Philippe le Chancelier et son oeuvre : étude sur l'élaboration d'une ...

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2.1 Les conduits et la question du genreLa musique novatrice produite à Notre-Dame de Paris au tournant du XII e et duXIII e siècle est traditionnellement partagée par la critique moderne en trois catégoriesque sont les organa, les motets et les conductus. La répartition des compositions quinous sont parvenues selon ces trois « genres » conditionne notre lecture et notrecompréhension de cette « école de Notre-Dame » 69 . Cette représentation en trois partiesde la production musicale impose à nos concepts un cadre qui tend à isoler des groupesde compositions les uns des autres et produit une vision parfois rigide ou fragmentée dela musique qui n’est probablement pas celle des Hommes qui ont inventé et pratiquécette musique. En effet, la notion de genre reflète assez mal la réalité des productionsmusicales et poétiques de l’époque. Il faut réfléchir à la manière dont ces distinctions sesont construites pour comprendre en quoi elles peuvent fausser le regard. Elles naissentdu désir des historiens et musicologues modernes de classer les compositions qui noussont transmises selon un ensemble de critères formels. Or ces critères sont avant toutdéterminés par les musicologues eux-mêmes et non par les médiévaux. Une telle lecturedes œuvres porte encore la marque d’un positivisme historique qui a défini les objectifset méthodes de la musicologie depuis ses premiers pas 70 . De l’observation des œuvresdevait résulter une classification et une lecture de type presque naturaliste des différentsrépertoires. Chacun de ces répertoires présente ses singularités mais aussi des pointscommuns avec d’autres. Grâce à ces comparaisons, le musicologue pouvait élaborer unethéorie de la forme, comprise comme moteur des changements ou évolutions, etinterpréter ainsi les enjeux de l’histoire de l’art musical. Les critères appliqués pourdistinguer les genres sont principalement construits à partir d’observations formellesrésultant de concepts modernes. On peut alors s’interroger sur la pertinence de cescritères, surtout si l’on ne s’assure pas de leur validité dans le contexte historique qui estcelui de la création des œuvres en question.69 Par exemple, à l’article « Notre Dame School » du New Grove Dictionary of Music and Musicians,Edward H. ROESNER écrit : « This ‘school’ cultivated, among others, the polyphonic genres oforganum, conductus and the liturgical motet, producing large repertories that were collected in the socalledMagnus liber organi associated with the composers Leoninus and Perotinus. », vol. 18, p. 202.70 Voir Erica MUGGLESTONE, « Guido Adler’s « The Scope, Method, and Aim of Musicology » (1885) :an English Translation with an Historico-Analytical Commentary », Yearbook for Traditional Music,XIII (1981), p. 1-21.376

Pour en revenir aux conduits, l’unité et l’identité de ce « genre » musical sontdifficiles à comprendre si l’on s’en tient à une classification selon des critèresstructurels. Plusieurs tentatives d’interprétation du genre du conduit en général ont étéentreprises sans que soit posée la question de la légitimité à comprendre ce groupementde composition comme un véritable genre et à en définir les implications 71 . Nousl’avons signalé dans notre introduction historiographique, leurs conclusions ont souventmené au constat de la diversité des conduits et à la difficulté à définir ce qui en faitl’identité. En effet, si l’on définit le genre comme un ensemble d’œuvres présentant descaractères communs, les conduits s’avèrent insaisissables tant sont nombreux les choixformels qu’ils proposent et les sujets qu’ils abordent.Doit-on se résoudre à définir le genre du conduit comme ce qui n’est ni unorganum ni un motet ? Le point commun à tous les conduits est la présence d’un textelatin en versification rythmique et de forme libre. Le conductus n’est donc ni une hymneni une séquence, bien que certains y fassent parfois allusion, ni une chansonvernaculaire, bien qu’il existe des points de passage de l’un à l’autre. À ce seul stade, onconstate déjà que les frontières du « genre » sont fragiles et que l’« école de Notre-Dame » est perméable à bien d’autres influences. Musicalement parlant, le conduit sedistingue des motets et des organa du fait qu’il est constitué d’une matière nouvelle,sans cantus firmus. Ici encore, il faut signaler la fragilité de cette définition car il existedes cas de remplois mélodiques, comme en témoignent les prosules ou les contrafacta.Il faut encore ajouter que le conduit peut être polyphonique ou monodique,complication supplémentaire si l’on se rappelle que ces deux techniques sont souventmises à part dans la théorie comme dans la pratique. Tels sont pourtant les élémentsdisparates et complexes qui permettent de fonder une définition du conduit en tant quegenre 72 . La notion mérite donc d’être repensée et affinée.71 On pense par exemple à Eduard GRÖNINGER, Repertoire-Untersuchungen zum mehrstimmigen Notre-Dame Conductus, Regensburg, 1939, ou à l’ouvrage de Robert FLACK, The Notre Dame Conductus : AStudy of the Repertory, Henryville-Ottawa-Binningen, 1981.72 Le problème est encore plus épineux si l’on cherche l’unité du conductus en tant que genre surl’ensemble de la période médiévale : les conduits plus anciens présentent d’autres caractéristiques,notamment fonctionnelles, que l’on ne relève plus dans les compositions de la même appellationproduites entre la fin du XII e et la première moitié du XIII e siècle.377

2.1 Les conduits <strong>et</strong> la question du genreLa musique novatrice produite à Notre-Dame de Paris au tournant du XII e <strong>et</strong> duXIII e sièc<strong>le</strong> est traditionnel<strong>le</strong>ment partagée par la critique moderne en trois catégoriesque <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s organa, <strong>le</strong>s mot<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>s conductus. La répartition des compositions quinous <strong>son</strong>t parvenues selon ces trois « genres » conditionne notre <strong>le</strong>cture <strong>et</strong> notrecompréhension de c<strong>et</strong>te « éco<strong>le</strong> de Notre-Dame » 69 . C<strong>et</strong>te représentation en trois partiesde la production musica<strong>le</strong> impose à nos concepts un cadre qui tend à iso<strong>le</strong>r des groupesde compositions <strong>le</strong>s uns des autres <strong>et</strong> produit une vision parfois rigide ou fragmentée dela musique qui n’est probab<strong>le</strong>ment pas cel<strong>le</strong> des Hommes qui ont inventé <strong>et</strong> pratiquéc<strong>et</strong>te musique. En eff<strong>et</strong>, la notion de genre reflète assez mal la réalité des productionsmusica<strong>le</strong>s <strong>et</strong> poétiques de l’époque. Il faut réfléchir à la manière dont ces distinctions se<strong>son</strong>t construites pour comprendre en quoi el<strong>le</strong>s peuvent fausser <strong>le</strong> regard. El<strong>le</strong>s naissentdu désir des historiens <strong>et</strong> musicologues modernes de classer <strong>le</strong>s compositions qui nous<strong>son</strong>t transmises selon un ensemb<strong>le</strong> de critères formels. Or ces critères <strong>son</strong>t avant toutdéterminés par <strong>le</strong>s musicologues eux-mêmes <strong>et</strong> non par <strong>le</strong>s médiévaux. Une tel<strong>le</strong> <strong>le</strong>cturedes œuvres porte encore la marque d’un positivisme historique qui a défini <strong>le</strong>s objectifs<strong>et</strong> méthodes de la musicologie depuis ses premiers pas 70 . De l’observation des œuvresdevait résulter une classification <strong>et</strong> une <strong>le</strong>cture de type presque naturaliste des différentsrépertoires. Chacun de ces répertoires présente ses singularités mais aussi des pointscommuns avec d’autres. Grâce à ces comparai<strong>son</strong>s, <strong>le</strong> musicologue pouvait élaborer un<strong>et</strong>héorie de la forme, comprise comme moteur des changements ou évolutions, <strong>et</strong>interpréter ainsi <strong>le</strong>s enjeux de l’histoire de l’art musical. Les critères appliqués pourdistinguer <strong>le</strong>s genres <strong>son</strong>t principa<strong>le</strong>ment construits à partir d’observations formel<strong>le</strong>srésultant de concepts modernes. On peut alors s’interroger <strong>sur</strong> la pertinence de cescritères, <strong>sur</strong>tout si l’on ne s’as<strong>sur</strong>e pas de <strong>le</strong>ur validité dans <strong>le</strong> contexte historique qui estcelui de la création des œuvres en question.69 Par exemp<strong>le</strong>, à l’artic<strong>le</strong> « Notre Dame School » du New Grove Dictionary of Music and Musicians,Edward H. ROESNER écrit : « This ‘school’ cultivated, among others, the polyphonic genres oforganum, conductus and the liturgical mot<strong>et</strong>, producing large repertories that were col<strong>le</strong>cted in the socal<strong>le</strong>dMagnus liber organi associated with the composers Leoninus and Perotinus. », vol. 18, p. 202.70 Voir Erica MUGGLESTONE, « Guido Ad<strong>le</strong>r’s « The Scope, M<strong>et</strong>hod, and Aim of Musicology » (1885) :an English Translation with an Historico-Analytical Commentary », Yearbook for Traditional Music,XIII (1981), p. 1-21.376

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