R. franç. sociol., 53-1, 2012, 61-93Cél<strong>in</strong>e BRACONNIERÀ <strong>plusieurs</strong> <strong>voix</strong>Ce <strong>que</strong> <strong>les</strong> <strong>entretiens</strong> <strong>collectifs</strong> <strong>in</strong> <strong>situ</strong><strong>peuvent</strong> apporter à la sociologie des votes *Document téléchargé depuis www.cairn.<strong>in</strong>fo - univ_montp1 - - 193.51.157.40 - 12/03/2012 10h32. © OphrysRÉSUMÉDist<strong>in</strong>cts des focus groups comme des <strong>entretiens</strong> menés en fa<strong>ce</strong> à fa<strong>ce</strong>, <strong>les</strong> <strong>entretiens</strong><strong>collectifs</strong> <strong>in</strong> <strong>situ</strong> n’ont pas encore trouvé leur pla<strong>ce</strong> dans le répertoire des outils à la dispositiondes chercheurs en scien<strong>ce</strong>s socia<strong>les</strong>. À partir d’une expérien<strong>ce</strong> de recherche en sociologieélectorale, notre objectif est ici de souligner la spécificité des données produites dans<strong>ce</strong> cadre et leur particulière adéquation à la prise en compte des déterm<strong>in</strong>ants contextuels descomportements <strong>in</strong>dividuels. Interrogés ensemble dans <strong>les</strong> espa<strong>ce</strong>s où ils ont l’habitude de seretrouver, <strong>les</strong> conjo<strong>in</strong>ts, <strong>les</strong> amis, <strong>les</strong> collègues, <strong>les</strong> vois<strong>in</strong>s assument dans <strong>les</strong> <strong>entretiens</strong><strong>collectifs</strong> des comportements politi<strong>que</strong>s qu’ils taisent dans d’autres <strong>situ</strong>ations d’enquête.Mais ils donnent aussi et surtout à voir <strong>les</strong> relations qu’ils entretiennent entre eux et <strong>les</strong>pro<strong>ce</strong>ssus d’<strong>in</strong>fluen<strong>ce</strong>, de pression, d’entraînement électoral qu’el<strong>les</strong> <strong>peuvent</strong> alimenter. Ondispose donc là d’un <strong>in</strong>strument adapté à la compréhension de <strong>ce</strong> <strong>que</strong> recouvre notamment,aujourd’hui, la dimension collective de l’acte de vote.Puis<strong>que</strong> « <strong>les</strong> gens votent en groupes » (Lazarsfeld, Berelson et Gaudet,[1944] 1968), le vote constitue une prati<strong>que</strong> autant collective qu’<strong>in</strong>dividuelledont on ne saurait comprendre <strong>les</strong> ressorts profonds sans s’<strong>in</strong>téresser auxenvironnements dans <strong>les</strong><strong>que</strong>ls <strong>les</strong> électeurs évoluent au quotidien. On a làl’une des conclusions <strong>les</strong> plus anciennes et <strong>les</strong> mieux établies de la sociologieélectorale (Siegfried, [1913] 2003 ; T<strong>in</strong>gsten, 1937 ; Berelson, Lazarsfeld etMac Phee, 1954), <strong>ce</strong> qui n’a pas empêché <strong>ce</strong>ux qui revendi<strong>que</strong>nt une filiationlazarsfeldienne, aux États-Unis notamment, d’occuper longtemps une positionmarg<strong>in</strong>ale dans le champ des études électora<strong>les</strong>. Le recours de plus en plusfré<strong>que</strong>nt, à partir des années 1950, à la méthode du sondage atomisti<strong>que</strong> et ladiffusion d’une con<strong>ce</strong>ption du vote comme acte <strong>in</strong>dividuel produit sur unmode <strong>in</strong>dividuel expli<strong>que</strong>nt en grande partie <strong>ce</strong>tte relégation de longue durée.Aujourd’hui en ple<strong>in</strong>e efferves<strong>ce</strong>n<strong>ce</strong>, l’analyse contextuelle du vote réactive<strong>ce</strong>pendant l’héritage de l’École de Columbia. Elle complète avantageusementl’analyse sociologi<strong>que</strong> dite par « <strong>les</strong> variab<strong>les</strong> lourdes », qui, du fait de lataille souvent réduite des échantillons à partir des<strong>que</strong>ls elle raisonne et faute* Je remercie <strong>les</strong> membres du comité de rédaction de la Revue française de sociologie pourleurs remar<strong>que</strong>s précises et précieuses, dont j’ai essayé de tenir compte dans <strong>ce</strong>tte version du texte.61Document téléchargé depuis www.cairn.<strong>in</strong>fo - univ_montp1 - - 193.51.157.40 - 12/03/2012 10h32. © Ophrys
Document téléchargé depuis www.cairn.<strong>in</strong>fo - univ_montp1 - - 193.51.157.40 - 12/03/2012 10h32. © OphrysRevue française de sociologiede mettre en œuvre des variab<strong>les</strong> plus f<strong>in</strong>es, n’est plus toujours en mesure dedonner accès à l’ensemble des déterm<strong>in</strong>ants sociaux du vote et conclut doncparfois trop hâtivement à leur disparition. En outre, <strong>ce</strong> type d’approche <strong>in</strong>terrogele rôle joué par <strong>les</strong> propriétés socia<strong>les</strong> <strong>in</strong>corporées des électeurs, quandl’approche contextuelle établit <strong>ce</strong> qui, dans leurs prati<strong>que</strong>s de vote, peut êtreimputé aux groupes, aux entourages, aux milieux, aux microenvironnementsdans <strong>les</strong><strong>que</strong>ls ils évoluent en tant qu’ils constituent des « configurations destimuli » (1) sus<strong>ce</strong>ptib<strong>les</strong> de jouer un rôle dans l’actualisation ou la neutralisationdes prédispositions. Le langage des variab<strong>les</strong> n’étant pas le plus adapté àla compréhension de la manière dont <strong>les</strong> milieux produisent leurs effets sur<strong>les</strong> <strong>in</strong>dividus, le dépla<strong>ce</strong>ment est aussi méthodologi<strong>que</strong> et passe par l’adoptiond’un dispositif d’enquête qui permette au chercheur d’appréhender <strong>les</strong><strong>in</strong>teractions <strong>in</strong>ter<strong>in</strong>dividuel<strong>les</strong> supports de <strong>ce</strong>s configurations (Lahire, 1996).Les sondages localisés et <strong>les</strong> échantillons bou<strong>les</strong> de neige mis en œuvreorig<strong>in</strong>ellement par Lazarsfeld et ses collègues de Columbia (Berelson, Lazarsfeldet Mac Phee, 1954 ; Katz et Lazarsfeld, 1955) ont occupé, au cours des v<strong>in</strong>gtdernières années, une pla<strong>ce</strong> de choix parmi <strong>les</strong> méthodes <strong>in</strong>vesties pour appréhender<strong>les</strong> électeurs dans leurs contextes. S’ils sont aujourd’hui complétés par<strong>les</strong> expérimentations en laboratoire, le recours à d’autres méthodes qualitativespourtant disponib<strong>les</strong> en scien<strong>ce</strong>s socia<strong>les</strong>, et dont on peut penser qu’el<strong>les</strong>sont particulièrement adaptées, pe<strong>in</strong>e à s’imposer (2). Avec pour effet paradoxal<strong>que</strong> <strong>les</strong> analyses contextuel<strong>les</strong>, qui cherchent notamment à établir <strong>les</strong>effets des pro<strong>ce</strong>ssus d’<strong>in</strong>fluen<strong>ce</strong> <strong>in</strong>terpersonnels sur le vote, <strong>les</strong> appréhendentsurtout comme des mécanismes psychologi<strong>que</strong>s de stimulation dont <strong>les</strong> logi<strong>que</strong>ssont établies sans tenir compte, par exemple, des propriétés socia<strong>les</strong> des<strong>in</strong>dividus <strong>les</strong> exerçant ou <strong>les</strong> subissant. Une sorte de dé-contextualisation descontextes s’opère alors (Braconnier, 2010). De même le ris<strong>que</strong> <strong>in</strong>hérent à <strong>ce</strong>type de dispositif est-il d’imputer des comportements aux seu<strong>les</strong> <strong>situ</strong>ationsprovoquées et observées dans le laboratoire, à l’exclusion de la prise encompte des facteurs explicatifs de temps long et des configurations toujourscomplexes de stimuli aux<strong>que</strong>ls <strong>les</strong> électeurs sont exposés hors du laboratoire.Enf<strong>in</strong>, la <strong>que</strong>stion du contenu des échanges de nature politi<strong>que</strong> aux<strong>que</strong>ls selivrent <strong>les</strong> citoyens et aux<strong>que</strong>ls on attribue la capacité de porter <strong>les</strong> pro<strong>ce</strong>ssusd’<strong>in</strong>fluen<strong>ce</strong> demeure en dehors de l’<strong>in</strong>terrogation, soit qu’on leur demanded’évaluer la fré<strong>que</strong>n<strong>ce</strong> de leurs conversations politi<strong>que</strong>s en postulant <strong>que</strong>chacun s’entend sur le sens et la réalité <strong>que</strong> recouvre le terme, soit <strong>que</strong> l’onsuscite des échanges entre <strong>in</strong>connus sur des thèmes dont on ne sait pas <strong>que</strong>llepla<strong>ce</strong> ils occupent dans leur vie quotidienne (3).On voudrait donc plaider ici en faveur d’une appréhension multiméthodedes comportements électoraux qui soit ouverte à d’autres données qualitatives(1) Pour reprendre la term<strong>in</strong>ologie deAgnew (1996).(2) Même si nombre de spécialistes anglosaxonsdes contextes ne <strong>ce</strong>ssent, depuis <strong>que</strong>l<strong>que</strong>sannées, d’appeler à leur développement. Voir,62par exemple, MacAllister et al. (2001), McKenzie(2004) ou Zuckerman (2005).(3) C’est le pr<strong>in</strong>cipe même des focusgroups, aux<strong>que</strong>ls ne se résument pas <strong>les</strong> <strong>entretiens</strong><strong>collectifs</strong>.Document téléchargé depuis www.cairn.<strong>in</strong>fo - univ_montp1 - - 193.51.157.40 - 12/03/2012 10h32. © Ophrys