Un drame algérien - Alger de ma jeunesse

Un drame algérien - Alger de ma jeunesse Un drame algérien - Alger de ma jeunesse

10.07.2015 Views

UN DRAME ALGERIENvenaient vers nous et nous disaient :« Ne craignez rien, il ne se passera rien à Kerrata. Vousconnaissez nos sentiments pour les Français de la région. Vousêtes tous des amis. », etc., etc.« Vers 19 heures, un taxi arrive de Sétif avec quatre occupantsqui vont rendre visite à plusieurs indigènes notables du pays. C'estdans cette ambiance que la nuit arrive et que tout le monde restesur le qui­vive. Pourtant, nous restons en liaison avec les autoritésde Bougie, Sétif et Constantine. L'Administrateur de Kerratademande à certaines personnes de descendre se réfugier au châteauDussaix, mais sans que cela soit un ordre, et sans que le conseilsoit général. Si le danger devenait pressant, les cloches de l'églisedevaient sonner.« A la Poste, mon mari et moi passions la nuit dans le bureau,afin d'assurer la liaison téléphonique avec Bougie, la seule quinous restait puisque, vers 20 heures, le circuit Amouchas avait étécoupé. Nous alertons Bougie tous les quarts d'heure et nousprévenons les collègues qu'au cas où nous resterions sans lesappeler ou sans répondre il conviendrait de prévenir lagendarmerie et la sous­préfecture.« C'est au matin, entre 5 h. 30 et 6 heures moins le quart, quenous nous sommes trouvés isolés de tout, sans aucunecommunication avec l'extérieur. Aussitôt, nous appelons, partéléphone, toutes les personnes que nous pouvons toucher auvillage, afin qu'elles puissent prendre les précautions nécessaires.Quelques familles pourtant n'ont pas eu le temps de descendre auchâteau.« Nous restons au bureau, pour assurer à l'Administrateurdétaché à Kerrata une liaison entre le château, où il y avaitconstitué son P. C. et le village abandonné.« A 7 heures moins le quart, le 9 mai, le premier coup de feuclaque au bout du village, à 50 mètres de nous.78UN DRAME ALGERIENOn entend un cri déchirant et ces mots : « Ça y est ! ils en ontabattu un ! » (1).« Aussitôt dans le village, une foule énorme d'indigènes sort detous les cafés maures, de tous les immeubles, de tous les ravins. Ilsse précipitent, comme des forcenés, sur toutes les maisonseuropéennes, armés de haches, de fusils ( chasse et guerre). Nousn'avons que le temps de faire un bond dans le couloir du rez­dechausséede la Poste. Plusieurs personnes de la maison fontcomme nous, si bien que nous formons un groupe de 13 personnes(10 hommes et 3 femmes) ayant pour armes : 2 fusils Gras, avec 40cartouches, 3 revolvers et environ 2 chargeurs pour chacun.« Nous calons les portes du couloir avec des madriers etprévenons, par téléphone, la gendarmerie et le château que noussommes attaqués. Les assaillants se ruent, à ce moment, sur laporte du couloir et essayent de l'enfoncer à coups de haches. Un denous riposte par un coup de fusil.« C'est alors que commence pour nous la lutte acharnée qui aduré sept heures. Les assaillants cernent la maison de toutes parts,en poussant leur cri de guerre ; El Djihad, la guerre sainte ! Lesfemmes excitent les hommes par des you­you interminables. Ilsfont un assaut en règle du bâtiment. Nous ripostons à coups defusils. Abrités sous les balcons de l'immeuble, ils vont chercherdes fûts d'essence et de pétrole qu'ils roulent devant les grandesportes vitrées du bureau, brisées par eux à la hache. Ils fontirruption dans le bureau, cassant tout, brisant tables, chaises et toutle matériel postal.« Pour nous protéger et les empêcher d'arriver au premier étage,nous jetons dans l'escalier tout notre mobilier, chaises, fauteuils,tables, etc. Les sommiers et les matelas nous servaient de rempartsdevant les fenêtres, afin de nous abriter des balles qui sifflaient de(1) Il s'agissait du boulanger, M. Grammond, qui, nous l'avons dit, avait tenu a assurer safournée quotidienne.79

UN DRAME ALGERIENtoutes parts. Beaucoup d'autres objets sont groupés afin de nous enservir comme armes, casse­tête., etc., lorsque nous aurions épuisénos munitions.« Mais, tout à coup, une explosion formidable et une fuméenoire rendent la position intenable. Les assaillants ont enflammédeux fûts de 200 litres de pétrole, un de 50 litres d'essence etarrosé d'essence ce que nous avions mis dans les escaliers. Descartouches de dynamite avaient été placées dans les fûts decarburant, avec l'espoir que la maison allait s'effondrer en nousentraînant au milieu du brasier. La maison a tenu, malgré laterrible secousse et, malgré le bond que l'explosion nous a faitfaire, nous nous sommes retrouvés sur nos jambes, mais dans unefumée tellement épaisse que nous n'y voyons plus, dans la pièce oùnous nous trouvons. Nous suffoquons. Nous nous précipitons versles fenêtres pour les ouvrir et essayer de dissiper un peu la fumée.Aussitôt tous les guetteurs qui surveillaient la maison, se mettent àtirer. Nous ripostons en nous abritant derrière les cloisons. Le feunous brûle les yeux. La chaleur est si intense que nous ne pouvonstenir les pieds par terre. Tout ce qui est sur le carrelage se roussit etse calcine. La situation est sans issue.« Mon mari a failli être tué. Une balle perforante le frôle ettraverse la cloison, y faisant un trou énorme. C'est alors que,désespérés, nous cherchons une solution. Un de nous, notre voisinde palier, M. Arrondeau, a l'idée géniale de nous faire passer dansson appartement, au travers du nuage de fumée. Nous nousfaufilons, comme des anguilles. Chez lui, déjà, l'air était plus respirable.Mais nous sommes toujours le point de mire desassaillants. Aussi, poursuivant son idée, M. Arrondeau nousdemande de trouer la cloison qui sépare son appartement de celuide la propriétaire. A coups de crosses de fusil, MM. Lardillier etde Fontguyon s'y emploient le plus vite possible et, par un petit80UN DRAME ALGERIENtrou, nous passons tous en quelques secondes, mais le coeur trèsserré, car nous ne savions pas ce que nous allions trouver derrièreces murs. Nous visitions très vite tout l'appartement, vide et encoreintact.Combien de temps va durer cette accalmie ?« Dans le café maure situé sous l'appartement, nous entendonstuer deux personnes. Les râles et les gémissements sont horribles.Pourtant derrière les volets bien clos, nous pouvons examiner cequi se passe dans la rue. Le boucher d'en face aiguise coutelas etcouperets et en fait la distribution aux assaillants. Le marchand delégumes (naturalisé depuis vingt ans et marié à une Européenne)prend militairement tous ces criminels et les range en lignes debataille. Tous les notables indigènes du pays sont là, en particulierles auxiliaires médicaux, les oukils de la justice, etc. Nous ensommes atterrés et douterions de nous­mêmes si nous n'étions pasplusieurs pour nous en rendre compte.« Nous nous sommes déchaussés pour ne pas faire de bruit ettrahir notre présence. Pourtant, nous mourons de soif, nous avonsla gorge desséchée. Nous essayons d'ouvrir le robinet de l'évier.Aussitôt, un bruit infernal se produit dans les tuyaux. Nousrefermons précipitamment le robinet, sans avoir pu obtenir unegoutte d'eau. Mais au même moment, sur la petite terrasseattenante à la cuisine, claque un projectile qui illumine la pièce.Nous nous jetons à plat ventre, croyant que c'était une grenadeincendiaire. Nous nous sommes rendus compte, plus tard, quec'était encore une cartouche de dynamite.« Mais nous nous sommes crus découverts. Et avant derecommencer une lutte que nous pensions être la dernière, avant demourir, nous avons voulu adresser un adieu à ceux qui nous sontchers. J'ai pris un crayon et, sur le coin d'une cheminée de marbreblanc, j'ai écrit ces mots :81

UN DRAME ALGERIENvenaient vers nous et nous disaient :« Ne craignez rien, il ne se passera rien à Kerrata. Vousconnaissez nos sentiments pour les Français <strong>de</strong> la région. Vousêtes tous <strong>de</strong>s amis. », etc., etc.« Vers 19 heures, un taxi arrive <strong>de</strong> Sétif avec quatre occupantsqui vont rendre visite à plusieurs indigènes notables du pays. C'estdans cette ambiance que la nuit arrive et que tout le mon<strong>de</strong> restesur le qui­vive. Pourtant, nous restons en liaison avec les autorités<strong>de</strong> Bougie, Sétif et Constantine. L'Administrateur <strong>de</strong> Kerrata<strong>de</strong><strong>ma</strong>n<strong>de</strong> à certaines personnes <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre se réfugier au châteauDussaix, <strong>ma</strong>is sans que cela soit un ordre, et sans que le conseilsoit général. Si le danger <strong>de</strong>venait pressant, les cloches <strong>de</strong> l'église<strong>de</strong>vaient sonner.« A la Poste, mon <strong>ma</strong>ri et moi passions la nuit dans le bureau,afin d'assurer la liaison téléphonique avec Bougie, la seule quinous restait puisque, vers 20 heures, le circuit Amouchas avait étécoupé. Nous alertons Bougie tous les quarts d'heure et nousprévenons les collègues qu'au cas où nous resterions sans lesappeler ou sans répondre il conviendrait <strong>de</strong> prévenir lagendarmerie et la sous­préfecture.« C'est au <strong>ma</strong>tin, entre 5 h. 30 et 6 heures moins le quart, quenous nous sommes trouvés isolés <strong>de</strong> tout, sans aucunecommunication avec l'extérieur. Aussitôt, nous appelons, partéléphone, toutes les personnes que nous pouvons toucher auvillage, afin qu'elles puissent prendre les précautions nécessaires.Quelques familles pourtant n'ont pas eu le temps <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre auchâteau.« Nous restons au bureau, pour assurer à l'Administrateurdétaché à Kerrata une liaison entre le château, où il y avaitconstitué son P. C. et le village abandonné.« A 7 heures moins le quart, le 9 <strong>ma</strong>i, le premier coup <strong>de</strong> feuclaque au bout du village, à 50 mètres <strong>de</strong> nous.78UN DRAME ALGERIENOn entend un cri déchirant et ces mots : « Ça y est ! ils en ontabattu un ! » (1).« Aussitôt dans le village, une foule énorme d'indigènes sort <strong>de</strong>tous les cafés <strong>ma</strong>ures, <strong>de</strong> tous les immeubles, <strong>de</strong> tous les ravins. Ilsse précipitent, comme <strong>de</strong>s forcenés, sur toutes les <strong>ma</strong>isonseuropéennes, armés <strong>de</strong> haches, <strong>de</strong> fusils ( chasse et guerre). Nousn'avons que le temps <strong>de</strong> faire un bond dans le couloir du rez­<strong>de</strong>chaussée<strong>de</strong> la Poste. Plusieurs personnes <strong>de</strong> la <strong>ma</strong>ison fontcomme nous, si bien que nous formons un groupe <strong>de</strong> 13 personnes(10 hommes et 3 femmes) ayant pour armes : 2 fusils Gras, avec 40cartouches, 3 revolvers et environ 2 chargeurs pour chacun.« Nous calons les portes du couloir avec <strong>de</strong>s <strong>ma</strong>driers etprévenons, par téléphone, la gendarmerie et le château que noussommes attaqués. Les assaillants se ruent, à ce moment, sur laporte du couloir et essayent <strong>de</strong> l'enfoncer à coups <strong>de</strong> haches. <strong>Un</strong> <strong>de</strong>nous riposte par un coup <strong>de</strong> fusil.« C'est alors que commence pour nous la lutte acharnée qui aduré sept heures. Les assaillants cernent la <strong>ma</strong>ison <strong>de</strong> toutes parts,en poussant leur cri <strong>de</strong> guerre ; El Djihad, la guerre sainte ! Lesfemmes excitent les hommes par <strong>de</strong>s you­you interminables. Ilsfont un assaut en règle du bâtiment. Nous ripostons à coups <strong>de</strong>fusils. Abrités sous les balcons <strong>de</strong> l'immeuble, ils vont chercher<strong>de</strong>s fûts d'essence et <strong>de</strong> pétrole qu'ils roulent <strong>de</strong>vant les gran<strong>de</strong>sportes vitrées du bureau, brisées par eux à la hache. Ils fontirruption dans le bureau, cassant tout, brisant tables, chaises et toutle <strong>ma</strong>tériel postal.« Pour nous protéger et les empêcher d'arriver au premier étage,nous jetons dans l'escalier tout notre mobilier, chaises, fauteuils,tables, etc. Les sommiers et les <strong>ma</strong>telas nous servaient <strong>de</strong> remparts<strong>de</strong>vant les fenêtres, afin <strong>de</strong> nous abriter <strong>de</strong>s balles qui sifflaient <strong>de</strong>(1) Il s'agissait du boulanger, M. Grammond, qui, nous l'avons dit, avait tenu a assurer safournée quotidienne.79

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