Enjeux, Obstacles, Initiatives, Cahiers du ... - Patrick Lagadec
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« Les scientifiques ne se sentent guère à l'aise avec ces phénomènes qui semblent hors<br />
<strong>du</strong> champ des théories bien nettes et ciselées qu'ils ont développées à partir des<br />
circonstances et événements inscrits dans la normalité ». 25<br />
Ce qu’Alvin Weinberg revendique de la façon la plus tranchée :<br />
« Science deals with regularities in our experience ; art deals with singularities ». 26<br />
Il faut mesurer la prégnance de cette veine de pensée, qui vient de loin [voir annexe 2 : La<br />
singularité, l’événement]. Comme si la science risquait de se perdre si elle reconnaissait<br />
l’existence <strong>du</strong> singulier. Et malheur à qui se voit pris à ne pas rejeter d’emblée ces idées<br />
suspectes : il pactiserait à nouveau avec les ennemis de la pensée rationnelle.<br />
C’est là pourtant une posture bien inquiète d’elle-même, comme assiégée. Le problème est<br />
autrement plus complexe que ne le prétend la casuistique imposée. Les crises sont tout à la<br />
fois l’expression d’un séisme profond en raison de tensions puissantes, et le développement<br />
de turbulences circonstancielles aux lois très particulières. Ce sont bien les deux couches de<br />
réalité, rapidement enchevêtrées, qui sont à prendre en considération, au-delà de la seule<br />
focalisation sur « l’événement ». Le fait qu’il y ait examen nécessaire des couches profondes<br />
ne doit pas dispenser de considérer les phénomènes spécifiques déclenchés par les turbulences<br />
extrêmes. Et, inversement, le fait que l’on accepte de prendre en considération les<br />
phénomènes chaotiques ne signifie pas que l’on néglige l’examen des tendances lourdes, des<br />
dynamiques historiques, des ancrages culturels, etc. Tel est l’enjeu, et la peur viscérale <strong>du</strong><br />
singulier ne doit pas con<strong>du</strong>ire à des condamnations simplistes (justifiant, une nouvelle fois,<br />
l’évitement de la question).<br />
Troisième provocation : les crises ne respectent aucun ordre, à commencer par celui de la<br />
tradition<br />
Comme l’écrit Lucien Poirier : « La crise est par excellence l’histoire en acte. Une histoire<br />
toujours indécise entre les survivances d’un passé moribond, mais qui refuse de mourir, et<br />
l’incarnation d’un avenir qui parvient mal à se dégager des limbes ». 27<br />
En d’autres termes, les règles <strong>du</strong> jeu en mutation. Par essence, la crise oblige à rompre avec<br />
les conceptions évidentes, confortées par l’expérience passée, et trop souvent tenues pour<br />
indiscutables. Elle oblige à prendre en compte d’un seul regard des dimensions en principe<br />
séparées, à combiner des impossibilités, à poser des hypothèses aberrantes – comme la<br />
détermination d’un acteur à aller volontairement au-devant de l’échec. Et lorsque l’on croit<br />
enfin tenir un bon modèle, une dimension nouvelle fait irruption qui vient sérieusement<br />
ébranler l’édifice. Les hypothèses « impensables » sont celles qui s’avèrent finalement les<br />
plus déterminantes. Ainsi pour le 11-Septembre : « Les tours jumelles sont indestructibles »,<br />
tel était le dogme. 28 Et, par conséquent, le plan d’urgence reposait sur l’hypothèse,<br />
25 Uriel Rosenthal, Michael T. Charles, Paul 't Hart (Ed.): Coping with crises. The Management of Disasters,<br />
Riots and Terrorism, Charles C. Thomas Publisher, Springfield, Illinois, 1989 (p.5).<br />
26 Alvin Weinberg : “Science and its Limits: The Regulator’s Dilemma”, Issues in Science and Technology, 2<br />
(1): 59-72.<br />
27 Lucien Poirier, “Éléments pour une théorie de la crise”, in Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la<br />
stratégie, Laffont, Paris, 1990, pp. 1445.<br />
28 Dogme fondé en partie sur l’expérience passée, l’attentat de 1993 qui n’avait pas con<strong>du</strong>it à l’effondrement de<br />
tours ; et en partie sur la nécessité de défendre les options prises en matière de sécurité et d’architecture qui n’avait