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Philippe le Chancelier et son oeuvre : étude sur l'élaboration d'une ...

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nouveau texte pour une partie musica<strong>le</strong> préexistante : il s’agit des prosu<strong>le</strong>s de conduitsou d’organa, des mot<strong>et</strong>s composés à partir de clausu<strong>le</strong>s, ou encore des conduitscontrafacta utilisant des chan<strong>son</strong>s profanes. Cependant, il reste une grande proportiondu corpus poético-musical à être élaborée <strong>sur</strong> des mélodies nouvel<strong>le</strong>s, ou du moins pour<strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s on n’a découvert aucune mélodie origina<strong>le</strong>. C’est dans <strong>le</strong> groupe des conduits,polyphoniques ou monodiques, que ces créations ex nihilo <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s plus nombreuses. Or<strong>le</strong> conduit est un genre diffici<strong>le</strong> à définir, <strong>sur</strong>tout pour la période du tournant du XIII esièc<strong>le</strong>, si ce n’est en signalant un très fort rapport du texte latin <strong>et</strong> de la musique.Partant du principe que texte <strong>et</strong> musique <strong>son</strong>t élaborés de concert comme deuxparties d’un même proj<strong>et</strong>, <strong>le</strong>s compositions du corpus poético-musical procèdent desavoir-faire multip<strong>le</strong>s touchant à la composition mélodique, la maîtrise de la languelatine <strong>et</strong> des techniques rhétoriques propres à l’écriture en vers rythmiques. Comment larelation entre <strong>le</strong>s modes <strong>et</strong> méthodes propres aux domaines du texte ou de la mélodie semanifeste-t-el<strong>le</strong> <strong>et</strong> quel<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s intentions qui <strong>le</strong>s gouvernent ? Texte <strong>et</strong> musiqueobéissent à une démarche commune qu’il faut chercher à comprendre comme une seu<strong>le</strong><strong>et</strong> même poétique dont <strong>le</strong>s modes opératoires peuvent être communs bien que diversifiés.Si <strong>le</strong> texte peut être compris en terme de rhétorique, alors la composition musica<strong>le</strong> doit,el<strong>le</strong> aussi, faire l’obj<strong>et</strong> d’une tel<strong>le</strong> analyse. Des questions se posent alors : comment larhétorique proprement musica<strong>le</strong> est-el<strong>le</strong> manifeste ? Est-el<strong>le</strong> dépendante de cel<strong>le</strong> dutexte ou trouve-t-el<strong>le</strong> une expressivité qui s’ajoute <strong>et</strong> complète cel<strong>le</strong> du texte ?L’élaboration du corpus implique l’utilisation de techniques, l’application de figures qui<strong>son</strong>t à découvrir dans <strong>le</strong>s œuvres.L’intérêt du corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> ne réside pas seu<strong>le</strong>ment dans <strong>son</strong>attribution à un seul auteur, même si <strong>le</strong> fait est unique pour la période concernée. Leper<strong>son</strong>nage est aussi prolixe dans d’autres domaines du discours. La relation entre <strong>le</strong>corpus musical <strong>et</strong> <strong>le</strong> reste de sa production est un domaine vaste qui a déjà fait l’obj<strong>et</strong>d’explorations ponctuel<strong>le</strong>s mais intéressantes. Les liens ne <strong>son</strong>t pourtant pas immédiats.<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> ne pratique pas la citation d’un genre à l’autre <strong>et</strong> ne fait nimélange ni confusion qui perm<strong>et</strong>traient de montrer une communauté de pensée <strong>et</strong>d’auteur évidente. Il faut donc chercher plus en profondeur, dans <strong>le</strong>s modes de pensées<strong>et</strong> <strong>le</strong>s habitudes de construction des discours respectifs, d’éventuel<strong>le</strong>s traces d’uneidentité de milieu, d’auteur ou de perspective. Effectuer une tel<strong>le</strong> recherche <strong>sur</strong>l’ensemb<strong>le</strong> de l’œuvre théologique <strong>et</strong> homilétique <strong>et</strong> l’ensemb<strong>le</strong> du corpus poético-9


musical est une tâche déme<strong>sur</strong>ée. Le nombre de textes à prendre en compte dontbeaucoup <strong>son</strong>t inédits est trop important pour qu’une synthèse soit possib<strong>le</strong>. Il est doncrai<strong>son</strong>nab<strong>le</strong> de choisir <strong>et</strong> de restreindre <strong>le</strong>s ang<strong>le</strong>s de <strong>le</strong>cture. Néanmoins, quel<strong>le</strong> que soitla tail<strong>le</strong> du fragment étudié, il nous semb<strong>le</strong> important de toujours chercher à tisser desliens <strong>et</strong> des points de passage avec <strong>le</strong>s contenus, <strong>le</strong>s objectifs, <strong>le</strong>s méthodes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s savoirfaireà l’œuvre dans <strong>le</strong>s différents domaines <strong>et</strong> genres de la production littéraire de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. La mise en lumière de tels modes de fonctionnement n’est passeu<strong>le</strong>ment révélatrice du travail de <strong>le</strong>ur auteur, mais aussi des habitudes de penser d<strong>et</strong>oute une communauté, cel<strong>le</strong> des intel<strong>le</strong>ctuels parisiens à l’heure de la naissance del’Université.Un regard large porté <strong>sur</strong> l’ensemb<strong>le</strong> des textes, sermons, poèmes lyriques <strong>et</strong>compositions musica<strong>le</strong>s que <strong>le</strong>s manuscrits nous transm<strong>et</strong>tent attachés au nom de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> perm<strong>et</strong> de dégager un aspect important <strong>et</strong> majoritaire de saper<strong>son</strong>nalité : il est, comme théologien <strong>et</strong> bien sûr comme prédicateur, très engagé dansla moralisation. Il n’est certes pas <strong>le</strong> seul à exprimer <strong>et</strong> faire entendre sa voix pour agir<strong>sur</strong> la pensée <strong>et</strong> <strong>le</strong> comportement de ses semblab<strong>le</strong>s, mais c<strong>et</strong> engagement prend chez luila véhémence <strong>et</strong> la fougue d’un tempérament convaincu <strong>et</strong> passionné par la réalisationde <strong>son</strong> objectif. Le corpus poético-musical comporte, lui aussi, une part importanceconsacrée à la mora<strong>le</strong>. C’est donc parmi ces textes que nous sé<strong>le</strong>ctionnerons un corpusd’étude, avec l’intuition que l’analyse pourra révé<strong>le</strong>r des traits éclairant <strong>le</strong>s modes deconstructions <strong>et</strong> d’élaboration que l’on pourra comparer <strong>et</strong> confronter à ceux d’autresdiscours moralisateurs, principa<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s sermons.La démarche que nous suivrons détermine aussi <strong>le</strong> plan de c<strong>et</strong>te étude.L’analyse individuel<strong>le</strong> de chacune des compositions sé<strong>le</strong>ctionnées en constitue <strong>le</strong> cœur.La première partie pose <strong>le</strong>s bases <strong>et</strong> <strong>le</strong>s connaissances préalab<strong>le</strong>s : dans un premiertemps, nous dresserons un portrait de l’époque dans laquel<strong>le</strong> prend place <strong>le</strong> corpuspoético-musical de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Acteur de l’histoire, <strong>Philippe</strong> est unper<strong>son</strong>nage caractéristique du milieu des intel<strong>le</strong>ctuels parisiens. Il faut donc tracer <strong>le</strong>slignes principa<strong>le</strong>s qui font la spécificité du tournant du XIII e sièc<strong>le</strong> <strong>et</strong> du lieu qu’est Paris,capita<strong>le</strong> du royaume <strong>et</strong> cité scolaire de première importance. Les évolutions politiques <strong>et</strong>religieuses, notamment la revalorisation de la pastora<strong>le</strong> <strong>et</strong> de la communication dumessage moral par la prédication ou la poésie, <strong>son</strong>t des enjeux majeurs de c<strong>et</strong>te périodede mutation. Ils <strong>son</strong>t éga<strong>le</strong>ment à m<strong>et</strong>tre en rapport avec l’émergence d’un corpus10


est donc morcelée, mais se conçoit éga<strong>le</strong>ment comme une progression dans laquel<strong>le</strong> desnotions dégagées dans un chapitre peuvent être approfondies au suivant. Malgré cela, i<strong>le</strong>st indispensab<strong>le</strong> de faire la synthèse de c<strong>et</strong> ensemb<strong>le</strong>. C’est l’obj<strong>et</strong> de la troisièmepartie. Certains détails mis en évidence dans <strong>le</strong>s analyses successives seront repris <strong>et</strong>mis en perspective avec d’autres, de manière à dégager des traits communs <strong>et</strong> des modesopératoires valab<strong>le</strong>s pour l’ensemb<strong>le</strong> ou la majorité des conduits. La mise en lumièredes principes d’une rhétorique proprement musica<strong>le</strong> perm<strong>et</strong> de comprendre comme <strong>le</strong>compositeur « fabrique » <strong>le</strong>s conduits : quels <strong>son</strong>t ses savoir-faire, ses moyenstechniques poétiques <strong>et</strong> musicaux, <strong>et</strong> comment il <strong>le</strong>s adapte à ses objectifs. Enfin, nousnous interrogerons <strong>sur</strong> la va<strong>le</strong>ur proprement moralisatrice de ces conduits. Commentparviennent-ils à convaincre <strong>et</strong> quels <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s points communs de ces savoir-faire avecceux de la prédication ?12


Partie I :La Paro<strong>le</strong> en musique, perspectives de <strong>le</strong>cture13


Chapitre 1 :Poésie <strong>et</strong> prédication à Paris au début du XIII e sièc<strong>le</strong><strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> correspond à l’image de l’intel<strong>le</strong>ctuel médiéval, tel<strong>le</strong>qu’el<strong>le</strong> est définie par Jacques Le Goff :« Savant <strong>et</strong> professeur, penseur par métier, l’intel<strong>le</strong>ctuel peut aussi se définir parcertains traits psychologiques qui peuvent s’infléchir en travers d’esprit, par certains plis ducaractère, qui peuvent se durcir, devenir habitudes, manies. 6 »Une certaine communauté de pensée <strong>et</strong> de méthode infléchit l’ensemb<strong>le</strong> desproductions littéraires <strong>et</strong> artistiques. L’organisation du savoir <strong>et</strong> des études engage <strong>le</strong>sintel<strong>le</strong>ctuels dans la voie d’une culture au sens large. Un savant accompli est en eff<strong>et</strong>censé maîtriser l’ensemb<strong>le</strong> des domaines de la connaissance <strong>et</strong> <strong>le</strong>s techniquesdiscursives particulières à chacun. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est un excel<strong>le</strong>nt exemp<strong>le</strong> dec<strong>et</strong>te culture fondamenta<strong>le</strong>ment pluridisciplinaire. Il exerce ses compétences dans <strong>le</strong>sdifférents types <strong>et</strong> formes de discours, écrits ou oraux, que ses activités universitaires <strong>et</strong>clérica<strong>le</strong>s impliquent. Les sources manuscrites rapportent au nom de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> une multitude de textes qui empruntent des formes <strong>et</strong> des proportions trèsvariées : une somme, des sermons, des questions théologiques ou encore des poésies,6 Jacques LE GOFF, Les intel<strong>le</strong>ctuels au Moyen Âge, Paris, 1957, p. 5.15


soit autant de types de discours différents qui s’articu<strong>le</strong>nt autour d’une cultureuniversitaire <strong>et</strong> de l’application de méthodes <strong>et</strong> de concepts hérités d’une éducationclérica<strong>le</strong> commune.C<strong>et</strong>te production littéraire polymorphe est <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t d’une vie active, en priseavec <strong>le</strong>s réalités de <strong>son</strong> temps : la Summa témoigne d’un enseignement théologique, <strong>le</strong>ssermons <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s traces écrites d’une pratique éminemment ancrée dans l’actualité <strong>et</strong> <strong>le</strong>scirconstances dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s ils <strong>son</strong>t prononcés. Certaines des compositions poétiquesfont allusion à des événements historiques précis <strong>et</strong> <strong>son</strong>t l’expression d’un hommage oud’une célébration. Philipe <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est donc un intel<strong>le</strong>ctuel « engagé » dans <strong>son</strong>sièc<strong>le</strong>. Sa prise de paro<strong>le</strong>, quel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> soit, est influente. Il agit pour la transformationde la société. Son activité <strong>et</strong> ses productions littéraires participent p<strong>le</strong>inement desmutations <strong>et</strong> évolutions qui caractérisent la fin du XII e <strong>et</strong> <strong>le</strong> premier tiers du XIII e sièc<strong>le</strong>.C’est pourquoi notre étude commence par une présentation généra<strong>le</strong> du contextehistorique, culturel <strong>et</strong> littéraire, dans <strong>le</strong>quel nous placerons <strong>le</strong> corpus poético-musical de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>.1.1 Le contexte culturel : Paris au début du XIII e sièc<strong>le</strong>1.1.1 Les prémices d’un sièc<strong>le</strong> de la paro<strong>le</strong>Les historiens Jean-Claude Schmitt <strong>et</strong> Jacques Le Goff désignent <strong>le</strong> XIII e sièc<strong>le</strong>comme <strong>le</strong> « sièc<strong>le</strong> de la paro<strong>le</strong> » 7 , par opposition à la suprématie du si<strong>le</strong>nce quisymbolise l’époque des monastères. L’expression « paro<strong>le</strong> nouvel<strong>le</strong> » m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>url’extraordinaire épanouissement de pratiques ora<strong>le</strong>s qui ne <strong>son</strong>t pas réel<strong>le</strong>ment nouvel<strong>le</strong>smais connaissent un essor notoire. La paro<strong>le</strong> ecclésiastique, mais aussi cel<strong>le</strong> des laïcs,est au cœur des préoccupations des maîtres, des théologiens <strong>et</strong> des ecclésiastiques. Laparo<strong>le</strong> est omniprésente, qu’el<strong>le</strong> soit la paro<strong>le</strong> divine, <strong>le</strong> Verbum révélé par <strong>le</strong> Christ, oula paro<strong>le</strong> des Hommes. Dans un monde de culture ora<strong>le</strong>, la paro<strong>le</strong> équivaut au savoirpuisque la connaissance se transm<strong>et</strong> par <strong>le</strong>s mots. Tous <strong>le</strong>s exercices scolairesconvergent à la maîtrise de l’expression ora<strong>le</strong> <strong>et</strong> au maniement de la langue latine. Les7 Jacques LE GOFF <strong>et</strong> Jean-Claude SCHMITT, « Au XIII e sièc<strong>le</strong>, une paro<strong>le</strong> nouvel<strong>le</strong> », Histoire vécue dupeup<strong>le</strong> chrétien, éd. Jean DELUMEAU, Toulouse, 1979, p. 257-279. « La paro<strong>le</strong> nouvel<strong>le</strong> du XIII e sièc<strong>le</strong>est une paro<strong>le</strong> horizonta<strong>le</strong> plus individuel<strong>le</strong> <strong>et</strong> plus intérieure, mais aussi liée à de nouveaux auditoires,à de nouveaux métiers de la paro<strong>le</strong>. » (p. 261).16


ambitions nouvel<strong>le</strong>s de l’usage de la paro<strong>le</strong> au XIII e sièc<strong>le</strong> en font un outil decommunication doué de pouvoir, pourvu que l’on ait étudié <strong>le</strong>s arts du trivium dans <strong>le</strong>séco<strong>le</strong>s ou à la Faculté des arts.Depuis <strong>le</strong> dernier quart du XII e sièc<strong>le</strong> environ, <strong>le</strong> sacerdoce des c<strong>le</strong>rcs serecentre <strong>sur</strong> une prédication nouvel<strong>le</strong>, plus efficace <strong>et</strong> plus pratique. L’Universitépourvoit l’Église de jeunes gens aguerris au maniement de la langue, car la pastora<strong>le</strong>exige désormais une plus grande formation intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> pour ses missionnaires, tant<strong>le</strong>ur devoir est é<strong>le</strong>vé. La nécessité de dispenser un enseignement de qualité aux fidè<strong>le</strong>s<strong>et</strong> <strong>le</strong>s efforts déployés par <strong>le</strong>s milieux cléricaux pour y parvenir trouvent <strong>le</strong>uraboutissement dans l’émergence des nouveaux ordres voués à la prédication que <strong>son</strong>t <strong>le</strong>sDominicains <strong>et</strong> <strong>le</strong>s Franciscains. Leur installation réussie dans <strong>le</strong>s principaux centresuniversitaires européens <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur rapide ascension témoignent de l’extraordinaireadéquation de la spiritualité <strong>et</strong> du mode de vie qu’ils proposent avec <strong>le</strong>s aspirations del’époque. La paro<strong>le</strong> revalorisée n’est pas seu<strong>le</strong>ment publique ; el<strong>le</strong> est aussi intime,comme en témoigne l’obligation de la confession par <strong>le</strong> vingt <strong>et</strong> unième canon duconci<strong>le</strong> de Latran IV (1215). Ferment de la société, une tel<strong>le</strong> oralité exige l’adaptationdes outils techniques <strong>et</strong> rhétoriques à ses nouveaux enjeux.Paradoxa<strong>le</strong>ment, c<strong>et</strong>te suprématie de l’oral dans <strong>le</strong>s pratiques socia<strong>le</strong>s desmilieux savants se complète d’une forte croissance de l’écrit. La production desmanuscrits prend des proportions encore jamais vues. Pour répondre à la demande desuniversitaires, la profession du livre s’organise pour augmenter <strong>le</strong> nombre desexemplaires en circulation. Le système des peciae qui perm<strong>et</strong> de copier en même tempsplusieurs exemplaires d’un même modè<strong>le</strong> augmente considérab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> nombre desmanuscrits, notamment <strong>le</strong>s ouvrages uti<strong>le</strong>s aux étudiants des éco<strong>le</strong>s parisiennes 8 .Singulièrement, plus l’oral se densifie <strong>et</strong> se comp<strong>le</strong>xifie, plus l’écrit lui est nécessaire.Éminemment oral, <strong>le</strong> XIII e sièc<strong>le</strong> l’est aussi par l’écrit, comme par complémentarité 9 .Les prémices de c<strong>et</strong>te particularité du XIII e sièc<strong>le</strong> se trouvent, comme il se doit,au XII e sièc<strong>le</strong> <strong>et</strong> participent de c<strong>et</strong>te « renaissance » si souvent évoquée puis discutée par8 Hugues V. SHOONER, « La production du livre par la pecia », La production du livre universitaire auMoyen âge : exemplar <strong>et</strong> pecia, actes du symposium tenu au Col<strong>le</strong>gio San Bonaventura deGrottaferrata en mai 1983, éd. Louis-Jacques BATAILLON, Bertrand GUYOT <strong>et</strong> Richard H. ROUSE,Paris, 1988, p. 17-37.9 Jacques LE GOFF par<strong>le</strong> du « chant du cygne de l’oralité » dans sa préface à la traduction française del’ouvrage de Carla CASAGRANDE <strong>et</strong> Silvana VECCHIO, Les péchés de la langue, Paris 1991, p. 13.17


<strong>le</strong>s historiens 10 . C<strong>et</strong>te expression prend toute sa me<strong>sur</strong>e lorsque l’on considère l’amp<strong>le</strong>urdu phénomène scolaire <strong>et</strong> la profondeur des mutations suscitées par l’installation <strong>et</strong> <strong>le</strong>développement rapide des éco<strong>le</strong>s urbaines 11 . L’organisation de l’enseignement prenddéjà la forme qui sera cel<strong>le</strong> de la Faculté des arts. Les éco<strong>le</strong>s parisiennes du XII e voientaffluer nombre de théologiens.Dans <strong>le</strong>s dernières décennies du sièc<strong>le</strong>, parmi <strong>le</strong>s maîtres, naît un courant ouune éco<strong>le</strong> de pensée dont l’influence va marquer <strong>le</strong>s esprits <strong>et</strong> <strong>le</strong>s pratiques clérica<strong>le</strong>s desépoques suivantes. Les eff<strong>et</strong>s de la pensée de ces réformateurs concernentprincipa<strong>le</strong>ment la manière d’envisager la mission <strong>et</strong> <strong>le</strong>s devoirs du sacerdoce des c<strong>le</strong>rcs.La prédication est en première ligne pour agir dans la société <strong>et</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s fidè<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong> doitouvrir la voie du Salut en utilisant <strong>le</strong>s outils <strong>et</strong> <strong>le</strong>s arguments façonnés par <strong>le</strong>s maîtres. Ils’agit en réalité plus d’une réévaluation des méthodes <strong>et</strong> des objectifs de la théologie <strong>et</strong>de l’exégèse enseignées dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s, que la remise en question de <strong>le</strong>urs fondementsmêmes. Pierre <strong>le</strong> Chantre est souvent désigné, à juste titre, comme <strong>le</strong> chef de fi<strong>le</strong> de cemouvement, que <strong>le</strong>s historiens ont coutume de nommer « éco<strong>le</strong> biblique-mora<strong>le</strong> » 12 . Sonenseignement <strong>et</strong> ses écrits nous renseignent <strong>sur</strong> l’influence <strong>et</strong> <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> initiateur qu’il ajoué <strong>sur</strong> ce « cerc<strong>le</strong> » théologique, bien qu’aucun sermon de <strong>son</strong> fait ne nous soitparvenu. Il considère que la théologie <strong>et</strong> l’explication du sens caché des Écritures nedoivent pas être tournées vers la seu<strong>le</strong> contemplation <strong>et</strong> la spéculation, mais au contrair<strong>et</strong>rouver <strong>le</strong>ur application dans <strong>le</strong> sièc<strong>le</strong>. Le théologien doit m<strong>et</strong>tre sa science au service dela mora<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>son</strong> outil ultime réside dans la prédication. Dans <strong>son</strong> Verbum abbreviatum i<strong>le</strong>xplique l’usage qui doit être fait de la sacra pagina 13 . La célèbre distinction entre <strong>le</strong>strois étapes que <strong>son</strong>t la <strong>le</strong>ctio, la disputatio <strong>et</strong> la praedicatio définit l’amp<strong>le</strong>ur <strong>et</strong> <strong>le</strong>s10 Gérard PARÉ, Adrien BRUNET <strong>et</strong> Pierre TREMBLAY, La Renaissance du XIIe sièc<strong>le</strong> ; <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s <strong>et</strong>l'enseignement, Paris, 1933 ; Char<strong>le</strong>s HASKINS, The Renaissance of the Twelfth Century, Cambridge,1933 ; Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, éd. Robert L. BENSON, Gi<strong>le</strong>s CONSTABLE <strong>et</strong>Carol D. LANHAM, Cambridge, 1982 ; Jacques VERGER, La Renaissance du XIIe sièc<strong>le</strong>, Paris, 1996.11 Pierre RICHE <strong>et</strong> Jacques VERGER, Des nains <strong>sur</strong> des épau<strong>le</strong>s de géants. Maîtres <strong>et</strong> élèves au Moyen Âge,Paris, 2006, p. 83-145.12 Terme en usage depuis l’ouvrage de Martin GRABMANN, Die Geschichte der scholastischen M<strong>et</strong>hode,t. II, Freiburg, 1911, p. 467-501. Jean CHÂTILLON donne une synthèse parfaitement claire du suj<strong>et</strong> dans« Le mouvement théologique dans la France de <strong>Philippe</strong> Auguste », La France de <strong>Philippe</strong> Auguste, <strong>le</strong>temps des mutations. Actes du colloque international organisé par <strong>le</strong> CNRS (Paris, 29 septembre-4octobre 1980), éd. Robert-Henri BAUTIER, Paris, 1982, p. 881-902. L’ouvrage de référence <strong>sur</strong> Pierre<strong>le</strong> Chantre reste toujours John BALDWIN, Masters, Princes and Merchants. The Social Views of P<strong>et</strong>erthe Chanter and his Circ<strong>le</strong>, 2 vol., Princ<strong>et</strong>on, 1970.13 P<strong>et</strong>ri Cantoris Parisiensis Verbum adbreviatum : textus conflatus, éd. Monique BOUTRY, CCCM 196,Turnhout, 2004. I, 1 : « In tribus autem constitit exercitium sacre Scripture : in <strong>le</strong>ctione, disputatione<strong>et</strong> praedicatione ». Traduction : « L’exercice des Saintes Écritures se partage en trois : la <strong>le</strong>cture, ladispute <strong>et</strong> la prédication. »18


objectifs des études bibliques. La <strong>le</strong>cture perm<strong>et</strong> dans un premier temps de méditer <strong>et</strong> decommenter <strong>le</strong> texte. La dispute m<strong>et</strong> en évidence <strong>et</strong> résout ses éventuel<strong>le</strong>s contradictionsou obscurités. La prédication achève la démarche en m<strong>et</strong>tant à profit <strong>le</strong>s étapesantérieures. El<strong>le</strong> est <strong>le</strong> but vers <strong>le</strong>quel doivent tendre <strong>le</strong>s efforts du théologien, degréultime de la science. Mais c<strong>et</strong> exercice de la paro<strong>le</strong> n’est pas <strong>le</strong> seul moyen à dispositiondu c<strong>le</strong>rgé pour véhicu<strong>le</strong>r l’enseignement moral révélé par <strong>le</strong> texte sacré. Le prédicateurdoit avant tout montrer l’exemp<strong>le</strong> par ses actes, tout comme <strong>le</strong> Christ l’a fait. Laprédication idéa<strong>le</strong> emprunte un langage simp<strong>le</strong>, accessib<strong>le</strong> <strong>et</strong> uti<strong>le</strong> au plus large auditoire.Le contenu doit avant tout expliquer aux fidè<strong>le</strong>s comment discerner <strong>le</strong>s vertus <strong>et</strong> seprotéger des vices. Tous <strong>le</strong>s membres du c<strong>le</strong>rgé ont pour devoir de s’impliquer dansc<strong>et</strong>te transformation mora<strong>le</strong> de la société. Dispenser <strong>le</strong>s sacrements, conseil<strong>le</strong>r <strong>et</strong> prêcher<strong>son</strong>t <strong>le</strong>s tâches des curés. C’est pourquoi Pierre <strong>le</strong> Chantre agit pour la formation desétudiants parisiens qui diffuseront l’enseignement du maître dans <strong>le</strong>urs futures charges<strong>et</strong> <strong>le</strong>s paroisses éloignées. La situation intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> du c<strong>le</strong>rgé paroissial, généra<strong>le</strong>mentpeu éduqué <strong>et</strong> ignorant des discussions théologiques qui agitent <strong>le</strong>s centres urbains, esten eff<strong>et</strong> loin de convenir aux idéaux édictés par Pierre <strong>le</strong> Chantre. Le parcours deFoulques de Neuilly correspond parfaitement au modè<strong>le</strong> de transmission encadré par <strong>le</strong>séco<strong>le</strong>s 14 . Élève zélé de Pierre <strong>le</strong> Chantre, il a ensuite su, par ses capacités oratoires horsdu commun, être un prédicateur particulièrement efficace auprès de ses paroissiens.Pierre <strong>le</strong> Chantre n’est ni <strong>le</strong> seul à prêcher pour la moralisation de la théologie,ni <strong>le</strong> premier à <strong>le</strong> faire. À sa manière, il poursuit <strong>le</strong>s idéaux de la réforme dite« grégorienne », mouvement de réf<strong>le</strong>xion interne à l’Église qui, dès <strong>le</strong> XI e sièc<strong>le</strong>, voyaitdans <strong>le</strong> mauvais exemp<strong>le</strong> des c<strong>le</strong>rcs <strong>le</strong>s rai<strong>son</strong>s de l’immoralité des fidè<strong>le</strong>s. La simonie<strong>et</strong> <strong>le</strong> nicolaïsme <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s péchés <strong>sur</strong> <strong>le</strong>squels se concentrent <strong>le</strong>s critiques formulées àl’égard des ecclésiastiques. Cependant, l’influence de Pierre <strong>le</strong> Chantre <strong>sur</strong> <strong>son</strong> milieu <strong>et</strong>la diffusion de <strong>son</strong> enseignement par l’intermédiaire de ses illustres étudiants (ÉtienneLangton, Foulques de Neuilly ou encore Robert de Sorbon) perm<strong>et</strong>tent une évolutionprofonde <strong>et</strong> relativement rapide des mentalités. Certains théologiens s’appliquent àrelire la Bib<strong>le</strong> pour se la réapproprier, dans <strong>son</strong> contenu comme dans sa forme. C’est aumême moment qu’Étienne Langton donne aux livres bibliques une capitulation proche14 Franco MORENZONI, Des éco<strong>le</strong>s aux paroisses. Thomas de Chobham <strong>et</strong> la promotion de la prédicationau début du XIII è sièc<strong>le</strong>, Paris, 1995, p. 62-64 ; Alberto FORNI, « la ‘Nouvel<strong>le</strong> prédication’ desdiscip<strong>le</strong>s de Foulques de Neuilly : intentions, techniques <strong>et</strong> réactions », Faire croire. Modalité de ladiffusion <strong>et</strong> de la réception des messages religieux du XII e <strong>et</strong> XV e sièc<strong>le</strong>, Rome, 1981, p. 19-37.19


de cel<strong>le</strong> que l’on connaît actuel<strong>le</strong>ment. La manipulation, la mémorisation <strong>et</strong> la citationdu texte deviennent ainsi plus aisées. Le texte sacré fait l’obj<strong>et</strong> de diverses révisions <strong>et</strong>corrections qui occupent <strong>le</strong>s savants pendant tout <strong>le</strong> sièc<strong>le</strong> 15 . Les techniques d’exégèse<strong>et</strong> de critique textuel<strong>le</strong> font l’obj<strong>et</strong> d’une codification plus stricte pour s’as<strong>sur</strong>er del’efficacité <strong>et</strong> de la rigueur de l’explication proposée. La démarche qui définit <strong>le</strong>commentaire selon quatre niveaux ou sens de <strong>le</strong>cture tend à se généraliser 16 .Ce mouvement en faveur d’une théologie plus active peut semb<strong>le</strong>r encontradiction avec la pensée plus dia<strong>le</strong>ctique de certains théologiens des éco<strong>le</strong>s, héritiersde Pierre Abélard <strong>et</strong> Gilbert de la Porée. Deux visions de la théologie s’affrontent :d’une part une théologie comme science rigoureuse qui peut concurrencer <strong>le</strong> quadrivium<strong>et</strong> d’autre part une théologie appliquée qui perm<strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre à disposition de tous <strong>le</strong>senseignements de la sacra pagina. Cependant, dire que seul <strong>le</strong> dernier courant moralserait à l’origine des transformations de la prédication serait une simplification abusive.En eff<strong>et</strong>, <strong>le</strong> courant dia<strong>le</strong>ctique joue lui aussi <strong>son</strong> rô<strong>le</strong> dans la définition de la prédicationen tant que rempart aux doctrines hérétiques <strong>et</strong> reflète <strong>le</strong> besoin d’une argumentationsolide quand il s’agit de défendre <strong>le</strong> dogme. Un auteur comme Alain de Lil<strong>le</strong> en est uneparfaite illustration : dia<strong>le</strong>cticien parmi <strong>le</strong>s plus doués de sa génération, il est aussil’auteur de nombreux sermons ainsi que l’un des premiers artes praedicandi. Le climatparisien du dernier tiers du XII e instaure donc de profondes mutations qui s’apprêtent àbou<strong>le</strong>verser <strong>le</strong>s modalités de production du savoir <strong>et</strong> <strong>le</strong>s contenus de la penséemédiéva<strong>le</strong>.1.1.2 Paris, une vil<strong>le</strong> emblématiqueLe passage du XII e au XIII e sièc<strong>le</strong> se caractérise par des transformationsprofondes qui deviennent manifestes, affectant la physionomie des vil<strong>le</strong>s, la vie <strong>et</strong> <strong>le</strong>smœurs de <strong>le</strong>urs habitants. Ce que <strong>le</strong> XII e sièc<strong>le</strong> a porté en lui comme proj<strong>et</strong>s <strong>et</strong>aspirations prend tournure <strong>et</strong> aboutit à des réalisations concrètes, dès <strong>le</strong>s premièresdécennies du XIII e . Ce <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s nouveaux foyers culturels, <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s, qui éprouvent <strong>le</strong>splus grandes mutations. Paris, la capita<strong>le</strong> roya<strong>le</strong>, est en première ligne de ces évolutions.L’année 1200 n’est pas seu<strong>le</strong>ment un chiffre charnière ; el<strong>le</strong> est, dans <strong>le</strong>s faits que nous15 Gilbert DAHAN, L’exégèse de la Bib<strong>le</strong> en Occident médiéval, XII e -XIV e sièc<strong>le</strong>, Paris, 1999, p. 175-190.16 Henri de LUBAC, Exégèse médiéva<strong>le</strong>, Les quatre sens de l’Écriture, Paris, 1959.20


apporte la documentation, un moment où se précipitent <strong>et</strong> se condensent <strong>le</strong>schangements divers qui augurent d’un temps fait de ruptures <strong>et</strong> de continuité 17 .La cité se peup<strong>le</strong> <strong>et</strong> s’agrandit à une vitesse sans précédent. Au début du XIII e ,on suppose à cent mil<strong>le</strong> <strong>le</strong> nombre des Parisiens, population qui place déjà Paris commepremière vil<strong>le</strong> du domaine royal. La croissance avait été entamée dès <strong>le</strong> début du XII eavec <strong>le</strong> développement des éco<strong>le</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong> commerce que c<strong>et</strong> afflux de nouveaux citadinsengendre. Mais ce n’est là qu’un début, puisqu’en l’espace d’un sièc<strong>le</strong>, la démographieexplose <strong>et</strong> doub<strong>le</strong> encore la population, estimée à deux cent mil<strong>le</strong> à la fin du XIII e sièc<strong>le</strong>.Une bourgeoisie prospère côtoie au quotidien des étudiants venus de toute l’Europepour profiter des conditions exceptionnel<strong>le</strong>s de la vil<strong>le</strong>. Une tel<strong>le</strong> pousséedémographique <strong>et</strong> économique s’accompagne de transformations de la physionomieurbaine. Les quartiers d’habitation s’étendent <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s deux rives <strong>et</strong> se densifient. <strong>Philippe</strong>Auguste fait construire une enceinte pour protéger militairement <strong>le</strong>s habitants <strong>et</strong> uneforteresse pour lui-même, tandis que l’évêque, Maurice de Sully, restructure l’î<strong>le</strong> de laCité, siège de la cathédra<strong>le</strong> <strong>et</strong> du pouvoir épiscopal. Pour accueillir la fou<strong>le</strong> des fidè<strong>le</strong>s,on reconstruit <strong>le</strong>s églises en ruine ainsi que l’on crée de nouvel<strong>le</strong>s paroisses 18 . Emblèmede la croissance de la masse des laïcs qui assistent aux célébrations, la nef de Notre-Dame, terminée en 1200, est désormais plus large <strong>et</strong> perm<strong>et</strong> au peup<strong>le</strong> de venir voirl’évêque officier.Le proj<strong>et</strong> de l’évêque Maurice de Sully s’inscrit dans un ensemb<strong>le</strong> idéologiquequi dépasse la portée du seul programme architectural 19 . Commencé probab<strong>le</strong>ment en1163, il se poursuit bien après la succession de Maurice en 1196. L’élargissement desvoies d’accès de la cathédra<strong>le</strong> par la création de la rue Neuve-Notre-Dame est bien plusqu’une nécessité matériel<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> perm<strong>et</strong> certes un accès plus aisé au parvis de lacathédra<strong>le</strong> <strong>et</strong> facilite la circulation des processions. Symboliquement, el<strong>le</strong> munit l’î<strong>le</strong> dela Cité d’une artère qui conduit <strong>le</strong> « troupeau » des fidè<strong>le</strong>s vers <strong>le</strong> lieu du sacré <strong>et</strong>organise la vil<strong>le</strong> comme la cité cé<strong>le</strong>ste. La rénovation de l’Hôtel-Dieu rappel<strong>le</strong> à chacun17 L’ouvrage de John BALDWIN, Paris 1200 (Paris, 2006), fait <strong>le</strong> portrait de la vil<strong>le</strong>, de ses habitants <strong>et</strong> deses dirigeants en concentrant l’observation <strong>sur</strong> la documentation produite autour de c<strong>et</strong>te annéecharnière (antérieure ou postérieure d’une dizaine d’années). Voir aussi Monique BOURIN-DERRUAU,Temps d’équilibres, temps de ruptures : XIIIe sièc<strong>le</strong>, Paris 1990.18 Le détail des créations <strong>et</strong> restructurations des paroisses est donné par Jean LONGERE, « Maurice deSully : l’évêque de Paris (1160-1196), <strong>le</strong> prédicateur », Notre-Dame de Paris, un manifeste chrétien(1160-1230), colloque organisé à l’Institut de France <strong>le</strong> vendredi 12 décembre 2003, éd. MichelLEMOINE, Turnhout, 2004, p. 27-70.19 Voir l’ensemb<strong>le</strong> des interventions assemblées dans <strong>le</strong> volume Notre-Dame de Paris, un manifestechrétien (1160-1230)...21


la vocation caritative qui est cel<strong>le</strong> de l’Église. Notre-Dame <strong>et</strong> <strong>le</strong>s nombreuses paroissesqui balisent <strong>le</strong> territoire parisien <strong>son</strong>t à l’image de la hiérarchie ecclésiastique au niveaulocal : l’évêque à la tête d’une armée de prélats ayant pour mission d’encadrer la massedes laïcs.C<strong>et</strong> encadrement clérical passe aussi par la prédication, <strong>et</strong> il n’est pas anodinque Maurice de Sully soit à la fois l’entrepreneur du proj<strong>et</strong> de la cathédra<strong>le</strong> <strong>et</strong> l’auteurde nombreux sermons, assemblés dans un manuel de prédication au peup<strong>le</strong> trèslargement diffusé dans <strong>le</strong>s sources manuscrites. L’évêque de Paris était effectivementtrès apprécié pour ses qualités d’orateur qui lui valurent, dit-on, la recommandation deLouis VII <strong>et</strong> l’obtention du siège épiscopal 20 . L’intérêt pédagogique de ses 64 sermonsmodè<strong>le</strong>s a certainement été ressenti par tous <strong>le</strong>s prêtres, moins instruits que lui, maistout autant désireux d’expliquer aux fidè<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s préceptes des Écritures. La circulationd’une version vernaculaire remaniée du recueil de Maurice de Sully montre l’attraitqu’il a rencontré dans <strong>le</strong>s milieux moins à l’aise avec la langue des éco<strong>le</strong>s. Cependant,ce recueil est moins présent dans <strong>le</strong>s milieux scolaires parisiens, où <strong>le</strong>s outils inventéspar Pierre <strong>le</strong> Chantre s’avèrent plus adaptés aux nouveaux impératifs de la prédication.1.1.3 Le début du XIII e <strong>et</strong> ses spécificitésLa fin du XII e sièc<strong>le</strong> annonce <strong>et</strong> m<strong>et</strong> en place <strong>le</strong>s éléments qui constituent laprédication du XIII e . Les deux figures de Pierre <strong>le</strong> Chantre <strong>et</strong> de Maurice de Sully ont,chacune à <strong>le</strong>ur manière <strong>et</strong> selon <strong>le</strong>s pouvoirs dont ils disposaient, ouvert la voie de laréforme <strong>et</strong> posé <strong>le</strong>s termes d’un proj<strong>et</strong> de société dont <strong>le</strong> prédicateur est <strong>le</strong> ferment.Cependant, des éléments nouveaux s’ajoutent à ces fondations <strong>et</strong> accroissent <strong>le</strong>sentiment d’urgence de la réforme des mœurs.Les discours <strong>et</strong> <strong>le</strong>s comportements hérétiques ont préoccupé <strong>le</strong>s défenseurs del’orthodoxie chaque fois que de tel<strong>le</strong>s doctrines ont été professées. Les nombreux écritsthéologiques contre <strong>le</strong>s hérétiques témoignent de l’importance accordée à la réfutationde <strong>le</strong>urs arguments dans <strong>le</strong> corps ecclésiastique. Au XIII e sièc<strong>le</strong> cependant, <strong>le</strong>s dangersque représentent <strong>le</strong>s Cathares ou <strong>le</strong>s Vaudois <strong>son</strong>t ressentis de manière plus pressante.Les mouvements hérétiques prennent une certaine amp<strong>le</strong>ur <strong>et</strong> drainent à eux toute une20 Anecdote racontée par ÉTIENNE de BOURBON dans <strong>son</strong> Tractatus de diversis materiis praedicabilibus(éd. Jacques BERLIOZ <strong>et</strong> Jean-Luc EICHENLAUB, CCCM 124, Turnhout, 2002).22


frange de la société laïque insatisfaite du modè<strong>le</strong> de vie religieuse <strong>et</strong> de spiritualité que<strong>le</strong>ur communique <strong>le</strong> pouvoir ecclésiastique romain. Au troisième conci<strong>le</strong> de Latran(1179), <strong>le</strong> pape A<strong>le</strong>xandre III <strong>et</strong> toute l’assemblée réunie ont incité, dans <strong>le</strong> canon 27, àprendre <strong>le</strong>s armes contre tous ceux qui m<strong>et</strong>tent en péril <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> chrétien par des idéeshétérodoxes <strong>et</strong> réformatrices. La Croisade est tout autant une guerre extérieure qu’uncombat à l’intérieur de la chrétienté. C<strong>et</strong>te exhortation est accentuée sous <strong>le</strong> règned’Innocent III qui prêche à plusieurs reprises la Croisade contre <strong>le</strong>s Albigeois 21 . À Parismême, la menace se fait ressentir d’autant plus forte qu’el<strong>le</strong> provient aussi de l’intérieurdu c<strong>le</strong>rgé local. Les Amauriciens <strong>son</strong>t des prêtres qui se réclament d’Amaury de Bène,maître parisien à l’origine de théories prophétiques 22 . La condamnation en 1210 d<strong>et</strong>reize de ses discip<strong>le</strong>s montre la vigueur <strong>et</strong> l’urgence de la réponse de l’autoritéecclésiastique. La nécessité de la main mise <strong>sur</strong> l’encadrement du savoir <strong>et</strong> l’éducationdes c<strong>le</strong>rcs paroissiaux devient flagrante. Les me<strong>sur</strong>es <strong>son</strong>t prises pour que de tel<strong>le</strong>sdoctrines ne puissent plus voir <strong>le</strong> jour <strong>et</strong> se diffuser. L’interdiction de la philosophienaturel<strong>le</strong> d’Aristote <strong>et</strong> de certains commentaires arabes dans <strong>le</strong>s statuts de l’Universitéde Paris rédigés par Robert de Courçon (1215) est en partie une conséquence de l’affairedes Amauriciens. Dans <strong>le</strong>s statuts du légat du Pape, l’interdiction de la <strong>le</strong>ctured’Aristote côtoie cel<strong>le</strong> de trois doctrines hérétiques dont cel<strong>le</strong> d’Amaury 23 . Le contrô<strong>le</strong>de l’enseignement <strong>et</strong> l’as<strong>sur</strong>ance du respect de l’orthodoxie dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t deséléments non négligeab<strong>le</strong>s du proj<strong>et</strong> d’encadrement du c<strong>le</strong>rgé <strong>et</strong> par conséquent desfidè<strong>le</strong>s par <strong>le</strong> pouvoir de l’Église, même si la liberté des enseignements reste l’une descaractéristiques <strong>le</strong>s plus marquantes des Universités médiéva<strong>le</strong>s.La croissance des grands centres scolaires urbains européens tout au long duXII e sièc<strong>le</strong> prend une tournure décisive dans <strong>le</strong> premier quart du XIII e sièc<strong>le</strong>. Bien que,loca<strong>le</strong>ment, chaque cité connaisse ses particularités, <strong>le</strong> mouvement d’organisation de lapopulation scolaire <strong>et</strong> la promulgation de statuts universitaires répondent à un besoin21 Terme qui désigne <strong>le</strong>s hérétiques du Sud-Ouest. Le terme « cathare » n’est pas utilisé par <strong>le</strong>s médiévauxdans <strong>le</strong> contexte de c<strong>et</strong>te Croisade. Voir Jean-Louis BIGET, « ‘Les Albigeois’, remarques <strong>sur</strong> unedénomination », Inventer l’hérésie ? Discours polémiques <strong>et</strong> pouvoirs avant l’Inquisition, éd. MoniqueZERNER, Nice, 1998, p. 219-255.22 Nico<strong>le</strong> BÉRIOU, L’avènement des maîtres de la Paro<strong>le</strong>, la prédication à Paris au XIIIè sièc<strong>le</strong>, Paris,1998, vol. 1, p. 48-71.23 « Qu’on ne lise pas <strong>le</strong>s livres d’Aristote de métaphysique <strong>et</strong> de philosophie naturel<strong>le</strong> ni <strong>le</strong>urs abrégés,non plus que la doctrine de maître David de Dinant, ou de l’hérétique Amaury ou de Mauriced’Espagne. » Traduction de l’édition des statuts dans <strong>le</strong>s Chartularium Universitatis Parisiensisempruntée à Luca BIANCI, Cen<strong>sur</strong>e <strong>et</strong> liberté intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> à l’Université de Paris (XIII e -XIV e sièc<strong>le</strong>s),Paris, 1999, p. 93. Sur Amaury <strong>et</strong> <strong>le</strong>s interdictions d’Aristote, consulter particulièrement <strong>le</strong>s pages 92-99.23


d’unification ressenti dans toutes <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s étudiantes. Oxford <strong>et</strong> Paris <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s premièresà se pourvoir de textes définissant <strong>le</strong>s privilèges universitaires <strong>et</strong> limitant <strong>le</strong> pouvoir desautorités ecclésiastiques loca<strong>le</strong>s que <strong>son</strong>t l’évêque <strong>et</strong> <strong>le</strong> chancelier. Les statuts de 1215rédigés à Paris par Robert de Courçon, <strong>son</strong>t <strong>le</strong> résultat d’un arbitrage commandé parInnocent III pour m<strong>et</strong>tre fin aux luttes de pouvoir qui opposent <strong>le</strong>s maîtres <strong>et</strong> l’autoritéépiscopa<strong>le</strong> dont dépendaient <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s jusqu’alors. Ces statuts donnent rai<strong>son</strong> auxmaîtres <strong>et</strong> entérinent <strong>le</strong>s dispositions prises dans <strong>le</strong>s années précédentes par <strong>le</strong>s maîtres<strong>et</strong> étudiants réunis en communauté, rég<strong>le</strong>mentant eux-mêmes <strong>le</strong>ur organisation.Rappelons que <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> obtient sa charge auprès de l’évêque en 1217, soitpeu de temps après que <strong>le</strong>s pouvoirs du <strong>Chancelier</strong> <strong>sur</strong> l’Université aient été réduits.Les statuts qui rendent effective l’émergence de l’Université en tant quecorporation des gens du savoir posent éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s bases du contenu desenseignements. Les méthodes pédagogiques ainsi que la classification des sciences <strong>et</strong> ladivision des connaissances <strong>son</strong>t peu différentes de ce qui se pratiquait dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s dusièc<strong>le</strong> précédent, modè<strong>le</strong> lui-même hérité de l’Antiquité. Cependant, la rég<strong>le</strong>mentationdes cours <strong>et</strong> du cursus universitaire rend l’activité des maîtres plus rigide <strong>et</strong> spécialisée.L’accès au rang de magister est validé par un examen, la licencia docendi, qui vérifiel’acquisition des deux exercices scolaires que <strong>son</strong>t la <strong>le</strong>cture <strong>et</strong> la dispute. Si laprédication n’est ni une épreuve ni un exercice intégré au cursus, el<strong>le</strong> n’en est pas moinspartie prenante de la vie des étudiants <strong>et</strong> de <strong>le</strong>urs enseignants, au point que <strong>le</strong> renouveaude ses modalités <strong>et</strong> de ses formes apparaît de manière tout à fait concomitante avec lanaissance de l’Université. Les historiens par<strong>le</strong>nt de « sermon universitaire » pourdésigner <strong>le</strong>s transformations techniques dans la manière d’élaborer <strong>le</strong> discours 24 . Lesjeunes c<strong>le</strong>rcs <strong>son</strong>t effectivement tenus d’assister aux discours prononcés par <strong>le</strong>ursmaîtres tous <strong>le</strong>s dimanches <strong>et</strong> lors des fêtes <strong>le</strong>s plus remarquab<strong>le</strong>s du temporal <strong>et</strong> dusanctoral. Par c<strong>et</strong>te observation <strong>et</strong> la prise de notes à l’audition (reportationes), <strong>le</strong>sétudiants se forment à ce qui sera l’une de <strong>le</strong>urs principa<strong>le</strong>s activités lorsque, une fois<strong>le</strong>s examens obtenus, ils recevront une charge ecclésiastique ou enseigneront dans <strong>le</strong>séco<strong>le</strong>s <strong>et</strong> devront prêcher à <strong>le</strong>ur tour. La forme du sermon est d’ail<strong>le</strong>urs cel<strong>le</strong> que prend<strong>le</strong> discours d’inceptio que <strong>le</strong> tout jeune licencié prononce pour marquer <strong>son</strong> entrée dans24 Marie-Made<strong>le</strong>ine DAVY, Les sermons universitaires parisiens de 1230-1231, Paris, 1931 <strong>et</strong> Phyllis B.ROBERTS, « Medieval University Preaching : The Evidence in the Statutes », Medieval Sermons andSoci<strong>et</strong>y: Cloister, City, University, éd. Jacqueline HAMESSE, Louvain-la-Neuve, 1998, p. 317-328.24


la catégorie des maîtres 25 . De plus en plus, la forme <strong>et</strong> <strong>le</strong>s techniques du sermon senourrissent <strong>et</strong> influencent <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> des commentaires de la Bib<strong>le</strong> au point de rendrefloues <strong>le</strong>s limites entre <strong>le</strong>s genres. Il arrive effectivement que <strong>le</strong> commentaire prennel’allure du sermon comme en témoignent <strong>le</strong>s Distinctiones super Psalterium de <strong>Philippe</strong><strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> 26 . En quelques dizaines d’années, la prédication universitaire s’est munied’outils <strong>et</strong> de savoir-faire mis en place par <strong>le</strong>s idéaux <strong>et</strong> préceptes de la génération dePierre <strong>le</strong> Chantre <strong>et</strong> de Maurice de Sully pour <strong>le</strong>squels l’éducation mora<strong>le</strong> des c<strong>le</strong>rcs <strong>et</strong>du peup<strong>le</strong> est <strong>le</strong> couronnement des études bibliques <strong>et</strong> la finalité de tout enseignement.1.1.4 Les nouvel<strong>le</strong>s formes de la prédicationL’homélie des périodes antérieures 27 se construisait à partir de citationslongues, que l’orateur commentait ora<strong>le</strong>ment de manière linéaire, suivant une méthodeproche de cel<strong>le</strong> de la glose écrite des commentaires de l’exégèse. La prédication étaitréservée à l’évêque, à moins qu’il ne délègue c<strong>et</strong>te tâche à des prêtres. L’auditoire dessermons était <strong>le</strong> plus souvent clérical. La prédication aux laïcs existait mais neconstituait pas une priorité de la mission sacerdota<strong>le</strong>, comme ce sera <strong>le</strong> cas à partir de lafin du XII e sièc<strong>le</strong>. C<strong>et</strong>te ouverture à un public plus diversifié marque la volontéd’enseigner aux fidè<strong>le</strong>s <strong>et</strong> transforme fondamenta<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s modalités de la prédication.Renouvelée dans ses objectifs, la prédication voit ses formes <strong>et</strong> techniquesconsidérab<strong>le</strong>ment modifiées. Désormais conçu comme un outil de communication ora<strong>le</strong>,<strong>le</strong> sermon universitaire adapte à ses fins propres la rhétorique oratoire héritée del’Antiquité. C<strong>et</strong>te évolution <strong>sur</strong>vient entre 1170 <strong>et</strong> 1210, ce qui n’empêche pas certainsprédicateurs tardifs de continuer à pratiquer une prédication selon <strong>le</strong>s formestraditionnel<strong>le</strong>s ou de faire un mélange des nouveaux acquis <strong>et</strong> des habitudes. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong>25 Ces textes ont été étudiés par Nancy K. SPATZ dans sa thèse (Principia : A Study and Edition ofInception Speeches Delivered before the Faculty of Theology at the University of Paris c.1180-1286,Ph.D. Diss., Cornell University, 1992) ou dans des artic<strong>le</strong>s postérieurs (« Imagery in UniversityInception Sermons », Medieval Sermons and Soci<strong>et</strong>y, op. cit., p. 329-342.)26 Voir Louis-Jacques BATAILLON, « De la <strong>le</strong>ctio à la predicatio, commentaires bibliques <strong>et</strong> sermons auXIII e sièc<strong>le</strong> », Revue des sciences philosophiques <strong>et</strong> théologiques, LXX (1986), p. 559-574, repris dansLa prédication au XIIIe sièc<strong>le</strong> en France <strong>et</strong> Italie, Ashgate, 1993.27 Il arrive que <strong>le</strong>s historiens désignent sous <strong>le</strong> nom d’« homélies » <strong>le</strong>s textes re<strong>le</strong>vant de la prédicationlinéaire ancienne, par opposition aux « sermons » qui <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s textes élaborés par <strong>le</strong>s gens des éco<strong>le</strong>spuis de l’Université. Il va de soi que c<strong>et</strong>te distinction <strong>le</strong>xica<strong>le</strong> n’a rien de médiéval. L’usage des motspour désigner <strong>le</strong>s textes de la prédication est assez fluctuant d’un auteur à l’autre, mais <strong>le</strong> terme desermo tend à s’imposer à partir de la fin du XII e sièc<strong>le</strong>. Voir Jean LONGÈRE, « Le vocabulaire de laprédication », La <strong>le</strong>xicographie du latin médiéval <strong>et</strong> ses rapports avec <strong>le</strong>s recherches actuel<strong>le</strong>s <strong>sur</strong> lacivilisation du Moyen Âge : Paris 18-21 octobre 1978, Paris, 1981, p. 303-320.25


<strong>Chancelier</strong> est un bon exemp<strong>le</strong> d’une prédication encore souvent redevab<strong>le</strong> des usagesantérieurs, tout en intégrant certaines innovations.Les sermons des prédicateurs de la génération de Pierre <strong>le</strong> Chantre ou d’Alainde Lil<strong>le</strong> prennent pour thème une citation réduite par rapport aux pratiques antérieures.Le thème se compose généra<strong>le</strong>ment d’un vers<strong>et</strong>, présenté en ouverture du sermon. Levers<strong>et</strong> est parfois choisi dans <strong>le</strong> texte évangélique lu juste avant dans la liturgie <strong>et</strong>, si cen’est pas <strong>le</strong> cas, il présente un rapport sémantique évident avec la fête ou la circonstance.Il arrive aussi que <strong>le</strong> thème n’ait pas de rapport apparent avec la liturgie du jour <strong>et</strong> quel’orateur s’attache à faire <strong>sur</strong>gir ce lien par une succession de comparai<strong>son</strong>s <strong>et</strong> de toursde langage habi<strong>le</strong>s. Le sermon universitaire obéit à une structure très claire. Le thèmeest sectionné en trois parties qui peuvent, s’il est court, se réduire à un seul mot chacune.Les parties du thème dictent <strong>le</strong> plan du sermon. Chaque section ou mot fait l’obj<strong>et</strong> d’undéveloppement indépendant. L’importance du choix de la citation, déterminante pour laforme du discours, explique probab<strong>le</strong>ment que certains vers<strong>et</strong>s aient rencontré plus desuccès que d’autres. L’exercice est effectivement plus aisé lorsque la citation esttripartite <strong>et</strong> que ses mots guident <strong>le</strong> discours vers une construction cohérente durai<strong>son</strong>nement. L’annonce des divisions suit l’exposition du thème. Ce court passage estun moment clé de la rhétorique du sermon car il perm<strong>et</strong> à l’orateur de faire comprendrela démarche formel<strong>le</strong> ainsi que <strong>le</strong> sens global de <strong>son</strong> exposé à <strong>son</strong> auditoire. C<strong>et</strong>te étapeest l’une des seu<strong>le</strong>s où la rime <strong>et</strong> <strong>le</strong> rythme poétique <strong>son</strong>t acceptés pour améliorer lacompréhension <strong>et</strong> la mémorisation du plan. Traditionnel<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s théoriciens de laprédication <strong>son</strong>t méfiants à l’égard de l’ornementation des mots 28 . Si l’annonce desdivisions (divisiones) est, progressivement, <strong>le</strong> lieu par où la poésie pénètre <strong>le</strong> sermon,c’est que <strong>le</strong> prédicateur y trouve un intérêt fonctionnel qui l’autorise à laisser de côté seshabituel<strong>le</strong>s réserves. En eff<strong>et</strong>, si <strong>le</strong> plan est clairement emmagasiné dans la mémoire,c’est tout <strong>le</strong> contenu qui s’y logera plus faci<strong>le</strong>ment. Les figures de rhétorique, <strong>le</strong>scolores, d’abord timidement employées, deviennent de plus en plus f<strong>le</strong>uries <strong>et</strong>recommandées dans <strong>le</strong>s traités à l'usage des prédicateurs 29 .28 Michel ZINK, « La rhétorique honteuse <strong>et</strong> la convention du sermon ad status à travers la Summa de artepraedicatoria d’Alain de Lil<strong>le</strong> », Alain de Lil<strong>le</strong>, Gautier de Châtillon, Jakemart Giélée <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur temps.Actes du colloque de Lil<strong>le</strong>, octobre 1978, Lil<strong>le</strong>, 1980, p. 171-185.29 Thomas-M.CHARLAND, Artes praedicandi, contribution à l’histoire de la rhétorique au Moyen Âge,Paris, 1936.26


Le sermon peut être pourvu d’une introduction ou exorde, prononcée avant oujuste après <strong>le</strong> thème. Souvent appelée prothème, c<strong>et</strong>te partie introduit un thèmesecondaire emprunté à la Bib<strong>le</strong> ou aux Pères <strong>et</strong> fait fonction d’appel à la prière, aurecueil<strong>le</strong>ment nécessaire pour l’audition du sermon. El<strong>le</strong> s’accompagne des précautionsrhétoriques de rigueur, exprimant la modestie de l’orateur <strong>et</strong> louant <strong>le</strong>s qualités del’auditoire. Les principes de la captatio benevo<strong>le</strong>ntiae ne <strong>son</strong>t pas une spécificité de laprédication médiéva<strong>le</strong> <strong>et</strong> on <strong>le</strong>s r<strong>et</strong>rouve dans <strong>le</strong>s traités rhétoriques depuis l’Antiquité.Cependant, dans <strong>le</strong> contexte de la pastora<strong>le</strong>, c<strong>et</strong>te introduction perm<strong>et</strong> d’affirmerl’importance <strong>et</strong> la hauteur de la mission que l’orateur se voit confiée <strong>et</strong> de placerl’auditeur dans <strong>le</strong>s conditions d’écoute appropriées à la so<strong>le</strong>nnellité du moment.Vient ensuite <strong>le</strong> cœur du sermon, <strong>le</strong> développement de la citation par diversestechniques de dilatatio. Chaque terme de la citation fait l’obj<strong>et</strong> d’un travaild’explication <strong>et</strong> d’enrichissement pour convaincre du sens moral du passage desÉcritures cité en incipit. Les autorités <strong>et</strong> <strong>le</strong>s rai<strong>son</strong>nements <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s deux moyens utiliséspour emporter l’adhésion de l’auditoire. Les méthodes peuvent être empruntées àl’exégèse, comme l’explication des mots par l’étymologie, l’interprétation des nomsbibliques, <strong>le</strong>s comparai<strong>son</strong>s <strong>et</strong> similitudes. Les développements selon <strong>le</strong>s différentsniveaux de sens d’un mot ou d’une expression <strong>son</strong>t aussi une méthode de commentairequi se généralise au début du XIII e sièc<strong>le</strong>. Les distinctiones donnent pour un terme donné,tous <strong>le</strong>s sens connus, généra<strong>le</strong>ment classés selon la progression désormais courante :sens historique ou littéral, sens allégorique, sens moral ou tropologique, sensanagogique. La production de recueils de distinctiones, dont ceux de Pierre <strong>le</strong> Chantre(Summa Abel) <strong>et</strong> d’Alain de Lil<strong>le</strong> <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s premières contributions qui ont pour but defournir aux prédicateurs des outils pertinents <strong>et</strong> pratiques pour mémoriser des outilsservant à développer <strong>le</strong> corps du sermon. L’argumentation se construit donc ainsi sousla forme de « tiroirs », chaque sous-partie pouvant faire l’obj<strong>et</strong> de divisionssupplémentaires, enrichissant l’interprétation de la phrase prise comme point de départ.Le parcours de l’argumentation <strong>et</strong> <strong>le</strong>s divisions successives à l’intérieur des parties <strong>son</strong>ttoujours très clairement annoncés pour que la démarche n’échappe pas à l’auditeur.Le recours aux autorités, majoritairement la Bib<strong>le</strong>, mais aussi parfois <strong>le</strong>s Pères,<strong>le</strong>s théologiens ou <strong>le</strong>s poètes, donne au discours une caution qui participe de l’entreprisede conviction <strong>et</strong> de moralisation. La citation du thème <strong>et</strong> <strong>le</strong>s termes qui en <strong>son</strong>t dégagés<strong>son</strong>t traités comme des <strong>le</strong>viers qui convoquent d’autres citations, par analogie de mot ou27


de sens. Ainsi, un réseau <strong>le</strong>xical se m<strong>et</strong> en place, perm<strong>et</strong>tant au prédicateur de s’écarterdu thème initial tout en inscrivant <strong>le</strong> discours dans une tradition textuel<strong>le</strong> qui consolide<strong>son</strong> argumentation <strong>et</strong> instruit <strong>son</strong> auditoire. Une tel<strong>le</strong> construction du discours paranalogies exige une très fine connaissance des textes. Le repérage dans ces réseaux estdéveloppé par l’habitude de lire, d’entendre <strong>et</strong> de méditer <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s Écritures. La mémoirepeut être soulagée par <strong>le</strong> recours aux nouveaux outils que <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s recueils deconcordanciae qui, pour chaque mot, citent toutes ses occurrences dans la Bib<strong>le</strong>. C<strong>et</strong>teaptitude à « jong<strong>le</strong>r » avec <strong>le</strong> texte n’est pas nouvel<strong>le</strong> mais est devenue plus technique <strong>et</strong>exigeante. La maturation de la culture biblique dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s du XII e sièc<strong>le</strong> trouve iciune application pratique. Les recherches <strong>sur</strong> <strong>le</strong> texte, <strong>le</strong>s traductions <strong>le</strong>s plus justes ainsique la capitulation des livres rendent possib<strong>le</strong> c<strong>et</strong>te maîtrise virtuose du texte sacré.Le renouveau de la prédication <strong>et</strong> <strong>le</strong> désir de rendre <strong>le</strong> sermon accessib<strong>le</strong> à unauditoire plus large incitent éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s orateurs à ménager des moments de séductiondans <strong>le</strong>urs discours très techniques. L’exploitation des parabo<strong>le</strong>s de la Bib<strong>le</strong> est trèsappréciée car la narration perm<strong>et</strong> une représentation menta<strong>le</strong> plus concrète desproblèmes <strong>et</strong> des préceptes moraux présents dans <strong>le</strong> texte <strong>et</strong>, en conséquence, en facilitela mémorisation. Les prédicateurs ont bien compris l’attrait de la narration pourménager l’attention, comme en témoigne la généralisation de l’usage de l’exemplum 30 .Ces récits brefs, m<strong>et</strong>tant en scène des per<strong>son</strong>nages issus du quotidien, <strong>son</strong>t utilisés demanière interchangeab<strong>le</strong> pour illustrer <strong>le</strong> propos moral <strong>et</strong> souvent eschatologique dusermon. Ils prennent place de manière privilégiée dans la dernière partie du sermon, aumoment où l’attention de l’auditoire est la plus fragi<strong>le</strong>, déjà lassée de ce qui a précédé.Ces exempla ont pour caractéristique d’être narratifs mais aussi véridiques, ce qui <strong>le</strong>sdistingue de la fabula <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur confère une autorité qui participe de la démarche deconviction. Ils nous parviennent col<strong>le</strong>ctés dans des livres à l’usage des prédicateurs quiy trouvent matière à illustrer <strong>le</strong>urs sermons. Ces recueils <strong>son</strong>t encore exceptionnels dansla première moitié du XIII e mais <strong>le</strong>ur multiplication croissante par la suite montre <strong>le</strong>ursuccès <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur utilité dans <strong>le</strong> cadre d’une démarche de prédication efficace.Ces transformations profondes des formes <strong>et</strong> des dimensions de la prédication<strong>son</strong>t <strong>le</strong> résultat de la volonté de toucher de nouveaux auditoires <strong>et</strong> de rendre <strong>le</strong> discoursplus convaincant. La réf<strong>le</strong>xion <strong>sur</strong> <strong>le</strong> sermon en terme de rhétorique est un fait30 Claude BREMOND, Jacques LE GOFF <strong>et</strong> Jean-Claude SCHMITT, L’« exemplum », Typologie des sourcesdu Moyen Âge occidental, Turnhout, 1982.28


elativement nouveau à la fin du XII e sièc<strong>le</strong>. Il augmente tout au long des sièc<strong>le</strong>s suivantscomme en témoigne <strong>le</strong> nombre des traités (artes praedicandi) ainsi que la spécialisationdes outils livresques destinés à soulager <strong>le</strong> travail technique <strong>et</strong> la mémoire desprédicateurs 31 . La prise en compte de l’auditoire est sensib<strong>le</strong> à différents niveaux. Lestraités de prédication conseil<strong>le</strong>nt aux orateurs de s’adapter à <strong>le</strong>ur public. La langue est <strong>le</strong>premier indice d’une prédication populaire. La prédication en langue romanes’intensifie 32 bien que nombre de textes nous parviennent en latin avec <strong>le</strong>s mentions ingallico ou ad populum. La version latine transmise par <strong>le</strong> manuscrit n’est donc pas, dans<strong>le</strong> cas de c<strong>et</strong>te prédication populaire, cel<strong>le</strong> qui fut dispensée <strong>et</strong> prononcée dans la réalité.Les étudiants responsab<strong>le</strong>s de ces notes ont probab<strong>le</strong>ment jugé plus uti<strong>le</strong> pour euxmêmesde transcrire en latin <strong>le</strong>s mots de ce discours prononcé à destination du peup<strong>le</strong>,dans sa langue vernaculaire. L’adaptation du discours à l’auditoire est manifeste dans<strong>le</strong>s sermons ad status, c’est-à-dire selon l’« état » du public. Il est recommandé de nepas prêcher de la même manière devant une assemblée de c<strong>le</strong>rcs ou de laïcs. Dans ladernière partie de sa Summa de arte praedicatoria, Alain de Lil<strong>le</strong> propose plusieursexemp<strong>le</strong>s de sermons en précisant à quel<strong>le</strong>s populations ils se destinent : ad milites, adoratores seu advocatos, ad principes <strong>et</strong> judices, ad claustra<strong>le</strong>s, ad sacerdotes, adconjugatos, ad virgines <strong>et</strong> pour finir, ad somno<strong>le</strong>s 33 . Les col<strong>le</strong>ctions de sermons adstatus <strong>son</strong>t relativement peu nombreuses, puisqu’il ne nous en est parvenu que cinq,mais el<strong>le</strong>s témoignent du souci de mieux prendre en compte <strong>le</strong>s différents « types » quicomposent la société des fidè<strong>le</strong>s. Chez Jacques de Vitry, élève de Pierre <strong>le</strong> Chantre,c<strong>et</strong>te préoccupation est particulièrement affirmée : sa col<strong>le</strong>ction de sermons ad status,composée entre 1226 <strong>et</strong> 1240, contient 74 textes dédiés à 39 états différents 34 .Cependant, dans <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s de prédication ad status qui nous <strong>son</strong>t parvenus, la priseen compte des circonstances <strong>et</strong> de l’auditoire n’affecte que <strong>le</strong> contenu (choix desexemp<strong>le</strong>s <strong>et</strong> des métaphores, recours à des proverbes <strong>et</strong> des expressions imagées) <strong>et</strong> nonla forme qui reste cel<strong>le</strong> que nous avons montrée plus haut. L’essor de c<strong>et</strong>te prédicationpopulaire accompagne <strong>et</strong> participe de la prise de paro<strong>le</strong> des nouveaux ordres religieux31 Franco MORENZONI, Des éco<strong>le</strong>s aux paroisses. Thomas de Chobham <strong>et</strong> la promotion de la prédicationau début du XIII è sièc<strong>le</strong>, Paris, 1995.32 Michel ZINK, La prédication en langue romane avant 1300, Paris, 1976.33 ALAIN de LILLE, Summa de arte praedicatoria, PL 210, col. 109-198.34 Carolyn MUESSIG, « Audience and Preacher: Ad status Sermons and Social Classification », Preacher,Sermon and Audience in the Midd<strong>le</strong> Ages, ed. Carolyn MUESSIG, Leiden-Boston-Cologne, 2002,p. 255-276.29


dont la mission première est d’agir pour l’instruction des fidè<strong>le</strong>s par <strong>le</strong>ur exemp<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong>urparo<strong>le</strong>. Les ordres mendiants <strong>son</strong>t très tôt implantés à Paris malgré <strong>le</strong>s réticences decertains ; ils jouent un rô<strong>le</strong> actif dans <strong>le</strong>s transformations formel<strong>le</strong>s de la prédication, laproduction de manuscrits, de recueils ou d’outils. C’est dans ce milieu bouillonnant, oùla langue est utilisée comme une arme pour émouvoir <strong>et</strong> convaincre, où <strong>le</strong>s enjeuxoratoires de la performance <strong>son</strong>t présents à l’esprit de tous <strong>le</strong>s ecclésiastiques <strong>et</strong>éprouvés par l’ensemb<strong>le</strong> de la communauté des fidè<strong>le</strong>s, que <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>élabore toute une série de miniatures poétiques <strong>et</strong> musica<strong>le</strong>s, à l’intention de ceux pourqui la mora<strong>le</strong> des sermons ne suffit pas.1.2 La poésie latine mora<strong>le</strong>, l’héritage de Philipe <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>Les thèmes abordés par la poésie latine dans <strong>son</strong> ensemb<strong>le</strong> ne <strong>son</strong>t pas sinombreux. La déploration <strong>et</strong> la critique de mœurs, principa<strong>le</strong>ment cel<strong>le</strong>s de l’Église 35 , ytiennent une grande part, aux côtés des suj<strong>et</strong>s religieux, didactiques, antiques ouamoureux. Il n’est pas <strong>le</strong> lieu ici de faire <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au de l’ensemb<strong>le</strong> de la productionpoétique médiéva<strong>le</strong> qualifiab<strong>le</strong> de « poésie mora<strong>le</strong> ». Il faut cependant bien noter quec<strong>et</strong>te disposition à utiliser <strong>le</strong>s vers pour dénoncer est courante, en plus ou moins grandeproportion selon <strong>le</strong>s époques. Au XII e sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres latines qui nous <strong>son</strong>t parvenuesmarquent un apogée de la poésie moralisatrice, tant par <strong>le</strong> nombre que la qualité desécrits 36 . Les transformations dans <strong>le</strong>s modalités de l’acquisition <strong>et</strong> de la diffusion dusavoir jouent très certainement un grand rô<strong>le</strong> dans c<strong>et</strong>te efflorescence littéraire. Leséco<strong>le</strong>s urbaines particulièrement actives donnent à un plus grand nombre de c<strong>le</strong>rcs unniveau de culture <strong>et</strong> une maîtrise de la langue supérieurs à <strong>le</strong>urs aînés. Ces nouveauxintel<strong>le</strong>ctuels utilisent bien souvent <strong>le</strong>ur science pour dénoncer, parodier <strong>et</strong> inciter àdavantage de mora<strong>le</strong>. L’observation des poètes s’exerce principa<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur propremilieu, celui des c<strong>le</strong>rcs, <strong>et</strong> en second lieu <strong>sur</strong> la société des fidè<strong>le</strong>s. Le nombre des textesde suj<strong>et</strong>s moralisateurs <strong>et</strong> d’auteurs s’adonnant à c<strong>et</strong>te écriture est en n<strong>et</strong>te augmentation35 Études généra<strong>le</strong>s : Joseph SZÖVÉRFFY, Secular Latin Lyrics and Minor Po<strong>et</strong>ic Forms of the Midd<strong>le</strong>Ages : a Historical Survey and Literary Repertory, 3 vol., Concord, 1992, Joseph de GHELLINK,L'essor de la littérature latine au XII è sièc<strong>le</strong>, 2 vol., Bruxel<strong>le</strong>s-Paris, 1946, Frederic J. E. RABY, AHistory of Secular Latin Po<strong>et</strong>ry in the Midd<strong>le</strong> Ages, 2 vol., Oxford, 1934, 2 de édition, 1957. Pour lapoésie mora<strong>le</strong>, voir Helga SCHÜPPERT, Kirchenkritik in der lateinischen Lyrik des 12. und 13.Jahrhunderts, Munich, 1972.36 Helga SCHÜPPERT, op. cit.; Tuomas M. LEHTONEN, Fortuna, Money and the Sublunar World : Twelfth-Century Ethical Po<strong>et</strong>ics and the Satirical Po<strong>et</strong>ry of the « Carmina Burana », Helsinky, 1995.30


au milieu du XII e sièc<strong>le</strong>, comme si <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s avaient non seu<strong>le</strong>ment donné des outilslinguistiques <strong>et</strong> rhétoriques, mais aussi façonné un esprit critique <strong>et</strong> impertinent 37 . C<strong>et</strong>teinspiration de type « goliardique » 38 est bien <strong>le</strong> fait de nouveaux c<strong>le</strong>rcs qui participentde l’insatisfaction ambiante à l’égard de l’Église <strong>et</strong> de <strong>son</strong> autorité. Si la majorité de cestextes <strong>son</strong>t réprobateurs à l’égard de l’institution existante, <strong>le</strong> fond de la pensée reste à lavalorisation d’un comportement plus moral, en accord avec la spiritualité originel<strong>le</strong>montrée par <strong>le</strong> Christ. En ce sens, c<strong>et</strong>te production participe du long <strong>et</strong> large effort deréforme interne de l’Église que l’on nomme, de manière restrictive, la réformegrégorienne.Les générations de poètes se succèdent : Hugues Primat <strong>et</strong> l’Archipoète, puisPierre de Blois, Alain de Lil<strong>le</strong>, Gautier de Châtillon, pour ne citer que <strong>le</strong>s plus célèbres 39 .<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> hérite de c<strong>et</strong>te tradition en produisant lui aussi un très grandnombre de poèmes moralisateurs. Pour <strong>le</strong>s médiévaux, il est très clairement intégré à cemouvement littéraire : <strong>le</strong>s attributions confondent souvent ses textes avec ceux deGautier de Châtillon, <strong>le</strong> manuscrit des Carmina Burana propose une anthologie d<strong>et</strong>extes dont un grand nombre <strong>son</strong>t des poèmes moraux des auteurs qui viennent d’êtrecités.Cependant, <strong>le</strong>s poèmes moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> présentent certainescaractéristiques propres. D’abord, <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> n’est pas un poète moralisateuroccasionnel. Le thème moral constitue en eff<strong>et</strong> un pô<strong>le</strong> central dans sa productionpoétique. L’application de <strong>Philippe</strong> à s’exprimer en vers <strong>sur</strong> de tels suj<strong>et</strong>s de manièreintensive <strong>et</strong> presque exclusive marque en partie <strong>son</strong> originalité. La présence quasisystématique de mélodies <strong>sur</strong> ces textes <strong>le</strong> distingue des autres poètes chez qui la miseen musique n’est qu’occasionnel<strong>le</strong> 40 . Le fait que <strong>le</strong> corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> soitmajoritairement transmis dans des sources exclusivement musica<strong>le</strong>s est un élémentsignificatif. Sa poésie est très certainement lyrique dès sa conception. C<strong>et</strong>te spécificité37 Pasca<strong>le</strong> BOURGAIN, « Le tournant littéraire du milieu du XII e sièc<strong>le</strong> », Le XII e sièc<strong>le</strong>, Mutations <strong>et</strong>renouveau en France dans la première moitié du XII e sièc<strong>le</strong>, éd. Françoise GASPARRI, Paris, 1994,p. 303-323.38 Sur ce terme, voir p. 89.39 P<strong>et</strong>er DRONKE, Medieval Latin and the Rise of European Love-Lyric, Oxford, 1965 <strong>et</strong> « P<strong>et</strong>er of Bloisand Po<strong>et</strong>ry at the Court of Henry II », The Medieval Po<strong>et</strong> and His World, Rome, 1984, p. 281-339.Karl STRECKER, Moralischsatirische Gedichte Walters von Chatillon, aus deutschen, englischen,französischen und italienischen Handschriften, Heidelberg, 1929.40 Si l’on s’en tient aux informations fournies par <strong>le</strong>s sources, neuf textes de Gautier de Châtillon s<strong>et</strong>rouvent dans des manuscrits musicaux (4 conduits monodiques, 3 à deux voix <strong>et</strong> 2 à trois voix). Huit<strong>son</strong>t attribués à Pierre de Blois (tous monodiques sauf un). Les attributions proposées par <strong>le</strong>scommentateurs modernes augmentent considérab<strong>le</strong>ment ces chiffres.31


musica<strong>le</strong> invite à réfléchir <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s modalités de la transmission ou de la communicationpar voie ora<strong>le</strong> de ces compositions. La musique est-el<strong>le</strong> un moyen d’améliorer latransmission, voire d’accentuer <strong>le</strong>s « eff<strong>et</strong>s » de c<strong>et</strong>te poésie ? La « vocalité », pourreprendre <strong>le</strong> terme de Paul Zumthor 41 , si particulière à c<strong>et</strong>te poésie mélodique s’inscritdans un temps <strong>et</strong> un espace qu’il nous revient de comprendre <strong>et</strong> de définir afin d’ensaisir l’éventuel<strong>le</strong> efficacité en terme de communication ora<strong>le</strong>. C<strong>et</strong>te évolution dans <strong>le</strong>smoyens de communication est-el<strong>le</strong> <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t de nouvel<strong>le</strong>s préoccupations moralisatrices,sensib<strong>le</strong>ment différentes de cel<strong>le</strong>s de ses prédécesseurs ?41 Paul ZUMTHOR, La <strong>le</strong>ttre <strong>et</strong> la voix. De la « littérature » médiéva<strong>le</strong>, Paris, 1987.32


Chapitre 2 :<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, un bilan historiographiqueAujourd’hui, l’étude des productions littéraires attribuées à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong>s sources se trouve partagée entre <strong>le</strong>s spécialistes de différentsdomaines de recherche : philologues, latinistes, historiens, philosophes ou musicologues.Il nous est donc impossib<strong>le</strong> de donner un aperçu comp<strong>le</strong>t <strong>et</strong> linéaire des recherchesconcernant <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Il sera nécessaire de progresser par étapes, disciplinepar discipline, pour faire un tour d’horizon des travaux qui ont construit notreconnaissance de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>et</strong> de sa production littéraire. Nous procéderonsselon trois axes, en commençant par évoquer <strong>le</strong>s travaux <strong>et</strong> <strong>le</strong>s sources de ceux qui ontcontribué à l’émergence du per<strong>son</strong>nage historique en insistant <strong>sur</strong> la construction del’image de poète <strong>et</strong> compositeur. Nous reviendrons ensuite <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s publicationsconsacrées à sa production théologique <strong>et</strong> homilétique pour enfin faire <strong>le</strong> détail destravaux relatifs à <strong>son</strong> corpus poético-musical <strong>et</strong> en particulier aux conduits.33


2.1. Le per<strong>son</strong>nage <strong>et</strong> sa biographieLa biographie de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est aujourd’hui assez clairementétablie 42 . Des zones d’ombres persistent cependant à propos de sa naissance, sa jeunesse<strong>et</strong> ses études, en rai<strong>son</strong> de l’absence de documentation. Dès <strong>son</strong> entrée dans la viepublique ecclésiastique, <strong>son</strong> parcours nous est mieux connu. Pourtant, la reconstitutionde sa biographie a rencontré, dans un premier temps, quelques difficultés. Uneconfusion entre deux per<strong>son</strong>nages prénommés <strong>Philippe</strong> a largement brouillé <strong>le</strong>s pistespour faire la part des productions de chacun. Il est arrivé que <strong>le</strong>s deux soient confondusen une seu<strong>le</strong> per<strong>son</strong>ne, nommée <strong>Philippe</strong> de Grève. En 1927, Henri Meylan est parvenuà faire la lumière <strong>sur</strong> l’existence de deux per<strong>son</strong>nages distincts. Le premier est <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> de Notre-Dame, auteur de la Summa de bono, de nombreux sermons <strong>et</strong> depièces musica<strong>le</strong>s. Le second porte <strong>le</strong> nom de <strong>Philippe</strong> de Grève. Il fut chanoine à Notre-Dame mais aucune trace de ses écrits ne subsiste dans <strong>le</strong>s sources. Henri Meylan estdécédé avant de pouvoir publier <strong>le</strong>s résultats de <strong>son</strong> travail 43 . C’est la rai<strong>son</strong> pourlaquel<strong>le</strong> la confusion <strong>sur</strong> l’identité de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> a perduré des années aprèssa mise au point. La trace la plus ancienne de c<strong>et</strong>te erreur qu’Henri Meylan ait putrouver se trouve dans l’édition des Distinctiones <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s Psaumes datée de 1523 44 .L’imprimeur humaniste Josse Bade publie sous <strong>le</strong> nom de <strong>Philippe</strong> de Grève ce recueilde textes qui, en réalité, est l’œuvre de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>.L’activité de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est intimement liée à la naissance del’Université de Paris : sa charge de chancelier de Notre-Dame fait de lui <strong>le</strong> délégué del’évêque pour <strong>le</strong>s questions d’enseignement. Sa place est centra<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s différentesbatail<strong>le</strong>s <strong>et</strong> luttes de pouvoir qui entourent la naissance de l’Université parisienne <strong>et</strong>42 El<strong>le</strong> est détaillée par Niklaus WICKI dans <strong>son</strong> introduction à la Summa de bono (éd. Philippi CancellariiParisiensis Summa de bono, 2 vol., Berne, 1985, p. 11-28), de même que par Nico<strong>le</strong> BERIOU dansl’artic<strong>le</strong> consacré à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong> Dictionnaire de spiritualité, Paris, 1983, t. 12,col.1289.43 Henri, « Les « Questiones » de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> », Positions de thèses de l’Éco<strong>le</strong> des chartes,Paris, 1927. Niklaus Wicki publie quelques pages qu’Henri Meylan avait déjà rédigées pour unebiographie de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>son</strong> introduction à la Summa de bono (op. cit., p. 11-13).44 Josse BADE, éd. Philippi de Greve cancellarii Parisiensis in Psalterium Davidicum CCCXXX Sermones,Paris, 1523.34


connaissent des moments forts en 1219 <strong>et</strong> <strong>sur</strong>tout entre 1229 <strong>et</strong> 1231 45 . Sa biographieest donc construite à partir d’éléments chronologiques assez fiab<strong>le</strong>s en rai<strong>son</strong> du nombrede documents relatifs à <strong>son</strong> activité <strong>et</strong> <strong>le</strong>s témoignages que sa per<strong>son</strong>nalité a suscités 46 .Il est ainsi possib<strong>le</strong> de r<strong>et</strong>racer <strong>le</strong>s principa<strong>le</strong>s étapes de sa biographie, de ses étudesprobab<strong>le</strong>s à Paris à la charge de <strong>Chancelier</strong> de Notre-Dame qu’il reçoit en 1217, enpassant par <strong>son</strong> investiture à l’archidiaconat de Noyon. Les premières traces qui nous enparviennent datent de 1211, mais il peut avoir reçu c<strong>et</strong>te charge beaucoup plus tôt, àpartir de 1202. Ses déplacements en France <strong>son</strong>t attestés par <strong>le</strong>s indications margina<strong>le</strong>sde certains sermons. De plus, ses voyages à Rome ont laissé des traces dans ladocumentation de la Curie. Seuls <strong>le</strong>s lieux <strong>et</strong> contenus de sa formation d’étudiantsrestent assez flous.Dès <strong>le</strong> XIX e sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s philologues <strong>et</strong> historiens se <strong>son</strong>t penchés <strong>sur</strong> <strong>le</strong> « cas »<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> (ou de Grève). L’artic<strong>le</strong> de l’Histoire littéraire de la France dePierre-Claude Daunou est une des plus anciennes présentations du per<strong>son</strong>nage de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> 47 . Les appréciations très négatives <strong>sur</strong> sa production littéraire <strong>et</strong><strong>le</strong> ton méprisant de l’auteur témoignent de l’image que l’Histoire a gardé de lui pendantun temps : un homme sévère, obtus, entêté. Voici comment ses sermons <strong>son</strong>t décrits :« Ses ouvrages n’ont pas joui, même de <strong>son</strong> temps, d’une réputation fort brillante ; ils<strong>son</strong>t aujourd’hui presque ignorés. C’étaient principa<strong>le</strong>ment des sermons <strong>et</strong> des commentaires <strong>sur</strong><strong>le</strong>s livres de la Bib<strong>le</strong>. [...] Le chancelier <strong>Philippe</strong> a laissé de plus 336 sermons <strong>sur</strong> <strong>le</strong> psautier, deuxou trois <strong>sur</strong> chaque psaume [...] Ils consistent en explications mystiques, qui n’éclaircissent jamais<strong>le</strong>s textes ; <strong>et</strong> quoique Henri de Gand <strong>le</strong>s ait autrefois déclarés fort uti<strong>le</strong>s aux prédicateurs, la véritéest qu’on ne saurait y puiser aujourd’hui aucune instruction réel<strong>le</strong>. On <strong>le</strong>ur pourrait donner presqueindifféremment <strong>le</strong> nom de sermons ou <strong>le</strong> nom de commentaires. 48 »Le regard porté <strong>sur</strong> la Summa de bono est aussi victime de certains préjugés :45 Hastings RASHDALL, The Universities of Europe in the Midd<strong>le</strong> Ages, Londres, 1936 ; Stephen C.FERRUOLO, The Origins of the University. The Schools of Paris and their Critics. 1100-1215, Stanford,1985 ; Jacques VERGER, Les Universités au Moyen Âge, Paris, 1973 ; IDEM, L’essor des Universités auXIIIè sièc<strong>le</strong>, Paris, 1997. Pour plus de détails <strong>sur</strong> la fonction du chancelier <strong>et</strong> l’action per<strong>son</strong>nel<strong>le</strong> de<strong>Philippe</strong>, voir Astrik L. GABRIEL, « Conflict b<strong>et</strong>ween the Chancellor and the University of Masters andStudents at Paris during the Midd<strong>le</strong> Ages », Die Auseinanders<strong>et</strong>zungen an der pariser Universität imXIII. Jahrhundert, Berlin-New York, X (1976), p. 106-154, <strong>et</strong> plus particulièrement p. 42-144.46 Reproduits dans <strong>le</strong>s Chartularium Universitatis Parisiensis, éd. Henri DENIFLE <strong>et</strong> Emi<strong>le</strong> CHATELAIN, I,1889.47 Pierre-Claude-François DAUNOU, « <strong>Philippe</strong> de Grève, <strong>Chancelier</strong> de l’Église de Paris », Histoirelittéraire de la France, t.XVIII, 1835, p. 184-191.48 Pierre-Claude-François DAUNOU, op. cit., p. 189.35


« Mais on a indiqué plusieurs copies d’une Somme de théologie composée par c<strong>et</strong>auteur. C<strong>et</strong>te compilation scolastique est du grand nombre de cel<strong>le</strong>s qui n’ont pas été jugées dignesde voir <strong>le</strong> jour. 49 »Fér<strong>et</strong> :On en trouve encore la trace de ces a priori en 1894 sous la plume de l’abbé« Avec un caractère comme <strong>le</strong> sien, ardent, tenace, jaloux de ses droits ou de ce qu’ilcroyait ses droits, c’était la lutte <strong>sur</strong> différents terrains : lutte avec l’université dont il faisait, àl’occasion, bon marché des droits ; lutte avec <strong>son</strong> collègue de Sainte-Geneviève dont il prétendaitcontester <strong>le</strong>s prérogatives ; lutte avec <strong>le</strong>s ordres mendiants qu’il s’obstinait à exclure du corpsenseignant. 50 »C<strong>et</strong>te réputation que <strong>le</strong>s savants du XIX e sièc<strong>le</strong> semb<strong>le</strong>nt aimer décrire <strong>et</strong>propager prend sa source dans l’appréciation malveillante de certains médiévaux àl’égard de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Il est avant tout connu comme l’adversair<strong>et</strong>héologique de l’évêque de Paris Guillaume d’Auvergne qui jouit d’une plus grandepopularité 51 . La querel<strong>le</strong> oppose <strong>Philippe</strong>, défenseur de la pluralité des bénéfices, àGuillaume qui souhaite limiter <strong>le</strong>s charges des dignitaires ecclésiastiques dans un soucid’intégrité. Jusqu’à sa mort, <strong>Philippe</strong>, presque seul dans ce combat, soutient sa positiondevant des assemblées qui lui deviennent hosti<strong>le</strong>s. C<strong>et</strong>te adversité lui a valu quelquesmédisances, principa<strong>le</strong>ment de la part de Thomas de Cantimpré. Le chroniqueurdominicain rapporte, entre autres, c<strong>et</strong>te anecdote assez fantaisiste : <strong>le</strong> fantôme de<strong>Philippe</strong> serait apparu à Guillaume d’Auvergne pour lui prom<strong>et</strong>tre la damnationéternel<strong>le</strong> 52 . C’est c<strong>et</strong>te réputation <strong>et</strong> cel<strong>le</strong> tout autant injustifiée d’opposant à l’entrée desordres mendiants dans l’Université qui prédomine encore au cours du XIX e sièc<strong>le</strong> <strong>et</strong>influence <strong>le</strong> jugement porté <strong>sur</strong> <strong>son</strong> œuvre 53 .C<strong>et</strong>te réputation n’a pas perduré, dès que <strong>le</strong>s sources furent réexaminées dans laseconde partie du sièc<strong>le</strong>. La découverte de la diversité des domaines dans <strong>le</strong>squels <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> a œuvré a peut-être déc<strong>le</strong>nché l’adoucissement des jugements portés à <strong>son</strong>49 Pierre-Claude-François DAUNOU, op. cit., p.191.50 Pierre FERET, La Faculté de théologie de Paris <strong>et</strong> ses docteurs <strong>le</strong>s plus célèbres, I, Moyen Âge, (1894),p. 232-237.51 Voir Noël VALOIS, Guillaume d’Auvergne, sa vie <strong>et</strong> ses ouvrages, Paris, 1880.52 THOMAS de CANTIMPRE, Bonum universa<strong>le</strong> de apibus, éd. George COLVENEER, Douai, 1627. Il semb<strong>le</strong>fort peu probab<strong>le</strong> que Thomas ait connu <strong>Philippe</strong> per<strong>son</strong>nel<strong>le</strong>ment. Son ouvrage est d’ail<strong>le</strong>urs bienpostérieur à la mort de <strong>Philippe</strong> (entre 1256 <strong>et</strong> 1263) ce qui peut expliquer la déformation des faitsainsi que la fantaisie avec laquel<strong>le</strong> ils <strong>son</strong>t rapportés.53 L’observation des sources <strong>et</strong> de l’attitude de <strong>Philippe</strong> à l’égard des ordres mendiants montre aucontraire des intentions plutôt bienveillantes. Voir Robert E. LERNER, « Weltk<strong>le</strong>rus und religiöseBewegung im 13. Jahrhundert, das Beispiel Philipps des Kanz<strong>le</strong>rs », Archiv für Kulturgeschichte, LI(1969), p. 94-108. Très récemment, l’auteur a complété <strong>le</strong> dossier : « Philip the Chancellor gre<strong>et</strong>s theEarly Dominicans in Paris », Archivum fratrum praedicatorum, LXXVII (2007), p. 5-17.36


égard. Dans <strong>le</strong>s années 1860, <strong>le</strong>s sources musica<strong>le</strong>s des bibliothèques européennes <strong>son</strong>texplorées. Paul Meyer fait connaître <strong>le</strong> manuscrit de Londres (Egerton 274) <strong>et</strong> lapossibilité d’attribuer à <strong>Philippe</strong> une liste conséquente de compositions en croisantdifférents témoignages littéraires ou philologiques 54 . Léopold Delis<strong>le</strong> fait avec émotionla description du manuscrit de Florence <strong>et</strong> signa<strong>le</strong> <strong>le</strong>s ta<strong>le</strong>nts poétiques, fraîchementdécouverts, d’un certain <strong>Philippe</strong> de Grève dont la contribution porte <strong>sur</strong> de nombreusesœuvres contenues dans ce manuscrit 55 . Ainsi, <strong>le</strong>s connexions <strong>son</strong>t établies entre <strong>le</strong>sprincipa<strong>le</strong>s sources dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s se trouve <strong>le</strong> corpus poético-musical. Barthé<strong>le</strong>myHauréau entreprend de faire justice à la réputation négative du <strong>Chancelier</strong> 56 . Il assemb<strong>le</strong><strong>le</strong>s documents historiques <strong>et</strong> réévalue la biographie <strong>et</strong> <strong>le</strong>s écrits théologiques de <strong>Philippe</strong>.C<strong>et</strong>te entreprise a rapidement porté ses fruits, comme on <strong>le</strong> constate dans la présentationélogieuse que l’on peut lire sous la plume de Char<strong>le</strong>s Langlois 57 .C’est donc c<strong>et</strong>te génération de paléographes, philologues <strong>et</strong> musicologuesfrançais qui, durant la deuxième moitié du XIX e sièc<strong>le</strong>, a travaillé à la découverteprogressive de nouvel<strong>le</strong>s sources <strong>et</strong> au commencement d’un réel travail scientifique <strong>sur</strong><strong>le</strong>s textes <strong>et</strong> <strong>le</strong> per<strong>son</strong>nage de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. La mise en évidence d’un corpuspoético-musical joue un rô<strong>le</strong> important dans c<strong>et</strong>te phase de redécouverte. En plus dessources manuscrites des œuvres, ils ont été guidés par deux témoignages historiques quiapportent des arguments de poids pour faire de <strong>Philippe</strong> une figure de la poésie lyrique<strong>et</strong> des pratiques polyphoniques de <strong>son</strong> temps.Le premier de ces témoignages est parfaitement contemporain de la vie du<strong>Chancelier</strong>. Il émane de l’un de ses proches, <strong>le</strong> poète Henri d’Andeli. Probab<strong>le</strong>mentoriginaire de Normandie, celui-ci a fréquenté <strong>le</strong>s milieux universitaires parisiens à partirdu deuxième quart du XIII e sièc<strong>le</strong> où il a certainement connu <strong>Philippe</strong>. Son œuvre seréduit à quatre textes : la Batail<strong>le</strong> des vins (1223), la Batail<strong>le</strong> des sept arts (1236-1250),54 Paul MEYER, Archives des missions scientifiques <strong>et</strong> littéraires, 2 e série, III, (1864), p. 253-259 <strong>et</strong>« Henri d’Andeli <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>Philippe</strong> », Romania, I (1872), p. 190-215.55 Léopold DELISLE, « Discours prononcé à l’Assemblée généra<strong>le</strong> de la société de l’Histoire de France <strong>le</strong>26 mai 1885 », extrait de l’Annuaire-Bul<strong>le</strong>tin de la Société de l’Histoire de France, Paris, 1885,p. 21 sq.56 Barthé<strong>le</strong>my HAUREAU, « <strong>Philippe</strong> de Grève, chancelier de l’Église de Paris », Journal des savants(1894), p. 427-440. En introduction, B. Hauréau demande : « Est-ce l’éloge ou <strong>le</strong> blâme qu’il a mérité ?Puisqu’il s’agit d’un homme qui fit tant de bruit, la question est certainement intéressante. » Voiréga<strong>le</strong>ment Notices <strong>et</strong> extraits des manuscrits de la bibliothèque impéria<strong>le</strong> <strong>et</strong> autres bibliothèques, Paris,1885, t. XXI/2, p. 183-194.57 Char<strong>le</strong>s V. LANGLOIS, « Le <strong>Chancelier</strong> <strong>Philippe</strong> », Revue politique <strong>et</strong> littéraire, Revue b<strong>le</strong>ue, 5 e série,VIII (1907), p. 609-612 <strong>et</strong> 646-650.37


<strong>le</strong> Lai d’Aristote 58 <strong>et</strong> <strong>le</strong> Dit du <strong>Chancelier</strong> <strong>Philippe</strong> 59 . Ce dernier texte rend hommage <strong>et</strong>fait la louange de celui qui fut <strong>son</strong> ami <strong>et</strong> protecteur <strong>et</strong> qu’il tient en très grande estime.Le poète normand m<strong>et</strong> en scène <strong>Philippe</strong> <strong>sur</strong> <strong>son</strong> lit de mort <strong>et</strong> rapporte ainsi sesdernières paro<strong>le</strong>s :Dex, tes jug<strong>le</strong>res ai estéToz tens, <strong>et</strong> yver <strong>et</strong> esté.De ma vïe<strong>le</strong> seront rotesEn ceste nuit <strong>le</strong>s cordes totes,Et ma chançons dou tout faudra ;Mais, se toi plait, or me vaudra.Dieus, or m’en rent lou guerredon ;De mes pechiez me fai pardon :Toz jors t’ai en chantant servi ;Rent m’en ce que j’ai deservi. »[…]Lors li <strong>Chancelier</strong>s s’arestut ;Plus ne parla : transir l’estut.Je ne di mie qu’il morist ;Je diroie ançois q’il floristLasus es ciez par sa deserte. 60Les allusions à la composition lyrique <strong>et</strong> à la pratique musica<strong>le</strong>, soulignéesdans <strong>le</strong> texte ci-dessus, montrent que <strong>le</strong> poète normand souhaite faire du <strong>Chancelier</strong> unartiste dévoué à <strong>son</strong> œuvre, même à ses derniers moments. Un peu plus loin, <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> est présenté comme un trouvère, interprète de ses propres compositions <strong>et</strong>bon joueur de viè<strong>le</strong> :Ta chançon chanta bien <strong>et</strong> lutTant com il pot, tant com li lut,A ta vïe<strong>le</strong> vïela. 61Ces mentions qui tendent à faire du chancelier un trouvère voire même un « jong<strong>le</strong>ur dedieu » relèvent très probab<strong>le</strong>ment de la pure littérature. La relation courtoise du trouvèreà sa Dame <strong>et</strong> <strong>le</strong> service qu’il lui doit <strong>son</strong>t transposés dans <strong>le</strong> rapport du c<strong>le</strong>rc enversDieu. Le service courtois est une représentation du sacerdoce chrétien. Les attributs <strong>et</strong>aptitudes caractéristiques du jong<strong>le</strong>ur deviennent symboliquement ceux du chancelier.Le texte n’est pas pour autant dépourvu d’informations plus précises <strong>sur</strong>l’activité musica<strong>le</strong> du <strong>Chancelier</strong>. Dans <strong>le</strong> courant de <strong>son</strong> Dit, Henri d’Andeli58 L’autorité D’HENRI D’ANDELI <strong>sur</strong> ce texte est très contestée. Voir Alain CORBELLARI <strong>et</strong> FrançoisZUFFEREY, « Un problème de paternité : <strong>le</strong> cas d’Henri d’Andeli », Revue de linguistique romane,LXVIII (2004), p. 47-78.59 A<strong>le</strong>xandre HERON, Œuvres de Henri d’Andeli, Paris, 1881, reimpr. Genève, 1974 ou Alain CORBELLARI,éd. Les Dits d’Henri d’Andeli, Paris, 2003 (en deux volumes, l’un consacré à l’édition des textes <strong>et</strong>l’autre comportant une présentation <strong>et</strong> <strong>le</strong>s traductions).60 Vers 46-54, 63-67 (éd. A. CORBELLARI, op. cit., p. 92-93 ; traduction p. 90).61 Op. cit., vers 119-121, p. 94.38


ecommande <strong>Philippe</strong> à plusieurs saints, dont Catherine. À c<strong>et</strong>te occasion, il mentionne<strong>le</strong> titre d’une composition, Agmina milicie, mot<strong>et</strong> que l’on r<strong>et</strong>rouve dans <strong>le</strong>s sourcesmusica<strong>le</strong>s manuscrites :Ha ! dame sainte Katerine,Virge pure, martire fine,Lou <strong>Chancelier</strong> n’oblie mie,Car molt te tenoit a s’amie. […]Un condut ou il ne faut rienFist : Agmina milicieQue li c<strong>le</strong>r n’ont mie oblié. 62Le fait que <strong>le</strong> mot<strong>et</strong> soit désigné comme conduit (condut) montre l’instabilité du <strong>le</strong>xiquemusical, à une époque où <strong>le</strong>s genres ne <strong>son</strong>t encore que des concepts très flous.Le second témoignage de l’activité de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> comme poète estlégèrement plus tardif, mais date toujours du XIII e sièc<strong>le</strong>. Dans ses Cronica de l’année1247, <strong>le</strong> franciscain Adam de Salimbene fait <strong>le</strong> portait d’un moine de <strong>son</strong> ordre auxmultip<strong>le</strong>s ta<strong>le</strong>nts, un certain Henri de Pise. C<strong>le</strong>rc <strong>et</strong> prédicateur, Henri est aussi copiste,enlumineur, notateur, ainsi que compositeur <strong>et</strong> chanteur 63 . Salimbene fait ensuite la listedes textes (littera) de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong>squels Henri aurait apposé ses propresmélodies :« Item cantum fecit in illa littera magistri Phylippi cancellarii Parisiensis, scilic<strong>et</strong> :Homo quam sit puramichi de te cura.Et quia, cum ess<strong>et</strong> custos <strong>et</strong> in conventu Senensi in infirmitorio iacer<strong>et</strong> infirmus in <strong>le</strong>cto<strong>et</strong> notare non poss<strong>et</strong>, vocavit me, fui primus qui, eo cantante, notavi illum cantum. Item in illa alialittera, que est cancellarii similiter, cantum fecit, scilic<strong>et</strong> : Crux, de te volo conqueri <strong>et</strong> :Virgo, tibirespondeo <strong>et</strong> :Centrum capit circulus <strong>et</strong> :Quisquis cordis <strong>et</strong> oculi.[…] Item in hymnis sancte Marie Magda<strong>le</strong>ne, quos fecit predictus cancellariusParisiensis, scilic<strong>et</strong> : Pange lingua Magda<strong>le</strong>ne cum aliis sequentibus hymnis cantum de<strong>le</strong>ctabi<strong>le</strong>mfecit » 6462 Op. cit., vers 169-172, 176-178, p. 96.63 ADAM de SALIMBENE, Cronica, éd. Guiseppe SCALIA, CCCM 125, Turnhout, 1999, p. 276 : « Itemsciebat scribere, miniare (quod aliqui illuminare dicunt, pro eo quod ex minio liber illuminatur),notare, cantus pulcherrimos <strong>et</strong> de<strong>le</strong>ctabi<strong>le</strong> invenire, tam modulatos, id est fractos, quam firmos.Sol<strong>le</strong>mnis cantor fuit. »64 ADAM de SALIMBENE, op. cit., p. 277 sq. Traduction : « Il [Henri de Pise] fit aussi la musique de cepoème de maître <strong>Philippe</strong>, <strong>Chancelier</strong> de Paris : Homo quam sit pura, michi de te cura. Et une fois,quand il était garde au couvent de Sienne, <strong>et</strong> qu’il était couché, malade dans <strong>son</strong> lit à l’infirmerie, <strong>et</strong>qu’il ne pouvait pas écrire, il m’appela, <strong>et</strong> je devins <strong>le</strong> premier qui nota <strong>le</strong> chant pendant qu’il chantait.Ainsi, en musique <strong>et</strong> en paro<strong>le</strong>s, il fit <strong>le</strong> chant suivant, qui est encore du <strong>Chancelier</strong> : Crux de te voloconqueri <strong>et</strong> Virgo tibi respondeo <strong>et</strong> Centrum capit circulus <strong>et</strong> Quisquis cordis <strong>et</strong> oculi […] De lamême manière, il fit un chant délicieux avec <strong>le</strong>s hymnes que fit <strong>le</strong> déjà nommé <strong>Chancelier</strong> parisien,c’est-à-dire Pange lingua Magda<strong>le</strong>ne, <strong>et</strong> <strong>le</strong>s autres hymnes suivantes ».39


Les incipit cités <strong>son</strong>t bien des textes du <strong>Chancelier</strong> si l’on en croit <strong>le</strong>s concordances avecd’autres sources musica<strong>le</strong>s. Il s’agit d’un mot<strong>et</strong>, des trois conduits dont deux sous formede débats <strong>et</strong> d’une hymne. Salimbene comm<strong>et</strong> pourtant une erreur à propos de Virgo tibirespondeo qui est en réalité <strong>le</strong> début de la cinquième strophe de Crux de te voloconqueri, cité juste avant. Cependant, l’erreur ne provient peut-être pas de lui. Lepoème peut avoir été transmis en deux parties distinctes <strong>et</strong> indépendantes 65 . De plus, lafin du passage signa<strong>le</strong> une hymne dédiée à Marie Made<strong>le</strong>ine, dont l’authenticité a étéfortement mise en doute 66 .Dans ces lignes, <strong>Philippe</strong> est présenté en qualité de poète. La compositionmusica<strong>le</strong> est attribuée au franciscain Henri de Pise. Aucune autre trace d’un franciscainportant ce nom à Pise n’a été trouvée. Pourtant, Salimbene insiste <strong>sur</strong> <strong>le</strong> grand ta<strong>le</strong>nt dec<strong>et</strong> homme qui fut aussi <strong>son</strong> maître de musique. C<strong>et</strong> homme est-il l’auteur des mélodiesqui nous <strong>son</strong>t parvenues dans <strong>le</strong>s sources de Notre-Dame ? Certainement pas, en rai<strong>son</strong>de l’éloignement géographique <strong>et</strong> chronologique de ce moine <strong>et</strong> des sources connues.Rien n’indique si <strong>le</strong>s mélodies que Salimbene a entendues de la bouche de celui qu’iltient pour un bon musicien <strong>son</strong>t des recompositions de l’invention de Henri ou plussimp<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s mélodies origina<strong>le</strong>s, composées à Notre-Dame, qu’il ne connaît pas <strong>et</strong>qu’il croit l'œuvre de <strong>son</strong> confrère. Il est intéressant de constater que l’écho de cescompositions, qu’il ne s’agisse que des textes ou de l’ensemb<strong>le</strong>, voyage bien au-delà ducerc<strong>le</strong> parisien.Dans un autre chapitre de sa chronique 67 , Salimbene rend une nouvel<strong>le</strong> foishommage au poète parisien, en citant dans <strong>son</strong> intégralité <strong>le</strong> texte du conduit Intermembra singula. La dispute des membres pour attribuer à l’estomac la responsabilitédes dérèg<strong>le</strong>ments du corps est une métaphore de l’équilibre nécessaire des différentes65 C’est notamment <strong>le</strong> cas dans un p<strong>et</strong>it manuscrit dominicain (Rome, Santa Sabina, XIV L3) où <strong>le</strong>conduit commence au folio 142, interrompu au folio 143 <strong>et</strong> repris au folio 148 <strong>sur</strong> la strophe Virgo tibirespondeo. Voir la présentation de c<strong>et</strong>te col<strong>le</strong>ction p. 9166 Victor SAXER, « Les hymnes magdaléniennes attribuées à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>son</strong>t-el<strong>le</strong>s de lui ? »,Mélanges de l’Éco<strong>le</strong> française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes, LXXXVIII/1 (1976), p. 497-573.67 ADAM de SALIMBENE, op. cit., p. 668-671, (année 1250). « De conspiratione menbrorum contraventrem. Sic fit quandoque contra prelatum conspiratio subditorum. Quod mediante ratione <strong>et</strong> cordisconsilio facta est pax inter ventrem <strong>et</strong> membra. Item vitam prelati <strong>et</strong> subditorum bene describitmagister Phylippus cancellarius Parisiensis sub m<strong>et</strong>aphora membrorum corporis dicens : Intermembra singula […] ». (Traduction : « De la conspiration des membres contre <strong>le</strong> ventre. Ainsi advint,un jour, la conspiration des suj<strong>et</strong>s contre <strong>le</strong> prélat. Grâce à l’intervention de la rai<strong>son</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong> conseil ducœur, la paix s’est faite entre <strong>le</strong> ventre <strong>et</strong> <strong>le</strong>s membres. De même, maître <strong>Philippe</strong>, chancelier de Paris,décrivait bien la vie des suj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> du prélat, disant sous l’image du corps <strong>et</strong> des membres : Inter membrasingula […] ».)40


parties de l’Église pour constituer un pouvoir équilibré. La réappropriation de c<strong>et</strong>teimage dans un contexte franciscain montre combien ont pu être appréciées <strong>et</strong>pérennisées <strong>le</strong>s interprétations <strong>et</strong> métaphores de la société formulées par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>.Ces deux témoignages ont permis d’ébaucher <strong>le</strong>s grandes lignes d’un corpuspoético-musical. Ils ne constituent pas pour autant une source documentaire fiab<strong>le</strong> pourl’interprétation du rô<strong>le</strong> de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans la composition <strong>et</strong> la vie musica<strong>le</strong>.Poète, compositeur, interprète ? Les écrits d’Henri d’Andeli comme ceux d’Adam deSalimbene ne donnent pas de <strong>son</strong> activité musica<strong>le</strong> une image réaliste <strong>et</strong> exploitab<strong>le</strong>pour comprendre quel<strong>le</strong> fut la part de création de <strong>Philippe</strong> dans <strong>le</strong>s compositionsévoquées. Sa contribution de compositeur n’est pas plus claire à la lumière de ces deuxchroniques. Si l’on considère <strong>le</strong>s dates <strong>et</strong> <strong>le</strong>s lieux, <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> estparfaitement contemporain d’une très grande figure musica<strong>le</strong>, cel<strong>le</strong> de Pérotin. Il estmême fort probab<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s deux hommes aient été proches.Si Pérotin est bien <strong>le</strong> succentor que l’on pense qu’il a été, alors il a pu travail<strong>le</strong>rmain dans la main avec <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> à partir de 1217, à la <strong>sur</strong>veillance de la bonnemarche de la liturgie de la cathédra<strong>le</strong> 68 . Le chantre délègue en eff<strong>et</strong> à <strong>son</strong> sous-chantre(succentor) la partie la plus pratique de sa tâche. Le sous-chantre veil<strong>le</strong> donc à lapréparation du chœur <strong>et</strong> à la conservation des livres qui contiennent la musique. Lechancelier est, pour sa part, responsab<strong>le</strong> des parties non musica<strong>le</strong>s de la liturgie <strong>et</strong> deslivres qui contiennent <strong>le</strong>s textes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ctures 69 . Sous-chantre <strong>et</strong> chancelier <strong>son</strong>t <strong>le</strong>sdeux têtes pensantes <strong>et</strong> agissantes de la liturgie. Une collaboration musica<strong>le</strong> <strong>et</strong> poétiqueentre deux hommes habitués à travail<strong>le</strong>r en complémentarité est donc une hypothèseparfaitement recevab<strong>le</strong>, d’autant plus que certaines des attributions musica<strong>le</strong>s à Pérotin68 Yvonne ROKSETH, éd. Polyphonies du XIIIè sièc<strong>le</strong>, Paris, 1939, vol. 4, p. 50, Hans TISCHLER,« Perotinus Revisited », Aspects of Medieval and Renaissance Music: A Birthday Offering to GustaveReese, éd. Jan LARUE, New York, 1966, p. 803-817 ; Craig WRIGHT, Music and Ceremony at NotreDame of Paris, 500-1500, Cambridge, 1989, p. 288-294. Selon la documentation observée par CraigWright, P<strong>et</strong>rus succentor serait encore actif en 1238. Rudolf FLOTZINGER s’inscrit en faux contre c<strong>et</strong>tehypothèse communément admise <strong>et</strong> propose l’identification de Perotinus avec P<strong>et</strong>rus parvus,chancelier de Paris de 1244 à 1246. Voir Rudolf FLOTZINGER, Von Leonin zu Perotin. Dermusikalische Paradigmenwechsel in Paris um 1210, Bern, 2007, p. 198-209.69 Les attributions <strong>et</strong> devoirs du chancelier dans <strong>le</strong> chapitre de Notre-Dame <strong>son</strong>t définis dans un documentpublié par Benjamin GUERARD, Cartulaire de l’église Notre-Dame de Paris, Paris, 1850, vol. I, p. 355-357.41


font concordance avec <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions poétiques du <strong>Chancelier</strong> 70 . Notons cependant que<strong>Philippe</strong> n’entre à la cathédra<strong>le</strong> en tant que chancelier qu’en 1217, alors que <strong>le</strong>s organa<strong>son</strong>t pratiqués depuis vingt ans. P<strong>et</strong>rus succentor serait depuis la fin du XII e sièc<strong>le</strong> auservice de l’évêque puis au chapitre de la cathédra<strong>le</strong>. Il ne reçoit la charge de souschantrequ’aux a<strong>le</strong>ntours de 1207 71 . <strong>Philippe</strong> n’est donc ni <strong>le</strong> premier chancelier avec<strong>le</strong>quel il travail<strong>le</strong>, ni <strong>le</strong> dernier. Cependant, cela n’empêche pas d’envisager qu’ils sesoient connus avant, à Paris, pendant <strong>le</strong>urs études ou après.Comment expliquer que Pérotin, pourtant bien moins bien connu dans <strong>le</strong>ssources <strong>et</strong> <strong>le</strong>s documents, ait à ce point <strong>sur</strong>passé la figure de <strong>son</strong> « collègue » dans laréception moderne <strong>et</strong> l’analyse du répertoire de la cathédra<strong>le</strong> ? Pour aborder c<strong>et</strong>tequestion, il faut revenir <strong>sur</strong> l’historiographie de Pérotin pour comprendre comment <strong>le</strong>smusicologues en ont fait <strong>le</strong> premier compositeur de l’Occident.En 1865, Edmond de Coussemaker fait l’édition, entre autres, d’un traitéanonyme qui mentionne l’existence des magistri Léonin <strong>et</strong> Pérotin 72 . De ces deuxper<strong>son</strong>nages, c’est <strong>le</strong> dernier qui a, dans un premier temps, <strong>le</strong> plus r<strong>et</strong>enu l’attention desmusicologues comme étant l’auteur des constructions des plus spectaculaires <strong>et</strong>élaborées de l’époque, <strong>le</strong>s organa tripla <strong>et</strong> quadrupla. Les nombreux efforts pourtrouver la trace biographique de Pérotin <strong>et</strong> <strong>le</strong>s résultats concluants auxquels <strong>le</strong>smusicologues <strong>son</strong>t parvenus montrent éga<strong>le</strong>ment un grand désir de faire émerger à notreconnaissance des per<strong>son</strong>nalités que l’on peut nommer. Or la biographie de Pérotin,même si <strong>le</strong>s recherches <strong>son</strong>t parvenues à certains résultats, est encore marquée parl’incertitude d’une chronologie très imprécise.L’importance <strong>et</strong> l’influence du travail de Friedrich Ludwig 73 pour laconstruction de nos connaissances <strong>et</strong> <strong>le</strong>s présupposés de notre science <strong>son</strong>t désormaisbien connues. Sa conception « évolutionniste » de l’histoire de la musique, héritée de lapensée positiviste, oriente sa manière de considérer la musique médiéva<strong>le</strong> <strong>et</strong> se70 Les prosu<strong>le</strong>s d’organa, mais aussi <strong>le</strong> conduit monodique Beata viscera, cité parmi <strong>le</strong>s œuvres dePérotin par L’ANONYME IV <strong>et</strong> copié parmi <strong>le</strong>s textes de la col<strong>le</strong>ction du manuscrit de Darmstadt (voirp. 79)71 C<strong>et</strong>te chronologie de la carrière de P<strong>et</strong>rus succentor est proposée par Craig WRIGHT (op. cit., p. 294).72 Edmond de COUSSEMAKER, Scriptorum de Musica Medii Aevi, t. 1, Paris, 1865 ; Fritz RECKOW (éd.),Der Musiktraktat des Anonymus 4, Wiedsbaden, 1967. Le traité désigné depuis E. de Coussemakercomme celui de l’anonyme IV, s’inspire de celui de Jean de Garlande. La mention des compositeursLéonin <strong>et</strong> Pérotin est plus développée dans <strong>le</strong> traité anonyme, rai<strong>son</strong> pour laquel<strong>le</strong> il est plus souventcité à ce suj<strong>et</strong>.73 Friedrich LUDWIG, Repertorium organorum recentioris <strong>et</strong> mot<strong>et</strong>orum v<strong>et</strong>ustissimi stili, 3 vol., Hal<strong>le</strong>,1910.42


manifeste dans <strong>son</strong> travail <strong>et</strong> ses écrits. Pérotin est présenté comme <strong>le</strong> premier« compositeur » digne de s’inscrire dans la lignée des grands noms de la musiqueoccidenta<strong>le</strong>, dont Pa<strong>le</strong>strina constitue un somm<strong>et</strong>. Son travail rigoureux de découverte,de description <strong>et</strong> d’analyse des sources a permis <strong>le</strong> démarrage des recherches <strong>sur</strong> lapériode <strong>sur</strong> des bases solides. C’est la rai<strong>son</strong> pour laquel<strong>le</strong> <strong>son</strong> répertoire est toujours sisouvent consulté <strong>et</strong> cité <strong>et</strong> <strong>son</strong> interprétation historique a fortement imprégné lamusicologie médiéva<strong>le</strong> du XX e sièc<strong>le</strong>.Tous <strong>le</strong>s musicologues ne se <strong>son</strong>t pas encore suffisamment détachés desconceptions léguées par c<strong>et</strong>te musicologie al<strong>le</strong>mande 74 . Anna Maria Busse Berger, enintroduction à <strong>son</strong> ouvrage <strong>sur</strong> la musique <strong>et</strong> la mémoire au Moyen Âge, montrecomment la conception de Friedrich Ludwig s’est construite, en fonction de <strong>son</strong>éducation <strong>et</strong> sa formation, mais aussi de <strong>son</strong> héritage culturel al<strong>le</strong>mand 75 . John Hainesdéveloppe c<strong>et</strong>te critique <strong>et</strong> montre comment la situation culturel<strong>le</strong> <strong>et</strong> administrative del’université al<strong>le</strong>mande du début du XX e sièc<strong>le</strong> fournit un cadre idéal à Friedrich Ludwigpour l’élaboration de ses théories, ainsi que pour « faire éco<strong>le</strong> » 76 . La suprématie dec<strong>et</strong>te pensée se trouve renforcée par la faib<strong>le</strong>sse des administrations concurrentes,notamment cel<strong>le</strong> de l’université française. Les conséquences de c<strong>et</strong>te « hégémonie »al<strong>le</strong>mande en matière de musicologie <strong>son</strong>t nombreuses <strong>et</strong> persistantes, <strong>et</strong> l’importanceaccordée à la figure centra<strong>le</strong> de Pérotin <strong>et</strong> aux sources qui transm<strong>et</strong>tent ses compositionsn’en est que l’un des aspects.Quel<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s conséquences de l’influence de Friedrich Ludwig <strong>et</strong> sesélèves 77 <strong>sur</strong> l’appréhension du per<strong>son</strong>nage de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> ? Il n’a certes pasété ignoré dans <strong>le</strong> Repertorium, mais <strong>son</strong> rô<strong>le</strong> est réduit à celui d’auteur des textes misen musique par d’autres compositeurs de Notre-Dame. Sa contribution poétique n’est,dès lors, plus du domaine de la musicologie. De plus, dans la pensée de FriedrichLudwig la polyphonie apparaît comme un stade plus avancé que la monodie, héritage duHaut Moyen Âge <strong>et</strong> du chant grégorien. Les compositions du corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong>74 Par exemp<strong>le</strong>, l’ouvrage consacré à Pérotin, Perotinus Magnus (éd. Jürg STENZL, Munich, 2000)s’inscrit directement dans c<strong>et</strong>te tradition. Hommage est rendu à Friedrich Ludwig en publiant enintroduction un texte écrit en 1921 pour la revue Archiv für Musikwissenschaft (« Perotinus Magnus »,III (1921), p. 361-370).75 Anna Maria BUSSE BERGER, Medieval Music and the Art of Memory, Berkekey-Los Ange<strong>le</strong>s-Londres,2005. Ces critiques avaient déjà été formulées dans <strong>le</strong> commentaire de l’ouvrage Perotinus Magnus (éd.Jürg STENZL, op. cit.) dans la revue Plain<strong>son</strong>g and Medieval Music, XI (2002), p. 44-54.76 John HAINES, « Friedrich Ludwig’s ’Musicology of the Future’ : a Commentary and Translation »,Plain<strong>son</strong>g and Medieval Music, XII/2 (2003), p. 129-164.77 Friedrich GENNRICH, auteur de nombreux travaux <strong>sur</strong> la monodie, figure parmi ses élèves.43


<strong>Chancelier</strong> <strong>son</strong>t majoritairement monodiques, alors qu’à la même époque d’autres <strong>son</strong>tcapab<strong>le</strong>s de produire de savantes polyphonies. Enfin, c’est <strong>le</strong> travail d’écriture, au sensmoderne du terme, que Ludwig admire chez Pérotin. L’inventivité <strong>et</strong> la comp<strong>le</strong>xité desconstructions annoncent l’art des grands maîtres polyphonistes, <strong>le</strong>s seuls à transm<strong>et</strong>trepar la musique, la pur<strong>et</strong>é du sentiment religieux. En regard de cela, <strong>le</strong>s œuvrescomposées à partir d’éléments préexistants (prosu<strong>le</strong>s, contrafacta de chan<strong>son</strong>s profanes)font bien pâ<strong>le</strong> figure. La démarche créatrice médiéva<strong>le</strong> consiste généra<strong>le</strong>ment àemprunter, assemb<strong>le</strong>r <strong>et</strong> manipu<strong>le</strong>r un matériau déjà existant. En cela, el<strong>le</strong> estradica<strong>le</strong>ment différente de cel<strong>le</strong> d’un artiste moderne. C<strong>et</strong>te distance conceptuel<strong>le</strong> estcertainement responsab<strong>le</strong> du fait que Friedrich Ludwig <strong>et</strong> ceux qui ont lu la musique deNotre-Dame avec <strong>le</strong>s bases qu’il avait posées n’ont pas pu apprécier <strong>le</strong> travail de« composition » d’un <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>.Le positionnement de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> par rapport à Pérotin a doncamp<strong>le</strong>ment influencé <strong>le</strong> regard porté <strong>sur</strong> sa production poético-musica<strong>le</strong> <strong>et</strong> l’exploitationque l’on a faite des éléments de sa biographie. Mais <strong>le</strong>s enjeux historiques de cesinformations biographiques <strong>son</strong>t différents lorsque ce <strong>son</strong>t d’autres types de textes qui<strong>son</strong>t étudiés par d’autres disciplines, dans d’autres contextes épistémologiques. Or<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est un per<strong>son</strong>nage aux multip<strong>le</strong>s fac<strong>et</strong>tes, comme en témoignel’hétérogénéité de sa production. Qu’en est-il du théologien ou encore du prédicateur ?44


2.2 L’œuvre de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, théologien <strong>et</strong> prédicateur2.2.1 La recherche <strong>sur</strong> la Summa de bonoLes spécialistes en philosophie médiéva<strong>le</strong> ont su voir l’importance de la pensé<strong>et</strong>héologique de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. L’édition critique complète de la Summa de bonoest due à Niklaus Wicki en 1985 78 . C<strong>et</strong>te publication fait date car, en plus de m<strong>et</strong>tre c<strong>et</strong>exte long <strong>et</strong> comp<strong>le</strong>xe à disposition des chercheurs en une édition critique claire, biendes points <strong>son</strong>t clarifiés : biographie, tradition manuscrite <strong>et</strong> datation. Cela ne veut pasdire pour autant que c<strong>et</strong>te édition marque <strong>le</strong> début de la réception moderne de lathéologie du <strong>Chancelier</strong>. La Summa de bono était d’ail<strong>le</strong>urs déjà partiel<strong>le</strong>ment éditée 79<strong>et</strong> ses aspects <strong>le</strong>s plus novateurs avaient déjà été étudiés en profondeur 80 .Les relations de la somme avec la Summa Duacensis 81 <strong>son</strong>t désormaisclarifiées : ces fragments d’une somme théologique, col<strong>le</strong>ctés dans un manuscrit deDouai (Bibliothèque de la vil<strong>le</strong> 434) présentent une parenté certaine avec la somme de<strong>Philippe</strong>, de sorte qu’ils ont pu être considérés comme <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> par <strong>le</strong>s uns (notamment Palémon Glorieux) ou comme ébauche à la rédactiondéfinitive que constitue la Summa de bono 82 . L’antériorité de c<strong>et</strong>te dernière <strong>sur</strong> laSumma Duacensis, est proposée <strong>et</strong> fermement démontrée par Niklaus Wicki 83 . Ainsi, ladate de composition supposée de la Summa de bono est avancée vers 1225-1228, c’està-direbien plus tôt que d’autres ne la situaient (peu avant 1236). C’est donc reconnaîtreune certaine précocité de la somme de <strong>Philippe</strong>, ce qui fait croître <strong>son</strong> importance dans<strong>le</strong> développement de la pensée préscolastique.78 Niklaus WICKI (éd.), Philippi Cancellarii Parisiensis Summa de bono, 2 vol., Berne, 1985.79 Éditions partiel<strong>le</strong>s de la Somme : Léo W. KEELER, Ex Summa Philippi Cancellarii Questiones de anima,Aschendorff, 1937 ; Palémon GLORIEUX, « Les 572 Questions du manuscrit de Douai 434 »,Recherches de théologie ancienne <strong>et</strong> médiéva<strong>le</strong>, X (1938), p. 123-152 <strong>et</strong> 225-267 ; Vittorio da CEVA,De Fide, ex Summa Philippi Cancellarii, +1236, Rome, 1961 ; Timothy C. POTTS, Conscience inMedieval Philosophy, Cambridge, 1980, p. 12-31 (traduction anglaise) ; Rol<strong>le</strong>n. E. HOUSER, TheCardinal Virtues : Aquinas, Albert, and Philip the Chancellor, Toronto, 2004, p. 86-117 (traductionanglaise).80 Henri POUILLON, « Le premier traité des propriétés transcendanta<strong>le</strong>s, la Summa de bono, du <strong>Chancelier</strong><strong>Philippe</strong> », Revue néo-scolastique de philosophie, XLII (1939), p. 40-77 ; Odon LOTTIN, « Le Créateurdu traité De synderesis », Revue néo-scolastique de philosophie, XXIX (1927), p. 197-222 ;Psychologie <strong>et</strong> mora<strong>le</strong> aux XII è <strong>et</strong> XIII è sièc<strong>le</strong>s, 4 vol., Louvain-Gembloux, 1942 ; Walter H. PRINCIPE,Philip the Chancellor, Theology of the Hypostatic Union, Toronto, 1975.81 Palémon GLORIEUX, « La Summa Duacensis », Recherches de théologie ancienne <strong>et</strong> médiéva<strong>le</strong>, XII(1940), p. 104-135.82 Victorin DOUCET, « À travers <strong>le</strong> manuscrit 434 de Douai », Antonianum, XXVII (1952), p. 531-580.83 Niklaus WICKI (éd.), op. cit., p. 49-66.45


En plus de l’édition de la somme, Niklaus Wicki apporte une contributionimportante en publiant un ouvrage de synthèse présentant <strong>le</strong>s thèmes importants de lathéologie de <strong>Philippe</strong> 84 . Chaque chapitre aborde l’un des thèmes traités dans la Summade bono. Ces thèmes <strong>son</strong>t :- la définition des « transcendantaux », ces principes premiers que <strong>son</strong>tl’Un, <strong>le</strong> Vrai <strong>et</strong> <strong>le</strong> Bien 85 ;- <strong>le</strong> problème de l’éternité du monde 86 ;- la nature des êtres <strong>et</strong> la substance des anges 87 ;- la composition de l’âme <strong>et</strong> <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de la syndérèse <strong>et</strong> du libre arbitre 88 ;- la connaissance <strong>et</strong> l’intel<strong>le</strong>ctus agens 89 .Il n’est pas <strong>le</strong> lieu ici, <strong>et</strong> cela dépasserait grandement nos compétences, de fairel’exposé de ces différents thèmes. Du point de vue de l’histoire des idées, il estimportant de noter que <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> apparaît comme un conciliateur quis’applique à faire une synthèse origina<strong>le</strong> des autorités. Il appartient à c<strong>et</strong>te premièregénération scolastique où l’on commence à constater l’intégration <strong>et</strong> l’assimilation de lapensée aristotélicienne. Son influence <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s théologiens est réel<strong>le</strong> concernant <strong>le</strong>squestions exposées plus haut. On r<strong>et</strong>rouve ses idées origina<strong>le</strong>s chez <strong>le</strong>s plus grandspenseurs du XIII e sièc<strong>le</strong>, notamment chez Albert <strong>le</strong> Grand <strong>et</strong> Thomas d’Aquin 90 maisaussi dans la philosophie franciscaine, chez Bonaventure entre autres 91 .84 Niklaus WICKI, Die Philosophie Philipps des Kanz<strong>le</strong>rs, Fribourg, 2005.85 Le suj<strong>et</strong> avait déjà été traité par Henri POUILLON. Jan A. AERTSEN a approfondi la question dans « TheBeginning of the Doctrine of the Trancendentals in Philip the Chancellor (ca. 1230) », Mediaevalia,Textos e Estudos, VII-VIII (1995), p. 269-286.86 Pour un exposé plus large du problème, voir Richard C. DALES, « Early Latin Discussions of theEternity of the Word in the Thirteenth Century », Traditio, XLIII (1987), p. 171-197.87 Walter H. PRINCIPE, op. cit.88 Ce problème est mieux connu, grâce à Odon Lottin. Voir aussi Christian TROTTMAN, « Comedit,deditque viro suo. La syndérèse entre sensualité <strong>et</strong> intel<strong>le</strong>ct dans la théologie mora<strong>le</strong> au tournant dusecond quart du XIIIe sièc<strong>le</strong> », Corpo e Anima, sensi interni e intel<strong>le</strong>tto dai secoli XIII-XIV ai postcartesianie spinoziani, Turnhout, 2005, p. 161-187.89 Niklaus WICKI, « Die ‘intel<strong>le</strong>ctus agens’-Lehre Philipps des Kanz<strong>le</strong>rs (+1236) », TheologischeZeitschrift, VL (1989), p. 160-174.90 Odon LOTTIN, « L’influence littéraire de <strong>Chancelier</strong> <strong>Philippe</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s théologiens préthomistes »,Recherches de théologie ancienne <strong>et</strong> médiéva<strong>le</strong>, II (1930), p. 311-326 ; voir aussi Jean-Pierre TORRELL,« La Summa duacensis <strong>et</strong> <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Contribution à l’histoire du traité de la prophétie »,Revue thomiste, LXXV (1975), p. 67-94.91 Voir Christian TROTTMAN, op. cit., p. 177 sq. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est présenté comme l’initiateur del’éco<strong>le</strong> volontariste franciscaine par <strong>son</strong> interprétation de la syndérèse.46


2.2.2 <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, prédicateurLe sermon médiéval est un document comp<strong>le</strong>xe. Son étude relève autant del’histoire littéraire que des sciences historiques. La richesse qu’il représente est souventdiffici<strong>le</strong> à cerner <strong>et</strong> à apprécier, ce qui explique probab<strong>le</strong>ment que c<strong>et</strong>te matière littéraireait attendu longtemps pour être considérée à sa juste va<strong>le</strong>ur par <strong>le</strong>s historiens. En eff<strong>et</strong>,<strong>le</strong> texte est diffici<strong>le</strong>ment exploitab<strong>le</strong> directement par celui qui cherche des informations<strong>sur</strong> la société <strong>et</strong> <strong>le</strong>s Hommes à un moment donné. Le prédicateur n’a pas soucid’objectivité <strong>et</strong> l’interprétation des données historiques lues dans <strong>le</strong>s sermons exige uncertain recul.À la fin du XIX e sièc<strong>le</strong>, alors que la majorité des savants s’accordent à trouver<strong>le</strong>s sermons obscurs <strong>et</strong> sans va<strong>le</strong>ur, plusieurs historiens se <strong>son</strong>t penchés <strong>sur</strong> laprédication médiéva<strong>le</strong> 92 . Ils fournissent un important travail de défrichage, derecensement de la matière <strong>et</strong> du travail à accomplir. Dans La Chaire française auMoyen Âge, Albert Lecoy de La Marche fait part d’un enthousiasme certain à l’égard dela matière littéraire qu’il explore, tout en affrontant des problèmes historiques qui fontencore débat aujourd’hui. La question de la langue des sermons est vivement posée. Lesquerel<strong>le</strong>s naissent de la difficulté de comprendre la pratique effective de la prédication.Quel était l’auditoire des sermons latins <strong>et</strong> que comprenait-il ? C’est en eff<strong>et</strong> <strong>le</strong> désir dedonner une image vivante de la prédication réel<strong>le</strong> qui semb<strong>le</strong> animer ces historiens. Cestravaux s’attachent éga<strong>le</strong>ment à restituer l’image de la société véhiculée dans <strong>le</strong>ssermons en faisant <strong>le</strong> recensement des thèmes abordés. Leur tâche est donc doub<strong>le</strong> <strong>et</strong>immense, considérant <strong>le</strong>s sermons tant par <strong>le</strong>ur forme que par <strong>le</strong>ur contenu. En dépit dela qualité <strong>et</strong> de l’intérêt suscité par ces recherches, peu d’historiens se <strong>son</strong>timmédiatement engagés dans <strong>le</strong>s voies ouvertes par ces pionniers.Pendant longtemps, <strong>le</strong>s sermons <strong>son</strong>t appréciés pour <strong>le</strong>s informations <strong>sur</strong> <strong>le</strong>sévénements historiques <strong>et</strong> <strong>le</strong>s faits sociaux qu’ils relatent. L’observation littéraire <strong>et</strong>stylistique du sermon existe, signalant l’originalité du savoir-faire rhétorique desprédicateurs mais de tels travaux <strong>son</strong>t encore rares 93 . Le tournant dans l’histoire de92 Louis BOURGAIN, La chaire française au XIIè sièc<strong>le</strong> d’après <strong>le</strong>s manuscrits, Paris, 1879 ; Albert LECOYDE LA MARCHE, La chaire française au Moyen Age, spécia<strong>le</strong>ment au XIIIème sièc<strong>le</strong>, Paris, 1886. Ledébut de l’ouvrage présente tous <strong>le</strong>s prédicateurs de la période. <strong>Philippe</strong> « de Grève » fait l’obj<strong>et</strong> d’unecourte page reprenant <strong>le</strong>s éléments biographiques déjà connus (p. 94-95).93 Étienne GILSON, « Michel Menot <strong>et</strong> la technique du sermon médiéval », Revue d’histoire franciscaine,II (1925), p. 301-350, rééd. Les idées <strong>et</strong> <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres, Paris, (1932), p. 93-134.47


l’étude des sermons médiévaux est probab<strong>le</strong>ment dû au travail de catalogagemonumental effectué par Johannes Baptist Schneyer 94 . Les sermons y <strong>son</strong>t classés parauteurs ou par incipit (thèmes). Malgré certaines erreurs <strong>et</strong> omissions dues à la massedes documents pris en compte <strong>et</strong> l’immensité de la tâche, <strong>son</strong> Repertorium reste un outilindispensab<strong>le</strong> pour tout travail <strong>sur</strong> la prédication, de tel<strong>le</strong> sorte qu’il est possib<strong>le</strong> dediscerner deux époques dans la recherche : un avant <strong>et</strong> un après Schneyer 95 . On ydécouvre que <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> figure parmi <strong>le</strong>s prédicateurs <strong>le</strong>s plus prolifiques.Le répertoire dénombre pas moins de 723 sermons reliés à <strong>son</strong> nom par <strong>le</strong>s sources.Dix ans avant l’édition de <strong>son</strong> répertoire, Johannes Baptist Schneyer avait déjàpublié une étude <strong>sur</strong> la prédication de <strong>Philippe</strong> 96 . C’est, encore aujourd’hui, lapublication la plus conséquente consacrée à ce prédicateur. Les sermons <strong>son</strong>t lus commeune source de renseignements <strong>sur</strong> l’époque <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mœurs observées par l’œil sévère du<strong>Chancelier</strong> de Notre-Dame. J. B. Schneyer cite d’ail<strong>le</strong>urs, en matière de préambu<strong>le</strong> à sarecherche, un passage de l’historien français Char<strong>le</strong>s Langlois où <strong>le</strong> prédicateur estcomparé à un journaliste moderne 97 . Le prédicateur, explique J. B. Schneyer, doitabandonner un temps la langue des éco<strong>le</strong>s lorsqu’il prêche <strong>et</strong> ouvrir <strong>son</strong> cœur pourgagner celui de <strong>son</strong> auditoire. La critique des mœurs que l’on peut lire chez <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> est donc un bon moyen de connaître la société. Les différents thèmesabordés dans la prédication du <strong>Chancelier</strong> <strong>son</strong>t présentés successivement. C’est aussi <strong>le</strong>caractère de <strong>Philippe</strong>, déjà l’obj<strong>et</strong> de tant de commentaires, que Schneyer cherche àpréciser. En cela il ne fait que conforter l’image de sévérité <strong>et</strong> d’homme de caractèreassez peu sympathique transmise par la tradition historique.Les recherches plus récentes des historiens de la prédication ont largementrenouvelé <strong>le</strong> regard que l’on peut porter <strong>sur</strong> ces textes <strong>et</strong> la multiplicité des <strong>le</strong>ctures quipeuvent en être faites. En eff<strong>et</strong>, à partir des années 1970, la recherche qui se penche <strong>sur</strong><strong>le</strong>s sermons change ou plutôt élargit ses modes d’approche de la matière historique. Ce<strong>son</strong>t <strong>sur</strong>tout <strong>le</strong>s travaux de Louis-Jacques Bataillon qui inaugurent c<strong>et</strong>te impulsion94 Johannes Baptist SCHNEYER, Repertorium der lateinischen Sermones des Mittelalters für die Zeit von1150-1350, 11 vol., Münster, 1972; <strong>le</strong>s pages 818 à 869 du volume 4 <strong>son</strong>t consacrées à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>.95 Pour une approche historiographique de la recherche <strong>sur</strong> la prédication, voir Carolyn MUESSIG,« Sermon, Preacher and Soci<strong>et</strong>y in the Midd<strong>le</strong> Ages », Journal of Medieval History, XXVIII (2002),p. 73-91.96 Johannes Baptist SCHNEYER, Die Sittenkritik in den Predigten Philipps des Kanz<strong>le</strong>rs, Münster, 1962.97 Op. cit., p. 30. Citation de Char<strong>le</strong>s V. Langlois, La vie en France au Moyen Âge de la fin du XII e aumilieu du XIV e sièc<strong>le</strong> d’après des moralistes du temps, Introduction p. XIV, Paris, 1925.48


nouvel<strong>le</strong> 98 . Le sermon est intégré dans un ensemb<strong>le</strong> d’éléments qui informent à <strong>son</strong> suj<strong>et</strong><strong>et</strong> enrichissent la documentation historique : <strong>le</strong> type de col<strong>le</strong>ction auquel il appartient, lanature véritab<strong>le</strong> du document manuscrit (notes à l’audition, plan, proj<strong>et</strong> ou collation aposteriori), <strong>le</strong> mode de transmission <strong>et</strong> l’utilisation de ce document écrit, <strong>le</strong>s outilsemployés lors de <strong>son</strong> élaboration, <strong>le</strong>s citations explicites <strong>et</strong> implicites. Le croisement deces différents aspects du texte amène à mieux connaître la prédication tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> étaitprononcée <strong>et</strong> vécue. Le XIII e sièc<strong>le</strong> est, à c<strong>et</strong> égard, une période du plus grand intérêt car<strong>le</strong>s formes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s modalités de la prédication <strong>son</strong>t fondamenta<strong>le</strong>ment modifiées 99 .Malheureusement, il n’existe encore aucune étude généra<strong>le</strong> s’appropriant l’immensecorpus de sermons de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>et</strong> bénéficiant de c<strong>et</strong>te <strong>le</strong>cture plusanthropologique.L’édition complète des sermons de <strong>Philippe</strong> reste éga<strong>le</strong>ment à faire. Seu<strong>le</strong> laSumma super Psalterium (ou Distinctiones super Psalterium) <strong>et</strong> ses 330 sermons fontl’obj<strong>et</strong> d’une publication ancienne 100 . Les textes de ce recueil ne <strong>son</strong>t pas à proprementpar<strong>le</strong>r des discours prêchés, mais plutôt un assemblage de matériau pour la prédicationsous la forme de sermons <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s vers<strong>et</strong>s des psaumes. Ces « sermons » adoptent desformes très différentes, ce qui en fait une col<strong>le</strong>ction très hétérogène. Il est certain queces textes n’ont pas pu être prononcés en l’état. Pour ce qui est des sermons qui ont étévraisemblab<strong>le</strong>ment prononcés par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> en sa qualité de maître àl’Université, <strong>le</strong> nombre de publications qui lui <strong>son</strong>t consacrées est encore peu é<strong>le</strong>vé auvu de la quantité <strong>et</strong> de l’intérêt de ces textes. Un certain nombre d’entre eux ont étépubliés dans des artic<strong>le</strong>s qui s’accompagnent souvent de riches analyses (voir tab<strong>le</strong>au 1ci-dessous p. 51). Marie-Made<strong>le</strong>ine Davy a largement contribué à attirer l’attention <strong>sur</strong>l’intérêt de la prédication <strong>et</strong> de ses transformations au début du XIII e sièc<strong>le</strong> par <strong>son</strong>travail d’édition d’un corpus de textes bien défini loca<strong>le</strong>ment <strong>et</strong> chronologiquement 101 .El<strong>le</strong> fait éga<strong>le</strong>ment une présentation très complète de la prédication universitaire reflétéepar <strong>son</strong> corpus : <strong>le</strong>s occasions, l’enseignement <strong>et</strong> l’importance de la prédication à98 Les artic<strong>le</strong>s fondateurs du père Louis-Jacques BATAILLON <strong>son</strong>t rassemblés dans La prédication au XIIIesièc<strong>le</strong> en France <strong>et</strong> en Italie : études <strong>et</strong> documents, Aldershot, 1993.99 Les ouvrages généraux <strong>sur</strong> la période <strong>son</strong>t : Jean LONGERE, La prédication médiéva<strong>le</strong>, Paris, 1983, <strong>et</strong><strong>sur</strong>tout Nico<strong>le</strong> BERIOU, L’avènement des maîtres de la Paro<strong>le</strong>, la prédication à Paris au XIIIè sièc<strong>le</strong>,2 vol., Paris, 1998.100 Josse BADE (éd), Philippi de Greve cancellarii Parisiensis in Psalterium Davidicum CCCXXXSermones, Paris, 1523. Nous tenons à remercier Nico<strong>le</strong> Bériou pour avoir fait réaliser <strong>et</strong> mis à notredisposition un microfilm <strong>et</strong> une saisie informatique de c<strong>et</strong>te édition.101 Marie-Made<strong>le</strong>ine DAVY, Les sermons universitaires parisiens de 1230-1231, Paris, 1931. Il s’agit de84 sermons col<strong>le</strong>ctés dans <strong>le</strong> manuscrit BnF, n.a.l. 338. Notice <strong>sur</strong> <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> : p. 125-128.49


l’Université, <strong>le</strong>s techniques de construction des sermons. Parmi <strong>le</strong>s textes qu’el<strong>le</strong> publie,trois <strong>son</strong>t attribuées à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, deux compris dans la col<strong>le</strong>ction dumanuscrit Paris, BnF, n.a.l. 338 <strong>et</strong> un troisième d’un intérêt particulier pour lacompréhension des grèves universitaires de 1229-1230 102 .La multiplicité des lieux, des occasions <strong>et</strong> des auditoires pour <strong>le</strong>squels <strong>Philippe</strong><strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> a prêché est encore peu perceptib<strong>le</strong>, tant il reste de sermons inexplorés.D’un point de vue formel, la prédication de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> appartient à unegénération de transition. En eff<strong>et</strong>, durant <strong>le</strong> XIII e sièc<strong>le</strong>, un certain nombre de règ<strong>le</strong>s decomposition pour une prédication efficace se m<strong>et</strong>tent en place. Les textes de <strong>Philippe</strong> necorrespondent pas encore aux standards de la prédication universitaire qui <strong>son</strong>t en coursd’élaboration <strong>et</strong> reflètent des manières de faire plus anciennes 103 . Par exemp<strong>le</strong>, l’usagedu prothème, partie rhétorique qui fait matière d’introduction ne se rencontre querarement dans ses sermons. En revanche, <strong>le</strong>s commentateurs soulignent souvent l’intérêtdes images <strong>et</strong> des métaphores qu’il développe 104 . Pour <strong>le</strong>s historiens de la prédication, lamise en évidence de ces réseaux d’images dans <strong>le</strong>s sermons aide à construire l’histoiredes mentalités. Par exemp<strong>le</strong>, la prédication de croisade du <strong>Chancelier</strong> tel<strong>le</strong> que l’étudieNico<strong>le</strong> Bériou 105 nous éclaire plus <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s intentions profondes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mentalités que <strong>sur</strong><strong>le</strong>s faits eux-mêmes. L’absence d’édition complète <strong>et</strong> de travail critique <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s textesreste cependant une difficulté certaine pour mener ce type d’étude thématique. Le102 Il s’agit d’un sermon conservé dans <strong>le</strong> manuscrit d’Avranches, BM lat. 132 (f°340), très souvent citéd’après l’édition de M.-M. Davy. Il a très justement intéressé <strong>le</strong> musicologue Thomas B. PAYNE qui <strong>le</strong>compare à un conduit de Notre-Dame (« Aurelianis civitas : Student Unrest in Medieval France and aConductus by Philip the Chancellor », Speculum, LXXV/3 (2000), p. 589-714). Pour l’histoire del’Université, voir Louis-Jacques BATAILLON, « Les crises de l’Université de Paris d’après <strong>le</strong>s sermonsuniversitaires », Die Auseinanders<strong>et</strong>zungen an der Pariser Universität im XIII. Jahrhundert, Berlin-New York, 1976, p. 159-176, repris dans La prédication au XIIIe sièc<strong>le</strong> en France <strong>et</strong> en Italie : études<strong>et</strong> documents, Aldershot, 1993.103 Nico<strong>le</strong> BÉRIOU, op. cit., p. 158 : « Prédicateur formé au tournant du sièc<strong>le</strong>, il [<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>]garde certaines manières de faire propres à sa génération. Il recourt ainsi volontiers à la formu<strong>le</strong>sequitur pour marquer la progression dans <strong>son</strong> explication du thème.[...] il préfère à l’exposition strictedu vers<strong>et</strong> thématique un exposé amp<strong>le</strong>, nourri de l’exégèse selon <strong>le</strong>s quatre sens. »104 Voir <strong>le</strong>s études <strong>sur</strong> des thèmes particuliers : Nico<strong>le</strong> BÉRIOU, « La Made<strong>le</strong>ine dans <strong>le</strong>s sermons parisiensdu XIIIe sièc<strong>le</strong> », La Made<strong>le</strong>ine (VIIIe-XIIIe sièc<strong>le</strong>), Mélanges de l’Éco<strong>le</strong> française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes, CIV/1 (1992), p. 269-340 ; « Pel<strong>le</strong>m pro pel<strong>le</strong>. Les sermons pour la fête de saintBarthé<strong>le</strong>my au XIII e sièc<strong>le</strong> », La pel<strong>le</strong> umana. The Human Skin, Florence, 2005, p. 267-284. CarlaCASAGRANDE, « Le calame du Saint-esprit, grâce <strong>et</strong> rhétorique dans la prédication au XIII e sièc<strong>le</strong> », Laparo<strong>le</strong> du prédicateur, V e -XV e sièc<strong>le</strong>, éd. Rosa Maria DESSI <strong>et</strong> Michel LAUWERS, Nice, 1997, p. 235-254.105 Nico<strong>le</strong> BÉRIOU, « La prédication de croisade de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>et</strong> d’Eudes de Châteauroux en1226 », La prédication en Pays d’Oc (XII e -début XV e sièc<strong>le</strong>), Toulouse, 1997, p. 85-109. Sur <strong>le</strong> mêmesuj<strong>et</strong>, Christoph MAIER, « Crisis, Liturgy and the Crusade in the 12 th and 13 th Centuries », The Journalof Ecc<strong>le</strong>siastical History, XCVIII (1997), p. 626-657, avec de longues citations de sermons inédits ennotes.50


nombre des sermons édités est trop restreint pour que l’on puisse s’en contenter. L<strong>et</strong>ab<strong>le</strong>au 1 donne <strong>le</strong>s incipit des sermons publiés à l’occasion d’ouvrages ouartic<strong>le</strong>s consacrés à la prédication de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> :Tab<strong>le</strong>au 1Liste des sermons de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong>s éditions modernesIncipit (thème <strong>et</strong> début du sermon) 106 Références de l’édition Rep. 107In Johanne, XIII : « Surgit ad coena <strong>et</strong> ponit vestimentasua, <strong>et</strong> cum accepiss<strong>et</strong> linteum praecinxit se. Deindemittit aquam in pelvim, <strong>et</strong> coepit lavare pedesdiscipulorum, <strong>et</strong> extergere linteo quo erat praecinctus. »Marie-Made<strong>le</strong>ine DAVY, Lessermons universitaires parisiens de1230-1231, Paris, 1931, p. 154-160.181Dominus noster Jesus Christus de hoc mundotransiturus ad Patrem, duas virtutes videlic<strong>et</strong> caritatem<strong>et</strong> humilitatem discipulis suis commendavit, caritatemin coena, humilitatem in ablutione pedum.In Actus, XII : « Misit Herodes rex manus ut affliger<strong>et</strong>quosdam de ecc<strong>le</strong>sia, <strong>et</strong>c. » usque ibi « <strong>et</strong> de omniexpectatione p<strong>le</strong>bis Judaeorum ». In his verbis octonotantur : primum est qualiter diabolus sollicitus sitcirca dejectionem praelatorum…« Cum ierit vir ad dormiendum, nota locum ubidormierit, veniesque <strong>et</strong> discooperies pallium quioperitur ex parte pedum <strong>et</strong> projicies te <strong>et</strong> ibi jacebis. »Ruth, III. Legitur in libro de Natura Animalium quodapes, lic<strong>et</strong> multum diligant loca sua tamen si alveariasua…Dixit Dominus ad Iosue : « Leva clipeum qui in manutua est contra urbem Hay, quoniam tibi tradam eam »,Iosue VIII. Dicitur Ysais XXXIII : Angeli pacis amaref<strong>le</strong>bant. Dissipate sunt vie, cessavit transiens persemitam, irritum factum est pactum ». Angeli pacis suntsacerdotes <strong>et</strong> c<strong>le</strong>rici, qui videntes pacem matris Ecc<strong>le</strong>si<strong>et</strong>urbari f<strong>le</strong>re debent amare, …« Mulier amicta so<strong>le</strong>, luna sub pedibus eius, in capiteeius corona XII stellarum clamat <strong>et</strong> cruciatur, ut pariat »Apoc. XII (1-2), quia iuxta verbum Is. (37-3) « diestribulationis <strong>et</strong> angustie, correptionis <strong>et</strong> blasphemie dieshec, quia venerunt filii usque ad patrum <strong>et</strong> non est virtuspariendi ». Mirum autem unde cruciatur. Unde dolor inpartu, cum ecc<strong>le</strong>sie e<strong>le</strong>ctio partui beate virginis debeatcomparari.Cum recumber<strong>et</strong> Iesus <strong>et</strong>c. (Mc 14, 3) ecce mulier, LucVII (7, 37) <strong>et</strong>c. Primum pertin<strong>et</strong> ad so<strong>le</strong>mpnitatemsancti Victoris, secundum ad festum beate peccatricis,utrumque ad statum religiosi claustralis.Marie-Made<strong>le</strong>ine DAVY, Lessermons universitaires parisiens de1230-1231, Paris, 1931, p. 160-166.Marie-Made<strong>le</strong>ine DAVY, Lessermons universitaires parisiens de1230-1231, Paris, 1931, p. 167-176.Niklaus WICKI, Die PhilosophiePhilipps des Kanz<strong>le</strong>rs, Fribourg,2005, p. 181-188.Niklaus WICKI, « Philipp derKanz<strong>le</strong>r und die PariserBischofswahl von 1227/1228 »,Freiburger Zeitschrift fürPhilosophie und Theologie, V(1958), p. 323-326.Nico<strong>le</strong> BERIOU, « La Made<strong>le</strong>inedans <strong>le</strong>s sermons parisiens du XIII esièc<strong>le</strong> », Mélanges de l’Éco<strong>le</strong>française de Rome Moyen Age,CIV/1 (1992), p. 311-318.226315269193219106 Les normes d’édition <strong>son</strong>t cel<strong>le</strong>s des éditeurs respectifs.107 Référence dans <strong>le</strong> Repertorium… de J. B. SCHNEYER.51


Aedificabunt tibi filii peregrinorum muros tuos, <strong>et</strong> regeseorum ministrabunt tibi. Isa LX. Quod hic dicitur abIsaia est de Ecc<strong>le</strong>sia Dei, <strong>et</strong> maxime pro illis locis quisanctis aedificantur, <strong>et</strong> oblationibus eorumDabo <strong>et</strong> ianitores ex eodem moco, <strong>et</strong>c. Osee II.Credebam me absoluere de promissione facta, scilic<strong>et</strong>perficiendo sermonem quem inceperamus de beataUirgine scilic<strong>et</strong> nubecula paruaSedens in cathedra sapiens princeps inter tres, ipsequasi tenerrimus ligni vermiculus imp<strong>et</strong>u interfectitoctoginta (II Reg. 23, 8). Verbum premissum dicitur deDavid <strong>et</strong> fortibus Israel in figura totius ecc<strong>le</strong>sie,quantum ad caput <strong>et</strong> corpusDamien VORREUX, « Un sermon de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> en faveur desFrères Mineurs de Vauvert (Paris) 1septembre 1228 », ArchivumFranciscanum Historicum, LXVIII(1975), p. 13-22.Jean LECLERQ, « Sermon de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>sur</strong> S.Bernard », Cîteaux, XVI (1965),p. 208-213.P. Victorin DOUCET, « À travers <strong>le</strong>manuscrit 434 de Douai »,Antonianum, XXVII (1952), p. 553-557 (édition partiel<strong>le</strong>).329342Malgré ces quelques études <strong>et</strong> éditions, la prédication de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>reste un vaste territoire encore à découvrir.2. 3 L’œuvre de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, poète <strong>et</strong> musicien<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est l’auteur des textes d’un grand nombre decompositions musica<strong>le</strong>s intégrées aux sources du XIII e sièc<strong>le</strong>. La quasi-totalité d’entreeux nous est parvenue avec des mélodies dans des manuscrits musicaux. Au total, ils’agit d’un ensemb<strong>le</strong> de 70 compositions musica<strong>le</strong>s en tous genres portant desattributions dans des sources poétiques ou musica<strong>le</strong>s : conduits monodiques <strong>et</strong>polyphoniques, mot<strong>et</strong>s ou encore prosu<strong>le</strong>s. Seuls sept textes lui <strong>son</strong>t attribués par dessources poétiques sans qu’on <strong>le</strong>ur connaisse de concordance avec des manuscritsmusicaux 108 . Le corpus est donc à la rencontre de deux disciplines : <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres latines <strong>et</strong>la musicologie. Bien que souvent unis par <strong>le</strong>s œuvres qu’ils étudient, ces deux domainescommuniquent assez peu <strong>et</strong> la recherche en interdisciplinarité n’a pas encore fait de cecorpus un obj<strong>et</strong> d’étude privilégié. Bien souvent, <strong>le</strong>s spécialistes en littérature latin<strong>et</strong>aisent la présence de mélodies <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s vers qu’ils étudient. Lorsque cela n’est pas <strong>le</strong> cas,ils se limitent généra<strong>le</strong>ment à signa<strong>le</strong>r l’existence de notation musica<strong>le</strong> dans certainessources, mais ne se risquent pas à exploiter c<strong>et</strong>te matière <strong>et</strong> à l’intégrer dans <strong>le</strong>ursanalyses. De plus, si <strong>le</strong>s historiens de la littérature latine s’accordent à reconnaître laqualité de la poésie du <strong>Chancelier</strong>, il n’existe aujourd’hui, aucune étude approfondie de108 Voir note 3, p. 7.52


ces textes 109 . Les musicologues, quant à eux, ne peuvent faire abstraction du texte,<strong>sur</strong>tout lorsqu’il s’agit des conductus. Leurs observations littéraires consistentgénéra<strong>le</strong>ment en analyses descriptives des éléments de la poésie rythmique (forme,versification, rimes). Il arrive éga<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong> texte soit utilisé comme une sourced’informations historiques. Rares <strong>son</strong>t ceux qui ont pris en compte la va<strong>le</strong>ur <strong>son</strong>ore de lapoésie <strong>et</strong> <strong>son</strong> interaction avec la mélodie.L’étude du corpus se présente de manière assez disparate. D’une certainemanière, on peut dire que <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est présent dans toutes <strong>le</strong>s recherches<strong>sur</strong> <strong>le</strong> XIII e sièc<strong>le</strong> <strong>et</strong> l’« éco<strong>le</strong> de Notre-Dame », mais qu’il n’en est presque jamais <strong>le</strong>centre. En eff<strong>et</strong>, seul Thomas Payne s’est attaché, dans sa thèse 110 <strong>et</strong> dans <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>spubliés, à faire de la figure du <strong>Chancelier</strong>, un suj<strong>et</strong> d’étude réel<strong>le</strong>ment musicologique.Ses travaux seront décrits par la suite. Avant cela, nous présenterons <strong>le</strong>s ouvrages deséditeurs des textes <strong>et</strong> de la musique, ainsi que <strong>le</strong>s différents commentaires qui ont, deprès ou de loin, aidé à faire avancer notre connaissance du corpus poético-musical de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>.2.3.1 Remarques <strong>sur</strong> l’édition du corpus poético-musicalTous <strong>le</strong>s poèmes du <strong>Chancelier</strong> ont été édités par Guido Maria Dreves <strong>et</strong>C<strong>le</strong>mens Blume dans <strong>le</strong>s tomes XX <strong>et</strong> XXI des Ana<strong>le</strong>cta Hymnica Medii Aevi 111 . Bienqu’ancienne, c<strong>et</strong>te édition monumenta<strong>le</strong> reste la plus complète <strong>et</strong> la plus accessib<strong>le</strong>. Lessources ne <strong>son</strong>t pas encore toutes connues au moment de sa confection, si bien que <strong>le</strong>serreurs <strong>et</strong> <strong>le</strong>s omissions <strong>son</strong>t nombreuses. La liste des textes de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>qui est proposée est bien plus longue que ce que <strong>le</strong>s sources nous indiquent. Les auteurs109 Joseph SZÖVÉRFFY, Secular Latin Lyrics and Minor Po<strong>et</strong>ic Forms of the Midd<strong>le</strong> Ages : a HistoricalSurvey and Literary Repertory, Concord, 1992, vol. 2, p. 501-509. Les ouvrages classiques <strong>sur</strong> lalittérature latine <strong>son</strong>t Joseph de GHELLINK, L'essor de la littérature latine au XII è sièc<strong>le</strong>, 2 vol.,Bruxel<strong>le</strong>s-Paris, 1946, <strong>et</strong> Frederic J. E. RABY, A History of Secular Latin Po<strong>et</strong>ry in the Midd<strong>le</strong> Ages,2 vol., Oxford, 1934, 2 de édition, 1957. Ils <strong>son</strong>t élogieux à l’égard de la poésie de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>. Par exemp<strong>le</strong>, Frederic Raby écrit : « These poems of Philip, taken tog<strong>et</strong>her, represent thehighest achievement of non-liturgical religious verse. » (op. cit., p. 229). Pour ce qui est d’une étudecomplète du corpus poétique, même <strong>le</strong> travail de P<strong>et</strong>er Dronke, auquel il sera beaucoup fait référence,n’est encore qu’une approche (P<strong>et</strong>er DRONKE, « The Lyrical Compositions of Philip the Chancellor »,Studi Medievali, XXVIII (1987), p. 563-592).110 Thomas B. PAYNE, Po<strong>et</strong>ry, Politics and Polyphony : Philip the Chancellor’s Contribution to the Musicof Notre Dame School, Ph.D. Diss., Université de Chicago, 1991.111 Guido Maria DREVES, C<strong>le</strong>mens BLUME, Ana<strong>le</strong>cta Hymnica Medii Aevi, XX, XXI, L, Leipzig, 1886-1908.53


justifient certaines de <strong>le</strong>urs nouvel<strong>le</strong>s attributions par <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong>urs textes ressemb<strong>le</strong>ntà ceux des attributions médiéva<strong>le</strong>s avérées. Néanmoins, <strong>le</strong>s suggestions des éditeursmontrent une très fine observation du sty<strong>le</strong> poétique du <strong>Chancelier</strong>. De plus, quelquesunesdes compositions <strong>son</strong>t transcrites en notation moderne.Presque un sièc<strong>le</strong> plus tard, l’hymnologue Joseph Szövérffy publie un volumeconsacré à l’édition des textes latins des conduits <strong>sur</strong> toute la période du Moyen Âge 112 .Les textes ainsi assemblés <strong>son</strong>t très divers puisque <strong>le</strong>s conduits des sources de Saint-Martial côtoient ceux de la période de Notre-Dame. La démarche que l’on découvre enintroduction est intéressante. L’auteur cherche à classer c<strong>et</strong> immense corpus non passelon des critères formels ou encore chronologiques, mais selon un classementthématique qui donne un aperçu du contenu de ces textes. Le problème de la fonctiondes conduits est posé, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te édition montre des famil<strong>le</strong>s thématiques qui contribuent àmieux comprendre la diversité des conduits <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur usage supposé.À ce jour, il n’existe aucune édition musica<strong>le</strong> complète du corpus en tant qu<strong>et</strong>el. Pourtant la totalité des compositions existe en transcription dans diverses éditionsdont la problématique n’est pas de présenter la musique de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> maisde m<strong>et</strong>tre à disposition une anthologie consacrée à un genre ou une source. Tous <strong>le</strong>sgrands manuscrits du XIII e sièc<strong>le</strong> ont fait l’obj<strong>et</strong> d’un travail de transcription. Nousprésenterons d’abord <strong>le</strong>s éditions des conduits car ce genre représente la plus grandepart du corpus. Ensuite, seront évoquées <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions musica<strong>le</strong>s où l’on peut lire <strong>le</strong>smot<strong>et</strong>s <strong>et</strong> prosu<strong>le</strong>s de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>.L’édition la plus conséquente consacrée aux conduits est à l’initiative deGordon A. Ander<strong>son</strong> <strong>et</strong> a pour titre Notre-Dame and Related Conductus 113 . L’éditionmonumenta<strong>le</strong> fait suite à la constitution d’un catalogue très large qui classe par sourcesl’ensemb<strong>le</strong> des conduits dits « de Notre-Dame » 114 . Ce catalogue est plus comp<strong>le</strong>t, maismoins clair que celui qui termine <strong>le</strong> volume de Robert Falck 115 . Le répertoire des112 Joseph SZÖVÉRFFY, Lateinische Conductus-Texte des Mittelalters, Ottawa, 2000.113 Gordon A. ANDERSON (éd.), Notre-Dame and Related Conductus, Opera Omnia, 11 vol., Henryvil<strong>le</strong>,1981.114 Gordon A. ANDERSON, « Notre-Dame and Related Conductus, A Catalogue Rai<strong>son</strong>né », MiscellaneaMusicologica, Adelaide Studies in Musicology, VI (1972), p. 153-230, <strong>et</strong> VII (1975), p. 1-81. Il estregr<strong>et</strong>tab<strong>le</strong> que ce catalogue rai<strong>son</strong>né soit aussi peu accessib<strong>le</strong> <strong>et</strong> si compliqué à utiliser (à cheval <strong>sur</strong>deux volumes <strong>et</strong> sans répertoire des sources). Il aurait pu figurer en introduction à l’édition.115 Robert FALCK, The Notre Dame Conductus : A Study of the Repertory, Henryvil<strong>le</strong>-Ottawa-Binningen,1981.54


conduits est ordonné selon un système de <strong>le</strong>ttres de A à R, qui conjugue <strong>le</strong>s critèresformels <strong>et</strong> musicaux aux répartitions <strong>et</strong> concordances dans <strong>le</strong>s sources. À l’intérieur dechaque classe, <strong>le</strong>s conduits <strong>son</strong>t rangés selon <strong>le</strong>ur apparition dans <strong>le</strong>s sources. C’est <strong>le</strong>manuscrit W1 qui sert de référence pour organiser <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s, <strong>et</strong> en deuxième lieu, <strong>le</strong>manuscrit F. L’édition de l’ensemb<strong>le</strong> des conduits s’organise selon <strong>le</strong>s mêmes critères.Le tab<strong>le</strong>au 2 fait la synthèse du contenu des onze volumes qui composent c<strong>et</strong>te éditionmonumenta<strong>le</strong> :Tab<strong>le</strong>au 2Organisation du catalogue de Gordon A. Ander<strong>son</strong>Classe Contenu Nombrede conduitsABCDEFGHIJKLMNOPQRconduits-mot<strong>et</strong>s transmis parmi <strong>le</strong>s fascicu<strong>le</strong>s de conduitsconduits à 4 voixconduits à 3 voix dans <strong>le</strong>s 4 sources centra<strong>le</strong>sconduits à 3 voix dans <strong>le</strong>s 3 sources centra<strong>le</strong>sconduits à 3 voix dans <strong>le</strong>s 3 sources centra<strong>le</strong>sconduits à 3 voix unica dans <strong>le</strong>s sources centra<strong>le</strong>sconduits à 2 voix dans 4 sources centra<strong>le</strong>sconduits à 2 voix dans 3 sources centra<strong>le</strong>sconduits à 2 voix dans 2 sources centra<strong>le</strong>sconduits à 2 voix unica dans <strong>le</strong>s sources centra<strong>le</strong>sconduits monodiques dans <strong>le</strong> 10 e fascicu<strong>le</strong> de Fconduits monodiques dans <strong>le</strong>s sources périphériques (related)rondeaux monodiques latins dans <strong>le</strong> 11 e fascicu<strong>le</strong> de Frondeaux monodiques latins dans <strong>le</strong>s sources périphériquesconduits à 3 voix dans <strong>le</strong>s sources périphériquesconduits à 2 voix dans <strong>le</strong>s sources périphériquesconduits dont seul <strong>le</strong> texte est préservéconduit dont seul l’incipit est préservé133841434933355983189604551487349Vol.IIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXILes conduits de Notre-Dame forment ainsi un « répertoire » mis en évidencepar un réseau de sources hiérarchisées dans <strong>le</strong>ur proximité avec la cathédra<strong>le</strong> Notre-Dame. Le noyau central est formé par <strong>le</strong>s compositions qui possèdent <strong>le</strong> plus deconcordances dans <strong>le</strong>s sources parisiennes 116 . Chaque volume se partage en deux temps :d’une part l’édition des textes, tous traduits en anglais, d’autre part l’édition musica<strong>le</strong>.Les commentaires critiques <strong>son</strong>t relégués en fin de volume. L’édition des textess’accompagne souvent de courtes notes explicatives faisant preuve d’une grande116 C<strong>et</strong>te conception des conduits est aujourd’hui largement nuancée par <strong>le</strong>s musicologues qui insistent <strong>sur</strong>l’hétérogénéité de ce corpus <strong>et</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong> manuscrit de Florence représente une col<strong>le</strong>ctionlargement étalée dans l’espace <strong>et</strong> dans <strong>le</strong> temps. Voir Nicky LOSSEFF, The Best Concords, PolyphonicMusic in Thirteenth-Century Britain, New York-Londres, 1994, chapitre 1.55


érudition en signalant <strong>le</strong>s citations des textes bibliques <strong>et</strong> patristiques 117 . Il est dommageque c<strong>et</strong> aspect n’ait pas été développé de manière plus systématique. La partie d’éditionmusica<strong>le</strong> est, pour sa part, très largement critiquée. Gordon Ander<strong>son</strong> applique en eff<strong>et</strong>une interprétation excessive <strong>et</strong> discutab<strong>le</strong> de la théorie des modes rythmiques auxconduits monodiques <strong>et</strong> polyphoniques syllabiques 118 . Hans Tisch<strong>le</strong>r, après avoirmontré <strong>le</strong>s défauts d’ordre pratique <strong>et</strong> méthodologique, explique <strong>le</strong>s erreurs commisespar Gordon Ander<strong>son</strong> dans la <strong>le</strong>cture rythmique moda<strong>le</strong> des conduits 119 . La transcriptionen premier mode (longue-brève) de certains conduits amène à une méprise complète durythme du texte, alors qu’un cinquième mode (à base de longues) présente un ensemb<strong>le</strong>plus harmonieux. C<strong>et</strong>te édition est donc la plus complète mais aussi la plus contestab<strong>le</strong>.Il faut, pour l’utiliser, faire abstraction du rythme indiqué par Gordon Ander<strong>son</strong> dans <strong>le</strong>spassages syllabiques des conduits polyphoniques <strong>et</strong> dans tous <strong>le</strong>s conduits monodiques.Aucun éditeur n’a encore proposé de reprendre l’édition complète des conduitspour améliorer l’énorme travail de Gordon Ander<strong>son</strong>. Il existe cependant plusieurscontributions qui présentent des parties de l’ensemb<strong>le</strong>. Hans Tisch<strong>le</strong>r a beaucouptravaillé à c<strong>et</strong>te tâche. Donnant suite aux critiques formulées à l’égard desinterprétations rythmiques de Gordon Ander<strong>son</strong>, il propose ses propres transcriptionsdes conduits monodiques dans Conductus and Contrafacta 120 . Le rythme modal y estrespecté en tenant compte des particularités du texte poétique pour <strong>le</strong> placement deslongues, des brèves <strong>et</strong> des ornements. Il utilise de préférence un cinquième mode(longues régulières), là où Ander<strong>son</strong> avait choisi de transcrire <strong>le</strong> rythme dans un premiermode. L’ouvrage n’est pas à proprement par<strong>le</strong>r une édition des conduits monodiques,mais une tentative de clarification <strong>sur</strong> <strong>le</strong> procédé du contrafactum. Après avoir envisagédifférents types d’emprunts mélodiques, Hans Tisch<strong>le</strong>r dresse une liste de 41« groupes » de chan<strong>son</strong>s. Certains <strong>son</strong>t édités, présentant <strong>le</strong>s différentes versionsmélodiques <strong>et</strong> textuel<strong>le</strong>s (latines <strong>et</strong>/ou vernaculaires) d’une même famil<strong>le</strong> 121 . Ces117 On r<strong>et</strong>rouve c<strong>et</strong>te érudition dans <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s de G. A. ANDERSON, « Texts and Music in 13 th CenturySacred Songs », Miscellanea Musicologica, Adelaide Studies in Musicology, X (1979), p. 1-27 <strong>et</strong>« Symbolism in Texts of Thirteenth-Century Music », Studies in Music, IV (1970), p. 19-39.118 Les problèmes posés par l’interprétation rythmique de ces compositions ainsi que l’historiographie dece problème musicologique seront brièvement rappelés plus loin, p. 112.119 Hans TISCHLER, « Gordon Athol Ander<strong>son</strong>’s Conductus Edition and the Rhythm of Conductus », InMemoriam Gordon A. Ander<strong>son</strong>, vol. 2, Henryvil<strong>le</strong>-Ottawa-Binningen, 1984, p. 561-573.120 Hans TISCHLER, Conductus and Contrafacta, Ottawa, 2001, p. 157-322.121 On trouve déjà c<strong>et</strong>te démarche comparative dans l’ouvrage de Friedrich GENNRICH (éd.), LateinischeLiedkontrafaktur. Eine Auswahl lateinischer Conductus mit ihren volkssprächigen Vorbildern,Darmstadt, 1956.56


échanges de textes <strong>et</strong> de mélodies <strong>son</strong>t la marque d’une cohésion culturel<strong>le</strong>internationa<strong>le</strong>, que Hans Tisch<strong>le</strong>r compare avec la diffusion du sty<strong>le</strong> gothique. Levolume se termine par l’édition complète des fascicu<strong>le</strong>s 10 <strong>et</strong> 11 du manuscrit deFlorence, en respectant l’ordre des compositions dans <strong>le</strong> manuscrit.Quelques années avant Hans Tisch<strong>le</strong>r, Bryan Gillingham publiait un volumed’un tout autre parti-pris : <strong>son</strong> édition est une anthologie de pièces musica<strong>le</strong>s latines nonliturgiques, sans discrimination géographique ni temporel<strong>le</strong> 122 . Pour déterminer <strong>son</strong>répertoire, il ne se fonde pas <strong>sur</strong> la critique des sources comme d’autres l’ont fait avantlui, mais <strong>sur</strong> des considérations socio-culturel<strong>le</strong>s, utilisant principa<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> contenu destextes des conduits. Il fait part, dès l’introduction, des limites méthodologiques d’un<strong>et</strong>el<strong>le</strong> anthologie. L’exhaustivité est impossib<strong>le</strong> tant <strong>le</strong>s limites proposées semb<strong>le</strong>ntmalléab<strong>le</strong>s. L’auteur reconnaît que la confusion fréquente du sacré <strong>et</strong> du profanel’entraîne souvent à faire des choix qui peuvent être considérés comme subjectifs. Maisc<strong>et</strong>te difficulté est l’intérêt même de l’entreprise. Son anthologie traite donc d’unensemb<strong>le</strong> de pièces beaucoup plus large que celui choisi par Gordon Ander<strong>son</strong>, maislaisse de côté tous <strong>le</strong>s conduits à caractère liturgique <strong>et</strong> paraliturgique. Le travail d<strong>et</strong>ranscription de Bryan Gillingham est méthodique <strong>et</strong> précis. Il propose, pour la plupartdes pièces, une notation « diplomatique » sans indication de rythme. Pourtant, il déclarerester intimement persuadé de l’application des modes à l’ensemb<strong>le</strong> de la musique duXIII esièc<strong>le</strong>. La corrélation entre la métrique antique qui gouverne c<strong>et</strong>te poésie <strong>et</strong>l’application des modes ne fait, pour lui, aucun doute 123 . Chaque conduit est présentéavec ses diverses variantes mélodiques dans <strong>le</strong>s sources, constituant un outilmusicologique d’une grande utilité. Dans ce cas, la transcription perm<strong>et</strong> de suivre <strong>et</strong> decomprendre <strong>le</strong>s différents « états » d’une mélodie au cours de la transmission écrite. L<strong>et</strong>roisième vo<strong>le</strong>t de <strong>son</strong> étude se donne pour but de resituer <strong>le</strong> contexte socio-historiquede la musique éditée 124 . Il cherche à décloi<strong>son</strong>ner <strong>le</strong>s différents répertoires qui étaienttraditionnel<strong>le</strong>ment reliés aux catégories socia<strong>le</strong>s : <strong>le</strong>s milieux des c<strong>le</strong>rcs, des122 Bryan GILLINGHAM, Secular Medieval Latin Song : An Anthology, Ottawa, 1993. Ce volume estaccompagné de deux publications supplémentaires du même auteur : A Critical Study of SecularMedieval Latin Song, Ottawa, 1995, <strong>et</strong> The Social Background to Secular Medieval Latin Song, Ottawa,1998.123 Bryan GILLINGHAM, A Critical Study…, « There is strong evidence that much of the po<strong>et</strong>ry servingthis repertoire is m<strong>et</strong>rical, that is constructed of temporally mea<strong>sur</strong>ed syllabes structured in numericalratios s<strong>et</strong> within po<strong>et</strong>ic fe<strong>et</strong>. » ; voir aussi la monographie du même auteur <strong>sur</strong> <strong>le</strong> suj<strong>et</strong> : Modal Rhythm,Ottawa, 1986.124 Bryan GILLINGHAM, The Social Background to Secular Medieval Latin Song, Ottawa, 1998.57


universitaires <strong>et</strong> de la cour s’interpénètrent sans cesse <strong>et</strong> la chan<strong>son</strong> latine est <strong>le</strong> résultatd’un va-<strong>et</strong>-vient culturel constant. Il montre à quel point <strong>le</strong> Moyen Âge se joue de lafrontière qui a pu être établie entre <strong>le</strong>s domaines du sacré <strong>et</strong> du profane.Les différences de choix éditoriaux entre ces trois ouvrages <strong>son</strong>t loin d’êtreanodines <strong>et</strong> influencent la réception <strong>et</strong> l’interprétation moderne que l’on fait des œuvres.Selon que l’on utilise l’une ou l’autre de ces éditions, la <strong>le</strong>cture <strong>et</strong> l’appréhension dusty<strong>le</strong> des œuvres peuvent être très éloignées. Pour en témoigner, nous présentons cidessousun vers d’un conduit de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> tel qu’il est transcrit dans <strong>le</strong>strois éditions discutées auparavant :Trois versions du conduit O labilis sortis, selon des choix éditoriauxdifférentsG. A. Ander<strong>son</strong>H. Tisch<strong>le</strong>rB. GillinghamLa présence d’un rythme me<strong>sur</strong>é ou au contraire l’indétermination rythmiqueproduisent bien évidemment un résultat <strong>son</strong>ore très différent. La scansion régulière dutexte <strong>sur</strong> la mélodie m<strong>et</strong> en rapport la langue poétique <strong>et</strong> la musique selon <strong>le</strong> principe dela durée. La rigueur rythmique qui s’impose à la <strong>le</strong>cture de la proposition de GordonAnder<strong>son</strong> concentre l’attention <strong>sur</strong> c<strong>et</strong>te alternance de notes longues <strong>et</strong> brèves, audétriment des autres dimensions <strong>son</strong>ores du texte. Cel<strong>le</strong> de Hans Tisch<strong>le</strong>r atténue c<strong>et</strong>eff<strong>et</strong> en régularisant <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs (cinquième mode rythmique) mais n’efface pascomplètement l’impression de rigueur stylistique liée à la notation me<strong>sur</strong>ée. Latroisième propose un aspect visuel neutre qui n’applique aucune théorie préconçue <strong>et</strong>n’influence pas l’intelligence <strong>et</strong> la compréhension du coup<strong>le</strong> texte/musique. C’est àchacun de se déterminer dans <strong>le</strong> contexte de la théorie moda<strong>le</strong>, mais aussi de choisir <strong>le</strong>rendu <strong>son</strong>ore qui lui semb<strong>le</strong> <strong>le</strong> plus approprié.58


Hans Tisch<strong>le</strong>r a éga<strong>le</strong>ment entrepris une nouvel<strong>le</strong> édition des conduitspolyphoniques. Les deux volumes intitulés The Earliest Polyphonic Art Musiccomprennent <strong>le</strong>s 150 conduits à deux voix du répertoire 125 . Les compositions suiventl’ordre du fascicu<strong>le</strong> VII de F consacré aux conduits à deux voix. S’ajoutent ensuite <strong>le</strong>squelques conduits qui ne se trouvent pas dans ce fascicu<strong>le</strong> mais dans d’autres sourcescentra<strong>le</strong>s. Les principes d’interprétation des modes rythmiques <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s mêmes que ceuxutilisés pour éditer <strong>le</strong>s conduits monodiques (Conductus and Contrafacta). Lecinquième mode est privilégié dans <strong>le</strong>s passages syllabiques, alors que <strong>le</strong>s partiesmélismatiques font un usage plus diversifié des modes 126 .Le corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> attribué par <strong>le</strong>s sources médiéva<strong>le</strong>s necomprend que sept mot<strong>et</strong>s 127 . Leur nombre peu é<strong>le</strong>vé ne doit cependant pas masquerl’importance de c<strong>et</strong>te contribution pour l’histoire du genre. Ils apparaissent dans <strong>le</strong>ssources <strong>le</strong>s plus anciennes de Notre-Dame, ainsi que dans <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions postérieuresconsacrées aux mot<strong>et</strong>s, ayant subi, entre-temps, des modifications comme l’ajout d<strong>et</strong>exte ou de nouvel<strong>le</strong>s voix 128 . L’édition monumenta<strong>le</strong> des mot<strong>et</strong>s a été, une fois de plus,réalisée par Hans Tisch<strong>le</strong>r 129 . La matière musica<strong>le</strong> qu’il se propose de traiter estcomp<strong>le</strong>xe car l’auteur souhaite faire figurer dans ses transcriptions tous <strong>le</strong>s états de latransmission, c’est-à-dire <strong>le</strong>s versions différentes d’une source à l’autre. Les manuscrits,très étalés dans <strong>le</strong> temps, <strong>son</strong>t classés par groupes chronologiques. Pour chaquecomposition, Hans Tisch<strong>le</strong>r fait apparaître l’ensemb<strong>le</strong> des versions en superposant <strong>le</strong>ssystèmes <strong>et</strong> multipliant <strong>le</strong>s informations <strong>sur</strong> la page. La consultation d’une tel<strong>le</strong> éditions’avère parfois très compliquée. Pour un mot<strong>et</strong> comme In veritate comperi qui esttransmis dans neuf sources, presque chaque fois avec une disposition différente, latranscription critique exige une superposition de seize portées pour faire figurer chaque125 Hans TISCHLER (éd.), The Earliest Polyphonic Art Music, 2 vol., Ottawa, 2005.126 Les transcriptions de Thomas Payne, en annexe de sa thèse, font usage d’une notation non rythmiqueneutre pour la monodie <strong>et</strong> en va<strong>le</strong>urs éga<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s passages syllabiques des conduits polyphoniques.D’autres musicologues préfèrent avec lui, c<strong>et</strong>te proposition diplomatique à l’égard du rythme de cessections encore très imprécises du point de vue modal. Voir l’argumentation d’Ernest SANDERS,« Conductus and Modal Rhythm », JAMS, XXXVIII (1985), p. 439-469.127 On en compte huit, mais l’un d’entre eux (In salvatoris nomine), dans LoB, n’est qu’une version avecun texte supplémentaire d’un autre mot<strong>et</strong> lui aussi attribué à <strong>Philippe</strong> (In veritate comperi).128 Le répertoire de Hendrik van der WERF (Integrated Directory of Organa, Clausulae, and Mot<strong>et</strong>s of theThirteenth Century, Rochester-New York, 1989) est un outil indispensab<strong>le</strong> pour connaître <strong>le</strong>stransformations <strong>et</strong> la transmission des compositions.129 Hans TISCHLER (éd.), The Earliest Mot<strong>et</strong>s (to circa 1270), A Comp<strong>le</strong>te Comparative Edition, 3 vol.,Ya<strong>le</strong>, 1982.59


variante 130 . Pour disposer d’une simp<strong>le</strong> transcription d’un mot<strong>et</strong> dans l’une de sesversions, il est souvent plus simp<strong>le</strong> d’utiliser <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions consacrées aux manuscrits.Toutes <strong>le</strong>s sources consacrées aux mot<strong>et</strong>s du XIII e sièc<strong>le</strong> ont été transcrites 131 . Lanotation utilisée dans ces col<strong>le</strong>ctions men<strong>sur</strong>alistes plus tardives suscite n<strong>et</strong>tementmoins de débats que dans <strong>le</strong> cas des conduits.<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> a éga<strong>le</strong>ment composé quelques prosu<strong>le</strong>s, c’est-à-direqu’il a tropé certaines parties mélismatiques d’organa ou de conduits (caudae). Cespièces <strong>son</strong>t peu nombreuses <strong>et</strong> ne font l’obj<strong>et</strong> d’aucune publication particulière. Lesprosu<strong>le</strong>s d’organa ne <strong>son</strong>t pas mentionnées dans l’édition monumenta<strong>le</strong> de la musiquemélismatique de Notre-Dame entreprise par Edward Roesner 132 . En revanche, comme<strong>le</strong>s clausu<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t copiées dans <strong>le</strong>s sources aux côtés des mot<strong>et</strong>s ou des conduits, c’estdans <strong>le</strong>s éditions consacrées à ces deux genres qu’il est possib<strong>le</strong> de <strong>le</strong>s lire en notationmoderne 133 . Ainsi, il n’existe à l’heure actuel<strong>le</strong> aucune des compositions du corpuspoético-musical de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> qui n’ait été transcrite dans l’une ou l’autredes éditions citées.2.3.2 <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong>s travaux musicologiquesLe XIII e sièc<strong>le</strong> <strong>et</strong> ses innovations musica<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t <strong>le</strong> suj<strong>et</strong> de nombreuses étudesqui témoignent de l’intérêt pour c<strong>et</strong>te période centra<strong>le</strong> du Moyen Âge. Les productionsspectaculaires que <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s organa ainsi que <strong>le</strong> nombre <strong>et</strong> la subtilité des mot<strong>et</strong>sexpliquent certainement la fascination des musicologues pour ce sièc<strong>le</strong> qui voit seconstruire <strong>le</strong>s cathédra<strong>le</strong>s <strong>et</strong> s’épanouir la scolastique. Un coup d’œil <strong>sur</strong> l’ensemb<strong>le</strong> dela production musicologique consacrée à c<strong>et</strong>te période montre que <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> y est assez peu représenté. Emblématique de ce constat, l’ouvragefondamental de Craig Wright, Music and Ceremony at Notre Dame of Paris, qui, même130 Op. cit., n°36, p. 279-322.131 Gordon A. ANDERSON (éd.), Compositions of the Bamberg Manuscript, CMM 75, 1977, IDEM (éd.),Mot<strong>et</strong>s of the Manuscript La Clay<strong>et</strong>te, CMM 68, 1975, IDEM, The Latin Compositions in Fascicu<strong>le</strong>s VIIand VIII of the Notre Dame Manuscript Wolfenbüttel Helmstadt 1099 (1206), 2 vol., New York, 1968.Yvonne ROKSETH (éd.), Polyphonies du XIIIè sièc<strong>le</strong>, Paris, 1939.132 Edward H. ROESNER (éd.), Le Magnus Liber Organi de Notre-Dame de Paris, 6 vol., Monaco, 1993-2003.133 Gordon A. ANDERSON (éd.), The Latin Compositions… <strong>et</strong> IDEM (éd.), Notre Dame and RelatedConductus… ; Hans TISCHLER (éd.), The Earliest Mot<strong>et</strong>s…60


s’il traite de tout <strong>le</strong> Moyen Âge (500-1500), n’en est pas moins centré <strong>sur</strong> la période laplus faste pour la cathédra<strong>le</strong>, <strong>le</strong> XIII e sièc<strong>le</strong>, offre une place très modeste à la figure de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. À peine cinq pages lui <strong>son</strong>t consacrées, compilant des élémentsbiographiques déjà bien connus 134 . Le travail de Thomas B. Payne qui sera évoqué à lafin de c<strong>et</strong>te historiographie, est <strong>le</strong> seul à faire de <strong>Philippe</strong> de <strong>Chancelier</strong> l’obj<strong>et</strong> d’uneétude complète, touchant à tous <strong>le</strong>s aspects de sa production musica<strong>le</strong>. Avant cela,aucune synthèse n’avait été entreprise <strong>et</strong> il fallait al<strong>le</strong>r chercher <strong>le</strong>s informations <strong>le</strong>concernant dans différents ouvrages <strong>et</strong> artic<strong>le</strong>s consacrés à ce que l’on longtemps appelél’« éco<strong>le</strong> de Notre-Dame ».Dès 1910, <strong>le</strong> musicologue al<strong>le</strong>mand Friedrich Ludwig m<strong>et</strong> en lumière <strong>le</strong> corpuspoétique de <strong>Philippe</strong> dans <strong>son</strong> fameux Repertorium organorum recentioris <strong>et</strong> mot<strong>et</strong>orumv<strong>et</strong>ussimi stili 135 . C<strong>et</strong> ouvrage fondateur <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s organa <strong>et</strong> mot<strong>et</strong>s de Notre-Dame étudiesuccessivement <strong>le</strong>s sources qui constituent <strong>le</strong> répertoire qu’il souhaite faire sortir del’ombre. C’est la description du manuscrit de Londres, British Library, Egerton 274, quilui perm<strong>et</strong> d’évoquer l’existence de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Dès <strong>le</strong> titre du chapitre, <strong>le</strong>nom du <strong>Chancelier</strong> est donné mais il partage la ved<strong>et</strong>te avec celui de Guillaumed’Auvergne, évêque de Paris 136 . Les différents témoignages de l’activité poétique de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> y <strong>son</strong>t exposés par <strong>le</strong> détail, ainsi que <strong>le</strong>s sources concordantesavec <strong>le</strong> manuscrit de Londres. Les 28 compositions <strong>son</strong>t ensuite décrites. Pour chacune,Ludwig fait part de toutes <strong>le</strong>s informations qu’il a pu assemb<strong>le</strong>r. <strong>Philippe</strong> est présenté entant que poète (Dichter) sans que soit évoquée <strong>son</strong> implication possib<strong>le</strong> dans la créationdes mélodies. Néanmoins, une très grande partie des connaissances concernant <strong>le</strong> corpus<strong>son</strong>t déjà exposées. Ce chapitre de l’ouvrage de Friedrich Ludwig reste aujourd’huiencore l’une des présentations <strong>le</strong>s plus complètes <strong>sur</strong> <strong>le</strong> corpus <strong>et</strong> ses sources. Il fait <strong>le</strong>point <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s attributions <strong>et</strong> donne tous <strong>le</strong>s éléments qui perm<strong>et</strong>tent de délimiter <strong>le</strong> corpus.Les principa<strong>le</strong>s zones d’ombre, <strong>le</strong>s attributions douteuses <strong>et</strong> <strong>le</strong>s rubriquesproblématiques <strong>son</strong>t d'ores <strong>et</strong> déjà signalées. La majorité de la recherche <strong>sur</strong> <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong>134 Craig WRIGHT, Music and Ceremony at Notre Dame of Paris 500-1500, Cambridge, 1989, p. 294-300.C’est principa<strong>le</strong>ment en tant que collaborateur de Pérotin que <strong>Philippe</strong> est évoqué.135 Friedrich LUDWIG, Repertorium organorum recentioris <strong>et</strong> mot<strong>et</strong>orum v<strong>et</strong>ustissimi stili, 3 vol., Hal<strong>le</strong>,1910.136 Friedrich LUDWIG, op. cit., tome 1 A, chapitre IX, p. 243-267 : « Der Pariser Kanz<strong>le</strong>r Philippus (+1236) und der Pariser Bischof Wilhelmus als Mot<strong>et</strong>tendichter; weitere Mot<strong>et</strong>ten in London Br. M. Eg.274 (LoB) ». La participation de l’évêque Guillaume à la musique de Notre-Dame ne concerneraitqu’un seul mot<strong>et</strong> (In veritate comperi), selon <strong>le</strong> témoignage d’un manuscrit perdu. L’autorité de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>sur</strong> ce texte a été rétablie par P<strong>et</strong>er DRONKE dans « The Lyrical Compositions ofPhilip the Chancellor », Studi Medievali, XXVIII (1987), p. 368.61


<strong>Chancelier</strong> s’est amp<strong>le</strong>ment appuyée <strong>sur</strong> <strong>le</strong> « défrichage » conséquent de FriedrichLudwig <strong>et</strong> suivra <strong>le</strong>s questions qu’il a sou<strong>le</strong>vées.En eff<strong>et</strong>, <strong>le</strong>s recherches qui ont suivi l’éco<strong>le</strong> de Friedrich Ludwig se <strong>son</strong>tappliquées à discuter <strong>et</strong> compléter <strong>le</strong>s informations col<strong>le</strong>ctées à l’observation dessources. Les problèmes d’attributions ont constitué la préoccupation principa<strong>le</strong> destravaux <strong>sur</strong> <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. On peut y distinguer deux tendances inverses maisnon contradictoires au sens où el<strong>le</strong>s poursuivent <strong>le</strong> même désir de clarification : discuter<strong>le</strong>s attributions médiéva<strong>le</strong>s ou élargir <strong>le</strong> corpus en proposant d’y intégrer descompositions jusque alors anonymes.L’attribution à <strong>Philippe</strong> de trois hymnes en l’honneur de Made<strong>le</strong>ine est attestéepar <strong>le</strong> témoignage du frère franciscain Salimbene 137 , au moins pour l’une des trois(Pange lingua Magda<strong>le</strong>na). Les trois hymnes étant très intimement liées dans latradition manuscrite, il était d’usage de <strong>le</strong>s attribuer toutes trois au <strong>Chancelier</strong>. Maisc<strong>et</strong>te contribution au répertoire liturgique est fortement remise en question, sources <strong>et</strong>chronologie à l’appui par Victor Saxer 138 qui préfère considérer l’attribution deSalimbene comme une erreur.L’étendue du corpus est plus considérab<strong>le</strong>ment restreinte par l’hypothèse deRobert Falck qui doute de l’attribution de la col<strong>le</strong>ction entière du manuscrit deDarmstadt 2777 (Da) 139 . En eff<strong>et</strong>, la rubrique ne mentionne que la fonction de<strong>Chancelier</strong> <strong>et</strong> non <strong>le</strong> prénom de <strong>Philippe</strong>. De plus, aucune des compositions n’estconcordante avec <strong>le</strong>s autres sources portant l’attribution à <strong>Philippe</strong> (LoB <strong>et</strong> Prague) <strong>et</strong> <strong>le</strong>sty<strong>le</strong> en est assez différent. Fort de ces arguments, Robert Falck propose d’envisager unautre auteur à choisir parmi <strong>le</strong>s chanceliers qui ont exercé à Notre-Dame. C<strong>et</strong>tesuggestion est refusée par P<strong>et</strong>er Dronke qui montre l’unité du sty<strong>le</strong> littéraire entre <strong>le</strong>sdifférentes col<strong>le</strong>ctions.137 Voir citation du texte p. 39.138 Victor SAXER, « Les hymnes magdaléniennes attribuées à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>son</strong>t-el<strong>le</strong>s de lui ? »,Mélanges de l’Éco<strong>le</strong> française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes, LXXXVIII/1 (1976), p. 497-573. L’auteur fait appel à toute la tradition manuscrite de ces hymnes pour montrer qu’el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>tprobab<strong>le</strong>ment antérieures à la carrière du <strong>Chancelier</strong>.139 Robert FALCK, The Notre Dame Conductus: A Study of the Repertory, Henryvil<strong>le</strong>-Ottawa-Binningen,1981, p. 115-119. Pour la présentation succincte de ce manuscrit voir p. 79.62


En 1987, P<strong>et</strong>er Dronke propose de faire <strong>le</strong> point <strong>sur</strong> <strong>le</strong> corpus 140 . L’objectifpoursuivi par l’auteur dans c<strong>et</strong> artic<strong>le</strong> est de confirmer l’autorité de <strong>Philippe</strong> <strong>sur</strong> uncertain nombre de compositions contenues dans <strong>le</strong>s manuscrits <strong>et</strong> notamment <strong>le</strong>problème posé par Da <strong>et</strong> sou<strong>le</strong>vé par Robert Falck 141 . En examinant <strong>le</strong>s pièces de cesdifférentes sources, P<strong>et</strong>er Dronke relève des procédés stylistiques littéraires récurrentsdans <strong>le</strong> corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Il montre quelques-unes des figures répétitives,des jeux de mots <strong>et</strong> des subtilités langagières propres à c<strong>et</strong>te poésie, <strong>le</strong>s thèmes <strong>et</strong>images <strong>le</strong>s plus utilisés. C<strong>et</strong>te analyse est <strong>le</strong> premier examen profond <strong>et</strong> argumenté desqualités stylistiques de la poésie du <strong>Chancelier</strong>. Ainsi, en généralisant certains traitsstylistiques ou thèmes littéraires, P<strong>et</strong>er Dronke tente de conforter un certain nombred’attributions jusqu’alors peu fondées <strong>et</strong> en propose de nouvel<strong>le</strong>s. D’une manièregénéra<strong>le</strong>, il tend à élargir considérab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> nombre des pièces attribuab<strong>le</strong>s au poèteparisien. À la fin de <strong>son</strong> artic<strong>le</strong>, il propose une liste exposant successivement par sourcestoutes <strong>le</strong>s pièces attribuées à <strong>Philippe</strong> (soit 66 pièces selon ses critères), cel<strong>le</strong>s que <strong>le</strong>ssources lui attribuent mais pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong> doute persiste (15 pièces), puis vingt-deuxpropositions d’attributions nouvel<strong>le</strong>s.Le travail de P<strong>et</strong>er Dronke a très certainement incité à élargir encore <strong>le</strong> nombredes attributions. C’est dans d’autres textes ou dans d’autres compositions que l’on acherché <strong>le</strong>s éléments pour ces nouvel<strong>le</strong>s propositions. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> a usé dedifférents types d’emprunt mélodique : mot<strong>et</strong> à partir de clausu<strong>le</strong>, contrafactum dechan<strong>son</strong> vernaculaire, prosu<strong>le</strong> d’organum ou de conduit. Une des pièces <strong>le</strong>s plusconnues de <strong>Philippe</strong>, <strong>le</strong> conduit satirique Bulla fulminante est en réalité une prosu<strong>le</strong> dumélisme final du conduit polyphonique Dic Christi veritas. C<strong>et</strong>te relation ainsi que laprésence de ce dernier parmi d’autres conduits de <strong>Philippe</strong> dans <strong>le</strong>s plus grandes sources,argumentent en faveur de <strong>son</strong> intégration au corpus du <strong>Chancelier</strong> 142 . Les empruntsmélodiques au domaine de la chan<strong>son</strong> profane peuvent créer des situations plusdiffici<strong>le</strong>s encore à interpréter. L’étude des variantes <strong>et</strong> de plusieurs courants d<strong>et</strong>ransmission ont permis à Robert Falck de démê<strong>le</strong>r la comp<strong>le</strong>xité de la diffusion <strong>et</strong> <strong>le</strong>s140 P<strong>et</strong>er DRONKE, « The Lyrical Compositions of Philip the Chancellor », Studi Medievali, XXVIII(1987), p. 563-592. C<strong>et</strong> artic<strong>le</strong> fondamental est reproduit dans <strong>le</strong> recueil Latin and Vernacular Po<strong>et</strong>s ofthe Midd<strong>le</strong> Ages, Hampshire, 1991.141 P<strong>et</strong>er DRONKE, op. cit., p. 579.142 Norbert FICKERMANN, « Philipp de Grève, der Dichter des Dic Christi veritas », Neophilologus, XIII(1927-1928), p. 71 <strong>et</strong> du même auteur « Ein neues Bischofslied Philipps de Grève », Studien zurlateinischen Dichtung des Mittelalters : Ehrengabe für Karl Strecker zum 4. September 1931, éd. W.STACH <strong>et</strong> H. WALTER, Dresde, 1931, p. 37-44.63


modalités la création d’un contrafactum, <strong>le</strong> conduit Nitimur in v<strong>et</strong>itum à partir d’unechan<strong>son</strong> du Châtelain de Coucy 143 .Il est fréquent que <strong>le</strong>s arguments qui perm<strong>et</strong>tent d’attribuer un texte anonyme à<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> soient extra musicaux, résultant d’une recherche plus historique<strong>et</strong> littéraire que musicologique. L’un des premiers à avoir proposé une attribution ensuivant une tel<strong>le</strong> démarche est <strong>le</strong> musicologue <strong>et</strong> philologue Pierre Aubry 144 . Il m<strong>et</strong> enrelation un passage de la chronique d’Albéric de Trois-Fontaines <strong>et</strong> deux compositionsjusqu’alors anonymes. Le chroniqueur cistercien explique en eff<strong>et</strong> que <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> a fait <strong>le</strong> récit d’un événement <strong>sur</strong>venu à l’abbaye de Saint-Denis en 1233, laperte <strong>et</strong> la restitution d’un clou, relique sacrée 145 . Deux conduits traitent du thème duclou <strong>et</strong> de sa disparition (Clavus clavo r<strong>et</strong>unditur <strong>et</strong> Clavus pungens acumine) <strong>et</strong> c<strong>et</strong>teressemblance thématique suffit à en suggérer l’auteur. Depuis, ces deux conduits <strong>son</strong>tgénéra<strong>le</strong>ment admis parmi <strong>le</strong>s autres compositions de <strong>Philippe</strong> 146 . Il existe d’autrestravaux parus qui perm<strong>et</strong>tent d’élargir <strong>le</strong> corpus à des hymnes franciscaines ou encore àla célèbre chan<strong>son</strong> Angelus ad virginem en utilisant <strong>le</strong> témoignage d’un chroniqueuranglais 147 . Il arrive aussi que <strong>le</strong>s indices proviennent d’autres productions littéraires oude documents historiques informant <strong>sur</strong> la biographie du <strong>Chancelier</strong>. Thomas Paynemontre comment un conduit, Aurelianis civitas peut faire écho à l’un des sermons de<strong>Philippe</strong> 148 . Écrits tous deux dans des circonstances historiques similaires mais àenviron cinq ans d’interval<strong>le</strong> (la fuite des maîtres <strong>et</strong> étudiants de l’Université de Paris à143 Robert FALCK, « Zwei Lieder Philipps des Kanz<strong>le</strong>rs und ihre Vorbilder », Archiv fürMusikwissenschaft, XXIV (1967), p. 81-98.144 Pierre AUBRY, « Comment fut perdu <strong>et</strong> r<strong>et</strong>rouvé <strong>le</strong> saint clou de l’abbaye de Saint-Denys », RevueMabillon, II (1906), p. 185-192 <strong>et</strong> 286-300, III (1907), p. 43-50 <strong>et</strong> 147-182 <strong>et</strong> du même auteur « Unchant historique latin de XIII è sièc<strong>le</strong> : <strong>le</strong> saint Clou de Saint-Denys (1233) », Le Mercure musical, I(1905), p. 423-434.145 ALBÉRIC de TROIS-FONTAINES, Chronica, éd. G. H. PERTZ, Monumenta Germaniae Historica, Leipzig,1925, p. 931.146 Voir la liste de P<strong>et</strong>er Dronke ou l’annexe à la thèse de Thomas Payne. C<strong>et</strong>te attribution a été remise enquestion par Anne Walters ROBERTSON, The Service-Books of the Royal Abbey of Saint-Denis, Oxford,1991, p. 331-334. Pour de plus amp<strong>le</strong>s développements <strong>sur</strong> <strong>le</strong> thème de ces deux conduits, voir Anne-Zoé RILLON, « Entre conduits <strong>et</strong> sermons, variation autour de l’image du christi clavus chez <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> », Revue Mabillon, XIX (2008).147 Ferdinand-M. DELORME, « Une prose inédite <strong>sur</strong> saint François », La France Franciscaine, tome X(1927), p. 201-203 ; Christopher PAGE, « Angelus ad virginem, a New Work by Philip theChancellor ? », Early Music, XI/1 (1983), p. 69-70.148 Thomas B. PAYNE, « Aurelianis civitas : Student Unrest in Medieval France and a Conductus by Philipthe Chancellor », Speculum, LXXV/3 (2000), p. 589-614. Le sermon en question est édité dans <strong>le</strong>célèbre ouvrage de Marie-Made<strong>le</strong>ine DAVY (Les sermons universitaires parisiens de 1230-1231, Paris,1931). Le même type de démonstration pour <strong>le</strong> conduit anonyme dans <strong>le</strong>s sources Dogmatum falsasspecies, est menée par David A. TRAILL dans « Philip the Chancellor and the Heresy Inquisition inNorthern France, 1235-1236 », Viator, XXXVII (2006), p. 241-254.64


Orléans), ils font appel aux mêmes images <strong>et</strong> au même vocabulaire pour inciter <strong>le</strong>sétudiants à revenir à Paris.L’observation globa<strong>le</strong> des écrits musicologiques consacrés à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> montre que <strong>le</strong> problème des attributions s’avère être un point central desrecherches <strong>sur</strong> <strong>le</strong> corpus poético-musical. En eff<strong>et</strong>, dans la me<strong>sur</strong>e où l’existenceexceptionnel<strong>le</strong> d’un auteur constitue l’intérêt principal de l’œuvre, <strong>le</strong>s discussionsportent avec prédi<strong>le</strong>ction <strong>sur</strong> ce fait. Or, la fragilité de nos connaissances en la matièrene peut qu’inciter à la plus grande prudence. Quels que soient <strong>le</strong>s textes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s sources,<strong>le</strong>s attributions des rubriques dans <strong>le</strong>s manuscrits doivent être considérées avecprécaution : incomplètes, trompeuses ou tout simp<strong>le</strong>ment fausses, el<strong>le</strong>s ont fourvoyéplus d’un <strong>le</strong>cteur moderne. La signature de l’auteur n’existe en eff<strong>et</strong> que rarement dans<strong>le</strong>s textes médiévaux si l’auteur ne par<strong>le</strong> pas directement de lui-même, <strong>et</strong> <strong>le</strong>s attributionsne va<strong>le</strong>nt souvent que par la confiance qu’on <strong>le</strong>ur accorde. Ce qui constitue l’originalitédu corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, c’est-à-dire la possibilité de nommer <strong>son</strong> auteur, estdonc aussi l’une de ses difficultés car <strong>le</strong>s justifications <strong>et</strong> <strong>le</strong>s irrémédiab<strong>le</strong>s zonesd’ombre <strong>son</strong>t un débat dont il est diffici<strong>le</strong> de s’écarter.Les attributions modernes qui prennent pour argument des évidenceshistoriques ou des témoignages médiévaux semb<strong>le</strong>nt certes plus fiab<strong>le</strong>s que cel<strong>le</strong>s qui sefondent <strong>sur</strong> des remarques purement stylistiques, mais el<strong>le</strong>s demeurent des propositionsou des hypothèses. C’est à partir de c<strong>et</strong> état du corpus, instab<strong>le</strong> <strong>et</strong> p<strong>le</strong>in d’incertitudesque Thomas B. Payne a travaillé, tant dans sa thèse, Po<strong>et</strong>ry, Politics and Polyphony :Philip the Chancellor’s Contribution to the Music of Notre Dame School 149 que dans sesartic<strong>le</strong>s.Le premier artic<strong>le</strong> qu’il publie, en 1986 avant l’achèvement de sa thèse, luiperm<strong>et</strong> de faire <strong>le</strong> point <strong>sur</strong> <strong>le</strong> corpus <strong>et</strong> l’état des connaissances, ainsi que de montrerl’importance de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans la vie musica<strong>le</strong> de Notre-Dame 150 . Ildévoi<strong>le</strong> l’origine de la mélodie d’une des compositions du corpus : Associa tecum inpatria. Jusqu’alors comptée parmi <strong>le</strong>s conduits monodiques, c<strong>et</strong>te œuvre est en réalité laprosu<strong>le</strong> d’un organum attribué à Pérotin, <strong>le</strong> répons Sancte Germane. Le texte de<strong>Philippe</strong> célèbre saint Éloi. Thomas Payne montre <strong>le</strong>s liens forts qui unissent la liturgie149 Thomas B. PAYNE, Po<strong>et</strong>ry, Politics and Polyphony : Philip the Chancellor’s Contribution to the Musicof Notre Dame School, Ph.D. Diss., Université de Chicago, 1991.150 Thomas B. PAYNE, « Associa tecum in patria : a Newly Identified Organum Trope by Philip theChancellor », JAMS, XXXIX (1986), p. 233-254.65


de Notre-Dame au saint patron de Noyon (où <strong>Philippe</strong> est archidiacre) dans sescélébrations cycliques comme dans des circonstances plus extraordinaires, comme <strong>le</strong>don d’une relique du même saint Éloi de la cathédra<strong>le</strong> de Noyon à cel<strong>le</strong> de Paris. Lerépons polyphonique <strong>sur</strong> <strong>le</strong>quel est chantée la prosu<strong>le</strong> semb<strong>le</strong> lui aussi avoir étécomposé en l’honneur d’Éloi. C<strong>et</strong> artic<strong>le</strong> perm<strong>et</strong> d’éclairer avec précision certaines despratiques liturgiques qui nous <strong>son</strong>t encore peu connues : l’intégration des organa <strong>et</strong><strong>sur</strong>tout l’ajout de textes qui agissent comme des gloses <strong>sur</strong> ces constructions déjàcomp<strong>le</strong>xes. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> joue un rô<strong>le</strong> central, en tant que poète, mais aussi entant que c<strong>le</strong>rc, dans l’élaboration de c<strong>et</strong>te liturgie doub<strong>le</strong>ment embellie par lapolyphonie <strong>et</strong> par <strong>le</strong> trope.Le titre que Thomas Payne donne à sa thèse, Po<strong>et</strong>ry, Politics and Polyphony :Philip the Chancellor’s Contribution to the Music of Notre Dame School montre <strong>son</strong>intention de poursuivre dans la même direction que l’artic<strong>le</strong> évoqué précédemment.C<strong>et</strong>te étude est <strong>le</strong> premier <strong>et</strong> <strong>le</strong> seul effort de synthèse <strong>et</strong> d’analyse jamais entrepris <strong>sur</strong>l’ensemb<strong>le</strong> du corpus poético-musical de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. La comp<strong>le</strong>xité de latâche est réel<strong>le</strong> comme en témoignent <strong>le</strong>s nombreux problèmes d’attribution qued’autres ont tenté de résoudre avant lui. Thomas Payne produit éga<strong>le</strong>ment un importanttravail de transcription en annexe qui pourrait former un bon départ pour un proj<strong>et</strong>d’édition complète du corpus. Il souhaite fournir <strong>le</strong>s éléments pour réévaluer <strong>le</strong> rô<strong>le</strong>historique de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans la musique de Notre-Dame : <strong>son</strong> rô<strong>le</strong> en tantque poète, compositeur innovant en matière de polyphonie, mais aussi, comme <strong>le</strong> dit <strong>le</strong>titre, <strong>le</strong>s aspects « politiques » de c<strong>et</strong>te contribution. <strong>Philippe</strong> est à la fois témoin, ausens où ses textes décrivent <strong>et</strong> souvent déplorent <strong>le</strong> monde qui l’entoure, <strong>et</strong> acteur carses compositions <strong>son</strong>t en prise avec la réalité historique. Parallè<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>ur sty<strong>le</strong> ainsique <strong>le</strong>s techniques musica<strong>le</strong>s employées évoluent <strong>et</strong> marquent une avancée décisive del’histoire de la musique. Thomas Payne se donne pour objectif de montrer l’importancedu per<strong>son</strong>nage <strong>et</strong> faire de lui <strong>le</strong> « troisième homme » de Notre-Dame, aux côtés deLéonin <strong>et</strong> Pérotin 151 . Voyons à présent comment il mène sa démonstration.La perspective historique avec laquel<strong>le</strong> l’auteur envisage <strong>son</strong> suj<strong>et</strong> ne peut fairel’économie d’une présentation complète du per<strong>son</strong>nage 152 . La biographie <strong>et</strong> l’aperçu de151 IDEM, Po<strong>et</strong>ry, Politics and Polyphony…, p. 28 : « This third member of the Notre Dame “ triumvirate”certainly merits a place alongside Leonin and Perotin as a newly acknow<strong>le</strong>dged advocate for one ofthe most innovative eras of music history. »152 Ibid., p. 29-99.66


l’œuvre philosophique du <strong>Chancelier</strong> qui ouvrent la thèse <strong>son</strong>t très comp<strong>le</strong>ts. Bien queces éléments soient connus depuis l’édition de la Summa de bono par Niklaus Wicki, i<strong>le</strong>st parfaitement uti<strong>le</strong> d’en faire <strong>le</strong> récit détaillé, en insistant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s événements <strong>et</strong>circonstances dont certaines compositions <strong>son</strong>t <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t.L’auteur s’intéresse dans un premier temps aux conduits (chapitres 2 <strong>et</strong> 3). Enresituant certaines allusions historiques présentes dans <strong>le</strong>s textes dans la biographiefournie du <strong>Chancelier</strong>, Thomas Payne parvient à dater certains conduits, qui constituentainsi un sous-ensemb<strong>le</strong> de « conduits datab<strong>le</strong>s », s’étalant entre 1187 <strong>et</strong> 1236. Ces onzeconduits « datab<strong>le</strong>s » isolés (dont sept seu<strong>le</strong>ment <strong>son</strong>t des attributions par <strong>le</strong>s sourcesmédiéva<strong>le</strong>s) font l’obj<strong>et</strong> d’une analyse stylistique littéraire <strong>et</strong> musica<strong>le</strong> à partir delaquel<strong>le</strong> l’auteur tente de dégager <strong>le</strong>s grandes lignes d’une évolution du genre duconduit 153 . Il souhaite par ce biais poursuivre <strong>le</strong> travail entamé par Ernest Sanders àpropos des conduits polyphoniques 154 . Sur l’échantillon datab<strong>le</strong> observé, il est apparuque l’usage de la cauda n’est pas attesté <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s conduits <strong>le</strong>s plus anciens (avant 1180) <strong>et</strong>qu’il devient courant après 1189. De plus, une fois apparues, <strong>le</strong>s caudae deviennent deplus en plus élaborées dans <strong>le</strong>ur construction, faisant preuve d’une véritab<strong>le</strong> évolutionstylistique.Pour sa propre démonstration, Thomas Payne travail<strong>le</strong> à partir de tous <strong>le</strong>sconduits datab<strong>le</strong>s rapportés dans <strong>le</strong>s sources de Notre-Dame (soit 32 compositions), eninsistant bien sûr <strong>sur</strong> ceux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Dans <strong>le</strong> cours de l’analyse,différents paramètres stylistiques <strong>son</strong>t appliqués, <strong>et</strong> la répartition chronologique desconduits datab<strong>le</strong>s donne ainsi <strong>le</strong>s grandes lignes d’une évolution du sty<strong>le</strong> <strong>sur</strong> unepériode allant de 1170 à 1236. Ainsi <strong>le</strong> critère de l’organisation strophique du texte<strong>et</strong>/ou de la musique, certains schémas poétiques connus, <strong>le</strong>s formes issues de la lyriqu<strong>et</strong>rouvère, la présence ou l’absence de mélismes, la monodie ou la polyphonie, ou encorela clarté rythmique de la notation <strong>son</strong>t autant d’éléments qui, en se raréfiant ou segénéralisant dans <strong>le</strong> corpus observé, perm<strong>et</strong>tent de construire une trame stylistique. Lesconclusions auxquel<strong>le</strong>s l’étude mène <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s suivantes : <strong>le</strong>s conduits <strong>le</strong>s plus anciens<strong>son</strong>t plus redevab<strong>le</strong>s de la chan<strong>son</strong> profane (forme strophique, métrique, présence derefrain, syllabisme) que <strong>le</strong>s pièces postérieures qui font une plus grande place auxstructures continues ou plus recherchées <strong>et</strong> aux mélismes. Les conduits monodiques153 Le chapitre 3 s’intitu<strong>le</strong> : « Po<strong>et</strong>ic Form and Musical Sty<strong>le</strong> in the Datab<strong>le</strong> Notre Dame Conductus ».154 Ernest SANDERS, « Sty<strong>le</strong> and Technique in Datab<strong>le</strong> Polyphonic Notre Dame Conductus », InMemoriam Gordon A. Ander<strong>son</strong>, vol. 2, Henryvil<strong>le</strong>-Ottawa-Binningen,1984, p. 505-530.67


présentent une évolution moindre que <strong>le</strong>urs cousins polyphoniques, dans <strong>le</strong>squelsl’apparition du rythme me<strong>sur</strong>é est une avancée spectaculaire. Pour c<strong>et</strong>te rai<strong>son</strong>, lamonodie est qualifiée de « conservatrice » <strong>et</strong> « conventionnel<strong>le</strong> » 155 . Les conclusions dec<strong>et</strong>te démonstration <strong>son</strong>t à nouveau exposées dans un artic<strong>le</strong> reprenant ces analyses desconduits monodiques 156 . Dans ce dernier, il se dit conscient de la prudence avec laquel<strong>le</strong>il faut considérer <strong>le</strong>s résultats de ses observations. La postériorité des sources parrapport aux œuvres ainsi que <strong>le</strong>s variations de l’une à l’autre doivent toujours rappe<strong>le</strong>rcombien mobi<strong>le</strong> <strong>et</strong> fragi<strong>le</strong> est <strong>le</strong> matériau <strong>sur</strong> <strong>le</strong>quel nous travaillons. Mais d’autresremarques peuvent être ajoutées à cel<strong>le</strong>-ci pour inciter à la prudence. En eff<strong>et</strong>, ThomasB. Payne ne discute pas de la va<strong>le</strong>ur d’échantillon représentatif des compositions« datab<strong>le</strong>s » <strong>sur</strong> <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il travail<strong>le</strong>. Leur caractère circonstanciel ne <strong>le</strong>s différencie-tilpas des autres ? Sont-el<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s mieux placées pour révé<strong>le</strong>r une évolution stylistique ?Enfin, l’hypothèse d’une évolution stylistique adm<strong>et</strong> sans la discuter une conceptionlinéaire en terme de progrès qui va du plus simp<strong>le</strong> vers <strong>le</strong> plus élaboré, alors que, même<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s œuvres observées, on constate que plusieurs manières de faire peuvent coexister.Le chapitre suivant de la thèse est consacré aux prosu<strong>le</strong>s d’organa <strong>et</strong> deconduits. Ces pièces <strong>son</strong>t peu nombreuses : trois prosu<strong>le</strong>s de conduits <strong>et</strong> cinq à partir defragments d’organa. C<strong>et</strong>te rar<strong>et</strong>é n’empêche pas Thomas Payne de s’interroger <strong>sur</strong> laclassification de ces pièces comme un genre à part entière <strong>et</strong> conscient de sesparticularités. Le problème ne semb<strong>le</strong> pas avoir embarrassé <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>cteurs médiévauxdans <strong>le</strong>s manuscrits. Ils n’ont pas su, ou du moins n’ont pas cherché à <strong>le</strong>s différencierdes compositions aux techniques d’élaboration similaires. Les prosu<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t mêléesindifféremment aux mot<strong>et</strong>s ou aux conduits, selon <strong>le</strong>s cas. Les théoriciens ont ignoré <strong>le</strong>problème <strong>et</strong> ne font pas mention d’un tel « genre ». Thomas Payne montre cependantque certaines sources (W2, fascicu<strong>le</strong> 8, <strong>et</strong> Prague) semb<strong>le</strong>nt délibérément avoirassemblé <strong>le</strong>s rares prosu<strong>le</strong>s existantes. En rai<strong>son</strong> de cela, el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t à considérer commeun genre qui apparaît en même temps que <strong>le</strong> mot<strong>et</strong>, utilisant des savoir-faire semblab<strong>le</strong>s(pourvoir une polyphonie existante d’un nouveau texte). La supériorité du mot<strong>et</strong> en155 Thomas B. PAYNE, Po<strong>et</strong>ry, Politics and Polyphony..., p. 203 : « All of the observations of musical sty<strong>le</strong>offered here imply that the monophonic conductus repertory is essentially a more conservative andconventional genre when compared to the polyphonic. »156 Thomas B. PAYNE, « Datab<strong>le</strong> Notre Dame Conductus : New Observations on Sty<strong>le</strong> and Technique »,Current Musicology, LXIV (2001), p. 104-151.68


terme de possibilités créatrices expliquerait la disparition prématurée de ce genre 157 .<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est donc partie prenante de ce laboratoire de la création musica<strong>le</strong>,au moment où s’élaborent <strong>le</strong>s premiers mot<strong>et</strong>s, mais aussi d’autres expérimentationssimilaires.L’analyse des prosu<strong>le</strong>s qui suit c<strong>et</strong>te interrogation <strong>sur</strong> l’existence d’un genredonne des éléments importants pour comprendre l’originalité de ces prosu<strong>le</strong>s par rapportaux compositions antérieures qui peuvent s’en approcher. Thomas Payne insiste, trèsjustement, <strong>sur</strong> l’importance de la formation intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> clérica<strong>le</strong> <strong>et</strong> universitaire dansla mise en œuvre de tel<strong>le</strong>s pratiques compositionnel<strong>le</strong>s. Le texte ajouté fonctionnecomme une « glose » ou un commentaire de la polyphonie préexistante 158 . Ce <strong>son</strong>t, iciencore, la préoccupation chronologique <strong>et</strong> <strong>le</strong>s hypothèses de datation qui prennent <strong>le</strong>dessus. Le but de Thomas Payne est de se servir de la datation des prosu<strong>le</strong>s, comprisescomme des essais de mot<strong>et</strong>s, pour apporter de nouveaux éléments <strong>et</strong> des précisionschronologiques à l’histoire de l’émergence du mot<strong>et</strong> 159 .L’étude se poursuit par l’analyse conséquente (en réalité la moitié du volume)des mot<strong>et</strong>s. Toujours par souci de situer <strong>le</strong> corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans uneperspective historique, Thomas Payne m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur l’aspect novateur de l’ensemb<strong>le</strong> desmot<strong>et</strong>s pour faire de <strong>le</strong>ur auteur l’un des créateurs du genre. Seuls sept mot<strong>et</strong>s <strong>son</strong>tattribués à <strong>Philippe</strong> dans <strong>le</strong>s sources. Mais en considérant <strong>le</strong>s mot<strong>et</strong>s anonymescontemporains <strong>sur</strong> des bases stylistiques <strong>et</strong> littéraires, Thomas Payne parvient à ajouter27 compositions au corpus attesté par <strong>le</strong>s sources. L’analyse détaillée de ce corpus m<strong>et</strong>en évidence une très grande diversité formel<strong>le</strong> <strong>et</strong> stylistique. Il est impossib<strong>le</strong> de dégagerun archétype du mot<strong>et</strong> chez <strong>Philippe</strong> car toutes <strong>le</strong>s structures, toutes <strong>le</strong>s techniques <strong>et</strong>figures qui constituent l’originalité d’un mot<strong>et</strong> <strong>son</strong>t représentées sans que l’une ne157 Thomas B. PAYNE, « Philip the Chancellor and the Conductus Prosula : ‘Mot<strong>et</strong>ish’ Works from theSchool of Notre Dame », Music in Medieval Europe. Studies in Honour of Bryan Gillingham, éd.Terence BAILEY <strong>et</strong> Alma SANTOSUOSSO, Ashgate, 2007, p. 217-237.158 Thomas B. PAYNE, Po<strong>et</strong>ry, Politics and Polyphony…, p. 280 : « Philip’s experience as a preacher andtheologian is also revea<strong>le</strong>d in his texts to organa. As in his other poems, he rarely <strong>le</strong>ts slip anopportunity to instruct or to illustrate through exempla drawn from the Bib<strong>le</strong> or the Church father.Non<strong>et</strong>he<strong>le</strong>ss, appearing as they do with the context of the organa, which are themselves musical“glosses” to gregorian chants, the scriptural, patristic, and scholastic commentary in the texts of theorganum prosulas appear especially re<strong>le</strong>vant. »159 Thomas B. PAYNE, op. cit., p. 325 : « […] at the time of the cultivation of the conductus prosulas, allthe conditions necessary for the formation of the mot<strong>et</strong> were present. It therefore seems tenab<strong>le</strong> toassert that the mot<strong>et</strong> probably arose around the the same time as the conductus prosula (at some pointaround 1212) and that Philip, in troping organa and conductus caudae, also had a hand in theintroduction of this newest Notre Dame genre. ».69


semb<strong>le</strong> prendre l’ascendant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s autres. L’étude se termine par un chapitre consacré àla chronologie des mot<strong>et</strong>s.Les conclusions obtenues par Thomas Payne perm<strong>et</strong>tent une mise au pointgénéra<strong>le</strong> de l’ensemb<strong>le</strong> du corpus <strong>et</strong> apportent des précisions importantes pour notrecompréhension de l’histoire des genres. Cependant, on peut regr<strong>et</strong>ter que l’auteur n’aitpas davantage discuté <strong>le</strong>s sous-entendus épistémologiques de certains de ses points devue. La <strong>le</strong>cture du corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> qu’il fait dans sa thèse est façonnéepar une conception chronologique des genres (conduits, prosu<strong>le</strong>s, mot<strong>et</strong>s) qui ne sedémarque pas vraiment des présupposés évolutionnistes avec <strong>le</strong>squels Friedrich Ludwiginterprétait la musique du XIII e sièc<strong>le</strong>. Il interprète en eff<strong>et</strong> l’histoire de chacun desgenres en terme de progression linéaire d’un stade simp<strong>le</strong> vers un état estimé commeplus évolué <strong>et</strong> plus savant du savoir-faire des compositeurs. Les compositions qui ne« cadrent » pas avec <strong>le</strong>s tendances dégagées par la chronologie établie <strong>son</strong>t reléguées aurang d’exceptions, sans que soit évoquée la possibilité d’une évolution non linéaire dusty<strong>le</strong>. Ainsi, Thomas Payne contribue à compléter <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au commencé par FriedrichLudwig en revendiquant l’émergence d’un troisième compositeur, tout aussi importantque Léonin <strong>et</strong> Pérotin pour l’histoire de la musique 160 .Les annexes constituent une part de la richesse du travail de c<strong>et</strong>te thèse. El<strong>le</strong>scomportent notamment un nombre conséquent de transcriptions, de traductions <strong>et</strong>d’explications approfondies des textes des conduits datab<strong>le</strong>s, des prosu<strong>le</strong>s <strong>et</strong> des mot<strong>et</strong>s.En plus des attributions médiéva<strong>le</strong>s, Thomas Payne ajoute <strong>le</strong>s mot<strong>et</strong>s attribuab<strong>le</strong>s à<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, ce qui forme une col<strong>le</strong>ction importante de transcriptions desmot<strong>et</strong>s <strong>le</strong>s plus anciens du XIII e sièc<strong>le</strong>. Les conduits monodiques <strong>son</strong>t transcrits sansindication de rythme, contrairement aux compositions polyphoniques. Les mot<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>sprosu<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t interprétés dans <strong>le</strong> respect de la théorie moda<strong>le</strong>, de même que <strong>le</strong>s caudaedes conduits polyphoniques. En revanche, <strong>le</strong>s passages syllabiques de ces conduits <strong>son</strong>trythmiques mais en va<strong>le</strong>urs éga<strong>le</strong>s, sans incidence des modes. C<strong>et</strong>te proposition d<strong>et</strong>ranscription traite donc différemment <strong>le</strong>s passages cum litterae <strong>et</strong> sine litterae dans <strong>le</strong>s160 Thomas B. PAYNE, op. cit., p. 7-8 : « This dissertation, therefore, seeks to shed new light on the historyof the Notre Dame school by focussing on the lyrics of Philip the Chancellor. By studying Philip’spo<strong>et</strong>ic techniques, subjects, and sty<strong>le</strong>, correlating these results with the musical s<strong>et</strong>tings of his texts andplacing our findings in the framework of his biography and the studies of others scholars, we are ab<strong>le</strong>to b<strong>et</strong>ter understand how and when significant technical and stylistic innovations occurred in NotreDame music […] it would also restore to Philip his status as an equal of Leonin and Perotin, aneminent figure in the history of Notre Dame music. »70


conduits polyphoniques. Aucune des éditions existantes ne fait <strong>le</strong> choix de c<strong>et</strong>teméthode de transcription biva<strong>le</strong>nte. Au contraire, <strong>le</strong>s modes y <strong>son</strong>t appliqués <strong>sur</strong>l’ensemb<strong>le</strong> des compositions.Depuis c<strong>et</strong>te thèse <strong>et</strong> la publication de ses résultats sous forme d’artic<strong>le</strong>s parl’auteur, <strong>le</strong> corpus poético-musical n’a pas suscité, chez <strong>le</strong>s musicologues, de nouveauxtravaux. Parmi toutes ces compositions, <strong>le</strong>s conduits de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>son</strong>tprobab<strong>le</strong>ment cel<strong>le</strong>s qui ont été <strong>le</strong> moins commentées. L’étude de Thomas Payne est trèsincomplète à c<strong>et</strong> égard puisque travail ne se penche que <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s conduits « datab<strong>le</strong>s ».L’auteur ne donne pas l’édition des autres conduits qui ne font l’obj<strong>et</strong> d’aucuncommentaire. Il reste donc ici un vaste terrain d’investigation. Pour autant, si <strong>le</strong>sconduits de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> ne <strong>son</strong>t pas systématiquement étudiés, il existe uncertain nombre de publications <strong>sur</strong> <strong>le</strong> genre dont il est uti<strong>le</strong> de faire l’historiographiepour mieux comprendre <strong>le</strong>s problématiques propres à ces compositions. La transcriptionrythmique des conduits pose problème. Le débat de la modalité des conduits a traversétoute la musicologie du XX e sièc<strong>le</strong> <strong>et</strong> la question n’est pas unanimement résolue. Nousferons l’exposé de ces discussions lorsqu’il sera temps de justifier nos propres choix d<strong>et</strong>ranscription, dans un chapitre ultérieur 161 . Il est cependant important de comprendredès maintenant que c<strong>et</strong>te question relative à un problème technique de transcription d’unsystème de signes dans un autre a presque monopolisé l’attention portée <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s œuvres.Pourtant, ce débat, quel<strong>le</strong> qu’en soit l’issue, ne nous apprend rien <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s compositionsel<strong>le</strong>s-mêmes. Comment <strong>le</strong>s conduits ont-ils été compris <strong>et</strong> analysés en marge de c<strong>et</strong>tequestion ? Quel<strong>le</strong>s autres interrogations suscitent-ils ?Les musicologues al<strong>le</strong>mands de la première moitié du XX e sièc<strong>le</strong> se <strong>son</strong>tpenchés <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s conduits <strong>et</strong> ont su sou<strong>le</strong>ver <strong>le</strong>s principaux problèmes méthodologiques <strong>et</strong>musicologiques liés à l’étude de ces compositions. Jacques Handschin montre l’aspectdiscontinu de l’histoire du conduit 162 . En eff<strong>et</strong>, ce qui est nommé conductus par <strong>le</strong>ssources de Saint-Martial ne correspond pas, à bien des égards, à ce que rapportent <strong>le</strong>ssources du XIII e sièc<strong>le</strong>. La fonction liturgique précise d’introduction aux <strong>le</strong>ctures oud’accompagnement des déplacements <strong>et</strong> des processions, assez claire dans <strong>le</strong>s sources161 Voir p. 115.162 Jacques HANDSCHIN, Musikgeschichte im Überblick, Luzern, 1925, p.166 sq. ; « Notizen über denNotre-Dame-Conductus », Bericht über den ersten musikwissenschaftlichen Kongress der DeutschenMusikgesellschaft, Leipzig, 1926, p. 209-217.71


antérieures, n’apparaît plus de manière évidente à Notre-Dame. Les formes mélodiques<strong>et</strong> poétiques <strong>et</strong> <strong>sur</strong>tout <strong>le</strong>s suj<strong>et</strong>s des textes se <strong>son</strong>t renouvelés <strong>et</strong> diversifiés. Il n’y a doncpas de continuité historique qui perm<strong>et</strong>te de suivre une évolution du conduit de Saint-Martial aux autres centres de création musica<strong>le</strong> parmi <strong>le</strong>squels Paris <strong>et</strong> sa cathédra<strong>le</strong><strong>son</strong>t <strong>le</strong>s plus emblématiques. C’est d’ail<strong>le</strong>urs ce qui détermine l’organisation endifférentes époques des quelques études généra<strong>le</strong>s qui tentent de dresser l’histoire dugenre 163 . Pour chaque époque, il faut donc reformu<strong>le</strong>r la définition du conduit ce quiquestionne quant à la continuité du « genre » d’une époque ou d’un centre à l’autre 164 .Comment rendre la cohérence des conduits, même si l’on n’observe que ceuxdes sources du XIII e sièc<strong>le</strong>, si <strong>le</strong> concept du genre n’y aide pas ? Eduard Gröninger aélaboré la première étude systématique des conduits polyphoniques 165 . Sa descriptioncherche à ordonner <strong>le</strong> corpus tel qui est donné par <strong>le</strong>s sources. Les critères musicauxutilisés <strong>son</strong>t la présence ou l’absence de cauda, <strong>le</strong> nombre des voix, la forme strophiqueou durchkomponiert. Ces éléments de description de la forme musica<strong>le</strong> <strong>son</strong>t depuisutilisés <strong>et</strong> constituent un fonds méthodologique admis. Le catalogue qu’il propose faitétat des concordances entre <strong>le</strong>s manuscrits pour chaque conduit polyphonique. L’étudede ces concordances pour déterminer l’ancienn<strong>et</strong>é des sources <strong>et</strong> l’évolution des piècesest un élément central de sa recherche 166 . Bien des années plus tard, l’ouvrage de RobertFalck s’annonce comme une synthèse <strong>et</strong> une poursuite de la présentation du répertoiredes conduits commencée par Eduard Gröningen 167 . L’auteur élargit <strong>le</strong> travail auxconduits monodiques <strong>et</strong> à d’autres compositions que <strong>son</strong> prédécesseur n’avait pas prisesen compte. Il traite d’un corpus immense de 390 compositions. Son étude procède par laclassification selon <strong>le</strong> nombre des voix <strong>et</strong> selon <strong>le</strong>s sources <strong>et</strong> <strong>le</strong>urs concordances. Lesgroupes ainsi formés <strong>et</strong> hiérarchisés s’articu<strong>le</strong>nt autour de l’activité de la cathédra<strong>le</strong> deParis. Le répertoire des conduits se trouve redéfini en termes de « centre » <strong>et</strong>« périphérie », selon la provenance géographique déduite de la représentation dans <strong>le</strong>s163 Leonard ELLINWOOD, « The Conductus », The Musical Quarterly, XXVII/2 (1941), p. 165-204.164 La question est sou<strong>le</strong>vée par Wulf ARLT, Ein Festoffizium des Mittelalters aus Beauvais, Cologne,1970, p. 206 : « Indes erfuhr der Conductus in jenem Repertoire eine entscheidende Neubestimmung,die es notwendig macht, den alten Conductus des zwölften Jahrhunderts von demjenigen des Notre-Dame-Repertoires streng zu <strong>son</strong>dern, sofern es und die Frage nach der Gattung geht. »165 Eduard GRÖNINGER, Repertoire-Untersuchungen zum mehrstimmigen Notre-Dame Conductus,Regensburg 1939.166 Voir aussi Jacques HANDSCHIN, « Conductus-Spici<strong>le</strong>gien », Archiv für Musikwissenschaft, IX/2 (1952),p. 101-119.167 Robert FALCK, The Notre Dame Conductus : A Study of the Repertory, Henryvil<strong>le</strong>-Ottawa-Biningen,1981.72


sources 168 . La démarche de Nicky Losseff est délibérément critique à l’égard de c<strong>et</strong>tevision du répertoire des conduits polyphoniques 169 . Il démontre la fragilité du conceptd’« éco<strong>le</strong> de Notre-Dame », <strong>sur</strong>tout lorsqu’il est utilisé pour désigner l’immensequantité <strong>et</strong> la diversité géographique des conduits. Il propose de remplacer <strong>le</strong> terme deNotre Dame conductus par celui de common conductus. Ce qui apparaît comme« périphérique » pour Robert Falck est, <strong>sur</strong>tout si l’on considère <strong>le</strong> répertoirespécifiquement anglais, <strong>le</strong> résultat d’une pratique tout aussi active <strong>et</strong> origina<strong>le</strong> qu’à Paris.Le travail purement analytique <strong>sur</strong> <strong>le</strong> répertoire des conduits est assez peudéveloppé. Les théoriciens nous aident peu à comprendre la composition des conduits,tant <strong>le</strong>urs indications <strong>son</strong>t imprécises <strong>et</strong> <strong>le</strong>xica<strong>le</strong>ment très fluctuantes 170 . Certainesanalyses ont cependant été proposées, sans qu’il existe de travail de synthèse <strong>sur</strong> <strong>le</strong> suj<strong>et</strong>.La polyphonie <strong>et</strong> la monodie <strong>son</strong>t généra<strong>le</strong>ment étudiées séparément. Il faut signa<strong>le</strong>rqu’une très grosse majorité des études est consacrée à la première. La relation entre <strong>le</strong>svoix de la polyphonie est un matériau musical aussi riche à analyser que celui desorgana. L’observation des con<strong>son</strong>ances, des échanges entre <strong>le</strong>s voix <strong>et</strong> du travailmotivique perm<strong>et</strong> de montrer l’importance du travail des compositeurs 171 .L’analyse de la monodie est moins aisée, car <strong>le</strong>s procédés musicaux <strong>son</strong>t moinsnombreux <strong>et</strong> spectaculaires que dans la polyphonie. Par <strong>le</strong> passé, c<strong>et</strong>te monodie diffici<strong>le</strong>à cerner dans <strong>le</strong> cadre de Notre-Dame <strong>et</strong> de l’idée que l’on se fait de la virtuosité desconstructions polyphoniques a davantage été mise en regard avec <strong>le</strong>s autres productionslyriques à une voix, contemporaines ou antérieures. Les musicologues <strong>et</strong> latinistes desannées 1930 cherchent en eff<strong>et</strong> dans <strong>le</strong>s autres genres contemporains <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>urspoints de comparai<strong>son</strong> pour parvenir à ordonner c<strong>et</strong> ensemb<strong>le</strong> d’une si grande variété.C’est donc avec la chan<strong>son</strong> vernaculaire que <strong>le</strong> conduit présente <strong>le</strong>s similitudes168 Robert FALCK, op. cit., p. 9 : « “Central” always means Paris or, more specifically, the Magnus liber,which is considered “more central”. “Peripheral” is any tradition which points away from theMagnus liber and Paris. It must be pointed out that “peripheral” is not synonymous with “late”, andtherefore “derivation”. » La distinction entre « central » <strong>et</strong> « périphérique » pour comprendre unrépertoire est amp<strong>le</strong>ment discutée dans „Peripherie“ und „Zentrum“ in der Geschichte der ein- undmehrstimmigen Musik des 12. bis 14. Jahrhunderts, Bericht über den Internationa<strong>le</strong>nMusikwissenschaftlichen Kongress Berlin 1974, éd. Helmut KÜHN <strong>et</strong> P<strong>et</strong>er NITSCHE, Kassel, 1980.169 Nicky LOSSEFF, The Best Concord: Polyphonic Music in Thirteenth-Century Britain, New York-Londres, 1994.170 Fred FLINDELL, « Conductus in the Later Ars Antiqua », In Memoriam G A Ander<strong>son</strong>, vol. 1,Henryvil<strong>le</strong>-Ottawa-Binnigen, 1984, p. 131-204.171 Roswitha STELZLE, Der musikalische Satz des Notre-Dame Conductus, Tutling, 1988 ; Wulf ARLT,« Denken in Tönen und Strukturen : Komponieren im Kontext Perotins », Musik-Konzepte, 107 (2000),p. 53-100 ; Wolfgang RATHERT, <strong>et</strong> Andreas TRAUB, « Veris floris sub figura - Flos de spinaprocreatur, Zwei Notre Dame-Conductus », Mittellateinische Jahrbuch, XIX (1984), p. 191-210.73


formel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus manifestes. Les al<strong>le</strong>rs <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ours qui s’opèrent entre <strong>le</strong>s conduits <strong>et</strong> <strong>le</strong>schan<strong>son</strong>s des trouvères, en l’espèce des contrafacta, perm<strong>et</strong>tent de fonder cesrapprochements. L’objectif de ces chercheurs est de proposer une classification quicomprenne tous <strong>le</strong>s genres de la poésie lyrique qu’el<strong>le</strong> soit latine ou profane. Les deuxprincipaux instigateurs de c<strong>et</strong>te entreprise <strong>son</strong>t Friedrich Gennrich <strong>et</strong> Hans Spanke.Leurs méthodes varient sensib<strong>le</strong>ment. Le premier cherche à donner une vision large <strong>et</strong>universel<strong>le</strong> de la création lyrique 172 . Sa proposition de classement prend en compte à lafois <strong>le</strong>s formes poétiques <strong>et</strong> mélodiques <strong>et</strong> insiste <strong>sur</strong> <strong>le</strong> caractère indissociab<strong>le</strong> du texte<strong>et</strong> de la musique dans toute la lyrique médiéva<strong>le</strong>. Il parvient à former quatre grandesfamil<strong>le</strong>s formel<strong>le</strong>s qui tiennent compte des deux paramètres (Litani<strong>et</strong>ypus, Rondeltypus,Sequenzentypus <strong>et</strong> Hymnentypus). De <strong>son</strong> côté, Hans Spanke 173 refuse de prendre encompte la forme mélodique comme critère de classification. Selon lui, trop de pièces<strong>son</strong>t transmises avec une mélodie de forme différente sans affecter la forme poétiquepour que l’on puisse considérer la musique comme déterminante pour la forme. Saclassification des formes poétiques de la lyrique médiéva<strong>le</strong> comporte cinq parties(strophes doub<strong>le</strong>s, quatrains isométriques, formes strophiques suivies, strophes romanes,séquences). Dans ces études, <strong>le</strong> conduit est donc compris dans un immense ensemb<strong>le</strong>qui comprend toute la poésie lyrique.Les conduits monodiques ne présentent pas, comme on peut <strong>le</strong> trouver dans <strong>le</strong>sséquences liturgiques tardives, de procédé d’élaboration à partir de formu<strong>le</strong>s mélodiquesrépertoriées qui perm<strong>et</strong> de comprendre <strong>le</strong> travail de construction <strong>et</strong> d’assemblage ducompositeur 174 . Ruth Steiner a étudié <strong>le</strong> dixième fascicu<strong>le</strong> du manuscrit de Florence <strong>et</strong>s’est donc penchée <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s questions que pose la mélodie 175 . Son artic<strong>le</strong> aborde <strong>le</strong>sproblèmes de transcription du rythme, mais évoque aussi d’autres éléments d’analyses,tels que <strong>le</strong> mode ou la forme. El<strong>le</strong> accorde une grande place à l’étude du texte <strong>et</strong>présente <strong>le</strong>s poètes connus du manuscrit de Florence. La biographie de <strong>Philippe</strong> fait172 Friedrich GENNRICH, Gundriss einer Formen<strong>le</strong>hre des mittelalterlichen Liedes als Grundlage einermusikalischen Formen<strong>le</strong>hre des Liedes, Hal<strong>le</strong>, 1932.173 Hans SPANKE, « Beziehungen zwischen romanischer und mittellateinischer Lyrik », Abhandlungen derGesellschaft der Wissenschaft zu Göttingen, 3 ème série, XVIII (1936), p. 1-189.174 Eugène MISSET <strong>et</strong> Pierre AUBRY, Les Proses d’Adam de Saint-Victor, texte <strong>et</strong> musique, Paris, 1900 ;Margot FASSLER, Gothic Song : Victorine Sequences and Augustinian Reform in Twelfth-CenturyParis, Cambridge, 1993.175 Ruth STEINER, « Some Monophonic Latin Songs Composed around 1200 », The Musical Quarterly,LII (1966), p. 56-70 <strong>et</strong> du même auteur Some Monophonic Latin Songs from the Tenth Fascic<strong>le</strong> of theManuscript of Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1, Ph.D. Diss. Catholic University ofAmerica, 1966.74


l’obj<strong>et</strong> d’un développement conséquent, si bien que c<strong>et</strong> artic<strong>le</strong> reste une référence pour<strong>le</strong>s musicologues intéressés par <strong>le</strong> per<strong>son</strong>nage du <strong>Chancelier</strong>. Ces textes <strong>et</strong> la possibilitéde <strong>le</strong>ur contextualisation ont très vite été perçus comme un atout pour acquérir desconnaissances <strong>sur</strong> ces conduits monodiques si mal compris <strong>et</strong> si peu connus. À c<strong>et</strong> égard,Léo Schrade fournit un excel<strong>le</strong>nt exemp<strong>le</strong> de découverte du contexte liturgique d’unepièce par l’étude du texte <strong>et</strong> de <strong>son</strong> intertextualité musica<strong>le</strong> 176 . Son étude, entre autresqualités, perm<strong>et</strong> de déterminer l’occasion historique précise pour laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> conduitpolyphonique Beata nobis gaudia de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> a été composé : la liturgiedu couronnement de Louis VIII, <strong>le</strong> 6 août 1223. Dans ce cas précis, <strong>le</strong> conduit estinterprété comme un témoin actif de l’histoire.Beaucoup plus récemment, Susan Rankin a proposé un autre point de vue <strong>sur</strong><strong>le</strong>s conduits monodiques des derniers fascicu<strong>le</strong>s du manuscrit de Florence 177 . Par unesé<strong>le</strong>ction de trois analyses, dont un conduit de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> (Homo considera),el<strong>le</strong> montre trois compositions très différentes, tant par l’élaboration de <strong>le</strong>ur texte que lanature du travail mélodique qu’ils suscitent :« Even more striking are the diversity and subt<strong>le</strong>ty of « words and music »relationships : som<strong>et</strong>imes more concerned with semantic expression, som<strong>et</strong>imes <strong>le</strong>ss, som<strong>et</strong>imesrespecting the d<strong>et</strong>ail of text structure, som<strong>et</strong>ime obscuring it, some melodies e<strong>le</strong>vating the textthrough elaborate textures and/or tonal idioms, others altog<strong>et</strong>her simp<strong>le</strong>. Thus, in but a smallsamp<strong>le</strong> of the monophonic conductus repertory preserved in F, the exploitation of a wide vari<strong>et</strong>y oftonal and structural procedures produces a sensitive and often multi-layered response toindividual lyrics. » 178L’analyse montre comment la mélodie joue <strong>sur</strong> la structure du mode <strong>et</strong> l’adapte auxcontours du texte. Il ne s’agit pas seu<strong>le</strong>ment de la longueur des vers, mais aussi descoupures de mots, des inf<strong>le</strong>xions <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s cadences <strong>et</strong> autres éléments propres au textelatin <strong>et</strong> à ses qualités linguistiques <strong>et</strong> grammatica<strong>le</strong>s 179 . La musique s’analyse en mêm<strong>et</strong>emps que <strong>le</strong> texte qui est lui aussi un matériau <strong>son</strong>ore interagissant avec la mélodie.Dans <strong>son</strong> ouvrage ambitieux intitulé Words and Music, John Stevens tente de faire <strong>le</strong>tour de la relation de la mélodie <strong>et</strong> du texte dans toute la monodie du Moyen Âge 180 . Il176 Léo SCHRADE, « Political Compositions in French Music of the 12th and 13th Centuries », Anna<strong>le</strong>smusicologiques, Moyen-Age <strong>et</strong> Renaissance, t. I, 1953, p. 9-63.177 Susan RANKIN, « Some Medieval Songs », Early Music, XXXI/3 (2003), p. 326-346.178 Susan RANKIN, op. cit., p. 346.179 Voir <strong>le</strong>s analyses proposées <strong>et</strong> <strong>le</strong>s méthodes employées par Susan RANKIN dans « Taking the Roughwith the Smooth, Melodic Versions and Manuscript Status », The Divine Office in the Latin Midd<strong>le</strong>Ages, éd. Margot E. FASSLER <strong>et</strong> Rebecca A. BALTZER, Oxford, 2000, p. 213-233.180 John STEVENS, Words and Music in the Midd<strong>le</strong> Ages, Song, Narrative, Dance and Drama, 1050-1350,Cambridge, 1986, p. 74 sq.75


observe l’ensemb<strong>le</strong> de la production musica<strong>le</strong> monodique <strong>et</strong> réfléchit dans chaque casaux rapports des mots <strong>et</strong> des <strong>son</strong>s. Les conduits du dixième fascicu<strong>le</strong> de F (qu’il préfèrenommer cantiones par opposition aux compositions fonctionnel<strong>le</strong>s liturgiques) font, à c<strong>et</strong>itre, l’obj<strong>et</strong> d’un chapitre. La composition qui sert d’exemp<strong>le</strong> au propos est empruntéeau corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> : Veritas veritatem. John Stevens dégage quelquespistes qui perm<strong>et</strong>tent de déce<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s intentions rhétoriques de la construction mélodique.Les mélismes expressifs placés en début de vers <strong>sur</strong> des interjections vocatives (O…)<strong>son</strong>t interprétés en termes d’une rhétorique émotive qui n’a pas grand-chose à voir avec<strong>le</strong> figuralisme ou la mimesis musica<strong>le</strong>. L’observation de tel<strong>le</strong>s compositions en terme derhétorique <strong>son</strong>ore est encore peu répandue, mais <strong>le</strong>s quelques réalisations qui <strong>son</strong>t alléesdans c<strong>et</strong>te direction semb<strong>le</strong>nt riches de conclusions innovantes.76


Chapitre 3 :Un corpus de conduits morauxLe chapitre historiographique précèdent a fait un « état des lieux » de larecherche <strong>sur</strong> <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, <strong>son</strong> corpus poético-musical <strong>et</strong> plusparticulièrement <strong>sur</strong> ses conduits. L’observation des travaux antérieurs <strong>sur</strong> sescompositions fait apparaître la difficulté qui existe à tenter de synthétiser, d’appliquerdes critères formels <strong>et</strong> génériques pour donner une <strong>le</strong>cture organisée de c<strong>et</strong> ensemb<strong>le</strong>.Les critères que l’on applique <strong>son</strong>t peut-être convenab<strong>le</strong>s pour nous, mais neconviennent pas systématiquement aux œuvres tel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong>s apparaissent dans <strong>le</strong>ssources. En l’état actuel des connaissances, il est délicat de donner une description desconduits en tant que genre. Il faudrait en eff<strong>et</strong> multiplier <strong>le</strong>s groupes dans laclassification pour pouvoir en donner une vision globa<strong>le</strong>, tant la forme <strong>et</strong> <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> <strong>son</strong>tvariab<strong>le</strong>s d’une composition à l’autre. Pourtant, toutes ces compositions peuvent êtreindiscutab<strong>le</strong>ment rassemblées sous la dénomination de conductus. Les manuscrits nousdonnent peu d’indices pour comprendre ce qu’est la musique des conduits, à quoi el<strong>le</strong>sert ou quel<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t ses particularités. Ces sources <strong>son</strong>t pourtant <strong>le</strong>s seuls médias à notredisposition pour accéder aux œuvres. Il est donc nécessaire, avant toute étudeapprofondie des compositions el<strong>le</strong>s-mêmes, de comprendre ce que <strong>son</strong>t ces sources <strong>et</strong>77


dans quel<strong>le</strong> me<strong>sur</strong>e el<strong>le</strong>s nous informent <strong>sur</strong> la façon dont <strong>le</strong>s médiévaux concevaient<strong>le</strong>ur matériau musical.3.1 Les sources du corpus3.1.1 Limites du corpus dans <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctionsL’établissement du corpus <strong>et</strong> de ses limites est certainement un travailprimordial pour comprendre l’importance de la figure musica<strong>le</strong> <strong>et</strong> poétique de <strong>Philippe</strong><strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. C’est d’ail<strong>le</strong>urs c<strong>et</strong>te préoccupation qui a suscité la majorité descommentaires musicologiques <strong>sur</strong> <strong>le</strong> per<strong>son</strong>nage. La spéculation <strong>sur</strong> sa participation à lacréation de conduits ou autres compositions repose <strong>sur</strong> trois col<strong>le</strong>ctions manuscrites quiportent <strong>son</strong> nom. Ces trois précieuses sources <strong>son</strong>t :- Londres, British Library, Egerton 274 (LoB)Ce p<strong>et</strong>it manuscrit enluminé s’ouvre <strong>sur</strong> une col<strong>le</strong>ction notée de 28compositions attribuées à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. La rubrique précise : « Incipiunt dcamagistri Ph’ quondam cancellarii Parisiensis ». Manuscrit musical hétérogène, il sepoursuit avec divers tropes, des compositions liturgiques ainsi qu’une importantecol<strong>le</strong>ction de chan<strong>son</strong>s trouvères 181 . Ses premiers fascicu<strong>le</strong>s auraient été confectionnésau milieu du XIII e sièc<strong>le</strong> <strong>et</strong> augmentés jusqu’au XV e sièc<strong>le</strong>. Il s’agit très certainementd’un manuscrit à l’usage d’une famil<strong>le</strong> du Nord de la France, intéressée tant par lamusique liturgique que la lyrique profane. Les riches enluminures qui ornent <strong>le</strong>s<strong>le</strong>ttrines témoignent de l’aisance de ces commanditaires.- Prague, Archives du château N VIII (Prague)Plus tardif, ce manuscrit rapporte 23 textes non notés mais attribués à <strong>Philippe</strong><strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> (« Carmina Philippi Paris[iensis] cancellarii sacre theologie doctoris virisol<strong>le</strong>mpnissimi »). Les rubriques perm<strong>et</strong>tent d’identifier <strong>le</strong> possesseur <strong>et</strong> commanditaire181 Pour un commentaire général du manuscrit, voir Friedrich GENNRICH, « Die altfranzösischeLiederhandschrift London, British Museum, Egerton 274 », Zeitschrift für romanische Philologie, VL(1925), p. 402-427. Il faut éga<strong>le</strong>ment signa<strong>le</strong>r une thèse non publiée <strong>sur</strong> ce manuscrit :Pamela K. WHITCOMB, The Manuscript London, British Library, Egerton 274 : A Study of Its Origin,Purpose and Musical Repertory in Thirteenth-Century France, Ph. D., University of Texas, Austin,2000.78


de ce manuscrit, un certain Albertus Ronconis de Ericinio (mort en 1388), qui futrecteur de l’Université de Paris avant de poursuivre sa carrière à Prague 182 . Les textesassemblés dans c<strong>et</strong>te col<strong>le</strong>ction <strong>son</strong>t tous par ail<strong>le</strong>urs connus dans des sources musica<strong>le</strong>s.La mise en forme musica<strong>le</strong> de ces poèmes semb<strong>le</strong> avoir influencé <strong>le</strong>ur organisationmême une fois débarrassée de <strong>le</strong>urs mélodies. En eff<strong>et</strong>, on constate que <strong>le</strong>s deuxpremières pièces <strong>son</strong>t des textes de mot<strong>et</strong>s. Suivent ensuite six prosu<strong>le</strong>s, sept conduitsmonodiques, <strong>et</strong> huit compositions polyphoniques. C<strong>et</strong>te répartition montre que <strong>le</strong>col<strong>le</strong>cteur utilise prioritairement des critères musicaux pour classer <strong>le</strong>s textes. Deuxéléments servent à distinguer <strong>le</strong>s compositions entre el<strong>le</strong>s : <strong>le</strong> mode de fabrication, c’està-diresi la composition est élaborée à partir d’un matériau préexistant (mot<strong>et</strong>s <strong>et</strong>prosu<strong>le</strong>s), puis l’opposition entre la monodie <strong>et</strong> la polyphonie qui changeconsidérab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> rendu <strong>son</strong>ore du texte.- Darmstadt, Hessische Landes-und Hochschulbibliothek, 2777 (Da)Ce manuscrit provient de Saint-Jacob de Liège <strong>et</strong> date de la fin du XIII e sièc<strong>le</strong>.La col<strong>le</strong>ction se compose de 26 poèmes non notés 183 . L’attribution est quelque peuimprécise, en l’absence du prénom de <strong>Philippe</strong> (« Ista su[nt] dic[tamin]a cancellariiparis[iensis] »), si bien que <strong>son</strong> authenticité a été mise en doute 184 . Tous <strong>le</strong>s textesassemblés <strong>son</strong>t empruntés à des conduits monodiques. C<strong>et</strong>te source se distingue doncdes deux précédentes par l’homogénéité des pièces, du point de vue du genre musical.Tous ces textes de conductus monodiques <strong>son</strong>t concordants avec <strong>le</strong> dixième fascicu<strong>le</strong> dumanuscrit F. C’est dans ce manuscrit <strong>et</strong> en particulier dans ce fascicu<strong>le</strong> que l’on trouvela plus grande col<strong>le</strong>ction de conduits monodiques pour la période de Notre-Dame.L’ordre choisi pour la col<strong>le</strong>ction de Da n’est pas identique à celui du fascicu<strong>le</strong> consacréaux conduit dans F. Il faut néanmoins signa<strong>le</strong>r que <strong>le</strong> conduit Homo natus ad laborem /tui status se situe dans <strong>le</strong>s deux sources en première position <strong>et</strong> que, fruit du hasard ounon, certaines pièces se trouvent côte à côte dans <strong>le</strong>s deux sources. De plus, tous <strong>le</strong>s182 Gordon A. ANDERSON, « Thirteenth-Century Conductus: Obiter Dicta », The Musical Quarterly, LVIII(1972), p. 349-364. Des précisions <strong>sur</strong> ce manuscrit <strong>son</strong>t apportées par Char<strong>le</strong>s E. BREWER, JAMS, XL(1987), p. 154-155.183 F.Wilhelm E. ROTH, « Mittheilungen aus lateinische Handschriften zu Darmstadt, Mainz, Cob<strong>le</strong>nz undFrankfurt a.M. », Romanische Forschrungen, VI (1891), p. 429-461.184 Voir p. 62.79


conduits de Da <strong>son</strong>t localisés dans la première moitié du fascicu<strong>le</strong> 185 . Le tab<strong>le</strong>au cidessousprésente <strong>le</strong> contenu de ces trois col<strong>le</strong>ctions :Tab<strong>le</strong>au 3Les compositions de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong>s trois sources comportantl’attributionLoB : 28 compositions Prague : 23 compositions Da : 26 compositionsAve gloriosa virginum reginaO Maria virgineiInter membra singulaHomo vide que pro te patiorO mens cogitaHomo consideraQuisquis cordis <strong>et</strong> oculiNitimur in v<strong>et</strong>itumPater sancte dictus LotariusCum sit omnis caro fenumVeritas equitasMinor natu filiusVitia virtutibusBulla fulminanteSuspirat spiritusMundus a mundiciaHomo natus ad laborem / <strong>et</strong> avisLaqueus conteritusAgmina milicieFesta dies agiturSol est in meridieLuto carens <strong>et</strong> latereTempus est gratieVeni sancte spiritus / spesomniumIn salvatoris nomineIn veritate comperiIn omni fratre tuoVenditores labiorumVide prophecieHomo cum mandato datoDe Stephani roseo sanguineAdesse festinaAssocia tecum in patriaMinor natu filiusBulla fulminanteVeste nuptialiHomo consideraHomo vide que pro te patiorSuspirat spiritusO mens cogitaAve gloriosa virginum reginaInter membra singulaVeritas equitasO Maria virgineiMundus a munditiaGedeonis areaAve virgo virginumAgmina militieDoce nos optimeCentrum capit circulusRegis decus <strong>et</strong> regineHomo natus ad laborem / tui statusAristippe quamvis seroIn hoc ortus occidenteAd cor tuum revertereBonum est confidereVe mundo a scandalisQuo me vertam nescioFontis in rivulumO labilis sortisBeata visceraQuid ultra tibi facereVeritas veritatemVanitas vanitatumExcutere de pulvereVide quo fastu rumperisExurge dormis domineHomo qui semper morerisRex <strong>et</strong> sacerdos prefuitSi vis vera frui luceQuo vadis quo progrederisQuomodo cantabimusVenit Ihesus in propriaBeata nobis gaudiaSol oritur in sidereDum medium si<strong>le</strong>ntium tenerentChristus assistens pontifexIl y a douze compositions concordantes entre LoB <strong>et</strong> Prague :- <strong>le</strong>s sept conduits monodiques Ave gloriosa virginum regina, Suspiratspiritus, O mens cogita, Homo considera, Homo vide que pro te patior, Veritasequitas, Inter membra singula ;- <strong>le</strong>s deux conduits polyphoniques O Maria virginei <strong>et</strong> Mundus amundicia ;185 Voir tab<strong>le</strong>au n°7, la liste des conduits du fascicu<strong>le</strong> 10 de F, p. 86.80


- <strong>le</strong> mot<strong>et</strong> Agmina milicie ;- Les deux prosu<strong>le</strong>s de conduits Bulla fulminante <strong>et</strong> Minor natu filius.Da ne comporte aucune pièce commune avec <strong>le</strong>s deux autres col<strong>le</strong>ctions. À euxseuls, ces trois manuscrits perm<strong>et</strong>tent d’attribuer à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> un ensemb<strong>le</strong>de 65 compositions 186 . Cependant, malgré l’outil inédit que constituent ces col<strong>le</strong>ctions,de nombreuses zones d’ombre persistent. En eff<strong>et</strong>, certaines des attributions indiquéespar ces sources peuvent s’avérer douteuses car en concurrence avec cel<strong>le</strong>s que proposentd’autres manuscrits. Le tab<strong>le</strong>au 4 fait la liste des attributions douteuses contenues dansces trois sources <strong>et</strong> propose une explication pour chaque cas où cela est possib<strong>le</strong>.Tab<strong>le</strong>au 4Compositions intégrées dans l’une des trois col<strong>le</strong>ctions mais pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>sd’autres sources apportent des informations contradictoiresIncipit Description Source quiperm<strong>et</strong>l’attributionBeata viscera Conduit DaDoce nos optime /DOCEBITDum mediumsi<strong>le</strong>ntium tenerentHomo vide que pro tepatiorIn salvatoris nomine /In veritate comperi /VERITATEMIn veritate comperi /VERITATEMQuid ultra tibi facereExplicationLe texte est attribué à Gautier de Châtillonmonodiquedans un manuscrit de Char<strong>le</strong>vil<strong>le</strong> (BM 190).Mot<strong>et</strong> Prague Le copiste a pu confondre avec un autremot<strong>et</strong>, Doce nos hodie / AGMINA copié dansF (f°399).ConduitmonodiqueDaCe texte est une strophe de l’A<strong>le</strong>xandreis deGautier de Châtillon. Il peut y avoir euconfusion avec Dum medium si<strong>le</strong>ntiumcomponit, noté au folio suivant dans F.ConduitmonodiqueLoBLe poème est attribué à Bernard de Clairvauxdans Chartres, BM 341 <strong>et</strong> Karlsruhe, 36 187 .Mot<strong>et</strong> LoB In salvatoris nomine est un duplum ajouté àun mot<strong>et</strong> de <strong>Philippe</strong> (ce qui justifie <strong>son</strong>intégration dans LoB), mais ne signifie pasque l’ensemb<strong>le</strong> est de lui.Mot<strong>et</strong> LoB L’attribution à Guillaume d’Auvergne estrapportée dans un manuscrit disparu(fragment de Munich signalé par WilhelmMeyer).ConduitmonodiqueDaLe texte est attribué à Gautier de Châtillondans Char<strong>le</strong>vil<strong>le</strong> (BM 190).186 Soit presque <strong>le</strong> totalité du corpus, puisque <strong>le</strong> total des <strong>oeuvre</strong>s attribuées par <strong>le</strong>s sources est de 70compositions.187 Karlsruhe, Badische Landesbibliothek, Reichenauer Papierkodex, 36.81


Malgré ces incertitudes, ces trois sources laissent du corpus poético-musical du<strong>Chancelier</strong> une image suffisamment solide pour que <strong>le</strong>s musicologues aient cherché àétendre <strong>le</strong> nombre de ces œuvres en rai<strong>son</strong>nant par comparai<strong>son</strong>. Notre étude ne tiendrapas compte de toutes <strong>le</strong>s propositions modernes. El<strong>le</strong> n’aura pas non plus pour objectifd’en allonger la liste. Si ces manuscrits <strong>son</strong>t importants pour délimiter <strong>le</strong> corpus, ils ne<strong>son</strong>t pas <strong>le</strong>s sources <strong>le</strong>s plus anciennes que l’on connaisse. Ils ne <strong>son</strong>t pas non plus <strong>le</strong>splus comp<strong>le</strong>ts <strong>et</strong> ne <strong>son</strong>t pas considérés comme des sources « centra<strong>le</strong>s ».3.1.2 Les sources de Notre-DameL’importance historique de Notre-Dame <strong>et</strong> l’attractivité de Paris entre la fin duXII e <strong>et</strong> la première moitié du XIII e sièc<strong>le</strong> ont largement contribué à faire de la cathédra<strong>le</strong>un centre de la création musica<strong>le</strong>. Ainsi, <strong>le</strong> terme d’« éco<strong>le</strong> de Notre-Dame » a étéappliqué à l’ensemb<strong>le</strong> de la production musica<strong>le</strong> découverte dans <strong>le</strong>s sources« centra<strong>le</strong>s » de ce répertoire. La cathédra<strong>le</strong>, dont <strong>le</strong>s célébrations <strong>son</strong>t augmentées <strong>et</strong>ornées de nouvel<strong>le</strong>s pièces composées pour <strong>son</strong> usage propre, est <strong>le</strong> creus<strong>et</strong> d’unrépertoire dit « central » qui se diffuse peu à peu vers des lieux « périphériques ». C<strong>et</strong>tevision de la création musica<strong>le</strong> ne se trompe pas <strong>sur</strong> l’importance <strong>et</strong> <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> d’initiateurqu’ont pu jouer Notre-Dame <strong>et</strong> ses églises vassa<strong>le</strong>s dans l’élaboration de nouvel<strong>le</strong>scompositions, mais el<strong>le</strong> se méprend en arrogeant à la cathédra<strong>le</strong> <strong>le</strong> monopo<strong>le</strong> del’invention <strong>et</strong> de la pratique de la polyphonie me<strong>sur</strong>ée. C<strong>et</strong>te interprétation du répertoirese fonde principa<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> la <strong>le</strong>cture des sources « centra<strong>le</strong>s », en <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s ondécouvre <strong>le</strong>s restes du Magnus liber organi. Le désir de reconstituer <strong>le</strong>s différentesparties de ce codex à partir des sources qui nous <strong>son</strong>t parvenues a occupé une grandepart du travail des musicologues <strong>sur</strong> la période. Pourtant, ces mêmes sources <strong>son</strong>t loinde ne rapporter que des compositions provenant de Paris 188 .Comme bien souvent pour <strong>le</strong> Moyen-Âge, ces sources <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur fabrication <strong>son</strong>tpostérieures d’une génération à la création <strong>et</strong> la pratique origina<strong>le</strong> des organa <strong>et</strong> autresgenres musicaux, ce qui montre qu’el<strong>le</strong>s ne <strong>son</strong>t pas à considérer comme un outilpratique, lu au moment de l’interprétation. Cela implique que la performance des188 Voir Nicky LOSSEFF, The Best Concord: Polyphonic Music in Thirteenth-Century Britain, New York-Londres, 1994.82


compositions se faisait de mémoire, selon des modalités que l’on commence tout juste àcomprendre 189 . Le passage à l’écrit ne nous dit donc pas forcément ce qu’il en a été dansla pratique. Les col<strong>le</strong>cteurs <strong>et</strong> <strong>le</strong>s copistes des manuscrits <strong>son</strong>t donc tributairesd’impératifs <strong>et</strong> d’exigences différents des préoccupations de ceux qui ont inventé <strong>et</strong>chanté c<strong>et</strong>te musique.Le corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est particulièrement bien représenté dans<strong>le</strong>s sources que l’on relie à la création musica<strong>le</strong> de Notre-Dame, <strong>le</strong>s deux célèbresmanuscrits de Wolfenbüttel W1 (Wolfenbüttel, Herzog-August-Bibliothek, 628) <strong>et</strong> W2(Wolfenbüttel, Herzog-August-Bibliothek, 1099) ainsi que <strong>le</strong> manuscrit de Florence(Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1) <strong>et</strong> en moindre me<strong>sur</strong>e celui de Madrid,Ma (Madrid, Biblioteca Nacional, 20486). Ces sources font l’obj<strong>et</strong> d’une longuelittérature, <strong>le</strong> désir des musicologues étant souvent de comprendre en quel<strong>le</strong> me<strong>sur</strong>e cesmanuscrits <strong>et</strong> quelques autres reprenaient <strong>le</strong> Magnus Liber Organi cité par l’AnonymeIV 190 . Le tab<strong>le</strong>au 5 dresse la liste des compositions attribuées à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>en signalant <strong>le</strong>s occurrences <strong>et</strong> concordances dans <strong>le</strong>s sources de Notre-Dame :Tab<strong>le</strong>au 5Le corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong>s sources de Notre-DameIncipit Description des compositions F W1 W2 MaAd cor tuum revertere Conduit monodique 10 191Adesse festina / ADIUVA ME DOMINE Prosu<strong>le</strong> 8 2Agmina milicie / AGMINA Mot<strong>et</strong> 8 7Associa tecum in patria / SANCTE GERMANE Prosu<strong>le</strong> 10189 Anna Maria BUSSE BERGER, Medieval Music and the Art of Memory, Berke<strong>le</strong>y-Los Ange<strong>le</strong>s-Londres,2005 ; Guillaume Gross, Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris au 12 e <strong>et</strong> 13 e sièc<strong>le</strong>, Turnhout2008 <strong>et</strong> du même auteur « L’Organum à Notre-Dame de Paris. Étude <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s modes d’élaboration d’ungenre musical », 2 vol., thèse soutenue en 2004 à l’université François-Rabelais de Tours. On peutéga<strong>le</strong>ment consulter « Le color dans la théorie musica<strong>le</strong> au XIIIe sièc<strong>le</strong> : implications <strong>et</strong> enjeux », LesEnjeux de la traduction, n°1, Tours, 2003, p. 35-58 ainsi que « Organum at Notre-Dame in the Twelfthand Thirteenth Centuries : Rh<strong>et</strong>oric in Words and Music », Plain<strong>son</strong>g and Medieval Music, XV/2(2006), p. 87-108.190 Littérature <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s sources : Mark EVERIST, Polyphonic Music in Thirteenth-Century France: Aspectsof Sources and Distribution, New York-Londres, 1989. F : Rebecca BALTZER, « Thirteenth CenturyIlluminated Manuscripts and the Date of the Florence Manuscript », JAMS, XXV (1972), p. 1-18,Barbara HAGGH <strong>et</strong> Michel HUGLO, « Magnus liber – Maius munus, origine <strong>et</strong> destinée du manuscritF », Revue de Musicologie, XC/2 (2004), p. 193-230. W1 : Jacques HANDSCHIN, « A Monument ofEnglish Mediaeval Polyphony, the Manuscript Wolfenbüttel 677 (Helmst. 628) », Musical Times,(1932), p. 510-513, (1933), p. 697-708 ; Edward H. ROESNER, « The Origins of W1 », JAMS, XXIX(1976), p. 337-380.191 Les chiffres indiquent <strong>le</strong> numéro du fascicu<strong>le</strong> concerné.83


Ave gloriosa virginum regina Conduit monodique 10Ave virgo virginum / verbi Conduit polyphonique 6Beata nobis gaudia reduxit Conduit monodique 10Beata viscera Conduit monodique 10 8Bonum est confidere Conduit monodique 10Bulla fulminante Prosu<strong>le</strong> 10Centrum capit circulus Conduit polyphonique 7Christus assistens pontifex Conduit monodique 10Crux de te volo conqueri Conduit monodique 10Cum sit omnis caro fenum Conduit monodique 10De Stephani roseo sanguine / SEDERUNT Prosu<strong>le</strong> 8 2Dic Christi veritas Conduit polyphonique 6 8 3Doce nos optime / DOCEBIT Mot<strong>et</strong> 8 8Dum medium si<strong>le</strong>ntium tenerent Conduit monodique 10Excutere de pulvere Conduit monodique 10Exurge dormis domine Conduit monodique 10Fontis in rivulum Conduit monodique 10Gedeonis area Conduit polyphonique 6Homo considera Conduit monodique 10Homo cum mandato dato / OMNES Prosu<strong>le</strong> 8Homo natus ad laborem / tui status Conduit monodique 10Homo quam sit pura / LATUS Mot<strong>et</strong> 8Homo qui semper moreris Conduit monodique 10Homo vide que pro te patior Conduit monodique 10In hoc ortus occidente Conduit monodique 10In veritate comperi / VERITATEM Mot<strong>et</strong> 7 8Luto carens <strong>et</strong> latere Rondeau 11 8Minor natu filius Prosu<strong>le</strong> 10Mundus a mundicia Conduit polyphonique 6Nitimur in v<strong>et</strong>itum Conduit monodique 10O labilis sortis humane status Conduit monodique 10O Maria virginei Conduit polyphonique 6 3O mens cogita Conduit monodique 10Pater sancte dictus Lotarius Conduit monodique 10Quid ultra tibi facere Conduit monodique 10Quisquis cordis <strong>et</strong> oculi Conduit monodique 10Quo me vertam nescio Conduit monodique 10Quomodo cantabimus Conduit monodique 10 10Quo vadis quo progrederis Conduit monodique 10Regis decus <strong>et</strong> regine Conduit monodique 10Rex <strong>et</strong> sacerdos prefuit Conduit monodique 10Si vis vera frui luce Conduit monodique 10Sol oritur in sidere Conduit monodique 10Vanitas vanitatum Conduit monodique 10Ve mundo a scandalis Conduit monodique 10 10Venit Ihesus in propria Conduit monodique 10Veritas equitas Conduit monodique 10Veritas veritatem Conduit monodique 10Veste nuptiali Prosu<strong>le</strong> 10Vide prophecie / VIDERUNT Prosu<strong>le</strong> 8Vide quo fastu rumperis Conduit monodique 10Le tab<strong>le</strong>au 5 fait clairement apparaître que <strong>le</strong> manuscrit de Florence est lasource principa<strong>le</strong> du corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Il est aisé de constater que c’est84


<strong>le</strong> dixième, c’est-à-dire l’avant-dernier de ses fascicu<strong>le</strong>s qui est <strong>le</strong> plus souventmentionné. Le manuscrit F adopte effectivement une organisation qui distingue <strong>le</strong>scompositions selon des critères musicaux assez précis. Les onze fascicu<strong>le</strong>s s’organisentde la manière suivante :Tab<strong>le</strong>au 6Composition des onze fascicu<strong>le</strong>s du manuscrit F1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11organa, clausu<strong>le</strong>s <strong>et</strong> conduits clausu<strong>le</strong>s Conduits<strong>et</strong>mot<strong>et</strong>sconduitsconduitsmot<strong>et</strong>smot<strong>et</strong>s conduits conduitsrondeaux4 voix 3 voix 2 voix 2 voix 2 voix 3 voix 2 voix 3voix 2 voix 1 voix 1 voixC’est apparemment un classement par genres mais <strong>le</strong>s limites entre chaquegroupe que constitue un fascicu<strong>le</strong> <strong>son</strong>t assez floues <strong>et</strong> certaines compositionsinclassab<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t placées parmi cel<strong>le</strong>s qui <strong>le</strong>ur ressemb<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> plus. Les pièces col<strong>le</strong>ctéesdans c<strong>et</strong>te anthologie s’échelonnent <strong>sur</strong> une période assez large d’une cinquantained’années. Seu<strong>le</strong> une minorité d’entre el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t contemporaines de la confection dumanuscrit qui a dû <strong>sur</strong>venir aux a<strong>le</strong>ntours de 1240 192 . Étant donnée la diversité descompositions assemblées, <strong>le</strong> travail du col<strong>le</strong>cteur a certainement nécessité une phase deréf<strong>le</strong>xion <strong>et</strong> de classification de manière à organiser ce qui nous apparaît comme une« Somme » de musique. Il semb<strong>le</strong> que certaines compositions aient été délibérémentmises côte à côte du fait de <strong>le</strong>ur ressemblance. Cependant, rien n’indique que <strong>le</strong>s choixopérés a posteriori résultaient de la pratique, <strong>sur</strong>tout pour <strong>le</strong>s pièces <strong>le</strong>s plus anciennes.On ne peut en conclure que ces « genres » étaient conscients au moment de laconception des œuvres, bien des années auparavant. Les théoriciens, pourtant encorepostérieurs à la constitution des sources, <strong>son</strong>t très confus quant à la définition de chacundes différents genres. C<strong>et</strong>te préoccupation théorique est donc en train de se m<strong>et</strong>tre enplace progressivement, pendant tout <strong>le</strong> XIII e sièc<strong>le</strong>.L’ordre des pièces à l’intérieur de ces fascicu<strong>le</strong>s peut éga<strong>le</strong>ment être un obj<strong>et</strong>d’étude intéressant pour comprendre <strong>le</strong> système de classification imaginé par <strong>le</strong>scol<strong>le</strong>cteurs. La répartition du corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est, à ce titre, un obj<strong>et</strong>d’étude tout à fait valab<strong>le</strong>. Il apparaît que certaines de ses compositions <strong>son</strong>t notées <strong>le</strong>sunes à la suite des autres, comme si l’organisateur du manuscrit <strong>le</strong>s avait assemblées en192 Pour la datation du manuscrit, voir Rebecca BALTZER, op. cit.85


ai<strong>son</strong> de <strong>le</strong>ur identité d’auteur. Le tab<strong>le</strong>au ci-dessous donne l’intégralité des incipit deconduits de ce fascicu<strong>le</strong>. Les compositions qui <strong>son</strong>t par ail<strong>le</strong>urs attribuées à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> apparaissent en caractères gras :Tab<strong>le</strong>au 7Le dixième fascicu<strong>le</strong> de F <strong>et</strong> la répartition des conduits attribués à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>Folio Incipit Source(s)perm<strong>et</strong>tantl’attribution415r415v416r417r417v418r419r419v420r420v421v421v422r422v423r423v424r424v425r425v426r426v427v428v429r429v430r431r431v432vHomo natus ad laborem / tui statusOmnis in lacrimasAristippe quamvis seroOlim sudor herculisIn hoc ortus occidenteFontis in rivulumExcus<strong>et</strong> que vim intulitSede syon in pulvereDivina providentiaAd cor tuum revertereVide quo fastu rumperisAnglia planctus iteraSol oritur in sidereBeata visceraDum medium si<strong>le</strong>ntium tenerentDum medium si<strong>le</strong>ntium componitQuid ultra tibi facereVanitas vanitatumVeritas veritatemBeatus qui non abiitO curas hominumQui seminant in loculisQui seminant in lacrimisExurge dormis domineQuomodo cantabimusExcutere de pulvereVe mundo a scandalisQuo me vertam nescioIn nova fert animusO labilis sortisQuo vadis quo progrederisHomo qui semper morerisEclypsim passusPartus semiferosAdulari nesciensVitam duxi iocundam sub amoreBonum est confidereEcce mundus moriturCum omne quod conponiturSi vis vera frui luceTurmas arment christicolasVenit Ihesus in propriaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDaDa86


433r433v434r435r435v436r437r437v438r438v439r439v440r440v442v443r443v444r444v445v446r446v447r448r448v449r449v450r450v451rVehement indignatioBeata nobis gaudiaAnima iugi lacrimaIherusa<strong>le</strong>m iherusa<strong>le</strong>mNon te lusisse pudeatChristus assistens pontifexRex <strong>et</strong> sacerdos prefuitAlabaustrum frangiturClavus clavo r<strong>et</strong>unditurQuisquis cordis <strong>et</strong> oculiHomo vide que pro te patiorNitimur in v<strong>et</strong>itumDogmatum falsas speciesHomo consideraO mens cogitaO maria o felix puerperaCrux de te volo conqueriAurelianis civitasPater sancte dictus LotariusVeritas equitasTerit bernardus terreaIn paupertatis predioAque vive dat fluentaVeri solis radius lucernaExceptiuam actionemHomo cur degenerasHomo cur properasSi gloriari liceat,O maria stella marisFons preclusus sub torporeHomo qui te scis pulveremA globo v<strong>et</strong>eriAve gloriosa virginum reginaVeni sancte spiritus / veni lumenO mors que mortes omniaAd honores <strong>et</strong> honera cordeStella maris lux ignarisAssocia tecum in patriaVeste nuptialiMinor natu filius[S]ol eclypsim patiturDaDaDaLoB + SalimbeneLoB + PragueLoBLoB + PragueLoB + PragueSalimbeneLoBLoB + PragueLoB + PraguePraguePragueLoB + PragueOn verrait volontiers <strong>le</strong>s folios 225v à 228v comme un groupe de conduits dumême auteur, <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Mais au folio 227v, In nova fert animus semb<strong>le</strong>faire exception, ce qui rend toute spéculation hasardeuse. Faut-il considérer ce conduitcomme l’œuvre du <strong>Chancelier</strong> ou renoncer à l’hypothèse de la p<strong>et</strong>ite col<strong>le</strong>ction dumême auteur ? De plus, d’autres principes d’organisation <strong>son</strong>t clairement observab<strong>le</strong>s :la ressemblance de l’incipit (par exemp<strong>le</strong> Dum medium si<strong>le</strong>ntium tenerent <strong>et</strong> Dummedium si<strong>le</strong>ntium componit, au folio 422v ou encore Homo cur degeneras <strong>et</strong> Homo curproperas, folios 44r-v) ou l’identité des procédés de composition. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s troisprosu<strong>le</strong>s Associa tecum in patria, Veste nuptiali <strong>et</strong> Minor natu filius <strong>son</strong>t assemblées enfin de fascicu<strong>le</strong> (folio 450).87


3.1.3 Les sources satyriques : <strong>le</strong> Roman de Fauvel <strong>et</strong> <strong>le</strong>s Carmina BuranaLes manuscrits Paris, BnF, fr. 146 <strong>et</strong> Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm4660, <strong>son</strong>t des sources exceptionnel<strong>le</strong>s par <strong>le</strong>ur célébrité <strong>et</strong> l’originalité de <strong>le</strong>ur contenu.Toutes deux proviennent d’époques ou de lieux géographiques déconnectés de Notre-Dame. Ce <strong>son</strong>t deux col<strong>le</strong>ctions dont la mise en forme <strong>et</strong> <strong>le</strong>s ambitions <strong>son</strong>t trèssensib<strong>le</strong>ment différentes. El<strong>le</strong>s ont en commun de rapporter un nombre significatif decompositions de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Bien postérieures à la création, el<strong>le</strong>s nousinforment autant qu’el<strong>le</strong>s nous interrogent <strong>sur</strong> la transmission <strong>et</strong> la réception de cescompositions. Le tab<strong>le</strong>au 8 donne <strong>le</strong>s incipit des compositions attribuées à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> que l’on trouve dans ces deux manuscrits :Tab<strong>le</strong>au 8Liste des compositions de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans CB <strong>et</strong> FauvelCarmina BuranaF°2: Veritas veritatemF°3 : Ad cor tuum revertereF°3: Bonum est confidereF°54 : Dic christi veritasF°54 : Bulla fulminanteF°83 : Aristippe quamvis seroRoman de FauvelF°1 : Mundus a mundiciaF°4v : Vanitas vanitatumF°6 : Christus assistens pontifexF°6 : Quo me vertam nescioF°6v : Ve mundo a scandalisF°7v : Rex <strong>et</strong> sacerdos prefuitF°11 : O labilis sortisF°14 : Inter membra singulaF°21 : Quid ultra tibi facereF°22 : Veritas equitasF°29 : Aristippe quamvis sero (partiel)F°29 : Fauvel cogitaF°29v : Fauvel qui iam morerisF°32 : Quomodo cantabimusDe provenance autrichienne, la col<strong>le</strong>ction des Carmina Burana assemb<strong>le</strong> destextes <strong>et</strong> parfois <strong>le</strong>s neumes de chan<strong>son</strong>s latines <strong>et</strong> conduits de provenances, époques,langues <strong>et</strong> suj<strong>et</strong>s divers. La composition du manuscrit date de la fin du XIII e sièc<strong>le</strong> <strong>et</strong>semb<strong>le</strong> être <strong>le</strong> fait de vagantes, ces moines errants aux mœurs estudiantines aussi88


nommés « goliards ». Six conduits attribués à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> s’y trouventnotés 193 .L’origine <strong>et</strong> la composition du manuscrit du Roman de Fauvel <strong>son</strong>t plusclaires 194 . C<strong>et</strong>te œuvre littéraire satirique est farcie de multip<strong>le</strong>s illustrations musica<strong>le</strong>sdans l’une de ses versions manuscrites (Paris, BnF, fr. 146), remaniée semb<strong>le</strong>-t-il parRaoul Chaillou du Pestain, assisté de <strong>Philippe</strong> de Vitry pour <strong>le</strong>s additions musica<strong>le</strong>sdans <strong>le</strong> premier quart du XIV e sièc<strong>le</strong>. Ces dernières constituent une sé<strong>le</strong>ction decompositions allant de la musique de Notre-Dame aux mot<strong>et</strong>s <strong>le</strong>s plus récents aumoment de la confection du manuscrit, soit presque un sièc<strong>le</strong> <strong>et</strong> demi de musique,d’environ 1170 jusqu’à 1316. Les conduits empruntés à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> y <strong>son</strong>tparfois remaniés, dans <strong>le</strong> texte (changement de mots pour réactualiser <strong>le</strong> texte, ajout ousuppression de strophes) ou dans la mélodie (réécriture, remploi d’un conduit pour faireune voix de mot<strong>et</strong>).Ces sources participent toutes deux de l’univers de la satire religieuse <strong>et</strong>politique <strong>et</strong> indiquent que <strong>le</strong> corpus de <strong>Philippe</strong> trouve sa place dans ce mouvementlittéraire contestataire. C<strong>et</strong> aspect de la poésie latine semb<strong>le</strong> être l’œuvre de c<strong>le</strong>rcs enmarge de la société, dont <strong>le</strong>s textes subversifs dénoncent <strong>le</strong>s imperfections. Les CarminaBurana relient <strong>le</strong> nom de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> à l’étrange famil<strong>le</strong> des goliards. LeRoman de Fauvel présente une parodie sans concession du pouvoir <strong>et</strong> du c<strong>le</strong>rgé, incarnépar l’âne Fauvel. Comment imaginer que certains textes du <strong>Chancelier</strong>, provenant del’antre même du pouvoir de l’Église, la cathédra<strong>le</strong> Notre-Dame, se trouvent rapidementmêlés à ces anthologies « rebel<strong>le</strong>s » ?L’obj<strong>et</strong> de la poésie goliardique est diffici<strong>le</strong> à cerner : des poèmes louantl’amour libre <strong>et</strong> la bois<strong>son</strong> côtoient des satires sévères de la dépravation des mœurs 195 .Le milieu social de ces poètes est assez imprécis, probab<strong>le</strong>ment en rai<strong>son</strong> de sa diversité.Traditionnel<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s « goliards » <strong>son</strong>t décrits comme des moines errants d’un faib<strong>le</strong>193 David A. TRAILL étudie la possibilité d’élargir ce nombre en considérant un groupe de textes portant<strong>le</strong>s caractéristiques du sty<strong>le</strong> de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong>s Carmina Burana. Voir « A Cluster ofPoems by Philip the Chancellor in Carmina Burana 21-36 », Studi Medievali, 3e Serie, fasc.1, XLVII(2006), p. 267-285.194 L’édition en fac-similé a été réalisée par Edward H. ROESNER, François AVRIL <strong>et</strong> Nancy FreemanREGALADO, Le Roman de Fauvel in the Edition of Mesire Chaillou de Pesstain : A Reproduction inFacsimi<strong>le</strong> of the Comp<strong>le</strong>te Manuscript, Paris, Bibliothèque National, Fonds Français 146, New York,1990. Voir aussi Fauvel Studies, Al<strong>le</strong>gory, Chronic<strong>le</strong>, Music and Image in Paris, BibliothèqueNationa<strong>le</strong> de France, MS français 146, éd. Margar<strong>et</strong> BENT <strong>et</strong> Andrew WATHEY, Oxford, 1998.195 Olga DOBIACHE-ROJDESVENSKY, Les poésies des goliards, Paris, 1931, réimp. Montréal, 1984. Pour lapoésie mora<strong>le</strong>, voir Tuomas M. LEHTONEN, Fortuna, Money and the Sublunar World : Ttwelfth-Century Ethical Po<strong>et</strong>ics and the Satirical Po<strong>et</strong>ry of the « Carmina Burana », Helsinky, 1995.89


niveau culturel. Pourtant, parmi <strong>le</strong> corpus de la poésie goliardique, on rencontre desc<strong>le</strong>rcs qui n’ont rien de commun avec c<strong>et</strong>te image : ils fréquentent <strong>le</strong>s cours princières <strong>et</strong><strong>le</strong>s hautes sphères ecclésiastiques <strong>et</strong> universitaires comme c’est <strong>le</strong> cas pour <strong>Philippe</strong>.Néanmoins, il semb<strong>le</strong> que <strong>le</strong> milieu d’origine commun à tous ces poètes soit celui deséco<strong>le</strong>s citadines quels que soient <strong>le</strong>ur parcours <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur érudition. L’utilisation généraliséedu latin est en eff<strong>et</strong> la marque de la proximité de la culture ecclésiastique <strong>et</strong> scolaire. Lapoésie de <strong>Philippe</strong> s’identifie à la poésie goliardique par <strong>son</strong> côté extrêmementmoralisateur <strong>et</strong> dénonciateur mais ne s’accorde en aucun cas aux aspects frivo<strong>le</strong>s <strong>et</strong>festifs qui ont fait la fortune critique des Carmina Burana. Si une partie de sa poésiepeut être considérée comme goliardique, dans une acception large du terme, il ne fautpas exclure <strong>le</strong>s compositions qui relèvent de la poésie religieuse 196 , soit parce qu’el<strong>le</strong>s<strong>son</strong>t liées de manière plus ou moins étroite à la liturgie, soit parce que <strong>le</strong> texte biblique<strong>et</strong> <strong>son</strong> exégèse en marquent profondément l’écriture. La véritab<strong>le</strong> identité de la poésiegoliardique <strong>et</strong> la pertinence de c<strong>et</strong>te terminologie pour désigner une grande partie de lapoésie latine profane <strong>son</strong>t remises en question par Bryan Gillingham 197 . Après avoirr<strong>et</strong>racé l’évolution de ce terme <strong>et</strong> <strong>le</strong>s recherches <strong>sur</strong> <strong>son</strong> origine chez <strong>le</strong>s philologues duXX e sièc<strong>le</strong>, il démontre que c<strong>et</strong>te notion de poésie goliardique ne serait qu’un mytheinventé par <strong>le</strong>s modernes pour expliquer l’existence gênante d’une poésie subversivedans un milieu clérical. La situation socia<strong>le</strong> margina<strong>le</strong> des goliards expliquerait <strong>et</strong>justifierait la satire <strong>et</strong> l’immoralité des textes. En faisant appel à des arguments d’ordreétymologique, Bryan Gillingham montre que <strong>le</strong>s goliards ont plus à voir avec <strong>le</strong>sjong<strong>le</strong>urs qu’avec <strong>le</strong>s compositeurs ecclésiastiques. Ces jong<strong>le</strong>urs n’auraient en aucuncas pris part à la création de ces pièces qui reste <strong>le</strong> fait de c<strong>le</strong>rcs parfaitement intégrés à<strong>le</strong>ur milieu comme a pu l’être <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. C<strong>et</strong>te hypothèse <strong>sur</strong> l’identité desgoliards nous aide à mieux comprendre comment des textes peuvent se r<strong>et</strong>rouverintégrés presque à contre-emploi dans une col<strong>le</strong>ction qui fait par ail<strong>le</strong>urs l’éloge d’uncomportement dissolu que <strong>Philippe</strong> déplore. Les mœurs dénoncées dans <strong>le</strong>s conduitschoisis dans ces deux sources présentent la société en général, <strong>et</strong> parfois <strong>le</strong> c<strong>le</strong>rgé enparticulier, en état de déperdition mora<strong>le</strong>. C<strong>et</strong>te critique adressée de l’intérieur du c<strong>le</strong>rgéde la part d’un de ses membres <strong>le</strong>s plus éminents <strong>et</strong> <strong>le</strong>s plus introduits (même avant qu’il196 Olga DOBIACHE-ROJDESVENSKY, op. cit., p. 50 : « Celui-ci est encore moins un « goliard» au sensvulgaire du terme [...] la mentalité communément attribuée aux « goliards» y transparaît jusqu’à uncertain point. »197 Bryan GILLINGHAM, The Social Background to Secular Medieval Latin Song, Ottawa, 1998,chapitre 1 : « The Goliardic Myth ».90


n’accède au poste de chancelier) est probab<strong>le</strong>ment cela même qui en a as<strong>sur</strong>é <strong>le</strong> succèsdans <strong>le</strong>s milieux <strong>le</strong>s plus critiques à l’égard du pouvoir ecclésiastique. C<strong>et</strong>te situationnous rappel<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s plus fervents défenseurs de la réforme ecclésiastique ne <strong>son</strong>tautres que <strong>le</strong>s c<strong>le</strong>rcs eux-mêmes.3.1.4 Un cas intéressant : Rome, Santa Sabina, XIV L3Ce manuscrit contenant une col<strong>le</strong>ction de huit compositions de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> est original par plusieurs aspects : il est la seu<strong>le</strong> source liturgique notéecontenant des œuvres du <strong>Chancelier</strong> ; il est de provenance parisienne, de toute évidenceconfectionné pour l’un des membres du couvent Saint-Jacques. Il est à peine postérieurà la réforme d’unification de la liturgie dominicaine menée à bien par Humbert deRoman en 1256 198 . La sé<strong>le</strong>ction des compositions de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> qu’iltransm<strong>et</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur organisation semb<strong>le</strong>nt loin d’être fortuites.N’ayant suscité que peu de commentaires, ce manuscrit reste assez mystérieuxquant à <strong>son</strong> usage <strong>et</strong> <strong>le</strong>s rai<strong>son</strong>s de sa confection. La liturgie dominicaine qu’il assemb<strong>le</strong>n’obéit à aucune organisation usuel<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> fait occasionnel<strong>le</strong>ment référence auxéléments de la réforme instaurée par Humbert de Roman. Cependant, bien des aspects larelient à la liturgie dominicaine d’avant la réforme. Ce p<strong>et</strong>it codex semb<strong>le</strong> être <strong>le</strong> fruitd’un assemblage très per<strong>son</strong>nel, pour comb<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s manques <strong>et</strong> <strong>le</strong>s désuétudes d’autreslivres. La présence de quelques pièces de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> participe de c<strong>et</strong> aspectcomposite. Les huit pièces <strong>son</strong>t soigneusement notées (voir tab<strong>le</strong>au 9), mais aucunerubrique ou modification de la mise en page ne signa<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur originalité dans ce contexteexclusivement liturgique. La connivence entre <strong>le</strong> contenu de ces pièces <strong>et</strong> la prédicationdominicaine a déjà été re<strong>le</strong>vée par Heinrich Husmann 199 . Ce dernier interprète lacomposition origina<strong>le</strong> du manuscrit comme l’œuvre d’un frère dominicain qui l’auraitélaboré pour sa pratique per<strong>son</strong>nel<strong>le</strong> en pensant à y m<strong>et</strong>tre ces pièces musica<strong>le</strong>s pour <strong>le</strong>sutiliser au moment du sermon. Les suj<strong>et</strong>s des pièces choisies pour figurer dans c<strong>et</strong>tep<strong>et</strong>ite col<strong>le</strong>ction <strong>son</strong>t parfaitement en accord avec <strong>le</strong>s préoccupations de la liturgie198 Pour la datation <strong>et</strong> la description du manuscrit, voir Gisbert SÖLCH, « Cod. XIV L3 saec. XIII desdominikanischen Ordensarchivs in Rom ein neuer Zeuge frühdominikanischer Liturgieentwicklung »,Ephemerides Liturgicae, LIV (1940), p. 165-181.199 Heinrich HUSMANN, « Ein Faszikel Notre-Dame Kompositionen auf Texte des Pariser Kanz<strong>le</strong>rsPhilipp in einer dominikaner Handschrift (Rom, Santa Sabina XIV L3) », Archiv fürMusikwissenschaft, XXIV (1967), p. 1-23.91


dominicaine. C<strong>et</strong>te compilation peut encore susciter davantage de réf<strong>le</strong>xions si l’onconsidère <strong>le</strong>s formes des compositions choisies :Tab<strong>le</strong>au 9Les compositions de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans Sab <strong>et</strong> <strong>le</strong>urs caractéristiquesformel<strong>le</strong>sIncipitCaractéristiques formel<strong>le</strong>s1 Homo vide que pro te patior Conduit strophique2 Homo quam sit pura Mot<strong>et</strong> strophique à deux voix composé à partir de la clausu<strong>le</strong>Latus3 Homo considera Conduit strophique contrafactum de la chan<strong>son</strong> De Yessenaistera4 Crux de te volo conqueri Dialogue strophique à strophes doub<strong>le</strong>s5 Si qui cordis <strong>et</strong> oculi Dialogue strophique6 Ad cor tuum revertere Conduit continu7 Ve mundo a scandalis Conduit strophique à strophes doub<strong>le</strong>s (conduit-séquence)8 Cum sit omnis caro fenum Conduit strophique avec refrainChacune présente une possibilité d’organisation du texte <strong>et</strong> de la musiquedifférente de la précédente : <strong>le</strong>s strophes doub<strong>le</strong>s (3, 4, 7), la présence d’un refrain (8)ou l’absence de strophes musica<strong>le</strong>s (6 : conduit continu). D’autres critères s’ajoutent àc<strong>et</strong>te première différenciation formel<strong>le</strong>. L’organisation du conduit sous forme dedialogue ou dispute entre deux locuteurs (disputatio) constitue une catégorie à partentière. Les deux compositions de ce type (4 <strong>et</strong> 5) se suivent. Leur organisation <strong>et</strong> <strong>le</strong>urforme <strong>son</strong>t pourtant distinctes : dans Crux de te volo conqueri, la Vierge dispose de laparo<strong>le</strong> pendant <strong>le</strong>s quatre premières strophes (deux strophes doub<strong>le</strong>s) <strong>et</strong> la Croix luirépond tout au long des six strophes qui suivent. La répartition de la paro<strong>le</strong> est différentedans Si qui cordis <strong>et</strong> oculi. Le cœur <strong>et</strong> l’œil se répondent d’une strophe à l’autre <strong>sur</strong> lamême mélodie (forme strophique). L’existence d’une matière musica<strong>le</strong> antérieure autexte semb<strong>le</strong> avoir été un autre critère de sé<strong>le</strong>ction. Dans ce cas comme dans <strong>le</strong>précédent, <strong>le</strong>s deux compositions re<strong>le</strong>vant de ce critère se suivent (2 <strong>et</strong> 3). Le mot<strong>et</strong>Homo quam sit pura est issu d’une clausu<strong>le</strong> à deux voix (Latus). Il précède un conduitdont la mélodie est empruntée à une chan<strong>son</strong> vernaculaire. Homo considera est en eff<strong>et</strong><strong>le</strong> contrafactum de plusieurs chan<strong>son</strong>s dont la version origina<strong>le</strong> est une chan<strong>son</strong> pieuse,De Yesse naistera. Dans ce cadre, la différence du « genre » (c’est-à-dire la distinctiondu mot<strong>et</strong> <strong>et</strong> du conduit) ne semb<strong>le</strong> pas pertinente. Ces deux pièces <strong>son</strong>t rapprochéesparce qu’el<strong>le</strong>s résultent d’un mode d’élaboration identique.92


Les diverses techniques de composition <strong>et</strong> possibilités formel<strong>le</strong>s semb<strong>le</strong>nt doncavoir été <strong>le</strong>s principaux critères utilisés pour déterminer <strong>le</strong> choix <strong>et</strong> l’ordre des piècesqui témoigne d’une architecture mûrement réfléchie. D’autres explications viennents’ajouter aux précédentes pour montrer la cohérence de l’organisation de la col<strong>le</strong>ction :- <strong>le</strong>s pièces 1 <strong>et</strong> 2 <strong>son</strong>t toutes deux des plaintes du Christ quis’adresse directement aux Hommes ;- 1, 2 <strong>et</strong> 3 commencent par la même invocation (« Homo »),interpellant directement celui à qui <strong>le</strong> texte s’adresse ;- <strong>le</strong> texte 5 donne la paro<strong>le</strong> au cœur (cor), qui revient dans l’incipitdu conduit suivant, Ad cor tuum revertere.L’objectif de c<strong>et</strong>te col<strong>le</strong>ction semb<strong>le</strong> donc avoir été d’assemb<strong>le</strong>r différentesmanières d’organiser <strong>le</strong> texte <strong>et</strong> la mélodie pour faire entendre un message religieux <strong>et</strong>moral. L’architecture subti<strong>le</strong> de l’ensemb<strong>le</strong> qui mê<strong>le</strong> <strong>le</strong>s préoccupations formel<strong>le</strong>s <strong>et</strong>thématiques témoigne du soin apporté à c<strong>et</strong>te « intrusion » profane mais néanmoinsspirituel<strong>le</strong>, dans un contexte entièrement liturgique. Il faut probab<strong>le</strong>ment comprendre cerecueil de modè<strong>le</strong>s musicaux comme un outil didactique à l’usage d’un frère dominicainqui cherche à proférer <strong>et</strong> communiquer <strong>le</strong> message du Christ au moyen de cescompositions latines.C<strong>et</strong> aperçu des principa<strong>le</strong>s sources du corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> m<strong>et</strong> enva<strong>le</strong>ur <strong>le</strong>ur grande diversité : <strong>le</strong>s proportions des manuscrits, <strong>le</strong>s usages <strong>et</strong> fonctions pour<strong>le</strong>squels ils <strong>son</strong>t conçus, la chronologie étendue <strong>sur</strong> laquel<strong>le</strong> ils se répartissent. Tous ceséléments font état d’une transmission hétérogène qui nous informe <strong>sur</strong> la fluctuation ducontexte de réception. Considérons un conduit monodique comme Ad cor tuumrevertere : il est à la fois dans F, florilège qui sé<strong>le</strong>ctionne <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur de la musiquepratiquée à Paris, dans <strong>le</strong>s Carmina Burana, interprété comme une pièce subversiveainsi que dans <strong>le</strong> manuscrit liturgique de Sainte-Sabine, probab<strong>le</strong>ment pour un usageper<strong>son</strong>nel lié à la prédication. En outre, il est copié dans la col<strong>le</strong>ction poétique de Da.C<strong>et</strong>te diversité nous informe <strong>sur</strong> <strong>le</strong> riche devenir des pièces après <strong>le</strong>ur invention <strong>et</strong> <strong>sur</strong> lamanière dont <strong>le</strong>s hommes se <strong>le</strong>s <strong>son</strong>t appropriées. Pour c<strong>et</strong> exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s sources nous endisent plus <strong>sur</strong> la réception <strong>et</strong> la transmission que <strong>sur</strong> la conception <strong>et</strong> <strong>son</strong> contexteoriginel. Ce <strong>son</strong>t certainement <strong>le</strong>s compositions el<strong>le</strong>s-mêmes, du moins ce que l’on peut93


en lire à travers <strong>le</strong> prisme des manuscrits, qui <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>urs informateurs <strong>sur</strong> <strong>le</strong>smodalités <strong>et</strong> objectifs de la création musica<strong>le</strong>.3.2 Les critères de sé<strong>le</strong>ction du corpus des conduits morauxLe corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> tel qu’il apparaît dans ces sources estcomp<strong>le</strong>xe car il touche à différents genres, emprunte de multip<strong>le</strong>s formes <strong>et</strong> traite desuj<strong>et</strong>s variés. L’ambition de notre étude n’est pas d’en faire la synthèse ce qui d’ail<strong>le</strong>ursa déjà été tenté par Thomas B. Payne. Au contraire, c’est la <strong>le</strong>cture d’une p<strong>et</strong>ite partieque nous souhaitons mener à bien. Il ne s’agit pas de trouver l’échantillon idéal quidonnera <strong>le</strong>s clés pour comprendre l’ensemb<strong>le</strong>, mais d’iso<strong>le</strong>r un groupe cohérent decompositions de manière à comprendre comment el<strong>le</strong>s ont été conçues <strong>et</strong> comment el<strong>le</strong>speuvent être comprises dans la société qui <strong>le</strong>s a vu naître. Il nous faut donc choisirparmi <strong>le</strong>s 65 pièces du corpus en appliquant des critères qui nous semb<strong>le</strong>nt à la foisrespecter <strong>le</strong>s sources, <strong>le</strong>s modes d’élaboration ou genres <strong>et</strong> à la fois s’intégrer demanière pertinente dans <strong>le</strong> contexte historique du tournant du XIII e sièc<strong>le</strong>.Pour ce qui est des sources, c’est dans <strong>le</strong> dixième fascicu<strong>le</strong> du manuscrit deFlorence que l’on trouve la majorité des compositions de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Notresé<strong>le</strong>ction prendra donc comme référence principa<strong>le</strong> c<strong>et</strong>te col<strong>le</strong>ction de conduitsmonodiques. De plus, c<strong>et</strong> aspect de la production musica<strong>le</strong> de la fin du XII e <strong>et</strong> du débutdu XIII esièc<strong>le</strong> est souvent peu traité par <strong>le</strong>s musicologues. Dans <strong>le</strong> chapitrehistoriographique, nous avons souligné combien <strong>le</strong>s propositions d’analyse desproductions monodiques étaient peu nombreuses. La simplicité ou l’apparente pauvr<strong>et</strong>édu matériau mélodique de ces conduits peut être mal comprise ou décourager. Lesanalyses <strong>le</strong>s plus fructueuses ont montré combien il est indispensab<strong>le</strong> de tirer parti dutexte pour comprendre la spécificité de la composition monodique. Il faut se demanderpourquoi tant de monodies continuent à être produites, alors que la polyphonie estdevenue un langage d’un niveau de subtilité qui ravit l’esprit <strong>et</strong> <strong>le</strong>s sens de ceux quil’entendent. La monodie comporte certainement des capacités que l’on sous-estime ouméconnaît aujourd’hui mais que <strong>le</strong>s médiévaux savaient apprécier. En choisissant descompositions parmi ces monodies, nous espérons apporter un autre éclairage <strong>et</strong> peut-êtredes éléments de réponse à ces problèmes.94


Le rapport du texte à la musique dans <strong>le</strong>s compositions monodiques est unélément comp<strong>le</strong>xe à saisir. Il varie selon <strong>le</strong>s époques <strong>et</strong> <strong>le</strong> contexte des œuvres 200 . Dansla musique tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> est inventée <strong>et</strong> pratiquée dans <strong>le</strong>s cerc<strong>le</strong>s qui gravitent autour deNotre-Dame, la présence ou l’absence de texte est un élément capital : l’absence d<strong>et</strong>exte <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s longs mélismes des organa nécessite la mise en place d’un systèmerythmique qui organise la polyphonie ; la <strong>sur</strong>enchère textuel<strong>le</strong> est à l’origine d’unenouvel<strong>le</strong> pratique, cel<strong>le</strong> du mot<strong>et</strong>. Or conduits, mot<strong>et</strong>s <strong>et</strong> organa <strong>son</strong>t inventés,interprétés dans <strong>le</strong>s mêmes milieux <strong>et</strong> probab<strong>le</strong>ment pour <strong>le</strong>s mêmes auditoires.Comment mieux comprendre <strong>le</strong> rapport au texte du conduit ? Une définition généra<strong>le</strong> duconduit indique qu’il est une composition <strong>sur</strong> un texte poétique latin. La présence dutexte fait donc bien partie de c<strong>et</strong>te pratique musica<strong>le</strong> dès sa conception, même s’il estaussi vrai que certains textes peuvent connaître une existence autonome, avant ou aprèsavoir été chantés. Le texte, la langue poétique <strong>et</strong> <strong>son</strong> imbrication de <strong>son</strong>s <strong>et</strong> de structures,font partie intégrante de la création du conduit, qu’il soit monodique ou polyphonique.C’est donc bien dans <strong>le</strong>s éléments propres aux textes que nous chercherons descritères aptes à iso<strong>le</strong>r un groupe cohérent. Si <strong>le</strong> texte est lui-même une forme <strong>son</strong>ore, iln’est pas seu<strong>le</strong>ment cela. Il est aussi un discours qui exprime des idées. Lacompréhension de cel<strong>le</strong>s-ci à l’audition ne fait pas de doute. Des esprits <strong>et</strong> des oreil<strong>le</strong>squi se dé<strong>le</strong>ctent des jeux comp<strong>le</strong>xes de la polytextualité <strong>et</strong> de l’intertextualité des mot<strong>et</strong>sne peuvent qu’éprouver une certaine facilité lorsqu’ils <strong>son</strong>t en présence d’un seul texte<strong>et</strong> plus encore lorsqu’il est donné à entendre <strong>sur</strong> une seu<strong>le</strong> mélodie. Il y a donc, dans <strong>le</strong>sconduits monodiques, une va<strong>le</strong>ur de communication qui place <strong>le</strong> sens du texte auxpremiers rangs des intentions du créateur. Dans c<strong>et</strong>te perspective, l’organisation ducorpus des conduits selon des critères thématiques pourrait s’avérer assez profitab<strong>le</strong> <strong>et</strong>pertinente. De plus, une tel<strong>le</strong> <strong>le</strong>cture donne la possibilité de m<strong>et</strong>tre en relation laproduction musica<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong> contexte, car <strong>le</strong>s suj<strong>et</strong>s abordés peuvent prendre place dans unproj<strong>et</strong> culturel plus large.À observer la masse des conduits monodiques attribués à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>, il est un thème qui s’impose comme <strong>le</strong> plus représentatif du point de vue dunombre de compositions. Il s’agit de la catégorie thématique des conduits moraux. Lestextes de ces conduits ont tous trait à la mora<strong>le</strong>, c'est-à-dire au comportement humain200 John STEVENS, Words and Music in the Midd<strong>le</strong> Ages, Song, Narrative, Dance and Drama, 1050-1350,Cambridge, 1986 ; Leo TREITLER, « Medieval Music and Language », Music and Language, NewYork, 1983, p. 38-78, repris dans With Voice and Pen, 2003, p. 435-456.95


évalué selon des règ<strong>le</strong>s doctrina<strong>le</strong>s avec l’objectif d’amener l’auditeur vers <strong>le</strong> Bien. Lecontenu moral des conduits entraîne certains caractères du discours que l’on r<strong>et</strong>rouvedans la grande majorité d’entre eux. En eff<strong>et</strong>, <strong>le</strong> discours n’est pas simp<strong>le</strong>ment unexposé moral, il est moralisateur, au sens où il a pour ambition d’agir, de transformer,d’améliorer <strong>le</strong>s mœurs de ceux qui <strong>son</strong>t visés par <strong>le</strong>s attaques du poète. Le fait que<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> soit un grand prédicateur ajoute de l’intérêt à c<strong>et</strong>te catégori<strong>et</strong>hématique, par <strong>le</strong>s perspectives de croisements qu’el<strong>le</strong> perm<strong>et</strong> d’imaginer.Les critères qui nous perm<strong>et</strong>tent de considérer un conduit comme moralisateur<strong>son</strong>t <strong>le</strong>s suivants :- <strong>le</strong> suj<strong>et</strong> doit soit, déplorer l’inclinai<strong>son</strong> des Hommes vers <strong>le</strong> mal, soitvaloriser certains aspects du bon comportement ;- la mise en avant de bons exemp<strong>le</strong>s dont <strong>le</strong> premier est celui du Christ ;- la référence fréquente au texte biblique, autorité suprême de la mora<strong>le</strong>,par l’évocation, la citation, la paraphrase ;- <strong>le</strong> ton oral <strong>et</strong> vindicatif qui doit convaincre pour susciter la modificationdu comportement.Le dernier point fait référence à la nature éminemment ora<strong>le</strong> de cescompositions, inventées pour être chantées <strong>et</strong> entendues. Leur langue est modelée defaçon à déc<strong>le</strong>ncher l’adhésion <strong>et</strong> entraîner une démarche de conversion. La <strong>le</strong>cture destextes de ces conduits perm<strong>et</strong> de re<strong>le</strong>ver ces procédés de langue récurrents dans <strong>le</strong>spoèmes moralisateurs dont l’efficacité n’est me<strong>sur</strong>ab<strong>le</strong> que si l’on envisage <strong>le</strong>urdimension ora<strong>le</strong> :- prise à partie du public par une apostrophe en début de strophe ou de versdésignant clairement ceux que <strong>le</strong> texte vise parmi <strong>le</strong>s auditeurs ;- conjugai<strong>son</strong> des verbes à la deuxième per<strong>son</strong>ne du singulier ou du plurielpour s’adresser au public ;- utilisation de l’impératif pour faire réagir ;- utilisation de formu<strong>le</strong>s <strong>et</strong> de figures typiques de l’oralité que l’onr<strong>et</strong>rouve aussi dans la prière, dans <strong>le</strong>s plaintes (planctus) ou autres contextesoù l’exclamation témoigne d’un contexte oral ;- accumulation des incises interrogatives pour accab<strong>le</strong>r l’auditoire.96


De tels procédés <strong>son</strong>t décrits dans <strong>le</strong>s traités de rhétorique <strong>et</strong> <strong>son</strong>t autant demoyens à destination de l’auditeur, utilisés dans différentes catégories de discours, àcommencer par <strong>le</strong> plaidoyer juridique 201 . Ils <strong>son</strong>t communs à un groupe de conduitsrelativement homogène du point de vue des intentions <strong>et</strong> des manières de <strong>le</strong>s formu<strong>le</strong>r.L’application des critères énumérés ci-dessus à l’ensemb<strong>le</strong> du corpus des conduitsmonodiques de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> perm<strong>et</strong> d’iso<strong>le</strong>r un sous-ensemb<strong>le</strong> de vingt textesqui constituent <strong>le</strong> corpus de c<strong>et</strong>te étude 202 :Les conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>1- Homo natus ad laborem / tui status2- Fontis in rivulum3- Ad cor tuum revertere4- Quid ultra tibi facere5- Vanitas vanitatum6- Excutere de pulvere7- Ve mundo a scandalis8- Quo me vertam nescio9- O labilis sortis10- Quo vadis quo progrederis11- Homo qui semper moreris12- Bonum est confidere13- Homo vide que pro te patior14- Nitimur in v<strong>et</strong>itum15- Homo considera16- O mens cogita17- Veritas equitas18- Cum sit omnis caro fenum19- Suspirat spiritus20- Homo natus ad laborem / <strong>et</strong> avisCe groupe exclut des conduits monodiques dont <strong>le</strong>s textes peuvent aborder dessuj<strong>et</strong>s moraux mais dont la finalité n’est pas l’édification ou la persuasion de l’auditoire.Ainsi, des conduits tels que Quomodo cantabimus qui évoque la croisade ou Veritasveritatem qui est <strong>sur</strong> <strong>le</strong> ton de la prière, peuvent-ils, par certains aspects, s’avérersemblab<strong>le</strong>s aux conduits moraux sé<strong>le</strong>ctionnés, mais aussi fondamenta<strong>le</strong>ment différents201 Leonid ARBUSOW, Colores rh<strong>et</strong>orici, eine Auswahl rh<strong>et</strong>orischer Figuren und Gemeinplätze alsHilfsmittel für akademische Übungen an mittelalterlichen Texten, Göttingen, 1948.202 Ils <strong>son</strong>t classés selon l’ordre indiqué par F, notre source de référence. C’est aussi l’organisation quisera adoptée pour <strong>le</strong>s analyses de la partie II.97


car <strong>le</strong>ur fin n’est pas la moralisation. D’autre part, il faut adm<strong>et</strong>tre que <strong>le</strong>s textes dequelques conduits polyphoniques ou de mot<strong>et</strong>s pourraient parfaitement correspondreaux critères proposés mises à part <strong>le</strong>urs différences musica<strong>le</strong>s. Cependant, nous avonssouhaité limiter notre étude à la monodie pour tenter de comprendre la spécificité dec<strong>et</strong>te matière <strong>son</strong>ore comme moyen de communication. Il est encore bien trop tôt dansl’avancement de ce travail, pour pouvoir dire si l’intention mora<strong>le</strong> d’un poète tel que<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est plus encline à utiliser la monodie ou si el<strong>le</strong> peut tirer parti d<strong>et</strong>ous <strong>le</strong>s modes d’expression musica<strong>le</strong>.3.3 Homogénéité <strong>et</strong> hétérogénéité des conduits morauxUne fois constituée c<strong>et</strong>te sé<strong>le</strong>ction <strong>et</strong> avant même de commencer l’analyse dechacun des conduits qui la composent, il faut signa<strong>le</strong>r certaines difficultés qui tiennentaux œuvres mêmes. Les critères appliqués m<strong>et</strong>tent en lumière un corpus cohérent dupoint de vue du thème <strong>et</strong> des techniques rhétoriques employées. Cependant, <strong>le</strong> corpusn’est pas uniforme au regard des structures des textes comme de la musique. Même s’ils’agit de vingt compositions appelées conductus <strong>et</strong> qu’el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t toutes monodiques, ladiversité fait loi <strong>et</strong> aucune pièce n’est semblab<strong>le</strong> à une autre comme <strong>le</strong> montre <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>auci-dessous.Tab<strong>le</strong>au 10Formes poétiques <strong>et</strong> musica<strong>le</strong>s des conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>IncipitNombre de strophes du texte(nombre de vers parstrophe)Longueur des versutilisés en nombre desyllabesMise en musiqueHomo natus ad 6 strophes (11, 6, 5) 4, 6, 7, 8 3 doub<strong>le</strong>s stropheslaborem / tui statusFontis in rivulum 6 strophes (8) puis 4 (6) 6, 7 2 trip<strong>le</strong>s strophes <strong>et</strong> 4simp<strong>le</strong>sAd cor tuumrevertere4 strophes (13, 13, 8, 5) 4, 7, 8 Différente pourchaque stropheQuid ultra tibi facere 6 strophes (10) 8 StrophiqueVanitas vanitatum 3 strophes (17) 3, 4, 7, 8 StrophiqueExcutere de pulvere 3 strophes (10) 8 StrophiqueVe mundo ascandalisQuo me vertamnescioO labilis sortis6 strophes (6, 8, 6) 7, 8 3 doub<strong>le</strong>s strophes6 strophes (8) 6, 7, 8 2 doub<strong>le</strong>s strophes <strong>et</strong>2 simp<strong>le</strong>s5 strophes (7, 8) <strong>et</strong> refrain 10, 11 2 doub<strong>le</strong>s strophes <strong>et</strong>(2)1 simp<strong>le</strong>98


Quo vadis quo 2 strophes (16) 4, 6, 7, 8 StrophiqueprogrederisHomo qui semper 4 strophes (8) 8 2 strophesmorerisBonum est confidere 3 strophes (19, 20, 15) 4, 7, 8 Différente pourchaque stropheHomo vide que pro 3 strophes (8) 10 Strophiqu<strong>et</strong>e patiorNitimur in v<strong>et</strong>itum 5 strophes (10) 7 StrophiqueHomo considera 3 strophes (21) 6, 7 StrophiqueO mens cogita 9 strophes (6) 3, 4, 5 4 doub<strong>le</strong>s strophes <strong>et</strong>1 simp<strong>le</strong>Veritas equitas 19 strophes (5, 4, 3, 6, 2, 6,7, 6, 7, 8, 4, 4, 6)3, 4, 5, 6, 8 9 trip<strong>le</strong>s strophes,3 doub<strong>le</strong>s, 4 simp<strong>le</strong>sCum sit omnis caro 3 strophes (6) <strong>et</strong> refrain (3) 7, 8 StrophiquefenumSuspirat spiritus 8 strophes (8) 6 StrophiqueHomo natus adlaborem / <strong>et</strong> avis1 strophe (16) 6, 7, 8 1 stropheLe tab<strong>le</strong>au 10 amène à l’observation suivante : aucune forme poétiquerécurrente ne s’impose comme un cadre privilégié de la poésie lyrique mora<strong>le</strong>. Lesstrophes peuvent être longues ou courtes, nombreuses ou uniques, régulières ou non. Demême, la mise en musique ne révè<strong>le</strong> aucun procédé systématique. La forme strophiqueest, certes, reprise à neuf occasions, soit presque la moitié du total, mais à chaque fois<strong>sur</strong> des cadres formels différents. Les variations autour des formes binaires ou ternaires<strong>son</strong>t nombreuses <strong>et</strong> parfois très comp<strong>le</strong>xes. Il semb<strong>le</strong> <strong>et</strong> c’est ce que l’analyseapprofondie cherchera à mieux comprendre, que chaque composition réponde à desimpératifs formels qui lui <strong>son</strong>t propres, même au sein de c<strong>et</strong>te unité thématique forte.On pourrait effectivement croire que <strong>le</strong>s mêmes intentions suscitent <strong>le</strong>s mêmes formesdans la prise de paro<strong>le</strong> mais il n’en est rien. C’est là tout l’intérêt de ce groupe deconduits <strong>et</strong> nous tenterons de comprendre <strong>et</strong> d’expliquer <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>s rai<strong>son</strong>s de c<strong>et</strong>tediversité formel<strong>le</strong>.Ces disparités formel<strong>le</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>s jeux poétiques qu’el<strong>le</strong>s impliquent ne <strong>son</strong>t quel’aspect <strong>le</strong> plus visib<strong>le</strong> des différences profondes d’une composition à l’autre. Lacomp<strong>le</strong>xité structurel<strong>le</strong> peut en eff<strong>et</strong> être complétée par d’autres aspects. Le langagemélodique peut produire des eff<strong>et</strong>s multip<strong>le</strong>s, allant dans <strong>le</strong> sens de la clarification del’énonciation du texte ou au contraire il peut charger ou cumu<strong>le</strong>r ses structures propres àcel<strong>le</strong>s du poème. De plus, l’appréhension du texte ne se limite pas à sa forme. Il fautaussi prendre en compte <strong>le</strong>s différents niveaux de langue ou l’utilisation d’unvocabulaire plus ou moins courant. Certains textes <strong>son</strong>t constitués de phrases longuesdont l’ordre des mots ne semb<strong>le</strong> déterminé que par la recherche d’eff<strong>et</strong>s <strong>son</strong>ores, tandis99


que d’autres <strong>son</strong>t d’une élaboration plus modeste. Les vers courts peuvent ajouter unedifficulté à la compréhension car ils morcel<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> sens. Du point de vue de lacomposition musica<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s marges de manœuvre pour l’élaboration de la mélodie <strong>son</strong>tgrandes. Le compositeur dispose de multip<strong>le</strong>s « outils » parmi <strong>le</strong>squels on peut déjàsigna<strong>le</strong>r l’insertion de mélismes longs dans la structure musica<strong>le</strong> (caudae),l’ornementation généra<strong>le</strong> des lignes mélodiques ou <strong>le</strong> choix du syllabisme strict. Lamodalité offre éga<strong>le</strong>ment une pa<strong>le</strong>tte <strong>son</strong>ore que <strong>le</strong> compositeur a la liberté de suivre demanière plus ou moins claire, jouant ainsi avec <strong>le</strong>s habitudes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s repères auditifs desauditeurs. L’emploi de la répétition mélodique de vers entiers ou à plus p<strong>et</strong>ite échel<strong>le</strong>peut créer une structure qui se superpose à cel<strong>le</strong> du texte, en accord ou non avec lui.L’analyse approfondie perm<strong>et</strong>tra certainement d’accroître <strong>et</strong> d’affiner c<strong>et</strong>te listesommaire des moyens musicaux mis en place dans ces conduits pour tenter d’en saisir<strong>le</strong>s enjeux.3.4 Remarques <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s autres compositionsIl est souhaitab<strong>le</strong> de ne pas laisser sous si<strong>le</strong>nce <strong>le</strong>s compositions écartées de lasé<strong>le</strong>ction thématique. Tous <strong>le</strong>s conduits monodiques ne <strong>son</strong>t en eff<strong>et</strong> pas moralisateurs<strong>et</strong> si c<strong>et</strong>te sé<strong>le</strong>ction ne va pas sans poser de problème, il est uti<strong>le</strong> de remarquer qued’autres groupes thématiques soulèvent eux aussi certains questionnements. Si, jusqu’àprésent nous n’avons pas envisagé l’influence du suj<strong>et</strong> en terme de fonction, nous allonsvoir que dans <strong>le</strong>s deux groupes qui vont suivre, <strong>le</strong> thème perm<strong>et</strong> d’élaborer certaineshypothèses quant à l’usage qui a pu être fait des compositions.3.4.1 <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>et</strong> la liturgieQuel<strong>le</strong> que soit la forme poétique ou <strong>le</strong> genre musical de la composition, tous<strong>le</strong>s efforts de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>son</strong>t tournés vers <strong>le</strong> sacré : exploitation d’imagesbibliques, citations scripturaires, production de pièces pour la liturgie, explicationsmora<strong>le</strong>s, allégories <strong>et</strong> disputes <strong>sur</strong> des suj<strong>et</strong>s cléricaux ou théologiques. Comme biend’autres poètes latins, <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est c<strong>le</strong>rc, ce qui explique <strong>le</strong> choix de sessuj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> de ses préoccupations. Mais plus que d’autres, il exerce dans <strong>le</strong>s hautes sphèresde la hiérarchie de l’Église. Archidiacre de Noyon puis <strong>Chancelier</strong> de Notre-Dame, il100


participe à ce qui constitue <strong>le</strong> cœur de la vie religieuse, la liturgie. Cependant, mêmeavant 1211 <strong>et</strong> sa première charge ecclésiastique à Noyon, aucune de ses œuvres, dumoins cel<strong>le</strong>s que nous attestent <strong>le</strong>s sources, ne s’écarte des suj<strong>et</strong>s chrétiens <strong>et</strong> spirituels.C’est à partir de sa nomination à la charge de <strong>Chancelier</strong> (1217) que <strong>son</strong>implication dans <strong>le</strong> dérou<strong>le</strong>ment de la liturgie a dû être la plus concrète. Sa nouvel<strong>le</strong>fonction lui donne pour tâche de veil<strong>le</strong>r aux célébrations de Notre-Dame <strong>et</strong> d’en as<strong>sur</strong>erla conservation dans <strong>le</strong>s livres consacrés. Il en est <strong>le</strong> garant, immense responsabilité quiimplique bien évidemment une maîtrise parfaite du sens de l’ensemb<strong>le</strong> des célébrations<strong>et</strong> une compréhension de <strong>le</strong>urs enjeux. En plus d’être un fin connaisseur du rituel, il estacteur de l’une de ses composantes <strong>le</strong>s plus didactiques, <strong>le</strong> sermon. À la suite de la<strong>le</strong>cture des épîtres, <strong>le</strong> sermon reprend, explique <strong>et</strong> développe un passage du texte lu justeavant ou rapproche un autre vers<strong>et</strong> à la circonstance du jour. Il est l’interprétation <strong>et</strong> laglose des points <strong>le</strong>s plus comp<strong>le</strong>xes <strong>et</strong> symboliques de la liturgie <strong>et</strong> utilise <strong>le</strong> textebiblique, ses images <strong>et</strong> ses mots, pour clarifier <strong>et</strong> enrichir <strong>le</strong> sens de la célébration.Liturgie <strong>et</strong> prédication entr<strong>et</strong>iennent des liens éminemment étroits <strong>et</strong> complémentaires.Si <strong>le</strong>s circonstances de la prédication ne <strong>son</strong>t pas exclusivement cel<strong>le</strong>s de la messe, c’estnéanmoins là qu’el<strong>le</strong> acquiert sa va<strong>le</strong>ur la plus sacrée. La paro<strong>le</strong> du prédicateur estdivinement inspirée, au même titre que <strong>le</strong>s textes, <strong>le</strong>s chants <strong>et</strong> <strong>le</strong>s gestes qui composentla liturgie. Les rubriques des sermons de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> montrent qu’il a prêchéen diverses églises <strong>et</strong> à diverses occasions. La quantité de la production qui nousparvient <strong>et</strong> la grandeur des événements auxquels il a contribué (synodes, dédicaces…)montrent qu’il a dû être un orateur très demandé. De plus, à sa charge de <strong>Chancelier</strong>, ilajoute cel<strong>le</strong> de maître en théologie à l’Université, où il est probab<strong>le</strong>ment amené àenseigner c<strong>et</strong> art du discours, ou pour <strong>le</strong> moins à montrer l’exemp<strong>le</strong>. Le fait qu’il aitconstitué une somme de distinctiones <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s psaumes montre <strong>son</strong> intérêt pour lapédagogie du sermon. Son habi<strong>le</strong>té d’orateur est certainement bien antérieure à <strong>son</strong>accession au chapitre de Notre-Dame <strong>et</strong> sa familiarité avec la prédication n’est pasnouvel<strong>le</strong> lorsqu’il est chargé de garantir <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ctures des célébrations de la cathédra<strong>le</strong>.Par c<strong>et</strong>te proximité avec la liturgie en général <strong>et</strong> ses passages <strong>le</strong>s plus réf<strong>le</strong>xifs <strong>et</strong>herméneutiques, il touche aux fondements mêmes de la spiritualité chrétienne.Paradoxa<strong>le</strong>ment, seu<strong>le</strong> une part restreinte du corpus poético-musical est, àproprement par<strong>le</strong>r, liturgique, empruntant la forme connue <strong>et</strong> éprouvée de l’hymne ou101


de la séquence 203 . Plusieurs de ces compositions religieuses <strong>son</strong>t des conduits,monodiques ou polyphoniques que <strong>le</strong> contenu du texte perm<strong>et</strong> de relier à des fêtesliturgiques comme <strong>le</strong> montre <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au 11.Tab<strong>le</strong>au 11Compositions liturgiques du corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>Circonstance liturgique déduited’après <strong>le</strong> sens du texteNativitéViergeIncipitBeata visceraFesta dies agiturSol oritur in sidereTempus est gratieAve gloriosa virginum reginaAve virgo virginum / verbiO Maria virgineiDescriptionConduit monodiqueRondeau monodiqueConduit monodiqueConduit monodiqueSéquenceConduit polyphoniqueSéquence polyphoniqueSol est in meridieRondeau monodiqueSaints : Marie-Made<strong>le</strong>ine Estimavit hortulanumHymneO Maria noli f<strong>le</strong>reHymnePange lingua Magda<strong>le</strong>naHymneJean-BaptisteInter natos mulierumSéquencePentecôte Veni sancte spiritus / spes omnium Conduit monodiqueTrinité O amor deus deitas Conduit monodiquePrièresDic Christi veritasExurge dormis domineVeritas veritatemConduit polyphoniqueConduit monodiqueConduit monodique<strong>Philippe</strong> est-il parvenu à influencer par ses compositions <strong>le</strong> dérou<strong>le</strong>ment de laliturgie de la cathédra<strong>le</strong> ? Aurait-il souhaité que cela se passe ainsi ? Seu<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s hymnes,dont l’authenticité est fortement douteuse, <strong>son</strong>t intégrées au cyc<strong>le</strong> liturgique dans latradition manuscrite 204 . L’intégration historique de tel<strong>le</strong>s pièces dans la liturgie deNotre-Dame ne semb<strong>le</strong> pas avoir été attestée 205 . Les sources qui nous transm<strong>et</strong>tent <strong>le</strong>scompositions liturgiques du tab<strong>le</strong>au 11 ne <strong>son</strong>t pas d’une grande aide. Plusieurs pièces<strong>son</strong>t des unica dans des sources musica<strong>le</strong>s comme F ou LoB. Certains manuscrits <strong>son</strong>tdes col<strong>le</strong>ctions musica<strong>le</strong>s qui recueil<strong>le</strong>nt des compositions comme des tropes, desséquences, des conduits ou des mot<strong>et</strong>s à ajouter à la liturgie, mais n’indiquent pasprécisément <strong>le</strong>s circonstances de ces ajouts. On peut se demander si la participation aux203 L’aspect liturgique du corpus est abordé par Joseph SZÖVERFFY dans Die Anna<strong>le</strong>n der lateinischenHymnendichtung (Berlin, 1964, vol. 2, p. 192-202).204 Pour <strong>le</strong> détail, voir Victor SAXER, « Les hymnes magdaléniennes attribuées à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong><strong>son</strong>t-el<strong>le</strong>s de lui ? », Mélanges de l’Éco<strong>le</strong> française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes,LXXXVIII/1 (1976), p. 497-57.205 Craig Wright n’en fait pas mention dans <strong>son</strong> étude des particularités de la liturgie à Notre-Dame(Music and Ceremony at Notre Dame of Paris, 500-1500, Cambridge, 1989, chap. 3, p. 98-139).102


célébrations était l’objectif premier de ces compositions. Peut-être s’agit-il de textesreligieux qui ont trouvé a posteriori <strong>le</strong>ur place dans des recueils à destination liturgique.Les pratiques liturgiques margina<strong>le</strong>s, non officiel<strong>le</strong>s <strong>et</strong> fluctuantes nous <strong>son</strong>t malconnues, si bien qu’il est diffici<strong>le</strong> de préciser la place qu’ont pu y prendre d’éventuelsajouts comme <strong>le</strong>s chan<strong>son</strong>s à la Vierge.La « fonction » liturgique de ses compositions n’est donc probab<strong>le</strong>ment pas lapréoccupation principa<strong>le</strong> <strong>et</strong> première de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> lorsqu’il s’adonne à lapoésie. Si el<strong>le</strong> l’avait été, la proportion du corpus à destination strictement liturgiqueaurait été bien plus grande. D’autres compositions posent question dans <strong>le</strong>ur rapport à laliturgie <strong>et</strong> la nature de <strong>le</strong>ur intégration dans <strong>le</strong>s célébrations. Nous ne savons rien del’usage pratique qui a été fait des prosu<strong>le</strong>s comme des premiers mot<strong>et</strong>s dans <strong>le</strong> cadre dela liturgie. Les textes ajoutés par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>son</strong>t as<strong>sur</strong>ément de naturereligieuse <strong>et</strong> l’on peut, dans la plupart des cas par<strong>le</strong>r d’une sorte de glose du texte de lavoix empruntée qui, el<strong>le</strong>, provient bien de la liturgie :Tab<strong>le</strong>au 12Prosu<strong>le</strong>s <strong>et</strong> mot<strong>et</strong>s dans <strong>le</strong>ur contexte liturgiqueIncipit du mot<strong>et</strong> oude la prosu<strong>le</strong>Adesse festinaAgmina milicie /AGMINAOrigine de la polyphonie(clausu<strong>le</strong> ou organum) ou de laliturgieOrganum : Sederunt principes,Adiuva me domine deus meussalvum me proptermisericordiamClausu<strong>le</strong> : Al<strong>le</strong>luia. Corpus beatevirginis <strong>et</strong> martiris sanguineum<strong>et</strong> lacteum de ferebant cumcantio agminaCirconstance liturgiquede l’empruntSaint Étienne(26 décembre)Sainte Catherine(25 novembre)Suj<strong>et</strong> du texte duduplumAppel au pardon duChrist <strong>et</strong> à lapurification des péchésFaits <strong>et</strong> martyre deCatherineAssocia tecum inpatriaDe Stephani roseosanguineDoce nos hodie /DOCEBITOrganum : Sancte GermaneOrganum : Sederunt principesClausu<strong>le</strong> : Al<strong>le</strong>luia. Paraclitusspiritus sanctus, quem mitt<strong>et</strong>pater in nomine meo, il<strong>le</strong> vosdocebit omnem veritatem.Saint Éloi(1 er décembre)Saint Étienne(26 décembre)PentecôteÉvocation de Saint Éloidont <strong>le</strong>s pouvoirs depurification <strong>et</strong> dedélivrance <strong>son</strong>tcomparab<strong>le</strong>s à ceux duChristRappel du martyred’Étienne. Appel à lafoi malgré <strong>le</strong>sembûches <strong>et</strong> la trahi<strong>son</strong>Imploration adressée auChrist pour qu’il apaise<strong>le</strong>s maux des Hommes<strong>et</strong> qu’il enseigne la voiede la sagesse.103


Homo cummandato datoHomo quam sitpura / LATUSIn omni fratre tuo /IN SECULUMIn veritate comperi/ VERITATEMLaqueus conteritus/ LAQUEUSCONTRITUS...Venditoreslabiorum /DOMINO ou EIUSOrganum : Viderunt omnesClausu<strong>le</strong> : Al<strong>le</strong>luia. Paschanostrum immolatus est ChristusHec dies... Confitemini domino,quoniam bonus, quoniam inseculum misericordia eiusPropter veritatem. Audi filia <strong>et</strong>vide <strong>et</strong> inclina aurem tuam quiaconcupivit rexAnima nostra. Laqueus contritusest <strong>et</strong> nos liberati sumusadiutorium nostrum in nominedomini qui fecit celumBenedicamus domino ou réponsStrips Iesse... Virgo dei genitrixvirga est flos filius eiusNoël (25 décembre) <strong>et</strong>Circoncision(1 er janvier)Dimanche de PâquesDimanche de Pâques2 e <strong>et</strong> 5 e jours aprèsl’AssomptionSaints Innocents (28décembre)Benedicamus :nombreuses occasions ;Strips Iesse :AssomptionVide prophecie Organum : Viderunt omnes Noël (25 décembre) <strong>et</strong>Circoncision(1 er janvier)Dieu a envoyé <strong>son</strong> Fils<strong>sur</strong> terre pour rach<strong>et</strong>er<strong>le</strong>s Hommes après <strong>le</strong>péché. La venue duChrist est une nouvel<strong>le</strong>naissance.Le Christ reproche auxHommes <strong>le</strong>ur trahi<strong>son</strong>lors de la PassionCritique de la fauss<strong>et</strong>éde certains frèresHypocrisie, avidité,luxure, vanité du c<strong>le</strong>rgéMassacre des SaintsInnocentsLa fourberie <strong>et</strong> laperversion des prélatsLes signes qui ontprécédé la venue duChrist <strong>et</strong> <strong>le</strong>s prophétiesSi <strong>le</strong>s circonstances dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s passages polyphoniques mélismatiquessans texte, <strong>le</strong>s organa, ont été introduits <strong>son</strong>t relativement bien connues 206 , que penserdes prosu<strong>le</strong>s de ces mêmes passages ? Une fois de plus, <strong>le</strong> problème reste ouvert enrai<strong>son</strong> de la fragilité de nos connaissances historiques relatives aux pratiques liturgiquesmargina<strong>le</strong>s, loca<strong>le</strong>s ou exceptionnel<strong>le</strong>s. S’agit-il de jeux spirituels, mêlant <strong>le</strong>scompétences littéraires <strong>et</strong> musica<strong>le</strong>s, à l’usage des connaisseurs <strong>le</strong>s plus subtils ourépondent-el<strong>le</strong>s à des besoins <strong>et</strong> des circonstances précises dans <strong>le</strong>s célébrations ?206 Craig WRIGHT, op. cit., <strong>et</strong> Olivier CULLIN, « La musique à Notre Dame : un manifeste artistique <strong>et</strong> <strong>son</strong>paradoxe », Notre-Dame de Paris, un manifeste chrétien (1160-1230), colloque organisé à l’Institut deFrance <strong>le</strong> vendredi 12 décembre 2003, éd. Michel LEMOINE, Turnhout, 2004, p. 99.104


3.4.2 Les compositions de circonstanceUne partie des textes du corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> relève de ce que l’onpeut appe<strong>le</strong>r de la musique de circonstance. Faire l’éloge d’un dignitaire ecclésiastiqueou d’un roi, réagir à l’actualité donne au corpus une portée plus politique. En rai<strong>son</strong> de<strong>le</strong>urs incidences historiques <strong>et</strong> de <strong>le</strong>ur caractère « datab<strong>le</strong>», ces compositions ont faitl’obj<strong>et</strong> de plus nombreux commentaires qui ont été évoqués dans <strong>le</strong> chapitrehistoriographique 207 . Si l’on s’en tient aux attributions indiquées par <strong>le</strong>s sources, <strong>le</strong>sconduits datab<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t tous monodiques 208 :Tab<strong>le</strong>au 13Les conduits historiques attribués à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> par <strong>le</strong>s sourcesmanuscritesIncipitDate ÉvénementsupposéeVenit Ihesus in propria 1187 Chute de Jérusa<strong>le</strong>m aux mains de Saladin, appel à latroisième Croisade.Pater sancte dictus 1198 Installation du pape Innocent IIILotariusChristus assistens 1208 Installation de Pierre de Nemours comme évêque de ParispontifexRex <strong>et</strong> sacerdos prefuit 1209-1212 Dispute entre <strong>le</strong> pape Innocent III <strong>et</strong> l’Empereur Othon IVBeata nobis gaudia 1223 Coronnement de Louis VIII 209Cependant, une date, aussi précise soit-el<strong>le</strong>, ne nous dit pas tout descirconstances, de la fonction du conduit ou plutôt de la réalité de la performance de c<strong>et</strong>temusique. En eff<strong>et</strong>, on ne sait ni comment, ni par qui, ni devant quel public ces œuvre<strong>son</strong>t été interprétées. Aucun témoignage décrivant de tel<strong>le</strong>s pratiques ne nous aide àéclaircir c<strong>et</strong>te question. Comment <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> offre-t-il <strong>son</strong> éloge à <strong>son</strong> onc<strong>le</strong>Pierre de Nemours ? On peut imaginer que <strong>son</strong> conduit a été chanté lors de la cérémoniecélébrant <strong>son</strong> accession au siège épiscopal, tout autant que dans un cadre plus privé.207 Notamment par Thomas B. PAYNE dans sa thèse <strong>et</strong> dans « Datab<strong>le</strong> Notre Dame Conductus : NewObservations on Sty<strong>le</strong> and Technique », Current Musicology, LXIV (2001) p. 104-151.208 Mais il y a aussi des conduits polyphoniques datab<strong>le</strong>s parmi <strong>le</strong>s attributions modernes. Par exemp<strong>le</strong>Clavus pungens acumine qui interprète la perte d’une relique du clou du Christ à Saint-Denis en 1232.209 Voir Léo SCHRADE, « Political Compositions in French Music of the 12th and 13th Centuries »,Anna<strong>le</strong>s musicologiques, Moyen-Age <strong>et</strong> Renaissance, Tome I, 1953, p. 9-63.105


Quel<strong>le</strong> que soit la réalité, comment expliquer la conservation <strong>et</strong> la transmission dans unesource prestigieuse (F) bien des années après la circonstance évoquée, d’un conduitaussi lié à l’actualité ? A-t-il continué à être chanté ou n’y figure-t-il que pour mémoire ?De la même manière, on peut s’interroger <strong>sur</strong> l’interprétation <strong>et</strong> <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> d’un conduitincitant à la Croisade tel que Venit Ihesus in propria. Peut-être a-t-il joué un rô<strong>le</strong>identique aux discours de la prédication de Croisade.Ce détour par <strong>le</strong>s compositions ne prenant pas place dans notre sé<strong>le</strong>ction deconduits moraux montre combien ces pratiques musica<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t ancrées dans la viequotidienne de <strong>le</strong>urs contemporains. El<strong>le</strong>s reflètent certaines tendances <strong>et</strong>préoccupations ordinaires, des pratiques religieuses mais peuvent aussi se faire l’échod’événements plus exceptionnels. Même si l’on ne sait pas grand-chose de la manièreconcrète dont el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t intervenues dans la vie des hommes, <strong>le</strong>ur simp<strong>le</strong> existence <strong>et</strong>,qui plus est, <strong>le</strong>ur conservation dans <strong>le</strong>s manuscrits témoignent de <strong>le</strong>ur poids <strong>et</strong> de <strong>le</strong>urimportance. Ce constat doit nous ouvrir des perspectives pour la <strong>le</strong>cture du corpus desconduits moraux. Au même titre que <strong>le</strong>s autres, ces compositions participent de la vieculturel<strong>le</strong> médiéva<strong>le</strong>. El<strong>le</strong>s y assument un rô<strong>le</strong>, correspondent à des aspirations qui, enl’absence d’indications ou de témoignages externes, <strong>son</strong>t à chercher à l’intérieur desœuvres. Comment ces conduits <strong>son</strong>t-ils élaborés (quels savoir-faire ?) <strong>et</strong> à quels besoinsrépondent-ils (pourquoi <strong>et</strong> pour qui <strong>son</strong>t-ils composés) ? Tels <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s deux axes dequestionnement général pour <strong>le</strong>squels <strong>le</strong> travail d’analyse des œuvres particulières doittenter d’apporter des réponses.106


Partie II :Vingt conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>, étude de l’élaboration d’unepoétique musica<strong>le</strong>107


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Le manuscrit médiéval est un obj<strong>et</strong> comp<strong>le</strong>xe. Production écrite dans uneculture où domine l’oralité, il joue un rô<strong>le</strong> de transmission <strong>et</strong> de conservation d’un textequi est bien souvent la trace d’une pratique ora<strong>le</strong> qui se destine à la récitation ou la<strong>le</strong>cture à voix haute. Le manuscrit musical ne se réduit pas à une partition au sensmoderne du terme 1 . Pourtant, c’est lui notre principa<strong>le</strong> voie d’accès à la musique tel<strong>le</strong>qu’el<strong>le</strong> a été inventée <strong>et</strong> pratiquée. Selon <strong>le</strong>s époques, <strong>le</strong>s lieux ou <strong>le</strong>s circonstances, <strong>le</strong>slivres musicaux <strong>et</strong> <strong>le</strong>urs notations ont été investis de diverses fonctions : représentationmatériel<strong>le</strong> <strong>et</strong> visuel<strong>le</strong> de la paro<strong>le</strong> divine, démonstration de pouvoir ou d’excel<strong>le</strong>nceculturel<strong>le</strong>, média de transmission d’un lieu à un autre, conservatoire d’une pratiqueprécieuse ou encore aide-mémoire de mélodies déjà apprises. Chaque codex peutremplir l’une ou l’autre de ces missions, tout comme il peut <strong>le</strong>s endosser toutes à la fois.Le corpus de conduits moraux tel que nous l’avons défini est un exemp<strong>le</strong> parmid’autres témoignant de la diversité fonctionnel<strong>le</strong> des manuscrits qui nous <strong>le</strong>s rapportent.Néanmoins, toutes ces sources ont un point commun : el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t postérieures à lacréation <strong>et</strong> à la pratique des œuvres. Les conduits comme tant d’autres pratiquesmusica<strong>le</strong>s ont été inventés <strong>et</strong> transmis de manière ora<strong>le</strong> pendant plusieurs dizainesd’années avant de se trouver « rangés » dans différentes col<strong>le</strong>ctions. Leur compilation1 Olivier CULLIN, L’image musique, Paris, 2006.109


n’implique d’ail<strong>le</strong>urs pas <strong>le</strong>ur disparition, puisqu’on <strong>le</strong>s trouve encore dans des sourcesconfectionnées un à deux sièc<strong>le</strong>s après la mort de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. C<strong>et</strong>temultiplication des sources implique pour chaque mélodie un certain nombre dedifférences entre <strong>le</strong>s versions. Chacune de ces variations est un état du texte <strong>et</strong> de lamélodie dans un lieu <strong>et</strong> un temps donnés, témoignant de la forte mobilité de la pratique.La clarification <strong>et</strong> la mise en comparai<strong>son</strong> des multip<strong>le</strong>s états d’une mélodie <strong>son</strong>t l’obj<strong>et</strong>des éditions critiques. L’étude des variantes est un travail à part entière qui peut aider àcomprendre la pratique <strong>et</strong> la transmission des compositions, mais ne nous informe pasdirectement <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ur invention. C’est la rai<strong>son</strong> pour laquel<strong>le</strong> nous avons choisid’appliquer l’analyse du texte <strong>et</strong> de la mélodie des conduits à une seu<strong>le</strong> des versionsdonnées par <strong>le</strong>s manuscrits, sans en faire l’édition critique. Le choix de la version deréférence repose <strong>sur</strong> deux critères :- l’ancienn<strong>et</strong>é de la source : même si aucun des manuscrits n’estcontemporain de la création des conduits, on s’accorde à penser que <strong>le</strong>s plus anciennes<strong>son</strong>t plus proches de la pratique des premiers états de la mélodie. Quel serait en eff<strong>et</strong>l’intérêt d’utiliser une version du XIV e sièc<strong>le</strong> qui réactualise <strong>le</strong> rythme grâce auxpropositions théoriques récentes <strong>et</strong> aux évolutions de la notation musica<strong>le</strong> ?- <strong>le</strong> deuxième critère qui peut imposer une source <strong>sur</strong> une autre estl’intégrité de la version transmise, notamment dans <strong>le</strong> cas des conduits strophiques.Certaines sources s’avèrent en eff<strong>et</strong> plus économes lorsqu’il s’agit de copier <strong>le</strong> texte. Ilnous a semblé plus intéressant de privilégier <strong>le</strong>s textes <strong>le</strong>s plus longs, à condition que <strong>le</strong>sstrophes supplémentaires ne soient pas des ajouts manifestement tardifs.Pour une très grande majorité des conduits moraux, c’est <strong>le</strong> manuscrit deFlorence qui est notre source de référence. De provenance parisienne <strong>et</strong> élaborée dans<strong>le</strong>s années 1240, c’est une des sources <strong>le</strong>s plus riches <strong>et</strong> <strong>le</strong>s plus complètes pour lamusique parisienne de la fin du XII e <strong>et</strong> du début du XIII e sièc<strong>le</strong>, notamment pour <strong>le</strong>sconduits monodiques dont el<strong>le</strong> est <strong>le</strong> principal témoin. Quatorze des conduits morauxsé<strong>le</strong>ctionnés pour notre étude seront donc analysés selon la version de F. C’est d’ail<strong>le</strong>ursl’ordre d’apparition des conduits dans c<strong>et</strong>te source qui déterminera l’ordre de successiondes analyses. Ainsi, <strong>le</strong> premier conduit que nous observerons, Homo natus ad laborem /tui status, est placé en première position du fascicu<strong>le</strong> 10 du célèbre codex florentin.Parmi <strong>le</strong>s vingt compositions sé<strong>le</strong>ctionnées, trois <strong>son</strong>t copiées dans F mais nous <strong>son</strong>t110


parvenues dans d’autres sources dans une version plus complète 2 . La col<strong>le</strong>ction deLondres (LoB) ou <strong>le</strong> manuscrit dominicain Sab, <strong>son</strong>t deux sources plus tardives(seconde moitié du XIII e ) mais el<strong>le</strong>s rapportent des strophes supplémentaires de textequ’il a été nécessaire de prendre en compte pour nos analyses. Les variantes mélodiquesentre <strong>le</strong>s versions de F ou de LoB <strong>et</strong> Sab <strong>son</strong>t d’ail<strong>le</strong>urs très minimes, portantgénéra<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> des détails de l’ornementation. Il existe en outre trois conduits morauxattribués à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> qui ne <strong>son</strong>t pas notés dans F mais dans LoB : Suspiratspiritus <strong>et</strong> Homo natus ad laborem / <strong>et</strong> avis <strong>son</strong>t deux unica ; Cum sit omnis caro fenumse trouve aussi dans Sab <strong>et</strong> Évreux BM 39 avec d’importantes variantes de texte. Pource dernier exemp<strong>le</strong>, nous avons privilégié la source qui comporte l’attribution commegage d’authenticité. Bien que, pour chaque conduit, une seu<strong>le</strong> version soit éditée <strong>et</strong>étudiée, il arrive que des variantes importantes ou des ajouts soient insérés dansl’édition <strong>et</strong> évoqués dans <strong>le</strong> développement de l’analyse. Signalons enfin que toutes <strong>le</strong>sréférences manuscrites <strong>son</strong>t cataloguées dans <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>aux qui accompagnent <strong>le</strong>s piècesdans <strong>le</strong>s éditions en annexes.À partir de ces sources choisies, nous avons établi nos propres transcriptions <strong>et</strong>traductions, outils adaptés à nos objectifs. C<strong>et</strong> exercice n’était certes pas indispensab<strong>le</strong>.En eff<strong>et</strong>, tous <strong>le</strong>s conduits moraux <strong>son</strong>t déjà édités, <strong>et</strong> si tous <strong>le</strong>s travaux produits ne <strong>son</strong>tpas irréprochab<strong>le</strong>s, il en existe de très rigoureux 3 . En outre, il est possib<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> casd’un répertoire monodique tel que celui des conduits de <strong>Philippe</strong>, de lire <strong>le</strong>s conduits àmême <strong>le</strong> manuscrit ou d’après des fac-similés 4 . La notation musica<strong>le</strong> de cescompositions est effectivement faci<strong>le</strong> à déchiffrer <strong>et</strong> <strong>le</strong>s indications de rythme <strong>son</strong>tinexistantes – c’est d’ail<strong>le</strong>urs, nous <strong>le</strong> verrons après, un problème musicologiquerécurrent qui explique <strong>le</strong>s différences importantes entre <strong>le</strong>s choix éditoriaux destranscripteurs. Cependant, c<strong>et</strong>te lisibilité relative reste inconfortab<strong>le</strong> lorsque l’on doitcôtoyer longuement <strong>le</strong>s œuvres, <strong>et</strong> si la solution du travail <strong>sur</strong> fac-similé peut paraître laplus rigoureuse du point de vue de l’authenticité, el<strong>le</strong> ne perm<strong>et</strong> pas un contact <strong>et</strong> une2 Il s’agit des conduits Homo vide que pro te patior, Nitimur in v<strong>et</strong>itum <strong>et</strong> Homo considera.3 On pense à l’édition de Bryan GILLINGHAM, Secular Medieval Latin Song : An Anthology, Ottawa, 1993.Voir dans <strong>le</strong> chapitre 1 la discussion <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s différentes éditions, p. 58.4 Le fac-similé du manuscrit de Florence est en eff<strong>et</strong> très accessib<strong>le</strong> grâce à l’édition de Luther DITTMER(éd.), Firenze, Biblioteca Mediceo-Laurenziana, Pluteo 29,1, 2 vol., New York, 1966-1967 <strong>et</strong> cel<strong>le</strong> encou<strong>le</strong>ur <strong>et</strong> sous forme de microfiches de Edward H. ROESNER (éd.), Antiphoniarium seu Magnus liberorgani de graduali <strong>et</strong> antiphonario : color microfiche ed. to the ms., Firenze, Biblioteca MediceaLaurenziana, Pluteus 29.1, Munich, 1996.111


appropriation faci<strong>le</strong> des compositions. De plus, l’exercice même de la transcription estun travail qui engage à entrer directement au cœur des œuvres <strong>et</strong> des textes.Bien qu’el<strong>le</strong> en ait l’allure, la transcription n’est pas l’équiva<strong>le</strong>nt d’unepartition, de même que <strong>le</strong> manuscrit dont el<strong>le</strong> est <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t. La transcription est latraduction d’un codage d’une réalité <strong>son</strong>ore dans un système différent non équiva<strong>le</strong>nt.En eff<strong>et</strong>, si chaque signe présent <strong>sur</strong> <strong>le</strong> manuscrit est reporté dans une notation moderne,<strong>le</strong> résultat obtenu n’est pas une image réel<strong>le</strong> de la mélodie tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> a pu êtreinterprétée. La primauté de l’oralité <strong>et</strong> l’importance de la mémoire dans <strong>le</strong>s restitutionsrendent inuti<strong>le</strong>s certaines informations qui, pour notre pensée moderne, seraientindispensab<strong>le</strong>s. La notation médiéva<strong>le</strong> jusqu’à l’avènement de la notation franconienneest encore très allusive. C’est en cherchant à transcrire <strong>le</strong>s conduits monodiques que <strong>le</strong>smusicologues ont éprouvé des difficultés <strong>et</strong> suscité une littérature qui a monopolisél’attention <strong>et</strong> la réf<strong>le</strong>xion portées <strong>sur</strong> ces compositions. La part de suggestion de lanotation carrée des compositions monodiques <strong>et</strong> <strong>son</strong> éventuel<strong>le</strong> conformité aux théoriesrythmiques moda<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t en eff<strong>et</strong> un questionnement si important, <strong>et</strong> toujours irrésolu,qu’il nous semb<strong>le</strong> nécessaire de revenir <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s arguments qui se <strong>son</strong>t opposés tout aulong du XX e sièc<strong>le</strong>.Le problème de la modalité rythmique s’est posé dès <strong>le</strong> début des études <strong>sur</strong> <strong>le</strong>XIII e sièc<strong>le</strong>. Il n’est pas propre à la musique de Notre-Dame. La théorie moda<strong>le</strong> ad’abord été proposée pour la transcription rythmique des chan<strong>son</strong>s vernaculaires <strong>et</strong> <strong>le</strong>suj<strong>et</strong> s’est très tôt avéré polémique 5 . Depuis <strong>le</strong>s travaux fondateurs de Friedrich Ludwig<strong>et</strong> des chercheurs de sa génération 6 , l’application de la théorie moda<strong>le</strong>, connue par <strong>le</strong>straités, à l’ensemb<strong>le</strong> de la musique du XIII e sièc<strong>le</strong> est admise qu’il s’agisse bien sûr de lapolyphonie, mais aussi de toute la monodie latine <strong>et</strong> vernaculaire 7 . Le rapprochemententre la modalité rythmique <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mètres poétiques hérités de l’Antiquité semb<strong>le</strong> êtregarant de c<strong>et</strong>te interprétation rythmique me<strong>sur</strong>ée de la notation, bien qu’aucun5 Pour une historiographie précise des premiers débats de la théorie moda<strong>le</strong>, on peut consulter JohnHAINES, « The Footnote Quarrels of the Modal Theory », Early Music History, XX (2001), p. 87-120.6 Friedrich LUDWIG, Repertorium organorum recentioris <strong>et</strong> mot<strong>et</strong>orum v<strong>et</strong>ustissimi stili, Hal<strong>le</strong>, 1910,vol. I, p. 42 sq.7 Un passage du Repertorium organorum… de F. Ludwig est consacré à la question de l’interprétationrythmique de la notation, p. 42-57. Le titre est long mais très explicite quant au contenu : « DieDarstellung des Rhythmus dienende Differenzierung in der Schreibung der Notengruppen in derQuadrat-Notation; die Herrschaft der moda<strong>le</strong>n Rhythmen in den rhythmisch strengerenmelismatischen Partien der Organa, in den ältesten Mot<strong>et</strong>ten in ganzem Umfang und in einigenGattungen der 1 stimmigen Lieder » (nous soulignons).112


théoricien ne formu<strong>le</strong> clairement c<strong>et</strong> amalgame 8 . La théorie moda<strong>le</strong> exposée dans <strong>le</strong>straités de la seconde partie du XIII e sièc<strong>le</strong> est aisément réinvestie pour la transcription desmélismes des organa ou des caudae de conduits, mais plus diffici<strong>le</strong>ment applicab<strong>le</strong>pour interpréter la notation des passages syllabiques des conduits <strong>et</strong> mot<strong>et</strong>s. Lesligatures peuvent s’interpréter rythmiquement dans un contexte mélismatique, mais lanotation carrée des sources <strong>le</strong>s plus anciennes de la musique de Notre-Dame ne proposepas de solution pour indiquer la durée des notes isolées des passages syllabiques. Leproblème est de savoir si la modalité s’applique aussi à ces passages.Plusieurs arguments viennent soutenir c<strong>et</strong>te <strong>le</strong>cture rythmique : dans <strong>le</strong>sconduits, <strong>le</strong>s passages mélismatiques <strong>et</strong> syllabiques entr<strong>et</strong>iennent des liens étroits quiperm<strong>et</strong>tent de généraliser à l’ensemb<strong>le</strong> de la composition <strong>le</strong> mode indiqué dans lacauda 9 . La présence même du texte latin incite à envisager <strong>le</strong> vers comme unesuccession métrique de longues <strong>et</strong> de brèves. De plus, certains conduits syllabiques <strong>son</strong>tformés à partir de caudae moda<strong>le</strong>s qui perm<strong>et</strong>tent de penser que <strong>le</strong>s prosu<strong>le</strong>s seconforment au rythme de <strong>le</strong>urs modè<strong>le</strong>s, de la même manière que <strong>le</strong>s mot<strong>et</strong>s avec <strong>le</strong>sclausu<strong>le</strong>s mélismatiques 10 . À cela s’ajoute l’existence de sources tardives (<strong>le</strong> Roman deFauvel, par exemp<strong>le</strong>), élaborées quand la notation men<strong>sur</strong>aliste était devenue d’usagecourant. Le rythme non indiqué dans <strong>le</strong>s sources plus anciennes a donc pu être déduit dec<strong>et</strong>te notation parfaitement claire du point de vue modal 11 .L’as<strong>sur</strong>ance de ces arguments est fragilisée lorsque <strong>le</strong>s difficultés d<strong>et</strong>ranscription se font plus grandes. Il arrive en eff<strong>et</strong> que la métrique des textes latins soiten contradiction avec <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs réglées par <strong>le</strong>s modes rythmiques de la musique. Lesmusicologues se voient donc obligés d’affiner <strong>le</strong>ur application des modes dans <strong>le</strong>stranscriptions en adm<strong>et</strong>tant une théorie des modes plus soup<strong>le</strong> pouvant faire l’obj<strong>et</strong> defractio modi, c’est-à-dire changer de mode en cours de pièce pour suivre <strong>le</strong>s indicationsdu texte. Gordon Ander<strong>son</strong> consacre une partie du travail préparatoire à <strong>son</strong> édition desconduits à la question des modes <strong>et</strong> suggère différents « aménagements » de la théorie8 À l’exception de WALTER ODINGTON dans la Summa de speculatione musicae (éd. Frederick HAMMOND,American Institute of Musicology, 1970). Christopher PAGE discute ce passage du théoricien anglaisdans Latin Po<strong>et</strong>ry and Conductus Rhythm in Medieval France, Londres, 1997, p. 23.9 Jacques HANDSCHIN, « Zur Frage der Conductus-Rhythmik », Acta Musicologica, XXIV /III-IV (1952),p. 113-130.10 Manfred F. BUKOFZER, « Interrelations b<strong>et</strong>ween Conductus and Clausula », Anna<strong>le</strong>s musicologiques,Moyen-Age <strong>et</strong> Renaissance, I (1953), p. 65-103.11 Heindrich HUSMANN, « Zur Grund<strong>le</strong>gung der musikalischen Rhythmik des mittellateinischen Liedes »,Archiv für Musikwissenschaft, IX/1 (1952), p. 3-26 ; Ruth STEINER, « Some Monophonic Latin SongsComposed around 1200 », The Musical Quarterly, LII (1966), p. 56-70.113


moda<strong>le</strong> 12 . Rappelons que ses propositions en matière de transcription <strong>son</strong>t loin de fairel’unanimité. Cependant, la manière dont il a posé <strong>le</strong> problème a permis une réévaluationprofonde d’une théorie qui convenait alors à la majorité des spécialistes. En 1979, Jan<strong>et</strong>Knapp fait apparaître <strong>le</strong>s fail<strong>le</strong>s de la théorie, en montrant que <strong>le</strong>s modes necorrespondent pas toujours aux accents naturels du texte 13 . Pour résoudre c<strong>et</strong>te difficulté,el<strong>le</strong> propose d’appliquer un cinquième mode (suite de longues régulières) à la majoritédes conduits pour <strong>le</strong>squels <strong>le</strong>s modes 1 <strong>et</strong> 2 (alternances de durées longues <strong>et</strong> brèves)contredisent la poésie. Un premier pas est fait pour m<strong>et</strong>tre à mal l’applicationsystématique des modes rythmiques aux conduits. Ernest Sanders poursuit en montrantcombien <strong>le</strong>s théoriciens <strong>son</strong>t peu clairs dans <strong>le</strong>ur présentation du conduit cum litterae 14 .Ces sections de conduits n’ont donc pas grand-chose à voir, du point de vue rythmique,avec <strong>le</strong> reste de la musica men<strong>sur</strong>abilis. De plus, <strong>le</strong>s spécificités de la poésie desconduits <strong>son</strong>t réévaluées. La piste qui consistait à plaquer <strong>le</strong>s me<strong>sur</strong>es antiques <strong>sur</strong> <strong>le</strong>texte latin est invalidée à l’observation des traités de poésie rythmique 15 . Il a falluinterroger en profondeur ce que <strong>le</strong>s auteurs médiévaux entendent par rithmus dans <strong>le</strong>contexte de c<strong>et</strong>te pratique poétique pour s’as<strong>sur</strong>er que la poésie rythmique se préoccupeavant tout du nombre de syllabes, de la <strong>son</strong>orité de la rime <strong>et</strong> du rythme de la cadence(paroxyton ou proparoxyton). Seul ce dernier paramètre peut suggérer un parallélismeavec la poésie quantitative.Malgré toutes ces contributions à la question, <strong>le</strong> problème reste encore ouvert.Les pratiques rythmiques ont très certainement évolué entre <strong>le</strong> dernier quart du XII e <strong>et</strong> <strong>le</strong>début du XIII e sièc<strong>le</strong>. Rien ne prouve qu’il n’existait qu’une seu<strong>le</strong> manière de faire.L’histoire de l’interprétation reste <strong>le</strong> suj<strong>et</strong> de bien des conjectures. Faut-il d’ail<strong>le</strong>urs12 Gordon A. ANDERSON, « Mode and Change of Mode in Notre Dame Conductus », Acta Musicologica,XL (1968), p. 92-114, du même auteur, « The Rhythm of cum Littera Sections of PolyphonicConductus in Men<strong>sur</strong>al Sources », JAMS, XXXVI/2 (1973), p. 288-304, du même auteur, « TheRhythm of the Monophonic Conductus in the Florence Manuscript as Indicated in Paral<strong>le</strong>l Sources inMen<strong>sur</strong>al Notation », JAMS, XXXI/3 (1978), p. 480-489. Les propositions de G.A. Ander<strong>son</strong>répondent au travail de Fred FLINDELL, « Aspekte der Modalnotation », Die Musikforschrung, XVII/4(1964), p. 353-377. C<strong>et</strong> échange est suivi d’une réponse synthétique en hommage à Ander<strong>son</strong> (FredFLINDELL, « Conductus in the Later Ars Antiqua », In Memoriam Gordon Athol Ander<strong>son</strong>, vol. 1,Henryvil<strong>le</strong>-Ottawa-Binnigen, 1984, p. 131-210).13 Jan<strong>et</strong> KNAPP, « Musical Declamation and Po<strong>et</strong>ic Rhythm in an Early Layer of Notre Dame Conductus »,JAMS, XXXII (1979), p. 382-407.14 Ernest SANDERS, « Conductus and Modal Rhythm », JAMS, XXXVIII (1985), p. 439-469.15 Margot E. FASSLER, « Accent, M<strong>et</strong>er and Rhythm in Medieval Treatises ‘De rithmis’ », Journal ofMusicology, V (1987), p. 164-190, Ernest SANDERS, « Rithmus », Essays on Medieval Music : inHonor of David G. Hugues, Cambridge, 1995, p. 415-440, Christopher PAGE, Latin Po<strong>et</strong>ry andConductus Rhythm in Medieval France, Londres, 1997.114


chercher à trouver une réponse généra<strong>le</strong> <strong>et</strong> définitive à c<strong>et</strong>te question épineuse ? LéoTreit<strong>le</strong>r montre que <strong>le</strong>s modes <strong>son</strong>t une théorisation a posteriori d’une pratiquerythmique probab<strong>le</strong>ment fluide <strong>et</strong> intuitive 16 . Il n’existe de système modal qu’à partir dumoment où <strong>le</strong>s théoriciens se <strong>son</strong>t mis à fournir <strong>le</strong>s concepts <strong>et</strong> <strong>le</strong>s outils pour l’utiliser.La pratique antérieure à la théorie est certainement de nature plus empirique, où chaquechanteur ou chantre a ses propres manières de faire, avant que ces normes ne deviennentun système.Bien des transcripteurs des conduits monodiques ont donc cherché à déduire del’accentuation du texte <strong>et</strong> proposé une notation moderne qui reproduit l’alternance deslongues <strong>et</strong> des brèves. Pourtant, la notation indifférenciée rythmiquement laisse au<strong>le</strong>cteur <strong>et</strong> à l’interprète la liberté de choisir sa norme rythmique <strong>et</strong> de la faire évoluer. Lechoix d’une notation moderne indéterminée s’avère certainement la solution la plusproche de ce que livre la source. Cela ne signifie pas que <strong>le</strong>s conduits étaient interprétéssans métrique ou encore en notes éga<strong>le</strong>s. Le texte, <strong>son</strong> accentuation <strong>et</strong> <strong>son</strong> expressivitédevraient être des indicateurs plus importants pour la déduction des successions demotifs de durées que l’application de cadres théoriques inventés après coup pournormaliser une pratique. Pour ces rai<strong>son</strong>s, nos propres transcriptions ne proposentaucune suggestion rythmique.S’il est <strong>le</strong> majeur suj<strong>et</strong> de divergence entre <strong>le</strong>s éditeurs, <strong>le</strong> problème du rythmedes conduits monodiques n’est pas la seu<strong>le</strong> difficulté que l’on puisse rencontrer. D’unemanière généra<strong>le</strong>, la ligne de conduite que nous avons appliquée à nos transcriptions estde rester <strong>le</strong> plus proche possib<strong>le</strong> de l’« image <strong>son</strong>ore » qu’est <strong>le</strong> manuscrit, en prenantgarde à ce que <strong>le</strong> passage en notation moderne n’enlève ni n’ajoute des informations à lasource. Voici à présent <strong>le</strong>s normes d’édition que nous nous sommes fixées :1. Imprécisions de la mélodieMalgré l’application des copistes <strong>et</strong> <strong>le</strong> prestige des sources <strong>sur</strong> <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s nousavons travaillé, il arrive que certaines notes soient indécises ou manquantes. Tous <strong>le</strong>sajouts ou propositions <strong>son</strong>t signalés dans nos transcriptions dans <strong>le</strong>s notes de bas depage. Les croch<strong>et</strong>s indiquent <strong>le</strong>s éventuel<strong>le</strong>s notes ajoutées.16 Léo TREITLER, « Regarding M<strong>et</strong>er and Rhythm in the Ars Antiqua », The Musical Quarterly, LXV/4(1979), p. 524-558.115


2. Les altérationsL’interprétation des altérations peut être suj<strong>et</strong>te à caution. Un bémol en débutde ligne implique généra<strong>le</strong>ment qu’il s’applique jusqu’à la fin de la ligne. Ajouté encours de ligne, <strong>le</strong> bémol ne semb<strong>le</strong> affecter que <strong>le</strong>s si <strong>le</strong>s plus proches. Il est parfoisimportant de tenir compte de la disposition de la page <strong>et</strong> du passage d’une ligne à l’autrepour déterminer la nature du si. Dans <strong>le</strong>s conduits qui peuvent prêter à confusion, <strong>le</strong>signe * placé au dessus de la portée signa<strong>le</strong> un r<strong>et</strong>our à la ligne dans <strong>le</strong> manuscrit.Comme c<strong>et</strong>te information n’est pas uti<strong>le</strong> dans tous <strong>le</strong>s conduits, nous n’avons utilisé cecode que lorsqu’il s’avérait nécessaire à l’interprétation de certaines altérations. Lesaltérations suggérées ou déduites du contexte <strong>son</strong>t reportées au-dessus des portées <strong>et</strong>placées entre parenthèses.3. Les ligaturesLes ligatures <strong>son</strong>t utilisées en cas de monnayages <strong>sur</strong> une syllabe. El<strong>le</strong>s <strong>son</strong>tsignalées dans nos transcriptions au moyen d’un croch<strong>et</strong> au dessus ou au dessous dugroupe de notes.4. Les pliques <strong>et</strong> <strong>le</strong>s conjoncturéesCe <strong>son</strong>t des motifs ornementaux de deux notes conjointes (ascendantes oudescendantes) pour <strong>le</strong>s pliques, <strong>et</strong> de trois notes descendantes ou plus pour <strong>le</strong>sconjoncturées. Ces deux notations <strong>son</strong>t signalées dans nos transcriptions au moyen deliai<strong>son</strong>s regroupant <strong>le</strong>s notes concernées par l’ornement. Il arrive qu’une ligature soitsuivie d’une conjoncturée. Dans ce cas, nous l’indiquons, en combinant <strong>le</strong> croch<strong>et</strong> <strong>et</strong> laliai<strong>son</strong>.5. Les clésLa majorité des conduits <strong>son</strong>t notés en clé d’ut placée <strong>sur</strong> la troisième ou laquatrième ligne. Nos propres transcriptions utilisent la clé de sol, sans que celan’implique une quelconque hauteur absolue.116


6. Report des textes sous la mélodieBeaucoup des conduits moraux <strong>son</strong>t de forme strophique. Notre édition suit ladisposition des manuscrits, c’est-à-dire que seu<strong>le</strong> la première strophe est reportée sousla mélodie tandis que <strong>le</strong>s suivantes <strong>son</strong>t notées à part. Dans <strong>le</strong>s cas de doub<strong>le</strong>s ou trip<strong>le</strong>sstrophes, nous avons reporté <strong>le</strong>s textes supplémentaires sous la mélodie de façon à ceque ces structures parfois comp<strong>le</strong>xes apparaissent clairement au <strong>le</strong>cteur. Le cas deVeritas equitas (n°17)est exemplaire à c<strong>et</strong> égard. Il mélange en eff<strong>et</strong> simp<strong>le</strong>s, doub<strong>le</strong>s <strong>et</strong>trip<strong>le</strong>s strophes. Un rapide coup d’œil à la transcription que nous propo<strong>son</strong>s perm<strong>et</strong> dem<strong>et</strong>tre en évidence <strong>et</strong> de clarifier toutes ces irrégularités. Dans <strong>le</strong>s sources, <strong>le</strong>s textes desdoub<strong>le</strong>s strophes <strong>son</strong>t généra<strong>le</strong>ment notés en bout de portée, à la fin de la strophemélodique correspondante. Il arrive que toutes <strong>le</strong>s répétitions soient notées <strong>et</strong> que larépétition engendre quelques variations dans la mélodie <strong>et</strong> <strong>le</strong> placement du texte. C<strong>et</strong>teoriginalité nous contraint à reporter l’ensemb<strong>le</strong> des répétitions de certains conduits 17 .Le report des textes sous la mélodie respecte <strong>le</strong> placement <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s notes de lamélodie. L’application des copistes <strong>et</strong> la notation des groupes mélismatiques au moyende ligatures font que c<strong>et</strong> aspect est généra<strong>le</strong>ment très clair dans <strong>le</strong>s sources <strong>et</strong> ne posepas de problème lors de la transcription.7. Édition des textesQu’il s’agisse de l’édition complète du texte ou des paro<strong>le</strong>s notées sous lamélodie de l’édition musica<strong>le</strong>, nous avons suivi <strong>le</strong>s mêmes règ<strong>le</strong>s de respectdiplomatique des indications données par <strong>le</strong> copiste. Aucune ponctuation ni majuscu<strong>le</strong>n’a été ajoutée. Le point est <strong>le</strong> seul signe de ponctuation utilisé dans ces sources (F, LoB,Sab) <strong>et</strong> correspond généra<strong>le</strong>ment aux signes de ponctuation musica<strong>le</strong> c’est-à-dire <strong>le</strong>straits verticaux qui deviendront des si<strong>le</strong>nces me<strong>sur</strong>és dans <strong>le</strong>s systèmes de notationspostérieurs. La correspondance entre la ponctuation du texte <strong>et</strong> <strong>le</strong>s pauses de la mélodiemontre que ces points ont davantage une fonction voca<strong>le</strong> <strong>et</strong> expressive (respiration, arrêt)qu’un rô<strong>le</strong> grammatical au sens strict.Les majuscu<strong>le</strong>s servent de marqueur visuel pour signa<strong>le</strong>r <strong>le</strong> début des strophes<strong>et</strong> parfois des entités structurel<strong>le</strong>s à l’intérieur de la strophe. Il nous a semblé importantde conserver c<strong>et</strong>te graphie pour comprendre comment la forme du texte apparaît. Enrevanche, notre graphie ne perm<strong>et</strong> pas d’indiquer <strong>le</strong>s différences de tail<strong>le</strong> <strong>et</strong> de17 C’est <strong>le</strong> cas de O mens cogita (n°16).117


décoration entre ces majuscu<strong>le</strong>s (<strong>le</strong>ttrines ornées ou simp<strong>le</strong> <strong>le</strong>ttre) qui <strong>son</strong>t aussi unindice visuel d’une hiérarchie formel<strong>le</strong>.Comme il est souvent l’usage pour la poésie rythmique, <strong>le</strong>s vers <strong>son</strong>t enchaînés<strong>le</strong>s uns à la suite des autres sans revenir à la ligne 18 . La rime <strong>et</strong> la longueur des verssuffisent pour que <strong>le</strong>s entités <strong>son</strong>ores apparaissent une fois la poésie lue ou chantée àvoix haute. Nos transcriptions des textes empruntent pourtant une disposition par lignespour faire apparaître plus faci<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s structures <strong>et</strong> <strong>le</strong>s figures que nous étudions.8. Les traductionsLes traductions que nous propo<strong>son</strong>s ne <strong>son</strong>t pas des traductions littéraires maisdes outils pour notre travail d’analyse <strong>et</strong> d’interprétation. El<strong>le</strong>s restent proches du textede façon à ce que <strong>le</strong>s vers latins <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur traduction se correspondent autant que faire sepeut.Les transcriptions <strong>et</strong> traductions des conduits sé<strong>le</strong>ctionnés font l’obj<strong>et</strong> d’unvolume séparé, de manière à ce que la mise en regard des analyses <strong>et</strong> des compositionssoit matériel<strong>le</strong>ment plus simp<strong>le</strong>. Avant de passer aux analyses successives, quelquesprécisions <strong>son</strong>t nécessaires pour clarifier la <strong>le</strong>cture des textes qui vont suivre :1. Strophes poétiques <strong>et</strong> mélodiquesIl arrive souvent qu’une strophe mélodique puisse recevoir plusieurs textessuccessifs. On par<strong>le</strong> alors de strophes doub<strong>le</strong>s ou trip<strong>le</strong>s. Dans <strong>le</strong> cours de l’analyse, i<strong>le</strong>st souvent uti<strong>le</strong> de pouvoir distinguer <strong>le</strong>s deux, selon l’obj<strong>et</strong> dont on par<strong>le</strong>. Pour tousces conduits comp<strong>le</strong>xes, <strong>le</strong>s chiffres romains <strong>son</strong>t utilisés pour désigner <strong>le</strong>s strophesmusica<strong>le</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>s chiffres arabes pour <strong>le</strong>s strophes poétiques. Les deux peuvent êtreadjoints dans un souci de précision. Par exemp<strong>le</strong>, pour par<strong>le</strong>r du rapport du texte <strong>et</strong> de lamusique d’une strophe mélodique initia<strong>le</strong> lors de sa deuxième répétition, on désignec<strong>et</strong>te partie par <strong>le</strong>s chiffres « I/2 ».18 Pasca<strong>le</strong> BOURGAIN, « Qu’est-ce qu’un vers au Moyen-Âge ? », Bibliothèque de l’éco<strong>le</strong> des chartes,CXLVII (1989), p. 231-283.118


2. Hauteurs de notesL’ambitus des conduits est relativement réduit. Il arrive néanmoins souventqu’il soit nécessaire de distinguer entre deux notes distantes d’une octave. Dans ce cas,la plus aiguë des deux est suivie d’une apostrophe. Ainsi, dans un contexte de mode desol authente, <strong>le</strong>s degrés de l’échel<strong>le</strong> <strong>son</strong>t désignés :Dans un mode de sol plagal, on utilisera :3. VocabulaireLe vocabulaire technique rhétorique est utilisé pour l’analyse des textes, maisaussi pour cel<strong>le</strong> de la mélodie 19 . Les définitions <strong>et</strong> la mise au point <strong>sur</strong> l’utilisation de ce<strong>le</strong>xique seront données rapidement au fur <strong>et</strong> à me<strong>sur</strong>e des analyses. La synthèse <strong>et</strong> lajustification de l’emploi de ce vocabulaire, notamment pour la musique, feront l’obj<strong>et</strong>d’une synthèse plus approfondie dans la troisième partie.19 Leonid ARBUSOW, Colores rh<strong>et</strong>orici, eine Auswahl rh<strong>et</strong>orischer Figuren und Gemeinplätze alsHilfsmittel für akademische Übungen an mittelalterlichen Texten, Göttingen, 1948.119


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Chapitre 1 :Homo natus ad laborem / tui statusCe conduit 20 occupe une place privilégiée dans la transmission manuscrite caril ouvre <strong>le</strong> dixième fascicu<strong>le</strong> du manuscrit F consacré aux conduits monodiques.Comme pour chacun des onze fascicu<strong>le</strong>s qui composent c<strong>et</strong>te source, la première pageest ornée d’une <strong>le</strong>ttrine historiée. Le « H » de Homo natus ad laborem illustre <strong>le</strong> premiervers. Deux hommes travaillant la terre <strong>son</strong>t représentés ainsi qu’un oiseau, <strong>le</strong>s ai<strong>le</strong>sdéployées. L’incipit de ce conduit est une citation du Livre de Job (5, 7 : homo adlaborem nascitur <strong>et</strong> avis ad volatum 21 ). L’enluminure prend en compte <strong>le</strong> vers<strong>et</strong> comp<strong>le</strong>ten ajoutant l’oiseau. Un autre conduit de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> commence par ce mêmeincipit <strong>et</strong> cite <strong>le</strong> vers<strong>et</strong> comp<strong>le</strong>t (Homo natus ad laborem / <strong>et</strong> avis ad volatum, LoBf°42 22 ). C<strong>et</strong>te pièce est de proportion <strong>et</strong> d’ambition beaucoup plus restreinte que <strong>le</strong>conduit du manuscrit F. Pourtant, Rebecca Baltzer a proposé l’hypothèse selon laquel<strong>le</strong><strong>le</strong> conduit de LoB aurait dû se trouver à la place de Homo natus comme première piècedu dixième fascicu<strong>le</strong>, en rai<strong>son</strong> de la présence de l’oiseau à la fois dans l’enluminure <strong>et</strong>20 Voir volume d’annexes p. 453-456.21 Les citations de la Vulgate <strong>son</strong>t empruntées à la Biblia sacra iuxta vulgatam versionem, éd. RobertWEBER, Boniface FISCHER, Jean GRIBOMONT, H. F. D. SPARKS <strong>et</strong> W. THIELE, Stuttgart, 1969.22 Ce conduit fait partie du corpus des conduits (n°20) <strong>et</strong> est analysé plus loin, p. 313.121


dans <strong>le</strong> début du texte 23 . C<strong>et</strong>te considération ignore <strong>le</strong> fait que ces deux incipit <strong>son</strong>t issusd’une citation <strong>et</strong> que <strong>le</strong> motif de l’oiseau est emprunté non à l’un des conduits, maisbien à la citation de Job. L’enluminure fait bien plus qu’illustrer l’incipit de l’œuvre.El<strong>le</strong> fait allusion à tout <strong>le</strong> vers<strong>et</strong> où l’oiseau est <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> de l’ordre établi par lavolonté divine. De plus, l’analyse qui va suivre montre que la composition du manuscritF (Homo natus ad laborem / tui status) est d’un niveau d’élaboration n<strong>et</strong>tement plussubtil <strong>et</strong> comp<strong>le</strong>xe à l’unicum que Rebecca Baltzer suggère de lui substituer. Salongueur, l’intelligence de sa construction <strong>et</strong> <strong>le</strong> travail mis en place dans la compositionmélodique témoignent d’un savoir-faire savant <strong>et</strong> exigeant. Le manuscrit F est <strong>le</strong> résultatd’un effort de col<strong>le</strong>cte très minutieux, à vocation encyclopédique. Il souhaite témoignerde l’excel<strong>le</strong>nce de la musique de la période. Ce conduit particulièrement subtil <strong>et</strong> raffinésemb<strong>le</strong> trouver sa juste place en exergue de la col<strong>le</strong>ction monodique.La forme de ce conduit se caractérise par une très forte irrégularité des vers.Une même strophe contient des vers de 4, 6, 7 ou 8 syllabes, soit presque tous <strong>le</strong>s typesde vers en usage dans la poésie latine <strong>et</strong> particulièrement chez <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>.C’est donc par une « démonstration » de poésie rythmique que s’ouvre la col<strong>le</strong>ction deconduits monodiques de F. Les trois strophes qui <strong>le</strong> composent <strong>son</strong>t doub<strong>le</strong>s : 11 verspour <strong>le</strong>s strophes 1 <strong>et</strong> 2, 6 vers pour <strong>le</strong>s strophes 3 <strong>et</strong> 4, <strong>et</strong> 5 vers pour <strong>le</strong>s strophes 5 <strong>et</strong> 6.Le conduit s’organise selon la structure décroissante suivante :Strophes1 <strong>et</strong> 2 (I)Strophes 3 <strong>et</strong> 4 (II) Strophes 5 <strong>et</strong> 6 (III)8a 8a 6b 4c 4c 6b 7d 4d 8e 4e 6b 8a 8a 6b 4c 4c 6b 7d 4d 8e 4e 6bL’irrégularité des strophes n’est qu’apparente car <strong>le</strong>s deux dernières cumulées(II <strong>et</strong> III) <strong>son</strong>t exactement identiques à la strophe I : el<strong>le</strong>s composent à el<strong>le</strong>s deux untotal de 11 syllabes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s as<strong>son</strong>ances des rimes se poursuivent de la strophe 3 à 5 <strong>et</strong>entre 4 <strong>et</strong> 6. Dans la source poétique OxAdd, <strong>le</strong>s deux strophes <strong>son</strong>t jointes : <strong>le</strong>s textesdes strophes 3 <strong>et</strong> 5 <strong>son</strong>t groupés, de même que ceux des strophes 4 <strong>et</strong> 6. Sous c<strong>et</strong>tedisposition, <strong>le</strong> conduit présente la forme de deux strophes doub<strong>le</strong>s <strong>et</strong> régulières. Dans F,la répartition du texte est différente <strong>et</strong> <strong>le</strong>s strophes musica<strong>le</strong>s II <strong>et</strong> III <strong>son</strong>t clairementséparées au moyen de p<strong>et</strong>ites caudae à la fin de chacune. La version musica<strong>le</strong> mise en23 Rebecca BALTZER, « Thirteenth Century Illuminated Manuscripts and the Date of the FlorenceManuscript », JAMS, XXV (1972), p. 1-18 : « My only explanation is that the artist either thought hewas illustrated this latter text or simply copied a prototype that did so. » (p. 12).122


exergue du fascicu<strong>le</strong> consacré aux conduits monodiques dans F semb<strong>le</strong> donc être <strong>le</strong>résultat de la modification d’une structure plus régulière que l’on connaît dans la sourcepoétique OxAdd, antérieure à F 24 . Les rai<strong>son</strong>s de c<strong>et</strong>te manipulation de la forme restentà découvrir, mais el<strong>le</strong>s témoignent du soin particulier apporté à c<strong>et</strong>te composition dans F,correspondant parfaitement à sa situation dans <strong>le</strong> manuscrit.Le conduit est pourvu d’une grande richesse <strong>son</strong>ore car <strong>le</strong>s terminai<strong>son</strong>s desrimes <strong>son</strong>t diversifiées. La strophe 1 comporte cinq <strong>son</strong>orités différentes : aabccbddeeb.Les vers <strong>son</strong>t donc majoritairement couplés par deux, si ce n’est la rime b qui <strong>sur</strong>vientaux vers 3, 6 <strong>et</strong> 11. Les coup<strong>le</strong>s de vers ne <strong>son</strong>t pas systématiquement de mêmelongueur. Ils <strong>son</strong>t égaux pour <strong>le</strong>s vers 1-2 <strong>et</strong> 4-5 mais très clairement inégaux pour <strong>le</strong>svers 7-8 <strong>et</strong> 9-10. La structure du texte est faite de ruptures, d’irrégularités <strong>et</strong> de <strong>sur</strong>prisesqui proposent à l’oreil<strong>le</strong> un ensemb<strong>le</strong> comp<strong>le</strong>xe mais non dépourvu de repères. Lesruptures diverses attirent l’oreil<strong>le</strong> <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tent en relief certains eff<strong>et</strong>s <strong>son</strong>ores. Les vers dequatre syllabes par exemp<strong>le</strong>, perm<strong>et</strong>tent un r<strong>et</strong>our rapide de l’as<strong>son</strong>ance de la rime quel’oreil<strong>le</strong> perçoit mieux. Le discours paraît alors plus dynamique. La variété des rythmesdes vers <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur irrégularité placent l’auditeur habitué aux structures de la poésierythmique dans une situation d’attente <strong>et</strong> d’écoute, exigeant une plus grande attention.Les doub<strong>le</strong>s strophes <strong>son</strong>t de construction volontairement parallè<strong>le</strong>. Les eff<strong>et</strong>s<strong>son</strong>ores du texte <strong>son</strong>t reproduits avec <strong>le</strong>s mêmes syllabes ou <strong>sur</strong> des <strong>son</strong>s différents,selon des modalités identiques d’une strophe à <strong>son</strong> doub<strong>le</strong>. Lorsque <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités <strong>son</strong>tidentiques, <strong>le</strong> jeu est frappant :Strophe 3 Strophe 4In abyssum culpe ducisIn abusum rationisQue commissum opus ducisVertis usum teque bonisIl arrive éga<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong> parallélisme ne soit pas simp<strong>le</strong>ment celui des <strong>son</strong>s,mais celui du procédé ou du jeu, comme on l’observe entre <strong>le</strong>s strophes 1 <strong>et</strong> 2 :24 Oxford, Bod<strong>le</strong>ian Library, Add A 44, f°127. Source anglaise du début du XIII e sièc<strong>le</strong>. Voir AndréWILMART, « Florilège mixte de Thomas Bekynton », Mediaeval Renaissance Studies, vol. I (1941-1943), p. 41-84.123


Strophe 1 Strophe 2Homo natus ad laboremMe dum fecit Deus mundamtui status tue moremvas infecit fex immundamsortis considera.corrupit lutea.Forme subti<strong>le</strong> de paronomase 25 , la répétition <strong>son</strong>ore entre <strong>le</strong>s vers 1 <strong>et</strong> 2 de la strophe1 <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mots natus <strong>et</strong> status, est redoublée à la syllabe suivante qui reprend la mêmesyllabe (status tue). Le même procédé est repris dans la strophe 2 à la même place <strong>sur</strong><strong>le</strong>s mots fecit <strong>et</strong> infecit fex. Il est rare de constater une tel<strong>le</strong> correspondance entre <strong>le</strong>srépétitions du texte des doub<strong>le</strong>s strophes des conduits de forme binaire. Ce texte m<strong>et</strong>donc en place une trame <strong>son</strong>ore éminemment subti<strong>le</strong> que la musique va, à <strong>son</strong> tour,enrichir.Ce conduit est exceptionnel par <strong>le</strong> nombre de ses mélismes. En plus des caudae,<strong>le</strong> discours musical est continuel<strong>le</strong>ment orné de monnayages qui peuvent comprendreplus de dix notes. Le mélisme introductif se partage en deux parties, l’une se terminant<strong>sur</strong> un la suspensif <strong>et</strong> l’autre <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> sol, selon un mouvement ouvert-clos quiperm<strong>et</strong> de bien affirmer <strong>le</strong> sentiment modal d’un mode de sol large.antécédentconséquentLe premier vo<strong>le</strong>t de la cauda présente <strong>le</strong> mode dans sa partie aiguë puisque l’octave dela fina<strong>le</strong>, <strong>le</strong> sol’, est rapidement atteinte. La version authente du mode de sol estprésentée : d’abord la quinte <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>, puis la quarte jusqu’à l’octave. L’expositiondu mode se fait d’abord en montant puis en descendant. La seconde section explore lapartie médiane <strong>et</strong> inférieure de l’échel<strong>le</strong> <strong>et</strong> touche la quarte sous la fina<strong>le</strong>, s’inscrivantexactement dans la version plaga<strong>le</strong> du mode (ré-ré’). C’est donc un ambitus très largequi est présenté en guise d’ouverture du conduit. Chacune de ces deux partiescommence par un motif ascendant de sol à ré’ sensib<strong>le</strong>ment identique qui signa<strong>le</strong> dedébut des deux phrases du mélisme.25 La paronomase ou annominatio est la répétition de <strong>son</strong>s proches entre plusieurs mots de la mêmefamil<strong>le</strong> ou non.124


Le vers d’incipit est isolé de la suite de la strophe par une cadence <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong><strong>et</strong> l’interval<strong>le</strong> de septième qui <strong>le</strong> sépare du vers 2. La citation du Livre de Job formeainsi une entité à part bien mise en va<strong>le</strong>ur par la cohérence mélodique. La pause àl’hémistiche du vers (natus) se fait <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> est précédée d’un motif ornementalde tierce, encadré dans l’exemp<strong>le</strong> ci-dessous. Ce même motif est repris en marchedescendante pour amener la cadence de la seconde partie du vers :vers 1 vers 2Les deux vers quadrisyllabiques (vers 4 <strong>et</strong> 5) de la strophe I jouent duparallélisme rythmique <strong>et</strong> <strong>son</strong>ore des mots :Strophe 1 : propensius / me parciusStrophe 2 : desipio / nec sapioLes deux vers <strong>son</strong>t englobés dans une seu<strong>le</strong> phrase musica<strong>le</strong> qui m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur différentsaspects <strong>son</strong>ores du texte. La phrase mélodique est composée de la répétition de motifsdescendants <strong>sur</strong> <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> de la figure rhétorique de la gradatio 26 . C<strong>et</strong>te descente parmarches successives (encadrées dans l’exemp<strong>le</strong> ci-dessous) s’articu<strong>le</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s notesimportantes du mode, partant du sol’, marquant un premier arrêt <strong>sur</strong> la teneur <strong>et</strong>aboutissant <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. Les éléments mélodiques de c<strong>et</strong>te gradatio <strong>son</strong>t dégressifs :5 notes <strong>sur</strong> la syllabe pro (sol’-do), 4 notes (ré’-la) puis 3 notes (si-sol). Lesmonosyllabes me <strong>et</strong> nec, articulations importantes du discours, <strong>son</strong>t mis en relief par laconclusion de la figure de gradatio <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. Bien qu’étant la première syllabe duvers, ils <strong>son</strong>t placés <strong>sur</strong> la dernière note du mouvement mélodique commencé au versprécédent :vers 4vers 526 Nous utiliserons ce terme emprunté à la rhétorique pour désigner <strong>le</strong>s répétitions mélodiques quirésultent de la transposition d’un motif <strong>sur</strong> un ou plusieurs autres degrés de l’échel<strong>le</strong>. Chez Geoffroy deVinsauf, la gradatio est ainsi expliquée : « Gradatio est quando gradatim fit decensus. », Summa decoloribus rh<strong>et</strong>orici, Edmond FARAL (éd.), Les arts poétiques du XII e <strong>et</strong> XIII e sièc<strong>le</strong>. Recherches <strong>et</strong>documents <strong>sur</strong> la technique littéraire du moyen âge, Paris, 1924, p. 323.125


Une autre figure de répétition <strong>son</strong>ore se superpose à la gradatio qui enjambe <strong>le</strong>s deuxvers. Les rimes de ces deux quadrisyllabes <strong>son</strong>t en eff<strong>et</strong> placées <strong>sur</strong> un motif identique(en pointillés dans l’exemp<strong>le</strong> qui précède). Ainsi, la mélodie se constitue d’unemboîtement de figures à deux niveaux, l’une marquant <strong>le</strong>s vers <strong>et</strong> l’autre <strong>le</strong>s englobant.Les cadences mélodiques <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> ponctuent <strong>le</strong> texte aux momentsimportants pour la compréhension du sens. La mélodie obéit à une syntaxe identique àcel<strong>le</strong> du texte. Les derniers vers de la strophe 1 montrent l’organisation grammatica<strong>le</strong> <strong>et</strong>fonctionnel<strong>le</strong> de la mélodie. Les vers 9 à 11 forment deux propositions introduites parquod :quod misere commiserisquod paterismiser impropera.La mélodie marque clairement la fin de chaque proposition par une cadence conclusiveaux formu<strong>le</strong>s identiques. Les deux propositions (quod…) commencent <strong>sur</strong> la même note,si :La répétition de la structure grammatica<strong>le</strong> a pour objectif d’accab<strong>le</strong>r de reproches <strong>le</strong>destinataire du conduit. À c<strong>et</strong>te construction redondante, s’ajoutent <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s derépétitions de mots dérivés de miser (trois fois dans ces deux vers) ainsi que <strong>le</strong>smouvements mélismatiques descendants rapides <strong>et</strong> impressionnants.Le mélisme final de c<strong>et</strong>te strophe assume remarquab<strong>le</strong>ment bien <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> deconclusion. Les motifs se resserrent étape par étape <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> en diminuant l’ambitus.L’ornementation se simplifie progressivement :126


Le premier motif ascendant (encerclé) est identique à celui qui ouvre <strong>le</strong>s deux parties dela cauda introductive, reliant <strong>le</strong> début <strong>et</strong> la fin <strong>et</strong> as<strong>sur</strong>ant l’unité <strong>son</strong>ore de l’ensemb<strong>le</strong>.La va<strong>le</strong>ur rhétorique de c<strong>et</strong>te cauda est identique à cel<strong>le</strong> d’une pérorai<strong>son</strong> :l’ornementation rappel<strong>le</strong> cel<strong>le</strong> de l’introduction <strong>et</strong> se raréfie peu à peu pour m<strong>et</strong>tre enva<strong>le</strong>ur la cadence fina<strong>le</strong>. Les mélismes introductifs <strong>et</strong> conclusifs de c<strong>et</strong>te strophe <strong>son</strong>tdonc particulièrement efficaces d’un point de vue rhétorique. Le premier présentel’univers <strong>son</strong>ore <strong>et</strong> habitue l’oreil<strong>le</strong> au mode du conduit tandis que <strong>le</strong> dernier part dumême motif <strong>et</strong> <strong>le</strong> resserre <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. L’unité motivique de ces deux caudae fournit àl’auditeur des indices pour se repérer dans la structure en signalant <strong>le</strong>s passagesmélismatiques par <strong>le</strong>s mêmes formu<strong>le</strong>s.La strophe II est plus courte que la strophe I <strong>et</strong> commence sans mélisme. Lemélisme conclusif de la strophe précédente a amp<strong>le</strong>ment suffi à poser <strong>le</strong>s repèresstructurels nécessaires à l’auditeur. Le début de la strophe insiste <strong>sur</strong> la responsabilité del’Homme dans <strong>le</strong> péché. Le sens est appuyé au moyen de jeux <strong>son</strong>ores : la rime interne(in abysum <strong>et</strong> commissum) ainsi que l’identité de la rime fina<strong>le</strong> (ducis). Les deux verscommencent de manières différentes, l’un <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> <strong>et</strong> l’autre dans l’aigu, mais fontentendre une même descente mélodique au moment de la rime interne, aboutissant <strong>sur</strong> lafina<strong>le</strong>. Deux mots <strong>son</strong>t ainsi mis en va<strong>le</strong>ur : la faute (culpe) <strong>et</strong> l’action (opus) <strong>son</strong>t ainsimises en va<strong>le</strong>ur.ouvertvers 1 vers 2closLes deux vers se terminent successivement <strong>sur</strong> une cadence ouverte puis close, <strong>sur</strong> unerime identique (ducis). Il est très rare que la rime utilise la répétition exacte d’un mêmemot. Il y a donc ici une intention forte, cel<strong>le</strong> de m<strong>et</strong>tre en va<strong>le</strong>ur <strong>le</strong> sens du verbe choisi.À la deuxième per<strong>son</strong>ne du singulier, il pointe du doigt l’auditoire qui conduit (ducere)<strong>son</strong> propre destin. La mélodie souligne donc <strong>le</strong> texte avec un grand naturel pour quel’oreil<strong>le</strong> soit guidée dans sa perception. Les mots importants ressortent grâce auxcontours de la mélodie qui <strong>le</strong>s épouse.Comme dans <strong>le</strong>s strophes précédentes, <strong>le</strong>s vers courts de quatre syllabesbénéficient d’un traitement spécial qui insiste <strong>sur</strong> la répétition <strong>son</strong>ore rapprochée. Laparonomase entre perimis <strong>et</strong> oprimis à la strophe 3 puis entre sensibus <strong>et</strong> assensibus à la127


strophe suivante, se traduit mélodiquement par une affirmation de la teneur ré’ qui estd’abord brodée par <strong>le</strong> dessous puis par <strong>le</strong> dessus <strong>et</strong> inversement au vers suivant :Le mélisme final de c<strong>et</strong>te strophe reprend de manière abrégée <strong>le</strong> procédé derétrécissement progressif de l’ambitus déjà utilisé à la strophe I. La fina<strong>le</strong> sol est réitéréeavec insistance pour affirmer <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> conclusif de ce passage <strong>et</strong> marquer la structure :La dernière strophe est la plus courte des trois. C’est aussi cel<strong>le</strong> dont <strong>le</strong> registreest <strong>le</strong> plus aigu, pour apporter une relance dynamique dans c<strong>et</strong>te ultime partie. El<strong>le</strong>commence en eff<strong>et</strong> <strong>sur</strong> l’octave de la fina<strong>le</strong> sol’. La strophe mélodique consiste en unesuccession de trois descentes plus ou moins rapides : vers 1 <strong>et</strong> 2 de sol’ à la, vers 3 <strong>et</strong> 4de fa’ à fa <strong>et</strong> enfin <strong>le</strong> vers 5 dont la descente se fait entièrement <strong>sur</strong> la premièresyllabe me.vers 1-2vers 3-4vers 5Ces mouvements ne se reposent <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> qu’à la dernière tentative, c’est-à-dire <strong>sur</strong><strong>le</strong> dernier vers (opere) avant la cauda. Toute la strophe prépare l’arrivée de la cadencefina<strong>le</strong>, en procédant par étapes. Les deux périodes précédant la dernière s’infléchissent<strong>sur</strong> la puis se reposent <strong>sur</strong> la teneur ré. C<strong>et</strong>te partition de la strophe en trois membreséquiva<strong>le</strong>nts respecte <strong>le</strong> schéma des rimes suivies pour <strong>le</strong>s vers 1 à 4 <strong>et</strong> isolées pour <strong>le</strong>dernier vers (dd ee b). Le balancement des cadences se mê<strong>le</strong> à l’eff<strong>et</strong> produit par <strong>le</strong>s128


<strong>son</strong>s du texte. Une fois de plus, la grammaire musica<strong>le</strong> s’ajoute aux différents outilspoétiques que <strong>son</strong>t la versification <strong>et</strong> la syntaxe.Le mélisme final est assez mouvementé, comme une pérorai<strong>son</strong> déclamatoire<strong>et</strong> exclamatoire. Les notes aiguës répétées <strong>son</strong>t probab<strong>le</strong>ment à interpréter comme unerépercussion ou un tremb<strong>le</strong>ment de la voix, figure appelée florificatio vocis par <strong>le</strong>théoricien Jean de Garlande dans <strong>son</strong> Ars musica men<strong>sur</strong>abilis. Dans ce registre aigu, onimagine une interprétation assez spectaculaire. Le dessin oscillatoire du mélisme perm<strong>et</strong>d’approcher progressivement la cadence <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> :Le rétrécissement note par note à la fin du mélisme (do, si <strong>et</strong> la) est un procédé déjàutilisé pour <strong>le</strong>s deux caudae conclusives des strophes précédentes.L’ensemb<strong>le</strong> du conduit est construit de manière structurée <strong>et</strong> équilibréeobéissant à une logique rhétorique affirmée. De longueur décroissante, <strong>le</strong>s trois strophespossèdent chacune <strong>le</strong>urs éléments propres tout en s’intégrant à l’ensemb<strong>le</strong>. La premièrestrophe est une entité claire comportant <strong>le</strong>s parties nécessaires à un discours(introduction, développement, conclusion). Très ornée, la mélodie séduit <strong>et</strong>impressionne. La seconde est moins spectaculaire mais el<strong>le</strong> est plus claire. La mélodies’attache à souligner <strong>le</strong>s mots importants du message moralisateur. La troisième estinvestie d’un rô<strong>le</strong> conclusif. Cel<strong>le</strong>-ci valorise <strong>le</strong> registre aigu <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mouvementsdescendants plus marquants, comme pour éveil<strong>le</strong>r l’attention à la fin de la composition<strong>et</strong> frapper <strong>le</strong>s esprits par des contours plus mouvementés. Les mélismes jouent <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong>de repère auditif à différentes échel<strong>le</strong>s : ils font entendre <strong>le</strong>s transitions entre <strong>le</strong>sstrophes <strong>et</strong> marquent <strong>le</strong>s articulations rhétoriques du discours (introduction ouconclusion). La mélodie témoigne ainsi d’une grande maîtrise de la gestion du temps <strong>et</strong>des proportions. La stratégie rhétorique est claire <strong>et</strong> efficace.129


Ce conduit a parfois été interprété comme un dialogue du corps <strong>et</strong> de l’âme 27 .Les éditeurs des Ana<strong>le</strong>cta Hymnica lui ont donné <strong>le</strong> titre suivant : « Altercatio animae <strong>et</strong>corporis » 28 . Cependant, <strong>le</strong>s sources n’orientent pas vers c<strong>et</strong>te interprétation du texte. Iln’est nul<strong>le</strong>ment question de dispute dans <strong>le</strong> manuscrit d’Oxford qui sous-titre « Defragili(ta)te hominis ex pondere carnis » 29 . C<strong>et</strong>te source a pourtant comme usage dem<strong>et</strong>tre clairement en évidence <strong>le</strong>s conduits « disputés » par un titre explicite 30 .L’interprétation du texte ne repose donc que <strong>sur</strong> <strong>le</strong> sens <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mots, bien que cesderniers ne soient pas toujours très limpides <strong>et</strong> amènent à des conclusions <strong>sur</strong>prenantes.Le partage du texte en deux semb<strong>le</strong> <strong>le</strong> plus probab<strong>le</strong> : dans <strong>le</strong>s deux premières strophes(I), l’âme prend la paro<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong>s quatre suivantes (II <strong>et</strong> III) constituent la réponse ducorps 31 . Dans l’hypothèse de c<strong>et</strong>te configuration, l’âme fait un aveu d’impuissance <strong>et</strong> defaib<strong>le</strong>sse. El<strong>le</strong> désigne <strong>le</strong> corps à plusieurs reprises par des métaphores très répandues :vas, lutea, carnis carcere, mo<strong>le</strong>s corporea. Le corps terrestre <strong>et</strong> matériel est tenuresponsab<strong>le</strong> de la propagation des vices. L’âme demande à l’Homme de ne pas la tenirresponsab<strong>le</strong> de c<strong>et</strong> état de faib<strong>le</strong>sse. En réponse, <strong>le</strong> corps décline sa responsabilité quantaux actes délictueux. L’âme se sert de la rai<strong>son</strong> de manière abusive (in abusum rationis)<strong>et</strong> trompe <strong>le</strong> corps obligé de céder aux attaques des sens. Selon c<strong>et</strong>te interprétation,l’Homme n’a aucun moyen d’échapper au vice, puisque <strong>son</strong> âme <strong>le</strong> trahit <strong>et</strong> ne joue pas<strong>son</strong> rô<strong>le</strong> salvateur. C<strong>et</strong>te vision excessivement pessimiste ne laisse aucune marche demanœuvre à l’Homme qui est, comme l’incipit <strong>le</strong> rappel<strong>le</strong>, voué au malheur.Une autre interprétation peut être proposée. En s’appuyant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s sources <strong>et</strong> <strong>le</strong>sindices donnés dans <strong>le</strong>s rubriques, on peut estimer que ce conduit n’est ni une disputationi une altercatio, mais plus simp<strong>le</strong>ment un monologue de l’âme <strong>sur</strong> la fragilité del’Homme. L’incipit est autant une référence scripturaire qu’une invocation. Selon c<strong>et</strong>teconfiguration, <strong>le</strong>s pronoms per<strong>son</strong>nels à la deuxième per<strong>son</strong>ne <strong>et</strong> <strong>le</strong>s verbes impératifsne s’adressent plus alternativement au corps ou à l’âme, mais bien tous à l’Homme. Audébut du conduit, on r<strong>et</strong>rouve des formu<strong>le</strong>s <strong>et</strong> une langue bien souvent utilisées par27 Hans WALTHER, Das Streitgedicht in der lateinischen Literatur des Mittelalters, Munich, 1920 ; JosephSZÖVÉRFFY, Secular Latin Lyrics and Minor Po<strong>et</strong>ic Forms of the Midd<strong>le</strong> Ages : a Historical Surveyand Literary Repertory, Concord, 1992, vol. 2, p. 302-303.28 AH 21, 115.29 OxAdd, f°12730 Par exemp<strong>le</strong>, pour Aristippe quamvis sero, <strong>le</strong> titre est « Dialogus inter vo<strong>le</strong>ntem menturi seu adulari <strong>et</strong>intruentem ad conterium <strong>et</strong> indutuntur sub nominibus diogenis <strong>et</strong> aristippi » ; <strong>le</strong>s termes « disputatio »ou « querella » <strong>son</strong>t aussi utilisés dans <strong>le</strong>s rubriques de ce manuscrit.31 C’est la répartition proposée par Michel André BOSSY dans « Medieval Debates of Body and Soul »,Comparative Literature, XXVIII (1976), p. 144-163.130


<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong>s conduits moraux, généra<strong>le</strong>ment à l’intention del’Homme : l’impératif « considera », la lamentation <strong>sur</strong> la destinée <strong>et</strong> <strong>sur</strong> l’état (status)dans <strong>le</strong>quel se trouve l’Homme. On r<strong>et</strong>rouve effectivement la même chose dès l’incipitde c<strong>et</strong> autre conduit :Homo consideraqualis quam misera.sors vite sit mortalis. 32On peut éga<strong>le</strong>ment entendre une référence à la deuxième strophe de Ad cor tuumrevertere :O conditio miseraconsidera quam asperasic hec vita. 33Si c’est bien l’âme qui par<strong>le</strong> du début à la fin des six strophes, c’est l’Homme qui estresponsab<strong>le</strong> de <strong>son</strong> propre malheur. L’âme s’avoue donc dépassée par une puissancesupérieure qui pousse l’Homme dans <strong>le</strong> mauvais chemin. Les réf<strong>le</strong>xions en matière depsychologie, menées tout au long de la Summa de Bono, trouvent ici un écho poétique 34 .<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> m<strong>et</strong> en évidence <strong>le</strong>s facultés de l’âme humaine qui perm<strong>et</strong>tent dedécider du bon ou d’un mauvais comportement. Si la syndérèse est l’intuition quidifférencie <strong>le</strong> bien du mal, l’Homme reste maître de <strong>son</strong> libre arbitre <strong>et</strong> est capab<strong>le</strong>d’orienter ses actes par lui-même. En cherchant l’explication du Mal, c’est unmécanisme comp<strong>le</strong>xe de l’âme qui est décortiqué. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> fait de lasyndérèse une affaire de volonté <strong>et</strong> non plus une faculté de l’âme. Ce conduit montrantune âme dépossédée de <strong>son</strong> pouvoir de décision <strong>et</strong> soumise à une puissance malfaisantepeut être <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t de ces réf<strong>le</strong>xions théologico-psychologiques.Selon que l’on attribue à l’âme seu<strong>le</strong> ou au binôme corps-âme la paro<strong>le</strong> de ceconduit, <strong>le</strong> sens se trouve grandement changé. Dans un cas, l’âme est désignée commeune puissance malveillante par <strong>le</strong> corps, dans l’autre, el<strong>le</strong> est impuissante <strong>et</strong> désabusée.C<strong>et</strong>te ambiguïté a peut-être été envisagée par <strong>le</strong> poète lui-même qui, sous l’apparenced’un dialogue de forme classique, offre une tribune à des conceptions psychologiquesnovatrices.32 N°15, LoB, f°22v <strong>et</strong> F, f°438v, voir analyse p. 265.33 N°3, F, f°420v, voir analyse p. 149.34 Une première approche de l’apport de la pensée de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> en matière de psychologiepeut se faire en consultant Odon D. LOTTIN, « Le Créateur du traité De Synderesis », Revue néoscolastiquede philosophie, XXIX (1927), p. 197-222 ou Psychologie <strong>et</strong> mora<strong>le</strong> aux XII è <strong>et</strong> XIII è sièc<strong>le</strong>s,4 vol., Louvain-Gembloux, 1942.131


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Chapitre 2 :Fontis in rivulumCe conduit 35 est l’une des pièces <strong>le</strong>s plus comp<strong>le</strong>xes parmi <strong>le</strong>s conduits morauxde <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Il cumu<strong>le</strong> en eff<strong>et</strong> un certain nombre de difficultés. Lapremière de cel<strong>le</strong>s-ci tient à sa forme. Les strophes <strong>son</strong>t en eff<strong>et</strong> d’abord trip<strong>le</strong>s(strophes poétiques 1 à 3 <strong>sur</strong> la strophe musica<strong>le</strong> I puis 4 à 6 <strong>sur</strong> II) puis simp<strong>le</strong>s(strophes III/7, IV/8, V/9 <strong>et</strong> VI/10) selon la disposition suivante :musique Strophe I Strophe II Strophe III Strophe IV Strophe V Strophe VItexte Strophes 1, 2 <strong>et</strong> 3 Strophes 4, 5 <strong>et</strong> 6 Strophe 7 Strophe 8 Strophe 9 Strophe 10Les conduits à strophes trip<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t rares si l’on considère l’ensemb<strong>le</strong> de laproduction transmise par <strong>le</strong>s sources. Ce procédé est bien moins répandu que <strong>le</strong>dispositif utilisant des strophes doub<strong>le</strong>s en référence aux séquences liturgiques de formebinaire. À el<strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s deux strophes trip<strong>le</strong>s de Fontis in rivulum représentent <strong>le</strong>sdeux tiers du conduit. El<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t toutes deux de même longueur <strong>et</strong> utilisent <strong>le</strong> même vers,l’hexasyllabe. Les strophes simp<strong>le</strong>s qui suivent se conforment, el<strong>le</strong>s aussi, à un même35 Voir volume d’annexes p. 457-462.133


modè<strong>le</strong> (6 heptasyllabes par strophe), différent de celui des strophes trip<strong>le</strong>s. Les deuxschémas formels qui composent ce conduit <strong>son</strong>t donc :Strophes trip<strong>le</strong>s (1 à 6) Strophes simp<strong>le</strong>s (7 à 10)Longueur de la strophe 8 vers 6 versLongueur des vers hexasyllabes heptasyllabesSchéma des rimes ababababab aababcLe schéma des rimes des strophes trip<strong>le</strong>s propose invariab<strong>le</strong>ment l’alternancede deux <strong>son</strong>orités (rimes alternées). Les strophes simp<strong>le</strong>s m<strong>et</strong>tent en place un systèmemoins régulier qui introduit une rime nouvel<strong>le</strong> au dernier vers (aababc). D’une strophe àl’autre, <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités des rimes <strong>son</strong>t très différentes, si bien que <strong>le</strong>s unités formel<strong>le</strong>scorrespondent éga<strong>le</strong>ment à des entités <strong>son</strong>ores clairement distinctes pour l’oreil<strong>le</strong> :I II III IV V VI1 2 3 4 5 6 7 8 9 10–ulum–uit–itur–ula–itio–ie–era–itis–icant–ibus–iunt–ulis–icis–ie–ata–eris–ria–ata–erit–ea–<strong>et</strong>ur–erum–imus–<strong>et</strong>urLa recherche de la variété <strong>son</strong>ore qui semb<strong>le</strong> prévaloir dans <strong>le</strong> choix des rimes pour <strong>le</strong>sstrophes trip<strong>le</strong>s est moins présente dans <strong>le</strong>s dernières strophes où l’on r<strong>et</strong>rouve desas<strong>son</strong>ances récurrentes montrées par des flèches dans <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au ci-dessus. La rime c desquatre dernières strophes assemb<strong>le</strong> <strong>le</strong>s strophes deux à deux (strophes 7 <strong>et</strong> 8 : –ata,strophes 9 <strong>et</strong> 10 : –<strong>et</strong>ur).Dans <strong>le</strong> manuscrit de Florence, <strong>le</strong> texte supplémentaire des strophes trip<strong>le</strong>s quise chante <strong>sur</strong> la mélodie notée avec la première strophe est copié à la suite des portées.Le conduit n’est donc pas si long dans la source (un folio <strong>et</strong> demi) qu’il n’est en réalitélorsqu’il est interprété avec toutes ses répétitions. Le copiste de F semb<strong>le</strong> avoir omis lamajuscu<strong>le</strong> au début de la dernière strophe simp<strong>le</strong> (cicatrices vulnerum…). Il n’y apourtant aucun doute possib<strong>le</strong> <strong>sur</strong> l’organisation structurel<strong>le</strong>. La forme de la stropherépétitive <strong>et</strong> la cadence mélodique à la fin de la précédente <strong>son</strong>t assez claires pour nevoir là qu’un oubli. Les autres sources traitent bien ce passage comme une stropheéquiva<strong>le</strong>nte aux autres.134


Le texte comp<strong>le</strong>xe de Fontis in rivulum est soutenu par une mélodie tout aussidense <strong>et</strong> abondante. Mises à part <strong>le</strong>s répétitions des strophes ternaires, aucun procédérépétitif n’apporte de repère ou de structure secondaire. La composition interne desstrophes est continue. Le conduit s’inscrit principa<strong>le</strong>ment en mode de sol auquel peutêtre ajouté un si bémol, situation moda<strong>le</strong> couramment rencontrée dans <strong>le</strong>s conduitsmonodiques. La longueur de ce conduit <strong>et</strong> <strong>le</strong> renouvel<strong>le</strong>ment continuel du matériel quecela implique, expliquent probab<strong>le</strong>ment c<strong>et</strong> effort pour varier la cou<strong>le</strong>ur moda<strong>le</strong> tout enrestant dans <strong>le</strong> mode. Le compositeur manifeste par ce biais <strong>son</strong> souci de colorer dedifférentes manières <strong>le</strong> discours mélodique tout en conservant l’intégrité moda<strong>le</strong> del’ensemb<strong>le</strong>.Les mélismes y tiennent une place structurel<strong>le</strong> <strong>et</strong> ornementa<strong>le</strong> qu’il estimportant de définir. La première cauda est une présentation du mode :SymétriePrésentation du modeSurenchèreConclusionLa première moitié de la cauda présente la triade sol-si-ré dans un mouvementmélodique ascendant puis descendant symétriquement de part <strong>et</strong> d’autre. Après c<strong>et</strong>teintroduction, la partie supérieure du mode (ré-fa) est exploitée <strong>sur</strong> la même formu<strong>le</strong> quiavait constitué <strong>le</strong> centre de la présentation symétrique juste avant. C<strong>et</strong>te transpositionvers l’aigu est une <strong>sur</strong>enchère, à la manière d’un développement. El<strong>le</strong> s’infléchit <strong>sur</strong> lasous-fina<strong>le</strong> fa, ce qui perm<strong>et</strong> d’affirmer avec plus de force la fina<strong>le</strong> dans la suite du vers.On ne peut imaginer prise de paro<strong>le</strong> plus simp<strong>le</strong> <strong>et</strong> plus structurante que ce premier verspour introduire l’oreil<strong>le</strong> dans l’univers modal de référence de l’ensemb<strong>le</strong> du conduit.Les dessins mélodiques très simp<strong>le</strong>s, suites conjointes ascendantes ou descendantes,entendus dans c<strong>et</strong>te cauda introductive, formeront l’essentiel du matériau mélodique desnombreux vers à venir. De plus, <strong>le</strong> vers s’organise comme un discours avec uneintroduction, un développement <strong>et</strong> une conclusion. Il est une microstructure rhétoriquequi situe l’auditeur dans un contexte oratoire dont il connaît <strong>le</strong>s codes.Du point de vue du sens, <strong>le</strong>s quatre premiers vers de la strophe 1 constituent unensemb<strong>le</strong> très cohérent, formé de deux comparai<strong>son</strong>s liées au sens de l’odorat. Leseffluves odorants <strong>son</strong>t comparés à deux reprises au liquide. C<strong>et</strong>te doub<strong>le</strong> comparai<strong>son</strong>135


n’est résolue qu’à la fin de la strophe où l’on comprend qu’el<strong>le</strong> désigne l’attitude deshommes de pouvoir, trop irresponsab<strong>le</strong>s <strong>et</strong> futi<strong>le</strong>s pour être un exemp<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> peup<strong>le</strong>.L’ordre des mots dans ces quatre vers n’obéit pas à la logique grammatica<strong>le</strong>, mais plutôtà une construction valorisant l’eff<strong>et</strong> de répétition <strong>son</strong>ore formé par <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> sapor <strong>et</strong>odor, suivi de ut qui marque la comparai<strong>son</strong> au début des vers 2 <strong>et</strong> 3. La rime internecontredit <strong>le</strong> schéma des rimes qui suit une structure croisée abab, si bien que <strong>le</strong> jeu<strong>son</strong>ore semb<strong>le</strong> prévaloir <strong>sur</strong> la limpidité du sens :Fontis in rivulumsapor ut defluitodor ut vasculuminfusus inbuit.La mélodie ne simplifie pas la compréhension du texte à l’audition. La fin du vers 1 estclairement marquée par une cadence comme on l’a constaté à l’exemp<strong>le</strong> précédent. Levers 3 qui pourrait lui répondre par une cadence identique est enchaîné au vers suivantdans une suite de mouvements mélodiques descendants encadrés dans l’exemp<strong>le</strong> cidessous:vers1 vers 2vers 3 vers 4C<strong>et</strong>te gradatio mélodique ne respecte ni la rime du vers 3 ni <strong>le</strong>s coupures des mots. El<strong>le</strong>provoque cependant un eff<strong>et</strong> d’accélération jusqu’à la cadence. C<strong>et</strong>te précipitation duflux mélodique peut illustrer à sa manière l’élément liquide <strong>et</strong> diffus évoqué par <strong>le</strong> texte.La cadence au vers 4 est identique à cel<strong>le</strong> du vers 2. La rime –uit est marquée par unmême motif descendant, proche de celui de la gradatio qui vient d’être signalée. Lemélisme au début du vers 3 rappel<strong>le</strong> la cauda introductive mais élargit l’ambitus versl’aigu. Le sol’, octave de la fina<strong>le</strong>, est atteint <strong>et</strong> marque une progression par rapport aupremier mélisme. C<strong>et</strong>te structure musica<strong>le</strong> à l’échel<strong>le</strong> du quatrain se superpose auparallélisme central du texte de ces quatre vers entre sapor ut <strong>et</strong> odor ut en affirmant <strong>le</strong>cadre proposé par la structure poétique soulignée par <strong>le</strong>s mélismes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s cadences.L’oreil<strong>le</strong> doit donc s’en tenir à des repères structurels qui ne <strong>son</strong>t pas forcément alliés136


aux sens. C<strong>et</strong>te entrée en matière convoque <strong>et</strong> m<strong>et</strong> en concurrence la simplicité d’uneprésentation mélodique <strong>et</strong> la subtilité des jeux <strong>son</strong>ores du texte.La deuxième partie de la strophe I (vers 5 à 8) se dérou<strong>le</strong> sans cadence forte <strong>sur</strong>la fina<strong>le</strong>, contrairement à la première partie qui est ponctuée aux vers 1, 2 <strong>et</strong> 4. Les vers5 <strong>et</strong> 7 <strong>son</strong>t parfaitement parallè<strong>le</strong>s, tant par <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités que <strong>le</strong> rythme des mots : sic vitapopulum (vers 5) <strong>et</strong> sic testa figulum (vers 7). Au vers 5, la première partie du vers (sicvita) reprend un motif descendant déjà entendu de nombreuses fois dans <strong>le</strong>s versprécédents :vers 5Ce vers ressemb<strong>le</strong> effectivement par sa mélodie au vers 2 (sapor ut defluit). Les troispremières syllabes <strong>son</strong>t isolées de la suite par un signe de ponctuation ainsi que lareprise de la formu<strong>le</strong> mélodique descendante.Les trois premières syllabes du vers 7 <strong>son</strong>t, quant à el<strong>le</strong>s, chantées <strong>sur</strong> un motifmélodique parfaitement opposé. La mélodie n’a donc pas souligné l’eff<strong>et</strong> deparallélisme présent dans <strong>le</strong> texte. Dans ce même vers 7, c’est <strong>le</strong> mot figulum qui est misen va<strong>le</strong>ur par un dessin mélodique plus f<strong>le</strong>uri composé d’un motif ornemental simp<strong>le</strong>,puis transposé à la quarte supérieure :vers 7Le dernier vers de la strophe s’enchaîne directement au précédent. Le verbeprobat prolonge <strong>et</strong> termine la descente mélodique entamée au vers 7. La conjonction velreprend <strong>le</strong> début du vers de manière symétrique <strong>et</strong> relance <strong>le</strong> discours pour <strong>le</strong> secondverbe (arguit) en transposant au degré supérieur la mélodie entendue un vers plus tôt :vers 8La structure musica<strong>le</strong>, en plaçant la cé<strong>sur</strong>e après probat <strong>et</strong> non entre <strong>le</strong>s deux vers, agitici pour la clarification <strong>et</strong> l’approfondissement du sens. La doub<strong>le</strong> proposition (probatvel arguit) est ainsi clairement soulignée par la mélodie pour affirmer la supériorité du137


second terme. Plus aigu, plus mélismatique, <strong>le</strong> verbe arguit est investi d’un poids plusimportant comme pour appuyer la dénonciation de l’attitude des Hommes.La deuxième strophe mélodique (II) présente la même structure que la première.Cependant, une fois mise en musique, la strophe est moins longue (110 notes au lieu de158). Les mélismes y occupent donc une place moins importante, même s’ils restent unélément primordial du langage mélodique. La cauda introductive est bien plus courte(11 notes). El<strong>le</strong> est plus une respiration, une pause dans <strong>le</strong> débit du texte qu’uneprésentation du mode comme l’était la première. La fina<strong>le</strong> sol en est absente, bien que<strong>le</strong>s deux notes de sa triade (si <strong>et</strong> ré, entourés dans l’exemp<strong>le</strong> ci-dessous) constituent <strong>le</strong>spoints d’attache de motifs ornementaux :Strophe II/4, vers 1C<strong>et</strong>te strophe est partagée en deux parties éga<strong>le</strong>s de quatre vers au moyen d’une uniquecadence <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> qui intervient à la fin du vers 4. Touchant aux notes supérieures dumode, ce quatrième vers est <strong>le</strong> climax de la strophe. La cadence est peu conclusivepuisque la fina<strong>le</strong> est atteinte par <strong>le</strong> dessus <strong>et</strong> directement. El<strong>le</strong> m<strong>et</strong> cependant bien enrelief l’articulation centra<strong>le</strong> de la strophe par sa succession de motifs descendants :Strophe II/4,vers 4Sans que l’on puisse par<strong>le</strong>r d’un procédé de répétition, <strong>le</strong>s deux parties de c<strong>et</strong>te strophereproduisent certains éléments simp<strong>le</strong>s qui apportent une certaine uniformité à lastrophe <strong>et</strong> des repères à l’auditeur :- vers 1 munera <strong>et</strong> vers 5 iude :- vers 3 opes <strong>et</strong> vers 6 clamat :- la cauda, <strong>le</strong> vers 3 opera <strong>et</strong> <strong>le</strong> vers 7 honores :138


Ces jeux d’écho de part <strong>et</strong> d’autre de la strophe II s’imbriquent aux eff<strong>et</strong>slinéaires. Le vers 3 a été signalé ci-dessus à deux reprises pour <strong>son</strong> usage de motifsrécurrents. Pourtant, ces motifs <strong>son</strong>t aussi opérants lorsque l’on considère <strong>le</strong> vers pourlui-même. La mélodie se plie parfaitement à la morphologie du texte de la strophe 4. Lepoète joue <strong>sur</strong> <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> sens du mot opes qu’il emploie deux fois dans <strong>le</strong> vers. Laphrase mélodique épouse la forme des mots <strong>et</strong> souligne la paronomase. El<strong>le</strong> marque unepause après opes, m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur la négation non par un interval<strong>le</strong> de quarte ascendante <strong>et</strong>place <strong>le</strong>s deux termes identiques comme dans <strong>le</strong>s plateaux d’une balance en <strong>le</strong>urattribuant un motif mélodique presque inversé. L’un (opes) part du si <strong>et</strong> l’orne par <strong>le</strong>dessus tandis que l’autre (opera) brode <strong>le</strong> même si, mais par <strong>le</strong> dessous :Strophe IIvers 3Les deux premières strophes (I <strong>et</strong> II) du conduit <strong>son</strong>t trip<strong>le</strong>s. Chaque mélodieest donc entendue trois fois <strong>sur</strong> un texte différent. L’adaptation de la mélodie aux motsest-el<strong>le</strong> aussi efficace pour chacune des répétitions mélodiques ? Les mélismes <strong>son</strong>tnombreux <strong>et</strong> longs. Ils jouent un rô<strong>le</strong> structurel important <strong>et</strong> donnent au texte unedimension temporel<strong>le</strong> élargie <strong>et</strong> enrichie. Les <strong>son</strong>orités <strong>sur</strong> <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s se posent cesmélismes semb<strong>le</strong>nt faire l’obj<strong>et</strong> d’une grande attention. Le mélisme introductif est, à sestrois occurrences, chanté <strong>sur</strong> un mot de deux syllabes dont la première perm<strong>et</strong> devocaliser <strong>sur</strong> la voyel<strong>le</strong> « o » :strophe 1 : Fon- tisstrophe 2 : Doc- torstrophe 3 : Om- nisLes strophes poétiques 1 <strong>et</strong> 3 reprennent <strong>le</strong>s mêmes <strong>son</strong>orités de voyel<strong>le</strong>s(Fontis <strong>et</strong> omnis). C<strong>et</strong>te application à choisir <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités des mélismes pour que l’eff<strong>et</strong>soit <strong>le</strong> même d’une strophe à l’autre se reproduit aux vers 3 des strophes 1, 2 <strong>et</strong> 3. Il nes’agit pas ici de répéter la <strong>son</strong>orité mais de trouver pour chacune des trois strophes deux139


voyel<strong>le</strong>s identiques : Odor, cuius <strong>et</strong> manat. Le système est encore différent au mélismeintroductif de la strophe II : <strong>le</strong> texte des strophes 4 (Prelati) <strong>et</strong> 6 (Gemmarum) propose<strong>le</strong>s mêmes voyel<strong>le</strong>s tandis que <strong>le</strong>s mêmes <strong>son</strong>orités <strong>son</strong>t inversées dans la strophe 5 (Arecto) :strophe 4 : Pre-la-tistrophe 5 : A rec-tostrophe 6 : Gem-ma-rumCes observations montrent toute l’attention qui est portée à ces mélismes. La mélodieest utilisée pour poser des jalons <strong>et</strong> des repères. L’uniformité des <strong>son</strong>s <strong>et</strong> procédés<strong>son</strong>ores du texte est un autre moyen de fournir à l’oreil<strong>le</strong> de l’auditeur des indices pours’orienter dans la structure longue <strong>et</strong> comp<strong>le</strong>xe qui lui est proposée.La succession des trip<strong>le</strong>s strophes <strong>et</strong> <strong>son</strong> appréhension dans <strong>le</strong> temps parl’auditeur <strong>son</strong>t donc anticipées dans la construction du texte <strong>et</strong> de la mélodie desmélismes. Qu’en est-il des passages syllabiques ? Il arrive à plusieurs reprises que <strong>le</strong>smots se répartissent de manière différente selon <strong>le</strong>s strophes, alors qu’ils doivent êtrechantés <strong>sur</strong> la même mélodie. Cel<strong>le</strong>-ci semb<strong>le</strong> plus volontiers adopter <strong>le</strong>s jeux <strong>et</strong> <strong>le</strong>sstructures verba<strong>le</strong>s du texte de la première strophe à être chantée (I/1 ou II/4), bien quenous ayons déjà constaté que tous <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s n’en soient pas systématiquement marqués.L’adaptation des formu<strong>le</strong>s mélodiques aux mots que l’on remarque pour la premièrestrophe de chaque groupe se trouve généra<strong>le</strong>ment inopérante lorsque <strong>le</strong>s mots <strong>son</strong>tdifférents <strong>et</strong> plus encore quand c’est <strong>le</strong> rythme du vers <strong>et</strong> la répartition qui est modifiée.Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> jeu signalé plus haut au vers 3 de la strophe II-4 se perd lorsqu’à lastrophe 5 <strong>le</strong> rythme du vers n’est pas reproduit :Strophe II, vers 3De tels décalages se produisent à plusieurs reprises lors de ces deux strophes trip<strong>le</strong>s.Remarquons que c’est <strong>le</strong> plus souvent la deuxième strophe de texte (I-2 ou II-5) quiprésente ces écarts entre la forme de la mélodie <strong>et</strong> la distribution du texte. Il fautcependant rappe<strong>le</strong>r que dans <strong>le</strong>s manuscrits <strong>le</strong>s textes des strophes doub<strong>le</strong>s <strong>et</strong> trip<strong>le</strong>s <strong>son</strong>tnotés à la fin de la strophe musica<strong>le</strong>. Rien ne nous perm<strong>et</strong> de savoir avec certitude si de140


tels décalages se produisaient lors de l’interprétation. Il est tout à fait possib<strong>le</strong>d’imaginer l’interprète variant légèrement <strong>le</strong> placement du texte ou <strong>le</strong> nombre de notesde la mélodie pour que l’ensemb<strong>le</strong> soit fluide, sans que cela empêche de reconnaître lamélodie déjà entendue.Les strophes III à VI <strong>son</strong>t simp<strong>le</strong>s <strong>et</strong> plus courtes puisqu’el<strong>le</strong>s ne comptent plus8 mais 6 vers. Les mélismes y restent cependant présents. Ces caudae <strong>son</strong>t placées audébut de la strophe III, de la strophe V <strong>et</strong> à la fin de la strophe VI. C<strong>et</strong>te deuxième partiedu conduit se voit donc ponctuée par des mélismes selon des proportions régulièresespaçant <strong>le</strong>s caudae toutes <strong>le</strong>s deux strophes. Ces quatre strophes simp<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t doncgroupées deux à deux.Le mélisme introductif de la strophe 3 est relativement court <strong>et</strong> d’un parcoursmélodique assez original :Il commence <strong>sur</strong> la sous-fina<strong>le</strong>, descend d’une quinte sous la fina<strong>le</strong> ce qui <strong>le</strong> situe plutôten mode de fa. Il se termine ensuite en mode de sol, suivant un traj<strong>et</strong> plus conventionnel.C<strong>et</strong>te étrang<strong>et</strong>é peut être comprise comme un signal utilisé pour marquer un momentimportant de la structure : <strong>le</strong> passage des strophes trip<strong>le</strong>s aux simp<strong>le</strong>s. Le texte estéga<strong>le</strong>ment particulièrement expressif. Il s’agit d’une imploration adressée au Seigneur(O qui cuncta prospicis) pour qu’il punisse <strong>le</strong>s excès <strong>et</strong> <strong>le</strong>s fautes du c<strong>le</strong>rgé, thèmedéveloppé dans <strong>le</strong>s strophes précédentes. Le ton de l’obsécration est expressivementrendu par ce mélisme introductif <strong>sur</strong> l’exclamation typique des prières « O ». Trèsrapidement, la mélodie exploite la partie aiguë de l’échel<strong>le</strong> en suivant la chaîne destierces, pour atteindre un pic d’intensité <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mot punies :Le sol’ attaqué au début du vers <strong>et</strong> <strong>le</strong>s motifs descendants successifs apportent unedynamique expressive au verbe, en parfait accord avec <strong>le</strong>s vœux du poète.La mélodie des vers 4 à 6 fait ressortir trois termes par un système dynamiquede progression du grave à l’aigu :141


Les manifestations de l’obéissance de l’Homme <strong>son</strong>t classées selon une hiérarchie quisuit trois étapes : la peur du juge, <strong>le</strong> respect de la loi <strong>et</strong> la reconnaissance de la grâce.Les trois notions <strong>son</strong>t liées entre el<strong>le</strong>s par <strong>le</strong> mouvement mélodique ascendant <strong>et</strong> <strong>le</strong>scorrélations du texte nec <strong>et</strong> aut. L’as<strong>son</strong>ance entre iudicis <strong>et</strong> <strong>le</strong>gis complète ces moyenspour relier <strong>le</strong>s termes entre eux. La répétition du même court motif ornemental du vers 5<strong>sur</strong> <strong>le</strong>gis (en pointillés dans l’exemp<strong>le</strong> ci-dessous) jusqu’à la fin de la strophe perm<strong>et</strong>aussi de donner une unité au passage dans <strong>son</strong> intégralité. Le mot mandata auquel seréfèrent <strong>le</strong>s deux génitifs <strong>le</strong>gis <strong>et</strong> gratie est rej<strong>et</strong>é en fin de vers dans un registre plusgrave que ce qui <strong>le</strong> précède :vers 5 vers 6Le dernier vers de c<strong>et</strong>te strophe se termine par une rime nouvel<strong>le</strong> (mandata) selon <strong>le</strong>schéma irrégulier aab abc. La dernière as<strong>son</strong>ance est identique à cel<strong>le</strong> de la strophesuivante (V). Les strophes VI <strong>et</strong> VII comportent el<strong>le</strong>s aussi une rime fina<strong>le</strong> identique. Laparenté ne s’arrête pas à la rime car <strong>le</strong>s deux vers se correspondent deux à deux par <strong>le</strong>urrythme <strong>et</strong> <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités internes :Strophe III, vers 6 cohibent mandata3 + 3Strophe IV, vers 6 predicant peccataStrophe V, vers 6 palmes excid<strong>et</strong>ur2 + 4Strophe VI, vers 6 quadrans requir<strong>et</strong>urCes vers étant <strong>le</strong>s derniers de chaque strophe, ils se terminent tous quatre <strong>sur</strong> unecadence conclusive en sol. Ces similitudes mélodiques imposées par la structureperm<strong>et</strong>tent à l’oreil<strong>le</strong> de compléter l’eff<strong>et</strong> produit par <strong>le</strong>s as<strong>son</strong>ances des rimes <strong>et</strong> <strong>le</strong>sparallélismes rythmiques. L’absence de cauda entre <strong>le</strong>s strophes III-IV <strong>et</strong> V-VIcontribue à c<strong>et</strong>te répartition des strophes deux à deux.La strophe V évoque avec emphase l’avènement du Jugement dernier. Lacauda est une exclamation expressive, un cri de colère que la mélodie porte <strong>et</strong> fait142


é<strong>son</strong>ner. Le traj<strong>et</strong> descendant du ré au sol passe par un ornement en broderies répétéesqui, dans ce contexte expressif, fait penser à un tremb<strong>le</strong>ment d’exaspération. C<strong>et</strong>tebroderie est imbriquée dans un mouvement mélodique descendant :L’intervention du Juge se manifeste par deux verbes : venerit <strong>et</strong> ventilaverit.L’allitération <strong>et</strong> l’accroissement du nombre de syllabes entre ces deux termes ainsi quela répétition de cum évitent <strong>le</strong> parallélisme rythmique mais produisent cependant uneredondance <strong>son</strong>ore :cum iudex ven erit<strong>et</strong> cum ventilaveritLa mélodie relie ces deux vers selon un mouvement ouvert <strong>sur</strong> fa <strong>et</strong> clos <strong>sur</strong> sol, lafina<strong>le</strong>. Les deux propositions <strong>son</strong>t clairement séparées par l’interval<strong>le</strong> de sixte fa-ré àl’enchaînement, <strong>sur</strong> la conjonction <strong>et</strong>. Les deux vers <strong>son</strong>t constitués d’une formu<strong>le</strong>mélodique sensib<strong>le</strong>ment identique <strong>et</strong> se différencient au moment de la cadence :La dernière strophe (VI) poursuit l’évocation du Jugement dernier commencéeà la strophe V. Le discours mélodique est très clair <strong>et</strong> développe des formu<strong>le</strong>scaractéristiques du mode de sol. Les phrases musica<strong>le</strong>s peuvent venir en aide à lacompréhension du sens du texte à l’audition. L’enjambement du génitif entre <strong>le</strong> premier<strong>et</strong> <strong>le</strong> second vers (cicatrices vulnerum / christi) est soigneusement suivi par la mélodiequi se pose <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> à la fin du mot christi <strong>et</strong> non à la fin du vers :vers 1 vers 2Le dernier vers de la strophe <strong>et</strong> du conduit est conclusif dès la fin du motrequir<strong>et</strong>ur, si bien que <strong>le</strong> mélisme final ne semb<strong>le</strong> pas indispensab<strong>le</strong> au discours.L’écriture mélodique en est sensib<strong>le</strong>ment différente de cel<strong>le</strong> des autres caudae de Fontis143


in rivulum. Il se compose de 38 notes, ce qui fait de lui <strong>le</strong> mélisme <strong>le</strong> plus long duconduit. La vocalise s’organise méticu<strong>le</strong>usement à l’intérieur de la quinte qui sépare lafina<strong>le</strong> de la teneur (sol-ré) au moyen d’une gradatio descendante en trois étapes. La findu mélisme explore la partie la plus grave du mode, jusqu’à l’étonnante cadence quipasse par la quarte inférieure avant de rejoindre la fina<strong>le</strong> :Fontis in rivulum est donc un conduit long, comp<strong>le</strong>xe <strong>et</strong> inégal dans sadifficulté. Les dernières strophes semb<strong>le</strong>nt en eff<strong>et</strong> plus accessib<strong>le</strong>s <strong>et</strong> fournissentdavantage de repères ras<strong>sur</strong>ants que <strong>le</strong>s premières. La longueur de ces dix strophesexige, tant de la part de l’auditeur que de cel<strong>le</strong> du chanteur, une capacité d’attentionassez soutenue. L’interprétation de l’œuvre dans sa totalité peut être estimée à sixminutes environ, ce qui pose des questions quant aux circonstances de l’interprétation, àla mémorisation de l’œuvre par l’interprète <strong>et</strong> à la qualité de sa réception. La mélodie nerend pas <strong>le</strong> texte plus faci<strong>le</strong> à comprendre, même s’il arrive qu’el<strong>le</strong> contribue à laclarification grammatica<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> n’a pas pour fonction de soulager la mémoire ou degarantir l’attention en proposant des formu<strong>le</strong>s <strong>et</strong> des phrases récurrentes. L’analyse amontré qu’en plusieurs occasions <strong>et</strong> <strong>sur</strong> l’ensemb<strong>le</strong> du conduit, la mélodie s’attache àm<strong>et</strong>tre en va<strong>le</strong>ur certains eff<strong>et</strong>s <strong>son</strong>ores du texte, comme <strong>le</strong>s allitérations ou <strong>le</strong>s jeux deparallélisme rythmique d’un vers à l’autre. Cela se produit cependant de manière nonsystématique <strong>sur</strong> toutes <strong>le</strong>s figures qu’offre <strong>le</strong> texte. La musique assume cependant unrô<strong>le</strong> structurel puisqu’el<strong>le</strong> délimite <strong>le</strong>s entités strophiques ou <strong>le</strong>s groupements internesau moyen des mélismes <strong>et</strong> des cadences qui <strong>son</strong>t de véritab<strong>le</strong>s signaux pour l’oreil<strong>le</strong>. Enplus de cela, la mélodie peut m<strong>et</strong>tre en place certaines figures d’une rhétoriqueparfaitement indépendante du texte. En eff<strong>et</strong>, l’usage de la gradatio comme figure derépétition mélodique a été signalé à plusieurs. Ici, c<strong>et</strong>te figure est à comprendre commeun procédé d’invention <strong>et</strong> de développement mélodique purement musical, sans rapportprécis avec <strong>le</strong> texte. L’apport du compositeur est donc subtil car la mélodie agit pourdifférents intérêts : orner <strong>et</strong> embellir, souligner, structurer l’audition du texte, tout enexistant pour el<strong>le</strong>-même. La mélodie éclaire <strong>le</strong> texte, <strong>le</strong> soutient sans pour autantchercher la simplification ou la communication de masse. Tout comme <strong>le</strong>s mots tendent144


à toucher une élite, la mélodie est un moyen d’élévation du discours, un moyen derendre l’ensemb<strong>le</strong> encore plus savant.Le poète dresse une accusation de tous ceux qui devraient, par <strong>le</strong>urs actes,assumer un rô<strong>le</strong> d’exemp<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> : ce <strong>son</strong>t d’abord <strong>le</strong>s dirigeants <strong>et</strong> hommes depouvoirs (regentis, strophe 1 vers 6) puis <strong>le</strong>s savants détenteurs de la doctrine (doctor,strophe 2, Vers 1), ensuite ceux qui <strong>son</strong>t à la tête de l’Église <strong>et</strong> qui la dirigent (romanecurie, strophe 3, vers 4), enfin la masse des prélats <strong>et</strong> des c<strong>le</strong>rcs (prelati, strophe 4, vers1, in c<strong>le</strong>ricis, strophe 7, vers 2). La métaphore de l’Église comme un corps dont <strong>le</strong>smaux de tête se diffusent dans <strong>le</strong>s membres (strophe 2 : dum caput patitur <strong>et</strong> menbrasingula) a déjà été largement exploitée par <strong>Philippe</strong> dans un autre de ses conduits, Intermembra singula 36 . Dans ce texte, <strong>le</strong>s membres <strong>et</strong> organes se rebel<strong>le</strong>nt contre l’estomac,mais <strong>le</strong> cœur intervient pour faire comprendre aux plaignants l’utilité de tous pour <strong>le</strong>fonctionnement du corps 37 . C<strong>et</strong>te longue séquence se termine par l’explication de lamétaphore : comme un corps, l’Église doit as<strong>sur</strong>er la cohésion de tous ses membres. Lessermons <strong>et</strong> en premier lieu ceux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> reprennent volontiers l’imagedu corps avec des variations possib<strong>le</strong>s. La tête est généra<strong>le</strong>ment une figure du Christ quirègne <strong>sur</strong> <strong>le</strong> corps, l’Église. Selon l’échel<strong>le</strong> de la métaphore <strong>et</strong> la nature du discours, ilpeut aussi être question de Rome ou des prélats conformément à la fonction incarnée par<strong>le</strong> corps symbolique. Quel qu’il soit, <strong>le</strong> corps est souvent souffrant <strong>et</strong> c’est précisément<strong>le</strong> cas dans Fontis in rivulum. L’image de la diffusion du Mal comme une maladieinfectieuse est omniprésente dans toute la première partie du texte, comme en témoignel’usage de verbes tels que defluere, inbuere, inficere, manere. El<strong>le</strong> s’expose clairement àla fin de la strophe 3 où la fil<strong>le</strong> (<strong>le</strong>s prélats) est infectée par la mère (la Curie).La culture de l’auditoire autorise <strong>le</strong> poète à faire de nombreuses référencesbibliques. Cependant, cel<strong>le</strong>s-ci restent ponctuel<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong> cours du texte. Les deuxdernières strophes qui utilisent la menace du Jugement dernier <strong>son</strong>t, pour <strong>le</strong>ur part, bienplus proches du texte des Évangi<strong>le</strong>s. D’autres conduits de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>reprennent <strong>le</strong>s termes <strong>et</strong> formulations des Évangi<strong>le</strong>s. Comparons la strophe 9 avec la fin36 LoB, f°12.37 La même métaphore est utilisée par Tite Live, Ab urbe condita, II, §32, 8-12. La dispute des organes ducorps est aussi présente dans I Co 12, 12-31.145


de la deuxième strophe du conduit Bonum est confidere (n°12) <strong>et</strong> <strong>le</strong>s textesévangéliques :Fontis in rivulumHa cum iudex venerit<strong>et</strong> cum ventilaverittriticum in area.fructum qui non feceritde cultoris vineapalmes excid<strong>et</strong>ur.Bonum est confidere,in die novissimo.in die gravissimo.quando iudex veneritut trictur<strong>et</strong> aream.<strong>et</strong> extirp<strong>et</strong> vineamque fructum non fecerit.sic granum a pa<strong>le</strong>a.separabit. congregabittriticum in horrea.Mt 3, 12 : Cuius ventilabrum in manu sua <strong>et</strong> permundabit aream suam <strong>et</strong> congregabit triticum suumin horreum pa<strong>le</strong>as […]Jn 15, 4 : […] sicut palmes non potest fere fructum a sem<strong>et</strong> ipsoLes deux derniers vers du conduit mê<strong>le</strong>nt à nouveau deux passages du texte deMatthieu :Strophe 10, vers 5 <strong>et</strong> 6 Texte évangéliquePrimus <strong>et</strong> novissimusQuadrans requir<strong>et</strong>urMt 19, 30 : Multi autem erant primi novissimi <strong>et</strong> novissimi primi.Mt 5, 26 : Amen dico tibi non exies inde donec reddasnovissimum quadrantem.La construction de certaines strophes reflète certaines des structures de penséepropres aux milieux universitaires. Le discours peut s’organiser à la manière d’undéveloppement de sermon où <strong>le</strong>s impératifs de compréhension à l’audition imposent uneméthode. La strophe 5 commence par l’annonce d’une distinction (trium aspectibus)expliquant <strong>le</strong>s causes du mauvais comportement des c<strong>le</strong>rcs. Les trois arguments <strong>son</strong>tensuite clairement exposés, chacun précédé de « vel », reproduisant un rythme <strong>et</strong> des<strong>son</strong>orités approchantes :A recto claudicanttrium aspectibus :vel sancta publicantemptorum manibus.vel ea vendicantsuis nepotibus.vel quibus supplicantcedunt principibus.Ce schéma n’est pas sans rappe<strong>le</strong>r certaines distinctiones qui <strong>son</strong>t présentes dans <strong>le</strong>smanuscrits parfois à l’état de simp<strong>le</strong>s plans, ou encore l’énoncé des divisions au débutdu sermon.146


La strophe suivante (6) est un autre exemp<strong>le</strong> d’organisation méthodique.Quatre des cinq sens <strong>son</strong>t évoqués tout à tour. Ils <strong>son</strong>t désignés, pour <strong>le</strong>s trois premiers,par l’organe qui <strong>le</strong>ur sert d’intermédiaire : la vue (oculis), l’ouïe (aures), <strong>le</strong> goût(palatum). Le dernier, <strong>le</strong> toucher est évoqué sans détour (tactum). On peut supposer que<strong>le</strong> poète n’a pas tenu à intégrer l’odorat car ce sens fait l’obj<strong>et</strong> d’une comparai<strong>son</strong>suffisante à la première strophe du conduit. Les sens <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s portes par <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s laluxure séduit <strong>et</strong> trompe la vigilance de l’Homme. Du point de vue de l’argumentation,<strong>le</strong>s sens <strong>son</strong>t un lieu commun autant qu’un outil pratique pour développer <strong>le</strong> discours ensuivant un ordre <strong>et</strong> des étapes aisément mémorisab<strong>le</strong>s. Ces deux strophes laissententrevoir comment <strong>le</strong> texte poétique se nourrit des habitudes de construction d’undiscours savant, obéissant aux préceptes d’une rhétorique apprise <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s textesclassiques. Il s’agit bien là de l’œuvre d’un intel<strong>le</strong>ctuel, prédicateur <strong>et</strong> théologien quisait parfaitement comment s’adresser à ses semblab<strong>le</strong>s.147


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Chapitre 3 :Ad cor tuum revertereLe conduit Ad cor tuum revertere 38 est construit selon une forme irrégulière. Ilse compose de quatre strophes. Les deux premières <strong>son</strong>t composées de 13 vers mais<strong>le</strong>urs structures internes <strong>son</strong>t différentes. Les strophes 3 <strong>et</strong> 4 comportent respectivement8 <strong>et</strong> 5 vers. Ces deux strophes additionnées forment un ensemb<strong>le</strong> de 13 vers équiva<strong>le</strong>ntpar la tail<strong>le</strong> aux deux strophes précédentes. Ces deux strophes n’en restent pas moinsdeux entités distinctes comme <strong>le</strong> montrent clairement <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttrines au début de <strong>le</strong>urspremiers vers dans <strong>le</strong> manuscrit ainsi que l’écriture mélodique el<strong>le</strong>-même. En eff<strong>et</strong>, <strong>le</strong>mélisme <strong>sur</strong> Ergo signa<strong>le</strong> <strong>le</strong> commencement de la strophe 4. De plus, la transmissionincomplète du conduit dans <strong>le</strong> manuscrit de Las Huelgas, montre bien qu’il s’agit là dedeux strophes séparées : la strophe 3 est copiée au folio 167 <strong>et</strong> la strophe 4, quelquespages avant, au folio 161v.Chaque strophe s’organise selon un schéma différent. La première <strong>et</strong> ladernière se composent exclusivement d’octosyllabes alors que <strong>le</strong>s strophes 2 <strong>et</strong> 3mélangent des vers de longueurs irrégulières (4, 7 ou 8 syllabes). Les rimes se succèdent38 Voir volume d’annexes p. 463-466.149


sans aucun systématisme apparent. Si <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> des rimes suivies s’imposemajoritairement, il est cependant laissé de côté à plusieurs reprises :Strophe 1 : 13 vers 8a 8a 8a 8b 8b 8c 8c 8d 8d 8e 8f 8f 8eStrophe 2 : 13 vers 8a 8a 4b 4a 7c 7c 4d 4d 8b 4b 8e 8e 7cStrophe 3 : 8 vers 8a 4a 8b 7b 4c 8c 8d 8dStrophe 4 : 5 vers 8a 8a 8b 8b 8bLa strophe 2, très irrégulière si l’on considère la longueur des vers, r<strong>et</strong>rouveune certaine stabilité grâce aux rimes suivies qui perm<strong>et</strong>tent d’assemb<strong>le</strong>r deux à deux<strong>le</strong>s vers équiva<strong>le</strong>nts (par exemp<strong>le</strong> : 7c 7c 4d 4d…). Ce n’est pas <strong>le</strong> cas de la strophe 3 où<strong>le</strong>s rimes suivies <strong>son</strong>t en contradiction avec la longueur des vers (sauf pour <strong>le</strong>s deuxderniers, 8d 8d). Les as<strong>son</strong>ances fina<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t souvent assez peu éloignées, si bien quedes blocs <strong>son</strong>ores se m<strong>et</strong>tent en place à l’audition. Dans <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au ci-dessous, <strong>le</strong>s cadresindiquent <strong>le</strong>s blocs <strong>son</strong>ores formés par <strong>le</strong>s rimes proches que l’oreil<strong>le</strong> aura tendance àrelier :Strophe 1 Strophe 2 Strophe 3 Strophe 4–ere–ere–ere–itiis–itiis–rigis–rigis–icie–icie–eras–tue–tue–eras–era–era–ita–era–atum–atum–ora–ora–ita–ita–ficit–ficit–atum–ias–ias–ali–ali–eris–eris–ua–ua–ias–ias–erit–erit–eritLa microstructure comp<strong>le</strong>xe des rimes aux schémas irréguliers <strong>et</strong> différents selon <strong>le</strong>sstrophes se superpose à une macrostructure <strong>son</strong>ore constituée des voyel<strong>le</strong>s fina<strong>le</strong>s quirend l’ensemb<strong>le</strong> plus homogène, au niveau interne des strophes comme au niveau duconduit dans sa totalité.Ce conduit assemb<strong>le</strong> tous <strong>le</strong>s éléments stylistiques qui nous ont permis dedéfinir <strong>le</strong> conduit moral en tant que pratique ora<strong>le</strong> :- la seconde per<strong>son</strong>ne du singulier : spernis, dedicas, dirigis… ;- la prise à partie de l’auditoire : homo cur spernis vivere,150


- l’utilisation de l’impératif : considera, vide, verte ;- l’accumulation des questions introduites par cur ;- <strong>le</strong>s exclamations (O conditionis misera).Le contenu est lui aussi parfaitement représentatif du conduit moral : reproches,déploration du comportement des Hommes, considérations <strong>sur</strong> la brièv<strong>et</strong>é de la vie(contemptus mundi), parabo<strong>le</strong>s bibliques, évocation du Jugement dernier <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s thèmesrécurrents de la poésie mora<strong>le</strong> de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>.L’irrégularité de la forme poétique exige une mise en musique nouvel<strong>le</strong> pourchaque strophe. La mélodie est une composition continue. Les entités strophiquesrestent cependant clairement marquées par <strong>le</strong> langage musical qui use de certainsrepères auditifs pour que la forme soit perceptib<strong>le</strong>. L’absence de répétition strophiqueimplique éga<strong>le</strong>ment un rapport du <strong>son</strong> musical au <strong>son</strong> poétique plus spécifique carchaque mot fait l’obj<strong>et</strong> d’un traitement qui lui est propre.Le passage d’une strophe à l’autre est signalé à l’auditeur par deux moyens :<strong>le</strong>s cadences en fin de strophe <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mélismes. Les longs mélismes jouent <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> designal ménageant une pause dans <strong>le</strong> discours poétique aux moments des transitionsformel<strong>le</strong>s. Le langage mélodique du conduit Ad cor tuum revertere est dans <strong>son</strong>ensemb<strong>le</strong> relativement orné. En plus des caudae, des mélismes plus courts viennentf<strong>le</strong>urirent <strong>le</strong> flux mélodique. Quel<strong>le</strong>s que soient <strong>le</strong>s proportions de ces mélismes, ilsdétendent <strong>le</strong> texte en allongeant certaines syllabes. Par contraste, <strong>le</strong>s passagessyllabiques vont être perçus comme plus rapides. Le choix des mots ou des <strong>son</strong>s <strong>sur</strong><strong>le</strong>squels ils <strong>son</strong>t placés nous informe <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s intentions du compositeur :Ad cor tuum revertereconditionis misere.homo. cur spernis vivere.cur dedicas te vitiis.cur indulges malitiis.cur excessus non corrigis.nec gressus tuos dirigisin semitis iustitie.sed contra te cotidieiram dei exasperasin te succidi m<strong>et</strong>ueradices ficus fatue.cum fructus nullos afferas.O conditio miseraconsidera quam asperasic hec vita.mors alteraque sic immutat statum.cur non purgas reatumsine moracum sit horatibi mortis incognita.<strong>et</strong> in vitacaritas que non proficit.prorsus ar<strong>et</strong> <strong>et</strong> deficit.nec efficit beatum.Si vocatus ad nuptiasadveniassine veste nuptiali ;a curia regaliexpel<strong>le</strong>ris<strong>et</strong> obviam si venerissponso lampade vacua ;es quasi virgo fatua.Ergo vide ne dormias.sed vigilans aperiasdomino cum pulsaverit.beatus, quem inveneritvigilantem cum venerit.Dans <strong>le</strong>s quatre strophes présentées ci-dessus, <strong>le</strong>s grands mélismes (caudae) <strong>son</strong>t<strong>sur</strong>lignés en gris <strong>et</strong> <strong>le</strong>s ornements plus courts de 3 à 9 notes <strong>son</strong>t indiqués en caractèresgras. Les caudae se situent <strong>sur</strong> la première syllabe des strophes 1, 2 <strong>et</strong> 4 <strong>et</strong> ont une151


fonction introductive. En comparai<strong>son</strong> à d’autres conduits mélismatiques, ces caudae ne<strong>son</strong>t pas très longues 39 . Il n’y a pas de mélisme long à la strophe 3. Seu<strong>le</strong> la strophe 2 estpourvue d’une cauda conclusive à proprement par<strong>le</strong>r, c’est-à-dire <strong>sur</strong> <strong>le</strong> dernier mot dudernier vers (beatum). C<strong>et</strong>te cauda compense probab<strong>le</strong>ment l’absence de mélisme audébut de la strophe qui suit (strophe 3). Les strophes 3 <strong>et</strong> 4 comportent bien desmélismes <strong>sur</strong> <strong>le</strong>urs derniers vers mais <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s premières syllabes <strong>et</strong> non <strong>le</strong>s dernières. Ilne peut alors être question de rô<strong>le</strong> conclusif mais plutôt d’annonce ou de préparation dela fin. De plus, ces deux mélismes <strong>son</strong>t placés <strong>sur</strong> des mots importants qu’ils m<strong>et</strong>tent enrelief : à la strophe 3, <strong>le</strong> verbe es désigne <strong>le</strong> destinataire <strong>et</strong> insiste <strong>sur</strong> la démarche quedoit effectuer l’auditeur pour appliquer à <strong>son</strong> propre comportement <strong>le</strong>s enseignementsde la parabo<strong>le</strong> exposée dans la strophe. Dans la strophe 4, la cauda m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur lapremière syllabe du mot vigilantem. L’appel à la vigilance est <strong>le</strong> suj<strong>et</strong> principal de c<strong>et</strong>testrophe <strong>et</strong> la conclusion mora<strong>le</strong> du conduit. Le mot vigilans a déjà été utilisé trois versauparavant <strong>et</strong> il n’est pas étonnant que <strong>le</strong> compositeur ait souhaité souligner ce mêm<strong>et</strong>erme lors de sa réapparition. Les longs mélismes ont donc deux types de fonction : <strong>le</strong>repère structurel <strong>et</strong> la mise en va<strong>le</strong>ur des mots importants comme une nota ou un signegraphique d’un manuscrit qui signa<strong>le</strong> visuel<strong>le</strong>ment ou menta<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> mot ou l’idée àr<strong>et</strong>enir 40 . Quant aux mélismes plus courts, inférieurs à dix notes, ils <strong>son</strong>t répartis demanière équilibrée <strong>sur</strong> l’ensemb<strong>le</strong> du conduit. L’observation du tab<strong>le</strong>au ci-dessusperm<strong>et</strong> de constater qu’ils <strong>son</strong>t souvent placés <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s syllabes accentuées des mots, maiscela n’a rien de systématique. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s monnayages <strong>et</strong> l’accentuation <strong>son</strong>t enadéquation au vers 4 de la strophe 2 : Que sic immutat statum. Mais au vers suivant ontrouve : Cur non purgas reatum.Le conduit est en mode de sol, comme <strong>le</strong>s cadences fina<strong>le</strong>s des strophesperm<strong>et</strong>tent de <strong>le</strong> constater. Pourtant, dès <strong>le</strong> premier mélisme <strong>et</strong> durant toute la premièrestrophe, c’est la note fa qui s’impose <strong>et</strong> sert d’articulation à la mélodie. Dans la cauda<strong>sur</strong> Ad, <strong>le</strong> fa apporte sa cou<strong>le</strong>ur moda<strong>le</strong> dès <strong>le</strong> premier motif. Le court passage en sol quisuit ne ménage aucun repos <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>, ce qui ne perm<strong>et</strong> pas à l’oreil<strong>le</strong> de saisirclairement l’échel<strong>le</strong> :39 Voir par exemp<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s analyses qui suivent, la cauda introductive de Homo natus ad laborem / tuistatus (n°1), p. 124.40 Voir Mary CARRUTHERS, Le livre de la mémoire. Une étude de la mémoire dans la culture médiéva<strong>le</strong>,Paris, 2002, p. 162 sq.152


Pas de reposToute la première strophe semb<strong>le</strong> soigneusement éviter d’affirmer la fina<strong>le</strong>. Les vers s<strong>et</strong>erminent <strong>sur</strong> <strong>le</strong> fa, <strong>le</strong> la ou encore do ou ré, quarte <strong>et</strong> quinte <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. L’échel<strong>le</strong> desol plagal perm<strong>et</strong> d’élargir l’ambitus sous la fina<strong>le</strong> jusqu’au do grave qui évoque plutôtla cou<strong>le</strong>ur d’un mode de fa plagal. La fin de la strophe 1 (vers 8 à 13) perm<strong>et</strong> deconstater c<strong>et</strong>te ambiva<strong>le</strong>nce moda<strong>le</strong> :antécédentconséquentMouvement cadentiel <strong>sur</strong> faLes deux cadences indiquées dans l’exemp<strong>le</strong> ci-dessus instal<strong>le</strong>nt un balancement d<strong>et</strong>ype antécédent-conséquent dans <strong>le</strong>quel fa est entendu comme la fina<strong>le</strong>. Pourtant, lors dela cadence fina<strong>le</strong>, sol s’impose comme la véritab<strong>le</strong> fina<strong>le</strong>. La décentralisation des appuismodaux qui précède c<strong>et</strong>te cadence est donc un moyen de mieux affirmer l’impressionconclusive de c<strong>et</strong>te dernière cadence. El<strong>le</strong> marque de manière efficace la séparationentre la première <strong>et</strong> la seconde strophe.Le mélisme du début de la strophe 2 reprend <strong>sur</strong> un fa. La mélodie sedéveloppe par une succession de motifs ornementaux qui ramènent de manièresymétrique à ce fa qui est, sans ambiguïté c<strong>et</strong>te fois, la sous-fina<strong>le</strong> d’une cadence en sol :Strophe 2,cauda introductiveCes considérations montrent que <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xes de l’oreil<strong>le</strong> moda<strong>le</strong> <strong>son</strong>t utilisés par <strong>le</strong>compositeur pour rendre la structure explicite. Les cadences <strong>son</strong>t ainsi dotées d’unpouvoir de nature rhétorique. L’arrivée de la fina<strong>le</strong> agit comme un signal uti<strong>le</strong> à la153


compréhension auditive du texte, au même titre qu’une ponctuation. C<strong>et</strong>te manipulationsubti<strong>le</strong> de l’oreil<strong>le</strong> moda<strong>le</strong> n’est utilisée que pour la première strophe. Le mélismeintroductif de la strophe 2 effectue <strong>le</strong> passage entre l’ambiva<strong>le</strong>nce moda<strong>le</strong> du début <strong>et</strong> lastabilité qui vaudra jusqu’à la fin du conduit. On r<strong>et</strong>rouve cependant, à la fin de chaquestrophe, c<strong>et</strong>te tendance à éviter <strong>le</strong> repos <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> pour faire ressortir <strong>son</strong> interventionà la cadence ultime.L’appréhension de la structure des strophes n’est pas <strong>le</strong> seul enjeu de lacomposition mélodique. L’absence de structure strophique pour la mélodie perm<strong>et</strong> aucompositeur d’envisager une réel<strong>le</strong> adéquation entre <strong>le</strong>s mots <strong>et</strong> <strong>le</strong> travail mélodique.Cela s’observe dès <strong>le</strong>s premiers vers de la strophe 1. La mélodie du premier vers estrépétée <strong>sur</strong> <strong>le</strong> texte des vers 2 <strong>et</strong> 3. Les notes du mélisme introductif <strong>son</strong>t placées <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ssyllabes du vers 2 afin que <strong>le</strong> texte des vers 1 <strong>et</strong> 3 soit mis en correspondance par lamélodie. Les mots importants cor <strong>et</strong> homo <strong>sur</strong>viennent <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mêmes notes. Les deuxverbes à l’infinitif revertere <strong>et</strong> vivere se r<strong>et</strong>rouvent éga<strong>le</strong>ment <strong>sur</strong> des dessinsmélodiques identiques :Les hauteurs <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mouvements de la mélodie font donc ressortir <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>son</strong>oresproduits par <strong>le</strong>s as<strong>son</strong>ances internes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s rimes <strong>et</strong> agissent pour <strong>le</strong>ur donner du sens.L’oreil<strong>le</strong> perçoit ainsi, dès <strong>le</strong> début du conduit, <strong>le</strong>s « clés » du message véhiculé parl’ensemb<strong>le</strong> du texte. Le poète cherche en eff<strong>et</strong> à atteindre <strong>le</strong> cœur (cor) de l’Homme(homo) <strong>et</strong> souhaite qu’il change (revertere) sa façon de vivre (vivere).La strophe 1 se poursuit par quatre interrogations introduites par l’adverbe cur.La première (vers 3 : homo cur spernis vivere) termine la répétition du vers 1, comme i<strong>le</strong>st montré dans l’exemp<strong>le</strong> précédent. La seconde (cur dedicas te vitiis) est indépendante.Les deux suivantes (vers 5 <strong>et</strong> 6) <strong>son</strong>t la répétition d’une même phrase mélodique, avecune cadence dans l’aigu pour la première <strong>et</strong> dans <strong>le</strong> grave pour la seconde (cadenceclose, pour un mode de ré authente) :154


vers 5vers 6La quadrup<strong>le</strong> répétition de la structure grammatica<strong>le</strong> interrogative n’est doncmarquée par la mélodie que dans ses deux dernières apparitions (vers 5 <strong>et</strong> 6). Lecompositeur n’a donc pas mis en place de système de répétition, mais il œuvre pourclarifier certains passages de la strophe. Il est significatif que c<strong>et</strong>te répétition <strong>sur</strong>vienne àla fin de la séquence des quatre phrases interrogatives. El<strong>le</strong> termine de manière clairedonc efficace <strong>et</strong> compréhensib<strong>le</strong> c<strong>et</strong>te succession oratoire dont <strong>le</strong>s objectifs <strong>son</strong>t de faireréagir l’auditeur <strong>et</strong> susciter sa réf<strong>le</strong>xion.Le début de la strophe 2 (vers 1-4) se compose d’une succession de quatre versdont la rime s’achève <strong>sur</strong> la voyel<strong>le</strong> « a » (–era ou –ita). La mélodie dessine à chaquefin de vers un mouvement mélodique descendant du do au fa <strong>et</strong> se terminealternativement <strong>sur</strong> fa ou la. À ces quatre récurrences <strong>son</strong>ores s’ajoute cel<strong>le</strong> de la rimeinterne du vers 2 (considera quam aspera) qui reprend <strong>le</strong> même mouvement descendantmais fait sa cadence <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> sol, comme pour insister davantage <strong>sur</strong> c<strong>et</strong>te rimeinterne que <strong>sur</strong> cel<strong>le</strong>s qui terminent <strong>le</strong>s vers :Vers 1Vers 2Vers 3-4Vers 5Le vers 5 fait intervenir une nouvel<strong>le</strong> rime (statum) qui contraste avec lasuccession d’as<strong>son</strong>ances en –a qui précède. La mélodie reprend <strong>le</strong> motif descendantentendu déjà cinq fois mais s’en détourne <strong>et</strong> crée la <strong>sur</strong>prise <strong>sur</strong> la dernière syllabe en155


s’infléchissant dans <strong>le</strong> grave (ré), alors que l’ambitus de la strophe est très resserré <strong>sur</strong>une quinte, entre fa <strong>et</strong> do. C<strong>et</strong>te rime en –atum est importante non seu<strong>le</strong>ment parcequ’el<strong>le</strong> sera réentendue au vers suivant (reatum), mais <strong>sur</strong>tout parce qu’el<strong>le</strong> réapparaîtau vers final de la strophe (beatum).La fin de la strophe renouvel<strong>le</strong> peu <strong>le</strong> matériel mélodique entendu dans <strong>le</strong>s vers1 à 4, hormis aux trois derniers vers où l’ambitus s’élargit vers l’aigu. L’intervention duré’ puis du mi’ dans l’aigu m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur une suite de verbes <strong>et</strong> <strong>le</strong>urs négations : nonproficit, deficit, nec efficit :La figure d’annominatio consistant à utiliser trois formes verba<strong>le</strong>s composées de facereest mise en va<strong>le</strong>ur par la rime pour <strong>le</strong>s deux premiers membres. Le troisième se trouveen milieu de vers (nec efficit beatum). Son intégration à la figure n’est donc pas facilitéepar la structure poétique, mais par la mélodie qui signa<strong>le</strong> la répétition en jouant dehauteurs inhabituel<strong>le</strong>s par rapport au reste de la strophe. C’est même <strong>le</strong> dernier verbequi bénéficie de la note la plus aiguë, comme pour renforcer l’efficacité du dispositifmélodico-rhétorique.La strophe 3 développe sa mélodie dans un ambitus très étroit, la quatre fa-do.Seu<strong>le</strong> la descente <strong>sur</strong> <strong>le</strong> ré de la première syllabe sort de ce registre. Les phrasesmélodiques séparent <strong>le</strong>s entités nomina<strong>le</strong>s à l’intérieur des vers, en groupes de trois ouquatre syllabes, produisant un eff<strong>et</strong> presque ha<strong>le</strong>tant <strong>et</strong> multipliant <strong>le</strong>s cadences ouvertesou closes. Les deux premiers vers, par exemp<strong>le</strong>, <strong>son</strong>t constitués de trois groupes égauxfaisant entendre trois repos consécutifs <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> <strong>et</strong> des formu<strong>le</strong>s cadentiel<strong>le</strong>s trèsressemblantes :Le dernier vers (es quasi virgo fatua) résume la strophe <strong>et</strong> donnel’interprétation mora<strong>le</strong> que chacun doit faire de la parabo<strong>le</strong> des vierges fol<strong>le</strong>s <strong>et</strong> desvierges sages :156


antécédentconséquentLe mélisme <strong>sur</strong> <strong>le</strong> verbe es est <strong>le</strong> premier mouvement d’un balancement dont <strong>le</strong>conséquent ou la réponse mélodique porte <strong>le</strong> texte qui compare (quasi) l’auditeurdélictueux aux vierges fol<strong>le</strong>s de l’Évangi<strong>le</strong>. Le mélisme se compose de neuf notes soitexactement <strong>le</strong> même nombre que la partie syllabique. La mélodie donne donc à entendrela relation des deux parties de la comparai<strong>son</strong> <strong>et</strong> concrétise <strong>le</strong> contenu moral de lastrophe.La strophe 4 s’ouvre <strong>sur</strong> un mélisme, <strong>le</strong> plus long du conduit, placé <strong>sur</strong> lapremière syllabe de l’adverbe conclusif ergo. Ainsi l’entrée dans la conclusion estclairement marquée. Les vers 2 <strong>et</strong> 4 de c<strong>et</strong>te dernière strophe se chantent <strong>sur</strong> unemélodie qui ne diffère que par la première note <strong>et</strong> la fina<strong>le</strong> :Str. 4, vers 2vers 4Le fa’ atteint <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mots vigilans <strong>et</strong> beatus est la note la plus aiguë du conduit. Ilapporte à c<strong>et</strong>te fin de conduit un regain d’intensité qui m<strong>et</strong> en relief <strong>le</strong>s deux mots qui <strong>le</strong>portent. L’auditeur peut donc entendre, à la fin du conduit, l’essentiel du message àméditer : il faut être vigilant pour être heureux. C<strong>et</strong>te strophe s’oppose à la précédentequi terminait <strong>sur</strong> l’image des vierges fol<strong>le</strong>s. Ici, c’est l’attitude des vierges sages qui estvalorisée.Par <strong>son</strong> contenu, ce conduit se partage en deux parties, composées chacune dedeux strophes. La première partie emprunte <strong>le</strong> ton vindicatif des conduits moraux. La« condition misérab<strong>le</strong> » dans laquel<strong>le</strong> l’Homme se laisse enfermer est évoquée à deuxreprises : au deuxième vers de la strophe 1 (« conditionis misere ») <strong>et</strong> au début de lastrophe 2 (« O conditio misera »). L’Homme est clairement désigné au vers 3 de lapremière strophe (« homo, cur… »). C’est à lui que <strong>le</strong> poète par<strong>le</strong>. Dans la deuxièmestrophe, il disparaît pour se confondre avec sa condition misérab<strong>le</strong> qui est alors157


interpellée. Un autre conduit moralisateur de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> commence selonune formulation très proche de c<strong>et</strong>te deuxième strophe <strong>et</strong> la comparai<strong>son</strong> des deux faitapparaître des similitudes saisissantes :O conditio miseraconsidera quam asperasic hec vita.mors alteraHomo consideraqualis quam sit miserasors vite sit mortalis 41Cependant, <strong>le</strong> conduit Homo considera destine ses critiques à l’Homme, invoqué dèsl’incipit, alors que la strophe 2 de Ad cor tuum revertere s’adresse à une autre puissance,plus abstraite 42 .Les strophes 3 <strong>et</strong> 4 forment une seconde partie, relativement indépendante dece qui précède. Le texte est entièrement construit <strong>sur</strong> deux parabo<strong>le</strong>s évangéliques, cel<strong>le</strong>des noces roya<strong>le</strong>s <strong>et</strong> cel<strong>le</strong> des vierges fol<strong>le</strong>s <strong>et</strong> des vierges sages 43 . Le poète n’attendpourtant pas la fin du conduit pour faire apparaître, citer <strong>et</strong> paraphraser <strong>le</strong> texte biblique.La première strophe est tissée d’allusions qui peuvent, comme pour <strong>le</strong> vers 1, renvoyer àplusieurs passages à la fois :Conduit Texte biblique référenceAd cor tuum revertereconditionis misere.homo. cur spernis vivere.cur dedicas te vitiis.cur indulges malitiis.cur excessus non corrigis.nec gressus tuos dirigisin semitis justicie.sed contra te cotidieiram dei exasperasin te succidi m<strong>et</strong>ueradices ficus fatue.cum fructus nullos afferas.- <strong>et</strong> qui tim<strong>et</strong> Deum convert<strong>et</strong> ad cor suum- Popu<strong>le</strong>s est enim dura cervice <strong>et</strong> convertur ad corsuum in terra captivitatis suae- <strong>et</strong> in eos qui convertuntur ad cor<strong>et</strong> ipse dirig<strong>et</strong> gressus tuos- <strong>et</strong> videns fici arborem […] <strong>et</strong> ait illi numquam ex tefructus nascatur in sempiternum.- non tradent filii eius radices <strong>et</strong> rami eius nondabunt fructumEccli 21, 7Ba 2, 30Ps 84, 9Pr 3, 6Mt 21, 19Eccli 23, 35Les deux derniers vers de c<strong>et</strong>te première strophe évoquent la parabo<strong>le</strong> dufiguier stéri<strong>le</strong> <strong>et</strong> desséché (Mt 21, 18-22). Dans la deuxième partie du conduit (strophe 3<strong>et</strong> 4), <strong>le</strong>s parabo<strong>le</strong>s constituent la totalité du contenu. Dans ces deux strophes, <strong>le</strong> textepoétique du conduit est presque une paraphrase du texte de la Vulgate :41 Homo considera (n°15), F, f°438. Voir analyse p. 265.42 C’est ce qui se produit dès l’incipit dans d’autres conduits de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> : O mens cogita(n°16) ou O labilis sortis / humane statu (n°9).43 C<strong>et</strong>te parabo<strong>le</strong> est amp<strong>le</strong>ment développée dans une prosu<strong>le</strong> de conduit attribuée à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>, Veste nuptiali (F, f°450v).158


Conduit, strophes 3 <strong>et</strong> 4 Texte biblique référenceSi vocatus ad nuptiasadveniassine veste nuptiali ;a curia regaliexpel<strong>le</strong>ris<strong>et</strong> obviam si venerissponso lampade vacua ;es quasi virgo fatua.Mt 22, 11Mt 25, 1-13Ergo vide ne dormias.sed vigilans aperiasdomino cum pulsaverit.beatus, quem inveneritvigilantem cum venerit.Intravit autem rex ut vider<strong>et</strong> discumbentes <strong>et</strong> vidit ibihominem non vestitum veste nuptiali.[…] ecce sponsus venit exite obviam ei […] fatuæautem sapientibus dixerunt date nobis de o<strong>le</strong>o vestroquia lampades nostræ extinguntur. […] dum autemirent emere venit sponsus <strong>et</strong> quæ paratæ erantintraverunt cum eo ad nuptias […] Vigilate itaque quianescitis diem neque horam.<strong>et</strong> vos simi<strong>le</strong>s hominibus expectantibus dominum suumquando revertatur a nuptiis <strong>et</strong> cum venerit <strong>et</strong> pulsaveritconfestim aperiant ei. Beati servi illi quos cum veneritdominus invenerit vigilantesLc 12, 36-37À ces citations plus ou moins explicites, il faut ajouter l’allusion non énoncéemais très évidente à un vers<strong>et</strong> connu du Cantique des Cantiques (5, 2) : « ego dormio <strong>et</strong>cor meum vigilat ». Ce vers<strong>et</strong> peut être lu en filigrane de l’ensemb<strong>le</strong> du conduit autravers des mots cor, dormio <strong>et</strong> vigilat. Le cœur évoqué dans l’incipit est ainsi uni à lavigilance qu’illustrent <strong>le</strong>s parabo<strong>le</strong>s de la fin du conduit. Le sommeil dont il faut seméfier (strophe 4 : vide ne dormias) ne doit pas empêcher l’âme de veil<strong>le</strong>r, commel’explique la citation implicite du Cantique des Cantiques. Cel<strong>le</strong>-ci relie <strong>le</strong>s différentesparties du discours développé dans <strong>le</strong> conduit. El<strong>le</strong> est une synthèse, une formulationcontractée du sens général au moyen des concordances verba<strong>le</strong>s. L’amour mystique duCantique des Cantiques est identique à l’aspiration qui doit mener l’âme vers <strong>le</strong> bien.Les métaphores de l’Ancien Testament <strong>son</strong>t en parfait écho avec <strong>le</strong>s Parabo<strong>le</strong>s desÉvangi<strong>le</strong>s : l’Époux, <strong>le</strong>s noces <strong>et</strong> l’attente vigilante <strong>son</strong>t dotés d’une même significationdans l’Ancien <strong>et</strong> <strong>le</strong> Nouveau Testament. Ces images servent à montrer, par <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong>,une vision idéa<strong>le</strong> du comportement chrétien. La crainte de Dieu, la patience <strong>son</strong>t <strong>le</strong>sseu<strong>le</strong>s voies qui peuvent effacer la faute de l’Homme <strong>et</strong> lui perm<strong>et</strong>tre de dépasser samisérab<strong>le</strong> condition, d’accepter <strong>et</strong> maîtriser la fragilité du corps.Ce conduit répond donc parfaitement aux impératifs d’un enseignement moral.Il en respecte <strong>le</strong>s étapes <strong>et</strong> fournit <strong>le</strong>s outils nécessaires à <strong>son</strong> efficacité. Dans un premiertemps, il dénonce, accab<strong>le</strong> pour faire réagir. Dans un deuxième temps, il développe desimages <strong>et</strong> des références bibliques que chacun peut replacer dans <strong>le</strong>ur contexte, selon saculture ou apprécier tel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong>s. Réductib<strong>le</strong>s à une formu<strong>le</strong> qui résume l’ensemb<strong>le</strong>(ego dormio sed cor meum vigilat), el<strong>le</strong>s développent chez l’auditeur un certain nombrede représentations qui construisent sa pensée <strong>et</strong> sa conception du Bien à atteindre.Inciter à la réf<strong>le</strong>xion <strong>et</strong> à la conversion, donner <strong>le</strong>s éléments nécessaires à c<strong>et</strong>te159


méditation individuel<strong>le</strong> (représentations, formu<strong>le</strong>s) entrent dans une démarchepédagogique subti<strong>le</strong>. L’invitation à la méditation est certainement plus efficace qu’undéveloppement impératif qui dicte <strong>et</strong> édicte <strong>le</strong>s bonnes mœurs <strong>et</strong> préceptes que chacundoit respecter. C’est du moins c<strong>et</strong>te manière de faire que <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> a choisiici pour que l’auditeur préfère suivre <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> des vierges sages plutôt que celui desvierges fol<strong>le</strong>s.160


Chapitre 4 :Quid ultra tibi facereCe conduit 44 est transmis par de nombreuses sources qui n’en rapportent que <strong>le</strong>texte. Le manuscrit F est <strong>le</strong> seul à donner la mélodie complète. Les deux autres sourcesmusica<strong>le</strong>s ne perm<strong>et</strong>tent pas de comparai<strong>son</strong> avec la version de F car l’une est tropfragmentaire (Ox Auct 45 ) <strong>et</strong> l’autre (Fauvel) transforme considérab<strong>le</strong>ment lacomposition. Les strophes 5 <strong>et</strong> 6 du conduit y <strong>son</strong>t employées dans un mot<strong>et</strong>polytextuel 46 <strong>sur</strong> une mélodie différente <strong>et</strong> en présence d’autres textes latins. Lessources textuel<strong>le</strong>s rapportent unanimement 8 strophes alors que F n’en comporte que 6.Aucun élément ne perm<strong>et</strong> de décider de l’authenticité de ces deux strophessupplémentaires. El<strong>le</strong>s se différencient cependant des six autres par <strong>le</strong>ur contenu pluspositif qui donne l’espérance du Salut. La strophe 8 fait intervenir la figure de Lazarepour illustrer <strong>le</strong> propos. Si l’on considère ce passage plus narratif comme un ajout, il44 Voir volume d’annexes p. 467-470.45 Mark E. EVERIST, « A Reconstructed Source for the Thirteenth-Century Conductus », In Memoriam G.A. Ander<strong>son</strong>, vol. 1, Henryvil<strong>le</strong>-Ottawa-Binnigen, 1984, p. 97-118.46 Le mot<strong>et</strong> Quasi non ministerium / Trahunt in precipia / Ve qui gregi deficiunt / DISPLICEBAT EI,Paris BnF, fr. 146, f°6v, éd. Leo SCHRADE, Polyphonic Music of the Fourteenth Century, vol. 1,Monaco, 1956.161


peut être comparé à l’ajout des exempla dans la pratique des sermons, comme unélément mobi<strong>le</strong> <strong>et</strong> facultatif.L’une des nombreuses sources poétiques, <strong>le</strong> manuscrit de Char<strong>le</strong>vil<strong>le</strong> BM 190,intègre <strong>le</strong> conduit Quid ultra tibi facere à une col<strong>le</strong>ction de textes du poète Gautier deChâtillon. La source a été étudiée par André Wilmart qui rej<strong>et</strong>te l’attribution au poètelillois. Ses arguments s’appuient <strong>sur</strong> des éléments poétiques techniques ainsi que <strong>sur</strong> unjugement très per<strong>son</strong>nel. Le texte n’est pas, selon lui, à la hauteur du sty<strong>le</strong> des autrespoèmes de Gautier de Châtillon. Il reconnaît d’ail<strong>le</strong>urs ne pas être à l’abri d’un certainparti pris 47 . En revanche, il accorde ses faveurs prudentes pour l’attribution à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> dont <strong>le</strong> corpus est encore mal connu au moment de la publication de <strong>son</strong>étude. Le manuscrit de Char<strong>le</strong>vil<strong>le</strong> est daté par André Wilmart de la fin du XII e sièc<strong>le</strong>, cequi nous indiquerait que ce texte est une œuvre de jeunesse du <strong>Chancelier</strong> <strong>Philippe</strong>. Laplupart des autres sources textuel<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t beaucoup plus tardives.La version qui sera étudiée ici est cel<strong>le</strong> du manuscrit F. Nous lais<strong>son</strong>s donc decôté <strong>le</strong>s deux strophes poétiques fina<strong>le</strong>s. La forme du conduit est régulière <strong>et</strong> strophique.Les strophes poétiques de dix vers octosyllabiques <strong>son</strong>t couplées deux à deux par <strong>le</strong>sterminai<strong>son</strong>s des rimes. Les coup<strong>le</strong>s ainsi déterminés par <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités formentéga<strong>le</strong>ment des binômes du point de vue de sens.Strophes 1 <strong>et</strong> 2Strophes 3 <strong>et</strong> 4Strophes 5 <strong>et</strong> 6a : –ereb : –uia : –iob : –iaa : –iumb : –ibusLe schéma des rimes est identique pour toutes <strong>le</strong>s strophes : abab ba abab. La rupturedes rimes suivies aux vers 5 <strong>et</strong> 6 en inversant <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités (ba) perm<strong>et</strong> de faire entendredeux coup<strong>le</strong>s de rimes suivies (bb aa), de façon à perturber la régularité de l’alternance47 André WILMART, « Poèmes de Gautier de Châtillon dans un manuscrit de Char<strong>le</strong>vil<strong>le</strong> », Revuebénédictine, XLIX (1937), p. 166-167 : « Mais il est aisé de constater que jamais ail<strong>le</strong>urs Gautiern’emploie la laisse de dix vers. En outre, la facture est très lâche. […] De c<strong>et</strong>te différence, on a <strong>le</strong> droitde conclure que l’auteur a fabriqué <strong>son</strong> morceau d’une main rapide. C<strong>et</strong>te négligence se manifestedavantage encore dans l’emploi de l’hiatus ; on ne rencontre pas moins de sept fois <strong>le</strong> choc desvoyel<strong>le</strong>s. C’est <strong>sur</strong>tout à cause de ces hiatus réitérés que l’attribution à Gautier, postuléematériel<strong>le</strong>ment par <strong>le</strong> contexte, perd sa vraisemblance. À quoi s’ajoute une certaine mol<strong>le</strong>sse du sty<strong>le</strong>,découlant si l’on peut dire, d’une certaine banalité faci<strong>le</strong> des pensées <strong>et</strong> des images. Sur ce point, il estdélicat d’insister beaucoup ; on craint d’être victime du parti pris. Gautier aurait pu être en unemauvaise veine, ou bien chargé de trop de travaux d’écriture. Néanmoins, je dois avouer marépugnance à faire intervenir sa per<strong>son</strong>ne <strong>et</strong> <strong>son</strong> ta<strong>le</strong>nt à propos d’une pièce, si mal venue au total. »162


des <strong>son</strong>orités. C<strong>et</strong>te rupture <strong>sur</strong>vient exactement au centre de la strophe. Dans lapremière, el<strong>le</strong> signa<strong>le</strong> à l’oreil<strong>le</strong> un moment important : <strong>le</strong> Christ par<strong>le</strong> de sa Crucifixion(crucifigi volui) <strong>et</strong> du sacrifice qu’il a fait à l’intention des Hommes.La mélodie est de la plus grande simplicité : el<strong>le</strong> est strophique, sans grandmélisme <strong>et</strong> utilise à plusieurs reprises <strong>le</strong> procédé de répétition. El<strong>le</strong> se déploie <strong>sur</strong> uneéchel<strong>le</strong> moda<strong>le</strong> de ré plagal. Chaque vers correspond à une phrase mélodique. Les dixphrases mélodiques <strong>son</strong>t décomposées en deux ensemb<strong>le</strong>s égaux de cinq vers chacunqui correspondent aux groupements grammaticaux effectifs dans la strophe 1. Lepremier groupe (vers 1-4) commence par une construction de quatre vers répétitifs selonla forme ABAB, où <strong>le</strong>s propositions mélodiques A <strong>et</strong> B <strong>son</strong>t presque <strong>le</strong> miroir l’une del’autre. C<strong>et</strong>te alternance suit <strong>le</strong> schéma des rimes (abab) du début du texte. Les contoursmélodiques empruntent une trajectoire proche de la récitation psalmodique en deuxièmemode : notes répétées <strong>sur</strong> <strong>le</strong> fa, repos <strong>sur</strong> la sous-fina<strong>le</strong>, terminai<strong>son</strong> <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. Latierce ré-fa structure la phrase A jusqu’au repos <strong>sur</strong> do. La tierce do-mi domine <strong>le</strong> débutde B mais <strong>le</strong> r<strong>et</strong>our du fa ramène la tierce initia<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong> ré :ré do do réCes deux phrases <strong>son</strong>t ensuite reprises à l’identique ce qui fait apparaître avec plus deforce la répétition de l’interrogation <strong>et</strong> la figure d’anaphore : Quid ultra tibi facere…quid potes michi redere. Le parallélisme entre <strong>le</strong>s deux coup<strong>le</strong>s de vers se poursuit parl’utilisation significative des pronoms per<strong>son</strong>nels (tibi au vers 1 <strong>et</strong> michi au vers 3 ;vinea mea au vers 2 <strong>et</strong> pro te au vers 4). L’alternance entre la première per<strong>son</strong>ne <strong>et</strong> laseconde est riche de sens puisqu’il est question de ce que l’Homme aurait dû donner enéchange du sacrifice du Christ. La mélodie ne fait que rendre plus audib<strong>le</strong> encore cechiasme des pronoms :163


Tibi <strong>et</strong> michi <strong>son</strong>t entendus <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mêmes notes, une broderie supérieure qui touche lanote au degré <strong>le</strong> plus aigu de la phrase <strong>et</strong> de la composition dans <strong>son</strong> ensemb<strong>le</strong>.L’ambitus exploité dans ces quatre premiers vers est très réduit. Il est confinéentre la sous-fina<strong>le</strong> do <strong>et</strong> la quarte du mode, sol’. Les vers suivants contrastent quelquepeu car l’ambitus s’élargit rapidement vers <strong>le</strong> grave :vers 5 vers 6L’élargissement de l’ambitus par étapes est un procédé relativement courant descompositions monodiques qui perm<strong>et</strong> de ménager une tension <strong>sur</strong> plusieurs phrases.Généra<strong>le</strong>ment, c<strong>et</strong>te tension est obtenue en dirigeant <strong>le</strong>s mouvements mélodiques versl’aigu pour créer <strong>sur</strong> la note la plus haute une sorte de climax. Dans ce conduit, c’estvers <strong>le</strong> grave <strong>et</strong> au moyen de motifs descendants que la progression est construite. Levers 5 poursuit une figure commencée au vers précédent. Les verbes cedi, conspui <strong>et</strong>crucifigi s’amplifient progressivement par <strong>le</strong> nombre de syllabes qu’ils comprennent, enplus de commencer par une allitération. Les vers 4 <strong>et</strong> 5 <strong>son</strong>t donc fermement liés par <strong>le</strong>sjeux <strong>son</strong>ores du texte que la mélodie respecte : <strong>le</strong> nombre des notes croîtproportionnel<strong>le</strong>ment aux syllabes. Le verbe volui qui distribue <strong>le</strong>s trois verbes estcorrectement séparé du reste par un si<strong>le</strong>nce :Les cinq vers suivants (vers 6-10) constituent la seconde partie de la strophe. Àla structure répétitive de la première partie (ABAB C), ils répondent par un autreschéma : DEC’D’E’. Les jeux de répétitions mélodiques <strong>son</strong>t moins fidè<strong>le</strong>s que dans lapremière partie, mais tout aussi perceptib<strong>le</strong>s :164


vers 5 (C) vers 6 (D) vers 7 (E)vers 8 (C’) vers 9 (D’) vers 10 (E’)Le vers 8 (mélodie C’) constitue l’élément variant <strong>et</strong> ressemb<strong>le</strong> sensib<strong>le</strong>ment au vers 5,lui-même l’élément variant de la première partie.Au début du vers 6, <strong>et</strong> <strong>et</strong> tu <strong>son</strong>t placés <strong>sur</strong> un interval<strong>le</strong> de quinte ascendantequi m<strong>et</strong> en relief l’articulation grammatica<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong> pronom (cadre en pointillés dansl’exemp<strong>le</strong> ci-dessus). Ce détail reflète à lui seul <strong>le</strong> sens profond du texte. Il s’agit eneff<strong>et</strong> d’opposer la volonté du Christ (volui) aux actes des Hommes. Le saut mélodiquemarque la séparation de deux mondes, celui du Christ souffrant <strong>et</strong> celui des Hommesingrats. Ces deux vers (5 <strong>et</strong> 6) <strong>son</strong>t situés au centre de la strophe <strong>et</strong> constituentl’articulation principa<strong>le</strong> de la strophe. Il n’est donc pas étonnant que la structure desrimes soit rompue précisément <strong>sur</strong> ce distique : abab ba abab. C’est un moyen d’attirerl’oreil<strong>le</strong> <strong>et</strong> l’attention <strong>sur</strong> ces deux vers importants pour <strong>le</strong> sens comme pour la structure.Pour la fin de la strophe, la structure mélodique répétitive ne se fond pas complètementdans <strong>le</strong> schéma que proposent des rimes. Les cadres <strong>son</strong>ores formés d’une part par <strong>le</strong>scadences <strong>et</strong> d’autre part par <strong>le</strong>s rimes se superposent sans se correspondre,contrairement à ce qui se produit dans la première moitié du conduit. La relation <strong>sur</strong>l’ensemb<strong>le</strong> de la strophe est la suivante (<strong>le</strong>s caractères indiqués en gras signa<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>spassages où <strong>le</strong>s structures mélodiques <strong>et</strong> poétiques s’emboîtent convenab<strong>le</strong>ment) :vers 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10Schéma des rimes a b a b b a a b a bRépétitions mélodiques <strong>et</strong> cadences A BclosA BclosCclosD EclosC’ D’ E’closLa mélodie s’avère donc subti<strong>le</strong>ment adaptée aux caractéristiques formel<strong>le</strong>s <strong>et</strong><strong>son</strong>ores du texte de la première strophe. Qu’en est-il pour <strong>le</strong>s strophes suivantes ? Lastructure qui partage la mélodie en deux parties éga<strong>le</strong>s de cinq vers n’est appliquéequ’aux strophes 1, 4 <strong>et</strong> 6. Pour <strong>le</strong>s strophes 2, 3 <strong>et</strong> 5, <strong>le</strong> cinquième vers est attaché par <strong>le</strong>sens aux phrases qui constituent la seconde partie de ces strophes. Les strophes 2 <strong>et</strong> 3 s<strong>et</strong>erminent par des groupements de deux terc<strong>et</strong>s, forme qui suit exactement <strong>le</strong> schémasuggéré par <strong>le</strong>s répétitions mélodiques des vers 5 à 10 : CDE C’D’E’. Si la répartition165


mélodique avait pu paraitre pertinente avec <strong>le</strong> texte de la première strophe, el<strong>le</strong> ne l’estdonc pas moins lorsque la structure de celui-ci est modifiée. Les irrégularités du texte <strong>et</strong><strong>le</strong>s jeux de répétition mélodique semb<strong>le</strong>nt en eff<strong>et</strong> anticiper <strong>le</strong>s différences entre <strong>le</strong>sstrophes. Les jeux de correspondance entre <strong>le</strong> texte <strong>et</strong> la musique ne se reproduisent passystématiquement. Néanmoins, ils peuvent <strong>sur</strong>venir plusieurs fois, ou, au cas échéant,proposer une forme qui s’emboîte de manière différente mais non moins efficace. Parexemp<strong>le</strong>, la strophe 2 reprend à <strong>son</strong> compte l’eff<strong>et</strong> produit par <strong>le</strong> saut de quinte au débutdu vers 6 soulignant <strong>le</strong> pronom (at tu quas sperni docui). De même, la répétition deforme ABAB qui caractérise la mélodie des quatre premiers vers n’influence pas <strong>le</strong>texte des strophes 2 à 5. En revanche, à la strophe 6, l’alternance <strong>et</strong> la répétition <strong>son</strong>texploitées de manière très éloquente, encore en jouant des pronoms pour faire une rimeinterne :A : Meum ire vicariumB : meis decer<strong>et</strong> passibus.A : meumque patrimoniumB : meis dari pauperibus.Dans ce cas précis, il n’est certainement pas innocent que la correspondance entre lastructure mélodique <strong>et</strong> <strong>le</strong>s jeux poétiques soit particulièrement marquée pour la première<strong>et</strong> la dernière strophe. Ce <strong>son</strong>t eff<strong>et</strong> cel<strong>le</strong>s qui marquent <strong>le</strong> plus l’auditeur <strong>et</strong> assument <strong>le</strong>rô<strong>le</strong> d’introduction <strong>et</strong> de conclusion dans la construction du discours.Le conduit est une admonition prononcée par <strong>le</strong> Christ à l’intention de l’Église,de ses serviteurs <strong>le</strong>s pasteurs <strong>et</strong> <strong>le</strong> premier d’entre eux, <strong>le</strong> pape. Le Christ oppose sasouffrance, sa nudité <strong>et</strong> sa pauvr<strong>et</strong>é à la luxure, l’oisiv<strong>et</strong>é <strong>et</strong> l’attirance du pouvoir duc<strong>le</strong>rgé. Les reproches à l’égard du comportement des prêtres, souvent exprimés par<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans ses sermons ou dans d’autres conduits, prennent ici un relieftrès particulier du fait qu’ils <strong>son</strong>t formulés par <strong>le</strong> Christ lui-même. Cependant, lasituation d’énonciation varie d’une strophe à l’autre. Dans <strong>le</strong>s deux premières strophes,<strong>le</strong> Christ s’adresse à l’Église désignée par la métaphore de la vigne (vinea mea). Ladeuxième per<strong>son</strong>ne du singulier est utilisée : <strong>et</strong> tu pro tanto munere (strophe 1 vers 6),non cessas opes querere (strophe 2 vers 6). Les accusations se portent ensuite <strong>sur</strong> <strong>le</strong>sc<strong>le</strong>rcs qui <strong>son</strong>t désignés à la troisième per<strong>son</strong>ne du singulier (qui diffluit luxuria turpi166


marc<strong>et</strong> occio, strophe 3, vers 5 <strong>et</strong> 6) puis du pluriel (u<strong>sur</strong>pant sacerdotium, strophe 5vers 6). La strophe 6 rem<strong>et</strong> au premier plan la per<strong>son</strong>ne du Christ par la répétition despossessifs meum <strong>et</strong> meis (vers 1-4). Le pape y est montré du doigt (Meum vicarium)même si <strong>le</strong>s reproches formulés dans <strong>le</strong>s strophes antérieures lui étaient aussiindirectement adressés.Le conduit s’ouvre <strong>sur</strong> une citation d’Isaïe qui condamne <strong>le</strong>s dérèg<strong>le</strong>ments <strong>et</strong><strong>le</strong>s fautes de Jérusa<strong>le</strong>m dans un poème dit « Chant de la vigne » : Qui est quod debuiultra facere vineae meae <strong>et</strong> non feci (Is. 5, 4). C<strong>et</strong>te image de la vigne porteuse demalédictions qui détourne <strong>le</strong>s Hommes de Dieu est transposée par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> <strong>et</strong> devient l’image de l’Église infidè<strong>le</strong> dont <strong>le</strong> Christ ne peut récolter <strong>le</strong>sfruits ni de <strong>son</strong> exemp<strong>le</strong> ni de la Paro<strong>le</strong> qu’il a prodiguée. À la citation de l’AncienTestament succède immédiatement l’évocation de la Passion <strong>et</strong> des supplices enduréspar <strong>le</strong> Christ. Son sacrifice n’est pas présenté comme un don gratuit mais comme unéchange qui instaure entre lui <strong>et</strong> <strong>le</strong> c<strong>le</strong>rgé, une relation d’ordre commercia<strong>le</strong> 48 : Quidpotes michi reddere (strophe 1 vers 3), vice mutui (strophe 1 vers 7), facitque mutatoriade meo patrimonio (strophe 3 vers 7 <strong>et</strong> 8), creditum (strophe 5 vers 2), lane pr<strong>et</strong>ium(strophe 5 vers 6). L’Homme a une d<strong>et</strong>te envers <strong>le</strong> Christ. Celui-ci m<strong>et</strong> à disposition <strong>son</strong>patrimoine <strong>et</strong> <strong>son</strong> exemp<strong>le</strong> en échange du sacerdoce. Ce commerce spirituel est rompupar l’Église <strong>et</strong> ses serviteurs qui dilapident <strong>le</strong> patrimoine du Christ (strophe 6 vers 3-5)<strong>et</strong> s’adonnent à des commerces terrestres au lieu de faire l’aumône de ces richessesspirituel<strong>le</strong>s. Au marché juste proposé par <strong>le</strong> Christ, l’Église <strong>et</strong> ses serviteurs répondentpar la corruption <strong>et</strong> la force (vel vi vel muneribus, strophe 6 vers 8) <strong>et</strong> préfèrent <strong>le</strong>pouvoir <strong>et</strong> la luxure. La représentation du devoir moral des prêtres sous la forme d’unéchange est éga<strong>le</strong>ment exprimée au moyen des pronoms per<strong>son</strong>nels <strong>et</strong> possessifs. Dès<strong>le</strong>s premiers vers, <strong>le</strong> Christ <strong>et</strong> ceux à qui il s’adresse <strong>son</strong>t présentés comme <strong>le</strong>s deuxpartenaires d’une relation commercia<strong>le</strong>. Le chiasme entre <strong>le</strong>s pronoms à la première <strong>et</strong>la deuxième per<strong>son</strong>ne est clairement souligné <strong>et</strong> la répétition mélodique perm<strong>et</strong> de larendre immédiatement perceptib<strong>le</strong> à l’audition. Par la suite, <strong>le</strong>s pronoms <strong>son</strong>t souventplacés à des moments importants de la structure du texte <strong>et</strong> de la mélodie.48 Le développement des échanges commerciaux, contemporain de l’essor de la prédication, estprobab<strong>le</strong>ment la cause de l’émergence de la figure du bon <strong>et</strong> du mauvais commerçant <strong>et</strong> du Christmarchandcomme métaphores socia<strong>le</strong>s <strong>et</strong> mora<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s sermons. Voir David D’AVRAY, ThePreaching of the Friars: Sermons diffused from Paris before 1300, Oxford, 1985, p. 207 sq.167


Dans la deuxième partie du conduit, <strong>le</strong>s allusions au texte biblique <strong>son</strong>tfréquentes <strong>et</strong> nécessitent, pour certaines, quelques éclaircissements.Strophe 3 Qui sto nudus ab hostia Ap 3, 20 : ecce sto ad ostium <strong>et</strong> pulsoStrophe 4 ad pepones <strong>et</strong> aliaStrophe 5Strophe 6qui derelicto palio fugerat abegyptianondum precinctis renibusvacuisque lampadibusAt in ovi<strong>le</strong> ovium ingressi nonper hostiumNb 11, 5 : veniunt cucumeres <strong>et</strong> pepones porrique <strong>et</strong>cepae <strong>et</strong> aliaGn 39, 18 : cumque vidiss<strong>et</strong> me clamare reliquit pallium<strong>et</strong> fugit forasJb 12, 18 : balteum regum dissolvit <strong>et</strong> praecingit funerenes eorum.Mt 25, 8 : fatuae autem sapientibus dixerunt date nobisde o<strong>le</strong>o vestro quia lampades nostrae extinguntur.Jn 10, 1 : amen amen dico vobis qui non intrat perostium in ovi<strong>le</strong> ovium sed ascendit aliunde il<strong>le</strong> fur est <strong>et</strong>latro.À la strophe 4, <strong>le</strong>s pastèques <strong>et</strong> l’ail évoquent l’avidité du peup<strong>le</strong> insatisfait de la manne.La fin de la strophe évoque la vie de Joseph qui préfigure <strong>le</strong> Christ <strong>et</strong> ses souffrancesdans l’Ancien Testament. Il n’est donc pas étonnant qu’il lui soit fait référence dans untexte où <strong>le</strong> Christ est orateur. Le manteau (derelicto pallio) est celui qu’il abandonneentre <strong>le</strong>s mains de la femme de <strong>son</strong> maître qui veut abuser de lui. C<strong>et</strong> épisode démontrela force de sa résistance à la tentation du diab<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>son</strong> obéissance envers Dieu. Pour cela,Joseph sera mis en pri<strong>son</strong>. Le vêtement peut éga<strong>le</strong>ment faire allusion à un épisodeantérieur <strong>et</strong> plus connu de sa vie. Enfant, il est placé par ses frères dans une citerne.Symboliquement, ses frères lui prennent <strong>son</strong> vêtement coloré qui est une preuve del’amour particulier du père pour Joseph 49 . À la strophe 5, la ceinture <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s reins estsigne de la reconnaissance divine des élus (Jb 12, 18). Dans <strong>le</strong> poème, <strong>le</strong>s u<strong>sur</strong>pateursn’ont donc pas droit à recevoir la ceinture comme gage de confiance. Ils <strong>son</strong>t comme <strong>le</strong>svierges fol<strong>le</strong>s qui n’ont pas prévu l’arrivée tardive de l’Époux <strong>et</strong> ont laissé <strong>le</strong>urs lampesse vider. Enfin, <strong>le</strong> conduit se termine <strong>sur</strong> l’image du bon pasteur. Le c<strong>le</strong>rgé malveillantne se comporte pas en bon berger puisqu’il pense d’abord à <strong>son</strong> profit en vendant <strong>le</strong> prixde la laine. La foi est comme la bergerie, explique Jean dans <strong>son</strong> Évangi<strong>le</strong> (Jn 10, 11) ;il faut y entrer par la porte si l’on ne veut pas être considéré comme un vo<strong>le</strong>ur.L’exploitation de ces nombreuses métaphores empruntées à la Bib<strong>le</strong> montre combien <strong>le</strong>poète cherche à atteindre <strong>son</strong> auditoire clérical au moyen de références qu’il connaît <strong>et</strong>peut rem<strong>et</strong>tre en contexte immédiatement. La grandeur sacrée des exemp<strong>le</strong>s convoquésperm<strong>et</strong> ainsi d’é<strong>le</strong>ver <strong>le</strong> discours <strong>et</strong> de <strong>le</strong> rendre digne de <strong>son</strong> orateur divin.49 Gn 37, 23 : confestim igitur ut pervenit ad fratres nudaverunt eum tunica talari <strong>et</strong> polymita168


Chapitre 5 :Vanitas vanitatumLe conduit Vanitas vanitatum 50 se compose de trois longues strophesidentiques qui se chantent <strong>sur</strong> la même mélodie. La structure de la strophe est comp<strong>le</strong>xecar très irrégulière. Composée de 17 vers, el<strong>le</strong> se présente de la manière suivante :1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 177a 7b 8b 7a 7a 8b 7a 7a 8c 4c 4c 3a 8d 4d 4e 8e 7aLa structure semb<strong>le</strong> indiquer deux parties dont la première serait plus régulière quel’autre. Les vers 1 à 9 se répartissent en trois terc<strong>et</strong>s répétant l’enchaînement 7 7 8. Cesterc<strong>et</strong>s comportent cependant trois propositions différentes pour l’organisation desrimes : abb, aab <strong>et</strong> aac. Les huit derniers vers <strong>son</strong>t plus variés, tant par <strong>le</strong>ur longueurque par <strong>le</strong>urs rimes. Les vers courts apportent à l’ensemb<strong>le</strong> une irrégularité rythmiquedynamique. Les <strong>son</strong>orités <strong>son</strong>t, el<strong>le</strong>s aussi, plus variées puisque ce passage connaîtquatre terminai<strong>son</strong>s différentes (a, c, d, e). C<strong>et</strong>te répartition en deux parties n’est quepurement structurel<strong>le</strong> car <strong>le</strong>s phrases du texte ne s’inscrivent pas dans c<strong>et</strong>te structure : <strong>le</strong>sens partage <strong>le</strong>s strophes 1 <strong>et</strong> 2 en deux blocs se terminant après <strong>le</strong> vers 8. La strophe 350 Voir volume d’annexes p. 471-473.169


place sa cé<strong>sur</strong>e à la fin du vers 7. La mélodie est ponctuée de deux cadences, aux vers 6<strong>et</strong> 7 mais nul<strong>le</strong>ment aux vers 8 ou 9. Structure poétique, répartition des phrases <strong>et</strong>cadences mélodiques m<strong>et</strong>tent en place une superposition de cadres temporels qui ne secorrespondent pas <strong>et</strong> forment un ensemb<strong>le</strong> comp<strong>le</strong>xe. Le choix des <strong>son</strong>orités des rimesest différent pour <strong>le</strong>s trois strophes :Strophe 1 Strophe 2 Strophe 3a : –atumb : –itasc : –iod : –criminee : –ibusa : –arumb : –tioc : –ied : –iee : –iea : –ectab : –erac : –iad : –tiuse : –iumLa rime a est largement majoritaire <strong>sur</strong> la strophe. On l’entend au début, bien sûr, maisaussi au cours de la strophe <strong>et</strong> au dernier vers. Le schéma des rimes pour <strong>le</strong>s troisstrophes est en eff<strong>et</strong> :a b b a a b a a c c c a d d e e aLa rime a impose donc sa marque <strong>son</strong>ore <strong>sur</strong> la strophe entière. De plus, l’as<strong>son</strong>ancepour c<strong>et</strong>te première rime est identique dans <strong>le</strong>s strophes 1 <strong>et</strong> 2 (–um) <strong>et</strong> revient à la finde la strophe 3 (rime e : –ium). C<strong>et</strong>te <strong>son</strong>orité domine donc la majorité du conduit. Lechoix des <strong>son</strong>s pour <strong>le</strong>s autres rimes complète la trame <strong>son</strong>ore. Pour la strophe 1, <strong>le</strong>srimes semb<strong>le</strong>nt volontairement constituées de <strong>son</strong>orités différentes <strong>et</strong> contrastées. Lastrophe 2 uniformise <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités pour la seconde partie avec des rimes en –ie. Lastrophe 3 réduit la variation <strong>son</strong>ore de la première partie, en utilisant des rimes de lamême as<strong>son</strong>ance (–ecta, –era <strong>et</strong> –ia). C<strong>et</strong>te disposition des <strong>son</strong>s propose donc, pour <strong>le</strong>strois strophes, différentes combinai<strong>son</strong>s : la variation, l’homogénéité de la fin ou dudébut.La première strophe commence par <strong>le</strong> vers<strong>et</strong> bien connu du début deL’Écclésiaste (1, 2 : vanitas vanitatum dixit Ecc<strong>le</strong>siastes vanitas vanitatum omniavanitas). La répétition délibérément expressive du mot « vanité » dans <strong>le</strong> texte bibliqueest mise en relief par l’exploitation poétique qui en est faite dans <strong>le</strong> conduit. Les deuxformes du mot (vanitas <strong>et</strong> vanitatum) pourvoient non seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s <strong>son</strong>s des rimes a <strong>et</strong> bpour <strong>le</strong> début de la strophe 1, mais aussi des as<strong>son</strong>ances utilisées jusqu’à la fin duconduit. Ainsi, c<strong>et</strong>te redondance verba<strong>le</strong> chargée de sens rayonne <strong>sur</strong> toute la strophe autravers d’autres mots, comme si chacun était un écho de l’incipit.170


L’ensemb<strong>le</strong> de la mélodie de ce conduit est relativement simp<strong>le</strong>. L’ambitus nedépasse jamais l’octave du mode de sol. C’est <strong>sur</strong> la note la plus aiguë que <strong>le</strong> premiervers commence. Le martè<strong>le</strong>ment du mot « vanité », figure répétitive caractéristiqueapportée par la citation biblique initia<strong>le</strong> est repris par la mélodie. Le premier mot(vanitas) est chanté <strong>sur</strong> trois sol’ répétés sans aucune fioriture. Le génitif qui suit estplus orné mais revient éga<strong>le</strong>ment au sol’, note de départ de la phrase. Les mélismes d<strong>et</strong>rois à quatre notes <strong>son</strong>t placés <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s voyel<strong>le</strong>s « a » du mot vanitatum, pour m<strong>et</strong>tre enva<strong>le</strong>ur la répétition des <strong>son</strong>s, à l’intérieur comme à l’extérieur du mot. La citation sepoursuit en faisant entendre l’échel<strong>le</strong> du mode de sol de l’aigu au grave. Le deuxièmevers commence presque comme <strong>le</strong> premier, mais sans <strong>le</strong> martè<strong>le</strong>ment des sol’. Laphrase se termine <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>.vers 1 vers 2La mélodie qui soutient c<strong>et</strong>te citation définit l’espace modal qui est celui del’ensemb<strong>le</strong> du conduit. Entre <strong>le</strong>s deux apparitions du mot vanitas tout <strong>le</strong> mode a étéexposé, de sa note la plus haute à la fina<strong>le</strong>. Aucune note ne sortira de c<strong>et</strong>te octave d<strong>et</strong>oute la durée du conduit. La sous-fina<strong>le</strong> fa n’est jamais exploitée à une exception prèsdans <strong>le</strong> mélisme conclusif. La mélodie de c<strong>et</strong>te introduction fait éga<strong>le</strong>ment entendre desformu<strong>le</strong>s mélodiques <strong>et</strong> ornementa<strong>le</strong>s simp<strong>le</strong>s qui seront réutilisées dans la suite duconduit. Le texte de la deuxième strophe qui intervient <strong>sur</strong> ces mêmes notes marteléesest très éloquent : Cur ceca cor avarum. L’allitération en « c » est p<strong>le</strong>inement mise enva<strong>le</strong>ur par la mélodie monotone.Le mode <strong>et</strong> ses notes importantes (sol-si-ré) définissent une triade qui sert desque<strong>le</strong>tte à la majorité des formu<strong>le</strong>s mélodiques. Seuls deux courts passages s’écartentde la triade principa<strong>le</strong>. Le vers 9 exploite plus volontiers la triade la-do-mi, de la mêmemanière que <strong>le</strong> vers 15 <strong>et</strong> <strong>le</strong> début du vers 16. Ces deux « écarts » à l’uniformitémélodique perm<strong>et</strong>tent de renouve<strong>le</strong>r quelque peu <strong>le</strong>s formu<strong>le</strong>s.Le vers 2 (<strong>et</strong> omnia) commence par un dessin mélodique qui est redonné àplusieurs reprises. Ce motif simp<strong>le</strong> est déjà une variation de l’incipit mélodique. Lesnotes répétées <strong>son</strong>t remplacées par une ascension de trois notes (voir l’exemp<strong>le</strong>171


précédent). Il m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur <strong>le</strong> sol’ ainsi que la teneur ré. Voici <strong>le</strong>s passages <strong>sur</strong> <strong>le</strong>squels<strong>le</strong> motif est entendu :Vers 2 Vers 4 Vers 8Vers 10 Vers 13Vers 16La récurrence de ce motif s’étend de manière équilibrée <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s 17 vers de lastrophe. Leur placement est souligné dans <strong>le</strong> texte de la strophe 1 :Vanitas vanitatum<strong>et</strong> omnia vanitas.sed nostra sic malignitascor hab<strong>et</strong> induratum.ut verbum seminatumsuffoc<strong>et</strong> mox cupiditasopum <strong>et</strong> dignitatum.lic<strong>et</strong> sit nobis ratumquam sit acerba proprioiuditioconditiomagnatum.qui maiori discriminequam crimine<strong>et</strong> iugibusmerentur cruciatibus<strong>et</strong>ernum cruciatum.On remarque que ce motif apparaît de manière régulière <strong>sur</strong> l’ensemb<strong>le</strong> de la strophepour baliser <strong>le</strong> flux mélodique d’un élément connu résultant de l’incipit. De plus, <strong>son</strong>influence dépasse <strong>le</strong> cadre de ses réitérations. En eff<strong>et</strong>, c<strong>et</strong>te formu<strong>le</strong> mélodique engénère d’autres <strong>et</strong> fournit un matériau adaptab<strong>le</strong> à la forme des mots. Cela apparaît dès<strong>le</strong> vers 3 qui commence par une ascension de trois notes qui n’est autre que latransposition à la quatre inférieure du motif générateur entendu pour la première fois auvers précédent :La tête du motif (encadrée en pointillés ci-dessus) est réutilisée pour poursuivre laphrase en modifiant la proposition <strong>et</strong> terminer par une cadence ouverte <strong>sur</strong> la teneur. Le172


vers donne donc l’impression d’emprunter deux fois <strong>le</strong> même traj<strong>et</strong> avec une résolutiondifférente, l’ensemb<strong>le</strong> provenant d’une idée mélodique énoncée dans <strong>le</strong> vers précédent.Autre exemp<strong>le</strong> de développement à partir de ce motif générateur, <strong>le</strong> vers 13 commencepar ces notes caractéristiques :vers 13 vers 14Le vers se poursuit en reprenant l’ornement central du motif à la tierce inférieure demanière à répéter la teneur <strong>sur</strong> la rime riche (–crimine). Le vers suivant reprendl’ornement <strong>et</strong> termine <strong>sur</strong> la tierce inférieure (si) pour m<strong>et</strong>tre en évidence <strong>le</strong> mot <strong>et</strong> larime crimine. Le motif, entendu 6 fois <strong>sur</strong> l’ensemb<strong>le</strong> du conduit, est donc en réalitéprésent de manière sous-jacente dans bien d’autres phrases mélodiques. L’ensemb<strong>le</strong> estdonc construit à partir d’un matériau réduit <strong>et</strong> <strong>le</strong> développe selon <strong>le</strong>s besoins du texte <strong>et</strong><strong>le</strong>s particularités des mots de la strophe 1.La cauda conclusive est <strong>le</strong> seul mélisme conséquent du conduit. Contrairementà d’autres conduits qui encadrent chaque strophe de passages mélismatiques, <strong>le</strong> textecommence à être chanté sans cauda. La conclusion est très simp<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> se compose dedeux dessins mélodiques en marche au degré inférieur (gradatio), puis d’une dernièrepérorai<strong>son</strong> qui exploite l’interval<strong>le</strong> de quinte <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> :Ce motif répété rappel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s premières notes du conduit lancées dans la partie la plusaiguë du mode <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mots Vanitas vanitatum. L’idée principa<strong>le</strong> du conduit expriméepar l’incipit-citation se trouve donc implicitement reformulée par l’emploi des notesrépétées (florificatio vocis) ainsi que par <strong>le</strong> r<strong>et</strong>our de la rime a (–atum) pour <strong>le</strong> derniervers. La cohérence circulaire de la strophe s’exprime par l’assemblage de moyenspoétiques <strong>et</strong> musicaux.Le texte présente une structure accidentée, irrégulière donc diffici<strong>le</strong>mentperceptib<strong>le</strong> à l’audition. Pourtant <strong>le</strong> message véhiculé apparaît clairement tant <strong>le</strong> poète asu jouer des outils à sa disposition pour m<strong>et</strong>tre en ré<strong>son</strong>ance <strong>et</strong> en rime <strong>le</strong>s motsimportants <strong>et</strong> <strong>le</strong>s idées fortes. De <strong>son</strong> côté, la mélodie est simp<strong>le</strong> ; el<strong>le</strong> fait un usage trèsmodéré des mélismes. L’échel<strong>le</strong> moda<strong>le</strong> sert de cadre <strong>et</strong> l’oreil<strong>le</strong> se trouve en terrain173


connu du début à la fin. La mélodie est parsemée d’éléments identifiab<strong>le</strong>s, d’un motif <strong>et</strong>de ses transformations, plaçant l’oreil<strong>le</strong> en situation de reconnaissance plus que dedécouverte ou de <strong>sur</strong>prise.<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> consacre l’ensemb<strong>le</strong> du conduit au thème de la pauvr<strong>et</strong>é.Il est parfois question de l’abus des richesses, de l’avidité dans d’autres conduits, maisaucun n’est entièrement voué à la louange de la pauvr<strong>et</strong>é. Le prédicateur par<strong>le</strong> d’abord àla première per<strong>son</strong>ne du pluriel. Il s’inclut per<strong>son</strong>nel<strong>le</strong>ment dans la communauté despécheurs (nostra malignitas). La deuxième partie de la première strophe dénoncel’opu<strong>le</strong>nce des puissants en montrant l’âpr<strong>et</strong>é de la sanction qui <strong>le</strong>s gu<strong>et</strong>te.L’énonciation passe ensuite à la deuxième per<strong>son</strong>ne du singulier (nescis, vide, disce,sp<strong>et</strong>a). L’orateur reprend donc un usage courant qui est de s’adresser directement à <strong>son</strong>auditoire au moyen de verbes à l’impératif. L’objectif est de perm<strong>et</strong>tre une prise deconscience, une réf<strong>le</strong>xion immédiate <strong>et</strong> à plus long terme <strong>sur</strong> l’état du monde. Ladeuxième strophe présente la vanité de la richesse <strong>et</strong> <strong>le</strong>s tourments qu’el<strong>le</strong> cause. Latroisième strophe est un éloge du dénuement, dont <strong>le</strong> Christ est <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> absolu. Lechoix de la pauvr<strong>et</strong>é dispose l’esprit à la réf<strong>le</strong>xion <strong>et</strong> à des loisirs d’une douceur encoreinconnue de l’Homme vulgaire. L’imitation de la pauvr<strong>et</strong>é du Christ est certes un thèmerécurrent <strong>et</strong> constitutif de la doctrine chrétienne mais il connaît au XIII e sièc<strong>le</strong> un regaind’actualité. Saint François d’Assise en est <strong>le</strong> défenseur <strong>le</strong> plus fervent <strong>et</strong> <strong>le</strong> plus célèbre.La naissance des ordres mendiants <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur implantation dans Paris au moment où<strong>Philippe</strong> est chancelier posent des problèmes théologiques tout autant que politiques.<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> a parfois été présenté comme un adversaire des ordres mendiantsmais il a été prouvé qu’il n’en était rien 51 . Au contraire, il est de ceux qui contribuent àl’installation des Dominicains à Paris 52 <strong>et</strong> décerne <strong>le</strong>s premières licences aux maîtresmendiants. Preuve ultime de ses bonnes relations avec <strong>le</strong>s nouveaux ordres, il fut enterréchez <strong>le</strong>s Franciscains. Ce conduit où <strong>le</strong> renoncement <strong>et</strong> <strong>le</strong> vœu de pauvr<strong>et</strong>é <strong>son</strong>t montréscomme l’aboutissement d’un chemin spirituel peut être lu comme un hommage à ceuxqui ont choisi l’abandon des richesses pour se consacrer à la diffusion de la Paro<strong>le</strong>.51 Robert E. LERNER, « Weltk<strong>le</strong>rus und religiöse Bewegung im 13. Jahrhundert, das Beispiel Philipps desKanz<strong>le</strong>rs », Archiv für Kulturgeschichte, LI (1969), p. 94-108 <strong>et</strong> du même auteur, la mise au point plusrécente appuyée <strong>sur</strong> une <strong>le</strong>cture des sermons des Distinctionnes super Psalterium : « Philip theChancellor gre<strong>et</strong>s the Early Dominicans in Paris », Archivum fratrum praedicatorum, LXXVII (2007),p. 5-17.52 Il est invité à prêcher pour l’inauguration du couvent parisien de Vauvert. Voir Damien VORREUX,« Un sermon de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> en faveur des Frères Mineurs de Vauvert (Paris) 1 septembre1228 », Archivum franciscanum historicum, LXVIII (1975), p. 13-22.174


Chapitre 6 :Excutere de pulvereCe conduit monodique 53 se compose de trois strophes de dix versoctosyllabiques, chantées <strong>sur</strong> une même strophe mélodique. Les as<strong>son</strong>ances des rimes<strong>son</strong>t presque identiques pour <strong>le</strong>s trois strophes (a : –ere ou –ie, b : –io ou –ulo). Lesrimes s’organisent en suivant <strong>le</strong> même schéma : ababbabaab. Très monotones <strong>sur</strong>l’ensemb<strong>le</strong> du conduit, <strong>le</strong>s rimes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s structures qu’el<strong>le</strong>s m<strong>et</strong>tent en place <strong>son</strong>tclairement perceptib<strong>le</strong>s. L’oreil<strong>le</strong> entend aisément <strong>le</strong>s alternances des terminai<strong>son</strong>s en« e » ou en « o » des rimes croisées. Le schéma régulier est interrompu parl’intervention de rimes suivies qui inversent l’alternance : ababbabaab. C<strong>et</strong>te rupturedans la régularité <strong>son</strong>ore agit comme un signal qui peut m<strong>et</strong>tre en va<strong>le</strong>ur un vers ou unmot important. Nous verrons par la suite comment la mélodie se pose <strong>sur</strong> c<strong>et</strong>te formestructurante.Bien que la structure poético-musica<strong>le</strong> paraisse très simp<strong>le</strong> car parfaitementrégulière, <strong>le</strong> texte est relativement comp<strong>le</strong>xe <strong>et</strong> remarquab<strong>le</strong>ment profond. Les deuxpremières strophes <strong>son</strong>t destinées à faire réagir l’Homme, lui faire prendre consciencede sa fragilité <strong>et</strong> de la nécessité d’agir pour échapper à la misère qui l’entoure. Le poète53 Voir volume d’annexes p. 475-476.175


interpel<strong>le</strong> directement <strong>son</strong> auditoire au début de la deuxième strophe : Homo vilismaterie. On reconnaît là <strong>le</strong> motif poétique de bien d’autres conduits de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>. Dans <strong>le</strong>s strophes 1 <strong>et</strong> 2, <strong>le</strong> discours est formulé à la deuxième per<strong>son</strong>ne dusingulier <strong>et</strong> de nombreux impératifs <strong>son</strong>t utilisés pour atteindre <strong>et</strong> faire réagir <strong>le</strong>sauditeurs visés par <strong>le</strong>s reproches <strong>et</strong> exhortations exprimés. Ces procédés <strong>son</strong>t courantsdans <strong>le</strong>s conduits moraux observés. L’originalité ici est <strong>le</strong> niveau d’abstraction <strong>et</strong> ladiversité des images évoquées pour toucher l’auditeur : in sterquilinio, in pendulo,querens in invio, car<strong>et</strong> cubiculo <strong>son</strong>t autant de métaphores différentes désignant l’étatde misère de l’Homme que l’on ne r<strong>et</strong>rouve dans aucun autre conduit de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>. La troisième strophe change de ton <strong>et</strong> se veut plus métaphorique. Il ne s’agitplus d’un discours direct à l’intention de ceux qui se reconnaissent sous la désignationd’« Homme ». L’énonciation verba<strong>le</strong> s’est diversifiée (première <strong>et</strong> troisième per<strong>son</strong>nesdu pluriel) <strong>et</strong> <strong>le</strong>s verbes <strong>son</strong>t au subjonctif, temps qui marque l’exhortation.F est l’unique source musica<strong>le</strong> de ce conduit <strong>et</strong> seu<strong>le</strong> la première strophe estredonnée par la source textuel<strong>le</strong> consacrée à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, Da. Si l’onconsidère l’abondance de la transmission manuscrite comme un indice de la popularitéd’une œuvre, force est de constater que ce conduit n’a connu qu’un succès modéré. Sonintégration dans <strong>le</strong> manuscrit de Florence témoigne d’un intérêt pour c<strong>et</strong>te pièce qui n’anéanmoins pas trouvé d’écho dans une diffusion large.La strophe mélodique emprunte un langage simp<strong>le</strong>. Le conduit ne comporteaucun mélisme conséquent. Les nombreux courts monnayages (trois à quatre notes)répartis <strong>sur</strong> l’ensemb<strong>le</strong> de la strophe apportent cependant une ornementation séduisantepour l’ouïe. Le mode de sol authente est exploité dans toute <strong>son</strong> étendue <strong>et</strong> s’élargit àdeux notes sous la fina<strong>le</strong> (mi) lors de la dernière cadence <strong>et</strong> à une note au dessus del’octave (la’) au début du vers 5. Les mouvements mélodiques <strong>son</strong>t très majoritairementconjoints <strong>et</strong> utilisent de manière équilibrée tous <strong>le</strong>s degrés du mode.La mélodie partage clairement <strong>le</strong> conduit en deux parties inéga<strong>le</strong>s : <strong>le</strong>s vers 1 à4 puis 5 à 10. Une tel<strong>le</strong> bipartition de la strophe musica<strong>le</strong> est courante dans <strong>le</strong>s conduitsmonodiques. Les quatre premiers vers forment une entité sémantique forte relayée par lamélodie qui adopte une forme répétitive ABAB’. La phrase A commence <strong>et</strong> termine <strong>sur</strong>la fina<strong>le</strong> <strong>et</strong> se compose d’une ascension <strong>et</strong> d’une descente. Ce dessin mélodique trèssimp<strong>le</strong> en deux parties souligne clairement <strong>le</strong> jeu <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités du premier vers.176


L’octosyllabe est partagé en deux groupes de voyel<strong>le</strong>s aux <strong>son</strong>orités parfaitementredondantes :Excutere / de pulvereLa cé<strong>sur</strong>e marquée par la rime interne (–ere) est soulignée par un arrêt mélodique <strong>sur</strong> laquinte du mode. C<strong>et</strong> incipit est une citation empruntée à Isaïe (52, 2). Le vers 3 qui sechante <strong>sur</strong> la même phrase mélodique A imite <strong>le</strong>s jeux <strong>son</strong>ores proposés par <strong>le</strong> textebiblique. La cé<strong>sur</strong>e est respectée <strong>et</strong> certaines <strong>son</strong>orités font écho au vers 1. L’allitérationen « t » ou « te » (turpiter <strong>et</strong> temere) s’ajoute aux eff<strong>et</strong>s de répétition <strong>son</strong>ores parallè<strong>le</strong>sdu vers 1.Vers 1 : Ex-cu-tere de pulv-ereVers 3 : qui turpi-ter <strong>et</strong> tem-ereLa phrase mélodique B contraste avec A. L’ambitus de B est plus restreint. Lesmouvements mélodiques <strong>son</strong>t sinueux au lieu d’être ascendants ou descendants. Lescadences <strong>son</strong>t différentes en B <strong>et</strong> B’ : B termine <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> <strong>et</strong> B’ <strong>sur</strong> la quinte du mode(ré) pour relancer <strong>le</strong> discours <strong>et</strong> atteindre un registre plus aigu par la suite (vers 5 : sol’la’) :closABAB’ouvertLes deux impératifs bisyllabiques qui débutent <strong>le</strong> vers 5 de la strophe 1 (<strong>sur</strong>gecurre) correspondent à un moment important tant du point de vue de la structurepoétique que syntaxique. Le choix de ces impératifs est loin d’être anodin, comme ilsera montré par la suite. Ils interviennent au moment où <strong>le</strong>s rimes <strong>son</strong>t suivies (bb), cequi montre que tous <strong>le</strong>s éléments techniques à la disposition du poète <strong>son</strong>t utilisés poursigna<strong>le</strong>r un mot ou un passage important. La mélodie m<strong>et</strong> ces deux verbes en va<strong>le</strong>ur parla répétition approximative d’un motif au degré inférieur selon <strong>le</strong> principe de la gradatio.Ici, l’élaboration mélodique en forme de marche souligne l’eff<strong>et</strong> rhétorique du texte. La177


descente de quatre notes <strong>sur</strong> la deuxième syllabe de <strong>sur</strong>ge n’est pas reproduite <strong>sur</strong> curremais <strong>le</strong> mouvement semb<strong>le</strong> se poursuivre jusqu’à la fin du vers :vers 5Le la’ atteint <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mélisme de <strong>sur</strong>ge est la note la plus aiguë du conduit ce qui donne àce passage une intensité expressive qui correspond parfaitement aux intentions du texte.L’ordre exprimé par l’usage de l’impératif est relayé par une rhétorique musica<strong>le</strong> quisouligne <strong>le</strong>s mots <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur apporte un relief particulier par l’exploitation des hauteurs dela mélodie. Signalons que c<strong>et</strong>te connivence entre une rhétorique poétique <strong>et</strong> musica<strong>le</strong>n’est p<strong>le</strong>inement efficace que dans la strophe 1 car <strong>le</strong>s strophes poétiques 2 <strong>et</strong> 3 necomportent pas de construction comparab<strong>le</strong>.Comme on <strong>le</strong> voit au vers 5, l’exploitation du registre aigu est un moyend’instal<strong>le</strong>r une tension <strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre en relief <strong>le</strong>s qualités expressives du texte. Le sol’octave de la fina<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong> motif descendant que l’on entend <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mot <strong>sur</strong>ge apparaissent àtrois reprises dans des mouvements mélodiques sensib<strong>le</strong>ment identiques : au vers 6(potes aprehendere), au vers 8 (reminiscere) <strong>et</strong> au vers 9 (ad patriam). C<strong>et</strong>te répartitionrégulière de pics d’intensité exploitant la partie supérieure du mode perm<strong>et</strong> de ménagerun dynamisme constant pour la deuxième partie de la strophe. De plus, <strong>le</strong> passage duvers 8 au vers 9 que souligne l’exploitation insistante du registre aigu correspond à unchangement de phrase. Ici aussi, <strong>le</strong>s rimes suivies (aa) signa<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> changement àl’auditeur attentif.D’une manière généra<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s phrases mélodiques correspondent aux vers. Lescadences mélodiques apportent au texte une ponctuation sensib<strong>le</strong> à l’oreil<strong>le</strong> qui sesuperpose au cadre déterminé par <strong>le</strong>s rimes <strong>et</strong> <strong>le</strong> rythme des phrases. Dans <strong>le</strong>s troisstrophes, <strong>le</strong>s quatre premiers vers mis en va<strong>le</strong>ur par la répétition mélodique de formeABAB’ <strong>son</strong>t correctement groupés deux à deux <strong>et</strong> isolés des vers suivants. Ils forment àchaque fois un ensemb<strong>le</strong> cohérent, bien que plus efficace pour la strophe 1. En revanche,dans la deuxième partie des strophes (vers 5-10), <strong>le</strong>s groupes sémantiques serépartissent différemment :Strophe 1 : 4 + 2 Strophe 2 : 3 + 3 Strophe 3 : 2 + 4178


La ponctuation ménagée à la fin du vers 7 n’est donc en accord avec <strong>le</strong> texte que pour ladeuxième strophe où c<strong>et</strong>te cadence sépare <strong>le</strong>s deux terc<strong>et</strong>s. Dans la strophe 1, la cadencepeut être justifiée par la rhétorique du texte. Le vers 7 commence <strong>et</strong> se termine par deuxmots dérivés de la même racine verba<strong>le</strong> (viam <strong>et</strong> invio), formant une figureapproximative de comp<strong>le</strong>xio. Il est possib<strong>le</strong> que <strong>le</strong> compositeur ait souhaité soulignerc<strong>et</strong>te figure par une mélodie en forme d’arche, partant de la fina<strong>le</strong> pour y revenir :vers 7La place de la cadence est donc plausib<strong>le</strong> dans c<strong>et</strong>te strophe, bien qu’el<strong>le</strong> valorise uneff<strong>et</strong> rhétorique <strong>et</strong> non l’articulation grammatica<strong>le</strong>. Dans la dernière strophe en revanche,la cadence ne se place pas de manière judicieuse.L’analyse montre donc que la relation du texte <strong>et</strong> de la musique est assezinconstante. D'une part, on observe ponctuel<strong>le</strong>ment la mise en place d’une rhétoriquecommune (<strong>le</strong> vers 5 <strong>et</strong> ses impératifs par exemp<strong>le</strong>), mais d’autre part on constate que <strong>le</strong>sgroupes sémantiques ne s’accordent pas systématiquement aux répartitions dictées parla ponctuation musica<strong>le</strong>. De plus, <strong>le</strong> travail poétique <strong>et</strong> <strong>le</strong>s jeux <strong>son</strong>ores ne <strong>son</strong>t pasidentiques <strong>et</strong> symétriques d’une strophe à l’autre. Par exemp<strong>le</strong>, l’adéquation dessyllabes du premier vers, tant par <strong>le</strong>s jeux de <strong>son</strong>orités que <strong>le</strong>s répétitions rythmiques, ne<strong>son</strong>t pas aussi efficaces avec <strong>le</strong>s quatre vers de la deuxième strophe <strong>et</strong> encore moins à ladernière. Le parallélisme <strong>son</strong>ore a disparu <strong>et</strong> la cé<strong>sur</strong>e à la quatrième syllabe n’est pasrespectée. Il est manifeste que beaucoup des eff<strong>et</strong>s produits par l’adéquation de lamusique au texte ont été conçus pour <strong>le</strong>s qualités propres du texte de la première strophe.Le texte n’a vraisemblab<strong>le</strong>ment pas été élaboré avec <strong>le</strong> souci de proposer des figuresfonctionnant pour chaque répétition musica<strong>le</strong> de la strophe. Le véritab<strong>le</strong> élémentorganisateur est en eff<strong>et</strong> d’une tout autre nature que <strong>le</strong>s exigences structurel<strong>le</strong>s propresau langage musical.Les trois strophes ont en commun de se partager en deux parties inéga<strong>le</strong>s. C<strong>et</strong>tebipartition obéit, pour <strong>le</strong>s deux premières strophes, à la mise en place d’une toi<strong>le</strong>intertextuel<strong>le</strong> dont <strong>le</strong>s verbes à l’impératif <strong>son</strong>t la trame. Le texte biblique (Is 52, 2) quisert de modè<strong>le</strong> au premier vers se poursuit par <strong>le</strong> verbe con<strong>sur</strong>ge, lui aussi à l’impératif.179


La suite du vers<strong>et</strong> d’Isaïe est donc implicitement évoquée au vers 5 qui commence par<strong>le</strong> verbe <strong>sur</strong>ge. C<strong>et</strong>te formu<strong>le</strong> d’exhortation très présente dans <strong>le</strong> texte biblique (98occurrences, souvent en binômes d’impératifs) perm<strong>et</strong>, par système de concordances,d’évoluer dans un réseau où tous <strong>le</strong>s mots <strong>son</strong>t en relation avec l’une ou l’autre desoccurrences du verbe dans <strong>le</strong> texte sacré. Le procédé se reproduit à la strophe 2, toujourspour marquer <strong>le</strong> début de la deuxième partie par un impératif (<strong>sur</strong>ge, m<strong>et</strong>ire).L’intertextualité de ces deux strophes peut être montrée de la manière suivante :Conduit strophes 1 <strong>et</strong> 2 Texte biblique référenceExcutere de pulvere,dum opus est remedio.qui turpiter <strong>et</strong> temereiaces in sterquilinio.<strong>sur</strong>ge, curre pro bravio.dum potes apprehendere,viam querens in inviomalorum reminiscere.ad patriam reverterecum penitente filio.excutere de pulvere con<strong>sur</strong>ge sede Hierusa<strong>le</strong>msedens in sterquilinio<strong>sur</strong>ge cur iaces pronus in terraomnes quidem currunt sed unus accipit braviumnunc vero reminiscor malorum quae feci inHierusa<strong>le</strong>mIs 52, 2Jb 2, 8Jos 7, 10I Co 9, 24I M 6, 12Lc 15, 11-32Homo vilis materie<strong>sur</strong>ge de mortis tumulodum spes est adhuc veni<strong>et</strong>e subtrahe periculo.m<strong>et</strong>ire cordis oculotue statum miseriequi totus est in pendulo.<strong>et</strong> langueat cotidiefides iacens extrariequia car<strong>et</strong> cubiculo.<strong>sur</strong>ge <strong>et</strong> m<strong>et</strong>ire templum Dei <strong>et</strong> altare <strong>et</strong> adornantes ineoAp 11, 1C<strong>et</strong>te structuration autour d’impératifs empruntés à divers passages bibliques montrequel<strong>le</strong> est la priorité du poète : apporter à <strong>son</strong> exhortation une légitimité <strong>et</strong> unedimension qu’el<strong>le</strong> n’aurait probab<strong>le</strong>ment pas sans la relation au texte sacré. Il estdiffici<strong>le</strong> de concevoir un auditoire capab<strong>le</strong> de comprendre à la simp<strong>le</strong> audition une tel<strong>le</strong>utilisation de la science des concordances. Les verbes <strong>son</strong>t en eff<strong>et</strong> éloignés <strong>le</strong>s uns desautres <strong>et</strong> l’esprit, même s’il connaît <strong>le</strong> texte, a sûrement du mal à reconstituer <strong>le</strong> réseau.180


Cela n’est sans doute pas <strong>le</strong> but du poète. Il semb<strong>le</strong> chercher à donner un cadre à saparo<strong>le</strong>, à la fois formel <strong>et</strong> intel<strong>le</strong>ctuel. Le texte ne manque d’ail<strong>le</strong>urs pas de citationsplus aisées à dépister dont <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> n’est probab<strong>le</strong>ment pas <strong>le</strong> même. La musique n’a pasfait autre chose que de se fondre dans <strong>le</strong> mou<strong>le</strong> proposé par <strong>le</strong>s parties délimitées par <strong>le</strong>simpératifs bibliques, en apportant, lorsqu’el<strong>le</strong> <strong>le</strong> peut, ses cadences <strong>et</strong> des figures quisoulignent <strong>le</strong>s articulations <strong>et</strong> <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s du texte.La troisième strophe abandonne <strong>le</strong>s injonctions à l’Homme <strong>et</strong> <strong>le</strong> discours directpour se placer à un niveau plus intime. La conversion à laquel<strong>le</strong> l’Homme est exhortédans <strong>le</strong>s deux strophes précédentes est présentée comme un objectif diffici<strong>le</strong> à saisir,que la forme obscure ne perm<strong>et</strong> pas d’appréhender immédiatement. C<strong>et</strong>te médiation estcomparée au ref<strong>le</strong>t dans un miroir (dum sub obscura specie / videmus ut in speculo).L’image empruntée à Paul (I Co 13, 12 : videmus nunc per speculum in enigmate)exprime bien l’amp<strong>le</strong>ur <strong>et</strong> la difficulté de c<strong>et</strong>te conversion : <strong>le</strong>s apparences trompeuses,<strong>le</strong>s fausses dévotions <strong>et</strong> <strong>le</strong>s démonstrations de foi excessives ne peuvent remplacer lasincérité du cœur, seul siège possib<strong>le</strong> d’une purification salutaire. La conclusion de ceconduit n’est pas sans évoquer l’incipit d’un autre, Ad cor tuum revertere 54 . Peut-êtrel’avant-dernier vers de la strophe 1 (ad patriam revertere) est-il un rappel de c<strong>et</strong> autreconduit. L’évocation de la parabo<strong>le</strong> du fils prodigue (Luc 15, 11-32) se mê<strong>le</strong> à laformulation d’un autre conduit dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>s parabo<strong>le</strong>s bibliques prennent aussi uneplace importante du développement. Comme pour <strong>le</strong> fils avant de revenir à <strong>son</strong> père, <strong>le</strong>sépreuves à subir avant de pouvoir mériter <strong>le</strong> pardon <strong>son</strong>t lourdes <strong>et</strong> pénib<strong>le</strong>s. La solitudede la conscience est une expérience diffici<strong>le</strong> mais indispensab<strong>le</strong> pour s’extraire de l’étatde misère dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> pécheur inconscient se complait. Par ce sacrifice <strong>et</strong> cesoffrandes (fumus hostie), l’Homme s’engage vers <strong>le</strong> Salut. Le mouvement ascensionnelde la terre vers <strong>le</strong> ciel est exprimé à plusieurs reprises par <strong>le</strong>s verbes (excutere, <strong>sur</strong>ge,subtrahe). La faib<strong>le</strong>sse de l’Homme fait qu’il ne cherche pas à s’inscrire dans cemouvement de la foi <strong>et</strong> de la science <strong>et</strong> préfère rester en suspend (in pendulo), du côtédu corps <strong>et</strong> de la mort. Les trois strophes de ce conduit peuvent être lues comme unereprésentation d’un monde où <strong>le</strong> texte sacré constitue à la fois une structure pour lapensée <strong>et</strong> la création, tout aussi bien qu’un livre dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>s chemins de laconversion du pécheur <strong>son</strong>t à déchiffrer.54 N°3, analysé p. 149.181


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Chapitre 7 :Ve mundo a scandalisCe conduit 55 s’ouvre <strong>sur</strong> une citation de l’Évangi<strong>le</strong> de Matthieu (18, 7) : væmundo ab scandalis necesse est enim ut veniant scandala verumtamen væ homini illiper quem scandalum venit. Le premier vers en conserve la formulation exacte. Onr<strong>et</strong>rouve dans <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> du conduit la prédisposition aux répétitions ainsi que <strong>le</strong> ton oral <strong>et</strong>déclamatoire de ce vers<strong>et</strong>. La formu<strong>le</strong> caractéristique « Vae… » est reprise quatre foisdans <strong>le</strong> conduit : deux fois dans la strophe 1 puis au début des strophes 3 <strong>et</strong> 4.Cependant, <strong>le</strong> message de paix véhiculé par <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s du Christ dans l’Évangi<strong>le</strong> s<strong>et</strong>ransforme en attaque à destination de ceux qui ne respectent pas <strong>le</strong> contrat proposé par<strong>le</strong> Christ qui montre la voie du Salut. Le poète s’adresse aux c<strong>le</strong>rcs, à la Curie <strong>et</strong> à tousceux qui trahissent <strong>le</strong> sacerdoce. L’auditoire visé est nécessairement clérical <strong>et</strong>probab<strong>le</strong>ment savant. Cela explique la comp<strong>le</strong>xité de la langue latine employée ainsique l’obscurité de certains passages <strong>et</strong> de certaines métaphores. La structure poétiquefait preuve d’une subtilité peut-être diffici<strong>le</strong>ment perceptib<strong>le</strong> à l’audition.Les trois strophes doub<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t peu différentes <strong>le</strong>s unes des autres. Cependant,ce qui <strong>le</strong>s distingue est suffisamment caractéristique pour apporter un élément nouveau55 Voir volume d’annexes p. 477-480.183


à chaque fois. La première <strong>et</strong> la troisième doub<strong>le</strong> strophe (I <strong>et</strong> III, soit <strong>le</strong>s strophes 1, 2,5 <strong>et</strong> 6) se composent de six vers <strong>et</strong> organisent <strong>le</strong>urs rimes selon <strong>le</strong> même schéma aabccb.La doub<strong>le</strong> strophe centra<strong>le</strong> (II, soit 3 <strong>et</strong> 4) est légèrement plus longue (huit vers parstrophe) <strong>et</strong> <strong>le</strong>s rimes <strong>son</strong>t alternées : abababab. La carrure régulière s’organise autour duchiffre 8 (nombre <strong>et</strong> longueur des vers) ainsi que la binarité des <strong>son</strong>orités des rimes. Lastructure de l’ensemb<strong>le</strong> forme une figure d’arche puisque <strong>le</strong>s strophes I <strong>et</strong> III <strong>son</strong>tidentiques malgré quelques détails. En eff<strong>et</strong>, la doub<strong>le</strong> strophe III mélange desoctosyllabes <strong>et</strong> des heptasyllabes alors que la première ne comporte que desoctosyllabes, exception faite du vers d’incipit. La structure du conduit se présente doncainsi :Strophe I Strophe II Strophe III7ou 8a 8a 8b 8c 8c 8b 8a 8b 8a 8b 8a 8b 8a 8b 8a 8a 7b 8c 8c 7bL’exception faite à la régularité des octosyllabes pour <strong>le</strong> premier vers (Ve mundi ascandalis) s’explique probab<strong>le</strong>ment par la longueur du texte de la citation scripturaire <strong>et</strong><strong>le</strong> souci d’y rester fidè<strong>le</strong> 56 . Le premier vers du doub<strong>le</strong> de c<strong>et</strong>te strophe (I-2) est bienformé de huit syllabes (Hic tollit fiscus hodie) ce qui pose un problème de prosodielorsque l’on replace <strong>le</strong>s syllabes <strong>sur</strong> la mélodie. Les sources musica<strong>le</strong>s placent cedeuxième texte à la suite de la mélodie, sans indiquer s’il faut changer <strong>le</strong> placement dutexte <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s notes existantes ou ajouter une note pour que <strong>le</strong> nombre de syllabes soitrespecté.Chaque coup<strong>le</strong> de strophes conserve des <strong>son</strong>orités communes pour que l’unité<strong>son</strong>ore de la structure dans <strong>son</strong> ensemb<strong>le</strong> soit relayée par <strong>le</strong>s as<strong>son</strong>ances des rimes :I Strophe 1 –alis, –itur, –ulusStrophe 2 –ie, –io, –ibusII Strophe 3 –itur, –io,Strophe 4 –iciunt, –culoIII Strophe 5 –ea, –onus, –iantStrophe 6 –ea, –ibrat, –uit56 Lorsqu’il cite <strong>le</strong>s deux premiers vers de ce texte dans <strong>son</strong> Ars rythmica, Jean de Garlande doub<strong>le</strong>l’exclamation pour obtenir huit syllabes : Ve, ve mundo a scandalis / Ve nobis ut acephalis (Parisianapo<strong>et</strong>ria, éd. Traugott LAWLER, vers 561-564).184


Il existe ainsi une certaine continuité entre <strong>le</strong>s strophes, grâce aux rimes. Les verbesteritur <strong>et</strong> premitur de la strophe 1 riment avec alitur, parcitur, revertitur <strong>et</strong> colliditur dela strophe 3. De même, precio <strong>et</strong> gladio de la strophe 2 riment avec exactio, proprio,proditio <strong>et</strong> iudicio dans la strophe 4 puis avec articulo, baculo, oculo <strong>et</strong> periculo dans lastrophe 5. De c<strong>et</strong>te façon, <strong>le</strong>s trois blocs strophiques <strong>son</strong>t reliés <strong>le</strong>s uns aux autres pourformer un ensemb<strong>le</strong> cohérent.Les trois strophes mélodiques <strong>son</strong>t assez distinctes. Chacune commence par unmélisme. La longueur des caudae initia<strong>le</strong>s est irrégulière :Strophe I : 14 notesStrophe II : 6 notesStrophe III : 18 notesCes proportions semb<strong>le</strong>nt adopter une répartition équilibrée où un mélisme court estcompensé par un autre plus long. La brièv<strong>et</strong>é du mélisme de la strophe II s’expliqueprobab<strong>le</strong>ment par la tail<strong>le</strong> plus importante de c<strong>et</strong>te strophe en regard des deux autres (8vers au lieu de 6). Les strophes I <strong>et</strong> II ne comportent aucun autre mélisme. Seul unmélisme final à la fin de la strophe III vient conclure <strong>le</strong> conduit. C<strong>et</strong>te cauda conclusivese compose de 17 notes soit presque autant que <strong>le</strong> mélisme introductif de la mêmestrophe. En plus de ces quatre mélismes, <strong>le</strong> langage mélodique du conduit estrelativement f<strong>le</strong>uri puisque <strong>le</strong>s monnayages de trois ou quatre notes f<strong>le</strong>urissent <strong>le</strong>discours.La première strophe ne dépasse pas l’octave comprise entre ré <strong>et</strong> ré’, c’est-àdirela forme plaga<strong>le</strong> du mode de sol. Le si bémol constamment à la clé indique qu’ils’agit d’un mode de ré transposé. Le matériau mélodique très réduit est annoncé dans saquasi-totalité dans <strong>le</strong> modeste mélisme introductif. La fina<strong>le</strong> sol n’y est entendue que depassage <strong>et</strong> <strong>le</strong>s dessins mélodiques tournent autour sans s’y arrêter :Il faut attendre la fin du deuxième vers pour que la mélodie se repose vraiment <strong>sur</strong> lafina<strong>le</strong>. Ce mélisme définit un espace <strong>son</strong>ore restreint composé d’abord du premier motifornemental qui tourne autour du la (encerclé dans l’exemp<strong>le</strong> ci-dessus), puis de lacourte ascension du fa au la (encadré). Ces deux modu<strong>le</strong>s mélodiques très simp<strong>le</strong>s se185


<strong>et</strong>rouvent durant toute la première strophe, si bien que l’on trouve encore aux vers 5 <strong>et</strong>6 :vers 5 vers 6La mélodie de la première strophe s’écarte donc très peu du chemin tracé par <strong>le</strong> mélismeintroductif <strong>et</strong> ne se renouvel<strong>le</strong> que très peu. Pour preuve, <strong>le</strong> vers 6, cité dans l’exemp<strong>le</strong>ci-dessus, est parfaitement identique au vers 2 de la même strophe.Le registre supérieur du mode (do <strong>et</strong> ré’) est entendu dès <strong>le</strong> premier vers <strong>sur</strong> <strong>le</strong>mot scandalis. C<strong>et</strong>te mise en relief du mot par la hauteur de la mélodie renforcel’impact du sens <strong>et</strong> définit <strong>le</strong> ton agressif <strong>et</strong> rageur qui est celui de tout <strong>le</strong> conduit. Le« scanda<strong>le</strong> » est mis en écho avec un autre mot, acephalis. La paronomase entre <strong>le</strong>sdeux termes de la rime est complète par <strong>le</strong> rythme <strong>et</strong> <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités :a scandalisacephalis.La mélodie accompagne ces deux rimes de deux cadences différentes. La premièrecadence est ouverte (la) <strong>et</strong> touche <strong>le</strong>s notes <strong>le</strong>s plus aiguës de la strophe <strong>sur</strong> lapénultième syllabe tandis que la seconde est close (sol) :vers 1vers 2Ce mouvement m<strong>et</strong> bien en va<strong>le</strong>ur la relation de complémentarité entre <strong>le</strong>sdeux termes tant par <strong>le</strong> sens que par <strong>le</strong> <strong>son</strong>. La cadence conclusive du deuxième vers estd’ail<strong>le</strong>urs la seu<strong>le</strong> à terminer <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>, avant cel<strong>le</strong> du dernier vers.Les deux notes do <strong>et</strong> ré’ <strong>son</strong>t réutilisées au centre de la strophe à la fin du vers3 <strong>et</strong> au vers 4. C<strong>et</strong>te tension presque dramatique situe <strong>le</strong> pic d’intensité au début du vers4, au moment où <strong>son</strong>t évoquées <strong>le</strong>s fautes de Rome. Ce bloc central prend une forme186


presque symétrique dans laquel<strong>le</strong> la note la plus aiguë (ré’) est <strong>le</strong> centre autour duquel<strong>le</strong>s autres mouvements musicaux s’articu<strong>le</strong>nt en miroir :L’aménagement d’un tel pic d’intensité assume non seu<strong>le</strong>ment un rô<strong>le</strong> structurel – ilintervient au centre <strong>et</strong> donne une cohérence à l’ensemb<strong>le</strong> de la strophe musica<strong>le</strong>, maisperm<strong>et</strong> aussi de rendre <strong>le</strong> sens plus perceptib<strong>le</strong> <strong>et</strong> clair à l’audition. Il sépare <strong>le</strong>s deuxgroupes de trois vers <strong>et</strong> souligne un moment important du message délivré.La seconde strophe (II) s’écarte très rapidement de l’ambitus que la premièrestrophe n’avait pas dépassé. Dès <strong>le</strong> premier vers, <strong>le</strong> mi’ est atteint par broderie :Strophe II-3,vers 1Le très court mélisme <strong>sur</strong> Ve : rappel<strong>le</strong> celui de la strophe I. Les premières notes cumlittera, au lieu de centrer la mélodie <strong>sur</strong> la tierce autour de la fina<strong>le</strong>, se dirigent vers lateneur, <strong>le</strong> ré’. Le début du vers 5 reprend <strong>le</strong>s mêmes notes que <strong>le</strong> début de la strophe(quorum votis), en accentuant l’importance du ré comme note de récitation :Strophe II,vers 5La reprise au vers 5 du début de la strophe marque un passage important pourl’articulation du discours. C’est <strong>le</strong> centre de la strophe <strong>et</strong> <strong>le</strong> passage d’une phrase deplusieurs vers à l’autre. Dans <strong>le</strong>s deux textes prévus pour c<strong>et</strong>te mélodie (strophe 3 <strong>et</strong> 4),<strong>le</strong> vers 5 commence par un monosyllabe qui affirme une opposition : sed in eosrevertitur <strong>et</strong> nec pensant nec respiciunt. La structure de la strophe en deux partiesmarquées par un début identique soutient donc aussi <strong>le</strong> sens : dans un premier temps, <strong>le</strong>poète évoque la nature des fautes commises <strong>et</strong> dans un deuxième temps (vers 5-8), aumoyen d’une opposition (sed), la punition qui attend <strong>le</strong>s pécheurs lors du Jugement.Avant c<strong>et</strong>te articulation (vers 1 à 4), toutes <strong>le</strong>s phrases mélodiques empruntent destraj<strong>et</strong>s sensib<strong>le</strong>ment identiques. La même descente de trois notes (si-la-sol) se r<strong>et</strong>rouvedans tous <strong>le</strong>s vers. Cependant, chacun se termine par une cadence ouverte <strong>sur</strong> une notedifférente. Après l’articulation du vers 5, la mélodie sert l’expressivité du texte en187


ménageant un fort contraste de hauteur. On entend en eff<strong>et</strong> <strong>le</strong> fa’ au vers 6 <strong>et</strong> <strong>le</strong> ré graveau début du vers huit. La carrure régulière du texte de ces deux strophes perm<strong>et</strong> doncl’émergence de deux blocs égaux <strong>et</strong> signifiants que la mélodie aide à distinguer àl’audition.La dernière doub<strong>le</strong> strophe (III) progresse encore vers l’aigu <strong>et</strong> s’instal<strong>le</strong> dansla version authente du mode. Le mélisme introductif se concentre autour de la teneur. Ilcommence <strong>sur</strong> ré <strong>et</strong> y revient à la moitié du mélisme :Dès <strong>le</strong> premier vers (quo se vert<strong>et</strong>), l’octave de la fina<strong>le</strong> est atteinte. C’est la note la plusaiguë du conduit. Le ton déclamatoire de la strophe 5, marqué par l’exclamation oratoire(Ha), est accentué par l’utilisation des hauteurs. Ce procédé m<strong>et</strong> en relief <strong>le</strong> verbevertere (quo se vert<strong>et</strong> vinea) qui évoque la direction que doivent prendre <strong>le</strong>s fidè<strong>le</strong>s toutautant que la conversion qu’ils doivent opérer. Ce vers marque l’apogée dramatique duconduit. Le reste de la strophe exploite de nouveau l’ensemb<strong>le</strong> du registre qui s’estélargi peu à peu depuis <strong>le</strong> début du conduit. Les cadences mélodiques ne ménagentaucun repos <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> avant <strong>le</strong> dernier vers, de manière à rendre plus efficace sava<strong>le</strong>ur conclusive. Le dernier vers recentre <strong>le</strong> registre <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mode plagal de sol, tel qu’ilavait été entendu dans la première strophe. La fin du mélisme rappel<strong>le</strong> d’ail<strong>le</strong>urs lacauda introductive :Cauda introductivestrophe ICauda conclusivestrophe IIILe conduit termine donc de la manière dont il a commencé. La dernière cauda est unepérorai<strong>son</strong> qui fait écho à l’introduction. Le travail rhétorique du conduit reprend ainsiune architecture identique à la construction d’un discours dans <strong>le</strong>quel on fait allusion audébut pour conclure. La démarche de l’ensemb<strong>le</strong> du conduit a organisé une progressionétape par étape de la tension mélodique jusqu’à c<strong>et</strong>te dernière strophe où <strong>le</strong> somm<strong>et</strong> estatteint. La stratégie mise en place utilise des moyens musicaux simp<strong>le</strong>s (la modalité, <strong>le</strong>s188


cadences, l’exploitation progressive des hauteurs). El<strong>le</strong> sert <strong>le</strong> texte dans <strong>son</strong> ensemb<strong>le</strong>en ménageant une dynamique qui parcourt <strong>le</strong>s six strophes. C<strong>et</strong>te progression s’attacheplus à révé<strong>le</strong>r <strong>le</strong> sens global du texte qu’à jouer <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s figures poétiques ponctuel<strong>le</strong>s.L’accroissement mis en place par la mélodie reflète en eff<strong>et</strong> l’apparition progressive duthème du Jugement dernier, menace ultime <strong>et</strong> effrayante.C<strong>et</strong>te évocation grandiloquente du Jugement dernier entremê<strong>le</strong> plusieursréseaux d’images <strong>et</strong> de citations. Il s’adresse à un public connaisseur du texte bibliquedans une langue souvent comp<strong>le</strong>xe <strong>et</strong> empruntant des métaphores plutôt obscures. Ceconduit est plus certainement un texte à méditer longuement pour en extraire <strong>le</strong> sensqu’un appel direct <strong>et</strong> impulsif adressé à tout un chacun. Les menaces <strong>son</strong>t lourdes deconséquences <strong>et</strong> <strong>le</strong>s attaques touchent au plus haut rang de la hiérarchie clérica<strong>le</strong>. Lamétaphore de la société comme un corps dont l’Église est la tête est utilisée de manièreviru<strong>le</strong>nte. Ce corps acépha<strong>le</strong> est symbolique à différents niveaux. Il est <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> amoralcar <strong>le</strong>s c<strong>le</strong>rcs lui donnent un mauvais exemp<strong>le</strong>. Il peut aussi figurer <strong>le</strong>s prélats dont latête, c’est-à-dire Rome, ne dirige plus <strong>le</strong>s membres. L’image du corps harmonieux quine peut souffrir la défection de l’un de ses membres suit la citation de l’Évangi<strong>le</strong> deMatthieu utilisée en incipit 57 . Mieux vaut renoncer à une main, un pied ou un œil que desubir <strong>le</strong>ur désordre. Chaque membre est donc, à <strong>son</strong> échel<strong>le</strong>, responsab<strong>le</strong> de l’harmoniedu corps. Ces vers<strong>et</strong>s <strong>son</strong>t à l’origine de c<strong>et</strong>te métaphore corporel<strong>le</strong> souvent utilisée dansla littérature chrétienne 58 .Le Christ prédicateur enseigne à ses discip<strong>le</strong>s au moyen d’images. Ce <strong>son</strong>t cesmétaphores que <strong>le</strong> poète utilise pour dénoncer <strong>le</strong> comportement des prélats avides <strong>et</strong>indisciplinés. Le troupeau, <strong>le</strong> loup chassé, la vigne ou encore la parabo<strong>le</strong> des vignerons<strong>son</strong>t autant de métaphores qui expliquent <strong>le</strong> lien qui unit <strong>le</strong> Christ à <strong>son</strong> Père de la mêmemanière que l’Église est liée au Christ ou <strong>le</strong>s prélats à Rome <strong>et</strong> <strong>le</strong>s c<strong>le</strong>rcs aux fidè<strong>le</strong>s.Les différents niveaux de soumission qui fondent <strong>le</strong> rapport de l’Église à la société desHommes <strong>son</strong>t sans cesse rappelés dans ce conduit. La paro<strong>le</strong> du Christ est citée ouévoquée pour que sa prédication soit réactualisée <strong>et</strong> prenne place dans <strong>le</strong> contexte57 Mt 18, 8-9 : Si autem manus tua vel pes tuus scandalizat te abscide eum, <strong>et</strong> proice abs te bonum tibi estad vitam ingredi debi<strong>le</strong>m vel clodum quam duas manus vel duos pedes habentem mitti in ignemæternum <strong>et</strong> si oculus tuus scandalizat te erue eum <strong>et</strong> proice abs te bonum tibi est cum unoculum invitam intrare quam duos oculos habentem mitti in gehennam ignis.58 On la trouve éga<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong>s sermons de <strong>Philippe</strong>, par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> sermon 208 des Distinctiones.Voir aussi l’analyse du conduit Fontis in rivulum (n°2), p. 145.189


historique des contemporains de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Le poète présente à ses doctesauditeurs une vision eschatologique du monde dans <strong>le</strong>quel ils vivent, un mondecorrompu <strong>et</strong> déséquilibré par <strong>le</strong> comportement de l’Église à tous <strong>le</strong>s niveaux.190


Chapitre 8 :Quo me vertam nescioLa forme de ce conduit 59 présente un aspect quelque peu hybride <strong>et</strong> pour <strong>le</strong>moins comp<strong>le</strong>xe. Quo me vertam nescio n’est pourtant pas unique de ce point de vue.D’autres conduits <strong>son</strong>t construits selon un dispositif poétique mêlant des strophesbinaires comme dans <strong>le</strong>s séquences <strong>et</strong> des strophes simp<strong>le</strong>s avec une mélodie différentepour chacune. La structure littéraire de c<strong>et</strong>te composition se présente ainsi :Strophes 1 <strong>et</strong> 2 Strophes 3 <strong>et</strong> 4 Strophe 5 Strophe 67a7a7b7b6c7d7d6c 8a8b8a8b8a8b8a8b 7a7a7a7b7a7a7a7b 7a7a7a7b7c7c7c7bToutes <strong>le</strong>s strophes se composent de huit vers. Les deux premières mélangent <strong>le</strong>s versde 6 <strong>et</strong> 7 syllabes avec un schéma de rimes suivies puis embrassées qui partage lastrophe en deux parties éga<strong>le</strong>s : aabb cddc. Les deux hexasyllabes terminés par la rime c(vers 5 <strong>et</strong> 8) <strong>son</strong>t en rupture avec la régularité rythmique <strong>et</strong> <strong>son</strong>ore des autres vers. Lesstrophes 3 <strong>et</strong> 4 <strong>son</strong>t plus simp<strong>le</strong>s, ne comportant que des octosyllabes <strong>et</strong> des rimesalternées. Les strophes 5 <strong>et</strong> 6 <strong>son</strong>t presque semblab<strong>le</strong>s puisque seul <strong>le</strong> schéma des rimes<strong>le</strong>s distingue. Au cinquième vers, la strophe 5 reprend la rime des trois premiers vers59 Voir volume d’annexes p. 481-484.191


(aaabaaab) tandis que dans la strophe 6 la <strong>son</strong>orité est nouvel<strong>le</strong> (aaabcccb). C’est lamusique qui différencie ces deux dernières strophes. Sur l’ensemb<strong>le</strong> du conduit, larépartition des strophes mélodiques s’organise ainsi :Texte Strophe 1 Strophe 2 Strophe 3 Strophe 4 Strophe 5 Strophe 6Musique I I II II III IVContrairement à la plupart des conduits moraux, <strong>le</strong> texte ne prend pas à partiel’auditoire par des figures exclamatoires <strong>et</strong> oratoires. Le poète n’apostrophe nin’interpel<strong>le</strong> <strong>le</strong> public. Il commence par employer la première per<strong>son</strong>ne pour confier <strong>le</strong>désarroi qu’il éprouve à l’observation du comportement du c<strong>le</strong>rgé. Le texte par<strong>le</strong> desprélats <strong>et</strong> des maîtres côtoyés à Paris. Ce <strong>son</strong>t eux qu’il désigne comme <strong>le</strong>s patrimoderni au vers 5 de la première strophe. Les rares utilisations de la première per<strong>son</strong>nepar <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong>s conduits <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s textes où <strong>le</strong> poète prête sa voix auChrist pour sermonner <strong>le</strong>s Hommes 60 . Les désinences de la conjugai<strong>son</strong> à la premièreper<strong>son</strong>ne <strong>son</strong>t utilisées pour la rime, ce qui accroît l’importance de c<strong>et</strong>te énonciationverba<strong>le</strong> origina<strong>le</strong> <strong>et</strong> la m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur en la plaçant là où el<strong>le</strong> s’entend <strong>le</strong> mieux (nescio,circumfero, pondero). C<strong>et</strong>te introduction faite de jugement <strong>et</strong> de subjectivité est unemanière d’exorde <strong>et</strong> ne dépasse pas <strong>le</strong> cadre de c<strong>et</strong>te première strophe. Dès la deuxièmestrophe, la troisième per<strong>son</strong>ne du singulier est introduite, replaçant <strong>le</strong> poète en positiond’observateur extérieur. Il faut attendre la cinquième strophe pour r<strong>et</strong>rouverl’énonciation à la deuxième per<strong>son</strong>ne du singulier caractéristique des conduits moraux.Tous <strong>le</strong>s verbes y <strong>son</strong>t au futur antérieur (evaseris, fueris, veneris, poteris), apportantainsi une nuance conditionnel<strong>le</strong>. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> joue avec <strong>le</strong>s temps <strong>et</strong> <strong>le</strong>s pointsde vue pour exprimer l’universalité du problème qu’il dénonce. Jamais <strong>son</strong> jugement nes’est fait aussi per<strong>son</strong>nel <strong>et</strong> sévère que dans ce conduit.Ce texte particulièrement viru<strong>le</strong>nt figure dans <strong>le</strong> Roman de Fauvel. Ladeuxième strophe est sensib<strong>le</strong>ment transformée pour critiquer avec plus de précision lavaine recherche des biens <strong>et</strong> <strong>le</strong> péché de simonie :In prelatos refluitQuod a Roma defluitVersum est in habitumQuod merces, non meritum,Rome dictat iura.Romanorum singulis60 Les conduits Homo vide que pro te patior (n°13, analysé p. 249) <strong>et</strong> Quid ultra tibi facere (n°4, analysép. 161).192


Animus in loculisEt in questu cura. 61Les strophes 5 <strong>et</strong> 6 <strong>son</strong>t omises dans BnF fr. 146, si bien que <strong>le</strong> conduit, réduit à deuxdoub<strong>le</strong>s strophes, présente un aspect plus régulier mais aussi plus synthétique. L’œuvremora<strong>le</strong> du <strong>Chancelier</strong>, même si el<strong>le</strong> est l’obj<strong>et</strong> de quelques aménagements dans Fauvel,est toujours considérée <strong>et</strong> utilisée pour sa justesse <strong>et</strong> sa causticité, plus de quatre-vingtsans après la mort du poète.Le conduit est en mode de sol, bien que <strong>le</strong>s strophes 5 <strong>et</strong> 6 se terminent <strong>sur</strong> laquarte aiguë de la fina<strong>le</strong>, do. C<strong>et</strong>te fina<strong>le</strong> secondaire s’impose à la fin du conduit <strong>et</strong>distingue <strong>le</strong>s deux strophes simp<strong>le</strong>s. L’ensemb<strong>le</strong> de la mélodie de ces deux dernièresstrophes se situe dans un registre plus aigu <strong>et</strong> la mélodie atteint <strong>le</strong> sol’ à de nombreusesreprises. La tendance généra<strong>le</strong> du conduit est donc de se déporter vers l’aigu.L’écriture mélodique est mélismatique. De courtes caudae <strong>son</strong>t placées audébut des strophes 1, 2, 3 <strong>et</strong> 4 <strong>et</strong> à la fin de la strophe 6. Les passages cum littera <strong>son</strong>trelativement f<strong>le</strong>uris. Les monnayages de 2 à 4 notes <strong>son</strong>t très fréquents. Les deux p<strong>et</strong>itescaudae introductives jouent efficacement <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong> structurel. El<strong>le</strong>s signa<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> passaged’une strophe à l’autre <strong>et</strong> affirment <strong>le</strong>s notes importantes du mode, agissant comme desrepères auditifs :Caudastrophe Iintroductive,Cauda introductive,strophe IISe reposant tous deux fermement <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>, ces deux mélismes perm<strong>et</strong>tentd’affirmer <strong>le</strong> sentiment modal. Leur dessin mélodique final, assez proche pour l’un <strong>et</strong>l’autre, impose <strong>le</strong> sol comme une ponctuation musica<strong>le</strong> qui servira de repère pour <strong>le</strong>snombreuses phrases à venir. La cauda de la strophe I évolue dans une quarte (sol-do)qui limite l’ambitus au premier tétracorde du mode. Le registre s’élargit à la quinte si-fa61 Hans TISCHLER <strong>et</strong> Samuel ROSENBERG (éd.), The Monophonic Songs in the Roman de Fauvel, Lincoln-Londres, 1991, p. 33-35. Les passages indiqués en gras signa<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s variantes du texte par rapport aumanuscrit de Florence.193


<strong>sur</strong> la partie syllabique de ce premier vers, complétant l’exposition du mode entenduedans ses dimensions <strong>le</strong>s plus confinées lors du mélisme :Ces deux parties du vers, distinctes par <strong>le</strong>ur relation au texte <strong>et</strong> séparées par une cadence,partagent <strong>le</strong>s hauteurs du mode en deux registres, l’un grave <strong>et</strong> l’autre aigu. Ces deuxpropositions se terminent d’ail<strong>le</strong>urs par un motif identique transposé une tierce plus hautpour fixer ces deux niveaux de registre dans l’oreil<strong>le</strong> de l’auditeur. Les cinq premiersvers du conduit suivent <strong>le</strong> chemin tracé par la cauda, ne dépassant presque pas <strong>le</strong>slimites du tétracorde exposé en introduction.Le texte de la strophe 1 s’articu<strong>le</strong> au moyen de deux propositions temporel<strong>le</strong>sintroduites par dum :Quo me vertam nesciodum stricto iudicio prelatos circumfero.dum virtutes pondero patrum modernorum.Dans la strophe 2 qui se chante <strong>sur</strong> la même mélodie, la structure grammatica<strong>le</strong>est identique. C<strong>et</strong>te fois, c’est la conjonction quod qui est répétée :quod a roma defluit. romanis ascribiturIn prelatos refluitquod rome connascitur in eis natura.Voici comment ces deux propositions <strong>son</strong>t mises en musique :vers 2-3vers 4-5oBien que la seconde proposition commence une tierce plus haut, <strong>le</strong>s deux restent dans <strong>le</strong>même registre. Le vers 3 qui marque la fin de la première proposition se termine <strong>sur</strong> la194


fina<strong>le</strong>. C<strong>et</strong>te cadence conclusive est la seu<strong>le</strong> à ponctuer toute la strophe. Ce troisièmevers sert d’articulation grammatica<strong>le</strong>, structurel<strong>le</strong> <strong>et</strong> musica<strong>le</strong>, comme une conclusionprovisoire. Il fait écho à l’incipit : circumfero répond à vertam nescio, tant par <strong>le</strong> sensque par <strong>le</strong>s <strong>son</strong>s. Il y a, entre <strong>le</strong>s vers 1 <strong>et</strong> 3, une unité close <strong>et</strong> la cadence mélodiqueconcrétise c<strong>et</strong>te articulation. C’est pourtant au vers 5 que la phrase grammatica<strong>le</strong> s<strong>et</strong>ermine. La mélodie emprunte effectivement un motif proche, mais s’achève <strong>sur</strong> unecadence ouverte <strong>et</strong> non <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> comme on pourrait s’y attendre. Ce cinquième vers(patrum modernorum) est différent des autres car il ne comporte que six syllabes <strong>et</strong> s<strong>et</strong>ermine <strong>sur</strong> une rime différente (6c), de la même manière que <strong>le</strong> dernier vers de lastrophe (probat meritorum). On peut s’étonner que c<strong>et</strong>te articulation n’ait pas étémarquée par une cadence close. Les différences en matière de versification ont peut-êtreparu des signaux suffisant pour la clarification de la structure.Le terc<strong>et</strong> final de la strophe I (vers 6-9) est lui aussi organisé selon unestructure grammatica<strong>le</strong> claire <strong>et</strong> identique dans <strong>le</strong>s deux strophes. La conjonctionquod est placée dans <strong>le</strong>s deux cas au début du vers 8 :Strophe 1 Strophe 2tanta subit raritas notum est de singulisquod vix unum veritas quod mens est in loculis.probat meritorum. <strong>et</strong> in questu cura.Le début de c<strong>et</strong>te section reprend approximativement <strong>le</strong> dessin mélodique dans <strong>le</strong>registre aigu, entendu au début de la strophe pour la partie syllabique du vers 1.vers 1vers 6 vers 7 vers 8L’incipit avait donc correctement annoncé ce qui allait suivre. La mélodie deces trois vers (6, 7 <strong>et</strong> 8) se construit selon une logique rhétorique parfaite. Le motifintroductif du vers 6 est repris selon une figure de gradatio <strong>sur</strong> <strong>le</strong> degré inférieur audébut du vers 7. Le vers 6 est donc à la fois une allusion à l’introduction (vers 1) <strong>et</strong> <strong>le</strong>début de la conclusion. La répétition en gradatio est éga<strong>le</strong>ment décroissante : <strong>le</strong> vers 7195


ne compte que quatre notes ascendantes alors que <strong>le</strong> vers 6 en comportait cinq. Leprocessus de rétrécissement mélodique se poursuit au vers 8 qui répète <strong>le</strong> motifascendant, mais c<strong>et</strong>te fois <strong>sur</strong> trois notes. Les cadences des vers 7 <strong>et</strong> 8 ainsi que la figurede rep<strong>et</strong>itio au début de chacun guident l’oreil<strong>le</strong> vers la cadence ultime dont <strong>le</strong> rô<strong>le</strong>conclusif est progressivement ménagé par <strong>le</strong>s trois vers qui la précèdent.Pendant toute c<strong>et</strong>te strophe, la mélodie a permis de suivre <strong>le</strong>s étapes <strong>et</strong>l’organisation rhétorique du discours : vers introductifs ou conclusifs, articulationsinternes de la structure, organisation grammatica<strong>le</strong> des phrases. La mélodie s’avère unoutil précieux pour guider l’oreil<strong>le</strong> dans c<strong>et</strong>te construction comp<strong>le</strong>xe qu’est la strophepoétique <strong>et</strong> en souligner <strong>le</strong>s passages importants. C<strong>et</strong>te strophe mélodique est entenduedeux fois de suite. La correspondance des structures grammatica<strong>le</strong>s entre <strong>le</strong>s strophes 1<strong>et</strong> 2 a été soulignée. C<strong>et</strong>te composition du texte prenant en compte la binarité est rareparmi <strong>le</strong>s conduits à strophes doub<strong>le</strong>s du corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. On constateen eff<strong>et</strong> souvent que <strong>le</strong>s strophes supplémentaires s’accordent moins bien à la mélodieque <strong>le</strong> premier texte entendu 62 .La strophe II poursuit en adoptant la même préoccupation structurel<strong>le</strong> que laprécédente. Le mélisme introductif rappel<strong>le</strong> <strong>le</strong> début du conduit <strong>et</strong> signa<strong>le</strong> à l’oreil<strong>le</strong> <strong>le</strong>début d’une nouvel<strong>le</strong> partie. La strophe est partagée en deux par la cadence conclusive<strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> au centre de la strophe, à la fin du vers 4. El<strong>le</strong> est très marquée car la phrasemélodique du vers reproduit deux fois la descente caractéristique vers la fina<strong>le</strong> :Strophe II,vers 4C<strong>et</strong>te articulation mélodique correspond parfaitement au découpage du texte. De part <strong>et</strong>d’autre de c<strong>et</strong>te cadence, la strophe est partagée en deux quatrains équiva<strong>le</strong>nts. Le motifutilisé au début du deuxième vers sera redonné dans la deuxième partie au vers 7 :Strophe II vers 2Strophe II vers 762 Voir par exemp<strong>le</strong> l’analyse des trip<strong>le</strong>s strophes de Fontis in rivulum (n°2), p. 140.196


Ce motif constitue un climax qui se reproduit donc deux fois dans la strophe. Ces deuxpics d’intensité <strong>son</strong>t disposés de manière symétrique si l’on regarde la strophe commeun ensemb<strong>le</strong> : peu après <strong>le</strong> début (vers 2) <strong>et</strong> peu avant la fin (vers 7). C<strong>et</strong>te symétriearticu<strong>le</strong> la strophe en deux parties éga<strong>le</strong>s de quatre vers.C<strong>et</strong>te strophe est uniquement composée d’octosyllabes, soit des vers plus longsque dans <strong>le</strong>s autres où <strong>le</strong>s heptasyllabes <strong>son</strong>t majoritaires. Il est intéressant d’observerque <strong>le</strong>s phrases mélodiques effectuent souvent des coupures avant la fin du vers. Lesvers 5 <strong>et</strong> 6 <strong>son</strong>t emblématiques de c<strong>et</strong>te écriture saccadée que l’on ne r<strong>et</strong>rouve pas dans<strong>le</strong>s autres strophes où chaque vers est traité d’un seul souff<strong>le</strong> :vers 5 vers 6Les signes de ponctuation marqués dans la portée correspondent de toute évidence à lamise en musique du texte de la strophe 3. Chaque vers se compose de deux mouvements,un antécédent <strong>et</strong> un conséquent. Pour la strophe 4, <strong>le</strong>s repos du discours mélodiques secomportent différemment. Ce sty<strong>le</strong> mélodique peut s’expliquer par la longueur des vers,plus importante que dans <strong>le</strong> reste du conduit. Peut-être <strong>le</strong> compositeur a-t-il souhaitécréer de plus p<strong>et</strong>ites unités pour améliorer la compréhension du texte <strong>et</strong> en ra<strong>le</strong>ntir <strong>le</strong>débit.Dans la strophe III (strophe 5 pour <strong>le</strong> texte), <strong>le</strong>s rimes <strong>son</strong>t presque toutesidentiques. Le schéma aaabaaab ne s’entend quasiment pas, tel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités <strong>son</strong>tproches (a : –eris <strong>et</strong> b : –iis). La rime interne du premier vers (Terre maris aeris) est unmoyen d’introduire <strong>et</strong> d’affirmer la répétition <strong>son</strong>ore (similiter cadens) qui fait l’unitéde c<strong>et</strong>te strophe. La mélodie souligne l’importance de c<strong>et</strong>te récurrence <strong>son</strong>ore, car el<strong>le</strong>se construit selon un dessin symétrique dont la rime interne constitue <strong>le</strong> climax :vers 1 vers 2Le vers 2 poursuit la phrase en utilisant la fin du vers précédent. Ce court motifdescendant pour rejoindre la teneur est décliné sous la forme d’une figure de gradatio.197


Les vers 1 <strong>et</strong> 2 forment ainsi une entité cohérente tant par <strong>le</strong> sens que la constructionmélodique. Le début de c<strong>et</strong>te strophe est très marquant car très aigu. C’est la premièrefois que <strong>le</strong> sol’, octave de la fina<strong>le</strong>, est atteint. Il est réentendu en tête du vers 4, alorsque débute la seconde partie de la strophe. Ce motif n’est donc pas uniquement porteurdes intentions expressives (exploitation des répétitions <strong>son</strong>ores du texte) <strong>et</strong> oratoires(<strong>sur</strong>enchère vers l’aigu). Il sert aussi de marqueur structurel : il a signalé, par sadifférence de registre avec ce qui précède, <strong>le</strong> début d’une nouvel<strong>le</strong> strophe autrementque par une cauda. Il fait entendre l’articulation principa<strong>le</strong> du conduit, c’est-à-dire <strong>le</strong>moment où <strong>le</strong> dispositif des strophes doub<strong>le</strong>s est abandonné au profit des strophessimp<strong>le</strong>s <strong>et</strong> où <strong>le</strong> poète reprend l’énonciation à la deuxième per<strong>son</strong>ne.La strophe IV se compose de deux groupes de textes parallè<strong>le</strong>s. Le premierjoue <strong>sur</strong> la quasi-anaphore (<strong>son</strong>ore <strong>et</strong> orthographique) du début des deux phrases :Sy non cubat ianuis /spem precidens vacuis.Symon in assiduis / laborat contractibus.Le premier quatrain m<strong>et</strong> en place une gradatio, figure de rhétorique qui reflètel’anaphore du texte. Le mélisme de la première syllabe est en eff<strong>et</strong> transposé au degrésupérieur :Le second groupe (vers 5-8) m<strong>et</strong> en parallè<strong>le</strong> deux per<strong>son</strong>nages mythologiques qui ont<strong>le</strong> chiffre cent en commun :argus circa loculos / centum girat oculos.briareus sacculos / centum tollit manibus.La mélodie composée pour ce passage ne présente aucune forme ou figure de répétitionqui puisse faire écho à la rhétorique du texte. C<strong>et</strong>te strophe montre combien <strong>le</strong> travail<strong>sur</strong> <strong>le</strong> texte <strong>et</strong> sa mise en musique ne <strong>son</strong>t pas systématiques. Si certaines figuresmélodiques valorisent la construction <strong>et</strong> la langue du poème, il arrive que <strong>le</strong> rapportentre <strong>le</strong> texte <strong>et</strong> la musique soit plus lâche.198


La situation d’énonciation du conduit change à plusieurs reprises. La premièrestrophe est à la première per<strong>son</strong>ne, énonciation plus rarement utilisée par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> dans ses œuvres lyriques. Il impose, dès l’incipit, <strong>son</strong> regard per<strong>son</strong>nel, <strong>son</strong>propre jugement (stricto iudicio) <strong>sur</strong> ce qui l’entoure (circumfero). Le vocabulairechoisi montre qu’il se situe comme <strong>le</strong> centre d’un cerc<strong>le</strong> composé par <strong>le</strong>s prélats :vertam, circumfero. L’expérience du <strong>Chancelier</strong> réapparaît lorsqu’il est question deRome <strong>et</strong> de la Curie. Ses charges d’archidiacre de Noyon puis de <strong>Chancelier</strong> de lacathédra<strong>le</strong> Notre-Dame de Paris l’amènent à faire au moins quatre fois <strong>le</strong> voyage pourRome. À notre connaissance, il y est appelé en 1216, en 1219, en 1221 puis en 1231,principa<strong>le</strong>ment pour défendre <strong>son</strong> autorité <strong>et</strong> justifier ses actes dans <strong>le</strong>s querel<strong>le</strong>s où ilprend part 63 . Le regard qu’il porte <strong>sur</strong> la Curie est empli de la plus grande sévérité. Ilfait part d’observations de même nature dans un autre texte poétique célèbre, Bullafulminante 64 . Rome y est dépeinte comme <strong>le</strong> règne du men<strong>son</strong>ge, de l’agitation vaine <strong>et</strong>de la trahi<strong>son</strong> :Bulla fulminantesub judice tonante,reo appelante,sententia gravante,veritas supprimitur,distrahitur<strong>et</strong> venditurjusticia prostante,itur <strong>et</strong> recurriturad curiam, nec antequid consequiturquam exuitur quadrante. 65Dans ce même texte, <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> insiste <strong>sur</strong> la corruption (auro nil potentiusnil gratius) <strong>et</strong> l’impossibilité d’y faire entendre ses arguments (frustra vitam pr<strong>et</strong>endas /mores non commendas / ne judicem offendas / frustra tuis litteris / inniteris). PaulMeyer interprète <strong>le</strong> vers 9 (itur <strong>et</strong> recurritur) comme l’expression de l’exaspération de<strong>Philippe</strong> qui, au cœur de la crise universitaire, se voit appelé à Rome deux fois63 Biographie développée dans l’introduction à la Summa de Bono, Niklaus WICKI (éd). PhilippiCancellarii Parisiensis Summa de bono, 2 vol., Berne, 1985, p. 11-28.64 Il s’agit d’une prosu<strong>le</strong> qui se chante <strong>sur</strong> la cauda fina<strong>le</strong> d’un conduit polyphonique attribué à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>, Dic Christi veritas (F, f°203-204v).65 LoB, f°38v, CB, f°54, Stutt, f°33v, F, f°204, Prague, f°37v. Traduction : « Sous <strong>le</strong>s bul<strong>le</strong>s fulminantes,<strong>le</strong> juge tonnant, l’accusé implorant, la sentence s’alourdissant, la vérité est supprimée, dépecée <strong>et</strong>ach<strong>et</strong>ée, la justice prostituée ; on va, on revient en courant à la Curie, on ne reçoit rien de ce que l’oncherche avant d’abandonner sa part. »199


consécutives en 1219 <strong>et</strong> en 1221 66 . Le texte de Bulla fulminante pourrait donc avoir étéécrit juste après <strong>le</strong> deuxième voyage. On peut imaginer que Quo me vertam nescio a étécomposé dans <strong>le</strong>s mêmes circonstances <strong>et</strong> suscité par <strong>le</strong> même sentiment de colère <strong>et</strong>d’impuissance. Dans <strong>le</strong>s deux textes se r<strong>et</strong>rouvent l’image des portes closes <strong>et</strong>sévèrement gardées <strong>et</strong> l’expression désabusée d’un espoir vain :Bulla fulminante, strophe 2 Quo me vertam nescio, strophe 6Pape ianitoresSy non cubat ianuis.cerbero <strong>sur</strong>diores,spem precidens vacuis.in spe vana plores,Dans Quo me vertam nescio, <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t assemblés dans la dernièrestrophe. Le per<strong>son</strong>nage biblique de Simon <strong>le</strong> magicien (Actes 8, 17), image de lavénalité du c<strong>le</strong>rgé, côtoie deux figures mythologiques peu ras<strong>sur</strong>antes : Argus quiapparaît dans <strong>le</strong>s Métamorphoses d’Ovide 67 comme un berger monstrueux au service deJunon. Ses cent yeux lui perm<strong>et</strong>tent de <strong>sur</strong>veil<strong>le</strong>r en permanence car, même lorsqu’ildort, il n’en ferme que la moitié. Dans <strong>le</strong> conduit, il <strong>sur</strong>veil<strong>le</strong> des loculos, c’est-à-diredes boîtes ou p<strong>et</strong>its coffres dans <strong>le</strong>squels est détenue la fortune de Rome. Suitl’évocation de Briare, géant puissant doté de cent bras, intervenant épisodiquement chezVirgi<strong>le</strong> 68 . Dans <strong>le</strong> texte du conduit, ses bras lui servent à protéger <strong>le</strong>s bourses. C’estdonc la conservation du trésor qui occupe la Curie. Ces exemp<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t placés à la fin duconduit <strong>et</strong> illustrent <strong>le</strong> développement qui a précédé, un peu comme <strong>le</strong>s exempla <strong>son</strong>tplacés dans <strong>le</strong>s dernières parties des sermons. Ces illustrations narratives perm<strong>et</strong>tent decréer des images visuel<strong>le</strong>s ainsi que des histoires qui prennent vie dans l’esprit desauditeurs. Ces exemp<strong>le</strong>s connus perm<strong>et</strong>tent ainsi de fixer ce texte <strong>et</strong> de rattacher à unréseau mythologique, l’idée principa<strong>le</strong> défendue par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, cel<strong>le</strong> del’avarice de Rome. Les références à la mythologie grecque illustrent <strong>le</strong>s proposcontemporains. Les emprunts à l’Antiquité <strong>son</strong>t assez rares dans <strong>le</strong>s conduits de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>et</strong> il est intéressant de noter qu’ils interviennent ici dans l’un destextes <strong>le</strong>s plus liés à l’actualité <strong>et</strong> à sa propre biographie. Ce conduit est, par ail<strong>le</strong>urs,l’un de ceux qui font <strong>le</strong> moins référence au texte biblique. Les seu<strong>le</strong>s citationsidentifiab<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t l’image des fil<strong>le</strong>s sangsues (Proverbes 30,15) à la strophe 3 <strong>et</strong>l’exemp<strong>le</strong> de Simon <strong>le</strong> magicien. L’incipit qui est souvent <strong>le</strong> lieu d’une citation66 Paul MEYER, « Henri d’Andeli <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>Philippe</strong> », Romania, I (1872), p. 198.67 OVIDE, M<strong>et</strong>amorphoses, L 1, v. 625 : « Centum luminibus cinctum caput Argus habebat ».68 VIRGILE, Aeneid, L 6, v. 287 <strong>et</strong> L 10, v. 565 : « Aegaeon qualis centum cui bracchia dicunt centenasquemanus ».200


scripturaire renvoie ici certainement à Cicéron <strong>et</strong> ses plaidoyers 69 . La formu<strong>le</strong> « quo mevertam nescio » semb<strong>le</strong> effectivement particulièrement propice à introduire un discoursjuridique. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> se place donc davantage dans la lignée des grandsorateurs <strong>et</strong> des accusateurs que du côté de la réf<strong>le</strong>xion <strong>et</strong> de la méditation. Il chercheavant tout à faire réagir par la force de ses arguments <strong>et</strong> de ses images <strong>et</strong> à convaincre del’état déplorab<strong>le</strong> d’un c<strong>le</strong>rgé dirigé par l’avidité des biens <strong>et</strong> du pouvoir.69 CICÉRON, Epistularum ad quintum fratrem III, ep. V-VI § 6 ; Pro A. Cluentio oratio, I, § 4. Ce dernierpassage est aussi cité par QUINTILIEN dans <strong>son</strong> Institutio oratoria (II, § 19).201


202


Chapitre 9 :O labilis sortisCe long conduit 70 se compose de cinq strophes poétiques qui se répartissent <strong>sur</strong>trois strophes musica<strong>le</strong>s de la manière suivante :musique texteStrophe I Strophe 1 O labilis sortis humane statusStrophe 2 Quid igitur aura te popularisStrophe II Strophe 3 Dum effugis fecundam paupertatemStrophe 4 Hiis moriens christo sed vivis mundoStrophe III Strophe 5 Dum difluis hac labe labiorumF est la source la plus complète. On peut s’interroger <strong>sur</strong> l’absence d’une sixièmestrophe pour compléter la structure binaire. Pourtant, <strong>le</strong> sens du texte indique assezclairement que la cinquième strophe est conçue pour être à la fin du conduit.L’évocation du Jugement dernier en matière de conclusion est un élément récurrent dansla poésie du <strong>Chancelier</strong>. De plus, <strong>le</strong> copiste de F n’a pas ménagé un espace suffisant70 Voir volume d’annexes p. 485-488.203


pour accueillir un texte supplémentaire après la troisième strophe mélodique. Pour <strong>le</strong>sdeux autres strophes, la place réservée aux deuxièmes textes, au bout des portées ou aumilieu, semb<strong>le</strong> prévue avec tant de soin, qu’il serait étonnant que <strong>le</strong> copiste se soit laissé<strong>sur</strong>prendre pour la dernière. Il est donc possib<strong>le</strong> que l’irrégularité c<strong>et</strong>te strophe soitvolontaire.Un refrain de deux vers s’interca<strong>le</strong> entre chaque strophe simp<strong>le</strong>. Les doub<strong>le</strong>sstrophes ne <strong>son</strong>t pas strictement identiques, bien que <strong>le</strong>s différences ne soient que peuconséquentes. La première doub<strong>le</strong> strophe se compose de sept vers tandis que <strong>le</strong>s troisautres (strophes 3 à 5) comportent huit vers. Quel<strong>le</strong> que soit <strong>le</strong>ur longueur, <strong>le</strong>s strophes<strong>son</strong>t partagées en deux, après <strong>le</strong> premier quatrain. Les quatre premiers vers alternent deslongueurs de onze <strong>et</strong> dix syllabes. La deuxième partie de la strophe se composerégulièrement de décasyllabes. Le schéma des rimes suit parfaitement <strong>le</strong> cadre proposépar la structure des vers. Les rimes <strong>son</strong>t d’abord alternées puis suivies :Strophes 1 <strong>et</strong> 2 11a 10b 11a 10b 10b 10b 10bStrophes 3 <strong>et</strong> 5 11a 10b 11a 10c 10c 10c 10c 10cStrophe 4 11a 10b 11a 10b 10b 10b 10b 10bCurieusement, <strong>le</strong>s strophes 3 <strong>et</strong> 4, pourtant chantées <strong>sur</strong> la même mélodie, <strong>son</strong>tsensib<strong>le</strong>ment différentes. L’introduction d’une <strong>son</strong>orité de rime nouvel<strong>le</strong> (c) dès la findu premier quatrain de la strophe 3 représente pour l’oreil<strong>le</strong> une variation appréciab<strong>le</strong>lorsque la strophe 4 reprend <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> du début du conduit. La strophe 5 se conforme auschéma des rimes de la troisième, alors que la mélodie est différente.La structure du refrain rappel<strong>le</strong> <strong>le</strong> début de chaque strophe puisqu’il secompose d’un vers de 11 puis de 10 syllabes. Il se distingue pourtant des autres strophespar l’as<strong>son</strong>ance utilisée pour la rime (sopita, condita) <strong>et</strong> en rime interne (vita). La rime–ita contraste avec <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités entendues dans <strong>le</strong>s strophes qui n’emploient quasimentpas l’as<strong>son</strong>ance en « a ». Ces <strong>son</strong>orités <strong>son</strong>t d’ail<strong>le</strong>urs subti<strong>le</strong>ment choisies pour quechaque strophe forme un bloc <strong>son</strong>ore <strong>et</strong> que certains détails fassent la liai<strong>son</strong> de l’une àl’autre, comme un écho :204


Strophe 1ababbbba : –atusStrophe 2ababbbba : –aris ou –erisStrophe 3abaccccca : –atemStrophe 4ababbbbba : –undoStrophe 5abaccccca : –orumRefrainaaa : –itab : –iturb : –itasb : –risb : –icisb : –itoc : –erec : –i<strong>et</strong>Les strophes 1 <strong>et</strong> 2 forment deux blocs <strong>son</strong>ores où l’eff<strong>et</strong> produit par laproximité des as<strong>son</strong>ances est prolongé à l’intérieur des strophes par <strong>le</strong>s nombreux eff<strong>et</strong>sde rime interne utilisant <strong>le</strong>s mêmes <strong>son</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mêmes formes verba<strong>le</strong>s <strong>et</strong> nomina<strong>le</strong>s :Strophe 1 Strophe 2O labilis sortis humane status.Quid igitur aura te popularis.egreditur ut flos conteriturquid dignitas. quid generositas<strong>et</strong> labitur homo labori natus.extu<strong>le</strong>rit ut gravius labaris.f<strong>le</strong>ns oritur vivendo moritur.in laqueos quos tendis laberis.in prosperis luxu dissolviturdum crapulis scortisque traheris.cum flatibus fortune quatitur.<strong>et</strong> luxibus opum quas congerislux subito mentis extinguitur.illicite miser immoreris.Les parallélismes qui apparaissent entre <strong>le</strong>s deux strophes aux vers 5 <strong>et</strong> 6 montrent que<strong>le</strong> poète <strong>le</strong>s a conçues comme des doub<strong>le</strong>s strophes. On ne r<strong>et</strong>rouve pas de tels jeuxd’échos entre <strong>le</strong>s doub<strong>le</strong>s des strophes II <strong>et</strong> III.La mélodie est composée en mode de ré <strong>et</strong> ne comporte aucun mélisme. Lerefrain est noté en entier à la fin de la strophe 1, puis il est rappelé par <strong>son</strong> incipit à la findes quatre autres strophes. Il est un indicateur structurel suffisamment efficace <strong>et</strong> prendla place fonctionnel<strong>le</strong> des caudae pour rendre perceptib<strong>le</strong> <strong>le</strong> passage d’une strophe àl’autre. Ce procédé est éga<strong>le</strong>ment plus proche des structures propres au répertoiremusical profane <strong>et</strong> peut donc s’adresser à un auditoire plus populaire.Les trois strophes musica<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t organisées à l’aide d’un certain nombre derépétitions internes. Chaque strophe présente une cohérence structurel<strong>le</strong> qui lui estpropre. Le partage des strophes en deux parties, suggéré par <strong>le</strong> texte, est renforcé par lamusique. Les phrases mélodiques s’organisent de la manière suivante :205


Strophe I Strophe II Strophe IIIA B A B’ A B A B’ A B C DC D C’ C D E F E F E F’L’organisation est la même pour <strong>le</strong>s premières parties des strophes I <strong>et</strong> II <strong>et</strong> pour ladeuxième de la strophe III. Il s’agit de la répétition alternée de deux phrases mélodiques.Les cadences des propositions B <strong>son</strong>t à chaque fois différentes (B ou B’, F ou F’). Dans<strong>le</strong>s strophes I <strong>et</strong> II la phrase B est d’abord conclusive, tandis que la deuxième estouverte. B’ se repose en eff<strong>et</strong> <strong>sur</strong> fa (I) ou <strong>sur</strong> la teneur la (II), comme pour relancer <strong>le</strong>discours lorsqu’arrive <strong>le</strong> milieu de la strophe. Dans la strophe III, <strong>le</strong> rapport est inversépuisque <strong>le</strong>s quatre vers alternés se trouvent dans la deuxième partie (EFEF’). C’estnaturel<strong>le</strong>ment la dernière cadence (F’) qui est conclusive.Dans <strong>le</strong>s deux premières strophes, la structure musica<strong>le</strong> respecte cel<strong>le</strong> des rimescroisées (abab) <strong>et</strong> de la longueur des vers (10 <strong>et</strong> 11 syllabes). Toujours pour matérialiserc<strong>et</strong>te structure alternée, <strong>le</strong> poète joue avec <strong>le</strong> parallélisme de <strong>son</strong>orités qui s’ajoute àl’eff<strong>et</strong> de la répétition mélodique <strong>et</strong> des éléments de versification. La superposition desvers qui <strong>son</strong>t chantés <strong>sur</strong> la même mélodie donne en eff<strong>et</strong> :Strophe 1 : O la-bi-lis sor-tis hu-ma-ne sta-tus / e- gre-di-tur ut flos con-te- ri-tur<strong>et</strong> la-bi-tur ho-mo la- bo- ri na-tus / f<strong>le</strong>ns o- ri-tur vi-ven-do mo-ri-turStrophe 3 : Dum ef-fu-gis fe-cun-dam pau-per-ta-tem / pre ce-te-ris di- tari niterissed la- be-ris in sum-mam e- ges- ta-tem / cum o-pi-bus ma-vis diffluereLes flèches vertica<strong>le</strong>s indiquent <strong>le</strong>s principaux parallélismes <strong>son</strong>ores entre <strong>le</strong>s deuxparties du quatrain. Les flèches en pointillés montrent que ces jeux de paronomasepeuvent aussi être décalés. Le rythme des mots (nombre de syllabes) <strong>et</strong> la répartition desgroupes verbaux <strong>son</strong>t aussi globa<strong>le</strong>ment respectés. Les doub<strong>le</strong>s de ces strophes (2 <strong>et</strong> 4)ne comportent pas de tels parallélismes.La mélodie suit el<strong>le</strong> aussi c<strong>et</strong>te structure de vers alternés (ABAB’). Dans lastrophe I/1, <strong>le</strong>s vers 2 <strong>et</strong> 4 ne <strong>son</strong>t pas parfaitement identiques (B <strong>et</strong> B’). Dans <strong>le</strong>s deux206


vers, la rime interne à la cé<strong>sur</strong>e est marquée dans la mélodie au moyen d’une pause ouponctuation pour souligner l’eff<strong>et</strong> de la répétition <strong>son</strong>ore :Strophevers 2Ivers 4La mélodie s’adapte au rythme des mots, dans ses répétitions comme dans ses variations.Les cadences de ces deux propositions <strong>son</strong>t différentes. La première termine <strong>sur</strong> lafina<strong>le</strong> <strong>et</strong> la seconde une tierce au-dessus, <strong>sur</strong> fa. Les deux mots <strong>son</strong>t de longueursdifférentes : 4 syllabes pour conteritur <strong>et</strong> 3 syllabes pour moritur. La pause dans lamélodie avant moritur perm<strong>et</strong> d’écarter ce mot du reste du vers, d’autant plus que <strong>le</strong> motprécédent (vivendo) termine <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. La mise en va<strong>le</strong>ur de moritur est efficace àplusieurs niveaux : cela souligne l’oxymore avec <strong>le</strong> mot qui précède (vivendo) ainsi quela rime interne avec oritur. Si l’ensemb<strong>le</strong> paraît donc homogène d’un premier abord, <strong>le</strong>sfines variations qui s’insèrent dans la structure répétitive d’un vers à l’autre, perm<strong>et</strong>tentde faire éclore un niveau de <strong>le</strong>cture secondaire plus subtil. Ces jeux de rythmes <strong>et</strong> de<strong>son</strong>s, lorsque l’on est capab<strong>le</strong> de <strong>le</strong>s apprécier, soulignent l’eff<strong>et</strong> littéraire <strong>et</strong> incitent àméditer c<strong>et</strong>te image contradictoire de la vie humaine qui est une forme de mort.La strophe II/3, comme il a été montré plus haut par la superposition des textes,utilise aussi <strong>le</strong> procédé de la rime interne entre <strong>le</strong> premier <strong>et</strong> <strong>le</strong> troisième vers. Larythmique <strong>son</strong>ore du texte correspond à cel<strong>le</strong> de la mélodie. Parfaitement identique pour<strong>le</strong>s deux vers, el<strong>le</strong> souligne la rime interne par un repos <strong>sur</strong> l’octave du mode :Strophe 3vers 1vers 3Dès la quatrième syllabe, la mélodie fait une pause <strong>et</strong> reprend sa course dans un registreplus grave. Le début du vers est ainsi souligné <strong>et</strong> isolé du reste. Ce dessin mélodiqueperm<strong>et</strong> de faire ressortir <strong>le</strong> parallélisme des expressions dum effugis <strong>et</strong> sed laberis. La207


confrontation de ces deux incipit de vers résume à lui seul <strong>le</strong> sens de c<strong>et</strong>te strophe. Lesactes de l’Homme pour sortir de sa condition (la fuite exprimée par effugis) ne <strong>son</strong>tqu’un <strong>le</strong>urre <strong>et</strong> ne font qu’augmenter la chute (sed laberis). C<strong>et</strong>te rime interne en –is estreprise au vers 2, en rime fina<strong>le</strong> <strong>et</strong> interne (pre c<strong>et</strong>eris ditari niteris). Si l’on considère <strong>le</strong>schéma des rimes de la strophe, la rime du vers 2 est isolée : abaccccc. Cependant, larécurrence de la <strong>son</strong>orité –eris en rime interne des vers 1, 2 <strong>et</strong> 3 <strong>et</strong> fina<strong>le</strong> du vers 2 faitentendre une sorte de schéma secondaire qui s’emboîte ou se superpose à celui desrimes fina<strong>le</strong>s :Dum effugis fecundam paupertatem;pre c<strong>et</strong>eris ditari niteris.sed laberis in summam egestatem.Chacune de ses deux strophes poétiques comporte un doub<strong>le</strong> (strophes 2 <strong>et</strong> 4),mais <strong>le</strong>ur corrélation à la mélodie est sensib<strong>le</strong>ment différente. Dans <strong>le</strong> cas du premiercoup<strong>le</strong>, la correspondance des textes a déjà été soulignée plus haut. Les articulations dela mélodie trouvent parfaitement <strong>le</strong>ur place lorsqu’el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t chantées <strong>sur</strong> <strong>le</strong> deuxièm<strong>et</strong>exte. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> vers 2 place bien la cé<strong>sur</strong>e, matérialisée par la rime interne <strong>et</strong> larépétition de quid, au moment où la mélodie s’infléchit <strong>et</strong> marque une pause :Strophe I-2,vers 2La situation est différente dans la strophe II. En eff<strong>et</strong>, <strong>le</strong>s premiers vers de la strophe 4s’organisent selon un procédé d’opposition :Vers 1 : Hiis moriens christo sed vivis mundoVers 2 : non proficis vita sed deficis.La mélodie tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> est notée pour la strophe 3 fait la cé<strong>sur</strong>e après la quatrièmesyllabe, ce qui ne correspond pas du tout à la place de la conjonction sed qui marquel’opposition :strophe 4vers 1cé<strong>sur</strong>e mélodiquecé<strong>sur</strong>e du vers208


On peut se demander si, dans la pratique, la mélodie était interprétée en l’état, sepréoccupant moins du rapport de la mélodie aux mots que de la répétition exacte, ou siel<strong>le</strong> a pu être modifiée d’une manière qui nous est inconnue puisque non notée dans <strong>le</strong>ssources, pour souligner l’organisation différente du texte dans c<strong>et</strong>te seconde strophe.Le début des deux premières strophes musica<strong>le</strong>s fait preuve d’une organisationrigoureuse de phrases répétées en alternance. La suite de ces strophes semb<strong>le</strong> plus fluide.Dans la strophe I (5-7) <strong>le</strong>s trois vers poétiques ne correspondent pas aux fragmentsmélodiques. D’une certaine manière, la mélodie « enjambe » <strong>le</strong> texte, ce qui est assezrare dans <strong>le</strong>s conduits :in prosperis luxu dissolvitur cum flatibus fortune quatitur lux subito mentis extinguiturvers 5 vers 6vers 7Au milieu du vers 5 commence une phrase mélodique qui n’est autre que la propositionA entendue deux fois au début du conduit. Les deux propositions mélodiques de part <strong>et</strong>d’autre de c<strong>et</strong>te réapparition de A <strong>son</strong>t identiques (C). C<strong>et</strong> élément C est repérab<strong>le</strong> àl’audition par <strong>le</strong> saut de quinte descendant (ré’-sol) qui intervient <strong>sur</strong> la terminai<strong>son</strong> dumot prosperis. Si l’on ne respecte pas <strong>le</strong>s découpages suggérés par <strong>le</strong>s vers, la mélodiefait entendre une structure CA’C’. A’ <strong>et</strong> C’ <strong>son</strong>t allongés de deux formu<strong>le</strong>s cadentiel<strong>le</strong>scomplémentaires (ouvert-clos) <strong>sur</strong> fortune quatitur <strong>et</strong> extinguitur.Cvers 5A’vers 6C’vers 7La proposition A tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> apparaît <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mots dissolvitur cum flatibus reprend <strong>le</strong>s<strong>son</strong>orités caractéristiques du vers 4 dans la première partie :Vers 4 :<strong>et</strong> labitur homo labori natusVers 5-6 : dissolvitur cum flatibus209


C<strong>et</strong> enjambement mélodique crée donc une structure secondaire qui rappel<strong>le</strong> ce quivient d’être entendu <strong>et</strong> fait l’unité de la strophe. Il s’agit là d’un jeu comp<strong>le</strong>xe quiemboîte <strong>le</strong>s différents niveaux structurels. L’eff<strong>et</strong> n’est pas reproduit de manière aussirigoureuse lorsque la mélodie est réentendue <strong>sur</strong> <strong>le</strong> texte du doub<strong>le</strong>. En eff<strong>et</strong> laproposition mélodique A ne tombe pas <strong>sur</strong> <strong>le</strong> début d’un mot, mais <strong>sur</strong> une dernièresyllabe (sortisque).La strophe I fait donc l’obj<strong>et</strong> d’un travail subtil dont ne bénéficient pas <strong>le</strong>s deuxautres. Dans <strong>le</strong>s strophes II <strong>et</strong> III, <strong>le</strong>s phrases mélodies épousent la répartition des vers,sans heurts ni décalages. Les propositions mélodiques <strong>son</strong>t différentes pour chaque vers(strophe II : CDEF <strong>et</strong> strophe III : ABCD). Dans la strophe II, la cadence <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> nese fait qu’au dernier vers, faisant ainsi de ces quatre phrases un ensemb<strong>le</strong> presqueininterrompu, ponctué de cadences ouvertes plus faib<strong>le</strong>s. La rime est la même pour cesquatre vers (vivere, efficere, distrahere, sufficere) <strong>et</strong> <strong>le</strong> compositeur s’est efforcé deplacer chaque cadence ouverte <strong>sur</strong> un degré différent de l’échel<strong>le</strong>.Dans la strophe III, <strong>le</strong> quatrain de phrases mélodiques en répétition alternée estplacé à la fin <strong>et</strong> non au début comme dans I <strong>et</strong> II. C<strong>et</strong>te organisation peut se comprendreen termes de stratégie rhétorique. En eff<strong>et</strong>, <strong>le</strong> conduit s’achève <strong>sur</strong> une structure claire,de la même manière qu’il avait commencé. Par contraste, <strong>le</strong>s quatre premiers vers de lastrophe III <strong>son</strong>t d’une construction bien moins évidente. Le texte lui-même fait éclaterl’unité du vers. On lit, aux vers 2 <strong>et</strong> 3 :dum solito sordescis. subitoadveni<strong>et</strong> il<strong>le</strong> sanctus sanctorum.Le groupe verbal subito adveni<strong>et</strong> est en enjambement <strong>et</strong> la terminai<strong>son</strong> du verbeadveni<strong>et</strong> préfigure la rime qui sera entendue pour <strong>le</strong>s cinq derniers vers (dissiti<strong>et</strong>, deici<strong>et</strong>,effodi<strong>et</strong>, excipi<strong>et</strong>, puni<strong>et</strong>). La mélodie englobe ces deux vers sans faire de cadence, toutau plus en marquant une ponctuation après subito <strong>et</strong> adveni<strong>et</strong>. Deux cadences <strong>sur</strong> lafina<strong>le</strong> interviennent dans ce premier quatrain de la strophe III : à la fin du vers 1 <strong>et</strong> à lafin du vers 3. Ces deux vers riment (-orum) <strong>et</strong> plus encore, ils <strong>son</strong>t redondants : labelabiorum, sanctus sanctorum.Si chaque strophe semb<strong>le</strong> faire l’obj<strong>et</strong> d’un travail de composition propre, il nefaut pas négliger l’unité de l’ensemb<strong>le</strong> du conduit. L’idée de progression d’un bout àl’autre du conduit se traduit par l’évolution de l’ambitus qui s’élargit progressivementvers l’aigu :210


- strophe I : ambitus de do à ré’. Le ré’ n’est atteint qu’à deux reprises.- strophe II : ambitus do à ré’. Le ré’ est atteint cinq fois.- strophe III : ambitus do à fa’.Le registre aigu du mode est plus employé dans la strophe II <strong>et</strong> encore élargi dans lastrophe III. La mise en va<strong>le</strong>ur de la dernière strophe par l’exploitation d’un registre aiguest en accord avec <strong>le</strong> sens du texte. En eff<strong>et</strong>, la strophe 5 développe <strong>le</strong> thème duJugement dernier comme une apothéose qui m<strong>et</strong> fin au comportement évoqué <strong>et</strong> critiquédans <strong>le</strong>s strophes précédentes.La composition mélodique s’organise par la répétition des phrases à l’intérieurdes strophes. À c<strong>et</strong>te construction à l’échel<strong>le</strong> de la strophe, s’ajoute la répétition d’uncourt motif qui unifie <strong>et</strong> marque <strong>le</strong> début des propositions. Ce motif est entendu dès <strong>le</strong>début du conduit, en incipit de la proposition A de la strophe I. Il est composé d’uninterval<strong>le</strong> de tierce dans un mouvement ascendant puis une descente à la sousfina<strong>le</strong>(f<strong>le</strong>xe) :Strophe I vers 1Il réapparaît ensuite transposé <strong>sur</strong> la teneur, de manière plus ou moins complète sous <strong>le</strong>sformes suivantes :Strophe I v.5 v.7 Strophe II v.1 ou 4 Strophe III v.1Strophe III v.4 Strophe III v.5 ou 7Ce motif mélodique concerne la tête d’une vingtaine de phrases <strong>sur</strong> l’ensemb<strong>le</strong> duconduit, si l’on compte <strong>le</strong>s répétitions des strophes poétiques. C’est lors de sa dernièreapparition (a pa<strong>le</strong>is grana ou Ha miserum te) qu’il est <strong>le</strong> plus proche de sa versionoriginel<strong>le</strong> malgré la transposition d’une quinte vers l’aigu. Ces deux phrases mélodiques,par c<strong>et</strong> élan <strong>et</strong> <strong>le</strong>s hauteurs qu’el<strong>le</strong>s atteignent <strong>son</strong>t aussi <strong>le</strong> climax de la strophe <strong>et</strong> duconduit dans <strong>son</strong> ensemb<strong>le</strong>.211


Aux motifs mélodiques qui unifient l’ensemb<strong>le</strong> des cinq strophes viennentaussi s’ajouter <strong>le</strong>s figures littéraires. La plus remarquab<strong>le</strong> est la paronomase <strong>sur</strong> <strong>le</strong>smultip<strong>le</strong>s formes du verbe labo <strong>et</strong> des mots aux <strong>son</strong>orités proches. C’est un motif verbalqui sous-tend tout <strong>le</strong> texte :- strophe 1 : labilis, labitur, labori- strophe 2 : labaris, laberis- strophe 3 : laberis- strophe 5 : labe, labiorumLe refrain contribue lui aussi à la cohérence de l’ensemb<strong>le</strong> du conduit. Il estentendu cinq fois <strong>et</strong> se présente comme une sorte de résumé des cinq strophes. Les motsemployés renvoient directement aux différentes parties du texte :Ha, moriens vitadébut de la strophe 4 : Hiis moriens christo sed vivis mundoluxu sopitastrophe 1, vers 5 : in prosperis luxu dissolviturnos inficis fellitis condita strophe 4, vers 5 : <strong>et</strong> salibus amaris inficisMélodiquement, <strong>le</strong> refrain se construit en deux parties complémentaires, nerejoignant la fina<strong>le</strong> qu’à la fin de la deuxième phrase. Les deux vers commencent de lamême manière, <strong>sur</strong> un fa orné. C<strong>et</strong>te note, la tierce du mode, sert de pô<strong>le</strong> principal àtoute la mélodie de ce refrain.Les notes de la triade fa-la-do <strong>son</strong>t <strong>le</strong> sque<strong>le</strong>tte <strong>sur</strong> <strong>le</strong>quel se construisent ces deuxphrases. Le refrain se distingue ainsi des strophes qui s’inscrivent plus fermement dansla triade de la fina<strong>le</strong> (ré-fa-la). Les deux mots qui font la rime (sopita <strong>et</strong> condita) <strong>son</strong>técartés du reste du vers au moyen de sauts d’interval<strong>le</strong>s de sixte créant une respirationdans la mélodie (encerclés dans l’exemp<strong>le</strong>). L’enchaînement des cadences (ouverte puisfermée) crée un balancement <strong>et</strong> fait du refrain une section clairement autonome.La subtilité de l’organisation du texte <strong>et</strong> de l’élaboration mélodique emprunteplusieurs voies pour atteindre un même objectif. Que <strong>le</strong>s ornements divers aient poureff<strong>et</strong> de souligner certains aspects du texte, de donner plusieurs niveaux de <strong>le</strong>cture ou212


encore de synthétiser <strong>le</strong>s notions importantes, tous ces efforts concourent à as<strong>sur</strong>er latransmission du message, à construire pour lui un réceptac<strong>le</strong> efficace <strong>et</strong> élégant oùchaque auditeur puise des éléments à méditer. La première strophe fait un usageinsistant de la voie passive : egreditur, conteritur, labitur, oritur, dissolvitur, quatitur,extinguitur. L’Homme est ainsi déresponsabilisé de toute capacité <strong>et</strong> volonté d’agir.C’est bien là ce que <strong>le</strong> poète lui reproche, lui qui ne cherche pas à extraire <strong>son</strong> existencedu cours faci<strong>le</strong>, mais fragi<strong>le</strong> où il se laisse glisser. Dès la deuxième strophe, la situationd’énonciation change. Les verbes <strong>son</strong>t actifs <strong>et</strong> interrogatifs. Le poète s’adresse à <strong>son</strong>auditoire à la seconde per<strong>son</strong>ne du singulier : popularis, labaris, tendis, laberis,congeris ou encore immoreris. Ces variations verba<strong>le</strong>s entre la strophe 1 <strong>et</strong> <strong>le</strong>s autres<strong>son</strong>t d’autant plus mises en va<strong>le</strong>ur que <strong>le</strong>s désinences <strong>son</strong>t souvent utilisées commerimes <strong>et</strong> jouent un rô<strong>le</strong> structurel <strong>et</strong> <strong>son</strong>ore de première importance.À la strophe 5, la conclusion <strong>sur</strong> une vision eschatologique fait écho auxméthodes du commentaire biblique. Après avoir exposé <strong>le</strong> sens moral d’un passage del’écriture, l’exégète se doit de <strong>le</strong> m<strong>et</strong>tre en perspective avec <strong>le</strong> Jugement dernier pourrendre <strong>son</strong> enseignement parfaitement édifiant 71 . L’exploitation du sens moral <strong>et</strong>anagogique constitue <strong>le</strong>s deux derniers niveaux de la technique du commentairebiblique couramment utilisée depuis <strong>le</strong> début du XIII e sièc<strong>le</strong>. C’est, semb<strong>le</strong>-t-il, ce qui sepasse dans <strong>le</strong> texte du conduit avec l’intervention de c<strong>et</strong>te dernière strophe. De plus, larépartition des citations ou des allusions au texte biblique perm<strong>et</strong> de saisir <strong>le</strong>cheminement spirituel que <strong>le</strong> poète organise au long des strophes. La première strophedu texte présente un réseau assez dense de citations. Certaines <strong>son</strong>t très familières de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, d’autres plus rares. L’imbrication des citations entre el<strong>le</strong>s formeun réseau comparab<strong>le</strong> au système des concordances utilisé pour la construction dessermons. La mise en évidence du réseau intertextuel scripturaire perm<strong>et</strong> de constater lacontinuité de celui-ci tout au long du conduit. En eff<strong>et</strong>, l’image du feu qui ne s’éteintpas que l’on voit apparaître dans <strong>le</strong>s citations se rapportant à la première strophe, ser<strong>et</strong>rouve à la dernière strophe de manière implicite par l’évocation de la pail<strong>le</strong>. Lescitations, <strong>le</strong>s images <strong>et</strong> <strong>le</strong> vocabulaire empruntés à la Bib<strong>le</strong> <strong>son</strong>t localisés au début <strong>et</strong> à lafin du conduit. C<strong>et</strong>te répartition n’est certainement pas anodine <strong>et</strong> se comprend71 Henri de LUBAC, Exégèse médiéva<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s quatre sens de l’écriture, Paris, 1959 ; Gilbert DAHAN,L’exégèse chrétienne de la Bib<strong>le</strong> en Occident médiéval, Paris, 1999.213


parfaitement lorsqu’el<strong>le</strong> est replacée dans <strong>le</strong> contexte de la construction d’ensemb<strong>le</strong> dudiscours.Conduit Texte biblique Réf.O labilis sortis humane status.egreditur ut flos conteritur<strong>et</strong> labitur homo labori natus.f<strong>le</strong>ns oritur vivendo moritur.in prosperis luxu dissolviturquasi flos egreditur <strong>et</strong> conteritur <strong>et</strong> fugit velut umbra <strong>et</strong>numquam in eodem statu perman<strong>et</strong>.homo ad laborem nascitur<strong>et</strong> ibi dissipavit substantiam suam vivendo luxurioseJb 14, 2Jb 5, 7Lc 15, 13cum flatibus fortune quatitur.lux subito mentis extinguitur.Ha moriens vita luxu sopita ;nos inficis fellitis condita.Quid igitur aura te popularis.quid dignitas. quid generositasextu<strong>le</strong>rit ut gravius labaris.in laqueos quos tendis laberis.dum crapulis scortisque traheris.<strong>et</strong> luxibus opum quas congerisillicite miser immoreris.Dum effugis fecundam paupertatem;pre c<strong>et</strong>eris ditari niteris.sed laberis in summam egestatem.cum opibus mavis diffluerequam modicis honeste vivere.quod questibus fedis efficeredum satagis amans distrahere.vel autumans tibi sufficere.Hiis moriens christo sed vivis mundonon proficis vita sed deficis.qui proximi casu strides secundo.reatibus indignum afficis.<strong>et</strong> salibus amaris inficis.cui d<strong>et</strong>rahis quem fictis allicisblanditiis. vultuque simplicis.huic ballneum meroris conficis.Dum diffluis hac labe labiorum.dum solito sordescis. subito adveni<strong>et</strong>il<strong>le</strong> sanctus sanctorum.qui dupplices linguas dissici<strong>et</strong>.a pa<strong>le</strong>is grana deici<strong>et</strong>.<strong>et</strong> steri<strong>le</strong>s plantas effodi<strong>et</strong>.Ha miserum te nunc excipi<strong>et</strong>.<strong>et</strong> debitis penis te puni<strong>et</strong>.Ubi vermis eorum non moritur <strong>et</strong> ignis non extinguiturnonne lux impii extingu<strong>et</strong>ur nec sp<strong>le</strong>ndebit flammaignis eiushomo qui blandis fictisque sermonibus […]<strong>et</strong> procaci vultu blanditur dicens[…] blantitiis labiorum protraxit illumEt unguatur sanctus sanctorumpa<strong>le</strong>as autem combur<strong>et</strong> igni inextinguibiliMc 9, 43Jb 18, 5Pr 29, 5Pr 7, 13Pr 7, 21Dn 9, 24Mt 3, 12Le début d’un texte se doit en eff<strong>et</strong> de s’appuyer <strong>sur</strong> l’autorité du texte sacré. Lapremière strophe est <strong>le</strong> passage <strong>le</strong> plus métaphorique du conduit mais toutes <strong>le</strong>s images<strong>son</strong>t empruntées aux Écritures. Les trois strophes qui suivent reprennent <strong>le</strong>s thèmes214


suggérés par <strong>le</strong>s images <strong>et</strong> en développent <strong>le</strong> sens moral en relation directe avecl’auditoire. L’absence de référence biblique précise pendant tout ce passage s’expliquepeut-être par <strong>le</strong> désir d’une prise de paro<strong>le</strong> plus per<strong>son</strong>nel<strong>le</strong> <strong>et</strong> plus directe. Enfin, aumoment de l’évocation du Jugement dernier, <strong>le</strong> texte biblique sous-jacent refait <strong>son</strong>apparition pour donner un poids supplémentaire au discours. L’utilisation des citationscorrespond donc à une réel<strong>le</strong> stratégie de construction du texte, empruntant par certainsaspects aux méthodes propres à d’autres discours chargés de diffuser la paro<strong>le</strong> sacrée :la prédication d’une part, qui enseigne aux fidè<strong>le</strong>s comment se comporter en suivant lavoie tracée par <strong>le</strong> Christ <strong>et</strong> d’autre part l’exégèse <strong>et</strong> ses méthodes d’explication pluscodifiées.215


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Chapitre 10 :Quo vadis quo progrederisLes deux strophes de ce conduit 72 <strong>son</strong>t particulièrement longues <strong>et</strong> irrégulières.Composées de 16 vers, <strong>le</strong>s strophes s’organisent de la manière suivante :8a 7b 8a 7b 6b 6c 4c 4d 4d 6e 4e 4f 4f 6b 8f 6bC<strong>et</strong>te structure irrégulière n’est pas aussi comp<strong>le</strong>xe qu’il y paraît car la languelatine se construit de manière à rendre l’ensemb<strong>le</strong> plus clair <strong>et</strong> accessib<strong>le</strong>. Les jeuxverbaux <strong>son</strong>ores <strong>et</strong> rythmiques <strong>son</strong>t nombreux <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>tent assez faci<strong>le</strong>ment dedélimiter des blocs cohérents <strong>et</strong> de partager c<strong>et</strong> ensemb<strong>le</strong> en unités simp<strong>le</strong>s. Dès <strong>le</strong> début,<strong>le</strong>s quatre premiers vers forment un groupe homogène par la forme (vers de 7 ou 8syllabes alors que la suite se compose essentiel<strong>le</strong>ment de vers de 4 ou 6 syllabes), par<strong>le</strong>s <strong>son</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>s structures grammatica<strong>le</strong>s. Dans la première strophe, ce quatrain est unesuccession d’interrogations. Dans la deuxième, il s’agit d’une juxtaposition depropositions relatives. Dans <strong>le</strong>s deux cas, <strong>le</strong> texte fait apparaître de nombreusesrépétitions dues aux récurrences des constructions grammatica<strong>le</strong>s qui s’ajoutent auxas<strong>son</strong>ances internes :72 Voir volume d’annexes p. 489-491.217


Strophe 1, vers 1-4 Strophe 2, vers 1-4Quo vadis quo progrederisusque quo progres<strong>sur</strong>a.quo fugis cui me deserisquo usque deserturaSed tu quis es qui musitas.qui contra me gannire.qui contra [me] non hesitasiniuste superbire.Le parallélisme entre <strong>le</strong>s deux strophes se poursuit dans <strong>le</strong> développement qui succèdeau premier quatrain. L’analogie va bien plus loin que la simp<strong>le</strong> reprise de la structuredes vers <strong>et</strong> des rimes. La longueur <strong>et</strong> <strong>le</strong> rythme des mots <strong>son</strong>t strictement mis encorrespondance d’une strophe à l’autre. Le vers 5 des deux strophes se construitexactement <strong>sur</strong> <strong>le</strong> même modè<strong>le</strong> :Strophe 1, vers 5 Strophe 2, vers 5mens <strong>le</strong>vis mens duravas fumi vas ireDans <strong>le</strong>s deux cas, un nom monosyllabique est répété (mens ou vas) suivi d’adjectifs oude génitifs antithétiques. Les vers 6 <strong>et</strong> 7 <strong>son</strong>t identiques dans <strong>le</strong>s deux strophes : tecumdelibera / considera. Ces deux impératifs incitent <strong>le</strong> locuteur à la vigilance <strong>et</strong> au r<strong>et</strong>our<strong>sur</strong> soi. Le second verbe est <strong>le</strong> seul mot du vers. L’as<strong>son</strong>ance de la rime revient donctrès rapidement, donnant au groupe un rythme très dynamique qui correspond bien àl’ordre intimé à l’auditeur. Ces deux vers irréguliers <strong>son</strong>t suivis d’un autre distique,parfaitement régulier c<strong>et</strong>te fois puisque <strong>le</strong>s deux vers <strong>son</strong>t des quadrisyllabes, jouant duparallélisme grammatical <strong>et</strong> <strong>son</strong>ore :Strophe 1, vers 8 <strong>et</strong> 9 Strophe 2, vers 8 <strong>et</strong> 9quam facundumquam tumentemquam iocundum.quam f<strong>et</strong>entemCe dernier exemp<strong>le</strong> perm<strong>et</strong> de constater à quel point <strong>le</strong>s deux strophes de ce conduit<strong>son</strong>t volontairement parallè<strong>le</strong>s.Les deux vers qui terminent la strophe marquent l’accomplissement de ces jeuxde correspondances <strong>et</strong> d’échos entre <strong>le</strong>s deux strophes. Ici, <strong>le</strong>s <strong>son</strong>s, mais aussi <strong>le</strong> sens,se répondent par contraste ou similitude :218


Strophe 1, vers 15 <strong>et</strong> 16 Strophe 2, vers 15 <strong>et</strong> 16stultum christi delusistiiustum proditura.stulte feci quod adiecistulto subvenire.Le rythme des mots est identique (4+4, 2+4), eff<strong>et</strong> renforcé par la rime interne as<strong>son</strong>anteen –i dans <strong>le</strong>s deux cas (–isti, –eci) à l’hémistiche du premier vers. L’adjectif stultusintervient trois fois. Là où la première strophe joue de l’antithèse de deux adjectifsplacés en début de vers (stultus <strong>et</strong> iustus), la seconde reprend <strong>le</strong> premier, d’abordcomme adverbe (stulte) puis comme adjectif. La langue latine perm<strong>et</strong> en eff<strong>et</strong> de jouerde la répétition <strong>le</strong>xica<strong>le</strong> tout en variant <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> ne se privepas ici de c<strong>et</strong>te virtuosité <strong>et</strong> exploite complètement <strong>le</strong>s possibilités de c<strong>et</strong>te langue.L’étude du texte perm<strong>et</strong> de dégager clairement la structure globa<strong>le</strong> de lastrophe : <strong>le</strong>s quatre premiers vers forment l’exorde. Les questions insistantes <strong>et</strong> <strong>le</strong>srécurrences <strong>son</strong>ores <strong>son</strong>t une entrée en matière rhétorique qui a pour objectif de capterl’attention. L’alternance des vers (8 <strong>et</strong> 7 syllabes) <strong>et</strong> des rimes (abab) en fait une entitéclairement marquée pour l’oreil<strong>le</strong>. Les vers 5 à 14 <strong>son</strong>t un développement argumentatifde ce qui a été exposé en introduction. La structure des vers est différente desprécédents. Enfin, <strong>le</strong>s deux derniers vers agissent comme une conclusion qui reprendd’abord la structure de vers typique de l’introduction (8) puis du développement (6). Demême, la dernière rime de la strophe (b) rappel<strong>le</strong> <strong>le</strong> début. Ainsi, proditura, <strong>le</strong> derniermot de la strophe 1, fait écho à progres<strong>sur</strong>a (vers 2 ; on remarque éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> préfixecommun aux deux verbes). À la strophe 2, subvenire répond à superbire (vers 4).Aux cadres très rigoureux formés par <strong>le</strong> texte correspondent des figuresmélodiques qui valorisent <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s poétiques avec une efficacité <strong>et</strong> une simplicitérarement égalées dans <strong>le</strong>s conduits de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Comme <strong>le</strong>s deux strophes<strong>son</strong>t structurel<strong>le</strong>ment très proches, <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s musicaux appliqués au texte de la strophe 1se reproduisent généra<strong>le</strong>ment avec autant d’efficacité à la seconde strophe.La mélodie des quatre premiers vers se glisse dans la structure proposée par <strong>le</strong>texte (alternance des vers de 8 <strong>et</strong> de 7 syllabes ; rimes abab). Deux phrases <strong>son</strong>t en eff<strong>et</strong>répétées (ABAB), respectant parfaitement l’alternance des vers poétiques. La répartitiondes mots <strong>et</strong> de <strong>le</strong>urs <strong>son</strong>orités est éga<strong>le</strong>ment très clairement suivie par <strong>le</strong>s mouvementsmélodiques. Le texte des vers 1 <strong>et</strong> 2 se présente ainsi :219


quo vadis (3 syllabes)quo progrederis (5 syllabes)usque quo progres<strong>sur</strong>a (7 syllabes)vers 1vers 2La rime interne au vers 1 <strong>et</strong> la répétition du pronom interrogatif quo perm<strong>et</strong>tent d’iso<strong>le</strong>rtrois membres répartis <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s deux vers. L’accroissement progressif du nombre desyllabes (3, 5 puis 7) ainsi que l’évolution du sens des verbes <strong>et</strong> des temps utilisésménagent une progression dynamique. La mélodie souligne c<strong>et</strong>te gradation en ouvrant<strong>son</strong> ambitus étape par étape. La rime interne à la fin de quo vadis qui sépare <strong>le</strong>s deuxpremiers membres est chantée <strong>sur</strong> <strong>le</strong> même motif descendant que la rime fina<strong>le</strong> du vers.Le même motif descendant de quatre notes est entendu transposé à la quinte inférieure àla fin du distique :3 5 7Dans ces deux vers, <strong>le</strong> mode de sol est d’abord présenté dans sa partie supérieure. Lemotif descendant parcourt l’échel<strong>le</strong> du sol’ à la teneur, <strong>le</strong> ré. La transposition fina<strong>le</strong>perm<strong>et</strong> à la phrase de s’achever <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. En plus, d’être une mise en va<strong>le</strong>ur des <strong>son</strong>sdu texte, c<strong>et</strong>te phrase mélodique est une exposition parfaite du mode. Le si bémol quiapparaît à la fin du vers 2 peut s’expliquer par la transposition exacte des interval<strong>le</strong>s dumotif descendant. Il crée une ambiguïté entre <strong>le</strong> mode de sol <strong>et</strong> <strong>le</strong> mode de ré <strong>sur</strong> sol.C<strong>et</strong>te ambiva<strong>le</strong>nce de la cou<strong>le</strong>ur moda<strong>le</strong> se r<strong>et</strong>rouve à plusieurs moments du conduit.Aux deux vers suivants (3 <strong>et</strong> 4), <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités récurrentes <strong>son</strong>t identiques auxvers 1 <strong>et</strong> 2 (quo fugis cui me deseris), si bien que la répétition mélodique produit ànouveau l’eff<strong>et</strong> de mise en va<strong>le</strong>ur de la rime interne <strong>et</strong> <strong>le</strong>s con<strong>son</strong>ances de voyel<strong>le</strong>s :vers 1vers 3vers 2vers4220


Les syllabes des verbes fugis, deseris <strong>et</strong> desertura forment <strong>le</strong> même schéma enaugmentation que <strong>le</strong>s deux vers précédents. La figure correspondant aux vers 1 <strong>et</strong> 2 estdonc toujours valab<strong>le</strong>. L’expression usque quo du vers 2 devient quo usque au vers 4.C<strong>et</strong>te inversion des mots se fait entendre <strong>sur</strong> un dessin mélodique très simp<strong>le</strong> de tiercesascendantes successives qui se distingue du sty<strong>le</strong> très conjoint des autres dessinsmélodiques. Le chiasme littéraire est donc mis en évidence car il est placé <strong>sur</strong> des notesqui contrastent avec <strong>le</strong> reste <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tent <strong>le</strong> texte en avant. Ce début de conduit présentedonc une ouverture très claire, où <strong>le</strong>s questions rhétoriques du poème <strong>son</strong>t renforcéespar la présence de la musique. La fonction d’exorde de ce quatrain est accentuée par laprésentation du mode <strong>et</strong> <strong>le</strong>s répétitions judicieuses de motifs. Lorsque commence ladeuxième strophe de texte, ces deux phrases mélodiques <strong>son</strong>t réentendues. C<strong>et</strong>te fois,l’eff<strong>et</strong> est moins marqué car <strong>le</strong>s vers ne <strong>son</strong>t pas organisés comme à la strophe 1. Larépartition des groupes de mots ne correspond pas exactement <strong>et</strong> <strong>le</strong> motif descendant aumilieu de A ne tombe pas à la cé<strong>sur</strong>e rythmique du vers : Sed tu quis es qui musitas.Le vers cinq est une invocation aux locuteurs intervenants dans <strong>le</strong>s deuxstrophes. Mens pour la première <strong>et</strong> vas pour la seconde <strong>son</strong>t deux manières courantes dedésigner l’âme <strong>et</strong> <strong>le</strong> corps. Le conduit est donc un dialogue où chacune de ces deuxpuissances adresse à l’autre un certain nombre de reproches. Ces deux vers <strong>son</strong>t trèsstrictement parallè<strong>le</strong>s <strong>et</strong> la mélodie rend encore plus lisib<strong>le</strong> la figure en utilisant <strong>le</strong> mêmemotif <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s adjectifs ou génitifs.Les vers 6 <strong>et</strong> 7 <strong>son</strong>t communs aux deux strophes <strong>et</strong> commencent une phrase quise termine au vers 12. Les deux verbes à l’impératif delibera <strong>et</strong> considera rimant entreeux se terminent par un même mouvement mélodique très simp<strong>le</strong> qui valorise lacon<strong>son</strong>ance :propositions :Dans la strophe 1, <strong>le</strong> verbe à l’impératif considera est suivi des trois221


quam facundumtecum delibera consideraquam iocundumquanto dispendio de gaudio subduxistiLes deux propositions parallè<strong>le</strong>s (vers 8 <strong>et</strong> 9) <strong>son</strong>t chantées <strong>sur</strong> deux courtes phrasesidentiques. Le même dessin mélodique a été entendu au début du passage <strong>sur</strong> tecum :La troisième proposition, plus longue (vers 10, 11 <strong>et</strong> 12), est plus expansive. El<strong>le</strong>semb<strong>le</strong> commencer par <strong>le</strong> même motif transposé à la quarte supérieure, mais s’en écartepour allonger la phrase :vers 9 <strong>et</strong> 10Ce vers fait entendre la note la plus aiguë du conduit (si’ bémol). El<strong>le</strong> est donc un picd’intensité, préparé par <strong>le</strong>s vers précédents, comme une <strong>sur</strong>enchère aux deuxpropositions antérieures. La mélodie revient pourtant se terminer <strong>sur</strong> la teneur (ré), toutcomme <strong>le</strong>s deux vers précédents. Les deux vers qui complètent la proposition se posentsuccessivement <strong>sur</strong> do puis si bémol :vers 10 vers 11 vers 12Après <strong>le</strong> climax du vers 10, la mélodie descend par étapes, profitant de l’impulsion.L’ambitus occupé par ces trois vers est exceptionnel<strong>le</strong>ment large : il va du si’ bémol aufa, soit une onzième. C<strong>et</strong>te musique est donc destinée à être interprétée par deschanteurs à la voix agi<strong>le</strong> <strong>et</strong> au registre large.222


Les deux vers qui suivent (vers 13 <strong>et</strong> 14) terminent la partie centra<strong>le</strong> quicorrespond au développement. Une première cadence conclusive marque la fin de c<strong>et</strong>tearticulation du discours :vers 13 <strong>et</strong> 14Le début du vers 14 m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur la négation non au moyen du saut de quinteascendant qui suit. Le sens de la phrase <strong>et</strong> sa va<strong>le</strong>ur négative <strong>son</strong>t accentués par <strong>le</strong>dessin mélodique qui joue des hauteurs pour faire entendre <strong>le</strong>s mots nécessaires à labonne intelligibilité du texte.Les vers 15 <strong>et</strong> 16 forment la conclusion de la strophe. Ils se terminent tousdeux <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. Avec <strong>le</strong> vers 14 qui clôt <strong>le</strong> développement, il y a donc trois verssuccessifs qui s’achèvent <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>, ce qui annonce clairement la fin de la strophe. Laformu<strong>le</strong> cadentiel<strong>le</strong> du vers 16 est identique à cel<strong>le</strong> du vers 14 :vers 14 vers 15vers 16La fin du développement <strong>et</strong> la conclusion ultime <strong>son</strong>t donc identiques, tant par lamélodie que par la <strong>son</strong>orité des rimes (–tura). La structure très didactique de l’ensemb<strong>le</strong>du texte, obéissant à une architecture rhétorique ferme, est donc complétée par <strong>le</strong>smoyens mélodiques qui soulignent <strong>le</strong>s articulations des vers, des phrases <strong>et</strong> des parties.Ce conduit est une dispute du corps <strong>et</strong> de l’âme. Il n’est pas <strong>le</strong> seul essai de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong> genre du dialogue allégorique mis en musique 73 .L’opposition du corps <strong>et</strong> de l’âme est un thème évoqué à plusieurs reprises dans <strong>le</strong>sconduits moraux. Il apparaît dans plusieurs compositions sous forme d’un discours oud’une prise de paro<strong>le</strong>, mais rarement aussi évidemment sous la forme d’un dialogue.73 Notamment Aristippe quamvis sero (F, f°416), Crux de te volo conqueri (F, f°438), Quisquis cordis <strong>et</strong>oculi (F, f°437v).223


Dans Quo vadis quo progrederis, la paro<strong>le</strong> est distribuée entre <strong>le</strong>s deux locuteursallégoriques avec une grande équité. Le parallélisme frappant entre <strong>le</strong>s deux strophestémoigne du partage égalitaire alors que dans <strong>le</strong>s autres conduits <strong>sur</strong> <strong>le</strong> même suj<strong>et</strong>, c’estl’âme qui détient la paro<strong>le</strong> <strong>et</strong> qui accab<strong>le</strong> <strong>le</strong> corps de reproches 74 .L’intervention du corps commence par une suite de questions dont la premièrereprend l’interrogation des apôtres au Christ : Dicit ei Simon P<strong>et</strong>rus Domine quo vadisrespondit Iesus quo ego vado non potes me modo sequi sequeris autem postea (Jn 13,36). Tous <strong>le</strong>s verbes expriment <strong>le</strong> déplacement <strong>et</strong> la fuite vécue comme un abandon par<strong>le</strong> corps. L’accumulation des questions <strong>et</strong> l’eff<strong>et</strong> d’accroissement dirigent <strong>le</strong> discoursjusqu’au vers 5 où <strong>le</strong> mens est présenté comme la principa<strong>le</strong> puissance de l’âme. Dansun autre conduit, <strong>le</strong> mens est aussi présenté comme <strong>le</strong> siège des actes qui se détournentde la voie juste 75 . L’invitation au r<strong>et</strong>our <strong>sur</strong> soi qui apparaît dans <strong>le</strong>s deux strophes (vers6 <strong>et</strong> 7 : tecum delibera / considera) est, el<strong>le</strong> aussi, une formulation familière à plusieursconduits du <strong>Chancelier</strong>. La forme verba<strong>le</strong> impérative considera se r<strong>et</strong>rouve dans Ad cortuum revertere (n°3, début de la strophe 2) ou encore dans l’incipit de Homo considera(n°15).La réponse de l’âme (strophe 2) se place dans un rapport d’oppositiondia<strong>le</strong>ctique dès <strong>le</strong> début de la strophe :Sed tu quis es qui musitas.qui contra me gannire.qui contra [me] non hesitasLe ton <strong>et</strong> <strong>le</strong>s formes de la dispute <strong>son</strong>t ainsi clairement exprimés <strong>et</strong> l’auditeur sait, parces marques d’opposition, que <strong>le</strong> locuteur a changé. L’âme reproche au corps <strong>son</strong>orgueil. Alors qu’il n’est qu’un réceptac<strong>le</strong> (vas), <strong>le</strong> corps outrepasse <strong>son</strong> état en agissantsans considération. L’âme se voit obligée de dominer <strong>le</strong> corps par la contrainte. C<strong>et</strong>tedomination contrainte se trouve déjà formulée dans Homo natus ad laborem, où l’âmese plaint de ne pouvoir agir selon <strong>le</strong>s principes du Bien. La force du conduit Quo vadisquo progrederis est de présenter une forme synthétique <strong>et</strong> très organisée de l’oppositiondia<strong>le</strong>ctique traditionnel<strong>le</strong> entre <strong>le</strong> corps <strong>et</strong> l’âme.74 Voir analyse de Homo natus ad laborem/ tui status, n°1, p. 130.75 Voir <strong>le</strong> conduit O mens cogita, n°16, p. 273.224


Chapitre 11 :Homo qui semper morerisLa structure poétique de ce conduit 76 est très régulière <strong>et</strong> homogène. Les quatrestrophes du manuscrit F obéissent aux mêmes règ<strong>le</strong>s poétiques. Chacune comporte huitoctosyllabes. La forme est remarquab<strong>le</strong>ment équilibrée puisque <strong>le</strong> chiffre huit régit à lafois la longueur <strong>et</strong> <strong>le</strong> nombre des vers. Le schéma des rimes est identique pour toutes <strong>le</strong>sstrophes : ababaaab. La strophe est donc partagée par <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités des rimes en deuxquatrains (abab aaab), répartition que suivent <strong>le</strong>s groupements sémantiques <strong>et</strong>grammaticaux dans la plupart des cas. Les as<strong>son</strong>ances des rimes <strong>son</strong>t nouvel<strong>le</strong>s pourchaque strophe <strong>et</strong> variées <strong>sur</strong> l’ensemb<strong>le</strong> du conduit :Strophe 1 Strophe 2 Strophe 3 Strophe 4–eris–ilis–eat–io–ie–itas–ia–imeLes marques du discours oral <strong>son</strong>t particulièrement présentes dans ce conduit.La paro<strong>le</strong> au discours direct qui prend à partie l’auditoire <strong>sur</strong>vient dès l’incipit Homoqui semper moreris. C<strong>et</strong>te adresse est reprise aux vers suivants par l’anaphore dupronom qui. Tout <strong>le</strong> premier quatrain se rapporte à l’apostrophe initia<strong>le</strong>. Après c<strong>et</strong> appel76 Voir volume d’annexes p. 493-495.225


expressif, commence une succession de questions. L’accumulation des questions est unprocédé oratoire souvent utilisé dans <strong>le</strong>s conduits comme dans d’autres genres dediscours qui cherchent à atteindre <strong>et</strong> faire réagir un public. La deuxième strophefonctionne de la même manière. L’impératif dic, répété à deux reprises, prend l’Hommeà partie (Dic homo…dic). Le second quatrain se compose lui aussi d’une succession dequestions (quid… quid…). L’énonciation verba<strong>le</strong> à la deuxième per<strong>son</strong>ne du singulier nevarie pas d’un bout à l’autre du conduit. L’utilisation répétitive du pronom per<strong>son</strong>nelperm<strong>et</strong> d’insister <strong>sur</strong> l’auditeur destinataire des reproches formulés tout au long du texte.Les éléments poétiques caractéristiques du conduit moral <strong>son</strong>t ici tous rassemblés.Seu<strong>le</strong>s deux strophes musica<strong>le</strong>s accompagnent ces quatre strophes poétiques.Dans la source F, <strong>le</strong>s strophes 3 <strong>et</strong> 4 <strong>son</strong>t notées sans musique à la suite des portées desdeux strophes précédentes. On suppose donc que <strong>le</strong>s strophes 3 <strong>et</strong> 4 <strong>son</strong>t à chanter <strong>sur</strong> lamélodie des deux premières. Le manuscrit de Florence est la seu<strong>le</strong> source musica<strong>le</strong> pource conduit. Le manuscrit BnF fr. 146 du Roman de Fauvel ne nous transm<strong>et</strong> en eff<strong>et</strong> que<strong>le</strong>s strophes 1 <strong>et</strong> 3. L’unique strophe mélodique est complètement différente <strong>et</strong> <strong>le</strong> textefait l’obj<strong>et</strong> de quelques adaptations, notamment dans la désignation du destinataire desreproches. Le conduit commence effectivement par <strong>le</strong> vers « Fauvel qui iam moreris ».Une strophe n’apparaissant pas dans <strong>le</strong>s autres sources textuel<strong>le</strong>s est ajoutée :Homo quem humus genuitab humo nomen r<strong>et</strong>in<strong>et</strong>quem nutrix humus tenuit<strong>et</strong> in humum post desin<strong>et</strong>.quid ergo tibi placuiterrare cum non decuit ?hoc cor meum r<strong>et</strong>inuit<strong>et</strong> in presenti r<strong>et</strong>in<strong>et</strong>. 77C<strong>et</strong>te strophe est très probab<strong>le</strong>ment postérieure à la composition de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>. Cependant, <strong>le</strong> jeu de mots entre homo <strong>et</strong> humus n’est pas sans rappe<strong>le</strong>rd’autres conduits du même auteur, par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> refrain du conduit Cum sit omnis carofenum (n°18) :Terram teris terram geris<strong>et</strong> in terram reverterisquid de terra sumeris 7877 Traduction : « Homme que la terre engendra, ton nom garde de c<strong>et</strong>te terre, ce que tient la terrenourricière <strong>et</strong> qui se termine dans la terre. Pourquoi donc te parait-il bon à toi-même de te tromperalors que rien ne convient ? Tout cela, mon cœur <strong>le</strong> r<strong>et</strong>enait <strong>et</strong> pour <strong>le</strong> moment <strong>le</strong> r<strong>et</strong>ient. »78 Voir analyse p. 299.226


Les deux strophes mélodiques <strong>son</strong>t pourvues de mélismes conséquents, <strong>sur</strong> lapremière syllabe mais éga<strong>le</strong>ment tout au long du texte :Strophe 1 Strophe 2Homo qui semper morerisDic homo res instabilis.qui diffluis cotidie.dic universa vanitas.qui scis quod heri fueristu cum non sis mutabilismalus <strong>et</strong> peior hodie.sed ipsa mutabilitas.cur oculos non aperis.quid te pulvis sic stabilis.quid vite viam deseris.ac si res esses stabilis.<strong>et</strong> ebrius efficerisquid te di<strong>le</strong>ctat fragilisinanis fumo glorie.carnis <strong>et</strong> vite vilitas.Les mélismes longs de plus de huit notes (<strong>sur</strong>lignés en gris) ou de 4 à 8 notes (en gras)<strong>son</strong>t plus nombreux dans la première strophe. Les courts mélismes de 3 ou 4 notes(syllabes soulignées) <strong>son</strong>t répartis en proportions éga<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s deux strophes.Le mélisme introductif présente très clairement <strong>le</strong> mode de sol :antécédentconséquentIl se compose de deux parties inéga<strong>le</strong>s, l’une se reposant <strong>sur</strong> une cadence ouverte (fa) <strong>et</strong>l’autre <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>, créant une relation de type antécédent-conséquent. Les motifsdescendants successifs dans la première partie forment une gradatio de deux termes. Ledernier est repris dans la deuxième partie (encadré en pointillés ci-dessus).Le mélisme final de c<strong>et</strong>te même strophe, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mot glorie empruntesensib<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> même traj<strong>et</strong> mélodique, perm<strong>et</strong>tant ainsi d’introduire <strong>et</strong> de conclure lastrophe 1 en écho, de manière simp<strong>le</strong> <strong>et</strong> claire :Mélisme introductifMélismeconclusif227


Ces mélismes ont une fonction structurel<strong>le</strong> importante. Ils perm<strong>et</strong>tent de présenter <strong>le</strong>mode <strong>et</strong> matérialisent par <strong>le</strong>s <strong>son</strong>s <strong>le</strong>s limites de la première strophe. Les enjeux <strong>son</strong>tdifférents lorsque <strong>sur</strong>vient la seconde strophe. La va<strong>le</strong>ur structurel<strong>le</strong> disparaît au profitd’une fonction plus proprement ornementa<strong>le</strong>. En eff<strong>et</strong>, la cauda du début de la secondestrophe présente une mélodie qui n’est qu’un long ornement autour de la quarte dumode, <strong>le</strong> do :Strophe 2vers 1Le do se repose <strong>sur</strong> <strong>le</strong> ré, la teneur du mode, <strong>sur</strong> <strong>le</strong> deuxième mot du vers, homo. Cemouvement du do au ré se r<strong>et</strong>rouve au vers suivant, alors même que <strong>le</strong> texte joue <strong>sur</strong>l’anaphore de l’impératif dic. Le vers 2 résume <strong>le</strong> précédent puisqu’on y r<strong>et</strong>rouve <strong>le</strong>même aspect statique <strong>et</strong> la montée au fa identique à cel<strong>le</strong> du mélisme. Ces deux versforment une entité à la fois textuel<strong>le</strong> par l’anaphore du verbe <strong>et</strong> mélodique par laressemblance du matériau. Ainsi, l’Homme (homo) <strong>et</strong> la vanité (universa vanitas)apparaissent comme deux concepts de va<strong>le</strong>ur éga<strong>le</strong>, idée que <strong>le</strong> conduit ne cesse dedévelopper. À la fin de la strophe, un système similaire est mis en place pour montrer lacorrespondance entre la chair (carnis) <strong>et</strong> la vulgarité (vilitas) :Strophe 2, vers 8Le court mélisme <strong>sur</strong> carnis commence par un motif de broderie <strong>sur</strong> do <strong>et</strong> ré puis s<strong>et</strong>ermine vers l’aigu (mouvement ouvert). Le mot vilitas commence de la même manièremais rejoint la fina<strong>le</strong> sol (cadence close). Les deux mots <strong>son</strong>t séparés par un courtpassage mélodique dans un registre plus grave, autour de la fina<strong>le</strong>.D’autres mélismes viennent f<strong>le</strong>urir <strong>le</strong> texte en cours de strophes. Dans lapremière, <strong>le</strong> cinquième vers commence par une p<strong>et</strong>ite cauda <strong>sur</strong> l’adverbe interrogatifcur. Ce mélisme, en plus de m<strong>et</strong>tre en va<strong>le</strong>ur la démarche inquisitrice du poète, perm<strong>et</strong>228


de délimiter <strong>le</strong>s deux quatrains qui composent la strophe. Il est immédiatement suivi,dans <strong>le</strong> même vers, d’un autre mélisme <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mot aperis qui marque une progressionvers l’aigu.Dans la strophe 2, <strong>le</strong> seul mélisme conséquent interne à la strophe est placé audébut du vers 7, encore une fois pour marquer l’interrogation, <strong>sur</strong> l’adverbe quid lors desa répétition (vers 5 : quid te pulvis… ; vers 7 : quid te de<strong>le</strong>ctat…). Le mélisme perm<strong>et</strong>de concrétiser l’eff<strong>et</strong> d’accumulation de la répétition. Il fait écho à la cauda introductivede c<strong>et</strong>te strophe 2, placée <strong>sur</strong> l’impératif dic. Les deux commencent <strong>et</strong> s’achèvent <strong>sur</strong> lamême note, <strong>le</strong> do, mais <strong>le</strong> premier explore la partie supérieure du mode tandis que <strong>le</strong>second rejoint la fina<strong>le</strong> par des mouvements descendants :Strophe 2,vers 7De plus, dic <strong>et</strong> quid <strong>son</strong>t, du point de vue <strong>son</strong>ore, parfaitement équiva<strong>le</strong>nt, quid étant <strong>le</strong>palindrome de dic. L’unité <strong>son</strong>ore de la strophe <strong>et</strong> sa cohérence structurel<strong>le</strong> <strong>son</strong>tas<strong>sur</strong>ées ici par la répartition <strong>et</strong> la tournure des mélismes. Le rô<strong>le</strong> <strong>et</strong> l’importance descaudae dans ce conduit peuvent donc se comprendre selon différents niveauxd’interprétation qui répondent à des impératifs multip<strong>le</strong>s : m<strong>et</strong>tre en va<strong>le</strong>url’interrogation, la répétition, uniformiser <strong>le</strong> discours <strong>et</strong> clarifier sa structure.Les mélismes de longueur moyenne <strong>son</strong>t éga<strong>le</strong>ment utilisés comme marqueurs<strong>son</strong>ores pour faire entendre <strong>le</strong>s rimes. En eff<strong>et</strong>, toutes <strong>le</strong>s fins de vers de la strophe 1<strong>son</strong>t ornées d’un motif descendant de trois à six notes <strong>sur</strong> la syllabe pénultième ouantépénultième :vers1 vers2 vers 3 vers 4vers 5 vers 6 vers 7Les vers se terminent soit <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> (vers 1, 4 <strong>et</strong> 7) ou <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s notes de la triade dumode (si : vers 2 <strong>et</strong> 3 ; ré : vers 5). Seul <strong>le</strong> vers 6 se termine <strong>sur</strong> un la <strong>et</strong> non <strong>sur</strong> une desnotes de la triade sol-si-ré. La rime de ce sixième vers est la seu<strong>le</strong> exception aux229


as<strong>son</strong>ances alternées du schéma : abab aaab. La différence de cadence mélodique estdonc un moyen d’appuyer c<strong>et</strong>te variation du texte <strong>et</strong> de donner un relief particulier à cevers. Il est en eff<strong>et</strong> <strong>le</strong> deuxième élément d’une succession de vers interrogatifs (vers 5 :cur ? ; vers 6 : quid ?). Le vers précédent a été marqué par deux mélismes, <strong>sur</strong> lapremière <strong>et</strong> la pénultième syllabes, qui ont progressivement conduit <strong>le</strong> registre versl’aigu. Le vers 6 est donc une ultime <strong>sur</strong>enchère, comme <strong>le</strong> montre aussi l’utilisationdes hauteurs. L’octave du mode (sol’) y est en eff<strong>et</strong> atteinte pour la première fois dans<strong>le</strong> conduit.vers 6Le sol’ <strong>sur</strong>vient deux fois consécutives dans un motif ascendant répétitif de trois notesdont l’intensité est encore renforcée par l’allitération du texte (quid vite viam deseris)qui rappel<strong>le</strong> la célèbre formu<strong>le</strong> de l’Évangi<strong>le</strong> de Jean : Ego sum via <strong>et</strong> veritas <strong>et</strong> via 79 .Après ce pic d’intensité, la strophe peut s’acheminer vers la conclusion. Le vers 7reprend approximativement <strong>le</strong> vers 6 mais <strong>le</strong> transpose à la tierce inférieure <strong>et</strong> s’achève<strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. Le dernier vers de la strophe 1 est une succession de motif tournant autourde la fina<strong>le</strong>.La strophe 2 marque el<strong>le</strong> aussi la rupture de l’alternance des rimes des vers 5 <strong>et</strong>6 de manière très évidente :quid te pulvis sic stabilis.ac si res esses stabilis.La rime riche formée par la répétition du mot stabilis insiste <strong>sur</strong> la subtilité du schémades rimes tout en servant <strong>le</strong>s intensions moralisatrices du poète. Celui-ci expliquejustement que la stabilité <strong>et</strong> la solidité manquent à l’Homme. La répétition appuyée dumot stabilis est un eff<strong>et</strong> pour renforcer <strong>le</strong> sens <strong>et</strong> accab<strong>le</strong>r l’Homme de c<strong>et</strong>te absence destabilité. Le sens du mot est d’autant plus fort que <strong>son</strong> antonyme instabilis apparaît à larime du vers 1 <strong>et</strong> que des termes antithétiques <strong>son</strong>t utilisés avec insistance dans <strong>le</strong>s versprécédents (strophe 2, vers 3 <strong>et</strong> 4) :tu cum non sis mutabilissed ipsa mutabilitas.79 Jn 14, 6.230


L’opposition est d’autant plus signifiante que la négation non du vers 3 est chantée <strong>sur</strong>la note la plus aiguë du conduit, un la’ :Strophe 2 vers 3Aux vers 5 <strong>et</strong> 6, <strong>le</strong>s deux occurrences de stabilis correspondent à deux cadences ; l’uneouverte puis l’autre close ce qui continue de m<strong>et</strong>tre ces deux termes en écho <strong>et</strong> de lier <strong>le</strong>distique :Strophe 2vers 5 ouvert vers 6closLa rime interne entre pulvis <strong>et</strong> stabilis est soulignée par la mélodie qui emprunte uncourt mélisme descendant <strong>sur</strong> la première syllabe de ces deux mots. Une fois encore, ce<strong>son</strong>t <strong>le</strong>s deux termes exprimant <strong>le</strong>s éléments contraires (la poussière instab<strong>le</strong> <strong>et</strong>l’impression de solidité que l’Homme a de lui-même) qui ressortent à l’audition grâceaux dessins mélodiques.Comme à la strophe 1, <strong>le</strong>s rimes de la strophe 2 <strong>son</strong>t toutes ornées d’un motifdescendant dont l’eff<strong>et</strong> s’ajoute aux récurrences <strong>son</strong>ores pour faire entendre la fin desvers <strong>et</strong> la structure poétique du texte. Les mots choisis constituent ainsi une tramecohérente qui résume l’idée forte de la strophe. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s rimes de la strophe 2<strong>son</strong>t : instabilis, vanitas, mutabilis, mutabilitas, pulvis (rime interne), stabilis (deux fois),fragilis, carnis (rime interne), vilitas. Les noms <strong>et</strong> adjectifs placés en fins de versconstituent une trame qui resserre l’attention de l’auditeur <strong>sur</strong> l’idée principa<strong>le</strong>, lui faireprendre conscience de <strong>son</strong> immense faib<strong>le</strong>sse.Le ton du texte est d’un pessimisme particulièrement marqué. Le mépris dumonde, thème souvent repris par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, est ici présenté selon sespositions <strong>le</strong>s plus sévères. Les éléments négatifs <strong>son</strong>t souvent aggravés, comme pouraccab<strong>le</strong>r davantage l’Homme de sa propre noirceur :tu cum non sis mutabilissed ipsa mutabilitas.231


Les indicateurs temporels s’accumu<strong>le</strong>nt dans <strong>le</strong> début de la première strophe :Homo qui semper morerisqui diffluis cotidie.qui scis quod heri fuerismalus <strong>et</strong> peior hodie.La condition mortel<strong>le</strong> de l’Homme est présentée à la fois dans sa dimension éternel<strong>le</strong> <strong>et</strong>irréversib<strong>le</strong> (vers 1 <strong>et</strong> 2), ainsi que dans un mouvement progressif qui ne va qu’ens’aggravant jour après jour (vers 3 <strong>et</strong> 4). La vision de la vie humaine ne perm<strong>et</strong> aucunespoir d’amélioration.L’Homme est seul responsab<strong>le</strong> de <strong>son</strong> malheur <strong>et</strong> de l’irréversibilité de sacondition déplorab<strong>le</strong>. Il n’est pas aveug<strong>le</strong> mais se refuse à ouvrir <strong>le</strong>s yeux (strophe 1 :cur oculos non aperis, strophe 3 : Non vides quod…). Il est ivre par sa faute (strophe 1 :ebrius). Toutes <strong>le</strong>s choses qui, pendant c<strong>et</strong>te vie, ont un prix, la chair, la gloire <strong>et</strong> larichesse, n’auront aucune incidence lors du Jugement. Tout cela n’est que pail<strong>le</strong> (fenumcarnis, strophe 3), fumée (fumo glorie, strophe 1), chose de passage (nam res esttransitoria, strophe 3 ou Te brevis de<strong>le</strong>ctatio, strophe 4). Tous ces thèmes <strong>et</strong> ces images<strong>son</strong>t couramment développés par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>et</strong> dans <strong>le</strong>s textes re<strong>le</strong>vants de latradition du contemptus mundi. Ces lieux communs d’origine biblique pour la plupart<strong>son</strong>t si connus que seu<strong>le</strong> l’évocation d’un mot peut faire apparaître un réseau decitations bibliques <strong>et</strong> de textes qui développent <strong>le</strong> thème du mépris du monde. Dansd’autres conduits, <strong>Philippe</strong> joue avec ces réseaux, <strong>le</strong>s développe <strong>et</strong> <strong>le</strong>s entrecroise 80 . Ici,il s’en tient à l’allusion.Aucune vision eschatologique positive ne vient éclaircir la fin du texte <strong>et</strong>donner l’espoir d’une amélioration possib<strong>le</strong>. Le Jugement dernier est évoqué en fin deconduit, comme c’est très souvent <strong>le</strong> cas chez <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Élément originalde ce poème, <strong>le</strong> Jugement n’est pas seu<strong>le</strong>ment une menace ou un terme annoncé. Ilsemb<strong>le</strong> aussi que l’enjeu en soit déjà fixé, à la défaveur de l’Homme, bien entendu : hacdie peremptoria (strophe 3). Le Jugement dernier apparaît comme un commerce dans<strong>le</strong>quel l’Homme est <strong>le</strong> pire des marchands (mercator pessime) car il se fourvoie <strong>sur</strong> lamarchandise qu’il traite (turpi mercimonio, strophe 4). L’unique référence scripturairedéveloppée <strong>sur</strong>vient à la fin de la dernière strophe <strong>et</strong> s’intègre dans c<strong>et</strong>te métaphore ducommerce. Il s’agit du passage de la Genèse narrant <strong>le</strong> marchandage d’Esaü <strong>et</strong> de Jacob80 Voir par exemp<strong>le</strong> l’analyse de Cum sit omnis caro fenum (n°18), p. 300.232


qui négocient la nourriture <strong>et</strong> <strong>le</strong> droit d’aînesse 81 . Il s’agit encore une fois d’un exemp<strong>le</strong>de marché inique. Par c<strong>et</strong>te importante présence du commerce <strong>et</strong> de ses agents, <strong>le</strong>smercatores, <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> se fait observateur sévère de la société 82 . Les va<strong>le</strong>ursde ces mauvais marchands critiqués dans <strong>le</strong> conduit <strong>son</strong>t éga<strong>le</strong>ment cel<strong>le</strong>s d’unenouvel<strong>le</strong> société urbaine dans laquel<strong>le</strong> la nob<strong>le</strong>sse (sit nobilis vel sordeat, strophe 4)devient moins uti<strong>le</strong> pour accéder au pouvoir que la richesse (hoc dives vel egeat, strophe4). Ce conduit sait donc parfaitement mê<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s lieux communs hérités des âgesmonastiques, voués à la déploration intemporel<strong>le</strong> de la condition humaine, avec <strong>le</strong>sconditions de vie contemporaine <strong>et</strong> <strong>le</strong>s préoccupations nouvel<strong>le</strong>s d’un certain milieuparisien.81 Gn, 25, 29-34 : Da mihi de coctione hac rufa […]<strong>et</strong> sic accepto pane <strong>et</strong> <strong>le</strong>ntis edulio comedit <strong>et</strong> bibit.En échange d’un bol de <strong>le</strong>ntil<strong>le</strong>s, Jacob obtient <strong>le</strong> droit d’aînesse de <strong>son</strong> frère Esaü.82 On r<strong>et</strong>rouve aussi des références au monde du commerce <strong>et</strong> des marchands dans <strong>le</strong> conduit Quid ultratibi facere, n°4, voir analyse p. 167.233


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Chapitre 12 :Bonum est confidereLe conduit Bonum est confidere 83 se compose de trois strophes poétiquesirrégulières : 19 vers pour la première, 20 pour la seconde, 15 pour la troisième.L’organisation interne (longueur des vers <strong>et</strong> rimes) est el<strong>le</strong> aussi suj<strong>et</strong>te à des variationsqu’aucune logique structurel<strong>le</strong> apparente ne semb<strong>le</strong> rég<strong>le</strong>menter :Strophe 1 : 19 vers 7a 8b 7a 8b 8c 8c 4d 4d 4d 8d 7a 7e 7e 4f 4f 7a 7g 7g 7aStrophe 2 : 20 vers 7a 7b 7a 4c 4c 7b 7d 7d 8e 8e 7f 7f 7g 7h 7h 7g 7i 4j 4j 7iStrophe 3 : 15 vers 8a 8a 7b 7b 7c 7c 8d 8d 8e 8e 8f 8g 8f 8f 8gLes vers peuvent être heptasyllabiques (il y en a 27 <strong>sur</strong> l’ensemb<strong>le</strong> du poème) ouoctosyllabiques (18). Dans la première strophe, c<strong>et</strong>te alternance de vers de sept <strong>et</strong> huitsyllabes est variée par l’utilisation de vers beaucoup plus courts, des quadrisyllabes. Lesheptasyllabes <strong>son</strong>t fortement majoritaires dans <strong>le</strong>s deux premières strophes alors que <strong>le</strong>soctosyllabes prennent très clairement <strong>le</strong> dessus dans la troisième. C<strong>et</strong> allongementglobal de la longueur des vers à la troisième strophe peut ainsi compenser <strong>le</strong> fait qu’el<strong>le</strong>soit plus courte que <strong>le</strong>s deux précédentes (15 vers au lieu de 19). En terme de durée, oude nombre total de syllabes, c<strong>et</strong>te dernière strophe n’est pas très écourtée par rapport83 Voir volume d’annexes p. 497-500.235


aux deux autres. De même, <strong>le</strong> langage mélodique y est plus mélismatique, ce qui estencore un moyen d’allonger sa durée. La généralisation des octosyllabes à la fin duconduit instal<strong>le</strong> une certaine régularité. C<strong>et</strong> apaisement souligne un changement de tondans <strong>le</strong> texte par l’évocation des Béatitudes (O beatus, beati qui). Ces quelquesconsidérations montrent que la structure, tout irrégulière qu’el<strong>le</strong> soit, n’en est pas pourautant dénuée d’une organisation qui se fonde <strong>sur</strong> des critères liés à la perception del’ensemb<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> temps <strong>et</strong> s’adapte au sens du texte.L’enchaînement des rimes est assez déroutant. Le poète semb<strong>le</strong> avoir recherchéla richesse <strong>et</strong> la variété <strong>son</strong>ore, comme en témoigne <strong>le</strong> nombre important desterminai<strong>son</strong>s différentes pour chaque strophe (entre 7 <strong>et</strong> 8 <strong>son</strong>orités). Rimes suivies <strong>et</strong>embrassées se mê<strong>le</strong>nt <strong>et</strong> délimitent soup<strong>le</strong>ment des blocs de deux, trois ou quatre vers :Strophe 1 Strophe 2 Strophe 3–ere–ino–ere–ino–entia–entia–cipis–cipis–cipis–cipis–ere–atum–atum–acta–acta–ere–uum–uum–ereulo–itus–ulo–atur–atur–itus–entium–entium–ali–ali–issimo–issimo–erit–eam–eam–erit–ea–abit–abit–ea–orde–orde–inat–inat–ata–ata–iunt–iunt–ino–ino–icant–ibus–icant–icant–ibusDans la première strophe, la rime –ere du verbe à l’infinitif réapparaît régulièrement,balisant ainsi <strong>le</strong> flot du texte par un repère fixe : confidere, ponere, aggere, corrigere,vescere. Si <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités des autres rimes <strong>son</strong>t variées, certaines <strong>son</strong>t tout de mêmesuffisamment proches pour que l’oreil<strong>le</strong> <strong>le</strong>s m<strong>et</strong>te en relation. De c<strong>et</strong>te manière, <strong>le</strong>srimes –entia <strong>et</strong> –atum <strong>son</strong>t un écho légèrement déformé des rimes –acta <strong>et</strong> –uumquelques vers plus loin. Il est éga<strong>le</strong>ment remarquab<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s microstructures en rimes236


croisées se placent de manière privilégiée au début ou à la fin de la strophe. La partiecentra<strong>le</strong> est plus simp<strong>le</strong>ment composée de rimes suivies, comme pour ne pas saturerl’oreil<strong>le</strong> au moment où el<strong>le</strong> risque de se perdre. De ce point de vue aussi, la dernièrestrophe se distingue des deux précédentes par sa plus grande régularité puisque <strong>le</strong>s deuxtiers des rimes <strong>son</strong>t suivies deux à deux. L’apparition d’un schéma plus comp<strong>le</strong>xe à lafin de la strophe <strong>et</strong> en conclusion du conduit montre combien <strong>le</strong> jeu des rimes <strong>et</strong> <strong>le</strong>miroitement des <strong>son</strong>s <strong>son</strong>t savamment utilisés pour livrer à l’oreil<strong>le</strong> matière à jouer <strong>et</strong> àcogiter. Les passages <strong>le</strong>s plus importants du point de vue rhétorique (introductions <strong>et</strong>conclusions des strophes, transitions) <strong>son</strong>t ainsi signalés <strong>et</strong> mis en relief par <strong>le</strong> jeulittéraire.C<strong>et</strong>te organisation formel<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>son</strong>ore savante si l’on considère sa globalité, estsouvent justifiée dans <strong>le</strong> détail par des eff<strong>et</strong>s poétiques à p<strong>et</strong>ite échel<strong>le</strong>, souvent <strong>sur</strong> deuxvers successifs. L’enchaînement des rimes <strong>et</strong> des rythmes perm<strong>et</strong> de constituer desp<strong>et</strong>ites unités de deux, trois ou quatre vers, fortement cohérentes tant du point de vue du<strong>son</strong> que de celui du sens. Le premier quatrain donne l’exemp<strong>le</strong> d’un parallélisme parfait :Bonum est confidere in dominorum dominoBonum est spem pon ere in spei nostre terminoL’anaphore de Bonum est <strong>et</strong> <strong>le</strong>s similitudes du rythme (même nombre de syllabes entredomino <strong>et</strong> termino) <strong>et</strong> des <strong>son</strong>s instal<strong>le</strong>nt dès l’ouverture un cadre temporel <strong>et</strong> <strong>son</strong>orestab<strong>le</strong>, ras<strong>sur</strong>ant. Les jeux <strong>son</strong>ores internes aux vers ou agissant d’un vers à l’autres’ajoutent aux miroitements <strong>son</strong>ores déjà mis en place par <strong>le</strong>s éléments traditionnels dela poésie rythmique (rime <strong>et</strong> rythme). Le texte biblique cité dans c<strong>et</strong> incipit, <strong>le</strong> psaume117, 8-9, ne peut échapper à l’auditeur :bonum est confidere in Domino quam confidere in hominebonum est sperare in Domino quam sperare in principibusLes transformations appliquées au texte du conduit ont pour eff<strong>et</strong> d’accentuer <strong>le</strong>parallélisme déjà présent dans <strong>le</strong> psaume. La plénitude qui se dégage de ces quelquesvers convient parfaitement à l’idée de confiance prônée par <strong>le</strong> texte. La soliditéinébranlab<strong>le</strong> de la foi est placée en exergue comme pour mieux combattre <strong>le</strong>s erreursque <strong>le</strong>s Hommes comm<strong>et</strong>tent dans <strong>le</strong>urs actes.237


La figure de l’anaphore est utilisée à plusieurs reprises dans <strong>le</strong> courant dupoème mais el<strong>le</strong> peut produire différents eff<strong>et</strong>s. Dans l’exemp<strong>le</strong> ci-dessus, el<strong>le</strong> apporteun cadre <strong>et</strong> une stabilité au discours. Dans d’autres cas, l’anaphore cherche plutôt àprovoquer la saturation par l’accumulation. Dans la deuxième strophe par exemp<strong>le</strong>, larépétition de la conjonction ubi suivie d’un mot de deux syllabes (locus, stridor <strong>et</strong> pena)perm<strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre en va<strong>le</strong>ur l’énumération des châtiments infernaux donc de rendre <strong>le</strong>passage plus édifiant :ubi locus f<strong>le</strong>ntiumubi stridor dentium.ubi pena gehennaliLa lassitude de la répétition est cependant évitée car <strong>le</strong> troisième vers utilise une rimedifférente des deux précédents <strong>et</strong> comporte huit syllabes au lieu de sept. Le sens <strong>et</strong>l’eff<strong>et</strong> de l’accumulation anaphorique <strong>son</strong>t renforcés par c<strong>et</strong>te figure d’accroissementdonnant plus de poids au dernier mot gehennali. Quelques vers plus loin, c’est l’usagerépété du superlatif, ajouté à l’anaphore, qui crée l’hyperbo<strong>le</strong> :in die novissimo.in die gravissimo.La langue poétique fait donc un usage abondant de ces figures décrites dans <strong>le</strong>s artespo<strong>et</strong>icae 84 . Loin d’être une série d’ornements gratuits, <strong>le</strong>s colores du texte produisentdes eff<strong>et</strong>s <strong>son</strong>ores uti<strong>le</strong>s à l’édification de l’auditeur. Ainsi entendu, <strong>le</strong> message formulépar <strong>le</strong> poète est organisé en un système <strong>son</strong>ore qui procure <strong>le</strong> plaisir par sa variété <strong>et</strong> sasubtilité. Ajoutée à un texte d’une tel<strong>le</strong> virtuosité, la mélodie est, pour sa part, bienmoins flamboyante en apparence. El<strong>le</strong> est en mode de ré authente <strong>et</strong> se construit à partirde formu<strong>le</strong>s mélodiques assez communes <strong>sur</strong> l’ambitus de l’octave. Pourtant, l’écrituremélodique n’en est pas moins virtuose à sa façon, dans sa capacité à servir <strong>le</strong> texte.La longueur du texte, <strong>son</strong> irrégularité structurel<strong>le</strong> <strong>et</strong> sa richesse <strong>son</strong>orereprésentent certainement une difficulté pour l’invention mélodique. En eff<strong>et</strong>, <strong>le</strong>sprocédés mélodiques <strong>son</strong>t renouvelés pour servir au mieux <strong>le</strong>s intentions siremarquab<strong>le</strong>s du texte. La mélodie s’adapte donc aux inf<strong>le</strong>xions de la langue poétiquepar <strong>le</strong> déploiement d’un sty<strong>le</strong> relativement syllabique <strong>et</strong> l’adéquation constante desphrases musica<strong>le</strong>s aux vers. Les deux premières strophes <strong>son</strong>t principa<strong>le</strong>ment84 Voir partie III, p. 330.238


syllabiques <strong>et</strong> <strong>le</strong>s monnayages n’excèdent que très rarement trois notes. En revanche, <strong>le</strong>langage mélodique de la troisième strophe est plus f<strong>le</strong>uri, compensant ainsi <strong>le</strong> fait quec<strong>et</strong>te strophe comporte moins de vers que <strong>le</strong>s deux autres.D’un point de vue rhétorique, <strong>le</strong> début d’un discours, quel qu’il soit, doit placerl’auditeur dans de bonnes dispositions d’écoute <strong>et</strong> de compréhension. Pour ce faire, ilconvient d’utiliser un langage clair <strong>et</strong> d’annoncer <strong>le</strong>s éléments qui encadreront la suitedu discours. Dans <strong>le</strong> cas d’une pièce musica<strong>le</strong>, la modalité est l’un des principauxvecteurs par <strong>le</strong>quel s’organise <strong>le</strong> « discours » mélodique. Il est donc judicieux, dansc<strong>et</strong>te perspective, d’énoncer clairement <strong>le</strong> cadre modal de la composition dès <strong>son</strong>introduction. La première moitié de c<strong>et</strong>te strophe s’organise entièrement autour desnotes principa<strong>le</strong>s du mode, c’est-à-dire la fina<strong>le</strong> ré <strong>et</strong> <strong>le</strong>s notes de sa triade, fa <strong>et</strong> la. Lesquatre premiers vers exploitent la quinte descendante la-ré <strong>et</strong> se terminent <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> :La même phrase mélodique est répétée deux fois pour se conformer à la structure dutexte (l’anaphore de bonum est <strong>et</strong> la structure alternée 7a 8b 7a 8b), mais aussi pourlaisser <strong>le</strong> temps à l’oreil<strong>le</strong> de s’imprégner du cadre modal. Les verbes à l’infinitif(confidere <strong>et</strong> ponere) <strong>son</strong>t placés <strong>sur</strong> une cadence <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> que l’on r<strong>et</strong>rouve demanière presque identique à la fin des vers 2 <strong>et</strong> 4. Les rimes <strong>son</strong>t ainsi clairementdistinctes par l’appui d’une cadence <strong>sur</strong> la note principa<strong>le</strong> du mode. La ressemblance<strong>son</strong>ore <strong>et</strong> l’identité rythmique des deux derniers mots des vers 2 <strong>et</strong> 4 (domino <strong>et</strong> termino)<strong>son</strong>t soulignées par la broderie de la fina<strong>le</strong>. La notation musica<strong>le</strong> insiste en utilisant uneponctuation placée avant <strong>le</strong> mot. La redondance <strong>son</strong>ore du deuxième vers : dominorumdomino <strong>et</strong> <strong>le</strong> jeu d’alternance des voyel<strong>le</strong>s à l’intérieur du mot (dominorum domino <strong>et</strong> auvers 4 spei nostre termino) <strong>son</strong>t inscrits dans un dessin mélodique de forme symétrique,ascendant <strong>sur</strong> <strong>le</strong> premier o <strong>et</strong> descendant <strong>sur</strong> <strong>le</strong> second. La broderie fina<strong>le</strong> apparaîtcomme une simplification du dessin mélodie énoncé juste avant :239


Après ce quatrain introductif, la mélodie se construit à partir d’un matériaupresque minimaliste <strong>et</strong> souvent redondant. Le vers 5 se compose d’un mouvementmélodique très simp<strong>le</strong> qui tourne autour du fa. La mélodie du vers 6 s’élargit <strong>sur</strong> laquarte la-ré’ <strong>et</strong> exploite la partie supérieure de l’échel<strong>le</strong>. L’élargissement du registre sefait de manière abrupte <strong>sur</strong> <strong>le</strong> dernier mot du vers, c<strong>le</strong>mentia, se reposant <strong>sur</strong> unecadence ouverte, la première du conduit. Les trois quadrisyllabes qui suivent ne formentqu’une seu<strong>le</strong> phrase composée de trois éléments équiva<strong>le</strong>nts par la tail<strong>le</strong> mais organisésen forme de gradation par la hauteur des notes, aboutissant encore une fois <strong>sur</strong> la quintedu mode :Vers 7-8-9L’intention poétique qui est de faire de ces trois vers un ensemb<strong>le</strong> cohérent estparfaitement rendue par la phrase mélodique. Le motif central de c<strong>et</strong>te progression quel’on entend au vers 8 est inspiré du début du vers 5. Le vers 10 quant à lui, reprend unebonne partie du matériel mélodique du vers 6, notamment <strong>le</strong> saut de quinte ascendant :v.5 v.6v.7 v.8 v.9v.10Les vers 5 à 10 forment donc un groupe pourvu d’une forte cohérence mélodique par larépétition de motifs de part <strong>et</strong> d’autre du passage. Il s’agit éga<strong>le</strong>ment d’une seu<strong>le</strong> <strong>et</strong>même phrase poétique. Le compositeur suit donc <strong>le</strong>s groupes que lui dicte lacompréhension du texte.Les vers 11 à 13 <strong>son</strong>t eux aussi très savamment organisés. Le vers 11 reprendla broderie déjà entendue plusieurs fois, au premier vers puis au vers 3 (bonum est).C<strong>et</strong>te allusion mélodique au début se complète de la reprise <strong>son</strong>ore de la rime –ere(aggere) que l’on r<strong>et</strong>rouve à des moments importants de la strophe. Les deux vers240


suivants reprennent la broderie, mais en la transposant au degré inférieur <strong>et</strong> enl’allongeant à chacune de ses apparitions (encadrés dans l’exemp<strong>le</strong>) :v.11 v.12 v.13Le vers final de ce terc<strong>et</strong> (vers 13) est identique aux vers 8 <strong>et</strong> 9 réunis, eux-mêmeséléments mélodiques d’une progression tripartite. Il faut aussi signa<strong>le</strong>r que <strong>le</strong>s motsaggere <strong>et</strong> exaggeras <strong>son</strong>t placés <strong>sur</strong> des motifs mélodiques identiques <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s syllabescommunes de l’annominatio (encadrés en pointillés dans l’exemp<strong>le</strong>). La constructionmélodique globa<strong>le</strong> des trois vers perm<strong>et</strong> donc éga<strong>le</strong>ment de faire un sort à une figurepoétique de répétition <strong>son</strong>ore ponctuel<strong>le</strong> du texte.Les deux courts vers suivants (14 <strong>et</strong> 15) <strong>son</strong>t l’exacte transposition au degréinférieur d’un motif descendant dans la partie supérieure de l’octave du mode,préalab<strong>le</strong>ment entendu à la fin des vers 6 <strong>et</strong> 10. Ce procédé m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur <strong>le</strong> parallélismede ces deux quadrisyllabes :vers 14-15De la même manière <strong>le</strong>s vers 17 <strong>et</strong> 18, entités poétiques fortes par <strong>le</strong> rythmedes mots <strong>et</strong> <strong>le</strong>s parallélismes des <strong>son</strong>s (in labore manuum / <strong>et</strong> sudore vultuum), <strong>son</strong>tplacés <strong>sur</strong> une proposition mélodique, transposée à la quarte inférieure :v.17 v.18La modification mélodique de la transposition peut s’expliquer par la fonction moda<strong>le</strong>des notes qui font <strong>le</strong>s cadences. Le repos <strong>sur</strong> la sous-fina<strong>le</strong> s’avère plus fonctionnel qu<strong>et</strong>oute autre note (en l’occurrence un si bémol si <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> de la transposition avait étérespecté) dans <strong>le</strong> contexte de c<strong>et</strong> avant-dernier vers. La sous-fina<strong>le</strong> amorce ainsinaturel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> repos attendu <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. Pourtant, ce n’est pas <strong>sur</strong> un ré que s<strong>et</strong>ermine la strophe. Si la fina<strong>le</strong> est amenée par <strong>le</strong> mouvement mélodique du vers 19, el<strong>le</strong>est évitée <strong>sur</strong> la dernière syllabe qui termine <strong>sur</strong> mi :241


vers 19L’enchaînement de la première à la seconde strophe se fait sans séparation claire (nicadence ni cauda), donnant au conduit l’allure d’un ensemb<strong>le</strong> continu.Dans la première strophe, <strong>le</strong>s mouvements mélodiques se conforment auxstructures du texte, à la longueur des vers <strong>et</strong> aux figures des mots. La deuxième stropheprend certaines libertés vis-à-vis de ces repères <strong>et</strong> il arrive que la mélodie habil<strong>le</strong> d’uneseu<strong>le</strong> phrase mélodique plusieurs vers du poème. C’est ce qui se passe au début de lastrophe. Les six premiers vers <strong>son</strong>t répartis <strong>sur</strong> deux phrases mélodiques, ponctuées dedeux cadences ouvertes, l’une à la fin du vers 2 <strong>et</strong> l’autre à la fin du vers 6. Ces deuxcadences <strong>son</strong>t identiques à l’exception de la note <strong>sur</strong> laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong>s terminent, <strong>le</strong> la ou <strong>le</strong>sol :v.1 v.2v.3 v.4 v.5 v.6Par ce mouvement cadentiel identique, la rime commune aux mots spiritus <strong>et</strong> gemitusest mise en va<strong>le</strong>ur. En revanche, la rime entre ergastulo <strong>et</strong> vinculo est plus effacéepuisque dans <strong>le</strong>s deux cas, la phrase mélodique se poursuit <strong>sur</strong> <strong>le</strong> vers suivant. L’oreil<strong>le</strong>entend plus volontiers l’enchaînement des vers 3 <strong>et</strong> 4 <strong>et</strong> la redondance <strong>son</strong>ore de lapremière syllabe de vinculo <strong>et</strong> de vinciatur. De même, <strong>le</strong>s deux quadrisyllabes parallè<strong>le</strong>s(vinciatur / <strong>et</strong> trahatur) ne <strong>son</strong>t pas traduits par une figure de répétition comme on l’aobservé dans <strong>le</strong> même cas à la strophe précédente. Au contraire, ils <strong>son</strong>t placés <strong>sur</strong> desdessins mélodiques contraires <strong>et</strong> complémentaires. Le premier est une ascension de sol àdo tandis que <strong>le</strong> second est une descente <strong>sur</strong> un motif de tierces qui se poursuit au verssuivant. La mélodie de ces cinq premiers vers semb<strong>le</strong> donc se montrer moins sensib<strong>le</strong> autexte, ou du moins souligne ses eff<strong>et</strong>s avec des moyens différents <strong>et</strong> plus discr<strong>et</strong>s. Peutêtreest-ce pour mieux m<strong>et</strong>tre en va<strong>le</strong>ur <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s ménagés aux vers suivants, dont <strong>le</strong>texte se distingue par ses figures imposantes.242


En eff<strong>et</strong>, l’anaphore de ubi des vers 7 à 9 est mise en musique non par la stricterépétition mélodique, mais par la variation d’un motif ascendant à partir du la. Ce jeu nese limite pas aux trois vers concernés par l’anaphore puisqu’il est poursuivi au vers 10 :vers 7vers 8vers 9vers 10Chaque vers débute par une proposition différente de quatre notes, m<strong>et</strong>tant ainsi enva<strong>le</strong>ur la richesse des <strong>son</strong>orités des noms de deux syllabes qui suivent ubi : locus,stridor, pena. Chaque vers se termine <strong>sur</strong> une cadence différente. Il y a donc un cadrepoétique <strong>et</strong> mélodique strict – l’anaphore de ubi <strong>et</strong> <strong>le</strong> mouvement ascendant quicommence chaque vers à partir de la – mais il y a aussi <strong>le</strong> souci de la variation <strong>et</strong> durenouvel<strong>le</strong>ment des <strong>son</strong>orités du texte <strong>et</strong> de la mélodie.Pour <strong>le</strong>s deux vers suivants (11 <strong>et</strong> 12), eux aussi parfaitement parallè<strong>le</strong>s (in dienovissimo / in die gravissimo), <strong>le</strong> procédé est différent puisque <strong>le</strong> motif est répété àl’identique sauf à la cadence. Ce même motif sera à nouveau exploité quelques versaprès.vers 11-12Plus loin (vers 18 <strong>et</strong> 19), la redondance <strong>son</strong>ore de deux verbes separabit <strong>et</strong> congregabitest traduite mélodiquement par la transposition au degré inférieur d’un mouvementmélodique descendant :vers 18-19Ce procédé de transposition a déjà été utilisé dans la première strophe pour <strong>le</strong>s vers 13<strong>et</strong> 14. La mise en musique des nombreuses figures de la deuxième strophe n’est doncnul<strong>le</strong>ment systématique. Chaque figure du texte est l’occasion de faire preuve d’une243


invention mélodique adaptée mais renouvelée. Il arrive éga<strong>le</strong>ment que certains eff<strong>et</strong>s<strong>son</strong>ores du texte ne soient pas du tout re<strong>le</strong>vés par la mélodie. Par exemp<strong>le</strong> à la fin de ladeuxième strophe, la rime interne aux vers 16, 17 <strong>et</strong> 20 (que fructum, sic granum <strong>et</strong>triticum) ne fait l’obj<strong>et</strong> d’aucun travail mélodique remarquab<strong>le</strong>.La troisième strophe est la plus mélismatique des trois. El<strong>le</strong> est éga<strong>le</strong>ment cel<strong>le</strong>dont <strong>le</strong> texte présente la plus grande régularité formel<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> est aussi, du point de vuedu sens, une strophe apaisée. Le premier mélisme forme une p<strong>et</strong>ite cauda <strong>sur</strong>l’interjection O, la première du conduit. Peut-être la va<strong>le</strong>ur exclamative de c<strong>et</strong>teinterjection justifie-t-el<strong>le</strong> l’intervention d’un mélisme alors que <strong>le</strong>s autres strophes en<strong>son</strong>t dépourvues. Le mélisme tourne autour du fa, dessin mélodique que poursuit <strong>le</strong>début du texte <strong>sur</strong> <strong>le</strong> mot beati. Le p<strong>et</strong>it mélisme <strong>sur</strong> qui au début du vers 6 reprend <strong>le</strong>même motif, c<strong>et</strong>te fois pour marquer une transition dans la structure musica<strong>le</strong>, tout enpoursuivant la phrase commencée au début de la strophe. Le relatif qui se rapporte auxbeati :vers 1vers 6La phrase mélodique qui commence au vers 6 emprunte un traj<strong>et</strong> mélodiquesensib<strong>le</strong>ment identique au début de la strophe. La reprise du mélisme introductif n’esten eff<strong>et</strong> pas <strong>le</strong> seul point commun entre ces deux passages. Les vers 1 à 5 <strong>et</strong> 6 à 8 dec<strong>et</strong>te troisième strophe composent en eff<strong>et</strong> deux parties au matériau équiva<strong>le</strong>nt, séparéespar l’unique cadence conclusive <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> à la fin du vers 5.Une rupture intervient au début du vers 9 où la note la plus aiguë du conduit estatteinte <strong>sur</strong> la première syllabe (<strong>et</strong> confidunt). Le saut d’octave <strong>et</strong> l’ouverture du registrevers l’aigu apportent une nouveauté ainsi qu’un regain d’intensité, à un moment où <strong>le</strong>texte joue avec <strong>le</strong>s redondances des terminai<strong>son</strong>s verba<strong>le</strong>s (custodiunt, sitiunt, e<strong>sur</strong>iunt<strong>et</strong> confidunt) avant d’entamer une <strong>le</strong>nte progression vers la cadence fina<strong>le</strong>. Le texte misen va<strong>le</strong>ur par ce pic <strong>son</strong>ore (<strong>et</strong> confidunt in domino) est proche de l’incipit du conduit(Bonum est confidere), citation scripturaire qui donne <strong>son</strong> sens à l’ensemb<strong>le</strong> de la pièce.Le r<strong>et</strong>our à l’idée de départ dans la dernière partie de la dernière strophe est trèsclairement souligné <strong>et</strong> séparé des vers qui précèdent par la respiration mélodique244


imposée par <strong>le</strong> saut d’octave entre <strong>le</strong>s vers 8 <strong>et</strong> 9. L’intention rhétorique de la structuredu texte est donc prise en compte par la mélodie. En revanche, certaines figures <strong>son</strong>oresponctuel<strong>le</strong>s ne <strong>son</strong>t pas reprises par <strong>le</strong> travail mélodique, comme si, à ce stade du texte,il n’était plus uti<strong>le</strong> de souligner la virtuosité de la langue, mais d’appuyer <strong>le</strong> sensprofond du texte <strong>et</strong> de préparer la conclusion.La conclusion mélodique prend l’allure d’une pérorai<strong>son</strong> musica<strong>le</strong>, puisque <strong>le</strong>conduit s’achève par une florai<strong>son</strong> mélismatique que <strong>le</strong> reste des strophes n’a pasconnue :Les motifs descendants des notes conjointes se succèdent <strong>et</strong> donnent à c<strong>et</strong>te fin uneallure plus spectaculaire, comme pour charmer l’oreil<strong>le</strong> <strong>et</strong> laisser la voix s’éteindre <strong>sur</strong>une impression jubilatoire.La structure irrégulière du texte <strong>et</strong> l’originalité de la mélodie pour chaquestrophe font de ce conduit un ensemb<strong>le</strong> long <strong>et</strong> comp<strong>le</strong>xe. L’analyse a montré <strong>le</strong>s diversaspects de l’élaboration musica<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong>s spécificités propres à chacune. Chaque strophepeut être comprise comme un paragraphe qui aborde un thème. Les thèmes <strong>son</strong>t bienentendu liés entre eux par une idée généra<strong>le</strong> : l’immoralité des Hommes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s moyensqu’ils doivent m<strong>et</strong>tre en œuvre pour emprunter <strong>le</strong> chemin du Salut. Il est possib<strong>le</strong> dem<strong>et</strong>tre en relation <strong>le</strong>s thèmes abordés, <strong>le</strong>ur fonction dans <strong>le</strong>s étapes du discours duconduit avec <strong>le</strong>s spécificités du traitement de la mélodie :Strophe1Strophe2Strophe3Mise en accusation desHommes qui, par vanité,cherchent la protection despuissants <strong>et</strong> non cel<strong>le</strong> de Dieu.Vision de l’âme enfin séparéedu corps <strong>et</strong> <strong>le</strong> Jugement dernier.Valorisation du sacerdoce <strong>et</strong> dela prédication sous laformulation des Béatitudes.Introduction <strong>et</strong>constat. Niveaumoral.Ce qui va arriver.Niveauanagogique.L’exemp<strong>le</strong> àsuivre, la voie duSalut.Sty<strong>le</strong> mélodique simp<strong>le</strong>, centré autourdes notes importantes du modeclairement présenté dès <strong>le</strong> début. Lesjeux du texte <strong>son</strong>t encadrés par lamélodieTraitement plus libre du texte <strong>et</strong>focalisation <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s figures <strong>le</strong>s plusédifiantes, comme cel<strong>le</strong> évoquant <strong>le</strong>ssupplices des damnés.Sty<strong>le</strong> mélodique plus f<strong>le</strong>uri.Le discours est construit de manière à ce que l’enseignement du conduit soitparfaitement clair : il faut abandonner l’état d’inconscience <strong>et</strong> de péché décrit à lapremière strophe pour rejoindre <strong>le</strong> nombre des bienheureux qui vivent <strong>et</strong> agissent pour245


la foi. L’évocation du Jugement dernier (die gravissimo) <strong>et</strong> la crainte qu’il doit inspirerservent à déc<strong>le</strong>ncher la transformation espérée par l’auteur. Les figures <strong>et</strong> la descriptiondes châtiments infernaux dressent un tab<strong>le</strong>au impressionnant de ce qui attend ceux quine changent pas de voie. La démarche de conversion est donc parfaitement exposéeavec sa situation de départ, <strong>son</strong> élément déc<strong>le</strong>ncheur (la crainte du Jugement dernier) <strong>et</strong>l’idéal à atteindre. Le traj<strong>et</strong> à parcourir montre la supériorité de ceux qui ont fait <strong>le</strong>choix du sacerdoce, ceux qui ont <strong>le</strong> « cœur pur » (mundo corde, strophe 3). Quelspeuvent être <strong>le</strong> public <strong>et</strong> la cib<strong>le</strong> d’un tel conduit ? Dès la première strophe, l’utilisationrhétorique de la deuxième per<strong>son</strong>ne (par exemp<strong>le</strong> : te decipis <strong>et</strong> excipis, strophe 1, vers8 <strong>et</strong> 9), désigne un auditoire laïc mais proche du pouvoir. Les courtisans des puissantsde ce monde se méprennent <strong>sur</strong> la nature du pouvoir <strong>et</strong> des intérêts à <strong>le</strong> fréquenter. Ils s<strong>et</strong>rompent de roi <strong>et</strong> s’en rem<strong>et</strong>tent au mauvais pouvoir. À ceux-là, <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> oppose,dans toute la troisième strophe, l’attitude des c<strong>le</strong>rcs dont lui-même fait partie.L’auditoire peut donc aussi se composer de ceux qui <strong>son</strong>t félicités à la fin du texte, carils ont fait <strong>le</strong> bon choix dans la voie du Salut. Le texte nous laisse imaginer un auditoiremixte de laïcs <strong>et</strong> de c<strong>le</strong>rcs : ceux qu’il faut convaincre <strong>et</strong> ceux qu’il faut encourager.L’évocation fina<strong>le</strong> des prédicateurs (strophe 3, vers 14 : <strong>et</strong> verbum dei predicant)comme ultime exemp<strong>le</strong> de ceux qui savent résister aux multip<strong>le</strong>s tentations montre dansquel contexte idéologique <strong>et</strong> religieux <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> compose. Depuis Pierre <strong>le</strong>Chantre, la prédication est désignée comme l’activité la plus é<strong>le</strong>vée du travaild’explication du texte biblique, l’achèvement <strong>et</strong> <strong>le</strong> but des études, après la <strong>le</strong>ctio <strong>et</strong> ladisputatio 85 . Le conduit Bonum est confidere prend place dans un contexte où laprédication est un enjeu central de la pastora<strong>le</strong> <strong>et</strong> participe lui-même de c<strong>et</strong>te grandeentreprise. C’est ce que <strong>Philippe</strong> démontre en évoquant l’exemp<strong>le</strong> du prédicateur enguise de conclusion. Par ce conduit, il fait lui-même œuvre uti<strong>le</strong>, se positionne du côtédes « cœurs purs » <strong>et</strong> agit lui-même en faveur de l’éducation des fidè<strong>le</strong>s tout enencourageant ses auditeurs à faire de même.D’une certaine manière, c’est toute la dernière strophe qui est à la gloire desprédicateurs. En eff<strong>et</strong>, l’évocation récurrente des Béatitudes rappel<strong>le</strong> <strong>le</strong> Sermon <strong>sur</strong> laMontagne, discours fondateur prononcé par <strong>le</strong> Christ (Mt 5, 1-12) :85 Voir partie I, présentation historique p. 18.246


Conduit strophe 3 Texte biblique RéférenceO beati mundo cordequos peccati tersa sordevitium non inquinat.scelus non examinat.nec arguunt peccata.beati mundo corde quoniam ipsi Deum videbuntqui te diligunt <strong>et</strong> custodiunt mandata tuabeati qui custodiunt iudicium <strong>et</strong> faciunt iustitiamMt 5, 8Ne 1, 5Ps 105, 3qui domini mandatacustodiunt <strong>et</strong> sitiunt.beati qui scrutantur testimonia […] tu mandasti mandata tua Ps 118, 2-4custodire nimisbeati qui e<strong>sur</strong>iunt.<strong>et</strong> confidunt in domino.nec cogitant de crastino.beati qui non implicantse curis temporalibus.qui ta<strong>le</strong>ntum multiplicant.<strong>et</strong> verbum dei predicantomissis secularibus.beati qui custodiunt vias measbeati qui e<strong>sur</strong>iunt <strong>et</strong> sitiunt iustitiambeati omnes qui confidunt in eoParabo<strong>le</strong> des ta<strong>le</strong>ntsPr 8, 32Mt 5, 6Ps 2, 13Mt 25On remarque que <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> ne s’en tient pas exclusivement aux citations desBéatitudes tel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t formulées dans l’Évangi<strong>le</strong> de Matthieu. Il <strong>le</strong>s rapproched’autres passages bibliques utilisant <strong>le</strong>s mêmes mots. Il fait ainsi usage d’un réseauintertextuel biblique plus large qui mê<strong>le</strong> Ancien <strong>et</strong> Nouveau Testament.C<strong>et</strong>te aptitude à manier un large réseau de citations transparaît à d’autresmoments du conduit. Les quatre premiers vers citent <strong>le</strong> début des vers du psaume 117,8-9 :bonum est confidere in Domino quam confidere in hominebonum est sperare in Domino quam sperare in principibusLes princes mentionnés à la fin du vers<strong>et</strong> 9 <strong>son</strong>t évoqués dans <strong>le</strong> conduit immédiatementaprès <strong>le</strong>s quatre vers introductifs : qui de regum potentia non de dei c<strong>le</strong>mentia spemconcipis. En outre, d’autres passages psalmiques commençant par la formu<strong>le</strong> bonum estpeuvent être évoqués <strong>et</strong> approfondissent <strong>le</strong>s relations du texte du conduit avec celui dela Bib<strong>le</strong> :- Psaume 72, 28 : bonum est ponere in Domino Deo spem meam <strong>et</strong> adnuntiemomnes praedicationes tuas. Ce passage préfigure la prédication du Christ que l’onr<strong>et</strong>rouve à la strophe 3.- Psaume 91, 2 : Bonum est confiteri Domino <strong>et</strong> psal<strong>le</strong>re nomini tuo qui estutilisé par la liturgie.247


L’intertextualité biblique réapparaît à la fin de la strophe 1 :Conduit fin strophe 1 Texte biblique Référencein labore manuum<strong>et</strong> sudore vultuumpane tuo vescere.labores manuum tuarum quia : manducabis beatus esin sudore vultus tui vesceris panePs 127, 2Gn 3, 19Le texte biblique sous-tend éga<strong>le</strong>ment toute la deuxième strophe :Conduit strophe 2 Texte biblique RéférenceCarnis ab ergastuloliber eat spiritus.quo peccati vinculovinciatur <strong>et</strong> trahaturad inferni gemitus.ubi locus f<strong>le</strong>ntiumubi stridor dentium.ubi pena gehennaliaffliguntur omnes maliin die novissimo.in die gravissimo.quando iudex veneritut trictur<strong>et</strong> aream.<strong>et</strong> extirp<strong>et</strong> vineamque fructum non fecerit.sic granum a pa<strong>le</strong>a.separabit. congregabittriticum in horrea.ad locum F<strong>le</strong>ntium<strong>et</strong> vocatum est nomen loci illius F<strong>le</strong>ntium sive Lacrimarumillic erit f<strong>le</strong>tus <strong>et</strong> stridor dentium (fin de la parabo<strong>le</strong> desta<strong>le</strong>nts, aussi citée à la strophe 3)in die novissimoCuius ventilabrum in manu sua <strong>et</strong> permundabit aream suam<strong>et</strong> congregabit triticum in horreum pa<strong>le</strong>as.<strong>et</strong> congregabuntur ante eum omnes gentes <strong>et</strong> separabit eos.Jg 2, 1Jg 2, 5Mt 25, 30Pr 31, 25 ouIs 30, 6Mt 3, 12Mt 25, 32Le texte biblique est utilisé à des moments clé de la structure du conduit : dansl’introduction ou la conclusion de la strophe, comme c’est <strong>le</strong> cas dans la strophe 1, ainsiqu’aux passages <strong>le</strong>s plus spectaculaires pour donner plus de force au propos, commedans la strophe 2. La strophe 3 est cel<strong>le</strong> qui montre la voie du Salut ; il n’est donc pasétonnant d’y trouver une très grande proportion de mots empruntés directement à laBib<strong>le</strong>. C’est une manière d’accroître la va<strong>le</strong>ur « salutaire » de c<strong>et</strong>te strophe fina<strong>le</strong>. Lescitations constituent donc une trame <strong>le</strong>xica<strong>le</strong>, thématique <strong>et</strong> structurel<strong>le</strong> <strong>sur</strong> laquel<strong>le</strong>l’argumentation mora<strong>le</strong> du poète peut se greffer. Le conduit Bonum est confidere sesitue dans une démarche discursive identique à cel<strong>le</strong> d’un sermon, au sens où la citation<strong>et</strong> <strong>le</strong> texte d’autorité ne <strong>son</strong>t pas une illustration ou un ornement savant, mais bien <strong>le</strong>cadre à partir duquel <strong>le</strong> texte se développe, sa source d’inspiration tout autant que lajustification de la pensée.248


Chapitre 13 :Homo vide que pro te patiorCe conduit 86 est transmis par de nombreuses sources. La première strophesemb<strong>le</strong> avoir connu de plus grandes faveurs car <strong>le</strong>s sources om<strong>et</strong>tent souvent <strong>le</strong>ssuivantes. La source musica<strong>le</strong> de Rome (Santa Sabina, XIV L3) est la plus complète d<strong>et</strong>outes car c’est la seu<strong>le</strong> à rapporter la mélodie des trois strophes. Une autre versiontextuel<strong>le</strong> a circulé dans <strong>le</strong>s sources poétiques, mais l’autorité de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong><strong>sur</strong> ces transformations est assez douteuse d’autant que certains manuscrits (Chartres <strong>et</strong>Karlsruhe) indiquent <strong>le</strong> nom de Bernard de Clairvaux comme auteur de ce texte. C<strong>et</strong>teversion est éditée par <strong>le</strong>s Ana<strong>le</strong>cta Hymnica 87 . La p<strong>et</strong>ite col<strong>le</strong>ction du couventdominicain de Sainte-Sabine n’est pas attribuée à <strong>Philippe</strong>, mais il est assez simp<strong>le</strong> demontrer l’autorité du <strong>Chancelier</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s huit compositions qu’el<strong>le</strong> rassemb<strong>le</strong> car el<strong>le</strong>s<strong>son</strong>t toutes concordantes avec des sources qui lui <strong>son</strong>t attribuées 88 .86 Voir volume d’annexes p. 501-502.87 AH 21, 18.88 Heinrich HUSMANN, « Ein Faszikel Notre-Dame Kompositionen auf Texte des Pariser Kanz<strong>le</strong>rs Philippin einer dominikaner Handschrift (Rom, Santa Sabina XIV L3) », Archiv für Musikwissenschaft, XXIV(1967), p. 1-23. Pour des considérations codicologiques <strong>et</strong> liturgiques <strong>sur</strong> l’ensemb<strong>le</strong> du manuscrit,voir Gisbert SÖLCH, « Cod. XIV L3 saec. XIII des dominikanischen Ordensarchivs in Rom ein neuerZeuge frühdominikanischer Liturgieentwicklung », Ephemerides Liturgicae, LIV (1940), p. 165-181.249


Le succès de la première strophe se me<strong>sur</strong>e par sa diffusion jusqu’à la fin duXVI e sièc<strong>le</strong>. Le texte est utilisé par certains compositeurs tels Jan P. Sweelinck dans sesCantiones Sacrae <strong>et</strong> <strong>sur</strong>tout par Roland de Lassus. Le mot<strong>et</strong> latin qui termine <strong>le</strong> cyc<strong>le</strong>des madrigaux italiens des Lagrime di San Pi<strong>et</strong>ro est bien <strong>le</strong> texte de la première strophede ce conduit Vide homo quae pro te patior. Le saut temporel est si important que <strong>le</strong>sspécialistes du compositeur flamand ne semb<strong>le</strong>nt pas avoir identifier la provenance dece texte 89 . Les Lagrime di San Pi<strong>et</strong>ro <strong>son</strong>t la dernière composition de Roland de Lassusavant sa mort <strong>et</strong> la position fina<strong>le</strong> du mot<strong>et</strong> donne à c<strong>et</strong>te pièce une va<strong>le</strong>ur testamentairehautement symbolique.Les strophes 2 <strong>et</strong> 3 <strong>son</strong>t très proches par <strong>le</strong>s thèmes, <strong>le</strong> vocabulaire <strong>et</strong> laconstruction du discours d’autres conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> exposant<strong>le</strong>s principes du mépris du monde. Le début de la strophe 2 ressemb<strong>le</strong> à s’y méprendreau début du conduit Cum sit omnis caro fenum (n°18) :Homo vide que pro te patior, strophe 2 Cum sit omnis caro fenum, strophe 1Cum sit omnis caro fenumHomo vide quid es <strong>et</strong> quid eris<strong>et</strong> post fenum fiat cenum.flos es s<strong>et</strong> cras favilla cinerishomo quid extol<strong>le</strong>risvas sordidum ut quid extol<strong>le</strong>riscerne quid es <strong>et</strong> quid erismodo flos es sed verterisin favillam cyneris.Les trois strophes de Homo vide <strong>son</strong>t régulièrement composées de huitdécasyllabes. Ce type de vers particulièrement long n’est que rarement utilisé par<strong>Philippe</strong> dans ses conduits. Ici, la cé<strong>sur</strong>e est invariab<strong>le</strong>ment placée après la quatrièmesyllabe, ce qui décompose <strong>le</strong>s vers selon <strong>le</strong> rythme 4+6. Il n’y a, dans chaque strophe,qu’une seu<strong>le</strong> terminai<strong>son</strong> pour la rime : –ior dans la strophe 1, –eris dans la strophe 2 <strong>et</strong>–era dans la strophe 3. Les eff<strong>et</strong>s de redondances <strong>son</strong>ores (similiter cadens) <strong>son</strong>t doncnombreux, d’autant que <strong>le</strong> poète accentue c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> à l’intérieur des vers, par des rimesinternes secondaires à la cé<strong>sur</strong>e ou à d’autres moments du vers. Ces réseaux de rimessecondaires peuvent <strong>sur</strong>venir de manière suivie, d’un vers <strong>sur</strong> l’autre ou au contraires’éta<strong>le</strong>r de part <strong>et</strong> d’autre de la strophe, à la même place dans <strong>le</strong> vers ou en décalage :89 Fritz JENSCH, « Orlando di Lassos Lagrime di San Pi<strong>et</strong>ro und ihr Text », Musik in Bayern, XXXII,(1986), p. 43-61.250


Strophe 1 Strophe 2 Strophe 3Homo vide que pro te patiorsi est dolor sicut quo cruciorAd te clamo qui pro te moriorVide penas quibus afficiorVide clavos quibus confodiorcum sit dolor tantus exteriorinterior planctus est graviortam ingratum te dum experior.Homo vide quid es <strong>et</strong> quid erisflos es s<strong>et</strong> cras favilla cinerisvas sordidum ut quid extol<strong>le</strong>rismundi gazas dimitte miserissumma p<strong>et</strong>ens deum timueris<strong>et</strong> mandata eius servaverisdum pauperis manum rep<strong>le</strong>veriscum e<strong>le</strong>ctis dei vocaberis.Homo vide que mundi sce<strong>le</strong>raquid sit mundus nichil in funeramundum linque m<strong>et</strong>um consideraad salutis semitam properaque sum passus pro te consideratam lateris clavorum vulneraquam aspera dulcius ponderapro me feres hanelans supera.L’avant-dernier vers de chaque strophe porte une rime interne identique à la <strong>son</strong>oritédes rimes fina<strong>le</strong>s (indiquées en caractères gras dans <strong>le</strong>s textes ci-dessus). Dans <strong>le</strong>sstrophes 1 <strong>et</strong> 2, c<strong>et</strong>te rime au placement stratégique est préparée dans <strong>le</strong>s vers quiprécèdent pour en accentuer l’eff<strong>et</strong>.Chaque strophe commence par la même exclamation Homo vide <strong>et</strong> n’utiliseque la deuxième per<strong>son</strong>ne du singulier <strong>et</strong> <strong>le</strong>s impératifs pour s’adresser à l’auditoire. Ils’agit d’un discours du Christ qui reproche aux Hommes <strong>le</strong>ur ingratitude.Le conduit est élaboré en mode de ré. La strophe musica<strong>le</strong> est principa<strong>le</strong>mentsyllabique <strong>et</strong> <strong>le</strong>s phrases mélodiques <strong>son</strong>t conformes aux vers poétiques. Les contoursmélodiques <strong>son</strong>t d’une grande simplicité. La musique se prête donc aisément à lacompréhension du discours à l’audition. El<strong>le</strong> souligne clairement <strong>le</strong>s articulations desvers longs du poème. Les cadences mélodiques, à la fin de chaque vers, concentrent <strong>le</strong>sornements <strong>et</strong> courts mélismes, alors que <strong>le</strong> début des vers est plus syllabique. À chaquecadence, <strong>le</strong>s mélismes de deux à quatre notes <strong>son</strong>t placés de manière irrégulière <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ssyllabes du dernier mot du vers. Ils n’ont donc pas à voir avec l’accentuation du motmais signa<strong>le</strong>nt pour l’oreil<strong>le</strong> <strong>le</strong> passage d’une unité poétique à la suivante :vers1 vers 2 vers 3 vers 4vers 5 vers 6 vers 7 vers 8251


Seuls deux vers se terminent <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> : <strong>le</strong> second <strong>et</strong> <strong>le</strong> dernier (signalés par la flèchedans l’exemp<strong>le</strong> ci-dessus). La cadence <strong>sur</strong> gravior (vers 7) se distingue de toutes <strong>le</strong>sautres par <strong>son</strong> syllabisme strict <strong>et</strong> ses interval<strong>le</strong>s larges (tierce puis quinte). Avantdernièrecadence de la strophe, el<strong>le</strong> rompt la succession régulière des rimes aux<strong>son</strong>orités identiques <strong>et</strong> chantées <strong>sur</strong> des motifs de même caractère. Ainsi, la dernièrecadence intervient après c<strong>et</strong> épisode mélodique plus dramatique. Son rô<strong>le</strong> conclusif s’entrouve as<strong>sur</strong>é.Les deux premiers vers du conduit <strong>son</strong>t liés par un mouvement de typeantécédent-conséquent. La première phrase reste en suspension autour de la quinte dumode tandis que la deuxième, commençant aussi en répétant <strong>le</strong> la, rejoint la fina<strong>le</strong>. C’estla seu<strong>le</strong> cadence conclusive que l’on rencontre au cours de la strophe. Ce distique estdonc une entité forte <strong>et</strong> expressive :vers 1 ouvert vers 2 closLa mélodie s’organise autour des notes de la triade ré-fa-la, c’est-à-dire la chaîne destierces à partir de la fina<strong>le</strong>. Les deux vers commencent par la répétition de la teneur, <strong>le</strong>la. Dans <strong>le</strong> premier vers, <strong>le</strong>s quatre syllabes de l’exclamation introductive (Homo vide)que l’on r<strong>et</strong>rouve aux trois strophes <strong>son</strong>t ainsi parfaitement intelligib<strong>le</strong>s. La tenuesuspensive fait ressortir <strong>le</strong>s mots de façon parfaitement claire pour l’auditeur à quin’échappe pas <strong>le</strong> caractère expressif <strong>et</strong> impératif de l’orateur qui <strong>le</strong> pointe du doigt.Après <strong>le</strong> groupe formé par <strong>le</strong>s deux premiers vers, <strong>le</strong> troisième se trouve lié auxvers 7 <strong>et</strong> 8 par un motif commun qui passe de la sous-fina<strong>le</strong> do à la fina<strong>le</strong> ré :vers 3vers 7vers 8252


Ce motif sert d’incipit aux vers 3 <strong>et</strong> 7 <strong>et</strong> de cadence au vers 8. Lorsque <strong>sur</strong>vient c<strong>et</strong>tedernière cadence qui clôt la strophe, <strong>son</strong> motif a donc déjà été entendu deux fois.Entre <strong>le</strong> vers 3 <strong>et</strong> <strong>le</strong>s derniers vers, <strong>le</strong> texte fait l’anaphore du verbe vide quirappel<strong>le</strong> l’incipit du conduit (Homo vide). C<strong>et</strong>te figure est reproduite mélodiquement parla transposition à la tierce supérieure du début de ces deux phrases. Les deux vers sepoursuivent ensuite <strong>sur</strong> <strong>le</strong> même motif à la même hauteur, mais se terminent par descadences différentes, chacun <strong>sur</strong> <strong>le</strong> degré du mode <strong>sur</strong> <strong>le</strong>quel il avait commencé :vers 4vers 5L’eff<strong>et</strong> produit par la correspondance des répétitions du texte avec la transpositionmélodique ne fonctionne p<strong>le</strong>inement qu’à la strophe 1 car <strong>le</strong>s deux suivantes nereproduisent pas la figure poétique en anaphore. La musique semb<strong>le</strong> donc avoir étéconstruite pour la strophe 1, sans chercher à reproduire <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s dans <strong>le</strong>s autresstrophes. Il n’est donc pas étonnant que la plupart des sources musica<strong>le</strong>s se limitent à lapremière strophe. Cependant, la transmission des trois strophes dans Sab nous empêchede penser que seu<strong>le</strong> la première strophe était destinée à être chantée.La dernière partie de la strophe (vers 6, 7 <strong>et</strong> 8) a un rô<strong>le</strong> conclusif. Le texte dela strophe 1 se caractérise par la juxtaposition de deux mots antithétiques, exterior <strong>et</strong>interior, à la fin du vers 6 <strong>et</strong> au début du vers 7. De plus, exterior forme uneparonomase presque parfaite avec <strong>le</strong> mot qui fait la rime fina<strong>le</strong> du conduit, experior. Par<strong>le</strong>urs <strong>son</strong>orités <strong>et</strong> <strong>le</strong> jeu des dessins mélodiques, <strong>le</strong>s trois mots forment un réseau quimatérialise par <strong>le</strong>s <strong>son</strong>s, l’image des dou<strong>le</strong>urs du Christ <strong>et</strong> de sa souffrance. Le messageest présenté de manière synthétique <strong>et</strong> simp<strong>le</strong>. La mélodie aide à soutenir <strong>le</strong> sens de cequi est exprimé par <strong>le</strong>s mots :vers 6 vers 7vers 8253


La rime interne <strong>sur</strong> interior au début du vers 7 se chante <strong>sur</strong> un dessin mélodiqueidentique à celui de la cadence du vers suivant (déjà entendu au vers 3 <strong>sur</strong> ad te clamo),tout en faisant écho à la fin du vers précédent (exterior). De plus, <strong>le</strong> début des vers 6 <strong>et</strong>8 est mélodiquement proche : ils commencent tous deux <strong>sur</strong> <strong>le</strong> do’ <strong>et</strong> amorcent unedescente en passant par <strong>le</strong>s tierces la <strong>et</strong> fa. La cadence origina<strong>le</strong> <strong>sur</strong> gravior à la fin duvers 7 suspend la ligne mélodique dans l’aigu du mode <strong>et</strong> crée une rupture entre <strong>le</strong>sdeux derniers vers. C<strong>et</strong>te suspension dramatique correspond bien au sens exprimé par <strong>le</strong>comparatif gravior. Le vers 8 est écarté de ceux qui <strong>le</strong> précèdent ; il en est la synthèsemélodique <strong>et</strong> la conclusion. Dans <strong>le</strong>s deux strophes suivantes, <strong>le</strong> texte ne ménage pas uneff<strong>et</strong> d’oppositions tel qu’on <strong>le</strong> rencontre dans c<strong>et</strong>te première strophe. Cependant, lacé<strong>sur</strong>e au début du vers 7, matérialisée par la cadence, est toujours marquée au moyend’une rime interne forte (strophe 2 : pauperis, strophe 3 : aspera).Le texte est donc servi par la dynamique de la mélodie <strong>et</strong> pour la strophe 1, pardes mouvements qui soulignent ses figures <strong>et</strong> déterminent des regroupements de versselon <strong>le</strong>s phrases. La strophe est savamment construite pour paraître cohérente d’unbout à l’autre. On peut représenter c<strong>et</strong>te construction de la manière suivante :ProximitéVers 1-2Mouvement ouvert- closvers 3Vers 4-5Anaphore deVidevers 6 vers 7 vers 8Proximité mélodiqueDans ce conduit, <strong>le</strong> Christ prend la paro<strong>le</strong> <strong>et</strong> sermonne l’Homme. Ce texte n’estpas l’unique admonition empruntant la voix du Christ inventée par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>. Le conduit Quid ultra tibi facere (n°4) 90 use du même procédé pour faireentendre la voix du chancelier prédicateur <strong>et</strong> accroître la profondeur <strong>et</strong> la so<strong>le</strong>nnité dudiscours. Alors que dans ce dernier conduit <strong>le</strong> Christ formu<strong>le</strong> des reproches destinés àses serviteurs, <strong>le</strong>s pasteurs <strong>et</strong> au premier d’entre eux, <strong>le</strong> pape, dans Homo vide que pro tepatior, il s’adresse à l’ensemb<strong>le</strong> des Hommes.Son discours se caractérise par une évidente simplicité <strong>et</strong> <strong>le</strong> souci d’êtreaccessib<strong>le</strong> à tous. C<strong>et</strong> objectif se décline <strong>sur</strong> différents plans :90 Voir l’analyse de ce conduit, p. 183.254


- La langue qu’il emploie est simp<strong>le</strong>, construite selon des phrases courtes<strong>et</strong> efficaces.- Le discours est direct. Le Christ apostrophe <strong>son</strong> auditoire à la deuxièmeper<strong>son</strong>ne du singulier <strong>et</strong> lui intime ses ordres à l’impératif.- Les images <strong>son</strong>t accessib<strong>le</strong>s <strong>et</strong> souvent connues : l’opposition de ladou<strong>le</strong>ur extérieure <strong>et</strong> intérieure, la fragilité de la f<strong>le</strong>ur, <strong>le</strong> corps désigné comme un vaseimpur. Ce <strong>son</strong>t des lieux communs que <strong>Philippe</strong> utilise souvent.- La rar<strong>et</strong>é des citations bibliques. Contrairement à d’autres conduits, <strong>le</strong>substrat de culture biblique nécessaire est minimum. Il ne s’adresse pas à un auditoirecultivé. La seu<strong>le</strong> citation importante se trouve au vers 2 <strong>et</strong> est empruntée auxLamentations (1, 12) : vid<strong>et</strong>e si est dolor sicut dolor meus. El<strong>le</strong> contient plusieurs destermes qui constituent des repères auditifs pour la première strophe : l’anaphore de vide,la répétition du mot dolor de part <strong>et</strong> d’autre de la strophe <strong>et</strong> <strong>son</strong> as<strong>son</strong>ance avec la rimefina<strong>le</strong>. La strophe est donc un développement de la citation. Quiconque connaît ce vers<strong>et</strong>des Lamentations trouve tout naturel<strong>le</strong>ment ses repères dans <strong>le</strong> poème.- Les conseils prodigués <strong>son</strong>t au cœur de la pastora<strong>le</strong> à destination desfidè<strong>le</strong>s : respecter <strong>le</strong>s commandements divins, vivre dans l’espérance du Salut, exercer lacharité, se prémunir des séductions du monde.- La mélodie entraîne l’auditeur d’un bout à l’autre de la strophe <strong>et</strong> soutient<strong>son</strong> attention sans <strong>le</strong> lasser.La construction d’ensemb<strong>le</strong> du conduit, tel qu’il nous est parvenu dans Sab,respecte éga<strong>le</strong>ment une progression logique <strong>et</strong> pédagogique. La première strophe estcentrée <strong>sur</strong> <strong>le</strong> souvenir de la Passion <strong>et</strong> se termine <strong>sur</strong> l’ingratitude des Hommes àl’égard de la souffrance endurée par <strong>le</strong> Christ. Ce thème a déjà été exploité dans d’autresconduits (Quid ultra tibi facere, Clavus clavo r<strong>et</strong>unditur 91 ). La deuxième strophedéplore la fragilité de la vie humaine <strong>et</strong> exhorte à choisir la voie du Salut <strong>et</strong> du méprisdu monde. La troisième strophe résume <strong>le</strong> propos de la deuxième <strong>et</strong> se termine <strong>sur</strong>l’évocation des b<strong>le</strong>s<strong>sur</strong>es du Christ par <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong> conduit commence à la strophe 1.Le vers 5 de c<strong>et</strong>te strophe, que sum passus pro te considera est équiva<strong>le</strong>nt à l’incipitHomo vide que pro te patior.91 F, f°437v, attribution probab<strong>le</strong> à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>.255


Très accessib<strong>le</strong>, ce conduit répond à des objectifs qui <strong>son</strong>t ceux d’unprédicateur populaire. Le discours vivant <strong>et</strong> efficace est servi par une mélodiedynamique mais toujours simp<strong>le</strong>, propre à séduire un auditoire disparate. Différentesmanières de réitérer <strong>le</strong> même message <strong>son</strong>t utilisées à des fins pédagogiques : répétitionde la mélodie pour chaque strophe poétique, répétition de l’exclamation oratoire Homovide, des <strong>son</strong>orités des rimes suivies, des dessins mélodiques d’un vers à l’autre. C<strong>et</strong>teélaboration selon différents modes de répétition organise <strong>le</strong> discours pour qu’il soit unematière à méditer <strong>et</strong> qu’il enseigne tout en même temps la meil<strong>le</strong>ure façon de procéder àc<strong>et</strong>te méditation. L’appropriation du message du Christ passe en eff<strong>et</strong> par <strong>le</strong>ressassement des images, des mots <strong>et</strong> des motifs entendus qui se fixent dans la mémoirede chacun.256


Chapitre 14 :Nitimur in v<strong>et</strong>itumLe texte de Nitimur in v<strong>et</strong>itum 92 se compose de cinq strophes poétiques qui sechantent <strong>sur</strong> une seu<strong>le</strong> strophe mélodique. Les strophes poétiques <strong>son</strong>t donc touteséquiva<strong>le</strong>ntes, formées de dix vers de même longueur (7 syllabes). La régularitérythmique des mots s’accompagne d’une organisation <strong>son</strong>ore simp<strong>le</strong> en rimes alternées.Les terminai<strong>son</strong>s <strong>son</strong>t différentes pour chacune des cinq strophes :Strophe 1 Strophe 2 Strophe 3 Strophe 4 Strophe 5a : –itumb :–imusa : –eritb : –icita : –iab : –ulia : –itumb : –uaea : –imeb : –iesOn remarque que <strong>le</strong>s as<strong>son</strong>ances utilisées pour <strong>le</strong>s strophes 1, 2 <strong>et</strong> 5 <strong>son</strong>t peu contrastéesentre el<strong>le</strong>s (voir <strong>le</strong>s <strong>son</strong>s soulignés dans <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au ci-dessus), ce qui donne à cesstrophes une homogénéité <strong>son</strong>ore interne que <strong>le</strong>s deux autres n’ont pas. La strophe 4reprend éga<strong>le</strong>ment l’as<strong>son</strong>ance de la première strophe (–itum), comme pour créer unrappel.92 Voir volume d’annexes p. 503-505.257


Il existe deux chan<strong>son</strong>s vernaculaires connues <strong>sur</strong> la mélodie de ce conduit.L’une (Quant li lousignolz jolis) est attribuée au Châtelain de Coucy ou à Raoul deFerrières selon <strong>le</strong>s sources. C<strong>et</strong>te chan<strong>son</strong> a probab<strong>le</strong>ment connu une grande popularitécar el<strong>le</strong> est citée par Jean de Grouchy dans <strong>son</strong> traité comme exemp<strong>le</strong> de cantuscoronatus 93 . L’autre chan<strong>son</strong> vernaculaire (L’autrier m’iere rendormiz) est anonyme <strong>et</strong>de toute évidence postérieure à la première car el<strong>le</strong> cite clairement <strong>son</strong> modè<strong>le</strong> 94 . Ilapparaît assez faci<strong>le</strong>ment que la version la plus ancienne est cel<strong>le</strong> du Châtelain deCoucy, Quant li lousignolz. L’antériorité chronologique par rapport aux autres versions<strong>et</strong> contrafacta ainsi que l’étude des variantes menée par Robert Falck 95 ne laissent pasde doute <strong>sur</strong> la préexistence de c<strong>et</strong>te chan<strong>son</strong>.Le conduit prend donc pour modè<strong>le</strong> la structure poétique <strong>et</strong> la mélodie d’unechan<strong>son</strong> profane courtoise. Le nombre des strophes <strong>et</strong> la composition de cel<strong>le</strong>-ci (dixheptasyllabes) <strong>son</strong>t repris à l’identique. En revanche, <strong>le</strong> schéma des rimes diffèrelégèrement : la chan<strong>son</strong> propose l’enchaînement abab baab ab alors que <strong>le</strong>s rimes duconduit <strong>son</strong>t alternées (ababababab). De plus, <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> vernaculaire groupe desstrophes deux à deux en utilisant <strong>le</strong>s mêmes as<strong>son</strong>ances pour chaque coup<strong>le</strong>. Le poèmelatin ne reproduit pas c<strong>et</strong>te subtilité.Du point de vue du sens, <strong>le</strong> texte latin <strong>et</strong> <strong>son</strong> original roman ne <strong>son</strong>t pas sansrapport, même si en apparence tout <strong>le</strong>s oppose. La chan<strong>son</strong> vernaculaire s’inscrit dans latradition profane de l’amour courtois alors que <strong>le</strong> conduit déplore la faib<strong>le</strong>sse desHommes à l’égard des plaisirs terrestres. C<strong>et</strong>te opposition est porteuse de sens <strong>et</strong> <strong>le</strong>poète latin joue du contraste entre <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> <strong>et</strong> sa réécriture. La chan<strong>son</strong> décrit avecemphase l’espérance d’un amour partagé <strong>et</strong> la dou<strong>le</strong>ur de l’attente :He Deus, quant vanroit li jorsKe j’ai tous tens desireit,Ke ma dame per amor93 JEAN de GROUCHY, De musica, éd. Ernst ROHLOFF, Der Musiktraktat des Johannes de Grocheo nachden Quel<strong>le</strong>n neu herausgegeben mit Übers<strong>et</strong>zung ins Deutsche und Revisionsbericht, vol. 2, Leipzig,1943, p. 50.94 Hans TISCHLER (éd.), Trouvère Lyrics with Melodies, vol. X, CMM 107, Neuhausen, 1997, n°897-8,strophe 2 :« Quant li rossinoil jolischante suer la flour d’esté, »c’est li chans seur quoi j’ai mis<strong>le</strong> dit que j’ai trouvé95 Robert FALCK, « Zwei Lieder Philipps des Kanz<strong>le</strong>rs und ihre Vorbilder », Archiv für Musikwissenschaft,XXIV (1967), p. 81-98. L’auteur relie éga<strong>le</strong>ment ce groupe à un autre formé par la chan<strong>son</strong> de GaceBrulé Douce dame gres <strong>et</strong> graces vous rent <strong>et</strong> <strong>le</strong> conduit latin de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> Pater sanctedictus Lotarius (F, f°440)258


M’accomplist ma vo<strong>le</strong>nteit ? 96L’insatisfaction <strong>et</strong> l’attente <strong>son</strong>t des thèmes majeurs de la littérature courtoise. Or <strong>le</strong>début du texte latin évoque avec malice l’insatisfaction perpétuel<strong>le</strong> du désir, enempruntant à Ovide la sentence : « nitimur in v<strong>et</strong>itum semper cupimusque negata » 97 .L’emprunt au répertoire courtois est habi<strong>le</strong>ment poursuivi <strong>et</strong> tourné en dérision par laréférence à Ovide, autorité suprême en matière d’amour. C’est bien pour culpabiliser <strong>le</strong>désir <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tre à mal <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs courtoises que c<strong>et</strong>te autorité est convoquée. Habi<strong>le</strong>ment,<strong>le</strong> poète latin moralisateur condamne <strong>le</strong>s comportements charnels en faisant appel aumaître à penser de l’amour courtois. Ce contrafactum est donc un moyen de luttercontre l’ennemie (<strong>le</strong> désir) en usant contre lui ses propres armes, c’est-à-dire ses formeslyriques <strong>et</strong> ses références.<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> glisse subrepticement un autre « clin d’œil » à lachan<strong>son</strong> en reprenant <strong>le</strong> motif de l’œil. Développée aux strophes 2 <strong>et</strong> 3 par <strong>le</strong> Châtelainde Coucy 98 , l’image est rappelée au quatrième vers de la strophe 3 du conduit : « cumclauduntur occuli ». Pour <strong>le</strong> poète courtois, l’œil est celui par qui la séduction arrivealors que pour <strong>le</strong> moraliste il est la porte du vice.La mélodie empruntée est, comme souvent dans <strong>le</strong>s chan<strong>son</strong>s de trouvère,structurée selon un cadre de répétition <strong>et</strong> de cadence très lisib<strong>le</strong>. L’analyse mélodique ducontrafactum latin doit donc s’attacher à comprendre comment <strong>le</strong> nouveau texte joue dece sque<strong>le</strong>tte donné comme il a joué de la référence au texte antérieur.La mélodie de la chan<strong>son</strong> est écrite en mode de ré. La phrase mélodique dupremier vers est descendante à partir de l’octave de la fina<strong>le</strong> (ré’) <strong>et</strong> valorise <strong>le</strong>s notesimportantes du mode, cel<strong>le</strong>s de la triade de la fina<strong>le</strong> (fa, la). Le rythme <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>son</strong> des96 Hans TISCHLER (éd.), op. cit., n°897-7, strophe 5.97 OVIDE, Amores, LIII, Élégie 4.98 Hans TISCHLER (éd.), op. cit., n°897-7, strophe 2 vers 17-20 <strong>et</strong> strophe 3 :[…] Oeill, par vous sui je trahis ;voirs est, mal avez ovré,maiz or en aiez merciz<strong>et</strong> si vous soit pardouné.Oeill, tout c’est mainz que noienz ;je ne vous puis mal valoir,quar quant je me reporpenscom e<strong>le</strong> est be<strong>le</strong> a veoirsouvent me faites doloir,pour ce que trop vous truis <strong>le</strong>nt. […]259


mots que <strong>le</strong> poète emprunte à Ovide (nitimur <strong>et</strong> v<strong>et</strong>itum) instal<strong>le</strong>nt une scansion de deuxfois trois syllabes, avec certaines <strong>son</strong>orités communes. La syllabe « ti », au centre desdeux mots, est placée <strong>sur</strong> deux motifs de tierces de la triade du mode (do-la puis la-fa) :Ainsi, la récurrence <strong>son</strong>ore propre aux mots est soulignée par la mélodie au moyen desnotes importantes du mode. Dès l’incipit, la mélodie <strong>et</strong> ses repères placent l’auditeur ensituation de confort. C<strong>et</strong>te phrase est réutilisée au vers 3, ce qui donne au début de lamélodie une forme ABAC, dans laquel<strong>le</strong> B <strong>et</strong> C forment deux cadencescomplémentaires, l’une ouverte <strong>sur</strong> la teneur, l’autre close <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. C<strong>et</strong>te structurerépétitive valorise l’écho <strong>son</strong>ore des rimes :A B ouvertACclosPour la strophe 1, <strong>le</strong>s mots mis en ré<strong>son</strong>ance n’interagissent pas seu<strong>le</strong>ment par <strong>le</strong> <strong>son</strong>,mais aussi par <strong>le</strong> sens. L’interdit (v<strong>et</strong>itum) rime avec l’esprit (spiritum), alors que <strong>le</strong>texte <strong>le</strong>s place en rapport d’opposition. En revanche, <strong>le</strong>s rimes des phrases B <strong>et</strong> C, <strong>le</strong>sverbes cupimus <strong>et</strong> succumbimus prolongent l’idée du premier vers (Nitimur in v<strong>et</strong>itum).Les deux verbes <strong>son</strong>t d’ail<strong>le</strong>urs proches par <strong>le</strong>urs <strong>son</strong>orités <strong>et</strong> pas seu<strong>le</strong>ment aux syllabesde la rime. L’allongement du second (quatre syllabes au lieu de trois) produit un eff<strong>et</strong> de<strong>sur</strong>enchère qui correspond bien à l’idée exprimée. Les rimes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mouvementsmélodiques perm<strong>et</strong>tent donc de poursuivre <strong>le</strong> chassé-croisé entre la chair <strong>et</strong> l’esprit, <strong>le</strong>désir <strong>et</strong> la rai<strong>son</strong> que <strong>le</strong> poète exprime par <strong>le</strong>s mots.Le vers 5 est une proposition mélodique unique, caractérisée par un dessin trèspeu varié <strong>et</strong> oscillatoire :vers 5 vers 6260


Le texte de la strophe 1 pour ce vers (redimus ad vomitum) reflète par <strong>le</strong> sens mais aussipar <strong>le</strong>s <strong>son</strong>s, l’idée de r<strong>et</strong>our <strong>sur</strong> soi suggéré par la mélodie. Les deux termes de troissyllabes (redimus <strong>et</strong> vomitum) comportent <strong>le</strong>s deux rimes de la strophe 1 (a : –itum <strong>et</strong>b : –imus). Ces mots <strong>son</strong>t empruntés aux Proverbes (26, 11 : sicut canis qui revertitur advomitum suum sic inprudens qui iterat stultitiam suam). Le poète remplace <strong>le</strong> verberevertitur par redimus qui fait écho par ses <strong>son</strong>s <strong>et</strong> la longueur de trois syllabes aupremier mot du conduit nitimur. Le terme vomitum, quant à lui, se fait l’écho de v<strong>et</strong>itumà la fin du premier vers. Ce vers central (<strong>le</strong> cinquième <strong>sur</strong> un total de dix) exprime doncen miniature <strong>le</strong> contenu <strong>son</strong>ore <strong>et</strong> idéologique de la strophe dans <strong>son</strong> ensemb<strong>le</strong>. Ilmarque une première articulation dans la structure. Le travail de recomposition ducontrafactum s’élabore <strong>sur</strong> deux contraintes, la mélodie d’une part <strong>et</strong> <strong>le</strong>s citations del’autre, tout en ayant souci que l’ensemb<strong>le</strong> fasse sens <strong>et</strong> démultiplie <strong>le</strong>s <strong>le</strong>cturespossib<strong>le</strong>s <strong>sur</strong>venues de la juxtaposition des diverses références. Le vers 5 signa<strong>le</strong> unearticulation importante <strong>et</strong> illustre <strong>le</strong> sens tout autant qu’il réagit avec <strong>le</strong> vers d’incipit. Ilse poursuit au vers 6 par une cadence <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> identique à cel<strong>le</strong> qui termine <strong>le</strong> vers 4 :vers 4vers 6Les vers 5 <strong>et</strong> 6 forment donc un distique de transition, clos <strong>sur</strong> lui-même <strong>et</strong> usant dedifférents moyens pour exprimer l’idée de l’éternel r<strong>et</strong>our : la mélodie très peu variée,<strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités redondantes du texte (redimus, r<strong>et</strong>ro respicimus).Le dernier quatrain (vers 7 à 10) reprend des éléments au premier. Seul <strong>le</strong> vers7 est entièrement nouveau. On réentend effectivement la mélodie A de l’incipit au vers8, très légèrement plus ornée :vers 1vers 8De même, <strong>le</strong>s vers 9 <strong>et</strong> 10 utilisent <strong>le</strong>s motifs cadentiels qui ont servi pour laphrase mélodique C (vers 4 <strong>et</strong> vers 6) :261


Vers 4Cvers 9 : C’’vers 10 : CLe vers 9 répète C de manière approximative en prenant garde <strong>sur</strong>tout de ne pasterminer <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> mais <strong>sur</strong> la sous-fina<strong>le</strong>. La phrase exacte <strong>et</strong> la cadence closen’arrivent qu’au dernier vers de la strophe. L’avant-dernier (9) est donc comme unepremière formulation de la phrase conclusive <strong>et</strong> m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur l’arrivée de la véritab<strong>le</strong>cadence au vers 10.Les phrases musica<strong>le</strong>s A <strong>et</strong> C apparaissent plusieurs fois, rythmant l’ensemb<strong>le</strong>du conduit d’éléments connus <strong>et</strong> de repères temporels pour la performance du conduit.À el<strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>s, ces deux propositions occupent une très grande part de la strophe, c’està-direun total de sept vers <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s dix. La structure est donc très claire. Les dix vers separtagent en trois groupes, respectivement de 4, 2 <strong>et</strong> 4 vers. La phrase mélodique C, s<strong>et</strong>erminant par une cadence close, termine chacune de ces sous-parties. Le schéma desrimes alternées s’applique sans heurt dans ce cadre mélodique. Les cadences closes desphrases C correspondent toujours aux rimes b :Vers 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10Musique A B A C D C’ E A C’’ CRimes a b a b a b a b a bRappelons que <strong>le</strong>s rimes de la chan<strong>son</strong> vernaculaire suivent un schéma différent qui neperm<strong>et</strong> pas de faire correspondre rimes <strong>et</strong> cadences mélodiques. Le poète latin semb<strong>le</strong>donc avoir transformé <strong>le</strong>s éléments de <strong>son</strong> modè<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> but de consolider <strong>le</strong>s repères<strong>son</strong>ores.L’eff<strong>et</strong> de la structure répétitive de la mélodie est prolongé par l’accumulationdes cinq strophes qui composent ce conduit. Chaque strophe se présente de la mêmemanière. Les quatre premières commencent par une citation ou une référence, imposant<strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités <strong>et</strong> la structure grammatica<strong>le</strong> de l’ensemb<strong>le</strong> des dix vers. La premièrestrophe s’ouvre <strong>sur</strong> une citation des Amours d’Ovide. Les références aux poètes262


antiques <strong>son</strong>t rares dans <strong>le</strong>s conduits, mais assez courantes dans <strong>le</strong>s sermons de <strong>Philippe</strong><strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Les <strong>son</strong>orités des mots empruntés <strong>son</strong>t reprises pour <strong>le</strong>s rimes fina<strong>le</strong>s <strong>et</strong>internes, déterminant ainsi la cou<strong>le</strong>ur <strong>son</strong>ore de toute la strophe. Le rythme des mots desdeux premiers vers est éga<strong>le</strong>ment repris, comme si l’autorité pouvait servir de mou<strong>le</strong>référent pour former d’autres vers (voir <strong>le</strong> vers 5 de c<strong>et</strong>te strophe, par exemp<strong>le</strong>).La deuxième strophe débute par la référence à une autre autorité intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>,Isidore de Sévil<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong>s Sententiae (LII, 16), Isidore explique ainsi une citationd’Isaïe 99 : Lauatur <strong>et</strong> non est mundus qui plangit quae gessit nec deserit (LII, 16, §4a).Or c<strong>et</strong>te référence suit une autre citation des Écritures 100 (Canis reuersus ad uomitum <strong>et</strong>paenitens ad peccatum 101 ), que <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> cite lui-même dans la premièrestrophe de <strong>son</strong> conduit. Le traj<strong>et</strong> peut être représenté ainsi :Bib<strong>le</strong> Isidore de Sévil<strong>le</strong>, Sententiae <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, Nitimurin v<strong>et</strong>itumProverbes 26,11: sicut canis quirevertitur ad vomitum suum.LII, 16, §2 : Canis reversus advomitum <strong>et</strong> paenitens adStrophe 1, vers 5-6 :redimus ad vomitumIsaïe 1, 16 : lavamini mundiestote auferte malumcogitationum vestrarum aboculis meis quiescite agereperverse.peccatumLII, 16, §4a : Lavatur <strong>et</strong> nonest mundus qui plangit quaegessit nec deserit.<strong>et</strong> r<strong>et</strong>ro respicimusStrophe 2, vers 1 :Qui plangit nec deserit<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> s’inscrit dans une tradition de commentaire biblique déjàancienne. L’autorité première, cel<strong>le</strong> de la Bib<strong>le</strong>, voyage au travers d’intermédiairesimportants pour la construction de la culture de tous <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttrés du Moyen Âge. Laculture du poète est la même que cel<strong>le</strong> de l’exégète <strong>et</strong> du prédicateur. On peut supposerque c<strong>et</strong>te culture <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te aisance à manier <strong>le</strong>s textes <strong>son</strong>t aussi cel<strong>le</strong>s de l’auditoire. Lacitation du premier vers inaugure la structure grammatica<strong>le</strong> de toute la strophe 2 quireprend la construction proposée par Isidore en une succession de comparai<strong>son</strong>s. Larime interne due à la juxtaposition de deux verbes à la troisième per<strong>son</strong>ne (plangit,deserit) est reprise tout au long de la strophe car <strong>le</strong>s as<strong>son</strong>ances <strong>son</strong>t très proches ( –erit<strong>et</strong> –icit) :Qui plangit nec deseritmajori se subjicitut qui quod promiserit,in solvendo deficit99 Isaïe 1, 16 : lavamini mundi estote auferte malum cogitationum vestrarum ab oculis meis quiesciteagere perverse.100 Proverbes 26,11: sicut canis qui revertitur ad vomitum suum.101 ISIDORE de SÉVILLE, Sententiae, LII, 16, §2.263


ut qui plantas inserittransferens nil proficit,sic qui mente conterit<strong>et</strong> promissum abjicitut mater, quae peperit,<strong>et</strong> partum interfecit.La strophe 3 commence par une citation de Sénèque dans sa première L<strong>et</strong>tre àLucilius : « Nam ut visum est maioribus nostris, sera parsimonia in fundo est » 102 . Les<strong>son</strong>orités <strong>et</strong> <strong>le</strong> rythme des mots de la citation <strong>son</strong>t repris aux vers 3 <strong>et</strong> 4 :Vers 1-2 Vers 3-4Sera parsymoniaest in fundo loculisera poenitentiacum clauduntur oculiLa strophe 4 quant à el<strong>le</strong>, ne commence pas par une citation textuel<strong>le</strong> mais uneréférence à la parabo<strong>le</strong> des vierges fol<strong>le</strong>s <strong>et</strong> des vierges sages 103 que <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> utilise très souvent dans ses conduits. La dernière strophe ne semb<strong>le</strong> pascomporter de citation en incipit.L’énonciation du texte varie de strophe en strophe. La première strophe estécrite à la première per<strong>son</strong>ne du pluriel, à l’instigation de la citation d’Ovide. Les troissuivantes utilisent la troisième per<strong>son</strong>ne du singulier, comme pour dresser un constatsans pour autant pointer la cib<strong>le</strong> des accusations portées. C<strong>et</strong>te neutralité rend plusefficace l’emploi du discours direct <strong>et</strong> de la deuxième per<strong>son</strong>ne à la dernière strophe :Quid ergo miserrime,quid dices quid faciesLa répétition du pronom interrogatif quid <strong>et</strong> l’accumulation de questions adressées àl’auditoire font irruption dans la réalité <strong>et</strong> <strong>le</strong> présent de la performance. C<strong>et</strong>te rupturedoit être d’autant plus efficace que <strong>le</strong>s strophes qui précèdent <strong>son</strong>t fermement enracinéesdans une culture biblique <strong>et</strong> antique intemporel<strong>le</strong>. Ce saut, voire ce <strong>sur</strong>saut dans <strong>le</strong> réelqui intervient bruta<strong>le</strong>ment <strong>et</strong> place l’auditoire face à ses vices peut avoir pour objectif depréparer l’évocation dramatique presque pathétique du Jugement dernier. Une fois deplus, <strong>le</strong> moralisateur suit une démarche presque codée par la pratique de l’exégèse enterminant <strong>son</strong> discours par une vision eschatologique.102 SÉNÈQUE, Epistulae Mora<strong>le</strong>s ad Lucilium, LI, 1, §5.103 Mt 25, 1-13.264


Chapitre 15 :Homo consideraCe conduit 104 aux trois longues strophes de 21 vers est <strong>le</strong> contrafactum d’unechan<strong>son</strong> vernaculaire. La mélodie est connue sous trois versions textuel<strong>le</strong>s différentes.L’une des trois est une chan<strong>son</strong> pieuse, alors que <strong>le</strong>s deux autres traitent de l’amourprofane. L’observation des variantes mélodiques fait apparaître que c’est la chan<strong>son</strong>pieuse (De Yesse naistera 105 ) qui se rapproche <strong>le</strong> plus du conduit. Le texte latin de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> transforme la structure poétique de manière assez conséquentepuisqu’il est plus long de plusieurs vers :104 Voir volume d’annexes p. 507-509.105 Hans TISCHLER (éd.), Trouvère Lyrics with Melodies, vol. I, CMM 107, Neuhausen, 1997, n°6 :De Yesse naisteraVerge qui floriraÇavons nos Ysaie :Saint Espirs i vienraQui se reposeraEn la rose espanie.Bien est la profecieSi n’est vis, acomplie :La flor est JhesucrizSi com dit li Escriz,Et la verge est Marie.265


Homo considera6a 6a 7b 6a 6a 7b 7c 7c 6a 6a 7c 7c 7c 6a 6a 7c 7c 7c 6a 6a 7cDe Yesse naistera 6a 6a 6b 6a 6a 6b 6b 6b 6b 6b 6bLa chan<strong>son</strong> n’utilise que des hexasyllabes tandis que <strong>le</strong> conduit varie la longueur desvers en utilisant aussi des heptasyllabes. Alors que la fin du texte vernaculaire comportedes rimes toutes identiques (b), <strong>le</strong> conduit fait réapparaître la rime a aux vers 9 <strong>et</strong> 10 <strong>et</strong>introduit une nouvel<strong>le</strong> <strong>son</strong>orité (c). Le conduit est allongé en reprenant deux fois laséquence des vers 7 à 11 (B). Il fait donc apparaître une nouvel<strong>le</strong> structure poétique :AA/BBBLa répétition de B ne se limite pas aux éléments structurels mais s’étend aux<strong>son</strong>orités <strong>et</strong> au rythme des vers. C<strong>et</strong> allongement est l’occasion d’une virtuositélinguistique impressionnante tant <strong>le</strong>s mots se correspondent entre <strong>le</strong>s trois sous-parties.Le texte est parfaitement structuré au moyen de la figure d’annominatio (paronomase)entre <strong>le</strong>s mots fomentum, fermentum <strong>et</strong> figmentum :BVers 7-11fomentum est doloris.BVers 12-16fermentum est dulcoris.BVers 17-21figmentum est erroris.stadium vite laboris.premit per honera.sord<strong>et</strong> per sce<strong>le</strong>rascaloris <strong>et</strong> f<strong>et</strong>oris.sompnium umbra vaporisfallit per prosperatrahit ad asperameroris <strong>et</strong> stridoris.gaudium brevis honoris.mord<strong>et</strong> ut vipera.f<strong>le</strong>bilis vesperaalgoris <strong>et</strong> ardoris.Les mots ou parties de mots signalés en gras <strong>son</strong>t identiques pour <strong>le</strong>s trois passages. Leséléments soulignés <strong>son</strong>t communs à deux des trois. La fonction des mots est identique <strong>et</strong>perm<strong>et</strong> une reproduction exacte du rythme. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s vers 9, 14 <strong>et</strong> 19commencent tous <strong>le</strong>s trois par un verbe à troisième per<strong>son</strong>ne du singulier (premit, fallit<strong>et</strong> mord<strong>et</strong>), suivi d’un monosyllabe (per ou ut) <strong>et</strong> d’un nom de trois syllabes (honera,prospera, vipera). Seul <strong>le</strong> vers 20 (f<strong>le</strong>bilis vespera) fait exception car il ne reprend par larépartition 2 + 1 + 3 des vers 10 <strong>et</strong> 15.Le système est exactement <strong>le</strong> même pour <strong>le</strong>s strophes 2 <strong>et</strong> 3 <strong>et</strong> <strong>le</strong> même tab<strong>le</strong>aude comparai<strong>son</strong> des <strong>son</strong>s <strong>et</strong> des rythmes peut être dressé :266


Strophe 2 : Vers 7-11 Vers 12-16 Vers 17-21momentum est statere.dubius quantum manerepotes in prosperisqui cito pr<strong>et</strong>eris.qui fenum es in flore.lamentum est ridere.gaudio f<strong>le</strong>tum augere.nudus ingrederis.nudus egrederis.egressus cum pavore.portentum hic gaudere.gaudio celi carere.cur non corrigeris.in memor carcerisp<strong>le</strong>ctendus a tortore.Strophe 3 : Vers 7-11 Vers 12-16 Vers 17-21cur offendis datoremreprimas parvum pudorem.turpia corrigas.oculos erigasad pium indultorem.cur defendis datoremdeprimas mentis tumurem.humi<strong>le</strong>m eligasvitam te dirigasper viam arctiorem.dum attendis ultoremredimas te per timorem.dominum diligastotum te colligasamantis in amorem.Les longues strophes n’utilisent que trois rimes chacune, en suivant <strong>le</strong> schéma :aab aab ccaac ccaac ccaac. La récurrence des <strong>son</strong>orités se poursuit de strophe enstrophe car <strong>le</strong>s as<strong>son</strong>ances choisies conservent certains points communs :a : –eraStrophe 1 b : –alisc : –orisa : –erisStrophe 2 b : –orec : –erea : –erasStrophe 3 b : –oremc : –igasLa troisième strophe se différencie quelque peu des deux précédentes. La répartition destrois <strong>son</strong>orités des rimes est différente (aab aab bbccb bbccb bbccb) <strong>et</strong> un octosyllaberemplace l’heptasyllabe aux vers 8, 13 <strong>et</strong> 18. Ces infimes variations <strong>son</strong>t des signauxdiscr<strong>et</strong>s mais bien présents qui perm<strong>et</strong>tent de faire renaître l’intérêt <strong>et</strong> recentrer laconcentration des auditeurs <strong>sur</strong> <strong>le</strong> texte. L’exception au cadre entendu durant <strong>le</strong>s deuxpremières strophes attire l’attention <strong>sur</strong> c<strong>et</strong>te troisième partie. C’est en eff<strong>et</strong> durant c<strong>et</strong>tedernière strophe que <strong>le</strong> poète cherche à faire réagir l’auditoire <strong>et</strong> délivre sesavertissements <strong>le</strong>s plus efficaces en accumulant <strong>le</strong>s verbes à l’impératif <strong>et</strong> <strong>le</strong>s questionsrhétoriques (Cur … cur ?). L’orateur, désireux de faire comprendre <strong>son</strong> message <strong>et</strong> de267


endre sa paro<strong>le</strong> active, utilise donc des outils poétiques d’une subtilité qui fait appel àdes capacités d’écoute <strong>et</strong> d’appréhension de la structure dans ses moindres détails.Le choix d’une mélodie profane par un poète n’est pas anodin. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> est l’auteur de plusieurs contrafacta. Pourtant, il n’a jamais emprunté unemélodie aussi simp<strong>le</strong> que cel<strong>le</strong> utilisée pour Homo considera. Les considérationslittéraires montrent que la structure a subi différentes modifications avant de devenircel<strong>le</strong> du conduit. L’auteur latin reste donc maître de <strong>son</strong> œuvre <strong>et</strong> effectue toutes <strong>le</strong>stransformations qu’il désire. La mélodie du conduit reste relativement fidè<strong>le</strong> à <strong>son</strong>modè<strong>le</strong>, ce qui témoigne du souhait de conserver la référence à la compositionantérieure. L’auditeur doit se trouver en terre connue, apprécier <strong>le</strong>s manipulationseffectuées <strong>sur</strong> ce qu’il reconnaît <strong>et</strong> s’approprier c<strong>et</strong>te nouvel<strong>le</strong> proposition.L’allongement du texte de la deuxième partie de la strophe s’accompagne de larépétition mélodique qui lui correspond. La fin de la strophe est donc entendue trois fois.Très simp<strong>le</strong>, la mélodie est éga<strong>le</strong>ment très répétitive. El<strong>le</strong> suit parfaitement lastructure de la versification proposée par <strong>le</strong> texte :Mélodie A A B A B A B A’6a 6a 7b 6a 6a 7b 7b 7b 6c 6c 7b 7b 7b 6c 6c 7b 7b 7b 6c 6c 7bTexteA A B B BB est un élément nouveau qui apporte une variante. Il signa<strong>le</strong> <strong>le</strong>s vers 7, 12 <strong>et</strong> 17,caractérisés par <strong>le</strong>ur parallélisme <strong>et</strong> la paronomase. La structure <strong>son</strong>ore du texte utilisant<strong>le</strong>s figures <strong>et</strong> <strong>le</strong>s moyens de la poésie rythmique est donc parfaitement encadrée par <strong>le</strong>jeu de ces deux phrases musica<strong>le</strong>s.Les deux propositions mélodiques A <strong>et</strong> B <strong>son</strong>t assez proches l’une de l’autre, sice n’est que la première comporte trois vers <strong>et</strong> la seconde seu<strong>le</strong>ment deux :ABrécitation fléchissement climax cadence268


Toutes deux commencent <strong>et</strong> se terminent <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> fa <strong>et</strong> privilégient la chaînedes tierces fa-la-do. A n’évolue que dans la première tierce, si bien que <strong>son</strong> ambitus seréduit à la quarte fa-si bémol (la tierce <strong>et</strong> sa broderie). B fonctionne de la même manièreen s’élargissant à la tierce supérieure. Le processus des deux propositions est <strong>le</strong> même :1. une phase de « récitation »2. un fléchissement3. un pic ou climax avec une broderie vers l’aigu4. descente jusqu’à la fina<strong>le</strong> puis cadenceL’allongement qui reproduit trois fois la même structure (vers 7 à 21) estaccentué par la répétition mélodique, el<strong>le</strong>-même reprise de la première partie (BA). Laproposition A est entendue cinq fois par strophe <strong>et</strong> perm<strong>et</strong> de m<strong>et</strong>tre en évidence uncadre rythmique <strong>et</strong> <strong>son</strong>ore très puissant, une trame dont l’unité n’est pas <strong>le</strong> vers, mais <strong>le</strong>terc<strong>et</strong> (A) ou <strong>le</strong> distique (B). Ce cadre large, organisé principa<strong>le</strong>ment par <strong>le</strong>s répétitionsmélodiques, perm<strong>et</strong> d’ordonner <strong>le</strong>s unités plus p<strong>et</strong>ites que <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s vers. Signalés par <strong>le</strong>s<strong>son</strong>orités des rimes <strong>et</strong> <strong>le</strong> rythme des mots, <strong>le</strong>s vers s’inscrivent <strong>et</strong> se rangent dans <strong>le</strong>cadre instauré par ces propositions mélodiques, puis, à plus grande échel<strong>le</strong>, dans lastrophe. L’emboîtement des niveaux de structure perm<strong>et</strong> un quadrillage hiérarchisé <strong>et</strong>ordonné de la matière <strong>son</strong>ore.Alors que tout <strong>le</strong> conduit semb<strong>le</strong> s’articu<strong>le</strong>r autour de la triade fa-la-do,indiquant un mode de fa, la dernière cadence se termine <strong>sur</strong> sol :Dans la version profane, ce <strong>son</strong>t toutes <strong>le</strong>s phrases A qui s’achèvent par un sol, ce quias<strong>sur</strong>e la compréhension de l’ensemb<strong>le</strong> en mode de sol. Dans ce contexte, l’insistance<strong>sur</strong> <strong>le</strong> fa dans <strong>le</strong> cours des phrases est un moyen de marquer l’appui <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> réel<strong>le</strong>des cadences. L’unique intervention du sol dans la version latine ne perm<strong>et</strong> pas une tel<strong>le</strong><strong>le</strong>cture. Le sol apparait plus comme une fina<strong>le</strong> secondaire qui ménage la <strong>sur</strong>prise à la finde chaque strophe. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> ne s’est donc pas empêché de réaliser desmodifications en tous genres <strong>sur</strong> <strong>son</strong> modè<strong>le</strong> profane. Il profite de sa simplicité <strong>et</strong> de sapopularité, tout en lui ajoutant ce dont il a besoin pour servir ses objectifs propres <strong>et</strong> enfaire un conduit moralisateur.269


Ce conduit utilise donc tous <strong>le</strong>s outils à disposition du poète pour m<strong>et</strong>tre enplace un dispositif de persuasion d’une efficacité redoutab<strong>le</strong>. Les éléments d<strong>et</strong>echniques littéraires <strong>et</strong> mélodiques se conjuguent pour donner à entendre une trameclaire <strong>et</strong> ordonnée par laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> message se trouve plus accessib<strong>le</strong>. Le contenu relèvede la thématique du contemptus mundi, tradition dans laquel<strong>le</strong> beaucoup de conduits de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> prennent place. Comme souvent, <strong>le</strong> texte s’adresse clairement à<strong>son</strong> auditoire dès l’incipit. Le discours direct est instauré dès <strong>le</strong> premier vers. Il disparaîtpendant la première strophe pour réapparaître aux strophes 2 <strong>et</strong> 3 avec une énonciation àla deuxième per<strong>son</strong>ne du singulier. La désinence verba<strong>le</strong> est utilisée pour la rime ce quim<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur <strong>le</strong>s verbes <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong> accusateur.Les thèmes abordés <strong>son</strong>t la misère de la vie humaine, sa finitude inexorab<strong>le</strong>, <strong>le</strong>poids du péché, la vanité des richesses, la faib<strong>le</strong>sse <strong>et</strong> l’ingratitude de l’Homme,l’urgence de la conversion, soit autant de fac<strong>et</strong>tes du mépris du monde qui <strong>son</strong>t icidéveloppées avec la volonté certaine d’accab<strong>le</strong>r un auditoire de pécheurs. Le poète saituser des figures poétiques tel<strong>le</strong>s que l’oxymore (vita mortifera), l’anaphore (nudusingrederis / nudus egrederis ; Vide ne differas / vide ne deseras) ou encore de laparonomase utilisée pour l’allongement des trois dernières parties des strophes (strophe1 : fomentum est doloris, fermentum est dulcoris, figmentum est erroris). Ce dernierprocédé peut rappe<strong>le</strong>r certaines techniques de construction de sermons qui organisent <strong>le</strong>discours de manière rationnel<strong>le</strong> en utilisant <strong>le</strong>s répétitions <strong>son</strong>ores. Les subdivisions desparties <strong>son</strong>t annoncées au moyen de figures poétiques qui perm<strong>et</strong>tent à l’orateur declarifier <strong>et</strong> d’orner <strong>le</strong> sermon. Du point de vue de l’auditeur, ces passages as<strong>sur</strong>ent labonne appréhension de la structure <strong>et</strong> <strong>son</strong> « impression » dans la mémoire. Si <strong>le</strong> plan dudiscours est clair, <strong>le</strong>s chances de compréhension <strong>et</strong> d’appropriation <strong>son</strong>t plus é<strong>le</strong>vées.On r<strong>et</strong>rouve ce savoir-faire <strong>et</strong> ces préoccupations dans la construction des strophes deHomo considera.Les images choisies <strong>son</strong>t puissantes <strong>et</strong> intelligib<strong>le</strong>s, mais el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t, dansl’ensemb<strong>le</strong>, assez peu origina<strong>le</strong>s. Les métaphores <strong>son</strong>t empruntées à la tradition littérairebiblique. El<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t utilisées à plusieurs reprises dans d’autres conduits mais el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>tici particulièrement imbriquées <strong>le</strong>s unes dans <strong>le</strong>s autres. La trame scripturaire estparticulièrement présente à la strophe 2, où <strong>le</strong>s allusions bibliques <strong>son</strong>t très resserrées :270


Conduit, strophe 2 Texte biblique référenceCulpa conciperisgemitu nasceris.victurus in sudore.mori compel<strong>le</strong>riscertus quod morerisincerte mors est hore.momentum est statere.dubius quantum manerepotes in prosperisqui cito pr<strong>et</strong>eris.qui fenum es in flore.lamentum est ridere.gaudio f<strong>le</strong>tum augere.nudus ingrederis.nudus egrederis.egressus cum pavore.portentum hic gaudere.gaudio celi carere.cur non corrigeris.in memor carcerisp<strong>le</strong>ctendus a tortore.laboravi in gemitu meohomo ad laborem nasciturin sudore vultus tui vesceris panequoniam tamquam momentum stateraehomo sicut faenum dies eius tamquam flos agri sicefflorebit.quasi flos egreditur <strong>et</strong> conteritursicut egressus est nudus de utero matris suae sicrevert<strong>et</strong>urquoniam in pavore egressus es de AegyptoPs 6, 7Jb 5, 7Gn 3, 19Sg 11, 23Ps 102, 15Jb 14, 2Eccl 5, 14Dt 16, 3Le début de c<strong>et</strong>te strophe est un excel<strong>le</strong>nt exemp<strong>le</strong> d’entrelacs de citationsbibliques connues <strong>et</strong> couramment utilisées par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Le rapprochementdes citations par système de concordances est un procédé utilisé pour la construction dessermons. Les citations s’emboîtent <strong>le</strong>s unes dans <strong>le</strong>s autres par <strong>le</strong>s mots qu’el<strong>le</strong>s ont encommun. Ici c’est <strong>le</strong> verbe laboravi qui renvoie au nom laborem <strong>et</strong> relie un vers<strong>et</strong> desPsaumes au Livre de Job. L’allusion à la Genèse (3, 19 : in sudore vultus tui vescerispane) est amenée par des ressemblances <strong>son</strong>ores : vultus se r<strong>et</strong>rouve dans victurus. Deplus, la terminai<strong>son</strong> verba<strong>le</strong> de la citation (vesceris) est utilisée au vers précédent(nasceris). Le réseau se construit donc par d’infimes liens <strong>son</strong>ores ou <strong>le</strong>xicaux quitémoignent de la prégnance de la Bib<strong>le</strong> <strong>sur</strong> la composition poétique. L’habi<strong>le</strong>té duprédicateur se cache derrière chaque mot ou chaque figure.271


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Chapitre 16 :O mens cogitaCe long conduit 106 est constitué de cinq strophes musica<strong>le</strong>s qui se répartissent<strong>sur</strong> neuf strophes de texte. Il y a donc quatre strophes doub<strong>le</strong>s (I/1-2, II/3-4, III/5-6 <strong>et</strong>V/8-9). La strophe IV se distingue car el<strong>le</strong> est simp<strong>le</strong>. Chaque strophe est composée desix vers exceptionnel<strong>le</strong>ment courts, de 3 à 5 syllabes, alors que la poésie rythmiqueutilise plus couramment des heptasyllabes <strong>et</strong> des octosyllabes. Les vers <strong>son</strong>tmajoritairement proparoxytons, ce qui m<strong>et</strong> en place une structure rythmique ferme <strong>et</strong>resserrée. Comme <strong>le</strong>s vers <strong>son</strong>t courts, <strong>le</strong>s cadences poétiques <strong>son</strong>t très rapprochées dans<strong>le</strong> temps, <strong>sur</strong>tout lorsque <strong>le</strong> vers ne compte que trois syllabes. Les quelques versparoxytons <strong>son</strong>t ceux qui se terminent par un mot de deux syllabes. Ils <strong>son</strong>t groupés à lafin de la strophe III (6 pour <strong>le</strong> texte : spes vana) <strong>et</strong> dans la première moitié de la stropheIV.Les rimes <strong>son</strong>t riches, sans exception. Les strophes de six vers <strong>son</strong>t partagéesen deux (3 + 3) si bien que <strong>le</strong>s rimes empruntent généra<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> schéma abc abc. Seuls<strong>le</strong>s deux textes de la strophe III (5 <strong>et</strong> 6) suivent un schéma différent des autres : aab ccb.106 Voir volume d’annexes p. 511-514.273


La strophe V qui reprend pourtant de la même mélodie que la troisième, utilise <strong>le</strong>schéma récurrent abc abc. La richesse des rimes <strong>et</strong> la longueur très réduite des versproduisent de nombreux eff<strong>et</strong>s de redondance <strong>son</strong>ore. À cela s’ajoute <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong>srimes n’utilisent que deux as<strong>son</strong>ances, <strong>le</strong> « a » (–ita, –ura, –itas, –ana, –era, –ita…) <strong>et</strong><strong>le</strong> « i » (–erit, –escit, –ilis, –alis, –oris). Ces deux <strong>son</strong>orités <strong>son</strong>t réparties en proportionspresque éga<strong>le</strong>s <strong>et</strong> de manière alternée <strong>et</strong> équilibrée. C<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> « bi<strong>son</strong>ore » est renforcépar <strong>le</strong>s vers courts perm<strong>et</strong>tant une succession rapide des rimes donc une perception aiséede ces jeux de redondances <strong>son</strong>ores. Le tab<strong>le</strong>au ci-dessous donne, pour chaque strophe,la longueur des vers, <strong>le</strong> schéma des rimes <strong>et</strong> la répartition des voyel<strong>le</strong>s fina<strong>le</strong>s (en gris <strong>le</strong>« a » <strong>et</strong> en noir <strong>le</strong> « i ») :1 : 5a 4b 5c 5a 4b 5cStrophe I2 : 7a 4b 5c 5a 4b 5c3 : 3a 4b 5c 3a 4b 5cStrophe II4 : 3a 4b 5c 3a 4b 5c5 : 5a 4a 3b 5c 4c 5bStrophe III6 : 5a 4a 3b 5c 4c 5bStrophe IV 7 : 3a 4b 5c 3a 4b 5c8 : 5a 4b 3c 5a 4b 3cStrophe V9 : 5d 4e 3c 5d 4f 3cLe schéma structurel n’est pas strictement régulier. À la strophe 2, <strong>le</strong> premier vers (5a)est allongé de deux syllabes (7a : flor<strong>et</strong> ut cucurbita). En conséquence, la mélodie estlégèrement modifiée : <strong>le</strong> premier vers de la strophe 1 se chante <strong>sur</strong> 5 notes alors quecelui de la deuxième s’étend <strong>sur</strong> 10 notes. C<strong>et</strong> allongement <strong>sur</strong>vient alors que <strong>le</strong> poèteemploie un mot <strong>sur</strong>prenant (cucurbitas). La rar<strong>et</strong>é de ce terme, <strong>son</strong> incongruité dans uncontexte poétique ainsi que la redondance <strong>son</strong>ore propre à ce mot expliquentprobab<strong>le</strong>ment l’aspect délibérément bancal de la mise en musique de ce vers. Il y acertainement, de la part du poète-compositeur, <strong>le</strong> désir de <strong>sur</strong>prendre l’auditoire par <strong>le</strong>choix d’un vocabulaire inattendu <strong>et</strong> <strong>le</strong> jeu avec une structure asymétrique. Le mêm<strong>et</strong>ype d’irrégularité se reproduit à la strophe III, aux derniers vers des deux groupes d<strong>et</strong>exte, engendrant ici aussi certaines modifications mélodiques : pour la strophe 5 <strong>le</strong> verscontient 5 syllabes tandis que la strophe 6 n’a que 3 syllabes au même endroit.274


Les enchaînements de vers de longueur croissante (3, 4 puis 5 syllabes) oudécroissante servent d’élément structurant. Ils établissent une correspondance entre <strong>le</strong>sstrophes II <strong>et</strong> IV (forme croissante) puis III <strong>et</strong> V (décroissante). Remarquons quelorsque la forme est identique, <strong>le</strong>s rimes varient sensib<strong>le</strong>ment, comme pour masquerc<strong>et</strong>te alternance. La musique, quant à el<strong>le</strong>, renforce ces correspondances, puisque lastrophe II est mélodiquement identique à la strophe IV. Il en est de même pour <strong>le</strong>sstrophes III <strong>et</strong> V.Les manuscrits F <strong>et</strong> LoB rapportent la totalité de la mélodie. Les copistes ne se<strong>son</strong>t pas contentés de noter <strong>le</strong> texte chanté <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s strophes doub<strong>le</strong>s à la suite de lapremière, comme c’est souvent <strong>le</strong> cas pour <strong>le</strong>s conduits de forme binaire 107 . Lesvariations du nombre des syllabes entre <strong>le</strong>s répétitions entraînent une légère correctionde la mélodie expliquant probab<strong>le</strong>ment en partie la nécessité de recopier la stropheentière pour une variation de quelques notes. Les considérations musica<strong>le</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong> soucid’exactitude l’emportent donc parfois <strong>sur</strong> la logique d’économie d’espace <strong>et</strong> deparchemin. Les strophes ne <strong>son</strong>t d'ail<strong>le</strong>urs pas signalées par des <strong>le</strong>ttrines <strong>et</strong> <strong>le</strong> conduit yapparaît d’un seul tenant, sans structure visib<strong>le</strong>. La présentation dans <strong>le</strong> manuscrit duRoman de Fauvel est identique à cel<strong>le</strong> de F, mise à part la transformation de l’incipit enFauvel cogita ainsi qu’une dizaine de vers ajoutés à la fin 108 . La col<strong>le</strong>ction LoB rapporteéga<strong>le</strong>ment l’ensemb<strong>le</strong> des strophes en notant toutes <strong>le</strong>s répétitions mélodiques. Leconduit est précédé d’une rubrique précisant De miseria hominis ainsi que d’une <strong>le</strong>ttrinereprésentant un homme, <strong>le</strong>s bras écartés. Dans ce manuscrit, certaines notes de lastrophe I ont été soigneusement grattées <strong>et</strong> corrigées, présentant ainsi quelques variantesmélodiques avec la version de F <strong>et</strong> du Roman de Fauvel :107 Susan Rankin discute des différences de version mélodique d’une strophe à l’autre dans « Taking theRough with the Smooth, Melodic Versions and Manuscript Status », The Divine Office in the LatinMidd<strong>le</strong> Ages, éd. Margot E. FASSLER <strong>et</strong> Rebecca A. BALTZER, Oxford, 2000, p. 213-233. O menscogita est l’un des rares conduits du dixième fascicu<strong>le</strong> de F à rapporter toutes <strong>le</strong>s répétitionsmélodiques. Susan Rankin observe que, dans <strong>le</strong> cas du très long conduit Veritas equitas (n°17, analysép. 283), la notation systématique de la mélodie semb<strong>le</strong> plus s’expliquer par la comp<strong>le</strong>xité de lastructure d’ensemb<strong>le</strong> que par la nécessité de reporter d’infimes variations d’une répétition à l’autre.Avec l’exemp<strong>le</strong> de Crux de te volo conqueri <strong>et</strong> sa restitution complète dans Sab, el<strong>le</strong> constate que <strong>le</strong>svariations interviennent très généra<strong>le</strong>ment pour améliorer ponctuel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> rapport du texte <strong>et</strong> de lamusique.108 Ces vers <strong>son</strong>t très probab<strong>le</strong>ment un ajout postérieur. Par <strong>le</strong>ur longueur, ils s’intègrent mal à la structuremise en place dans <strong>le</strong>s versions de F <strong>et</strong> LoB. « Quid dicerem plura / Omnis homo iura / Sibi profutura /In domo Domini / Perdit favens crimini / Tibi tuo semini / Tu mala punctura / Antichristi nuncius /Diceris propicius / Tibi frang<strong>et</strong> crura / Tua pro<strong>le</strong>s est peritura ». Voir Samuel ROSENBERG <strong>et</strong> HansTISCHLER (éd.), The Monophonic Songs in the Roman de Fauvel, Lincoln-Nebraska, 1991, p 117-120.275


Les flèches indiquent <strong>le</strong>s notes qui ont été grattées. Seu<strong>le</strong> la dernière, <strong>le</strong> do <strong>sur</strong> cum, neprésente pas de différence avec <strong>le</strong>s autres versions connues. Dans la strophe 1, <strong>le</strong>smodifications témoignent du désir de réduire l’interval<strong>le</strong> de quinte des autres versions<strong>sur</strong> quod <strong>et</strong> sic.Ce conduit aux vers courts <strong>et</strong> à la forme répétitive ne donne pas lieu à uncontenu comp<strong>le</strong>xe <strong>et</strong> savant. La langue est accessib<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>son</strong>ores la rendent trèsdynamique. Les phrases <strong>son</strong>t courtes, souvent elliptiques <strong>et</strong> exclamatives. Les images<strong>son</strong>t très simp<strong>le</strong>s <strong>et</strong> couramment exploitées par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>et</strong> dans d’autresconduits des mêmes sources manuscrites.Beaucoup des conduits composés aux a<strong>le</strong>ntours du début du XIII e sièc<strong>le</strong> à Parisse construisent selon une forme binaire qui rappel<strong>le</strong> cel<strong>le</strong> des séquences 109 . Pour ce quiest de O mens cogita, la comparai<strong>son</strong> avec <strong>le</strong> genre liturgique de la séquence peutdépasser <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> aspect formel. En eff<strong>et</strong>, l’élaboration mélodique n’est pas sansrappe<strong>le</strong>r <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> syllabique <strong>et</strong> majoritairement conjoint des séquences circulant à Paris <strong>et</strong>dont beaucoup <strong>son</strong>t composées par Adam de Saint-Victor dans la première moitié duXII e sièc<strong>le</strong> 110 . Les phrases mélodiques de ce conduit, <strong>sur</strong>tout aux strophes 2 <strong>et</strong> 3,pourraient figurer parmi <strong>le</strong>s « timbres » catalogués par E. Miss<strong>et</strong> <strong>et</strong> P. Aubry 111 . En109 L’expression de « conduit-séquence » est utilisée par Hans SPANKE, « Beziehungen zwischenromanischer und mittellateinischer Lyrik », Abhandlungen der Gesellschaft der Wissenschaft zuGöttingen, 3 ème série, XVIII (1936), p. 1-189. El<strong>le</strong> désigne <strong>le</strong>s poésies latines construites sous forme dedoub<strong>le</strong>s ou trip<strong>le</strong>s strophes.110 Margot FASSLER, « Who was Adam of St. Victor? The Evidence of the Sequence Manuscripts »,JAMS, 37(1984), p. 233-269, du même auteur, Gothic Song: Victorine Sequences and AugustinianReform in the Twelfth-Century Paris, Cambridge, 1993.111 Eugène MISSET <strong>et</strong> Pierre AUBRY, Les proses d’Adam de Saint-Victor : texte <strong>et</strong> musique précédés d’uneétude critique, Paris, 1900.276


evanche, <strong>le</strong>s vers courts <strong>son</strong>t un élément qui démarque ce conduit des séquencessouvent heptasyllabiques.Les cinq strophes de O mens cogita se composent de trois propositionsmélodiques qui <strong>son</strong>t répétées à l’intérieur des strophes <strong>et</strong> de l’une à l’autre,conformément au modè<strong>le</strong> de la structure poétique observée plus haut.Proposition 1 : strophe IProposition 2 : strophe II <strong>et</strong> IVProposition 3 : strophes III <strong>et</strong> VChacune de ces propositions se partage en deux phrases mélodiques (a <strong>et</strong> b), regroupanttrois courts vers. Les coup<strong>le</strong>s a <strong>et</strong> b <strong>son</strong>t très proches <strong>et</strong> ne se distinguent que par <strong>le</strong>urscadences <strong>sur</strong> <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> ouvert-clos. Pour <strong>le</strong>s propositions 1 <strong>et</strong> 3, l’ouvert est fait <strong>sur</strong> <strong>le</strong>ré <strong>et</strong> <strong>le</strong> clos <strong>sur</strong> <strong>le</strong> do. La proposition 2 est plus origina<strong>le</strong> puisque l’ouvert se termine <strong>sur</strong>l’octave de la fina<strong>le</strong> do’ <strong>et</strong> <strong>le</strong> clos <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> do. La proximité mélodique entre a <strong>et</strong> bproduit un eff<strong>et</strong> très répétitif. Les propositions 2 <strong>et</strong> 3 donnent donc à entendre 8 foischacune la même tête de phrase <strong>sur</strong> l’ensemb<strong>le</strong> du conduit. Ces répétitions donnent àl’auditeur <strong>le</strong> temps de mémoriser puis de reconnaître <strong>le</strong>s propositions lorsqu’el<strong>le</strong>sréapparaissent. La situation de reconnaissance, en plus de procurer un certain plaisir,libère l’esprit pour une meil<strong>le</strong>ure compréhension <strong>et</strong> assimilation du texte.En revanche, <strong>le</strong>s trois propositions mélodiques <strong>son</strong>t suffisamment différenciéesentre el<strong>le</strong>s pour être aisément identifiab<strong>le</strong>s :Proposition 1aProposition 2aProposition 3aL’exploitation des différents registres du mode est un moyen pour <strong>le</strong>s identifier dès <strong>le</strong>spremières notes : la proposition de la strophe I explore la partie centra<strong>le</strong> du mode, de doà si bémol en se fixant principa<strong>le</strong>ment autour des notes la ou sol <strong>et</strong> ré ou do. Laproposition mélodique 2 des strophes II <strong>et</strong> IV commence <strong>sur</strong> <strong>le</strong> do’ <strong>et</strong> reste confinéedans la moitié supérieure de l’échel<strong>le</strong> (fa-ré’) jusqu’à la cadence qui se repose <strong>sur</strong> lasous-fina<strong>le</strong>. Enfin, la troisième proposition m<strong>et</strong> en avant la partie grave de l’échel<strong>le</strong> encommençant par tourner autour du ré. L’ambitus de l’ensemb<strong>le</strong> reste donc relativement277


éduit (une octave plus une note) mais l’exploitation des différentes parties de l’échel<strong>le</strong>est harmonieusement répartie selon <strong>le</strong>s strophes <strong>et</strong> l’alternance des propositions <strong>sur</strong>l’ensemb<strong>le</strong> du conduit.La modalité de ce conduit bénéficie des élargissements à la théorie que l’onpeut observer dans la chan<strong>son</strong> vernaculaire contemporaine. Toutes <strong>le</strong>s strophes s<strong>et</strong>erminent <strong>sur</strong> un do <strong>et</strong> pourtant <strong>le</strong> reste de la mélodie fait entendre <strong>le</strong>s notes importantesdu mode de ré : <strong>le</strong> fa <strong>et</strong> <strong>sur</strong>tout <strong>le</strong> la. Dans <strong>le</strong>s strophes I, III <strong>et</strong> V, <strong>le</strong>s phrases a, soit <strong>le</strong>milieu des strophes simp<strong>le</strong>s, se terminent <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> réel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> ré tandis que <strong>le</strong>s phrasesb se terminent <strong>sur</strong> la « fausse » fina<strong>le</strong>, <strong>le</strong> do.Dans la strophe I, <strong>le</strong> saut de quinte do-sol au début du deuxième vers perturbe<strong>le</strong> dérou<strong>le</strong>ment naturel du mode de ré de manière saisissante pour l’oreil<strong>le</strong> 112 . La notegrave, <strong>le</strong> do, tombe <strong>sur</strong> un monosyllabe.v.1 v.2 v.3 v.4 v.5 v.6La strophe I fait entendre quatre fois c<strong>et</strong>te proposition. Les monosyllabes mis en va<strong>le</strong>urpar <strong>le</strong> saut mélodique <strong>son</strong>t quod, sic <strong>et</strong> deux fois cum. Tous trois <strong>son</strong>t des conjonctionsqui relient grammatica<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s vers qui précèdent aux deux suivants <strong>et</strong> servent àdévelopper <strong>et</strong> comparer ce qui vient d’être dit. Le poème est donc aussi un texteargumenté où <strong>le</strong>s connexions logiques du discours r<strong>et</strong>entissent remarquab<strong>le</strong>ment.Notons que c’est précisément <strong>sur</strong> ces notes qu’interviennent <strong>le</strong>s corrections du copistede la version du manuscrit LoB.La proposition mélodique 2 des strophes II <strong>et</strong> IV agit de la même manière. Lamélodie est descendante du do’ au fa avant de reprendre un mouvement ascendant. Sur<strong>le</strong> fa, c’est-à-dire au plus grave de ce dessin mélodique, <strong>sur</strong>vient à chaque fois unmonosyllabe participant de la construction logique <strong>et</strong> grammatica<strong>le</strong> du discours : sed,quod, cum, tam[quam], quam, <strong>et</strong> :112 C’est précisément c<strong>et</strong>te note qui est grattée <strong>et</strong> remplacée par un fa dans <strong>le</strong> manuscrit LoB.278


Strophe 3Mises bout à bout, toutes ces connexions constituent la trame argumentative du poème.Il est intéressant de constater combien la mélodie s’attache à m<strong>et</strong>tre ces mots en relief <strong>et</strong>comment <strong>le</strong> compositeur fait ressortir <strong>le</strong>s qualités logiques du discours.Malgré la construction délibérément répétitive du conduit, nous avons signaléquelques transformations mélodiques minimes d’une répétition à l’autre. Cesmodifications <strong>son</strong>t principa<strong>le</strong>ment dues aux irrégularités du texte. Parfois, el<strong>le</strong>s prennentun sens fort lorsque l’irrégularité du texte est significative. Par exemp<strong>le</strong>, l’allongementdu premier vers de la strophe 2 <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mots flor<strong>et</strong> ut cucurbita entraîne une variation dela mélodie. L’allongement de la mélodie se fait <strong>sur</strong> <strong>le</strong> premier mot du vers (flor<strong>et</strong>) enchangeant la note de départ (sol au lieu de la) perm<strong>et</strong>tant ainsi de placer <strong>le</strong> mot <strong>le</strong> plusétonnant (cucurbita) <strong>sur</strong> la note la plus aiguë de la phrase. Ce vers est <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> dupremier (O mens cogita). Les correspondances de <strong>son</strong>orité dépassent <strong>le</strong> cadre de la rimepuisque <strong>le</strong>ur première <strong>le</strong>ttre aussi est identique (cogita / cucurbita). La mise en écho deces deux termes produit un eff<strong>et</strong> presque comique. La longueur du mot est éga<strong>le</strong>mentsoulignée par <strong>le</strong> fait que la quinte caractéristique du début de la mélodie est ici combléepour inclure <strong>le</strong> mot entier dans un mouvement descendant orné de monnayages <strong>sur</strong> ladeuxième <strong>et</strong> la quatrième syllabe :Les répétitions mélodiques ajoutées à l’eff<strong>et</strong> de redondance produit par <strong>le</strong>srimes m<strong>et</strong>tent en place un ensemb<strong>le</strong> de repères auditifs qui encadrent efficacement laperception. Le jeu de correspondance entre cogita <strong>et</strong> cucurbita est relayé par la rime duquatrième vers des strophes 1 <strong>et</strong> 2 : subita <strong>et</strong> orbita qui empruntent <strong>le</strong> même dessinmélodique. En très peu de temps, l’oreil<strong>le</strong> entend :279


str. 1 v. 1 str. 1 v. 4 str. 2 v. 1 str. 2 v. 4L’eff<strong>et</strong> est <strong>le</strong> même avec <strong>le</strong>s rimes figura, pictura, obscura, lap<strong>sur</strong>a qui usent de deuxformu<strong>le</strong>s cadentiel<strong>le</strong>s simp<strong>le</strong>s <strong>et</strong> proches :str. 1 v. 3 str. 1 v. 7 str.2 v. 3 str. 2 v. 7Les strophes 5 <strong>et</strong> 6 jouent d’eff<strong>et</strong>s <strong>son</strong>ores encore plus resserrés, car larépétition ne se limite pas à la rime. Les deux textes de la doub<strong>le</strong> strophe forment uncalque <strong>son</strong>ore d’une grande virtuosité :quanta vanitas sublimitasca<strong>sur</strong>a umbra fragilis. nec stabilis neque secura.quanta vilitas est dignitas mundana. spuma gracilis flos sterilisspes vana.Les correspondances <strong>son</strong>ores apportent aussi du sens. À la vanité (vilitas) répond<strong>le</strong> vice (vilitas), à la grandeur (sublimitas) la dignité (dignitas), à l’ombre fragi<strong>le</strong> (umbrafragilis), la salive misérab<strong>le</strong> (spuma gracilis). Ces associations <strong>son</strong>ores <strong>et</strong> <strong>le</strong>xica<strong>le</strong>s <strong>son</strong>td’autant plus éloquentes qu’el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t chantées <strong>sur</strong> la même mélodie :str. III/5str. III/6La mélodie ne subit aucune variation pour <strong>le</strong>s trois premiers vers de chaquestrophe. Dans <strong>le</strong>s deuxièmes terc<strong>et</strong>s, <strong>le</strong> monnayage change de place entre fragilis <strong>et</strong>gracilis <strong>et</strong> la mélodie est allongée pour préparer <strong>le</strong> nombre plus important de syllabes dudernier vers de la strophe 5 (neque secura). En plus des redondances <strong>son</strong>ores de lastrophe à <strong>son</strong> doub<strong>le</strong>, il y a <strong>le</strong>s échos formés par <strong>le</strong>s rimes. C<strong>et</strong>te doub<strong>le</strong> strophe est laseu<strong>le</strong> à s’écarter du schéma des rimes abc abc pour emprunter <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> aab ccb qui a<strong>le</strong> mérite d’accentuer <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s répétitifs en rapprochant <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités identiques (aa puis280


cc). À cela, on peut ajouter une autre figure <strong>son</strong>ore qui unit la dernière rime despremiers terc<strong>et</strong>s aux vers suivants :Strophe 5 : ca<strong>sur</strong>a / umbra fragilisStrophe 6 : mundana / spuma gracilisLe vers se termine par <strong>le</strong>s mêmes <strong>son</strong>s « u » <strong>et</strong> « a » qui commencent <strong>le</strong> terc<strong>et</strong> suivant.Les traités de rhétorique appel<strong>le</strong>nt anadiplose un vers qui comporte un motif semblab<strong>le</strong>à sa fin <strong>et</strong> au début de la suivante 113 . Ici, l’anadiplose <strong>son</strong>ore formée par <strong>le</strong>s voyel<strong>le</strong>s estrelayée par la mélodie qui poursuit un mouvement de tierces descendantes au début duvers <strong>et</strong> souligne voca<strong>le</strong>ment l’écho proposé par <strong>le</strong> texte.L’oreil<strong>le</strong> perçoit donc différents niveaux de jeux <strong>son</strong>ores en très peu de temps :<strong>le</strong>s rimes associées à <strong>le</strong>urs cellu<strong>le</strong>s mélodiques, la mise en évidence des connexionslogiques du discours, <strong>le</strong>s analogies poétiques extrêmement précises. L’usage de larépétition est bien plus qu’une simp<strong>le</strong> forme appliquée consciencieusement. Les jeuxd’écho <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s éléments dynamiques de ce conduit <strong>et</strong> imposent une scansion dont <strong>le</strong>sunités <strong>son</strong>t formées du mot associé à <strong>son</strong> dessin mélodique. Ce cadre poético-mélodiqueperm<strong>et</strong> de construire à l’audition une image <strong>son</strong>ore composée de plusieurs réseaux demots <strong>et</strong> de motifs qui font sens en plus de procurer <strong>le</strong> plaisir de l’oreil<strong>le</strong> <strong>et</strong> du jeu.L’auditeur s’amuse de ces rythmes qui impriment dans l’esprit un cadre forme<strong>le</strong>t rhétorique dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> sens n’a plus qu’à se glisser. Les plaisirs de lareconnaissance, de l’intuition ou de la <strong>sur</strong>prise captent l’attention de l’auditoire pourcréer l’émotion nécessaire à la mémorisation 114 . Ainsi, l’esprit, <strong>le</strong> mens invoqué dès <strong>le</strong>113 MATHIEU de VENDÔME : Anadiplosis est rep<strong>et</strong>ita prolatio diccionis quae terminalis prioris versus estin principio subsequentis. (éd. Franco MUNARI, Opera Mathei Vindocinensis, Ars versificatoria, vol. 3,Rome, 1988, p. 168, 7)114 Sur <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de l’émotion dans <strong>le</strong> processus d’imagination <strong>et</strong> de mémorisation, voir Mary CARRUTHERS,Machina memorialis, Méditation, rhétorique <strong>et</strong> fabrication des images au Moyen Âge, Cambridge,1998, Paris, 2002 pour la traduction française, p. 130-138.281


premier vers 115 , est parfaitement mis en éveil pour recevoir <strong>et</strong> conserver <strong>le</strong> texte. Unefois bien mémorisé, <strong>le</strong> conduit pourra être médité par chacun. L’importance de la phasede mémorisation qui conditionne l’efficacité de l’œuvre <strong>sur</strong> l’auditoire semb<strong>le</strong> avoir étéun élément constitutif de l’élaboration poético-musica<strong>le</strong>. Si c’est la transmission ducontenu du texte qui est visée par <strong>le</strong> poète-prédicateur, la trace ou l’image qui demeuredans l’esprit n’en reste pas moins <strong>son</strong>ore tant <strong>son</strong>t inséparab<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s mots <strong>et</strong> <strong>le</strong>s <strong>son</strong>s d’untel conduit. Le mépris du monde que vante <strong>le</strong> texte devient ainsi un inépuisab<strong>le</strong> suj<strong>et</strong> deméditation dont ce conduit peut être la source <strong>et</strong> la matière.115 Dans la Summa de bono, <strong>le</strong> terme mens est employé à plusieurs reprises. Le sens n’en est pas toujoursidentique, d’autant plus que <strong>Philippe</strong> cite souvent divers auteurs patristiques qui ont <strong>le</strong>ur propredéfinition du terme. Cependant, on remarque que <strong>le</strong> mens est souvent allié à la memoria. Les deux <strong>son</strong>tdes parties supérieures <strong>et</strong> complémentaires de l’âme. Niklaus WICKI (éd.), op. cit., p. 251 : « dicendumest quod differunt inter se mens <strong>et</strong> memoria <strong>et</strong> notitia <strong>et</strong> iterum motitia <strong>et</strong> cogitatio, quia memoria estductus anime in naturaliter intel<strong>le</strong>ctum <strong>et</strong> delictum, mens autem est ipse habitus ; memoria enim <strong>son</strong>atin actum, mens autem in substantiam sive in habitum. »282


Chapitre 17 :Veritas equitasVeritas equitas est un conduit exceptionnel<strong>le</strong>ment long 116 , <strong>le</strong> plus long dudixième fascicu<strong>le</strong> du manuscrit F. Il emprunte la forme du lai profane. Les seizestrophes mélodiques du conduit <strong>son</strong>t toutes de structures différentes, sauf la dernière quireprend <strong>le</strong>s éléments formels de la première. La plupart des strophes <strong>son</strong>t trip<strong>le</strong>s, mais ily a aussi des doub<strong>le</strong>s <strong>et</strong> des simp<strong>le</strong>s, sans que la répartition semb<strong>le</strong> obéir à unedémarche systématique. Il y a au total 36 strophes poétiques dont voici la répartition <strong>et</strong>la composition :Strophes Strophes Nombre Longueur des vers Schéma des rimesmélodiques poétiques de versI 1-2-3 5 6 6 6 6 8 ababbII 4-5-6 5 8 8 8 8 8 aaaaaIII 7-8-9 4 5 5 5 6/5 aaaaIV 10 3 5 4 3 aabV 11-12-13 3 5 5 7 aabVI 14 6 4 4 6 4 4 6 aabaabVII 15-16-17 6 4 4 6 4 4 6 aabaabVIII 18-19-20 2 7 5 abIX 21-22-23 6 6 4 4 6 5 6 aaaaabX 24-25-26 7 5 5 5 3 3 5 6 aaabbacXI 27-28 6 4 4 6 4 4 6 aabaabXII 29-30-31 7 4 4 6 4 4 4 6/7 aabaabb ou abcabccXIII 32 8 2 4 2 4 2 4 2 4 ababababXIV 33-34 4 7 6 7 6 ababXV 35 2 7 6 abXVI 36 6 6 6 6 6 8 4 aaaaba116 Voir volume d’annexes p. 515-523.283


C<strong>et</strong>te présentation d’ensemb<strong>le</strong> fait apparaître que <strong>le</strong>s strophes <strong>son</strong>t majoritairementcourtes : un maximum de sept vers (strophes X, XII <strong>et</strong> XVI) <strong>et</strong> près de la moitié desstrophes de 4 vers ou moins. Les quadrisyllabes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s hexasyllabes <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s vers <strong>le</strong>s plusutilisés. C<strong>et</strong>te irrégularité <strong>et</strong> la rapidité des vers pourvoient au conduit un dynamismequi n’échappe pas à l’audition.Les as<strong>son</strong>ances des rimes perm<strong>et</strong>tent de lier entre el<strong>le</strong>s certaines strophes. Lastrophe IV <strong>et</strong> la strophe V utilisent <strong>le</strong>s mêmes <strong>son</strong>s (–ie <strong>et</strong> –ura) <strong>et</strong> suivent toutes deux<strong>le</strong> schéma aab. C<strong>et</strong>te structure est entendue quatre fois de suite car la strophe V esttrip<strong>le</strong>. Cependant, la longueur des vers ainsi que la mélodie <strong>son</strong>t différentes. C<strong>et</strong>terelation se reproduit entre <strong>le</strong>s strophes VI <strong>et</strong> VII, avec, c<strong>et</strong>te fois, <strong>le</strong>s mêmes longueursde vers. La structure poétique ménage donc, dans ce grand ensemb<strong>le</strong>, des sousensemb<strong>le</strong>scohérents <strong>et</strong> homogènes par <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités des mots. C’est par ail<strong>le</strong>urs l’un desprincipaux enjeux de la mélodie que de renforcer la perception de ces regroupementsstrophiques. La mélodie est entièrement syllabique. La longueur incite certainement àl’économie de moyen. Les mouvements mélodiques <strong>son</strong>t en eff<strong>et</strong> souvent très simp<strong>le</strong>s <strong>et</strong>semb<strong>le</strong>nt être destinés à faire apparaître la puissance du texte.Le texte, <strong>sur</strong>tout dans ses premières strophes, se compose d’une suited’énumérations, de listes de mots aux <strong>son</strong>orités proches (annominatio) qui dépeignent lacorruption du monde. Les rimes internes <strong>et</strong> termina<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t multipliées, poussant àl’extrême l’eff<strong>et</strong> de la figure répétitive du similiter cadens qui a ici pour eff<strong>et</strong> d’insistertrès lourdement <strong>et</strong> d’accab<strong>le</strong>r l’auditoire de critiques. La mélodie accroît l’efficacité deces énumérations en adaptant sa construction aux <strong>son</strong>s des mots <strong>et</strong> à <strong>le</strong>ur sens. Dans lapremière strophe, <strong>le</strong>s premiers mots <strong>son</strong>t prononcés de manière monotone dans <strong>le</strong>registre aigu, ce qui donne à ce début une éloquence presque agressive :v.1 v.2 v.3 v.4La liste est poursuivie au vers 3 qui adopte de nouveau <strong>le</strong>s notes répétées <strong>sur</strong> <strong>le</strong> motpravitas. Les verbes corruit <strong>et</strong> viguit qui terminent <strong>le</strong>s vers 2 <strong>et</strong> 4 (la rime b) <strong>son</strong>t tousdeux placés <strong>sur</strong> des motifs de tierces descendantes, reflétant bien <strong>le</strong> sens dépréssif qu’il284


expriment. Les trois strophes de texte qui correspondent à c<strong>et</strong>te mélodie <strong>son</strong>t composées<strong>sur</strong> <strong>le</strong> même modè<strong>le</strong>. C<strong>et</strong>te entrée en matière particulièrement viru<strong>le</strong>nte <strong>et</strong> saisissante estdonc entendue trois fois. La strophe II reprend <strong>le</strong> procédé des énumérations enemployant une autre désinence (–io). Les premiers vers se composent de trois mots delongueur croissante :Strophe 4, vers 1 Ius ratio discr<strong>et</strong>ioStropheIIStrophe 5, vers 1 Vis ultio presumptioStrophe 6, vers 1Fraus fictio seductioLa mélodie dessine <strong>le</strong> contour de chacun de ces mots :L’accroissement progressif de la longueur des noms de l’énumération est souligné par <strong>le</strong>nombre de notes utilisées pour <strong>le</strong> vers. Le monosyllabe est suivi d’un signe derespiration qui <strong>le</strong> sépare de la suite. La première note de la strophe, fa’, est identique audébut de la strophe I où ce fa’ dans <strong>le</strong> registre aigu est répété <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s premiers mots.La strophe II poursuit la liste par des substantifs quadrisyllabiques. La mélodiedonne encore plus d’amp<strong>le</strong>ur à c<strong>et</strong>te énumération :Les notes répétées m<strong>et</strong>tent en va<strong>le</strong>ur l’accumulation des as<strong>son</strong>ances communes aux troisstrophes de texte. L’antépénultième <strong>et</strong> <strong>le</strong> dernier mot <strong>son</strong>t placés <strong>sur</strong> des motifs inversés,ce qui accroît la cohérence du vers.L’empreinte mélodique proposée par ces deux strophes se r<strong>et</strong>rouve déclinée àplusieurs reprises dans la suite du conduit. Le début de la mélodie se caractérise par sesnotes répétées dans <strong>le</strong> registre aigu du mode, suivies de divers motifs descendants. Cemotif mélodique expressif est employé au début des strophes I, II, III, V, VII, IX, X,XV <strong>et</strong> XVI :285


La strophe III (7 à 9) <strong>et</strong> la strophe V (11 à 13) <strong>son</strong>t mélodiquement prochesl’une de l’autre <strong>et</strong> rappel<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s motifs entendus au début des strophes I <strong>et</strong> II :Bien que de formes poétiques très différentes (III : 5556 <strong>et</strong> V : 557) ces deux strophes secorrespondent par la mélodie. La diversité instaurée par <strong>le</strong> texte <strong>et</strong> la structure du lai estquelque peu effacée par l’apport de la mélodie qui uniformise <strong>le</strong> résultat <strong>son</strong>ore. Cesdeux strophes vont semb<strong>le</strong>r plus proches à l’audition qu’el<strong>le</strong>s ne <strong>le</strong> <strong>son</strong>t en réalité auregard de la forme poétique. De plus, dans la strophe III, la structure poétique n’est pasconstante. La dernière strophe poétique (strophe 9 : De superbia…) est plus courte que<strong>le</strong>s deux précédentes. Le dernier vers (trahunt omnia) comporte cinq syllabes au lieu desix <strong>et</strong> la mélodie est modifiée de manière à correspondre exactement à la cadence de lastrophe V qui termine <strong>sur</strong> un la :Strophe III/9, vers 4Strophe V/11, vers 3286


L’organisation répétitive en trip<strong>le</strong>s strophes peut ainsi, ponctuel<strong>le</strong>ment,comporter des irrégularités qui s’expliquent autant par des variations des paramètres dutexte que par des jeux mélodiques. Ici, la dernière cadence de la strophe III annoncecel<strong>le</strong>s qui seront utilisées quelques instants après. C’est un moyen de faire un lienstructurel entre <strong>le</strong>s strophes <strong>et</strong> augmenter l’homogénéité de l’ensemb<strong>le</strong>. Cela impliqueaussi que <strong>le</strong> copiste doive recopier la mélodie de toutes <strong>le</strong>s strophes même si el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>ttrès majoritairement répétitives.Les strophes IV <strong>et</strong> VI <strong>son</strong>t simp<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong>s marquent une rupture avec <strong>le</strong> systèmede répétition des strophes ternaires mis en place depuis <strong>le</strong> début du conduit. Ces deuxstrophes <strong>son</strong>t liées car la strophe IV, très courte, est identique à la cadence fina<strong>le</strong> de lastrophe VI. Cel<strong>le</strong>-ci est organisée selon un mouvement ouvert-clos, dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>sdessins mélodiques correspondent particulièrement au balancement des mots du texte <strong>et</strong>aux parallélismes <strong>son</strong>ores :Strophe VI : Iam prelati / sunt pilati / iude successorespium rati / christum pati /cayphe fautoresL’équiva<strong>le</strong>nce de <strong>son</strong> <strong>et</strong> de sens entre <strong>le</strong>s termes prelati <strong>et</strong> pilati est mise en musique parun mouvement ascendant puis descendant. La même phrase mélodique est entendue auxvers 4 <strong>et</strong> 5 qui reprennent <strong>le</strong> parallélisme qui précède tout en lui faisant écho :v.1 v.2 v.3 ouvert v.4 v.5 v.6 closLe même procédé de balancement symétrique est utilisé plus tard dans <strong>le</strong> conduit, auxstrophes XI <strong>et</strong> XII, où <strong>le</strong>s vers <strong>son</strong>t aussi des quadrisyllabes (Omnis status / immutatus ;conturbatus / principatus ; pro secura / regni cura).Les deux strophes simp<strong>le</strong>s (IV <strong>et</strong> VI) ne <strong>son</strong>t pourtant pas indépendantes. Leurs<strong>son</strong>orités <strong>et</strong> certains éléments de la structure poétique <strong>le</strong>s rapprochent de la strophe qui<strong>le</strong>s suit directement : la strophe IV utilise <strong>le</strong>s mêmes as<strong>son</strong>ances de rimes que la stropheV (–ie, –ie, –ura) mais pas <strong>le</strong>s mêmes vers. La strophe VI <strong>et</strong> la strophe VII <strong>son</strong>t, <strong>sur</strong> <strong>le</strong>plan poétique, en tous points identiques (4a 4a 6b, 4a 4a 6b ; –ati, –ati, –ores).287


L’ensemb<strong>le</strong> formé par <strong>le</strong>s strophes III à VII comporte donc de nombreux renvois par <strong>le</strong>biais de la versification, des répétitions ou des reprises mélodiques. L’ensemb<strong>le</strong> seprésente ainsi :Les strophes VIII à X forment, el<strong>le</strong>s aussi, un groupement strophique renducohérent par <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités des rimes. La strophe VIII est trip<strong>le</strong> mais très courte. El<strong>le</strong> secompose de trois groupes de deux vers, chacun commençant par une métaphore anima<strong>le</strong>(canes, sues, tigres). Les vers alternent <strong>le</strong>s as<strong>son</strong>ances –ie <strong>et</strong> –uti. La premièreas<strong>son</strong>ance (–ie) est mise en relief par un large interval<strong>le</strong> de sixte descendante, assezabrupt <strong>et</strong> <strong>sur</strong>prenant dans un langage mélodique majoritairement conjoint :Ces mêmes <strong>son</strong>orités de rime –ie <strong>et</strong> –uti <strong>son</strong>t reprises à la strophe suivante (IX), avec <strong>le</strong>schéma aaaab. L’as<strong>son</strong>ance –ie est entendue quatre fois de suite, en conclusion des verscourts, tandis que l’as<strong>son</strong>ance –uti ne sert que pour <strong>le</strong>s cadences fina<strong>le</strong>s de strophespoétiques de VIII <strong>et</strong> de IX. Les rimes de la strophe X changent, sauf pour la dernière,288


cel<strong>le</strong> de la cadence fina<strong>le</strong> (–io –itur –uti). Il y a donc douze strophes consécutives qui s<strong>et</strong>erminent <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> avec la rime –uti. Malgré <strong>le</strong>urs différences structurel<strong>le</strong>s, ces troisstrophes forment un ensemb<strong>le</strong> dont <strong>le</strong>s dimensions <strong>et</strong> <strong>le</strong>s proportions <strong>son</strong>t perceptib<strong>le</strong>sgrâce au jeu des cadences <strong>et</strong> des as<strong>son</strong>ances récurrentes. La comp<strong>le</strong>xité du conduit estainsi jalonnée de repères qui perm<strong>et</strong>tent à l’oreil<strong>le</strong> de s’orienter dans c<strong>et</strong> ensemb<strong>le</strong>irrégulier <strong>et</strong> diversifié.Le début de IX <strong>et</strong> X rappel<strong>le</strong> celui des premières strophes du conduit, mais i<strong>le</strong>st plus aigu. C’est <strong>le</strong> sol’, octave de la fina<strong>le</strong>, qui est répété <strong>et</strong> non plus <strong>le</strong> fa’. Il y adonc une <strong>sur</strong>enchère vers l’aigu qui crée une progression de l’intensité par rapport audébut. Ces motifs aigus <strong>son</strong>t suivis de mouvements cadentiels qui reviennent à la fina<strong>le</strong>.Les trois strophes poétiques de IX commencent par des structures négatives <strong>et</strong> sepoursuivent par une opposition au troisième vers :Strophe XStrophe 21 Strophe 22 Strophe 23Nulli custodiefamiliesed nimiestudent lascivie […]Non stant in aciea faciecontrariecedunt potentie […]Nichil eximieconstantiesed propri<strong>et</strong>iment ignavie. […]La mélodie m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur c<strong>et</strong>te articulation de la négation en reprenant <strong>le</strong> motif du débutau vers 3 :Le sens du texte <strong>et</strong> ses articulations importantes <strong>son</strong>t soutenus par la mélodie qui, parses contours, donne corps à ce que <strong>le</strong>s mots expriment. La strophe suivante commence,el<strong>le</strong> aussi, par un motif de sol’ répétés dans l’aigu. La troisième strophe poétique débutepar une formu<strong>le</strong> négative, rappelant <strong>le</strong> procédé exploité quelques instants avant :Les strophes XIII à XV constituent un dernier groupe avant l’ultime strophe.El<strong>le</strong>s répètent abondamment la rime –ia. La strophe XIII se compose de quatremouvements consécutifs, descendants de la teneur à la fina<strong>le</strong> <strong>sur</strong> la même rime –ia. Seul289


<strong>le</strong> début de ces quatre phrases varie. Ce motif se r<strong>et</strong>rouve de manière incomplète audébut de la strophe XIV puis clairement <strong>et</strong> complètement dans la deuxième partie de lastrophe XIV <strong>et</strong> au début de la strophe XV, toujours <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mots rimant en –ia. Auxstrophes XIV <strong>et</strong> XV, il est suivi d’une formu<strong>le</strong> cadentiel<strong>le</strong> strictement identique, <strong>sur</strong> lamême rime en –eri. Les répétitions signalées dans ces trois strophes <strong>son</strong>t indiquées dansl’exemp<strong>le</strong> ci-dessous où <strong>le</strong>s motifs caractéristiques des cadences –ia <strong>son</strong>t encadrés <strong>et</strong>ceux des rimes –eri <strong>son</strong>t encerclés :La dernière strophe (XVI) est une reprise approximative de la première tant par<strong>le</strong> texte que par la mélodie.Strophe 1 Strophe 36Veritas equitaslargitas corruit.falsitas pravitasparcitas viguit.urbanitas evanuit.Dic ergo veritasubi nunc habitas.equitas largitasubi nunc latitasquid profuit que prefuitmalignitas.Les terminai<strong>son</strong>s des rimes se font écho de part <strong>et</strong> d’autre du conduit (–itas, –uit),comme pour encadrer ce grand ensemb<strong>le</strong>. Cependant, la dernière strophe est allongéed’un vers de quatre syllabes <strong>et</strong> <strong>le</strong> schéma des rimes change :Strophe 1 6a 6b 6a 6b 8bStrophe 36 6a 6a 6a 6a 8b 4a290


Les invocations allégoriques de la Vérité, de l’Égalité <strong>et</strong> de la Générosité font trèsclairement <strong>le</strong> lien entre <strong>le</strong> début <strong>et</strong> la fin de ce long conduit. La mélodie est identique,mises à part <strong>le</strong>s notes ajoutées pour soutenir <strong>le</strong> dernier vers (malignitas) :mélodie ajoutéeStr. XVI-36,finC<strong>et</strong>te dernière phrase est sensib<strong>le</strong>ment plus mélismatique que l’ensemb<strong>le</strong> du conduit,sans pour autant éga<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s caudae conclusives qui terminent bien d’autres compositions.Les descentes successives resserrent par étapes la mélodie <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>.L’analyse montre que ce conduit s’organise par blocs <strong>et</strong> groupes de strophesqui ordonnent un ensemb<strong>le</strong> apparemment très décousu <strong>et</strong> volontairement diversifié. Lesstrophes peuvent être liées entre el<strong>le</strong>s par des ressemblances d’ordre poétique,mélodique ou <strong>le</strong>s deux. La totalité du conduit peut être représentée de la manièresuivante pour faire apparaître <strong>le</strong>s regroupements de strophes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s proportions :I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVIL’apport de la mélodie à ce texte long <strong>et</strong> incessamment variab<strong>le</strong> est d’une part deperm<strong>et</strong>tre une certaine organisation de l’ensemb<strong>le</strong>, <strong>et</strong> d’autre part de m<strong>et</strong>tre en va<strong>le</strong>ur lavirtuosité de la langue dont <strong>le</strong> poète fait preuve à chaque vers. Les multip<strong>le</strong>s jeux<strong>son</strong>ores, <strong>le</strong>s figures <strong>et</strong> <strong>le</strong>s parallélismes rythmiques qui constamment f<strong>le</strong>urissent lalangue du poète <strong>son</strong>t parfaitement valorisés par la mise en musique. La mise en <strong>son</strong>saccentue l’efficacité de ces eff<strong>et</strong>s rhétoriques tant <strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan de l’émotion <strong>et</strong> de laséduction de l’oreil<strong>le</strong>, que celui de l’intel<strong>le</strong>ct <strong>et</strong> de la clarification des idées.Le message porté par ce conduit ne laisse pas de place à l’ambiguïté. Il s’agitd’une mise en accusation sans concession ni ménagement des prêtres. Accablé de tous<strong>le</strong>s vices <strong>et</strong> injuriant toutes <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs mora<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> c<strong>le</strong>rgé est la proie des pires maux. Lesénumérations fournies dont abonde ce conduit <strong>son</strong>t un moyen littéraire d’accab<strong>le</strong>r sansrelâche en accentuant <strong>le</strong> poids des mots par <strong>le</strong> nombre. La littérature <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s vices <strong>et</strong> <strong>le</strong>svertus prend diverses formes dont <strong>le</strong>s plus courantes <strong>son</strong>t <strong>le</strong> débat ou <strong>le</strong> traité. Dans ce291


conduit, il ne s’agit pas d’une opposition systématique des uns <strong>et</strong> des autres, sous formede développement comme dans <strong>le</strong>s traités ou de dialogue comme dans <strong>le</strong>s débats. Ici, <strong>le</strong>svertus <strong>son</strong>t bafouées <strong>et</strong> <strong>le</strong>s vices vainqueurs. Si, dans <strong>le</strong>s premières strophes, <strong>le</strong>s termesévoquant <strong>le</strong>s vertus <strong>son</strong>t en proportion éga<strong>le</strong> aux vices, ce <strong>son</strong>t ces derniers qui règnentavec exclusivité dès la fin de la strophe II. Le constat est sans appel, si bien que laquestion n’est pas de savoir si <strong>le</strong>s vertus du c<strong>le</strong>rgé <strong>son</strong>t suffisantes pour combattre <strong>le</strong>svices, mais de me<strong>sur</strong>er l’amp<strong>le</strong>ur du manque <strong>et</strong> l’emprise des vices. C<strong>et</strong>te dénonciationest récurrente dans <strong>le</strong>s écrits de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, dans ses autres conduits 117comme dans certains des sermons. El<strong>le</strong> prend cependant, dans Veritas equitas un poidsrarement égalé, de par la force oratoire de l’accusation portée.Le début du conduit fait la liste des vertus outragées <strong>et</strong> des vices victorieux.L’incipit cite un passage d’Isaïe : <strong>et</strong> conversum est r<strong>et</strong>rorsum iudicium <strong>et</strong> iustitia longest<strong>et</strong>it corruit in platea veritas <strong>et</strong> aequitas non potuit ingredi (Is. 59, 14). L’énumérationdes vertus bafouées est déjà dans <strong>le</strong> texte de référence. Jusqu’à la strophe V, <strong>le</strong> discoursreste relativement vague ; seuls <strong>le</strong>s vices <strong>son</strong>t détaillés <strong>et</strong> non <strong>le</strong>s Hommes propagateursde ces maux. Par la suite, <strong>le</strong> poète entre dans <strong>le</strong>s détails <strong>et</strong> évoque des situations plusconcrètes. La désignation des prélats intervient à la strophe VI (Iam prelati). Les prélats<strong>son</strong>t comparés aux grands traîtres des Évangi<strong>le</strong>s que <strong>son</strong>t Judas, Pilate <strong>et</strong> Caïphe.<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> évoque ensuite l’ingratitude des prêtres qui, une fois <strong>le</strong>urscharges acquises, ne reconnaissent pas ce qu’ils doivent aux maîtres qui <strong>le</strong>s ont formés.Les doctores, <strong>le</strong>s litterati, <strong>le</strong>s gens honnêtes (probitati) <strong>et</strong> expérimentés (<strong>et</strong>ati) <strong>son</strong>t <strong>le</strong>spremières victimes de l’ambition des jeunes arrivistes. On peut penser que <strong>Philippe</strong>, entant que maître à l’Université de Paris, a lui-même souffert de l’ingratitude mora<strong>le</strong> <strong>et</strong>financière de ses étudiants après la fin de <strong>le</strong>ur formation. Il formu<strong>le</strong> la même plaintedans un de ses sermons 118 . Il se montre très sévère à l’égard de ces jeunes c<strong>le</strong>rcs qui neméritent pas la position qu’ils gagnent par d’autres moyens que <strong>le</strong>urs compétences (vimitrati / vi plantati / meritis minores).117 Voir <strong>le</strong>s analyses de Ve mundo a scandalis (n° 7, p. 183), Fontis in rivulum (n°2, p. 133), Quid ultratibi facere (n°4, p. 161). Il existe aussi un unicum dans LoB qui est une batail<strong>le</strong> des vices <strong>et</strong> des vertus :Vitia virtutibus (f°37v). Un artic<strong>le</strong> est consacré à l’interprétation théologique de ce dernier : Char<strong>le</strong>s E.BREWER, « Vitia <strong>et</strong> Lamie : Some Notes on Philip the Chancellor’s Vitia Virtutibus », HortusTroporum. Flori<strong>le</strong>gium in Honorem Gunillae Iversen, éd. A<strong>le</strong>xander ANDREE <strong>et</strong> Erika KIHLMAN,Stockholm, 2008, p. 229-243.118 Voir la citation d’après Johannes Baptiste SCHNEYER (Die Sittenkritik in den Predigten Philipps desKanz<strong>le</strong>rs, Münster, 1962), p. 383.292


L’état de déliquescence de l’Église m<strong>et</strong> à mal <strong>le</strong> pouvoir royal qui ne trouvepas de protecteur pour défendre <strong>son</strong> honneur parmi ce c<strong>le</strong>rgé débauché. La strophe XIsemb<strong>le</strong> faire allusion à la situation politique contemporaine. Le jeune roi (regis iunioris)peut figurer Louis IX pendant la Régence, après 1226. Insolub<strong>le</strong>, <strong>le</strong> mal prend sa sourceà la Curie (strophe XIV), dirigée par des ignorants incompétents. Toute la hiérarchie del’Église est donc responsab<strong>le</strong>. Des jeunes promus aux plus hauts dignitaires, <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> n’épargne per<strong>son</strong>ne.La dernière strophe est une invocation <strong>et</strong> la première intervention du discoursdirect. Le poète en appel<strong>le</strong> aux va<strong>le</strong>urs qu’il avait évoquées au début du conduit : laVérité, la Justice <strong>et</strong> la Générosité. Le début de c<strong>et</strong>te strophe cite un autre de sesconduits :Dic Christi veritasdic cara raritasdic rara caritasubi nunc habitas 119Ce conduit à trois voix est l’une des œuvres polyphoniques <strong>le</strong>s plus diffusées de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong>s manuscrits. Le poète y fait <strong>le</strong> procès de ceux quibafouent la Charité <strong>et</strong> <strong>le</strong> Christ en se montrant irrespectueux de la mission qui <strong>le</strong>ur estconfiée. C’est encore <strong>le</strong> c<strong>le</strong>rgé qui se trouve mis en accusation, de manière plusindirecte <strong>et</strong> métaphorique mais tout aussi efficace que dans Veritas equitas. La teneur dela cauda conclusive de Dic Christi veritas sert éga<strong>le</strong>ment de mélodie pour une prosu<strong>le</strong>de conduit particulièrement viru<strong>le</strong>nte à l’égard de la Curie romaine, Bulla fulminante 120 .<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> fait donc référence à ses propres compositions <strong>et</strong> fait preuve decohérence <strong>et</strong> de constance dans <strong>le</strong> contenu de <strong>son</strong> discours <strong>et</strong> <strong>le</strong>s objectifs de sadémarche poétique. Il montre éga<strong>le</strong>ment comment il peut faire usage de modes decompositions poético-musica<strong>le</strong>s sensib<strong>le</strong>ment différents (conduits, polyphonie, prosu<strong>le</strong>)pour parvenir au même objectif : la dénonciation politique <strong>et</strong> mora<strong>le</strong> du milieu cléricalqui l’entoure. Chaque fois, il élabore une œuvre qui trouve, dans <strong>le</strong>s ressources propresde <strong>son</strong> langage, des éléments <strong>et</strong> outils originaux, adaptés à l’expression <strong>et</strong> lacommunication de <strong>son</strong> proj<strong>et</strong>.119 Dic Christi veritas, F, f°203-204v. Pour l’attribution de ce conduit à <strong>Philippe</strong>, voir NorbertFICKERMANN, « Philipp de Grève, der Dichter des Dic Christi veritas », Neophilologus, XIII (1927-1928), p. 71.120 Bulla fulminante, LoB, f°38v ou F, f°204 (<strong>le</strong> texte est reporté à la fin du conduit Dic Christi veritas).293


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Chapitre 18 :Cum sit omnis caro fenumToutes <strong>le</strong>s strophes de Cum sit omnis caro fenum 121 <strong>son</strong>t construites selon <strong>le</strong>schéma : 8a 8a 7b 8c 8c 7b. Les strophes <strong>son</strong>t ainsi divisées en deux terc<strong>et</strong>s constituésde deux octosyllabes de rimes identiques (8a 8a ou 8c 8c) suivis d’un heptasyllabe (7b).Le refrain reprend c<strong>et</strong>te disposition, à la seu<strong>le</strong> différence que la rime est identique pour<strong>le</strong>s trois vers (8a 8a 7a). C<strong>et</strong>te structure ternaire 8 8 7 constitue <strong>le</strong> cadre formel duconduit, comme un quadrillage répétitif <strong>et</strong> clair.L’uniformité <strong>son</strong>ore est éga<strong>le</strong>ment audib<strong>le</strong> grâce aux <strong>son</strong>orités des rimes. Larime en –eris est caractéristique du refrain. El<strong>le</strong> intervient non seu<strong>le</strong>ment à la fin destrois vers, mais aussi en rime interne (terram teris terram geris). C’est éga<strong>le</strong>ment larime utilisée pour tous <strong>le</strong>s heptasyllabes du conduit (b), exception faite du vers 3 de lastrophe 3 (similis effectus es). C<strong>et</strong>te rime est aussi reprise dans <strong>le</strong> deuxième terc<strong>et</strong> de lapremière strophe. Les terminai<strong>son</strong>s des autres vers des strophes (a <strong>et</strong> c) <strong>son</strong>t peudifférentes à l’intérieur de chaque strophe, mais aussi parfois de l’une à l’autre.L’organisation <strong>et</strong> <strong>le</strong> choix des <strong>son</strong>s des rimes construisent un édifice clair <strong>et</strong> homogène.121 Voir volume d’annexes p. 525-527.295


Dans <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au ci-dessous, <strong>le</strong>s nombreuses rimes en –eris <strong>son</strong>t indiquées en gras <strong>et</strong> <strong>le</strong>s<strong>son</strong>orités en écho <strong>son</strong>t signalées par <strong>le</strong>s flèches :1 Ref. 2 Ref. 3 Ref. 4 Ref. 5 Ref.–eris –eris –eris –eris –eris–eris –eris –eris –eris –eris–eris –eris –eris –eris –eris–enum–enum–eris–eris–eris–eris–menta–menta–eris–inat–inat–eris–umo–umo–es–ore–ore–oreris–ura–ura–eris–ore–ore–oreris–tatem–tatem–eris–urum–urum–erisLes outils de la poésie rythmique (<strong>le</strong>s rimes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s vers) <strong>son</strong>t donc ici utilisés à des finsde clarification de la structure. Le cadre ainsi sensib<strong>le</strong> à l’audition perm<strong>et</strong> uneappréhension plus faci<strong>le</strong> : la compréhension <strong>et</strong> la mémorisation <strong>son</strong>t balisées par larégularité des vers <strong>et</strong> <strong>le</strong>s récurrences <strong>son</strong>ores.Dans notre source de référence (LoB), <strong>le</strong> conduit Cum sit omnis caro fenum estcomposé de trois strophes séparées par un refrain. Dans <strong>le</strong>s deux autres manuscrits notés(Sab <strong>et</strong> Évreux 39), il est allongé d’une ou deux strophes. Ce texte a très certainementété très apprécié, comme en témoigne <strong>le</strong> nombre estimab<strong>le</strong> de sources qui <strong>le</strong>transm<strong>et</strong>tent sans la mélodie. Signe de c<strong>et</strong>te popularité, il est éga<strong>le</strong>ment intégré à la find’un ensemb<strong>le</strong> attribué à tort à Bernard de Clairvaux 122 . Il apparaît en eff<strong>et</strong> à partir de laonzième strophe du poème Dic homo cur abuteris. Ce texte est en réalité uneagglomération de plusieurs poèmes, assez homogène du point de vue formel, <strong>sur</strong> <strong>le</strong>thème du mépris du monde.La présence du texte <strong>et</strong> de la mélodie dans la p<strong>et</strong>ite col<strong>le</strong>ction musica<strong>le</strong> d’unmanuscrit d’Évreux (Bibliothèque municipa<strong>le</strong> n°39, f°3) est intéressante. Le conduit s’ytrouve parmi d’autres compositions musica<strong>le</strong>s contemporaines du <strong>Chancelier</strong> sansqu’el<strong>le</strong>s lui soient toutes redevab<strong>le</strong>s. Le manuscrit se poursuit par un important recueilabrégé de sermons de <strong>Philippe</strong>. L’addition d’une col<strong>le</strong>ction musica<strong>le</strong> avant des sermons,<strong>sur</strong>tout si l’on regarde <strong>le</strong> contenu d’un texte tel que celui de Cum sit omnis caro fenum,n’est certainement pas <strong>le</strong> fruit du hasard <strong>et</strong> il faut s’interroger <strong>sur</strong> la rai<strong>son</strong> d’être d’untel voisinage. Une des sources pour <strong>le</strong> texte porte l’attribution au grand prédicateur122 PL 184, col 1315-1316. Barthé<strong>le</strong>my HAURÉAU, Des poèmes latins attribués à Saint Bernard, Paris,Klincksieck, 1890.296


Étienne Langton 123 . L’activité poétique de ce dernier est assez ténue <strong>et</strong> il est assezinvraisemblab<strong>le</strong> qu’il soit l’auteur du texte de Cum sit omnis caro fenum. Cependant, c<strong>et</strong>ype d’attribution, probab<strong>le</strong>ment due au prestige de l’archevêque de Canterbury, ne faitque confirmer <strong>le</strong>s connexions possib<strong>le</strong>s d’un tel texte avec la pastora<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong> milieu desprédicateurs.La mélodie de ce conduit est remarquab<strong>le</strong>ment simp<strong>le</strong> <strong>et</strong> se caractérise par sesmouvements très naturels. Le mode de ré <strong>et</strong> ses formu<strong>le</strong>s caractéristiques fournissent lamatière de toute la mélodie. L’ambitus dépasse à peine l’octave. Pourtant, <strong>le</strong>s formu<strong>le</strong>smélodiques <strong>son</strong>t variées <strong>et</strong> jamais répétitives, malgré la simplicité du matériel employé.Toutes <strong>le</strong>s phrases empruntent un traj<strong>et</strong> différent, comme on peut l’observer aux notesqui commencent <strong>et</strong> terminent chaque vers :vers 1 vers 2 vers 3 vers 4 vers 5 vers 6La mélodie suit de près l’organisation poétique de la strophe en deux terc<strong>et</strong>s (88 7/ 8 8 7). Comme souvent dans <strong>le</strong>s conduits, <strong>le</strong>s phrases mélodiques correspondentparfaitement aux vers <strong>et</strong> à <strong>le</strong>ur répartition. Les deux premiers membres du terc<strong>et</strong> <strong>son</strong>tidentiques par la longueur du vers <strong>et</strong> la rime. Le binôme poétique ainsi formé se trouvemis en musique par deux phrases complémentaires. Le début de la strophe m<strong>et</strong> en placeun mouvement mélodique de type antécédent <strong>et</strong> conséquent. Le premier vers se termine<strong>sur</strong> une cadence ouverte, tandis que <strong>le</strong> deuxième s’achève par une cadence conclusive<strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> :vers 1 ouvert vers 2closLe premier vers commence <strong>et</strong> se termine <strong>sur</strong> la teneur, la. Entre ces deux extrémités, <strong>le</strong>dessin mélodique n’a fait que descendre à la fina<strong>le</strong> ré. Le deuxième vers débute de lamême manière, <strong>sur</strong> un la, mais la broderie initia<strong>le</strong> est augmentée d’un degré, jusqu’au123 Oxford, Magd. Coll. Pepys 1207, fol. 77. Voir notre contribution : Anne-Zoé RILLON, « ÉtienneLangton <strong>et</strong> la musique : implications musica<strong>le</strong>s dans la prédication », Étienne Langton, prédicateur,bibliste <strong>et</strong> théologien, colloque organisé par <strong>le</strong> Centre d’études du Saulchoir <strong>et</strong> l’Institut universitairede France du 13 au 15 septembre 2006. Actes à paraître.297


do, comme une <strong>sur</strong>enchère mélodique par rapport à ce qui précède. C<strong>et</strong>te progressionvers l’aigu m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur la répétition du mot fenum au début du vers 2, alors qu’ilfaisait déjà la rime du vers 1. Ce mot est éga<strong>le</strong>ment agrémenté d’un ornement plusconséquent que <strong>le</strong>s autres <strong>sur</strong> la deuxième syllabe.Le deuxième terc<strong>et</strong> (vers 4 à 6) est sensib<strong>le</strong>ment différent, puisqu’aucune descadences n’est conclusive. Les deux vers parcourent l’échel<strong>le</strong> de sa partie supérieure àla sous-fina<strong>le</strong>, <strong>le</strong> second poursuivant la descente entamée par <strong>le</strong> vers 4.vers 4 vers 5Le dessin mélodique m<strong>et</strong> éga<strong>le</strong>ment en va<strong>le</strong>ur <strong>le</strong> parallélisme de ces deux vers. Lesoctosyllabes se partagent en deux groupes de quatre syllabes avec une rime interne (es) :cerne quid es <strong>et</strong> quid eris / modo flos es sed verterisDans <strong>le</strong>s deux vers, <strong>le</strong> deuxième quadrisyllabe reprend par une conjonction (<strong>et</strong> ou sed).La mélodie s’infléchit de la même manière <strong>sur</strong> la rime interne es <strong>et</strong> reprend au degrésupérieur <strong>sur</strong> la conjonction. La structure des vers <strong>et</strong> l’articulation de la langue <strong>son</strong>texactement suivies par la forme de la mélodie :Le troisième vers de chaque terc<strong>et</strong> (vers 3 <strong>et</strong> 6) est différent des deux autres par salongueur (sept syllabes) <strong>et</strong> sa rime. La mélodie el<strong>le</strong> aussi tend à iso<strong>le</strong>r ces deux vers desdeux binômes qui viennent d’être décrits. Ils commencent tous <strong>le</strong>s deux <strong>sur</strong> fa, mais <strong>le</strong>premier mène à la quinte du mode, tandis que <strong>le</strong> second se termine par une cadence <strong>sur</strong>la fina<strong>le</strong>, comme il se doit à la fin d’une strophe. Cependant, <strong>le</strong>s motifs mélodiques <strong>son</strong>ttrès proches <strong>et</strong> <strong>le</strong>urs divergences s’expliquent par la différence de cadences, donc dedirection des deux phrases :298


vers 3vers 6Le refrain intervient entre chaque strophe. Dans <strong>le</strong> manuscrit, il est rappelé par<strong>son</strong> incipit, à la fin de chaque strophe de texte. Il est donc entendu cinq fois <strong>sur</strong>l’ensemb<strong>le</strong> du conduit. Son texte est remarquab<strong>le</strong> par <strong>le</strong>s jeux <strong>son</strong>ores strictementVparallè<strong>le</strong>s, construits à partir du mot terram :Terram teris terram gerisLa mélodie souligne la figure d’annominatio en utilisant trois fois un fa <strong>sur</strong> la syllaberépétée :Chaque mot s’accompagne d’une proposition différente, brodant <strong>le</strong> fa par-dessus puispar-dessous. La mélodie applique pour el<strong>le</strong>-même la figure de répétition du texte. Lestrois motifs tournent <strong>sur</strong> eux-mêmes <strong>et</strong> reviennent à <strong>le</strong>ur commencent. La forme de lamélodie est une illustration <strong>son</strong>ore de l’éternel r<strong>et</strong>our <strong>et</strong> destin cyclique de l’Homme que<strong>le</strong> texte décrit. La rhétorique poétique <strong>et</strong> musica<strong>le</strong> est au service du message. Larépétition ne s’arrête pas à ce premier vers. El<strong>le</strong> se poursuit jusqu’à la fin du refrain :Terram teris terram geris<strong>et</strong> in terram reverterisqui de terra sumeris.La phrase suivante reprend <strong>sur</strong> un fa mais monte au la, note <strong>sur</strong> laquel<strong>le</strong> est placé <strong>le</strong> motterram. La cadence ouverte <strong>sur</strong> la teneur qui termine ce vers est suivie d’un saut dans <strong>le</strong>registre grave. Le troisième <strong>et</strong> dernier vers du refrain commence en eff<strong>et</strong> <strong>sur</strong> un do, sousla fina<strong>le</strong>, annonçant la cadence conclusive de la fin de la phrase. Le refrain a doncexploité successivement <strong>le</strong>s trois notes de la triade du mode : <strong>le</strong> fa marque <strong>le</strong>srépétitions poétiques au vers 1 ; <strong>le</strong> la au vers 2 sert de suspension pour une cadence299


intermédiaire ; la fina<strong>le</strong> ré termine <strong>le</strong> vers 3 de manière conclusive <strong>et</strong> est préparée parl’appui de la sous-fina<strong>le</strong> do. Les trois phrases qui composent <strong>le</strong> refrain forment unensemb<strong>le</strong> dynamique, naturel <strong>et</strong> équilibré, parfaitement ancré dans la logique moda<strong>le</strong> àlaquel<strong>le</strong> l’auditoire est habitué.Le message du conduit Cum sit omnis caro fenum est universel <strong>et</strong> intemporel.La déploration du temps qui passe <strong>et</strong> l’inexorabilité de la mort ne <strong>son</strong>t pas un suj<strong>et</strong>nouveau en poésie au XIII e sièc<strong>le</strong>. Le contemptus mundi fait en eff<strong>et</strong> l’obj<strong>et</strong> d’une longu<strong>et</strong>radition littéraire. Pourtant, la dimension mora<strong>le</strong> d’un tel thème n’échappe pas auprédicateur qu’est <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. La déploration se transforme peu à peu endiscours moralisateur qui incite l’Homme à combattre <strong>le</strong>s dangers du monde. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> utilise à ses fins une tradition littéraire déjà riche de clichés 124 . Cesmétaphores propres au thème du mépris du monde trouvent <strong>le</strong>ur origine dans la Bib<strong>le</strong>,où on <strong>le</strong>s rencontre de manière récurrente :Eccli 14, 18 omnis caro sicut faenum v<strong>et</strong>erescitIs 40, 6 quid clamabo omnis caro faenum <strong>et</strong> omnis gloria eius quasi flos agriPs 102, 15 homo sicut faenum dies eius tamquam flos agri sic efflorebit.Jb 14, 2 quasi flos egreditur <strong>et</strong> conteritur <strong>et</strong> fugit velut umbraPs 101, 12 dies mei sicut umbra declinaverunt <strong>et</strong> ego sicut faenum arui.Ps 36, 2 quoniam tanquam faenum velociter arescent.Le texte du conduit montre que <strong>son</strong> auteur maîtrise parfaitement ce réseau d’images <strong>et</strong>de métaphores formé par l’entrelacs de multip<strong>le</strong>s citations scripturaires. Ces référencesassemblées selon <strong>le</strong> système des concordances verba<strong>le</strong>s interagissent entre el<strong>le</strong>s pour neformer qu’une seu<strong>le</strong> métaphore. Les images de l’herbe, de la f<strong>le</strong>ur <strong>et</strong> de l’ombreapparaissent fermement liées dans la poésie de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>et</strong> en particulierdans Cum sit omnis caro fenum, où <strong>le</strong>s termes qui y renvoient apparaissent de part <strong>et</strong>d’autre du texte :124 Par exemp<strong>le</strong>, Cum sit omnis caro fenum est à comparer avec ce passage de la Summa de artepraedicatoria d’ALAIN de LILLE (PL 210, col 117) : Ergo, unde superbit homo, cujus conceptio culpa,nasci poena, labor vita, necesse mori ? O homo, memorare quod fuisti sperma fluidum, quomodo sisvas stercorum, quomodo eris esca vermium. Quod post mortem de lingua nasc<strong>et</strong>ur vermis, ut not<strong>et</strong>urpeccatum linguae, de stomacho ascarides, ut signific<strong>et</strong>ur peccatum gulae […] Memorare o homo quiaterra es, <strong>et</strong> in terram ibis, quia cinis es, in cinerem reverteris, quia pulvis es, <strong>et</strong> in pulverem reduceris.300


Texte Citations scripturaires RéférenceCum sit omnis caro fenum<strong>et</strong> post fenum fiat cenum.homo quid extol<strong>le</strong>riscerne quid es <strong>et</strong> quid erismodo flos es sed verterisin favillam cyneris.Terram teris terram geris<strong>et</strong> in terram reverterisquid de terra sumeris.Per <strong>et</strong>atum incrementaimmo magis d<strong>et</strong>rimentaad non esse traherissicut umbra cum declinatvita fugit <strong>et</strong> festinatclaudit m<strong>et</strong>a funeris.Homo dictus es ab humocito transis quia fumosimilis effectus eshomo nascens cum merore,vitam ducens in labore<strong>et</strong> cum m<strong>et</strong>u moreris.quid clamabo omnis caro faenum <strong>et</strong> omnisgloria eius quasi flos agri.homo sicut faenum dies eius tamquam flos agrisic efflorebitdies mei sicut umbra declinaverunt <strong>et</strong> ego sicutfaenum arui<strong>et</strong> omnia pergunt ad unum locum de terra factasunt <strong>et</strong> in terram pariter revertentursicut umbra cum declinat ablatus sumquasi flos egreditur <strong>et</strong> conteritur <strong>et</strong> fugit velutumbraformatis igitur Dominus Deus de humo cunctisanimantibus terraesicut nos nostri similis effectus esHomo ad laborem nasciturIs 40, 6Ps 102, 15Ps 101, 12Ecc 3, 20Ps 108, 23Jb 14, 2Gn 2, 19Is 14, 10Jb 5, 7Le même réseau apparaît dans la Summa super Psalterium. Ainsi commence un sermonprenant pour thème <strong>le</strong> vers<strong>et</strong> 2 du psaume 36 :Quoniam tanqua fœnum velociter arescent <strong>et</strong>c. Fœnum proprie dicitur non quolib<strong>et</strong>hærba, sed prati, subtilis <strong>et</strong> delicata : que propter subtilitatem substantiæ cito arescit. Et designatcarna<strong>le</strong>s <strong>et</strong> gloriam corum tempora<strong>le</strong>m. Unde Esa. XL. Omnis caro fœnum <strong>et</strong> omnis gloria eiusquasi flos agri <strong>et</strong>c. Exsiccatum est fœnum <strong>et</strong> cecidit flos. Primo est viride. Secundo defalcaturTertio ut arescat dispergitur. Quarto in cumulum colligitur <strong>et</strong> pedibus lasciuientium conculcatur.Super plaustrum portatur. Iumentis in cibum datur. 125On constate d’une part que Philipe <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est familier de ce réseau deconcordances, <strong>et</strong> d’autre part qu’il s’apprête à dégager <strong>le</strong> sens moral de c<strong>et</strong>te imagecomme on peut attendre de tout bon prédicateur. C’est éga<strong>le</strong>ment ce qu’il fait dans <strong>le</strong>conduit, en se servant de la métaphore pour s’adresser à l’Homme dès <strong>le</strong> troisième vers.À trois reprises, <strong>le</strong> poète l’interpel<strong>le</strong> à la deuxième per<strong>son</strong>ne du singulier pour <strong>le</strong> m<strong>et</strong>treen garde. Les strophes ajoutées dans Évreux 39 complètent parfaitement l’entreprisedéjà perceptib<strong>le</strong> dans la version la plus courte. La dernière strophe (strophe 5) est cel<strong>le</strong>qui donne <strong>le</strong> plus d’indications <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s intentions moralisatrices, oratoires <strong>et</strong> didactiquesdu poète. El<strong>le</strong> est conclusive car el<strong>le</strong> commence par Ergo. Il est temps pour <strong>le</strong> poète <strong>et</strong>125 Josse BADE (éd.), Philippi de Greve cancellarii Parisiensis in Psalterium Davidicum CCCXXXSermones, Paris, 1523. Sermon 77 ; <strong>le</strong> titre donné par l’éditeur est : De fragilitate humana comparatafœno, <strong>et</strong> de ho<strong>le</strong>rum pulmentario diaboli.301


<strong>son</strong> auditoire de tirer l’enseignement de ce qui a été dit. L’Homme est en connaissancede sa fragilité (cum scis qualitatem tuae sortis) <strong>et</strong> pourtant il persévère dans <strong>le</strong> péché, cequi aggrave <strong>le</strong> poids de sa faute. Le poète-prédicateur précise : Memento. Il s’adresse àla mémoire de ses auditeurs en espérant que ce discours change <strong>le</strong>ur façon de secomporter. C’est, une fois de plus, en faisant appel à la possibilité du Salut que <strong>le</strong> poèteespère faire revenir l’Homme à la rai<strong>son</strong>. L’importance de la mémoire marquel’ensemb<strong>le</strong> du texte, tant dans sa construction que dans <strong>son</strong> contenu. Le poète ordonne à<strong>son</strong> auditoire la mémorisation du contenu moral de <strong>son</strong> conduit. Il organise <strong>et</strong> m<strong>et</strong> en<strong>son</strong> <strong>le</strong> poème de façon à ce que <strong>le</strong> travail de rangement de la matière dans <strong>le</strong> « grenier »de la mémoire soit aisé <strong>et</strong> accessib<strong>le</strong> à tous 126 .126 Pour <strong>le</strong>s images représentant la mémoire, voir Mary CARRUTHERS, The Book of Memory : a Study ofMemory in Medieval Culture, Cambridge, 1990, trad. française : Paris, 2002.302


Chapitre 19 :Suspirat spiritusCe conduit 127 est composé de huit strophes poétiques de forme identique, àchanter <strong>sur</strong> une seu<strong>le</strong> strophe mélodique. Suspirat spiritus est un contrafactum. Ceprocédé est utilisé à plusieurs reprises dans l’ensemb<strong>le</strong> du corpus des conduitsmonodiques de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Il existe en eff<strong>et</strong> neuf conduits latins dont lamélodie est éga<strong>le</strong>ment transmise pourvue de vers français. Trois d’entre eux <strong>son</strong>t desconduits moraux 128 . Dans la plupart des cas, il est diffici<strong>le</strong> de déterminer avec as<strong>sur</strong>ancequel<strong>le</strong> est la version primitive car la chronologie <strong>et</strong> <strong>le</strong>s sources fournissent peud’informations pour en décider.Les deux chan<strong>son</strong>s profanes connues <strong>sur</strong> la mélodie de Suspirat spiritus <strong>son</strong>trelativement contemporaines de la composition du conduit : Amour dont sui espris mesemont <strong>et</strong> L’amours dont sui espris de chanter. La première est attribuée à Blondel deNes<strong>le</strong> que seu<strong>le</strong> une vingtaine d’années sépare de l’âge du <strong>Chancelier</strong>. La seconde estencore plus proche du conduit puisque Gautier de Coinci <strong>et</strong> <strong>Philippe</strong> <strong>son</strong>t d’exacts127 Voir volume d’annexes p. 529-531.128 Outre Suspirat spiritus, il y a Nitimur in v<strong>et</strong>itum (n°14, voir analyse p. 257) <strong>et</strong> Homo considera (n°15,voir p. 265).303


contemporains. Ils meurent tous deux en 1236. Les deux versions vernaculaires ontconnu une diffusion manuscrite plus abondante que <strong>le</strong> conduit latin 129 .Il existe éga<strong>le</strong>ment deux textes latins anonymes qui utilisent la mélodie comm<strong>et</strong>eneur de deux polyphonies à trois voix. Ces deux nouveaux textes (Procurans odium <strong>et</strong>Purgator criminum) <strong>son</strong>t parfois attribués à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> par <strong>le</strong>scommentateurs modernes 130 . Les sources médiéva<strong>le</strong>s ne donnent cependant aucunindice en faveur de c<strong>et</strong>te attribution.La chronologie de ces différentes compositions <strong>et</strong> <strong>le</strong>s liens qui <strong>le</strong>s relient <strong>son</strong>tdiffici<strong>le</strong>s à préciser. L’antériorité de Blondel de Nes<strong>le</strong> incite à <strong>le</strong> considérer comme lasource des autres productions poétiques <strong>et</strong> l’inventeur de la mélodie. En revanche, lachronologie entre la version de Gautier <strong>et</strong> <strong>le</strong> conduit de <strong>Philippe</strong> est diffici<strong>le</strong> à évaluer.Gautier semb<strong>le</strong> cependant avoir composé ses chan<strong>son</strong>s à la Vierge à la fin de sa vie,entre 1219 <strong>et</strong> 1236. Selon Jacques Chail<strong>le</strong>y, L’amours dont suit espris de chanter auraitété composé entre 1228 <strong>et</strong> 1231 131 . Pour ce qui est du conduit de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>,nous ne dispo<strong>son</strong>s d’aucun élément qui perm<strong>et</strong>te de proposer une datation précise. L<strong>et</strong>exte de Gautier reprend exactement la forme <strong>et</strong> copie l’incipit de celui de Blondel,tandis que celui du <strong>Chancelier</strong> écourte <strong>le</strong>s strophes. Les deux contrafacta <strong>son</strong>t trèsprobab<strong>le</strong>ment indépendants l’un de l’autre. Les deux polyphonies latines ne semb<strong>le</strong>ntpas non plus être liées entre el<strong>le</strong>s. Les sources <strong>et</strong> la musique font état de deux versionsindépendantes. De plus, rien ne perm<strong>et</strong> plus d’établir une filiation de ces deux conduitsavec la monodie latine de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. En eff<strong>et</strong>, la modification structurel<strong>le</strong>du modè<strong>le</strong> que ce dernier opère dans Suspirat spiritus n’y est pas reprise. Une dernièreversion s’ajoute à ce réseau déjà comp<strong>le</strong>xe. Le texte de Gautier de Coinci nous esttransmis dans l’une des sources des chan<strong>son</strong>s à la Vierge (Paris, BnF fr. 1536, f°112v-113) sous forme d’un déchant qui n’est autre que la polyphonie de Purgator criminumamputée de l’une de ses voix. L’adaptation peut être l’œuvre de Gautier comme cel<strong>le</strong> ducopiste du manuscrit. Il est par ail<strong>le</strong>urs peu probab<strong>le</strong> que c<strong>et</strong>te version à deux voix de lachan<strong>son</strong> de Gautier soit antérieure à la monodie. Une tel<strong>le</strong> priorité a été envisagée parJacques Chail<strong>le</strong>y, donnant aussi l’antériorité à Purgator criminum, mais l’hypothèse est129 Huit sources musica<strong>le</strong>s <strong>et</strong> une source poétique pour Blondel de Nes<strong>le</strong> ; neuf sources musica<strong>le</strong>s <strong>et</strong> septsources poétiques pour Gautier de Coinci.130 P<strong>et</strong>er DRONKE, « The Lyrical Compositions of Philip the Chancellor », Studi Medievali, XXVIII,(1987), p. 563-592.131 Jacques CHAILLEY, Les chan<strong>son</strong>s à la Vierge de Gautier de Coinci, Paris, 1959, p. 41.304


prudemment écartée 132 . En l’état actuel des connaissances, il est préférab<strong>le</strong> de penserque toutes <strong>le</strong>s versions ne se rapportent qu’à un seul modè<strong>le</strong>, la chan<strong>son</strong> de Blondel deNes<strong>le</strong>. Le réseau formé par ces œuvres peut être représenté de la manière suivante :<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> :Suspirat spiritusBlondel de Nes<strong>le</strong> : Amourdont sui espris me semontde chanterAnonyme : Procurans odiumPolyphonie, 3 voixGautier de Coinci : L’amoursdont sui espris de chanterAnonyme : Purgator criminumPolyphonie, 3 voixGautier de Coinci :L’amours dont suiespris de chanterPolyphonie, 2 voixLe texte de Blondel s’inscrit dans la tradition du chant courtois :Amour dont sui esprisMe semont de chanter,Si chant com hom souprisQui ne pu<strong>et</strong> amender.P<strong>et</strong>it i ai conquis ;Mais bien me puis vanter,Se li plaist, j’ai aprisA loiaument amer.A ce sunt mi penserEt seront a touz dis ;Ja ne.s en quier oster. 133Lorsque Gautier réécrit <strong>le</strong> texte, il transforme, comme il a coutume de <strong>le</strong> faire, l’amourterrestre en un amour cé<strong>le</strong>ste voué à la Vierge 134 qu’il dévoi<strong>le</strong> à la dernière strophe :Puce<strong>le</strong> en qui JhesusPrist incarnacion,Envoie nous ça jusVraie confession […] 135Les deux textes vernaculaires <strong>son</strong>t de structure identique. Ils <strong>son</strong>t constitués decinq strophes, chacune de onze hexasyllabes. Les rimes <strong>son</strong>t organisées selon <strong>le</strong> modè<strong>le</strong>ab ab ab ab bab. La strophe musica<strong>le</strong> respecte la construction poétique. La strophemélodique se partage en deux, chaque sous-partie étant el<strong>le</strong>-même répétitive :132 Jacques CHAILLEY, op. cit., p. 70.133 Hans TISCHLER (éd.), Trouvère Lyrics with Melodies, vol. X, CMM 107, Neuhausen, 1997, n°888.134 Anna DRZEWICKA, « La fonction des emprunts à la poésie profane dans <strong>le</strong>s chan<strong>son</strong>s maria<strong>le</strong>s deGautier de Coinci », Le Moyen Âge, XCI (1985), p. 33-51 <strong>et</strong> 179-200.135 Strophe 5, Hans TISCHLER (éd.), op. cit., n°888305


A (vers 1-2) A (vers 3-4) B (vers 5-8) B’ (vers 9-11)ab (rime ab) ab (rime ab) cdef (rime abab) cde’ (rime bab)La structure du conduit latin Suspirat spiritus diffère quelque peu de <strong>son</strong>modè<strong>le</strong> profane. La strophe ne comporte plus onze hexasyllabes mais huit, si bien que larépétition fina<strong>le</strong> (B’) n’est pas réemployée. En revanche, <strong>le</strong> conduit dans sa totalité estplus long que <strong>le</strong>s chan<strong>son</strong>s puisqu’il se compose de huit strophes au lieu de cinq.L’irrégularité des rimes pour <strong>le</strong>s trois derniers vers est ainsi écartée au profit d’unschéma parfaitement régulier de rimes alternées. Le texte de Blondel fait entendre unerime interne à la cé<strong>sur</strong>e des deux premiers vers, perm<strong>et</strong>tant d’appuyer <strong>le</strong> rythme 3+3 quivaut pour la majorité des vers. Le texte latin reproduit c<strong>et</strong>te cé<strong>sur</strong>e rimée à la première<strong>et</strong> à la quatrième strophe :BlondelAmour dont sui esprisMe semont de chanter<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>Strophe 1Suspirat spiritusmurmurat ratio<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>Strophe 4Cui rident pocula.cui sp<strong>le</strong>ndent epu<strong>le</strong>Gautier de Coinci, en transformant l’ordre des mots dans l’incipit, n’a pas repris c<strong>et</strong>terime interne.Le thème de Suspirat spiritus semb<strong>le</strong> parfaitement indépendant des versionsromanes existantes. Le texte de Blondel de Nes<strong>le</strong> exprime la ferveur <strong>et</strong> la dou<strong>le</strong>ur d’unamour charnel, tandis que <strong>le</strong> texte latin développe une supplication de l’âme reprochantà l’Homme de suivre <strong>le</strong>s inclinai<strong>son</strong>s du corps : « Dic homo […] cur taces subdituscarnis contagio ». <strong>Philippe</strong> s’inscrit donc en opposition au modè<strong>le</strong> courtois emprunté.Pourtant, <strong>le</strong> texte de Blondel de Nes<strong>le</strong> <strong>et</strong> la tradition courtoise restent une référenceparfaitement assumée par <strong>le</strong> poète latin. Dans <strong>le</strong>s premiers vers, il joue avec <strong>le</strong> textevernaculaire <strong>et</strong> ses codes comme pour signa<strong>le</strong>r une distance à l’égard de <strong>son</strong> emprunt.C<strong>et</strong>te attitude se manifeste de deux manières. Le choix du mot spiritus en incipitremplace <strong>le</strong> participe espris dans <strong>le</strong> texte français. Le participe du verbe esprendre(saisir l’âme) donne esprit, dont l’homonyme (espirit ou esperit, esprit ou âme) estl’équiva<strong>le</strong>nt du latin spiritus :Amour dont sui esprisespiritSuspirat spiritus306


La lyrique courtoise introduit souvent <strong>le</strong> texte par l’expression du besoinimpérieux de chanter, comme c’est <strong>le</strong> cas dans <strong>le</strong> texte de Blondel : « me semont dechanter ». Le texte latin détourne c<strong>et</strong> usage puisqu’il n’est plus question d’un chantnob<strong>le</strong> commandé par l’amour, mais d’un chant peu <strong>son</strong>ore, douloureux, presque maladif,comme l’expriment <strong>le</strong>s verbes suspirat <strong>et</strong> murmurat ainsi que <strong>le</strong>s noms gemitus <strong>et</strong>querelas. L’usage courtois est donc déformé pour mieux souligner <strong>le</strong>s dangers del’amour charnel <strong>et</strong> s’inscrire en faux des va<strong>le</strong>urs courtoises. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> faitappel à l’exemp<strong>le</strong> biblique de Sara <strong>et</strong> de sa servante Agar, dans <strong>le</strong>quel il est questiond’enfantement spirituel <strong>et</strong> charnel. À sa manière, Gautier de Coinci m<strong>et</strong> lui aussi engarde contre l’amour terrestre. Au mode de l’opposition choisi par <strong>Philippe</strong>, ce dernierpréfère procéder par transposition. La chan<strong>son</strong> pieuse remplace la ferveur de l’amourcharnel par une dévotion pour la Vierge, sentiment d’un prix bien supérieur si l’on encroit la première strophe. Cependant, la chair est ici aussi stigmatisée comme l’originedes malheurs de l’Homme :Le siec<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong>s degrazDe la char lais<strong>son</strong>s tuit,Quar plus que verreglazGlace siec<strong>le</strong>s <strong>et</strong> fuit.Sur un ton plus naïf que celui de <strong>Philippe</strong>, Gautier poursuit lui aussi un objectifde moralisation. Tous deux <strong>le</strong> font en utilisant une chan<strong>son</strong> profane connue. Ils utilisentla popularité de sa mélodie, mais aussi ses références en s’inscrivant dans <strong>le</strong> mode de laparodie 136 . Les intentions vont donc bien plus loin qu’une simp<strong>le</strong> réécriture.La mélodie empruntée au répertoire des trouvères est fort simp<strong>le</strong>. La strophelatine n’en r<strong>et</strong>ient que 8 courtes phrases mélodiques organisées selon la forme abab cdef.Toutes <strong>le</strong>s strophes de texte respectent c<strong>et</strong>te bipartition en deux parties éga<strong>le</strong>s : 4 (abab)+ 4 (cdef). Les rimes alternées suivent parfaitement l’organisation mélodique de lapremière partie. Les deux courtes phrases a <strong>et</strong> b <strong>son</strong>t contrastées. La première (a) est trèssyllabique <strong>et</strong> se développe dans la partie supérieure du mode de ré, tandis que laseconde (b) comporte plusieurs courts monnayages <strong>et</strong> se dérou<strong>le</strong> dans la partie grave dumode, entre sol <strong>et</strong> ré :136 Sur ce suj<strong>et</strong>, voir Sylvia HUOT, Al<strong>le</strong>gorical Play in the Old French Mot<strong>et</strong>. The Sacred and the Profanein Thirteenth-Century Polyphony, Stanford, 1997.307


abLa première se termine <strong>sur</strong> la teneur la (cadence ouverte) <strong>et</strong> la seconde <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>(cadence close). La répétition de c<strong>et</strong>te structure, aisément repérab<strong>le</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s vers 3 <strong>et</strong> 4,perm<strong>et</strong> de poser des repères mélodiques très clairs pour l’oreil<strong>le</strong> dès l’entrée en matière.La seconde partie de la strophe est tout aussi simp<strong>le</strong>, mais plus variée (cdef).Les quatre phrases mélodiques correspondent aux vers <strong>et</strong> évoluent de manière équilibrée<strong>sur</strong> l’échel<strong>le</strong> de ré. La phrase c exploite la partie inférieure du mode à l’inverse de laphrase d qui monte jusqu’à l’octave :cdLes deux dernières propositions mélodiques (e <strong>et</strong> f) se rapprochent en trois étapes de lafina<strong>le</strong> pour rendre parfaitement attendue <strong>et</strong> naturel<strong>le</strong> la cadence conclusive :efC<strong>et</strong>te mélodie ne présente ni difficulté ni <strong>sur</strong>prise pour l’oreil<strong>le</strong>. Son organisation révè<strong>le</strong>la préoccupation d’une construction formel<strong>le</strong> qui fournit de nombreux repères auditifssans pour autant lasser par des répétitions excessives. Le discours musical est ainsi clair<strong>et</strong> vivant.Pour c<strong>et</strong>te mélodie, <strong>le</strong> poète <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> compose huit strophes, cequi rend l’ensemb<strong>le</strong> du conduit très répétitif. Au total, <strong>le</strong>s phrases a <strong>et</strong> b <strong>son</strong>t en eff<strong>et</strong>entendues 16 fois.Le vers d’incipit est particulièrement habi<strong>le</strong> par sa construction en miroir. Lemot spiritus renvoie à la chan<strong>son</strong> origina<strong>le</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong> verbe suspirat joue avec <strong>le</strong>s mêmes<strong>son</strong>orités :308


Suspirat spiritusCe vers s’adapte parfaitement à la mélodie de la chan<strong>son</strong>, qui comporte un motifascendant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s trois premières syllabes, puis revient au la. La symétrie des <strong>son</strong>s dutexte se r<strong>et</strong>rouve dans <strong>le</strong> dessin mélodique :Le début de la strophe 2 m<strong>et</strong> en correspondance des mots opposés par <strong>le</strong>ur sensmais proches par <strong>le</strong>urs <strong>son</strong>orités :Natura duplici / homo componerisex parte simplici / deo coniungerisLa mélodie répétitive abab perm<strong>et</strong> de placer <strong>le</strong>s mots à opposer <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mêmes motifs,donc de faire ressortir l’eff<strong>et</strong> de parallélisme :Na - tu - ra du- pli- ci ho- mo com- po- ne- risEx par - te sim-pli- ci de- o con- iu- ge- risLa clarté de la construction mélodique m<strong>et</strong> amp<strong>le</strong>ment en va<strong>le</strong>ur la richesse des rimesdont <strong>le</strong> schéma s’ajoute à la mélodie pour scander <strong>et</strong> rythmer <strong>le</strong> temps du discours. Lescorrespondances <strong>son</strong>ores m<strong>et</strong>tent en rapport des mots dont <strong>le</strong> rapprochement fait sens,par équiva<strong>le</strong>nce ou par opposition : spiritus / gemitus ; bonitas / trinitas ; hominem /ymaginem ; famu<strong>le</strong> / emu<strong>le</strong> ; responderis / deseris ; vitio / ratio. L’oreil<strong>le</strong> familière de lamélodie est guidée par <strong>le</strong>s as<strong>son</strong>ances <strong>et</strong> reforme ces coup<strong>le</strong>s de mots dont laconfrontation du sens agit comme une sorte de raccourci pour exprimer <strong>le</strong>s idées dutexte.309


L’opposition entre l’âme <strong>et</strong> <strong>le</strong> corps, thème fondamental de tout discoursmoralisateur, parcourt <strong>le</strong> conduit d’un bout à l’autre. Dans la première strophe, l’âme estprésente sous la forme de plusieurs de ses facultés : l’esprit (spiritus), la rai<strong>son</strong> (ratio),<strong>le</strong> libre arbitre (mentis arbitrio). Toutes ces puissances souffrent de la domination ducorps, uniformément désigné par <strong>le</strong> terme de chair. Le corps est celui par qui lacontagion du vice pénètre en l’Homme. La duplicité âme-corps est fondamenta<strong>le</strong> enl’Homme. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> différencie du Dieu trinitaire, mais lui perm<strong>et</strong> éga<strong>le</strong>ment de s’enapprocher. C<strong>et</strong> ordre décidé par <strong>le</strong> créateur est perverti lorsque <strong>le</strong> corps s’impose <strong>sur</strong>l’âme. Le renversement d’un ordre établi est exprimé à deux reprises :- sed tua pravitas / pervertit ordinem (strophe 3, vers 7-8)- ordo pervertitur / perit condicio (strophe 5, vers 7-8)L’opposition de l’âme <strong>et</strong> du corps se poursuit dans l’exemp<strong>le</strong> de Sara <strong>et</strong> Agar.Le texte de la Genèse est cité avec précision à la dernière strophe : eice ancillam hanc <strong>et</strong>filium eium (Gn 21, 10). L’histoire dans <strong>son</strong> ensemb<strong>le</strong> est évoquée <strong>sur</strong> plusieursstrophes. Agar, la servante, est immédiatement présentée comme l’ennemie de l’âme :cui paras singula ? Mihi vel famu<strong>le</strong> ? L’âme souffre de sa disgrâce <strong>et</strong> des privilègesinjustes accordés à l’esclave qui devient représentation du corps. El<strong>le</strong> prend la paro<strong>le</strong> àla première per<strong>son</strong>ne <strong>et</strong> s’oppose à la servante dans <strong>le</strong>s strophes 4 <strong>et</strong> 5 en s’identifiantavec Sara. L’enfantement corporel d’Agar est l’inverse de celui de Sara qui est spirituel.La métaphore n’est pas clairement expliquée dans <strong>le</strong> conduit, tant el<strong>le</strong> est connue desauditeurs. Exposée par Paul dans <strong>son</strong> Épître aux Galates (Ga 22, 31), l’associationd’Agar <strong>et</strong> <strong>son</strong> fils Ismaël au corps <strong>et</strong> de Sara <strong>et</strong> Isaac à l’esprit est éga<strong>le</strong>ment reprise par<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans plusieurs de ses sermons des Distinctiones superPsalterium 137 . L’insertion longue <strong>et</strong> développée de c<strong>et</strong> exemp<strong>le</strong> biblique s’apparente àune illustration qui donne une forme narrative au contenu moral du début du conduit.El<strong>le</strong> apporte une per<strong>son</strong>nification familière <strong>et</strong> une image concrète uti<strong>le</strong> à lareprésentation des idées abstraites que <strong>son</strong>t <strong>le</strong> corps <strong>et</strong> l’âme. Il est fréquent que <strong>Philippe</strong><strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> fasse allusion à des anecdotes, des parabo<strong>le</strong>s ou des per<strong>son</strong>nages bibliques137 Par exemp<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> sermon n°9 : « Animæ nostræ debemus suam in nobis reddere dominationem.Corpori seruitutem. Si aliter est, conqueri potest anima de nobis quod plus curamus de corpore quamde ipsa. Et hæc est querela Saræ contra Abraham de Agar. » ou dans <strong>le</strong> n°280 : « Mala ancilla estsensualitas inordinata, quæ significatur per Agar. » (éd. Josse BADE, op. cit.). Traduction : « Nousdevons rendre à notre âme sa domination <strong>sur</strong> nous-mêmes <strong>et</strong> au corps la servitude. S’il en estautrement, l’âme peut se plaindre de nous car nous nous soucions plus du corps que d’el<strong>le</strong>. C’est laplainte de Sara contre Agar au suj<strong>et</strong> d’Agar. » <strong>et</strong> « Une sensualité désordonnée est mauvaise servante,ce que montre l’histoire d’Agar. »310


à la fin d’un conduit, pour illustrer <strong>le</strong> contenu de ce qui précède. Cependant, dans <strong>le</strong>sautres textes, la référence se fait <strong>sur</strong> quelques vers tout au plus. Dans Suspirat spiritus,<strong>le</strong> per<strong>son</strong>nage de la servante habite plus de trois strophes : dès la fin de la strophe 4,l’intégralité des strophes 5 <strong>et</strong> 6 <strong>et</strong> enfin <strong>le</strong>s deux derniers vers du conduit, à la strophe 8.L’énonciation du texte est à la première per<strong>son</strong>ne. Il s’agit donc d’un discoursdirect, dans <strong>le</strong>quel l’âme est l’orateur qui harangue l’Homme à propos du corps. Lesexemp<strong>le</strong>s de disputes entre <strong>le</strong> corps <strong>et</strong> l’âme <strong>son</strong>t nombreux dans la littérature médiéva<strong>le</strong>.<strong>Philippe</strong> use de ce procédé dans deux autres de ses conduits moraux : Homo natus adlaborem / tui status (n°1) 138 <strong>et</strong> Quo vadis quo progrederis (n°10) 139 . Ce derniers’organise comme un véritab<strong>le</strong> dialogue où l’âme <strong>et</strong> <strong>le</strong> corps prennent successivement laparo<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong> cas du premier comme de Suspirat spiritus, il s’agit d’un monologue del’âme.La somme d’emprunts est considérab<strong>le</strong> pour ce conduit : la forme du débat, lamélodie <strong>et</strong> la structure poétique, l’histoire d’Agar <strong>et</strong> Sara développée <strong>sur</strong> plusieursstrophes. L’apport per<strong>son</strong>nel du poète <strong>et</strong> du compositeur <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est icibien plus mince que dans d’autres conduits. Cependant, <strong>le</strong> résultat obtenu se révè<strong>le</strong>parfaitement efficace <strong>et</strong> en accord avec l’ensemb<strong>le</strong> du corpus : faire entendre <strong>et</strong>comprendre <strong>le</strong>s principes du comportement moral indiqué par <strong>le</strong> Christ, faire réagir auxabus <strong>et</strong> déviations qui caractérisent <strong>le</strong>s mœurs de la plupart des Hommes. Lacommunication du message moral est facilitée par ces emprunts qui font appel à uneculture très large de la part des auditeurs, courtoise, littéraire, biblique. Il ne fait aucundoute que <strong>le</strong> public visé par <strong>le</strong> poète soit en possession de toutes ces références, ce quitémoigne de l’absence de cloi<strong>son</strong>nement entre ces univers culturels <strong>et</strong> de l’étendue dusavoir des auditeurs.138 Voir <strong>le</strong>s commentaires <strong>sur</strong> ce conduit p. 130.139 Voir p. 223.311


312


Chapitre 20 :Homo natus ad laborem / <strong>et</strong> avisCe court conduit 140 est un unicum intégré à la col<strong>le</strong>ction des œuvres de <strong>Philippe</strong><strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong> manuscrit de la British Library Egerton 274. Il se compose de 16vers que <strong>le</strong>s majuscu<strong>le</strong>s du manuscrit semb<strong>le</strong>nt partager en quatre strophes trèsirrégulières : 7 vers, 3 vers, 4 vers, 2 vers. Seu<strong>le</strong> la première strophe, la plus longue, s<strong>et</strong>ermine <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. Les trois « strophes » suivantes ne forment pas des groupes de verscohérents ni par la structure, ni par <strong>le</strong>s inf<strong>le</strong>xions du mode. Le schéma des rimes <strong>et</strong> lalongueur des vers suggèrent un regroupement différent de celui indiqué par <strong>le</strong>smajuscu<strong>le</strong>s dans LoB. Les neuf vers peuvent en eff<strong>et</strong> se partager en trois terc<strong>et</strong>s égaux(deux octosyllabes <strong>et</strong> un heptasyllabe). Les vers 5 à 7 forment eux aussi un terc<strong>et</strong>cohérent, identique aux vers suivants par l’alternance des rimes 8b 8b 7a. Dans <strong>le</strong>tab<strong>le</strong>au ci-dessous, <strong>le</strong>s vers commençant par une majuscu<strong>le</strong> <strong>son</strong>t indiqués en caractèresgras <strong>et</strong> l’astérisque signa<strong>le</strong> une cadence <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> :140 Voir volume d’annexes p. 533-534.313


Forme poétique suggérée par <strong>le</strong>smajuscu<strong>le</strong>s du manuscritForme poétique suggérée par lalongueur des vers <strong>et</strong> <strong>le</strong>s rimes8a 7b 8a 7b* 8b 7b 7a* 8b 8b 7a 8a 8a 7b 8a 8a 6b(?)*La répartition suggérée par la longueur des vers <strong>et</strong> des rimes détermine des groupes devers respectueux des entités grammatica<strong>le</strong>s <strong>et</strong> du sens du texte. C<strong>et</strong>te disposition estdonc tout à fait recevab<strong>le</strong>. Il n’en reste pas moins que la forme de ce conduit est lâchepuisque l’on peut en faire plusieurs découpages.Le dernier vers semb<strong>le</strong> incomp<strong>le</strong>t. Il est en eff<strong>et</strong> <strong>le</strong> seul vers de six syllabesalors que <strong>le</strong> reste du conduit se compose d’heptasyllabes <strong>et</strong> d’octosyllabes. Il estprobab<strong>le</strong> qu’une ou plusieurs syllabes aient été omises dans l’unique copie manuscriteconnue. Les éditeurs des Ana<strong>le</strong>cta hymnica ont complété <strong>le</strong> vers en ajoutant une syllabepour former <strong>le</strong> mot rea[tum] 141 . La solution est satisfaisante à tous points de vue. Nousverrons lors de l’analyse que <strong>le</strong> mélisme final <strong>et</strong> ses particularités peuvent expliquerl’oubli de c<strong>et</strong>te syllabe par <strong>le</strong> copiste.Les 16 vers riment selon deux terminai<strong>son</strong>s riches aux <strong>son</strong>orités contrastées : –orem <strong>et</strong> –atum. La rime interne en –um au milieu du vers est utilisée à trois reprises dansla deuxième partie du texte : pro te natum morti datum (vers 9), <strong>le</strong>ge zelum <strong>et</strong> amorem(vers12) <strong>et</strong> Verte risum in merorem (vers 15). Les parallélismes <strong>son</strong>ores <strong>et</strong> rythmiquesse r<strong>et</strong>rouvent dans <strong>le</strong>s vers qui se suivent (vers 11-12 : Vide latus <strong>et</strong> cruorem / <strong>le</strong>gezelum <strong>et</strong> amorem) ou dans des vers éloignés (vers 5 <strong>et</strong> 8 : bonum perdis increatum /Verbum patris incarnatum). Les impératifs en tête de vers (vide, <strong>le</strong>ge, verte, corrige,gere) scandent efficacement la fin du texte par <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités répétitives des désinencesverba<strong>le</strong>s. Si la forme du texte se révè<strong>le</strong> peu structurante, d’autres procédés poétiques<strong>son</strong>t utilisés pour pourvoir un nombre suffisant de repères auditifs : <strong>le</strong>s vers parallè<strong>le</strong>s,<strong>le</strong>s récurrences <strong>son</strong>ores <strong>et</strong> grammatica<strong>le</strong>s clarifient <strong>le</strong> texte <strong>et</strong> disposent <strong>le</strong>s élémentsd’une trame qui fait correspondre <strong>le</strong> sens aux échos <strong>et</strong> constructions propres à la languelatine.Les deux vers d’incipit reprennent un vers<strong>et</strong> du livre de Job : Homo ad laboremnascitur <strong>et</strong> avis ad volatum (Jb 5, 7). La formulation perm<strong>et</strong> ainsi d’apostropherl’auditoire. La généralisation (Homo) impliquée par la formu<strong>le</strong> biblique montre que<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> cherche à toucher un public très large. Pour ce faire, il emploieune langue latine très simp<strong>le</strong>. Le discours se construit entièrement à la deuxième141 AH, 21, 197.314


per<strong>son</strong>ne du singulier avec de nombreux impératifs pour toucher directement <strong>le</strong>sauditeurs. Les unités sémantiques dépassent rarement la longueur d’un vers. Levocabulaire est assez peu recherché. Les caractéristiques d’un discours construit pourl’oralité <strong>son</strong>t réunies pour simplifier <strong>et</strong> rendre possib<strong>le</strong> la compréhension instantanée dupoème, dès la première audition.Homo natus ad laborem / <strong>et</strong> avis est un conduit en mode de sol. L’ajout d’un sibémol ne <strong>sur</strong>vient qu’au début <strong>et</strong> dans <strong>le</strong> mélisme final. Les deux premiers vers ne sesituent pourtant pas dans <strong>le</strong> mode de manière claire. Dans d’autres conduits, on constateque <strong>le</strong> mode <strong>et</strong> ses notes importantes <strong>son</strong>t présentés dès <strong>le</strong>s premières phrases. Ce n’estpas <strong>le</strong> cas ici. La pièce commence en eff<strong>et</strong> par un mi, une tierce sous la fina<strong>le</strong>. Un motifascendant composé d’une tierce se place <strong>sur</strong> chaque groupe de quatre syllabes,marquant clairement la cé<strong>sur</strong>e au milieu du vers :Les notes importantes du mode (sol <strong>et</strong> ré) ne <strong>son</strong>t pas utilisées au début des motifs maisà la fin. Le second, <strong>sur</strong> ad laborem, n’est pas l’exacte transposition du premier motif àcause du si bémol qui ne reproduit pas <strong>le</strong> demi-ton du début. Ce motif ascendant trèssimp<strong>le</strong>, avec ou sans la terminai<strong>son</strong> en notes répétées, sera entendu à de nombreusesreprises par la suite. Le vers suivant est complémentaire du premier. Il poursuit <strong>son</strong>ascension jusqu’au mi qui devient <strong>le</strong> point culminant <strong>et</strong> <strong>le</strong> centre de la symétriemélodique <strong>et</strong> poétique <strong>sur</strong> la syllabe <strong>et</strong> :Le vers 2 est découpé en 3+4, répartition que la mélodie suit puisqu’el<strong>le</strong> effectue unpalier dans la ligne mélodique descendante <strong>sur</strong> <strong>le</strong> si entre la troisième <strong>et</strong> la quatrièmesyllabe. Le parallélisme des structures grammatica<strong>le</strong>s ad laborem <strong>et</strong> ad volatum est,dans <strong>le</strong>s deux cas, <strong>le</strong> moment d’une articulation dans la phrase mélodique. La citation deJob, construite en deux parties éga<strong>le</strong>s, est englobée dans une phrase mélodique qui315


eproduit la complémentarité de ses deux propositions. La deuxième compte une syllabede moins (7 au lieu de 8), mais <strong>le</strong>s monnayages mélodiques compensent la longueur dutexte.La correspondance du vers poétique <strong>et</strong> de la phrase mélodique est valab<strong>le</strong> pourl’ensemb<strong>le</strong> du conduit. L’unité mélodique du poème est cel<strong>le</strong> du vers, ce qui clarifiedavantage la compréhension du texte. C<strong>et</strong>te unité est d’autant plus perceptib<strong>le</strong> quebeaucoup de vers commencent par un même dessin mélodique. Le vers 3 s’enchaîne eneff<strong>et</strong> au précédent en reprenant <strong>le</strong> motif entendu deux fois au vers 1. Sur l’ensemb<strong>le</strong> desseize vers que comporte <strong>le</strong> conduit, on r<strong>et</strong>rouve douze fois ce court motif de trois ouquatre notes, placé en tête de vers <strong>et</strong> commençant <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s différents degrés du mode. L<strong>et</strong>ab<strong>le</strong>au ci-dessous montre la répartition de ces vers aux motifs introductifs identiques enfonction des hauteurs. Les vers <strong>son</strong>t suivis de la note <strong>sur</strong> laquel<strong>le</strong> se fait la cadence :Mi fa sol Sol la si La si do Si do ré Do ré mi Mi’ fa’ sol’Vers 1→ré Vers 4→solVers 7→solVers 10→réVers 6→faVers 13→réVers 3→faVers 8→réVers 12→siVers 15→ré Vers 9→laVers 11→laOn remarque que :- <strong>le</strong>s deux tierces principa<strong>le</strong>s du mode sol-si <strong>et</strong> si-ré <strong>son</strong>t plus exploitées que <strong>le</strong>striades secondaires ;- <strong>le</strong>s motifs <strong>sur</strong> des hauteurs identiques <strong>son</strong>t répartis <strong>sur</strong> l’ensemb<strong>le</strong> du conduit demanière presque proportionnel<strong>le</strong> (par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> motif <strong>sur</strong> la tierce du mode sol-la-sirevient tous <strong>le</strong>s quatre vers) ;- l’exploitation du motif <strong>le</strong> plus aigu intervient au début de la deuxième moitié,comme pour ménager un climax d’intensité au centre de la pièce ;- à quelques exceptions près, la phrase mélodique se termine <strong>sur</strong> une note de lamême « chaîne des tierces » que <strong>le</strong> motif introductif. Les exceptions <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s vers 3, 13<strong>et</strong> 15, <strong>le</strong>s deux derniers se concluant <strong>sur</strong> la teneur.La présence d’un mélisme final est assez <strong>sur</strong>prenante. Dans LoB, Homo natusad laborem est <strong>le</strong> seul conduit pourvu d’un mélisme alors que la totalité de la col<strong>le</strong>ctionest strictement syllabique. De plus, dans <strong>le</strong>s conduits, <strong>le</strong>s mélismes <strong>son</strong>t souventdisposés de manière éga<strong>le</strong> au début <strong>et</strong> à la fin des strophes. Or Homo natus ad laborem316


ne comporte aucune cauda introductive. Enfin, <strong>le</strong> dernier vers est plus court que <strong>le</strong>sautres, si bien qu’il est possib<strong>le</strong> de penser qu’il est incomp<strong>le</strong>t. Le vers « <strong>et</strong> corrige re a »peut aussi être « <strong>et</strong> corrige rea[tum] ». La notation de ce passage est assez dense enligatures <strong>et</strong> conjoncturées, figures utilisées pour noter <strong>le</strong>s passages sine littera. On noteun signe inhabituel au milieu de la portée : un trait vertical qui relie <strong>le</strong>s deux extrémitésde la portée :Il ne peut s’agir d’un signe de ponctuation indiquant une pause car il est plus long <strong>et</strong>qu’il est justement précédé par une de ces p<strong>et</strong>ites barres. À regarder l’ensemb<strong>le</strong> dumélisme, on peut penser que ce signe indique la séparation entre deux propositionsmélodiques possib<strong>le</strong>s qui se rejoignent au moment de la cadence. En eff<strong>et</strong>, on constateque deux sections ont un début <strong>et</strong> une fin identique :Deux phrases mélodiques seraient donc ainsi proposées, l’une exploitant un registrelarge (ambitus ré-mi’) <strong>et</strong> l’autre plus courte <strong>et</strong> de registre restreint (ré-si bémol). C<strong>et</strong>tedoub<strong>le</strong> proposition pourrait aussi expliquer l’absence déjà évoquée d’une syllabe audernier vers du conduit. Le dispositif exceptionnel de ce mélisme ne perm<strong>et</strong>effectivement pas de placer la dernière syllabe. Une autre proposition consisterait àimaginer qu’il manque au texte un vers comp<strong>le</strong>t. Si l’on considère que chaque ligatureindique <strong>le</strong> placement d’une syllabe, la première proposition mélodique pourraitsupporter 7 syllabes, ce qui correspond parfaitement à la versification du poème, tandis317


que la deuxième proposition pourrait en porter 5. C<strong>et</strong>te supposition présente l’avantaged’expliquer l’intégration de c<strong>et</strong>te composition dans une col<strong>le</strong>ction manuscrite quiprivilégie <strong>le</strong>s pièces syllabiques. Les imprécisions qui planent <strong>sur</strong> la fin du conduitpersistent en l’absence d’une autre source pour faire la comparai<strong>son</strong>. Ce conduitquelque peu inhabituel par sa forme lâche <strong>et</strong> ses proportions restreintes <strong>et</strong> inéga<strong>le</strong>s estl’un des rares unica du corpus poético-musical de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>.<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> utilise couramment la citation en incipit comme procédépour introduire ses conduits. La plupart de ces citations <strong>son</strong>t empruntées à la Bib<strong>le</strong> <strong>et</strong>augmentent l’autorité au texte. Le procédé rappel<strong>le</strong> éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s différentes techniquesd’exégèse <strong>et</strong> de commentaire dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong> texte glosé est d’abord cité. Il faitévidemment aussi référence à la prédication où <strong>le</strong> thème biblique fait l’obj<strong>et</strong> dedéveloppements de plus en plus organisés. Le vers<strong>et</strong> de Job utilisé pour ce conduit (5, 7)est très apprécié de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Il sert d’incipit à un autre de ses conduits,Homo natus ad laborem / tui status (n°1), plus long <strong>et</strong> plus comp<strong>le</strong>xe qui ouvre <strong>le</strong>dixième fascicu<strong>le</strong> de manuscrit F. On <strong>le</strong> r<strong>et</strong>rouve éga<strong>le</strong>ment dès <strong>le</strong>s premiers vers d’unautres conduit moral : « O labilis sortis humane status / egreditur ut flos conteritur / <strong>et</strong>labitur homo labori natus » (n°9). Ce vers<strong>et</strong> apparaît à trois reprises dans <strong>le</strong>sDistinctiones super Psalterium <strong>et</strong> probab<strong>le</strong>ment dans d’autres sermons encore 142 .Pourtant, jamais c<strong>et</strong>te citation ne porte autant qu’ici un caractère simp<strong>le</strong>, comme unemaxime qui formu<strong>le</strong> clairement <strong>et</strong> de manière mnémotechnique ce que tout fidè<strong>le</strong> doitavoir à l’esprit. Le travail est pour l’Homme ce que <strong>le</strong> vol est pour l’oiseau, parce queDieu l’a créé ainsi. Le texte reproche aux Hommes de ne pas accepter c<strong>et</strong> ordre divin <strong>et</strong>de désobéir en choisissant <strong>le</strong>s plaisirs, désignés par l’expression « f<strong>le</strong>ur du monde »(mundi florem). Or la f<strong>le</strong>ur n’a qu’un temps <strong>et</strong> ce temps perdu représente une dou<strong>le</strong>uravenir (thesaurizas dolorem). Le thème du mépris du monde est naturel<strong>le</strong>ment suggérépar l’intertextualité biblique. En eff<strong>et</strong>, <strong>le</strong> vers<strong>et</strong> de Job choisi comme incipit est souventassocié à un autre passage du même livre : Homo natus de muliere brevi vivens temporerep<strong>le</strong>tus multis miseriis quasi flos egreditur <strong>et</strong> conteritur (Job, 14, 1). Ce vers<strong>et</strong> est l’undes plus souvent évoqués pour illustrer la fuite du temps. L’image de la f<strong>le</strong>ur, fragi<strong>le</strong> <strong>et</strong>142 Il est utilisé dans <strong>le</strong> sermon Missit Herodes, pour la fête de saint Pierre aux liens, édité par M.M. Davy(Les sermons universitaires parisiens de 1230-1231, Paris, 1931, p. 163) : Lia interpr<strong>et</strong>atur labor vellaboriosa […]Unde de utraque vita dicit Job : « Homo nascitur ad laborem (ecce activa), <strong>et</strong> avis advolatum (ecce contemplativa).318


mortel<strong>le</strong>, est l’un des lieux communs <strong>le</strong>s plus diffusés <strong>sur</strong> <strong>le</strong> thème du contemptusmundi 143 . Ce deuxième vers<strong>et</strong> apparaît donc furtivement sous l’expression mundi florem,mais éga<strong>le</strong>ment dans la forme verba<strong>le</strong> de l’incipit. En eff<strong>et</strong>, la formulation de la Vulgatepour <strong>le</strong> vers<strong>et</strong> de Job 5, 7 est précisément : Homo ad laborem nascitur. <strong>Philippe</strong> faitdonc la confusion avec <strong>le</strong> vers<strong>et</strong> de Job 14, 1 pour obtenir la forme Homo natus adlaborem.Les vers qui suivent la citation <strong>son</strong>t consacrés à rappe<strong>le</strong>r <strong>le</strong> message du Salutincarné par <strong>le</strong> Christ <strong>et</strong> l’exemp<strong>le</strong> qu’il a donné pour que l’Homme comprenne la voiequ’il doit suivre. Ce que <strong>le</strong> Christ a enduré, ses b<strong>le</strong>s<strong>sur</strong>es <strong>et</strong> <strong>son</strong> sang, l’amour qu’il amontré <strong>son</strong>t autant de signes qu’il a apportés. Le message de ce conduit, bien que fortsimp<strong>le</strong>, est profondément spirituel <strong>et</strong> ramène l’Homme à sa condition de pécheur. Il seconcentre <strong>sur</strong> l’essentiel du dogme chrétien avec une simplicité qui va à l’épure. Dansc<strong>et</strong>te perspective, la mélodie syllabique simp<strong>le</strong> <strong>et</strong> dynamique ainsi que <strong>le</strong> texte <strong>et</strong> sesrépétitions <strong>et</strong> parallélismes <strong>son</strong>ores deviennent des atouts pour illustrer par des <strong>son</strong>s bienorganisés la simplicité du message d’humilité transmis par <strong>le</strong> Christ. En peu de mots <strong>et</strong>peu de notes, <strong>le</strong>s aspects fondamentaux de ce que tout fidè<strong>le</strong> doit éprouver <strong>et</strong> rechercher<strong>son</strong>t exposés. Ce conduit fonctionne comme une sorte d’abrégé, de compendium àl’usage du pécheur. Le prédicateur, <strong>le</strong> poète <strong>et</strong> <strong>le</strong> compositeur ont ici conjugué <strong>le</strong>ursta<strong>le</strong>nts pour faire entendre l’essentiel du mystère du Salut.143 Voir dans l’analyse de Cum sit omnis caro fenum (n°18), p. 300, <strong>le</strong> réseau de vers<strong>et</strong>s bibliquesconcordants autour du thème de la f<strong>le</strong>ur que <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> a utilisé abondamment pourévoquer <strong>le</strong> contemptus mundi.319


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Partie III :La « fabrique » des conduits moraux de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>321


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La <strong>le</strong>cture du corpus des conduits monodiques moraux attribués à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> qui vient d’être proposée a tenté de m<strong>et</strong>tre en lumière l’abondance des eff<strong>et</strong>sstylistiques. Certains passages témoignent d’un savoir-faire expert tant par ses qualitéspoétiques que musica<strong>le</strong>s. Nous avons pu constater à plusieurs reprises quel’ornementation avait souvent un rô<strong>le</strong> à jouer dans l’organisation de la composition.C<strong>et</strong>te remarque concerne autant <strong>le</strong> travail poétique <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mots que celui de la mélodie,à tel point que <strong>le</strong>s deux imbriquent tota<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>urs eff<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>urs moyens. Il est doncimpossib<strong>le</strong>, pour l’analyse de ces constructions, de séparer la substance des mots decel<strong>le</strong> de la musique. Ainsi, à l’écoute de la « musique des mots 1 » de la poésie latine desconduits, il convient d’ajouter cel<strong>le</strong> des « mots en musique ».La langue latine que <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> donne à lire <strong>et</strong> <strong>sur</strong>tout à entendre dans sesconduits est énergique, bondissante, parfois déconcertante tant la syntaxe peut êtrebousculée pour privilégier <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>son</strong>ores. El<strong>le</strong> est déjà musica<strong>le</strong> avant même deporter une mélodie. La poésie rythmique, plus encore que cel<strong>le</strong> qui est liée au mètre, est1 Jean-Yves TILLIETTE, « La musique des mots. Douceur <strong>et</strong> plaisir de la poésie latine du Moyen-Âge »,Rhétorique <strong>et</strong> poétique au Moyen Âge. Actes du colloque organisé à l'Institut de France <strong>le</strong>s 3 mai <strong>et</strong> 11décembre 2001, éd. Alain MICHEL, Turnhout, 2002, p. 120-136.323


étroitement liée à une conception musica<strong>le</strong> de la langue 2 . Les théoriciens médiévauxexpriment déjà c<strong>et</strong>te aptitude musica<strong>le</strong> des vers rythmiques. Bernard de Bologneexplique dans sa Summa dictaminum que <strong>le</strong>s trois parties de l’art du discours c’est-àdire<strong>le</strong> mètre, la prose <strong>et</strong> <strong>le</strong> rythme, <strong>son</strong>t aptes à la musique. Cependant, c’est <strong>le</strong> rythmequi porte la mélodie de la manière la plus agréab<strong>le</strong> :Rithmicus ordo tamen gratior esse so<strong>le</strong>t.Nam species cantus rithmis adiuncta decoris.Hoc <strong>son</strong>us est melior qui duo pulchra micant. 3Le poète qui compose un rithmus manipu<strong>le</strong> effectivement des paramètres qui <strong>son</strong>tidentiques à ceux de la musique. Il est attentif au rythme puisqu’il construit unagencement de syllabes <strong>et</strong> de mots selon un nombre ou une proportion, à une forme demélodie, puisque l’accent se traduit par une variation de l’intensité voca<strong>le</strong> <strong>et</strong> enfin autimbre puisque l’introduction progressive de la rime tient compte de la cou<strong>le</strong>ur <strong>son</strong>oredes phonèmes. Il s’agit de plaire à l’oreil<strong>le</strong> par un cliqu<strong>et</strong>is <strong>son</strong>ore enchâssé dans unestructure plus ou moins régulière mais toujours perceptib<strong>le</strong>. C<strong>et</strong>te construction <strong>son</strong>oresavante n’existe pas pour <strong>le</strong> seul plaisir de l’audition. El<strong>le</strong> est une mise en forme du sens,d’un message adressé à la rai<strong>son</strong>. L’objectif de la poésie est toujours éthique, quel quesoit <strong>le</strong> suj<strong>et</strong> abordé. El<strong>le</strong> vise à éduquer <strong>et</strong> é<strong>le</strong>ver. La langue <strong>et</strong> ses ornements virtuoses<strong>son</strong>t un véhicu<strong>le</strong>, un support utilisé à des fins supérieures. Ils <strong>son</strong>t <strong>le</strong> vecteur de ladémarche didactique du poète que Pasca<strong>le</strong> Bourgain décrit ainsi :« L’auteur qui décide de faire œuvre de poète fait délibérément <strong>le</strong> choix d’une forme parsoi-même expressive, où il transpose sa propre émotion pour la pérenniser <strong>et</strong> la communiquer. Cequ’il recherche est toujours la densité de l’expression, par laquel<strong>le</strong> il r<strong>et</strong>rouve <strong>le</strong> caractère précieux,presque sacré, de la paro<strong>le</strong> incantatoire du carmen antique. Mais c<strong>et</strong>te densité, porteuse de sens, illa recherche de différentes façons : densité par saturation rhétorique, par saturation exégétique, oupar concentration dans <strong>le</strong> cadre d’une forme structurante. 4 »La poésie est densité, c’est-à-dire qu’el<strong>le</strong> résulte de la saturation (ou de l’évitement) d<strong>et</strong>rois fac<strong>et</strong>tes de la création littéraire : <strong>le</strong>s figures rhétoriques, l’exégèse <strong>et</strong> la forme. Les2 Pasca<strong>le</strong> BOURGAIN, « Le vocabulaire de la poésie rythmique », Archivum latinitatis mediiaevi (Bul<strong>le</strong>tinDu Cange), LI (1992-1993), p. 139-193 ; Richard L. CROCKER, « Musica Rhythmica and MusicaM<strong>et</strong>rica in Antique and Medieval Theory », Journal of Music Theory, II/1 (1958), p. 2-23.3 Cité par Christopher PAGE, Latin Po<strong>et</strong>ry and Conductus Rhythm in Medieval France, Londres, 1997,p. 30. Traduction : « L’organisation rythmique est toutefois habituel<strong>le</strong>ment plus agréab<strong>le</strong> ; ainsi, l’éclatdu chant associé au charme du rithmus, <strong>le</strong> <strong>son</strong> dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>s deux resp<strong>le</strong>ndissent est meil<strong>le</strong>ur ». Àl’inverse de c<strong>et</strong>te position, <strong>le</strong> théoricien de la musique Gui d’Arezzo ne par<strong>le</strong> que de poésie métriquelorsqu’il évoque <strong>le</strong>s liens entre <strong>le</strong>s mots <strong>et</strong> la formation de la mélodie, au chapitre XV du Micrologus.4 Pasca<strong>le</strong> BOURGAIN, « Formes <strong>et</strong> figures de l’esthétique poétique au XII e sièc<strong>le</strong> », Rhétorique <strong>et</strong> poétiqueau Moyen Âge. Actes du colloque organisé à l'Institut de France <strong>le</strong>s 3 mai <strong>et</strong> 11 décembre 2001, éd.Alain MICHEL, 2002, p. 106.324


textes des conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> donnent matière à observer pources trois aspects : ils <strong>son</strong>t riches de figures <strong>et</strong> d’artifices de langage ; ils résultent d’unedémarche exégétique car <strong>le</strong>s mots y <strong>son</strong>t des <strong>le</strong>viers menant à la contemplation d’unevérité supérieure. Enfin, <strong>le</strong> maniement de la forme fait preuve d’une élaboration savante,témoignant d’une stratégie propre à chaque composition. Ces trois pistes pourront doncnous guider, comme différents axes de réf<strong>le</strong>xion ou niveaux de <strong>le</strong>cture. Nous tenteronsde comprendre comment la musique participe de la démarche du poète tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong>vient d’être ébauchée. Comment la poétique de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> s’enrichit-el<strong>le</strong> desmélodies apposées aux textes ?325


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Chapitre 1 :Rhétorique <strong>et</strong> musique1.1 Figures de mots, figures musica<strong>le</strong>sLes liens qui unissent la science rhétorique au savoir-faire poétique semb<strong>le</strong>nttout autant évidents que diffici<strong>le</strong>s à préciser 5 . Ces deux domaines <strong>son</strong>t animés par l’artde « bien-dire » <strong>et</strong> lorsque, de nos jours, on étudie la rhétorique <strong>et</strong> ses figures, c’estprincipa<strong>le</strong>ment pour <strong>le</strong>s appliquer à la littérature en général <strong>et</strong> à la poésie en particulier.Au Moyen Âge, <strong>le</strong>s frontières entre ce que recouvrent <strong>le</strong>s deux termes <strong>son</strong>t souventfloues ou variab<strong>le</strong>s. La rhétorique est l’une des trois sciences du trivium, aux côtés de lagrammaire <strong>et</strong> de la dia<strong>le</strong>ctique. El<strong>le</strong> est d’ail<strong>le</strong>urs souvent la moins considérée des trois,se résumant à l’apprentissage des ornements du discours. La dia<strong>le</strong>ctique traite de larecherche <strong>et</strong> l’organisation des arguments (soit ce que <strong>le</strong>s anciens rhétoriqueurs5 C’est <strong>sur</strong> c<strong>et</strong>te question que s’ouvre l’ouvrage remarquab<strong>le</strong> de Jean-Yves TILLIETTE, Des mots à laparo<strong>le</strong>. Une <strong>le</strong>cture de la Po<strong>et</strong>ria nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, 2000. Sur la rhétoriquemédiéva<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s ouvrages de référence <strong>son</strong>t James J. MURPHY, Rh<strong>et</strong>oric in the Midd<strong>le</strong> Ages : A Historyof Rh<strong>et</strong>orical Theory from St. Augustine to the Renaissance, Berke<strong>le</strong>y-Los Ange<strong>le</strong>s, 1974 ; P<strong>et</strong>erDRONKE, « Medieval Rh<strong>et</strong>oric », Litterature and Western Civilization, vol. 2, éd. D. DAICHES <strong>et</strong> A.THORLBY, Londres, 1973, p. 315-345 (reproduit dans The Medieval Po<strong>et</strong> and his World, Rome, 1984,p. 7-39).327


nomment l’inventio), tandis que la grammaire enseigne l’art de la correction du langagepar l’imitation des autorités <strong>et</strong> de <strong>le</strong>urs poèmes. La poésie, même si ce terme n’est pasutilisé pendant <strong>le</strong> haut Moyen Âge pour désigner la littérature en vers, a donc plus à voiravec la grammaire qu’avec la rhétorique <strong>et</strong> l’on peut s’interroger <strong>sur</strong> la démarche qui aconduit <strong>le</strong>s intel<strong>le</strong>ctuels à faire émerger au XII e sièc<strong>le</strong>, un art poétique qui calque sespréceptes <strong>sur</strong> ceux de la rhétorique antique <strong>et</strong> moins <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s méthodes de la grammaire.Les modè<strong>le</strong>s de la rhétorique antique qui ont nourri toute la technique <strong>et</strong> lapensée médiéva<strong>le</strong> du langage <strong>son</strong>t bien connus. Il s’agit du De inventione de Cicéron 6 ,de la Rh<strong>et</strong>orica ad Herennium 7 attribuée au même auteur <strong>et</strong> l’Institutio oratoria 8 deQuintilien. Les Pères de l’Église ont as<strong>sur</strong>é la transmission de c<strong>et</strong> héritage païen vers laculture chrétienne. Dans <strong>le</strong> De doctrina christiana, saint Augustin justifie l’importancede c<strong>et</strong> art de bien dire dans la diffusion <strong>et</strong> l’enseignement du message du Christ.Pourtant, la rhétorique antique a été conçue à des fins principa<strong>le</strong>ment politiques <strong>et</strong>juridiques <strong>et</strong> enseigne la manière de construire de bons plaidoyers. La rhétoriquemédiéva<strong>le</strong> se charge peu à peu d’adapter c<strong>et</strong> héritage à d’autres contextes oratoires, dont<strong>le</strong> discours en vers, la poésie.Pour <strong>le</strong> Moyen Âge, la poésie conserve <strong>son</strong> lien avec l’art oratoire <strong>et</strong> <strong>le</strong>stechniques d’argumentation car sa première fonction est de convaincre. Comme larhétorique oratoire antique a pour ambition de fléchir, émouvoir <strong>et</strong> convaincre 9 , lapoésie médiéva<strong>le</strong> a des visées éthiques. La dé<strong>le</strong>ctation <strong>et</strong> <strong>le</strong> plaisir que provoquent <strong>le</strong>sornements ne <strong>son</strong>t qu’un moyen au service de la cause supérieure à défendre. L’Arspo<strong>et</strong>ica d’Horace précise bien : « Omne tulit punctum qui miscuit uti<strong>le</strong> dulci <strong>le</strong>ctoremde<strong>le</strong>ctando pariterque monendo 10 ». Les écrits théoriques <strong>sur</strong> la poésie <strong>son</strong>t peunombreux dans <strong>le</strong>s premiers sièc<strong>le</strong>s du Moyen Âge. L’ornement du discours ne semb<strong>le</strong>pas avoir été considéré comme une matière nob<strong>le</strong>. Il pousse à la <strong>sur</strong>charge <strong>et</strong> ladéme<strong>sur</strong>e <strong>et</strong>, en ce sens, ne mérite probab<strong>le</strong>ment pas qu’on lui consacre des traités. Lapoésie ne se distingue pas encore complètement de l’enseignement de la grammaire.6 CICÉRON, De inventione, éd. Guy ACHARD, Paris, 1994.7 éd. Guy ACHARD, Paris, 1989, rééd. 1997.8 QUINTILIEN, Institutio oratoria, éd. Jean COUSIN, 7 vol., Paris, 1975.9 QUINTILIEN, op. cit., l. XI, cap. 3, § 154 : « Tria autem praestare deb<strong>et</strong> pronuntiatio, concili<strong>et</strong>,persuadeat, moveat, quibus natura cohaer<strong>et</strong> ut <strong>et</strong>iam de<strong>le</strong>ct<strong>et</strong> ». Traduction : « Dans l’action oratoire,on doit atteindre trois objectifs : se concilier l’auditoire, <strong>le</strong> persuader, l’émouvoir, d’où, par liai<strong>son</strong>naturel<strong>le</strong>, lui plaire aussi ».10 HORACE, Ars po<strong>et</strong>ica, v. 343-344, éd. Léon HERRMANN, Bruxel<strong>le</strong>s, 1951 ; traduction : « Tous <strong>le</strong>ssuffrages vont à celui qui mê<strong>le</strong> l’uti<strong>le</strong> à l’agréab<strong>le</strong> en charmant <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur en même temps qu’ill’instruit. »328


Dans la seconde moitié du XI e sièc<strong>le</strong>, Marbode de Rennes est l’un des premiers, àproposer une synthèse des procédés rhétoriques utilisés pour la parure colorée des vers.Son court traité, <strong>le</strong> De ornamentis verborum 11 , s’appuie <strong>sur</strong> une <strong>le</strong>cture de la Rh<strong>et</strong>oricaad Herennium à qui il reprend la définition d’un certain nombre de figures, illustrées pardes exemp<strong>le</strong>s versifiés de <strong>son</strong> invention. Il justifie <strong>son</strong> entreprise en rappelant, dans <strong>le</strong>prologue, la fonction éthique <strong>et</strong> didactique primordia<strong>le</strong> de la poésie : « Mens auditorispersuasa nitore coloris 12 ». L’importance de la poésie moralisatrice durant tout <strong>le</strong>Moyen Âge corrobore avec c<strong>et</strong>te proposition.À partir de la fin du XII e sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s traités de poésie, <strong>le</strong>s artes po<strong>et</strong>icae, nes’embarrassent plus de ces précautions 13 . L’ornement du discours est admis <strong>et</strong> valorisépuisqu’il est au cœur de l’enseignement dispensé par ces traités. Le terme de color quisert à désigner un ensemb<strong>le</strong> de figures rhétoriques, autrefois méprisé comme un artificevain, est à présent reconnu <strong>et</strong> apprécié car il est uti<strong>le</strong> à rendre <strong>le</strong> discours plus agréab<strong>le</strong>.L’abondance <strong>et</strong> la maîtrise des colores perm<strong>et</strong>tent de me<strong>sur</strong>er la beauté du texte.L’apparition de tels traités est contemporaine <strong>et</strong> postérieure d’une évolution marquantedes pratiques poétiques qui parcourt tout <strong>le</strong> XII e <strong>et</strong> connaît un « tournant » au milieu dusièc<strong>le</strong> 14 . La production poétique a changé par <strong>son</strong> contenu, sa forme <strong>et</strong> sa quantité. Lenombre croissant de <strong>le</strong>ttrés qui gravitent autour des éco<strong>le</strong>s constitue un terrain ferti<strong>le</strong>pour <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres latines. Cela ne signifie pas qu’auparavant <strong>le</strong>s poètes méconnaissaient larhétorique ou qu’ils se refusaient à faire usage de l’ornement, mais <strong>le</strong>ur science nesemblait pas demandeuse d’outils pédagogiques comme ces traités d’un nouveau genre.L’esprit du XII e sièc<strong>le</strong> a en eff<strong>et</strong> changé <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te « renaissance » témoigne d’une attentionnouvel<strong>le</strong> portée au langage <strong>et</strong> à la systématisation de ses procédés. Les artes po<strong>et</strong>icaeparticipent d’un esprit encyclopédique de recensement <strong>et</strong> d’organisation du savoir, toutautant que d’un besoin d’outils pédagogiques adaptés au grand nombre d’étudiants des11 MARBODE de RENNES, De ornamentis verborum, éd. Rosario LEOTTA, Florence, 1998.12 Op. cit., vers 8. Traduction : « l’esprit de l’auditeur convaincu par l’éclat des cou<strong>le</strong>urs. »13 Les ouvrages de référence <strong>sur</strong> ces traités <strong>son</strong>t : Edmond FARAL, Les arts poétiques du XIIe <strong>et</strong> du XIIIesièc<strong>le</strong>. Recherches <strong>et</strong> documents <strong>sur</strong> la technique littéraire du moyen âge, Paris 1924 <strong>et</strong> DouglasKELLY, The Arts of Po<strong>et</strong>ry and Prose, Typologie des sources du moyen âge occidental, LIX, Turnhout,1991.14 Pasca<strong>le</strong> BOURGAIN, « Le tournant littéraire du milieu du XII e sièc<strong>le</strong> », Le XII e sièc<strong>le</strong>. Mutations <strong>et</strong>renouveau en France dans la première moitié du XII e sièc<strong>le</strong>, éd. Françoise GASPARRI, p. 303-323.L’auteur en arrive à la conclusion suivante : « Au total, il semb<strong>le</strong> que <strong>le</strong> milieu du XII e sièc<strong>le</strong> soit bienune étape entre la soup<strong>le</strong>sse inventive du début du sièc<strong>le</strong> <strong>et</strong> la maturité plus réfléchie de la secondemoitié. Le besoin d’intel<strong>le</strong>ctualiser <strong>le</strong> discours littéraire, en pliant au besoin au canon des thèmes quilui échappaient jusqu’alors, va de pair avec une plus grande conscience des moyens techniques de lalittérature, sans nul doute acquise à travers la foi<strong>son</strong>nante activité scolaire <strong>et</strong> <strong>le</strong> renouvel<strong>le</strong>ment desméthodes. » p. 317.329


éco<strong>le</strong>s. Paradoxa<strong>le</strong>ment, la production d’outils normalisateurs que <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s traités a eupour résultat une paro<strong>le</strong> poétique plus libre, parfois plus impertinente.Voici, très rapidement, quels <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s traités <strong>le</strong>s plus répandus pour la périodequi nous intéresse :1) L’Ars versificatoria de Matthieu de Vendôme 15 semb<strong>le</strong> être <strong>le</strong> premier traitéde rhétorique poétique de c<strong>et</strong>te génération. Il aurait été composé avant 1175. Il estprobab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t de l’enseignement de <strong>son</strong> auteur, à Orléans.2) Geoffroy de Vinsauf est l’auteur de la Po<strong>et</strong>ria nova 16 , programme théoriqueentièrement versifié. Selon Edmond Faral, ce traité peut être situé chronologiquemententre 1208 <strong>et</strong> 1213. Il est l’un des artes po<strong>et</strong>icae <strong>le</strong>s plus influents comme en témoigne<strong>le</strong> très grand nombre de manuscrits qui <strong>le</strong> conservent ainsi que <strong>le</strong>s gloses <strong>et</strong>commentaires qu’il a suscités. Geoffroy est l’auteur d’autres écrits consacrés à larhétorique : <strong>le</strong> Documentum de modo <strong>et</strong> arte dictandi <strong>et</strong> versificandi <strong>et</strong> la Summa decoloribus rh<strong>et</strong>oricis.3) L’Ars versificatoria de Gervais de Melk<strong>le</strong>y 17 est postérieur de quelquesannées à celui de Geoffroy de Vinsauf car il <strong>le</strong> cite abondamment. On ne saitpratiquement rien de <strong>son</strong> auteur.4) Le Laborintus d’Évrard l’Al<strong>le</strong>mand 18 est <strong>le</strong> seul ouvrage connu de c<strong>et</strong> auteurqui a probab<strong>le</strong>ment enseigné à Brême, Paris <strong>et</strong> Orléans. Son traité n’est pas daté mais ilsuccède à ceux de Matthieu de Vendôme <strong>et</strong> de Geoffroy de Vinsauf auquel il empruntela forme versifiée.5) La Parisiana po<strong>et</strong>ria de Jean de Garlande 19 est <strong>le</strong> plus comp<strong>le</strong>t <strong>et</strong> <strong>le</strong> plustardif des traités de c<strong>et</strong>te période. Même si sa date de confection n’est pas précisée, il estpossib<strong>le</strong> qu’il ait été écrit aux environs de 1220. Il est une première synthèse des traitésantérieurs. L’auteur, né en Ang<strong>le</strong>terre, a étudié à Oxford <strong>et</strong> Paris puis enseigné àToulouse avant de revenir à Paris.15 Edmond FARAL (éd.), op. cit., p. 109-193 <strong>et</strong> Franco MUNARI (éd.), Opera Mathei Vindocinensis, Arsversificatoria, vol. 3, Rome, 1988.16 Edmond FARAL (éd.), op. cit., p. 197-262. Voir l’étude qui lui est consacrée par Jean-Yves TILLIETTE,op. cit.17 Hans-Jürgens GRÄBENER (éd.), Ars po<strong>et</strong>ica, Münster, 1965.18 Edmond FARAL (éd.), op. cit., p. 337-377.19 Traugott LAWLER (éd.), The « Parisiana Po<strong>et</strong>ria » of John of Garland, New Haven-Londres, 1974.330


Ces traités <strong>son</strong>t inspirés des textes antiques consacrés à l’art du discours, bienque toutes <strong>le</strong>s parties de la rhétorique ne soient pas reprises <strong>et</strong> développées. Tous n’ontd’ail<strong>le</strong>urs pas <strong>le</strong>s mêmes priorités. L’inventio <strong>et</strong> la dispositio y <strong>son</strong>t relativement peuabordées, tandis que l’elocutio y est amp<strong>le</strong>ment détaillée. La connaissance des tropes,schèmes <strong>et</strong> figures qui ornent <strong>et</strong> organisent la langue apparaît donc comme un pointcrucial de l’apprentissage du jeune poète.La poésie mora<strong>le</strong> de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> s’inscrit p<strong>le</strong>inement dans cecontexte théorique. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est probab<strong>le</strong>ment né une vingtaine d’annéesavant Jean de Garlande. La Parisiana po<strong>et</strong>ria consacre une partie entière à l’étude de lapoésie rythmique. C<strong>et</strong> Ars rithmica, probab<strong>le</strong>ment un traité à part entière intégré à laParisiana po<strong>et</strong>ria, marque un pas important dans la reconnaissance de c<strong>et</strong>te pratiquepoétique, moins savante que la poésie métrique. Jusqu’alors souvent méprisée 20 , lapoésie rythmique accède ainsi à un rang comparab<strong>le</strong> à celui de la poésie métrique,puisqu’el<strong>le</strong> est désormais digne d’être enseignée dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s. Dans <strong>le</strong> prologue de laParisiana po<strong>et</strong>ria, <strong>le</strong> rithmus est présenté comme l’une des espèces de la prose dont laparticularité est d’être lié à la musique 21 . Il ne s’agit plus là d’une forme mineure ouvulgaire. On peut imaginer que <strong>le</strong> statut des productions poétiques gagne par la mêmeoccasion en prestige <strong>et</strong> en reconnaissance. Le corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> estenraciné dans <strong>le</strong> même milieu que celui des artes po<strong>et</strong>icae. Jean de Garlande cited’ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong> texte d’un conduit de <strong>Philippe</strong> comme exemp<strong>le</strong> de poésie rythmiqueiambique (Ve mundo a scandalis 22 ), ce qui témoigne bien de l’identité de milieu <strong>et</strong> lacommunauté culturel<strong>le</strong> entre <strong>le</strong> grammairien <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> de Notre-Dame.L’usage que fait <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> des figures <strong>et</strong> colores rh<strong>et</strong>orici décritesdans <strong>le</strong>s artes po<strong>et</strong>icae est irrégulier selon <strong>le</strong>s conduits. Certains textes <strong>son</strong>t plus ornésque d’autres, mais <strong>le</strong> poète ne va jamais jusqu’à la saturation que <strong>le</strong>s théoriciens euxmêmesrecommandent d’éviter à tout prix. Parmi la grande famil<strong>le</strong> des figures de mot,20 Depuis <strong>le</strong> haut Moyen Âge, seu<strong>le</strong> la poésie métrique a droit au nom de carmen. C<strong>et</strong>te désaffection de lapoésie rythmique est probab<strong>le</strong>ment la cause du peu de sources qui nous parviennent des époques <strong>le</strong>splus anciennes <strong>et</strong> de <strong>le</strong>ur état fragmentaire. Voir, Dag NORBERG, Introduction à l’étude de laversification médiéva<strong>le</strong>, Stockholm, 1958, p. 92. Voir aussi Christopher PAGE, op. cit., p. 28-31.21 « Alia rithmus, quo utimur in prosis ecc<strong>le</strong>siasticis. Sed notandum quod rithmica species est musica, utait Boece in Arte Musica », éd. Traugott LAWLER, p. 6 ; traduction : « Il y a aussi <strong>le</strong> rythme que nousutili<strong>son</strong>s dans <strong>le</strong>s proses liturgiques. Mais notez que la rythmique est une partie de la musique, comme<strong>le</strong> dit Boèce dans <strong>son</strong> Art de musique. »22 vers 563-564 (éd. Traugott LAWLER); conduit analysé p. 183.331


on constate que l’anaphore (rep<strong>et</strong>itio ou anaphora) 23 est la plus fréquemment utilisée.La répétition d’un mot ou d’une conjonction en début de vers perm<strong>et</strong> d’assénervigoureusement <strong>le</strong> texte <strong>et</strong> <strong>son</strong> message. L’accumulation des mots <strong>et</strong> du sens frappel’oreil<strong>le</strong> <strong>et</strong> accab<strong>le</strong> l’auditoire des reproches qui lui <strong>son</strong>t adressés. Dans la Rh<strong>et</strong>orica adHerennium, l’auteur voyait déjà c<strong>et</strong>te figure comme un gain de force <strong>et</strong> de vigueur pour<strong>le</strong> discours 24 . Le corpus des vingt conduits moraux donne à entendre pas moins de 33anaphores. Dans une grande majorité des cas, la figure porte <strong>sur</strong> une conjonction donc<strong>sur</strong> la construction grammatica<strong>le</strong> des vers :Quid igitur aura te popularis.quid dignitas. quid generositas 25La troisième strophe du même conduit commence ainsi :Dum diffluis hac labe labiorum.dum solito sordescis. subitoadveni<strong>et</strong> il<strong>le</strong> sanctus sanctorum.Il arrive éga<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong> verbe à l’impératif soit placé en anaphore, montrant bienl’usage oratoire <strong>et</strong> péremptoire que <strong>le</strong> poète fait de c<strong>et</strong>te figure :Vide ne differasVide ne deseras 26Le même eff<strong>et</strong> exactement se r<strong>et</strong>rouve dans un autre conduit :Vide penas quibus afficior.Vide clavos quibus confodior. 27Ou encore :Dic homo res instabilis.Dic universa vanitas. 2823 Définition de Jean de Garlande : « Rep<strong>et</strong>itio est cum ab uno eodemque uerbo in rebus dissimilibus <strong>et</strong>diuersis eadem principia sumuntur », éd. Traugott LAWLER, p. 112 ; traduction : « la répétition estl’utilisation d’un même mot pour commencer des phrases différentes qui ne traitent pas du mêmesuj<strong>et</strong>. »24 « Haec exornatio cum multum uenustatis hab<strong>et</strong> tum grauitatis <strong>et</strong> acrimoniae plurimum. Quare uid<strong>et</strong>uresse adhibenda <strong>et</strong> ad ornandam <strong>et</strong> ad exaugendam orationem », éd. Guy ACHARD, p. 149-150.Traduction : « C<strong>et</strong>te figure a beaucoup d’élégance, mais <strong>sur</strong>tout énormément de puissance <strong>et</strong> devigueur. C’est pourquoi, semb<strong>le</strong>-t-il, il faut l’employer pour orner <strong>le</strong> discours <strong>et</strong> lui donner de laforce. »25 O labilis sortis humane status, n°9, strophe 2, vers 1-2.26 Homo considera, n°15, strophe 3, vers 1-2.27 Homo vide que pro te patior, n°13, strophe 1, vers 4-5. Pour insister <strong>sur</strong> la figure, <strong>le</strong> copiste de Sab arépété la majuscu<strong>le</strong> au début du vers (Vide…Vide…).28 Homo qui semper moreris, n°11, strophe 2, vers 1-2.332


L’anaphore d’adjectifs ou de noms est plus rare. Dans la plupart des cas observés, el<strong>le</strong>intervient au moment d’une citation. Par exemp<strong>le</strong>, dans la troisième strophe de Nitimurin v<strong>et</strong>itum (n°12), <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> imite la citation de Sénèque 29 dans <strong>le</strong>s vers quisuivent en reprenant l’adjectif sera :Sera parsymoniaest in fundo loculi.sera penitentiacum clauduntur oculi.Les autres figures de mots évoquées dans <strong>le</strong>s traités, tel<strong>le</strong>s que la conversio, lacomp<strong>le</strong>xio ou l’epanados, <strong>son</strong>t moins fréquentes que la rep<strong>et</strong>itio dans <strong>le</strong>s textes desconduits moraux. La conversio est l’inverse de l’anaphore : c’est <strong>le</strong> dernier mot de laphrase qui est répété. Dans <strong>le</strong> cas des cours vers rimés de la poésie des conduits, <strong>le</strong>procédé revient à utiliser un mot identique pour la rime, ce qui ne se produitqu’exceptionnel<strong>le</strong>ment. Quelques rares cas de comp<strong>le</strong>xio (un même mot commence <strong>et</strong>termine une phrase) ont pu être re<strong>le</strong>vés, si l’on accepte une interprétation large de lafigure. Aucun exemp<strong>le</strong> d’epanados (figure répétitive <strong>et</strong> inversée) n’a été constaté. Peutêtre<strong>le</strong> cadre des vers, généra<strong>le</strong>ment assez courts, est-il suffisamment contraignant <strong>et</strong>riche de jeux <strong>son</strong>ores pour que <strong>le</strong> poète ne ressente <strong>le</strong> besoin d’orner <strong>le</strong> texte deconstructions répétitives comp<strong>le</strong>xes. Dans beaucoup de conduits, <strong>le</strong> jeu de récurrence<strong>son</strong>ore de la rime <strong>et</strong> <strong>le</strong> rythme des mots dans <strong>le</strong>s vers semb<strong>le</strong>nt suffire. Jean de Garlandesigna<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s figures rhétoriques <strong>son</strong>t utilisées dans <strong>le</strong> rithmus tout comme en poésiemétrique. Cependant, <strong>le</strong> nombre de figures qu’il cite est assez restreint <strong>et</strong> correspondbien à cel<strong>le</strong>s que l’on relève dans la poésie des conduits de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> 30 .Parmi <strong>le</strong>s figures citées par Jean de Garlande à propos de la poésie rythmique,l’annominatio ou paronomase est cel<strong>le</strong> que l’on rencontre <strong>le</strong> plus fréquemment. Cesfigures de <strong>son</strong>s qui produisent des eff<strong>et</strong>s comparab<strong>le</strong>s à la rime consistent à utiliser des29 SÉNÈQUE, Epistulae Mora<strong>le</strong>s ad Lucilium, LI, 1, §5: « Nam ut visum est maioribus nostris, seraparsimonia in fundo est ».30 « Item colores r<strong>et</strong>horici necessarii sunt in rithmo sicut in m<strong>et</strong>ro, <strong>et</strong> isti precipue: Similiter Desinens,Compar in Numero Sillabarum, Annominatio <strong>et</strong> eius species, Traductio, Exclamatio, Rep<strong>et</strong>itio »,éd. Traugott LAWLER, p. 174. Traduction : « Les figures rhétoriques <strong>son</strong>t aussi nécessaires dans lapoésie rythmique que dans la métrique, particulièrement cel<strong>le</strong>s-ci : <strong>le</strong>s rimes, l’égalité des syllabes, laparonomase <strong>et</strong> ses espèces, <strong>le</strong> polyptoton, l’apostrophe, la répétition. »333


mots pour <strong>le</strong>urs <strong>son</strong>orités identiques ou proches 31 . Comme <strong>le</strong>s traités <strong>le</strong> précisent,l’annominatio peut porter <strong>sur</strong> divers éléments du mot : une <strong>le</strong>ttre, une syllabe ou plus.La figure peut porter <strong>sur</strong> des mots dont la racine est commune comme <strong>le</strong>s formesnomina<strong>le</strong>s <strong>et</strong> adjectives formées à partir de Roma dans l’exemp<strong>le</strong> ci-dessous :In prelatos refluitquod a roma defluit.romanis ascribiturquod rome connascitur 32Dans ce même exemp<strong>le</strong>, on relève qu’une autre figure d’annominatio se superpose avec<strong>le</strong>s verbes refluit <strong>et</strong> defluit. La racine est commune mais <strong>le</strong> préfixe différent, ce qui nechange que partiel<strong>le</strong>ment la <strong>son</strong>orité du mot. Noms <strong>et</strong> verbes peuvent éga<strong>le</strong>ment entreren ré<strong>son</strong>ance dans une même figure :Me dum fecit Deus mundamVas infecit fex immundam 33<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> fait un usage généreux de tels jeux. L’exemp<strong>le</strong> ci-dessus montrebien combien la virtuosité poétique peut occasionnel<strong>le</strong>ment entrelacer plusieurs figures.En plus de l’annominatio <strong>sur</strong> la racine fecis, il faut signa<strong>le</strong>r <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> formé par me dum<strong>et</strong> mundam qui m<strong>et</strong> en place une sorte de comp<strong>le</strong>xio 34 <strong>son</strong>ore. Enfin, mundam <strong>et</strong>immundam constituent une paronomase complétée d’une antithèse. Une tel<strong>le</strong> saturationrhétorique <strong>sur</strong> un passage aussi court reste pourtant relativement exceptionnel<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>corpus moralisateur du <strong>Chancelier</strong>. Dans beaucoup de conduits, <strong>le</strong>s jeux poétiques <strong>et</strong> <strong>le</strong>sornements <strong>son</strong>t distribués avec plus de parcimonie.L’annominatio peut aussi porter <strong>sur</strong> des mots qui n’ont d’autres pointscommuns que <strong>le</strong>s <strong>son</strong>orités : a scandalis <strong>et</strong> acephalis 35 ; sternitur / spernitur 36 ; terramteris terram geris 37 . Ces figures <strong>son</strong>ores peuvent être disposées de manière resserrée (in31 Rh<strong>et</strong>orica ad Herennium, IV, 29 : « Adnominatio est cum ad item uerbum <strong>et</strong> nomen acceditur cummutatione uocum aut litterarum, ut ad res dissimi<strong>le</strong>s similia uerba adcommodentur. » Traduction : « Ily a paronomase quand, à côté d’un mot ou d’un nom, on en place un autre similaire en changeant soit<strong>le</strong> <strong>son</strong> soit <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres de manière à ce que des mots semblab<strong>le</strong>s expriment des choses dissemblab<strong>le</strong>s. »éd. Guy ACHARD, Paris, 1989, p. 164.32 Quo me vertam nescio, n°8, strophe 2. Lorsque la figure porte <strong>sur</strong> <strong>le</strong> même mot utilisé à des casdifférents, comme ici roma <strong>et</strong> rome, el<strong>le</strong> est appelée traductio (polyptoton).33 Homo natus ad laborem / tui status, n°1, strophe 2.34 Comp<strong>le</strong>xio est la répétition d’un mot au début <strong>et</strong> à la fin d’une phrase.35 Ve mundo a scandalis, n°7 vers 1 <strong>et</strong> 236 Veritas equitas, n°17, strophe 25.37 Cum sit omnis caro fenum, n°18, refrain.334


ovi<strong>le</strong> ovium 38 ; vanitas vanitatum / <strong>et</strong> omnia vanitas 39 ), dans un ou deux vers, de lamême manière que <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s proposés dans <strong>le</strong>s traités. On rencontre aussi de telsjeux de paronomase disposés de part <strong>et</strong> d’autre d’une strophe ou dans deux strophesdifférentes. La première strophe du conduit Homo considera (n°15) est rythmée par ladisposition régulière des termes fomentum, fermentum <strong>et</strong> figmentum en début des vers 7,12 <strong>et</strong> 17. La paronomase est utilisée comme principe structurant de la strophe 40 . Dans<strong>le</strong>s cas de conduits à strophes doub<strong>le</strong>s, il arrive que <strong>le</strong>s vers se correspondant soient trèsproches par <strong>le</strong>urs mots. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s strophes 3 <strong>et</strong> 4 (strophe musica<strong>le</strong> II) du conduitHomo natus ad laborem / tui statu (n°1) commencent respectivement par : In abyssumculpe ducis <strong>et</strong> In abusum rationis. La figure est distante, mais tel<strong>le</strong>ment évidentequ’el<strong>le</strong> <strong>son</strong>ne à l’oreil<strong>le</strong> <strong>et</strong> agit pour <strong>le</strong> rapprochement des deux strophes.Comment la musique se pose-t-el<strong>le</strong> <strong>sur</strong> ces vers ornés ? Les figures poétiques<strong>son</strong>t très souvent des procédés <strong>son</strong>ores, utilisant la répétition d’un mot, d’une syllabe oud’une <strong>le</strong>ttre pour charmer l’oreil<strong>le</strong> <strong>et</strong> attirer l’attention <strong>sur</strong> une formulation. La mélodiese superpose à c<strong>et</strong>te construction déjà <strong>son</strong>ore. Les figures du texte <strong>son</strong>t-el<strong>le</strong>s soutenuespar une mélodie empruntant des eff<strong>et</strong>s comparab<strong>le</strong>s transposés dans <strong>le</strong>s moyensmusicaux ? La répétition <strong>et</strong> l’organisation de motifs mélodiques peuvent s’avérer d’uneff<strong>et</strong> comparab<strong>le</strong> aux constructions rhétoriques des colores du texte. Jusqu’où lacollaboration entre <strong>le</strong> <strong>son</strong> des mots <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mouvements de la voix chantée est-el<strong>le</strong> menée ?Il arrive que la mélodie soit élaborée de manière à faire ressortir un eff<strong>et</strong>présent dans <strong>le</strong> texte. Sur l’ensemb<strong>le</strong> des conduits moraux analysés, c<strong>et</strong>te situation sereproduit à de nombreuses reprises. Cependant, la comparai<strong>son</strong> des exemp<strong>le</strong>s montreque <strong>le</strong>s moyens musicaux convoqués <strong>son</strong>t divers <strong>et</strong> <strong>le</strong> rapport de la figure du texte à lamélodie n’emprunte généra<strong>le</strong>ment pas <strong>le</strong>s voies <strong>le</strong>s plus évidentes. En eff<strong>et</strong>, la répétitionverba<strong>le</strong> ne se traduit pas a priori par une répétition mélodique équiva<strong>le</strong>nte. Le jeu estplus subtil, comme <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s qui suivent vont <strong>le</strong> montrer.C’est la figure de l’anaphore qui fait l’obj<strong>et</strong> des dispositifs mélodiques <strong>le</strong>s plusproches de la construction du texte. L’eff<strong>et</strong> répétitif de deux vers parallè<strong>le</strong>s (ou plus)dont <strong>le</strong>s premiers mots <strong>son</strong>t communs peut se traduire par la reprise de la proposition38 Quid ultra tibi facere, n°4 strophe 6, vers 6.39 Vanitas vanitatum, n°5 vers 1 <strong>et</strong> 2.40 Voir l’analyse de ce conduit p. 266.335


mélodique. C<strong>et</strong> exemp<strong>le</strong> emprunté au conduit Bonum est confidere (n°12, strophe 2,vers 11-12) montre un tel parallélisme poétique <strong>et</strong> musical :ouvertclosSeu<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s cadences changent : el<strong>le</strong> est suspensive (ouvert) pour la première <strong>et</strong>conclusive (clos) pour la seconde. Les notes portées par <strong>le</strong>s mots de l’anaphore <strong>son</strong>trigoureusement identiques.Une tel<strong>le</strong> répétition mélodique exacte utilisée pour marquer la répétition desmots est unique dans l’ensemb<strong>le</strong> des conduits moraux monodiques analysés. Lesanaphores que l’on a re<strong>le</strong>vées <strong>son</strong>t soulignées par la musique, mais <strong>le</strong>s moyens mis enœuvres s’avèrent plus subtils que la figure de rep<strong>et</strong>itio mélodique rigoureuse montréeci-dessus. Dans <strong>le</strong> même conduit Bonum est confidere <strong>et</strong> juste avant <strong>le</strong>s deux vers citésprécédemment, une anaphore est développée <strong>sur</strong> trois vers :ubi locus f<strong>le</strong>ntiumubi stridor dentiumubi pena gehennaliLes trois vers commencent <strong>sur</strong> la même note (la), par un motif ascendant qui marque larépétition de ubi :Dans Homo vide que pro te patior (n°13, strophe 1, vers 4 <strong>et</strong> 5), l’anaphore desimpératifs (Vide penas… Vide clavos…) est soutenue par un motif transposé à la tiercesupérieure :336


vers 4vers 5Ainsi, l’eff<strong>et</strong> de la rep<strong>et</strong>itio produit par <strong>le</strong> texte est amplifié par la transpositionmélodique qui fait progresser dynamiquement <strong>le</strong> discours. Là où <strong>le</strong> texte seul estaccumulation, <strong>le</strong> conduit (texte <strong>et</strong> musique) est accab<strong>le</strong>ment. Le procédé est identique àla quatrième strophe de Quo me vertam nescio (n°8) :L’utilisation de la répétition mélodique marque une progression dynamique comparab<strong>le</strong>à ce que <strong>le</strong>s rhétoriqueurs nomment gradatio 41 . Si <strong>le</strong>s textes moralisateurs de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> ne comportent aucun exemp<strong>le</strong> de gradatio poétique, <strong>le</strong>ur mise en musiqueuse de ce procédé mélodique avec abondance. La transposition ou marche mélodiquepeut marquer une anaphore, comme il vient d’être précisé, ou toute autre figure <strong>son</strong>orerépétitive. L’annominatio, si fréquente dans ces textes, peut-être l’occasion d’unegradatio mélodique, que l’on voit ici descendante 42 :Les deux impératifs <strong>sur</strong>ge <strong>et</strong> curre <strong>son</strong>t pourvus d’un motif presque identique, transposéau degré inférieur.41 Chez Geoffroy de Vinsauf, la gradatio est ainsi définie : « Gradatio est quando gradatim fit decensus »(Summa de coloribus rh<strong>et</strong>orici, traduction : « Il y a gradation lorsque l’on descend par étapes). Ladéfinition de la Rhétorique à Hérennius (« Gradatio est in qua non ad consequens verbum descenditurquam ad superius ascensum est ». Traduction : « Il y a gradation quand on ne passe pas au mot suivantavant d’avoir repris <strong>le</strong> précédent », éd. Guy ACHARD, p. 170-171) est répétée à l’identique parMarbode ou encore par Jean de Garlande. La reprise d’un élément (mot) pour former une nouvel<strong>le</strong>phrase se traduit en musique par la répétition d’un motif transposé en montant ou en descendant.42 Extrait de Excutere de pulvere, n°6, vers 5.337


La répétition mélodique peut prendre une forme moins rigoureuse que cel<strong>le</strong>d’une gradatio. L’eff<strong>et</strong> marqué n’en est pas moins efficace quand il se superpose à unefigure proposée par <strong>le</strong> texte. C’est assez souvent ainsi que <strong>le</strong> compositeur souligne uneannominatio. La fin de la deuxième strophe de Ad cor tuum revertere se termine ainsi(n°3, vers 11-13) :caritas que non proficit.prorsus ar<strong>et</strong> <strong>et</strong> deficit.nec efficit beatum.Trois verbes <strong>son</strong>t composés à partir d’un élément commun (fecit) <strong>et</strong> <strong>son</strong>t précédés d’uneconjonction monosyllabique (non, <strong>et</strong> ou nec). La mélodie fait entendre <strong>le</strong>s deuxpremiers <strong>sur</strong> un motif proche, partant de do puis descendant. Le troisième (nec efficit),qui n’est pas mis en va<strong>le</strong>ur par la rime, est placé <strong>sur</strong> un mouvement identique maiscommençant <strong>sur</strong> <strong>le</strong> degré supérieur, amorçant une gradatio en complément de larépétition verba<strong>le</strong> <strong>et</strong> mélodique mise en place par <strong>le</strong>s deux verbes des vers précédents :De la même manière <strong>le</strong>s deux verbes aggere <strong>et</strong> exaggeras dans Bonum estconfidere (n°12, vers 11 <strong>et</strong> 12) ont <strong>le</strong>urs syllabes communes placées <strong>sur</strong> des notesidentiques (la sol fa) :Le refrain de Cum sit omnis caro fenum (n°18)donne un exemp<strong>le</strong> plus étendu puisque larépétition concerne plus de membres :338


La mélodie revient au fa <strong>sur</strong> chaque syllabe ter de l’annominatio, puis varie <strong>le</strong> motif <strong>sur</strong>la seconde syllabe. Seul <strong>le</strong> mot terram du deuxième vers (en pointillés) n’est pas soumisau r<strong>et</strong>our <strong>sur</strong> <strong>le</strong> fa. C<strong>et</strong>te phrase ouverte – la cadence est en la – est une préparation de laphrase conclusive suivante.Moins évidentes <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s figures d’annominatio pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s la mélodie nefait que suggérer la répétition sans la marquer clairement. Les deux exemp<strong>le</strong>s quisuivent présentent un vers avec une figure entre <strong>le</strong> premier <strong>et</strong> <strong>le</strong> dernier mot, soit que <strong>le</strong>mot est employé à un cas différent (opes non opera 43 ) ou que <strong>le</strong>s deux aient une racinecommune (viam querent in invio 44 ). La répartition de part <strong>et</strong> d'autre du vers de ces motsaux <strong>son</strong>orités approchantes forme une comp<strong>le</strong>xio dans laquel<strong>le</strong> la répétition n’est pasexacte. Dans <strong>le</strong>s deux cas, la mélodie concrétise la correspondance entre <strong>le</strong>s deux termesen <strong>le</strong>s plaçant <strong>sur</strong> des motifs complémentaires, <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mêmes notes mais inversés :Dans c<strong>et</strong> exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s mots opes <strong>et</strong> opera commencent tous deux <strong>sur</strong> un si, maisl’ornement se fait aux notes supérieures pour <strong>le</strong> premier <strong>et</strong> à la note inférieure pour <strong>le</strong>second. C’est la même chose que l’on observe dans c<strong>et</strong> autre exemp<strong>le</strong>, <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mots viam<strong>et</strong> invio. La mélodie commence <strong>et</strong> termine <strong>sur</strong> deux mots dont la racine est commune <strong>et</strong><strong>sur</strong> la même note, sol :Nous espérons que ces exemp<strong>le</strong>s auront suffi à montrer combien <strong>le</strong>compositeur de la mélodie des conduits est attentif aux figures du texte 45 . Les moyensmusicaux employés <strong>son</strong>t inspirés des moyens de la rhétorique littéraire mais <strong>son</strong>tadaptés à la spécificité du matériau musical. Le principe de la répétition est unélément fondateur de beaucoup de figures rhétoriques, qu’el<strong>le</strong>s soient structurel<strong>le</strong>s ouaccumulatives. La récurrence <strong>son</strong>ore perm<strong>et</strong> de jalonner <strong>le</strong> discours de repères <strong>et</strong> designaux qui font appel à la reconnaissance de l’oreil<strong>le</strong>. La mélodie peut faci<strong>le</strong>ment43 Fontis in rivulum, n°2, strophe 4 (II), vers 3.44 Excutere de pulvere, n°6, strophe 1, vers 7.45 Les figures proprement oratoires seront évoquées dans un chapitre ultérieur.339


éinvestir ces divers procédés de répétition. Cependant, on constate en observant <strong>le</strong>sconduits que <strong>le</strong>s répétitions accolées aux figures poétiques <strong>son</strong>t rarement la repriseexacte d’une formu<strong>le</strong> mélodique. Une simp<strong>le</strong> identité de notes ou de direction du dessinmélodique peut suffire à souligner <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s du texte. Ces jeux mélodiques s’inspirentdes constructions poétiques que <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s figures <strong>et</strong> peuvent être eux-mêmes considéréscomme des figures, par analogie aux procédés de la rhétorique littéraire. Quel<strong>le</strong> estl’autonomie de ces figures musica<strong>le</strong>s par rapport au texte ?Il faut d’abord signa<strong>le</strong>r que toutes <strong>le</strong>s figures du texte ne <strong>son</strong>t pas traduites pardes moyens mélodiques. Dans Fontis in rivulum (n°2), la deuxième partie de la strophes’organise de manière claire grâce au parallélisme des vers 5 <strong>et</strong> 7 :sic vita populumregentis instruit.sic testa figulumprobat vel arguit.On peut s’attendre à ce que la structure parallè<strong>le</strong> du texte <strong>et</strong> la figure d’anaphoreinfluence l’élaboration de la mélodie <strong>et</strong> à ce que ces eff<strong>et</strong>s soient soulignés. Il n’en estrien. La mélodie est différente pour <strong>le</strong>s deux vers <strong>et</strong> aucun élément mélodique ne traduit<strong>le</strong>s ressemblances <strong>son</strong>ores du texte :vers 5 vers 7Dans Quo me vertam nescio (n°8), la strophe 6 se termine par quatre versparallè<strong>le</strong>s, marqués par l’anaphore de centum :argus circa loculoscentum girat oculos.briareus sacculoscentum tollit manibus.Ici encore, la matière poétique m<strong>et</strong> à disposition une structure aisément exploitab<strong>le</strong> mai<strong>son</strong> constate que <strong>le</strong> compositeur n’a pas souhaité suivre <strong>le</strong>s suggestions du texte :340


La seconde proposition musica<strong>le</strong> est moins expressive que la première qui insiste <strong>sur</strong> <strong>le</strong>sol’ dès <strong>le</strong> début du premier vers. Ni <strong>le</strong>s rimes (loculos, saculos, oculos), ni l’adjectifplacé en anaphore (centum) ne <strong>son</strong>t prétexte à une répétition mélodique ou à une figuremusica<strong>le</strong>. Pourtant, quelques vers auparavant, dans la même strophe, une autre anaphoreavait fait l’obj<strong>et</strong> d’un traitement mélodique en gradatio (l’exemp<strong>le</strong> a été redonné auparagraphe précédent).Il n’y a donc pas de système rhétorique qui incite à faire correspondre <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>sdu texte <strong>et</strong> <strong>le</strong>s moyens musicaux. Le compositeur choisit de m<strong>et</strong>tre en va<strong>le</strong>ur certainesdes figures <strong>et</strong> de laisser de côté <strong>le</strong>s autres. Tout comme l’utilisation des colores s’avèreassez me<strong>sur</strong>ée, cel<strong>le</strong> des figures mélodiques révè<strong>le</strong> un souci d’économie. El<strong>le</strong>s <strong>son</strong>tparsemées, de manière assez irrégulière dans <strong>le</strong>s conduits moraux. Certains conduits encomprennent plusieurs, d’autres aucunes. Doit-on comprendre c<strong>et</strong>te attitude comme <strong>le</strong>respect des conseils de me<strong>sur</strong>e inlassab<strong>le</strong>ment répétés par <strong>le</strong>s auteurs de traitésrhétoriques ? La méfiance à l’égard des ornements, <strong>le</strong>s risques de boursouflure que <strong>le</strong>uraccumulation fait encourir <strong>son</strong>t un lieu commun, une précaution préalab<strong>le</strong> à toutdiscours théorique <strong>sur</strong> l’elocutio.Dans <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s proposés jusqu’à présent, la relation entre <strong>le</strong> procédépoétique <strong>et</strong> la construction mélodique, lorsqu’el<strong>le</strong> existe, est directe <strong>et</strong> porteimmédiatement <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mots concernés par la figure. Ce <strong>son</strong>t par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong>s syllabesconcernées par l’annominatio qui portent un motif mélodique récurrent. La musiqueapparaît comme alliée au texte, bien que <strong>son</strong> indépendance soit perceptib<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s casoù el<strong>le</strong> ignore <strong>le</strong>s colores du texte. Autre preuve de l’indépendance de la mélodie, <strong>le</strong>scaudae <strong>son</strong>t des passages sine littera où la musique est libre de s’organiser <strong>et</strong> où l’onconstate un grand nombre de figures (rep<strong>et</strong>itio ou gradatio). Les exemp<strong>le</strong>s qui vontsuivre tendent à montrer un rapport moins immédiat du texte <strong>et</strong> de la musique.L’observation des mélodies peut effectivement re<strong>le</strong>ver des constructions identiques àcel<strong>le</strong> des figures, là où <strong>le</strong> texte n’en exige a priori aucune.341


La gradatio mélodique peut être utilisée, comme il a été montré précédemment,pour marquer des récurrences <strong>son</strong>ores <strong>et</strong> une progression dynamique du texte. Dansl’exemp<strong>le</strong> ci-dessous, emprunté à la première strophe du conduit Fontis in rivulum (n°2),la marche mélodique très évidente semb<strong>le</strong> en désaccord avec <strong>le</strong> texte.vers 3 vers 4La figure est en constant décalage avec <strong>le</strong>s unités du texte, c’est-à-dire <strong>le</strong>s vers <strong>et</strong> <strong>le</strong>ssyllabes. Les vers 3 <strong>et</strong> 4 donnent en eff<strong>et</strong> :Odor ut vasculum / infusus inbuitLes cadres superposés <strong>sur</strong> <strong>le</strong> texte ci-dessus montrent comment se placent <strong>le</strong>s motifs dela figure mélodique. La transition entre <strong>le</strong>s deux vers est effacée, englobée dans <strong>le</strong>mouvement mélodique. En revanche, la cadence fina<strong>le</strong> (inbuit) est bien préparée car el<strong>le</strong>reprend la descente de quatre notes, caractéristique de c<strong>et</strong>te gradatio. C’est donc icil’eff<strong>et</strong> mélodique d’accélération vers la cadence qui prend <strong>le</strong> pas <strong>sur</strong> <strong>le</strong> texte du vers <strong>et</strong>sa structure. La marche ou gradatio est une figure car el<strong>le</strong> organise, donne un sens <strong>et</strong>une direction à la phrase que <strong>le</strong> texte seul ne lui donnait pas.Le même cas de gradatio se trouve à la strophe III de Quo me vertam nescio(n°8) aux vers 1 <strong>et</strong> 2. La courte descente mélodique qui marque la rime du premier vers(fa mi ré) est employée au vers suivant pour composer une gradatio dont <strong>le</strong>s troismembres enjambent <strong>le</strong>s coupures de mots :La figure mélodique ne semb<strong>le</strong> pas tenir compte du texte <strong>et</strong> de ses dimensions. Pourtant,la construction poétique n’est pas ignorée : la <strong>son</strong>orité de la rime du vers 1 porte <strong>le</strong>motif mélodique qui génère la figure du vers 2. Le travail mélodique perm<strong>et</strong> derenforcer <strong>le</strong> lien entre <strong>le</strong>s deux rimes fina<strong>le</strong>s donc m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur <strong>le</strong> texte non pas dans <strong>le</strong>détail de ses mots, mais dans sa structure. La mélodie organise ses propres outils commeun langage possède ses figures rhétoriques. El<strong>le</strong> peut être indépendante des mots, maisel<strong>le</strong> reste attachée au sque<strong>le</strong>tte du texte qui la porte. En entrant dans <strong>le</strong>s cadres poétiques342


que <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s vers <strong>et</strong> <strong>le</strong>urs rimes, el<strong>le</strong> en souligne <strong>le</strong>s articulations <strong>son</strong>ores. El<strong>le</strong> superposeses figures, el<strong>le</strong> densifie l’écoute en ajoutant une trame qui cohabite, interagit, soulignecel<strong>le</strong> du texte. C’est encore ce que l’on constate dans ce passage du conduit Homo natusad laborem / tui status (n°1). Aux vers 4 <strong>et</strong> 5, la figure de gradatio se superpose à unmotif récurrent qui marque la rime en –ius :vers 4vers 5La gradatio est descendante par <strong>son</strong> mouvement mélodique <strong>et</strong> ses transpositions <strong>et</strong>décroissante par <strong>le</strong> nombre de notes pour chaque membre <strong>et</strong> l’interval<strong>le</strong> couvert (laquinte sol-do, la quarte ré-la <strong>et</strong> enfin la tierce si-sol). La mélodie agit pour créer uneimpression de rétrécissement, alors même que <strong>le</strong>s deux vers <strong>son</strong>t des quadrisyllabes <strong>et</strong>se terminent par un motif identique (encadré en pointillés). Les réseaux formés par <strong>le</strong>sfigures mélodiques cohabitent avec <strong>le</strong>s enjeux poétiques du texte. Un tel niveau decomp<strong>le</strong>xité reste exceptionnel. Il n’apparaît que dans des conduits de grande proportion,dont <strong>le</strong>s textes <strong>son</strong>t structurel<strong>le</strong>ment très ardus comme c’est <strong>le</strong> cas des conduits dont <strong>le</strong>sderniers exemp<strong>le</strong>s ont été tirés. Il semb<strong>le</strong> que c<strong>et</strong>te recherche de la subtilité soitdavantage adressée à la rai<strong>son</strong>, peut-être même au seul plaisir du compositeur ou del’interprète qui connaît suffisamment l’œuvre pour la chanter de mémoire. Il estdiffici<strong>le</strong>ment concevab<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s auditeurs soient aptes à saisir ce type de figures à lasimp<strong>le</strong> écoute. Le texte présente déjà en lui-même un certain nombre de difficultés quinécessitent une certaine attention. La rhétorique est ici à l’inverse de <strong>son</strong> rô<strong>le</strong> deséduction ou de communication que l’on a souligné pour bien d’autres conduits. El<strong>le</strong> estplus un ornement pour l’esprit que pour l’oreil<strong>le</strong>, même si el<strong>le</strong> est véhiculée par <strong>le</strong>s <strong>son</strong>s.L’étude des figures dans <strong>le</strong>s conduits monodiques a donc révélé l’existence deconstructions rhétoriques purement musica<strong>le</strong>s, d’une indépendance relative avec cel<strong>le</strong>sportées par <strong>le</strong> texte. La relation des figures poétiques <strong>et</strong> des figures musica<strong>le</strong>s présentedonc des aspects contrastés que l’on peut résumer ainsi :a- La figure du texte est soutenue, suivie par un procédé mélodique qui laprend pour modè<strong>le</strong>. Le résultat <strong>son</strong>ore m<strong>et</strong> en va<strong>le</strong>ur la dimension rhétoriquedu texte.343


- La mélodie ignore la figure élaborée par <strong>le</strong> texte.c- Les figures mélodiques indépendantes se superposent au texte <strong>et</strong>densifient la trame <strong>son</strong>ore.1.2 Poésie <strong>et</strong> mélodie : l’encadrement <strong>son</strong>oreLa poésie latine rythmique se caractérise par deux éléments : la prise en comptedu nombre de syllabes dans chaque vers <strong>et</strong> la rime qui <strong>le</strong> termine 46 . El<strong>le</strong> se distingue dela poésie métrique qui résulte de l’application de schémas métriques déterminés, appris<strong>et</strong> utilisés avec application 47 . Avec ces deux paramètres que <strong>son</strong>t la rime <strong>et</strong> <strong>le</strong> vers, <strong>le</strong>poète peut créer une forme, en combinant <strong>le</strong>s différentes possibilités qui s’offrent à lui.Pour comprendre <strong>le</strong> travail de composition du poète, il faut partir de la dimensionessentiel<strong>le</strong>ment ora<strong>le</strong> donc <strong>son</strong>ore de c<strong>et</strong>te poésie 48 . Sa vocalisation <strong>et</strong> sa performancerévè<strong>le</strong>nt pour l’oreil<strong>le</strong> <strong>le</strong>s choix <strong>et</strong> <strong>le</strong>s intentions du poète. Les manuscrits littéraires desconduits ne font généra<strong>le</strong>ment pas apparaître la structure des vers. Les textes souvent<strong>son</strong>t notés de manière continue, sans r<strong>et</strong>our à la ligne entre <strong>le</strong>s vers. La hiérarchie de lastructure d’ensemb<strong>le</strong> apparaît davantage au niveau de la strophe, signalée par unemajuscu<strong>le</strong> au début du premier vers. Cela ne veut pas dire que <strong>le</strong>s copistes n’ont pasconscience de la structure interne au moment où ils réalisent <strong>le</strong> manuscrit 49 . C’est unefois <strong>le</strong>s poèmes dits ou chantés que <strong>le</strong>ur structure fait sens, de tel<strong>le</strong> sorte que <strong>le</strong> besoinn’est pas éprouvé de la faire apparaître pour <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur. La mise en musique des conduitsest donc, dans c<strong>et</strong>te perspective, un ajout de la plus haute importance, puisqu’el<strong>le</strong>participe grandement de l’existence <strong>son</strong>ore du poème 50 . Comment la mélodie se pose-t-46 JEAN de GARLANDE, Parisiana po<strong>et</strong>ria : « rithmus est con<strong>son</strong>ancia dictionum in fine similium, subcerto numero sine m<strong>et</strong>ricis pedibus ordinata. » Éd. Traugott LAWLER, v. 477, p. 160 ; traduction : « unpoème rythmique est un arrangement harmonieux de mots aux terminai<strong>son</strong>s identiques, organisé par <strong>le</strong>nombre des syllabes <strong>et</strong> non pas <strong>le</strong> mètre. »47 Il ne faut cependant pas opposer <strong>le</strong>s deux modè<strong>le</strong>s poétiques. Les frontières entre l’un <strong>et</strong> l’autre peuventêtre floues. Les schémas de la poésie métrique ont fortement influencé <strong>le</strong>s usages de la poésierythmique. Voir Dag NORBERG, Introduction à l’étude de la versification médiéva<strong>le</strong>, Stockholm, 1958.48 Comme de toute littérature médiéva<strong>le</strong>, en suivant <strong>le</strong>s perspectives de Paul ZUMTHOR, La <strong>le</strong>ttre <strong>et</strong> la voix.De la « littérature » médiéva<strong>le</strong>, Paris, 1987.49 Pasca<strong>le</strong> BOURGAIN, « Qu’est-ce qu’un vers au Moyen Âge ? », Bibliothèque de l’Éco<strong>le</strong> des chartes,CXLVII (1989), p. 231-282.50 Paul ZUMTHOR, op. cit., « Tout se passe comme si <strong>le</strong> discours poétique médiéval, en deçà de ses formeslinguistiques, ou par-delà, en deçà de l’idéologie plus ou moins diffuse qu’il sert, comportait unélément quasi métaphysique, pénétrant toute paro<strong>le</strong> mais inexprimé autrement que dans <strong>le</strong> ton, <strong>le</strong>timbre, l’amp<strong>le</strong>ur, <strong>le</strong> jeu du <strong>son</strong> vocal. D’où l’importance du chant comme facteur poétique. », p. 149.344


el<strong>le</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s cadres poétiques imposés par <strong>le</strong> texte ? Les conduits <strong>son</strong>t divers, tant par<strong>le</strong>urs choix formels que <strong>le</strong>urs réalisations stylistiques. Ces multip<strong>le</strong>s fac<strong>et</strong>tes font preuved’une relation comp<strong>le</strong>xe du texte <strong>et</strong> de la musique. Textes mis en musique ou textesinventés pour la musique, la nuance est de tail<strong>le</strong> lorsqu’il s’agit de comprendre la richecollaboration des mots <strong>et</strong> des <strong>son</strong>s. De par sa destination essentiel<strong>le</strong>ment musica<strong>le</strong> <strong>et</strong> latrès probab<strong>le</strong> implication de <strong>son</strong> auteur dans la création musica<strong>le</strong> des conduits, <strong>le</strong> corpusde <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> offre un terrain de réf<strong>le</strong>xion unique <strong>et</strong> idéal pour cesinterrogations.La poésie rythmique latine peut s’entendre comme un emboîtement dedifférents niveaux de structure : <strong>le</strong> mot, <strong>le</strong> vers, la strophe participent, chacun à <strong>le</strong>urmanière, à une construction d’unités gigognes. La plus p<strong>et</strong>ite unité de ce maillagecomp<strong>le</strong>xe est cel<strong>le</strong> du mot. La langue latine <strong>et</strong> ses déclinai<strong>son</strong>s <strong>son</strong>t particulièrementpropices à l’élaboration de jeux <strong>son</strong>ores <strong>et</strong> d’eff<strong>et</strong>s de récurrence entre <strong>le</strong>s mots quiappartiennent aux mêmes groupes grammaticaux. Il n’est pas ici question de figurespuisque ces jeux ne résultent pas d’un procédé de répétition artificiel. Ils <strong>son</strong>t inhérentsà la structure de la langue ce qui n’empêche pas au poète d’en apprécier <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s<strong>son</strong>ores <strong>et</strong> souvent de <strong>le</strong>s susciter, d’autant plus que sa langue maternel<strong>le</strong> ne lui perm<strong>et</strong>pas de tels jeux. L’accentuation de la langue ne se traduit pas par la durée mais par laqualité des <strong>son</strong>s. Les modulations de la voix parlée <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s syllabes accentuéesintroduisent une dimension rythmique, non pas sous forme de proportions temporel<strong>le</strong>s,mais de successions régulières de syllabes marquées par une inf<strong>le</strong>xion voca<strong>le</strong>. Lorsque<strong>le</strong> texte latin est chanté, <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s caractéristiques de la langue, <strong>le</strong>s récurrences dephonèmes <strong>et</strong> <strong>le</strong> rythme des accents se superposent aux paramètres mélodiques.Il arrive que l’attention du compositeur à la langue soit perceptib<strong>le</strong> dans lamanière dont la mélodie a été élaborée. La cohésion des <strong>son</strong>s du texte <strong>et</strong> desmouvements mélodiques n’est certes pas une règ<strong>le</strong> généra<strong>le</strong> pour la composition desconduits. Les passages qui en témoignent <strong>son</strong>t donc justifiés par un désir plus fort defondre ensemb<strong>le</strong> la langue poétique <strong>et</strong> la langue musica<strong>le</strong> pour créer une harmonieinaccoutumée. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> début du conduit Bonum est confidere (n°12) transforme<strong>le</strong> texte psalmique 51 en lui ajoutant la formu<strong>le</strong> redondante in dominorum domino. Le51 Ps 117, 8-9 : Bonum est confidere in Domino quam confidere in homine345


<strong>et</strong>our de la voyel<strong>le</strong> « o » dans <strong>le</strong> mot dominorum est mis en <strong>son</strong> par un motif de troisnotes ascendantes <strong>sur</strong> <strong>le</strong> premier <strong>et</strong> descendantes <strong>sur</strong> <strong>le</strong> second :Ces monnayages <strong>son</strong>t réservés à la voyel<strong>le</strong> récurrente, correspondant éga<strong>le</strong>ment auxsyllabes accentuées du vers. La structure du mot est parfaitement épousée par la mélodie,au moment de l’introduction du conduit où l’enjeu est de séduire l’auditoire. Le mot quisuit (domino) reproduit <strong>le</strong> même eff<strong>et</strong> de manière plus restreinte : la première <strong>et</strong> latroisième syllabe <strong>son</strong>t chantées <strong>sur</strong> la même note, ré.La mélodie des conduits semb<strong>le</strong> souvent s’organiser en tenant compte descoupures de mots. Bien que <strong>le</strong>s interval<strong>le</strong>s soient majoritairement conjoints, <strong>le</strong>s notesforment des groupes mélodiques cohérents qui correspondent généra<strong>le</strong>ment aux motscomme dans <strong>le</strong> court exemp<strong>le</strong> ci-dessous, extrait de Veritas equitas (n°17) :Chaque mot est porté par un motif mélodique qui souligne ses contours avec harmonie.Le monosyllabe Ius est chanté <strong>sur</strong> une note unique, séparée des mots suivants par untrait vertical. Ce signe est couramment utilisé pour marquer <strong>le</strong>s fins de vers. Il est uneponctuation tout autant qu’une respiration. Il peut aussi, comme c’est <strong>le</strong> cas dansl’exemp<strong>le</strong> ci-dessus, servir à signa<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s coupures entre <strong>le</strong>s mots. Le copiste va ainsi audevantdu risque d’un éventuel décalage de syllabes. Dans un conduit tel que Vanitasvanitum (n°5), <strong>le</strong> copiste de F a minutieusement noté chaque coupure de mot à partir duvers 8 :346


v.8 v.9v.10 v.11 v.12v.13 v.14v.15 v.16 v.17Ce passage comporte des vers exceptionnel<strong>le</strong>ment courts (vers 10 à 16). Les fins demots <strong>et</strong> <strong>le</strong> signe de ponctuation correspondent souvent à l’un de ces quadrisyllabes, maispas toujours. Dans <strong>le</strong>s vers 8 <strong>et</strong> 9, <strong>le</strong> dernier mot est isolé (ratum <strong>et</strong> proprio) tandisqu’au vers 17, c’est <strong>le</strong> premier mot (merentur) qui est ainsi détaché du reste. Laprécaution du copiste à indiquer <strong>le</strong> placement des mots montre l’importance de c<strong>et</strong>teprécision à ses yeux, dans des cas où <strong>le</strong>s notes peuvent prêter à confusion. Par exemp<strong>le</strong>,<strong>le</strong> grand interval<strong>le</strong> au vers 9 pourrait inciter à déplacer <strong>le</strong>s mots <strong>et</strong> placer la premièresyllabe de proprio <strong>sur</strong> <strong>le</strong> fa’. L’étrange physionomie de la mélodie <strong>sur</strong> acerba est doncp<strong>le</strong>inement désirée <strong>et</strong> participe de l’expressivité de la mise en musique du texte.La relation étroite de la mélodique à l’égard des mots n’est pas systématique :el<strong>le</strong> peut rechercher l’harmonie <strong>et</strong> se fondre avec naturel aux <strong>son</strong>s <strong>et</strong> rythmes des motsou, au contraire, préférer un rapport plus heurté, produisant ainsi des eff<strong>et</strong>s plusexpressifs, voire plus dramatiques. Les intentions oratoires de la mise en musique desmots <strong>son</strong>t variab<strong>le</strong>s. Il en est de même lorsque l’on considère <strong>le</strong> rapport de la mélodie àl’accentuation du texte. Certains mélismes coïncident avec <strong>le</strong>s accents des mots qui <strong>le</strong>sportent, comme en témoigne c<strong>et</strong> extrait de Excutere de pulvere (n°6, vers 5) :La première syllabe des deux verbes est pourvue d’un motif ascendant <strong>et</strong> plus long,correspondant au rythme trochaïque de ces deux mots. Observons aussi ces quatreapparitions d’un même verbe, l’impératif considera, dans quatre conduits différents :347


1) Homo considera (n°15),vers 12) Homo natus ad laboremtui status (n°1), vers 33) Quo vadis quoprogrederis (n°10), vers 74) Ad cor tuum revertere(n°3), Strophe 2, vers 2Alors que dans <strong>le</strong> premier exemp<strong>le</strong>, la mélodie est parfaitement neutre, on constate que<strong>le</strong> choix des syllabes valorisées par <strong>le</strong>s mélismes est différent dans <strong>le</strong>s deux suivants.L’accentuation naturel<strong>le</strong> indique un accent <strong>sur</strong> la deuxième syllabe (consī́dera),conformément à ce que présentent <strong>le</strong> troisième exemp<strong>le</strong> avec la ligature de deux notes(binaria) <strong>et</strong> <strong>le</strong> quatrième exemp<strong>le</strong> avec <strong>le</strong> motif de quatre notes descendantes. Lapremière syllabe longuement étendue du deuxième exemp<strong>le</strong> n’a donc rien à voir avecl’accentuation du mot – <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du mélisme est ici plutôt fonctionnel comme il seraexaminé plus tard. En revanche, la syllabe accentuée coïncide avec la note la plus gravedu motif (mi). L’accentuation proparoxyton est marquée par <strong>le</strong> mouvement mélodiqueascendant qui se termine <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> (sol), <strong>et</strong> non par <strong>le</strong> mélisme qui précède. Le motconsidera est donc, à ces quatre reprises, correctement accentué par des moyensmélodiques variab<strong>le</strong>s. Cependant, il arrive dans bien d’autres cas que l’accentuation desmots n’ait aucune incidence <strong>sur</strong> la formation de la mélodie <strong>et</strong> <strong>le</strong> placement des mélismes.Regardons par exemp<strong>le</strong> ces quelques vers de Ad cor tuum revertere (n°3, strophe 1, vers4-6). Les mélismes ne correspondant pas aux accents du texte <strong>son</strong>t signalés par uneflèche :348


Il n’y a donc pas de règ<strong>le</strong> qui s’applique à la transcription des accents du texte latin pardes moyens musicaux. Cependant, chaque fois que <strong>le</strong>s deux s’avèrent coïncider, <strong>le</strong>rythme régulier qui se dégage du texte une fois chanté se trouve certainementamp<strong>le</strong>ment renforcé. La scansion devient alors un outil <strong>son</strong>ore qui donne à l’allianc<strong>et</strong>exte <strong>et</strong> musique une empreinte rythmique puissante. La relative rar<strong>et</strong>é de c<strong>et</strong>te cohésionne fait que renforcer l’efficacité des passages où el<strong>le</strong> se produit.Le vers est la première entité formel<strong>le</strong> de la poésie rythmique. La cadencepoétique se définit bien sûr par la rime, mais aussi par l’accentuation du dernier mot duvers 52 . La récurrence des <strong>son</strong>s <strong>et</strong> des rythmes forme ainsi un schéma clair, régulier ounon, que l’auditeur perçoit sans difficulté. D’une manière généra<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s phrasesmélodiques des conduits correspondent aux vers lorsque ceux-ci ne <strong>son</strong>t pas trop courts.Lorsque <strong>le</strong>s vers <strong>son</strong>t courts, ils peuvent être assemblés, comme on <strong>le</strong> constate dans <strong>le</strong>conduit O mens cogita (n°16) : trois vers (5, 4, 5 syllabes) <strong>son</strong>t nécessaires pour formerune phrase mélodique cohérente. Mis à part <strong>le</strong>s cas des vers courts, <strong>le</strong>s versdélibérément enjambés <strong>son</strong>t rares dans l’ensemb<strong>le</strong> des conduits observés. L’unitéstructurel<strong>le</strong> du texte impose généra<strong>le</strong>ment sa me<strong>sur</strong>e à cel<strong>le</strong> de la mélodie.Les cadences <strong>le</strong>s plus marquées <strong>son</strong>t cel<strong>le</strong>s qui se terminent <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>(cadences closes). El<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t utilisées pour <strong>le</strong>s derniers vers que chaque strophe ou pourmarquer des articulations importantes de la structure interne. Les autres cadences, ditesouvertes, peuvent se terminer <strong>sur</strong> tous <strong>le</strong>s autres degrés du mode, cependant, ce <strong>son</strong>tcel<strong>le</strong>s qui s’achèvent <strong>sur</strong> la quinte (teneur), la tierce ou la sous-fina<strong>le</strong> qui <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s plusutilisées <strong>et</strong> <strong>le</strong>s plus efficaces pour ponctuer de manière suspensive. Les formu<strong>le</strong>smélodiques cadentiel<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t très souvent stéréotypées. On y reconnaît des formu<strong>le</strong>smoda<strong>le</strong>s typiques de la monodie liturgique. Voici quelques exemp<strong>le</strong>s de formu<strong>le</strong>s decadences closes choisies dans des conduits en mode de sol :- passant par la sous-fina<strong>le</strong> (extrait de Ve mundo a scandalis, n°7, derniervers de la strophe I) :52 Jean de Garlande, dans <strong>son</strong> traité de poésie rythmique intégré à la Parisiana po<strong>et</strong>ria, utilise <strong>le</strong>vocabulaire de la poésie métrique (spondaicus ou iambicus) pour désigner <strong>le</strong>s terminai<strong>son</strong>s paroxytonou proparoxyton. La nature de la cadence s’applique à la désignation du vers dans <strong>son</strong> intégralité : unvers spondaïque est un vers dont la cadence se compose d’un mot paroxyton. C<strong>et</strong>te terminologiemontre l’importance de la cadence dans la perception de l’unité du vers. Voir vers 487-491,éd. Traugott LAUWLER, p. 160.349


- passant par la tierce sous la fina<strong>le</strong> (extrait de Fontis in rivulum, n°2, derniervers de la strophe IV) :- arrivant par-dessus la fina<strong>le</strong> (extrait de Vanitas vanitatum, n°5, dernier vers)Les cadences ouvertes <strong>son</strong>t el<strong>le</strong>s aussi composées de formu<strong>le</strong>s types. Voici desexemp<strong>le</strong>s de cadences ouvertes, toujours en mode de sol :- se terminant <strong>sur</strong> la teneur ré (extrait de Quo vadis quo progrederis, n°10,vers 7) :- prenant repos <strong>sur</strong> la sous-fina<strong>le</strong> fa (extrait de Quo me vertam nescio, n°8,avant-dernier vers) :- prenant repos <strong>sur</strong> <strong>le</strong> la, un degré au dessus de la fina<strong>le</strong> (extrait de Ad cortuum revertere, n°3, vers 7) :Le compositeur s’écarte assez peu de ces formu<strong>le</strong>s auxquel<strong>le</strong>s l’auditeur esthabitué. El<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t une ponctuation évidente pour toute oreil<strong>le</strong> familière de la modalitégrégorienne. Placées à la fin des vers importants de la structure de la strophe, el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>tun signal efficace qui s’ajoute à celui des <strong>son</strong>orités des rimes pour faire entendre la350


structure <strong>et</strong> <strong>le</strong> passage d’un vers à l’autre 53 . Il arrive toutefois que <strong>le</strong>s vers s’achèvent <strong>sur</strong>des formu<strong>le</strong>s moins communes qui produisent alors l’eff<strong>et</strong> inverse en stimulant l’écoutepar la <strong>sur</strong>prise. À l’avant-dernier vers de Homo vide que pro te patior, on entend c<strong>et</strong>tecurieuse cadence qui bondit de la teneur à l’octave de la fina<strong>le</strong> <strong>et</strong> laisse la phrase ensuspens :La cadence fina<strong>le</strong> qui <strong>sur</strong>vient au vers suivant gagne ainsi en efficacité, tant l’oreil<strong>le</strong> est<strong>sur</strong>prise par c<strong>et</strong>te suspension abrupte <strong>et</strong> inattendue.Plus que <strong>le</strong> vers en tant que tel, c’est la succession des vers qui constitue latrame <strong>son</strong>ore de la poésie rythmique. La rime n’est importante que par rapport à cel<strong>le</strong>squi l’entourent, c’est-à-dire dans la structure de la strophe <strong>et</strong> <strong>le</strong> schéma qu’el<strong>le</strong> construit.La répétition ou la différence des <strong>son</strong>orités <strong>et</strong> des longueurs de vers créent différentsschémas rythmiques que l’oreil<strong>le</strong> prend plaisir à percevoir. Les schémas formels re<strong>le</strong>vésdans la poésie des conduits moraux <strong>son</strong>t aussi nombreux que <strong>le</strong>s œuvres el<strong>le</strong>s-mêmes(voir tab<strong>le</strong>au 10, p. 98). Il en est de même pour <strong>le</strong>s schémas <strong>son</strong>ores des rimes, commeon peut <strong>le</strong> lire dans <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au de synthèse ci-dessous :53 Voir Michel BANNIARD, « Problèmes de réception : frontière de vers <strong>et</strong> changement langagier », Po<strong>et</strong>ryof the Early Medieval Europe : Manuscripts, Language and Music of the Rhythmical Latin Texts, éd.Edoardo D’ANGELO <strong>et</strong> Francesco STELLA, Florence, 2003, p. 243-266. L’auteur se demande jusqu’àquel point <strong>le</strong>s auditeurs médiévaux entendaient <strong>le</strong> passage d’un vers à l’autre. Il n’envisage pas laprésence de musique <strong>et</strong> la ponctuation des cadences qui en facilitent pourtant fortement l’appréhension.351


Tab<strong>le</strong>au 14Les schémas des rimes des vingt conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>Conduit Schéma des rimes Terminai<strong>son</strong>sdifférentes àchaque strophe1 Homo natus ad laborem / tui 4 x aabccbddeeb Ouistatus2 Fontis in rivulum 6x abababababOui4x aababc3 Ad cor tuum revertere aaabbccddeffeOuiaabaccddbbeecaabbccddaabbb4 Quid ultra tibi facere 6x ababbaabab Oui5 Vanitas vanitatum 3 x abbaabaacccaddeea Oui6 Excutere de pulvere 3 x ababbabaab Non7 Ve mundo a scandalis 2 x aabccbOui2x abababab2x aabccb8 Quo me vertam nescio 2 x aabb cddcOui2x ababababaaabaaabaaabcccb9 O labilis sortis 2 x ababbbbOui2 x abacccccababbbbb10 Quo vadis quo progrederis 2x ababbccddeeffbfb Oui11 Homo qui semper moreris 4x ababaaab Oui12 Bonum est confidere ababccddddaeeffaggaOuiabaccbddeeffghhgijjiaabbccddeefgffg13 Homo vide que pro te patior 3 x aaaaaaaa Oui14 Nitimur in v<strong>et</strong>itum 6 x ababababab Oui15 Homo considera 3 x aabaabbbccbbbccbbbccb Oui16 O mens cogita 6 x abcabcOui2 x aabccbabcadc17 Veritas equitas Voir analyse p. 283 ; 16 schémasdifférents ; une à deux terminai<strong>son</strong>s parOuistrophe.18 Cum sit omnis caro fenum 5 x aabccb Oui19 Suspirat spiritus 8 x abababab Oui20 Homo natus ad laborem / <strong>et</strong>avisababbbabbaaabaab ---352


Un seul des conduits ne change pas de terminai<strong>son</strong> à chaque strophe : Excutere depulvere (n°6). Les strophes se composent <strong>le</strong> plus souvent de deux ou trois terminai<strong>son</strong>sdifférentes (a, b <strong>et</strong> c). Deux conduits <strong>son</strong>t hors norme de ce point de vue : Bonum estconfidere (n°12)dont la strophe 2 comporte neuf terminai<strong>son</strong>s différentes ; Homo videque pro te patior (n°13)dont chaque strophe a une rime unique pour ses huit vers. Lesdeux extrêmes, variété <strong>et</strong> uniformité dans la construction du schéma des rimes, <strong>son</strong>tdonc possib<strong>le</strong>s, mais c’est entre <strong>le</strong>s deux que la très grande majorité des conduits trouve<strong>son</strong> point d’équilibre. Un nombre modéré de terminai<strong>son</strong>s dans une strophe perm<strong>et</strong> eneff<strong>et</strong> d’établir des récurrences <strong>et</strong> des alternances. Les rimes alternées (abab...) <strong>son</strong>tutilisées dans de nombreux conduits, pour tout ou partie des strophes. Le schéma d<strong>et</strong>ype aab est aussi très utilisé. Il semb<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s schémas très structurants, clairs <strong>et</strong>identifiab<strong>le</strong>s, soient préférés, à condition qu’ils perm<strong>et</strong>tent aussi de jouer de la variétéentre un nombre réduit de <strong>son</strong>orités. Il est certain que l’oreil<strong>le</strong> de l’auditeur perçoit ceschoix <strong>et</strong> s’en amuse. À ce jeu formel déjà <strong>son</strong>ore, la mélodie s’ajoute <strong>et</strong> interfère.Le jeu des successions de cadences ouvertes <strong>et</strong> closes, <strong>le</strong>s relations entre uneproposition antécédente <strong>et</strong> une autre conséquente <strong>son</strong>t nombreux dans <strong>le</strong>s conduits. Ilscréent un lien fort entre <strong>le</strong>s vers <strong>et</strong> participent de l’appréhension de la structure globa<strong>le</strong>de la strophe. Cum sit omnis caro fenum (n°18) se compose de six phrasescorrespondant exactement aux vers. Les deux premières forment un distique dont <strong>le</strong>scadences mélodiques <strong>son</strong>t successivement ouverte puis close. Des quatre vers suivants,seul <strong>le</strong> dernier est clos, tandis que <strong>le</strong>s trois précédents <strong>son</strong>t une suite de propositionsouvertes différentes :vers 1 ouvert vers 2 closvers 3 ouvert vers 4 ouvertvers 5 ouvert vers 6 closLes deux parties irrégulières marquées par <strong>le</strong>s cadences (vers 1-2 puis 3-6)correspondent exactement au schéma des rimes : aa bbbb. La mélodie perm<strong>et</strong> donc non353


seu<strong>le</strong>ment de faire entendre chaque rime, mais aussi de clarifier l’organisation duschéma à l’échel<strong>le</strong> de la strophe. Les entités mélodico-poétiques correspondent auxgroupements du texte <strong>et</strong> as<strong>sur</strong>ent une bonne compréhension à l’audition.Les structures alternées de rimes croisées (abab) <strong>son</strong>t fréquemment enchâsséesdans une construction mélodique strictement répétitive de type ABAB. Cela se produitde manière très claire dans quatre conduits : Quid ultra tibi facere (n°4), Excutere depulvere (n°6), O labilis sortis (n°9) <strong>et</strong> Quo vadis quo progrederis (n°10). Seuls <strong>le</strong>squatre premiers vers <strong>son</strong>t concernés par c<strong>et</strong>te organisation répétitive. La suite desstrophes est d’une facture plus soup<strong>le</strong>. C<strong>et</strong>te construction souvent utilisée dans <strong>le</strong>schan<strong>son</strong>s vernaculaires montre à quel point <strong>le</strong>s éléments poétiques <strong>et</strong> musicaux <strong>son</strong>tutilisés pour servir <strong>le</strong>s mêmes objectifs de clarification de la forme. Du point de vue dela stratégie de construction du discours, l’utilisation de tels procédés en ouverture destrophe est pour <strong>le</strong> moins signifiant. C<strong>et</strong>te dimension stratégique de la constructionformel<strong>le</strong> sera commentée dans un chapitre ultérieur.Structure poétique <strong>et</strong> structure mélodique <strong>son</strong>t donc pensées pour secorrespondre dans la plupart des conduits. Le compositeur fait en sorte que <strong>le</strong> sque<strong>le</strong>tteapparaisse mieux à l’audition. Les eff<strong>et</strong>s <strong>son</strong>t généra<strong>le</strong>ment d’autant plus marqués quela structure est simp<strong>le</strong>. Quel peut être l’intérêt de ces efforts de clarification ? Il estmultip<strong>le</strong>, dans la me<strong>sur</strong>e où <strong>le</strong>s conduits ne se comportent pas tous de la même manière.Tout d’abord, <strong>le</strong> cadre est uti<strong>le</strong> à l’intelligibilité <strong>son</strong>ore. Il est un outil pour m<strong>et</strong>tre enplace des récurrences, des attentes, des balancements <strong>et</strong> des repères qui fournissent àl’auditeur un certain confort en même temps qu’un amusement. Il aide à lacompréhension <strong>et</strong> à la mémorisation, puisqu’il fonctionne comme un quadrillageclairement hiérarchisé, modè<strong>le</strong> formel auquel <strong>le</strong>s facultés de la mémoire ont étéformées 54 . Le rythme, c’est-à-dire la récurrence d’un motif selon des proportionsattendues, est créé à différents niveaux de la structure <strong>et</strong> agit comme une scansion. Ilmarque l’esprit d’une empreinte claire <strong>et</strong> régulière. Pourtant, <strong>le</strong>s structures irrégulières<strong>son</strong>t majoritaires parmi <strong>le</strong>s vingt conduits moraux analysés. Une structure comp<strong>le</strong>xe <strong>et</strong>composée est aussi <strong>et</strong> <strong>sur</strong>tout un jeu combinatoire. Il fait intervenir l’inattendu <strong>et</strong> la<strong>sur</strong>prise. L’auditeur n’est certes pas en confort, mais il est en suspens. Il se laisse54 Ces mécanismes <strong>et</strong> la façon dont ils étaient entraînés <strong>son</strong>t très minutieusement expliqués par MaryCARRUTHERS, The Book of Memory : a Study of Memory in Medieval Culture, Cambridge, 1990 (Paris,2002 pour la traduction française).354


charmer des propositions formel<strong>le</strong>s du poète-compositeur. Pour qu’une tel<strong>le</strong> structuresoit efficace, il faut qu’un équilibre soit trouvé entre <strong>le</strong>s éléments facteurs de désordre <strong>et</strong>de <strong>sur</strong>prise (une rime irrégulière, un vers court, une cadence ou un mouvementmélodique hors du commun), <strong>et</strong> d’autres qui m<strong>et</strong>tent en place un décor plus serein, plushomogène. Ce dernier est un « faire-valoir » de l’originalité.Enfin, il ne faut pas oublier que la structure est un écrin façonné pour recevoir<strong>le</strong> sens, <strong>le</strong> message du conduit. La forme <strong>et</strong> notamment <strong>le</strong> principe des rimes peuventêtre asservis à l’expression du contenu moralisateur que <strong>Philippe</strong> tient à asséner à <strong>son</strong>public. Les mots placés à la rime <strong>son</strong>t choisis pour <strong>le</strong>ur <strong>son</strong>orité mais aussi pour <strong>le</strong>ursens. Leur position privilégiée à la fin du vers <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur mise en va<strong>le</strong>ur <strong>son</strong>ore par lamélodie <strong>et</strong> la récurrence de la terminai<strong>son</strong> font que ces termes ré<strong>son</strong>nent plus que <strong>le</strong>sautres. Le réseau formé par <strong>le</strong>s mots de même rime ressort au moment de l’écoute <strong>et</strong> sertde fil conducteur pour l’auditeur. On ne s’étonne donc pas d’entendre à la rime <strong>le</strong>stermes-clés pour la compréhension du message. L’analyse du conduit O mens cogita(n°16) a montré par exemp<strong>le</strong> que l’oreil<strong>le</strong> entendait, <strong>sur</strong> un même motif mélodique <strong>et</strong> enun temps très cours, <strong>le</strong>s mots cogita, subita, cucurbita <strong>et</strong> orbita. La réf<strong>le</strong>xion <strong>sur</strong> la fuitedu temps <strong>et</strong> la vanité de la vie humaine se trouve assez bien illustrée en ces quatre mots.On peut supposer que <strong>le</strong>s mots placés à d’autres niveaux d’articulations de lastructure fonctionnent de la même manière pour valoriser <strong>le</strong> sens. Le choix des mots quicommencent <strong>et</strong> terminent <strong>le</strong>s unités formel<strong>le</strong>s que <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s strophes est certainement trèsrévélateur, mais il s’agit d’une interprétation qui tient plus de l’organisation desproportions globa<strong>le</strong>s du conduit, participant d’une stratégie rhétorique non plus formel<strong>le</strong>mais oratoire, que nous n’avons pas encore évoquée.1.3 Les conduits <strong>et</strong> la dispositio rhétoriqueLa mélodie participe de la construction rhétorique. Au niveau des mots, el<strong>le</strong>élabore certaines figures qui complètent ou dépassent cel<strong>le</strong>s du texte. En ce sens, déjà,on peut dire qu’el<strong>le</strong> est utilisée comme un langage à part entière dont <strong>le</strong>s possibilitéspropres <strong>son</strong>t exploitées au même titre que cel<strong>le</strong>s des mots. La poésie n’est pas un simp<strong>le</strong>art de la disposition des <strong>son</strong>s. Ces savantes organisations de rimes <strong>et</strong> de vers constituentune forme ou un mou<strong>le</strong> conçu pour l’oreil<strong>le</strong> mais adressé à l’esprit. L’intention355


hétorique est aussi soulignée par la musique qui concourt à donner sens à ce maillage<strong>son</strong>ore intelligent <strong>et</strong> intelligib<strong>le</strong>. Il faut donc à présent considérer <strong>le</strong> travail du poètecompositeurd’un point de vue plus global, c’est-à-dire la va<strong>le</strong>ur rhétorique de l’œuvreobservée dans sa totalité <strong>et</strong> non plus dans ses parties.Les traités de rhétorique séparent ce qui relève de l’ornementation, l’art desfigures tel que nous l’avons déjà évoqué, <strong>et</strong> ce qui concerne l’organisation du discours.C<strong>et</strong>te partie de la rhétorique est appelée dispositio : « Dispositio est ordo <strong>et</strong> distributiorerum, quae demonstrat quid quibus locis sit collocandum 55 ». La dispositio enseignecomment organiser <strong>le</strong>s arguments obtenus par <strong>le</strong> travail de l’inventio, partie la plusdiffici<strong>le</strong> de la rhétorique. Les parties traditionnel<strong>le</strong>s de la dispositio <strong>son</strong>t l’exorde, lanarration, la division, la confirmation, la réfutation <strong>et</strong> la conclusion. Les arts poétiquesmédiévaux simplifient ce schéma. Il n’est question que des manières de commencer, dedévelopper <strong>et</strong> de finir 56 . Seul Jean de Garlande dans sa Parisiana po<strong>et</strong>ria revient auxsources <strong>et</strong> cite toutes <strong>le</strong>s parties du discours.Les textes antiques traitant de la dispositio insistent <strong>sur</strong> <strong>le</strong> fait que l’exorde doitpréparer l’auditoire de manière à <strong>le</strong> rendre doci<strong>le</strong>, disposé <strong>et</strong> attentif. Dans <strong>le</strong> cadre d’undiscours juridique, l’exorde doit être l’exposé de la cause plaidée. L’auteur de laRh<strong>et</strong>orica ad Herennium conseil<strong>le</strong> à l’orateur l’utilisation de stratagèmes, s’il a affaire àun auditoire déjà las d’écouter. Faire rire <strong>et</strong> séduire <strong>son</strong>t des moyens de capturerl’attention <strong>et</strong> de parvenir à ses fins. Il énumère ainsi différents moyens d’introduire <strong>son</strong>discours : l’anecdote, <strong>le</strong> ca<strong>le</strong>mbour, la comparai<strong>son</strong>, l’apostrophe ou encore la citation.Les arts poétiques médiévaux, quant à eux, décrivent tous à peu près de la mêmemanière l’art de commencer 57 : il est dit « naturel » lorsque l’ordre chronologique estrespecté <strong>et</strong> « artificiel » si <strong>le</strong> cours des événements rapportés est bou<strong>le</strong>versé. De lamanière de commencer dépend la stratégie de l’ensemb<strong>le</strong> du discours. En guised’introduction, <strong>le</strong>s théoriciens conseil<strong>le</strong>nt d’utiliser une figure grammatica<strong>le</strong> ou unproverbe. Matthieu de Vendôme dresse une liste de 26 exemp<strong>le</strong>s qui <strong>son</strong>t des idéesgénéra<strong>le</strong>s (proverbes) ou des citations des poètes antiques. Ses conseils <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s façons de55 Rh<strong>et</strong>orica ad Herennium (éd. Guy ACHARD), I, 2 ; traduction : « La disposition ordonne <strong>et</strong> répartit <strong>le</strong>sarguments : el<strong>le</strong> montre la place qui doit être assignée à chacun d’eux ».56 Geoffroy de Vinsauf dans <strong>le</strong> Documentum de arte versificandi commence ainsi : Tria sunt circacujuslib<strong>et</strong> operis versatur artificium : principium, progressus, consummatio (éd. Edmond FARAL,p. 265). Traduction : « Il y a trois choses <strong>sur</strong> <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s repose l’art de la composition : <strong>le</strong>commencement, <strong>le</strong> développement, l’achèvement. »57 C<strong>et</strong>te théorie est déjà empruntée aux Anciens. Voir Edmond FARAL, op. cit., p. 55-60.356


terminer, placés à la fin de <strong>son</strong> Ars versificatoria, reprennent exactement <strong>le</strong> mêmeprincipe <strong>et</strong> <strong>son</strong>t complétés de quelques exemp<strong>le</strong>s. Geoffroy de Vinsauf répète ensubstance la même théorie au début de sa Po<strong>et</strong>ria nova <strong>et</strong> dans <strong>le</strong> Documentum de arteversificandi, sans donner <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s. Si de tel<strong>le</strong>s évocations de la dispositioreprésentent une faib<strong>le</strong> proportion dans la totalité des artes po<strong>et</strong>icae, il ne faut pas enminimiser l’importance. Jean-Yves Tilli<strong>et</strong>te insiste <strong>sur</strong> <strong>le</strong> fait que la position de cedéveloppement dès <strong>le</strong> début de la Po<strong>et</strong>ria nova indique la grande considération queGeoffroy de Vinsauf apportait à l’organisation généra<strong>le</strong> <strong>et</strong> à ses principes 58 .Les textes des conduits appliquent à <strong>le</strong>ur manière <strong>le</strong>s conseils prodigués <strong>sur</strong> ladispositio dans <strong>le</strong>s artes po<strong>et</strong>icae. L’intention argumentative héritée de la rhétoriqueantique <strong>et</strong> répétée dans <strong>le</strong>s traités médiévaux se r<strong>et</strong>rouve dans l’usage très fréquent devers introductifs <strong>et</strong> conclusifs. L’incipit comporte assez souvent une citation d’originebiblique (11 conduits <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s 20 analysés) ou classique (2 conduits, <strong>le</strong>s auteurs cités <strong>son</strong>tOvide <strong>et</strong> Cicéron). Les treize conduits moraux commençant par une citation <strong>son</strong>t :Tab<strong>le</strong>au 15Les incipit des conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> comportant une citationIncipit Texte original de la citation Origine de la citation1 Homo natus ad Homo ad laborem nascitur Job 5, 7laborem / tuistatus3 Ad cor tuum <strong>et</strong> qui tim<strong>et</strong> Deum convert<strong>et</strong> ad Ecclésiastique 21, 7reverterecor suum4 Quid ultra tibi Quid est quod debui ultraIsaïe 5, 4facere / vineamea potuifacere vineae meae <strong>et</strong> non feciei ?5 Vanitas vanitas vanitatum omniaEcclésiaste 1, 2vanitatumvanitas6 Excutere de Excutere de pulvere con<strong>sur</strong>ge,Isaïe 52, 2pulveresede Ierusa<strong>le</strong>m7 Ve mundo a Vae mundo a scandalis ! Matthieu 17, 18scandalis8 Quo me vertamnescioquo me vertam nescioCicéron, Epistularum ad quintumfratrem III, ep. V-VI, § 6 ; Pro A.Cluentio oratio, I, § 4; Quintilien,Institutio oratoria, II, § 1958 Jean-Yves TILLETTE, Des mots à la paro<strong>le</strong>. Une <strong>le</strong>cture de la Po<strong>et</strong>ria nova de Geoffroy de Vinsauf,Genève, 2000.357


12 Bonum est Bonum est confidere inPsaume 117, 8confidere dominorum Domino13 Homo vide que Vid<strong>et</strong>e si est dolor sicut dolor Lamentations 1, 12pro te patiormeus14 Nitimur in nitimur in v<strong>et</strong>itum semper Ovide, Amores, LIII, Élégie 4v<strong>et</strong>itum cupimusque negata17 Veritas equitas quia corruit in plata veritas <strong>et</strong>Isaïe 59, 14aequitas18 Cum sit omnis Omnis caro foenum <strong>et</strong> omnisIsaïe 40, 6caro fenum gloria eius quasi flos agri20 Homo natus adlaborem / <strong>et</strong> avisHomo ad laborem nascitur Job 5, 7Remarquons qu’aucun des exemp<strong>le</strong>s cités par Matthieu de Vendôme dans <strong>son</strong> Arsversificatoria n’est emprunté au texte de la Bib<strong>le</strong>. Tous <strong>son</strong>t extraits des auteursclassiques latins. L’inspiration sacrée des conduits moraux se manifeste donc aussi par<strong>le</strong> choix des citationsLes conduits ne portent cependant pas tous une citation en incipit. Parmi <strong>le</strong>svingt conduits analysés, sept commencent sans citation identifiée. Malgré cela, onconstate pour l’ensemb<strong>le</strong> des textes que <strong>le</strong>s premiers vers constituent une entité forte,clairement séparée du reste de la strophe <strong>et</strong> du conduit, ayant pour fonction d’introduire<strong>le</strong> conduit. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s premiers vers de Quo vadis quo progrederis (n°10) <strong>son</strong>t uneentrée en matière directe <strong>et</strong> efficace, bien qu’il ne s’agisse pas d’une citation :Quo vadis quo progrederisusque quo progres<strong>sur</strong>a.quo fugis cui me deserisquo usque deserturaLa fonction introductive qui est de capturer l’attention semb<strong>le</strong> ici p<strong>le</strong>inement as<strong>sur</strong>ée :<strong>le</strong>s questions s’accumu<strong>le</strong>nt <strong>et</strong> la structure alternée des rimes <strong>et</strong> de la mélodie (abab)solidifie l’unité de ce quatrain. Les figures rhétoriques <strong>son</strong>t concentrées dans ces quatrevers : l’anaphore quo vadis / quo fugis entre <strong>le</strong>s vers 1 <strong>et</strong> 3, <strong>le</strong> parallélisme quoprogrederis <strong>et</strong> quo progres<strong>sur</strong>a entre <strong>le</strong>s vers 1 <strong>et</strong> 2, <strong>le</strong> chiasme entre <strong>le</strong>s vers 2 <strong>et</strong> 4(usque quo / quo usque), l’annominatio entre deseris <strong>et</strong> desertura. Ces quatre figuresconstituent une entrée en matière fulgurante, séductrice <strong>et</strong> impressionnante qui appuie <strong>le</strong>questionnement adressé à l’auditoire. Charmé par <strong>le</strong>s figures <strong>et</strong> bousculé parl’interrogatoire, l’esprit est capté <strong>et</strong> <strong>le</strong> poète parvient à ses fins.358


Le rô<strong>le</strong> conclusif du texte en lui-même est parfois plus diffici<strong>le</strong> à appréhender.Il arrive pourtant que sa fonction soit clairement indiquée. La dernière strophe de Ad cortuum revertere (n°3) commence par l’adverbe ergo <strong>et</strong> prévient l’auditeur del’achèvement du conduit :Ergo vide ne dormiasAppel à la vigilance, ce vers <strong>et</strong> toute la strophe signa<strong>le</strong>nt à l’auditeur ce qu’il doit r<strong>et</strong>enirdu conduit pour modifier <strong>son</strong> comportement. La même chose se reproduit à la dernièrestrophe de Cum sit omnis caro fenum (n°18), dans la version du manuscrit 39 de laBibliothèque municipa<strong>le</strong> d’Évreux :Ergo si scis qualitatemtue sortis. voluptatemcarnis. quare sequerismemento te moriturum.<strong>et</strong> post mortem id mes<strong>sur</strong>umquod hic seminaveris.En plus d’expliciter <strong>le</strong> caractère conclusif de c<strong>et</strong>te strophe, <strong>le</strong> poète indique à l’auditeurce dont il va devoir se souvenir (memento…) <strong>et</strong> lui donne la « mora<strong>le</strong> » qu’il devragarder en mémoire. L’allitération en « m » (memento, moriturum, mortem <strong>et</strong> mes<strong>sur</strong>um)perm<strong>et</strong> certainement de faciliter c<strong>et</strong>te mémorisation. La conclusion du conduit se doteainsi d’une dimension utilitaire <strong>et</strong> fonctionnel<strong>le</strong> dans une démarche moralisatriceefficace.Même lorsque ni adverbe ni locution n’informent <strong>sur</strong> la structure, il arrive que<strong>le</strong>s vers finaux forment un groupe cohérent par la forme <strong>et</strong> <strong>le</strong> sens, à tel point que l’onpeut <strong>le</strong>s comprendre comme une conclusion. La dernière strophe de O labilis sortis (n°9)se termine par c<strong>et</strong>te exclamation qui tient lieu d’exorde :Ha miserum te nunc excipi<strong>et</strong><strong>et</strong> debitis penis te puni<strong>et</strong>.Le conduit s’achève <strong>sur</strong> l’évocation du Jugement dernier avec ce distique clairementarticulé par rapport à ce qui précède. Les quatre autres strophes n’avaient nul<strong>le</strong>ment misde côté <strong>le</strong>s vers qui <strong>le</strong>s terminaient. Dans <strong>le</strong> conduit Quo vadis quo progrederis (n°10),déjà cité pour l’efficacité de ses vers introductifs, ce <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s deux strophes qui serépondent dans <strong>le</strong>urs deux derniers vers :359


Strophe 1, vers 15 <strong>et</strong> 16 Strophe 2, vers 15 <strong>et</strong> 16stultum christi delusistiiustum proditura.stulte feci quod adiecistulto subvenire.Ces deux vers forment à chaque fois une phrase distincte de ce qui précède. La rime dudernier vers (–ura dans la strophe 1 <strong>et</strong> –ire dans la strophe 2) reprend la terminai<strong>son</strong>entendue dans <strong>le</strong> quatrain introductif, reliant ainsi <strong>le</strong>s parties fonctionnel<strong>le</strong>s.Le texte n’est pas toujours suffisant pour donner <strong>le</strong>s informations quiperm<strong>et</strong>tent d’identifier l’introduction <strong>et</strong> la conclusion. C’est pourquoi la mélodiecontribue grandement à faire entendre c<strong>et</strong>te fonction pour <strong>le</strong>s vers concernés. C’est el<strong>le</strong>qui apporte l’essentiel des éléments qui vont donner à l’auditeur <strong>le</strong>s repères nécessairespour comprendre <strong>le</strong> conduit comme un discours <strong>et</strong> en identifier <strong>le</strong>s parties oratoires. Lesvers identifiés comme introductifs, souvent au nombre de deux, <strong>son</strong>t portés par unemélodie qui concourt à <strong>le</strong>s iso<strong>le</strong>r du développement qui suit. Ils s’achèvent en eff<strong>et</strong> <strong>sur</strong>une cadence close <strong>et</strong> forment une unité clairement distincte. Les deux vers <strong>son</strong>tgénéra<strong>le</strong>ment réunis dans une relation mélodique de type antécédent-conséquent où unecadence close succède à une phrase suspensive. Les deux premiers vers de Homo videque pro te patior (n°13) illustrent parfaitement c<strong>et</strong>te manière d’introduire la strophe :AntécédentConséquentLe procédé se reproduit à toutes <strong>le</strong>s strophes puisque <strong>le</strong> conduit est strophique.Dans <strong>le</strong>s textes commençant par une citation, la séparation des deux versd’incipit est souvent plus évidente encore. C’est <strong>le</strong> cas dans Homo natus ad laborem / <strong>et</strong>avis ad volatum (n°20). La citation de Job (5, 7) se poursuit du vers 1 au vers 2 :AntécédentConséquentLa structure symétrique montante puis descendante suffit à m<strong>et</strong>tre ces deux vers enrelation étroite, même si la fina<strong>le</strong> (sol) n’est utilisée ni pour la première ni pour ladernière note. L’introduction de Cum sit omnis caro fenum (n°18) est plus claire encoreà c<strong>et</strong> égard bien que seul <strong>le</strong> premier vers reprenne <strong>le</strong> texte biblique :360


AntécédentConséquentOn relève <strong>le</strong> même procédé mais <strong>sur</strong> un seul vers c<strong>et</strong>te fois, au début de Excutere depulvere (n°6) :AntécédentConséquentLe langage mélodique propre à marquer l’eff<strong>et</strong> conclusif est évidemment lié àl’utilisation des cadences. La plupart des strophes des conduits – comme de toutes <strong>le</strong>scompositions médiéva<strong>le</strong>s – se terminent par une cadence <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> 59 . Ce repos estcrucial pour la détermination moda<strong>le</strong> <strong>et</strong> n’est, bien entendu, pas uniquement lié auxpréoccupations rhétoriques. On constate cependant que la mélodie des conduits peutamener c<strong>et</strong>te cadence d’une manière qui en renforce la va<strong>le</strong>ur conclusive. Nous avonsdéjà cité <strong>le</strong> texte du conduit Quo vadis quo progrederis (n°10) pour <strong>le</strong>s qualitésintroductives <strong>et</strong> conclusives de ses quatre premiers <strong>et</strong> deux derniers vers. La mélodies’adapte à c<strong>et</strong>te intention rhétorique forte. La fin de la strophe iso<strong>le</strong> deux vers quis’achèvent tous <strong>le</strong>s deux <strong>sur</strong> une cadence conclusive :Le vers qui précède ces deux cadences closes se termine lui aussi <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> avec uneformu<strong>le</strong> clairement cadentiel<strong>le</strong>, identique à cel<strong>le</strong> du dernier vers. La strophe se terminedonc par trois cadences successives insistant ainsi fortement <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>. Si, dans <strong>le</strong> casque nous venons d’évoquer, la stratégie est cel<strong>le</strong> de l’accumulation des repos <strong>sur</strong> lafina<strong>le</strong>, il arrive que <strong>le</strong> compositeur choisisse plutôt l’évitement, de manière à ce que ladernière phrase conclusive ré<strong>son</strong>ne plus fortement. C’est ce que l’on observe dans lapremière strophe de Ad cor tuum revertere (n°3) : tous <strong>le</strong>s vers s’achèvent <strong>sur</strong> d’autresdegrés du mode, souvent la sous-fina<strong>le</strong> fa, avant que ne <strong>sur</strong>vienne, au dernier vers, la59 Sauf <strong>le</strong>s strophes III <strong>et</strong> IV de Quo me vertam nescio (n°8), la strophe 1 de Bonum est confidere (n°12).361


cadence fina<strong>le</strong> <strong>sur</strong> sol. Les trois autres strophes reprennent ce procédé, au moins pour<strong>le</strong>s vers pénultièmes <strong>et</strong> antépénultièmes. Le repos <strong>sur</strong> la sous-fina<strong>le</strong> est un procédémélodique très ordinaire dans la monodie médiéva<strong>le</strong>. Il ne faut donc pas s’étonner de larencontrer fréquemment. Le vers final de O labilis sortis (n°9) utilise un tel balancementpour valoriser <strong>le</strong> r<strong>et</strong>our <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tre en va<strong>le</strong>ur la formu<strong>le</strong> cadentiel<strong>le</strong> :Ce mouvement mélodique est certes conclusif, mais pas véritab<strong>le</strong>ment original. Il faut,pour mieux en comprendre l’efficacité, voir comment il est préparé. Il est répété demanière plus ou moins semblab<strong>le</strong> aux cé<strong>sur</strong>es des deux vers précédents, à la mêmeplace qu’au dernier vers mais en laissant <strong>le</strong> mouvement mélodique en suspens 60 . Il ne serésout <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> que lors de sa troisième apparition :vers 5vers 6vers 7La combinai<strong>son</strong> des cadences, du travail mélodique préparatoire <strong>et</strong> de lastructure poétique peut donc suffire à produire des signaux <strong>son</strong>ores indiquant la va<strong>le</strong>urrhétorique des vers qui commencent <strong>et</strong> terminent <strong>le</strong>s strophes. D’autres moyenss’ajoutent à ceux qui viennent d’être décrits. Les plus spectaculaires <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s mélismesintroductifs <strong>et</strong> conclusifs. Passages mélismatiques <strong>et</strong> syllabiques constituent deux sty<strong>le</strong>sd’écriture clairement opposés dans <strong>le</strong>urs conceptions, si l’on en croit <strong>le</strong>s théoricienspour <strong>le</strong>squels <strong>le</strong>s termes sine littera <strong>et</strong> cum littera désignent des notions différentes.Composer sine littera est une technique d’écriture différente, faisant appel à d’autresmécanismes (notamment du point de vue du rythme <strong>et</strong> de la notation). Il faut donc60 Voir la partie analyse p. 209 pour un commentaire plus long de ce passage. La répétition de la premièrephrase mélodique du conduit est en enjambement <strong>sur</strong> la fin du vers 5 <strong>et</strong> <strong>le</strong> début du vers 6.362


prendre la me<strong>sur</strong>e de l’importance structurel<strong>le</strong> <strong>et</strong> stylistique de ces passages que <strong>son</strong>t <strong>le</strong>scaudae 61 . El<strong>le</strong>s peuvent intervenir à tout moment du conduit. On constate cependant que<strong>le</strong> début <strong>et</strong> la fin des strophes <strong>son</strong>t une place qu’el<strong>le</strong>s occupent de manière privilégiée.La cauda est d’ail<strong>le</strong>urs, dans <strong>le</strong>s artes po<strong>et</strong>icae, un terme utilisé pour désigner <strong>le</strong> derniervers de la strophe, à condition qu’il se distingue des autres 62 . El<strong>le</strong> a pour fonctiond’as<strong>sur</strong>er <strong>le</strong> passage à la strophe suivante, comme une conclusion transitoire. C’est aussil’un des rô<strong>le</strong>s de la cauda mélodique, c’est-à-dire de signa<strong>le</strong>r pour l’oreil<strong>le</strong> <strong>le</strong> passaged’une strophe à l’autre.Neuf des conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> en <strong>son</strong>t pourvus. Dans <strong>le</strong>slongues caudae introductives, <strong>le</strong> compositeur prépare l’auditeur en lui présentant <strong>le</strong>mode de manière méthodique, d’abord en montant puis en descendant. Voici troismélismes introductifs, extraits de conduits différents :- Homo natus ad laborem / tui status (n°1)AntécédentConséquent- Fontis in rivulum (n°2)- Homo qui semper moreris (n°11)AntécédentConséquentLes trois mélismes commencent <strong>et</strong> terminent <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong> sol. Ils débutent par unmouvement mélodique qui mène à la teneur ré sans pour autant la joindre de manièrecomplètement conjointe. Ils se composent tous <strong>le</strong>s trois de deux partiescomplémentaires (antécédent-conséquent) <strong>et</strong> proportionnées. La principa<strong>le</strong> différenceréside dans l’étendue de l’échel<strong>le</strong> dont ils font la présentation. Le premier (Homo natusad laborem) est très comp<strong>le</strong>t car il fait entendre la totalité du mode authente puis dans sa61 Rappelons que dans <strong>le</strong> contexte de la modalité rythmique, la théorie des modes semb<strong>le</strong> ne s’appliquerqu’aux passages sine littera.62 Pasca<strong>le</strong> BOURGAIN, « Le vocabulaire de la poésie rythmique », Archivum latinitatis mediiaevi (Bul<strong>le</strong>tinDu Cange), LI (1992-1993), p. 165.363


partie plaga<strong>le</strong>. La cauda de Fontis in rivulum se cantonne d’abord à la quinte du mode(sol-ré) <strong>et</strong> l’élargit dans un deuxième temps au tétracorde supérieur. Seu<strong>le</strong> la versionauthente du mode est présentée. Le dernier est d’un ambitus encore plus restreintpuisqu’il ne donne que la quinte au-dessus de la fina<strong>le</strong>. Bien que différents par <strong>le</strong>uramp<strong>le</strong>ur, ces trois mélismes ont un sque<strong>le</strong>tte identique. Ils font entendre <strong>le</strong>s extrémitésde l’échel<strong>le</strong> choisie ainsi que diverses possibilités d’ornement. La fonction de telsmélismes est pluriel<strong>le</strong> : il s’agit d’introduire <strong>le</strong> discours donc d’exposer <strong>le</strong> mode avecsimplicité. On peut éga<strong>le</strong>ment imaginer que ces passages aident <strong>le</strong> chanteur à « entrer »dans l’univers modal de la pièce, à la manière d’une vocalise préparatoire. Enfin, lafonction purement ornementa<strong>le</strong> des mélismes qui enchantent <strong>et</strong> capturent l’auditoire nedoit pas être oubliée.Les mélismes conclusifs ont eux aussi <strong>le</strong>urs procédés. Leur va<strong>le</strong>ur jubilatoire <strong>et</strong>ornementa<strong>le</strong> est importante, en rai<strong>son</strong> de <strong>le</strong>ur place termina<strong>le</strong>. Certains de ces mélisme<strong>son</strong>t dû laisser <strong>le</strong>s auditeurs dans l’éblouissement de la pérorai<strong>son</strong>. La fonctiondécorative <strong>et</strong> conclusive de la mélodie du dernier vers de Bonum est confidere (n°12)(strophe 3) est évidente :Les motifs descendants <strong>et</strong> répétitifs <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s syllabes de secularibus amènent étape parétape vers la fina<strong>le</strong>, guidant l’oreil<strong>le</strong> par des signaux forts : la répétition des motifsmélismatiques, <strong>le</strong> resserrement progressif de la fina<strong>le</strong>. Le procédé est identique audernier vers de la strophe de Vanitas vanitatum (n°15). Les notes répétées <strong>son</strong>t assezrarement utilisées dans la monodie des conduits analysés, ce qui rend d’autant plusmarquant ce passage :Le procédé de répétition d’une même note est appelé florificatio vocis. Il est donnécomme exemp<strong>le</strong> de color ou figure de rhétorique proprement musica<strong>le</strong> par <strong>le</strong> théoricien364


de la musique Jean de Garlande 63 . Ici, l’ornement est répété en gradatio descendantpour approcher la fina<strong>le</strong>.Le resserrement progressif <strong>et</strong> dégressif des motifs pour aboutir à la fina<strong>le</strong> est unprocédé utilisé à trois reprises dans <strong>le</strong>s mélismes conclusifs des strophes de Homo natusad laborem / tui status (n°1) :- À la fin de la strophe I, <strong>le</strong>s interval<strong>le</strong>s se réduisent étape par étape (quinte,quarte, tierce…) <strong>et</strong> <strong>le</strong>s descentes mélodiques se raccourcissent pour que la dernièreapparition de la fina<strong>le</strong> soit entendue comme l’aboutissement d’un mouvement engagédepuis <strong>le</strong> début du mélisme :réduites :- Le procédé se reproduit à la fin de la strophe II, dans des proportions plus- Enfin, <strong>le</strong> conduit se termine par un mélisme long <strong>et</strong> virtuose :C<strong>et</strong>te dernière cauda commence par un motif composé de notes répétées (un des raresexemp<strong>le</strong>s de florificatio vocis, identique à la figure de Vanitas vanitatum citée plus haut)63 JEAN de GARLANDE, De musica men<strong>sur</strong>abilis, éd. Erich REIMER, Wiesbaden, 1972, vol.1, p. 95 : Inflorificatione vocis fit color, ut commixtio in conductis simplicibus. Et fit semper ista commixtio in<strong>son</strong>is <strong>et</strong> non disiunctis. (Traduction : La color se fait par florai<strong>son</strong> du <strong>son</strong>, quand il y a jonction dans unconduit simp<strong>le</strong>. Et c<strong>et</strong>te jonction se fait toujours dans des <strong>son</strong>s conjoints <strong>et</strong> non disjoints.) C<strong>et</strong>tedéfinition prend place dans la description des figures ornementa<strong>le</strong>s de l’organum donc de lapolyphonie (Voir Guillaume GROSS, Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris aux 12 e <strong>et</strong> 13 esièc<strong>le</strong>s, Turnhout, 2007, p. 115-116). Il est intéressant de constater que <strong>le</strong> théoricien fait allusion auconduit monodique pour décrire un procédé mélodique qui ne se rencontre que rarement dans <strong>le</strong>scompositions de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>.365


puis d’une descente mélodique de quatre notes. Ce motif est entendu deux fois demanière identique puis transposé à la quinte inférieure. Les deux descentes <strong>son</strong>t ensuiteredonnées avant que ne commence <strong>le</strong> procédé de resserrement <strong>sur</strong> la fina<strong>le</strong>.Les strophes de Fontis in rivulum (n°2) <strong>son</strong>t munies de plusieurs mélismesmais la cauda fina<strong>le</strong> (strophe VI) est la plus développée de toutes. El<strong>le</strong> fait entendre unerépétition en gradatio très systématique dans la première partie du mélisme :Les figures simp<strong>le</strong>s de répétition ou <strong>le</strong>s gradationes plus élaborées <strong>son</strong>t communes àtous ces mélismes conclusifs. Le plaisir d’une certaine virtuosité voca<strong>le</strong> s’associe à uneorganisation rigoureuse au moyen de figures mélodiques. Ces caudae <strong>son</strong>t des signauxpuissants qui indiquent à l’oreil<strong>le</strong> <strong>le</strong> passage d’une articulation à une autre.L’organisation des strophes est en eff<strong>et</strong> un élément primordial de la structure poétique.Les manuscrits signa<strong>le</strong>nt méticu<strong>le</strong>usement <strong>le</strong>s changements de strophes au moyen desmajuscu<strong>le</strong>s. Les <strong>le</strong>ttrines <strong>et</strong> <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs marquent la structure pour l’œil, tandis que <strong>le</strong>scaudae agissent pour l’oreil<strong>le</strong>. Leur élaboration interne renforce l’efficacité du signal :la va<strong>le</strong>ur introductive ou conclusive marque très profondément la mélodie.L’exploitation de la modalité <strong>et</strong> <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> structurant de la fina<strong>le</strong> prennent tout <strong>le</strong>ur senslorsque ces formu<strong>le</strong>s auxquel<strong>le</strong>s l’oreil<strong>le</strong> est habituée servent à la construction d’undiscours. Les outils constitutifs de la monodie traditionnel<strong>le</strong> <strong>son</strong>t ici utilisés pour servir<strong>le</strong>s fins d’une dispositio rhétorique éminemment ora<strong>le</strong>. Ce <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xes auditifs desHommes pétris de la modalité grégorienne qui <strong>son</strong>t réinvestis dans une perspectiveoratoire visant à une certaine efficacité de communication. Les codes rhétoriques dudiscours <strong>et</strong> <strong>le</strong>s figures ornementa<strong>le</strong>s classiques <strong>son</strong>t adaptés à la matière poéticomusica<strong>le</strong>,pour que l’oreil<strong>le</strong> soit guidée du début à la fin.Les caudae placées en cours de strophes <strong>son</strong>t plus rares. Leurs proportions <strong>son</strong>téga<strong>le</strong>ment beaucoup plus réduites <strong>et</strong> <strong>le</strong>urs constructions plus lâches que ce que l’on a puobserver dans <strong>le</strong>s mélismes introductifs <strong>et</strong> conclusifs. Cependant, il faut souligner que<strong>le</strong>ur emplacement dans <strong>le</strong>s strophes <strong>et</strong> <strong>le</strong> choix des syllabes <strong>sur</strong> <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>tplacées est lui aussi porteur d’une intention rhétorique au niveau interne de la strophe.El<strong>le</strong>s ornent généra<strong>le</strong>ment la première syllabe d’un vers, à un moment important pour366


l’appréhension de la structure <strong>et</strong> la compréhension du sens. Le conduit Fontis in rivulum(n°2) s’ouvre par une longue cauda que nous avons redonnée plus haut. Le troisièmevers commence lui aussi par un mélisme qui aide à percevoir l’organisation parallè<strong>le</strong> <strong>et</strong>comp<strong>le</strong>xe de ces quatre vers. Les syllabes marquées en gras indiquent la place de cesmélismes :Fontis in rivulumsapor ut defluitodor ut vasculuminfusus inbuit.Le mélisme du troisième vers, <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s deux syllabes du mot odor, prend pour modè<strong>le</strong> <strong>le</strong>premier tout en repoussant <strong>le</strong>s limites du registre dans <strong>le</strong>quel il se confinait :Le rappel d’un mélisme par un autre se fait ici à peu de distance <strong>et</strong> a pour fonction defaire entendre la structure à l’échel<strong>le</strong> restreinte d’un quatrain. Dans Bonum est confidere(n°12) , un mélisme placé au début du sixième vers de la troisième strophe reprend <strong>le</strong>court mélisme entendu au premier vers. Il marque l’unité de la strophe <strong>et</strong> rappel<strong>le</strong> <strong>le</strong> liengrammatical du pronom relatif qui avec <strong>son</strong> antécédent éloigné :Strophe 3,vers 1vers 6D’autres exemp<strong>le</strong>s pourraient être donnés <strong>et</strong> ont été remarqués dans <strong>le</strong>s analyses. Cesmélismes à l’intérieur des strophes agissent comme des signaux secondaires. Ils <strong>son</strong>tsouvent en rapport avec <strong>le</strong>s caudae introductives <strong>et</strong> forment avec el<strong>le</strong>s un quadrillagemélodique qui balise la structure pour qu’el<strong>le</strong> soit compréhensib<strong>le</strong> à l’audition.Chaque strophe peut donc être comprise comme un microcosme discursifinclus dans un ensemb<strong>le</strong> rhétorique. La progression de l’argumentation peut êtremarquée par la mélodie qui attire l’attention <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s articulations importantes <strong>et</strong> uti<strong>le</strong>s àla compréhension de la structure. Les mélismes <strong>son</strong>t un des moyens possib<strong>le</strong>s, mais367


certainement aussi <strong>le</strong> plus efficace. Pour <strong>le</strong>s conduits entièrement syllabiques, <strong>le</strong> signalque constitue la cauda est remplacé par une phrase moda<strong>le</strong>ment très évidente, englobantsouvent <strong>le</strong>s deux premiers vers dans un mouvement antécédent-conséquent. Rares <strong>son</strong>t<strong>le</strong>s conduits qui ne donnent pas, dès l’incipit, <strong>le</strong>s formu<strong>le</strong>s situant immédiatementl’auditeur dans <strong>le</strong> mode de la composition. En ce sens, <strong>le</strong> conduit Ad cor tuum revertere(n°3) est assez exceptionnel car <strong>le</strong> mélisme introductif ne perm<strong>et</strong> pas de comprendre <strong>le</strong>mode dont la fina<strong>le</strong> est sol :Si la va<strong>le</strong>ur introductive des mouvements mélodiques de ce mélisme n’est pas flagrante,la présence même d’une cauda est probab<strong>le</strong>ment un signal suffisamment fort pourmarquer la structure. On peut donc conclure que la préoccupation d’ordre rhétorique quiorganise de manière significative <strong>le</strong> début <strong>et</strong> la fin de la composition ainsi que sesprincipa<strong>le</strong>s articulations est constante dans <strong>le</strong>s conduits observés, mais que <strong>le</strong>s moyensmis en œuvre <strong>et</strong> <strong>le</strong>s proportions de ces introductions <strong>et</strong> conclusions peuvent varier d’uneœuvre à l’autre.La destinée ora<strong>le</strong> des conduits ne fait aucun doute. Ils <strong>son</strong>t conçus pour êtreproférés <strong>et</strong> pour être entendus. L’audition est une activité qui se dérou<strong>le</strong> dans la durée.Le rô<strong>le</strong> de la forme est de fournir des repères réguliers <strong>et</strong> stab<strong>le</strong>s dont <strong>le</strong> r<strong>et</strong>our facilite lacompréhension. Plus une forme est répétitive, plus on imagine efficace la transmission(compréhension <strong>et</strong> assimilation) du message qu’el<strong>le</strong> véhicu<strong>le</strong>. L’auditeur doit aussipercevoir l’unité de l’œuvre. Il entend certes quand el<strong>le</strong> commence, quand el<strong>le</strong> s<strong>et</strong>ermine ainsi que ses articulations internes, mais il doit aussi en saisir la cohérenced’ensemb<strong>le</strong>. La mémoire doit être capab<strong>le</strong> de restituer une image d’un tout à la foismorcelé par la forme, comme un quadrillage, mais aussi fermement unifiée. Lecompositeur dispose de différents moyens pour guider l’auditeur dans c<strong>et</strong>te dernièr<strong>et</strong>âche.La correspondance entre <strong>le</strong> début <strong>et</strong> la fin est un moyen d’as<strong>sur</strong>er la cohérenced’un discours. Il arrive à plusieurs reprises dans <strong>le</strong>s conduits analysés que la mélodie dela conclusion fasse allusion à cel<strong>le</strong> de l’introduction. Dans <strong>le</strong> conduit Vanitas vanitatum368


(n°5), la florificatio vocis suivie d’un motif descendant dans <strong>le</strong> mélisme final n’est passans rappe<strong>le</strong>r <strong>le</strong> motif d’incipit :vers 1Mélisme finalCe conduit est strophique. L’eff<strong>et</strong> d’écho est entendu trois fois, prenant probab<strong>le</strong>mentun poids supplémentaire à chaque fois. Dans Ve mundo a scandalis (n°7), six strophes(trois doub<strong>le</strong>s strophes musica<strong>le</strong>s) d’une structure comp<strong>le</strong>xe séparent la caudaintroductive des dernières notes. Les motifs communs aux deux mélismes <strong>son</strong>t pourtantnombreux :Cauda introductivestrophe ICauda conclusivestrophe IIICela donne une indication des grandes capacités d’attention <strong>et</strong> de mémorisationsupposées de l’auditoire. De tel<strong>le</strong>s reprises d’un mélisme à l’autre <strong>sur</strong>viennent dansd’autres conduits mais pas dans un temps aussi éloigné. Dans Homo qui semper moreris(n°11), <strong>le</strong>s récurrences mélodiques d’une cauda à l’autre marquent <strong>le</strong>s limites de lastrophe I. Le rappel du début au moment de la conclusion par <strong>le</strong> mélisme s’apparentedonc à un procédé de nature rhétorique. Il accentue <strong>le</strong> pouvoir conclusif de la caudafina<strong>le</strong> tout en as<strong>sur</strong>ant l’unité de l’ensemb<strong>le</strong>.La forme du lai lyrique est une autre illustration de ce procédé. La structure dela dernière strophe se doit en eff<strong>et</strong> de revenir à cel<strong>le</strong> de la première, comme pourterminer <strong>le</strong> cyc<strong>le</strong> à la manière d’une bouc<strong>le</strong>. Le conduit Veritas equitas (n°17), composéde trente-six strophes poétiques, emprunte sa forme au lai profane. Les deux strophesqui encadrent <strong>le</strong> conduit <strong>son</strong>t effectivement de même structure, à un vers près (ladernière strophe est allongée de quatre syllabes). Mais l’identité de s’arrête pas à laforme. La première <strong>et</strong> la dernière strophe font très clairement référence l’une à l’autre,369


ce qui est une manière de faire de ce très long conduit un ensemb<strong>le</strong> clos qui terminecomme il a commencé :Strophe 1 Strophe 36Veritas equitaslargitas corruit.falsitas pravitasparcitas viguit.urbanitas evanuit.Dic ergo veritasubi nunc habitas.equitas largitasubi nunc latitasquid profuit que prefuitmalignitas.La mélodie qui soutient ces deux strophes achève de <strong>le</strong>s m<strong>et</strong>tre en correspondance, carel<strong>le</strong> est parfaitement identique. Le vers ajouté (malignitas) est porté par une formu<strong>le</strong>mélodique très conclusive 64 . C<strong>et</strong>te dernière est légèrement plus mélismatique que <strong>le</strong>reste du conduit, ce qui est encore une manière de signa<strong>le</strong>r la fonction conclusive de cedernier vers.D’autres conduits utilisent des moyens moins marqués que celui-là,probab<strong>le</strong>ment parce que <strong>le</strong>urs structures <strong>son</strong>t plus courtes <strong>et</strong> moins exigeantes pour lamémoire <strong>et</strong> la concentration de l’assistance. On constate en eff<strong>et</strong> que <strong>le</strong>s procédés declarification <strong>son</strong>t placés en début de composition ou en début de strophe. La structured’ensemb<strong>le</strong> des trois strophes de O labilis sortis (n°9) est très représentative de c<strong>et</strong>effort d’organisation globa<strong>le</strong>. Les quatrains de deux phrases mélodiques alternées(ABAB) <strong>son</strong>t placés au début des strophes 1 <strong>et</strong> 2 ainsi que dans la seconde moitié de lastrophe 3, de manière à achever <strong>le</strong> conduit <strong>sur</strong> une structure claire dont <strong>le</strong> schémarappel<strong>le</strong> la construction de l’introduction. Dans <strong>le</strong> même ordre d’idée, <strong>le</strong> conduit Quidultra tibi facere (n°4) commence par une strophe dont la musique répète ses deuxpremières phrases selon une structure croisée (ABAB) qui s’accorde parfaitement à laforme du texte. Les strophes qui suivent <strong>son</strong>t moins efficaces <strong>et</strong> ne correspondent pas aumou<strong>le</strong> de la répétition mélodique. En revanche, la dernière des six présente de nouveauun texte qui s’emboîte parfaitement <strong>sur</strong> la structure mélodique, grâce à l’utilisationcroisée des pronoms per<strong>son</strong>nels. La disposition de part <strong>et</strong> d’autre du conduit des deuxstrophes <strong>le</strong>s plus structurel<strong>le</strong>ment cohérentes n’est certainement pas <strong>le</strong> fruit du hasard. Ilfaut y voir la réalisation d’une stratégie qui consiste à encadrer <strong>le</strong> temps de l’auditionpar des eff<strong>et</strong>s semblab<strong>le</strong>s qui exaltent l’unité de la composition.Les conduits moraux ne <strong>son</strong>t pas égaux dans <strong>le</strong>s stratégies qu’ils m<strong>et</strong>tent enœuvre. La répétition semb<strong>le</strong> s’imposer naturel<strong>le</strong>ment comme un principe structurant64 Voir analyse de ce passage p. 290.370


quel que soit <strong>le</strong> niveau auquel el<strong>le</strong> s’applique : <strong>le</strong>s strophes simp<strong>le</strong>s, doub<strong>le</strong>s ou trip<strong>le</strong>s,<strong>le</strong>s phrases, <strong>le</strong>s motifs. El<strong>le</strong> est un moyen de quadril<strong>le</strong>r l’espace <strong>son</strong>ore à différenteséchel<strong>le</strong>s, selon une hiérarchie claire. Il arrive que ces différents niveaux de la trame secombinent : O mens cogita (n°16) se compose de doub<strong>le</strong>s strophes qui <strong>son</strong>t el<strong>le</strong>s-mêmesrépétitives. À l’inverse, il est possib<strong>le</strong> que <strong>le</strong> procédé répétitif structurant soit presqu<strong>et</strong>ota<strong>le</strong>ment laissé de côté. Dans Bonum est confidere (n°12), <strong>le</strong>s trois strophesmélodiques <strong>son</strong>t différentes. Seul <strong>le</strong> premier quatrain est répétitif (phrases ABAB),tandis que <strong>le</strong> reste du conduit se compose d’une mélodie continue. Faudrait-il considérerce conduit comme moins efficace que ceux dont la trame est très serrée ? Il n’est paspour autant désorganisé. Chacune de ses strophes est clairement délimitée au moyen decaudae, <strong>et</strong> il se construit comme une progression d’un point à un autre. L’intentionrhétorique est différente mais bien présente. El<strong>le</strong> valorise la diversité <strong>et</strong> la nouveauté.Les traités de rhétorique m<strong>et</strong>tent en garde contre la lassitude de la répétition <strong>et</strong> incitent<strong>le</strong>s orateurs à sans cesse se renouve<strong>le</strong>r, de manière à <strong>sur</strong>prendre l’auditeur. Les conduitspeuvent donc aussi être construits <strong>sur</strong> ce principe, comme un al<strong>le</strong>r-r<strong>et</strong>our constant entredeux démarches rhétoriques opposées : l’unité <strong>et</strong> la diversité, deux fac<strong>et</strong>tes del’appréhension de la composition conçue comme un tout 65 . À ce titre, <strong>le</strong> conduit Olabilis sortis (n°9) est une synthèse intéressante : ses strophes <strong>son</strong>t toutes troismélodiquement différentes mais el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t séparées par un refrain invariant.Souhaitant faire œuvre moralisatrice, <strong>le</strong> compositeur a tout intérêt à capturerl’attention de <strong>son</strong> auditoire, mais aussi à la conserver. La disposition des <strong>son</strong>s musicauxdoit être claire, fournir des repères, mais aussi donner l’impression d’avancer sans fail<strong>le</strong>d’un point à un autre. La progression <strong>et</strong> la direction des événements <strong>son</strong>ores donnentsens à l’audition. Le compositeur conçoit donc <strong>son</strong> œuvre en terme de dynamique.Comme l’explique F. Reckow, un conduit est la mise en œuvre d’un processus, uneprogression dynamique dans <strong>le</strong> temps de l’audition qui se conforme aux techniquesreconnues de la rhétorique 66 . La mélodie, <strong>et</strong> en particulier cel<strong>le</strong> des conduits, se65 Fritz RECKOW, « Processus und Structura. Über Gattungstradition und Formverständnis im Mittelalter »,Musiktheorie, I/1 (1986), p. 5-29 : « Die B<strong>et</strong>onung von diversitas ist aber nicht nur mit des Ausrichtungauf den Hörer, <strong>son</strong>dern auch mit spezifischen gestal<strong>le</strong>rischen Implikationen eines dynamischenFormkonzepts zu erklären », p. 9 ; traduction : « L’accentuation de la diversitas ne s’explique passeu<strong>le</strong>ment par l’orientation de l’auditeur, mais aussi par <strong>le</strong>s implications créatrices spécifiques d’unepensée de la forme dynamique. »66 Fritz RECKOW, op. cit.371


comprend en terme de dynamique. El<strong>le</strong> est la réalisation <strong>son</strong>ore d’un mouvement 67 . Enrhétorique, « <strong>le</strong> ductus représente la manière dont une composition donnée guidequelqu’un jusqu’aux buts qu’el<strong>le</strong> assigne 68 ». Comment cela se traduit-il dans <strong>le</strong>sconduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> ?On constate que <strong>le</strong>s formes irrégulières <strong>son</strong>t plus volontiers dégressives, c’està-direque chaque partie ou strophe est plus courte que la précédente. Le rétrécissementou <strong>le</strong> raccourcissement des parties de la forme peut être interprété comme une stratégiepour donner l’impression dynamique de rapidité. Deux des conduits moraux présententune forme différente une fois mise en musique. En eff<strong>et</strong>, <strong>le</strong>s formes poétiques de Homonatus ad laborem / tui status (n°1) <strong>et</strong> de Ad cor tuum revertere (n°3) <strong>son</strong>t régulières sil’on ne considère que <strong>le</strong>urs textes : deux strophes de 11 pour <strong>le</strong> premier <strong>et</strong> trois strophesde 13 vers dans <strong>le</strong> second. La musique qui dans <strong>le</strong>s deux cas est nouvel<strong>le</strong> pour chaquestrophe partage de manière irrégulière <strong>le</strong> dernier groupement de vers en deux strophesinéga<strong>le</strong>s de proportions décroissantes :Homo natus ad laborem / tui statusAd cor tuum revertereStrophe I Strophe II Strophe III Strophe 1 Strophe 2 Strophe 3 Strophe 411 vers 6 vers 5 vers 13 vers 13 vers 8 vers 5 versL’eff<strong>et</strong> est clairement marqué pour l’auditeur par la présence de mélismes de part <strong>et</strong>d’autre des strophes scindées. Le copiste de F indique éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> début d’unenouvel<strong>le</strong> partie par une majuscu<strong>le</strong>. Comment comprendre l’intervention du compositeur<strong>sur</strong> la forme poétique <strong>et</strong> l’intention d’en faire un obj<strong>et</strong> plus comp<strong>le</strong>xe ? Dans <strong>le</strong>s deuxcas, il s’agit d’œuvres exigeantes, au langage mélodique élaboré <strong>et</strong> dont la langue latineest loin d’être évidente. On peut supposer que la transformation de la structure régulièreen une structure décroissante a pour eff<strong>et</strong> d’accélérer <strong>le</strong> rythme de la perception de lastructure <strong>et</strong> par là même, compenser la difficulté particulièrement é<strong>le</strong>vée de ces deux67 Nancy van DEUSEN rappel<strong>le</strong> la fortune de la notion aristotélicienne du mouvement chez <strong>le</strong>s théologiens<strong>et</strong> en particulier chez <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. L’auteur fait la liai<strong>son</strong> avec l’étymologie du motconductus <strong>et</strong> du verbe conducere, deux termes utilisés pour exprimer <strong>le</strong> mouvement. (« On theUsefulness of Music: Motion, Music, and the Thirteenth-Century Reception of Aristot<strong>le</strong>’s Physic »,Viator, XXIX (1998), p. 167-187).68 Mary CARRUTHERS, The Craft of Thought, Meditation, Rh<strong>et</strong>oric, and the Making of Images, Cambridge,1998, trad. française : Paris, 2002, p. 105. « Le ductus est ce à quoi nous autres donnons parfois <strong>le</strong> nomde « mouvement » d’une composition. Aspect de la « disposition » rhétorique, <strong>le</strong> ductus est <strong>le</strong>mouvement qui s’opère à l’intérieur des différentes parties d’une œuvre <strong>et</strong> entre el<strong>le</strong>s. L’idée dedynamique est essentiel<strong>le</strong> au ductus : il s’agit de ce qui conduit l’esprit <strong>sur</strong> sa voie dans lacomposition. » p. 104 (édition française).372


conduits. La dynamique structurel<strong>le</strong> apportée par la réorganisation musica<strong>le</strong> n’apparaîtque lorsque <strong>le</strong> texte est chanté. Il s’agit donc d’une stratégie oratoire qui intervient <strong>sur</strong> laperception.D’autres moyens musicaux perm<strong>et</strong>tent de ménager l’attention. Les analyses desconduits moraux ont souvent signalé l'aménagement d’un climax d’intensité. Laprogression dynamique vers ce somm<strong>et</strong> se traduit généra<strong>le</strong>ment par une <strong>sur</strong>enchère de lahauteur des <strong>son</strong>s. Quel<strong>le</strong> que soit l’unité que ce passage dynamique a pour fonction devaloriser, il se situe toujours dans sa deuxième partie, au moment où l’attention del’auditoire risque <strong>le</strong> plus de se relâcher. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> climax de la strophe de Quovadis quo progrederis (n°10) <strong>sur</strong>vient au début du dixième vers <strong>sur</strong> un total de seize. Ilse compose d’un motif qui atteint <strong>le</strong> si’ bémol, distant d’un interval<strong>le</strong> de dixième audessus de la fina<strong>le</strong> sol. Il arrive éga<strong>le</strong>ment que tout <strong>le</strong> conduit soit organisé de façon àménager un climax de hauteur à la fin. Des trois doub<strong>le</strong>s strophes de Homo natus adlaborem / tui status (n°1), la troisième évolue dans un registre globa<strong>le</strong>ment plus aigu, nerevenant que rarement à la fina<strong>le</strong>. Rappelons éga<strong>le</strong>ment que c<strong>et</strong>te strophe est la pluscourte des trois, comme il vient d’être signalé. La conduite dynamique de c<strong>et</strong>te œuvreassocie donc plusieurs outils : la forme décroissante <strong>et</strong> <strong>le</strong> mouvement ascensionnel deshauteurs. Une progression dynamique des hauteurs qui mène à la dernière partie de lacomposition peut éga<strong>le</strong>ment être observée dans Ad cor tuum revertere (n°3), Ve mundoa scandalis (n°7) ou encore O labilis sortis (n°9). Il semb<strong>le</strong> donc que ce procédémélodique soit récurrent dans <strong>le</strong>s formes non strophiques pour la progressiondynamique de l’ensemb<strong>le</strong> <strong>et</strong> qu’il soit aussi utilisé dans <strong>le</strong>s plus p<strong>et</strong>ites unités desconduits strophiques.Dans ce chapitre, nous avons tenté de montrer <strong>le</strong>s différents niveaux <strong>et</strong> aspectsdu savoir-faire rhétorique de l’auteur des conduits moraux. Sa familiarité avec <strong>le</strong>stechniques du discours est un indice de sa maîtrise des arts du trivium. L’importance deces préoccupations dans l’élaboration mélodique de tel<strong>le</strong>s compositions montrecomment l’enseignement rhétorique dispensé dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s a pu être assimilé par unintel<strong>le</strong>ctuel tel que <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Si l’on connaît mal <strong>le</strong>s conditions del’enseignement de ces arts du langage, on peut, grâce aux conduits, voir à quel point cesconnaissances <strong>et</strong> ces manières de construire <strong>le</strong> discours se <strong>son</strong>t infiltrées dans <strong>le</strong>sdiverses pratiques poétiques <strong>et</strong> musica<strong>le</strong>s. Plus qu’une application de la rhétorique, la373


poétique des conduits en est une imprégnation. La finalité moralisatrice n’estcertainement pas étrangère au choix de ces moyens <strong>et</strong> à l’insistance avec laquel<strong>le</strong> ils<strong>son</strong>t employés. La recherche de communication, de persuasion <strong>et</strong> d’adhésion expliquel’amp<strong>le</strong>ur <strong>et</strong> l’efficacité de certaines de ces réalisations. Les conduits prennent ainsiplace dans un large dispositif pastoral qui touche à tous <strong>le</strong>s niveaux de la sphèreecclésiastique <strong>et</strong> par extension la vie des fidè<strong>le</strong>s qui reçoivent <strong>le</strong>s fruits de c<strong>et</strong>te nouvel<strong>le</strong>Paro<strong>le</strong>. Nous avons amp<strong>le</strong>ment constaté l’hétérogénéité des propositions. Chaqueconduit semb<strong>le</strong> à sa manière, formu<strong>le</strong>r une proposition particulière pour la transmissionde <strong>son</strong> message. Rien n’est systématique. Tout au plus, quelques traits ou figuresrécurrentes ont-ils pu être dégagés. Cependant, quels qu’en soient <strong>le</strong> degré <strong>et</strong> la réussite,la préoccupation rhétorique est omniprésente. Il faut maintenant tenter de comprendre<strong>le</strong>s causes de c<strong>et</strong>te hétérogénéité, de manière à approcher plus en profondeur la naturede la poétique mise en œuvre pour l’élaboration de ces conduits. Quel<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s rai<strong>son</strong>spour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s des démarches aussi différentes ont été choisies alors que <strong>le</strong>s outils <strong>et</strong> <strong>le</strong>sfinalités <strong>son</strong>t similaires ?374


Chapitre 2 :Élaboration d’un discours moralisateurLe premier chapitre a mis l’accent <strong>sur</strong> ce que <strong>le</strong>s analyses avaient faitapparaître de manière disparate : la dimension rhétorique est présente dans tous <strong>le</strong>sconduits monodiques moraux, mais el<strong>le</strong> emprunte des voies diverses, parfois inverses <strong>et</strong>contradictoires. Certaines compositions tendent à la simplification <strong>et</strong> as<strong>sur</strong>ent unecommunication directe. D’autres mènent l’auditeur dans des chemins plus obscurs <strong>et</strong>proposent à <strong>son</strong> intelligence des constructions comp<strong>le</strong>xes <strong>et</strong> exigeantes. De nombreusesvariations <strong>son</strong>t possib<strong>le</strong>s entre ces deux extrêmes, si bien que chaque conduit semb<strong>le</strong>être inventé selon des principes rhétoriques identifiab<strong>le</strong>s mais dont la réalisation est àchaque fois unique.Il faut adm<strong>et</strong>tre que certains conduits ont un degré de « communicabilité » plusimportant que d’autres <strong>et</strong> la présence ou l’absence des multip<strong>le</strong>s dimensions rhétoriquesévoquées dans <strong>le</strong> chapitre précédent est un indice de ce jugement « qualitatif » <strong>sur</strong>l’efficacité oratoire. S’agit-il de différences qui révè<strong>le</strong>nt l’irrégularité du ta<strong>le</strong>nt de <strong>le</strong>urauteur ? Un tel jugement de va<strong>le</strong>ur serait probab<strong>le</strong>ment trop hâtif. Il faut chercher plusen profondeur <strong>le</strong>s rai<strong>son</strong>s de ces irrégularités du sty<strong>le</strong> oratoire.375


2.1 Les conduits <strong>et</strong> la question du genreLa musique novatrice produite à Notre-Dame de Paris au tournant du XII e <strong>et</strong> duXIII e sièc<strong>le</strong> est traditionnel<strong>le</strong>ment partagée par la critique moderne en trois catégoriesque <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s organa, <strong>le</strong>s mot<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>s conductus. La répartition des compositions quinous <strong>son</strong>t parvenues selon ces trois « genres » conditionne notre <strong>le</strong>cture <strong>et</strong> notrecompréhension de c<strong>et</strong>te « éco<strong>le</strong> de Notre-Dame » 69 . C<strong>et</strong>te représentation en trois partiesde la production musica<strong>le</strong> impose à nos concepts un cadre qui tend à iso<strong>le</strong>r des groupesde compositions <strong>le</strong>s uns des autres <strong>et</strong> produit une vision parfois rigide ou fragmentée dela musique qui n’est probab<strong>le</strong>ment pas cel<strong>le</strong> des Hommes qui ont inventé <strong>et</strong> pratiquéc<strong>et</strong>te musique. En eff<strong>et</strong>, la notion de genre reflète assez mal la réalité des productionsmusica<strong>le</strong>s <strong>et</strong> poétiques de l’époque. Il faut réfléchir à la manière dont ces distinctions se<strong>son</strong>t construites pour comprendre en quoi el<strong>le</strong>s peuvent fausser <strong>le</strong> regard. El<strong>le</strong>s naissentdu désir des historiens <strong>et</strong> musicologues modernes de classer <strong>le</strong>s compositions qui nous<strong>son</strong>t transmises selon un ensemb<strong>le</strong> de critères formels. Or ces critères <strong>son</strong>t avant toutdéterminés par <strong>le</strong>s musicologues eux-mêmes <strong>et</strong> non par <strong>le</strong>s médiévaux. Une tel<strong>le</strong> <strong>le</strong>cturedes œuvres porte encore la marque d’un positivisme historique qui a défini <strong>le</strong>s objectifs<strong>et</strong> méthodes de la musicologie depuis ses premiers pas 70 . De l’observation des œuvresdevait résulter une classification <strong>et</strong> une <strong>le</strong>cture de type presque naturaliste des différentsrépertoires. Chacun de ces répertoires présente ses singularités mais aussi des pointscommuns avec d’autres. Grâce à ces comparai<strong>son</strong>s, <strong>le</strong> musicologue pouvait élaborer un<strong>et</strong>héorie de la forme, comprise comme moteur des changements ou évolutions, <strong>et</strong>interpréter ainsi <strong>le</strong>s enjeux de l’histoire de l’art musical. Les critères appliqués pourdistinguer <strong>le</strong>s genres <strong>son</strong>t principa<strong>le</strong>ment construits à partir d’observations formel<strong>le</strong>srésultant de concepts modernes. On peut alors s’interroger <strong>sur</strong> la pertinence de cescritères, <strong>sur</strong>tout si l’on ne s’as<strong>sur</strong>e pas de <strong>le</strong>ur validité dans <strong>le</strong> contexte historique qui estcelui de la création des œuvres en question.69 Par exemp<strong>le</strong>, à l’artic<strong>le</strong> « Notre Dame School » du New Grove Dictionary of Music and Musicians,Edward H. ROESNER écrit : « This ‘school’ cultivated, among others, the polyphonic genres oforganum, conductus and the liturgical mot<strong>et</strong>, producing large repertories that were col<strong>le</strong>cted in the socal<strong>le</strong>dMagnus liber organi associated with the composers Leoninus and Perotinus. », vol. 18, p. 202.70 Voir Erica MUGGLESTONE, « Guido Ad<strong>le</strong>r’s « The Scope, M<strong>et</strong>hod, and Aim of Musicology » (1885) :an English Translation with an Historico-Analytical Commentary », Yearbook for Traditional Music,XIII (1981), p. 1-21.376


Pour en revenir aux conduits, l’unité <strong>et</strong> l’identité de ce « genre » musical <strong>son</strong>tdiffici<strong>le</strong>s à comprendre si l’on s’en tient à une classification selon des critèresstructurels. Plusieurs tentatives d’interprétation du genre du conduit en général ont étéentreprises sans que soit posée la question de la légitimité à comprendre ce groupementde composition comme un véritab<strong>le</strong> genre <strong>et</strong> à en définir <strong>le</strong>s implications 71 . Nousl’avons signalé dans notre introduction historiographique, <strong>le</strong>urs conclusions ont souventmené au constat de la diversité des conduits <strong>et</strong> à la difficulté à définir ce qui en faitl’identité. En eff<strong>et</strong>, si l’on définit <strong>le</strong> genre comme un ensemb<strong>le</strong> d’œuvres présentant descaractères communs, <strong>le</strong>s conduits s’avèrent insaisissab<strong>le</strong>s tant <strong>son</strong>t nombreux <strong>le</strong>s choixformels qu’ils proposent <strong>et</strong> <strong>le</strong>s suj<strong>et</strong>s qu’ils abordent.Doit-on se résoudre à définir <strong>le</strong> genre du conduit comme ce qui n’est ni unorganum ni un mot<strong>et</strong> ? Le point commun à tous <strong>le</strong>s conduits est la présence d’un textelatin en versification rythmique <strong>et</strong> de forme libre. Le conductus n’est donc ni une hymneni une séquence, bien que certains y fassent parfois allusion, ni une chan<strong>son</strong>vernaculaire, bien qu’il existe des points de passage de l’un à l’autre. À ce seul stade, onconstate déjà que <strong>le</strong>s frontières du « genre » <strong>son</strong>t fragi<strong>le</strong>s <strong>et</strong> que l’« éco<strong>le</strong> de Notre-Dame » est perméab<strong>le</strong> à bien d’autres influences. Musica<strong>le</strong>ment parlant, <strong>le</strong> conduit sedistingue des mot<strong>et</strong>s <strong>et</strong> des organa du fait qu’il est constitué d’une matière nouvel<strong>le</strong>,sans cantus firmus. Ici encore, il faut signa<strong>le</strong>r la fragilité de c<strong>et</strong>te définition car il existedes cas de remplois mélodiques, comme en témoignent <strong>le</strong>s prosu<strong>le</strong>s ou <strong>le</strong>s contrafacta.Il faut encore ajouter que <strong>le</strong> conduit peut être polyphonique ou monodique,complication supplémentaire si l’on se rappel<strong>le</strong> que ces deux techniques <strong>son</strong>t souventmises à part dans la théorie comme dans la pratique. Tels <strong>son</strong>t pourtant <strong>le</strong>s élémentsdisparates <strong>et</strong> comp<strong>le</strong>xes qui perm<strong>et</strong>tent de fonder une définition du conduit en tant quegenre 72 . La notion mérite donc d’être repensée <strong>et</strong> affinée.71 On pense par exemp<strong>le</strong> à Eduard GRÖNINGER, Repertoire-Untersuchungen zum mehrstimmigen Notre-Dame Conductus, Regensburg, 1939, ou à l’ouvrage de Robert FLACK, The Notre Dame Conductus : AStudy of the Repertory, Henryvil<strong>le</strong>-Ottawa-Binningen, 1981.72 Le problème est encore plus épineux si l’on cherche l’unité du conductus en tant que genre <strong>sur</strong>l’ensemb<strong>le</strong> de la période médiéva<strong>le</strong> : <strong>le</strong>s conduits plus anciens présentent d’autres caractéristiques,notamment fonctionnel<strong>le</strong>s, que l’on ne relève plus dans <strong>le</strong>s compositions de la même appellationproduites entre la fin du XII e <strong>et</strong> la première moitié du XIII e sièc<strong>le</strong>.377


La réf<strong>le</strong>xion <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s genres médiévaux a déjà préoccupé bien des domaines desrecherches historiques <strong>et</strong> littéraires 73 . De tel<strong>le</strong>s perspectives perm<strong>et</strong>tent de dépasserlargement la définition du genre par un ensemb<strong>le</strong> de critères formels <strong>et</strong> d’élargir <strong>le</strong>domaine des connaissances à relier aux œuvres analysées. La prise en compte del’interactivité avec l’auditoire dont <strong>le</strong>s « attentes » agissent <strong>sur</strong> une part de la créativitéde l’auteur 74 , la connaissance du contexte de la performance ou encore la me<strong>sur</strong>e del’importance des variab<strong>le</strong>s historiques <strong>son</strong>t autant d’éléments qui offrent desperspectives indispensab<strong>le</strong>s pour comprendre <strong>le</strong>s ensemb<strong>le</strong>s d’œuvres que nousregroupons sous un même genre 75 . Il faut éga<strong>le</strong>ment se demander, même s’il n’est pastoujours possib<strong>le</strong> d’y répondre, ce que <strong>le</strong>s auteurs avaient comme conscience de <strong>le</strong>urpropre production.Les auteurs médiévaux ne se posent probab<strong>le</strong>ment pas <strong>le</strong> problème dans <strong>le</strong>smêmes termes que nous. Au moment où ils composent ou écrivent, la théorisation quifait, à nos yeux, appartenir <strong>le</strong>ur production à un genre n’existe pas encore. Il faut qu’unensemb<strong>le</strong> d’œuvres soit déjà fourni pour qu’il puisse apparaître comme tel au regard descontemporains. Certains genres musicaux n’existent conceptuel<strong>le</strong>ment que tardivementalors que la pratique musica<strong>le</strong> est réel<strong>le</strong> depuis longtemps 76 . À partir de quel moment <strong>le</strong>scompositeurs <strong>et</strong> <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>cteurs des manuscrits ont-ils conscience des modè<strong>le</strong>s <strong>et</strong> des73 Voir par exemp<strong>le</strong> la mise au point Les genres littéraires dans <strong>le</strong>s sources théologiques <strong>et</strong>philosophiques médiéva<strong>le</strong>s. Définition, critique <strong>et</strong> exploitation, Actes du Colloque international deLouvain-La-Neuve, 25-27 mai 1981, Louvain-la Neuve, 1982, <strong>et</strong> notamment la préface de RobertBULTOT.74 Hans Robert JAUSS, « Littérature médiéva<strong>le</strong> <strong>et</strong> théorie des genres », Poétique, revue de théorie <strong>et</strong>d’analyse littéraire, I (1970), p. 79-101. « el<strong>le</strong> [l’œuvre d’art] suppose des informations préalab<strong>le</strong>s ouune orientation de l’attente, à laquel<strong>le</strong> se me<strong>sur</strong>e l’originalité <strong>et</strong> la nouveauté – c<strong>et</strong> horizon de l’attentequi, pour <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur, se constitue par une tradition ou une série d’œuvres déjà connues <strong>et</strong> par l’étatd’esprit spécifique suscité, avec l’apparition de l’œuvre nouvel<strong>le</strong>, par <strong>son</strong> genre <strong>et</strong> ses règ<strong>le</strong>s de jeu. »(p. 81).75 Ces questions <strong>et</strong> ces ouvertures <strong>son</strong>t posées à propos de la poésie latine dans deux artic<strong>le</strong>s : MichelBANNIARD, « Problèmes de Réception : Frontière de vers <strong>et</strong> changement langagier » <strong>et</strong> Daniel JACOB,« Poésie rythmique <strong>et</strong> ‘tradition discursive’ : une perspective prototypicaliste <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s genresmédiévaux », extraits du même recueil, Po<strong>et</strong>ry of the Early Medieval Europe : Manuscripts, Languageand Music of the Rhythmical Latin Texts, éd. Edoardo D’ANGELO, Francesco STELLA, Florence, 2003,respectivement p. 243-266 <strong>et</strong> p. 267-289.76 Les données conceptuel<strong>le</strong>s de la remise en cause du concept de genre <strong>son</strong>t posées, à propos des tropesliturgiques dans Ritva JACOBSSON <strong>et</strong> Leo TREITLER, « Tropes and the Concept of Genre », Pax <strong>et</strong>Sapientia, Studies in Text and Music of Liturgical Tropes and Sequences, In Memory of GordonAnder<strong>son</strong>, éd. Ritva JACOBSSON, Corpus Troporum, 1986, Stockholm, p. 59-89. La même relation auconcept de genre existe pour la poésie des premiers troubadours. La classification des chan<strong>son</strong>s selon<strong>le</strong>s différents genres (canso, sirventes, cobla, …) que l’on rencontre dans <strong>le</strong>s col<strong>le</strong>ctions manuscrites <strong>et</strong>chez <strong>le</strong>s théoriciens s’élabore progressivement. C<strong>et</strong>te organisation conceptuel<strong>le</strong> des compositions n’estpas consciente chez <strong>le</strong>s troubadours qui ont inventé <strong>et</strong> pratiqué <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s qui, plus tard, définissent <strong>le</strong>sgenres. Cf. William D. PADEN, « The System of Genres in Troubadour Lyric », Medieval Lyric,Genres in Historical Context, éd. W. D. PADEN, Urbana-Chicago, 2000, p. 21-67.378


critères qui unissent <strong>le</strong>s œuvres d’un même genre ? Comment naissent <strong>et</strong> s<strong>et</strong>ransforment <strong>le</strong>s genres ? Ces questions concernent autant la réception <strong>et</strong> l’appropriationdes compositions que <strong>le</strong>ur création.Les poètes <strong>et</strong> compositeurs des conduits ne se soucient pas d’inscrire <strong>le</strong>urproduction dans <strong>le</strong> mou<strong>le</strong> normalisateur d’une théorie des genres. Les théoriciens de lamusique du XIII e sièc<strong>le</strong> écrivent bien des années après que <strong>le</strong>s compositeurs <strong>et</strong> <strong>le</strong>s poètesaient œuvré. Leurs traités ne témoignent pas plus d’une interprétation claire despratiques en terme de genre. Leurs terminologies <strong>son</strong>t souvent fluctuantes <strong>et</strong> <strong>le</strong>ursdéfinitions peu précises, car tel n’est pas <strong>le</strong>ur objectif 77 . Ils tentent de décrire <strong>et</strong> normerdes pratiques, mais n’ont pas de visée encyclopédique ou synthétique. Jean de Grouchysemb<strong>le</strong> être <strong>le</strong> premier théoricien, aux a<strong>le</strong>ntours de 1300, à tenter une synthèse de toutes<strong>le</strong>s pratiques <strong>et</strong> à donner une classification généra<strong>le</strong> de la production musica<strong>le</strong>existante 78 . Le tab<strong>le</strong>au qu’il dresse, organisant <strong>le</strong>s différents genres musicaux en troiscatégories, obéit à des critères quasiment sociologiques. On note en eff<strong>et</strong> que <strong>le</strong>scatégories musica<strong>le</strong>s distinguées <strong>son</strong>t plus redevab<strong>le</strong>s des qualités propres de l’auditoire<strong>et</strong> de ses capacités de compréhension que de critères formels purement musicaux. Cespremiers tâtonnements, bien que déjà très élaborés, <strong>sur</strong>viennent près d’un sièc<strong>le</strong> après lacomposition des premiers conduits de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Le temps écoulé entre lapratique <strong>et</strong> ses diverses théorisations témoigne de la nature empirique des concepts descompositeurs à l’égard de <strong>le</strong>urs compositions. La théorie nécessite une distance <strong>sur</strong>l’ensemb<strong>le</strong> de la production que <strong>le</strong>s créateurs eux-mêmes n’ont évidemment pas.Les sources musica<strong>le</strong>s manuscrites <strong>son</strong>t-el<strong>le</strong>s plus claires que <strong>le</strong>s théoriciens ?Le col<strong>le</strong>cteur est en eff<strong>et</strong> confronté à un problème pratique d’organisation <strong>et</strong> <strong>le</strong>s choixqu’il opère peuvent nous informer <strong>sur</strong> la façon dont <strong>le</strong>s œuvres <strong>son</strong>t conceptualisées aumoment de la confection du codex. Le meil<strong>le</strong>ur exemp<strong>le</strong> est certainement celui dumanuscrit de Florence (F). Ses onze fascicu<strong>le</strong>s semb<strong>le</strong>nt assez clairement organisésselon <strong>le</strong>s critères des genres musicaux qu’ils assemb<strong>le</strong>nt (voir tab<strong>le</strong>au 6, p. 85). On y77 Pour <strong>le</strong> conduit voir l’étude de Fred FLINDELL, « Conductus in the Later Ars Antiqua », In MemoriamG. A. Ander<strong>son</strong>, Henryvil<strong>le</strong>-Ottawa-Binnigen, 1984, p. 131-204.78 Il n’est pas évident de situer <strong>le</strong>s conduits monodiques dans sa classification. E. ROHLOFF, DieQuel<strong>le</strong>nhandschrift zum Muziktraktat des Johannes de Grocheio, Leipzig, 1972. Voir l’interprétationde Christopher PAGE, Discarding Images. Ref<strong>le</strong>ctions on Music and Culture in Medieval France,Oxford, 1993, p. 71-84. Dans ces pages, l’auteur insiste à juste titre <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s distinctions d’ordre socia<strong>le</strong>s<strong>et</strong> <strong>sur</strong>tout intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s qui servent à créer <strong>le</strong>s cadres de c<strong>et</strong>te classification. Selon Jean de Grouchy,<strong>le</strong>s mot<strong>et</strong>s <strong>son</strong>t destinés à un public idéal composé de c<strong>le</strong>rcs <strong>le</strong>ttrés, ce dont témoigne <strong>le</strong>ur très hautniveau littéraire.379


trouve cependant des compositions au genre indéfini. Le corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> nous en fournit un excel<strong>le</strong>nt exemp<strong>le</strong> avec <strong>le</strong>s prosu<strong>le</strong>s confectionnées àpartir des mélismes d’organa (Associa tecum in patria) ou de conduits (Bullafulminante, Minor natu filius, Veste nuptiali). Si certains chercheurs modernes se posentla question d’interpréter ces œuvres <strong>et</strong> d’autres du même auteur comme un genre à partentière 79 , <strong>le</strong> copiste de F a, pour sa part, choisi de <strong>le</strong>s intégrer parmi d’autrescompositions qui <strong>le</strong>ur ressemblaient, c’est-à-dire <strong>le</strong>s conduits monodiques du dixièmefascicu<strong>le</strong>. Plus que la notion du genre, c’est <strong>le</strong> nombre des voix qui sert à organiser <strong>le</strong>sfascicu<strong>le</strong>s. La technique d’écriture n’intervient qu’en tant que critère secondaire, oun’intervient pas, comme <strong>le</strong> montre l’exemp<strong>le</strong> des prosu<strong>le</strong>s monodiques. Nousinterprétons aujourd’hui <strong>le</strong>ur démarche comme cel<strong>le</strong> d’une classification de laproduction musica<strong>le</strong> selon <strong>le</strong>s genres, alors que l’on pourrait tout autant en imaginerd’autres, comme l’unité de la mise en page ou bien l’aspect pratique pourl’interprétation à ne pas mélanger <strong>le</strong>s pièces qui font appel à des effectifs différents.Bien des paramètres peuvent nous échapper 80 .Le genre est donc une notion fragi<strong>le</strong> <strong>et</strong> fluctuante. Il faut sans cesse <strong>le</strong> redéfinir,<strong>le</strong> réadapter en même temps qu’avancent <strong>le</strong>s connaissances <strong>et</strong> qu’évolue <strong>le</strong> regard porté<strong>sur</strong> <strong>le</strong>s productions médiéva<strong>le</strong>s. Comment comprendre <strong>le</strong> travail du compositeur deconduits ? Que pouvons-nous en dire, après en avoir analysé l’échantillon des conduitsmonodiques moraux attribués à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> ?La démarche qui semb<strong>le</strong> être la plus courante pour l’élaboration des conduitsmonodiques est de partir d’un texte pour faire une œuvre. C<strong>et</strong>te procédure estradica<strong>le</strong>ment différente des autres manières de faire (mot<strong>et</strong>s, organa) où l’on part d’unematière musica<strong>le</strong> empruntée pour la compléter par des voix ou des textessupplémentaires. Dans <strong>le</strong> cas des conduits, <strong>le</strong> texte poétique est la « matière empruntée »<strong>et</strong> possède suffisamment de contraintes au niveau de la structure pour constituer matièreà jouer. Le savoir-faire du compositeur de conduits est donc la manipulation de la79 Thomas B. PAYNE, Po<strong>et</strong>ry, Politics and Polyphony : Philip the Chancellor’s Contribution to the Musicof Notre Dame School, Ph.D. Diss., Université de Chicago, 1991, p. 226-242.80 Barbara HAGGH <strong>et</strong> Michel HUGLO, « Magnus liber – Maius munus, origine <strong>et</strong> destinée du manuscrit F »,Revue de musicologie, XC/2 (2004), p. 193-230. Les auteurs montrent <strong>le</strong>s implications politiques quiont très certainement conditionné la compilation de ce manuscrit. C<strong>et</strong>te étude prouve bien que <strong>le</strong>spréoccupations <strong>et</strong> <strong>le</strong>s intentions des compilateurs dépassent amp<strong>le</strong>ment la simp<strong>le</strong> problématique desgenres.380


diversité des sty<strong>le</strong>s <strong>et</strong> des outils musicaux en fonction du cadre qu’il s’impose. Ladiversité des comportements rhétoriques <strong>et</strong> des jeux <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s structures <strong>son</strong>ores du texte,mise en évidence par <strong>le</strong>s analyses, a montré la richesse de ce travail dans <strong>le</strong> corpussé<strong>le</strong>ctionné.C<strong>et</strong>te démarche explique l’existence de textes poétiques indépendamment de<strong>le</strong>ur version musica<strong>le</strong>. Il arrive en eff<strong>et</strong> que <strong>le</strong> texte ait été composé <strong>et</strong> diffusé sansmusique, en tant que poème, avant que <strong>le</strong> compositeur n’y apporte sa contribution. Ainsi,des textes de Pierre de Blois ou encore de Gautier de Châtillon se <strong>son</strong>t trouvés pourvusde mélodies. Par rapport à l’ensemb<strong>le</strong> de la production poétique de ces deux auteurs,c<strong>et</strong>te démarche est trop minoritaire pour que l’on puisse suggérer qu’ils <strong>son</strong>t <strong>le</strong>scompositeurs de <strong>le</strong>urs propres mélodies. Le cas de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est différent,tant la démarche musica<strong>le</strong> est au cœur de <strong>son</strong> proj<strong>et</strong> de poète moralisateur. Dans laplupart des conduits dont ceux du <strong>Chancelier</strong>, <strong>le</strong> per<strong>son</strong>nage du poète se confond aveccelui du compositeur. Le rapport est <strong>le</strong> même que <strong>le</strong>s trouvères ou <strong>le</strong>s troubadours où <strong>le</strong>mot <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>son</strong> participent d’une même démarche rhétorique 81 . Les quelques contrafactaque comprend <strong>le</strong> corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>son</strong>t assez significatifs à c<strong>et</strong> égard.On ne peut imaginer pour <strong>le</strong>ur part l’existence préalab<strong>le</strong> de la poésie latine. Cel<strong>le</strong>-ci abien été créée pour être chantée, dans un seul élan, sans envisager l’indépendance dunouveau texte par rapport à la musique empruntée. Dans c<strong>et</strong>te démarche, <strong>le</strong> poètecompositeurs’impose une contrainte supplémentaire en empruntant la mélodie <strong>et</strong> lastructure du texte qui doit al<strong>le</strong>r dessus <strong>et</strong> non la seu<strong>le</strong> structure poétique. Qu’il s’agissed’un contrafactum ou d’une prosu<strong>le</strong>, la démarche est la même, bien que <strong>le</strong> mou<strong>le</strong> quisert de « contrainte » soit quelque peu différent. C’est peut-être la rai<strong>son</strong> qui a déterminé<strong>le</strong> col<strong>le</strong>cteur de F à classer <strong>le</strong>s prosu<strong>le</strong>s monodiques parmi <strong>le</strong>s conduits, de la mêmemanière que <strong>le</strong>s contrafacta de chan<strong>son</strong>s profanes. Le procédé est identique <strong>et</strong> ne jurepas avec <strong>le</strong>s conduits dont la mélodie est inventée.Faire un conduit est donc avant tout une « démarche ». Le travail du poètecompositeurdes conduits peut être compris comme l’application d’un savoir-faire ou lamise en œuvre de modes opératoires. Il applique des techniques qu’il adapte <strong>et</strong> fait plierà sa fantaisie <strong>et</strong> à sa volonté un cadre qu’il s’est fixé <strong>et</strong> avec <strong>le</strong>quel il s’amuse. Chaqueœuvre a donc de nombreux points communs avec d’autres qui <strong>son</strong>t l’application des81 Voir la thèse de Christel<strong>le</strong> CHAILLOU, Faire <strong>le</strong> mot <strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>son</strong>, une étude <strong>sur</strong> l’art de trobar entre 1180 <strong>et</strong>1240, soutenue à l’Université de Poitiers/CESCM sous la direction d’Olivier Cullin, 2007.381


mêmes savoir-faire, sans que cela ne soit normatif <strong>et</strong> ne limite la part d’invention. Ainsise forment des groupes d’œuvres renvoyant à une même démarche ou modus operandi.La notion de genre au sens strict ne reflète pas c<strong>et</strong>te manière de procéder car el<strong>le</strong> oppose<strong>le</strong>s groupes <strong>et</strong> pose des frontières là où il n’y en avait peut-être pas dans la pratique. El<strong>le</strong>ne perm<strong>et</strong> pas de comprendre <strong>le</strong>s interactions <strong>et</strong> <strong>le</strong>s échanges entre <strong>le</strong>s groupes, c’est-àdir<strong>et</strong>out ce que la tradition a de vivant.Il peut être intéressant de chercher <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> d’une composition dans un autregenre. On peut en eff<strong>et</strong> découvrir des points communs thématiques <strong>et</strong> techniques entredes compositions qui n’appartiennent pas au même genre mais relèvent du mêmeregistre. On trouve par exemp<strong>le</strong> des textes de conduits sensib<strong>le</strong>ment comparab<strong>le</strong>s à ceuxde mot<strong>et</strong>s, de même que l’on r<strong>et</strong>rouvera des techniques rhétoriques identiques dans desséquences ou, pour sortir du domaine musical, dans des textes de dévotion ou dessermons. Les compositeurs ont, dans ce cas, un objectif ou un proj<strong>et</strong> commun mais ontchoisi des mises en œuvre <strong>et</strong> des supports de communications de natures différentes. Cemodè<strong>le</strong> commun est peut-être extérieur à la sphère des conduits mais il est du mêmeregistre. Il est probab<strong>le</strong> que parmi <strong>le</strong>s conduits moraux étudiés, il existe plusieursmodè<strong>le</strong>s ce qui expliquerait <strong>le</strong>ur diversité. Le modè<strong>le</strong> discursif suggère des techniques,un certain niveau de langue <strong>et</strong> de maîtrise des outils, des sty<strong>le</strong>s musicaux <strong>et</strong> poétiques,des habitudes, des clichés. Le registre moralisateur qui est celui des conduits estimmense <strong>et</strong> se décline en de nombreux types de discours. Nous avons rappelé, dès <strong>le</strong>début de la première partie de ce travail, combien <strong>son</strong>t importants <strong>le</strong>s enjeux moraux dela période pendant laquel<strong>le</strong> <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> compose ses conduits. Le sermon estbien sûr <strong>le</strong> premier d’entre eux, entièrement voué à l’explication des Écritures <strong>et</strong> à laconversion d’un auditoire de plus en plus élargi. C<strong>et</strong>te pratique en p<strong>le</strong>in essors’accompagne d’une réf<strong>le</strong>xion naissante <strong>sur</strong> ses modalités propres, de manière à diffuserses techniques appropriées. Le fait que <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> soit un prédicateur aguerrine peut être ignoré. Il a dans sa mémoire <strong>et</strong> dans ses capacités un grand nombre d’outils<strong>et</strong> d’habitudes propres à la prédication qui ont certainement servi de modè<strong>le</strong> lors del’élaboration des conduits que ce soit de manière consciente ou inconsciente.382


<strong>et</strong> <strong>le</strong>s sermons2.2 Le registre moralisateur : points communs entre <strong>le</strong>s conduits2.2.1. Bref état de la questionLe rapprochement entre <strong>le</strong>s deux formes de discours que <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s textespoétiques des conduits <strong>et</strong> <strong>le</strong>s sermons chez <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> a déjà été formulé par<strong>le</strong> spécialiste de la prédication, Johannes Baptist Schneyer dans sa monographieconsacrée à l’auteur 82 . Après l’introduction, il fait une digression consacrée à la mise enregard de quelques passages de sermons avec des conduits. La comparai<strong>son</strong> des textesest menée dans <strong>le</strong> but de convaincre que <strong>le</strong> prédicateur <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>et</strong> <strong>le</strong> poète<strong>Philippe</strong> de Grève <strong>son</strong>t une seu<strong>le</strong> <strong>et</strong> même per<strong>son</strong>ne. Le rai<strong>son</strong>nement est très séduisantmais malheureusement discutab<strong>le</strong> d’un point de vue méthodologique, au regard de ceque l’on connaît aujourd’hui de l’état du corpus poético-musical attribué au <strong>Chancelier</strong>parisien. Se fondant <strong>sur</strong> la liste de textes dressée par <strong>le</strong>s auteurs des Ana<strong>le</strong>cta Hymnica,J.-B. Schneyer cite un certain nombre de conduits que <strong>le</strong>s sources ne perm<strong>et</strong>tent pasd’attester au corpus du chancelier parisien. Il en vient donc à m<strong>et</strong>tre en rapport quelquessermons de <strong>Philippe</strong> avec des conduits qui ne lui <strong>son</strong>t pas attribués par <strong>le</strong>s sources.Cependant, même si <strong>le</strong>s objectifs premiers (montrer des termes récurrents <strong>et</strong> l’identitéd’auteur) <strong>son</strong>t amoindris du fait de la fragilité des attributions, la démarche comparativem<strong>et</strong> en évidence des ressemblances très convaincantes entre <strong>le</strong>s deux types de discours<strong>et</strong> deux modes de communication. L’identité de l’auteur importe moins dans c<strong>et</strong>teperspective. Les sermons comme <strong>le</strong>s conduits se construisent à partir d’images <strong>et</strong>d’expressions qui peuvent parfaitement se transm<strong>et</strong>tent d’un auteur à l’autre, tant el<strong>le</strong>sfont partie d’une culture commune, qu’el<strong>le</strong>s relèvent de modè<strong>le</strong>s communs. L’exemp<strong>le</strong>ci-dessous, cité par Johannes B. Schneyer, montre comment <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>exprime <strong>son</strong> aversion pour l’ascension imméritée des plus jeunes au détriment de ceuxque l’âge <strong>et</strong> l’expérience auraient dû faire s’imposer :82 Johannes Baptist SCHNEYER, Die Sittenkritik in den Predigten Philipps des Kanz<strong>le</strong>rs, Münster, 1962,p. 26-29 : « Exkurs : Die enge literarische Verwandtschaft zwischen dem Prediger und dem DichterPhilipp ».383


Sermon <strong>sur</strong> <strong>le</strong> thème Ascendente Jesu in naviculam (Mt8, 23), Paris, BnF, lat. 3281, f°58v-59.« … in prelati creatione nulla prorsus labes corruptionisintervenit… non per cognationem, non perfamiliaritatem, non per per<strong>son</strong>arum acceptationem autquantamcumque humanam industriam procuratur, quodhis temporibus vere contingit… quando a<strong>et</strong>ate minores <strong>et</strong>in ecc<strong>le</strong>siis novitii contra maturiores, quando illiterati <strong>et</strong>moribus incomperti contra illos, quos scientiae sp<strong>le</strong>ndorilluminat <strong>et</strong> gratia morum exornat contentione peramicos <strong>et</strong> domesticos suos ecc<strong>le</strong>siasticas dignitatesobtinere nituntur. »Conduit Veritas equitas, strophes 5-6 (d’après AH21, 127)Iam praelati sunt PilatiJudae successores,Pium rati, Christum pati,Caiphae fautores.Dum cognati praebendati<strong>sur</strong>gunt ad honores,pulsant dati paupertatiostia doctores.Literati spe fraudatiegent post labores,probitati ac a<strong>et</strong>atidesunt provisores.Non vocati nec creatipraesunt junioresvi mitrati, vi plantati,meritis minores.Les rapprochements suggérés par J.-B. Schneyer n’ont pas fait d’ému<strong>le</strong>s parmi<strong>le</strong>s spécialistes de la prédication <strong>et</strong> <strong>le</strong>s historiens. En revanche, certains musicologue<strong>son</strong>t eu la même idée. Dans <strong>son</strong> artic<strong>le</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong> dixième fascicu<strong>le</strong> du manuscrit F, RuthSteiner situe <strong>le</strong>s conduits monodiques de Notre-Dame dans c<strong>et</strong>te perspective :« The fact that similar criticism is found in sermons however suggest that perhaps thepoems were written simply for the purpose of conveying a generally accepted teaching in aparticularly memorab<strong>le</strong> way. 83 »Les conduits <strong>et</strong> <strong>le</strong>s sermons, <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s bases de <strong>le</strong>urs proximités thématiques, <strong>son</strong>tenvisagés dans une identité de fonction : <strong>le</strong>s conduits disent autrement, de manière plussimp<strong>le</strong> <strong>et</strong> plus courte, ce que <strong>le</strong>s prédicateurs développent dans <strong>le</strong>urs sermons. Laréf<strong>le</strong>xion n’est malheureusement pas poussée plus avant. Heinrich Husmann poursuit <strong>le</strong>même rai<strong>son</strong>nement quand il décrit la p<strong>et</strong>ite col<strong>le</strong>ction du manuscrit dominicain ducouvent Sainte Sabine (XIV L3) de Rome 84 . Il suggère que <strong>le</strong>s huit compositions de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> col<strong>le</strong>ctées dans c<strong>et</strong>te source liturgique aient été utilisées pouraccompagner certains sermons dans <strong>le</strong> cadre d’une prédication dominicaine enrichie de83 Ruth STEINER, « Some Monophonic Latin Songs Composed around 1200 », The Musical Quarterly, LII(1966), p. 62.84 Heinrich HUSMANN, « Ein Faszikel Notre-Dame Kompositionen auf Texte des Pariser Kanz<strong>le</strong>rs Philippin einer dominikaner Handschrift (Rom, Santa Sabina XIV L3) », Archiv für Musikwissenschaft, XXIV(1967), p. 1-23. Voir la présentation du manuscrit Sab p. 91.384


performances chantées 85 . Son hypothèse va donc plus loin puisqu’il va jusqu’à imaginerdes circonstances d’utilisation pour ces compositions dont nous ne connais<strong>son</strong>s rien dela performance. Enfin, on r<strong>et</strong>rouve des traces de c<strong>et</strong>te hypothèse dans l’édition de HansTisch<strong>le</strong>r, Conductus and Contrafacta 86 , dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> terme de « sermon » est utilisépour désigner <strong>le</strong>s conduits de suj<strong>et</strong>s moralisateurs. Il n’explique ni n’exploite c<strong>et</strong>amalgame pourtant si prom<strong>et</strong>teur.2.2.2 Oralité <strong>et</strong> vocalitéConduits <strong>et</strong> sermons <strong>son</strong>t deux types de discours que l’on peut opposer : l’unest en vers, l’autre en prose ; l’un est chanté, l’autre parlé. Ils <strong>son</strong>t éga<strong>le</strong>ment deproportions très différentes. La durée du sermon dépasse largement cel<strong>le</strong> d’un conduit,même s’il est long comme Veritas equitas (n°17) 87 . Ce <strong>son</strong>t cependant deux types dediscours composés pour être prononcés ou chantés <strong>et</strong> donc pour être entendus. Leurdestination essentiel<strong>le</strong>ment ora<strong>le</strong> marque profondément <strong>le</strong>ur forme <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur sty<strong>le</strong>. Lafonction didactique du sermon implique que <strong>le</strong> prédicateur soit soucieux de se fairecomprendre, de manière à instruire l’auditoire de la paro<strong>le</strong> divine <strong>et</strong> influencer <strong>son</strong>comportement. Les dispositifs rhétoriques mis en place dans <strong>le</strong>s conduits moraux de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> nous indiquent que <strong>le</strong>s impératifs de communication <strong>et</strong>d’efficacité <strong>son</strong>t sensib<strong>le</strong>ment identiques dans la plupart de ces compositions <strong>et</strong> agissentà différents niveaux de la création.La dimension ora<strong>le</strong> <strong>et</strong> oratoire des conduits est perceptib<strong>le</strong> à bien des niveaux.Texte <strong>et</strong> mélodie m<strong>et</strong>tent en place une stratégie <strong>son</strong>ore qui agit <strong>sur</strong> l’audition. D’autresmarques de l’oralité n’ont pas encore été évoquées. El<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t pourtant plus évidentes <strong>et</strong>directement liées à l’interprétation du conduit comme paro<strong>le</strong>. En eff<strong>et</strong>, certaines figures85 Heinrich HUSSMAN, op. cit., p. 19 : « Man kann sich vorstel<strong>le</strong>n, daß sie genau so gut einige Verse oderein Gedicht des Kanz<strong>le</strong>rs in einer Predigt rezitierten und, um wieder auf die Musik zu kommen, wie einbe<strong>son</strong>ders musikkundiger Prediger ein Gedicht des Kanz<strong>le</strong>rs nicht nur aufsagte, <strong>son</strong>dern vorsang. Beieinem solchen Zweck hätte die Eintragung der Kanz<strong>le</strong>rstücke in die Gebrauchshandschrift einesReisepredigers, die sich, wie wir sahen, auf ein Minimum von Gesängen beschränkt, einen wirklichenSinn. »86 Hans TISCHLER, Conductus and Contrafacta, Ottawa, 2001.87 La <strong>le</strong>cture à haute voix d’un grand sermon tel celui qui fut prononcé devant <strong>le</strong>s étudiants à Orléans (éd.Marie-Made<strong>le</strong>ine DAVY, Les sermons universitaires parisiens de 1230-1231, Paris, 1931, p. 167-176)dure plus d’une demi-heure, alors que l’enregistrement du plus long des conduits de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>, <strong>le</strong>s trente-six strophes de Veritas equitas indique une peu plus de quatorze minutes (disqueenregistré par l’ensemb<strong>le</strong> Sequentia, <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. Eco<strong>le</strong> de Notre Dame, Harmonia Mundi,1991).385


ont pour fonction de prendre l’auditoire à partie <strong>et</strong> donnent l’illusion du dialogue. Ce<strong>son</strong>t <strong>le</strong>s exclamations, <strong>le</strong>s apostrophes ou encore <strong>le</strong>s questions rhétoriques. Ces figuresfont partie des colores rh<strong>et</strong>orici qu’expliquent <strong>le</strong>s manuels anciens <strong>et</strong> l’on comprendaisément <strong>le</strong>ur application dans <strong>le</strong> cadre des discours juridiques. L’auteur de la Rh<strong>et</strong>oricaad Herennium définit ainsi l’exclamation : « Exclamatio est quae conficitsignificationem doloris aut indignationis alicuius per hominis aut urbis aut loci aut reicuiuspiam conpellationem 88 . » L’exclamation doit susciter l’indignation de l’auditeur <strong>et</strong>ne convient qu’à des suj<strong>et</strong>s grandioses. El<strong>le</strong> va de pair avec l’apostrophe. Le texte sepoursuit par l’exposé concernant l’utilisation des phrases interrogatives. Lerai<strong>son</strong>nement interrogatif (ratiocinatio) est particulièrement adapté ad sermonemvehementer 89 . L’auditeur est tenu en ha<strong>le</strong>ine par l’attente des réponses.Dans <strong>le</strong>s conduits, ces figures <strong>son</strong>t nombreuses. Les apostrophes au public,généra<strong>le</strong>ment désigné par <strong>le</strong> terme général homo, <strong>son</strong>t complétées par une énonciation àla deuxième per<strong>son</strong>ne du singulier :Natura duplicihomo componeris 90L’apostrophe est aussi souvent soulignée par l’utilisation de l’impératif,comme dans l’incipit du conduit Homo vide que pro te patior (n°13). Chaque strophecommence par la même apostrophe : Homo vide quid es <strong>et</strong> quid eris à la strophe 2 <strong>et</strong>Homo vide que mundi sce<strong>le</strong>ra à la troisième. Les pronoms per<strong>son</strong>nels à la deuxièmeper<strong>son</strong>ne du singulier ou du pluriel peuvent aussi faire office d’apostrophe <strong>et</strong> prendre àpartie l’auditoire de manière insistante, comme un doigt pointé avec éloquence : <strong>et</strong> vosqui me sequimini <strong>et</strong> quelques vers plus loin, at vos qui gloriamini 91 . Le conduit Clavuspungens acumine ne fait pas partie du corpus de conduit que nous avons sé<strong>le</strong>ctionné carl’attribution à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> n’est pas as<strong>sur</strong>ée par sa présence dans l’une destrois col<strong>le</strong>ctions de ses compositions. La dernière strophe illustre pourtant si bienl’utilisation de l’apostrophe qu’il serait dommage de ne pas la citer ici :Vobis loquor pastoribus,vobis qui claves geritis,vobis qui vite luxibus88 Éd. Guy ACHARD, p. 153. Traduction : « L’exclamation perm<strong>et</strong> d’exprimer un sentiment de dou<strong>le</strong>ur oud’indignation par une apostrophe à un homme, à une vil<strong>le</strong>, à un lieu, à un obj<strong>et</strong> quelconque. »89 Guy Achard traduit « au ton de la conversation », ce qui nous semb<strong>le</strong> d’une teinte un peu faib<strong>le</strong>.90 Suspirat spiritus (n°19), début de la strophe 2.91 Quid ultra tibi facere (n°4), dans <strong>le</strong>s deux strophes supplémentaires (7 <strong>et</strong> 8) rapportées par <strong>le</strong> manuscritDa.386


claves Christi reicitis.Vos, lupi facti gregibus,menbra Christi configitis,<strong>et</strong> abutentes clavibus,claves in clavos vertitis.Les figures exclamatives <strong>son</strong>t utilisées pour augmenter l’ardeur <strong>et</strong> la vitalité del’éloquence. El<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t extrêmement nombreuses dans <strong>le</strong>s conduits, toujours placées endébut de vers <strong>et</strong> presque généra<strong>le</strong>ment en début de strophe. C<strong>et</strong> emplacementstratégique pour la structure est aussi souvent celui du mélisme (cauda), dont larhétorique fonctionnel<strong>le</strong> a déjà été évoquée. En plus d’as<strong>sur</strong>er <strong>le</strong> repérage de la structure,<strong>le</strong> mélisme placé <strong>sur</strong> une interjection renforce sa puissance expressive. Colère,exaspération, prière, supplication, déploration ou lamentation, <strong>le</strong>s exclamations de lapoésie de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> usent d’une rhétorique codifiée pour faire entendre dessentiments exacerbés. Le tab<strong>le</strong>au qui suit fait la liste des vers exclamatifs dansl’ensemb<strong>le</strong> des conduits moraux :Tab<strong>le</strong>au 16Les exclamations dans <strong>le</strong>s conduits morauxIncipit Vers exclamatif(s) Localisation dans Cauda<strong>le</strong> conduitFontis in rivulum O qui cuncta prospicisHa cum iudex veneritStrophe 7, vers 1Strophe 9, vers 1OuiOuiAd cor tuum revertere O conditio misera Strophe 2, vers 1 OuiVanitas vanitatum O nondum intel<strong>le</strong>cta Strophe 3, vers 1 NonVe mundo a scandalis Ve mundo a scandalis.ve nobis ut acephalisVe quorum votis aliturVe qui gregi deficiuntHa quo se vert<strong>et</strong> vineaStrophe 1, vers 1Strophe 1, vers 2Strophe 3, vers 1Strophe 4, vers 1Strophe 5, vers 1OuiNonOuiOuiOuiQuo me vertam nescio O si roma respicer<strong>et</strong> Strophe 3, vers 1 OuiO labilis sortisO labilis sortis humane status.Ha moriens vita luxu sopitaHa miserum te nunc excipi<strong>et</strong>Strophe 1, vers 1Refrain, vers 1Strophe 5, vers 7NonNonNonBonum est confidere O beati mundo corde Strophe 3, vers 1 OuiO mens cogitaO mens cogitaStrophe 1, vers 1 NonCum sit omnis carofenumo qualis quam miseraO sors gravis. o sors dura.o <strong>le</strong>x dira. quam naturaStrophe 7, vers 1-2Strophe 4, vers 1Strophe 4, vers 2NonNonNon387


On peut constater que la très grande majorité des exclamations <strong>son</strong>t des verscommençant une strophe. Les questions dites rhétoriques <strong>son</strong>t encore un procédé utilisépour <strong>son</strong> efficacité oratoire. El<strong>le</strong>s établissent un contact direct avec <strong>le</strong> public <strong>et</strong> <strong>le</strong>poussent à l’introspection. Ce procédé interrogatif concerne souvent des blocs deplusieurs vers comme dans Ad cor tuum revertere (n°3). C<strong>et</strong>te « avalanche » dequestions suit <strong>le</strong>s deux vers introductifs <strong>et</strong> constitue avec eux une première entité forte :Ad cor tuum revertereconditionis misere.homo. cur spernis vivere.cur dedicas te vitiis.cur indulges malitiis.cur excessus non corrigis.nec gressus tuos dirigisin semitis iustitie.Les conduits <strong>son</strong>t ainsi parcourus de figures <strong>et</strong> d’eff<strong>et</strong>s oratoires qui ont commepremier objectif de faire réagir l’auditoire <strong>et</strong> de l’inciter à la réf<strong>le</strong>xion <strong>sur</strong> <strong>son</strong> propresort. On peut s’attendre à trouver de tel<strong>le</strong>s figures dans <strong>le</strong>s sermons, <strong>le</strong>s mêmes procédésproduisant <strong>le</strong>s mêmes eff<strong>et</strong>s. Le prédicateur doit lui aussi capter l’attention de <strong>son</strong> public<strong>et</strong> parvenir à <strong>le</strong> toucher pour <strong>le</strong> faire réagir. Communiquer avec <strong>le</strong> public, c’est lui par<strong>le</strong>rdirectement, l’amener à se sentir concerné <strong>et</strong> impliqué par la paro<strong>le</strong> qui lui est transmise.Les traces de l’oralité que l’on conserve dans <strong>le</strong>s versions écrites des sermons ne <strong>son</strong>tpas aussi nombreuses qu’on pourrait <strong>le</strong> croire <strong>et</strong>, lorsqu’el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t sensib<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong>s restentà interpréter avec prudence. Le sermon est effectivement un document comp<strong>le</strong>xe quin’est pas <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t fidè<strong>le</strong> de la prestation ora<strong>le</strong> du prédicateur. Selon la nature de lasource (reportatio, reprise de l’auteur, col<strong>le</strong>ction, sermon-modè<strong>le</strong>), la distance entre quequi est rapporté <strong>et</strong> la réalité de la performance est plus ou moins grande. C<strong>et</strong> espace estdiffici<strong>le</strong> à évaluer pour l’historien tant el<strong>le</strong> dépend de facteurs fluctuants 92 . La versionécrite est, dans la plupart des cas, une réécriture de mémoire à partir de notes. El<strong>le</strong> neconserve que ce qui est uti<strong>le</strong> à celui qui l’entreprend. On peut imaginer que certainesformu<strong>le</strong>s oratoires intéressent peu <strong>le</strong>s étudiants soucieux de garder en mémoire la tramede l’argumentation. Leurs notes peuvent donc avoir laissé de côté tout ce qui est lié aucontexte, comme une forme d’ornementation qui cacherait <strong>le</strong>s lignes essentiel<strong>le</strong>s dudiscours. À l’inverse, il est possib<strong>le</strong> que certaines remarques d’ordre oratoire aient été92 Nico<strong>le</strong> BÉRIOU, « La reportation des sermons parisiens à la fin du XIII e sièc<strong>le</strong> », Medioevo eRinascimento, III (1989), p. 87-123.388


ajoutées pour recréer l’atmosphère de la performance ora<strong>le</strong>, sans que l’on soit certain del’exactitude des expressions utilisées 93 .Il arrive pourtant que l’on en rencontre. Pour Alain de Lil<strong>le</strong>, l’exclamation Ohomo semb<strong>le</strong> être une garantie pour s’accorder l’écoute attentive d’un public concernépar <strong>le</strong>s vices à combattre. Dans la Summa de arte praedicatoria, <strong>le</strong>s différents thèmesmoralisateurs <strong>sur</strong> <strong>le</strong>squels doivent porter <strong>le</strong>s sermons <strong>son</strong>t évoqués <strong>le</strong>s uns après <strong>le</strong>sautres. Alain de Lil<strong>le</strong> déploie une ferveur rhétorique qui use abondammentd’exclamations, d’apostrophes <strong>et</strong> de questions. Un exemp<strong>le</strong> parmi tant d’autres, extraitdu chapitre IV de la Summa, intitulé Contra gulam :« O homo, quae cura unde conficiantur stercora, <strong>et</strong> unde augmententur sterquilinia ?Considera tui naturam, intuere stomachi men<strong>sur</strong>am. Scis unde proveniant corporis infirmitates,mentis alienationes ? 94 »Au chapitre contre l’avarice (chapitre VI), Alain de Lil<strong>le</strong> laisse successivement la paro<strong>le</strong>à la Nature, à la Charité (« Audi quid dicat contra te charitas ! O homo, cur ditas te hisquibus indig<strong>et</strong> proximus ? Cur tibi approprias quae communicanda suntpauperibus ? »), puis au voisin (proximus), aux éléments <strong>et</strong> à la terre, à la mer <strong>et</strong> enfin àDieu. Ce procédé <strong>et</strong> <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> oratoire presque théâtral avec <strong>le</strong>quel ces allégoriess’expriment ne <strong>son</strong>t pas sans rappe<strong>le</strong>r certains conduits moraux dans <strong>le</strong>squels <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> donne la paro<strong>le</strong> au Christ ou à l’âme.Plus proche de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, Guillaume d’Auvergne, alors évêque deParis, adresse <strong>son</strong> sermon aux c<strong>le</strong>rcs (probab<strong>le</strong>ment ceux de l’Université de Paris). C<strong>et</strong>extrait montre que <strong>le</strong> vocabulaire <strong>et</strong> la manière de « harangue » du public peuvent êtreidentiques à cel<strong>le</strong>s des conduits, comme nous <strong>le</strong> soulignons par <strong>le</strong>s termes marqués engras :« Vide c<strong>le</strong>ricos nostri temporis, quomodo diluuio peccati operti sunt, <strong>et</strong> considera eos aplanta pedis usque ad uerticem, <strong>et</strong> uidebis quia in motibus pedum <strong>et</strong> calciamentis autem nonappar<strong>et</strong> nis lasciuia effrenata aut ystrionica impudencia. 95 »Les mêmes reproches à l’égard des c<strong>le</strong>rcs <strong>son</strong>t énoncés par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> qui s’adresse lui aussi directement à ceux qu’il accuse :93 Nico<strong>le</strong> BÉRIOU, L’avènement des maîtres de la Paro<strong>le</strong>, la prédication à Paris au XIIIè sièc<strong>le</strong>, Paris,1998, vol. 1, p. 93 : « Il faut toujours considérer avec la plus grande prudence <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s oratoires, quipeuvent seu<strong>le</strong>ment chercher à donner l’illusion de la prestation ora<strong>le</strong>. »94 PL 210, col. 120.95 Sermon Ubi habundauit delictum superhabundauit <strong>et</strong> gratia, V ad Rom. (Rm 5, 20), édité par Nico<strong>le</strong>BÉRIOU, « La Made<strong>le</strong>ine dans <strong>le</strong>s sermons parisiens du XIII e sièc<strong>le</strong> », Mélanges de l’Éco<strong>le</strong> française deRome Moyen Age, CIV/1 (1992), p. 327.389


« Vid<strong>et</strong>e, quo <strong>et</strong> quantis privi<strong>le</strong>giis decorati estis propter honorem c<strong>le</strong>ricatus. Quafronte ergo insignia c<strong>le</strong>ricatus erubescitis, si privi<strong>le</strong>gio gaudere vultis. 96 »Si <strong>le</strong>s sermons édités de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> n’offrent que peu de passagesde la sorte, il est vraisemblab<strong>le</strong> que sa prédication ora<strong>le</strong> ait fait l’usage de tel<strong>le</strong>sformu<strong>le</strong>s éloquentes. On en trouve tout de même la trace dans un des textes desDistinctiones super Psalterium qui ne <strong>son</strong>t pas des sermons prononcés mais unamalgame de matière uti<strong>le</strong> à la prédication <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s psaumes. L’illusion de l’oralité peutnéanmoins y avoir été cultivée. C<strong>et</strong>te citation de saint Bernard montre que la dimensionoratoire se cache jusque dans <strong>le</strong> choix des modè<strong>le</strong>s proposés aux apprentis prédicateurs :« Unde Beatus Ber[nardus] Quid superbis o homo? Quid te solum iactas? vide, quiabestia factus es, cui venando laquei præparantur. 97 »D’autres expressions témoignent de la performance ora<strong>le</strong>. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>intervient <strong>et</strong> resitue <strong>son</strong> propos au moment de sa performance. Il quitte <strong>le</strong> fil de <strong>son</strong>argumentation <strong>et</strong> s’adresse à l’auditoire. Cel<strong>le</strong>s que nous avons re<strong>le</strong>vées <strong>son</strong>t placées endébut de paragraphe <strong>et</strong> l’on imagine qu’el<strong>le</strong> peut être <strong>le</strong>ur fonction signalétique dans <strong>le</strong>flot du discours. El<strong>le</strong>s ramènent l’auditeur à la réalité <strong>et</strong> au temps présent, pour mieuxremobiliser <strong>son</strong> attention. Dans <strong>le</strong>s sermons édités par Marie-Made<strong>le</strong>ine Davy, ontrouve par exemp<strong>le</strong> au début de la deuxième partie (l’ensemb<strong>le</strong> en comprend trois) :« Sed vae nobis hodie, quia contra hos furnos aedificavit diabolus suos furnos […] 98 ».L’opposition (sed), l’exclamation (vae), <strong>le</strong> rappel de l’assistance (nobis) <strong>et</strong> de latemporalité (hodie) marquent la frontière avec ce qui précède <strong>et</strong> rappel<strong>le</strong>nt la présencede l’orateur. Quelques lignes plus loin, il réitère : « Propter hoc dico vobis ». Dans unautre conduit de la même édition, <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> annonce ainsi la suite de <strong>son</strong>plan : « Rogo autem vos, carissimi, <strong>et</strong> in Domino Jesu Christo obtestor de duobus veltribus 99 ».Les figures oratoires de la rhétorique <strong>son</strong>t el<strong>le</strong>s aussi, une trace de la relationque <strong>le</strong> prédicateur entr<strong>et</strong>ient avec <strong>son</strong> public. Si <strong>le</strong> discours en est chargé, c’estprobab<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong>s capacités de l’auditoire <strong>le</strong>s exigeaient. Les questions rhétoriques96 Cité par J.B SCHNEYER, Die Sittenkritik..., p. 57, d’après BnF, lat. 3280, f° 95.97 Éd. Josse BADE, sermon 195 ; la citation est empruntée aux Sermones super Psalmum « Quid habitat »de Bernard de Clairvaux, sermon 3, §1.98 Marie-Made<strong>le</strong>ine DAVY (éd.), Les sermons universitaires parisiens de 1230-1231, Paris, 1931, p. 156.99 Marie-Made<strong>le</strong>ine DAVY, op. cit., p. 170.390


<strong>son</strong>t <strong>le</strong> procédé <strong>le</strong> plus utilisé. La forme qui sunt… nisi ou qui est … nisi est une manièrede formu<strong>le</strong>r l’explication d’un terme tout en suscitant la curiosité de l’auditeur :« Qui sunt animalia deserri nisi simplices populi? Qui sunt speciosa deserti nisiprædicatorum ordo? Sicut ergo speciosa deserti cedunt ad animalium nutrimentum : ita eorumdoctrina <strong>et</strong> vita ad pascendum dei populum. […] 100 »On ne sait pas beaucoup de choses <strong>sur</strong> la manière dont <strong>le</strong>s sermons étaientprononcés. Les traces de la performance s’effacent au moment de <strong>le</strong>ur passage à l’écrit,si bien que des incursions du discours direct, tel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong>s viennent d’être citées, <strong>son</strong>tdes éléments précieux pour se faire une idée de ce qu’était la réalité pratique <strong>et</strong>quotidienne de la prédication. Tout comme <strong>le</strong> chant, la mélodie <strong>et</strong> <strong>le</strong> timbre de la voixdonnent au conduit une présence <strong>son</strong>ore unique <strong>et</strong> pour nous insaisissab<strong>le</strong>, il nous estimpossib<strong>le</strong> de connaître la voix des prédicateurs. On imagine qu’il <strong>le</strong>ur fallait unecertaine énergie pour captiver <strong>le</strong>ur public. Les formu<strong>le</strong>s ora<strong>le</strong>s ne <strong>son</strong>t que de lointainestraces de c<strong>et</strong>te incarnation voca<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong>s conduits, el<strong>le</strong>s nous parviennent puisqu’el<strong>le</strong>s<strong>son</strong>t moulées dans la forme poétique <strong>et</strong> figées par la notation musica<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong>ssermons, el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t plus volati<strong>le</strong>s.2.2.3. Rhétorique <strong>et</strong> prédication au début du XIII e sièc<strong>le</strong> : unecollaboration nécessaire mais ambiguëD’une manière généra<strong>le</strong>, l’utilisation des figures <strong>et</strong> des ornements estdéconseillée par <strong>le</strong>s théoriciens de la prédication 101 . Cela n’est certes pas spécifique à larhétorique du discours chrétien. La réticence est la même dans tous <strong>le</strong>s manuelsoratoires depuis l’Antiquité. La mise en garde contre l’excès est un lieu commun quereprennent tous <strong>le</strong>s auteurs au moment d’aborder la description des figures. Dans <strong>le</strong>contexte de la prédication <strong>et</strong> du discours chrétien, c<strong>et</strong>te réserve est plus grande encore,100 Distinctiones super Psalterium (éd. Josse BADE), Sermon 130. Explication du vers<strong>et</strong> de Joël 22, 2 ;traduction : « Qui <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s animaux abandonnés sinon <strong>le</strong>s simp<strong>le</strong>s du peup<strong>le</strong> ? Que <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s pâturagesdu désert sinon l’ordre des prédicateurs ? Ainsi, comme <strong>le</strong>s pâturages des landes s’abandonnent pournourrir <strong>le</strong>s animaux, ils laissent <strong>le</strong>ur vie <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur doctrine pour faire paître <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> de Dieu. »101 Marianne G. BRISCOE, Artes praedicandi, Typologie des sources du Moyen-Âge occidental, Turnhout,1992 ; Thomas M. CHARLAND, Artes praedicandi, contribution à l’histoire de la rhétorique au MoyenÂge, Paris, 1936, Phyllis B. ROBERTS, « The Ars Praedicandi and the Medieval Sermon », Preacher,Sermon and Audience in the Midd<strong>le</strong> Ages, éd. Carolin MUESSIG, Leiden, 2002, p. 41-62 ; FrancoMORENZONI, « La littérature de artes praedicandi de la fin du XII e au début du XV e », Geschichte derSprachtheorie, vol.III, éd. Sten EBBENSEN, Tübingen, 1995, p. 339-259.391


étant donnée la nature du suj<strong>et</strong> 102 . La prédication doit être à l’image de cel<strong>le</strong> du Christ.Sans fards ni eff<strong>et</strong>s, <strong>le</strong> message apostolique doit y être délivré avec la plus grandesimplicité. À l’image des apôtres chargés de répandre <strong>sur</strong> terre <strong>le</strong> message du Christ, <strong>le</strong>prédicateur par<strong>le</strong> sous couvert de l’inspiration divine. Le développement d’imagesexplicitant la grâce de la paro<strong>le</strong> sacrée divulguée dans <strong>le</strong>s sermons est particulièrementcourant au début du XIII e sièc<strong>le</strong> : <strong>le</strong> calame ou <strong>le</strong>s langues de feu font intercession entre<strong>le</strong> Saint-Esprit <strong>et</strong> <strong>le</strong> prédicateur qui n’est que la bouche de Dieu 103 . <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> est parmi ceux qui élaborent ces métaphores, notamment cel<strong>le</strong> du calame 104<strong>et</strong> participe de c<strong>et</strong>te vaste entreprise d’autojustification de la paro<strong>le</strong> des orateurscléricaux dans un contexte historique où el<strong>le</strong> est disputée par la prise de paro<strong>le</strong> des laïcs.La prédication n’a donc nul<strong>le</strong>ment besoin des artifices d’une rhétorique profane ni deconseils techniques qui dévaluent la dimension <strong>sur</strong>naturel<strong>le</strong> de <strong>son</strong> inspiration.L’enseignement de la doctrine ne doit pas chercher à distraire ou à charmer par<strong>le</strong>s artifices du langage. C’est d’abord par l’exemp<strong>le</strong> de <strong>son</strong> comportement que <strong>le</strong>prédicateur est convaincant. Les mots du sermon ne <strong>son</strong>t qu’un prolongement de c<strong>et</strong>teprédication par l’exemp<strong>le</strong>. Pierre <strong>le</strong> Chantre, dans <strong>son</strong> Verbum abbreviatum, redéfinit lamission du prédicateur. Il en précise <strong>le</strong>s cadres moraux <strong>et</strong> donne des directivescomportementa<strong>le</strong>s pour ceux qui <strong>son</strong>t chargés de l’enseignement des masses. Ce faisant,il m<strong>et</strong> en garde contre la <strong>sur</strong>charge du discours <strong>et</strong> en appel<strong>le</strong> à la simplicité 105 . Il en estde même dans <strong>le</strong>s manuels techniques à l’usage des c<strong>le</strong>rcs <strong>et</strong> étudiants, <strong>le</strong>s artespraedicandi, dont la Summa de arte praedicatoria d’Alain de Lil<strong>le</strong> est un destémoignages <strong>le</strong>s plus précoces. Son traité s’intéresse plus au contenu des sermons, pour<strong>le</strong>squels l’auteur propose un certain nombre de modè<strong>le</strong>s, qu’à expliquer <strong>le</strong>ur forme <strong>et</strong>comment <strong>le</strong>s construire. Il commence par définir la prédication – c’est probab<strong>le</strong>ment lapremière définition en tant que pratique autonome que l’on connaisse – puis dénonce <strong>le</strong>sexcès des mauvais prédicateurs :102 Voir saint Augustin, De doctrina christiana, IV, c. 12, PL 24, col. 101.103 Voir <strong>le</strong>s études consacrées à ces deux métaphores dans <strong>le</strong> même ouvrage (La paro<strong>le</strong> du prédicateur,V e -XV e sièc<strong>le</strong>, éd. R.M. DESSI <strong>et</strong> M. LAUWERS, Nice, 1997) : Carla CASAGRANDE, « Le calame duSaint-Esprit, grâce <strong>et</strong> rhétorique dans la prédication au XIII e sièc<strong>le</strong> », p. 235-254 <strong>et</strong> Silivana VECCHIO,« Les langues de feu. Pentecôte <strong>et</strong> rhétorique sacrée dans <strong>le</strong>s sermons des XII e <strong>et</strong> XIII e sièc<strong>le</strong> », p. 255-269.104 Dans un de ses sermons des Distinctiones, sermon XCII, voir Carla CASAGRANDE, op. cit., p. 242-243.105 « Peccant ergo <strong>et</strong> precepto Domini obuiant qui uerba cadentia, qui fucatas orationes <strong>et</strong> palliatas insermone Domini contextunt. », PIERRE <strong>le</strong> CHANTRE, Verbum adbreviatum, I, 7, l.156, éd. MoniqueBOUTRY, Turnhout, 2004, p. 51. Traduction : « Ils pèchent <strong>et</strong> s’écartent du commandement duSeigneur ceux qui entrelacent <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s cadencées <strong>et</strong> <strong>le</strong>s discours fardés <strong>et</strong> déguisés dans <strong>le</strong> sermondu Seigneur. »392


« Praedicatio enim in se, non deb<strong>et</strong> habere verba scurrilia, vel puerilia, vel rhythmorummelodias <strong>et</strong> con<strong>son</strong>antias m<strong>et</strong>rorum, quae potius fiunt ad aures demulcendas, quam ad animuminstruendum, quae praedicatio theatralis est <strong>et</strong> mimica, <strong>et</strong> ideo omnifarie contemnenda, de talipradicatione dicitur a proph<strong>et</strong>a : Caupones vestri miscent aquam vino (Isa. I). 106 »Les rhythmorum melodias <strong>et</strong> <strong>le</strong>s con<strong>son</strong>antias m<strong>et</strong>rorum <strong>son</strong>t à bannir du discourschrétien. Il s’agit probab<strong>le</strong>ment de passages influencés par la prose rimée, ou encore lacitation de vers. Les réserves <strong>son</strong>t identiques pour la gestuel<strong>le</strong> <strong>et</strong> la théâtralité dont peutuser un prédicateur pour s’accorder <strong>le</strong>s faveurs <strong>et</strong> l’attention d’une fou<strong>le</strong>. Ici aussi, c’estla me<strong>sur</strong>e qui est recommandée. Tout excès théâtral est considéré comme efféminé oupuéril. Cela ne peut être que <strong>le</strong> fait de l’acteur ou du jong<strong>le</strong>ur <strong>et</strong> non celui d’un hommede Dieu.La mise en garde a beau être un héritage d’une tradition rhétorique qui exalte lame<strong>sur</strong>e, <strong>le</strong> propos n’en dénonce pas moins une tendance qui devait être réel<strong>le</strong>. Il suffitpour s’en convaincre de lire <strong>le</strong>s sermons qu’Alain de Lil<strong>le</strong> donne comme modè<strong>le</strong> danssa Summa de arte praedicatoria. Lui-même, après avoir dénoncé l’usage des colores,s’adonne au plaisir des mots <strong>et</strong> des <strong>son</strong>s 107 . Quel<strong>le</strong> est donc la part d’hypocrisie ou decliché dans ses recommandations préalab<strong>le</strong>s ? C<strong>et</strong>te attitude révè<strong>le</strong> une profondeinterrogation <strong>sur</strong> la nature du discours chrétien <strong>et</strong> <strong>son</strong> rapport à la rhétorique. La margede manœuvre du prédicateur entre <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> christique <strong>et</strong> <strong>le</strong>s impératifs de la convictionest étroite <strong>et</strong> se fait sentir dans <strong>le</strong>s traités <strong>et</strong> <strong>le</strong>s sermons 108 . Il faut donc comprendrel’attitude des prédicateurs qui ne manquent pas de rappe<strong>le</strong>r la supériorité de <strong>le</strong>ur mission<strong>et</strong> la provenance divine de <strong>le</strong>ur inspiration. C<strong>et</strong>te tendance à l’autojustification tendd’ail<strong>le</strong>urs à s’effacer au cours du XIII e sièc<strong>le</strong>, preuve que <strong>le</strong>s aspects techniques <strong>et</strong> lanécessité de rendre <strong>le</strong>s sermons efficaces ont pris <strong>le</strong> pas <strong>sur</strong> la dimension métaphysique.C’est au début du sermon, au moment où <strong>le</strong> prédicateur annonce <strong>le</strong> plan de <strong>son</strong>discours en appliquant différents procédés de la divisio, que se concentrent volontiers<strong>le</strong>s techniques qui évoquent <strong>le</strong> rithmus. Pour annoncer <strong>le</strong>s parties qui constitueront <strong>le</strong>106 ALAIN de LILLE, PL 210, col 112. Traduction : « La prédication n’adm<strong>et</strong> pas <strong>le</strong>s mots bouffons ouenfantins, ni <strong>le</strong>s mélodies des rythmes, ni <strong>le</strong>s con<strong>son</strong>ances des mètres qui ont pour eff<strong>et</strong> de charmer <strong>le</strong>soreil<strong>le</strong>s bien plus que d’éclairer l’esprit ; une prédication comme cel<strong>le</strong>-là tient du théâtre <strong>et</strong> du mime, <strong>et</strong>conséquemment est digne de tout mépris. D’une tel<strong>le</strong> prédication, <strong>le</strong> prophète a dit : vos aubergistesmélangent <strong>le</strong> vin <strong>et</strong> l’eau (Isaïe). »107 Michel ZINK, « La rhétorique honteuse <strong>et</strong> la convention du sermon ad status à travers la Summa dearte praedicatoria d’Alain de Lil<strong>le</strong> », Alain de Lil<strong>le</strong>, Gautier de Châtillon, Jakemart Giélée <strong>et</strong> <strong>le</strong>urtemps. Actes du colloque de Lil<strong>le</strong>, octobre 1978, Lil<strong>le</strong>, 1980, p. 171-185.108 Franco MORENZONI, « Paro<strong>le</strong> du prédicateur <strong>et</strong> inspiration divine d’après <strong>le</strong>s Artes praedicandi », Laparo<strong>le</strong> du prédicateur…, op. cit., p. 271-290.393


développement, l’orateur utilise certaines figures tel<strong>le</strong>s que <strong>le</strong> similiter cadens,assimilab<strong>le</strong> à la rime des poésies rythmiques, l’anaphore puisque la formulation deprésentation de chacune des parties est volontairement identique, différentes formes del’annominatio qui perm<strong>et</strong> de passer subti<strong>le</strong>ment d’une partie à l’autre 109 . Le sermonuniversitaire qui procède par division du thème a tout intérêt à marquer avec vigueur,voire même à scander, la démarche argumentative envisagée par l’orateur. L’utilisationd’une langue rythmée à ce moment clé révè<strong>le</strong> <strong>le</strong>s intentions de clarification de la forme,nécessaire à la bonne compréhension du discours à l’audition. L’annonce du plan ainsiformulée est éga<strong>le</strong>ment faci<strong>le</strong>ment mémorisab<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> prédicateur mais aussi pourl’auditeur qui peut y revenir dans <strong>le</strong> cours du sermon, pour se repérer dans l’architecturede l’ensemb<strong>le</strong>. C<strong>et</strong>te technique se rencontre éga<strong>le</strong>ment au cours du développementquand <strong>son</strong>t annoncées <strong>le</strong>s parties de la distinctio qui consiste à exploiter <strong>le</strong>s différentssens d’un même terme.La langue rythmique n’est pas utilisée dans ces seuls passages techniques. El<strong>le</strong>peut imprégner en plus ou moins grande proportion, l’ensemb<strong>le</strong> des développements. Lalangue des sermons est-el<strong>le</strong> cel<strong>le</strong> que nous transm<strong>et</strong>tent <strong>le</strong>s manuscrits ? Il est diffici<strong>le</strong>de se faire une idée précise en terme de sty<strong>le</strong> de la langue des prédicateurs, pour <strong>le</strong>srai<strong>son</strong>s inhérentes aux sources qui ont été rappelées. Cependant, on peut imaginer que<strong>le</strong>s sermons écrits pour passer à la postérité ne possèdent pas la fraîcheur de laperformance ora<strong>le</strong> mais témoignent certainement de ce que <strong>le</strong>s prédicateursconsidéraient comme une langue idéa<strong>le</strong> pour la transmission du message biblique. Àtitre d’exemp<strong>le</strong>, observons de passage emprunté au sermon <strong>sur</strong> <strong>le</strong> psaume 136, vers<strong>et</strong> 4(Quomodo cantabimus canticum domino in terra aliena) des Distinctiones superPsalterium, édité dans <strong>le</strong> volume d’annexes. La disposition du texte est ici modifiée demanière à faire ressortir <strong>le</strong>s figures de répétition <strong>et</strong> la hiérarchisation des incises :109 Voir par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> début du sermon Quomodo cantabimus édité en annexes.394


« Quam diu autem anima est in statu gratiae in se hab<strong>et</strong> quasi musicam harmoniam.Ubi est concordia,est quaedam diversitas<strong>et</strong> quaedam unitas.Ubi est sola unitas vocumnon est concordia,ut in canti<strong>le</strong>na cuculi.Ubi <strong>et</strong>iam est pura diversitasita quod nulla proportione iungunt se voces,non est concordia.Quando ergo tam diversa quem sunt corpus <strong>et</strong> anima,ad idem conveniunt :idem quaerunt,idem diligunt :concordia est. »L’harmonie musica<strong>le</strong> symbolise ici l’équilibre des contraires que <strong>son</strong>t l’unité <strong>et</strong> ladiversité (encadrés dans l’exemp<strong>le</strong>). L’unité monodique du chant du coucou n’est pasharmonieuse, de même que <strong>le</strong> désordre des voix superposées sans proportion d’unepolyphonie. Il faut que <strong>le</strong>s extrêmes joignent <strong>le</strong>urs efforts vers un même but pour quel’âme trouve la grâce, fragi<strong>le</strong> équilibre des contraires. Est-ce un hasard si, au momentd’utiliser la musique comme métaphore, <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> emploie une langue simusica<strong>le</strong> ? Les mots m<strong>et</strong>tent en place un maillage large, dans <strong>le</strong>quel prennent place <strong>le</strong>sarguments. Les répétitions des mots unitas, diversitas, l’anaphore de Ubi est <strong>et</strong> la reprisede non est concordia à la manière d’un refrain qui se transforme en concordia est lorsde sa dernière apparition, <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s éléments qui construisent ce quadrillage <strong>son</strong>ore <strong>et</strong>discursif. À plus p<strong>et</strong>ite échel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s rythmes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s répétitions forment des unités fortesqui renforcent la cohérence de l’ensemb<strong>le</strong>.Les figures <strong>son</strong>t utilisées tant pour as<strong>sur</strong>er la clarification du discours que pour<strong>le</strong> plaisir de la virtuosité de la langue. Malgré toutes précautions rappelées plus haut,c<strong>et</strong>te dimension ornementa<strong>le</strong> n’est pas écartée par <strong>le</strong> prédicateur. Comment comprendreautrement ce passage du sermon prononcé pour contester l’é<strong>le</strong>ction de Guillaumed’Auvergne à l’évêché de Paris <strong>sur</strong> <strong>le</strong> thème Mulier amicta so<strong>le</strong>, luna sub pedibuseius… (Ap. 12, 1-2) :« Et hec dup<strong>le</strong>x intelligi so<strong>le</strong>t sicut <strong>et</strong> hec : Isti vident se, iste vid<strong>et</strong> illum, il<strong>le</strong> vid<strong>et</strong> istum,vel : iste vid<strong>et</strong> seipsum, il<strong>le</strong> vid<strong>et</strong> seipsum. Ita <strong>et</strong> hec : Ista amant se. Et lic<strong>et</strong> dup<strong>le</strong>x, tamen in unicosensu vera est. Non enim in veritate, quicquid simu<strong>le</strong>t, iste amat illum nec il<strong>le</strong> istum, sed potiusseipsum, quia quicquid facit vel dicit de illo, propter se facit. Effusiones votorum. Quidam enimvota sua vere effundunt, dum maliciose <strong>et</strong> studiose consensum suum produnt ita, quod ipsi nichil395


faciunt nec alios per subtractionem consensus sui aliquid facere permittunt nec ipsi intrant necalios intrare permittunt […] 110 »Le miroitement des pronoms n’a certainement d’autre objectif que d’impressionner <strong>et</strong>d’amuser. Ils <strong>son</strong>t à profusion, tout comme <strong>le</strong>s votes que <strong>le</strong> prédicateur dénonce. Ladynamique des mots courts aux <strong>son</strong>orités répétitives donne à ce passage une énergie <strong>et</strong>un rythme qui <strong>le</strong> différencient du reste du discours. La saturation passagère d’eff<strong>et</strong>sverbaux <strong>son</strong>ores résulte probab<strong>le</strong>ment d’une stratégie rhétorique à l’échel<strong>le</strong> del’ensemb<strong>le</strong> du texte ; il attire l’attention, étonne <strong>et</strong> active une écoute attentive. Cepassage intervient en eff<strong>et</strong> dans la deuxième partie du sermon tout comme certainseff<strong>et</strong>s mélodiques des conduits moraux, climax ménagés dans la seconde moitié de lacomposition.Les artes praedicandi du XIII e sièc<strong>le</strong> n’enseignent pas comment composer d<strong>et</strong>els passages. Peut-être laissent-ils aux artes po<strong>et</strong>icae <strong>le</strong> soin de développer l’art del’ornementation du discours. Quoi qu’il en soit, <strong>le</strong>s prédicateurs formés à l’Université <strong>et</strong>dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s aux arts du trivium ont lu <strong>et</strong> appris à imiter <strong>le</strong>s poètes. Le savoir-faire de<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> en la matière, tant dans <strong>le</strong>s sermons que dans <strong>le</strong>s conduits,témoigne de ses compétences rhétoriques <strong>et</strong> de <strong>son</strong> application réfléchie à différentsdomaines du discours. L’utilisation de l’ornementation résulte généra<strong>le</strong>ment d’uneintention stratégique liée à la persuasion. Pour convaincre, l’orateur doit d’abord séduire.Il faut attendre <strong>le</strong>s traités de prédication XIV e sièc<strong>le</strong> pour que soient admis <strong>le</strong>s colores,<strong>le</strong>s rythmes <strong>et</strong> <strong>le</strong> cursus parmi <strong>le</strong>s connaissances jugées uti<strong>le</strong>s pour la fabrication dessermons 111 . Jean de Chalons, abbé de Pontigny vers 1372, renvoie à Cicéron <strong>et</strong> à uncertain Geoffroy (de Vinsauf ?) pour apprendre comment faire des rythmes 112 . Lesrèg<strong>le</strong>s du cursus <strong>son</strong>t expliquées de manière à rendre <strong>le</strong> sermon plus agréab<strong>le</strong> àl’auditeur.La finalité de l’emploi des procédés poétiques dans la prédication comme dans<strong>le</strong>s conduits n’est pas uniquement décorative. Les intentions stratégiques dépassent110 Niklaus WICKI, « Philipp der Kanz<strong>le</strong>r und die Pariser Bischofswahl von 1227/1228 », FreiburgerZeitschrift für Philosophie und Theologie, V (1958), p. 325. Ce passage est un développement <strong>sur</strong> lafin de la citation du vers<strong>et</strong> « In novisimis diebus stabunt tempora periculosa <strong>et</strong> erunt homines seipsosamantes » (II Tim, 3, 1-2).111 Thomas M. CHARLAND, Artes praedicandi, contribution à l’histoire de la rhétorique au Moyen Âge,Paris, 1936. Le chapitre XIII du traité de l’universitaire anglais de Robert de Basevorn (1322) estconsacré à la louange des colores pour rendre <strong>le</strong> discours plus plaisant. Franco MORENZONI, Des éco<strong>le</strong>saux paroisses. Thomas de Chobham <strong>et</strong> la promotion de la prédication au début du XIII e sièc<strong>le</strong>, Paris,1995, p. 192-193.112 JEAN de CHALONS, De arte predicandi ab abbate Pontigniacensi, ms. Troyes 1392, f° 1-16.396


cel<strong>le</strong>s de la simp<strong>le</strong> séduction de l’ouïe. Élément primordial dans <strong>le</strong> cadre d’un<strong>et</strong>ransmission ora<strong>le</strong>, el<strong>le</strong>s participent à l’intelligibilité du discours. La trame <strong>son</strong>ore desrécurrences de structures grammatica<strong>le</strong>s, de mots ou de terminai<strong>son</strong>s organise unréceptac<strong>le</strong> intelligent pour <strong>le</strong> message moral. Si <strong>le</strong> prédicateur, par correction à l’égarddu caractère sacré de sa mission, doit se montrer rai<strong>son</strong>nab<strong>le</strong> <strong>et</strong> n’en faire usage quedans <strong>le</strong>s moments où c<strong>et</strong>te rhétorique de l’elocutio n’est vraiment uti<strong>le</strong>, il se trouvelibéré de ces contraintes éthiques lorsqu’il compose <strong>le</strong> texte d’un conduit. Cela peutapporter un élément d’explication au fait que certains des conduits moralisateurs <strong>son</strong>td’une extraordinaire difficulté <strong>et</strong> semb<strong>le</strong>nt passer à côté de l’impératif decommunication. Le poète-compositeur œuvre aussi pour <strong>son</strong> plaisir propre. Il peutmanipu<strong>le</strong>r à loisir la structure, jouer avec la langue <strong>et</strong> expérimenter divers procédés demise en forme <strong>son</strong>ore, sans se préoccuper immédiatement de la réception <strong>et</strong> del’efficacité de <strong>son</strong> œuvre comme c’est <strong>le</strong> cas lorsqu’il compose un sermon.2.2.4. Les techniques empruntées à la dilatatioLe message véhiculé par <strong>le</strong> texte est organisé en accord avec <strong>le</strong>s proportions dudiscours concerné : <strong>le</strong> prédicateur inscrit <strong>son</strong> sermon dans une logique d’explication <strong>et</strong>d’enseignement, alors que l’auteur du conduit va plus à l’essentiel <strong>et</strong> fait tenir <strong>son</strong>discours dans <strong>le</strong>s limites d’une forme courte <strong>et</strong> encadrée par des contraintes qui <strong>son</strong>tcel<strong>le</strong>s de la poésie rythmique. Malgré ces différences fondamenta<strong>le</strong>s, nous avonsconstaté que certains passages des conduits moraux se modè<strong>le</strong>nt selon des habitudesargumentatives propres à la pratique de la prédication.À l’inverse des artes po<strong>et</strong>icae, <strong>le</strong>s artes praedicandi de la première périodes’intéressent très peu à l’elocutio <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur réserve à c<strong>et</strong> égard est hautement significative.La dispositio n’est pas non plus très commentée. En revanche, ils se préoccupent pluslonguement des différentes manières de développer <strong>le</strong> discours, la dilatatio, techniquesqui participent p<strong>le</strong>inement de l’inventio. Guillaume d’Auvergne par exemp<strong>le</strong>, dans <strong>son</strong>p<strong>et</strong>it manuel de prédication, explique <strong>le</strong>s différentes manières de développer <strong>le</strong>sermon 113 , principa<strong>le</strong>ment en organisant <strong>le</strong>s arguments selon différents procédés.113 GUILLAUME d’AUVERGNE, Ars praedicandi, éd. Alphonse DE POORTER, « Un manuel de prédicationmédiéva<strong>le</strong> : Le ms. 97 de Bruges », Revue néo-scolastique de philosophie, XXV (1923), p. 192-209 ;Marianne G. BRISCOE, Artes praedicandi, Typologie des sources du Moyen Âge occidental, Turnhout,1992, p. 30397


Certains de ces conseils <strong>son</strong>t liés aux thèmes auxquels il faut rattacher la citation pourfaire acte d’édification mora<strong>le</strong>, d’autres aux qualités que <strong>le</strong> prédicateur doit développer,tandis que d’autres présentent certaines techniques uti<strong>le</strong>s pour développer <strong>le</strong> corps dusermon, quel qu’en soit <strong>le</strong> suj<strong>et</strong>. La dilatatio ou l’enrichissement du texte doit en eff<strong>et</strong>partir de la notion ou du mot à expliquer pour lui appliquer un traitement qui en dévoi<strong>le</strong>la richesse du sens. C<strong>et</strong>te méthode aboutit généra<strong>le</strong>ment à l’exposition de plusieursdivisions, parties <strong>et</strong> sous-parties très organisées, à la manière d’un quadrillage signifiant.L’exploitation du sens des mots <strong>et</strong> de la polysémie est une démarche propre à l’exégèse.Dans <strong>le</strong> cadre de la prédication <strong>et</strong> d’un discours oral, el<strong>le</strong> doit prendre des formes trèsstructurées, aboutissant à une classification hiérarchique du sens <strong>et</strong> de la <strong>le</strong>çon à enr<strong>et</strong>enir, de manière à être comprise de l’auditoire <strong>et</strong> lui être uti<strong>le</strong>. C<strong>et</strong>te méthode,artificiel<strong>le</strong> par certains aspects, n’est pas transposab<strong>le</strong> dans la composition poétique, tantel<strong>le</strong> est spécifique <strong>et</strong> adaptée aux modalités de la prédication. Cependant, il est possib<strong>le</strong>,comme vont <strong>le</strong> montrer <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s qui vont suivre, d’observer que certaines manièresde faire ou de construire <strong>le</strong> discours gagnent, par certains aspects, <strong>le</strong>s savoir-faire mis enœuvre pour l’élaboration des conduits. Observons la cinquième strophe de Fontis inrivulum (n°2) :A recto claudicanttrium aspectibus.vel sancta publicantemptorum manibus.vel ea vendicantsuis nepotibus.vel quibus supplicantcedunt principibus.La succession des reproches adressés aux prélats est clairement annoncée : triumaspectibus. Chacun est introduit par vel, utilisant l’anaphore pour exprimer la forme dela pensée. L’organisation des rimes selon un schéma croisé de deux terminai<strong>son</strong>ssouligne davantage la progression de l’argumentation en trois points. C<strong>et</strong>te strophepourrait parfaitement tenir lieu d’annonce de plan dans <strong>le</strong> développement d’un passagede sermon <strong>sur</strong> la simonie. Le poète est donc ici influencé par des structures menta<strong>le</strong>s <strong>et</strong>des habitudes qui <strong>son</strong>t cel<strong>le</strong>s du prédicateur. Une construction aussi rigoureuse est certesexceptionnel<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> corpus des conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, mais el<strong>le</strong>laisse entrevoir comment <strong>le</strong>s habitudes propres à un genre de discours peuvent sedécliner dans un autre. A priori, <strong>le</strong>s conduits ne nécessitent pas de faire appel à desméthodes argumentatives. La persuasion passe effectivement par d’autres voies. Un tel398


aff<strong>le</strong>urement ponctuel montre la perméabilité des types de discours, <strong>sur</strong>tout lorsqu’ilsévoluent dans <strong>le</strong> même registre : même thème, même public, même objectif.Dans <strong>le</strong>s sermons, l’organisation claire des arguments est un élémentprimordial de l’entreprise de conviction. La prononciation ora<strong>le</strong> nécessite que <strong>le</strong>discours soit régulièrement balisé pour que l’auditeur puisse se repérer dans la structurequi lui a été annoncée. Le prédicateur veil<strong>le</strong> donc à ce que <strong>le</strong>s parties soient clairementperceptib<strong>le</strong>s à l’oreil<strong>le</strong> <strong>et</strong> insiste rigoureusement <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s signaux qui guideront <strong>son</strong>auditoire. Il dénombre méticu<strong>le</strong>usement ses parties, prend soin de ménager destransitions entre chacune d’entre el<strong>le</strong>s, signa<strong>le</strong> <strong>le</strong> passage à un autre terme du thème ou àun autre argument. Le temps de l’audition est donc partagé en étapes claires quel’auditeur reconnaît <strong>et</strong> <strong>sur</strong> <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s s’organise la pensée. La préoccupation d’unearchitecture rhétorique ferme est donc commune aux deux types de discours que <strong>son</strong>t <strong>le</strong>sconduits <strong>et</strong> <strong>le</strong>s sermons. L’organisation du conduit en strophes correspond aussi parfoisà une progression argumentative. Le texte <strong>et</strong> <strong>sur</strong>tout la mélodie (caudae <strong>et</strong> cadences)concourent à m<strong>et</strong>tre en place un nombre important de repères pour que l’auditeuridentifie <strong>et</strong> suive au fur <strong>et</strong> à me<strong>sur</strong>e la structure <strong>et</strong> la succession des strophes, que cel<strong>le</strong>scisoient répétitives ou non. Or la progression des parties, quel que soit <strong>le</strong> discours, vasouvent de pair avec la hiérarchisation des arguments. Les étapes se succèdent <strong>et</strong>empruntent un chemin qui doit mener du plus simp<strong>le</strong> ou évident, vers l’exploitation laplus profonde du suj<strong>et</strong>. Les méthodes de l’exégèse biblique qui <strong>son</strong>t à l’usage dans <strong>le</strong>scommentaires <strong>et</strong> <strong>le</strong>s gloses imposent <strong>le</strong>ur démarche aux sermons dans la manièred’extraire du texte (<strong>le</strong> thème) des arguments <strong>et</strong> de <strong>le</strong>s ordonner. Le sens littéral, prochedu texte <strong>et</strong> des mots, doit être suivi <strong>et</strong> complété du sens spirituel qui tend à révé<strong>le</strong>r <strong>le</strong>saspects <strong>le</strong>s plus profonds du mystère chrétien 114 . Dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s du XII e <strong>et</strong> du XIII e sièc<strong>le</strong>,ces méthodes <strong>son</strong>t appliquées de manière plus systématique <strong>et</strong> la formalisation des« quatre sens de l’écriture » (littéral, allégorique, tropologique, anagogique) devient unedémarche commune 115 . Les conduits moraux semb<strong>le</strong>nt avoir hérité de certains aspectsde ces manières de construire la pensée. L’exploitation du sens littéral n’est pasdéveloppé, bien que l’on trouve une allusion à l’interprétation étymologique trèscourante du mot homo à la strophe 3 de Cum sit omnis caro fenum (Homo dictus es ab114 Gilbert DAHAN, L’exégèse chrétienne de la Bib<strong>le</strong> en Occident médiéval, Paris, 1999.115 Henri de LUBAC, Exégèse médiéva<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s quatre sens de l’écriture, 4 vol., Paris, 1959.399


humo) <strong>et</strong> de nouveau dans <strong>le</strong> refrain (vers 3 : qui de terra sumeris). En revanche, <strong>le</strong>développement de l’aspect spirituel constitue l’essentiel du contenu des conduits. Leniveau tropologique est bien entendu <strong>le</strong> plus développé dans la me<strong>sur</strong>e où ces conduits<strong>son</strong>t consacrés à la moralisation. La progression vers <strong>le</strong> sens anagogique termineplusieurs conduits moraux. L’évocation des fins dernières <strong>et</strong> de la nature mystique duSalut <strong>son</strong>t souvent l’obj<strong>et</strong> de plusieurs vers ou d’une strophe entière :Tab<strong>le</strong>au 17 : L’évocation du Jugement dernier dans <strong>le</strong>s conduits morauxIncipitStrophes ou vers concernés2. Fontis in rivulum Strophe V3. Ad cor tuum revertere Strophe 44. Quid ultra tibi facere Strophes 7 <strong>et</strong> 8 (supplémentaires dans Da)7. Ve mundo a scandalis Strophe 69. O labilis sortis Strophe 512. Bonum est confidere Seconde moitié de la strophe 213. Homo vide que pro te patior Strophe 2 vers 8, strophe 3, vers 414. Nitimur in v<strong>et</strong>itum Strophe 516. O mens cogita Strophe 919. Suspirat spiritus Strophe 6, 7 <strong>et</strong> 8On remarque que ces passages se situent dans la grande majorité des cas à la fin duconduit. Pour <strong>le</strong> prédicateur, de tels développements <strong>sur</strong> <strong>le</strong> Salut relèvent du rudimentdes connaissances nécessaires à la fabrication du discours <strong>et</strong> à l’élaboration del’argumentation. Parmi <strong>le</strong>s procédés présentés par Guillaume d’Auvergne dans <strong>son</strong> Arspraedicandi, on trouve effectivement : unius ad aliud consecutio (chapitre 6, al<strong>le</strong>r versla conclusion logique d’une situation ou condition, généra<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> Salut ou ladamnation) <strong>et</strong> quelques chapitres plus loin, gaudiorum promissio (chapitre 10, prom<strong>et</strong>tre<strong>le</strong> Salut) <strong>et</strong> <strong>et</strong> ponarum comminatio (chapitre 11 : <strong>et</strong> menacer de la damnation) 116 .Exégèse, prédication <strong>et</strong> poésie latine empruntent donc, se ce point, des modalitéssimilaires.Le prédicateur peut utiliser l’illustration narrative ou exemplum pour séduire <strong>et</strong>divertir tout en poursuivant l’édification de l’auditoire 117 . La stratégie de l’orateur est116 GUILLAUME d’AUVERGNE, Ars praedicandi, éd. Alphonse DE POORTER, op. cit.117 Claude BREMOND, Jacques LE GOFF <strong>et</strong> Jean-Claude SCHMITT, L’« exemplum », Typologie des sourcesdu Moyen Âge occidental, Turnhout, 1982.400


d’éviter la lassitude <strong>et</strong>, par là même, de fournir une image du contenu moral présentésous une forme plus concrète donc plus faci<strong>le</strong> à mémoriser pour un public simp<strong>le</strong>. Cespassages doivent intervenir à la fin du discours, au moment où l’attention est la plusfragi<strong>le</strong> <strong>et</strong> où l’orateur place de manière privilégiée ce que la mémoire gardera <strong>le</strong> mieux.Nous avons re<strong>le</strong>vé dans certains conduits l’intégration d’éléments narratifs, toujoursdans <strong>le</strong>s strophes fina<strong>le</strong>s. Il ne s’agit pas là d’exempla dans la me<strong>sur</strong>e où ces passages neracontent pas des histoires édifiantes issues du quotidien. Ces incursions narratives <strong>son</strong>tempruntées à la Bib<strong>le</strong> <strong>et</strong> à ses parabo<strong>le</strong>s : <strong>le</strong>s vierges sages <strong>et</strong> fol<strong>le</strong>s dans Ad cor tuumrevertere (n°3), l’exemp<strong>le</strong> de Lazare dans Quid ultra tibi facere (n°4), l’histoire d’Agar<strong>et</strong> Sara dans Suspirat spiritus(n°19). La référence narrative peut aussi provenir de laculture classique, comme dans Quo me vertam nescio (n°8) qui s’achève <strong>sur</strong> laprésentation des per<strong>son</strong>nages mythologiques Argus <strong>et</strong> Briare. L’évocation de ceséléments anecdotiques ne passe pas par la narration en bonne <strong>et</strong> due forme. Les histoiresen questions ne <strong>son</strong>t pas contées, el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t seu<strong>le</strong>ment suggérées, rappelées par quelquesmots. Il est attendu que l’auditeur <strong>le</strong>s connaisse <strong>et</strong> fasse lui-même <strong>le</strong> lien avec ce qui aprécédé. Le conduit n’est pas <strong>le</strong> lieu de l’explication <strong>et</strong> du développement.L’intervention d’un exemp<strong>le</strong> concr<strong>et</strong> à la fin d’un discours est certes un procédérhétorique qui n’est propre ni aux conduits ni aux sermons. Cependant, l’utilisationaccrue de c<strong>et</strong>te technique dans <strong>le</strong>s sermons au moment même où <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>construit ses conduits autorise à penser qu’il y a une identité de démarche qui nousinforme un peu mieux <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s intentions <strong>et</strong> l’état d’esprit qui motivent certains aspectsde la composition poético-musica<strong>le</strong>.Pour <strong>le</strong>s sermons, <strong>le</strong>s citations <strong>son</strong>t l’origine <strong>et</strong> l’instrument. L’origine, carc’est à partir d’une citation que <strong>le</strong> discours est construit. Il est l’explication d’un vers<strong>et</strong><strong>et</strong> c’est ce qui légitime la prise de paro<strong>le</strong> de l’orateur dans la liturgie ou ail<strong>le</strong>urs. Lescitations <strong>son</strong>t éga<strong>le</strong>ment des instruments car el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t utilisées tout au long du discourscomme technique d’argumentation. El<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t un des moyens de la dilatatio.L’accumulation des citations reliées à un suj<strong>et</strong> ou à une expression est une manière dejustification car l’autorité scripturaire est une preuve de vérité. L’analyse des conduitsmoraux a signalé, à de nombreuses reprises, la présence de citations au début 118 <strong>et</strong> aucours des textes. Nous avons déjà discuté de l’utilisation récurrente de citations enincipit <strong>et</strong> l’intérêt de ce procédé du point de vue rhétorique. Cependant, <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de ces118 Voir tab<strong>le</strong>au 15, p. 357.401


éférences au texte biblique dans <strong>le</strong>s conduits n’est pas identique à celui des sermons.La citation ne donne pas <strong>le</strong> suj<strong>et</strong> de l’ensemb<strong>le</strong> du conduit comme el<strong>le</strong> <strong>le</strong> fait dans laprédication. El<strong>le</strong> n’impose rien pour la construction du développement, sinon parfois la<strong>son</strong>orité de la rime. Remarquons d’ail<strong>le</strong>urs que, dans <strong>le</strong>s conduits, <strong>le</strong>s citations <strong>son</strong>tsouvent remaniées par rapport au texte d’origine, pour convenir à la forme qui est cel<strong>le</strong>du poème. Intégrée au cours du texte, la citation n’a pas va<strong>le</strong>ur d’argument puisque làn’est pas l’objectif du conduit. Ces compositions ne <strong>son</strong>t pas non plus <strong>le</strong>s premierstextes poétiques à faire usage de citations. Le texte biblique eff<strong>le</strong>ure périodiquement parun mot ou une expression dans bien d’autres répertoires. Le langage biblique irriguel’ensemb<strong>le</strong> de la production poétique médiéva<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong>s conduits, nous avonsnéanmoins pu observer un fonctionnement emprunté aux techniques de la prédication,celui des concordanciae. Le développement d’un passage <strong>et</strong> d’un enchaînement decitations par l’usage des concordances est un procédé bien connu des prédicateurs. Lesartes praedicandi <strong>le</strong> recommandent <strong>et</strong> des outils pour en simplifier l’usage apparaissentau cours du XIII e sièc<strong>le</strong>, sous forme de recueils. À chaque mot <strong>son</strong>t associés tous <strong>le</strong>svers<strong>et</strong>s qui <strong>le</strong> contiennent. Il est ainsi plus rapide <strong>et</strong> moins exigeant pour la mémoire, deconstruire un réseau dont <strong>le</strong>s citations <strong>son</strong>t la trame <strong>et</strong> justifient l’authenticité desarguments. Tous <strong>le</strong>s conduits ne <strong>son</strong>t pas tissés de citations en réseau. Lorsque cela est<strong>le</strong> cas, <strong>le</strong> procédé pose question : s’agit-il d’une subtilité à l’intention de l’auditoire quiconnaît lui aussi <strong>le</strong>s chaînes que l’on peut dérou<strong>le</strong>r à partir des citations, comme un clind’œil de l’auteur à ses semblab<strong>le</strong>s 119 ? S’agit-il de textes développés pour m<strong>et</strong>tre enœuvre des réseaux <strong>et</strong> en faciliter l’apprentissage 120 ? S’agit-il enfin d’un réf<strong>le</strong>xe deconstruction du discours, que l’auteur applique sans même y penser tel<strong>le</strong>ment <strong>son</strong>langage en est pétri ? La réponse à apporter est probab<strong>le</strong>ment différente selon <strong>le</strong>sconduits.Si la fonction des citations dans <strong>le</strong>s compositions mora<strong>le</strong>s n’est pas identique àcel<strong>le</strong> des sermons, il faut cependant rappe<strong>le</strong>r que, par ces références <strong>et</strong> l’aff<strong>le</strong>urementrégulier du texte biblique, <strong>le</strong> poète comme prédicateur cherche à légitimer <strong>et</strong> é<strong>le</strong>ver <strong>son</strong>discours. La Bib<strong>le</strong> est un langage idéal, <strong>le</strong> Verbe par excel<strong>le</strong>nce, un modè<strong>le</strong> <strong>et</strong> une119 Dans Cum sit omnis caro fenum (n°18), <strong>le</strong> réseau est tel<strong>le</strong>ment connu qu’il ne peut être ignoré d’unauditoire clérical, même peu savant.120 C’est une hypothèse que nous avons proposée à propos d’un conduit à l’attribution incertaine à<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, Clavus clavo r<strong>et</strong>unditur. Voir Anne-Zoé RILLON, « Entre conduits <strong>et</strong> sermons,variation autour de l’image du christi clavus chez <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> », Revue Mabillon, XVIII(2008).402


source d’inspiration inépuisab<strong>le</strong>. Son texte constitue la trame du discours, comme el<strong>le</strong>est cel<strong>le</strong> de la pensée d’un homme d’Église.2.3 Les conduits <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur(s) public(s)La rhétorique des sermons, bien qu’el<strong>le</strong> s’en défende souvent, a des objectifsfonctionnels voire utilitaires. Les perspectives de la « Paro<strong>le</strong> nouvel<strong>le</strong> » du XIII e sièc<strong>le</strong> enmatière de prédication <strong>son</strong>t tournées vers la communication. Le Verbe divin estcommenté, expliqué <strong>et</strong> condensé de manière à ce que <strong>le</strong>s fidè<strong>le</strong>s y trouvent ce qui estuti<strong>le</strong> pour <strong>le</strong>ur propre vie. Le message <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mots qui <strong>le</strong> portent doivent donc êtreadaptés aux caractéristiques des fidè<strong>le</strong>s visés. Le prédicateur ne s’adresse pas de lamême manière aux c<strong>le</strong>rcs <strong>et</strong> aux laïcs <strong>et</strong>, parmi ces derniers, <strong>le</strong>s distinctions d’ordresociologique se m<strong>et</strong>tent en place pour affiner l’efficacité de la <strong>le</strong>çon mora<strong>le</strong>. Ce <strong>son</strong>t <strong>le</strong>ssermons que l’on dit ad status, c’est-à-dire composés selon l’état de ceux à qui ils <strong>son</strong>tdestinés 121 . Les conseils prodigués par <strong>le</strong>s artes praedicandi ne <strong>son</strong>t pas très loquaces enla matière <strong>et</strong> reprennent tous, à peu de choses près, <strong>le</strong>s mêmes conseils. Le prédicateurdoit adapter ses exemp<strong>le</strong>s, ses comparai<strong>son</strong>s <strong>et</strong> certains aspects de <strong>son</strong> vocabulaire auxcirconstances : <strong>le</strong>s conditions dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il par<strong>le</strong>, la composition de <strong>son</strong> public <strong>et</strong><strong>son</strong> état. La forme du sermon <strong>et</strong> la démarche restent inchangées quel que soit <strong>le</strong> niveaude l’auditoire 122 .Certains manuscrits des sermones festiva<strong>le</strong>s de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>comportent des rubriques qui informent <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s circonstances. On apprend ainsi qu’il aprononcé des sermons devant des assemblées diversifiées, en français <strong>et</strong> en latin. Il adonc été confronté à la nécessité d’adapter <strong>son</strong> discours pour se rendre accessib<strong>le</strong> à toustypes de public. Il n’hésite pas à traduire des termes en langue vulgaire, à citer des121 Carolym MUESSIG, « Audience and Preacher: Ad Status Sermons and Social Classification »,Preacher, Sermon and Audience in the Midd<strong>le</strong> Ages, éd. Carolyn MUESSIG, Leiden-Boston-Cologne,2002, p. 255-276.122 THOMAS de CHOBHAM, Summa de arte praedicandi, éd. Franco MORENZONI, Turnhout, 1988, p. 276 :« Item notandum quod ars inueniendi uarianda est in predicatione multipliciter circa narrationes <strong>et</strong>parabolas inueniendas, scilic<strong>et</strong> tum secundum per<strong>son</strong>as, tum secundum ipsa res. Secundum per<strong>son</strong>asmultipliciter, quia aliter predicandum est paruulis, aliter maioribus. Et alia predicanda suntprincipibus <strong>et</strong> uiris militaribus, alia ciuibus, alia liberis, alia seruis, alia mulieribus, alia c<strong>le</strong>ricis. »Traduction : « Il faut noter que l’invention, dans la prédication, doit être diverse <strong>et</strong> variée, selon <strong>le</strong>sper<strong>son</strong>nes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s matières el<strong>le</strong>s-mêmes ; selon <strong>le</strong>s per<strong>son</strong>nes, car c’est une chose de faire la prédicationaux pauvres, <strong>et</strong> c’en est une autre d’en faire aux gens importants. Et il faut faire des prédicationsdifférentes aux princes <strong>et</strong> aux soldats, aux citoyens, aux enfants, aux serfs, aux femmes, aux c<strong>le</strong>rcs. »403


proverbes populaires de manière à par<strong>le</strong>r la même « langue » que ceux qui l’écoutent.C<strong>et</strong>te adaptation est bien d’ordre rhétorique car el<strong>le</strong> est, d’une part, un des préceptes <strong>le</strong>splus couramment répétés par <strong>le</strong>s manuels, <strong>et</strong> parce que, d’autre part, el<strong>le</strong> utilise sespropres moyens pour agir à c<strong>et</strong>te simplification ou comp<strong>le</strong>xification, selon <strong>le</strong>s cas. Larecherche d’une virtuosité langagière <strong>et</strong> argumentative produit des sermons à destinationde ceux qui peuvent en saisir la qualité. Pour <strong>le</strong> peup<strong>le</strong>, il faut du concr<strong>et</strong>, des imagesqui marquent l’imagination, des divisions claires <strong>et</strong> une langue simp<strong>le</strong>. L’utilisation dela rhétorique des conduits est, el<strong>le</strong> aussi, très variab<strong>le</strong>. Peut-el<strong>le</strong> être interprétée de lamême manière, à savoir qu’el<strong>le</strong> change en fonction des « attentes » du public <strong>et</strong> desintentions communicatives du poète-compositeur ?On ne connaît pas <strong>le</strong>s circonstances pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s conduits de l’époque deNotre-Dame étaient composés. Ils ne font pas partie de la liturgie au sens strict, bien quecertains aient pu prendre place dans des offices exceptionnels ou dans ses partiesmargina<strong>le</strong>s 123 . On ne sait donc rien de précis de ceux qui écoutaient <strong>le</strong>s conduits niquel<strong>le</strong>s étaient <strong>le</strong>urs dispositions d’esprit <strong>et</strong> <strong>le</strong>urs conditions d’écoute. Il existecependant quelques éléments <strong>sur</strong> <strong>le</strong>squels on peut s’appuyer. La langue latine est unmédia assez discriminatoire. Les conduits s’adressent de toute évidence aux <strong>le</strong>ttrés ausens large. Des traductions françaises ont pu être diffusées. Il nous en est parvenu unexemp<strong>le</strong> : <strong>le</strong> conduit Quisquis cordis <strong>et</strong> oculi <strong>et</strong> sa traduction Li cuer se vait de l’ueilplaignant 124 . C<strong>et</strong> exemp<strong>le</strong> de traduction montre qu’il a été envisagé de m<strong>et</strong>tre unecomposition latine à disposition d’un public plus large. Malgré cela, <strong>le</strong>s conduits latinstels qu’ils nous <strong>son</strong>t parvenus ne peuvent être compris que par des Hommes qui par<strong>le</strong>ntlatin <strong>et</strong> <strong>son</strong>t passés par <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s.Les manuscrits <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur usage peuvent aussi fournir des indices de l’audience desconduits moraux. Les sources du corpus mènent vers des pistes diverses : <strong>le</strong> manuscritde Florence nous conduit dans l’entourage du pouvoir royal <strong>et</strong> ecclésiastique de LouisIX <strong>et</strong> de la Sainte-Chapel<strong>le</strong> ; LoB semb<strong>le</strong> avoir appartenu à une famil<strong>le</strong> cultivée du Nordde la France ; <strong>le</strong> manuscrit Sab fait état de la diffusion du corpus chez <strong>le</strong>s dominicains123 Voir dans la première partie (p. 100) <strong>le</strong>s remarques à propos des compositions liturgiques <strong>et</strong>historiques.124 Les deux versions <strong>le</strong>s plus complètes de Quisquis cordis <strong>et</strong> oculi <strong>son</strong>t dans <strong>le</strong>s manuscrits LoB f°24v <strong>et</strong>Paris, BnF lat. 8433, f°46. On trouve des versions incomplètes dans F, f°437v <strong>et</strong> Sab, f°140v. Laversion française est copiée dans deux manuscrits de chan<strong>son</strong>s de trouvères : <strong>le</strong> chan<strong>son</strong>nier deClairambault (Paris, BnF n. a. fr. 1050, f°191v, attribution à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>) <strong>et</strong> <strong>le</strong> chan<strong>son</strong>nierde Cangé (Paris, BnF fr.847, f°181). Le texte français est édité par Paul MEYER, dans « Henri d’Andeli<strong>et</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>Philippe</strong> », Romania, I (1972), p. 190-215, d’après <strong>le</strong> manuscrit de Cangé.404


de Paris. Des sources tel<strong>le</strong>s que <strong>le</strong>s Carmina Burana <strong>et</strong>, plus tardivement, <strong>le</strong> Roman deFauvel élargissent encore davantage <strong>le</strong> rayonnement géographique <strong>et</strong> temporel desconduits. Rappelons aussi que <strong>le</strong>s textes ont circulé dans <strong>le</strong> milieu franciscain, commeen témoigne l’admiration que <strong>le</strong>ur voue <strong>le</strong> frère Salimbene dans ses Cronica. Les textesde <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> <strong>son</strong>t encore transmis dans des sources tardives de col<strong>le</strong>ctionsde poésies pieuses, jusqu’à être mis en polyphonie par Roland de Lassus 125 . Ce largerayonnement semb<strong>le</strong> impliquer un très vif succès dès la création <strong>et</strong> une intense diffusion.Toutes ces sources nous ramènent pourtant à un milieu proche de l’Église. Il ne s’agitpas néanmoins d’un milieu strictement clérical comme <strong>le</strong> montre <strong>le</strong> peu d’incidencesdes compositions du <strong>Chancelier</strong> avec la liturgie au sens strict. Il s’agit des intel<strong>le</strong>ctuelsformés dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s, qui, s’ils <strong>son</strong>t c<strong>le</strong>rcs <strong>et</strong> souvent dotés d’une charge ecclésiastique,n’en <strong>son</strong>t pas moins des hommes <strong>et</strong> parfois de pécheurs. N’oublions pas que Paris estpeuplé d’étudiants qui, s’ils ne <strong>son</strong>t pas encore de grands intel<strong>le</strong>ctuels <strong>et</strong> mènent une viedissolue pour certains, connaissent <strong>le</strong> latin <strong>et</strong> ont reçu l’éducation biblique qu’exige lacompréhension des références <strong>et</strong> citations dont <strong>son</strong>t tissés <strong>le</strong>s conduits. Ils ont éga<strong>le</strong>mentune très grande pratique de la liturgie. Les formu<strong>le</strong>s mélodiques <strong>et</strong> <strong>le</strong>s clichés dulangage monodique <strong>son</strong>t profondément ancrés dans <strong>le</strong>ur mémoire musica<strong>le</strong>.Que nous disent <strong>le</strong>s textes des conduits moraux de <strong>le</strong>urs propres auditeurs ? Onpeut clairement y distinguer deux catégories : d’une part <strong>le</strong>s prélats <strong>et</strong> d’autre part unpublic plus large désigné par <strong>le</strong> terme général <strong>et</strong> universel de Homo. Les textes adressésaux prélats protestent contre <strong>le</strong>ur comportement <strong>et</strong> dénoncent la somme de <strong>le</strong>urs péchés,alors qu’ils devraient prêcher par l’exemp<strong>le</strong>. Ce <strong>son</strong>t généra<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s hautes sphères dupouvoir qui <strong>son</strong>t dénigrées, parfois même <strong>le</strong> pape. L’ambition misérab<strong>le</strong> des plus p<strong>et</strong>itsest aussi souvent dénoncée. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> décrit ici ce qu’il observe dans <strong>le</strong>milieu ecclésiastique parisien qui est <strong>le</strong> sien, ce à quoi il assiste <strong>et</strong> dont il souffre. Pourla seconde catégorie, c’est à l’humanité entière que <strong>le</strong> poète s’adresse, l’Homme dans sacondition de pécheur. Les fou<strong>le</strong>s parisiennes estudiantines peuvent probab<strong>le</strong>mentreconnaître <strong>le</strong>urs fautes <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur comportement insouciant de l’avenir dans ce que blâment<strong>le</strong>s textes des conduits. La plupart de ces textes empruntent à la tradition déjà longue du125 Il s’agit du texte de Homo vide que pro te patior (n°13), dernière pièce des Lagrime di San Pi<strong>et</strong>ro.405


contemptus mundi 126 . Les productions littéraires du contemptus mundi s’inscrivent dansune communauté de pensée à vocation moralisatrice. Le thème est évoqué à denombreuses reprises dans <strong>le</strong>s différents livres de la Bib<strong>le</strong> dans l’Ancien comme dans <strong>le</strong>Nouveau Testament 127 . Il est éga<strong>le</strong>ment un héritage de la poésie antique. Lecommentaire <strong>et</strong> <strong>le</strong> développement de ces passages où <strong>le</strong> désenchantement <strong>et</strong> <strong>le</strong>pessimisme <strong>son</strong>t l’expression de la difficulté de la vie terrestre m<strong>et</strong>tent en place unréseau de lieux communs <strong>et</strong> d’images. Le contexte d’élaboration de ces textes alongtemps été monastique puisque ce mépris est à l’origine du r<strong>et</strong>rait du monde choisipar <strong>le</strong>s moines. Pour <strong>le</strong>s séculiers, <strong>le</strong> monde est aussi ce contre quoi ils doivent protéger<strong>le</strong>s fidè<strong>le</strong>s. On y fait souvent l’énumération <strong>et</strong> la description des vices qui gu<strong>et</strong>tentl’Homme dans <strong>le</strong> monde. Ce combat justifie <strong>le</strong> sacerdoce des prêtres <strong>et</strong> nourritabondamment la pastora<strong>le</strong> <strong>et</strong> l’enseignement 128 . L’étude de la diffusion de ce thème auxdifférentes périodes du Moyen Âge fait éclater <strong>le</strong>s limites des genres littéraires <strong>et</strong>philosophiques. Les productions littéraires qui en émanent prennent des formes <strong>et</strong> desproportions variées, comme <strong>le</strong>s traités (Innocent III, Hugues de Saint-Victor 129 ) ou <strong>le</strong>slongs poèmes versifiés (saint Anselme, Bernard de Morlaix 130 ). S’il est <strong>le</strong> produit d’unespiritualité monastique déjà ancienne, <strong>le</strong> thème du mépris du monde rencontre un regaind’intérêt au début du XIII e sièc<strong>le</strong>. La contribution véhémente de Lotario di Segni, futurpape Innocent III au genre du contemptus mundi 131 , probab<strong>le</strong>ment récente au moment126 Jean DELUMEAU, Le péché <strong>et</strong> la peur, la culpabilisation en Occident XIII e -XVIII e sièc<strong>le</strong>s, Paris, 1983,chapitre I « Le mépris du monde <strong>et</strong> de l’homme », p.15 sq. La mise en évidence d’un thème littéraireessentiel au discours chrétien <strong>et</strong> parcourant toute la période médiéva<strong>le</strong>, est réalisée par Robert BULTOTdans de nombreux artic<strong>le</strong>s. La synthèse conséquente est à lire dans La doctrine du mépris du monde enOccident, Louvain, 1963.127 Par exemp<strong>le</strong> dans l’Ancien Testament, Job, 14, 1-22 (Homo natus de muliere, brevi vivens tempore,rep<strong>le</strong>tur multis miseriis) <strong>et</strong> dans <strong>le</strong> Nouveau Testament, I Cor, 7, 29-31 (Hoc itaque dico, fratres :tempus breve est. Reliquum est, ut <strong>et</strong> qui habent uxores, tamquam non habentes sint. Et qui f<strong>le</strong>nt,tamquam non f<strong>le</strong>ntes, <strong>et</strong> qui gaudent, tamquam non gaudentes, <strong>et</strong> qui emunt, tamquam non possidentes,<strong>et</strong> qui utuntur hoc mundo tamquam non utantur : pra<strong>et</strong>erit enim figura huius mundi.)128 Robert BULTOT, La Chartula <strong>et</strong> l’enseignement du mépris du monde dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>s universitésmédiéva<strong>le</strong>s, Spo<strong>le</strong>to, 1967.129 INNOCENT III, De contemptu mundi sive de miseria conditionis humanae, PL 217 col. 701, HUGUES deSAINT-VICTOR, De vanitate mundi, PL 176 col.703.130 ANSELME de CANTERBURRY, Carmen de contemptu mundi, PL 158 col.687, BERNARD de MORLAIX,De contemptu mundi (Ronald PEPIN, (éd.) Scorn for the World, Bernard of Cluny’s De ContemptuMundi : the Latin Text with English Translation and Introduction, East Lansing, 1991).131 Dès <strong>le</strong> début du traité, on peut lire, au chapitre « De miseria hominis » : « Consideraverim ergo cumlacrimis de quo factus est homo, quid faciat homo, quid futurus sit homo. Sane formatus est homo d<strong>et</strong>erra, conceptus in culpa, natus ad penam. Agit prava que non licent, turpia que non decent, vana quenon expediunt. […] Formatus est homo de pulvere, de luto, de cinere : quodque vilius est, despurcissimo spermate. Conceptus in pruritu carnis, in fervore libidinis, in f<strong>et</strong>ore luxurie: quodqued<strong>et</strong>erius est, in labe peccati. Natus ad laborem, timorem, dolorem: quodque miserius est, ad mortem. »(PL 217, col. 710). Le vocabulaire, <strong>le</strong>s images <strong>et</strong> <strong>le</strong>s références <strong>son</strong>t très proches des textes de conduits.406


où <strong>Philippe</strong> compose ses conduits, montre l’actualité de c<strong>et</strong>te préoccupation au début duXIII e sièc<strong>le</strong>. L’idéal moral du rej<strong>et</strong> du monde <strong>et</strong> de ses péchés fait partie intégrante ducombat contre <strong>le</strong>s vices mené par <strong>le</strong>s intel<strong>le</strong>ctuels. L’enseignement moral des fidè<strong>le</strong>s, lalutte contre l’hérésie <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s enjeux majeurs qui participent de l’affirmation d’unpouvoir séculier actif <strong>et</strong> puissant.Comparées à cela, <strong>le</strong>s proportions des conduits <strong>son</strong>t très réduites. En revanche,la mise en musique <strong>et</strong> <strong>le</strong>s caractéristiques du conductus font de c<strong>et</strong>te production uneproposition intéressante pour enrichir la diffusion de ce thème porteur <strong>et</strong> peut être pouraméliorer ou du moins chercher d’autres voies pour as<strong>sur</strong>er <strong>son</strong> efficacité dans la grandeentreprise de moralisation de la société médiéva<strong>le</strong>. En tant que prédicateur, <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> défend l’adoption de ce mépris comme un moyen de résister aux tentationsdu monde. Dans l’un de ses sermons modè<strong>le</strong>s, il dit clairement :« Mundo debemus contemptum. Quia enim bona eius mutabilia sunt <strong>et</strong> transitoria, nonpermanent : quia vana sunt: non satiant nec imp<strong>le</strong>nt nec substentant. quia mundana nec soluuntfelicitatem quam spondent : <strong>et</strong> ideo vilia <strong>et</strong> abiicienda. Quis enim credit <strong>et</strong> amat hominemmutabi<strong>le</strong>m <strong>et</strong> vanum <strong>et</strong> cotidie mendacem ? 132 »<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> affectionne particulièrement ce thème <strong>et</strong> utilisevolontiers <strong>le</strong>s images traditionnel<strong>le</strong>s qui l’expriment dans ses conduits :Tab<strong>le</strong>au 18Le thème du contemptus mundi dans <strong>le</strong>s conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>IncipitExemp<strong>le</strong> de vers9 O labilis sortishumane status.11 Homo qui sempermorerisStr.1v.1-4refrainStr.1v.2-3Str.2 v.1Str.2v.6-7O labilis sortis humane status / egreditur ut flosconteritur /<strong>et</strong> labitur homo labori natus. / f<strong>le</strong>nsoritur vivendo moritur.Ha moriens vita luxu sopita /nos inficis fellitiscondita.qui diffluis quotidie / qui scis quod heri fuerisDic homo res instabilisquid te di<strong>le</strong>ctat fragilis / carnis <strong>et</strong> vitae vilitas.132 Sermon IX des Distinctiones super Psalterium, éd. Josse BADE, op. cit. Traduction : « Nous devonsmépriser <strong>le</strong> monde. Car en eff<strong>et</strong> ses biens <strong>son</strong>t changeants <strong>et</strong> transitoires <strong>et</strong> ne restent pas ; car ils <strong>son</strong>tvains ; ils n’apaisent ni ne rassasient ni ne sustentent. Car <strong>le</strong>s mondanités ne dissolvent pas <strong>le</strong> bonheurmais ne <strong>le</strong> garantissent pas ; <strong>et</strong> pour c<strong>et</strong>te rai<strong>son</strong> el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t vi<strong>le</strong>s <strong>et</strong> à rej<strong>et</strong>er. Qui en eff<strong>et</strong> croit <strong>et</strong> aimeun homme changeant <strong>et</strong> vain <strong>et</strong> menteur chaque jour ? »407


13 Homo vide quepro te patiorStr.2v.1-415 Homo considera Str.1 v.2Str.2v.7-1018 Cum sit omniscaro fenumStr.1 v.5Str.2v.4-5Str.3v.2-3Homo vide quid es <strong>et</strong> quid eris / flos es s<strong>et</strong> crasfavilla cineris / vas sordidum ut quid extol<strong>le</strong>ris /mundi gazas dimitte miserisqualis quam misera / sors vitae sit mortalismomentum est statere / dubius quantum manere /potes in prosperis / qui fenum es in flore.modo flos es sed verterissicut umbra cum declinat / vita fugit <strong>et</strong> festinatcito transis quia fumo / similis effectus esOn y r<strong>et</strong>rouve la même expression de la fragilité de l’Homme <strong>et</strong> <strong>son</strong> état transitoire dans<strong>le</strong> monde. Ce <strong>son</strong>t néanmoins des images qui par<strong>le</strong>nt avant tout à des hommes de cultureecclésiastique.Si l’on s’en tient à ce que disent <strong>le</strong>s textes des conduits, voici ce que l’on peutdéduire de l’audience à qui ils <strong>son</strong>t destinés :Tab<strong>le</strong>au 19Les conduits moraux <strong>et</strong> <strong>le</strong>s indications de publicConduitLocuteur DestinataireÉnonciationidentifié1 Homo natus ad L’âme Le pécheur 2 e pers. sg.laborem / tui status2 Fontis in rivulum Les prélats 3 e pers. pl.3 Ad cor tuumL’Homme pécheur <strong>et</strong> sa 2 e pers. sg.reverterecondition de mortel4 Quid ultra tibi facere Le Christ Les prélats 2 e pers. sg.3 e pers. pl.2 e pers. pl.5 Vanitas vanitatum Les prélats : appel au choix 2 e pers. sg.de la pauvr<strong>et</strong>é6 Excutere de pulvere L’Homme, <strong>le</strong> corps 2 e pers. sg.7 Ve mundo a scandalis Les prélats indignes au 3 e pers.moment du Jugement dernier8 Quo me vertamnescioLes prélats1 e pers. sg.3 e pers.9 O labilis sortis Le pécheur 2 e pers. sg.10 Quo vadis quo L’âme <strong>et</strong> <strong>le</strong> Le pécheur2 e pers. sg.progrederiscorps11 Homo qui semperL’Homme mortel2 e pers. sg.moreris12 Bonum est confidere Le pécheur ambitieux 2 e pers. sg.408


13 Homo vide que pro te Le Christ Le pécheur 2 e pers. sg.patior14 Nitimur in v<strong>et</strong>itum Le pécheur 1 e pers. pl.3 e pers. sg.2 e pers. sg.15 Homo considera Le mortel 2 e pers. sg.16 O mens cogita Le mortel 2 e pers. sg.17 Veritas equitas Les prélats 3 e pers. sg.18 Cum sit omnis caroLe mortel2 e pers. sg.fenum19 Suspirat spiritus L’âme Le pécheur 1 e pers. sg2 e pers. sg.20 Homo natus adlaborem / <strong>et</strong> avisLe pécheur2 e pers. sg.Les deux catégories de public distinguées à la <strong>le</strong>cture des textes partagent <strong>le</strong> corpus desconduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> en deux groupes : un groupe de 14 conduitsadressés à un auditoire large (pécheur, mortel) <strong>et</strong> un autre de 6 compositions traitantuniquement du comportement des prélats. Comment <strong>le</strong>s moyens linguistiques <strong>et</strong>musicaux <strong>son</strong>t-ils adaptés à ces deux groupes ?On ne peut observer de tendance systématique ou schématique. Cependant,quelques observations incitent à poursuivre c<strong>et</strong>te piste :- <strong>le</strong>s conduits <strong>le</strong>s plus simp<strong>le</strong>s si l’on considère l’élaboration musica<strong>le</strong> <strong>son</strong>t tousadressés à un auditoire général.- <strong>le</strong>s formes poético-musica<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus comp<strong>le</strong>xes <strong>son</strong>t majoritairementadressées à un auditoire clérical.Entre ces deux extrêmes, oscil<strong>le</strong> un certain nombre de compositions d’unniveau « moyen » qui nécessite que l’on affine <strong>le</strong>s catégories proposées <strong>et</strong> redéfinisse<strong>le</strong>s critères qui <strong>le</strong>s distinguent.Dans chacun des deux groupes « sociologiques » distingués à la <strong>le</strong>cture destextes, il est possib<strong>le</strong> de former des sous-groupes, selon des critères stylistiques c<strong>et</strong>tefois. L’adaptation du discours poético-musical au public semb<strong>le</strong> être réel<strong>le</strong>, mais n’est niuniforme ni schématique. Un même public peut susciter différents niveaux de discours,selon <strong>le</strong>s circonstances ou des catégories socia<strong>le</strong>s plus fines qui nous échappent dans <strong>le</strong>contenu du texte. Voici donc selon quels critères <strong>le</strong>s textes peuvent être distingués <strong>et</strong>partagés en quatre groupes :409


1 er groupe : Ce <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s conduits <strong>le</strong>s plus simp<strong>le</strong>s, adressés à un auditoire large.Les textes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s mélodies <strong>son</strong>t tous caractérisés par la répétition d’un ou plusieurséléments (motifs, phrases, refrains, strophes). La structure y apparaît clairement. Lelangage mélodique est uniformément syllabique, sans cauda, <strong>et</strong> souvent très stéréotypédans ses motifs <strong>et</strong> ses figures moda<strong>le</strong>s. La langue est simp<strong>le</strong>, sans être raffinée, parfoisun peu embrouillée car <strong>le</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>son</strong>ores peuvent ponctuel<strong>le</strong>ment prendre <strong>le</strong> pas <strong>sur</strong> laclarté du message. Le thème du contemptus mundi est commun à tous ces conduits. Lescitations bibliques ne <strong>son</strong>t pas complètement absentes mais el<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t empruntées à despassages connus <strong>et</strong> couramment cités.Tab<strong>le</strong>au 20Les conduits moraux simp<strong>le</strong>s <strong>et</strong> adressés à un auditoire largeIncipitÉléments qui justifient c<strong>et</strong>te classification9. O labilis sortis - Structure binaire- Refrain- Pas de mélismes- Répétitions à l’intérieur des strophes13. Homo vide que pro te patior - Christ locuteur- Forme strophique- Une seu<strong>le</strong> terminai<strong>son</strong> de rime par strophe- Langage mélodique syllabique <strong>et</strong> simp<strong>le</strong>- Figures rhétoriques répétitives <strong>et</strong> oratoires dans <strong>le</strong>texte, soutenues par la musique15. Homo considera - Contrafactum d’une chan<strong>son</strong> vernaculaire pieuse- Forme strophique- Strophes longues <strong>et</strong> structure interne trèsorganisée- Langage mélodique syllabique, simp<strong>le</strong> <strong>et</strong> répétitif16. O mens cogita - Structure binaire- Strophes <strong>et</strong> vers courts- Répétitions mélodiques à l’intérieur des strophes- Langue latine très simp<strong>le</strong>18. Cum sit omnis caro fenum - Strophique- Refrain- Langage mélodique très simp<strong>le</strong>, syllabique.- Langue latine très simp<strong>le</strong>20. Homo natus ad laborem / <strong>et</strong> - Forme très courte, irrégulièreavis- Langage mélodique syllabique sauf à la fin- Langue très simp<strong>le</strong>410


2 e groupe : Ces conduits s’adressent encore à un auditoire large, désigné parHomo <strong>et</strong> interpellé à la deuxième per<strong>son</strong>ne du singulier, mais <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> poétique <strong>et</strong>musical est globa<strong>le</strong>ment plus comp<strong>le</strong>xe que dans <strong>le</strong>s conduits du groupe précédent. Lamélodie peut être mélismatique. Les références bibliques <strong>et</strong> classiques <strong>son</strong>t nombreuses<strong>et</strong> parfois mises en relation par un procédé de concordances implicites. Les référencesaux parabo<strong>le</strong>s <strong>et</strong> aux per<strong>son</strong>nages bibliques témoignent d’une solide connaissance destextes sacrés pour l’auteur comme pour de destinataire. Dans plusieurs conduits, <strong>le</strong>niveau de langue est é<strong>le</strong>vé, plus proche des standards classiques. Contrairement augroupe précédent, la structure musica<strong>le</strong> est parfois continue <strong>et</strong> obéit au précepterhétorique de la diversitas. Il y transparait <strong>le</strong>s habitudes d’organisation <strong>et</strong> dehiérarchisation liées à la construction du discours. Ces compositions exigent une plusgrande qualité d’écoute <strong>et</strong> de mémorisation.Tab<strong>le</strong>au 21Les conduits moraux comp<strong>le</strong>xes adressés à un auditoire largeIncipit1. Homo natus adlaborem / tui statusÉléments qui justifient c<strong>et</strong>te classification- Strophes doub<strong>le</strong>s <strong>et</strong> irrégulières- Langage mélodique très mélismatique, sans répétitions àl’intérieur des strophes- Figures rhétoriques abondantes- Contenu théologique <strong>sur</strong> <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de l’âme3. Ad cor tuum revertere - Structure irrégulière <strong>et</strong> musique continue- Mélismes structurants- Fina<strong>le</strong> moda<strong>le</strong> peu affirmée- Parabo<strong>le</strong> des vierges fol<strong>le</strong>s <strong>et</strong> sages6. Excutere de pulvere - Strophique- Langage mélodique mélismatique de manière diffuse- Répétition mélodique ABAB au début de la strophe- Terminai<strong>son</strong>s des rimes identiques pour <strong>le</strong>s trois strophes- Syntaxe parfois confuse- Nombreuses citations <strong>et</strong> concordances structurantes- Parabo<strong>le</strong> du Fils prodigue10. Quo vadis quoprogrederis- Strophique- Strophes longues, structure interne diversifiée- figures poétiques abondantes- Langage peu mélismatique- Plan rhétorique dans la strophe (introduction,développement, conclusion)- Échange entre <strong>le</strong> corps <strong>et</strong> l’âme411


11. Homo qui sempermoreris- Structure binaire- Langage mélodique mélismatique ; caudae structurantes- Absence de répétition à l’intérieur des strophes12. Bonum est confidere - Structure irrégulière <strong>et</strong> musique continue- Mélismes peu nombreux mais efficaces du point de vue dela rhétorique- Figures rhétoriques abondantes dans <strong>le</strong> texte <strong>et</strong> la mélodie- Nombreuses citations14. Nitimur in v<strong>et</strong>itum - Contrafactum d’une chan<strong>son</strong> profane- Forme strophique- Langage mélodique syllabique- Citations classiques <strong>et</strong> patristiques au début de chaquestrophe ; parabo<strong>le</strong> des vierges fol<strong>le</strong>s <strong>et</strong> sages19. Suspirat spiritus - Contrafactum d’une chan<strong>son</strong> profane- Forme strophique- Langage mélodique syllabique- Monologue de l’âme- Long développement <strong>sur</strong> l’histoire de Sara <strong>et</strong> Agar3 e groupe : <strong>le</strong> poète s’attaque aux maux qui touchent aux mœurs des prélats.S’il ne s’adresse pas à eux toujours directement, c’est bien à <strong>le</strong>ur intention que cestextes viru<strong>le</strong>nts <strong>son</strong>t composés. La mélodie, sans être simpliste, est conçue à des fins decommunication <strong>et</strong> d’efficacité. L’organisation <strong>son</strong>ore <strong>et</strong> <strong>le</strong>s jeux de structure touchent lacomposition à tous <strong>le</strong>s niveaux comme un outil de clarification. Le rapport textemusiquedéploie une rhétorique souvent subti<strong>le</strong> qui cherche à atteindre un public cultivémais au comportement immoral. Ces compositions dégagent une forte énergie, unsentiment d’urgence. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> y engage une croisade contre <strong>le</strong>s vices qu’ilobserve parmi ses semblab<strong>le</strong>s.Tab<strong>le</strong>au 22Les conduits moraux simp<strong>le</strong>s adressés à un auditoire cléricalIncipit4. Quid ultra tibifacereÉléments qui justifient c<strong>et</strong>te classification- Christ locuteur- Forme strophique- Terminai<strong>son</strong> des rimes identiques par coup<strong>le</strong>s de strophes- Langage mélodique syllabique <strong>et</strong> simp<strong>le</strong>- Phrases mélodiques répétitives <strong>et</strong> structurées5. Vanitas vanitatum - Forme strophique- Langage mélodique simp<strong>le</strong> <strong>et</strong> syllabique, sauf pour <strong>le</strong> mélismeconclusif.- Thème de la pauvr<strong>et</strong>é412


17. Veritas equitas - Strophes courtes <strong>et</strong> efficaces- Longueur compensée par des blocs mélodiques répétitifs- Lai latin : identité des premières <strong>et</strong> dernières strophes- Citations bibliques nombreuses- 4 e groupe : <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> déploie dans ces conduits un dispositifpoético-musical de la plus grande comp<strong>le</strong>xité. Les structures doub<strong>le</strong>s font allusion à laséquence liturgique binaire pour en faire un outil de très haute difficulté. Il fautprobab<strong>le</strong>ment voir dans ces textes une part d’élitisme. L’enjeu est porté <strong>sur</strong> lacommunication que vers une forme de spéculation savante. L’opacité de la langue <strong>et</strong> lasyntaxe parfois embrouillée ne <strong>son</strong>t pas plus éclaircies lorsque la musique s’ajoute auxvers. Ces compositions <strong>son</strong>t, par certains aspects, une démonstration d’une rhétoriquequi ne cherche pas à se faire comprendre immédiatement, mais au contraire à susciterl’effort. Le public <strong>et</strong> <strong>le</strong> suj<strong>et</strong> en <strong>son</strong>t cléricaux <strong>et</strong> même des plus savants. <strong>Philippe</strong>s’adresse ici plus aux maîtres <strong>et</strong> théologiens qu’aux simp<strong>le</strong>s c<strong>le</strong>rcs.Tab<strong>le</strong>au 23Les conduits moraux comp<strong>le</strong>xes adressés à un auditoire cléricalIncipitÉléments qui justifient c<strong>et</strong>te classification2. Fontis in rivulum - Simp<strong>le</strong>s <strong>et</strong> trip<strong>le</strong>s strophes irrégulières- Langage mélodique très mélismatique- Absence de répétitions, sauf première <strong>et</strong> dernière caudae7. Ve mundo a - Doub<strong>le</strong>s strophes irrégulièresscandalis- Langage peu mélismatique dans <strong>le</strong>s strophes sauf caudae8. Quo me vertamnescio- Absence de répétitions à l’intérieur des strophes- Doub<strong>le</strong>s <strong>et</strong> simp<strong>le</strong>s strophes ; structure différente pour <strong>le</strong>sdoub<strong>le</strong>s <strong>et</strong> <strong>le</strong>s simp<strong>le</strong>s- Absence de répétitions à l’intérieur des strophes- Références bibliques <strong>et</strong> mythologiquesIl faut remarquer que, dans chacun de ces groupes, <strong>le</strong>s moyens techniques,littéraires <strong>et</strong> musicaux <strong>son</strong>t relativement homogènes. Les difficultés éventuel<strong>le</strong>s de lalangue latine <strong>et</strong> la comp<strong>le</strong>xité de la structure poétique <strong>son</strong>t généra<strong>le</strong>ment en cohérenceavec <strong>le</strong> niveau de l’élaboration mélodique. Les conduits <strong>le</strong>s plus accessib<strong>le</strong>s <strong>son</strong>tgénéra<strong>le</strong>ment syllabiques <strong>et</strong> d’un langage modal plus stéréotypé. Ce <strong>son</strong>t aussi cesconduits qui font <strong>le</strong> plus volontiers appel à des structures répétitives. L’utilisation descaudae dans une perspective rhétorique n’intervient que dans <strong>le</strong>s structures <strong>le</strong>s plus413


subti<strong>le</strong>s, là où de tels repères <strong>son</strong>t nécessaires. La structure binaire est utilisée dans desconduits du premier groupe ou du quatrième. On peut en conclure qu’el<strong>le</strong> n’est pastoujours employée pour <strong>le</strong>s mêmes rai<strong>son</strong>s, selon <strong>le</strong> contexte. Dans <strong>le</strong> groupe 1, la formebinaire est un facteur de simplification. La répétition des strophes aide à lacompréhension <strong>et</strong> la mémorisation. Notons qu’à chaque fois, la structure est aussirépétitive à l’intérieur des strophes. Dans <strong>le</strong>s conduits du groupe 4, <strong>le</strong>s strophes doub<strong>le</strong>s<strong>son</strong>t mélangées avec <strong>le</strong>s strophes simp<strong>le</strong>s ou trip<strong>le</strong>s, pour élaborer des constructionscomp<strong>le</strong>xes <strong>et</strong> subti<strong>le</strong>s dont <strong>le</strong> but n’est pas la mémorisation mais <strong>le</strong> plaisir de l’intel<strong>le</strong>ct.Les groupes 2 <strong>et</strong> 3 <strong>son</strong>t de facture <strong>et</strong> de niveau intermédiaires <strong>et</strong> de fait, moinshomogènes. Généra<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s différents éléments se compensent : si <strong>le</strong> texte estcomp<strong>le</strong>xe, la mise en musique agit pour simplifier <strong>son</strong> appréhension. Les stratégieschoisies pour atteindre ce point d’équilibre peuvent changer d’un conduit à l’autre. El<strong>le</strong>s<strong>son</strong>t cependant distinctes selon l’auditoire <strong>et</strong> <strong>le</strong> suj<strong>et</strong>. Les conduits du groupe 2, adresséà un auditoire savant sans être nécessairement ecclésiastique, adoptent volontiers <strong>le</strong>précepte rhétorique du développement <strong>et</strong> de la diversitas. Le résultat de c<strong>et</strong>te rechercheaboutit à des compositions riches, complètes <strong>et</strong> abouties. Le groupe 3 s’adresse auxc<strong>le</strong>rcs mais semb<strong>le</strong> poursuivre des objectifs plus fonctionnels : <strong>le</strong>s textes <strong>son</strong>t assezschématiques, la structure <strong>et</strong> <strong>le</strong> quadrillage <strong>son</strong>ore sous-jacents y <strong>son</strong>t très présents. Ce<strong>son</strong>t éga<strong>le</strong>ment des textes particulièrement efficaces du point de vue de l’art oratoire.L’engagement du poète emprunte la voix du Christ, répète <strong>et</strong> insiste jusqu’à l’obsession.Sans être aussi simp<strong>le</strong>s que <strong>le</strong>s conduits du groupe 1, ceux-ci visent avant toutl’efficacité <strong>et</strong> la communication de <strong>le</strong>ur message. C<strong>et</strong>te classification en quatre groupesnous perm<strong>et</strong> donc de constater à quel point <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> sait adapter ses outils<strong>et</strong> sa rhétorique à <strong>son</strong> auditoire <strong>et</strong> ses objectifs.2.4 Propositions pour une mise en contexteL’adaptation des moyens rhétoriques aux circonstances <strong>et</strong> à l’auditoire laisseentrevoir qu’el<strong>le</strong>s ont pu être <strong>le</strong>s conditions d’utilisation de ces compositions. Le soucid’ajustement à l’auditoire <strong>et</strong> <strong>le</strong>s différences de stratégies développées nous informent<strong>sur</strong> la nécessaire présence d’un auditoire, donc d’une performance inscrite dans uneréalité qui nous échappe sans cela.414


Les auditoires concernés par <strong>le</strong>s conduits moraux ressemb<strong>le</strong>nt à ceux que l’ondevine d’après <strong>le</strong>s rubriques des manuscrits des sermons <strong>et</strong> <strong>le</strong>s informations aléatoireslivrées par <strong>le</strong>s textes. Si l’on s’en tient à un public clérical, <strong>le</strong>s distinctions <strong>son</strong>tmultip<strong>le</strong>s : <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> s’est adressé à des moines de différents ordres, à desbéguines, à des prélats rassemblés en synodes, à des étudiants. Même si la langue <strong>et</strong> laculture <strong>son</strong>t communes à tous, il varie ses moyens d’expression <strong>et</strong> <strong>le</strong> contenu de <strong>son</strong>discours en fonction des ambitions de <strong>son</strong> proj<strong>et</strong>, comme il <strong>le</strong> fait dans ses conduits.La communauté de procédé en de nombreux aspects (suj<strong>et</strong>, savoir-fairerhétorique, rapport au public) entre <strong>le</strong>s conduits <strong>et</strong> <strong>le</strong>s sermons autorise à envisager unlien entre <strong>le</strong>s deux dans la pratique de la performance. En quel sens <strong>et</strong> jusqu’à quel pointpeut-on comprendre <strong>le</strong>s conduits moraux comme partie intégrante de la pratique duprédicateur ?La présence de vers dans <strong>le</strong>s sermons n’est pas exclue. El<strong>le</strong> est attestée danscertains cas, notamment dans la prédication anglaise 133 . Étant données <strong>le</strong>s réticencesqu’une tel<strong>le</strong> pratique pouvait susciter du point de vue de l’éthique de la prédication, iln’est pas étonnant que l’on en conserve peu de traces dans <strong>le</strong>s sources. Alain de Lil<strong>le</strong>défend au prédicateur l’usage d’une matière aussi malvenue dans <strong>le</strong> contexte de laParo<strong>le</strong> sacrée. On peut cependant imaginer que <strong>le</strong>s citations de vers ou de chan<strong>son</strong>s ontété plus nombreuses que cel<strong>le</strong>s que <strong>le</strong>s manuscrits nous livrent 134 .Aucun des sermons de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, à notre connaissance, ne citel’un ou l’autre de ses conduits ou quelque autre matière musica<strong>le</strong> que ce soit, exceptionfaite de la liturgie. En revanche, il cite abondamment <strong>le</strong>s poètes anciens (Ovide, Horace,Juvénal) <strong>et</strong> il lui arrive de recourir aux vers qui <strong>son</strong>t un outil pour la mémoire. Dans <strong>le</strong>sermon 194 des Distinctiones super Psalterium, après avoir fait <strong>le</strong> détail des douze fruitsde la discipline, <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> en fait la synthèse versifiée :De his duodecim disciplinæ fructibus vt memoriæ mandentur sunt sequentes versiculi :Purgat, <strong>et</strong> extinguit, securat, signat amorem.Pignorat, exultat, solatur, vulnera sanat,Excitat, ac animat, doc<strong>et</strong>, <strong>et</strong> capiti simi<strong>le</strong>m dat. 135Ces vers <strong>son</strong>t bien loin de la poésie des conduits, mais montrent l’intérêt que porte<strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> à la va<strong>le</strong>ur mnémotechnique des vers. Il est éga<strong>le</strong>ment coutumier133 Sigfried WENZELS, Preachers, Po<strong>et</strong>s and the Early English Lyric, Princ<strong>et</strong>on, 1986.134 Voir l’artic<strong>le</strong> de Tony HUNT, « De la chan<strong>son</strong> au sermon : Be<strong>le</strong> Aelis <strong>et</strong> Sur la rive de la mer »,Romania, CIV (1983), p. 433-456.135 éd. Josse BADE, op. cit.415


de la citation des proverbes <strong>et</strong> maximes en langue vernaculaire. Il est donc ouvert àl’utilisation d’une matière très diverse, pourvue qu’el<strong>le</strong> « par<strong>le</strong> » à l’auditeur.Le contenu d’un conduit n’est pas équiva<strong>le</strong>nt à celui d’un sermon. Le conduitne peut donc être compris comme un sermon miniature, une formulation courte <strong>et</strong>synthétique d’un même contenu. La profondeur <strong>et</strong> la virtuosité argumentative dessermons <strong>son</strong>t absentes des conduits <strong>et</strong> <strong>le</strong>s deux discours ne se va<strong>le</strong>nt pas. Ce n’est que<strong>sur</strong> <strong>le</strong> plan des savoir-faire <strong>et</strong> de certains modus operandi qu’existent des points depassage entre l’un <strong>et</strong> l’autre. Il faut donc comprendre <strong>le</strong>s conduits moraux comme unepratique en marge des sermons, comme une exhortation musica<strong>le</strong> qui trouve sa placedans <strong>le</strong>s mêmes circonstances. On peut imaginer qu’un conduit soit chanté avant <strong>le</strong>sermon, en matière d’introduction, ou après. Le conduit distrait l’auditoire, commenceou continue de <strong>le</strong> convaincre. Il lui donne matière à réf<strong>le</strong>xion, à méditation. Peut-êtrefonctionne-t-il dans <strong>le</strong> même rapport de dialogue que l’enluminure avec <strong>le</strong> texte dans unmanuscrit : dans un premier temps, el<strong>le</strong> est un plaisir pour l’œil <strong>et</strong> el<strong>le</strong> illustre <strong>le</strong> texte.Dans un deuxième temps, el<strong>le</strong> a une fonction rhétorique beaucoup plus profonde,explicative, exégétique <strong>et</strong> aussi mnémonique. El<strong>le</strong> explique par la métaphore <strong>et</strong> par <strong>le</strong>raccourci ce que <strong>le</strong> texte peut développer. Certaines citations bibliques peuvent faire <strong>le</strong>lien entre <strong>le</strong> poème <strong>et</strong> <strong>le</strong> sermon <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>tre à l’auditoire de poursuivre sa réf<strong>le</strong>xionintime, sa « rumination » <strong>sur</strong> <strong>le</strong> texte biblique. Les différents groupes de conduitspeuvent ainsi correspondre à différentes expériences de la prédication. Les conduits dugroupe 1 <strong>son</strong>t répétitifs <strong>et</strong> mémorisab<strong>le</strong>s <strong>et</strong> s’intègrent bien à un sermon qui souhaitefaire réfléchir <strong>et</strong> réagir un auditoire <strong>sur</strong> ses fautes. Le groupe 2 participe d’une approcheplus méditative <strong>et</strong> plus intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>. L’effort demandé à l’Homme pour accéder auSalut est ardu <strong>et</strong> exigeant. Les conduits cléricaux du groupe 3 agissent comme un signald’alarme à l’égard de ceux qui s’écartent de <strong>le</strong>ur mission sacerdota<strong>le</strong>. Ce thème est parail<strong>le</strong>urs amp<strong>le</strong>ment développé dans la prédication de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>. À cesmêmes c<strong>le</strong>rcs, <strong>le</strong> groupe 4 offre une matière d’une très grande subtilité à l’intention desplus sensib<strong>le</strong>s aux charmes des mots <strong>et</strong> des <strong>son</strong>s. Ces conduits de différents niveaux <strong>son</strong>tdonc un dispositif <strong>son</strong>ore subtil <strong>et</strong> éloquent que <strong>le</strong> prédicateur a façonné pour complétersa pratique, améliorer la diffusion du message moral <strong>et</strong> agir efficacement àl’encadrement spirituel de toute la société chrétienne.416


ConclusionQuomodo cantabimus canticum domino in terra aliena dit <strong>le</strong> psalmiste. C<strong>et</strong>teinterrogation ré<strong>son</strong>ne fortement 136 : comment chanter dans l’adversité ? Quel chantproduire pour résister <strong>et</strong> se défendre contre <strong>le</strong>s assauts du Mal ? Comme la Paro<strong>le</strong> peutêtre une arme, l’étude du corpus des conduits monodiques moralisateurs de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong> nous a permis de constater que des textes chantés avaient pu être conçus <strong>et</strong>utilisés pour combattre <strong>le</strong>s vices <strong>et</strong> convaincre <strong>le</strong>s Hommes de choisir une voievertueuse. La présence de mélodies <strong>sur</strong> ces textes forts, faisant partie intégrante duproj<strong>et</strong>, montre à quel point <strong>le</strong> fait <strong>son</strong>ore est un enjeu de tail<strong>le</strong>. L’histoire <strong>son</strong>ore duMoyen Âge est un suj<strong>et</strong> encore peu abordé, tant <strong>le</strong>s sources qui en <strong>son</strong>t <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t <strong>son</strong>tdélicates à interpréter. Qu’entendaient <strong>le</strong>s gens du Moyen Âge <strong>et</strong> dans quel monde<strong>son</strong>ore beignaient-ils ? Leurs capacités en matière de perception auditive étaient-el<strong>le</strong>sdifférentes des nôtres ? Dans une société à prédominance ora<strong>le</strong>, ces questions se posentde manière d’autant plus frappante que <strong>le</strong> <strong>son</strong>ore est généra<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> premier moded’accès à l’information. Dans c<strong>et</strong>te perspective, <strong>le</strong>s compositions musica<strong>le</strong>s peuvent136 Ce vers<strong>et</strong> du psaume 136 est utilisé à deux reprises par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> : dans <strong>le</strong> sermon desDistinctiones super Psalterium proposé en annexes, <strong>et</strong> comme incipit d’un conduit monodiqueexhortant à la Croisade (F, f°425v-426, W1, f°168, Fauvel, f°32, Da, f°4).417


nous renseigner. L’étude des conduits monodiques moraux a fait apparaître à c<strong>et</strong> égardun nombre impressionnant de subtilités qui témoignent de l’intelligence de <strong>le</strong>urconcepteur, mais aussi de cel<strong>le</strong> de <strong>le</strong>urs auditeurs.Ces œuvres monodiques peuvent pourtant apparaître comme minimes, parrapport aux constructions polyphoniques impressionnantes entendues à la même époqueà Notre-Dame ou dans d’autres hauts lieux liturgiques. La simplicité des moyensmusicaux du conductus simp<strong>le</strong>x n’est pas synonyme de facilité ou de pauvr<strong>et</strong>é. Lamonodie perm<strong>et</strong> en eff<strong>et</strong> au compositeur de m<strong>et</strong>tre en va<strong>le</strong>ur certains aspects qued’autres constructions musica<strong>le</strong>s auraient probab<strong>le</strong>ment desservis. L’habi<strong>le</strong>té d’uncompositeur tel <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> à faire de la monodie un langage riche <strong>et</strong> varié enaccord avec ses objectifs, montre que <strong>son</strong> utilisation persistante par <strong>le</strong>s compositeurscontemporains de Pérotin <strong>et</strong> de Notre-Dame est <strong>le</strong> résultat d’un véritab<strong>le</strong> choix, effectuéen rai<strong>son</strong> des caractéristiques propres au matériau. L’adaptation des moyens au sensprofond de la démarche moralisatrice que <strong>le</strong>s analyses des conduits ont révélée neperm<strong>et</strong> pas de douter de l’aptitude du <strong>Chancelier</strong> à effectuer ce choix, à <strong>le</strong> tester, àl’adapter ou l’enrichir selon <strong>le</strong>s cas. La polyphonie ne lui est bien sûr pas inconnue,qu’el<strong>le</strong> soit utilisée dans <strong>le</strong>s conduits ou <strong>le</strong>s mot<strong>et</strong>s. Il est lui-même un contributeurimportant aux répertoires de ces productions musica<strong>le</strong>s à deux ou trois voix. Dans tous<strong>le</strong>s cas, c’est la présence du texte qui semb<strong>le</strong> avoir suscité sa démarche. Il est un poètequi conçoit ses textes pour être chantés. Il <strong>le</strong>s adapte au sty<strong>le</strong> musical pour <strong>le</strong>quel ils<strong>son</strong>t destinés <strong>et</strong> prend en compte, dès l’origine, <strong>le</strong> résultat <strong>son</strong>ore. Dans c<strong>et</strong>te perspective,la musique est un art du langage à part entière <strong>et</strong> participe p<strong>le</strong>inement des sciences dutrivium.Le choix de la monodie par <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> pour une grande partie destextes moralisateurs se justifie par un souci d’intelligibilité, mais aussi une variété dejeux <strong>son</strong>ores <strong>et</strong> de constructions de figures qui m<strong>et</strong>tent en place une rhétorique musica<strong>le</strong>parallè<strong>le</strong> à cel<strong>le</strong> du texte. C<strong>et</strong>te rencontre est un terrain ferti<strong>le</strong> pour des jeux de formes <strong>et</strong>de <strong>son</strong>s d’une inlassab<strong>le</strong> inventivité. C<strong>et</strong>te poétique musica<strong>le</strong> est au service du sens <strong>et</strong> ducontenu, de sa mise en va<strong>le</strong>ur <strong>et</strong> de sa transmission. L’expressivité <strong>et</strong> la force desconduits naissent de la réunion <strong>et</strong> d’une certaine adéquation ou collaboration du fond <strong>et</strong>de la forme. Le travail ornemental <strong>et</strong> la construction artificiel<strong>le</strong> <strong>son</strong>t liés à un désir d<strong>et</strong>ransmission <strong>et</strong> de communication dans un premier temps, puis à une démarched’adhésion <strong>et</strong> de conviction à un niveau supérieur. C<strong>et</strong>te pertinence du média poétique418


<strong>et</strong> musical à <strong>son</strong> contenu nous a semblé mériter une plus grande investigation que cel<strong>le</strong>menée jusqu’à présent.Notre <strong>le</strong>cture des œuvres, dans <strong>le</strong>s analyses successives, s’est attachée à m<strong>et</strong>treà jour la diversité des démarches rhétoriques des conduits. Chacun semb<strong>le</strong> résulter dechoix propres, probab<strong>le</strong>ment liés aux circonstances, à l’auditoire ainsi qu’à d’autresparamètres qui nous échappent encore probab<strong>le</strong>ment. Les outils à disposition du poètecompositeur<strong>son</strong>t empruntés aux artes po<strong>et</strong>icae. Les colores ou autres schémasrhétoriques <strong>son</strong>t adaptés à la spécificité de la matière <strong>son</strong>ore musica<strong>le</strong>. On pense enparticulier aux différentes figures construites à partir de schémas répétitifs qui sedéclinent, à <strong>le</strong>ur manière, dans <strong>le</strong> langage mélodique. Les habitudes de la compositionpoétique <strong>son</strong>t réinvesties de façon plus ou moins systématique dans <strong>le</strong>s savoir-faireutilisés pour la fabrication de ces mélodies nouvel<strong>le</strong>s. Si certaines figures musica<strong>le</strong>ssemb<strong>le</strong>nt délibérées, parfois martelées, d’autres apparaissent plus furtives, comme desformes sous-jacentes qui émergent sans s’imposer. Figures de mots <strong>et</strong> figuresmélodiques cohabitent, collaborent souvent, mais se côtoient parfois aussi sansdialoguer. Certaines constructions mélodiques gagnent en eff<strong>et</strong> <strong>le</strong>ur indépendance faceau texte. Aucun système ne se dégage <strong>et</strong> <strong>le</strong>s usages rhétoriques ne semb<strong>le</strong>nt pas fairel’obj<strong>et</strong> d’un traitement généralisé. Le compositeur est libre d’adapter à chaque situation<strong>et</strong> à chaque texte une stratégie de l’audition.La rhétorique des conduits moraux se joue aussi à l’échel<strong>le</strong> de la perceptiondans la durée de l’ensemb<strong>le</strong>. Chaque texte est construit <strong>et</strong> conçu selon <strong>le</strong>s mêmes étapesstructurel<strong>le</strong>s qu’un discours. Tous <strong>le</strong>s auditeurs en connaissent <strong>le</strong>s codes <strong>et</strong> y trouvent<strong>le</strong>urs repères. La dispositio rhétorique a suffisamment été théorisée pour que ceséléments de construction interviennent comme par réf<strong>le</strong>xe automatique, tant pour celuiqui invente que pour ceux qui écoutent. Tout autant qu’il utilise des procédés destructure fermes <strong>et</strong> ras<strong>sur</strong>ants, <strong>le</strong> compositeur aime aussi jouer de la <strong>sur</strong>prise ou de ladiversitas. Tout est affaire de stratégie. L’auditeur aime reconnaître ce qu’il perçoit,mais il aime aussi la nouveauté. L’objectif é<strong>le</strong>vé justifie la multiplicité des moyens : ils’agit de capter l’attention, puis de la maintenir en éveil, de se faire comprendre, deremporter l’adhésion <strong>et</strong> enfin de laisser une trace dans la mémoire. L’objectif <strong>le</strong> plusé<strong>le</strong>vé est de fournir à l’intelligence de l’auditeur des méthodes pour organiser saréf<strong>le</strong>xion <strong>et</strong> de la matière à ruminer pour améliorer <strong>son</strong> existence. Le compositeur deconduits moralisateurs est soumis aux mêmes problématiques qu’un orateur <strong>et</strong> <strong>le</strong>s419


affronte avec <strong>le</strong>s moyens propres au média qui est <strong>le</strong> sien. Il s’inscrit néanmoins dansune communauté de discours qui se transm<strong>et</strong> depuis l’Antiquité <strong>et</strong> qui fixe <strong>le</strong>sparadigmes de la communication dans des contextes culturels essentiel<strong>le</strong>ment transmisora<strong>le</strong>ment. La voix chantée n’est pas moins communicative <strong>et</strong> signifiante que cel<strong>le</strong> dutribun, bien au contraire.Dès lors, <strong>le</strong> conduit monodique apparaît comme un outil façonné pour servir <strong>le</strong>smêmes objectifs que la prédication : diffusion d’un message moral, démarche d’émotion<strong>et</strong> de persuasion. Sans toutefois prétendre que <strong>le</strong>s deux types de discours <strong>son</strong>téquiva<strong>le</strong>nts, il est possib<strong>le</strong> de trouver, dans <strong>le</strong>s conduits, un certain nombre decompétences <strong>et</strong> de savoir-faire issus d’une pratique experte de la prédication : lamaîtrise des références textuel<strong>le</strong>s, la construction de réseau d’images, <strong>le</strong> respect d’unedémarche didactique exégétique, l’exploitation d’une rhétorique liée à l’oralité visant àentrer en connivence avec l’auditoire. Le poète est donc, par certains de ses modesopératoires <strong>et</strong> <strong>le</strong> fonds thématique qu’il exploite, redevab<strong>le</strong> de la science <strong>et</strong> deshabitudes du prédicateur, tout comme l’inverse est aussi vrai bien que l’éthique dudiscours sacré s’en défende. On peut même imaginer qu’un homme comme <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>, conscient des menaces qui planent <strong>sur</strong> la réputation du prédicateur abusantdes artifices de la paro<strong>le</strong>, se sente libéré une fois qu’il change de média sans pour autantrenier ses exigences en matière de mora<strong>le</strong> <strong>et</strong> ses objectifs de séductions des âmespécheresses. La poésie lyrique est un outil différent mais complémentaire de laprédication. Comme lorsqu’il compose un sermon, il veil<strong>le</strong> à adapter sa paro<strong>le</strong> à ceuxqui la reçoivent. Nous avons en eff<strong>et</strong> constaté qu’il ne s’adresse pas de la même manièreà un auditoire clérical qu’à une assemblée plus diversifiée <strong>et</strong> moins marquée parl’appartenance à la communauté ecclésiastique. Il sé<strong>le</strong>ctionne <strong>le</strong> contenu <strong>et</strong> <strong>le</strong>s thèmesqu’il adopte, mais aussi <strong>le</strong>s formes <strong>et</strong> la difficulté de <strong>son</strong> discours poétique <strong>et</strong> musicalaux capacités de ceux qu’il souhaite toucher. Mots <strong>et</strong> mouvements mélodiques formentdes ensemb<strong>le</strong>s ajustés <strong>et</strong> efficaces pour <strong>le</strong> proj<strong>et</strong> qu’ils défendent. Ces tendances quiperm<strong>et</strong>tent de faire des distinctions au sein du corpus des conduits moraux ne <strong>son</strong>t pas àcomprendre comme une classification théorique. De tel<strong>le</strong>s observations n’ont de va<strong>le</strong>urque par <strong>le</strong>ur mise en perspective historique <strong>et</strong> ne prétendent pas épuiser l’interprétationdes intentions qui déterminent la composition. El<strong>le</strong>s apportent un éclairage <strong>sur</strong> <strong>le</strong> rô<strong>le</strong>des conduits monodiques dans la société, sans pour autant révé<strong>le</strong>r complètement <strong>le</strong>scirconstances concrètes pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s ces œuvres ont été conçues. L’adaptation à420


différents auditoires apporte une explication à ce qui a pu être interprété comme unefaib<strong>le</strong>sse de ce répertoire : la diversité ou l’inégalité des compositions serait due àl’existence volontaire de plusieurs degrés de comp<strong>le</strong>xité <strong>et</strong> d’intelligence dansl’élaboration.L’observation d’un corpus restreint à une vingtaine de compositions ne doit pasfaire oublier que c<strong>et</strong> échantillon prend place dans un ensemb<strong>le</strong> bien plus large d’œuvres,monodiques <strong>et</strong> polyphoniques. Est-il possib<strong>le</strong> d’élargir <strong>le</strong>s résultats de notre <strong>le</strong>cture ? Lecorpus des conduits monodiques moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> n’est pas unique <strong>et</strong><strong>le</strong>s outils qu’il développe ne lui <strong>son</strong>t pas exclusifs. Le <strong>Chancelier</strong> parisien n’esteffectivement pas <strong>le</strong> seul à composer des chants moralisateurs. D’autres conduitsmonodiques transmis dans <strong>le</strong>s mêmes sources semb<strong>le</strong>nt tout aussi dénonciateurs <strong>et</strong>répondent aux critères qui ont servi à élaborer notre corpus d’étude. Voyons parexemp<strong>le</strong> :Homo cur degeneras.cur christo persequeris ?per quem prius fuerasredemptus ad infernis.miser non considerasquod cinis es <strong>et</strong> eris […] 137 .Seu<strong>le</strong> l’absence d’attribution à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong>s sources médiéva<strong>le</strong>sdifférencie ce conduit de ceux que nous avons choisis pour c<strong>et</strong>te étude. Les élémentsconstitutifs de la poétique des conduits moraux ne <strong>son</strong>t donc pas propres à <strong>le</strong>ur auteur,mais probab<strong>le</strong>ment à <strong>le</strong>ur objectif. <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> est un représentant illustred’une communauté culturel<strong>le</strong> pourvue d’un ensemb<strong>le</strong> de capacités, ayant appris dans <strong>le</strong>smêmes conditions <strong>et</strong> jouant un rô<strong>le</strong> semblab<strong>le</strong> dans la société. Peut-être <strong>Philippe</strong> doit-ilà sa notoriété de <strong>Chancelier</strong> <strong>le</strong> fait d’être nommé dans <strong>le</strong>s sources. C’est une chancepour <strong>le</strong>s chercheurs, mais il ne faudrait pas voir dans <strong>son</strong> corpus une œuvre d’exception.La <strong>le</strong>cture proposée des conduits moraux du <strong>Chancelier</strong> pourrait donc s’étendre àl’analyse de l’ensemb<strong>le</strong> des textes moralisateurs transmis dans <strong>le</strong>s sourcescontemporaines.De plus, si la monodie des conduits semb<strong>le</strong> particulièrement indiquée pour <strong>le</strong>scompositions observées en rai<strong>son</strong> des objectifs liés à <strong>le</strong>ur contenu, il existe des textesmoralisateurs portés par de la polyphonie, dans <strong>le</strong> corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>137 F, f° 444. Le sty<strong>le</strong> mélodique est comparab<strong>le</strong> à celui de Homo qui semper moreris (n°11), avec descaudae au début <strong>et</strong> à la fin des strophes.421


comme dans d’autres œuvres transmises dans <strong>le</strong>s mêmes sources dites de Notre-Dame.Le mot<strong>et</strong> n’échappe pas au thème moralisateur : <strong>le</strong> texte du mot<strong>et</strong> Homo quam sitpura 138 , attribué à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, présente du point de vue de la facture poétiquebien des éléments communs aux conduits monodiques. Le Christ s’adresse aux Hommesde la même manière que dans <strong>le</strong> conduit Homo vide que pro te patior (n°13). On peutsigna<strong>le</strong>r que certains conduits polyphoniques <strong>son</strong>t aussi des réquisitoires contre <strong>le</strong>smauvaises mœurs 139 . L’étude pourrait donc s’élargir à un corpus thématique quidépasserait <strong>le</strong>s limites des genres pour tenter de comprendre comment <strong>le</strong> compositeuradapte ses savoir-faire <strong>et</strong> <strong>le</strong>s techniques propres au genre musical à <strong>son</strong> desseinmoralisateur. Cependant, <strong>le</strong> nombre total des œuvres non monodiques concernées par lathématique moralisatrice est bien moins important que celui des conductus simplices,comme si la monodie l’avait emporté <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s autres grâce à une meil<strong>le</strong>ure adaptation auproj<strong>et</strong> d’édification <strong>et</strong> de transformation de la société.Il faudrait éga<strong>le</strong>ment poursuivre <strong>le</strong> questionnement hors de la thématiquemoralisatrice. Les outils rhétoriques mis en évidence dans <strong>le</strong> contexte d’une prédicationmora<strong>le</strong> convaincante <strong>son</strong>t aussi présents dans des œuvres consacrées à d’autres suj<strong>et</strong>s,donc participant à d’autres proj<strong>et</strong>s. L’entreprise de moralisation n’a pas certainementpas l’exclusivité de l’utilisation de la rhétorique. Ces outils relèvent d’une traditioncommune, mais il serait intéressant d’observer s’ils varient <strong>et</strong> s’ils s’adaptent auxparticularités des diverses fonctions servies par <strong>le</strong>s compositions.Toutes ces pistes futures peuvent être proposées parce que des principes ont étédégagés de l’étude d’une partie très restreinte <strong>et</strong> souvent laissée de côté dans l’approchede la musique composée autour de Notre-Dame. L’échantillon choisi n’a pas va<strong>le</strong>urd’exception, il est un témoin d’un ensemb<strong>le</strong> de pratiques. Le milieu dans <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong>ss’enracinent est éminemment savant. Ce niveau d’intelligence ne peut être mis en place<strong>et</strong> acquis que parce qu’il est commun à différents domaines d’exploitation du discours,comme un tronc unique d’où partent une multitude d’applications possib<strong>le</strong>s. La culturedu compositeur <strong>et</strong> de ses auditeurs, <strong>le</strong>ur aisance à manipu<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s citations, relier <strong>le</strong>sréférences, entendre <strong>le</strong>s structures <strong>et</strong> bien d’autres choses encore ne <strong>son</strong>t pas un ta<strong>le</strong>ntspécifiquement musical. Il se décline de diverses manières dans <strong>le</strong>s pratiques quirelèvent de la Paro<strong>le</strong>. Les médias de la Paro<strong>le</strong> <strong>son</strong>t nombreux <strong>et</strong> se logent partout où ils138 Teneur Latus ; sources : F, Fascicu<strong>le</strong> 8, f°385v (1 strophe), Sab, f°138v (3 strophes).139 Exemp<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> : Mundus a mundicia ou Clavus pungens acumine.422


trouvent un espace signifiant, qu’il s’agisse de la voix proférée ou chantée, des imagesou des gestes. Le XIII e sièc<strong>le</strong> est probab<strong>le</strong>ment un temps pendant <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>s modalités dec<strong>et</strong>te transmission ora<strong>le</strong> <strong>son</strong>t questionnées <strong>et</strong> réévaluées en profondeur. Les populationschangent <strong>et</strong> la maîtrise spirituel<strong>le</strong> de ces masses nouvel<strong>le</strong>s passe par une recherched’efficacité, non pas dans la rupture mais dans l’amélioration des procédés de la Paro<strong>le</strong><strong>et</strong> l’intensification de ses manifestations. L’appropriation du média musical à ladiffusion du message spirituel semb<strong>le</strong> donc al<strong>le</strong>r de soi <strong>et</strong> correspond intimement auxaspirations du sièc<strong>le</strong>. L’augmentation du nombre des productions musica<strong>le</strong>s destinées àla propagation de la « bonne » Paro<strong>le</strong> est ce que l’on peut appe<strong>le</strong>r un « signe destemps ». Le compositeur de ces œuvres participe p<strong>le</strong>inement au proj<strong>et</strong> qui l’anime, lui <strong>et</strong>ses contemporains, pour la réforme spirituel<strong>le</strong> <strong>et</strong> mora<strong>le</strong> de la société. Ce proj<strong>et</strong> n’estpas nouveau, mais il se pose, en certains lieux comme Paris, avec une certaine urgenceliée à l’actualité. Les conduits monodiques moralisateurs s’inscrivent donc à la fois dansun temps long, celui de la tradition des séquences <strong>et</strong> de la poésie latine <strong>et</strong> religieuse touten correspondant précisément aux enjeux de l’actualité dans laquel<strong>le</strong> ils prennent vie. Ilsrépondent par la pratique aux aspirations pastora<strong>le</strong>s animant plusieurs générationsd’ecclésiastiques. Ces compositions par<strong>le</strong>nt des aspirations profondes d’unecommunauté en recherche de moyens d’expression. Une fois c<strong>et</strong>te phased’expérimentation terminée, <strong>le</strong>s conduits perdent certainement une partie de <strong>le</strong>ur intérêt.On constate en eff<strong>et</strong> que, si des sources postérieures continuent d’as<strong>sur</strong>er la diffusiondes conduits de la première moitié du XIII e sièc<strong>le</strong>, il n’existe plus, dans <strong>le</strong>s décennies quisuivent, de création poético-musica<strong>le</strong> comparab<strong>le</strong> par ses modes opératoires <strong>et</strong> sesmoyens rhétoriques. La pastora<strong>le</strong> a probab<strong>le</strong>ment trouvé ses marques, fait ses preuves <strong>et</strong>n’a plus besoin de faire appel à l’efficacité de ce chant pour se faire entendre.423


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Index des noms médiévauxADAM DE SAINT-VICTOR, 276ADAM DE SALIMBENE, 39, 41, 62, 405ALAIN DE LILLE, 20, 26, 27, 29, 31, 300,389, 392, 393, 415ALBERIC DE TROIS-FONTAINES, 64ALBERT LE GRAND, 46ALEXANDRE III, 23AMAURY DE BENE, 23ANONYME IV, 42, 83ANSELME (SAINT), 406ARCHIPOETE, 31ARISTOTE, 23, 46AUGUSTIN (SAINT), 328, 392BERNARD DE BOLOGNE, 324BERNARD DE CLAIRVAUX, 81, 249, 296,390BERNARD DE MORLAIX, 406BLONDEL DE NESLE, 303, 306BONAVENTURE, 46CHATELAIN DE COUCY, 64, 258, 259CICERON, 201, 328, 357, 396ÉTIENNE DE BOURBON, 22ÉTIENNE LANGTON, 19, 297ÉVRARD L'ALLEMAND, 330FOULQUES DE NEUILLY, 19GACE BRULE, 258GAUTIER DE CHATILLON, 31, 81, 162,381GAUTIER DE COINCI, 303, 306, 307GEOFFROY DE VINSAUF, 125, 330, 337,356, 357, 396GERVAIS DE MELKLEY, 330GILBERT DE LA POREE, 20GUI D'AREZZO, 324GUILLAUME D’AUVERGNE, 36, 61, 81,389, 395, 397, 400HENRI D’ANDELI, 6, 37, 38, 41HENRI DE PISE, 39, 40HORACE, 328, 415HUGUES DE SAINT-VICTOR, 406HUGUES PRIMAT, 31HUMBERT DE ROMAN, 91INNOCENT III, 23, 24, 105, 406ISIDORE DE SEVILLE, 263JACQUES DE VITRY, 29JAN P. SWEELINCK, 250JEAN DE CHALONS, 396JEAN DE GARLANDE, GRAMMAIRIEN, 184,330, 333, 337, 344, 349, 356JEAN DE GARLANDE, THEORICIEN DE LAMUSIQUE, 42, 129, 365JEAN DE GROUCHY, 258, 379JUVENAL, 415LEONIN, 42, 66, 70LOUIS IX, 293, 404LOUIS VII, 22LOUIS VIII, 75, 105MARBODE DE RENNE, 328, 337MATTHIEU DE VENDOME, 330, 356, 358MAURICE DE SULLY, 21, 22, 25OTHON IV, 105OVIDE, 200, 259, 262, 264, 357, 358, 415PALESTRINA, 43PEROTIN, 41, 42, 43, 61, 65, 66, 70PHILIPPE DE GREVE, 6, 34PHILIPPE DE VITRY, 89PIERRE ABELARD, 20PIERRE DE BLOIS, 31, 381PIERRE DE NEMOURS, 105PIERRE LE CHANTRE, 18, 19, 22, 25, 26,27, 29, 246, 392QUINTILIEN, 201, 328, 357RAOUL CHAILLOU DU PESTAIN, 89RAOUL DE FERRIERES, 258447


RHETORIQUE A HERENNIUS (PSEUDO-CICERON), 328, 329, 332, 334, 337,356, 386ROBERT DE BASEVORN, 396ROBERT DE COURÇON, 7, 23, 24ROBERT DE SORBON, 19ROLAND DE LASSUS, 250, 405SALADIN, 105SENEQUE, 264, 333THOMAS D’AQUIN, 46THOMAS DE CANTIMPRE, 6, 36THOMAS DE CHOBHAM, 403TITE LIVE, 145VIRGILE, 200WALTER ODINGTON, 113Index des compositions musica<strong>le</strong>sAd cor tuum revertere, 80, 83, 86, 88,92, 93, 97, 98, 131, 149, 181, 224,338, 347, 348, 350, 352, 357, 359,361, 368, 372, 373, 387, 388, 400,401, 408, 411Adesse festina, 80, 83, 103Agmina milicie, 39, 80, 81, 83, 103Amour dont sui espris me semont, 303,306Angelus ad virginem, 64Aristippe quamvis sero, 80, 86, 88, 130,223Associa tecum in patria, 65, 80, 83, 86,87, 103, 380Aurelianis civitas, 64, 86Ave dei genitrix <strong>et</strong> immaculata, 7Ave gloriosa virginum regina, 7, 80, 84,86, 102Ave virgo virginum / verbi, 80, 84, 102Beata nobis gaudia, 75, 80, 84, 86, 105Beata viscera, 42, 80, 81, 84, 86, 102Bonum est confidere, 80, 84, 86, 88, 97,98, 146, 235, 336, 338, 345, 352, 353,358, 361, 364, 367, 371, 387, 400,408, 412Bulla fulminante, 63, 80, 81, 84, 88, 199,293, 380Carmina Burana, 31, 88, 93, 405Centrum capit circulus, 39, 40, 80, 84Christus assistens pontifex, 80, 84, 86,88, 105Clavus clavo r<strong>et</strong>unditur, 64, 255, 402Clavus pungens acumine, 64, 105, 386,422Crux de te volo conqueri, 40, 84, 86, 92,223, 275Cum sit omnis caro fenum, 80, 84, 92,97, 98, 111, 226, 232, 250, 295, 319,334, 338, 352, 353, 358, 359, 360,387, 399, 402, 408, 409, 410De Stephani roseo, 80, 84, 103De Yesse naistera, 92, 265Dic Christi veritas, 63, 84, 88, 102, 199,293Dic homo cur abuteris, 296Doce nos hodie, 81, 103Doce nos optime, 80, 81, 84Dogmatum falsas species, 64Douce dame gres <strong>et</strong> graces vous rent,258Dum medium si<strong>le</strong>ntium componit, 87Dum medium si<strong>le</strong>ntium tenerent, 80, 81,84, 86, 87Estimavit hortulanum, 102Excutere de pulvere, 80, 84, 86, 97, 98,175, 337, 339, 347, 352, 353, 354,357, 361, 408, 411Exurge dormis domine, 80, 84, 86, 102Festa dies agitur, 80, 102Fontis in rivulum, 80, 84, 86, 97, 98,133, 189, 196, 339, 340, 342, 350,352, 363, 366, 367, 387, 398, 400,408, 413448


Gedeonis area, 80, 84Homo considera, 75, 80, 84, 86, 92, 97,98, 111, 131, 158, 224, 265, 303, 332,335, 347, 352, 408, 409, 410Homo cum mandato, 80, 84, 104Homo cur degeneras, 87, 421Homo cur properas, 87Homo natus ad laborem / <strong>et</strong> avis, 80, 97,98, 111, 121, 313, 352, 358, 360, 409,410Homo natus ad laborem / tui status, 79,80, 84, 86, 97, 98, 110, 121, 152, 224,311, 318, 334, 335, 343, 347, 352,357, 363, 365, 372, 373, 408, 411Homo quam sit pura, 39, 40, 84, 92,104, 422Homo qui semper moreris, 80, 84, 86,97, 98, 225, 332, 352, 363, 369, 407,408, 412, 421Homo vide que pro te patior, 80, 81, 84,86, 92, 97, 98, 111, 192, 249, 332,336, 351, 352, 353, 358, 360, 386,400, 405, 408, 409, 410, 422In hoc ortus occidente, 80, 84, 86In nova fert animus, 87In omni fratre tuo, 80, 104In salvatoris nomine, 59, 80, 81In veritate comperi, 59, 61, 80, 81, 84,104Inter membra singula, 41, 80, 88, 145Inter natos mulierum, 102L’amours dont sui espris de chanter,303L’autrier m’iere rendormiz, 258Laqueus conteritus, 80, 104Li cuer se vait de l’ueil plaignant, 404Luto carens <strong>et</strong> latere, 80Minor natu filius, 80, 81, 84, 86, 87,380Missus Gabriel de celis, 7Mundus a mundicia, 80, 84, 88, 422Nitimur in v<strong>et</strong>itum, 64, 80, 84, 86, 97,98, 111, 257, 303, 333, 352, 358, 400,409, 412O amor deus deitas, 102O labilis sortis, 58, 80, 84, 86, 88, 97,98, 158, 203, 318, 332, 352, 354, 359,362, 370, 371, 373, 387, 400, 407,408, 410O Maria noli f<strong>le</strong>re, 102O Maria virginei, 80, 84, 102O mens cogita, 80, 84, 86, 97, 98, 117,158, 224, 273, 349, 352, 355, 371,387, 400, 409, 410Pange lingua Magda<strong>le</strong>na, 40, 62, 102Pater sancte dictus Lotarius, 80, 84, 86,105, 258Phebus per dyam<strong>et</strong>rum luna fugiente, 7Procurans odium, 304Purgator criminum, 304Quant li lousignolz jolis, 258Que est ista que ascendit, 7Quid ultra tibi facere, 80, 81, 84, 86, 88,97, 98, 161, 233, 254, 335, 352, 354,357, 370, 386, 400, 401, 408, 412Quisquis cordis <strong>et</strong> oculi, 39, 80, 84, 86,92, 223, 404Quo me vertam nescio, 80, 84, 86, 88,97, 98, 191, 334, 337, 340, 342, 350,352, 357, 361, 387, 401, 408, 413Quo vadis quo progrederis, 80, 84, 86,97, 98, 217, 311, 347, 350, 352, 354,358, 359, 361, 373, 408, 411Quomodo cantabimus, 80, 84, 86, 88,97Regis decus <strong>et</strong> regine, 80, 84Rex <strong>et</strong> sacerdos prefuit, 80, 84, 86, 88,105Roman de Fauvel, 88, 89, 113, 161, 192,226, 275, 405Si vis vera frui luce, 80, 84, 86Sol est in meridie, 80, 102Sol oritur in sidere, 80, 84, 86, 102Suspirat spiritus, 80, 97, 98, 111, 303,352, 386, 400, 401, 409, 412Tempus est gratie, 80, 102Thronus tuus Christe Ihesu, 7449


Vanitas vanitatum, 80, 84, 86, 88, 97,98, 169, 335, 346, 350, 352, 357, 364,365, 368, 387, 408, 412Ve mundo a scandalis, 80, 84, 86, 92,97, 98, 183, 331, 334, 349, 352, 357,369, 373, 387, 400, 408, 413Venditores labiorum, 80, 104Veni sancte spiritus / spes omnium, 80,102Venit Ihesus in propria, 80, 84, 86, 105Venite exultemus regnante, 7Veritas equitas, 80, 84, 86, 88, 97, 98,117, 275, 283, 334, 346, 352, 358,369, 384, 385, 409, 413Veritas veritatem, 76, 80, 84, 86, 88, 97,102Veste nuptiali, 80, 84, 86, 87, 158, 380Vide prophecie, 80, 84, 104Vide quo fastu rumperis, 80, 84, 86Virgo templum trinitatis, 7Vitia virtutibus, 80, 292Index des tab<strong>le</strong>auxTab<strong>le</strong>au 1 : Liste des sermons de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong>s éditions modernes, 51Tab<strong>le</strong>au 2 : Organisation du catalogue de Gordon A. Ander<strong>son</strong>, 55Tab<strong>le</strong>au 3 : Les compositions de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong>s trois sourcescomportant l’attribution, 80Tab<strong>le</strong>au 4 : Compositions intégrées dans l’une des trois col<strong>le</strong>ctions mais pour <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>sd’autres sources apportent des informations contradictoires, 81Tab<strong>le</strong>au 5 : Le corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans <strong>le</strong>s sources de Notre-Dame, 83Tab<strong>le</strong>au 6 : Composition des onze fascicu<strong>le</strong>s du manuscrit F, 85Tab<strong>le</strong>au 7 : Le dixième fascicu<strong>le</strong> de F <strong>et</strong> la répartition des conduits attribués à <strong>Philippe</strong><strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, 86Tab<strong>le</strong>au 8 : Liste des compositions de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans CB <strong>et</strong> Fauvel, 88Tab<strong>le</strong>au 9 : Les compositions de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> dans Sab <strong>et</strong> <strong>le</strong>urscaractéristiques formel<strong>le</strong>s, 92Tab<strong>le</strong>au 10 : Formes poétiques <strong>et</strong> musica<strong>le</strong>s des conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>, 98Tab<strong>le</strong>au 11 : Compositions liturgiques du corpus de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, 102Tab<strong>le</strong>au 12 : Prosu<strong>le</strong>s <strong>et</strong> mot<strong>et</strong>s dans <strong>le</strong>ur contexte liturgique, 103Tab<strong>le</strong>au 13 : Les conduits historiques attribués à <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> par <strong>le</strong>s sourcesmanuscrites, 105Tab<strong>le</strong>au 14 : Les schémas des rimes des vingt conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>, 352Tab<strong>le</strong>au 15 : Les incipit des conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> comportant unecitation, 357Tab<strong>le</strong>au 16 : Les exclamations dans <strong>le</strong>s conduits moraux, 387Tab<strong>le</strong>au 17 : L’évocation du Jugement dernier dans <strong>le</strong>s conduits moraux, 400Tab<strong>le</strong>au 18 : Le thème du contemptus mundi dans <strong>le</strong>s conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>, 407Tab<strong>le</strong>au 19 : Les conduits moraux <strong>et</strong> <strong>le</strong>s indications de public, 408Tab<strong>le</strong>au 20 : Les conduits moraux simp<strong>le</strong>s <strong>et</strong> adressés à un auditoire large, 410Tab<strong>le</strong>au 21 : Les conduits moraux comp<strong>le</strong>xes adressés à un auditoire large, 411Tab<strong>le</strong>au 22 : Les conduits moraux simp<strong>le</strong>s adressés à un auditoire clérical, 412Tab<strong>le</strong>au 23 : Les conduits moraux comp<strong>le</strong>xes adressés à un auditoire clérical, 413450


Université de PoitiersÉco<strong>le</strong> doctora<strong>le</strong> SHESCESCM – UMR CNRS 6223Anne-Zoé RILLON-MARNEPHILIPPE LE CHANCELIER ET SON ŒUVRE :ETUDE SUR L’ELABORATION D’UNE POETIQUEMUSICALEVolume II : AnnexesTextes, traductions <strong>et</strong> transcriptionsThèse de Doctorat de MusicologieSous la direction du Pr. Olivier CULLINPoitiers 2008451


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N° 1Homo natus ad laborem tui statusDescription3 strophes doub<strong>le</strong>sBibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> manuscrit Fascicu<strong>le</strong> 10, f°415Concordances avec <strong>le</strong>s Strophe 1: Hu, f°158v-161manuscrits musicauxConcordances sans notation Comp<strong>le</strong>t : OxAdd, f°127musica<strong>le</strong>Strophes simp<strong>le</strong>s (1, 3, 5) : Da, f°3, ZüC58, f°147vMatière musica<strong>le</strong> préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>Dittmer-FTranscriptionsAnder<strong>son</strong>-NDcond.Anglès-HuGillinghamÉditions du texte AH 21, 115SzövérffyRothInventaires Chevalier 7975Ander<strong>son</strong> K1Falck n°160LittératureRebecca BALTZER, « Thirteenth Century IlluminatedManuscripts and the Date of the FlorenceManuscript », JAMS, XXV (1972), p. 1-18.Susan RANKIN, « Some Medieval Songs », EarlyMusic, XXXI/3 (2003), p. 326-346.453


I1.Homo natus ad laboremtui status tue moremsortis considera.propensiusme parciusquerelis aspera.questus ergo reprimene animaequod misere commiseris.quod paterismiser impropera.Homme né pour <strong>le</strong> labeur,considère <strong>le</strong> caractèrede ton état <strong>et</strong> de ta destinée,plus profondément ;avec plus de moderation,irrite-moi de tes lamentations.Réprime tes plaintes.Ne va pas reprocher à ton âmece que tu accomplis misérab<strong>le</strong>ment,ce que tu subis,misérab<strong>le</strong>.2.Me dum fecit Deus mundamvas infecit fex immundamcorrupit lutea.desipionec sapiomeum Prom<strong>et</strong>hea.Nil in carnis carcerefit libere.parit enim contagium<strong>et</strong> vitiummo<strong>le</strong>s corporea.Alors que Dieu m’a faite pure,La lie boueuse a imprégné la vase,el<strong>le</strong> m’a corrompue, moi, impure.Je divague<strong>et</strong> n’apprécie pasmon Prométhée.Rien dans la pri<strong>son</strong> du corpsne se produit librement.La matière du corps enfante en eff<strong>et</strong>la contagion<strong>et</strong> <strong>le</strong> vice.II3.In abyssum culpe ducisque commissum opus ducis.procuras 1 temereme perimiscum opprimispeccati pondere.Tu attires vers <strong>le</strong>s profondeurs de la faute,toi qui mènes une œuvre délictueuse.Tu avances inconsidérément.Tu me détruisquand tu m’accab<strong>le</strong>sdu poids du péché.4.In abusum rationisvertis usum. teque bonisprivas gratuitis.dum sensibusassensibusfaves illicitis.Tu tournes l’usage de la rai<strong>son</strong>en abus <strong>et</strong> tu te privesdes biens gratuitsquand tu favorises<strong>le</strong>s senspar d’illicites approbations.III5.Tibi nomen animaejam adimequia recte non animascum perimasme mortis opere.Enlève-toi déjà<strong>le</strong> nom d’âmecar tu ne t’animes pas justementquand tu m’anéantispar l’œuvre de la mort.6.Tibi cogor obsequi<strong>et</strong> exsequiopus rectum si judices.vel claudicesa recti semitis.Je suis contraint à céder à tes désirs<strong>et</strong> à te suivre,que tu choisisses une œuvre justeou que tu boitil<strong>le</strong>shors du droit chemin.1 procurras ?454


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N°2Fontis in rivulumDescription2 trip<strong>le</strong>s strophes <strong>et</strong> 4 simp<strong>le</strong>sBibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> manuscrit Fascicu<strong>le</strong> 10, f°418-419Concordances avec <strong>le</strong>s manuscrits strophe 1 : Hu, f°158musicauxConcordances sans notationmusica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong> préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>TranscriptionsOxAdd, f°62r <strong>et</strong> f°123ZüC58, f°148rStrophes 1, 4, 7-10 : Da, f°3vDittmer-FAnglès-HuAnder<strong>son</strong>-NDcond.Anglès-HuGillinghamÉditions du texte AH 21, 146SzövérffyRothInventairesLittératureAnder<strong>son</strong> K6Falck n°130457


I1.Fontis in rivulumsapor ut defluitodor ut vasculuminfusus inbuit.sic vita populumregentis instruit.sic testa figulumprobat vel arguit.Comme <strong>le</strong> parfum se déversede la source dans <strong>le</strong> ruisseau,comme l’odeur répandueimprègne <strong>le</strong> vase,de même, la vie du dirigeantinstruit <strong>le</strong> peup<strong>le</strong>,<strong>le</strong> pot m<strong>et</strong> à l’épreuveou accuse <strong>le</strong> potier.2.Doctor abutiturdoctrine regula.cuius inficitursubiectus macula.defectu mergiturnaute navicula.dum caput patitur.<strong>et</strong> menbra singula.Le savant abusede la doctrine par une règ<strong>le</strong>dont, soumis, il portela souillure.La barque cou<strong>le</strong>,en l’absence du matelot,quand la tête souffrechaque membre souffre aussi.3.Omnis ambitioradix malitie.manat ex vitioromane curie.quo privi<strong>le</strong>gionutuntur hodiematris contagiocorrupte filie.L’ambitionest la racine de tout <strong>le</strong> mal.Il se répand à partir du péchéde la Curie romaine,privilège par <strong>le</strong>quel<strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t aujourd’huiébranlées par la contagionde la mère corrompue.II4.Prelati munerapreponunt meritis.opes non operapensant in subditis.iude vox libera.clamat in compitis.honores dexteradispensat divitis.Les prélats préfèrent<strong>le</strong>s faveurs aux mérites.Ils évaluent <strong>le</strong>s richesses<strong>et</strong> non <strong>le</strong>s actes chez <strong>le</strong>urs subordonnés.La voix libre de Judaappel<strong>le</strong> aux carrefours.La main droite du richedistribue <strong>le</strong>s honneurs.5.A recto claudicanttrium aspectibus.vel sancta publicantemptorum manibus.vel ea vendicantsuis nepotibus.vel quibus supplicantcedunt principibus.Ils vacil<strong>le</strong>nt hors du droit cheminaux vues de ces trois (possibilités) :soit ils confisquent <strong>le</strong>s choses saintesavec des mains d’ach<strong>et</strong>eurs,soit ils <strong>le</strong>s revendiquentpour <strong>le</strong>ur descendance,soit ils <strong>le</strong>s donnent aux puissantsdevant <strong>le</strong>squels ils se prosternent.458


6.Gemmarum hauriuntfulgores oculis.aures emolliuntliris <strong>et</strong> fistulis.e<strong>le</strong>ctis condiuntpalatum ferculis.tactum decipiuntblandis obstaculis.Ils absorbent <strong>le</strong>s éclatsdes pierres précieuses par <strong>le</strong>s yeux.Ils amollissent <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>spar <strong>le</strong>s lyres <strong>et</strong> <strong>le</strong>s flûtes.Ils assai<strong>son</strong>nent <strong>le</strong> palaispar des m<strong>et</strong>s choisis.Ils trompent <strong>le</strong> toucherpar des obstac<strong>le</strong>s séduisants.III7.O qui cuncta prospicispunies in c<strong>le</strong>ricisadipem superbie.quos nec terror judicisnec <strong>le</strong>gis aut gratiecohibent mandata.O Toi qui discerne tout,punis chez <strong>le</strong>s c<strong>le</strong>rcsla graisse de l’orgueil,eux que ni la terreur du juge,ni <strong>le</strong>s commendenments de la loi ou de la grâcene r<strong>et</strong>iennent.IV8.De sudore pauperisornant equos pha<strong>le</strong>ris.<strong>et</strong> se veste varia.diffluentes prosperissui luxus gloriapredicant peccata.De la sueur des pauvres,ils décorent <strong>le</strong>urs chevaux de phalères,<strong>et</strong> eux-mêmes de vêtements colorés,amollis par la prospérité<strong>et</strong> la gloire de <strong>le</strong>ur propre débauche,ils prêchent <strong>le</strong>s péchés.V9.Ha cum iudex venerit<strong>et</strong> cum ventilaverittriticum in area.fructum qui non feceritde cultoris vineapalmes excid<strong>et</strong>ur.Ha ! Quand <strong>le</strong> juge sera venu<strong>et</strong> quand il aura dispersé<strong>le</strong> grain <strong>sur</strong> l’aire !De la vigne du cultivateurqui n’aura pas fait de fruit,<strong>le</strong> sarment sera détaché.VI10cicatrices vulnerumchristi clamor pauperumsordes quas non tersimusaccusabunt operumprimus <strong>et</strong> novissimusquadrans requir<strong>et</strong>ur.Les stigmates des b<strong>le</strong>s<strong>sur</strong>es du Christ,<strong>le</strong> cri des pauvres,la crasse que nous n’avons pas essuyée,porteront <strong>le</strong>ur accusation. Des nos œuvres,<strong>le</strong> premier <strong>et</strong> dernierquart d’as seront réclamés.459


1 : Strophe II, <strong>le</strong>s deux la <strong>sur</strong> libera manquent dans <strong>le</strong> manuscrit F.460


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N°3Ad cor tuum revertereDescription4 strophes irrégulières, musique continueBibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> manuscrit Fascicu<strong>le</strong> 10, f°420v-421vConcordances avec <strong>le</strong>smanuscrits musicauxSab, f°144Strophe 1 : Mü 18190, f°1 (notation neumatique)Strophe 3 : Hu, f°167Concordances sans notationmusica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong> préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>TranscriptionsStrophe 4 : Hu, f°161vDa, f°3vCB, f°3Brux 2, f°193vOxAdd, f°236v (inscription à la tab<strong>le</strong> des matières,mais non copié)Dittmer-FAnder<strong>son</strong>-NDcond.Anglès-HuÉditions du texte AH 21,104RothHilka/Schumann-CBRaby-Ox.bookWolff-CBSzövérffyBourgainInventairesLittératureAnder<strong>son</strong> K10Falck n°6Heinrich HUSMANN, « Ein Faszikel Notre-DameKompositionen auf Texte des Pariser Kanz<strong>le</strong>rsPhilipp in einer dominikaner Handschrift (Rom,Santa Sabina XIV L3) », Archiv fürMusikwissenschaft, XXIV (1967), p. 1-23.463


1.2.3.4.Ad cor tuum revertereconditionis misere.homo. cur spernis vivere.cur dedicas te vitiis.cur indulges malitiis.cur excessus non corrigis.nec gressus tuos dirigisin semitis iustitie.sed contra te cotidieiram dei exasperasin te succidi m<strong>et</strong>ueradices ficus fatue.cum fructus nullos afferas.O conditio miseraconsidera quam asperasic hec vita.mors alteraque sic immutat statum.cur non purgas reatumsine moracum sit horatibi mortis incognita.<strong>et</strong> in vitacaritas que non proficit.prorsus ar<strong>et</strong> <strong>et</strong> deficit.nec efficit beatum.Si vocatus ad nuptiasadveniassine veste nuptiali ;a curia regaliexpel<strong>le</strong>ris<strong>et</strong> obviam si venerissponso lampade vacua ;es quasi virgo fatua.Ergo vide ne dormias.sed vigilans aperiasdomino cum pulsaverit.beatus quem inveneritvigilantem cum venerit.Reviens à ton cœur,Homme de condition misérab<strong>le</strong> ;pourquoi dédaignes-tu vivre,pourquoi te consacres-tu aux vices,pourquoi t’abandonnes-tu au mal,pourquoi ne corriges-tu pas tes écarts<strong>et</strong> ne diriges-tu pas tes pasdans la voie de la justice.Mais tous <strong>le</strong>s jours, contre toi,tu exaspères la colère de dieu.Crains que je ne coupe en toi<strong>le</strong>s racines du figuier stéri<strong>le</strong>,alors que tu ne portes aucun fruit.O misérab<strong>le</strong> condition,considère combien âpreest c<strong>et</strong>te vie,autre forme de la mortqui change ainsi d’état.Pourquoi ne pas purger la fautesans délaicar l’heurede la mort t’est inconnue,<strong>et</strong> dans la viela charité qui ne progresse pas,se dessèche immédiatement <strong>et</strong> manque<strong>et</strong> ne rend pas heureux.Si l’on t’appel<strong>le</strong> pour des noces<strong>et</strong> que tu vienssans vêtements nuptiaux,tu seras chasséde la cour roya<strong>le</strong><strong>et</strong> en chemin, si tu viensà l’époux avec une lampe vide,tu es comme une vierge fol<strong>le</strong>.Prends donc garde à ne pas dormirmais vigilant à ouvrirau Seigneur quand il frappera.Heureux celui qu’il trouveravigilant quand il viendra.464


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1 : aperias : dans F, la phrase se termine <strong>sur</strong> <strong>le</strong> conjoncturée, sans <strong>le</strong> sol final.466


N°4Quid ultra tibi facereDescription6 strophesBibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> Fascicu<strong>le</strong> 10, f°423manuscritConcordances avec <strong>le</strong>smanuscrits musicauxFragmentaire : OxAuct, n°11 ; Fauv, f°6v (texte desstrophes 5 <strong>et</strong> 6 utilisés dans un mot<strong>et</strong> polytextuel à 4 voixConcordances sansnotation musica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong>préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>Dittmer-FTranscriptionsAnder<strong>son</strong>-NDcond.Éditions du texte AH 21, 141Raby-Ox.bookRothInventaires Chevalier 16680Ander<strong>son</strong> K17Falck n° 288Littératureavec une mélodie différente.)8 strophes : Da, f°4 (strophe 1) <strong>et</strong> f°91r ; OxAdd, f°129v ;Char<strong>le</strong>vil<strong>le</strong>, f°159v (attribution à Gautier de Châtillon) ;Lyon 623, f°142r ; Lincoln Cath.103, 1v-2v ; Paris, BnF,n.a.l. 1544, f°104v ; BnF, n.a.l. 1742, f°302v ; BnF, lat.14970, f°69 ; Ars 413, f°176v ; Wolf 7, f°2v ; Vienne 883,f°76r ; Rome Vat. Ottob.3081, f°71v ; Rome Vat. Lat.2233, f°258v.10 strophes : Madrid, Palacio Real II, 1022, f°100vAndré WILMART, « Poèmes de Gautier de Châtillon dansun manuscrit de Char<strong>le</strong>vil<strong>le</strong> », Revue bénédictine, XLIX(1937), p. 121-169 <strong>et</strong> 322-365.467


1.2.3.4.Quid ultra tibi facerevinea mea potui.quid potes michi redderequi pro te cedi conspui<strong>et</strong> crucifigi volui.<strong>et</strong> tu pro tanto munerebaptismi fracto federepresummis vice mutuime rursus crucifigere<strong>et</strong> habere hostem tui.Existimasti temere<strong>et</strong> me <strong>et</strong> mundo perfrui.non possunt mihi viverequi non sunt mundo mortui.at tu quas sperni docuinon cessas opes querere.relicto christo paupere.<strong>et</strong> quem signari voluipaupertatis caractere.mundano vacas luxui.Verum a sanctuarioprodit ista malitia.<strong>et</strong> a c<strong>le</strong>ri contagiomonstra creantur omnia.qui diffluit luxuriaturpi marc<strong>et</strong> occioin apparatu regio.facitque mutatoriade meo patrimonioqui sto nudus ab 2 hostia.Quid quod ipsa religiocrucem fert in angaria.<strong>et</strong> cum datur occasiorecurrit cum <strong>le</strong>titiaad pepones <strong>et</strong> aliasimulato negotioa plangentis officioredit ad seculariaqui derelicto palliofugerat ab egyptia.Que pouvais-je faire de plus pour toi,ma vigne ?Que peux-tu me rendre ?Moi qui, pour toi, ai voulu être tué,conspué <strong>et</strong> crucifié.Et toi, en échange d’un tel don,une fois brisée l’alliance du baptême,tu as l’audace, en guise d’échange,de me crucifier une seconde fois<strong>et</strong> de me considérer comme ton ennemi.Tu as jugé témérairementpouvoir profiter de moi <strong>et</strong> du monde.Ils ne peuvent vivre pour moi,ceux qui ne <strong>son</strong>t pas morts pour <strong>le</strong> monde.Et toi, <strong>le</strong>s richesses que je t’ai appris à mépriser,tu ne cesses de <strong>le</strong>s chercher,ayant abandonné la pauvr<strong>et</strong>é du Christ.Et toi que j’ai voulu distinguerde la marque de la pauvr<strong>et</strong>é,tu es libre pour l’excès profane.Mais ce malémane du sanctuaire.Et de la contagion du c<strong>le</strong>rc,tous <strong>le</strong>s monstres <strong>son</strong>t créés.Lui qui s’amollit par la luxure<strong>et</strong> est alangui par l’indigne oisiv<strong>et</strong>éen pompe roya<strong>le</strong>,<strong>et</strong> il fait l’échangede mon patrimoine,moi qui me tiens nu aux portes.La religion el<strong>le</strong>-mêmeporte la croix comme une corvée<strong>et</strong> lorsque l’occasion est donnée,revient avec joievers <strong>le</strong>s pastèques <strong>et</strong> <strong>le</strong>s aulx.Par un travail feintau service du souffrant,il revient aux activités profanes,celui qui, ayant abandonné <strong>le</strong> manteauavait fui d’Égypte.2 lire ad, comme Ap 3, 20 : ecce sto ad ostium <strong>et</strong> pulso468


5.6.Quasi non ministeriumcreditum sit pastoribussed regnum aut imperiumnondum precinctis renibus.vacuisque lampadibusu<strong>sur</strong>pant sacerdotium.pensantique lane pr<strong>et</strong>ium.<strong>et</strong> non curant de ovibus.de quorum sanguis oviumrequirendus est manibus.Meum ire vicariummeis decer<strong>et</strong> passibus.meumque patrimoniummeis dari pauperibus.non ignavis parentibus.at in ovi<strong>le</strong> oviumingressi non per hostium.sed vel vi vel muneribus.questus per flagitiumabutuntur honoribus.Strophes supplémentaires dumanuscrit Da :Prope est dies dominimei qui me diligitistunc conformes imaginime sicut sum videbitis.beati qui nunc plangitisquia consolabimini<strong>et</strong> vos qui me sequiminisuper sedes sedebitis<strong>et</strong> qui nunc iudicaminitunc mecum iudicabitis.At vos qui gloriaminiin opibus illicitisqui vobis crucem dominiprodesse non permittitisqui lazari <strong>et</strong> divitisexemplo non terreminicum ipso puniemini.quic quid tamen egeritisdum lic<strong>et</strong> convertiminiad me <strong>et</strong> salui eritis.Comme si ce n’était pas <strong>le</strong> serviceconfié aux pasteursmais <strong>le</strong> trône ou l’autorité,sans avoir encore <strong>le</strong>s reins ceints.Et avec des lampes vides,ils u<strong>sur</strong>pent <strong>le</strong> sacerdoce.Et ils évaluent <strong>le</strong> prix de la laine<strong>et</strong> ne s’occupent pas des moutons,eux dont il faut chercher <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s mains<strong>le</strong> sang des brebis.Il aurait convenu à mon vicairede marcher dans mes pas<strong>et</strong> de donner mon patrimoineà mes pauvres,<strong>et</strong> non aux proches paresseux.Mais dans la bergerie de moutons,ils <strong>son</strong>t entrés non par la portemais soit par la force soit à l’aide de présents.Par l’ignominie du trafic,ils abusent de <strong>le</strong>urs charges.Le jour du Seigneur est proche.Vous qui me chérissez,conformes à mon image,vous me verrez comme je suis.Heureux qui p<strong>le</strong>urez maintenantcar vous serez consolés.Et vous qui me suivez,vous siégerez <strong>sur</strong> un trône,<strong>et</strong> vous qui êtes maintenant jugés,vous jugerez avec moi.Mais vous qui vous glorifiezde pouvoirs illicites,qui ne laissez pas la croix du Seigneurvous être uti<strong>le</strong>,qui n’êtes pas effrayéspar l’exemp<strong>le</strong> de Lazare <strong>et</strong> du riche,avec celui-là, vous serez punis.Quoi que vous ayez fait,tant qu’il vous est encore permis,tournez-vous vers moi <strong>et</strong> vous serez sauvés.469


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N° 5Vanitas vanitatumDescription3 strophesBibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Plureus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> Fascicu<strong>le</strong> 10, f°423manuscritConcordances avec <strong>le</strong>s Strophe 1 : Fauv, f°4vmanuscrits musicauxConcordances sans OxAdd, f°62notation musica<strong>le</strong> Strophe 1 : Da, f°4Matière musica<strong>le</strong>préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>Dittmer-FTranscriptionsAnder<strong>son</strong>-NDcond.Rosenberg/Tisch<strong>le</strong>r-Fauv.GillinghamÉditions du texte AH 21, 100SzövérffyRothInventaires Chevalier 21117Ander<strong>son</strong> K18Falck n°355Littérature1. Vanitas vanitatum<strong>et</strong> omnia vanitas.sed nostra sic malignitascor hab<strong>et</strong> induratum.ut verbum seminatumsuffoc<strong>et</strong> mox cupiditasopum <strong>et</strong> dignitatum.lic<strong>et</strong> sit nobis ratumquam sit acerba proprioiuditioconditiomagnatum.qui maiori discriminequam crimine<strong>et</strong> iugibusmerentur cruciatibus<strong>et</strong>ernum cruciatum.La vanité des vanités<strong>et</strong> tout est vanité.Mais notre méchanc<strong>et</strong>éa <strong>le</strong> cœur si endurcique la cupidité des richesses <strong>et</strong> des méritesétouffe bientôtla paro<strong>le</strong> semée.Puissions nous savoircombien âpreselon <strong>le</strong>ur propre jugementest la conditiondes puissants,qui, par une décision plus grandeque <strong>le</strong> crime<strong>et</strong> par <strong>le</strong>s supplices perpétuelsméritent<strong>le</strong> supplice éternel.471


2.3.Cur ceca cor avarumdistrahit ambitio.nescis quod acquisitiotibi divitiarumfinis miserarumnon erit sed mutatio.quod si habere parumest tibi tam amarum.vide quid habent nimiedivitiecotidierixarum.propter tormenta propriefamilie<strong>et</strong> saucieflagellum conscientie.que est summa penarum.O nondum intel<strong>le</strong>ctanobis dei munera.cur cum avertant prosperamultos a via recta.paupertas pree<strong>le</strong>ctachristo nobis est aspera.sed vanis mens il<strong>le</strong>ctadisce tandem <strong>et</strong> sp<strong>et</strong>apaupertatis quam dulciasint occiapecunianeg<strong>le</strong>cta.cum pauper expeditius<strong>et</strong> promptiusad braviumsarcina temporaliumrerum currat abiecta.Pourquoi l’ambition aveug<strong>le</strong>distrait-el<strong>le</strong> <strong>le</strong> cœur avare ?Tu ne sais pas que l’acquisitionde tes biens ne sera pasla fin des misèresmais seu<strong>le</strong>ment un changement,que si avoir peuest pour toi aussi amer,vois, en matière de dispute,ce que causent,chaque jour,<strong>le</strong>s richesses excessivesà cause des torturesde ta propre famil<strong>le</strong><strong>et</strong> du fou<strong>et</strong>de la conscience b<strong>le</strong>ssée,qui est <strong>le</strong> châtiment suprème.O, dons de notre dieuencore incompris,pourquoi, quand <strong>le</strong>s prospéritésdétournent la multitude de la voie juste,la pauvr<strong>et</strong>é, préférée par <strong>le</strong> Christest-el<strong>le</strong> âpre pour nous ?Mais l’esprit est séduit par <strong>le</strong>s vanités.Apprends enfin <strong>et</strong> regardecombien doux<strong>son</strong>t <strong>le</strong>s loisirs de la pauvr<strong>et</strong>é,une fois l’argentabandonné,quand <strong>le</strong> pauvre, plus à l’aise<strong>et</strong> plus rapidecourt vers la victoire,une fois <strong>le</strong> fardeaudes affaires temporel<strong>le</strong>s laissé de côté.472


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N° 6Excutere de pulvereDescription3 strophesBibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> manuscrit Fascicu<strong>le</strong> 10, f°426Concordances avec <strong>le</strong>s manuscritsmusicauxConcordances sans notation Strophe 1 : Da, f°4musica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong> préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>Dittmer-FTranscriptionsAnder<strong>son</strong>-NDcond.GillinghamÉditions du texte AH 21, 105RothInventairesAnder<strong>son</strong> K26Falck n°113Littérature1.2.Excutere de pulveredum opus est remedio.qui turpiter <strong>et</strong> temereiaces in sterquilinio.<strong>sur</strong>ge curre pro bravio.dum potes apprehendereviam querens in inviomalorum reminiscere.ad patriam reverterecum penitente filio.Homo vilis materie<strong>sur</strong>ge de mortis tumulodum spes est adhuc veni<strong>et</strong>e subtrahe periculo.m<strong>et</strong>ire cordis oculotue statum miserie.qui totus es in pendulo.cum langueat cotidiefides iacens extrariequia car<strong>et</strong> cubiculo.Arrache toi de la poussière,pendant qu’on a besoin d’un remède.Toi qui honteusement <strong>et</strong> inconsidérémentgis dans <strong>le</strong> fumier.Lève-toi, cours vers la récompense.Pendant que tu peux approcherdu chemin en cherchant à te r<strong>et</strong>rouverdans <strong>le</strong>s voies impraticab<strong>le</strong>s des malheurs.Reviens à ta patrie,avec <strong>le</strong> fils pénitent.Homme fait de vi<strong>le</strong> matière,lève-toi du tombeau de la mort.Tant que l’espoir de la grâce existe,soustrais-toi du danger.Me<strong>sur</strong>e avec <strong>le</strong> regard du cœurl’état de ta misère,toi qui es entièrement en suspens.Tandis que la foi se meurt chaque jour,étendue à l’extérieurcar el<strong>le</strong> est privée de chambre.475


3. Ne vasa contumeliereprobentur a figulodum sub obscura specievidemus ut in speculo.in hoc vite curriculomundemur multipharie.sed in cordis latibulode sinu conscientieprocedat fumus hostie.ne fiat coram populo.Que <strong>le</strong>s vases de l’injurene soient pas repoussés par <strong>le</strong> potier,tant que sous une forme obscure,nous voyons comme dans un miroir.Dans <strong>le</strong> cours de la vie,soyons purifiés de bien des façons,mais que ce soit dans la r<strong>et</strong>raite du cœur,depuis <strong>le</strong> sein de la conscience,que s’élève la fumée de l’offrande,afin qu’el<strong>le</strong> n’apparaisse pas publiquement.476


N°7Ve mundo a scandalisDescription3 doub<strong>le</strong>s strophesBibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> manuscrit Fascicu<strong>le</strong> 10, f°426Concordances avec <strong>le</strong>s Sab, f°145manuscrits musicauxStrophe 1, 3 <strong>et</strong> 5 : W1, f°168Strophe 1 <strong>et</strong> 2 : Hu, f°157v-158Strophe 4 : Fauv, f°6v (utilisée pour <strong>le</strong> début dumot<strong>et</strong>us d’un mot<strong>et</strong>)Tours 927, f°19vStrophe 1, 3 <strong>et</strong> 5 : Da, f°3vConcordances sans notationmusica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong> préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>Dittmer-FBaxterTranscriptionsAnder<strong>son</strong>-NDcond.Anglès-HuHans TISCHLER (éd.), Trouvère Lyrics withMelodies, vol. 10, CMM 107, Neuhausen, 1997,n°1224.Éditions du texte AH 21, 148SzövérffyInventairesAnder<strong>son</strong> F27Falck n°356LittératureHeinrich HUSMANN, « Ein Faszikel Notre-DameKompositionen auf Texte des Pariser Kanz<strong>le</strong>rsPhilipp in einer dominikaner Handschrift (Rom,Santa Sabina XIV L3) », Archiv fürMusikwissenschaft, XXIV (1967), p. 1-23.477


I1.Ve mundo a scandalis.ve nobis ut acephalisquorum libertas teritur.rome dormitat oculus.cum sacerdos ut populusiugo servili premitur.Malheur au monde à cause des scanda<strong>le</strong>s !Malheur à nous, comme acépha<strong>le</strong>sdont la liberté est foulée !L’œil de Rome s’endortquand <strong>le</strong> prêtre, comme <strong>le</strong> peup<strong>le</strong>,est oppressé par <strong>le</strong> joug de la servitude.2.Hic tollit fiscus hodiesue christus ecc<strong>le</strong>sie.que crucis emit precio.nullis terr<strong>et</strong>ur casibus.cuius cubat in foribusultor exserto gladio.Ce trésor supprime aujourd’huice que <strong>le</strong> Christ achète à <strong>son</strong> Égliseau prix de la croix.Il n’est effrayé par aucuns malheurs,celui dont <strong>le</strong> vengeur au glaive tiréest étendu devant <strong>le</strong>s portes.II3.Ve quorum votis alitur<strong>et</strong> pinguescit exactio.a quibus nulli parciturut suo parcant proprio.sed in eos revertitursua tandem proditio.<strong>et</strong> fraus in se colli[d]ituriusto dei iudicio.Malheur aux désirs de ceux dont la rente estnourrie <strong>et</strong> s’engraisse.Rien n’est épargné,comme ils épargnent <strong>le</strong>ur propre bien.Mais <strong>le</strong>ur trahi<strong>son</strong> r<strong>et</strong>omberaenfin <strong>sur</strong> eux<strong>et</strong> l’illusion sera brisée <strong>sur</strong> el<strong>le</strong>-mêmepar <strong>le</strong> juste jugement de Dieu.4.Ve qui gregi deficiunttempestatis articulo.qui lupum non reiuciuntlatratu sive baculo.nec pensant nec respiciuntsub cuius peccant oculo.<strong>et</strong> animas subiciuntgraviorum periculo.Malheur à ceux qui manquent au troupeauau moment de la calamité,à ceux qui ne rej<strong>et</strong>tent pas <strong>le</strong> louppar un aboiement ou un bâton.Ils ne pèsent ni ne réfléchissentsous l’œil de qui ils pèchent<strong>et</strong> assuj<strong>et</strong>tissent <strong>le</strong>s âmesau danger des choses <strong>le</strong>s plus graves.III5.Ha quo se vert<strong>et</strong> vineaqua recond<strong>et</strong> in foveafructus suos colonus.cum pari mente sitiantut labores diripianthinc pater hinc patronus.Ha ! Où se tournera la vigne ?Dans quel trou <strong>le</strong> cultivateurreplacera-t-il ses fruits ?Puisque, d’un même esprit, ils aspirent àpil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s travaux,ici <strong>le</strong> père, là <strong>le</strong> maître.6.Christus misertus vineasue mucronem lancea 3in utrumque iam vibrat.ferrum ad ictum acuit.neque dilatum minuitsed aggravat dum librat.Le Christ, miséricordieux de sa vigne,darde déjà la pointe de sa lancevers chacun.Il aiguise l’épée pour <strong>le</strong> coupque <strong>le</strong> r<strong>et</strong>ard n’affaiblit pasmais renforce tandis qu’il l’ajuste.3 lire lanceae478


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N°8Quo me vertam nescioDescription2 doub<strong>le</strong>s strophes + 2 simp<strong>le</strong>sBibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> manuscrit Fascicu<strong>le</strong> 10, f°426vConcordances avec <strong>le</strong>s Strophes 1-4 : Fauv, f°6 (variantes de texte dans 2)manuscrits musicauxConcordances sans notation Strophes 1, 3, 5 <strong>et</strong> 6 : Da, f°3vmusica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong> préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>Dittmer-FTranscriptionsAnder<strong>son</strong>-ND cond.Rosenberg/Tisch<strong>le</strong>r-Fauv.GillinghamÉditions du texte AH 21, 143SzövérffyInventairesAnder<strong>son</strong> K25Falck n°292Littérature1.2.Quo me vertam nesciodum stricto iudicioprelatos circumfero.dum virtutes ponderopatrum modernorum.tanta subit raritasquod vix unum veritasprobat meritorum.In prelatos refluitquod a roma defluit.romanis ascribiturquod rome connasciturin eis natura.notum est de singulisquod mens est in loculis.<strong>et</strong> in questu cura.Je ne sais où me tournerquand, avec un jugement rigoureux,j’examine <strong>le</strong>s prélats,quand je pèse <strong>le</strong>s vertusdes pères modernes.Une si grande rar<strong>et</strong>é <strong>sur</strong>gitque la vérité de <strong>le</strong>urs méritesn’en révè<strong>le</strong> à peine qu’un.Sur <strong>le</strong>s prélats, il cou<strong>le</strong>ce qui décou<strong>le</strong> de Rome ;il est assigné aux Romains,ce qui nait de Rome,en eux, par nature.On sait à propos de chacunque <strong>le</strong>ur esprit est dans <strong>le</strong>s coffres<strong>et</strong> <strong>le</strong>ur souci dans l’avidité.481


II3.O si roma respicer<strong>et</strong>patrum suorum meritasalubrius disponer<strong>et</strong>ta<strong>le</strong>nta sibi credita.humilitatem co<strong>le</strong>r<strong>et</strong>nube fastus deposita.nec spe lucri receder<strong>et</strong>a veritatis semita.Ô ! Si Rome prêtait attentionaux mérites de ses pères,el<strong>le</strong> placerait plus sainement<strong>le</strong>s ta<strong>le</strong>nts qui lui <strong>son</strong>t confiés.El<strong>le</strong> pratiquerait l’humilitéune fois la nuée de l’orgueil déposéemais el<strong>le</strong> ne s’éloignerait pas, par l’appât dugain, du sentier de la vérité.4.En cedit in contrariumnam sanguisuge filievisus cecant sublimium.mentes captivant hodie.sunt eorum supplitium.cura. m<strong>et</strong>us. vigilie.pr<strong>et</strong>er laborum tedium.<strong>et</strong> vermes consciencie.Voilà, el<strong>le</strong> avance dans la voie contrairecar <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s sangsuesaveug<strong>le</strong>nt la vue des plus grands,capturent aujourd’hui <strong>le</strong>s esprits.Tel<strong>le</strong>s <strong>son</strong>t <strong>le</strong>urs punitions :souci, crainte, veil<strong>le</strong>s,en plus de l’épuisement des travaux<strong>et</strong> des vers de la conscience.III5.Terre maris aeriscum m<strong>et</strong>us evaseris.<strong>et</strong> re salva fuerisereptus angustiis.ex quo romam venerisnisi te nudaveris.vix absolvi poteriscurie naufragiis.Quand tu auras échappé aux craintesde la terre, de la mer <strong>et</strong> de l’air<strong>et</strong> que, l’affaire étant sauve,tu seras arraché aux difficultés,du fait que tu seras venu à Rome,si tu ne t’es pas [encore] dénudé,tu pourras être absoudes naufrages de la Curie.IV6.Sy non cubat ianuis.spem precidens vacuis.Symon in assiduislaborat contractibus.argus circa loculoscentum girat oculos.briareus sacculoscentum tollit manibus.S’il n’est étendu devant <strong>le</strong>s portes désertes,coupant court à tout espoir,Simon souffredans <strong>le</strong>s contractions perpétuel<strong>le</strong>s.Argus, autour des coffres,tourne ses cent yeux.Briare soulève des boursesavec ses cent mains.482


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N°9O labilis sortis humane statusDescription2 doub<strong>le</strong>s strophes <strong>et</strong> 1 simp<strong>le</strong>Bibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> manuscrit Fascicu<strong>le</strong> 10, f°427v-428Concordances avec <strong>le</strong>s Strophe 1, 2 <strong>et</strong> 3 : Fauv, f°11 (mélodie différente)manuscrits musicauxConcordances sans notation Strophe 1 <strong>et</strong> 3 : Da, f°3v (fin différente)musica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong> préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>Dittmer-FTranscriptionsAnder<strong>son</strong>-NDcond.GillinghamRosenberg/Tisch<strong>le</strong>r-FauvÉditions du texte AH 21, 97SzövérffyRothInventairesChevalier13115Ander<strong>son</strong> K30Falck 234Littérature485


I1.O labilis sortis humane status.egreditur ut flos conteritur<strong>et</strong> labitur homo labori natus.f<strong>le</strong>ns oritur vivendo moritur.in prosperis luxu dissolviturcum flatibus fortune quatitur.lux subito mentis extinguitur.O, état instab<strong>le</strong> du sort humain,il s’élève, comme la f<strong>le</strong>ur, il est accablé<strong>et</strong> chute, l’Homme né pour <strong>le</strong> travail,il naît en p<strong>le</strong>urant, en vivant, il meurt.Il est détruit dans <strong>son</strong> bonheur par la débauche, commeil est agité par <strong>le</strong>s souff<strong>le</strong>s de la fortune.La lumière de l’esprit est subitement éteinte.Ha moriens vita luxu sopita ;nos inficis fellitis condita.Ah, vie mourante, endormie dans la débauche,recouverte de fiel, tu nous contamines.2.Quid igitur aura te popularis.quid dignitas. quid generositasextu<strong>le</strong>rit ut gravius labaris.in laqueos quos tendis laberis.dum crapulis scortisque traheris.<strong>et</strong> luxibus opum quas congerisillicite miser immoreris.En quoi donc la faveur populaire,quel<strong>le</strong> dignité, quel<strong>le</strong> générositét’auront-ils é<strong>le</strong>vé que tu vacil<strong>le</strong>s plus lourdement ?Dans <strong>le</strong>s pièges que tu déploies, tu trébuchesalors que tu es attiré par <strong>le</strong>s excès <strong>et</strong> <strong>le</strong>s prostituées<strong>et</strong> que, misérab<strong>le</strong>, tu te tues illicitementaux fastes des richesses que tu accumu<strong>le</strong>s.Ha moriens…II3.Dum effugis fecundam paupertatem,pre c<strong>et</strong>eris ditari niteris.sed laberis in summam egestatem.cum opibus mavis diffluerequam modicis honeste vivere.quod questibus fedis efficere 4dum satagis amans distrahere.vel autumans tibi sufficere.Tandis que tu échappes à la pauvr<strong>et</strong>é abondante,tu t’efforces de t’enrichir plus que <strong>le</strong>s autres,mais tu tombes dans la plus grande indigence,alors que tu préfères t’amollir dans l’opu<strong>le</strong>nceque vivre dans l’honnêt<strong>et</strong>é <strong>et</strong> la modération.C’est ce que tu deviens par de honteux bénéfices,tandis que tu t’évertues à aimer détruireou à prétendre te suffire à toi-même.Ha moriens...4.Hiis moriens christo sed vivis mundonon proficis vita sed deficis.qui proximi casu strides secundo.reatibus indignum afficis.<strong>et</strong> salibus amaris inficis.cui d<strong>et</strong>rahis quem fictis allicisblanditiis. vultuque simplicis.huic ballneum meroris conficis.Ha moriens…En cela tu meurs dans <strong>le</strong> Christ mais tu vis dans <strong>le</strong>monde. Tu ne progresses pas dans la vie, mais tut’affaiblis ;toi qui cries contre <strong>le</strong> succès de ton prochain,tu couvres l’indigne de reproches<strong>et</strong> tu l’infectes de fiels amers.Tu lui prépares un bain d’afflictioncelui à qui tu enlêves, lui que tu attirespar <strong>le</strong>s men<strong>son</strong>ges, <strong>le</strong>s flatteries <strong>et</strong> ton air sincère.III5.Dum diffluis hac labe labiorum.dum solito sordescis. subitoadveni<strong>et</strong> il<strong>le</strong> sanctus sanctorum.qui dupplices linguas dissiti<strong>et</strong> 5 .a pa<strong>le</strong>is grana deici<strong>et</strong>.<strong>et</strong> steri<strong>le</strong>s plantas effodi<strong>et</strong>.Ha miserum te nunc excipi<strong>et</strong>.<strong>et</strong> debitis penis te puni<strong>et</strong>.Pendant que tu t’effondres en c<strong>et</strong>te ruine des ruines <strong>et</strong>que tu te salis par habitude, soudainementil viendra, <strong>le</strong> saint d’entre <strong>le</strong>s saints,celui qui fendra <strong>le</strong>s langues doub<strong>le</strong>s,qui séparera la pail<strong>le</strong> du grain<strong>et</strong> arrachera <strong>le</strong>s plantes stéri<strong>le</strong>s.Ah, il te recevra enfin, misérab<strong>le</strong>,<strong>et</strong> te punira des châtiments mérités.Ha moriens…4 lire efficeris5 lire disjici<strong>et</strong>486


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1 : Refrain : dans F, la mélodie <strong>sur</strong> condita est notée une tierce au dessous (si si-do mi-ré ré-do si).488


N°10Quo vadis quo progrederisDescription2 strophesBibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> Fascicu<strong>le</strong> 10, f°428vmanuscritConcordances avec <strong>le</strong>smanuscrits musicauxConcordances sans Strophe 1 : Da, f°4vnotation musica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong>préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>Dittmer-FTranscriptionsAnder<strong>son</strong>-NDcond.Éditions du texte AH 21, 107SzövérffyRothInventaires Chevalier 16862Ander<strong>son</strong> K31Falck n°293Littérature489


1.2.Quo vadis quo progrederisusque quo progres<strong>sur</strong>a.quo fugis cui me deserisquo usque deserturamens <strong>le</strong>vis mens dura.tecum deliberaconsideraquam facundumquam iocundum.quanto dispendiode gaudiosubduxistiquod cepistinon executura.stultum christi delusistiiustum proditura.Sed tu quis es qui musitas.qui contra me gannire.qui contra [me] non hesitasiniuste superbire.vas fumi vas ire.tecum deliberaconsideraquam tumentemquam f<strong>et</strong>entemraptum de lubriconon modicote coegi summo regiprorsus obedire.stulte feci quod adiecistulto subvenire.Où vas-tu ? Où avances-tu ?Jusqu’où iras-tu ?Où fuis-tu ? Pour qui m’abandonnes-tu ? Jusqu’oùm’abandonneras-tu ?Esprit léger, esprit dur.Pense en toi-même,considère,combien éloquent,combien joyeux,quel<strong>le</strong> quantitéde joie perdu<strong>et</strong>u as en<strong>le</strong>vée.Ce que tu as prisne sera pas coupé.Tu as trompé un fou du Christ,tu trahiras un juste.Mais toi qui es-tu, toi qui murmures,qui grognes contre moi,qui n’hésites pas contre moià t’enorgueillir à tort ?Vase de fumée, vase de colère.Pense en toi-même,considère,combien orgueil<strong>le</strong>uxcombien répugnant,toi, arraché du chemin glissantà grands frais,je t’ai contraint à obéirabsolument au roi suprême.J’ai agi fol<strong>le</strong>ment en ce que j’ai envisagépour porter secours au fou.490


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N°11Homo qui semper morerisDescription4 strophesBibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> Fascicu<strong>le</strong> 10, f°428v-429manuscritConcordances avec <strong>le</strong>s Fauv, f°29v (incipit : Fauvel<strong>le</strong> qui iam moreris,manuscrits musicaux strophes 1, 3 + une ajoutée. La mélodie estentièrement différente)Concordances sans strophes 1 <strong>et</strong> 2 : Da, f°4, Paris, BnF lat. 2303, f°1notation musica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong>préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>Dittmer-FTranscriptionsÉditions du texte AH 21, 98SzövérffyRothInventaires Chevalier 7980Ander<strong>son</strong> K32Falck n°162LittératureAnder<strong>son</strong>-NDcond.GillinghamRosenberg/Tisch<strong>le</strong>r-FauvMusik in Geschichte und Gegenvart, III, p. 1888493


1.2.3.4.Homo qui semper morerisqui diffluis cotidie.qui scis quod heri fuerismalus <strong>et</strong> peior hodie.cur oculos non aperis.quid vite viam deseris.<strong>et</strong> ebrius efficerisinanis fumo glorie.Dic homo res instabilis.dic universa vanitas.tu cum non sis mutabilissed ipsa mutabilitas.quid te pulvis sic stabilis.ac si res esses stabilis.quid te de<strong>le</strong>ctat fragiliscarnis <strong>et</strong> vite vilitas.Non vides quod pr<strong>et</strong>ereatmundus <strong>et</strong> mundi gloria.quod fenum carnis marceathac die peremptoriasit nobilis vel sordeathoc dives vel egeatoport<strong>et</strong> quod hinc transeat.nam res est transitoria.Te brevis de<strong>le</strong>ctatiohomo mercator pessime<strong>et</strong>erno privat gaudio.atque punit iustissime.qui turpi mercimonioruffe <strong>le</strong>ntis edilio 6te fraudas patrimoniovita carnis mors anime.Homme, toi qui toujours meurs,toi qui t’amollis chaque jour,toi qui sais qu’hier tu fus mauvais<strong>et</strong> aujourd’hui pire,pourquoi n’ouvres-tu pas <strong>le</strong>s yeux ?Pourquoi délaisses-tu la voie vita<strong>le</strong><strong>et</strong> te rends-tu ivrede la fumée de la gloire vaine ?Dis, Homme, chose instab<strong>le</strong>,dis, vanité universel<strong>le</strong>,toi puisque tu n’es pas variab<strong>le</strong>mais l’inconstance en per<strong>son</strong>ne,pourquoi, poussière, te maintiens-tu ainsi,comme si tu étais une chose solide ?Pourquoi la vulgarité de la chair fragi<strong>le</strong><strong>et</strong> de la vie t’attire-t-el<strong>le</strong> ?Tu ne vois pas que <strong>le</strong> monde passe,<strong>et</strong> aussi la gloire du monde,que la pail<strong>le</strong> de la chair est flétrie.En ce jour destructeur,que l’on soit nob<strong>le</strong> ou misérab<strong>le</strong>,riche ou dans <strong>le</strong> besoin,ce qu’il faut c’est partir,car la fortune matériel<strong>le</strong> est de passage.Le plaisir des choses de passage,Homme, très mauvais marchand,te prive de la joie éternel<strong>le</strong>,te punit très justement,toi qui, par un commerce honteux, la nourriture du roux de <strong>le</strong>ntil<strong>le</strong>,te fraudes toi-même, dans ton patrimoine ;vie de la chair, mort de l’âme6 lire edulio494


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N°12Bonum est confidereDescription3 strophesBibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> manuscrit Fascicu<strong>le</strong> 10, f°430Concordances avec <strong>le</strong>s Hu, f°157manuscrits musicauxOxAuct, n°13Concordances sans notationmusica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong> préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>TranscriptionsDa, f°3OxAdd, f°62vCB, f°3Dittmer-FAnglès-HuAnder<strong>son</strong>-NDcond.Anglès-HuÉditions du texte AH 21, 122RothSzövérflyHilka/Schumann-CBWolff-CBInventaires Chevalier 2504Ander<strong>son</strong> K37Falck n°50Littérature1. Bonum est confiderein dominorum domino.bonum est spem ponerein spei nostre termino.qui de regum potentianon de dei c<strong>le</strong>mentiaspem concipis.te decipis.<strong>et</strong> excipisab aula summi principis.quid in opum aggereexaggeras peccatum.in deo cogitatumtuum iacta.prius actastudeas corrigere.in labore manuum<strong>et</strong> sudore vultuumpane tuo vescere.Il est bon de croireau Seigneur des Seigneurs,il est bon de placer <strong>son</strong> espoirdans la fin de notre espérance.Toi qui tiens ton espoirde la puissance des rois<strong>et</strong> non de la clémence de Dieu,tu te méprends<strong>et</strong> tu t’exclusde la cour du plus grand prince.Pourquoi augmentes-tu <strong>le</strong> péchédans l’accumulation des richesses ?Vers Dieu, envoi<strong>et</strong>a pensée,apprends auparavantà corriger tes actes.Par <strong>le</strong> travail de tes mains<strong>et</strong> à la sueur de tes fronts,vis de ton pain.497


2.Carnis ab ergastuloliber eat spiritus.quo peccati vinculovinciatur<strong>et</strong> trahaturad inferni gemitus.ubi locus f<strong>le</strong>ntiumubi stridor dentium.ubi pena gehennaliaffliguntur omnes maliin die novissimo.in die gravissimo.quando iudex veneritut trictur<strong>et</strong> aream.<strong>et</strong> extirp<strong>et</strong> vineamque fructum non fecerit.sic granum a pa<strong>le</strong>a.separabit.congregabittriticum in horrea.Que l’esprit libre sorteDe la pri<strong>son</strong> de la chairoù il est enchaînépar la chaîne du péché<strong>et</strong> traînévers <strong>le</strong>s gémissements de l’enfer,où est <strong>le</strong> lieu des p<strong>le</strong>urs,où est <strong>le</strong> grincement de dents,où tous <strong>le</strong>s méchantssubissent la peine de Géhenne.Au jour dernier,au jour <strong>le</strong> plus grave,quand <strong>le</strong> juge viendrapour battre l’aire de blé<strong>et</strong> arracher la vignequi n’aura pas donné de fruit,ainsi, <strong>le</strong> grain de la pail<strong>le</strong>il séparera<strong>et</strong> rassemb<strong>le</strong>ra<strong>le</strong> blé dans <strong>le</strong> grenier.3.O beati mundo cordequos peccati tersa sordevitium non inquinat.scelus non examinat.nec arguunt peccata.qui domini mandatacustodiunt <strong>et</strong> sitiunt.beati qui e<strong>sur</strong>iunt.<strong>et</strong> confidunt in domino.nec cogitant de crastino.beati qui non implicantse curis temporalibus.qui ta<strong>le</strong>ntum multiplicant.<strong>et</strong> verbum dei predicantomissis secularibus.O heureux ceux que, par <strong>le</strong>ur cœur pur,une fois l’ordure du péché n<strong>et</strong>toyée,<strong>le</strong> vice ne souil<strong>le</strong> pasque <strong>le</strong> crime ne m<strong>et</strong> à l’épreuve<strong>et</strong> que <strong>le</strong>s péchés ne persuadent.Ceux qui défendent<strong>le</strong>s commandements du Seigneur <strong>et</strong> ont soif.Heureux ceux qui ont faim<strong>et</strong> qui croient au Seigneur,qui ne pensent pas au <strong>le</strong>ndemain.Heureux ceux qui ne se mê<strong>le</strong>nt pasaux soucis temporelsceux qui multiplient <strong>le</strong>urs ta<strong>le</strong>nts<strong>et</strong> prêchent la paro<strong>le</strong> de Dieu,renonçant aux choses du sièc<strong>le</strong>.498


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DescriptionBibliothèque <strong>et</strong> coteLocalisation dans <strong>le</strong>manuscritConcordances avec <strong>le</strong>smanuscrits musicauxConcordances sansnotation musica<strong>le</strong>N°13Homo vide que pro te patior3 strophesRome, Santa Sabina, XIV L3f°134strophe 1 : F, f°437v, LoB, f°20, Paris, BnF lat. 8433, f°45vPrague, f°38, Donaueschingen 250, f°220, Paris, BnF lat.15952, f°119 (écrit au pied d’un folio <strong>et</strong> attribué à <strong>Philippe</strong><strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong> : « Philipus in per<strong>son</strong>a Christi »)Strophe 1 + 4 strophes différentes : Tours 893, f°75Strophe 1 : Paris, BnF n.a.l. 1742, f°6, Ars. 833, f°68,Rome, Vat. Reg. Lat. 349, f°1v, Basel, f°188rMatière musica<strong>le</strong>préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>TranscriptionsÉditions du texte AH 21, 18SzövérffyInventaires Chevalier 7987Ander<strong>son</strong> K53Falck n°164LittératureStrophe 1 transformée <strong>et</strong> strophe 2 différente : Chartres,f°24v (attribué à Bernard. Le ms. est aujourd’hui détruit),Karlsruhe 36, f°46 (une demie strophe supplémentaire,attribué à Bernard), Grenob<strong>le</strong> 863 (406), f°23 (une demiestrophe supplémentaire, attribué à Bernard)Dittmer-FAnder<strong>son</strong>-NDcond.Bryan GILLINGHAM, The Social Background to SecularMedieval Latin Song, Ottawa, 1998.AH 21, 217Heinrich HUSMANN, « Ein Faszikel Notre-DameKompositionen auf Texte des Pariser Kanz<strong>le</strong>rs Philipp ineiner dominikaner Handschrift (Rom, Santa Sabina XIVL3) », Archiv für Musikwissenschaft, XXIV (1967), p. 1-23.501


1.2.3.Homo vide que pro te patiorsi est dolor sicut quo cruciorAd te clamo qui pro te morior.Vide penas quibus afficior.Vide clavos quibus confodior.cum sit dolor tantus exteriorInterior planctus est graviortam ingratum te dum experior.Homo vide quid es <strong>et</strong> quid eris.flos es s<strong>et</strong> cras favilla cineris.vas sordidum ut quid extol<strong>le</strong>rismundi gazas dimitte miserissumma p<strong>et</strong>ens deum timueris.<strong>et</strong> mandata eius servaverisdum pauperis manum rep<strong>le</strong>veriscum e<strong>le</strong>ctis dei vocaberis.Homo vide que mundi sce<strong>le</strong>ra.quid sit mundus nichil in funera.mundum linque m<strong>et</strong>um considera.ad salutis semitam propera.que sum passus pro te considera.tam lateris clavorum vulnera.quam aspera. dulcius pondera.pro me feres hanelans supera.Homme, vois ce que j’endure pour toi,s’il est une dou<strong>le</strong>ur comme cel<strong>le</strong> par laquel<strong>le</strong> je suiscrucifié. J’en appel<strong>le</strong> à toi, moi qui meurs pour toi.Vois <strong>le</strong>s peines dont je suis frappé,vois <strong>le</strong>s clous dont je suis percé.Alors que la dou<strong>le</strong>ur extérieure est déjà si grande,ma souffrance intérieure est plus grave,quand je te sens si ingrat.Homme, vois ce que tu es <strong>et</strong> ce que tu seras.Tu es une f<strong>le</strong>ur mais demain une poussière de cendre,comme <strong>le</strong> vase sordide dont tu es tiré 7 .Abandonne aux misérab<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s richesses du monde.Visant <strong>le</strong>s somm<strong>et</strong>s, tu auras craint Dieu,tu auras observé ses commandements,quand tu auras rempli la main du pauvre,alors tu seras appelé parmi <strong>le</strong>s élus de Dieu.Homme vois ce que <strong>son</strong>t <strong>le</strong>s crimes du monde,que <strong>le</strong> monde n’est rien pour <strong>le</strong>s morts.Abandonne <strong>le</strong> monde, observe la peur,Hâte-toi dans la voie du Salut.Considère ce que j’ai souffert pour toi,autant des b<strong>le</strong>s<strong>sur</strong>es des clous <strong>et</strong> du côtéque des poids amers.Pour moi, tu supporteras plus doucement <strong>le</strong>s chosessupérieures en ha<strong>le</strong>tant. 87 passage peu clair8 passage peu clair502


N°14Nitimur in v<strong>et</strong>itumDescription5 strophesBibliothèque <strong>et</strong> cote Londres, British Library, Egerton 274Localisation dans <strong>le</strong> f°25vmanuscritConcordances avec <strong>le</strong>s Strophe 1 : F, f°438manuscrits musicauxConcordances sans Klosterneuburg 788, f°178notation musica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong> Quant li lousignolz jolis (Châtelain de Couci, Raoul depréexistanteFerrieres)L’autrier m’iere rendormizContrafactaFac simi<strong>le</strong>TranscriptionsDittmer-FAnder<strong>son</strong>-NDcond.GillinghamÉditions du texte AH 21, 106SzövérffyRaby-Ox.bookHans TISCHLER (éd.), Trouvère Lyrics with Melodies,vol. 10, CMM 107, Neuhausen, 1997, n°897.Inventaires Chevalier 11980Ander<strong>son</strong> K54Falck n°219LittératureRobert FALCK, « Zwei Lieder Philipps des Kanz<strong>le</strong>rs undihre Vorbilder », Archiv für Musikwissenschaft, XXIV(1967), p. 81-98.503


1.2.3.4.Nitimur in v<strong>et</strong>itum<strong>et</strong> negata cupimuscarne contra spiritumluctante succumbimusredimus ad vomitum<strong>et</strong> r<strong>et</strong>ro respicimus.quod erat abolitumlibro mortis scribimusin pejorem exitumerror est novissimus.Qui plangit nec deseritmajori se subjicitut qui quod promiseritin solvendo deficit.ut qui plantas inserittransferens nil proficitsic qui mente conterit<strong>et</strong> promissum abjicit.ut mater que peperit<strong>et</strong> partum interficit.Sera parsymoniaest in fundo loculi.sera penitentiacum clauduntur oculi.talis est ut vitiafatentis latrunculi.cum instant stipendiatimore patibuli.querit ma<strong>le</strong> consciamens fugam latibuli.Virgines introitumsero querunt fatue.clauduntur post perditum.equum sero ianuefestines ad exitum.preveniri m<strong>et</strong>ue,in inferno depositum 9tanquam oves pascu<strong>et</strong>ritum <strong>et</strong> commolitummors pasc<strong>et</strong> assidue.Nous tendons vers l’interdit<strong>et</strong> désirons <strong>le</strong>s choses refusées.Nous succombons à la chair,en lutte contre l’esprit.Nous r<strong>et</strong>ournons au vomi<strong>et</strong> nous regardons en arrièrece qui a été détruit.Nous écrivons dans <strong>le</strong> livre de la Mort,vers une fin pire,l’erreur est la dernière.Celui qui se lamente <strong>et</strong> ne déserte passe soum<strong>et</strong> à plus puissant,comme celui qui manque à payer sa d<strong>et</strong>te,de ce qu’il avait promis,comme celui qui sème des plantes,en <strong>le</strong>s transplantant, ne profite de rien,ainsi, celui qui broie par l’esprit<strong>et</strong> rej<strong>et</strong>te sa promesse,comme la mère qui a enfantétue <strong>son</strong> p<strong>et</strong>it.Tardive est l’économiequand on touche <strong>le</strong> fond du tonneau.Tardive est la pénitence,quand <strong>le</strong>s yeux se ferment.Il est pareil au viceavoué par <strong>le</strong> vo<strong>le</strong>ur,quand, par crainte du pilori,<strong>le</strong>s réparations menacent.L’esprit complice cherche à tortla fuite de la cach<strong>et</strong>te.Les vierges fol<strong>le</strong>s cherchenttrop tard l’entrée.Les portes se fermenttrop tard derrière <strong>le</strong> cheval perdu.Hâte-toi vers la sortie,crains d’être devancé.La mort nourrit sans cesse,comme <strong>le</strong> pâturage <strong>le</strong>s brebis,celui qui, placé dans l’enfer,est battu <strong>et</strong> broyé.9 Une syllabe de trop pour ce vers. Lire positum ?504


5. Quid ergo miserrime.quid dices. quid facies.cens<strong>et</strong>ur cum ultimevenerit illa dies.cum pascha<strong>le</strong>s victimevulnera conspicies.tunc inanes lacrime.tunc nichil proficiespassiones animef<strong>et</strong>or. ignis. glacies.Quoi donc, toi, plus misérab<strong>le</strong>,que diras-tu, que feras-tu ?Cela sera évalué, quand viendrace jour dernier,quand tu regarderas <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>s<strong>sur</strong>esdes victimes pasca<strong>le</strong>s.Alors <strong>le</strong>s larmes seront vaines,tu n’obtiendras rien,<strong>le</strong>s passions de l’âme,l’infection, <strong>le</strong> feu, la glace.505


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N°15Homo consideraDescription3 strophesBibliothèque <strong>et</strong> cote Londres, British Library, Egerton 274Localisation dans <strong>le</strong> f°22vmanuscritConcordances avec <strong>le</strong>smanuscrits musicauxSab, f°140Paris, BnF lat. 8433, f°45vStrophe 1 : F, f°438vConcordances sans notation Prague, f°38musica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong>préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>TranscriptionsÉditions du texte AH 21, 93SzövérffyInventaires Chevalier 7964Ander<strong>son</strong> K56Falck n°156LittératureDe Yesse naisteraJe chant comme desves (attribué à Jacques de Hesdin)L’autrier m’iere <strong>le</strong>vazDittmer-FAnder<strong>son</strong>-NDcond.GillinghamBryan GILLINGHAM, The Social Background to SecularMedieval Latin Song, Ottawa, 1998.AH 21, 218Hans TISCHLER, Conductus and Contrafacta, Ottawa,2001.Hans TISCHLER (éd.), Trouvère Lyrics with Melodies,vol. 1, CMM 107, Neuhausen, 1997, n°6.Friedrich GENNRICH, Lateinische Liedkontrafaktur,Darmstadt, 1956.Heinrich HUSSMAN, « Ein Faszikel Notre-DameKompositionen auf Texte des Pariser Kanz<strong>le</strong>rs Philipp ineiner dominikaner Handschrift (Rom, Santa Sabina XIVL3) », Archiv für Musikwissenschaft, XXIV (1967), p.1-23.Susan RANKIN, « Some Medieval Songs », Early Music,XXXI/3 (2003), p. 326-346.507


1.2.Homo consideraqualis quam misera.sors vite sit mortalis.vita mortifera.pene puerpera.mors vera mors vitalis.fomentum est doloris.stadium vite laboris.premit per honera.sord<strong>et</strong> per sce<strong>le</strong>rascaloris <strong>et</strong> f<strong>et</strong>oris.fermentum est dulcoris.sompnium umbra vaporisfallit per prosperatrahit ad asperameroris <strong>et</strong> stridorisfigmentum est erroris.gaudium brevis honoris.mord<strong>et</strong> ut vipera.f<strong>le</strong>bilis vesperaalgoris <strong>et</strong> ardoris.Culpa conciperisgemitu nasceris.victurus in sudore.mori compel<strong>le</strong>riscertus quod morerisincerte mors est hore.momentum es statere.dubius quantum manerepotes in prosperisqui cito pr<strong>et</strong>eris.qui fenum es in flore.lamentum est ridere.gaudio f<strong>le</strong>tum augere.nudus ingrederis.nudus egrederis.egressus cum pavore.portentum hic gaudere.gaudio celi carere.cur non corrigeris.in memor carcerisp<strong>le</strong>ctendus a tortore.Homme, considèreen quel<strong>le</strong> nature <strong>et</strong> à quel point<strong>le</strong> sort de ta vie de mortel est misérab<strong>le</strong>.Vie mortifère,déjà dans l’enfantement ;mort certaine, mort vita<strong>le</strong>,El<strong>le</strong> est <strong>le</strong> remède à la dou<strong>le</strong>ur ;<strong>le</strong> cours d’une vie laborieuseécrase par <strong>le</strong>s charges,est souillé par <strong>le</strong>s crimesde l’infamie <strong>et</strong> de l’infection.El<strong>le</strong> est <strong>le</strong> <strong>le</strong>vain de douceur ;<strong>le</strong> <strong>son</strong>ge, ombre de vapeur 10 ,trompe par la prospérité,attire vers l’âpr<strong>et</strong>éde la dou<strong>le</strong>ur <strong>et</strong> du cri.Il est l’image de l’illusion ;la joie brève de l’honneurmord comme la vipère,lamentab<strong>le</strong> soir,froid <strong>et</strong> ardent.Tu es conçu dans <strong>le</strong> péché,tu nais dans <strong>le</strong>s p<strong>le</strong>urs,destiné à vivre dans l’effort.Tu es acculé à mourrir,certain que tu mourras,la mort est d’une heure incertaine.Mouvement de la balance,tu ne sais combien de tempstu peux rester dans la prospérité,toi qui déclines rapidement,qui es comme <strong>le</strong> foin pour la f<strong>le</strong>ur.Le rire est une lamentation,par la joie, <strong>le</strong>s p<strong>le</strong>urs <strong>son</strong>t augmentés.Nu tu entres,nu tu sors,tu es sorti dans la crainte.Il est monstrueux de se réjouir ici-bas,de se priver de la joie du ciel.Pourquoi ne changes-tu pas ?Dans <strong>le</strong> souvenir de la pri<strong>son</strong>,tu dois être châtié par <strong>le</strong> bourreau.10 Pindare : « l’homme est une ombre de vapeur », transformer umbre508


3. Vide ne differas.vide ne deserasoblitus creatorem.culpam dum iterastuum exasperasingratus redemptorem.cur offendis datoremreprimas parvum pudorem.turpia corrigas.oculos erigasad pium indultorem.cur defendis datoremdeprimas mentis tumurem.humi<strong>le</strong>m eligasvitam te dirigasper viam arctiorem.dum attendis ultoremredimas te per timorem.dominum diligastotum te colligasamantis in amorem.Veil<strong>le</strong> à ne pas rem<strong>et</strong>tre à plus tard,veil<strong>le</strong> à ne pas déserter,oublieux de ton créateur,tandis que tu réitères <strong>le</strong> péché.Ingrat, tu exaspèreston sauveur.Pourquoi offenses-tu ton bienfaiteur ?Réprime ton peu de pudeur,corrige tes turpitudes,dirige ton regardvers <strong>le</strong> pieux qui pardonne.Pourquoi repousses-tu <strong>le</strong> donateur ?Rabaisse <strong>le</strong> gonf<strong>le</strong>ment de ton esprit,choisis une vie humb<strong>le</strong>,dirige-toivers une voie plus étroite.Tandis que tu tends vers <strong>le</strong> vengeur,rachète-toi par la crainte,honore <strong>le</strong> Seigneur,rassemb<strong>le</strong>-toi tout entierdans l’amour de celui qui aime.509


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N°16O mens cogitaDescription4 doub<strong>le</strong>s strophes <strong>et</strong> une simp<strong>le</strong>Bibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> manuscrit Fascicu<strong>le</strong> 10, f°438v-439Concordances avec <strong>le</strong>s manuscrits LoB, f°20vmusicauxFauv, f°29 (Titre : Fauvel cogita ; 1 strophesupplémentaire)Concordances sans notation Prague, f°38musica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong> préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>Dittmer-FTranscriptionsAnder<strong>son</strong>-NDcond.GillinghamRosenberg/Tisch<strong>le</strong>r-Fauv.Éditions du texte AH 21, 97SzövérffyInventaires Chevalier 13259Ander<strong>son</strong> K57Falck nº 240Littérature511


I1.O mens cogitaquod pr<strong>et</strong>eritmundi figura.fugit subitasic interitquasi pictura.O, esprit, penseque la forme du mondepasse.El<strong>le</strong> fuit, soudaine,ainsi el<strong>le</strong> péritcomme une image.2.flor<strong>et</strong> ut cucurbitacum ingeritse nox obscura.brevis orbitacum st<strong>et</strong>eritcito lap<strong>sur</strong>a.El<strong>le</strong> f<strong>le</strong>urit comme une courge,quand s’imposela nuit obscure.Courte rotation,quand el<strong>le</strong> se sera arrêtée,el<strong>le</strong> chutera aussitôt.II3.dulcescit.sed inseritamara plura.quis nescitquod <strong>le</strong>seritfallax mixtura.El<strong>le</strong> s’adoucitmais el<strong>le</strong> introduitde plus nombreuses amertumes.Qui ignoreque ce mélange trompeura outragé ?4.tabescit<strong>et</strong> deperittamquam litura.vanescitcum fugeritnon reditura.El<strong>le</strong> se consume<strong>et</strong> meurtcomme un enduit.El<strong>le</strong> s’évaporequand el<strong>le</strong> aura fuiel<strong>le</strong> ne reviendra pas.III5.quanta vanitassublimitasca<strong>sur</strong>a.umbra fragilis.nec stabilisneque secura.Combien est vanité,la grandeurdestinée à tomber !Ombre fragi<strong>le</strong>ni stab<strong>le</strong><strong>et</strong> ni sûre.6.quanta vilitasest dignitasmundana.spuma gracilisflos sterilisspes vana.Combien vi<strong>le</strong>est la dignitédu monde !Salive misérab<strong>le</strong>,f<strong>le</strong>ur stéri<strong>le</strong>,espoir vain.IV7.o qualisquam miseramors <strong>et</strong> quam dura.penalis<strong>et</strong> asperanec moritura.O quel<strong>le</strong> mortcombien misérab<strong>le</strong>,<strong>et</strong> à quel point diffici<strong>le</strong> !Pénib<strong>le</strong><strong>et</strong> âpre,mais immortel<strong>le</strong>.512


V 8.9.iam recogitade temporisiactura.sis sollicitade corporisfractura.culpam caveas<strong>et</strong> veniamprocura.tremens paveasde iudiciscen<strong>sur</strong>a.Repense déjàà la perte du temps.Tourmente-toide la faib<strong>le</strong>ssedu corps.Prends garde à la faute<strong>et</strong> œuvreau pardon.Redoute en tremblant,la cen<strong>sur</strong>edu juge.513


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N°17Veritas equitasDescription9 trip<strong>le</strong>s strophes, 3 doub<strong>le</strong>s, 4 simp<strong>le</strong>sBibliothèque <strong>et</strong> cote Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1Localisation dans <strong>le</strong> Fascicu<strong>le</strong> 10, f°440vmanuscritConcordances avec <strong>le</strong>smanuscrits musicauxLoB, f°28vFauv, f°22-23Concordances sansnotation musica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong>préexistanteContrafactaParis, BnF fr. 2193, f°17Prague, f°38vParis, BnF lat. 1251, f°105Rome, Vat. lat. 1037, f°II (ordre des strophes : II, I, XVI,IX, X, VI, VII, XI, XIII, XIV)Flours ne glaisGent menais des caisFac simi<strong>le</strong>Dittmer-FTranscriptionsAnder<strong>son</strong>-NDcond.Rosenberg/Tisch<strong>le</strong>r-Fauv.GillinghamÉditions du texte AH 21, 127SzövérffyInventairesAnder<strong>son</strong> K62Falck n°375Littérature515


I 1.2.3.I 4.5.6.III 7.8.9.Veritas equitaslargitas corruit.falsitas pravitasparcitas viguit.urbanitas evanuit.Caritas castitasprobitas viluit.vanitas feditasvilitas claruit.rusticitas prevaluit.Semitas abditasnovitas circuit.solitas cognitasorbitas 11 arguit.antiquitas quas tenuit.Ius ratio discr<strong>et</strong>ioconcordie communio.compassio correctiomiserie proteccioproscribitur exilio.Vis ultio presumpciodiscordie contentiosuspitio d<strong>et</strong>ractiocalumpnie vexacionituntur patrocinio.Fraus fictio seductioiusticie sub pallioambitio proditiosub cinere cilitiovirtutis gaudent pr<strong>et</strong>io.Avariciaquerit spoliaquia propriafacit communia.De luxuriatorpor occia.via deviarepit vecordia.De superbialivor odiatria vitiatrahunt omnia.La vérité, l’égalité,la générosité s’est écroulée ;Le men<strong>son</strong>ge, <strong>le</strong> vice,l’avarice a pris force.La civilité a disparu.La charité, la pur<strong>et</strong>éla probité a été abaissée.La vanité, la laideur,la bassesse a été célébrée.La rusticité a dominé.C<strong>et</strong>te nouveauté empruntedes chemins secr<strong>et</strong>s.La perte incrimine<strong>le</strong>s choses connues <strong>et</strong> habituel<strong>le</strong>sque l’Antiquité conservait.Le droit, la rai<strong>son</strong>, la discrétion,la communion de la concorde,la compassion, <strong>le</strong> redressement,la protection de la misère,tout cela est déclaré en exil.La force, la vengeance, <strong>le</strong> préjugé,la rivalité de la discorde,<strong>le</strong> soupçon, la médisance,la peine de la calomnie,tous se nourrissent de la justice.La fourberie, la fiction, la séductionsous l’habit de la justice,l’ambition, la trahi<strong>son</strong>sous <strong>le</strong>s cendres <strong>et</strong> <strong>le</strong> cilicese réjouissent de la vente de la vertu.L’avaricecherche <strong>le</strong> butinparce qu’il fait du bien privéun bien commun.De la luxureviennent la torpeur <strong>et</strong> <strong>le</strong>s loisirs.Par un chemin détourné,la démence rampe.De l’orgueilviennent l’envie <strong>et</strong> <strong>le</strong>s haines.Ces trois vicesentraînent tous <strong>le</strong>s autres.11 Debitas dans <strong>le</strong>s autres sources516


IV 10. Lat<strong>et</strong> dubiemalitieferburaLa brûlure du malsournoisse tient cachée.V 11.12.13.Zeli sp<strong>et</strong>iefraus calumpnieiustitie figura.Tristis 12 facievultus macieypocrisis pictura.Amicitiesub effigienequitie structura.Sous l’apparence du zè<strong>le</strong>,la fourberie de la calomnie,[se cache] sous l’image de la justice.Triste d’expression,Par la maigreur de <strong>son</strong> visage,[c’est] une représentation del’hypocrisie.Sous l’imagede l’amitié,[c’est] une disposition de la félonie.VI 14. Iam prelatisunt pilatiiude successorespium ratichristum pati,cayphe fautores.Maintenant <strong>le</strong>s prélatsdeviennent Pilate.Les successeurs de Judas,Ayant pensé [qu’il est] pieuxque <strong>le</strong> Christ souffre,<strong>le</strong>s défenseurs de Caïphe.VII 15.16.17.Dum cognatiprebendati<strong>sur</strong>gunt ad honores.pulsant datipaupertatihostia doctores.Litteratispe fraudatiegent post laboresprobitatiac <strong>et</strong>atidesunt provisores.Non vocati,nec creatipresunt iuniores.vi nitrati 13 ,vi plantati,meritis minores.Quand <strong>le</strong>s prochesqui reçoivent des prébendess’avancent vers <strong>le</strong>s charges,<strong>le</strong>s professeurs,laissés à la pauvr<strong>et</strong>é,frappent aux portes.Les <strong>le</strong>ttrés,coupab<strong>le</strong>s par l’espoir<strong>son</strong>t dans <strong>le</strong> besoin après <strong>le</strong>urs peines.Ils manquent de donateurpour la probité<strong>et</strong> l’âge.Sans être appelés,sans être choisis,<strong>le</strong>s plus jeunes précèdentla mitre gagnée par la force,implantés par la force,inférieurs par <strong>le</strong>urs mérites.12 tristi dans Fauv.13 lire mitrati517


VIII 18.19.20.IX 21.22.23.X 24.25.Canes imprudencieavidi muti.Sues immunditie,luto polluti.Tigres avaritiequestum secuti.Nulli custodiefamiliesed nimiestudent lasciviecum ingluvieprocurande cuti.Non stant in aciea faciecontrariecedunt potentiepatientiescuto destituti.Nichil eximieconstantiesed propri<strong>et</strong>iment ignavie.plus pecuniestudent quam saluti.Prece preciofit intrusio.nam prelatiovendituremitur.nec officiopudor est abuti.C<strong>le</strong>ri concioac religiofit opprobrio.sternitursperniturprivi<strong>le</strong>giodato servituti.Chiens d’imprudence,avides, mu<strong>et</strong>s.Porcs d’immondice,pollués par la boue.Tigres d’avarice,à l’affût du butin.Aucun ne recherchela conservation de la famil<strong>le</strong>,mais la luxureexcessive.Avec gloutonnerie[ils <strong>son</strong>t] occupés à <strong>le</strong>ur apparence.Ils ne se tiennent pas <strong>sur</strong> la ligne de batail<strong>le</strong>,à l’apparitiondu pouvoir contraire,ils abandonnent,privés du bouclierde l’endurence.Ils ne craignent riendes circonstances exceptionnel<strong>le</strong>smais pour <strong>le</strong>ur propreparesse.Ils se préoccupent plus d’argentque du Salut.Par la prière <strong>et</strong> l’argent,l’intrusion est faite,car la prélature,se vend,s’achète.Et il n’y a pas de pudeurà abuser de l’office.L’assemblée du c<strong>le</strong>rgé<strong>et</strong> la religion<strong>son</strong>t dans l’opprobre.El<strong>le</strong> est abattue,dédaignéequand est donné<strong>le</strong> privilège de servitude.518


26. Nulla studiofit protectio.iugo nimiopremitur<strong>le</strong>diturquorum brachioso<strong>le</strong>nt esse tuti.Aucune protectionne s’applique au zè<strong>le</strong>.Il est oppressé,b<strong>le</strong>ssépar <strong>le</strong> joug excessif,par <strong>le</strong> bras de ceuxqui <strong>son</strong>t habituel<strong>le</strong>ment en sécurité.XI 27.28.XII 29.30.31.Omnis statusimmutatusgregis <strong>et</strong> pastoris.conturbatusprincipatusregis iunioris.Nutat thronus,dum patronusnullus est honoris.nemo bonusportat honusgratia minoris.Vota plurapreces thuragemitus amaripro securaregni curaplanctu parifiunt in altari.Sicut navisperiturafluctat 14 in mari,ita gravishec pres<strong>sur</strong>anec sedaripotest nec sanari.Sicut pannicommis<strong>sur</strong>arupti reparari.tanti dampnisic scis<strong>sur</strong>areformarinequit sed deformari.Toute la situationdu troupeau <strong>et</strong> du bergerest transformée ;la suprématiedu trop jeune roiest troublée.La couronne vacil<strong>le</strong>,quand il n’y a pasde protecteur de l’honneur.Per<strong>son</strong>ne de bonne porte la chargeen faveur du plus p<strong>et</strong>it.Beaucoup de vœux,des prières, d’encens,<strong>le</strong>s p<strong>le</strong>urs amerspour l’administration tranquil<strong>le</strong>du règne.Par <strong>le</strong>s mêmes lamentations,ils s’élèvent à l’autel.Comme un bateauen position désespéréeballoté par la mer,ainsi c<strong>et</strong>te lourdepressionne peut être apaiséeni compensée.Comme la jointureréparéedu haillon déchiré,ainsi la déchirured’un tel préjudicene peut être corrigéemais empirée.14 fluctuat519


XIII32. Cepitper odiacrevitinvidia.fremitmilitiasevitmalitia.El<strong>le</strong> a commencépar <strong>le</strong>s haines<strong>et</strong> granditpar la jalousie.El<strong>le</strong> grondeavec l’armée ;el<strong>le</strong> se déchaînepar méchanc<strong>et</strong>é.XIV 33.34.Omnes querunt propriamilites <strong>et</strong> c<strong>le</strong>ritiment hii de curiaper hos amoveri.Unde palpant vitiasubversores veri.do<strong>le</strong>nt hii negotiaper ignotos geri.Ils cherchent tous <strong>le</strong>s biens,soldats <strong>et</strong> c<strong>le</strong>rcs :ceux-ci craignentd’être écartés de la Curie par ceux-là.D’où ils caressent <strong>le</strong>s vices,corrupteurs du vrai.Ceux-là souffrent que <strong>le</strong>s affairessoient gérées par des ignorants,XVXVI35. Primus ad consiliaperegrinus heri.36. Dic ergo veritasubi nunc habitas.equitas largitasubi nunc latitasquid profuit que prefuitmalignitas.Le premier pour <strong>le</strong>s conseils,était hier un étranger.Dis enfin, vérité,où résides-tu maintenant ?justice, générosité,où es-tu cachée ?Qu’a-t-el<strong>le</strong> apporté, c<strong>et</strong>te méchanc<strong>et</strong>é,qui prédomine ?520


1 querit : ré ; torpor <strong>et</strong> livor : do2 communia <strong>et</strong> vecordia : la-sol sol fa sol ; omnia : do si la521


3 altari <strong>et</strong> sanari : ré-do ; deformari : ré-ré-mi-do522


4 Omnes querunt : ré ré ré do ; Unde palpant : la si do do523


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N° 18Cum sit omnis caro fenumDescription3 strophes avec refrainBibliothèque <strong>et</strong> cote Londres, British Library, Egerton 274Localisation dans <strong>le</strong> manuscrit f°27vConcordances avec <strong>le</strong>s 5 strophes : Évreux 39, f°3manuscrits musicaux 4 strophes : Sab, f°146vConcordances sans notationmusica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong> préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>TranscriptionsBol.1563, f°9vCamb.Ee VI 29, f°42rParis, BnF lat.5557, f°134vVienne 4217, f°88vBnF lat.15163, f°219v (Cum sit homo fenum)Ox 1207, f°77 (Étienne Langton)Ander<strong>son</strong>-NDcond.GillinghamAH 21, 214Éditions du texte AH 21, 95SzövérffyPL 184, col. 1315-1316Inventaires Chevalier 4105Ander<strong>son</strong> L3Falck n°76LittératureHeinrich HUSMANN, « Ein Faszikel Notre-DameKompositionen auf Texte des Pariser Kanz<strong>le</strong>rs Philippin einer dominikaner Handschrift (Rom, Santa SabinaXIV L3) », Archiv für Musikwissenschaft, XXIV(1967), p. 1-23.525


1.2.3.Cum sit omnis caro fenum<strong>et</strong> post fenum fiat cenum.homo quid extol<strong>le</strong>riscerne quid es <strong>et</strong> quid erismodo flos es sed verterisin favillam cyneris.Terram teris terram geris<strong>et</strong> in terram reverterisqui de terra sumeris.Per <strong>et</strong>atum incrementaimmo magis d<strong>et</strong>rimentaad non esse traherissicut umbra cum declinatvita fugit <strong>et</strong> festinatclaudit m<strong>et</strong>a funeris.Terram...Homo dictus es ab humocito transis quia fumosimilis effectus eshomo nascens cum merorevitam ducens in labore<strong>et</strong> cum m<strong>et</strong>u moreris.Terram...Strophes supplémentaires dans ÉvreuxBM 39 :O sors gravis. o sors dura.o <strong>le</strong>x dira. quam naturapromulgavit miseris.homo nascens cum merore.vitam ducens in labore.<strong>et</strong> cum m<strong>et</strong>u moreris.Terram…Ergo si scis qualitatemtue sortis. voluptatemcarnis. quare sequerismemento te moriturum.<strong>et</strong> post mortem id mes<strong>sur</strong>umquod hic seminaveris.Terram…Comme toute chair est herbe<strong>et</strong> après l’herbe devient fange,Homme, pourquoi t’exalter ?Vois ce que tu es <strong>et</strong> ce que tu seras.Tu es comme la f<strong>le</strong>ur mais tu te changerasen poussière de cendre.Tu fou<strong>le</strong>s la terre, tu portes la terre,<strong>et</strong> tu es rendu à la terre,toi qui es pris de la terre.Avec <strong>le</strong>s progrès de l’âge,ou bien plutôt <strong>le</strong>s pertes,tu es entraîné au non-être,comme l’ombre quand el<strong>le</strong> décline,la vie fuit <strong>et</strong> se hâte.La borne de la mort achève.Homme, tu tires ton nom de l’humus,tu passes rapidement, parce qu<strong>et</strong>u as été fait semblab<strong>le</strong> à la fumée.Homme, naissant dans la dou<strong>le</strong>ur,menant ta vie dans <strong>le</strong> travai<strong>le</strong>t tu meurs dans la peur.O destin pesant, o sort âpre,o loi terrib<strong>le</strong> que la naturea instituée pour <strong>le</strong>s misérab<strong>le</strong>s.Homme, naissant dans la dou<strong>le</strong>ur,menant ta vie dans <strong>le</strong> travai<strong>le</strong>t tu meurs dans la peur.Donc, si tu connais l’étatde ton sort, la voluptéde la chair, pourquoi <strong>le</strong>s suis-tu ?Souviens-toi que tu es destiné à mourir<strong>et</strong> qu’après la mort, tu devras récolterce que tu auras semé.526


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N°19Suspirat spiritusDescription8 strophesBibliothèque <strong>et</strong> cote Londres, British Library, Egerton 274Localisation dans <strong>le</strong> manuscrit f°39v-40Concordances avec <strong>le</strong>smanuscrits musicauxConcordances sans notation Prague, f°38musica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong> préexistante Amour dont sui espris me semont de chanter(Blondel de Nes<strong>le</strong>)L’amours dont sui espris de chanter me semont(Gautier de Coinci)ContrafactaTenor de Procurans odium (F, f°226, Ma, f°124,texte : CB, f°47v) <strong>et</strong> Purgator criminum (W1,f°73, texte: OxAdd, f°65, Ox Rawl, f°15)Fac simi<strong>le</strong>TranscriptionsÉditions du texte AH 21, 110SzövérffyInventairesAnder<strong>son</strong> L6Falck n°344LittératureAnder<strong>son</strong>-NDcond.GillinghamFriedrich GENNRICH, LateinischeLiedkontrafaktur, Darmstadt, 1956, vol. II, p. 19.Hans TISCHLER (éd.), Trouvère Lyrics withMelodies, vol. 10, CMM 107, Neuhausen, 1997,n°888.Hans-Herbert RÄKEL, Die musikalischeErscheinungsform der Trouvèrepoesie, Bern-Stuttgart, 1977, p. 120-122.529


1.2.3.4.5.Suspirat spiritusmurmurat ratioerumpunt gemitusquerelas audiodic homo preditusmentis arbitriocur taces subdituscarnis contagio.Natura duplicihomo componerisex parte simplicideo coniungeriscum ergo subicicarni te paterissordibus affici.brutum efficeris.Cum dei bonitasformavit hominemimpressit trinitassuam ymaginemten<strong>et</strong> hec dignitassuppremum cardinem.sed tua pravitaspervertit ordinem.Cui rident pocula.cui sp<strong>le</strong>ndent epu<strong>le</strong>.syndones specula.purpura gemmu<strong>le</strong>.cui paras singula.mihi vel famu<strong>le</strong>.recumbit famula.servitur emu<strong>le</strong>.Ancilla pasciturinops e<strong>sur</strong>io.potu reficiturarida sitio.purpura tegiturnuda deficio.ordo pervertiturperit conditio.L’esprit soupire,la rai<strong>son</strong> murmure,<strong>le</strong>s gémissements éclatent.J’entends <strong>le</strong>s plaintes.Dis, Homme, toi qui es dotédu discernement de la pensée,pourquoi te tais-tu, assuj<strong>et</strong>tià la contagion de la chair?D’une nature doub<strong>le</strong>,Homme, tu es composé :par ta partie simp<strong>le</strong>,tu es uni à Dieu.Quand donc tu souffresd’être soumis à la chair<strong>et</strong> affecté par <strong>le</strong>s impur<strong>et</strong>és,tu fais la bête.Quand la bonté de Dieumodela l’homme,la trinité marqua<strong>son</strong> image.C<strong>et</strong>te dignité tientLe pivot suprêmemais ta perversitéruine l’ordre.À qui sourient <strong>le</strong>s coupes ?Pour qui bril<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s m<strong>et</strong>s,<strong>le</strong>s étoffes, <strong>le</strong>s miroirs,la pourpre, <strong>le</strong>s p<strong>et</strong>ites pierres précieuses ?Pour qui <strong>le</strong>s prépares-tu ?Pour moi ou pour l’esclave ?La servante se couche,mise au service de sa riva<strong>le</strong>.La servante se nourrit,pauvre je suis affamée.El<strong>le</strong> peut se désalterer,j’ai ardemment soif.El<strong>le</strong> est couverte de pourpre,je vais nue.L’ordre est inversé,la situation périt.530


6.7.8.Dei iustitiainter nos iudic<strong>et</strong>agar conviciapro sara vindic<strong>et</strong><strong>et</strong> cui nequitiaysmael displic<strong>et</strong>.ysaac gaudiarisus multiplic<strong>et</strong>.Quid in iudiciodicere poteriscum fi<strong>et</strong> questioque me contempserisde tuo vitioquicquid responderisdeser<strong>et</strong> ratioquam modo deseris.Ad tui respiceceptri dominiumtam carnem subitequam carnis viciuma iusto iudiceexit iudicium.ancillam eice<strong>et</strong> eius filium.Que la justice de Dieuentre nous juge !Qu’Agar reprenne <strong>le</strong>s remontrancesà la place de Sara ;<strong>et</strong> celui à qui Ismaël déplaitpar <strong>son</strong> mauvais caracère,qu’Isaac multiplie pour lui<strong>le</strong>s joies du rire.Que pourras-tu direau jugement,quand adviendra l’interrogatoire,toi qui m’a négligée.Quoi que tu répondesde ton vice,la rai<strong>son</strong> désertera,toi qui viens de deserter.Regardela propriété de ton trône.Supporte tant la chairque <strong>le</strong> vice de la chair.Le jugement provientdu juge juste.Chasse la servante<strong>et</strong> <strong>son</strong> fils.531


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N°20Homo natus ad laborem / <strong>et</strong> avisDescription1 stropheBibliothèque <strong>et</strong> cote Londres, British Library, Egerton 274Localisation dans <strong>le</strong> manuscrit f°42Concordances avec <strong>le</strong>s manuscritsmusicauxConcordances sans notationmusica<strong>le</strong>Matière musica<strong>le</strong> préexistanteContrafactaFac simi<strong>le</strong>TranscriptionsAnder<strong>son</strong>-NDcond.Éditions du texte AH 21, 197Inventaires Chevalier 7976Ander<strong>son</strong> L7Falck n°159LittératureRebeca BALTZER, « Thirteenth CenturyIlluminated Manuscripts and the Date of theFlorence Manuscript », JAMS, XXV (1972), p. 1-18.Homo natus ad laborem.<strong>et</strong> avis ad volatum.cur sequendo mundi floremspernis Dei mandatumbonum perdis increatum<strong>et</strong> post huius vite statumthesaurizas dolorem.Verbum patris incarnatumpro te natum morti datum.provocas ad furorem.Vide latus <strong>et</strong> cruorem<strong>le</strong>ge zelum <strong>et</strong> amoremin plagis cor ingratumChristo passo gere mortem 15 .Verte risum in merorem<strong>et</strong> corrige rea [tum]Homme, né pour <strong>le</strong> labeurcomme l’oiseau pour <strong>le</strong> vol ;Pourquoi, en poursuivant la f<strong>le</strong>ur du monde,dédaignes-tu <strong>le</strong> commandement divin ?Tu perds <strong>le</strong> bien incréé<strong>et</strong> après l’état de c<strong>et</strong>te vie,tu accumu<strong>le</strong>s la dou<strong>le</strong>ur.Le verbe incarné du pèrequi, pour toi, est né <strong>et</strong> a été donné à la mort,tu <strong>le</strong> provoques à la fureur.Vois la côte <strong>et</strong> de sang,lis <strong>le</strong> zè<strong>le</strong> <strong>et</strong> l’amourdans <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>s<strong>sur</strong>es, cœur ingrat.Obéis au Christ souffrant.Change <strong>le</strong> rire en tristesse<strong>et</strong> redresse ta faute.15 Lire morem533


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Manuscrits contenants <strong>le</strong>s conduits moraux de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong><strong>Chancelier</strong>(Abréviation, côte : numéro des conduits)Ars 413 : Paris, Bibliothèque de l’Arsenal : 4Ars 833 : Paris, Bibliothèque de l’Arsenal: 13Basel : Basel, Universitätsbibliothek, A IX 2 : 13Bol 1563 : Bologne, Biblioteca Universitaria 1563 : 18Brux 2 : Brussels, Bibliothèque Roya<strong>le</strong> 2556 : 3Cambridge, University Library Ee VI 29 : 18CB : München, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 4660 : 3, 12, 19Char<strong>le</strong>vil<strong>le</strong> : Char<strong>le</strong>vil<strong>le</strong>, Bibliothèque municipa<strong>le</strong>, 190 : 4Chartres : Chartres, Bibliothèque municipa<strong>le</strong>, 341 : 13Donaueschingen : Donaueschingen, Fürstlich fürstenbergische Hofbilbiothek 250 : 13Da : Darmstadt, Hessische Landes-und Hochschulbibliothek, 2777 : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8,9, 10, 11, 12Évreux 39: Évreux, Bibliothèque-médiathèque 39 : 18F : Florence, Biblioteca Laurenziana, Pluteus 29.1 : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,14, 15, 16, 17, 19Fauv : Paris, BnF, fr.146 : 4, 5, 7, 8, 9, 11, 16, 17Grenob<strong>le</strong> 863 : Grenob<strong>le</strong>, Bibliothèque municipa<strong>le</strong> 863 : 13Hu : Burgos, Monasterio de Las Huelgas: 1, 2, 3, 7, 12Karlsruhe 36 : Karlsruhe, Badische Landesbibliothek 36 : 13Klosterneuburg 788 : Klosterneuburg, Augustiner-Chorherrenstift, 788: 14Lincoln, Cathedral Chapter Library 103 : 4LoB : Londres, British Library, Egerton 274 : 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20Lyon 623: Lyon, Bibliothèque municipa<strong>le</strong> 623: 4Ma : Madrid, Biblioteca Nacional, 20486: 19Madrid, Palacio Real II, 1022 : 4Mü18190 : Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 18190: 3OxAdd : Oxford, Bod<strong>le</strong>ian Library, Add 44: 1, 2, 3, 4, 5, 12, 19OxAuct : Oxford, Bod<strong>le</strong>ian Library, Auct. VI Q.3.17, 4, 12OxRawl : Oxford, Bod<strong>le</strong>ian Library, Rawlin<strong>son</strong> C 510: 19Ox 1207 : Oxford, Magda<strong>le</strong>ne Col<strong>le</strong>ge, Pepys 1207: 18Paris, BnF, n.a.l. 1544 : 4Paris, BnF n.a.l. 1742 : 4, 13Paris, BnF lat. 1251 : 17Paris, BnF lat. 2303 : 11Paris, BnF lat. 5557 : 18Paris, BnF lat. 8433 : 13, 15Paris, BnF lat. 14970 : 4Paris, BnF lat. 15163 : 18Paris, BnF lat. 15952 : 13Paris, BnF fr. 2193 : 17Prague : Prague, Archiv prazského kradu, N VIII : 13, 15, 16, 17, 19Rome, Vat. Ottob. 3081 : 4Rome, Vat. lat. 2233 : 4535


Rome, Vat. lat. 1037 : 17Rome, Vat reg lat. 349 : 13Sab : Rome, Santa Sabina, XIV L3 : 3, 7, 13, 15, 18Tours 927 : Tours, Bibliothèque municipa<strong>le</strong> 927 : 7Tours 893 : Tours, Bibliothèque municipa<strong>le</strong> 893 : 13W1 : Wolfenbüttel, Herzog-August-Bibliothek, 628 : 7, 19Wolf 7 : Wolfenbüttel, Herzog-August-Bibliothek, 7 : 4Vienne 833 : Vienne, Nationalbibliothek, 833 : 4Vienne, National bibliothek 4217 : 18ZüC58 : Zürich, Stadtbibliothek, C 58 / 275 : 1, 2Abréviations bibliographiques utilisées dans <strong>le</strong>s annexesAnder<strong>son</strong>-NDcond.Ander<strong>son</strong>chiffreAnglès-HuAHBaxterBourgainChevalierDittmer-FFalckGillinghamL<strong>et</strong>treHilka/Schumann-CBRaby-Ox.bookRosenberg/Tisch<strong>le</strong>r-FauvelRothSzövérffyWolf-CBGordon A. ANDERSON, (éd.), Notre-Dame and RelatedConductus, Opera omnia, 11 vol., Henryvil<strong>le</strong>, 1981Reference du conduit dans « Notre-Dame and Related Conductus,a Catalogue Rai<strong>son</strong>né », Miscellanea Musicologica, AdelaideStudies in Musicology, VI (1972), p. 153-230 <strong>et</strong> VII (1975), p. 1-81.Higini ANGLÈS (éd.), El Còdex musical de las Huelgas (Música aveus dels seg<strong>le</strong>s XIII-XIV), Barcelone, 1931.C<strong>le</strong>mens BLUME, Guido Maria DREVES (éd.), Ana<strong>le</strong>cta Hymnicamedii aevi, 56 vol., Leipzig, 1886-1922.James H. BAXTER (éd.), An Old St. Andrews Music Book (cod.Helmst. 628), Paris, 1931.Pasca<strong>le</strong> BOURGAIN (éd.), Poésie lyrique latine du Moyen Age,Paris, 2000.Ulysse CHEVALIER, Repertorium hymnologicum, 2 vol., Louvain,1892.Luther DITTMER (éd.), A Central Source of Notre-DamePolyphony, New York, 1959.Robert FALCK, The Notre Dame Conductus: A Study of theRepertory, Henryvil<strong>le</strong>-Ottawa-Binningen, 1981.Bryan GILLINGHAM, (éd.), Secular Medieval Latin Song : AnAnthology, Ottawa, 1993.Alfons HILKA, OTTO SCHUMANN (éd.), Carmina Burana,Heidelberg, 1930.Frederic J. E. RABY (éd.), The Oxford Book of Medieval LatinVerse, Oxford, 1959.Samuel N. ROSENBERG, Hans TISCHLER (éd.), The MonophonicSongs in the Roman de Fauvel, Lincoln-Nebraska, 1991.F.W. ROTH, « Mittheilungen aus lateinische Handschriften zuDarmstadt, Mainz, Cob<strong>le</strong>nz und Frankfurt a.M. », RomanischeForschrungen, VI, (1891), p. 429-461.Joseph SZÖVÉRFFY(éd.), Lateinische Conductus-Texte desMittelalters, Ottawa, 2000.Étienne WOLFF (éd.), Carmina Burana, Paris, 1995.536


Un sermon des Distinctiones super psalterium <strong>sur</strong> la musique 16Quomodo cantabimus canticum domino in terra aliena 17 ? Hic tria suntconsideranda. Primo quomodo in statu peccati, non est canticum concordiae. Secundoquomodo sit in statu gratiae. Tertio quando incipit prima discordia : <strong>et</strong> quod triaattenduntur, quae non observata faciunt discordiam.Quamdiu sumus in peccato sumus in terra aliena. Et sicut filii Israel seruieruntPharaoni, ita diabolo seruimus : sicut hab<strong>et</strong> Exodus I <strong>et</strong> Isaias XXVI Possederunt nosdomini absque te 18 . Unde <strong>et</strong> Proverbium V Ne des alienis honorem tuum <strong>et</strong>c 19 . In terraaliena non cantatur canticum : quia sicut dicit Ecc<strong>le</strong>siasticus XV Non est speciosa lausin ore peccatoris 20 . Egressi autem de Aegypto cantauerunt canticum domino : ut hab<strong>et</strong>urExodus XV. In terra aliena non est canticum sed discordia. Unde Ecc<strong>le</strong>siasticus XXIIMusica in luctu, importuna narratio 21 .Quamdiu autem anima est in statu gratiae, in se hab<strong>et</strong> quasi musicamharmoniam. Ubi est concordia, est quaedam diversitas <strong>et</strong> quaedam unitas. Ubi est solaunitas vocum non est concordia, ut in canti<strong>le</strong>na cuculi. Ubi <strong>et</strong>iam est pura diversitas itaquod nulla proportione iungunt se voces, non est concordia. Quando ergo tam diversaquam sunt corpus <strong>et</strong> anima, ad idem conueniunt : idem quaerunt, idem diligunt :concordia est. Unde Isaias XVI Super hoc venter meus ad Moab quasi cithara <strong>son</strong>abit 22 .Venter est sensualitas : quando autem quis est in statu culpae, soluit harmonia, ita quodnon solum iam est discordia, sed <strong>et</strong>iam seditio tumultuosa. Unde Proverbium XXVII16 Sermon 302. Le texte est celui que publie Josse Bade, dans Philippi de Greve cancellarii Parisiensis inPsalterium Davidicum CCCXXX Sermones, Paris, 1523. Seu<strong>le</strong>s quelques modifications ont étéeffectuées : <strong>le</strong>s abréviations ont été résolues, <strong>le</strong>s citations bibliques <strong>son</strong>t indiquées en italique, <strong>le</strong>sréférences précisées en notes <strong>et</strong> <strong>le</strong>s paragraphes rétablis.17 Ps 136, 4.18 Is 26, 13.19 Pr 5, 9.20 Eccli 15, 9.21 Eccli 22, 6.22 Is 16, 11.537


Tecta perstillantia in die frigoris : <strong>et</strong> mulier litigiosa comparantur 23 . Et Exodus II dicitquod vir aegyptius litigabat, contra hebraeum <strong>et</strong> percutiebat eum. Quis est hic viraegyptius nisi caro, quae contra hebraeum rixat ? Et hebraeum percutit, dum spiritumaffligit.Et attende quod Moyses occidit illum, <strong>et</strong> abscondit in sabulo 24 . Moyses autemAegyptium occidit, quando quis secundum <strong>le</strong>gis mandata carnem mortificat <strong>et</strong> affligit.In sabulo abscondit, quando se steri<strong>le</strong>m reputans, omne bonum opus deo ascribens,videri ab hominibus, factum suum ad laudem suam non quaerit. Numquid magnum estlitigium, quando hebraeus <strong>et</strong>iam contra hebraeam litigat ? Nam <strong>et</strong> ideo ibidem dicit.Egressus die altero, vidit hebraeos corrixantes 25 . Hebraeus rixatur contra Hebraeum,quando non solum caro contra spiritum : sed in interiori homine affectus litigat contraintel<strong>le</strong>ctum : quando intel<strong>le</strong>ctus ab affectu dissentit : immo ipsa conscientia sibicontradicit. Dixit quod Moyses ei qui faciebat iniuriam : Quare tu percutis proximumtuum ? Qui respondit. Quis constituit te principem <strong>et</strong> iudicem inter nos ? 26 Ecce quodnoluit Moysem audire. Moysem non vult audire, qui propter <strong>le</strong>gem dei, propterquandocumque praedicationem a peccato non vult desistere. Ideo in per<strong>son</strong>a talium dicitse virum discordiae. Ieremias XV Vaeh mihi mater mea quare me genuisti virum rixae,virum discordiae in universa terra ? 27 So<strong>le</strong>t dici de malo cantatore, quod non solumdiscordat, sed ululat. Ululare ferarum est ut luporum. Ex quo ergo per peccatumtransformat homo in brutum, quomodo de se profer<strong>et</strong> cantum, <strong>et</strong> non potius ululatum ?Ideo dicitur Isaias XIII Ibi ululae respondebunt in aedibus suis 28 .Haec discordia primo incepit a diabolo. Secundo ad Adam. Unde canticumdiaboli <strong>et</strong> canticum Adae non est verum canticum, sed discordia <strong>et</strong> ululatus. In cantuattenduntur tria, scilic<strong>et</strong> arsis <strong>et</strong> thesis, id est e<strong>le</strong>vatio <strong>et</strong> depressio : vulgariter amontee <strong>et</strong>aval<strong>le</strong>e <strong>et</strong> mutationes, id est muees. Qui nimis e<strong>le</strong>vat vocem plurimum discordat.Enormis fuit e<strong>le</strong>vatio vocis Luciferi qua dixit Isaias XIV Super astra caeli exaltabosolium meum, sedebo in monte testamenti, in lateribus aquilonis, ascendam superaltitudinem nubium : similis ero altissimo <strong>et</strong>c. 29 Quia sicut dicit Psalmus Quis innubibus aequabitur domino ? 30 Quasi cithara diaboli rupit chordam suam <strong>et</strong> tunc fecitdiscordantiam. Unde Ieremias XI A voce loquelae grandis ignis exarsit id ea 31 . EtDaniel VII Oculi quasi hominis erant in cornu isto : <strong>et</strong> os loquens ingentia 32 . Nihilautem ita percipitur sicut discordantia. Unde cum in superioribus non sit nisi concentus :secundum illud Iob XXV Qui facit concordiam in sublimibus suis 33 . Et Iob XXXVIIIQuis enarrabit caelorum rationem <strong>et</strong> concentum caeli quis dormire faci<strong>et</strong> ? 34 Caeli nonpotuerunt discordantem sustinere <strong>et</strong> sicut fuit enormis Luciferi e<strong>le</strong>vatio, sicut <strong>et</strong>iam fuitenormis descensio siue depressio. Unde Isaias XIV Quomodo cecidisti de caelo Lucifer,qui mane oriebaris ? Corruisti in terram. Et paulo post Ad infernum d<strong>et</strong>raheris, in23 Pr 27, 15.24 Ex, 2, 12.25 Ex 2, 13.26 Ex 2, 13.27 Jr 15, 10.28 Is 13, 22.29 Is 14, 13.30 Ps 88, 7.31 Jr 11, 16.32 Dn 7, 8.33 Jb 25, 2.34 Jb 38, 37.538


profundum laci 35 . Et Lucas X Videbam Sathan sicut fulgur de coelo cadentem 36 .Similiter fuit enormis mutatio de angelo in diabolum : de carbunculo in carbonem : dephiala in <strong>le</strong>b<strong>et</strong>em. Unde Ezechiel XXI Perdidisti sapientam tuam in decore tuo : nihilfactus es, <strong>et</strong> non eris in perp<strong>et</strong>uum 37 . Similiter enormis fuit Adae ascensio siue e<strong>le</strong>vatiocum dictum fuit ei Genesis III Eritis sicut dii <strong>et</strong>c 38 . Enormis autem descensio cumdescendit infra se. Unde Psalmus Homo cum in honore ess<strong>et</strong> non intel<strong>le</strong>xit : comparatusest iumentis <strong>et</strong>c 39 . Enormis <strong>et</strong>iam fuit eius mutatio : quando de immortali factus estmortalis. Quam mutationem dominus innuens, dixit Genesis III Adam ubi es ? 40 . Hiergo propter enormitatem non fecerunt nisi discordantias. Unde non sunt dicendi fecissecantica : propterea in representatione huius rei cadit <strong>et</strong> aufert in ecc<strong>le</strong>sia in septuagesima,al<strong>le</strong>luia. Ex illo seminario orta est in mundo omnis discordia. Unde <strong>et</strong>iam fuit interprimos fratres Cayn <strong>et</strong> Abel. Nunquam autem quispiam discordat cum alio, nisi primusdiscord<strong>et</strong> secum. Prima ergo fuit illa discordia qua homo secum discordauit. Secundaque cum proximo. Ex hoc sunt tantae in capitulis discordiae : <strong>et</strong> in claustris interclaustra<strong>le</strong>s : <strong>et</strong> in ciuitatibus inter ciues seculares. Unde Iacob IV Unde bella <strong>et</strong> lites invobis : nonne est concupiscentiis vestris, quae militant in membris vestris ? 41Resumit al<strong>le</strong>luia in re<strong>sur</strong>rectione : <strong>et</strong> illi qui re<strong>sur</strong>gunt cum Christo dominodebent illud resumere, non alii : quia alii adhuc sunt in terra aegypti, in terra aliena. Ideodicit in Psalmo Cantate domino canticum nouum 42 . V<strong>et</strong>us canticum est canticum diaboli<strong>et</strong> canticum Adae. Unde dicitur : Recedant v<strong>et</strong>era de ore nostro 43 . Et Isaias XXVIIngredi<strong>et</strong> gens sancta <strong>et</strong> custodiens veritatem. V<strong>et</strong>us error abiit 44 . Ideo dicitur. Cantatedomino canticum nouum.Canticum autem Christi est canticum sponsi, victoris <strong>et</strong> peregrini. His enimtribus per<strong>son</strong>is so<strong>le</strong>mus cantare. Canticum sponsi cantamus Christo propter incarnationem. Unde Psalmus Tanquam sponsus procedens de thalamo suo 45 . Et ideoDavid eidem cantavit dicens eructavit cor meum verbum bonum 46 . Hoc canticum habuitarsim <strong>et</strong> thesim, <strong>et</strong> mutationes mirabi<strong>le</strong>s. Arsim, qua miro modo exaltata est humananatura. Unde Psalmus Magnificavit dominus facere nobiscum 47 . Et Ecc<strong>le</strong>siasticusXXXVI Extol<strong>le</strong> adversarium, <strong>et</strong> afflige inimicum <strong>et</strong>c 48 . Dominus prius insultaverat Adaedicens illi quasi per irrisionem Genesis III Ecce Adam quasi unus ex nobis 49 : nuncautem vere non irrisorie potuit dicere, quod ipse est Emanuel in nobiscum deus. UndeIsaias VII Vocabit nomen eius Emanuel 50 . Thesim, quia miro modo humiliata est diuinanatura, descendens usque ad mortem, mortem autem crucis. Unde ad Phillippenses II35 Is 14, 12-15.36 Lc 10, 18.37 Ez 28, 17-19.38 Gn 3, 5.39 Ps 48, 13.40 Gn 3, 9.41 Jc 4, 1.42 Ps 149, 1.43 1 R 2, 3.44 Is 26, 2.45 Ps 18, 6.46 Ps 44, 2.47 Ps 125, 3.48 Eccli 36, 9.49 Gn 3, 22.50 Is 7, 14.539


Christus factus est obediens patri, usque ad mortem, mortem autem crucis 51 . Immo<strong>et</strong>iam usque ad inferos descendit. Unde miratur Iohannes Baptistus dicens Matthaeus XITu es qui venturus es, an alium expectamus ? 52 Mutationem quoque habuit mirabi<strong>le</strong>m <strong>et</strong>inauditam. Nam inuisibilis nobis, factus est visibilis : a<strong>et</strong>ernus, temporalis : homo, deus :creator, creatura : <strong>et</strong>c. Et virgo manens virgo, facta est mater. Et hoc significatum est IReges XXI ubi dicit quod Dauid mutauit vultum suum coram 53 rege Achis : quiinterpr<strong>et</strong>atur, patris mei regnum. Et Christus vultum mutauit coram Iudaeis. Et II RegesXIV Thecuitis immutauit vertens figuram verbi. 54 Verbum est Christus. Verbi immutataest figura, quando humanam naturam assumpsit divina. Sed numquid haec e<strong>le</strong>vatio <strong>et</strong>depressio <strong>et</strong> mutatio cum tantae fuerint, fecerunt discordiam ? Nequaquam. Ideo de hacava<strong>le</strong>e id est descensione dicitur Sapientia VIII quod Sapientia attingit a fine usque adfine fortiter : <strong>et</strong> disponit omnia suaviter 55 . Ecce concordia <strong>et</strong> suavitas melodiae. Ecce(inquit dominus, Ieremias XXIX) cogito super vos cogitationes pacis <strong>et</strong> nonafflictionis 56 . Pacis inquam inter deum <strong>et</strong> hominem, inter angelum <strong>et</strong> hominem, <strong>et</strong> interhominem <strong>et</strong> hominem. Omnem ergo concordiam composuit : hoc est quod mulierThecuitis in vertens verbi figuram, Absalonem Dauidi reconciliauit. II Regum XIV.Ideo <strong>le</strong>git Genesis II Et fluuius egrediebat de loco voluptatis ad irrigandumparadisum, qua inde dividit in quatuor capita. Nomen uni Phi<strong>son</strong> <strong>et</strong>c 57 . In quo omniaque dicta sunt de cantico figurant. Phi<strong>son</strong> interpr<strong>et</strong>ant oris mutatio : quod pertin<strong>et</strong> addictam mutationem. Gyon, Hiatus terrae, quod pertin<strong>et</strong> ad dictam depressionem. Tigris,sagitta : cuius est <strong>sur</strong>sum mitti <strong>et</strong> ascendere siue ferri, quod pertin<strong>et</strong> ad naturae nostraesublimationem <strong>et</strong> dictam e<strong>le</strong>uationem. Et qua dicta tria, arsis, thesis, mutatio,discordiam non fecerunt sed mirabi<strong>le</strong>m harmoniam <strong>et</strong> pacem universa<strong>le</strong>m : ideo subditquartus fluuius silic<strong>et</strong> Eufrates : que interpr<strong>et</strong>atur frugifer. Huius enim depressionis,e<strong>le</strong>vationis <strong>et</strong> mutationis fructus fuit pax. Hic autem est fructus ventris : de quo PsalmusEcce haereditas domini filii merces, fructus ventris 58 . Et iterum. De fructu ventris tuiponam super sedem tuam 59 .Secundo cantandum est canticum Christo tanquam victori in re<strong>sur</strong>rectione.Unde ad Ephesios V cui <strong>et</strong> qualiter sit cantandum. Imp<strong>le</strong>mini spiritu sancto loquentesverbis in hymnis <strong>et</strong> canticis <strong>et</strong> psalmis spiritualibus, cantantes, psal<strong>le</strong>ntes, in cordibusvestris domnino 60 . Sicut significatum est Exodus XV in principio. Cantemus domino.Gloriose enim magnificatus est <strong>et</strong>c 61 . Et I Reges XVIII cum reverter<strong>et</strong> Dauid percussophilisteo : <strong>et</strong> ferr<strong>et</strong> caput eius in Hierusa<strong>le</strong>m : egressae sunt mulieres cantantes <strong>et</strong>choros ducentes 62 .51 Ph 2, 8.52 Mt 11, 3.53 Ps 33, 1 : David, cum immutavit vultum suum coram Achme<strong>le</strong>ch ; I Rg 21, 13 : Et immuntavit os suumcoram eis.54 II Rg 14, 20 : ut verterem figuram sermonis huius55 Sg 8, 1.56 Jr 29, 11.57 Gn 2, 10.58 Ps 126, 3.59 Ps 131, 11.60 Ep 5, 18.61 Ex 15, 20.62 I R 18, 6.540


Cantandum tertio est Christo in Ascensione tanquam peregrino deperegrinatione redeunti. Incarnari enim fuit peregrinari, quando induit chlamydemcarnis nostrae. Peregrini nunc temporis quando redeunt de peregrinatione ornantcoquillis id est conchiliorum testis chlamydem suam. Et Christus cum carne glorificataquasi cum chlamyde ornata rediit in Ascensione de peregrinatione sua. Undeoccurendum est ei cum gaudio : sicut <strong>le</strong>guntur angeli occurrisse, dicentes Isaias LXIIIQuis est iste qui venit de Edom, tinctis vestibus de Bosra ? Iste formosus, in stola suagradiens, in multitudine fortitudinis suae 63 . Et ideo in specie peregrini apparuit postre<strong>sur</strong>rectionem duobus discipulis : ut hab<strong>et</strong>ur Lucas ultimo ubi dicitur Tu solusperegrinus es in Hierusa<strong>le</strong>m <strong>et</strong> haec ignoras ? 64 Et Proverbium VIII Abiit vialongissima <strong>et</strong>c 65 .63 Is 63, 1.64 Lc 24, 18.65 Pr 7, 19.541


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Tab<strong>le</strong> des matièresREMERCIEMENTS .................................................................................................................... 3INTRODUCTION ....................................................................................................................... 5PARTIE I : LA PAROLE EN MUSIQUE, PERSPECTIVES DE LECTURE ................... 13CHAPITRE 1 : POESIE ET PREDICATION A PARIS AU DEBUT DU XIII E SIECLE ........................... 151.1 Le contexte culturel : Paris au début du XIII e sièc<strong>le</strong> .................................................. 161.2 La poésie latine mora<strong>le</strong>, l’héritage de Philipe <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>.................................... 30CHAPITRE 2 : PHILIPPE LE CHANCELIER, UN BILAN HISTORIOGRAPHIQUE............................. 332.1. Le per<strong>son</strong>nage <strong>et</strong> sa biographie................................................................................ 342.2 L’œuvre de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, théologien <strong>et</strong> prédicateur.................................. 452. 3 L’œuvre de <strong>Philippe</strong> <strong>le</strong> <strong>Chancelier</strong>, poète <strong>et</strong> musicien ............................................. 52CHAPITRE 3 : UN CORPUS DE CONDUITS MORAUX................................................................. 773.1 Les sources du corpus ............................................................................................... 783.2 Les critères de sé<strong>le</strong>ction du corpus des conduits moraux.......................................... 943.3 Homogénéité <strong>et</strong> hétérogénéité des conduits moraux ................................................. 983.4 Remarques <strong>sur</strong> <strong>le</strong>s autres compositions................................................................... 100PARTIE II : VINGT CONDUITS MORAUX DE PHILIPPE LE CHANCELIER,ETUDE DE L’ELABORATION D’UNE POETIQUE MUSICALE ................................................ 107CHAPITRE 1 : HOMO NATUS AD LABOREM / TUI STATUS ......................................................... 121CHAPITRE 2 : FONTIS IN RIVULUM........................................................................................ 133CHAPITRE 3 : AD COR TUUM REVERTERE.............................................................................. 149CHAPITRE 4 : QUID ULTRA TIBI FACERE................................................................................ 161CHAPITRE 5 : VANITAS VANITATUM....................................................................................... 169CHAPITRE 6 : EXCUTERE DE PULVERE.................................................................................. 175CHAPITRE 7 : VE MUNDO A SCANDALIS ................................................................................. 183CHAPITRE 8 : QUO ME VERTAM NESCIO ................................................................................ 191CHAPITRE 9 : O LABILIS SORTIS............................................................................................ 203CHAPITRE 10 : QUO VADIS QUO PROGREDERIS ..................................................................... 217CHAPITRE 11 : HOMO QUI SEMPER MORERIS ........................................................................ 225CHAPITRE 12 : BONUM EST CONFIDERE ............................................................................... 235CHAPITRE 13 : HOMO VIDE QUE PRO TE PATIOR ................................................................... 249CHAPITRE 14 : NITIMUR IN VETITUM .................................................................................... 257CHAPITRE 15 : HOMO CONSIDERA........................................................................................ 265CHAPITRE 16 : O MENS COGITA............................................................................................ 273CHAPITRE 17 : VERITAS EQUITAS ......................................................................................... 283543


CHAPITRE 18 : CUM SIT OMNIS CARO FENUM........................................................................ 295CHAPITRE 19 : SUSPIRAT SPIRITUS........................................................................................ 303CHAPITRE 20 : HOMO NATUS AD LABOREM / ET AVIS ............................................................. 313PARTIE III : LA « FABRIQUE » DES CONDUITS MORAUX DE PHILIPPE LECHANCELIER ...................................................................................................................................... 321CHAPITRE 1 : RHETORIQUE ET MUSIQUE ............................................................................. 3271.1 Figures de mots, figures musica<strong>le</strong>s.......................................................................... 3271.2 Poésie <strong>et</strong> mélodie : l’encadrement <strong>son</strong>ore............................................................... 3441.3 Les conduits <strong>et</strong> la dispositio rhétorique................................................................... 355CHAPITRE 2 : ÉLABORATION D’UN DISCOURS MORALISATEUR............................................ 3752.1 Les conduits <strong>et</strong> la question du genre........................................................................ 3762.2 Le registre moralisateur : points communs entre <strong>le</strong>s conduits <strong>et</strong> <strong>le</strong>s sermons......... 3832.3 Les conduits <strong>et</strong> <strong>le</strong>ur(s) public(s)............................................................................... 4032.4 Propositions pour une mise en contexte .................................................................. 414CONCLUSION....................................................................................................................... 417BIBLIOGRAPHIE................................................................................................................ 425ÉDITIONS DES TEXTES ......................................................................................................... 427Auteurs........................................................................................................................... 427Anthologies <strong>et</strong> col<strong>le</strong>ctions de textes ............................................................................... 429Fac-similés .................................................................................................................... 429Éditions musica<strong>le</strong>s ......................................................................................................... 430OUVRAGES SUR LE CONTEXTE HISTORIQUE, CULTUREL ET THEOLOGIQUE .......................... 430OUVRAGES SUR LA POESIE ET LA MUSIQUE ......................................................................... 437INDEX DES NOMS MEDIEVAUX............................................................................................. 447INDEX DES COMPOSITIONS MUSICALES................................................................................ 448INDEX DES TABLEAUX......................................................................................................... 450VOLUME II : ANNEXES TEXTES, TRADUCTIONS ET TRANSCRIPTIONS.......... 451N° 1 HOMO NATUS AD LABOREM TUI STATUS ......................................................................... 453N°2 FONTIS IN RIVULUM....................................................................................................... 457N°3 AD COR TUUM REVERTERE............................................................................................. 463N°4 QUID ULTRA TIBI FACERE .............................................................................................. 467N° 5 VANITAS VANITATUM..................................................................................................... 471N° 6 EXCUTERE DE PULVERE................................................................................................ 475N°7 VE MUNDO A SCANDALIS................................................................................................ 477N°8 QUO ME VERTAM NESCIO............................................................................................... 481N°9 O LABILIS SORTIS HUMANE STATUS................................................................................. 485N°10 QUO VADIS QUO PROGREDERIS.................................................................................... 489N°11 HOMO QUI SEMPER MORERIS....................................................................................... 493544


N°12 BONUM EST CONFIDERE.............................................................................................. 497N°13 HOMO VIDE QUE PRO TE PATIOR.................................................................................. 501N°14 NITIMUR IN VETITUM................................................................................................... 503N°15 HOMO CONSIDERA ...................................................................................................... 507N°16 O MENS COGITA.......................................................................................................... 511N°17 VERITAS EQUITAS........................................................................................................ 515N° 18 CUM SIT OMNIS CARO FENUM ..................................................................................... 525N°19 SUSPIRAT SPIRITUS...................................................................................................... 529N°20 HOMO NATUS AD LABOREM / ET AVIS............................................................................ 533MANUSCRITS CONTENANTS LES CONDUITS MORAUX DE PHILIPPE LE CHANCELIER ............ 535ABREVIATIONS BIBLIOGRAPHIQUES UTILISEES DANS LES ANNEXES.................................... 536UN SERMON DES DISTINCTIONES SUPER PSALTERIUM SUR LA MUSIQUE................................ 537TABLE DES MATIERES ......................................................................................................... 543545

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