La Création contempora<strong>in</strong>e comme outildu Méridien de Paris de Jan Dibbets, cette œuvre qui ne se totalisequ’au cours de la marche) ou encore dynamique dans le temps(ce serait le cas des Stalker, à Rome notamment, de cette manièred’approcher les choses urba<strong>in</strong>es “qui est tout ce qui reste quandtous les po<strong>in</strong>ts de repère ont disparu et que plus rien n’est sûr”,mais qui prend le risque d’une certa<strong>in</strong>e s<strong>in</strong>gularité dans la déambulation).Alors, quel verbe proposer pour souligner l’orig<strong>in</strong>alité deces arts de la rue ?Troisième question : quel est le statut de la foule, qui est, <strong>in</strong>sistons-y,<strong>in</strong>tégrée en eux comme foule ? D’abord son statut concret.Pour employer les catégories de Jean-Paul Sartre, dans la Critiquede la raison dialectique 7 , s’agit-il d’une foule sérielle (accomplissantla synthèse passive d’une simple somme), d’un groupe (exprimantune liberté collective) ou d’une masse organisée (répondantau double agencement d’une forme sérielle <strong>in</strong>tériorisée et d’unedirection du mouvement) ? Nous penchons évidemment pourl’idée d’un passage, au cours du spectacle, de la première catégorieà la deuxième. Ce qui rend acceptable d’ailleurs la revendicationde nombreux organisateurs de produire des spectaclesanti-<strong>in</strong>dividualistes. Mais ce qui oblige à se demander quelle f<strong>in</strong>est réalisée. Notons-le, certa<strong>in</strong>s politiques ne sont pas mécontentsd’attirer ces spectacles sur le territoire de leur action af<strong>in</strong> de faciliterla création, dans une ville par exemple, d’un récit commun auxhabitants à la faveur d’un spectacle ouvert à l’<strong>in</strong>différenciationdes publics, un récit mémoriel, mais aussi un récit urba<strong>in</strong>, propre àfavoriser la cohésion de la ville, qui au beso<strong>in</strong> (ou au mieux) peutreposer sur des récits se croisant pour déployer une atmosphèreurba<strong>in</strong>e consensuelle. Dans ce cas, le récit de la manifestation estcensé fédérer localement (la ville, le territoire, la région), parcequ’il <strong>in</strong>stitue une identité narrative qui peut conférer des significationsà l’urba<strong>in</strong>, ou participer à la redéf<strong>in</strong>ition d’un territoire,souvent neutralisé ou banalisé par une architecture pauvre.En ce sens, l’art peut bien passer pour le symbole du renouveaulocal. On l’attire à proportion du travail de médiation impliciteau se<strong>in</strong> de la population locale qu’il est censé opérer. Il fait flottersur “les gens” ce mode de cohésion si abstrait qui relève del’<strong>in</strong>strumentalisation.De ce fait, une quatrième question devient centrale, quoique la réponsesoit déjà impliquée : comment faire “public” dans une logiquedes flux ? Le discours de justification selon lequel ces arts vont audevantdes habitants ne suffit pas à répondre. Ajouter qu’ils s’adressentà “tous” reste aussi limité, surtout si le propos oppose un peuva<strong>in</strong>ement les arts de la rue et l’art contempora<strong>in</strong> autour du couplepopulaire-élite. Plus profondément, ces arts modifient notre conceptiondu public-assistant. Cela implique de tenir compte d’autresformes de sociabilité que celle du public au sens du XVIII e siècle.La question est donc celle du rapport envisageable entre la fouleet un public, celle du mode de structuration opéré par le spectacleurba<strong>in</strong> au cœur des rapports différentiels au monde du spectacle.Et pour en revenir à une donnée essentielle de l’esthétique classique: où est le commun esthétique, où est le collectif, comment sejoue le public dans ces formes artistiques ?Rappelons alors que l’esthétique classique corrèle à l’œuvre unpublic qui communie avec ferveur autour d’elle ; le public, eton le justifie aisément par le jugement esthétique 8 , met alorsen œuvre une structure cognitive et physique du commun, par<strong>in</strong>tériorisation collective des valeurs : horizon d’attente de lacélébration ensemble de la valeur-œuvre, aura de l’œuvre, etvécu de la cérémonie.On connaît bien désormais le fonctionnement de la figure du senscommun dans la relation à l’œuvre unique, statique. Il renvoie àdes fasc<strong>in</strong>ations, des excitations, des acclamations lors de cérémonies,ou des applaudissements… Les rites de commémoration oud’<strong>in</strong>auguration sont des moments de réveil d’émotions collectivesplus ou mo<strong>in</strong>s <strong>in</strong>tenses et contagieuses, extrêmement standardisées.S’y déploie un sentiment d’<strong>in</strong>tégration, au mo<strong>in</strong>s momentanément,au groupe physiquement présent. Or, l’esthétique duspectacle de rue repose sur un public qui s’étire dans l’espace,peu concentré, multi-préoccupé, et il n’est pas immédiatementtraversé par la conscience ou l’image d’un tout à former. Ce n’estcertes pas un public passif, et il existe même en lui un potentielcritique de masse, mais <strong>in</strong>visible encore parce qu’il déborde lesfrontières habituelles, par le fait d’œuvres qui parfois placent lefestif en avant de l’artistique au cours du parcours, et qui n’arriventpas toujours à <strong>in</strong>venter un nouveau sensible et de nouveauxpartages du sensible, ou, lorsqu’elles les <strong>in</strong>ventent supposenttoujours autant de maîtrise des codes pour les rendre effectifs.En déf<strong>in</strong>itive, les éléments a<strong>in</strong>si condensés nous reconduisentau problème. D’un côté, du côté de l’art public contempora<strong>in</strong>,se déploie un geste visible, et tentant d’<strong>in</strong>terroger une communautépolitique potentielle à défaut d’être actuelle ; de l’autre, unedispersion à tonalité euphorique, qui est réunie à l’encontre d’uneautre séparation formelle (l’<strong>in</strong>dividualisme) mais qui ma<strong>in</strong>tientces séparations dans le cadre même de la foule. Bien sûr, certa<strong>in</strong>sspectacles vivants échappent à cela, lesquels prennent à parti lacollectivité, tandis que certa<strong>in</strong>es œuvres d’art public se laissentaller à la décoration 10 .Mais ce qui importe, c’est de revenir à la question de fond. Si dansson histoire, l’art public républica<strong>in</strong> (du mo<strong>in</strong>s en France) avaitvocation à la formation d’un sens commun sensible dans les lieuxpublics (une identité, un sentiment nationaux 11 ) ; si dans la dernièrepartie de son histoire, l’art public contempora<strong>in</strong> a été soumis à une<strong>in</strong>strumentalisation progressive au profit d’un renouvellement dela forme de l’unité commune, pour temps de crise, par juxtapositiondes “différences” 12 (fabriquant de l’émotion collective) ; si denombreuses œuvres d’art contempora<strong>in</strong> se sont attachées à refuserce parti pris ; la question est légitime : qu’est-ce qui se joue dans lespectacle vivant public, et notamment dans l’art du parcours, pourque les politiques s’y <strong>in</strong>téressent tant ?Ce n’est plus le sens commun premier (il est dissous). S’agit-ilpour autant seulement du prolongement de la juxtaposition (iln’est pas efficace à long terme) ? Ou de l’<strong>in</strong>vention d’autre chose ?Mais alors quoi ? En tout cas, pas du collectif, car il ne suscite pasdes actions collectives, et il y a bien exercice d’un contrôle <strong>in</strong>stitutionnel.D’une certa<strong>in</strong>e façon, nous assistons là à un mélanged’affectivité collective, de communion momentanée, de conciliationsans épreuve. Parfois même : cela va jusqu’à l’effervescence(sublime ou un peu sauvage).Mais cela crée-t-il une sociabilité effective ? Pour nous, la questionest surtout de savoir si les citoyennes et les citoyens dansces cas ouvrent des contextes de conversation politique dans unesphère esthétique <strong>in</strong>strumentalisée. Est-ce qu’ils produisent dudiscours public qui <strong>in</strong>duit une signification quant à leur situationgénérale ? En quoi est-ce que se transforme celui qui suitle parcours ? Il perçoit bien la situation comme “publique”. Mais,la locomotion dans ces situations portent-elle vers le discours etl’adresse à l’autre ? En quoi le déambulateur acquiert-il un sens ducollectif ? Comment joue-t-il (ou non) le jeu qu’on lui propose ?septembre 2008 / 10
La Création contempora<strong>in</strong>e comme outilEt cette question se redouble d’une autre : celle de la part quele politique prend au déploiement de ces œuvres : on peut sedemander en effet si on ne les fait pas descendre dans la ruepour mieux amplifier le contrôle de l’espace, et d’ailleurs aussidu temps urba<strong>in</strong>s !1 Pour la déf<strong>in</strong>ition de l’art contempora<strong>in</strong>, nous renvoyons le lecteur à notreouvrage, Devenir contempora<strong>in</strong> ? La couleur du temps au prisme de l’art, Paris,Le Fél<strong>in</strong>, 2008.2 Ce fut la signification de l’exposition du Centre Pompidou, 2000, Au-delà duspectacle : elle développait “comment un phénomène culturel majeur contam<strong>in</strong>eles pratiques artistiques. L’<strong>in</strong>dustrie des loisirs affecte notre économie siprofondément qu’il n’y a pas de raison de penser que le champ culturel en sorteou veuille en sortir <strong>in</strong>demne”.3 Cf. notre chronique dans Urbanisme, n°357, Paris, 2007.4 Cf. notre article “Ce qui est public dans l’art (public)”, L’Observatoire despolitiques culturelles, n° 26, Eté 2004, Grenoble, p. 29sq.5 La bibliographie portant sur “la rue” est désormais considérable, ne renvoyonsqu’à un seul ouvrage comb<strong>in</strong>ant réflexion sur la rue et sur l’art : Collectif,L’Esthétique de la rue, colloque d’Amiens, L’Harmattan, 1998.6 À propos de son œuvre du Grand Palais, 2008, Richard Serra souligne : “Je nevois pas cette œuvre comme s’<strong>in</strong>scrivant dans une quelconque tradition duthéâtre, pas plus d’ailleurs que de la sculpture. Elle me semble avoir davantageaffaire avec la façon dont on se déplace, avec la temporalité. Elle devrait faireprendre conscience du temps, des diverses vitesses de déplacement autour et àtravers elle. La conscience de se mouvoir dans le temps sera une part essentiellede l’expérience” (Art Press, n° 345, mai 2008, p. 32, L’<strong>in</strong>terview, “Traverserl’espace”).7 Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960.8 Au sens classique de la Critique du jugement de Emmanuel Kant, 1793, Paris, GF,2008.9 Une objection cependant : le cas des festivals (Aurillac, Chalons), car le publicy dispose bien d’un horizon d’attente de ce type.10 Au demeurant, il y a là aussi un paradoxe : dans l’art contempora<strong>in</strong>,l’engagement de l’artiste s’évanouit et un doute persiste quant à la part de l’artdans le travail du collectif vis-à-vis de soi, tandis que dans le spectacle vivantla politique est souvent mise au centre. On notera alors un po<strong>in</strong>t commun entreles deux : la mise en cause du sens du collectif.11 Cf. la synthèse historique établie dans le Dictionnaire critique de la République,V<strong>in</strong>cent Duclert et Christophe Prochasson, Paris, Flammarion, 2008.12 Cf. les 4 volumes de Culture Publique, Paris, MouvementSkite et Sens & Tonka,2004.11 / septembre 2008