CULTURE Chante toujours, ça m’intéresse © Reporters Chanter ensemble, c’est d’abord s’écouter. Yves Kengen Rédacteur en chef Au planning familial de la Senne, à Bruxelles, l’interculturalité n’est pas une vue de l’esprit mais une pratique au quotidien. Et en Gaule comme ailleurs, si tout finit par des chansons, c’est aussi avec des chansons que tout commence… avec une chorale pas comme les autres. Derrière une belle idée, il y a souvent une belle personne. Et à l’initiative de cette chorale interculturelle qui a vu le jour au planning familial de la Senne, il y a aussi une belle voix : celle de Lucy Grauman, chanteuse lyrique à ses heures et conseillère conjugale et psychosociale au planning. Il s’agit d’un petit centre, caractérisé par sa localisation dans un quartier particulièrement défavorisé mais au tissu associatif très dense. Le Samusocial, le Petit-Château, la Source nichent à proximité, de même que des restos sociaux et un foyer d’accueil pour femmes et enfants. Chant de là-bas en lingala La « Chorale des voyageurs » est née par hasard, une sorte de parthénogenèse. « Je m’occupais des demandeuses d’asile de l’église du Béguinage. Nous accueillions des femmes pour la lessive et la douche et leur fournissions du café et du thé, raconte Lucy Grauman. Puis il y a eu la grève de la faim et elles n’ont plus pu venir. Sauf une Congolaise récemment régularisée, qui a travaillé avec moi. Je lui ai demandé de m’apprendre une chanson en lingala, puis proposé de chanter avec moi devant une poignée d’utilisatrices du centre, qui a repris la chanson. L’idée m’est donc venue de former un groupe se réunissant une fois par semaine pour chanter et enseigner aux autres un chant de chez elle. Dans leur langue. Mes collègues et stagiaires s’y sont jointes. Au départ, en octobre 2009, il n’y avait que des femmes, de nationalités multiples, ouvertes à la musique, au rythme. Une chanteuse berbère professionnelle, Fatoum, s’est jointe à nous. Elle a été coordinatrice du centre social du Béguinage. Après un an de fonctionnement, nous avons ouvert la chorale aux hommes, pour assurer un renouvellement. Parce qu’il est difficile de fidéliser des personnes précarisées, elles ont d’autres urgences, d’autres priorités. Venir chanter devient un luxe. De fil en aiguille, de nouvelles personnes ont rejoint le groupe et y sont restées. Un Vietnamien, un Ghanéen, un Marocain… » Mais aussi des Rwandais, Burundais, Israéliens, Berbères, Belges, Irlandais, Sépharades, Bulgares… La chorale affiche aujourd’hui une belle mixité de genre, culturelle et sociale. Des acteurs plus impliqués dans la vie artistique, ou des bourgeois en quête de sens, d’une utilité sociale, de cette atmosphère, s’y sont intégrés. On rencontre même une dame qui vient sans chanter, juste pour être là, assister, vivre ces instants particuliers. L’accès est libre ; nul ne doit se présenter. Chacun est bienvenu. Il n’y a aucun prérequis. Pas de jugement. Les gens apportent leur chant quand ils y sont prêts. Cela crée un véritable échange interculturel. Sur base des chants proposés, Lucy Grauman propose des arrangements de voix. Ivresse du chant À la réflexion, quel lien logique y a-t-il entre le chant et la démarche du planning ? « L’existence de la chorale, plaide l’animatrice, permet de positionner le planning comme un lieu d’accueil, un lieu ouvert. Nul n’est obligé de se déballer ni d’apporter quoi que ce soit. Il y a une éthique de respect des personnes, sans approche administrative et froide. Le groupe chant est un lieu où se construisent des liens, où l’on peut venir sans que cela doive être justifié. Juste parce que l’on a envie de chanter. Amener un chant de chez soi, cela permet à des personnes en position de vulnérabilité administrative de revendiquer une dignité, apportant une richesse, quelque chose à transmettre, qu’il ou elle va diriger. Si je propose un accompagnement, un arrangement, je demande toujours l’accord de la personne qui a apporté la chanson. C’est son appropriation. Cela reste la chanson de Consolata, de Patrick, de Rachid, de Fatoum. » Sur un plan purement psychosocial, l’apport du groupe chant s’avère très précieux : apprendre une chanson à quelqu’un d’autre, c’est comme pouvoir dire un poème, raconter une histoire. On commence par se la réapprendre à soi-même, enfouie parfois depuis l’enfance. C’est déjà un grand travail sur soi ! Dans l’ensemble, on est dans une intimité non intrusive ; les participants rient beaucoup lors des séances. Le chant induit une vraie ivresse, celle de la de liberté. La Chorale des voyageurs a chanté pour beaucoup d’événements associatifs, dans des fêtes de quartier, et notamment lors d’un spectacle à Saint-Gilles où il a fallu rajouter des sièges en catastrophe devant le succès remporté. Une initiative qui a fait le plein de voix ! 34 | Espace de Libertés <strong>407</strong> | <strong>avril</strong> 2012
Crédit photos : © Olivier Conrardy (Bxl <strong>Laïque</strong>) et Bernard De Keyzer