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types sequentiels et genres discursifs - Atelier des Sciences du ...

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TYPES SEQUENTIELS ET GENRES DISCURSIFS<br />

Jean-Michel ADAM, - Le récit , PUF, 1984.<br />

- Le texte narratif , Nathan, 1985.<br />

Jean-Michel ADAM, - Les textes <strong>types</strong> <strong>et</strong> proto<strong>types</strong> , Nathan (coll. fac.) 1992<br />

Ruth AMOSSY,<br />

- L'argumentation dans le discours – discours politique, littérature d'idées,<br />

fiction, Nathan Universités 2000<br />

Alain BOISSINOT, - Les textes argumentatifs , Bertrand Lacoste, CRDP de Toulouse 1992<br />

Jacques BRES, - "Stratégie narrative, en interaction verbale, d'un suj<strong>et</strong> en situation de<br />

conflit identitaire : la fable d'identité", Cahiers de praxématique n° 4,<br />

1985, Montpellier.<br />

Ph. BRETON, - L'argumentation dans la communication , Découverte, Repères, 1996<br />

Jean-Paul BRONCKART, - Activité langagière, textes <strong>et</strong> discours ; Pour un interactionnisme<br />

socio- discursif , Delachaux <strong>et</strong> Niestlé, Lausanne 1996<br />

Joseph COURTES, - Intro<strong>du</strong>ction à la sémiotique narrative <strong>et</strong> discursive , Hach<strong>et</strong>te, 1976.<br />

Oswald DUCROT, - Dire <strong>et</strong> ne pas dire , Hermann, Coll. Savoirs : sciences 1991<br />

Philippe HAMON, - Du <strong>des</strong>criptif , Hach<strong>et</strong>te Supérieur 1993<br />

Christian PLANTIN, - Essais sur l'argumentation , Kimé 1990<br />

Christian PLANTIN, - L'argumentation , Seuil, Mémo n° 23 1996<br />

Alain RABATEL,<br />

- La construction textuelle <strong>du</strong> point de vue, Delachaux <strong>et</strong> Niestlé,<br />

Lausanne 1998<br />

RIEGEL, PELLAT <strong>et</strong> RIOUL, - Grammaire méthodique <strong>du</strong> français , PUF 1994<br />

Corinne ROSSARI, - Connecteurs <strong>et</strong> relations de discours : <strong>des</strong> liens entre cognition<br />

<strong>et</strong> signification , P.U.F., coll. Langage-cognition-interaction 2000


Adam Exemples de textes narratifs... <strong>et</strong> non narratifs<br />

IL ETAIT UNE FOIS…<br />

… un charmant pays.<br />

Avec beaucoup de châteaux. Des collines verdoyantes, <strong>des</strong> forêts millénaires, <strong>des</strong> ruisseaux<br />

enchanteurs. Avec <strong>des</strong> habitants accueillants, joyeux <strong>et</strong> gourm<strong>et</strong>s.<br />

Ils sont là, au cœur de l’Europe ; si près de chez vous. Car le plus beau de l’histoire, ce pays existe<br />

vraiment !<br />

LE GRAND-DUCHE DU LUXEMBOURG<br />

Complètement <strong>des</strong>criptif (seule la mise en clôture initiale est habituelle au conte)<br />

« DIS, ROCHER, QUI T’A FAIT TOMBER ? »<br />

Dighenis, le demi-dieu, lança d’énormes rochers sur les marins sarrasins qui l’avaient défié.<br />

« C’est pourquoi je dois passer mes vacances là-bas ? » Un peu de patience, l’histoire n’est pas<br />

finie. L’un de ces rochers devint célèbre. Près de lui naquit Aphrodite, la déesse de l’amour <strong>et</strong> de la<br />

beauté, de l’écume de la mer.<br />

« Et puis ? » De Dighenis, il reste le rocher « P<strong>et</strong>ra tou Romiou » <strong>et</strong> Aphrodite, la beauté. Le passé<br />

légendaire de Chypre s’allie au présent pour lui donner c<strong>et</strong>te atmosphère unique. Chypre est une île<br />

à savourer. Les hôtels, simples ou luxueux, ont en commun une chaleureuse hospitalité. Les<br />

innombrables plages <strong>et</strong> criques font la joie <strong>des</strong> nageurs, <strong>des</strong> véliplanchistes <strong>et</strong> <strong>des</strong> plongeurs.<br />

La beauté de Chypre est aussi toute entière dans ses vignes, ses champs de fleurs <strong>et</strong> ses forêts de<br />

montagne. Le gourm<strong>et</strong>s se régalent de délicieuses spécialités <strong>et</strong> se réjouissent de l’accueil amical<br />

<strong>des</strong> Chypriotes. Lesquels, autour d’un verre de<br />

émerveillés toutes les légen<strong>des</strong> <strong>des</strong> dieux <strong>et</strong> héros de Chypre.<br />

CYPRUS AIRWAYS vous y transporte.<br />

Commandaria, content volontiers à leurs hôtes<br />

CHYPRE<br />

L’île fabuleuse.<br />

Début narratif, contestation de l’allocutaire, la pertinence <strong>du</strong> récit n’est pas partagée, récit<br />

inachevé, malgré une relance (une demande de récit) : « Et puis ? ». Le texte devient alors<br />

<strong>des</strong>criptif dans les paragraphes 2 <strong>et</strong> 3<br />

« Pas de liquide - pas de Flûte enchantée , » ricana le jeune homme devant l’Opéra, les deux<br />

derniers bill<strong>et</strong>s à la main. Déçue, Anna me demanda : « Et maintenant, comment allons-nous<br />

obtenir nos bill<strong>et</strong>s ? »<br />

« Automatiquement », répondis-je.<br />

Des distributeurs automatiques dans le monde entier », un privilège réservé aux membres<br />

d’American Express.<br />

La proposition narrative de résolution est mise en implicite : [je me rendis au distributeur bancaire<br />

le plus proche <strong>et</strong>, grâce à ma carte American Express, je r<strong>et</strong>irai la somme nécessaire en liquide]<br />

Hier je suis sorti de chez moi pour aller prendre le train de 8h30 qui arrive à Turin à 10 heures. J’ai<br />

pris un taxi qui m’a amené à la gare, là j’ai ach<strong>et</strong>é un bill<strong>et</strong> <strong>et</strong> je me suis ren<strong>du</strong> sur le bon quai ; à<br />

8h20 je suis monté dans le train qui est parti à l’heure <strong>et</strong> qui m’a con<strong>du</strong>it à Turin.<br />

Adam refuse à ce texte la qualité de récit, au prétexte que, s’il représente une succession<br />

d’événements, il lui manque en revanche une tension dramatique, une action. C’est par défaut de<br />

pertinence qu’il ne serait pas un récit. Cela paraît contestable. Il existe <strong>des</strong> locuteurs qui désirent se<br />

livrer à un récit, qui s’engagent dans un acte narratif, même si cela n’est pas jugé pertinent par


leurs allocutaires. Certes, ils n’arrivent pas toujours à accomplir leur récit sans être interrompus,<br />

leur récit est parfois rej<strong>et</strong>é. Mais pas toujours. Ce qui fait le récit <strong>et</strong> le rend acceptable, ce n’est pas<br />

un archétype sémiotique (ou un idéal narratif) tel que : ici il y a de l’action, on observe une mise en<br />

tension dramatique, c'est donc un récit ; là il n’y a pas d'action ni de tension dramatique, cela ne<br />

mérite donc pas le nom de récit. Une telle approche serait normative <strong>et</strong> non linguistique. En fait, ce<br />

qui importe pour constituer un récit, c'est, outre la succession temporelle marquée par les temps<br />

verbaux <strong>et</strong> les compléments adverbiaux, <strong>et</strong> la mise en intrigue, un équilibre entre le narrateur <strong>et</strong> le<br />

narrataire, équilibre qui résulte d’une distribution <strong>des</strong> rôles <strong>et</strong> d’une négociation préalable.<br />

KANTERBRAU EST SI BONNE<br />

QU’ON NE PEUT S’EN PASSER<br />

Chapitre III . Le pont détruit.<br />

Un matin, les gens <strong>du</strong> village<br />

Après toute une nuit d’orage,<br />

Virent avec consternation<br />

Que le courant furieux avait brisé le pont.<br />

Voilà les pauvres gens soudain bien désolés,<br />

Se lamentant déjà, de peur d’être assoiffés :<br />

« Comment traverser la rivière<br />

Pour aller chez Maître Kanter ?<br />

La bière va bientôt manquer…<br />

Sans pont, comment s’en procurer ? »<br />

O joie ! Maître Kanter arriva en bateau,<br />

Apportant tonnes <strong>et</strong> tonneaux :<br />

« Buvons, mes bons amis, car vous l’avez prouvé,<br />

Kanterbraü est si bonne<br />

Qu’on ne peut s’en passer. »<br />

Si vous savez casser un œuf,<br />

Vous savez faire un gâteau.<br />

1. Dans une terrine, battre les jaunes d’œufs avec 3 cuillerées d’eau chaude. Ajouter les sucres<br />

<strong>et</strong> continuer à battre jusqu’à ce que la masse ait doublé.<br />

2. Battre les blancs en neige ferme, les faire glisser sur les jaunes d’œufs. Ajouter la farine, la<br />

Maïzena, la levure, le cacao. Mélanger en soulevant la masse délicatement sans tourner.<br />

Quand toutes traces de blanc d’œufs ont disparu, verser la pâte dans un moule à manqué<br />

beurré <strong>et</strong> fariné.<br />

3. Faire cuire à four moyen 35 minutes. Démouler.<br />

4. Faire fondre le chocolat avec le beurre à feu doux. Ajouter le sucre tamisé <strong>et</strong> le rhum.<br />

Glacer rapidement le biscuit refroidi posé sur une grille à l’aide d’une spatule. Décorer avec<br />

les cerises confites.<br />

Alsa, le plaisir de faire soi-même de bons <strong>des</strong>serts.<br />

Critères d’Adam pour reconnaître un texte narratif :<br />

Une succession d’ événements (cela perm<strong>et</strong> d’écarter la <strong>des</strong>cription <strong>du</strong> « Luxembourg »)


Unité thématique (au moins un acteur-suj<strong>et</strong> ) (à ce compte, la « pub Alsa » n’est pas encore<br />

distincte de « Kanterbraü » <strong>et</strong> « American Express », car on peut supposer un acteur, l’exécutant de<br />

la rec<strong>et</strong>te)<br />

Des prédicats transformés : qu’il soit dit ce qu’il advient à l’instant t+n <strong>des</strong> prédicats qui<br />

caractérisaient le suj<strong>et</strong> d’état à l’instant t. « Kanterbraü » : dysphorie --- euphorie (une<br />

transformation s'est pro<strong>du</strong>ite). Pour « American Express », c’est plus elliptique. Le « voyage à<br />

Turin » thématise peu la mise sous tension <strong>des</strong> bornes initiale <strong>et</strong> terminale, mais il est possible de<br />

rétablir une situation initiale dans laquelle Je est, en t, chez lui <strong>et</strong>, en t+n, à Turin.<br />

Situation initiale : S fait/est/ a ou n’a pas X, X’ à l'instant t<br />

Situation finale : S fait/est/ a ou n’a pas Y, Y’ à l'instant t+n<br />

Un procès ou unité d’une même action : avant (situation initiale, in posse) / procès (transformation<br />

agie ou subie, in fieri) / après (situation finale, in esse). Le procès lui-même peut être décomposé<br />

en moments que les textes détaillent plus ou moins. « American Express » a pour originalité<br />

l’ellipse de la situation initiale ; le dénouement est donné par la réplique finale <strong>du</strong> possesseur de la<br />

carte de paiement. « Voyage à Turin » : mise à plat d’un procès découpé en une suite<br />

événementielle. « Chypre » : suite d’événements, mais sans aucune mise en intrigue.<br />

La causalité-consécution d’une mise en intrigue est un élément qui fait défaut au « Voyage à<br />

Turin » <strong>et</strong> à la « pub Alsa ».<br />

Une évaluation finale, explicite ou implicite. Labov a souligné que tout récit vise à éviter une<br />

évaluation-sanction négative finale <strong>du</strong> type : « Et alors ? » C’est ce qui gêne pour le « voyage à<br />

Turin ». « Chypre » repose sur la mise en scène de ce principe dialogique.


XIX<br />

Le joujou <strong>du</strong> pauvre<br />

Je veux donner l'idée d'un divertissement innocent. Il y a si peu d'amusements qui ne soient pas<br />

coupables !<br />

Quand vous sortirez le matin avec l'intention décidée de flâner sur les gran<strong>des</strong> routes,<br />

remplissez vos poches de p<strong>et</strong>ites inventions à un sol, — telles que le polichinelle plat mû par un<br />

seul fil, les forgerons qui battent l'enclume, le cavalier <strong>et</strong> son cheval dont la queue est un siffl<strong>et</strong>, —<br />

<strong>et</strong> le long <strong>des</strong> cabar<strong>et</strong>s, au pied <strong>des</strong> arbres, faites-en hommage aux enfants inconnus <strong>et</strong> pauvres que<br />

vous rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s'agrandir démesurément. D'abord ils n'oseront pas<br />

prendre, ils douteront de leur bonheur. Puis leurs mains agripperont vivement le cadeau, <strong>et</strong> ils<br />

s'enfuiront comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que vous leur avez<br />

donné, ayant appris à se défier de l'homme.<br />

Sur une route, derrière la grille d'un vaste jardin, au bout <strong>du</strong>quel apparaissait la blancheur d'un<br />

joli château frappé par le soleil, se tenait un enfant beau <strong>et</strong> frais, habillé de ces vêtements de<br />

campagne si pleins de coqu<strong>et</strong>terie.<br />

Le luxe, l'insouciance <strong>et</strong> le spectacle habituel de la richesse, rendent ces enfants-là si jolis,<br />

qu'on les croirait faits d'une autre pâte que les enfants de la médiocrité ou de la pauvr<strong>et</strong>é.<br />

À côté de lui , gisait sur l'herbe un joujou splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, vêtu<br />

d'une robe pourpre, <strong>et</strong> couvert de plum<strong>et</strong>s <strong>et</strong> de verroteries. Mais l'enfant ne s'occupait pas de son<br />

joujou préféré, <strong>et</strong> voici ce qu'il regardait :<br />

De l'autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons <strong>et</strong> les orties, il y avait un autre<br />

enfant, sale, chétif, fuligineux, un de ces marmots-parias dont un oeil impartial découvrirait la<br />

beauté, si, comme l'oeil <strong>du</strong> connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le<br />

n<strong>et</strong>toyait de la répugnante patine de la misère.<br />

À travers ces barreaux symboliques séparant deux mon<strong>des</strong>, la grande route <strong>et</strong> le château,<br />

l'enfant pauvre montrait à l'enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement<br />

comme un obj<strong>et</strong> rare <strong>et</strong> inconnu. Or, ce joujou, que le p<strong>et</strong>it souillon agaçait, agitait <strong>et</strong> secouait dans<br />

une boîte grillée, c'était un rat vivant ! Les parents, par économie sans doute, avaient tiré le joujou<br />

de la vie elle-même.<br />

Et les deux enfants se riaient l'un à l'autre fraternellement, avec <strong>des</strong> dents d'une égale blancheur.<br />

Baudelaire P<strong>et</strong>its poemes en prose


Morale <strong>du</strong> joujou<br />

Il y a bien <strong>des</strong> années, -– combien ? je n'en sais rien ; cela remonte aux temps nébuleux de la<br />

première enfance , – je fus emmené par ma mère, en visite chez une dame Panckoucke. Était-ce la<br />

mère, la femme, la belle-soeur <strong>du</strong> Panckoucke actuel ? Je l'ignore. Je me souviens que c'était dans<br />

un hôtel très calme, un de ces hôtels où l'herbe verdit les coins de la cour, dans une rue silencieuse,<br />

la rue <strong>des</strong> Poitevins. C<strong>et</strong>te maison passait pour très hospitalière, <strong>et</strong> à de certains jours elle devenait<br />

lumineuse <strong>et</strong> bruyante. J'ai beaucoup enten<strong>du</strong> parler d'un bal masqué où M. Alexandre Dumas,<br />

qu'on appelait alors le jeune auteur d' Henry III , pro<strong>du</strong>isit un grand eff<strong>et</strong>, avec Mlle Élisa Mercoeur<br />

à son bras, déguisée en page.<br />

Je me rappelle très distinctement que c<strong>et</strong>te dame était habillée de velours <strong>et</strong> de fourrure. Au bout<br />

de quelque temps, elle dit : « Voici un p<strong>et</strong>it garçon à qui je veux donner quelque chose, afin qu'il se<br />

souvienne de moi ». Elle me prit par la main <strong>et</strong> nous traversâmes plusieurs pièces ; puis elle ouvrit<br />

la porte d'une chambre où s'offrait un spectacle extraordinaire <strong>et</strong> vraiment féerique. Les murs ne se<br />

voyaient pas, tellement ils étaient revêtus de joujoux. Le plafond disparaissait sous une floraison de<br />

joujoux qui pendaient comme <strong>des</strong> stalactites merveilleuses. Le plancher offrait à peine un étroit<br />

sentier où poser les pieds. Il y avait là un monde de jou<strong>et</strong>s de toute espèce, depuis les plus chers<br />

jusqu'aux plus mo<strong>des</strong>tes, depuis les plus simples jusqu'aux plus compliqués.<br />

«Voici, dit-elle, le trésor <strong>des</strong> enfants. J'ai un p<strong>et</strong>it budg<strong>et</strong> qui leur est consacré, <strong>et</strong> quand un gentil<br />

p<strong>et</strong>it garçon vient me voir, je l'amène ici, afin qu'il emporte un souvenir de moi. Choisissez . »<br />

Avec c<strong>et</strong>te admirable <strong>et</strong> lumineuse promptitude qui caractérise les enfants, chez qui le désir, la<br />

délibération <strong>et</strong> l'action ne font, pour ainsi dire, qu'une seule faculté, par laquelle ils se distinguent<br />

<strong>des</strong> hommes dégénérés, en qui, au contraire, la délibération mange presque tout le temps, – je<br />

m'emparai immédiatement <strong>du</strong> plus beau, <strong>du</strong> plus cher, <strong>du</strong> plus voyant, <strong>du</strong> plus frais, <strong>du</strong> plus bizarre<br />

<strong>des</strong> joujoux. Ma mère se récria sur mon indiscrétion <strong>et</strong> s'opposa obstinément à ce que je<br />

l'emportasse. Elle voulait que je me contentasse d'un obj<strong>et</strong> infiniment médiocre. Mais je ne pouvais<br />

y consentir, <strong>et</strong>, pour tout accorder, je me résignai à un juste-milieu .<br />

Il m'a souvent pris la fantaisie de connaître tous les gentils p<strong>et</strong>its garçons qui, ayant actuellement<br />

traversé une bonne partie de la cruelle vie, manient depuis longtemps autre chose que <strong>des</strong> joujoux,<br />

<strong>et</strong> dont l'insoucieuse enfance a puisé autrefois un souvenir dans le trésor de Mme Panckoucke.<br />

C<strong>et</strong>te aventure est cause que je ne puis m'arrêter devant un magasin de jou<strong>et</strong>s <strong>et</strong> promener mes<br />

yeux dans l'inextricable fouillis de leurs formes bizarres <strong>et</strong> de leurs couleurs disparates, sans penser<br />

à la dame habillée de velours <strong>et</strong> de fourrure, qui m'apparaît comme la Fée <strong>du</strong> joujou.<br />

J'ai gardé d'ailleurs une affection <strong>du</strong>rable <strong>et</strong> une admiration raisonnée pour c<strong>et</strong>te statuaire<br />

singulière, qui, par la propr<strong>et</strong>é lustrée, l'éclat aveuglant <strong>des</strong> couleurs, la violence dans le geste <strong>et</strong> la<br />

décision dans le galbe, représente si bien les idées de l'enfance sur la beauté. Il y a dans un grand<br />

magasin de joujoux une gai<strong>et</strong>é extraordinaire qui le rend préférable à un bel appartement<br />

bourgeois. Toute la vie en miniature ne s'y trouve-t-elle pas, <strong>et</strong> beaucoup plus colorée, n<strong>et</strong>toyée <strong>et</strong><br />

luisante que la vie réelle ? On y voit <strong>des</strong> jardins, <strong>des</strong> théâtres, de belles toil<strong>et</strong>tes, <strong>des</strong> yeux purs<br />

comme le diamant, <strong>des</strong> joues allumées par le fard, <strong>des</strong> dentelles charmantes, <strong>des</strong> voitures, <strong>des</strong><br />

écuries, <strong>des</strong> étables, <strong>des</strong> ivrognes, <strong>des</strong> charlatans, <strong>des</strong> banquiers, <strong>des</strong> comédiens, <strong>des</strong> polichinelles<br />

qui ressemblent à <strong>des</strong> feux d'artifice, <strong>des</strong> cuisines, <strong>et</strong> <strong>des</strong> armées entières, bien disciplinées, avec de<br />

la cavalerie <strong>et</strong> de l'artillerie.<br />

Tous les enfants parlent à leurs joujoux ; les joujoux deviennent acteurs dans le grand drame de<br />

la vie, ré<strong>du</strong>it par la chambre noire de leur p<strong>et</strong>it cerveau. Les enfants témoignent par leurs jeux de<br />

leur grande faculté d'abstraction <strong>et</strong> de leur haute puissance imaginative. Ils jouent sans joujoux. Je<br />

ne veux pas parler de ces p<strong>et</strong>ites filles qui jouent à la madame, se rendent <strong>des</strong> visites, se présentent<br />

leurs enfants imaginaires <strong>et</strong> parlent de leurs toil<strong>et</strong>tes. Les pauvres p<strong>et</strong>ites imitent leurs mamans ;<br />

elles préludent déjà leur immortelle puérilité future, est aucune d'elles, à coup sûr, ne deviendra ma<br />

femme. – Mais la diligence, l'éternel drame de la diligence joué avec <strong>des</strong> chaises : la diligence<br />

chaise, chevaux-chaises, les voyageurs-chaises ; il n'y a que le postillon de vivant !<br />

L'attelage reste immobile, <strong>et</strong> cependant il dévore avec une rapidité brûlante <strong>des</strong> espaces fictifs.<br />

Quelle simplicité de mise en scène ! <strong>et</strong> n'y a-t-il pas de quoi faire rougir de son impuissante<br />

imagination ce public blasé qui exige <strong>des</strong> théâtres une perfection physique <strong>et</strong> mécanique, <strong>et</strong> ne<br />

conçoit pas que les pièces de Shakespeare puissent rester belles avec un appareil d'une simplicité<br />

barbare ?<br />

Et les enfants qui jouent à la guerre ! non pas dans les Tuileries avec de vrais fusils <strong>et</strong> de vrais<br />

sabres, je parle de l'enfant solitaire qui gouverne <strong>et</strong> mène à lui seul au combat deux armées. Les


soldats peuvent être <strong>des</strong> bouchons, <strong>des</strong> dominos, <strong>des</strong> pions, <strong>des</strong> ossel<strong>et</strong>s ; les fortifications seront<br />

<strong>des</strong> planches, <strong>des</strong> livres, <strong>et</strong>c., les projectiles, <strong>des</strong> billes ou toute autre chose ; il y aura <strong>des</strong> morts,<br />

<strong>des</strong> traités de paix, <strong>des</strong> otages, <strong>des</strong> prisonniers, <strong>des</strong> impôts. J'ai remarqué chez plusieurs enfants la<br />

croyance que ce qui constituait une défaite ou une victoire à la guerre, c'était le plus ou moins<br />

grand nombre de morts. Plus tard, mêlés à la vie universelle, obligés eux-mêmes de battre pour<br />

n'être pas battus, ils sauront qu'une victoire est souvent incertaine, <strong>et</strong> qu'elle n'est une vraie victoire<br />

que si elle est pour ainsi dire le somm<strong>et</strong> d'un plan incliné, où l'armée glissera désormais avec une<br />

vitesse miraculeuse, ou bien le premier terme d'une progression infiniment croissante.<br />

C<strong>et</strong>te facilité à contenter son imagination témoigne de la spiritualité de l'enfance dans ses<br />

conceptions artistiques. Le joujou est la première initiation de l'enfant à l'art, ou plutôt c'en est<br />

pour lui la première réalisation, <strong>et</strong>, l'âge mûr venu, les réalisations perfectionnées ne donneront pas<br />

à son esprit les mêmes chaleurs, ni les mêmes enthousiasmes, ni la même croyance.<br />

Et même, analysez c<strong>et</strong> immense mun<strong>du</strong>s enfantin, considérez le joujou barbare, le joujou<br />

primitif, où pour le fabricant le problème consistait à construire une image aussi approximative que<br />

possible avec <strong>des</strong> éléments aussi simples, aussi peu coûteux que possible : par exemple le<br />

polichinelle plat, mû par un seul fil ; les forgerons qui battent l'enclume ; le cheval <strong>et</strong> son cavalier<br />

en trois morceaux, quatre chevilles pour les jambes, la queue <strong>du</strong> cheval formant un siffl<strong>et</strong> <strong>et</strong><br />

quelquefois le cavalier portant une p<strong>et</strong>ite plume, ce qui est un grand luxe ; – c'est le joujou à cinq<br />

sous, à deux sous, à un sou. – Croyez-vous que ces images simples créent une moindre réalité dans<br />

l'esprit de l'enfant que ces merveilles <strong>du</strong> jour de l'an, qui sont plutôt un hommage de la servilité<br />

parasitique à la richesse <strong>des</strong> parents qu'un cadeau à la poésie enfantine ?<br />

Tel est le joujou <strong>du</strong> pauvre. Quand vous sortirez le matin avec l'intention décidée de flâner<br />

solitairement sur les gran<strong>des</strong> routes, remplissez vos poches de ces p<strong>et</strong>ites inventions, <strong>et</strong> le long <strong>des</strong><br />

cabar<strong>et</strong>s, au pied <strong>des</strong> arbres, faites-en hommage aux enfants inconnus <strong>et</strong> pauvres que vous<br />

rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s'agrandir démesurément. D'abord ils n'oseront pas prendre,<br />

ils douteront de leur bonheur ; puis leurs mains happeront avidement le cadeau, <strong>et</strong> ils s'enfuiront<br />

comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que vous leur avez donné, ayant<br />

appris à se défier de l'homme. C'est là certainement un grand divertissement.<br />

À propos <strong>du</strong> joujou <strong>du</strong> pauvre, j'ai vu quelque chose de plus simple encore, mais de plus triste<br />

que le joujou à un sou, – c'est le joujou vivant. Sur une route, derrière la grille d'un beau jardin, au<br />

bout <strong>du</strong>quel apparaissait un joli château, se tenait un enfant beau <strong>et</strong> frais, habillé de ces vêtements<br />

de campagne pleins de coqu<strong>et</strong>terie. Le luxe, l'insouciance, <strong>et</strong> le spectacle habituel de la richesse<br />

rendent ces enfants-là si jolis qu'on ne les croirait pas faits de la même pâte que les enfants de la<br />

médiocrité ou de la pauvr<strong>et</strong>é. À côté de lui gisait sur l'herbe un joujou splendide aussi frais que son<br />

maître, verni, doré, avec une belle robe, <strong>et</strong> couvert de plum<strong>et</strong>s <strong>et</strong> de verroterie. Mais l'enfant ne<br />

s'occupait pas de son joujou, <strong>et</strong> voici ce qu'il regardait : de l'autre côté de la grille, sur la route,<br />

entre chardons <strong>et</strong> orties, il y avait un autre enfant, sale, assez chétif, un de ces marmots sur lesquels<br />

la morve se fraye lentement un chemin dans la crasse <strong>et</strong> la poussière. À travers ces barreaux de fer<br />

symboliques, l'enfant pauvre montrait à l'enfant riche son joujou, que celui-ci examinait avidement<br />

comme un obj<strong>et</strong> rare <strong>et</strong> inconnu. Or ce joujou que le p<strong>et</strong>it souillon agaçait, agitait <strong>et</strong> secouait dans<br />

une boîte grillée, était un rat vivant ! Les parents par économie, avaient tiré le joujou de la vie ellemême.<br />

Je crois que généralement les enfants agissent sur leurs joujoux, en d'autres termes, que leur<br />

choix est dirigé par <strong>des</strong> dispositions <strong>et</strong> <strong>des</strong> désirs, vagues, il est vrai, non pas formulés, mais très<br />

réels. Cependant je n'affirmerais pas que le contraire n'ait pas lieu, c'est-à-dire que les joujoux<br />

n'agissent pas sur l'enfant, surtout dans le cas de pré<strong>des</strong>tination littéraire ou artistique. Il ne serait<br />

pas étonnant qu'un enfant de c<strong>et</strong>te sorte, à qui ses parents donneraient principalement <strong>des</strong> théâtres,<br />

pour qu'il pût continuer seul le plaisir <strong>du</strong> spectacle <strong>et</strong> <strong>des</strong> marionn<strong>et</strong>tes, s'accoutumât déjà à<br />

considérer le théâtre comme la forme la plus délicieuse <strong>du</strong> beau.<br />

Il est une espèce de joujou qui tend à se multiplier depuis quelque temps, <strong>et</strong> dont je n'ai à dire ni<br />

bien ni mal. Je veux parler <strong>du</strong> joujou scientifique. Le principal défaut de ces joujoux est d'être<br />

chers. Mais ils peuvent amuser longtemps, <strong>et</strong> développer dans le cerveau de l'enfant le goût <strong>des</strong><br />

eff<strong>et</strong>s merveilleux <strong>et</strong> surprenants. Le stéréoscope, qui donne en ronde bosse une image plane, est de<br />

ce nombre. Il date maintenant de quelques années. Le phénakisticope , plus ancien, est moins<br />

connu. Supposez un mouvement quelconque, par exemple un exercice de danseur ou de jongleur,<br />

divisé <strong>et</strong> décomposé en un certain nombre de mouvements ; supposez que chacun de ces<br />

mouvements, - au nombre de vingt, si vous voulez, - soit représenté par une figure entière <strong>du</strong><br />

jongleur ou <strong>du</strong> danseur, <strong>et</strong> qu'ils soient tous <strong>des</strong>sinés autour d'un cercle de carton. Ajustez ce<br />

cercle, ainsi qu'un autre cercle troué, à distances égales, de vingt p<strong>et</strong>ites fenêtres, à un pivot au


out d'un manche que vous tenez comme on tient un écran devant le feu. Les vingt p<strong>et</strong>ites figures,<br />

représentant le mouvement décomposé d'une seule figure, se reflètent dans une glace située en face<br />

de vous. Appliquez votre oeil à la hauteur <strong>des</strong> p<strong>et</strong>ites fenêtres, <strong>et</strong> faites tourner rapidement les<br />

cercles. La rapidité de la rotation transforme les vingt ouvertures en une seule circulaire, à travers<br />

laquelle vous voyez se réfléchir dans la glace vingt figures dansantes, exactement semblables <strong>et</strong><br />

exécutant les mêmes mouvements avec une précision fantastique. Chaque p<strong>et</strong>ite figure a bénéficié<br />

<strong>des</strong> dix-neuf autres. Sur le cercle, elle tourne, <strong>et</strong> sa rapidité la rend invisible ; dans la glace, vue à<br />

travers la fenêtre tournante, elle est immobile, exécutant en place tous les mouvements distribués<br />

entre les vingt figures. Le nombre <strong>des</strong> tableaux qu'on peut créer ainsi est infini.<br />

Je voudrais bien dire quelques mots <strong>des</strong> moeurs <strong>des</strong> enfants relativement à leurs joujoux, <strong>et</strong> <strong>des</strong><br />

idées <strong>des</strong> parents dans c<strong>et</strong>te émouvante question. – Il y a <strong>des</strong> parents qui n'en veulent jamais<br />

donner. Ce sont <strong>des</strong> personnes graves, excessivement graves, qui n'ont pas étudié la nature, <strong>et</strong> qui<br />

rendent généralement malheureux tous les gens qui les entourent. Je ne sais pourquoi je me figure<br />

qu'elles puent le protestantisme. Elles ne connaissent pas <strong>et</strong> ne perm<strong>et</strong>tent pas les moyens poétiques<br />

de passer le temps. Ce sont les mêmes gens qui donneraient volontiers un franc à un pauvre, à<br />

condition qu'il s'étouffât avec <strong>du</strong> pain, <strong>et</strong> lui refuseront toujours deux sous pour se désaltérer au<br />

cabar<strong>et</strong>. Quand je pense à une certaine classe de personnes ultra-raisonnables <strong>et</strong> anti-poétiques par<br />

qui j'ai tant souffert, je sens toujours la haine pincer <strong>et</strong> agiter mes nerfs.<br />

Il y a d'autres parents qui considèrent les joujoux comme <strong>des</strong> obj<strong>et</strong>s d'adoration mu<strong>et</strong>te ; il y a<br />

<strong>des</strong> habits qu'il est au moins permis de m<strong>et</strong>tre le dimanche ; mais les joujoux doivent se ménager<br />

bien autrement ! Aussi à peine l'ami de la maison a-t-il déposé son offrande dans le tablier de<br />

l'enfant, que la mère féroce <strong>et</strong> économe se précipite <strong>des</strong>sus, le m<strong>et</strong> dans une armoire, <strong>et</strong> dit : C'est<br />

trop beau pour ton âge ; tu t'en serviras quand tu seras grand ! Un de mes amis m'avoua qu'il<br />

n'avait jamais pu jouir de ses joujoux. – Et quand je suis devenu grand, ajoutait-il, j'avais autre<br />

chose à faire. – Du reste, il y a <strong>des</strong> enfants qui font d'eux-mêmes la même chose : ils n'usent pas de<br />

leurs joujoux, ils les économisent, ils les m<strong>et</strong>tent en ordre, en font <strong>des</strong> bibliothèques <strong>et</strong> <strong>des</strong> musées,<br />

<strong>et</strong> les montrent de temps à autre à leurs p<strong>et</strong>its amis en les priant de ne pas toucher . Je me défierais<br />

volontiers de ces enfants-hommes .<br />

La plupart <strong>des</strong> marmots veulent surtout voir l'âme , les uns au bout de quelque temps d'exercice,<br />

les autres tout de suite . C'est la plus ou moins rapide invasion de ce désir qui fait la plus ou moins<br />

grande longévité <strong>du</strong> joujou. Je ne me sens pas le courage de blâmer c<strong>et</strong>te manie enfantine : c'est<br />

une première tendance métaphysique. Quand ce désir s'est fiché dans la moelle cérébrale de<br />

l'enfant, il remplit ses doigts <strong>et</strong> ses ongles d'une agilité <strong>et</strong> d'une force singulières. L'enfant tourne,<br />

r<strong>et</strong>ourne son joujou, il le gratte, il le secoue, le cogne contre les murs, le j<strong>et</strong>te par terre. De temps<br />

en temps il lui fait recommencer ses mouvements mécaniques, quelquefois en sens inverse. La vie<br />

merveilleuse s'arrête. L'enfant, comme le peuple qui assiège les Tuileries, fait un suprême effort ;<br />

enfin il l'entrouvre, il est le plus fort. Mais où est l'âme ? C'est ici que commencent l'hébétement <strong>et</strong><br />

la tristesse.<br />

Il y en a d'autres qui cassent tout de suite le joujou à peine mis dans leurs mains, à peine examiné<br />

; <strong>et</strong> quant à ceux-là, j'avoue que j'ignore le sentiment mystérieux qui les fait agir. Sont-ils pris<br />

d'une colère superstitieuse contre ces menus obj<strong>et</strong>s qui imitent l'humanité, ou bien leur font-ils<br />

subir une espèce d'épreuve maçonnique avant de les intro<strong>du</strong>ire dans la vie enfantine ? – Puzzling<br />

question !


Morale <strong>du</strong> Joujou (suppressions en<br />

italiques)<br />

( Tel est le joujou <strong>du</strong> pauvre. ) Quand vous<br />

sortirez le matin avec l'intention décidée de<br />

flâner ( solitairement ) sur les gran<strong>des</strong> routes,<br />

remplissez vos poches de ( ces ) p<strong>et</strong>ites<br />

inventions, <strong>et</strong> le long <strong>des</strong> cabar<strong>et</strong>s, au pied <strong>des</strong><br />

arbres, faites-en hommage aux enfants<br />

inconnus <strong>et</strong> pauvres que vous rencontrerez.<br />

Vous verrez leurs yeux s'agrandir<br />

démesurément. D'abord ils n'oseront pas<br />

prendre, ils douteront de leur bonheur ( ; )<br />

puis leurs mains ( happeront avidement ) le<br />

cadeau, <strong>et</strong> ils s'enfuiront comme font les chats<br />

qui vont manger loin de vous le morceau que<br />

vous leur avez donné, ayant appris à se défier<br />

de l'homme. ( C'est là certainement un grand<br />

divertissement. )<br />

( À propos <strong>du</strong> joujou <strong>du</strong> pauvre, j'ai vu<br />

quelque chose de plus simple encore, mais<br />

de plus triste que le joujou à un sou , – c'est<br />

le joujou vivant. ) Sur une route, derrière la<br />

grille d'un beau jardin, au bout <strong>du</strong>quel<br />

apparaissait un joli château, se tenait un<br />

enfant beau <strong>et</strong> frais, habillé de ces vêtements<br />

de campagne pleins de coqu<strong>et</strong>terie. Le luxe,<br />

l'insouciance ( , ) <strong>et</strong> le spectacle habituel de la<br />

richesse rendent ces enfants-là si jolis qu'on (<br />

ne ) les croirait ( pas ) faits de ( la même )<br />

pâte que les enfants de la médiocrité ou de la<br />

pauvr<strong>et</strong>é. À côté de lui gisait sur l'herbe un<br />

joujou splendide aussi frais que son maître,<br />

verni, doré, ( avec une belle ) robe, <strong>et</strong> couvert<br />

de plum<strong>et</strong>s <strong>et</strong> de verroterie. Mais l'enfant ne<br />

s'occupait pas de son joujou, <strong>et</strong> voici ce qu'il<br />

regardait : de l'autre côté de la grille, sur la<br />

route, entre chardons <strong>et</strong> orties, il y avait un<br />

autre enfant, sale, ( assez ) chétif, un de ces<br />

marmots ( sur lesquels la morve se fraye<br />

lentement un chemin dans la crasse <strong>et</strong> la<br />

poussière ). À travers ces barreaux ( de fer )<br />

symboliques, l'enfant pauvre montrait à<br />

l'enfant riche son joujou, que celui-ci<br />

examinait avidement comme un obj<strong>et</strong> rare <strong>et</strong><br />

inconnu. Or ce joujou que le p<strong>et</strong>it souillon<br />

agaçait, agitait <strong>et</strong> secouait dans une boîte<br />

grillée, était un rat vivant ! Les parents par<br />

économie, avaient tiré le joujou de la vie ellemême.<br />

Le joujou <strong>du</strong> pauvre (en gras les ajouts)<br />

[ Je veux donner l'idée d'un divertissement innocent.<br />

Il y a si peu d'amusements qui ne soient pas coupables !<br />

]<br />

Quand vous sortirez le matin avec l'intention décidée de<br />

flâner sur les gran<strong>des</strong> routes, remplissez vos poches de<br />

p<strong>et</strong>ites inventions [ à un sol ], [— telles que le polichinelle<br />

plat mû par un seul fil, les forgerons qui battent<br />

l'enclume, le cavalier <strong>et</strong> son cheval dont la queue est un<br />

siffl<strong>et</strong>, — ] <strong>et</strong> le long <strong>des</strong> cabar<strong>et</strong>s, au pied <strong>des</strong> arbres,<br />

faites-en hommage aux enfants inconnus <strong>et</strong> pauvres que<br />

vous rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s'agrandir<br />

démesurément. D'abord ils n'oseront pas prendre, ils<br />

douteront de leur bonheur [.] Puis leurs mains [<br />

agripperont vivement ] le cadeau, <strong>et</strong> ils s'enfuiront comme<br />

font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que<br />

vous leur avez donné, ayant appris à se défier de l'homme.<br />

Sur une route, derrière la grille d'un vaste jardin, au bout<br />

<strong>du</strong>quel apparaissait [ la blancheur d' ] un joli château [<br />

frappé par le soleil ], se tenait un enfant beau <strong>et</strong> frais,<br />

habillé de ces vêtements de campagne [ si ] pleins de<br />

coqu<strong>et</strong>terie.<br />

Le luxe, l'insouciance <strong>et</strong> le spectacle habituel de la<br />

richesse [,] rendent ces enfants-là si jolis [,] qu'on les<br />

croirait faits d'une [ autre ] pâte que les enfants de la<br />

médiocrité ou de la pauvr<strong>et</strong>é.<br />

À côté de lui [,] gisait sur l'herbe un joujou splendide [,]<br />

aussi frais que son maître, verni, doré, [ vêtu d'une ] robe [<br />

pourpre ], <strong>et</strong> couvert de plum<strong>et</strong>s <strong>et</strong> de verroteries. Mais<br />

l'enfant ne s'occupait pas de son joujou [ préféré ], <strong>et</strong> voici<br />

ce qu'il regardait :<br />

[ ] De l'autre côté de la grille, sur la route, entre [ les ]<br />

chardons <strong>et</strong> [ les ] orties, il y avait un autre enfant, sale,<br />

chétif, [ fuligineux, ] un de ces marmots[ -parias ] [ dont<br />

un oeil impartial découvrirait la beauté, si, comme l'oeil<br />

<strong>du</strong> connaisseur devine une peinture idéale sous un<br />

vernis de carrossier, il le n<strong>et</strong>toyait de la répugnante<br />

patine de la misère ].<br />

À travers ces barreaux symboliques [ séparant deux<br />

mon<strong>des</strong> ] , [ la grande route <strong>et</strong> le château, ] l'enfant<br />

pauvre montrait à l'enfant riche son [ propre ] joujou, que<br />

celui-ci examinait avidement comme un obj<strong>et</strong> rare <strong>et</strong><br />

inconnu. Or, ce joujou [ , ] que le p<strong>et</strong>it souillon agaçait,<br />

agitait <strong>et</strong> secouait dans une boîte grillée, [ c' ] était un rat<br />

vivant ! Les parents, par économie [ sans doute ], avaient<br />

tiré le joujou de la vie elle-même.<br />

[ Et les deux enfants se riaient l'un à l'autre<br />

fraternellement, avec <strong>des</strong> dents d'une égale blancheur. ]


Bébé Churchill<br />

TOUT LE MONDE en a fait un jour ou l'autre l'expérience : rencontrer quelqu'un, en chair <strong>et</strong><br />

en os ou sur l'écran, être frappé par sa ressemblance avec un personnage connu, <strong>et</strong> ne pas<br />

arriver à se rem<strong>et</strong>tre en mémoire le nom de ce dernier. Jusqu'au moment où, notre inconscient<br />

ayant turbiné comme un ordinateur, s'inscrit sur l'écran de notre mémoire le résultat de ses<br />

recherches. On prend alors son conjoint à témoin : «_Tu ne trouves pas que ce type ressemble<br />

à Kirk Douglas? » Le conjoint, en général, fait une réponse <strong>du</strong> style : « Vu de loin par un<br />

myope, peut-être, mais à part le menton fen<strong>du</strong>, ce n'est pas <strong>du</strong> tout ça »<br />

Nous nous trouvâmes dans une situation de ce genre, lundi soir, en regardant le débat organisé<br />

à « Mots croisés », sur France 2, à propos de l'avenir <strong>du</strong> système de r<strong>et</strong>raite. Celui qui nous<br />

turlupinait était Denis Kessler, vice-président <strong>du</strong> Medef, homme incarnant l'intransigeance<br />

patronale face aux syndicats.<br />

Il ressemblait à quelqu'un, mais à qui ? Pendant que nous nous torturions les méninges sur<br />

c<strong>et</strong>te interrogation impossible à évacuer par le simple eff<strong>et</strong> de la volonté, le débat s'était<br />

engagé. À gauche, les syndicalistes, dont la très pugnace Nicole Notat, à droite Kessler, à peu<br />

près seul contre tous, car même le RPR Patrick Devedjian, censé soutenir les positions <strong>du</strong><br />

patronat, prenait quelque distance avec celui qui exige <strong>des</strong> syndicats de venir négocier en<br />

chemise <strong>et</strong> avec la corde au cou.<br />

Au début, le comportement de Kessler confirmait l'inclination très modérée que nous<br />

éprouvions à son égard depuis son irruption dans le champ social. Ce que l'on pouvait à la<br />

rigueur adm<strong>et</strong>tre d'un Ernest-Antoine Seillière – le château ne sait faire que la charité à ses<br />

vieux serviteurs –_, nous paraissait un comportement peu moral chez un homme instruit issu<br />

d'une famille normale. Son usage <strong>du</strong> sarcasme <strong>et</strong> de l'ironie paradoxale sur <strong>des</strong> suj<strong>et</strong>s qui<br />

angoissent les pauvres en leur chaumière a quelque chose d'un peu indécent. Mais plus le<br />

débat avance, grâce à l'habil<strong>et</strong>é maïeutique de Chabot <strong>et</strong> Duhamel <strong>et</strong> au lumineux esprit<br />

synthétique de l'économiste Elie Cohen, plus on finit par s'apercevoir que sous <strong>des</strong> dehors de<br />

pitbull, Kessler n'était pas aussi rigide qu'on pouvait le croire.<br />

C'est alors que nous vint l'illumination : bien sûr ! c'est à Winston Churchill que Kessler fait<br />

penser, à un Winston Churchill jeune, mais qui ressemblerait déjà à tous les bébés <strong>du</strong> monde !<br />

Ce roi <strong>des</strong> fourmis est-il pour autant fondé à exiger <strong>du</strong> sang <strong>et</strong> <strong>des</strong> larmes – entendez <strong>des</strong><br />

trimestres supplémentaires de cotisation – de bons travailleurs que leurs maigres revenus<br />

faisaient cigales par obligation ? That's the question_!<br />

par Luc Rosenzweig, chronique télévision,<br />

LE MONDE, numéro <strong>du</strong> 30.01.2001<br />

Notes pour faciliter la lecture <strong>du</strong> texte :<br />

Medef : organisation représentant les chefs d'entreprise<br />

Ernest-Antoine Seillière : président <strong>du</strong> Medef<br />

"<strong>du</strong> sang <strong>et</strong> <strong>des</strong> larmes" : allusion à un célèbre discours de Winston Churchill, alors Premier<br />

Ministre, au moment de l'offensive aérienne allemande contre l'Angl<strong>et</strong>erre, en 1940 : "Je n'ai<br />

rien à vous prom<strong>et</strong>tre, sinon de la sueur, <strong>du</strong> sang <strong>et</strong> <strong>des</strong> larmes." ("I promise you nothing<br />

except blood, sweat and tears.")


Les nouvelles technologies ne favorisent pas la vie de famille<br />

NÉVROSES DANS LA VALLEY<br />

Il était une fois un pays merveilleux au ciel sans nuage <strong>et</strong> à l’avenir toujours radieux.<br />

« Berceau <strong>des</strong> nouvelles technologies », « fer de lance de la nouvelle économie », c’était,<br />

disent les anciens, une terre de start-up, de travail <strong>et</strong> d’allégresse. Bref, un vrai conte de fées,<br />

que le monde entier regardait avec envie. Du moins jusqu’à ce que, début janvier, deux<br />

anthropologues américains décrivent de l’intérieur les joies de la vie de famille à Silicon<br />

Valley.<br />

Jan English-Lueck <strong>et</strong> Charles Darrah, professeurs à l’université de San Jose, étudient<br />

depuis dix ans l’impact <strong>des</strong> nouvelles technologies sur l’équilibre <strong>des</strong> sociétés. C<strong>et</strong> impact, ils<br />

l’ont observé dans <strong>des</strong> milieux « traditionnels » (Dublin), dans <strong>des</strong> villes modernes (Taipei)<br />

<strong>et</strong>, pendant plus de deux ans, auprès de quatorze familles cobayes de la Silicon Valley, <strong>des</strong><br />

familles « typiques » où les deux parents sont actifs <strong>et</strong> bossent pour l’in<strong>du</strong>strie informatique.<br />

Et, foi d’anthropologues, ils n’avaient encore rien vu de pareil. Ici, sous la pression conjuguée<br />

d’horaires de travail insensés (ou de l’absence tout court d’horaires de travail), d’un culte<br />

délirant pour l’informatique <strong>et</strong> d’une insatiable course au fric, le noyau familial a une furieuse<br />

tendance à se disloquer. La faute au temps, que l’Homme de Silicon consacre en priorité aux<br />

deux déesses de la région, l’innovation <strong>et</strong> la pro<strong>du</strong>ctivité. Pressés, forcément pressés, les<br />

parents confient la garde <strong>et</strong> l’é<strong>du</strong>cation de leur progéniture à <strong>des</strong> éléments extérieurs, comme<br />

en témoignent ces <strong>des</strong>sins de mômes où les tutrices <strong>et</strong> autres jeunes filles au pair figurent en<br />

lieu <strong>et</strong> place <strong>des</strong> mamans. Et finalement, affirment nos deux anthropologues, la famille<br />

siliconienne ne partage plus que le culte <strong>du</strong> gadg<strong>et</strong>. Ah ! l’extase <strong>des</strong> mères de famille<br />

branchées devant le système de navigation électronique de leur voiture qui leur perm<strong>et</strong><br />

d’éviter les bouchons <strong>et</strong> de gagner un temps précieux... immédiatement réinvesti dans le<br />

travail. C’est une constante <strong>du</strong> Silicon behaviour. Quant aux enfants, nourris à l’informatique<br />

depuis leur naissance, ils n’ont pas d’autre issue, arrivés à l’adolescence, que de développer<br />

une formidable capacité à fabriquer <strong>des</strong> logiciels ou un solide complexe d’infériorité. Dur<br />

pour le conte de fées.<br />

Olivier Pascal-Mousselard Télérama n° 2666 – 14 février 2001 (p. 20-21)


II<br />

PLUME AU RESTAURANT<br />

Plume déjeunait au restaurant, quand le maître d'hôtel s'approcha, le regarda sévèrement <strong>et</strong><br />

lui dit d'une voix basse <strong>et</strong> mystérieuse : "Ce que vous avez là dans votre assi<strong>et</strong>te ne figure pas<br />

sur la carte."<br />

Plume s'excusa aussitôt.<br />

– Voilà, dit-il, étant pressé, je n'ai pas pris la peine de consulter la carte. J'ai demand é à tout<br />

hasard une côtel<strong>et</strong>te, pensant que peut-être il y en avait, ou que sinon on en trouverait<br />

aisément dans le voisinage, mais prêt à demander tout autre chose si les côtel<strong>et</strong>tes faisaient<br />

défaut. Le garçon, sans se montrer particulièrement étonné, s'éloigna <strong>et</strong> me l'apporta peu après<br />

<strong>et</strong> voilà…<br />

Naturellement, je la paierai le prix qu'il faudra. C'est un beau morceau, je ne le nie pas. Je le<br />

paierai son prix sans hésiter. Si j'avais su, j'aurais volontiers choisi une autre viande ou<br />

simplement un œuf, de toute façon maintenant je n'ai plus très faim. Je vais vous régler<br />

immédiatement.<br />

Cependant, le maître d'hôtel ne bouge pas. Plume se trouve atrocement gên é. Après quelque<br />

temps relevant les yeux… hum! c'est maintenant le chef de l'établissement qui se trouve<br />

devant lui.<br />

Plume s'excusa aussitôt.<br />

– J'ignorais, dit-il, que les côtel<strong>et</strong>tes ne figuraient pas sur la carte. Je ne l'ai pas regardée,<br />

parce que j'ai la vue fort basse, <strong>et</strong> que je n'avais pas mon pince-nez sur moi, <strong>et</strong> puis, lire me<br />

fait toujours un mal atroce. J'ai demandé la première chose qui m'est venue à l'esprit, <strong>et</strong> plutôt<br />

pour amorcer d'autres propositions que par goût personnel. Le garçon sans doute préoccupé<br />

n'a pas cherché plus loin, il m'a apporté ça, <strong>et</strong> moi-même d'ailleurs tout à fait distrait je me<br />

suis mis à manger, enfin… je vais vous payer à vous-même, puisque vous êtes là.<br />

Cependant, le chef de l' établissement ne bouge pas. Plume se sent de plus en plus gêné.<br />

Comme il lui tend un bill<strong>et</strong>, il voit tout à coup la manche d'un uniforme ; c'était un agent de<br />

police qui était devant lui.<br />

Plume s'excusa aussitôt.<br />

– Voilà, il était entré là pour se reposer un peu. Tout à coup, on lui crie à brûle-pourpoint :<br />

"Et pour Monsieur? Ce sera…?" – "Oh, un bock", dit-il. "Et après?" cria le garçon fâché ;<br />

alors, plutôt pour s'en débarrasser que pour autre chose : "Eh bien, une côtel<strong>et</strong>te."<br />

Il n'y songeait déjà plus, quand on la lui apporta dans une assi<strong>et</strong>te ; alors, ma foi, comme<br />

c'était là devant lui…<br />

– Écoutez, si vous vouliez essayer d'arranger c<strong>et</strong>te affaire, vous seriez bien gentil. Voici pour<br />

vous.<br />

Et il lui tend un bill<strong>et</strong> de cent francs. Ayant enten<strong>du</strong> <strong>des</strong> pas s' éloigner, il se croyait d éjà<br />

libre. Mais c'est maintenant le commissaire de police qui se trouve devant lui.<br />

Plume s'excusa aussitôt.<br />

Henri Michaux, Un certain Plume, Gallimard, 1930

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