UN DRAME ALGERIENdéchiré, cependant que la mère a <strong>de</strong> la peine à soustraire sa petiteJosée aux bâtons <strong>de</strong>s agresseurs La bouche <strong>de</strong> l'enfant est toutesanglante. <strong>Un</strong> coup a porté dans la figure. La <strong>ma</strong>lheureuse femmeest à bout <strong>de</strong> résistance. Elle se tourne vers son <strong>ma</strong>ri ; on est entrain <strong>de</strong> l'égorger. C'en est trop ! Elle s'effondre à son tour. Elle aune sensation <strong>de</strong> crispation nerveuse qui la laisse sans force, dansune sorte d'inconscience.Pendant peu <strong>de</strong> temps... Elle est rappelée à la raison, à sonatroce douleur, par <strong>de</strong>s cris <strong>de</strong> l'enfant dont le sang coulelentement <strong>de</strong>s lèvres tuméfiées.L'indigène qui, le premier, a tiré sur son <strong>ma</strong>ri, la pousse vers la<strong>ma</strong>ison. Elle obéit. Elle n'a plus <strong>de</strong> réflexe <strong>de</strong> résistance. Elle est,moralement, effondrée. Le pillage avait commencé ; il continue.Tout était brisé. Il ne restait plus un carreau aux fenêtres, Les sacs<strong>de</strong> provisions étaient éventrés, le contenu jeté à terre. Lesagresseurs n'avaient pas faim. Ils voulaient piller et détruire. Lelinge, les <strong>ma</strong>telas, les vêtements, tout était enlevé.Entre temps, la pauvre femme voyait <strong>de</strong>s sabres la menacer, <strong>de</strong>spistolets s'approcher <strong>de</strong> sa poitrine. Peu lui importait le pillage.Elle suppliait ses bourreaux <strong>de</strong> la laisser aller près <strong>de</strong> son <strong>ma</strong>ri. Ilsricanaient, l'insultaient, lui crachaient à la figure, lui criaient, dansle bruit infernal qui accompagnait le bouleversement dé la<strong>ma</strong>ison :— Tu es notre prisonnière ! Tu es à notre disposition ! Nousferons <strong>de</strong> toi ce que nous voudrons ! Fini, l'Algérie à la France ! Anous les femmes françaises ! Ce soir, tu auras un <strong>ma</strong>ri arabe !Profitant d'un moment où elle n'était pas surveillée, MmeHalbe<strong>de</strong>l, dans un sursaut d'énergie, s'empare d'un drap qui traînaitet s'éva<strong>de</strong> <strong>de</strong> la <strong>ma</strong>ison, tenant toujours dans ses bras son cherfar<strong>de</strong>au, sa petite Josée. Elle court vers le hallier près duquel étaitUN DRAME ALGERIENtombé son cher André. Il était là couvert du sang qui avait cessé <strong>de</strong>couler <strong>de</strong> ses blessures hi<strong>de</strong>uses. Elle voulut le recouvrir du drapqu'elle avait apporté. En gestes désordonnés, vivant comme en unrêve affreux, elle essayait <strong>de</strong> « faire sa toilette », lui parlant commes'il était vivant encore...Les <strong>de</strong>ux Italiens qui s étaient sauvés ne revenaient pas.Timi<strong>de</strong>ment, le gardien <strong>de</strong> la ferme s'approche d'elle. Obéissant etapitoyé, il l'ai<strong>de</strong> à mettre le corps d'André sur le drap, étendu sur lesol. A plusieurs reprises, il essaie, avec elle, <strong>de</strong> transporter lecadavre . dans la <strong>ma</strong>ison, évacuée par les émeutiers. Il faut yrenoncer. Il aurait fallu <strong>de</strong> l'ai<strong>de</strong>, ou d'autres porteurs qu'un hommedéjà âgé et une femme anéantie par la douleur.Après... Mme Halbe<strong>de</strong>l ne se souvient plus très bien. Il était 13heures passées lorsqu'elle quitta la ferme avec sa fille. Elle afranchi 3 kilomètres pour atteindre la ferme Boijol où elle comptaittrouver <strong>de</strong>ux Italiens qui lui prêteraient <strong>ma</strong>in forte pour enlever lecorps <strong>de</strong> son <strong>ma</strong>ri. Partis également, réfugiés, sans doute, commeles autres, dans la forêt, où est un chantier <strong>de</strong> scieurs <strong>de</strong> long.Deux ouvriers indigènes recueillent la pauvre mère et sonenfant, à bout <strong>de</strong> souffle, sans aucune résistance.Des blindés arrivent. Elles sont délivrées. La jeune femme sejette, en larmes, dans les bras <strong>de</strong> son père retrouvé.Et la journée tragique s'achève par une expédition à la ferme <strong>de</strong>Sekaka, où le corps, affreusement mutilé, du colon Halbe<strong>de</strong>l reçoitenfin les égards qui lui sont dus... (1)(1) Le 21 novembre 1945, se terminait <strong>de</strong>vant le tribunal militaire <strong>de</strong> Constantine, la cinquièmeaudience consacrée au <strong>drame</strong> <strong>de</strong> Sekaka, Débats émotionnants, au cours <strong>de</strong>squels Mme Halbe<strong>de</strong>l,mise en présence <strong>de</strong>s assassins <strong>de</strong> son <strong>ma</strong>ri, s'effondra brusquement en pleine audience, inanimée.202203
UN DRAME ALGERIENCeci n'est pas du ro<strong>ma</strong>n, ceci traduit très exactement, par lerécit <strong>de</strong> témoins qui ne peuvent être démentis, ce qui s'est passédans l'une <strong>de</strong>s fermes Luzet, <strong>de</strong> la commune mixte <strong>de</strong> la Séfia, aucours <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière journée <strong>de</strong>s troubles qui ont ensanglanté larégion <strong>de</strong> Guel<strong>ma</strong>.LES ANGOISSES D'UN VIEUX PIONNIERLe récit qui précè<strong>de</strong> ne serait pas complet s'il n'expliquait pascomment le secours apporté par le beaupère <strong>de</strong> la victime n'a puarriver à temps à la ferme <strong>de</strong> Sekaka.Seul M. Luzet pouvait nous donner les renseignements utiles.Nous avons écrit au vieux colon <strong>de</strong> Villars, un vétéran français <strong>de</strong>la région. Nous ne pouvons mieux faire que <strong>de</strong> reproduire saréponse, où il ne se contente pas d'énoncer <strong>de</strong>s faits, <strong>ma</strong>is où iltraduit, avec une émotion non dissimulée, les angoisses quiétreignent tous les Français appelés à vivre dans les campagnes<strong>algérien</strong>nes, colons ou fonctionnaires isolés dans le bled, exposés à<strong>de</strong>s explosions <strong>de</strong> fanatisme contre lesquelles ils sont d'autant plusdésarmés que les meneurs, auteurs principaux <strong>de</strong>s <strong>drame</strong>s ainsiprémédités, jouissent d'une impunité que la saine raison ne peutexpliquer. Nous passons la parole au vieux colon Luzet :« Six <strong>de</strong>s centvingt émeutiers qui comparaissaient <strong>de</strong>vant les juges, sous l'inculpationd'assassinat, tentative d'assassinat, pillage et vol, ont été condamnés à la peine <strong>de</strong> mort, nous dit laDépêche <strong>de</strong> Constantine. Ils se nomment Brahmia Bâcha, Soualmia Mohamed, Afaïfa Ahmed,Souaglia Belkacem. Azaïza Lakhdar, Se<strong>ma</strong>ou A<strong>ma</strong>ra. Les autres ont été condamnés à <strong>de</strong>s peinesvariables, <strong>de</strong> prison et <strong>de</strong> travaux forcés. Dix ont obtenu le sursis. Trente accusés ont été acquittés.Sur les condamnés à mort, les <strong>de</strong>ux premiers seulement ont été fusillés, le 17 décembre 1946,ce qui a provoqué une protestation violente dont nous parlons par ailleurs, auprès du gouvernement<strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s députés musul<strong>ma</strong>ns du département.204UN DRAME ALGERIEN« Villars, 7 septembre 1945.« Cher Monsieur,« Je réponds à votre lettre en vous donnant quelques détails surles événements que j'ai vécus à Villars.« Arrivé très jeune à Villars, je pourrais presque dire que j ' ysuis né. J'y possè<strong>de</strong> terres et <strong>ma</strong>isons qui sont non seulement monœuvre, <strong>ma</strong>is celle <strong>de</strong> mon grandpère et <strong>de</strong> mon père. Ils m'ontlégué, à force <strong>de</strong> travail et d'économies, un patrimoine que j'aiconservé, amélioré, agrandi par mes propres efforts. Mon père etmon grandpère furent <strong>de</strong> vrais pionniers.« Venus en pleine brousse, il leur a fallu tout défricher. Ils ontdû loger pendant <strong>de</strong> longs mois dans un immense gourbi fait <strong>de</strong>branches et <strong>de</strong> diss. Pas <strong>de</strong> ligne <strong>de</strong> chemin <strong>de</strong> fer. Ce sont eux quifaisaient les transports <strong>de</strong> Bône à SoukAhras (107 kilomètres) encharrettes. J'ai vécu tout cela, et cette vie ru<strong>de</strong> ne m'a pas effrayépuisque, plus tard, j'en ai fait autant.« Parti à Gambetta, puis à Aïn Babouch, j'ai pu acheter, àVillars, <strong>de</strong>ux fermes. Ce sont ces <strong>de</strong>ux exploitations qui setrouvent sur la route <strong>de</strong> Villars à Guel<strong>ma</strong> Elles étaientcomplètement en ruines, abandonnées. J'ai dû tout refaire. Elles setrouvent à 3 et 7 kilomètres <strong>de</strong> notre centre. C'est dans cette<strong>de</strong>rnière, dans la vallée <strong>de</strong> l'oued Righan, si riante et si riche, ques'est déroulé le <strong>drame</strong> affreux qui s'est terminé par la mort <strong>de</strong> mongendre.« Arrivé à l'âge <strong>de</strong> 70 ans, doisje en un jour voir anéantirl'œuvre <strong>de</strong> quatre générations ? Ce serait trop fort, et ce serait troptriste !... De vieux colons comme moi ne peuvent pas se consoler<strong>de</strong> voir égorger leurs enfants, se résigner à sombrer d'aussilamentable façon renoncer aux espoirs qu'ils avaient confiés a laterre <strong>algérien</strong>ne, <strong>de</strong>venue française...« J'ai vécu, en ces terribles journées <strong>de</strong> <strong>ma</strong>i, les moments lesplus atroces <strong>de</strong> <strong>ma</strong> vie...205
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