisant leurs combats. Elles fabriquent lemythe de la guerre nationale, la mémoire <strong>des</strong>combats est déformée, le culte du soldat estquasi religieux et s'incarne dans les monumentsaux morts et les cérémonies. La République,et avec elle le pouvoir en place (quelleque soit son étiquette politique), profite de cesmoments pour s'autocélébrer, sans se soucierde véracité historique. On sait combien cesmesses laïques sont capables de se transformeren révisionnisme ; on se souvient encorecomment le bicentenaire de 1789, sous la directionintellectuelle d'un historien réactionnaire(François Furet) et dont les festivités furentconduites par le publicitaire <strong>des</strong> GaleriesLafayette (Jean-Paul Goude), a été l'occasiond'enterrer le concept même de révolution.Il est donc important de revenir sur cettepériode pour comprendre que leur démarchea pour objectif de produire du consensus national,et découle d'une vision politique <strong>des</strong>1914-1918<strong>Le</strong> <strong>creuset</strong> <strong>des</strong><strong>totalitarismes</strong>classes dominantes. Car si tout le mondeadmet théoriquement que la Première Guerremondiale fut bien la matrice du XXe siècle, onoublie volontiers que l'Europe fut, pendantquelques années, le champ de multiples soulèvementsdont la défaite a ouvert gran<strong>des</strong> lesportes du totalitarisme.La Seconde Internationale l'avait promis :si le monde capitaliste était assez fou pourdéclarer la guerre, il sombrerait dans la révolution.<strong>Le</strong> socialiste allemand August Bebelannonçait en 1911 au Reichstag : « Je suisconvaincu que cette grande guerre mondialesera suivie d'une révolution mondiale. Vousrécolterez ce que vous avez semé. <strong>Le</strong> crépuscule<strong>des</strong> dieux approche pour le régime bourgeois.»Des révolutions jetèrent bas les Empiresrusse, allemand, austro-hongrois.La prédiction a donc paru, un court instant,pouvoir se réaliser. Entre 1917 et 1921, l'Europefut secouée par <strong>des</strong> soulèvements d'importance.Mais, hélas, c'était trop tard, la défaiteavait été forgée dès ce funeste 4 août 1914 ! Laconscience et la détermination prolétariennesne furent pas suffisamment aiguisées pourjeter par-<strong>des</strong>sus bord les conséquences de lareddition que fut l'Union sacrée réalisée danschaque camp. Et, comme deux précautionsvalent mieux qu'une, les révolutionnaires affaiblistombèrent ensuite sous les balles de leursennemis de toujours et d'aujourd'hui encore :les pouvoirs constitués, quelle que soit leurcouleur. <strong>Le</strong>s opposants au système capitalistesréduits, laminés par la guerre puis par larépression, plus rien n'empêchait la classedominante d'asseoir sa puissance sans souciaucun de la forme qu'elle pouvait prendre. Fascisme,stalinisme, Etat keynésien, peu luiimportait, pourvu que l'ordre soit maintenu etque les affaires continuent, même en cas decrise. <strong>Le</strong> siècle était bien installé dans la barbarie.Il se réclamait <strong>des</strong> « Lumières », il s'estenfoncé dans les ténèbres <strong>des</strong> fascismes brunet rouge, autant de joyeusetés opposées sur lepapier, mais qui se sont souvent alliées lorsqu'ils'est agi de mettre hors jeu les victimesrévoltées de la barbarie capitaliste.La guerre de 1914 nous a tous forgés, mêmecelles et ceux qui en ignorent tout. Pour nous,elle a marqué le déclin d'un mouvement révolutionnaireque l'Espagne de 1936 a tenté, maisen vain, de faire survivre ; là encore, ils s'y sonttous mis, unis par leur union sacrée contre laclasse ouvrière.<strong>Le</strong>s leçons à tirer sont énormes et multiples,mais la principale est sans doute que lalutte contre cette union sacrée est la priorité<strong>des</strong> priorités. Une politique d'union sacrée quis'insinue par tous les pores de la politique et<strong>des</strong> luttes, qui gangrène <strong>des</strong> têtes autrementplus critiques et méfiantes mais qui finissentpar accepter une vision bipolaire du monde :le bien et le mal, choisir l'un <strong>des</strong> deux camps…Il serait indécent de ne pas se rappeler lesconséquences de cette vision.Ce numéro spécial ne traite bien sûr pas detout ce que nous aurions voulu aborder. Il reste,malgré quelques incursions hors <strong>des</strong> frontières,très hexagonal pour ce qui concerne lessoubresauts tragiques que connut le mouvementouvrier. Dans l'Hexagone, il aurait fallusans doute insister sur l'arrière, les immensesfortunes qui se sont constituées dans la fouléede la « modernisation » capitaliste qui fut finalementl'enjeu de ce massacre. Il aurait falluaborder plus à fond les bouleversements sociologiquesque cela entraîna : l'arrivée <strong>des</strong>femmes dans les usines et le déclin <strong>des</strong> paysans(ils étaient encore 50 % de la populationactive en 1914) dans les champs. Et le désarroiidéologique qui s'est installé ensuite entre lesdeux guerres. <strong>Le</strong> seul regret que nous n'avonspas est d'avoir laissé de côté l'histoire strictementmilitaire.LA GUERRE DE 14-18 3


<strong>Le</strong>s causesde la boucherie« Il n’y a que les imbéciles pour croire actuellementque la guerre a éclaté parce que les Serbes ont tué un prince autrichienet que l’Allemagne a envahi la Belgique. »Boukharine, 1923tème bancal <strong>des</strong> alliancesentre Etats (bipolarisationentre triple alliance et tripleentente), la montée <strong>des</strong>nationalismes et la créationde nouveaux pays auXX e siècle (Belgique, Italie,Allemagne, etc.), l’esprit derevanche <strong>des</strong> Français après1871, et même parfois lanature humaine éternellementguerrière ! Rien de celan’est totalement faux, mais sion ne relie pas ces causes àun développement plus profond<strong>des</strong> sociétés européennes,on rique fort de nerien comprendre. Et comme,inévitablement, dans ce cason tombe sur le développementdu capitalisme, oncomprend l’empressementde ces autruches historiennesà s’en tenir à une sorte defatalisme multiforme.Et comme, par définitionautant que par choix, nous nesommes pas fatalistes, ilnous faut aborder la questionde la guerre de 14-18 d’uneautre manière.La seconderévolutionindustrielle(1) Sur le plan <strong>des</strong> théoriesde changementsocial, nous passons duproudhonisme aumarxisme, du mutuellismeau syndicalisme.(2) Il y en eut d’autresbien avant ! La mondialisationn’est pasune particularité de lafin du XX e siècle ni unedécouverte d’ATTAC !Quelle Histoire !?Nombreux sont ceux quiaiment à expliquer l’Histoirepar une conjonction, heureuseou malheureuse, defaits a priori de faible importance.Il n’y aurait ainsi pasde cause principale à un événementde grande envergure– comme celui de la guerremondiale de 1914-1918 –,mais une myriade de phénomènesconjoncturels quiauraient fini par convergerpour donner naissance à cetépisode. Cette méthode estcelle d’une école d’historiensaméricains dont est assezproche François Furet, quiécrivait : « Plus un événementest lourd de conséquences,moins il est possiblede le penser du point de vuede ses causes. » Evidemment! Avec le temps, tousces éléments composites sejuxtaposent dans un systèmed’équivalences qui donneune vision « nez dans le guidon» de l’Histoire et avalisel’idée que puisqu’on ne peutpas cerner la ou les causes<strong>des</strong> événements passés, il estvain de vouloir maîtriser lefutur. Et c’est bien là le seulobjectif de cette approche :vous ôter de l’esprit que celaa un sens de chercher où agirpour déranger le cours <strong>des</strong>choses. Et, par conséquent,inciter à ranger au rayon <strong>des</strong>vieilleries toutes les visionsdynamiques et ouvertes vers<strong>des</strong> changements profonds<strong>des</strong> sociétés humaines,comme celles qui se sontincarnées dans le marxismeou l’anarchisme, et plusgénéralement toutes les tentativesrévolutionnaires. La« fin de l’Histoire » n’est pasloin !Evidemment, multiplierles faits secondaires à l’extrêmerevient à s’affranchird’un examen sérieux ducontexte socio-économique,dans la mesure où ce dernieraboutit immanquablement àune remise en question dupostulat de la fragmentation<strong>des</strong> causes.C’est ainsi que, parlant dela Grande Guerre, on mêle envrac l’assassinat de François-Ferdinand à Sarajevo, le sys-C’est au début du siècleque se termine un cycle dedépression économique qui aduré vingt-cinq ans. Une crisequi, comme de bien entendu,a accéléré ce qu’on appelleraitaujourd’hui les « modernisations». Une seconderévolution industrielle apparaît: l’électricité fait sonentrée en scène au détrimentdu charbon, l’acier au détrimentdu fer, l’industrie chimiquefabrique ses lettres denoblesse qui conduisent àl’utilisation du pétrole. <strong>Le</strong>séchanges sont facilités etaccélérés par la généralisationà l’échelle mondiale <strong>des</strong>nouveaux moyens de transport.<strong>Le</strong> capitalisme <strong>des</strong> petits etmoyens entrepreneursconcurrents de la fin du XVII eet du milieu du XVIII e sièclelaisse la place à un capitalismedans lequel les monopolesse construisent, dominéspar le capital financier(déjà !) (1).Nous entrons dans unenouvelle période de mondialisation(eh oui !) (2) obligéepour la survie du système. La4COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14


concurrence inhérente ausystème capitaliste sedéplace du terrain restreint<strong>des</strong> petites et moyennesentreprises aux vastesespaces géographiques queconstitue un monde offertaux requins par d’innocentsdécouvreurs, scientifiques etexplorateurs, tous plushumanistes et éclairés lesuns que les autres.La déconstruction politiquede l’ancien mondedevient une nécessité, leCapital déploie ses ailes et abesoin d’espaces à sa mesure,en taille et en qualité : il fautremplacer <strong>des</strong> empiresarchaïques et peu propices àl’arrivée <strong>des</strong> monopoles et ducapital financier par <strong>des</strong>Etats-nations mieux structurésqui, pour masquer l’artificialitéde leurs frontièressouvent arbitraires et ne correspondantà aucune réalitéhumaine, auront besoin deconstruire et d’exacerber unnouveau nationalisme.Et, comme il se doit, l’idéologieaccompagne le mouvement: c’est en 1911 queparaît le livre de Taylor ThePrinciples of Scientific Managementqui théorise la parcellisationdu travail, la séparationentre exécution etconception, sur la base de laprise en compte non pas dutemps que prend une tâchemais de celui qu’elle devraitprendre. Une rationalisationscientifique du travail, déjàinitiée par H. Ford avec lamise en place de chaînes demontage dès 1908, puis perfectionnéepar le déplacement<strong>des</strong> pièces sur une ligned’assemblage en 1913. La voieest ouverte à la « consommationde masse » et àl’« ouvrier-robot ». <strong>Le</strong>s réticencesà ces nouvellesmétho<strong>des</strong> tomberont aucours de la guerre – y comprisde la part <strong>des</strong> syndicats –tant elles serviront à accélérerle processus de productionindispensable pour soutenirl’effort de guerre. Bienrodées et ayant prouvé leurefficacité, elles conduirontLénine et Mussolini à s’inspirer<strong>des</strong> travaux de Taylor. Et,sous Hitler, le Rationalisierung,l’office allemand de rationalisation,aura pour mandat dedynamiser l’économie allemandepar la recherche systématiquede l’ordre et del’efficacité.Ce développement économiquetrès rapide dans unmonde où les institutionspolitiques sont archaïques,figées et même féodales encertains lieux implique doncla formation d’Etats-nationsmieux adaptés aux nouvellesclasses dirigeantes, liées àcette période de mondialisationaccélérée en mêmetemps qu’elles servent àdévier les mécontentementspopulaires vers le nationalisme.Or, le moteur de l’expansionéconomique, c’est l’impérialismefondé sur laconquête coloniale. LaGrande Guerre n’a pas débutéen 1914 comme le saucissonnagede l’Histoire dont nousavons parlé tente de nous lefaire croire. Elle a commencéà la charnière du XIX e et duXX e siècle. Des guerres quifurent souvent longues etmassacrantes elles aussi,mais que la mémoire a passéessous silence dans lameure où elles ne se déroulaientpas sur le sol européen.Elles ont mis aux prises <strong>des</strong>Européens avec <strong>des</strong> peuplesautochtones, mais aussi fréquemment<strong>des</strong> puissancesoccidentales entre elles.Rapide tour d’horizon.Guerre contre la Chine(révolte <strong>des</strong> Boxers)Depuis le début duXVIII e siècle, l’Angleterre selivre à un juteux trafic del’opium, introduite en contrebandeen Chine où elle estinterdite. Très vite, ce commercene suffit plus auxappétits impérialistes, et laCouronne britannique parvientà coups de canon à obligerla Chine à lui ouvrir <strong>des</strong>ports de commerce. Dans lafoulée, ce sont toutes lesgran<strong>des</strong> puissances qui seruent sur le pays et qui tententde se tailler <strong>des</strong> fiefsdans un empire immense,mais en crise : le Japon, laRussie, l’Allemagne, laGrande-Bretagne, la Hollande,la Belgique, les Etats-Unis et même le Brésil et lePérou dictent leurs conditionspour faire entériner denouveaux traités commerciaux,qui imposent, en outre,la libre pénétration <strong>des</strong> missionnaireseuropéens désireuxd’évangéliser lesmécréants. <strong>Le</strong>s incidents semultiplient, et les puissancescoalisées prennent prétexted’assassinats de missionnairespour, à la fin du siècle,donner l’assaut : ce ne sontplus seulement <strong>des</strong> comptoirset <strong>des</strong> zones commercialesqui sont accaparés parlui, mais <strong>des</strong> portions de territoirequi sont annexées deforce par le Japon, la Russie,l’Allemagne. Des révolteséclatent sporadiquement jusqu’en1899 où l’une d’entreelles, plus vigoureuse etlongue, portera le nom derévolte <strong>des</strong> Boxers.<strong>Le</strong>s Boxers sont une sortede société secrète composéeen grande partie d’ouvriersagricoles itinérants et dusous-prolétariat urbain. Ilsont au départ opposés à ladynastie mandchoue, maisvont s’allier avec elle dans larésistance contre les puissancesoccidentales jusqu’autraité de paix de septembre1901 qui marque la défaite etla chute de la Chine impériale.Pour donner une idée del’ambiance qui a régné pendantces douze mois deguerre, citons l’empereurallemand Wilhelm II, quidonna cet ordre à ses soldatsen partance pour le front chinois: « Pas de pardon, pas deprisonniers ! Utilisez vos armesLA GUERRE DE 14-18 5


Tranchée de soldats anglaisdans la province du Natalde telle manière que mille ansaprès notre intervention aucunChinois ne se hasarde à lever lesyeux sur un regard allemand ! »Quinze années avant <strong>des</strong>’opposer sur le front de l’est,15 000 soldats français et18 000 allemands aurontainsi lutté côte à côte au seind’une armée de 100 000 « coalisés» pour l’ouverture denouveaux espaces à piller.Des dizaines de milliers deBoxers et de Chinois chrétienspérirent dans la premièregrande guerre impérialisteen Extrême-Orient.Guerre anglo-boer,1900-1901Comme en Chine, lesracines du conflit né enAfrique du Sud sont profon<strong>des</strong>et anciennes. Iloppose deux strates de colonisateurscorrespondant àdeux pério<strong>des</strong> de l’évolutionéconomique. Chez les premiers,les Boers, <strong>des</strong> paysansd’origine néerlandaise, c’estencore l’esprit pionnier etesclavagiste qui domine,alors que les Anglais correspondentà l’avant-garde dudéveloppement capitalistedans le monde « civilisé ».La région appelée Afriquedu Sud est administréedepuis le début du XIX e par laGrande-Bretagne, qui imposel’anglais comme langue officielleet abolit officiellementl’esclavage. <strong>Le</strong>s Boers, mécontents,quittent la région duCap, vers l’ouest, et fondent,après avoir massacré les Zoulous,<strong>des</strong> « Etats libres » :l’Orange, puis le Transvaal…Toute la seconde partie duXIX e est émaillée de conflitsarmés entre les deux entitéscoloniales.La Grande-Bretagne reconnaîtles nouveaux Etats, maisla découverte de fabuleuxgisements aurifères et diamentairesdans la région dela future Johannesbourg(dans le Transvaal, en zoneboer) à l’approche de la dernièredécennie du siècle,aiguise les appétits <strong>des</strong> uns et<strong>des</strong> autres. Des milliers denouveaux colons, britanniqueset autres, attirés par lafièvre de l’or émigrent dans leTransvaal. C’est sur eux quele gouvernement anglaiss’appuie pour son projet defédérer sous sa coupe toutesles micro-républiques nées.La guerre est inévitable etelle éclate en octobre 1899.Son retentissement dans lemonde occidental sera considérableet son apport à la« civilisation » tout aussiimportant.<strong>Le</strong>s Boers, ce sont les petits(50 000 soldats) contre lesgros (450 000). Mais ce sontles gros qui sont abolitionnistes,contre les rétrogra<strong>des</strong>esclavagistes. Bref, les élémentsde confusion ne manquentpas pour obscurcirdavantage encore les réelsenjeux impérialistes. <strong>Le</strong>sBoers, vaincus dans un premiertemps, pratiquent unesorte de guérilla à base de« commandos » (le mot, d’origineafrikaan, fera recette auXX e siècle dans toutes lesarmées du monde) !. Autreapport de la guerre <strong>des</strong> Boersà l’Humanité : les camps deconcentration, lesdeuxièmes ! (les premiersavaient été, peu auparavant,l’œuvre originale <strong>des</strong> Espagnolsà Cuba). Et tout ça grâceà une merveilleuse innovationtechnologique : le fil defer barbelé. 200 000 Boerscivils seront ainsi enfermés,et 30 000 mourront sous lerègne finissant de Sa TrèsIgnoble Majesté, la reine Victoria.Ajoutons au nombre<strong>des</strong> victimes 7 000 combattantsboers, 22 000 britanniqueset plus de 15 000noirs.<strong>Le</strong> gros a gagné, mais lepetit a bien résisté. La réconciliationse fera très vite parla création d’un dominiumfédéral parfaitement adaptéaux exigences de l’exploitationcapitaliste moderne…sur le dos <strong>des</strong> Noirs et <strong>des</strong>métis, et conforme auxidéaux modernes de l’humanismeet de la démocratie :l’esclavage est aboli définitivementet remplacé par...l’apartheid.1905, la crise de TangerComme en Chine, maisavec beaucoup plus de facilité,les principales puissancesoccidentales se ruentsur l’Afrique au prix de massacresin<strong>des</strong>criptibles et deguerres sanglantes, duranttoute la fin du XIX e siècle. <strong>Le</strong>sAnglais et les Français ontpris une longueur d’avancesur les Belges, les Portugais etles Italiens, qui cherchentplus à consolider leurs positionsqu’à se livrer à uneconfrontation avec les deuxlocomotives de la colonisation.<strong>Le</strong>s Allemands, eux,confrontés à un impérieuxbesoin de colonies ou, dumoins, de lieux où pouvoircommercer « librement »même sans les annexer purementet simplement commele font l’Angleterre et laFrance, vont chercher davantagele rapport de forces.En mars 1905, à Tanger,Guillaume II se déclare « pourun Maroc libre qui sera ouvertà la concurrence pacifique detoutes les nations, sansmonopole ni exclusion ». Latension est alors à soncomble avec le gouvernementfrançais, qui considère leMaroc comme faisant déjàpartie de sa zone d’influence.Nous sommes à deux doigtsd’une déclaration de guerre,et le sentiment anti-allemandqui ne demandait quecela depuis 1871 rejaillit à lasurface dans l’Hexagone.1905, la guerrerusso-japonaiseLa Russie tsariste qui secroyait toujours une grandepuissance, surtout depuis laguerre <strong>des</strong> Boxers, participe àcet élan colonialiste vers sonéternelle conquête de l’Est :vers la Mandchourie et laCorée, c’est-à-dire <strong>des</strong> zonestampons entre elle et leJapon, qui en vise aussi lecontrôle. Seulement voilà, leJapon n’est plus une puissancesecondaire, et la Russie6COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14


est sur un déclin inexorable.La flotte russe est une premièrefois détruite à Port-Arthur en 1904, puis uneseconde fois l’année suivanteà Tushima : 5 000 morts, 6 000prisonniers côté russe. Aprèsles défaites, terrestres cellesci,de Vladivostock en 1904 etde Moukden en 1905, c’en esttrop pour une puissance malarmée, sur le déclin face à lasuprématie d’un armementmoderne, fruit direct de lagrande industrie et qui préfigurecelui qui prévaudra toutau long du siècle. C’est ledébut de l’effondrement dutsarisme, qui déboucheradirectement sur la révolutionde 1905.<strong>Le</strong>s Etats-Unis,puissance montante<strong>Le</strong>s Etats-Unis affichent<strong>des</strong> ambitions coloniales aumême titre que les puissanceseuropéennes, mais ilsles réalisent au nom de...l’« anti-colonialisme » ! C’estainsi qu’une guerre lesoppose à l’Espagne en 1898sous le prétexte d’aider Cuba(voir plus haut les camps misen place par les Espagnols) etles Philippines à... accéder àl’indépendance. Cette stratégieles conduit à faire detoute l’Amérique latine etcentrale une chasse gardéeau nom de l’anticolonialisme,comme la Grande-Bretagneen Afrique du Sud au nom del’abolition de l’esclavage !C’est ainsi qu’en 1905 ilsarrachent à la Colombie unbout de terre qu’ils décrètentindépendant sous le nom dePanama, ce qui permet decommencer les travaux ducanal du même nom. Aumême moment, le PrésidentRoosevalt définit parfaitementla politique américaine: « <strong>Le</strong>s Etats-Unis assureronteux-mêmes le contrôle deleurs intérêts et ceux de leursressortissants dans les Républiqueslatino-américaines pourles forcer, dans les cas flagrantsoù ils se trouvent confrontés àtelle mauvaise conduite ou à telleimpuissance, à exercer quelleque soit leur répugnance à lefaire un pouvoir international depolice. »<strong>Le</strong>s Etats-Unis sont prêtspour jouer leur rôle dans laguerre de 14, puis surtoutdans celle de 39-40. EntreRoosevelt et Bush, pas lamoindre différence !La guerre italo-turque<strong>Le</strong> 28 novembre 1911, prétextant<strong>des</strong> provocations dela part <strong>des</strong> Turcs, l’Italie – quiveut s’établir en Tripolitaine –envoie un ultimatum à la Turquieet, sans attendre laréponse, déclenche les hostilitésle 29. En février 1912,l’Italie bombarde Beyrouth, etoccupe Rho<strong>des</strong> et le Dodécanèse.En représailles, la Turquieexpulse 70 000 Italiensde ses territoires. En juillet1912, les deux pays entament<strong>des</strong> négociations qui s’achèventen octobre 1912 avec letraité d’Ouchy-Lausanne : laTurquie abandonne la Tripolitaine.Ecrasante supériorité del’Italie. Et nouvel apport auxfuturs conflits, maintenanttrès proches : première utilisationde l’aviation dans uneguerre !<strong>Le</strong>s guerres balkaniquesEn octobre 1912 éclate lapremière guerre balkanique :le Monténégro, la Bulgarie, laSerbie et la Grèce déclarent àleur tour la guerre à la Turquie.En novembre, 20 000Turcs sont tués par l'arméeserbe à Monastir.<strong>Le</strong> même mois, l'arméegrecque entre à Saloniquepuis fait prisonniers30 000 Turcs tandis que Bulgareset Serbes prennentAndrinople et capturent60 000 autres Turcs. Ecrasée,la Turquie abandonne sespossessions européennes,hormis les presqu’îles deChatalja et de Gallipoli. Enjuin 1913 éclate la deuxièmeguerre balkanique, quioppose la Bulgarie à la Serbie.La Turquie profite de ceconflit pour réoccuper laThrace orientale et Andrinople.Mais cela n'enraie pasle déclin irrémédiable del'Empire ottoman, qui finirapar être réduit à la péninsuled'Anatolie ; il ne se relèveraqu'avec le régime de MustafaKemal Atatürk, qui fera de luiun vrai pays ouvert au capitalismemoderne.On comprend mieux, avectous ces exemples, à quelpoint la certitude de la guerreétait ancrée dans tous lesesprits, de la population engénéral, <strong>des</strong> dirigeants politiques,<strong>des</strong> syndicalistes, etc.28 juin 1914,Gavrilo Princip, un jeune nationaliste serbe,tue l’archiduc François-Ferdinand, héritierde l’Empire austro-hongrois, et son épouse.Une cause «écran de fumée» de la guerreJPD<strong>Le</strong> romancier Stefan Zweig,né en 1881, a bien décritle contexte économique et socialde l'époque :« L'essor avait peut-être été trop rapide. <strong>Le</strong>s Etats,les villes avaient acquis trop vite leur puissance et lesentiment de leur force incite toujours les hommescomme les Etats à en user ou en abuser. La Franceregorgeait de richesses. Mais elle voulait davantageencore, elle voulait encore une colonie bien qu'ellen'eût pas assez d'hommes, et de loin pour peupler lesanciennes. Pour le Maroc, on faillit en venir à la guerre.L'Italie voulait la Cyrénaïque, l'Autriche annexait laBosnie. La Serbie et la Bulgarie se lançaient contre laTurquie...La volonté de consolidation intérieure commençaitpartout, en même temps, comme s'il s'agissait d'uneinfection bacillaire, à se transformer en désir d'expansion.<strong>Le</strong>s industriels français, qui gagnaient gros,menaient une campagne de haine contre les Allemandsqui s'engraissaient de leur côté parce que les uns et lesautres voulaient livrer plus de canons... <strong>Le</strong>s compagniesde navigation hambourgeoises, avec leurs dividen<strong>des</strong>formidables, travaillaient contre celles de Southampton,les paysans hongrois contre les Serbes, lesgrands trusts les uns contre les autres ; la conjonctureles avait tous rendus enragés de gagner toujoursplus dans leur concurrence sauvage. »LA GUERRE DE 14-18 7


« <strong>Le</strong> 4 aoûtn’est pas tombé du ciel ! »C’est ce que déclarait Rosa Luxemburg le 30 décembre 1918 lors de la fondationdu Parti communiste allemand, Ligue Spartacus. Il lui restait alorsquinze jours à vivre avant d’être assassinée, comme Karl Liebknecht, <strong>Le</strong>oJogishes et <strong>des</strong> milliers d’autres, par les troupes social-démocrates lorsdu soulèvement spartakiste noyé dans le sang. Auparavant, condamnée le18 février 1915 pour propagande antimilitariste, elle avait rédigé en prisonun texte qui sera connu sous le nom de Brochure de Junius et qui portesur la « crise de la social-démocratie ». Nous en reproduisons ici un extraittrès éclairant sur les causes de la Grande Guerre.« La deuxième ligne de forcequi débouche sur la guerreactuelle et confirme avec tantd'éclat la prédiction de Marxdécoule d'un phénomène àcaractère international que Marxn'a plus connu : le développementimpérialiste de ces vingtcinqdernières années.L'essor du capitalisme quis'est affirmé après la période deguerre <strong>des</strong> années 60 et 70 dansl'Europe reconstruite et qui,notamment après qu'eut été surmontéela longue dépressionconsécutive à la fièvre de spéculationet au krach de 1873, avaitatteint un sommet sans précédentdans la haute conjoncture<strong>des</strong> années 90, cet essor inaugurait,comme on le sait, une nouvellepériode d'effervescencepour les Etats européens : leurexpansion à qui mieux mieuxvers les pays et les zones dumonde restées non capitalistes.Déjà, depuis les années 80, onassistait à une nouvelle ruée particulièrementviolente vers lesconquêtes coloniales. L'Angleterres'empare de l'Egypte et secrée un empire colonial puissanten Afrique du Sud ; en Afriquedu Nord, la France occupe Tuniset, en Asie orientale, elle occupele Tonkin, l'Italie s'implante enAbyssinie, la Russie achève sesconquêtes en Asie centrale etpénètre en Mandchourie, l'Allemagneacquiert ses premièrescolonies en Afrique et dans lePacifique, et finalement lesEtats-Unis entrent égalementdans la danse en acquérant avecles Philippines <strong>des</strong> “intérêts” enAsie orientale. De ce dépècementde l'Afrique et de l'Asie déroule,à partir de la guerre sino-japonaisede 1895, une chaînepresque ininterrompue deguerres sanglantes, qui culminedans la grande campagne deChine et s'achève avec la guerrerusso-japonaise de 1904.Ces événements, qui se succédèrentcoup sur coup, créèrentde nouveaux antagonismes endehors de l'Europe : entre l'Italieet la France en Afrique du Nord,entre la France et l'Angleterre enEgypte, entre l'Angleterre et laRussie en Asie centrale, entre laRussie et le Japon en Asie orientale,entre le Japon et l'Angleterreen Chine, entre les Etats-Unis etle Japon dans l'océan Pacifique –une mer mouvante, un flux etreflux d'oppositions aiguës etd'alliances passagères, de tensionset de détentes, au milieuduquel une guerre partiellemenaçait d'éclater à intervallesréguliers entre les puissanceseuropéennes, mais, chaque fois,était différée à nouveau. Dès lors,il était clair pour tout le monde :1° Que cette guerre de tous lesEtats capitalistes les uns contreles autres sur le dos <strong>des</strong> peuplesd'Asie et d'Afrique, guerre quirestait étouffée mais qui couvaitsourdement, devait conduire tôtou tard à un règlement decomptes général, que le ventsemé en Afrique et en Asiedevait un jour s'abattre en retoursur l'Europe sous la forme d'uneterrible tempête, d'autant plusque ce qui se passait en Asie eten Afrique avait comme contrecoupune intensification de lacourse aux armements enEurope.2° Que la guerre mondialeéclaterait enfin aussitôt que lesoppositions partielles et changeantesentre les Etats impérialistestrouveraient un axe central,une opposition forte etprépondérante autour delaquelle ils puissent se condensertemporairement. Cette situationse produisit lorsque l'impérialismeallemand fit sonapparition.L'avènement de l'impérialismes'étant produit en Allemagnesur une période trèscourte, il peut y être observé envase clos. L'essor sans équivalentde la grosse industrie et du commercedepuis la fondation duReich a donné lieu ici dans lesannées 80 à deux formes particulièrementcaractéristiques del'accumulation du capital : leplus fort développement de cartelsen Europe ainsi que la plusgrosse formation et la plusgrosse concentration bancairesdans le monde entier. C'est ledéveloppement <strong>des</strong> cartels qui aorganisé l'industrie lourde, c'està-direprécisément la branche duCapital qui est directement intéresséepar les fournitures d'Etat,les armements militaires et lesentreprises impérialistes(construction de chemins de fer,exploitation de mines, etc.) et ena fait le facteur le plus influent àl'intérieur de l'Etat.C'est la concentration bancairequi a comprimé le capitalfinancier en une puissance biendistincte, d'une énergie toujoursplus grande et toujours plus tendue,une puissance qui régnaitsouverainement dans l'industrie,le commerce et le crédit, étaitprépondérante dans l'économieprivée comme dans l'économiepublique, douée d'un pouvoird'expansion souple et illimité,toujours en quête de profit et dezones d'activité, une puissanceimpersonnelle de grande envergure,audacieuse et sans scrupules,d'emblée internationale,et qui, dans sa structure même,était taillée à la dimension dumonde, futur théâtre de sesexploits. »Rosa Luxemburg8COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14


<strong>Le</strong> mouvement ouvriervers l’Union sacréeEn France, la CGTDepuis 1904 s’affrontent dansla Confédération générale du travailune tendance réformiste etune tendance révolutionnaire,qui va contrôler la directionjusqu’à la guerre.« <strong>Le</strong>s réformistes veulentbesogner de concert avec les élémentsbourgeois et gouvernementaux.<strong>Le</strong>s révolutionnaires veulentbesogner contre bourgeois etdirigeants. Ceux-là comptent sur leconcours de nos adversaires. Ceuxcine comptent que sur eux-mêmes.(...) Pour les uns la tactique de laCGT devait rester dans les limitesd’une action légalitaire prudente, peuexigeante. Pour les autres elle consistaitdans l’utilisation <strong>des</strong> forcesrévolutionnaires mises en valeur parles ouvriers eux-mêmes... »Griffuelhes, secrétaire de laCGT de 1901 à 1909En 1906, les principes du syndicalismerévolutionnaire sontprécisés dans la Charted’Amiens :- La revendication quotidiennen’est qu’une face du syndicalisme.L’autre, c’est qu’il préparel’émancipation intégrale dela classe ouvrière.- Une tactique : l’actiondirecte (c’est-à-dire non parlementaire)vers la grèvegénérale.- <strong>Le</strong> syndicat sera la base de laréorganisation sociale.- Il est étranger à tous les partiset à toutes les sectes (PS etanarchistes sont visés).- <strong>Le</strong> syndicalisme révolutionnaireest donc un système completqui se suffit à lui-même.Toutjuste peut-il accepter <strong>des</strong> concoursextérieurs, mais en gardantla direction.De 1904 à 1914, les menacesde guerre se succèdent et sontune inquiétude permanente pourles militants de la CGT, quirenouvellent régulièrement leurattachement à leurs proclamationsantimilitaristes et antipatriotiques,tandis que la répressiongouvernementale s’exerceaussi bien contre les grèves, trèsnombreuses et très fortes parfois,que contre les militants, syndicauxet autres. En 1912, la CGTpropose une démonstrationsimultanée contre la guerre àBerlin, Londres, Vienne et Paris.Mais les directions syndicalesalleman<strong>des</strong> et autrichiennesn’acceptent qu’à condition quecelle-ci soit organisée conjointementpar les syndicats et les partissocialistes. La CGT refuse etrenonce à son projet.Il existe en effet une différencede fond entre les syndicatsallemand et autrichien et laCGT française. Là, on est partisand’un partage du travail entre lesyndicat et le parti, qui doiventdonc être intimement liés. Ici,comme nous l’avons vu, c’est laCharte d’Amiens qui est laréférence, et l’on considère engénéral que les partis, fussent-ilssocialistes, doivent être mis à l’écart.<strong>Le</strong>s premiers sont devenusd’énormes machines bureaucratiquesd’assistance mutuelle,alors qu’à la CGT les caisses degrève et les différentes formesd’assistanat sont beaucoupmoins fréquentes.En 1913, le gouvernementfrançais décide de prolonger leservice militaire de deux à troisans. Beaucoup de jeunes appelésrefusent de rester un an de pluset <strong>des</strong> révoltes éclatent ici et là.Une campagne « contre les troisan » est menée conjointement(fait exceptionnel !) par le PS et laCGT, tandis que <strong>des</strong> opérationsde police se multiplient auxsièges de l’organisation syndicale.En juillet, la CGT réunit uneconférence contre l’allongementde la conscription et la répression; elle soutient les manifestationsde soldats, mais nie en êtreà l’origine comme l’en accuse legouvernement, qui veut à toutprix prouver l’existence d’uncomplot. En revanche, ellerepousse une proposition degrève générale pour le24 septembre, date légale delibération d’une classe qui devra,en fonction <strong>des</strong> nouvelles dispositions,rester un an de plusencasernée. C’est que lesdirigeants syndicalistes révolutionnairessentent la CGT affaiblie(il y a une baisse sensible <strong>des</strong>effectifs), et isolée internationalement(1). Ce refus donne àde nombreux anarchistes, danset hors de la CGT, ceux du Libertairecomme ceux <strong>des</strong> Temps nouveaux,un motif pour attaquer laCGT :« Il faut le reconnaître et le dire :la CGT a fait œuvre de réaction. Enpleine situation révolutionnaire, elleAvant !« Nos syndiqués sont partis à la guerre, ils n'ont pas faitl'insurrection. Je les ai vus partir, nous avons pris la mêmerame de wagons à bestiaux. (...) Mon train ressemblait auxautres, il était identique à ceux qui nous précédaient et à ceuxqui nous suivaient. Il était bondé du même monde d'ouvriers,de paysans, de commerçants, d'employés. <strong>Le</strong>s chants, les cris, levacarme étaient semblables dans toutes les gares. (...) Je nereproche rien, je constate. Parmi ce monde, je souffris. Monsilence était le signe de la désapprobation, autant que lahonte qui m'étouffait. »(in Georges Dumoulin, <strong>Le</strong>s Syndicalistes français et la Guerre).(1) En 1903, la CGTavait demandé, en vain,que l’antimilitarisme etla grève générale soientinscrits à l’ordre du jour<strong>des</strong> réunions du bureaude liaison internationalfondé par Karl <strong>Le</strong>gien,dirigeant du syndicatallemand.LA GUERRE DE 14-18 9


« J'avais reçu un coup de massue. J'avais besoin d'aller rumineret cuver mon désespoir.Tout s'était effondré sous mes pas. Biencompromises mes raisons de vivre. Stupéfaction devant l'explosionde chauvinisme au sein de la classe ouvrière. Plus encoredevant le déraillement de tant de militants syndicalistes etanarchistes, de presque tous les socialistes. <strong>Le</strong> socialismevenait-il d'être tué ? La guerre avait-elle balayé l'esprit declasse, notre espérance en l'émancipation <strong>des</strong> travailleurs detous les pays ? [...] Difficile de ne pas croire que nos idéesd'hier n'étaient plus que de lamentables ruines. Il fallait secramponner, tenir le coup, si pénible que ce fût.»(Pierre Monatte, 1960)(2) Voir encart p. 13 etl’article de J.-P. Hirouparu en octobre 1994dans CA : « Jaurès apôtreet martyr ! Mais dequoi ? » . Egalement dumême auteur : Partisocialiste ou CGT (1905-1914) ? De la concurrencerévolutionnaire à l’Unionsacrée, Acratie, 1995.(3) Alfred Griot ditRosmer (1877-1964),anarchiste puis syndicalisterévolutionnaire.Adhère au PCF au congrèsde Tours, en devientun dirigeant, en estexclu en 1924. Collaborateurà La Révolution prolétarienne,puis dirigeantde la Ligue communisteinternationaliste (trotskyste)avant la SecondeGuerre mondiale. Auteurdu Mouvement ouvrierpendant la première guerremondiale et de Moscousous Lénine, il collabore àla RP jusqu’à sa mort.Après !a lâché pied, elle a menti à sa tradition,dévié le mouvement syndicalistede sa vraie route, et porté le plusterrible coup à cette force collective :l’organisation <strong>des</strong> travailleurs enparti de classe. Bergers plus incapablesque mauvais, vous n’avez pascompris la situation révolutionnairequ’avaient créée les mesures <strong>des</strong>potiquesde nos gouvernants. »Pierre Martin dans <strong>Le</strong> Libertaire<strong>Le</strong> Parti socialisteFondé en 1905 à partir de laréunification de plusieursfamilles socialistes, il se veut unparti révolutionnaire œuvrantsur le terrain parlementaire. Sesdirigeants héritent d’une plus oumoins longue et franche collaborationdans <strong>des</strong> ministères bourgeois.Lorsque, le 28 juin 1914, l’héritierdu trône autrichien est assassinéà Sarajevo, la majorité duparti (Vaillant, Jaurès, Sembat,Thomas...) parle encore de lagrève générale comme d’uneréponse à la guerre qui menace.Seuls Jules Guesde, qui considèrequ’elle est peu appropriée dansl’état actuel de la lutte <strong>des</strong>classes, et Gustave Hervé, l’insurrectionnalisted’hier– « déçu »par les masses aujourd’hui– sont contre. Mais le parti,comme Jaurès (2), a toujours étéclair : son pacifisme s’arrêtera lejour où une armée étrangèrefranchira « nos frontières ».<strong>Le</strong> 25 juillet, la nouvelletombe : la Serbie repousse l’ultimatumautrichien. Ce jour-là,Jaurès en appelle encore auxprolétaires d’Europe pour tenter<strong>des</strong> « efforts de solidarité », maisen même temps il désigne l’ennemien se demandant « si laréaction cléricale et militaristeautrichienne ne veut pas laguerre ». Dès le 25, Jaurès reçoitdu gouvernement <strong>des</strong> assurancesque celui-ci agit pour la paix. Jaurèsy croit, le dit et l’écrit, ce quine fait qu’accroître la passivité<strong>des</strong> ouvriers socialistes. Il ne fautpas gêner le gouvernement dansses tentatives de paix : ni le PS niL’Humanité n’appuient la manifestationdu 27 au soir appeléepar l’Union <strong>des</strong> syndicats de laSeine et La Bataille syndicaliste(l’organe de la CGT) qui sedéroule de 9 heures à minuit etconnaît de nombreux heurts avecla police.En France comme en Allemagne,l’opinion, ballottée entrela certitude d’une guerre imminenteet les espoirs de paix donttous les dirigeants <strong>des</strong> futurespuissances belligérantes se fontle champion, perd tous sesrepères et ses certitu<strong>des</strong>. <strong>Le</strong>s gouvernementssavent que pourmener une guerre il faut l’appui<strong>des</strong> ouvriers ; et chacun d’euxcherche à se faire passer, auxyeux de sa propre classeouvrière, comme « l’innocentattaqué par le méchantagresseur » , innocent qui veut lapaix à tout prix... mais est prêt, lamort dans l’âme, à répondre àune agression. En fait, le gouvernementfrançais juge laguerre non seulement inévitable,mais encore souhaitable, persuadéqu’il est de sa supérioritémilitaire (il prend soin, encoulisse, de renouveler sa fidélitéà l’allié russe, dont on saitd’ores et déjà qu’il va rentrer enguerre au côté de la Serbie).<strong>Le</strong> 29, Jaurès défend encoredevant le bureau socialiste internationalà Bruxelles l’idée d’uneriposte ouvrière si la guerredevait avoir lieu, mais en mêmetemps il atteste de la volonté depaix du gouvernement français !(« Nous ne voulons pas luiimposer une politique de paix, illa pratique. », assure-t-il !)<strong>Le</strong> 31, on apprend que l’Allemagnevient de proclamer l’étatde guerre. D’après A. Rosmer (3),Jaurès comprend à ce momentqu’il a été abusé et veut écrire unarticle de dénonciation. Maisauparavant, il a une entrevueavec un sous-secrétaire d’Etat,Abel Ferry, qui lui demande ceque comptent faire les socialistesface à la situation. Il répond :« Continuer notre campagne contrela guerre. » Ferry réplique :« C’est ce que vous n’oserez pascar vous seriez tué au prochaincoin de rue. »Deux heures plus tard, alorsqu’il se rend au siège de L’Humanitépour rédiger son article.Jaurès est assassiné par RaoulVillain. <strong>Le</strong> lendemain, l’ordre demobilisation pour le 2 août estaffiché.La CGT vire de bordEn un mois, La Bataille syndicaliste(BS) incorpore le syndicalismerévolutionnaire dans l’Etatfrançais et se rallie à une politiquede paix sociale. Elle devientquasiment un journal gouvernemental,d’une docilité exemplaire,qui publie <strong>des</strong> faux,accepte la censure, cache <strong>des</strong>infos. Tout se passe en août 1914comme si aucune résolutionn’avait été prise auparavant.<strong>Le</strong> 29 juillet, la BS affirmeencore que la CGT reste irréductiblementopposée à laguerre. Elle appelle à un grandmeeting salle Wagram avecJouhaux, Dumoulin, Yvetot etMerrheim... Un texte d’un certainMichel Della Torre orne lapremière page :« L’heure de la crapulerie et ducrime ?... Elle ne sonnera pas ! Quoiqu’en disent les crétins et leshurleurs du nationalisme efflanqué.La comédie jouée par les dirigeantsde l’Internationale capitaliste sembleà présent tourner en tragédie d’unesauvagerie insensée, d’une barbarieinouïe, une tragédie dont le dernieracte les surprendra, car il mettra faceà face, pour le combat final, non plusles nations, mais la classe ouvrièreet la classe capitaliste, le Peuple etles parasites, ceux qui vivent de leurtravail et ceux qui vivent du travail<strong>des</strong> autres... Aux crix de A bas laguerre ! Vive la révolution ouvrière !nous empêcherons de sonner l’heurede la crapule, de la folie et du crime. »Dans la journée, le meetingest interdit, le quartier est bouclé,<strong>des</strong> centaines d’ouvriers qui s’y10COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14


endaient sont arrêtés,matraqués.<strong>Le</strong> lendemain, la CGTproteste... sans plus. C’est unvéritable effondrement <strong>des</strong> syndicalistesrévolutionnaires, malgré<strong>des</strong> manifestations qui sedéroulent encore un peu partouten France.Dix jours après, le même DellaTorre est devenu le crétin qu’ildénonçait le 29 juillet ; il écritdans la même BS :« Bandits couronnés et soudardsteutons ont ouvert les écluses dusang, et bientôt les corbeaux et lesvautours trouveront une abondantenourriture sur les champs de batailledevenus <strong>des</strong> charniers fumants...Lutte épique et géante où nous verronsle Droit sacré triompher de laforce abjecte et la civilisationeuropéenne délivrée du militarismeoppresseur. »Des exemples de ce genre, il yen a <strong>des</strong> centaines...Pour favoriser ces revirements,le gouvernement possèdeune arme de choix : le carnet B,une liste de 3 000 à 4 000 socialistes,anarchistes, syndicalistesrévolutionnaires à arrêter en casde guerre. Si certains ministres,fin juillet, réclament son utilisationimmédiate, l’un d’eux,Malvy, ministre de l’Intérieur,estime que ce n’est pas nécessaireet réussit à en convaincre legouvernement. Il a une autrestratégie pour « tenir » les syndicalistes: sachant qu’à la veille dela guerre le comité confédéral dela CGT, qui délibère sous la menacede l’application du carnet B,craint pour lui-même commepour beaucoup de ses militants, illui est facile de faire accepter parJouhaux (4) et quelques autresqui possèdent encore une fibrepatriotique <strong>des</strong> tractations pourrecevoir l’assurance que rien nesera tenté côté antimilitarisme etrévolutionnaire.« <strong>Le</strong> vendredi soir on assassineJaurès... <strong>Le</strong> matin même on savaitque les mesures du carnet B neseraient pas appliquées ; on savaitqu’Almereyda (5) était allé voirMalvy et on se doutait bien qu’il nefut pas le seul à arpenter les couloirsdu ministère de l’Intérieur. Bref, dèsle samedi matin, les chefs confédérauxqui fuyaient leur domicilela nuit, en conspirateurs, purentrespirer librement et coucher chezeux ; le ciel avait une dernière éclaircieavant le sanglant orage, et l’accordétait fait entre le parti de laguerre et celui de la paix. »Georges Dumoulin, <strong>Le</strong>s Syndicalisteset la Paix, p. 11Pourtant, malgré ces accordsau sommet, le carnet B seraquand même appliqué dans certainesrégions, en particulierdans le nord de la France oùB. Broutchoux sera arrêté en 1914avant d’être réformé en 1916.A l’enterrement de Jaurès, le4 août, Jouhaux déclare : « Cetteguerre nous ne l’avons pas voulue(...), nous serons les soldats de la libertépour conquérir aux opprimés unrégime de liberté (...) cet idéal nousdonne la possibilité de vaincre. »Jouhaux décide maintenantde tout, tout seul : il négocie sondépart dans le train présidentielpour Bordeaux, où le gouvernementfuit. Il côtoie Lépine, ancienpréfet de police bien connu <strong>des</strong>manifestants, et Charles Maurras,dans un Comité de secoursnational. Il sera nommé commissaireà la Nation : l’Unionsacrée est scellée.Comment a-t-il expliqué cerevirement ? Il s’appuie sur unerencontre qu’il a eue à Bruxellesle 27 juillet 1914 avec <strong>Le</strong>gien, lesecrétaire du syndicat allemand.A la question posée sur l’attitude<strong>des</strong> Allemands et du syndicat encas de guerre, <strong>Le</strong>gien n’auraitrien répondu. C’est donc, prétendJouhaux, que « l’on ne peut plusavoir confiance dans les organisationsalleman<strong>des</strong> » alors que« la CGT était prête à faire unmouvement contre la guerre ».Dumoulin, qui assistait à l’entretien,témoignera un an après parécrit (envoyé sur le front, il n’a pule faire plus tôt) que <strong>Le</strong>gien avaiten fait répondu « que tout espoirde paix n’était pas perdu ».D’ailleurs, le lendemain de cetentretien, <strong>des</strong> centaines de meetings« Nous ne voulons pas laguerre » eurent lieu dans toutl’Empire. Comme en France, celan’alla pas plus loin que <strong>des</strong> meetings,mais en gros les syndicatsallemands ne firent ni plus nimoins que leurs homologuesfrançais. La presse gouvernementalefera constamment étatde ce faux compte rendu deJouhaux pour montrer à quelpoint ce dernier était un vraipatriote, qui avait compris combienles Allemands – y comprisleurs syndicats – voulaient laguerre.<strong>Le</strong>s anarchistesAu tournant du siècle,rompant avec la « propagandepar le fait », la plupart <strong>des</strong> anarchistess’investissent dans lessyndicats qui, comme le dit Pelloutier,devaient être « une écolepratique d’anarchisme ». Pour luicomme pour Yvetot, Pouget puisMonatte (6), il s’agissait d’arracherle mouvement syndical aucorporatisme et de rattacher lessyndicats à la société communistelibertaire. Cette stratégiesera un succès et permettra àMonatte de déclarer en 1907 : « <strong>Le</strong>syndicalisme (...) ouvre à l’anarchismetrop longtemps replié sur luimême<strong>des</strong> perspectives et <strong>des</strong>espérances nouvelles (...) Il a rappelél’anarchisme au sentiment de sesorigines ouvrières ; d’autre part lesanarchistes n’ont pas peu contribuéà entraîner le mouvement ouvrierdans la voie révolutionnaire et à populariserl’idée de l’action directe. »Si la plupart de anarchistessont entrés dans les syndicats etleur impriment une marqueincontestable, tous ne pensentpas qu’ils doivent s’y fondre etque le syndicat se suffit à luimême.Il y aura bien <strong>des</strong> tentativesd’organisation spécifique endehors du syndicat, mais ellesn’aboutissent pas, coincéesqu’elles sont entre les irréductiblesanti-organisationnels,qui demeurent malgré tout trèsprésents, et ceux qui se sont« fondus » dans le syndicalisme.Tous néanmoins professent <strong>des</strong>idées antimilitaristes et internationalistes.Même si, dès 1905, Kropotkineavait prévenu qu’en cas de con-(4) Secrétaire général dela CGT, fondateur de laCGT-FO après la SecondeGuerre mondiale.(5) Almeyreda, proched’Hervé et de La Guerresociale, « représenta »plutôt le courant libertairelors de cette entrevue.Il était le père ducinéaste Jean Vigo.(6) Pierre Monatte (1881-1960). Correcteur d’imprimerie.Collabore auLibertaire jusqu’en 1904,puis entre au comitéconfédéral de la CGT.S’oppose à Malatesta surla question syndicale aucongrès anarchisted’Amsterdam en 1907.Fondateur de La Vieouvrière, il adhère pourun an au PCF, mais enest exclu pour cause <strong>des</strong>ympathie avec Trotsky.En 1925, il fonde la revueLa Révolution prolétariennequi maintient une lignesyndicaliste révolutionnaire.Y participent <strong>des</strong>anarchistes, mais certainsde ses membres,par antistalinisme,seront tentés de devenirproaméricains après laSeconde Guerre mondiale(la RP s’interrompraen 1939 pour reprendreen 1947).LA GUERRE DE 14-18 11


(7) Charles Malato (1857-1938). Déporté en Nouvelle-Calédonie avec son pèrecommunard en 1870, ilretourne en France en 1885en anarchiste convaincu. Ilfuit la réaction en 1892 etpart pour Londres (voir <strong>Le</strong>sJoyeusetés de l’exil, Acratie,1985). Il a 57 ans en 1914.(8) Jean Grave (1854-1939). Cordonnier anarchiste.Il dirigea différentsjournaux dont La Révolte,puis <strong>Le</strong>s Temps nouveaux.Auteur de La Sociétémourante et l’Anarchie (1893),La Société future (1895), L’Anarchie,son but, ses moyens(1899), et Réformes, révolutions(1910). A son sujet et àcelui <strong>des</strong> Temps nouveaux,voir Carole Reynaud-Paligot : <strong>Le</strong>s Temps nouveaux,un hebdomadaire anarchisteau tournant du siècle, Acratie,1993. Adversaire <strong>des</strong> individualistes,il était cependanttrès réticent vis-à-visde toute forme d’organisation.Favorable à l’entrée <strong>des</strong>anarchistes dans les syndicatspour y faire de la propagande,mais opposé ausyndicalisme révolutionnairecomme but en soi.(9) Enrico Malatesta(1853-1932). Anarchiste italienactif dans la PremièreInternationale au côté deBakounine. Il vit un peupartout dans le monde, augré de la répression et <strong>des</strong>expulsions. Partisan de l’organisationet de la présence<strong>des</strong> révolutionnaires dansles syndicats, mais opposé àl’idée que le syndicat« puisse se suffire à luimême», il pense au contraireque ce dernier ne peutqu’être réformiste. Il attacheune grande importance auxmouvements insurrectionnels.A la fin de la guerre, ilretourne en Italie où il estétroitement surveillé. Ils’oppose autant à la « plateforme» <strong>des</strong> anarchistesrusses voulant remédier àleur défaite en copiant lemode d’organisation <strong>des</strong>bolcheviks qu’aux tenantsd’un anarchisme culturel etréformiste. Auteur de nombreuxtextes fondamentauxd’orientation anarchistecommuniste.(10) Anarchistes, <strong>Le</strong>petitet son camarade Vergeatdisparurent en 1920, aularge de Mourmansk, à leurretour d’un voyage enRussie. Certains soupçonnentqu’ils furent liquidéspar <strong>des</strong> bolcheviks.flit entre la France et l’Allemagneil choisirait la démocratie contrel’Empire, on pouvait espérer quebeaucoup ne se rangeraient dansle camp de l’Union sacrée . A ladéclaration de guerre, dansl’ensemble, les militants anarchistes,comme les autres mobiliséset tout autant désorientés,rejoignent leur corps d’armée.Ceux qui ne sont pas mobiliséss’occupent de la solidarité avecleurs camara<strong>des</strong> du front.Quelques-uns quittent la France.Dans un premier temps, il n’y apas de prises de position collectivespubliques.Charles Malato (7), lui, n’attendpas : dès le 4 août (jour del’enterrement de Jaurès), ildevient un chroniqueur régulieret belliciste de La Bataille syndicaliste: « Contre le militarisme germaniqueil faut sauver la traditiondémocratique et révolutionnaire dela France. » Il sera rejoint sur cespositions par Jean Grave (8) etune partie de l’équipe <strong>des</strong> Tempsnouveaux (Dr Pierrot, Guérin)... cequi aboutira, fin février 1916, autristement fameux « manifeste<strong>des</strong> 16 », qui entérine le ralliementà l’Union sacrée d’unepartie du mouvement anarchiste(voir p. 20)Pourtant, dès février 1915, unmanifeste international signé,entre autres par Malatesta (9) etEmma Goldman, intitulé « L’Internationaleanarchiste et laguerre » affirmait qu’« Il n’y a pasde distinction possible entre les guerresoffensives et les guerres défensives(...) Nous devons profiter detous les mouvements de révolte, detous les mécontentements, pourfomenter l’insurrection, pour organiserla révolution, de laquelle nousattendons la fin de toutes les iniquitéssociales. » (voir p. 20)En réponse au Manifeste <strong>des</strong>seize le groupe anarchiste internationalde Londres répliqueradès avril 1916, dénonçant lesanarchistes de gouvernement(voir p. 21).En novembre 1915 se formeun Comité d’action internationalcontre la guerre (CAI) d’inspirationanarchiste (avec <strong>Le</strong>petit {10}et Hasfeld). Trois mois plus tard,ce CAI fusionne avec la minoritésocialiste zimmerwaldienne etdonne naissance au CRRI(Comité pour la reprise <strong>des</strong> relationsinternationales), auquelvont adhérer ceux du groupe <strong>des</strong>Temps nouveaux qui n’ont passuivi Grave dans le « défensisme» (Benoît et Girard).Broutchoux, de son côté, dèssa libération, se retrouve, commeBourderon et Péricat, au Comitéde défense syndicaliste (CDS)créé pour tenter de « muscler »davantage une opposition qu’ilsjugent, à l’image de Merrheim,trop frileuse.En décembre 1916, SébastienFaure publie un « appel auxsocialistes, révolutionnaires etanarchistes : Vers la paix », danslequel il estime qu’il faut, commeLiebknecht, refuser les créditsmilitaires, et regrouper, au sein<strong>des</strong> pays en guerre, tous les partisansd’une paix qui n’humilieraitpersonne (on retrouve là<strong>des</strong> accents zimmerwaldiens). Ilfonde en avril un journal, CQFD,une sorte de suite au Libertaire etouvert à <strong>des</strong> syndicalistes révolutionnairescomme Dumoulin etles époux Mayoux, qui devient lelieu d’expression <strong>des</strong> « non-ralliés», alors que celui <strong>des</strong> ralliésreste La Bataille syndicaliste. CQFDatteindra un tirage de 20 000exemplaires, avec 3 000 abonnementsau début de 1917, avantde devoir se taire ! Des groupeslocaux se constituent mêmeautour du journal.Au mois d’août de la mêmeannée, c’est de la maison centralede Caen où ils sont emprisonnésdepuis 1912 pour sabotagede la mobilisation que Louis<strong>Le</strong>coin et Ruff rédigent uneadresse aux anarchistes, auxsyndicalistes : « Réclamons lapaix, imposons la paix ».L’embellie pacifiste subit del’été 1917 à l’été 1918 de nombreuxrevers dus à la paixséparée de la Russie à Brest-Litovsk, qui isole les révolutionnaires,et à la répression symboliséepar l’arrivée au pouvoir deClemenceau. <strong>Le</strong>petit, Ruff,<strong>Le</strong> Meillour, Barbé, Content sontcondamnés à <strong>des</strong> peines de quatremois à deux ans pour avoirfait paraître un numéro clan<strong>des</strong>tindu Libertaire. Cochon prendtrois ans pour désertion ; <strong>Le</strong>coin,à peine libéré, en reprend poursix ans du fait de désertion et depropos subversifs à l’audience(voir p. 23), et Sébastien Fauredeux ans, etc. <strong>Le</strong> mouvementanarchiste révolutionnaire estpresque décapité.<strong>Le</strong>s causes du reniementCes retournements de vestecommuns à toutes les tendancesdu mouvement ouvrier, pourhonteux qu’ils aient été, nesauraient en eux-mêmes expliquerla victoire du militarismesur le pacifisme, et encore moinscelle de la guerre sur la révolution.C’est vrai qu’il y eut <strong>des</strong>trahisons pour <strong>des</strong> motifsdivers : la peur ; la méfiance viscérale<strong>des</strong> syndicalistes envers lasocial-démocratie allemande quise transforme parfois en haine del’« Allemand » ; l’idée qu’il fautcombattre pour la démocratie, enattendant la révolution, contre labarbarie (prussienne, s’entend) ;l’essence même du syndicalisme,qui sécrète <strong>des</strong> couches debureaucrates dont l’existencepasse par la reconnaissance del’Etat ; les manœuvres du gouvernementqui joue sur tous cesfacteurs... Il faut aussi tenircompte de l’intégration parlementaireet gouvernementaleen ce qui concerne les socialistes; de l’absence de réflexionpolitique dans une CGT qui campaitsur la Charte d’Amiens ; dela succession de Griffuelhesassurée par le conciliateurJouhaux.Mais le fond du problème,c’est que, faillite ou trahison <strong>des</strong>dirigeants, les masses ouvrièresne se sont pas soulevées contrela guerre comme vingt-deux ansplus tard, en Espagne, elles le ferontcontre le fascisme et pour larévolution, sans demander l’avisà leurs « chefs ». De « bons »dirigeants en France et en Allemagnen’auraient probablementpas changé grand-chose à lamarée nationaliste qui s’estabattue sur les deux peuples.12COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14


« Nous étions complètementdésemparés, affolés ; pourquoi ?parce que à ce moment la classeouvrière de Paris soulevée par unecrise formidable de nationalismen’aurait pas laissé aux agents de laforce publique le soin de nous fusiller.Elle nous aurait fusillés elle-même. »(Merrheim, secrétaire de laFédération <strong>des</strong> métaux de la CGT,adversaire de l’Union sacrée, citépar Ed. Dolléans, Histoire du mouvementouvrier).On ne saurait être plus clair !Et Monatte en rajoute unecouche :« Je ne ferai pas au bureau confédéralle reproche de n’avoir pasdéclenché la grève générale devant lamobilisation ; non ! Nous avons étéimpuissants, les uns et les autres ; lavague est passée, nous a emportés. »(Pierre Monatte, cité par Dolléans,ibid.)Ce qui paraît certain, c’estqu’il y a eu à l’époque une surestimation<strong>des</strong> forces révolutionnaires.A ses plus belles heures,la CGT ne comptait que 400 000adhérents ; en son sein, les révolutionnairesne l’emportaientnettement sur les réformistesque grâce à une méthode de votepar syndicat, et non par tête ou àla proportionnelle du nombred’adhérents. Majoritaires dans ungrand nombre de petits syndicats,ils le devenaient au niveaude la confédération. Cela étaitjustifié par une critique de ladémocratie formelle, bourgeoise,parlementaire, et une conception,très souvent défendue parPouget, du rôle <strong>des</strong> minoritésrévolutionnaires qui ne devaientpas être muselées par la masseplus ou moins apathique. Unélitisme certain qui, outre le faitde masquer le rapport de forcesréel, a permis à une certainemystique sorélienne (11), elleaussi élitiste, de s’introduire dansla CGT en exaltant la violenceverbale, les belles envoléeslyriques ; une sorte d’ « ultragauchisme» esthétique et brillant,mais capable de se mettreau service de n’importe quellecause (12)…Ces faiblesses réelles etmasquées aux yeux de beaucoup,occultées le plus souvent par les<strong>des</strong>cendants du syndicalismerévolutionnaire français, <strong>des</strong>gens comme Monatte, Delaisi,Merrheim, Dumoulin en sontconscients dès 1910. Et c’est pourtenter d’y remédier que seracréée La Vie ouvrière : il s’agit dedonner un peu plus de contenuet de réflexion à la pratique syndicale.Ce n’est pas un hasard siceux qui animaient cette revue,avec Rosmer, se retrouvèrentdans la démarche anti-guerre quiaboutit à Zimmerwald.Signalons enfin que, du côtéanarchiste, les « ralliés » sontgénéralement plus âgés que les« résistants à la guerre ». Ils sontde la génération de la Communeet de la Première Internationale,« ce qui explique une oppositionde principe à l’Allemagne réputéedictatoriale et marxiste »(Maitron). Ils considèrent souventque la République est un régimesupérieur à celui du Kaiser enAllemagne, comme beaucoupdans le mouvement ouvrier de laseconde moitié du XIX e siècle.Dumoulin (dans Carnets deroute, 40 ans de vie militante)résume ainsi la situation avantguerre: « Au début de la guerre,comme dans les quelques jours quien précédèrent la déclaration, l’impuissancepacifiste s’est affirméedans tous les pays à un degré égal.L’antimilitarisme n’avait nulle parttué l’orgueil ni le préjugé <strong>des</strong> races.Notre antimilitarisme, plus tapageurque le pacifisme <strong>des</strong> travailleurs allemands,n’était pas parvenu àstériliser le poison répandu à profusionpar la presse du mensongeparmi les masses <strong>des</strong> ignorantséchappant à toute propagande saine.Notre défaut a été de surestimer lavaleur de notre antimilitarisme, etnos militants auraient bien agi enacceptant la responsabilité de notreimpuissance au lieu de la rejeter surle dos <strong>des</strong> chefs ouvriers allemands. »JPD(11) Antiparlementaire et opposéà l’Union sacrée, théoricien du syndicalismerévolutionnaire qui doit,selon lui, ordonner les revendicationsparticulières vers un objectif sublime,quasi transcendant et dont laviolence est un moyen nécessaire etmoral : la grève générale. Penseurprotéiforme, à la fois marxiste et, untemps, proche de l’action française,ses réflexions ont joué un rôle importantau XXe siècle.(12) ... dont les écrits de MichelDella Torre, cités plus haut, qu’ilsaient été pacifistes ou bellicistes,sont un bel exemple. Mais aussi lesgesticulations d’un Hervé (1871-1944) : cet universitaire qui anime LaGuerre sociale (porte-voix <strong>des</strong> « insurrectionnalistes») à partir de 1906soutient l’Union sacrée en 1914,quitte le PS en 1916 pour appuyerClemenceau, puis fonde en 1927 leParti socialiste national (fasciste).JaurèsEvitant de heurter de front la CGT qui avaitaffirmé son indépendance à l'égard <strong>des</strong> partis et<strong>des</strong> sectes (congrès CGT d'Amiens 1906), Jaurèscherche à l'influencer peu à peu.Il dénonce l'« aventure marocaine », mais celane veut pas dire qu'il rejette le colonialisme françaislorsqu'il est bien installé dans d'autres coloniescomme l'Algérie.Patriote, il récuse le fameux « <strong>Le</strong>s prolétairesn'ont pas de patrie » du Manifeste communiste deMarx et Engels.Il préconise la grève générale et l'insurrectionpour empêcher la guerre, et annonce en mêmetemps qu'il se transformera aussitôt en partisanacharné de la défense nationale (et donc de l'Unionsacrée) dès qu'une armée étrangère aura franchi lafrontière.Jaurès n'est ni partisan du défaitisme révolutionnairedans le cadre d'une guerre impérialisteni réellement pacifiste. Il souhaite, certes, la paixet même une campagne d'agitation en sa faveur caril sait très bien que la guerre sera catastrophiqueet craint que la France la perde. Mais son « pacifisme» s'arrête le jour du passage de la frontièrepar une armée étrangère.Derrière la légende dorée de martyr du pacifisme,il y a la réalité du théoricien et du propagandistesystématique de l'Union sacrée, c'est-àdiredu massacre accepté au nom de la défensenationale.<strong>Le</strong> 20 juillet 1914, en pleine crise internationale,Jaurès écrit dans L'Humanité que le PS « se prépareà imposer au gouvernement (…) le pleinrecours à ces procédures arbitraires qui sont sitimidement ébauchées ». Dès le 25 juillet, il note :« On peut se demander si la réaction cléricale etmilitariste autrichienne ne désire pas la guerre etne cherche pas à la rendre inévitable. Ce serait leplus monstrueux <strong>des</strong> crimes. »Jaurès a bien vite trouvé le responsable de laguerre qui vient : l'Autriche, et non tous les paysimpérialistes. Dès le 29, le PS entraîne la CGT deJouhaux et Griffuelhes dans la même appréciationde la situation.<strong>Le</strong> 30 juillet 1914, Jaurès ne se gêne pas pourdéclarer à Bruxelles : « Nous, socialistes français,notre devoir est simple. Nous n'avons pas à imposerà notre gouvernement une politique de paix. Illa pratique. »En juillet 1914, Jaurès s'est bien gardé, lui, demettre en pratique les résolutions votées auxcongrès du PS (SFIO) et à ceux de la Seconde Internationale.Il n'a appelé ni à l'insurrection, ni à lagrève générale, ni même à manifester, se contentantde meetings, d'articles et surtout de délégationsauprès du gouvernement français. Celui-cin'a pas eu d'avocat plus inlassable. Jaurès s'estfait le plus efficace partisan de l'Union sacrée réaliséedès le 29 juillet 1914 par le PS et la CGT.Dès le lendemain de son assassinat (le31 juillet), L'Humanité du 1 er août lance le mythedu « martyr sublime de la Paix ».Jaurès a su cultiver brillamment l'ambiguïté<strong>des</strong> formules. Cela explique que le culte de samémoire ait été si soigneusement entretenu jusqu'àaujourd'hui. Même si depuis 1914 les soidisant« socialistes » ont pris de moins en moins deprécautions oratoires pour justifier les guerresimpérialistes, la continuité et, au besoin, l'aggravationde l'exploitation capitaliste.Jean-Pierre HirouLA GUERRE DE 14-18 13


L’opposition à la guerres’organise en EuropeVERS LA CONFERENCEDE ZIMMERWALD(5-8 SEPTEMBRE 1915)(1) Alphonse Merrheim(1871-1925). Il est vraisemblableque Jouhaux,qui avait une certaineaffection pour lui malgréleurs divergences devues, fit pression sur legouvernement – qui luidevait bien ça – pourqu’on le laisse en liberté.Une attitude « pas sibête » puisque Merrheim,très opposé à lamainmise progressivede Lénine sur le courantzimmerwaldien, etadversaire du bolchevisme,rejoignit, après laguerre, son ex-adversaireau sein de la CGTen refusant la scissionsyndicale.Ce furent d’abord les socialistes<strong>des</strong> pays neutres qui tentèrentde rapiécer l’Internationaledéchirée par lechauvinisme. <strong>Le</strong> 24 septembre1914 a lieu une conférence italosuisse(l’Italie n’est pas encoreen guerre) qui dénonce les bourgeoisiesfrançaise et allemande.Puis ce sont les partis socialistesscandinaves et hollandais quiveulent organiser une réunion<strong>des</strong> « partis <strong>des</strong> pays neutres »pour les 17 et 18 janvier 1915 àCopenhague. Invitation est faiteà la CGT française (censée être« neutre », si on s’en réfère auxdéclarations de congrès). MaisJouhaux et une majorité de ladirection de la CGT décident nonseulement de n’y envoyer personne,mais encore de ne mêmepas adresser de message d’encouragements! Ils voient danscette tentative une manœuvrede l’impérialisme allemand pourécarter les socialistes du « boncamp », et de toute façon, disentils,l’heure n’est pas à la paix,« les sociaux-démocrates allemandsont trahi ». <strong>Le</strong>noir et Merrheim(Fédération <strong>des</strong> métaux)envoient une lettre de protestationau comité confédéral.Monatte décide de démissionnerpubliquement de ce mêmecomité, dans lequel il était le seulappui réel de l’opposition internationaliste.La conférence deCopenhague dénoncera « le capitalismesous sa forme impérialistequi a provoqué la guerre ».L’Humanité tronque la déclarationfinale, tandis que la BS estimeque les socialistes scandinavessont <strong>des</strong> hypocrites qui ne veulentpas dire que le seul coupableest l’impérialisme prussien.Mais les socialistes d’Unionsacrée comme les gouvernements« bourgeois » voient ledanger que constituerait leregroupement d’une partie <strong>des</strong>socialistes européens œuvrantcontre la guerre. De concert, ilsmettent sur pied, le 15 février1915 à Londres, une conférence<strong>des</strong> partis socialistes <strong>des</strong> paysalliés. L’intitulé constitue en soiune négation de l’internationalisme.<strong>Le</strong> maître d’œuvre de cetteconférence, avec en sous-mainles gouvernements anglais etfrançais, est un ministre belge,Vandervelde, également présidentde l’Internationale. L’objectifest de confirmer l’engagement<strong>des</strong> socialistes dansl’Union sacrée en même tempsque d’isoler l’IndependantLabour Party (ILP) de Keir Hardie,le seul parti du « camp allié » quirefuse d’accepter le « caractèresacré <strong>des</strong> traités » et dont l’influencedans la classe ouvrièrede son pays s’accroît. <strong>Le</strong>squelques opposants présents àcette conférence se font traiterde « boches » !Côté français, le noyau del’opposition va être La Vieouvrière, cette revue ni officielleni officieuse fondée par PierreMonatte et qui compte 2 000abonnés. Monatte et Rosmer (quine sont pas mobilisables pourl’instant) sillonnent Paris à larecherche de soutiens (nombrede leurs camara<strong>des</strong> sont déjà aufront). Ils rencontrent d’abordM. Martinet et, en liaison avecMerrheim qui les tient au courantde ce qui se passe au bureauconfédéral, ils vont devenir lacheville ouvrière de l’oppositiondans une période particulièrementdifficile : les réunions sontsemi-clan<strong>des</strong>tines, nombre d’anciensappuis, comme JamesGuillaume, sont passés dans lecamp de l’Union sacrée ; beaucoup,en particulier dans lesmilieux libertaires, n’ayant passuivi le « manifeste <strong>des</strong> 16 », sontdémoralisés et estiment que« l’on ne peut rien faire », qu’« ilfaut attendre <strong>des</strong> joursmeilleurs »; d’autres, dans laCGT, même critiques vis-à-vis dela direction, répugnent à la désavoueret à en rompre l’unité.Ceux de La Vie ouvrière découvrentdans un second temps quela province a, dans l’ensemble,« moins perdu la tête » queParis : il y a <strong>des</strong> noyaux de résistanceau chauvinisme dominantdans le Rhône, l’Ain, la Haute-Vienne... Ils sont en contact avecle seul opposant réel et d’importanceau PS, Amédée Dunois. <strong>Le</strong>snouvelles commencent à arriverégalement de l’étranger par lebiais <strong>des</strong> différents milieuxd’exilés en France : on apprendque, contrairement à ce que ditla propagande officielle, lessocialistes russes sont majoritairementcontre la guerre. Desliens se tissent avec un grouped’exilés russes, dont le représentantofficiel du Parti socialisterusse (menchevik) Martov,Trotsky et le Polonais Lipinski,qui publient Naché Slovo auquelcollaborent Angelica Balabanova,Radek, Manouilsky, AlexandraKollontaï, et aussi Lénine quipousse à considérer dès maintenantla Seconde Internationalecomme morte alors que d’autres,comme Martov, hésitent à lefaire ou s’y refusent.14COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14


Romain Rolland écrit Au-<strong>des</strong>susde la mêlée, qui fait grandbruit. D’Amérique, on lit l’Internationalsocialist review du HollandaisPannekoek, égalementopposé à la guerre. D’Allemagne,on apprend que la résistances’organise : le député allemandLiebknecht qui, par discipline departi, avait, en août, voté les créditsde guerre s’y refuse endécembre, comme Otto Rühle. Ilslancent avec <strong>Le</strong>debour, Mehring,Klara Zetkin et Rosa Luxemburgun manifeste contre la guerre,réaffirmant leur attachementaux résolutions <strong>des</strong> congrèsinternationaux. En France, cetappel est relayé par la Fédération<strong>des</strong> métaux de Merrheim.Mais la répression se fait deplus en plus forte. En Francecomme en Allemagne, on envoiesur le front les opposants. C’estle cas de Monatte. Liebknecht estmobilisé, il refuse d’y aller et seraemprisonné.<strong>Le</strong> 1 er mai 1915, l’Union <strong>des</strong>métaux publie un numéro avecun vrai contenu syndicalisterévolutionnaire, ce qui a commeconséquences l’arrestation deLouise Saumoneau et de gravesmenaces sur Merrheim (1).En mars 1915 ont lieu deuxconférences internationales :celle <strong>des</strong> femmes socialistes àBerne, à l’initiative de Klara Zetkin,et celle <strong>des</strong> Jeunesses socialistes.Toutes deux se positionnentdans l’opposition (voirl’encart).Au milieu de 1915, il est évidentpour tous que la guerre,prévue pour être courte, vadurer. <strong>Le</strong> gouvernement, lesindustriels, la CGT elle-mêmeont une préoccupation : « Sauverles élites » qui, presque toutes,sont revenues après avoir quittéParis au début de la guerre. <strong>Le</strong>ssursis, généreusement et sélectivementaccordés, sont alorsl’instrument de ce sauvetage etun moyen de pression énormesur les cadres syndicaux.L’entrée en guerre de l’Italieaux côtés <strong>des</strong> alliés devient unenjeu de taille : Cachin (2) et Jouhauxvont jouer les émissairesauprès <strong>des</strong> socialistes italienspour obtenir ce résultat. En vain.Ils devront s’appuyer sur Mussoliniqui, de pacifiste, est devenuguerrier, a rompu avec le Partisocialiste et fondé Il Popolo d’Italia,lequel ouvre ses colonnes ànos deux émissaires pour pousserl’Italie à se joindre aux alliés.En août 1915, le comité confédéralde la CGT est contraintd’organiser une conférence <strong>des</strong>bourses, unions et fédérations ;la résolution de Jouhaux l’emportepar 79 voix, mais il ne peutempêcher le rassemblementd’une forte minorité autour <strong>des</strong>Métaux (27 voix), qui réaffirme lalutte <strong>des</strong> classes, dénoncel’Union sacrée et propose que laCGT participe à toute action prolétariennepour la paix. De soncôté, la Fédération de l’enseignement(dont le journal estL’Ecole émancipée) prend <strong>des</strong> positionsproches de celle de Merrheim.Minorités qui commencent às’organiser en France et en Allemagne,persistance en Grande-Bretagne de l’ILP, affirmation depositions antiguerre dans lesPartis socialistes italien et russe,contacts et rencontres qui sedéveloppent : les conditionsd’une conférence européenne<strong>des</strong> oppositionnels semblentréunies.Déjà, en janvier, RobertGrimm, un dirigeant du Partisocialiste suisse, tente à Paris decontacter différents groupes del’opposition. Après lui, Morgari,du Parti socialiste italien fait unetournée en Europe, se voit refuserpar l’Internationale socialistela convocation d’une réunion, enrend compte à son parti qui« constate que, pour une reprise<strong>des</strong> relations internationalesentre socialistes, il n’y a rien àattendre ni de la direction de laSeconde Internationale ni decelle <strong>des</strong> PS <strong>des</strong> pays belligérants». En revanche, constatantl’existence un peu partout d’oppositions,la direction du PS italiendécide de prendre l’initiatived’une conférence internationaleen Suisse que Grimm se chargerad’organiser ; ce sera Zimmerwald,du 5 au 8 septembre1915.Il y a maintenant quatrevingtsans, treize mois après ledébut de la grande boucherie de14-18, une poignée d’internationalistes« qui tenaient, en s’entassant,dans quatre voitures »(Trotsky), se réunissaient à Zimmerwald,en Suisse, pour tenterde reconstruire en Europe uneopposition à la guerre sur <strong>des</strong>bases de classe. Il y avait là, outreles signataires <strong>des</strong> deux documentsreproduits dans ce dossier,Trotsky, Balabanova, Morgari,entre autres. L’IndependantLabour Party (ILP) anglais ne put,faute d’avoir obtenu <strong>des</strong> passeports,être présent. On y saluaquelques grands absents : ClaraZetkin et Rosa Luxemburg,emprisonnées ; Liebknecht etMonatte ...On y approuva une déclarationfranco-allemande et uneAdresse aux prolétaires d’Europedont l’intégralité est reproduiteen encart.En conclusion, la conférenceadopta le manifeste suivant :« Prolétaires d’EuropeVoici plus d’un an que dure laguerre ! Des millions de cadavrescouvrent les champs de bataille.Des millions d’hommes seront,pour le reste de leurs jours, mutilés.L’Europe est devenue un gigan-(2) Cachin (1869-1958) serend aussi à Moscoupour tenter de fairepoursuivre la guerre auxcôtés <strong>des</strong> alliés à la nouvelleRussie ! Est directeurde L’Humanité à partirde 1918 et le resterajusqu’à sa mort puisqu’ilest devenu communistedès 1920 après avoir étéardent partisan del’Union sacrée. C’est surlui, entre autres, que lesstaliniens russes s’appuierontpour éliminerdu PC français les élémentsjugés peu sûrscomme Monatte ou Rosmer.<strong>Le</strong>s mouvements de femmescontre la guerre<strong>Le</strong> 8 mars 1915, Alexandra Kollontaï organise à Christiana, près d'Oslo,une manifestation <strong>des</strong> femmes contre la guerre. Klara Zetkin, membredu Parti social-démocrate allemand, lance, de son côté, un appel auxfemmes socialistes et convoque à Berne le même mois une Conférenceinternationale <strong>des</strong> femmes qui servira de prélude à la conférence deZimmerwald. Cette conférence, qui comprend <strong>des</strong> représentants <strong>des</strong>pays belligérants, représente la première manifestation importante enfaveur de la paix. Mais les présences allemande et française ne sont pas<strong>des</strong> délégations officielles, ce qui veut dire qu'elles apportent leur présenceen dépit de leurs partis respectifs, qui soutiennent l'un commel'autre officiellement la politique gouvernementale dans la guerre. C’estle cas de Louise Saumoneau, une militante SFIO antiguerre qui a diffuséen France en janvier 1915 l'« Appel aux femmes socialistes ». C'estdonc un Comité d'action féminin socialiste pour la paix contre le chauvinismequ'elle représente à Berne. <strong>Le</strong>s femmes socialistes ont alors àprendre parti, individuellement, dans le grand schisme internationaldu mouvement ouvrier. Louise Saumoneau, qui a lutté pour l'internationalismerévolutionnaire et l'adhésion du Parti français à la TroisièmeInternationale, cale devant les « 21 conditions » de Lénine et prend la« ferme résolution de ne pasadhérer au parti de la proscriptionet <strong>des</strong> épurations périodiques ».Klara Zetkin, au contraire, adhèreà la Troisième Internationale,mais elle est minoritaire dans leParti social-démocrate allemand,elle a déjà perdu en 1917 la directiondu journal Die Gleichheitqu'elle avait créé et fait vivre pendantvingt-trois ans. Elle tente en1919 de relancer l'idée d'uneconférence internationale defemmes socialistes, malgré la« division dans le camp socialisteinternational ».Klara ZetkinLA GUERRE DE 14-18 15


DÉCLARATIONFRANCO-ALLEMANDEcommune aux socialisteset syndicalistesfrançais et allemands« Après un an de massacre, le caractère nettementimpérialiste de la guerre s’est de plus enplus affirmé ; c’est la preuve qu’elle a sescauses dans la politique impérialiste et colonialede tous les gouvernements, qui resterontresponsables du déchaînement de ce carnage.<strong>Le</strong>s masses populaires furent entraînées danscette guerre par l’« Union sacrée », constituéedans tous les pays par les profiteurs du régimecapitaliste, qui lui ont donné le caractère d’unelutte de races, de défense <strong>des</strong> droits respectifset <strong>des</strong> libertés. C’est sous l’impulsion de cessentiments que, dans chaque pays, une trèsgrande partie <strong>des</strong> forces ouvrières d’oppositionont été submergées par le nationalisme et,depuis, une presse aux ordres du pouvoir n’acessé d’en accentuer le caractère.Aujourd’hui, les chauvins de chaque nationassignent à cette guerre un but de conquête parl’annexion de provinces ou de territoires ; cesprétentions, si elles se réalisaient, seraient <strong>des</strong>causes de guerres futures.En opposition à ces ambitions, <strong>des</strong> minoritésrésolues se sont dressées dans toutes lesnations, s’efforçant de remplir les devoirs affirmésdans les résolutions <strong>des</strong> congrès socialistesinternationaux de Stuttgart, Copenhagueet Bâle. Il leur appartient, aujourd’hui plus quejamais, de s’opposer à ces prétentionsannexionnistes et de hâter la fin de cetteguerre, qui a déjà causé la perte de tant de millionsde vies humaines, fait tant de mutilés etprovoqué <strong>des</strong> misères si intenses parmi les travailleursde tous les pays.C’est pourquoi, nous, socialistes et syndicalistesallemands et français, nous affirmons quecette guerre n’est pas notre guerre !Que nous réprouvons de toute notre énergie laviolation de la neutralité de la Belgique, solennellementgarantie par les conventions internationalesadmises par tous les Etats belligérants.Nous demandons et ne cesserons dedemander qu’elle soit rétablie dans toute sonintégralité et son indépendance. Nous déclaronsque nous voulons la fin de cette guerrepar une paix prochaine, établie sur les conditionsqui n’oppriment aucun peuple, aucunenation ;Que nous ne consentirons jamais à ce que nosgouvernements respectifs se prévalent deconquêtes qui porteraient fatalement dans leursein les germes d’une nouvelle guerre ;Que nous œuvrerons, dans nos pays respectifs,pour une paix qui dissipera les haines entrenations, en donnant aux peuples <strong>des</strong> possibilitésde travailler en commun.Une telle paix n’est possible à nos yeux qu’encondamnant toute idée, toute violation <strong>des</strong>droits et <strong>des</strong> libertés d’un peuple. L’occupationde pays entiers ou de provinces ne doit pasaboutir à une annexion. Nous disons donc : pasd’annexions, effectives ou masquées ! Pas d’incorporationséconomiques forcées, imposées,qui deviendraient encore plus intolérables parle fait consécutif de la spoliation <strong>des</strong> droits politiques<strong>des</strong> intéressés !Nous disons que le droit <strong>des</strong> populations de disposerde leur sort doit être rigoureusementobservé.Nous prenons l’engagement formel d’agir inlassablementdans ce sens, dans nos pays respectifs,pour que le mouvement pour la paixdevienne assez fort pour imposer à nos gouvernantsla cessation de cette tuerie.En dénonçant l’« Union sacré », en restant fermementattachés à la lutte de classes, qui servitde base à la constitution de l’Internationalesocialiste, nous, socialistes et syndicalistesallemands et français, puiseront la fermeté delutter parmi nos nationaux contre cette affreusecalamité et pour la fin <strong>des</strong> hostilités qui ontdéshonoré l’humanité.Pour la délégation française : A. Merrheim,secrétaire de la Fédération <strong>des</strong> métaux ;A. Bourderon, secrétaire de la Fédération dutonneau.Pour la délégation allemande : Adolf Hoffmann,député au Maldtag prussien ; Georg<strong>Le</strong>debour, député au Reichstag. »tesque abattoir d’hommes.Toute lacivilisation créée par le travail deplusieurs générations est vouéeà l’anéantissement. La barbariela plus sauvage triomphe aujourd’huide tout ce qui, jusqu’à présent,faisait l’orgueil de l’humanité.Quels que soient les responsablesimmédiats du déchaînementde cette guerre, une choseest certaine : La guerre qui a provoquétout ce chaos est le produit del’impérialisme. Elle est issue de lavolonté <strong>des</strong> classes capitalistesde chaque nation de vivre del’exploitation du travail humainet <strong>des</strong> richesses naturelles del’univers. De telle sorte que lesnations économiquement arriéréesou politiquement faiblestombent sous le joug <strong>des</strong>gran<strong>des</strong> puissances, lesquellesessaient, dans cette guerre, deremanier la carte du monde parle fer et par le sang, selon leursintérêts.C’est ainsi que <strong>des</strong> peuples et<strong>des</strong> pays entiers comme la Belgique,la Pologne, les Etats balkaniques,l’Arménie courent lerisque d’être annexés, en totalitéou en partie, par le simple jeu<strong>des</strong> compensations.<strong>Le</strong>s mobiles de la guerreapparaissent dans toute leurnudité au fur et à mesure que lesévénements se développent.Morceau par morceau tombe levoile par lequel a été cachée à laconscience <strong>des</strong> peuples la significationde cette catastrophemondiale.<strong>Le</strong>s capitalistes de tous lespays qui frappent dans le sang<strong>des</strong> peuples la monnaie rouge<strong>des</strong> profits de guerre affirmentque cette guerre servira à ladéfense de la patrie, de la démocratie,à la libération <strong>des</strong> peuplesopprimés. Ils mentent. La véritéest qu’en fait ils ensevelissent, sousles foyers détruits, la liberté de leurspropres peuples en même temps quel’indépendance <strong>des</strong> autres nations.De nouvelles chaînes, de nouvellescharges, voilà ce quirésulte de cette guerre et c’est leprolétariat de tous les pays, vainqueurset vaincus, qui devra lesporter.Accroissement du bien-être,disait-on lors du déchaînementde la guerre.Misère et privation, chômageet renchérissement de la vie,maladies, épidémies, tels en sontles vrais résultats. Pour <strong>des</strong>dizaines d’années, les dépensesde la guerre absorberont lemeilleur <strong>des</strong> forces <strong>des</strong> peuples,compromettront la conquête <strong>des</strong>améliorations sociales et empêcheronttout progrès.Faillite de la civilisation,dépression économique, réac-16COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14


tion politique, voilà les bienfaitsde cette terrible lutte <strong>des</strong>peuples.La guerre révèle ainsi lecaractère véritable du capitalismemoderne qui est incompatible,non seulement avec lesintérêts <strong>des</strong> classes ouvrières etles exigences de l’évolution historique,mais aussi avec lesconditions élémentaires d’existencede la communautéhumaine.<strong>Le</strong>s institutions du régime capitalistequi disposaient du sort <strong>des</strong>peuples : les gouvernements –monarchiques ou républicains –, ladiplomatie secrète, les puissantesorganisations patronales, les partisbourgeois, la presse capitaliste,l’Eglise ; sur elles toutes pèse la responsabilitéde cette guerre surgied’un ordre social qui les nourrit,qu’elles défendent et qui ne sert queleurs intérêts.Ouvriers !Vous hier exploités, dépossédés,méprisés, on vous a appelésfrères et camara<strong>des</strong> quand ils’est agi de vous envoyer aumassacre et à la mort. Et aujourd’huique le militarisme vous amutilés, déchirés, humiliés, écrasés,les classes dominantesréclament de vous l’abdicationde vos intérêts, de votre idéal, enun mot la soumission d’esclavesà la paix sociale. On vous enlèvela possibilité d’exprimer vos opinions,vos sentiments, vos souffrances.On vous interdit de formulervos revendications et deles défendre. La presse jugulée,les libertés et les droits politiquesfoulés aux pieds : c’est lerègne de la dictature militaristeau poing de fer.Nous ne pouvons plus ni nedevons rester inactifs devantcette situation qui menace l’avenirde l’Europe et de l’humanité.Pendant de longues années, leprolétariat socialiste a mené lalutte contre le militarisme ; avecune appréhension croissante,ses représentants se préoccupaientdans leurs congrès nationauxet internationaux <strong>des</strong> dangersde guerre quel’impérialisme faisait surgir, deplus en plus menaçants. A Stuttgart,à Copenhague, à Bâle, lescongrès socialistes internationauxont tracé la voie que doitsuivre le prolétariat.Mais partis socialistes et organisationsouvrières de certainspays, tout en ayant contribué àl’élaboration de ces décisions,ont méconnu, dès le commencementde la guerre, les obligationsqu’elles leur imposaient. <strong>Le</strong>ursreprésentants ont entraîné lestravailleurs à abandonner lalutte de classes, seul moyen efficacede l’émancipation prolétarienne.Ils ont accordé auxclasses dirigeantes les crédits deguerre ; ils se sont mis au service<strong>des</strong> gouvernements pour <strong>des</strong>besognes diverses ; ils ontessayé, par leur presse et par <strong>des</strong>émissaires, de gagner les neutresà la politique gouvernementalede leurs pays respectifs : ils ontfourni aux gouvernements <strong>des</strong>ministres socialistes commeotages de l’ “Union sacrée”. Parcela même, ils ont accepté, devant laclasse ouvrière, de partager avec lesclasses dirigeantes les responsabilitésactuelles et futures de cetteguerre, de ses buts et de sesmétho<strong>des</strong>. Et de même, chaqueparti, séparément, manquait à satâche ; le représentant le plushaut <strong>des</strong> organisations socialistesde tous les pays, le Bureausocialiste international, manquaità la sienne.C’est à cause de ces faits quela classe ouvrière, qui n’avait pascédé à l’affolement général ouqui avait su, depuis, s’en libérern’a pas encore trouvé, dans laseconde année du carnage <strong>des</strong>peuples, les moyens d’entreprendre,dans tous les pays, unelutte active et simultanée pour lapaix.Dans cette situation intolérable,nous, représentants departis socialistes, de syndicats,ou de minorités de ces organisations,Allemands, Français, Italiens,Russes, Polonais, <strong>Le</strong>ttons,« <strong>Le</strong> ravin et les talus qui s'étendent sur plusieurskilomètres ne sont plus qu'une vaste nécropole. Partout,<strong>des</strong> cadavres momifiés, squelettiques, réduits à l'état depetits tas mêlés de boue rougeâtre... Parfois un pied ou bienun morceau d'étoffe émergent çà et là et indiquent uncadavre. Il y en a <strong>des</strong> quantités formidables... On voit uneface à la Ramsès qui émerge d'un sac haché, recroquevillé<strong>des</strong>sous, <strong>des</strong> tibias, <strong>des</strong> fémurs, <strong>des</strong> os <strong>des</strong> mains ou <strong>des</strong>pieds serrés comme <strong>des</strong> osselets... Ce ne sont plus <strong>des</strong>cadavres mais <strong>des</strong> amas d'ordures désséchés...affreusement mutilées, la figure gonflée, noire comme unetête de nègre, la chair tuméfiéepleine d'insectes et de vers ramassés en tas.. »Henri BarbusseRoumains, Bulgares, Suédois,Norvégiens, Hollandais etSuisses, nous qui ne nous plaçonspas sur le terrain de la solidariténationale avec nos exploiteursmais qui sommes restésfidèles à la solidarité internationaledu prolétariat et à la lutte declasses, nous nous sommesréunis pour renouer les liens brisés<strong>des</strong> relations internationales,LA GUERRE DE 14-18 17


pour appeler la classe ouvrière àreprendre conscience d’ellemêmeet l’entraîner dans la luttepour la paix.Cette lutte est la lutte pour laliberté, pour la fraternité <strong>des</strong>peuples, pour le socialisme. Ilfaut entreprendre cette luttepour la paix, pour la paix sansannexions ni indemnités deguerre. Mais une telle paix n’estpossible qu’à condition decondamner toute pensée de violation<strong>des</strong> droits et <strong>des</strong> libertés<strong>des</strong> peuples. Elle ne doitconduire ni à l’occupation depays entiers ni à <strong>des</strong> annexionspartielles. Pas d’annexions, niavouées ni masquées, pas plusqu’un assujettissement économiquequi, en raison de la pertede l’autonomie politique qu’elleentraîne, devient encore plusintolérable. <strong>Le</strong> droit <strong>des</strong> peuplesde disposer d’eux-mêmes doitêtre le fondement inébranlabledans l’ordre <strong>des</strong> rapports denation à nation.Prolétaires !Depuis que la guerre estdéchaînée, vous avez mis toutesvos forces, tout votre courage,toute votre endurance au service<strong>des</strong> classes possédantes, pourvous entre-tuer les uns lesautres. Aujourd’hui, il faut, restantsur le terrain de la lutte declasses irréductible, agir pourvotre propre cause, pour le butsacré du socialisme, pourl’émancipation <strong>des</strong> peuplesopprimés et <strong>des</strong> classes asservies.C’est le devoir et la tâche <strong>des</strong>socialistes <strong>des</strong> pays belligérantsd’entreprendre cette lutte avectoute leur énergie. C’est le devoiret la tâche <strong>des</strong> socialistes <strong>des</strong>pays neutres d’aider leurs frères,par tous les moyens, dans cettelutte contre la barbarie sanguinaire.Jamais, dans l’histoire dumonde, il n’y eut tâche plusurgente, plus élevée, plus noble ;son accomplissement doit êtrenotre œuvre commune. Aucunsacrifice n’est trop grand, aucunfardeau trop lourd pour atteindrece but : le rétablissement de lapaix entre les peuples.Ouvriers et ouvrières, mèreset pères, veuves et orphelins,blessés et mutilés, à vous tousqui souffrez de la guerre, nousvous crions : “Par-<strong>des</strong>sus lesfrontières, par-<strong>des</strong>sus leschamps de bataille, par-<strong>des</strong>susles campagnes et les villesdévastées :Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!”Zimmerwald (Suisse),septembre 1915.Georg <strong>Le</strong>debour, Adolf Hoffmann(délégation allemande) ; A. Bourderon,A. Merrheim (dél. française) ;G. E. Modigliani, C. Lazzari (dél. italienne); N. Lénine, P. Axelrod,M. Bobrov (dél. russe) ; St. Lapinski,A. Varsky, Cz. Hanecki (dél. polonaise) ;C. Racovski (dél. roumaine) ; V. Kolarov(dél. bulgare) ; Z. Höglund, T. Nerman(dél. suédoise et norvégienne) ; HenrietteHolst (dél. hollandaise) ;R. Grimm, C. Naine (dél. suisse). »Derrière le vote unanime deces textes, il y eut de sérieusesdivergences qui ne firent, lesannées suivantes, que se développer.Lénine et les bolchevikssouhaitaient une condamnationintransigeante non seulement<strong>des</strong> « sociaux-patriotes » (lesdirections <strong>des</strong> PS français et allemand),mais aussi du centre duparti allemand (Kautsky et Bernstein); ils réclamaient que ledéputé allemand <strong>Le</strong>debour s’engageà ne pas voter les crédits deguerre ; que l’on adopte le motd’ordre de « guerre civile », et quel’on s’achemine au plus tôt versune rupture définitive avec lesPartis socialistes et la SecondeInternationale et vers la créationd’une troisième. Mais la majorité<strong>des</strong> délégués pensaient qu’unappel à la guerre civile, alorsqu’un an de guerre avait brisé laclasse ouvrière, était impossible ;les Italiens auraient souhaité quele centre du Parti social-démocrateallemand soit présent à laconférence ; <strong>Le</strong>debour s’accrochaavec Lénine, lui reprochant de nepas tenir compte <strong>des</strong> réalitéslocales ; Merrheim déclara qu’iln’était pas venu là pour parlerd’une troisième Internationale.L’ordre du jour proposé par lesbolcheviks fut repoussé par19 voix contre 12 (ce qui ne veutpas dire que leurs propositionsauraient recueilli 12 voix !). Cefut finalement Trotsky et HenrietteHolst qui rédigèrent lestextes sur lesquels tous étaientcensés être d’accord.Tous ? Toussignèrent, certes. Mais les Italienshésitèrent, et Lénine écrivitpeu de temps après : « Notrecomité central devait-il signer cemanifeste inconséquent et timoré ?Nous pensons que oui... » Questionde tactique.Courageuse et prometteuse,la conférence de Zimmerwaldfut d’abord une réaction face àune formidable défaite du mouvementsocialiste et révolutionnaireeuropéen qui, non seulementn’avait pas pu empêcher laguerre, mais encore s’était transformé,pour une grande part, enlaudateur zélé <strong>des</strong> chauvins dechaque camp.JPD18COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14


Déclaration de K. Liebknechtau Reichtag (2 décembre 1914)<strong>Le</strong> 4 août, le Parlement de gauche approuve à l'unanimité<strong>des</strong> 561 votants les crédits de guerre. En 1916, deux députésdont Pierre Brizon s’y opposent. Avec celui du Sénégal,Diagne, qui dénonce les mauvaises conditions faitesaux soldats d’outre-mer, ils sont les seuls à faire entendreune voix discordante au Parlement.En Allemagne, en août 1914, Karl Liebknecht propose augroupe socialiste de voter contre, mais ce dernier refuse.Liebknecht vote pour par discipline de parti. En décembre1914, il est le seul à voter contre et sera suivi l’année suivantepar une vingtaine de députés socialistes dont OttoRühle. Fondateur du mouvement spartakiste avec RosaLuxemburg, il est assassiné comme elle par les corpsfrancs du socialiste Noske le 15 janvier 1919.« Je motive ainsi qu'il suit monvote sur le projet qui nous est soumisaujourd'hui.Cette guerre, qu'aucun <strong>des</strong>peuples intéressés n'a voulue, n'apas éclaté en vue du bien-être dupeuple allemand ou de tout autrepeuple. Il s'agit d'une guerre impérialiste,d'une guerre pour la dominationcapitaliste du marché mondialet pour la domination politiquede contrées importantes où pourraits'installer le capital industrielet bancaire. Au point de vue de lasurenchère <strong>des</strong> armements, c'estune guerre préventive provoquéesolidairement par le parti de guerreallemand et autrichien dans l'obscuritédu demi-absolutisme et de ladiplomatie secrète. C'est aussi uneentreprise de caractère bonapartistetendant à démoraliser, àdétruire le mouvement ouvriergrandissant. C'est ce qu'ont démontré,avec une clarté sans cesseaccrue et malgré une cynique miseen scène <strong>des</strong>tinée à égarer lesesprits, les événements <strong>des</strong> derniersmois.<strong>Le</strong> mot d'ordre allemand :“Contre le tsarisme”, tout comme lemot d'ordre anglais et français :“Contre le militarisme”, a servi demoyen pour mettre en mouvementles instincts les plus nobles, les traditionset les espérances révolutionnairesdu peuple au profit de lahaine contre les peuples. Complicedu tsarisme, l'Allemagne, jusqu'àprésent pays modèle de la réactionpolitique, n'a aucune qualité pourjouer le rôle de libératrice <strong>des</strong>peuples.La libération du peuple russecomme du peuple allemand doitêtre l’oeuvre de ces peuples euxmêmes.Cette guerre n'est pas uneguerre défensive pour l'Allemagne.Son caractère historique et la succession<strong>des</strong> événements nous interdisentde nous fier à un gouvernementcapitaliste quand il déclareque c'est pour la défense de laPatrie qu'il demande les crédits.Une paix rapide et qui n'humiliepersonne, une paix sans conquête,voilà ce qu'il faut exiger. Tous lesefforts dirigés dans ce sens doiventêtre bien accueillis.Seule l'affirmation continue etsimultanée de cette volonté, danstous les pays belligérants, pourraarrêter le sanglant massacre avantl'épuisement complet de tous lespeuples intéressés.Seule une paix basée sur la solidaritéinternationale de la classeouvrière et sur la liberté de tous lespeuples peut être une paix durable.C'est dans ce sens que les prolétariatsde tous les pays doivent fournir,même au cours de cette guerre,un effort socialiste pour la paix.Je consens aux crédits en tantqu'ils sont demandés pour les travauxcapables de pallier à la misèreexistante, bien que je les trouvenotoirement insuffisants.J'approuve également tout cequi est fait en faveur du sort si rudede nos frères sur les champs debataille, en faveur <strong>des</strong> blessés et <strong>des</strong>mala<strong>des</strong> pour lesquels j'éprouve laplus ardente compassion. Dans cedomaine encore, rien de ce que l'onpourra demander ne sera de trop àmes yeux.Mais ma protestation va à la<strong>Le</strong>s soldats indigènes,oubliés de la PremièreGuerre mondialeguerre, à ceux qui en sont responsables,à ceux qui la dirigent ; elleva à la politique capitaliste qui luidonna naissance ; elle est dirigéecontre les fins capitalistes qu'ellepoursuit, contre les plans d'annexion,contre la violation de laneutralité de la Belgique et duLuxembourg, contre la dictaturemilitaire, contre l'oubli complet <strong>des</strong>devoirs sociaux et politiques dontse rendent coupables, aujourd'huiencore, le gouvernement et lesclasses dominantes.Et c'est pourquoi je repousse lescrédits militaires demandés.»Karl LiebknechtBerlin, le 2 décembreDe 1914 à 1918, un peu plus de 800 000 indigènesont été enrôlés comme soldats ou comme travailleursdans l'ensemble <strong>des</strong> territoires constituantl'Empire colonial Français. Près de 600 000 soldatsindigènes ont été directement engagés sur tous lesfronts (en France, dans les Balkans, en Palestine,en Afrique noire), placés sous le commandement <strong>des</strong>ous-officiers et d'officiers presque exclusivementblancs ;- Près de 57 000 d'entre eux ont été tués.- Plus de 14 000 ont été portés disparus. Si l'oncompte ceux qui sont morts de maladie ou qui ontété décimés par la rigueur du climat au printemps,on peut estimer qu'environ 80 000 soldats indigènesn'ont pas survécu à la Première guerre mondiale.Armée colonialeAu total, entre 1914 et 1918, plus de 275 000 soldatsindigènes ont servi dans l'Armée coloniale :- 181 512 Sénégalais, les plus nombreux, répartisau sein de 141 Bataillons de tirailleurs sénégalaisqui constituaient l'essentiel de ce que le généralMangin appelait « la Force noire » ; - 41 355 Malgaches; - 2 434 Somalis ; - 48 922 Indochinois ;-1 067 Canaques et Polynésiens. A la fin de la guerre,en Janvier 1918, leurs pertes totales s'élevaient à28 700 morts et 6 500 disparus. _Armée d'AfriqueAu total, entre 1914 et 1918, plus de 290 000 soldatsnord-africains ont combattu au service de la France :- 173 019 Algériens, les plus nombreux ;- 80 339 Tunisiens ;- 40 398 Marocains.À la fin de la guerre, en janvier 1918, leurs pertess'élevaient à 28 200 morts et 7 700 disparus.LA GUERRE DE 14-18 19


<strong>Le</strong> mouvement anarchisteet la guerreDÉCLARATION DE L'INTERNATIONALEANARCHISTECONTRE L’UNION SACRÉE (février 1915)« La paix doit être imposée par la Révolution ou, aumoins, par la menace de la faire. Jusqu'à présent, laforce ou la volonté fait défaut. Eh bien, il n'y a qu'unremède : faire mieux à l'avenir. ! Plus que jamais nousdevons éviter les compromis, creuser le fossé entre lescapitalistes et les serfs du salariat, entre lesgouvernants et les gouvernés ; prêcher l'expropriation dela propriété individuelle et la <strong>des</strong>truction <strong>des</strong> Etats,comme les seuls moyens de garantir la fraternité entreles peuples et la justice et la liberté pour tous ; et nousdevons nous préparer à accomplir ces choses. »Enrico Malatesta. 1916« (...) La guerre était inévitable; d'où qu'elle vint, elledevait éclater. (...) Aussi est-il naïfet puéril, après avoir multiplié lescauses et les occasions deconflits, de chercher à établir lesresponsabilités de tel ou tel gouvernement.Il n'y a pas de distinctionpossible entre les guerresoffensives et les guerres défensives.(…)Aucun <strong>des</strong> belligérants n'a ledroit de se réclamer de la civilisation,comme aucun n'a le droitde se déclarer en état de légitimedéfense. La vérité, c'est que lacause <strong>des</strong> guerres, de celle quiensanglante actuellement lesplaines de l'Europe comme detoutes celles qui l'ont précédée,réside uniquement dans l'existencede l'Etat, qui est la formepolitique du privilège. (…)<strong>Le</strong> rôle <strong>des</strong> anarchistes, quelsque soient l'endroit ou la situationdans lesquels ils se trouvent,dans la tragédie actuelle, est decontinuer à proclamer qu'il n'y aqu'une seule guerre de libération: celle qui, dans tous les pays,est menée par les oppriméscontre les oppresseurs, par lesexploités contre les exploiteurs.Notre rôle, c'est appeler lesesclaves à la révolte, contre leursmaîtres. La propagande et l'actionanarchistes doivent s'appliqueravec persévérance à affaibliret à désagréger les divers Etats, àcultiver l'esprit de révolte, et àfaire naître le mécontentementdans les peuples et dans lesarmées. A tous les soldats de tousles pays qui ont la foi de combattrepour la justice et la liberté,nous devons expliquer que leurhéroïsme et leur vaillance ne servirontqu'à perpétuer la haine, latyrannie et la misère. Auxouvriers de l'usine, il faut rappelerque les fusils qu'ils ont maintenantentre les mains ont étéemployés contre eux dans lesjours de grève et de légitimerévolte, et qu'ensuite ils servirontencore contre eux, pour les obligerà subir l'exploitation patronale.Aux paysans, montrerqu'après la guerre il faudraencore une fois se courber sousle joug, continuer à cultiver laterre de leurs seigneurs et nourrirles riches. A tous les parias,qu'ils ne doivent pas lâcher leursarmes avant d'avoir réglé leurscomptes avec leurs oppresseurs,avant d'avoir pris la terre etl'usine pour eux. Aux mères,compagnes et filles, victimesd'un surcroît de misère et de privations,montrons quels sont lesvrais responsables de leurs douleurset du massacre de leurspères, fils et maris.«Nous devons profiter de tousles mouvements de révolte detous les mécontentements, pourfomenter l'insurrection, pourorganiser la révolution, delaquelle nous attendons la fin detoutes les iniquités sociales. Pasde découragement même devantune calamité comme la guerreactuelle. C'est dans <strong>des</strong> pério<strong>des</strong>aussi troublées, où <strong>des</strong> milliersd'hommes donnent héroïquementleur vie pour une idée, qu'ilfaut que nous montrions à ceshommes la générosité, la grandeuret la beauté de l'idéal anarchiste; la justice sociale réaliséepar l'organisation libre <strong>des</strong> producteurs; la guerre et le militarismeà jamais supprimés ; laliberté entière conquise par la<strong>des</strong>truction totale de l'Etat et <strong>des</strong>es organismes de coercition.Vive l'anarchie !Londres, 12 février 1915Léonard d'Abbet, Alexandre Berkman,L. Bertoni, L. Bersani, G. Bernard, A. Bernado,G. Barett, E. Boudot, A. Gazitta, Joseph-J Cohen, Henri Combes, Nestor Ciek van Diepen,F. W. Dunn, Ch. Frigerio, Emma Goldman,V. Garcia, Hippolyte Havel, T. H. Keell, HarryKelly, J. <strong>Le</strong>marie, E. Malatesta, Noël Paravich,E. Recchioni, G. Rijuders, J. Rochtenine,A. Savioli, A. Schapiro, William Shatoff, V. J. C.Schermerhorn, C. Trombetti, P. Vallina,G. Vignati, L. J. Wolf, S. Yanosky. »LE « MANIFESTE DES SEIZE »POUR L’UNION SACRÉEMais, en avril 1916, un coup detonnerre secoue un mouvementanarchiste international déjà trèsaffaibli. <strong>Le</strong>s ralliés à l’Unionsacrée (voir p. 12) publient un« manifeste <strong>des</strong> seize » signé parChristian Cornelissen, Henri Fuss,Jean Grave, Jacques Guérin, PierreKropotkine, A. Laisant. F. <strong>Le</strong> Lève(Lorient), Charles Malato, JulesMoineau (Liège), A. Orfila, HusseinDey (Algérie), M. Pierrot, PaulReclus, Richard (Algérie), Tchikawa(Japon), W. Tcherkesoff. S’yjoindront une centaine de militantsinternationaux.En voici quelques extraits :« (...) <strong>Le</strong>s travailleurs allemands,du moins dans leursgroupements, plus ou moinsavancés, doivent comprendremaintenant que les plans d'invasionde la France, de la Belgique,de la Russie avaient été préparésde longue date et que si cetteguerre n'a pas éclaté en 1875, en1886, en 1911 ou en 1913, c'estque les rapports internationauxne se présentaient pas alors sousun aspect aussi favorable, et queles préparatifs militaires n'étaientpas assez complets pour promettrela victoire à l'Allemagne(lignes stratégiques à compléter,canal de Kiel à élargir, les grands20COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14


canons de siège à perfectionner).Et maintenant, après vingt moisde guerre et de pertes effroyables,ils devraient bien s'apercevoirque les conquêtes faites par l'arméeallemande ne pourront êtremaintenues.(...)Parler de paix en ce moment,c'est faire précisément le jeu duparti ministériel allemand, deBülow et de ses agents. Pournotre part, nous nous refusonsabsolument à partager les illusionsde quelques-uns de noscamara<strong>des</strong>, concernant les dispositionspacifiques de ceux quidirigent les <strong>des</strong>tinées de l'Allemagne.Nous préférons regarderle danger en face et chercher cequ'il y a à faire pour y parer.Ignorer ce danger serait l'augmenter.En notre profonde conscience,l'agression allemandeétait une menace – mise à exécution– non seulement contre nosespoirs d'émancipation maiscontre toute l'évolution humaine.C'est pourquoi nous, anarchistes,nous, antimilitaristes, nous,ennemis de la guerre, nous, partisanspassionnés de la paix et dela fraternité <strong>des</strong> peuples, nousnous sommes rangés du côté dela résistance et nous n'avons pas«(...) Voici bientôt deux ansque s’est abattu sur l’Europe leplus terrible fléau qu’ait enregistrél’Histoire, sans qu’aucuneaction efficace soit venue entraversa marche. Oublieux <strong>des</strong>déclarations de naguère, la plupart<strong>des</strong> chefs <strong>des</strong> partis les plusavancés, y compris la plupart <strong>des</strong>dirigeants <strong>des</strong> organisationsouvrières – les uns par lâcheté,les autres par manque de conviction,d’autres encore par intérêt –se sont laissés absorber par lapropagande patriotique, militaristeet guerriste qui, dans chaquenation belligérante, s’est développéeavec une intensité quesuffisent à expliquer la situationet la nature de la période quenous traversons.«(...) Toutefois, dès les premiersjours, dès avant la déclarationde guerre même, les anarchistesde tous les pays,cru devoir séparer notre sort decelui du reste de la population.(...) Il ne peut être question depaix. Et c'est parce que nousvoulons la réconciliation <strong>des</strong> peuples,y compris le peuple allemand,que nous pensons qu'ilfaut résister à un agresseur quireprésente l'anéantissement detous nos espoirs d'affranchissement.Parler de paix tant que leparti qui, pendant quarante-cinqans, a fait de l'Europe un vastecamp retranché est à même dedicter ses conditions serait l'erreurla plus désastreuse que l'onpuisse commettre. Résister etfaire échouer ses plans, c'est préparerla voie à la population allemanderestée saine et lui donnerles moyens de se débarrasser dece parti. Que nos camara<strong>des</strong> allemandscomprennent que c'est laseul issue avantageuse aux deuxcôtés et nous sommes prêts à collaboreravec eux.28 février 1916 »En résumé, donc, c’est l’Allemagneseule qui est à l’origine dela guerre, et par conséquent nousdevons participer à cette guerrepuisque nous sommes du côté dela civilisation contre la barbarie.RÉPONSE DU GROUPEANARCHISTE INTERNATIONALDE LONDRES AU « MANIFESTEDES SEIZE » (avril 1916)belligérants ou neutres, saufquelques rares exceptions, ennombre si infime qu’on pouvaitles considérer comme négligeables,prenaient nettement leparti contre la guerre. Dès ledébut, certains <strong>des</strong> nôtres, héroset martyrs qu’on connaîtra plustard, ont choisi d’être fusillés,plutôt que de participer à la tuerie; d’autres expient, dans lesgeôles impérialistes ou républicaines,le crime d’avoir protestéet tenté d’éveiller l’esprit dupeuple. Avant la fin de l’année1914, les anarchistes lançaient unmanifeste qui avait recueilli l’adhésionde camara<strong>des</strong> du mondeentier, et que reproduisirent nosorganes dans les pays où ils existaientencore. Ce manifeste montraitque la responsabilité de l’actuelletragédie incombait à tousles gouvernants sans exception etaux grands capitalistes, dont ilssont les mandataires, et que l’organisationcapitaliste et la baseautoritaire de la société sont lescauses déterminantes de touteguerre. Et il venait dissiper l’équivoquecréée par l’attitude de cesquelques “anarchistes guerristes”,plus bruyants que nombreux,d’autant plus bruyants que, servantla cause du plus fort, leurennemi d’hier, notre ennemi detoujours, l’Etat, il leur était permis,à eux seuls, de s’exprimerouvertement, librement. Des moispassèrent, une année et demies’écoula et ces renégats continuaientpaisiblement, loin <strong>des</strong>tranchées, à exciter au meurtrestupide et répugnant lorsque, lemois dernier, un mouvement enfaveur de la paix commençant àse préciser, les plus notoiresd’entre eux jugèrent devoiraccomplir un acte retentissant, àla fois dans le <strong>des</strong>sein de contrecarrercette tendance à imposeraux gouvernants la cessation <strong>des</strong>hostilités, et pour que l’on pûtcroire, et faire croire, que les anarchistess’étaient ralliés à l’idée etau fait de la guerre. Nous voulonsparler de cette déclaration publiéeà Paris, dans La Bataille du 14 marset à laquelle a applaudi naturellementla presse réactionnaire. Ilnous serait facile d’ironiser à proposde ces camara<strong>des</strong> d’hier, voirede nous indigner du rôle joué pareux, que l’âge ou leur situationparticulière, ou encore leur résidence,met à l’abri du fléau et qui,cependant, avec une inconscienceou une cruauté que même certainsconservateurs de l’ordresocial actuel n’ont pas, osentécrire, alors que de tous côtés sesent la lassitude et pointe l’aspirationvers la paix, osent écrire,disons-nous, que “parler de paixà l’heure présente serait l’erreurla plus désastreuse que l’onpuisse commettre” et qui tranchent: “Avec ceux qui luttent,LA GUERRE DE 14-18 21


« Pour moi, même la domination étrangère subie deforce et conduisant à la révolte est préférable à l'oppressionintérieure volontairement acceptée presqueavec gratitude, dans la croyance que, par ce moyen,nous serons préservés d'un plus grand mal. »Enrico Malatesta. 1916nous estimons qu’il ne peut êtrequestion de paix.” Or noussavons, et ils n’ignorent pas nonplus, ce que pensent “ceux quiluttent”. Nous savons ce quedésirent “ceux qui vont mourir”pour mieux dire; tout en ne nousdissimulant pas que les causesqui engendrent leur faiblesse lesentraîneront peut-être à mourirsans qu’ils aient tenté le gestequi les sauverait. Nous, nouslaissons ces camara<strong>des</strong> d’hier àleurs nouvelles amours. Mais ceque nous voulons, ce à quoi noustenons essentiellement, c’estprotester contre la tentativequ’ils font d’englober, dans l’orbitede leurs pauvres spéculationsnéo-étatistes, le mouvementanarchiste mondial et laphilosophie anarchiste ellemême; c’est protester contreleur essai de solidariser avec leurgeste, aux yeux du public nonéclairé, l’ensemble <strong>des</strong> anarchistesrestés fidèles à un passéqu’ils n’ont aucune raison derenier, et qui croient, plus quejamais, à la vérité de leurs idées.<strong>Le</strong>s anarchistes n’ont pas de leaders,c’est-à-dire pas demeneurs. Au surplus, ce quenous venons affirmer ici, ce n’estpas seulement que ces seizesignatures sont l’exception etque nous sommes le nombre, cequi n’a qu’une importance relative,mais que leur geste et leursaffirmations ne peuvent en riense rattacher à notre doctrinedont ils sont, au contraire, lanégation absolue. Ce n’est pas icile lieu de détailler, phrase parphrase, cette déclaration, pouranalyser et critiquer chacune <strong>des</strong>es affirmations. D’ailleurs elleest connue. Qu’y trouve-t-on ?Toutes les niaiseries nationalistesque nous lisons, depuisprès de deux années, dans unepresse prostituée, toutes les naïvetéspatriotiques dont ils segaussaient jadis, tous les clichésde politique extérieure avec lesquelsles gouvernements endormentles peuples. <strong>Le</strong>s voilàdénonçant un impérialismequ’ils ne découvrent maintenantque chez leurs adversaires.Comme s’ils étaient dans lesecret <strong>des</strong> ministères, <strong>des</strong> chancellerieset <strong>des</strong> états-majors, ilsjonglent avec les chiffres d’indemnités,évaluent les forcesmilitaires et refont, eux aussi,ces ex-contempteurs de l’idée depatrie, la carte du monde sur labase du “droit <strong>des</strong> peuples” et du“principe <strong>des</strong> nationalités”. Puis,ayant jugé dangereux de parlerde paix, tant qu’on n’a pas, pouremployer la formule d’usage,écrasé le seul militarisme prussien,ils préfèrent regarder ledanger en face, loin <strong>des</strong> balles. Sinous considérons synthétiquement,plutôt, les idées qu’exprimeleur déclaration, nousconstatons qu’il n’y a aucunedifférence entre la thèse qui y estsoutenue et le thème habituel<strong>des</strong> partis d’autorité groupés,dans chaque nation belligérante,en “Union sacrée”. Eux aussi, cesanarchistes repentis, sont entrésdans l’“Union sacrée” pour ladéfense <strong>des</strong> fameuses “libertésacquises”, et ils ne trouvent riende mieux, pour sauvegardercette prétendue liberté <strong>des</strong>peuples dont ils se font leschampions, que d’obliger l’individuà se faire assassin, et à sefaire assassiner pour le compteet au bénéfice de l’Etat. En réalité,cette déclaration n’est pasl’œuvre d’anarchistes. Elle futécrite par <strong>des</strong> étatistes quis’ignorent, mais par <strong>des</strong> étatistes.Et rien, par cette œuvreinutilement opportuniste, ne différencieplus ces ex-camara<strong>des</strong><strong>des</strong> politiciens, <strong>des</strong> moralistes et<strong>des</strong> philosophes de gouvernement,à la lutte contre lesquelsils avaient voué leur vie. Collaboreravec un Etat, avec un gouvernement,dans sa lutte, fût-ellemême dépourvue de violencesanguinaire, contre un autreEtat, contre un autre gouvernement,choisir entre deux mo<strong>des</strong>d’esclavage, qui ne sont quesuperficiellement différents,cette différence superficielleétant le résultat de l’adaptation<strong>des</strong> moyens de gouvernement àl’état d’évolution auquel est parvenule peuple qui y est soumis,voilà, certes, qui n’est pas anarchiste.A plus forte raisonlorsque cette lutte revêt l’aspectparticulièrement ignoble de laguerre.(...) Nous tenons à nous désolidariserd’avec ces camara<strong>des</strong>qui ont abandonné leurs idées,nos idées, dans une circonstanceoù, plus que jamais, il étaitnécessaire de les proclamer hautet ferme. Producteurs de larichesse sociale, prolétairesmanuels et intellectuels,hommes de mentalité affranchie,nous sommes, de fait et devolonté, <strong>des</strong> “sans-patrie”.D’ailleurs, patrie n’est que lenom poétique de l’Etat. N’ayantrien à défendre, pas même <strong>des</strong>“libertés acquises” que ne sauraitnous donner l’Etat, nous répudionsl’hypocrite distinguo <strong>des</strong>guerres offensives et <strong>des</strong> guerresdéfensives. Nous ne connaissonsque <strong>des</strong> guerres faites entre gouvernements,entre capitalistes,au prix de la vie, de la douleur etde la misère de leurs sujets. Laguerre actuelle en est l’exemplefrappant.Tant que les peuples nevoudront pas procéder à l’instaurationd’une société libertaireet communiste, la paix ne seraque la trêve employée à préparerla guerre suivante, la guerreentre peuples étant en puissancedans les principes d’autorité etde propriété. <strong>Le</strong> seul moyen demettre fin à la guerre, de prévenirtoute guerre, c’est la révolutionexpropriatrice, la guerresociale, la seule à laquelle nouspuissions, anarchistes, donnernotre vie. Et ce que n’ont pu direles seize à la fin de leur déclaration,nous le crions :Vive l’Anarchie ! »UN INSOUMIS :LOUIS LECOIN« La guerre fomentée par le capitalismemondial est le pire <strong>des</strong> forfaits,je proteste contre lui en nerépondant pas à l’ordre de mobilisation.En n’obéissant pas auxinjonctions de la soldatesque, enrefusant de me laisser militariser,j’agis conformément à mon idéalanarchiste. Je suis logique avec mesidées et reste d’accord avec moncœur qui souffre au spectacle de ces22COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14


laideurs et avec ma conscience quis’indigne que <strong>des</strong> individus accumulenttant de misères. »Pour de telles déclarations,Louis <strong>Le</strong>coin fut évidemmentrenvoyé au conseil de guerre sousle chef d’accusation d’« insoumission». Il ne fut même pasécouté, à peine avait-il pris laparole qu’elle lui fut brusquementretirée. Sans autre forme, ilfut condamné – en son absence –à cinq années de prison militaireet à dix-huit mois de prison pourtrouble à l’ordre public.Voici le texte qu’il n’a pas eu letemps de lire au tribunal le18 décembre 1917 :« Ma présence sur ces bancs,la raison qui m’y amène indiquentmon horreur de la guerreet ma réprobation pour les gouvernantsde France, responsablesau même titre que ceux <strong>des</strong>autres pays belligérants de cemassacre d’humains et coupablesde le prolonger. Pour laLutte sociale, pour mener le combatqui délivrera les masses laborieusesde l’oppression capitaliste,mes préférences sontacquises aux métho<strong>des</strong> révolutionnaireset d’action directe. Siles circonstances s’y fussent prêtées,j’aurais employé, pour favorisermes idées, pour stigmatiserpareille folie de <strong>des</strong>truction, <strong>des</strong>protestations moins bénignesque celle qui me vaut d’être traduità cette barre. Ainsi, monrefus de me laisser militariserdoit être interprété non commel’acte, honorable certes, d’un disciplede Tolstoï, mais commecelui d’un anarchiste qui, n ayantpu œuvrer autrement selon lalogique de ses convictions,souffre de son impuissance àenrayer les forfaits qui l’émeuventet l’indignent, mais s’opposeà ce qu’on se serve de lui poursatisfaire <strong>des</strong> appétitsinavouables. Vous, mes juges, jen’espère pas vous convaincre...Vous faites partie de la classedominante qui a voulu la guerre.Donc vous ne reconnaîtrezjamais les vilains et cupi<strong>des</strong>motifs d’ordre politique et économiquequi firent que la bourgeoisiedéchaîna cette calamité.(...) Non, messieurs, je ne vousconnaissais pas, trop d’intérêtsvous lient à la carte funeste quivous paie. Aussi je n’établirai pasdevant vous en détail les responsabilitésque les puissants de lafinance, de la métallurgie, de lapolitique, de la presse françaiseencourent dans cette guerre. Responsabilitésidentiques,d’ailleurs, à celles de leurs collègueset complices d’outre-Rhin ; qu’ici les thuriféraires dupouvoir nous ont assez serinées.Puis le temps n'est pas auxdiscussions oiseuses ; en de semblablesépoques, on n'échangepas ses vues, on les impose...Hélas ! Plus de quinze millionsd'hommes tués n'apaise pas lafringale <strong>des</strong> imposteurs sanglantsqui disposent à leur gré dela vie et du bien-être relatif <strong>des</strong>foules. <strong>Le</strong>s Rothschild, les Schneider,les Clemenceau, les Bunau-Varilla n'ont pas atteint leursbuts de guerre. L'occasion estunique d'emplir leurs coffresforts.(...) . A la faveur <strong>des</strong> scandalesqui éclatent de toutes parts,éclaboussant et démasquant lesprofiteurs du régime ; en raison<strong>des</strong> misères incalculables dont ilssupportent seuls le fardeau, lesouvriers, à l'exemple de ceux deRussie, qui tirent enfin les bénéficesde leur révolution, comprendrontassurément qu'on lesabuse et cesseront d'être dupes<strong>des</strong> promesses fallacieuses et <strong>des</strong>tira<strong>des</strong> patriotiques avec lesquellesles sinistres bateleursPoincaré, Guillaume II, George V<strong>Le</strong> ralliement à l'Union sacréed'une partie <strong>des</strong> anarchistesn'était pas imprévisibleet autres Wilson les bernent et lesfont s'entre-détruire.Messieurs du conseil deguerre, j'ai motivé mon refus d'aiderà la guerre ; vous savez lesmobiles qui me guident et vousles apprécierez comme il vousconviendra. Vous pouvez mecondamner... J'aurai satisfait auxexigences de ma conscience, et legrand contentement moral que jeressentirai fera que je subiraipresque allégrement l'emprisonnementque vous m'aurez infligé.Je me consolerai encore de votresentence en pensant que, tôt outard, malgré les soutiens du capitalismefomenteur <strong>des</strong> guerres,les peuples que l'on martyriseaujourd'hui se révolteront, s'affranchirontdu joug qui les écraseet remplaceront votre sociétéantisociale par une autre, danslaquelle ils éprouveront la joie decheminer sur une terre fécondeen joies pures, également réparties.»Louis <strong>Le</strong>coin(paru dans Ce qu'il faut dire)Louis <strong>Le</strong>coin, 1888-1971<strong>Le</strong> ver était dans le fruit bien avant la « trahison » ! MêmeGriffuelhes et Pouget, pourtant syndicalistes révolutionnaires,parlaient, en 1904, du « péril jaune » à proposdu Japon vainqueur de la Russie. Latapie, deux ansplus tard, opposait la « race latine », le caractère révolutionnairefrançais, à l'« esprit routinier <strong>des</strong> Allemands » !Kropotkine, en 1905, dans <strong>Le</strong> Temps, annonçait la couleur: « Avec mes 65 ans, tout ce que je désire est d'avoirencore assez de force pour prendre un fusil, si on attaquaitla France, et la défendre (...) Il n'y a pas de payssupérieur à la France (...) il ne peut pas y en avoir... » Ilse situait là du point de vue de l'avance supposée de laFrance vers la révolution sociale (elle « a fait » 89-93 et1848 !). Mais en septembre 1914, à peine la guerre commencée,il pète carrément les plombs dans une lettre àJean Grave : « Vite, vite, devisez et fondez <strong>des</strong> canons de50 centimètres et mettez-les, en les traînant tous – vieux,femmes et enfants –, pour les placer en position sur leshauteurs au sud de Paris pour attaquer les Huns par-derrière.Vite, vite, apprenez tous à démonter leurs aéroplanesTaube, et à massacrer les envahisseurs partout.La Belgique envahie, le droit international n'existe plus.Faites un effort surhumain, c'est ainsi que la Francereconquérira (sic !) le droit et la force d'inspirer sa civilisation.»Et si le ralliement n’a pas été unanime, comme nousl'avons vu, le camp « pacifiste » n'a pas été aussi homogènequ'on le laisse entendre souvent : il y a eu d'un côtéceux qui refusaient la guerre par pacifisme (ce qui donnaen 1939 le « pacifisme intégral ») et ceux qui la refusèrentpar internationalisme, sur <strong>des</strong> positions de classe.De côté <strong>des</strong> premiers, on trouve également les individualistes.Parmi ces derniers, Emile Armand : en avril1915, il critique les « ralliés » à l'Union sacrée, mais, précise-t-ilaussitôt afin sans doute que sa position et celle<strong>des</strong> individualistes ne soient pas confondues avec celle<strong>des</strong> révolutionnaires, « nous restons adversaires résolusde toute tentative révolutionnaire ou insurrectionnelle». Cette position relève de l'application stricte de« principes » applicables en tout temps, en toute circonstance– ceux d’un anarchisme intemporel, idéologique,ne cherchant pas à comprendre l'Histoire et réduisantles événements à <strong>des</strong> sommes de comportementsindividuels. A l’opposé, la position <strong>des</strong> Malatesta, EmmaGoldman ou Berkman qui s'appuient sur <strong>des</strong> analysesde classe d'une guerre définie comme impérialiste.<strong>Le</strong> cas de Sébastien Faure est un peu à part. En décembre1914, il est l'un <strong>des</strong> premiers anarchistes à lancer unedéclaration publique dans un « appel aux socialistes, syndicalistes,révolutionnaires et anarchistes » intitulé« Vers la Paix » ; mais il en cesse la diffusion à la suited’un entretien avec le ministre de l'Intérieur Malvy, quilui assure que les mesures devant être prises à l'encontre<strong>des</strong> militants figurant sur le carnet B ne seront pas appliquées(voir p. 11) Pourtant, son texte est très modéré etne critique pas la politique d'Union sacrée : « L'attitudede nos camara<strong>des</strong> qui dès la première heure ont entraînéleurs amis sous les drapeaux est parfaitement défendable.» Cependant, « il faut une paix rapide et qui n'humiliepersonne, une paix sans conquête. » S. Faure préconisede rassembler dans chaque pays tous lespartisans de la paix pour amener les dirigeants <strong>des</strong> paysneutres à organiser une conférence internationale. Cen'est pas un hasard s’il est le père de la « synthèse anarchist» qui veut unir la carpe et le lapin.LA GUERRE DE 14-18 23


La mémoire<strong>des</strong> mutineries de 1917Abandon de posteDans la mémoire collective, l'année 1917 est restée l'annéedifficile de la guerre, l'« année trouble », comme labaptisa le Président Poincaré. On savait qu'il y avait <strong>des</strong>mutineries sur le front, ou tout du moins à proximitéimmédiate. <strong>Le</strong>s soldats n'avaient-ils pas été près, aprèstrois ans d'épreuves terribles, d'abandonner le combatet de déclencher une révolution ?« Achetez le dixième Gueules cassées » ! C’est ce qu’on pouvaitentendre dans les rues jusque dans les années 60.Ce n'est qu'en 1925 que fut reconnu le préjudice de la défiguration.Depuis 1931, les Gueules cassées sont financées par une souscription,puis à partir de 1933 par la Loterie nationale !Au-delà d'anecdotes parfoisvraies, souvent fausses, les travauxde Guy Pedroncini, historien certesproche de l'armée, et ceux d'AndréBach, lui-même général (la GrandeMuette n'accordant un droit deregard sur ses archives qu'à <strong>des</strong>membres de sa famille), permettentde savoir ce qui s'est passé.Pour l'essentiel seulement, carnombre d'incidents locaux ont dûêtre étouffés, beaucoup d'officiersne tenant pas, quand ils le pouvaient,à ébruiter <strong>des</strong> difficultésdont la hiérarchie aurait pu lestenir pour responsables. On peutégalement émettre l'hypothèsed'exécutions sommaires n'apparaissantpas dans la comptabilitéofficielle.La crise d'indiscipline de l'armée,comme on l'appelle pudiquement,ne se manifesta pas par <strong>des</strong>refus d'obéissance individuellecomme il s'en produit couramment,mais par <strong>des</strong> refus collectifs :<strong>des</strong> unités entières ou <strong>des</strong> fractionsd'unités refusèrent d'obéir. La crisedébuta donc dans la seconde moitiéd'avril et dura jusqu'au mois dejanvier 1918. Elle toucha gravementle cinquième de l'armée française,les deux tiers <strong>des</strong> unités ayant étéplus ou moins concernés, soit environ40 000 soldats.Des incidents se produisirentdepuis la région de Soissons, àl'ouest, jusqu'à la frontière suisse,mais l'épicentre fut le front del'Aisne, là où avait eu lieu la désastreuseoffensive lancée sur le chemin<strong>des</strong> Dames, le 16 avril, par legénéral Nivelle de sinistremémoire. Ces mutineries prirent leplus souvent la forme d'un refus demonter en ligne, mais aussi de défilés,avec le drapeau rouge, au sonde L'Internationale, et aux cris de« Vive la paix !» <strong>Le</strong>s officiers quiessayèrent d'intervenir furentinsultés. Il y eut <strong>des</strong> cas plus raresde violences. Au moins un général,le général Bulot, détesté de ses soldats,fut agressé ; on put craindreun moment pour sa vie.S'agissait-il d'un mouvementrévolutionnaire ? Si on acceptecomme postulat minimal qu'unerévolution se distingue de la simpleprotestation par la formulationd'objectifs et/ou d'une organisation,la réponse est non. Au mieux,certaines unités cherchèrent àdébaucher leurs voisines ; on relateégalement le cas de soldats formulantle désir de « monter sur Paris »,mais les refus d'obéissance peuventêtre vus comme <strong>des</strong> flambéesde violence plus ou moins longues.On peut néanmoins se demandersi le mouvement n'a pas été noyédans le sang. La répression futcertes massive mais plutôt mesurée(on peut cependant légitimementmettre en cause les chiffresfournis par l'armée, et de toutefaçon constater le motif <strong>des</strong>condamnations : « Fusillés pourl'exemple »). On a recensé près de40 000 mutins, dont les conseils deguerre en jugèrent environ 10 %.Ces conseils prononcèrent 3 247condamnations dont 554 peines demort – il n’y en aura « que » 49d’exécutés, le Président Poincaréutilisant largement son droit degrâce –, 1 381 peines graves et1 492 peines plus légères. Maiscette répression ne parvint pas àstopper l'ensemble <strong>des</strong> mutineries; l'arrêt <strong>des</strong> actions offensiveset la multiplication <strong>des</strong> permissionsfurent plus efficaces pour circonscrirele mouvement. <strong>Le</strong> maréchalPétain, par son traitement jugéraisonnable (par les soldats), écrirad'ailleurs ici une première page <strong>des</strong>on histoire qu'il utilisera par lasuite lors de la collaboration avecles nazis.<strong>Le</strong>s mutineries de 17 ne constituèrentdonc pas (malheureusement)un mouvement révolutionnaire.Mais, les expériences de laRussie et de l'Allemagne le montrèrent,la vague révolutionnairevint également de l'arrière. Commele montre le texte qui suit…Jean-Mouloud« Je n’ai qu’un reproche à me faire... c’est, étantantipatriote et antimilitariste, d’être parti comme mescamara<strong>des</strong> au 4 e jour de la mobilisation. Je n’ai paseu, quoique ne connaissant pas de frontières, ni depatrie, la force de caractère pour ne pas partir. J’ai eupeur, c’est vrai, du peloton d’exécution. Mais là-bas,sur le front, traçant au fond de ma tranchée le nom dema femme et de mon fils, je disais : « Comment est-ilpossible que moi... je vienne donner <strong>des</strong> coups à mescamara<strong>des</strong> de misère...Raymond Péricat24 COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14


Ce texte est tiré dulivre de François RouxLa Grande Guerreinconnue (pp. 168-170, éd. Max Chaleil,2006). Nous espéronsqu’il donnera l’enviede lire cet ouvrage enentier, car il est indispensablepour rétablirune vérité échappantau patriotisme.Dans la mémoire française, lesmutineries du printemps 1917 ontocculté toutes les autres formesde lutte <strong>des</strong> poilus. En réalité, ellesne constituent que la partie émergéede l'iceberg, la forme extrêmede la résistance que les fantassins<strong>des</strong> tranchées ont opposée tout aulong de la Première Guerre mondialeà la machine militaire et àl'extermination. Désobéir ou marcherau combat ? <strong>Le</strong>s « bonshommes» se sont trouvésconfrontés à cette alternative lorsde toutes les attaques. Quel choixoffrait la meilleure chance de survie? <strong>Le</strong>s stratégies d'évitement<strong>des</strong> poilus empruntaient <strong>des</strong>formes variées visant toutes aumême but : retarder l'échéancefatale, le moment où il faudraitcourir sus à l'ennemi. Une fois leshommes engagés dans la parallèlede départ, les refus collectifs demonter à l'assaut – l'ultime sursaut– leur valaient un sursis bienillusoire. Ces rébellions de la dernièrechance se produisaientlorsque les soldats avaient laconviction que franchir le parapetéquivalait à la mort. Jusqu'au printemps1917, elles étaient toujoursrestées isolées et sporadiques.Une révolte du désespoir<strong>Le</strong>s gran<strong>des</strong> mutineries de 1917débutent dans le secteur de Soissonsaprès l'hécatombe du chemin<strong>des</strong> Dames, alors que RobertNivelle, successeur de Joffre à latête de l'armée française, entendcontinuer malgré tout d'attaquer.C'est la concentration <strong>des</strong> troupesrassemblées pour l'offensive quitransforme <strong>des</strong> refus spontanésde monter en ligne en une épidémiequi va parcourir tous les corpsd'armée le long du front, huitsemaines durant.<strong>Le</strong> 16 avril 1917, les officierslisent aux troupes l'ordre du généralNivelle « (…) Nous romprons le<strong>Le</strong>s poiluscontre l’armée françaisefront allemand quand nous voudrons,il y aura une splendidemoisson de gloire pour les arméesbritannique et française ». <strong>Le</strong> jourde gloire est arrivé ! <strong>Le</strong>s poilusgrimpent les pentes du plateau deCraonne sous le feu allemand.C'est une boucherie. 30 000 tuésen quelques jours. Encouragés parMangin, Nivelle s'entête à poursuivrel'offensive, et il en prévoitd'autres.<strong>Le</strong> 29 avril, les premiers symptômesde la mutinerie qui couvaitdepuis quatre jours apparaissent :<strong>des</strong> régiments cantonnés dans lazone <strong>des</strong> étapes refusent de monteren ligne pour attaquer sur unterrain que les rescapés décriventcomme un enfer où <strong>des</strong> dizainesde milliers d'hommes ont déjàpéri sans résultat. Partie du secteurde Soissons où continue l'offensive(elle ne cesse que le 5 mai),la révolte s'étend tout au long dumois de mai pour atteindre sonparoxysme début juin. Elleconcerne avant tout les unitésengagées dans les combats duchemin <strong>des</strong> Dames et celles quisont menacées de participer à denouvelles attaques. 68 divisionssur 110, plus de la moitié de l'armée,sont diversement touchées,mais cinq seulement connaissent<strong>des</strong> troubles graves. Dans le mêmetemps, <strong>des</strong> mouvements d'insubordinationaffectent les arméesbritannique, italienne, allemande(dont <strong>des</strong> mutineries dans lamarine), sans parler de l'arméerusse...Des incidents éclatent dans lesgares et les trains de permissionnaires: <strong>des</strong> soldats chantent L'Internationale,brandissent <strong>des</strong> drapeauxrouges ; <strong>des</strong> officiers sontpris à partie, insultés, frappés. Aufront, le mouvement reste cantonnéà la zone <strong>des</strong> étapes et ne sepropage pas aux premières lignes.Des bataillons s'égaient dans lesbois vers l'arrière, d'autres unitésrefusent de quitter leur cantonnement,<strong>des</strong> soldats abandonnentleur poste. Des groupes d'hommesmontent de force dans les trains.Sans autre but que d'échapper àune mort certaine dans <strong>des</strong>attaques suicidaires, les mutinsn'entreprennent aucune actionorganisée. Certaines unités se dissolventdans le pinard, d'autresentament <strong>des</strong> négociations avecles officiers et rédigent <strong>des</strong> pétitionsoù les protestataires demandentà être mieux traités, ainsi quele retour <strong>des</strong> permissions. <strong>Le</strong>smots d'ordre et les comportementsradicaux restent très minoritaires.<strong>Le</strong> pouvoir frôle pourtant lacatastrophe le 2 juin. Plusieurscompagnies du 310 e RI se mutinentà Cœuvres et tentent derejoindre d'autres unités en forêtde Compiègne afin de marcher surParis ; les mutins, détournés etbloqués en chemin par <strong>des</strong> régimentsde cavalerie, se laissentdésarmer.<strong>Le</strong>s soldats <strong>des</strong> divisions d'Orléans,de Saint-Dié et de Chaumontcrient « A bas la guerre », etdéfilent derrière <strong>des</strong> drapeauxrouges au son de L’Internationale.150 chasseurs à pied du 70 ebataillon de Grenoble scandent« Vive la Russie », poursuiventleurs officiers et tentent, en vain,d'entraîner d'autres unités. Á la41 e division du Jura, le généralBulot, accusé d'avoir fait tirer à lamitrailleuse sur les mutins, estmolesté, frappé. Dans cette division,2 000 soldats participent auxtroubles, ce qui paraît exceptionnel,les groupes de mutins actifsdépassant rarement les200 hommes.En général, les incidents nedurent pas plus d'un ou deuxjours dans chaque régiment.L'étendue du front et le cloisonnement<strong>des</strong> unités empêchent lemouvement de s'étendre autrementque par à-coups : de ce fait,son caractère dispersé et étalédans le temps permet aux autori-Exécution d’Aloïs Walput,volontaire belge de 21 ansLA GUERRE DE 14-18 25


tés d'isoler au fur et à mesure lestroupes mutinées avec l'aide de lagendarmerie et <strong>des</strong> escadrons decavalerie cantonnés à l'arrière, cequi complique encore la propagationde la rébellion. <strong>Le</strong>s régimentsde relève qui montent au front,bien encadrés, restent sourds auxappels <strong>des</strong> unités révoltées.Lorsque les manifestations demauvaise humeur dans une unitédurent et menacent un tant soitpeu de dégénérer, la police l'infiltre: après la guerre, le colonelZopff, chef de la sûreté auxarmées, expliquera que <strong>des</strong> agentsprovocateurs déguisés en colombophiless'étaient mêlés aux soldatsdu 310 e RI mutiné à Cœuvreset offraient généreusement du vinaux poilus pour « délier leslangues ». Une fois le régimentcerné et désarmé, les policiers sortent<strong>des</strong> rangs et désignent les«meneurs ».(…) Malgré tout, les mutineriesse propagent à partir d'un foyer derébellion tout de suite importantet trouvent rapidement un écho,car elles interviennent dans unmoment où le moral <strong>des</strong> soldatsstagne au plus bas : la guerre duredepuis bientôt trois ans et la lignede front n'a pas bougé depuistrente mois. <strong>Le</strong> désespoir, et lacolère accumulés trouvent enfin às'exprimer. <strong>Le</strong>s récentes décisionsde restreindre les permissions envue du « sacrifice » ont poussé leshommes à bout. <strong>Le</strong>s événementde Russie tiennent également uneplace importante dans les préoccupations<strong>des</strong> poilus en ce début1917 ; le commandement et lesofficiers, d'abord catastrophés parla chute du tsar et par la disparitionpossible du front de l'est, serassérènent en entendantKerenski proclamer son désir depoursuivre son engagement auxcôtés <strong>des</strong> alliés. <strong>Le</strong>s soldats passentpar <strong>des</strong> sentiments inverses :« Si vous voulez connaître les opinionsici, la Révolution russe ad'abord suscité de l'enthousiasme: d'abord le mot estmagique ; ensuite tous les soldatscroyaient que cette révolutionétait contre la guerre… » (Jean Pottecher,14-18…, 2003).(…) Réalisant qu'il est passé àdeux doigts de la catastrophe, lepouvoir étale la répression dans letemps et limite le nombre d'exécutions.12 500 condamnationssont prononcées, dont 554 à mort,mais 49 hommes « seulement »sont fusillés officiellement. Poincaréa refusé de gracier les caporauxde même que les soldats coupablesd'avoir menacé ou frappé<strong>des</strong> officiers.Qui étaient les mutins,et que voulaient-ils ?40 000 hommes ont activementparticipé aux manifestations. <strong>Le</strong>srégiments concernés par lestroubles graves ne présentent engénéral aucun antécédent derébellion mais viennent d'être trèséprouvés dans les batailles de cedébut d'année 1917.(…)La classe ouvrière ne s'était pasopposée à la mobilisation, maiselle restait traversée par <strong>des</strong> sentimentsantimilitaristes et pacifistesqui en faisaient une alliéepeu sûre. <strong>Le</strong>s gouvernements,auxquels la SFIO participa jusqu'enseptembre 1917, s'employèrentà ne pas trop malmener lesouvriers, afin qu'ils continuent <strong>des</strong>uivre les mots d'ordre de leursorganisations et de participer àl'effort de guerre. Dès le mois dejuin 1915, 500 000 ouvriers, parl'effet de la loi Dalbiez, furent retirésde l'armée : 350 000 envoyésdans les usines d'armement, et150 000 dans les mines et lamétallurgie. <strong>Le</strong> ministre socialistedu Travail, Albert Thomas, négociaavec les syndicats <strong>des</strong> avantagessociaux et <strong>des</strong> rémunérations substantiellesqui firent hurler les soldatscontre ces « embusqués »dont on achetait ainsi le consentement.(...) Dans la société civile,les résistances se limitèrent principalementà la propagandequ'une poignée de militants pacifistesdistribuait aux conscritsdans les gares, au péril de leurliberté, à quelques réseaux de solidaritéavec les insoumis et lesdéserteurs, et aux grèves ouvrièresà partir de 1917. Au risque d'écornerun mythe tenace, il faut rappelerque la quasi-totalité de cespuissants mouvements de grève,souvent menés par <strong>des</strong> femmes,avaient pour objet <strong>des</strong> revendicationssalariales, et non la fin de laguerre, ce qui mettait en fureur lespoilus. <strong>Le</strong>s « midinettes »(ouvrières de la couture qui travaillaientpour l'armée) cessèrentle travail et manifestèrent rue duFaubourg-Saint-Honoré pourréclamer la « semaine anglaise »le 11 mai 1917, deux semainesaprès l'hécatombe du chemin <strong>des</strong>Dames, alors que l'onde de choc<strong>des</strong> mutineries parcourait l'arméefrançaise. La seule grande grèveouvertement dirigée contre laguerre -–condamnée par la CGT etpar la SFIO, pacifistes compris –commença le 13 mai 1918 dans latoute nouvelle forteresse ouvrièrede Billancourt à l'initiative <strong>des</strong>délégués d'atelier – une innovationsociale qui datait <strong>des</strong> négociationsde la fin 1917 entre gouvernementet syndicats –, pours'opposer au renvoi au front <strong>des</strong>jeunes ouvriers mobilisés enusine.<strong>Le</strong>s fantassins sans grade <strong>des</strong>tranchées, qui vivaient dans <strong>des</strong>conditions épouvantables etconnaissaient <strong>des</strong> taux de pertesquatre ou cinq fois supérieurs àceux <strong>des</strong> autres armes, étaient à80 % <strong>des</strong> paysans. Or, à cetteépoque, les travailleurs de la terrene représentaient plus que 40 %<strong>des</strong> actifs, les ouvriers 28 % et laclasse moyenne 30 %. Comme ellel'aurait fait pour toute crise, lasociété française s'était organiséepour en faire porter le plus lourdfardeau à une classe économiquementcondamnée et politiquementinorganisée, donc incapablede se défendre.La mémoire<strong>des</strong> vainqueursDans la France enivrée de sa« victoire », qui aurait voulutémoigner <strong>des</strong> mutineries ? <strong>Le</strong>sex-mutins cachaient leur honte.L'armée ne voulait pas écorner lemythe de l'Union sacrée. La SFIOet la CGT non plus, qui avaientprécipitamment regagné le campbelliciste – celui <strong>des</strong> vainqueurs –lorsque la défaite allemandeapparut inéluctable.<strong>Le</strong>s associations pacifistesobtinrent peu à peu la réhabilitation<strong>des</strong> « bons mutins », ceux quel'on avait fusillé par erreur. <strong>Le</strong>mouvement ouvrier préféraoublier qu'il avait consenti à laguerre pendant que les « pauvrescouillons du front » tombaientsous les balles alleman<strong>des</strong> oufrançaises.François RouxTraître à son pays !« Avec la vague, la mort nous a enveloppés, elle a imprégnénos vêtements et nos couvertures, elle a tué autourde nous tout ce qui vivait, tout ce qui respirait. <strong>Le</strong>s petitsoiseaux sont tombés dans les boyaux de tranchée, leschats et les chiens, nos compagnons d'infortune, se sontétendus à nos pieds et ne se sont plus réveillés. Nousavions tout vu : les mines, les obus, les lacrymogènes, lebouleversement <strong>des</strong> bois, les noirs déchirements <strong>des</strong>mines tombant par quatre, les blessures les plusaffreuses et les avalanches de fer les plus meurtrières,mais tout cela n'est pas comparable à ce brouillard qui,pendant <strong>des</strong> heures longues comme <strong>des</strong> siècles, a voilé ànos yeux l'éclat du soleil, la lumière du jour, lablanche pureté de la neige » Henri Barbusse26 COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14


Au printemps 1917, lasituation n'est pasbonne pour le pouvoir.De 1914 à 1916, lemouvement social aété très faible : Unionsacrée, échec du mouvementouvrier à empêcherla guerre, syndicatspeu actifs, grèvesrares, nombre de grévistestrès limité.On peut souligner égalementle rôle très important joué parles chefs <strong>des</strong> organisations réformistes: ainsi, Albert Thomas(SFIO) sous-secrétaire d'Etat puisministre de l'Armement, par sapolitique (modernisation ducapitalisme, contrôle accru del'Etat et intégration de la classeouvrière), fera taire les velléitésrevendicatives, il permettra égalementles premiers essais <strong>des</strong>tandardisation du travail,annonciateurs du taylorisme. Iln'en fut pas de même en 1917.Deux importantes vagues degrèves déferlèrent, d'abord enjanvier, puis au printemps, séparéespar un 1 er mai qui, pour lapremière fois depuis la guerre età la surprise <strong>des</strong> organisateurs,revêtit une certaine importance.De nombreuses corporationsfurent touchées, depuis la hautecouture parisienne jusqu'auxusines de guerre, et pas seulementdans la région parisienne :pour ne prendre qu'un exemple,Toulouse connut alors <strong>des</strong>grèves tumultueuses.<strong>Le</strong> réveil ouvrier<strong>Le</strong>s statistiques ont dénombré29 4000 grévistes : elles sontprobablement très en retrait parrapport à la réalité. Dans denombreuses entreprises, lesouvriers, souvent <strong>des</strong> soldatsmis à disposition, n'étaient pasofficiellement en grève ; mais ilspouvaient pousser d'autres salariésà agir – ainsi, les femmes.Peut-on considérer ces pousséessociales comme <strong>des</strong>ébauches de mouvements révolutionnaires? Il faut d’abordconsidérer que se mettre engrève en pleine guerre est déjàen soi un acte fort. Braver l'interditmoral qui s'opposait à toutce qui risquait de contrarier ladéfense nationale peut êtreinterprété comme un momentde rupture. Il faut analyser lesrevendications <strong>des</strong> grévistespour comprendre leurs motivations.Depuis le début de laguerre, les prix n'avaient cesséd'augmenter, les revendicationsétaient principalement centréessur <strong>des</strong> hausses de salaire, et,pour les midinettes parisiennes,sur la semaine anglaise. Si l'histoires'était arrêtée là, la réponseà notre question serait doncnégative. Mais il y eut l'année1918... Dans la mémoire collective,1918 ne suscite aujourd'huique le souvenir de la victoire, etpourtant !... L'armée s'étaitcertes reprise. <strong>Le</strong>s mutineriesavaient cessé. En revanche,, et cefut un sujet d'inquiétude pour lepouvoir, le monde ouvrier étaitentré en mouvement. La poursuitede la guerre dépendait dela volonté <strong>des</strong> soldats de combattre,mais elle dépendait toutautant de la volonté de produire<strong>des</strong> ouvriers. Si on ajoute que lesusines de guerre étaient extrêmementconcentrées, l'arrêt dutravail dans quelques régionsclés (région parisienne, Saint-Etienne) pouvait rapidementasphyxier la défense nationale.« <strong>Le</strong> sort de la France a dépendude la production <strong>des</strong> usines quibordent l'Ondaine, le Furens, leGers », pouvait écrire le généralGouze. Or, le 13 mai au matin, unmouvement de grève débutaitchez Renault à Paris et s'étendaitcomme une traînée de poudreaux 53 usines de la région parisiennequi travaillaient pour ladéfense nationale. <strong>Le</strong> 14 mai, surles 127 000 métallos de cesentreprises, plus de 100 000étaient en grève pour s’opposerà l’envoi de nouvelles classes surle front. Ce même jour, lesusines grenobloises s'arrêtenttotalement ou partiellement.Une semaine plus tard, dans lemême département de l'Isère, àVienne, la grève générale étaitdécrétée dans la métallurgie etle textile. Dans la nuit du 17 au18 mai , <strong>des</strong> affiches progrèveétaient placardées dans la Loire,et dans les jours suivants lemouvement s'étendait à tout lebassin de Saint-Etienne et1917 : la reprise<strong>des</strong> grèves ouvrièresToulouse, arsenal, atelier de fabrication <strong>des</strong> balles (avril 1917)même jusqu'à Roanne. Cettelocalisation n'est pas fortuite. <strong>Le</strong>mouvement est d'une naturetrès différente de 1917 : contrairementà cette année-là, lasimultanéité est le résultatd'une coordination. <strong>Le</strong> maîtred'œuvre est le Comité dedéfense syndicaliste (CDS)constitué en 1916 par <strong>des</strong> syndicalistespacifistes, minoritairesau sein de la CGT et souventanarchistes. Son principal animateurest Raymond Péricat, àpartir de mars 1917, secrétairede la Fédération CGT du bâtimentavant la guerre. <strong>Le</strong> CDSavait établi un plan : organiser lagrève générale qui déboucheraitsur une lutte révolutionnairecontre la guerre. La décision deprincipe avait été prise en janvier1918. Des conférences régionalesdevaient préparer uneconférence nationale qui donneraitle signal de la grève générale.Dans ce dispositif, la régionde Saint-Etienne occupait uneplace de choix, et dans cettestratégie un militant, ClovisAndrieu, va jouer un rôle important.Clovis Andrieu a 41 ans en1917. Né en Picardie, il est déléguéde la CGT d'Amiens aucongrès de 1906 ; syndicalisterévolutionnaire, antimilitariste,il avait été mobilisé et affectédans une usine de la Loire en1915. Arrivé à Firminy, il y prendla tête du Syndicat <strong>des</strong> métaux.C'est une tentative de renvoi <strong>des</strong>on poste de travail qui vamettre le feu aux poudres enLA GUERRE DE 14-1827


novembre 1917. Son retour tromphalne lui donnera que plus deprestige. Il poursuit alors son travailsyndical en faveur de la paix ;et lorsque le CDS prend la décisionde fixer au 20 le début de la grèvegénérale, celle-ci est déjà commencéedepuis une semaine àSaint-Etienne.<strong>Le</strong>s objectifs sont clairs ; il n'estplus question de revendicationscorporatives mais politiques : « Ilest inutile de réclamer une augmentationde salaire qui ne signifierien sinon prolonger le fléau dela guerre », déclare Andrieu.Jusqu'à la paix…Dans la Loire, ce n'était passeulement la grève pour la paix.Plus de précautions de langage.Seulement, pour faire la paix, ilfaut être deux ou bien accepterd'être battus ; le mouvement de1918 était-il défaitiste ? Officiellement,non, ou tout du moins personnen'osait le dire. C'est d'alleursce qui entraînera l'ironie etl'indignation <strong>des</strong> dirigeants majoritairesde la CGT : comment faireMunitionnettes et midinettes...La Première Guerre mondiale impose une entrée massive<strong>des</strong> femmes dans les usines, et elles accèdent à <strong>des</strong> métiersjusqu'alors exclusivement masculins. Elles sont 400 000à travailler dans les usines d'armement ; on les appelle les« munitionnettes », diminutif sympathique qui ne gommecependant pas la difficulté à naturellement intérioriser laplace <strong>des</strong> femmes dans la production.En mai 1917, les jeunes ouvrières parisiennes de la modeet de la couture vont, elles, se mettre en grève pour protestercontre <strong>des</strong> conditions de travail souvent épouvantableset arracher par leurs manifestations la « semaineanglaise » (44 heures en cinq jours et demi). Ces ouvrièressont appelées « midinettes » parce qu’elles se contententà midi d’un repas frugal pris sur le pouce (dînette, ou midinet) et qu'on les voit à la pause se promener bras <strong>des</strong>sus,bras <strong>des</strong>sous dans les rues de Paris.De nos jours, ce terme a glissé pour désigner une jeunecitadine naïve et romanesque ; romanesques, les midinettesde 1917 l'étaient sans doute ; naïves, certainementpas !la paix sans accepter la défaite sil'adversaire refuse le compromis ?La réponse <strong>des</strong> grévistes était quesi l'on ne se proclamait pas défaitiste,on pouvait se réclamer révolutionnaire(ce qui, en somme,n'était pas très différent).Car la situation internationaleavait changé. La révolution bolcheviqueservait de phare. Lors deprocès <strong>des</strong> grévistes de la Loire, leprocureur résuma ses griefscontre Henri Raidzon, un militantde Saint-Chambon : « Apologistede Karl Marx, il parlait avecenthousiasme <strong>des</strong> révolutionsrusses, et bien souvent proposaitcomme modèle à ses camara<strong>des</strong>les soviets ». <strong>Le</strong> 31 janvier, 1 200métallurgistes du Chambonadressent « un salut fraternel à laRussie pour avoir su faire comprendrequ'il était temps de sedébarrasser de la réaction ». Mais,le 28, l'agitation retombe et ThéophileBarnier, chef de cabinet deGeorges Clemenceau envoyé dansla Loire pour redresser la situation,adresseun télégramme devictoire au président du Conseil :« Je considère que la vie industriellea repris son cours dans ledépartement. »Comment comprendrecet échec ?Dans la Loire, les grèvesn'avaient pas cessé d'ellesmêmes.Dans la nuit du 25 au26 mai pour Saint-Etienne, le 27 àRoanne, 47 responsables syndicauxavaient été arrêtés, un autrefut appréhendé à Marseille et 73furent mis à la disposition <strong>des</strong>autorités militaires ; mais alorsque depuis un mois régnait un climatprérévolutionnaire, les réactionsface à la répression furentquasi inexistantes. Cependant, laréaction de l'Etat n'explique pastout, et l'échec de la « révolution »a d'autres raisons.Tout d'abord, lafaiblesse de la base géographiquedu mouvement. Il n'a touchéqu'un nombre restreint derégions, même si elles étaient fondamentalespour l'industrie deguerre. L'étroitesse de sa basesociologique ensuite. Seuls, oupresque, ont marché les métallos,parfois les mineurs ; les autrescatégories du prolétariat n'ontguère montré de sympathie pourl'action ouvrière, y compris les soldats.Enfin, les incertitu<strong>des</strong> de labase idéologique : beaucoup dedirigeants étaient révolutionnaireset même défaitistes, maisils ont, semble-t-il, brûlé les étapescar il n'en était pas de même pourles masses ouvrières. Elles ontaccepté assez facilement et assezmassivement de se mettre engrève, mais plus pour témoignerde leur pacifisme que pour allerplus loin. L'exemple de Renault estassez démonstratif : les 22 000ouvriers se mettent en grève lepremier jour, mais deux jours plustard près de 50 % ont repris le travail.Même dans la Loire, où letonus révolutionnaire était plusélevé, le dynamisme de la masse<strong>des</strong> grévistes a été inégal.Il a cependant incontestablementexisté dans la France de1918 un noyau révolutionnairequi, prenant appui sur <strong>des</strong> massesouvrières souvent pacifistes, aréussi à déclencher <strong>des</strong> actionspolitiques. Mais, ne réussissantpas à s'installer dans la durée, cesactions ne sont pas parvenues àfranchir cette frontière invisible, età ce moment-là infranchissable,du sentiment national. Entre ladéfaite et la révolution, la majorité<strong>des</strong> Français a continué de choisirle statu quo, même s'ils en avaientassez de la guerre. <strong>Le</strong> retournementde la situation militaire pendantl'été et la victoire à l'automneévitent d'avoir à se poser la question: jusqu'à quand ?Jean-Mouloud28COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14


ALSACELa liberté est en marcheNovembre 1918, un vent de liberté souffle sur l'ensemblede l'Allemagne : une révolution y démarrele 3 novembre dans le grand port de Kiel. <strong>Le</strong>smarins se libèrent de la tutelle de leurs officiers ets'organisent dans <strong>des</strong> soviets appuyés par lesouvriers <strong>des</strong> chantiers navals. Ils réclament la paiximmédiate, la création <strong>des</strong> conseils ouvriers et paysans,et l'abolition de la dynastie.<strong>Le</strong> mouvement gagne lesgran<strong>des</strong> villes du Nord : Lübeck,Hambourg, Brême. <strong>Le</strong> 8 novembre,un conseil d'ouvriers, de paysanset de soldats établit la « République<strong>des</strong> conseils de Bavière ». <strong>Le</strong>même jour, la population de Strasbourgapprend la proclamation decette République <strong>des</strong> conseils et lasituation devient insurrectionnelle.En Alsace-Lorraine, l'étatmajorallemand est dépassé. <strong>Le</strong>lendemain à Berlin est créé un« comité d'action » composé, enpartie, par <strong>des</strong> spartakistes et <strong>des</strong>délégués d'usine. La peur d'unerévolution émancipatrice, faisantsuite à la guerre, s'empare alors<strong>des</strong> classes bourgeoises, et la réaction<strong>des</strong> principaux chefs <strong>des</strong> partissociaux-démocrates de Franceet d'Allemagne est la même : ilfaut rétablir l'ordre à tout prix. <strong>Le</strong>9 novembre 1918, Guillaume II(empereur d'Allemagne, issu de ladynastie prussienne <strong>des</strong> Hohenzollern; protégé par les nazis, ilmeurt en 1941) abdique, et lechancelier Max von Baden (chancelierdu Reich) transmet ses pouvoirsau social-démocrate FriedrichEbert (premier président dela République allemande de 1919à 1925 ; déjà nationaliste en 1914et favorable à l'Union sacrée, ilparticipe à la répression et à la<strong>des</strong>truction du mouvement spartakisteen 1919).<strong>Le</strong>s marins de Kiel, pour beaucouporiginaires du Land Elsass-Lothringen, décident de réquisitionnerdeux trains pour rentrerchez eux. Il faut souligner le rôleactif joué par les Alsaciens-Lorrainsdans la préparation et ledéveloppement du mouvementrévolutionnaire à l'intérieur <strong>des</strong>différentes parties de l'Allemagne.Ils arrivent les 9 et 10 novembre àStrasbourg et font de la gare un<strong>des</strong> foyers de la liberté. <strong>Le</strong>souvriers se mettent en grève et semobilisent pour soutenir le mouvementrévolutionnaire. Celui-cifait tache d'huile et s'étend àtoutes les casernes et cantonnementsd'Alsace jusque sur le front.Sur le front <strong>des</strong> Vosges, on fraterniseet on manifeste avec le drapeaurouge. A Saverne, les soldatsse mutinent, pendant qu'en Lorraineles nombreux immigrés italiensprésents se joignent au mouvement.<strong>Le</strong>s militaires (l'essentielde la population active de la classeouvrière est sous l'uniforme) et lesouvrier-ère-s qui arborent le drapeaurouge organisent <strong>des</strong>conseils à Haguenau, Colmar, Mulhouse,Sélestat, Saverne, Guebwiller,Metz, Schiltigheim, Bischwiller,Molsheim, Erstein,Neuf-Brisach, Thionville, Sarreguemines,etc. L'administrationmunicipale s'effondre, et nullepart le mouvement révolutionnairene rencontre de résistancedans la population. Des conseilsprennent en charge les usinespendant que les mines sont occupées,comme à Knutange. AAlgrange, Hagondange, Rombas,<strong>des</strong> grèves sauvages éclatent. <strong>Le</strong>sconséquences de l'arrivée <strong>des</strong>insurgés sont immédiates : l'ancienEtat s'écroule et emporte aveclui le gouvernement Schwander-Hauss (du nom du maire de Strasbourget du secrétaire d'Etat allemand); mais, suivant la situationdans les villes et les villages, il n'ya pas systématiquement de transformationimportante <strong>des</strong> pouvoirsinstitutionnels en place. Pourtenter de faire contrepoids auxrévoltés, les parlementaires transformentle Landtag en conseilnational d'Alsace-Lorraine, ouNationalrat. En réalité, le Nationalrat,parlement censé être lareprésentation nationale alsacienne,n'a aucune force, et seulssubsistent <strong>des</strong> organes de pouvoirà l'échelle locale. Dans le mêmetemps, les sociaux-démocratesalsaciens favorisent la création deconseils ouvriers, et y participentdans toute l'Alsace-Lorraine pourpouvoir noyauter et contrôler lemouvement révolutionnaire afinde faire balancier aux conseils <strong>des</strong>oldats, beaucoup plus à larecherche d'une rupture sociale.Ces sociaux-démocrates sont« nationalistes chauvins », attachésà l'héritage jacobin de laRévolution française, hostiles àl'internationalisme, à l'autonomiede l'Alsace-Lorraine et à l'émancipationdu prolétariat. (Lire « Lasocial-démocratie alsacienne soutientpuis écrase les soviets en nov. 1918 »et « <strong>Le</strong> mythe de la gauche : Un siècled'illusions social-démocrates », Courantalternatif, hors-série n° 2, 3 e trimestre1999.)<strong>Le</strong>s soviets de Strasbourget leur noyautage parles sociaux-démocrates<strong>Le</strong>s soviets fleurissent dansStrasbourg, et le soir du10 novembre il y a deux véritablespouvoirs dans la ville : le comitéexécutif et l'ancien conseil municipal(avec Peirotes, Frey etAntoni). Il est composé de13 membres élus par les différentsconseils d'ouvriers et de soldats,siégeant au tribunal sous la présidencemodératrice de Rebholz(secrétaire du Syndicat <strong>des</strong>ouvriers brasseurs) ; parmi eux,Jacques Peirotes. A côté de ceconseil d'opérette siège le puissantsoviet du tribunal (composé<strong>des</strong> soldats insurgés qui poussentà la révolution).Ainsi, l'autorité passe entre lesmains <strong>des</strong> différents conseils,dont les objectifs principaux sont :la <strong>des</strong>truction de l'ancien système,l'extension internationale dumouvement révolutionnaire et lacréation d'un monde meilleur etplus heureux. Ils exigent du gouverneurRohden la liberté depresse et d'expression, la levée dela censure sur le courrier, le droitde manifester. <strong>Le</strong>s prisons ouvrentleurs portes et les conseils se rendentmaîtres <strong>des</strong> bâtimentspublics. Toutes les marques d'au-LA GUERRE DE 14-1829


Extrait de Bourgeois et soldats(novembre 1918),d'Alfred Döblin« Ils fulminèrent contre l'impérialisme mystificateur de ceM. Wilson d'Amérique. Où était donc passé ce droit à l'autodéterminationdont il nous rebattait les oreilles ? Il se trouva quelquespetits malins, <strong>des</strong> ressortissants du Reich, pour pousser à la roue,bien qu'ils eussent en fait d'autres intentions. <strong>Le</strong>s marins, eux,firent un serment :– Nous réclamons notre Alsace, nous ne permettrons à personnede nous la prendre.Ils sentaient la force de la révolution jusque dans la moelle deleurs os.– Nous porterons la révolution en Alsace. Kléber était notregénéral.Un train spécial fut formé pour eux à Wilhelmshaven. Il fallaitpropager en Alsace l'incendie allumé sur les côtes de la mer duNord et qui embrasait l'Allemagne entière.Dans la nuit, le train roulant à toute vapeur passa Osnabrück,Münster, Düsseldorf, Cologne sans s'arrêter, sa cheminée lançait<strong>des</strong> flammèches. C'était le mercredi 13 novembre. Et aujourd'huijeudi, ils étaient arrivés à Strasbourg : 180 hommes seulement.Car ils en avaient déposé 40 en cours de route à Metz et à Sarrebruck.A 180 ils formèrent les rangs sur la grande place de la garede Strasbourg, mirent les fusils à l'épaule, puis sans perdre uneminute, drapeau rouge en tête, ils se dirigèrent par l'étroite rueKuss vers le quai Saint-Jean, puis vers le quai Kléber, d'où ilsgagnèrent rapidement le palais de justice ; ils allaient à toute allurecar ils avaient déjà compris une chose : en matière de guerre oude révolution, la rapidité est déterminante. Si tu n'es pas assezrapide, l'autre l'est, et si tu es plus rapide que l'autre, tu as déjàà moitié gagné. »torité sont supprimées et la villese hérisse de drapeaux rouges.Une trentaine de commissionsorganisent la vie quotidienne(transport, finances, ravitaillement,démobilisation, justice…).Des grèves radicales éclatent,comme celle <strong>des</strong> cheminots. Onpeut lire sur les affiches qui couvrentles murs de Strasbourg :« Nous n'avons rien de communavec les Etats capitalistes ; notremot d'ordre est : Ni Allemands, niFrançais, ni neutres. <strong>Le</strong> drapeaurouge a triomphé. » Pour limitercette poussée <strong>des</strong> insurgés et briserle souffle émancipateur dusoulèvement social, les sociauxdémocrateset les municipalitésjouent la carte du maintien del'ordre dans la rue. L'augmentation<strong>des</strong> gar<strong>des</strong> civiques mises enplace pour éviter les « pillages » vaêtre une excuse pour limiter lepouvoir <strong>des</strong> conseils. En réalité, lespillages et les réquisitions forcés<strong>des</strong> conseils sont une question denécessité pour la population, quidoit survivre à l'effondrement del'approvisionnement <strong>des</strong> villes, ences temps difficiles, après quatreannées de guerre, de rationnementet de réquisitions par l'arméeallemande. <strong>Le</strong>s tensions entrela bourgeoisie germanophile et labourgeoisie francophile s'exacerbent,mais le consensus se faitautour de la <strong>des</strong>truction <strong>des</strong>conseils. Ainsi, la bourgeoisie allemandede Strasbourg ne cesserade faire appel aux troupes françaises,et un slogan courra dansles quartiers bourgeois : « PlutôtFrançais que rouges ». L'inquiétudeva s'étendre aux chefs religieux,qui craignent pour leursEglises. Mais ceux-ci sont diviséssur l'attitude à adopter vis-à-visde la France. Une partie est attachéeà l'ordre « à tout prix », tandisque l'autre, issue d'une fractionde la bourgeoisie alsacienne,soutient l'idée de l'indépendancealsacienne comme tampon entrela France et l'Allemagne : le campneutraliste.Ce contexte chaotique permetde mieux saisir la difficulté <strong>des</strong>soviets à mettre la révolution enpratique. <strong>Le</strong> 10 novembre, le présidentdu conseil <strong>des</strong> ouvriers,Rebholz, proclame – sous la pression– devant le corps de garde del'Aubette la « République socialiste». A la suite de cette déclaration,Peirotes (chef du Parti socialisteet directeur de la Freie Pressesocialiste qui devient l'organe officiel<strong>des</strong> soviets, assurant ainsi lepouvoir <strong>des</strong> sociaux-démocratessur l'information) fait de mêmesous la statue du général de laRévolution française Kléber. Maisil se garde de définir la forme <strong>des</strong>a république. Peirotes va dès lorsdevenir l'un <strong>des</strong> fossoyeurs principauxde la révolution de 1918 etde l'autonomie alsacienne. Ilcumule les fonctions de membredu comité exécutif <strong>des</strong> conseils <strong>des</strong>oldats et d'ouvriers, de maire deStrasbourg et de ministre sansportefeuille de l'exécutif provisoire.Comme Richard à Colmar,comme Martin et Wicky à Mulhouse,l'exemple <strong>des</strong> conseils estpour lui une horrible perspectivede liberté. Il fait appel au grandquartier général (GQG) français etdemande aux généraux de « hâterleur arrivée à Strasbourg, la domination<strong>des</strong> rouges menaçant deprendre une fin tragique ». Eneffet, le 15 novembre, une foule demarins révolutionnaires libérés<strong>des</strong> villes d'Allemagne du Nordvient renforcer le soviet du tribunalafin de défendre la nouvellerépublique. Pour Peirotes, il fautéviter par tous les moyens –même les plus crapuleux – uneremise en cause de l'ordre social.C'est d'ailleurs lui qui prend l'initiativede constituer un comitéexécutif à Strasbourg pour contrôlerles conseils. <strong>Le</strong>s sociaux-démocratesnationalistes ont pour principalsouci de canaliser le mouvementen attendant l'arrivée <strong>des</strong>troupes françaises pour éviter lacréation d'une entité politiqueneutre ou révolutionnaire, autonomeou internationaliste. Quantau Nationalrat, il tombe sous lacoupe <strong>des</strong> partisans du retour puret simple à la France, les adversairesde l'autonomie. <strong>Le</strong>22 novembre, l'armée françaiseentre en force dans Strasbourg, larévolution est définitivementécrasée, les conseils sont dissouset la répression de l'armée françaiseest féroce : déportations etexécutions sommaires. <strong>Le</strong> palaisde justice est occupé pendant quela troupe s'empare <strong>des</strong> usines.Tous les « agitateurs » sont expulsés(220 000 personnes sont humiliéeset chassées avec <strong>des</strong> bagageslimités à 40 kilos, notamment enAlgérie) et tous les décrets sociauxsont annulés. Cette répression terribleva ternir durablementl'image de la France libératrice.La mise au pasde l'Alsace-Lorraineet la pommadedu syndicalismeréformiste<strong>Le</strong>s Alsaciens vont ainsi passerd'un régime de dictature militaireallemand – qui s'était assoupli àcause <strong>des</strong> nombreux mouvementssociaux alsaciens et de la situationmilitaire de l'Allemagne – à unrégime de dictature militaire français.L'Alsace est mise « en couperéglée » par la France jusqu'en1924. Ainsi, la République françaisene reconnaît pas le Nationalratet abroge la Constitution duLand Elsass-Lothringen (arrachéepar les autonomistes à l'Empireallemand en 1911). L'Alsace-Lorrainese voit administrée directementpar Paris. L'idée étant deprendre de court les mouvementsneutralistes et autonomistes quiretrouvent de la vigueur. Il fautimposer la centralisation et ladépartementalisatio ! D'ailleurs, laFrance escamote le plébiscite de1918 réclamé par les Américains,les Anglais et les Allemands sur laquestion de l'Alsace-Lorraine. Defait, le gouvernement français nereconnaît qu'une autorité : lasienne, celle du vainqueur militaire.Pour mieux soumettre lapopulation, les Alsaciens-Lorrainssont répartis par les autoritésfrançaises en quatre « races », avecquatre modèles de carte d'identité« raciale » (environ 120 000 pert30COURANT ALTERNATIF, H.-S. N° 14

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!