UN DRAME ALGERIENl'imposte, pendant que le troisième fait face aux portes <strong>de</strong>schambres et surveille les fenêtres qui pourraient brusquementcé<strong>de</strong>r. <strong>Un</strong> poteau double est inquiétant. Il se dresse <strong>de</strong>rrièrel'immeuble, à un mètre du mur ; il collecte les fils du bureau etconstitue une échelle pouvant faciliter aux assiégeants uneescala<strong>de</strong> possible. Il faut tout prévoir.A trois heures un retour offensif précipite les défenseurs à lalucarne. <strong>Un</strong> échange intense <strong>de</strong> coups <strong>de</strong> fusils, le mousqueton quihurle, <strong>de</strong>s pistolets qui aboient, les pétoires indigènes quirésonnent ; le choc <strong>de</strong>s balles sur les volets, le bruit <strong>de</strong>s pavésprojetés à l'intérieur et qui roulent... Tout cela fait un vacarmeassourdissant et angoissant.M. Marchetti se glisse encore une fois dans la salle dutéléphone, sous la protection <strong>de</strong>s armes <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux compagnons.Il <strong>de</strong><strong>ma</strong>n<strong>de</strong> du secours. Mais il n'y a rien à faire. Il faut attendre.Attendre...Brusquement, le bidon qui flambait s'éteint. Il était bien utile,pourtant, car il éclairait la porte d'entrée béante. L'imposte, quibrûle encore, se consume lentement, <strong>ma</strong>is donne une clartéinsuffisante. M. Marchetti se glisse encore une fois dans la salle,pour y porter un lumignon, qu'il dépose dans un angle du guichet ;loin <strong>de</strong>s défenseurs, <strong>ma</strong>is permettant d'éclairer faiblement le seuil,tout noir, <strong>de</strong> la nuit, cette nuit qui ne veut pas finir... et quifinissant rendra peutêtre la situation plus intenable.Mais la fusilla<strong>de</strong> décroît peu à peu et s'éloigne. <strong>Un</strong> peu <strong>de</strong> reposest permis. <strong>Un</strong> peu d'espoir dans l'issue <strong>de</strong> la lutte. On continue àépier tous les bruits. Il faut se rendre à l'évi<strong>de</strong>nce : le villagesemble silencieux...Cette attente durera environ une heure, jusqu'à cinq heures et<strong>de</strong>mie, moment où le brave Receveur <strong>de</strong>s postes, toujours protégé122UN DRAME ALGERIENpar ses compagnons, se glisse à nouveau dans la salle et téléphoneau bordj. Au bordj on est surpris. On croyait les défenseurs <strong>de</strong> laposte morts <strong>de</strong>puis longtemps... Pourtant le téléphone a toujoursfonctionné, le bordj ayant été mis en communication directe avecConstantine. Des renforts ont été annoncés ; on les attend.Mais la rue est libre ! Libre !... les trois hommes se regar<strong>de</strong>nt.Voilà un mot en lequel ils n'espéraient plus... De la fenêtre, on voit<strong>de</strong>s fonctionnaires indigènes regagner leurs pénates après un congé<strong>de</strong> douze heures qu'ils se sont librement octroyé...Avant <strong>de</strong> quitter la <strong>ma</strong>ison tragique, les défenseurs font le tourdu propriétaire. L'immeuble a souffert. Ce n'est vraiment pas beauà voir. Tout est noir <strong>de</strong> fumée. Plus <strong>de</strong> porte d'entrée. Le plafon<strong>de</strong>st crevé. Les plâtres encombrent le bureau. Le sol est jonché <strong>de</strong>débris calcinés et <strong>de</strong> gros blocs.Ils sortent. Ils respirent. « Il fait bon vivre! » dit l'un d'eux enriant.<strong>Un</strong>e surprise : <strong>de</strong>hors, sur le trottoir, une <strong>ma</strong>re <strong>de</strong> sang. Plusloin, près du monument aux morts, un cadavre. C'est un jeune,signalé la veille comme l'un <strong>de</strong>s plus exaltés parmi lesassaillants (1).Les trois défenseurs arrivent au bordj. Tous les Français étaientsaufs... A sept heures du <strong>ma</strong>tin, M. Salphati, notaire, second juge<strong>de</strong> paix suppléant, signalait à Constantine qu'il n'y avait eu qu'uneseule défaillance, dont justice a été faite <strong>de</strong>puis.Grâce aux mesures qui ont été rapi<strong>de</strong>ment prises, les Français<strong>de</strong> Fedj M'Zala, fonctionnaires, commerçants et colons ontdignement rempli leur <strong>de</strong>voir.(1) On a dit, <strong>de</strong>puis, dans les douars, que <strong>de</strong>ux autres cadavres avaient été enlevés au cours<strong>de</strong> la nuit tragique, près <strong>de</strong> la poste. Lorsque la troupe est arrivée on a trouvé dans un fondonk unblessé avec une balle <strong>de</strong> revolver dans la cuisse et une <strong>ma</strong>in brûlée par l'essence qui avait incendié laposte.123
UN DRAME ALGERIENIl était bon, pensonsnous, que fut fixée cette page d'histoirelocale, chau<strong>de</strong> <strong>de</strong> vaillance et d'action.Tel est le résumé du <strong>drame</strong> qui s'est produit à Fedj M'Zala, dansla nuit du 9 au 10 <strong>ma</strong>i, au moment même où, surpris par l'émeute,<strong>de</strong>ux villages situés à l'Ouest, dans les montagnes qui bor<strong>de</strong>nt laplaine du Ferdjioua, étaient l'objet d'horreurs sans nom : Chevreul,détruit complètement, où les survivants organisaient, à lagendarmerie, une résistance farouche, Périgotville, où <strong>de</strong>nombreux Français étaient horriblement <strong>ma</strong>ssacrés.Dans l'enquête qui s'est ouverte, et doit se continuer, il est bon<strong>de</strong> fixer <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> repère.Fedj M'Zala n'a pas été pillé. Les <strong>ma</strong>isons particulièresabandonnées par les Français ont été retrouvées intactes. Les<strong>ma</strong>gasins <strong>de</strong> la S.I.P. remplis <strong>de</strong> blé, et dont la gran<strong>de</strong> ported'entrée, vitrée, n'était même pas protégée par <strong>de</strong>s volets, n'ontsubi aucune effraction. <strong>Un</strong>e ferme importante, exploitée parM. Vallet Charles, et située à 3 km. 500 du village, ainsi que lesexploitations agricoles <strong>de</strong> MM. Augier, où se trouvaient <strong>de</strong>nombreux ani<strong>ma</strong>ux et <strong>de</strong>s réserves <strong>de</strong> nourriture, sur les lieuxmêmes envahis par les agresseurs, ont été respectées. <strong>Un</strong>e femmefrançaise, <strong>ma</strong>la<strong>de</strong>, avait refusé <strong>de</strong> se laisser évacuer <strong>de</strong> la fermeVallet : elle n'a pas été inquiétée, non plus que sa jeune fille, restéeavec elle.La vengeance n'a donc pas joué un rôle dans l'affaire. Et cen'était pas davantage la faim qui était la cause du soulèvement. Leshabitations <strong>de</strong>s émeutiers, dans les douars, ont été, du reste,trouvées abondamment approvisionnées en vivres <strong>de</strong> toutessortes : blé, farine, couscous, etc. Ajoutons à ces constatations queles indigènes <strong>de</strong> la commune mixte, soit 110.000 habitants, vivanttous <strong>de</strong> l'agriculture, avaient, dans la proportion <strong>de</strong> 90 %, refusé <strong>de</strong>124UN DRAME ALGERIENlivrer leur récolte <strong>de</strong> 1944 à l'administration. Les Français seulsont observé la loi. L'état <strong>de</strong> misère n'était donc pour rien dans lesdésordres constatés (1).De plus, Fedj M'Zala est habité par <strong>de</strong> nombreuses famillesdont les chefs sont <strong>de</strong>s <strong>ma</strong>gistrats ou fonctionnaires indigènes :Cadi, a<strong>de</strong>ls, bacha<strong>de</strong>ls, greffiers, khodjas, employés <strong>de</strong> la S.I.P.,<strong>de</strong> la Justice, <strong>de</strong> l'Administration (2). Aucun <strong>de</strong> ces chefs n'aessayé d'intervenir, la nuit, en faveur <strong>de</strong>s Français menacés, leursamis <strong>de</strong> la veille, leurs supérieurs même dans les administrations.Exception doit être faite pour quelques cavaliers <strong>de</strong> la communemixte retenus au bordj par l'administrateur, en y ajoutant uneaggravation et un correctif : <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong> ces fonctionnaires, <strong>de</strong>ces employés, <strong>de</strong> ces cavaliers, ont pris part à l'émeute.Observation qui a également son importance, et qui est uneréplique douloureuse à ceux qui préten<strong>de</strong>nt, avec une apparence <strong>de</strong>logique, que nos bienfaits visàvis <strong>de</strong> nos autochtones sonttoujours <strong>de</strong> bons placements : — Fedj M'Zala est un centre où ontété accumulées, <strong>de</strong>puis trente ans, <strong>de</strong> nombreuses œuvres en faveur<strong>de</strong>s indigènes : ateliers d'artisanat, écoles pratiquesd'apprentissage, etc. Tous les jeunes bénéficiaires <strong>de</strong> cesinstitutions, à peu d'exceptions près, étaient avec les émeutiersvenus du <strong>de</strong>hors. Ils occupaient le village, armés <strong>de</strong> gourdins qui<strong>de</strong>vaient achever les Français. Ils sont rentrés chez eux, à l'aube,pour ne pas compromettre leurs familles. L'enquête ouverte a,(1) Voir document n° 2, in fine.(2) Le Cadi et plusieurs fonctionnaires indigènes ont expliqué, après le <strong>drame</strong>, le calme étantrevenu, qu'ils avaient été surpris et terrorisés par les événements.Précisons, en ce qui concerne Mme Bordj et sa fille, que le village étant entouré <strong>de</strong> groupeshostiles,, et M. Bordj ne pouvant rejoindre sa famille, M. Chartes Vallet avait envové un homme <strong>de</strong>confiance à la ferme pour essayer d'assurer la sécurité <strong>de</strong>s Françaises menacées. Les émeutierspouvaient croire aussi que les Français avaient tous évacué les locaux. En tout cas, la ferme, dont lesécuries étaient rempliee d'ani<strong>ma</strong>ux, n'a pas été inquiétée.125
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