UN DRAME ALGERIENA TAMENTOUTA quelques kilomètres <strong>de</strong> la route qui, <strong>de</strong> Djidjelli se dirige, parDuquesne et Texenna, vers Constantine, un peu avant d'arriver aucol <strong>de</strong> F'Doulès, se trouve Tamentout, siège d'un <strong>ma</strong>rché assezimportant.A Tamentout, en 1872, presque aussitôt après la gran<strong>de</strong>insurrection qui sévit dans les <strong>de</strong>ux Kabylies, était venu s'installerun colon qui a laissé un nom justement respecté dans ledépartement : Jules Lochard.A cette époque, aucune route n'existait dans la région. Destranchées énormes et profon<strong>de</strong>s, constituées par <strong>de</strong>s ouedsencaissés, circulant entre <strong>de</strong>s pics ou <strong>de</strong>s <strong>ma</strong>ssifs boisés <strong>de</strong> 3 à 500mètres <strong>de</strong> hauteur, donnaient au pays un aspect chaotique etinhospitalier.Jules Lochard, se trouvant un jour à Constantine, las d'attendrela concession officielle pour laquelle il avait postulé, avait acheté<strong>de</strong>vant le tribunal une propriété mise en vente, qui se trouvait,disait l'affiche, quelque part, entre Sétif et Djidjelli. Ce « quelquepart » était dénommé Tamentout. Le jeune colon, parti <strong>de</strong> Sétif,142UN DRAME ALGERIENavait mis quarantehuit heures à dos <strong>de</strong> mulet pour atteindre sapropriété. Tout autre que lui aurait renoncé à s'installer dans undo<strong>ma</strong>ine consistant surtout en broussailles, où tout était à dénicher,où l'isolement était total au milieu <strong>de</strong> populations révoltées contrel'autorité française, où l'on ne pouvait espérer aucune ai<strong>de</strong> ni aucunsecours en cas <strong>de</strong> danger.Lochard était franccomtois, c'estàdire travailleur et entêté. Ilfit le tour <strong>de</strong> son lotissement, et ayant évalué l'effort à accomplir, ilretourna à Sétif pour chercher sa femme et un bébé d'un mois àpeine. Huit jours après, il était à pied d'œuvre, avec une simpletente comme abri pour sa jeune famille, quelques outils et <strong>de</strong>sprovisions alimentaires.L'homme se mesura avec la terre. On peut dire aujourd'hui quela victoire du colon fut complète.A la place <strong>de</strong>s lentisques et <strong>de</strong>s buissons d'essences diverses quicouvraient le sol, se dressent aujourd'hui <strong>de</strong> vastes locauxd'habitation, pour le personnel et <strong>de</strong>s remises pour les ani<strong>ma</strong>ux,entourant une vaste cour. Tout autour, <strong>de</strong>s prairies et <strong>de</strong>s champs àcéréales donnent un aspect <strong>de</strong> coin <strong>de</strong> France à ce paysaged'Afrique voué autrefois à l'inculture pendant <strong>de</strong>s millénaires. <strong>Un</strong>erichesse a été créée, richesse française, qui a profité à tous lesindigènes, <strong>de</strong>venus, à vingt kilomètres à la ron<strong>de</strong>, lescollaborateurs, les associés, les imitateurs du colon défricheur.Tamentout constitue un exemple <strong>de</strong> colonisation qui n'est pasune exception. Ce qui s'est produit là s'est produit à <strong>de</strong>s centainesd'exemplaires, partout où un Français s'est arrêté pour s'installersur le terroir nordafricain. Beaucoup sont morts à la peine.Lochard a vécu, assez longtemps du moins, pour assister au succèscomplet <strong>de</strong> son labeur d'un <strong>de</strong>misiècle. Ses <strong>de</strong>ux fils, Jules etAlbert, à qui il a appris le métier <strong>de</strong> colon, ont été ses élèves et ses143
UN DRAME ALGERIENcontinuateurs. Ils ont parachevé, élargi, amplifié l'œuvrepaternelle. En <strong>ma</strong>i 1945, c'était un petitfils, Abel, qui dirigeait laferme <strong>de</strong> Tamentout, créée il y a soixantetreize ans, préparant,avec sa nombreuse famille une quatrième génération <strong>de</strong> terriensfidèles et obstinément fixés au sol.La ferme est aujourd'hui munie du téléphone. <strong>Un</strong>e route d'unequarantaine <strong>de</strong> kilomètres la relie à Djidjelli, où se trouve le pèredu colon actuel, M. Jules Lochard.Abel Lochard, appelé par ses parents pour fêter la victoire <strong>de</strong>sAlliés, avait consenti à venir à la ville, avec toute sa famille, sansse douter que cette invitation <strong>de</strong>vait tout simplement lui sauver lavie, celle <strong>de</strong> sa femme et <strong>de</strong> ses enfants. L'existence est, souvent,faite <strong>de</strong> ces imprévisions. Le 9 <strong>ma</strong>i au <strong>ma</strong>tin, <strong>de</strong>scendant vers lacôte, l'auto Lochard rencontrait et saluait au passage les occupants<strong>de</strong> l'auto Coste qui allaient, à bonne allure, vers le guetapens et le<strong>ma</strong>ssacre...L'arrivée à Djidjelli s'effectua sans encombre. Les colons <strong>de</strong>Tamentout assistèrent au défilé, avec bannières et étendardsinsurrectionnels, <strong>de</strong> 3.000 indigènes dans les rues <strong>de</strong> la ville.Lajournée se passa dans une joie, mêlée d'étonnement etd'inquiétu<strong>de</strong> latente.Le 10, au <strong>ma</strong>tin, <strong>de</strong>s bruits d'inci<strong>de</strong>nts graves survenus àTamentout, où se trouvait à quelques centaines <strong>de</strong> mètres <strong>de</strong> laferme une <strong>ma</strong>ison forestière, circulaient à mots couverts.Dans l'aprèsmidi, MM. Boissin, administrateur principal,Subrini, administrateur adjoint, Abel Lochard, le gar<strong>de</strong> général <strong>de</strong>sForêts Attard, et quatre gendarmes se rendaient à Tamentout, pourse renseigner. Après avoir dépassé le village <strong>de</strong> Texenna,M. Boissin et ses compagnons rencontrèrent <strong>de</strong>s indigènes quiparaissaient préparer <strong>de</strong>s barrages sur la route. Les groupess'éloignaient à l'approche <strong>de</strong> la voiture. Sur les crêtes on apercevait144UN DRAME ALGERIENun très grand nombre d'émeutiers. A un tournant du chemin, unouvrier <strong>de</strong> la ferme Lochard se présente et très ému adjure lesvoyageurs <strong>de</strong> ne pas aller plus loin, <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>mitour d'urgence.— Tous les Français sont morts à Tamentout, ditil à sonpatron ; si vous arrivez jusqu'à la ferme, vous serez vousmêmes<strong>ma</strong>ssacrés. Les révoltés sont si nombreux et si surexcités par lescrimes qu'ils ont commis, que rien ne pourra les empêcher <strong>de</strong> vousfaire subir le même sort qu'aux forestiers. Regar<strong>de</strong>z ! Ils arrivent !Retournez vite à Djidjelli !Le conseil était sage ; qu'auraient pu faire huit Français, mêmedécidés, contre une meute <strong>de</strong> milliers d'agresseurs ? La voiture fit<strong>de</strong>mitour. Seule, une force militaire suffisante pouvait avoir raisond'un pays en état <strong>de</strong> folie criminelle.C'est ainsi que la ferme Lochard est restée entre les <strong>ma</strong>ins <strong>de</strong>sémeutiers jusqu'au samedi 12 <strong>ma</strong>i, à midi, heure à laquelle lebataillon du com<strong>ma</strong>ndant Souriac, <strong>de</strong> l'infanterie coloniale,débouchait <strong>de</strong> la forêt, venant <strong>de</strong> Chevreul.Rien n'avait été touché aux abords et à l'intérieur <strong>de</strong>s bâtiments.Il ne <strong>ma</strong>nquait même pas une volaille.Mais un <strong>drame</strong> horrible s'était produit, non loin <strong>de</strong> là, et avaiteu pour cadres les cantonnements forestiers d'AinSettah, <strong>de</strong>Tamentout et <strong>de</strong> Biabel.145
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