Enjeux, Obstacles, Initiatives, Cahiers du ... - Patrick Lagadec
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Cinquième provocation : la crise est profondément déstabilisante<br />
C’est là le plus déterminant. Se confronter à la perte de savoir, la perte de sens, la perte des<br />
cadres structurants, la perte de tout ce qui a justifié la place sociale tenue, la perte de maîtrise,<br />
la possibilité de montée aux extrêmes… provoque d’insoutenables effets de déstabilisation<br />
chez qui n’a pas été préparé. Comme le dit le mot chinois rappelé par Sun Tsu : « N’est-ce pas<br />
ici que, si je fais un demi pas dans la mauvaise direction, je risque de me retrouver à des<br />
milliers de kilomètres ? ». C’est bien cela qui pro<strong>du</strong>it directement les fuites, les tétanisations<br />
que l’on observe dans les crises.<br />
Il faut y insister lourdement : la crise, c’est d’abord l’expérience <strong>du</strong> vertige – personnel, et<br />
collectif –, devant l’incompréhensible, le provoquant. Rien ne peut venir hâtivement effacer<br />
ce vide. Se préparer à la crise, ce n’est pas apprendre des réponses, c’est se mettre en capacité<br />
d’affronter la perte de sens, le bord <strong>du</strong> gouffre, l’effacement des réponses préprogrammées. Si<br />
les cadres habituels marchent, nous ne sommes pas dans le registre de la crise, mais celui de<br />
l’intervention d’urgence, des secours. 41<br />
Il faut lucidement reconnaître la tendance, y compris chez ceux qui ont la responsabilité de<br />
penser le monde, à éviter ces domaines obscurs où la normalité ne fonctionne plus comme<br />
protection, On étudie volontiers le risque – mais seulement s’il est déjà bien cerné, mesuré.<br />
On étudie les accidents – mais seulement s’ils entrent dans les plans de secours. Et<br />
l’évitement ne date pas d’aujourd’hui.<br />
Barbara Tuchman : « Simplement résumé par l’historien suisse J.C. L.S. de Sismondi,<br />
le XIVè siècle « ne fut point heureux pour l’humanité ». Jusqu’à une époque récente, les<br />
historiens avaient tendance à le contourner discrètement, parce qu’ils ne pouvaient pas le<br />
faire entrer dans un schéma général de progrès. » 42<br />
Bien des dimensions viennent se conjuguer pour provoquer ce vertige, et l’évitement qu’il<br />
déclenche. [Voir annexe 4 : La crise « Trou Noir »].<br />
Il y a la confrontation avec la situation limite, là où les références normales, les plus ancrées,<br />
ne fonctionnent plus. Karl Jaspers l’a remarquablement précisé dans son ouvrage La Bombe<br />
atomique et l’avenir de l’Homme : Aux situations limites, la pensée cloisonnée n’est plus<br />
opératoire ; les « spécialistes », les « scrupuleux de jurisprudence » sont pris de court par<br />
l’événement. Aux situations limites, la tâche est d’abord de trouver <strong>du</strong> sens, de trouver des<br />
principes d’intelligence d’ensemble et de subordonner l’action à de nouvelles directions<br />
politiques : sans cette capacité à assumer l’interrogation qui émerge et à y répondre par un<br />
projet, une politique restera désemparée. 43<br />
Il y a la découverte de l’impuissance, d’autant plus déstabilisante que la vision <strong>du</strong> « tout est<br />
sous contrôle » efface toute interrogation.<br />
Plus perturbant : l’incompréhension radicale, avec le constat que l’on peut-être soi-même,<br />
son système, le principal levier de la crise. « C’est mon système qui donne sa pleine<br />
41 Il faut prendre garde, pour des raisons de mode, à ne pas rebaptiser crise tout ce qui relève de l’intervention<br />
réflexe – qui doit rester réflexe.<br />
42 Barbara Tuchman : Un lointain miroir, Fayard, 1979, Préface, p. 11.<br />
43 Karl Jaspers, La Bombe atomique et l’avenir de l’homme. Paris, Buchet-Chastel, 1963.