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EX BIBLIOTHECA<br />
Dr. T. H. MILO
RÉVOLUTIONS<br />
D E S<br />
PROVINCES-UNIES.<br />
TOME<br />
SECOND.
RÈVOLUTIONS<br />
DES<br />
PROVINCES-ÜNIES<br />
sous<br />
L'ÉTENDARD<br />
DES DIVERS STADHOUDERS,<br />
s v i r i s s<br />
DES ANECDOTES MODERNES,<br />
Ou Tableau hiftorique.,tdpogfaphique &politique<br />
des Provinces - Unies , de leur Commerce &<br />
PoJJeJfions iïoutre - mer ; les Caufes des crifes<br />
que eet Etat eprouve aujourdhui.<br />
T O M E<br />
SECOND.<br />
4»<br />
A N I M E G U E.<br />
1 7 8 8.
REVOLUTIONS<br />
B E S<br />
PROVINCES-ÜNIËS<br />
SOUS<br />
fÉTENBARÖ<br />
DES DIVERS STADHOUDERS;<br />
De Ia Conflitution ejjentklle des Etats , od de la<br />
maniere dont ils fe formtnh<br />
I-iE feul moyeh que les hommes poüvoieni ërhployer<br />
pour fe mettre è' 1'abri des maux qui les travaillóient<br />
dans 1'état de nature, 8c pöur fe procurér<br />
tous les avantages qui manquoierit a leur füreté Sf.<br />
è leur bonheuf , devoit être tiré de 1'homme mêrrié<br />
Sc des fecoursdela fociété. Pour eet effet, il falloit<br />
qu'une mültitude d'hommes fe joigmt énferrïblë , J<br />
d'une facori (i particuliere, que la confervation des<br />
autres , afin qu'ils fuffent dans la néceffité dé<br />
s'entre-fecourir, 8c que par cette utiion de peines Sé<br />
d'intérêts, ils puffent aifément repoufler les irïftiltes<br />
dont ils n'auroient pu fe garantir chacun ea<br />
Tornt II.<br />
A
% TABLEAV H1STOR1QVE<br />
particulier, Sc contenir dans le devoir, ceux qui<br />
voudroient s'en écarter, Sc travailler plus erlïcaccment<br />
a leur commune félicité. Pour opérer cette<br />
réunion, deux chofes étoient nécefiaires : i°. U<br />
falloit réunir pour toujours les volontés de tous<br />
les membres de la fociété : i°. U falloit établir<br />
un pouvoir fuprême , foutenu de toutes les forces<br />
de tout le corps , au moyen duquel on put<br />
intimider ceux qui voudroient troubler la paix Sc<br />
faire fouffrir un mal préfent Sc fenfïble a quiconque<br />
oferoit agir contre l'utilité commune.<br />
C'eft de cette réunion de fo ces Sc de volontés,<br />
que réfulte le corps politique ou Fétat } Sc fans<br />
cela on ne fauroit concevoir de fociété civile ; car<br />
quelque grand que fut le nombre des confédérés ,<br />
fi chacun s'obftinoit a fuivre fon jugement particulier<br />
par rapport aux chofes qui intérelfent le bien<br />
commun , on ne feroit que sembarraiTer les uns<br />
les autres , Sc la diverfité d'inclinations 8c de jugement<br />
, la légéreté 8c l'inconftance naturelle a<br />
1'homme, anéantiroit bientót la concorde, Sc les<br />
hommes tomberoientdanslesinconvéniens de letat<br />
de nature. On ne fauroit d'ailleurs, dans une telle<br />
fociété , long-tems agir de concert 8c pour une<br />
même fin , ni fe maintenir dans une harmonie<br />
qui en fait toute la force , fans une puiffance fupérieure<br />
qui ferve de frain commun pour réprimer<br />
l'inconftance 8c la malice humaine, a rapporter<br />
toutes leurs aftions au bien public. Or, tout cela<br />
s'exécute par le moyen des conventions ••, car cette<br />
réunion de volontés dans une feule Sc même perfonne<br />
ne fauroit fe faire , de maniere que la diver-
HÉS pROriï/CEs-UNiEs. 3<br />
fité naturelle d'inclinations 8c de fentimens, fok<br />
totalement détruite ; mais cela fe fait par un engagement<br />
oü chacun entre , de foumettre fa volonté<br />
particuliere a la volonté d'une feule perfonne<br />
ou d'une aflemblée ••, en forte que toutes les réfolutions<br />
de cette perfonne ou de cette afTemblée j<br />
au fujet des chofes qui concernent Ja füreté 8c<br />
Kitilité publique , foient regardées comme la volonté<br />
pofitive de tous en général 8c de chacun eri<br />
particulier : de-la fe fait fenpir la néceflité de remonter<br />
a une première convention : nous aurons<br />
bientöt oceafion d'y revenir*<br />
Etat civil.<br />
L ' H O M M E eft né pour vivre en fociété •, iï la nature<br />
avoit deftiné l'homme a vivre ifolé eommé<br />
les bêtes féroces , elle ne fauroit pas organifé diiiëremment<br />
de ce qü'elles le font, elle ne fauroit<br />
pas difpofé a recevoir , a fentir des affe&ions qui<br />
h'ont de rapport qu'avec la fociété 8c qui ne' peuvent<br />
naitre en lui qu'autant qu'il vit en fociété.<br />
N'eft-il pas évident que l'homme fufceptible de<br />
compaflïon, de pitié , d'amitié , de bienfaifance<br />
degloire , d'émulation Sc d'une multhude d'affections<br />
qu'il ne peut éprouver qu'en fociété , eft deftiné<br />
a vivre en fociété ; car ce n'eft que dans cette<br />
vue qu'elle a pu lui donner le germe des paflions<br />
qui ne peuvent convenir qu'a un être focial ; mais<br />
comme la nature a organifé tous les hommes de<br />
la même maniere , il s'enfuit que la nature n'a<br />
pas fait les uns pour être efclaves 8c les aurres<br />
pour être tyrans: il faut toujours remonter a une<br />
A 1
4 TABLEAU HISTORIQUE<br />
première conventie». Or , de quelque maniere<br />
que les hommes fe foient réunis , le but qu'ils fe<br />
font propofés , a été 1'avantage de tout pris enfemble<br />
, Sc eet avantage devoit être tel que chacun<br />
fe trouvat mieux qu'auparavant. II ne faut donc<br />
pas s'imaginer que les hommes épars fe foient fuceefrivementaifervis<br />
a un feul; il n'y auroit eu dans<br />
cette aggrégation qu'un maitre & des efclaves :<br />
ce n'auroit plus été une affeciation ; or , les befoins<br />
ayant forcé les hommes a fe réunir , ils ont tous<br />
ftipulés en particulier pour le plus grand bien de<br />
tous : ce fut le grand principe de réunion. II y eut<br />
d'abord une convention , tout au moins tacite,<br />
Sc qui n'en eut pas moins de force. Voila donc<br />
ce qui fait encore une fois fentir la néceflité de<br />
remonter a une convention que nolis aurons bientöt<br />
occafion d'éclaircir. Voyons maintenant comme<br />
l'homme fe compofe de plus en plus en fociété,<br />
L'homme confidéré en fociété.<br />
IL réfulte de ce qu'on a dit ci-delfus que 1'état<br />
naturel de l'homme eft celui de la fociété , puifque<br />
fa nature , fes befoins, fes defirs , fes habitudes<br />
1'obhgent de vivre en fociété avec des êtres femblables<br />
a lui, afin de fe préferver par leurs fecours<br />
des maux qu'il craint, 8c de fe procurer les biens<br />
néceffaires a fa propre félicité. Donc 1'état naturel<br />
de l'homme eft cette fituation oü il eft placé dans<br />
ce monde , relativement a fa conftitution inférieure<br />
, 8c au cours ordinaire des chofes ; ce n'eft<br />
donc que par abftra&ion que l'homme peut-être<br />
envifagé dans un état de folitude ou privé de tous
DES PROFINCES-UNIES. 5<br />
rapports avec les étres de fon efpece : ce qu'on<br />
appelle un état de nature , feroit un état contraire<br />
a la nature , c'eft-a-dire, oppofé a la tendance des<br />
facultés de l'homme , nuifible a fa confervation ,<br />
oppofée au bien être , qu'il eft de fa nature de<br />
defirer conftamment. Pour bien connoitre la nature<br />
humaine , il faut la confidérer dans fa condition<br />
extérieure , dans fes befoins , dans fa dépendance,<br />
8c dans 'les diverfes relations oü elle trouve<br />
placée : enun mot, dans ce qu'on peut appelier les<br />
divers états de l'homme. On peut le ranger dans<br />
deux claffes générales j les uns font des états primitifs<br />
8c originaires , 6c les autres des états accef.<br />
foires ou adventifs : les états primitifs Sc originaires<br />
font ceux oü 1'homme fe trouve placé par la<br />
main même de Dieu 8c indépendamment d'aucurf<br />
fait humain : tel eft l'ét,at de l'homme par rapport<br />
a Dieu qui eft un état de dépendance abfolue,<br />
puifqu'il tient de eet être , 8c la vie , 8c tous les<br />
avantages qu'il poffede : tel eft 1'état. de fociété ,<br />
c'eft-a-dire, celui oü les hommes fe trouvent k<br />
1'égard les uns des autres 8c qui n'eft autre chofe<br />
que 1'union de plufieurs perfonnes pour leur avantage<br />
commun , ce qui fuppofe que les hommes<br />
vivent en bonne intelligence , 8c c'eft ce qu'on<br />
appelle un état de guerre , état violent 8c dire£tement<br />
oppofé a celui de fociété. II y a de plus un<br />
état naturel qui eft celui oü 1'on confidere Thorn^<br />
me a 1'égard des biens de la terre , 8c c'eft ce<br />
qu'on peut appelier un état d'indigence , 8c des<br />
befoins toujours renailfans , auxquels il ne fauroit<br />
pourvoir d'une maniere convenable , qu'en faifam<br />
A 2,
(5 TABLEAV H1STOR1QVM<br />
ufage de fon induftriepar un travail continue]. Les<br />
états accefïöires ou adventifs font ceux dans lefqueJs,<br />
i'hpmme fe trouve placé par fon propre fait,<br />
& en conféquence des établiflèmens dont il eft<br />
fauteur. Ces états font proprement 1'ouvrage de<br />
l'homme , en voici les principaux : i°. L'état de<br />
familie eft celui qui fe préfente le premier ; cette<br />
fociété eft la plus naturelle de toutes , elle fen de<br />
fondement a la fociété nationale , puifqu'une nanon,<br />
ou un peuple n'eft qu'un compofé de plufieurs<br />
families ; du mariage naiiTent les enfans qui, en<br />
pcrpétuant les families , entretiennent la fociété<br />
humaine : i°. Le fecond état eft celui de la foiblefle<br />
& defimpuiflance de l'homme dans fa naiffanee<br />
, tant a 1'égard du corps qu'a 1'égard de<br />
lame. De cette foiblefte fuit néceftairement la dépendance<br />
naturelle des enfans de leurs peres &<br />
meres. Le troifieme état' réfulte de la propriété<br />
des biens qui produit un nouvel état acceffoire ,<br />
en modifiant le dfoit que tous les hommes avoient<br />
onginairement fur les biens de la terre. Le quatneme<br />
état eftacceffoire, 8c c'eft le plus confidérable,<br />
puifque c'eft l'état civil , ou celui de la<br />
fociété civile SE du gouvernement.<br />
D'après eet expofé , il eft aifé de voir qu'il en<br />
eft a-peu-prèsde 1'univers moral , . comme de 1'urnvers<br />
phyfique , touty eft combinaifon , rapport,<br />
Jiaifon & enchainemént. ïl n'eft rien qui ne foit<br />
1'eflbt immédiat de quelque chofe qui a précédé 8c<br />
a déterminé 1'exiftence de queique chofe quifmvra,<br />
& c'eft ce qui compofe le fvftême des rapports de<br />
Ihomme .avëc fes fcmbJables. Une fociété eft J'af-
DES P RO VIJV CES-UN 1 ES. J<br />
femblage de pluficurs êtres de 1'efpece humaine ,<br />
réunis dans la vue de travailler de concert avec<br />
leur bonheur mutueL, Toute fociété fuppofe invariablement<br />
ce but. II feroit contraire a la nature<br />
que des êtres animés fans ceffe du deflr de fe conferver<br />
8c de fe rendre heureux<br />
?<br />
fe rapprochafTent<br />
ou s'uniffent les uns aux autres pour travailler a<br />
leur deftruétion , ou a leur malheur réciproque.<br />
Dès que deux êtres s'affocient, on doit conclure<br />
qü'ils ont befoin 1'un de 1'autre pour obtenir quelque<br />
bien qu'ils defirent en commun ; ainfi le bonheur<br />
commun des affociés eft le but néceffaire de<br />
toute fociété compofée des êtres intelligens 8c raifonnables.<br />
Le genre humain , dans fon enfemble,<br />
n'eft qu'une vafte fociété compofée de tous les êtres<br />
de 1'efpece humaine. Les différentes nations ne<br />
doivent être envifagées que comme des individus<br />
de cette fociété générale. Les peuples divers que<br />
nous voyons fur notre globe , font des fociétés<br />
particulieres diftinguées des autres par les noms<br />
des pays qu'elles habitent. Si elles avoient plus de<br />
raifon , au lieu de fe combattre 8c de fe détruire ,<br />
elles devroient confpirer a fe rendre réciproquement<br />
heureufes. Dans chaque nation, une fociété<br />
particuliere compofée d'un certain nombre de families<br />
8c de citoyens intéreffés également au bienêtre<br />
de cette affociation particuliere , Sc a la confervation<br />
de la nation dont ils font partie. Une familie<br />
eft une fociété plus particuliere, encore compofée<br />
d'un nombre plus ou moins confidérable<br />
d'individus, des defcendus de la même fouche, 8c<br />
diftingués par le nom de ceux qui ont une origine<br />
A4
8 TABLEAU HISTORIQUE<br />
fjiffétente. Le mariage eft une fociété formée pat<br />
fhpmme Sc la femme pour travailler a leurs befoins<br />
Sc k leur bonheur mutuel. L'amitlé eft une alfocianpn<br />
de plufieurs hommes qui fe jugent capables<br />
de cpntribuer a leur félicité réciproque. Les réunions<br />
dyrables ou pafïageres de ceux qui s'afl'ocjent<br />
pour quelques entreprifes pourle commerce ,<br />
n ont Sc ne peuvent avoic pour but que de mettre<br />
leurs forces en commun , afin de fe procurer des<br />
avantages communs: en un mot, auffi-töt que plufteurs<br />
individus fe raftemblent dans la vue d'obtewr<br />
une fin , ils forment une fociété. Les affociations<br />
des différens peuples Sc de leurs chefs , fe<br />
nomment alliances; elles ont pour but leur défenfe<br />
, |eur cpnvenripn , leurs intéréts réciproques<br />
; enfin des avantages que feuls ils ne pourroient<br />
fe procurer. Ces avantages font le produit<br />
des vertus fociales Sc des qualités qui en dérivent:<br />
comme le défordre focial eft le produit des vices<br />
de fociété Sc de tous les maux qui en font les fuites<br />
néceffaires.<br />
Nécejitéde remonter• a une première convention.<br />
QUE des hommes épars fur la vafte furface du<br />
globe fe foient ahervis a un feul, ou a une affemblée<br />
choifie en quelque nombre qu'ils puflënt<br />
erre , pn oe peqt: vpir la qu'un maitre Sc des efflave?<br />
j on n T y voit ppint un peuple Sc fon chef:<br />
c'eft, fi fpn veut, un aggrégation Sc non pas<br />
pne aftociation, Sc dans eet, te aggrégation, il n'y a<br />
pi bien public, ni corps politique. Les befoins ayant<br />
forcé Jes hommes a fe réunir , ils ont tous dü fti-
vEs PROVIJVCES-UNIES. 9<br />
puler en particulier pour le plus grand bien de tous^<br />
il ne put y avoir dautre principe de réunion. II y<br />
eut d'abord urie convention , tout au moins tacite,<br />
dont voici le fommaire : « Trouver une forme d'af-<br />
>) fociations qui défendit 8c protégeat toute la force<br />
» commune , la perfonne Sc les biens de chaque<br />
» allbcié , &C par laquelle chacun, s'uniftant a<br />
» tous , n'obéirait pour tant qu'a lui-même ». En<br />
eifet, remontons en idéé au moment oü tout<br />
un peuple fe trouva raffemblé pour délibérer<br />
fur les moyens d'enlever les obftacles qui nuifoient<br />
a fa confervation dans l'état d'indépendance. II<br />
n'eft pas douteux qu'il ne fe format un même corps<br />
politique que par la réunion des volontés Sc des<br />
forces de chaque individu qui compofoit ce même<br />
corps. Quel artifice aura -1 - on employé pour<br />
mettre en jeu , par un feul mobile , cette réunion<br />
de forces Sc de volontés , Sc pour les faire agir de<br />
concert ? Comment chaque individu aura -1 - il<br />
pu engager fa force Sc fa liberté , premiers<br />
inftrumens de fa confervation, Sc negliger les<br />
foins qu'il fe dok : cette difficulté s'éclakcit par<br />
la folution fuivante : « Chacun de nous mets en<br />
v, commun fa perfonne Sc toute fa puiftance<br />
» foias la fuprême dire&ion de la volonté gé-<br />
» nérale , Sc nous recevons en corps chaque<br />
» membre comme partie indivilible ». De cette<br />
maniere chacun fe donnant a tous Sc ne fe donne<br />
a perfonne en particulier ••,Sc comme il n'y avoit<br />
pas un affocié fur lequel on n'acquerroit le même<br />
droit qu'on lui cédoit fur foi , on gagnoit 1'équir<br />
valenr de tout ce qu'on perdoit.
io TABLEAU HISTORIQVE<br />
Les claufes de ce contrat font tellement de,<br />
terminees par la narurede 1'afte, que la plus légere<br />
modification les auroit rendu nulles, & quoiqu'elles<br />
n ment peut-être jamais été formellement énoncées :<br />
dies font par-tout les mêmes, par-tout tacitement<br />
admifes Sc reconnues , jufqifa ce le pafte focial<br />
etant viole , chacun foit rentré dans fes premiers*<br />
droirs, Sc ait repris fa Iibérté naturelle, en renoncant<br />
aux engagemens de la convention ; ainlile<br />
bonheur commun des affociés eft le but necelfaire<br />
de toute fociété compofé d'êtres intelligens Scraifonnables.<br />
Toute fociété fuppofe invariablement<br />
ce but , car il feroit contraire aux vues de la<br />
nature, que des êtres animés fans ceffe du defir de<br />
fe conferver Sc de fe rendre heureux , fe rapprochaffenf<br />
ou s'uniflënt les uns aux autres pour<br />
travailler a leur deftruétion ou a leur malheur<br />
reciproque. Une fociété eft l'affemblage de plufieurs<br />
êtres de 1'efpece humaine réunis dans la<br />
vue de travailler de concert a leur bonheur mutuel.<br />
Des ce moment, au lieu de la perfonne particuliere<br />
de chaque contraftant, eet afte d'aftociation<br />
a proouit un corps moral Sc coikaif, compofé<br />
dautant de membres que 1'aftociation a de voix ,<br />
Jequel corps recoit de ce même afle fon unit/.<br />
Ion moi commun, fa vu Sc fa volonté. C'eft<br />
ainfi que par la réunion de plufieurs il s'eft formé<br />
ce qu'on appelle la perfonne publique , connue<br />
autrefois fous le nom de Cité, Sc qui prend aujourdhui<br />
celui de Répubüque ou de Corps pohtique<br />
, Iequel eft appellé par fes membres état,<br />
quand ü eft paffif; Jbuvcrain quand il en aftif,
BES PROVIN CES-U NIE n<br />
puijfancc en le comparant a fes femblables. A<br />
1'egard des affociés , ils prennent colleftivement<br />
le nom de peuple , 8c s'appellent en particulier<br />
atoyens, comme participant a 1'autorité fouveraine,<br />
8c fujets comme foumis aux lois de F état;<br />
s'il arrivé qu'on confonde fi fouvent ces termes,<br />
8c qu'on les prenne 1'un pour 1'autre , c'eft qu'on<br />
ne s'eft jamais fait d'idées juftes du corps póli*<br />
tique ,• cette précifion feroit un crime de lefemajefté<br />
en France , dans 1'empire Ottoman Sc<br />
a Pétersbourg.<br />
Voyons maintenant ce que contient eet afte<br />
d'alfociation: on fe hate d'en donner une idéé<br />
jufte & exafte.<br />
Du Pacle focial.<br />
LE pafte focial eft la fomme des conditions<br />
tacites ou exprimées, fous lefquelles chaque merabre<br />
d'une fociété s'engage envers les autres de<br />
contribuer a leur bien-être , & d'obferver a leur<br />
égard , les devoirs de la juftice 3 c'eft la fomme des<br />
devoirs que la vie fociale impofent a ceux qui vivent<br />
enfemble , ou fi 1'on veut , c'eft une convention<br />
naturelle 8c tacite entre tous les hommes,<br />
de vivre enfemble dans une paix perpétuelle , de<br />
s'entr'aider mutuellement a fypporter les infirmités<br />
de la vie , de fe procurer réciproquement<br />
tous les avantages & toutes les jouiffances poflibles<br />
, & enfin de concourir tous d'une maniere<br />
uniforme 8c paifible au maintien de 1'ordre moral.<br />
Ce contrat eft une loi facrée qui regie toutes les<br />
autres 3 c'eft 1'enfemble de toutes les difpofitions
IÏ TABLEAU HISTORXQUE<br />
qui doivent metier l'homme au bonheur de tous<br />
les rooyens qui peuvent le rendre lage : c'eft en<br />
un mot la fphere oü doivent rouler fans cefie Sc<br />
^rr^i 65 ,'<br />
t<br />
0 U S<br />
^fentimens,<br />
& tout Je fyfteme de 1'humanité. Si 1'on remarquè<br />
quelque convention bizare qui donne tout a 1'un<br />
& ried a lautre ; fi quantité d'abus fe font introduits<br />
dans ce contrat, ce ne font que des abfurdites<br />
de morale , des falfifications de principes,<br />
des hors - d ceuvre de la nature, ou pour rnieux<br />
dire, des acceffoires faux, ridicules Sc dangereux<br />
qu, ne peuvent fubfifter toujours, Sc qui ne pour?<br />
ront j a m a i s<br />
f 0U<br />
ff<br />
i r I a G l a r t é d u foJei] d e<br />
^ ^<br />
quand une fois elle viendra a hure fur toute la multitude.<br />
Dun autre cóté , n'eft-il pas conftant que<br />
la nature, en etablifiant d'elle même un Même<br />
iociaj, bien-Ioinde vouloir détruire 1'égalité naturelle<br />
, a iubftitue au contraire par un pafte fondamemal<br />
appuié fur la néceflité des chofes Sc<br />
tor h firnple notion de la juftice , une égalité morale<br />
& j e<br />
g l t l m e a c e q u<br />
, e J ] e a u r o h m e m e d><br />
. né<br />
_<br />
' ^ Pouvaat<br />
e m r e k s h 0 m m e s &<br />
ïfiït 1 y T<br />
flï "li (orCes \ e ?ëéme , le fort Lftitué au<br />
toible , Ihomme eclairé a 1'ignorant, afin que<br />
^ n n l m A Y J ' lk d e v i n f l l w t<br />
^ égaux de conven-<br />
C<br />
Z X ° n ' & - 1,6 fiffent t o u s 1 u ' un ^me<br />
corps Sc une meme mtelligence. U ne faut donc<br />
pas que Ihomme convienne vaguement Sc ftupidement<br />
que tous les hommes font égaux : il ne fuffit<br />
donc pas que dans les gouvernemens politiques<br />
cette egalite ne foit quapparente Sc iliufoire , Sc<br />
qu elle ne ferve qu'a maintenir le pauvre dans la
pss PROPINCES-UNIES. 13<br />
mifere Sc le riche dans fon ufurpation : il ne fuffit<br />
donc pas que les loix foient toujours utiles a ceux<br />
qui poffedent, 8c nuifibles a ceux qui n'ont rien 3<br />
il faut au contraire que 1'homme de bien fok convaincu<br />
que l'état focial ne peut être avantageux<br />
aux hommes , Sc ne peut fe maintenir conftamment<br />
qu'autant qu'ils ont tous quelque chofe , ÖC<br />
qu'aucun d'eux n'a rien de trop. II fuffit de vivre<br />
en fociété pour être obligé de concourir au but de<br />
la fociété, ou pour fe trouver engagé même fans<br />
déclaration formelle , a fervir fuivant fes talens Sc<br />
fes forces, a fecourirSc défendre fes affociés, a refpecter<br />
leurs droits , a fe conformer a la juftice ,-<br />
è fe foumettre aux loix propres , a maintenir 1'ordre<br />
nécelfaire h la confervation de 1'enfemble. En<br />
échange la fociété toute entiere, ou les dépofitaires<br />
de fon autorité fe trouvant naturellement Sc<br />
nécelfairement engagé a feeourir , défendre protéger<br />
Sc maintenir dans fes juftes droits celui qui,<br />
fous cette garantie , s'oblige a remplir fidélement<br />
les devoirs de la vie fociale. Les engagemens réciproques<br />
qu'on contrafte dans la fociété , fok<br />
qu'ils foient écrits , exprimés , publiés ou non ,<br />
ils font toujours les mêmes : il eft facile de les<br />
connoitre , ils font indifpenfables Sc facrés , ils<br />
font fondés fur la néceffité d'employer les moyens<br />
propres a obtenir la fin qu'on fe propofe en vivant<br />
avec fes femblables. Des engagemens naturels Sc<br />
réciproques que 1'on contraéte dans la fociété , il<br />
réfulte que chaque membre acquiert des droits fur<br />
la fociété, c'eft-a-dire, qu'il a droit d'efpérer que<br />
1'obéiflance qu'il rnontre a la fociété , que Taftec
i4 TABLEAU HISTORIQUE<br />
tion qu'il a pour elle , que les fervices qu'il lui<br />
rend, feront payés par des avantages tels que la<br />
proreétion^ la füreté de fa perfonne 8c de fes biens,<br />
la portion de félicité dont la vie fociale met a portee<br />
de jouir. Chaque membre de la fociété eft<br />
en droit d'exiger un bien-être bien plus grand que<br />
celui dont il jouiroit, s'il vivoit ifolé. La fociété ne<br />
peut fans injuftice le priver de ce droit , fans cela,<br />
elle contrarieroit fon but , elle nuiroit a fa pro -<br />
pre confervation, elle ne feroit que ralfembler des "<br />
êtres injuftes , animés d'intérêts perfonnels , dont<br />
lespamons feroient continuellement en guerreavec<br />
le bien public. L'amour hncere de la patrie ne<br />
peut être dans les citoyens que 1'effet des avantages<br />
que la patrie leurprocure. Une fociété fans juftice,<br />
ou gouvernée par des loix iniques 5c partiales,<br />
invite néceffairement fes membres a 1'injuftice , a<br />
la méchanceté : on les rend indifférens fur les intéréts<br />
des autres , par 1'imprudence 8c la déraifon<br />
des peuples 8c de ceux qui les gouvernent. Les<br />
hommes font très-fouvent guidés par des loix injuftes<br />
, des ufages pervers , des opinions erronées,<br />
des préjugés capables d'anéantir la félicité publique.<br />
Enchainées par des coutumes ou des habitudes<br />
peu raifonnées, les nations fe trouvent malhetireufes;<br />
de mauvais citoyens, perpétuellement<br />
occupés a fe nuire ouvertement, ou fourdement<br />
pour des intéréts particuliers toujours oppofés a<br />
ftntérêt général. Eft-ce que 1'hiftoire de quarante<br />
fiecles ne nous préfente pas fans ceflë le <strong>tableau</strong><br />
de la fociété , toujours gouvernée par des rois<br />
ou des chefs, 8c toujours malheureufe 8c condam-
DES PROVINCES-UNÏES. 15<br />
aée a gémir dans les fers , 1'opprobre 8c la plus<br />
affreufe mifere. Si jamais il arrivoit que tous les<br />
hommes devinflent juftes 8c fages j quelles autres<br />
loix feroient nécelTaires que celle de 1'amitié •, la<br />
paix deviendroit pour eux un lien indiffoluble. Le<br />
contract particulier qui unit l'homme a la fociété<br />
n'eft que conditionel 8c réciproque , c'eft-a- dire,<br />
qu'il fuppofe des avantages mutuels entre les parties<br />
contra&antes. « Le citoyen , dit un moderne,<br />
» ne peut tenir a Ia fociété , a la patrie , a fes<br />
» affociés, que par le lien du bien-ètre : ce lien<br />
» eft-il tranché , il eft remis en liberté )).<br />
Donnons plus d'étendue a cette penfée ! La réunion<br />
des intéréts particuliers avec le général , ne<br />
peut-être que 1'effet d'une fociété fidelle a remplir<br />
les engagemens du pacte focial. Des loix impartiales<br />
obligeroient tous les citoyens d'obferver les<br />
loix de la juftice , 8c tout homme raifonnable fe<br />
trouveroit dans la nécefïité d'être vertueux , c'eftè-dire,<br />
feroit dans la difpofition habituelle de reA<br />
pe£ter les droits de fes femblables. C'eft dans la<br />
balance de 1'équité que 1'on doit pefer les loix , les<br />
coutumes , les inftitutions humaines j il n'eft pas<br />
d'autre moyen de diftinguer le bien du mal , 1'utile<br />
du nuifible , le jufte de 1'injufte , ce qui fuppofe<br />
a la vérité de 1'expérience 8c de la raifon.<br />
Faute de réfléchir , les hommes, pour la plupart,<br />
regardent comme jufte tout ce que les loix, ou<br />
les ulages ordonnent ou permettent , 8c regardent<br />
comme injufte ce qu'ils défendent. De pareils principes<br />
ne peuvent que confondre, obfcurcir 8canéanïlr<br />
toutes les idéés de la juftice naturelle. On ap-
iö TABLEAU HISTOKIQÜÈ<br />
pelle licitc ce que les loix ou les ufages d'un peuple<br />
permettent Sc illiciu, ce que ces mêmes loix<br />
ou ufages defendent. II eft a obferver que ce qui<br />
eft icite ou permis par la loi ou par 1'ufage , peut<br />
quelquefoisetre très-injufte : par exemple , chez<br />
lesLacedemoniens , le brein , Ie vol , fait avec<br />
adreue , etoit permis ou toléré , Sc cependant<br />
«oir tres-injufte. Ne fuffit-H pas de la moindre ré-<br />
Ilexion pour fe convaincre que c'eft nuire aux<br />
droits des hommes que.de leur ravir des biens dont<br />
la fociete doit être garante. Dans Une afiociation<br />
de bngands , telle que fut autrefois celle des Rornains<br />
, ces conquérans du monde , ces fléaux du<br />
genre humain , le vol, le meurtre , Ia violence ,<br />
tous l e s<br />
exces, contre les autres peuples étoient d^s<br />
adtions, non feulement permifes , maisencore approuvees<br />
Sc iouées comme des vertus : il n'y a de<br />
yraimènt jufte que ce qui eft conforme aux droits<br />
imprefcnptibles de 1'humanité. Ce n'eft donc pas<br />
Ia volonte fouvent déraifonnable d'un peuple, ce<br />
ne lont pas fes intéréts particuliers , ce ne font<br />
pas ces loix Sc fes ufages qui rendent jufte ce qui<br />
ne leftpoint par fa nature. La violence Sc la conquete<br />
peuvent être conformes aux intéréts d'un<br />
peuple ambitieux. Ceux qui contentent leurs paflions<br />
, peuvent être a fes yeux des perfonnages eftimables<br />
Sc vertueux<br />
h<br />
mais un tel peuple n'eft qu'un<br />
amas de malfaiteurs Sc d'aualTins pour quiconquea<br />
des idees faines du droit des gens fi fourent<br />
viole, Sc avec autanr d'infolence par une nation en-'<br />
nemie de toutes les autres. L'intérêt permanentde<br />
Ihomme en général, du genre humaio , de 1*<br />
grande
DES PROVINCES-UNIES. IJ<br />
grande fociété du monde , exige qu'un peuple<br />
refpedte les droits d'un autre peuple3 de même<br />
que 1'intérêt général de toute fociété particuliere ,<br />
exige que chacun des membres refpedte les droits<br />
de fes aflbciés. Telle eft la nature du contract'<br />
focial qu'il ne doit jamais être violé , ni par les '•<br />
membres particuliers qui le compofent, ni par les<br />
repréfentans de cette fociété. Qu'on remonte a l'état<br />
naturel de l'homme 1'on verra que la première<br />
fociété 8c la feule naturelle , fut celle de familie ,<br />
Sc que 1'autorité paternelle qui ne peut agir que<br />
pour 1'utilité des enfans , n'a pu devenir i'origine<br />
d'une autorité fouveraine SC arbitraire , fans qu'on<br />
fe foit trop écarté du droit de la nature 8c des regies<br />
de la raifon:, car enfin un pere aimeréellement<br />
fes enfans , il travaille réellement pour eux , il les<br />
inftruit , il les confole , il les voit a chaque inftant<br />
du jour , il n'exifte que pour eux : un fouve-r<br />
rain au contraire méprife tous fes fujets , comparativement<br />
a lui. II les envoie fe faire égorger,<br />
pour une fantaifie , un caprice : il leur dérend de<br />
penfer Sc de réciamer leurs droits primicifs : il les<br />
afflige fouvent par des adtes odieux de violence Sc<br />
de defpotifme , il ne fe montre è eux que fort rarement<br />
il s'imagine qu'ils exiftent tous pour lui<br />
Sc que leurs vertus , leurs aftions , leurs richeffes,<br />
leurs plaifirs ne doivent être deftinés qu'a grofiir la<br />
fomme de fes jouiflances. S'il s'en trouve qui penfent<br />
plus fainement , ce font des phénomenes qui<br />
ne paroiirent fur la terre que tous les mille ans i<br />
d'ailleurs les monarques les plus vantés n'ont ni la<br />
puiftance , ni la volonté de faire töut le bien de la<br />
Tarnt II,<br />
B
iS TABLEAV H 1 ST 0R1QVE<br />
fociété , paree qu'il faudroit commencer par de£<br />
cendre du tróne Sc dépofer le fceptre aux pieds de<br />
la nation entiere. Le feul contrat, la feule fociété<br />
de droit que fhomme puiife faire fans déroger<br />
i lui-même , c'eft celle qui reflemble en tout<br />
a la fociété de familie j c'eft-è-dire, que li un roi,<br />
un monarque ne peut pas agir , on n'agit pas moralement<br />
envers fes • enfans , il ne peut avoir en<br />
effet aucun droit fur eux , paree qu'on ne peut<br />
pas avoir d'autre'pouvoir fur fes femblables que<br />
celui de leur faire du bien.<br />
En un mot, tout pafte focial qui détruit dans le<br />
fond la morale de 1'égalité , celle de la liberté , Sc<br />
celle de la propriété diftributive , eft un pafte abfurde<br />
Sc ridicule. On eft fur de s'enchevêtrer fans<br />
ceffe dans les fophifmes , dans les contradiftions ,<br />
dans un labyrinthe de maximes Sc de mots , tant<br />
qu'on s'opiniatrera avec Grotiu?, Puffendorf<br />
y<br />
Barbeyrac Sc tant d'autres, a vouloir accorder le<br />
droit naturel, le fyftême du jufte avec celui de<br />
1'injufte Sc de 1'accelfoire avec le principal 3 d'oü<br />
1'on doit conclure , que l'homme n'a pu fans une<br />
indolence marquée , fans un aveuglement ftupide ,<br />
Sc pour mieux dire encore , fans une infirmité<br />
inftantanée de la nature entiere , négliger de s'en<br />
tenir a fa première fociété de familie , Sc entrer<br />
dans une fociété bruyante Sc tumultueufe , oü le<br />
chef qui fouvent n'étoit ni citoyen , ni pere, élu<br />
au hazard, fut chargé d'un pompeux diadême Sc<br />
d'un pouvoir immenfe. Sans doute , fa nature n'étoit<br />
alors que celle d'un enfant, ou d'un imbécille<br />
qui donneroit tous fes bijoux Sc toute la fortune
DES PROriNCES-UjSlES. IQ<br />
ide fa vie , pour voir une fois la lanterne-magique.<br />
Si cette lanterne - magique des cours, des puiffances,<br />
des armées n'avoit duré que deux ou trois<br />
fiecles ••, fion n'avoit fait battre qua des foldats de<br />
bois \ mais, hélas une Ibttife faite pour tout le<br />
genre humain , n'eft pas une fottife d'un jour, il<br />
faut des fieclespour la réparer! Qu'on nedemande<br />
donc plus , s'il eft des circonftances oü il foit permis<br />
de détröner un roi , les principes font pofés :<br />
on laiife au le&eur éclairé a réfoudre la queftion.<br />
Tous les problêmes qu'on peut procurer en ce<br />
genre feront réfolus aifément, fi on a foin de les<br />
bienanalyfer faas préjugé, Sc fans s'écarter jamais<br />
de leur cercle , Sc fur - tout, fi 1'on a foin de rabattre<br />
fes idéés fur ces quatre mots principaux ,<br />
nature , raifon , juftice Sc vérité.<br />
Quand on confidere que les hommes n'onr<br />
formé de fociétés, que paree qu'ils ont fenti le<br />
befoin de fe donner des fecours mutuels , on découvre<br />
bientöt quels furent les ufages de tous les<br />
tems Sc de tous les climats. On voit qu'en général<br />
.les hommes devoient avoir pour regie , de ne pas<br />
fe nuire , d'être fideles aux engagemens qu'ils con T<br />
tra&oient, de fe réunir contre 1'ennemi commun ,<br />
d'aflurer a chacun d'eux la propriété de fes biens,<br />
de fa perfonne , Sc de s'oppofer a quiconf{ue ten ><br />
teroit de troubler 1'ordre public. La bafe de la<br />
fociété civile repofa fur 1'obfervation de ces regies:<br />
car les loix ne furent d'abord que des ufages Sc<br />
des conventions tacites qui régloient ce que les<br />
citoyens ou affociés fe devoient les uns Sc les auisces,<br />
ce que chacun d'eux devoit a l'état, Sc ce^<br />
B2
2P TABLEAU HISTORIQUS<br />
quel'état devoit a chacun d'eux$ mais Ja maniere<br />
d'appJiquer ces regies fut fufceptible de mille<br />
modifications. Comme les hommes ne s'étoient<br />
réunis , que paree qu'ils avoient fenti le befoin de<br />
fe réunir: voila pourquoi les circonftances oü 1'on<br />
s'étoit trouvé, déterminerent les devoirs auxquels<br />
on s'obligeoit réciproquement, 8c en même tems<br />
les droits qu'on acquerroit. Les premières fociétés<br />
ne firent que tatonner d'après leurs befoins , obéiA<br />
fant aux circonlhances, comme par inftinét, Jes<br />
aflbeiés changerent d'ufages , moins- par raifon<br />
que par inquiétude. II étoit aifez difficiJe de fixer<br />
une regie certaine d'après des ufages fufceptibles<br />
d'interprétations différentes. Suivant la différence<br />
des circonftances, il en réfulta que 1'ufage fervoit<br />
fouvent de prétexte a fes prétentions , paree que<br />
tous venoient de fe faire de nouveaux droits , 8c<br />
que perfonne ne vouloit s'aftreindre a de nouveaux<br />
devoirs. Les ufages fe maintenoient d'eux-mèmes<br />
ou fans efforts, fur - tout fi les circonftances ne<br />
changeoient pas, ou lorfqu'elles changeoient, fans<br />
qu'on s'en appercut. Mais arrivoit - il qu'on n'étoit<br />
pasd'accord fur 1'utilité dont ils pouvoient être , les<br />
ufages ne fe maintenoient qu'autant que ceux a qui<br />
ils étoientavantageux, étoient afiezpuiftanspoury<br />
afiujettirles autres. Les ufages conftans furent donc<br />
ou le réfultat des circonftances ou de la violence.<br />
Quand on difoit alors, c'eft 1'ufage, c'eft comme fï<br />
on avoit dit: voilé votre devoir, voila mon droit ^<br />
8c 1'ufage fut la loi. Une fois plié a 1'habitude de<br />
fuivre 1'ufage établi, 1'habitude de le fuivre devinC<br />
une feconde nature, 8c c'eft ainfi que J'habitudcs
T)ES P ROV IJS! CE S-U X 1 E S.<br />
2Ï<br />
tint lieu de raifon , 8c que 1'antiquité mit le fccau<br />
aux ufages. Dans 1'enfance des fociétés, on ne rendit<br />
pas (a-peu-près comme aujourd'hui) des ufages<br />
établis ,ftnon que nos peres Je font conduits de telle<br />
maniere, & voila par confe'quent comme nous<br />
devons nous conduire: telle eft la maniere des<br />
humains, ils lê couduifent par imitation Sc fans<br />
délibérer, ils fuppofent toujours que ceux qu'ils<br />
imitent n'ont rien fait qu'après une müre délibération<br />
: qu'en réfulta -1 - il ? c'eft que ce préjugé ,<br />
qui confirma les ufages recus, ne permit plus<br />
d'innover qu'autant qu'on y fut forcé par les circonftances.<br />
1<br />
.Principe de la variété<br />
dans les ufages des peuples.<br />
CE font les ufages qui forment Sc détruifent alternativement<br />
les fociétés. Si dans la naiffance des<br />
fociétés , on avoit demandé , dans quelle occafion<br />
eft-on cenfé nuire aux autres ? Avec quelles prétentions<br />
faut-il fe réunir contre 1'ennemi commun?<br />
Quelles mefures faut-il prendre pour afturer a chacun<br />
la propriété de fes biens , de fa perfonne ?<br />
De quelle maniere doit-on s'oppofer a ceux qui<br />
troublent I'ordre ? II auroit été affez difficile de<br />
trouverdans les ufages établis, lesréponfes k toutes<br />
les queftions qu'on peut faire a ce fujet. On auroit<br />
répondu , paree qu'il auroit fallu répondre;<br />
les réponfes auroient été différentes , fuivant la<br />
difterence des circonftances qui , Ie plus fouvent<br />
ont été mal vues. Pour répondre a ces queftións ,<br />
il auroit fallu que les alfociés eulfent été affez<br />
éolairés pour chercher le nieilleur ordre poffi-<br />
B 3
zz TABLEAU HISTORIQVE<br />
ble; mais pour prendre le parti Ie plus fage, Ü<br />
auroit fallu avoir plus d'expérience qu'on n'en<br />
avoit j on fe conduifoit donc au jour le jour , fuivant<br />
les tems Sc les lieux , fuivant Ie caractere<br />
dominant, Sc fuivant le progrès des connoifiances<br />
qui ne pouvoient alors être que trés - bornées.<br />
Voila le principe de la variété dans les ufages»des<br />
peuples : car s'il eft des nations privilégiées oü la<br />
fucceflion des ufages eft une réforme qui tend<br />
continuellement au perfe&ionnement de la fociété j<br />
il en eft d'autres, Sc c'eft le plus grand nombre, oü<br />
les ufages fe fuccédant fans fe réformer, font une<br />
fuite d'abus Sc de défordres. Ilya plus, c'eft que dans<br />
ces nations privilégiées, les tems les plus florilfans<br />
ont un terme, après lequel la corruption des mceurs<br />
entraine néceflairement la décadence de la fociété.<br />
Alors les vices deviennent des ufages ; on s'imite ,<br />
paree qu'on eft corrompu , Sc paree qu'on s'imite,<br />
on fe corrompt encore davantage 5 la contagion<br />
gagne infenfiolement toutes les conditions , 8c<br />
ruine enfin les fondemens de la fociété. Cette maladie<br />
qui eft inhérente a la plupart des états, doit<br />
fon origine aux circonftances qui donnerent 1'être<br />
a la fociété civile. A cette époque , les loix naturelles<br />
étpient encore 1'unique regie de conduite,<br />
que les individus euffent a fégard les uns des autres;<br />
mais quand les hommes jugerent apropos de s'unir<br />
par des conventions exprefies Sc muruelles, il<br />
exiftqit déja des puiffans Sc 'des riches. Les loix<br />
naturelles étant devenues infuffifantes pour mettre<br />
un frein aux pamons defïruaives , qui caufoient le<br />
malheur du genre humain, il fut néceftaire de
•DBS PROVINCES-UNIES. 23<br />
•chercher a réunir des intéréts oppofés dont le<br />
choc terrible , rendoit la terre un féjour de défolation.<br />
Le contrat focial fut le remede par lequel<br />
des hommes fages réuflirent a faire cefler le défordre<br />
5 par cette inftitution falutaire des volontés 8c<br />
des forces , que la désharmonie rendoit nulles, ils<br />
acquirent par leur jonétion une énergie , 8c une<br />
a&ivité confidérables. La puiffance publique protégea<br />
la foibleife particuliere, 8c la loi mettant au<br />
même niveau le riche 8c le pauvre , chacun refpeéra<br />
les droits d'autrui, 8c nul ne craignit de voir<br />
empiéter fur les fiens ••, telle dut être au moins 1'intention<br />
des premiers contradans. Mais la plupart<br />
de ces établiffemens ayant été faits a Ia hate , 8c<br />
fans qu'on eut fuffifamment réfléchi fur 1'efTence 8c<br />
fur les propriétés de 1'être moral, auquel les nouvelles<br />
conventions alloient donner nailTance , 8C<br />
fur les moyens de lui auurer une longue durée,<br />
le corps politique fut dans 1'origine un ouvrage<br />
très-imparfait<br />
5<br />
8c des citoyens croyant y remédier<br />
en ajoutant de tems k autre quelque nouvelle piece<br />
de rapport , ne firent qu'augmenter la confufïon,<br />
rendirent la fociété une efpece de cahos, rudis<br />
indigefiuque moles , 8c ce corps manquant d'unité ,<br />
commen9a dés - lors fortement a hater fa dilfolution.<br />
Si les fociétés font lentes a fe former \ elles<br />
font promptes a fe détruire. Dans 1'origine , la<br />
fucceflion des ufages qui tendent a 1'ordre ne s'établit<br />
que peu - k - peu , &C dans la décadence , la<br />
fucceflion des ufages qui tendent au défordre ,<br />
1'amene brufquement. Quand la fociété étoit travailiée<br />
de quelque maladie , il auroit fallu pcnfcr<br />
B 4
24 TABLEAU UISTORIQUE<br />
que fobfervation des loix naturelles, étant la fource<br />
du mal auquel on vouloit remédier , on ne pouvoit<br />
entiérement couper la racine a tous les défordres.<br />
Si on ne commencoit par prendre pour bafe de<br />
l'état civil une entiere conformité a cette voix<br />
facrée de 1'auteur de la nature , & a écarter par<br />
conféquent tout ce que la corruption naturelle<br />
des hommes avoit introduit d'étranger a leur état<br />
primitif. De ce nombre furent les propriétés foncieres<br />
qui porterent dans la fociété civile le même<br />
défordre qu'elles avoient occafionné dans l'état<br />
de nature ; car les loix n'ayant mis aucune borne<br />
a 1'induftrie qui fe trouve inégalement répartie<br />
parmi les individus, il arriva par la fuite des tems<br />
que quelqucs citoyens fe trouverent en poiTeffion<br />
de tout Ie territoire de Ia république. Tandis que<br />
le plus grand nombre étoit dépouillé de fes héritages<br />
, 8c vivoit fans domicile dans Ie fein de fa<br />
patrie , les riches fe fervant alors de leur puit<br />
fance , pour donner a la législation une impullïon<br />
a leur avantage, établirent dans Ie corps focial<br />
une différence défavouée par la nature. Les grands<br />
propriétaires afFeéterent de fe féparer du refte du<br />
peuple qu'ils regardoient comme vil , & prirent<br />
eux- mêmes la dénomination de Nobles & d'Auguflts.<br />
Par cette veine diffinétion , fous 1'extérieur<br />
d'un feulétat, il s'en forma réellement deux , qui,<br />
fujets en apparences aux mêmes loix , furent effectivement<br />
dans l'état de nature , 1'un a 1'égard de<br />
1'autre. Cela ne tarda pas a s'annoncer par la<br />
guerre violente qui s'alluma entre les deux partis ,<br />
& qui ne finit que par i'oppreflïon des foibles, 8c
DES P ROV IN CES-U NIES. 1$<br />
i'efclavage «ju les riches le réduifirent en qualité<br />
d'ennemis , Sc comme par droit de conquêre , ce<br />
qui fait voir que la Communautéou la Communion<br />
des biens doit être Ia bafe du corps politique , Sc<br />
que c'eft le feul moyen d'éviter 1'oppolition des<br />
intéréts , Sc de les réunir tous dans celui de la patrie.<br />
L'inftrudtion fociale approchera d'autant plus<br />
de fon but, que le législateur aura vifé a établir<br />
cette unité fi defirable. Ce fut fur ces fondemens<br />
que Lycurgue établit fa république : il bannit de<br />
Sparte la richeffe 8c la pauvreté^ le nom de nobles fi<br />
odieux dans un état libre, y devient incontiu, &t 1'accès<br />
des dignités fut iibre a tout homme de mérite<br />
Sc a tout citoyen qui chériflbit fa patrie. Ce grand<br />
homme, pour refferrer les liens de la grande affociation<br />
, Sc brifer ceux de toutes les fociétés<br />
partielles , abolit jufqu'a la diftinétion des families.<br />
Un politique qui réfléchira fur la plus grande perfedtion<br />
poflible des fociétés civiles, au lieu de<br />
blamer cette difpofition , 1'admirera comme un<br />
produit de la fagefle la plus profonde. En efFet,<br />
des aifeétions qui, dans les autres états partagent<br />
ie coeur du citoyen, furent dans celui du Spartiate,<br />
concentrée dans le même objet ••,1'amour du bien<br />
public fut la divinité a laquelle il faifoit le facrifice<br />
de tous les autres penchans. La conftitution de<br />
Sparte fut un chef-d'oeuvre de 1'efprit humain , Sc<br />
Ie termc de la perfcdtion politique duquel ceux qui<br />
donnent des loix aux nations , doivent approcher<br />
le plus qu'il leur eft poflïble, laraifon pour laquelle<br />
nos inftitutions modernes feront éternellement mauvaifes<br />
; c'eft qu'elles repofent fur des principes
z6 TABLEAV Hl STORIQVE<br />
totalement oppofés a ceux de Licurgue, qu'eUes<br />
font un aggrégat d'intérêts difcordans & d'aflöciations<br />
particulieres 8c ennemies les .unes des<br />
autres, 8c qu'il faudroit les détruire de fond en<br />
comble , pour les ramener a cette frmplicité qui<br />
fait la force 8c la durée du corps focial. La grande<br />
regie dont on ne doit jamais fe départir en politique<br />
, c'eft que 1'égalité légitime parmi les membres<br />
d'une même cité , eft de 1'effence de tout le corps<br />
politique , tous indiftin£tément doivent être foumis<br />
aux mêmes.obligations , 8c il n'eft pas permis<br />
au législateur de charger un citoyen d'un fardeau<br />
qu'il n'auroit pas impofé a un autre. Outre cette<br />
forte d'égalité qui fait le fond 8c le noeud de 1'affociation<br />
, il en eft un autre qui renforce ou diminue<br />
la première , felonqu'elle s'en trouve plus ou moins<br />
dans la république : on veut parler de 1'égalité de<br />
puiffance 8c de richeues. On comprend aifément<br />
que , fi a 1'égard de ces deux objets, il regne une<br />
trop grande difproportion. entre les citoyens , elle<br />
ne peut manquer de faire pencher la balance de la<br />
législation , 8c de rompre par conféquent 1'unité<br />
du corps focial , ce qui ne peut qu'en amener<br />
tót ou tard la dilfolution totale •, c'eft ce qui a haté<br />
la mine de tous les états , ou i'on a fouffert que<br />
quelques families s'arrogeaffent le droit exclufif de<br />
parvenir aux honneurs. L'hiftoire des républiques<br />
modernes d'Italie ne nous offre que trop de preuves<br />
de cette vérité. Les troubles perpétuels excités<br />
a Venife 8c a Gênes , par 1'ambition des nobles<br />
8c le mécontentement du peuple , ont fini dans<br />
1'une 8c 1'autre république , par l'opprelfion 8c le
DES pROriNCES-UtflES. ZJ<br />
defpotifme le plus accablant. Ce dok être une<br />
-regie générale pour tous les penples jaloux d'; leur<br />
liberté , de fe réferver la nomination de leurs-magiftrats.<br />
Si le corps chargé de la puiifance exécutive<br />
fe met en poflefïïon d'élire fes propres membres,<br />
il eft a craindre que les fénateurs ne tachent de<br />
perpétuer les dignités dans leurs families, 8c d'établir<br />
infenliblement 1'ariftocratie héréditaire , forte<br />
de gouvernement qui eft toujours le précurfeur du<br />
defpotifme. On vient de voir que 1'influence des<br />
ufages fur les fociétés , eft de les former 8c de les<br />
détruire : il eft vrai, qu'il y a des peuples , qui,<br />
après avoir fait certains progrès, s'arrêtent tout-aeoup<br />
, 8c perféverent dans les anciens ufages 5c s'y<br />
attachent aveuglément , quoiqu'il auroit été avantageux<br />
pour eux d'en changer , 8c ce tems eft celui<br />
oü il refte encore bien des chofes a faire pour<br />
établir le meilleur ordre. Lorfque Lycurgue voulut<br />
réformer les Spartiates , il employa la force ,<br />
8c fi Solon n'ufa pas de la même violence avec les<br />
Athéniens, c'eft que les circonftances avoient forcé<br />
ce peuple a lui demander des loix. Arrive-t-il<br />
que la fociété ait fait fes derniers progrès , Sc<br />
qu'il feroit a defirer qu'elle fe maindnt dans la<br />
iituation oü elle fe trouve : c'eft alors qu'un peuple<br />
tient moins a fes anciens ufages , &C que<br />
les regardant comme de vieux préjugés , il<br />
conrt après des nouveautés qui le .perdent: tels<br />
étoient les Athéniens au fiecle de Périclès^ ;<br />
d'oü il réfulte que Ce n'eft que fuivant les circonftances<br />
, que cette maxime eft bonne ou<br />
mauvaife. En général, les peuples n'adoptent cette
i8 TABLEAU HIS TORIQU E<br />
maxime , que lorfqu'il la faut rejeter, Sc qu'ils la<br />
rejetent lorfqu'il la faut adopter : c'eft pourquoi<br />
ils ne paroiffent changer que par inquiétude ,<br />
éprouyant des révolutions qu'ils n'ont ni méditées ,<br />
ni prévues , Sc fe conduifenr comme au hazard.<br />
Rien de plus intéreflant Sc de plus inftrudtif,<br />
que de remonter a 1'origine des fociétés , de les<br />
obferver a leur berceau Sc dans leurs progrès,<br />
fuivre le fil Sc les nuances de leurs diverfes révolutions<br />
, pour en déduire des conféquences juftes<br />
Sc précifes. Sans cette précaution préliminaire ,<br />
en vain , voudroit - on imaginer les mefures les<br />
plus fagement combinées , pour enchaïner 1'ignorance<br />
Sc le vice , Sc forcer les hommes a travailler<br />
tous de concert a s'afturer un bonheur permanent<br />
dans 1'efprit flatteur , Sc la confiance certaine de<br />
jouir des précieux avantages d'une paix inaltérable,<br />
Sc d'une exiftence douce, tranquille Sc a I'abri<br />
de leur revers.<br />
Recherches fur /'origine & les progrès de la fociété.<br />
IL faut d'abord confidérer avec quelques moraliftes<br />
modernes , l'homme fous deux points de vue<br />
généraux , comme feul Sc comme vivant avec d'autres<br />
hommes, avec lefquels il a des rapports. On<br />
donne a l'homme conlidéré fous le premier point<br />
de vue , le nom d'état de nature ou d'indépendance<br />
primitive 5 Sc a l'homme conlidéré fous le fecond<br />
point de vue , le nom de fociabilité.<br />
État de nature<br />
IL eft des perfonnes qui fe font une idéé faufte
DES PR oriNCEs-UNIES. 29<br />
de 1'indépendance primitive 3 ce font ceux qui s'imaginent<br />
que ce feroit l'état de folitude dans le<br />
quille fans penfer a rien , fans rien prévoir , il fe<br />
livrera aux douceurs du fommeil, éloigné de cette)<br />
foule d'objets qui agitent 1'imagination Sc réveillent<br />
les defirs, ignorant tous ces befoins faétices ,<br />
tous ces riens féduifant qui ne font point 1'amour ;<br />
mais plus illufpires que 1'amour même , il n'éprouvera<br />
vraifemblablement que dans un tems marqué
30 TABLEAU UISI-ORIQUE<br />
le befoin cTaimer , qui n'eft pour lui qu'un inftinct,<br />
tandis qu'il fe prélente a nous fous mille formesféduifantes.<br />
S'il arrivé que cette douce fermentation<br />
des fens 1'arrache a fon oifiveté habituelle 8c<br />
lui faife éprouver des mouvemens inconnus. S'il<br />
rencontre par hazard une femelle , il la forcera<br />
peut-être de fatisfaire fes befoins , après quoi il<br />
1'abandonnera 8c 1'oubliera jufqu'au moment oü<br />
les mêmes befoins renaitront chez lui. Si cette femelle<br />
délailfée eft abandonnée a elle-même , comme<br />
celui qui la féconde , elle accouchera d'nn enfant<br />
qui ne connoïtra jamais celui qui lui donna<br />
le germe de fon exiftence. Sa mere obéifTant par<br />
inftiiict au cri de la nature lui prodigue I'aliment<br />
précieux que renferme fon fein , 8c peut-être n'eftce<br />
d'abord que pour fe foulager ? Si eet enfant<br />
recoit la naiflance dans un climat favorifé du Giel,<br />
fon enfance fera heureufe •, paree que fans fbucis<br />
êc fans recherches , fa mere trouve d'autant plus<br />
aifément de quoi fatisfaire fes befoins, qu'ils font<br />
en petit nombre. Mais s'il a le malheur de naitre<br />
fur les terres ingrates du nord , oü la nature prefqu'engourdie<br />
femble expirante , expofé dans Ja<br />
foibleffe du premier age a toutes les rigueurs des<br />
faifons, a toutes les intempéries de l'air, fans toit,<br />
fans vêtement, fucant un lait toujours appauvri<br />
par le défaut de nature, tantót vicié par la mauvaife<br />
qualité des alimens , ou échauffé par une»fatigue<br />
exceflive , il languit peu 8c meurt bientót 3 ou<br />
s'il réfifte a tant de maux il devient un animal peu<br />
fenfible 8c néanmoins très-vigoureux. En peu de<br />
tems fes membres croyTent<br />
?<br />
bientót fes mains at-
,T)ES PROVINCES-U NIES. 31<br />
teignent aux premières branches des jeunes arbres<br />
8c en arrachent les fruits ; ou fi le fol infertile ne<br />
répond pas a fes befoins , déjè il peut attraper a<br />
la courfe , ou furprendre par fes rufes des animaux<br />
lents 8c foibles qu'il déchire , 8c dont il dévore<br />
les membres encore palpitans. Le fentiment<br />
de fes forces lui apprend qu'il peut fe pafier de fecours<br />
, le befoin le conduit ou 1'égare , nulle<br />
connoiflance , nulle idéé , nulle imprelïïon profonde<br />
: il ne cherchera donc pas long-tems une<br />
mere qu'il a perdue , 8c qui ne lui eft plus néceffaire.<br />
L'animal qui fe fuffit a lui-même ne cherche<br />
qu'a exercer des facultés nouvellement acquifes,<br />
il oublie bientót le fein qui 1'a nourri 3 ainfi<br />
dans l'état de nature , 1'amour conjugal n'a d'autre<br />
empire que celui du befoin , lequel une fois<br />
fatisfait , il n'eft plus rien qui attaché le fauvage<br />
a la femelle. II ignore qu'il en réfultera un être<br />
lèmblable a lui , il s'abandonne au fentiment qu'il<br />
éprouve fans rien voir dans 1'avenir, 8c par-la même<br />
1'amour paternel ne peut être fenti par lui , paree<br />
qu'il faut de la prévoyance pour s'en préparer les<br />
plaifirs , 8c l'homme fauvage ne prévoit rien ; 1'amour<br />
filial ne fera pas plus fenti par le petit fauvage<br />
3 car comme 1'amour filial eft le produit de<br />
la reconnoiffance , quelquefois de la feule habituele<br />
, le petit fauvage n'a point encore allèz d'idées<br />
pour être reconnoifiant , 8c a trop peu de<br />
mémoire pour fe faire un lien de 1'habitude. Cet<br />
amour eft auffi quelquefois dü a 1'idée d'un devoir<br />
qu'on veut remplir 3 cette idéé échaufFe le cceür<br />
& partage la chaleur de 1'efprit. Selon quelques-
j.2 TABLEAU HISTORIQUS<br />
uns 1'amour paternel prk nailïance dans le cceur<br />
de la première, des meres qui, obligée d'allaitcr fon<br />
enfant, s'y fera attachée par une fuite des foins<br />
quelle lui aura prodigués, ou peut-étre aulfi par<br />
le foulagement qu'elle en reeoit d'abord , dans 1'un<br />
& 1'autre cas , attachemenr foible dans un état<br />
oü 1'ön n'a point toutes ces idéés acceiroires qui<br />
exaitent nos paflions, Sc qui font dues a 1'imagination<br />
Sc a la mémoire. En effet, c'eft la mémoire<br />
feule qui caufe les regrets que nous font éprouver<br />
les perfonnes qui nous ont été cheres , Sc qui font<br />
abfentes. II fuffit a 1'ame de fe replier fur ellemême<br />
pour fentir cette vérité. Si le tems confole,<br />
ce n'eft. pas qu'il diminue la feniibiliré de<br />
notre cceur 5 mais paree qu'il affbiblit ou détruit<br />
les traces du fouvenir Sc qui fervoient d'aliment<br />
a cette fenfibilité. Mais les fauvages ne peuvent encore<br />
faire entendre que quelques fons inarticulés.<br />
Or, le petit fauvage 'n'a rien dit , Sc dans une<br />
maniere de vivre entiérement monotone , qu'auroit-il<br />
pu faire? A-t-il été admiré dans quelque<br />
circonftance ? D'ailleurs fa mere a très-peu de mémoire<br />
paree qu'elle manque de fignes pour fixer<br />
fes idéés qui font par elles-mêmes très-fugirives.<br />
Ainfi dans la vie fauvage 1'enfant abfent de fa mere<br />
eft aulfi-tót oublié d'elle qu'il 1'oublie lui - même.<br />
Mais que deviendra le fauvage ou notre homme<br />
ifblé , fi nous le placons dans ces contrées dans<br />
lefquellés il eft une faifbn oü le froid glacé les fleuves<br />
, oü les animaux fe cachent ou s'éloignent<br />
d'une terre couverte d'une couche épaifie de neige<br />
«Uircie par le foufle glacé de 1'aquilon. Dans cette<br />
pofition
DES P ROV1 N CES-U N 1ES, 33<br />
pofition critique le fauvage fera quelques jours fans<br />
trouver de quoi fatisfaire la faim qui le dévore :<br />
quelquefois fes recherches font tour-a -fait inutiles :<br />
il s'épuife par les travaux multipliés qu'il fait pour<br />
conferver fa vie \ fes forces i'abandonnent, il languit<br />
quelques momens Sc cefie d'être. Quelque<br />
foit le climat oü le fauvage foit placé par le hazard<br />
, ne fera-t-il pas expofé a être pourfuivi par<br />
des animaux carnaciers , s'il n'eft pas afiêz heureux<br />
pour trouver un arbre qui lui oifre un afyle :<br />
encore eft-il des animaux tels que 1'ours quile pourfuivront<br />
jufques dans ce dernier retranchement ; de<br />
maniere ou d'autre il fera tót ou tard forcé de<br />
Iivrer un combat. Heureux s'il en fort victorieux,<br />
peu malheureux a la vérité s'il lui arrivé de fuccomber<br />
, puifqu'il ne perd qu'une exiftence dont<br />
il n'a jamais connu le prix qui lui eft a charge,<br />
Sc dont il n'a jamais prévu la fin 3 mais s'il ne met<br />
en fuite fon ennemi qu'après avoir rec;u quelques<br />
blefiures profondes , privé de fecours, incapable<br />
de panfer fes plaies , Sc d'en prévenir les fuites<br />
facheufes , il eft condamné a fouffrir une mort<br />
lente Sc a n'expirer qu'après les plus aifreux tourmens.<br />
Tel eft a-peu-près le plus fidele <strong>tableau</strong> de<br />
l'homme dans l'état de nature dont 00 ne peut fe<br />
faire d'idée a la vérité que par hypothefe , puifqu'on<br />
ne trouve par-tout que des hommes qui ont<br />
au moins quelque commencement d'aiTociation,<br />
Avec une fenfibilité médiocre Sc peu d'idées , il<br />
ne peut pas être auflï malheureux que l'homme<br />
civilifé, il ne peut pas être miferable par la privation<br />
34 .TABLEAU HISTORIQUE<br />
décidcr fi les maux dont il eft menacé, 8c que luï<br />
font éprouver les animaux féroces, 8c 1'inclémence<br />
des faifons, peuvent être mis en équilibre avec ceux<br />
que l'homme fait éprouver a l'homme 8c 1'individu<br />
a lui-même dans l'état focial. Toutes fes confidérations<br />
n'empèchent pas qu'on demande fi l'homme<br />
dans cette pofition a des devoirs a remplir.<br />
Queftion afiez futiie Sc a la quelle il fuffit de répondre<br />
, qu'il eft foumis a des devoirs envers luimême<br />
: or , on entend par devoirs les moyens néceffaires<br />
pour obtenir la fin qu'on fe propofe.<br />
L'homme ifolé ou l'homme dans l'état de nature a<br />
fans coute une fin qui eft de rendre fon exiftence<br />
heurcufe ; l'homme ifolé étant capable d'éprouver<br />
des ylaifirs 8c des peines , fa nature le force d'aimcr<br />
les uns , 8c de craindre les autres.<br />
11 a des defirs , des craintes , des paffions 8c des<br />
volontés , il peut agir , faire des expériences 8c<br />
quelques foibles que foient les connoilfances qu'il<br />
acquiert dans eet état d'abandon, il eft a portée<br />
de recueillir afiez d'expériences pour régler fa conduite<br />
dans fa vie folitaire. Qu'il fe borne a fe procurer<br />
de quoi fatisfaire fes befoins qui font en petit<br />
nombre , il s'occupera du foin de fe nourrir, il<br />
mettra de la différence entre les fruits doux 8c<br />
amers que produit la contréc qu'il habite , il aura<br />
foin de s'abftenir des alimens qui lui auront caufé<br />
des douleurs 8c des maladies, il s'en tiendra a ceux<br />
que 1'expérience lui aura montré comme incapables<br />
de nuire a fa fanté ; aurrement il ne tarderoit<br />
pas a être puni de fon imprudence. II fera attentif<br />
a réfifter a la tentation de manger des fruits qui 3
DES PROVINCES-UNIES. 35<br />
après avoir excité en lui des fenfations déleaables,<br />
auront produit quelque dérangement facheux dans<br />
ion économie animale. De cette maniere, il dèvra<br />
iaequifition de fes connohTances k fon unique ex*<br />
périence 3 elles fe réduiront a prendre les moyens<br />
n^ce.i'iires pour fe conferver 8c pour écarter de lui<br />
tout ce qu'il foupconneroit pouvoir lui être nuil'ible<br />
: voila toute la tache qui lui eft impofée. Si<br />
fes aétions ne peuvent influer fur les autres , elles<br />
influeront fur lui-même. Né fenfibleSc capable de<br />
réflexion , il ne peut s'oublier ni fe perdre de vue ,<br />
lors même qu'il n'a pas de témoins de fa conduite :<br />
il eft fon propre témoin , il a la confciencc de fe<br />
faire du bien ou du mal : il éprouve des reprets<br />
8c des remords lorfqu'il s'eft attiré par fon irnprudence<br />
des maux qu'il auroit pu éviter, s'il eut confulté<br />
1'expérience Sc la raifon : on peut dire ia<br />
même chofe de tout homme civilifé condamné a<br />
vivre ifolé comme le fauvage. Par exemple , tel<br />
qu'un homme que le naufrage auroit jeté dans une<br />
isle déferte. Si 1'on demande ce que c'eft que la<br />
confcience d'un homme ifolé ? on doit répondre<br />
que c'eft la connoiffance acquife par 1'expérience<br />
des effets que fes a&ions doivent produire fur les<br />
autres & par contre-coup fur lui-même. Dans l'homme<br />
ifolé , comme dans l'homme focial , la honte<br />
eft le mépris de lui-même , excité par 1'idée de fa<br />
déraifon 8c de fa propre foiblefte , le ïemords eft<br />
en lui 1'idée du chatiment que la nature réferve a fa<br />
conduite infenfée. Tout homme ifolé fe fent inquiet,<br />
toutes les fois que fes fondions organiques<br />
tont troublées : il éprouve des fentimens de crai;><br />
C 2
3
DES PROVINCES-UNIES. 37<br />
tus , & c'eft par eet état que quelques-uns prétendent<br />
que le genre humain a commencé } mais<br />
li l'homme dans l'état de nature eft un homme dégénéré<br />
, il n'eft pas probable que tel ait été l'état<br />
des premiers hommes. Ce feroit a 1'hiftoire a nous<br />
apprendre par quelles progreflïons les hommes font<br />
parvenus infenliblemcnt au point de civilifation oü<br />
ils font 5 comment le langage 8c l'état de fociété<br />
fe font formés chez nos premiers parens 5 la révélation<br />
feule pourroit nous donner fur cela quelques<br />
éclairciirement 3 elle nous montre bien une filiation<br />
non-interrompue d'hommes favorifés du Cicl;<br />
elle nous préfente une fuite de patriarches qui tranf<br />
mirent leur mémoire , leurs noms 8c leurs préceptes<br />
fans difcontinuation a leurs defcendans. Leurs<br />
families n'ayant éprouvé depuis la tour de Babel<br />
aucun fléau capable de les féparer , refterent enfemble<br />
, 8c conferverent fans peine les arts 8c les<br />
connoiiïances qu'elles avoient héritécs de leurs ahcêtres.<br />
Voila une efpece de fociété qui fort de 1'ordre<br />
naturel , comme les moyens qui la dirigeoient.<br />
Mais ce bienfait ineftimable fe bornoit a une petite<br />
partie des enfans de Noé. Les écrivains facrés ne<br />
nous apprennent rien du refte des hommes 3 1'hiftoire<br />
profane toute entiere fans exception , attefte<br />
que Dieu dans les profondeurs de fa juftice, les<br />
ayant abandonnés a eux-mêmes , ils ne tarderent<br />
pas a fe trouver réduits a-peu-près a l'inftin£r. des<br />
animaux. Ils habitoient les forêts , fervant tour-atour<br />
de proie aux bêtes fauvages ou ils en faiibient<br />
la leur. Dévorans ou dévorés , avües fans doute<br />
par eet état de fcr-ocitc , m^is dédommagés ca<br />
C3
3§ TABLEAU ni ST ORIQVE<br />
quelque forte de I'abfence de la raifon, par 1'exemp.<br />
tion de fes excès , ils n'avoient aucunes de fes lumieres<br />
, mais aufli ils ne redoutoient aucun de fes<br />
abus : ici s'ouvre un vafte champ aux conjedtures<br />
des phiiofophes. Les uns nient l'état de pure nature<br />
tel qu'on vient de le décrire , St voici fur quoi ils<br />
fe fondent. Ils ont recours a 1'analogie 8c objectent<br />
qu'un grand nombre d'animaux vivent entroupes,<br />
St que ces efpeces font précifémentcelles qui,peuplant<br />
davantage , font compofés d'un plus grand<br />
nombre d'indiridus , lefquels ont eu plus d'occa-<br />
/ïons de fe familiarifer entr'eux 8t de fe réunir. On<br />
foutient que les animaux qui vivent toujours en<br />
troupes y ont toujours vécu , paree qu'ils font incapables<br />
de perfectibilité.' II eft peut-être plus vrai<br />
de dire qu'ils ne le font que jufqu'a un certain point.<br />
On ajoute des qualités nouvelles aux animaux domeftiques<br />
par 1'éducation. Dans les endroits oü<br />
les caftors font peu nombreux & fouvent inquiétés<br />
, ils n'ont qu'un poil hideux , dur , hériffé , St<br />
fe creufent des habitations fous Ja terre comme les<br />
bléreaux jdans les parages oü ils fe rrouvent en grand<br />
nombre St tranquilles, ils s'embelliffent St conftruifent<br />
des ouvrages qui nous étonnent. On in-<br />
Me St on dit qu'on n'a point vu de pays oü les<br />
hommes vécuflent féparés \ mais on répond a cela<br />
qu'il faudroit pouvoir s'alfurer qu'on eut découvert<br />
des pays oü l'homme encore voiü'n de fon<br />
origine , n'eüt pas encore franchi bien des degrés<br />
de perfedfibilhé.<br />
II n'eft pas impoflible , fdon quelques modernes,<br />
que l'homme ait pu d'abord vivre ifolé, St
BES PROriNCES-UNlES. 39<br />
que eet état même ait été trés - long. On fait<br />
quelle eft la lenteur de la population, puifque dans<br />
les circonftances les plus favorables , elle ne s-'accx<br />
jir pas d'un vingtieme dans 1'étendue d'un fiecie.<br />
D'aiileurs les fauvages peupjent moins que les<br />
nations policées : deux feuls befoins étoient connus<br />
, la faim 8c 1'amour ; mais la vie étoit trop<br />
dure , trop dépendante du hazard , pour que celuiei<br />
ne füt pas rarernent fenti; le langage n'étoit<br />
• pas encore néceffaire , ainfi il n'y avoit point encore<br />
de langage. Les hammes n'avoient rien a fe difi<br />
puter entr'eux \ ainli ils vivoient dans une efpece<br />
de paix , comme font les animaux de même efpece.<br />
II ne pouvoit y avoir que deux efpeces de guërre.<br />
Quand un homme aftamé ou amoureux rencontroit<br />
par hazard , un autre pourvu d'une proie , ou<br />
d'une femme , le combat n'étoit ni bien long , ni<br />
bien cruel entre deux ennemis qui n'avoient point<br />
d'armes. Ces fauvages ne penfoient point encore établir<br />
entr'eux des devoirs mutuels, paree qu'ils étoient<br />
encore trop dépourvus d'idées pour fentir le belbin<br />
qu'ils avoient les uns des autres. En effèt, comment<br />
deux individus ne ferencontranrprefqueja naisdeux<br />
fois en leur vie , auroient - ils cru fe devoir quelque<br />
chofe ? Mais tant qu'on fuppofera les hommes<br />
ainfi difperfés , toute leur hiftoire ne peut jamais<br />
offrir que le même <strong>tableau</strong>. Voila pourquoi d'autres<br />
philofophes fe plaifenr a faire d'aut es fuppofitions,<br />
Sc a ralfembler , par exemple , les hommes<br />
en un corps, pour qu'ils s'établiffentune fociété , 8c<br />
la rendilTent nécefiaire , autrement elle t uderoit<br />
trop a fe former , 8c voici la fuppolition qu'ils font.<br />
C 4
40 TABLEAU M ÏS TORI QUE<br />
lis fuppofent que quelques individus de 1'efpece<br />
humaine fe trouvent renfermés dans un efpace ,<br />
dont la fortie foit devenue impoflible a des hommes<br />
fans art : il ne faut pour cela qu imaginer une ré-<br />
Volution hien fimple. Des bois touffus, des montagnes<br />
inacceitibles peuvent fermer l'iflue de trois<br />
cótés. II ne faut plus qu'un éboulement deterre, que<br />
1 ecroiilement d'un rocher , pour que des malfes<br />
d'eau , prenant un nouveau cours, empêchent toute<br />
retraite , infenfiblemem ces individus prifonniers<br />
travaillent a la propagation. Plus reflbrrés, plus<br />
nombreux rélativement k 1'efpace qu'ils occupent ,<br />
ils font fujets a des rencontres plus fréquentes 8C<br />
fe familiarifent a la vue de leurs femblables. Cependant,<br />
comme ils ne font pas encore entalfés , il<br />
leur eft aifé de trouver une nourriture fuffifante.<br />
N'ayant pas befoin les uns des autres , ils fe rencontrent<br />
avec indiiférence Sc ne font point encore<br />
ufage de la parole , pour établir entr'eux une communication<br />
inutile ; mais bientót le nombre des<br />
confommateurs devienr enfin plus confidérable ,<br />
Sc par conféquent les alimens font plus rares. Alors<br />
celui qui, après bien des fatigues , s'eft procuré<br />
fa fubliftance 8c fe la voit arracher , concoit qu'on<br />
lui ravit injuftement ce que fes peines lui avoient<br />
rcndu propre : ainfi fè forme 1'idée de la juftice.<br />
S'il veut qu'on refpe&e fes propriétés , il faut qu'il<br />
relpedfe celle des autres , voila un commencement<br />
de devoirs moraux : il eft vrai que cette idéé morale<br />
vient bien lentement. Avant de s'en pénétrer ,<br />
on emploie long - tems la violence Sc la force<br />
pour la défenfe comme pour 1'attaque 3 1'inutilité
ss PRÖVINCES -UNIES. 41<br />
fréquente de la force rend la morale néceffaire.<br />
L'homme affamé tache par des cris inarticulés<br />
5<br />
par des geftes exprefïifs , de témoigner fon befoin<br />
a celui qu'il croit capable de lui procurer des alimens<br />
: voila un comftiencement de langage , paree<br />
que le befoin de fecours commence a fe faire fentir.<br />
Mais ce langage n'eft encore qu'un langage d'action<br />
, c'eft-a-dire, les geftes , les mouvemens du<br />
vifage 8c les accens inarticulés. Les hommes n'ont<br />
pas eu d'autres moyens pour fe communiquer leurs<br />
penfées. On entend par les geftes, les mouvemens<br />
du bras , de la tête , du corps enrier qui s'éloigne<br />
ou s'approche d'un objet, 8c toutes les attitudes<br />
que nous prenons , fuivant les imprefïïons qui paffent<br />
jufqu'a 1'ame. Le defir, le refus , le dégoüt,<br />
J'averfion font exprimés par le mouvement du bras,<br />
de la tête, £c par ceux de tout le corps , mouvemens<br />
plus ou moins vifs, fuivant Ia vivacité avec<br />
laquelle nous nous portons vers un objet, ou nous<br />
nous en éloignons. Tous les fentimens de 1'ame<br />
peuvent être exprimés par les attitudes du corps j<br />
elles joignent d'une maniere fcnfible 1'indifférence,<br />
fincertitude, 1'irréfolution , 1'attention , la crainte,<br />
8c le defir confondus enfemble , le combat des<br />
paftions tour-a-tour fupérieures les unes des autres<br />
, la confiance 8c la méfiance , la jouiffance<br />
tranquille 8c la jouiffance inquiete , le plaifir Sc la<br />
douleur , le chagrin 8c la joie , 1'efpérance 8C le<br />
défefpoir , la haine , 1'amour , la colere , 8cc.<br />
Mais 1'énergie de ce langage eft dans les mouvemens<br />
du vifage, 8c principalement dans ceux des<br />
yeux: ces mouvemens finiffentun <strong>tableau</strong> que les
42 TABLEAU VISTORIQUE<br />
attitudes n'ont fait que dégroflïr , 8c ils expriment<br />
Jes paflions avec toutes les modifications dont elles<br />
font fufceptibles. Ce langage ne parle qu'aux<br />
yeux , c'eft de - la fans doute , que nous vient le<br />
proverbe latin , funt oculi inamore duces. II feroit<br />
inutile , fi par des cris , on, n'appelloit pas les regards<br />
de ceux a qui on vent faire connoitre fa<br />
penfée. Ces cris font les accens de la nature , ils<br />
varient fuivant les fentimens dont nous fommes<br />
affeétés : on les nomme inarticulés, paree qu'ils<br />
fe forment dans la bouche fans être frappés ni avec<br />
Ia jangue , ni avec les levres • c'eft a quoi fe réduifoit<br />
le langage des premiers hommes. Quelqu'un<br />
^'entr'eux fouffroit - il quelque mal, il jetoit<br />
un cri par fon langage d'aöion , il tournoit les<br />
regards fur quelqu'un de fes femblables dont il obrenoit<br />
le fecours qu'il réclamoit par fes geftes.<br />
Voila une idee de bienfaifance qui excitoit un fentiment<br />
qu'on peut appeller reconnoifiance : de<br />
ce£<br />
te maniere la versu a cóVnmencé d'être connue.<br />
Si 1'individu que nous venons de fuppofer dans un<br />
état de foufirance ne recevoit que des refus, il<br />
acquerroit fur le moment 1'idée de la dureté de<br />
cceur, Sc il la contradte fans s'en appercevoir. II<br />
faut convenir que toutes fes acquifitions n'ont pu<br />
fe faire que bien lentement. II eft propable, par<br />
exemple, que pendant long - tems l'homme ne s'eft<br />
pas plus avifé de demanderdéformais quelque chofe<br />
a fon femblable, qu'a un arbre Sc a un rocher 3 car<br />
Ia priere renferme 1'efpérance d'obtenir , Sc 1'idce<br />
d'accorder une grace n'eft plus liée dans I'enJ<br />
ter-dement de notre animal humain, a 1'idée d'un
DES PROVIHCES-UTJIES. 43<br />
homme , qu'a celle d'une chofe inanimée. D'ailleurs<br />
, 1'efpoir fuppofe la prévoyance. Cependar.t<br />
la grande foiblefle , le défaut entier de refiburces,<br />
i'extrême befoin aura enfin infpiré k 1'un de nos<br />
fauvages bruts , de pouffer machinalement des accens<br />
plaintïfs accompagnés de geftes fupplians. Le<br />
pafTant repu lui aura jeté les reftes de fa proie j<br />
alors l'homme pourra demander encore une autre<br />
fois paree qu'il a déja obtenu. C'eft ainfi que les<br />
animaux domeftiques demandent a leurs maitres ,<br />
paree que leurs maitres leur ont déja donné. Dans<br />
la nouvelle fïtuation qui rapproche les hommes, qui<br />
les familiarife entr'eux, St qui fait naitre de nouveaux<br />
befoins, 1'hemme peut refter auprès de fa<br />
femme , dont la fécondité lui procure un fruit de<br />
leur union qui, en exigeant leurs fbins, contribue<br />
a les refferrer. II eft même naturel qu'il y refte,<br />
foit pour épargner des peines a 1'objet que les<br />
plaifirs qu'il a goütés peuvent lui rendre cher •, foit<br />
pour lui faire partager les fiennes ; car les fauvages<br />
ne font pas fort galans : voila donc une union<br />
conjugale. Si un voifin impétueux dans fes defirs<br />
veut enlever a 1'époux fa compagne , celui - ci<br />
refTent le tort qu'on lui fait: de - la fe forment les<br />
idéés que nous rendons par les mots de chajleté<br />
conjugale , de rapt , de libertinage , Üadultere :<br />
telle eft la maniere dont on voit s'étendre la lifte<br />
des vices, des vertus St des devoirs , Stc.<br />
La familie ainfi réunies a fouvent befoin de<br />
s'expliquer. Les cris différemment articulés St les<br />
geftes fuffifent pour témoigner le defir que font<br />
naïtre les objets préfens, ou le dégout 8t la crainte
44 TABLEAU HISTORIQVE<br />
qu'ils excirènt: il ne faut que montrer 1'objet<br />
9<br />
1'accent Sc 1'habitude du corps font le refte ; mais<br />
on defire des objets qui ne font pas préfens. Le<br />
pere qui conftruit fa cabane , veut ordonner a fon<br />
fils de lui aller chercher les matériaux nécefiaires :<br />
il veut que ce fils pourvoie a la nourriture de la<br />
familie. II faut inventer des mots qui défignent<br />
ces différens objets, ainfi naifient les fignes de Ja<br />
penfée , qui enfuite contribuent beaucoup aux<br />
progrès de la mémoire Sc a étendre la penfée<br />
même : voila les hommes réunis en fociété. Dans<br />
Jes premiers tems de cette réunion, 1'efpece fe<br />
fera multipliée rapidement ; car les befoins faétices<br />
n'ayant pas encore fait connoitre une mifere<br />
idéale, les enfans n'auront pas été long - tems a<br />
charge aux peres. L'efpece une fois devenue non><br />
breufe , elle aura été néceflïtée a fe réunir pour<br />
Jutter contre la nature , qui femble tendre toujours<br />
a faire fouffrir l'homme, ou a le détruire pour<br />
faire place a un autre homme , Sc que l'homme<br />
toujours vief orieux, J'a forcé a lui fournir fa fubfiftance<br />
Sc les commodkés dont il veut jouir. Sur<br />
les riches bords du Gange Sc de 1'Indus, vers ces<br />
parties fortunées de notre globe , que le foleil<br />
nourrit d'une chaleür plus vive Sc qu'il enrichit<br />
d'une moiflbn abondante de fruits délicieux , les<br />
habiians d'une terre qui , fans ceffe , prodigue fes<br />
tréfors , fans jamais exiger aucun tribut, ne durent<br />
éprouver que fort tard le befoin de fe rafiembler.<br />
Renfermant des ames froides dans des corps brük's<br />
, fobres , timides ," Icnts Sc mélancoliques ,<br />
ils defirent la folitude Sc n'aiment que la fraïcheur.
DSS FROVINCES-UNIES. 45<br />
& le lilence profond des forêts. La , fans doute ,<br />
les hommes ne fe font point cherchés, mais la population<br />
, quoique lente 8c infenfible dans fes<br />
progrès, y aura cependant été beaucoup plus rapide<br />
que dans les climats moins heureux , dont la<br />
rigueur & Finfertilité ont dü long - tems combattre<br />
contre l'homme avec avantage, avant qu'il eut<br />
appris a les dompter. Dans le climat heureux qu'on<br />
fuppofe ici, les hommes plus multipliés fe feront<br />
enfin rencontrés. Ce pays, oü la religion exerce<br />
plus fortement fon empire fur des imaginations<br />
triftes 8c fenfibles, ont donné naiflance aux premiers<br />
Cénobites , 8c nourriffent encore un nombre<br />
prodigieux de folitaires, dont les macérations qui<br />
font frémir 1'humanité , ne font pour eux qu'une<br />
efpece de jeu. Mais dans les climats du nord, ou<br />
même dans les régions tempérées oü nous fommes<br />
forcés d'arracher a la terre la fubfiftance qu'elle<br />
nous refufe, oü fous un ciel froid , les habitans<br />
font dévorés d'un feu intérieur 8c concentré qui les<br />
confume , 8C qui exige une nourriture plus forte<br />
8c plus abondante, oü malgré une jufte horreur ,<br />
la néceflité plus impérieufe que le cri de la pitié ,<br />
force les hommes a immoler a leur appétit carnaeier<br />
, les animaux qui refp'irent avec eux , 8c qui<br />
ont d'abord exigé leurs foins. La fociété n'a pu<br />
être lente a fe former , puifqu'elle eft devenue<br />
bientót indifpenfable pour 1'attaque , ainfi que pour<br />
la défenfe. II n'en faut cependant pas conclure<br />
qu'elle ait été êtablie dans le nord ou dans la zone<br />
tempérée , avant de 1'avoir été dans les contrées<br />
de 1'orient. U faut entendre feulement qu'a nombre
46 TABLEAU HISTORIQUE<br />
égal, les hommes ont été forcés plutót de fe réunir<br />
dans les climats plus durs , que dans ceux dont la<br />
douce influence rendoit moins fenfible le befoin<br />
des fecours mutuels. il eft certain que la fociété<br />
n'a pas pris naiffance dans le nord ou dans les<br />
régions tempérées , puifqu'il eft prouvé par la<br />
chronologie des Indiens 8c par 1'ancienneté de<br />
leurs arts , plus certaine que leur chronologie ,<br />
qu'ils ont été policés , 8c par conféquent raffemblés<br />
8c nombreux long - tems avant les autres<br />
peuples 3 c'eft que la nature a moins combattu<br />
contr'eux, contre la population , 8c que l'homme<br />
a moins eu a combattre contr'elle.<br />
Qu'on jete un coup-d'ceil fur 1'archipel Indien,<br />
fur toutes ces isles innombrables qui le forment.<br />
II fut fans doute un tems oü elles faifoient partie<br />
du continent, 8c elles en ont été féparées par une<br />
révolution de 1'antiquité la plus reculée, dont le<br />
fouvenir eft effacé , mais que fes veftiges rendent<br />
affez certaine. Dans le moment de cette révolution<br />
terrible ^ il fe fera trouvé fur les fommets de ces<br />
terreins élevés , qui n'ont pas été enveloppés dans<br />
lafubmerfïon , quelques individus de 1'efpece humaine<br />
: plus refferrés qu'auparavant, leurs rencontres<br />
auront été plus prornptes, leur nombre plutót<br />
accru 8c leur union plutót établie. De cette union<br />
feront nés quelques arts. Habitans des rivages de la<br />
mer , ils fe feront effayésfur eet élément 8c auront<br />
fabriqué de légers canots. Trop refferrés dans leurs<br />
isles , ils auront été peupler des terres dont ils n'étoient<br />
féparés que par des bras de mer affez étroits;<br />
ainfi, quoique ce elimat exige moins que beaucoup
DES PROVINCES-UNIES. 47<br />
d'autres , la réunion des hommes, un autre genre<br />
de néceffité y aura accéléré cette révolution du fol<br />
Indien : autrement il n'y auroit peut - être jamais<br />
eu de civilifation fur la terre. Tout annonce a 1'ceil<br />
obfervateur du philofophe l'extrême antiquité du<br />
monde , les monumens de Tanden féjour des eaux<br />
fur les différentes parties de la terre , fes différentes<br />
couches ajoutées les unes fur les autres dans les<br />
plus grandes profondeurs connues j dans certains<br />
endroits , un défordre qui rend témoignage des<br />
plus terribles renverfemens 3 dans d'autres, les vef<br />
tiges fofTïles des plus arfreufes incendies \ iei, des<br />
mers couvrant des bas - fonds qui ont fervi d'habitation<br />
aux quadrupedes<br />
7<br />
li, des valles contrées<br />
qui femblent nouvellement forties du fein des eaux.<br />
L'expérience démontre la rareté de ces grandes<br />
révolutions , puifqu'on n'en a encore remarqué<br />
qu'un petit nombre , depuis que les hommes confervent<br />
la mémoire des faits. Cette rareté eft une<br />
nouvelle preuve de 1'ancienneté de notre globe.<br />
Cependant ne nous femble-t - il pas a le prendre<br />
au moral, que ce fut hier que les hommes commencerent<br />
a fe réunir 8t a former un corps focial ?<br />
Nous voici rendus au période , oü la fociété eft<br />
devenue par - tout indifpenfable. Puifque les hommes<br />
fe preffent en quelque forte les uns contre les<br />
autres , de maniere a ne pouvoir fubfifter que par<br />
leurs foins réciproques , ils efpéreroient en vain<br />
tirer leur fubftance d'une terre qu'ils n'auroient<br />
pas cultivée , ou de la chair des animaux qu'ils<br />
n'auroient pas nourris. Aujourd'hui l'homme civilifé<br />
fe trouve prodigieufement éloigné du fauvage ifolé.
TABLEAU<br />
HISTORIQUE<br />
L'homme focial perd de fa force Sc acquiert de Ia<br />
fenfibilité. Son adreffe s'étend fur un plus grand<br />
nombre d'objets , en même - tems qu'elle diminue<br />
a quelques égards. II faura fe conftruire un afyle ,<br />
Sc ne faura plus en trouver un au fommet d'un<br />
arbre élevé. En étendant fes connoiflances , il<br />
contradte de nouveaux goüts ; en perdant de fa<br />
force , il apprend k connoïtre de nouveaux befoins.<br />
Moins exercé , il ne fera plus affez léger pour fuir<br />
le lion, ou le tigre qui 1'attaquent; mais il les<br />
domptera avec des armes qu'il a fu fabriquer.<br />
Devenu prévoyant, il craindra les dangers auxquels<br />
il ne pourroit réfifter feul; il ne s'y expofera qu'avec<br />
fes compagnons ; ils lui prêteront auffi du fecours<br />
dans les travaux que lui feul ne pourroit<br />
exécuter ; mais s'ils ne lui refufent pas leur aide,<br />
c'eft qu'ils peuvent attendre la fienne dans 1'occalion.<br />
lis donnent pour recevoir 8c ne doivent pas<br />
être trompés dans leur attente : ainfi , point de fociété<br />
fans un commerce quelconque , Sc qui même<br />
ne foit fondé fur ce commerce. De nouveaux arts<br />
s'inventent , quelques - uns en jouiffent d'abord 5<br />
bientót ils deviennent néceffaires a tous 3 mais tous<br />
ne peuvent exercer chacun de fes arts , ainfi s'accroit<br />
le commerce Sc s'augmentent les chainons de<br />
Ia chaine fociale. L'un fournit a 1'autre fon indufftie,<br />
Sc en retire ce que lui - même ne pourroit fe<br />
procurer. Qu'un homme foit alors rejeté de 1'union<br />
commune, il trouvera bientót la mort dans<br />
fa foiblefie Sc la privation des befoins qu'il a<br />
eontraöés,<br />
Au.tr?
Ï>ES PRoriNCÉs- UNIES.<br />
Autre fyftême fur le développement de ld fociété.<br />
ON vient de rapporter une des hypothefes des<br />
plus ingénieufes qu!on puiffe imaginer fur 1'origine<br />
Sc les progrès de la fociété. M. de Montefquieu<br />
( i ) a dit, que 1'homme dans l'état de nature ne<br />
fen droit d'abord que fbibleffe. Sa timidité feroit<br />
extréme , Sc li 1'on avoit befoin la - deffus de 1'expérience<br />
, 1'on a trouvé dans les forêts des hommes<br />
fauvages , tout les fait trembler , tout les fait fuir.<br />
Avant M. de Montefquieu , Puffendorf avoit établi<br />
le même principe. M. Linguet les réfute tous deux<br />
avec des raifons affez féduifantes, comme on peutle<br />
Voir, tome I. Des Théories des loix ciyileS , p. 253<br />
Sc 2 3 2.11 prétend que c'eft d'après les chaffeurs qu'a<br />
du fe montrsr la première apparence de fociété :<br />
on ne s'arrêtefa point a apprécier les raifons de<br />
M. Linguet, ni ü fubtilifer fur les conjectures qu'il<br />
própofe : on fe bornera a fixer des idéés claires Sc<br />
nettes fur cette queftion qui a exercé tant de beaux<br />
génies. Eft - il bien vrai que l'état de nature , tel<br />
qu'on 1'a décrit ci - deffus, eft l'état naturel de<br />
l'homme ? Un homme condamné a vivre ifolé , eft<br />
un homme dégénéré Sc rien de plus vrai. L'état<br />
naturel de fociété eft l'état naturel de l'homme.<br />
Cette fituation oü il eft placé dans ce monde , ré*<br />
lativement a fa conftitution intérieure Sc au cours<br />
ordinaire des chofes, je dis au cours ordinaire des<br />
chofes, pour montrer d'un cóté qu'en cela, je ne<br />
conlïdere pas uniquement la conftitution intérieure<br />
(1) Efprit des Loix, ÜT. II, ehap. II.<br />
Tome II.<br />
D
• 5C TABLEAV KISTORIQVB<br />
de l'homme; mais que je confidere en même tems la<br />
liaifon qu'il a avec les chofes extérieures. D'un<br />
autre cöté, c'eft pour prévenir certaines objections<br />
qu'on pourroit faire fur cette matiere, 8c qui au<br />
lieu d'y répandre du jour, ne font que 1'obfcurcir<br />
davantage. Quand même il feroit certain qu'on 1'a<br />
alfuré avec confiance qu'un homme élevé parmi les<br />
bétes, marche fur fes quatre pattes , qu'il n'a point<br />
de langage , mais qu'il ne fait qu'imker les fons<br />
inarticulés des bêtes avec lefquelles il vit ; qu'il ne<br />
fait pas le moindre ufage de la raifon , 6c qu'il<br />
montre bien moins encore quelques traces de foctabilité<br />
, quand tout cela feroit vrai, qu'en réfulteroit<br />
- il ? que c'étoit l'état d'un homme dégénéré.<br />
Or , l'homme eft un animal fenfible, capable de<br />
réflexion , fufeeptible d'être faconné par 1'éducation<br />
; celle - ci eft un bien que l'homme recoit<br />
des autres hommes qui 1'élevent, 8c le commerce<br />
familier qu'il entretient avec eux, font les conditions<br />
fous lefquelles la nature le forme pour ainfi<br />
dire homme, c'eft-a-dire , que c'eft fous ces<br />
conditions qu'elle Ie pourvoit de ces qualités Sc<br />
propriétés que la raifon 8c 1'expérience nous découvrent<br />
dans l'homme. II eft faux, que tout ce<br />
qui eft de 1'état^naturel de l'homme doive être né<br />
avec lui: il fuffit que les circonftances oü la nature<br />
1'a placé dans le fyftême du monde , foient telles<br />
qu'elles produifent le développement des qualités<br />
qui diftinguent l'homme des autres animaux. II ne<br />
faut donc pas mefurer l'état naturel dans l'homme ,<br />
fur un cas extraordinaire 8c contraire a la nature,<br />
d'oü un homme aura été alaité 8c nourri par une
DES P ROV IN CES-UN1E S. 5*<br />
louve ou par un ours femelle. Mais dira -1 - on ,<br />
pourquoi l'homme n'eft - il pas par lui - même ,<br />
par la difpofition intérieure de fon être , ce qu'il<br />
doit devenir par 1'éducation & par les autres circonftances?<br />
Pourquoi n'en eft-il pas de lui coriime<br />
des abeilles qui font de leur propre nature , 8c<br />
fans auctine inftruétion, des créatures fociales (qui<br />
travaillent de concert au bien commun? il n'y a<br />
point d'autre raifon de cette différence, firibn dhé<br />
la nature de l'homme doit atteindre au même but<br />
par des voies différentes. L'abeille n'agit que par<br />
une fimple impulfion d'un inftinft déterminé j fans<br />
connoifiance , fans réflexion , au lieü qdé 1'homrfié<br />
doit devenir un animal fociable , travaillant au bien<br />
commun, par une voie naturelle, a la vérité , mais<br />
plus incertaine; c'eft-a-dire , par le concours des<br />
penchans avec la raifon. S'il en étoit autrement,<br />
il oe faUdroit regarder comme naturel, que cé<br />
qui réfulte des penchans de la nature ; & ainfi que<br />
tout ufage de la raifon 8c tout ce qui eri dérive<br />
fera un eflët de 1'art ? Mais pourquoi tout ce qui<br />
regarde l'homme &C fon bonheur auroit-il été<br />
arrangé , de maniere que dans les plans de la" nature,<br />
la raifon ne dat y avoir aucune part ? On peut<br />
lire ce que Mandeville dit dans la fable des abeilles<br />
, oü les frippons font devenus honnêtes gens.<br />
Ce célebre éditeur femble fiir - tout fe tromper 4<br />
en ce qu'il donne pour artificiel St hors de la nature<br />
, tout ce qui n'eft pas 1'ejFet néceftaire d'un<br />
penchant. II faut lire fur - tout dans la troifieme<br />
partie le quatrieme dialogue : il eft 1'antipode ds<br />
mylord Schaftsbury & de fes «araftériftiques. II<br />
D 1
5^ TABLEAU KISTORIQUE<br />
eft aremarquer: i° Q u e<br />
l' 0<br />
n appelle<br />
un etre inanimé , lorfque J'art n'y a pas été employé<br />
& qu'il eft tel que la nature 1'a produit;<br />
c eft amfi qu'on appelle naturelle , la forme d'un<br />
arbre qm n'a jamais éprouvé la main du iardinier;<br />
une chute d'eau eft naturelle, lorfqu'elle n'a pas été<br />
rormee par les mains de 1'homme. 2 0 . Parmi les<br />
ereatures vivantes, il faut diftinguer celles qui font<br />
raifonnables d'avec celles qui ne le font pas. On<br />
appelle naturel a 1'égard de ces dernieres, ce que<br />
Ja nature opere en elles par les penchans ; tout ce<br />
qui na point une fuite de 1'inftind eft artificiel Sc<br />
oppofe ala nature. Par exemple, c'eft un effet de<br />
i art, ii un chien marche en cadence fur deux<br />
patres<br />
h<br />
cette facon de fe mouvoir ne convient ni<br />
a la machine , ni aux penchans qu'il a recus de Ia<br />
J<br />
n a<br />
A<br />
' T ' , .<br />
L<br />
' é g a r d d e s créatu res raifonnables tel<br />
queft Ihomme , le naturel ne peut fignifier autre<br />
chofe que ce qui eft conforme a 1'arrangement interieur<br />
de fon être , 8c aux circonftances ordinaires<br />
dans Jefquelles il fe trouve ; mais puifque Ja<br />
raifon fait partie de eet arrangement intérieur,<br />
quoiqueJJe ne fe produife pas en tout tems par<br />
fes operations, il eft évident qu'on ne peut pas<br />
borner la nature de l'homme a fes penchans feuls.<br />
iinvant cette idéé , on peut dïre qu'iJ eft naturel a<br />
fhomme detre droit en marchant, de parler, de<br />
fe vetir de fe batir des habitations , de former<br />
des Jiaifons avec d'autres hommes ; mais il ne lui<br />
eft pas naturel de fe mettre la tête en-bas pour<br />
boire ; car cette attitude eft contraire a 1'arrangement<br />
de la machine. Également, n'eft-il pas na-
DES PROVINCES-UNIES. 53<br />
órrel a l'homme de renoncer entiérement a fa propre<br />
volonté , pour obéir aveuglément a un autre<br />
homme; car il eft impoffible que, fuivant fa difpofition<br />
intérieure , il prenne plaiiir a cette foumiffion;<br />
au contraire, malgré toutes les violences<br />
qu'il fe feroit a lui - même , jamais eet état ne<br />
pourroit lui plaire. Donc , ce qu'on appelle le naturel<br />
chez les hommes , eft bien different de ce<br />
qu'il eft chez les autres créatures , paree que<br />
l'homme eft pourvu d'une faculté particuliere dont<br />
les opérations ne font pas auffï füres Sc auffï déterminées<br />
que celles des inftinfls 8c des reflbrtschez<br />
les autres animaux. Tout ce qui eft du reffort<br />
de la raifon fe perfeéKonne avec beaucoup de<br />
lenteur , Sc il faut plufieurs fiecles pour qu'on<br />
puifle remarquer des progrès fenfibles dans 1'exercice<br />
de cette faculté. C'eft cette lenteur a fe<br />
perfectionner, qui fait qu'en comparant un peuple<br />
fans culture, avec un peuple policé , on attribue a<br />
ce dernier , bien des chofes qu'on dit être des effets<br />
de 1'art , Sc qui cependant ne méritent ce nom<br />
d'aucune facon. Par exemple, s'il y avoit fur notre<br />
globe une nation qui n'eut point encore de langage<br />
, en la comparant a une nation pariante , on<br />
diroit peut-être que la parole eft pour cette derniere<br />
un effet de 1'art. 11 feroit auffï inutile que<br />
fuperflu de fubtilifer fur 1'origine des fociétés primitives;<br />
c'eft dans la fociété domeftique qu'il faut<br />
la chercher.<br />
Progrès de la fociété.<br />
QU'ON fuppofe feulement qu'un homme 8c une<br />
P3
54 TABLEAU HJSI-ORIQUE<br />
femme aient habité enfemble dans un même lieu ;<br />
dpit-pn douter un moment que 1'amour n'sif formé<br />
des liaifons entre ces deux perfonnes ? N'eftil<br />
pasprobable que dés ce moment il s'eft formé s<br />
«ne fociété entr'elles. L'union de ces deux perfonnes<br />
a multiplié leur efpece. Elles ont fenti toutes<br />
deux de la tendrefie pour la créature qu'elles<br />
gnf prpduite, & par conféquent elles fe font char^<br />
gées conjoinrément du foin de 1'élever 8c de le dé-:<br />
fendre. Cet être nouveau a acquis chaque jour de<br />
nouvelles refiemblances avec eux , 8c fes' paren?<br />
Jui pnf: dpnné une éducation dépendante de leqr<br />
^plonté ; au moins eft-il aifé de concevoir comment<br />
avec le pouvoiï qu'ils avoient en maïn , 8c<br />
ayep la prudence qu'ils ayoienr au-delfus de leurs<br />
enfant, les parens ont fu , fans beaucoup de peine,<br />
le? fenir dans les bornes qui les obligeoient a les<br />
regarder comme les chefs de la familie , 8c a leur<br />
pbéjr en tout ce qui étoit jufte. Les enfans ont<br />
fenti a leur tour les uns pour les autres le même<br />
penchant qui ayoit porté leurs parens a s'unir, 8c<br />
I's ont encore multiplié leur efpece dans les mêmes<br />
circonftances : de-la une aurre fuite inévitable. Le<br />
petit-fils qui obéiflbit a fon pere , voyant que celuici<br />
témoignoit du refpeft 8c de la foumiflion au<br />
grand<br />
r<br />
pere, ne pouvojt manquer d'avoir pour ce<br />
derpier jes mêmes fentimens: de cette maniere la<br />
familie a formé de jour en jour une fociété plus<br />
npmbreufe , fans qu'il fut befoin d'un grand exrmen<br />
pour pomprendre qu'il étoit avantageux aug<br />
hommes , de réunir leurs forces 8c de travailkr<br />
gn fociété a leur bien. Des hommes ainfi accpu-
DES PROVINCES-UNIES. 55<br />
tümés des leur enfance a vivre en fociété , qui d'ailleurs<br />
avoient recai de la nature avec les arfe&ioris<br />
ibciales , ce fentiment plus vif 8c plus tendre que<br />
les deux fexes éprouvent 1'un pour 1'autre , 8c un<br />
tendre attachement pour leurs enfans , devoient<br />
fans beaucoup de peine, être portés a fe lècourir<br />
dans leurs befoins mutuels , 8c a réunir leurs forces<br />
pour s'oppofer aux malheurs dont ils auroient<br />
pu être menacés. Si des hommes mêmes que la<br />
haine 8c 1'inimitié défunit, fe réuniffent cependant<br />
pour détourner un malheur qui leur eft commun ,<br />
que ne doit-on pas attendre de ces hommes qui<br />
ne peuvent avoir aucune raifon particuliere de fe<br />
nuire ? Prerniérement n'a-t-il pas fallu cómbattre<br />
contre les élémens 8c s'en garantir, ce qui demandoit<br />
des foins 8c des précautions; car les hommes<br />
n'ont point k eet égard les reffources qu'ont les autres<br />
animaux. Un homme feul n'avance pas beaucoup<br />
, ce n'eft que dans 1'union avec d'autres hommes<br />
qu'il peut trouver les reffource* néceffaires<br />
pour les différens befoins. En fecond lieu ils avoient<br />
beaucoup a craindre des bêtes fauvages avec lefquelles<br />
ils ne pouvoient fe mefurer ni pour les forces<br />
, ni pour ï'agilité ; 1'union 8c 1'ufage de la raifon<br />
étoient encore ici les feules armes propres a<br />
leur défenfe. Si en troilieme lieu un de leurs femblables<br />
vouloit en agir vis-a-vis d'eux en ennemi,<br />
ils avoient tout autant de raifons k fe réunir contre<br />
lui , qu'ils en avoient a le faire contre les bêtes<br />
fauvages ; car c'étoit la même chofe pour eux ,<br />
que ce fut un homme , ou une béte qui le rendit<br />
malheureux. Cette elpece de fociété paroit fi na<br />
D 4
%6 TASZEAU HISTOR1Q UE<br />
melk qu'il' n'eft guere croyable que le monde ait<br />
eu. ua age oü elle n'air pas exifté. II faut convenir<br />
qu'Horace femble contredire cette opinion lorfgu'il<br />
dit, Ljv. I, Sar. III, y, 98.<br />
Cum prorepferunt primis animalia terris ,<br />
Mutum ac turpepecus, glandem aique aubiliapropter<br />
Unguibus &pugnis,<br />
dein fujiibus, atque ita porro<br />
1'ugnabant armis, quibus vocesfenfufque notarent<br />
Xominaque invenire: de hitte abjiftere bello ,<br />
Oppida capmint munire & ponere leges,<br />
Nequisfur ejjet, nen latro , neuquis adulter.<br />
« Quand les hommes commencerent a ramper fur<br />
w !a terre , ce n'étoit d'abord que des animaux<br />
» brut *C muet qui fe battoient avec les ongles<br />
» 8c le poing pour une poignée de glands 8c pour<br />
» une taniere, Enfujte ils prirent dés bêtons, puis<br />
» enfin des arme? que Je befoin leur fit imaginen<br />
» Quand il? eurent trouvj? des fons, 8c des mots<br />
» pour exprimer leurs penfées , peu-a-peu ils fe<br />
» lafierent des combats , Sc fongerent a batir des<br />
v villes, a faire des loix pour empêcher Ie vol '<br />
y le brigandage , 1'adultere. „ Pour fe former une<br />
idéé jufte Sc précife des premières fociétés il<br />
faut qbferver les hordes fauyages.<br />
Obfervations jfltr les hordes des fauvages.<br />
QUICONQUE veut fe former une idéé jufte Sc<br />
précife du fauvage ,' il doit obferver quels font ces<br />
befoins. La nourriture eft le premier. L'homme<br />
fauvage eft peu délicat fur ie choix des alimens : le<br />
gibier, le poifibn , les fruits , les végétaux , tout<br />
lui eft propre. Voila un avantage qu'il a fur iesani-
BES PROVINCES-UNIES. 57<br />
maux qui ne peuvent fe nourrir que d'une feule<br />
efpece de chofe : or , plus le fauvage a de moyens<br />
de fubfifter , moins le befoin de nourriture doit<br />
exercer fes facultés. La nourriture 8c le repos ,<br />
voila tout ce qu'il defire, & il ne craint que la douleur<br />
Sc la faim. Comme rien ne 1'étohne , voila<br />
pourquoi il eft fans curiofité. II n'y a que les cho-<br />
-fes qui puiffent le nourrir 8c le vêtir qui font I'objet<br />
de fes obfervations : comment en obferveroit - il<br />
d'autres, il n'en a pas befoin. Quand il n'a plus,<br />
faim, il dort oü il végete, il n'a plus befoin de<br />
penfer, Sc il ne penfe plus. II ne porte pas la vue<br />
dans 1'avenir , il ne prévoit rien. Le fentiment de<br />
fon exiftence fe borne en quelque forte au "moment<br />
préfent: il ne redoute point la mort, paree qu'il<br />
n'en a point d'idée 5 voila a-peu-près a quoi fe réduifent<br />
toutes les facultés qu'il doit a ce premier<br />
befoin. Le fecond befpiij du fauvage confifte è fe<br />
garantir des animaux carnaciers dont il pourroit<br />
être la proie: or , ce befoin développera les facultés<br />
de fon corps avec cent fois plus d'énergie que<br />
chez les hommes civilifés ; c'eft pour cette raifon<br />
que le fauvage eft plus vite a la courfe , plus agile<br />
a monter dans un arbre 8c plus adroit a lancer une<br />
pierre qu'aucun Européen. Pourquoi ? C'eft qu'il<br />
en fent plus le befoin qu'un homme civilifé. Son<br />
fommeil eft léger, paree que le danger qui le menace<br />
fouvent ne lui permèt pas de fe livrer a un<br />
profond fommeil: il a 1'ouie 8c 1'odorat d'une grande<br />
fineffe,Sc la vue fort étendue. Par exemple, les<br />
hottentóts ont la vue fi longue qu'ils découvrent<br />
des vaiifeaux a une diftance oü nous les apperser
58 TA B L E 4 v HISTORIQUE<br />
vons a peine avec la lunette d'approche, Sc les fauvages<br />
de 1'Amérique fuivoient les Efpagnols a Ia<br />
pifte. 11 confte d'après toutes les relations que nous<br />
avons des fauvages, qu'ils ont un tempérament robufte<br />
Sc prefque inaltérable : en voici la raifon ,<br />
c'eft que le fauvage, accöutumé dès I'enfance aux<br />
intempéries de 1'air Sc a la rigueur des faifons,<br />
exercé a la fatigue Sc forcé a défendre, nud Sc<br />
fens armes , fa vie Sc fa proie contre les bêtes féroces<br />
, ou a leur échapper a la courfe, fon corps<br />
acquiert des forces qui nous furprennent : voila<br />
pourquoi les facultés du corps font aulfi fupérieures<br />
dans les fauvages, que celles de 1'ame dans les<br />
hommes civilifés. Vivre par troupes eft un troilieme<br />
befoin pour les fauvages. L'auteur de la nature<br />
n'a pas vouiu que les hommes vécuftënt abfo-<br />
Jument fcparés, il les a hés par le befoin qu'ils ont<br />
les uns des autres. La mere eft nécelfaire a 1'enfant<br />
Sc 1'enfant lui-même a la mere. La longueur de<br />
Penfance pendant laquelle ce befoin fe fait fur-tout<br />
fentir , leur fait une habitude de vivre enfemble ,<br />
Sc ils continuent d'y vivre , lorfque ce befoin n'eft<br />
plus le même. Si les petits des animaux fe féparent<br />
bientót de leur mere Sc la méconnoüTent, c'eft<br />
que leur éducation eft courte Sc que les meres 8c<br />
les petits font de bonne heure dans le cas de fe<br />
pouvoir paffer les uns des autres. Ce premier lien<br />
fuffit pour former infenfiblement des families ; Sc<br />
quand même ce lien ne fuffiroit pas pour former<br />
infenfiblement des families , Sc quand même ce<br />
lien ne fuffiroit pas pour refferrer le» hommes , ils<br />
fe rapprocheroient encore fuivant les circonftances
DES P ROV1N CES-UN 1ES. 55<br />
oü ils fentiroient qu'ils peuvent fe donner des fecours<br />
mutuels. Les bêtes féroces qui habitcnt les<br />
forêts comme eux , ne doivent-elles donc pas les<br />
forcer a marcher plufieurs enfemble. Les fauvages<br />
vivent donc par troupes : Sedibus vagantur inurtis.<br />
Ils errent fans demeurer fixe , ils vont de contrée en<br />
contrée , ils ne s'arrêtent dans un lieu qu'autant<br />
qu'il leur fournit de quoi fubfifter, ils fe nourriffent<br />
de leur chafle , de leur pêche St de tout ce<br />
qui tombe fous leur main ou fe préfente a eux ;<br />
par ils font incapables de faire dans une faifon des<br />
provifions pour un autre.<br />
Tous ceux qui compofent une horde font unis<br />
par un intérêt commun , St il y a très-peu de diffentións<br />
parmi eux \ comme ils ont peu de befoins,<br />
ils ont par-la même peu d'intérêts contraires. Les<br />
hordes fe difputent entr'elles toutes les con T<br />
trees oü elles fe rencontrent. Sans ceife armées les<br />
unes contre les autres , dès qu'elles ont un ennemi<br />
commun , elles fe réuniffent contre lui , 8c c'eft<br />
ce qui refferre encore entr'eux les liens de 1'amitié.<br />
Elles ne font pas abfolument dépourvues de toute<br />
police néceffaire pour remplir leur but dans les<br />
tems de danger : par exemple , elles élifent un<br />
chef aucjuel elles obéiffent aveuglément, elles fe<br />
livrent les attaques les plus fanguinaires 8c s'accoutument<br />
aux plus grandes cruautés , elles fe font un<br />
point d'honneur d'en commettre , elles fe bravent<br />
uniquement pour fe braver , St les haines nourries<br />
par des guerres continuelles, femblent confpirer a<br />
leur deftrudtion totale. Si les contrées oü errent ces<br />
hordes de fauvages fourniffoient fans effort a leur
6» TABZEAV HISTORIQUM<br />
fiibfiftance , elles ne s'occuperoient pas du foin de<br />
chercher dans le travail un autre genre de vie ;<br />
elles regarderoient comme fuperflus les befoins des<br />
nations policées , Sc elles ne foupconneroient pas<br />
même comment on peut avoir de tels befoins. Mais<br />
s'il arrivé au contraire que les hordes des fauvages<br />
ne puhTe trouver que trés - difficilement de quoi<br />
fubfifter, elles fe trouverent forcées a former des<br />
fociétés civiles ; mais elles conferveront long-tems<br />
leur brigandage. Quoique les hordes fauvages élifent<br />
un chef en tems de guerre auquel elles obéiffcnt<br />
aveuglément, il n'en faut cependant pas conclure<br />
de-la qu'elles forment un état de fociété aufli<br />
parfaitement conftktié que ceux des Grecs , des<br />
Romains Sc des anciens royaumes d'Orient; cette<br />
conféquence feroit bien faulfe. La fociété naturelle<br />
s'écarte très-peu de l'état de liberté avec laquelle<br />
1'égalité eft étroitement liée , 8c dès que le danger<br />
qui menacoit la communauté a difparu , dès-lors<br />
1'inégalité qui avoit eu lieu pendant quelque tems ,<br />
cene pour 1'ordinaire , avec cette différence que<br />
régahté naturelle qui fe trouve dans chaque familie<br />
entre les parens 8c les enfans, continue toujours<br />
a fubfifter. On ne fauroit douter que dans le cours<br />
ordinaire des chofes , entre plufieurs hommes qui<br />
viyent enfemble , il ne puifle s'en trouver un fi diftmgué<br />
par la fupériorité de £bs rorces 8c de fon habileté,<br />
que les autres font naturellement portés par<br />
rimpreflïon qu'il fait fur eux , a le choifir pour leur<br />
pere commun 8c leur protefteur. II n'y a rien la<br />
qui doive étonner. Cependant il fe paffe encore<br />
bien des fiecles avant que ce gouvernement prenne
BES PROVINCES-UNIÈS.<br />
Öi<br />
affez de confiftance pour pouvoir 1'appeller un état<br />
bien civilifé. Voilé jufqu'a qucl point la nature<br />
femble étendre fes droits dans les fociétés humaines,<br />
ou pour mieux dire , que la fociété eft naturelle<br />
en prenant ce mot dans fa lignification commune,<br />
en la comparant avec le gouvernement civil<br />
©u la république. II s'agit maintenant de détermitier<br />
le point oü commence a percer 1'art qui commerice<br />
a donner une forme de civilifation k un état.<br />
Premiérement, ilfaut convenir qu'il n'eft aucunement<br />
dans 1'ordre de la nature, qu'un particulier<br />
s'éleve tellement au-deffus des autres contre leur<br />
volonté, qu'il veuille fe foumettre a tous ceux qui<br />
1'environnent, facrifier leur volonté a la lienne , 8C<br />
en agit avec eux comme s'ils n'étoient point nés<br />
tous tant qu'ils font, pour leur propre bonheur,<br />
mais uniquement pour fervir au fien. C'eft un exces<br />
de 1'ambition humaine que la nature défavoue , 8c<br />
qui anéantit prefque la conftitution de l'homme.<br />
En fecond lieu, une fociété civile dont le plan, a<br />
la vérité, n'a pas pour objet le bien d'un feul , mais<br />
celui de tous les membres en général , 8c qui fous<br />
ce point de vue peut être appellée naturelle, doit<br />
cependant plutöt être regardéé comme un ouvrage<br />
de 1'art, lorfque les loix qui la gouv'ern ent portent<br />
un caractere de recherche trop fubtile 8c trop profonde.<br />
11 feroit aifé de trouver des exemples de<br />
ces fortes de fociétés , mais il ne le feroit pas autant<br />
de déterminer jufqu'a quel point les combinaifons<br />
qui ont donné naiffance aux loix, doivent<br />
être portées , pour en conclure que ces fociétés<br />
appartiennent plutöt a 1'art qu'a la nature.
6l TABLEAV H1STQR1QVE<br />
Hypothè/è.<br />
IMAGINONS pour un moment quelques families<br />
fetées dans une isle , foit par hafard ou par deffein<br />
de fe 1'approprier. Suppofons pour un moment que<br />
le fol de cette isle inculte 8c déferte foit bon. Quei<br />
eft au moment du débarquement le premier foin<br />
de ces families : celui de conftruire des huttes 8c<br />
de défricher 1'étendue de terrein néceifaire a leur<br />
fubfiftance.<br />
Dans ce premier moment, quelles font les richelfes<br />
de 1'isle ? les récoltes & le travail qui les<br />
produit. Comment fe fera la répartition des récoltes<br />
8c du produit des fruits de 1'isle : c'eft ici que<br />
1'art commence a percen Jufques la toutes ces families<br />
féunies étoient a 1'égard les unes des autres<br />
dans l'état de nature. Suppofons maintenant qu'il<br />
y ait plus de terres a cultiver que de cultivateurs.<br />
Quels font les vrais opulens? ceux dont les bras<br />
font les plus forts 6c les plus aétifs.<br />
Quels font les intéréts de cette fociété naiffante ?<br />
Ils feront peu compliqués , 6c il fuffira de peu de -<br />
'loix pour le mabtien de cette fociété naiflante ?<br />
elles fe réduiront prefque toutes a la défenfe du<br />
vol 8c du meurtre. De telles loix feront toujours<br />
juftes , paree qu'elles feront faites du confentement<br />
de tous, paree qu'une loi généralement adoptée<br />
dans un état naiffant, eft toujours conforme a<br />
1'intérêt du plus grand nombre , 6c par coriféquent<br />
toujours fage 8c bienfaifante. Faifons encore une<br />
autre fuppoiifion. Que cette fociété élife un chef,<br />
ce ne fera d'abord qu'un chef de guerre fous les
DÉS pROrÏNCES-UlfïSS. 6$<br />
Ordres duquel elle combattra les pirates & les<br />
nouvelles colonies qui voudront s'établir dans fon<br />
isle ; ce chef, comme tout autre colon, ne fera poffefieur<br />
que de la terre qu'il aura défrichée. L'unique<br />
faveur qu'on pourra lui faire , ce fera de lui<br />
lailfer le choix du terrein. II fera d'ailleurs fans<br />
pouvoir; mais que feront les fucceifeurs du premier<br />
chef, refteront-ils long-tems dans eet état<br />
d'impuhTance ? par quel moyen en fortiront-ils,<br />
Sc parviendront - ils enfin au pouvoir arbitraire ?<br />
L'objet de ces fucceffeurs fera de foumettre 1'isle<br />
qu'ils babi tent; mais leurs eflbrts feront vainstant<br />
que la nation fera peu nombreufe. Le defpotifme<br />
s'établit difficilement dans un pays qui, nouvellement<br />
habité , eft encore peu peuplé. Dans le commencement<br />
de toutes monarchies les progrès du<br />
pouvoir font lent. Les fouverains de 1'Europe<br />
pour s'afiervir leurs grands vaflaux en eft la preuve.<br />
Le prince qui de trop bonne heure atrenteroit a<br />
la propriété des biens , de la vie 8c de la liberté<br />
des puiffans propriétaires, & voudroit accabler le<br />
peuple d'impót, fe perdroit lui-même. Grands 8c<br />
petits, tous fe révolteroient contre lui. Le monarque<br />
n'auroit ni argent, ni armée pour combattre<br />
fes fujets.<br />
On ne peut trop éclairer la fociété a laquelle<br />
on tient par des liens indüTolubles j car il eft un<br />
noeud qui nous lie è la fociété , Sc ce nceud eft<br />
invifible , indiflbluble , lequel nous lie a la néceffité<br />
des chofes Sc aux circonftances de 1'ordre<br />
moral. Qu'on nous permette encore quelques<br />
détails.
6*4 TABLEAU HisTORiqué<br />
Dépendance.<br />
COMME les parties d'un tout dépendent de ce<br />
tout , 8c que ce tout dépend de fes parties, de<br />
la même maniere l'homme dépend de tous les<br />
élémens qui compofent fon individu, de leur action<br />
8c de leur combinaifon; de 1'autre il dépend de tous<br />
les accidens qui varient le <strong>tableau</strong> de la fociété ,<br />
de leur flux , reflux 8c repos ; 8c ainfi , tel qu'il<br />
fut, tel qu'il eft , tel qu'il doit être, il dépend<br />
fans cefle du grand tout dont il eft 1'abrégé 8c Fi?<br />
mage. C'eft dans cette dépendance abfolue , immédiate<br />
8c circonfcrite, feulement dans la moralej<br />
qu'il faut lire le deftin de 1'homme 8c 1'axioitie de<br />
fes idéés. Que 1'ori remonte aux fiecles paffés, 8c<br />
1'on verra comme ils ont influé lur la deftinée dé<br />
l'homme du dix-huitieme fiecle , dont 1'influence<br />
fixera le fort de ceux qui doivent nous furvivre.<br />
Telle eft la chaine des événemens que l'homme<br />
doit étudier , s'il veut connoitre les rapports élémentaires<br />
avec lefquels il a une identité plus ou<br />
moins favorable a fa confervation. Quant aux<br />
befoins phyfiques, c'eft dans la botanique 8c dans<br />
tous les arts utiles que la nature offre a l'homme<br />
les moyens de rendre fon exiftence fupportable ;<br />
quant aux befoins moraux, c'eft dans les rapports<br />
de fociabilitéd'égaiité, de liberté, qu'il trouvera<br />
une identité plus favorable a fon bonheur. La philofophie<br />
, 1'étude du droit naturel , les comparaifons<br />
mathématiques , 1'hiftoire des fociétés , de<br />
leurs erreurs , de leurs préjugés, de leurs malheurs<br />
, font les moyens que la raifon offïe k<br />
l'homme
DES PROVINCES-UNIES. 65<br />
rhomme pour le confoler du malheur d'exifter.<br />
Voila de quelle maniere l'homme dépend de chaque<br />
partie du grand tout , 8c comme il fait dépendre<br />
a fon tour le tout 8c fes parties de fes befoins<br />
propres Sc de fa deftination. Ici 1'alternative eft<br />
frappante. Qu'en doit-on conclure ? que l'homme<br />
eft le plus bel ouvrage de la nature qu'elle élabore<br />
depuis long-tems, qu'elle conduira un jour a toute<br />
la perfeétion dont il eft capable ; mais ce terme<br />
eft bien éloigné. En attendant, tout homme éclairé<br />
par la raifon 8c guidé par la vertu , doit conduire<br />
tous les êtres fes femblables au grand but morai.<br />
Mais que conclure de-la pour fes droits particuliere<br />
8c pour la morale de 1'égalité des conditions? C'eft<br />
ce qu'on s'empreffe d'éclaircir.<br />
S'il n'eft rien qui n'ait fa dépendance particuliere<br />
dans le moral comme dans le phyfique ; li quarante<br />
hommes dépendent de quatre-vingt autres;<br />
li tous dépendent d'un feul j fi un feul dépend de<br />
tous, oü eft le fupérieur? oü eft 1'inférieur? oü eft<br />
la diftin&ion pofitive ? oü eft l'homme qui ne veut<br />
dépendre de perfonne ? oü font les hommes qui ne<br />
doivent dépendre que d'un feul ? Y a-t-il jufqu'ici<br />
aucune inégalité morale , aucune indépendance<br />
particuliere , ni dans la nature des chofes, ni dans<br />
1'ordre focial ? Ne feroit-ce point le petit garcoa<br />
qui gouvernoit fa mere , laquelle göuvernoit les<br />
Athéniens , lefquels gouvernoient les Grecs quï<br />
gouvernoient Philippe , lequel gouvernoit le petit<br />
garcon ? N'eft-ce point la a-peu-près le cercle généalogique<br />
de toutes nos dépendances morales ?<br />
Quant a nos dépendances phyliques, elles tiennent<br />
Tome II.<br />
E
66 TABLEAU HISTORIQUE<br />
a notre tempérament, aux élémens qui nous environnent;<br />
mais la diverfité des tempéramens 8c<br />
1'élément dont les influences font plus ou moins<br />
favorables , n'ont jamais donné a perfonne le droit<br />
d'affervir fes femblables. 11 n'y a donc rien qui donne<br />
cette diftinétion chimérique , abfurde 8c captieufe<br />
de rangs 8c de fortunes : ce ne peut donc être que<br />
fur une folie de vifionnaire, fur 1'extravagance d'une<br />
morale inintelligible 8c barbare , fur un jeu de<br />
fcene comique. Or , comme la folie , 1'extravagance<br />
8c 1'orgueil ne font pas droit pour le bonfens<br />
, tout homme fage , qui ne doit pas répondre<br />
de la fottife de fes aneêtres ou de celle de fes contemporains,<br />
eft libre de droit. Mais quelle peut<br />
être la liberté d'un homme enchainé parmi tant<br />
d'efclaves ? Sa liberté fe réduit tout au plus a méprifer<br />
au-dedans de lui-même toutes ces diftinétions<br />
ridicules d'états 8c de conditions, toute cette vaine<br />
pompe de politeffe affectée 8c de grandeurs factices<br />
, ce faftueux appareil de fêtes 8c eet épouvantail<br />
d'armées prêtes a porter le défefpoir 8c la<br />
défolation par-tout oü regnent le calme 8c la tranquillité.<br />
II fera libre d'efprit, le fera-t-il de corps ?<br />
II le fera s'il vit frugalement Sc avec des gens fenfés<br />
Sc raifonnables; mais qu'on ne s'abufe pas. Ce ne<br />
fera pas une raifon pour s'affranchir de toute obligation<br />
morale envers fes femblables: c'eft en quoi<br />
confifte la vraie dépendance , 8c qu'on a confondti<br />
fi fouvent avec la faufte. Car, dans notre hypothefe,<br />
l'homme éclairé par la raifon foulcra aux pieds<br />
toutes ces folies erreurs de fociété ou de bon ton ,<br />
Sc pour mieux conaoitre fes vrais devoirs, Sc pour
VES PROriNCES-UNIES. 67<br />
les mieux remplir , il fecouera le joug d'une indépendance<br />
vaine Sc injisfte pour y fubftituer le gerrne<br />
des vertus , il prêchera d'exemple, il arborera l'olive<br />
de la paix, 8c il fera refpecf é de tout le monde.<br />
I a nature 8c la raifon crient de tous cötés a<br />
1'homme qu'il eft fait pour fe conformer a la fociété,<br />
Sc que la fociété eft faite pour fe conformer a<br />
l'homme; celui-ci fe conforme a la fociété, dés<br />
qu'il s'acquitte de tous fes devoirs naturels envers<br />
elle , 8c la fociété fe conforme a l'homme, dès<br />
qu'elle n'exige de lui que des chofes juftes, raifonnables<br />
, conféquentes , Sc dès qu'elle cherche a lui<br />
procurer fon avantage de la maniere la plus pofitive<br />
8c la plus favorable. Si 1'un des deux manque a fes<br />
obligations, 1'autre n'y doit pas manquer ; mais il<br />
a droit de fe plaindre Sc de plaider fa caufe devant<br />
1'humanité entiere , d'en appeller a la raifon 8c a<br />
la poftérité. Qu'il foit permis maintenant d'envifager<br />
un moment, toute diftindtion a part, la<br />
dépendance abfolue oü nous fommes dans la fociété<br />
, relativement a nos befoins, a notre foibleffe<br />
& a nos infirmités. C'eft ici oü l'homme eft<br />
forcé quelquefois de devenir efclave 8c mercenaire<br />
; mais il ne s'enfuit pas de-la que fa liberté<br />
fociale ou relative en puifle être altérée d'aucune<br />
maniere , paree que fi la circonftance le fait<br />
dépendre d un autre pour avoir fon nécefiaire<br />
abfolu ou relatif, c'eft toujours par une inconféquence<br />
de morale politique Sc jamais par un<br />
décret de la raifon. L'homme ne doit jamais oublier<br />
que tous les devoirs font réciproques, 8c<br />
qu'il ne doit impofer, dans aucune circonftance,<br />
E i
68 TABLEAU HIS TORIQ UE<br />
aucun joug facheux a fon fcmblable , afin que fon<br />
femblable n'imagine pas avoir le droit de lui en<br />
impofer a fon tour. D'oü il réfulte que rien de<br />
plus ridicule 8c de plus contraire a Fefprit focial<br />
que cette clafie de grands Sc de petits, de maitres<br />
Sc d'efclaves , d'heureux 8c de malheureux, de<br />
tyrans 8c de victimes. N'eft-ce pas donncr dans le<br />
plus grand de tous les travers, que de fubftituer le<br />
vil intérêt des diftindtions Sc la foif dangereufe de<br />
1'or , au tendre intérêt du cceur Sc au befoin facré<br />
de 1'amitié ? La dépendance qui nous lie a la fociété<br />
réfide dans 1'ame fenlïble de nos parens Sc<br />
de nos amis , dans toutes nos obligations réelles<br />
& dans une réciprocité de fentimens 8c de devoirs.<br />
Si le malheur des tems Sc l'accefioire des fociétés<br />
font dépendre notre bonheur relatif de 1'extravagante<br />
opinion des ignorans Sc de la puiffance des<br />
méchans , on nepeut que maudire les conftitutions<br />
civiles Sc cruellement politiques du fiecle ; le cceur<br />
gémit, la raifon s'alarme 8c 1'humanité plaintive eft:<br />
condamnée a poufier des cris lamentables qui ne<br />
font entendus que de la philofophie. Rois, princes<br />
Sc fouverains de la terre , tremblez au moment<br />
oü la multitude fera éclairée fur fes vrais intéréts 5<br />
elle touchera au moment de participer a une félicité<br />
durable ; ce fera lorfqu'elle fera afiez courageufe<br />
pour vous arracher des mains votre fceptre<br />
de fer, pour y fubftituer la houlette paftorale ,<br />
vous faire rentrer dans 1'ordre focial, Sc vous apprendre<br />
par le fait, que vous devez être aiTujettis<br />
comme le moindre particulier, « aux conditions<br />
» tacites ou exprimées fous lefquelles chaque
BES PROFiN CEs - UNIE s. 69<br />
» membre d'une fociété s'engage envers les autres,<br />
» de contribuer a leur bien-être & d'obferver a<br />
» leur égard les devoirs de la juftice. »<br />
C'eft ici que brille 1'excellence de la raifon humaine<br />
; elle nous fait voir comme la vertu , 1'honneur,<br />
la crainte 8t 1'intérêt, difteremment ménagés<br />
ou combinés, deviennent la fource de la paix , du<br />
bonhcur 8c de 1'ordre 5 c'eft alors qu'on verrok<br />
tous les individus engrenés mutuellement, marcher<br />
d'un mouvement réglé & harmonique a 1'ombre<br />
des loix, dont le roi, le prince St le magiftrat<br />
ne feroient que 1'organe , exerceroient une<br />
autorité légitime , rcpandroient de tous cötés les<br />
douces influences de leur adminiftration , de maniere<br />
qu'il n'y auroit dans la fociété aucun individu<br />
malheureux par leur faute. On jouiroit des<br />
douceurs de la paix , de 1'amitié 8c du fruit<br />
précieux de toutes les vertus focialcs, donc la pratique<br />
rendroit 1'exiftence de l'homme auffï heureufe<br />
ici-bas , qu'il feroit poflible de 1'imaginer. Par<br />
quelle fatalité la fociété humaine eft - elle condamnée<br />
a fe dégrader a mefure qu'elle fe compofe<br />
de plus en plus ?<br />
Ne perdons point de vue notre petite peuplade,<br />
obfervons fa marche graduelle , elle nous inftruira<br />
fur la progrefTion du mal moral. On vient de jctef<br />
les fondemens, de pofer les principes immuables<br />
de fon exiftence morale , tachons de fixer également<br />
ceux qui doivent donner une bafe folide<br />
& permanente a fon exiftence phyfique.
7® TABZEAV RISTOR1QVE<br />
Coup-dozil fur la multiplication des hommes dan<br />
un État.<br />
DANS la contrée oü nous avons d'abord placé<br />
notre peuplade , les families fe feront fans doute<br />
multipliées ; cette contrée fe fera infenfiblement<br />
pourvue & du nombre de laboureurs nécelfaires ,<br />
& du nombre d'artifans nécelfaires aux befoins d'un<br />
peuple agriculteur. La réunion de ces families aura<br />
progreiTivement formé une nation nombreufe; mais<br />
arrêtons-nous a chaque gradation.<br />
Dijlribution des travailleurs en colons & en<br />
ouvriers des premières nécejjités.<br />
LA culture des terres demande différens outils ;<br />
elle demande qu'on fache batir, tout au moins<br />
des hangards, pour y conferver les denrées. Or ,<br />
ces families a qui 1'on fuppofe tout ce qui eft néceflaire<br />
pour la culture , auront donc parmi elles<br />
des ouvriers en fer, St d'autres qui fauront batir.<br />
Les ouvriers en fer éleveront des atteiiers St échangeront<br />
les outils qu'ils auront forgés contre des<br />
denrées que les cultivateurs , a qui ces outils font<br />
nécelfaires , fe trouveront obligés de leur donner.<br />
Si le nombre des ouvriers en fer étoit trop petit,<br />
comparé a celui des cultivateurs , les forgerons<br />
feroient des échanges trés - avantageux ; en forte<br />
qu'au bout de 1'année ils fe trouveroient plus riches<br />
en denrées que les cultivateurs , ou qu'ils auroient<br />
travaillé beaucoup moins : ce dernier événement<br />
auroit lieu , fi le forgeron n'avoit aucune voie<br />
ouverte pour employer ce qu'il pourroit acquérir<br />
de denrées au-dela de ce qui lui eft nécefiaire pour
DES P ROV IN C ES-U NI ES. Jl<br />
ïa confommation de fa familie. Dans 1'un bX 1'autre<br />
cas l'état de forgeron feroit de beaucoup meilleur<br />
que celui du cultivateur. Le bien être qu'on appercevroit<br />
dans eet état , feroit paffer continuellement<br />
des cultivateurs au métier de forgeron,<br />
jufques par une jufte proportion , établie entre le<br />
nombre des uns & des autres, 1'outil ne s'échangeat<br />
plus que contre une quantité de grains qui eut<br />
coüté la même peine a faire venir que 1'outil a<br />
forger , jufqu'a ce qu'enfin le cultivateur 8c le forgeron<br />
, en travaillant également, fe procuralfent la<br />
même quantité de denrées. II faut qu'il y ait égalité<br />
de profits a travail égal, & qu'il en réfulte un jufte<br />
équilibre : or, deux dalles d'ouvriers font en équilibre<br />
entr'elles 5 dans 1'une & dans 1'autre 1'ouvrier ,<br />
en travaillant également, recoit le même falaire.<br />
L'équilibre des claffes emporte nécelTairement 1'équilibre<br />
dans la valeur des chofes. Si la claffe du<br />
charpentier eft en équilibre avec celle du forgeron ,<br />
c'eft paree que 1'ouvrage de 1'un 8c de 1'autre fe<br />
vend a proportion de la peine qu'il a coüté a faire.<br />
Ce qui devoit arriver a la claffe des ouvriers en fer ,<br />
doit arriver de même a toutes les autres claffes<br />
d'ouvriers. Si une fois elles fe mettent en équilibre<br />
avec la claffe des cultivateurs, elles fe trouveront<br />
toutes en équilibre entr'elles. Les différentes claffes<br />
de cultivateurs éprouveroient la même chofe , fi<br />
ceux qui cultivent les vignes avoient de 1'avantage<br />
fur ceux qui cultivent les champs : on planteroit<br />
de nouvelles vignes; une partie des laboureurs fe<br />
feroient vignerons , & une partie des vignerons fe<br />
feroient laboureurs, fi l'équilibre étoit rompu en<br />
E 4
7* TABLEAU HISTOR1QUE<br />
• faveur de ceux-ci. D'oü 1'on dok conclure que dans<br />
tout état, quel qu'il foit, toutes les claffes d'ou-<br />
-vriers, toutes les denrées, 8c généralement toutes<br />
•chofes, fe mettent naturellement en équilibre : fi<br />
eet équilibre n'eft pas parfait de nos jours, il eft<br />
bien poflible qu'il ne fait pas été dans les premières<br />
fociétés. Toutes les claffes font fans ceffe dans un<br />
mouvement qu'on peut dire de vibration ; elles<br />
s'éloignent de l'équilibre , y reviennent 8c le perdent<br />
dans un fens oppofé; mais on obferve que dans la<br />
plupart des états de 1'Europe , elles s'en éloignent<br />
toujours du plus au moins , 8c leur mouvement<br />
n'eft infenfible que quand les caufes accidentelles<br />
ne les troublent point. Lorfqu'il y a un jufte équilibre<br />
entre les différentes claffes d'ouvriers, on peut<br />
dire que 1'organifation d'un état a pris toute fa<br />
confifiance.<br />
Influence de la qualité du fol fur la profpéritê<br />
d'une peupla.de naijj'ante.<br />
Si la contrée habitée par une peuplade naiffante<br />
eft d'un produit modique , les families s'en tiennent<br />
aux métiers de première néceflïté; les ouvrages<br />
reftent grofiiers, les arts 8c métiers de commodité<br />
Sc de luxe ne pourroient pas nakre , le chef ne<br />
pouvant tirer que peu des cultivateurs, ne pourroit<br />
entretenir que peu de foldats, n'auroit que peu de<br />
gens aifés , 8c Ia cour du chef fera très-peu nombreufe.<br />
Les provinces froides de la N'prwège ,<br />
celles de la Suède 8c de la Ruffie, oü 1'on trouve<br />
les derniers cultivateurs en montant vers le nord ,<br />
font pofitivement dans eet état, excepté qu'elles<br />
«'ont pas leur roi au milieu d'elles.
VBS PROVINCES-UJNIES. 73<br />
Partant de ces points avancés dans le nord Sc<br />
marchant vers le midi, on voit toujours le nombre<br />
des métiers 8t des arts augmenter a mefure que<br />
les terres deviennent plus fécondes : on trouveroit<br />
encore la proportion bien plus exaétement fuivie,<br />
li des capitales éloignées , des gouvernemens différens,<br />
des viciflitudes de commerce n'y apportoient<br />
de 1'altération. Qu'on fuppofe pour un moment<br />
, dans notre nouvelle peuplade , qu'il n'y eut<br />
que la quantité de gens aifés St de foldats néceffaires<br />
a 1'utilité publique , les citoyens y jouiroient<br />
de toute la félicité dont la nature , 8c dont la qualité<br />
du fol qu'ils auroient a habiter , les rendroit<br />
fufceptibles: ils feroient au point oü le travail St<br />
les plaifirs , tous deux également néceffaires aux<br />
hommes , fe trouvent le plus avantageuferoent diftribués.<br />
Pour peu que les terres fuflent fécondes, il<br />
refteroit au cultivateur qui n'auroit point de maitre ,<br />
St qui ne donneroit que peu a fon prince , plus<br />
de tems a donner a la joie & au repos, qu'il ne<br />
lui en faudroit pour en bien goüter la douceur St<br />
réparer fes forces : 1'ouvrier, par la loi de l'équilibre<br />
, jouiroit du même bien-être. N'eft-ce pas a<br />
ce point de perfeétion que devroient tendre tous<br />
les gouvernemens modernes ?<br />
Époque oü la condition de tous les travailleurs<br />
doit devenir plus mauvaife.<br />
IL eft une époque oü la condition des travailleurs<br />
doit devenir plus mauvaife , ce fera par 1'accroiffement<br />
de la population ; c'eft alors que l'état<br />
de tous les citoyens fe détériore. Notre peuplade ,
74 TABZEAV HiSTOniQvx<br />
par exemple, aura d'abord cultivé les meilleurs<br />
champs. Les hommes augmentant en nombre,<br />
elle aura toujours été en défrichant du plus fécond<br />
au moins fécond. La quantité moyenne du travail<br />
des cultivateurs , aura donc augmenté avec la multiplication<br />
des families : le travail moyen aura<br />
augmenté dans la claffe des cultivateurs. On entend<br />
ici par travail moyen , la répartition idéale de la<br />
totalité des travaux d'une clafTe entiere d'ouvriers<br />
fur chacun de ceux qui la compofent. Or , il doit<br />
réfulter que cette clahe d'ouvriers fouffrira , 8c<br />
qu'elle ne peuplera pas autant qu'elle devroit naturellement<br />
le faire , fi une partie des hommes qui la<br />
compofent, ne retourne pas a la culture des terres.<br />
Car oü les ouvriers , pour fe mettre au niveau des<br />
cultivateurs baifferoient d'eux-mêmes le prix de<br />
leurs ouvrages , ce qui eft la feule fi^on , dont leur<br />
travail moyen puiffe augmenter , ou ceux-la ne<br />
baifiant pas leur prix, les cultivateurs qui s'appercevront<br />
que 1'ouvrier gagne plus qu'eux a travail<br />
égal, pafferoient dans la claffe des ouvriers , 8c la<br />
feroient regorger. Dans le premier cas , les ouvriers<br />
obligés de vendre leurs ouvrages a meilleur marché<br />
ne gagneroient plus par leur travail une quantité<br />
de denrées qui put fuffire a leur nourriture ; dans<br />
la feconde hypothefe , ils fe trouveroient bientót<br />
plus malheureux encore.<br />
On ne peut pas dire que 1'ouvrier en baifiant le<br />
prix de fon ouvrage , en feroit quitte pour travailler<br />
davantage. La quantité d'outils 8c de maind'oeuvre<br />
eft déterminée par la fomme des befoins<br />
des claffes qui les emploient inutilement. L'ou-
BES PROVINC ES-UN I E s. 75<br />
vrier travailleroit - il a forger au dela du befoin<br />
une quantité d'outils que perfonne ne lui demanderoit.<br />
Pour mettre cette vérité dans un plus grand<br />
jour, fuppofons que la multiplication de notre<br />
peuplade ait monté jufqu'a huit cent mille cultivateurs<br />
Sc cent mille ouvriers qui, a travail égal ,<br />
s'entretenoient mutuellement. Suppofons que par"<br />
l'accroiflement de la population, le nombre des<br />
uns 8c des autres fut monté au doublé, 8c que le<br />
moins de fécondité des derniers champs mis en valeur<br />
, eut augmenté d'un tiers le travail moyen de<br />
toutes les claffes , le prix de la main - d'ceuvre fe<br />
trouveroit baiffé d'un quart, 8c celui qui vivoit en<br />
forgeant trois outils par jour, feroit contraint d'en<br />
forger quatre pour avoir la même quantité de denrées<br />
qu'auparavant. Si les huit cents mille cultivateurs<br />
ne demandoient aux cent mille ouvriers que<br />
trois cent mille outils par jour, fuppofant toute<br />
main - d'ceuvre néceflaire réduite è ce terme , les<br />
feize cents mille cultivateurs dont il eft fait ici<br />
mention dans notre hypothefe , ne demanderont<br />
que fix cents mille outils, 8c eu égard au baiffement<br />
du prix des ouvrages , ces derniers cultivateurs<br />
ne donneront pour les fix cents mille outils<br />
que la même quantité de denrées, qu'on auroit<br />
donnée auparavant pour quatre cents cinquante<br />
mille. Mais dans les premiers inftans , le prix des<br />
trois cents mille outils faifoit vivre cent mille ouvriers<br />
\ le prix de quatre cents cinquante mille au<br />
même taux , n'en pourra donc faire vivre que cent<br />
cinquante mille : fi 1'on compte par 1'ouvrage, on
7
BES pROri N CE S-UN 1 E S. ff<br />
vaille, plus il confomme des chofes nécelfaires pour<br />
fbn labour, 8c plus conféquemment il occupe d'ouvriers<br />
; mais fi cela eft vrai, 8c dé quelque confidération<br />
a 1'égard de certaines profeffions , on<br />
pourra dire d'un aurre cöté, que plus le cultivateur<br />
eft pauvre , plus il fe refufe de chofes \ plus<br />
les denrées lui coütent de travail a acquerir , plus<br />
il économife : de ces deux raifons , 1'une compenfera<br />
1'autre.<br />
Si comme a la Chine, il étoit ordonné dans ces<br />
contrées aux enfans de refter dans la profeflïon de<br />
leurs peres, la condition des ouvriers refteroit<br />
long - tems meilleure que celle des cultivateurs.<br />
Ces derniers n'ayant pas la faculté de palfer a 1'autre<br />
claffe , les ouvriers foutiendroient toujours<br />
leurs ouvrages au même prix ; ainli vendant dans<br />
tous les tems une quantité d'ouvrages proportionelle<br />
a leur nombre , qui ne peur qu'augmenter en<br />
raifon égale de celui des cultivateurs , ils retireroient<br />
de leur vente une quantité de denrées proportionelle<br />
a leur augmentation naturelle. De cette<br />
ïbrte le travail moyen augmenteroit toujours dans<br />
la claffe des cultivateurs , lans augmenter dans<br />
celle des ouvriers. Mais quand les bornes du terrein<br />
en mettroient a 1'accroiffement des colons, les<br />
deux claffes reviendroient bientót en équilibre ,<br />
paree que les ouvriers continuant toujours è. aug<br />
menter fans que les cultivateurs augmentaffent,<br />
ils ne pourroient plus vendre une quantité d'ouvrages<br />
proportionnelle a la progreflion de leur popu •<br />
lation , 8c leur claffe tomberoit néceffairement erj<br />
fouffrance. De ce qu'il s'y trouveroit trop d'ou-
7 8 TABLEAU H1S2-0R1QÜE<br />
vriers , il s'enfuivroit qu'une partie d'entr'eux refteroit<br />
néceffairement .fans débit de leurs ouvrages.<br />
Pour trouver k vendre , ceux qui éprouveroiernce<br />
malheur , fe verroient obligés de baiffer Ie prix des<br />
chofes qu'ils auroient travaillées. Ce baiffement de<br />
prix rejeteroit leur malheur fur d'autres qui baifferoient<br />
le prix encore plus bas ; la même chofe<br />
fubfiftant rpujours, ces prix continueroient a baiffer<br />
, & le travail de 1'ouvrier au-deffous de fa véritable<br />
valeur , c'eft - a - dire , de celle qu'il devroit<br />
avoir par la loi de l'équilibre. Cet incident<br />
aura toujours lieu tant qu'il y aura plus d'ouvrages<br />
que de demandes, plus de marchandifes que d'acheteurs.<br />
Ce bahTement de prix augmenteroit ï'mdigence<br />
commune de la claffe des ouvriers , le mal<br />
dureroit jufqu'a ce que le befoin 1'ayant fait diminuer<br />
, les ouvriers fe trouveroient réduits au nombre<br />
jufte , qu'ils devroient être pour fournir au<br />
befoin du refte des citoyens: alors le prix de leur<br />
main - d'ceuvre haufferoit, 8c les ouvriers fe trouveroient<br />
en équilibre avec les cultivateurs.<br />
Coup -d'ceilfur la naijjance & les progrès des<br />
& métiers de luxe.<br />
UN peuple placé dans un pays fécond ne peut<br />
voir naitre promptement les arts 8c métiers de<br />
luxe. Suppofons que notre peuplade habite un terrein<br />
fertile, on verra bientót naitre au milieu<br />
d'elle tous les arts 8c métiers du luxe brillant<br />
8c commode. Ils s'y perfedfionneront même rapidement<br />
, li la nature du gouvernement n'y apporte<br />
point d'obftacle. La Grece en eft une preuve<br />
y
DES PROVIN CES-UNIES* 79<br />
puifqu'en moins de deux cents ans , a compter du<br />
premier moment oü 1'on en vit les premières ébauches,<br />
les arts y furent portés a un point de perfection<br />
que nous admirons encore. II n'eft pas douteux<br />
que fi le degré de fertilité d'un pays eft tel que le<br />
cultivateur puiflë fe procurer tout ce qui lui eft<br />
néceffaire , en ne travaillant que quatre ou cinq<br />
mois par année , il emploiera une partie de fon<br />
loifir a rechercher le commode 8c le gracieux.<br />
L'habitude des premières commodités fera pafler a<br />
de nouvelles. Le delir brülant 8c infatiable d'améliorer<br />
fon état 8c de pafier a des plaifirs nouveaux,<br />
fera continuer cette progreflion de commodités,<br />
de plaifir 8c de luxe , tant qu'il reftera au cultivateur<br />
du tems a facrifier.<br />
La poéfïe naquit au fein du loifir Sc de 1'aifance ,<br />
a dit un célebre auteur moderne , qui le répete d*après<br />
les anciens \ or , fi dans notre peuplade tout<br />
le monde étoit dans 1'aifance 8c le loifir, la poéfie<br />
y nakroit donc ainfi que tous les autres arts: ils<br />
ont tous la même origine. Les hommes font naturellement<br />
portés aux chofes d'agrément , 8c a<br />
embellir tout ce qui tient a eux. Les fauvages de<br />
1'Amérique fe peignent le corps des plus belles couleurs<br />
qu'ils fachent imaginer. Les négrefies. fe parent<br />
de coquillage : les hommes 8c les animaux<br />
mêmes font fenfibles aux charmes de la mufique.<br />
Nos cultivateurs , dans les longs relaches de leurs<br />
travaux , s'occuperont de ces divers objets. II n'eft<br />
pas douteux qu'il y aura toujours un homme qui<br />
excellera par - defius tous les autres dans chaque<br />
art. L'excellence dans le fens ordinaire qu'on donne
So TASZEAV HISTORIQUE<br />
a ce terme, ne fuppofe aucune perfeétion réelle 5<br />
elle ne confifte que dans 1'avaotage que 1'on a dans<br />
un genre , étant cornparé a tout autre homme<br />
connu. Quelque groffier que 1'on veuille fuppofer<br />
le talent de ces premiers artiftes prééminens , ils<br />
feront recherchés , paree qu'on aime leurs arts 8c<br />
qu'ils font fentir mieux qu'aucun autre , les plailïrs<br />
que ces arts donnent.<br />
Ces hommes qui excelleront dans un art, recevront<br />
une récompenfe de ceux qui les auroit employés.<br />
Comme nous fuppofons ici notre peuplade<br />
nombreufe 8c dans 1'abondance , 1'artifte devra<br />
trouver des récompenfes telles qu'il lui foit plus<br />
avantageux , ainfi qu'il trouvera plus agréable de<br />
vivre de fon talent, que de la culture de la terre.<br />
Uniquement occupés de leur art , ils y feront des<br />
progrès; 1'ufage leur donnera occafion d'obferver,<br />
1'habitude leur déterminera des regies, 1'art entre<br />
leurs mains fera toujours quelque pas vers la perfecfion<br />
, les arts deviendront plus difficiles par la<br />
découverte fucceffive de nouvelles regies. Plus le<br />
nombre de ces regies augmentera, plus les arts s'éloigneront<br />
de la portée du génie du cultivateur ,<br />
plus ils demanderont que les artiftes s'y confacrent,<br />
Sc qu'ils faflent par conféquent une claffe diftindte<br />
de toute autre. La grandeur des récompenfes réglera<br />
le nombre des artiftes , 8c la poéfie fera mife<br />
au même rang que les autres arts d'agrément.<br />
Chez les nations fauvages de 1'Amérique on voit<br />
les arts dans leur nailfance , tels fans doute qu'ils<br />
ont été parmi nous dans le principe , & tels qu'ils<br />
feroient aux premiers momens dans les families<br />
ralfemblées
J3ES PROriNCES-UjVIES. %z<br />
raflêmblées de notre peuplade. Mais comme ces<br />
fauvages de 1'Amérique ne font pas cultivateurs, ils<br />
ne peuvent jamais être ni nombreux , ni aifés.<br />
Comme ils n'ont en quelque forte aucune habitation<br />
fixe , il ne peut fe former parmi eux ni artiftes<br />
, ni ouvriers proprement dit. Les arts conféquemment<br />
doivent y refter dans leur enfance. Les<br />
arts & les métiers ne peuvent fe fixer que chez les<br />
peuples nombreux 8c aifés. Le peu de fécondité<br />
d'un pays fuffira donc pour les empêcher d'y naitre<br />
8c de s'y établir , fans examiner fi dans le nord ,<br />
la dureté du climat öte aux hommes ou non , 1'aptitude<br />
aux chofes d'agrément. II fuffit que la terre<br />
qu'ils habitent foit ingrate pour que les beaux arts<br />
8c le luxe ne puiffent pas fe naturalifer parmi eux.<br />
Stokolm par le concours de toutes les contributions<br />
d'un royaume 8c par le commerce, répare<br />
ce que fon fol peut avoir d'infécondité. II y a des<br />
artiftes. Les arts y font certainement poufies a un<br />
point plus haut qu'ils ne le font adtuellement dans<br />
ïa Grèce , 8c dans la plupart des régions ou 1'anti»<br />
quité les vit fleurir ; mais ils ne peuvent s'établir<br />
dans les provinces méridionales de la Suède , paree<br />
que 1'infécondité de la terre y eft telle que le cultivateur<br />
ne recueille de denrées que ce qu'il en faut<br />
pour les ouvriers qui lui font nécelfaires, pour le<br />
petit nombre de gens aifés qui font dans le pays,<br />
& pour lui-même. De cette maniere, il ne refte<br />
rien pour 1'entretien des artiftes. L'étendue du luxe<br />
&C des arts eft toujours proportionnée a la popu-<br />
Jation des villes. II eft a remarquer que 1'infécondité<br />
des terres, lorfqu'elle eft trop grande, s'oppofe a<br />
Torne II,<br />
F
82 TABLEAU BISTORIQUE<br />
Ja perfection du gouvernement ainfi qu'a 1'avancement<br />
des arts. Pour qu'il y ait un gouvernement,<br />
il faut que le colon trouve dans fa récolte de quoi<br />
payer 1'impöt. Si la terre eft ingrate, on ne pourra<br />
tirer que tres - peu du cultivateur. Le prince ne<br />
pourra entretenir fous lui qu'un petit nombre de<br />
commandans j il ne pourra y avoir que peu de perfonnes<br />
employées au maintien de 1'ordre j le gouvernement<br />
en fera moins étendu dans fes branches<br />
& moins agifiant. Par-tout on trouve dans les pays<br />
d'autant moins policés qu'ils font moins abondans ;<br />
foit que leur infécondité vienne du climat , foit<br />
qu'elle vienne de la mauvaife qualité du fol , foit<br />
qu'elle ait fa fource dans le vice des habitans. On<br />
ne voit par exemple aucune efpece de police dans<br />
les provinces méridionales de la Norvège , 1'influence<br />
du gouvernement y eft extrêmmement foible<br />
St bornée. Le voyageur n'y eft point en füreté ;<br />
le citoyen même n'y eft point en paix. En Laponie,<br />
oü la terre eft pour ainfi dire d'une ftérilité abfolue ,<br />
il n'y a non-feulement aucune efpece d'artiftes , ni<br />
d'ouvriers proprement dit , St on n'y appercoit aucun<br />
veftige de gouvernement. Ce n'eft pas que les<br />
habitans de ces régions froides ne foient auffi difciplinables<br />
que ceux des pays chauds : ils paroiffent<br />
au contraire 1'être davantage ; mais oü prendre<br />
pour 1'entretien de ceux qui feroient employés<br />
a les gouverner.<br />
Avantages de la claffe des artiftes fur celle des ouvriers<br />
de luxe.<br />
DANS quelqu'aifance que foit le cultivateur , il
DES P ROV1N CES-U NI ES. 83<br />
donnera toujours moins aux ouvriers de luxe ,<br />
qu'aux artiftes. Si 1'on examine les hommes dans la<br />
naiflance des fociétés , on trouvera qu'ils fontbien<br />
éloignés d'avoir pour .le brillant un goüt aufli vif<br />
que pour les arts proprement dit , tels que la mulique<br />
, la danfe , le fpectacle. Par exemple, dans<br />
une peuplade naiifante , oü il n'y auroit encore<br />
aucun poffefleur de terres , les profeflions qui auroient<br />
Ie luxe pour objet, ne pourroient approcher<br />
du luftre oü nous les voyons parmi nous. Si par des<br />
circonftances extraordinaires , les arts 8c les métiers<br />
de luxe prenoient dans un pays fécond un accrohTement<br />
foible &£ trop lent , la clalfe des cultivateurs<br />
fe trouvant moins diminuée , 8c ayant<br />
d'ailleurs moins de monde a nourrir , refteroit dans<br />
. une grande oifiveté. C'eft ce qu'on a remarqué au<br />
Pérou quand les Efoagnols y aborderent pour la<br />
première fois , ils y trouverent peu d'arts & de<br />
métiers ; mais en revanche un nombre étonnant<br />
d'hommes employés au gouvernement , & tirant<br />
de lui leur fubfiftance. Nul pays dans le monde<br />
n'eut plus de police Sc ne fut gouverné avec plus<br />
de précilion , que ce royaume avant fa découverte<br />
par les nations européennes. II réfulte de ce qu'on<br />
vient de dire que dans les premiers inftans les pro •<br />
grès des arts font toujours plus rapides que ceux du<br />
luxe. La caufe phyfique de l'accroilfement de celui-ci<br />
comme des autres eft la même.<br />
Caufe phyfique de laccroiffement du luxe & des<br />
arts.<br />
DE deux nations également nombreufes, mais<br />
F 2
§4 TABLEAU M'ISTORIQUE<br />
placées dans des fols difFérens, 1'une pourra entre -<br />
tenir beaucoup pJus d'artiftes que 1'autre; Sc fi<br />
1'on veut prendre les chofes a I'extrême , 1'une des<br />
deux nations peut - être en état de faire fleurir tous<br />
les arts au milieu d'elle ; tandis que 1'autre ne<br />
pourra abfolument entretenir aucun artifte. La chofe<br />
arriveroit, fi par la différence de leurs terres, 1'une<br />
de ces deux nations étoit obligée d'employer au<br />
travail des champs beaucoup plus de monde que<br />
1'autre. Qu'on fuppofe chacune des deux nations<br />
compofée de quatre millions d'habitans : que dans<br />
1'une , il faille trois millions de cultivateurs pour<br />
faire croitre les denrées qui lui font nécelfaires ;<br />
Sc que dans 1'autre il n'en faille qu'un million , il<br />
eft évident que celle - ci pourra nourrir une quantité<br />
d'artiftes , fans comparaifon plus grande que<br />
celle-la. Tout le monde fait qu'il y a des terres<br />
qui, quoique d'un égal produit, demandent plus<br />
de travail 1'une que 1'autre. N'eft - il donc pas des<br />
pays oü une partie des terres eft extrêmement féconde,<br />
St 1'autre extrêmement mauvaife ; dans<br />
ceux - Ik il peut y avoir beaucoup d'artiftes : il en<br />
eft d'autre oü toutes les terres font cultivables Sc<br />
d'une médiocre fécondité. IJ faut qu'il y ait plus<br />
de monde occupé aux terres dans ces dernieres,<br />
pour avoir la même quantité de denrées ; de cette<br />
maniere, il y reftera moins de monde pour les arts.<br />
Mais, dira-t-on, les vicifiitudcs du commerce<br />
extérieur ont une trés-grande influence fur 1'étendue<br />
du luxe Sc des arts dans tous les états ; cela<br />
n'eft pas douteux, mais il ne s'agit ici que d'un état<br />
ifolé. Or, il feroit égal pour 1'avancement des
DES PROVl N CE S~UN IE S. 85<br />
arts , que la fécondité des terres fut augmentée,<br />
ou qu'on trouvat une méthode pour diminuer le<br />
travail de leur culture 5 d'une 8c d'autre facon le<br />
cultivateur chez le nouveau peuple qu'on fuppofe<br />
ki, recueilleroit plus de denrées a travail égal,<br />
Sc fe trouveroit en conféquence en état de tirer<br />
plus de 1'ouvrier 8c de donner plus aux artifbs.<br />
La contrée oü 1'une ou 1'autre de ces chofes arriveroit<br />
\ la population des villes y feroit augmentée.<br />
En diminuant les travaux de la culture , on forceïoit<br />
une partie des cultivateurs qui fe trouveroient<br />
inutiles aux terres, a paffer dans les villes. Si les<br />
poffeffeurs actuels des terres avoient un moyen<br />
pour faire cultiver par un feul payfan , ce qui en<br />
occupe aótuellement deux, fans augmenter le travail<br />
du premier , ils fe trouveroient plus riches de<br />
tout ce qu'ils cédoient a celui des deux qui leur devient<br />
le plus inutile. Les peines de celui dont ils<br />
continueroient de lè fervir, n'étant pas plus grandes<br />
qu'auparavant , ils ne lui donneroient que le<br />
même falake. Les propriétaires des terres fe trouvant<br />
plus riches, augmenteroient leur dépenfe en<br />
domeftiques, en ouvriers de luxe Sc en artiltes a<br />
proportion de leurs nouveaux moyens. C'eft en<br />
partie des champs qu'on tireroit ce furcrok d'ouvriers<br />
8c d'autres gens.<br />
Obfervations fur les claffes d'artiftes & d'ouvriers<br />
de luxe.<br />
LA claffe des artiftes 8c des ouvriers de luxe,<br />
éprouve des entraves dès le premier inftanr de fora<br />
erablifïement. A mefure que le nombre des cuki-<br />
1 7 3
85 TABLEAU KISTORIQUE<br />
vatairs augmenté, il faut plus d'ouvriers de néceffité,<br />
6c cette derniere claffe groffit en nombre.<br />
II croit plus de denrées dans l'état , le produit de<br />
lïmpót fe trouve plus fort, le gouvernement a de<br />
quoi entretenir plus de monde , Ia claffe de ceux<br />
qu'il emploie doit augmenter, tout marche enfemble.<br />
Mais quand Ja claffe des cultivateurs augmenté<br />
, leur condition comme on 1'a fait voir cideffus,<br />
devient plus mauvaife par 1'augmentation<br />
du travail moyen, ils ont moins a donner a 1'amufement<br />
: voila pourquoi les artiftes 6c les ouvriers<br />
de luxe recevront moins. Si la claffe dont nous<br />
parions ne tiroit fa fubfiftance que des gens aifés ,<br />
elle augmenteroit en même proportion que toutes<br />
les autres claffes de l'état , pourvu qu'il y eut de<br />
nouvelles terres a défricher , 6c que celles - ci fuf<br />
fent en état de fupporter la totalité de I'impót<br />
ctabh. En voici la raifon , c'eft qu'alors le produit<br />
de 1'impöt augmenté a - peu-près en même raifon<br />
que le nombre des cultivateurs; mais il faut que<br />
la claffe des gens aifés fur laquelle ce furcroït<br />
d'impöts reverfe, augmenté en même proportion,<br />
6c qu'elle fafle augmenter de la même maniere<br />
toutes les claffes qui dépendent d'elle.<br />
I 11 e f t u n t e m s oü la claffe des fufd'its artiftes<br />
eprouveroit la plus grande fouffrance f c'eft lorfqu'on<br />
en viendroit a défricher des terres qui ne<br />
pourroient pas fupporter les mêmes charges que<br />
les premières. Voici pourquoi , c'eft que Ie produit<br />
de 1 impöt ne pouvant plus augmenter , Ia claffe<br />
des gens aifés fe trouvera bornée a une quantité<br />
determinée de denrées; cependant cette claffe
DES PROVINCES-UNIES. f>7<br />
augmentant par fa population naturelle, confommera<br />
plus par elle-même \ de cette maniere die<br />
'fera obligée d'en retrancher quelque chofe , c'efta-dire,<br />
de donner moins a 1'amufement Sc au<br />
luxe. Si dans les premiers inftans, les artiftes Sc<br />
les ouvriers de luxe ne paroiffent pas diminuer la<br />
population de l'état, leur établiifement 1'empêche<br />
cependant de parvenu: auffi promptement qu'il fe<br />
pxirroit a la plénitude de fa force. Qu'on fuppofe<br />
pour un moment qu'il y ait dans un état trois<br />
m üions de cultivateurs Sc' douze cents mille ouvriers<br />
de luxe, Sc qu'on en foit a défricher des<br />
terres fur lefquelles on ne puilfe mettre aucun impöt<br />
j 1'année d'après il doit y avoir cent mille cultivateurs<br />
de plus, leur nombre devant^ être augmenté<br />
d'un trentieme 5 maïs on ne doit compter<br />
que fur douze cent mille ouvriers de luxe. Leur<br />
claffe ne recevant que la même quantité de vivres<br />
qu'elle recevok auparavant, elle ne peut augmenter<br />
, ou fi elle augmenté , elle reviendra bientót<br />
a fon premier point , puifque le nombre de ceux<br />
qui la compofent doit néceffairement fe mettre en<br />
équilibre avec leurs moyens de fubfiftance. Si au<br />
lieu de cela , tous ceux de cette derniere claffe<br />
étoient reftés aux terres , 1'accroiffement total de<br />
la population, fe feroit trouvé de trente mille<br />
hommes de plus : il n'en eft pas des ouvriers de<br />
première néceffité comme des ouvriers de luxe.<br />
Quand les premiers feroient reftés confondus dans<br />
la claffe des cultivateurs , 8c quand chacun travailleroit<br />
foi - même toutes les chofes dont il fe<br />
trouveroit avoir befoin , la population n'en de-<br />
F 4
§# TABLEAU HISTORIQVE<br />
viendroit pas plus grande en aucun tems , &C tout<br />
n'en iroit que plus mal. Si quatre cultivateurs tiranc<br />
tout d'un ouvrier qu'ils occupent feuls , cultivent<br />
chacun quarante arpens, ils ne pourront en cultiver<br />
que trente - deux, s'ils font obligés a faire par<br />
eux - mêmes ce qu'ils prennent de lui. En remettant<br />
celui - ci aux terres, il ne cultiveroit que<br />
trente - deux arpens comme les autres , & il ne<br />
fe trouveroit en tout que les mêmes quantités de<br />
terre qui fuffent cultivées : tout en iroit moins<br />
bien, paree que chacun étant occupé a plus de<br />
chofes , on les feroit toutes plus mal.<br />
11 réfulte de ce qu'on vient d'expofer, qu'il eft<br />
évident que 1'établiffement du luxe augmenté dans<br />
Ia fociété la fomme des travaux, fans y rien produire<br />
de réel : il n'augmente ni le nombre des<br />
hommes , ni celui des chofes: il détruit tout.<br />
Autre caufe qui contribue d la force de f/tat, ^<br />
Vavancement des arts & a lafacilité du travail<br />
des terres.<br />
ON peut dire qu'il en eft , par rapport a l'état,<br />
comme par rapport aux arts, augmenter le nombre<br />
de fes champs en reculant fes frontieres, diminuer<br />
le travail de culture pour ceux qu'il renfermc, ou<br />
augmenter leur fécondité, ce feroit lui procurer<br />
a-peu-près la même augmentation de force & le<br />
même bien. L'état ne peut, fans fe détruire luimême<br />
, employer a fon fervice que le furplus des<br />
denrées du cultivateur, que la fomme de ce furplus<br />
augmenté , paree que 1'addition de nouvelles prowices<br />
lui donne un plus grand nombre de terres ,
DE!f P R0V1N CES-V NIES. 8?<br />
paree que fes terres viennent a produire plus de<br />
denrées, ou paree que les travaux de leur culture<br />
étant dinfnués, la claffe des cultivateurs devenue<br />
moins nombreufe , confomme moins. II en réfulte<br />
toujc urs pour l'état la même augmentation de force<br />
lorfqu'il le veut. Si les terres fe cultivoient a moins<br />
de ffais, n'eft-il pas vrai quelles pourroient fupporter<br />
de plus forts impöts ? Or, qu'il y ait plus<br />
de champs impofés, ou que chaque champ fupporte<br />
une impofition plus forte, cela revient au même.<br />
Si les frais de la culture diminuoient de moitié, le<br />
gouvernement, en s'appropriant le profit de cette<br />
nouveauté , pourroit convertir en foldats la moitié<br />
des cultivateurs fans que les propriétaires des terres,<br />
ni aucune des autres claffes s'en reffentiffent : il<br />
eft aifé de rendre la chofe fenlible parun exemple.<br />
Suppofons que la Suède St le Danemarck foient de<br />
la même étendue 8t de la même fécondité, que<br />
toutes leurs terres foient au plus haut point de<br />
culture , St qu'il y ait dans chacun de ces royaumes<br />
fix millions d'habitans, dont quatre millions foient<br />
employés a la culture des terres ; fi 1'on parvient<br />
en Danemarck a découvrir un moyen de cultiver<br />
tout avec deux millions d'hommes feulement, il<br />
arrivera que la moitié des cultivateurs paffera néceffairement<br />
St en peu, dans les autres claffes<br />
de l'état. La populace n'augmentera pas, puifque<br />
les terres ne produiront toujours de denrées que<br />
pour fix millions d'hommes j mais le Danemarck<br />
ne s'en trouvera pas moins deux fois plus fort que<br />
la Suède ; car , lorfque ces deux nations voudront<br />
fe faire la guerre , Ie Danemarck pourra attaquer
je TABLEAU RISTORI QUE<br />
la Suède avec un fonds de quatre 'millions d'hommes<br />
, Sc tout le monde fera toujours nourri par<br />
les deux millions de cultivateurs qui refteroient aux<br />
terres. La Suède au contraire ne pourra lui réfifter<br />
qu'aVec un fonds de deux millions d'hommes,<br />
étant obligée de lailfer , comme le Danemarck ,<br />
tous fes colons au travail des champs pour ne pas<br />
s'affamer elle-même. Tout le monde ne va pas<br />
_a la guerre ; mais de quelque faijon qu'on envifage<br />
la chofe , on verra qu'a faire des eiforts<br />
égaux, la Suède fe trouvera toujours la plus foible<br />
de la moitié. Si la Suède acquiert des provinces<br />
femblables a celles qu'elle poftede déja St qui<br />
doublent fon étendue , ainfi que le nombre de fes<br />
habitans , elle aura douze millions d'hommes ,<br />
dont huit millions étant nécefiairement employés<br />
aux terres, il ne lui reftera donc que quatre millions<br />
de troupes a lui oppofer. La Suède trouvera aufli,<br />
en levant fur chaque champ une impofition de<br />
moitié moins forte que celle que leve le Danemarck<br />
, a faire des finances égales aux fiennes ,<br />
8t le même nombre d'hommes pourra marcher<br />
de part St d'autre.<br />
Si la Suède , en doublant fon étendue, a eet<br />
ayantage que fes huit millions de cultivateurs répareront<br />
quatre fois plutöt , par leur excès de<br />
leur population, la pene de citoyens que la guerre<br />
lui occafionnera , que les cultivateurs du Danemarck<br />
ne pourront réparer celles des leurs. D'autre<br />
part, les cultivateurs Danois étant quatre fois<br />
moins nombreux , occupent quatre fois moins<br />
d'ouvriers , fouffrent moins St laiflent au Dane-
DES PROVINCES-UNÏES. OI<br />
rnarck plus de foldats. Si la Suède , au lieu de<br />
doubler fon étendue , avoit augmenté d'un tiers<br />
la fécondité de fes terres, elle auroit gagné d'avantage:<br />
elle n'auroit, a la vérité , que huit millions<br />
d'hommes en tout i, mais il n'y en auroit que<br />
quatre millions d'occupés k la culture des champs.<br />
Ses cultivateurs , en plus petit nombre, employant<br />
moins d'ouvriers & d'autres gens , elle pourroit<br />
faire une guerre plus forte fans faire fouffrir aucune<br />
des claffes néceffaires , claffes dont le dépériffement<br />
entraine la ruine de l'état.<br />
II n'y a que deux moyens plaufibles d'augmenter<br />
ia puhTance d'un état; la première fe fait en diminuant<br />
les travaux des hommes Sc en leur facilitant<br />
le bonheur; le fecond , en augmentant la<br />
population. Mais s'il arrivé qu'il naiffe dans un état<br />
plus d'hommes que n'en peut occuper la culture<br />
des terres 8c les arts que fuppofe cette culnire :<br />
que faire de ce fuperflus d'habitans ? Car, plus ils<br />
croitront en nombre 8c plus l'état croitra èn charges<br />
, Sc de-la la néceffité, ou d'une guerre qui<br />
confomme ce fuperflus d'habitans , ou 1<br />
d'une loi<br />
qui tolere comme a la Chine , 1'expofition des<br />
enfans. Tout homme fans propriété Sc fans erhploi<br />
dans une fociété , n'a que trois partis a prendre ,<br />
ou des'expatrier Sc d'aller chercher fortune ailleurs,<br />
ou de voler pour fe procurer fa fubfiftance , ou<br />
d'inventer enfin quelque commodité ou parure nouvelle<br />
en échange de laquelle fes concitoyens fourniffent<br />
a fes befoins. On ne s'arrêtera point ici a<br />
confidérer ce que deviendra le voleur ou le banni<br />
volontaire, ils font hors de la fociété.Bornons-nous
9*. TABZEAV lïISTÖRlQUB:<br />
a confidérer ce qui doit arriver a J'inventeur d'une<br />
commodité ou d'un luxe nouveau. Si par exemple ,<br />
il découvre le fecret de peindre Ia toile 8c que cette<br />
invention foit du goüt de peu d'habitans , peu<br />
d'entr'eux échangeront leurs denrées contre fa toile.<br />
Suppofons que le goüt de ces toiles devienne général,<br />
8c qu'en ce genre on lui faire beaucoup de<br />
demandes, il s'afiociera un plus ou moins grand<br />
nombre de ces hommes qu'on peut appeller fuperflus<br />
, il levera une manufaéture , 1'établira dans<br />
un lieu commode 8c agréable fur les bords d'un<br />
fleuve , fi cela fe peut, pour. faciliter le tranlport<br />
de fes marchandifes. Suppofons encore que la<br />
multiplication continuée des habitans donne lieu<br />
a 1'invention de quelque nouvelle commodité 8c de<br />
quelqu'autre objet de luxe, 8c qu'il s'éleve encore<br />
une nouvelle manufaéture, aufTi-töt 1'entrepreneur<br />
placera autfi fur les bords d'un fleuve fa nouvelle<br />
manufadfure, il 1'établira même prés de la première.<br />
Bientót ces nouvelles formeront un bourg,<br />
Sc dans la fuite ce bourg deviendra ville confidérable<br />
: cette ville renfermera bientót des citoyens<br />
les plus opulens, paree que les profits du commerce<br />
font toujours immenfes, lorfque les négocians peu<br />
nombreux ont peu de concurrens. Les richefies<br />
ne tarderont pas a fluer dans cette ville, qui va<br />
devenir le féjour des plailirs: les riches propriétaires<br />
quitteront leur campagne pour y aller jouir<br />
des commodités que le luxe y procure ils pafferont<br />
quelques mois dans cette ville, 8c ils ne<br />
tarderont pas a y faire confiruire des hotels. Cette<br />
ville s'aggrandira de jour en jour, paree qu'il s'y
DES PROFiNCES - UNIES. 95<br />
rendra une affluence de perfonnes de toutes parts:<br />
Jes pauvres pour y trouver plus de fecours, les vicieux<br />
plus d'impunités, 8c les voluptueux plus de<br />
moyens de fatisfaire leurs goüts; 8c cette ville fera,<br />
a cette époque, ce que nous appellons ville capitale.<br />
VoWk les premiers effets de 1'extrême multiplication<br />
des citoyens. Voici un autre effet de la même<br />
caufe 5 c'eft 1'indigence de la plupart des habitans,<br />
leur nombre fe fera prodigieufement accru , il y<br />
aura plus d'ouvriers que d'ouvrages} la concurrence<br />
baifle le prix des journées5 1'ouvrier préféré eft<br />
celui qui vend moins chérement fon travail, c'efta-dire<br />
, qui retranche le plus de fa fubfiftance :<br />
alors 1'indigence attaque un plus grand nombre<br />
d'individus. Qu'arrive-t-il ? Le pauvre vend , le<br />
riche achete, le nombre des poftefleurs diminue ,<br />
8c les loix deviennént de jour en jour plus féveres.<br />
Avec des loix douces on peut régir un peuple de<br />
propriétaires: la confifcation des biens y fuffit pour<br />
réprimer les crimes. Chez les Germains, les Gaulois<br />
8c les Scandinaves, des amendes plus ou moins<br />
fortes étoient les feules peines infligées aux différens<br />
délits; mais il n'en eft pas de même lorfque<br />
les propriétaires compofent la plus grande partie<br />
d'une nation : on ne les gouverne que par des loix<br />
dures. Un homme eft-il pauvre ? ne peut-on le<br />
punir dans fes biens ? il faut le punir dans fa perfonne<br />
, 8c de-la les peines afflictlves. Or , ces<br />
peines afflictives d'abord infligées aux indigens<br />
font, par le laps du tems, étendues jufqu'aux propriétaires<br />
, 8c tous les citoyens font alors régis par<br />
«des loix de fang ; tout concourt a les établir , 8t<br />
voici comment.
94 TABLEAU HISTORIQUE<br />
Chaque citoyen pofiède-t-il quelque bien dans<br />
un état ? Le defir de la confervation efi fans cön*<br />
tredit le vceu général d'une nation. Il s'y fait très<br />
peu de vols ; le plus grand nombre au contraire<br />
y vit-il fans propriétés ? Le vol devient le vozu général<br />
de cette même nation. Les brigands fe multiplient:<br />
qu'arrive-t-il alors ? C'eft que eet efprit<br />
de vol, généralement répandu, néceffite le plus<br />
fouvent a des adtes de violence. Les coupables<br />
trouveront fouvent les moyens d'échapper au chatiment,<br />
foit par la lenteur des procédures criminelles,<br />
foit par la facilité avec laquelle l'homme<br />
fans propriété fe tranfporte d'un endroit a 1'autre.<br />
Voila comme les crimes deviendront plus fréquens,<br />
& comme la trop grande multiplication d'hommes<br />
fans propriété, introduifant a-la-fois dans un empire<br />
des vices 8c des loix cruelles, y développe enfin le<br />
germe d'un defpotifme qu'on doit regarder comme<br />
un nouvel effet de la même caufe. C'eft pour parer<br />
a eet inconvénient que la Suifie ne fouffre que perfonne<br />
s'établifle chez elle fans fe procurer une<br />
bourgeoifie, paree que chaque bourgeoifie eft tenue<br />
d'entretenir fes pauvres ; auffi les voleurs y font-ils<br />
aulfi rares qu'ils font en grand nombre chez leurs<br />
voifins , qui leur en envoient afiez fouvent.<br />
Les anciens connurent les malheurs occafionnés<br />
par une extréme population : c'eft pour y parer ,<br />
qu'ils eurent recours a mille moyens diftérens. Voila<br />
pourquoi 1'amour focratique en Crète prit confiftance<br />
comme les bordels dans les grandes villes de<br />
1'Europe. II y a plus, c'eft que eet amour, dit<br />
M. Goques, confeiller au parlement, étoit autorifé
x) E s PROVINCES-UNIES. 95<br />
en Crète par les loix même de Minos. Un jeune<br />
homme , loué pour tant de tems , venoit-il a s'échapper<br />
de la maifon de fon amant, il étoit cité<br />
devant le magiftrat, St par 1'autorité des loix ,<br />
remis jufqu'au tems convenu entre les mains de ce<br />
même amant. Le motif bizarre de cette loi, difent<br />
Platon St Ariftote, fut en Crète la erainte d'une<br />
trop grande population. Ce fut dans les mêmes<br />
vues que Pythagore commanda a fes difciples le<br />
jeune St 1'abftinence : les jeüneurs font peu d'enfans.<br />
Aux Pythagoriciens fuccéderent les Veftales,<br />
qui ont été remplacées par les moineffes St les<br />
moines, qui ont été pour la même raifon alfervis<br />
a la loi de la continence; ceux-ci, par conféquent,<br />
ne font que les repréfentans des anciens Pédéraftes.<br />
En Europe la confommation d'hommes occafionnée<br />
par la guerre , le commerce, la navigation St<br />
1'exercice de certains arts eft très-confidérable, St<br />
par la même pare a la trop grande multiplication.<br />
Les uns difent qu'on ne travaille pas affez a la propagation<br />
de 1'efpece humaine , d'autres au contraire<br />
prétendent que les hommes font trop multipliés:<br />
les uns St les autres peuvent avoir raifon.<br />
II faut, pour la tranquillité d'un état très-peuplé,<br />
que la dépenfe en ce genre foit égale a la recette,<br />
ou que l'état, comme en Suiffe, prenne le parti de<br />
confommer dans des guerres étrangeres le fuperflus<br />
de fes habitans : c'eft probablement pour cette<br />
raifon que la France 8t 1'Angleterre font fi fouvent<br />
en guerre.<br />
On vient de rechercher les principes St les effets<br />
du développement des arts 8t des métiers de pre-
e6 TABLEAU HISTÜKIQUE<br />
miere néceflité 6c de luxe ; voyons maintenant<br />
cömment a pu s'établir ra propriété des terres,<br />
par quelle gradation parmi les defcendans de cette<br />
alTociation d'hommes tous également libres 6c<br />
puiflans, il pourroit arriver, par la fucceflion des<br />
tems , que les uns impofent aux autres les frais de<br />
leur exiftence , ont acquis le droit de jouir de la<br />
plus grande abondance 6c d'entretenir une troupe<br />
de gens aufli inutiles qu'eux, tandis que I'exiftence<br />
d'une infinité d'autres eft précaire , qui ne peuvent<br />
fe procurer qu'une quantité infufhTante de denrées<br />
les plus groflïeres, 8c font condamnés a ne voir<br />
dans 1'avenir qu'une vieillefle prématurée que hatera<br />
immanquablement 1'excès de leurs maux 8c la perfpeétive<br />
d'une mifere affreufe 8c décourageante.<br />
Origine de la propriété des terres , & Jon étendu<br />
naturelle.<br />
L'HOMME nait avec 1'amour de fa confervation ,<br />
amour aéfif qui le porte a fe procurer tous les objets<br />
qui y font propres , ou auxquels il attaché fon affeftion.<br />
II n'eft pas douteux que ce fentiment inné<br />
le met dans un état de guerre continuelle avec fes<br />
femblables , qui convoitent les mêmes chofes que<br />
lui : état de guerre d'autant plus violent , qu'il fe<br />
trouve un plus grand nombre d'hommes, puifque<br />
les chocs de concurrence font toujours proportionnelles<br />
a ce nombre. II fuit de ce principe , que ft<br />
une quantité quelconque d'hommes fe trouvent a<br />
portie les uns des autres , il ne pourront avoir la<br />
fubhftance 8c leur vie même aflurées , qu'autant<br />
que par un intérêt commun ils conviendront enfemble
DES PROVINCES-UNIES. 07<br />
ble de quelques droits de propriété 8c qu'ils donneront<br />
a un ou a plufieurs d'entr'eux 1'autorité néceffaire<br />
pour les faire refpecter lui-même. D'ailleurs<br />
les premiers hommes n'avoient pas feulement a<br />
combattre contre leurs femblables , mais encore<br />
contre les animaux carnaciers. Or, l'homme qui de<br />
fa nature frugivore 8c carnacier , eft d'ailleurs foible<br />
, mal armé 8c par conféquent expofé a la voracité<br />
d'animaux plus forts que lui j l'homme, dis-je ,<br />
fe vit donc obligé de fe réunir a fon femblable,<br />
tant pour fe nourrir que pour fe fouftrairea la fureur<br />
du tigre Sc du lion : quel fut 1'objet de cette union ?<br />
Ce fut d'attaquer , de tuer les animaux , ou pour<br />
les manger , ou pour défendre contr'eux les fruits<br />
ou les légumes qui lui fervoient de nourriture. Bientót<br />
l'homme fe multiplia \ comment vivre ? II lui<br />
fallut cultiver la terre. Mais pour 1'engager è femer<br />
ne falloit-il pas que la récolte appartïnt a 1'agriculteur<br />
: pour eet effet ne fallut- il pas que les affociés<br />
firent au moins tacitement quelques conventions<br />
&C quelques loix. Ces loix refferrerent les liens d'une<br />
union qui, fondée fur des befoins réciproques, étoit<br />
1'effet immédiat de la fenfibilité phyfique. L'intérêt<br />
8c le befoin furent donc le principe de la réunion<br />
des premiers hommes 5 puilque fe fentant trop foibles<br />
pour veiller féparément a leur confervation,<br />
ils fe virent forcés par les circonftances a fe donner<br />
mutuellement des fecours \ voitè pourquoi plufieurs<br />
confentirent a vivre enfemble , 8c eet accord fut<br />
le premier fondement des fociétés: 8c ils ne purent<br />
fe propofer d'autre but , finon qué leur union<br />
fut avantageufe i chacun en particulier 8c a tous<br />
Tome II.<br />
G
5>8 TABLEAU nis TORI QUE<br />
enfemble. II ne reftoit plus qu'a concilier les intéréts<br />
différens, 6c a les faire concourir a un feul 6c<br />
a un même intérêt général ; ce qui probablement<br />
aura occafïonné bien des difputes , des animofités<br />
St des combats, premiérement entre les families,<br />
enfuite parmi les différentes hordes. Aux premières<br />
rencontres de ces combats , il en fera réfulté des<br />
haines , des animofités 6c des vengeances ; le fang<br />
aura coulé ; le plus fort n'aura pas été plus en füreté<br />
que celui qui 1'eft le moins. Tout homme comparé<br />
a un autre eft plus fort ou plus foible fuivant<br />
fes relations. Celui qui a intrinféquement plus de<br />
force perfonnelle aura fuccombé fous fon adverfaire,<br />
fi ce dernier 1'a furpris ou attaqué avec avantage<br />
: Virtus andolus quis in hqfte requirat. Deux?<br />
foibles maltraités féparémenr, fe feront réunis contre<br />
un fort qu'ils auront fait périr , Sc 1'inftant d'après<br />
devenus ennemis , ils auront verfé le fang 1'un<br />
de 1'autre.<br />
II n'eft pas pofïïble que les hommes n'aient fait<br />
enfin des réflexions fur une fituation auflï miférable,<br />
Sc fur des calamités auxquelles ils ne voyoient<br />
point de fin : il eft probable que le riche preffé par<br />
la néceffité , concut enfin le projet le plus réfjéchf<br />
qui foit jamais entré dans 1'efprit humain : ce fut<br />
d'employer en fa faveur les forces même de ceux<br />
qui fattaquoient, de faire fes défenfeurs de fes adverfaires<br />
, de leur infpirer d'autres maximes , Sc<br />
de leur donner d'autres inftitutions qui lui fuflènt<br />
auffi favorables que le droit naturel , Sc il aura<br />
harangué fes voifins a-peu-près , en ces termes :<br />
fi 1'on en croit Jean-Jacques Rouifeau,(page 135,
DES P ROVIM CES-UJ>i1ES, 99<br />
Difcours fur Vinégalité.) » Unifiöns-nous, leur dit-<br />
» il , pour garantir de 1'oppreffion les foibles ,<br />
» contenir les ambitieux , 8c affurer a chacun la<br />
» pofleffion de ce qui lui appartient: inftituons des<br />
» régiemens de juftice 8c de paix auxquels tous<br />
» foient obligés de fe conformer , qui ne falfent<br />
» acception de perfonne 8c qui réparent en quel-<br />
» que forte les caprices de la fortune , en foumet-<br />
» tant également le puiffant 8c le foible a des de-<br />
» voirs mutuels: en un mot, au lieu de tourner<br />
» nos forces contre nous-mêmes, raftemblons-les<br />
» en un pouvoir fuprême qui nous gouverne felon<br />
» de fages loix , qui protégé 8c défende tous les<br />
» membres de TafTociation , repouffe les ennemis<br />
» communs , 8c nous maintienne dans une conj)<br />
corde éternelle.»<br />
Sice ne fut pas ce difcours, ce fera probablement<br />
un autre pour le moins auffi éloquent , que<br />
quelque rufé mattois aura adrelfé a la multitude<br />
pour Ia captiver , 8c la faire réfoudre è facrifier<br />
une partie de fa liberté a la confervation de 1'autre,<br />
comme celui qui auroit un membre gangréné fe<br />
le feroit couper pour fauver le refte du corps. Telle<br />
fut, ou dut être 1'origine de la fociété 8c des loix,<br />
qui donnerent de nouvelles entraves au foible , 8c<br />
de nouvelles forces au riche , détruifirent fans retour<br />
la liberté naturelle , fixerent pour jamais la<br />
loi de propriété, 8c de I'inégalité d'une adroite<br />
ufurpation firent un droit irrévocable , 8c pour le<br />
profit de quelques ambitieux , affujettirent deformais<br />
tout le genre humain au travail , a la fervf<br />
eude 8c a la mifere. Ainfi conclut Jean - Jacques<br />
G z
ioo TABLEAU HISTORIQUM<br />
Rouffeau. Mais pour ne rien outrer , voici ce qu'H'<br />
y a de plus probable.<br />
Comme les premiers affociés avoient tous éprouve<br />
que le droit a une liberté illimitéé qu'ils avoient<br />
tous également , nuifoit également a tous. Alors<br />
tous convaincus de la néceffité d'abandonner une<br />
partie de leur liberté , pour obtenir en échange les<br />
fecours dont ils avoient befoin , ils contracterent<br />
enfemble , du moins tacitement , aux conditions<br />
que d'un cöté , chacun s'engageat a ne rien faire<br />
qui put être contraire au bien de tous , & que de<br />
1'autre cóté tous s'engagerent a protéger enfemble<br />
chacun d'eux. Ce n'eft pas que je veuille affurer que<br />
les premiers affociés ne fe foient réunis qu'après<br />
s'être bien expliqués fur les conditions de leur<br />
union. Ils n'ont pas été dans la néceffité de faire<br />
les raifonnemens que je fuppofe ; mais les circonf<br />
tances qui les auront conduits , auront pour ainfi<br />
dire raifonné pour eux. Les obftacles qu'ils trouvoient<br />
a leur confervation lorfqu'ils étoient féparés ,<br />
fuffifoient feuls pour les réunir. Une fois réunis ,<br />
ils ont fenti la néceffité d'agir de concert ; agilfant<br />
de concert, ils ont tous concourut au bien de tous,<br />
St dès-lors chacun d'eux a limité fa liberté , ou plutót<br />
aucun n'a eu 'le tems d'imaginer qu'il avoit droit<br />
a une liberté illimitéé. D'oü il réfulte que, foit qu'ils<br />
fe foient expliqué ou non , la fociété n'en a pas<br />
été moins fondée fur leur confentement , Sc ce<br />
confentement eft donné , puifqu'ils continuent de<br />
vivre enfemble. II elf feulement a remarquer que<br />
les conditions, au lieu d'être expreffes, ne font que<br />
tacites. Si des circonftances ont commencé leuj
HES PROVINCES-VNIES. IOI<br />
union , d'autres circonftances auront peu-a-peu<br />
fait découvrir les moyens de la rendre plus avantageufes.<br />
Les ufages qui paroiffent les plus propres a<br />
produire eet effet , fe feront introduits d'eux-mêmes<br />
; ils auront été recus par un nouveau confentement<br />
tacite , qui auront été comme autant de<br />
conventions qui ont ia même force que iï elles<br />
étoient expreffes, que ce foit a un ou a plufieurs que<br />
les nouveaux affociés aient conféré le maintien des<br />
loix auxquelles la néceffité les avoit contrahit de<br />
fe foumettre , celui ou ceux qui auront fixé leur<br />
choix , auront probablement été les plus capables<br />
d'entr'eux, ils auront été les membres les plus favorifés<br />
de la fociété , Sc ils auront joui de toutes<br />
fortes de préférences. Si la fociété a d'abord été<br />
trop petite & les loix peu nombreufes , le chef ou.<br />
les chefs pouvant remplir par cux-memes tous leurs<br />
devoirs, i! n'y aura point eu d'ordre hiérarchique.<br />
L'état des chofes étant tel que les occupations du<br />
chef ou ces chefs leur laiffoient le tems de travailler<br />
comme particulier : leur devoir confiftoit alors<br />
a montrer 1'exempie de tout ce que les nouveaux<br />
affociés devoient faire. C'eft-la pofitivement l'état<br />
oü les Européens ont trouvé , & oü 1'on voit encore<br />
.une partie des fociétés de fauvages dans 1'Amérique<br />
feptentrionale 5 8c les premières fociétés ne furent<br />
pas d'abord autre chofe. Combien de fiecles il a<br />
•fallu pour que les arts fe foient perfe&ionnés. Le<br />
premier aura été 1'agriculture comme le plus néceffaire<br />
, chacun fe fera fait fa cahute oü il 1'aura<br />
jugé a propos, & aura défriché 1'étenduede terrein<br />
qiïÈ aura pu : il eft probable qu'il fe fera borné au<br />
O i
't&l T A StBAU RiSTORlQ VS<br />
fïmple néceffaire; mais le terrein oü il fe fera fixé,<br />
lui aura appartenu comme au primo occupanti. On<br />
aura alfuré a chacun la propriété de ce qu'il travailloit<br />
de fes mains , 8c le produit des champs qu'il<br />
cultivoit. On fera encore convenu du moins tacitement<br />
d'accorder a tout homme qui aura cultivé un<br />
champ, le droit de continuer par la fuite a le cultiver<br />
de préférence a tout autre nouveau venu. Outre<br />
que cette convention eft naturelle , elle a fon utilité.<br />
N'eft-il donc pas a préfumer qu'un homme en travaillant<br />
toujours les mêmes terres, connoitra mieux<br />
ce qu'elles peuvent produire 8c 1'efpece de travail<br />
qu'elles demandent j qu'il ne cherchera pas a les<br />
épuifer ; qu'enfin il en tirera meilleur parti que qui<br />
que ce foit. Si cette convention n'avoit pas eu lieu ,<br />
chacun voulant cultiver les meilleurs fois , n'en réfulteroit-il<br />
pas des querelles, 8c des combats fans<br />
fin, 8c l'homme qui ne feroit attaché k rien, deviendroit<br />
néceflairement vagabond.<br />
Nature du droit de<br />
propriété.<br />
LA propriété du champ , de la maniere même<br />
dont on concoit parmi nous , n'eft autre chofe<br />
que cette préférence a le cultiver. L'efprit de la<br />
loi qui établit la propriété des terres, n'a pu être<br />
autre que d'accorder une fimple préférence a leur<br />
culture. N'eft-il pas évident que la loi n'a jamais<br />
pu avoir en vue de donner a des citoyens le droit<br />
de rendre inutiles, s'ils le veulent, les terres de<br />
l'état en ne les cultivant pas ? Ne parok-il pas patla<br />
qu'on doit perdre le droit de propriété qu'on a<br />
fur une terre, quand on la laiife tombcr en friche ?
DES PROVl NCSS-UNIES. I03<br />
C'eft pour cetre raifon qu'en France Sc prefque<br />
par-tout ailleurs, on n'a jamais héfité de porter,<br />
pour le bien de l'état, des loix qui accordent les<br />
terres incultes a ceux qui voudroient les mettre en<br />
valeur.<br />
Hérédité du droit de propriété.<br />
LE droit de préférence a cultiver nne terre doit<br />
naturellement pafter du pere aux enfans \ car, outre<br />
que les enfans ont déja pris polfeflion du champ<br />
en aitlant leur pere a travailler, le pere , dans la<br />
vue du profit que ceux-ci doivent en tirer parti,<br />
y fera toutes les améliorations pofhbles : on ne voit<br />
d'ailleurs aucune raifon qui porte a transférer ce<br />
droit a d'autres.<br />
Refiriclion qu'on pourroit oppofer.<br />
L'ÉTABLISSEMENT du droit dont il s'agit ici<br />
• ne peut évidemment produire aucun abus, tant<br />
qu'il ne s'étendra qu'aux terres que chaque familie<br />
pourra cultiver par elle-mcme. Sans 1'y bomer par<br />
aucune loi, il s'y trouvera naturellement reftreint,<br />
tant que toutes les terres , du moins celles d'une<br />
certaine bonté , ne feront encore ni défrichées ni<br />
occupées; car celui qui, par différentes caufes qu'on<br />
va détailler , pofféderoit plus de champs qu'il n'en<br />
pourroit cultiver , ne trouveroit perfonne qui lui fit<br />
un avantage pour travailler a fa place : chacun<br />
auroit a prendre pour foi-même affez d'autres terreins.<br />
Le propriétaire feroit donc obügé d'abandonner<br />
au premier occupant les terres qu'il auroit<br />
.de trop.:, mais quand tout fera cultivé , ce droit de<br />
G 4
io4 TABLEAU nis TORI QUE<br />
préférence donnera lieu a des accenfemens Sc §<br />
des baux: on va le voir.<br />
De Finégalité des pojfefions. Des accenfemens &<br />
des baux. Origine des accenfemens & des baux.<br />
LA différence de population , d'indultrie 8c de<br />
goüt au travail , fera bientót naitre des partages<br />
confidérablement inégaux. II en réfultera que les<br />
uns auront trop 8c les autres trop peu de terres, Sc<br />
les indigens fe trouveront forcés de contradfer avec<br />
ceux qui feront furabondans en polfeflions, lorfque<br />
toutes les bonnes terres feront cultivées.<br />
des pof-<br />
Première caufe naturelle de l'inegalité<br />
fefions.<br />
SUPPOSONS que dans le moment de la pleine<br />
culture il fe trouve, comme il doit naturellement<br />
arriver par la variété des accidens, que de deux<br />
families compofées chacune de quatre enfans, 1'une<br />
augmenté jufqu'a fept, 1'autre au contraire diminue<br />
8c fe réduife a un ; le fils unique héritera feul d'aurant<br />
de poffeflions que les fept enfans de 1'autre<br />
familie en hériteront entr'eux : le premier aura<br />
trop 8c 1'autre trop peu. Si la loi avoit mis au droit<br />
de préférence Sc a la culture la reftridtion dont j at<br />
fait mention ci-deflus , tout ce qui réfulteroit de<br />
ces deux états de familie, c'efi- que la plus nomforeufe<br />
reprendroit pour foi les terres que 1'autre<br />
feroit obligée d'abandonner; mais fi la loi laiflé ce<br />
droit fans reftriaion, alors la familie nombreufe ne<br />
pouvant retirer de fes fonds qu'une fubfiftance trèsinfiiffifantej<br />
fera obligée de contracter avec 1'autre.
DES PROVIN CES-UNIE S. I©5<br />
Les pauvres diront aux riches: « Donnez-nous vos<br />
» terres pour que nous ayons un moyen de vivre<br />
5) en travaillant, 8c nous vous donnerons une partie<br />
» des fruits que nos travaux leur feront rapporter. »<br />
Ce contrat fait, fi le riche cede fon droit a perpétuité,<br />
voila un accenfement, 8c s'il ne le cede<br />
que pour un tems , c'eft un bail.<br />
Droit naturel des furabondans pojjefeurs.<br />
IM'EST-IL pas naturel, ne fcroit-ce que pour<br />
éviter les conteftations , que la loi laine au poffeffeur<br />
d'une portion furabondante de champs, le<br />
droit de choifir a celui qui doit cultiver a fa place<br />
ce qu'il en abandonne ? II n'en faut pas d'avantagcpour<br />
établir les eens. II y aura donc des gens qui<br />
recueilleront dans les champs qu'ils n'auront pas<br />
enfemencés, 8c qui tireront du cultivateur fans lui<br />
rien rendre.<br />
Seconde caufe de ïinêgalitê<br />
des pqfejfions.<br />
LA même inégalité de fortune entre les families<br />
peut venir du plus d'induftrie 8c du plus de goüt<br />
au travail, comme celle qu'on vient de voir naitre<br />
de leur différence de population , 8c a la longue<br />
cette inégalité peut fe trouver très-grande. Mais ce<br />
qu'on vient de dire ici au fujet de 1'induftrie 8c du<br />
goüt au travail, ne peut avoir lieu qu'autant que<br />
les arts 8c les métiers de luxe déja connus donneroient<br />
lieu aux cultivateurs de faire ufage des<br />
denrées qu'ils pourroient faire venir au dela de<br />
leur néceffaire, fans cela ceux qui auront de bonnes<br />
tmes, fe bornant a une quantité déterminée de
IOIS TABLEAU m STORIQUE<br />
denrées en cultiveroient toujours, d'autant moins<br />
qu'elles feroient plus fécondes: nul ne feroit dans<br />
le cas de 1'abondance , elle feroit parfaitement<br />
inutile : nul ne travailleroit a avoir plus de poffeflïons<br />
qu'un autre.<br />
Troijieme caufe de Vinégalité des pqjjejfwns.<br />
LES richeifes pourroient encore devenir inégales,<br />
quand même la loi, regardant tout accenfement<br />
8c tout bail comme contraire au droit naturel<br />
, les défendroir exprcflément. II eft des fonds<br />
qui rapportent beaucoup fans être travaillés: tels<br />
font les prés 8c les bois. Chaque cultivateur , dans<br />
le principe, en a du avoir proportionnellement<br />
aux champs qu'il cultivoit : plufieurs parts venant<br />
par la fuite a fe réunir, ne doit-il pas fe trouver<br />
des hommes qui, en abandonnant même fans retenue<br />
les champs qu'ils auroient de trop a ceux<br />
qui voudroient les cultiver, auroient de quoi vivre<br />
dans 1'aifance par 1'échange de leur excédent de<br />
fourrages Sc de bois contre d'autres denrées ?<br />
Inutilement prétendroit - on que ces fonds , qui<br />
ne demandent point de culture, duffent refter en<br />
commun ••, l'état ne peut pas le fouffrir fans en voir<br />
le dépériffement. Le propriétaire d'un fonds quelconque<br />
en eft Ie gardien aux yeux du gouvernement.<br />
Quatrieme caufe de Vinégalité des pojj'ejfions.<br />
LES champs étant plus ou moins bons, approchent<br />
plus ou moins de la nature des prés, putfque<br />
3es meilleurs rcndent plus a travail égal. II fe trouvera<br />
qu'une partie des cultivateurs aura toutes
HES PROVINCES-V NIES~. I®7<br />
lbonnes terres 8c que d'autres n'en auront que de<br />
mauvaifes: les premiers recueilleront beaucoup plus<br />
que les autres; par cela feul il y auroit des riches<br />
&C des pauvres.<br />
Quand les cultivateurs, devenus nombreux auront<br />
défriché toutes les bonnes terres par leur<br />
augmentation fncceffive , 8c par la continuité du<br />
défrichement qui la fuivra néceffairement, il fe<br />
trouvera un point oü il fera plus avantageux a un<br />
nouveau colon de prendre a ferme des terres fécondes<br />
, que d'en défricher de nouvelles beaucoup<br />
moins bonnes : 1'ufage des baux s'établira encore<br />
par cette voie. Ces hommes étant tous libres, ne<br />
paroitroit - il pas injufte de les empêcher de contraster<br />
enfemble pour leur avantage commun.<br />
Raifons décifives en faveur de l'établijfement<br />
eens.<br />
des<br />
IL eft une raifon bien plus forte en faveur des<br />
contrats d'accenfernent ou de baux. Raifon qui<br />
doit non - feulement les faire permettre ; mais<br />
encore les faire regarder comme nécelfaires, c'eft<br />
qu'il faut du bétail pour cultiver , 8t des avances<br />
pour défricher. Ne peut - il pas arriver a une familie<br />
des accidens qui détruifent fon bétail \ cette<br />
familie ne peut-elle pas elfuyer un incendie 8c<br />
perdre tout ce qu'elle a d'avances : ne peut - il pas<br />
arriver que des enfans lahfés en bas age aient<br />
confommé dans leur enfance, tout ce que leur pere<br />
leur avoit laiffé d'économie , &C parviennent dénués<br />
de tout a 1'age de travailler:, ne pcut-il pas leur<br />
furvenir des infirmirés ? Si 1'on ne peut pas dire
IC?? TABLEAV E IST0R1QU E<br />
que dans tous ces cas, les families malheureufes ne<br />
pourroient abfolument pas travailler fans fecours.<br />
On voit du moins qu'il leur fera avantageux 8c<br />
plus expédient d'affirmer des champs féconds, ou<br />
de demander a ceux qui auront été plus heureux ,<br />
des avances qui les rétabliifent fur-le-champ , a<br />
charge de payer a leurs bienfaiteurs un eens ou un<br />
intérêt convenu , que de s'en tenir a 1'unique reffource<br />
de travailler de leurs bras comme journaliers.<br />
Sile chef d'une familie malheureufe ne prenoit<br />
pas un de ces partis, cette familie refteroit<br />
long-tems dans des fouffrances auxquelles fuc*<br />
comberoit peut-être une partie de ceux qui la<br />
compofent : le moins qui en pourroit arriver, c'eft<br />
qu'elle feroit réduite a une population moins forte.<br />
Ainfi , les defcendans des cenfitaires dans 1'origine ,<br />
doivent fouvent leur vie aux fecours que leur familie<br />
a recus des ancêtres 8c de ceux a qui ils paient<br />
le eens. Cette raifon de 1'attache du eens a la<br />
poftérité du cenfitaire , eft la même que celle qu'on<br />
donne de 1'extenfion de 1'efclavage a la poftérité de<br />
1'efclavage. II eft probable que fi 1'inégalité des richeffes<br />
n'avoit point eu d'autres fources que celles<br />
dont on vient de parler, elle n'auroit jamais été<br />
aufti grande que nous la voyons en Europe. Dans le<br />
vrai, les accidens qui la produiroient feroient rares<br />
, 8c pourroient fe contredire ; celui qui a été<br />
fils unique 8c feul héritier d'une portion de terre<br />
étendue 8c féconde, pourra devenir pere d'une<br />
quantité d'enfans qui donnera le jour a une poftérité<br />
nombreufe. Celui qui aura gagné un eens fur<br />
im autre , en lui prêtant pour rétablir fa maifon ,
DES PROyiNC ES-UN 1 E S. ICO<br />
pourra être forcé a le perdre par le feu qui prendra<br />
a la fienne , Sc ainfi du refte : il a donc fallu une<br />
autre caufe pour porter cette inégalité au point oü<br />
elle fe voit a préfent.<br />
Nouvelles caufes de Tinêgalité des pojjejfions.<br />
L'USAGE de 1'argent, ou plutöt le profit qu'on<br />
a trouvé dans les entreprifes qu'il donnoit occafion<br />
de faire , eft une des plus grandes caufes de la<br />
vente des terres Sc de Tinêgalité des richeffes. Les<br />
charges de Tétat , la multiplication des befoins qui<br />
eft venue de Thabitude des aifances, en font encore<br />
d'autres caufes.<br />
On a autorifé la vente des terres. Qu'en eft - il<br />
réfulté ? que celui qui s'eft enfin trouvé riche par<br />
quelque voie que ce fut, a eu un moyen pour augmenter<br />
continuellement fes richelfes &C pour les<br />
porter par le laps du tems a un point prodigieux<br />
8c au dela de toutes bornes. L'heureux héritier<br />
a voulu en acquérant de nouvelles poffefiions, augmenter<br />
fon bien-être 8c fixer Ie bonheur fur lui<br />
Sc fur fa poftérité. Les artiftes d'une capacité audeflus<br />
de la médiocre , par Texcès de leurs gains,<br />
Sc les gentilshommes par un peu d'économie, ont<br />
été en état d'acheter 5c Tont fait. Depuis ce tems ,<br />
tout cultivateur qui a eu un accident confidérable,<br />
s'eft vu ainfi que fes defcendans ruiné a perpétuité,<br />
Sc toutes les terres ont été bientót enlevées aux<br />
premiers poffeffeurs qui les cultivoientde leurs mains.<br />
Onne s'arrêtera point ici a confidérer, fi la faculté<br />
de s'approprier les terres par achat eft ou<br />
«'eft pas contraire au droit naturel. Plus d'un peu-
ii© 'TABLEAU H IS TORI QUE<br />
ple dans 1'antiquité ne le permit pas. Chez d'autres<br />
peuples les moins riches 8c les plus forts , ils dépouillerent<br />
les puhTans 8c rétablirent dans le partage<br />
des terres, 1'égalité primordiale : pour prévenir<br />
le retour de 1'abus qu'ils détruifoient, ils fixoient<br />
pour toujours Ja quantité des terres que pourroit<br />
poüeder un chef de familie. Dans 1'empire Romain<br />
, le bas peuple qui avoit droit d'élever la<br />
voix, trouvoit fort abufif ce droit illimité de pofféder<br />
des terres. II fe fouvenoit toujours que dans<br />
le principe , elles avoient appartenu par part égale<br />
a tous les citoyens. Le pauvre demanda plus d'une<br />
fois a main armée aux riches, de rentrer 1'un 8c<br />
1'autre dans la condition de leurs peres. Mais loin<br />
de regarder ces monumens hiftoriques comme une<br />
autorité qui puilfe appuyer 1'opinion qui condamne<br />
la vente perpétuelle 8c la pohe/Tion illimitéé<br />
des terres, on ne peut s'empêcher de trouver<br />
cette demande ridicule , dans un peuple comme<br />
celui de Rome qui penfoit qu'on pouvoit fe vendre<br />
foi - même pour de 1'argent , 8c réduire en même<br />
tems fes defcendans a 1'obligation d'être efclaves<br />
aux mêmes termes que le font les negres que 1'on<br />
emploie en Amérique.<br />
Coup - dceil fur la claffe des poffeffeurs des terres»<br />
ON a vu jufqu'ici toutes les claffes fe foutenir<br />
mutuellement. Les cultivateurs en fe multipliant<br />
font augmenter Ja claffe des gens aifés 5 ceux-ci<br />
font multiplier avec eux les artiftes 8c les ouvriers<br />
de commodité 8c de luxe. Toutes ces claffes enfemble<br />
un devenant plus fortes font augmenter leg,
DES PRQVIN CES-UNIES, m<br />
'travaux 8c Ie gain, 8c conféquemment le nombre des<br />
ouvriers des profeflïons nécelfaires. Mais la claffe<br />
des propriétaires des terres ne tire rien de 1'accroiffement<br />
des autres. Sa maffe de denrées eft<br />
fixe comme fes fonds : elle eft obligée d'arrêter fa<br />
population dès le moment oü elle fe forme. Elle<br />
n'a pour foutenir Ion accroilfement naturel, que la<br />
voie de faire continuellement de nouvelles acquilitions:<br />
voie difficile 8c incertaine , auffï vraifemblablement<br />
dès qu'elle fera un peu forte , elle croïtra<br />
plutöt en nombre par 1'addition de nouveaux<br />
citoyens heureux ou induftrieux, que par fa<br />
population naturelle.<br />
Dès qu'il y a des poffeffeurs de terres, 1'un fe<br />
fe plak a économifer pour acheter de nouveaux<br />
fonds ; 1'autre diffïpera 8c vendra les hens: fi 1'un<br />
a beaucoup d'enfans , 1'autre n'en aura pas , ainfi<br />
du refte. L'établiffement des propriétaires des terres<br />
diminue dans l'état la maffe des denrées :<br />
cela eft évident, puifqis'il diminue le défrichement.<br />
Qu'un cultivateur qui a cinquante arpens de terre<br />
labourables , 8c cinquante autres en prés 8c en<br />
bois, afferme ces fonds a un autre citoyen , il n'y<br />
aura plus dans l'état qu'un cultivateur , au lieu de<br />
deux , le fermier auroit été obligé de défricher ,<br />
s'il n'avoit pas trouvé a travailler des terres toutes<br />
préparées : la maffe des denrées en eüt été plus<br />
grande.<br />
Voici encore un nouveau mal que produit 1'établiffement<br />
de la claffe des poffeffeurs de<br />
terre, c'eft que la claffe des artiftes, celle des ouvriers<br />
de commodité Sc de luxe , diminue Sc fe
112 TASLEA V U 1 S T O RIQV E<br />
trouve dans une grande fouffrance , lorfque cello<br />
des poffeffeurs des terres commence a fc former,<br />
Le fermier 8t le propriétaire vivant fur les mêmes<br />
fonds, ce font deux families au lieu d'une , qui<br />
prélevent le néceffaire fur leur produit, avant que<br />
rien n'en puiffe être facrifié au commode. Le propriétaire<br />
moins riche qu'auparavant de tout ce qu'il<br />
laiffe au fermier, ne trouve plus autant a donner a<br />
1'aifance. A mefure que 1'ufage d'aifermer les terres<br />
s'étendra , le nombre des gens aifés diminuera.<br />
Lorfque les richeffes feront devenues fort inégales<br />
par le long ufage d'affermer 8t de vendre les terres,<br />
la claffe des ouvriers de luxe augmentera. En voici<br />
la raifon : c'eft que cette claffe qui ne tiroit d'abord<br />
fa fubfiftance que du fuperflu des gens aifés St de<br />
celui du cultivateur , recevra une augmentation de<br />
travail 8t de gain de la part des riches poffeffeurs'<br />
des terres. Le luxe doit fa naiffance a 1'inégalité<br />
des richeffes 8t en fuit toujours les progrès. Les<br />
ouvriers de luxe devant être dans 1'aifance , les ouvriers<br />
de commodité fe multiplieront avec eux.<br />
Mais li 1'on vient a mettre une impofition trop<br />
aggravante , on ne p ourra plus rien affermer :<br />
qu'en réfultera - t - il ? Le néceffaire du cultivateur<br />
6t 1'impót, abforberont le produit de toutes les<br />
terres. Les fonds n'auront plus d'autres poffeffeurs<br />
que ceux qui les auront travaillés, ou plutót l'état<br />
aura été le vrai propriétaire de tous les fonds.<br />
L'augmentation des impóts doit vifiblement diminuer<br />
la maffe des denrées que ces poffeffeurs<br />
non - cultivateurs recoivent. Cette claffe en doit<br />
fouifrir feule le cultivateur qui doit toujours préle*<br />
vet
DES PROVINCES-UNIES. 113<br />
ver fon néceffaire, 8c fe réfervera', malgré le furcroït<br />
d'impöts, la même quantité de denrées. La claffe<br />
des employés pour le gouvernement , en fouffrira<br />
d'autant moins, que c'eft a fon profit que les impöts<br />
s'établiffent \ les différentes claffes d'ouvriers<br />
refteront dans leur état, paree que fi les poffeffeurs<br />
des terres devenus moins riches , les emploient<br />
moins 8c leur font moins gagner : les gens<br />
aifés & autres devenus plus nombreux 8c plus riches<br />
, les cmploieront davantage. Tant qu'il y<br />
aura de nouveaux fonds a défricher, les cultivateurs<br />
auront un fort affuré 8c feront a 1'abri des<br />
vexations des poffelfeurs de terres. Leur condi-<br />
! tion fera bonne , on leur laiffera prendre fur les<br />
fonds , au dela du néceffaire. II eft vifible que<br />
perfonne ne trouveroit a affermer, s'il ae laiffoit a<br />
fon fermier plus que celui - ci ne pourroit gagner<br />
en défrichanf. Mais quand tout fera occupé 8c défriché<br />
, les propriétaires devenus les maitres des<br />
cultivateurs, après été avoir réduits au plus fimple<br />
néceffaire, pourront, fi le gouvernement n'y met la<br />
main , le forcer encore, a fe retrancher pour partager<br />
avec eux le poids des nouveaux impöts. Alors<br />
la claffe des colons ne recevant plus une quantité<br />
fuffifante de denrées , dépérira Sc fera tomber<br />
toutes les autres claffes avec elle.<br />
Dans tous les états de 1'Europe il y a un conflict<br />
continuel entre la claffe des propriétaires 8c celle<br />
des cultivateurs , 8c ce conflicl: devient toujours<br />
plus fenfible a chaque impót que 1'on met fur les<br />
terres, jufqu'a ce qu'ëhfin 1'impót étant au plushaut,<br />
; 'la claffe des propriétaires foit entiérement étcinte,<br />
Tome II.<br />
H
ii4 TABLEAU HISTORLQUS<br />
Moyens employés en divers lieux pour arrêter les<br />
vexations des poffeffeurs des terres.<br />
Sous les deux premières races des rois de France<br />
6c encore affez fouvent fous la troifieme , les<br />
payfans ne payoient d'impöt qua leurs feigneurs.<br />
Charlemagne pour empêcher que les grands feigneurs<br />
ne nuififfent a la population du royaume, en<br />
exigeant du cultivateur plus qu'il ne pouvoit donner,<br />
après avoir fixéce que le cultivateur devoit rendre au.<br />
feigneur de la terre,défendit qu'on augmentat jamais<br />
leurs charges. On peut voir fes Capitulaires , Liv. V.<br />
Pierre premier, empcreur de Ruflie , s'y prit<br />
d'une autre maniere pour protéger les cultivateurs.<br />
Dans ces états, les gentilshommes levent<br />
1'impöt a leur profit fur les payfans de leurs terres<br />
qui font leurs efclaves. Enfuite ils paient au gouvernement<br />
les impots auxquels ils font eux-mêmes<br />
taxés. Cet Empereur impofa tous les gentilshommes<br />
proportionnément au nombre de payfans qui<br />
leur appartiennent lors de fon édit , 8c il ordonna<br />
que li le nombre en diminuoit, le gentilhomme<br />
paieroit toujours la même fomme , 8c que s'il augmentoit,<br />
il ne paieroit pas davantage. Par ce moyen<br />
Pierre premier crut engager fes gentilshommes a ne<br />
point détruire leurs payfans par des vexations.<br />
Dans beaucoup de républiques anciennes , on<br />
ne vouloit pas que les citoyens travaillaffent au<br />
commerce , a 1'agriculture ni aux arts : ils ne devoient<br />
s'occuper que des exercices qui ont rapport<br />
ït la guerre. Ön ne reconnoiffoit auffi pour citoyens<br />
que les poffeffeurs des terres : ils étoient cenfés
DE& PROriNCES-UjSrjES. 11$<br />
faire le fonds de l'état. Après avoir examiné les différentes<br />
caufes de rinégalitédespoffeffionsde terres,<br />
jpromenons maintenant nos regards fur le partage<br />
trop inégal des richelfes nationales.<br />
Goup-d'ozilfur la trop grande inégalité des richeffes<br />
nationales.<br />
EN Afie les Souverains accumulerent les richeffes<br />
de l'état fur un petit nombre de grands, Scles revêtirent<br />
d'un pouvoir exceffif; ces grands alors fe<br />
plongerent dans leluxe 8c languirent dans la corruption.<br />
C'eft pour la même raifon qu'il fe fait aujourd'hui<br />
dans les nations Européennes, une répartition<br />
de richeffes qui, plus inégale 8c plus prompte<br />
dans le gouvernement defpotique que dans tout<br />
autre , les précipite plus rapidement a leur ruine.<br />
Plus un prince croit en pouvoir , plus il a de richeffes<br />
a fa diipofition convoitées par fes favoris ;<br />
ceux-ci fous le vain prétexte de rendre fa perfonne<br />
plus refoectable 8c plus impofante , affeéterent<br />
de la voiler a tous les yeux , 1'approche en eft interdite<br />
aux fujets. Le monarque devient un dieu<br />
invifible j il fe trouve bientót, fans le favoir, rélegué<br />
par fes favoris dans un ferrail oü dans le cercle<br />
étroit d'un petit nombre de corrupteurs , dans le<br />
fein defquels vont s'abforber toutes les richeffes nationales<br />
, c'eft-a-dire, dans un petit nombre de families.<br />
En Europe comme en Afie le defpote s'aime<br />
de préférence aux autres j il veut être heureux<br />
& fent,comme le particulier,qu'il participe a la joie<br />
8c a la trifteffe de tout ce qui 1'environne. Son inféiët<br />
eft de s'attacher fes courtifans •, 1'or eft ün<br />
Hz
n6 TABLEAU HISTORIQUE<br />
moyen für ,• mais leur foif pour ce mérail eft infatiable.<br />
S'ils font a eet égard fans pudeur , comment<br />
leur refufer fans ceffe ce qu'ils lui demandent toujours<br />
? Si peu d'hommes ont ce courage , il ne<br />
pourra donc fe difpenfer devuider fans difcontinuer<br />
labotarfe defes peuples dans celle de fes courtifans,<br />
8c c'eft entre fes favoris qu'il partagera prefque<br />
toutes les richeffes de l'état. Le defpote fera fourd<br />
au cri de la mifere publique , il continuera de<br />
verfer dans le fein de fes favoris toutes les reffources<br />
de fon empire jufqu'a ce qu'il arrivé une révolution.<br />
C'eft donc le pouvoir arbitraire qui hate le<br />
partage inégal des richeffes nationales. Mais | quoi<br />
attribuer la trop grande inégalité des fortunes des<br />
citoyens. C'eft ce qu'on fe hate d'examiner.<br />
De la trop grande inégalité' des fortunes des particuliers.<br />
DANS tout pays oü des loix fages commandent<br />
a des hommes libres , ( 5c ces pays font peu communs<br />
, ) nul homme ne s'arroge impunément Is<br />
droit d'appauvrir fa nation , pour s'enrichir lui Sc<br />
quelques particulier*. Cependant dans ces heureufes<br />
contrées oü la raifon fe fait entendre , tous les<br />
citoyens ne jouiffent pas de la même fortuné , cela<br />
eft même impoflible : comme les richeffes ont une<br />
pente naturelle a fe réunir , cette réunion s'y fait<br />
avec le tems, quoique lentement , la raifon en eft<br />
toute limple. N'eft-il pas vrai que le plus induftrieuxj<br />
gagne plus , que le plus ménagé épargne davantage<br />
, 8c qu'avec des richeffes acquifes il doit eri<br />
acquérir de nouvelles. Ajoutez a cela que de tems
BES PROVIN CES -UNIES. ï'17<br />
& autre il eft des héritiers qui recueillent de grandes<br />
fiicceflions •, des négocians mettent de gros fonds<br />
fur leurs vaiffeaux Sc font de gros gains ^ or , en<br />
toute efpece de commerce , n'eft-ee pas 1'argent<br />
qui attire 1'argent ? Son inégale diftribution eft donc<br />
une fuite de fon introdudtion dans un état. II eft<br />
de la fageffe d'un état bien organifé d'empêcher<br />
Ia réunion des richeffes en peu de mains •, fur-tout<br />
quand elle eft trop rapide , 8c voici comment.<br />
Empêcher qu'un peuple fe déclare héritier de<br />
tous les nationaux , Sc a la mort d'un particulier<br />
très-riche répartir entre plufieurs les biens trop<br />
confidérables d'un feul. Proportionner tellement<br />
les impóts a la richeffe de chaque citoyen , qu'au<br />
dela de la polfeilion d'un certain nombre d'arpens ,<br />
1'impót mis fur ces arpens excede le prix de leur<br />
'fcrmage i fous un gouvernement qui prendroit de<br />
li fages précautions, croit-on qu'il s'y fit de grandes<br />
acquilitions ? Combien de loix de cette efpece<br />
il eft facile d'imaginer ; il n'eft donc pas impoffible<br />
de s'oppofer a la trop prompte réunion des richeffes<br />
dans un certain nombre de mains , Sc de<br />
lutter avec fuccès contre les progrès rapidcs du luxe.<br />
II eft vrai que dans un pays oü 1'argent a cours,'<br />
on ne peut pas fe promettre de maintenir toujours<br />
un jufte équilibre entre les fortunes des citoyens :<br />
on ne peut pas empêcher qu'a la longue les richeffes<br />
ne s'y diftribuent d'une maniere très-inégale,<br />
Sc qu'enfin le luxe ne s'y introduife Sc ne s'y ac 1<br />
crohTe. Le riche fourni du néceffaire , mettra toujours<br />
ie fuperfu dj fon argent a 1'achat des fuperfluités,<br />
5c'des loix fomDmaircs feroiert infuffifantes<br />
H 3
n8 TABLEAU VISTÖRIQVE<br />
pour réprimer en lui ce defir. Dans tout pays oü<br />
1'argent eft une fois introduit & toujours inégalement<br />
partagé entre les citoyens , il y devient un<br />
principe d'activité dont la deftruÖion entraine tot<br />
ou tard celle de l'état. Les métaux font-ils néceffaires<br />
dans un état, 8c comment peut-on apprécier<br />
leur valeur ?<br />
Coup-dozil fur la valeur réelle des métaux.<br />
Si les métaux ne font pas d'abfolue néceflïté a<br />
un peuple pafteur, ils le font en quelque forte a un<br />
peuple cultivateur j car il faut a celui - ci des maifons<br />
dans lefquelles ces métaux entrent, tant par<br />
la liaifon des matériaux que pour quantité d'autres<br />
ufages: il faut des outils de mille efpeces qu'il eft<br />
avantageux de conftruire des matieres les plus<br />
réfiftantes & les plus durables. Le métal doit néceffairement<br />
avoir chez tous les peuples une valeur<br />
réelle , c'eft-a-dire , repréfenter une portion de<br />
denrées 5c de toute autre marchandife.<br />
La moindre valeur dun métal.<br />
QUAND même les mines feroient aulfi comjnunes<br />
que les carrières 6c le fable , un lingot de<br />
métal s'échangera toujours au moins contre une<br />
quantité de denrées égales a ce qu'en auroient pu<br />
faire venir les ouvriers qui 1'ont fondu 8c purifié ,<br />
s'ils avoient travaii'lé a la terre au lieu de travailler<br />
a la mine: c'eft la loi de l'équilibre.<br />
Valeur relative.<br />
C'EST par leur rareté 8c leur meilleure qualité
DES PROVINCES-UNIES. IÏ$<br />
que fe détermine la valeur des différens métaux.<br />
On comprend ici, fous le terme de rareté , nonfeulement<br />
le moins d'abondance des mines St le<br />
plus de difficulté a rencontrer dans leur exploitation<br />
; mais encore le plus d'ufage qu'on ait a faire<br />
du métal. C'eft le grand ufage qu'on en fait, qui<br />
augmentant fa confommation St multipliant les<br />
demandes des acheteurs , forme fa vraie rareté<br />
dans le fens du commerce: elle produit le même<br />
effet fur fa valeur que li fa maffe étoit diminuée.<br />
Par meilleure qualité , on entend la falubrité , la<br />
duétiiité , le liant, le poli, le brillant St la dureté.<br />
Avantages du cuivre fur le fer.<br />
• LE cuivre , par fon exces de valeur fur le fer,<br />
nous donne un exemple frappant de ce que peuvent<br />
la dudtilité , le brillant St la rareté fur le prix des<br />
métaux : fi 1'on excepte les pieces d'artillerie qu'il<br />
rend plus fortes a pefanteur égale , il pourroit être<br />
remplacé par-tout avec avantage par le fer. Cependant<br />
, malgré ce qu'il a de mal fain 8t le<br />
danger oü nous met fon ufage , on le recherche ,<br />
on 1'emploie dans toute occafion de préférence<br />
au fer, St fon prix fe foutient en Europe au-deffus.<br />
de celui de ce dernier.<br />
Or tv argent.<br />
COMME 1'or St 1'argent ont, a un degré très-haut,<br />
toutes les qualités qui peuvent rendre un métal cher,<br />
ont - ils néceffairement dü avoir une valeur beaucoup<br />
plus grande que tous les autres métaux , 8t<br />
1'on a dü toujours avoir une grande quantité d'or St<br />
H 4
iio TABLEAU NISTORIQUE<br />
d'argent. Ces métaux ont beaucoup de valeur<br />
fous peu de poids , Sc font trés - commodes pour<br />
les échanges. N'eft-il pas bien plus facile, pour<br />
acquérir une quantité de denrées ou de marchandifes<br />
, de porter deux livres d'argent qu'une quantité<br />
de grains de même valeur? Le tems Sc les<br />
accidens ne changent rien a leur qualité inrrinfeques<br />
: celui qui cherche a vendre doit préférer<br />
1'argenr a des denrées de même valeur. Ceux qui<br />
ont voulu afturer leur repos en fe formant un amas<br />
de chofes , ont dü rechercher le plus précieux pardeffus<br />
tout. Voila pourquoi 1'or Sc 1'argent font devenus<br />
le centre de toute échange Sc la mefure<br />
commune de la valeur de toutes chofes: c'eft paree<br />
qu'ils font la plus durable, la moins fujette aux<br />
avaries de toutes les marchandifes : c'eft encore<br />
paree qu'ils font de toutes les marchandifes celle<br />
qu'il eft ie plus aifé de réduire a un titre ou valeur<br />
uniforme.<br />
Métaux confidérés comme monnoies.<br />
L'ARGENÏ n'eut pas plutót été de moitié dans<br />
prefque tous les échanges, que le gouvernement pour<br />
procurer le bien public, en prévenant les fraudes ,<br />
a exigé qu'on ne fe fervit pour les achats que<br />
des pieces auxquelles il auroit mis fa marqué pour<br />
en affurer le poids Sc le titre. Cette marqué ne fut<br />
d'abord qu'un poincon a-peu-près de même efpece<br />
que les marqués de controle qu'on met en France<br />
fur les pieces de vaiffelle Sc autres. Les piftoles de<br />
Portugal ne font encore a préfent qu'un petit lingcg<br />
«or pomconné. On fait qu'il n'y a pas long-tems
VES PROVIN CES-U N IES. 121<br />
qu'on donne dans les autres royaumes de 1'Europe<br />
1 une forme réguliere aux monnoies, &. une marqué<br />
j qui remplit toute la furface. Jufqu'a cette époque<br />
• 1'argent n'avoit fervi que comme métal, St on<br />
s'avifa bientót de le faire fervir comme monnoie :<br />
I ' ce nouvel ufage augmentant fa rareté, dut faire<br />
j augmenter aufli fa valeur.<br />
Tous les métaux fixes peuvent être<br />
comme monnoie.<br />
employés<br />
COMME 1'or & 1'argent fe font trouvés d'un trèsgrand<br />
prix, on s'eft trouvé obligé de faire , avec<br />
des métaux plus communs 8c moins bons, des<br />
monnoies qui ayant peu de valeur, pulfent fervir<br />
aux petits achats. Chez plufieurs nations on s'eft<br />
fervi de cuivre. Aux Indes on en a fait d'étain, St<br />
ce métal entre aufli dans les monnoies adtuelles de<br />
plufieurs princes de 1'Europe. A Sparte on en fit de<br />
fer. On peut en faire de tous les métaux fixes.<br />
Les monnoies de fer a Sparte n'avoient de<br />
valeur que comme lingot de fer, de même que<br />
nos pieces d'or n'ont guere d'autre valeur que celle<br />
de 1'or qu'elle renferme. La preuve en eft, que les<br />
hiftoricns nous apprennent que dans cette ville , oü<br />
les citoyens fe voloient continuellement entr'eux,<br />
1 un homme , en volant fa charge de monnoie courante<br />
, n'en emportoit que pour une trés - petite<br />
valeur * aufli nc voloit-on que pour le mérite d'avoir<br />
volé. Quelqu'étrange que la chofe puilfe nous paroïtre,<br />
on ne voloit pas dans ce pays-la pour le<br />
profit, mais pour la gloire qui revenoit de l'adrelfe<br />
avec laquelle on avoit volé.
122 TABZEAV nisroRiqvE<br />
La monnoie de fer pouvoit fuffire dans une<br />
petite république comme Sparte, d'oii toute efpece<br />
de luxe étoit bannie , 8c dont les citoyens, vivant<br />
prefque toujours en commun, n'avoient jamais a<br />
faire que de trés - petits achats 8c en trés-petit<br />
nombre; mais il feroit abfurde d'en propofer 1'ufage<br />
parmi nous, quand même il n'y auroit point de<br />
luxe, il fuffit qu'un état foit grand pour exiger qu'il<br />
y ait des monnoies précieufes. Dans un grand état,<br />
il doit fouvent fe faire de grandes entreprifes , 8c<br />
conféquemment de grands achats. Rien n'étoit plus<br />
conforme a l'EJprit des loix de Lycurgue , que la<br />
profcription de 1'or 8c de 1'argent, foit en meubles<br />
foit en monnoie j mais eüt-il omis ce point, il<br />
paroit que ces loix auroient toujours eu leur plein<br />
effet. Tout objet de luxe étant banni 8c tous les<br />
citoyens ayant leur nécelfaire fans travailler d'aucune<br />
facon, 1'or 8c 1'argent leur devenoient inutiles.<br />
On place 1'époque de la corruption des mceurs<br />
a Sparte , au retour de 1'or 8c de 1'argent que Lyfandre<br />
y fit entrer ; mais ne prend-on point ici<br />
1'effet pour la caufe ? Si les mceurs n'avoient pas<br />
été déja corrompues, les citoyens n'auroient fait<br />
aucun cas de 1'argent, il n'auroit pu être d'aucun<br />
ufage parmi eux, ils 1'auroient rejeté, ne fut-ce<br />
que paree qu'il étoit contraire aux loix de s'en fervir<br />
ou d'en garder chez foi. C'eft donc vraifemblablement<br />
la corruption qui rappelle 1'or a Sparte,<br />
8c non pas le retour de ce métal qui corrompit les<br />
mceurs.
DES PRQVINCES - UNIES. 123<br />
Loix générales fur les différentes efpeces de monnoie.<br />
IL faut qu'il y ait , dans un état, depuis la<br />
monnoie la plus haute jufqu'a la plus balfe ,<br />
une fuite de pieces intermédiaires qui rendent aifés<br />
les échanges de toutes les monnoies entr'elles: il<br />
faut que la valeur de toutes les différentes efpeces<br />
foit déterminée très-jufte par la valeur du métal<br />
dont elles font compofées , fans quoi il fe fera fur<br />
leur échange un agiotage très-inquiétant & trèsdommageable<br />
pour le peuple ou les meilleures<br />
efpeces difparoitront du commerce.<br />
Forme des monnoies.<br />
TOUT ce qu'on peut dire de la monnoie , confidérée<br />
dans fa forme, c'eft que plus les pieces ont<br />
d'épaiffeur , plus elles donnent de facilité a la<br />
fraude ; plus elles font minces, plus elles perdent<br />
par le frottement ou par 1'ufage.<br />
De la monnoie dans un état ifolé.<br />
IL eft affez indifférent pour un état d'avoir peu<br />
ou beaucoup de monnoies; car le total des monnoies<br />
repréfentent toujours Je total des denrées:<br />
tout ce qui arrivera, s'il y en a peu, c'eft que chaque<br />
piece fera plus de valeur: ainfi dès qu'il y aura<br />
un petit nombre de mines d'or & d'argent de découvertes<br />
dans un pareil état, il ne lui fera guere plus<br />
intéreffant d'en voir découvrir de nouvelles que fi<br />
on découvroit du fer , & fi le fer étoit rare chez<br />
lui, il lui feroit plus avantageux de voir augmenter<br />
Je nombre de fes mines de fer que celui des mines<br />
d'or. ün fait le peu de cas que les Péruviens fai-
ii4 TABLEAU HISTORIQUE<br />
foient de 1'or Sc de 1'argent, Sc combien ils eftimoientdavantagenos<br />
outils tranchans qu'une barre<br />
d'or ou dargent du même poids ; d'oü il réfulte qu'il<br />
feroit plus avantageux<br />
que nuifible dans un état<br />
ifolé , que les particuliers filfent beaucoup de meubles<br />
d'or 8c d'argent, paree qu'alors la monnoie<br />
étant plus rare, elle conferveroit toujours beaucoup<br />
de valeur fous très-peu de poids.<br />
La maffe d'argent peut-elie plus repréfenter<br />
un état non ifolé que la totalité des denrées du<br />
pays ?<br />
ON a dit ci-deffus que la totalité des monnoies<br />
repréfentoit le total des denrées ; mais cela n'eft<br />
exa&ement vrai que dans un état ifolé.<br />
Dans un état très-commercans qui rire habituellement<br />
des denrées du dehors , Ia maffe d'argent<br />
repréfente plus que la totalité des denrées du pays.<br />
Dans un état qui envoie de fes denrées a 1'étranger ,<br />
& qui ne fait que peu de commerce par lui-même,<br />
la totalité de 1'argent repréfente moins. Ainfi , en<br />
Hollande la fomme des efpeces circulantes repréfente<br />
plus que Ia totalité des denrées de l'état: en<br />
Pologne elle repréfente moins: en France elle la<br />
repréfente a-peu-près jufte.<br />
Faux préjugés.<br />
C'EST un préjugé très-faux de penfer que nos<br />
monnoies adtuelles ne font qu'une mefure commune<br />
de la valeur des chofes établies pour faciliter les<br />
échanges fans valeur intrinfeque , 8c n'ayant<br />
prix que celui qu'il plait au gouvernement de leur<br />
de
DES PROVINCES-UNIES. 125<br />
donner. Perfonne ne peut douter que 1'argent ne<br />
foit utile , & n'ait par conféquent une valeur réelle,<br />
confidérée comme métal: s'il eft d'une qualité fupérieure<br />
a celle des autres métaux, ce que perfonne<br />
n'ignore, ne doit-il pas être d'un prix plus<br />
haut? Ce qui fe dit ici & ailleurs de 1'argent,<br />
comme dénominateur vague de haute valeur , fe<br />
doit entendre de nos pieces d'or, ainfi que de toutes<br />
autres pieces qui pourroient exifter.<br />
Pourquoi un fauvage ne fait-il aucun cas d'une<br />
piece d'or ? c'eft qu'il lui préfere 1'eau-de-vie & le<br />
tabac ; mais on ne peut rien conclure de cette<br />
préférence contre la valeur intrinfeque de ce métal.<br />
Cet homme brut ne rejetoit-il pas de même le<br />
foc de la charme, paree qu'il ne 1'abjure pas ; un<br />
balot de coton, paree qu'il ne connoit pas 1'art de<br />
1'employer 5 un fufil, s'il ne connoifibit pas 1'üfage<br />
de la poudre ? On ne peut pas nier cependant que<br />
. la charme, le coton , le fufil, ne foient vraiment<br />
l utiles & n'aient une valeur intrinfeque. Parmi les<br />
i chofes utiles , il en eft qui ont une utilité directe :<br />
telles font tous les comeftibles 8c toutes les<br />
1<br />
chofes qui ont recu leurs dernieres préparations<br />
^ pour être de quelqu'ufage. 11 en eft d'autres qui<br />
n'ont qu'une utilité indirecte , telles que les machines<br />
, les matieres premières qui fervent aux ma-<br />
! nufactures 5 & le fauvage fait cas des premières,<br />
1 paree qu'il ne faut que des fens pour être frappé<br />
de leur utilité : il méprifera les dernieres, paree<br />
1 qu'il faut, pour comprendre leur utilité, des lumieres<br />
qu'il n'a pas.<br />
i • 11 en eft de 1'argent cornme des pierreries, il a
i2
BES P ROriN CES-U'iV 1ES. 117<br />
«ette époque, il ne dut plus être que du poids de<br />
dix-huit.<br />
Ce qui fait ici illufion a bien du monde, c'eft<br />
qu'on a cru que 1'argent n'avoit qu'une valeur arbitraire,<br />
paree qu'on a vu les princes changer a<br />
leur gré la dénomination de la valeur des efpeces;<br />
8c comme dans les paiemens de débiteurs a créanciers<br />
, ces derniers font obligés de fe conformer<br />
aux nouvelles dénominations des chofes, on a cru<br />
que la valeur réelle de 1'efpece changeoit par fes<br />
opérations. Confidérons ici les chofes dans leur<br />
principe 8c dans le terme de leur effet. Les variations<br />
dans les monnoies comme dans tout le refte ,<br />
ne produifent pas d'abord tout 1'effet qu'elles ont a<br />
produire : les chofes ne reviennent a l'équilibre que<br />
par un mouvement fucceffif plus ou moins lent.<br />
Un nouvel édit fur les monnoies qui change la livre<br />
numéraire , 8c qui a pour bafe 1'autorité plus que<br />
la proportion exiftante, caufe avant que de parvenir<br />
a fon plein effet, un nombre infini de défordres<br />
d'autant plus grands qu'ils choquent plus cette<br />
proportion , 8c que 1'autorité s'y fait fentir davantage,<br />
8c ce qu'il y a de plus étrange dans cette<br />
révolution , c'eft que plus le mouvement doit être<br />
grand, plutót il fe trouve achevé : accélération de<br />
fecoulfe qui doublé le mal que toute fecouffe produit<br />
naturellement.<br />
Pour que le gouvernement, en hauffant les monnoies<br />
, augmentat leur erfet dans le commerce , il<br />
faudroit qu'il diminuat le nombre des elpeces proportionnellement<br />
a la valeur qu'il veut donner aux<br />
monnoies fubfiftantes. Par exemple, pour que 1'écu
n8 TABLEAU nis-TORI QUE<br />
de trois livres montat 5c produisit 1'effet de fix livres^<br />
il faudroit öter de la France la moitié des monnoies<br />
circulantes qui y font; alors, pour cette piece,<br />
on recevroit en marchandifes le doublé de cc que<br />
fon recoit a préfent, 6c cela arriveroit, foit que<br />
1'on changeat fa dénomination par un édit, foit<br />
que 1'on continuat a lui donner la même valeur<br />
numéraire qu'auparavant.<br />
Les débiteurs gagnent-ils une partie de leurs dettes<br />
par le haujfement des efpeces ?<br />
Voici tout le réfultat du hauflement des efpeces<br />
; c'eft que les débiteurs gagnent fur leurs<br />
dettes une partie proportionnelle a leur nouvelle<br />
augmentation de valeur numéraire , 8c fe liberent<br />
en conféquence avec plus de facilité vis-a-vis de<br />
leurs créanciers: d'oü il arrivé que par de parcilles<br />
opérations on donne ou 1'on fait paffer aux diflïpateurs<br />
8c aux fainéans une partie des fruits du<br />
travail des citoyens laborieux 8c économes.<br />
Suivant l'état aétuel des chofes , celui qui<br />
doit en France douze mille livres , ne peut s'acquitter<br />
qu'en donhant a-peu-près fix mille boiffeaux<br />
de froment, ou leur valeur en autre marchandife<br />
: il en a rer:u le prix. Qu'on doublé la<br />
valeur numéraire des efpeces, celle du froment<br />
doublera de même , 8c le débiteur s'acquittera<br />
avec trois mille boilfeaux. Qu'on n'aille pas s'imaginer<br />
que le prix du froment étant doublé , il fera<br />
aufli diflïcile a un débiteur d'en donner trois mille<br />
mefures après le hauflement des monnoies, qu'il<br />
le lui étoit d'en donner fix miile auparavant : dans<br />
un
DES FROVIN CES-UNIES. IZ$<br />
ün tems comme dans un autre, il lui fera également<br />
aifé de s'en procurer, 6c d'en donner le<br />
même nombre,<br />
Avantages que le Gouvernement tire du haujfement<br />
des efpeces.<br />
LE hauffement des monnoies eft tellement a 1'avantage<br />
des débiteurs, que 1'on ne voit pas qu'aucun<br />
gouvernement les ait jamais hauffées , que quand<br />
fe trouvant lui-même débiteur trop chargé , il fe<br />
donnoit par-la un moyen fur de fe libérer plus<br />
aifément.<br />
Par l'aviliffement de la livre numéraire, 1'état<br />
pe gagne pas feulement fur fes créanciers proprement<br />
dits , tels que font ceux de qui il a emprunté<br />
, &t vis-a-vis defquels il s'eft engagé , foit<br />
a un rembourfement , foit a payer un intérêt annuel}<br />
mais il gagne encore vis-a-vis de tous ceux<br />
qu'il emploie , &C dont les appointemens ou gages<br />
baiffent d'autant plus que les efpeces hauffent con*<br />
ventionnellement davantagedorfqu'elles reftent pondérément<br />
les mêmes. Pour ne parler que de 1'officier<br />
militaire, fans avoir adtuellement égard aux<br />
régiemens qu'on a faits depuis Henri IV , pour leur<br />
retrancher toujours de plus en plus de leurs prérogatives<br />
, quelle diminution n'a pas été fake dans Ie<br />
bien être de leur état, foit par 1'augmentation de<br />
Ja maffe d'argent, foit par le variation des monnoies.<br />
II n'eft guere poffible aux créanciers de fe garantir<br />
entiérement des variations qu'il plait au gouvernement<br />
de mettre dans les créances. Quand dans<br />
|es contrats, on ftipuljroit par marcs 8t par onces<br />
s<br />
Tome U,<br />
l
ïyo TABLEAU HIS TORI QUE<br />
comme 011 le fit d'abord, le gouvernement en changeant<br />
la quantité du poids que le mare 8c 1'once<br />
repréfentent , changeroit tout de même la valeur<br />
de toute dette. Quelque mefure fixe qu'on puüTe<br />
chercher , le prince toujours maitre de la valeur<br />
des termes , le fera toujours auflï de la quotité des<br />
cicances. Cependant , comme le gouvernement<br />
dansjes changemens qu'il fait aux monnoies, n'a<br />
jamais en vue que de fe donner un moyen de s'acquitter<br />
lui-même , il paroït que ceux qui prenciroient<br />
une maniere de ftipuler, différente de celle<br />
dont Ie gouvernement fe fert, 8c qui ftipuleroient<br />
par exemple leur créance en mefures de froment ,<br />
lorfque le gouvernement compte par livres , il<br />
paiolt, dis-je, qu'ils n'auroient pas a craindre de<br />
variation dans leur dü.<br />
Nous voyons par des exemples fans nombre<br />
combien Ia ftipulation en grains efi préférable a Ia<br />
fiipulation en argent. Ceux qui ont ftipulé de cette<br />
forte ont bien fait. Tous les anciens eens qui ont<br />
été fiipulés en argent , font tellement tombés de<br />
valeur , qu'on peut dire qu'ils font annullés : ceux<br />
qui i'ont été en grains ,. font encore dans toute leur<br />
valeur primitive.<br />
Si on baiffoit la valeur des monnoies, ou fi la<br />
quantité des efpeces venoit a diminuer , fans qu'on<br />
augmentat la valeur numéraire de celles qui demeureroient<br />
dans le commerce , on feroit tort aux débiteurs.<br />
Dans 1'exemple qu'on a donné ci-defius ,<br />
celui qui doit douze mille livres , s'acquitte avec<br />
fix mille boiffeaux de froment. Si 1'on diminuoit<br />
le nombre des efpeces de moitié , fans augmentes
DES P ROV 1NCES-UN IE S. 131<br />
Ia valeur numéraire de celles qui refteroient, ils<br />
ne pourroient plus s'acquitter qu'avec douze mille<br />
boiffeaux.<br />
Kien n'eft plus contraire au bien de l'état que la<br />
variation de valeur des créances. Pour 1'éviter 8c<br />
pour fixer toujours les dettes au point oü elles doivent<br />
1'être , il faudroit baiffer les monnoies , lorfque<br />
la maffe d'argent augmenté , 8c les hauffer lorfqu'elle<br />
diminue. Si 1'on y fait attention , on verra<br />
que rien n'eft plus intéreffant , ni plus avantageux<br />
a l'état que la ftabilité du fort des citoyens , tout ce<br />
qui y met du mouvement , tout ce qui le dérange<br />
le détruit. Or, qui eft-ce qui dérange plus le fort<br />
des citoyens, que les variations des monnoies, foit<br />
qu'elles arrivent par la mutation de leur valeur numéraire<br />
, feit qu'elles arrivent par 1'augmentar.ion<br />
ou la diminution trop fenlible de leur maffe.<br />
Monnoies faclices.<br />
Quelque mauvaife que foit une monnoie , fi Ie<br />
gouvernemenr lui donne cours pour le paiement<br />
des impóts, s'il contraint les créanciers a la recevoir<br />
en paiement de leur dette , elle acquerra né -<br />
ceffairement quelque crédit, du moins dans les premiers<br />
momens. Le fouverain peut donner cours a<br />
une monnoie factice 8c la faire valoir ce qu'il veut.<br />
Par une fuite du pouvoir qu'il a fur les dettes, foit<br />
fur celles que les particuliers contraétent entre eux,<br />
foit fur cette dette perpétuelle cX irredimable , dont<br />
chaque citoyen fe trouve chargé vis-a-vis du fouverain<br />
lui même. Telles furent les monnoies de cuir<br />
& de papier dont nous voyons qu'on s'eft fervi dans<br />
I 1
i3i TABLEAU .nis TORI q vs<br />
1'antiquité & même dans des tems peu éloignés 1<br />
du notre : les monnoies faétices confiderées en<br />
elles-mêmes font un bien pour tout état quel qu'il<br />
foit. Elles y produifent le même elfet , que fi la<br />
malle de 1'or & de 1'argent qu'elles repréfentent y<br />
étoit augmentée de la quantité qu'on les fait valoir;<br />
teute leur valeur dans le premier inftant eft au<br />
profit du gouvernement. En les ménageant avec<br />
économie , elles feroient dans fes mains une reffource<br />
intariffable pour tous fes befoins \ mais la<br />
facilité & le gain qu'il y a a les contrefaire , li 1'on<br />
ne fait pas 1'empêcher , changent en mal tout ce<br />
qu'elles ont de bien. Multipliées bientót a 1'excès ,<br />
elies deviennent de nulle valeur. Lne multitude de<br />
families fe trouve ruinée, le commerce perdu , ÖC<br />
l'état dans le plus grand défordrè.<br />
Dans un état ifolé, la monnoie factice feroit plus<br />
utile que la découverte d'une mine d'or ou d'argent,<br />
paree que c'eft par elle-même , une mine qui rend<br />
tout ce qu'on veut 8c précifément dans le tems<br />
qu'on le veut. Faifant dans la partie oü on 1'emploie<br />
la même fonétion que les métaux , elle occupe<br />
moins de monde 8c n'exige aucune confommation<br />
des matieres combuftibles.<br />
Si 1'on pouvoit foutenir le crédit d'une monnoie<br />
factice, il feroit avantageux de n'en point avoir d'autre<br />
'•, c'eft peut - être ce qui donne a 1'Angleterre<br />
une fi grande fupériorité fur toutes les autres nations<br />
de 1'Europe. On ne pourroit imnginer rien de plus<br />
avantageux pour un ét it que d'y décrier toute mon-»<br />
noie de métal , fi dans eet état 1'on pouvoit donner<br />
une valeur fixe aux monnoies fadfices, Parc3
8ËS PROVÏ N CES-U'N IE S. 133<br />
«jüe retranchant par-la un des ufages des métaux ><br />
On les rendroit moins rares , 8c par conféquent<br />
moins chers. Qu'on les décrie ou non , la monnoie<br />
ïa&iee feroit toujours tomher de beaucoüp la valeur<br />
des efpeces monnoiées , puifqu'elle produiroit<br />
le même effet, que fi le nombre e-i étoit augmenté.'<br />
Si on ne les décrioit pas, tout haufferoit de prix ,<br />
hors 1'argent; Sc en continuanta multiplier la monnoie<br />
factice, on parviendroit a diminuer teilement<br />
la valeur des monnoies de métal, qu'elles feroient<br />
toutes retirées du commerce cX que 1'argent ne feroit<br />
plus qu'une marchandife. Si la monnoie facf ice<br />
étoit la feule, il en réfulteroit que la valeur des<br />
marchandifes en cette monnoie, feroit proportionnelle<br />
a fa quantité , ou fi 1'on veut, a la valeur<br />
numéraire de fa maffe. Toutes les fois 'qu'on en<br />
doubleroit la fomme , tous doubleroit de prix, l'état<br />
retireroit un bien plus grand avantags de 1'opération<br />
de la monnoie factice que du hauflement des<br />
efpeces , ou que du baiifement de la livre numéraire<br />
, qui eft la méme chofe. Dans la monnoie<br />
faétice , l'état gagne tout , & dans le baiifement<br />
de la livre numéraire , il ne gagne qu'une partie.<br />
Suppofons qu'un état oü il y a un milliard de<br />
monnoie circulante , doive un milliard. & falie de<br />
la monnoie fa&ice pour cette fomme , ou qu'il<br />
hauffe les efpeces de moitié , c'eft la même chofe<br />
pour le particulier ; les marchandifes moment de<br />
même numérairement au doublé de leur prix .anterieur.<br />
Le débiteur gagne de même la moitié de fa<br />
dette. Mais par la première de ces opérations , l'état<br />
-s'acquitte net & fans rien débourfer; parl'au-<br />
1 l
1^4 TABLEAU S ISTORIQU E<br />
tre ii Jui faut cinq eens millions de 1'ancienne mon-'<br />
noie pour fe folder.<br />
Baijfement da titre des efpeces.<br />
IL réfulte du baiffement du titre dans les efpeces<br />
que celles-ci deviennent a tous égards , da vraies<br />
monnoies fadices , mais dont la bafe eft d'une valeur<br />
intrinfeque confidérable. Elles ont le même<br />
inconvénient que la monnoie faftice , celui d'être<br />
bientót multipliées par des particuliers qui en fabnquent<br />
jufqu'a ce que a force d'en diminuer Ia valeur<br />
par 1'augmentation de leur nombre , ils ne<br />
trouvent que peu de profit a courir le danger auquel<br />
cas ce travail les expofe. Comme elles , elles<br />
ae bailfent de valeur , qua proportion de leur nombre.<br />
Dans toutes les deux , le prince gagne également<br />
tout ce qui les fait valoir au-deffus de leur valeur<br />
intrinfeque, Sc le créancier eifuie la même<br />
perte dans 1'un 8c dans 1'autre cas.<br />
D a n s J<br />
. '«at a&uel des chofes , Ie bahTement du<br />
titre des efpeces eft Ia moins dangereufe de toutes<br />
les opérations fur les monnoies. L'altération des<br />
monnoies produit un effet plus Ient, parconféquent<br />
moins fenuble 8c moins deftruéteur que Ia contrefaétion<br />
de Ia monnoie fadice. Le peuple rec;oit<br />
long- tems fans défiance 8c fans chagrin les efpeces<br />
altérées. Cen'eft que peu-a-peu le fecret s'ébruite. '<br />
Voyant qu'on la recoit toujours fur 1'ancien taux ,<br />
pour Je montant des impofitions, il la croit toujours<br />
également bonne. II eft moins facile au particulier<br />
de fabriquer de la monnoie , q U 3<br />
de celle de napier.<br />
Elle arrivé moins vite au point de n'avoir point
DES PR0V1NC ES-UN I E S. I?$<br />
-cours que pour la valeur de fa mattere. Si 1'on baiffe<br />
le titre de 1'écu , c'eft comme fi 1'on augmentoit<br />
fa valeur numéraire fans augmenter celle du mare<br />
d'argent. C'eft donner cours encore a une monnoie<br />
fa&ice. Dans 1'une Sc dans 1'autre de cesopérations<br />
on voit le même principe Sc les mêmes effets. 11<br />
y a cette différence , entre 1'opération de hauflér<br />
tout 1'argent , Sc 1'opération d'augmenter Ia vaieur<br />
des efpeces fans toucher a celle du mare que par<br />
cette derniere , le prince fe met dans le cas de voir<br />
contrefaire fa monnoie , Sc de perdre en conféquence<br />
le profit qu'il tire de fa marqué Sc de la voir encore<br />
multiplier contre fon gré. Car fi on doublé la<br />
valeur de 1'écu , en laiflant le mare a fa valeur antérieure<br />
, on trouvera plus de moitié de profit a<br />
frapper des écus. Si on doublé la valeur du mare<br />
en même tems , on ne trouvera pas plus de pro rit<br />
a en frapper après , qu'avant 1'opération.<br />
Quand il y a dans un état des efpeces courantes<br />
de différens métaux, doit - on déterminer leur<br />
valeur relative fur la valeur réelle du métal dont<br />
chacune d'elles eft compofée. Si un état vouloit<br />
donner la même valeur a poids égal aux efpeces<br />
de cuivre qu'a celles d'argent , voici ce qui<br />
en réfulteroit 5 c'eft qu'il fe fabriqueroit bientót<br />
une étrange quantité d'efpeces de cuivre , c'eft que<br />
toutes les denrées Sc autres chofes fe vendroient<br />
fur le taux de la plus baffe monnoie , c'eft a d.re ,<br />
fuivant leur valeur réelle en cuivre , que 1'argent<br />
dont on ne pourroit plus fe fervir qu a perte ,<br />
comme monnoie , cefiéroit d'être employee aux<br />
échanges, Sc diminueroit de prix , en perdant un<br />
I 4
i$6 TAÈZMAV ÜÏSTORÏQÜÉ<br />
des ufages auxquels il étoit employé auparavant;ïs<br />
cuivre, au contraire haufferoit de valeur par Ie plus<br />
grand ufage qu'on feroit dans le commerce. N'eftce<br />
pas ce qu'on a vu en Allemagne dans la pénultieme<br />
guerre. On y frappa de-s demi-florins de<br />
cuivre , 8c 1'on voulut qu'ils eulfent la même valeur 1<br />
dans le commerce , que les demi - jïorins d'argent<br />
qui avoient cours auparavant. Dans un moment<br />
tout fut inondé de la nouvelle monnoie , Sc tous<br />
les demi-florins d'argent difparurent, 1'on n'en vit<br />
plus un feul. Les écus de France , dont on ne détermine<br />
pas affez promptement la Valeur comparative<br />
avec la nouvelle monnoie auffï haut qu'elle<br />
devoit I'être , difparoiffoient aüffi-töt qu'ils étoient<br />
livrés. Le prix de toutes denrées ou marchandifes<br />
bauffa extrêmement, Sc fe régla fur la valeur<br />
intrinfeque des pieces courantes dü plus bas titre ,<br />
c'eft-a - dire , fur ce que valoient, en tant que<br />
cuivre les nouveaux demi - florins. Ne fuffit - il pas<br />
de eet exemple , pour faire voir combien un état<br />
perdroit en adoptant un pareil fyftême : en effet,<br />
comme il fe trouveroit • Une plus grande quantité<br />
de métal employé en efpeces, il en refteroit moins<br />
pour les autres ufages auxquels on 1'emploie , 8c<br />
tout le genre métalliqüe , a 1'exception de 1'or 8c<br />
de 1'argent fe trouveroit renchéri; l'état y perdroit<br />
davantage encore , en ce que fon commerce feroit<br />
toujours gêné par 1'embarras que le peu de valeur<br />
des monnoies cauferoit dans les paiemens.<br />
r Dans le fyftême oü 1'on voudroit foutenir le mé 1 -<br />
lil !e plus précieux contre Celui qui 1'eft le moins<br />
b<br />
veki 1'inconvénient aufli qui en réfulteroit ! paf
Ï)SS PROVïWCES-UNIES. I?7<br />
•exemple, 1'or contre 1'argent, en accordarrt a ce<br />
premier métal fur 1'autre plus de valeur , que ne<br />
lui en donne fa rareté 8c fa qualité prédominante<br />
}<br />
alors toutes les marchandifes fe compareroient a<br />
1'or j les efpeces d'argent deviendroient rares , on<br />
auroit des débats continuels pour être payé eu argent<br />
, on exigeroit un change pour en donner ,<br />
8c le commerce en feroit troublé. Confidérons<br />
maintenant la chofe dans un état non-ifolé , 8c<br />
Voyons ce qu'elle y produiroit, en y foütenant<br />
1'or contre 1'argent. On attireroit 1'or des étrangers<br />
8c 1'on feroit fortir de l'état 1'argent qui iroit<br />
remplacer dans les royaumes voifins 1'or qu'on en<br />
auroit attiré. Pour la même raifon , fi on vouloit<br />
foutenir le cuivre contre 1'argent, on feroit fortif<br />
celui-ei &C on attireroit le cuivre. Chez toutes les<br />
puilfances commer9antes de 1'Europe , une livre<br />
d'or vaut a-peu- prés quatorze 8c demie d'argent,<br />
poids de mare. S'il y avoit un pays oü 1'or en ^ valüt<br />
vingt,nos commercans y porteroient de 1'or en<br />
échange de 1'argent, 8c il eft aifé de voir combien<br />
ils y gagneroient. Pour deux livres d'or , ils recevroient<br />
quarante livres d'argent , 8c rapportant ici<br />
eet argent, ils le changeroient contre_ deux livres<br />
douze onces d'or. Tant qu'ils trouveroient un bénéfice<br />
aufli confidérable , ils continueroient d'aller<br />
troquer au même endroit notre or contre de 1'argent<br />
, 8c de revenir ici troquer de nouveau eet<br />
argent contre notre or, jufqu'a ce que la valeur<br />
•relative de ces deux métaux, redevint a - peu-près<br />
ja même dans un endroit comme dans 1'autre.<br />
Én Chine 5 la livre d'or n'équivaut qu'a la valeur
Ï3& T A EZE AV U1ST0RIQVS<br />
d'enrre neufa dix livres d'argent : on nousy donne<br />
prés de dix livres d'or. En rapportant eet or en<br />
France, on nous en donne cent quarante - cinq li><br />
Vres d'argent; c'eft donc quarante - cinq livres d'argent<br />
poids de mare , qu'on gagne fur cent livres.<br />
Variation dans la valeur des monnoies.<br />
DANS la proportion des maftes de différens métaux<br />
qu'on emploie aux monnoies , il doit naturellement<br />
arriver des changemens. Les mines d'un<br />
métal peuvent s'épuifer ; on peut en découvrir de<br />
nouvelles d'une autre fubftance. En France , la<br />
découverte du Nouveau-Monde a prodigieufement<br />
changé la proportion du cuivre a 1'argent. Le commerce<br />
de Guinée a diminué la proportion de 1'or<br />
a celui - ci. Par le premier de ces événemens , le<br />
prix de la livre de cuivre fe trouva rapproché de<br />
beaucoup de celui du mare d'argent ; 5c les monnoies<br />
des deux métaux ayant été lamees dans la<br />
même proportion de valeur numéraire qu'auparavant,<br />
tout le monde trouva 1'avantage a retirer les<br />
efpeces de cuivre , elles difparurent. Par le fecond<br />
événement, il arriva que vers le commencement de<br />
ce fiecle , on ne voyoit plus que de 1'or en Angleterre,<br />
1'argent avoit difparu du commerce. On<br />
exigeoit un change conlidérable pour compter en<br />
argent.<br />
Circonftances ou le gouvernement doit changer la<br />
valeur numéraire des efpeces.<br />
Si les maftes des deux métaux venant è varier<br />
entr'elles par accroilfement, le gouvernement ne
X>ES P RO V IN CES-UN 1ES. I39<br />
change rien a la valeur relative des efpeces qui s'en<br />
fabriquent: il en réfulce le même ertèt, que s'il<br />
foutenoit le métal dont la maffe augmenté , contre<br />
celui dont la maffe refte fixe ou varie le moins. Si<br />
ces maffes varioient entr'elles par diminution , ce<br />
feroit évidcmment le contraire. Dans le premier<br />
cas , les débiteurs fe trouveroient favorifés 5 dans<br />
le fecond , ce feroit les créanciers ? Dans 1'un §c<br />
dans 1'autre , c'eft un trés - grand mal. II eft donc<br />
de 1'intérêt du gouvernement d'être attent/if aux<br />
variations qui arrivent dans la maffe des métaux<br />
qu'il emploie aux monnoies , & de fixer la valeur<br />
des pieces qu'il en fait , fur le degré de leur abondance<br />
, foit d'abondance abfolue, fi leurs maffes<br />
reftent fixes , elles varient toutes dans le même fcns;<br />
foit d'abondance relative , Jorfqu'il ne fe fait de<br />
changement que dans les maffes d'une partie d'entr'eux<br />
, ou qu'elles varient dans un fens contraire.<br />
C'eft pour n'avoir pas fait attention a 1'effet que<br />
i devoit produire en France 1'augmentation de la<br />
l maffe d'argent , que la découverte du Nouveau-<br />
I Monde y devoit néceffairement occalionner : c'eft<br />
I faute d'avoir biiffé la valeur numéraire de 1'argent<br />
1<br />
monnoié , a mefure que fa maffe augmentoit,<br />
qu'on a vu en France tant d'anciennes families de<br />
nobleffe ruinées. Combien n'y en a -1 - il pas encore<br />
qui, ayant confervé toutes les mêmes rentes ,<br />
faifoie nt vivre leurs aïeux dans 1'abondance ,<br />
n'ont pas aujourd'hui de quoi fubfifter \ paree que<br />
la livre numéraire , fur laquelle on fe regie pour<br />
le paiement des intéréts de toute rente, vaut 1 5<br />
a xo fois moins qu'elle ne valoit, il y a deux ans.
Ï40 TAÈtEAV JiïSTORlqVÈ<br />
Moyens de proportionner la valeur numéraire de<br />
deux métaux d leur valeur réelle.<br />
Si la mafte de cuivre reftant la même année ><br />
celle d'argent augmenté , on fera obligé d'approcher<br />
de valeur les pieces courantes de ces deux<br />
métaüx. Cela ne fe peut pratiquer que de deux<br />
manieres, ou en hauflant les valeurs des efpeces de<br />
cuivre, ou en bailfant celles des efpeces d'argent.<br />
Par la première opération , les créanciers qui devroient<br />
toujours être favorifées, perdent de deux<br />
cötés, Sc les pofiefleurs de 1'argent qui font les<br />
riches , 8c qui doivent toujours être en défaveur ,<br />
gagnenr : par 1'autre , les créanciers ne perdent<br />
rien , 8c les poffeffeurs de 1'argent ne font ni favorifés<br />
ni lefës.<br />
•Raifons pour lefquelles le créaticier doit êtrt<br />
favorifé de préférence au débiteur.<br />
UN homme en pfétant fon argent, en occaïionne<br />
la circulation. En communiquant fes richeffes<br />
, il fait non-feulement vivre celui qui les re5oit}<br />
mais il le met a portée de travailler, ce qui , ert<br />
toute fa^on , ne peut être qu'un bien pour l'état. II<br />
n eft pas befoin d'inviter aux emprunts, mais on ne<br />
peut pas trop engager a prêter, 5c on ne peut ie<br />
faire qu'cn favorifant les créanciers. Toutes les fois<br />
que le gouvernement a opéré en faveur des débiteurs<br />
, il en a réfulté un refierrement d'efpeces qui<br />
•a fait languir l'état : 8c le pauvre qu'on vouloil<br />
lècourir, ne trourant plus de reftources , s'eft to»
BES PROT'INCES-UJVIES. 141<br />
jours vu , dans ces tems plus a plaindre que dans<br />
aucun autre. Toute créance par elle - même , eft<br />
fujette aux coups de fortune. Combien ne voit-on<br />
pas de débiteurs infolvables! Si le riche voit d'une<br />
part fa créance toujours baiffer , 8c que de 1'autre<br />
le gouvernement la lui diminue toujours , il n'eft<br />
pas douteux qu'il augmentera le taux de fon or qu'il<br />
ne prêtera pas. Dans 1'un 8t 1'autre cas, 1'honnête<br />
homme malheureux trouvera plus difficilement a<br />
rétablir fes affaires en travaillant fur un fonds d'emprunt.<br />
Enfin , on ne peut pas douter qu'il n'y ait<br />
bien des débiteurs coupables comme débiteurs , 8c<br />
il ne peut certainement pas y avoir des prêteurs<br />
coupables en qualité de prêteurs. II n'eft point ici<br />
queftion des ufuriers. II faut bien diftinguer le riche<br />
du créancier, 8c le pauvre du débiteur. Le<br />
pauvre doit être foulagé : le riche doit être moins<br />
ménagée fans doute ; mais beaucoup font créanciers<br />
fans être riches, 8c débiteurs fans être pauvres.<br />
Quand il en feroit autrement, le foulagement<br />
du pauvre ne devroit pas porter fur fa dette , ni la<br />
charge du riche fur fa créance, Quand a cc qu'on<br />
a dit que fi 1'on hauffoit les efpeces de cuivre pour<br />
les rapprocher des efpeces d'argent, lorfque la<br />
maffe d'argent augmenté , les créanciers perdroient<br />
de deux cótés , 8c que les poffeffeurs de 1'argent<br />
gagneroient a cette opération , tandis qu'ils ne<br />
perdroient .rien de réel, fi on baiffoit 1'argent, en<br />
yoici la preuve.<br />
Lorfque la maffe d'argent augmenté , fa valeur<br />
réelle diminue \ de cette maniere , en ne touchant<br />
point aux monnoies, les créanciers perdent a eet
142 TABLEAU HISTORIQUE<br />
événement , a proportion de 1'augmentarion do<br />
,cette maffe. Si elle eft doubiée , les créanciers perdent<br />
jufte la moitié ; fi alors pour raprocher de<br />
valeur 1'argent St le cuivre , on hauffoit le dernier ,<br />
on feroit effuyer aux créanciers une nouvelle perte:<br />
ce feroit comme fi on eut baiffé la livre numéraire :<br />
d'un autre cóté les poffeffeurs d'argent ne peuvent<br />
rien perdre. Si on baiffe la valeur numéraire de<br />
leur métal, paree que qu'elle que foit 1'opération<br />
avec la même quantité d'argent , ils auront toujours<br />
la même quantité de marchandifes. Au furplus ,<br />
quand il en feroit autrement , il ne fauroit y faire<br />
aucune attention, paree que les poffeffeurs d'argent<br />
font les riches , dont les intéréts doivent être moins<br />
ménagés que ceux d'un, autre. D'ailleurs ils doivent<br />
être regardés dans ce cas comme des marchands<br />
qui gagnent d'autant moins fur leurs marchandifes<br />
qu'elles deviennent plus communes. Pour rendre .<br />
la chofe plus fenfible , reprenons la comparaifon<br />
des métaux 8t revenons aux principes des opérations<br />
des monnoies.<br />
Opération du gouvernement dAngleterre.<br />
LA proportion de 1'argent a 1'or eft la même<br />
qiae celle du cuivre a 1'argent. Lorfque la maffe<br />
d'or fe trouva augmentée en Angleterre , en plus<br />
grande proportion que celle d'argent, pour raprocher<br />
de valeur ces deux métaux , on baiffa 1'or ,<br />
en hauffant 1'argent, 1'opération auroit eu le même<br />
effet, que fi on eut baiffé la livre numéraire ; par<br />
1'autre maniere, ©n laiifoit la livre numéraire au<br />
même état qu'auparavant. De quelque cöté qu'oa
DES P ROV IN CES-U N I E S. 143<br />
1'envifage , on trouvera 1'opération qu'on fit alors<br />
en Angleterre trés - bonne. Le gouvernement britanniquefe<br />
trouva embarralfédansle choix des deux<br />
différens partis qu'il y avoit a prendre dans la circonftance.<br />
D'abord il confulta les officiers de Ja<br />
monnoie , mais il n'en put tirer aucune lumiere<br />
fuffifante. II recourut au fage &C favant Newton, qui<br />
eut bientót terminé la queftion Sc découvert la<br />
vérité. II décida qu'il falloit bailfer 1'or. De prétendus<br />
beaux génies qui tranchent Sc décident de tout<br />
fans fe donner la peine d'approfondir les queftions,<br />
en un mot,de ces efprits fuperficiels,comme il y en<br />
a encore tant aujourd'hui, ont attaqué la décifion<br />
del immortel Newton.Voici fur quoi ils fe fondent :<br />
ils difent qu'en baifiant 1'or , au lieu de hauffer J'argent,<br />
on a fait perdre des millions a 1'Angleterre.<br />
Mais il auroient dü 1'expliquer avant que de conclure<br />
d'un petit air de triomphe : « Tant il eft<br />
» vrai qu'on peut-être grand géometre , Sc mau-<br />
» vais homme d'état! On fent combien cette turlu-<br />
» pinade décele le délire de la fuffifance. »<br />
Ce qu'il y a de plus étfange , c'eft le motif que<br />
ces prétendus beaux efprits prêtent k Newton pour<br />
décider le baiflément de 1'or , füivanr 1'idée qu'ils<br />
' s'en font faite j c'eft paree que Newton a cru de-<br />
:<br />
vo;r regarder 1'or commemarchandife ;,mais fe peutil<br />
que quelqu'un qui a réfléchi fur ces matieres,<br />
regarde tout ce qui n'eft pas monnoie factice , autrementque<br />
comme marchandife. Mais yeut-il cent<br />
forte's de métaux employés aux monnoies , ces métaux<br />
ne feroient-ils donc pas tous auffi marchandife<br />
Sc auffi monnoie 1'un que 1'autre l Lorfque ces
144 TABLEAU IIISTORIQVS<br />
auteurs difent que 1'Angleterre fe feroit trouvée numérairement<br />
plus riche li elle avoit haulfé fes efpeces<br />
d'argent : peuvent-ils s'abufer au point de<br />
croire avoir fait en cela une grande découverte*<br />
Qu'eft-ce qui ne le fent pas d'abord ? Le chevalier<br />
Newton ne 1'ignoroit certainement pas ; mais il<br />
favoit aulfi que 1'augmentation de la richelfe numéraire<br />
ne produit abfolument rien a la réalité des<br />
richelfes qu'il poffédoit. Or, ce n'eft que numérai»<br />
rement que 1'Angleterre a perdu des millions: c'efta-dire<br />
, que ia mafte d'or & d'argent étant reftée la<br />
même après fon opération , 1'Angleterre a exprimé<br />
la valeur de cette malfe par un nombre plu*<br />
petit qu'elle n'auroit fait , li elle avoit haulfé 1'argent.<br />
Mais en prenant la chofe fous ce point de<br />
vue, il faudroit expliquer en quoi les noms peuvent<br />
influer fur les chofes. On appelle en France une<br />
quantité d'or , vingt-quatre livre que les Anglois<br />
appellent une livre. Les Franc;oisen font-ils pour<br />
cela plus riches qu'eux dans Ia réalité , paree qu'ils<br />
1'emportent fur les Anglois en richelfes numéraires.<br />
Si c'eft Ia maffe du métal le plus précieux qui<br />
décroït, Sc qu'on n'en augmenté pas la valeur, on<br />
fait quelque tort aux débiteurs; paree qu'alors, ou<br />
la maffe totale des elpeces en refte diminuée , ou<br />
le métal le moins précieux rempliffant les vuides<br />
du premier augmenté le prix de quelque chofe par<br />
fon plus d'ufage. Mais li le métal le plus précieux<br />
augmenté en ne baiffant pas, on fait beaucoup de<br />
tort aux créanciers.<br />
Regie générale. Lorfqu'on veut rapprocher de<br />
valeur deux métaux qui ont varié entr'eux , on doit<br />
opére?,
DES P ROVI N CE S-UN IE S. 145<br />
opérer fur celui dans la maffe duquel la variation<br />
eft arrivée; puifque c'eft celui qui, confidéré comme<br />
marchandife , a réellement changé de prix, 8t<br />
que la marqué qui le rend monnoie , ne doit pas<br />
lui en ajouter davantage qu'aux autres métaux<br />
qu'on marqué pour Ie même ufage.<br />
N'eft-il donc pas plus difficile de doubler une<br />
grande maffe qu'une petite. De-la les métaux les<br />
plus communs doivent toujours avoir une valeur<br />
plus fixe. Si 1'on avoit découvert au Pérou , ou même<br />
en Europe des mines de cuivre aufli féconde 8c<br />
aufli aifées a exploiter que celles d'argent qu'on a<br />
irouvées dans ce nouveau royaume , le cuivre auroit<br />
incomparablement moins baiffé de valeur que n'a<br />
fait 1'argent. Si la maffe de cuivre eft quarante fois<br />
plus grande que celle d'argent, ü faudra tirer quarante<br />
fois plus de métal pour la doubler St pour la<br />
faire baiffer de moitié. D'ailleurs les frais de tranfport<br />
8t d'exploitation auroient été les mêmes , St<br />
le cuivre en devenant moins cher , auroit été employé<br />
a' mille nouveaux ufages auxquels on ne peut<br />
pas employer 1'argent, eu égard a la cherté dont il<br />
eft encore.<br />
Lorfqu'on ne peut pas diftinguer nettement<br />
quel eft le métal qui a éprouvé de la variation , on<br />
doit toujours opérer fur le plus précieux. II eft en*<br />
cere a obferver que quand il faut changer la proportion<br />
de valeur de deux nations , on ne doit<br />
nullement avoir égard a la quantité plus ou moins<br />
grande des efpeces qui font fabriquées de 1'un 8t<br />
de 1'autre , ni a la quantité de livres numéraires que<br />
repréfente leur fomme. Si dans un état oü il y 3<br />
Tome II,<br />
K
i4
BES PROriNCES-UjVIES. 147<br />
La non - introduétion d'argent dans un état eft<br />
une barrière infurmontable a la tyrannie ; il eft<br />
bien difficile que le pouvoir arbitraire s'établifie<br />
dans un état fans canaux , fans commerce 8c peutêtre<br />
fans grands chemins. Comment un prince qui<br />
leve fes impöts en nature, c'eft-a-dire en denrées,<br />
pourroit-il foudoyer 8c raflembler le nombre d'hommes<br />
nécelfaires pour mettre un peuple aux fers. Un<br />
defpote d'orient auroit eu bien de la peine a fe foutenir<br />
fur le tróne de Sparte ou de Rome naiftante.<br />
Mais,dira-t on, un peuple lans argent ne peut être<br />
que pauvre 8c miférable , paree qu'il ne peut faire<br />
le commerce que par échange , Sc les échanges font<br />
incommodes , d'oü il réfulteroit qu'il fe feroit peu<br />
de ventes , peu d'achats 8c point d'ouvrages de<br />
luxe; mais fi ce peuple eft fainement nourri, bien<br />
vêtu, 8c s'il igoore entiérement ce qu'on appelle<br />
luxe , ce peuple fera le plus heureux qu'il y ait jamais<br />
eu fur le globe : on n'y pourroit introduire<br />
1'argent fans crime. Le lacédémonien fans commerce<br />
Sc fans argent étoit a-peu-près aufii heureux<br />
qu'un peuple peut 1'être. Un homme eft-il bien<br />
nourri, bien vêtu , il eft fatisfair. Le furplus de fon<br />
bonheur dépend de la maniere plus ou moins agréable<br />
dont il remplit Vintervalle qui Jèpare un befoin<br />
fatisfait d'un befoin renaiffant. Or , a eet égard<br />
rien ne manquoit au bonheur du Lacédémonien, 8c<br />
malgré 1'apparente aufterité de fes mceurs , de tous<br />
les Grecs,dit Xenophon, c'étoit le plus heureux. Les<br />
Spartiates avoit-il fatisfait fes befoins? il defcendoit<br />
dans 1'arène , 8c c'eft-la qu'en préfence des vieil-<br />
&rds Sc des plus belles femmes , il pouvoit chaque
148 TABLEAU HISTORIQUE<br />
jour déployer dans des jeux Sc des exercices publiés<br />
, toute la force , 1'agilité , la foupleffe de fon<br />
corps Sc montrer dans la vivacité, de fes réparties,<br />
toute la jufteffe Sc la précilïon de fon efprit. On<br />
peut donc affurer d'après Xénophon Sc d'après 1'expérience,<br />
qu'on peut bannir 1'argent d'un état Sc y<br />
conferver le bonheur.<br />
Nos Sybarites modernes ne manqueront pas de<br />
demander fi 1'on jouiffoit a Sparte de certaines<br />
commodités de la vie. Riches, puiffans Sc luxurieux<br />
égoïftes , qui faites cette queftion , ignorezvous<br />
donc que les pays de luxe font ceux oü les<br />
peuples font les plus miférables. Si des mets bien<br />
apprêtés irritent 1'appétit du riche Sc lui donnent<br />
quelques fenfations agréables , ne donnent - ils<br />
pas auffi des pefanteurs Sc des maladies, Sc tous<br />
compenfé, le tempérant eft au bout de Fan pour le<br />
moins auffi heureux que le grand. Quiconque ayant<br />
faim Sc fatisfaifant ce befoin, eft content. Le<br />
payfan a-t - il du lard Sc des choux dans fon pot,<br />
il ne defire ni la gélinote des Alpes, ni Ja carpe du<br />
Rhin, ni 1'hombre du lac de Geneve. Aucun de<br />
ces mets ne lui manquent. O vous , qui êtes uniquemenr<br />
occupés du foin de fatisfaire vos fens Sc<br />
'Vos befoins fantaftiques, vous prenez - vous donc<br />
pour la nation entiere : vous croyez - vous feuls<br />
dans la nature ? O hommes fans pudeur , fans humanité<br />
Sc fans vertu, qui concentrés en vous feuls<br />
toutes vos affe£tions , Sc qui vous créés fans ceffe<br />
de nouveaux befoins , apprenez que Sparte étoit<br />
fans luxe, fans commodité , 8c que Sparte étoit<br />
heureufe! Sc fi la félicité humaine réfidok dans la
VES P ROV1 N CES-U N 1E S. I49<br />
fomptuofité des ameublemens , 8c dans les recherches<br />
de la molleffe , il y auroit trop peu d'heureux<br />
fur la terre. Un pays oü 1'argent n'a point de cours<br />
a bien des avantages qu'on ne connoit pas fur<br />
celui oü 1'argent elt le mobile de toutes les a&ions<br />
de chaque individu de la fociété. Rien de plus facile<br />
que d'entretenir 1'ordre 8c 1'harmonie , d'encourager<br />
les talens Sc d'en bannir les vices. On<br />
entrevoit même en ce pays la polfibilité d'une législation<br />
inaltérable : ce n'eft que dans un tel pays<br />
que le problême d'une législation parfaite Sc durable<br />
, peut trouver fa folution. Dans les pays oü 1'argent<br />
a cours , il y feroit trop compliqué. C'eft que<br />
1'amour de 1'argent y étouffant tout efprit , toute<br />
vertu patriotique , y doit a la longue engendrer<br />
tous les vices dont il n'eft que trop fouvent la<br />
récompenfe. Du moment oü les honneurs ne font<br />
plus le prix des aétions honnêtes, les mceurs fe<br />
corrompent. Lorfque le duc de Milan arriva a<br />
Florence , le mépris, dit Machiavel , étoit le partage<br />
des vertus Sc des talens. Les Florentins fans<br />
efprit Sc fans courage étoient entiérement dégénérés<br />
j s'ils cherchoient a fe furpalfer les uns les<br />
autres , c'étoit en magnificences d'habits , en vivacités<br />
, en exprefllons 8c en réparties ; le plus<br />
fatyrique étoit chez eux le plus fpirituel. N'eft - ce<br />
point la le reproche qu'on pourroit faire avec juftice<br />
aux Francois de nos jours ? Quoiqu'il en foit,<br />
ce n'eft point dans des contrées foumifes au defpotifme<br />
oü 1'argent eut toujours cours , oü les<br />
richeffes font déja raffemblées en un petit nombre<br />
de mains, qu'on puiftè donner une bafe folide a<br />
K 3
IS« TABZEAV BISTORIQVE<br />
une législation inaltérable. Paree que le partage<br />
inégal des richeffes eft un mal prefqu'incurable. Ce<br />
n'eft point dans la maffe plus ou moins grande des<br />
richeffes nationales , mais de leur plus ou moins<br />
de répartition que dépend le bonheur ou le malheur<br />
des peuples. Suppofons qu'on annéantiffe la moitié<br />
des richeffes d'une nation , fi 1'autre moitié eft a-<br />
peu-près également répartie entre tous les citoyens,<br />
l'état fera prefqu'également heureux Sc puiffant.<br />
Plus on compre dans un état d'hommes libres ,<br />
indépendans 8c jouiffans d'une fortune médiocre ,<br />
plus l'état eft fort. Auffi tout prince fage , n'a-t-il<br />
jamais accablé fes fujets d'impöts , ne lesa-t-il<br />
jamais privé de leur aifance, 8c n'a gêné leur liberté<br />
eu par trop d'efpionage , ou par des loix trop minutieufes<br />
8c trop incommodes de police. Le flux<br />
de commerce le plus avantageux a chaque nation<br />
eft celui dont les profits fe partagent en un plus<br />
grand nombre de mains. Tout prince qui ne refpeae<br />
ni 1'aifance, ni la liberté de fes fujets, fe<br />
plait a voir leur ame languir dans 1'inertie. Cependant<br />
le crime le plus habituel des gouvernemens<br />
Européens, eft leur avidité a s'approprier tout<br />
1'argent du peuple leur foif eft infatiable. Que<br />
s'enfuit-il ? Que les fujets dégoütés de 1'aifance<br />
par 1'impoflibilité de fe le procurer, font fans émulation<br />
8c fans honte de leur pauvreté. Dès ce moment<br />
la confommation diminue , les terres reftent<br />
en frictie , les peuples croupiffent dans la pareffe<br />
Sc 1'indigence , paree que 1'amour des richeffes a<br />
pour bafe : i°. La poflibilité d'en acquérir ; i°.<br />
L'affurance de les conferver ; 3 0 . Le droit d'en
DES P R0V1N CES-UNIES. 151<br />
faire ufage. Suppofons 1'ufage 8c 1'introduction de<br />
i'argent défendu dans un pays 3 ce ne pourroit<br />
être , il eft vrai, qu'au moment de la fermentation<br />
d'une fociété ; mais enfin , l'état d'une telle fociété<br />
feroit-il a comparer a celui oü fe trouvent mairt-<br />
-tenant la plupart des nations de 1'Europe ?<br />
Des pays oü Vargent a cours.<br />
DANS 1'affiette a&uelle des gouvernemens de 1'Europe<br />
, le fyftême de la non - introduéHon d'argent<br />
eft impraticable. Suppofons un état en Europe , oü<br />
fon défende comme a Sparte, 1'introduction de I'argent,<br />
8c 1'ufage de tout meuble n'étant pas fait avec<br />
la hache ou la ferpe; alors le macon, l'architeéte,<br />
le fculpteur , le ferrurier de luxe, le charron, le<br />
vernifteur , le perruquier , 1'ébénifte, la fileufe ,<br />
1'ouvrier en toile, en laine fine , en dentelles ,<br />
foieries, 8cc. abondonneront eet état &C chercheront<br />
un afyle ailleurs. Le nombre de a<br />
ces exilés volontaires<br />
montera peut - être au quart de fes habitans.<br />
Or, fi le nombre des laboureurs 8c des artifans<br />
groffiers que fuppofe la culture , fe proportionne<br />
au nombre des coafommateurs, 1'exil des ouvriers<br />
de luxe entrainera donc a la fuite celui de beaucoup<br />
d'agriculteurs. Les hommes opulens fuiroient<br />
avec leurs richeftes 8c avec un nombreux cortege<br />
de domeftiques , 8cc. Que deviendroit alors un<br />
état d'oü 1'exclufion de I'argent feroit fuir tant de<br />
monde ; eet état pourroit - il porter la guerre chez<br />
fes voifins , non , il feroit fans argent •, fa pourroit<br />
- il foutenir fur fon territoirc, non , il feroit<br />
fans hommes. Cet état feroit donc expofé a une<br />
K4
i$i TABLEAU HISTQRIQUB<br />
invafion. Quel eft le prince qui voulut a ce prüt<br />
bannir I'argent de fon état ? Une nation qui tombe<br />
de la richeffe dans 1'indigence , n'attend plus qu'un<br />
vainqueur & des fers. II en eft du corps politique<br />
comme de celui de l'homme, il faut une ame , un<br />
efprit qui le vivifie 8c le mette en adtion , bref, il<br />
faut un refiort; or , le grand reffort des corps politiques,<br />
c'eft I'argent, 8c quoi, encore de I'argent;<br />
il faut donc perfus & nefas , fe procurer de I'argent.<br />
Cependant I'argent eft deftru&if de 1'amour<br />
de la patrie, des talens 8c de la vertu ; mais comment<br />
imaginer, qui, fans argent foulagera l'homme<br />
dans fes befoins, qui le fouftraira a des peines 8c<br />
lui procurera des plaifirs ? Aujourd'hui dans tous<br />
les gouvernemens Européens I'argent a cours , 8c<br />
il y eft feul moteur, le feul principe de 1'adtivité j<br />
ce n'eft ni le mérite, ni les talens qui conduifent<br />
aux honneurs 8C aux dignités , mais I'argent feul \<br />
8c avec I'argent un ramoneur éclaboulfera tout le<br />
monde. Encore une fois de I'argent, 8c de I'argent<br />
, c'eft le tarif de toutes les vertus 8c le taux<br />
de toutes les a£tions héroiques, 8c avec de I'argent<br />
en Europe on peut commettre impunément les<br />
crimes les plus noirs , les plus atroces, 8c le plus<br />
grand fcélérat fera travefti en héros , comme on<br />
en a 1'exernple tous les jours. Travaillons donc<br />
pour de I'argent, 8c ne foyons pas délicats fur les<br />
moyens de nous procurer de I'argent, car item, il<br />
faut de I'argent.<br />
Pri
BES PROVINCES-UNÏES. I53<br />
Crime, qui le commandez , 1'ordonnez, qui le récompenfèz<br />
8t le couronnez; examinez - vous férieufement<br />
, 8c n'ayez point honjfe d'avouer^ que<br />
vous êtes les fléaux des nations que vous abrutiffez.<br />
Ne perdons point de vue les progrès de notre<br />
peuplade , elle a fubi le fort des autres fociétés,<br />
I'argent y a cours, elle en connoit tout le prix ; il<br />
lui faut donc du commerce , Sc voila la fociété qui<br />
a atteint fon plus haut degré de perfedtion.<br />
LYtat confidéré dans fa plénitude de population.<br />
UN état ifolé eft a fa plénitude de fplendeur 8c<br />
de force , lorfque toutes fes terres font cultivées<br />
de la maniere la plus avantageufe , puifqu'on ne<br />
fait jamais croitre de denrées qua proportion du<br />
nombre des confommateurs , paree que tout ce<br />
qu'on en pourroit faire croitre au dela , ne donneroit<br />
vifiblement qu'un travail très-inutile; il eft<br />
évident que , dès que tout eft bien cultivé dans un<br />
état , il y a autant d'hommes que ces terres en<br />
peuvent nourrir, autant par conféquent qu'il en<br />
puilfe jamais avoir.<br />
Cette perfeétion de culture ne peut avoir lieu<br />
qu'autant que le commerce intérieur fera auffi flo*<br />
Hffant 8c auffi étendu que les circonftances phy-'<br />
fiques le permettent.<br />
Si la propriété des terres y eft établie, ou , fans<br />
1'être trop , il y aura des riches 8c des pauvres ,<br />
1'on jouira alors dans l'état de toutes les aifances 8c<br />
de tous les objets d'agrèment que le fol pourra<br />
fournir : on y jouira encore de tous les fruits des
154 TABZEAV nisToniqvs<br />
arts qui fleuriront proportionnellement a Ia fécohdité<br />
des terres.<br />
Que les terres aient beaucoup de fécondité ou<br />
qu'elles n'en aient que peu ; qu'il y ait beaucoup<br />
d'impóts , ou , s'il eft poflïble , qu'il n'y en ait<br />
abfolument d'aucune efpece, le nombre de gens<br />
fans biens fera toujours d'autant plus grand que les<br />
richeffes feront ramaffées en moins de mains, d'autant<br />
plus encore que la population fera plus forte;<br />
Je nombre des nécefliteux fera toujours proportionnel<br />
a celui des gens fans biens. En tout état de<br />
caufe un homme qui n'a pour lui que fon métier 8c<br />
qui eft mauvais ouvrier, fouffrira beaücoup, 8c le<br />
nombre des mauvais ouvriers doit être proportionné<br />
a la force totale de leur claffe.<br />
II y a des gens qui ont un tel préjugé contre les<br />
impóts, qu'ils les regardent comme la caufe unique<br />
de toute infortune 8c de toute deftruétion : ils fe<br />
perfuadent que tout le monde ne peut manquer<br />
d'être heureux 8c a 1'aife dans un paysoti il n'y en<br />
a pas. On voit cependant en Suiffe 8c dans le comtat<br />
d'Avignon , autant de malheureux a proportion du<br />
nombre des habitans qu'on en voit ordinairement<br />
en France 8c dans d'autres états: dans ceux-ci, ce<br />
qui multiplié les malheureux, ce font la grandeur<br />
des impóts, les viciilitudes 8c les défaftres de kt<br />
guerre.<br />
Pourquoi voit-on tant de Suiffes fe réfugier dans<br />
les pays étrangers ? S'ils trouvoient chez eux des<br />
reffources , quitteroient-ils la plupart une patrie<br />
qui doit certainement leur être très-chere ?<br />
II eft vrai qu'a fécondité égale, un homme qui
DES PROVINCES-UNIES. 155<br />
a en Suiffe cinq cents arpens de terre, eft plus<br />
riche que celui qui en auroit une pareille quantité<br />
en France, en fuppofant fa fécondité égale de part<br />
8c d'autre ; mais auffi le Suiffe ne trouve pas, dans<br />
les emplois que le gouvernement donne chez lui<br />
autant de facilité pour foulager fa familie , que le<br />
Francois en trouve dans fa patrie. En Suilfe la claffe<br />
des poffeffeurs des fonds eft proportionnellemcnt<br />
plus opulente qu'en France 5 mais dans celle-ci on<br />
voit une claffe immenfe de citoyens vivant dans le<br />
fein de 1'abondance par les bienfaits du gouvernement.<br />
Pour que tout le monde fut toujours a 1'aife , il<br />
faudroit que la maffe des richeffes ne fut pas limitée<br />
•, or, comme elle 1'eft néceffairement dans<br />
tous les pays, il en réfulte néceffairement qu'il ne<br />
peut y avoir qu'un certain nombre d'habitans aifés,<br />
Sc que le plus grand nombre doit par-tout être fans<br />
biens. Du plus riche au plus pauvre , du plus heureux<br />
au plus miférable , tout va par nuances dans<br />
un état. En effet, dans un état oü les richeffes ne<br />
font pas limitées par la loi, que peut pofféder un<br />
citoyen ? Tout y va néceffairement par nuances,<br />
de l'homme le plus miférable a l'homme le plus<br />
opulent. Dans la claffe des poffeffeurs des terres<br />
il y en aura de trés-riches, il y en aura qui n'ayant<br />
que très-peu de fonds, n'en tireront que 1'exact,<br />
néceffaire ; il y en aura dont les fonds trop petits<br />
ne rendront pas affez pour qu'ils puiffent fe paffer<br />
d'exercer un métier 8c de travailler pour autrui:<br />
un grand nombre de citoyens n'en aura point du<br />
tout; 8c parmi ces gens qui n'auront a eux que
I5ö TABLEAU HJSTORIQUE<br />
leurs bras, il s'en trouvera probablement de forts*<br />
d'induftrieux , de foibles, de mal-adroits , de pareffeux<br />
, de débauchés, St conféquemment d'heureux-<br />
Sc de malheureux.<br />
Si dans eet état on ne met point d'obftacles a<br />
ia population , il arrivera bientót que les denrées<br />
qu'on retirera de la totalité des terres feront infuffifantes<br />
pour la totalité des hommes. Les denrées<br />
y feront donc rares par proportion aux confommateurs<br />
; il y aura donc néceffairement une grande<br />
partie des habitans qui feront obligés de retrancher<br />
de leur confommation ordinaire, Sc qui par conféquent<br />
feront dans Ia fouffrance. Ainfi, peu après<br />
que la population d'un état fera venue au pair avec<br />
fes moyens de fubfiftance, elle s'arrêtera d'ellemême,<br />
paree que ceux des claffes les plus pauvres<br />
ayant a peine affez de denrées pour leur confommation<br />
perlbnnelle , ne pourront point entretenir<br />
de families : s'il naiffoit d'eux des enfans, ils ne<br />
pourroient pas être élevés. Cette claffe s'étendroit<br />
continuellement, Sc de nouveaux pauvres, formés<br />
dans les claffes qui les avoifinent, viendroient s'y<br />
cteindre a mefure que les claffes plus riches augmenteroient<br />
en population. Si la terre rendoit a<br />
proportion des travaux de ceux qui la cultivent,<br />
comme certains auteurs 1'ont avancé , ce .qu'on dit<br />
ici feroit entiérement faux, mais 1'expérience de<br />
tous les licux Sc de tous les fiecles fait voir que<br />
la fécondité de la terre ne dépend pas uniquement<br />
des travaux des hommes, la Chine en eft une<br />
preuve fans repüque; elle eft cultivée auffi parfaitemerit<br />
qu'elle puiffe 1'être; toutes fes loix tendent
DES PRO VIN CES-UNIES. 157<br />
a rendre fon agriculture florilfante : 1'empereur y<br />
fait lui-même profeffion d'être laboureur, St affure<br />
que tous les travaux humains peuvent faire produire<br />
a ce royaume un centieme de ris ou d'autres<br />
grains de plus que ce qu'il en produit. Cependant<br />
la terre, malgré la fécondité naturelle.qu'elle y a,<br />
ne fuffit pas a la nourriture de fes trop nombreux<br />
habitans. II eft étonnant que de tous les auteurs ce<br />
foit Jean-Jacques Rouffeau qui ait le plus fortement<br />
combattu cette opinion. La Suiffe , prés de laquelle<br />
il eft né, eft a-peu-près dans le cas de la Chine ;<br />
malgré fes loix St fes mceurs, qui ont porté fa<br />
culture au plus haut point, les denrées qu'elle recueille<br />
ne fuffifent pas a la fubfiftance des habitans<br />
qu'elle renferme , c'eft ce dont il n'eft pas permis<br />
de douter.<br />
Tout ce qui arriveroit dans un état ifolé , qui<br />
feroit dans fa plénitude de force , arrivera de même<br />
dans tout autre état, dès que fon agriculture n'augmentera<br />
plus 8t que fon commerce ne prendra<br />
point de nouveaux accroiftemens. II eft très-néceffaire<br />
que le gouvernement veille dans tout état<br />
au commerce des denrées 9 mais dans un état ifolé<br />
qui approche de fa plénitude de force , il lui eft<br />
plus effentiel de le faire que dans tout autre. Le<br />
fort d'une quantité de citoyens étant néceffairement<br />
très-dur , il ne peut fe donner trop de foins<br />
pour ne pas le laiffer empirer. Si ce commerce eft<br />
négligé, il ne pourra pas y avoir d'années mauvaifes<br />
qui ne caufent une famine , St la famine<br />
mettant le bas peuple au défefpoir, l'état fera en<br />
danger d'eflüyer fouvent des révolutions.
1^8 TABLEAU U IS TORI QUE<br />
Tous ceux qui ont quelque connoiflance de<br />
1'hiftoire de la Chine, favent qu'il n'y a prefque<br />
point de mauvaifes années qui ne caufent des révoltes.<br />
Le défordre qu'elles entrainent, augmenté<br />
de mille manieres le mal qui les a fait naitre ; il<br />
s'y perd beaucoup de ces denrées qu'on fe difpute ,<br />
Se pour lefquelles on combat. Le pays, après la<br />
révolution , fe trouve moins peuplé qu'il ne pouvoit<br />
1'être. Ce qui refte d'habitans après les maftacres,<br />
repeuple a 1'aife pendant quelque tems ; mais ,<br />
bientót après, la population devenant trop forte<br />
de nouveau , la multitude retombe dans les pre i<br />
miers malheurs qui les avoient ci-devant détruits ,<br />
Sc l'état eft toujours périodiquement dans une continueile<br />
fermentation ; mais fi le gouvernement,<br />
par un commerce bien conduit, fe réglant fur<br />
la fécondité de 1'année moyenne , égalife les denrées<br />
dans tous les tems, il n'aura pas a craindre<br />
pour fa tranquillité. II eft afiez étrange de voir les<br />
précautions que prirent divers peuples de 1'antiquité<br />
pour arrêter la population 8c peur s'empêcher<br />
de devenir trop nombreux. II eft encore<br />
actuellement un peuple qui a foin de prévenir<br />
1'excès de fa population: ce font les habitans de<br />
1'isle Formofe. Les loix que Platon donne a ce<br />
fujet paroilfent bien extraordinaire , fur-tout quand<br />
OM confidere qu'il écrivoit dans un tems oü il étoit<br />
aifé a tous les peuples de fe décharger par des colonies,<br />
des citoyens qu'ils pouvoient avoir de trop.<br />
En France 8c dans les états aflervis au papifme,<br />
pour prévenir les excès de la population , on invite<br />
au célibat par des commodités réprouvées par une
DES PR o VIN CES- UNIES. 159<br />
faine politique ; dans les fufdits états, plus d'un tiers<br />
des richeffes foncieres lont deftinées exclufivement<br />
pour les célibataires, fans cornpter les revenus<br />
attachés a quantité d'emplois amovibles ou a vie ,<br />
8c tout le produit de 1'impót qui ne forme auffi<br />
que des richeffes viageres.<br />
La plupart des états Européens n'ont rien k<br />
craindre d'une exceffïve population , a caufe des<br />
guerres qui furviennent de tems a autre , 8c qui<br />
font dilparoitre des millions d'hommes. Sans parler<br />
de nos moeurs , on ne manque pas d'inftitutions en<br />
Europe qui tendent admirablement a diminuer la<br />
population ; il en eft qui ont par elles-mêmes les<br />
fuites les plus étendues ; il en eft une multitude de<br />
petites qui, agiffant enfemble, produifent les plus<br />
grands effets. On ne s'arrêtera point a les détailier:<br />
il eft aifé de les découvrir.<br />
Quand il s'agit de décharger l'état d'une population<br />
exceffive , on fe tromperoit dans le choix<br />
des moyens, fi pour y parvenir on vouloit gêner<br />
8c conféquemment diminuer 1'agriculture 8c le<br />
commerce. Leur diminution eft la chofe la plus<br />
dépeuplante fans doute ; mais en 1'employant, ce<br />
feroit détruire au lieu d'arrêter, on ne feroit que<br />
hater 8c groffir les effets de la mifere publique<br />
qu'on voudroit prévenir , en mettant des bornes<br />
qui fe reflërrent continuellement d'elles-mêmes, 8c<br />
qui rétréciflent au lieu de limiter. Comme, malgré<br />
toutes les précautions imaginables , on ne fauroit<br />
empêcher qu'il n'y ait des pauvres dans un état.<br />
Les pays les plus opulens, comme 1'Angleterre Sc<br />
Ia Hollande , n'en font pas exempts: le fouverain
JÓO TABLEAV U1STOR1QVE<br />
leur doit des foulagemens 8c des moyens de fubfifter<br />
3 il faut exercer l'induftrie des nécefliteux,<br />
8c empêcher , par des précautions diétées par<br />
1'humanité 8c la prudence, qu'ils ne deviennent<br />
pas criminels par néceffité.<br />
Dans tous les états bien policés on devroit inculquer<br />
a un chacun la fage maxime des Anglois ,<br />
qui foutiennent que rien n'eft fi noble que l'induftrie<br />
aftive , Sc qui ne regardent rien de plus miférable<br />
que la fainéantife. En effet, y a-t-il rien de plus<br />
pernicieux dans certains pays méridionaux de 1'Europe<br />
, (1'Efpagne 5c le Portugal) oü il femble que<br />
l'homme déroge par le travail ?<br />
II y en a qui prétendent qu'on doit favorifer le<br />
mouvement des clafles : dans ce cas on peut dire<br />
que les colleges ont été admirablement bien imaginés<br />
pour en favorifer le mouvement. C'eft par<br />
leur moyen qu'il pafte continuellement un nombre<br />
très-conlïdérable de fujets de la claffe des ouvriers<br />
aux claffes fupérieures 5 par-la ces dernieres reftent<br />
fans retóche gorgées Sc en fouffrance, Sc la<br />
claffe des ouvriers eft appauvrie; on ne peut nier<br />
que cette mutation de claftes ne foit très-dépeuplante.<br />
La totalité des richeffes reftant fixe , une<br />
familie pauvre ne peut pas devenir riche fans qu'une<br />
familie riche ne devienne pauvre ; 8c dans nos<br />
mceurs, une familie ne peut perdre fes biens fans<br />
s'éteindre.<br />
II y a des politiques qui prétendent qu'on devroit<br />
fermer les colleges aux enfans des ouvriers , mais<br />
comme cette interdiction paroitroit un peu trop<br />
dure , par la raifon que les plus beaux génies 8c<br />
ceu*
jjss PROVIN CES-U NIES. x6i<br />
oeux qui ont le plus honoré 1'humanité , font fortis<br />
de la plus baffe claffe , il faudroit feulement lui<br />
rendre 1'accès des colleges plus difficiles; les colleges<br />
n'en feroient pas moins remplis, paree que<br />
le nombre des étudians dépend de celui des gens<br />
aifés, ~8l de la quantité des emplois eccléfiaftiques<br />
ou civils qui demandent qu'on ait fait des<br />
études ; tout ce qui pourroit réfulter de la diminution<br />
du petit nombre d'étudians de la baffe<br />
clahe , c'eft que les perfonnes des autres claffes<br />
trouvant plus de facilité a placer leur familie, craindroient<br />
bien moins d'en avoir une nombreufc St<br />
peupleroient davantage. Au commencement du<br />
regne de Francois I, le royaume étoit dans une<br />
ignorance profonde , on ne pouvoit trop employer<br />
de moyens pour 1'en tirer. On appella de toutes<br />
parts des hommes favans: on invita les naturels du<br />
pays k 1'étude. L'ufage des armes a feu n'étoit pas<br />
encore perfedtionné 8t étendu : tous les gentilshommes<br />
étant obligés de s'occuper prefqu'uniquement<br />
des exercices qui avoient rapport a la guerre<br />
?<br />
ne pouvoient pas s'adonner aux fciences. On les<br />
ouvrit aux roturiers St au bas peuple , il le falloit;<br />
mais les chofes ont bien changé de face depuis,<br />
Ne devroit-on pas changer auffi de maxime , du<br />
moins apporter quelques modifications ?<br />
De cent perfonnes qui embraffent 1'etat eccléfiaftique,<br />
féculier ou régulier , il y en a prés de<br />
quatre-vingt qui fortent de la claffe des gens de<br />
main-d'ceuvre : la fous claffe des payfans en fournit<br />
la moitié; par-la la claffe des eccléfiaftiques eft<br />
toujours gorgéc. Dans 1'églife romaine on prétend<br />
Tome II,<br />
L
i6z TABLEAU nis TORI QUE<br />
qu'il y a beaucoup plus de prêtres que de bénéfices.<br />
Le gentilhomme mal aifé , ainfi que l'homme<br />
de condition médiocre, voyant Ia claffe des eccléfiaftiques<br />
gorgée , ne trouve plus dans les bénéfices<br />
une reffource pour placer 8c fbutenir fa familie ;<br />
d'oü il réfulte qu'il craint de fe marier, Sc que<br />
lorfqu'il 1'eft , il appréhende d'avoir trop d'enfans.<br />
II faut encore remarquer que de quarante payfans<br />
qui quittent les terres, ce font indubitablement les<br />
fils des plus riches cultivateurs Sc ceux en qui 1'on<br />
remarque le plus d'intelligence. De cette maniere<br />
on perd ceux des colons qui feroient le plus en état<br />
de bien cultiver les terres 8c de faire les avances<br />
des défrichemens \ ceux qui feroient le plus en état<br />
de fupporter les accidens auxquels les cultivateurs<br />
font fujets, ceux enfin qui travailleroient avec le<br />
plus d'induftrie 8c de fruit. II en eft de même des<br />
autres claffes d'ouvriers ; ce font les plus riches qui<br />
cherchent a profiter de la facilité des colleges ,<br />
pour faire changer d'état a leurs enfans, 8c ce<br />
feroit ceux-ci qu'il feroit plus utile de retenir dans<br />
leur claffe.<br />
Ce qui arrivé dans l'état eccléfiaftique , arrivé<br />
de même dans toutes les autres claffes j par - tout<br />
on voit le bas peuple difputer aux gentilshommes<br />
les poftes 8c les emplois qui leur étoient originairement<br />
deftinés, 8c les emporter fur eux fans avoir<br />
p us de mérite ; c'eft ce qui fait qu'on voit tant de<br />
nouvelles families s'élever , continuellement les anciennes<br />
tomber 8c s'éteindre. ( Sicfuit ab initio &<br />
fic erit in cBvum.) Ces reviremens font plus fréquens<br />
dans lesprovinces que dans la.capitale.
DES PROVIN CES-U N IES. 163<br />
Nous avons vu jufqu'ici par quelle gradation elles<br />
parviennent a leur plénitude de fplendeur St de<br />
force; il s'agit maintenant d'examiner de quelles<br />
manieres elles s'organifent.<br />
On vient de s'afturer , St 1'hiftoire le confirme ,<br />
que les fociétés ont été très-imparfaites dans leur<br />
origine. Ce n'a été que peu-a-peu St comme par<br />
degrés que fe font formés ce que nous appellons<br />
des fociétés civiles , des corps politiques, des<br />
états, Stc.<br />
Quelques foibles qu'aient été ces premiers commencemens,<br />
il en eft réfulté un compofé li merveilleux,<br />
qu'on peut comparer 1'organifation d'un<br />
état en quelque forte a celle du corps humain,<br />
tant a 1'égard de fa régularité que par rapport a la<br />
quantité St a la diverfité des relforts qui le font<br />
mouvoir. Ce font ces différens relforts qu'il s'agit<br />
d'examiner un peu plus en détail. Le but de fe<br />
procurer de 1'aifance St de la füreté par des fecours<br />
mutuels , exige néceffairement la réunion d'un<br />
nombre de perfonnes proportionné a ce but de<br />
confédération. Donc un état doit être compofé<br />
par une multitude de fujets 5 car la réunion de<br />
quelques hommes ne forme pas encore un corps<br />
politique; il faut que cette réunion fe faffe en un<br />
même lieu pour que les membres puiffent agir<br />
promptement St de concert, contre les perturbateurs<br />
de leur repos. D'oü il réfulte encore qu'une<br />
pareille fociété civile demande non-feulement 1'union<br />
des forces, mais aufli 1'union de leurs volontés<br />
; de maniere que la volonté du chef de cette<br />
fociété, dans les affaires qui concernent 1'utilité<br />
L z
ió4 TABLEAU SISTOIIIQUE<br />
commune , foit regardée comme la valonté pofitive<br />
de tous en général St de chacun en particulier. ( i )<br />
II fuit, de tout ce qu'on vient de dire, qu'un état<br />
régulier n'eft autre chofe que 1'afiemblage d'une<br />
multitude de citoyens qui habitent la même contrée,<br />
St qui réunilfent leurs forces 8t leurs volontés pour<br />
fe procurer tous les agrémens, toute 1'aifance St<br />
toutes les füretés poftibles.<br />
II eft impoflible qu'une fociété put fubfifter, fi<br />
chacun de fes membres pouvoit fuivre fon caprice<br />
dans la maniere de travailler a la confervation St a<br />
Ja profpérité générale ; il a donc fallu convenir d'un<br />
frein commun qui put contenirles elprits revêches,<br />
les brouillons St tout ce qui s'appelle réfractaire.<br />
"Ce frein eft ce qu'on appelle gouvernement, St on<br />
appelle loix , les regies que ce gouvernement prefcrit<br />
pour 1'utilité publique 8t particuliere des divers<br />
membres de la fociété , regies qui font cenfées<br />
renfermer la volonté de tous.<br />
Dans ce fyftême on diftingue deux fortes de<br />
perfonnes; les unes gouverneur St les autres font<br />
foumifes a 1'empire des premières : les unes St les<br />
autres ont divers devoirs a remplir pour obtenir Ia<br />
fin qu'elles doivent fe propofer.<br />
Le but de tout gouvernement eft Je bien St 1'utilité<br />
publique \ la fin d'une bonne politique eft de<br />
rendre heureux non quelques citoyens, mais tous,<br />
dit Platon. « Tous les gouvernemens ont la même<br />
» fin , qui eft le maintien des loix au-deftüs des<br />
» citoyens, St les mêmes principes de fubordi-<br />
(i) PufFendfiif, dioit de la nature & des geus.
DES PROVIN CES-U NIES. 165<br />
» nation, pour obliger les particuliers a leur obéir.<br />
» Ils ne different entr'eux que par les différentes<br />
» combinaifons, dont une même chofe eft fufcep-<br />
» tible fans changer de nature, 8c ils n'approchent<br />
» plus ou moins du degré de perfeétion que la po-<br />
« litique fe propofe , qu'a proportion qu'ils font<br />
» plus ou moins propres a affermir l'emnire des<br />
» loix fur nos paflbns. » [ Parallele des Romains<br />
St des Franc;ois, liv. I. ] En effet, le but du gouvernement<br />
eft de conferver la paix St la tranquillité<br />
dans un état, St de contribuer au bonheur de tous<br />
ceux qui le compofent. Comme on ne peut efpérer<br />
d'y parvenir que par la perfect ion, il faut que dans<br />
tout état bien policé on travaille d'un cöté a rendre<br />
les fujets vertueux St parfaits, en leur accordant<br />
tous les fecours qui peuvent contribuer a ce deffein<br />
; St de 1'autre , qu'on leur procure la füreté ,<br />
Ja tranquillité avec tous les avantages St toutes les<br />
commodités de la vie qu'ils peuvent raifonnablement<br />
demander , chacun fuivant fa condition.<br />
Pour traiter cette matiere avec ordre , il faut<br />
commencer parjes fondemens de 1'autorité St de<br />
la puiffance de ceux qui tiennent entre les mains<br />
ies rennes du gouvernement. II faut enfuite entrer<br />
dans le détail des droits attachés a 1'autorité fouveraine,<br />
qui renferment 1'ufage de cette puiffance<br />
pendant la paix , pendant la guerre , les forces ,<br />
les autres fecours nécelfaires pour faire fubfifter<br />
l'état dans 1'ordre St la tranquillité, St le défendre<br />
contre les entreprifes du dehors: il faut y traiter de<br />
la police générale , des différens ordres qui compofent<br />
l'état, de leurs fonétions St de leurs devoirs,<br />
L 3
i66 TABLEAU HISTORIQUE , &c.<br />
de 1'art militaire , des finances, de 1'adminiftratiort<br />
de la juftice , de la punition des crimes, de 1'ordre<br />
juiiciaire , dos devoirs des juges; en un mot, de<br />
10 t le detail que ces parties générales de 1'ordre<br />
public doivent renfermer: c'eft ce qu'il a plu a quelques<br />
modernes d'appeller 1'anatomie complete de<br />
I'organifation des fociétés politiques.<br />
Fin de la politique.
TABLEAU<br />
GRADÜEL<br />
Du Commerce & des PoJfeJJions cfoutremer<br />
Hollandoifes.<br />
L 4
•
( i6S) )<br />
T A B L E A U<br />
G R A D U E L<br />
Du Commerce & des Pofejfions doutre - mer<br />
Hollandoifes.<br />
État acluel du Commerce en Hollande.<br />
RiEN ne peut donner une plus haute idéé du<br />
commerce de la Hollande , que l'état floriffant de<br />
cette république j aufli aucune nation n'en a-t-elle<br />
fait d'aufli étendu. Ce qui a contribué le plus a<br />
la grande puiffance de cette république , c'eft la<br />
proteaion fpéciale accordée au commerce par le<br />
gouvernement, la tolérance univerfelle de toutes<br />
lesreligions , en un mot, pleine liberté de confcience<br />
5 on voit dans la perfonne des magiftrats<br />
les exemples les plus frappans de la plus ftriae économie.<br />
D'un autre cóté, les Hollandois ont toujours<br />
fu profiter de toutes les occafions qui fe font préfentées<br />
en faveur de leur commerce , 5c ce fut fan<br />
5566 que quelques provinces des Pays-Bas également<br />
touchées de leur nouvelle religion 8c de leur<br />
ancienne liberté , s'unirent pour s'affranchir du<br />
|oug des Efpagnols, II eft vrai que les fecours de la
i7° TABLEAU GRADUEZ<br />
France , de 1'Anglererre , 8c des princes proteftans<br />
d'Allemagne ne contribuerent pas peu a former<br />
cette république nailTante 8c a 1'affèrmir. Mais auffi<br />
on ne peut fe diffimuler que fans les grands fecours<br />
que lui fournit 1'établiffement d'un nouveau commerce<br />
, les troupes 8c les fubfides de fes alliés ne<br />
1'auroient pu fauver des fers qu'elle n'avoit qu'a<br />
demi rompus.<br />
L'époque de la naiflance du commerce des Hollandois<br />
peut-être fixée vers la fin du regne de Philippe<br />
II , vers 1'an 1590. II n'eft aucune contrée<br />
depms ce tems-Ia oü les Hollandois n'aient porté<br />
leur commerce , fur-tout depuis le traité conclu<br />
entre rEfpagne 8c eux , 1'an 1699. Ce qui n'a pas<br />
peu contnbué a augmenter encore leur commerce,<br />
c'eft 1'intérêtqu'eut la France 1'an 1678 a les défumr<br />
de leurs alliés. Cette circonftance détermina le<br />
roi très-chrétien a leur accorder le renouvellement<br />
de leurs anciens traités, 8c a leur permettre de les<br />
expliquer a leur gré, 8c comme ils le jugeroient a<br />
propos , ce qu'ils accepterent avec bien de la reconnoilfance<br />
, 8c en conféqusnce fe fit le traité de<br />
Nimcgue le 10 avril fan 1Ó78. La Hollande tire<br />
fa fubfiftance de tout 1'univers. Chaque jour il fort<br />
des ports de cette république , un nombre incroyable<br />
de vaifieaux qui portent 8c vont chercher dans<br />
toutes les parties du monde toute efpece de marchandifes.<br />
Le grand point de 1'extenfion du commerce<br />
de Hollande eft la füreté avec laquelle il fe<br />
fait , par les convois que l'état accorde aux vaiffcaux<br />
marchands , qui les font refpeéter des corfaires<br />
8c qui n'obligent pas les négccians a de fi
DU COMMERCE EN HOLLANDE. 171<br />
groffes alTurances: 1'on peut encore ajouter pour<br />
furcroit de fuccès dans leurs entreprifes, cette franchife<br />
St cette bonne fbi dont ils ufent avec tous<br />
leurs correfpondans dont ils font quelquefois fi mal<br />
recompenfés 8t fur-tout dans cette dernicre guerre,<br />
par des nations qui fe croient plus civilifées qu'eux<br />
St dont ils n'ont tiré aucune vengeance. Amfterdam<br />
eft,comme on le fait,de tous les ports de la république<br />
de Hollande oü fe fait le plus grand commerce<br />
; c'eft peu de chofes que celui qu'on fait des<br />
marchandifes du crü de la Hollande, fi 1'on excepte<br />
fes beurres , fes fromages, St fa vaiffelle de terre<br />
qu'on nomme communément faïence , dont il fe<br />
fait un trés grand négoce. II y a peu d'autres objets<br />
qui paffent a 1'étranger, a moins qu'on en excepte<br />
quelques beftiaux St d'affez bons chevaux. Ayant<br />
!a révocation de 1'édit de Nantes , 8t letabUffiiment<br />
d'une partie des réfugiés Francois en différentes<br />
villes des Provinces-Unies , leurs manufactnres<br />
ne confiftoient prefqu'en leurs draps St leurs toiles 3<br />
mais depuis ce tems-la il y en a peu qui n'aient<br />
porté a un degré de perfeétion fuffifant pour n'avoir<br />
pas befoin des fabriques francoifes en tems de<br />
guerre 3 mais incapables de les remplacer en tems<br />
de paix. Les principales manufactnres de lainerie<br />
font a Leyde 3 ce font les plus eftimées par la fineffe<br />
St la beauté de leurs étoffes. Les Hollandois<br />
tirent auffi du lin St du chanvre de Mofcovie , de<br />
Dantzick St de Riga, qu'ils employent dans toutes<br />
leurs fabriques ou qu'ils vendent aux étrangers en<br />
maffe 8t non en ceuvres. Les fabriques d'étoffes<br />
d'or St d'argent portées en Hollande par les réfti-
tjz TASZMAU GRADVEÏ,<br />
giés , font principalement établies a Amfterdam.<br />
Les foieries qu'on y fait font bien au-deftbus de celles<br />
de France. Cependant il s'en fait un grand débit<br />
en Allemagne , dans le nord 8c en Portugal ,<br />
paree qu'elles font a quinze ou vingt pour cent<br />
meilleur marché.Outre ces principales manufadures,<br />
les Francois proteftans réfugiés ont montré<br />
aux Hollandois , ou leur ont perfeftionné la papetene<br />
, la rubanerie , la chapellerie 8c les différentes<br />
manieres de paffer les cuirs en maroquin 8c<br />
en chamois , la fabrique des cuirs dorés 8c toutes<br />
fortcs de raffinages de fucre , de fel 8c de blanchiHage<br />
de cire : toutes chofes qui ne leur étoient<br />
pas connues ou qu'ils ne favoient que trés imparfaitement<br />
> mais grace a 1'intolérance des druides<br />
francois , la France a jugé a propos d'enrichir fes<br />
voihns de fes plus précieufes dépouilles ; fi cela<br />
s'appelle bien entendre les intéréts duciel, c'eft bien<br />
mal entendre ceux d'un étar. On ne s'appefantira<br />
point fur eet article qui a fourni matieres a tant<br />
d'ecnts qu'on ne lit plus en France , paree qu'on y<br />
eft encore difpofé k faire les mêmes fottifes , dès<br />
qu'il plaira a Ia cabale eccléfiaftique de faire entendre<br />
de nouveau fes hurlemens, 8c d'agiter les<br />
Élambeaux de Ia difcorde. Cet effaim de fautcrel-<br />
Ics noires fut, de tout tems 8c le fera probablement<br />
toujours , le fléau des nations , 8c trouvera<br />
toujours des pauvres d'efprit difpofés a fervir aveuglement<br />
fes plus chers intéréts. Intdligentipauca.<br />
Paffons a la ville de Roterdam. Celle-ci n'a prefqise<br />
point de manufaétures , mais fon commerce<br />
s étend dans prefque toutes les parties du monde,
DV COMMERCE EN HOLLANDE. 173<br />
elle en fait un fur-tout très-confidérable en France,<br />
en Anglererre 8c dans plufieurs villes d'Allemagne.<br />
Le voifinage de 1'Angleterre 8c de la Hollande a<br />
toujours facilité un commerce tres - confidérable<br />
entre ces deux nations,8c la commodité de la Meufe<br />
eft caufe que c'eft fur-tout par les marchands , 8c<br />
par les vailfeaux de Roterdam que ce commerce<br />
eft entretenu. II faut convenir qu'il ne s'exerce pas<br />
avec des conditions égales , la jaloufie des Anglois<br />
pour le négoce de leurs isles, en ayant impofé<br />
d'alfez dures aux Hollandois , 8c le befoin que<br />
ceux-ci ont des ports que les Anglois ont dans la<br />
Manche, les oblige, quoique forcément, de fe foumettre<br />
aux loix trop féveres qui leur font impofées.<br />
II y a quantité prodigieufe de vaiffeaux Hollandois<br />
frétés par la république , pour différens ports de<br />
France , d'Italie 8c de Barbarie , d'oü ayant ramaffé<br />
les marchandifes qui leur font propres, ils<br />
font leur route vers le levant , 8c les y vendent,<br />
foit pour leur compte., foit pour celui des marchands<br />
Francois 8c Italiens pour qui ils ont chargés,8c<br />
a qui ils viennent partager les retours qui appartiennent<br />
a chacun des intéreffés. Les Hollandois<br />
tirent de France des huiles, des faffans, des favons,<br />
amandes , fels, tabacs , vins, eau-de-vie , bied ,<br />
farazin 8c légumes , miel 8c cire. La France the<br />
de la Hollande a peu de chofe prés , tout ce que<br />
les vailfeaux immenfes de cette république vont<br />
«hercher dans les quatre parties du monde. ^<br />
II eft aifé de voir par le détail que 1'on vient de<br />
donner du peu de produétions naturelles de la Hollande<br />
8c de l'état de fes manufaófures, que le con>
174 TABLEAU C RA D U E L<br />
merce de cette république ne feroit pas fort coh»<br />
fïdérable , fi c'étoienc fes feules producfions naturelles<br />
qui duffent 1'entretenir ; mais a leur défaut,<br />
on peut dire que tout ce qu'il y a de contrées dans<br />
les quatre parties du monde oü il fe fait quelque<br />
négoce , eft mis par les Hollandois a contnbution<br />
pour augmenter leur commerce , 8c 1'on peut dire<br />
en quelque forte que c'eft une efpece de tribut 8c<br />
d'hommage que ces fages 8c entreprenans négocians<br />
ont mérité , pour avoir appris au refte des<br />
nations jufqu'oü 1'on pourroit poufler la gloire 8c<br />
la richefte du commerce \ d'oü il réfulre que le<br />
commerce des Hollandois eft un commerce univerfel<br />
, auquel ils ne contribuent eux - mêmes que<br />
par leur habileté 8c par leur induftrie. Les Hollandois<br />
ne reftraignent pas leur commerce dans le fein<br />
de leur république $ mais ils 1'étendent avec le plus<br />
grand fuccès dans prefque toutes les parties du<br />
monde, en Afie, en Afrique 8c en Amérique.<br />
Tableau des pqjfejjlons Hollandoifes en Afie.<br />
LES Hollandois font plus puifTans dans les Indes<br />
que toutes les autres nations de 1'Europe enfemble:<br />
ils y ont un confeil fouverain a Batavia dans 1'isle<br />
de Java 8c fix gouvernemens généraux :favoir.<br />
Le premier, a la cöte de Coromandel.<br />
Le fecond, a Amboine.<br />
Le troifieme , a Banda.<br />
• Le quatrieme , a Ternate.<br />
Le cinquieme , a Ceylan.<br />
Lefixieme, a Malacca.
DU COMMERCE EN HOLLANDE. 175<br />
Gouvernemens particuliers, tels font ceux qu'ils<br />
appellent Commanderies : favoir.<br />
Le cap de Bonne-Efpérance, en Afrique.<br />
Le Macaffar, dans 1'isle de Célèbes.<br />
Le Pahang , dans 1'isle de Sumatra.<br />
Le Timor ou Motir, une des petites Moluques.<br />
L'Andragiry , dans 1'isle de Sumatra.<br />
Le Cochin Sc plufieurs Iieux fur la cöte de Malabar,<br />
de même que fur toutes les cótes de 1'isle<br />
de Ceylan.<br />
Comptoirs des Hollandois en divers endroits dAfie.<br />
A If<br />
P ahan ><br />
X En Perfe.<br />
A Gamron ou Benderabaflï. \<br />
.<br />
0 0<br />
, ~ .. 7 Dans les états du grand<br />
B<br />
A Surate Sc a Oughn, J-<br />
M O G O L<br />
A Palinbam , |<br />
Dans 1'isle de Sumatra.<br />
A Jumbi ><br />
Z Au royaume de Siam.<br />
1<br />
A Siam Sc a Lmgor, )<br />
LES rlollandois ont encore des comptoirs au<br />
Tunquin Sc au Japon 3 mais depuis quelque tems<br />
ils n'ont plus d'accès a la Chine.<br />
Tous ces gouvernemens Sc tous ces comptoirs<br />
refibrtifient au confeil fouverainde Batavia, Sc rien<br />
ne fe fait que par fes ordres.<br />
Les Hollandois ont encore pour tributaires aux<br />
Indes plufieurs rois, Sc 1'empereur de Materan dans<br />
1'isle de Java.<br />
Les rois tributaires des Hollandois, font:<br />
De Bantam , dans 1'isle de Java.
iy6 TABLEAU C H A D U E %<br />
De Céram, "\<br />
De Macaffar , \ Aux isles Moluques.<br />
De Ternate , J<br />
Les Hollandois poffedent encore en Afie ou aux<br />
Indes orientales quantité de villes Sc de fortereffes,<br />
dont les principales font :<br />
Palicata , place forte oü les Hollandois ont un<br />
comptoir pour le commerce de Golconde , de<br />
Bifnagar Sc de Coromandel, prefqu'isle au de
DU COMMERCE EN HOLLANDS. 177<br />
Moti!- 311 ' \ ^ a c e ^ o r t e a u x ^ e s Moluques.<br />
Les forts de Najfau.<br />
De Cumbello, ~|<br />
Deffiten, 1 ^<br />
M o I u q u e s„<br />
1<br />
De Low, 5<br />
De la Victoire, J<br />
Les Hollandois poffedent encore quelques forts<br />
dans 1'isle de Bornéo , dans la nouvelle Guinée,<br />
dans la nouvelle Hollande, que 1'on met au rang<br />
des terres Antarétiques, 8c plufieurs places, ports ,<br />
isles 8c pays en Afrique Sc en Amérique.<br />
PoJfeJJions dès Hollandois en Afrique.<br />
Mourée, ou le fort de Naflau en Guinée.<br />
Axime<br />
>. I En Guinée.<br />
Cormentin, \<br />
Benguela - Nova , place forte au royaume de<br />
Congo.<br />
Le fort du cap de Bonne-Efpérance , dont on a<br />
déja fait mention, fur la cóte des Cafres.<br />
Le fort de la Patience, fur la cöte d'or en Guinée.<br />
Un comptoir k Tétuan 8c plufieurs autres places<br />
Sc comptoirs.<br />
Poffeffions des Hollandois en Amérique.<br />
LES Hollandois ne poffedent en Amérique que<br />
quelques isles avec quelques habitations dans la<br />
Caribane , fur les cötes de 1'Amérique méridionale.<br />
Des isles Hollandoifes.<br />
i°. L'ISLE Sainte-Euftache , qui n'eft pas fort<br />
'grande Sc ne rapporte pas de grands revenus aua<br />
Tome II.<br />
M
i7 8 TABLEAU CRADVEL<br />
Hollandois, eft a foixante 8c douze lieues de fa<br />
Martinique , a trois ou quatre lieues de Saint-Chrif<br />
tophe.<br />
2°. L'isle de Saba, oü 1'air eft fort chaud 8c le<br />
terroir très-fertile en fucre, tabac 8c café , elle n'a<br />
que cinq lieues de tour.<br />
3 °. Partie de l'isle de Saint-Martin, dont le refte<br />
appartient aux Francais.<br />
4°. L'isle de Curacao eft la feule isle de conféquence<br />
que les Hollandois poffedent en Amérique :<br />
1'air y eft affez fain , quoique chaud: le terroir y<br />
eft très-fertile, principalement en fucre 8c en tabac:<br />
on en tranfporte auffi des cuirs 8c des laines. Curacao<br />
, place forte , en eft la capitale, a cent quarante<br />
lieues de la Martinique.<br />
L'isle de Bon-Aire n'eft qu'a dix lieues de Curacao.<br />
L'air y eft chaud, mais fort bon, le terroir<br />
fertile, 8c les Hollandois tirent de cette isle quantité<br />
de peaux de chevres 8c du fel.<br />
L'isle d'üruba ne fournit que des chevres, des<br />
brebis 8c quelque peu de fucre.<br />
Colonies Hollandoifes dans le continent de VAmêrique.<br />
LA principale habitation des Hollandois dans Ia<br />
terre-ferme de 1'Amérique eft a Surinam fur les<br />
cótes de la Caribane, l'air y eft chaud 8c mal fain.<br />
Elle eft cependant affez peuplée 8c d'un affez bon<br />
commerce , principalement en tabac 8c en fucre»<br />
Sunnam eft a foixante-trois lieues de Cayenne.
DU COMMERCE EN HOILANDE. 179<br />
'Coup - d'ceil philofophique & politique fur les<br />
établijfemens Hollandois, tant en Afie qiüen<br />
Afrique CV en Amérique.<br />
CE fut d'après la relation d'un nommé Houtman<br />
, 8c les lumieres qu'on devoit a fon voyage ,<br />
que les négocians d'Amfterdam concurent le projet<br />
d'un établilfement k Java. Ce Houtman avoit<br />
été arrêté a Lisbonne pour dettes ; il avoit fait favoir<br />
aux négocians d'Amfterdam, que s'ils vouloient<br />
lui faciliter les moyens de fortir de prifon , qu'il<br />
leur communiqueroit un grand nombre de découvertes<br />
qu'il avoit faites , dont ils tireroient grand<br />
parti. Ses propolitions furent acceptées , on paya<br />
fes dettes; fes libérateurs qui avoient formé une<br />
alfociation , lui confierent quatre vailfeaux pour les<br />
eonduire aux Indes par le Cap de Bonne - Efpérance.<br />
Ce Houtman étoit un homme de tête , 8c<br />
d'un génie hardi, il reconnut dans fa navigation<br />
les cötes d'Afrique 8c du Bréfil, s'arrêta a Madagafcar<br />
, Sc fe rendit aux isles de la Sonde. Quelle<br />
ne fut pas fa joie mêlée de furprife, quand il vit<br />
les campagnes couvertes de poivre: il en acheta<br />
de même que d'autres épiceries qui font encore<br />
plus précieufes. 11 fut trouver le moyen de faire<br />
alliance avec le fouverain de Java , mais ce ne<br />
fut pas fans éprouver des contradidtions ; car les<br />
Portugais quoique haïs k Java, 8c qu'ils n'y euffent<br />
aucun établilfement , ils lui fufciterent cependant<br />
des ennemis 3 mais de tous les combats qu'il eut a<br />
cffuyer, il eut le bonheur d'en fortir toujours victorieux.<br />
Fier de fes fuccès , il repart avec fa flotte<br />
M 1
180 TABLEAU GRADUEL<br />
peur Ia Hollande : fa navigation fut heureufe , St<br />
il arriva dans fa patrie avec un peu de richeffe 8c<br />
de grandes efpérances. II avoh ramené avec lui<br />
des Negres, des Chinois, des Malabares, enfin<br />
Abdul , pilote de Gufbrate , plein de talens , 8c<br />
qui connoilfoit parfaitement les différentes cötes<br />
de J'Inde. La relation 8c les'inftructions de Houtman<br />
déterminerent les négocians d'Amfterdam a<br />
faire un établilfement a Java , pour s'y procurer le<br />
poivre, 8c d'oü ils fe flattoient pouvoir facilement<br />
fe rendre dans les isles , oü croiffent des épiceries<br />
plus précieufes que celles de Java ; 8c de plus, leur<br />
delfein étoit de fe faciliter 1'entrée de la Chine 8c<br />
du Japon, en s'éloignant du centre de la puiffance<br />
qu'ils avoient le plus a redouter dans 1'Inde. Ce fut<br />
1'amiral Van-Neck, qui fut chargé avec huit vaiffeaux<br />
de cette expédition importante. II arriva fort<br />
htureufement dans l'isle de Java , mais il y trouva<br />
les habitans indifpofés contre fa nation. II y fut<br />
obligé d'en venir aux mains •, mais bientót aux<br />
combats fuccéderent des négociations qui applanirent<br />
toute difïiculté. Les Hollandois durent leurs<br />
fuccès au pilote Abdul, aux Chinois, 8c plus encore<br />
a la haine qu'on avoit contre les Portugais.<br />
Les Hollandois eurent donc la liberté de faire Ie<br />
commerce, 8c ils eurent bientót expédié quatre<br />
vaiffeaux chargés d'épiceries 8c de quelques toiles.<br />
Van - Neck établit des comptoirs dans plufieurs de<br />
ces isles, il fit des traités avec quelques fouverains,<br />
remit a la voile , vogue a travers les mers, 8c revient<br />
en Europe comblé de gloire 8c chargé de richeffes.<br />
Son retour caufa d'autant plus de joie aux Hoi-
vu COMMERCE EN HOLLANDE. 181<br />
landois, que 1'an 1592 j les Zélandois avoient tenté<br />
inudlement de s'ouvrir une route aux Indes onentales.<br />
On regarde comme les auteurs de cette<br />
entreprife des Zélandois , Jacques Valk , Chriftophe<br />
Roeltius, 1'un tréforier, 1'autre penfionnaire<br />
des états de Zélande Sc divers marchands. Mars<br />
pour éviter d'un cöté la rencontre des Efpagnojs<br />
qui fe navigent ordinairement prés de la ligne , ris<br />
réfolurent de chercher un paffage vers le nord , afin<br />
de cotoyer la Tartarie , le Cutay , Sc de - la défendre<br />
dans la Chine Sc dans les Indes. L'execution<br />
de ce delfein fut confiée a deux grands<br />
hommes de mer, Guillaume Barenls, Sc Jacques<br />
Heemskerk Sc a quelques autres. Mais comme cette<br />
expédition n'eut pas le fuccès dont on s'étoit flatté,<br />
>voi!a pourquoi il fe forma a Amfterdam, 1'an 1595»<br />
une compagnie de marchands , fous le nom de<br />
Compagnie des pays lointains , dont les directeurs<br />
envoyerent aux Indes quatre vailfeaux , qui furent<br />
de retour en Hollande, deux ans Sc quatre fflols<br />
après leur départ. Ce premier fuccès avoit excité<br />
une nouvelle émulation; d'autres marchands fe<br />
joignirenta cette compagnie des pays lointains.<br />
On équippa une Hotte de huit vailfeaux qui partirent<br />
du Texel 1'an 1598 , fous le commandement<br />
de 1'amiral Jacques Van - Neck , comme on vient<br />
de le voir. II fe forma en même tems en Zélande<br />
une compagnie , qui équippa quelques vailfeaux<br />
& les fit partir pour les indes. A Roterdam , on<br />
mit en mer cinq vaïlTeaux fous la conduite de 1'amiral<br />
Jacqi.es Mahu - pour aller aux Moluques<br />
par le detroit de Magellan Sc par la mer du fud.<br />
M 3
i8z TABLEAV QRADVEZ<br />
La compagnie d'Amfterdam, fans attendre fe<br />
retour des huit vahfeaux qu'elle avoit envoyés aux<br />
Indes , en équippa trois autres, qui firentvoile le<br />
4 mai 1599 , fous le commandement de 1'amiral<br />
Etienne Vander - Hagen. D'autres marchands de<br />
la même ville , la plupart Brabants, ayant formé<br />
une nouvelle compagnie , équipperent quatre vaiffeaux<br />
qui partirent au mois de décembre 1599 ,<br />
avec quatre autres qui appartenoient a 1'ancienne<br />
compagnie. Ces huit batimens revinrent deux ans<br />
après fort riehement chargés; mais avant leur retour<br />
, cette nouvelle compagnie en équippa encore<br />
deux , & 1'ancienne y en ajouta fix , qui tous enfemble<br />
mirent a la voile 1'an 1600 , fous le commandement<br />
de Jacques Van-Neck. Mais bientót<br />
ces afibciations trop multipliées fe nuilïrent les<br />
unes aux autres, par le prix exceffif oü la fureur<br />
d'acheter fit monter les marchandifes dans 1'Inde<br />
& par 1'aviliflement oü la néceffité les fit tomber<br />
en Europe, ce qui provenoit de ce que fouvent ces<br />
compagnies chargeoient toutes en même tems des<br />
vailfeaux pour un même port , il n'en pouvoit réfulter<br />
qu'un trés - grand préjudice pour les entrepreneurs.<br />
Pour remédier a ces inconvéniens, les<br />
etats de Hollande inviterant ces compagnies a fe<br />
réunir toutes enfemble pour n'en faire qu'un feul<br />
corps. Tous les intéreftes acquiefcerent a cette propofition,<br />
& c'eft ce qui donna lieu a 1'établilfement<br />
de la compagnie générale des Indes orientales. Le<br />
traité qui fe fit alors fut confirmé par Jodroi des<br />
Etats - Généraux pour yingt - un ans, a compter<br />
du jour de la date qui étoitleic demarsieuo.Cette
vu COMMERCE EN HOLLANDE. 183<br />
compagnie ainfi autorifée par l'état , fit alors<br />
défendre a tous les négocians particuliers des Provinces<br />
- Unies de négocier dans les Indes orientales^<br />
depuis le Cap de Bonne-Efpérance jufqu'a 1'extrémité<br />
de la Chine. Voila un nouvel état dans l'état<br />
même qui ne tarda pas a 1'enricbir Sc a augmenter<br />
fa force au dehors , mais qui pouvoit auffi relacher<br />
le reflbrt politique de la démocratie qui eft 1'amour<br />
de 1'égalité , de la frugalité des loix 8c des citoyens.<br />
Cette nouvelle compagnie des Indes fit un fonds<br />
de fix millions , quatre cents quarante mille deux<br />
cents florins , Iequel fut employé k 1'équippement<br />
de deux flottes , 1'une de quatorze vailfeaux , qui<br />
partit de Hollande au mois de février 1'an 1603 ,<br />
Sc 1'autre le 13 , qui partit au mois de décembre<br />
de la même année. Les villes de la province de<br />
Hollande 8c la province de Zélande participent a<br />
ce fonds de la maniere fuivante.<br />
Amfterdam , pour \ 3680,430 florins.<br />
La Zélande, pour \ ^75^53<br />
Delft, pour è U4,S^<br />
Roterdam , pour h, ^AiS 67 -<br />
Hoorn , pour ^ 168,430<br />
Enchuyfen, pour YE 568,563<br />
L'entier capital eft de 6440,400 florins.<br />
Quoiqu'on dife ici que la moitié a laquelle Amft.<br />
participe dans le fonds capital de 6440,200 flonns,<br />
fe monte 33686,430 florins, cependant cette<br />
moitié ne fe monte qu'a 3220,100 florins, Sc les<br />
autres pordons mantent aufli plus ou moms. Mais<br />
M4
184 T ABZEAV GRADVEL<br />
la compagnie fait toujours fes comptes 8c répartïtions<br />
fur iepied de ces fommes; ce qu'il eft bon de<br />
remarquer, afin qu'on ne fe rrompe pas en voulant<br />
prendre la |, Ie 2 , ou le _L des 6440,200, florins.<br />
Au retour de deux flottes, la compagnie fit des<br />
profits confidérables, 8c elle fe trouva bientót en<br />
état de faire la guerre aux plus puilfans monarques<br />
de l onent , 8c d'enlever aux Portugais une bonne<br />
partie des poftes qu'ils occupoient.<br />
Cette compagnie fans exemple dans 1'antiquité,<br />
modele de toutes celles qui 1'ontfuivie, commenca<br />
avec les plus grands avantages: on lui accorda le<br />
droit de faire la paix ou la guerre avec les princes<br />
de 1'onent, de batir des fortereftes, de choifir les<br />
gouverneurs , d'entretenir des garnifons 8c de nommer<br />
des officiers de police 8c de juftice. Si en Hof<br />
lande, cette compagnie connue fous le nom de<br />
Compagnie des grandes Indes , eft dépendante des<br />
Etats - Généraux , aux Indes , elle eft fouveraine<br />
fur les Etats - Généraux : elle y agit pour la paix<br />
8c pour la guerre, comme le général 8c fon confeil<br />
le trouvent a propos ; elle entretient dans les<br />
Indes beaucoup de troupes réglées. Le général qui<br />
fait fa réfidence a Batavia, n'eft que pour trois<br />
ans ; mais il eft quelquefois continué pour toute fa<br />
vie. Batavia eft la capirale de 1'empire des Hollandois<br />
dans les Indes. Cette ville fi fameufe par fa<br />
puiffance 8c par fon commerce , èft dans l'isle de<br />
Java; elle eft grande , bien batie 8c bien fortifiée.<br />
La compagnie eft gouvernée par une aflémblée ,<br />
que fon nomme des dix-fept , comme s'ils repréfentoie.it<br />
les dix-fept provinces des Pays-Bas. C'eft
DV 60MMER.eE EN HOLLANDS. 185<br />
dans cette affemblée qu'on délibere a la pharalité<br />
des voix , fur 1'équippement des vailfeaux, fur les<br />
répartitions , & généralement fur toutes les affaires<br />
de conféquence qui concernent la compagnie.<br />
Les principale? marchandifes que les Hollandois<br />
retirent des Indes orientales, font le poivre , le<br />
falpêtre , la canelle , la mufcade , le gérofle , les<br />
toiles de coton , la foie de Perfe, de Bengale 8t<br />
de la Chine , les armoifins , le cuivre du Japon ,<br />
fétain , plufieurs fortes de drogues, le mufc, 1'ambre<br />
, les perles , les diamans : il y a des fruits qui<br />
ne fe cueillent que dans les isles Moluques , SC<br />
dont le négoce appartient en propre aux Hollandois.<br />
Ces fruits font le gérofle, la mufcade, la<br />
fleur de mufcade ou le macis. La compagnie en<br />
débite beaucoup plus aux Indes qu'en Europe.<br />
La compagnie des Indes orientales Hollandoifes<br />
confiderée dans fes progrès.<br />
LA compagnie ne fut pas plutöt établie qu'elle<br />
fit partir pour les Indes quatorze vaiffeaux 8c quelques<br />
yachts fous les ordres de 1'amiral Warvick,<br />
que les Hollandois regardent comme le fondateur<br />
de leur commerce & de leurs puiffantes colonies<br />
dans 1'orient. En peu de tems il batit un comptoir<br />
fortifié dans l'isle de Java , il en batit un autre dans<br />
les états du roi [de Johor, il fe hata de faire des<br />
alliances avec plufieurs princes dans le Bengale. II<br />
envint aux mains fouvent avec les Portugais, & il<br />
fortit prefque toujours viétorieux de tous les combats<br />
qui lui furent livrés. II employa les moyens<br />
les plus efficaces pour détruire les préventions qu'on
i8c> TABLEAU GRADUEL<br />
avoit contre fa nation , dans les pays oü les Hollandois<br />
n'étoient que commercant , Sc oü on les<br />
avoit repréfentés comme un amas de brigands ennemis<br />
de tous les rois Sc infectés de tous les vices.<br />
La conduite des Hollandois Sc des Portugais apprit<br />
bientót aux peuples d'Alie a laquelle des deux nations<br />
ils devoient accorder la préférence. Trompés<br />
par les apparences de la droiture Sc de la franchife,<br />
bientót éclata une guerre fanglante entre les Portugais<br />
Sc les Hollandois; cependant la balance fut<br />
long-tems égale Sc les événemens affez variés : en<br />
voici la raifon. Les Portugais a leur arrivée aux<br />
Indes n'avoient eu a combattre que de foibles navires<br />
afTez mal conftruits , auffi mal armés que mal<br />
défendus. Sur le continent ils n'eurent pas beaucoup<br />
de peine a vaincre des hommes efféminés ,<br />
des defpotes voluptueux Sc des efclaves tremblans.<br />
II n'en étoit pas ainfi des Hollandois qui venoient<br />
arracher aux Portugais le fceptre de I'Alie , il falloit<br />
enlever a l'aboïdage des vaiffeaux femblables<br />
aux leurs , emporter d'affaut des fortereffes réguliérement<br />
conftruite , vaincre Sc fubjuguer des<br />
Luropéens enorgueillis par un fiecle de viaoires<br />
par la fondation d'un empire immenfe.<br />
On pouvoit dire a 1'avantage des Portugais, qu'ils<br />
avoient pour eux une parfaite connoilfance des<br />
mers , 1'habitude du climat, 8c les fecours de plufieurs<br />
nations qui les détefloient a la vérité , mais<br />
que la crainte forijoit a combattre pour leurs tyrans<br />
3 d'un autre cóté les Hollandois étoient aiguülonnés<br />
par le fentiment prefiant de leurs befoïns ,<br />
animés par 1'efpoir flatteur de donner une bafe fta-
SU &OMMERCE EN HOLLANDE* 1%7<br />
ble & immuable a une indépendance qu'on leur<br />
dilputoit encore. Encouragés par 1'ambition de<br />
fonder un grand commerce fur les ruines de celui<br />
de leurs anciens tyrans , nourrilfant une haine que<br />
la diverfité de religion rendoit implacable, tels<br />
étoient les ennemis que les Portugais avoient a<br />
combattre. Ajoutés k cela que les Hollandois fe<br />
comportoient avec beaucoup de précaution. Ils<br />
s'appliquerent k fe concilier les peuples par les charmes<br />
de la douceur & par 1'attrait irréfiftible dé la<br />
bonne foi. Auffi ces peuples ne tarderent pas a fe<br />
déclarer contre leurs anciens opprelfeurs.<br />
Dans ces entrefaites les Portugais abandonnés<br />
a leurs propres forces, attendoient inutilement des<br />
flottes marchandes que 1'Efpagne négligeoit de leur<br />
envoyer , tandis qu'elle auroit dü les foutenir par<br />
1'efcadre qui avoit été entretenue jufqu'alors dans<br />
1'Inde Sc qu'elle auroit dü fe hater de réparer les<br />
places fortes des Portugais 8c d'en renouveller les<br />
garnifons , au contraire, les Hollandois failbient<br />
palfer continueüement en Afie de nouveaux colons,<br />
des vailfeaux & des troupes fraichës. A quoi attribuer<br />
la négligence affedtée de 1'Efpagne k 1'égard<br />
des Portugais ? au defir fecret d'abbaifer fes nouveaux<br />
fujets , qui ne lui paroiflbient pas affez foumis,<br />
& d'affurer la perpétuité de fon empire fur la<br />
multiplicité de leurs défaites: voila pourquoi, dans<br />
la crainte que le Portugal ne trouvat des reffources<br />
inattendues , 1'Efpagnc lui enlevoit fes habitans<br />
qu'elle envoyoit en Italië , en Flandres , 8c dans<br />
les autres contrées de 1'Europe oü elle faifoit ia<br />
guerre. II eft aifé de prévoir les événemens.
!<br />
i88 TABZEAV GRADVEL<br />
Hétons-nous d'arriver a cette époque ménagée<br />
par la providence, pour faire expier aux Portugais<br />
leurs perfidies , leurs brigandages 8c leurs atrocités.<br />
Ce fut alors que fe vérifia la prophétie d'un roi de<br />
Perfe ; car les rois prophétifent quelquefois. Ce<br />
prince ayant demandé a un ambalfadeur , arrivé de<br />
Goa, combien de gouverneurs fon maitre avoit<br />
fait décapiter depuis qu'il avoit introduit fa domination<br />
dans les Indes : aucun , répondit 1'ambafladeur,<br />
tant pis , répliqua lemonarque ,fa puiffance<br />
, dans un pays oii ilfe commet tant datrocités<br />
& de barbaries , ne fera pas de longue durée. Si<br />
dans le cours de cette guerre que fe firent les Portugais<br />
8c les Hollandois, on ne remarqua pas cette<br />
témérité brillante , cette intrépidité qui fignalerent<br />
les entreprifes des Portugais, ils firent voir une<br />
fuite 8c une perfévérance immuables dans leurs deffeins.<br />
S'ils furent fouvent battus , jamais on ne les<br />
vit découragés : ils ne fe lalfoient point de faire<br />
de nouvelles tentations avec de nouvelles forces,<br />
& des mefures dirigées par la plus haute fagelfe.<br />
Jamais on ne les vit s'expofer a une défaite entiere.<br />
Quand il leur arrivoit d'avoir plufieurs vailfeaux maltraités<br />
, ils fe retiroient a tems, 8c comme le commerce<br />
fixoit toute leur attention , la hotte vaincue<br />
alloit fe réparer chez quelques princes de 1'Inde ,<br />
y achetoit des marchandifes 8c retournoit en Hollande.<br />
De cette maniere la compagnie fe procuroit<br />
de nouveaux fonds qu'on employoit aufli-tót a<br />
de nouvelles entreprifes. Si les Hollandois n'exécutoient<br />
pas toujours de grandes chofes , du moins<br />
ne pouvoit-on pas leur rcprocher d'en faire d'inu-
vv COMMERCE EN HOZIANSE. 189<br />
bles. Ils ne faifoient pas parade de cette fierté 8c<br />
de cette vaine gloire qu'affectoient les Portugais<br />
qui avoient guerroié plus long-tems qu'eux , SC<br />
peut-être plus facrifié a la renommee 8c a 1'illultration,<br />
qu'a 1'agrandiifement fixes dans leur premier<br />
deffein, ni motifs de vengeance, ni projets de con*<br />
quête ne purent les en faire défifter. Avec du courage,<br />
de la prudence Sc de la patience, on vient a<br />
bout de tout. Les Hollandois nous en fourniffent<br />
ici la preuve la plus complete. Lontinuons de les<br />
obferver dans leurs progrès 3 mais ne languiflbns<br />
pas dans les détails, tachons d'être rapides. L'an<br />
1607 les Hollandois tachent de s'ouvrir les ports du<br />
vafte empire de la Chine. A cette époque 1'accès<br />
étoit très-difficile aux étrangers. On leurrefufal'entrée<br />
de la Chine , que 1'or des Portugais 8c les intrigues<br />
de leurs mifiionnaires leur fit fermer \ caril<br />
faut que par tout les prêtres foient les apötres du<br />
diable, leur digne fuppöt. Les Hollandois auroient<br />
pu arracher aux Chinois par la force ce qui avoit<br />
été refufé a leurs prieres 3 mais les Hollandois furent<br />
de tout tems de prudent phlegmatiques : ils fe<br />
Contenterent d'intercepter les vailfeaux Chinois j<br />
mais ce petit brigandage neut pas pour eux tout<br />
le fuccès qu'ils en attendoient. Menacés d'être affaillis<br />
Sc craignant de devenir a leur tour la proie<br />
d'une flotte Portugaife fortie de Macao , ils eurent<br />
la prudance de s'éloigner. Qui feroit afiez infenfé<br />
de hafarder un combat a forces inégales , dans<br />
1'impoffibilité de fe radouber dans des mers oü 1'on.<br />
manquoit d'afyle , dans la crainte de commettre<br />
1'honneur de la natiën Hollandoife óaterefiee a f*
190 TAS LE AV GR ADV EL<br />
ménager un grand empire dont 1'accès étoit fi ardemmentambitionné,<br />
il étoit donc de la prudence<br />
d'éviter Ie combat , c'eft ce qu'on fit pour le moment<br />
, mais ce ne fut pas pour long-tems.<br />
Peu d'années après les Hollandois affiégerent<br />
une place dont ils avoient appris a connoïtre 1'irhportance.<br />
Malheureufement pour eux ils échouerent<br />
dans leur entreprife ; mais ils ne fe rebuterent<br />
pas; la patience des Hollandois eft è toute épreuve.<br />
^ Ils firent fervir les armemens qu'ils avoient dirigé<br />
contre Macao , & former une colonie dans les<br />
isles des Pêcheurs, retraite fcabreufe oü 1'on manque<br />
d'eau dans des tems de fécherelfe Sc de vivres<br />
en tout tems. Ces facheux inconvéniens n'étoient<br />
pas rnême rachetés par des avantages folides , paree<br />
que dans ie continent voifin , on mettoit les plus<br />
grands obftacles a toute efpece de communication<br />
avec ces étrangers, dont le voifinage paroifibit fi<br />
dangereux. Les Hollandois ayant été invités, l'an<br />
iói 4<br />
, a s'aller fixer a Formofe avec 1'affurance<br />
que les marchands Chinois auroient une liberté<br />
entiere d'aller traiter avec eux , fe déterminerent<br />
a abandonner un établilfement dontils défefpéroient<br />
de tirer aucun parti avantageux.<br />
Oh ejl Jituée l isk Formofe , & quelle efi fon<br />
enceinte.<br />
ELLE eft fituée vis-a-vis de Ia province de<br />
Fokhein, è trente lieues de la cöte ; elle peut avoir<br />
Cent trente ou quarante lieues de circuit, du moins<br />
cette fuppofition n'a pas été jufqu'ici démentie. On<br />
foupconne que les habitans de cette isle , a en ju-
DV COMMERCE EN HOLLANDE. 191<br />
ger par leurs mceurs Sc par leur figure , font defcendus<br />
des Tartares de la partie la plus feptentrionale<br />
de 1'Afie. Dans cette hypothefe, il faudroit<br />
qu'ils fe fulfent frayé une route par la corée 3 on ne<br />
rifque jamais de faire de pareilles hypothefes en<br />
pareil cas. Quoiqu'il en foit , les habitans de cette<br />
isle vivoient alors , du moins le plus grand nombre,<br />
de pêche ou de chaife , Sc alloient prefque tous<br />
nuds. 11 paroit hngulier qu'une isle qui n'eft qu'a<br />
trente lieues de 1'empire de la Chine, ne lui ait pas<br />
été alfujetti. Seroit-ce paree que eet empire n'a<br />
pas comme 1'Europe , la paflion des conquêtes,<br />
ou que par une politique aufli barbare que mal entendue<br />
, on préfere dans eet empire d'y laifler<br />
périr une partie de fa population , plutót que d'envoyer<br />
la furabondance de fes fujets dans des terres<br />
voifines. C'eft une énigme politique qu'on ne s'obftinera<br />
pas a deviner j mais ne perdons pas de vue ,<br />
nos Hollandois. Après de müres réflexions, ils jugerent<br />
que le lieu le plus favorable a un établilfement<br />
, étoit une petite isle voiline de la grande qui<br />
leur offroit trois avantages confidérables , de la<br />
facilité a fe défendre au cas que la haine ou la jaloufie<br />
euffent cherché a les débufquer , un port<br />
fermé par les deux isles Sc enfin la facilité d'avoir<br />
dans toutes les moncons une communication füre<br />
avec la Chine , ce qui auroit été impoflible dans<br />
quelque pofition qu'on eüt voulu les attaquer.En peu<br />
de tems la nouvelle colonie fe fortifie comme a la<br />
fourdine , Sc tout-a-coup elle s'éleve a une profpérité<br />
qui étonna toute 1'Afie. A qui fut dü ce bonheur<br />
inefpéré'A la conquête de la Chine par les Tartares,
i02 TABLEAU GRADUEÈ<br />
C'eft ainfi que lesvallons fe fontengraiffés de la fub£<br />
tance des montagnes ravagées par la rapidité ruineufe<br />
des torrens débordés. Cent mille Chinois<br />
pour échapper aux fers forgés par leur vainqueur ,<br />
fe réfugierent a Formofe , 'ou ils porterent avec<br />
eux f aétivité qui leur eft particuliere , la culture<br />
du riz 8c du fucre , 8c y attirerent des vailfeaux<br />
fans nombre de leur nation ; d'oü il réfulta que<br />
bientót l'isle devint lecentre de toutes les liaifons,<br />
que Java , Siam , les Philippines, le Japon 8c d'autres<br />
contrées voulurent former. En peu d'années,<br />
cette isle devint le plus grand marché de 1'Inde.<br />
Les Hollandois fe flattoient de plus grands fuccès<br />
encore, lorfque Ia fortune trompa leurs efpérances,<br />
8c voici de quelles manieres. Du fein de 1'obfcurité<br />
8c do la piraterie , un Chinois nommé Equam s'étoit<br />
éievé par fes talens a la dignité de grand amiral.<br />
II foutint long tems les intéréts de fa patrie contre<br />
les Tartares j mais voyant que fon maitre avoit<br />
fuccombé , il fe facilita les moyens de faire fa paix.<br />
On 1'avoit attiré a Pekin oü il fut auffi , Sc s'y vit<br />
condamné par 1'ufurpateur a une prifon perpétuelle ,<br />
dans laquelle on foupconne qu'il fut empoifonné.<br />
Sa flotte fervit d'afylë a fon fils Coxinga, qui jura<br />
une haine éternelle aux oppreffeurs de fa familie<br />
Sc de fa patrie. S'imaginanr qu'il pourroit exercer<br />
contr'eux des vengeances terribles , s'il réufiffoit a<br />
s'emparer de Formofe , il 1'attaqua avec vigueur 8c<br />
fit prifonnierle miniftre Hambroeck. A la defcente<br />
dans l'isle, celui-ci avoit été choifi pour aller au<br />
fort de Zélande déterminer fes compatriotes a capituler<br />
, il arriva un prodige qu'on n'avoit encore<br />
YU
DU COMMERCE EN HOLLANDE 193<br />
vu qu'une fois fur la terre, & qu'on ne reverra peutêtre<br />
jamais. Ce fier républicain fe fbuvenant de<br />
Régulus, exhorte fes compatriotes a tenir ferme ,<br />
Sc tache de leur perfuader qu'avec beaucoup de<br />
fermeté , ils forceront 1'ennemi a fe retirer. La garnifon<br />
ne doutant pas que ce citoyen généreux ne<br />
payüt fa magnanimité de fa tête , fit les plus grands<br />
effortspour le retenir au camp. II fe refufaa toutes<br />
les inftances qu'on put lui faire 8c qui furent tendrement<br />
appuyées par deux de fes filles qui fe trouvoient<br />
alors dans la place. On fent qu'elle violence<br />
il fe fit j mais fon héroïfme 1'emporta fur la tendrelfe.<br />
cc J'ai promis, dit-il , d'aller reprendre mes<br />
» fers : il faut dégager ma parole. Jamais on ne<br />
» reprochera a ma mémoire , que pour mettre<br />
» mes jours a couvert, j'ai appéfanti le joug Sc<br />
» peut-être caufé la mort des compagnons de mon<br />
» infortune.» Trait a jamais mémorable ! A peine<br />
ce nouveau Régulus eut-il prononcé ces paroles<br />
héroïques , qu'il reprit tranquillement la route du<br />
camp Chinois Sc le fiege commencia. Le gouverneur<br />
Coyet fit les plus grandes réfiftances , quoique<br />
les ouvrages de la place fuffent en très-mauvais<br />
état , que les munitions de guerre Sc de bouche ne<br />
fuffent rien moins qu'abondantes , Sc que pour<br />
comble de malheur , les fecours envoyés pour atraquer<br />
1'ennemi , fe fuffent honteufement retirés.<br />
. Le gouverneur fe vit forcé au commencement de<br />
l'an 1662 de capituler. II fe rendit a Batavia oü<br />
fes fupérieurs , par une de ces iniquités d'état communes<br />
a tous les gouvernemens, le flétrirent pour<br />
ae pas laiffer foupconner que la perte d'un etablif-<br />
Tome Xf * N
194 TABLEAU GRADVEL<br />
fement fi important fflt 1'ouyrage de leur ineptie our<br />
de leur négligence. On fit enfuite des tentatives<br />
inutiles pour recouvrer la place quön avoit été obligé<br />
d'abandonner : Sc 1'on fut réduit dans la fuite ,<br />
a faire le commerce de Canton aux mêmes conditions<br />
, avec la même gêne , Sc la même dépendance<br />
que les autres nations.<br />
Pourquoi depuis l'an 1ÓS3 , aucun peuple de<br />
1'Europe , n'a-t-il entrepris d'arracher l'isle de<br />
Formofe aux Chinois pour s'y établir, du moins<br />
aux mêmes conditions que les Portugais a Macao ?<br />
C'eft peut-être paree que Formofe n'étoit un pofte<br />
important que lorfque les Japonois pouvoient y<br />
naviguer 8c que fes produétions étoient recues fans<br />
reftridtion au Japon. Voici un contrafte plus frapans.<br />
L'empire du Japon paroiilbit fermé pour<br />
toujours aux Hollandois. Après les tentatives inutiles<br />
qu'ils avoient faites , ils défefpéroient d'y entrer<br />
, lorfque par un fingulier hazard un de leurs<br />
capitaines jeté par la tempête fur les cótes japonoifes<br />
l'an 1609 , les avertit que les peuples étoient<br />
tout a-fait difpofés en leur faveur.<br />
Commerce des Hollandois avec le Japon.<br />
LE gouvernement du Japon avoit éprouvé une<br />
révolution frappante. Un tyran nommé Taycofama y<br />
de foldat devenu général, Sc de général Empereur,<br />
avoit üfurpé tous les pouvoirs, anéanti tous les<br />
droits , & rendu féroce un peuple magnanime. Le<br />
defpotifme étoit établi par les loix , le comble de<br />
la tyrannie. La nouvelle législation n'étoit qu'un<br />
code criminel 5 1'on ne voyoit que des échafauds ,
DU COMMERCE ÉN HOLLANDE. 195<br />
des fupplices, des coupables Sc des boureaux. Le<br />
Japonois a la vue des chaines qu'on lui apprêtoit,<br />
avoit pris les armes, Sc le fang couloit dans tout<br />
1'empire. Le Japon ne fut pendant un fiecle qu'un<br />
cachot rempli de criminels, Sc un théatre de fupplices.<br />
Le tróne élevé fur les débris de 1'autel étoit<br />
environné de gibets, Sc les Japonois étoient devenus<br />
atroces comme leur tyran. Taycofama leva un<br />
fceptre de fer Sc frappa fur les chrétiens comimennemies<br />
de l'état. II drelfa des büchers 8c des<br />
millions de viétimes s'y précipiterent. Pendant quarante<br />
ans les échafauds furent 'teints du fang innocent<br />
des martyrs. Les empereurs du Japon enchérirent<br />
fur ceux de Rome dans 1'art de perfécuter<br />
les Nazaréens. Prés de quarante mille chrétiens ,<br />
dans le royaume ou la province Darima , s'armerent<br />
an nom Sc pour le nom de Chrifl : ils fe<br />
défendirent avec tant d'acharnement 8c de fureur,<br />
qu'il n'en furvécut pas un feul au carnage excité<br />
par la fédition. Pendant toute cette crife , la navigation,<br />
le commerce, les comptoirs des Portugais<br />
s'étoient foutenus , mais leur ambkion 8c leurs<br />
intrigues les avoit rendus fufpedts au gouvernement,<br />
8c leur avarice 8c leur orgueil les avoit renduodieux<br />
au peuple. Mais comme on avoit pris 1'habitude<br />
de leurs marchandifes, ils furent encore fupportés<br />
quelque tems , jufqu'a ce qu'enfin ils furent exclus<br />
du Japon a la fin de l'an 1638. II y avoit alors<br />
des négocians en état de les remplacer. Les Hollandois<br />
qui étoient en concurrence avec les Portugais<br />
, ne furent point heureufement pour eux<br />
enveloppés dans cette dilgrace. Ils avoient prêté<br />
N 2,
icj6 TABLEAV GR ADV EZ<br />
leur artillerie contre les chrétiens! ijs paroiuoiefiS<br />
réfervés , fouples 8c modeftes. Uniquement occupés<br />
de leur commerce, ils furent tolérés quelque tems,<br />
mais trois ans après ils furent dépouülés de la liberté<br />
& des privileges dont ils jouiflbient. Usfe font<br />
relégués dans l'isle artificielle de Defima , depuis<br />
l'an 1641. Cette isle eft élevée dans le port de<br />
Nangazaki, qui communiqué par un pont a la ville.<br />
On défarme leurs vailfeaux a mefure qu'ils arrivent<br />
, Sc la poudre, les fufils, les épées, 1'artillerie,<br />
le gouvernail même, font portés a terre. Dans cette<br />
efpece de prifon * ils font traités avec un mépris<br />
dont on n'a point d'idée, Sc ils ne peuvent avoir<br />
de communication qu'avec les commiftaires , chargés<br />
de régler le prix 6c la quantité de leurs marchandifes.<br />
II n'eft pas poflible que la patience avec<br />
laquelle les Hollandois fouffrent ce traitement depuis<br />
plus d'un liecle , ne les ait avilis aux yeux de<br />
toute la nation qui en eft le témoin , 8c que 1'amour<br />
du gain ait amené a ce point 1'infenfibilité aux outrages<br />
, fans avoir flétri le caractere.<br />
Voici les principales marchandifes que les Hollandois<br />
portent au Japon, ce font des draps d'Europe<br />
, des foies , des épiceries, des toiles peintes,<br />
du fucre Sc des bois de teinture. Les retours de<br />
la compagnie monterent a feize millions 1'année<br />
même de fa difgrace^ mais des entraves multipliées<br />
ont réduit par degrés fa profpérité a rien. La cargaifon<br />
de deux vaiffeaux qu'elle envoie annuellement,<br />
ne peut être vendue au dela d'un million.<br />
On donne en paiement onze mille cailfes de cuivre<br />
a quarante-une livres quatre fois la cailfe, pefaaê
DïïJZOMMERCE EN HOLLANDE. 197<br />
tent vingt livres. Ses frais, en y comprenant les<br />
préfens, Sc l'ambalfade qu'on envoie tous les ans a<br />
1'Empereur, rflontent communément z 280,000<br />
livres, 8c fes bénéfices ne paffent pas 310,000<br />
livres ; de forte que lorfque la compagnie a gagné<br />
40000 livres , 1'année paffe pour fort heureufe.<br />
Les Chinois font les feuls peuples admis en<br />
concurrence avec les Hollandois dans 1'empire du<br />
Japon ; mais Ie commerce qu'ils y font n'y eft pas<br />
fort étendu, St c'eft avec les mêmes gênes. Car depuis<br />
l'an ióó8 , ils font enfermés, pendant tout le<br />
tems que leur veiite dure, hors des murs de Nangazaki<br />
dans une efpece de prifon , compofée de<br />
plufieurs cabanes, environnée d'une palilfade , SC<br />
défendue par un bon foffé avec un corps-de-garde<br />
a toutes les portes. Voici pourquoi on a pris ces<br />
précautions contr'eux, c'eft que parmi des livres de<br />
philofophie Sc de morale , on y avoit introduits<br />
des ouvrages favorables au chriftianifme , 8t qu'on<br />
avoit donnés a Canton a des miffiönnaires Européens<br />
pour les répandre , 1'appat du gain conduifit<br />
les Chinois a une imprüdence qui fut févérement<br />
punie.<br />
Les Moluques paffent fous la domination des<br />
Hollandois.<br />
LES Portugais avoient été long-tems les maï*<br />
tres des Moluques , mais ils s'étoient vus réduits k<br />
en partager les avantages avec les Efpagnols devenus<br />
leurs maitres, 8c même a leur céder bientót<br />
après ce commerce prefqu'entiérement. Ce fut une<br />
«ccafion favorable pour les Hollandois qui pouvoit<br />
N 3
lytf TABLEAU GR A DU EL<br />
les dédommager de ce qu'ils avoient pu perdre au<br />
Japon. Ils n'étoient pas encore entrés en commerce<br />
avec les isles les plus remarquables de la zone-<br />
Torride , lorfqu'ils chercherent a s'approprier celui<br />
des Moluques , dont les anciens conquérans avoient<br />
été chafies vers l'an 1627. Ils furent remplacéspar<br />
les Hollandois, qui n'étoient pas moins avides que<br />
ceux qui les avoient précédés, mais moins inquiets<br />
8c plus éclairés. Dès que ceux - ci fe virent folidement<br />
établis aux Moluques , ils chercherent a s'approprier<br />
le commerce exclulif des épiceries : cétoit<br />
un avantage que ceux qu'ils venoient de dépouiller,<br />
n'avoient jamais pu fe procurer. Voici comme les<br />
Hollandois manceuvrerent : ils eurent l'adrefie de<br />
fè fervir des forts qu'ils avoient emportés 1'épée a<br />
la main, de-même que de ceux qü'on avoit eu<br />
1'imprudence de leur lailfer batir, pour engager<br />
dans leur parti les rois de Ternate 8c de Tidor<br />
y<br />
maitres de eet Archipel. Bientót ces princes fe virent<br />
réduits a confentir , qu'on arrachat des isles<br />
lailfées fous leur domination , le mufcadier 8c le<br />
giroflier. Pour prix de ce grand facrifice , le premier<br />
de ces efclaves couronnés, recoit une penfion<br />
de 64500 livres ; 8c le fecond, une d'environ<br />
ïiooo livres. Une garnifon qui devoit être de<br />
quatre cents hommes , eft chargée d'alfurer 1'cxécution<br />
du traité : c'eft ainfi que les guerres, la<br />
tyrannie 8c Ja mifere ontréduit a un état d'anéantiffement<br />
des fouverains que les forces des hfpagnols<br />
font plus que fuffifantes pour foutenir , s'il<br />
ne falloit pas furveiller les Philippines , dont le<br />
voifinage caufe quelques inquiétudes de tems en
EU COMMERCE EN HOIZANDE. 1994<br />
rerhs aux bons Baraves, qui ne font cependant aujourd'hui<br />
aux Moluques qu'un commerce languiffant.<br />
En voici la raifon : c'eft qu'ils n'y trouvent<br />
point de moyen d'échange, ni d'autre argent que<br />
•celui qu'ils yenvoient pour payer les troupes , les<br />
commis Sc les penfions j, cela paroit ƒ autant plus<br />
furprenant que toute navigation eft interdite aux<br />
habitans dans ces parages, St qu'aucune nation<br />
étrangere n'y peut avoir aucun acces. II en coüte a<br />
•la compagnie Hollandoife par an 140,000 livres<br />
, les petits prorits déduits , pour folder le<br />
gouvernement qu'elle entretient dans ces isles : il<br />
JC& vrai qu'elle s'indemnife amplement des faux<br />
frais qu'elle y fait , par les grands avantages qu'elle<br />
retire d'Amboine , oü elle a concentré la culture du<br />
girofle , dont la defcription eft trop intéreffante<br />
pour la paffer fous lilence.<br />
Defcription du giroflier.<br />
L E giroflier reffemble beaucoup a 1'olivier par<br />
fon écorce, Sc au laurier par la grandeur 8c la<br />
forme de fes feuilles. Ses nombreufes branches fe<br />
chargent a leur extrêmité d'une prodigieufe quantité<br />
de fleurs, d'abord blanches, enfuite vertes ,<br />
rouges enfin Sc affez dures j c'eft dans ce defnier<br />
degré de maturité que ces fleurs font proprement<br />
des cloux. A mefure qu'il feche , il devient jaunatre<br />
j quand il eft cueilli, le clou devient brtin ,<br />
8c lorfqu'il eft cueilli , il prend la couleur d'un<br />
brun foncé. On ne voit jamais de verdure fous le<br />
géroflier, paree qu'il attire fans doute a lui tous<br />
les fucs nourriciers, Tous les habitans des isles<br />
N 4
20© TASZEAV GHADUEZ<br />
Moluques fout obligés a cultiver un certain nombf é<br />
de girofliers. On leur paie leurrécolte : ils recueil-<br />
Jent ces fleurs a Ia main , ou les font tomber avec<br />
de Iongs rofeaux. On les recoit dans de grandes<br />
toiles, placées a ce deflein , enfoire on les fait fécher<br />
au rayons du foleil ou a la fumée des cannes<br />
aBambou. Lesclouxqui échappent a 1'exaftitude<br />
de ceux qui en font la récolte , ou qu'on veut laifler<br />
fur 1'arbre continuent a groflir jufqu'a 1'épaifleur<br />
d'un pouce ; ils tombent dans la fuite , Sc reproduifent<br />
le giroflier qui ne donne des fruits qu'au<br />
bout de huit a neuf ans. Ces cloux , qu'on nomme<br />
matrices , quoiqu'inférieurs aux cloux ordinaires ,<br />
ont des vertus. Les Hollandois ont coutume d'en<br />
confire avec du fucre , Sc dans les longs voyages ils<br />
en mangent après le repas, pour rendre la digeftion<br />
moins laborieufe ; quelquefois aufli ils s'en<br />
fervent comme d'un remede agréable contre le<br />
fcorbut. Le fruit du giroflier fe nomme antofle de<br />
girofle, ou mere de girofle , ou clou de matrice. Ils<br />
contiennent ainfi que les fleurs, une prodigieufe<br />
quantité d'huile eflentielle aromatique, que 1'on retire<br />
par la diftillation j on 1'altere quelquefois avec<br />
1'huile de coulilawan. Cette huile aromatique eft<br />
employée par les parfumeurs: elle ranime dans 1'apoplexie,<br />
Sc appaife les douleurs de dents ; mêlée<br />
avec de 1'efprit-de-vin , elle arrête les progrès de la<br />
gangrene. Les cloux ou fleurs de girofle s'emploie<br />
dans les aflaifonnemens : ils font échaufians, incififs.<br />
On porte de petits cloux de girofle en poudre,<br />
pour fe garantir de la pefte. Tous les habitans des<br />
«les Moluques font obligés de cultiver un-certain
DÜ COMMERCE ES Soit ASM. 4©I<br />
Eombre de girofliers. La compagnie Hollandoiie<br />
leur*a aflïgné quatre mille terreins, fur chacun defquels<br />
elle a d'abord permis, St s'eft vue forcée vers<br />
l'an 1720, d'ordonner qu'on plantat cent vingt arbres,<br />
ce qui forme un nombre de cinq cents mille<br />
girofliers. Chacun donne , année commune , ad<br />
dela de deux livres de girofles 5 St par conféquent<br />
leur produit réuni paffe un million pefant.<br />
C'eft avec I'argent qui revient toujours a la<br />
compagnie qu'on paie le cultivateur, St avec quelques<br />
toiles bleues ou écrues, tirées du Coromandel.<br />
On auroit pu donner de faccroiffement a<br />
ce foible commerce , fi les habitans d'Amboine 8t<br />
des petites isles qui en dépandent, avoient voulu<br />
fe hvrer a la culture du poivre 8t de 1'indigot,<br />
dont les effais ont été affez heureux. Tout miférables<br />
que font ces infulaires, on n'a pas réufli a<br />
les tirer de leur indolence , peut-étre paree qu'on<br />
ne les a pas amorcés par une récompenfe proportionnée<br />
a leurs travaux.<br />
Quant aux isles de Banda , 1'adminiftration y eft<br />
un peu différente; elles font fituées è trente lieues<br />
d'Amboine. Ces isles font au nombre de cinq :<br />
deux font incultes 8t prefqu'inhabitées , les trois<br />
autres jouiffent de 1'avantage de produire la mufcade<br />
exclufivement a tout 1'univers. Ce fruit aromatique<br />
fe recueille fur un arbre qui croit aux<br />
Indes orientales , de la grandeur de nos poiriers.<br />
Lorfqu'on cueiHe la mufcade fur ces arbres, elle<br />
eft recouverte de deux autres écorces : la première<br />
eft charnue , molle , rouffe , parfemée de<br />
taches purpuritjes comme nos abricots \ on enleve
2.02 TABZEAV ORADVEt<br />
fur-le-champ cette première écorce , on Ja met a<br />
terre, elle y pourrit: il croit deffus une efpece de<br />
champignon mufqué , eftimé comme un mets dé-<br />
Jicieux. La feconde écorce eft rougeatre , mince,<br />
dilpofee par filets : c'eft le maas. On arrofe la<br />
•noix mufcade qui eft fous ces deux écorces avec<br />
une eau de chaux falée , on la fait fécher a l'air,<br />
au foleil; fails ces précautions on ne pourroit la<br />
conferver. On choifit les plus belles mufcades pour<br />
le commerce, on laiffe les moins belles pour les<br />
habitans; on brüle les plus petites 8c les moins<br />
müres, ou on en retire de 1'huile. On confit quelquefois<br />
les mufcades toutes entieres dans le fucre,<br />
dans le vinaigre; c'eft un deffert très-agréable : on<br />
rejette la noix, on ne mange que les premières<br />
écorces. On retire de la noix mufcade, par diftillation<br />
ou par exprefiion , ainfi que du macis, une<br />
huile aromatique; eJle appaife le hoquet, facilité<br />
le fommeil fi 1'on s'en frotte les tempes. La mufcade<br />
fortifie 1'eftomac, aide a Ja digeftion , fon ufage<br />
immodéré, ainfi que les confitures de eet aromate,<br />
attaquent Ja tête, échauffent, occafionnent des<br />
maladies foporeufes. Les Hollandois recueillent la<br />
mufcade dans les isles Moluques 8c de Banda. Ce<br />
fruit eft neuf mois a fe former, il eft de la groffeur<br />
d'un ceuf, 8c a la couleur d'un abricot. La mufcade<br />
eft plus Ou moins parfaite, fuivant 1'age de<br />
1'arbre, le terroir, 1'expofition 8c la culture : on<br />
eftime beaucoup celle qui eft récente , grafie, pefante<br />
, 8c qui étant piquée rend un fuc huileux \ elle<br />
aide a la digeftion , diffrpe les vents 8c fortifie les<br />
vifceres. Les Hollandois font parv^nus a en faire
nv COMMERCE EN HOLIANDE. 203<br />
feuls le commerce ainfi que de la canelle Sc du girofle<br />
, foit en poffédant Sc en achetant des peuples<br />
qui les cultivent dans les lieux oü ils croiffent, foit -<br />
en les faifant arracher dans les autres endroits. Ils<br />
ont des magafins immenfes de ces aromates , tant<br />
dans les Indes qu'en Europe , Sc ne vendent que<br />
leur récolte cueillie quinze ou feize ans auparavant.<br />
Lorfqu'ils en ont une trop grande quantité , plutót<br />
que de les vendre a un plus bas prix ils les brülent:<br />
en voici un exemple qui fait frémir 1'humanité. L'an<br />
1760, on fit a Amfterdam un de ces feux dont 1'aliment<br />
étoit eftimé huit millions de Franceon<br />
devoit en brüler autant le lendemain. Les picds<br />
des fpecfateurs baignoient dans 1'huile effentielle<br />
de ces fubftances: il n'étoit permis a perfonne d'y<br />
toucher, ni de ramaffer les épices qui étoient dans<br />
le feu. Quelques années auparavant Sc dans le même<br />
lieu, un pauvre particulier , qui dans un femblable'<br />
incendie ramaffa quelques mufcades qui avoient<br />
roulé du foyer , fut pris 8c condamné a être pendu<br />
& exécuté fur-le-champ. Quid non cogis aurifacra<br />
fames ? Ce trait feul fuffit pour flétrir a jamais la<br />
nation Hollandoife. Les Anglois minent fourdement<br />
leur commerce des épiceries} ils commencent a<br />
retirer de la canelle, du poivre , du girofle de l'isle<br />
de Sumatra, Sc on tranfpiante avec fuccès de la<br />
canelle a la Martinique. C'eft a-peu-près la feule<br />
produftion que les Hollandois recueillent des isles<br />
de Banda Sc de toutes les Moluques ••, car elles font<br />
d'ailleurs d'une ftérilité affreufe. Ce n'eft qu'aux<br />
dépens du néceffaire qu'on y trouve le fuperfhi j la<br />
nature s'y refufe a la culture de tous les grains: la
204 T A BZ E AV 6RAJ3V EZ<br />
moëlle de fagou y fert de pain aux naturels du pays,<br />
On prepare cette fubftance alimentaire dans les isles<br />
Moluques Sc Philippines, avec Ia moëlle de certames<br />
efpeces de palmiers. Ces arbres font appelles<br />
par les botamftes, faguifera , toddapanna, &Xlandan<br />
aux Moluques. Us font de la plus grande utilité:<br />
on emploie leurs feuiiles a couvrir les maifons. Les<br />
nervures de ces feuiiles font un fort bon chanvre.<br />
5>ür ces mêmes feuiiles on trouve un duvet, dont<br />
6n fait de bonnes étoffes. On retire, par incifion<br />
de ces palmiers , une Jiqueur très-agréable. Pour<br />
preparer le fagou onle coupe, on délaye la moëlle<br />
dans 1'eau , on la pafte a travers des tamis de erin;<br />
les fubftances filandreufes qui reftent fur les tamis,<br />
fervent a nourrir les pourceaux : on laifle repofer<br />
1 eau dans des vafes, on en forme une pate ou pain<br />
mollet d'un doigt d'épaiffeur Sc de demi-pied en<br />
quarre. On en fait des chapelets Sc on les vend<br />
dans les rues. 11 eft encore une autre maniere dont<br />
on la prépare; on paffe la pate a travers des platines<br />
perforées, elle fe réduit en petits grains deffechés,<br />
la chaleur leur fait prendre une couleur<br />
rouffeatre: voila Ie fagou. On y ajoute quelquefois<br />
des aromates pour les rendre plus agréables. On<br />
les mange bouillis dans du Iait ou du bouillon :<br />
c'eft une des meilleures nourritures qu'on puiffe<br />
donner aux jeunes enfans dans les fievres étiques Sc<br />
la phtyfte.<br />
Comme la moëlle du fagou ne feroit pas une<br />
nourriture fuffifante aux Européens fixés dans les<br />
Moluques, on leur permet d'aller chercher des<br />
vrvres a Java, a Macaffar, ou dans-1'isle extréme.
ï>v COMMERCE EN HOLLANDE. 205<br />
ment fertile de Bali. La compagnie porte elleinême<br />
a Eanda quelques marchandifes.<br />
Voila le feul établilfement des Indes orientales<br />
qu'on puilfe regarder comme une colonie Européenne<br />
, paree que c'eft 1'endroit feul oü les Européens<br />
foient propriétaires des terres. Si la compagnie<br />
Hollandoife trouva les habitans des isles du<br />
Banda cruels Sc perfides, c'eft qu'ils étoient impatiens<br />
du joug auquel ils étoient alfervis} ce fut une<br />
raifon pour les Hollandois d'exterminer ces malheureux,<br />
qui n'ont rien perdu a leur anéantiflement.<br />
Bientót leurs poffeflions furent partagées è des<br />
blancs qui rirent de quelques isles voifines des efclaves<br />
pour la culture. La plupart de ces blancs<br />
font ou créoles, ou quelques mécontens d'un caractere<br />
chagrin ou inquiet, qui fe font retirés de la<br />
compagnie.<br />
II eft une isle parmi celles de Banda, nommée<br />
Rojingen , paree qu'on y relegue ordinairement<br />
des bandits flétris par les loix , ou des jeunes gens<br />
fans mceurs , dont les families ont voulu fe débarraffer.<br />
Le climat en eft fi mal fain, que ces malheureux<br />
n'y vivent pas long-tems. Une fi grande<br />
confomrnation d'hommes a fait tenter de tranfporter<br />
a Amboine la culture de la mufcade. Deux puiffantes<br />
véhicules ont pu déterminer la compagnie a<br />
prendre ce parti, celui d'éeonomifer 8c 1'autre d'affurer<br />
fon économie ; mais jufqu'ici les tentatives<br />
• ont été infructueufes , Sc les chofes font reftées<br />
dans l'état oü elles étoient.<br />
C'eft pour s'afiurer le produit exclufif des Moluques<br />
que les Hollandois ont été obligés de former
2o5 TABLEAU G R A D U E Ï,<br />
deux établiifemens, 1'un a Ti/nor Sc 1'autre a Cé~<br />
lebes, produit qu'ils appellent avec raifon, les mines<br />
d'or.<br />
Etablijfement des Hollandois d Ti/nor.<br />
L'ISLE Tirnor a foixante lieues de long fur<br />
quinze ou dix-huit de large: elle eft partagée en<br />
plufieurs feuverainetés : les Portugais y font en<br />
grand nombre. A leur arrivée dans les Indes, ces<br />
fiers conquérans avoient, dans leur courfe rapide ,<br />
parcouru une carrière immenfe 6c remplie de précipices,<br />
ils franchiifoient tout, 8c tout fléchiftbit<br />
fous eux. Maitres d'un vafte empire, ils ne déployerent<br />
pour le conferver aucune de ces aétions<br />
héroïques qui leur en avoient procuré la conquête.<br />
II eft vrai que eet empire qu'ils avoient conquis fi<br />
brufquement, ébranlé par fon propre poids, étoit<br />
pret a crouler de toutes parts, iorfqu'attaqués par<br />
les Hollandois, ils furent forcés dans une citadelle,<br />
chalfés de leur empire , Sc difperfés après une défaite<br />
complete. Ils furent lachement mendier un<br />
emploi ou quelque folde auprès des mêmes princes<br />
Indiens qu'ils avoient fi fouvent outragés 8c avec<br />
tant d'audace. II leur étoit cependant facile d'aller<br />
chercher un afyle auprès de leurs freres , 8c de,<br />
fe réunir fous des drapeaux jufqu'alors invincibles<br />
, pour arrêter les progrès de leurs ennemis<br />
ou pour recouvrer leurs établilfemens. Ils étoient<br />
trop laches pour prendre une réfolution fi gênéreufe<br />
: les plus efféminés préférerent de fe réfugier<br />
a Timor, isle tout-è-fait pauvre 8c fans induftrie,<br />
perfuadés qu'un ennemi occupé de conquêtes utiles
~ÉV COMMERCE EN HOLLANDE. 207<br />
ne les y pourfuivoit pas, mais ils fe firent illufion ;<br />
car, l'an 1613 , les Hollandois les chalferent honteufement<br />
de la ville Kupan 8c s'emparerent prefque<br />
fans réfiftance d'une fortereffe qu'ils ont gardée<br />
depuis avec une garnifon de cinquante hommes.<br />
La compagnie y
2o8 TABLEAU G R A Z> U E Z<br />
y font fi forts, fi méchans 8c fi nombreux , qu'ott<br />
en feroit tourmenté, fans une efpece de ferpens<br />
qui leur donne continuellement la chaffe.<br />
Cette isle, dont le diametre eft d'environ cent<br />
trente lieues, contient plulieurs royaumes, dont le<br />
principal eft celui de Macaffar , qui en occupe<br />
prés de la moitié. Quoique fituée au milieu de la<br />
zone Torride, les chaleurs y font tempérées par des<br />
pluies abondantes, 8c par des vents frais. Ses habitans<br />
font les plus braves de 1'Afie méridionale;<br />
leur premier choc eft furieux ; mais une vigoureufe<br />
réliftance fait bientót fuccéder un abattement total<br />
a une fi étrange impétuofité. En voici la raifon:<br />
c'eft que 1'ivreflé de 1'opium fe diflipe bientót, après<br />
avoir épuifé leurs forces par des tranfports qui tiennent<br />
de la frénéfie. Leur arme favorite s'appelle le<br />
crid, qui eft d'un pied 8c demi de long, il a la forme<br />
d'un poignard dont la lame s'alonge en ferpentant:<br />
on n'en porte qu'un k la guerre , mais les querelles<br />
particulieres en exigent deux; celui qu'on tient a la<br />
main gauche fert k parer le coup 8c 1'autre a frapper<br />
1'ennemi: la blefiure qu'il fait eft très-dangereufe ,<br />
8c ordinairement le duel fe termine par la mort des<br />
deux combattans. Si cette méthode étoit adoptie<br />
en Europe , les duels y feroient plus rares, fur-tout<br />
en France.<br />
La ville la plus confidérable de l'isle eft Macaffar<br />
; elle eft affez forte 8c a un bon port, mais<br />
elle eft afiez mal batie : les Hollandois y ont conftruit<br />
une fortereffe pour affurer leur commerce. Le<br />
roi de Macaffar fuit le mahométifme; fes fujets<br />
étoient autrefois payens: ils ne reconnoiffoient<br />
d'autres
vu COMMERCE EN HOZZANVE. zag<br />
d'autres dieux que le foleil Sc la lune, qui furent<br />
fes premières divinités de tous les peuples dans leur<br />
enfance. Les Macaflarois n'offroient des facrifices<br />
que dans les places publiques , paree qu'on ne<br />
trouvoit pas de matiere aflez précieufe pour leur<br />
élever des temples. Dans 1'opinion de ces infulaires<br />
le foleil 8c la lune étoient éternels, comme le ciel,<br />
dont ils fe partageoient l'empire. L'ambition les<br />
brouilla : la lune fuyant devant le foleil, fe blelfa 8c<br />
accoucha de la terre , elle étoit grolfe de plufieurs<br />
autres mondes qu'elle devoit mettre fucceflivement<br />
au jour , mais fans violence, pour réparer la ruine<br />
de ceux que le feu de fon vainqueur doit confumer.<br />
Ces abfurdités éroient généralement recues a Célebes<br />
i mais elles n'avoient pas dans 1'efprit des<br />
grands & du peuple, plus de confiftance que certains<br />
dogmes religieux n'en ont aujourd'hui chez ceux<br />
qui fentent 8c qui penfent. II y a environ deux fiecles<br />
que quelques chrétiens & quelques mahométans<br />
avoient répandu leurs opinions chez les Macaflarois,<br />
& les avoient dégoüté de leur culte national. Le<br />
principal roi du pays , frappé de 1'avenir terrible<br />
dont les nouvelles religions le menacoient également<br />
, réfolut avec fon confeil, d'embrafler une<br />
autre reiigion. On envoya en même tems des ambaffadeurs<br />
au gouverneur Portugais de Malaca, 8C<br />
au roi d'Achem dans l'isle de Sumatra , qui étoit<br />
mahométan , pour leur faire favoir que les Macaffarois<br />
étoient déterminés a fuivre la reiigion dont<br />
les miflionnaires arriveroient les premiers. Les apötres<br />
de 1'alcoran furent les plus actifs : le roi fe fit<br />
circoncire \ le refte de l'isle fuivit fon exemple, ÖC<br />
Tornt IL<br />
O
21 o TABLEAU GRA D U KZ<br />
embraffa le mahométifme auquel le peuple eft ea*<br />
core aujourd'hui très-fuperflirieufement attaché.<br />
Ce contretems n'empêcba pas les Portugais de<br />
s'établir dans l'isle de Célebes. Ils s'y maintinrent ,<br />
même après avoir été chafies des Moluques. La<br />
raifon qui les y retenoit 8t qui y attiroit les Anglois,<br />
étoit la facilité de fe procurer des épiceries , que<br />
les naturels du pays trouvoient moyen de leur faire<br />
paflêr , malgré les précautions qu'on prenóit pour<br />
les écarter des lieux oü elles croiffoient. Cette concurrence<br />
empêchoit les Hollandois de s'approprier<br />
le commerce exclufif du girofle & de la mufcade.<br />
Ils prirent la réfolution Fan 1660 , d'arrêter cc<br />
ttafic qu'ils appelloient une contrebande. Pour y<br />
réuflir, ils employerenr des moyens que la morale<br />
a en horreur , mais qu'une avidité fans bornes a<br />
rendus trés - communs en Afie. D'ailleurs de tout<br />
tems les Hollandois ne furent jamais bien délicats<br />
fur les moyens de fe procurer des richelfes. Auffi<br />
parvinrent-ils bientót a chaffer les Portugais, a<br />
écarter les Anglois , enfin a s'emparer du port 8c<br />
de la fortereffe de Macaffar. Dès-lors ils ont toujours<br />
été les maitres abfolus de cette isle fans 1'avoir<br />
conquife. Les princes qui la partagent firent une<br />
efpece de confédération. Ils s'affemblent de tems<br />
en tems pour les affaires qui concernent 1'intérêt<br />
général ; ce qui eft décidé devient une loi pour<br />
chaque état. Survient-il quelque conteftation, auflitót<br />
elle eft terminée par le gouverneur de la colonie<br />
Hollandoife qui préfide a cette diete. II éclaire<br />
de prés ces différens defpotes qu'il tient dans une<br />
entiere égalité. On les a tous défarmés fous pré,-
ï>v COMMERCE EN HOLLANDE.<br />
MI<br />
ïextes de les empêcher de fe nuire les uns aux autres<br />
\ mais plutöt dans la crainte que quelqu'un d'eux<br />
ne s'éleve au préjudice de la compagnie , & pour<br />
les mettre dans 1'impuiffance de rompre leurs fers.<br />
Les Chinois font les feuls étrangersqui foient retjus<br />
a Célebes; ils y apportentdu tabac, du fil d'or,<br />
des porcelaines & des foies en nature. Les Hollandois<br />
y vendent de 1'opium , des liqueurs , de la<br />
gomme laqué, des toiles fines & groflieres. On en<br />
tire un peu d'or , beaucoup de riz, de la cire , des<br />
efclaves 8c du tripam , efpece de champignon , qui<br />
eft plus parfait, a mefure qu'il eft plus rond & plus<br />
noir. Les douanes rapportent 80,000 livres a la<br />
compagnie. Elle tire beaucoup davantage des bénéfices<br />
de fon commerce bX des dimes du territoire<br />
qu'elle polfede en toute fouveraineté. Cependant<br />
ces objets réunis ne couvrent pas cependant<br />
les frais de la colonie qui fe montent a 150,000<br />
livres & au dela. II n'eft pas douteux que les Hollandois<br />
abandonneroient ces parages , s'ils ne les<br />
rcgardoient avec raifon comme la clef des isles a<br />
épiceries.<br />
Au fud de Macaffar, les Hollandois font maitres<br />
de Jompandam : ils y ont conftruit un fort, Scils<br />
ont fait de eet établilfement,un entrepot très-avantageux<br />
pour leur commerce avec les pays voifins.<br />
Quant aux habitans de l'isle de Macaffar , ils font<br />
grands, robuftes , très-laborieux & les plus courageux<br />
de tous les indiens. Une éducation auftere<br />
ïes rend agiles , induftrieux & robuftes. A toutes<br />
les heures du jour, les nourrices , les enfans qu'elles<br />
allaitent avec de fnuik ou de Peau tiede , ces<br />
O 2
212 TABLEAU CRADUEL<br />
onctions répétées, aident Ja nature afe développer<br />
avec aifance. On les fevre un an après leur naifian*<br />
ce , dans 1'idée qu'ils auroient moins d'intelligence ,<br />
s'ils continuoient d'être nourris plus long- tems du<br />
lait maternel. A 1'age de 5 ou 6 ans , Jes enfans<br />
males de quelque dilfindtion qu'ils foient, font mis,<br />
comme en dépot chez un parent , dans la crainte<br />
que leur courage ne foit amolli par les carelfes de<br />
leurs meresöc par 1'habitude d'une tendreife réciproque.<br />
Ils ne retournent dans leur familie qu'a 1'age<br />
oü la loi leur permet de fe marier , c'eft-a-dire ,<br />
a 15 ou 16 ans. Rarement ils ufent de cette liberté<br />
avant de s'être exercés dans 1'exercice des<br />
armes oü ils réuflifient parfaitement. Ils ne font pas<br />
moins propres aux fciences 8c aux arts , ils ont tous<br />
une mémoire très-heureufe. On ne pariera point<br />
ici de la ville de Célebes qui ne fe trouve ni fur les<br />
cartes les plus nouvelles 8c les plus exaétes , ni fur<br />
les tables de longitude 8c de latitude Hollandoife ,<br />
oü elle ne feroit pas appopriée , s'il étoit vrai qu'elle<br />
fut un port dont tout un royaume porteroit le nom.<br />
Les Hollandois Jont recus d Borneo.<br />
L'isle Borneo eft très-grande, elle produit quantité<br />
de poivre 8c le meilleur camphre des Indes.<br />
Le camphre eft la gomme d'un arbre extrêmement<br />
haut, dont les branches s'étendent beaucoup,<br />
8c qui a beaucoup de reftlmblance avec le laurier*<br />
. qui croit en Europe ; mais il s'éleve a la hauteur de<br />
nos tilleuls. ison bois eft rougeatre , panché comme<br />
celui du noyer, d'une odeur aromatique propre<br />
a faire divers ouvrages. Dans les provinces de
DIT COMMERCE EN HOLLANDE. 2.13<br />
Goter , de Satfuma , on coupe le bois 8c les racines<br />
de eet arbre, on les met dans des vafes remplis<br />
d'eau , on les échauffe doucement. Le camphre<br />
fe détache d'entre les pores du bois; ce fublime<br />
s'attache a des chapiteaux faits d'argille & garnis<br />
de chaume. Ce camphre détaché mis en maffe,<br />
grenelé , jaunatre , eft le camphre brut , tel que<br />
les Hollandois 1'apportent des Indes \ ils en font le<br />
principal commerce , le purifient chez eux , en le<br />
fublimant dans des matras de verre blanc. Le camphre<br />
de Borneo eft le plus eftimé. On n'en apporte<br />
que très-peu en Europe. II eft réfervé pour les grands<br />
du pays. Les fruits de eet arbre confit , font un<br />
préfervatif contre le mauvais air. Le camphre réuffit<br />
merveilleufement dans les affections nerveufes. Dif<br />
fous dans 1'efprit de vin , il s'oppofe a la gangrène.<br />
11 ne faut pas croire au proverbe qui dit: « carnphora<br />
per nares caftrat odore mares. » Ceux qui y<br />
iravaillent continuellement n'en font pas moins<br />
d'enfans que les autres. Le camphre eft fi inflammable<br />
, qu'il brule entiérement fur 1'eau. On 1'emploie<br />
dans les feux d'artifice. On prétend qu'il entroit<br />
dans ia compofition du feu grégois. On retire<br />
une efpece de camphre de 1'écorce du cannellier ,<br />
de fes racines , de celle de Zédoaire , du jonc odorant<br />
d'Arabie , du thym , du laurier, du romarin ,<br />
de la fauge , de la camphrée & de prefque toutes<br />
les plantes labiées. On trouve encore du camphre<br />
entre les veines du bois , & 1'on en fait fortir auffi<br />
de 1'écorce rompue. Cette efpece de camphre eft<br />
rouge d'abord , & devient blanche , ou par la chaleur<br />
du foleil ou a force de feu.II yen aencore une<br />
O 3
214 T ABZEAV GRADVEZ<br />
efpece brune Sc obfcure qui eft moins eftimée. Lé<br />
camphre eft une fubftance végétale , volatile , inflammable<br />
, qui paroit, abftraction faite de fa forme<br />
concrete, fe raprocher beaucoup de 1'éther.<br />
Elle differe effentiellement des réfines avec lefqaelles<br />
, au premier coup-d'ceil , elle a quelque reffemblance.<br />
Cette fubftance découle d'un arbre quï<br />
croit au Japon , a Borneo Sc a Sumatra. On a découvert<br />
depuis peu que cette fubftance finguliere<br />
pouvoit fe tirer , en plus grand nombre ou moindre<br />
quantité de tous les arbres qui font de la familie<br />
des lauriers.<br />
Pour obtenir du camphre , on coupe les bois du<br />
camphrier en petits morceaux , femblables a des<br />
allumcttcs ; enfuite on les met dans un vailfeau<br />
qui a la forme d'une velTie : on les fait bouillir dans<br />
de 1 eau, 8c le camphre s'attache au chapiteau fous<br />
une forme concrete. Les Hollandois font les feuls<br />
peuples de 1'Europe qui ait le fecret de le raffiner<br />
en grand.<br />
Entre les camphres , celui de Borneo eft fans<br />
contredit le plus parfait. Sa fupériorité eft fi bien<br />
reconnue, que les Japonois donnent cinq ou fix quintaux<br />
du leur pour une livre de celui de Borneo.<br />
Les Chinois qui le regardent comme le premier des<br />
remedes , 1'achetent jufqu'a huit cents francs la<br />
livre. Les gentils fe fervent dans tout 1'orient du<br />
camphre commun pour des feux d'artifice $ 8c les<br />
mahométans le mettent dans la bouche de leurs<br />
morts . lorfqu'ils les enterrent.<br />
Ce fut vers l'an 1516 que les Portugais chercherent<br />
a s'établir a Borneo. Mais comme ils fe
DU COMMERCE EN HOZLANDE. 115<br />
fentoient trop foibles pour s'y maintenir Sc s'y faire<br />
refpe&er par les armes, ils imaginerent de gagner<br />
la bienveillance d'un des fouverains du pays , en<br />
lui offrant quelques pieces de tapiiTerie. Ce prince<br />
imbécille prit les figures qu'elles repréfentoient ,<br />
pour des hommes enchantés qui 1'étrangleroient<br />
durant la nuit, s'il les admettoit auprès de fa perfonne.<br />
Les explications qu'on donna pour dilfiper<br />
cesvaines terrcurs, nele raifurerent pas $ 8c il refufa<br />
opiniatrément de recevoir les préfens dans fon<br />
palais 8c d'admettre dans fa capitale ceux qui les<br />
avoient apportés. Ces navigateurs furent pourtant<br />
tousregus dans la fuite 5 mais ce fut pour leur malheur.<br />
Ils furent tous maflacrés : un comptoir que<br />
les Anglois y établirent quelques années après fubit<br />
1c même fort. Les Hollandois qui n'avoient pas<br />
mieux été traités , reparurent l'an 1748 avec une<br />
efcadre , quoique très-foible, elle en impofa tellement<br />
au prince qui polfede feul le poivre , qu'il fe<br />
détermina a leur accorder le commerce exclufif.<br />
Seulement il fut permis d'en livrer cinq cents mille<br />
livres aux Chinois , qui de tout tems fréquentoient<br />
fes ports. Depuis cette époque , la compagnie envoyoit<br />
a Bendarmailèn du riz , de 1'opium , du<br />
fel, 8c environ lix cents mille pefant de poivre , a<br />
trente 8c une livre le cent. Le gain qu'elle fait fur<br />
ce qu'elle y porte , peut a peine balancer les dépenfes<br />
de 1'établiHèment , quoiqu'elles ne montent<br />
qu'a 31,000 livres, c'eft fans doute pour cette raifon<br />
que la compagnie a abandonné le comptoir<br />
•qu'elle y avoit. Quoique les Hollandois n'aient plus<br />
de places fur les cötes , ils ont cependant ie pro-<br />
Ö 4
n6 TABLEAU GRADUEZ<br />
fit de tout Ie commerce de cette isle dont les habitans<br />
viennent commercer eux-mêmes a Java ; ils y<br />
apportent de la cafiè, du poivre , de la cire , Sc<br />
des drogues pour la teinture. Les grandes forêts<br />
qu'on y trouve , fournillent des bois propres a batir<br />
les vaifieaux. L'intérieur du pays efthabité par des<br />
idplatres nommés Beajous. Ces peuples font bienfaits<br />
, robuftes trés - fiiperftitieux 8c extrêmement<br />
opprimés par les Malais, Chez eux 1'adultere eft<br />
pum de mort. Si les Hollandois ont été obligés d'abandonner<br />
Bendarmaffen, ils trouvent a fe dédommager<br />
amplement a Sumatra.<br />
Établiffèment<br />
des Hollandois d Sumatra.<br />
L'ISLE de Sumatra eft féparée de la prefqu'isle<br />
oriëntale de 1'lnde , par les détroits de Malaca ,<br />
8c de Singapara. Elle eft très-fertile 8c produit<br />
beaucoup d'épiceries. Le poivre qui y croit eft le<br />
meilleur des Indes après celui de Cochim , fur la<br />
cóte de Malabar. On diftingue beaucoup d'efpeces<br />
de poivre , le poivre blanc , 8c le noir ; ils different<br />
très-peu 1'un de 1'autre. Ils croiffent dans<br />
Jes Indes. On eft obligé de les planter au pied des<br />
arbres ou de foutenir leur tige trop foible avec des<br />
batons. Le poivre blanc du commerce n'eft autre<br />
chofe que le poivre noir humedfi d'eau de la mer<br />
féché au foleil 8c dépouillé de fon écorce. Le poivre<br />
blanc en poudre eft fait avec le poivre noir<br />
écorcé. Le poivrier noir fleurit deux fois l'an 8c<br />
donne deux récoltes. 11 vient fort bien de bouture.<br />
II fe fait une grande confommation de ces graines.<br />
Lepoivrelong eft une autre forte de poivre dont la
DÜ COMMERCE EN HOZZANDE. rrf<br />
graine a prefque le goüt du poivre commun. L'arbre<br />
qui porte ce fruit, croit a la hauteur de fept a<br />
huit pieds, dans le Bengale 8c dans les isles de 1'Amérique<br />
: les Indiens boivent non - feulement 1'infufion<br />
de ce poivre , mais encore 1'efprit ardent<br />
qu'ils en retirent par cette fermentation. Le poivre<br />
long noir fe nomme auffi grain de \éüm ou poivre<br />
d'e'thiopie. Sa graine a peu de goüt 3 fa gouffe eft<br />
plus acre , plus brülante. II eft rare en France:<br />
on en fait peu d'ufage. Le poivre de Guinée , ou<br />
corail des jardins , eft un poivre rouge que 1'on<br />
cultive en France oü il croit fort bien , fur-tout en<br />
Languedoc. II fleurit au mois d'aoüt. Son fruit mürit<br />
en automne. Sa capfule , d'une belle couleur<br />
rouge eft d'une acreté fi brülante qu'elle enflamme<br />
la bouche. Un morceau de cette gouffe jetée fur<br />
les charbons , répand une fumée qui porte au nez<br />
8c fait éternuer. Les Indiens mangent le poivre<br />
tout cru. Plus fort dans leur climat que le nótre ,<br />
ils en boivent la décoction comme ratafiat. Ce fruit<br />
recueilli avant fa maturité 8t macéré dans le vinaigre<br />
, fe mange comme les capres 8c les jeunes boutons<br />
de la capucine. II y a encore un autre poivre<br />
^de Guinée qu'on nomme auffi poivre des negres ,<br />
paree qu'ils en font beaucoup d'ufage pour 1'affaifonnement<br />
des viandes. Les Indiens tirent parti de<br />
1'arbre pour la peinture 3 fon écorce fourniroit un<br />
tan propre a corroyer les cuirs fans mauvaife<br />
odeur. Le poivre de la Jamaïque eft du goüt des<br />
Anglois j 1'arbre qui le porte eft une efpece de<br />
myrthe a feuille de laurier. Son bois eft très-dur Sc<br />
croit lentemenr. Son fruit donne par la diftillation
ii8 TABLEAU GRADVEZ<br />
une huile odorante qui va au fond de I'eau. On<br />
fait deflecher au foleil les baies pour les tranfporter<br />
8c les vendre. Cet aromate, comme tous les poivres<br />
en général , releve le goüt des fauces , donne<br />
un reflbrt a 1'eftomac 8c a la circulation du fang,<br />
mais 1'excès en eft nuifible. On donne le nom de<br />
poivre fauvage a la femence de l'Agnus caftus. Le<br />
poivre n'eft pas la feule production de l'isle de Sumatra<br />
: on y trouve encore des mines d'or , d'argent<br />
8c d'autres métaux. II croit un arbre fïngulier<br />
qu'on appelle 1'arbre trifte : il fleurit au coucher du<br />
foleil, 8c fes fleurs qui font d'une agréable odeur ,<br />
tombent au commencement du jour. Tous les arbres<br />
ffuitiers des Indes y viennent très-bien. La<br />
partie du nord qui eft le royaume d'Achem a des<br />
paturages excellens , qui nourriffent quantité de<br />
bufles , de bceufs 8c de cabris. Les chevaux y font<br />
en grand nombre 8c de petite taille. Ce pays a une<br />
multitude prodigieufe de fangliers , mais moins<br />
grands 8c moins furieux que les nötres. Les ccrfs,<br />
8c les daims au contraire furpaflent ceux d'Europe<br />
en grandeur. Le gibier y eft commun , excepté<br />
les lievres 8c les chevreuils. On y voit beaucoup<br />
d'éléphans fauvages dans les montagnes, des tigres ,<br />
des rhinoceros , des finges , des couleuvres 8c de<br />
fort gros lézards. Les rivieres font aflèz poiflbnneufes<br />
, mais remplies de crocodiles. L'abondance des<br />
poules 8c des canards y eft extraordinaire. L'isle<br />
de Sumatra eft divifée- en plufieurs royaumes dont<br />
le plus confidérable eft celui d'Achern , qui occupe<br />
la moitié de l'isle. Les Hollandois y poffedent<br />
quatre ou cinq fortereflés, 8c y ont plus de pouvoir
&v COMMEME Eïf HOLLANDE. 219<br />
que les rois , dont ils font prefque les maitres.<br />
Quoique l'isle de Sumatra , avant 1'arrivée des Européens<br />
fut partagée entre plufieurs fouverainetés,<br />
tout le commerce fe réuniifoit a Achem. Le port<br />
de ce royaume étoit fréquenté par tous les peuples<br />
de 1'Afie , 8c le tut dans la fuite par les Portugais<br />
8c par les nations qui s'éleverent fur leurs ruines.<br />
On y échangeoit toutes les produéfions de 1'orient<br />
contre de 1'or , du poivre 8c quelques autres marchandifes<br />
qui abondoient dans ce climat, plus riche<br />
que fain. Les troubies qui bouleverferent ce<br />
fameux entrepot, y firent tomber toute induftrie,<br />
8c en écarterent les navigateurs.<br />
Les Hollandois profiterent de cette décadence<br />
pour former des établilfemens dans d'autres parties<br />
de l'isle qui jouiifoient de la plus grande tranquillité.<br />
On leur permit d'abord de s'établir dans I'Empire<br />
d'Indapura , ce qui s'eft réduit a fort peu de<br />
chofes , depuis que les Anglois fe font fixés fur la<br />
même cóte. Le.comptoir de Jumbi eft encore<br />
moins utile , paree que les rois voifins ont dépouillé<br />
de fes pofleffions le prince de ce canton. La compagnie<br />
fe dédommage de ces malheurs a Palimba,<br />
oü pour foixante mille livres , elle entretient un<br />
forr , une garnifon de quatre - vingts hommes Sc<br />
deux ou trois chaloupes qui croifent continuellement.<br />
On lui livre tous les ans deux millions pefant<br />
de poivre , a vingt 8c une livres le cent, 8c un<br />
million 8c demi de calin , a 57 livres 10 fois Ie<br />
cent. Ce prix tout bomé qu'il doit paroitre eft<br />
avantageux au roi qui en donne a fes fujets a un prix<br />
encore moindre. Quoiqu'il prenne a Batavia une
120 TABtEAV ÖRAbVEZ<br />
partie de la nourriture Sc du vêtementde fes états,<br />
on eft obligé de folder avec lui en piaftres. De eet<br />
argent, de 1'or qu'on ramalfe dans fes rivieres , il<br />
a fbrmé un tréfor qu'on fait être immenfe. Un feul<br />
vaiffeau Européen pourroit s'emparer de tant de<br />
tichelles, Sc s'il avoit quelques troupes de débarquemenr,<br />
fe maintenir dans un pofte qu'il auroit pris<br />
fans peine. Ne paroït - il pas étonnant Sc même<br />
extraordinaire , qu'une entreprife li utile Sc même li<br />
facile n'ait pas tenté la cupidité de quelqu'avanturier.<br />
Nous touchons peut-être a ce moment. Un<br />
crime, une cruauté de plus ou de moins ne doit pas<br />
arrêterles Européens accoutumés a facrifier a leur<br />
avidité ce qu'il y a de plus facré fur la terre , Sc a<br />
fouler aux pieds tous les fentimens de la nature<br />
pour s'approprier 1'univers.<br />
Commerce des Hollandois d Siam.<br />
LE royaume de Siam a environ deux cents vingt<br />
lieues de long du nord au fud, Sc cent dans fa<br />
plus grande largeur : il eft borné au nord par celui<br />
de Laos, au fud par le gohe de Siam, au fud-oueft<br />
par la prefqu'isle de Malaca, a 1'orient par les<br />
royaumes de Camboge Sc de Laos. Ce pays eft<br />
fertile en riz , en fruits Sc en coton •, on y trouve<br />
quantité d'animaux , tous différens de ceux d'Europe.<br />
Les habitans relfemblent alfez aux Chinois:<br />
ils font fpirituels , fobres, mais parelfeux ', ils font<br />
idolatres, ils admettent la métempfyeofe. Le roi eft<br />
defpote , Sc fes fujets le regardent comme un Dieu.<br />
II envoya des ambalfadeurs a Louis XIV, qui lui<br />
en envoya auffi l'an 1685. Les Portugais ont donné
ï)v COMMERCE EN HOLLANDE. 221<br />
•ij ce royaume le nom de Siam $ les habitans Fappellent<br />
dans leur langue Menang-Taï, c'eft-a-dire,<br />
pays des libres.<br />
Le commerce des Hollandois fut d'abord affez<br />
confidérable dans ce royaume , mais un defpote ,<br />
dont le fceptre de fer opprimoit alors ce pays ,<br />
l'an 1660 , manqua d'égards pour la compagnie<br />
Hollandoife. Celle-ci voulut Pen punir en abandonnant<br />
les comptoirs qu'elle avoit placés fur le territoire<br />
de Siam , comme fi c'eüt été un bienfait<br />
qu'elle eut reriré d'elle. Les Hollandois vouloient<br />
en impofer par un air de grandeur St de magnanimité<br />
qui leur réuflit fi bien, que le roi de Siam<br />
fut obligé de leur envoyer une ambaffade éclatante<br />
pour faire oublier le paifé St donner les plus<br />
fortes affurances pour 1'avenir. II y a un terme a<br />
tout, & il y en eut bientót un a ces déférences<br />
que le paviilon des autres nations amena très-rapidement.<br />
Comme la compagnie Hollandoife n'a<br />
point de fort dans ces contrées , il ne lui eüt pas<br />
été poflible de foutenir le privilege exclufif qui lui<br />
avoit été accordé: voila pourquoi fes affaires ne<br />
tardercnt pas a aller toujours en déclinant, Malgré<br />
les préfens que le roi exige , il livre néanmoins des<br />
marchandifes aux navigateurs de toutes les nations,<br />
St en recoit d'eux a des conditions fort avantageufes.<br />
Tous les navigateurs font obligés de relacher<br />
a 1'embouchure de Menan$ les Hollandois<br />
ont le privilege de remonter ce fleuve jufqu'a la<br />
capitale de 1'empire , oü ils ont toujours quelques<br />
agens. Cette prérogative ne donne cependant pas<br />
une grande acfivité au commerce de la compa-
22.i TABLEAU GRAT>UEÏ.<br />
gnie3 car elle n'envoie plus qu'un vaiffeau charge<br />
de chevaux de Java, du fucre, d'épiceries 8c de<br />
toiles. Les Hollandois en tirent du calin, efpece<br />
de métal fort blanc, a foixante 8c dix livres Ie<br />
cent 3 de la gomme lacque , a cinquante - deux<br />
livres3 quelques dents d'éléphans, a trois livres fix<br />
fois la livre ; un peu d'or, k cent 8c quinze livres<br />
dix fois le mare. C'eft feulement au trafic du bois<br />
de fapan , que s'attachent les Hollandois dans ces<br />
parages , paree qu'on ne leur vend que cinq livres<br />
Ie cent, bois qui leur eft néceffaire pour 1'arrimage<br />
de leurs vailfeaux. Sans ce befoin, il y a long-tems<br />
que la compagnie auroit renoncé a ce commerce,<br />
dont les frais excedent les bénéfices , paree que le<br />
roi , feul négociant de fon royaume , met les<br />
marchandifes qu'on lui porte a un trés-bas prix;<br />
mais les Hollandois ont trouvé le moyen de fe dédommager<br />
a Malaca.<br />
Situation des Hollandois d Malaca.<br />
La prefqu'isle de Malaca eft extrêmement longue<br />
8c fort étroite3 les anciens l'ont connue fous le<br />
nom de Cherfonèfe dor : elle eft maintenant occupée<br />
par divers petits rois, vaffaux de celui de<br />
Siam. Malaca en eft la principale ville, qui a une<br />
très-bonne fortereffe 8c un fort boa port fur le<br />
détroit qui porte fon nom , vis-a-vis de l'isle de<br />
Sumatra 3 c'eft une des plus marchandes de 1'Afie :<br />
les Hollandois la prirent l'an 1640 , fur les Portugais<br />
, qui y avoient établi un évêché , fuffragant<br />
de Goa. Voici comment ils tenterent le gouverneur<br />
Portugais, connu pour être fort avare. Le marché
%>V COMMERCE EN HOZZANDE. 223<br />
aconclu , le gouverneur introduifit de nuit 1'ennemï<br />
dans la ville , mais il fut puni de fa trahifon ; car<br />
les affiégeans coururent tous vers lui 8c le maffacrerent<br />
pour être difpenfés de payer les cinq cents<br />
mille livres qui lui avoient été promifes. II faut ce--<br />
pendant rendre juftice a la bravoure des Portugais,<br />
ils né fe rendirent qu'après une défenfe très-opiniatre.<br />
On prétend qu'un officier Hollandois ayant<br />
demandé a un officier des vaincus, quand lui 8c<br />
ceux de fa nation comptoient revenir ? lorfque vos<br />
péchés feront plus grands que les nótres, répondit<br />
fans fe déconcerter, 1'officier Portugais.<br />
Les Hollandois vidforieux trouverent une fortereffe<br />
batie comme tous les ouvrages Portugais,<br />
avec une folidité qu'aucune nation n'a depuis imitée.<br />
Le climat eft fort fain quoiqu'humide 8c fort chaud.<br />
Comme des exaéfions continuelles avoient éloigné<br />
de ces parages toutes les nations commergantes,<br />
le commerce y étoit tout-a fait tombé: il y languit<br />
encore aujourd'hui , foit que la compagnie ait<br />
trouvé des obftacles infurmontables, foit qu'elle<br />
ait manqué de modération, foit enfin qu'elle ait<br />
eraint de nuire a Batavia.<br />
Les opérations de la compagnie Hollandoife lè<br />
réduifent a la vente d'un peu d'opium , de quelques<br />
toiles bleues , 8c a 1'achat des dents d'éléphant,<br />
du calin, qui coüte foixante 8c dix livres le cent 5<br />
d'un peu d'or qu'elle paie cent quatre-vingt livres<br />
le mare. Les agiotages feroient plus confidérables,<br />
fi les princes étoient plus fideles au traité exclufif<br />
qu'ils ont fait avec les Hollandois 5 mais malheureufement<br />
pour eux, ces princes ont formé des
214 TABLEAU ORASÜBV<br />
liaifons avec les Anglois , qui fournilfent leuöS<br />
befoins a meilleur marché, 8c qui achetent plus<br />
cher leur marchandife : il eft vrai que la compagnie<br />
Hollandoife fe dédommage un peu fur fes ferme?<br />
8c lur fes douanes, qui lui donnent deux cents mille<br />
livres par an. Cependant fes revenus, ajoutés aux<br />
bénéfices du commerce , ne furfffent pas pour<br />
1'entretien de la garnifon 8c des employés ; la<br />
compagnie folde annuellemeut quarante mille livres<br />
pour 1'entretien de la garnifon Sc des employés.<br />
Ce facrifice parut long-tems léger a la compagnie<br />
Hollandoife, jufqu'a ce que les Européens*<br />
eulfent doublé le cap de Bonne-Efpérance 3 paree<br />
qu'alors les maures , feuls navigateurs dans linde ,<br />
fe rendoient de Surate 8c de Bengale a Malaca,<br />
oü ils trouvoient les batimens des Moluques , du<br />
Japon 8c de la Chine 3 mais quand les Portugais<br />
eurent envahi cette place , ils allerent eux-mêmes<br />
chercher le poivre a Bantam, 8c les épiceries a<br />
Ternate. Pour abréger leur retour, ils fe hafarderent<br />
a travers les isles de la Sonde , 8c leur navigation<br />
leur réulfit ; mais quand les Hollandois<br />
furent devenus polfelfeurs de Malaca 8c de Batavia,<br />
ils fe trouverent alors maitres des deux feuls détroits<br />
connus. Dans les tems de trouble, les Hollandois<br />
y croifoient 8c interceptoient tous les vailfeaux de<br />
leurs ennemis \ mais cette petite guerre a ceffé dès<br />
le moment que les Frangois, a la fin de la guerre<br />
de 1774, ont découvert le détroit de Bali, 8c les<br />
Anglois celui de Lombok , dans la pénultieme<br />
guerre. II eft probable que Batavia continuera toujours<br />
d'être 1'entrepöt d'un commerce immenfe;<br />
mais^
DU COMMERCE EN HOLLANDE. 225<br />
maïs on ne peut fe dillimuler que Malaca perd infenliblemenr<br />
1'unique avantage qui lui donnoit de<br />
la confidération.<br />
Jufqu'ici les Hollandois continuent de faire payer<br />
fancrage a tous les vailfeaux qui paflent par le<br />
détroit de Malaca : les Anglois feuls en font<br />
exempts.<br />
La compagnie Hollandohe ne tarda pas a fe<br />
procurer un établilfement a Ceylan.<br />
Etablijjhment des Hollandois d Ceylan.<br />
L'ISLE de Ceylan s'étend depuis le fixieme degré<br />
de latitude feptentrionale jufqu'au dixieme 5 elle a<br />
quatre-vingt-dix lieues de longueur du nord au fud,<br />
cinquante dans fa plus grande largeur , Sc deux<br />
cents cinquante de circuit. On convient alfez généralement<br />
que cette isle eft 1'ancienne Iaprobane ,<br />
dont le roi envoya une ambaftade a 1'empereur<br />
Augufte. L'isle de Ceylan eft très-fertile, l'air y<br />
eft plus pur 8c plus fain qu'en aucun endroit ; les<br />
habitans-, que 1'on appelle Cingales ou Chingalais ,<br />
font des negres mieux faits 8c plus Ipirituels que<br />
ceux d'Afrique. Sa plus haute montagne a été nommée<br />
par les Portugais Pic dAdam , 8c les naturels<br />
1'appellent Hamalet. Sa figure eft celle d'un pain<br />
de fucre , Sc on voit au fommet une pierre plate ,<br />
qui porte 1'empreinte d'un pied humain , deux fois<br />
plus grand que fa mefure naturelle. La variété de<br />
l'air y eft linguliere : on jouit d'un tems fee dans<br />
la partie oriëntale, tandis que les pluies tombent<br />
dans la partie occidentale. Cette isle produit d*exeellens<br />
fruits, beaucoup d'épiceries, Sc fur-tout<br />
Tome II. P,
zi6 TABLEAU GRADUEL<br />
quantité de canrrelle, la meilleure qui foit au monde I<br />
1'arbre qui la produit fe nommecannellier. La feconde<br />
écorce des jeunes arbres de trois ans eft la<br />
cannelle: onendiftingue depluiïeurs qualités fuivant<br />
l'aged'expofition 8c les diverïes parties de 1'arbre dont<br />
on la retire. On coupe cette écorce par lames, elle<br />
fe deffeche au foleil 8c fe roule dans l'état oü on<br />
nous 1'apporte : eet aromate eft des plus délicieux.<br />
Dans le pays 8c fur le milieu même de la récolte,<br />
on exprime par diftillation une certaine quantité<br />
d'huile effentielle de 1'écorce nouvelle , 8c très-peu<br />
de la vieille. Elle fe vend jufqu'a foixante 8c dix<br />
livres 1'once: on la falfifie affez fouvent avec de<br />
1'huile de ben. Appliquée fur les dents cariées, elle<br />
appaife la douleur, deffeche le nerf: fon parfum<br />
pénétrant la fait entrer dans les pots-pourris. Des<br />
bougies frottées de cette huile répandent dans un<br />
appartement 1'odeur la plus agréable 5 1'écorce<br />
de la racine fournit par la diftillation, un camphre<br />
beaucoup plus doux que le camphre ordinaire :<br />
fon odeur fuavc fait précifément la nuance entre la<br />
cannelle 8c le camphre : c'eft un puilfant remede<br />
contre les rhumatifmes 8c paralyfies. Les fruits du<br />
cannellier donnent, par la décoétion , une fubftance<br />
gralfe , de conliftance de fuif très-odorante:<br />
on en fait des bougies , vendues par les Hollandois<br />
fous le nom de cire de cannelle. Ceux-ci font fort<br />
exclulivement le commerce de la cannelle, ain'; que<br />
celui de la mufcade 8c du girofle. Les Hollandois<br />
poffedent feuls les lieux oü croilfent ces précieux<br />
aromates , qu'ils ont conquis fur les Portugais.<br />
Après leur avoir enleyé Ceylan, ils fe font rendus
DU COMMERCE MN HOLLANDE. 227<br />
maitres de la cöte de Malabar, comme nous aurons<br />
bientót occafion de le voir, d'ou ils ont impitoyablement<br />
arraché toute efpece de cannelliers qui y<br />
croilfoient. Les Pojtugais vendoient 1'écorce de<br />
ces arbres, connus fous le nom de cannelle fauvage<br />
ou de cannelle grife. Toute la cannelle qui fe confomme<br />
dans 1'univers eft recueillie par les Hollandois<br />
dans un efpace de quatorze lieues, fur les<br />
bords de la mer, dans l'isle de Ceylan. Cet aromate<br />
, pour être agréable , ne peut être employé<br />
qu'a une légere dofe 3 aulfi les Hollandois ne laiffènt-ils<br />
croitre qu'un certain nombre de ces arbres,<br />
1'expérience leur ayant appris qu'ils peuvent en débiter<br />
dans 1'Europe de cinq a lïx cents mille pefant:<br />
voila pourquoi le grand objet de la compagnie Hollandoife<br />
a Ceylan eft la cannelle. La racine de 1'arbre<br />
qui la donne eft grolfe , partagée en plufieurs branches<br />
, couverte d'une écorce d'un roux grifatre endehors<br />
, rougeatre en-dedans 3 le tronc qui s'éleve<br />
jufqu'a lui a huit 8c dix doifes, eft couvert, de<br />
même que fes nombreufes branches , d'une écorce<br />
d'abord verte 8c enfuite rouge \ la feuille a quelque<br />
reffemblance avec celle du laurier, fi elle étoit<br />
moins longue 8c moins pointue. Quand elle eft<br />
tendre , elle a la couleur du feu3 quand elle vieillit<br />
& feche , elle prend un verd foncé au-deflus , 8c<br />
un verd plus clair au-deflbus \ les fleurs font petites,<br />
blanches, difpofées en gros bouquets a 1'extrêmité ,<br />
& a des tiges d'une odeur agréable qui approche<br />
de celle du muguet. Le fruit du cannellier a la forme<br />
du gland, mais il eft plus petit: il mürit ordinaiïement<br />
au mois de feptembre. Si on le fait bouillir<br />
P2
22.8 TABLEAU GRADUEt<br />
dans 1'eau , il rend une huile qui furnage 8c qui fe)<br />
brüle : fi on Ia laifle congeler, elle acquiert de la<br />
blancheur 8c de la conliftance. L'on en fait aufli<br />
des bougies, mais dont 1'ufage eft réfervé au roi<br />
de Ceylan.<br />
II n'y a de précieux dans le cannellier que Ia<br />
feconde écorce. C'eft au printems , lorfque la feve<br />
eft plus abondante, qu'on 1'enleve 8c qu'on la fépare<br />
de 1'écorce extérieure, qui eft grife 8c raboteufe<br />
: on la coupe en lamss, enfuite on 1'expofe<br />
au foleil, 8c en féchant elle fe roule. Quand les<br />
cannelliers font vieux, ils ne donnent qu'une cannelle<br />
grofliere : il faut que 1'arbre n'ait que trois<br />
ou quatre ans pour qu'elle foit de bonne qualité.<br />
Quand le tronc eft une fois dépouillé , il ne prend<br />
plus de nourriture ; mais la racine ne périt point,<br />
elle poufle toujours des rejetons ; d'ailleurs le fruit<br />
des cannelliers contient une femence qui fert a les<br />
reproduire.<br />
Les Hollandois ont des pofleflions oü le cannellier<br />
ne croit point du tout: on n'en trouve que<br />
dans le territoire de Négombo , de Colombo 8c<br />
de pointe de Gale. Les forêts du prince rempliffent<br />
le vuide qui fe trouve quelquefois dans les magalins:<br />
on en trouve abondamment dans les montagnes<br />
occupées par les Bédas 3 mais ni les Européens, ni<br />
les Chingalais n'y font admis. II faudroit déclarer<br />
la guerre aux Bédas pour fe partager leurs richeffes.<br />
II eft a remarquer que les Chingalais, de même<br />
que les Indiens du continent , font diftribués par<br />
caftes qui ne s'allient jamais ies uns aux autres, 8C<br />
qui exercent toujours Ia même profeflïon. L'art da)<br />
4i
vu COMMERCE EN HOLLANDE. 215<br />
dépouiller les cannelliers eft réfervée a la cafte<br />
des Chalias, comme étant la plus vile de toutes<br />
les occupations : tout autre infulaire fe croiroit<br />
déshonoré , s'il s'abaiflöit a faire cette cueillette.<br />
On diftingue la bonté 8c 1'excellence de la cannelle<br />
-quand elle eft fine , unie, facile a rompre , mince,<br />
d'un jaune tirant fur le rouge , odorante , aromatique<br />
, d'un gour piquant, 8c cependant agréable.<br />
Celle dont les batons font longs &C les morceaux<br />
petits, mérite la préférence par les connoilfeurs.<br />
Si elle contribue aux déiices de la table , elle ne<br />
fournit pas moins d'abondans fecours a la médecine.<br />
Les Hollandois fe font engagés a recevoir du roi<br />
de Candi une certaine quantité de cannelle a un<br />
prix plus confidérable que des autres Indiens : la<br />
cannelle ne leur coüte guere plus que douze fois<br />
la livre. II ne feroit pas impoflible aux navigateurs<br />
qui fréquentent les ports de Ceylan , de fe procurer<br />
1'arbre qui produit la cannelle ••,mais on a<br />
expérimenté que eet arbre a dégénéré au Malabar,<br />
a Batavia , a l'isle de France 8c par-tout oü il a<br />
été tranfplanté. L'isle de Ceylan ne produit pas<br />
feulement des cannelliers , dont il y a des forêts<br />
entieres, mais encore quantité de fimples admirables<br />
8c de belles fleurs fauvages; une entr'aütre ,<br />
nommée findfitmal, qui fert d'horloge , s'ouvrant<br />
a quatre heures du foir 8c fe fermant le matin,<br />
pour s'ouvrir de nouveau a quatre heures après<br />
midi. On y trouve toute forte de pierres précieufcs 5<br />
8c on y pêche des perles. Cette isle a des cléphans<br />
qui font les plus eftimés de toutes les Indes. On y<br />
trouve auffi des finges d'une efpece finguliere,<br />
P 3
43® TABLEAU GRADVÈT<br />
qu'on appelle hommes fauvages 3 ils ont prefque<br />
la figure humaine : ils font robuftes , agiles, hardis<br />
, 5c fe défendent comme des hommes armés ;<br />
on les prend avec des lacets , Sc on les dreffe a<br />
marcher fur les pieds de derrière , Sc a fe fervir de<br />
ceux de devant pour rincer les verres. Les Hollandois<br />
chaiferent de cette isle les Portugais, l'an<br />
165© , après une guerre longue, fanglante Sc<br />
opiniatre : tous les établilfemens des Portugais<br />
furent envahis par les Hollandois , qui les poffedent<br />
encore aujourd'hui. Les Moluques lui fourniffoient<br />
la mufcade 6c le girofle , Ceylan devoit leur fournir<br />
la cannelle. Spilberg, le prémier amiral Hollandois<br />
qui aborda fur les cótes de l'isle de Ceylan,<br />
y trouva les Portugais occupés a bouleverfer le<br />
gouvernement Sc la reiigion du pays , a détruire<br />
les uns par les autres les fouverains qui la partageoient,<br />
a s'élever fur les débris des trönes qu'ils<br />
renverfoient fucceflivement. Que fit Spilberg ? II<br />
oftrit les fecours de fa patrie a la cour de Candi :<br />
ils furent acceptés avec les plus grands tranfports<br />
de reconnoiffance. « Si vos maitres , lui fit dire le<br />
» monarque, veulent batir un fort, moi, ma femme<br />
» 6c mes enfans nous ferons les premiers a porter<br />
» les matériaux néceffaires. » Les peuples de Ceylan<br />
ne virent dans les Hollandois que des ennemis<br />
de leurs tyrans , ils fe joignirent a eux , Sc par ces<br />
deux forces réunies, les Portugais furent chaffés de<br />
leurs établiffemens , qui tomberent tous entre les<br />
mains de la compagnie Hollandoife, Sc qui en eft<br />
encore aujourd'hui en poffeflion. Si 1'on excepte un<br />
efpace affez borné fur ia cóte oriëntale, oü 1'on
vu COMMERCE EN HOLLANDE 231<br />
ne trouve point de port, 8c dont le fouverain du<br />
pays tiroit fon fel, ils formerent autour de l'isle un<br />
cordon régulier, qui s'étendoit depuis deux jufqu'a<br />
douze lieues dans les terres. Pour empêcher toute<br />
communication avec les peuples du continent vöiiin<br />
, les Hollandois ont bati un fort a Jaffanaparhan,<br />
8c dans les isles de Manar 8c de Calpentin. A Négombo,<br />
il,y aun port fuffifant pour les chaloupes ,<br />
qui fert a contenir le diftriéï: qui produit la meilleure<br />
cannelle : il eft vrai que ce port n'eft pas fréquenté,<br />
paree qu'il y a une riviere navigable qui<br />
conduit a Columbo. Cette place eft devenue le<br />
chef-lieu de la colonie : les Portugais 1'avoient<br />
extraordinairement fortifiée , paree qu'elle étoit<br />
pour eux le centre des richeffes. Sans les dépenfes<br />
qui y avoient été faites , les vices de fa rade auroient<br />
vraifemblablement déterminé les Hollandois<br />
a établir leur gouvernement 8c leurs forces a la<br />
pointe de Gale. On y trouve un port dont 1'entrée<br />
eft difficile a la vérité , 8c le balfin fort relferré,<br />
mais qui réunit d'ailleurs toutes les perfedtions<br />
qu'on peut defirer. La compagnie a établi dans<br />
eet endroit-la un entrepot pour fes marchandifes<br />
qu'elle fait palfer en Europe ; elle fe fert de maturé<br />
pour recueillir les cafés 8c les poivres, dont elle<br />
a introduit la culture. II y a pour toute fortifkation<br />
une redoute , fituée fur une riviere qui ne peut<br />
recevoir que des bateaux. Trinquemale eft le plus<br />
beau 8c le meilleur port des Indes: il y a quantité<br />
de bayes oü les plus nombreufes flottes trouvenr<br />
un afyle affuré : on n'y fait cependant aucun commerce<br />
, paree qu'il n'y a aucune marchandife dans<br />
P4
232. TABLEAU GRADVEZ<br />
ce pays, qui ne fournit même que très-peu de<br />
vivres: fa ftérilité lui fert de rempart affuré contre<br />
toute efpece d'avidité armée. La compagnie a encore<br />
fur la cöte d'autres établiffemens qui font<br />
moins confidérables , mais qui lui fervent a faciliter<br />
les Communications Sc a écarter les étrangers. II<br />
n'eft pas furprenant qu'avec de fi fages précautions<br />
Ja compagnie fe foit appropriée routes les produc -<br />
tions de l'isle. Les plus précieufes font: i°. Les<br />
amétiftes, les faphirs Sc des rubis, qui font trèspetits,<br />
a la vérité, 8c très-imparfaits : des maures<br />
qui viennent de la cöte de Coromandel les achctent<br />
en payant un prix modique , les taillent Sc les<br />
font vendre a bas prix dans les différentes contrées<br />
de 1'Inde. 2 0 . Le poivre que Ja compagnie achete<br />
huit fois la livre ; le café, qu'elle ne paie que quatre,<br />
Sc le cardamome qui n'a point de prix fixe. Les<br />
naturels du pays fo*t pareffeux Sc indolens, pour<br />
que ces cultures, qui font toutes-d'une qualité trèsïnférieure<br />
, puiffent jamais devenir confidérable.<br />
3 0 . Une centaine de balles de mouchoirs, de pagnes<br />
Sc de guingamps , d'un trés beau rouge , que<br />
les Malabares fabriquent a Jaffanapathan, oü iJs font<br />
établis depuis très-Iong-tems. 4 0 . Quelque peu d'iyoire<br />
Sc environ cinquante éléphans. On les porte<br />
a la cöte de Coromandel, Sc eet animal, doux<br />
Sc pacifique , va fur le continent augmenter 8c<br />
partager les périls Sc les maux de la guerre. Cet<br />
animal eft trop utile a l'homme dans cette isle pour<br />
qu'il ne lui foit pas affervi. 5 0 . L'arèque, qui croit<br />
fur une efpece de palmier. Ce fruit eft ovaire , a<br />
quelque relfemblance avec Ja daue, mais ij eft plus
DU COMMERCE EN HOILANDE. 233<br />
tefTerré par les deux bouts. Ce fruit n'eft pas rare<br />
dans la plupart des contrées de 1'Afie, Sc eft trèscommun<br />
a Ceylan. L'écorce de ce fruit eft épaiffe ,<br />
Kffe 8c membraneufe j le noyau qu'elle environne<br />
eft blanchatre, en forme de poire, 8c de la grolfeur<br />
d'une mufcade. La compagnie Hollandoife ach&te<br />
ce fruit a raifon de dix livres l'ammonan , 8c elle<br />
en vend trente-llx ou quarante livres fur les lieux<br />
mêmes, aux vailfeaux de Bengale , de Coromandel<br />
St des Maldives, qui le paient avec du riz , de<br />
grolfes toiles Sc des cauris. L'arèque a ceci de fingulier<br />
, c'eft que fi on le mange feul, comme le<br />
font quelques Indiens, il appauvrit le fang Sc donne<br />
la jauniffe ; mais il eft aifé de fe garantir de eet inconvénient,<br />
en mêlant ce fruit avec le bétel. Cette<br />
plante des Indes orientales rampe 8C grimpe comme<br />
le lierre , mais n'étouffe pas. L'agotis, petit arbre<br />
auquel elle s'attache Sc lui ferfrd'appui, 8c qu'elle<br />
aime finguliérement. On la cultive comme la vigne ;<br />
fes feuiiles font affez femblables a celles du citronnier<br />
, quoique plus longues Sc plus étroites a 1'extrêmité.<br />
Le bétel croit par-tout, mais on ne le voit<br />
profpérer que dans les lieux humides. Les Indiens<br />
font avec ces feuiiles Sc des aromates, une préparation<br />
qu'ils machent continuellement, les hommes<br />
pour fortifier leur eftomac Sc les femmes galantes<br />
pour s'exciter a 1'amour. L'ufage du bétel dans<br />
linde eft auffi fréquent que celui du tabac en<br />
France : il a 1'avantage de donner a Phaleine une<br />
odeur agréable : on n'entre pas chez les grands fans<br />
en avoir dans la bouche : on s'en préfente mutueb<br />
Jement lorfqu'on fe rencontre. Les Indiens vont Sc
2.34 TABLEAU GRADUEL<br />
viennent le bétel a la main , Sc s'en font entr'eux<br />
un petit commerce de politelfe Sc de galanterie.<br />
Le bétel , qui donne a la falive Sc aux levres une<br />
couleur rouge Sc enfanglantée , déplait aux étrangers<br />
; 8c les Indiens , par fon fréquent ufage , perdent<br />
quelquefois les dents a vingt-cinq ans. Les<br />
Indiens, a toutes les heures du jour, même la nuit,<br />
machent des feuiiles de bétel, dont 1'amertume eft<br />
corrigée par 1'areque dont elles font toujours enveleppées:<br />
on y joint conftamment du chunam ,<br />
efpece de chaux brülée, faite avec des coquilles:<br />
les gens riches y ajoutent fouvent des parfums qui<br />
flattent leur vanité. On ne peut fe féparer pour<br />
quelque tems fans fe donner mutuellement du bétel<br />
dans une bourfe , c'eft un préfent de 1'amitié qui<br />
foulage 1'abfence : on n'oferoit parler a fon fupérieur<br />
fans avoir la bouche parfumée de bétel ; ce<br />
feroit même une groftiéreté, tout au moins une<br />
grande impolitehe, de négliger cette précaution<br />
avec fon égal. On prend du bétel après. les repas,<br />
on mache du bétel durant les vilïtes, on fe préfente<br />
du bétel en s'abordant, en fe quittant, Sc toujours<br />
du bétel. Si les dents s'en trouvent affeéfies qu'impprte<br />
, 1'eftomac en eft plus fain Sc plus aftif:<br />
e'eft du moins un préjugé généralement établi aux<br />
Indes.<br />
II eft encore un autre commerce que les Hollandois<br />
font dans l'isle de Ceylan, Sc qui en eft<br />
un des principaux revenus, c'eft la pêche des perles.<br />
La perle , avant d'être habitante de l'air, a vécue<br />
dans 1'eau , logée comme la teigne aquatique ,<br />
dans une efpece de tuyau ou fourreau, intériey-
DV COMMERCE EN HOZZANDE. 235<br />
Tementtifiu de foie& couvert extérieurement de<br />
fabies, pailles, bois, coquilles, 8tc. Lorfque le<br />
ver hexapode veut fe changer en nymphe, il bouche<br />
1'ouverture de fon fourreau avec des fils d'un tiffu<br />
lache par Iequel 1'eau pénetre ; mais qui défend<br />
1'entrée aux infedfes voraces : fa chryfalide eft légérement<br />
gafée , 1'on découvre aifément alors la nouvelle<br />
forme de 1'infede. La perle , fur le point de<br />
changer d'élément, vient a fleur d'eau, quitte fon<br />
fourreau, s'éleve dans l'air , va jouir des douceurs<br />
de la campagne, voltige fur les fleurs St les arbres,<br />
mais bientót elle eft rappellée fur le bord de 1'eau<br />
pour y dépofer fes ceufs , d'oü 1'on voit naitre fa<br />
poftérité. ün trouve fréquemment dans des eaux<br />
dormantes de ces vers aquatiques, qui s'habillent<br />
avec la lentille d'eau , taillée , coupée én quarrés<br />
réguliers Sc ajuftée bout a bout.<br />
°Tous les coquillages bivalves, nacrés intérieurement,<br />
tels que 1'hirondelle , le marteau, la pintade<br />
grife 8c autres efpeces d'huitres, produifent<br />
des perles. On en trouve aufli dans les moules du<br />
nord ; mais il n'y a pas de coquillage qui fournifle<br />
de plus belles perles que 1'huitre nacrée qui fe pêche<br />
dans les mers orientales, dans l'isle de Tabago ,<br />
dans le golfe Perfique Sc fur les cötes de 1'Arabie.<br />
D'habiles plongeurs, accoutumés a retenir leur refpiration<br />
un quart-d'heure , font defcendus dans des<br />
corbeilles a plus de foixante pieds de profondeur:<br />
munis d'un inftrument de fer, ils détachent les<br />
huitres attachées aux rochers , les corbeilles pleines<br />
d'huitres, ils tirent une corde qui avertit ceux qui<br />
font dans la chaloupe de les enlever. Ils prétendent
i3 5 TABLEAU GRADVEZ<br />
qu'il fait aufli grand jour dans le fond de la mer<br />
que fur terre : ce qu'ils craignent le plus eft la rencontre<br />
de quelques requins ou autres poilfons voraces.<br />
Ces huitres tirées de la mer font expofées<br />
au foleil: a 1'inftant qu'elles s'ouvrent on en détache<br />
les perles. On va aufli a la pêche des perles<br />
dans le golphe du Mexique, fur les cötes de la<br />
Méditerranée , de 1'Océan, en Ecofle Sc aillcurs ;<br />
mais ces perles occidentales font moins eftimées.<br />
La nacre de perles entroit autrefois dans le fard<br />
des dames. On en fait aujourd'hui des manches de<br />
couteaux , de navettes, des tabatieres 8c autres<br />
jolis petits bijoux fort précieux. Les lapidaires appellat^<br />
nacre de perles des excrefcences en forme<br />
dans 1'intérieur des nacres; ils ont 1'adreffe de les<br />
fcier , de les joindre enfemble 8c de les mettre en<br />
oeuvre.<br />
Ce nacre de perles eft le réfultat de ces concrétions<br />
pierreufes, concentriques, calcaires, diffolubles<br />
aux acides , 8c d'une faveur terreufe,<br />
comme on en trouve dans le corps même des<br />
huitres, voila pourquoi quelques naturaliftes ont<br />
regardé ces fubftances comme une efpece de befoart.<br />
Les perles occidentales, comme on vient<br />
de le dire , font les moins eftimées: les plus belles<br />
font orientales. Les unes 8c les autres font naturellement<br />
blanches lorfque les huitres ne font point<br />
attaquées de maladies. Celles qui font jaunatres<br />
doivent leur couleur, foit a la maladie de 1'hutre ,<br />
foit au terrein vafeux , foit enfin au féjour dis huitres<br />
en tas fur la cöte. On nomme perles haroques,<br />
celles d'une forme irréguliere , telles que la plupart
i>ï/ COMMERCE EN HOLLANDE. 237<br />
ile celles qu'on tire des moules du nord, comme<br />
on 1'a dit ci-delfus. Linnseus a trouvé le fecret de<br />
faire groflir les perles. La découverte de ce naturalifte<br />
Suédois lui a procuré des titres de noblelfe<br />
qu'il auroit dü méprifer, 8c le droit de fe nommer<br />
un fuccelfeur a la place qu'il occupoit, qu'il auroit<br />
dü refufer. L'on a remarqué que les moules, piquées<br />
par les fcolopendres marins , contenoient les<br />
plus grolfes 8c les plus belles perles. L'ufage des<br />
perles pour le luxe 8c la parure des femmes, en<br />
a fait un trés-gros objet de commerce. Colliers ,<br />
bracelets , pendans d'oreilles, coërfures, ajuftemens,<br />
toutes ces parures introduites par le caprice,<br />
adoptées par la mode, perfe&ionnées par 1'art 8c<br />
le goüt ,'font des bijoux de toilette faits pour ajouter<br />
aux graces de la beauté 8c pour y fuppléer. Les<br />
dames de la Perfe 8c les Indiennes, achetent les<br />
perles au poids de 1'or. Le roi d'Efpagne deftina<br />
par dévotion les plus belles perles a 1'ornement des<br />
églifes. On voit a la Guadeloupe une ftatue de la<br />
vierge toute habillée de perles, de rubis 8c d'émeraudes.<br />
En France le prix des perles fe regie fur<br />
celui des pierreries. On ignore ce qui a pu donner<br />
lieu au bruit populaire, que 1'eftomac d'un juif a<br />
plus que celui d'un chrétien ou d'un mufulman, la<br />
faculté de nettoyer les perles en leur donnant plus<br />
de poids. La faculté qu'a la perle de fe dilfoudre,<br />
fait qu'on n'en rencontre prefque jamais de bien<br />
confervées dans les anciens tombeaux. Les perles<br />
recoivent de la nature le poli 8c le brillant que les<br />
pierres précieufes empruntent de 1'art: on en pêche<br />
au nord de Jaifanapathan 8c aux environs. Lecom|
238 T A B I E A V G RAD VEI,<br />
mandant Hollandois qui y réfide de la part des<br />
Etats-Généraux en a 1'intendance , de même que<br />
de la pêche qu'on en fait autour de l'isle de Manar.<br />
Les plus belles fe pêchent dans l'isle de Barein<br />
, prés de 1'Arabie Sc dans le golphe Perfique ,<br />
ou au cap de Comorin Sc prés de l'isle de Ceylan ,<br />
qui n'eft qu'a quinze lieues du continent. JI eft probable<br />
que celle-ci en fut détachée dans des tems<br />
plus ou moins reculés , par quelqu'éruption fpontanée<br />
de la nature : 1'efpace qui la fépare aftuellement<br />
de la terre eft rempli de bas-fonds qui empêchent<br />
les vailfeaux d'y naviguer. On trouve dans<br />
quelques intervalles quatre ou cinq pieds d'eau qui<br />
permettent a de petits bateaux d'y palfer. Les Hollandois<br />
, qui s'en attribuent la fouveraineté, y tiennent<br />
toujours des chaloupes armées pour exiger<br />
les droits qu'ils ont établis. C'eft précifément dans<br />
cqt endroit que fe fait encore aujourd'hui la pêche<br />
des perles qui fut autrefois d'un li grand rapport;<br />
mais qui fe trouve de nos jours tellement épuifé ,<br />
qu'on n'y peut revenir que rarement: on vifite a la<br />
vérité tous les ans ce banc, pour favoir a quel point<br />
il eft fourni d'huitres, mais communément il ne s'y<br />
en trouve que tous les cinq ou fix ans ••, alors la<br />
pêche eft affermée , 8c tout calculé, on peut la<br />
faire entrer dans des revenus de la compagnie pour<br />
deux cents mille livres. II fe trouve fur les mêmes<br />
cótes une coquille appellée xanxus , dont les Indiens<br />
de Bengale font des bracelets: la pêche y eft<br />
libre , mais le commerce en eft exclufif.<br />
Les Hollandois ont un gouverneur qui réfide a<br />
Colombo: ils croyoient avoir befoin autrefois de
'DU COMMERCE EN HOLLANDE. 239<br />
quatre mille foldats pour s'affurer les avantages<br />
qu'ils retiroient de l'isle de Ceylan 3 mais ils ont<br />
réduit ce nombre a quinze ou feize cents. Les dépenfes<br />
qu'ils font annuellement fe montent a deux<br />
millions deux cents mille livres ••, 8c fes revenus,<br />
de même que fes petites branches de commerce,<br />
ne rendent pas plus de deux millions de livres: ce<br />
qui manque fe prend fur les bénéfices que donne la<br />
cannelle. La compagnie doit fournir encore aux frais<br />
qu'occafionnent les guerres qu'on a de tems en<br />
tems a foutenir contre le roi de Candi, aujourd'hui<br />
feul fouverain de l'isle. Candi, qui en eft la capitale<br />
, ville affez grande & fort peuplée, eut beaucoup<br />
a fouffrir des Portugais pendant le tems qu'ils<br />
en furent les maitres.<br />
Les Hollandois ne peuvent fe diflimuler aujourd'hui<br />
que les divifions qui agitent de tems en tems<br />
cette isle , leur font bien fouvent funeftes. Dès<br />
qu'elles commencent, les peuples qui habitent les<br />
cótes, fe retirent la plupart dans 1'intérieur des<br />
terres. Malgré le defpotifme qui les attend , ils<br />
trouvent encore plus infupportable le joug Européen.<br />
Les Chalias n'attendent pas toujours les hoftilités<br />
pour s'éloigner, ils prennent quelquefois cette<br />
réfolution extréme a la moindre mélintelligence<br />
qu'on remarque entre le roi & les Hollandois. La<br />
perte d'uae récolte eft alors fuivie des dépenfes<br />
qu'il faut effuyer pour pénétrer, les armes a la<br />
main , dans un pays occupé de tous cótés par des<br />
rivieres, des bois, des ravins & des montagnes.<br />
Ce fut d'après des conlidérations fi puiffantes , que<br />
les Hollandois fe déterminerent a gagner le roi de
240 TABLEAU GRX nu EZ<br />
Candi par toures fortes de complaifances : iis lui<br />
envoyoient tous les ans un ambalfadeur chargé de<br />
riches prélens. Ils tranfportoient fur leurs vailfeaux<br />
fes prêtres a Siam, pour y étudier la reiigion, qui<br />
eft la même que la (ienne. Quoiqu'ils euffent conquis<br />
fur les Portugais les fortereffes, les terres qu'ils<br />
occupoient, ils fe contentoient d'être appellés par<br />
ce monarque , les gardiens de fes rivages : ils lui<br />
faifoient encore d'autres facrifices. Malgré des ménagemens<br />
fi marqués, la paix a été troublée plus<br />
d'une fois : la guerre qui a fini le 14 février 1766,<br />
a été la plus longue , la plus vive de celles que la<br />
défiance 8c le conflict: des intéréts ont excitées.<br />
Quand le monarque de l'isle de Ceylan s'eft vu<br />
chalfé de fa capitale 8créduit a errer dans les forêts,<br />
il a été facile a la compagnie Hollandoife de faire<br />
avec lui un traité très-avantageux: c'eft auffi ce<br />
qu'elle fit. Le monarque a reconnu la fouveraineté<br />
de la compagnie Hollandoife fur toutes les contrées<br />
dont elle étoit en poffeffion avant les troubles : on<br />
lui a abandonné la partie des cótes qui étoit reftée<br />
aux naturels du pays : on lui permet d'épeler la<br />
cannelle dans toutes les plaines, 8c la cour doit lui<br />
livrer la meilleure des montagnes, fur le pied de<br />
quarante 8c une livre cinq fois pour dix-huit livres.<br />
La compagnie eft encore autorifée a étendre le<br />
commerce par-tout oü elle verra jour a le faire<br />
avantageufement. La cour s'oblige a n'avoir 8C<br />
n'entretenir aucune liaifon avec aucune puiffance<br />
étrangere, 8c même a livrer tous les Européens<br />
qui pourroient s'être gliffés dans l'isle. Pour prix<br />
de tant de facrifices, la compagnie s'engage ü payer<br />
annuellement
BV COMMERCE EN HOZZANBÊ. 241<br />
annuellement la valeur de ce que les rivages cédés<br />
lui produilbient , St pn permet a fes fujets d'y<br />
aller prendre le fel néceffaire a leur confommation.<br />
Combien de précieux avantages la compagnie ne<br />
peut-elle pas fe procurer d'une fi heureufe pofition i<br />
II y a dans l'isle de Ceylan un fyftême deftructeur<br />
qui produit néceffairement les effets les plus<br />
funeftes : c'eft que les terres y appartiennent encore<br />
plus particuliérement au fouverain que dans le<br />
refte de 1'Inde : voila pourquoi les peuples y vivent<br />
dans la plus grande inaéfion. Ils font logés dans<br />
des cabanes , fans meubles, fe nourriffent de fruits ;<br />
les plus aifés, St comme par tout ailleurs, ce n'eft<br />
pas le plus grand nombre , n'ont pour tous vêtement<br />
qu'une piece de groffe toile, qui leur ceint le<br />
milieu du corps. Pourquoi ne pas diftribuer du<br />
terrein en propre a chaque familie ? N'eft-il pas<br />
probable que toutes les families gracieufées de cette<br />
maniere , oublieroient bientót St détefteroient<br />
même leur ancien fouverain, pour s'attacher k<br />
leurs bienfaiteurs , St au gouvernement qui s'occuperoït<br />
du foin de leur procurer leur félicité. Ces<br />
families travailleroient , confommeroient : c'eft<br />
"alors que l'isle de Ceylan jouiroit de 1'opulence , k<br />
laquelle la nature 1'a appellée ; elle feroit a 1'abrï<br />
des révolutions , St en état de foutenir St de protéger<br />
les établiffemens de Malabar St de Coromandel<br />
qui en ont befoin. Si l'isle de Ceylan paroït<br />
'fi éloignée de touchera ce termede félicité , c'eft<br />
'que les bons Bataves ne font encore guere familia-<br />
' rifés avec Ie fyftême de 1'humanité.<br />
Tome II.<br />
Q
242 TABLEAV GR AD VEI<br />
Commerce des Hollandois d la cöte de Coromandel»<br />
CETTE isle eft ainfi appellée, a caufe de 1'abondance<br />
du riz qu'elle produit ; mais fes principales<br />
richefles font les perles qu'on pêche auprès du cap<br />
Camorin, 8c les diamans qu'on y trouve : on a<br />
donné ci-defius une defcription des perles, celle<br />
des diamans mérite de trouver place ici. Le diamant<br />
eft la plus dure , la plus tranlparente 8c la<br />
plus précieufe de toutes les pierres, c'eft aufli la<br />
plus belle des produétions de la nature dans le regne<br />
minéral, 8c la matiere la plus chere du luxe. Llle<br />
fait en France 1'ornement 8c la parure des femmes,<br />
Ia richefle Sc le prix des bagues 8c autres<br />
bijoux. Les plus blancs Sc les plus gros font les<br />
plus eftimés. Les plus riches qu'on connoifie dans<br />
1'univers, font ceux du Czar, taillé en rond , qu'on<br />
évalue a 11723280 livres , il pefe 279 karats<br />
neuf quinzieme , a 150 le karat. Celui du grand<br />
duc de Tofcane, eftimé 2608,3 3 5 hvres , il pefe<br />
139 karats 8c demi , a 135 le karat 3 8c enfin ,<br />
les deux qui appartiennent au roi de France, le<br />
premier appellé fancy ou fans fi, ainfi appellé du<br />
nom d'un ambaifadeur, ou paree qu'il eft fans défaut,<br />
pefe 226 grains : il a couté 600000 livres.<br />
Lefecond appellé le régent, paree qu'il a été achetc<br />
par M. le duc d'Orléans, régent du royaume, pefe<br />
547 grains , Sc a coüté 2500000 livres, le diamant<br />
rélifte au feu. Expofé pendant le jour au foleil<br />
, il brille dans 1'obfcurité : échauffé par le frottement,<br />
il acquiert une vertu éleétrique •, fi le frottement<br />
fe fait contre un verre, le diamant devienc
Dt? COMMERCE EN HOLLANDE. 243<br />
pholphorique. Les diamans jaunatres brillent dans<br />
les ténebres , lorfqu'on les a fait rougir au feu. Les<br />
défauts des diamans fe nomment poiats & gendarmes.<br />
Les points font de petits grains blancs 8c<br />
tioirs \ les gendarmes, des grains plus grands en<br />
fagon de glacé brut. En fortant de la carrière , le<br />
diamant eft couvert d'une croüte grifatre : c'eft de<br />
la poudre même de cette croüte qu'on fe fert pour<br />
le polir. Le diamant rofe ou roferte eft taillé a<br />
facettes par - delfus , 8c plat en - delfous. Le diamant<br />
brillant eft taillé a facettes par-delfous comme<br />
par - delfus. II ne fe trouve de diamans que dans<br />
les Indes orientales 8c au Bréfil : ceux des Indes<br />
orientales font dans les royaumes de Golconde, de<br />
Vifapour, de Bengale 8c dans l'isle de Bornéo. On<br />
n'y compte que quatre mines , ou plutöt deux mines<br />
8c deux rivieres, dont 1'on tire les diamans. Ces<br />
mines font: i°. La mine de Raolconda dans la<br />
province de Carnatica , a cinq journées de Golconde<br />
8c a huit ou neuf de Vifapour 3 elle n'eft<br />
découverte que depuis environ 200 ans. Aux environs<br />
de cette mine , la terre eft fablonneufc 8c<br />
pleine de roches 8c de taillis. Dans ces roches fe<br />
trouvent plufieurs petites veines , d'oü les mineurs<br />
tirent le ïable , ou la terre dans laquelle lont les<br />
diamans. Ces mineurs font tout nuds, a la réferve<br />
d'un petit linge qui les couvre par - devant ; cette<br />
précaution 8c la préfence des infpeéteurs ne les<br />
empêchent pas toujours de détourner quelques pierres<br />
••, ils en avalent même fouvent d'une grolfeur<br />
afiez confidérable. La fecondc mine eft celle de<br />
Gani ou Coulour, a fept journées de Golconde»-<br />
9 2
244 TABLEAU G R A D U E L<br />
laquelle fut découverte il y a environ cent vingt arts*<br />
C'eft dans cette mine qu'on trouva cette fameufe<br />
pierre d'Aureng-Seb , empereur du Mogol , qui,<br />
avant que d'être taillée pefoit 907 rabis, qui tont<br />
793 karats 8c | de karat: les pierres n'y font pas<br />
nettes. II y a fouvent 60000 perfonnes qui y travailknt.<br />
3 0 . La mine de Soumelpour, qui eft un<br />
gros bourg du royaume de Bengale , affez prés du<br />
lieu oü fe trouvent 4es diamans, eft la plus anciennes<br />
de toutes. C'eft dans le gravier de la riviere de<br />
Gouel que les diamans fe trouvent, Cette riviere quï<br />
vient des hautes montagnes qui font du cöté du<br />
midi, paffe au pied du bourg 8c va fe perdre dans<br />
le Gange. C'eft de la que viennent toutes les belles<br />
pointes de diamant qu'on appelle pointes naïves.<br />
4 0 . La mine de Succadane, dans l'isle de Borneo<br />
eft peu connue, paree qu'il n'eft pas permis aux<br />
étrangers ni d'emporter, ni de trafiquer des pierres<br />
qui s'y trouvent. II s'en voit cependant d'affez belles<br />
a Batavia , que les infulaires y viennent vendre<br />
en cachette. La mine du Brélïl a été découverte<br />
par les Portugais au commencement de ce liecle ;<br />
c'eft la plus riche mine de diamans qui foit au<br />
monde. L'an 1740 , le roi de Portugal en a accordé<br />
la ferme a la compagnie de Rio - Janeiro<br />
}<br />
pour 13800 crufades.<br />
La perfe&ion du diamant confifte dans fon eau ,<br />
dans fon luftre 8c dans fon poids. Ses défauts font<br />
les glacés, les pointes de fable rouges ou noires.<br />
Un appelle diamant foible celui qui n'eft pas épais:<br />
diamant brut, celui qui eft taillé: diamant gendar»
BV COMMERCE EN HOLLANDE. 245<br />
meux , celui qui n'eft pas net: diamant brillant ,<br />
celui qui eft taillé en facettes deflus & deffous, Sc<br />
dont la table , ou principale facette du deffus eft<br />
plate : diamant en rofe, celui qui eft tout plat<br />
deffous & taillé deffus en diverfes petites faces,<br />
©rdinairement triangulaires, dont les dernieres d'enhaut<br />
fe terminent en pointe : diamant en table, celui<br />
qui a une grande facette quarrée par-deffus 8c<br />
quatre bifeaux qui 1'environnent.<br />
Les diamans d'une groffeur ou d'un prix extraordinaire<br />
fe nomme parangons. On dit un diamant<br />
parangon, pour dire un diamant excellent, ou qui<br />
n'a pas fon pareil. Les plus beaux diamans qu'on<br />
connoiffe , font ceux que nous avons défignés cideffus,<br />
auxquels on peut ajouter celui de M. Pitt,<br />
gentilhomme Anglois, qui pefe 547 grains parfaits.<br />
On fe flatte que le le&eur fera charmé d'avoir<br />
fous les yeux le mémoire fuivant, dreffé par un<br />
homme expérimenté dans le commerce' des pierres<br />
précieufes, a 1'aide duquel il eft fort aifé a faire<br />
juger de la valeur des diamans fins, de la taille de<br />
Hollande.<br />
De 1 grain , vaut 13 a 14 kV.<br />
De 1 grain 8tl vaut 24 è 5<br />
2<br />
De 2 grains , vaut 36 a 40<br />
De 2 grains &C I vaut 5° a 5 2<br />
De 3 grains , vaut 66 k 70<br />
De 3 grains St |vaut 100<br />
De 4 grains , vaut 108 a 110<br />
De 4 grains L vaut 15°<br />
De 5 grains , vaut 200 a 210<br />
Q %
Z46 TABLEAU GR A DU EL<br />
De 5 grains & i vaut 220 a 230 livres<br />
De 6 grains, vaut 300 a 330<br />
De 7 grains, vaut 400 k 450<br />
De 8 grains, vaut 560 a 60©<br />
De 9 grains, vaut 800<br />
De 10 grains 1000<br />
De 11 grains, vaut 1300<br />
De 12 grains, vaut 1500a i
BV COMMERCE EN HOZZANBE. 247<br />
les autres, lorfqu'ils font mis en ceuvre dans leurs<br />
chatons. On trouve dans les tranfaótions philofophiques<br />
de la fociété royale de Londres , année<br />
1745 , un mémoire de M. hlliot, fur la gravité<br />
fpécifique des diamans , dont le climat, la grolfeur<br />
& la tranfparence différent. Ces différences n'en<br />
produifent pas fur la gravité une de -I^.<br />
II y a des pierres, des cryftaux , dont on fait de<br />
faux diamans pour les habits de mafque, 8c particuliérement<br />
pour ceux des acteurs des opéra, tragédies<br />
8c comédies: il y a de ces diamans fi nets, fi<br />
•brillans, qu'on les a quelquefois pris pour de vrais<br />
•diamans. Quand on veut tailler des diamans, on<br />
commence par les égrifer, c'eft - a - dire , a les<br />
frotter lorfqu'ils font encore bruts, après les avoir<br />
maftiqués au bout de deux batons affez gros pour<br />
les tenir a la main.<br />
Les diamans ne fe peuvent tailler que par euxmêmes,<br />
St par leur propre matiere. C'eft de la<br />
poudre qui fort des deux diamans, qu'on égrife, 8c<br />
qui fe recoit dans une petite boite , qu'on nomme<br />
grifoir ou égrijbir, dont on fe fert pour les dégroffir<br />
8c pour les polir. On les taille 8c on lespolit<br />
è 1'aide d'un moulin qui fait tourner une röue de<br />
fer doux , qu'on arrofe de poudre de diamant dé-<br />
•layée avec de 1'huile d'olive. On fe fert auffi de la<br />
t4% TABLEAU GRAHUEL<br />
Une certaine fociété d'eccléfiaftiques, è qui fe*<br />
forfaits ont mérité fa diffolution, employoit fubtilement<br />
cette poudre de diamant pour fe défaire de<br />
ceux qu'elle redoutoit: on prétend que c'eft avec<br />
cette poudre qu'elle a empoifonné Ie pape Clément<br />
XIV. Le tour ou le moulin dont fe fervent<br />
les. diamantaires, eft un certain méchanifme, dont<br />
voici 1'explication.<br />
La tenaille , la vis de la tenaille , la coquille quï<br />
porte le maftic & le diamant au bout de la coquille<br />
, le diamant préfenté a la roue de fer pour<br />
être taillé a diverfes faces , la roue de fer tournant<br />
fur fon pivot. Les fiches de fer pour contenir la<br />
tenaille ; les petits fdurnons de plomb d'inégale<br />
pefanteur, dont on charge la tenaille a volonté<br />
pour la maintenir. La roue de bois, 1'arbre de la<br />
roue , qui eft coudé fous la roue, poür recevoir<br />
1'impulfion d'une barre qui fert de manivelle. La<br />
crapaudine d'acier oü roule le pivot de 1'arbre : la<br />
manivelle donnant le jeu a la roue par le coude de<br />
1'arbre , la corde de boyau qui paffe autour de la<br />
roue de fer & autour de la roue de bois. Si la<br />
roue de bois eft vingt fois plus grande que la roue<br />
de fer, celle-ci fera vingt tours fur le diamant<br />
pendant qu'un jeune gargon donne fans réfiftance,<br />
une centaine d'impullions a la manivelle, le diamant<br />
éprouve deux mille fois le frottement de la<br />
meule entiere : il obéit, malgré fa dureté aux fouhaits<br />
du diamantaire qui fuit des yeux Ie travail ,<br />
fans y prendre d'autre part que celle de déplacer le<br />
diamant, pour mordre fur une face nouvelle, 8c<br />
dy jeter a propos avec quelques gouttes d'huile, les
DV COMMERCB EN HOLLANbE. Ztf<br />
fnenues parcelles des diamans égrifés j d'abord 1'un<br />
contre 1'autre pour en ébaucher la taille. Les rubis,<br />
les faphirs 8c les topafes d'orient, fe taillent Sc fe<br />
fotment fur une roue de cuivre avec de 1'huile d'olive<br />
8c de la poudre de diamant. On les polit fur<br />
une autre roue, pareillement de cuivre , mais feulement<br />
avec du tripoli détrempé dans 1'eau. Les<br />
rubis - balais, les émeraudes, les hyacinthes , les<br />
amétiftes, les grenats, lesagathes, Sc autres pierres<br />
moins dures, n'ont befoin pour la taille • que<br />
d'une roue de plomb avec de 1'émail Sc de 1'eau ,<br />
8c pour le poli , d'une roue d'étain 8c de tripoli.<br />
La turquoife de vieille St de nouvelle roche, le<br />
lapis , le girafol, 1'opale , ne fe polilfent que fur<br />
une roue de bois aufli avec le tripoli.<br />
Tout leef eur qui aime a lire pour s'inftruire,<br />
loin de s'éffaroucher du long détail dans Iequel on<br />
vient d'entrer , en faura gré a 1'auteur ; quant au<br />
petit maïtre qui ne lit que pour amufer fon loifir<br />
Sc fe dérober a 1'ennui qui le dévore , qu'il laiffe la<br />
1'ouvrage, 8c déclame contre les digreflions, fans<br />
fin, 8c les fades épifodes de 1'auteur , Sc qu'il fe<br />
venge fur lui de fon ineptie 8c de fa futilité , rien<br />
de mieux a fi place , cela eft dans 1'ordre des chofes<br />
•, mais comme 1'on s'eft propofé de tirer parti<br />
de tout pour inftruire, aucune de ces confidérations<br />
ne pourra nous émouvoir : nous continuerons<br />
bon gré , malgré de nous appéfantir fur les détails.<br />
Qu'on nous permette donc de retourner joindre<br />
les Hollandois fur les cötes de Coromandel oü<br />
nous lesavons laiffés, 8c oü le commerce qu'ils font<br />
en diamans, eft celui qui les occupe le moins. Les
*5» T ABZEAV GXADVEZ<br />
Portugais dans les tems de leur profpérité avoient<br />
formé a la cöte de Coromandel quelques établiflëmens<br />
afiez médiocres.Us en avoient un a Négapathan,<br />
qui leur fut enlevé par les Hollandois l'an 1658.<br />
Cet établilfement s'accrut fucceflivement de dix ou<br />
douze villages qu'on remplit de tilferands. L'an<br />
ÏCJOO, on jugea a propos d'afiurer la tranquillité<br />
des colons par la conftruétion d'un fort $ 8c enfin ,<br />
l'an 1742 , on entourra Ia ville de murailles. C'eft<br />
la le centre oü fe réunilfent les toiles blanches,<br />
bleues , peintes , imprimées , fines 8c groflieres ,<br />
que la compagnie tire pour fa confommation d'Europe<br />
ou des Indes , foit de Bimilipatan , de Paliacate,<br />
de Sadraspatan , foit de fes comptoirs de la<br />
cöte de la pêcherie. Ces marchandifes qui forment<br />
communément quatre a cinq mille balles, qu'on<br />
porte a Négapathan fur deux chaloupes fixées dans<br />
ces mers pour cet ufage. Le trafic que font les Hollandois<br />
a la cöte de Coromandel, conlifte en fer,<br />
en plomb , en cuivre, en calin , en toute-nague ,<br />
poivre 8t épiceries. Ilsgagnent fur ces objets réunis<br />
un million, auquel on peut ajouter quatre-vingt<br />
mille francs que produifent leurs douanes. Les dépenfes<br />
que leurs coütent les divers établifiemens<br />
qu'ils ont fur ces cótes, fe monrenr a huit cents<br />
mille francs. On prétend que le frêt de leurs vaififeaux<br />
abforbe le refte des bénéfices. Le produit net<br />
du commerce de Coromandel n'eft donc pour la<br />
compagnie, que le profit qu'elle peut faire fur les<br />
toiles qu'elle en exporte. Son commerce dans le<br />
Malabar lui eft encore moins avantageux. II a<br />
commencé a - peu - prés dans le même tems, 8c
s>v COMMERCE EN HOZZANDE. I$Ï<br />
s'eft établi aux frais Sc dépens de la compagnie.<br />
Commerce des Hollandois fur les cótcs de Malabar.<br />
LA cöte de Malabar eft fenile en épiceries, en<br />
coton, en cocos 8c en noix d'Inde. L'arbre qui<br />
produit le coco eft une efpece de palmier , qui<br />
fuffit a prefque tous les befoins de la vie: les fruits<br />
de cet arbre fourniffent feuls a un petit ménage 1'aliment,<br />
la boifTon, les meubles, la toile , 8c un<br />
grand nombre d'uftenliles. Ils croiffent en Afie,<br />
en Afrique 8c en Amérique ; les feuiiles grandes 8c<br />
larges fervent de papier pour écrire 8c de tuile<br />
pour couvrir les maifons. On en retire des fils propres<br />
a faire des voiles de navire, on monte le long<br />
des jeunes arbres avec des echelles de jonc, on y<br />
fait des incifions, on en recueille un fuc vineux,<br />
c'eft une boiffon agréable: ce fuc diftillé fournit<br />
une bonne eau-de-vie. Le fuc des fécondes incifions<br />
donne du fucre par 1'évaporation. La noix da<br />
coco coupée avant fa maturité , fournit une boiffon<br />
aigrelette trés - odorante. Un peu plus müre,<br />
la moéllè renfermée dans 1'écorce, prend de la confiftance,<br />
8c eft bonne a manger. L'amande du coco<br />
donne par trituration un lak doux a boire : on en<br />
retire une, huile pour faire cuire le riz: on s'en fert<br />
auffi pour s'éclairer. La coquille eft dure, ligneufe,<br />
on en fait des vafes, des mefures. A Dieppe, on en<br />
fabrique des gobelets 8c autres petits ouvrages nuancés<br />
de diverfes couleurs 8c du plus beau poli. Les<br />
Indiens font avec la bourre rougeatre qui entoure<br />
ce fruit, des toiles,des cables, des cordages.<br />
Quant au coton, c'eft le fruit d'un arbre qu'on
251 TABZEAV GR A DU EZ<br />
nommecotonnier.il croit dans 1'üne 8c 1'autre Inde:<br />
on en diftingue de plufieurs elpeces , les unes en<br />
arbre, d'autres herbaeéês 8t annuellés. Les cotoniers<br />
ne demandent prefque pas de culture : leurs<br />
gouffes rondes contiennent des femences enveloppées<br />
par des aigrettes de coton. Le cotort de pierre<br />
eft celui oü les graines , au lieu d'être éparfes dans<br />
la gouffe , font ramaffées en tas d?ns le centre, ferrées<br />
8c enveloppées du duvet. C'eft la plus belle<br />
efpece : on en éleve beaucoup a la Martinique 8c<br />
dans plufieurs des autres isles francoifes. On cultive<br />
aux Antilles le cotonnier de Siam t le coton en eft<br />
d'un beau jeaune , d'une trés-grande fineffe. Les<br />
ouvrages faits de ce coton font très-eftimés a caufe<br />
de leur belle couleur naturelle. A la Chine, on feme<br />
après la récolte , ce cotonnier herbacé. Peu de tems<br />
après on en retire le coton. Dans les isles , on ne<br />
laiffe monter les cotonniers qu'a la hauteur de huit<br />
a dix pieds : tous les trois ans, on les coupe rafe<br />
terre. Ils pouffent de nouveaux jets : la récolte en<br />
eft plus belle , plus facile, elle fe fait en été 8c en<br />
hiver. La première eft plus abondante, on ramaffe<br />
toutes les gouffes lorfqu'elles font müres , on les<br />
met dans un panier, on les expofe au foleil pour<br />
qu'elles s'ouvrent , on les porte au moulin qui fépare<br />
la graine du coton , on en fait des balles de<br />
deux cents jufqu'a trois cents livres. Quelle indufi<br />
trie finguliere dans ia maniere de le préparer!<br />
Quelle différence de la toile, de la futaine , du bafin<br />
, du velours de coton , de la tapifferie , a<br />
ces mouffelines fines, chefs - d'ceuvre de 1'art ! Le<br />
choix des cotons 8c l'induftrie nous procurent ces
DÜ COMMERCE EN HOLLANDS. 253<br />
tiches variétés. On en a fait des bas du poids de<br />
deux onces jufqu'a foixante & huitante livres : on<br />
retire aufli du coton des arbres nommés fromager<br />
Sc mahot.<br />
Le frotnager eft un arbre des Antilles Sc des Indes<br />
, ainfi nommé a caufe de la forme Sc de la<br />
fragilité de fon bois ; fes racines lui fervent d'arcboutans<br />
a huit pieds de hauteur : il vient de bouture<br />
, croit promptement, eft fiexible 8c donne<br />
beaucoup d'ombre 3 fes épines mettent fa délicatefle<br />
a 1'abrï des infultes Sc de 1'étourderie. Les<br />
habitans font fervir fes épines aux mêmes ufages<br />
que les cloux. Les canots qu'ils font avec le bois de<br />
fromager font de peu de durée : il faut les renouveller<br />
fouvent. Ses fleurs rouges ou blanches font<br />
fuivies de petits fruits en tuyaux qui contiennent<br />
une efpece de laine ou de coton fin, foieux St<br />
luifant, ce qui lui a fait donner le nom de gojjampin,<br />
trop courte pour être filée. Les Indiens en<br />
font des lits, des couflins fort mollets d'une douceur<br />
Sc d'une chaleur trés douce 3 mais elle prend<br />
feu comme de 1'amadou Sc fe confume avant qu'on<br />
puiffe 1'éteindre , ce qui exige de grandes précautions<br />
: peut - être entreroit - elle avec fuccès dans<br />
la fabriqöc des chapeaux. *<br />
Le mahot croit en Guyanne , aux isles Antilles<br />
dans les lieux marécageux : on retire des gouffes<br />
un coton doux au toucher , jaune , mais fi court<br />
qu'on ne le peut filer. II eft chaud , Sc peut être<br />
employé pour filer les étoffes. On fait ufage de 1'é*<br />
corce du mahot pour calfatrer les vailfeaux Sc faire<br />
des cordss.
254 TABLEAU GRADUEZ<br />
:<br />
II nerefte plus qu'a décrire la noix; mais on eri<br />
diftingue de diverfes fortes: la noix des barbares,<br />
la noix de Bengale ou myrobolans, noix deBicainiba<br />
St noix de galle.<br />
. La noix des barbares<br />
?<br />
autrement ricin, eft une<br />
efpece de feves purgatives fort connue dans les climats<br />
chauds de 1'un St 1'autre continent au Senegal<br />
, en Egypte, dans les deux Indes St en Amérique.<br />
Ces fruits viennent les uns fur des arbres, les<br />
autres fur des arbrilfeaux , ou fur des plantes. Le<br />
•palma Chrifli que 1'on cultive dans nos jardins, 8c<br />
qui s'eft comme naturalifé dans nos climats eft une<br />
efpece de ricinier. Les pignons d'Inde 8t de barbarie<br />
ou grain de tilly, font des efpeces de ricins<br />
, ainfi que le fruit du medicinier d'Efpagne.<br />
En général, tous les ricins font violemment purgatifs<br />
, acres , 1'ufage intérieur n'en eft ordonné<br />
qu'avec les plus grands ménagemens 5 autrement<br />
il feroit nuifible St pourroit même caufer la mort.<br />
L'huile qu'on retire des ricins a les mêmes vertus,<br />
elle eft puante : on n'en fait guere d'ufage que pour<br />
brüler St dans les onguens. Appliquée comme<br />
iopique , elle eft réfelutive St vermifuge. Les<br />
Indiens préparent avec l'huile exprimée de pignon<br />
d'Inde la pomme royale purgative dont 1'odeur feule<br />
purge les~perfonnes délicates. C'eft un orange ou<br />
va citron infufé pendant un mois dans cette huile<br />
prelfée dans les mains , échauffée St refpirée fortement<br />
: on ne tarde pas éprouver des atteintes<br />
purgatives.<br />
Noix de Bicuiba. Ce fruit des Indes fournit,<br />
en brülant, une huile dont 1'épreuve médicale a
'Bv COMMERCE EN HOLLANDE. 255<br />
'été faite avec fuccès fur des cancers 8t dans des<br />
accès de colique.<br />
La noix de galle eft une excrohTance végétale<br />
occafionnée par la piqüre d'un infedte qui dépofe<br />
fes ceufs fur les chênes du levant. Elles viennent<br />
d'Alep. La tekture violette ou noire qu'elles donnent<br />
a la folution du vitriol, la rend propre a faire<br />
de 1'encre. Les chapeliers , foulons , teinturiers,<br />
tanneurs en font ufage \ les plus noires St les plus<br />
pefantes lont les meilleures.<br />
La noix vomique eft 'un fruit qui contient des<br />
amandes au nombre de quinze r il vient fur un trèsgros<br />
arbre de Malabar St de la cóte de Coromandel<br />
, qui relfemble beaucoup a celui connu fous le<br />
nom de bois coulevre.La noix vomique eft un violent,<br />
poilbn pour l'homme St les animaux 3 ceux qui en<br />
mangent, éprouvent, au bout d'un quart - d'heure<br />
ou d'une demi • heure , un déchirement d'eftomac ,<br />
des contra&ions de nerfs , des convulfions épileptlques<br />
8t la mort: une potion d'eau pour les oifeaux,<br />
St une potion de vinaigre pour les chiens, font des<br />
remedes indiqués dans {'Encyclopédie.<br />
La noix - terre ou terre - noix eft une plante<br />
trés - commune en Angleterre St en Hollande 5 elle<br />
fe plait dans les lieux humides St terres a blé. Sa<br />
;<br />
racine balbeufe a le goüt de chataigne. Ün la<br />
mange bouillie ou cuite fous Ia cendre.<br />
On trouve fur les cótes de Malabar une elpece<br />
- de figuier , nommé Térégam ; fa racine , broyée<br />
dans le vinaigre , préparée avec le cacao St prife a<br />
jeün le matin , eft trés - rafraichiftante.<br />
La cóte de Malabar eft partagée en trois princi-
1$.6 TASZJSAU GHAliÜMZ<br />
paux royaumes, fa voir: celui de Canatior 'de :<br />
Calicut 6c de Cochim.<br />
Cananor , autrefois la capitale du premier , appartient<br />
aux Hollandois;, c'eft une grande ville, bien<br />
fortifiée oü il fe fait un grand commerce de poivre<br />
, qui croit dans les environs : il y croit aufli<br />
quantité de bois d'ébcne.<br />
Les Hollandois ont encore un fort prés de la<br />
ville de Cranganor, capitale du royaume de ce<br />
nom , dont le roi eft valfal de celui de Calicut ;<br />
c'étoit autrefois la réfidence de 1'archevêque d'Angamale<br />
, que le roi de Portugal nomme encore<br />
?<br />
aufli bien que ceux de Cochin , Méliapour ou<br />
Saint - Thomé 6c Malaca ; mais c'eft feulement<br />
pour 1'honneur 6c le titre.<br />
Les Hollandois ont trouvé le moyen de s'alfujettir<br />
le roi de Cochin , qui fe dit leur allié \ mais<br />
qui , dans le vrai , eft leur valfal ; aufli ont - ils<br />
foin d'entretenir toujours une fort bonne garnifon a<br />
Cochin , depuis qu'ils ont enlevé cette ville aux<br />
Portugais : c'étoit un évêché du tems que les Portugais<br />
en étoient maitres.<br />
La compagnie Hollandoife tire du Malabar deux<br />
'millions pefant de poivre , qui eft porté fur des<br />
chaloupes a Ceylan, óü il eft verfé dans les vaiffeaux<br />
qu'on y expédie pour 1'Europe. Elle ne paie<br />
que cent nonante-deux livres le candy de cinq<br />
cents livres , que les autres compagnies achetent<br />
deux cents quarante livres , qui coüte même cent<br />
huitantc-huit livres aux négocians particuliers;<br />
mais le bénéfice qu'elle peut faire fur cet article,<br />
eft plus qu'abforbé par. les guerres fanglantes dont<br />
il eft l'occafioru<br />
Les
DV COMMERCE EN HOLLANDS. 257<br />
Les ventes de la compagnie fe réduifent k un<br />
peu d'alun, de benjoin , de camphre, de toutenague<br />
, de fucre , de fer, de calin, de plomb ,<br />
de cuivre & de vif argent. Le vailfeau qui a<br />
porté cette médiocre cargaifon, s'en retourne k<br />
Batavia avec un chargement de kairce pour les befoins<br />
du port. La compagnie gagne au plus fur<br />
ces objets 360,000 livres, qui avec 120,000 livres<br />
que lui produifent fes douanes, forment une<br />
maffe de 480,000 livres dans la plus profonde<br />
paix. L'entretien de fes établiflémens lui coüte<br />
464,000 livres , de forte qu'il ne lui refte que<br />
16,000 livres pour les frais de fon armement:<br />
ce qui ne peut du tout fuffire.<br />
Golonefs, directeur général de Batavia, fe faifoit<br />
donc une bien grolfiere illufion , lorfqu'il ofoit<br />
avancer que l'établtffement de Malabar qu'il avoit<br />
long - tems régi, étoit un des plus importans de la<br />
compagnie , aufli le général Moffel qui avoit tout<br />
autre télefcope, n'a point craint de dire : «je fuis<br />
» fi éloigné de cette facon de penfer, que je fou-<br />
» haiterois que la mer 1'eüt englouti il y a prés<br />
» d'un fiecle ». En effet, ce n'eft qu'aux dépens<br />
des Hollandois que cet établiffement s'eft formé<br />
fur les cötes de Malabar , & voici de quelle maniere.<br />
Depuis que les Portugais avoient perdu<br />
Ceylan , ils vendoient en Europe la cannelle fauvage<br />
de Malabar, k- peu -prés fur le même pied<br />
qu'on avoit toujours vendu la véritable. Quoique<br />
cette concurrence ne put pas durer , elle donna de<br />
1'inquiétude aux Hollandois qui ordonnerent l'an<br />
ï66i , a leur général Vangoens, d'attaquer Co~<br />
Tome IL R,
258 TABLEAU GRADUEZ<br />
chin. A peine avoit - il invefti la place , qtfil apprfï<br />
que fa patrie avoit, fait la paix avec le Portugal»<br />
Cette nouvelle fut tenue fecrette : on précipita les<br />
travaux , Sc les afliégés, rebutés par des aflauts<br />
continuels fe rendirent le huitieme jour. Lelendemain<br />
une frégate , partie de Goa , apporra les articles<br />
de la paix. Le vainqueur ne juftifia pas<br />
autrement fa mauvaife foi , qu'en difant que ceux<br />
qui fe plaignoient avec tant de hauteur , avoient<br />
tenu quelques années auparavant la même conduite<br />
dans le Brelil.<br />
Après cette conquête, les Hollandois fe crurent<br />
folidement établis dans le Malabar. Cochin leur<br />
parut propre a protéger Cananor Sc Culan dont ils<br />
•enoient de s'emparer , 8c le comptoir de Porca<br />
qu'ils projettoient dès - lors, Sc qu'ils ont en effet<br />
formé depuis. L'événement n'a pas répondu aux<br />
efpérances qu'on avoit concues. La compagnie n'a<br />
pu réuflür, comme elle 1'efpéroit , a exclure de<br />
cette cöte les autres nations européennes. Elle<br />
n'y trouve que les mêmes marchandifes qu'elle a<br />
dans fes autres établiffemens, Sc la concurrence<br />
les lui fait acheter plus cher que dans les marchés<br />
oü elle exerce un privilege exclufif. Paffons<br />
aux autres établiffemens des Hollandois.<br />
Empire des Hollandois dans Visie de Java.<br />
L'ISLE de Java eft féparée de celle de Sumatra<br />
par le détroit de la Sonde. On y recueille du riz ,<br />
du fucre, du poivre trés - eftimé, du gjngembre 8c<br />
du benjoin. Le riz eft une plante qui fe plak tellement<br />
dans les lieux humides qu'elle croit dans
Du COMMERCE EN HOLLANDE. 259<br />
Peau ; mais elle a befoin de 1'ardeur du foleil pour<br />
mürir. Ses graines qui nous viennent des Indes<br />
orientales , du Piémont, de la Caroline 8c d'Efpagne<br />
, font un bon aliment, nourriffant 8c pedtoral.<br />
Les Indiens en font de bons pains 8c des ga •<br />
teaux : ils en tirent par la diftillation , un eforit<br />
ardent qu'ils nomment Arack. Dans 1'Afie 8c furtout<br />
dans l'isle de Ceylan , on feme la graine de<br />
riz dans les terreins fangeux. L'on a encore foin<br />
d'y creufer des puits qui regoivent 1'eau de pluie ,<br />
8c entretiennent 1'humidité du terrein, au poinB<br />
que lorfque les inondations furviennent, les cultivateurs<br />
ont de 1'eau jufqu'aux jambes. A 1'approche<br />
de la moilfon, on fait deffecher le terrein, 8c<br />
fans fe fervir de batteurs, les graines font foulées<br />
aux pieds des bceufs. On les recueille enfuite dans<br />
des facs qu'on enferme dans des pots de terre<br />
cuiïe ou des paniers couverts, afin de les garantir<br />
des infectes 8c des rats.<br />
Le fucre vient dans des rofeaux qu'on appelle<br />
cannes a fucre, qu'on trouve dans les Indes, aux<br />
isles Canaries 8c dans les pays chauds de 1'Amérique.<br />
Ces rofeaux fe plaifent dans les terreins gras<br />
8c humides: on en éleve auffi dans les ferres chaudes.<br />
Les plantations en font faciles: on couche les<br />
tiges de rofeau dans les fillons préparés. De chaque<br />
nceud s'éleve une tige \ lorlqu'elles font müres, on<br />
en öte les feuiiles , on les écrafe fous des meules,<br />
on en retire une liqueur douce, vifqueufe , qu'on<br />
nomme miel de canne : le fel effentiel qu'il contient,<br />
eft le fucre. Comme cette liqueur eft très-fufcepïible<br />
de fermentation, au lieu de retirer le fucre<br />
Rz
z6o TABLE AV c R A D V E t<br />
par cryftallifation , on emploie la voie la plus<br />
prompte de la coagulation. On met ce miel dans<br />
des chaudieres fur le feu : on y ajoute a plufieurs<br />
reprifes de 1'eau de chaux 8c une leiïive de cendres ;<br />
la liqueur fe clarifie , fe coagule ou fe cryftallife<br />
confufément: c'eft la mofconade. Celle qui refte<br />
liquide 8c qui en découle eft la mélajje : fermentée ,<br />
on en tire par diftillation une eau-de-vie de fucre<br />
appellée taffia. On fait fondre la mofconade dans<br />
1'eau pour la purifier : on réitere les mêmes opérations,<br />
elle parolt fous la forme connue de caffonade.<br />
On la met dans des vafes de terre coniques ,<br />
percés par le fommet; on verfe delfus de la terre<br />
blanche délayée dans de 1'eau. Cette eau , en defcendant<br />
8c filtrant a travers la calfonade, dépouille<br />
le fel effentiel du fucre de toutes les particules<br />
mielleufes qui 1'enveloppent. C'eft en réitérant ces<br />
opérations qu'on parvient par degrés jufqu'a obtenir<br />
le fucre blanc plus fin , le plus pur, le plus<br />
brillant, nommé fucre royal. II eft fee , fonore :<br />
frotté dans 1'obfcurité avec un couteau, il donne<br />
un éclat phofphorique. On dit qu'il faut douze cents<br />
livres de fucre raffiné pour donner fix cents livres<br />
de fucre royal. II y a des raffineries dans plufieurs<br />
endroits , même dans les cofonies. La qualité des<br />
fucres varie, fuivant les endroits 8c la maniere dont<br />
on les prépare. Le fucre de la raffinerie d'Orléans,<br />
quoique moins blanc que celui de Hollande 8c<br />
d'Angleterre eft plus eftimé , paree que moins dépouillé<br />
de fes parties mielleufes , il fucre davantage.<br />
Le fucre du Brefil eft moins blanc , plus<br />
huileux 8c plus gras que celui de Saint-Domingue
vu COMMERCE EN HOLLANVE. 261<br />
êc de la Jamaïque. Celui d'Egypte eft eftimé plus<br />
doux 8c plus agréable que celui de 1'Amérique. Le<br />
fucre , fous la forme de fa cryftallifation naturelle<br />
eft le fucre candi: on le prépare, on en modifie<br />
le goüt de mille manieres diverfes: fon ufage modéré<br />
eft très-falutaire. Un morceau de fucre a la<br />
fin du repas facilité la digeftion ••,fondu dans 1'eaude-vie<br />
, c'eft un excellent vulnéraire. Ün retire du<br />
bambou , de 1'érable du Canada, un fel elfentiel,<br />
analogue a celui du fucre. Margraff a même fait<br />
des effais pour en retirer de plufieurs de nos plantes<br />
potageres, telles que carottes, panais, betteraves,<br />
poirées blanches 8c rouges.<br />
II refte un mot a dire du fucre d'érable : on obrient<br />
ce fucre par évaporation d'une liqueur fucrée<br />
que 1'on retire par incifion d'une efpece d'érable<br />
qui croit en Virginie 8c au Canada, C'eft depuis lé<br />
mois de mars jufqu'a la fin de mai, que les habitans<br />
font récolte de cette liqueur : ils font une incifion<br />
ovale julqu'aux fibres ligneufes •, car c'eft<br />
d'elles que fort la liqueur fucrée. Ils adaptent une<br />
petite canule de bois 8c la recoivent dans des vafes:<br />
dès que la feve commence a monter dans 1'écorce ,<br />
la liqueur n'eft plus bonne 8c n'a qu'un goüt herbacé.<br />
Si 1'on faifoit plufieurs incifions a un arbre<br />
on le feroit périr. Les jeunes arbres donnent une<br />
certaine quantité de liqueur, mais elle eft moins<br />
fucrée que celle qui eft fournie par les vieux. Cette<br />
liqueur, trés - agréable a boire , a 1'avantage d'être<br />
très-apériiive 8c de ne pas incommoder, lors même<br />
qu'on la boiroit étant en fueur. La bonté du fucre<br />
z6i TABLEAU G RA DU EL<br />
cuiflbn. Cerit livres de liqueur produifent dix livres<br />
de fucre. On prépare tous les ans au Canada douze<br />
a quinze mille pefans de fucre ; on le falfifie dans<br />
la préparation en y mettant un peu de farine: il eft<br />
plus blanc, mais d'une faveur 5c d'une odeur moins<br />
agréable. Cet arbre peut s'élever dans nos climats;<br />
fes qualités y font altérées ••, il ne paroït pas qu'il<br />
puilfe y fournir une liqueur fucrée : au bout de dix<br />
ans il ne porte encore ni fleurs ni fruits.<br />
Nous avons eu occafion ci-delfus de donner la<br />
defcription du poivre : il nous refte ici k donner<br />
celle du gingembre.<br />
Cette plante étoit originaire de la Chine, du<br />
Malabar, de l'isle de Ceylan: on 1'a tranfportée<br />
aux Antilles en Amérique; elle y croït très-bien,<br />
ainfi qu'a Cayenne. Cette racine eft d'un goüt trèsvif,<br />
très-piquant, propre a divifer , incifer les humeurs<br />
Sc a exciter k 1'amour : on 1'emploie pour<br />
falfifier le poivre en poudre. Les Indiens rapent le<br />
gingembre dans tous leurs ragoüts. Quelques peuples<br />
mangent ces racines vertes en falade: a Cayenne<br />
on les mange comme des raves; on en prépare des<br />
marmelades d'un goüt agréable, dont les marins<br />
font ufage.<br />
Le benjoin eft une réfine d'un arbre appellé chez<br />
les Siamois heloot. Celle qui na pas refté longtems<br />
a 1'arbre eft la plus belle : on 1 appelle benjoin<br />
en larmes. Le benjoin en forte eft d'une couleur<br />
brune & mêlée d'ordure. Cette réfine fragile &. inflammable<br />
, eft une efpece d'encens d'une odeur<br />
fuave ; on 1'emploie avec fuccès pour la pouflè 8c<br />
ia loux opiniatre des chevaux. Subümée dans une
DU COMMERCE EN HOLLANDE. 163<br />
cucurbite en fleurs argentées, elle arrête les progrès<br />
de la gangrene : on la drflbut dans de 1'efprit de<br />
vin.Quelques gouttes de cette diflblution dans 1'eau ,<br />
forment ce qu'on appelle lait virginal comejiique,<br />
en ufage a la toilette des dames.<br />
L'isle de Java ne produit pas feulement du benjoin<br />
, du poivre très-eftimé , du fucre 8c du gingembre<br />
, mais encore des fruits excellens : on y<br />
trouve auffi des mines d'or , d'argent, de cuivre ,<br />
de rubis , de diamans 8c de très-belles émeraudes.<br />
Parmi les fingularités de cette isle, on remarque<br />
certains ferpëns d'une longueur 8c d'une groffeur<br />
extraordinaires : il y a quelque tems qu'on esprit<br />
bn qui avoit plus de vingt pieds de long 8c qui étoit<br />
gros a proportion. Ün y voit un volcan qui jete<br />
des flammes avec beaucoup de violence. La reiigion<br />
des habitans naturels du pays eft la mahométane ,<br />
•qui leur a été apportée par un Arabe dont le tombeau<br />
eft en grande vénération parmi eux. Les Hollandois<br />
poffedent une bonne partie de cette isle 5<br />
le refte dépend de 1'empereur de Mama.11, qu'on<br />
appelle auffi 1'empereur de Java.<br />
Cette isle peut avoir deux cents lieues de long,<br />
fur une largeur de trente a quarante \ elle fut auïrefois<br />
foumife a un feul monarque : le peuple fe<br />
croyoit originaire de la Chine , quoiqu'il n'en eut<br />
plus ni la reiigion, ni les mceurs. Un mahométifme<br />
fort fuperftitieux en étoit le culte dominant j 1'idolatrie<br />
étoit la reiigion d'un petit nombre qui<br />
habitoit 1'intérieur du pays , 8c c'étoit tout ce qu'il<br />
y avoit d'honnêtes gens dans cette isle. Les Hollandois<br />
s'en' emparerent l'an 1619 3 e U e étoit alors<br />
&4
i&4 TABLEAU G R A T> U E Z<br />
partagée entre plufieurs fouverains qui étoient continuellement<br />
en guerre les uns avec les autres. Ces<br />
diftèntions éternelles avoient entretenus chez ces<br />
peuples 1'oubli des mceurs 8c 1'elprit militaire. Le<br />
Javanois n'abordoit point fon frere fans avoir le<br />
poignard a la main , toujours en garde contre un<br />
attentat, ou toujours prêt a le commettre. Ennemis<br />
de 1'étranger, dans une continuelle défiance entr'eux<br />
, ils ne foupiroient qu'après le moment de<br />
frapper quelques viétimes de leur relfentiment: on<br />
auroit dit que 1'envie de fe nuire, 8c non le befoin<br />
de s'entr'aider, les eüt ralfemblés en fociété. Jamais<br />
il n'y eut de nation plus exafpérée par la haine;<br />
c'eft la que l'homme étoit réellement un loup pour<br />
l'homme: homo homini lupus. Les grands avoient<br />
beaucoup d'efclaves qu'ils achetoient, qu'ils faifoient<br />
a Ia guerre , ou qui leur étoient livrés pour<br />
dette: ces efclaves étoient traités avec la plus grande<br />
inhumanité; ils étoient condamnés a cultiver la<br />
terre 6c a faire tous les travaux les plus pénibles.<br />
Le Javanois machoit du bétel, fumoit de 1'opium,<br />
vivoit avec fes concubines, combattoit ou dormoit j<br />
cependant ils ne manquoient pas d'efprit, mais les<br />
principes moraux leur étoient tout-a-fait étrangers,<br />
a-peu-près comme ils le font aujourd'hui au peuple<br />
papifte. Les Javanois étoient des hommes, qui d'un<br />
gouvernement alfez bien organifé, étoient palfés<br />
rapidement a une elpece d'anarchie, 6c qui fe<br />
livroient fans frein aux mouvemens impétueux dont<br />
la nature eft fi libérale dans ces climats.<br />
A Ia vue d'un <strong>tableau</strong> fi effrayant, les intrépides<br />
Bataves ne peidirent point courage ; la compagnie
DÜ COMMERCE-SN HOLLANDS. 265<br />
ne craignoit que d'être traverfée par les Anglois ,<br />
qui étoient alors en poffeffion d'une partie du commerce<br />
de cette isle 3 mais la foiblefle de Jacques<br />
premier Sc la corruption de fon confeil, leverent<br />
bientót tout obftacle. Les Anglois furent tellement<br />
ïntimidés, qu'ils fe lailferent lupplanter, fans faire<br />
des efforts dignes de leur courage. Les naturels du<br />
pays, privés de cet appui, furent bientót alfervis:<br />
il eft vrai que ce fut 1'ouvrage du tems, de l'adrelfe<br />
& de la politique. Les Portugais avoient une politique<br />
excellente a 1'égard des princes qu'ils vouloient<br />
mettre ou tenir fous leur joug ••, c'étoit d'envoyer<br />
leurs enfans a Goa , pour y être élevés aux<br />
dépens de la cour de Lisbonne , Sc s'y naturalifer<br />
en quelque maniere avec fes mceurs Sc fes principes •,<br />
mais pour s'afturer du fuccès, il n'auroit pas fallu<br />
admettre ces jeunes gens a leurs plaifirs les plus<br />
criminels Sc a leurs plus honteufes débauches : il<br />
n'en pouvoit réfulter que les plus funeftes effets, la<br />
haine Sc le mépris dans le cceur des jeunes éleves<br />
pour des inftituteurs fi corrompus.<br />
Cette pratique fut adoptée par les Hollandois ,<br />
mais ils la perfeétionnerent : ils s'appliquerent a<br />
bien convaincre leurs éleves de la foibleffë, de la<br />
légéreté Sc de la perfidie de leurs fiijets, 8c plus<br />
encore de la puiffance, de la fageffe , de la droiture<br />
Sc de la fidélité de la compagnie. Ce fut avec<br />
cette politique que les Hollandois affermirent leurs<br />
ufurpations ; mais héfas, il faut le dire a la honte<br />
des Bataves, ils employerent auffi la perfidie, la<br />
cruauté comme autant de moyens fürs pour réuflir<br />
dans leurs entreprifes: St voici comme ils fe conduifirent.
i6
EU COMMERCE EN HOLLANDE. 267<br />
fubjuguer. II y avoit d'ailleurs une autre raifon qui<br />
déterminoit la compagnie a prendre ce parti 8c a<br />
fè donner un air de grandeur. Les Hollarjdois avoient<br />
vu avec une fècrete indignation qu'on les avoit<br />
peints en Afie comme des pirates, fans patrie,<br />
fans loix 8c fans maitres. II étoit naturel de faire<br />
tomber ces calomnies. Pour y réuflir, ils propoferent<br />
a plufieurs états voifins de Java , d'envoyer<br />
des ambaffadeurs au prince Maurice d'Orange.<br />
En effet, ils trouverent dans 1'exécution de ce projet<br />
le doublé avantage d'en impofer aux orientaux 8c de<br />
flatter 1'ambition du Stadhouder, dont ils fentoient<br />
que la prote&ion leur étoit néceffaire alors pour<br />
les raifons qu'on va détailler.<br />
Le détroit de Magellan ne devoit rien avoir de<br />
commun avea les Indes orientales, 8c cependant<br />
on 1'y avoit afiez mal a propos compris, lorfqu'on<br />
accorda a la compagnie fon privilege exclufif. Ifaac<br />
le Maire, négociant riche 8c entreprenant, que fa<br />
patrie auroit dü regarder comme fon bienfaiteur,<br />
forma le projet de pénétrer dans la mer du fud par<br />
les terres auftrales, puifque la feule voie connue<br />
alors pour y arriver , étoit interdite. Des vailfeaux<br />
qu'il expédia palferent par un détroit qui depuis a<br />
porté fon nom , fitué entre le cap de Horn 8c l'isle<br />
des Etats, 8c furent conduits a Java oü ils furentconfifqués,<br />
8c ceux qui les montoient furent envoyés<br />
prifonniers en Europe.<br />
Cet acte de tyrannie révolta les efprits déja effarouchés<br />
par tous les commerces exclufifs. II y a<br />
toute apparence que la compagnie auroit été facrifiéê<br />
a la haine publique , 8c qu'on ne lui auroit
268 T A B Z E A V G RA D V E Z<br />
pas renouvellé fon privilege qui alloit expirer, s'il<br />
n'avoit été hautement protégé par le prince Maurice<br />
, favorifé par les Etats-Généraux 8c encouragé<br />
a faire tête a 1'orage, par la confiftance que lui<br />
donnoit fon établilfement a Java. Quoique cette<br />
isle ait été troublée par plufieurs guerres 8c par<br />
quelques confpirations, elle ne lailfe pas d'être<br />
affiijettie aux Hollandois de la maniere dont il<br />
leur convient qu'elle le foit.<br />
Batavia eft Ia capitale de cette isle : les Hollandois<br />
batirent cette ville l'an 1619 , a la place<br />
de la ville de Jacatra. C'eft une grande ville, belle,<br />
propre , riche,, bien peuplée 8c trés-forte ; les<br />
mailbus, fans être magnifiques , font agréables ,<br />
commodes 8c bien meublées; fes rues font larges,<br />
tirées au cordeau , bordées de grands arbres, percées<br />
de canaux 8c toujours propres \ mais on ne<br />
les a point pavées, dans la crainte d'augmenter la<br />
chaleur par la réverbération. Tous les édifices publiés<br />
font vaftes. La ville a quatre portes, huit<br />
grandes rues droites ou de traverfe •, il y a plufieurs<br />
bópitaux, dont le plus magnifique eft 1'hópital<br />
général 8c quelques marchés, un college, des magafins<br />
pour les vailfeaux. La plupart des voyageurs<br />
regardent Batavia comme une des plus belles villes<br />
du monde : la population , en y comprenant celle<br />
des fauxbourgs 8c de la banlieue , ne pafte pas<br />
cent mille ames. On y voit auffi des Malais, des<br />
Javanois, des Macaftars libres, tous affez parelfeux,<br />
des Chinois qui exercent prefqu'exclufivement tous<br />
les métiers , cultivent feuls le fucre 8c font a la 1<br />
tête de prefque toutes les raanur'adtnres. On y.
BV COMMERCE EN HOZZANDE. 269<br />
icompte environ dix mille Européens: quatre mille<br />
d'entr'eux , nés dans 1'Inde, ont dégénéré a un<br />
point qu'on a peine a croire. On attribue cette<br />
dégénération a 1'ufage général d'abandonner 1'éducation<br />
des enfans aux efclaves.<br />
On a beaucoup exagéré la cofmption.de Batavia<br />
; les mceurs n'y font pas plus corrompues que<br />
dans les autres établilfemens que les Européens ont<br />
formé en Afie. II n'y a que des hommes fans engagemens<br />
qui aient des concubines , le plus fouvent<br />
efclaves. Les prêtres qui aiment a s'immifcer dans<br />
toutes les affaires les plus étrangeres ü leur vocation<br />
, avoient cherché a rompre ces fortes de liaifons<br />
toujours obfcures , en refufant de baptifer<br />
les enfans qui en étoient les produits \ mais ils<br />
font devenus plus traitables depuis qu'un charpentier<br />
de la compagnie , qui vouloit que fon fils eut<br />
une reiigion, fe mit en difpofition de vouloir le<br />
faire circoncire. Le luxe des femmes, fur-tout des<br />
Hollandoifes , y eft prodigieux; elles ont toutes la<br />
folie ambition de fe diftinguer par la richeffe des<br />
habits , par la magnificence des équipages, 8t<br />
pouffent a 1'excès ce goüt pour le fafte; elles ne<br />
Ibrtent jamais qu'avec un cortege nombreux d'eficlaves<br />
, trainées dans des chars magnifiques, ou<br />
portées dans de fuperbes palanquins: leurs robes<br />
font d'un tiffu d'or ou d'argent, ou de beaux fatins<br />
de la Chine , avec des réfeaux d'or : leur tête eft<br />
chargée de perles 8c de diamans. Le gouvernement<br />
voulut, l'an 1758 , modérer ces profufions en<br />
proportionnant au grade 1'éclat des habillemens s<br />
on méprifa fes régiemens, on fut les éluder ou les
zjo TABLEAU GRADUÈÏ,<br />
racheter par une amende ; on trouvoit étrangé<br />
qu'on interdit en quelque forte 1'ufage des pierreries<br />
dans le pays même qui eft leur fol natal, 8c que<br />
les Hollandois s'ingéralfent de régler aux Indes un<br />
luxe qu'ils en apportent pour le répandre ou pour<br />
faugmenter dans nos contrées. C'eft en vain que<br />
la force 8c 1'exemple d'un gouvernement Européen<br />
luttent contre les loix 8c les mceurs du climat<br />
d'Afie.<br />
On ne peut rien imaginer de plus agréable que<br />
les environs de la ville; la campagne y eft couverte<br />
de maiiöns riantes , de bofquets qui donnent un<br />
ombrage délicieux: on y voit des jardins fort ornés,<br />
tnême avec goüt: il eft du bon air d'y vivre toute<br />
1'année. Les gens en place ne vont ü Batavia que<br />
pour les affaires du gouvernement. Ces retraites<br />
délicieufes devoient autrefois leur tranquillité a des<br />
forts placés de diftance en diftance, pour arrêter<br />
les courfes des Javanois. Depuis que ces peuples<br />
ont contraété 1'habitude de 1'efclavage, ces efpeces<br />
de redoutes ne fervent que de quartier de rafraïchiffement<br />
aux recrues qui arrivent fatiguées par<br />
un long voyage.<br />
Les chaleurs ne font point exceffives a Batavia<br />
comme on fe 1'imagine communément, 8c comme<br />
elles devroient naturellement 1'être ; elles font tempérées<br />
par un vent de mer fort agréable , qui s'éleve<br />
tous les jours a dix heures , 8c qui dure jufqu'a<br />
quatre : les nuits font rafraichies par des vents de<br />
terre qui tombent a 1'aurore. Pour rendre l'air aufli<br />
pur que le ciel eft ferein, il fuffiroit de donner un<br />
peu plus de profondeur aux canaux , 8c de conf-
*ü COMMERCE ES HOZIANDE IJI<br />
Èruire quelques éclufes. On ne voit pas cependant<br />
beaucoup de maladies: la mortalité qui regne parmi<br />
les foldats &C les matelots, doit être plutöt attribuée<br />
a la débauche, a la mauvaife nourriture & a la<br />
fatigue, qu'aux intempéries du climat.<br />
La ville de Batavia eft fife dans fenfoncement<br />
d'une baye profonde, couverte par plufieurs isles<br />
de grandeur médiocre qui rompent 1'agitation de<br />
la mer. Ce n'eft proprement qu'une rade; mais on<br />
y eft en füreté contre tous les vents 8c dans toutes<br />
les faifons comme dans le meilleur port: il n'y a<br />
qu'un feul inconvénient, c'eft la difficulté qu'on<br />
éprouve d'aller dans les gros tems a bord des vaiffeaux<br />
qui font obligés de mouiller a une affez<br />
grande diftance. Les batimens regoivent les marchandifes<br />
dans la petite isle d'ürmuft, éloignée<br />
feulement de la ville de deux lieues 8c demie , qui<br />
eft une de celles qui contribuent le plus a la bonté<br />
de la rade. C'eft un excellent ehantier, bien fortifié,<br />
qui n'eft jamais fans trois ou quatre cents charpentiers<br />
Européens, 8c oü la facilité des changemens<br />
a fait former les magafins des groffes mai><br />
chandifes qu'on deftine a être exportées. Une riviere<br />
affez confidérable, après avoir fertilifé les campagnes<br />
8c rafraichi Batavia, femble ne fe jeter<br />
dans la mer que pour être le canal d'une communication<br />
réciproque entre la ville 8c les vaiffeaux.<br />
II eft a craindre que les fables 8c les immondices<br />
qui ont formé un banc, ne jettent la compagnie<br />
dans des embarras 8c dans des dépenfes fort confïdérables.<br />
Autrefois les alleges , qui fe croifoient<br />
continuellement , pouvoieut tirer jufqu'a douze
lyi TABLEAU GRA DU EL<br />
pieds d'eau ; elles font réduites a la moitié,<br />
Batavia eft la ville la plus confidérable de 1'Inde j<br />
il s'y fait un grand commerce , 8c les marchands<br />
de toutes les nations viennent s'y réunir. Les Chinois<br />
fur-tout y trafiquent beaucoup 5c contribuent le<br />
plus a la richeffe de cette ville : ils y font en fi<br />
grand nombre, qu'ayant excité, l'an-1741 , un<br />
Ibulévement, les Hollandois eurent beaucoup de<br />
peine a le calmer. Batavia eft Ie fiege du confeil<br />
fouverain des Indes pour les Hollandois. Ce confeil<br />
eft compofé d'un général qui a 1'autorité de viceroi,<br />
d'un directeur, de fix confeillers ordinaires"<br />
5c de quelques autres extraordinaires , dont 1®<br />
nombre dépend de la compagnie des Indes orientales<br />
qui réfide en Hollande. Ce même confeil a<br />
fous lui fix gouverneurs-généraux, favoir: ceux de<br />
Paliacate fur la cóte de Coromandel, d'Amboine,<br />
de Banda, de Ténate, de Ceylan 6c de Malaca.<br />
La compagnie Hollandoife des Indes orientales<br />
envoie tous les ans a Batavia plus de vingt vailfeaux<br />
chargés de marchandifes d'Europe pour les Indes,<br />
6c ils en rapportent de 1'or, de I'argent, des diamans<br />
, des perles, du cuivre , du thé , des porcelaines,<br />
des épiceries, des foies , du coton 8c<br />
quantité d'autres marchandifes de toute 1'Afie. Cette<br />
ville a un trés-bon port 6c une fortereffe qui paffe<br />
pour imprenable. Les Hollandois y entretiennent<br />
toujours une forte garnifon : c'eft la patrie de Guillaume<br />
Humbert, célebre chymifte de 1'académie<br />
des fciences de Paris. On voit aborder dans cette<br />
ville tous les' vailfeaux que Ia compagnie envoie en<br />
Europe pour l'Aüe. A 1'exception de ce qui part<br />
directemeiu
DU COMMERCE EN HOLLANDE. 2.73<br />
dire&ement du Bengale 8c de Ceylan j ils s'y chargent<br />
en retour de tous les objets de ces riches<br />
ventes qui font notre furprife 8c notre admiration.<br />
Les expéditions pour les différentes échelles de<br />
1'Inde, font aufli confidérables 8c peut-être même<br />
davantage. Un y emploie les batimens Européens<br />
durant leféjour forcé qu'ils font réduits a faire dans<br />
ces mers éloignées.<br />
C'eft de cette maniere que cette doublé navigation<br />
lie tous les établiffemens Hollandois avec<br />
Batavia. Ceux de 1'eft, a raifon de leur iituation,<br />
de la nature de leurs denrées 8c de leurs befoins ,<br />
y entretiennent des liaifons plus vives que les autres.<br />
II faut a tous des paffe-ports: les batimens particuliers<br />
qui negligeroient cette précaution, imaginée<br />
pour empêcher les verfemens frauduleux , feroient<br />
faifis par des chaloupes qui croifent continuellement<br />
dans ces parages. Lorfqu'ils font arrivés è leur deftination<br />
, ils livrent è la compagnie celles de leurs<br />
produétions dont elle s'eft réfervée le commerce<br />
exclulif, 8c vendent les autres a qui bon leur femble.<br />
La traite des efclaves forme une des branches ,<br />
principales de ce dernier commerce : on en porte<br />
a Batavia fixmille tous les ans, deftinés au fervice<br />
domeftique, au travail des terres 8c des manufactures.<br />
Les Chinois, qui ne peuvent ni amener ni<br />
faire venir aucune femme de leur patrie , en choififfent<br />
parmi ces efclaves.<br />
Une douzaine de jonques Chinoifes parties d'Emoui<br />
, de Limpo 8c de Canton, grofliffent les<br />
importations qu'on fait annuellement dans cette<br />
Ville. Leur charge peut valoir trois millions ; elle<br />
Tome IL<br />
S
274 TABLEAU GBADUEI<br />
confifte en camphre , en porcelaines, en étoffes<br />
de foie Sc de coton qui fè confomment a Batavia<br />
& dans les autres colonies flollandoifes , en foies<br />
écrues que la compagnie achete, li elles forment<br />
un objet un peu confidérable , ou qui, lorfqüil y<br />
en a peu , font vendues è ceux qui les font paffer<br />
a Macaffar, a Sumatra, oü on en fait des pagnes<br />
pour les grands ; en thé , dont la compagnie fe<br />
chargeoit autrefois, mais qui eft abandonné aujourd'hui<br />
aux particuliers. Ils 1'envoient en Europe,<br />
oü il eft vendu par la compagnie qui retient quarante<br />
pour cent pour fon droit de fret: ce thé eft<br />
communément mauvais Sc de la derniere qualité.<br />
üutre les objets dont on vient de parler, les<br />
jonques tranfporrent réguliérement a Java deux<br />
mille Chinois, attirés par 1'efpérance d'y faire fortune.<br />
Dans leur retour ils emportent avec eux des<br />
nerfs de cerf Sc des nageoires de requin dont on<br />
fait un mets très-délicat ü la Chine, qui recoit de<br />
plus, en retour de fon commerce avec Batavia , du<br />
tripam , dont elle prend tous les ans deux mille<br />
picles. Chaque picle fe vend depuis douze jufqu'a<br />
quarante livres , fuivant fa qualité : il ne croit qu'a<br />
deuxpieds de la mer, fur les roches ftériles des isles<br />
de 1'eft Sc de la Cochinchine , dans tout 1'orient,<br />
qu'on trouve dans les mêmes lieux. Le picle de<br />
cette derniere marchandife fe vend depuis mille<br />
quatre cents livres jufqu'a deux mille huit cents<br />
livres; Sc les Chinois en emportent mille picles. Ces<br />
nids, de figure ovale d'un pouce d'hautenr, de trois<br />
pouces de tour Sc du poids d'environ une demi<br />
once , font 1'ouvrage d'une efpece d'hirondelle qui
BV COMMERCE EN HOLLANDE. 175<br />
a Ia tête, la poitrine 8c les ailes d'un fort beau<br />
bleu, 8c le corps d'un blanc de lak. Cette efpece<br />
d'hirondelle compofé fes nids de frai de poiflbn,<br />
ou d'une écume gluante que 1'agitation de la mer<br />
forme autour des rochers auxquels elle les attaché<br />
par le bas : alfaifonnés de fel 8c d'épiceries , c'eft<br />
une gelée nourriffante, faine 8c délicieufe , qui<br />
fait le plus grand luxe de la table des orientaux<br />
mahométans : la délicatelfe dépend de leur blancheur.<br />
Les Chinois emportent aufti du calin 8c du<br />
poivre, quoique la compagnie s'en fok réfervée<br />
1'exportation. Ses principaux agens jugent pour leur<br />
avantage , que cette extraétion n'eft nullement<br />
nuifible au corps qui leur a confié leurs intéréts.<br />
Outre les marchandifes que les Chinois exportent<br />
de Batavia , leur trafic leur vaut encore une folde<br />
en argent. Cette richelfe eft groflie par les fommes<br />
confidérables que les Chinois établis a Java font<br />
paffer a leurs families, 8c par celles qu'emportent<br />
tót ou tard ceux qui, contens de leur fortune,<br />
s'en retournent dans leur patrie , qu'ils perdent<br />
rarement de vue.<br />
Les Européens ne font pas fi privilégiés a Batavia<br />
que les Chinois. On n'y recoit comme négocians<br />
que les Efpagnols : ils viennent de Manille<br />
avec de 1'or , qui eft une produ&ion de l'isle même;<br />
avec des piaftres 8c de la cochenille.<br />
La cochenille eft un infeéte qui differe du kermes<br />
, en ce que la femelle conferve la forme animale<br />
lorfqu'elle eft delféchée. La plupart des cochenilles<br />
qui fe trouvent dans les ferres, ont été<br />
apportées atec les plantes étrangeres. Cette efpece<br />
Si
zj6 TABLEAU GRADUEZ<br />
de gallinfeéte eft d'ufage en teinture. Lorfqu'orl<br />
laiffe tremper la cochenille dans 1'eau ou du vinaigre<br />
, les parties fe gonflent, on appergoit les<br />
anneaux du corps de l'infedte , les attachés des<br />
jambes , quelquefois même des jambes entieres.<br />
Au Mexique on éleve foigneufement la cochenille :<br />
elle s'attache naturellement aux feuiiles de diverfes<br />
efpeces de plantes. Les Indiens les ramaffcnt, en<br />
mettent dix ou douze dans de petits nids faits de<br />
moulfe ou de bourre de coco, les fufpendent aux<br />
épines de la plante connue fous les divers noms de<br />
raquette, cardajfe .figuier d'Inde, opuntia Sc nopal<br />
Ils élevent une grande quantité de cette plante<br />
autour de leurs habitations. Les gallinfeéfes don*-<br />
nent naiflance a des milliers de petits : ils fe difperfent,<br />
fe nourriffent du fuc de la plante St y reproduifent<br />
une nouvelle génération.<br />
Un en fait trois récoltes pendant 1'année. La<br />
première fe fait en enlevant les nids apportés St<br />
placés fur Ia plante. La feconde, en détachant Ia<br />
cochenille de deffus les feuiiles avec des pinceaux ,<br />
St Ia troifieme a 1'approche de 1'hiver, en coupant<br />
les feuiiles qui font encore chargées de ces infeétcs.<br />
Ces plantes, qui fe confervent long-tems vertes ,<br />
leur fourniffent de la nourriture : arrivés a leur<br />
groffeur, on les enleve en raclant leurs feuiiles.<br />
Cette cochenille n'eft pas d'une aufli belle qualité ,<br />
paree qu'il s'y mêle un peu de 1'épiderme de Ia<br />
feuille : les Efpagnols la nomment granilla. Auflïtót<br />
qu'on a ramaffé ces infeétes , on les fait périr:<br />
la maniere dont on s'y prend influe beaucoup fur<br />
la couleur ; elle porte alors divers noms. Celle
v COMMERCE EN HOLLANDE. X-J-J<br />
qu'on fait périr a la chaleur douce des fours eft<br />
d'un gris cendré ou jafpé : on la nomme jafpeada.<br />
Si on la fait périr en la plongeant avec des corbeilles<br />
dans de 1'eau chaude , elle s'appelle renegrida<br />
: celle-la n'eft pas recouverre d'une poudre<br />
blanche : enfin elle porte le nom de négra , fi on<br />
la fait périr fur les plaques chaudes qui ont fervi<br />
a faire cuire le maïs. Par ce procédé , elle prend<br />
quelquefois trop de chaleur 8t devient noiratre.<br />
Trois livres de cochenille fraiches ne pefent pas<br />
plus qu'une livre lorfqu'elles font defféchées.^ La<br />
cochenille, ainfi élevée fur des plantes cultivées ,<br />
donne une plus belle couleur que la cochenille<br />
Sylveftre. La cochenille defféchée peut conferver<br />
fa partie colorante pendant des fiecles: aucun autre<br />
infecte ne s'y attaché, & jamais elle ne fe corrompt.<br />
On 1'emploie en teinture ; elle donne une couleur<br />
rouge d'un excellent teint: on en varie les nuances;<br />
on en fait 1'écarlate & le cramoifi. Les_ Anglois la<br />
mêlent avec la gomme-laque, pour teindre leurs<br />
draps : cette teinture eft plus prompte , aufli bonne<br />
èC a meilleur marché. La cochenille fournit aux<br />
peintres les couleurs les plus vives St les nuances<br />
les plus belles. Cette fubftance , broyée St préparée,<br />
donne le Carmin, qui, difpofé avec art fur<br />
les joues des dames, devient rival de la nature.<br />
On vend a Conftantinople du crépon ou linon trésfin<br />
, teint avec de la cochenille : on 1'imite a Strasbourg.<br />
Ce linon, trempé dans 1'eau , peut s'employer,<br />
ainfi que la laine nacarat de Portugal ,<br />
au même ufage que la cochenille: on s'en fert pour<br />
colorer les liqueurs. On eftime qu'il entre en Eu-<br />
S 3
178 TABLEAU GRADUEL<br />
rope , tous les ans dans le commerce huit cents<br />
quatre-vingts mille livres de cochenille: rien de<br />
plus facile que d'en élever dans la plupart des isles<br />
de 1'Amérique , oü le climat paroit favorable a ces<br />
infectes. C'eft ce dont on ne s'eft pas encore avifé,<br />
ni de tirer parti de notre cochenille Européenne ,<br />
qui refTemble beaucoup a la cochenille de 1'Amérique.<br />
II y a encore une autre efpece de cochenille<br />
qu'on nomme cochenille de Pologne, ou kermès<br />
du nord. On trouve cette gallinfeéte en Pologne ,<br />
fur les racines d'une efpece de renouée, vers la fin<br />
de juin •, les payfans vont a fa récolte une beche a<br />
la main , enlevent la plante , fecouent la racine<br />
dans un panier, la remettent dans le même trou ,<br />
afin de ne la pas détruire , féparent la cochenille<br />
de la terre a travers d'un crible, la font périr dans<br />
du vinaigre Sc 1'expofent au foleil : la deffication<br />
précipitée en altere la couleur. Cette cochenille<br />
donne un beau rouge • les Turcs 6c les Arméniens<br />
s'en fervent a teindre la foie, le cuir, le marroquin,<br />
la laine 8c la queue de leurs chevaux. La diffolution<br />
de ces gallinfeétes dans du jus de citron , eft employée<br />
par les dames Turques pour fe peindre en<br />
rouge 1'extrêmité des pieds 8c des mains : mêlés<br />
avec de la craie &C un peu de gomme arabique ,<br />
on en fait pour les peintres une laqué auffi belle<br />
que celle de Florence. On dit que les Hollandois<br />
mêloient cette teinture avec la cochenille pour<br />
obtenir 1'écarlate •, mais foit que la cochenille venue<br />
de Dantzick ait été éventée , foit qu'on en ait<br />
fait trop d'éloge , M. Hellot n'a pu en tirer que<br />
des lilas, des couleurs de chair , des cramoifis
BV COMMERCE EN HOZZANDE. 179<br />
plus ou moins fins. On ne 1'emploie point dans<br />
les manufadtures d'Europe , & on n'en porte<br />
point a Batavia: on n'y voit que celle que les<br />
Efpagnols qui viennent de Manille y tranfportent<br />
avec de 1'or bX des piaftres, bX qui regoivent en<br />
échange des toiles pour eux bX pour Acapulco ;<br />
mais fur-tout de la canelle, dont la confommation<br />
s'eft extrêmement étendue , par 1'ufage du chocolat<br />
qui eft général, bX fait tous les jours de nouveaux<br />
progrès en Europe. Depuis que les Anglois<br />
bX les Frangois ont prk la route des Philippines,<br />
la première branche de commerce eft fort tombée:<br />
la derniere a fouffert de 1'altération l'an 1759.<br />
On avoit livré jufqu'alors aux Efpagnols la cannelle<br />
a un prix affez modéré; mais on voulut a cette<br />
époque la leur vendre le prix qu'elle valoit en Europe.<br />
Cette nouveauté mit de la froideur entre<br />
les deux colonies: les fuites de cette brouillerie ne<br />
nous font pas encore connues. Nous favons feulement<br />
que les Frangois ne vont guere a Batavia que<br />
pendant la guerre : ils y prennent du riz 8c de<br />
1'arrak pour leurs vailfeaux, pour leurs établiffemens<br />
, bX ils paient ces denrées avec de I'argent<br />
ou en lettres de change.<br />
Les Anglois s'y montrent davantage. C'eft la que<br />
relachent tous ceux de leurs raiffeaux qui vont de<br />
1'Europe a la Chine , fous le fpécieux prétexte<br />
de renouveller leur eau ; mais en effet, pour vendre<br />
leurs marchandifes qui appartiennent en propre aux<br />
équipages. Ce font des draps , de la clincaillerie ,<br />
des miroirs, des armes, des vins de Madere, des<br />
huiles de Portugal. Ce commerce clandeftin se-<br />
S 4
Z$0 T ASZEAU GRADUEZ<br />
leve rarement au-delTüs d'un million de livres.<br />
Outre les vaiffeaux Anglois d'Europe, on voit<br />
tous les ans a Batavia trois ou quatre batimens dc<br />
cette nation , expédiés de différentes parties de<br />
1'Inde. Ils ont effayé de vendre de 1'opium 5c des<br />
toiles; mais ils ont été obligés de renoncer a une<br />
importation trop contrariée par les intéréts particuiiers<br />
pour être foufferte. Leur commerce fe borne<br />
a acheter du fucre, qu'ils répandent par-tout,<br />
5c de 1'arrak, dont il fe fait une confommation<br />
immenfe dans leurs colonies. L'arrak eft une eaude-vie<br />
faite avec du riz , du firop de fucre 5c du<br />
yin de cocotier , qu'on laiffe fermenter enfemble ,<br />
8c qu'enfuite on diftille. C'eft encore une des branches<br />
de commerce que l'induftrie des Hollandois a<br />
enlevée a la pareffe des Portugais.<br />
La manufaéfure de l'arrak , établie originairement<br />
a Goa, a paffe en grande partie a Batavia.<br />
Cette ville leve fur toutes les marchandifes qu'elle<br />
laiffe entrer ou fortir , un droit de cinq pour cent.<br />
Le produit de la douane eft affermé un million<br />
huit cents vingt-huit mille livres. II ne faudroit pas<br />
juger de 1'étendue du commerce par cette regie ,<br />
qui eft pourtant conftamment la plus fure. Les<br />
gens en place ne paient rien , paree qu'elle fe<br />
payeroit a elle-même. Quoiqu'elle foit la, comme<br />
ailleurs le plus grand négociant de l'isle , le gain<br />
qu'elle fait ne couvre pas les dépenfes de ce fameux<br />
entrepot, qui montent a fix millions.<br />
Paffons maintenant au commerce que la compagnie<br />
Hollandoife fait a Bantam, capitale d'un<br />
royaume de même nom, qui occtrpe la partie oe-
BU COMMER.es Elf HOIIANDE. X%1<br />
eidentale de l'isle de Java. C'eft une ville forte<br />
& trés - commercante , qui a un trés - bon port:<br />
les Hollandois y font le principal commerce. Le<br />
royaume de Bantam obéit a un roi mahométan qui<br />
eft lui-même affujetti aux Hollandois. Voici de<br />
quelle maniere ceux- ci font parvenus a maitrifer ce<br />
monarque 8c a dominer dans fes états. Un des defpotes<br />
de Bantam avoit remis la couronne a fon fils.<br />
L'an 1680, il fut rappellé au tröne , tant par la<br />
mauvaife conduite de fon fucceffeur que par une<br />
fuite de 1'inquiétude naturelle du pere, 8c par une<br />
faétion puifl'ante. Le parti du pere étoit fur le point<br />
de prévaloir, lorfque le jeune monarque fon fils fe<br />
voyant alfiégé dans fa capitale par une armée de<br />
trente mille hommes, n'ayant pour tout appui que<br />
les compagnons de fes débauches, fe vit forcé<br />
d'implorer la prote&ion de la compagnie Hollan*<br />
doife qui vola a fon fecours , battit les ennemis,<br />
délivra le jeune monarque de fon rival 5c rétablit<br />
fon autorité. L'expédition fut vive, courte 8c rapide<br />
, quoique par - la même peu difpendieufe ,<br />
on ne lailfa pas de faire monter les dépenfes de la<br />
guerre a des fommes prodigieufes. L'épuifement<br />
des finances mettoit le jeune monarque dans 1'impoffibilité<br />
de s'acquitter, 8c la fituation critique<br />
oü il fe trouvoit, ne lui permettoit pas de difcuter<br />
le prix d'un fi grand fervice qu'on venok de lui<br />
rendre.<br />
Dans cette extrêmité, que pouvoit faire ce foible<br />
roi ? II n'eut d'autre parti k prendre que de fe<br />
mettre dans les fers des Hollandois 8c pafièr fous<br />
leur joug \ c'eft ce qu'il fit fans la moindre répu-
l82 TABZSAU 9RADVXZ<br />
gnance , en leur accordant le commerce exclufif<br />
de fes états j de cette maniere il leur a aflervi<br />
toute fa poftérité.<br />
La compagnie maintient ce grand & précieux<br />
privilege avec trois cents huit hommes qui font<br />
diftribués dans deux mauvais forts, dont 1'un fert<br />
d'habitation a fon gouverneur, 8c 1'autre de palais<br />
au roi. Cet établilfement ne cotite a la compagnie<br />
que huit cents mille francs par an , fomme qu'elle<br />
retrouve fur les marchandifes qu'elle débite fur les<br />
lieux; il lui revient en pur bénéfice tout ce qu'elle<br />
peut gagner fur trois millions pefant de poivre,<br />
qu'on s'eft obligé de lui livrer a vingt - cinq livres<br />
douze fois le cent, ce qui eft fort peu de chofe<br />
en comparaifon de ce que la compagnie tire de<br />
Tsieribon, qu'elle a réduite fans efforts , fans intrigue<br />
Sc fans dépenfe. A peine les Hollandois s'étoient-ils<br />
établis a Java , que Ie fultan de cet état,<br />
relferré a la vérité , mais très-fertile , fe mit fous<br />
leur protedtion pour éviter le joug d'un voifin plus<br />
puiftant que lui. II leur livre annuellement mille<br />
laftes de riz, chacun du poids de trois mille trois<br />
cents livres, a foixante Sc feize livres feize fois<br />
Ie laft: un million pefant de fucre, dont le plus<br />
beau eft payé treize livres neuf fois le cent: un<br />
million deux cents mille livres de café, a quatre<br />
fois la livre: cent quintaux de poivre, a quatre<br />
fois huit deniers la livre : trente mille livres de<br />
coton, dont le plus beau n'eft payé qu'une livre<br />
huit fois la livre : fix cents mille livres d'areque ,<br />
a douze livres le cent.<br />
Quoique des prix fi bas foient un abus manifefte
t>u COMMERCE ED HOZZANDE. 183<br />
de la foibleiïë des habitans , cette injuftice n'a<br />
jamais mis les armes a la main du peuple de Tsieribon<br />
, le plus doux Sc le plus civilifé de l'isle.<br />
Cent Européens fuffifent pour le tenir dans les fers.<br />
La dépenfe de cet établiffement ne monte pas audeffus<br />
de 41000 liv. qu'on gagne fur les toiles.<br />
L'empire de Materan s'étendoit autrefois fur l'isle<br />
entiere : il en embralfe encore aujourd'hui la plus<br />
grande partie ; il a été le dernier fubjugué , fouvent<br />
vaincu , quelquefois vainqueur : cet Empire<br />
combattoit encore pour fon indépendance lorfque<br />
le fils Sc le frere d'un fouverain mort l'an 1704 , fe<br />
difputerent fa dépouille. La nation fe partagea<br />
entre deux concurrens. Celui que 1'ordre de la<br />
fucceffion appelloit au tröne , prenoit fi vifiblement<br />
le deffus, qu'en peu il pouvoit fe flatter d'être<br />
le maitre , fi les Hollandois ne fe fuffent déclarés<br />
pour fon rival ; ils firent pencher la balance , 5c<br />
prévalurent enfin. II eft vrai que ce ne fut qu'après<br />
des combats plusvifs, plus répétés , livrés avec plus<br />
d'art , Sc beaucoup plus opiniatres qu'on ne devoit<br />
s'y attendre. On fut étonné de voir un jeune prince<br />
qu'on vouloit priver de la fucceffion du roi fon<br />
pere , montrer tant d'intrépidité , de prudence 8C<br />
de fermeté, Sc qui auroit triomphé fans 1'avantage<br />
que fes ennemis tiroient de leurs magafins , de<br />
leurs fortereffes Sc de leurs vailfeaux : il étoit digne<br />
du tröne Sc il en fut privé. Son oncle y monta,<br />
mais ce ne fut que pour faire voir qu'il en étoit<br />
indigne. La compagnie ne lui remit le fceptre qu'en<br />
lui diéfant des loix. Elle choifit le lieu oü il devoit<br />
fixer fa cour , Sc s'affura de lui par une citadelle
184 TABZEAV GRADUEZ<br />
oü eft établie une garde qui n'a de fonétion apparente<br />
que celle de veiller a la confervation du<br />
prince. Toutes ces précautions prifes, Ia compagnie<br />
eut 1'adreffe de 1'endormir dans le fein des voluptés,<br />
d'amufer fon avarice par des préfens 8c de<br />
flatter fa vanité par des ambaffades de grand appareil.<br />
Depuis cette époque le prince 8c fes fucceffeurs<br />
auxquels on a donné une éducation convenable<br />
au róle qu'ils font appelles a jouer , n'ont été<br />
que les vils iuftrumens du defpotifme de la compagnie.<br />
Pour le maintenir elle n'a befoin que de trois<br />
cents cavaliers 8c de trois cents foldats , dont 1'entretient<br />
avec celui des employés , coüte 760,000<br />
Jiv. Les avantages qu'on retire de cette pofition<br />
dédommagent au centuple la compagnie de Ia dépenfe<br />
qu'elle eft obligée de faire. Les ports de cet<br />
état font devenus les chantiers oü 1'on conftruit<br />
tous les petits batimens , toutes les chaloupes que<br />
la navigation de la compagnie occupe. Elle y trouve<br />
les boiferies nécelfaires pour fes différens établiffemens<br />
de 1'Inde , Sc pour une partie des colonies<br />
étrangeres. Elle y charge encore les produéfions<br />
que le royaume s'eft ob'igé a lui livrer, c'eft-adire<br />
, cinq mille laft de riz , a 48 liv. le laft 5 tout<br />
le fel qu'elle demande a 28 liv. 16 folsle laft , cent<br />
mille livres de poivre , a 19 liv. 4 fois Ie cent 5 tout<br />
1'indigo qu'on cueille a 3 liv. 16 fois le laft ; Ie fil<br />
de coton , depuis 12 fois jufqu'a 1 livre 10 fois<br />
la livre, fuivant fa qualité : le peu qu'on y cultive<br />
de cardamome eft a unprixhonteux. Ce cardamome<br />
eft connue fous Ie nom de maniquette , graine de<br />
Paradis. On en diftingue de trois efpeces ; elles
i>v COMMERCE EJN HOLLANDE. 28$<br />
nous viennent des Indes 8c d'Afrique , elles font<br />
odorantes 8c d'une faveur piquante. C'eft un puiffant<br />
cordial.<br />
II eft encore une isle qui n'eft féparée des ports<br />
du Materam que par un canal fort étroit que la<br />
co'npagnie Hollandoife met a contribution. C'eft<br />
l'isle de Madure. Elle eft forcée par une garnifon<br />
de quinze hommes, de livrer fon riz a unprixtrèsfoible.<br />
Cette isle éprouve, ainfi que las autres peuples<br />
de Java , une vexation plus odieufe encore.<br />
Seroit-il poflïble que les commis de Ia compagnie<br />
fe fervilfent de fauffes mefures pour groflir la quantité<br />
de denrées qu'on doit fournir ? Cependant rien<br />
de plus vrai. Un a jufqu'ici fermé les yeux fur cette<br />
infidélité , qui ne tourne qu'a 1'avantage de ces<br />
commis. On n'a mis aucun frein a leur infatiable<br />
avidité, & on ne peut fe flatter que jamais on la<br />
réprime. II n'y a qu'un feul pays dans l'isle de Java<br />
qui ne foit pas expofé a de pareilles extorfions :<br />
c'eft le pays de Balambuan qui a été jufqu'ici dédaigné<br />
par les Hollandois , paree qu'ils n'y trouvoient<br />
pas d'objet de commerce , ni d'aliment a<br />
leur cupidité i voila pourquoi ils n'y ont pas formé<br />
de liaifon. Tout le domaine de la compagnie Hollandoife<br />
dans l'isle de Java , fe réduit au petit<br />
royaume de Jacarta. Les horreurs qui accompagnerent<br />
la conquête de cet état par les Hollandois,<br />
& la tyrannie qui en fut une fuite néceffaire , en<br />
firent un défert qui refta inculte 5c fans induftrie.<br />
Pourquoi Ia compagnie n'a-t-elle pas cherché a<br />
acquérir des propriétés dans l'isle de Java ? C'eft<br />
qu'elle s'eft contentée d'avoir dirninué 1'inquiétude
i8
DU COMMERCE EN HOLLANDE. 287<br />
livrés a la culture qui demande des avances , des<br />
bras 8c des foins , fi la compagnie n'avoit pas<br />
exigé qu'on lui livrat les denrées au même prix<br />
qu'elle le paie dans le refte de l'isle: voila pourquoi<br />
ils n'ont hazardé fur leurs habitations que des troupeaux<br />
, dont ils trouvent un débit facile , fur, 8c<br />
avantageux. On prétend que toute la population fe<br />
réduit a cent cinquante mille efclaves , tous dirigés<br />
par un petit nombre d'hommes libres. Les produits<br />
de tous ces travaux fe montent a cent cinquante<br />
mille livres de poivre , a vingt-cinq mille<br />
livres de coton , a dix millions de fucre , a dix<br />
mille livres d'indigo , a fix mille livres d'areijue<br />
, 8c a deux millions de café.<br />
L'indigo ou anil croit naturellement au Bréfil:<br />
on le cultive avec fuccès a Cayenne 8c dans toutes<br />
les colonies Francoifes , de même que dans l'isle<br />
de Java. Au bout de deux ans de femence, il eft<br />
bon a recueillir. Si on coupe cette plante un peu<br />
avant fa maturité , elle donne un plus beau bleu ,<br />
mais en moindre quantité ; cueillie trop tard , elle<br />
n'en donne prefque plus ; le moment eft lorfque<br />
les feuiiles commencent a fe cafier , 8c qu'elles<br />
ont une couleur vive. On met la plante macérer<br />
dans une cuve avec de 1'eau , elle y fermente ; les<br />
particules colérantes fe détachent ; on fait couler<br />
1'eau qui en eft chargée dans une cuve placée deffous.<br />
Les negres battent cette eau avec des manivelles<br />
: on faifit le moment oü la fécule commence<br />
a fe précipiter : on fait couler 1'eau 8c la fécule<br />
dans une troifieme cuve placée delfous: elle fe dépofe<br />
petit a petit aa fond de ce vafe: on la met
288 TABLEAU GRADUEZ<br />
dans des chaulTes coniques dans un lieu aéré 8c<br />
& l'ombre ; le foleil ardent détruiroit la couleur,<br />
1'humidité la gateroit : ce fécule delféchée eft la<br />
pate de 1'indigo. Si on n'a employé què les feuiiles<br />
de la plante , c'eft 1'inde. Le bleu d'indigo donne<br />
une teinture d'excellent teint fur la laine , le ff! ,<br />
le coton , la foie ; mêlée avec la graine jaune d'Avignon<br />
, elle donne le verd. Les blanchiffeufes<br />
1'emploient pour paffer leur linge au bleu. On<br />
1'emploie dans la peinture en détrempe : on le<br />
mêle avec du blanc , fans cela il paroïtroit noir.<br />
C'eft avec cette couleur qu'on imite les couleurs du<br />
ciel , de la mer , 8c qu'on fait toutes les parties<br />
fuyantesdes <strong>tableau</strong>x ; broyée a l'huile elleperdroit<br />
fa couleur.<br />
Quant a 1'arec ou areca , c'eft le fruit d'une<br />
efpece de palmier qui croit a Malabar , a Surate,<br />
a Pegu , fur les autres cótes de 1'Inde 8c dans<br />
l'isle de Java. Ce fruit mangé encore verd , caufe<br />
une efpece d'ivrelfe. Elle fe diftipe aifément en buvant<br />
de 1'eau fraiche , dans laquelle on fait diffoudre<br />
un peu de fel. C'eft avec 1'arec qu'on pfépare<br />
le cachou , fubftance qui a été nommée, mais improprement<br />
, terre de Japon , par les marchands<br />
auxquels la féchereftë 8c fa friabilité en impofoient.<br />
D'après les recherches de M. de Jufïïeu , il eft démontré<br />
que le cachou eft un fuc gommo-rélineux,<br />
extrait des femences de l'areca , fruit d'une efpece<br />
de palmier, comme on vient de le dire.<br />
On met ces femences encore vertes dans de<br />
1'eau par 1'ébullition , le fuc gommo-rélineux s'y<br />
diffout; évaporé en eonfiftance d'extrait, c'eft le<br />
cachou»
BV COMMERCE EN HOLLANDE 289<br />
cachou. Pour le rendre agréable , on y ajoute du<br />
fucre 5c des aromates : c'eft ce qu'on appelle la<br />
pate de cachoudé. Les Indiens en machent continuellement<br />
, fe le préfentent dans les vifites comme<br />
Ie bétel. Le cachou , lorfqu'il eft bien pur , fe fond<br />
entiérement dans la bouche , rend 1'haleine agréable<br />
, 6c fortifie 1'eftomac. Ce fuc joint la douceur<br />
de la reglilfe 6c du faint dragon a 1'aftriétion de<br />
I'accia 5c de 1'hypocifte , 6c réunit en foi les vertus<br />
de ces différens extraits. Le cachou diifous dans<br />
1'eau eft une boilfon falutaire dans le relachement<br />
des vifceres , mis en infufion en petite quantité<br />
dans du thé, il lui donne un parfum très-gracieux :<br />
en général le cachou communiqué une odeur de<br />
violette aux liqueurs , dans lefquelles on le fait<br />
fondre.<br />
Le café eft un arbre originaire de 1'Arabie heureufe<br />
5c trés-fréquent dans la province de Jamam<br />
On 1'a tranfporté a Batavia, a Surinam, a Java, a<br />
Bourbon , 6c dans plufieurs isles de 1'Amérique. II<br />
n'acquiert pas dans nos ferres chaudes plus de deux<br />
pouces de diametre , Sc ne peut y végéter que dix<br />
ou douze ans. II vient jufqu'a la hauteur de 40 pieds.<br />
Son diametre n'eft que de 4 a 5 pouces. II eft<br />
couvert dans prefque toutes les faifons de fleurs 5C<br />
de fruits. Aux fleurs de forme de jafmin , fuccédent<br />
les fruits d'abord verds Sc rouges dans leur maturité.<br />
La chair en eft fade , mucilagineufe , 5c renferme<br />
la femence connue fous le nom de café. Cette<br />
graine mife en terre, leve au bout de fix femaines ;<br />
mais il faut qu'elle foit nouvelle. Ce fait détruit la<br />
fauffe imputation qu'on fait aux habitans de faire<br />
Tome II.<br />
T
2(,e> T A B L S A V GR ADV El.<br />
bouillir ou fécher au feu le café , afin de 1'empêcher<br />
de germer. Sa qualité dépend du climat dans<br />
Iequel il croit. Le café rnoka eft le plus eftirné.<br />
On le reconnoit a fa couleur jaune , a fon odeur<br />
fuave Sc agréable. Les habitans de Jaman en vendent<br />
tous les ans pour plufieurs millions. On en<br />
diftingue de trois qualités. Le plus précieux eft<br />
le bahouri. On le réferve pour le grand feigneur<br />
8c les fultanes. Le faki Sc le falabi un peu inférieur<br />
fe vendent pour la Perfe , 1'Arménie , 1'Europe.<br />
Le café bourbon eft blanchatre , alongé Sc<br />
inodore. Celui des isles eft verdatre, a une odeur 8t<br />
un goüt légérement herbacé.<br />
La connoiflance des propriétés du café eft due,<br />
difent les uns , a un chef de monaftere , qui témoin<br />
de 1'effet que produifoit ce fruit fur les boucs 8c<br />
chevres, en fit boire 1'infufïon aux moines pour les<br />
empêcher de dormir pendant les offices de la nuit.<br />
D'autres difent qu'un muphti en prit le premier<br />
pour fe tenir éveillé Sc prolonger fes prieres plus<br />
avant dans la nuit. Son ufage n'étoit pas connu<br />
avant le 17 fiecle. On le prépare de diverfes manieres,<br />
ou infufé fimplement dans fon état naturel,<br />
ou röti 5c réduit en poudre , ou préparé a la fultane.<br />
Chacun peut juger par les effets que lui produit<br />
cette infufion , fuivant fon tempérament. L'abus<br />
exceffif qu'en fait le peuple au Pays-de-Vaud Sc<br />
en Suiffe y fait dégénérer 1'efpece d'une maniere<br />
frappante , 8c y caufe des maladies inconnues jufqu'ici<br />
, Sc pour lefquelles le célebre Tilfot n'a encore<br />
pu trouver de nom , ni de remede ; ce qui<br />
devroit attirer 1'attention du gouvernement. Tous
DU COMMERCE EN HOLLANDS. 291<br />
les produits dont on a fait ci-deifus 1'énumération,<br />
ainfi que tous ceux de Java, font tranfportés a Batavia.<br />
On fe livre a la culture du fucre 8c de 1'arec<br />
avec plus d'ardeur dans l'isle de Java , qu'a toute<br />
autre. En voici la raifon. C'eft: que les particuliers<br />
pouvant les acheter 8c les exporter , les payent vingt<br />
pour cent plus chers que la compagnie Hollandoife,<br />
qui fait encore un commerce conlidérable de cacao<br />
dont la defcription mérite de trouver place ici.<br />
Le cacao ou cacaoyer eft naturel au nouveau<br />
continent , 8c fe rencontre fous diverfes<br />
contrées de la zone Torride de 1'Amérique. Son<br />
fruit en forme de concombre eft toujours fufpendu<br />
le long de la tige 8c des meres branches, comme<br />
dans plufieurs arbres de 1'Amérique. C'eft dans ces<br />
fruits que font contenues les amandes de cacao ,<br />
que 1'on emploie pour faire le chocolat. Une fubftance<br />
blanche , mucilagineufe , d'un goüt agréable<br />
8c acide, fépare ces amandes. Un morceau mis<br />
dans la bouche étanche la foif : il faut prendre<br />
garde de eomprimer la peau de ce fruit avec les<br />
dents; elle eft très-amere. De la queue du fruit<br />
partent une multitude de petits vaiffeaux qui vont<br />
porter la nourriture a chaque amande. Les cacao -<br />
yers font couverts pendant prefque toute 1'année<br />
de fruit de différens ages qui mürilfent fucceffivement.<br />
Dans le tems de la grande récolte , on y<br />
envoie tous les quinze jours les negres les plus<br />
adroits. Avec de petites gaules ils font tomber les<br />
coffes müres fans toucher ni a celles qui font<br />
encore vertes, ni aux fleurs, cette douce 8c frêle<br />
efoérance. On met tous ces fruits en tas pendant<br />
Ti
292 TABLEAU GR ADV EL<br />
trois ou quatre jours : on les remue de tems en'<br />
tems. II fe fait une douce fermentation : les amandes<br />
relfuenr. Le cacao eft d'autant meilleur que la fermentation<br />
a été arrêtée a propos, finon il fent le<br />
verd , conferve beaucoup plus d'amertume 8c germe<br />
quelquefois. Le cacao caraque eft le plus onctueux<br />
SC le plus eftimé. II ne paroit pas cependant qu'il<br />
y ait plufieurs efpeces de cacaoyers ; mais la cultüre<br />
Sc la préparation peuvent donner aux cacaos diverfes<br />
qualités. Celui des isles n'en differe que par<br />
un peu d'amertume , que Fon peut corriger avt c<br />
le fucre. En Efpagne , en France on préfére le cacao<br />
caraque ••, celui des isles eft plus eftimé en Allemagne.<br />
Le cacao caraque eft un peu plus plat.<br />
Celui des antilles eft plus gros que celui de la<br />
Jamaïque Sc de l'isle de Cuba. Avant 1'arrivée des<br />
Efpagnols , les Américains faifoient avec le cacao<br />
de la farine, du maïs Sc du piment bouillis dans<br />
1'eau , une liqueur colorée par le rocou. Cette boif<br />
fon qu'ils nommoient chocolat , étoit d'un goüt fi.<br />
fauvage qu'un foldat Efpagnol dit qu'il ne s'y feroit<br />
jamais habitué de fa vie , fi le défaut de vin ne 1'y<br />
eut pas forcé , la préférant encore a de 1'eau pure.<br />
Le cacao préparé par les Efpagnols 8c les Francois<br />
avec le fucre, la vanille Sc la cannelle, eft devenue<br />
une boiffon très-agréable , a laquelle on a confervé<br />
le nom de chocolat. On óre la peau des amandes ,<br />
on les fait rótir dans une bafline a un feu léger.<br />
Du degré de torréfa£tion dépend en partie la qualité<br />
du chocolat. Moins il eft roti , plus il eft nourrifC<br />
n , 8c plus il épaiflït les humeurs. Lorfqu'il eft<br />
plus Orülé , fon huile plus attenue, excite plus d'ef-
DU COMMERCE EN HOLLANDE. 293<br />
fervefcence dans le fang. On fait avec ces amandes<br />
röties 8c broyées , une pate ; fi 1'on n'y ajoute du<br />
fucre, c'eft le chocolat de fanté. Le chocolat le plus<br />
agréable au goüt eft celui oü il entre de la vanille<br />
Sc de la cannelle. On en prépare a différentes<br />
dofes , pour fatisfaire la pluralité des goüts. On<br />
le falfifie quelquefois , en y mettant du poivre 8C<br />
du gingembre. II eft important d'être afluré de la<br />
bonne fabrique de chocolat dont on fait ufage.<br />
Ces aromates portent 1'effervefcence dans le fang.<br />
Dans lés isles francoifes , on fait des pains avec les<br />
amandes de cacao pures : lorfqu'on veut faire du<br />
chocolat , on les met en poudre. On y ajoute du<br />
fucre pulvérifé , de la cannelle , un peu de fleur<br />
d'orange , chacun felon fon goüt. Le chocolat eft<br />
d'un parfum exquis 8c de la plus grande délicateffe.<br />
On retire par exprcffion des amandes de cacao ,<br />
une huile épaifte nommée beurre de cacao. Cette<br />
huile ne fe rancit pas. C'eft un excellent cofmétique<br />
: il rend la peau douce , polie , fans laifter<br />
rien de gras , ni de luifant. Les amandes de cacao<br />
confites, font un mets délicat qui fortifie 1'eftomac<br />
fans échauffer.'<br />
Si les Hollandois font un commerce confidérable<br />
en cacao , celui qu'ils font en thé 1'eft pour le<br />
moins autant. On diftingue une infinité d'efpeces<br />
de thé , qui pour la plupart font les mêmes , 8c<br />
ont les mêmes qualités. Leur principale difterence<br />
vient de 1'age de 1'arbufte , du terroir , du climat,<br />
du tems oü on a recueilli les feuiiles , enfin de la<br />
maniere dont on les a préparés. Les Chinois 8c les<br />
Japonois qm fourniffent a 1'Europe 8c dzm linde<br />
T 3
*94 TABLEAU GR A DU EL<br />
plus de dix millions de thé par an , trouvent leur<br />
compte a cultiver leurs arbuftes dans les plaines<br />
bafles & fur les montagnes a 1'expofition du foleil.<br />
Quarante ou cinquante follicules de thé jetées dans<br />
des folfes rondes de fept a huit pouces 8c recouvertes<br />
de terre , donnent dix ou douze arbrilfeaux<br />
plus ou moins , dont les feuiiles ne peuvent guere<br />
être récoltées dans les trois premières années ;<br />
mais palfé ce tems, la récolte eft abondante. On<br />
étête les arbrilfeaux pour les empêcher de s'élever.<br />
Les feuiiles qu'ils donnent dans leur vieillelfe , font<br />
trop dures 8c trop épailfes. Le mois de mars eft<br />
Ie premier de 1'année japanoife : c'eft dans ce mois,<br />
lorfque le tems eft fee , que 1'on cueille les nouvelles<br />
feuiiles , a mefure qu'elles paroilfent. Meres ,<br />
enfans , fervantes , tous quittent le logis , vifitent<br />
les arbres a toute heure du jour , s'expofent a 1'ardeur<br />
du foleil , emportent le foir les feuiiles dans<br />
des paniers , les mettent fécher fur une plaque de<br />
fer chaud a plufieurs reprifes , jufqu'a ce qu'elles<br />
foient dures 8c amenées a une parfaite ficcité, Sc<br />
les enferment ou dans des bouteilles de verre bien<br />
bouchées , ou dans des boites d'étain recouvertes<br />
de fapin , en forte que l'air humide ne puiffè y<br />
pénétrer. Le thé impérial n'eft autre chofe que les<br />
feuiiles qui paroilfent a peine déployées au fommet<br />
des plus petits rameaux. La récolte s'en fait a<br />
Udri , petite ville du Japon, avec le plus grand<br />
appareil. Ceux qui doivent la faire , ne mangent ni<br />
poilfons , ni viandes, fe lavent deux fois par jour<br />
dans la riviere 8c dans un bain chaud 8c ne touchent<br />
les feuiiles qu'avec des gants. Le plan eft environné
DU COMMERCE EN HOLLANDE. 295<br />
d'un vafte Sc profond folfé. Les allées d'arbriffeaux<br />
font balayées tous les jours. Des commis veillent a<br />
la culture Sc a Ja récolte. Cette forte de thé eft<br />
envoyé fous cachet a la cour de 1'empereur , avec<br />
bonne efcorte. Ce que 1'empereur a choifi eft confervé<br />
dans des vafes de porcelaine. II n'y a que les<br />
mandarins 8c grands feigneurs qui falfent ufage de<br />
ce thé. Le the' verd des boutiques doit fa douce<br />
odeur a la racine d'iris de Florence , dont on garnit<br />
les caiffës remplies de thé. II fe prend a 1'eau. Son<br />
acreté demande a être corrigée par le fucre. On<br />
le boit pur a la Chine , paree qu'il a été nouvellement<br />
préparé. Le thé bohé, ou thé bou differe<br />
du précédent , paree qu'il a été plus froilfé , plus<br />
roti. Sa récolte ne s'en fait que dans les mois<br />
d'avril 8cmai. On le prend au lait. Le thé le moins<br />
cher eft celui qui porte le nom de thé de Flandres.<br />
C'eft le thé de la Chine dont les Anglois 8c les Hollandois<br />
ont tiré une légere teinture, 8c qu'ils vendent<br />
enfuite en France 8c en Allemagne aux gens de la<br />
campagne.<br />
Le thé de la Martinique , du Paraguai, des Antilles<br />
, du Mexique ne font que des variétés du thé<br />
ordinaire. On vend quelquefois pour du thé , des<br />
feuiiles de diverfes autres plantes, telles que le thé<br />
d'Europe , connu fous le nom de véronique male ;<br />
le thé de France ou de Provence , qui n'eft qu'une<br />
efpece de petite fauge que les Chinois préférent a<br />
leur thé : celui du fort St. Pierre, efpece de caryophillita;<br />
mais parmi les différentes fortes de thé ,<br />
on diftingue la cafine de la mer du Sud.hes Indiens<br />
Sc habitans de la Caroline font en certains tems de
lt)6 T ABLEAV GRADVEL<br />
J'année fur les bords de la mer, cueillent les feuiiles<br />
de cette plante , les font bouillir dans une chaudiere<br />
pleine d'eau , s'alfoyent autour de la chaudiere,<br />
boivent tour-a-tour cette décoéfion dans une grande<br />
talfe commune , vomiffent fans effort ni douleur<br />
, continuent cette purgation deux ou trois<br />
jours, & s'en retournent chez eux avec une braffée<br />
de feuiiles. Les Efpagnols de Lima prennent<br />
la cafline au fucre avec un chalumeau qui fait la<br />
ronde , pour ne pas avaler les feuiiles fur lefquelles<br />
on remet du fucre Sc de 1'eau. L'ufage de cette<br />
boilfon eft: falutaire contre les exhalaifons des mines<br />
du Pérou. \JApalachine n'eft qu'une efpece de<br />
caffine. En général le thé eft une boiftbn douce,<br />
agréable , propre pour la digeftion , on en croit<br />
cependant 1'excès nuilible , fur-tout lorfqu'il eft pris<br />
a 1'eau , paree qu'il relache les fibres de 1'eftomac.<br />
Les grands buveurs de thé a 1'eau font maigres Sc<br />
quelquefois fujets a des mouvemens convulfifs;<br />
mais pris au lait , il n'eft point mal-faifant. La<br />
meiileure maniere de le préparer conlïfte , non a<br />
le faire bouillir , mais a jeter dans 1'eau bouillante<br />
une pincée de feuiiles, de lui en laifter prendre une<br />
légere teinture , de jeter les feuiiles Sc d'en remettre<br />
de nouvelles a plufieurs reprifes. Les Hollandois,<br />
en buvant cette teinture tiennent du fucre candi<br />
dans leur bouche. Au Japon 1'on verfe 1'eau bouillante<br />
fur le thé réduit en poudre; de petits pinceaux<br />
de rofeaux Indiens découpés avec art, fervent<br />
a agiter cette poudre jufqu'a ce que 1'écume<br />
vienne a la furface de 1'eau , qu'ils boivent fans<br />
fucre. On vient de voir en détail le commerce que
JSV COMMERCE EN HOLLANBE. 197<br />
les Hollandois font avec 1'Afie : il ne fera pas<br />
inutile de jeter un coup-d'oeil fur le commerce que<br />
tous les Européens y font.<br />
Commerce des Européens en Afie.<br />
IL n'eft guere de compagnies de commerce, ni<br />
de nations , foit de 1'Afie , foit de 1'Europe , foit<br />
de 1'Afrique , qui faifent le commerce maritime,<br />
dont on ne voie des navires a Moka. C'eft dela<br />
que viennent prefque tous les cafés qui fe confomment<br />
en Europe. Les Anglois , les Hollandois y<br />
envoient ordinairement leurs navires des lieux des<br />
Indes oü ils font établis, ce que faifoient auffi les<br />
Francois du tems que leur commerce y étoit<br />
encore floriffant : ils y alloient en droiture , öt<br />
faifoient fort fouvent de riches retours. On en<br />
tire encore quantité de plantes 8c de drogues médicinales<br />
ou odoriférantes , Sc le café fait aujourd'hui<br />
un des plus confidérables objets du commerce<br />
des Européens en oriënt bX au levant. On<br />
alfure qu'on en enleve pour 1'Europe feule prefqu'autant<br />
qu'il s'en confomme dans les Indes &C<br />
dans 1'empire du Turc , d'oü cette boiflbn a paffe<br />
dans 1'occident. Un des meilleurs cafés que fournit<br />
1'Arabie , c'eft le café qui croit aux environs de la<br />
Meque, c'eft auffi le plus eftimé. C'eft de la Meque<br />
par le port de Zizer qu'on envoie a Moka la plus<br />
grande partie de celui qu'on charge dans cette<br />
derniere ville. II y en a qui prétendent que les<br />
Arabes pour fe conferver ce commerce , altérent<br />
par le feu la femence du café , afin que cette efpece<br />
de feve në puiffe produire ailleurs. II eft ce-
2>S TAEZEAU ORADVEZ<br />
pendant certain que quelques curieux d'Europe<br />
en ont élevé dans leurs jardins. Mais ce qui vraifemblablement<br />
empêche qu'elle n'y vienne en parfaite<br />
maturité , c'eft la diverfité du fol 8c la température<br />
de l'air. Le commerce de Moka 8c des<br />
autres villes d'Arabie oü il s'en fait quelqu'un ,<br />
pafte par les mains des Juifs 8c des Banianes, dont<br />
la plupart font banquiers , marchands ou courtiers,<br />
tous fort habiles dans le négoce , 8c il faut fe défier<br />
de tous également , dans la néceffité oü 1'on eft<br />
prefque toujours de s'en fervir. Moka eft comme<br />
le rendez - vous des vailfeaux qui viennent de tous<br />
les endroits des Indes oü il fe fait quelque commerce.<br />
A 1'égard des Européens , il en vient de<br />
France , d'Angleterre , de Hollande , de Danemarck<br />
8c de Portugal: enfin on y trouve des marchands<br />
de Barbarie , d'Egypte , de Turquie 8c de<br />
toute 1'Arabie , dont elle eft comme le magafin ,<br />
oü fe réunit une efpece de commerce univerfel. Le<br />
débit de toutes les marchandifes y eft afiez facile ,<br />
8c les marchands étrangers n'en apportent jamais<br />
aflez. A 1'égard des monnoies , celles qui fe fabriquent<br />
a Moka , font les comqffès , petite efpece<br />
qui haufle ou qui baifle fuivant le caprice ou 1'intérêt<br />
du gouverneur. Mais toutes les efpeces d'or<br />
ou d'argent étrangeres y font recues 8c feulement<br />
au poids, fuivant leur degré de fineffe. On fe fert<br />
dans les comptes du cabéers, qui ne vaut guere<br />
que huit fois de France.<br />
II eft a remarquer que toutes les épiceries en<br />
général font d'un grand profit a porter en Arabie ,<br />
les Arabes les aimant beaucoup 8c affaifonnant
nv COMMERCE E» HOLIANBE. 199<br />
avec profufion tout ce qu'ils mangent. Le port<br />
de toute la Perfe oü fe fait le plus grand commerce<br />
eft Gamron : il n'a été en réputation que<br />
depuis que les Anglois 8c les Hollandois eurent<br />
chalfé d'Ormus : au commencement du 17 fiecle ,<br />
les Portugais font reftés feuls maitres du commerce.<br />
Toutes les nations qui trafiquent a Gamron<br />
y ont des magalins 8c des maifons. Celles des Francois<br />
, Anglois , Hollandois , ont plutöt l'air de<br />
palais que de comptoirs de marchands , 8c font<br />
placés le long de la mer, ce qui leur eft très-avantageux<br />
pour charger 8c décharger les vailfeaux<br />
quand ils arrivent. Les Frangois font les derniers<br />
qui aient para a Bender-Abilfy , ville du golfe perilque<br />
oü il fe fait un grand commerce. Dès qu'on<br />
penfa en France a rétablilfement d'une compagnie<br />
des Indes orientales , on s'occupa du foin de lui<br />
alfurer le commerce des états du roi de Perfe. Les<br />
premiers députés arriverent a Ispahan l'an 1664 8c<br />
ratifierent leur traité l'an 1665 , par Iequel on<br />
accorda a la compagnie la remife des droits de la<br />
douane de Gamron pendant trois ans, a la charge<br />
d'un prefent qui égaleroit cette remife. D'autres<br />
députés envoyés l'an 1674, obtinrent, non-feulement<br />
la confirmation de ce privilege , mais encore<br />
1'exemptión des droits fans terme limité ; ce qui<br />
leur coüta un préfent de plus de vingt mille écus,<br />
dépenfe a ce qui paroit fort inutile , puifque la<br />
compagnie qui commengoit dé\a a décheoir, quoiqu'a<br />
peine établie depuis dix ans a cette époque ,<br />
n'y a guere envoyé fes vailfeaux: ce qui a pu fervir<br />
d'exemple a la compagnie Frangoife des Indes ..'e
3©o TABLEAU GRADVEZ<br />
1719 , pour mieux afturer fon commerce 8c a<br />
meilleur marché dans le golfe perfique , quand elle<br />
fa voulu porter de ce cöté la. II ne faut pas oublier<br />
d'ajouterque l'an 1715 , derniere année de la vie<br />
de Louis XIV , 1'on vit paroitre a la cour un ambalfadeur<br />
de Perfe , qui y fut recu avec de grands<br />
honneurs dont les inftrudtions ne coricernoient , a<br />
ce qu'on a fuppofe depuis, qu'unrenouvellement<br />
d'un rraité de commerce entre les deux Empires.<br />
La pêche des perles fe fait a Baharem , dans le<br />
golfe perfique. Au mois de feptembre on envoie<br />
des plongeurs au fond de la mer , qui les ramaffent<br />
fur le fable. 11 y a un certain droit a payer au roi<br />
de Perfe pour être admis a cette pêche. Les pêcheurs<br />
font tous Arabes. La maniere dont fe fait<br />
la vente des perles eft fort extraordinaire ; lorfqu'elles<br />
ont été tirées Sc partagées chacune fuivant<br />
leurs qualités , les marchands s'alfemblent , Sc<br />
s'étant rangés en rond autour des perles qu'on a<br />
mifes par terre 8c qu'ils ont examiné a leur aife,<br />
le vendeur fe couvre la main avec un mouchoir ,<br />
8c touche celle de tous les acheteurs les uns après<br />
les autres , marquant par certains fignes le prix<br />
qu'il en veut, 8c les autres par des fignes différens ,<br />
ce qu'ils en peuvent donner. Quand le vendeur eft<br />
content , il délivre fa marchandife fans que perfonne<br />
fache le prix qu'on lui en donne. Quand un<br />
courier intervient a ce marché , s'il conclut , il<br />
prend les mains de 1'acheteur Sc du vendeur, Sc les<br />
joignmt enfemble , donne deffus un coup du plat<br />
de la fienne , ce qui en eft la confommation. A<br />
1'égard de la lignification des fignes , fi 1'on prell'e
ï)v COMMERCE EN HOZZANDE. 301<br />
toute la main , on veut dire mille; li 1'on ne touche<br />
que la paume , cinq eens; li c'eft un doigt, cent,<br />
li c'eft une jointure , dix.<br />
Les Perfans fe contentent de voir arriver les<br />
vailfeaux des Indes 8c de 1'Europe dans leurs ports.<br />
Jamais ils ne font , ou du moins très-rarement, Je<br />
commerce de mer par eux-mêmes : ils confient les<br />
vailfeaux qu'ils envoient au-dehors a des chrétiens ,<br />
particuliérement aux Arméniens , qui font leurs<br />
fadteurs dans tous les pays étrangers , fur-tout en<br />
France , en Italië , en Hollande , auffi ont-ils une<br />
grande horreur pour la navigation , traitant d'athées<br />
ceux qui rifquent leur vie fur un élément auffi perfide<br />
que la mer , Sc dans des machines auffi frêles,<br />
auffi peu folides 8c auffi fragiles que des vailfeaux.<br />
Ifpahan eft comme le centre du commerce ; c'eft<br />
de la que partent les caravannes pour Bender-<br />
Abilfy , les marchandifes que les fadteurs des nations<br />
étrangers y ont achetées , 8c c'eft de la oü il<br />
en arrivé tous les ans plufieurs , foit du dedans<br />
du royaume , foit du dehors , comme celle de<br />
Sehiras, d'Alep 8c toutes celles du levant. On trouve<br />
fur les routes quantité de caravanferas que ladévotion<br />
mahométane a infpiré a des particuliers de<br />
batir , ou que les rois de Perfe ont fait conftruire<br />
par politique , pour foutenir 8c augmenter le commerce<br />
dans leurs états. On voit a Ifpahan quantité<br />
de ces caravanferas, 8c tous ceux que 1'on trouve<br />
de diftance en diftance ont été batis pour la commodité<br />
des caravannes 8c des marchands qui les<br />
compofent. C'eft a Ifpahan que réfident les facteurs<br />
des principales nations de 1'Europe qui y
3*2. TABLEAV GRADUEZ<br />
entretiennent quelque négoce , 8c les Anglois 8t<br />
les Hollandois y ont des maifons ou plutöt des<br />
palais , que les premiers tiennent de la faveur de<br />
Schach-Abbas , après qu'ils 1'eurent aidé a reprendre<br />
Ormus 8c que les autres ont acheté , pour leur<br />
fervir tout enfemble de logement 8c de magafin.<br />
Quand les caravannes font féjour dans les villes,<br />
les Arméniens ont coutume de fe mettre par chambre<br />
pour vivre a moins de frais. En Afie , ils débitent<br />
fur le chemin de la quinquaillerie de Venife ,<br />
fur-tout celle de France 8c d'AUemagne pour avoir<br />
des vivres ; en Europe c'eft avec du mufc 8c quelques<br />
épiceries qu'ils s'en fournilfent. On trouve h<br />
Ifpahan , mais en moins grand nombre , des Francois<br />
, des Anglois, des Hollandois, des Italiens ,<br />
des Efpagnols , des Tartares, des Arabes 8c des<br />
Turcs , 8cc. Au milieu de la place fe vendent les<br />
bois, Sc le charbon ; un peu plus loin les vieilles<br />
futailles, les vieux harnois , les vieux tapis 8c tout<br />
ce qui eft en France du métier des frippiers. Prés<br />
ceux-ci eft le quartier de la volaille 8c des viandes<br />
cuites ; les boutiques des vendeurs de cuir de roufiy<br />
viennent enfuite ; puis celles des droguiftes, 8c celles<br />
de ceux qui vendent des arcs 8c des fleches.<br />
Prefque toutes les boutiques de ces marchands 8c<br />
de ces artifans font faites comme celles qu'on nomme<br />
a Paris des échoppes 8c des barraques. II n'eft<br />
forte de marchandifes qu'on ne puifie trouver 4<br />
Ifpahan \ mais le plus grand commerce qui s'y<br />
fafie , eft celui des foies , dont on recueille chaque<br />
année en Perfe une quantité prefqu'incroyable.<br />
Quelques provinces réunies du royaume peuvent en
»T7 COMMERCE EN HOZZANDE. 303<br />
fournir jufqu'a 22000 balles, chaque balie eft de<br />
276 liv., ce qui fait un produit de 6 a 7,000,000<br />
liv. de fbie , dont la culture augmenté fans cefle ,<br />
a caufè du débit immenfe qui s'y fait, 8c du profit<br />
que les étrangers y trouvent.<br />
Les draps d'Europe font fi eftimés en Perfè,<br />
qu'une aune de drap d'une qualité médiocre s'y<br />
vend quelquefois jufqu'a 20 ou 24 écus \ auffi Ie<br />
commerce qu'il fe fait en ce genre en Perfe eft prodigieux.<br />
C'eft a Gamron que les Anglois 8c les Hollandois<br />
apportent leurs draps. Parmi les alfortimens<br />
de draps d'Angleterre 8c de Hollande qui fe font<br />
pour la Perfe , on y met auffi des draps de France:<br />
il y a toute apparence qu'actuellement que les ouvriers<br />
francois fe font perfectionnés dans les manufaétures<br />
de draps , on ne peut douter qu'ils ne<br />
1'emportent en peu fur leurs voifins , 8c qu'ils ne<br />
puiflent en peu fournir des cargaifons confidérables<br />
deftinées pour la Perfe.<br />
Les marchandifes que les Perfans font paffêr<br />
dans 1'étranger, font des porcelaines , des plumes,<br />
du maroquin , du chagrin de toutes couleurs , fait<br />
avec une partie de la croupe des anes du pays , du<br />
tabac , des noix de gale , du fer 8cde 1'acier , des<br />
fourures , entr'autres celles de mouton de Kirvan ,<br />
fort eftimé en Mofcovie , du lapis qui vient des<br />
Usbecks, peuple Tartare qui fe fert de dromadaires<br />
peur porter leur familie 8c leur bagage , 8c du<br />
poil de ces animaux , ils en font une étoffe aflet<br />
femblable au camelot qui entre aufli dans leur commerce<br />
avec les Mofcovites.<br />
Les Perfans font encore paflër dans 1'étranger
3 ©4 T A B L E A U G n A D U E Z<br />
des parfums de toutes fortes , productions étrangeres<br />
a la Perfé ; mais qui s'y trouvent en abondance<br />
, 8c qui font apportées des Indes 8c de la<br />
mer rouge , des perles du golphe Perfique , des<br />
Turquoifes, dont 1'ancienne 8c la nouvelle roche ,<br />
font dans les états du roi de Perfe. A Nichapour<br />
8c a Caralfon on fait le commerce que les Hollandois<br />
y font par exportation ; c'eft pourquoi on le<br />
reftreindra a conclure que la Perfe fournit encore<br />
aux étrangers des chameaux , des chevaux 8c des<br />
agneaux , des excellens vins du cru de Perfe,<br />
comme ceux de Schiras 8c d'Yerd , dont il fe confomme<br />
une trés - grande quantité dans le pays ,<br />
malgré les défenfes de 1'alcoran , étant extraordinairement<br />
adotinés a 1'ivrognerie. II s'en tranfporte<br />
cependant tous les ans pour de très-groffës fommes<br />
dans tous 1'indoftan , 8c même jufques dans la<br />
Chine.<br />
Les Hollandois voient avec chagrin 8c un fecret<br />
dépit, les Européens commercer en Afie , d'oü il<br />
les auroient déja fait exclure è force ouverte, s'ils<br />
n'avoient craint de s'en trouver mal en Europe.<br />
Qu'ont-ils fait 1 ils ont eut rccours a des manoeuvres<br />
fourdes 8c ruineufes pour eux-mêmes pour<br />
donner 1'exclulïon aux Européens : ils ont arfeété<br />
de donner tantot leurs marchandifes a fi bas prix<br />
8c a tant de pene , tantót ils ont acheté celles du<br />
pays a un fi haut prix , qu'aucun compétiteur Européen<br />
n'a pu les imiter fans feruiner: c'eft ce qu'ils<br />
ont fait aux Francois a Bender-Abiffy au fujet des<br />
toiles 8c du poivre dont ceux-ci avoient un débit<br />
prodigieux dans ces parages. Voila pourquoi tous<br />
les
su COMMERCE EN HOZZANSE. 305<br />
les Européens qui rrafiquent en oriënt avec les Hollandois<br />
, fur-tout en Perfe s'eftiment trop heureux<br />
quand ils échappent au danger de s'y ruiner. C'eft<br />
pour cette raifon que les Perfans ont coutume de<br />
dire qu'ils trafiquent en marchands avec les autres<br />
nations de 1'Europe , mais qu'avec les Hollandois<br />
ils ne traitent que comme des efclaves avec leurs<br />
maitres , tant la compagnie Hollandoife s'eft rendue<br />
1'arbitre du commerce dans leurs états.<br />
Les Anglois n'ont paru aux Indes que depuis<br />
1'année 1600 , 8c c'eft encore bien plus tard que<br />
les Francois ont eftkyé de partager leur commerce:<br />
leur compagnie pour les Indes n'ayant été établie<br />
que l'an 1664. II eft affez furprenant que d'une<br />
même entreprife , ces deux nations aient eu des<br />
fuccès bien différens. Les Anglois ont de grands<br />
établiifemens aux Indes 8c ne le cedent guere par<br />
1'étendue & la richelfe de leur négoce aux Hollandois<br />
, tandis que les Francois ont bien de la peine<br />
a s'y foutenir , 8c fe feroient peut-être vu obligés<br />
d'y renoncer entiérement,fiune compagnie établie<br />
l'an 1719, Sc a ce qu'il fembloitfous de plus heureux<br />
aufpices que la première , n'y avoit continué<br />
encore le commerce avec quelque réputation. Pondichcri<br />
bati fur la cóte de Coromandel eft le lieu<br />
oü les Francois. ont fait leur plus grand commerce.<br />
Les Anglois ont auffi des pofleffions fur cette même<br />
cóte , mais éloignées de 3 o lieues de Pondicheri.<br />
Batavia eft 1'entrepót de tout le commerce que les<br />
Hollandois font en oriënt , 8c c'eft oü arrivent<br />
6c d'oü partent tous les vailfeaux , ou qui y viennent<br />
d'Europe , ou qu'ils y envoient, ou dont ils<br />
Tome II.<br />
V
3o
BV COMMERCE EN HOLLANBE, 307<br />
Francois, & des chevaux qu'on y mene de Perfe<br />
8c des Usbecks.<br />
Les Francois avoient ainfi que les Hollandois,<br />
Anglois, Portugais , l'an i68ó, un établilfement<br />
afiez confidérable dans le royaume de Siam, pour<br />
efpérer d'y faire a 1'avenir, le meilleür commerce<br />
de tous les étrangers; mais on fait les révolutions<br />
qui les en chaffèrent l'an 1688 , Sc qui les obligerent<br />
de fortir de Bancok , que le roi de Siam leur<br />
avoit confié 8c qu'ils ne rendirent qu'après une longue<br />
réfiftance 8c a des conditions honorables. Ils<br />
ónt depuis été rétablis dans le royaume, mais le<br />
commerce qu'ils y font eft fort peu confidérable ,<br />
8c même incapable de renouveller cette jaloufie<br />
des nations, qui fut caufe è ce qu'on croit, de la<br />
mort du roi, du célebre M. Conftant, 8c de 1'expulfion<br />
des Francois, qui envoient aujourd'hui plus<br />
de milfionnaires que de marchands. II n'y a que<br />
les Chinois, les Maures, c'eft - a - dire, les Mahométans<br />
8c les marchands Européens , qui aient le<br />
privilege d'avoir des maifons dans la ville ; les nations<br />
des Indes , ayant au-dehors, mais toutes fét<br />
parément, leurs quartiers, qu'on appelle des<br />
Camps, ou ils font leur négoce 8c les exercices.<br />
de leur reiigion. Les Hollandois y font les plü«"<br />
accrédités, aufli y font - ils leur plus grand commerce.<br />
Voici les marchandifes étrangeres qui font<br />
propres au commerce de Siam : des étoffes de<br />
foie , des épiceries, toutes fortes de marchandifes<br />
de la Chine, du Japon , comme des paunes, des<br />
ouvrages verniffés , des porcelaines, des ouvrages<br />
d'orfévrerie , diverfes marchandifes d'Europe, de<br />
V 1
308 TABLEAU GRADUEZ<br />
1'or 8c de I'argent en barre, 8c des épiceries •, mais<br />
les marchandifes dont le débit eft le plus fur , font<br />
les toiles de Surate, de Coromandel & de Bengale<br />
, fur lelquels les profits feroient immenfes, fi<br />
les Mogols , les fujets du roi de Golconde , 8i les<br />
habitans de Bengale , chez qui fe font toutes ces<br />
toiles, ne les y apportoient eux - mêmes, & ne<br />
tiroient tout 1'avantage de ce commerce , paree<br />
qu'ils peuvent les donner a meilleur compte que les<br />
Européens , 8c qui ne les ont que de Ia feconde<br />
main. Aufli ce font les profits, que les nations d'hurope<br />
peuvent faire fur les marchandifes qu'elles apportent<br />
a Siam, qui les engagent a foutenir les<br />
comptoirs qu'ils y ont, plus que le gain qu'ils font<br />
fur celles qu'ils en tirent, en les diftribuant dans<br />
toutes les Indes, qui ne peuvent s'en paftèr qu'avec<br />
bien de la peine. On porte encore a Siam du corail<br />
rouge , de 1'ambre jaune & du vif argent,<br />
des draps & du fandal. Le poivre y étoit autrefois<br />
d'un ^rand débit, mais depuis qu'on en a planté<br />
dans le royaume , il en fournit même aux étrangers.<br />
La meilleure marchandife qu'on puilfe porter<br />
au Tonquin, eft de 1'or ou de I'argent, & particuliérement<br />
des piaftres. Ce qui eft d'autant plus<br />
furprenant qu'il n'y manque aucun de ces métaux,<br />
puifqu'il leur vient beaucoup d'or de la Chine St<br />
quantité d'argent du Japon. Les Francois n'envoient<br />
guere aujourd'hui dans la Cochinchine que<br />
des miifionnaires. 11 fut un tems oü la politique<br />
des Chinois leur fit fermer 1'entrée de leur empire<br />
a toutes fortes de nations , fe contentanr du commerce<br />
intérieur qu'ils y faifoient eux-mêmes; cette
BV COMMERCE EN HOZZANBE. 3 «9<br />
politique étoit diétée par la crainte, que la fréquentation<br />
des étrangers ne corrompit leurs loix ,<br />
ou ne donnat a ceux-ci une occalion d'entreprendre<br />
fur leur liberté. Mais l'an 1685 , 1'Empereur<br />
régnant jugea a-propos d'ouvrir fes ports a tout le<br />
monde : les Indiens 8c les Européens fe font également<br />
emprelfés d'ufer de la liberté de ce nouveau<br />
commerce , 8c 1'on a vu en France de riches<br />
marchands 8c d'autres perfonnes d'un grand crédit<br />
, s'alfocier 8c y former une compagnie de commerce<br />
, fous le nom de la Compagnie de la Chine.<br />
Un des principaux commerce de la Chine, tant<br />
au-dedans qu'au-dehors , confifte dans les foies 8c<br />
dans les étoffes, ou unies ou mêlées d'or 8c d'argent<br />
qui s'en fabriquent. II y en a une fi grande<br />
quantité , que la plupart du peuple 8c jufqu'aux<br />
domeftiques , font ordinairement habillés de fatin<br />
ou de damas.<br />
II n'y a point de nation plus propre au commerce<br />
, 8c qui Tentende mieux que la chinoife ,<br />
auffi ne refufe-t-elle aucun gain qui fe fafle parle<br />
négoce , trafiquant de tout 8c profitant fur - tout<br />
avec une grande habileté, mais non pas avec cette<br />
fidélité, qui, ailleurs eft regardée comme 1'ame<br />
du commerce : en un mot, les Chinois font en Afie<br />
ce que les Juifs font en Europe, répandus partout<br />
, oü il y a quelque chofe a gagner; trompeurs,<br />
ufuriers, fans parole , pleins de fouplefle 8c de fubtilité<br />
pour ménager une bonne occafion , tout<br />
cela fous apparence de fimplicité 8c de bonne foi,<br />
eft capable d'en impofer aux plus rittentifs oC aux<br />
plus défians. Auffi les Chinois ont - ils coutume de<br />
V 3
§i© TABLEAU GR A DU EL<br />
dire, en efpece de proverbe , que toutes les autres<br />
nations font aveugles en matiere de commerce ,<br />
que les feuls Hollandois ont un ceil; mais pour eux,<br />
ils en ont deux ; s'ils connoifiöient les Genevois a<br />
fond , ils diroient fürement de ces derniers , qu'ils<br />
en ont pour le moins trois.<br />
Ce n'eft pas fans raifon qu'on foupgonne qu'il y<br />
auroit deux cents pour cent a gagner fur les foies<br />
crues de la Chine , fi les Européens pouvoient les<br />
tirer de Nanquin en droiture, St qu'elles ne pafiaffènt<br />
pas par les mains des Chinois de Canton , ni<br />
des autres peuples de 1'inde. D'habiles négocians<br />
ayant fupputé que les foies qui ne valent que cent<br />
écus a Nanquin, s'achetent cent cinquante a Canton<br />
, 8c jufqu'a trois cents k Siam ? Les plus belles<br />
étoffes fe fabriquent dans la province de Nanquin,<br />
paree que c'eft la oü les meilleurs ouvriers viennent<br />
établir prefque toutes les manufaétures. Cependant<br />
les étrangers n'enlevent guere de cellesci;<br />
prefque toutes les étoffes dont ils chargent<br />
leurs vaifleaux, 8c qu'ils tranfportent en Europe<br />
auffi-bien que les foies crues , fe font a Canton 8c<br />
dans la province , dont cette ville eft la capitale ,<br />
8c qui porte fon nom. 11 y a quantité de laines<br />
dans plufieurs ptovinces de la Chine , mais ils n'en<br />
favent point faire de draps comme ceux d'Europe,<br />
8c fur - tout comme ceux de France 8c d'Angleterre<br />
•, les étoffes qu'ils font de cette matiere , ne<br />
font que des ferges trés - fines, qui leur fervent en<br />
hiver, ou de camelots. Les étrangers y portent<br />
néanmoins de leurs draps ; mais ils les tiennent fi<br />
chers, que quoiqu'ils y foient tres - eftimés , parti-
T>V COMMERCE EN HOLLANDE. 311<br />
euliéremenr ceux de France &C d'Angleterre , les<br />
Chinois n'en achetent guere, paree qu'ils coütent<br />
incomparablement plus que les belles étoffes<br />
de foie. Quant aux marchandifes étrangeres qui<br />
font propres pour le commerce de la Chine , I'argent<br />
en eft la bafe , peu importe qu'il foit en piaftres<br />
, qui viennent du Mexique aux Manilles par la<br />
mer du fud , ou qu'il foit en barres , comme les<br />
Hollandois le tirent du Japon : les Chinois qui n'en<br />
ont point, 1'eftiment beaucoup , 8c 1'échangent<br />
volontiers contre leur or 8c leurs meillerures marchandifes<br />
, comme les perles, les marbres , 8cc.^<br />
Le leefeur.ne.faura peut - être pas mauvais gré,<br />
qu'on lui faffe obferver a propos de commerce ,<br />
que I'argent n'y étant, par rapport i 1'or , que<br />
comme un eft a dix, 8c étant communément en<br />
Europe, comme un eftaquinze, le profit eft trésgrand<br />
dans cet échange, 8c c'eft en effet un des<br />
meilleurs trahes qu'on y puiffe faire.<br />
L'an 1671, les Portugais firent quelques tentatives<br />
pour s'étabiir dans l'isle de Ceylan. Le roi<br />
de Candi qui auroit eté bien aife de les oppofer<br />
aux Hollandois , comme il avoit fait auparavant<br />
de ceux - ci aux Portugais. Quand les Hollandois<br />
eurent commencéa s'y faire connoitre l'an 1602 ,<br />
il leur avoit cédé par un traité le port de Cothiar;<br />
mais 1'entreprife de Saint - Thomé, oü M. Deshaies<br />
engagea un peu légérement 1'efcadre frangoife<br />
dont il étoit amiral, 1'ayant empêché de foutenir<br />
cet établilfement qu'il avoit commencé. La<br />
guerre qui fut déclarée entre la France 8c les<br />
États - Généraux des Provinces - Unies, ayant<br />
V 4
3" TABLEAV GRADVEL<br />
donné 1'occafion & Ie tems aux Hollandois de déplacer<br />
IesFrangois , la compagnie de Hollande eft<br />
reftee dans fa première poiTeiïion , c'eft - a - dire,<br />
feule maitreffè des cótes St du commerce , mais<br />
toujours mal avec les Chingulais, qui lui reprochentcontinuellement<br />
fon infidélité, St ne peuvent<br />
plus prendre confiance en elle.<br />
Avant que les Européens eulfent paru aux Indes,<br />
les Chinois étoient les maitres du commerce de<br />
Ceylan j enfuite les Perfes , les Arabes St les<br />
tthiopiens le partagerent avec eux, mais les Hollandois<br />
en ont exclu toutes les autres nations.<br />
Celt a- peu -prés a quoi fe réduit tout le commerce<br />
des Hollandois en Alie.<br />
Paflbns maintenant aux établiftëmens qu'ils ont<br />
en Afrique.<br />
Commerce des Hollandois en Afrique.<br />
L<br />
fitua<br />
. * »on de 1'Afrique lui donne une vafte<br />
étendue de cótes fur lefquelles les Européens font<br />
leur commerce^ le dedans de fon continent leur eft<br />
peu connu , foit a caufe de 1'apreté du fol St des<br />
chaleurs mfupportables qui y regnent prefque partout<br />
, foit a caufe de la férocité de fes habitans qui<br />
font plus que demi - fauvages. II n'y a que depuis<br />
peu de 1,ecles , que les négocians d'Europe fe font<br />
ouvertsune route par 1'océan pour porter le commerce<br />
fur cette partie des cótes de 1'Afrique qui<br />
en eft arrofée. Ce font les Hollandois qui y ont le<br />
plus riche établilfement, c'eft au cap de Bonne-<br />
Efperance. Les Hollandois s'étant appercu qu'il<br />
leur manquon un lieu de relache, ou ceux de leurs
BV COMMERCE EN HöZlANpS. 113<br />
vaiiïeaux qui alloient aux Indes , ou qui en revenoient,<br />
puflent trouver des rafraïchifiemenS. On<br />
étoit embarrane du choix, lorfque le chirurgien<br />
Van-Riebeck propofa fan 1650 , le cap de Bonne-<br />
Efpérance , qui avoit été méprifé mal - k - propos<br />
par les Portugais. 11 ne fallut qu'un féjour de quelques<br />
femaines a cet homme judicieux , pour^ le<br />
mettre en état de voir qu'une colonie feroit bien<br />
placée a cette extrêmité méridionale de 1'Afrique,<br />
pour fervir d'entrepöt au commerce de 1'Europe<br />
avec 1'Alie. On lui confia le foin de former cet<br />
établilfement: on ne peut rien imagincr de mieux<br />
dirigé que ce plan. II fit régler qu'il feroit donné<br />
foixante acres de terre a tout homme qui s'y voudroit<br />
fixer. On devoit avancer des grains, des beftiaux<br />
8c des uftenfiles a ceux qui en auroient befoin.<br />
De jeunes femmes tirées des maifons de charité<br />
, leur feroient aifociées pour adoucir leurs<br />
fatiques & les partager. II étoit libre a tous ceux<br />
qui dans trois ans ne pourroient fe faire au climat,<br />
de revenir en Europe, & de difpofer de leurs<br />
polfeffions comme ils le voudroient. Quand tous<br />
ces arrangemens furent pris , on mit a la voile.<br />
La grande contrée qu'on fe propofoit de mettre<br />
en valeur , étoit habitée par les Hottentots , peuples<br />
divifés, fi 1'on croit un voyageur Francois, en<br />
plufieurs hordes, dont chacune forme un village<br />
indépendant. Des cabanes couvertes de peaux ,<br />
dans lefquelles on n'entre qu'en rampant, Sc qui<br />
font diftribuées fur une ligne circulaire , forment<br />
les habitations. Ces huttes ne fervent guere qu'è<br />
ferrer quelques denrées St les uftenfiles de mé-
14 T ABZEAV GR ADV EL<br />
nage. Le Hottentot n'y entre ,que dans les tems de<br />
pluie : on le voit toujours couché a fa porte. S'il<br />
interrompt de tems en tems fon fommeil, c'eft<br />
pour fumer une herbe forte qui lui tient lieu de tabac.<br />
Ces fauvages n'ont d'autre occupation que de<br />
conduire des beftiaux. II n'y a qu'un troupeau dans<br />
chaque bourgade, qui eft commun a tous , chacun<br />
afon tour eft chargé de le garder, cette fo nétion<br />
doit être accompagrtée d'une vigilance continuelle;<br />
paree que le pays eft rempli de bêtes féroces, plus<br />
voraces que par - tout ailleurs. Chaque berger envoie<br />
a la découverte : 8c li un iéopard ou un tigre<br />
viennent a fe montrer dans le voihnage , la bourgade<br />
entiere prend les armes. On voie a 1'ennemi,<br />
Sc bien rarement il échappe a une multitude de<br />
fleches empoifonnées, Sc a des pieux aiguifés 8c<br />
durcis au feu. II n'eft peut - être pas de peuples<br />
plus unis fur la terre que les Hottentots; en voici<br />
Ia raifon , c'eft qu'ils n'ont ni richeffes, ni figne de<br />
richeffes \ ils n'ont d'autre bien que des bceufs Sc<br />
des moutons qui lont en commun ; voila pourquoi<br />
la concorde eft inaltérable parmi eux. S'ils font<br />
quelquefois en guerre avec leurs voifins, c'eft paree<br />
que le bétail enlevé ou égaré occalionne des querelles<br />
entre les bergers. Les Hottentots ont des<br />
marqués diftinéfives auxquelles on peut les reconnoitre.<br />
Ils ont le ncz écrafé , la tête applatie , les<br />
oreilles percées, ils ont des cicatrices faites par la<br />
brülure, ils portent des peintures, 8c ont des chevelures.<br />
Voila leur uniforme , ils n'ont aucun plan<br />
de morale 8c d'éducation, des habitudes univerfelles<br />
leur tiennent lieu de police 8c de gouvernement.
Br/ COMMERCE EN MOIZANDE. '315<br />
Ces enfans de la nature dépendent uniquement du<br />
phyfique du climat qui leur a donné les mceurs des<br />
Patres.<br />
A 1'arrivée des Hollandois, ces peuples étoient<br />
comme tous les peuples pafteurs , remplis de bienveillance<br />
, ils étoient a-peu - prés aufli mal-propres<br />
Sc aufli ftupides que les animaux qu'ils conduifoient.<br />
On trouva un ordre établi parmi eux ,<br />
dont on honoroit ceux qui avoient vaincu quelqu'un<br />
des monftres deftruéteurs de leurs bergeries ,<br />
Sc ils révéroient la mémoire de ces héros utiles<br />
aux hommes ••, 1'apothéofe d'Hercule eut la même<br />
origine.<br />
Riébeck ayant abordé fur ces cótes, fe conformant<br />
au fyftême des Européens qui confifte a ravir,<br />
commenga par s'emparer du territoire qui étoit a<br />
fa bienféance , Sc s'occupa enfuite des moyens de<br />
s'y affermir. II ne faut pas s'étonner fi cette conduite<br />
déplut anx Hottentots, qui ne tarderent pas<br />
a leur faire de vives repréfentations qui furent<br />
fuivies de quelques hoftilités. Ces contradi&iorts<br />
qu'éprouva le fondateur de la colonie , le ramenerent<br />
a des principes de juftice Sc d'humanité , qui<br />
étoient conformes a la trempe de fon caraétere. II<br />
prit donc Ie parti d'acheter le pays oü il voulok<br />
faire un établiffement; cette contrée lui coüta nonante<br />
mille livres , qui furent payées en marchandifes<br />
, tout fut pacifié, Sc depuis cette convention<br />
1'on n'a vu aucun trouble.<br />
On afiure que la compagnie a dépenfé jufqu'a<br />
quarante - fix millions, pour donner de Ia confiftance<br />
a la nouvelle colonie, Sc 1'élever a l'état £k>-
3X6" T ASZEAV GRABVEZ<br />
riffant oü elle eft aujourd'hui. On compte au cap<br />
de Bonne-Efpérance environ douze mille Européens<br />
, tant Hollandois, qu'Allemands 8c Francois<br />
réfugiés: une partie de cette population eft concentrée<br />
dans la capitale 8c dans deux bourgs affez<br />
conlidérables , le refte eft difperfé fur la cóte ;.on<br />
s'enfonce jufqu'a cinquante lieues dans les terres.<br />
Le fol fablonneux des Hottentots n'eft bon que par<br />
intervalles, 8c les colons ne veulent fe fixer que<br />
dans les lieux oü ils voient réunis 1'eau , le bois 8c<br />
un terrein fertile , trois avantages qui fe trouvent<br />
rarement réunis dans ces contrées. Autrefois la<br />
compagnie Hollandoife tiroit de IVladagafcar , des<br />
efclaves pour foulager les blancs dans leurs travaux<br />
, mais la concurrence des Francois a fait interrompre<br />
cette navigation. Les colons ne peuvent<br />
guere fe procurer que quelques Malais amenés des<br />
Indes, 8c qui font trés - peu propres aux ouvrages<br />
qu'on en exige. La compagnie tireroit un grand<br />
avantage des Hottentots, s'il étoit poflïble de les<br />
fixer ; mais leur caraótere ne permet pas de 1'efpérer<br />
: on n'eft encore parvenu qu'a déterminer les<br />
plus miférables d'entr'eux , a un, deux, ou trois ans<br />
de fervice. Ils font dociles, fe prêtent au travail<br />
qu'on exige d'eux •, mais a 1'expiration de leur engagement<br />
, ils prennent le bétail qu'on eft convenu<br />
de leur donner pour falaire , vont rejoindre leur<br />
horde, 8c 1'on ne les revoit que lorfqu'ils onr des<br />
bceufs ou des moutons a troquer contre des couteaux,<br />
du tabac 8c de 1'eau-de-vie. La vie<br />
oifive 8c indépcndante que ces hordes fauvages menent<br />
dans leurs déferts, a pour eux ..des charmes
DV COMMERCE EN HOLLANDE. 317<br />
inexprimables, rien ne peut les en détacher; on<br />
en va citer un exemple frappant. On prit un Hottentot<br />
au berceau , il fut élevé dans les mceurs européennes<br />
, 8c dans les principes du chriftianifme.<br />
Ses progrès répondirent aux foins qu'on prenoit de<br />
fon éducation , il fut envoyé aux Indes 8c utilement<br />
employé dans le commerce. Les circonftances<br />
1'ayant ramené dans fa patrie, il alla vifirer fes<br />
parens dans leur cabane •, frappé de la fimplicité<br />
de ce qu'il voyoit , fe couvre incontinent d'une<br />
peau de brebis, 8c alla reporter au fort fes habits<br />
Européens. « Je viens , dit - il, au gouverneur ,<br />
» renoncer pour toujours au genre de vie que<br />
» vous m'aviez fait embraffer , je fuis dans la ré-<br />
» folution de fuivre jufqu'a la mort la reiigion 8c<br />
» les ufages de mes ancêtres. Je garderai pour<br />
» 1'amour de vous, le collier 8c 1'épée que vous<br />
» m'avez donné, ne trouvez pas mauvais que<br />
» j'abandonne le refte : » fans attendre de réponfe<br />
, il difparut 8c on ne le revit jamais.<br />
La compagnie Hollandoife tire de grands avantages<br />
de cette colonie , quoiqu'elle ne puhTe pas<br />
tirer des Hottentots tout le parti qu'elle defireroit.<br />
Le produit de la dime , du bied 8c du vin qu'elle<br />
pergoit, de fes douanes 8c de fes autres droits ne<br />
paffe pas .240,000 livres, elle n'en gagne pas plus<br />
de quarante mille fur les gros draps, les toiles<br />
communes de nl 8c de coton , la clincaillerie, le"<br />
eharbon de terre 8c quelques autres objets peu<br />
importans qu'elle y débite. Ses profits font encore<br />
moindres fur foixante lecres de vin rouge, 8c quatrevingt<br />
ou quatre-vingt-dix lecres qu'elle tran/porre
3i? TABLEAU GRADUEL<br />
tous les ans en Europe. Le lecre pefe envlrofl<br />
douze cents livres : deux feules habitations contiguës<br />
a Conftance , produifent ce vin. II devroit<br />
entrer tout entier Sc a très-bas prix , dans les caves<br />
de la compagnie : il eft heureux pour les cultivateurs<br />
que le gouverneur trouve fon intérêt, a leur<br />
permettre de ne livrer leur vin que mêlé, avec celui<br />
des vignes voifines. Cet excellent vin , ce vin<br />
fi renommé du cap , c'eft-a-dire , celui qui refte<br />
pur, fe vend quatre francs la bouteille aux étrangers<br />
, que le hazard conduit fur les cótes du cap.<br />
Ce vin eft ordinairement meilleur que celui que la<br />
tyrannie arrache par la force 8c la violence , c'eft<br />
peut - être paree qu'on n'obtient jamais rien de bon<br />
que de la volonté. On prétend que les dépenfes<br />
inféparables.d'un fi grand établilfement, abforbent<br />
au moins tous ces petits profits réunis : fon utilité<br />
a fans doute une autre bafe. La voici •, c'eft que les<br />
vailfeaux Hollandois qui vont aux Indes, ou qui<br />
en reviennent, trouvent au cap un afyle fur , un<br />
ciel agréable , pur Sc tempéré , les nouvelles intéreflantes<br />
des deux mondes: ils y prennent du<br />
beurre , des farines , du vin, une grande abondance<br />
de légumes falés pour leur navigation , 8f.<br />
pour les befoins de leur colonies. Les refiöurces<br />
y feroient encore plus confidérables, fi par une<br />
aveugle avidité la compagnie n'arrêtoit continuellement<br />
l'induftrie des colons. Elle les force de lui<br />
livrer leurs denrées a un prix li vil, qu'ils ont été<br />
fort long tems, dans rimpoflibiliré de fe procurer<br />
des vêtemens, Sc Jes- autres befoins les plu$<br />
eflentiels.
Dü COMMERCE EN HOZZAJVDE. 319<br />
On ne peut fe diffimuler que la jaloufie du<br />
commerce eft un des plus grands fléaux qui affligent<br />
rhumanité ; les colons du cap de Bonne-<br />
Efpérance en font une preuve , contre laquelle on<br />
voudroit en vain réclamer. La tyrannie fous lasquelle<br />
ils gémiifent feroit peut-être fupportable,<br />
li ceux qui en font les malheureufes viftimes autorifés<br />
a vendre le fuperflu de leurs productions aux<br />
navigateurs étrangers , attirés dans leurs ports pour<br />
y prendre des rarraichiffemens , ou pour y faire<br />
quelque trafic ; mais on les a inhumainement privés<br />
de cette relfource. C'eft en vain qu'on s'eft<br />
long - tems flatté, qu'en refufant cette commodité<br />
aux autres nations commergantes, on parviendroit<br />
a les dégoüter des Indes : mais 1'expérience n'a<br />
encore pu apporter aucun changement; il étoit<br />
cependant aifé de preuentir que toutes les richeffes<br />
qui entreroient dans la colonie , reviendroient<br />
de maniere ou d'autre a la compagnie. C'eft le<br />
gouverneur feul qui a été autorifé a fournir aux<br />
néceffités les plus urgentes de ceux qui abordoient<br />
au cap. II en eft réfulté une infinité de vexations,<br />
cela étoit aifé a prévoir, on n'a pas encore jugé a<br />
propos d'y apporter aucun remede, tant 1'avidité<br />
eft habile a fe maintenir dans fes injuftices.<br />
C'eft ici le moment de donner a M. Totbac les<br />
éloges qu'il mérite ••, cette ame généreufe a montré<br />
pendant le tems qu'il régiffoit cet établilfement, 8t<br />
fer - tout pendant la derniere guerre un défintéreffement<br />
St une humanité , dont aucun de fes prédéceffeurs<br />
ne lui avoit laiffé 1'exemple. S'il a été<br />
alïez éclairé pour s'éleyer au -delfus dupréjugé, il
310 TABLMAV GRADVEZ<br />
n'a moins montré de fermeté pour s'écarter des<br />
ordres didtéspar une avarice abfurde qui lui étoient<br />
adrelfés. Aufli par fa grande modération, il encourageoit<br />
les nations rivales qui réuniffoient toutes<br />
Ieuis forces pour fe fupplanter, a venir chercher<br />
au cap les fubfiftances dont ils avoient befoin.<br />
Toutes ces nations indiftinótement , obtenoient a<br />
un prix affez modéré pour ne pas fe rebuter, 8c<br />
cependant aifez fort pour encourager l'induftrie du<br />
cultivateur. C'eft prcbablement le feul batave qui<br />
ait eu 1'héroïfme de contribuer a la fortune de fes<br />
concitoyens, 8c de négliger la fienne. La Hollande<br />
lui doit des autels, 8c 1'humanité entiere, le jufte tribut<br />
de fes hommages. On ne peut que faire des<br />
vceux pour que la compagnie adopte fes vues 8c fe<br />
dirige d'après 1'exemple qu'il vient de donner , capable<br />
de 1 immortalifer aux yeux du fage. II n'y a<br />
peut - être pas d'autre parri a prendre, fi cette<br />
compagnie veut s'occuper férieufement du foin de<br />
donner un centre a fa puiffance, 8c une bafe folide<br />
a fon commerce.<br />
Autres pojjejjions des Hollandois en Afrique<br />
LES Hollandois poffedent encore en Afrique,<br />
Mourée ou le fort de Naffau en Guinée : Axim ,<br />
8c Cormentin en Guinée, Benguela - Nova , place<br />
forte au royaume de Congo. II n'y a pas long-tems<br />
que les Hollandois fe font emparé de cette place,<br />
oü il y a environ deux cents families de blancs,<br />
dont la plupart font des Portugais qui y ont été relegués<br />
pour leurs crimes ; il y en a un nombre beaucoup<br />
plus grand de noirs. Tous les batimens de<br />
Benguela
BV COMMER.eE EN HoZLANDE.<br />
^ZI<br />
Benguela ne font faits qu'avec de la paille 8c de la<br />
boue; l'air , 1'eau 8c les alimens y font trés - contraires<br />
a la fanté des Européens. On trouve aux<br />
environs de trés - riches mines d'argent. Le fort de<br />
la Patience, fur la cöte d'or en Guinée, appartient<br />
auffi aux Hollandois qui ont un comptoir a Tétuan,<br />
Sc pluheurs autres places Sc comptoirs, qui ne<br />
méritent pas qu'on s'y arrête.<br />
Obfervations.<br />
LE commerce Sc la marine ont une liaifon effentielle<br />
•, la marine eft la mere du commerce , St<br />
le commerce ne peut fe faire fans vailfeaux , St<br />
1'on ne peut avoir de vailfeaux fans commerce •, en<br />
un mot, ils fe foutiennent mutuellement 1'un Sc 1'autre<br />
, 8c 1'on peut dire qu'ils naiifent enfemble, Sc<br />
s'engendrent réciproquement •, cependant quelle<br />
que foit leur influence réciproque, foit qu'on les<br />
envifage comme une amélioration ou une découverte<br />
, il eft toujours certain que ce font deux chofes<br />
eflentiellement différentes. Après avoir tracé le<br />
<strong>tableau</strong> du commerce Hollandois, il paroit convenable<br />
de faire fuivre de prés fon pendant, c'efta<br />
- dire , de tracer le <strong>tableau</strong> de la marine Hollandoife<br />
dans tout fon brillant.<br />
De la marine des Hollandois.<br />
LA Hollande, fi florilfante aujourd'hui, ne fubfifteroit<br />
plus probablement depuis long - tems, li<br />
les Hollandois n'avoient mis un frein a la mer , en<br />
lui oppofant par d'immenfes travaux , des digues,<br />
qui même ne font pas fi infurmontables , qu'il ne<br />
faille continuellement pourvoir a leur reparation :<br />
Tome II.<br />
X
322 TABLEAV GRADV EL<br />
les rades y lont trés - dangereufes , 8c le mouillage<br />
mauvais; car en plufieurs endroits la patte des<br />
ancres s'embarraife dans les têtes 8c dans les racines<br />
des arbres engloutis , de facon que dans les<br />
gros tems on eft obligés alfez fouvent de couper<br />
les cables. C'eft contre ce danger qu'on a conftruit<br />
en Hollande une grande quantité d'excellens ports.<br />
Progrès infenfibles de la marine Hollandoife.<br />
QUOIQUE prefque tous les pays Hollandois<br />
foient maritimes, la marine y fut néanmoins d'abord<br />
fort peu de chofe : ce ne fut qu'a mefure<br />
que les Hollandois vinrent a bout d'élever des<br />
barrières contre 1'impétuofité de la mer , que fes<br />
progrès furent a peine fenfibles.<br />
XIII'.<br />
Siècle.<br />
Au commencement du treizieme fiecle Ibus le<br />
gouvernement de la comtelfe Ada , Ziriczée en<br />
Zélande , fit batir de gros vailfeaux propres a<br />
faire le commerce, Sc c'eft la première ville Hollandoife<br />
, qui a donné ocealïon aux premières<br />
expédkions maritimes.<br />
Diverfes expédkions fur mer.<br />
GUILLAUME IV , vingt - troifieme comte , mit<br />
en mer plufieurs vailfeaux dont il fe fèrvit pour<br />
conduire en Efpagne les troupes qu'il m.:noit au<br />
fiege de Grenade. Peu-après la Hollande fe<br />
trouva cruellement déchirée par les divifions domeftiques<br />
furvenues entre Jean , duc de Brabant,<br />
Sc fon époufe Jaqueline, comtelfe de Hollande.
BV COMMERCE EW HOZLANBE. 313<br />
Les Hollandois fe partagerent, les uns prirent parti<br />
pour le mari, les autres pour la femme : le mari<br />
étant mort dans le cours de ces démêlés , ceux qui<br />
avoient époufé les intéréts de la comtefle , firent<br />
un eftbrt pour recouvrer ce qu'elle avoit perdu. Le<br />
feigneur de Bréderode , qui écoit a leur tête, mit<br />
des vailfeaux en mer, fur lefquels il embarqua<br />
beaucoup de troupes, Sc fit voile vers les isles de<br />
Wiérenghen Stdu Texel.<br />
Les villes d'Amfterdam , de Harlem, de Hoorn,<br />
d'Enckuifen 8c d'autres, qui étoient entrées dans<br />
des engagemens contraires a ceux de la comteftë ,<br />
ralfemblerent leurs vailfeaux , Sc en compoferent<br />
une flotte , qui alla chercher celle de la comtelfe<br />
pour la combattre. Bréderode qui connut le deffein<br />
de fes ennemis, débarqua fes troupes dans<br />
l'isle de Wiérenghen qu'il fournit; mais voyant que<br />
la flotte des villes confédérées vouloit 1'enfermer<br />
dans cette isle , ou 1'obliger a combattre , il ie<br />
détermina lui-même au combat ••, la vidtoire le déclara<br />
pour les villes alliées, St Bréderode fut luimême<br />
fait prifbnnier.<br />
Vaijfeaux équippés par un marchand de XVéere.<br />
TANDIS que les Hollandois s'eflayoient ainfi<br />
dans les combats de mer, ils formoient aufli leur<br />
marine a leur apporter du profit. Un riche habitant<br />
de Wéere , ville lituée fur le bord de la mer a<br />
une lieue de Mildelbourg, ayant armé a fes frais<br />
quelques vailfeaux, il en retira tant de profit, qu'il<br />
excita 1'émulation de fes compatriotes, qui en<br />
firent autant, 8c eux - mêmes réuflirent fi bien que<br />
cette ville ©n devint trés fameufe.<br />
X z
3i4 TABZBAV GRADVEZ<br />
Jaloufie des villes Anféatiques.<br />
LES villes de Lubeck , Hambourg , Sc autres<br />
villes commercantes des environs de la mer<br />
Baltique , entreprirent de troubler cette profpérité<br />
naiflante ; elles ordonnerent a leurs vailfeaux de<br />
pilier ceux des Hollandois, 8c de les traiter en ennemis,<br />
comme li en devenant riches, ils étoient<br />
devenus criminek.<br />
«43$<br />
Avantages remportés par les Hollandois.<br />
LES Hollandois fouffrirent pendant quelque tems<br />
ces infulte.s; mais enfin Iaffés, ils fe difpoferent a<br />
rendre hoftilités pour hoftilités. Ils firent conftruire<br />
des vailfeaux de guerre dans les villes de Harlem.,<br />
d'Amfterdam , de Hoorn , de Fleflingue , de<br />
Wéere , de Midelbourg , de Ziriczée Sc autres,<br />
en cornpoferent une flotte bien armée Sc bien<br />
équippée , qui alla chercher celle des villes alliées,<br />
I'attaqua, la battit, 8t lui prit vingt grandes hourgues,<br />
Sc quatre caraques richement chargées.<br />
Monument Jingulier du triomphe des Holland<br />
LES Hollandois confacrerent ce glorieux triomphe<br />
, par un monument aflez fingulier, 8c conforme<br />
a la fimplicité qui régnoit alors parmi eux. Ils mirent<br />
au haut de leurs mats de petits ballets, pour<br />
marquer qu'ils avoient balayé la mer des tyrans ,<br />
qui vouloient les priver de la liberté du commerce.<br />
Cet ufage fe conferva long-tems parmi les Hollandois.<br />
1510.<br />
D/faite des Hollandois.<br />
LÈS hoftilités ne recommencerent que long-
BV COMMSPXE EN HoiLANBE. 32$<br />
tems après, a 1'occafion d'une guerre entre le roi de<br />
Dannemarck & les villes Aaféariques, qui voulurent<br />
engager les Hollandois a y entrer 8c a rompre tout<br />
commerce avec les Danois. Les Hollandois ayant été<br />
attaqués par les vailfeaux des villes alliées , perdirent<br />
huit navires. Ils recurent encore un autre<br />
échec. Une flotte nombreufe de vaiiTeaux marchands<br />
, faifant voile pour le Dannemarck, fous<br />
1'efcorte de quatre gros vailfeaux de guerre , fut<br />
attaquée brufquement par la flotte ennemie, qui<br />
mit en fuite leurs vailfeaux de guerre , 8c en prit<br />
plus de cinquante de la flotte marchande.<br />
Réconciliation des Hollandois avec les villes Anféatiques.<br />
DANS la fuite , 1'intérét, ce grand mobile des<br />
a&ions humaincs , réconcilia les villes Anféatiques<br />
avec la Hollande. Les principales villes de 1'Over-<br />
Ilfel , comme Deventer , Zwol , Camper 8c<br />
d'autres, avoient rendu leur commerce trés - floriffant;<br />
mais il ne s'étendoit point du cóté de la<br />
mer Baltique 5 elles furent les premières qui prirent<br />
cette route 8c qui formerent une correfpoi*-<br />
dance avec Lubeck, Hambourg & Dantzic.<br />
1511.<br />
Puiffance de la marine Hollandoife.<br />
DE jour en jour , avec le commerce , s'augmentoit<br />
la puiffance maritime des Hollandois. Ils en<br />
faifoient de tems en tems d'heureux effais. Charks-Quint<br />
leuren fournit quelques occafions, 8c y<br />
trouva même de grandes reffources. Ils armerent<br />
cent vailfeaux, lorfque ce prince forma une ligue
il6 TABZBAV €*AT)VBt<br />
avec le Pape & les Vénitiens pour faire Ia guerre<br />
aux Turcs, guerre pourtant qui n'eut point lieju ,<br />
a caufe de la diverfion que caufa celle contre les<br />
Proteftans. Cet Empereur étant armé contre la<br />
France , neuf vailfeaux Hollandois entrerent dans<br />
la riviere de Bordeaux, y prirent la plus grande<br />
partie d'une flotte marchande , 8c ravagerent quelques<br />
villages. La même année , dix navires de la<br />
même nation enleverent quatre vailfeaux Francois,<br />
qui venoient de Terre -Neuve: ces combats 8c divers<br />
autres accoutumoient infenfiblement les Hollandois<br />
a attaquer 8c a fe défendre, 8c mettoient<br />
a 1 epreuve leur valeur 8c leurs forces maritimes ;<br />
ils ne les connurent jamais mieux , 8c n'en firent<br />
un ufage plus important que pendant les troubles ,<br />
a la faveur defquels ils fecouerent le joug onéreux<br />
des Efpagnols.<br />
Conquêtes des Hollandois fur les cótes d'Afrique<br />
& aux Indes.<br />
LES Hollandois s'étant fouftraits k Ia domination<br />
de 1'Efpagne dans le tems oü les Portugais<br />
faifoient partie de cette monarchie , enleverent a<br />
ceux-ci prefque tout Ie Bréfil , partagerent avec<br />
eux le commerce qu'ils faifoient fur les cótes d'Afrique<br />
dans i'Arabie , aux Indes , 8c les en dépouillerent<br />
enfuite prefqu'entiérement, de forte qu'il ne<br />
leur refte a peine que Goa Sc la fortereffe de Din ,<br />
de tant d'établiffemens qu'ils poffédoient depuis<br />
Olmus dans Ie golfe de Perfe, jufqvi'a Macao daas<br />
Ja Chine.
Di/ COMMERCE EN HOLLANDE. 317<br />
Progrès des Hollandois dans la navigation.<br />
LA fcience de la navigation paroit avoir été p 0" uffée<br />
a fon plus haut point de perfeétion par les<br />
Hollandois. On en peut juger par les grandshommes<br />
qu'ils ont eus ; rien n'a paru au - delft» du<br />
courage Sc de J'habileté de leurs amiraux, ni de<br />
1'adreife de leurs pilotes , Sc de leurs matelots •<br />
c'eft par cette intelligence dans la marine, qu'ils<br />
font arrivés au point d'élévation , de richelfe Sc de<br />
grandeur oü ils font aujourd'hui.<br />
Nombre prodigieux de vaiffeaux Hollandois mis<br />
en mer.<br />
LE chevalier Temple, dans fes recherches fur<br />
l'état de Ia Hollande, dit qu'il fe trouvoit de fon<br />
tems en Hollande, plus de vailfeaux que dans tout<br />
le refte de 1'Europe enfemble. Du feul port d'Amfterdam<br />
, il fortoit autrefois tous les ans plus de<br />
quinze cents vailfeaux frêtés pour le Nord , Sc Ia<br />
mer Baltique. On a vu en trois jours fortir des ports<br />
de Hollande plus de quinze cents buches, efpece<br />
de fhbats, pour la pêche du hareng: cette pêche<br />
en occupoit plus de trois mille tous les ans; chaque<br />
année il partoit ci - devant des ports des' Provinces-Unies<br />
environ quarante vailfeaux pour<br />
Archangel; le commerce de Norvège en occupoit<br />
tous les ans plus de trois cents, la mer Baltique<br />
mille ou douze cents vahTeaux, les états du grand<br />
feigneur trente ou trente-cinq, ils en avoient a<br />
catavia plus de cinquante.<br />
Richeffes & magnificence dAmflerdam.<br />
^ LE grand crédit de ia banque (1) d'Amfter-<br />
IS' } ^<br />
tai t ? a " ter k : f o , 1 , , s d e<br />
cette banqueaplus dT^ZT<br />
3<br />
tonnes d'sr.U'teiwe d'or vaiit cent millo fl 0ri ns. ,<br />
° W
318 TABLEAU GRA D U EL,&C.<br />
dam , a toujours beaucoup contribué au foutien<br />
d'une fi brülante marine. Cette ville fameufe dont<br />
nous avons donné la defcription , eft batie comme<br />
Venife au milieu des eaux, renfermant dans fes<br />
magafins tout ce que la Chine , les Indes 8t toutes<br />
les parties du monde ont de plus exquis \ c'eft une<br />
ville des plus belles 8c des plus opulentes de<br />
Funivers , dont elle femble être 1'entrepót. Elle eft<br />
coupée par de magnifiques canaux, ornés d'arbres<br />
des deux cótés , 8c fon port eft rempli d'une multitude<br />
extraordinaire de vailfeaux.<br />
Coup - dccil fur fa Hollande.<br />
LA Hollande n'eft rien par elle - même , c'eft un<br />
pays ftérile, oü tout manque, 8c par le moyen de<br />
la navigation, elle fe ménage 1'abondance , 8c<br />
fournit aux autres pays, la plupart de leurs befoins.<br />
Elle eft fans forêts 8c prefque fans bois, Sc il n'y a<br />
point d'endroits dans lé monde oü 1'on travaille plus<br />
a 1'architecture navale ; elle n'a point de vignes ,<br />
8c elle eft 1'étape des vins 8c des eaux-de-vie de<br />
toutes les parties du monde ; elle eft fans mines<br />
8c fans métaux: on y trouvé cependant prefqu'autant<br />
d'or 8c d'argent que dans la Nouvelle-Efpagne,<br />
8c dans le Pérou, autant de fer qu'en France,<br />
d'étain qu'en Angleterre , de cuivre qu'en Snede.<br />
Elle produit peu de bied, mais elle en fournit aux<br />
autres provinces. ün diroit que les épices croiflent<br />
en Hollande, que les huiles s'y recueillent, que le<br />
fel s'y forme, que les foies, les drogues pour la<br />
médecine 8c la teinture , foient des produftions<br />
de fon crü; en un mot, la Hollande renferme<br />
dans fon fein toutes les richeftës des deux mondeïi<br />
FIN du, Tome II.