Philippe le Chancelier et son oeuvre : étude sur l'élaboration d'une ...

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Ce conduit a parfois été interprété comme un dialogue du corps et de l’âme 27 .Les éditeurs des Analecta Hymnica lui ont donné le titre suivant : « Altercatio animae etcorporis » 28 . Cependant, les sources n’orientent pas vers cette interprétation du texte. Iln’est nullement question de dispute dans le manuscrit d’Oxford qui sous-titre « Defragili(ta)te hominis ex pondere carnis » 29 . Cette source a pourtant comme usage demettre clairement en évidence les conduits « disputés » par un titre explicite 30 .L’interprétation du texte ne repose donc que sur le sens et les mots, bien que cesderniers ne soient pas toujours très limpides et amènent à des conclusions surprenantes.Le partage du texte en deux semble le plus probable : dans les deux premières strophes(I), l’âme prend la parole et les quatre suivantes (II et III) constituent la réponse ducorps 31 . Dans l’hypothèse de cette configuration, l’âme fait un aveu d’impuissance et defaiblesse. Elle désigne le corps à plusieurs reprises par des métaphores très répandues :vas, lutea, carnis carcere, moles corporea. Le corps terrestre et matériel est tenuresponsable de la propagation des vices. L’âme demande à l’Homme de ne pas la tenirresponsable de cet état de faiblesse. En réponse, le corps décline sa responsabilité quantaux actes délictueux. L’âme se sert de la raison de manière abusive (in abusum rationis)et trompe le corps obligé de céder aux attaques des sens. Selon cette interprétation,l’Homme n’a aucun moyen d’échapper au vice, puisque son âme le trahit et ne joue passonle salvateur. Cette vision excessivement pessimiste ne laisse aucune marche demanœuvre à l’Homme qui est, comme l’incipit le rappelle, voué au malheur.Une autre interprétation peut être proposée. En s’appuyant sur les sources et lesindices donnés dans les rubriques, on peut estimer que ce conduit n’est ni une disputationi une altercatio, mais plus simplement un monologue de l’âme sur la fragilité del’Homme. L’incipit est autant une référence scripturaire qu’une invocation. Selon cetteconfiguration, les pronoms personnels à la deuxième personne et les verbes impératifsne s’adressent plus alternativement au corps ou à l’âme, mais bien tous à l’Homme. Audébut du conduit, on retrouve des formules et une langue bien souvent utilisées par27 Hans WALTHER, Das Streitgedicht in der lateinischen Literatur des Mittelalters, Munich, 1920 ; JosephSZÖVÉRFFY, Secular Latin Lyrics and Minor Poetic Forms of the Middle Ages : a Historical Surveyand Literary Repertory, Concord, 1992, vol. 2, p. 302-303.28 AH 21, 115.29 OxAdd, f°12730 Par exemple, pour Aristippe quamvis sero, le titre est « Dialogus inter volentem menturi seu adulari etintruentem ad conterium et indutuntur sub nominibus diogenis et aristippi » ; les termes « disputatio »ou « querella » sont aussi utilisés dans les rubriques de ce manuscrit.31 C’est la répartition proposée par Michel André BOSSY dans « Medieval Debates of Body and Soul »,Comparative Literature, XXVIII (1976), p. 144-163.130

Philippe le Chancelier dans les conduits moraux, généralement à l’intention del’Homme : l’impératif « considera », la lamentation sur la destinée et sur l’état (status)dans lequel se trouve l’Homme. On retrouve effectivement la même chose dès l’incipitde cet autre conduit :Homo consideraqualis quam misera.sors vite sit mortalis. 32On peut également entendre une référence à la deuxième strophe de Ad cor tuumrevertere :O conditio miseraconsidera quam asperasic hec vita. 33Si c’est bien l’âme qui parle du début à la fin des six strophes, c’est l’Homme qui estresponsable de son propre malheur. L’âme s’avoue donc dépassée par une puissancesupérieure qui pousse l’Homme dans le mauvais chemin. Les réflexions en matière depsychologie, menées tout au long de la Summa de Bono, trouvent ici un écho poétique 34 .Philippe le Chancelier met en évidence les facultés de l’âme humaine qui permettent dedécider du bon ou d’un mauvais comportement. Si la syndérèse est l’intuition quidifférencie le bien du mal, l’Homme reste maître de son libre arbitre et est capabled’orienter ses actes par lui-même. En cherchant l’explication du Mal, c’est unmécanisme complexe de l’âme qui est décortiqué. Philippe le Chancelier fait de lasyndérèse une affaire de volonté et non plus une faculté de l’âme. Ce conduit montrantune âme dépossédée de son pouvoir de décision et soumise à une puissance malfaisantepeut être le reflet de ces réflexions théologico-psychologiques.Selon que l’on attribue à l’âme seule ou au binôme corps-âme la parole de ceconduit, le sens se trouve grandement changé. Dans un cas, l’âme est désignée commeune puissance malveillante par le corps, dans l’autre, elle est impuissante et désabusée.Cette ambiguïté a peut-être été envisagée par le poète lui-même qui, sous l’apparenced’un dialogue de forme classique, offre une tribune à des conceptions psychologiquesnovatrices.32 N°15, LoB, f°22v et F, f°438v, voir analyse p. 265.33 N°3, F, f°420v, voir analyse p. 149.34 Une première approche de l’apport de la pensée de Philippe le Chancelier en matière de psychologiepeut se faire en consultant Odon D. LOTTIN, « Le Créateur du traité De Synderesis », Revue néoscolastiquede philosophie, XXIX (1927), p. 197-222 ou Psychologie et morale aux XII è et XIII è siècles,4 vol., Louvain-Gembloux, 1942.131

Ce conduit a parfois été interprété comme un dialogue du corps <strong>et</strong> de l’âme 27 .Les éditeurs des Ana<strong>le</strong>cta Hymnica lui ont donné <strong>le</strong> titre suivant : « Altercatio animae <strong>et</strong>corporis » 28 . Cependant, <strong>le</strong>s sources n’orientent pas vers c<strong>et</strong>te interprétation du texte. Iln’est nul<strong>le</strong>ment question de dispute dans <strong>le</strong> manuscrit d’Oxford qui sous-titre « Defragili(ta)te hominis ex pondere carnis » 29 . C<strong>et</strong>te source a pourtant comme usage dem<strong>et</strong>tre clairement en évidence <strong>le</strong>s conduits « disputés » par un titre explicite 30 .L’interprétation du texte ne repose donc que <strong>sur</strong> <strong>le</strong> sens <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mots, bien que cesderniers ne soient pas toujours très limpides <strong>et</strong> amènent à des conclusions <strong>sur</strong>prenantes.Le partage du texte en deux semb<strong>le</strong> <strong>le</strong> plus probab<strong>le</strong> : dans <strong>le</strong>s deux premières strophes(I), l’âme prend la paro<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong>s quatre suivantes (II <strong>et</strong> III) constituent la réponse ducorps 31 . Dans l’hypothèse de c<strong>et</strong>te configuration, l’âme fait un aveu d’impuissance <strong>et</strong> defaib<strong>le</strong>sse. El<strong>le</strong> désigne <strong>le</strong> corps à plusieurs reprises par des métaphores très répandues :vas, lutea, carnis carcere, mo<strong>le</strong>s corporea. Le corps terrestre <strong>et</strong> matériel est tenuresponsab<strong>le</strong> de la propagation des vices. L’âme demande à l’Homme de ne pas la tenirresponsab<strong>le</strong> de c<strong>et</strong> état de faib<strong>le</strong>sse. En réponse, <strong>le</strong> corps décline sa responsabilité quantaux actes délictueux. L’âme se sert de la rai<strong>son</strong> de manière abusive (in abusum rationis)<strong>et</strong> trompe <strong>le</strong> corps obligé de céder aux attaques des sens. Selon c<strong>et</strong>te interprétation,l’Homme n’a aucun moyen d’échapper au vice, puisque <strong>son</strong> âme <strong>le</strong> trahit <strong>et</strong> ne joue pas<strong>son</strong> rô<strong>le</strong> salvateur. C<strong>et</strong>te vision excessivement pessimiste ne laisse aucune marche demanœuvre à l’Homme qui est, comme l’incipit <strong>le</strong> rappel<strong>le</strong>, voué au malheur.Une autre interprétation peut être proposée. En s’appuyant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s sources <strong>et</strong> <strong>le</strong>sindices donnés dans <strong>le</strong>s rubriques, on peut estimer que ce conduit n’est ni une disputationi une altercatio, mais plus simp<strong>le</strong>ment un monologue de l’âme <strong>sur</strong> la fragilité del’Homme. L’incipit est autant une référence scripturaire qu’une invocation. Selon c<strong>et</strong>teconfiguration, <strong>le</strong>s pronoms per<strong>son</strong>nels à la deuxième per<strong>son</strong>ne <strong>et</strong> <strong>le</strong>s verbes impératifsne s’adressent plus alternativement au corps ou à l’âme, mais bien tous à l’Homme. Audébut du conduit, on r<strong>et</strong>rouve des formu<strong>le</strong>s <strong>et</strong> une langue bien souvent utilisées par27 Hans WALTHER, Das Streitgedicht in der lateinischen Literatur des Mittelalters, Munich, 1920 ; JosephSZÖVÉRFFY, Secular Latin Lyrics and Minor Po<strong>et</strong>ic Forms of the Midd<strong>le</strong> Ages : a Historical Surveyand Literary Repertory, Concord, 1992, vol. 2, p. 302-303.28 AH 21, 115.29 OxAdd, f°12730 Par exemp<strong>le</strong>, pour Aristippe quamvis sero, <strong>le</strong> titre est « Dialogus inter vo<strong>le</strong>ntem menturi seu adulari <strong>et</strong>intruentem ad conterium <strong>et</strong> indutuntur sub nominibus diogenis <strong>et</strong> aristippi » ; <strong>le</strong>s termes « disputatio »ou « querella » <strong>son</strong>t aussi utilisés dans <strong>le</strong>s rubriques de ce manuscrit.31 C’est la répartition proposée par Michel André BOSSY dans « Medieval Debates of Body and Soul »,Comparative Literature, XXVIII (1976), p. 144-163.130

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