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Papa est en voyage d'affaires - CNDP

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teledocle petit guide télé pour la classe20072008<strong>Papa</strong> <strong>est</strong> <strong>en</strong> <strong>voyage</strong> d’affairesUn film yougoslaved’Emir Kusturica (1985),scénario d’Abdulah Sidran,avec Mor<strong>en</strong>o de Bartolli (Malik),Miki Manojlovic (Mesa),Mirjana Karanovic (S<strong>en</strong>a),Davor Dujmovic (Mirza).2 h 15 minChronique familiale, fresque historique et sociale,regard att<strong>en</strong>dri sur l’<strong>en</strong>fance, le deuxième filmd’Emir Kusturica, qui obtint la Palme d’or à Cannes<strong>en</strong> 1985, <strong>est</strong> une œuvre d’une étonnante maturité(le réalisateur n’avait alors que tr<strong>en</strong>te et un ans).Elle <strong>est</strong> surtout l’occasion de rev<strong>en</strong>ir sur la périodetrouble qui secoua la Yougoslavie titiste au débutdes années 1950.ARTEJEUDI 15 MAI, 16 h45


L’<strong>en</strong>fance de l’art cinématographiqueHistoire et éducation au cinéma, troisième et lycéeSarajevo, 1950. MesaMalkoc, marié et père dedeux garçons, Malik etMirza, <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t unerelation adultère avecAnkica, une jeune gymnasteet aviatrice. Un jour, cettedernière, lasse despromesses de divorce de sonamant, le dénonce pourquelque propos vaguem<strong>en</strong>tsubversif. C’<strong>est</strong> alors lepropre beau-frère de Mesa,un certain Zijo, qui ordonneson arr<strong>est</strong>ation. Longtempssans nouvelles de lui, lamère et ses deux fils lerejoign<strong>en</strong>t le temps d’unejournée dans la mine où iltravaille. Plus tard, toussont à nouveau réunis àZvornic, sur les bords de laDrina, où Mesa a été muté àun poste moins pénibledans une c<strong>en</strong>traleélectrique. Là, le jeuneMalik tombe amoureuxd’une petite fille tandis queson père continue de selivrer à ses frasquessexuelles. Enfin, <strong>en</strong> 1952,arrive l’annonce de la«libération » pour Mesa etles si<strong>en</strong>s. La famille peutr<strong>en</strong>trer à Sarajevo où Mesarègle ses comptes avec Zijoet Ankica, désormaismariés, à l’occasion d’unmariage. Jour que choisitégalem<strong>en</strong>t le grand-père deMalik pour partir <strong>en</strong> maisonde retraite, usé par lesquerelles qui ont disloquésa famille et son pays.Rédaction Philippe Leclercq, professeur delettres modernesCrédit photo D.R.Édition Émilie Nicot et Anne PeetersMaquette Annik GuéryCe dossier <strong>est</strong> <strong>en</strong> ligne sur le sitede Télédoc.www.cndp.fr/tice/teledoc/La page d’histoire> Énoncer les pré-requis historiques nécessaires àla lecture du film. Étudier l’impact de l’histoiresur le d<strong>est</strong>in des hommes.• Contexte historique. Pour bi<strong>en</strong> compr<strong>en</strong>dre laportée de <strong>Papa</strong> <strong>est</strong> <strong>en</strong> <strong>voyage</strong> d’affaires, il <strong>est</strong>important d’avoir <strong>en</strong> tête quelques-uns des <strong>en</strong>jeuxpolitiques du pays, comme l’exergue «un film historiqueet d’amour » nous y intime discrètem<strong>en</strong>t.L’action se déroule <strong>en</strong> 1950. Deux ans plus tôt, legénéral Tito, qui a fait de la Yougoslavie unedémocratie populaire indép<strong>en</strong>dante de Moscou,a été abandonné par Staline, furieux de l’insoumissiondu pays. Le chef du Kremlin t<strong>en</strong>te alors deprécipiter la chute de la direction yougoslave etpousse trois pays satellites de l’URSS (la Hongrie,la Bulgarie et la Roumanie) à rompre avec laYougoslavie. Privé de ses contrats commerciaux,le pays <strong>est</strong> vite au bord de l’asphyxie. Le Partiintervi<strong>en</strong>t. Une idéologie et des procédés prochesdes méthodes stalini<strong>en</strong>nes sont mis <strong>en</strong> place pourconduire l’esprit du peuple (obt<strong>en</strong>ir son souti<strong>en</strong>inconditionnel par la terreur) au non-alignem<strong>en</strong>tet à davantage d’autonomie. Ceux qui ne veul<strong>en</strong>tpas se déclarer officiellem<strong>en</strong>t contre Staline sontincarcérés et souv<strong>en</strong>t <strong>en</strong>voyés sur « l’île nue »(Goli Otok). Autant dire qu’à l’heure où débutele film, l’ambiance <strong>est</strong> à l’exaltation des valeursnationales et à la chasse aux mauvais patriotes.• Imposture du totalitarisme. C’<strong>est</strong> de cela dont<strong>est</strong> victime Mesa. Une remarque anodine (« Ilsexagèr<strong>en</strong>t vraim<strong>en</strong>t!») au sujet d’une caricaturemontrant Karl Marx assis à son bureau, un portraitde Staline accroché au mur (au lieu de l’inverse),suffit à le soupçonner d’anti-patriotisme età l’<strong>en</strong>voyer aux travaux forcés dans une mine decharbon située à Lipnica. Le drame <strong>est</strong> d’autantplus cruel pour Mesa et les si<strong>en</strong>s que c’<strong>est</strong> sonbeau-frère Zijo, chef de la police locale, qui l’<strong>en</strong>voieau bagne. La politique comme facteur defracture au sein des familles… La reproduction<strong>en</strong> miniature de l’éclatem<strong>en</strong>t du pays à travers lemorcellem<strong>en</strong>t de la cellule familiale… Mais lacause profonde de la condamnation de Mesa setrouve dans la rivalité qui l’oppose à Zijo pour laconquête d’une femme. En <strong>en</strong>voyant Mesa auxtravaux forcés, Zijo se débarrasse de lui et peut luivoler sa maîtresse. Évidemm<strong>en</strong>t, la bassesse dumotif <strong>est</strong> à lire comme une charge contre l’indignitédes hommes et l’imposture d’un régime depurges arbitraires, aveugles et iniques. Kusturicanous dit que la présomption, ou pire, un intérêtpersonnel tel qu’une rancœur ou une jalousie sontdes raisons suffisantes à un pays totalitaire, peuregardant sur les moy<strong>en</strong>s employés pour contraindresa population à la discipline.L’omniprés<strong>en</strong>ce du Parti> Souligner le rôle joué par le sport dans la caus<strong>en</strong>ationale. Montrer la peur suscitée par le Parti.• La propagande sportive. La chronique familiale(famille bosniaque musulmane avec voisins serbeset tante croate) sert de chambre d’écho aux soubresautsde l’histoire politique du pays. Échocomme celui de la radio qui diffuse des retransmissionsde matchs de football, relais médiatiquedes idéologies véhiculées par l’élan patriotiquevibrant à l’unisson d’une équipe nationale. Plusqu’une r<strong>en</strong>contre sportive, chaque affrontem<strong>en</strong>t<strong>est</strong> la démonstration de force d’une nation qui<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d briller à la face du monde et dans laquelleles ferveurs se cristallis<strong>en</strong>t. Les noms des joueursvictorieux, «gravés <strong>en</strong> lettres d’or dans l’histoir<strong>en</strong>ationale du sport yougoslave» nous dit le speaker,sont égr<strong>en</strong>és les uns après les autres commeceux d’antiques guerriers au service de la déf<strong>en</strong>seémancipatrice de leur pays. À noter qu’<strong>en</strong> ce22 juillet 1952 (date de la scène du mariage),l’équipe nationale yougoslave de footballl’emporte par 3 buts à 1 contre l’URSS aux JOd’Helsinki. Les <strong>en</strong>jeux du match dépass<strong>en</strong>t largem<strong>en</strong>tle cadre sportif et le résultat <strong>est</strong> perçucomme une victoire du titisme sur le stalinisme.• L’importance du Parti. Tout tourne autour duParti, y compris la naissance des <strong>en</strong>fants. Cellede Malik (2 novembre 1944) a été antidatée (29octobre) pour que la famille (pauvre) puisse percevoir«un supplém<strong>en</strong>t» d’aides ce mois-là. Desmeetings aéri<strong>en</strong>s ou des remises de « bâton depionniers», démonstrations d<strong>est</strong>inées à faire étalagedes prouesses et exalter la fierté nationale,sont régulièrem<strong>en</strong>t organisés. Les pères commeMesa, élevés à l’école primaire du communisme,doiv<strong>en</strong>t inculquer à leurs fils les valeurs et less<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts de supériorité de l’homme communisteà travers des préceptes naïfs et prét<strong>en</strong>tieuxtels que « le bon communiste a un s<strong>en</strong>s <strong>est</strong>hétiqueinné.» On notera que le registre employé parKusturica pour stigmatiser la propagande communist<strong>en</strong>’<strong>est</strong> jamais satirique. Aucun sarcasmedans son approche. Il se cont<strong>en</strong>te de montrersans juger. Avec la distance nécessaire, à peineironique, de celui qui prét<strong>en</strong>d donner acte à tousceux dont il combat l’idéologie. D’ailleurs, le discoursdu speaker de la réunion aéri<strong>en</strong>ne <strong>est</strong> suffisamm<strong>en</strong>tcaricatural (dans le cont<strong>en</strong>u comme


dans la forme) pour devoir forcer le trait. Idemavec le réseau d’espionnage auquel la population<strong>est</strong> soumise. Une silhouette ici et là suffit àinstaurer un climat d’hostile surveillance vite pris<strong>en</strong> charge par le personnage de Mesa dont l’angoissetraduit à elle seule le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de peurparanoïaque développé par la population. Et pourcause, un voisin ou une amante s’<strong>est</strong>imantbafouée comme Ankica peut se faire du jour aul<strong>en</strong>demain commissaire titiste et solder le d<strong>est</strong>ind’un homme par esprit de v<strong>en</strong>geance. Onremarquera au passage avec quelle désinvolture alieu la dénonciation (banalisation de la délation).L’<strong>en</strong>fance ou l’évasion rev<strong>en</strong>diquée> Expliciter le point de vue adopté par le film.Dire quelles fonctions rempliss<strong>en</strong>t les <strong>en</strong>fants.• Le regard de l’<strong>en</strong>fance. Pour raconter son histoire,Kusturica a choisi le point de vue de Malik,un <strong>en</strong>fant de 6 ans au regard <strong>en</strong>core émerveillé,à l’esprit rêveur, à la naïveté émouvante. Le tondes remarques du gamin <strong>est</strong> décalé par rapportà la gravité de la situation. Il imprime au filmun doux s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d’amertume, de regret etde tristesse. Ce que le thème musical scande àin-tervalles réguliers. C’<strong>est</strong> <strong>en</strong> outre à un rudeappr<strong>en</strong>tissage de la vie qu’il <strong>est</strong> confronté avec lamort de la petite Masa qu’il «aime plus que tout,plus que [lui]-même ».C’<strong>est</strong> Mirza, le frère aîné de Malik, qui introduit lecinéma comme autre regard sur le monde, cinémaou l’<strong>en</strong>fance de l’art à réinv<strong>en</strong>ter le réel (voir leraccord <strong>en</strong>tre le dessin animé burlesque où l’onvoit des parachutistes et les sauts <strong>en</strong> parachuteslors du meeting), cinéma <strong>en</strong>core auquel le garçonvoue un véritable culte (émerveillem<strong>en</strong>t devantl’objectif 50 mm rapporté par son père, projectiondu dessin animé, récupération de chutes depellicule chez le projectionniste). L’imaginaireapparaît ici comme la solution face à une réalitéoù les <strong>en</strong>fants sont contraints de travailler(ouverture du film) et où l’alcoolisme fait desravages. Autant d’aspects loin du cliché véhiculédurant les années 1950 (et après) par desOccid<strong>en</strong>taux prompts à ne voir dans la Yougoslavieque l’admirable modèle de résistance à lapuissance soviétique.• Le rôle des <strong>en</strong>fants. Kusturica dresse l’état deslieux d’une société disloquée où les hommes sontvieux, fatigués, alcooliques, corrompus, suicidaires(Zijo s’éclate la tête sur une bouteillequand il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d le chanteur dire « l’heure <strong>est</strong>v<strong>en</strong>ue de mourir» lors du mariage; Ankica t<strong>en</strong>tede se p<strong>en</strong>dre) ou démissionnaires (le grand-père).Dans cette société à bout de souffle, il ne r<strong>est</strong>eplus d’espoir autre que les <strong>en</strong>fants, ici au nombrede quatre: Malik, son ami Joza, son frère Mirza etson amoureuse Masa (sa mort <strong>est</strong> celle del’<strong>en</strong>fance sacrifiée sur l’autel du totalitarisme).Kusturica n’<strong>en</strong> fait pas qu’un prétexte à quelquesgags (la clochette de Malik lors de la nuit deretrouvailles de ses par<strong>en</strong>ts par exemple) ou àquelques par<strong>en</strong>thèses oniriques (le somnambulisme).L’<strong>en</strong>fance intervi<strong>en</strong>t à chaque fois que lat<strong>en</strong>sion dramatique <strong>est</strong> trop forte. Elle <strong>est</strong> cellepar qui pass<strong>en</strong>t le désir d’évasion (le cinéma),le jeu (le football), l’émoi (la découverte du corpssexué) et la t<strong>en</strong>dresse amoureuse (Masa). Ell<strong>est</strong>igmatise le dérèglem<strong>en</strong>t de la société et sonmanque d’amour. C’<strong>est</strong> pourquoi l’une des crisesde somnambulisme de Malik le conduit tout droitdans le lit de Masa sous l’œil bi<strong>en</strong>veillant du pèrede cette dernière, un Russe sage et philosophe,qui constitue un pied de nez de Kusturica aupatriotisme yougoslave.Kusturica accorde beaucoup d’importance àl’imaginaire des <strong>en</strong>fants. Il lui prête des pouvoirsquasi magiques comme celui de transfigurer laréalité ou de mettre fin aux querelles des adult<strong>est</strong>elles que la viol<strong>en</strong>te dispute qui déchire Mesa etson épouse S<strong>en</strong>ija. Sa force <strong>est</strong> d’offrir des par<strong>en</strong>thèses<strong>en</strong>chantées (le dessin animé) et de fairer<strong>en</strong>aître la joie disparue (le fou rire de la mèredurant la projection). C’<strong>est</strong> un monde de jeu etd’insouciance, révélateur par contraste du sérieuxet des travers ridicules des adultes. C’<strong>est</strong> <strong>en</strong>coreà travers les <strong>en</strong>fants que pass<strong>en</strong>t la sagesse(Masa) et la joie revigorante de la musique (etl’on sait l’importance de la musique dans la vie etles films de Kusturica). Dans la scène inaugurale,Malik et son ami Joza serv<strong>en</strong>t de chœurcomique au guitariste v<strong>en</strong>u pleurer son amoursur un thème gitan andalou. La musique, c’<strong>est</strong><strong>en</strong>core Mirza qui accompagne sa projection d’unmorceau à l’accordéon qui servira de fil conducteursonore au film. Cette musique belle, tristeet lancinante fait battre le rythme de l’action,catalyse les émotions et assure la circulation duregret et de l’amertume qui habit<strong>en</strong>t l’<strong>en</strong>semblede l’œuvre.•Pour <strong>en</strong> savoir plus• Le site du film.http://www.films-sans-frontieres.fr/papa/À la qu<strong>est</strong>ion « La politique<strong>est</strong>-elle le sujet de votrefilm ? » que lui pos<strong>en</strong>tMartine Jouando et DejanBogdanovic dans l’émission«Étoiles et toiles » diffuséele 14 octobre 1985, EmirKusturica répond : « Je n’aipas inv<strong>en</strong>té le dessin[caricatural de Marx]. Il aété réellem<strong>en</strong>t publié <strong>en</strong>juillet 1950 dans lequotidi<strong>en</strong> Politika, celui-làmême que ti<strong>en</strong>t Mesa dansle film. L’auteur était ZukoDzumhur, un caricaturisteyougoslave. Dans <strong>Papa</strong>…, lapolitique <strong>est</strong> prétexte àraconter l’histoire d’un<strong>en</strong>fant et de sa famille. Parailleurs, je p<strong>en</strong>se que toutfilm <strong>est</strong> "politique". Iln’existe actuellem<strong>en</strong>t aucunfilm important qui n’ait pasd’arrière-fond politique.Seulem<strong>en</strong>t, cela devi<strong>en</strong>tabject quand la politique<strong>est</strong> l’unique propos. J<strong>en</strong>’aime pas les films à thèse,ceux qui veul<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>drejustice, qui montr<strong>en</strong>t quel’état n’<strong>est</strong> pas bon, que lapolice <strong>est</strong> affreuse, que laCIA empêche quelquechose… Ce sontcertainem<strong>en</strong>t des vérités,des vérités historiques,mais le cinéma ne supportepas la simplificationoutrancière. Il <strong>est</strong> plusexcitant de voir dans quellemesure la politique commeinstrum<strong>en</strong>t influ<strong>en</strong>ce lesvies humaines, les familles,comm<strong>en</strong>t elle les ruine oules aide, comm<strong>en</strong>t elle lesdisperse ou les réunit. »


Le regard des pèresPlans rapprochés[1][2][3][4][5]La scène dite de la remise du bâton des pionniers <strong>est</strong> placée sous haute surveillance.Les pères ont tous le regard tourné vers le jeune Malik qui, au cours d’une cérémoniepompeuse, doit remettre au maire de la cité le flambeau de la nouvelle générationqui éclairera bi<strong>en</strong>tôt l’av<strong>en</strong>ir radieux du titisme. Un couac va cep<strong>en</strong>dant toutremettre <strong>en</strong> qu<strong>est</strong>ion et permettre au metteur <strong>en</strong> scène de tourner la propagande<strong>en</strong> dérision.Meilleur élève de sa classe, Malik doit remettre le « bâton des pionniers » au maire lorsd’une cérémonie officielle qui réunit toute la ville de Zvornic. Angoissé à l’idée qu’unemaladresse ne lui attire de nouveaux <strong>en</strong>nuis, le père a veillé à ce que son fils cadet soitexemplaire face aux élus. Moult fois répété, le discours de l’<strong>en</strong>fant doit être irréprochable.C’était compter sans la prés<strong>en</strong>ce d’une épingle récalcitrante (le petit grain desable) pour v<strong>en</strong>ir ruiner les efforts du gamin et de son père…L’heure <strong>est</strong> grave et sol<strong>en</strong>nelle, un peu grotesque aussi. Sol<strong>en</strong>nelle pour des raisons depropagande à la gloire du Parti. Grave pour cet homme condamné à deux ans de «purgatoire»qui sait qu’un simple mot mal interprété peut l’y r<strong>en</strong>voyer illico. Mesa a donc levisage t<strong>en</strong>du, l’œil sombre dirigé vers l’<strong>est</strong>rade où trôn<strong>en</strong>t les édiles, responsables du Parti,et le jeune Malik face à eux [1]. Le fil invisible du regard qui le relie à son fils [2], cadréà l’id<strong>en</strong>tique pour la par<strong>en</strong>té de point de vue, <strong>est</strong> l’expression d’un homme qui ne veutplus se laisser égarer dans les rouages du système. C’<strong>est</strong> le trait d’union <strong>en</strong>tre un père etson fils (celui de la filiation) ; Malik ayant reçu de son père ce que le père de la nation(Tito), dont l’effigie surveille l’<strong>en</strong>fant dans son dos, a exigé que Mesa transmette à sonfils. Se joue donc ici tout le drame de la vie d’un homme dont on a compris depuis ledébut du film qu’il ne se s<strong>en</strong>t pas concerné par les querelles idéologiques de son pays maisqui, bi<strong>en</strong>tôt cerné par lui, a dû être «rééduqué» <strong>en</strong> camp de travail pour r<strong>en</strong>trer dans lerang. C’<strong>est</strong> <strong>en</strong>core l’image pathétique d’un être susp<strong>en</strong>du aux lèvres de son fils de 6 ans,duquel l’av<strong>en</strong>ir dép<strong>en</strong>d soudain. Le cinéma de Kusturica fait ici la démonstration d’unmonde qui marche sur la tête, où le fils conduit le père et où le père doute de sa transmission.Les repères sont brouillés, les hommes sont désori<strong>en</strong>tés, les fils pein<strong>en</strong>t àrepr<strong>en</strong>dre les mêmes mots, à t<strong>en</strong>ir les mêmes discours que ceux-là. Les autres pères(pairs de la cité) sont vieux et ridicules [3]. Quand Mesa regarde devant lui <strong>en</strong> directionde son fils, il sait que c’<strong>est</strong> de lui que peut v<strong>en</strong>ir l’élan nouveau dont le pays a besoin.Or, tant que durera le temps des idéologies totalitaires, ri<strong>en</strong> ne sera possible. Pire, le payssombrera dans le chaos et la scission…En att<strong>en</strong>dant, Malik annone son discours de propagande, l’esprit troublé par une épinglequi se détache de son vêtem<strong>en</strong>t [4]. Astucieuse idée de scénario qui se sert des petitset grands malheurs de l’<strong>en</strong>fance, parfois perturbée comme ici par un détail infime auxdép<strong>en</strong>s de l’ess<strong>en</strong>tiel, pour railler la pompe et la propagande du Parti. Le gamin commetune hypallage (du grec hypallagè, changem<strong>en</strong>t, interversion) aussi involontaire quecomique <strong>en</strong> disant que « c’<strong>est</strong> le Parti qui <strong>est</strong> à la tête de Tito ». Formule qui, selonMesa, am<strong>en</strong>é à justifier plus tard la maladresse de son fils, <strong>est</strong> parfaitem<strong>en</strong>t réversible:« Tito, c’<strong>est</strong> le Parti et le Parti, c’<strong>est</strong> Tito ». La sur<strong>en</strong>chère des mots au service de lapropagande démontre que l’absurdité <strong>est</strong> sans limites dès lors que la mauvaise foi s’<strong>en</strong>mêle… En att<strong>en</strong>dant, le maire reçoit le « témoin » des mains de Malik <strong>en</strong> signe detémoignage de la jeunesse reconnaissante du soin pris par ses pères pour la guider dansla voie de l’émancipation démocratique et populaire [5]. La contre-plongée souligneavec ironie la grandeur des hommes du parti dont la figure incarnée (Tito) jette unpaternel regard sur la scène.La prés<strong>en</strong>ce du père de la nation, du père biologique et des pairs de la cité se situe à lacroisée (des regards) d’un cinéma porteur de la vision d’une société désillusionnée quise trouve elle-même au croisem<strong>en</strong>t de sa d<strong>est</strong>inée. L’épingle de la scène <strong>est</strong> l’aiguillonde Kusturica pour dénoncer le cont<strong>en</strong>u vain des discours. L’échec du gamin <strong>est</strong> surtoutl’échec d’une société à bout de souffle, asphyxiée par sa propagande, le repli sur soi etsa fuite <strong>en</strong> avant du non-alignem<strong>en</strong>t.

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