Un drame algérien - Alger de ma jeunesse

Un drame algérien - Alger de ma jeunesse Un drame algérien - Alger de ma jeunesse

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UN DRAME ALGERIEN« Ignorant tout du danger qui nous menaçait, je descendais àpied à ma ferme la plus proche (l'ancienne ferme Boijol), quand ungendarme vint me dire que le docteur revenant du marché deNador avait averti qu'une grande effervescence y régnait et qu'il n'yavait pas de marché. Information prise à Guelma, le gendarmeavait ordre d'aller sur les lieux se rendre compte de la situation.« Je pense aussitôt à mes enfants, si proches de Nador : 9kilomètres. J'offre d'emmener dans mon auto deux gendarmes et lecaïd qui nous protégera « de son burnous », s'il y a lieu. Au derniermoment, l'un des gendarmes juge à propos de ne pas monter dansma voiture. Elle n'est pas très confortable, et je n'ai pas de coussinpour le siège arrière. Il préfère attendre la voiture d'un autre colon.Le caïd en fait autant. J'ai leur promesse qu'ils nous rejoindront.Avec mon seul compagnon, nous prenons un fusil chacun et nousvoilà tous deux en route.« Nous remarquons bien, par­ci, par­là, des groupes d'indigèneséparpillés dans les champs. Mais sur la route, rien. Nousdépassons ma première ferme et arrivons sans encombre à unabreuvoir, dans un virage, à 700 mètres de ma seconde ferme, aulieu dit « Aïn Embarek ». Il y a là quelques Arabes, sous desarbres. Le gendarme me dit : « Arrêtez, je vais les interroger. » Jestoppe. Mais avant même que nous ayions eu le temps de formulerla moindre question, nous essuyons, à bout portant, une salve decoups de fusils. Une balle traverse le pare­brise à ma hauteur, m'enprojette des éclats de verre en plein visage, me blessant à la jouedroite et va, se loger dans la carrosserie arrière de la voiture. Jesuis aveuglé par le sang qui m'inonde le visage. Nous descendonsde voiture. Je tire tout de suite dans la direction de celui qui m'a sibien visé. Il m'avait pris en pleine tête. Je n'ai dû mon salut qu'auUN DRAME ALGERIENmouvement que j'ai fait pour ouvrir ma portière ; Je tire dans letas, devant moi, bondis sur eux ; j'escalade le talus à leurpoursuite, car ils fuient. Les balles sifflent autour de moi. Je ne merends pas compte du danger que je cours, ainsi a découvert.Heureusement que le gendarme, resté un peu en arrière, meprotège. Les agresseurs vont se cacher dans un ravin, assez loin dela route. Nous jugeons inutile de les poursuivre davantage. Nousvenons de déloger une embuscade de 70 individus.« C'est alors qu'arrive la deuxième voiture; avec le deuxièmegendarme, et le caïd. Je n'ai pas le temps de m'approcher d'eux,que déjà le chauffeur et le caïd ont laissé le gendarme au bord de laroute et qu'ils repartent. J'interroge ; ils sont allés chercher durenfort au village. Je propose aux gendarmes de pousser avec mavoiture jusqu'à la ferme. Le premier m'objecte qu'il n'a plus demunitions. Le second en ajuste pour lui. Moi je n'ai plus qu'unevingtaine de cartouches. C'est peu. Que faire ? Attendre sur laroute ? Il vaut mieux retourner, pour hâter les renforts.« Hélas ! c'était l'ultime moment pour sauver mon gendre !C'est l'instant, où, à la ferme, les émeutiers enfoncent les portes, oùma fille fuit, va se cacher dans un roncier...« Sur la route, je tourne avec tristesse ma voiture vers le village.A Villars, on se rend compte du danger. On hésite. Vais­jeabandonner mes trois enfants à leur triste sort ? Je me décide àaller chercher un gérant et sa famille, que j'ai dans une autre ferme,moins exposée, au­dessus de la vallée.A mon retour, je constate que les émeutiers se sont rapprochésde Villars. Il faut se porter en avant. On esquisse le mouvement.Nous sommes 11 à nous déplacer en avant du village. Lesémeutiers, massés sur les crêtes dominantes, nous arrosent avecleurs armes automatiques. Les balles sifflent au milieu de nous.206207

UN DRAME ALGERIENHeureusement, personne n'est atteint. Nous évaluons à 2.000 lenombre des agresseurs. Tout à coup, des « you­yous » de femmesretentissent. Nous voyons s'avancer les bandits à l'assaut. Nousnous sommes abrités autant que possible et nous tirons par salves.A chacune de nos rafales, nous voyons leurs rangs se courber. Ilscherchent à éviter les balles. Ils n'osent plus avancer. Et c'est ainsique nous les tenons en échec jusqu'au soir. Il est bientôt 6 heures.Des blindés arrivent sur la route de Laverdure. Nous les voyonstrès bien, mais les indigènes ne paraissent pas s'en inquiéter. Ilscontinuent à tirer.« Les auto­mitrailleuses ne sont plus guère qu'à 2 kilomètreslorsqu'elles ouvrent le feu. Les balles crépitent. Elles arrivent àleur but. Alors, on entend les derniers « you­yous », puis c'est lesignal du repli, C'est la poursuite des bandes qui s'éparpillent et secachent dans les ravins pour gagner la montagne.« C'est aussi, pour nous, l'arrivée à la ferme déserte etsilencieuse. C'est, au pied de la terrasse, la découverte du corps,affreusement mutilé, de mon gendre. Ils ont osé, en se repliant,outrager encore ce cadavre... Ils ont sans doute voulu se venger dela fuite de ma fille et de ma petite fille. Ma fille, voulant mettredans la maison le corps de son mari, était venue demander del'aide à la ferme voisine, mais on l'en dissuadait et on l'obligeait àse cacher avec son enfant dans la maison d'un khamès, le seul quinous soit resté fidèle. C'est dans cette ferme que je les ai trouvéesau retour, toutes deux vêtues de blanc, symbole, sans doute, deleur entrée dans la religion musulmane...« Cela doit­il être le résultat de nos cent quinze ans decolonisation ? Nos fils égorgés et nos filles converties à l'Islam?Est­ce là le digne couronnement de nos efforts ? Alors, que, lasd'une vie rude de travailleur du bled, j'étais heureux de laisser ma208UN DRAME ALGERIENplace à mes enfants ; dois­je assister à leur massacre ? Non, cela,nul ne peut l'accepter. Et il faut avoir vu de ses yeux ce quej'ai vupour comprendre l'horreur d'un semblable drame.« Notre tâche, que nous pensions terminée, n'est pas finie. Nousdevons défendre encore notre terre d'Algérie que nous avons faitenôtre et qui doit rester française ! Il faut en finir avec cettepolitique injuste et mensongère, entreprise contre nous et qui nepeut avoir qu'un résultat : chasser la France de ses colonies...« Veuillez agréer,...M. LUZET. »Nous ne voulons ajouter aucun commentaire à cette lettre. Elleconstitue mieux qu'un avertissement. Elle dicte des devoirs. Puisseson éloquence sobre et nette dissiper les malentendus quis'affirment, et rapprocher ceux qui dirigent de ceux qui souffrent...injustement...***Pour en terminer avec la Séfia, disons que cette communemixte a accusé le départ de 5.000 émeutiers originaires des douarsDaouara, Mechaala, Sfahli, Aouaïa et Mahaïa, partis du marché duHammam en direction de Villars. Les meneurs étaient composésde notables, de déserteurs et de travailleurs saisonniers étrangers àla commune.Dans la même journée du 10 mai, 2 à 3.000 émeutiers desdouars Ain Ketone, Kef Rih et Sfahli déferlaient sur la route deSédrata à Guelma. Le village de Lapaine, entièrement encerclé,était pillé et détruit.Le même jour encore, 5 à 600 émeutiers de la commune dePetit et des douars Nador et Béni Mezzeline attaquaient diverses209

UN DRAME ALGERIEN« Ignorant tout du danger qui nous menaçait, je <strong>de</strong>scendais àpied à <strong>ma</strong> ferme la plus proche (l'ancienne ferme Boijol), quand ungendarme vint me dire que le docteur revenant du <strong>ma</strong>rché <strong>de</strong>Nador avait averti qu'une gran<strong>de</strong> effervescence y régnait et qu'il n'yavait pas <strong>de</strong> <strong>ma</strong>rché. Infor<strong>ma</strong>tion prise à Guel<strong>ma</strong>, le gendarmeavait ordre d'aller sur les lieux se rendre compte <strong>de</strong> la situation.« Je pense aussitôt à mes enfants, si proches <strong>de</strong> Nador : 9kilomètres. J'offre d'emmener dans mon auto <strong>de</strong>ux gendarmes et lecaïd qui nous protégera « <strong>de</strong> son burnous », s'il y a lieu. Au <strong>de</strong>rniermoment, l'un <strong>de</strong>s gendarmes juge à propos <strong>de</strong> ne pas monter dans<strong>ma</strong> voiture. Elle n'est pas très confortable, et je n'ai pas <strong>de</strong> coussinpour le siège arrière. Il préfère attendre la voiture d'un autre colon.Le caïd en fait autant. J'ai leur promesse qu'ils nous rejoindront.Avec mon seul compagnon, nous prenons un fusil chacun et nousvoilà tous <strong>de</strong>ux en route.« Nous re<strong>ma</strong>rquons bien, par­ci, par­là, <strong>de</strong>s groupes d'indigèneséparpillés dans les champs. Mais sur la route, rien. Nousdépassons <strong>ma</strong> première ferme et arrivons sans encombre à unabreuvoir, dans un virage, à 700 mètres <strong>de</strong> <strong>ma</strong> secon<strong>de</strong> ferme, aulieu dit « Aïn Embarek ». Il y a là quelques Arabes, sous <strong>de</strong>sarbres. Le gendarme me dit : « Arrêtez, je vais les interroger. » Jestoppe. Mais avant même que nous ayions eu le temps <strong>de</strong> formulerla moindre question, nous essuyons, à bout portant, une salve <strong>de</strong>coups <strong>de</strong> fusils. <strong>Un</strong>e balle traverse le pare­brise à <strong>ma</strong> hauteur, m'enprojette <strong>de</strong>s éclats <strong>de</strong> verre en plein visage, me blessant à la jouedroite et va, se loger dans la carrosserie arrière <strong>de</strong> la voiture. Jesuis aveuglé par le sang qui m'inon<strong>de</strong> le visage. Nous <strong>de</strong>scendons<strong>de</strong> voiture. Je tire tout <strong>de</strong> suite dans la direction <strong>de</strong> celui qui m'a sibien visé. Il m'avait pris en pleine tête. Je n'ai dû mon salut qu'auUN DRAME ALGERIENmouvement que j'ai fait pour ouvrir <strong>ma</strong> portière ; Je tire dans letas, <strong>de</strong>vant moi, bondis sur eux ; j'escala<strong>de</strong> le talus à leurpoursuite, car ils fuient. Les balles sifflent autour <strong>de</strong> moi. Je ne merends pas compte du danger que je cours, ainsi a découvert.Heureusement que le gendarme, resté un peu en arrière, meprotège. Les agresseurs vont se cacher dans un ravin, assez loin <strong>de</strong>la route. Nous jugeons inutile <strong>de</strong> les poursuivre davantage. Nousvenons <strong>de</strong> déloger une embusca<strong>de</strong> <strong>de</strong> 70 individus.« C'est alors qu'arrive la <strong>de</strong>uxième voiture; avec le <strong>de</strong>uxièmegendarme, et le caïd. Je n'ai pas le temps <strong>de</strong> m'approcher d'eux,que déjà le chauffeur et le caïd ont laissé le gendarme au bord <strong>de</strong> laroute et qu'ils repartent. J'interroge ; ils sont allés chercher durenfort au village. Je propose aux gendarmes <strong>de</strong> pousser avec <strong>ma</strong>voiture jusqu'à la ferme. Le premier m'objecte qu'il n'a plus <strong>de</strong>munitions. Le second en ajuste pour lui. Moi je n'ai plus qu'unevingtaine <strong>de</strong> cartouches. C'est peu. Que faire ? Attendre sur laroute ? Il vaut mieux retourner, pour hâter les renforts.« Hélas ! c'était l'ultime moment pour sauver mon gendre !C'est l'instant, où, à la ferme, les émeutiers enfoncent les portes, où<strong>ma</strong> fille fuit, va se cacher dans un roncier...« Sur la route, je tourne avec tristesse <strong>ma</strong> voiture vers le village.A Villars, on se rend compte du danger. On hésite. Vais­jeabandonner mes trois enfants à leur triste sort ? Je me déci<strong>de</strong> àaller chercher un gérant et sa famille, que j'ai dans une autre ferme,moins exposée, au­<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la vallée.A mon retour, je constate que les émeutiers se sont rapprochés<strong>de</strong> Villars. Il faut se porter en avant. On esquisse le mouvement.Nous sommes 11 à nous déplacer en avant du village. Lesémeutiers, <strong>ma</strong>ssés sur les crêtes dominantes, nous arrosent avecleurs armes auto<strong>ma</strong>tiques. Les balles sifflent au milieu <strong>de</strong> nous.206207

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