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Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montp1 - - 193.51.157.40 - 12/03/2012 10h32. © OphrysCéline BRACONNIERL’entretien collectif peut être utile pour repérer non seulement ce dont desproches ont parlé ensemble, mais aussi ce dont ils n’ont pas parlé. Parce qu’ils’agissait d’un sujet tabou, ou bien faute d’intérêt spontané pour la question.Par exemple, une infirmière et son mari documentaliste, qui déclarent pourtants’intéresser à la politique, se révèlent incapables, deux semaines avant lesélections européennes de 2009, de dire pour qui ils ont l’intention d’allervoter, même s’ils affirment vouloir le faire. On sait alors qu’aucun suivi de lacampagne n’a eu lieu dans ce foyer, où ni les programmes ni les noms descandidats ne sont connus.L’entretien collectif pourvoit le chercheur en indices de processus de constructiondu sens partagé par des individus. Il peut donner à voir, en ce sens,un groupe déjà là. Mais il permet également d’observer en direct certainsmécanismes participant de la construction ou de l’entretien d’un senscommun au groupe. On observe ainsi fréquemment des dynamiques derenforcement circulaire des certitudes au sein des groupes interrogés. Souventassociés à un registre discursif dénonciateur dont les élus sont les premièrescibles, ces échanges assurent manifestement une fonction de réassurance dugroupe face à l’extérieur. Tout se passe comme si les liens qui fondent le« nous » sortaient renforcés de la dénonciation des autres (Lascoumes etBezes, 2009). Évoquant le maire de leur commune de résidence, des époux etleur fille manifestent ainsi sans retenue leur désapprobation :« Nelly, la mère : La gare, l’autre jour, ils ont fait une inauguration, il y avait du champagnequand même. Regarde qui est concerné par la gare… C’est nous qui prenons le traintous les jours. Je vois pas pourquoi ils ont inauguré la gare et qu’il n’y avait qu’un petit paquetde gens d’invités. Parce que tu fais partie d’une association…Patrick, le père : Oui, mais c’est le système de l’autosatisfaction. C’est de l’autosatisfactionqu’ils se font entre eux. C’est des gens qui sont déconnectés de la réalité et quiprofitent du système.Jennifer, la fille : Non, mais, objectivement, c’est vrai que des fois c’est pas équitable.Nelly : C’est pas utile d’inaugurer la gare…Jennifer : Il y a quelques années, le maire faisait les vœux. Alors tu avais la police qui filtraitles gens, ça faisait très… Enfin bon, c’était trop.Nelly : VIP.Patrick : Oui, ça faisait vraiment l’intelligentsia de chaque commune, quoi.Jennifer : Oui, voilà. Et puis nous, on est les gens d’Herblay qui payent leurs impôts…Patrick : Le peuple…Jennifer : Et on ne doit pas rentrer là-dedans parce qu’on ne mélange pas les torchons etles serviettes. Donc, bon, maintenant, le maire a fait des vœux et tous les Herblaysiensétaient invités, mais bon, en tout cas, il a mis plusieurs années à percuter que c’était une attitudepeut-être pas très…Patrick : Ils font ce qu’ils veulent de toute façon.Jennifer : Oui, ils font ce qu’ils veulent, mais bon…Patrick : On a dû dévier la question, non ? » (34).(34) Enquête travail et politique Val-d’Oise 2010, entretien avec Patrick, 53 ans, employé debanque, Nelly, 51 ans, costumière de théâtre, Jennifer, 22 ans, étudiante en master d’arts plastiques,le 21 mars 2010.83Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montp1 - - 193.51.157.40 - 12/03/2012 10h32. © Ophrys
Revue française de sociologieSilences, prises de parole et loyauté (35)Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montp1 - - 193.51.157.40 - 12/03/2012 10h32. © OphrysCertains chercheurs attentifs aux interactions qui surgissent dans un cadreinstitutionnalisé mettent largement l’accent sur les obstacles à la prise deparole dont peuvent être porteurs les cadres collectifs. Intervenir en publicsuppose de posséder un certain nombre de ressources dont les citoyens ordinairessont rarement pourvus (Revel et al., 2007 ; Payet, Giuliani et Laforgue,2008). De même, les échanges qui ont lieu entre membres d’associations sontsouvent marqués par une dynamique d’évitement du politique dont Eliasoph(1998) explique qu’elle serait neutralisée dans les situations d’entretien enface à face avec l’enquêtrice. Nous avons nous-mêmes eu l’occasion de vérifierque les entretiens collectifs pouvaient gêner la prise de parole autant quela libérer. Mounira, jeune femme active de bientôt 40 ans, très engagée dansla vie locale du quartier de Saint-Denis, y est appréciée pour son franc-parler.Nous l’avons rencontrée des dizaines de fois en compagnie de ses amis et deses voisins, lancée dans des discussions à bâtons rompus où sa position deleader d’opinion ne faisait aucun doute. Mais Mounira ne nous a jamais rienlivré en situation plus formalisée d’entretien, a fortiori collectif. Et nousl’avons aussi vue très mal à l’aise sur des scènes publiques vers lesquelles elleétait portée par les élus locaux en période électorale, ou dans des réunions dequartier où elle semblait perdre de sa faconde habituelle. Si Mounira est apparemmentune meneuse, on comprend grâce à l’observation de ces situationsqu’elle ne dispose pas de l’assurance nécessaire à l’imposition de son point devue quand ses interlocuteurs sont mieux pourvus qu’elle en ressourcesscolaires et langagières et que des questions étiquetées comme politiques sonten jeu. D’où le décalage entre la position centrale qu’elle occupe dans la viesociale du quartier et la position toujours marginale qui est la sienne dans lavie municipale, où elle aimerait pourtant jouer un rôle de premier plan.Qu’elles aient été ou non provoquées par l’enquêteur, les situations oùMounira s’est retrouvée contrainte de prendre la parole en public ont suscitéle même comportement de retrait et c’est lui qui, de ce fait, mérite de retenirl’attention.Les dispositifs d’enquête par groupes permettent ainsi de repérer et dedonner sens à ce type de comportements relevant de la présence discrète dansl’espace public (Agar et MacDonald, 1995 ; Hollander, 2004). Par comparaisonavec les entretiens individuels qui relèguent ceux qui se taisent dansl’en-dehors de l’enquête, les entretiens collectifs ménagent une place auxindividus moins prédisposés que leurs proches à s’affirmer devant des tiers età accorder des entretiens, mais qui, protégés par eux, les suivent malgré toutdans cette expérience, tout en demeurant au second plan. Ces entretiens valentdonc autant pour la parole qu’ils libèrent que pour les mécanismes de censureà l’œuvre dans les petits groupes qu’ils réactivent et permettent donc d’identifieret d’analyser. Or, dans tous les domaines de la vie sociale où le silence etl’indifférence sont plus fréquents que l’intérêtetlaprisedeparole,ilpeutse84(35) Selon les catégories de Hirschman (1970).Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montp1 - - 193.51.157.40 - 12/03/2012 10h32. © Ophrys
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