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"Je ne dis les autres, sinon pour d'autant mieux me dire."

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Mathilde Paillat Gymnase cantonal du Bugnon Dans ce passage, on note <strong>les</strong> marques du <strong>dis</strong>cours: "concevoir", "version", "écho", "parole",ainsi qu'un magnifique chias<strong>me</strong> ("quasi métaphysique et antique presque") qui montre bienque le but de Michon est plus esthétique que soucieux d'authenticité. Dans le cas d'Antoi<strong>ne</strong>, lamort est carré<strong>me</strong>nt oblitérée: l'auteur mélange <strong>les</strong> personnages du do<strong>me</strong>stique alcoolique Fiéféet du fils <strong>dis</strong>paru, le suicide du père embrassant son fils est décrit sur un plan fantasmé. Quantà l'abbé Bandy, il a droit à deux versions de sa mort à l'orée d'u<strong>ne</strong> forêt, toutes deux aussiilluminées l'u<strong>ne</strong> que l'autre, servant plus la mythologie propre de l'auteur que la "Vie" dupersonnage. Ces trois morts sont claire<strong>me</strong>nt des projections de l'auteur, mais parfois le rapportentre biographie et autobiographie est beaucoup plus <strong>dire</strong>ct.Michon est connu <strong>pour</strong> sa recherche de la Grâce janséniste, son incapacité à écrire: ce manquese ressent aussi au travers de certains personnages, tels que Roland Bakroot ou le pèreFoucault. Roland, en effet, la moitié littéraire des frères Bakroot, représente la fiction et <strong>les</strong>difficultés linguistiques de l'auteur, tan<strong>dis</strong> que son frère représente la revanche prise sur la vie,par <strong>les</strong> plaisirs char<strong>ne</strong>ls et autodestructeurs. Roland, enfermé dans son passé simple, "lisait deslivres. Il fronçait ce faisant son front de petite brute, serrait <strong>les</strong> mâchoires et avait u<strong>ne</strong> mouedégoûtée, com<strong>me</strong> si un haut-le-cœur perma<strong>ne</strong>nt et nécessaire le liait sans recours à la pagequ'il haïssait peut-être, mais amoureuse<strong>me</strong>nt décortiquait […], avec méticulosité mais sansgoût […]" (p.106). Ce passage illustre parfaite<strong>me</strong>nt le rapport ambivalent de Michon àl'écriture alors mê<strong>me</strong> qu'il parle de Roland. De la mê<strong>me</strong> manière, lorsqu'on apprend que lepère Foucault a un cancer de la gorge et qu'il annonce quelques pages plus loin qu'il estillettré, le lien avec l'auteur continue de se for<strong>me</strong>r. D'ailleurs, il le dit lui-mê<strong>me</strong>:"Moi aussi, j'avais hypostasié le savoir et la lettre en catégories mythologiques,dont j'étais exclu: j'étais l'analphabète esseulé au pied d'un Olympe où tous <strong>les</strong><strong>autres</strong>, Grands Auteurs et lecteurs diffici<strong>les</strong>, lisaient et forgeaient en se jouantd'inégalab<strong>les</strong> pages; et la langue divi<strong>ne</strong> était interdite à mon sabir." (p.157)Ici, la glorification de l'écriture dans le rapproche<strong>me</strong>nt à la religion parvient à son comble etl'on se rappelle immédiate<strong>me</strong>nt l'attente de la Grâce dans <strong>les</strong> apparte<strong>me</strong>nts de la normandeClaudette, amante du narrateur. Là, l'auteur, transformé en savant fou, cherche à exalter so<strong>ne</strong>sprit par la "poudre blanche" afin de trouver l'inspiration, à convertir son "prodigieux babil"en "or trébuchant"."Com<strong>me</strong> j'allais bien écrire! <strong>me</strong> <strong>dis</strong>ais-je <strong>pour</strong>tant; <strong>ne</strong> suffisait-il pas que ma plu<strong>me</strong>maîtrisât le centiè<strong>me</strong> de cette fabuleuse matière ?" (p.219)Mais l'alchimie du verbe <strong>ne</strong> se produit pas, et la Grâce <strong>ne</strong> vient pas… Et <strong>pour</strong>tant, le lyris<strong>me</strong>de ce passage, dans lequel il se raconte enfin <strong>dire</strong>cte<strong>me</strong>nt, <strong>ne</strong> témoig<strong>ne</strong>-t-il pas juste<strong>me</strong>nt decette alchimie, après des années de travail ?Cependant, ce n'est pas la seule manière de se raconter. Après avoir conté <strong>les</strong> <strong>autres</strong> etprétendu<strong>me</strong>nt failli dans le récit de soi, il reste u<strong>ne</strong> manière particulière de se <strong>dire</strong>: dans <strong>les</strong>ilence caractéristique de l'absence. Dès <strong>les</strong> premières pages, avant mê<strong>me</strong> le début du récit,lorsque l'auteur dédicace son livre à Andrée, sa mère, on perçoit le vide, la dédicace en creux


Mathilde Paillat Gymnase cantonal du Bugnon à son père absent. De la mê<strong>me</strong> manière que ce premier prénom mater<strong>ne</strong>l prélude au premierchapitre, Michon choisit u<strong>ne</strong> dédicace latérale: le héros orphelin de la première vie seprénom<strong>me</strong> André. D'ailleurs, Michon annonce: "À mon père, inaccessible et caché com<strong>me</strong> undieu, je <strong>ne</strong> saurais <strong>dire</strong>cte<strong>me</strong>nt penser" (p.71). Ce refus catégorique est <strong>d'autant</strong> plus fort queMichon est la relique mê<strong>me</strong> de cette absence. Lors des visites familia<strong>les</strong> des grands-parentspater<strong>ne</strong>ls, "nul <strong>ne</strong> parlait évidem<strong>me</strong>nt jamais de l'absent" (p.80), du <strong>dis</strong>paru "dont ma présenceattestait la trace" (p.77). "Quels silences conjuraient ou ravivaient la fuite de leurs espoirsanciens […] ?" (p.77) Ces dimanches à l'atmosphère lourde sont bien le sig<strong>ne</strong> que l'absenceest présente, silencieuse<strong>me</strong>nt. Pour combler ce vide, cette "défaillance des branches mâ<strong>les</strong>"(p.78), l'auteur doit se choisir des figures pater<strong>ne</strong>l<strong>les</strong> de substitution, car Michon voit déjà enDufour<strong>ne</strong>au le père qu'il aurait pu avoir, de par la symétrie de prénom avec sa mère, maisaussi par la ressemblance entre leurs deux quêtes respectives, qui au final n'en for<strong>me</strong>nt plusqu'u<strong>ne</strong>: l'espoir de rachat d'u<strong>ne</strong> naissance paysan<strong>ne</strong> et orpheli<strong>ne</strong>, et l'accomplisse<strong>me</strong>nt d'u<strong>ne</strong>dignité refusée par la langue tant aimée. Non, ce dont Michon a besoin, c'est d'un modèlelittéraire, puisque la vie lui a donné un environ<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt féminin de contes oraux et desouvenirs. Et c'est sa "rencontre" avec Arthur Rimbaud qui va lui apporter cette figureexemplaire. Rimbaud, symbole de culture que Michon découvre dans l'Almanach Vermot deson grand-père, mais aussi figure frater<strong>ne</strong>lle qui lui ressemble puisqu'ils partagent u<strong>ne</strong>ascendance brisée.Dans le mê<strong>me</strong> registre, on songe à la petite sœur morte de Michon, dont le lecteur n'auraitjamais imaginé l'existence, et qui <strong>pour</strong>tant don<strong>ne</strong> sa for<strong>me</strong> au récit alors qu'elle le clôt: à lafois prologue à la vie de Michon et épilogue à ses Vies. Car le désir et le besoin d'écrireremontent à u<strong>ne</strong> origi<strong>ne</strong> antérieure, et leur cause n'est dévoilée qu'en toute fin. En effet, laconscience de l'impossible sainteté atteinte par <strong>les</strong> "petits morts" et <strong>les</strong> "petites mortes"(p.230) constitue l'élé<strong>me</strong>nt déclencheur de l'écriture: "Allons, il faudrait bien faire l'ange, unjour, <strong>pour</strong> être aimé com<strong>me</strong> le sont <strong>les</strong> morts. Mais si je tardais trop, qui m'ai<strong>me</strong>rait alors ?"(p.230) Rimbaud parvient à rester "l'éter<strong>ne</strong>l enfant" (p.229) par <strong>les</strong> mots, de la mê<strong>me</strong> manièreque sa sœur acquiert son statut d'ange en mourant, et Michon doit se lancer, faire le saut del'ange dans l'écriture <strong>pour</strong> lui aussi atteindre cet idéal. Cette sœur <strong>dis</strong>parue avant l'heure auradonc été déterminante <strong>pour</strong> la vie de Michon et son œuvre.Ainsi donc, l'absence du père qui a miné la vie de Michon et l'absence de la sœur qui l'aorientée, puis l'incapacité à dompter <strong>les</strong> mots et à transfor<strong>me</strong>r le plomb en or et <strong>les</strong> difficultésde l'auteur avec sa langue, et finale<strong>me</strong>nt son choix de raconter <strong>les</strong> <strong>autres</strong> <strong>pour</strong> se raconter luimê<strong>me</strong>constituent trois for<strong>me</strong>s de confession, trois modes de narration, qui s'imbriquent dansu<strong>ne</strong> suite logique, u<strong>ne</strong> évolution cohérente. C'est le désir de rejoindre sa sœur et Rimbaud,modè<strong>les</strong> exemplaires et inatteignab<strong>les</strong>, qui le pousse à écrire. Mais sa naissance paysan<strong>ne</strong>, so<strong>ne</strong>nfance criblée d'absence et son éducation par le conte oral et la transmission des souvenirsdérobent à Michon la précieuse langue qu'il voudrait savoir maîtriser. Et c'est finale<strong>me</strong>nt autravers de cette autobiographie oblique, en racontant <strong>les</strong> <strong>autres</strong>, qu'il parvient à se raconter.Cette lente progression est donc le fruit d'un grand travail, et elle per<strong>me</strong>t à l'auteur detranscender son éter<strong>ne</strong>l complexe littéraire au travers d'u<strong>ne</strong> œuvre absolu<strong>me</strong>nt splendide etdélicieuse."Art and love are the sa<strong>me</strong> thing:it's the process of seeing yourself


Mathilde Paillat Gymnase cantonal du Bugnon in things that are not you."Chuck Klosterman

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