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EX BIBLIOTHECA<br />

Dr. T. H. MILO


RÉVOLUTIONS<br />

D E S<br />

PROVINCES-UNIES.<br />

TOME<br />

SECOND.


RÈVOLUTIONS<br />

DES<br />

PROVINCES-ÜNIES<br />

sous<br />

L'ÉTENDARD<br />

DES DIVERS STADHOUDERS,<br />

s v i r i s s<br />

DES ANECDOTES MODERNES,<br />

Ou Tableau hiftorique.,tdpogfaphique &politique<br />

des Provinces - Unies , de leur Commerce &<br />

PoJJeJfions iïoutre - mer ; les Caufes des crifes<br />

que eet Etat eprouve aujourdhui.<br />

T O M E<br />

SECOND.<br />

4»<br />

A N I M E G U E.<br />

1 7 8 8.


REVOLUTIONS<br />

B E S<br />

PROVINCES-ÜNIËS<br />

SOUS<br />

fÉTENBARÖ<br />

DES DIVERS STADHOUDERS;<br />

De Ia Conflitution ejjentklle des Etats , od de la<br />

maniere dont ils fe formtnh<br />

I-iE feul moyeh que les hommes poüvoieni ërhployer<br />

pour fe mettre è' 1'abri des maux qui les travaillóient<br />

dans 1'état de nature, 8c pöur fe procurér<br />

tous les avantages qui manquoierit a leur füreté Sf.<br />

è leur bonheuf , devoit être tiré de 1'homme mêrrié<br />

Sc des fecoursdela fociété. Pour eet effet, il falloit<br />

qu'une mültitude d'hommes fe joigmt énferrïblë , J<br />

d'une facori (i particuliere, que la confervation des<br />

autres , afin qu'ils fuffent dans la néceffité dé<br />

s'entre-fecourir, 8c que par cette utiion de peines Sé<br />

d'intérêts, ils puffent aifément repoufler les irïftiltes<br />

dont ils n'auroient pu fe garantir chacun ea<br />

Tornt II.<br />

A


% TABLEAV H1STOR1QVE<br />

particulier, Sc contenir dans le devoir, ceux qui<br />

voudroient s'en écarter, Sc travailler plus erlïcaccment<br />

a leur commune félicité. Pour opérer cette<br />

réunion, deux chofes étoient nécefiaires : i°. U<br />

falloit réunir pour toujours les volontés de tous<br />

les membres de la fociété : i°. U falloit établir<br />

un pouvoir fuprême , foutenu de toutes les forces<br />

de tout le corps , au moyen duquel on put<br />

intimider ceux qui voudroient troubler la paix Sc<br />

faire fouffrir un mal préfent Sc fenfïble a quiconque<br />

oferoit agir contre l'utilité commune.<br />

C'eft de cette réunion de fo ces Sc de volontés,<br />

que réfulte le corps politique ou Fétat } Sc fans<br />

cela on ne fauroit concevoir de fociété civile ; car<br />

quelque grand que fut le nombre des confédérés ,<br />

fi chacun s'obftinoit a fuivre fon jugement particulier<br />

par rapport aux chofes qui intérelfent le bien<br />

commun , on ne feroit que sembarraiTer les uns<br />

les autres , Sc la diverfité d'inclinations 8c de jugement<br />

, la légéreté 8c l'inconftance naturelle a<br />

1'homme, anéantiroit bientót la concorde, Sc les<br />

hommes tomberoientdanslesinconvéniens de letat<br />

de nature. On ne fauroit d'ailleurs, dans une telle<br />

fociété , long-tems agir de concert 8c pour une<br />

même fin , ni fe maintenir dans une harmonie<br />

qui en fait toute la force , fans une puiffance fupérieure<br />

qui ferve de frain commun pour réprimer<br />

l'inconftance 8c la malice humaine, a rapporter<br />

toutes leurs aftions au bien public. Or, tout cela<br />

s'exécute par le moyen des conventions ••, car cette<br />

réunion de volontés dans une feule Sc même perfonne<br />

ne fauroit fe faire , de maniere que la diver-


HÉS pROriï/CEs-UNiEs. 3<br />

fité naturelle d'inclinations 8c de fentimens, fok<br />

totalement détruite ; mais cela fe fait par un engagement<br />

oü chacun entre , de foumettre fa volonté<br />

particuliere a la volonté d'une feule perfonne<br />

ou d'une aflemblée ••, en forte que toutes les réfolutions<br />

de cette perfonne ou de cette afTemblée j<br />

au fujet des chofes qui concernent Ja füreté 8c<br />

Kitilité publique , foient regardées comme la volonté<br />

pofitive de tous en général 8c de chacun eri<br />

particulier : de-la fe fait fenpir la néceflité de remonter<br />

a une première convention : nous aurons<br />

bientöt oceafion d'y revenir*<br />

Etat civil.<br />

L ' H O M M E eft né pour vivre en fociété •, iï la nature<br />

avoit deftiné l'homme a vivre ifolé eommé<br />

les bêtes féroces , elle ne fauroit pas organifé diiiëremment<br />

de ce qü'elles le font, elle ne fauroit<br />

pas difpofé a recevoir , a fentir des affe&ions qui<br />

h'ont de rapport qu'avec la fociété 8c qui ne' peuvent<br />

naitre en lui qu'autant qu'il vit en fociété.<br />

N'eft-il pas évident que l'homme fufceptible de<br />

compaflïon, de pitié , d'amitié , de bienfaifance<br />

degloire , d'émulation Sc d'une multhude d'affections<br />

qu'il ne peut éprouver qu'en fociété , eft deftiné<br />

a vivre en fociété ; car ce n'eft que dans cette<br />

vue qu'elle a pu lui donner le germe des paflions<br />

qui ne peuvent convenir qu'a un être focial ; mais<br />

comme la nature a organifé tous les hommes de<br />

la même maniere , il s'enfuit que la nature n'a<br />

pas fait les uns pour être efclaves 8c les aurres<br />

pour être tyrans: il faut toujours remonter a une<br />

A 1


4 TABLEAU HISTORIQUE<br />

première conventie». Or , de quelque maniere<br />

que les hommes fe foient réunis , le but qu'ils fe<br />

font propofés , a été 1'avantage de tout pris enfemble<br />

, Sc eet avantage devoit être tel que chacun<br />

fe trouvat mieux qu'auparavant. II ne faut donc<br />

pas s'imaginer que les hommes épars fe foient fuceefrivementaifervis<br />

a un feul; il n'y auroit eu dans<br />

cette aggrégation qu'un maitre & des efclaves :<br />

ce n'auroit plus été une affeciation ; or , les befoins<br />

ayant forcé les hommes a fe réunir , ils ont tous<br />

ftipulés en particulier pour le plus grand bien de<br />

tous : ce fut le grand principe de réunion. II y eut<br />

d'abord une convention , tout au moins tacite,<br />

Sc qui n'en eut pas moins de force. Voila donc<br />

ce qui fait encore une fois fentir la néceflité de<br />

remonter a une convention que nolis aurons bientöt<br />

occafion d'éclaircir. Voyons maintenant comme<br />

l'homme fe compofe de plus en plus en fociété,<br />

L'homme confidéré en fociété.<br />

IL réfulte de ce qu'on a dit ci-delfus que 1'état<br />

naturel de l'homme eft celui de la fociété , puifque<br />

fa nature , fes befoins, fes defirs , fes habitudes<br />

1'obhgent de vivre en fociété avec des êtres femblables<br />

a lui, afin de fe préferver par leurs fecours<br />

des maux qu'il craint, 8c de fe procurer les biens<br />

néceffaires a fa propre félicité. Donc 1'état naturel<br />

de l'homme eft cette fituation oü il eft placé dans<br />

ce monde , relativement a fa conftitution inférieure<br />

, 8c au cours ordinaire des chofes ; ce n'eft<br />

donc que par abftra&ion que l'homme peut-être<br />

envifagé dans un état de folitude ou privé de tous


DES PROFINCES-UNIES. 5<br />

rapports avec les étres de fon efpece : ce qu'on<br />

appelle un état de nature , feroit un état contraire<br />

a la nature , c'eft-a-dire, oppofé a la tendance des<br />

facultés de l'homme , nuifible a fa confervation ,<br />

oppofée au bien être , qu'il eft de fa nature de<br />

defirer conftamment. Pour bien connoitre la nature<br />

humaine , il faut la confidérer dans fa condition<br />

extérieure , dans fes befoins , dans fa dépendance,<br />

8c dans 'les diverfes relations oü elle trouve<br />

placée : enun mot, dans ce qu'on peut appelier les<br />

divers états de l'homme. On peut le ranger dans<br />

deux claffes générales j les uns font des états primitifs<br />

8c originaires , 6c les autres des états accef.<br />

foires ou adventifs : les états primitifs Sc originaires<br />

font ceux oü 1'homme fe trouve placé par la<br />

main même de Dieu 8c indépendamment d'aucurf<br />

fait humain : tel eft l'ét,at de l'homme par rapport<br />

a Dieu qui eft un état de dépendance abfolue,<br />

puifqu'il tient de eet être , 8c la vie , 8c tous les<br />

avantages qu'il poffede : tel eft 1'état. de fociété ,<br />

c'eft-a-dire, celui oü les hommes fe trouvent k<br />

1'égard les uns des autres 8c qui n'eft autre chofe<br />

que 1'union de plufieurs perfonnes pour leur avantage<br />

commun , ce qui fuppofe que les hommes<br />

vivent en bonne intelligence , 8c c'eft ce qu'on<br />

appelle un état de guerre , état violent 8c dire£tement<br />

oppofé a celui de fociété. II y a de plus un<br />

état naturel qui eft celui oü 1'on confidere Thorn^<br />

me a 1'égard des biens de la terre , 8c c'eft ce<br />

qu'on peut appelier un état d'indigence , 8c des<br />

befoins toujours renailfans , auxquels il ne fauroit<br />

pourvoir d'une maniere convenable , qu'en faifam<br />

A 2,


(5 TABLEAV H1STOR1QVM<br />

ufage de fon induftriepar un travail continue]. Les<br />

états accefïöires ou adventifs font ceux dans lefqueJs,<br />

i'hpmme fe trouve placé par fon propre fait,<br />

& en conféquence des établiflèmens dont il eft<br />

fauteur. Ces états font proprement 1'ouvrage de<br />

l'homme , en voici les principaux : i°. L'état de<br />

familie eft celui qui fe préfente le premier ; cette<br />

fociété eft la plus naturelle de toutes , elle fen de<br />

fondement a la fociété nationale , puifqu'une nanon,<br />

ou un peuple n'eft qu'un compofé de plufieurs<br />

families ; du mariage naiiTent les enfans qui, en<br />

pcrpétuant les families , entretiennent la fociété<br />

humaine : i°. Le fecond état eft celui de la foiblefle<br />

& defimpuiflance de l'homme dans fa naiffanee<br />

, tant a 1'égard du corps qu'a 1'égard de<br />

lame. De cette foiblefte fuit néceftairement la dépendance<br />

naturelle des enfans de leurs peres &<br />

meres. Le troifieme état' réfulte de la propriété<br />

des biens qui produit un nouvel état acceffoire ,<br />

en modifiant le dfoit que tous les hommes avoient<br />

onginairement fur les biens de la terre. Le quatneme<br />

état eftacceffoire, 8c c'eft le plus confidérable,<br />

puifque c'eft l'état civil , ou celui de la<br />

fociété civile SE du gouvernement.<br />

D'après eet expofé , il eft aifé de voir qu'il en<br />

eft a-peu-prèsde 1'univers moral , . comme de 1'urnvers<br />

phyfique , touty eft combinaifon , rapport,<br />

Jiaifon & enchainemént. ïl n'eft rien qui ne foit<br />

1'eflbt immédiat de quelque chofe qui a précédé 8c<br />

a déterminé 1'exiftence de queique chofe quifmvra,<br />

& c'eft ce qui compofe le fvftême des rapports de<br />

Ihomme .avëc fes fcmbJables. Une fociété eft J'af-


DES P RO VIJV CES-UN 1 ES. J<br />

femblage de pluficurs êtres de 1'efpece humaine ,<br />

réunis dans la vue de travailler de concert avec<br />

leur bonheur mutueL, Toute fociété fuppofe invariablement<br />

ce but. II feroit contraire a la nature<br />

que des êtres animés fans ceffe du deflr de fe conferver<br />

8c de fe rendre heureux<br />

?<br />

fe rapprochafTent<br />

ou s'uniffent les uns aux autres pour travailler a<br />

leur deftruétion , ou a leur malheur réciproque.<br />

Dès que deux êtres s'affocient, on doit conclure<br />

qü'ils ont befoin 1'un de 1'autre pour obtenir quelque<br />

bien qu'ils defirent en commun ; ainfi le bonheur<br />

commun des affociés eft le but néceffaire de<br />

toute fociété compofée des êtres intelligens 8c raifonnables.<br />

Le genre humain , dans fon enfemble,<br />

n'eft qu'une vafte fociété compofée de tous les êtres<br />

de 1'efpece humaine. Les différentes nations ne<br />

doivent être envifagées que comme des individus<br />

de cette fociété générale. Les peuples divers que<br />

nous voyons fur notre globe , font des fociétés<br />

particulieres diftinguées des autres par les noms<br />

des pays qu'elles habitent. Si elles avoient plus de<br />

raifon , au lieu de fe combattre 8c de fe détruire ,<br />

elles devroient confpirer a fe rendre réciproquement<br />

heureufes. Dans chaque nation, une fociété<br />

particuliere compofée d'un certain nombre de families<br />

8c de citoyens intéreffés également au bienêtre<br />

de cette affociation particuliere , Sc a la confervation<br />

de la nation dont ils font partie. Une familie<br />

eft une fociété plus particuliere, encore compofée<br />

d'un nombre plus ou moins confidérable<br />

d'individus, des defcendus de la même fouche, 8c<br />

diftingués par le nom de ceux qui ont une origine<br />

A4


8 TABLEAU HISTORIQUE<br />

fjiffétente. Le mariage eft une fociété formée pat<br />

fhpmme Sc la femme pour travailler a leurs befoins<br />

Sc k leur bonheur mutuel. L'amitlé eft une alfocianpn<br />

de plufieurs hommes qui fe jugent capables<br />

de cpntribuer a leur félicité réciproque. Les réunions<br />

dyrables ou pafïageres de ceux qui s'afl'ocjent<br />

pour quelques entreprifes pourle commerce ,<br />

n ont Sc ne peuvent avoic pour but que de mettre<br />

leurs forces en commun , afin de fe procurer des<br />

avantages communs: en un mot, auffi-töt que plufteurs<br />

individus fe raftemblent dans la vue d'obtewr<br />

une fin , ils forment une fociété. Les affociations<br />

des différens peuples Sc de leurs chefs , fe<br />

nomment alliances; elles ont pour but leur défenfe<br />

, |eur cpnvenripn , leurs intéréts réciproques<br />

; enfin des avantages que feuls ils ne pourroient<br />

fe procurer. Ces avantages font le produit<br />

des vertus fociales Sc des qualités qui en dérivent:<br />

comme le défordre focial eft le produit des vices<br />

de fociété Sc de tous les maux qui en font les fuites<br />

néceffaires.<br />

Nécejitéde remonter• a une première convention.<br />

QUE des hommes épars fur la vafte furface du<br />

globe fe foient ahervis a un feul, ou a une affemblée<br />

choifie en quelque nombre qu'ils puflënt<br />

erre , pn oe peqt: vpir la qu'un maitre Sc des efflave?<br />

j on n T y voit ppint un peuple Sc fon chef:<br />

c'eft, fi fpn veut, un aggrégation Sc non pas<br />

pne aftociation, Sc dans eet, te aggrégation, il n'y a<br />

pi bien public, ni corps politique. Les befoins ayant<br />

forcé Jes hommes a fe réunir , ils ont tous dü fti-


vEs PROVIJVCES-UNIES. 9<br />

puler en particulier pour le plus grand bien de tous^<br />

il ne put y avoir dautre principe de réunion. II y<br />

eut d'abord urie convention , tout au moins tacite,<br />

dont voici le fommaire : « Trouver une forme d'af-<br />

>) fociations qui défendit 8c protégeat toute la force<br />

» commune , la perfonne Sc les biens de chaque<br />

» allbcié , &C par laquelle chacun, s'uniftant a<br />

» tous , n'obéirait pour tant qu'a lui-même ». En<br />

eifet, remontons en idéé au moment oü tout<br />

un peuple fe trouva raffemblé pour délibérer<br />

fur les moyens d'enlever les obftacles qui nuifoient<br />

a fa confervation dans l'état d'indépendance. II<br />

n'eft pas douteux qu'il ne fe format un même corps<br />

politique que par la réunion des volontés Sc des<br />

forces de chaque individu qui compofoit ce même<br />

corps. Quel artifice aura -1 - on employé pour<br />

mettre en jeu , par un feul mobile , cette réunion<br />

de forces Sc de volontés , Sc pour les faire agir de<br />

concert ? Comment chaque individu aura -1 - il<br />

pu engager fa force Sc fa liberté , premiers<br />

inftrumens de fa confervation, Sc negliger les<br />

foins qu'il fe dok : cette difficulté s'éclakcit par<br />

la folution fuivante : « Chacun de nous mets en<br />

v, commun fa perfonne Sc toute fa puiftance<br />

» foias la fuprême dire&ion de la volonté gé-<br />

» nérale , Sc nous recevons en corps chaque<br />

» membre comme partie indivilible ». De cette<br />

maniere chacun fe donnant a tous Sc ne fe donne<br />

a perfonne en particulier ••,Sc comme il n'y avoit<br />

pas un affocié fur lequel on n'acquerroit le même<br />

droit qu'on lui cédoit fur foi , on gagnoit 1'équir<br />

valenr de tout ce qu'on perdoit.


io TABLEAU HISTORIQVE<br />

Les claufes de ce contrat font tellement de,<br />

terminees par la narurede 1'afte, que la plus légere<br />

modification les auroit rendu nulles, & quoiqu'elles<br />

n ment peut-être jamais été formellement énoncées :<br />

dies font par-tout les mêmes, par-tout tacitement<br />

admifes Sc reconnues , jufqifa ce le pafte focial<br />

etant viole , chacun foit rentré dans fes premiers*<br />

droirs, Sc ait repris fa Iibérté naturelle, en renoncant<br />

aux engagemens de la convention ; ainlile<br />

bonheur commun des affociés eft le but necelfaire<br />

de toute fociété compofé d'êtres intelligens Scraifonnables.<br />

Toute fociété fuppofe invariablement<br />

ce but , car il feroit contraire aux vues de la<br />

nature, que des êtres animés fans ceffe du defir de<br />

fe conferver Sc de fe rendre heureux , fe rapprochaffenf<br />

ou s'uniflënt les uns aux autres pour<br />

travailler a leur deftruétion ou a leur malheur<br />

reciproque. Une fociété eft l'affemblage de plufieurs<br />

êtres de 1'efpece humaine réunis dans la<br />

vue de travailler de concert a leur bonheur mutuel.<br />

Des ce moment, au lieu de la perfonne particuliere<br />

de chaque contraftant, eet afte d'aftociation<br />

a proouit un corps moral Sc coikaif, compofé<br />

dautant de membres que 1'aftociation a de voix ,<br />

Jequel corps recoit de ce même afle fon unit/.<br />

Ion moi commun, fa vu Sc fa volonté. C'eft<br />

ainfi que par la réunion de plufieurs il s'eft formé<br />

ce qu'on appelle la perfonne publique , connue<br />

autrefois fous le nom de Cité, Sc qui prend aujourdhui<br />

celui de Répubüque ou de Corps pohtique<br />

, Iequel eft appellé par fes membres état,<br />

quand ü eft paffif; Jbuvcrain quand il en aftif,


BES PROVIN CES-U NIE n<br />

puijfancc en le comparant a fes femblables. A<br />

1'egard des affociés , ils prennent colleftivement<br />

le nom de peuple , 8c s'appellent en particulier<br />

atoyens, comme participant a 1'autorité fouveraine,<br />

8c fujets comme foumis aux lois de F état;<br />

s'il arrivé qu'on confonde fi fouvent ces termes,<br />

8c qu'on les prenne 1'un pour 1'autre , c'eft qu'on<br />

ne s'eft jamais fait d'idées juftes du corps póli*<br />

tique ,• cette précifion feroit un crime de lefemajefté<br />

en France , dans 1'empire Ottoman Sc<br />

a Pétersbourg.<br />

Voyons maintenant ce que contient eet afte<br />

d'alfociation: on fe hate d'en donner une idéé<br />

jufte & exafte.<br />

Du Pacle focial.<br />

LE pafte focial eft la fomme des conditions<br />

tacites ou exprimées, fous lefquelles chaque merabre<br />

d'une fociété s'engage envers les autres de<br />

contribuer a leur bien-être , & d'obferver a leur<br />

égard , les devoirs de la juftice 3 c'eft la fomme des<br />

devoirs que la vie fociale impofent a ceux qui vivent<br />

enfemble , ou fi 1'on veut , c'eft une convention<br />

naturelle 8c tacite entre tous les hommes,<br />

de vivre enfemble dans une paix perpétuelle , de<br />

s'entr'aider mutuellement a fypporter les infirmités<br />

de la vie , de fe procurer réciproquement<br />

tous les avantages & toutes les jouiffances poflibles<br />

, & enfin de concourir tous d'une maniere<br />

uniforme 8c paifible au maintien de 1'ordre moral.<br />

Ce contrat eft une loi facrée qui regie toutes les<br />

autres 3 c'eft 1'enfemble de toutes les difpofitions


IÏ TABLEAU HISTORXQUE<br />

qui doivent metier l'homme au bonheur de tous<br />

les rooyens qui peuvent le rendre lage : c'eft en<br />

un mot la fphere oü doivent rouler fans cefie Sc<br />

^rr^i 65 ,'<br />

t<br />

0 U S<br />

^fentimens,<br />

& tout Je fyfteme de 1'humanité. Si 1'on remarquè<br />

quelque convention bizare qui donne tout a 1'un<br />

& ried a lautre ; fi quantité d'abus fe font introduits<br />

dans ce contrat, ce ne font que des abfurdites<br />

de morale , des falfifications de principes,<br />

des hors - d ceuvre de la nature, ou pour rnieux<br />

dire, des acceffoires faux, ridicules Sc dangereux<br />

qu, ne peuvent fubfifter toujours, Sc qui ne pour?<br />

ront j a m a i s<br />

f 0U<br />

ff<br />

i r I a G l a r t é d u foJei] d e<br />

^ ^<br />

quand une fois elle viendra a hure fur toute la multitude.<br />

Dun autre cóté , n'eft-il pas conftant que<br />

la nature, en etablifiant d'elle même un Même<br />

iociaj, bien-Ioinde vouloir détruire 1'égalité naturelle<br />

, a iubftitue au contraire par un pafte fondamemal<br />

appuié fur la néceflité des chofes Sc<br />

tor h firnple notion de la juftice , une égalité morale<br />

& j e<br />

g l t l m e a c e q u<br />

, e J ] e a u r o h m e m e d><br />

. né<br />

_<br />

' ^ Pouvaat<br />

e m r e k s h 0 m m e s &<br />

ïfiït 1 y T<br />

flï "li (orCes \ e ?ëéme , le fort Lftitué au<br />

toible , Ihomme eclairé a 1'ignorant, afin que<br />

^ n n l m A Y J ' lk d e v i n f l l w t<br />

^ égaux de conven-<br />

C<br />

Z X ° n ' & - 1,6 fiffent t o u s 1 u ' un ^me<br />

corps Sc une meme mtelligence. U ne faut donc<br />

pas que Ihomme convienne vaguement Sc ftupidement<br />

que tous les hommes font égaux : il ne fuffit<br />

donc pas que dans les gouvernemens politiques<br />

cette egalite ne foit quapparente Sc iliufoire , Sc<br />

qu elle ne ferve qu'a maintenir le pauvre dans la


pss PROPINCES-UNIES. 13<br />

mifere Sc le riche dans fon ufurpation : il ne fuffit<br />

donc pas que les loix foient toujours utiles a ceux<br />

qui poffedent, 8c nuifibles a ceux qui n'ont rien 3<br />

il faut au contraire que 1'homme de bien fok convaincu<br />

que l'état focial ne peut être avantageux<br />

aux hommes , Sc ne peut fe maintenir conftamment<br />

qu'autant qu'ils ont tous quelque chofe , ÖC<br />

qu'aucun d'eux n'a rien de trop. II fuffit de vivre<br />

en fociété pour être obligé de concourir au but de<br />

la fociété, ou pour fe trouver engagé même fans<br />

déclaration formelle , a fervir fuivant fes talens Sc<br />

fes forces, a fecourirSc défendre fes affociés, a refpecter<br />

leurs droits , a fe conformer a la juftice ,-<br />

è fe foumettre aux loix propres , a maintenir 1'ordre<br />

nécelfaire h la confervation de 1'enfemble. En<br />

échange la fociété toute entiere, ou les dépofitaires<br />

de fon autorité fe trouvant naturellement Sc<br />

nécelfairement engagé a feeourir , défendre protéger<br />

Sc maintenir dans fes juftes droits celui qui,<br />

fous cette garantie , s'oblige a remplir fidélement<br />

les devoirs de la vie fociale. Les engagemens réciproques<br />

qu'on contrafte dans la fociété , fok<br />

qu'ils foient écrits , exprimés , publiés ou non ,<br />

ils font toujours les mêmes : il eft facile de les<br />

connoitre , ils font indifpenfables Sc facrés , ils<br />

font fondés fur la néceffité d'employer les moyens<br />

propres a obtenir la fin qu'on fe propofe en vivant<br />

avec fes femblables. Des engagemens naturels Sc<br />

réciproques que 1'on contraéte dans la fociété , il<br />

réfulte que chaque membre acquiert des droits fur<br />

la fociété, c'eft-a-dire, qu'il a droit d'efpérer que<br />

1'obéiflance qu'il rnontre a la fociété , que Taftec


i4 TABLEAU HISTORIQUE<br />

tion qu'il a pour elle , que les fervices qu'il lui<br />

rend, feront payés par des avantages tels que la<br />

proreétion^ la füreté de fa perfonne 8c de fes biens,<br />

la portion de félicité dont la vie fociale met a portee<br />

de jouir. Chaque membre de la fociété eft<br />

en droit d'exiger un bien-être bien plus grand que<br />

celui dont il jouiroit, s'il vivoit ifolé. La fociété ne<br />

peut fans injuftice le priver de ce droit , fans cela,<br />

elle contrarieroit fon but , elle nuiroit a fa pro -<br />

pre confervation, elle ne feroit que ralfembler des "<br />

êtres injuftes , animés d'intérêts perfonnels , dont<br />

lespamons feroient continuellement en guerreavec<br />

le bien public. L'amour hncere de la patrie ne<br />

peut être dans les citoyens que 1'effet des avantages<br />

que la patrie leurprocure. Une fociété fans juftice,<br />

ou gouvernée par des loix iniques 5c partiales,<br />

invite néceffairement fes membres a 1'injuftice , a<br />

la méchanceté : on les rend indifférens fur les intéréts<br />

des autres , par 1'imprudence 8c la déraifon<br />

des peuples 8c de ceux qui les gouvernent. Les<br />

hommes font très-fouvent guidés par des loix injuftes<br />

, des ufages pervers , des opinions erronées,<br />

des préjugés capables d'anéantir la félicité publique.<br />

Enchainées par des coutumes ou des habitudes<br />

peu raifonnées, les nations fe trouvent malhetireufes;<br />

de mauvais citoyens, perpétuellement<br />

occupés a fe nuire ouvertement, ou fourdement<br />

pour des intéréts particuliers toujours oppofés a<br />

ftntérêt général. Eft-ce que 1'hiftoire de quarante<br />

fiecles ne nous préfente pas fans ceflë le <strong>tableau</strong><br />

de la fociété , toujours gouvernée par des rois<br />

ou des chefs, 8c toujours malheureufe 8c condam-


DES PROVINCES-UNÏES. 15<br />

aée a gémir dans les fers , 1'opprobre 8c la plus<br />

affreufe mifere. Si jamais il arrivoit que tous les<br />

hommes devinflent juftes 8c fages j quelles autres<br />

loix feroient nécelTaires que celle de 1'amitié •, la<br />

paix deviendroit pour eux un lien indiffoluble. Le<br />

contract particulier qui unit l'homme a la fociété<br />

n'eft que conditionel 8c réciproque , c'eft-a- dire,<br />

qu'il fuppofe des avantages mutuels entre les parties<br />

contra&antes. « Le citoyen , dit un moderne,<br />

» ne peut tenir a Ia fociété , a la patrie , a fes<br />

» affociés, que par le lien du bien-ètre : ce lien<br />

» eft-il tranché , il eft remis en liberté )).<br />

Donnons plus d'étendue a cette penfée ! La réunion<br />

des intéréts particuliers avec le général , ne<br />

peut-être que 1'effet d'une fociété fidelle a remplir<br />

les engagemens du pacte focial. Des loix impartiales<br />

obligeroient tous les citoyens d'obferver les<br />

loix de la juftice , 8c tout homme raifonnable fe<br />

trouveroit dans la nécefïité d'être vertueux , c'eftè-dire,<br />

feroit dans la difpofition habituelle de reA<br />

pe£ter les droits de fes femblables. C'eft dans la<br />

balance de 1'équité que 1'on doit pefer les loix , les<br />

coutumes , les inftitutions humaines j il n'eft pas<br />

d'autre moyen de diftinguer le bien du mal , 1'utile<br />

du nuifible , le jufte de 1'injufte , ce qui fuppofe<br />

a la vérité de 1'expérience 8c de la raifon.<br />

Faute de réfléchir , les hommes, pour la plupart,<br />

regardent comme jufte tout ce que les loix, ou<br />

les ulages ordonnent ou permettent , 8c regardent<br />

comme injufte ce qu'ils défendent. De pareils principes<br />

ne peuvent que confondre, obfcurcir 8canéanïlr<br />

toutes les idéés de la juftice naturelle. On ap-


iö TABLEAU HISTOKIQÜÈ<br />

pelle licitc ce que les loix ou les ufages d'un peuple<br />

permettent Sc illiciu, ce que ces mêmes loix<br />

ou ufages defendent. II eft a obferver que ce qui<br />

eft icite ou permis par la loi ou par 1'ufage , peut<br />

quelquefoisetre très-injufte : par exemple , chez<br />

lesLacedemoniens , le brein , Ie vol , fait avec<br />

adreue , etoit permis ou toléré , Sc cependant<br />

«oir tres-injufte. Ne fuffit-H pas de la moindre ré-<br />

Ilexion pour fe convaincre que c'eft nuire aux<br />

droits des hommes que.de leur ravir des biens dont<br />

la fociete doit être garante. Dans Une afiociation<br />

de bngands , telle que fut autrefois celle des Rornains<br />

, ces conquérans du monde , ces fléaux du<br />

genre humain , le vol, le meurtre , Ia violence ,<br />

tous l e s<br />

exces, contre les autres peuples étoient d^s<br />

adtions, non feulement permifes , maisencore approuvees<br />

Sc iouées comme des vertus : il n'y a de<br />

yraimènt jufte que ce qui eft conforme aux droits<br />

imprefcnptibles de 1'humanité. Ce n'eft donc pas<br />

Ia volonte fouvent déraifonnable d'un peuple, ce<br />

ne lont pas fes intéréts particuliers , ce ne font<br />

pas ces loix Sc fes ufages qui rendent jufte ce qui<br />

ne leftpoint par fa nature. La violence Sc la conquete<br />

peuvent être conformes aux intéréts d'un<br />

peuple ambitieux. Ceux qui contentent leurs paflions<br />

, peuvent être a fes yeux des perfonnages eftimables<br />

Sc vertueux<br />

h<br />

mais un tel peuple n'eft qu'un<br />

amas de malfaiteurs Sc d'aualTins pour quiconquea<br />

des idees faines du droit des gens fi fourent<br />

viole, Sc avec autanr d'infolence par une nation en-'<br />

nemie de toutes les autres. L'intérêt permanentde<br />

Ihomme en général, du genre humaio , de 1*<br />

grande


DES PROVINCES-UNIES. IJ<br />

grande fociété du monde , exige qu'un peuple<br />

refpedte les droits d'un autre peuple3 de même<br />

que 1'intérêt général de toute fociété particuliere ,<br />

exige que chacun des membres refpedte les droits<br />

de fes aflbciés. Telle eft la nature du contract'<br />

focial qu'il ne doit jamais être violé , ni par les '•<br />

membres particuliers qui le compofent, ni par les<br />

repréfentans de cette fociété. Qu'on remonte a l'état<br />

naturel de l'homme 1'on verra que la première<br />

fociété 8c la feule naturelle , fut celle de familie ,<br />

Sc que 1'autorité paternelle qui ne peut agir que<br />

pour 1'utilité des enfans , n'a pu devenir i'origine<br />

d'une autorité fouveraine SC arbitraire , fans qu'on<br />

fe foit trop écarté du droit de la nature 8c des regies<br />

de la raifon:, car enfin un pere aimeréellement<br />

fes enfans , il travaille réellement pour eux , il les<br />

inftruit , il les confole , il les voit a chaque inftant<br />

du jour , il n'exifte que pour eux : un fouve-r<br />

rain au contraire méprife tous fes fujets , comparativement<br />

a lui. II les envoie fe faire égorger,<br />

pour une fantaifie , un caprice : il leur dérend de<br />

penfer Sc de réciamer leurs droits primicifs : il les<br />

afflige fouvent par des adtes odieux de violence Sc<br />

de defpotifme , il ne fe montre è eux que fort rarement<br />

il s'imagine qu'ils exiftent tous pour lui<br />

Sc que leurs vertus , leurs aftions , leurs richeffes,<br />

leurs plaifirs ne doivent être deftinés qu'a grofiir la<br />

fomme de fes jouiflances. S'il s'en trouve qui penfent<br />

plus fainement , ce font des phénomenes qui<br />

ne paroiirent fur la terre que tous les mille ans i<br />

d'ailleurs les monarques les plus vantés n'ont ni la<br />

puiftance , ni la volonté de faire töut le bien de la<br />

Tarnt II,<br />

B


iS TABLEAV H 1 ST 0R1QVE<br />

fociété , paree qu'il faudroit commencer par de£<br />

cendre du tróne Sc dépofer le fceptre aux pieds de<br />

la nation entiere. Le feul contrat, la feule fociété<br />

de droit que fhomme puiife faire fans déroger<br />

i lui-même , c'eft celle qui reflemble en tout<br />

a la fociété de familie j c'eft-è-dire, que li un roi,<br />

un monarque ne peut pas agir , on n'agit pas moralement<br />

envers fes • enfans , il ne peut avoir en<br />

effet aucun droit fur eux , paree qu'on ne peut<br />

pas avoir d'autre'pouvoir fur fes femblables que<br />

celui de leur faire du bien.<br />

En un mot, tout pafte focial qui détruit dans le<br />

fond la morale de 1'égalité , celle de la liberté , Sc<br />

celle de la propriété diftributive , eft un pafte abfurde<br />

Sc ridicule. On eft fur de s'enchevêtrer fans<br />

ceffe dans les fophifmes , dans les contradiftions ,<br />

dans un labyrinthe de maximes Sc de mots , tant<br />

qu'on s'opiniatrera avec Grotiu?, Puffendorf<br />

y<br />

Barbeyrac Sc tant d'autres, a vouloir accorder le<br />

droit naturel, le fyftême du jufte avec celui de<br />

1'injufte Sc de 1'accelfoire avec le principal 3 d'oü<br />

1'on doit conclure , que l'homme n'a pu fans une<br />

indolence marquée , fans un aveuglement ftupide ,<br />

Sc pour mieux dire encore , fans une infirmité<br />

inftantanée de la nature entiere , négliger de s'en<br />

tenir a fa première fociété de familie , Sc entrer<br />

dans une fociété bruyante Sc tumultueufe , oü le<br />

chef qui fouvent n'étoit ni citoyen , ni pere, élu<br />

au hazard, fut chargé d'un pompeux diadême Sc<br />

d'un pouvoir immenfe. Sans doute , fa nature n'étoit<br />

alors que celle d'un enfant, ou d'un imbécille<br />

qui donneroit tous fes bijoux Sc toute la fortune


DES PROriNCES-UjSlES. IQ<br />

ide fa vie , pour voir une fois la lanterne-magique.<br />

Si cette lanterne - magique des cours, des puiffances,<br />

des armées n'avoit duré que deux ou trois<br />

fiecles ••, fion n'avoit fait battre qua des foldats de<br />

bois \ mais, hélas une Ibttife faite pour tout le<br />

genre humain , n'eft pas une fottife d'un jour, il<br />

faut des fieclespour la réparer! Qu'on nedemande<br />

donc plus , s'il eft des circonftances oü il foit permis<br />

de détröner un roi , les principes font pofés :<br />

on laiife au le&eur éclairé a réfoudre la queftion.<br />

Tous les problêmes qu'on peut procurer en ce<br />

genre feront réfolus aifément, fi on a foin de les<br />

bienanalyfer faas préjugé, Sc fans s'écarter jamais<br />

de leur cercle , Sc fur - tout, fi 1'on a foin de rabattre<br />

fes idéés fur ces quatre mots principaux ,<br />

nature , raifon , juftice Sc vérité.<br />

Quand on confidere que les hommes n'onr<br />

formé de fociétés, que paree qu'ils ont fenti le<br />

befoin de fe donner des fecours mutuels , on découvre<br />

bientöt quels furent les ufages de tous les<br />

tems Sc de tous les climats. On voit qu'en général<br />

.les hommes devoient avoir pour regie , de ne pas<br />

fe nuire , d'être fideles aux engagemens qu'ils con T<br />

tra&oient, de fe réunir contre 1'ennemi commun ,<br />

d'aflurer a chacun d'eux la propriété de fes biens,<br />

de fa perfonne , Sc de s'oppofer a quiconf{ue ten ><br />

teroit de troubler 1'ordre public. La bafe de la<br />

fociété civile repofa fur 1'obfervation de ces regies:<br />

car les loix ne furent d'abord que des ufages Sc<br />

des conventions tacites qui régloient ce que les<br />

citoyens ou affociés fe devoient les uns Sc les auisces,<br />

ce que chacun d'eux devoit a l'état, Sc ce^<br />

B2


2P TABLEAU HISTORIQUS<br />

quel'état devoit a chacun d'eux$ mais Ja maniere<br />

d'appJiquer ces regies fut fufceptible de mille<br />

modifications. Comme les hommes ne s'étoient<br />

réunis , que paree qu'ils avoient fenti le befoin de<br />

fe réunir: voila pourquoi les circonftances oü 1'on<br />

s'étoit trouvé, déterminerent les devoirs auxquels<br />

on s'obligeoit réciproquement, 8c en même tems<br />

les droits qu'on acquerroit. Les premières fociétés<br />

ne firent que tatonner d'après leurs befoins , obéiA<br />

fant aux circonlhances, comme par inftinét, Jes<br />

aflbeiés changerent d'ufages , moins- par raifon<br />

que par inquiétude. II étoit aifez difficiJe de fixer<br />

une regie certaine d'après des ufages fufceptibles<br />

d'interprétations différentes. Suivant la différence<br />

des circonftances, il en réfulta que 1'ufage fervoit<br />

fouvent de prétexte a fes prétentions , paree que<br />

tous venoient de fe faire de nouveaux droits , 8c<br />

que perfonne ne vouloit s'aftreindre a de nouveaux<br />

devoirs. Les ufages fe maintenoient d'eux-mèmes<br />

ou fans efforts, fur - tout fi les circonftances ne<br />

changeoient pas, ou lorfqu'elles changeoient, fans<br />

qu'on s'en appercut. Mais arrivoit - il qu'on n'étoit<br />

pasd'accord fur 1'utilité dont ils pouvoient être , les<br />

ufages ne fe maintenoient qu'autant que ceux a qui<br />

ils étoientavantageux, étoient afiezpuiftanspoury<br />

afiujettirles autres. Les ufages conftans furent donc<br />

ou le réfultat des circonftances ou de la violence.<br />

Quand on difoit alors, c'eft 1'ufage, c'eft comme fï<br />

on avoit dit: voilé votre devoir, voila mon droit ^<br />

8c 1'ufage fut la loi. Une fois plié a 1'habitude de<br />

fuivre 1'ufage établi, 1'habitude de le fuivre devinC<br />

une feconde nature, 8c c'eft ainfi que J'habitudcs


T)ES P ROV IJS! CE S-U X 1 E S.<br />

2Ï<br />

tint lieu de raifon , 8c que 1'antiquité mit le fccau<br />

aux ufages. Dans 1'enfance des fociétés, on ne rendit<br />

pas (a-peu-près comme aujourd'hui) des ufages<br />

établis ,ftnon que nos peres Je font conduits de telle<br />

maniere, & voila par confe'quent comme nous<br />

devons nous conduire: telle eft la maniere des<br />

humains, ils lê couduifent par imitation Sc fans<br />

délibérer, ils fuppofent toujours que ceux qu'ils<br />

imitent n'ont rien fait qu'après une müre délibération<br />

: qu'en réfulta -1 - il ? c'eft que ce préjugé ,<br />

qui confirma les ufages recus, ne permit plus<br />

d'innover qu'autant qu'on y fut forcé par les circonftances.<br />

1<br />

.Principe de la variété<br />

dans les ufages des peuples.<br />

CE font les ufages qui forment Sc détruifent alternativement<br />

les fociétés. Si dans la naiffance des<br />

fociétés , on avoit demandé , dans quelle occafion<br />

eft-on cenfé nuire aux autres ? Avec quelles prétentions<br />

faut-il fe réunir contre 1'ennemi commun?<br />

Quelles mefures faut-il prendre pour afturer a chacun<br />

la propriété de fes biens , de fa perfonne ?<br />

De quelle maniere doit-on s'oppofer a ceux qui<br />

troublent I'ordre ? II auroit été affez difficile de<br />

trouverdans les ufages établis, lesréponfes k toutes<br />

les queftions qu'on peut faire a ce fujet. On auroit<br />

répondu , paree qu'il auroit fallu répondre;<br />

les réponfes auroient été différentes , fuivant la<br />

difterence des circonftances qui , Ie plus fouvent<br />

ont été mal vues. Pour répondre a ces queftións ,<br />

il auroit fallu que les alfociés eulfent été affez<br />

éolairés pour chercher le nieilleur ordre poffi-<br />

B 3


zz TABLEAU HISTORIQVE<br />

ble; mais pour prendre le parti Ie plus fage, Ü<br />

auroit fallu avoir plus d'expérience qu'on n'en<br />

avoit j on fe conduifoit donc au jour le jour , fuivant<br />

les tems Sc les lieux , fuivant Ie caractere<br />

dominant, Sc fuivant le progrès des connoifiances<br />

qui ne pouvoient alors être que trés - bornées.<br />

Voila le principe de la variété dans les ufages»des<br />

peuples : car s'il eft des nations privilégiées oü la<br />

fucceflion des ufages eft une réforme qui tend<br />

continuellement au perfe&ionnement de la fociété j<br />

il en eft d'autres, Sc c'eft le plus grand nombre, oü<br />

les ufages fe fuccédant fans fe réformer, font une<br />

fuite d'abus Sc de défordres. Ilya plus, c'eft que dans<br />

ces nations privilégiées, les tems les plus florilfans<br />

ont un terme, après lequel la corruption des mceurs<br />

entraine néceflairement la décadence de la fociété.<br />

Alors les vices deviennent des ufages ; on s'imite ,<br />

paree qu'on eft corrompu , Sc paree qu'on s'imite,<br />

on fe corrompt encore davantage 5 la contagion<br />

gagne infenfiolement toutes les conditions , 8c<br />

ruine enfin les fondemens de la fociété. Cette maladie<br />

qui eft inhérente a la plupart des états, doit<br />

fon origine aux circonftances qui donnerent 1'être<br />

a la fociété civile. A cette époque , les loix naturelles<br />

étpient encore 1'unique regie de conduite,<br />

que les individus euffent a fégard les uns des autres;<br />

mais quand les hommes jugerent apropos de s'unir<br />

par des conventions exprefies Sc muruelles, il<br />

exiftqit déja des puiffans Sc 'des riches. Les loix<br />

naturelles étant devenues infuffifantes pour mettre<br />

un frein aux pamons defïruaives , qui caufoient le<br />

malheur du genre humain, il fut néceftaire de


•DBS PROVINCES-UNIES. 23<br />

•chercher a réunir des intéréts oppofés dont le<br />

choc terrible , rendoit la terre un féjour de défolation.<br />

Le contrat focial fut le remede par lequel<br />

des hommes fages réuflirent a faire cefler le défordre<br />

5 par cette inftitution falutaire des volontés 8c<br />

des forces , que la désharmonie rendoit nulles, ils<br />

acquirent par leur jonétion une énergie , 8c une<br />

a&ivité confidérables. La puiffance publique protégea<br />

la foibleife particuliere, 8c la loi mettant au<br />

même niveau le riche 8c le pauvre , chacun refpeéra<br />

les droits d'autrui, 8c nul ne craignit de voir<br />

empiéter fur les fiens ••, telle dut être au moins 1'intention<br />

des premiers contradans. Mais la plupart<br />

de ces établiffemens ayant été faits a Ia hate , 8c<br />

fans qu'on eut fuffifamment réfléchi fur 1'efTence 8c<br />

fur les propriétés de 1'être moral, auquel les nouvelles<br />

conventions alloient donner nailTance , 8C<br />

fur les moyens de lui auurer une longue durée,<br />

le corps politique fut dans 1'origine un ouvrage<br />

très-imparfait<br />

5<br />

8c des citoyens croyant y remédier<br />

en ajoutant de tems k autre quelque nouvelle piece<br />

de rapport , ne firent qu'augmenter la confufïon,<br />

rendirent la fociété une efpece de cahos, rudis<br />

indigefiuque moles , 8c ce corps manquant d'unité ,<br />

commen9a dés - lors fortement a hater fa dilfolution.<br />

Si les fociétés font lentes a fe former \ elles<br />

font promptes a fe détruire. Dans 1'origine , la<br />

fucceflion des ufages qui tendent a 1'ordre ne s'établit<br />

que peu - k - peu , &C dans la décadence , la<br />

fucceflion des ufages qui tendent au défordre ,<br />

1'amene brufquement. Quand la fociété étoit travailiée<br />

de quelque maladie , il auroit fallu pcnfcr<br />

B 4


24 TABLEAU UISTORIQUE<br />

que fobfervation des loix naturelles, étant la fource<br />

du mal auquel on vouloit remédier , on ne pouvoit<br />

entiérement couper la racine a tous les défordres.<br />

Si on ne commencoit par prendre pour bafe de<br />

l'état civil une entiere conformité a cette voix<br />

facrée de 1'auteur de la nature , & a écarter par<br />

conféquent tout ce que la corruption naturelle<br />

des hommes avoit introduit d'étranger a leur état<br />

primitif. De ce nombre furent les propriétés foncieres<br />

qui porterent dans la fociété civile le même<br />

défordre qu'elles avoient occafionné dans l'état<br />

de nature ; car les loix n'ayant mis aucune borne<br />

a 1'induftrie qui fe trouve inégalement répartie<br />

parmi les individus, il arriva par la fuite des tems<br />

que quelqucs citoyens fe trouverent en poiTeffion<br />

de tout Ie territoire de Ia république. Tandis que<br />

le plus grand nombre étoit dépouillé de fes héritages<br />

, 8c vivoit fans domicile dans Ie fein de fa<br />

patrie , les riches fe fervant alors de leur puit<br />

fance , pour donner a la législation une impullïon<br />

a leur avantage, établirent dans Ie corps focial<br />

une différence défavouée par la nature. Les grands<br />

propriétaires afFeéterent de fe féparer du refte du<br />

peuple qu'ils regardoient comme vil , & prirent<br />

eux- mêmes la dénomination de Nobles & d'Auguflts.<br />

Par cette veine diffinétion , fous 1'extérieur<br />

d'un feulétat, il s'en forma réellement deux , qui,<br />

fujets en apparences aux mêmes loix , furent effectivement<br />

dans l'état de nature , 1'un a 1'égard de<br />

1'autre. Cela ne tarda pas a s'annoncer par la<br />

guerre violente qui s'alluma entre les deux partis ,<br />

& qui ne finit que par i'oppreflïon des foibles, 8c


DES P ROV IN CES-U NIES. 1$<br />

i'efclavage «ju les riches le réduifirent en qualité<br />

d'ennemis , Sc comme par droit de conquêre , ce<br />

qui fait voir que la Communautéou la Communion<br />

des biens doit être Ia bafe du corps politique , Sc<br />

que c'eft le feul moyen d'éviter 1'oppolition des<br />

intéréts , Sc de les réunir tous dans celui de la patrie.<br />

L'inftrudtion fociale approchera d'autant plus<br />

de fon but, que le législateur aura vifé a établir<br />

cette unité fi defirable. Ce fut fur ces fondemens<br />

que Lycurgue établit fa république : il bannit de<br />

Sparte la richeffe 8c la pauvreté^ le nom de nobles fi<br />

odieux dans un état libre, y devient incontiu, &t 1'accès<br />

des dignités fut iibre a tout homme de mérite<br />

Sc a tout citoyen qui chériflbit fa patrie. Ce grand<br />

homme, pour refferrer les liens de la grande affociation<br />

, Sc brifer ceux de toutes les fociétés<br />

partielles , abolit jufqu'a la diftinétion des families.<br />

Un politique qui réfléchira fur la plus grande perfedtion<br />

poflible des fociétés civiles, au lieu de<br />

blamer cette difpofition , 1'admirera comme un<br />

produit de la fagefle la plus profonde. En efFet,<br />

des aifeétions qui, dans les autres états partagent<br />

ie coeur du citoyen, furent dans celui du Spartiate,<br />

concentrée dans le même objet ••,1'amour du bien<br />

public fut la divinité a laquelle il faifoit le facrifice<br />

de tous les autres penchans. La conftitution de<br />

Sparte fut un chef-d'oeuvre de 1'efprit humain , Sc<br />

Ie termc de la perfcdtion politique duquel ceux qui<br />

donnent des loix aux nations , doivent approcher<br />

le plus qu'il leur eft poflïble, laraifon pour laquelle<br />

nos inftitutions modernes feront éternellement mauvaifes<br />

; c'eft qu'elles repofent fur des principes


z6 TABLEAV Hl STORIQVE<br />

totalement oppofés a ceux de Licurgue, qu'eUes<br />

font un aggrégat d'intérêts difcordans & d'aflöciations<br />

particulieres 8c ennemies les .unes des<br />

autres, 8c qu'il faudroit les détruire de fond en<br />

comble , pour les ramener a cette frmplicité qui<br />

fait la force 8c la durée du corps focial. La grande<br />

regie dont on ne doit jamais fe départir en politique<br />

, c'eft que 1'égalité légitime parmi les membres<br />

d'une même cité , eft de 1'effence de tout le corps<br />

politique , tous indiftin£tément doivent être foumis<br />

aux mêmes.obligations , 8c il n'eft pas permis<br />

au législateur de charger un citoyen d'un fardeau<br />

qu'il n'auroit pas impofé a un autre. Outre cette<br />

forte d'égalité qui fait le fond 8c le noeud de 1'affociation<br />

, il en eft un autre qui renforce ou diminue<br />

la première , felonqu'elle s'en trouve plus ou moins<br />

dans la république : on veut parler de 1'égalité de<br />

puiffance 8c de richeues. On comprend aifément<br />

que , fi a 1'égard de ces deux objets, il regne une<br />

trop grande difproportion. entre les citoyens , elle<br />

ne peut manquer de faire pencher la balance de la<br />

législation , 8c de rompre par conféquent 1'unité<br />

du corps focial , ce qui ne peut qu'en amener<br />

tót ou tard la dilfolution totale •, c'eft ce qui a haté<br />

la mine de tous les états , ou i'on a fouffert que<br />

quelques families s'arrogeaffent le droit exclufif de<br />

parvenir aux honneurs. L'hiftoire des républiques<br />

modernes d'Italie ne nous offre que trop de preuves<br />

de cette vérité. Les troubles perpétuels excités<br />

a Venife 8c a Gênes , par 1'ambition des nobles<br />

8c le mécontentement du peuple , ont fini dans<br />

1'une 8c 1'autre république , par l'opprelfion 8c le


DES pROriNCES-UtflES. ZJ<br />

defpotifme le plus accablant. Ce dok être une<br />

-regie générale pour tous les penples jaloux d'; leur<br />

liberté , de fe réferver la nomination de leurs-magiftrats.<br />

Si le corps chargé de la puiifance exécutive<br />

fe met en poflefïïon d'élire fes propres membres,<br />

il eft a craindre que les fénateurs ne tachent de<br />

perpétuer les dignités dans leurs families, 8c d'établir<br />

infenliblement 1'ariftocratie héréditaire , forte<br />

de gouvernement qui eft toujours le précurfeur du<br />

defpotifme. On vient de voir que 1'influence des<br />

ufages fur les fociétés , eft de les former 8c de les<br />

détruire : il eft vrai, qu'il y a des peuples , qui,<br />

après avoir fait certains progrès, s'arrêtent tout-aeoup<br />

, 8c perféverent dans les anciens ufages 5c s'y<br />

attachent aveuglément , quoiqu'il auroit été avantageux<br />

pour eux d'en changer , 8c ce tems eft celui<br />

oü il refte encore bien des chofes a faire pour<br />

établir le meilleur ordre. Lorfque Lycurgue voulut<br />

réformer les Spartiates , il employa la force ,<br />

8c fi Solon n'ufa pas de la même violence avec les<br />

Athéniens, c'eft que les circonftances avoient forcé<br />

ce peuple a lui demander des loix. Arrive-t-il<br />

que la fociété ait fait fes derniers progrès , Sc<br />

qu'il feroit a defirer qu'elle fe maindnt dans la<br />

iituation oü elle fe trouve : c'eft alors qu'un peuple<br />

tient moins a fes anciens ufages , &C que<br />

les regardant comme de vieux préjugés , il<br />

conrt après des nouveautés qui le .perdent: tels<br />

étoient les Athéniens au fiecle de Périclès^ ;<br />

d'oü il réfulte que Ce n'eft que fuivant les circonftances<br />

, que cette maxime eft bonne ou<br />

mauvaife. En général, les peuples n'adoptent cette


i8 TABLEAU HIS TORIQU E<br />

maxime , que lorfqu'il la faut rejeter, Sc qu'ils la<br />

rejetent lorfqu'il la faut adopter : c'eft pourquoi<br />

ils ne paroiffent changer que par inquiétude ,<br />

éprouyant des révolutions qu'ils n'ont ni méditées ,<br />

ni prévues , Sc fe conduifenr comme au hazard.<br />

Rien de plus intéreflant Sc de plus inftrudtif,<br />

que de remonter a 1'origine des fociétés , de les<br />

obferver a leur berceau Sc dans leurs progrès,<br />

fuivre le fil Sc les nuances de leurs diverfes révolutions<br />

, pour en déduire des conféquences juftes<br />

Sc précifes. Sans cette précaution préliminaire ,<br />

en vain , voudroit - on imaginer les mefures les<br />

plus fagement combinées , pour enchaïner 1'ignorance<br />

Sc le vice , Sc forcer les hommes a travailler<br />

tous de concert a s'afturer un bonheur permanent<br />

dans 1'efprit flatteur , Sc la confiance certaine de<br />

jouir des précieux avantages d'une paix inaltérable,<br />

Sc d'une exiftence douce, tranquille Sc a I'abri<br />

de leur revers.<br />

Recherches fur /'origine & les progrès de la fociété.<br />

IL faut d'abord confidérer avec quelques moraliftes<br />

modernes , l'homme fous deux points de vue<br />

généraux , comme feul Sc comme vivant avec d'autres<br />

hommes, avec lefquels il a des rapports. On<br />

donne a l'homme conlidéré fous le premier point<br />

de vue , le nom d'état de nature ou d'indépendance<br />

primitive 5 Sc a l'homme conlidéré fous le fecond<br />

point de vue , le nom de fociabilité.<br />

État de nature<br />

IL eft des perfonnes qui fe font une idéé faufte


DES PR oriNCEs-UNIES. 29<br />

de 1'indépendance primitive 3 ce font ceux qui s'imaginent<br />

que ce feroit l'état de folitude dans le<br />

quille fans penfer a rien , fans rien prévoir , il fe<br />

livrera aux douceurs du fommeil, éloigné de cette)<br />

foule d'objets qui agitent 1'imagination Sc réveillent<br />

les defirs, ignorant tous ces befoins faétices ,<br />

tous ces riens féduifant qui ne font point 1'amour ;<br />

mais plus illufpires que 1'amour même , il n'éprouvera<br />

vraifemblablement que dans un tems marqué


30 TABLEAU UISI-ORIQUE<br />

le befoin cTaimer , qui n'eft pour lui qu'un inftinct,<br />

tandis qu'il fe prélente a nous fous mille formesféduifantes.<br />

S'il arrivé que cette douce fermentation<br />

des fens 1'arrache a fon oifiveté habituelle 8c<br />

lui faife éprouver des mouvemens inconnus. S'il<br />

rencontre par hazard une femelle , il la forcera<br />

peut-être de fatisfaire fes befoins , après quoi il<br />

1'abandonnera 8c 1'oubliera jufqu'au moment oü<br />

les mêmes befoins renaitront chez lui. Si cette femelle<br />

délailfée eft abandonnée a elle-même , comme<br />

celui qui la féconde , elle accouchera d'nn enfant<br />

qui ne connoïtra jamais celui qui lui donna<br />

le germe de fon exiftence. Sa mere obéifTant par<br />

inftiiict au cri de la nature lui prodigue I'aliment<br />

précieux que renferme fon fein , 8c peut-être n'eftce<br />

d'abord que pour fe foulager ? Si eet enfant<br />

recoit la naiflance dans un climat favorifé du Giel,<br />

fon enfance fera heureufe •, paree que fans fbucis<br />

êc fans recherches , fa mere trouve d'autant plus<br />

aifément de quoi fatisfaire fes befoins, qu'ils font<br />

en petit nombre. Mais s'il a le malheur de naitre<br />

fur les terres ingrates du nord , oü la nature prefqu'engourdie<br />

femble expirante , expofé dans Ja<br />

foibleffe du premier age a toutes les rigueurs des<br />

faifons, a toutes les intempéries de l'air, fans toit,<br />

fans vêtement, fucant un lait toujours appauvri<br />

par le défaut de nature, tantót vicié par la mauvaife<br />

qualité des alimens , ou échauffé par une»fatigue<br />

exceflive , il languit peu 8c meurt bientót 3 ou<br />

s'il réfifte a tant de maux il devient un animal peu<br />

fenfible 8c néanmoins très-vigoureux. En peu de<br />

tems fes membres croyTent<br />

?<br />

bientót fes mains at-


,T)ES PROVINCES-U NIES. 31<br />

teignent aux premières branches des jeunes arbres<br />

8c en arrachent les fruits ; ou fi le fol infertile ne<br />

répond pas a fes befoins , déjè il peut attraper a<br />

la courfe , ou furprendre par fes rufes des animaux<br />

lents 8c foibles qu'il déchire , 8c dont il dévore<br />

les membres encore palpitans. Le fentiment<br />

de fes forces lui apprend qu'il peut fe pafier de fecours<br />

, le befoin le conduit ou 1'égare , nulle<br />

connoiflance , nulle idéé , nulle imprelïïon profonde<br />

: il ne cherchera donc pas long-tems une<br />

mere qu'il a perdue , 8c qui ne lui eft plus néceffaire.<br />

L'animal qui fe fuffit a lui-même ne cherche<br />

qu'a exercer des facultés nouvellement acquifes,<br />

il oublie bientót le fein qui 1'a nourri 3 ainfi<br />

dans l'état de nature , 1'amour conjugal n'a d'autre<br />

empire que celui du befoin , lequel une fois<br />

fatisfait , il n'eft plus rien qui attaché le fauvage<br />

a la femelle. II ignore qu'il en réfultera un être<br />

lèmblable a lui , il s'abandonne au fentiment qu'il<br />

éprouve fans rien voir dans 1'avenir, 8c par-la même<br />

1'amour paternel ne peut être fenti par lui , paree<br />

qu'il faut de la prévoyance pour s'en préparer les<br />

plaifirs , 8c l'homme fauvage ne prévoit rien ; 1'amour<br />

filial ne fera pas plus fenti par le petit fauvage<br />

3 car comme 1'amour filial eft le produit de<br />

la reconnoiffance , quelquefois de la feule habituele<br />

, le petit fauvage n'a point encore allèz d'idées<br />

pour être reconnoifiant , 8c a trop peu de<br />

mémoire pour fe faire un lien de 1'habitude. Cet<br />

amour eft auffi quelquefois dü a 1'idée d'un devoir<br />

qu'on veut remplir 3 cette idéé échaufFe le cceür<br />

& partage la chaleur de 1'efprit. Selon quelques-


j.2 TABLEAU HISTORIQUS<br />

uns 1'amour paternel prk nailïance dans le cceur<br />

de la première, des meres qui, obligée d'allaitcr fon<br />

enfant, s'y fera attachée par une fuite des foins<br />

quelle lui aura prodigués, ou peut-étre aulfi par<br />

le foulagement qu'elle en reeoit d'abord , dans 1'un<br />

& 1'autre cas , attachemenr foible dans un état<br />

oü 1'ön n'a point toutes ces idéés acceiroires qui<br />

exaitent nos paflions, Sc qui font dues a 1'imagination<br />

Sc a la mémoire. En effet, c'eft la mémoire<br />

feule qui caufe les regrets que nous font éprouver<br />

les perfonnes qui nous ont été cheres , Sc qui font<br />

abfentes. II fuffit a 1'ame de fe replier fur ellemême<br />

pour fentir cette vérité. Si le tems confole,<br />

ce n'eft. pas qu'il diminue la feniibiliré de<br />

notre cceur 5 mais paree qu'il affbiblit ou détruit<br />

les traces du fouvenir Sc qui fervoient d'aliment<br />

a cette fenfibilité. Mais les fauvages ne peuvent encore<br />

faire entendre que quelques fons inarticulés.<br />

Or, le petit fauvage 'n'a rien dit , Sc dans une<br />

maniere de vivre entiérement monotone , qu'auroit-il<br />

pu faire? A-t-il été admiré dans quelque<br />

circonftance ? D'ailleurs fa mere a très-peu de mémoire<br />

paree qu'elle manque de fignes pour fixer<br />

fes idéés qui font par elles-mêmes très-fugirives.<br />

Ainfi dans la vie fauvage 1'enfant abfent de fa mere<br />

eft aulfi-tót oublié d'elle qu'il 1'oublie lui - même.<br />

Mais que deviendra le fauvage ou notre homme<br />

ifblé , fi nous le placons dans ces contrées dans<br />

lefquellés il eft une faifbn oü le froid glacé les fleuves<br />

, oü les animaux fe cachent ou s'éloignent<br />

d'une terre couverte d'une couche épaifie de neige<br />

«Uircie par le foufle glacé de 1'aquilon. Dans cette<br />

pofition


DES P ROV1 N CES-U N 1ES, 33<br />

pofition critique le fauvage fera quelques jours fans<br />

trouver de quoi fatisfaire la faim qui le dévore :<br />

quelquefois fes recherches font tour-a -fait inutiles :<br />

il s'épuife par les travaux multipliés qu'il fait pour<br />

conferver fa vie \ fes forces i'abandonnent, il languit<br />

quelques momens Sc cefie d'être. Quelque<br />

foit le climat oü le fauvage foit placé par le hazard<br />

, ne fera-t-il pas expofé a être pourfuivi par<br />

des animaux carnaciers , s'il n'eft pas afiêz heureux<br />

pour trouver un arbre qui lui oifre un afyle :<br />

encore eft-il des animaux tels que 1'ours quile pourfuivront<br />

jufques dans ce dernier retranchement ; de<br />

maniere ou d'autre il fera tót ou tard forcé de<br />

Iivrer un combat. Heureux s'il en fort victorieux,<br />

peu malheureux a la vérité s'il lui arrivé de fuccomber<br />

, puifqu'il ne perd qu'une exiftence dont<br />

il n'a jamais connu le prix qui lui eft a charge,<br />

Sc dont il n'a jamais prévu la fin 3 mais s'il ne met<br />

en fuite fon ennemi qu'après avoir rec;u quelques<br />

blefiures profondes , privé de fecours, incapable<br />

de panfer fes plaies , Sc d'en prévenir les fuites<br />

facheufes , il eft condamné a fouffrir une mort<br />

lente Sc a n'expirer qu'après les plus aifreux tourmens.<br />

Tel eft a-peu-près le plus fidele <strong>tableau</strong> de<br />

l'homme dans l'état de nature dont 00 ne peut fe<br />

faire d'idée a la vérité que par hypothefe , puifqu'on<br />

ne trouve par-tout que des hommes qui ont<br />

au moins quelque commencement d'aiTociation,<br />

Avec une fenfibilité médiocre Sc peu d'idées , il<br />

ne peut pas être auflï malheureux que l'homme<br />

civilifé, il ne peut pas être miferable par la privation<br />


34 .TABLEAU HISTORIQUE<br />

décidcr fi les maux dont il eft menacé, 8c que luï<br />

font éprouver les animaux féroces, 8c 1'inclémence<br />

des faifons, peuvent être mis en équilibre avec ceux<br />

que l'homme fait éprouver a l'homme 8c 1'individu<br />

a lui-même dans l'état focial. Toutes fes confidérations<br />

n'empèchent pas qu'on demande fi l'homme<br />

dans cette pofition a des devoirs a remplir.<br />

Queftion afiez futiie Sc a la quelle il fuffit de répondre<br />

, qu'il eft foumis a des devoirs envers luimême<br />

: or , on entend par devoirs les moyens néceffaires<br />

pour obtenir la fin qu'on fe propofe.<br />

L'homme ifolé ou l'homme dans l'état de nature a<br />

fans coute une fin qui eft de rendre fon exiftence<br />

heurcufe ; l'homme ifolé étant capable d'éprouver<br />

des ylaifirs 8c des peines , fa nature le force d'aimcr<br />

les uns , 8c de craindre les autres.<br />

11 a des defirs , des craintes , des paffions 8c des<br />

volontés , il peut agir , faire des expériences 8c<br />

quelques foibles que foient les connoilfances qu'il<br />

acquiert dans eet état d'abandon, il eft a portée<br />

de recueillir afiez d'expériences pour régler fa conduite<br />

dans fa vie folitaire. Qu'il fe borne a fe procurer<br />

de quoi fatisfaire fes befoins qui font en petit<br />

nombre , il s'occupera du foin de fe nourrir, il<br />

mettra de la différence entre les fruits doux 8c<br />

amers que produit la contréc qu'il habite , il aura<br />

foin de s'abftenir des alimens qui lui auront caufé<br />

des douleurs 8c des maladies, il s'en tiendra a ceux<br />

que 1'expérience lui aura montré comme incapables<br />

de nuire a fa fanté ; aurrement il ne tarderoit<br />

pas a être puni de fon imprudence. II fera attentif<br />

a réfifter a la tentation de manger des fruits qui 3


DES PROVINCES-UNIES. 35<br />

après avoir excité en lui des fenfations déleaables,<br />

auront produit quelque dérangement facheux dans<br />

ion économie animale. De cette maniere, il dèvra<br />

iaequifition de fes connohTances k fon unique ex*<br />

périence 3 elles fe réduiront a prendre les moyens<br />

n^ce.i'iires pour fe conferver 8c pour écarter de lui<br />

tout ce qu'il foupconneroit pouvoir lui être nuil'ible<br />

: voila toute la tache qui lui eft impofée. Si<br />

fes aétions ne peuvent influer fur les autres , elles<br />

influeront fur lui-même. Né fenfibleSc capable de<br />

réflexion , il ne peut s'oublier ni fe perdre de vue ,<br />

lors même qu'il n'a pas de témoins de fa conduite :<br />

il eft fon propre témoin , il a la confciencc de fe<br />

faire du bien ou du mal : il éprouve des reprets<br />

8c des remords lorfqu'il s'eft attiré par fon irnprudence<br />

des maux qu'il auroit pu éviter, s'il eut confulté<br />

1'expérience Sc la raifon : on peut dire ia<br />

même chofe de tout homme civilifé condamné a<br />

vivre ifolé comme le fauvage. Par exemple , tel<br />

qu'un homme que le naufrage auroit jeté dans une<br />

isle déferte. Si 1'on demande ce que c'eft que la<br />

confcience d'un homme ifolé ? on doit répondre<br />

que c'eft la connoiffance acquife par 1'expérience<br />

des effets que fes a&ions doivent produire fur les<br />

autres & par contre-coup fur lui-même. Dans l'homme<br />

ifolé , comme dans l'homme focial , la honte<br />

eft le mépris de lui-même , excité par 1'idée de fa<br />

déraifon 8c de fa propre foiblefte , le ïemords eft<br />

en lui 1'idée du chatiment que la nature réferve a fa<br />

conduite infenfée. Tout homme ifolé fe fent inquiet,<br />

toutes les fois que fes fondions organiques<br />

tont troublées : il éprouve des fentimens de crai;><br />

C 2


3


DES PROVINCES-UNIES. 37<br />

tus , & c'eft par eet état que quelques-uns prétendent<br />

que le genre humain a commencé } mais<br />

li l'homme dans l'état de nature eft un homme dégénéré<br />

, il n'eft pas probable que tel ait été l'état<br />

des premiers hommes. Ce feroit a 1'hiftoire a nous<br />

apprendre par quelles progreflïons les hommes font<br />

parvenus infenliblemcnt au point de civilifation oü<br />

ils font 5 comment le langage 8c l'état de fociété<br />

fe font formés chez nos premiers parens 5 la révélation<br />

feule pourroit nous donner fur cela quelques<br />

éclairciirement 3 elle nous montre bien une filiation<br />

non-interrompue d'hommes favorifés du Cicl;<br />

elle nous préfente une fuite de patriarches qui tranf<br />

mirent leur mémoire , leurs noms 8c leurs préceptes<br />

fans difcontinuation a leurs defcendans. Leurs<br />

families n'ayant éprouvé depuis la tour de Babel<br />

aucun fléau capable de les féparer , refterent enfemble<br />

, 8c conferverent fans peine les arts 8c les<br />

connoiiïances qu'elles avoient héritécs de leurs ahcêtres.<br />

Voila une efpece de fociété qui fort de 1'ordre<br />

naturel , comme les moyens qui la dirigeoient.<br />

Mais ce bienfait ineftimable fe bornoit a une petite<br />

partie des enfans de Noé. Les écrivains facrés ne<br />

nous apprennent rien du refte des hommes 3 1'hiftoire<br />

profane toute entiere fans exception , attefte<br />

que Dieu dans les profondeurs de fa juftice, les<br />

ayant abandonnés a eux-mêmes , ils ne tarderent<br />

pas a fe trouver réduits a-peu-près a l'inftin£r. des<br />

animaux. Ils habitoient les forêts , fervant tour-atour<br />

de proie aux bêtes fauvages ou ils en faiibient<br />

la leur. Dévorans ou dévorés , avües fans doute<br />

par eet état de fcr-ocitc , m^is dédommagés ca<br />

C3


3§ TABLEAU ni ST ORIQVE<br />

quelque forte de I'abfence de la raifon, par 1'exemp.<br />

tion de fes excès , ils n'avoient aucunes de fes lumieres<br />

, mais aufli ils ne redoutoient aucun de fes<br />

abus : ici s'ouvre un vafte champ aux conjedtures<br />

des phiiofophes. Les uns nient l'état de pure nature<br />

tel qu'on vient de le décrire , St voici fur quoi ils<br />

fe fondent. Ils ont recours a 1'analogie 8c objectent<br />

qu'un grand nombre d'animaux vivent entroupes,<br />

St que ces efpeces font précifémentcelles qui,peuplant<br />

davantage , font compofés d'un plus grand<br />

nombre d'indiridus , lefquels ont eu plus d'occa-<br />

/ïons de fe familiarifer entr'eux 8t de fe réunir. On<br />

foutient que les animaux qui vivent toujours en<br />

troupes y ont toujours vécu , paree qu'ils font incapables<br />

de perfectibilité.' II eft peut-être plus vrai<br />

de dire qu'ils ne le font que jufqu'a un certain point.<br />

On ajoute des qualités nouvelles aux animaux domeftiques<br />

par 1'éducation. Dans les endroits oü<br />

les caftors font peu nombreux & fouvent inquiétés<br />

, ils n'ont qu'un poil hideux , dur , hériffé , St<br />

fe creufent des habitations fous Ja terre comme les<br />

bléreaux jdans les parages oü ils fe rrouvent en grand<br />

nombre St tranquilles, ils s'embelliffent St conftruifent<br />

des ouvrages qui nous étonnent. On in-<br />

Me St on dit qu'on n'a point vu de pays oü les<br />

hommes vécuflent féparés \ mais on répond a cela<br />

qu'il faudroit pouvoir s'alfurer qu'on eut découvert<br />

des pays oü l'homme encore voiü'n de fon<br />

origine , n'eüt pas encore franchi bien des degrés<br />

de perfedfibilhé.<br />

II n'eft pas impoflible , fdon quelques modernes,<br />

que l'homme ait pu d'abord vivre ifolé, St


BES PROriNCES-UNlES. 39<br />

que eet état même ait été trés - long. On fait<br />

quelle eft la lenteur de la population, puifque dans<br />

les circonftances les plus favorables , elle ne s-'accx<br />

jir pas d'un vingtieme dans 1'étendue d'un fiecie.<br />

D'aiileurs les fauvages peupjent moins que les<br />

nations policées : deux feuls befoins étoient connus<br />

, la faim 8c 1'amour ; mais la vie étoit trop<br />

dure , trop dépendante du hazard , pour que celuiei<br />

ne füt pas rarernent fenti; le langage n'étoit<br />

• pas encore néceffaire , ainfi il n'y avoit point encore<br />

de langage. Les hammes n'avoient rien a fe difi<br />

puter entr'eux \ ainli ils vivoient dans une efpece<br />

de paix , comme font les animaux de même efpece.<br />

II ne pouvoit y avoir que deux efpeces de guërre.<br />

Quand un homme aftamé ou amoureux rencontroit<br />

par hazard , un autre pourvu d'une proie , ou<br />

d'une femme , le combat n'étoit ni bien long , ni<br />

bien cruel entre deux ennemis qui n'avoient point<br />

d'armes. Ces fauvages ne penfoient point encore établir<br />

entr'eux des devoirs mutuels, paree qu'ils étoient<br />

encore trop dépourvus d'idées pour fentir le belbin<br />

qu'ils avoient les uns des autres. En effèt, comment<br />

deux individus ne ferencontranrprefqueja naisdeux<br />

fois en leur vie , auroient - ils cru fe devoir quelque<br />

chofe ? Mais tant qu'on fuppofera les hommes<br />

ainfi difperfés , toute leur hiftoire ne peut jamais<br />

offrir que le même <strong>tableau</strong>. Voila pourquoi d'autres<br />

philofophes fe plaifenr a faire d'aut es fuppofitions,<br />

Sc a ralfembler , par exemple , les hommes<br />

en un corps, pour qu'ils s'établiffentune fociété , 8c<br />

la rendilTent nécefiaire , autrement elle t uderoit<br />

trop a fe former , 8c voici la fuppolition qu'ils font.<br />

C 4


40 TABLEAU M ÏS TORI QUE<br />

lis fuppofent que quelques individus de 1'efpece<br />

humaine fe trouvent renfermés dans un efpace ,<br />

dont la fortie foit devenue impoflible a des hommes<br />

fans art : il ne faut pour cela qu imaginer une ré-<br />

Volution hien fimple. Des bois touffus, des montagnes<br />

inacceitibles peuvent fermer l'iflue de trois<br />

cótés. II ne faut plus qu'un éboulement deterre, que<br />

1 ecroiilement d'un rocher , pour que des malfes<br />

d'eau , prenant un nouveau cours, empêchent toute<br />

retraite , infenfiblemem ces individus prifonniers<br />

travaillent a la propagation. Plus reflbrrés, plus<br />

nombreux rélativement k 1'efpace qu'ils occupent ,<br />

ils font fujets a des rencontres plus fréquentes 8C<br />

fe familiarifent a la vue de leurs femblables. Cependant,<br />

comme ils ne font pas encore entalfés , il<br />

leur eft aifé de trouver une nourriture fuffifante.<br />

N'ayant pas befoin les uns des autres , ils fe rencontrent<br />

avec indiiférence Sc ne font point encore<br />

ufage de la parole , pour établir entr'eux une communication<br />

inutile ; mais bientót le nombre des<br />

confommateurs devienr enfin plus confidérable ,<br />

Sc par conféquent les alimens font plus rares. Alors<br />

celui qui, après bien des fatigues , s'eft procuré<br />

fa fubliftance 8c fe la voit arracher , concoit qu'on<br />

lui ravit injuftement ce que fes peines lui avoient<br />

rcndu propre : ainfi fè forme 1'idée de la juftice.<br />

S'il veut qu'on refpe&e fes propriétés , il faut qu'il<br />

relpedfe celle des autres , voila un commencement<br />

de devoirs moraux : il eft vrai que cette idéé morale<br />

vient bien lentement. Avant de s'en pénétrer ,<br />

on emploie long - tems la violence Sc la force<br />

pour la défenfe comme pour 1'attaque 3 1'inutilité


ss PRÖVINCES -UNIES. 41<br />

fréquente de la force rend la morale néceffaire.<br />

L'homme affamé tache par des cris inarticulés<br />

5<br />

par des geftes exprefïifs , de témoigner fon befoin<br />

a celui qu'il croit capable de lui procurer des alimens<br />

: voila un comftiencement de langage , paree<br />

que le befoin de fecours commence a fe faire fentir.<br />

Mais ce langage n'eft encore qu'un langage d'action<br />

, c'eft-a-dire, les geftes , les mouvemens du<br />

vifage 8c les accens inarticulés. Les hommes n'ont<br />

pas eu d'autres moyens pour fe communiquer leurs<br />

penfées. On entend par les geftes, les mouvemens<br />

du bras , de la tête , du corps enrier qui s'éloigne<br />

ou s'approche d'un objet, 8c toutes les attitudes<br />

que nous prenons , fuivant les imprefïïons qui paffent<br />

jufqu'a 1'ame. Le defir, le refus , le dégoüt,<br />

J'averfion font exprimés par le mouvement du bras,<br />

de la tête, £c par ceux de tout le corps , mouvemens<br />

plus ou moins vifs, fuivant Ia vivacité avec<br />

laquelle nous nous portons vers un objet, ou nous<br />

nous en éloignons. Tous les fentimens de 1'ame<br />

peuvent être exprimés par les attitudes du corps j<br />

elles joignent d'une maniere fcnfible 1'indifférence,<br />

fincertitude, 1'irréfolution , 1'attention , la crainte,<br />

8c le defir confondus enfemble , le combat des<br />

paftions tour-a-tour fupérieures les unes des autres<br />

, la confiance 8c la méfiance , la jouiffance<br />

tranquille 8c la jouiffance inquiete , le plaifir Sc la<br />

douleur , le chagrin 8c la joie , 1'efpérance 8C le<br />

défefpoir , la haine , 1'amour , la colere , 8cc.<br />

Mais 1'énergie de ce langage eft dans les mouvemens<br />

du vifage, 8c principalement dans ceux des<br />

yeux: ces mouvemens finiffentun <strong>tableau</strong> que les


42 TABLEAU VISTORIQUE<br />

attitudes n'ont fait que dégroflïr , 8c ils expriment<br />

Jes paflions avec toutes les modifications dont elles<br />

font fufceptibles. Ce langage ne parle qu'aux<br />

yeux , c'eft de - la fans doute , que nous vient le<br />

proverbe latin , funt oculi inamore duces. II feroit<br />

inutile , fi par des cris , on, n'appelloit pas les regards<br />

de ceux a qui on vent faire connoitre fa<br />

penfée. Ces cris font les accens de la nature , ils<br />

varient fuivant les fentimens dont nous fommes<br />

affeétés : on les nomme inarticulés, paree qu'ils<br />

fe forment dans la bouche fans être frappés ni avec<br />

Ia jangue , ni avec les levres • c'eft a quoi fe réduifoit<br />

le langage des premiers hommes. Quelqu'un<br />

^'entr'eux fouffroit - il quelque mal, il jetoit<br />

un cri par fon langage d'aöion , il tournoit les<br />

regards fur quelqu'un de fes femblables dont il obrenoit<br />

le fecours qu'il réclamoit par fes geftes.<br />

Voila une idee de bienfaifance qui excitoit un fentiment<br />

qu'on peut appeller reconnoifiance : de<br />

ce£<br />

te maniere la versu a cóVnmencé d'être connue.<br />

Si 1'individu que nous venons de fuppofer dans un<br />

état de foufirance ne recevoit que des refus, il<br />

acquerroit fur le moment 1'idée de la dureté de<br />

cceur, Sc il la contradte fans s'en appercevoir. II<br />

faut convenir que toutes fes acquifitions n'ont pu<br />

fe faire que bien lentement. II eft propable, par<br />

exemple, que pendant long - tems l'homme ne s'eft<br />

pas plus avifé de demanderdéformais quelque chofe<br />

a fon femblable, qu'a un arbre Sc a un rocher 3 car<br />

Ia priere renferme 1'efpérance d'obtenir , Sc 1'idce<br />

d'accorder une grace n'eft plus liée dans I'enJ<br />

ter-dement de notre animal humain, a 1'idée d'un


DES PROVIHCES-UTJIES. 43<br />

homme , qu'a celle d'une chofe inanimée. D'ailleurs<br />

, 1'efpoir fuppofe la prévoyance. Cependar.t<br />

la grande foiblefle , le défaut entier de refiburces,<br />

i'extrême befoin aura enfin infpiré k 1'un de nos<br />

fauvages bruts , de pouffer machinalement des accens<br />

plaintïfs accompagnés de geftes fupplians. Le<br />

pafTant repu lui aura jeté les reftes de fa proie j<br />

alors l'homme pourra demander encore une autre<br />

fois paree qu'il a déja obtenu. C'eft ainfi que les<br />

animaux domeftiques demandent a leurs maitres ,<br />

paree que leurs maitres leur ont déja donné. Dans<br />

la nouvelle fïtuation qui rapproche les hommes, qui<br />

les familiarife entr'eux, St qui fait naitre de nouveaux<br />

befoins, 1'hemme peut refter auprès de fa<br />

femme , dont la fécondité lui procure un fruit de<br />

leur union qui, en exigeant leurs fbins, contribue<br />

a les refferrer. II eft même naturel qu'il y refte,<br />

foit pour épargner des peines a 1'objet que les<br />

plaifirs qu'il a goütés peuvent lui rendre cher •, foit<br />

pour lui faire partager les fiennes ; car les fauvages<br />

ne font pas fort galans : voila donc une union<br />

conjugale. Si un voifin impétueux dans fes defirs<br />

veut enlever a 1'époux fa compagne , celui - ci<br />

refTent le tort qu'on lui fait: de - la fe forment les<br />

idéés que nous rendons par les mots de chajleté<br />

conjugale , de rapt , de libertinage , Üadultere :<br />

telle eft la maniere dont on voit s'étendre la lifte<br />

des vices, des vertus St des devoirs , Stc.<br />

La familie ainfi réunies a fouvent befoin de<br />

s'expliquer. Les cris différemment articulés St les<br />

geftes fuffifent pour témoigner le defir que font<br />

naïtre les objets préfens, ou le dégout 8t la crainte


44 TABLEAU HISTORIQVE<br />

qu'ils excirènt: il ne faut que montrer 1'objet<br />

9<br />

1'accent Sc 1'habitude du corps font le refte ; mais<br />

on defire des objets qui ne font pas préfens. Le<br />

pere qui conftruit fa cabane , veut ordonner a fon<br />

fils de lui aller chercher les matériaux nécefiaires :<br />

il veut que ce fils pourvoie a la nourriture de la<br />

familie. II faut inventer des mots qui défignent<br />

ces différens objets, ainfi naifient les fignes de Ja<br />

penfée , qui enfuite contribuent beaucoup aux<br />

progrès de la mémoire Sc a étendre la penfée<br />

même : voila les hommes réunis en fociété. Dans<br />

Jes premiers tems de cette réunion, 1'efpece fe<br />

fera multipliée rapidement ; car les befoins faétices<br />

n'ayant pas encore fait connoitre une mifere<br />

idéale, les enfans n'auront pas été long - tems a<br />

charge aux peres. L'efpece une fois devenue non><br />

breufe , elle aura été néceflïtée a fe réunir pour<br />

Jutter contre la nature , qui femble tendre toujours<br />

a faire fouffrir l'homme, ou a le détruire pour<br />

faire place a un autre homme , Sc que l'homme<br />

toujours vief orieux, J'a forcé a lui fournir fa fubfiftance<br />

Sc les commodkés dont il veut jouir. Sur<br />

les riches bords du Gange Sc de 1'Indus, vers ces<br />

parties fortunées de notre globe , que le foleil<br />

nourrit d'une chaleür plus vive Sc qu'il enrichit<br />

d'une moiflbn abondante de fruits délicieux , les<br />

habiians d'une terre qui , fans ceffe , prodigue fes<br />

tréfors , fans jamais exiger aucun tribut, ne durent<br />

éprouver que fort tard le befoin de fe rafiembler.<br />

Renfermant des ames froides dans des corps brük's<br />

, fobres , timides ," Icnts Sc mélancoliques ,<br />

ils defirent la folitude Sc n'aiment que la fraïcheur.


DSS FROVINCES-UNIES. 45<br />

& le lilence profond des forêts. La , fans doute ,<br />

les hommes ne fe font point cherchés, mais la population<br />

, quoique lente 8c infenfible dans fes<br />

progrès, y aura cependant été beaucoup plus rapide<br />

que dans les climats moins heureux , dont la<br />

rigueur & Finfertilité ont dü long - tems combattre<br />

contre l'homme avec avantage, avant qu'il eut<br />

appris a les dompter. Dans le climat heureux qu'on<br />

fuppofe ici, les hommes plus multipliés fe feront<br />

enfin rencontrés. Ce pays, oü la religion exerce<br />

plus fortement fon empire fur des imaginations<br />

triftes 8c fenfibles, ont donné naiflance aux premiers<br />

Cénobites , 8c nourriffent encore un nombre<br />

prodigieux de folitaires, dont les macérations qui<br />

font frémir 1'humanité , ne font pour eux qu'une<br />

efpece de jeu. Mais dans les climats du nord, ou<br />

même dans les régions tempérées oü nous fommes<br />

forcés d'arracher a la terre la fubfiftance qu'elle<br />

nous refufe, oü fous un ciel froid , les habitans<br />

font dévorés d'un feu intérieur 8c concentré qui les<br />

confume , 8C qui exige une nourriture plus forte<br />

8c plus abondante, oü malgré une jufte horreur ,<br />

la néceflité plus impérieufe que le cri de la pitié ,<br />

force les hommes a immoler a leur appétit carnaeier<br />

, les animaux qui refp'irent avec eux , 8c qui<br />

ont d'abord exigé leurs foins. La fociété n'a pu<br />

être lente a fe former , puifqu'elle eft devenue<br />

bientót indifpenfable pour 1'attaque , ainfi que pour<br />

la défenfe. II n'en faut cependant pas conclure<br />

qu'elle ait été êtablie dans le nord ou dans la zone<br />

tempérée , avant de 1'avoir été dans les contrées<br />

de 1'orient. U faut entendre feulement qu'a nombre


46 TABLEAU HISTORIQUE<br />

égal, les hommes ont été forcés plutót de fe réunir<br />

dans les climats plus durs , que dans ceux dont la<br />

douce influence rendoit moins fenfible le befoin<br />

des fecours mutuels. il eft certain que la fociété<br />

n'a pas pris naiffance dans le nord ou dans les<br />

régions tempérées , puifqu'il eft prouvé par la<br />

chronologie des Indiens 8c par 1'ancienneté de<br />

leurs arts , plus certaine que leur chronologie ,<br />

qu'ils ont été policés , 8c par conféquent raffemblés<br />

8c nombreux long - tems avant les autres<br />

peuples 3 c'eft que la nature a moins combattu<br />

contr'eux, contre la population , 8c que l'homme<br />

a moins eu a combattre contr'elle.<br />

Qu'on jete un coup-d'ceil fur 1'archipel Indien,<br />

fur toutes ces isles innombrables qui le forment.<br />

II fut fans doute un tems oü elles faifoient partie<br />

du continent, 8c elles en ont été féparées par une<br />

révolution de 1'antiquité la plus reculée, dont le<br />

fouvenir eft effacé , mais que fes veftiges rendent<br />

affez certaine. Dans le moment de cette révolution<br />

terrible ^ il fe fera trouvé fur les fommets de ces<br />

terreins élevés , qui n'ont pas été enveloppés dans<br />

lafubmerfïon , quelques individus de 1'efpece humaine<br />

: plus refferrés qu'auparavant, leurs rencontres<br />

auront été plus prornptes, leur nombre plutót<br />

accru 8c leur union plutót établie. De cette union<br />

feront nés quelques arts. Habitans des rivages de la<br />

mer , ils fe feront effayésfur eet élément 8c auront<br />

fabriqué de légers canots. Trop refferrés dans leurs<br />

isles , ils auront été peupler des terres dont ils n'étoient<br />

féparés que par des bras de mer affez étroits;<br />

ainfi, quoique ce elimat exige moins que beaucoup


DES PROVINCES-UNIES. 47<br />

d'autres , la réunion des hommes, un autre genre<br />

de néceffité y aura accéléré cette révolution du fol<br />

Indien : autrement il n'y auroit peut - être jamais<br />

eu de civilifation fur la terre. Tout annonce a 1'ceil<br />

obfervateur du philofophe l'extrême antiquité du<br />

monde , les monumens de Tanden féjour des eaux<br />

fur les différentes parties de la terre , fes différentes<br />

couches ajoutées les unes fur les autres dans les<br />

plus grandes profondeurs connues j dans certains<br />

endroits , un défordre qui rend témoignage des<br />

plus terribles renverfemens 3 dans d'autres, les vef<br />

tiges fofTïles des plus arfreufes incendies \ iei, des<br />

mers couvrant des bas - fonds qui ont fervi d'habitation<br />

aux quadrupedes<br />

7<br />

li, des valles contrées<br />

qui femblent nouvellement forties du fein des eaux.<br />

L'expérience démontre la rareté de ces grandes<br />

révolutions , puifqu'on n'en a encore remarqué<br />

qu'un petit nombre , depuis que les hommes confervent<br />

la mémoire des faits. Cette rareté eft une<br />

nouvelle preuve de 1'ancienneté de notre globe.<br />

Cependant ne nous femble-t - il pas a le prendre<br />

au moral, que ce fut hier que les hommes commencerent<br />

a fe réunir 8t a former un corps focial ?<br />

Nous voici rendus au période , oü la fociété eft<br />

devenue par - tout indifpenfable. Puifque les hommes<br />

fe preffent en quelque forte les uns contre les<br />

autres , de maniere a ne pouvoir fubfifter que par<br />

leurs foins réciproques , ils efpéreroient en vain<br />

tirer leur fubftance d'une terre qu'ils n'auroient<br />

pas cultivée , ou de la chair des animaux qu'ils<br />

n'auroient pas nourris. Aujourd'hui l'homme civilifé<br />

fe trouve prodigieufement éloigné du fauvage ifolé.


TABLEAU<br />

HISTORIQUE<br />

L'homme focial perd de fa force Sc acquiert de Ia<br />

fenfibilité. Son adreffe s'étend fur un plus grand<br />

nombre d'objets , en même - tems qu'elle diminue<br />

a quelques égards. II faura fe conftruire un afyle ,<br />

Sc ne faura plus en trouver un au fommet d'un<br />

arbre élevé. En étendant fes connoiflances , il<br />

contradte de nouveaux goüts ; en perdant de fa<br />

force , il apprend k connoïtre de nouveaux befoins.<br />

Moins exercé , il ne fera plus affez léger pour fuir<br />

le lion, ou le tigre qui 1'attaquent; mais il les<br />

domptera avec des armes qu'il a fu fabriquer.<br />

Devenu prévoyant, il craindra les dangers auxquels<br />

il ne pourroit réfifter feul; il ne s'y expofera qu'avec<br />

fes compagnons ; ils lui prêteront auffi du fecours<br />

dans les travaux que lui feul ne pourroit<br />

exécuter ; mais s'ils ne lui refufent pas leur aide,<br />

c'eft qu'ils peuvent attendre la fienne dans 1'occalion.<br />

lis donnent pour recevoir 8c ne doivent pas<br />

être trompés dans leur attente : ainfi , point de fociété<br />

fans un commerce quelconque , Sc qui même<br />

ne foit fondé fur ce commerce. De nouveaux arts<br />

s'inventent , quelques - uns en jouiffent d'abord 5<br />

bientót ils deviennent néceffaires a tous 3 mais tous<br />

ne peuvent exercer chacun de fes arts , ainfi s'accroit<br />

le commerce Sc s'augmentent les chainons de<br />

Ia chaine fociale. L'un fournit a 1'autre fon indufftie,<br />

Sc en retire ce que lui - même ne pourroit fe<br />

procurer. Qu'un homme foit alors rejeté de 1'union<br />

commune, il trouvera bientót la mort dans<br />

fa foiblefie Sc la privation des befoins qu'il a<br />

eontraöés,<br />

Au.tr?


Ï>ES PRoriNCÉs- UNIES.<br />

Autre fyftême fur le développement de ld fociété.<br />

ON vient de rapporter une des hypothefes des<br />

plus ingénieufes qu!on puiffe imaginer fur 1'origine<br />

Sc les progrès de la fociété. M. de Montefquieu<br />

( i ) a dit, que 1'homme dans l'état de nature ne<br />

fen droit d'abord que fbibleffe. Sa timidité feroit<br />

extréme , Sc li 1'on avoit befoin la - deffus de 1'expérience<br />

, 1'on a trouvé dans les forêts des hommes<br />

fauvages , tout les fait trembler , tout les fait fuir.<br />

Avant M. de Montefquieu , Puffendorf avoit établi<br />

le même principe. M. Linguet les réfute tous deux<br />

avec des raifons affez féduifantes, comme on peutle<br />

Voir, tome I. Des Théories des loix ciyileS , p. 253<br />

Sc 2 3 2.11 prétend que c'eft d'après les chaffeurs qu'a<br />

du fe montrsr la première apparence de fociété :<br />

on ne s'arrêtefa point a apprécier les raifons de<br />

M. Linguet, ni ü fubtilifer fur les conjectures qu'il<br />

própofe : on fe bornera a fixer des idéés claires Sc<br />

nettes fur cette queftion qui a exercé tant de beaux<br />

génies. Eft - il bien vrai que l'état de nature , tel<br />

qu'on 1'a décrit ci - deffus, eft l'état naturel de<br />

l'homme ? Un homme condamné a vivre ifolé , eft<br />

un homme dégénéré Sc rien de plus vrai. L'état<br />

naturel de fociété eft l'état naturel de l'homme.<br />

Cette fituation oü il eft placé dans ce monde , ré*<br />

lativement a fa conftitution intérieure Sc au cours<br />

ordinaire des chofes, je dis au cours ordinaire des<br />

chofes, pour montrer d'un cóté qu'en cela, je ne<br />

conlïdere pas uniquement la conftitution intérieure<br />

(1) Efprit des Loix, ÜT. II, ehap. II.<br />

Tome II.<br />

D


• 5C TABLEAV KISTORIQVB<br />

de l'homme; mais que je confidere en même tems la<br />

liaifon qu'il a avec les chofes extérieures. D'un<br />

autre cöté, c'eft pour prévenir certaines objections<br />

qu'on pourroit faire fur cette matiere, 8c qui au<br />

lieu d'y répandre du jour, ne font que 1'obfcurcir<br />

davantage. Quand même il feroit certain qu'on 1'a<br />

alfuré avec confiance qu'un homme élevé parmi les<br />

bétes, marche fur fes quatre pattes , qu'il n'a point<br />

de langage , mais qu'il ne fait qu'imker les fons<br />

inarticulés des bêtes avec lefquelles il vit ; qu'il ne<br />

fait pas le moindre ufage de la raifon , 6c qu'il<br />

montre bien moins encore quelques traces de foctabilité<br />

, quand tout cela feroit vrai, qu'en réfulteroit<br />

- il ? que c'étoit l'état d'un homme dégénéré.<br />

Or , l'homme eft un animal fenfible, capable de<br />

réflexion , fufeeptible d'être faconné par 1'éducation<br />

; celle - ci eft un bien que l'homme recoit<br />

des autres hommes qui 1'élevent, 8c le commerce<br />

familier qu'il entretient avec eux, font les conditions<br />

fous lefquelles la nature le forme pour ainfi<br />

dire homme, c'eft-a-dire , que c'eft fous ces<br />

conditions qu'elle Ie pourvoit de ces qualités Sc<br />

propriétés que la raifon 8c 1'expérience nous découvrent<br />

dans l'homme. II eft faux, que tout ce<br />

qui eft de 1'état^naturel de l'homme doive être né<br />

avec lui: il fuffit que les circonftances oü la nature<br />

1'a placé dans le fyftême du monde , foient telles<br />

qu'elles produifent le développement des qualités<br />

qui diftinguent l'homme des autres animaux. II ne<br />

faut donc pas mefurer l'état naturel dans l'homme ,<br />

fur un cas extraordinaire 8c contraire a la nature,<br />

d'oü un homme aura été alaité 8c nourri par une


DES P ROV IN CES-UN1E S. 5*<br />

louve ou par un ours femelle. Mais dira -1 - on ,<br />

pourquoi l'homme n'eft - il pas par lui - même ,<br />

par la difpofition intérieure de fon être , ce qu'il<br />

doit devenir par 1'éducation & par les autres circonftances?<br />

Pourquoi n'en eft-il pas de lui coriime<br />

des abeilles qui font de leur propre nature , 8c<br />

fans auctine inftruétion, des créatures fociales (qui<br />

travaillent de concert au bien commun? il n'y a<br />

point d'autre raifon de cette différence, firibn dhé<br />

la nature de l'homme doit atteindre au même but<br />

par des voies différentes. L'abeille n'agit que par<br />

une fimple impulfion d'un inftinft déterminé j fans<br />

connoifiance , fans réflexion , au lieü qdé 1'homrfié<br />

doit devenir un animal fociable , travaillant au bien<br />

commun, par une voie naturelle, a la vérité , mais<br />

plus incertaine; c'eft-a-dire , par le concours des<br />

penchans avec la raifon. S'il en étoit autrement,<br />

il oe faUdroit regarder comme naturel, que cé<br />

qui réfulte des penchans de la nature ; & ainfi que<br />

tout ufage de la raifon 8c tout ce qui eri dérive<br />

fera un eflët de 1'art ? Mais pourquoi tout ce qui<br />

regarde l'homme &C fon bonheur auroit-il été<br />

arrangé , de maniere que dans les plans de la" nature,<br />

la raifon ne dat y avoir aucune part ? On peut<br />

lire ce que Mandeville dit dans la fable des abeilles<br />

, oü les frippons font devenus honnêtes gens.<br />

Ce célebre éditeur femble fiir - tout fe tromper 4<br />

en ce qu'il donne pour artificiel St hors de la nature<br />

, tout ce qui n'eft pas 1'ejFet néceftaire d'un<br />

penchant. II faut lire fur - tout dans la troifieme<br />

partie le quatrieme dialogue : il eft 1'antipode ds<br />

mylord Schaftsbury & de fes «araftériftiques. II<br />

D 1


5^ TABLEAU KISTORIQUE<br />

eft aremarquer: i° Q u e<br />

l' 0<br />

n appelle<br />

un etre inanimé , lorfque J'art n'y a pas été employé<br />

& qu'il eft tel que la nature 1'a produit;<br />

c eft amfi qu'on appelle naturelle , la forme d'un<br />

arbre qm n'a jamais éprouvé la main du iardinier;<br />

une chute d'eau eft naturelle, lorfqu'elle n'a pas été<br />

rormee par les mains de 1'homme. 2 0 . Parmi les<br />

ereatures vivantes, il faut diftinguer celles qui font<br />

raifonnables d'avec celles qui ne le font pas. On<br />

appelle naturel a 1'égard de ces dernieres, ce que<br />

Ja nature opere en elles par les penchans ; tout ce<br />

qui na point une fuite de 1'inftind eft artificiel Sc<br />

oppofe ala nature. Par exemple, c'eft un effet de<br />

i art, ii un chien marche en cadence fur deux<br />

patres<br />

h<br />

cette facon de fe mouvoir ne convient ni<br />

a la machine , ni aux penchans qu'il a recus de Ia<br />

J<br />

n a<br />

A<br />

' T ' , .<br />

L<br />

' é g a r d d e s créatu res raifonnables tel<br />

queft Ihomme , le naturel ne peut fignifier autre<br />

chofe que ce qui eft conforme a 1'arrangement interieur<br />

de fon être , 8c aux circonftances ordinaires<br />

dans Jefquelles il fe trouve ; mais puifque Ja<br />

raifon fait partie de eet arrangement intérieur,<br />

quoiqueJJe ne fe produife pas en tout tems par<br />

fes operations, il eft évident qu'on ne peut pas<br />

borner la nature de l'homme a fes penchans feuls.<br />

iinvant cette idéé , on peut dïre qu'iJ eft naturel a<br />

fhomme detre droit en marchant, de parler, de<br />

fe vetir de fe batir des habitations , de former<br />

des Jiaifons avec d'autres hommes ; mais il ne lui<br />

eft pas naturel de fe mettre la tête en-bas pour<br />

boire ; car cette attitude eft contraire a 1'arrangement<br />

de la machine. Également, n'eft-il pas na-


DES PROVINCES-UNIES. 53<br />

órrel a l'homme de renoncer entiérement a fa propre<br />

volonté , pour obéir aveuglément a un autre<br />

homme; car il eft impoffible que, fuivant fa difpofition<br />

intérieure , il prenne plaiiir a cette foumiffion;<br />

au contraire, malgré toutes les violences<br />

qu'il fe feroit a lui - même , jamais eet état ne<br />

pourroit lui plaire. Donc , ce qu'on appelle le naturel<br />

chez les hommes , eft bien different de ce<br />

qu'il eft chez les autres créatures , paree que<br />

l'homme eft pourvu d'une faculté particuliere dont<br />

les opérations ne font pas auffï füres Sc auffï déterminées<br />

que celles des inftinfls 8c des reflbrtschez<br />

les autres animaux. Tout ce qui eft du reffort<br />

de la raifon fe perfeéKonne avec beaucoup de<br />

lenteur , Sc il faut plufieurs fiecles pour qu'on<br />

puifle remarquer des progrès fenfibles dans 1'exercice<br />

de cette faculté. C'eft cette lenteur a fe<br />

perfectionner, qui fait qu'en comparant un peuple<br />

fans culture, avec un peuple policé , on attribue a<br />

ce dernier , bien des chofes qu'on dit être des effets<br />

de 1'art , Sc qui cependant ne méritent ce nom<br />

d'aucune facon. Par exemple, s'il y avoit fur notre<br />

globe une nation qui n'eut point encore de langage<br />

, en la comparant a une nation pariante , on<br />

diroit peut-être que la parole eft pour cette derniere<br />

un effet de 1'art. 11 feroit auffï inutile que<br />

fuperflu de fubtilifer fur 1'origine des fociétés primitives;<br />

c'eft dans la fociété domeftique qu'il faut<br />

la chercher.<br />

Progrès de la fociété.<br />

QU'ON fuppofe feulement qu'un homme 8c une<br />

P3


54 TABLEAU HJSI-ORIQUE<br />

femme aient habité enfemble dans un même lieu ;<br />

dpit-pn douter un moment que 1'amour n'sif formé<br />

des liaifons entre ces deux perfonnes ? N'eftil<br />

pasprobable que dés ce moment il s'eft formé s<br />

«ne fociété entr'elles. L'union de ces deux perfonnes<br />

a multiplié leur efpece. Elles ont fenti toutes<br />

deux de la tendrefie pour la créature qu'elles<br />

gnf prpduite, & par conféquent elles fe font char^<br />

gées conjoinrément du foin de 1'élever 8c de le dé-:<br />

fendre. Cet être nouveau a acquis chaque jour de<br />

nouvelles refiemblances avec eux , 8c fes' paren?<br />

Jui pnf: dpnné une éducation dépendante de leqr<br />

^plonté ; au moins eft-il aifé de concevoir comment<br />

avec le pouvoiï qu'ils avoient en maïn , 8c<br />

ayep la prudence qu'ils ayoienr au-delfus de leurs<br />

enfant, les parens ont fu , fans beaucoup de peine,<br />

le? fenir dans les bornes qui les obligeoient a les<br />

regarder comme les chefs de la familie , 8c a leur<br />

pbéjr en tout ce qui étoit jufte. Les enfans ont<br />

fenti a leur tour les uns pour les autres le même<br />

penchant qui ayoit porté leurs parens a s'unir, 8c<br />

I's ont encore multiplié leur efpece dans les mêmes<br />

circonftances : de-la une aurre fuite inévitable. Le<br />

petit-fils qui obéiflbit a fon pere , voyant que celuici<br />

témoignoit du refpeft 8c de la foumiflion au<br />

grand<br />

r<br />

pere, ne pouvojt manquer d'avoir pour ce<br />

derpier jes mêmes fentimens: de cette maniere la<br />

familie a formé de jour en jour une fociété plus<br />

npmbreufe , fans qu'il fut befoin d'un grand exrmen<br />

pour pomprendre qu'il étoit avantageux aug<br />

hommes , de réunir leurs forces 8c de travailkr<br />

gn fociété a leur bien. Des hommes ainfi accpu-


DES PROVINCES-UNIES. 55<br />

tümés des leur enfance a vivre en fociété , qui d'ailleurs<br />

avoient recai de la nature avec les arfe&ioris<br />

ibciales , ce fentiment plus vif 8c plus tendre que<br />

les deux fexes éprouvent 1'un pour 1'autre , 8c un<br />

tendre attachement pour leurs enfans , devoient<br />

fans beaucoup de peine, être portés a fe lècourir<br />

dans leurs befoins mutuels , 8c a réunir leurs forces<br />

pour s'oppofer aux malheurs dont ils auroient<br />

pu être menacés. Si des hommes mêmes que la<br />

haine 8c 1'inimitié défunit, fe réuniffent cependant<br />

pour détourner un malheur qui leur eft commun ,<br />

que ne doit-on pas attendre de ces hommes qui<br />

ne peuvent avoir aucune raifon particuliere de fe<br />

nuire ? Prerniérement n'a-t-il pas fallu cómbattre<br />

contre les élémens 8c s'en garantir, ce qui demandoit<br />

des foins 8c des précautions; car les hommes<br />

n'ont point k eet égard les reffources qu'ont les autres<br />

animaux. Un homme feul n'avance pas beaucoup<br />

, ce n'eft que dans 1'union avec d'autres hommes<br />

qu'il peut trouver les reffource* néceffaires<br />

pour les différens befoins. En fecond lieu ils avoient<br />

beaucoup a craindre des bêtes fauvages avec lefquelles<br />

ils ne pouvoient fe mefurer ni pour les forces<br />

, ni pour ï'agilité ; 1'union 8c 1'ufage de la raifon<br />

étoient encore ici les feules armes propres a<br />

leur défenfe. Si en troilieme lieu un de leurs femblables<br />

vouloit en agir vis-a-vis d'eux en ennemi,<br />

ils avoient tout autant de raifons k fe réunir contre<br />

lui , qu'ils en avoient a le faire contre les bêtes<br />

fauvages ; car c'étoit la même chofe pour eux ,<br />

que ce fut un homme , ou une béte qui le rendit<br />

malheureux. Cette elpece de fociété paroit fi na<br />

D 4


%6 TASZEAU HISTOR1Q UE<br />

melk qu'il' n'eft guere croyable que le monde ait<br />

eu. ua age oü elle n'air pas exifté. II faut convenir<br />

qu'Horace femble contredire cette opinion lorfgu'il<br />

dit, Ljv. I, Sar. III, y, 98.<br />

Cum prorepferunt primis animalia terris ,<br />

Mutum ac turpepecus, glandem aique aubiliapropter<br />

Unguibus &pugnis,<br />

dein fujiibus, atque ita porro<br />

1'ugnabant armis, quibus vocesfenfufque notarent<br />

Xominaque invenire: de hitte abjiftere bello ,<br />

Oppida capmint munire & ponere leges,<br />

Nequisfur ejjet, nen latro , neuquis adulter.<br />

« Quand les hommes commencerent a ramper fur<br />

w !a terre , ce n'étoit d'abord que des animaux<br />

» brut *C muet qui fe battoient avec les ongles<br />

» 8c le poing pour une poignée de glands 8c pour<br />

» une taniere, Enfujte ils prirent dés bêtons, puis<br />

» enfin des arme? que Je befoin leur fit imaginen<br />

» Quand il? eurent trouvj? des fons, 8c des mots<br />

» pour exprimer leurs penfées , peu-a-peu ils fe<br />

» lafierent des combats , Sc fongerent a batir des<br />

v villes, a faire des loix pour empêcher Ie vol '<br />

y le brigandage , 1'adultere. „ Pour fe former une<br />

idéé jufte Sc précife des premières fociétés il<br />

faut qbferver les hordes fauyages.<br />

Obfervations jfltr les hordes des fauvages.<br />

QUICONQUE veut fe former une idéé jufte Sc<br />

précife du fauvage ,' il doit obferver quels font ces<br />

befoins. La nourriture eft le premier. L'homme<br />

fauvage eft peu délicat fur ie choix des alimens : le<br />

gibier, le poifibn , les fruits , les végétaux , tout<br />

lui eft propre. Voila un avantage qu'il a fur iesani-


BES PROVINCES-UNIES. 57<br />

maux qui ne peuvent fe nourrir que d'une feule<br />

efpece de chofe : or , plus le fauvage a de moyens<br />

de fubfifter , moins le befoin de nourriture doit<br />

exercer fes facultés. La nourriture 8c le repos ,<br />

voila tout ce qu'il defire, & il ne craint que la douleur<br />

Sc la faim. Comme rien ne 1'étohne , voila<br />

pourquoi il eft fans curiofité. II n'y a que les cho-<br />

-fes qui puiffent le nourrir 8c le vêtir qui font I'objet<br />

de fes obfervations : comment en obferveroit - il<br />

d'autres, il n'en a pas befoin. Quand il n'a plus,<br />

faim, il dort oü il végete, il n'a plus befoin de<br />

penfer, Sc il ne penfe plus. II ne porte pas la vue<br />

dans 1'avenir , il ne prévoit rien. Le fentiment de<br />

fon exiftence fe borne en quelque forte au "moment<br />

préfent: il ne redoute point la mort, paree qu'il<br />

n'en a point d'idée 5 voila a-peu-près a quoi fe réduifent<br />

toutes les facultés qu'il doit a ce premier<br />

befoin. Le fecond befpiij du fauvage confifte è fe<br />

garantir des animaux carnaciers dont il pourroit<br />

être la proie: or , ce befoin développera les facultés<br />

de fon corps avec cent fois plus d'énergie que<br />

chez les hommes civilifés ; c'eft pour cette raifon<br />

que le fauvage eft plus vite a la courfe , plus agile<br />

a monter dans un arbre 8c plus adroit a lancer une<br />

pierre qu'aucun Européen. Pourquoi ? C'eft qu'il<br />

en fent plus le befoin qu'un homme civilifé. Son<br />

fommeil eft léger, paree que le danger qui le menace<br />

fouvent ne lui permèt pas de fe livrer a un<br />

profond fommeil: il a 1'ouie 8c 1'odorat d'une grande<br />

fineffe,Sc la vue fort étendue. Par exemple, les<br />

hottentóts ont la vue fi longue qu'ils découvrent<br />

des vaiifeaux a une diftance oü nous les apperser


58 TA B L E 4 v HISTORIQUE<br />

vons a peine avec la lunette d'approche, Sc les fauvages<br />

de 1'Amérique fuivoient les Efpagnols a Ia<br />

pifte. 11 confte d'après toutes les relations que nous<br />

avons des fauvages, qu'ils ont un tempérament robufte<br />

Sc prefque inaltérable : en voici la raifon ,<br />

c'eft que le fauvage, accöutumé dès I'enfance aux<br />

intempéries de 1'air Sc a la rigueur des faifons,<br />

exercé a la fatigue Sc forcé a défendre, nud Sc<br />

fens armes , fa vie Sc fa proie contre les bêtes féroces<br />

, ou a leur échapper a la courfe, fon corps<br />

acquiert des forces qui nous furprennent : voila<br />

pourquoi les facultés du corps font aulfi fupérieures<br />

dans les fauvages, que celles de 1'ame dans les<br />

hommes civilifés. Vivre par troupes eft un troilieme<br />

befoin pour les fauvages. L'auteur de la nature<br />

n'a pas vouiu que les hommes vécuftënt abfo-<br />

Jument fcparés, il les a hés par le befoin qu'ils ont<br />

les uns des autres. La mere eft nécelfaire a 1'enfant<br />

Sc 1'enfant lui-même a la mere. La longueur de<br />

Penfance pendant laquelle ce befoin fe fait fur-tout<br />

fentir , leur fait une habitude de vivre enfemble ,<br />

Sc ils continuent d'y vivre , lorfque ce befoin n'eft<br />

plus le même. Si les petits des animaux fe féparent<br />

bientót de leur mere Sc la méconnoüTent, c'eft<br />

que leur éducation eft courte Sc que les meres 8c<br />

les petits font de bonne heure dans le cas de fe<br />

pouvoir paffer les uns des autres. Ce premier lien<br />

fuffit pour former infenfiblement des families ; Sc<br />

quand même ce lien ne fuffiroit pas pour former<br />

infenfiblement des families , Sc quand même ce<br />

lien ne fuffiroit pas pour refferrer le» hommes , ils<br />

fe rapprocheroient encore fuivant les circonftances


DES P ROV1N CES-UN 1ES. 55<br />

oü ils fentiroient qu'ils peuvent fe donner des fecours<br />

mutuels. Les bêtes féroces qui habitcnt les<br />

forêts comme eux , ne doivent-elles donc pas les<br />

forcer a marcher plufieurs enfemble. Les fauvages<br />

vivent donc par troupes : Sedibus vagantur inurtis.<br />

Ils errent fans demeurer fixe , ils vont de contrée en<br />

contrée , ils ne s'arrêtent dans un lieu qu'autant<br />

qu'il leur fournit de quoi fubfifter, ils fe nourriffent<br />

de leur chafle , de leur pêche St de tout ce<br />

qui tombe fous leur main ou fe préfente a eux ;<br />

par ils font incapables de faire dans une faifon des<br />

provifions pour un autre.<br />

Tous ceux qui compofent une horde font unis<br />

par un intérêt commun , St il y a très-peu de diffentións<br />

parmi eux \ comme ils ont peu de befoins,<br />

ils ont par-la même peu d'intérêts contraires. Les<br />

hordes fe difputent entr'elles toutes les con T<br />

trees oü elles fe rencontrent. Sans ceife armées les<br />

unes contre les autres , dès qu'elles ont un ennemi<br />

commun , elles fe réuniffent contre lui , 8c c'eft<br />

ce qui refferre encore entr'eux les liens de 1'amitié.<br />

Elles ne font pas abfolument dépourvues de toute<br />

police néceffaire pour remplir leur but dans les<br />

tems de danger : par exemple , elles élifent un<br />

chef aucjuel elles obéiffent aveuglément, elles fe<br />

livrent les attaques les plus fanguinaires 8c s'accoutument<br />

aux plus grandes cruautés , elles fe font un<br />

point d'honneur d'en commettre , elles fe bravent<br />

uniquement pour fe braver , St les haines nourries<br />

par des guerres continuelles, femblent confpirer a<br />

leur deftrudtion totale. Si les contrées oü errent ces<br />

hordes de fauvages fourniffoient fans effort a leur


6» TABZEAV HISTORIQUM<br />

fiibfiftance , elles ne s'occuperoient pas du foin de<br />

chercher dans le travail un autre genre de vie ;<br />

elles regarderoient comme fuperflus les befoins des<br />

nations policées , Sc elles ne foupconneroient pas<br />

même comment on peut avoir de tels befoins. Mais<br />

s'il arrivé au contraire que les hordes des fauvages<br />

ne puhTe trouver que trés - difficilement de quoi<br />

fubfifter, elles fe trouverent forcées a former des<br />

fociétés civiles ; mais elles conferveront long-tems<br />

leur brigandage. Quoique les hordes fauvages élifent<br />

un chef en tems de guerre auquel elles obéiffcnt<br />

aveuglément, il n'en faut cependant pas conclure<br />

de-la qu'elles forment un état de fociété aufli<br />

parfaitement conftktié que ceux des Grecs , des<br />

Romains Sc des anciens royaumes d'Orient; cette<br />

conféquence feroit bien faulfe. La fociété naturelle<br />

s'écarte très-peu de l'état de liberté avec laquelle<br />

1'égalité eft étroitement liée , 8c dès que le danger<br />

qui menacoit la communauté a difparu , dès-lors<br />

1'inégalité qui avoit eu lieu pendant quelque tems ,<br />

cene pour 1'ordinaire , avec cette différence que<br />

régahté naturelle qui fe trouve dans chaque familie<br />

entre les parens 8c les enfans, continue toujours<br />

a fubfifter. On ne fauroit douter que dans le cours<br />

ordinaire des chofes , entre plufieurs hommes qui<br />

viyent enfemble , il ne puifle s'en trouver un fi diftmgué<br />

par la fupériorité de £bs rorces 8c de fon habileté,<br />

que les autres font naturellement portés par<br />

rimpreflïon qu'il fait fur eux , a le choifir pour leur<br />

pere commun 8c leur protefteur. II n'y a rien la<br />

qui doive étonner. Cependant il fe paffe encore<br />

bien des fiecles avant que ce gouvernement prenne


BES PROVINCES-UNIÈS.<br />

Öi<br />

affez de confiftance pour pouvoir 1'appeller un état<br />

bien civilifé. Voilé jufqu'a qucl point la nature<br />

femble étendre fes droits dans les fociétés humaines,<br />

ou pour mieux dire , que la fociété eft naturelle<br />

en prenant ce mot dans fa lignification commune,<br />

en la comparant avec le gouvernement civil<br />

©u la république. II s'agit maintenant de détermitier<br />

le point oü commence a percer 1'art qui commerice<br />

a donner une forme de civilifation k un état.<br />

Premiérement, ilfaut convenir qu'il n'eft aucunement<br />

dans 1'ordre de la nature, qu'un particulier<br />

s'éleve tellement au-deffus des autres contre leur<br />

volonté, qu'il veuille fe foumettre a tous ceux qui<br />

1'environnent, facrifier leur volonté a la lienne , 8C<br />

en agit avec eux comme s'ils n'étoient point nés<br />

tous tant qu'ils font, pour leur propre bonheur,<br />

mais uniquement pour fervir au fien. C'eft un exces<br />

de 1'ambition humaine que la nature défavoue , 8c<br />

qui anéantit prefque la conftitution de l'homme.<br />

En fecond lieu, une fociété civile dont le plan, a<br />

la vérité, n'a pas pour objet le bien d'un feul , mais<br />

celui de tous les membres en général , 8c qui fous<br />

ce point de vue peut être appellée naturelle, doit<br />

cependant plutöt être regardéé comme un ouvrage<br />

de 1'art, lorfque les loix qui la gouv'ern ent portent<br />

un caractere de recherche trop fubtile 8c trop profonde.<br />

11 feroit aifé de trouver des exemples de<br />

ces fortes de fociétés , mais il ne le feroit pas autant<br />

de déterminer jufqu'a quel point les combinaifons<br />

qui ont donné naiffance aux loix, doivent<br />

être portées , pour en conclure que ces fociétés<br />

appartiennent plutöt a 1'art qu'a la nature.


6l TABLEAV H1STQR1QVE<br />

Hypothè/è.<br />

IMAGINONS pour un moment quelques families<br />

fetées dans une isle , foit par hafard ou par deffein<br />

de fe 1'approprier. Suppofons pour un moment que<br />

le fol de cette isle inculte 8c déferte foit bon. Quei<br />

eft au moment du débarquement le premier foin<br />

de ces families : celui de conftruire des huttes 8c<br />

de défricher 1'étendue de terrein néceifaire a leur<br />

fubfiftance.<br />

Dans ce premier moment, quelles font les richelfes<br />

de 1'isle ? les récoltes & le travail qui les<br />

produit. Comment fe fera la répartition des récoltes<br />

8c du produit des fruits de 1'isle : c'eft ici que<br />

1'art commence a percen Jufques la toutes ces families<br />

féunies étoient a 1'égard les unes des autres<br />

dans l'état de nature. Suppofons maintenant qu'il<br />

y ait plus de terres a cultiver que de cultivateurs.<br />

Quels font les vrais opulens? ceux dont les bras<br />

font les plus forts 6c les plus aétifs.<br />

Quels font les intéréts de cette fociété naiffante ?<br />

Ils feront peu compliqués , 6c il fuffira de peu de -<br />

'loix pour le mabtien de cette fociété naiflante ?<br />

elles fe réduiront prefque toutes a la défenfe du<br />

vol 8c du meurtre. De telles loix feront toujours<br />

juftes , paree qu'elles feront faites du confentement<br />

de tous, paree qu'une loi généralement adoptée<br />

dans un état naiffant, eft toujours conforme a<br />

1'intérêt du plus grand nombre , 6c par coriféquent<br />

toujours fage 8c bienfaifante. Faifons encore une<br />

autre fuppoiifion. Que cette fociété élife un chef,<br />

ce ne fera d'abord qu'un chef de guerre fous les


DÉS pROrÏNCES-UlfïSS. 6$<br />

Ordres duquel elle combattra les pirates & les<br />

nouvelles colonies qui voudront s'établir dans fon<br />

isle ; ce chef, comme tout autre colon, ne fera poffefieur<br />

que de la terre qu'il aura défrichée. L'unique<br />

faveur qu'on pourra lui faire , ce fera de lui<br />

lailfer le choix du terrein. II fera d'ailleurs fans<br />

pouvoir; mais que feront les fucceifeurs du premier<br />

chef, refteront-ils long-tems dans eet état<br />

d'impuhTance ? par quel moyen en fortiront-ils,<br />

Sc parviendront - ils enfin au pouvoir arbitraire ?<br />

L'objet de ces fucceffeurs fera de foumettre 1'isle<br />

qu'ils babi tent; mais leurs eflbrts feront vainstant<br />

que la nation fera peu nombreufe. Le defpotifme<br />

s'établit difficilement dans un pays qui, nouvellement<br />

habité , eft encore peu peuplé. Dans le commencement<br />

de toutes monarchies les progrès du<br />

pouvoir font lent. Les fouverains de 1'Europe<br />

pour s'afiervir leurs grands vaflaux en eft la preuve.<br />

Le prince qui de trop bonne heure atrenteroit a<br />

la propriété des biens , de la vie 8c de la liberté<br />

des puiffans propriétaires, & voudroit accabler le<br />

peuple d'impót, fe perdroit lui-même. Grands 8c<br />

petits, tous fe révolteroient contre lui. Le monarque<br />

n'auroit ni argent, ni armée pour combattre<br />

fes fujets.<br />

On ne peut trop éclairer la fociété a laquelle<br />

on tient par des liens indüTolubles j car il eft un<br />

noeud qui nous lie è la fociété , Sc ce nceud eft<br />

invifible , indiflbluble , lequel nous lie a la néceffité<br />

des chofes Sc aux circonftances de 1'ordre<br />

moral. Qu'on nous permette encore quelques<br />

détails.


6*4 TABLEAU HisTORiqué<br />

Dépendance.<br />

COMME les parties d'un tout dépendent de ce<br />

tout , 8c que ce tout dépend de fes parties, de<br />

la même maniere l'homme dépend de tous les<br />

élémens qui compofent fon individu, de leur action<br />

8c de leur combinaifon; de 1'autre il dépend de tous<br />

les accidens qui varient le <strong>tableau</strong> de la fociété ,<br />

de leur flux , reflux 8c repos ; 8c ainfi , tel qu'il<br />

fut, tel qu'il eft , tel qu'il doit être, il dépend<br />

fans cefle du grand tout dont il eft 1'abrégé 8c Fi?<br />

mage. C'eft dans cette dépendance abfolue , immédiate<br />

8c circonfcrite, feulement dans la moralej<br />

qu'il faut lire le deftin de 1'homme 8c 1'axioitie de<br />

fes idéés. Que 1'ori remonte aux fiecles paffés, 8c<br />

1'on verra comme ils ont influé lur la deftinée dé<br />

l'homme du dix-huitieme fiecle , dont 1'influence<br />

fixera le fort de ceux qui doivent nous furvivre.<br />

Telle eft la chaine des événemens que l'homme<br />

doit étudier , s'il veut connoitre les rapports élémentaires<br />

avec lefquels il a une identité plus ou<br />

moins favorable a fa confervation. Quant aux<br />

befoins phyfiques, c'eft dans la botanique 8c dans<br />

tous les arts utiles que la nature offre a l'homme<br />

les moyens de rendre fon exiftence fupportable ;<br />

quant aux befoins moraux, c'eft dans les rapports<br />

de fociabilitéd'égaiité, de liberté, qu'il trouvera<br />

une identité plus favorable a fon bonheur. La philofophie<br />

, 1'étude du droit naturel , les comparaifons<br />

mathématiques , 1'hiftoire des fociétés , de<br />

leurs erreurs , de leurs préjugés, de leurs malheurs<br />

, font les moyens que la raifon offïe k<br />

l'homme


DES PROVINCES-UNIES. 65<br />

rhomme pour le confoler du malheur d'exifter.<br />

Voila de quelle maniere l'homme dépend de chaque<br />

partie du grand tout , 8c comme il fait dépendre<br />

a fon tour le tout 8c fes parties de fes befoins<br />

propres Sc de fa deftination. Ici 1'alternative eft<br />

frappante. Qu'en doit-on conclure ? que l'homme<br />

eft le plus bel ouvrage de la nature qu'elle élabore<br />

depuis long-tems, qu'elle conduira un jour a toute<br />

la perfeétion dont il eft capable ; mais ce terme<br />

eft bien éloigné. En attendant, tout homme éclairé<br />

par la raifon 8c guidé par la vertu , doit conduire<br />

tous les êtres fes femblables au grand but morai.<br />

Mais que conclure de-la pour fes droits particuliere<br />

8c pour la morale de 1'égalité des conditions? C'eft<br />

ce qu'on s'empreffe d'éclaircir.<br />

S'il n'eft rien qui n'ait fa dépendance particuliere<br />

dans le moral comme dans le phyfique ; li quarante<br />

hommes dépendent de quatre-vingt autres;<br />

li tous dépendent d'un feul j fi un feul dépend de<br />

tous, oü eft le fupérieur? oü eft 1'inférieur? oü eft<br />

la diftin&ion pofitive ? oü eft l'homme qui ne veut<br />

dépendre de perfonne ? oü font les hommes qui ne<br />

doivent dépendre que d'un feul ? Y a-t-il jufqu'ici<br />

aucune inégalité morale , aucune indépendance<br />

particuliere , ni dans la nature des chofes, ni dans<br />

1'ordre focial ? Ne feroit-ce point le petit garcoa<br />

qui gouvernoit fa mere , laquelle göuvernoit les<br />

Athéniens , lefquels gouvernoient les Grecs quï<br />

gouvernoient Philippe , lequel gouvernoit le petit<br />

garcon ? N'eft-ce point la a-peu-près le cercle généalogique<br />

de toutes nos dépendances morales ?<br />

Quant a nos dépendances phyliques, elles tiennent<br />

Tome II.<br />

E


66 TABLEAU HISTORIQUE<br />

a notre tempérament, aux élémens qui nous environnent;<br />

mais la diverfité des tempéramens 8c<br />

1'élément dont les influences font plus ou moins<br />

favorables , n'ont jamais donné a perfonne le droit<br />

d'affervir fes femblables. 11 n'y a donc rien qui donne<br />

cette diftinétion chimérique , abfurde 8c captieufe<br />

de rangs 8c de fortunes : ce ne peut donc être que<br />

fur une folie de vifionnaire, fur 1'extravagance d'une<br />

morale inintelligible 8c barbare , fur un jeu de<br />

fcene comique. Or , comme la folie , 1'extravagance<br />

8c 1'orgueil ne font pas droit pour le bonfens<br />

, tout homme fage , qui ne doit pas répondre<br />

de la fottife de fes aneêtres ou de celle de fes contemporains,<br />

eft libre de droit. Mais quelle peut<br />

être la liberté d'un homme enchainé parmi tant<br />

d'efclaves ? Sa liberté fe réduit tout au plus a méprifer<br />

au-dedans de lui-même toutes ces diftinétions<br />

ridicules d'états 8c de conditions, toute cette vaine<br />

pompe de politeffe affectée 8c de grandeurs factices<br />

, ce faftueux appareil de fêtes 8c eet épouvantail<br />

d'armées prêtes a porter le défefpoir 8c la<br />

défolation par-tout oü regnent le calme 8c la tranquillité.<br />

II fera libre d'efprit, le fera-t-il de corps ?<br />

II le fera s'il vit frugalement Sc avec des gens fenfés<br />

Sc raifonnables; mais qu'on ne s'abufe pas. Ce ne<br />

fera pas une raifon pour s'affranchir de toute obligation<br />

morale envers fes femblables: c'eft en quoi<br />

confifte la vraie dépendance , 8c qu'on a confondti<br />

fi fouvent avec la faufte. Car, dans notre hypothefe,<br />

l'homme éclairé par la raifon foulcra aux pieds<br />

toutes ces folies erreurs de fociété ou de bon ton ,<br />

Sc pour mieux conaoitre fes vrais devoirs, Sc pour


VES PROriNCES-UNIES. 67<br />

les mieux remplir , il fecouera le joug d'une indépendance<br />

vaine Sc injisfte pour y fubftituer le gerrne<br />

des vertus , il prêchera d'exemple, il arborera l'olive<br />

de la paix, 8c il fera refpecf é de tout le monde.<br />

I a nature 8c la raifon crient de tous cötés a<br />

1'homme qu'il eft fait pour fe conformer a la fociété,<br />

Sc que la fociété eft faite pour fe conformer a<br />

l'homme; celui-ci fe conforme a la fociété, dés<br />

qu'il s'acquitte de tous fes devoirs naturels envers<br />

elle , 8c la fociété fe conforme a l'homme, dès<br />

qu'elle n'exige de lui que des chofes juftes, raifonnables<br />

, conféquentes , Sc dès qu'elle cherche a lui<br />

procurer fon avantage de la maniere la plus pofitive<br />

8c la plus favorable. Si 1'un des deux manque a fes<br />

obligations, 1'autre n'y doit pas manquer ; mais il<br />

a droit de fe plaindre Sc de plaider fa caufe devant<br />

1'humanité entiere , d'en appeller a la raifon 8c a<br />

la poftérité. Qu'il foit permis maintenant d'envifager<br />

un moment, toute diftindtion a part, la<br />

dépendance abfolue oü nous fommes dans la fociété<br />

, relativement a nos befoins, a notre foibleffe<br />

& a nos infirmités. C'eft ici oü l'homme eft<br />

forcé quelquefois de devenir efclave 8c mercenaire<br />

; mais il ne s'enfuit pas de-la que fa liberté<br />

fociale ou relative en puifle être altérée d'aucune<br />

maniere , paree que fi la circonftance le fait<br />

dépendre d un autre pour avoir fon nécefiaire<br />

abfolu ou relatif, c'eft toujours par une inconféquence<br />

de morale politique Sc jamais par un<br />

décret de la raifon. L'homme ne doit jamais oublier<br />

que tous les devoirs font réciproques, 8c<br />

qu'il ne doit impofer, dans aucune circonftance,<br />

E i


68 TABLEAU HIS TORIQ UE<br />

aucun joug facheux a fon fcmblable , afin que fon<br />

femblable n'imagine pas avoir le droit de lui en<br />

impofer a fon tour. D'oü il réfulte que rien de<br />

plus ridicule 8c de plus contraire a Fefprit focial<br />

que cette clafie de grands Sc de petits, de maitres<br />

Sc d'efclaves , d'heureux 8c de malheureux, de<br />

tyrans 8c de victimes. N'eft-ce pas donncr dans le<br />

plus grand de tous les travers, que de fubftituer le<br />

vil intérêt des diftindtions Sc la foif dangereufe de<br />

1'or , au tendre intérêt du cceur Sc au befoin facré<br />

de 1'amitié ? La dépendance qui nous lie a la fociété<br />

réfide dans 1'ame fenlïble de nos parens Sc<br />

de nos amis , dans toutes nos obligations réelles<br />

& dans une réciprocité de fentimens 8c de devoirs.<br />

Si le malheur des tems Sc l'accefioire des fociétés<br />

font dépendre notre bonheur relatif de 1'extravagante<br />

opinion des ignorans Sc de la puiffance des<br />

méchans , on nepeut que maudire les conftitutions<br />

civiles Sc cruellement politiques du fiecle ; le cceur<br />

gémit, la raifon s'alarme 8c 1'humanité plaintive eft:<br />

condamnée a poufier des cris lamentables qui ne<br />

font entendus que de la philofophie. Rois, princes<br />

Sc fouverains de la terre , tremblez au moment<br />

oü la multitude fera éclairée fur fes vrais intéréts 5<br />

elle touchera au moment de participer a une félicité<br />

durable ; ce fera lorfqu'elle fera afiez courageufe<br />

pour vous arracher des mains votre fceptre<br />

de fer, pour y fubftituer la houlette paftorale ,<br />

vous faire rentrer dans 1'ordre focial, Sc vous apprendre<br />

par le fait, que vous devez être aiTujettis<br />

comme le moindre particulier, « aux conditions<br />

» tacites ou exprimées fous lefquelles chaque


BES PROFiN CEs - UNIE s. 69<br />

» membre d'une fociété s'engage envers les autres,<br />

» de contribuer a leur bien-être & d'obferver a<br />

» leur égard les devoirs de la juftice. »<br />

C'eft ici que brille 1'excellence de la raifon humaine<br />

; elle nous fait voir comme la vertu , 1'honneur,<br />

la crainte 8t 1'intérêt, difteremment ménagés<br />

ou combinés, deviennent la fource de la paix , du<br />

bonhcur 8c de 1'ordre 5 c'eft alors qu'on verrok<br />

tous les individus engrenés mutuellement, marcher<br />

d'un mouvement réglé & harmonique a 1'ombre<br />

des loix, dont le roi, le prince St le magiftrat<br />

ne feroient que 1'organe , exerceroient une<br />

autorité légitime , rcpandroient de tous cötés les<br />

douces influences de leur adminiftration , de maniere<br />

qu'il n'y auroit dans la fociété aucun individu<br />

malheureux par leur faute. On jouiroit des<br />

douceurs de la paix , de 1'amitié 8c du fruit<br />

précieux de toutes les vertus focialcs, donc la pratique<br />

rendroit 1'exiftence de l'homme auffï heureufe<br />

ici-bas , qu'il feroit poflible de 1'imaginer. Par<br />

quelle fatalité la fociété humaine eft - elle condamnée<br />

a fe dégrader a mefure qu'elle fe compofe<br />

de plus en plus ?<br />

Ne perdons point de vue notre petite peuplade,<br />

obfervons fa marche graduelle , elle nous inftruira<br />

fur la progrefTion du mal moral. On vient de jctef<br />

les fondemens, de pofer les principes immuables<br />

de fon exiftence morale , tachons de fixer également<br />

ceux qui doivent donner une bafe folide<br />

& permanente a fon exiftence phyfique.


7® TABZEAV RISTOR1QVE<br />

Coup-dozil fur la multiplication des hommes dan<br />

un État.<br />

DANS la contrée oü nous avons d'abord placé<br />

notre peuplade , les families fe feront fans doute<br />

multipliées ; cette contrée fe fera infenfiblement<br />

pourvue & du nombre de laboureurs nécelfaires ,<br />

& du nombre d'artifans nécelfaires aux befoins d'un<br />

peuple agriculteur. La réunion de ces families aura<br />

progreiTivement formé une nation nombreufe; mais<br />

arrêtons-nous a chaque gradation.<br />

Dijlribution des travailleurs en colons & en<br />

ouvriers des premières nécejjités.<br />

LA culture des terres demande différens outils ;<br />

elle demande qu'on fache batir, tout au moins<br />

des hangards, pour y conferver les denrées. Or ,<br />

ces families a qui 1'on fuppofe tout ce qui eft néceflaire<br />

pour la culture , auront donc parmi elles<br />

des ouvriers en fer, St d'autres qui fauront batir.<br />

Les ouvriers en fer éleveront des atteiiers St échangeront<br />

les outils qu'ils auront forgés contre des<br />

denrées que les cultivateurs , a qui ces outils font<br />

nécelfaires , fe trouveront obligés de leur donner.<br />

Si le nombre des ouvriers en fer étoit trop petit,<br />

comparé a celui des cultivateurs , les forgerons<br />

feroient des échanges trés - avantageux ; en forte<br />

qu'au bout de 1'année ils fe trouveroient plus riches<br />

en denrées que les cultivateurs , ou qu'ils auroient<br />

travaillé beaucoup moins : ce dernier événement<br />

auroit lieu , fi le forgeron n'avoit aucune voie<br />

ouverte pour employer ce qu'il pourroit acquérir<br />

de denrées au-dela de ce qui lui eft nécefiaire pour


DES P ROV IN C ES-U NI ES. Jl<br />

ïa confommation de fa familie. Dans 1'un bX 1'autre<br />

cas l'état de forgeron feroit de beaucoup meilleur<br />

que celui du cultivateur. Le bien être qu'on appercevroit<br />

dans eet état , feroit paffer continuellement<br />

des cultivateurs au métier de forgeron,<br />

jufques par une jufte proportion , établie entre le<br />

nombre des uns & des autres, 1'outil ne s'échangeat<br />

plus que contre une quantité de grains qui eut<br />

coüté la même peine a faire venir que 1'outil a<br />

forger , jufqu'a ce qu'enfin le cultivateur 8c le forgeron<br />

, en travaillant également, fe procuralfent la<br />

même quantité de denrées. II faut qu'il y ait égalité<br />

de profits a travail égal, & qu'il en réfulte un jufte<br />

équilibre : or, deux dalles d'ouvriers font en équilibre<br />

entr'elles 5 dans 1'une & dans 1'autre 1'ouvrier ,<br />

en travaillant également, recoit le même falaire.<br />

L'équilibre des claffes emporte nécelTairement 1'équilibre<br />

dans la valeur des chofes. Si la claffe du<br />

charpentier eft en équilibre avec celle du forgeron ,<br />

c'eft paree que 1'ouvrage de 1'un 8c de 1'autre fe<br />

vend a proportion de la peine qu'il a coüté a faire.<br />

Ce qui devoit arriver a la claffe des ouvriers en fer ,<br />

doit arriver de même a toutes les autres claffes<br />

d'ouvriers. Si une fois elles fe mettent en équilibre<br />

avec la claffe des cultivateurs, elles fe trouveront<br />

toutes en équilibre entr'elles. Les différentes claffes<br />

de cultivateurs éprouveroient la même chofe , fi<br />

ceux qui cultivent les vignes avoient de 1'avantage<br />

fur ceux qui cultivent les champs : on planteroit<br />

de nouvelles vignes; une partie des laboureurs fe<br />

feroient vignerons , & une partie des vignerons fe<br />

feroient laboureurs, fi l'équilibre étoit rompu en<br />

E 4


7* TABLEAU HISTOR1QUE<br />

• faveur de ceux-ci. D'oü 1'on dok conclure que dans<br />

tout état, quel qu'il foit, toutes les claffes d'ou-<br />

-vriers, toutes les denrées, 8c généralement toutes<br />

•chofes, fe mettent naturellement en équilibre : fi<br />

eet équilibre n'eft pas parfait de nos jours, il eft<br />

bien poflible qu'il ne fait pas été dans les premières<br />

fociétés. Toutes les claffes font fans ceffe dans un<br />

mouvement qu'on peut dire de vibration ; elles<br />

s'éloignent de l'équilibre , y reviennent 8c le perdent<br />

dans un fens oppofé; mais on obferve que dans la<br />

plupart des états de 1'Europe , elles s'en éloignent<br />

toujours du plus au moins , 8c leur mouvement<br />

n'eft infenfible que quand les caufes accidentelles<br />

ne les troublent point. Lorfqu'il y a un jufte équilibre<br />

entre les différentes claffes d'ouvriers, on peut<br />

dire que 1'organifation d'un état a pris toute fa<br />

confifiance.<br />

Influence de la qualité du fol fur la profpéritê<br />

d'une peupla.de naijj'ante.<br />

Si la contrée habitée par une peuplade naiffante<br />

eft d'un produit modique , les families s'en tiennent<br />

aux métiers de première néceflïté; les ouvrages<br />

reftent grofiiers, les arts 8c métiers de commodité<br />

Sc de luxe ne pourroient pas nakre , le chef ne<br />

pouvant tirer que peu des cultivateurs, ne pourroit<br />

entretenir que peu de foldats, n'auroit que peu de<br />

gens aifés , 8c Ia cour du chef fera très-peu nombreufe.<br />

Les provinces froides de la N'prwège ,<br />

celles de la Suède 8c de la Ruffie, oü 1'on trouve<br />

les derniers cultivateurs en montant vers le nord ,<br />

font pofitivement dans eet état, excepté qu'elles<br />

«'ont pas leur roi au milieu d'elles.


VBS PROVINCES-UJNIES. 73<br />

Partant de ces points avancés dans le nord Sc<br />

marchant vers le midi, on voit toujours le nombre<br />

des métiers 8t des arts augmenter a mefure que<br />

les terres deviennent plus fécondes : on trouveroit<br />

encore la proportion bien plus exaétement fuivie,<br />

li des capitales éloignées , des gouvernemens différens,<br />

des viciflitudes de commerce n'y apportoient<br />

de 1'altération. Qu'on fuppofe pour un moment<br />

, dans notre nouvelle peuplade , qu'il n'y eut<br />

que la quantité de gens aifés St de foldats néceffaires<br />

a 1'utilité publique , les citoyens y jouiroient<br />

de toute la félicité dont la nature , 8c dont la qualité<br />

du fol qu'ils auroient a habiter , les rendroit<br />

fufceptibles: ils feroient au point oü le travail St<br />

les plaifirs , tous deux également néceffaires aux<br />

hommes , fe trouvent le plus avantageuferoent diftribués.<br />

Pour peu que les terres fuflent fécondes, il<br />

refteroit au cultivateur qui n'auroit point de maitre ,<br />

St qui ne donneroit que peu a fon prince , plus<br />

de tems a donner a la joie & au repos, qu'il ne<br />

lui en faudroit pour en bien goüter la douceur St<br />

réparer fes forces : 1'ouvrier, par la loi de l'équilibre<br />

, jouiroit du même bien-être. N'eft-ce pas a<br />

ce point de perfeétion que devroient tendre tous<br />

les gouvernemens modernes ?<br />

Époque oü la condition de tous les travailleurs<br />

doit devenir plus mauvaife.<br />

IL eft une époque oü la condition des travailleurs<br />

doit devenir plus mauvaife , ce fera par 1'accroiffement<br />

de la population ; c'eft alors que l'état<br />

de tous les citoyens fe détériore. Notre peuplade ,


74 TABZEAV HiSTOniQvx<br />

par exemple, aura d'abord cultivé les meilleurs<br />

champs. Les hommes augmentant en nombre,<br />

elle aura toujours été en défrichant du plus fécond<br />

au moins fécond. La quantité moyenne du travail<br />

des cultivateurs , aura donc augmenté avec la multiplication<br />

des families : le travail moyen aura<br />

augmenté dans la claffe des cultivateurs. On entend<br />

ici par travail moyen , la répartition idéale de la<br />

totalité des travaux d'une clafTe entiere d'ouvriers<br />

fur chacun de ceux qui la compofent. Or , il doit<br />

réfulter que cette clahe d'ouvriers fouffrira , 8c<br />

qu'elle ne peuplera pas autant qu'elle devroit naturellement<br />

le faire , fi une partie des hommes qui la<br />

compofent, ne retourne pas a la culture des terres.<br />

Car oü les ouvriers , pour fe mettre au niveau des<br />

cultivateurs baifferoient d'eux-mêmes le prix de<br />

leurs ouvrages , ce qui eft la feule fi^on , dont leur<br />

travail moyen puiffe augmenter , ou ceux-la ne<br />

baifiant pas leur prix, les cultivateurs qui s'appercevront<br />

que 1'ouvrier gagne plus qu'eux a travail<br />

égal, pafferoient dans la claffe des ouvriers , 8c la<br />

feroient regorger. Dans le premier cas , les ouvriers<br />

obligés de vendre leurs ouvrages a meilleur marché<br />

ne gagneroient plus par leur travail une quantité<br />

de denrées qui put fuffire a leur nourriture ; dans<br />

la feconde hypothefe , ils fe trouveroient bientót<br />

plus malheureux encore.<br />

On ne peut pas dire que 1'ouvrier en baifiant le<br />

prix de fon ouvrage , en feroit quitte pour travailler<br />

davantage. La quantité d'outils 8c de maind'oeuvre<br />

eft déterminée par la fomme des befoins<br />

des claffes qui les emploient inutilement. L'ou-


BES PROVINC ES-UN I E s. 75<br />

vrier travailleroit - il a forger au dela du befoin<br />

une quantité d'outils que perfonne ne lui demanderoit.<br />

Pour mettre cette vérité dans un plus grand<br />

jour, fuppofons que la multiplication de notre<br />

peuplade ait monté jufqu'a huit cent mille cultivateurs<br />

Sc cent mille ouvriers qui, a travail égal ,<br />

s'entretenoient mutuellement. Suppofons que par"<br />

l'accroiflement de la population, le nombre des<br />

uns 8c des autres fut monté au doublé, 8c que le<br />

moins de fécondité des derniers champs mis en valeur<br />

, eut augmenté d'un tiers le travail moyen de<br />

toutes les claffes , le prix de la main - d'ceuvre fe<br />

trouveroit baiffé d'un quart, 8c celui qui vivoit en<br />

forgeant trois outils par jour, feroit contraint d'en<br />

forger quatre pour avoir la même quantité de denrées<br />

qu'auparavant. Si les huit cents mille cultivateurs<br />

ne demandoient aux cent mille ouvriers que<br />

trois cent mille outils par jour, fuppofant toute<br />

main - d'ceuvre néceflaire réduite è ce terme , les<br />

feize cents mille cultivateurs dont il eft fait ici<br />

mention dans notre hypothefe , ne demanderont<br />

que fix cents mille outils, 8c eu égard au baiffement<br />

du prix des ouvrages , ces derniers cultivateurs<br />

ne donneront pour les fix cents mille outils<br />

que la même quantité de denrées, qu'on auroit<br />

donnée auparavant pour quatre cents cinquante<br />

mille. Mais dans les premiers inftans , le prix des<br />

trois cents mille outils faifoit vivre cent mille ouvriers<br />

\ le prix de quatre cents cinquante mille au<br />

même taux , n'en pourra donc faire vivre que cent<br />

cinquante mille : fi 1'on compte par 1'ouvrage, on


7


BES pROri N CE S-UN 1 E S. ff<br />

vaille, plus il confomme des chofes nécelfaires pour<br />

fbn labour, 8c plus conféquemment il occupe d'ouvriers<br />

; mais fi cela eft vrai, 8c dé quelque confidération<br />

a 1'égard de certaines profeffions , on<br />

pourra dire d'un aurre cöté, que plus le cultivateur<br />

eft pauvre , plus il fe refufe de chofes \ plus<br />

les denrées lui coütent de travail a acquerir , plus<br />

il économife : de ces deux raifons , 1'une compenfera<br />

1'autre.<br />

Si comme a la Chine, il étoit ordonné dans ces<br />

contrées aux enfans de refter dans la profeflïon de<br />

leurs peres, la condition des ouvriers refteroit<br />

long - tems meilleure que celle des cultivateurs.<br />

Ces derniers n'ayant pas la faculté de palfer a 1'autre<br />

claffe , les ouvriers foutiendroient toujours<br />

leurs ouvrages au même prix ; ainli vendant dans<br />

tous les tems une quantité d'ouvrages proportionelle<br />

a leur nombre , qui ne peur qu'augmenter en<br />

raifon égale de celui des cultivateurs , ils retireroient<br />

de leur vente une quantité de denrées proportionelle<br />

a leur augmentation naturelle. De cette<br />

ïbrte le travail moyen augmenteroit toujours dans<br />

la claffe des cultivateurs , lans augmenter dans<br />

celle des ouvriers. Mais quand les bornes du terrein<br />

en mettroient a 1'accroiffement des colons, les<br />

deux claffes reviendroient bientót en équilibre ,<br />

paree que les ouvriers continuant toujours è. aug<br />

menter fans que les cultivateurs augmentaffent,<br />

ils ne pourroient plus vendre une quantité d'ouvrages<br />

proportionnelle a la progreflion de leur popu •<br />

lation , 8c leur claffe tomberoit néceffairement erj<br />

fouffrance. De ce qu'il s'y trouveroit trop d'ou-


7 8 TABLEAU H1S2-0R1QÜE<br />

vriers , il s'enfuivroit qu'une partie d'entr'eux refteroit<br />

néceffairement .fans débit de leurs ouvrages.<br />

Pour trouver k vendre , ceux qui éprouveroiernce<br />

malheur , fe verroient obligés de baiffer Ie prix des<br />

chofes qu'ils auroient travaillées. Ce baiffement de<br />

prix rejeteroit leur malheur fur d'autres qui baifferoient<br />

le prix encore plus bas ; la même chofe<br />

fubfiftant rpujours, ces prix continueroient a baiffer<br />

, & le travail de 1'ouvrier au-deffous de fa véritable<br />

valeur , c'eft - a - dire , de celle qu'il devroit<br />

avoir par la loi de l'équilibre. Cet incident<br />

aura toujours lieu tant qu'il y aura plus d'ouvrages<br />

que de demandes, plus de marchandifes que d'acheteurs.<br />

Ce bahTement de prix augmenteroit ï'mdigence<br />

commune de la claffe des ouvriers , le mal<br />

dureroit jufqu'a ce que le befoin 1'ayant fait diminuer<br />

, les ouvriers fe trouveroient réduits au nombre<br />

jufte , qu'ils devroient être pour fournir au<br />

befoin du refte des citoyens: alors le prix de leur<br />

main - d'ceuvre haufferoit, 8c les ouvriers fe trouveroient<br />

en équilibre avec les cultivateurs.<br />

Coup -d'ceilfur la naijjance & les progrès des<br />

& métiers de luxe.<br />

UN peuple placé dans un pays fécond ne peut<br />

voir naitre promptement les arts 8c métiers de<br />

luxe. Suppofons que notre peuplade habite un terrein<br />

fertile, on verra bientót naitre au milieu<br />

d'elle tous les arts 8c métiers du luxe brillant<br />

8c commode. Ils s'y perfedfionneront même rapidement<br />

, li la nature du gouvernement n'y apporte<br />

point d'obftacle. La Grece en eft une preuve<br />

y


DES PROVIN CES-UNIES* 79<br />

puifqu'en moins de deux cents ans , a compter du<br />

premier moment oü 1'on en vit les premières ébauches,<br />

les arts y furent portés a un point de perfection<br />

que nous admirons encore. II n'eft pas douteux<br />

que fi le degré de fertilité d'un pays eft tel que le<br />

cultivateur puiflë fe procurer tout ce qui lui eft<br />

néceffaire , en ne travaillant que quatre ou cinq<br />

mois par année , il emploiera une partie de fon<br />

loifir a rechercher le commode 8c le gracieux.<br />

L'habitude des premières commodités fera pafler a<br />

de nouvelles. Le delir brülant 8c infatiable d'améliorer<br />

fon état 8c de pafier a des plaifirs nouveaux,<br />

fera continuer cette progreflion de commodités,<br />

de plaifir 8c de luxe , tant qu'il reftera au cultivateur<br />

du tems a facrifier.<br />

La poéfïe naquit au fein du loifir Sc de 1'aifance ,<br />

a dit un célebre auteur moderne , qui le répete d*après<br />

les anciens \ or , fi dans notre peuplade tout<br />

le monde étoit dans 1'aifance 8c le loifir, la poéfie<br />

y nakroit donc ainfi que tous les autres arts: ils<br />

ont tous la même origine. Les hommes font naturellement<br />

portés aux chofes d'agrément , 8c a<br />

embellir tout ce qui tient a eux. Les fauvages de<br />

1'Amérique fe peignent le corps des plus belles couleurs<br />

qu'ils fachent imaginer. Les négrefies. fe parent<br />

de coquillage : les hommes 8c les animaux<br />

mêmes font fenfibles aux charmes de la mufique.<br />

Nos cultivateurs , dans les longs relaches de leurs<br />

travaux , s'occuperont de ces divers objets. II n'eft<br />

pas douteux qu'il y aura toujours un homme qui<br />

excellera par - defius tous les autres dans chaque<br />

art. L'excellence dans le fens ordinaire qu'on donne


So TASZEAV HISTORIQUE<br />

a ce terme, ne fuppofe aucune perfeétion réelle 5<br />

elle ne confifte que dans 1'avaotage que 1'on a dans<br />

un genre , étant cornparé a tout autre homme<br />

connu. Quelque groffier que 1'on veuille fuppofer<br />

le talent de ces premiers artiftes prééminens , ils<br />

feront recherchés , paree qu'on aime leurs arts 8c<br />

qu'ils font fentir mieux qu'aucun autre , les plailïrs<br />

que ces arts donnent.<br />

Ces hommes qui excelleront dans un art, recevront<br />

une récompenfe de ceux qui les auroit employés.<br />

Comme nous fuppofons ici notre peuplade<br />

nombreufe 8c dans 1'abondance , 1'artifte devra<br />

trouver des récompenfes telles qu'il lui foit plus<br />

avantageux , ainfi qu'il trouvera plus agréable de<br />

vivre de fon talent, que de la culture de la terre.<br />

Uniquement occupés de leur art , ils y feront des<br />

progrès; 1'ufage leur donnera occafion d'obferver,<br />

1'habitude leur déterminera des regies, 1'art entre<br />

leurs mains fera toujours quelque pas vers la perfecfion<br />

, les arts deviendront plus difficiles par la<br />

découverte fucceffive de nouvelles regies. Plus le<br />

nombre de ces regies augmentera, plus les arts s'éloigneront<br />

de la portée du génie du cultivateur ,<br />

plus ils demanderont que les artiftes s'y confacrent,<br />

Sc qu'ils faflent par conféquent une claffe diftindte<br />

de toute autre. La grandeur des récompenfes réglera<br />

le nombre des artiftes , 8c la poéfie fera mife<br />

au même rang que les autres arts d'agrément.<br />

Chez les nations fauvages de 1'Amérique on voit<br />

les arts dans leur nailfance , tels fans doute qu'ils<br />

ont été parmi nous dans le principe , & tels qu'ils<br />

feroient aux premiers momens dans les families<br />

ralfemblées


J3ES PROriNCES-UjVIES. %z<br />

raflêmblées de notre peuplade. Mais comme ces<br />

fauvages de 1'Amérique ne font pas cultivateurs, ils<br />

ne peuvent jamais être ni nombreux , ni aifés.<br />

Comme ils n'ont en quelque forte aucune habitation<br />

fixe , il ne peut fe former parmi eux ni artiftes<br />

, ni ouvriers proprement dit. Les arts conféquemment<br />

doivent y refter dans leur enfance. Les<br />

arts & les métiers ne peuvent fe fixer que chez les<br />

peuples nombreux 8c aifés. Le peu de fécondité<br />

d'un pays fuffira donc pour les empêcher d'y naitre<br />

8c de s'y établir , fans examiner fi dans le nord ,<br />

la dureté du climat öte aux hommes ou non , 1'aptitude<br />

aux chofes d'agrément. II fuffit que la terre<br />

qu'ils habitent foit ingrate pour que les beaux arts<br />

8c le luxe ne puiffent pas fe naturalifer parmi eux.<br />

Stokolm par le concours de toutes les contributions<br />

d'un royaume 8c par le commerce, répare<br />

ce que fon fol peut avoir d'infécondité. II y a des<br />

artiftes. Les arts y font certainement poufies a un<br />

point plus haut qu'ils ne le font adtuellement dans<br />

ïa Grèce , 8c dans la plupart des régions ou 1'anti»<br />

quité les vit fleurir ; mais ils ne peuvent s'établir<br />

dans les provinces méridionales de la Suède , paree<br />

que 1'infécondité de la terre y eft telle que le cultivateur<br />

ne recueille de denrées que ce qu'il en faut<br />

pour les ouvriers qui lui font nécelfaires, pour le<br />

petit nombre de gens aifés qui font dans le pays,<br />

& pour lui-même. De cette maniere, il ne refte<br />

rien pour 1'entretien des artiftes. L'étendue du luxe<br />

&C des arts eft toujours proportionnée a la popu-<br />

Jation des villes. II eft a remarquer que 1'infécondité<br />

des terres, lorfqu'elle eft trop grande, s'oppofe a<br />

Torne II,<br />

F


82 TABLEAU BISTORIQUE<br />

Ja perfection du gouvernement ainfi qu'a 1'avancement<br />

des arts. Pour qu'il y ait un gouvernement,<br />

il faut que le colon trouve dans fa récolte de quoi<br />

payer 1'impöt. Si la terre eft ingrate, on ne pourra<br />

tirer que tres - peu du cultivateur. Le prince ne<br />

pourra entretenir fous lui qu'un petit nombre de<br />

commandans j il ne pourra y avoir que peu de perfonnes<br />

employées au maintien de 1'ordre j le gouvernement<br />

en fera moins étendu dans fes branches<br />

& moins agifiant. Par-tout on trouve dans les pays<br />

d'autant moins policés qu'ils font moins abondans ;<br />

foit que leur infécondité vienne du climat , foit<br />

qu'elle vienne de la mauvaife qualité du fol , foit<br />

qu'elle ait fa fource dans le vice des habitans. On<br />

ne voit par exemple aucune efpece de police dans<br />

les provinces méridionales de la Norvège , 1'influence<br />

du gouvernement y eft extrêmmement foible<br />

St bornée. Le voyageur n'y eft point en füreté ;<br />

le citoyen même n'y eft point en paix. En Laponie,<br />

oü la terre eft pour ainfi dire d'une ftérilité abfolue ,<br />

il n'y a non-feulement aucune efpece d'artiftes , ni<br />

d'ouvriers proprement dit , St on n'y appercoit aucun<br />

veftige de gouvernement. Ce n'eft pas que les<br />

habitans de ces régions froides ne foient auffi difciplinables<br />

que ceux des pays chauds : ils paroiffent<br />

au contraire 1'être davantage ; mais oü prendre<br />

pour 1'entretien de ceux qui feroient employés<br />

a les gouverner.<br />

Avantages de la claffe des artiftes fur celle des ouvriers<br />

de luxe.<br />

DANS quelqu'aifance que foit le cultivateur , il


DES P ROV1N CES-U NI ES. 83<br />

donnera toujours moins aux ouvriers de luxe ,<br />

qu'aux artiftes. Si 1'on examine les hommes dans la<br />

naiflance des fociétés , on trouvera qu'ils fontbien<br />

éloignés d'avoir pour .le brillant un goüt aufli vif<br />

que pour les arts proprement dit , tels que la mulique<br />

, la danfe , le fpectacle. Par exemple, dans<br />

une peuplade naiifante , oü il n'y auroit encore<br />

aucun poffefleur de terres , les profeflions qui auroient<br />

Ie luxe pour objet, ne pourroient approcher<br />

du luftre oü nous les voyons parmi nous. Si par des<br />

circonftances extraordinaires , les arts 8c les métiers<br />

de luxe prenoient dans un pays fécond un accrohTement<br />

foible &£ trop lent , la clalfe des cultivateurs<br />

fe trouvant moins diminuée , 8c ayant<br />

d'ailleurs moins de monde a nourrir , refteroit dans<br />

. une grande oifiveté. C'eft ce qu'on a remarqué au<br />

Pérou quand les Efoagnols y aborderent pour la<br />

première fois , ils y trouverent peu d'arts & de<br />

métiers ; mais en revanche un nombre étonnant<br />

d'hommes employés au gouvernement , & tirant<br />

de lui leur fubfiftance. Nul pays dans le monde<br />

n'eut plus de police Sc ne fut gouverné avec plus<br />

de précilion , que ce royaume avant fa découverte<br />

par les nations européennes. II réfulte de ce qu'on<br />

vient de dire que dans les premiers inftans les pro •<br />

grès des arts font toujours plus rapides que ceux du<br />

luxe. La caufe phyfique de l'accroilfement de celui-ci<br />

comme des autres eft la même.<br />

Caufe phyfique de laccroiffement du luxe & des<br />

arts.<br />

DE deux nations également nombreufes, mais<br />

F 2


§4 TABLEAU M'ISTORIQUE<br />

placées dans des fols difFérens, 1'une pourra entre -<br />

tenir beaucoup pJus d'artiftes que 1'autre; Sc fi<br />

1'on veut prendre les chofes a I'extrême , 1'une des<br />

deux nations peut - être en état de faire fleurir tous<br />

les arts au milieu d'elle ; tandis que 1'autre ne<br />

pourra abfolument entretenir aucun artifte. La chofe<br />

arriveroit, fi par la différence de leurs terres, 1'une<br />

de ces deux nations étoit obligée d'employer au<br />

travail des champs beaucoup plus de monde que<br />

1'autre. Qu'on fuppofe chacune des deux nations<br />

compofée de quatre millions d'habitans : que dans<br />

1'une , il faille trois millions de cultivateurs pour<br />

faire croitre les denrées qui lui font nécelfaires ;<br />

Sc que dans 1'autre il n'en faille qu'un million , il<br />

eft évident que celle - ci pourra nourrir une quantité<br />

d'artiftes , fans comparaifon plus grande que<br />

celle-la. Tout le monde fait qu'il y a des terres<br />

qui, quoique d'un égal produit, demandent plus<br />

de travail 1'une que 1'autre. N'eft - il donc pas des<br />

pays oü une partie des terres eft extrêmement féconde,<br />

St 1'autre extrêmement mauvaife ; dans<br />

ceux - Ik il peut y avoir beaucoup d'artiftes : il en<br />

eft d'autre oü toutes les terres font cultivables Sc<br />

d'une médiocre fécondité. IJ faut qu'il y ait plus<br />

de monde occupé aux terres dans ces dernieres,<br />

pour avoir la même quantité de denrées ; de cette<br />

maniere, il y reftera moins de monde pour les arts.<br />

Mais, dira-t-on, les vicifiitudcs du commerce<br />

extérieur ont une trés-grande influence fur 1'étendue<br />

du luxe Sc des arts dans tous les états ; cela<br />

n'eft pas douteux, mais il ne s'agit ici que d'un état<br />

ifolé. Or, il feroit égal pour 1'avancement des


DES PROVl N CE S~UN IE S. 85<br />

arts , que la fécondité des terres fut augmentée,<br />

ou qu'on trouvat une méthode pour diminuer le<br />

travail de leur culture 5 d'une 8c d'autre facon le<br />

cultivateur chez le nouveau peuple qu'on fuppofe<br />

ki, recueilleroit plus de denrées a travail égal,<br />

Sc fe trouveroit en conféquence en état de tirer<br />

plus de 1'ouvrier 8c de donner plus aux artifbs.<br />

La contrée oü 1'une ou 1'autre de ces chofes arriveroit<br />

\ la population des villes y feroit augmentée.<br />

En diminuant les travaux de la culture , on forceïoit<br />

une partie des cultivateurs qui fe trouveroient<br />

inutiles aux terres, a paffer dans les villes. Si les<br />

poffeffeurs actuels des terres avoient un moyen<br />

pour faire cultiver par un feul payfan , ce qui en<br />

occupe aótuellement deux, fans augmenter le travail<br />

du premier , ils fe trouveroient plus riches de<br />

tout ce qu'ils cédoient a celui des deux qui leur devient<br />

le plus inutile. Les peines de celui dont ils<br />

continueroient de lè fervir, n'étant pas plus grandes<br />

qu'auparavant , ils ne lui donneroient que le<br />

même falake. Les propriétaires des terres fe trouvant<br />

plus riches, augmenteroient leur dépenfe en<br />

domeftiques, en ouvriers de luxe Sc en artiltes a<br />

proportion de leurs nouveaux moyens. C'eft en<br />

partie des champs qu'on tireroit ce furcrok d'ouvriers<br />

8c d'autres gens.<br />

Obfervations fur les claffes d'artiftes & d'ouvriers<br />

de luxe.<br />

LA claffe des artiftes 8c des ouvriers de luxe,<br />

éprouve des entraves dès le premier inftanr de fora<br />

erablifïement. A mefure que le nombre des cuki-<br />

1 7 3


85 TABLEAU KISTORIQUE<br />

vatairs augmenté, il faut plus d'ouvriers de néceffité,<br />

6c cette derniere claffe groffit en nombre.<br />

II croit plus de denrées dans l'état , le produit de<br />

lïmpót fe trouve plus fort, le gouvernement a de<br />

quoi entretenir plus de monde , Ia claffe de ceux<br />

qu'il emploie doit augmenter, tout marche enfemble.<br />

Mais quand Ja claffe des cultivateurs augmenté<br />

, leur condition comme on 1'a fait voir cideffus,<br />

devient plus mauvaife par 1'augmentation<br />

du travail moyen, ils ont moins a donner a 1'amufement<br />

: voila pourquoi les artiftes 6c les ouvriers<br />

de luxe recevront moins. Si la claffe dont nous<br />

parions ne tiroit fa fubfiftance que des gens aifés ,<br />

elle augmenteroit en même proportion que toutes<br />

les autres claffes de l'état , pourvu qu'il y eut de<br />

nouvelles terres a défricher , 6c que celles - ci fuf<br />

fent en état de fupporter la totalité de I'impót<br />

ctabh. En voici la raifon , c'eft qu'alors le produit<br />

de 1'impöt augmenté a - peu-près en même raifon<br />

que le nombre des cultivateurs; mais il faut que<br />

la claffe des gens aifés fur laquelle ce furcroït<br />

d'impöts reverfe, augmenté en même proportion,<br />

6c qu'elle fafle augmenter de la même maniere<br />

toutes les claffes qui dépendent d'elle.<br />

I 11 e f t u n t e m s oü la claffe des fufd'its artiftes<br />

eprouveroit la plus grande fouffrance f c'eft lorfqu'on<br />

en viendroit a défricher des terres qui ne<br />

pourroient pas fupporter les mêmes charges que<br />

les premières. Voici pourquoi , c'eft que Ie produit<br />

de 1 impöt ne pouvant plus augmenter , Ia claffe<br />

des gens aifés fe trouvera bornée a une quantité<br />

determinée de denrées; cependant cette claffe


DES PROVINCES-UNIES. f>7<br />

augmentant par fa population naturelle, confommera<br />

plus par elle-même \ de cette maniere die<br />

'fera obligée d'en retrancher quelque chofe , c'efta-dire,<br />

de donner moins a 1'amufement Sc au<br />

luxe. Si dans les premiers inftans, les artiftes Sc<br />

les ouvriers de luxe ne paroiffent pas diminuer la<br />

population de l'état, leur établiifement 1'empêche<br />

cependant de parvenu: auffi promptement qu'il fe<br />

pxirroit a la plénitude de fa force. Qu'on fuppofe<br />

pour un moment qu'il y ait dans un état trois<br />

m üions de cultivateurs Sc' douze cents mille ouvriers<br />

de luxe, Sc qu'on en foit a défricher des<br />

terres fur lefquelles on ne puilfe mettre aucun impöt<br />

j 1'année d'après il doit y avoir cent mille cultivateurs<br />

de plus, leur nombre devant^ être augmenté<br />

d'un trentieme 5 maïs on ne doit compter<br />

que fur douze cent mille ouvriers de luxe. Leur<br />

claffe ne recevant que la même quantité de vivres<br />

qu'elle recevok auparavant, elle ne peut augmenter<br />

, ou fi elle augmenté , elle reviendra bientót<br />

a fon premier point , puifque le nombre de ceux<br />

qui la compofent doit néceffairement fe mettre en<br />

équilibre avec leurs moyens de fubfiftance. Si au<br />

lieu de cela , tous ceux de cette derniere claffe<br />

étoient reftés aux terres , 1'accroiffement total de<br />

la population, fe feroit trouvé de trente mille<br />

hommes de plus : il n'en eft pas des ouvriers de<br />

première néceffité comme des ouvriers de luxe.<br />

Quand les premiers feroient reftés confondus dans<br />

la claffe des cultivateurs , 8c quand chacun travailleroit<br />

foi - même toutes les chofes dont il fe<br />

trouveroit avoir befoin , la population n'en de-<br />

F 4


§# TABLEAU HISTORIQVE<br />

viendroit pas plus grande en aucun tems , &C tout<br />

n'en iroit que plus mal. Si quatre cultivateurs tiranc<br />

tout d'un ouvrier qu'ils occupent feuls , cultivent<br />

chacun quarante arpens, ils ne pourront en cultiver<br />

que trente - deux, s'ils font obligés a faire par<br />

eux - mêmes ce qu'ils prennent de lui. En remettant<br />

celui - ci aux terres, il ne cultiveroit que<br />

trente - deux arpens comme les autres , & il ne<br />

fe trouveroit en tout que les mêmes quantités de<br />

terre qui fuffent cultivées : tout en iroit moins<br />

bien, paree que chacun étant occupé a plus de<br />

chofes , on les feroit toutes plus mal.<br />

11 réfulte de ce qu'on vient d'expofer, qu'il eft<br />

évident que 1'établiffement du luxe augmenté dans<br />

Ia fociété la fomme des travaux, fans y rien produire<br />

de réel : il n'augmente ni le nombre des<br />

hommes , ni celui des chofes: il détruit tout.<br />

Autre caufe qui contribue d la force de f/tat, ^<br />

Vavancement des arts & a lafacilité du travail<br />

des terres.<br />

ON peut dire qu'il en eft , par rapport a l'état,<br />

comme par rapport aux arts, augmenter le nombre<br />

de fes champs en reculant fes frontieres, diminuer<br />

le travail de culture pour ceux qu'il renfermc, ou<br />

augmenter leur fécondité, ce feroit lui procurer<br />

a-peu-près la même augmentation de force & le<br />

même bien. L'état ne peut, fans fe détruire luimême<br />

, employer a fon fervice que le furplus des<br />

denrées du cultivateur, que la fomme de ce furplus<br />

augmenté , paree que 1'addition de nouvelles prowices<br />

lui donne un plus grand nombre de terres ,


DE!f P R0V1N CES-V NIES. 8?<br />

paree que fes terres viennent a produire plus de<br />

denrées, ou paree que les travaux de leur culture<br />

étant dinfnués, la claffe des cultivateurs devenue<br />

moins nombreufe , confomme moins. II en réfulte<br />

toujc urs pour l'état la même augmentation de force<br />

lorfqu'il le veut. Si les terres fe cultivoient a moins<br />

de ffais, n'eft-il pas vrai quelles pourroient fupporter<br />

de plus forts impöts ? Or, qu'il y ait plus<br />

de champs impofés, ou que chaque champ fupporte<br />

une impofition plus forte, cela revient au même.<br />

Si les frais de la culture diminuoient de moitié, le<br />

gouvernement, en s'appropriant le profit de cette<br />

nouveauté , pourroit convertir en foldats la moitié<br />

des cultivateurs fans que les propriétaires des terres,<br />

ni aucune des autres claffes s'en reffentiffent : il<br />

eft aifé de rendre la chofe fenlible parun exemple.<br />

Suppofons que la Suède St le Danemarck foient de<br />

la même étendue 8t de la même fécondité, que<br />

toutes leurs terres foient au plus haut point de<br />

culture , St qu'il y ait dans chacun de ces royaumes<br />

fix millions d'habitans, dont quatre millions foient<br />

employés a la culture des terres ; fi 1'on parvient<br />

en Danemarck a découvrir un moyen de cultiver<br />

tout avec deux millions d'hommes feulement, il<br />

arrivera que la moitié des cultivateurs paffera néceffairement<br />

St en peu, dans les autres claffes<br />

de l'état. La populace n'augmentera pas, puifque<br />

les terres ne produiront toujours de denrées que<br />

pour fix millions d'hommes j mais le Danemarck<br />

ne s'en trouvera pas moins deux fois plus fort que<br />

la Suède ; car , lorfque ces deux nations voudront<br />

fe faire la guerre , Ie Danemarck pourra attaquer


je TABLEAU RISTORI QUE<br />

la Suède avec un fonds de quatre 'millions d'hommes<br />

, Sc tout le monde fera toujours nourri par<br />

les deux millions de cultivateurs qui refteroient aux<br />

terres. La Suède au contraire ne pourra lui réfifter<br />

qu'aVec un fonds de deux millions d'hommes,<br />

étant obligée de lailfer , comme le Danemarck ,<br />

tous fes colons au travail des champs pour ne pas<br />

s'affamer elle-même. Tout le monde ne va pas<br />

_a la guerre ; mais de quelque faijon qu'on envifage<br />

la chofe , on verra qu'a faire des eiforts<br />

égaux, la Suède fe trouvera toujours la plus foible<br />

de la moitié. Si la Suède acquiert des provinces<br />

femblables a celles qu'elle poftede déja St qui<br />

doublent fon étendue , ainfi que le nombre de fes<br />

habitans , elle aura douze millions d'hommes ,<br />

dont huit millions étant nécefiairement employés<br />

aux terres, il ne lui reftera donc que quatre millions<br />

de troupes a lui oppofer. La Suède trouvera aufli,<br />

en levant fur chaque champ une impofition de<br />

moitié moins forte que celle que leve le Danemarck<br />

, a faire des finances égales aux fiennes ,<br />

8t le même nombre d'hommes pourra marcher<br />

de part St d'autre.<br />

Si la Suède , en doublant fon étendue, a eet<br />

ayantage que fes huit millions de cultivateurs répareront<br />

quatre fois plutöt , par leur excès de<br />

leur population, la pene de citoyens que la guerre<br />

lui occafionnera , que les cultivateurs du Danemarck<br />

ne pourront réparer celles des leurs. D'autre<br />

part, les cultivateurs Danois étant quatre fois<br />

moins nombreux , occupent quatre fois moins<br />

d'ouvriers , fouffrent moins St laiflent au Dane-


DES PROVINCES-UNÏES. OI<br />

rnarck plus de foldats. Si la Suède , au lieu de<br />

doubler fon étendue , avoit augmenté d'un tiers<br />

la fécondité de fes terres, elle auroit gagné d'avantage:<br />

elle n'auroit, a la vérité , que huit millions<br />

d'hommes en tout i, mais il n'y en auroit que<br />

quatre millions d'occupés k la culture des champs.<br />

Ses cultivateurs , en plus petit nombre, employant<br />

moins d'ouvriers & d'autres gens , elle pourroit<br />

faire une guerre plus forte fans faire fouffrir aucune<br />

des claffes néceffaires , claffes dont le dépériffement<br />

entraine la ruine de l'état.<br />

II n'y a que deux moyens plaufibles d'augmenter<br />

ia puhTance d'un état; la première fe fait en diminuant<br />

les travaux des hommes Sc en leur facilitant<br />

le bonheur; le fecond , en augmentant la<br />

population. Mais s'il arrivé qu'il naiffe dans un état<br />

plus d'hommes que n'en peut occuper la culture<br />

des terres 8c les arts que fuppofe cette culnire :<br />

que faire de ce fuperflus d'habitans ? Car, plus ils<br />

croitront en nombre 8c plus l'état croitra èn charges<br />

, Sc de-la la néceffité, ou d'une guerre qui<br />

confomme ce fuperflus d'habitans , ou 1<br />

d'une loi<br />

qui tolere comme a la Chine , 1'expofition des<br />

enfans. Tout homme fans propriété Sc fans erhploi<br />

dans une fociété , n'a que trois partis a prendre ,<br />

ou des'expatrier Sc d'aller chercher fortune ailleurs,<br />

ou de voler pour fe procurer fa fubfiftance , ou<br />

d'inventer enfin quelque commodité ou parure nouvelle<br />

en échange de laquelle fes concitoyens fourniffent<br />

a fes befoins. On ne s'arrêtera point ici a<br />

confidérer ce que deviendra le voleur ou le banni<br />

volontaire, ils font hors de la fociété.Bornons-nous


9*. TABZEAV lïISTÖRlQUB:<br />

a confidérer ce qui doit arriver a J'inventeur d'une<br />

commodité ou d'un luxe nouveau. Si par exemple ,<br />

il découvre le fecret de peindre Ia toile 8c que cette<br />

invention foit du goüt de peu d'habitans , peu<br />

d'entr'eux échangeront leurs denrées contre fa toile.<br />

Suppofons que le goüt de ces toiles devienne général,<br />

8c qu'en ce genre on lui faire beaucoup de<br />

demandes, il s'afiociera un plus ou moins grand<br />

nombre de ces hommes qu'on peut appeller fuperflus<br />

, il levera une manufaéture , 1'établira dans<br />

un lieu commode 8c agréable fur les bords d'un<br />

fleuve , fi cela fe peut, pour. faciliter le tranlport<br />

de fes marchandifes. Suppofons encore que la<br />

multiplication continuée des habitans donne lieu<br />

a 1'invention de quelque nouvelle commodité 8c de<br />

quelqu'autre objet de luxe, 8c qu'il s'éleve encore<br />

une nouvelle manufaéture, aufTi-töt 1'entrepreneur<br />

placera autfi fur les bords d'un fleuve fa nouvelle<br />

manufadfure, il 1'établira même prés de la première.<br />

Bientót ces nouvelles formeront un bourg,<br />

Sc dans la fuite ce bourg deviendra ville confidérable<br />

: cette ville renfermera bientót des citoyens<br />

les plus opulens, paree que les profits du commerce<br />

font toujours immenfes, lorfque les négocians peu<br />

nombreux ont peu de concurrens. Les richefies<br />

ne tarderont pas a fluer dans cette ville, qui va<br />

devenir le féjour des plailirs: les riches propriétaires<br />

quitteront leur campagne pour y aller jouir<br />

des commodités que le luxe y procure ils pafferont<br />

quelques mois dans cette ville, 8c ils ne<br />

tarderont pas a y faire confiruire des hotels. Cette<br />

ville s'aggrandira de jour en jour, paree qu'il s'y


DES PROFiNCES - UNIES. 95<br />

rendra une affluence de perfonnes de toutes parts:<br />

Jes pauvres pour y trouver plus de fecours, les vicieux<br />

plus d'impunités, 8c les voluptueux plus de<br />

moyens de fatisfaire leurs goüts; 8c cette ville fera,<br />

a cette époque, ce que nous appellons ville capitale.<br />

VoWk les premiers effets de 1'extrême multiplication<br />

des citoyens. Voici un autre effet de la même<br />

caufe 5 c'eft 1'indigence de la plupart des habitans,<br />

leur nombre fe fera prodigieufement accru , il y<br />

aura plus d'ouvriers que d'ouvrages} la concurrence<br />

baifle le prix des journées5 1'ouvrier préféré eft<br />

celui qui vend moins chérement fon travail, c'efta-dire<br />

, qui retranche le plus de fa fubfiftance :<br />

alors 1'indigence attaque un plus grand nombre<br />

d'individus. Qu'arrive-t-il ? Le pauvre vend , le<br />

riche achete, le nombre des poftefleurs diminue ,<br />

8c les loix deviennént de jour en jour plus féveres.<br />

Avec des loix douces on peut régir un peuple de<br />

propriétaires: la confifcation des biens y fuffit pour<br />

réprimer les crimes. Chez les Germains, les Gaulois<br />

8c les Scandinaves, des amendes plus ou moins<br />

fortes étoient les feules peines infligées aux différens<br />

délits; mais il n'en eft pas de même lorfque<br />

les propriétaires compofent la plus grande partie<br />

d'une nation : on ne les gouverne que par des loix<br />

dures. Un homme eft-il pauvre ? ne peut-on le<br />

punir dans fes biens ? il faut le punir dans fa perfonne<br />

, 8c de-la les peines afflictlves. Or , ces<br />

peines afflictives d'abord infligées aux indigens<br />

font, par le laps du tems, étendues jufqu'aux propriétaires<br />

, 8c tous les citoyens font alors régis par<br />

«des loix de fang ; tout concourt a les établir , 8t<br />

voici comment.


94 TABLEAU HISTORIQUE<br />

Chaque citoyen pofiède-t-il quelque bien dans<br />

un état ? Le defir de la confervation efi fans cön*<br />

tredit le vceu général d'une nation. Il s'y fait très<br />

peu de vols ; le plus grand nombre au contraire<br />

y vit-il fans propriétés ? Le vol devient le vozu général<br />

de cette même nation. Les brigands fe multiplient:<br />

qu'arrive-t-il alors ? C'eft que eet efprit<br />

de vol, généralement répandu, néceffite le plus<br />

fouvent a des adtes de violence. Les coupables<br />

trouveront fouvent les moyens d'échapper au chatiment,<br />

foit par la lenteur des procédures criminelles,<br />

foit par la facilité avec laquelle l'homme<br />

fans propriété fe tranfporte d'un endroit a 1'autre.<br />

Voila comme les crimes deviendront plus fréquens,<br />

& comme la trop grande multiplication d'hommes<br />

fans propriété, introduifant a-la-fois dans un empire<br />

des vices 8c des loix cruelles, y développe enfin le<br />

germe d'un defpotifme qu'on doit regarder comme<br />

un nouvel effet de la même caufe. C'eft pour parer<br />

a eet inconvénient que la Suifie ne fouffre que perfonne<br />

s'établifle chez elle fans fe procurer une<br />

bourgeoifie, paree que chaque bourgeoifie eft tenue<br />

d'entretenir fes pauvres ; auffi les voleurs y font-ils<br />

aulfi rares qu'ils font en grand nombre chez leurs<br />

voifins , qui leur en envoient afiez fouvent.<br />

Les anciens connurent les malheurs occafionnés<br />

par une extréme population : c'eft pour y parer ,<br />

qu'ils eurent recours a mille moyens diftérens. Voila<br />

pourquoi 1'amour focratique en Crète prit confiftance<br />

comme les bordels dans les grandes villes de<br />

1'Europe. II y a plus, c'eft que eet amour, dit<br />

M. Goques, confeiller au parlement, étoit autorifé


x) E s PROVINCES-UNIES. 95<br />

en Crète par les loix même de Minos. Un jeune<br />

homme , loué pour tant de tems , venoit-il a s'échapper<br />

de la maifon de fon amant, il étoit cité<br />

devant le magiftrat, St par 1'autorité des loix ,<br />

remis jufqu'au tems convenu entre les mains de ce<br />

même amant. Le motif bizarre de cette loi, difent<br />

Platon St Ariftote, fut en Crète la erainte d'une<br />

trop grande population. Ce fut dans les mêmes<br />

vues que Pythagore commanda a fes difciples le<br />

jeune St 1'abftinence : les jeüneurs font peu d'enfans.<br />

Aux Pythagoriciens fuccéderent les Veftales,<br />

qui ont été remplacées par les moineffes St les<br />

moines, qui ont été pour la même raifon alfervis<br />

a la loi de la continence; ceux-ci, par conféquent,<br />

ne font que les repréfentans des anciens Pédéraftes.<br />

En Europe la confommation d'hommes occafionnée<br />

par la guerre , le commerce, la navigation St<br />

1'exercice de certains arts eft très-confidérable, St<br />

par la même pare a la trop grande multiplication.<br />

Les uns difent qu'on ne travaille pas affez a la propagation<br />

de 1'efpece humaine , d'autres au contraire<br />

prétendent que les hommes font trop multipliés:<br />

les uns St les autres peuvent avoir raifon.<br />

II faut, pour la tranquillité d'un état très-peuplé,<br />

que la dépenfe en ce genre foit égale a la recette,<br />

ou que l'état, comme en Suiffe, prenne le parti de<br />

confommer dans des guerres étrangeres le fuperflus<br />

de fes habitans : c'eft probablement pour cette<br />

raifon que la France 8t 1'Angleterre font fi fouvent<br />

en guerre.<br />

On vient de rechercher les principes St les effets<br />

du développement des arts 8t des métiers de pre-


e6 TABLEAU HISTÜKIQUE<br />

miere néceflité 6c de luxe ; voyons maintenant<br />

cömment a pu s'établir ra propriété des terres,<br />

par quelle gradation parmi les defcendans de cette<br />

alTociation d'hommes tous également libres 6c<br />

puiflans, il pourroit arriver, par la fucceflion des<br />

tems , que les uns impofent aux autres les frais de<br />

leur exiftence , ont acquis le droit de jouir de la<br />

plus grande abondance 6c d'entretenir une troupe<br />

de gens aufli inutiles qu'eux, tandis que I'exiftence<br />

d'une infinité d'autres eft précaire , qui ne peuvent<br />

fe procurer qu'une quantité infufhTante de denrées<br />

les plus groflïeres, 8c font condamnés a ne voir<br />

dans 1'avenir qu'une vieillefle prématurée que hatera<br />

immanquablement 1'excès de leurs maux 8c la perfpeétive<br />

d'une mifere affreufe 8c décourageante.<br />

Origine de la propriété des terres , & Jon étendu<br />

naturelle.<br />

L'HOMME nait avec 1'amour de fa confervation ,<br />

amour aéfif qui le porte a fe procurer tous les objets<br />

qui y font propres , ou auxquels il attaché fon affeftion.<br />

II n'eft pas douteux que ce fentiment inné<br />

le met dans un état de guerre continuelle avec fes<br />

femblables , qui convoitent les mêmes chofes que<br />

lui : état de guerre d'autant plus violent , qu'il fe<br />

trouve un plus grand nombre d'hommes, puifque<br />

les chocs de concurrence font toujours proportionnelles<br />

a ce nombre. II fuit de ce principe , que ft<br />

une quantité quelconque d'hommes fe trouvent a<br />

portie les uns des autres , il ne pourront avoir la<br />

fubhftance 8c leur vie même aflurées , qu'autant<br />

que par un intérêt commun ils conviendront enfemble


DES PROVINCES-UNIES. 07<br />

ble de quelques droits de propriété 8c qu'ils donneront<br />

a un ou a plufieurs d'entr'eux 1'autorité néceffaire<br />

pour les faire refpecter lui-même. D'ailleurs<br />

les premiers hommes n'avoient pas feulement a<br />

combattre contre leurs femblables , mais encore<br />

contre les animaux carnaciers. Or, l'homme qui de<br />

fa nature frugivore 8c carnacier , eft d'ailleurs foible<br />

, mal armé 8c par conféquent expofé a la voracité<br />

d'animaux plus forts que lui j l'homme, dis-je ,<br />

fe vit donc obligé de fe réunir a fon femblable,<br />

tant pour fe nourrir que pour fe fouftrairea la fureur<br />

du tigre Sc du lion : quel fut 1'objet de cette union ?<br />

Ce fut d'attaquer , de tuer les animaux , ou pour<br />

les manger , ou pour défendre contr'eux les fruits<br />

ou les légumes qui lui fervoient de nourriture. Bientót<br />

l'homme fe multiplia \ comment vivre ? II lui<br />

fallut cultiver la terre. Mais pour 1'engager è femer<br />

ne falloit-il pas que la récolte appartïnt a 1'agriculteur<br />

: pour eet effet ne fallut- il pas que les affociés<br />

firent au moins tacitement quelques conventions<br />

&C quelques loix. Ces loix refferrerent les liens d'une<br />

union qui, fondée fur des befoins réciproques, étoit<br />

1'effet immédiat de la fenfibilité phyfique. L'intérêt<br />

8c le befoin furent donc le principe de la réunion<br />

des premiers hommes 5 puilque fe fentant trop foibles<br />

pour veiller féparément a leur confervation,<br />

ils fe virent forcés par les circonftances a fe donner<br />

mutuellement des fecours \ voitè pourquoi plufieurs<br />

confentirent a vivre enfemble , 8c eet accord fut<br />

le premier fondement des fociétés: 8c ils ne purent<br />

fe propofer d'autre but , finon qué leur union<br />

fut avantageufe i chacun en particulier 8c a tous<br />

Tome II.<br />

G


5>8 TABLEAU nis TORI QUE<br />

enfemble. II ne reftoit plus qu'a concilier les intéréts<br />

différens, 6c a les faire concourir a un feul 6c<br />

a un même intérêt général ; ce qui probablement<br />

aura occafïonné bien des difputes , des animofités<br />

St des combats, premiérement entre les families,<br />

enfuite parmi les différentes hordes. Aux premières<br />

rencontres de ces combats , il en fera réfulté des<br />

haines , des animofités 6c des vengeances ; le fang<br />

aura coulé ; le plus fort n'aura pas été plus en füreté<br />

que celui qui 1'eft le moins. Tout homme comparé<br />

a un autre eft plus fort ou plus foible fuivant<br />

fes relations. Celui qui a intrinféquement plus de<br />

force perfonnelle aura fuccombé fous fon adverfaire,<br />

fi ce dernier 1'a furpris ou attaqué avec avantage<br />

: Virtus andolus quis in hqfte requirat. Deux?<br />

foibles maltraités féparémenr, fe feront réunis contre<br />

un fort qu'ils auront fait périr , Sc 1'inftant d'après<br />

devenus ennemis , ils auront verfé le fang 1'un<br />

de 1'autre.<br />

II n'eft pas pofïïble que les hommes n'aient fait<br />

enfin des réflexions fur une fituation auflï miférable,<br />

Sc fur des calamités auxquelles ils ne voyoient<br />

point de fin : il eft probable que le riche preffé par<br />

la néceffité , concut enfin le projet le plus réfjéchf<br />

qui foit jamais entré dans 1'efprit humain : ce fut<br />

d'employer en fa faveur les forces même de ceux<br />

qui fattaquoient, de faire fes défenfeurs de fes adverfaires<br />

, de leur infpirer d'autres maximes , Sc<br />

de leur donner d'autres inftitutions qui lui fuflènt<br />

auffi favorables que le droit naturel , Sc il aura<br />

harangué fes voifins a-peu-près , en ces termes :<br />

fi 1'on en croit Jean-Jacques Rouifeau,(page 135,


DES P ROVIM CES-UJ>i1ES, 99<br />

Difcours fur Vinégalité.) » Unifiöns-nous, leur dit-<br />

» il , pour garantir de 1'oppreffion les foibles ,<br />

» contenir les ambitieux , 8c affurer a chacun la<br />

» pofleffion de ce qui lui appartient: inftituons des<br />

» régiemens de juftice 8c de paix auxquels tous<br />

» foient obligés de fe conformer , qui ne falfent<br />

» acception de perfonne 8c qui réparent en quel-<br />

» que forte les caprices de la fortune , en foumet-<br />

» tant également le puiffant 8c le foible a des de-<br />

» voirs mutuels: en un mot, au lieu de tourner<br />

» nos forces contre nous-mêmes, raftemblons-les<br />

» en un pouvoir fuprême qui nous gouverne felon<br />

» de fages loix , qui protégé 8c défende tous les<br />

» membres de TafTociation , repouffe les ennemis<br />

» communs , 8c nous maintienne dans une conj)<br />

corde éternelle.»<br />

Sice ne fut pas ce difcours, ce fera probablement<br />

un autre pour le moins auffi éloquent , que<br />

quelque rufé mattois aura adrelfé a la multitude<br />

pour Ia captiver , 8c la faire réfoudre è facrifier<br />

une partie de fa liberté a la confervation de 1'autre,<br />

comme celui qui auroit un membre gangréné fe<br />

le feroit couper pour fauver le refte du corps. Telle<br />

fut, ou dut être 1'origine de la fociété 8c des loix,<br />

qui donnerent de nouvelles entraves au foible , 8c<br />

de nouvelles forces au riche , détruifirent fans retour<br />

la liberté naturelle , fixerent pour jamais la<br />

loi de propriété, 8c de I'inégalité d'une adroite<br />

ufurpation firent un droit irrévocable , 8c pour le<br />

profit de quelques ambitieux , affujettirent deformais<br />

tout le genre humain au travail , a la fervf<br />

eude 8c a la mifere. Ainfi conclut Jean - Jacques<br />

G z


ioo TABLEAU HISTORIQUM<br />

Rouffeau. Mais pour ne rien outrer , voici ce qu'H'<br />

y a de plus probable.<br />

Comme les premiers affociés avoient tous éprouve<br />

que le droit a une liberté illimitéé qu'ils avoient<br />

tous également , nuifoit également a tous. Alors<br />

tous convaincus de la néceffité d'abandonner une<br />

partie de leur liberté , pour obtenir en échange les<br />

fecours dont ils avoient befoin , ils contracterent<br />

enfemble , du moins tacitement , aux conditions<br />

que d'un cöté , chacun s'engageat a ne rien faire<br />

qui put être contraire au bien de tous , & que de<br />

1'autre cóté tous s'engagerent a protéger enfemble<br />

chacun d'eux. Ce n'eft pas que je veuille affurer que<br />

les premiers affociés ne fe foient réunis qu'après<br />

s'être bien expliqués fur les conditions de leur<br />

union. Ils n'ont pas été dans la néceffité de faire<br />

les raifonnemens que je fuppofe ; mais les circonf<br />

tances qui les auront conduits , auront pour ainfi<br />

dire raifonné pour eux. Les obftacles qu'ils trouvoient<br />

a leur confervation lorfqu'ils étoient féparés ,<br />

fuffifoient feuls pour les réunir. Une fois réunis ,<br />

ils ont fenti la néceffité d'agir de concert ; agilfant<br />

de concert, ils ont tous concourut au bien de tous,<br />

St dès-lors chacun d'eux a limité fa liberté , ou plutót<br />

aucun n'a eu 'le tems d'imaginer qu'il avoit droit<br />

a une liberté illimitéé. D'oü il réfulte que, foit qu'ils<br />

fe foient expliqué ou non , la fociété n'en a pas<br />

été moins fondée fur leur confentement , Sc ce<br />

confentement eft donné , puifqu'ils continuent de<br />

vivre enfemble. II elf feulement a remarquer que<br />

les conditions, au lieu d'être expreffes, ne font que<br />

tacites. Si des circonftances ont commencé leuj


HES PROVINCES-VNIES. IOI<br />

union , d'autres circonftances auront peu-a-peu<br />

fait découvrir les moyens de la rendre plus avantageufes.<br />

Les ufages qui paroiffent les plus propres a<br />

produire eet effet , fe feront introduits d'eux-mêmes<br />

; ils auront été recus par un nouveau confentement<br />

tacite , qui auront été comme autant de<br />

conventions qui ont ia même force que iï elles<br />

étoient expreffes, que ce foit a un ou a plufieurs que<br />

les nouveaux affociés aient conféré le maintien des<br />

loix auxquelles la néceffité les avoit contrahit de<br />

fe foumettre , celui ou ceux qui auront fixé leur<br />

choix , auront probablement été les plus capables<br />

d'entr'eux, ils auront été les membres les plus favorifés<br />

de la fociété , Sc ils auront joui de toutes<br />

fortes de préférences. Si la fociété a d'abord été<br />

trop petite & les loix peu nombreufes , le chef ou.<br />

les chefs pouvant remplir par cux-memes tous leurs<br />

devoirs, i! n'y aura point eu d'ordre hiérarchique.<br />

L'état des chofes étant tel que les occupations du<br />

chef ou ces chefs leur laiffoient le tems de travailler<br />

comme particulier : leur devoir confiftoit alors<br />

a montrer 1'exempie de tout ce que les nouveaux<br />

affociés devoient faire. C'eft-la pofitivement l'état<br />

oü les Européens ont trouvé , & oü 1'on voit encore<br />

.une partie des fociétés de fauvages dans 1'Amérique<br />

feptentrionale 5 8c les premières fociétés ne furent<br />

pas d'abord autre chofe. Combien de fiecles il a<br />

•fallu pour que les arts fe foient perfe&ionnés. Le<br />

premier aura été 1'agriculture comme le plus néceffaire<br />

, chacun fe fera fait fa cahute oü il 1'aura<br />

jugé a propos, & aura défriché 1'étenduede terrein<br />

qiïÈ aura pu : il eft probable qu'il fe fera borné au<br />

O i


't&l T A StBAU RiSTORlQ VS<br />

fïmple néceffaire; mais le terrein oü il fe fera fixé,<br />

lui aura appartenu comme au primo occupanti. On<br />

aura alfuré a chacun la propriété de ce qu'il travailloit<br />

de fes mains , 8c le produit des champs qu'il<br />

cultivoit. On fera encore convenu du moins tacitement<br />

d'accorder a tout homme qui aura cultivé un<br />

champ, le droit de continuer par la fuite a le cultiver<br />

de préférence a tout autre nouveau venu. Outre<br />

que cette convention eft naturelle , elle a fon utilité.<br />

N'eft-il donc pas a préfumer qu'un homme en travaillant<br />

toujours les mêmes terres, connoitra mieux<br />

ce qu'elles peuvent produire 8c 1'efpece de travail<br />

qu'elles demandent j qu'il ne cherchera pas a les<br />

épuifer ; qu'enfin il en tirera meilleur parti que qui<br />

que ce foit. Si cette convention n'avoit pas eu lieu ,<br />

chacun voulant cultiver les meilleurs fois , n'en réfulteroit-il<br />

pas des querelles, 8c des combats fans<br />

fin, 8c l'homme qui ne feroit attaché k rien, deviendroit<br />

néceflairement vagabond.<br />

Nature du droit de<br />

propriété.<br />

LA propriété du champ , de la maniere même<br />

dont on concoit parmi nous , n'eft autre chofe<br />

que cette préférence a le cultiver. L'efprit de la<br />

loi qui établit la propriété des terres, n'a pu être<br />

autre que d'accorder une fimple préférence a leur<br />

culture. N'eft-il pas évident que la loi n'a jamais<br />

pu avoir en vue de donner a des citoyens le droit<br />

de rendre inutiles, s'ils le veulent, les terres de<br />

l'état en ne les cultivant pas ? Ne parok-il pas patla<br />

qu'on doit perdre le droit de propriété qu'on a<br />

fur une terre, quand on la laiife tombcr en friche ?


DES PROVl NCSS-UNIES. I03<br />

C'eft pour cetre raifon qu'en France Sc prefque<br />

par-tout ailleurs, on n'a jamais héfité de porter,<br />

pour le bien de l'état, des loix qui accordent les<br />

terres incultes a ceux qui voudroient les mettre en<br />

valeur.<br />

Hérédité du droit de propriété.<br />

LE droit de préférence a cultiver nne terre doit<br />

naturellement pafter du pere aux enfans \ car, outre<br />

que les enfans ont déja pris polfeflion du champ<br />

en aitlant leur pere a travailler, le pere , dans la<br />

vue du profit que ceux-ci doivent en tirer parti,<br />

y fera toutes les améliorations pofhbles : on ne voit<br />

d'ailleurs aucune raifon qui porte a transférer ce<br />

droit a d'autres.<br />

Refiriclion qu'on pourroit oppofer.<br />

L'ÉTABLISSEMENT du droit dont il s'agit ici<br />

• ne peut évidemment produire aucun abus, tant<br />

qu'il ne s'étendra qu'aux terres que chaque familie<br />

pourra cultiver par elle-mcme. Sans 1'y bomer par<br />

aucune loi, il s'y trouvera naturellement reftreint,<br />

tant que toutes les terres , du moins celles d'une<br />

certaine bonté , ne feront encore ni défrichées ni<br />

occupées; car celui qui, par différentes caufes qu'on<br />

va détailler , pofféderoit plus de champs qu'il n'en<br />

pourroit cultiver , ne trouveroit perfonne qui lui fit<br />

un avantage pour travailler a fa place : chacun<br />

auroit a prendre pour foi-même affez d'autres terreins.<br />

Le propriétaire feroit donc obügé d'abandonner<br />

au premier occupant les terres qu'il auroit<br />

.de trop.:, mais quand tout fera cultivé , ce droit de<br />

G 4


io4 TABLEAU nis TORI QUE<br />

préférence donnera lieu a des accenfemens Sc §<br />

des baux: on va le voir.<br />

De Finégalité des pojfefions. Des accenfemens &<br />

des baux. Origine des accenfemens & des baux.<br />

LA différence de population , d'indultrie 8c de<br />

goüt au travail , fera bientót naitre des partages<br />

confidérablement inégaux. II en réfultera que les<br />

uns auront trop 8c les autres trop peu de terres, Sc<br />

les indigens fe trouveront forcés de contradfer avec<br />

ceux qui feront furabondans en polfeflions, lorfque<br />

toutes les bonnes terres feront cultivées.<br />

des pof-<br />

Première caufe naturelle de l'inegalité<br />

fefions.<br />

SUPPOSONS que dans le moment de la pleine<br />

culture il fe trouve, comme il doit naturellement<br />

arriver par la variété des accidens, que de deux<br />

families compofées chacune de quatre enfans, 1'une<br />

augmenté jufqu'a fept, 1'autre au contraire diminue<br />

8c fe réduife a un ; le fils unique héritera feul d'aurant<br />

de poffeflions que les fept enfans de 1'autre<br />

familie en hériteront entr'eux : le premier aura<br />

trop 8c 1'autre trop peu. Si la loi avoit mis au droit<br />

de préférence Sc a la culture la reftridtion dont j at<br />

fait mention ci-deflus , tout ce qui réfulteroit de<br />

ces deux états de familie, c'efi- que la plus nomforeufe<br />

reprendroit pour foi les terres que 1'autre<br />

feroit obligée d'abandonner; mais fi la loi laiflé ce<br />

droit fans reftriaion, alors la familie nombreufe ne<br />

pouvant retirer de fes fonds qu'une fubfiftance trèsinfiiffifantej<br />

fera obligée de contracter avec 1'autre.


DES PROVIN CES-UNIE S. I©5<br />

Les pauvres diront aux riches: « Donnez-nous vos<br />

» terres pour que nous ayons un moyen de vivre<br />

5) en travaillant, 8c nous vous donnerons une partie<br />

» des fruits que nos travaux leur feront rapporter. »<br />

Ce contrat fait, fi le riche cede fon droit a perpétuité,<br />

voila un accenfement, 8c s'il ne le cede<br />

que pour un tems , c'eft un bail.<br />

Droit naturel des furabondans pojjefeurs.<br />

IM'EST-IL pas naturel, ne fcroit-ce que pour<br />

éviter les conteftations , que la loi laine au poffeffeur<br />

d'une portion furabondante de champs, le<br />

droit de choifir a celui qui doit cultiver a fa place<br />

ce qu'il en abandonne ? II n'en faut pas d'avantagcpour<br />

établir les eens. II y aura donc des gens qui<br />

recueilleront dans les champs qu'ils n'auront pas<br />

enfemencés, 8c qui tireront du cultivateur fans lui<br />

rien rendre.<br />

Seconde caufe de ïinêgalitê<br />

des pqfejfions.<br />

LA même inégalité de fortune entre les families<br />

peut venir du plus d'induftrie 8c du plus de goüt<br />

au travail, comme celle qu'on vient de voir naitre<br />

de leur différence de population , 8c a la longue<br />

cette inégalité peut fe trouver très-grande. Mais ce<br />

qu'on vient de dire ici au fujet de 1'induftrie 8c du<br />

goüt au travail, ne peut avoir lieu qu'autant que<br />

les arts 8c les métiers de luxe déja connus donneroient<br />

lieu aux cultivateurs de faire ufage des<br />

denrées qu'ils pourroient faire venir au dela de<br />

leur néceffaire, fans cela ceux qui auront de bonnes<br />

tmes, fe bornant a une quantité déterminée de


IOIS TABLEAU m STORIQUE<br />

denrées en cultiveroient toujours, d'autant moins<br />

qu'elles feroient plus fécondes: nul ne feroit dans<br />

le cas de 1'abondance , elle feroit parfaitement<br />

inutile : nul ne travailleroit a avoir plus de poffeflïons<br />

qu'un autre.<br />

Troijieme caufe de Vinégalité des pqjjejfwns.<br />

LES richeifes pourroient encore devenir inégales,<br />

quand même la loi, regardant tout accenfement<br />

8c tout bail comme contraire au droit naturel<br />

, les défendroir exprcflément. II eft des fonds<br />

qui rapportent beaucoup fans être travaillés: tels<br />

font les prés 8c les bois. Chaque cultivateur , dans<br />

le principe, en a du avoir proportionnellement<br />

aux champs qu'il cultivoit : plufieurs parts venant<br />

par la fuite a fe réunir, ne doit-il pas fe trouver<br />

des hommes qui, en abandonnant même fans retenue<br />

les champs qu'ils auroient de trop a ceux<br />

qui voudroient les cultiver, auroient de quoi vivre<br />

dans 1'aifance par 1'échange de leur excédent de<br />

fourrages Sc de bois contre d'autres denrées ?<br />

Inutilement prétendroit - on que ces fonds , qui<br />

ne demandent point de culture, duffent refter en<br />

commun ••, l'état ne peut pas le fouffrir fans en voir<br />

le dépériffement. Le propriétaire d'un fonds quelconque<br />

en eft Ie gardien aux yeux du gouvernement.<br />

Quatrieme caufe de Vinégalité des pojj'ejfions.<br />

LES champs étant plus ou moins bons, approchent<br />

plus ou moins de la nature des prés, putfque<br />

3es meilleurs rcndent plus a travail égal. II fe trouvera<br />

qu'une partie des cultivateurs aura toutes


HES PROVINCES-V NIES~. I®7<br />

lbonnes terres 8c que d'autres n'en auront que de<br />

mauvaifes: les premiers recueilleront beaucoup plus<br />

que les autres; par cela feul il y auroit des riches<br />

&C des pauvres.<br />

Quand les cultivateurs, devenus nombreux auront<br />

défriché toutes les bonnes terres par leur<br />

augmentation fncceffive , 8c par la continuité du<br />

défrichement qui la fuivra néceffairement, il fe<br />

trouvera un point oü il fera plus avantageux a un<br />

nouveau colon de prendre a ferme des terres fécondes<br />

, que d'en défricher de nouvelles beaucoup<br />

moins bonnes : 1'ufage des baux s'établira encore<br />

par cette voie. Ces hommes étant tous libres, ne<br />

paroitroit - il pas injufte de les empêcher de contraster<br />

enfemble pour leur avantage commun.<br />

Raifons décifives en faveur de l'établijfement<br />

eens.<br />

des<br />

IL eft une raifon bien plus forte en faveur des<br />

contrats d'accenfernent ou de baux. Raifon qui<br />

doit non - feulement les faire permettre ; mais<br />

encore les faire regarder comme nécelfaires, c'eft<br />

qu'il faut du bétail pour cultiver , 8t des avances<br />

pour défricher. Ne peut - il pas arriver a une familie<br />

des accidens qui détruifent fon bétail \ cette<br />

familie ne peut-elle pas elfuyer un incendie 8c<br />

perdre tout ce qu'elle a d'avances : ne peut - il pas<br />

arriver que des enfans lahfés en bas age aient<br />

confommé dans leur enfance, tout ce que leur pere<br />

leur avoit laiffé d'économie , &C parviennent dénués<br />

de tout a 1'age de travailler:, ne pcut-il pas leur<br />

furvenir des infirmirés ? Si 1'on ne peut pas dire


IC?? TABLEAV E IST0R1QU E<br />

que dans tous ces cas, les families malheureufes ne<br />

pourroient abfolument pas travailler fans fecours.<br />

On voit du moins qu'il leur fera avantageux 8c<br />

plus expédient d'affirmer des champs féconds, ou<br />

de demander a ceux qui auront été plus heureux ,<br />

des avances qui les rétabliifent fur-le-champ , a<br />

charge de payer a leurs bienfaiteurs un eens ou un<br />

intérêt convenu , que de s'en tenir a 1'unique reffource<br />

de travailler de leurs bras comme journaliers.<br />

Sile chef d'une familie malheureufe ne prenoit<br />

pas un de ces partis, cette familie refteroit<br />

long-tems dans des fouffrances auxquelles fuc*<br />

comberoit peut-être une partie de ceux qui la<br />

compofent : le moins qui en pourroit arriver, c'eft<br />

qu'elle feroit réduite a une population moins forte.<br />

Ainfi , les defcendans des cenfitaires dans 1'origine ,<br />

doivent fouvent leur vie aux fecours que leur familie<br />

a recus des ancêtres 8c de ceux a qui ils paient<br />

le eens. Cette raifon de 1'attache du eens a la<br />

poftérité du cenfitaire , eft la même que celle qu'on<br />

donne de 1'extenfion de 1'efclavage a la poftérité de<br />

1'efclavage. II eft probable que fi 1'inégalité des richeffes<br />

n'avoit point eu d'autres fources que celles<br />

dont on vient de parler, elle n'auroit jamais été<br />

aufti grande que nous la voyons en Europe. Dans le<br />

vrai, les accidens qui la produiroient feroient rares<br />

, 8c pourroient fe contredire ; celui qui a été<br />

fils unique 8c feul héritier d'une portion de terre<br />

étendue 8c féconde, pourra devenir pere d'une<br />

quantité d'enfans qui donnera le jour a une poftérité<br />

nombreufe. Celui qui aura gagné un eens fur<br />

im autre , en lui prêtant pour rétablir fa maifon ,


DES PROyiNC ES-UN 1 E S. ICO<br />

pourra être forcé a le perdre par le feu qui prendra<br />

a la fienne , Sc ainfi du refte : il a donc fallu une<br />

autre caufe pour porter cette inégalité au point oü<br />

elle fe voit a préfent.<br />

Nouvelles caufes de Tinêgalité des pojjejfions.<br />

L'USAGE de 1'argent, ou plutöt le profit qu'on<br />

a trouvé dans les entreprifes qu'il donnoit occafion<br />

de faire , eft une des plus grandes caufes de la<br />

vente des terres Sc de Tinêgalité des richeffes. Les<br />

charges de Tétat , la multiplication des befoins qui<br />

eft venue de Thabitude des aifances, en font encore<br />

d'autres caufes.<br />

On a autorifé la vente des terres. Qu'en eft - il<br />

réfulté ? que celui qui s'eft enfin trouvé riche par<br />

quelque voie que ce fut, a eu un moyen pour augmenter<br />

continuellement fes richelfes &C pour les<br />

porter par le laps du tems a un point prodigieux<br />

8c au dela de toutes bornes. L'heureux héritier<br />

a voulu en acquérant de nouvelles poffefiions, augmenter<br />

fon bien-être 8c fixer Ie bonheur fur lui<br />

Sc fur fa poftérité. Les artiftes d'une capacité audeflus<br />

de la médiocre , par Texcès de leurs gains,<br />

Sc les gentilshommes par un peu d'économie, ont<br />

été en état d'acheter 5c Tont fait. Depuis ce tems ,<br />

tout cultivateur qui a eu un accident confidérable,<br />

s'eft vu ainfi que fes defcendans ruiné a perpétuité,<br />

Sc toutes les terres ont été bientót enlevées aux<br />

premiers poffeffeurs qui les cultivoientde leurs mains.<br />

Onne s'arrêtera point ici a confidérer, fi la faculté<br />

de s'approprier les terres par achat eft ou<br />

«'eft pas contraire au droit naturel. Plus d'un peu-


ii© 'TABLEAU H IS TORI QUE<br />

ple dans 1'antiquité ne le permit pas. Chez d'autres<br />

peuples les moins riches 8c les plus forts , ils dépouillerent<br />

les puhTans 8c rétablirent dans le partage<br />

des terres, 1'égalité primordiale : pour prévenir<br />

le retour de 1'abus qu'ils détruifoient, ils fixoient<br />

pour toujours Ja quantité des terres que pourroit<br />

poüeder un chef de familie. Dans 1'empire Romain<br />

, le bas peuple qui avoit droit d'élever la<br />

voix, trouvoit fort abufif ce droit illimité de pofféder<br />

des terres. II fe fouvenoit toujours que dans<br />

le principe , elles avoient appartenu par part égale<br />

a tous les citoyens. Le pauvre demanda plus d'une<br />

fois a main armée aux riches, de rentrer 1'un 8c<br />

1'autre dans la condition de leurs peres. Mais loin<br />

de regarder ces monumens hiftoriques comme une<br />

autorité qui puilfe appuyer 1'opinion qui condamne<br />

la vente perpétuelle 8c la pohe/Tion illimitéé<br />

des terres, on ne peut s'empêcher de trouver<br />

cette demande ridicule , dans un peuple comme<br />

celui de Rome qui penfoit qu'on pouvoit fe vendre<br />

foi - même pour de 1'argent , 8c réduire en même<br />

tems fes defcendans a 1'obligation d'être efclaves<br />

aux mêmes termes que le font les negres que 1'on<br />

emploie en Amérique.<br />

Coup - dceil fur la claffe des poffeffeurs des terres»<br />

ON a vu jufqu'ici toutes les claffes fe foutenir<br />

mutuellement. Les cultivateurs en fe multipliant<br />

font augmenter Ja claffe des gens aifés 5 ceux-ci<br />

font multiplier avec eux les artiftes 8c les ouvriers<br />

de commodité 8c de luxe. Toutes ces claffes enfemble<br />

un devenant plus fortes font augmenter leg,


DES PRQVIN CES-UNIES, m<br />

'travaux 8c Ie gain, 8c conféquemment le nombre des<br />

ouvriers des profeflïons nécelfaires. Mais la claffe<br />

des propriétaires des terres ne tire rien de 1'accroiffement<br />

des autres. Sa maffe de denrées eft<br />

fixe comme fes fonds : elle eft obligée d'arrêter fa<br />

population dès le moment oü elle fe forme. Elle<br />

n'a pour foutenir Ion accroilfement naturel, que la<br />

voie de faire continuellement de nouvelles acquilitions:<br />

voie difficile 8c incertaine , auffï vraifemblablement<br />

dès qu'elle fera un peu forte , elle croïtra<br />

plutöt en nombre par 1'addition de nouveaux<br />

citoyens heureux ou induftrieux, que par fa<br />

population naturelle.<br />

Dès qu'il y a des poffeffeurs de terres, 1'un fe<br />

fe plak a économifer pour acheter de nouveaux<br />

fonds ; 1'autre diffïpera 8c vendra les hens: fi 1'un<br />

a beaucoup d'enfans , 1'autre n'en aura pas , ainfi<br />

du refte. L'établiffement des propriétaires des terres<br />

diminue dans l'état la maffe des denrées :<br />

cela eft évident, puifqis'il diminue le défrichement.<br />

Qu'un cultivateur qui a cinquante arpens de terre<br />

labourables , 8c cinquante autres en prés 8c en<br />

bois, afferme ces fonds a un autre citoyen , il n'y<br />

aura plus dans l'état qu'un cultivateur , au lieu de<br />

deux , le fermier auroit été obligé de défricher ,<br />

s'il n'avoit pas trouvé a travailler des terres toutes<br />

préparées : la maffe des denrées en eüt été plus<br />

grande.<br />

Voici encore un nouveau mal que produit 1'établiffement<br />

de la claffe des poffeffeurs de<br />

terre, c'eft que la claffe des artiftes, celle des ouvriers<br />

de commodité Sc de luxe , diminue Sc fe


112 TASLEA V U 1 S T O RIQV E<br />

trouve dans une grande fouffrance , lorfque cello<br />

des poffeffeurs des terres commence a fc former,<br />

Le fermier 8t le propriétaire vivant fur les mêmes<br />

fonds, ce font deux families au lieu d'une , qui<br />

prélevent le néceffaire fur leur produit, avant que<br />

rien n'en puiffe être facrifié au commode. Le propriétaire<br />

moins riche qu'auparavant de tout ce qu'il<br />

laiffe au fermier, ne trouve plus autant a donner a<br />

1'aifance. A mefure que 1'ufage d'aifermer les terres<br />

s'étendra , le nombre des gens aifés diminuera.<br />

Lorfque les richeffes feront devenues fort inégales<br />

par le long ufage d'affermer 8t de vendre les terres,<br />

la claffe des ouvriers de luxe augmentera. En voici<br />

la raifon : c'eft que cette claffe qui ne tiroit d'abord<br />

fa fubfiftance que du fuperflu des gens aifés St de<br />

celui du cultivateur , recevra une augmentation de<br />

travail 8t de gain de la part des riches poffeffeurs'<br />

des terres. Le luxe doit fa naiffance a 1'inégalité<br />

des richeffes 8t en fuit toujours les progrès. Les<br />

ouvriers de luxe devant être dans 1'aifance , les ouvriers<br />

de commodité fe multiplieront avec eux.<br />

Mais li 1'on vient a mettre une impofition trop<br />

aggravante , on ne p ourra plus rien affermer :<br />

qu'en réfultera - t - il ? Le néceffaire du cultivateur<br />

6t 1'impót, abforberont le produit de toutes les<br />

terres. Les fonds n'auront plus d'autres poffeffeurs<br />

que ceux qui les auront travaillés, ou plutót l'état<br />

aura été le vrai propriétaire de tous les fonds.<br />

L'augmentation des impóts doit vifiblement diminuer<br />

la maffe des denrées que ces poffeffeurs<br />

non - cultivateurs recoivent. Cette claffe en doit<br />

fouifrir feule le cultivateur qui doit toujours préle*<br />

vet


DES PROVINCES-UNIES. 113<br />

ver fon néceffaire, 8c fe réfervera', malgré le furcroït<br />

d'impöts, la même quantité de denrées. La claffe<br />

des employés pour le gouvernement , en fouffrira<br />

d'autant moins, que c'eft a fon profit que les impöts<br />

s'établiffent \ les différentes claffes d'ouvriers<br />

refteront dans leur état, paree que fi les poffeffeurs<br />

des terres devenus moins riches , les emploient<br />

moins 8c leur font moins gagner : les gens<br />

aifés & autres devenus plus nombreux 8c plus riches<br />

, les cmploieront davantage. Tant qu'il y<br />

aura de nouveaux fonds a défricher, les cultivateurs<br />

auront un fort affuré 8c feront a 1'abri des<br />

vexations des poffelfeurs de terres. Leur condi-<br />

! tion fera bonne , on leur laiffera prendre fur les<br />

fonds , au dela du néceffaire. II eft vifible que<br />

perfonne ne trouveroit a affermer, s'il ae laiffoit a<br />

fon fermier plus que celui - ci ne pourroit gagner<br />

en défrichanf. Mais quand tout fera occupé 8c défriché<br />

, les propriétaires devenus les maitres des<br />

cultivateurs, après été avoir réduits au plus fimple<br />

néceffaire, pourront, fi le gouvernement n'y met la<br />

main , le forcer encore, a fe retrancher pour partager<br />

avec eux le poids des nouveaux impöts. Alors<br />

la claffe des colons ne recevant plus une quantité<br />

fuffifante de denrées , dépérira Sc fera tomber<br />

toutes les autres claffes avec elle.<br />

Dans tous les états de 1'Europe il y a un conflict<br />

continuel entre la claffe des propriétaires 8c celle<br />

des cultivateurs , 8c ce conflicl: devient toujours<br />

plus fenfible a chaque impót que 1'on met fur les<br />

terres, jufqu'a ce qu'ëhfin 1'impót étant au plushaut,<br />

; 'la claffe des propriétaires foit entiérement étcinte,<br />

Tome II.<br />

H


ii4 TABLEAU HISTORLQUS<br />

Moyens employés en divers lieux pour arrêter les<br />

vexations des poffeffeurs des terres.<br />

Sous les deux premières races des rois de France<br />

6c encore affez fouvent fous la troifieme , les<br />

payfans ne payoient d'impöt qua leurs feigneurs.<br />

Charlemagne pour empêcher que les grands feigneurs<br />

ne nuififfent a la population du royaume, en<br />

exigeant du cultivateur plus qu'il ne pouvoit donner,<br />

après avoir fixéce que le cultivateur devoit rendre au.<br />

feigneur de la terre,défendit qu'on augmentat jamais<br />

leurs charges. On peut voir fes Capitulaires , Liv. V.<br />

Pierre premier, empcreur de Ruflie , s'y prit<br />

d'une autre maniere pour protéger les cultivateurs.<br />

Dans ces états, les gentilshommes levent<br />

1'impöt a leur profit fur les payfans de leurs terres<br />

qui font leurs efclaves. Enfuite ils paient au gouvernement<br />

les impots auxquels ils font eux-mêmes<br />

taxés. Cet Empereur impofa tous les gentilshommes<br />

proportionnément au nombre de payfans qui<br />

leur appartiennent lors de fon édit , 8c il ordonna<br />

que li le nombre en diminuoit, le gentilhomme<br />

paieroit toujours la même fomme , 8c que s'il augmentoit,<br />

il ne paieroit pas davantage. Par ce moyen<br />

Pierre premier crut engager fes gentilshommes a ne<br />

point détruire leurs payfans par des vexations.<br />

Dans beaucoup de républiques anciennes , on<br />

ne vouloit pas que les citoyens travaillaffent au<br />

commerce , a 1'agriculture ni aux arts : ils ne devoient<br />

s'occuper que des exercices qui ont rapport<br />

ït la guerre. Ön ne reconnoiffoit auffi pour citoyens<br />

que les poffeffeurs des terres : ils étoient cenfés


DE& PROriNCES-UjSrjES. 11$<br />

faire le fonds de l'état. Après avoir examiné les différentes<br />

caufes de rinégalitédespoffeffionsde terres,<br />

jpromenons maintenant nos regards fur le partage<br />

trop inégal des richelfes nationales.<br />

Goup-d'ozilfur la trop grande inégalité des richeffes<br />

nationales.<br />

EN Afie les Souverains accumulerent les richeffes<br />

de l'état fur un petit nombre de grands, Scles revêtirent<br />

d'un pouvoir exceffif; ces grands alors fe<br />

plongerent dans leluxe 8c languirent dans la corruption.<br />

C'eft pour la même raifon qu'il fe fait aujourd'hui<br />

dans les nations Européennes, une répartition<br />

de richeffes qui, plus inégale 8c plus prompte<br />

dans le gouvernement defpotique que dans tout<br />

autre , les précipite plus rapidement a leur ruine.<br />

Plus un prince croit en pouvoir , plus il a de richeffes<br />

a fa diipofition convoitées par fes favoris ;<br />

ceux-ci fous le vain prétexte de rendre fa perfonne<br />

plus refoectable 8c plus impofante , affeéterent<br />

de la voiler a tous les yeux , 1'approche en eft interdite<br />

aux fujets. Le monarque devient un dieu<br />

invifible j il fe trouve bientót, fans le favoir, rélegué<br />

par fes favoris dans un ferrail oü dans le cercle<br />

étroit d'un petit nombre de corrupteurs , dans le<br />

fein defquels vont s'abforber toutes les richeffes nationales<br />

, c'eft-a-dire, dans un petit nombre de families.<br />

En Europe comme en Afie le defpote s'aime<br />

de préférence aux autres j il veut être heureux<br />

& fent,comme le particulier,qu'il participe a la joie<br />

8c a la trifteffe de tout ce qui 1'environne. Son inféiët<br />

eft de s'attacher fes courtifans •, 1'or eft ün<br />

Hz


n6 TABLEAU HISTORIQUE<br />

moyen für ,• mais leur foif pour ce mérail eft infatiable.<br />

S'ils font a eet égard fans pudeur , comment<br />

leur refufer fans ceffe ce qu'ils lui demandent toujours<br />

? Si peu d'hommes ont ce courage , il ne<br />

pourra donc fe difpenfer devuider fans difcontinuer<br />

labotarfe defes peuples dans celle de fes courtifans,<br />

8c c'eft entre fes favoris qu'il partagera prefque<br />

toutes les richeffes de l'état. Le defpote fera fourd<br />

au cri de la mifere publique , il continuera de<br />

verfer dans le fein de fes favoris toutes les reffources<br />

de fon empire jufqu'a ce qu'il arrivé une révolution.<br />

C'eft donc le pouvoir arbitraire qui hate le<br />

partage inégal des richeffes nationales. Mais | quoi<br />

attribuer la trop grande inégalité des fortunes des<br />

citoyens. C'eft ce qu'on fe hate d'examiner.<br />

De la trop grande inégalité' des fortunes des particuliers.<br />

DANS tout pays oü des loix fages commandent<br />

a des hommes libres , ( 5c ces pays font peu communs<br />

, ) nul homme ne s'arroge impunément Is<br />

droit d'appauvrir fa nation , pour s'enrichir lui Sc<br />

quelques particulier*. Cependant dans ces heureufes<br />

contrées oü la raifon fe fait entendre , tous les<br />

citoyens ne jouiffent pas de la même fortuné , cela<br />

eft même impoflible : comme les richeffes ont une<br />

pente naturelle a fe réunir , cette réunion s'y fait<br />

avec le tems, quoique lentement , la raifon en eft<br />

toute limple. N'eft-il pas vrai que le plus induftrieuxj<br />

gagne plus , que le plus ménagé épargne davantage<br />

, 8c qu'avec des richeffes acquifes il doit eri<br />

acquérir de nouvelles. Ajoutez a cela que de tems


BES PROVIN CES -UNIES. ï'17<br />

& autre il eft des héritiers qui recueillent de grandes<br />

fiicceflions •, des négocians mettent de gros fonds<br />

fur leurs vaiffeaux Sc font de gros gains ^ or , en<br />

toute efpece de commerce , n'eft-ee pas 1'argent<br />

qui attire 1'argent ? Son inégale diftribution eft donc<br />

une fuite de fon introdudtion dans un état. II eft<br />

de la fageffe d'un état bien organifé d'empêcher<br />

Ia réunion des richeffes en peu de mains •, fur-tout<br />

quand elle eft trop rapide , 8c voici comment.<br />

Empêcher qu'un peuple fe déclare héritier de<br />

tous les nationaux , Sc a la mort d'un particulier<br />

très-riche répartir entre plufieurs les biens trop<br />

confidérables d'un feul. Proportionner tellement<br />

les impóts a la richeffe de chaque citoyen , qu'au<br />

dela de la polfeilion d'un certain nombre d'arpens ,<br />

1'impót mis fur ces arpens excede le prix de leur<br />

'fcrmage i fous un gouvernement qui prendroit de<br />

li fages précautions, croit-on qu'il s'y fit de grandes<br />

acquilitions ? Combien de loix de cette efpece<br />

il eft facile d'imaginer ; il n'eft donc pas impoffible<br />

de s'oppofer a la trop prompte réunion des richeffes<br />

dans un certain nombre de mains , Sc de<br />

lutter avec fuccès contre les progrès rapidcs du luxe.<br />

II eft vrai que dans un pays oü 1'argent a cours,'<br />

on ne peut pas fe promettre de maintenir toujours<br />

un jufte équilibre entre les fortunes des citoyens :<br />

on ne peut pas empêcher qu'a la longue les richeffes<br />

ne s'y diftribuent d'une maniere très-inégale,<br />

Sc qu'enfin le luxe ne s'y introduife Sc ne s'y ac 1<br />

crohTe. Le riche fourni du néceffaire , mettra toujours<br />

ie fuperfu dj fon argent a 1'achat des fuperfluités,<br />

5c'des loix fomDmaircs feroiert infuffifantes<br />

H 3


n8 TABLEAU VISTÖRIQVE<br />

pour réprimer en lui ce defir. Dans tout pays oü<br />

1'argent eft une fois introduit & toujours inégalement<br />

partagé entre les citoyens , il y devient un<br />

principe d'activité dont la deftruÖion entraine tot<br />

ou tard celle de l'état. Les métaux font-ils néceffaires<br />

dans un état, 8c comment peut-on apprécier<br />

leur valeur ?<br />

Coup-dozil fur la valeur réelle des métaux.<br />

Si les métaux ne font pas d'abfolue néceflïté a<br />

un peuple pafteur, ils le font en quelque forte a un<br />

peuple cultivateur j car il faut a celui - ci des maifons<br />

dans lefquelles ces métaux entrent, tant par<br />

la liaifon des matériaux que pour quantité d'autres<br />

ufages: il faut des outils de mille efpeces qu'il eft<br />

avantageux de conftruire des matieres les plus<br />

réfiftantes & les plus durables. Le métal doit néceffairement<br />

avoir chez tous les peuples une valeur<br />

réelle , c'eft-a-dire , repréfenter une portion de<br />

denrées 5c de toute autre marchandife.<br />

La moindre valeur dun métal.<br />

QUAND même les mines feroient aulfi comjnunes<br />

que les carrières 6c le fable , un lingot de<br />

métal s'échangera toujours au moins contre une<br />

quantité de denrées égales a ce qu'en auroient pu<br />

faire venir les ouvriers qui 1'ont fondu 8c purifié ,<br />

s'ils avoient travaii'lé a la terre au lieu de travailler<br />

a la mine: c'eft la loi de l'équilibre.<br />

Valeur relative.<br />

C'EST par leur rareté 8c leur meilleure qualité


DES PROVINCES-UNIES. IÏ$<br />

que fe détermine la valeur des différens métaux.<br />

On comprend ici, fous le terme de rareté , nonfeulement<br />

le moins d'abondance des mines St le<br />

plus de difficulté a rencontrer dans leur exploitation<br />

; mais encore le plus d'ufage qu'on ait a faire<br />

du métal. C'eft le grand ufage qu'on en fait, qui<br />

augmentant fa confommation St multipliant les<br />

demandes des acheteurs , forme fa vraie rareté<br />

dans le fens du commerce: elle produit le même<br />

effet fur fa valeur que li fa maffe étoit diminuée.<br />

Par meilleure qualité , on entend la falubrité , la<br />

duétiiité , le liant, le poli, le brillant St la dureté.<br />

Avantages du cuivre fur le fer.<br />

• LE cuivre , par fon exces de valeur fur le fer,<br />

nous donne un exemple frappant de ce que peuvent<br />

la dudtilité , le brillant St la rareté fur le prix des<br />

métaux : fi 1'on excepte les pieces d'artillerie qu'il<br />

rend plus fortes a pefanteur égale , il pourroit être<br />

remplacé par-tout avec avantage par le fer. Cependant<br />

, malgré ce qu'il a de mal fain 8t le<br />

danger oü nous met fon ufage , on le recherche ,<br />

on 1'emploie dans toute occafion de préférence<br />

au fer, St fon prix fe foutient en Europe au-deffus.<br />

de celui de ce dernier.<br />

Or tv argent.<br />

COMME 1'or St 1'argent ont, a un degré très-haut,<br />

toutes les qualités qui peuvent rendre un métal cher,<br />

ont - ils néceffairement dü avoir une valeur beaucoup<br />

plus grande que tous les autres métaux , 8t<br />

1'on a dü toujours avoir une grande quantité d'or St<br />

H 4


iio TABLEAU NISTORIQUE<br />

d'argent. Ces métaux ont beaucoup de valeur<br />

fous peu de poids , Sc font trés - commodes pour<br />

les échanges. N'eft-il pas bien plus facile, pour<br />

acquérir une quantité de denrées ou de marchandifes<br />

, de porter deux livres d'argent qu'une quantité<br />

de grains de même valeur? Le tems Sc les<br />

accidens ne changent rien a leur qualité inrrinfeques<br />

: celui qui cherche a vendre doit préférer<br />

1'argenr a des denrées de même valeur. Ceux qui<br />

ont voulu afturer leur repos en fe formant un amas<br />

de chofes , ont dü rechercher le plus précieux pardeffus<br />

tout. Voila pourquoi 1'or Sc 1'argent font devenus<br />

le centre de toute échange Sc la mefure<br />

commune de la valeur de toutes chofes: c'eft paree<br />

qu'ils font la plus durable, la moins fujette aux<br />

avaries de toutes les marchandifes : c'eft encore<br />

paree qu'ils font de toutes les marchandifes celle<br />

qu'il eft ie plus aifé de réduire a un titre ou valeur<br />

uniforme.<br />

Métaux confidérés comme monnoies.<br />

L'ARGENÏ n'eut pas plutót été de moitié dans<br />

prefque tous les échanges, que le gouvernement pour<br />

procurer le bien public, en prévenant les fraudes ,<br />

a exigé qu'on ne fe fervit pour les achats que<br />

des pieces auxquelles il auroit mis fa marqué pour<br />

en affurer le poids Sc le titre. Cette marqué ne fut<br />

d'abord qu'un poincon a-peu-près de même efpece<br />

que les marqués de controle qu'on met en France<br />

fur les pieces de vaiffelle Sc autres. Les piftoles de<br />

Portugal ne font encore a préfent qu'un petit lingcg<br />

«or pomconné. On fait qu'il n'y a pas long-tems


VES PROVIN CES-U N IES. 121<br />

qu'on donne dans les autres royaumes de 1'Europe<br />

1 une forme réguliere aux monnoies, &. une marqué<br />

j qui remplit toute la furface. Jufqu'a cette époque<br />

• 1'argent n'avoit fervi que comme métal, St on<br />

s'avifa bientót de le faire fervir comme monnoie :<br />

I ' ce nouvel ufage augmentant fa rareté, dut faire<br />

j augmenter aufli fa valeur.<br />

Tous les métaux fixes peuvent être<br />

comme monnoie.<br />

employés<br />

COMME 1'or & 1'argent fe font trouvés d'un trèsgrand<br />

prix, on s'eft trouvé obligé de faire , avec<br />

des métaux plus communs 8c moins bons, des<br />

monnoies qui ayant peu de valeur, pulfent fervir<br />

aux petits achats. Chez plufieurs nations on s'eft<br />

fervi de cuivre. Aux Indes on en a fait d'étain, St<br />

ce métal entre aufli dans les monnoies adtuelles de<br />

plufieurs princes de 1'Europe. A Sparte on en fit de<br />

fer. On peut en faire de tous les métaux fixes.<br />

Les monnoies de fer a Sparte n'avoient de<br />

valeur que comme lingot de fer, de même que<br />

nos pieces d'or n'ont guere d'autre valeur que celle<br />

de 1'or qu'elle renferme. La preuve en eft, que les<br />

hiftoricns nous apprennent que dans cette ville , oü<br />

les citoyens fe voloient continuellement entr'eux,<br />

1 un homme , en volant fa charge de monnoie courante<br />

, n'en emportoit que pour une trés - petite<br />

valeur * aufli nc voloit-on que pour le mérite d'avoir<br />

volé. Quelqu'étrange que la chofe puilfe nous paroïtre,<br />

on ne voloit pas dans ce pays-la pour le<br />

profit, mais pour la gloire qui revenoit de l'adrelfe<br />

avec laquelle on avoit volé.


122 TABZEAV nisroRiqvE<br />

La monnoie de fer pouvoit fuffire dans une<br />

petite république comme Sparte, d'oii toute efpece<br />

de luxe étoit bannie , 8c dont les citoyens, vivant<br />

prefque toujours en commun, n'avoient jamais a<br />

faire que de trés - petits achats 8c en trés-petit<br />

nombre; mais il feroit abfurde d'en propofer 1'ufage<br />

parmi nous, quand même il n'y auroit point de<br />

luxe, il fuffit qu'un état foit grand pour exiger qu'il<br />

y ait des monnoies précieufes. Dans un grand état,<br />

il doit fouvent fe faire de grandes entreprifes , 8c<br />

conféquemment de grands achats. Rien n'étoit plus<br />

conforme a l'EJprit des loix de Lycurgue , que la<br />

profcription de 1'or 8c de 1'argent, foit en meubles<br />

foit en monnoie j mais eüt-il omis ce point, il<br />

paroit que ces loix auroient toujours eu leur plein<br />

effet. Tout objet de luxe étant banni 8c tous les<br />

citoyens ayant leur nécelfaire fans travailler d'aucune<br />

facon, 1'or 8c 1'argent leur devenoient inutiles.<br />

On place 1'époque de la corruption des mceurs<br />

a Sparte , au retour de 1'or 8c de 1'argent que Lyfandre<br />

y fit entrer ; mais ne prend-on point ici<br />

1'effet pour la caufe ? Si les mceurs n'avoient pas<br />

été déja corrompues, les citoyens n'auroient fait<br />

aucun cas de 1'argent, il n'auroit pu être d'aucun<br />

ufage parmi eux, ils 1'auroient rejeté, ne fut-ce<br />

que paree qu'il étoit contraire aux loix de s'en fervir<br />

ou d'en garder chez foi. C'eft donc vraifemblablement<br />

la corruption qui rappelle 1'or a Sparte,<br />

8c non pas le retour de ce métal qui corrompit les<br />

mceurs.


DES PRQVINCES - UNIES. 123<br />

Loix générales fur les différentes efpeces de monnoie.<br />

IL faut qu'il y ait , dans un état, depuis la<br />

monnoie la plus haute jufqu'a la plus balfe ,<br />

une fuite de pieces intermédiaires qui rendent aifés<br />

les échanges de toutes les monnoies entr'elles: il<br />

faut que la valeur de toutes les différentes efpeces<br />

foit déterminée très-jufte par la valeur du métal<br />

dont elles font compofées , fans quoi il fe fera fur<br />

leur échange un agiotage très-inquiétant & trèsdommageable<br />

pour le peuple ou les meilleures<br />

efpeces difparoitront du commerce.<br />

Forme des monnoies.<br />

TOUT ce qu'on peut dire de la monnoie , confidérée<br />

dans fa forme, c'eft que plus les pieces ont<br />

d'épaiffeur , plus elles donnent de facilité a la<br />

fraude ; plus elles font minces, plus elles perdent<br />

par le frottement ou par 1'ufage.<br />

De la monnoie dans un état ifolé.<br />

IL eft affez indifférent pour un état d'avoir peu<br />

ou beaucoup de monnoies; car le total des monnoies<br />

repréfentent toujours Je total des denrées:<br />

tout ce qui arrivera, s'il y en a peu, c'eft que chaque<br />

piece fera plus de valeur: ainfi dès qu'il y aura<br />

un petit nombre de mines d'or & d'argent de découvertes<br />

dans un pareil état, il ne lui fera guere plus<br />

intéreffant d'en voir découvrir de nouvelles que fi<br />

on découvroit du fer , & fi le fer étoit rare chez<br />

lui, il lui feroit plus avantageux de voir augmenter<br />

Je nombre de fes mines de fer que celui des mines<br />

d'or. ün fait le peu de cas que les Péruviens fai-


ii4 TABLEAU HISTORIQUE<br />

foient de 1'or Sc de 1'argent, Sc combien ils eftimoientdavantagenos<br />

outils tranchans qu'une barre<br />

d'or ou dargent du même poids ; d'oü il réfulte qu'il<br />

feroit plus avantageux<br />

que nuifible dans un état<br />

ifolé , que les particuliers filfent beaucoup de meubles<br />

d'or 8c d'argent, paree qu'alors la monnoie<br />

étant plus rare, elle conferveroit toujours beaucoup<br />

de valeur fous très-peu de poids.<br />

La maffe d'argent peut-elie plus repréfenter<br />

un état non ifolé que la totalité des denrées du<br />

pays ?<br />

ON a dit ci-deffus que la totalité des monnoies<br />

repréfentoit le total des denrées ; mais cela n'eft<br />

exa&ement vrai que dans un état ifolé.<br />

Dans un état très-commercans qui rire habituellement<br />

des denrées du dehors , Ia maffe d'argent<br />

repréfente plus que la totalité des denrées du pays.<br />

Dans un état qui envoie de fes denrées a 1'étranger ,<br />

& qui ne fait que peu de commerce par lui-même,<br />

la totalité de 1'argent repréfente moins. Ainfi , en<br />

Hollande la fomme des efpeces circulantes repréfente<br />

plus que Ia totalité des denrées de l'état: en<br />

Pologne elle repréfente moins: en France elle la<br />

repréfente a-peu-près jufte.<br />

Faux préjugés.<br />

C'EST un préjugé très-faux de penfer que nos<br />

monnoies adtuelles ne font qu'une mefure commune<br />

de la valeur des chofes établies pour faciliter les<br />

échanges fans valeur intrinfeque , 8c n'ayant<br />

prix que celui qu'il plait au gouvernement de leur<br />

de


DES PROVINCES-UNIES. 125<br />

donner. Perfonne ne peut douter que 1'argent ne<br />

foit utile , & n'ait par conféquent une valeur réelle,<br />

confidérée comme métal: s'il eft d'une qualité fupérieure<br />

a celle des autres métaux, ce que perfonne<br />

n'ignore, ne doit-il pas être d'un prix plus<br />

haut? Ce qui fe dit ici & ailleurs de 1'argent,<br />

comme dénominateur vague de haute valeur , fe<br />

doit entendre de nos pieces d'or, ainfi que de toutes<br />

autres pieces qui pourroient exifter.<br />

Pourquoi un fauvage ne fait-il aucun cas d'une<br />

piece d'or ? c'eft qu'il lui préfere 1'eau-de-vie & le<br />

tabac ; mais on ne peut rien conclure de cette<br />

préférence contre la valeur intrinfeque de ce métal.<br />

Cet homme brut ne rejetoit-il pas de même le<br />

foc de la charme, paree qu'il ne 1'abjure pas ; un<br />

balot de coton, paree qu'il ne connoit pas 1'art de<br />

1'employer 5 un fufil, s'il ne connoifibit pas 1'üfage<br />

de la poudre ? On ne peut pas nier cependant que<br />

. la charme, le coton , le fufil, ne foient vraiment<br />

l utiles & n'aient une valeur intrinfeque. Parmi les<br />

i chofes utiles , il en eft qui ont une utilité directe :<br />

telles font tous les comeftibles 8c toutes les<br />

1<br />

chofes qui ont recu leurs dernieres préparations<br />

^ pour être de quelqu'ufage. 11 en eft d'autres qui<br />

n'ont qu'une utilité indirecte , telles que les machines<br />

, les matieres premières qui fervent aux ma-<br />

! nufactures 5 & le fauvage fait cas des premières,<br />

1 paree qu'il ne faut que des fens pour être frappé<br />

de leur utilité : il méprifera les dernieres, paree<br />

1 qu'il faut, pour comprendre leur utilité, des lumieres<br />

qu'il n'a pas.<br />

i • 11 en eft de 1'argent cornme des pierreries, il a


i2


BES P ROriN CES-U'iV 1ES. 117<br />

«ette époque, il ne dut plus être que du poids de<br />

dix-huit.<br />

Ce qui fait ici illufion a bien du monde, c'eft<br />

qu'on a cru que 1'argent n'avoit qu'une valeur arbitraire,<br />

paree qu'on a vu les princes changer a<br />

leur gré la dénomination de la valeur des efpeces;<br />

8c comme dans les paiemens de débiteurs a créanciers<br />

, ces derniers font obligés de fe conformer<br />

aux nouvelles dénominations des chofes, on a cru<br />

que la valeur réelle de 1'efpece changeoit par fes<br />

opérations. Confidérons ici les chofes dans leur<br />

principe 8c dans le terme de leur effet. Les variations<br />

dans les monnoies comme dans tout le refte ,<br />

ne produifent pas d'abord tout 1'effet qu'elles ont a<br />

produire : les chofes ne reviennent a l'équilibre que<br />

par un mouvement fucceffif plus ou moins lent.<br />

Un nouvel édit fur les monnoies qui change la livre<br />

numéraire , 8c qui a pour bafe 1'autorité plus que<br />

la proportion exiftante, caufe avant que de parvenir<br />

a fon plein effet, un nombre infini de défordres<br />

d'autant plus grands qu'ils choquent plus cette<br />

proportion , 8c que 1'autorité s'y fait fentir davantage,<br />

8c ce qu'il y a de plus étrange dans cette<br />

révolution , c'eft que plus le mouvement doit être<br />

grand, plutót il fe trouve achevé : accélération de<br />

fecoulfe qui doublé le mal que toute fecouffe produit<br />

naturellement.<br />

Pour que le gouvernement, en hauffant les monnoies<br />

, augmentat leur erfet dans le commerce , il<br />

faudroit qu'il diminuat le nombre des elpeces proportionnellement<br />

a la valeur qu'il veut donner aux<br />

monnoies fubfiftantes. Par exemple, pour que 1'écu


n8 TABLEAU nis-TORI QUE<br />

de trois livres montat 5c produisit 1'effet de fix livres^<br />

il faudroit öter de la France la moitié des monnoies<br />

circulantes qui y font; alors, pour cette piece,<br />

on recevroit en marchandifes le doublé de cc que<br />

fon recoit a préfent, 6c cela arriveroit, foit que<br />

1'on changeat fa dénomination par un édit, foit<br />

que 1'on continuat a lui donner la même valeur<br />

numéraire qu'auparavant.<br />

Les débiteurs gagnent-ils une partie de leurs dettes<br />

par le haujfement des efpeces ?<br />

Voici tout le réfultat du hauflement des efpeces<br />

; c'eft que les débiteurs gagnent fur leurs<br />

dettes une partie proportionnelle a leur nouvelle<br />

augmentation de valeur numéraire , 8c fe liberent<br />

en conféquence avec plus de facilité vis-a-vis de<br />

leurs créanciers: d'oü il arrivé que par de parcilles<br />

opérations on donne ou 1'on fait paffer aux diflïpateurs<br />

8c aux fainéans une partie des fruits du<br />

travail des citoyens laborieux 8c économes.<br />

Suivant l'état aétuel des chofes , celui qui<br />

doit en France douze mille livres , ne peut s'acquitter<br />

qu'en donhant a-peu-près fix mille boiffeaux<br />

de froment, ou leur valeur en autre marchandife<br />

: il en a rer:u le prix. Qu'on doublé la<br />

valeur numéraire des efpeces, celle du froment<br />

doublera de même , 8c le débiteur s'acquittera<br />

avec trois mille boilfeaux. Qu'on n'aille pas s'imaginer<br />

que le prix du froment étant doublé , il fera<br />

aufli diflïcile a un débiteur d'en donner trois mille<br />

mefures après le hauflement des monnoies, qu'il<br />

le lui étoit d'en donner fix miile auparavant : dans<br />

un


DES FROVIN CES-UNIES. IZ$<br />

ün tems comme dans un autre, il lui fera également<br />

aifé de s'en procurer, 6c d'en donner le<br />

même nombre,<br />

Avantages que le Gouvernement tire du haujfement<br />

des efpeces.<br />

LE hauffement des monnoies eft tellement a 1'avantage<br />

des débiteurs, que 1'on ne voit pas qu'aucun<br />

gouvernement les ait jamais hauffées , que quand<br />

fe trouvant lui-même débiteur trop chargé , il fe<br />

donnoit par-la un moyen fur de fe libérer plus<br />

aifément.<br />

Par l'aviliffement de la livre numéraire, 1'état<br />

pe gagne pas feulement fur fes créanciers proprement<br />

dits , tels que font ceux de qui il a emprunté<br />

, &t vis-a-vis defquels il s'eft engagé , foit<br />

a un rembourfement , foit a payer un intérêt annuel}<br />

mais il gagne encore vis-a-vis de tous ceux<br />

qu'il emploie , &C dont les appointemens ou gages<br />

baiffent d'autant plus que les efpeces hauffent con*<br />

ventionnellement davantagedorfqu'elles reftent pondérément<br />

les mêmes. Pour ne parler que de 1'officier<br />

militaire, fans avoir adtuellement égard aux<br />

régiemens qu'on a faits depuis Henri IV , pour leur<br />

retrancher toujours de plus en plus de leurs prérogatives<br />

, quelle diminution n'a pas été fake dans Ie<br />

bien être de leur état, foit par 1'augmentation de<br />

Ja maffe d'argent, foit par le variation des monnoies.<br />

II n'eft guere poffible aux créanciers de fe garantir<br />

entiérement des variations qu'il plait au gouvernement<br />

de mettre dans les créances. Quand dans<br />

|es contrats, on ftipuljroit par marcs 8t par onces<br />

s<br />

Tome U,<br />

l


ïyo TABLEAU HIS TORI QUE<br />

comme 011 le fit d'abord, le gouvernement en changeant<br />

la quantité du poids que le mare 8c 1'once<br />

repréfentent , changeroit tout de même la valeur<br />

de toute dette. Quelque mefure fixe qu'on puüTe<br />

chercher , le prince toujours maitre de la valeur<br />

des termes , le fera toujours auflï de la quotité des<br />

cicances. Cependant , comme le gouvernement<br />

dansjes changemens qu'il fait aux monnoies, n'a<br />

jamais en vue que de fe donner un moyen de s'acquitter<br />

lui-même , il paroït que ceux qui prenciroient<br />

une maniere de ftipuler, différente de celle<br />

dont Ie gouvernement fe fert, 8c qui ftipuleroient<br />

par exemple leur créance en mefures de froment ,<br />

lorfque le gouvernement compte par livres , il<br />

paiolt, dis-je, qu'ils n'auroient pas a craindre de<br />

variation dans leur dü.<br />

Nous voyons par des exemples fans nombre<br />

combien Ia ftipulation en grains efi préférable a Ia<br />

fiipulation en argent. Ceux qui ont ftipulé de cette<br />

forte ont bien fait. Tous les anciens eens qui ont<br />

été fiipulés en argent , font tellement tombés de<br />

valeur , qu'on peut dire qu'ils font annullés : ceux<br />

qui i'ont été en grains ,. font encore dans toute leur<br />

valeur primitive.<br />

Si on baiffoit la valeur des monnoies, ou fi la<br />

quantité des efpeces venoit a diminuer , fans qu'on<br />

augmentat la valeur numéraire de celles qui demeureroient<br />

dans le commerce , on feroit tort aux débiteurs.<br />

Dans 1'exemple qu'on a donné ci-defius ,<br />

celui qui doit douze mille livres , s'acquitte avec<br />

fix mille boiffeaux de froment. Si 1'on diminuoit<br />

le nombre des efpeces de moitié , fans augmentes


DES P ROV 1NCES-UN IE S. 131<br />

Ia valeur numéraire de celles qui refteroient, ils<br />

ne pourroient plus s'acquitter qu'avec douze mille<br />

boiffeaux.<br />

Kien n'eft plus contraire au bien de l'état que la<br />

variation de valeur des créances. Pour 1'éviter 8c<br />

pour fixer toujours les dettes au point oü elles doivent<br />

1'être , il faudroit baiffer les monnoies , lorfque<br />

la maffe d'argent augmenté , 8c les hauffer lorfqu'elle<br />

diminue. Si 1'on y fait attention , on verra<br />

que rien n'eft plus intéreffant , ni plus avantageux<br />

a l'état que la ftabilité du fort des citoyens , tout ce<br />

qui y met du mouvement , tout ce qui le dérange<br />

le détruit. Or, qui eft-ce qui dérange plus le fort<br />

des citoyens, que les variations des monnoies, foit<br />

qu'elles arrivent par la mutation de leur valeur numéraire<br />

, feit qu'elles arrivent par 1'augmentar.ion<br />

ou la diminution trop fenlible de leur maffe.<br />

Monnoies faclices.<br />

Quelque mauvaife que foit une monnoie , fi Ie<br />

gouvernemenr lui donne cours pour le paiement<br />

des impóts, s'il contraint les créanciers a la recevoir<br />

en paiement de leur dette , elle acquerra né -<br />

ceffairement quelque crédit, du moins dans les premiers<br />

momens. Le fouverain peut donner cours a<br />

une monnoie factice 8c la faire valoir ce qu'il veut.<br />

Par une fuite du pouvoir qu'il a fur les dettes, foit<br />

fur celles que les particuliers contraétent entre eux,<br />

foit fur cette dette perpétuelle cX irredimable , dont<br />

chaque citoyen fe trouve chargé vis-a-vis du fouverain<br />

lui même. Telles furent les monnoies de cuir<br />

& de papier dont nous voyons qu'on s'eft fervi dans<br />

I 1


i3i TABLEAU .nis TORI q vs<br />

1'antiquité & même dans des tems peu éloignés 1<br />

du notre : les monnoies faétices confiderées en<br />

elles-mêmes font un bien pour tout état quel qu'il<br />

foit. Elles y produifent le même elfet , que fi la<br />

malle de 1'or & de 1'argent qu'elles repréfentent y<br />

étoit augmentée de la quantité qu'on les fait valoir;<br />

teute leur valeur dans le premier inftant eft au<br />

profit du gouvernement. En les ménageant avec<br />

économie , elles feroient dans fes mains une reffource<br />

intariffable pour tous fes befoins \ mais la<br />

facilité & le gain qu'il y a a les contrefaire , li 1'on<br />

ne fait pas 1'empêcher , changent en mal tout ce<br />

qu'elles ont de bien. Multipliées bientót a 1'excès ,<br />

elies deviennent de nulle valeur. Lne multitude de<br />

families fe trouve ruinée, le commerce perdu , ÖC<br />

l'état dans le plus grand défordrè.<br />

Dans un état ifolé, la monnoie factice feroit plus<br />

utile que la découverte d'une mine d'or ou d'argent,<br />

paree que c'eft par elle-même , une mine qui rend<br />

tout ce qu'on veut 8c précifément dans le tems<br />

qu'on le veut. Faifant dans la partie oü on 1'emploie<br />

la même fonétion que les métaux , elle occupe<br />

moins de monde 8c n'exige aucune confommation<br />

des matieres combuftibles.<br />

Si 1'on pouvoit foutenir le crédit d'une monnoie<br />

factice, il feroit avantageux de n'en point avoir d'autre<br />

'•, c'eft peut - être ce qui donne a 1'Angleterre<br />

une fi grande fupériorité fur toutes les autres nations<br />

de 1'Europe. On ne pourroit imnginer rien de plus<br />

avantageux pour un ét it que d'y décrier toute mon-»<br />

noie de métal , fi dans eet état 1'on pouvoit donner<br />

une valeur fixe aux monnoies fadfices, Parc3


8ËS PROVÏ N CES-U'N IE S. 133<br />

«jüe retranchant par-la un des ufages des métaux ><br />

On les rendroit moins rares , 8c par conféquent<br />

moins chers. Qu'on les décrie ou non , la monnoie<br />

ïa&iee feroit toujours tomher de beaucoüp la valeur<br />

des efpeces monnoiées , puifqu'elle produiroit<br />

le même effet, que fi le nombre e-i étoit augmenté.'<br />

Si on ne les décrioit pas, tout haufferoit de prix ,<br />

hors 1'argent; Sc en continuanta multiplier la monnoie<br />

factice, on parviendroit a diminuer teilement<br />

la valeur des monnoies de métal, qu'elles feroient<br />

toutes retirées du commerce cX que 1'argent ne feroit<br />

plus qu'une marchandife. Si la monnoie facf ice<br />

étoit la feule, il en réfulteroit que la valeur des<br />

marchandifes en cette monnoie, feroit proportionnelle<br />

a fa quantité , ou fi 1'on veut, a la valeur<br />

numéraire de fa maffe. Toutes les fois 'qu'on en<br />

doubleroit la fomme , tous doubleroit de prix, l'état<br />

retireroit un bien plus grand avantags de 1'opération<br />

de la monnoie factice que du hauflement des<br />

efpeces , ou que du baiifement de la livre numéraire<br />

, qui eft la méme chofe. Dans la monnoie<br />

faétice , l'état gagne tout , & dans le baiifement<br />

de la livre numéraire , il ne gagne qu'une partie.<br />

Suppofons qu'un état oü il y a un milliard de<br />

monnoie circulante , doive un milliard. & falie de<br />

la monnoie fa&ice pour cette fomme , ou qu'il<br />

hauffe les efpeces de moitié , c'eft la même chofe<br />

pour le particulier ; les marchandifes moment de<br />

même numérairement au doublé de leur prix .anterieur.<br />

Le débiteur gagne de même la moitié de fa<br />

dette. Mais par la première de ces opérations , l'état<br />

-s'acquitte net & fans rien débourfer; parl'au-<br />

1 l


1^4 TABLEAU S ISTORIQU E<br />

tre ii Jui faut cinq eens millions de 1'ancienne mon-'<br />

noie pour fe folder.<br />

Baijfement da titre des efpeces.<br />

IL réfulte du baiffement du titre dans les efpeces<br />

que celles-ci deviennent a tous égards , da vraies<br />

monnoies fadices , mais dont la bafe eft d'une valeur<br />

intrinfeque confidérable. Elles ont le même<br />

inconvénient que la monnoie faftice , celui d'être<br />

bientót multipliées par des particuliers qui en fabnquent<br />

jufqu'a ce que a force d'en diminuer Ia valeur<br />

par 1'augmentation de leur nombre , ils ne<br />

trouvent que peu de profit a courir le danger auquel<br />

cas ce travail les expofe. Comme elles , elles<br />

ae bailfent de valeur , qua proportion de leur nombre.<br />

Dans toutes les deux , le prince gagne également<br />

tout ce qui les fait valoir au-deffus de leur valeur<br />

intrinfeque, Sc le créancier eifuie la même<br />

perte dans 1'un 8c dans 1'autre cas.<br />

D a n s J<br />

. '«at a&uel des chofes , Ie bahTement du<br />

titre des efpeces eft Ia moins dangereufe de toutes<br />

les opérations fur les monnoies. L'altération des<br />

monnoies produit un effet plus Ient, parconféquent<br />

moins fenuble 8c moins deftruéteur que Ia contrefaétion<br />

de Ia monnoie fadice. Le peuple rec;oit<br />

long- tems fans défiance 8c fans chagrin les efpeces<br />

altérées. Cen'eft que peu-a-peu le fecret s'ébruite. '<br />

Voyant qu'on la recoit toujours fur 1'ancien taux ,<br />

pour Je montant des impofitions, il la croit toujours<br />

également bonne. II eft moins facile au particulier<br />

de fabriquer de la monnoie , q U 3<br />

de celle de napier.<br />

Elle arrivé moins vite au point de n'avoir point


DES PR0V1NC ES-UN I E S. I?$<br />

-cours que pour la valeur de fa mattere. Si 1'on baiffe<br />

le titre de 1'écu , c'eft comme fi 1'on augmentoit<br />

fa valeur numéraire fans augmenter celle du mare<br />

d'argent. C'eft donner cours encore a une monnoie<br />

fa&ice. Dans 1'une Sc dans 1'autre de cesopérations<br />

on voit le même principe Sc les mêmes effets. 11<br />

y a cette différence , entre 1'opération de hauflér<br />

tout 1'argent , Sc 1'opération d'augmenter Ia vaieur<br />

des efpeces fans toucher a celle du mare que par<br />

cette derniere , le prince fe met dans le cas de voir<br />

contrefaire fa monnoie , Sc de perdre en conféquence<br />

le profit qu'il tire de fa marqué Sc de la voir encore<br />

multiplier contre fon gré. Car fi on doublé la<br />

valeur de 1'écu , en laiflant le mare a fa valeur antérieure<br />

, on trouvera plus de moitié de profit a<br />

frapper des écus. Si on doublé la valeur du mare<br />

en même tems , on ne trouvera pas plus de pro rit<br />

a en frapper après , qu'avant 1'opération.<br />

Quand il y a dans un état des efpeces courantes<br />

de différens métaux, doit - on déterminer leur<br />

valeur relative fur la valeur réelle du métal dont<br />

chacune d'elles eft compofée. Si un état vouloit<br />

donner la même valeur a poids égal aux efpeces<br />

de cuivre qu'a celles d'argent , voici ce qui<br />

en réfulteroit 5 c'eft qu'il fe fabriqueroit bientót<br />

une étrange quantité d'efpeces de cuivre , c'eft que<br />

toutes les denrées Sc autres chofes fe vendroient<br />

fur le taux de la plus baffe monnoie , c'eft a d.re ,<br />

fuivant leur valeur réelle en cuivre , que 1'argent<br />

dont on ne pourroit plus fe fervir qu a perte ,<br />

comme monnoie , cefiéroit d'être employee aux<br />

échanges, Sc diminueroit de prix , en perdant un<br />

I 4


i$6 TAÈZMAV ÜÏSTORÏQÜÉ<br />

des ufages auxquels il étoit employé auparavant;ïs<br />

cuivre, au contraire haufferoit de valeur par Ie plus<br />

grand ufage qu'on feroit dans le commerce. N'eftce<br />

pas ce qu'on a vu en Allemagne dans la pénultieme<br />

guerre. On y frappa de-s demi-florins de<br />

cuivre , 8c 1'on voulut qu'ils eulfent la même valeur 1<br />

dans le commerce , que les demi - jïorins d'argent<br />

qui avoient cours auparavant. Dans un moment<br />

tout fut inondé de la nouvelle monnoie , Sc tous<br />

les demi-florins d'argent difparurent, 1'on n'en vit<br />

plus un feul. Les écus de France , dont on ne détermine<br />

pas affez promptement la Valeur comparative<br />

avec la nouvelle monnoie auffï haut qu'elle<br />

devoit I'être , difparoiffoient aüffi-töt qu'ils étoient<br />

livrés. Le prix de toutes denrées ou marchandifes<br />

bauffa extrêmement, Sc fe régla fur la valeur<br />

intrinfeque des pieces courantes dü plus bas titre ,<br />

c'eft-a - dire , fur ce que valoient, en tant que<br />

cuivre les nouveaux demi - florins. Ne fuffit - il pas<br />

de eet exemple , pour faire voir combien un état<br />

perdroit en adoptant un pareil fyftême : en effet,<br />

comme il fe trouveroit • Une plus grande quantité<br />

de métal employé en efpeces, il en refteroit moins<br />

pour les autres ufages auxquels on 1'emploie , 8c<br />

tout le genre métalliqüe , a 1'exception de 1'or 8c<br />

de 1'argent fe trouveroit renchéri; l'état y perdroit<br />

davantage encore , en ce que fon commerce feroit<br />

toujours gêné par 1'embarras que le peu de valeur<br />

des monnoies cauferoit dans les paiemens.<br />

r Dans le fyftême oü 1'on voudroit foutenir le mé 1 -<br />

lil !e plus précieux contre Celui qui 1'eft le moins<br />

b<br />

veki 1'inconvénient aufli qui en réfulteroit ! paf


Ï)SS PROVïWCES-UNIES. I?7<br />

•exemple, 1'or contre 1'argent, en accordarrt a ce<br />

premier métal fur 1'autre plus de valeur , que ne<br />

lui en donne fa rareté 8c fa qualité prédominante<br />

}<br />

alors toutes les marchandifes fe compareroient a<br />

1'or j les efpeces d'argent deviendroient rares , on<br />

auroit des débats continuels pour être payé eu argent<br />

, on exigeroit un change pour en donner ,<br />

8c le commerce en feroit troublé. Confidérons<br />

maintenant la chofe dans un état non-ifolé , 8c<br />

Voyons ce qu'elle y produiroit, en y foütenant<br />

1'or contre 1'argent. On attireroit 1'or des étrangers<br />

8c 1'on feroit fortir de l'état 1'argent qui iroit<br />

remplacer dans les royaumes voifins 1'or qu'on en<br />

auroit attiré. Pour la même raifon , fi on vouloit<br />

foutenir le cuivre contre 1'argent, on feroit fortif<br />

celui-ei &C on attireroit le cuivre. Chez toutes les<br />

puilfances commer9antes de 1'Europe , une livre<br />

d'or vaut a-peu- prés quatorze 8c demie d'argent,<br />

poids de mare. S'il y avoit un pays oü 1'or en ^ valüt<br />

vingt,nos commercans y porteroient de 1'or en<br />

échange de 1'argent, 8c il eft aifé de voir combien<br />

ils y gagneroient. Pour deux livres d'or , ils recevroient<br />

quarante livres d'argent , 8c rapportant ici<br />

eet argent, ils le changeroient contre_ deux livres<br />

douze onces d'or. Tant qu'ils trouveroient un bénéfice<br />

aufli confidérable , ils continueroient d'aller<br />

troquer au même endroit notre or contre de 1'argent<br />

, 8c de revenir ici troquer de nouveau eet<br />

argent contre notre or, jufqu'a ce que la valeur<br />

•relative de ces deux métaux, redevint a - peu-près<br />

ja même dans un endroit comme dans 1'autre.<br />

Én Chine 5 la livre d'or n'équivaut qu'a la valeur


Ï3& T A EZE AV U1ST0RIQVS<br />

d'enrre neufa dix livres d'argent : on nousy donne<br />

prés de dix livres d'or. En rapportant eet or en<br />

France, on nous en donne cent quarante - cinq li><br />

Vres d'argent; c'eft donc quarante - cinq livres d'argent<br />

poids de mare , qu'on gagne fur cent livres.<br />

Variation dans la valeur des monnoies.<br />

DANS la proportion des maftes de différens métaux<br />

qu'on emploie aux monnoies , il doit naturellement<br />

arriver des changemens. Les mines d'un<br />

métal peuvent s'épuifer ; on peut en découvrir de<br />

nouvelles d'une autre fubftance. En France , la<br />

découverte du Nouveau-Monde a prodigieufement<br />

changé la proportion du cuivre a 1'argent. Le commerce<br />

de Guinée a diminué la proportion de 1'or<br />

a celui - ci. Par le premier de ces événemens , le<br />

prix de la livre de cuivre fe trouva rapproché de<br />

beaucoup de celui du mare d'argent ; 5c les monnoies<br />

des deux métaux ayant été lamees dans la<br />

même proportion de valeur numéraire qu'auparavant,<br />

tout le monde trouva 1'avantage a retirer les<br />

efpeces de cuivre , elles difparurent. Par le fecond<br />

événement, il arriva que vers le commencement de<br />

ce fiecle , on ne voyoit plus que de 1'or en Angleterre,<br />

1'argent avoit difparu du commerce. On<br />

exigeoit un change conlidérable pour compter en<br />

argent.<br />

Circonftances ou le gouvernement doit changer la<br />

valeur numéraire des efpeces.<br />

Si les maftes des deux métaux venant è varier<br />

entr'elles par accroilfement, le gouvernement ne


X>ES P RO V IN CES-UN 1ES. I39<br />

change rien a la valeur relative des efpeces qui s'en<br />

fabriquent: il en réfulce le même ertèt, que s'il<br />

foutenoit le métal dont la maffe augmenté , contre<br />

celui dont la maffe refte fixe ou varie le moins. Si<br />

ces maffes varioient entr'elles par diminution , ce<br />

feroit évidcmment le contraire. Dans le premier<br />

cas , les débiteurs fe trouveroient favorifés 5 dans<br />

le fecond , ce feroit les créanciers ? Dans 1'un §c<br />

dans 1'autre , c'eft un trés - grand mal. II eft donc<br />

de 1'intérêt du gouvernement d'être attent/if aux<br />

variations qui arrivent dans la maffe des métaux<br />

qu'il emploie aux monnoies , & de fixer la valeur<br />

des pieces qu'il en fait , fur le degré de leur abondance<br />

, foit d'abondance abfolue, fi leurs maffes<br />

reftent fixes , elles varient toutes dans le même fcns;<br />

foit d'abondance relative , Jorfqu'il ne fe fait de<br />

changement que dans les maffes d'une partie d'entr'eux<br />

, ou qu'elles varient dans un fens contraire.<br />

C'eft pour n'avoir pas fait attention a 1'effet que<br />

i devoit produire en France 1'augmentation de la<br />

l maffe d'argent , que la découverte du Nouveau-<br />

I Monde y devoit néceffairement occalionner : c'eft<br />

I faute d'avoir biiffé la valeur numéraire de 1'argent<br />

1<br />

monnoié , a mefure que fa maffe augmentoit,<br />

qu'on a vu en France tant d'anciennes families de<br />

nobleffe ruinées. Combien n'y en a -1 - il pas encore<br />

qui, ayant confervé toutes les mêmes rentes ,<br />

faifoie nt vivre leurs aïeux dans 1'abondance ,<br />

n'ont pas aujourd'hui de quoi fubfifter \ paree que<br />

la livre numéraire , fur laquelle on fe regie pour<br />

le paiement des intéréts de toute rente, vaut 1 5<br />

a xo fois moins qu'elle ne valoit, il y a deux ans.


Ï40 TAÈtEAV JiïSTORlqVÈ<br />

Moyens de proportionner la valeur numéraire de<br />

deux métaux d leur valeur réelle.<br />

Si la mafte de cuivre reftant la même année ><br />

celle d'argent augmenté , on fera obligé d'approcher<br />

de valeur les pieces courantes de ces deux<br />

métaüx. Cela ne fe peut pratiquer que de deux<br />

manieres, ou en hauflant les valeurs des efpeces de<br />

cuivre, ou en bailfant celles des efpeces d'argent.<br />

Par la première opération , les créanciers qui devroient<br />

toujours être favorifées, perdent de deux<br />

cötés, Sc les pofiefleurs de 1'argent qui font les<br />

riches , 8c qui doivent toujours être en défaveur ,<br />

gagnenr : par 1'autre , les créanciers ne perdent<br />

rien , 8c les poffeffeurs de 1'argent ne font ni favorifés<br />

ni lefës.<br />

•Raifons pour lefquelles le créaticier doit êtrt<br />

favorifé de préférence au débiteur.<br />

UN homme en pfétant fon argent, en occaïionne<br />

la circulation. En communiquant fes richeffes<br />

, il fait non-feulement vivre celui qui les re5oit}<br />

mais il le met a portée de travailler, ce qui , ert<br />

toute fa^on , ne peut être qu'un bien pour l'état. II<br />

n eft pas befoin d'inviter aux emprunts, mais on ne<br />

peut pas trop engager a prêter, 5c on ne peut ie<br />

faire qu'cn favorifant les créanciers. Toutes les fois<br />

que le gouvernement a opéré en faveur des débiteurs<br />

, il en a réfulté un refierrement d'efpeces qui<br />

•a fait languir l'état : 8c le pauvre qu'on vouloil<br />

lècourir, ne trourant plus de reftources , s'eft to»


BES PROT'INCES-UJVIES. 141<br />

jours vu , dans ces tems plus a plaindre que dans<br />

aucun autre. Toute créance par elle - même , eft<br />

fujette aux coups de fortune. Combien ne voit-on<br />

pas de débiteurs infolvables! Si le riche voit d'une<br />

part fa créance toujours baiffer , 8c que de 1'autre<br />

le gouvernement la lui diminue toujours , il n'eft<br />

pas douteux qu'il augmentera le taux de fon or qu'il<br />

ne prêtera pas. Dans 1'un 8t 1'autre cas, 1'honnête<br />

homme malheureux trouvera plus difficilement a<br />

rétablir fes affaires en travaillant fur un fonds d'emprunt.<br />

Enfin , on ne peut pas douter qu'il n'y ait<br />

bien des débiteurs coupables comme débiteurs , 8c<br />

il ne peut certainement pas y avoir des prêteurs<br />

coupables en qualité de prêteurs. II n'eft point ici<br />

queftion des ufuriers. II faut bien diftinguer le riche<br />

du créancier, 8c le pauvre du débiteur. Le<br />

pauvre doit être foulagé : le riche doit être moins<br />

ménagée fans doute ; mais beaucoup font créanciers<br />

fans être riches, 8c débiteurs fans être pauvres.<br />

Quand il en feroit autrement, le foulagement<br />

du pauvre ne devroit pas porter fur fa dette , ni la<br />

charge du riche fur fa créance, Quand a cc qu'on<br />

a dit que fi 1'on hauffoit les efpeces de cuivre pour<br />

les rapprocher des efpeces d'argent, lorfque la<br />

maffe d'argent augmenté , les créanciers perdroient<br />

de deux cótés , 8c que les poffeffeurs de 1'argent<br />

gagneroient a cette opération , tandis qu'ils ne<br />

perdroient .rien de réel, fi on baiffoit 1'argent, en<br />

yoici la preuve.<br />

Lorfque la maffe d'argent augmenté , fa valeur<br />

réelle diminue \ de cette maniere , en ne touchant<br />

point aux monnoies, les créanciers perdent a eet


142 TABLEAU HISTORIQUE<br />

événement , a proportion de 1'augmentarion do<br />

,cette maffe. Si elle eft doubiée , les créanciers perdent<br />

jufte la moitié ; fi alors pour raprocher de<br />

valeur 1'argent St le cuivre , on hauffoit le dernier ,<br />

on feroit effuyer aux créanciers une nouvelle perte:<br />

ce feroit comme fi on eut baiffé la livre numéraire :<br />

d'un autre cóté les poffeffeurs d'argent ne peuvent<br />

rien perdre. Si on baiffe la valeur numéraire de<br />

leur métal, paree que qu'elle que foit 1'opération<br />

avec la même quantité d'argent , ils auront toujours<br />

la même quantité de marchandifes. Au furplus ,<br />

quand il en feroit autrement , il ne fauroit y faire<br />

aucune attention, paree que les poffeffeurs d'argent<br />

font les riches , dont les intéréts doivent être moins<br />

ménagés que ceux d'un, autre. D'ailleurs ils doivent<br />

être regardés dans ce cas comme des marchands<br />

qui gagnent d'autant moins fur leurs marchandifes<br />

qu'elles deviennent plus communes. Pour rendre .<br />

la chofe plus fenfible , reprenons la comparaifon<br />

des métaux 8t revenons aux principes des opérations<br />

des monnoies.<br />

Opération du gouvernement dAngleterre.<br />

LA proportion de 1'argent a 1'or eft la même<br />

qiae celle du cuivre a 1'argent. Lorfque la maffe<br />

d'or fe trouva augmentée en Angleterre , en plus<br />

grande proportion que celle d'argent, pour raprocher<br />

de valeur ces deux métaux , on baiffa 1'or ,<br />

en hauffant 1'argent, 1'opération auroit eu le même<br />

effet, que fi on eut baiffé la livre numéraire ; par<br />

1'autre maniere, ©n laiifoit la livre numéraire au<br />

même état qu'auparavant. De quelque cöté qu'oa


DES P ROV IN CES-U N I E S. 143<br />

1'envifage , on trouvera 1'opération qu'on fit alors<br />

en Angleterre trés - bonne. Le gouvernement britanniquefe<br />

trouva embarralfédansle choix des deux<br />

différens partis qu'il y avoit a prendre dans la circonftance.<br />

D'abord il confulta les officiers de Ja<br />

monnoie , mais il n'en put tirer aucune lumiere<br />

fuffifante. II recourut au fage &C favant Newton, qui<br />

eut bientót terminé la queftion Sc découvert la<br />

vérité. II décida qu'il falloit bailfer 1'or. De prétendus<br />

beaux génies qui tranchent Sc décident de tout<br />

fans fe donner la peine d'approfondir les queftions,<br />

en un mot,de ces efprits fuperficiels,comme il y en<br />

a encore tant aujourd'hui, ont attaqué la décifion<br />

del immortel Newton.Voici fur quoi ils fe fondent :<br />

ils difent qu'en baifiant 1'or , au lieu de hauffer J'argent,<br />

on a fait perdre des millions a 1'Angleterre.<br />

Mais il auroient dü 1'expliquer avant que de conclure<br />

d'un petit air de triomphe : « Tant il eft<br />

» vrai qu'on peut-être grand géometre , Sc mau-<br />

» vais homme d'état! On fent combien cette turlu-<br />

» pinade décele le délire de la fuffifance. »<br />

Ce qu'il y a de plus étfange , c'eft le motif que<br />

ces prétendus beaux efprits prêtent k Newton pour<br />

décider le baiflément de 1'or , füivanr 1'idée qu'ils<br />

' s'en font faite j c'eft paree que Newton a cru de-<br />

:<br />

vo;r regarder 1'or commemarchandife ;,mais fe peutil<br />

que quelqu'un qui a réfléchi fur ces matieres,<br />

regarde tout ce qui n'eft pas monnoie factice , autrementque<br />

comme marchandife. Mais yeut-il cent<br />

forte's de métaux employés aux monnoies , ces métaux<br />

ne feroient-ils donc pas tous auffi marchandife<br />

Sc auffi monnoie 1'un que 1'autre l Lorfque ces


144 TABLEAU IIISTORIQVS<br />

auteurs difent que 1'Angleterre fe feroit trouvée numérairement<br />

plus riche li elle avoit haulfé fes efpeces<br />

d'argent : peuvent-ils s'abufer au point de<br />

croire avoir fait en cela une grande découverte*<br />

Qu'eft-ce qui ne le fent pas d'abord ? Le chevalier<br />

Newton ne 1'ignoroit certainement pas ; mais il<br />

favoit aulfi que 1'augmentation de la richelfe numéraire<br />

ne produit abfolument rien a la réalité des<br />

richelfes qu'il poffédoit. Or, ce n'eft que numérai»<br />

rement que 1'Angleterre a perdu des millions: c'efta-dire<br />

, que ia mafte d'or & d'argent étant reftée la<br />

même après fon opération , 1'Angleterre a exprimé<br />

la valeur de cette malfe par un nombre plu*<br />

petit qu'elle n'auroit fait , li elle avoit haulfé 1'argent.<br />

Mais en prenant la chofe fous ce point de<br />

vue, il faudroit expliquer en quoi les noms peuvent<br />

influer fur les chofes. On appelle en France une<br />

quantité d'or , vingt-quatre livre que les Anglois<br />

appellent une livre. Les Franc;oisen font-ils pour<br />

cela plus riches qu'eux dans Ia réalité , paree qu'ils<br />

1'emportent fur les Anglois en richelfes numéraires.<br />

Si c'eft Ia maffe du métal le plus précieux qui<br />

décroït, Sc qu'on n'en augmenté pas la valeur, on<br />

fait quelque tort aux débiteurs; paree qu'alors, ou<br />

la maffe totale des elpeces en refte diminuée , ou<br />

le métal le moins précieux rempliffant les vuides<br />

du premier augmenté le prix de quelque chofe par<br />

fon plus d'ufage. Mais li le métal le plus précieux<br />

augmenté en ne baiffant pas, on fait beaucoup de<br />

tort aux créanciers.<br />

Regie générale. Lorfqu'on veut rapprocher de<br />

valeur deux métaux qui ont varié entr'eux , on doit<br />

opére?,


DES P ROVI N CE S-UN IE S. 145<br />

opérer fur celui dans la maffe duquel la variation<br />

eft arrivée; puifque c'eft celui qui, confidéré comme<br />

marchandife , a réellement changé de prix, 8t<br />

que la marqué qui le rend monnoie , ne doit pas<br />

lui en ajouter davantage qu'aux autres métaux<br />

qu'on marqué pour Ie même ufage.<br />

N'eft-il donc pas plus difficile de doubler une<br />

grande maffe qu'une petite. De-la les métaux les<br />

plus communs doivent toujours avoir une valeur<br />

plus fixe. Si 1'on avoit découvert au Pérou , ou même<br />

en Europe des mines de cuivre aufli féconde 8c<br />

aufli aifées a exploiter que celles d'argent qu'on a<br />

irouvées dans ce nouveau royaume , le cuivre auroit<br />

incomparablement moins baiffé de valeur que n'a<br />

fait 1'argent. Si la maffe de cuivre eft quarante fois<br />

plus grande que celle d'argent, ü faudra tirer quarante<br />

fois plus de métal pour la doubler St pour la<br />

faire baiffer de moitié. D'ailleurs les frais de tranfport<br />

8t d'exploitation auroient été les mêmes , St<br />

le cuivre en devenant moins cher , auroit été employé<br />

a' mille nouveaux ufages auxquels on ne peut<br />

pas employer 1'argent, eu égard a la cherté dont il<br />

eft encore.<br />

Lorfqu'on ne peut pas diftinguer nettement<br />

quel eft le métal qui a éprouvé de la variation , on<br />

doit toujours opérer fur le plus précieux. II eft en*<br />

cere a obferver que quand il faut changer la proportion<br />

de valeur de deux nations , on ne doit<br />

nullement avoir égard a la quantité plus ou moins<br />

grande des efpeces qui font fabriquées de 1'un 8t<br />

de 1'autre , ni a la quantité de livres numéraires que<br />

repréfente leur fomme. Si dans un état oü il y 3<br />

Tome II,<br />

K


i4


BES PROriNCES-UjVIES. 147<br />

La non - introduétion d'argent dans un état eft<br />

une barrière infurmontable a la tyrannie ; il eft<br />

bien difficile que le pouvoir arbitraire s'établifie<br />

dans un état fans canaux , fans commerce 8c peutêtre<br />

fans grands chemins. Comment un prince qui<br />

leve fes impöts en nature, c'eft-a-dire en denrées,<br />

pourroit-il foudoyer 8c raflembler le nombre d'hommes<br />

nécelfaires pour mettre un peuple aux fers. Un<br />

defpote d'orient auroit eu bien de la peine a fe foutenir<br />

fur le tróne de Sparte ou de Rome naiftante.<br />

Mais,dira-t on, un peuple lans argent ne peut être<br />

que pauvre 8c miférable , paree qu'il ne peut faire<br />

le commerce que par échange , Sc les échanges font<br />

incommodes , d'oü il réfulteroit qu'il fe feroit peu<br />

de ventes , peu d'achats 8c point d'ouvrages de<br />

luxe; mais fi ce peuple eft fainement nourri, bien<br />

vêtu, 8c s'il igoore entiérement ce qu'on appelle<br />

luxe , ce peuple fera le plus heureux qu'il y ait jamais<br />

eu fur le globe : on n'y pourroit introduire<br />

1'argent fans crime. Le lacédémonien fans commerce<br />

Sc fans argent étoit a-peu-près aufii heureux<br />

qu'un peuple peut 1'être. Un homme eft-il bien<br />

nourri, bien vêtu , il eft fatisfair. Le furplus de fon<br />

bonheur dépend de la maniere plus ou moins agréable<br />

dont il remplit Vintervalle qui Jèpare un befoin<br />

fatisfait d'un befoin renaiffant. Or , a eet égard<br />

rien ne manquoit au bonheur du Lacédémonien, 8c<br />

malgré 1'apparente aufterité de fes mceurs , de tous<br />

les Grecs,dit Xenophon, c'étoit le plus heureux. Les<br />

Spartiates avoit-il fatisfait fes befoins? il defcendoit<br />

dans 1'arène , 8c c'eft-la qu'en préfence des vieil-<br />

&rds Sc des plus belles femmes , il pouvoit chaque


148 TABLEAU HISTORIQUE<br />

jour déployer dans des jeux Sc des exercices publiés<br />

, toute la force , 1'agilité , la foupleffe de fon<br />

corps Sc montrer dans la vivacité, de fes réparties,<br />

toute la jufteffe Sc la précilïon de fon efprit. On<br />

peut donc affurer d'après Xénophon Sc d'après 1'expérience,<br />

qu'on peut bannir 1'argent d'un état Sc y<br />

conferver le bonheur.<br />

Nos Sybarites modernes ne manqueront pas de<br />

demander fi 1'on jouiffoit a Sparte de certaines<br />

commodités de la vie. Riches, puiffans Sc luxurieux<br />

égoïftes , qui faites cette queftion , ignorezvous<br />

donc que les pays de luxe font ceux oü les<br />

peuples font les plus miférables. Si des mets bien<br />

apprêtés irritent 1'appétit du riche Sc lui donnent<br />

quelques fenfations agréables , ne donnent - ils<br />

pas auffi des pefanteurs Sc des maladies, Sc tous<br />

compenfé, le tempérant eft au bout de Fan pour le<br />

moins auffi heureux que le grand. Quiconque ayant<br />

faim Sc fatisfaifant ce befoin, eft content. Le<br />

payfan a-t - il du lard Sc des choux dans fon pot,<br />

il ne defire ni la gélinote des Alpes, ni Ja carpe du<br />

Rhin, ni 1'hombre du lac de Geneve. Aucun de<br />

ces mets ne lui manquent. O vous , qui êtes uniquemenr<br />

occupés du foin de fatisfaire vos fens Sc<br />

'Vos befoins fantaftiques, vous prenez - vous donc<br />

pour la nation entiere : vous croyez - vous feuls<br />

dans la nature ? O hommes fans pudeur , fans humanité<br />

Sc fans vertu, qui concentrés en vous feuls<br />

toutes vos affe£tions , Sc qui vous créés fans ceffe<br />

de nouveaux befoins , apprenez que Sparte étoit<br />

fans luxe, fans commodité , 8c que Sparte étoit<br />

heureufe! Sc fi la félicité humaine réfidok dans la


VES P ROV1 N CES-U N 1E S. I49<br />

fomptuofité des ameublemens , 8c dans les recherches<br />

de la molleffe , il y auroit trop peu d'heureux<br />

fur la terre. Un pays oü 1'argent n'a point de cours<br />

a bien des avantages qu'on ne connoit pas fur<br />

celui oü 1'argent elt le mobile de toutes les a&ions<br />

de chaque individu de la fociété. Rien de plus facile<br />

que d'entretenir 1'ordre 8c 1'harmonie , d'encourager<br />

les talens Sc d'en bannir les vices. On<br />

entrevoit même en ce pays la polfibilité d'une législation<br />

inaltérable : ce n'eft que dans un tel pays<br />

que le problême d'une législation parfaite Sc durable<br />

, peut trouver fa folution. Dans les pays oü 1'argent<br />

a cours , il y feroit trop compliqué. C'eft que<br />

1'amour de 1'argent y étouffant tout efprit , toute<br />

vertu patriotique , y doit a la longue engendrer<br />

tous les vices dont il n'eft que trop fouvent la<br />

récompenfe. Du moment oü les honneurs ne font<br />

plus le prix des aétions honnêtes, les mceurs fe<br />

corrompent. Lorfque le duc de Milan arriva a<br />

Florence , le mépris, dit Machiavel , étoit le partage<br />

des vertus Sc des talens. Les Florentins fans<br />

efprit Sc fans courage étoient entiérement dégénérés<br />

j s'ils cherchoient a fe furpalfer les uns les<br />

autres , c'étoit en magnificences d'habits , en vivacités<br />

, en exprefllons 8c en réparties ; le plus<br />

fatyrique étoit chez eux le plus fpirituel. N'eft - ce<br />

point la le reproche qu'on pourroit faire avec juftice<br />

aux Francois de nos jours ? Quoiqu'il en foit,<br />

ce n'eft point dans des contrées foumifes au defpotifme<br />

oü 1'argent eut toujours cours , oü les<br />

richeffes font déja raffemblées en un petit nombre<br />

de mains, qu'on puiftè donner une bafe folide a<br />

K 3


IS« TABZEAV BISTORIQVE<br />

une législation inaltérable. Paree que le partage<br />

inégal des richeffes eft un mal prefqu'incurable. Ce<br />

n'eft point dans la maffe plus ou moins grande des<br />

richeffes nationales , mais de leur plus ou moins<br />

de répartition que dépend le bonheur ou le malheur<br />

des peuples. Suppofons qu'on annéantiffe la moitié<br />

des richeffes d'une nation , fi 1'autre moitié eft a-<br />

peu-près également répartie entre tous les citoyens,<br />

l'état fera prefqu'également heureux Sc puiffant.<br />

Plus on compre dans un état d'hommes libres ,<br />

indépendans 8c jouiffans d'une fortune médiocre ,<br />

plus l'état eft fort. Auffi tout prince fage , n'a-t-il<br />

jamais accablé fes fujets d'impöts , ne lesa-t-il<br />

jamais privé de leur aifance, 8c n'a gêné leur liberté<br />

eu par trop d'efpionage , ou par des loix trop minutieufes<br />

8c trop incommodes de police. Le flux<br />

de commerce le plus avantageux a chaque nation<br />

eft celui dont les profits fe partagent en un plus<br />

grand nombre de mains. Tout prince qui ne refpeae<br />

ni 1'aifance, ni la liberté de fes fujets, fe<br />

plait a voir leur ame languir dans 1'inertie. Cependant<br />

le crime le plus habituel des gouvernemens<br />

Européens, eft leur avidité a s'approprier tout<br />

1'argent du peuple leur foif eft infatiable. Que<br />

s'enfuit-il ? Que les fujets dégoütés de 1'aifance<br />

par 1'impoflibilité de fe le procurer, font fans émulation<br />

8c fans honte de leur pauvreté. Dès ce moment<br />

la confommation diminue , les terres reftent<br />

en frictie , les peuples croupiffent dans la pareffe<br />

Sc 1'indigence , paree que 1'amour des richeffes a<br />

pour bafe : i°. La poflibilité d'en acquérir ; i°.<br />

L'affurance de les conferver ; 3 0 . Le droit d'en


DES P R0V1N CES-UNIES. 151<br />

faire ufage. Suppofons 1'ufage 8c 1'introduction de<br />

i'argent défendu dans un pays 3 ce ne pourroit<br />

être , il eft vrai, qu'au moment de la fermentation<br />

d'une fociété ; mais enfin , l'état d'une telle fociété<br />

feroit-il a comparer a celui oü fe trouvent mairt-<br />

-tenant la plupart des nations de 1'Europe ?<br />

Des pays oü Vargent a cours.<br />

DANS 1'affiette a&uelle des gouvernemens de 1'Europe<br />

, le fyftême de la non - introduéHon d'argent<br />

eft impraticable. Suppofons un état en Europe , oü<br />

fon défende comme a Sparte, 1'introduction de I'argent,<br />

8c 1'ufage de tout meuble n'étant pas fait avec<br />

la hache ou la ferpe; alors le macon, l'architeéte,<br />

le fculpteur , le ferrurier de luxe, le charron, le<br />

vernifteur , le perruquier , 1'ébénifte, la fileufe ,<br />

1'ouvrier en toile, en laine fine , en dentelles ,<br />

foieries, 8cc. abondonneront eet état &C chercheront<br />

un afyle ailleurs. Le nombre de a<br />

ces exilés volontaires<br />

montera peut - être au quart de fes habitans.<br />

Or, fi le nombre des laboureurs 8c des artifans<br />

groffiers que fuppofe la culture , fe proportionne<br />

au nombre des coafommateurs, 1'exil des ouvriers<br />

de luxe entrainera donc a la fuite celui de beaucoup<br />

d'agriculteurs. Les hommes opulens fuiroient<br />

avec leurs richeftes 8c avec un nombreux cortege<br />

de domeftiques , 8cc. Que deviendroit alors un<br />

état d'oü 1'exclufion de I'argent feroit fuir tant de<br />

monde ; eet état pourroit - il porter la guerre chez<br />

fes voifins , non , il feroit fans argent •, fa pourroit<br />

- il foutenir fur fon territoirc, non , il feroit<br />

fans hommes. Cet état feroit donc expofé a une<br />

K4


i$i TABLEAU HISTQRIQUB<br />

invafion. Quel eft le prince qui voulut a ce prüt<br />

bannir I'argent de fon état ? Une nation qui tombe<br />

de la richeffe dans 1'indigence , n'attend plus qu'un<br />

vainqueur & des fers. II en eft du corps politique<br />

comme de celui de l'homme, il faut une ame , un<br />

efprit qui le vivifie 8c le mette en adtion , bref, il<br />

faut un refiort; or , le grand reffort des corps politiques,<br />

c'eft I'argent, 8c quoi, encore de I'argent;<br />

il faut donc perfus & nefas , fe procurer de I'argent.<br />

Cependant I'argent eft deftru&if de 1'amour<br />

de la patrie, des talens 8c de la vertu ; mais comment<br />

imaginer, qui, fans argent foulagera l'homme<br />

dans fes befoins, qui le fouftraira a des peines 8c<br />

lui procurera des plaifirs ? Aujourd'hui dans tous<br />

les gouvernemens Européens I'argent a cours , 8c<br />

il y eft feul moteur, le feul principe de 1'adtivité j<br />

ce n'eft ni le mérite, ni les talens qui conduifent<br />

aux honneurs 8C aux dignités , mais I'argent feul \<br />

8c avec I'argent un ramoneur éclaboulfera tout le<br />

monde. Encore une fois de I'argent, 8c de I'argent<br />

, c'eft le tarif de toutes les vertus 8c le taux<br />

de toutes les a£tions héroiques, 8c avec de I'argent<br />

en Europe on peut commettre impunément les<br />

crimes les plus noirs , les plus atroces, 8c le plus<br />

grand fcélérat fera travefti en héros , comme on<br />

en a 1'exernple tous les jours. Travaillons donc<br />

pour de I'argent, 8c ne foyons pas délicats fur les<br />

moyens de nous procurer de I'argent, car item, il<br />

faut de I'argent.<br />

Pri


BES PROVINCES-UNÏES. I53<br />

Crime, qui le commandez , 1'ordonnez, qui le récompenfèz<br />

8t le couronnez; examinez - vous férieufement<br />

, 8c n'ayez point honjfe d'avouer^ que<br />

vous êtes les fléaux des nations que vous abrutiffez.<br />

Ne perdons point de vue les progrès de notre<br />

peuplade , elle a fubi le fort des autres fociétés,<br />

I'argent y a cours, elle en connoit tout le prix ; il<br />

lui faut donc du commerce , Sc voila la fociété qui<br />

a atteint fon plus haut degré de perfedtion.<br />

LYtat confidéré dans fa plénitude de population.<br />

UN état ifolé eft a fa plénitude de fplendeur 8c<br />

de force , lorfque toutes fes terres font cultivées<br />

de la maniere la plus avantageufe , puifqu'on ne<br />

fait jamais croitre de denrées qua proportion du<br />

nombre des confommateurs , paree que tout ce<br />

qu'on en pourroit faire croitre au dela , ne donneroit<br />

vifiblement qu'un travail très-inutile; il eft<br />

évident que , dès que tout eft bien cultivé dans un<br />

état , il y a autant d'hommes que ces terres en<br />

peuvent nourrir, autant par conféquent qu'il en<br />

puilfe jamais avoir.<br />

Cette perfeétion de culture ne peut avoir lieu<br />

qu'autant que le commerce intérieur fera auffi flo*<br />

Hffant 8c auffi étendu que les circonftances phy-'<br />

fiques le permettent.<br />

Si la propriété des terres y eft établie, ou , fans<br />

1'être trop , il y aura des riches 8c des pauvres ,<br />

1'on jouira alors dans l'état de toutes les aifances 8c<br />

de tous les objets d'agrèment que le fol pourra<br />

fournir : on y jouira encore de tous les fruits des


154 TABZEAV nisToniqvs<br />

arts qui fleuriront proportionnellement a Ia fécohdité<br />

des terres.<br />

Que les terres aient beaucoup de fécondité ou<br />

qu'elles n'en aient que peu ; qu'il y ait beaucoup<br />

d'impóts , ou , s'il eft poflïble , qu'il n'y en ait<br />

abfolument d'aucune efpece, le nombre de gens<br />

fans biens fera toujours d'autant plus grand que les<br />

richeffes feront ramaffées en moins de mains, d'autant<br />

plus encore que la population fera plus forte;<br />

Je nombre des nécefliteux fera toujours proportionnel<br />

a celui des gens fans biens. En tout état de<br />

caufe un homme qui n'a pour lui que fon métier 8c<br />

qui eft mauvais ouvrier, fouffrira beaücoup, 8c le<br />

nombre des mauvais ouvriers doit être proportionné<br />

a la force totale de leur claffe.<br />

II y a des gens qui ont un tel préjugé contre les<br />

impóts, qu'ils les regardent comme la caufe unique<br />

de toute infortune 8c de toute deftruétion : ils fe<br />

perfuadent que tout le monde ne peut manquer<br />

d'être heureux 8c a 1'aife dans un paysoti il n'y en<br />

a pas. On voit cependant en Suiffe 8c dans le comtat<br />

d'Avignon , autant de malheureux a proportion du<br />

nombre des habitans qu'on en voit ordinairement<br />

en France 8c dans d'autres états: dans ceux-ci, ce<br />

qui multiplié les malheureux, ce font la grandeur<br />

des impóts, les viciilitudes 8c les défaftres de kt<br />

guerre.<br />

Pourquoi voit-on tant de Suiffes fe réfugier dans<br />

les pays étrangers ? S'ils trouvoient chez eux des<br />

reffources , quitteroient-ils la plupart une patrie<br />

qui doit certainement leur être très-chere ?<br />

II eft vrai qu'a fécondité égale, un homme qui


DES PROVINCES-UNIES. 155<br />

a en Suiffe cinq cents arpens de terre, eft plus<br />

riche que celui qui en auroit une pareille quantité<br />

en France, en fuppofant fa fécondité égale de part<br />

8c d'autre ; mais auffi le Suiffe ne trouve pas, dans<br />

les emplois que le gouvernement donne chez lui<br />

autant de facilité pour foulager fa familie , que le<br />

Francois en trouve dans fa patrie. En Suilfe la claffe<br />

des poffeffeurs des fonds eft proportionnellemcnt<br />

plus opulente qu'en France 5 mais dans celle-ci on<br />

voit une claffe immenfe de citoyens vivant dans le<br />

fein de 1'abondance par les bienfaits du gouvernement.<br />

Pour que tout le monde fut toujours a 1'aife , il<br />

faudroit que la maffe des richeffes ne fut pas limitée<br />

•, or, comme elle 1'eft néceffairement dans<br />

tous les pays, il en réfulte néceffairement qu'il ne<br />

peut y avoir qu'un certain nombre d'habitans aifés,<br />

Sc que le plus grand nombre doit par-tout être fans<br />

biens. Du plus riche au plus pauvre , du plus heureux<br />

au plus miférable , tout va par nuances dans<br />

un état. En effet, dans un état oü les richeffes ne<br />

font pas limitées par la loi, que peut pofféder un<br />

citoyen ? Tout y va néceffairement par nuances,<br />

de l'homme le plus miférable a l'homme le plus<br />

opulent. Dans la claffe des poffeffeurs des terres<br />

il y en aura de trés-riches, il y en aura qui n'ayant<br />

que très-peu de fonds, n'en tireront que 1'exact,<br />

néceffaire ; il y en aura dont les fonds trop petits<br />

ne rendront pas affez pour qu'ils puiffent fe paffer<br />

d'exercer un métier 8c de travailler pour autrui:<br />

un grand nombre de citoyens n'en aura point du<br />

tout; 8c parmi ces gens qui n'auront a eux que


I5ö TABLEAU HJSTORIQUE<br />

leurs bras, il s'en trouvera probablement de forts*<br />

d'induftrieux , de foibles, de mal-adroits , de pareffeux<br />

, de débauchés, St conféquemment d'heureux-<br />

Sc de malheureux.<br />

Si dans eet état on ne met point d'obftacles a<br />

ia population , il arrivera bientót que les denrées<br />

qu'on retirera de la totalité des terres feront infuffifantes<br />

pour la totalité des hommes. Les denrées<br />

y feront donc rares par proportion aux confommateurs<br />

; il y aura donc néceffairement une grande<br />

partie des habitans qui feront obligés de retrancher<br />

de leur confommation ordinaire, Sc qui par conféquent<br />

feront dans Ia fouffrance. Ainfi, peu après<br />

que la population d'un état fera venue au pair avec<br />

fes moyens de fubfiftance, elle s'arrêtera d'ellemême,<br />

paree que ceux des claffes les plus pauvres<br />

ayant a peine affez de denrées pour leur confommation<br />

perlbnnelle , ne pourront point entretenir<br />

de families : s'il naiffoit d'eux des enfans, ils ne<br />

pourroient pas être élevés. Cette claffe s'étendroit<br />

continuellement, Sc de nouveaux pauvres, formés<br />

dans les claffes qui les avoifinent, viendroient s'y<br />

cteindre a mefure que les claffes plus riches augmenteroient<br />

en population. Si la terre rendoit a<br />

proportion des travaux de ceux qui la cultivent,<br />

comme certains auteurs 1'ont avancé , ce .qu'on dit<br />

ici feroit entiérement faux, mais 1'expérience de<br />

tous les licux Sc de tous les fiecles fait voir que<br />

la fécondité de la terre ne dépend pas uniquement<br />

des travaux des hommes, la Chine en eft une<br />

preuve fans repüque; elle eft cultivée auffi parfaitemerit<br />

qu'elle puiffe 1'être; toutes fes loix tendent


DES PRO VIN CES-UNIES. 157<br />

a rendre fon agriculture florilfante : 1'empereur y<br />

fait lui-même profeffion d'être laboureur, St affure<br />

que tous les travaux humains peuvent faire produire<br />

a ce royaume un centieme de ris ou d'autres<br />

grains de plus que ce qu'il en produit. Cependant<br />

la terre, malgré la fécondité naturelle.qu'elle y a,<br />

ne fuffit pas a la nourriture de fes trop nombreux<br />

habitans. II eft étonnant que de tous les auteurs ce<br />

foit Jean-Jacques Rouffeau qui ait le plus fortement<br />

combattu cette opinion. La Suiffe , prés de laquelle<br />

il eft né, eft a-peu-près dans le cas de la Chine ;<br />

malgré fes loix St fes mceurs, qui ont porté fa<br />

culture au plus haut point, les denrées qu'elle recueille<br />

ne fuffifent pas a la fubfiftance des habitans<br />

qu'elle renferme , c'eft ce dont il n'eft pas permis<br />

de douter.<br />

Tout ce qui arriveroit dans un état ifolé , qui<br />

feroit dans fa plénitude de force , arrivera de même<br />

dans tout autre état, dès que fon agriculture n'augmentera<br />

plus 8t que fon commerce ne prendra<br />

point de nouveaux accroiftemens. II eft très-néceffaire<br />

que le gouvernement veille dans tout état<br />

au commerce des denrées 9 mais dans un état ifolé<br />

qui approche de fa plénitude de force , il lui eft<br />

plus effentiel de le faire que dans tout autre. Le<br />

fort d'une quantité de citoyens étant néceffairement<br />

très-dur , il ne peut fe donner trop de foins<br />

pour ne pas le laiffer empirer. Si ce commerce eft<br />

négligé, il ne pourra pas y avoir d'années mauvaifes<br />

qui ne caufent une famine , St la famine<br />

mettant le bas peuple au défefpoir, l'état fera en<br />

danger d'eflüyer fouvent des révolutions.


1^8 TABLEAU U IS TORI QUE<br />

Tous ceux qui ont quelque connoiflance de<br />

1'hiftoire de la Chine, favent qu'il n'y a prefque<br />

point de mauvaifes années qui ne caufent des révoltes.<br />

Le défordre qu'elles entrainent, augmenté<br />

de mille manieres le mal qui les a fait naitre ; il<br />

s'y perd beaucoup de ces denrées qu'on fe difpute ,<br />

Se pour lefquelles on combat. Le pays, après la<br />

révolution , fe trouve moins peuplé qu'il ne pouvoit<br />

1'être. Ce qui refte d'habitans après les maftacres,<br />

repeuple a 1'aife pendant quelque tems ; mais ,<br />

bientót après, la population devenant trop forte<br />

de nouveau , la multitude retombe dans les pre i<br />

miers malheurs qui les avoient ci-devant détruits ,<br />

Sc l'état eft toujours périodiquement dans une continueile<br />

fermentation ; mais fi le gouvernement,<br />

par un commerce bien conduit, fe réglant fur<br />

la fécondité de 1'année moyenne , égalife les denrées<br />

dans tous les tems, il n'aura pas a craindre<br />

pour fa tranquillité. II eft afiez étrange de voir les<br />

précautions que prirent divers peuples de 1'antiquité<br />

pour arrêter la population 8c peur s'empêcher<br />

de devenir trop nombreux. II eft encore<br />

actuellement un peuple qui a foin de prévenir<br />

1'excès de fa population: ce font les habitans de<br />

1'isle Formofe. Les loix que Platon donne a ce<br />

fujet paroilfent bien extraordinaire , fur-tout quand<br />

OM confidere qu'il écrivoit dans un tems oü il étoit<br />

aifé a tous les peuples de fe décharger par des colonies,<br />

des citoyens qu'ils pouvoient avoir de trop.<br />

En France 8c dans les états aflervis au papifme,<br />

pour prévenir les excès de la population , on invite<br />

au célibat par des commodités réprouvées par une


DES PR o VIN CES- UNIES. 159<br />

faine politique ; dans les fufdits états, plus d'un tiers<br />

des richeffes foncieres lont deftinées exclufivement<br />

pour les célibataires, fans cornpter les revenus<br />

attachés a quantité d'emplois amovibles ou a vie ,<br />

8c tout le produit de 1'impót qui ne forme auffi<br />

que des richeffes viageres.<br />

La plupart des états Européens n'ont rien k<br />

craindre d'une exceffïve population , a caufe des<br />

guerres qui furviennent de tems a autre , 8c qui<br />

font dilparoitre des millions d'hommes. Sans parler<br />

de nos moeurs , on ne manque pas d'inftitutions en<br />

Europe qui tendent admirablement a diminuer la<br />

population ; il en eft qui ont par elles-mêmes les<br />

fuites les plus étendues ; il en eft une multitude de<br />

petites qui, agiffant enfemble, produifent les plus<br />

grands effets. On ne s'arrêtera point a les détailier:<br />

il eft aifé de les découvrir.<br />

Quand il s'agit de décharger l'état d'une population<br />

exceffive , on fe tromperoit dans le choix<br />

des moyens, fi pour y parvenir on vouloit gêner<br />

8c conféquemment diminuer 1'agriculture 8c le<br />

commerce. Leur diminution eft la chofe la plus<br />

dépeuplante fans doute ; mais en 1'employant, ce<br />

feroit détruire au lieu d'arrêter, on ne feroit que<br />

hater 8c groffir les effets de la mifere publique<br />

qu'on voudroit prévenir , en mettant des bornes<br />

qui fe reflërrent continuellement d'elles-mêmes, 8c<br />

qui rétréciflent au lieu de limiter. Comme, malgré<br />

toutes les précautions imaginables , on ne fauroit<br />

empêcher qu'il n'y ait des pauvres dans un état.<br />

Les pays les plus opulens, comme 1'Angleterre Sc<br />

Ia Hollande , n'en font pas exempts: le fouverain


JÓO TABLEAV U1STOR1QVE<br />

leur doit des foulagemens 8c des moyens de fubfifter<br />

3 il faut exercer l'induftrie des nécefliteux,<br />

8c empêcher , par des précautions diétées par<br />

1'humanité 8c la prudence, qu'ils ne deviennent<br />

pas criminels par néceffité.<br />

Dans tous les états bien policés on devroit inculquer<br />

a un chacun la fage maxime des Anglois ,<br />

qui foutiennent que rien n'eft fi noble que l'induftrie<br />

aftive , Sc qui ne regardent rien de plus miférable<br />

que la fainéantife. En effet, y a-t-il rien de plus<br />

pernicieux dans certains pays méridionaux de 1'Europe<br />

, (1'Efpagne 5c le Portugal) oü il femble que<br />

l'homme déroge par le travail ?<br />

II y en a qui prétendent qu'on doit favorifer le<br />

mouvement des clafles : dans ce cas on peut dire<br />

que les colleges ont été admirablement bien imaginés<br />

pour en favorifer le mouvement. C'eft par<br />

leur moyen qu'il pafte continuellement un nombre<br />

très-conlïdérable de fujets de la claffe des ouvriers<br />

aux claffes fupérieures 5 par-la ces dernieres reftent<br />

fans retóche gorgées Sc en fouffrance, Sc la<br />

claffe des ouvriers eft appauvrie; on ne peut nier<br />

que cette mutation de claftes ne foit très-dépeuplante.<br />

La totalité des richeffes reftant fixe , une<br />

familie pauvre ne peut pas devenir riche fans qu'une<br />

familie riche ne devienne pauvre ; 8c dans nos<br />

mceurs, une familie ne peut perdre fes biens fans<br />

s'éteindre.<br />

II y a des politiques qui prétendent qu'on devroit<br />

fermer les colleges aux enfans des ouvriers , mais<br />

comme cette interdiction paroitroit un peu trop<br />

dure , par la raifon que les plus beaux génies 8c<br />

ceu*


jjss PROVIN CES-U NIES. x6i<br />

oeux qui ont le plus honoré 1'humanité , font fortis<br />

de la plus baffe claffe , il faudroit feulement lui<br />

rendre 1'accès des colleges plus difficiles; les colleges<br />

n'en feroient pas moins remplis, paree que<br />

le nombre des étudians dépend de celui des gens<br />

aifés, ~8l de la quantité des emplois eccléfiaftiques<br />

ou civils qui demandent qu'on ait fait des<br />

études ; tout ce qui pourroit réfulter de la diminution<br />

du petit nombre d'étudians de la baffe<br />

clahe , c'eft que les perfonnes des autres claffes<br />

trouvant plus de facilité a placer leur familie, craindroient<br />

bien moins d'en avoir une nombreufc St<br />

peupleroient davantage. Au commencement du<br />

regne de Francois I, le royaume étoit dans une<br />

ignorance profonde , on ne pouvoit trop employer<br />

de moyens pour 1'en tirer. On appella de toutes<br />

parts des hommes favans: on invita les naturels du<br />

pays k 1'étude. L'ufage des armes a feu n'étoit pas<br />

encore perfedtionné 8t étendu : tous les gentilshommes<br />

étant obligés de s'occuper prefqu'uniquement<br />

des exercices qui avoient rapport a la guerre<br />

?<br />

ne pouvoient pas s'adonner aux fciences. On les<br />

ouvrit aux roturiers St au bas peuple , il le falloit;<br />

mais les chofes ont bien changé de face depuis,<br />

Ne devroit-on pas changer auffi de maxime , du<br />

moins apporter quelques modifications ?<br />

De cent perfonnes qui embraffent 1'etat eccléfiaftique,<br />

féculier ou régulier , il y en a prés de<br />

quatre-vingt qui fortent de la claffe des gens de<br />

main-d'ceuvre : la fous claffe des payfans en fournit<br />

la moitié; par-la la claffe des eccléfiaftiques eft<br />

toujours gorgéc. Dans 1'églife romaine on prétend<br />

Tome II,<br />

L


i6z TABLEAU nis TORI QUE<br />

qu'il y a beaucoup plus de prêtres que de bénéfices.<br />

Le gentilhomme mal aifé , ainfi que l'homme<br />

de condition médiocre, voyant Ia claffe des eccléfiaftiques<br />

gorgée , ne trouve plus dans les bénéfices<br />

une reffource pour placer 8c fbutenir fa familie ;<br />

d'oü il réfulte qu'il craint de fe marier, Sc que<br />

lorfqu'il 1'eft , il appréhende d'avoir trop d'enfans.<br />

II faut encore remarquer que de quarante payfans<br />

qui quittent les terres, ce font indubitablement les<br />

fils des plus riches cultivateurs Sc ceux en qui 1'on<br />

remarque le plus d'intelligence. De cette maniere<br />

on perd ceux des colons qui feroient le plus en état<br />

de bien cultiver les terres 8c de faire les avances<br />

des défrichemens \ ceux qui feroient le plus en état<br />

de fupporter les accidens auxquels les cultivateurs<br />

font fujets, ceux enfin qui travailleroient avec le<br />

plus d'induftrie 8c de fruit. II en eft de même des<br />

autres claffes d'ouvriers ; ce font les plus riches qui<br />

cherchent a profiter de la facilité des colleges ,<br />

pour faire changer d'état a leurs enfans, 8c ce<br />

feroit ceux-ci qu'il feroit plus utile de retenir dans<br />

leur claffe.<br />

Ce qui arrivé dans l'état eccléfiaftique , arrivé<br />

de même dans toutes les autres claffes j par - tout<br />

on voit le bas peuple difputer aux gentilshommes<br />

les poftes 8c les emplois qui leur étoient originairement<br />

deftinés, 8c les emporter fur eux fans avoir<br />

p us de mérite ; c'eft ce qui fait qu'on voit tant de<br />

nouvelles families s'élever , continuellement les anciennes<br />

tomber 8c s'éteindre. ( Sicfuit ab initio &<br />

fic erit in cBvum.) Ces reviremens font plus fréquens<br />

dans lesprovinces que dans la.capitale.


DES PROVIN CES-U N IES. 163<br />

Nous avons vu jufqu'ici par quelle gradation elles<br />

parviennent a leur plénitude de fplendeur St de<br />

force; il s'agit maintenant d'examiner de quelles<br />

manieres elles s'organifent.<br />

On vient de s'afturer , St 1'hiftoire le confirme ,<br />

que les fociétés ont été très-imparfaites dans leur<br />

origine. Ce n'a été que peu-a-peu St comme par<br />

degrés que fe font formés ce que nous appellons<br />

des fociétés civiles , des corps politiques, des<br />

états, Stc.<br />

Quelques foibles qu'aient été ces premiers commencemens,<br />

il en eft réfulté un compofé li merveilleux,<br />

qu'on peut comparer 1'organifation d'un<br />

état en quelque forte a celle du corps humain,<br />

tant a 1'égard de fa régularité que par rapport a la<br />

quantité St a la diverfité des relforts qui le font<br />

mouvoir. Ce font ces différens relforts qu'il s'agit<br />

d'examiner un peu plus en détail. Le but de fe<br />

procurer de 1'aifance St de la füreté par des fecours<br />

mutuels , exige néceffairement la réunion d'un<br />

nombre de perfonnes proportionné a ce but de<br />

confédération. Donc un état doit être compofé<br />

par une multitude de fujets 5 car la réunion de<br />

quelques hommes ne forme pas encore un corps<br />

politique; il faut que cette réunion fe faffe en un<br />

même lieu pour que les membres puiffent agir<br />

promptement St de concert, contre les perturbateurs<br />

de leur repos. D'oü il réfulte encore qu'une<br />

pareille fociété civile demande non-feulement 1'union<br />

des forces, mais aufli 1'union de leurs volontés<br />

; de maniere que la volonté du chef de cette<br />

fociété, dans les affaires qui concernent 1'utilité<br />

L z


ió4 TABLEAU SISTOIIIQUE<br />

commune , foit regardée comme la valonté pofitive<br />

de tous en général St de chacun en particulier. ( i )<br />

II fuit, de tout ce qu'on vient de dire, qu'un état<br />

régulier n'eft autre chofe que 1'afiemblage d'une<br />

multitude de citoyens qui habitent la même contrée,<br />

St qui réunilfent leurs forces 8t leurs volontés pour<br />

fe procurer tous les agrémens, toute 1'aifance St<br />

toutes les füretés poftibles.<br />

II eft impoflible qu'une fociété put fubfifter, fi<br />

chacun de fes membres pouvoit fuivre fon caprice<br />

dans la maniere de travailler a la confervation St a<br />

Ja profpérité générale ; il a donc fallu convenir d'un<br />

frein commun qui put contenirles elprits revêches,<br />

les brouillons St tout ce qui s'appelle réfractaire.<br />

"Ce frein eft ce qu'on appelle gouvernement, St on<br />

appelle loix , les regies que ce gouvernement prefcrit<br />

pour 1'utilité publique 8t particuliere des divers<br />

membres de la fociété , regies qui font cenfées<br />

renfermer la volonté de tous.<br />

Dans ce fyftême on diftingue deux fortes de<br />

perfonnes; les unes gouverneur St les autres font<br />

foumifes a 1'empire des premières : les unes St les<br />

autres ont divers devoirs a remplir pour obtenir Ia<br />

fin qu'elles doivent fe propofer.<br />

Le but de tout gouvernement eft Je bien St 1'utilité<br />

publique \ la fin d'une bonne politique eft de<br />

rendre heureux non quelques citoyens, mais tous,<br />

dit Platon. « Tous les gouvernemens ont la même<br />

» fin , qui eft le maintien des loix au-deftüs des<br />

» citoyens, St les mêmes principes de fubordi-<br />

(i) PufFendfiif, dioit de la nature & des geus.


DES PROVIN CES-U NIES. 165<br />

» nation, pour obliger les particuliers a leur obéir.<br />

» Ils ne different entr'eux que par les différentes<br />

» combinaifons, dont une même chofe eft fufcep-<br />

» tible fans changer de nature, 8c ils n'approchent<br />

» plus ou moins du degré de perfeétion que la po-<br />

« litique fe propofe , qu'a proportion qu'ils font<br />

» plus ou moins propres a affermir l'emnire des<br />

» loix fur nos paflbns. » [ Parallele des Romains<br />

St des Franc;ois, liv. I. ] En effet, le but du gouvernement<br />

eft de conferver la paix St la tranquillité<br />

dans un état, St de contribuer au bonheur de tous<br />

ceux qui le compofent. Comme on ne peut efpérer<br />

d'y parvenir que par la perfect ion, il faut que dans<br />

tout état bien policé on travaille d'un cöté a rendre<br />

les fujets vertueux St parfaits, en leur accordant<br />

tous les fecours qui peuvent contribuer a ce deffein<br />

; St de 1'autre , qu'on leur procure la füreté ,<br />

Ja tranquillité avec tous les avantages St toutes les<br />

commodités de la vie qu'ils peuvent raifonnablement<br />

demander , chacun fuivant fa condition.<br />

Pour traiter cette matiere avec ordre , il faut<br />

commencer parjes fondemens de 1'autorité St de<br />

la puiffance de ceux qui tiennent entre les mains<br />

ies rennes du gouvernement. II faut enfuite entrer<br />

dans le détail des droits attachés a 1'autorité fouveraine,<br />

qui renferment 1'ufage de cette puiffance<br />

pendant la paix , pendant la guerre , les forces ,<br />

les autres fecours nécelfaires pour faire fubfifter<br />

l'état dans 1'ordre St la tranquillité, St le défendre<br />

contre les entreprifes du dehors: il faut y traiter de<br />

la police générale , des différens ordres qui compofent<br />

l'état, de leurs fonétions St de leurs devoirs,<br />

L 3


i66 TABLEAU HISTORIQUE , &c.<br />

de 1'art militaire , des finances, de 1'adminiftratiort<br />

de la juftice , de la punition des crimes, de 1'ordre<br />

juiiciaire , dos devoirs des juges; en un mot, de<br />

10 t le detail que ces parties générales de 1'ordre<br />

public doivent renfermer: c'eft ce qu'il a plu a quelques<br />

modernes d'appeller 1'anatomie complete de<br />

I'organifation des fociétés politiques.<br />

Fin de la politique.


TABLEAU<br />

GRADÜEL<br />

Du Commerce & des PoJfeJJions cfoutremer<br />

Hollandoifes.<br />

L 4



( i6S) )<br />

T A B L E A U<br />

G R A D U E L<br />

Du Commerce & des Pofejfions doutre - mer<br />

Hollandoifes.<br />

État acluel du Commerce en Hollande.<br />

RiEN ne peut donner une plus haute idéé du<br />

commerce de la Hollande , que l'état floriffant de<br />

cette république j aufli aucune nation n'en a-t-elle<br />

fait d'aufli étendu. Ce qui a contribué le plus a<br />

la grande puiffance de cette république , c'eft la<br />

proteaion fpéciale accordée au commerce par le<br />

gouvernement, la tolérance univerfelle de toutes<br />

lesreligions , en un mot, pleine liberté de confcience<br />

5 on voit dans la perfonne des magiftrats<br />

les exemples les plus frappans de la plus ftriae économie.<br />

D'un autre cóté, les Hollandois ont toujours<br />

fu profiter de toutes les occafions qui fe font préfentées<br />

en faveur de leur commerce , 5c ce fut fan<br />

5566 que quelques provinces des Pays-Bas également<br />

touchées de leur nouvelle religion 8c de leur<br />

ancienne liberté , s'unirent pour s'affranchir du<br />

|oug des Efpagnols, II eft vrai que les fecours de la


i7° TABLEAU GRADUEZ<br />

France , de 1'Anglererre , 8c des princes proteftans<br />

d'Allemagne ne contribuerent pas peu a former<br />

cette république nailTante 8c a 1'affèrmir. Mais auffi<br />

on ne peut fe diffimuler que fans les grands fecours<br />

que lui fournit 1'établiffement d'un nouveau commerce<br />

, les troupes 8c les fubfides de fes alliés ne<br />

1'auroient pu fauver des fers qu'elle n'avoit qu'a<br />

demi rompus.<br />

L'époque de la naiflance du commerce des Hollandois<br />

peut-être fixée vers la fin du regne de Philippe<br />

II , vers 1'an 1590. II n'eft aucune contrée<br />

depms ce tems-Ia oü les Hollandois n'aient porté<br />

leur commerce , fur-tout depuis le traité conclu<br />

entre rEfpagne 8c eux , 1'an 1699. Ce qui n'a pas<br />

peu contnbué a augmenter encore leur commerce,<br />

c'eft 1'intérêtqu'eut la France 1'an 1678 a les défumr<br />

de leurs alliés. Cette circonftance détermina le<br />

roi très-chrétien a leur accorder le renouvellement<br />

de leurs anciens traités, 8c a leur permettre de les<br />

expliquer a leur gré, 8c comme ils le jugeroient a<br />

propos , ce qu'ils accepterent avec bien de la reconnoilfance<br />

, 8c en conféqusnce fe fit le traité de<br />

Nimcgue le 10 avril fan 1Ó78. La Hollande tire<br />

fa fubfiftance de tout 1'univers. Chaque jour il fort<br />

des ports de cette république , un nombre incroyable<br />

de vaifieaux qui portent 8c vont chercher dans<br />

toutes les parties du monde toute efpece de marchandifes.<br />

Le grand point de 1'extenfion du commerce<br />

de Hollande eft la füreté avec laquelle il fe<br />

fait , par les convois que l'état accorde aux vaiffcaux<br />

marchands , qui les font refpeéter des corfaires<br />

8c qui n'obligent pas les négccians a de fi


DU COMMERCE EN HOLLANDE. 171<br />

groffes alTurances: 1'on peut encore ajouter pour<br />

furcroit de fuccès dans leurs entreprifes, cette franchife<br />

St cette bonne fbi dont ils ufent avec tous<br />

leurs correfpondans dont ils font quelquefois fi mal<br />

recompenfés 8t fur-tout dans cette dernicre guerre,<br />

par des nations qui fe croient plus civilifées qu'eux<br />

St dont ils n'ont tiré aucune vengeance. Amfterdam<br />

eft,comme on le fait,de tous les ports de la république<br />

de Hollande oü fe fait le plus grand commerce<br />

; c'eft peu de chofes que celui qu'on fait des<br />

marchandifes du crü de la Hollande, fi 1'on excepte<br />

fes beurres , fes fromages, St fa vaiffelle de terre<br />

qu'on nomme communément faïence , dont il fe<br />

fait un trés grand négoce. II y a peu d'autres objets<br />

qui paffent a 1'étranger, a moins qu'on en excepte<br />

quelques beftiaux St d'affez bons chevaux. Ayant<br />

!a révocation de 1'édit de Nantes , 8t letabUffiiment<br />

d'une partie des réfugiés Francois en différentes<br />

villes des Provinces-Unies , leurs manufactnres<br />

ne confiftoient prefqu'en leurs draps St leurs toiles 3<br />

mais depuis ce tems-la il y en a peu qui n'aient<br />

porté a un degré de perfeétion fuffifant pour n'avoir<br />

pas befoin des fabriques francoifes en tems de<br />

guerre 3 mais incapables de les remplacer en tems<br />

de paix. Les principales manufactnres de lainerie<br />

font a Leyde 3 ce font les plus eftimées par la fineffe<br />

St la beauté de leurs étoffes. Les Hollandois<br />

tirent auffi du lin St du chanvre de Mofcovie , de<br />

Dantzick St de Riga, qu'ils employent dans toutes<br />

leurs fabriques ou qu'ils vendent aux étrangers en<br />

maffe 8t non en ceuvres. Les fabriques d'étoffes<br />

d'or St d'argent portées en Hollande par les réfti-


tjz TASZMAU GRADVEÏ,<br />

giés , font principalement établies a Amfterdam.<br />

Les foieries qu'on y fait font bien au-deftbus de celles<br />

de France. Cependant il s'en fait un grand débit<br />

en Allemagne , dans le nord 8c en Portugal ,<br />

paree qu'elles font a quinze ou vingt pour cent<br />

meilleur marché.Outre ces principales manufadures,<br />

les Francois proteftans réfugiés ont montré<br />

aux Hollandois , ou leur ont perfeftionné la papetene<br />

, la rubanerie , la chapellerie 8c les différentes<br />

manieres de paffer les cuirs en maroquin 8c<br />

en chamois , la fabrique des cuirs dorés 8c toutes<br />

fortcs de raffinages de fucre , de fel 8c de blanchiHage<br />

de cire : toutes chofes qui ne leur étoient<br />

pas connues ou qu'ils ne favoient que trés imparfaitement<br />

> mais grace a 1'intolérance des druides<br />

francois , la France a jugé a propos d'enrichir fes<br />

voihns de fes plus précieufes dépouilles ; fi cela<br />

s'appelle bien entendre les intéréts duciel, c'eft bien<br />

mal entendre ceux d'un étar. On ne s'appefantira<br />

point fur eet article qui a fourni matieres a tant<br />

d'ecnts qu'on ne lit plus en France , paree qu'on y<br />

eft encore difpofé k faire les mêmes fottifes , dès<br />

qu'il plaira a Ia cabale eccléfiaftique de faire entendre<br />

de nouveau fes hurlemens, 8c d'agiter les<br />

Élambeaux de Ia difcorde. Cet effaim de fautcrel-<br />

Ics noires fut, de tout tems 8c le fera probablement<br />

toujours , le fléau des nations , 8c trouvera<br />

toujours des pauvres d'efprit difpofés a fervir aveuglement<br />

fes plus chers intéréts. Intdligentipauca.<br />

Paffons a la ville de Roterdam. Celle-ci n'a prefqise<br />

point de manufaétures , mais fon commerce<br />

s étend dans prefque toutes les parties du monde,


DV COMMERCE EN HOLLANDE. 173<br />

elle en fait un fur-tout très-confidérable en France,<br />

en Anglererre 8c dans plufieurs villes d'Allemagne.<br />

Le voifinage de 1'Angleterre 8c de la Hollande a<br />

toujours facilité un commerce tres - confidérable<br />

entre ces deux nations,8c la commodité de la Meufe<br />

eft caufe que c'eft fur-tout par les marchands , 8c<br />

par les vailfeaux de Roterdam que ce commerce<br />

eft entretenu. II faut convenir qu'il ne s'exerce pas<br />

avec des conditions égales , la jaloufie des Anglois<br />

pour le négoce de leurs isles, en ayant impofé<br />

d'alfez dures aux Hollandois , 8c le befoin que<br />

ceux-ci ont des ports que les Anglois ont dans la<br />

Manche, les oblige, quoique forcément, de fe foumettre<br />

aux loix trop féveres qui leur font impofées.<br />

II y a quantité prodigieufe de vaiffeaux Hollandois<br />

frétés par la république , pour différens ports de<br />

France , d'Italie 8c de Barbarie , d'oü ayant ramaffé<br />

les marchandifes qui leur font propres, ils<br />

font leur route vers le levant , 8c les y vendent,<br />

foit pour leur compte., foit pour celui des marchands<br />

Francois 8c Italiens pour qui ils ont chargés,8c<br />

a qui ils viennent partager les retours qui appartiennent<br />

a chacun des intéreffés. Les Hollandois<br />

tirent de France des huiles, des faffans, des favons,<br />

amandes , fels, tabacs , vins, eau-de-vie , bied ,<br />

farazin 8c légumes , miel 8c cire. La France the<br />

de la Hollande a peu de chofe prés , tout ce que<br />

les vailfeaux immenfes de cette république vont<br />

«hercher dans les quatre parties du monde. ^<br />

II eft aifé de voir par le détail que 1'on vient de<br />

donner du peu de produétions naturelles de la Hollande<br />

8c de l'état de fes manufaófures, que le con>


174 TABLEAU C RA D U E L<br />

merce de cette république ne feroit pas fort coh»<br />

fïdérable , fi c'étoienc fes feules producfions naturelles<br />

qui duffent 1'entretenir ; mais a leur défaut,<br />

on peut dire que tout ce qu'il y a de contrées dans<br />

les quatre parties du monde oü il fe fait quelque<br />

négoce , eft mis par les Hollandois a contnbution<br />

pour augmenter leur commerce , 8c 1'on peut dire<br />

en quelque forte que c'eft une efpece de tribut 8c<br />

d'hommage que ces fages 8c entreprenans négocians<br />

ont mérité , pour avoir appris au refte des<br />

nations jufqu'oü 1'on pourroit poufler la gloire 8c<br />

la richefte du commerce \ d'oü il réfulre que le<br />

commerce des Hollandois eft un commerce univerfel<br />

, auquel ils ne contribuent eux - mêmes que<br />

par leur habileté 8c par leur induftrie. Les Hollandois<br />

ne reftraignent pas leur commerce dans le fein<br />

de leur république $ mais ils 1'étendent avec le plus<br />

grand fuccès dans prefque toutes les parties du<br />

monde, en Afie, en Afrique 8c en Amérique.<br />

Tableau des pqjfejjlons Hollandoifes en Afie.<br />

LES Hollandois font plus puifTans dans les Indes<br />

que toutes les autres nations de 1'Europe enfemble:<br />

ils y ont un confeil fouverain a Batavia dans 1'isle<br />

de Java 8c fix gouvernemens généraux :favoir.<br />

Le premier, a la cöte de Coromandel.<br />

Le fecond, a Amboine.<br />

Le troifieme , a Banda.<br />

• Le quatrieme , a Ternate.<br />

Le cinquieme , a Ceylan.<br />

Lefixieme, a Malacca.


DU COMMERCE EN HOLLANDE. 175<br />

Gouvernemens particuliers, tels font ceux qu'ils<br />

appellent Commanderies : favoir.<br />

Le cap de Bonne-Efpérance, en Afrique.<br />

Le Macaffar, dans 1'isle de Célèbes.<br />

Le Pahang , dans 1'isle de Sumatra.<br />

Le Timor ou Motir, une des petites Moluques.<br />

L'Andragiry , dans 1'isle de Sumatra.<br />

Le Cochin Sc plufieurs Iieux fur la cöte de Malabar,<br />

de même que fur toutes les cótes de 1'isle<br />

de Ceylan.<br />

Comptoirs des Hollandois en divers endroits dAfie.<br />

A If<br />

P ahan ><br />

X En Perfe.<br />

A Gamron ou Benderabaflï. \<br />

.<br />

0 0<br />

, ~ .. 7 Dans les états du grand<br />

B<br />

A Surate Sc a Oughn, J-<br />

M O G O L<br />

A Palinbam , |<br />

Dans 1'isle de Sumatra.<br />

A Jumbi ><br />

Z Au royaume de Siam.<br />

1<br />

A Siam Sc a Lmgor, )<br />

LES rlollandois ont encore des comptoirs au<br />

Tunquin Sc au Japon 3 mais depuis quelque tems<br />

ils n'ont plus d'accès a la Chine.<br />

Tous ces gouvernemens Sc tous ces comptoirs<br />

refibrtifient au confeil fouverainde Batavia, Sc rien<br />

ne fe fait que par fes ordres.<br />

Les Hollandois ont encore pour tributaires aux<br />

Indes plufieurs rois, Sc 1'empereur de Materan dans<br />

1'isle de Java.<br />

Les rois tributaires des Hollandois, font:<br />

De Bantam , dans 1'isle de Java.


iy6 TABLEAU C H A D U E %<br />

De Céram, "\<br />

De Macaffar , \ Aux isles Moluques.<br />

De Ternate , J<br />

Les Hollandois poffedent encore en Afie ou aux<br />

Indes orientales quantité de villes Sc de fortereffes,<br />

dont les principales font :<br />

Palicata , place forte oü les Hollandois ont un<br />

comptoir pour le commerce de Golconde , de<br />

Bifnagar Sc de Coromandel, prefqu'isle au de


DU COMMERCE EN HOLLANDS. 177<br />

Moti!- 311 ' \ ^ a c e ^ o r t e a u x ^ e s Moluques.<br />

Les forts de Najfau.<br />

De Cumbello, ~|<br />

Deffiten, 1 ^<br />

M o I u q u e s„<br />

1<br />

De Low, 5<br />

De la Victoire, J<br />

Les Hollandois poffedent encore quelques forts<br />

dans 1'isle de Bornéo , dans la nouvelle Guinée,<br />

dans la nouvelle Hollande, que 1'on met au rang<br />

des terres Antarétiques, 8c plufieurs places, ports ,<br />

isles 8c pays en Afrique Sc en Amérique.<br />

PoJfeJJions dès Hollandois en Afrique.<br />

Mourée, ou le fort de Naflau en Guinée.<br />

Axime<br />

>. I En Guinée.<br />

Cormentin, \<br />

Benguela - Nova , place forte au royaume de<br />

Congo.<br />

Le fort du cap de Bonne-Efpérance , dont on a<br />

déja fait mention, fur la cóte des Cafres.<br />

Le fort de la Patience, fur la cöte d'or en Guinée.<br />

Un comptoir k Tétuan 8c plufieurs autres places<br />

Sc comptoirs.<br />

Poffeffions des Hollandois en Amérique.<br />

LES Hollandois ne poffedent en Amérique que<br />

quelques isles avec quelques habitations dans la<br />

Caribane , fur les cötes de 1'Amérique méridionale.<br />

Des isles Hollandoifes.<br />

i°. L'ISLE Sainte-Euftache , qui n'eft pas fort<br />

'grande Sc ne rapporte pas de grands revenus aua<br />

Tome II.<br />

M


i7 8 TABLEAU CRADVEL<br />

Hollandois, eft a foixante 8c douze lieues de fa<br />

Martinique , a trois ou quatre lieues de Saint-Chrif<br />

tophe.<br />

2°. L'isle de Saba, oü 1'air eft fort chaud 8c le<br />

terroir très-fertile en fucre, tabac 8c café , elle n'a<br />

que cinq lieues de tour.<br />

3 °. Partie de l'isle de Saint-Martin, dont le refte<br />

appartient aux Francais.<br />

4°. L'isle de Curacao eft la feule isle de conféquence<br />

que les Hollandois poffedent en Amérique :<br />

1'air y eft affez fain , quoique chaud: le terroir y<br />

eft très-fertile, principalement en fucre 8c en tabac:<br />

on en tranfporte auffi des cuirs 8c des laines. Curacao<br />

, place forte , en eft la capitale, a cent quarante<br />

lieues de la Martinique.<br />

L'isle de Bon-Aire n'eft qu'a dix lieues de Curacao.<br />

L'air y eft chaud, mais fort bon, le terroir<br />

fertile, 8c les Hollandois tirent de cette isle quantité<br />

de peaux de chevres 8c du fel.<br />

L'isle d'üruba ne fournit que des chevres, des<br />

brebis 8c quelque peu de fucre.<br />

Colonies Hollandoifes dans le continent de VAmêrique.<br />

LA principale habitation des Hollandois dans Ia<br />

terre-ferme de 1'Amérique eft a Surinam fur les<br />

cótes de la Caribane, l'air y eft chaud 8c mal fain.<br />

Elle eft cependant affez peuplée 8c d'un affez bon<br />

commerce , principalement en tabac 8c en fucre»<br />

Sunnam eft a foixante-trois lieues de Cayenne.


DU COMMERCE EN HOILANDE. 179<br />

'Coup - d'ceil philofophique & politique fur les<br />

établijfemens Hollandois, tant en Afie qiüen<br />

Afrique CV en Amérique.<br />

CE fut d'après la relation d'un nommé Houtman<br />

, 8c les lumieres qu'on devoit a fon voyage ,<br />

que les négocians d'Amfterdam concurent le projet<br />

d'un établilfement k Java. Ce Houtman avoit<br />

été arrêté a Lisbonne pour dettes ; il avoit fait favoir<br />

aux négocians d'Amfterdam, que s'ils vouloient<br />

lui faciliter les moyens de fortir de prifon , qu'il<br />

leur communiqueroit un grand nombre de découvertes<br />

qu'il avoit faites , dont ils tireroient grand<br />

parti. Ses propolitions furent acceptées , on paya<br />

fes dettes; fes libérateurs qui avoient formé une<br />

alfociation , lui confierent quatre vailfeaux pour les<br />

eonduire aux Indes par le Cap de Bonne - Efpérance.<br />

Ce Houtman étoit un homme de tête , 8c<br />

d'un génie hardi, il reconnut dans fa navigation<br />

les cötes d'Afrique 8c du Bréfil, s'arrêta a Madagafcar<br />

, Sc fe rendit aux isles de la Sonde. Quelle<br />

ne fut pas fa joie mêlée de furprife, quand il vit<br />

les campagnes couvertes de poivre: il en acheta<br />

de même que d'autres épiceries qui font encore<br />

plus précieufes. 11 fut trouver le moyen de faire<br />

alliance avec le fouverain de Java , mais ce ne<br />

fut pas fans éprouver des contradidtions ; car les<br />

Portugais quoique haïs k Java, 8c qu'ils n'y euffent<br />

aucun établilfement , ils lui fufciterent cependant<br />

des ennemis 3 mais de tous les combats qu'il eut a<br />

cffuyer, il eut le bonheur d'en fortir toujours victorieux.<br />

Fier de fes fuccès , il repart avec fa flotte<br />

M 1


180 TABLEAU GRADUEL<br />

peur Ia Hollande : fa navigation fut heureufe , St<br />

il arriva dans fa patrie avec un peu de richeffe 8c<br />

de grandes efpérances. II avoh ramené avec lui<br />

des Negres, des Chinois, des Malabares, enfin<br />

Abdul , pilote de Gufbrate , plein de talens , 8c<br />

qui connoilfoit parfaitement les différentes cötes<br />

de J'Inde. La relation 8c les'inftructions de Houtman<br />

déterminerent les négocians d'Amfterdam a<br />

faire un établilfement a Java , pour s'y procurer le<br />

poivre, 8c d'oü ils fe flattoient pouvoir facilement<br />

fe rendre dans les isles , oü croiffent des épiceries<br />

plus précieufes que celles de Java ; 8c de plus, leur<br />

delfein étoit de fe faciliter 1'entrée de la Chine 8c<br />

du Japon, en s'éloignant du centre de la puiffance<br />

qu'ils avoient le plus a redouter dans 1'Inde. Ce fut<br />

1'amiral Van-Neck, qui fut chargé avec huit vaiffeaux<br />

de cette expédition importante. II arriva fort<br />

htureufement dans l'isle de Java , mais il y trouva<br />

les habitans indifpofés contre fa nation. II y fut<br />

obligé d'en venir aux mains •, mais bientót aux<br />

combats fuccéderent des négociations qui applanirent<br />

toute difïiculté. Les Hollandois durent leurs<br />

fuccès au pilote Abdul, aux Chinois, 8c plus encore<br />

a la haine qu'on avoit contre les Portugais.<br />

Les Hollandois eurent donc la liberté de faire Ie<br />

commerce, 8c ils eurent bientót expédié quatre<br />

vaiffeaux chargés d'épiceries 8c de quelques toiles.<br />

Van - Neck établit des comptoirs dans plufieurs de<br />

ces isles, il fit des traités avec quelques fouverains,<br />

remit a la voile , vogue a travers les mers, 8c revient<br />

en Europe comblé de gloire 8c chargé de richeffes.<br />

Son retour caufa d'autant plus de joie aux Hoi-


vu COMMERCE EN HOLLANDE. 181<br />

landois, que 1'an 1592 j les Zélandois avoient tenté<br />

inudlement de s'ouvrir une route aux Indes onentales.<br />

On regarde comme les auteurs de cette<br />

entreprife des Zélandois , Jacques Valk , Chriftophe<br />

Roeltius, 1'un tréforier, 1'autre penfionnaire<br />

des états de Zélande Sc divers marchands. Mars<br />

pour éviter d'un cöté la rencontre des Efpagnojs<br />

qui fe navigent ordinairement prés de la ligne , ris<br />

réfolurent de chercher un paffage vers le nord , afin<br />

de cotoyer la Tartarie , le Cutay , Sc de - la défendre<br />

dans la Chine Sc dans les Indes. L'execution<br />

de ce delfein fut confiée a deux grands<br />

hommes de mer, Guillaume Barenls, Sc Jacques<br />

Heemskerk Sc a quelques autres. Mais comme cette<br />

expédition n'eut pas le fuccès dont on s'étoit flatté,<br />

>voi!a pourquoi il fe forma a Amfterdam, 1'an 1595»<br />

une compagnie de marchands , fous le nom de<br />

Compagnie des pays lointains , dont les directeurs<br />

envoyerent aux Indes quatre vailfeaux , qui furent<br />

de retour en Hollande, deux ans Sc quatre fflols<br />

après leur départ. Ce premier fuccès avoit excité<br />

une nouvelle émulation; d'autres marchands fe<br />

joignirenta cette compagnie des pays lointains.<br />

On équippa une Hotte de huit vailfeaux qui partirent<br />

du Texel 1'an 1598 , fous le commandement<br />

de 1'amiral Jacques Van - Neck , comme on vient<br />

de le voir. II fe forma en même tems en Zélande<br />

une compagnie , qui équippa quelques vailfeaux<br />

& les fit partir pour les indes. A Roterdam , on<br />

mit en mer cinq vaïlTeaux fous la conduite de 1'amiral<br />

Jacqi.es Mahu - pour aller aux Moluques<br />

par le detroit de Magellan Sc par la mer du fud.<br />

M 3


i8z TABLEAV QRADVEZ<br />

La compagnie d'Amfterdam, fans attendre fe<br />

retour des huit vahfeaux qu'elle avoit envoyés aux<br />

Indes , en équippa trois autres, qui firentvoile le<br />

4 mai 1599 , fous le commandement de 1'amiral<br />

Etienne Vander - Hagen. D'autres marchands de<br />

la même ville , la plupart Brabants, ayant formé<br />

une nouvelle compagnie , équipperent quatre vaiffeaux<br />

qui partirent au mois de décembre 1599 ,<br />

avec quatre autres qui appartenoient a 1'ancienne<br />

compagnie. Ces huit batimens revinrent deux ans<br />

après fort riehement chargés; mais avant leur retour<br />

, cette nouvelle compagnie en équippa encore<br />

deux , & 1'ancienne y en ajouta fix , qui tous enfemble<br />

mirent a la voile 1'an 1600 , fous le commandement<br />

de Jacques Van-Neck. Mais bientót<br />

ces afibciations trop multipliées fe nuilïrent les<br />

unes aux autres, par le prix exceffif oü la fureur<br />

d'acheter fit monter les marchandifes dans 1'Inde<br />

& par 1'aviliflement oü la néceffité les fit tomber<br />

en Europe, ce qui provenoit de ce que fouvent ces<br />

compagnies chargeoient toutes en même tems des<br />

vailfeaux pour un même port , il n'en pouvoit réfulter<br />

qu'un trés - grand préjudice pour les entrepreneurs.<br />

Pour remédier a ces inconvéniens, les<br />

etats de Hollande inviterant ces compagnies a fe<br />

réunir toutes enfemble pour n'en faire qu'un feul<br />

corps. Tous les intéreftes acquiefcerent a cette propofition,<br />

& c'eft ce qui donna lieu a 1'établilfement<br />

de la compagnie générale des Indes orientales. Le<br />

traité qui fe fit alors fut confirmé par Jodroi des<br />

Etats - Généraux pour yingt - un ans, a compter<br />

du jour de la date qui étoitleic demarsieuo.Cette


vu COMMERCE EN HOLLANDE. 183<br />

compagnie ainfi autorifée par l'état , fit alors<br />

défendre a tous les négocians particuliers des Provinces<br />

- Unies de négocier dans les Indes orientales^<br />

depuis le Cap de Bonne-Efpérance jufqu'a 1'extrémité<br />

de la Chine. Voila un nouvel état dans l'état<br />

même qui ne tarda pas a 1'enricbir Sc a augmenter<br />

fa force au dehors , mais qui pouvoit auffi relacher<br />

le reflbrt politique de la démocratie qui eft 1'amour<br />

de 1'égalité , de la frugalité des loix 8c des citoyens.<br />

Cette nouvelle compagnie des Indes fit un fonds<br />

de fix millions , quatre cents quarante mille deux<br />

cents florins , Iequel fut employé k 1'équippement<br />

de deux flottes , 1'une de quatorze vailfeaux , qui<br />

partit de Hollande au mois de février 1'an 1603 ,<br />

Sc 1'autre le 13 , qui partit au mois de décembre<br />

de la même année. Les villes de la province de<br />

Hollande 8c la province de Zélande participent a<br />

ce fonds de la maniere fuivante.<br />

Amfterdam , pour \ 3680,430 florins.<br />

La Zélande, pour \ ^75^53<br />

Delft, pour è U4,S^<br />

Roterdam , pour h, ^AiS 67 -<br />

Hoorn , pour ^ 168,430<br />

Enchuyfen, pour YE 568,563<br />

L'entier capital eft de 6440,400 florins.<br />

Quoiqu'on dife ici que la moitié a laquelle Amft.<br />

participe dans le fonds capital de 6440,200 flonns,<br />

fe monte 33686,430 florins, cependant cette<br />

moitié ne fe monte qu'a 3220,100 florins, Sc les<br />

autres pordons mantent aufli plus ou moms. Mais<br />

M4


184 T ABZEAV GRADVEL<br />

la compagnie fait toujours fes comptes 8c répartïtions<br />

fur iepied de ces fommes; ce qu'il eft bon de<br />

remarquer, afin qu'on ne fe rrompe pas en voulant<br />

prendre la |, Ie 2 , ou le _L des 6440,200, florins.<br />

Au retour de deux flottes, la compagnie fit des<br />

profits confidérables, 8c elle fe trouva bientót en<br />

état de faire la guerre aux plus puilfans monarques<br />

de l onent , 8c d'enlever aux Portugais une bonne<br />

partie des poftes qu'ils occupoient.<br />

Cette compagnie fans exemple dans 1'antiquité,<br />

modele de toutes celles qui 1'ontfuivie, commenca<br />

avec les plus grands avantages: on lui accorda le<br />

droit de faire la paix ou la guerre avec les princes<br />

de 1'onent, de batir des fortereftes, de choifir les<br />

gouverneurs , d'entretenir des garnifons 8c de nommer<br />

des officiers de police 8c de juftice. Si en Hof<br />

lande, cette compagnie connue fous le nom de<br />

Compagnie des grandes Indes , eft dépendante des<br />

Etats - Généraux , aux Indes , elle eft fouveraine<br />

fur les Etats - Généraux : elle y agit pour la paix<br />

8c pour la guerre, comme le général 8c fon confeil<br />

le trouvent a propos ; elle entretient dans les<br />

Indes beaucoup de troupes réglées. Le général qui<br />

fait fa réfidence a Batavia, n'eft que pour trois<br />

ans ; mais il eft quelquefois continué pour toute fa<br />

vie. Batavia eft la capirale de 1'empire des Hollandois<br />

dans les Indes. Cette ville fi fameufe par fa<br />

puiffance 8c par fon commerce , èft dans l'isle de<br />

Java; elle eft grande , bien batie 8c bien fortifiée.<br />

La compagnie eft gouvernée par une aflémblée ,<br />

que fon nomme des dix-fept , comme s'ils repréfentoie.it<br />

les dix-fept provinces des Pays-Bas. C'eft


DV 60MMER.eE EN HOLLANDS. 185<br />

dans cette affemblée qu'on délibere a la pharalité<br />

des voix , fur 1'équippement des vailfeaux, fur les<br />

répartitions , & généralement fur toutes les affaires<br />

de conféquence qui concernent la compagnie.<br />

Les principale? marchandifes que les Hollandois<br />

retirent des Indes orientales, font le poivre , le<br />

falpêtre , la canelle , la mufcade , le gérofle , les<br />

toiles de coton , la foie de Perfe, de Bengale 8t<br />

de la Chine , les armoifins , le cuivre du Japon ,<br />

fétain , plufieurs fortes de drogues, le mufc, 1'ambre<br />

, les perles , les diamans : il y a des fruits qui<br />

ne fe cueillent que dans les isles Moluques , SC<br />

dont le négoce appartient en propre aux Hollandois.<br />

Ces fruits font le gérofle, la mufcade, la<br />

fleur de mufcade ou le macis. La compagnie en<br />

débite beaucoup plus aux Indes qu'en Europe.<br />

La compagnie des Indes orientales Hollandoifes<br />

confiderée dans fes progrès.<br />

LA compagnie ne fut pas plutöt établie qu'elle<br />

fit partir pour les Indes quatorze vaiffeaux 8c quelques<br />

yachts fous les ordres de 1'amiral Warvick,<br />

que les Hollandois regardent comme le fondateur<br />

de leur commerce & de leurs puiffantes colonies<br />

dans 1'orient. En peu de tems il batit un comptoir<br />

fortifié dans l'isle de Java , il en batit un autre dans<br />

les états du roi [de Johor, il fe hata de faire des<br />

alliances avec plufieurs princes dans le Bengale. II<br />

envint aux mains fouvent avec les Portugais, & il<br />

fortit prefque toujours viétorieux de tous les combats<br />

qui lui furent livrés. II employa les moyens<br />

les plus efficaces pour détruire les préventions qu'on


i8c> TABLEAU GRADUEL<br />

avoit contre fa nation , dans les pays oü les Hollandois<br />

n'étoient que commercant , Sc oü on les<br />

avoit repréfentés comme un amas de brigands ennemis<br />

de tous les rois Sc infectés de tous les vices.<br />

La conduite des Hollandois Sc des Portugais apprit<br />

bientót aux peuples d'Alie a laquelle des deux nations<br />

ils devoient accorder la préférence. Trompés<br />

par les apparences de la droiture Sc de la franchife,<br />

bientót éclata une guerre fanglante entre les Portugais<br />

Sc les Hollandois; cependant la balance fut<br />

long-tems égale Sc les événemens affez variés : en<br />

voici la raifon. Les Portugais a leur arrivée aux<br />

Indes n'avoient eu a combattre que de foibles navires<br />

afTez mal conftruits , auffi mal armés que mal<br />

défendus. Sur le continent ils n'eurent pas beaucoup<br />

de peine a vaincre des hommes efféminés ,<br />

des defpotes voluptueux Sc des efclaves tremblans.<br />

II n'en étoit pas ainfi des Hollandois qui venoient<br />

arracher aux Portugais le fceptre de I'Alie , il falloit<br />

enlever a l'aboïdage des vaiffeaux femblables<br />

aux leurs , emporter d'affaut des fortereffes réguliérement<br />

conftruite , vaincre Sc fubjuguer des<br />

Luropéens enorgueillis par un fiecle de viaoires<br />

par la fondation d'un empire immenfe.<br />

On pouvoit dire a 1'avantage des Portugais, qu'ils<br />

avoient pour eux une parfaite connoilfance des<br />

mers , 1'habitude du climat, 8c les fecours de plufieurs<br />

nations qui les détefloient a la vérité , mais<br />

que la crainte forijoit a combattre pour leurs tyrans<br />

3 d'un autre cóté les Hollandois étoient aiguülonnés<br />

par le fentiment prefiant de leurs befoïns ,<br />

animés par 1'efpoir flatteur de donner une bafe fta-


SU &OMMERCE EN HOLLANDE* 1%7<br />

ble & immuable a une indépendance qu'on leur<br />

dilputoit encore. Encouragés par 1'ambition de<br />

fonder un grand commerce fur les ruines de celui<br />

de leurs anciens tyrans , nourrilfant une haine que<br />

la diverfité de religion rendoit implacable, tels<br />

étoient les ennemis que les Portugais avoient a<br />

combattre. Ajoutés k cela que les Hollandois fe<br />

comportoient avec beaucoup de précaution. Ils<br />

s'appliquerent k fe concilier les peuples par les charmes<br />

de la douceur & par 1'attrait irréfiftible dé la<br />

bonne foi. Auffi ces peuples ne tarderent pas a fe<br />

déclarer contre leurs anciens opprelfeurs.<br />

Dans ces entrefaites les Portugais abandonnés<br />

a leurs propres forces, attendoient inutilement des<br />

flottes marchandes que 1'Efpagne négligeoit de leur<br />

envoyer , tandis qu'elle auroit dü les foutenir par<br />

1'efcadre qui avoit été entretenue jufqu'alors dans<br />

1'Inde Sc qu'elle auroit dü fe hater de réparer les<br />

places fortes des Portugais 8c d'en renouveller les<br />

garnifons , au contraire, les Hollandois failbient<br />

palfer continueüement en Afie de nouveaux colons,<br />

des vailfeaux & des troupes fraichës. A quoi attribuer<br />

la négligence affedtée de 1'Efpagne k 1'égard<br />

des Portugais ? au defir fecret d'abbaifer fes nouveaux<br />

fujets , qui ne lui paroiflbient pas affez foumis,<br />

& d'affurer la perpétuité de fon empire fur la<br />

multiplicité de leurs défaites: voila pourquoi, dans<br />

la crainte que le Portugal ne trouvat des reffources<br />

inattendues , 1'Efpagnc lui enlevoit fes habitans<br />

qu'elle envoyoit en Italië , en Flandres , 8c dans<br />

les autres contrées de 1'Europe oü elle faifoit ia<br />

guerre. II eft aifé de prévoir les événemens.


!<br />

i88 TABZEAV GRADVEL<br />

Hétons-nous d'arriver a cette époque ménagée<br />

par la providence, pour faire expier aux Portugais<br />

leurs perfidies , leurs brigandages 8c leurs atrocités.<br />

Ce fut alors que fe vérifia la prophétie d'un roi de<br />

Perfe ; car les rois prophétifent quelquefois. Ce<br />

prince ayant demandé a un ambalfadeur , arrivé de<br />

Goa, combien de gouverneurs fon maitre avoit<br />

fait décapiter depuis qu'il avoit introduit fa domination<br />

dans les Indes : aucun , répondit 1'ambafladeur,<br />

tant pis , répliqua lemonarque ,fa puiffance<br />

, dans un pays oii ilfe commet tant datrocités<br />

& de barbaries , ne fera pas de longue durée. Si<br />

dans le cours de cette guerre que fe firent les Portugais<br />

8c les Hollandois, on ne remarqua pas cette<br />

témérité brillante , cette intrépidité qui fignalerent<br />

les entreprifes des Portugais, ils firent voir une<br />

fuite 8c une perfévérance immuables dans leurs deffeins.<br />

S'ils furent fouvent battus , jamais on ne les<br />

vit découragés : ils ne fe lalfoient point de faire<br />

de nouvelles tentations avec de nouvelles forces,<br />

& des mefures dirigées par la plus haute fagelfe.<br />

Jamais on ne les vit s'expofer a une défaite entiere.<br />

Quand il leur arrivoit d'avoir plufieurs vailfeaux maltraités<br />

, ils fe retiroient a tems, 8c comme le commerce<br />

fixoit toute leur attention , la hotte vaincue<br />

alloit fe réparer chez quelques princes de 1'Inde ,<br />

y achetoit des marchandifes 8c retournoit en Hollande.<br />

De cette maniere la compagnie fe procuroit<br />

de nouveaux fonds qu'on employoit aufli-tót a<br />

de nouvelles entreprifes. Si les Hollandois n'exécutoient<br />

pas toujours de grandes chofes , du moins<br />

ne pouvoit-on pas leur rcprocher d'en faire d'inu-


vv COMMERCE EN HOZIANSE. 189<br />

bles. Ils ne faifoient pas parade de cette fierté 8c<br />

de cette vaine gloire qu'affectoient les Portugais<br />

qui avoient guerroié plus long-tems qu'eux , SC<br />

peut-être plus facrifié a la renommee 8c a 1'illultration,<br />

qu'a 1'agrandiifement fixes dans leur premier<br />

deffein, ni motifs de vengeance, ni projets de con*<br />

quête ne purent les en faire défifter. Avec du courage,<br />

de la prudence Sc de la patience, on vient a<br />

bout de tout. Les Hollandois nous en fourniffent<br />

ici la preuve la plus complete. Lontinuons de les<br />

obferver dans leurs progrès 3 mais ne languiflbns<br />

pas dans les détails, tachons d'être rapides. L'an<br />

1607 les Hollandois tachent de s'ouvrir les ports du<br />

vafte empire de la Chine. A cette époque 1'accès<br />

étoit très-difficile aux étrangers. On leurrefufal'entrée<br />

de la Chine , que 1'or des Portugais 8c les intrigues<br />

de leurs mifiionnaires leur fit fermer \ caril<br />

faut que par tout les prêtres foient les apötres du<br />

diable, leur digne fuppöt. Les Hollandois auroient<br />

pu arracher aux Chinois par la force ce qui avoit<br />

été refufé a leurs prieres 3 mais les Hollandois furent<br />

de tout tems de prudent phlegmatiques : ils fe<br />

Contenterent d'intercepter les vailfeaux Chinois j<br />

mais ce petit brigandage neut pas pour eux tout<br />

le fuccès qu'ils en attendoient. Menacés d'être affaillis<br />

Sc craignant de devenir a leur tour la proie<br />

d'une flotte Portugaife fortie de Macao , ils eurent<br />

la prudance de s'éloigner. Qui feroit afiez infenfé<br />

de hafarder un combat a forces inégales , dans<br />

1'impoffibilité de fe radouber dans des mers oü 1'on.<br />

manquoit d'afyle , dans la crainte de commettre<br />

1'honneur de la natiën Hollandoife óaterefiee a f*


190 TAS LE AV GR ADV EL<br />

ménager un grand empire dont 1'accès étoit fi ardemmentambitionné,<br />

il étoit donc de la prudence<br />

d'éviter Ie combat , c'eft ce qu'on fit pour le moment<br />

, mais ce ne fut pas pour long-tems.<br />

Peu d'années après les Hollandois affiégerent<br />

une place dont ils avoient appris a connoïtre 1'irhportance.<br />

Malheureufement pour eux ils échouerent<br />

dans leur entreprife ; mais ils ne fe rebuterent<br />

pas; la patience des Hollandois eft è toute épreuve.<br />

^ Ils firent fervir les armemens qu'ils avoient dirigé<br />

contre Macao , & former une colonie dans les<br />

isles des Pêcheurs, retraite fcabreufe oü 1'on manque<br />

d'eau dans des tems de fécherelfe Sc de vivres<br />

en tout tems. Ces facheux inconvéniens n'étoient<br />

pas rnême rachetés par des avantages folides , paree<br />

que dans ie continent voifin , on mettoit les plus<br />

grands obftacles a toute efpece de communication<br />

avec ces étrangers, dont le voifinage paroifibit fi<br />

dangereux. Les Hollandois ayant été invités, l'an<br />

iói 4<br />

, a s'aller fixer a Formofe avec 1'affurance<br />

que les marchands Chinois auroient une liberté<br />

entiere d'aller traiter avec eux , fe déterminerent<br />

a abandonner un établilfement dontils défefpéroient<br />

de tirer aucun parti avantageux.<br />

Oh ejl Jituée l isk Formofe , & quelle efi fon<br />

enceinte.<br />

ELLE eft fituée vis-a-vis de Ia province de<br />

Fokhein, è trente lieues de la cöte ; elle peut avoir<br />

Cent trente ou quarante lieues de circuit, du moins<br />

cette fuppofition n'a pas été jufqu'ici démentie. On<br />

foupconne que les habitans de cette isle , a en ju-


DV COMMERCE EN HOLLANDE. 191<br />

ger par leurs mceurs Sc par leur figure , font defcendus<br />

des Tartares de la partie la plus feptentrionale<br />

de 1'Afie. Dans cette hypothefe, il faudroit<br />

qu'ils fe fulfent frayé une route par la corée 3 on ne<br />

rifque jamais de faire de pareilles hypothefes en<br />

pareil cas. Quoiqu'il en foit , les habitans de cette<br />

isle vivoient alors , du moins le plus grand nombre,<br />

de pêche ou de chaife , Sc alloient prefque tous<br />

nuds. 11 paroit hngulier qu'une isle qui n'eft qu'a<br />

trente lieues de 1'empire de la Chine, ne lui ait pas<br />

été alfujetti. Seroit-ce paree que eet empire n'a<br />

pas comme 1'Europe , la paflion des conquêtes,<br />

ou que par une politique aufli barbare que mal entendue<br />

, on préfere dans eet empire d'y laifler<br />

périr une partie de fa population , plutót que d'envoyer<br />

la furabondance de fes fujets dans des terres<br />

voifines. C'eft une énigme politique qu'on ne s'obftinera<br />

pas a deviner j mais ne perdons pas de vue ,<br />

nos Hollandois. Après de müres réflexions, ils jugerent<br />

que le lieu le plus favorable a un établilfement<br />

, étoit une petite isle voiline de la grande qui<br />

leur offroit trois avantages confidérables , de la<br />

facilité a fe défendre au cas que la haine ou la jaloufie<br />

euffent cherché a les débufquer , un port<br />

fermé par les deux isles Sc enfin la facilité d'avoir<br />

dans toutes les moncons une communication füre<br />

avec la Chine , ce qui auroit été impoflible dans<br />

quelque pofition qu'on eüt voulu les attaquer.En peu<br />

de tems la nouvelle colonie fe fortifie comme a la<br />

fourdine , Sc tout-a-coup elle s'éleve a une profpérité<br />

qui étonna toute 1'Afie. A qui fut dü ce bonheur<br />

inefpéré'A la conquête de la Chine par les Tartares,


i02 TABLEAU GRADUEÈ<br />

C'eft ainfi que lesvallons fe fontengraiffés de la fub£<br />

tance des montagnes ravagées par la rapidité ruineufe<br />

des torrens débordés. Cent mille Chinois<br />

pour échapper aux fers forgés par leur vainqueur ,<br />

fe réfugierent a Formofe , 'ou ils porterent avec<br />

eux f aétivité qui leur eft particuliere , la culture<br />

du riz 8c du fucre , 8c y attirerent des vailfeaux<br />

fans nombre de leur nation ; d'oü il réfulta que<br />

bientót l'isle devint lecentre de toutes les liaifons,<br />

que Java , Siam , les Philippines, le Japon 8c d'autres<br />

contrées voulurent former. En peu d'années,<br />

cette isle devint le plus grand marché de 1'Inde.<br />

Les Hollandois fe flattoient de plus grands fuccès<br />

encore, lorfque Ia fortune trompa leurs efpérances,<br />

8c voici de quelles manieres. Du fein de 1'obfcurité<br />

8c do la piraterie , un Chinois nommé Equam s'étoit<br />

éievé par fes talens a la dignité de grand amiral.<br />

II foutint long tems les intéréts de fa patrie contre<br />

les Tartares j mais voyant que fon maitre avoit<br />

fuccombé , il fe facilita les moyens de faire fa paix.<br />

On 1'avoit attiré a Pekin oü il fut auffi , Sc s'y vit<br />

condamné par 1'ufurpateur a une prifon perpétuelle ,<br />

dans laquelle on foupconne qu'il fut empoifonné.<br />

Sa flotte fervit d'afylë a fon fils Coxinga, qui jura<br />

une haine éternelle aux oppreffeurs de fa familie<br />

Sc de fa patrie. S'imaginanr qu'il pourroit exercer<br />

contr'eux des vengeances terribles , s'il réufiffoit a<br />

s'emparer de Formofe , il 1'attaqua avec vigueur 8c<br />

fit prifonnierle miniftre Hambroeck. A la defcente<br />

dans l'isle, celui-ci avoit été choifi pour aller au<br />

fort de Zélande déterminer fes compatriotes a capituler<br />

, il arriva un prodige qu'on n'avoit encore<br />

YU


DU COMMERCE EN HOLLANDE 193<br />

vu qu'une fois fur la terre, & qu'on ne reverra peutêtre<br />

jamais. Ce fier républicain fe fbuvenant de<br />

Régulus, exhorte fes compatriotes a tenir ferme ,<br />

Sc tache de leur perfuader qu'avec beaucoup de<br />

fermeté , ils forceront 1'ennemi a fe retirer. La garnifon<br />

ne doutant pas que ce citoyen généreux ne<br />

payüt fa magnanimité de fa tête , fit les plus grands<br />

effortspour le retenir au camp. II fe refufaa toutes<br />

les inftances qu'on put lui faire 8c qui furent tendrement<br />

appuyées par deux de fes filles qui fe trouvoient<br />

alors dans la place. On fent qu'elle violence<br />

il fe fit j mais fon héroïfme 1'emporta fur la tendrelfe.<br />

cc J'ai promis, dit-il , d'aller reprendre mes<br />

» fers : il faut dégager ma parole. Jamais on ne<br />

» reprochera a ma mémoire , que pour mettre<br />

» mes jours a couvert, j'ai appéfanti le joug Sc<br />

» peut-être caufé la mort des compagnons de mon<br />

» infortune.» Trait a jamais mémorable ! A peine<br />

ce nouveau Régulus eut-il prononcé ces paroles<br />

héroïques , qu'il reprit tranquillement la route du<br />

camp Chinois Sc le fiege commencia. Le gouverneur<br />

Coyet fit les plus grandes réfiftances , quoique<br />

les ouvrages de la place fuffent en très-mauvais<br />

état , que les munitions de guerre Sc de bouche ne<br />

fuffent rien moins qu'abondantes , Sc que pour<br />

comble de malheur , les fecours envoyés pour atraquer<br />

1'ennemi , fe fuffent honteufement retirés.<br />

. Le gouverneur fe vit forcé au commencement de<br />

l'an 1662 de capituler. II fe rendit a Batavia oü<br />

fes fupérieurs , par une de ces iniquités d'état communes<br />

a tous les gouvernemens, le flétrirent pour<br />

ae pas laiffer foupconner que la perte d'un etablif-<br />

Tome Xf * N


194 TABLEAU GRADVEL<br />

fement fi important fflt 1'ouyrage de leur ineptie our<br />

de leur négligence. On fit enfuite des tentatives<br />

inutiles pour recouvrer la place quön avoit été obligé<br />

d'abandonner : Sc 1'on fut réduit dans la fuite ,<br />

a faire le commerce de Canton aux mêmes conditions<br />

, avec la même gêne , Sc la même dépendance<br />

que les autres nations.<br />

Pourquoi depuis l'an 1ÓS3 , aucun peuple de<br />

1'Europe , n'a-t-il entrepris d'arracher l'isle de<br />

Formofe aux Chinois pour s'y établir, du moins<br />

aux mêmes conditions que les Portugais a Macao ?<br />

C'eft peut-être paree que Formofe n'étoit un pofte<br />

important que lorfque les Japonois pouvoient y<br />

naviguer 8c que fes produétions étoient recues fans<br />

reftridtion au Japon. Voici un contrafte plus frapans.<br />

L'empire du Japon paroiilbit fermé pour<br />

toujours aux Hollandois. Après les tentatives inutiles<br />

qu'ils avoient faites , ils défefpéroient d'y entrer<br />

, lorfque par un fingulier hazard un de leurs<br />

capitaines jeté par la tempête fur les cótes japonoifes<br />

l'an 1609 , les avertit que les peuples étoient<br />

tout a-fait difpofés en leur faveur.<br />

Commerce des Hollandois avec le Japon.<br />

LE gouvernement du Japon avoit éprouvé une<br />

révolution frappante. Un tyran nommé Taycofama y<br />

de foldat devenu général, Sc de général Empereur,<br />

avoit üfurpé tous les pouvoirs, anéanti tous les<br />

droits , & rendu féroce un peuple magnanime. Le<br />

defpotifme étoit établi par les loix , le comble de<br />

la tyrannie. La nouvelle législation n'étoit qu'un<br />

code criminel 5 1'on ne voyoit que des échafauds ,


DU COMMERCE ÉN HOLLANDE. 195<br />

des fupplices, des coupables Sc des boureaux. Le<br />

Japonois a la vue des chaines qu'on lui apprêtoit,<br />

avoit pris les armes, Sc le fang couloit dans tout<br />

1'empire. Le Japon ne fut pendant un fiecle qu'un<br />

cachot rempli de criminels, Sc un théatre de fupplices.<br />

Le tróne élevé fur les débris de 1'autel étoit<br />

environné de gibets, Sc les Japonois étoient devenus<br />

atroces comme leur tyran. Taycofama leva un<br />

fceptre de fer Sc frappa fur les chrétiens comimennemies<br />

de l'état. II drelfa des büchers 8c des<br />

millions de viétimes s'y précipiterent. Pendant quarante<br />

ans les échafauds furent 'teints du fang innocent<br />

des martyrs. Les empereurs du Japon enchérirent<br />

fur ceux de Rome dans 1'art de perfécuter<br />

les Nazaréens. Prés de quarante mille chrétiens ,<br />

dans le royaume ou la province Darima , s'armerent<br />

an nom Sc pour le nom de Chrifl : ils fe<br />

défendirent avec tant d'acharnement 8c de fureur,<br />

qu'il n'en furvécut pas un feul au carnage excité<br />

par la fédition. Pendant toute cette crife , la navigation,<br />

le commerce, les comptoirs des Portugais<br />

s'étoient foutenus , mais leur ambkion 8c leurs<br />

intrigues les avoit rendus fufpedts au gouvernement,<br />

8c leur avarice 8c leur orgueil les avoit renduodieux<br />

au peuple. Mais comme on avoit pris 1'habitude<br />

de leurs marchandifes, ils furent encore fupportés<br />

quelque tems , jufqu'a ce qu'enfin ils furent exclus<br />

du Japon a la fin de l'an 1638. II y avoit alors<br />

des négocians en état de les remplacer. Les Hollandois<br />

qui étoient en concurrence avec les Portugais<br />

, ne furent point heureufement pour eux<br />

enveloppés dans cette dilgrace. Ils avoient prêté<br />

N 2,


icj6 TABLEAV GR ADV EZ<br />

leur artillerie contre les chrétiens! ijs paroiuoiefiS<br />

réfervés , fouples 8c modeftes. Uniquement occupés<br />

de leur commerce, ils furent tolérés quelque tems,<br />

mais trois ans après ils furent dépouülés de la liberté<br />

& des privileges dont ils jouiflbient. Usfe font<br />

relégués dans l'isle artificielle de Defima , depuis<br />

l'an 1641. Cette isle eft élevée dans le port de<br />

Nangazaki, qui communiqué par un pont a la ville.<br />

On défarme leurs vailfeaux a mefure qu'ils arrivent<br />

, Sc la poudre, les fufils, les épées, 1'artillerie,<br />

le gouvernail même, font portés a terre. Dans cette<br />

efpece de prifon * ils font traités avec un mépris<br />

dont on n'a point d'idée, Sc ils ne peuvent avoir<br />

de communication qu'avec les commiftaires , chargés<br />

de régler le prix 6c la quantité de leurs marchandifes.<br />

II n'eft pas poflible que la patience avec<br />

laquelle les Hollandois fouffrent ce traitement depuis<br />

plus d'un liecle , ne les ait avilis aux yeux de<br />

toute la nation qui en eft le témoin , 8c que 1'amour<br />

du gain ait amené a ce point 1'infenfibilité aux outrages<br />

, fans avoir flétri le caractere.<br />

Voici les principales marchandifes que les Hollandois<br />

portent au Japon, ce font des draps d'Europe<br />

, des foies , des épiceries, des toiles peintes,<br />

du fucre Sc des bois de teinture. Les retours de<br />

la compagnie monterent a feize millions 1'année<br />

même de fa difgrace^ mais des entraves multipliées<br />

ont réduit par degrés fa profpérité a rien. La cargaifon<br />

de deux vaiffeaux qu'elle envoie annuellement,<br />

ne peut être vendue au dela d'un million.<br />

On donne en paiement onze mille cailfes de cuivre<br />

a quarante-une livres quatre fois la cailfe, pefaaê


DïïJZOMMERCE EN HOLLANDE. 197<br />

tent vingt livres. Ses frais, en y comprenant les<br />

préfens, Sc l'ambalfade qu'on envoie tous les ans a<br />

1'Empereur, rflontent communément z 280,000<br />

livres, 8c fes bénéfices ne paffent pas 310,000<br />

livres ; de forte que lorfque la compagnie a gagné<br />

40000 livres , 1'année paffe pour fort heureufe.<br />

Les Chinois font les feuls peuples admis en<br />

concurrence avec les Hollandois dans 1'empire du<br />

Japon ; mais Ie commerce qu'ils y font n'y eft pas<br />

fort étendu, St c'eft avec les mêmes gênes. Car depuis<br />

l'an ióó8 , ils font enfermés, pendant tout le<br />

tems que leur veiite dure, hors des murs de Nangazaki<br />

dans une efpece de prifon , compofée de<br />

plufieurs cabanes, environnée d'une palilfade , SC<br />

défendue par un bon foffé avec un corps-de-garde<br />

a toutes les portes. Voici pourquoi on a pris ces<br />

précautions contr'eux, c'eft que parmi des livres de<br />

philofophie Sc de morale , on y avoit introduits<br />

des ouvrages favorables au chriftianifme , 8t qu'on<br />

avoit donnés a Canton a des miffiönnaires Européens<br />

pour les répandre , 1'appat du gain conduifit<br />

les Chinois a une imprüdence qui fut févérement<br />

punie.<br />

Les Moluques paffent fous la domination des<br />

Hollandois.<br />

LES Portugais avoient été long-tems les maï*<br />

tres des Moluques , mais ils s'étoient vus réduits k<br />

en partager les avantages avec les Efpagnols devenus<br />

leurs maitres, 8c même a leur céder bientót<br />

après ce commerce prefqu'entiérement. Ce fut une<br />

«ccafion favorable pour les Hollandois qui pouvoit<br />

N 3


lytf TABLEAU GR A DU EL<br />

les dédommager de ce qu'ils avoient pu perdre au<br />

Japon. Ils n'étoient pas encore entrés en commerce<br />

avec les isles les plus remarquables de la zone-<br />

Torride , lorfqu'ils chercherent a s'approprier celui<br />

des Moluques , dont les anciens conquérans avoient<br />

été chafies vers l'an 1627. Ils furent remplacéspar<br />

les Hollandois, qui n'étoient pas moins avides que<br />

ceux qui les avoient précédés, mais moins inquiets<br />

8c plus éclairés. Dès que ceux - ci fe virent folidement<br />

établis aux Moluques , ils chercherent a s'approprier<br />

le commerce exclulif des épiceries : cétoit<br />

un avantage que ceux qu'ils venoient de dépouiller,<br />

n'avoient jamais pu fe procurer. Voici comme les<br />

Hollandois manceuvrerent : ils eurent l'adrefie de<br />

fè fervir des forts qu'ils avoient emportés 1'épée a<br />

la main, de-même que de ceux qü'on avoit eu<br />

1'imprudence de leur lailfer batir, pour engager<br />

dans leur parti les rois de Ternate 8c de Tidor<br />

y<br />

maitres de eet Archipel. Bientót ces princes fe virent<br />

réduits a confentir , qu'on arrachat des isles<br />

lailfées fous leur domination , le mufcadier 8c le<br />

giroflier. Pour prix de ce grand facrifice , le premier<br />

de ces efclaves couronnés, recoit une penfion<br />

de 64500 livres ; 8c le fecond, une d'environ<br />

ïiooo livres. Une garnifon qui devoit être de<br />

quatre cents hommes , eft chargée d'alfurer 1'cxécution<br />

du traité : c'eft ainfi que les guerres, la<br />

tyrannie 8c Ja mifere ontréduit a un état d'anéantiffement<br />

des fouverains que les forces des hfpagnols<br />

font plus que fuffifantes pour foutenir , s'il<br />

ne falloit pas furveiller les Philippines , dont le<br />

voifinage caufe quelques inquiétudes de tems en


EU COMMERCE EN HOIZANDE. 1994<br />

rerhs aux bons Baraves, qui ne font cependant aujourd'hui<br />

aux Moluques qu'un commerce languiffant.<br />

En voici la raifon : c'eft qu'ils n'y trouvent<br />

point de moyen d'échange, ni d'autre argent que<br />

•celui qu'ils yenvoient pour payer les troupes , les<br />

commis Sc les penfions j, cela paroit ƒ autant plus<br />

furprenant que toute navigation eft interdite aux<br />

habitans dans ces parages, St qu'aucune nation<br />

étrangere n'y peut avoir aucun acces. II en coüte a<br />

•la compagnie Hollandoife par an 140,000 livres<br />

, les petits prorits déduits , pour folder le<br />

gouvernement qu'elle entretient dans ces isles : il<br />

JC& vrai qu'elle s'indemnife amplement des faux<br />

frais qu'elle y fait , par les grands avantages qu'elle<br />

retire d'Amboine , oü elle a concentré la culture du<br />

girofle , dont la defcription eft trop intéreffante<br />

pour la paffer fous lilence.<br />

Defcription du giroflier.<br />

L E giroflier reffemble beaucoup a 1'olivier par<br />

fon écorce, Sc au laurier par la grandeur 8c la<br />

forme de fes feuilles. Ses nombreufes branches fe<br />

chargent a leur extrêmité d'une prodigieufe quantité<br />

de fleurs, d'abord blanches, enfuite vertes ,<br />

rouges enfin Sc affez dures j c'eft dans ce defnier<br />

degré de maturité que ces fleurs font proprement<br />

des cloux. A mefure qu'il feche , il devient jaunatre<br />

j quand il eft cueilli, le clou devient brtin ,<br />

8c lorfqu'il eft cueilli , il prend la couleur d'un<br />

brun foncé. On ne voit jamais de verdure fous le<br />

géroflier, paree qu'il attire fans doute a lui tous<br />

les fucs nourriciers, Tous les habitans des isles<br />

N 4


20© TASZEAV GHADUEZ<br />

Moluques fout obligés a cultiver un certain nombf é<br />

de girofliers. On leur paie leurrécolte : ils recueil-<br />

Jent ces fleurs a Ia main , ou les font tomber avec<br />

de Iongs rofeaux. On les recoit dans de grandes<br />

toiles, placées a ce deflein , enfoire on les fait fécher<br />

au rayons du foleil ou a la fumée des cannes<br />

aBambou. Lesclouxqui échappent a 1'exaftitude<br />

de ceux qui en font la récolte , ou qu'on veut laifler<br />

fur 1'arbre continuent a groflir jufqu'a 1'épaifleur<br />

d'un pouce ; ils tombent dans la fuite , Sc reproduifent<br />

le giroflier qui ne donne des fruits qu'au<br />

bout de huit a neuf ans. Ces cloux , qu'on nomme<br />

matrices , quoiqu'inférieurs aux cloux ordinaires ,<br />

ont des vertus. Les Hollandois ont coutume d'en<br />

confire avec du fucre , Sc dans les longs voyages ils<br />

en mangent après le repas, pour rendre la digeftion<br />

moins laborieufe ; quelquefois aufli ils s'en<br />

fervent comme d'un remede agréable contre le<br />

fcorbut. Le fruit du giroflier fe nomme antofle de<br />

girofle, ou mere de girofle , ou clou de matrice. Ils<br />

contiennent ainfi que les fleurs, une prodigieufe<br />

quantité d'huile eflentielle aromatique, que 1'on retire<br />

par la diftillation j on 1'altere quelquefois avec<br />

1'huile de coulilawan. Cette huile aromatique eft<br />

employée par les parfumeurs: elle ranime dans 1'apoplexie,<br />

Sc appaife les douleurs de dents ; mêlée<br />

avec de 1'efprit-de-vin , elle arrête les progrès de la<br />

gangrene. Les cloux ou fleurs de girofle s'emploie<br />

dans les aflaifonnemens : ils font échaufians, incififs.<br />

On porte de petits cloux de girofle en poudre,<br />

pour fe garantir de la pefte. Tous les habitans des<br />

«les Moluques font obligés de cultiver un-certain


DÜ COMMERCE ES Soit ASM. 4©I<br />

Eombre de girofliers. La compagnie Hollandoiie<br />

leur*a aflïgné quatre mille terreins, fur chacun defquels<br />

elle a d'abord permis, St s'eft vue forcée vers<br />

l'an 1720, d'ordonner qu'on plantat cent vingt arbres,<br />

ce qui forme un nombre de cinq cents mille<br />

girofliers. Chacun donne , année commune , ad<br />

dela de deux livres de girofles 5 St par conféquent<br />

leur produit réuni paffe un million pefant.<br />

C'eft avec I'argent qui revient toujours a la<br />

compagnie qu'on paie le cultivateur, St avec quelques<br />

toiles bleues ou écrues, tirées du Coromandel.<br />

On auroit pu donner de faccroiffement a<br />

ce foible commerce , fi les habitans d'Amboine 8t<br />

des petites isles qui en dépandent, avoient voulu<br />

fe hvrer a la culture du poivre 8t de 1'indigot,<br />

dont les effais ont été affez heureux. Tout miférables<br />

que font ces infulaires, on n'a pas réufli a<br />

les tirer de leur indolence , peut-étre paree qu'on<br />

ne les a pas amorcés par une récompenfe proportionnée<br />

a leurs travaux.<br />

Quant aux isles de Banda , 1'adminiftration y eft<br />

un peu différente; elles font fituées è trente lieues<br />

d'Amboine. Ces isles font au nombre de cinq :<br />

deux font incultes 8t prefqu'inhabitées , les trois<br />

autres jouiffent de 1'avantage de produire la mufcade<br />

exclufivement a tout 1'univers. Ce fruit aromatique<br />

fe recueille fur un arbre qui croit aux<br />

Indes orientales , de la grandeur de nos poiriers.<br />

Lorfqu'on cueiHe la mufcade fur ces arbres, elle<br />

eft recouverte de deux autres écorces : la première<br />

eft charnue , molle , rouffe , parfemée de<br />

taches purpuritjes comme nos abricots \ on enleve


2.02 TABZEAV ORADVEt<br />

fur-le-champ cette première écorce , on Ja met a<br />

terre, elle y pourrit: il croit deffus une efpece de<br />

champignon mufqué , eftimé comme un mets dé-<br />

Jicieux. La feconde écorce eft rougeatre , mince,<br />

dilpofee par filets : c'eft le maas. On arrofe la<br />

•noix mufcade qui eft fous ces deux écorces avec<br />

une eau de chaux falée , on la fait fécher a l'air,<br />

au foleil; fails ces précautions on ne pourroit la<br />

conferver. On choifit les plus belles mufcades pour<br />

le commerce, on laiffe les moins belles pour les<br />

habitans; on brüle les plus petites 8c les moins<br />

müres, ou on en retire de 1'huile. On confit quelquefois<br />

les mufcades toutes entieres dans le fucre,<br />

dans le vinaigre; c'eft un deffert très-agréable : on<br />

rejette la noix, on ne mange que les premières<br />

écorces. On retire de la noix mufcade, par diftillation<br />

ou par exprefiion , ainfi que du macis, une<br />

huile aromatique; eJle appaife le hoquet, facilité<br />

le fommeil fi 1'on s'en frotte les tempes. La mufcade<br />

fortifie 1'eftomac, aide a Ja digeftion , fon ufage<br />

immodéré, ainfi que les confitures de eet aromate,<br />

attaquent Ja tête, échauffent, occafionnent des<br />

maladies foporeufes. Les Hollandois recueillent la<br />

mufcade dans les isles Moluques 8c de Banda. Ce<br />

fruit eft neuf mois a fe former, il eft de la groffeur<br />

d'un ceuf, 8c a la couleur d'un abricot. La mufcade<br />

eft plus Ou moins parfaite, fuivant 1'age de<br />

1'arbre, le terroir, 1'expofition 8c la culture : on<br />

eftime beaucoup celle qui eft récente , grafie, pefante<br />

, 8c qui étant piquée rend un fuc huileux \ elle<br />

aide a la digeftion , diffrpe les vents 8c fortifie les<br />

vifceres. Les Hollandois font parv^nus a en faire


nv COMMERCE EN HOLIANDE. 203<br />

feuls le commerce ainfi que de la canelle Sc du girofle<br />

, foit en poffédant Sc en achetant des peuples<br />

qui les cultivent dans les lieux oü ils croiffent, foit -<br />

en les faifant arracher dans les autres endroits. Ils<br />

ont des magafins immenfes de ces aromates , tant<br />

dans les Indes qu'en Europe , Sc ne vendent que<br />

leur récolte cueillie quinze ou feize ans auparavant.<br />

Lorfqu'ils en ont une trop grande quantité , plutót<br />

que de les vendre a un plus bas prix ils les brülent:<br />

en voici un exemple qui fait frémir 1'humanité. L'an<br />

1760, on fit a Amfterdam un de ces feux dont 1'aliment<br />

étoit eftimé huit millions de Franceon<br />

devoit en brüler autant le lendemain. Les picds<br />

des fpecfateurs baignoient dans 1'huile effentielle<br />

de ces fubftances: il n'étoit permis a perfonne d'y<br />

toucher, ni de ramaffer les épices qui étoient dans<br />

le feu. Quelques années auparavant Sc dans le même<br />

lieu, un pauvre particulier , qui dans un femblable'<br />

incendie ramaffa quelques mufcades qui avoient<br />

roulé du foyer , fut pris 8c condamné a être pendu<br />

& exécuté fur-le-champ. Quid non cogis aurifacra<br />

fames ? Ce trait feul fuffit pour flétrir a jamais la<br />

nation Hollandoife. Les Anglois minent fourdement<br />

leur commerce des épiceries} ils commencent a<br />

retirer de la canelle, du poivre , du girofle de l'isle<br />

de Sumatra, Sc on tranfpiante avec fuccès de la<br />

canelle a la Martinique. C'eft a-peu-près la feule<br />

produftion que les Hollandois recueillent des isles<br />

de Banda Sc de toutes les Moluques ••, car elles font<br />

d'ailleurs d'une ftérilité affreufe. Ce n'eft qu'aux<br />

dépens du néceffaire qu'on y trouve le fuperfhi j la<br />

nature s'y refufe a la culture de tous les grains: la


204 T A BZ E AV 6RAJ3V EZ<br />

moëlle de fagou y fert de pain aux naturels du pays,<br />

On prepare cette fubftance alimentaire dans les isles<br />

Moluques Sc Philippines, avec Ia moëlle de certames<br />

efpeces de palmiers. Ces arbres font appelles<br />

par les botamftes, faguifera , toddapanna, &Xlandan<br />

aux Moluques. Us font de la plus grande utilité:<br />

on emploie leurs feuiiles a couvrir les maifons. Les<br />

nervures de ces feuiiles font un fort bon chanvre.<br />

5>ür ces mêmes feuiiles on trouve un duvet, dont<br />

6n fait de bonnes étoffes. On retire, par incifion<br />

de ces palmiers , une Jiqueur très-agréable. Pour<br />

preparer le fagou onle coupe, on délaye la moëlle<br />

dans 1'eau , on la pafte a travers des tamis de erin;<br />

les fubftances filandreufes qui reftent fur les tamis,<br />

fervent a nourrir les pourceaux : on laifle repofer<br />

1 eau dans des vafes, on en forme une pate ou pain<br />

mollet d'un doigt d'épaiffeur Sc de demi-pied en<br />

quarre. On en fait des chapelets Sc on les vend<br />

dans les rues. 11 eft encore une autre maniere dont<br />

on la prépare; on paffe la pate a travers des platines<br />

perforées, elle fe réduit en petits grains deffechés,<br />

la chaleur leur fait prendre une couleur<br />

rouffeatre: voila Ie fagou. On y ajoute quelquefois<br />

des aromates pour les rendre plus agréables. On<br />

les mange bouillis dans du Iait ou du bouillon :<br />

c'eft une des meilleures nourritures qu'on puiffe<br />

donner aux jeunes enfans dans les fievres étiques Sc<br />

la phtyfte.<br />

Comme la moëlle du fagou ne feroit pas une<br />

nourriture fuffifante aux Européens fixés dans les<br />

Moluques, on leur permet d'aller chercher des<br />

vrvres a Java, a Macaffar, ou dans-1'isle extréme.


ï>v COMMERCE EN HOLLANDE. 205<br />

ment fertile de Bali. La compagnie porte elleinême<br />

a Eanda quelques marchandifes.<br />

Voila le feul établilfement des Indes orientales<br />

qu'on puilfe regarder comme une colonie Européenne<br />

, paree que c'eft 1'endroit feul oü les Européens<br />

foient propriétaires des terres. Si la compagnie<br />

Hollandoife trouva les habitans des isles du<br />

Banda cruels Sc perfides, c'eft qu'ils étoient impatiens<br />

du joug auquel ils étoient alfervis} ce fut une<br />

raifon pour les Hollandois d'exterminer ces malheureux,<br />

qui n'ont rien perdu a leur anéantiflement.<br />

Bientót leurs poffeflions furent partagées è des<br />

blancs qui rirent de quelques isles voifines des efclaves<br />

pour la culture. La plupart de ces blancs<br />

font ou créoles, ou quelques mécontens d'un caractere<br />

chagrin ou inquiet, qui fe font retirés de la<br />

compagnie.<br />

II eft une isle parmi celles de Banda, nommée<br />

Rojingen , paree qu'on y relegue ordinairement<br />

des bandits flétris par les loix , ou des jeunes gens<br />

fans mceurs , dont les families ont voulu fe débarraffer.<br />

Le climat en eft fi mal fain, que ces malheureux<br />

n'y vivent pas long-tems. Une fi grande<br />

confomrnation d'hommes a fait tenter de tranfporter<br />

a Amboine la culture de la mufcade. Deux puiffantes<br />

véhicules ont pu déterminer la compagnie a<br />

prendre ce parti, celui d'éeonomifer 8c 1'autre d'affurer<br />

fon économie ; mais jufqu'ici les tentatives<br />

• ont été infructueufes , Sc les chofes font reftées<br />

dans l'état oü elles étoient.<br />

C'eft pour s'afiurer le produit exclufif des Moluques<br />

que les Hollandois ont été obligés de former


2o5 TABLEAU G R A D U E Ï,<br />

deux établiifemens, 1'un a Ti/nor Sc 1'autre a Cé~<br />

lebes, produit qu'ils appellent avec raifon, les mines<br />

d'or.<br />

Etablijfement des Hollandois d Ti/nor.<br />

L'ISLE Tirnor a foixante lieues de long fur<br />

quinze ou dix-huit de large: elle eft partagée en<br />

plufieurs feuverainetés : les Portugais y font en<br />

grand nombre. A leur arrivée dans les Indes, ces<br />

fiers conquérans avoient, dans leur courfe rapide ,<br />

parcouru une carrière immenfe 6c remplie de précipices,<br />

ils franchiifoient tout, 8c tout fléchiftbit<br />

fous eux. Maitres d'un vafte empire, ils ne déployerent<br />

pour le conferver aucune de ces aétions<br />

héroïques qui leur en avoient procuré la conquête.<br />

II eft vrai que eet empire qu'ils avoient conquis fi<br />

brufquement, ébranlé par fon propre poids, étoit<br />

pret a crouler de toutes parts, iorfqu'attaqués par<br />

les Hollandois, ils furent forcés dans une citadelle,<br />

chalfés de leur empire , Sc difperfés après une défaite<br />

complete. Ils furent lachement mendier un<br />

emploi ou quelque folde auprès des mêmes princes<br />

Indiens qu'ils avoient fi fouvent outragés 8c avec<br />

tant d'audace. II leur étoit cependant facile d'aller<br />

chercher un afyle auprès de leurs freres , 8c de,<br />

fe réunir fous des drapeaux jufqu'alors invincibles<br />

, pour arrêter les progrès de leurs ennemis<br />

ou pour recouvrer leurs établilfemens. Ils étoient<br />

trop laches pour prendre une réfolution fi gênéreufe<br />

: les plus efféminés préférerent de fe réfugier<br />

a Timor, isle tout-è-fait pauvre 8c fans induftrie,<br />

perfuadés qu'un ennemi occupé de conquêtes utiles


~ÉV COMMERCE EN HOLLANDE. 207<br />

ne les y pourfuivoit pas, mais ils fe firent illufion ;<br />

car, l'an 1613 , les Hollandois les chalferent honteufement<br />

de la ville Kupan 8c s'emparerent prefque<br />

fans réfiftance d'une fortereffe qu'ils ont gardée<br />

depuis avec une garnifon de cinquante hommes.<br />

La compagnie y


2o8 TABLEAU G R A Z> U E Z<br />

y font fi forts, fi méchans 8c fi nombreux , qu'ott<br />

en feroit tourmenté, fans une efpece de ferpens<br />

qui leur donne continuellement la chaffe.<br />

Cette isle, dont le diametre eft d'environ cent<br />

trente lieues, contient plulieurs royaumes, dont le<br />

principal eft celui de Macaffar , qui en occupe<br />

prés de la moitié. Quoique fituée au milieu de la<br />

zone Torride, les chaleurs y font tempérées par des<br />

pluies abondantes, 8c par des vents frais. Ses habitans<br />

font les plus braves de 1'Afie méridionale;<br />

leur premier choc eft furieux ; mais une vigoureufe<br />

réliftance fait bientót fuccéder un abattement total<br />

a une fi étrange impétuofité. En voici la raifon:<br />

c'eft que 1'ivreflé de 1'opium fe diflipe bientót, après<br />

avoir épuifé leurs forces par des tranfports qui tiennent<br />

de la frénéfie. Leur arme favorite s'appelle le<br />

crid, qui eft d'un pied 8c demi de long, il a la forme<br />

d'un poignard dont la lame s'alonge en ferpentant:<br />

on n'en porte qu'un k la guerre , mais les querelles<br />

particulieres en exigent deux; celui qu'on tient a la<br />

main gauche fert k parer le coup 8c 1'autre a frapper<br />

1'ennemi: la blefiure qu'il fait eft très-dangereufe ,<br />

8c ordinairement le duel fe termine par la mort des<br />

deux combattans. Si cette méthode étoit adoptie<br />

en Europe , les duels y feroient plus rares, fur-tout<br />

en France.<br />

La ville la plus confidérable de l'isle eft Macaffar<br />

; elle eft affez forte 8c a un bon port, mais<br />

elle eft afiez mal batie : les Hollandois y ont conftruit<br />

une fortereffe pour affurer leur commerce. Le<br />

roi de Macaffar fuit le mahométifme; fes fujets<br />

étoient autrefois payens: ils ne reconnoiffoient<br />

d'autres


vu COMMERCE EN HOZZANVE. zag<br />

d'autres dieux que le foleil Sc la lune, qui furent<br />

fes premières divinités de tous les peuples dans leur<br />

enfance. Les Macaflarois n'offroient des facrifices<br />

que dans les places publiques , paree qu'on ne<br />

trouvoit pas de matiere aflez précieufe pour leur<br />

élever des temples. Dans 1'opinion de ces infulaires<br />

le foleil 8c la lune étoient éternels, comme le ciel,<br />

dont ils fe partageoient l'empire. L'ambition les<br />

brouilla : la lune fuyant devant le foleil, fe blelfa 8c<br />

accoucha de la terre , elle étoit grolfe de plufieurs<br />

autres mondes qu'elle devoit mettre fucceflivement<br />

au jour , mais fans violence, pour réparer la ruine<br />

de ceux que le feu de fon vainqueur doit confumer.<br />

Ces abfurdités éroient généralement recues a Célebes<br />

i mais elles n'avoient pas dans 1'efprit des<br />

grands & du peuple, plus de confiftance que certains<br />

dogmes religieux n'en ont aujourd'hui chez ceux<br />

qui fentent 8c qui penfent. II y a environ deux fiecles<br />

que quelques chrétiens & quelques mahométans<br />

avoient répandu leurs opinions chez les Macaflarois,<br />

& les avoient dégoüté de leur culte national. Le<br />

principal roi du pays , frappé de 1'avenir terrible<br />

dont les nouvelles religions le menacoient également<br />

, réfolut avec fon confeil, d'embrafler une<br />

autre reiigion. On envoya en même tems des ambaffadeurs<br />

au gouverneur Portugais de Malaca, 8C<br />

au roi d'Achem dans l'isle de Sumatra , qui étoit<br />

mahométan , pour leur faire favoir que les Macaffarois<br />

étoient déterminés a fuivre la reiigion dont<br />

les miflionnaires arriveroient les premiers. Les apötres<br />

de 1'alcoran furent les plus actifs : le roi fe fit<br />

circoncire \ le refte de l'isle fuivit fon exemple, ÖC<br />

Tornt IL<br />

O


21 o TABLEAU GRA D U KZ<br />

embraffa le mahométifme auquel le peuple eft ea*<br />

core aujourd'hui très-fuperflirieufement attaché.<br />

Ce contretems n'empêcba pas les Portugais de<br />

s'établir dans l'isle de Célebes. Ils s'y maintinrent ,<br />

même après avoir été chafies des Moluques. La<br />

raifon qui les y retenoit 8t qui y attiroit les Anglois,<br />

étoit la facilité de fe procurer des épiceries , que<br />

les naturels du pays trouvoient moyen de leur faire<br />

paflêr , malgré les précautions qu'on prenóit pour<br />

les écarter des lieux oü elles croiffoient. Cette concurrence<br />

empêchoit les Hollandois de s'approprier<br />

le commerce exclufif du girofle & de la mufcade.<br />

Ils prirent la réfolution Fan 1660 , d'arrêter cc<br />

ttafic qu'ils appelloient une contrebande. Pour y<br />

réuflir, ils employerenr des moyens que la morale<br />

a en horreur , mais qu'une avidité fans bornes a<br />

rendus trés - communs en Afie. D'ailleurs de tout<br />

tems les Hollandois ne furent jamais bien délicats<br />

fur les moyens de fe procurer des richelfes. Auffi<br />

parvinrent-ils bientót a chaffer les Portugais, a<br />

écarter les Anglois , enfin a s'emparer du port 8c<br />

de la fortereffe de Macaffar. Dès-lors ils ont toujours<br />

été les maitres abfolus de cette isle fans 1'avoir<br />

conquife. Les princes qui la partagent firent une<br />

efpece de confédération. Ils s'affemblent de tems<br />

en tems pour les affaires qui concernent 1'intérêt<br />

général ; ce qui eft décidé devient une loi pour<br />

chaque état. Survient-il quelque conteftation, auflitót<br />

elle eft terminée par le gouverneur de la colonie<br />

Hollandoife qui préfide a cette diete. II éclaire<br />

de prés ces différens defpotes qu'il tient dans une<br />

entiere égalité. On les a tous défarmés fous pré,-


ï>v COMMERCE EN HOLLANDE.<br />

MI<br />

ïextes de les empêcher de fe nuire les uns aux autres<br />

\ mais plutöt dans la crainte que quelqu'un d'eux<br />

ne s'éleve au préjudice de la compagnie , & pour<br />

les mettre dans 1'impuiffance de rompre leurs fers.<br />

Les Chinois font les feuls étrangersqui foient retjus<br />

a Célebes; ils y apportentdu tabac, du fil d'or,<br />

des porcelaines & des foies en nature. Les Hollandois<br />

y vendent de 1'opium , des liqueurs , de la<br />

gomme laqué, des toiles fines & groflieres. On en<br />

tire un peu d'or , beaucoup de riz, de la cire , des<br />

efclaves 8c du tripam , efpece de champignon , qui<br />

eft plus parfait, a mefure qu'il eft plus rond & plus<br />

noir. Les douanes rapportent 80,000 livres a la<br />

compagnie. Elle tire beaucoup davantage des bénéfices<br />

de fon commerce bX des dimes du territoire<br />

qu'elle polfede en toute fouveraineté. Cependant<br />

ces objets réunis ne couvrent pas cependant<br />

les frais de la colonie qui fe montent a 150,000<br />

livres & au dela. II n'eft pas douteux que les Hollandois<br />

abandonneroient ces parages , s'ils ne les<br />

rcgardoient avec raifon comme la clef des isles a<br />

épiceries.<br />

Au fud de Macaffar, les Hollandois font maitres<br />

de Jompandam : ils y ont conftruit un fort, Scils<br />

ont fait de eet établilfement,un entrepot très-avantageux<br />

pour leur commerce avec les pays voifins.<br />

Quant aux habitans de l'isle de Macaffar , ils font<br />

grands, robuftes , très-laborieux & les plus courageux<br />

de tous les indiens. Une éducation auftere<br />

ïes rend agiles , induftrieux & robuftes. A toutes<br />

les heures du jour, les nourrices , les enfans qu'elles<br />

allaitent avec de fnuik ou de Peau tiede , ces<br />

O 2


212 TABLEAU CRADUEL<br />

onctions répétées, aident Ja nature afe développer<br />

avec aifance. On les fevre un an après leur naifian*<br />

ce , dans 1'idée qu'ils auroient moins d'intelligence ,<br />

s'ils continuoient d'être nourris plus long- tems du<br />

lait maternel. A 1'age de 5 ou 6 ans , Jes enfans<br />

males de quelque dilfindtion qu'ils foient, font mis,<br />

comme en dépot chez un parent , dans la crainte<br />

que leur courage ne foit amolli par les carelfes de<br />

leurs meresöc par 1'habitude d'une tendreife réciproque.<br />

Ils ne retournent dans leur familie qu'a 1'age<br />

oü la loi leur permet de fe marier , c'eft-a-dire ,<br />

a 15 ou 16 ans. Rarement ils ufent de cette liberté<br />

avant de s'être exercés dans 1'exercice des<br />

armes oü ils réuflifient parfaitement. Ils ne font pas<br />

moins propres aux fciences 8c aux arts , ils ont tous<br />

une mémoire très-heureufe. On ne pariera point<br />

ici de la ville de Célebes qui ne fe trouve ni fur les<br />

cartes les plus nouvelles 8c les plus exaétes , ni fur<br />

les tables de longitude 8c de latitude Hollandoife ,<br />

oü elle ne feroit pas appopriée , s'il étoit vrai qu'elle<br />

fut un port dont tout un royaume porteroit le nom.<br />

Les Hollandois Jont recus d Borneo.<br />

L'isle Borneo eft très-grande, elle produit quantité<br />

de poivre 8c le meilleur camphre des Indes.<br />

Le camphre eft la gomme d'un arbre extrêmement<br />

haut, dont les branches s'étendent beaucoup,<br />

8c qui a beaucoup de reftlmblance avec le laurier*<br />

. qui croit en Europe ; mais il s'éleve a la hauteur de<br />

nos tilleuls. ison bois eft rougeatre , panché comme<br />

celui du noyer, d'une odeur aromatique propre<br />

a faire divers ouvrages. Dans les provinces de


DIT COMMERCE EN HOLLANDE. 2.13<br />

Goter , de Satfuma , on coupe le bois 8c les racines<br />

de eet arbre, on les met dans des vafes remplis<br />

d'eau , on les échauffe doucement. Le camphre<br />

fe détache d'entre les pores du bois; ce fublime<br />

s'attache a des chapiteaux faits d'argille & garnis<br />

de chaume. Ce camphre détaché mis en maffe,<br />

grenelé , jaunatre , eft le camphre brut , tel que<br />

les Hollandois 1'apportent des Indes \ ils en font le<br />

principal commerce , le purifient chez eux , en le<br />

fublimant dans des matras de verre blanc. Le camphre<br />

de Borneo eft le plus eftimé. On n'en apporte<br />

que très-peu en Europe. II eft réfervé pour les grands<br />

du pays. Les fruits de eet arbre confit , font un<br />

préfervatif contre le mauvais air. Le camphre réuffit<br />

merveilleufement dans les affections nerveufes. Dif<br />

fous dans 1'efprit de vin , il s'oppofe a la gangrène.<br />

11 ne faut pas croire au proverbe qui dit: « carnphora<br />

per nares caftrat odore mares. » Ceux qui y<br />

iravaillent continuellement n'en font pas moins<br />

d'enfans que les autres. Le camphre eft fi inflammable<br />

, qu'il brule entiérement fur 1'eau. On 1'emploie<br />

dans les feux d'artifice. On prétend qu'il entroit<br />

dans ia compofition du feu grégois. On retire<br />

une efpece de camphre de 1'écorce du cannellier ,<br />

de fes racines , de celle de Zédoaire , du jonc odorant<br />

d'Arabie , du thym , du laurier, du romarin ,<br />

de la fauge , de la camphrée & de prefque toutes<br />

les plantes labiées. On trouve encore du camphre<br />

entre les veines du bois , & 1'on en fait fortir auffi<br />

de 1'écorce rompue. Cette efpece de camphre eft<br />

rouge d'abord , & devient blanche , ou par la chaleur<br />

du foleil ou a force de feu.II yen aencore une<br />

O 3


214 T ABZEAV GRADVEZ<br />

efpece brune Sc obfcure qui eft moins eftimée. Lé<br />

camphre eft une fubftance végétale , volatile , inflammable<br />

, qui paroit, abftraction faite de fa forme<br />

concrete, fe raprocher beaucoup de 1'éther.<br />

Elle differe effentiellement des réfines avec lefqaelles<br />

, au premier coup-d'ceil , elle a quelque reffemblance.<br />

Cette fubftance découle d'un arbre quï<br />

croit au Japon , a Borneo Sc a Sumatra. On a découvert<br />

depuis peu que cette fubftance finguliere<br />

pouvoit fe tirer , en plus grand nombre ou moindre<br />

quantité de tous les arbres qui font de la familie<br />

des lauriers.<br />

Pour obtenir du camphre , on coupe les bois du<br />

camphrier en petits morceaux , femblables a des<br />

allumcttcs ; enfuite on les met dans un vailfeau<br />

qui a la forme d'une velTie : on les fait bouillir dans<br />

de 1 eau, 8c le camphre s'attache au chapiteau fous<br />

une forme concrete. Les Hollandois font les feuls<br />

peuples de 1'Europe qui ait le fecret de le raffiner<br />

en grand.<br />

Entre les camphres , celui de Borneo eft fans<br />

contredit le plus parfait. Sa fupériorité eft fi bien<br />

reconnue, que les Japonois donnent cinq ou fix quintaux<br />

du leur pour une livre de celui de Borneo.<br />

Les Chinois qui le regardent comme le premier des<br />

remedes , 1'achetent jufqu'a huit cents francs la<br />

livre. Les gentils fe fervent dans tout 1'orient du<br />

camphre commun pour des feux d'artifice $ 8c les<br />

mahométans le mettent dans la bouche de leurs<br />

morts . lorfqu'ils les enterrent.<br />

Ce fut vers l'an 1516 que les Portugais chercherent<br />

a s'établir a Borneo. Mais comme ils fe


DU COMMERCE EN HOZLANDE. 115<br />

fentoient trop foibles pour s'y maintenir Sc s'y faire<br />

refpe&er par les armes, ils imaginerent de gagner<br />

la bienveillance d'un des fouverains du pays , en<br />

lui offrant quelques pieces de tapiiTerie. Ce prince<br />

imbécille prit les figures qu'elles repréfentoient ,<br />

pour des hommes enchantés qui 1'étrangleroient<br />

durant la nuit, s'il les admettoit auprès de fa perfonne.<br />

Les explications qu'on donna pour dilfiper<br />

cesvaines terrcurs, nele raifurerent pas $ 8c il refufa<br />

opiniatrément de recevoir les préfens dans fon<br />

palais 8c d'admettre dans fa capitale ceux qui les<br />

avoient apportés. Ces navigateurs furent pourtant<br />

tousregus dans la fuite 5 mais ce fut pour leur malheur.<br />

Ils furent tous maflacrés : un comptoir que<br />

les Anglois y établirent quelques années après fubit<br />

1c même fort. Les Hollandois qui n'avoient pas<br />

mieux été traités , reparurent l'an 1748 avec une<br />

efcadre , quoique très-foible, elle en impofa tellement<br />

au prince qui polfede feul le poivre , qu'il fe<br />

détermina a leur accorder le commerce exclufif.<br />

Seulement il fut permis d'en livrer cinq cents mille<br />

livres aux Chinois , qui de tout tems fréquentoient<br />

fes ports. Depuis cette époque , la compagnie envoyoit<br />

a Bendarmailèn du riz , de 1'opium , du<br />

fel, 8c environ lix cents mille pefant de poivre , a<br />

trente 8c une livre le cent. Le gain qu'elle fait fur<br />

ce qu'elle y porte , peut a peine balancer les dépenfes<br />

de 1'établiHèment , quoiqu'elles ne montent<br />

qu'a 31,000 livres, c'eft fans doute pour cette raifon<br />

que la compagnie a abandonné le comptoir<br />

•qu'elle y avoit. Quoique les Hollandois n'aient plus<br />

de places fur les cötes , ils ont cependant ie pro-<br />

Ö 4


n6 TABLEAU GRADUEZ<br />

fit de tout Ie commerce de cette isle dont les habitans<br />

viennent commercer eux-mêmes a Java ; ils y<br />

apportent de la cafiè, du poivre , de la cire , Sc<br />

des drogues pour la teinture. Les grandes forêts<br />

qu'on y trouve , fournillent des bois propres a batir<br />

les vaifieaux. L'intérieur du pays efthabité par des<br />

idplatres nommés Beajous. Ces peuples font bienfaits<br />

, robuftes trés - fiiperftitieux 8c extrêmement<br />

opprimés par les Malais, Chez eux 1'adultere eft<br />

pum de mort. Si les Hollandois ont été obligés d'abandonner<br />

Bendarmaffen, ils trouvent a fe dédommager<br />

amplement a Sumatra.<br />

Établiffèment<br />

des Hollandois d Sumatra.<br />

L'ISLE de Sumatra eft féparée de la prefqu'isle<br />

oriëntale de 1'lnde , par les détroits de Malaca ,<br />

8c de Singapara. Elle eft très-fertile 8c produit<br />

beaucoup d'épiceries. Le poivre qui y croit eft le<br />

meilleur des Indes après celui de Cochim , fur la<br />

cóte de Malabar. On diftingue beaucoup d'efpeces<br />

de poivre , le poivre blanc , 8c le noir ; ils different<br />

très-peu 1'un de 1'autre. Ils croiffent dans<br />

Jes Indes. On eft obligé de les planter au pied des<br />

arbres ou de foutenir leur tige trop foible avec des<br />

batons. Le poivre blanc du commerce n'eft autre<br />

chofe que le poivre noir humedfi d'eau de la mer<br />

féché au foleil 8c dépouillé de fon écorce. Le poivre<br />

blanc en poudre eft fait avec le poivre noir<br />

écorcé. Le poivrier noir fleurit deux fois l'an 8c<br />

donne deux récoltes. 11 vient fort bien de bouture.<br />

II fe fait une grande confommation de ces graines.<br />

Lepoivrelong eft une autre forte de poivre dont la


DÜ COMMERCE EN HOZZANDE. rrf<br />

graine a prefque le goüt du poivre commun. L'arbre<br />

qui porte ce fruit, croit a la hauteur de fept a<br />

huit pieds, dans le Bengale 8c dans les isles de 1'Amérique<br />

: les Indiens boivent non - feulement 1'infufion<br />

de ce poivre , mais encore 1'efprit ardent<br />

qu'ils en retirent par cette fermentation. Le poivre<br />

long noir fe nomme auffi grain de \éüm ou poivre<br />

d'e'thiopie. Sa graine a peu de goüt 3 fa gouffe eft<br />

plus acre , plus brülante. II eft rare en France:<br />

on en fait peu d'ufage. Le poivre de Guinée , ou<br />

corail des jardins , eft un poivre rouge que 1'on<br />

cultive en France oü il croit fort bien , fur-tout en<br />

Languedoc. II fleurit au mois d'aoüt. Son fruit mürit<br />

en automne. Sa capfule , d'une belle couleur<br />

rouge eft d'une acreté fi brülante qu'elle enflamme<br />

la bouche. Un morceau de cette gouffe jetée fur<br />

les charbons , répand une fumée qui porte au nez<br />

8c fait éternuer. Les Indiens mangent le poivre<br />

tout cru. Plus fort dans leur climat que le nótre ,<br />

ils en boivent la décoction comme ratafiat. Ce fruit<br />

recueilli avant fa maturité 8t macéré dans le vinaigre<br />

, fe mange comme les capres 8c les jeunes boutons<br />

de la capucine. II y a encore un autre poivre<br />

^de Guinée qu'on nomme auffi poivre des negres ,<br />

paree qu'ils en font beaucoup d'ufage pour 1'affaifonnement<br />

des viandes. Les Indiens tirent parti de<br />

1'arbre pour la peinture 3 fon écorce fourniroit un<br />

tan propre a corroyer les cuirs fans mauvaife<br />

odeur. Le poivre de la Jamaïque eft du goüt des<br />

Anglois j 1'arbre qui le porte eft une efpece de<br />

myrthe a feuille de laurier. Son bois eft très-dur Sc<br />

croit lentemenr. Son fruit donne par la diftillation


ii8 TABLEAU GRADVEZ<br />

une huile odorante qui va au fond de I'eau. On<br />

fait deflecher au foleil les baies pour les tranfporter<br />

8c les vendre. Cet aromate, comme tous les poivres<br />

en général , releve le goüt des fauces , donne<br />

un reflbrt a 1'eftomac 8c a la circulation du fang,<br />

mais 1'excès en eft nuifible. On donne le nom de<br />

poivre fauvage a la femence de l'Agnus caftus. Le<br />

poivre n'eft pas la feule production de l'isle de Sumatra<br />

: on y trouve encore des mines d'or , d'argent<br />

8c d'autres métaux. II croit un arbre fïngulier<br />

qu'on appelle 1'arbre trifte : il fleurit au coucher du<br />

foleil, 8c fes fleurs qui font d'une agréable odeur ,<br />

tombent au commencement du jour. Tous les arbres<br />

ffuitiers des Indes y viennent très-bien. La<br />

partie du nord qui eft le royaume d'Achem a des<br />

paturages excellens , qui nourriffent quantité de<br />

bufles , de bceufs 8c de cabris. Les chevaux y font<br />

en grand nombre 8c de petite taille. Ce pays a une<br />

multitude prodigieufe de fangliers , mais moins<br />

grands 8c moins furieux que les nötres. Les ccrfs,<br />

8c les daims au contraire furpaflent ceux d'Europe<br />

en grandeur. Le gibier y eft commun , excepté<br />

les lievres 8c les chevreuils. On y voit beaucoup<br />

d'éléphans fauvages dans les montagnes, des tigres ,<br />

des rhinoceros , des finges , des couleuvres 8c de<br />

fort gros lézards. Les rivieres font aflèz poiflbnneufes<br />

, mais remplies de crocodiles. L'abondance des<br />

poules 8c des canards y eft extraordinaire. L'isle<br />

de Sumatra eft divifée- en plufieurs royaumes dont<br />

le plus confidérable eft celui d'Achern , qui occupe<br />

la moitié de l'isle. Les Hollandois y poffedent<br />

quatre ou cinq fortereflés, 8c y ont plus de pouvoir


&v COMMEME Eïf HOLLANDE. 219<br />

que les rois , dont ils font prefque les maitres.<br />

Quoique l'isle de Sumatra , avant 1'arrivée des Européens<br />

fut partagée entre plufieurs fouverainetés,<br />

tout le commerce fe réuniifoit a Achem. Le port<br />

de ce royaume étoit fréquenté par tous les peuples<br />

de 1'Afie , 8c le tut dans la fuite par les Portugais<br />

8c par les nations qui s'éleverent fur leurs ruines.<br />

On y échangeoit toutes les produéfions de 1'orient<br />

contre de 1'or , du poivre 8c quelques autres marchandifes<br />

qui abondoient dans ce climat, plus riche<br />

que fain. Les troubies qui bouleverferent ce<br />

fameux entrepot, y firent tomber toute induftrie,<br />

8c en écarterent les navigateurs.<br />

Les Hollandois profiterent de cette décadence<br />

pour former des établilfemens dans d'autres parties<br />

de l'isle qui jouiifoient de la plus grande tranquillité.<br />

On leur permit d'abord de s'établir dans I'Empire<br />

d'Indapura , ce qui s'eft réduit a fort peu de<br />

chofes , depuis que les Anglois fe font fixés fur la<br />

même cóte. Le.comptoir de Jumbi eft encore<br />

moins utile , paree que les rois voifins ont dépouillé<br />

de fes pofleffions le prince de ce canton. La compagnie<br />

fe dédommage de ces malheurs a Palimba,<br />

oü pour foixante mille livres , elle entretient un<br />

forr , une garnifon de quatre - vingts hommes Sc<br />

deux ou trois chaloupes qui croifent continuellement.<br />

On lui livre tous les ans deux millions pefant<br />

de poivre , a vingt 8c une livres le cent, 8c un<br />

million 8c demi de calin , a 57 livres 10 fois Ie<br />

cent. Ce prix tout bomé qu'il doit paroitre eft<br />

avantageux au roi qui en donne a fes fujets a un prix<br />

encore moindre. Quoiqu'il prenne a Batavia une


120 TABtEAV ÖRAbVEZ<br />

partie de la nourriture Sc du vêtementde fes états,<br />

on eft obligé de folder avec lui en piaftres. De eet<br />

argent, de 1'or qu'on ramalfe dans fes rivieres , il<br />

a fbrmé un tréfor qu'on fait être immenfe. Un feul<br />

vaiffeau Européen pourroit s'emparer de tant de<br />

tichelles, Sc s'il avoit quelques troupes de débarquemenr,<br />

fe maintenir dans un pofte qu'il auroit pris<br />

fans peine. Ne paroït - il pas étonnant Sc même<br />

extraordinaire , qu'une entreprife li utile Sc même li<br />

facile n'ait pas tenté la cupidité de quelqu'avanturier.<br />

Nous touchons peut-être a ce moment. Un<br />

crime, une cruauté de plus ou de moins ne doit pas<br />

arrêterles Européens accoutumés a facrifier a leur<br />

avidité ce qu'il y a de plus facré fur la terre , Sc a<br />

fouler aux pieds tous les fentimens de la nature<br />

pour s'approprier 1'univers.<br />

Commerce des Hollandois d Siam.<br />

LE royaume de Siam a environ deux cents vingt<br />

lieues de long du nord au fud, Sc cent dans fa<br />

plus grande largeur : il eft borné au nord par celui<br />

de Laos, au fud par le gohe de Siam, au fud-oueft<br />

par la prefqu'isle de Malaca, a 1'orient par les<br />

royaumes de Camboge Sc de Laos. Ce pays eft<br />

fertile en riz , en fruits Sc en coton •, on y trouve<br />

quantité d'animaux , tous différens de ceux d'Europe.<br />

Les habitans relfemblent alfez aux Chinois:<br />

ils font fpirituels , fobres, mais parelfeux ', ils font<br />

idolatres, ils admettent la métempfyeofe. Le roi eft<br />

defpote , Sc fes fujets le regardent comme un Dieu.<br />

II envoya des ambalfadeurs a Louis XIV, qui lui<br />

en envoya auffi l'an 1685. Les Portugais ont donné


ï)v COMMERCE EN HOLLANDE. 221<br />

•ij ce royaume le nom de Siam $ les habitans Fappellent<br />

dans leur langue Menang-Taï, c'eft-a-dire,<br />

pays des libres.<br />

Le commerce des Hollandois fut d'abord affez<br />

confidérable dans ce royaume , mais un defpote ,<br />

dont le fceptre de fer opprimoit alors ce pays ,<br />

l'an 1660 , manqua d'égards pour la compagnie<br />

Hollandoife. Celle-ci voulut Pen punir en abandonnant<br />

les comptoirs qu'elle avoit placés fur le territoire<br />

de Siam , comme fi c'eüt été un bienfait<br />

qu'elle eut reriré d'elle. Les Hollandois vouloient<br />

en impofer par un air de grandeur St de magnanimité<br />

qui leur réuflit fi bien, que le roi de Siam<br />

fut obligé de leur envoyer une ambaffade éclatante<br />

pour faire oublier le paifé St donner les plus<br />

fortes affurances pour 1'avenir. II y a un terme a<br />

tout, & il y en eut bientót un a ces déférences<br />

que le paviilon des autres nations amena très-rapidement.<br />

Comme la compagnie Hollandoife n'a<br />

point de fort dans ces contrées , il ne lui eüt pas<br />

été poflible de foutenir le privilege exclufif qui lui<br />

avoit été accordé: voila pourquoi fes affaires ne<br />

tardercnt pas a aller toujours en déclinant, Malgré<br />

les préfens que le roi exige , il livre néanmoins des<br />

marchandifes aux navigateurs de toutes les nations,<br />

St en recoit d'eux a des conditions fort avantageufes.<br />

Tous les navigateurs font obligés de relacher<br />

a 1'embouchure de Menan$ les Hollandois<br />

ont le privilege de remonter ce fleuve jufqu'a la<br />

capitale de 1'empire , oü ils ont toujours quelques<br />

agens. Cette prérogative ne donne cependant pas<br />

une grande acfivité au commerce de la compa-


22.i TABLEAU GRAT>UEÏ.<br />

gnie3 car elle n'envoie plus qu'un vaiffeau charge<br />

de chevaux de Java, du fucre, d'épiceries 8c de<br />

toiles. Les Hollandois en tirent du calin, efpece<br />

de métal fort blanc, a foixante 8c dix livres Ie<br />

cent 3 de la gomme lacque , a cinquante - deux<br />

livres3 quelques dents d'éléphans, a trois livres fix<br />

fois la livre ; un peu d'or, k cent 8c quinze livres<br />

dix fois le mare. C'eft feulement au trafic du bois<br />

de fapan , que s'attachent les Hollandois dans ces<br />

parages , paree qu'on ne leur vend que cinq livres<br />

Ie cent, bois qui leur eft néceffaire pour 1'arrimage<br />

de leurs vailfeaux. Sans ce befoin, il y a long-tems<br />

que la compagnie auroit renoncé a ce commerce,<br />

dont les frais excedent les bénéfices , paree que le<br />

roi , feul négociant de fon royaume , met les<br />

marchandifes qu'on lui porte a un trés-bas prix;<br />

mais les Hollandois ont trouvé le moyen de fe dédommager<br />

a Malaca.<br />

Situation des Hollandois d Malaca.<br />

La prefqu'isle de Malaca eft extrêmement longue<br />

8c fort étroite3 les anciens l'ont connue fous le<br />

nom de Cherfonèfe dor : elle eft maintenant occupée<br />

par divers petits rois, vaffaux de celui de<br />

Siam. Malaca en eft la principale ville, qui a une<br />

très-bonne fortereffe 8c un fort boa port fur le<br />

détroit qui porte fon nom , vis-a-vis de l'isle de<br />

Sumatra 3 c'eft une des plus marchandes de 1'Afie :<br />

les Hollandois la prirent l'an 1640 , fur les Portugais<br />

, qui y avoient établi un évêché , fuffragant<br />

de Goa. Voici comment ils tenterent le gouverneur<br />

Portugais, connu pour être fort avare. Le marché


%>V COMMERCE EN HOZZANDE. 223<br />

aconclu , le gouverneur introduifit de nuit 1'ennemï<br />

dans la ville , mais il fut puni de fa trahifon ; car<br />

les affiégeans coururent tous vers lui 8c le maffacrerent<br />

pour être difpenfés de payer les cinq cents<br />

mille livres qui lui avoient été promifes. II faut ce--<br />

pendant rendre juftice a la bravoure des Portugais,<br />

ils né fe rendirent qu'après une défenfe très-opiniatre.<br />

On prétend qu'un officier Hollandois ayant<br />

demandé a un officier des vaincus, quand lui 8c<br />

ceux de fa nation comptoient revenir ? lorfque vos<br />

péchés feront plus grands que les nótres, répondit<br />

fans fe déconcerter, 1'officier Portugais.<br />

Les Hollandois vidforieux trouverent une fortereffe<br />

batie comme tous les ouvrages Portugais,<br />

avec une folidité qu'aucune nation n'a depuis imitée.<br />

Le climat eft fort fain quoiqu'humide 8c fort chaud.<br />

Comme des exaéfions continuelles avoient éloigné<br />

de ces parages toutes les nations commergantes,<br />

le commerce y étoit tout-a fait tombé: il y languit<br />

encore aujourd'hui , foit que la compagnie ait<br />

trouvé des obftacles infurmontables, foit qu'elle<br />

ait manqué de modération, foit enfin qu'elle ait<br />

eraint de nuire a Batavia.<br />

Les opérations de la compagnie Hollandoife lè<br />

réduifent a la vente d'un peu d'opium , de quelques<br />

toiles bleues , 8c a 1'achat des dents d'éléphant,<br />

du calin, qui coüte foixante 8c dix livres le cent 5<br />

d'un peu d'or qu'elle paie cent quatre-vingt livres<br />

le mare. Les agiotages feroient plus confidérables,<br />

fi les princes étoient plus fideles au traité exclufif<br />

qu'ils ont fait avec les Hollandois 5 mais malheureufement<br />

pour eux, ces princes ont formé des


214 TABLEAU ORASÜBV<br />

liaifons avec les Anglois , qui fournilfent leuöS<br />

befoins a meilleur marché, 8c qui achetent plus<br />

cher leur marchandife : il eft vrai que la compagnie<br />

Hollandoife fe dédommage un peu fur fes ferme?<br />

8c lur fes douanes, qui lui donnent deux cents mille<br />

livres par an. Cependant fes revenus, ajoutés aux<br />

bénéfices du commerce , ne furfffent pas pour<br />

1'entretien de la garnifon 8c des employés ; la<br />

compagnie folde annuellemeut quarante mille livres<br />

pour 1'entretien de la garnifon Sc des employés.<br />

Ce facrifice parut long-tems léger a la compagnie<br />

Hollandoife, jufqu'a ce que les Européens*<br />

eulfent doublé le cap de Bonne-Efpérance 3 paree<br />

qu'alors les maures , feuls navigateurs dans linde ,<br />

fe rendoient de Surate 8c de Bengale a Malaca,<br />

oü ils trouvoient les batimens des Moluques , du<br />

Japon 8c de la Chine 3 mais quand les Portugais<br />

eurent envahi cette place , ils allerent eux-mêmes<br />

chercher le poivre a Bantam, 8c les épiceries a<br />

Ternate. Pour abréger leur retour, ils fe hafarderent<br />

a travers les isles de la Sonde , 8c leur navigation<br />

leur réulfit ; mais quand les Hollandois<br />

furent devenus polfelfeurs de Malaca 8c de Batavia,<br />

ils fe trouverent alors maitres des deux feuls détroits<br />

connus. Dans les tems de trouble, les Hollandois<br />

y croifoient 8c interceptoient tous les vailfeaux de<br />

leurs ennemis \ mais cette petite guerre a ceffé dès<br />

le moment que les Frangois, a la fin de la guerre<br />

de 1774, ont découvert le détroit de Bali, 8c les<br />

Anglois celui de Lombok , dans la pénultieme<br />

guerre. II eft probable que Batavia continuera toujours<br />

d'être 1'entrepöt d'un commerce immenfe;<br />

mais^


DU COMMERCE EN HOLLANDE. 225<br />

maïs on ne peut fe dillimuler que Malaca perd infenliblemenr<br />

1'unique avantage qui lui donnoit de<br />

la confidération.<br />

Jufqu'ici les Hollandois continuent de faire payer<br />

fancrage a tous les vailfeaux qui paflent par le<br />

détroit de Malaca : les Anglois feuls en font<br />

exempts.<br />

La compagnie Hollandohe ne tarda pas a fe<br />

procurer un établilfement a Ceylan.<br />

Etablijjhment des Hollandois d Ceylan.<br />

L'ISLE de Ceylan s'étend depuis le fixieme degré<br />

de latitude feptentrionale jufqu'au dixieme 5 elle a<br />

quatre-vingt-dix lieues de longueur du nord au fud,<br />

cinquante dans fa plus grande largeur , Sc deux<br />

cents cinquante de circuit. On convient alfez généralement<br />

que cette isle eft 1'ancienne Iaprobane ,<br />

dont le roi envoya une ambaftade a 1'empereur<br />

Augufte. L'isle de Ceylan eft très-fertile, l'air y<br />

eft plus pur 8c plus fain qu'en aucun endroit ; les<br />

habitans-, que 1'on appelle Cingales ou Chingalais ,<br />

font des negres mieux faits 8c plus Ipirituels que<br />

ceux d'Afrique. Sa plus haute montagne a été nommée<br />

par les Portugais Pic dAdam , 8c les naturels<br />

1'appellent Hamalet. Sa figure eft celle d'un pain<br />

de fucre , Sc on voit au fommet une pierre plate ,<br />

qui porte 1'empreinte d'un pied humain , deux fois<br />

plus grand que fa mefure naturelle. La variété de<br />

l'air y eft linguliere : on jouit d'un tems fee dans<br />

la partie oriëntale, tandis que les pluies tombent<br />

dans la partie occidentale. Cette isle produit d*exeellens<br />

fruits, beaucoup d'épiceries, Sc fur-tout<br />

Tome II. P,


zi6 TABLEAU GRADUEL<br />

quantité de canrrelle, la meilleure qui foit au monde I<br />

1'arbre qui la produit fe nommecannellier. La feconde<br />

écorce des jeunes arbres de trois ans eft la<br />

cannelle: onendiftingue depluiïeurs qualités fuivant<br />

l'aged'expofition 8c les diverïes parties de 1'arbre dont<br />

on la retire. On coupe cette écorce par lames, elle<br />

fe deffeche au foleil 8c fe roule dans l'état oü on<br />

nous 1'apporte : eet aromate eft des plus délicieux.<br />

Dans le pays 8c fur le milieu même de la récolte,<br />

on exprime par diftillation une certaine quantité<br />

d'huile effentielle de 1'écorce nouvelle , 8c très-peu<br />

de la vieille. Elle fe vend jufqu'a foixante 8c dix<br />

livres 1'once: on la falfifie affez fouvent avec de<br />

1'huile de ben. Appliquée fur les dents cariées, elle<br />

appaife la douleur, deffeche le nerf: fon parfum<br />

pénétrant la fait entrer dans les pots-pourris. Des<br />

bougies frottées de cette huile répandent dans un<br />

appartement 1'odeur la plus agréable 5 1'écorce<br />

de la racine fournit par la diftillation, un camphre<br />

beaucoup plus doux que le camphre ordinaire :<br />

fon odeur fuavc fait précifément la nuance entre la<br />

cannelle 8c le camphre : c'eft un puilfant remede<br />

contre les rhumatifmes 8c paralyfies. Les fruits du<br />

cannellier donnent, par la décoétion , une fubftance<br />

gralfe , de conliftance de fuif très-odorante:<br />

on en fait des bougies , vendues par les Hollandois<br />

fous le nom de cire de cannelle. Ceux-ci font fort<br />

exclulivement le commerce de la cannelle, ain'; que<br />

celui de la mufcade 8c du girofle. Les Hollandois<br />

poffedent feuls les lieux oü croilfent ces précieux<br />

aromates , qu'ils ont conquis fur les Portugais.<br />

Après leur avoir enleyé Ceylan, ils fe font rendus


DU COMMERCE MN HOLLANDE. 227<br />

maitres de la cöte de Malabar, comme nous aurons<br />

bientót occafion de le voir, d'ou ils ont impitoyablement<br />

arraché toute efpece de cannelliers qui y<br />

croilfoient. Les Pojtugais vendoient 1'écorce de<br />

ces arbres, connus fous le nom de cannelle fauvage<br />

ou de cannelle grife. Toute la cannelle qui fe confomme<br />

dans 1'univers eft recueillie par les Hollandois<br />

dans un efpace de quatorze lieues, fur les<br />

bords de la mer, dans l'isle de Ceylan. Cet aromate<br />

, pour être agréable , ne peut être employé<br />

qu'a une légere dofe 3 aulfi les Hollandois ne laiffènt-ils<br />

croitre qu'un certain nombre de ces arbres,<br />

1'expérience leur ayant appris qu'ils peuvent en débiter<br />

dans 1'Europe de cinq a lïx cents mille pefant:<br />

voila pourquoi le grand objet de la compagnie Hollandoife<br />

a Ceylan eft la cannelle. La racine de 1'arbre<br />

qui la donne eft grolfe , partagée en plufieurs branches<br />

, couverte d'une écorce d'un roux grifatre endehors<br />

, rougeatre en-dedans 3 le tronc qui s'éleve<br />

jufqu'a lui a huit 8c dix doifes, eft couvert, de<br />

même que fes nombreufes branches , d'une écorce<br />

d'abord verte 8c enfuite rouge \ la feuille a quelque<br />

reffemblance avec celle du laurier, fi elle étoit<br />

moins longue 8c moins pointue. Quand elle eft<br />

tendre , elle a la couleur du feu3 quand elle vieillit<br />

& feche , elle prend un verd foncé au-deflus , 8c<br />

un verd plus clair au-deflbus \ les fleurs font petites,<br />

blanches, difpofées en gros bouquets a 1'extrêmité ,<br />

& a des tiges d'une odeur agréable qui approche<br />

de celle du muguet. Le fruit du cannellier a la forme<br />

du gland, mais il eft plus petit: il mürit ordinaiïement<br />

au mois de feptembre. Si on le fait bouillir<br />

P2


22.8 TABLEAU GRADUEt<br />

dans 1'eau , il rend une huile qui furnage 8c qui fe)<br />

brüle : fi on Ia laifle congeler, elle acquiert de la<br />

blancheur 8c de la conliftance. L'on en fait aufli<br />

des bougies, mais dont 1'ufage eft réfervé au roi<br />

de Ceylan.<br />

II n'y a de précieux dans le cannellier que Ia<br />

feconde écorce. C'eft au printems , lorfque la feve<br />

eft plus abondante, qu'on 1'enleve 8c qu'on la fépare<br />

de 1'écorce extérieure, qui eft grife 8c raboteufe<br />

: on la coupe en lamss, enfuite on 1'expofe<br />

au foleil, 8c en féchant elle fe roule. Quand les<br />

cannelliers font vieux, ils ne donnent qu'une cannelle<br />

grofliere : il faut que 1'arbre n'ait que trois<br />

ou quatre ans pour qu'elle foit de bonne qualité.<br />

Quand le tronc eft une fois dépouillé , il ne prend<br />

plus de nourriture ; mais la racine ne périt point,<br />

elle poufle toujours des rejetons ; d'ailleurs le fruit<br />

des cannelliers contient une femence qui fert a les<br />

reproduire.<br />

Les Hollandois ont des pofleflions oü le cannellier<br />

ne croit point du tout: on n'en trouve que<br />

dans le territoire de Négombo , de Colombo 8c<br />

de pointe de Gale. Les forêts du prince rempliffent<br />

le vuide qui fe trouve quelquefois dans les magalins:<br />

on en trouve abondamment dans les montagnes<br />

occupées par les Bédas 3 mais ni les Européens, ni<br />

les Chingalais n'y font admis. II faudroit déclarer<br />

la guerre aux Bédas pour fe partager leurs richeffes.<br />

II eft a remarquer que les Chingalais, de même<br />

que les Indiens du continent , font diftribués par<br />

caftes qui ne s'allient jamais ies uns aux autres, 8C<br />

qui exercent toujours Ia même profeflïon. L'art da)<br />

4i


vu COMMERCE EN HOLLANDE. 215<br />

dépouiller les cannelliers eft réfervée a la cafte<br />

des Chalias, comme étant la plus vile de toutes<br />

les occupations : tout autre infulaire fe croiroit<br />

déshonoré , s'il s'abaiflöit a faire cette cueillette.<br />

On diftingue la bonté 8c 1'excellence de la cannelle<br />

-quand elle eft fine , unie, facile a rompre , mince,<br />

d'un jaune tirant fur le rouge , odorante , aromatique<br />

, d'un gour piquant, 8c cependant agréable.<br />

Celle dont les batons font longs &C les morceaux<br />

petits, mérite la préférence par les connoilfeurs.<br />

Si elle contribue aux déiices de la table , elle ne<br />

fournit pas moins d'abondans fecours a la médecine.<br />

Les Hollandois fe font engagés a recevoir du roi<br />

de Candi une certaine quantité de cannelle a un<br />

prix plus confidérable que des autres Indiens : la<br />

cannelle ne leur coüte guere plus que douze fois<br />

la livre. II ne feroit pas impoflible aux navigateurs<br />

qui fréquentent les ports de Ceylan , de fe procurer<br />

1'arbre qui produit la cannelle ••,mais on a<br />

expérimenté que eet arbre a dégénéré au Malabar,<br />

a Batavia , a l'isle de France 8c par-tout oü il a<br />

été tranfplanté. L'isle de Ceylan ne produit pas<br />

feulement des cannelliers , dont il y a des forêts<br />

entieres, mais encore quantité de fimples admirables<br />

8c de belles fleurs fauvages; une entr'aütre ,<br />

nommée findfitmal, qui fert d'horloge , s'ouvrant<br />

a quatre heures du foir 8c fe fermant le matin,<br />

pour s'ouvrir de nouveau a quatre heures après<br />

midi. On y trouve toute forte de pierres précieufcs 5<br />

8c on y pêche des perles. Cette isle a des cléphans<br />

qui font les plus eftimés de toutes les Indes. On y<br />

trouve auffi des finges d'une efpece finguliere,<br />

P 3


43® TABLEAU GRADVÈT<br />

qu'on appelle hommes fauvages 3 ils ont prefque<br />

la figure humaine : ils font robuftes , agiles, hardis<br />

, 5c fe défendent comme des hommes armés ;<br />

on les prend avec des lacets , Sc on les dreffe a<br />

marcher fur les pieds de derrière , Sc a fe fervir de<br />

ceux de devant pour rincer les verres. Les Hollandois<br />

chaiferent de cette isle les Portugais, l'an<br />

165© , après une guerre longue, fanglante Sc<br />

opiniatre : tous les établilfemens des Portugais<br />

furent envahis par les Hollandois , qui les poffedent<br />

encore aujourd'hui. Les Moluques lui fourniffoient<br />

la mufcade 6c le girofle , Ceylan devoit leur fournir<br />

la cannelle. Spilberg, le prémier amiral Hollandois<br />

qui aborda fur les cótes de l'isle de Ceylan,<br />

y trouva les Portugais occupés a bouleverfer le<br />

gouvernement Sc la reiigion du pays , a détruire<br />

les uns par les autres les fouverains qui la partageoient,<br />

a s'élever fur les débris des trönes qu'ils<br />

renverfoient fucceflivement. Que fit Spilberg ? II<br />

oftrit les fecours de fa patrie a la cour de Candi :<br />

ils furent acceptés avec les plus grands tranfports<br />

de reconnoiffance. « Si vos maitres , lui fit dire le<br />

» monarque, veulent batir un fort, moi, ma femme<br />

» 6c mes enfans nous ferons les premiers a porter<br />

» les matériaux néceffaires. » Les peuples de Ceylan<br />

ne virent dans les Hollandois que des ennemis<br />

de leurs tyrans , ils fe joignirent a eux , Sc par ces<br />

deux forces réunies, les Portugais furent chaffés de<br />

leurs établiffemens , qui tomberent tous entre les<br />

mains de la compagnie Hollandoife, Sc qui en eft<br />

encore aujourd'hui en poffeflion. Si 1'on excepte un<br />

efpace affez borné fur ia cóte oriëntale, oü 1'on


vu COMMERCE EN HOLLANDE 231<br />

ne trouve point de port, 8c dont le fouverain du<br />

pays tiroit fon fel, ils formerent autour de l'isle un<br />

cordon régulier, qui s'étendoit depuis deux jufqu'a<br />

douze lieues dans les terres. Pour empêcher toute<br />

communication avec les peuples du continent vöiiin<br />

, les Hollandois ont bati un fort a Jaffanaparhan,<br />

8c dans les isles de Manar 8c de Calpentin. A Négombo,<br />

il,y aun port fuffifant pour les chaloupes ,<br />

qui fert a contenir le diftriéï: qui produit la meilleure<br />

cannelle : il eft vrai que ce port n'eft pas fréquenté,<br />

paree qu'il y a une riviere navigable qui<br />

conduit a Columbo. Cette place eft devenue le<br />

chef-lieu de la colonie : les Portugais 1'avoient<br />

extraordinairement fortifiée , paree qu'elle étoit<br />

pour eux le centre des richeffes. Sans les dépenfes<br />

qui y avoient été faites , les vices de fa rade auroient<br />

vraifemblablement déterminé les Hollandois<br />

a établir leur gouvernement 8c leurs forces a la<br />

pointe de Gale. On y trouve un port dont 1'entrée<br />

eft difficile a la vérité , 8c le balfin fort relferré,<br />

mais qui réunit d'ailleurs toutes les perfedtions<br />

qu'on peut defirer. La compagnie a établi dans<br />

eet endroit-la un entrepot pour fes marchandifes<br />

qu'elle fait palfer en Europe ; elle fe fert de maturé<br />

pour recueillir les cafés 8c les poivres, dont elle<br />

a introduit la culture. II y a pour toute fortifkation<br />

une redoute , fituée fur une riviere qui ne peut<br />

recevoir que des bateaux. Trinquemale eft le plus<br />

beau 8c le meilleur port des Indes: il y a quantité<br />

de bayes oü les plus nombreufes flottes trouvenr<br />

un afyle affuré : on n'y fait cependant aucun commerce<br />

, paree qu'il n'y a aucune marchandife dans<br />

P4


232. TABLEAU GRADVEZ<br />

ce pays, qui ne fournit même que très-peu de<br />

vivres: fa ftérilité lui fert de rempart affuré contre<br />

toute efpece d'avidité armée. La compagnie a encore<br />

fur la cöte d'autres établiffemens qui font<br />

moins confidérables , mais qui lui fervent a faciliter<br />

les Communications Sc a écarter les étrangers. II<br />

n'eft pas furprenant qu'avec de fi fages précautions<br />

Ja compagnie fe foit appropriée routes les produc -<br />

tions de l'isle. Les plus précieufes font: i°. Les<br />

amétiftes, les faphirs Sc des rubis, qui font trèspetits,<br />

a la vérité, 8c très-imparfaits : des maures<br />

qui viennent de la cöte de Coromandel les achctent<br />

en payant un prix modique , les taillent Sc les<br />

font vendre a bas prix dans les différentes contrées<br />

de 1'Inde. 2 0 . Le poivre que Ja compagnie achete<br />

huit fois la livre ; le café, qu'elle ne paie que quatre,<br />

Sc le cardamome qui n'a point de prix fixe. Les<br />

naturels du pays fo*t pareffeux Sc indolens, pour<br />

que ces cultures, qui font toutes-d'une qualité trèsïnférieure<br />

, puiffent jamais devenir confidérable.<br />

3 0 . Une centaine de balles de mouchoirs, de pagnes<br />

Sc de guingamps , d'un trés beau rouge , que<br />

les Malabares fabriquent a Jaffanapathan, oü iJs font<br />

établis depuis très-Iong-tems. 4 0 . Quelque peu d'iyoire<br />

Sc environ cinquante éléphans. On les porte<br />

a la cöte de Coromandel, Sc eet animal, doux<br />

Sc pacifique , va fur le continent augmenter 8c<br />

partager les périls Sc les maux de la guerre. Cet<br />

animal eft trop utile a l'homme dans cette isle pour<br />

qu'il ne lui foit pas affervi. 5 0 . L'arèque, qui croit<br />

fur une efpece de palmier. Ce fruit eft ovaire , a<br />

quelque relfemblance avec Ja daue, mais ij eft plus


DU COMMERCE EN HOILANDE. 233<br />

tefTerré par les deux bouts. Ce fruit n'eft pas rare<br />

dans la plupart des contrées de 1'Afie, Sc eft trèscommun<br />

a Ceylan. L'écorce de ce fruit eft épaiffe ,<br />

Kffe 8c membraneufe j le noyau qu'elle environne<br />

eft blanchatre, en forme de poire, 8c de la grolfeur<br />

d'une mufcade. La compagnie Hollandoife ach&te<br />

ce fruit a raifon de dix livres l'ammonan , 8c elle<br />

en vend trente-llx ou quarante livres fur les lieux<br />

mêmes, aux vailfeaux de Bengale , de Coromandel<br />

St des Maldives, qui le paient avec du riz , de<br />

grolfes toiles Sc des cauris. L'arèque a ceci de fingulier<br />

, c'eft que fi on le mange feul, comme le<br />

font quelques Indiens, il appauvrit le fang Sc donne<br />

la jauniffe ; mais il eft aifé de fe garantir de eet inconvénient,<br />

en mêlant ce fruit avec le bétel. Cette<br />

plante des Indes orientales rampe 8C grimpe comme<br />

le lierre , mais n'étouffe pas. L'agotis, petit arbre<br />

auquel elle s'attache Sc lui ferfrd'appui, 8c qu'elle<br />

aime finguliérement. On la cultive comme la vigne ;<br />

fes feuiiles font affez femblables a celles du citronnier<br />

, quoique plus longues Sc plus étroites a 1'extrêmité.<br />

Le bétel croit par-tout, mais on ne le voit<br />

profpérer que dans les lieux humides. Les Indiens<br />

font avec ces feuiiles Sc des aromates, une préparation<br />

qu'ils machent continuellement, les hommes<br />

pour fortifier leur eftomac Sc les femmes galantes<br />

pour s'exciter a 1'amour. L'ufage du bétel dans<br />

linde eft auffi fréquent que celui du tabac en<br />

France : il a 1'avantage de donner a Phaleine une<br />

odeur agréable : on n'entre pas chez les grands fans<br />

en avoir dans la bouche : on s'en préfente mutueb<br />

Jement lorfqu'on fe rencontre. Les Indiens vont Sc


2.34 TABLEAU GRADUEL<br />

viennent le bétel a la main , Sc s'en font entr'eux<br />

un petit commerce de politelfe Sc de galanterie.<br />

Le bétel , qui donne a la falive Sc aux levres une<br />

couleur rouge Sc enfanglantée , déplait aux étrangers<br />

; 8c les Indiens , par fon fréquent ufage , perdent<br />

quelquefois les dents a vingt-cinq ans. Les<br />

Indiens, a toutes les heures du jour, même la nuit,<br />

machent des feuiiles de bétel, dont 1'amertume eft<br />

corrigée par 1'areque dont elles font toujours enveleppées:<br />

on y joint conftamment du chunam ,<br />

efpece de chaux brülée, faite avec des coquilles:<br />

les gens riches y ajoutent fouvent des parfums qui<br />

flattent leur vanité. On ne peut fe féparer pour<br />

quelque tems fans fe donner mutuellement du bétel<br />

dans une bourfe , c'eft un préfent de 1'amitié qui<br />

foulage 1'abfence : on n'oferoit parler a fon fupérieur<br />

fans avoir la bouche parfumée de bétel ; ce<br />

feroit même une groftiéreté, tout au moins une<br />

grande impolitehe, de négliger cette précaution<br />

avec fon égal. On prend du bétel après. les repas,<br />

on mache du bétel durant les vilïtes, on fe préfente<br />

du bétel en s'abordant, en fe quittant, Sc toujours<br />

du bétel. Si les dents s'en trouvent affeéfies qu'impprte<br />

, 1'eftomac en eft plus fain Sc plus aftif:<br />

e'eft du moins un préjugé généralement établi aux<br />

Indes.<br />

II eft encore un autre commerce que les Hollandois<br />

font dans l'isle de Ceylan, Sc qui en eft<br />

un des principaux revenus, c'eft la pêche des perles.<br />

La perle , avant d'être habitante de l'air, a vécue<br />

dans 1'eau , logée comme la teigne aquatique ,<br />

dans une efpece de tuyau ou fourreau, intériey-


DV COMMERCE EN HOZZANDE. 235<br />

Tementtifiu de foie& couvert extérieurement de<br />

fabies, pailles, bois, coquilles, 8tc. Lorfque le<br />

ver hexapode veut fe changer en nymphe, il bouche<br />

1'ouverture de fon fourreau avec des fils d'un tiffu<br />

lache par Iequel 1'eau pénetre ; mais qui défend<br />

1'entrée aux infedfes voraces : fa chryfalide eft légérement<br />

gafée , 1'on découvre aifément alors la nouvelle<br />

forme de 1'infede. La perle , fur le point de<br />

changer d'élément, vient a fleur d'eau, quitte fon<br />

fourreau, s'éleve dans l'air , va jouir des douceurs<br />

de la campagne, voltige fur les fleurs St les arbres,<br />

mais bientót elle eft rappellée fur le bord de 1'eau<br />

pour y dépofer fes ceufs , d'oü 1'on voit naitre fa<br />

poftérité. ün trouve fréquemment dans des eaux<br />

dormantes de ces vers aquatiques, qui s'habillent<br />

avec la lentille d'eau , taillée , coupée én quarrés<br />

réguliers Sc ajuftée bout a bout.<br />

°Tous les coquillages bivalves, nacrés intérieurement,<br />

tels que 1'hirondelle , le marteau, la pintade<br />

grife 8c autres efpeces d'huitres, produifent<br />

des perles. On en trouve aufli dans les moules du<br />

nord ; mais il n'y a pas de coquillage qui fournifle<br />

de plus belles perles que 1'huitre nacrée qui fe pêche<br />

dans les mers orientales, dans l'isle de Tabago ,<br />

dans le golfe Perfique Sc fur les cötes de 1'Arabie.<br />

D'habiles plongeurs, accoutumés a retenir leur refpiration<br />

un quart-d'heure , font defcendus dans des<br />

corbeilles a plus de foixante pieds de profondeur:<br />

munis d'un inftrument de fer, ils détachent les<br />

huitres attachées aux rochers , les corbeilles pleines<br />

d'huitres, ils tirent une corde qui avertit ceux qui<br />

font dans la chaloupe de les enlever. Ils prétendent


i3 5 TABLEAU GRADVEZ<br />

qu'il fait aufli grand jour dans le fond de la mer<br />

que fur terre : ce qu'ils craignent le plus eft la rencontre<br />

de quelques requins ou autres poilfons voraces.<br />

Ces huitres tirées de la mer font expofées<br />

au foleil: a 1'inftant qu'elles s'ouvrent on en détache<br />

les perles. On va aufli a la pêche des perles<br />

dans le golphe du Mexique, fur les cötes de la<br />

Méditerranée , de 1'Océan, en Ecofle Sc aillcurs ;<br />

mais ces perles occidentales font moins eftimées.<br />

La nacre de perles entroit autrefois dans le fard<br />

des dames. On en fait aujourd'hui des manches de<br />

couteaux , de navettes, des tabatieres 8c autres<br />

jolis petits bijoux fort précieux. Les lapidaires appellat^<br />

nacre de perles des excrefcences en forme<br />

dans 1'intérieur des nacres; ils ont 1'adreffe de les<br />

fcier , de les joindre enfemble 8c de les mettre en<br />

oeuvre.<br />

Ce nacre de perles eft le réfultat de ces concrétions<br />

pierreufes, concentriques, calcaires, diffolubles<br />

aux acides , 8c d'une faveur terreufe,<br />

comme on en trouve dans le corps même des<br />

huitres, voila pourquoi quelques naturaliftes ont<br />

regardé ces fubftances comme une efpece de befoart.<br />

Les perles occidentales, comme on vient<br />

de le dire , font les moins eftimées: les plus belles<br />

font orientales. Les unes 8c les autres font naturellement<br />

blanches lorfque les huitres ne font point<br />

attaquées de maladies. Celles qui font jaunatres<br />

doivent leur couleur, foit a la maladie de 1'hutre ,<br />

foit au terrein vafeux , foit enfin au féjour dis huitres<br />

en tas fur la cöte. On nomme perles haroques,<br />

celles d'une forme irréguliere , telles que la plupart


i>ï/ COMMERCE EN HOLLANDE. 237<br />

ile celles qu'on tire des moules du nord, comme<br />

on 1'a dit ci-delfus. Linnseus a trouvé le fecret de<br />

faire groflir les perles. La découverte de ce naturalifte<br />

Suédois lui a procuré des titres de noblelfe<br />

qu'il auroit dü méprifer, 8c le droit de fe nommer<br />

un fuccelfeur a la place qu'il occupoit, qu'il auroit<br />

dü refufer. L'on a remarqué que les moules, piquées<br />

par les fcolopendres marins , contenoient les<br />

plus grolfes 8c les plus belles perles. L'ufage des<br />

perles pour le luxe 8c la parure des femmes, en<br />

a fait un trés-gros objet de commerce. Colliers ,<br />

bracelets , pendans d'oreilles, coërfures, ajuftemens,<br />

toutes ces parures introduites par le caprice,<br />

adoptées par la mode, perfe&ionnées par 1'art 8c<br />

le goüt ,'font des bijoux de toilette faits pour ajouter<br />

aux graces de la beauté 8c pour y fuppléer. Les<br />

dames de la Perfe 8c les Indiennes, achetent les<br />

perles au poids de 1'or. Le roi d'Efpagne deftina<br />

par dévotion les plus belles perles a 1'ornement des<br />

églifes. On voit a la Guadeloupe une ftatue de la<br />

vierge toute habillée de perles, de rubis 8c d'émeraudes.<br />

En France le prix des perles fe regie fur<br />

celui des pierreries. On ignore ce qui a pu donner<br />

lieu au bruit populaire, que 1'eftomac d'un juif a<br />

plus que celui d'un chrétien ou d'un mufulman, la<br />

faculté de nettoyer les perles en leur donnant plus<br />

de poids. La faculté qu'a la perle de fe dilfoudre,<br />

fait qu'on n'en rencontre prefque jamais de bien<br />

confervées dans les anciens tombeaux. Les perles<br />

recoivent de la nature le poli 8c le brillant que les<br />

pierres précieufes empruntent de 1'art: on en pêche<br />

au nord de Jaifanapathan 8c aux environs. Lecom|


238 T A B I E A V G RAD VEI,<br />

mandant Hollandois qui y réfide de la part des<br />

Etats-Généraux en a 1'intendance , de même que<br />

de la pêche qu'on en fait autour de l'isle de Manar.<br />

Les plus belles fe pêchent dans l'isle de Barein<br />

, prés de 1'Arabie Sc dans le golphe Perfique ,<br />

ou au cap de Comorin Sc prés de l'isle de Ceylan ,<br />

qui n'eft qu'a quinze lieues du continent. JI eft probable<br />

que celle-ci en fut détachée dans des tems<br />

plus ou moins reculés , par quelqu'éruption fpontanée<br />

de la nature : 1'efpace qui la fépare aftuellement<br />

de la terre eft rempli de bas-fonds qui empêchent<br />

les vailfeaux d'y naviguer. On trouve dans<br />

quelques intervalles quatre ou cinq pieds d'eau qui<br />

permettent a de petits bateaux d'y palfer. Les Hollandois<br />

, qui s'en attribuent la fouveraineté, y tiennent<br />

toujours des chaloupes armées pour exiger<br />

les droits qu'ils ont établis. C'eft précifément dans<br />

cqt endroit que fe fait encore aujourd'hui la pêche<br />

des perles qui fut autrefois d'un li grand rapport;<br />

mais qui fe trouve de nos jours tellement épuifé ,<br />

qu'on n'y peut revenir que rarement: on vifite a la<br />

vérité tous les ans ce banc, pour favoir a quel point<br />

il eft fourni d'huitres, mais communément il ne s'y<br />

en trouve que tous les cinq ou fix ans ••, alors la<br />

pêche eft affermée , 8c tout calculé, on peut la<br />

faire entrer dans des revenus de la compagnie pour<br />

deux cents mille livres. II fe trouve fur les mêmes<br />

cótes une coquille appellée xanxus , dont les Indiens<br />

de Bengale font des bracelets: la pêche y eft<br />

libre , mais le commerce en eft exclufif.<br />

Les Hollandois ont un gouverneur qui réfide a<br />

Colombo: ils croyoient avoir befoin autrefois de


'DU COMMERCE EN HOLLANDE. 239<br />

quatre mille foldats pour s'affurer les avantages<br />

qu'ils retiroient de l'isle de Ceylan 3 mais ils ont<br />

réduit ce nombre a quinze ou feize cents. Les dépenfes<br />

qu'ils font annuellement fe montent a deux<br />

millions deux cents mille livres ••, 8c fes revenus,<br />

de même que fes petites branches de commerce,<br />

ne rendent pas plus de deux millions de livres: ce<br />

qui manque fe prend fur les bénéfices que donne la<br />

cannelle. La compagnie doit fournir encore aux frais<br />

qu'occafionnent les guerres qu'on a de tems en<br />

tems a foutenir contre le roi de Candi, aujourd'hui<br />

feul fouverain de l'isle. Candi, qui en eft la capitale<br />

, ville affez grande & fort peuplée, eut beaucoup<br />

a fouffrir des Portugais pendant le tems qu'ils<br />

en furent les maitres.<br />

Les Hollandois ne peuvent fe diflimuler aujourd'hui<br />

que les divifions qui agitent de tems en tems<br />

cette isle , leur font bien fouvent funeftes. Dès<br />

qu'elles commencent, les peuples qui habitent les<br />

cótes, fe retirent la plupart dans 1'intérieur des<br />

terres. Malgré le defpotifme qui les attend , ils<br />

trouvent encore plus infupportable le joug Européen.<br />

Les Chalias n'attendent pas toujours les hoftilités<br />

pour s'éloigner, ils prennent quelquefois cette<br />

réfolution extréme a la moindre mélintelligence<br />

qu'on remarque entre le roi & les Hollandois. La<br />

perte d'uae récolte eft alors fuivie des dépenfes<br />

qu'il faut effuyer pour pénétrer, les armes a la<br />

main , dans un pays occupé de tous cótés par des<br />

rivieres, des bois, des ravins & des montagnes.<br />

Ce fut d'après des conlidérations fi puiffantes , que<br />

les Hollandois fe déterminerent a gagner le roi de


240 TABLEAU GRX nu EZ<br />

Candi par toures fortes de complaifances : iis lui<br />

envoyoient tous les ans un ambalfadeur chargé de<br />

riches prélens. Ils tranfportoient fur leurs vailfeaux<br />

fes prêtres a Siam, pour y étudier la reiigion, qui<br />

eft la même que la (ienne. Quoiqu'ils euffent conquis<br />

fur les Portugais les fortereffes, les terres qu'ils<br />

occupoient, ils fe contentoient d'être appellés par<br />

ce monarque , les gardiens de fes rivages : ils lui<br />

faifoient encore d'autres facrifices. Malgré des ménagemens<br />

fi marqués, la paix a été troublée plus<br />

d'une fois : la guerre qui a fini le 14 février 1766,<br />

a été la plus longue , la plus vive de celles que la<br />

défiance 8c le conflict: des intéréts ont excitées.<br />

Quand le monarque de l'isle de Ceylan s'eft vu<br />

chalfé de fa capitale 8créduit a errer dans les forêts,<br />

il a été facile a la compagnie Hollandoife de faire<br />

avec lui un traité très-avantageux: c'eft auffi ce<br />

qu'elle fit. Le monarque a reconnu la fouveraineté<br />

de la compagnie Hollandoife fur toutes les contrées<br />

dont elle étoit en poffeffion avant les troubles : on<br />

lui a abandonné la partie des cótes qui étoit reftée<br />

aux naturels du pays : on lui permet d'épeler la<br />

cannelle dans toutes les plaines, 8c la cour doit lui<br />

livrer la meilleure des montagnes, fur le pied de<br />

quarante 8c une livre cinq fois pour dix-huit livres.<br />

La compagnie eft encore autorifée a étendre le<br />

commerce par-tout oü elle verra jour a le faire<br />

avantageufement. La cour s'oblige a n'avoir 8C<br />

n'entretenir aucune liaifon avec aucune puiffance<br />

étrangere, 8c même a livrer tous les Européens<br />

qui pourroient s'être gliffés dans l'isle. Pour prix<br />

de tant de facrifices, la compagnie s'engage ü payer<br />

annuellement


BV COMMERCE EN HOZZANBÊ. 241<br />

annuellement la valeur de ce que les rivages cédés<br />

lui produilbient , St pn permet a fes fujets d'y<br />

aller prendre le fel néceffaire a leur confommation.<br />

Combien de précieux avantages la compagnie ne<br />

peut-elle pas fe procurer d'une fi heureufe pofition i<br />

II y a dans l'isle de Ceylan un fyftême deftructeur<br />

qui produit néceffairement les effets les plus<br />

funeftes : c'eft que les terres y appartiennent encore<br />

plus particuliérement au fouverain que dans le<br />

refte de 1'Inde : voila pourquoi les peuples y vivent<br />

dans la plus grande inaéfion. Ils font logés dans<br />

des cabanes , fans meubles, fe nourriffent de fruits ;<br />

les plus aifés, St comme par tout ailleurs, ce n'eft<br />

pas le plus grand nombre , n'ont pour tous vêtement<br />

qu'une piece de groffe toile, qui leur ceint le<br />

milieu du corps. Pourquoi ne pas diftribuer du<br />

terrein en propre a chaque familie ? N'eft-il pas<br />

probable que toutes les families gracieufées de cette<br />

maniere , oublieroient bientót St détefteroient<br />

même leur ancien fouverain, pour s'attacher k<br />

leurs bienfaiteurs , St au gouvernement qui s'occuperoït<br />

du foin de leur procurer leur félicité. Ces<br />

families travailleroient , confommeroient : c'eft<br />

"alors que l'isle de Ceylan jouiroit de 1'opulence , k<br />

laquelle la nature 1'a appellée ; elle feroit a 1'abrï<br />

des révolutions , St en état de foutenir St de protéger<br />

les établiffemens de Malabar St de Coromandel<br />

qui en ont befoin. Si l'isle de Ceylan paroït<br />

'fi éloignée de touchera ce termede félicité , c'eft<br />

'que les bons Bataves ne font encore guere familia-<br />

' rifés avec Ie fyftême de 1'humanité.<br />

Tome II.<br />

Q


242 TABLEAV GR AD VEI<br />

Commerce des Hollandois d la cöte de Coromandel»<br />

CETTE isle eft ainfi appellée, a caufe de 1'abondance<br />

du riz qu'elle produit ; mais fes principales<br />

richefles font les perles qu'on pêche auprès du cap<br />

Camorin, 8c les diamans qu'on y trouve : on a<br />

donné ci-defius une defcription des perles, celle<br />

des diamans mérite de trouver place ici. Le diamant<br />

eft la plus dure , la plus tranlparente 8c la<br />

plus précieufe de toutes les pierres, c'eft aufli la<br />

plus belle des produétions de la nature dans le regne<br />

minéral, 8c la matiere la plus chere du luxe. Llle<br />

fait en France 1'ornement 8c la parure des femmes,<br />

Ia richefle Sc le prix des bagues 8c autres<br />

bijoux. Les plus blancs Sc les plus gros font les<br />

plus eftimés. Les plus riches qu'on connoifie dans<br />

1'univers, font ceux du Czar, taillé en rond , qu'on<br />

évalue a 11723280 livres , il pefe 279 karats<br />

neuf quinzieme , a 150 le karat. Celui du grand<br />

duc de Tofcane, eftimé 2608,3 3 5 hvres , il pefe<br />

139 karats 8c demi , a 135 le karat 3 8c enfin ,<br />

les deux qui appartiennent au roi de France, le<br />

premier appellé fancy ou fans fi, ainfi appellé du<br />

nom d'un ambaifadeur, ou paree qu'il eft fans défaut,<br />

pefe 226 grains : il a couté 600000 livres.<br />

Lefecond appellé le régent, paree qu'il a été achetc<br />

par M. le duc d'Orléans, régent du royaume, pefe<br />

547 grains , Sc a coüté 2500000 livres, le diamant<br />

rélifte au feu. Expofé pendant le jour au foleil<br />

, il brille dans 1'obfcurité : échauffé par le frottement,<br />

il acquiert une vertu éleétrique •, fi le frottement<br />

fe fait contre un verre, le diamant devienc


Dt? COMMERCE EN HOLLANDE. 243<br />

pholphorique. Les diamans jaunatres brillent dans<br />

les ténebres , lorfqu'on les a fait rougir au feu. Les<br />

défauts des diamans fe nomment poiats & gendarmes.<br />

Les points font de petits grains blancs 8c<br />

tioirs \ les gendarmes, des grains plus grands en<br />

fagon de glacé brut. En fortant de la carrière , le<br />

diamant eft couvert d'une croüte grifatre : c'eft de<br />

la poudre même de cette croüte qu'on fe fert pour<br />

le polir. Le diamant rofe ou roferte eft taillé a<br />

facettes par - delfus , 8c plat en - delfous. Le diamant<br />

brillant eft taillé a facettes par-delfous comme<br />

par - delfus. II ne fe trouve de diamans que dans<br />

les Indes orientales 8c au Bréfil : ceux des Indes<br />

orientales font dans les royaumes de Golconde, de<br />

Vifapour, de Bengale 8c dans l'isle de Bornéo. On<br />

n'y compte que quatre mines , ou plutöt deux mines<br />

8c deux rivieres, dont 1'on tire les diamans. Ces<br />

mines font: i°. La mine de Raolconda dans la<br />

province de Carnatica , a cinq journées de Golconde<br />

8c a huit ou neuf de Vifapour 3 elle n'eft<br />

découverte que depuis environ 200 ans. Aux environs<br />

de cette mine , la terre eft fablonneufc 8c<br />

pleine de roches 8c de taillis. Dans ces roches fe<br />

trouvent plufieurs petites veines , d'oü les mineurs<br />

tirent le ïable , ou la terre dans laquelle lont les<br />

diamans. Ces mineurs font tout nuds, a la réferve<br />

d'un petit linge qui les couvre par - devant ; cette<br />

précaution 8c la préfence des infpeéteurs ne les<br />

empêchent pas toujours de détourner quelques pierres<br />

••, ils en avalent même fouvent d'une grolfeur<br />

afiez confidérable. La fecondc mine eft celle de<br />

Gani ou Coulour, a fept journées de Golconde»-<br />

9 2


244 TABLEAU G R A D U E L<br />

laquelle fut découverte il y a environ cent vingt arts*<br />

C'eft dans cette mine qu'on trouva cette fameufe<br />

pierre d'Aureng-Seb , empereur du Mogol , qui,<br />

avant que d'être taillée pefoit 907 rabis, qui tont<br />

793 karats 8c | de karat: les pierres n'y font pas<br />

nettes. II y a fouvent 60000 perfonnes qui y travailknt.<br />

3 0 . La mine de Soumelpour, qui eft un<br />

gros bourg du royaume de Bengale , affez prés du<br />

lieu oü fe trouvent 4es diamans, eft la plus anciennes<br />

de toutes. C'eft dans le gravier de la riviere de<br />

Gouel que les diamans fe trouvent, Cette riviere quï<br />

vient des hautes montagnes qui font du cöté du<br />

midi, paffe au pied du bourg 8c va fe perdre dans<br />

le Gange. C'eft de la que viennent toutes les belles<br />

pointes de diamant qu'on appelle pointes naïves.<br />

4 0 . La mine de Succadane, dans l'isle de Borneo<br />

eft peu connue, paree qu'il n'eft pas permis aux<br />

étrangers ni d'emporter, ni de trafiquer des pierres<br />

qui s'y trouvent. II s'en voit cependant d'affez belles<br />

a Batavia , que les infulaires y viennent vendre<br />

en cachette. La mine du Brélïl a été découverte<br />

par les Portugais au commencement de ce liecle ;<br />

c'eft la plus riche mine de diamans qui foit au<br />

monde. L'an 1740 , le roi de Portugal en a accordé<br />

la ferme a la compagnie de Rio - Janeiro<br />

}<br />

pour 13800 crufades.<br />

La perfe&ion du diamant confifte dans fon eau ,<br />

dans fon luftre 8c dans fon poids. Ses défauts font<br />

les glacés, les pointes de fable rouges ou noires.<br />

Un appelle diamant foible celui qui n'eft pas épais:<br />

diamant brut, celui qui eft taillé: diamant gendar»


BV COMMERCE EN HOLLANDE. 245<br />

meux , celui qui n'eft pas net: diamant brillant ,<br />

celui qui eft taillé en facettes deflus & deffous, Sc<br />

dont la table , ou principale facette du deffus eft<br />

plate : diamant en rofe, celui qui eft tout plat<br />

deffous & taillé deffus en diverfes petites faces,<br />

©rdinairement triangulaires, dont les dernieres d'enhaut<br />

fe terminent en pointe : diamant en table, celui<br />

qui a une grande facette quarrée par-deffus 8c<br />

quatre bifeaux qui 1'environnent.<br />

Les diamans d'une groffeur ou d'un prix extraordinaire<br />

fe nomme parangons. On dit un diamant<br />

parangon, pour dire un diamant excellent, ou qui<br />

n'a pas fon pareil. Les plus beaux diamans qu'on<br />

connoiffe , font ceux que nous avons défignés cideffus,<br />

auxquels on peut ajouter celui de M. Pitt,<br />

gentilhomme Anglois, qui pefe 547 grains parfaits.<br />

On fe flatte que le le&eur fera charmé d'avoir<br />

fous les yeux le mémoire fuivant, dreffé par un<br />

homme expérimenté dans le commerce' des pierres<br />

précieufes, a 1'aide duquel il eft fort aifé a faire<br />

juger de la valeur des diamans fins, de la taille de<br />

Hollande.<br />

De 1 grain , vaut 13 a 14 kV.<br />

De 1 grain 8tl vaut 24 è 5<br />

2<br />

De 2 grains , vaut 36 a 40<br />

De 2 grains &C I vaut 5° a 5 2<br />

De 3 grains , vaut 66 k 70<br />

De 3 grains St |vaut 100<br />

De 4 grains , vaut 108 a 110<br />

De 4 grains L vaut 15°<br />

De 5 grains , vaut 200 a 210<br />

Q %


Z46 TABLEAU GR A DU EL<br />

De 5 grains & i vaut 220 a 230 livres<br />

De 6 grains, vaut 300 a 330<br />

De 7 grains, vaut 400 k 450<br />

De 8 grains, vaut 560 a 60©<br />

De 9 grains, vaut 800<br />

De 10 grains 1000<br />

De 11 grains, vaut 1300<br />

De 12 grains, vaut 1500a i


BV COMMERCE EN HOZZANBE. 247<br />

les autres, lorfqu'ils font mis en ceuvre dans leurs<br />

chatons. On trouve dans les tranfaótions philofophiques<br />

de la fociété royale de Londres , année<br />

1745 , un mémoire de M. hlliot, fur la gravité<br />

fpécifique des diamans , dont le climat, la grolfeur<br />

& la tranfparence différent. Ces différences n'en<br />

produifent pas fur la gravité une de -I^.<br />

II y a des pierres, des cryftaux , dont on fait de<br />

faux diamans pour les habits de mafque, 8c particuliérement<br />

pour ceux des acteurs des opéra, tragédies<br />

8c comédies: il y a de ces diamans fi nets, fi<br />

•brillans, qu'on les a quelquefois pris pour de vrais<br />

•diamans. Quand on veut tailler des diamans, on<br />

commence par les égrifer, c'eft - a - dire , a les<br />

frotter lorfqu'ils font encore bruts, après les avoir<br />

maftiqués au bout de deux batons affez gros pour<br />

les tenir a la main.<br />

Les diamans ne fe peuvent tailler que par euxmêmes,<br />

St par leur propre matiere. C'eft de la<br />

poudre qui fort des deux diamans, qu'on égrife, 8c<br />

qui fe recoit dans une petite boite , qu'on nomme<br />

grifoir ou égrijbir, dont on fe fert pour les dégroffir<br />

8c pour les polir. On les taille 8c on lespolit<br />

è 1'aide d'un moulin qui fait tourner une röue de<br />

fer doux , qu'on arrofe de poudre de diamant dé-<br />

•layée avec de 1'huile d'olive. On fe fert auffi de la<br />


t4% TABLEAU GRAHUEL<br />

Une certaine fociété d'eccléfiaftiques, è qui fe*<br />

forfaits ont mérité fa diffolution, employoit fubtilement<br />

cette poudre de diamant pour fe défaire de<br />

ceux qu'elle redoutoit: on prétend que c'eft avec<br />

cette poudre qu'elle a empoifonné Ie pape Clément<br />

XIV. Le tour ou le moulin dont fe fervent<br />

les. diamantaires, eft un certain méchanifme, dont<br />

voici 1'explication.<br />

La tenaille , la vis de la tenaille , la coquille quï<br />

porte le maftic & le diamant au bout de la coquille<br />

, le diamant préfenté a la roue de fer pour<br />

être taillé a diverfes faces , la roue de fer tournant<br />

fur fon pivot. Les fiches de fer pour contenir la<br />

tenaille ; les petits fdurnons de plomb d'inégale<br />

pefanteur, dont on charge la tenaille a volonté<br />

pour la maintenir. La roue de bois, 1'arbre de la<br />

roue , qui eft coudé fous la roue, poür recevoir<br />

1'impulfion d'une barre qui fert de manivelle. La<br />

crapaudine d'acier oü roule le pivot de 1'arbre : la<br />

manivelle donnant le jeu a la roue par le coude de<br />

1'arbre , la corde de boyau qui paffe autour de la<br />

roue de fer & autour de la roue de bois. Si la<br />

roue de bois eft vingt fois plus grande que la roue<br />

de fer, celle-ci fera vingt tours fur le diamant<br />

pendant qu'un jeune gargon donne fans réfiftance,<br />

une centaine d'impullions a la manivelle, le diamant<br />

éprouve deux mille fois le frottement de la<br />

meule entiere : il obéit, malgré fa dureté aux fouhaits<br />

du diamantaire qui fuit des yeux Ie travail ,<br />

fans y prendre d'autre part que celle de déplacer le<br />

diamant, pour mordre fur une face nouvelle, 8c<br />

dy jeter a propos avec quelques gouttes d'huile, les


DV COMMERCB EN HOLLANbE. Ztf<br />

fnenues parcelles des diamans égrifés j d'abord 1'un<br />

contre 1'autre pour en ébaucher la taille. Les rubis,<br />

les faphirs 8c les topafes d'orient, fe taillent Sc fe<br />

fotment fur une roue de cuivre avec de 1'huile d'olive<br />

8c de la poudre de diamant. On les polit fur<br />

une autre roue, pareillement de cuivre , mais feulement<br />

avec du tripoli détrempé dans 1'eau. Les<br />

rubis - balais, les émeraudes, les hyacinthes , les<br />

amétiftes, les grenats, lesagathes, Sc autres pierres<br />

moins dures, n'ont befoin pour la taille • que<br />

d'une roue de plomb avec de 1'émail Sc de 1'eau ,<br />

8c pour le poli , d'une roue d'étain 8c de tripoli.<br />

La turquoife de vieille St de nouvelle roche, le<br />

lapis , le girafol, 1'opale , ne fe polilfent que fur<br />

une roue de bois aufli avec le tripoli.<br />

Tout leef eur qui aime a lire pour s'inftruire,<br />

loin de s'éffaroucher du long détail dans Iequel on<br />

vient d'entrer , en faura gré a 1'auteur ; quant au<br />

petit maïtre qui ne lit que pour amufer fon loifir<br />

Sc fe dérober a 1'ennui qui le dévore , qu'il laiffe la<br />

1'ouvrage, 8c déclame contre les digreflions, fans<br />

fin, 8c les fades épifodes de 1'auteur , Sc qu'il fe<br />

venge fur lui de fon ineptie 8c de fa futilité , rien<br />

de mieux a fi place , cela eft dans 1'ordre des chofes<br />

•, mais comme 1'on s'eft propofé de tirer parti<br />

de tout pour inftruire, aucune de ces confidérations<br />

ne pourra nous émouvoir : nous continuerons<br />

bon gré , malgré de nous appéfantir fur les détails.<br />

Qu'on nous permette donc de retourner joindre<br />

les Hollandois fur les cötes de Coromandel oü<br />

nous lesavons laiffés, 8c oü le commerce qu'ils font<br />

en diamans, eft celui qui les occupe le moins. Les


*5» T ABZEAV GXADVEZ<br />

Portugais dans les tems de leur profpérité avoient<br />

formé a la cöte de Coromandel quelques établiflëmens<br />

afiez médiocres.Us en avoient un a Négapathan,<br />

qui leur fut enlevé par les Hollandois l'an 1658.<br />

Cet établilfement s'accrut fucceflivement de dix ou<br />

douze villages qu'on remplit de tilferands. L'an<br />

ÏCJOO, on jugea a propos d'afiurer la tranquillité<br />

des colons par la conftruétion d'un fort $ 8c enfin ,<br />

l'an 1742 , on entourra Ia ville de murailles. C'eft<br />

la le centre oü fe réunilfent les toiles blanches,<br />

bleues , peintes , imprimées , fines 8c groflieres ,<br />

que la compagnie tire pour fa confommation d'Europe<br />

ou des Indes , foit de Bimilipatan , de Paliacate,<br />

de Sadraspatan , foit de fes comptoirs de la<br />

cöte de la pêcherie. Ces marchandifes qui forment<br />

communément quatre a cinq mille balles, qu'on<br />

porte a Négapathan fur deux chaloupes fixées dans<br />

ces mers pour cet ufage. Le trafic que font les Hollandois<br />

a la cöte de Coromandel, conlifte en fer,<br />

en plomb , en cuivre, en calin , en toute-nague ,<br />

poivre 8t épiceries. Ilsgagnent fur ces objets réunis<br />

un million, auquel on peut ajouter quatre-vingt<br />

mille francs que produifent leurs douanes. Les dépenfes<br />

que leurs coütent les divers établifiemens<br />

qu'ils ont fur ces cótes, fe monrenr a huit cents<br />

mille francs. On prétend que le frêt de leurs vaififeaux<br />

abforbe le refte des bénéfices. Le produit net<br />

du commerce de Coromandel n'eft donc pour la<br />

compagnie, que le profit qu'elle peut faire fur les<br />

toiles qu'elle en exporte. Son commerce dans le<br />

Malabar lui eft encore moins avantageux. II a<br />

commencé a - peu - prés dans le même tems, 8c


s>v COMMERCE EN HOZZANDE. I$Ï<br />

s'eft établi aux frais Sc dépens de la compagnie.<br />

Commerce des Hollandois fur les cótcs de Malabar.<br />

LA cöte de Malabar eft fenile en épiceries, en<br />

coton, en cocos 8c en noix d'Inde. L'arbre qui<br />

produit le coco eft une efpece de palmier , qui<br />

fuffit a prefque tous les befoins de la vie: les fruits<br />

de cet arbre fourniffent feuls a un petit ménage 1'aliment,<br />

la boifTon, les meubles, la toile , 8c un<br />

grand nombre d'uftenliles. Ils croiffent en Afie,<br />

en Afrique 8c en Amérique ; les feuiiles grandes 8c<br />

larges fervent de papier pour écrire 8c de tuile<br />

pour couvrir les maifons. On en retire des fils propres<br />

a faire des voiles de navire, on monte le long<br />

des jeunes arbres avec des echelles de jonc, on y<br />

fait des incifions, on en recueille un fuc vineux,<br />

c'eft une boiffon agréable: ce fuc diftillé fournit<br />

une bonne eau-de-vie. Le fuc des fécondes incifions<br />

donne du fucre par 1'évaporation. La noix da<br />

coco coupée avant fa maturité , fournit une boiffon<br />

aigrelette trés - odorante. Un peu plus müre,<br />

la moéllè renfermée dans 1'écorce, prend de la confiftance,<br />

8c eft bonne a manger. L'amande du coco<br />

donne par trituration un lak doux a boire : on en<br />

retire une, huile pour faire cuire le riz: on s'en fert<br />

auffi pour s'éclairer. La coquille eft dure, ligneufe,<br />

on en fait des vafes, des mefures. A Dieppe, on en<br />

fabrique des gobelets 8c autres petits ouvrages nuancés<br />

de diverfes couleurs 8c du plus beau poli. Les<br />

Indiens font avec la bourre rougeatre qui entoure<br />

ce fruit, des toiles,des cables, des cordages.<br />

Quant au coton, c'eft le fruit d'un arbre qu'on


251 TABZEAV GR A DU EZ<br />

nommecotonnier.il croit dans 1'üne 8c 1'autre Inde:<br />

on en diftingue de plufieurs elpeces , les unes en<br />

arbre, d'autres herbaeéês 8t annuellés. Les cotoniers<br />

ne demandent prefque pas de culture : leurs<br />

gouffes rondes contiennent des femences enveloppées<br />

par des aigrettes de coton. Le cotort de pierre<br />

eft celui oü les graines , au lieu d'être éparfes dans<br />

la gouffe , font ramaffées en tas d?ns le centre, ferrées<br />

8c enveloppées du duvet. C'eft la plus belle<br />

efpece : on en éleve beaucoup a la Martinique 8c<br />

dans plufieurs des autres isles francoifes. On cultive<br />

aux Antilles le cotonnier de Siam t le coton en eft<br />

d'un beau jeaune , d'une trés-grande fineffe. Les<br />

ouvrages faits de ce coton font très-eftimés a caufe<br />

de leur belle couleur naturelle. A la Chine, on feme<br />

après la récolte , ce cotonnier herbacé. Peu de tems<br />

après on en retire le coton. Dans les isles , on ne<br />

laiffe monter les cotonniers qu'a la hauteur de huit<br />

a dix pieds : tous les trois ans, on les coupe rafe<br />

terre. Ils pouffent de nouveaux jets : la récolte en<br />

eft plus belle , plus facile, elle fe fait en été 8c en<br />

hiver. La première eft plus abondante, on ramaffe<br />

toutes les gouffes lorfqu'elles font müres , on les<br />

met dans un panier, on les expofe au foleil pour<br />

qu'elles s'ouvrent , on les porte au moulin qui fépare<br />

la graine du coton , on en fait des balles de<br />

deux cents jufqu'a trois cents livres. Quelle indufi<br />

trie finguliere dans ia maniere de le préparer!<br />

Quelle différence de la toile, de la futaine , du bafin<br />

, du velours de coton , de la tapifferie , a<br />

ces mouffelines fines, chefs - d'ceuvre de 1'art ! Le<br />

choix des cotons 8c l'induftrie nous procurent ces


DÜ COMMERCE EN HOLLANDS. 253<br />

tiches variétés. On en a fait des bas du poids de<br />

deux onces jufqu'a foixante & huitante livres : on<br />

retire aufli du coton des arbres nommés fromager<br />

Sc mahot.<br />

Le frotnager eft un arbre des Antilles Sc des Indes<br />

, ainfi nommé a caufe de la forme Sc de la<br />

fragilité de fon bois ; fes racines lui fervent d'arcboutans<br />

a huit pieds de hauteur : il vient de bouture<br />

, croit promptement, eft fiexible 8c donne<br />

beaucoup d'ombre 3 fes épines mettent fa délicatefle<br />

a 1'abrï des infultes Sc de 1'étourderie. Les<br />

habitans font fervir fes épines aux mêmes ufages<br />

que les cloux. Les canots qu'ils font avec le bois de<br />

fromager font de peu de durée : il faut les renouveller<br />

fouvent. Ses fleurs rouges ou blanches font<br />

fuivies de petits fruits en tuyaux qui contiennent<br />

une efpece de laine ou de coton fin, foieux St<br />

luifant, ce qui lui a fait donner le nom de gojjampin,<br />

trop courte pour être filée. Les Indiens en<br />

font des lits, des couflins fort mollets d'une douceur<br />

Sc d'une chaleur trés douce 3 mais elle prend<br />

feu comme de 1'amadou Sc fe confume avant qu'on<br />

puiffe 1'éteindre , ce qui exige de grandes précautions<br />

: peut - être entreroit - elle avec fuccès dans<br />

la fabriqöc des chapeaux. *<br />

Le mahot croit en Guyanne , aux isles Antilles<br />

dans les lieux marécageux : on retire des gouffes<br />

un coton doux au toucher , jaune , mais fi court<br />

qu'on ne le peut filer. II eft chaud , Sc peut être<br />

employé pour filer les étoffes. On fait ufage de 1'é*<br />

corce du mahot pour calfatrer les vailfeaux Sc faire<br />

des cordss.


254 TABLEAU GRADUEZ<br />

:<br />

II nerefte plus qu'a décrire la noix; mais on eri<br />

diftingue de diverfes fortes: la noix des barbares,<br />

la noix de Bengale ou myrobolans, noix deBicainiba<br />

St noix de galle.<br />

. La noix des barbares<br />

?<br />

autrement ricin, eft une<br />

efpece de feves purgatives fort connue dans les climats<br />

chauds de 1'un St 1'autre continent au Senegal<br />

, en Egypte, dans les deux Indes St en Amérique.<br />

Ces fruits viennent les uns fur des arbres, les<br />

autres fur des arbrilfeaux , ou fur des plantes. Le<br />

•palma Chrifli que 1'on cultive dans nos jardins, 8c<br />

qui s'eft comme naturalifé dans nos climats eft une<br />

efpece de ricinier. Les pignons d'Inde 8t de barbarie<br />

ou grain de tilly, font des efpeces de ricins<br />

, ainfi que le fruit du medicinier d'Efpagne.<br />

En général, tous les ricins font violemment purgatifs<br />

, acres , 1'ufage intérieur n'en eft ordonné<br />

qu'avec les plus grands ménagemens 5 autrement<br />

il feroit nuifible St pourroit même caufer la mort.<br />

L'huile qu'on retire des ricins a les mêmes vertus,<br />

elle eft puante : on n'en fait guere d'ufage que pour<br />

brüler St dans les onguens. Appliquée comme<br />

iopique , elle eft réfelutive St vermifuge. Les<br />

Indiens préparent avec l'huile exprimée de pignon<br />

d'Inde la pomme royale purgative dont 1'odeur feule<br />

purge les~perfonnes délicates. C'eft un orange ou<br />

va citron infufé pendant un mois dans cette huile<br />

prelfée dans les mains , échauffée St refpirée fortement<br />

: on ne tarde pas éprouver des atteintes<br />

purgatives.<br />

Noix de Bicuiba. Ce fruit des Indes fournit,<br />

en brülant, une huile dont 1'épreuve médicale a


'Bv COMMERCE EN HOLLANDE. 255<br />

'été faite avec fuccès fur des cancers 8t dans des<br />

accès de colique.<br />

La noix de galle eft une excrohTance végétale<br />

occafionnée par la piqüre d'un infedte qui dépofe<br />

fes ceufs fur les chênes du levant. Elles viennent<br />

d'Alep. La tekture violette ou noire qu'elles donnent<br />

a la folution du vitriol, la rend propre a faire<br />

de 1'encre. Les chapeliers , foulons , teinturiers,<br />

tanneurs en font ufage \ les plus noires St les plus<br />

pefantes lont les meilleures.<br />

La noix vomique eft 'un fruit qui contient des<br />

amandes au nombre de quinze r il vient fur un trèsgros<br />

arbre de Malabar St de la cóte de Coromandel<br />

, qui relfemble beaucoup a celui connu fous le<br />

nom de bois coulevre.La noix vomique eft un violent,<br />

poilbn pour l'homme St les animaux 3 ceux qui en<br />

mangent, éprouvent, au bout d'un quart - d'heure<br />

ou d'une demi • heure , un déchirement d'eftomac ,<br />

des contra&ions de nerfs , des convulfions épileptlques<br />

8t la mort: une potion d'eau pour les oifeaux,<br />

St une potion de vinaigre pour les chiens, font des<br />

remedes indiqués dans {'Encyclopédie.<br />

La noix - terre ou terre - noix eft une plante<br />

trés - commune en Angleterre St en Hollande 5 elle<br />

fe plait dans les lieux humides St terres a blé. Sa<br />

;<br />

racine balbeufe a le goüt de chataigne. Ün la<br />

mange bouillie ou cuite fous Ia cendre.<br />

On trouve fur les cótes de Malabar une elpece<br />

- de figuier , nommé Térégam ; fa racine , broyée<br />

dans le vinaigre , préparée avec le cacao St prife a<br />

jeün le matin , eft trés - rafraichiftante.<br />

La cóte de Malabar eft partagée en trois princi-


1$.6 TASZJSAU GHAliÜMZ<br />

paux royaumes, fa voir: celui de Canatior 'de :<br />

Calicut 6c de Cochim.<br />

Cananor , autrefois la capitale du premier , appartient<br />

aux Hollandois;, c'eft une grande ville, bien<br />

fortifiée oü il fe fait un grand commerce de poivre<br />

, qui croit dans les environs : il y croit aufli<br />

quantité de bois d'ébcne.<br />

Les Hollandois ont encore un fort prés de la<br />

ville de Cranganor, capitale du royaume de ce<br />

nom , dont le roi eft valfal de celui de Calicut ;<br />

c'étoit autrefois la réfidence de 1'archevêque d'Angamale<br />

, que le roi de Portugal nomme encore<br />

?<br />

aufli bien que ceux de Cochin , Méliapour ou<br />

Saint - Thomé 6c Malaca ; mais c'eft feulement<br />

pour 1'honneur 6c le titre.<br />

Les Hollandois ont trouvé le moyen de s'alfujettir<br />

le roi de Cochin , qui fe dit leur allié \ mais<br />

qui , dans le vrai , eft leur valfal ; aufli ont - ils<br />

foin d'entretenir toujours une fort bonne garnifon a<br />

Cochin , depuis qu'ils ont enlevé cette ville aux<br />

Portugais : c'étoit un évêché du tems que les Portugais<br />

en étoient maitres.<br />

La compagnie Hollandoife tire du Malabar deux<br />

'millions pefant de poivre , qui eft porté fur des<br />

chaloupes a Ceylan, óü il eft verfé dans les vaiffeaux<br />

qu'on y expédie pour 1'Europe. Elle ne paie<br />

que cent nonante-deux livres le candy de cinq<br />

cents livres , que les autres compagnies achetent<br />

deux cents quarante livres , qui coüte même cent<br />

huitantc-huit livres aux négocians particuliers;<br />

mais le bénéfice qu'elle peut faire fur cet article,<br />

eft plus qu'abforbé par. les guerres fanglantes dont<br />

il eft l'occafioru<br />

Les


DV COMMERCE EN HOLLANDS. 257<br />

Les ventes de la compagnie fe réduifent k un<br />

peu d'alun, de benjoin , de camphre, de toutenague<br />

, de fucre , de fer, de calin, de plomb ,<br />

de cuivre & de vif argent. Le vailfeau qui a<br />

porté cette médiocre cargaifon, s'en retourne k<br />

Batavia avec un chargement de kairce pour les befoins<br />

du port. La compagnie gagne au plus fur<br />

ces objets 360,000 livres, qui avec 120,000 livres<br />

que lui produifent fes douanes, forment une<br />

maffe de 480,000 livres dans la plus profonde<br />

paix. L'entretien de fes établiflémens lui coüte<br />

464,000 livres , de forte qu'il ne lui refte que<br />

16,000 livres pour les frais de fon armement:<br />

ce qui ne peut du tout fuffire.<br />

Golonefs, directeur général de Batavia, fe faifoit<br />

donc une bien grolfiere illufion , lorfqu'il ofoit<br />

avancer que l'établtffement de Malabar qu'il avoit<br />

long - tems régi, étoit un des plus importans de la<br />

compagnie , aufli le général Moffel qui avoit tout<br />

autre télefcope, n'a point craint de dire : «je fuis<br />

» fi éloigné de cette facon de penfer, que je fou-<br />

» haiterois que la mer 1'eüt englouti il y a prés<br />

» d'un fiecle ». En effet, ce n'eft qu'aux dépens<br />

des Hollandois que cet établiffement s'eft formé<br />

fur les cötes de Malabar , & voici de quelle maniere.<br />

Depuis que les Portugais avoient perdu<br />

Ceylan , ils vendoient en Europe la cannelle fauvage<br />

de Malabar, k- peu -prés fur le même pied<br />

qu'on avoit toujours vendu la véritable. Quoique<br />

cette concurrence ne put pas durer , elle donna de<br />

1'inquiétude aux Hollandois qui ordonnerent l'an<br />

ï66i , a leur général Vangoens, d'attaquer Co~<br />

Tome IL R,


258 TABLEAU GRADUEZ<br />

chin. A peine avoit - il invefti la place , qtfil apprfï<br />

que fa patrie avoit, fait la paix avec le Portugal»<br />

Cette nouvelle fut tenue fecrette : on précipita les<br />

travaux , Sc les afliégés, rebutés par des aflauts<br />

continuels fe rendirent le huitieme jour. Lelendemain<br />

une frégate , partie de Goa , apporra les articles<br />

de la paix. Le vainqueur ne juftifia pas<br />

autrement fa mauvaife foi , qu'en difant que ceux<br />

qui fe plaignoient avec tant de hauteur , avoient<br />

tenu quelques années auparavant la même conduite<br />

dans le Brelil.<br />

Après cette conquête, les Hollandois fe crurent<br />

folidement établis dans le Malabar. Cochin leur<br />

parut propre a protéger Cananor Sc Culan dont ils<br />

•enoient de s'emparer , 8c le comptoir de Porca<br />

qu'ils projettoient dès - lors, Sc qu'ils ont en effet<br />

formé depuis. L'événement n'a pas répondu aux<br />

efpérances qu'on avoit concues. La compagnie n'a<br />

pu réuflür, comme elle 1'efpéroit , a exclure de<br />

cette cöte les autres nations européennes. Elle<br />

n'y trouve que les mêmes marchandifes qu'elle a<br />

dans fes autres établiffemens, Sc la concurrence<br />

les lui fait acheter plus cher que dans les marchés<br />

oü elle exerce un privilege exclufif. Paffons<br />

aux autres établiffemens des Hollandois.<br />

Empire des Hollandois dans Visie de Java.<br />

L'ISLE de Java eft féparée de celle de Sumatra<br />

par le détroit de la Sonde. On y recueille du riz ,<br />

du fucre, du poivre trés - eftimé, du gjngembre 8c<br />

du benjoin. Le riz eft une plante qui fe plak tellement<br />

dans les lieux humides qu'elle croit dans


Du COMMERCE EN HOLLANDE. 259<br />

Peau ; mais elle a befoin de 1'ardeur du foleil pour<br />

mürir. Ses graines qui nous viennent des Indes<br />

orientales , du Piémont, de la Caroline 8c d'Efpagne<br />

, font un bon aliment, nourriffant 8c pedtoral.<br />

Les Indiens en font de bons pains 8c des ga •<br />

teaux : ils en tirent par la diftillation , un eforit<br />

ardent qu'ils nomment Arack. Dans 1'Afie 8c furtout<br />

dans l'isle de Ceylan , on feme la graine de<br />

riz dans les terreins fangeux. L'on a encore foin<br />

d'y creufer des puits qui regoivent 1'eau de pluie ,<br />

8c entretiennent 1'humidité du terrein, au poinB<br />

que lorfque les inondations furviennent, les cultivateurs<br />

ont de 1'eau jufqu'aux jambes. A 1'approche<br />

de la moilfon, on fait deffecher le terrein, 8c<br />

fans fe fervir de batteurs, les graines font foulées<br />

aux pieds des bceufs. On les recueille enfuite dans<br />

des facs qu'on enferme dans des pots de terre<br />

cuiïe ou des paniers couverts, afin de les garantir<br />

des infectes 8c des rats.<br />

Le fucre vient dans des rofeaux qu'on appelle<br />

cannes a fucre, qu'on trouve dans les Indes, aux<br />

isles Canaries 8c dans les pays chauds de 1'Amérique.<br />

Ces rofeaux fe plaifent dans les terreins gras<br />

8c humides: on en éleve auffi dans les ferres chaudes.<br />

Les plantations en font faciles: on couche les<br />

tiges de rofeau dans les fillons préparés. De chaque<br />

nceud s'éleve une tige \ lorlqu'elles font müres, on<br />

en öte les feuiiles , on les écrafe fous des meules,<br />

on en retire une liqueur douce, vifqueufe , qu'on<br />

nomme miel de canne : le fel effentiel qu'il contient,<br />

eft le fucre. Comme cette liqueur eft très-fufcepïible<br />

de fermentation, au lieu de retirer le fucre<br />

Rz


z6o TABLE AV c R A D V E t<br />

par cryftallifation , on emploie la voie la plus<br />

prompte de la coagulation. On met ce miel dans<br />

des chaudieres fur le feu : on y ajoute a plufieurs<br />

reprifes de 1'eau de chaux 8c une leiïive de cendres ;<br />

la liqueur fe clarifie , fe coagule ou fe cryftallife<br />

confufément: c'eft la mofconade. Celle qui refte<br />

liquide 8c qui en découle eft la mélajje : fermentée ,<br />

on en tire par diftillation une eau-de-vie de fucre<br />

appellée taffia. On fait fondre la mofconade dans<br />

1'eau pour la purifier : on réitere les mêmes opérations,<br />

elle parolt fous la forme connue de caffonade.<br />

On la met dans des vafes de terre coniques ,<br />

percés par le fommet; on verfe delfus de la terre<br />

blanche délayée dans de 1'eau. Cette eau , en defcendant<br />

8c filtrant a travers la calfonade, dépouille<br />

le fel effentiel du fucre de toutes les particules<br />

mielleufes qui 1'enveloppent. C'eft en réitérant ces<br />

opérations qu'on parvient par degrés jufqu'a obtenir<br />

le fucre blanc plus fin , le plus pur, le plus<br />

brillant, nommé fucre royal. II eft fee , fonore :<br />

frotté dans 1'obfcurité avec un couteau, il donne<br />

un éclat phofphorique. On dit qu'il faut douze cents<br />

livres de fucre raffiné pour donner fix cents livres<br />

de fucre royal. II y a des raffineries dans plufieurs<br />

endroits , même dans les cofonies. La qualité des<br />

fucres varie, fuivant les endroits 8c la maniere dont<br />

on les prépare. Le fucre de la raffinerie d'Orléans,<br />

quoique moins blanc que celui de Hollande 8c<br />

d'Angleterre eft plus eftimé , paree que moins dépouillé<br />

de fes parties mielleufes , il fucre davantage.<br />

Le fucre du Brefil eft moins blanc , plus<br />

huileux 8c plus gras que celui de Saint-Domingue


vu COMMERCE EN HOLLANVE. 261<br />

êc de la Jamaïque. Celui d'Egypte eft eftimé plus<br />

doux 8c plus agréable que celui de 1'Amérique. Le<br />

fucre , fous la forme de fa cryftallifation naturelle<br />

eft le fucre candi: on le prépare, on en modifie<br />

le goüt de mille manieres diverfes: fon ufage modéré<br />

eft très-falutaire. Un morceau de fucre a la<br />

fin du repas facilité la digeftion ••,fondu dans 1'eaude-vie<br />

, c'eft un excellent vulnéraire. Ün retire du<br />

bambou , de 1'érable du Canada, un fel elfentiel,<br />

analogue a celui du fucre. Margraff a même fait<br />

des effais pour en retirer de plufieurs de nos plantes<br />

potageres, telles que carottes, panais, betteraves,<br />

poirées blanches 8c rouges.<br />

II refte un mot a dire du fucre d'érable : on obrient<br />

ce fucre par évaporation d'une liqueur fucrée<br />

que 1'on retire par incifion d'une efpece d'érable<br />

qui croit en Virginie 8c au Canada, C'eft depuis lé<br />

mois de mars jufqu'a la fin de mai, que les habitans<br />

font récolte de cette liqueur : ils font une incifion<br />

ovale julqu'aux fibres ligneufes •, car c'eft<br />

d'elles que fort la liqueur fucrée. Ils adaptent une<br />

petite canule de bois 8c la recoivent dans des vafes:<br />

dès que la feve commence a monter dans 1'écorce ,<br />

la liqueur n'eft plus bonne 8c n'a qu'un goüt herbacé.<br />

Si 1'on faifoit plufieurs incifions a un arbre<br />

on le feroit périr. Les jeunes arbres donnent une<br />

certaine quantité de liqueur, mais elle eft moins<br />

fucrée que celle qui eft fournie par les vieux. Cette<br />

liqueur, trés - agréable a boire , a 1'avantage d'être<br />

très-apériiive 8c de ne pas incommoder, lors même<br />

qu'on la boiroit étant en fueur. La bonté du fucre<br />


z6i TABLEAU G RA DU EL<br />

cuiflbn. Cerit livres de liqueur produifent dix livres<br />

de fucre. On prépare tous les ans au Canada douze<br />

a quinze mille pefans de fucre ; on le falfifie dans<br />

la préparation en y mettant un peu de farine: il eft<br />

plus blanc, mais d'une faveur 5c d'une odeur moins<br />

agréable. Cet arbre peut s'élever dans nos climats;<br />

fes qualités y font altérées ••, il ne paroït pas qu'il<br />

puilfe y fournir une liqueur fucrée : au bout de dix<br />

ans il ne porte encore ni fleurs ni fruits.<br />

Nous avons eu occafion ci-delfus de donner la<br />

defcription du poivre : il nous refte ici k donner<br />

celle du gingembre.<br />

Cette plante étoit originaire de la Chine, du<br />

Malabar, de l'isle de Ceylan: on 1'a tranfportée<br />

aux Antilles en Amérique; elle y croït très-bien,<br />

ainfi qu'a Cayenne. Cette racine eft d'un goüt trèsvif,<br />

très-piquant, propre a divifer , incifer les humeurs<br />

Sc a exciter k 1'amour : on 1'emploie pour<br />

falfifier le poivre en poudre. Les Indiens rapent le<br />

gingembre dans tous leurs ragoüts. Quelques peuples<br />

mangent ces racines vertes en falade: a Cayenne<br />

on les mange comme des raves; on en prépare des<br />

marmelades d'un goüt agréable, dont les marins<br />

font ufage.<br />

Le benjoin eft une réfine d'un arbre appellé chez<br />

les Siamois heloot. Celle qui na pas refté longtems<br />

a 1'arbre eft la plus belle : on 1 appelle benjoin<br />

en larmes. Le benjoin en forte eft d'une couleur<br />

brune & mêlée d'ordure. Cette réfine fragile &. inflammable<br />

, eft une efpece d'encens d'une odeur<br />

fuave ; on 1'emploie avec fuccès pour la pouflè 8c<br />

ia loux opiniatre des chevaux. Subümée dans une


DU COMMERCE EN HOLLANDE. 163<br />

cucurbite en fleurs argentées, elle arrête les progrès<br />

de la gangrene : on la drflbut dans de 1'efprit de<br />

vin.Quelques gouttes de cette diflblution dans 1'eau ,<br />

forment ce qu'on appelle lait virginal comejiique,<br />

en ufage a la toilette des dames.<br />

L'isle de Java ne produit pas feulement du benjoin<br />

, du poivre très-eftimé , du fucre 8c du gingembre<br />

, mais encore des fruits excellens : on y<br />

trouve auffi des mines d'or , d'argent, de cuivre ,<br />

de rubis , de diamans 8c de très-belles émeraudes.<br />

Parmi les fingularités de cette isle, on remarque<br />

certains ferpëns d'une longueur 8c d'une groffeur<br />

extraordinaires : il y a quelque tems qu'on esprit<br />

bn qui avoit plus de vingt pieds de long 8c qui étoit<br />

gros a proportion. Ün y voit un volcan qui jete<br />

des flammes avec beaucoup de violence. La reiigion<br />

des habitans naturels du pays eft la mahométane ,<br />

•qui leur a été apportée par un Arabe dont le tombeau<br />

eft en grande vénération parmi eux. Les Hollandois<br />

poffedent une bonne partie de cette isle 5<br />

le refte dépend de 1'empereur de Mama.11, qu'on<br />

appelle auffi 1'empereur de Java.<br />

Cette isle peut avoir deux cents lieues de long,<br />

fur une largeur de trente a quarante \ elle fut auïrefois<br />

foumife a un feul monarque : le peuple fe<br />

croyoit originaire de la Chine , quoiqu'il n'en eut<br />

plus ni la reiigion, ni les mceurs. Un mahométifme<br />

fort fuperftitieux en étoit le culte dominant j 1'idolatrie<br />

étoit la reiigion d'un petit nombre qui<br />

habitoit 1'intérieur du pays , 8c c'étoit tout ce qu'il<br />

y avoit d'honnêtes gens dans cette isle. Les Hollandois<br />

s'en' emparerent l'an 1619 3 e U e étoit alors<br />

&4


i&4 TABLEAU G R A T> U E Z<br />

partagée entre plufieurs fouverains qui étoient continuellement<br />

en guerre les uns avec les autres. Ces<br />

diftèntions éternelles avoient entretenus chez ces<br />

peuples 1'oubli des mceurs 8c 1'elprit militaire. Le<br />

Javanois n'abordoit point fon frere fans avoir le<br />

poignard a la main , toujours en garde contre un<br />

attentat, ou toujours prêt a le commettre. Ennemis<br />

de 1'étranger, dans une continuelle défiance entr'eux<br />

, ils ne foupiroient qu'après le moment de<br />

frapper quelques viétimes de leur relfentiment: on<br />

auroit dit que 1'envie de fe nuire, 8c non le befoin<br />

de s'entr'aider, les eüt ralfemblés en fociété. Jamais<br />

il n'y eut de nation plus exafpérée par la haine;<br />

c'eft la que l'homme étoit réellement un loup pour<br />

l'homme: homo homini lupus. Les grands avoient<br />

beaucoup d'efclaves qu'ils achetoient, qu'ils faifoient<br />

a Ia guerre , ou qui leur étoient livrés pour<br />

dette: ces efclaves étoient traités avec la plus grande<br />

inhumanité; ils étoient condamnés a cultiver la<br />

terre 6c a faire tous les travaux les plus pénibles.<br />

Le Javanois machoit du bétel, fumoit de 1'opium,<br />

vivoit avec fes concubines, combattoit ou dormoit j<br />

cependant ils ne manquoient pas d'efprit, mais les<br />

principes moraux leur étoient tout-a-fait étrangers,<br />

a-peu-près comme ils le font aujourd'hui au peuple<br />

papifte. Les Javanois étoient des hommes, qui d'un<br />

gouvernement alfez bien organifé, étoient palfés<br />

rapidement a une elpece d'anarchie, 6c qui fe<br />

livroient fans frein aux mouvemens impétueux dont<br />

la nature eft fi libérale dans ces climats.<br />

A Ia vue d'un <strong>tableau</strong> fi effrayant, les intrépides<br />

Bataves ne peidirent point courage ; la compagnie


DÜ COMMERCE-SN HOLLANDS. 265<br />

ne craignoit que d'être traverfée par les Anglois ,<br />

qui étoient alors en poffeffion d'une partie du commerce<br />

de cette isle 3 mais la foiblefle de Jacques<br />

premier Sc la corruption de fon confeil, leverent<br />

bientót tout obftacle. Les Anglois furent tellement<br />

ïntimidés, qu'ils fe lailferent lupplanter, fans faire<br />

des efforts dignes de leur courage. Les naturels du<br />

pays, privés de cet appui, furent bientót alfervis:<br />

il eft vrai que ce fut 1'ouvrage du tems, de l'adrelfe<br />

& de la politique. Les Portugais avoient une politique<br />

excellente a 1'égard des princes qu'ils vouloient<br />

mettre ou tenir fous leur joug ••, c'étoit d'envoyer<br />

leurs enfans a Goa , pour y être élevés aux<br />

dépens de la cour de Lisbonne , Sc s'y naturalifer<br />

en quelque maniere avec fes mceurs Sc fes principes •,<br />

mais pour s'afturer du fuccès, il n'auroit pas fallu<br />

admettre ces jeunes gens a leurs plaifirs les plus<br />

criminels Sc a leurs plus honteufes débauches : il<br />

n'en pouvoit réfulter que les plus funeftes effets, la<br />

haine Sc le mépris dans le cceur des jeunes éleves<br />

pour des inftituteurs fi corrompus.<br />

Cette pratique fut adoptée par les Hollandois ,<br />

mais ils la perfeétionnerent : ils s'appliquerent a<br />

bien convaincre leurs éleves de la foibleffë, de la<br />

légéreté Sc de la perfidie de leurs fiijets, 8c plus<br />

encore de la puiffance, de la fageffe , de la droiture<br />

Sc de la fidélité de la compagnie. Ce fut avec<br />

cette politique que les Hollandois affermirent leurs<br />

ufurpations ; mais héfas, il faut le dire a la honte<br />

des Bataves, ils employerent auffi la perfidie, la<br />

cruauté comme autant de moyens fürs pour réuflir<br />

dans leurs entreprifes: St voici comme ils fe conduifirent.


i6


EU COMMERCE EN HOLLANDE. 267<br />

fubjuguer. II y avoit d'ailleurs une autre raifon qui<br />

déterminoit la compagnie a prendre ce parti 8c a<br />

fè donner un air de grandeur. Les Hollarjdois avoient<br />

vu avec une fècrete indignation qu'on les avoit<br />

peints en Afie comme des pirates, fans patrie,<br />

fans loix 8c fans maitres. II étoit naturel de faire<br />

tomber ces calomnies. Pour y réuflir, ils propoferent<br />

a plufieurs états voifins de Java , d'envoyer<br />

des ambaffadeurs au prince Maurice d'Orange.<br />

En effet, ils trouverent dans 1'exécution de ce projet<br />

le doublé avantage d'en impofer aux orientaux 8c de<br />

flatter 1'ambition du Stadhouder, dont ils fentoient<br />

que la prote&ion leur étoit néceffaire alors pour<br />

les raifons qu'on va détailler.<br />

Le détroit de Magellan ne devoit rien avoir de<br />

commun avea les Indes orientales, 8c cependant<br />

on 1'y avoit afiez mal a propos compris, lorfqu'on<br />

accorda a la compagnie fon privilege exclufif. Ifaac<br />

le Maire, négociant riche 8c entreprenant, que fa<br />

patrie auroit dü regarder comme fon bienfaiteur,<br />

forma le projet de pénétrer dans la mer du fud par<br />

les terres auftrales, puifque la feule voie connue<br />

alors pour y arriver , étoit interdite. Des vailfeaux<br />

qu'il expédia palferent par un détroit qui depuis a<br />

porté fon nom , fitué entre le cap de Horn 8c l'isle<br />

des Etats, 8c furent conduits a Java oü ils furentconfifqués,<br />

8c ceux qui les montoient furent envoyés<br />

prifonniers en Europe.<br />

Cet acte de tyrannie révolta les efprits déja effarouchés<br />

par tous les commerces exclufifs. II y a<br />

toute apparence que la compagnie auroit été facrifiéê<br />

a la haine publique , 8c qu'on ne lui auroit


268 T A B Z E A V G RA D V E Z<br />

pas renouvellé fon privilege qui alloit expirer, s'il<br />

n'avoit été hautement protégé par le prince Maurice<br />

, favorifé par les Etats-Généraux 8c encouragé<br />

a faire tête a 1'orage, par la confiftance que lui<br />

donnoit fon établilfement a Java. Quoique cette<br />

isle ait été troublée par plufieurs guerres 8c par<br />

quelques confpirations, elle ne lailfe pas d'être<br />

affiijettie aux Hollandois de la maniere dont il<br />

leur convient qu'elle le foit.<br />

Batavia eft Ia capitale de cette isle : les Hollandois<br />

batirent cette ville l'an 1619 , a la place<br />

de la ville de Jacatra. C'eft une grande ville, belle,<br />

propre , riche,, bien peuplée 8c trés-forte ; les<br />

mailbus, fans être magnifiques , font agréables ,<br />

commodes 8c bien meublées; fes rues font larges,<br />

tirées au cordeau , bordées de grands arbres, percées<br />

de canaux 8c toujours propres \ mais on ne<br />

les a point pavées, dans la crainte d'augmenter la<br />

chaleur par la réverbération. Tous les édifices publiés<br />

font vaftes. La ville a quatre portes, huit<br />

grandes rues droites ou de traverfe •, il y a plufieurs<br />

bópitaux, dont le plus magnifique eft 1'hópital<br />

général 8c quelques marchés, un college, des magafins<br />

pour les vailfeaux. La plupart des voyageurs<br />

regardent Batavia comme une des plus belles villes<br />

du monde : la population , en y comprenant celle<br />

des fauxbourgs 8c de la banlieue , ne pafte pas<br />

cent mille ames. On y voit auffi des Malais, des<br />

Javanois, des Macaftars libres, tous affez parelfeux,<br />

des Chinois qui exercent prefqu'exclufivement tous<br />

les métiers , cultivent feuls le fucre 8c font a la 1<br />

tête de prefque toutes les raanur'adtnres. On y.


BV COMMERCE EN HOZZANDE. 269<br />

icompte environ dix mille Européens: quatre mille<br />

d'entr'eux , nés dans 1'Inde, ont dégénéré a un<br />

point qu'on a peine a croire. On attribue cette<br />

dégénération a 1'ufage général d'abandonner 1'éducation<br />

des enfans aux efclaves.<br />

On a beaucoup exagéré la cofmption.de Batavia<br />

; les mceurs n'y font pas plus corrompues que<br />

dans les autres établilfemens que les Européens ont<br />

formé en Afie. II n'y a que des hommes fans engagemens<br />

qui aient des concubines , le plus fouvent<br />

efclaves. Les prêtres qui aiment a s'immifcer dans<br />

toutes les affaires les plus étrangeres ü leur vocation<br />

, avoient cherché a rompre ces fortes de liaifons<br />

toujours obfcures , en refufant de baptifer<br />

les enfans qui en étoient les produits \ mais ils<br />

font devenus plus traitables depuis qu'un charpentier<br />

de la compagnie , qui vouloit que fon fils eut<br />

une reiigion, fe mit en difpofition de vouloir le<br />

faire circoncire. Le luxe des femmes, fur-tout des<br />

Hollandoifes , y eft prodigieux; elles ont toutes la<br />

folie ambition de fe diftinguer par la richeffe des<br />

habits , par la magnificence des équipages, 8t<br />

pouffent a 1'excès ce goüt pour le fafte; elles ne<br />

Ibrtent jamais qu'avec un cortege nombreux d'eficlaves<br />

, trainées dans des chars magnifiques, ou<br />

portées dans de fuperbes palanquins: leurs robes<br />

font d'un tiffu d'or ou d'argent, ou de beaux fatins<br />

de la Chine , avec des réfeaux d'or : leur tête eft<br />

chargée de perles 8c de diamans. Le gouvernement<br />

voulut, l'an 1758 , modérer ces profufions en<br />

proportionnant au grade 1'éclat des habillemens s<br />

on méprifa fes régiemens, on fut les éluder ou les


zjo TABLEAU GRADUÈÏ,<br />

racheter par une amende ; on trouvoit étrangé<br />

qu'on interdit en quelque forte 1'ufage des pierreries<br />

dans le pays même qui eft leur fol natal, 8c que<br />

les Hollandois s'ingéralfent de régler aux Indes un<br />

luxe qu'ils en apportent pour le répandre ou pour<br />

faugmenter dans nos contrées. C'eft en vain que<br />

la force 8c 1'exemple d'un gouvernement Européen<br />

luttent contre les loix 8c les mceurs du climat<br />

d'Afie.<br />

On ne peut rien imaginer de plus agréable que<br />

les environs de la ville; la campagne y eft couverte<br />

de maiiöns riantes , de bofquets qui donnent un<br />

ombrage délicieux: on y voit des jardins fort ornés,<br />

tnême avec goüt: il eft du bon air d'y vivre toute<br />

1'année. Les gens en place ne vont ü Batavia que<br />

pour les affaires du gouvernement. Ces retraites<br />

délicieufes devoient autrefois leur tranquillité a des<br />

forts placés de diftance en diftance, pour arrêter<br />

les courfes des Javanois. Depuis que ces peuples<br />

ont contraété 1'habitude de 1'efclavage, ces efpeces<br />

de redoutes ne fervent que de quartier de rafraïchiffement<br />

aux recrues qui arrivent fatiguées par<br />

un long voyage.<br />

Les chaleurs ne font point exceffives a Batavia<br />

comme on fe 1'imagine communément, 8c comme<br />

elles devroient naturellement 1'être ; elles font tempérées<br />

par un vent de mer fort agréable , qui s'éleve<br />

tous les jours a dix heures , 8c qui dure jufqu'a<br />

quatre : les nuits font rafraichies par des vents de<br />

terre qui tombent a 1'aurore. Pour rendre l'air aufli<br />

pur que le ciel eft ferein, il fuffiroit de donner un<br />

peu plus de profondeur aux canaux , 8c de conf-


*ü COMMERCE ES HOZIANDE IJI<br />

Èruire quelques éclufes. On ne voit pas cependant<br />

beaucoup de maladies: la mortalité qui regne parmi<br />

les foldats &C les matelots, doit être plutöt attribuée<br />

a la débauche, a la mauvaife nourriture & a la<br />

fatigue, qu'aux intempéries du climat.<br />

La ville de Batavia eft fife dans fenfoncement<br />

d'une baye profonde, couverte par plufieurs isles<br />

de grandeur médiocre qui rompent 1'agitation de<br />

la mer. Ce n'eft proprement qu'une rade; mais on<br />

y eft en füreté contre tous les vents 8c dans toutes<br />

les faifons comme dans le meilleur port: il n'y a<br />

qu'un feul inconvénient, c'eft la difficulté qu'on<br />

éprouve d'aller dans les gros tems a bord des vaiffeaux<br />

qui font obligés de mouiller a une affez<br />

grande diftance. Les batimens regoivent les marchandifes<br />

dans la petite isle d'ürmuft, éloignée<br />

feulement de la ville de deux lieues 8c demie , qui<br />

eft une de celles qui contribuent le plus a la bonté<br />

de la rade. C'eft un excellent ehantier, bien fortifié,<br />

qui n'eft jamais fans trois ou quatre cents charpentiers<br />

Européens, 8c oü la facilité des changemens<br />

a fait former les magafins des groffes mai><br />

chandifes qu'on deftine a être exportées. Une riviere<br />

affez confidérable, après avoir fertilifé les campagnes<br />

8c rafraichi Batavia, femble ne fe jeter<br />

dans la mer que pour être le canal d'une communication<br />

réciproque entre la ville 8c les vaiffeaux.<br />

II eft a craindre que les fables 8c les immondices<br />

qui ont formé un banc, ne jettent la compagnie<br />

dans des embarras 8c dans des dépenfes fort confïdérables.<br />

Autrefois les alleges , qui fe croifoient<br />

continuellement , pouvoieut tirer jufqu'a douze


lyi TABLEAU GRA DU EL<br />

pieds d'eau ; elles font réduites a la moitié,<br />

Batavia eft la ville la plus confidérable de 1'Inde j<br />

il s'y fait un grand commerce , 8c les marchands<br />

de toutes les nations viennent s'y réunir. Les Chinois<br />

fur-tout y trafiquent beaucoup 5c contribuent le<br />

plus a la richeffe de cette ville : ils y font en fi<br />

grand nombre, qu'ayant excité, l'an-1741 , un<br />

Ibulévement, les Hollandois eurent beaucoup de<br />

peine a le calmer. Batavia eft Ie fiege du confeil<br />

fouverain des Indes pour les Hollandois. Ce confeil<br />

eft compofé d'un général qui a 1'autorité de viceroi,<br />

d'un directeur, de fix confeillers ordinaires"<br />

5c de quelques autres extraordinaires , dont 1®<br />

nombre dépend de la compagnie des Indes orientales<br />

qui réfide en Hollande. Ce même confeil a<br />

fous lui fix gouverneurs-généraux, favoir: ceux de<br />

Paliacate fur la cóte de Coromandel, d'Amboine,<br />

de Banda, de Ténate, de Ceylan 6c de Malaca.<br />

La compagnie Hollandoife des Indes orientales<br />

envoie tous les ans a Batavia plus de vingt vailfeaux<br />

chargés de marchandifes d'Europe pour les Indes,<br />

6c ils en rapportent de 1'or, de I'argent, des diamans<br />

, des perles, du cuivre , du thé , des porcelaines,<br />

des épiceries, des foies , du coton 8c<br />

quantité d'autres marchandifes de toute 1'Afie. Cette<br />

ville a un trés-bon port 6c une fortereffe qui paffe<br />

pour imprenable. Les Hollandois y entretiennent<br />

toujours une forte garnifon : c'eft la patrie de Guillaume<br />

Humbert, célebre chymifte de 1'académie<br />

des fciences de Paris. On voit aborder dans cette<br />

ville tous les' vailfeaux que Ia compagnie envoie en<br />

Europe pour l'Aüe. A 1'exception de ce qui part<br />

directemeiu


DU COMMERCE EN HOLLANDE. 2.73<br />

dire&ement du Bengale 8c de Ceylan j ils s'y chargent<br />

en retour de tous les objets de ces riches<br />

ventes qui font notre furprife 8c notre admiration.<br />

Les expéditions pour les différentes échelles de<br />

1'Inde, font aufli confidérables 8c peut-être même<br />

davantage. Un y emploie les batimens Européens<br />

durant leféjour forcé qu'ils font réduits a faire dans<br />

ces mers éloignées.<br />

C'eft de cette maniere que cette doublé navigation<br />

lie tous les établiffemens Hollandois avec<br />

Batavia. Ceux de 1'eft, a raifon de leur iituation,<br />

de la nature de leurs denrées 8c de leurs befoins ,<br />

y entretiennent des liaifons plus vives que les autres.<br />

II faut a tous des paffe-ports: les batimens particuliers<br />

qui negligeroient cette précaution, imaginée<br />

pour empêcher les verfemens frauduleux , feroient<br />

faifis par des chaloupes qui croifent continuellement<br />

dans ces parages. Lorfqu'ils font arrivés è leur deftination<br />

, ils livrent è la compagnie celles de leurs<br />

produétions dont elle s'eft réfervée le commerce<br />

exclulif, 8c vendent les autres a qui bon leur femble.<br />

La traite des efclaves forme une des branches ,<br />

principales de ce dernier commerce : on en porte<br />

a Batavia fixmille tous les ans, deftinés au fervice<br />

domeftique, au travail des terres 8c des manufactures.<br />

Les Chinois, qui ne peuvent ni amener ni<br />

faire venir aucune femme de leur patrie , en choififfent<br />

parmi ces efclaves.<br />

Une douzaine de jonques Chinoifes parties d'Emoui<br />

, de Limpo 8c de Canton, grofliffent les<br />

importations qu'on fait annuellement dans cette<br />

Ville. Leur charge peut valoir trois millions ; elle<br />

Tome IL<br />

S


274 TABLEAU GBADUEI<br />

confifte en camphre , en porcelaines, en étoffes<br />

de foie Sc de coton qui fè confomment a Batavia<br />

& dans les autres colonies flollandoifes , en foies<br />

écrues que la compagnie achete, li elles forment<br />

un objet un peu confidérable , ou qui, lorfqüil y<br />

en a peu , font vendues è ceux qui les font paffer<br />

a Macaffar, a Sumatra, oü on en fait des pagnes<br />

pour les grands ; en thé , dont la compagnie fe<br />

chargeoit autrefois, mais qui eft abandonné aujourd'hui<br />

aux particuliers. Ils 1'envoient en Europe,<br />

oü il eft vendu par la compagnie qui retient quarante<br />

pour cent pour fon droit de fret: ce thé eft<br />

communément mauvais Sc de la derniere qualité.<br />

üutre les objets dont on vient de parler, les<br />

jonques tranfporrent réguliérement a Java deux<br />

mille Chinois, attirés par 1'efpérance d'y faire fortune.<br />

Dans leur retour ils emportent avec eux des<br />

nerfs de cerf Sc des nageoires de requin dont on<br />

fait un mets très-délicat ü la Chine, qui recoit de<br />

plus, en retour de fon commerce avec Batavia , du<br />

tripam , dont elle prend tous les ans deux mille<br />

picles. Chaque picle fe vend depuis douze jufqu'a<br />

quarante livres , fuivant fa qualité : il ne croit qu'a<br />

deuxpieds de la mer, fur les roches ftériles des isles<br />

de 1'eft Sc de la Cochinchine , dans tout 1'orient,<br />

qu'on trouve dans les mêmes lieux. Le picle de<br />

cette derniere marchandife fe vend depuis mille<br />

quatre cents livres jufqu'a deux mille huit cents<br />

livres; Sc les Chinois en emportent mille picles. Ces<br />

nids, de figure ovale d'un pouce d'hautenr, de trois<br />

pouces de tour Sc du poids d'environ une demi<br />

once , font 1'ouvrage d'une efpece d'hirondelle qui


BV COMMERCE EN HOLLANDE. 175<br />

a Ia tête, la poitrine 8c les ailes d'un fort beau<br />

bleu, 8c le corps d'un blanc de lak. Cette efpece<br />

d'hirondelle compofé fes nids de frai de poiflbn,<br />

ou d'une écume gluante que 1'agitation de la mer<br />

forme autour des rochers auxquels elle les attaché<br />

par le bas : alfaifonnés de fel 8c d'épiceries , c'eft<br />

une gelée nourriffante, faine 8c délicieufe , qui<br />

fait le plus grand luxe de la table des orientaux<br />

mahométans : la délicatelfe dépend de leur blancheur.<br />

Les Chinois emportent aufti du calin 8c du<br />

poivre, quoique la compagnie s'en fok réfervée<br />

1'exportation. Ses principaux agens jugent pour leur<br />

avantage , que cette extraétion n'eft nullement<br />

nuifible au corps qui leur a confié leurs intéréts.<br />

Outre les marchandifes que les Chinois exportent<br />

de Batavia , leur trafic leur vaut encore une folde<br />

en argent. Cette richelfe eft groflie par les fommes<br />

confidérables que les Chinois établis a Java font<br />

paffer a leurs families, 8c par celles qu'emportent<br />

tót ou tard ceux qui, contens de leur fortune,<br />

s'en retournent dans leur patrie , qu'ils perdent<br />

rarement de vue.<br />

Les Européens ne font pas fi privilégiés a Batavia<br />

que les Chinois. On n'y recoit comme négocians<br />

que les Efpagnols : ils viennent de Manille<br />

avec de 1'or , qui eft une produ&ion de l'isle même;<br />

avec des piaftres 8c de la cochenille.<br />

La cochenille eft un infeéte qui differe du kermes<br />

, en ce que la femelle conferve la forme animale<br />

lorfqu'elle eft delféchée. La plupart des cochenilles<br />

qui fe trouvent dans les ferres, ont été<br />

apportées atec les plantes étrangeres. Cette efpece<br />

Si


zj6 TABLEAU GRADUEZ<br />

de gallinfeéte eft d'ufage en teinture. Lorfqu'orl<br />

laiffe tremper la cochenille dans 1'eau ou du vinaigre<br />

, les parties fe gonflent, on appergoit les<br />

anneaux du corps de l'infedte , les attachés des<br />

jambes , quelquefois même des jambes entieres.<br />

Au Mexique on éleve foigneufement la cochenille :<br />

elle s'attache naturellement aux feuiiles de diverfes<br />

efpeces de plantes. Les Indiens les ramaffcnt, en<br />

mettent dix ou douze dans de petits nids faits de<br />

moulfe ou de bourre de coco, les fufpendent aux<br />

épines de la plante connue fous les divers noms de<br />

raquette, cardajfe .figuier d'Inde, opuntia Sc nopal<br />

Ils élevent une grande quantité de cette plante<br />

autour de leurs habitations. Les gallinfeéfes don*-<br />

nent naiflance a des milliers de petits : ils fe difperfent,<br />

fe nourriffent du fuc de la plante St y reproduifent<br />

une nouvelle génération.<br />

Un en fait trois récoltes pendant 1'année. La<br />

première fe fait en enlevant les nids apportés St<br />

placés fur Ia plante. La feconde, en détachant Ia<br />

cochenille de deffus les feuiiles avec des pinceaux ,<br />

St Ia troifieme a 1'approche de 1'hiver, en coupant<br />

les feuiiles qui font encore chargées de ces infeétcs.<br />

Ces plantes, qui fe confervent long-tems vertes ,<br />

leur fourniffent de la nourriture : arrivés a leur<br />

groffeur, on les enleve en raclant leurs feuiiles.<br />

Cette cochenille n'eft pas d'une aufli belle qualité ,<br />

paree qu'il s'y mêle un peu de 1'épiderme de Ia<br />

feuille : les Efpagnols la nomment granilla. Auflïtót<br />

qu'on a ramaffé ces infeétes , on les fait périr:<br />

la maniere dont on s'y prend influe beaucoup fur<br />

la couleur ; elle porte alors divers noms. Celle


v COMMERCE EN HOLLANDE. X-J-J<br />

qu'on fait périr a la chaleur douce des fours eft<br />

d'un gris cendré ou jafpé : on la nomme jafpeada.<br />

Si on la fait périr en la plongeant avec des corbeilles<br />

dans de 1'eau chaude , elle s'appelle renegrida<br />

: celle-la n'eft pas recouverre d'une poudre<br />

blanche : enfin elle porte le nom de négra , fi on<br />

la fait périr fur les plaques chaudes qui ont fervi<br />

a faire cuire le maïs. Par ce procédé , elle prend<br />

quelquefois trop de chaleur 8t devient noiratre.<br />

Trois livres de cochenille fraiches ne pefent pas<br />

plus qu'une livre lorfqu'elles font defféchées.^ La<br />

cochenille, ainfi élevée fur des plantes cultivées ,<br />

donne une plus belle couleur que la cochenille<br />

Sylveftre. La cochenille defféchée peut conferver<br />

fa partie colorante pendant des fiecles: aucun autre<br />

infecte ne s'y attaché, & jamais elle ne fe corrompt.<br />

On 1'emploie en teinture ; elle donne une couleur<br />

rouge d'un excellent teint: on en varie les nuances;<br />

on en fait 1'écarlate & le cramoifi. Les_ Anglois la<br />

mêlent avec la gomme-laque, pour teindre leurs<br />

draps : cette teinture eft plus prompte , aufli bonne<br />

èC a meilleur marché. La cochenille fournit aux<br />

peintres les couleurs les plus vives St les nuances<br />

les plus belles. Cette fubftance , broyée St préparée,<br />

donne le Carmin, qui, difpofé avec art fur<br />

les joues des dames, devient rival de la nature.<br />

On vend a Conftantinople du crépon ou linon trésfin<br />

, teint avec de la cochenille : on 1'imite a Strasbourg.<br />

Ce linon, trempé dans 1'eau , peut s'employer,<br />

ainfi que la laine nacarat de Portugal ,<br />

au même ufage que la cochenille: on s'en fert pour<br />

colorer les liqueurs. On eftime qu'il entre en Eu-<br />

S 3


178 TABLEAU GRADUEL<br />

rope , tous les ans dans le commerce huit cents<br />

quatre-vingts mille livres de cochenille: rien de<br />

plus facile que d'en élever dans la plupart des isles<br />

de 1'Amérique , oü le climat paroit favorable a ces<br />

infectes. C'eft ce dont on ne s'eft pas encore avifé,<br />

ni de tirer parti de notre cochenille Européenne ,<br />

qui refTemble beaucoup a la cochenille de 1'Amérique.<br />

II y a encore une autre efpece de cochenille<br />

qu'on nomme cochenille de Pologne, ou kermès<br />

du nord. On trouve cette gallinfeéte en Pologne ,<br />

fur les racines d'une efpece de renouée, vers la fin<br />

de juin •, les payfans vont a fa récolte une beche a<br />

la main , enlevent la plante , fecouent la racine<br />

dans un panier, la remettent dans le même trou ,<br />

afin de ne la pas détruire , féparent la cochenille<br />

de la terre a travers d'un crible, la font périr dans<br />

du vinaigre Sc 1'expofent au foleil : la deffication<br />

précipitée en altere la couleur. Cette cochenille<br />

donne un beau rouge • les Turcs 6c les Arméniens<br />

s'en fervent a teindre la foie, le cuir, le marroquin,<br />

la laine 8c la queue de leurs chevaux. La diffolution<br />

de ces gallinfeétes dans du jus de citron , eft employée<br />

par les dames Turques pour fe peindre en<br />

rouge 1'extrêmité des pieds 8c des mains : mêlés<br />

avec de la craie &C un peu de gomme arabique ,<br />

on en fait pour les peintres une laqué auffi belle<br />

que celle de Florence. On dit que les Hollandois<br />

mêloient cette teinture avec la cochenille pour<br />

obtenir 1'écarlate •, mais foit que la cochenille venue<br />

de Dantzick ait été éventée , foit qu'on en ait<br />

fait trop d'éloge , M. Hellot n'a pu en tirer que<br />

des lilas, des couleurs de chair , des cramoifis


BV COMMERCE EN HOZZANDE. 179<br />

plus ou moins fins. On ne 1'emploie point dans<br />

les manufadtures d'Europe , & on n'en porte<br />

point a Batavia: on n'y voit que celle que les<br />

Efpagnols qui viennent de Manille y tranfportent<br />

avec de 1'or bX des piaftres, bX qui regoivent en<br />

échange des toiles pour eux bX pour Acapulco ;<br />

mais fur-tout de la canelle, dont la confommation<br />

s'eft extrêmement étendue , par 1'ufage du chocolat<br />

qui eft général, bX fait tous les jours de nouveaux<br />

progrès en Europe. Depuis que les Anglois<br />

bX les Frangois ont prk la route des Philippines,<br />

la première branche de commerce eft fort tombée:<br />

la derniere a fouffert de 1'altération l'an 1759.<br />

On avoit livré jufqu'alors aux Efpagnols la cannelle<br />

a un prix affez modéré; mais on voulut a cette<br />

époque la leur vendre le prix qu'elle valoit en Europe.<br />

Cette nouveauté mit de la froideur entre<br />

les deux colonies: les fuites de cette brouillerie ne<br />

nous font pas encore connues. Nous favons feulement<br />

que les Frangois ne vont guere a Batavia que<br />

pendant la guerre : ils y prennent du riz 8c de<br />

1'arrak pour leurs vailfeaux, pour leurs établiffemens<br />

, bX ils paient ces denrées avec de I'argent<br />

ou en lettres de change.<br />

Les Anglois s'y montrent davantage. C'eft la que<br />

relachent tous ceux de leurs raiffeaux qui vont de<br />

1'Europe a la Chine , fous le fpécieux prétexte<br />

de renouveller leur eau ; mais en effet, pour vendre<br />

leurs marchandifes qui appartiennent en propre aux<br />

équipages. Ce font des draps , de la clincaillerie ,<br />

des miroirs, des armes, des vins de Madere, des<br />

huiles de Portugal. Ce commerce clandeftin se-<br />

S 4


Z$0 T ASZEAU GRADUEZ<br />

leve rarement au-delTüs d'un million de livres.<br />

Outre les vaiffeaux Anglois d'Europe, on voit<br />

tous les ans a Batavia trois ou quatre batimens dc<br />

cette nation , expédiés de différentes parties de<br />

1'Inde. Ils ont effayé de vendre de 1'opium 5c des<br />

toiles; mais ils ont été obligés de renoncer a une<br />

importation trop contrariée par les intéréts particuiiers<br />

pour être foufferte. Leur commerce fe borne<br />

a acheter du fucre, qu'ils répandent par-tout,<br />

5c de 1'arrak, dont il fe fait une confommation<br />

immenfe dans leurs colonies. L'arrak eft une eaude-vie<br />

faite avec du riz , du firop de fucre 5c du<br />

yin de cocotier , qu'on laiffe fermenter enfemble ,<br />

8c qu'enfuite on diftille. C'eft encore une des branches<br />

de commerce que l'induftrie des Hollandois a<br />

enlevée a la pareffe des Portugais.<br />

La manufaéfure de l'arrak , établie originairement<br />

a Goa, a paffe en grande partie a Batavia.<br />

Cette ville leve fur toutes les marchandifes qu'elle<br />

laiffe entrer ou fortir , un droit de cinq pour cent.<br />

Le produit de la douane eft affermé un million<br />

huit cents vingt-huit mille livres. II ne faudroit pas<br />

juger de 1'étendue du commerce par cette regie ,<br />

qui eft pourtant conftamment la plus fure. Les<br />

gens en place ne paient rien , paree qu'elle fe<br />

payeroit a elle-même. Quoiqu'elle foit la, comme<br />

ailleurs le plus grand négociant de l'isle , le gain<br />

qu'elle fait ne couvre pas les dépenfes de ce fameux<br />

entrepot, qui montent a fix millions.<br />

Paffons maintenant au commerce que la compagnie<br />

Hollandoife fait a Bantam, capitale d'un<br />

royaume de même nom, qui occtrpe la partie oe-


BU COMMER.es Elf HOIIANDE. X%1<br />

eidentale de l'isle de Java. C'eft une ville forte<br />

& trés - commercante , qui a un trés - bon port:<br />

les Hollandois y font le principal commerce. Le<br />

royaume de Bantam obéit a un roi mahométan qui<br />

eft lui-même affujetti aux Hollandois. Voici de<br />

quelle maniere ceux- ci font parvenus a maitrifer ce<br />

monarque 8c a dominer dans fes états. Un des defpotes<br />

de Bantam avoit remis la couronne a fon fils.<br />

L'an 1680, il fut rappellé au tröne , tant par la<br />

mauvaife conduite de fon fucceffeur que par une<br />

fuite de 1'inquiétude naturelle du pere, 8c par une<br />

faétion puifl'ante. Le parti du pere étoit fur le point<br />

de prévaloir, lorfque le jeune monarque fon fils fe<br />

voyant alfiégé dans fa capitale par une armée de<br />

trente mille hommes, n'ayant pour tout appui que<br />

les compagnons de fes débauches, fe vit forcé<br />

d'implorer la prote&ion de la compagnie Hollan*<br />

doife qui vola a fon fecours , battit les ennemis,<br />

délivra le jeune monarque de fon rival 5c rétablit<br />

fon autorité. L'expédition fut vive, courte 8c rapide<br />

, quoique par - la même peu difpendieufe ,<br />

on ne lailfa pas de faire monter les dépenfes de la<br />

guerre a des fommes prodigieufes. L'épuifement<br />

des finances mettoit le jeune monarque dans 1'impoffibilité<br />

de s'acquitter, 8c la fituation critique<br />

oü il fe trouvoit, ne lui permettoit pas de difcuter<br />

le prix d'un fi grand fervice qu'on venok de lui<br />

rendre.<br />

Dans cette extrêmité, que pouvoit faire ce foible<br />

roi ? II n'eut d'autre parti k prendre que de fe<br />

mettre dans les fers des Hollandois 8c pafièr fous<br />

leur joug \ c'eft ce qu'il fit fans la moindre répu-


l82 TABZSAU 9RADVXZ<br />

gnance , en leur accordant le commerce exclufif<br />

de fes états j de cette maniere il leur a aflervi<br />

toute fa poftérité.<br />

La compagnie maintient ce grand & précieux<br />

privilege avec trois cents huit hommes qui font<br />

diftribués dans deux mauvais forts, dont 1'un fert<br />

d'habitation a fon gouverneur, 8c 1'autre de palais<br />

au roi. Cet établilfement ne cotite a la compagnie<br />

que huit cents mille francs par an , fomme qu'elle<br />

retrouve fur les marchandifes qu'elle débite fur les<br />

lieux; il lui revient en pur bénéfice tout ce qu'elle<br />

peut gagner fur trois millions pefant de poivre,<br />

qu'on s'eft obligé de lui livrer a vingt - cinq livres<br />

douze fois le cent, ce qui eft fort peu de chofe<br />

en comparaifon de ce que la compagnie tire de<br />

Tsieribon, qu'elle a réduite fans efforts , fans intrigue<br />

Sc fans dépenfe. A peine les Hollandois s'étoient-ils<br />

établis a Java , que Ie fultan de cet état,<br />

relferré a la vérité , mais très-fertile , fe mit fous<br />

leur protedtion pour éviter le joug d'un voifin plus<br />

puiftant que lui. II leur livre annuellement mille<br />

laftes de riz, chacun du poids de trois mille trois<br />

cents livres, a foixante Sc feize livres feize fois<br />

Ie laft: un million pefant de fucre, dont le plus<br />

beau eft payé treize livres neuf fois le cent: un<br />

million deux cents mille livres de café, a quatre<br />

fois la livre: cent quintaux de poivre, a quatre<br />

fois huit deniers la livre : trente mille livres de<br />

coton, dont le plus beau n'eft payé qu'une livre<br />

huit fois la livre : fix cents mille livres d'areque ,<br />

a douze livres le cent.<br />

Quoique des prix fi bas foient un abus manifefte


t>u COMMERCE ED HOZZANDE. 183<br />

de la foibleiïë des habitans , cette injuftice n'a<br />

jamais mis les armes a la main du peuple de Tsieribon<br />

, le plus doux Sc le plus civilifé de l'isle.<br />

Cent Européens fuffifent pour le tenir dans les fers.<br />

La dépenfe de cet établiffement ne monte pas audeffus<br />

de 41000 liv. qu'on gagne fur les toiles.<br />

L'empire de Materan s'étendoit autrefois fur l'isle<br />

entiere : il en embralfe encore aujourd'hui la plus<br />

grande partie ; il a été le dernier fubjugué , fouvent<br />

vaincu , quelquefois vainqueur : cet Empire<br />

combattoit encore pour fon indépendance lorfque<br />

le fils Sc le frere d'un fouverain mort l'an 1704 , fe<br />

difputerent fa dépouille. La nation fe partagea<br />

entre deux concurrens. Celui que 1'ordre de la<br />

fucceffion appelloit au tröne , prenoit fi vifiblement<br />

le deffus, qu'en peu il pouvoit fe flatter d'être<br />

le maitre , fi les Hollandois ne fe fuffent déclarés<br />

pour fon rival ; ils firent pencher la balance , 5c<br />

prévalurent enfin. II eft vrai que ce ne fut qu'après<br />

des combats plusvifs, plus répétés , livrés avec plus<br />

d'art , Sc beaucoup plus opiniatres qu'on ne devoit<br />

s'y attendre. On fut étonné de voir un jeune prince<br />

qu'on vouloit priver de la fucceffion du roi fon<br />

pere , montrer tant d'intrépidité , de prudence 8C<br />

de fermeté, Sc qui auroit triomphé fans 1'avantage<br />

que fes ennemis tiroient de leurs magafins , de<br />

leurs fortereffes Sc de leurs vailfeaux : il étoit digne<br />

du tröne Sc il en fut privé. Son oncle y monta,<br />

mais ce ne fut que pour faire voir qu'il en étoit<br />

indigne. La compagnie ne lui remit le fceptre qu'en<br />

lui diéfant des loix. Elle choifit le lieu oü il devoit<br />

fixer fa cour , Sc s'affura de lui par une citadelle


184 TABZEAV GRADUEZ<br />

oü eft établie une garde qui n'a de fonétion apparente<br />

que celle de veiller a la confervation du<br />

prince. Toutes ces précautions prifes, Ia compagnie<br />

eut 1'adreffe de 1'endormir dans le fein des voluptés,<br />

d'amufer fon avarice par des préfens 8c de<br />

flatter fa vanité par des ambaffades de grand appareil.<br />

Depuis cette époque le prince 8c fes fucceffeurs<br />

auxquels on a donné une éducation convenable<br />

au róle qu'ils font appelles a jouer , n'ont été<br />

que les vils iuftrumens du defpotifme de la compagnie.<br />

Pour le maintenir elle n'a befoin que de trois<br />

cents cavaliers 8c de trois cents foldats , dont 1'entretient<br />

avec celui des employés , coüte 760,000<br />

Jiv. Les avantages qu'on retire de cette pofition<br />

dédommagent au centuple la compagnie de Ia dépenfe<br />

qu'elle eft obligée de faire. Les ports de cet<br />

état font devenus les chantiers oü 1'on conftruit<br />

tous les petits batimens , toutes les chaloupes que<br />

la navigation de la compagnie occupe. Elle y trouve<br />

les boiferies nécelfaires pour fes différens établiffemens<br />

de 1'Inde , Sc pour une partie des colonies<br />

étrangeres. Elle y charge encore les produéfions<br />

que le royaume s'eft ob'igé a lui livrer, c'eft-adire<br />

, cinq mille laft de riz , a 48 liv. le laft 5 tout<br />

le fel qu'elle demande a 28 liv. 16 folsle laft , cent<br />

mille livres de poivre , a 19 liv. 4 fois Ie cent 5 tout<br />

1'indigo qu'on cueille a 3 liv. 16 fois le laft ; Ie fil<br />

de coton , depuis 12 fois jufqu'a 1 livre 10 fois<br />

la livre, fuivant fa qualité : le peu qu'on y cultive<br />

de cardamome eft a unprixhonteux. Ce cardamome<br />

eft connue fous Ie nom de maniquette , graine de<br />

Paradis. On en diftingue de trois efpeces ; elles


i>v COMMERCE EJN HOLLANDE. 28$<br />

nous viennent des Indes 8c d'Afrique , elles font<br />

odorantes 8c d'une faveur piquante. C'eft un puiffant<br />

cordial.<br />

II eft encore une isle qui n'eft féparée des ports<br />

du Materam que par un canal fort étroit que la<br />

co'npagnie Hollandoife met a contribution. C'eft<br />

l'isle de Madure. Elle eft forcée par une garnifon<br />

de quinze hommes, de livrer fon riz a unprixtrèsfoible.<br />

Cette isle éprouve, ainfi que las autres peuples<br />

de Java , une vexation plus odieufe encore.<br />

Seroit-il poflïble que les commis de Ia compagnie<br />

fe fervilfent de fauffes mefures pour groflir la quantité<br />

de denrées qu'on doit fournir ? Cependant rien<br />

de plus vrai. Un a jufqu'ici fermé les yeux fur cette<br />

infidélité , qui ne tourne qu'a 1'avantage de ces<br />

commis. On n'a mis aucun frein a leur infatiable<br />

avidité, & on ne peut fe flatter que jamais on la<br />

réprime. II n'y a qu'un feul pays dans l'isle de Java<br />

qui ne foit pas expofé a de pareilles extorfions :<br />

c'eft le pays de Balambuan qui a été jufqu'ici dédaigné<br />

par les Hollandois , paree qu'ils n'y trouvoient<br />

pas d'objet de commerce , ni d'aliment a<br />

leur cupidité i voila pourquoi ils n'y ont pas formé<br />

de liaifon. Tout le domaine de la compagnie Hollandoife<br />

dans l'isle de Java , fe réduit au petit<br />

royaume de Jacarta. Les horreurs qui accompagnerent<br />

la conquête de cet état par les Hollandois,<br />

& la tyrannie qui en fut une fuite néceffaire , en<br />

firent un défert qui refta inculte 5c fans induftrie.<br />

Pourquoi Ia compagnie n'a-t-elle pas cherché a<br />

acquérir des propriétés dans l'isle de Java ? C'eft<br />

qu'elle s'eft contentée d'avoir dirninué 1'inquiétude


i8


DU COMMERCE EN HOLLANDE. 287<br />

livrés a la culture qui demande des avances , des<br />

bras 8c des foins , fi la compagnie n'avoit pas<br />

exigé qu'on lui livrat les denrées au même prix<br />

qu'elle le paie dans le refte de l'isle: voila pourquoi<br />

ils n'ont hazardé fur leurs habitations que des troupeaux<br />

, dont ils trouvent un débit facile , fur, 8c<br />

avantageux. On prétend que toute la population fe<br />

réduit a cent cinquante mille efclaves , tous dirigés<br />

par un petit nombre d'hommes libres. Les produits<br />

de tous ces travaux fe montent a cent cinquante<br />

mille livres de poivre , a vingt-cinq mille<br />

livres de coton , a dix millions de fucre , a dix<br />

mille livres d'indigo , a fix mille livres d'areijue<br />

, 8c a deux millions de café.<br />

L'indigo ou anil croit naturellement au Bréfil:<br />

on le cultive avec fuccès a Cayenne 8c dans toutes<br />

les colonies Francoifes , de même que dans l'isle<br />

de Java. Au bout de deux ans de femence, il eft<br />

bon a recueillir. Si on coupe cette plante un peu<br />

avant fa maturité , elle donne un plus beau bleu ,<br />

mais en moindre quantité ; cueillie trop tard , elle<br />

n'en donne prefque plus ; le moment eft lorfque<br />

les feuiiles commencent a fe cafier , 8c qu'elles<br />

ont une couleur vive. On met la plante macérer<br />

dans une cuve avec de 1'eau , elle y fermente ; les<br />

particules colérantes fe détachent ; on fait couler<br />

1'eau qui en eft chargée dans une cuve placée deffous.<br />

Les negres battent cette eau avec des manivelles<br />

: on faifit le moment oü la fécule commence<br />

a fe précipiter : on fait couler 1'eau 8c la fécule<br />

dans une troifieme cuve placée delfous: elle fe dépofe<br />

petit a petit aa fond de ce vafe: on la met


288 TABLEAU GRADUEZ<br />

dans des chaulTes coniques dans un lieu aéré 8c<br />

& l'ombre ; le foleil ardent détruiroit la couleur,<br />

1'humidité la gateroit : ce fécule delféchée eft la<br />

pate de 1'indigo. Si on n'a employé què les feuiiles<br />

de la plante , c'eft 1'inde. Le bleu d'indigo donne<br />

une teinture d'excellent teint fur la laine , le ff! ,<br />

le coton , la foie ; mêlée avec la graine jaune d'Avignon<br />

, elle donne le verd. Les blanchiffeufes<br />

1'emploient pour paffer leur linge au bleu. On<br />

1'emploie dans la peinture en détrempe : on le<br />

mêle avec du blanc , fans cela il paroïtroit noir.<br />

C'eft avec cette couleur qu'on imite les couleurs du<br />

ciel , de la mer , 8c qu'on fait toutes les parties<br />

fuyantesdes <strong>tableau</strong>x ; broyée a l'huile elleperdroit<br />

fa couleur.<br />

Quant a 1'arec ou areca , c'eft le fruit d'une<br />

efpece de palmier qui croit a Malabar , a Surate,<br />

a Pegu , fur les autres cótes de 1'Inde 8c dans<br />

l'isle de Java. Ce fruit mangé encore verd , caufe<br />

une efpece d'ivrelfe. Elle fe diftipe aifément en buvant<br />

de 1'eau fraiche , dans laquelle on fait diffoudre<br />

un peu de fel. C'eft avec 1'arec qu'on pfépare<br />

le cachou , fubftance qui a été nommée, mais improprement<br />

, terre de Japon , par les marchands<br />

auxquels la féchereftë 8c fa friabilité en impofoient.<br />

D'après les recherches de M. de Jufïïeu , il eft démontré<br />

que le cachou eft un fuc gommo-rélineux,<br />

extrait des femences de l'areca , fruit d'une efpece<br />

de palmier, comme on vient de le dire.<br />

On met ces femences encore vertes dans de<br />

1'eau par 1'ébullition , le fuc gommo-rélineux s'y<br />

diffout; évaporé en eonfiftance d'extrait, c'eft le<br />

cachou»


BV COMMERCE EN HOLLANDE 289<br />

cachou. Pour le rendre agréable , on y ajoute du<br />

fucre 5c des aromates : c'eft ce qu'on appelle la<br />

pate de cachoudé. Les Indiens en machent continuellement<br />

, fe le préfentent dans les vifites comme<br />

Ie bétel. Le cachou , lorfqu'il eft bien pur , fe fond<br />

entiérement dans la bouche , rend 1'haleine agréable<br />

, 6c fortifie 1'eftomac. Ce fuc joint la douceur<br />

de la reglilfe 6c du faint dragon a 1'aftriétion de<br />

I'accia 5c de 1'hypocifte , 6c réunit en foi les vertus<br />

de ces différens extraits. Le cachou diifous dans<br />

1'eau eft une boilfon falutaire dans le relachement<br />

des vifceres , mis en infufion en petite quantité<br />

dans du thé, il lui donne un parfum très-gracieux :<br />

en général le cachou communiqué une odeur de<br />

violette aux liqueurs , dans lefquelles on le fait<br />

fondre.<br />

Le café eft un arbre originaire de 1'Arabie heureufe<br />

5c trés-fréquent dans la province de Jamam<br />

On 1'a tranfporté a Batavia, a Surinam, a Java, a<br />

Bourbon , 6c dans plufieurs isles de 1'Amérique. II<br />

n'acquiert pas dans nos ferres chaudes plus de deux<br />

pouces de diametre , Sc ne peut y végéter que dix<br />

ou douze ans. II vient jufqu'a la hauteur de 40 pieds.<br />

Son diametre n'eft que de 4 a 5 pouces. II eft<br />

couvert dans prefque toutes les faifons de fleurs 5C<br />

de fruits. Aux fleurs de forme de jafmin , fuccédent<br />

les fruits d'abord verds Sc rouges dans leur maturité.<br />

La chair en eft fade , mucilagineufe , 5c renferme<br />

la femence connue fous le nom de café. Cette<br />

graine mife en terre, leve au bout de fix femaines ;<br />

mais il faut qu'elle foit nouvelle. Ce fait détruit la<br />

fauffe imputation qu'on fait aux habitans de faire<br />

Tome II.<br />

T


2(,e> T A B L S A V GR ADV El.<br />

bouillir ou fécher au feu le café , afin de 1'empêcher<br />

de germer. Sa qualité dépend du climat dans<br />

Iequel il croit. Le café rnoka eft le plus eftirné.<br />

On le reconnoit a fa couleur jaune , a fon odeur<br />

fuave Sc agréable. Les habitans de Jaman en vendent<br />

tous les ans pour plufieurs millions. On en<br />

diftingue de trois qualités. Le plus précieux eft<br />

le bahouri. On le réferve pour le grand feigneur<br />

8c les fultanes. Le faki Sc le falabi un peu inférieur<br />

fe vendent pour la Perfe , 1'Arménie , 1'Europe.<br />

Le café bourbon eft blanchatre , alongé Sc<br />

inodore. Celui des isles eft verdatre, a une odeur 8t<br />

un goüt légérement herbacé.<br />

La connoiflance des propriétés du café eft due,<br />

difent les uns , a un chef de monaftere , qui témoin<br />

de 1'effet que produifoit ce fruit fur les boucs 8c<br />

chevres, en fit boire 1'infufïon aux moines pour les<br />

empêcher de dormir pendant les offices de la nuit.<br />

D'autres difent qu'un muphti en prit le premier<br />

pour fe tenir éveillé Sc prolonger fes prieres plus<br />

avant dans la nuit. Son ufage n'étoit pas connu<br />

avant le 17 fiecle. On le prépare de diverfes manieres,<br />

ou infufé fimplement dans fon état naturel,<br />

ou röti 5c réduit en poudre , ou préparé a la fultane.<br />

Chacun peut juger par les effets que lui produit<br />

cette infufion , fuivant fon tempérament. L'abus<br />

exceffif qu'en fait le peuple au Pays-de-Vaud Sc<br />

en Suiffe y fait dégénérer 1'efpece d'une maniere<br />

frappante , 8c y caufe des maladies inconnues jufqu'ici<br />

, Sc pour lefquelles le célebre Tilfot n'a encore<br />

pu trouver de nom , ni de remede ; ce qui<br />

devroit attirer 1'attention du gouvernement. Tous


DU COMMERCE EN HOLLANDS. 291<br />

les produits dont on a fait ci-deifus 1'énumération,<br />

ainfi que tous ceux de Java, font tranfportés a Batavia.<br />

On fe livre a la culture du fucre 8c de 1'arec<br />

avec plus d'ardeur dans l'isle de Java , qu'a toute<br />

autre. En voici la raifon. C'eft: que les particuliers<br />

pouvant les acheter 8c les exporter , les payent vingt<br />

pour cent plus chers que la compagnie Hollandoife,<br />

qui fait encore un commerce conlidérable de cacao<br />

dont la defcription mérite de trouver place ici.<br />

Le cacao ou cacaoyer eft naturel au nouveau<br />

continent , 8c fe rencontre fous diverfes<br />

contrées de la zone Torride de 1'Amérique. Son<br />

fruit en forme de concombre eft toujours fufpendu<br />

le long de la tige 8c des meres branches, comme<br />

dans plufieurs arbres de 1'Amérique. C'eft dans ces<br />

fruits que font contenues les amandes de cacao ,<br />

que 1'on emploie pour faire le chocolat. Une fubftance<br />

blanche , mucilagineufe , d'un goüt agréable<br />

8c acide, fépare ces amandes. Un morceau mis<br />

dans la bouche étanche la foif : il faut prendre<br />

garde de eomprimer la peau de ce fruit avec les<br />

dents; elle eft très-amere. De la queue du fruit<br />

partent une multitude de petits vaiffeaux qui vont<br />

porter la nourriture a chaque amande. Les cacao -<br />

yers font couverts pendant prefque toute 1'année<br />

de fruit de différens ages qui mürilfent fucceffivement.<br />

Dans le tems de la grande récolte , on y<br />

envoie tous les quinze jours les negres les plus<br />

adroits. Avec de petites gaules ils font tomber les<br />

coffes müres fans toucher ni a celles qui font<br />

encore vertes, ni aux fleurs, cette douce 8c frêle<br />

efoérance. On met tous ces fruits en tas pendant<br />

Ti


292 TABLEAU GR ADV EL<br />

trois ou quatre jours : on les remue de tems en'<br />

tems. II fe fait une douce fermentation : les amandes<br />

relfuenr. Le cacao eft d'autant meilleur que la fermentation<br />

a été arrêtée a propos, finon il fent le<br />

verd , conferve beaucoup plus d'amertume 8c germe<br />

quelquefois. Le cacao caraque eft le plus onctueux<br />

SC le plus eftimé. II ne paroit pas cependant qu'il<br />

y ait plufieurs efpeces de cacaoyers ; mais la cultüre<br />

Sc la préparation peuvent donner aux cacaos diverfes<br />

qualités. Celui des isles n'en differe que par<br />

un peu d'amertume , que Fon peut corriger avt c<br />

le fucre. En Efpagne , en France on préfére le cacao<br />

caraque ••, celui des isles eft plus eftimé en Allemagne.<br />

Le cacao caraque eft un peu plus plat.<br />

Celui des antilles eft plus gros que celui de la<br />

Jamaïque Sc de l'isle de Cuba. Avant 1'arrivée des<br />

Efpagnols , les Américains faifoient avec le cacao<br />

de la farine, du maïs Sc du piment bouillis dans<br />

1'eau , une liqueur colorée par le rocou. Cette boif<br />

fon qu'ils nommoient chocolat , étoit d'un goüt fi.<br />

fauvage qu'un foldat Efpagnol dit qu'il ne s'y feroit<br />

jamais habitué de fa vie , fi le défaut de vin ne 1'y<br />

eut pas forcé , la préférant encore a de 1'eau pure.<br />

Le cacao préparé par les Efpagnols 8c les Francois<br />

avec le fucre, la vanille Sc la cannelle, eft devenue<br />

une boiffon très-agréable , a laquelle on a confervé<br />

le nom de chocolat. On óre la peau des amandes ,<br />

on les fait rótir dans une bafline a un feu léger.<br />

Du degré de torréfa£tion dépend en partie la qualité<br />

du chocolat. Moins il eft roti , plus il eft nourrifC<br />

n , 8c plus il épaiflït les humeurs. Lorfqu'il eft<br />

plus Orülé , fon huile plus attenue, excite plus d'ef-


DU COMMERCE EN HOLLANDE. 293<br />

fervefcence dans le fang. On fait avec ces amandes<br />

röties 8c broyées , une pate ; fi 1'on n'y ajoute du<br />

fucre, c'eft le chocolat de fanté. Le chocolat le plus<br />

agréable au goüt eft celui oü il entre de la vanille<br />

Sc de la cannelle. On en prépare a différentes<br />

dofes , pour fatisfaire la pluralité des goüts. On<br />

le falfifie quelquefois , en y mettant du poivre 8C<br />

du gingembre. II eft important d'être afluré de la<br />

bonne fabrique de chocolat dont on fait ufage.<br />

Ces aromates portent 1'effervefcence dans le fang.<br />

Dans lés isles francoifes , on fait des pains avec les<br />

amandes de cacao pures : lorfqu'on veut faire du<br />

chocolat , on les met en poudre. On y ajoute du<br />

fucre pulvérifé , de la cannelle , un peu de fleur<br />

d'orange , chacun felon fon goüt. Le chocolat eft<br />

d'un parfum exquis 8c de la plus grande délicateffe.<br />

On retire par exprcffion des amandes de cacao ,<br />

une huile épaifte nommée beurre de cacao. Cette<br />

huile ne fe rancit pas. C'eft un excellent cofmétique<br />

: il rend la peau douce , polie , fans laifter<br />

rien de gras , ni de luifant. Les amandes de cacao<br />

confites, font un mets délicat qui fortifie 1'eftomac<br />

fans échauffer.'<br />

Si les Hollandois font un commerce confidérable<br />

en cacao , celui qu'ils font en thé 1'eft pour le<br />

moins autant. On diftingue une infinité d'efpeces<br />

de thé , qui pour la plupart font les mêmes , 8c<br />

ont les mêmes qualités. Leur principale difterence<br />

vient de 1'age de 1'arbufte , du terroir , du climat,<br />

du tems oü on a recueilli les feuiiles , enfin de la<br />

maniere dont on les a préparés. Les Chinois 8c les<br />

Japonois qm fourniffent a 1'Europe 8c dzm linde<br />

T 3


*94 TABLEAU GR A DU EL<br />

plus de dix millions de thé par an , trouvent leur<br />

compte a cultiver leurs arbuftes dans les plaines<br />

bafles & fur les montagnes a 1'expofition du foleil.<br />

Quarante ou cinquante follicules de thé jetées dans<br />

des folfes rondes de fept a huit pouces 8c recouvertes<br />

de terre , donnent dix ou douze arbrilfeaux<br />

plus ou moins , dont les feuiiles ne peuvent guere<br />

être récoltées dans les trois premières années ;<br />

mais palfé ce tems, la récolte eft abondante. On<br />

étête les arbrilfeaux pour les empêcher de s'élever.<br />

Les feuiiles qu'ils donnent dans leur vieillelfe , font<br />

trop dures 8c trop épailfes. Le mois de mars eft<br />

Ie premier de 1'année japanoife : c'eft dans ce mois,<br />

lorfque le tems eft fee , que 1'on cueille les nouvelles<br />

feuiiles , a mefure qu'elles paroilfent. Meres ,<br />

enfans , fervantes , tous quittent le logis , vifitent<br />

les arbres a toute heure du jour , s'expofent a 1'ardeur<br />

du foleil , emportent le foir les feuiiles dans<br />

des paniers , les mettent fécher fur une plaque de<br />

fer chaud a plufieurs reprifes , jufqu'a ce qu'elles<br />

foient dures 8c amenées a une parfaite ficcité, Sc<br />

les enferment ou dans des bouteilles de verre bien<br />

bouchées , ou dans des boites d'étain recouvertes<br />

de fapin , en forte que l'air humide ne puiffè y<br />

pénétrer. Le thé impérial n'eft autre chofe que les<br />

feuiiles qui paroilfent a peine déployées au fommet<br />

des plus petits rameaux. La récolte s'en fait a<br />

Udri , petite ville du Japon, avec le plus grand<br />

appareil. Ceux qui doivent la faire , ne mangent ni<br />

poilfons , ni viandes, fe lavent deux fois par jour<br />

dans la riviere 8c dans un bain chaud 8c ne touchent<br />

les feuiiles qu'avec des gants. Le plan eft environné


DU COMMERCE EN HOLLANDE. 295<br />

d'un vafte Sc profond folfé. Les allées d'arbriffeaux<br />

font balayées tous les jours. Des commis veillent a<br />

la culture Sc a Ja récolte. Cette forte de thé eft<br />

envoyé fous cachet a la cour de 1'empereur , avec<br />

bonne efcorte. Ce que 1'empereur a choifi eft confervé<br />

dans des vafes de porcelaine. II n'y a que les<br />

mandarins 8c grands feigneurs qui falfent ufage de<br />

ce thé. Le the' verd des boutiques doit fa douce<br />

odeur a la racine d'iris de Florence , dont on garnit<br />

les caiffës remplies de thé. II fe prend a 1'eau. Son<br />

acreté demande a être corrigée par le fucre. On<br />

le boit pur a la Chine , paree qu'il a été nouvellement<br />

préparé. Le thé bohé, ou thé bou differe<br />

du précédent , paree qu'il a été plus froilfé , plus<br />

roti. Sa récolte ne s'en fait que dans les mois<br />

d'avril 8cmai. On le prend au lait. Le thé le moins<br />

cher eft celui qui porte le nom de thé de Flandres.<br />

C'eft le thé de la Chine dont les Anglois 8c les Hollandois<br />

ont tiré une légere teinture, 8c qu'ils vendent<br />

enfuite en France 8c en Allemagne aux gens de la<br />

campagne.<br />

Le thé de la Martinique , du Paraguai, des Antilles<br />

, du Mexique ne font que des variétés du thé<br />

ordinaire. On vend quelquefois pour du thé , des<br />

feuiiles de diverfes autres plantes, telles que le thé<br />

d'Europe , connu fous le nom de véronique male ;<br />

le thé de France ou de Provence , qui n'eft qu'une<br />

efpece de petite fauge que les Chinois préférent a<br />

leur thé : celui du fort St. Pierre, efpece de caryophillita;<br />

mais parmi les différentes fortes de thé ,<br />

on diftingue la cafine de la mer du Sud.hes Indiens<br />

Sc habitans de la Caroline font en certains tems de


lt)6 T ABLEAV GRADVEL<br />

J'année fur les bords de la mer, cueillent les feuiiles<br />

de cette plante , les font bouillir dans une chaudiere<br />

pleine d'eau , s'alfoyent autour de la chaudiere,<br />

boivent tour-a-tour cette décoéfion dans une grande<br />

talfe commune , vomiffent fans effort ni douleur<br />

, continuent cette purgation deux ou trois<br />

jours, & s'en retournent chez eux avec une braffée<br />

de feuiiles. Les Efpagnols de Lima prennent<br />

la cafline au fucre avec un chalumeau qui fait la<br />

ronde , pour ne pas avaler les feuiiles fur lefquelles<br />

on remet du fucre Sc de 1'eau. L'ufage de cette<br />

boilfon eft: falutaire contre les exhalaifons des mines<br />

du Pérou. \JApalachine n'eft qu'une efpece de<br />

caffine. En général le thé eft une boiftbn douce,<br />

agréable , propre pour la digeftion , on en croit<br />

cependant 1'excès nuilible , fur-tout lorfqu'il eft pris<br />

a 1'eau , paree qu'il relache les fibres de 1'eftomac.<br />

Les grands buveurs de thé a 1'eau font maigres Sc<br />

quelquefois fujets a des mouvemens convulfifs;<br />

mais pris au lait , il n'eft point mal-faifant. La<br />

meiileure maniere de le préparer conlïfte , non a<br />

le faire bouillir , mais a jeter dans 1'eau bouillante<br />

une pincée de feuiiles, de lui en laifter prendre une<br />

légere teinture , de jeter les feuiiles Sc d'en remettre<br />

de nouvelles a plufieurs reprifes. Les Hollandois,<br />

en buvant cette teinture tiennent du fucre candi<br />

dans leur bouche. Au Japon 1'on verfe 1'eau bouillante<br />

fur le thé réduit en poudre; de petits pinceaux<br />

de rofeaux Indiens découpés avec art, fervent<br />

a agiter cette poudre jufqu'a ce que 1'écume<br />

vienne a la furface de 1'eau , qu'ils boivent fans<br />

fucre. On vient de voir en détail le commerce que


JSV COMMERCE EN HOLLANBE. 197<br />

les Hollandois font avec 1'Afie : il ne fera pas<br />

inutile de jeter un coup-d'oeil fur le commerce que<br />

tous les Européens y font.<br />

Commerce des Européens en Afie.<br />

IL n'eft guere de compagnies de commerce, ni<br />

de nations , foit de 1'Afie , foit de 1'Europe , foit<br />

de 1'Afrique , qui faifent le commerce maritime,<br />

dont on ne voie des navires a Moka. C'eft dela<br />

que viennent prefque tous les cafés qui fe confomment<br />

en Europe. Les Anglois , les Hollandois y<br />

envoient ordinairement leurs navires des lieux des<br />

Indes oü ils font établis, ce que faifoient auffi les<br />

Francois du tems que leur commerce y étoit<br />

encore floriffant : ils y alloient en droiture , öt<br />

faifoient fort fouvent de riches retours. On en<br />

tire encore quantité de plantes 8c de drogues médicinales<br />

ou odoriférantes , Sc le café fait aujourd'hui<br />

un des plus confidérables objets du commerce<br />

des Européens en oriënt bX au levant. On<br />

alfure qu'on en enleve pour 1'Europe feule prefqu'autant<br />

qu'il s'en confomme dans les Indes &C<br />

dans 1'empire du Turc , d'oü cette boiflbn a paffe<br />

dans 1'occident. Un des meilleurs cafés que fournit<br />

1'Arabie , c'eft le café qui croit aux environs de la<br />

Meque, c'eft auffi le plus eftimé. C'eft de la Meque<br />

par le port de Zizer qu'on envoie a Moka la plus<br />

grande partie de celui qu'on charge dans cette<br />

derniere ville. II y en a qui prétendent que les<br />

Arabes pour fe conferver ce commerce , altérent<br />

par le feu la femence du café , afin que cette efpece<br />

de feve në puiffe produire ailleurs. II eft ce-


2>S TAEZEAU ORADVEZ<br />

pendant certain que quelques curieux d'Europe<br />

en ont élevé dans leurs jardins. Mais ce qui vraifemblablement<br />

empêche qu'elle n'y vienne en parfaite<br />

maturité , c'eft la diverfité du fol 8c la température<br />

de l'air. Le commerce de Moka 8c des<br />

autres villes d'Arabie oü il s'en fait quelqu'un ,<br />

pafte par les mains des Juifs 8c des Banianes, dont<br />

la plupart font banquiers , marchands ou courtiers,<br />

tous fort habiles dans le négoce , 8c il faut fe défier<br />

de tous également , dans la néceffité oü 1'on eft<br />

prefque toujours de s'en fervir. Moka eft comme<br />

le rendez - vous des vailfeaux qui viennent de tous<br />

les endroits des Indes oü il fe fait quelque commerce.<br />

A 1'égard des Européens , il en vient de<br />

France , d'Angleterre , de Hollande , de Danemarck<br />

8c de Portugal: enfin on y trouve des marchands<br />

de Barbarie , d'Egypte , de Turquie 8c de<br />

toute 1'Arabie , dont elle eft comme le magafin ,<br />

oü fe réunit une efpece de commerce univerfel. Le<br />

débit de toutes les marchandifes y eft afiez facile ,<br />

8c les marchands étrangers n'en apportent jamais<br />

aflez. A 1'égard des monnoies , celles qui fe fabriquent<br />

a Moka , font les comqffès , petite efpece<br />

qui haufle ou qui baifle fuivant le caprice ou 1'intérêt<br />

du gouverneur. Mais toutes les efpeces d'or<br />

ou d'argent étrangeres y font recues 8c feulement<br />

au poids, fuivant leur degré de fineffe. On fe fert<br />

dans les comptes du cabéers, qui ne vaut guere<br />

que huit fois de France.<br />

II eft a remarquer que toutes les épiceries en<br />

général font d'un grand profit a porter en Arabie ,<br />

les Arabes les aimant beaucoup 8c affaifonnant


nv COMMERCE E» HOLIANBE. 199<br />

avec profufion tout ce qu'ils mangent. Le port<br />

de toute la Perfe oü fe fait le plus grand commerce<br />

eft Gamron : il n'a été en réputation que<br />

depuis que les Anglois 8c les Hollandois eurent<br />

chalfé d'Ormus : au commencement du 17 fiecle ,<br />

les Portugais font reftés feuls maitres du commerce.<br />

Toutes les nations qui trafiquent a Gamron<br />

y ont des magalins 8c des maifons. Celles des Francois<br />

, Anglois , Hollandois , ont plutöt l'air de<br />

palais que de comptoirs de marchands , 8c font<br />

placés le long de la mer, ce qui leur eft très-avantageux<br />

pour charger 8c décharger les vailfeaux<br />

quand ils arrivent. Les Frangois font les derniers<br />

qui aient para a Bender-Abilfy , ville du golfe perilque<br />

oü il fe fait un grand commerce. Dès qu'on<br />

penfa en France a rétablilfement d'une compagnie<br />

des Indes orientales , on s'occupa du foin de lui<br />

alfurer le commerce des états du roi de Perfe. Les<br />

premiers députés arriverent a Ispahan l'an 1664 8c<br />

ratifierent leur traité l'an 1665 , par Iequel on<br />

accorda a la compagnie la remife des droits de la<br />

douane de Gamron pendant trois ans, a la charge<br />

d'un prefent qui égaleroit cette remife. D'autres<br />

députés envoyés l'an 1674, obtinrent, non-feulement<br />

la confirmation de ce privilege , mais encore<br />

1'exemptión des droits fans terme limité ; ce qui<br />

leur coüta un préfent de plus de vingt mille écus,<br />

dépenfe a ce qui paroit fort inutile , puifque la<br />

compagnie qui commengoit dé\a a décheoir, quoiqu'a<br />

peine établie depuis dix ans a cette époque ,<br />

n'y a guere envoyé fes vailfeaux: ce qui a pu fervir<br />

d'exemple a la compagnie Frangoife des Indes ..'e


3©o TABLEAU GRADVEZ<br />

1719 , pour mieux afturer fon commerce 8c a<br />

meilleur marché dans le golfe perfique , quand elle<br />

fa voulu porter de ce cöté la. II ne faut pas oublier<br />

d'ajouterque l'an 1715 , derniere année de la vie<br />

de Louis XIV , 1'on vit paroitre a la cour un ambalfadeur<br />

de Perfe , qui y fut recu avec de grands<br />

honneurs dont les inftrudtions ne coricernoient , a<br />

ce qu'on a fuppofe depuis, qu'unrenouvellement<br />

d'un rraité de commerce entre les deux Empires.<br />

La pêche des perles fe fait a Baharem , dans le<br />

golfe perfique. Au mois de feptembre on envoie<br />

des plongeurs au fond de la mer , qui les ramaffent<br />

fur le fable. 11 y a un certain droit a payer au roi<br />

de Perfe pour être admis a cette pêche. Les pêcheurs<br />

font tous Arabes. La maniere dont fe fait<br />

la vente des perles eft fort extraordinaire ; lorfqu'elles<br />

ont été tirées Sc partagées chacune fuivant<br />

leurs qualités , les marchands s'alfemblent , Sc<br />

s'étant rangés en rond autour des perles qu'on a<br />

mifes par terre 8c qu'ils ont examiné a leur aife,<br />

le vendeur fe couvre la main avec un mouchoir ,<br />

8c touche celle de tous les acheteurs les uns après<br />

les autres , marquant par certains fignes le prix<br />

qu'il en veut, 8c les autres par des fignes différens ,<br />

ce qu'ils en peuvent donner. Quand le vendeur eft<br />

content , il délivre fa marchandife fans que perfonne<br />

fache le prix qu'on lui en donne. Quand un<br />

courier intervient a ce marché , s'il conclut , il<br />

prend les mains de 1'acheteur Sc du vendeur, Sc les<br />

joignmt enfemble , donne deffus un coup du plat<br />

de la fienne , ce qui en eft la confommation. A<br />

1'égard de la lignification des fignes , fi 1'on prell'e


ï)v COMMERCE EN HOZZANDE. 301<br />

toute la main , on veut dire mille; li 1'on ne touche<br />

que la paume , cinq eens; li c'eft un doigt, cent,<br />

li c'eft une jointure , dix.<br />

Les Perfans fe contentent de voir arriver les<br />

vailfeaux des Indes 8c de 1'Europe dans leurs ports.<br />

Jamais ils ne font , ou du moins très-rarement, Je<br />

commerce de mer par eux-mêmes : ils confient les<br />

vailfeaux qu'ils envoient au-dehors a des chrétiens ,<br />

particuliérement aux Arméniens , qui font leurs<br />

fadteurs dans tous les pays étrangers , fur-tout en<br />

France , en Italië , en Hollande , auffi ont-ils une<br />

grande horreur pour la navigation , traitant d'athées<br />

ceux qui rifquent leur vie fur un élément auffi perfide<br />

que la mer , Sc dans des machines auffi frêles,<br />

auffi peu folides 8c auffi fragiles que des vailfeaux.<br />

Ifpahan eft comme le centre du commerce ; c'eft<br />

de la que partent les caravannes pour Bender-<br />

Abilfy , les marchandifes que les fadteurs des nations<br />

étrangers y ont achetées , 8c c'eft de la oü il<br />

en arrivé tous les ans plufieurs , foit du dedans<br />

du royaume , foit du dehors , comme celle de<br />

Sehiras, d'Alep 8c toutes celles du levant. On trouve<br />

fur les routes quantité de caravanferas que ladévotion<br />

mahométane a infpiré a des particuliers de<br />

batir , ou que les rois de Perfe ont fait conftruire<br />

par politique , pour foutenir 8c augmenter le commerce<br />

dans leurs états. On voit a Ifpahan quantité<br />

de ces caravanferas, 8c tous ceux que 1'on trouve<br />

de diftance en diftance ont été batis pour la commodité<br />

des caravannes 8c des marchands qui les<br />

compofent. C'eft a Ifpahan que réfident les facteurs<br />

des principales nations de 1'Europe qui y


3*2. TABLEAV GRADUEZ<br />

entretiennent quelque négoce , 8c les Anglois 8t<br />

les Hollandois y ont des maifons ou plutöt des<br />

palais , que les premiers tiennent de la faveur de<br />

Schach-Abbas , après qu'ils 1'eurent aidé a reprendre<br />

Ormus 8c que les autres ont acheté , pour leur<br />

fervir tout enfemble de logement 8c de magafin.<br />

Quand les caravannes font féjour dans les villes,<br />

les Arméniens ont coutume de fe mettre par chambre<br />

pour vivre a moins de frais. En Afie , ils débitent<br />

fur le chemin de la quinquaillerie de Venife ,<br />

fur-tout celle de France 8c d'AUemagne pour avoir<br />

des vivres ; en Europe c'eft avec du mufc 8c quelques<br />

épiceries qu'ils s'en fournilfent. On trouve h<br />

Ifpahan , mais en moins grand nombre , des Francois<br />

, des Anglois, des Hollandois, des Italiens ,<br />

des Efpagnols , des Tartares, des Arabes 8c des<br />

Turcs , 8cc. Au milieu de la place fe vendent les<br />

bois, Sc le charbon ; un peu plus loin les vieilles<br />

futailles, les vieux harnois , les vieux tapis 8c tout<br />

ce qui eft en France du métier des frippiers. Prés<br />

ceux-ci eft le quartier de la volaille 8c des viandes<br />

cuites ; les boutiques des vendeurs de cuir de roufiy<br />

viennent enfuite ; puis celles des droguiftes, 8c celles<br />

de ceux qui vendent des arcs 8c des fleches.<br />

Prefque toutes les boutiques de ces marchands 8c<br />

de ces artifans font faites comme celles qu'on nomme<br />

a Paris des échoppes 8c des barraques. II n'eft<br />

forte de marchandifes qu'on ne puifie trouver 4<br />

Ifpahan \ mais le plus grand commerce qui s'y<br />

fafie , eft celui des foies , dont on recueille chaque<br />

année en Perfe une quantité prefqu'incroyable.<br />

Quelques provinces réunies du royaume peuvent en


»T7 COMMERCE EN HOZZANDE. 303<br />

fournir jufqu'a 22000 balles, chaque balie eft de<br />

276 liv., ce qui fait un produit de 6 a 7,000,000<br />

liv. de fbie , dont la culture augmenté fans cefle ,<br />

a caufè du débit immenfe qui s'y fait, 8c du profit<br />

que les étrangers y trouvent.<br />

Les draps d'Europe font fi eftimés en Perfè,<br />

qu'une aune de drap d'une qualité médiocre s'y<br />

vend quelquefois jufqu'a 20 ou 24 écus \ auffi Ie<br />

commerce qu'il fe fait en ce genre en Perfe eft prodigieux.<br />

C'eft a Gamron que les Anglois 8c les Hollandois<br />

apportent leurs draps. Parmi les alfortimens<br />

de draps d'Angleterre 8c de Hollande qui fe font<br />

pour la Perfe , on y met auffi des draps de France:<br />

il y a toute apparence qu'actuellement que les ouvriers<br />

francois fe font perfectionnés dans les manufaétures<br />

de draps , on ne peut douter qu'ils ne<br />

1'emportent en peu fur leurs voifins , 8c qu'ils ne<br />

puiflent en peu fournir des cargaifons confidérables<br />

deftinées pour la Perfe.<br />

Les marchandifes que les Perfans font paffêr<br />

dans 1'étranger, font des porcelaines , des plumes,<br />

du maroquin , du chagrin de toutes couleurs , fait<br />

avec une partie de la croupe des anes du pays , du<br />

tabac , des noix de gale , du fer 8cde 1'acier , des<br />

fourures , entr'autres celles de mouton de Kirvan ,<br />

fort eftimé en Mofcovie , du lapis qui vient des<br />

Usbecks, peuple Tartare qui fe fert de dromadaires<br />

peur porter leur familie 8c leur bagage , 8c du<br />

poil de ces animaux , ils en font une étoffe aflet<br />

femblable au camelot qui entre aufli dans leur commerce<br />

avec les Mofcovites.<br />

Les Perfans font encore paflër dans 1'étranger


3 ©4 T A B L E A U G n A D U E Z<br />

des parfums de toutes fortes , productions étrangeres<br />

a la Perfé ; mais qui s'y trouvent en abondance<br />

, 8c qui font apportées des Indes 8c de la<br />

mer rouge , des perles du golphe Perfique , des<br />

Turquoifes, dont 1'ancienne 8c la nouvelle roche ,<br />

font dans les états du roi de Perfe. A Nichapour<br />

8c a Caralfon on fait le commerce que les Hollandois<br />

y font par exportation ; c'eft pourquoi on le<br />

reftreindra a conclure que la Perfe fournit encore<br />

aux étrangers des chameaux , des chevaux 8c des<br />

agneaux , des excellens vins du cru de Perfe,<br />

comme ceux de Schiras 8c d'Yerd , dont il fe confomme<br />

une trés - grande quantité dans le pays ,<br />

malgré les défenfes de 1'alcoran , étant extraordinairement<br />

adotinés a 1'ivrognerie. II s'en tranfporte<br />

cependant tous les ans pour de très-groffës fommes<br />

dans tous 1'indoftan , 8c même jufques dans la<br />

Chine.<br />

Les Hollandois voient avec chagrin 8c un fecret<br />

dépit, les Européens commercer en Afie , d'oü il<br />

les auroient déja fait exclure è force ouverte, s'ils<br />

n'avoient craint de s'en trouver mal en Europe.<br />

Qu'ont-ils fait 1 ils ont eut rccours a des manoeuvres<br />

fourdes 8c ruineufes pour eux-mêmes pour<br />

donner 1'exclulïon aux Européens : ils ont arfeété<br />

de donner tantot leurs marchandifes a fi bas prix<br />

8c a tant de pene , tantót ils ont acheté celles du<br />

pays a un fi haut prix , qu'aucun compétiteur Européen<br />

n'a pu les imiter fans feruiner: c'eft ce qu'ils<br />

ont fait aux Francois a Bender-Abiffy au fujet des<br />

toiles 8c du poivre dont ceux-ci avoient un débit<br />

prodigieux dans ces parages. Voila pourquoi tous<br />

les


su COMMERCE EN HOZZANSE. 305<br />

les Européens qui rrafiquent en oriënt avec les Hollandois<br />

, fur-tout en Perfe s'eftiment trop heureux<br />

quand ils échappent au danger de s'y ruiner. C'eft<br />

pour cette raifon que les Perfans ont coutume de<br />

dire qu'ils trafiquent en marchands avec les autres<br />

nations de 1'Europe , mais qu'avec les Hollandois<br />

ils ne traitent que comme des efclaves avec leurs<br />

maitres , tant la compagnie Hollandoife s'eft rendue<br />

1'arbitre du commerce dans leurs états.<br />

Les Anglois n'ont paru aux Indes que depuis<br />

1'année 1600 , 8c c'eft encore bien plus tard que<br />

les Francois ont eftkyé de partager leur commerce:<br />

leur compagnie pour les Indes n'ayant été établie<br />

que l'an 1664. II eft affez furprenant que d'une<br />

même entreprife , ces deux nations aient eu des<br />

fuccès bien différens. Les Anglois ont de grands<br />

établiifemens aux Indes 8c ne le cedent guere par<br />

1'étendue & la richelfe de leur négoce aux Hollandois<br />

, tandis que les Francois ont bien de la peine<br />

a s'y foutenir , 8c fe feroient peut-être vu obligés<br />

d'y renoncer entiérement,fiune compagnie établie<br />

l'an 1719, Sc a ce qu'il fembloitfous de plus heureux<br />

aufpices que la première , n'y avoit continué<br />

encore le commerce avec quelque réputation. Pondichcri<br />

bati fur la cóte de Coromandel eft le lieu<br />

oü les Francois. ont fait leur plus grand commerce.<br />

Les Anglois ont auffi des pofleffions fur cette même<br />

cóte , mais éloignées de 3 o lieues de Pondicheri.<br />

Batavia eft 1'entrepót de tout le commerce que les<br />

Hollandois font en oriënt , 8c c'eft oü arrivent<br />

6c d'oü partent tous les vailfeaux , ou qui y viennent<br />

d'Europe , ou qu'ils y envoient, ou dont ils<br />

Tome II.<br />

V


3o


BV COMMERCE EN HOLLANBE, 307<br />

Francois, & des chevaux qu'on y mene de Perfe<br />

8c des Usbecks.<br />

Les Francois avoient ainfi que les Hollandois,<br />

Anglois, Portugais , l'an i68ó, un établilfement<br />

afiez confidérable dans le royaume de Siam, pour<br />

efpérer d'y faire a 1'avenir, le meilleür commerce<br />

de tous les étrangers; mais on fait les révolutions<br />

qui les en chaffèrent l'an 1688 , Sc qui les obligerent<br />

de fortir de Bancok , que le roi de Siam leur<br />

avoit confié 8c qu'ils ne rendirent qu'après une longue<br />

réfiftance 8c a des conditions honorables. Ils<br />

ónt depuis été rétablis dans le royaume, mais le<br />

commerce qu'ils y font eft fort peu confidérable ,<br />

8c même incapable de renouveller cette jaloufie<br />

des nations, qui fut caufe è ce qu'on croit, de la<br />

mort du roi, du célebre M. Conftant, 8c de 1'expulfion<br />

des Francois, qui envoient aujourd'hui plus<br />

de milfionnaires que de marchands. II n'y a que<br />

les Chinois, les Maures, c'eft - a - dire, les Mahométans<br />

8c les marchands Européens , qui aient le<br />

privilege d'avoir des maifons dans la ville ; les nations<br />

des Indes , ayant au-dehors, mais toutes fét<br />

parément, leurs quartiers, qu'on appelle des<br />

Camps, ou ils font leur négoce 8c les exercices.<br />

de leur reiigion. Les Hollandois y font les plü«"<br />

accrédités, aufli y font - ils leur plus grand commerce.<br />

Voici les marchandifes étrangeres qui font<br />

propres au commerce de Siam : des étoffes de<br />

foie , des épiceries, toutes fortes de marchandifes<br />

de la Chine, du Japon , comme des paunes, des<br />

ouvrages verniffés , des porcelaines, des ouvrages<br />

d'orfévrerie , diverfes marchandifes d'Europe, de<br />

V 1


308 TABLEAU GRADUEZ<br />

1'or 8c de I'argent en barre, 8c des épiceries •, mais<br />

les marchandifes dont le débit eft le plus fur , font<br />

les toiles de Surate, de Coromandel & de Bengale<br />

, fur lelquels les profits feroient immenfes, fi<br />

les Mogols , les fujets du roi de Golconde , 8i les<br />

habitans de Bengale , chez qui fe font toutes ces<br />

toiles, ne les y apportoient eux - mêmes, & ne<br />

tiroient tout 1'avantage de ce commerce , paree<br />

qu'ils peuvent les donner a meilleur compte que les<br />

Européens , 8c qui ne les ont que de Ia feconde<br />

main. Aufli ce font les profits, que les nations d'hurope<br />

peuvent faire fur les marchandifes qu'elles apportent<br />

a Siam, qui les engagent a foutenir les<br />

comptoirs qu'ils y ont, plus que le gain qu'ils font<br />

fur celles qu'ils en tirent, en les diftribuant dans<br />

toutes les Indes, qui ne peuvent s'en paftèr qu'avec<br />

bien de la peine. On porte encore a Siam du corail<br />

rouge , de 1'ambre jaune & du vif argent,<br />

des draps & du fandal. Le poivre y étoit autrefois<br />

d'un ^rand débit, mais depuis qu'on en a planté<br />

dans le royaume , il en fournit même aux étrangers.<br />

La meilleure marchandife qu'on puilfe porter<br />

au Tonquin, eft de 1'or ou de I'argent, & particuliérement<br />

des piaftres. Ce qui eft d'autant plus<br />

furprenant qu'il n'y manque aucun de ces métaux,<br />

puifqu'il leur vient beaucoup d'or de la Chine St<br />

quantité d'argent du Japon. Les Francois n'envoient<br />

guere aujourd'hui dans la Cochinchine que<br />

des miifionnaires. 11 fut un tems oü la politique<br />

des Chinois leur fit fermer 1'entrée de leur empire<br />

a toutes fortes de nations , fe contentanr du commerce<br />

intérieur qu'ils y faifoient eux-mêmes; cette


BV COMMERCE EN HOZZANBE. 3 «9<br />

politique étoit diétée par la crainte, que la fréquentation<br />

des étrangers ne corrompit leurs loix ,<br />

ou ne donnat a ceux-ci une occalion d'entreprendre<br />

fur leur liberté. Mais l'an 1685 , 1'Empereur<br />

régnant jugea a-propos d'ouvrir fes ports a tout le<br />

monde : les Indiens 8c les Européens fe font également<br />

emprelfés d'ufer de la liberté de ce nouveau<br />

commerce , 8c 1'on a vu en France de riches<br />

marchands 8c d'autres perfonnes d'un grand crédit<br />

, s'alfocier 8c y former une compagnie de commerce<br />

, fous le nom de la Compagnie de la Chine.<br />

Un des principaux commerce de la Chine, tant<br />

au-dedans qu'au-dehors , confifte dans les foies 8c<br />

dans les étoffes, ou unies ou mêlées d'or 8c d'argent<br />

qui s'en fabriquent. II y en a une fi grande<br />

quantité , que la plupart du peuple 8c jufqu'aux<br />

domeftiques , font ordinairement habillés de fatin<br />

ou de damas.<br />

II n'y a point de nation plus propre au commerce<br />

, 8c qui Tentende mieux que la chinoife ,<br />

auffi ne refufe-t-elle aucun gain qui fe fafle parle<br />

négoce , trafiquant de tout 8c profitant fur - tout<br />

avec une grande habileté, mais non pas avec cette<br />

fidélité, qui, ailleurs eft regardée comme 1'ame<br />

du commerce : en un mot, les Chinois font en Afie<br />

ce que les Juifs font en Europe, répandus partout<br />

, oü il y a quelque chofe a gagner; trompeurs,<br />

ufuriers, fans parole , pleins de fouplefle 8c de fubtilité<br />

pour ménager une bonne occafion , tout<br />

cela fous apparence de fimplicité 8c de bonne foi,<br />

eft capable d'en impofer aux plus rittentifs oC aux<br />

plus défians. Auffi les Chinois ont - ils coutume de<br />

V 3


§i© TABLEAU GR A DU EL<br />

dire, en efpece de proverbe , que toutes les autres<br />

nations font aveugles en matiere de commerce ,<br />

que les feuls Hollandois ont un ceil; mais pour eux,<br />

ils en ont deux ; s'ils connoifiöient les Genevois a<br />

fond , ils diroient fürement de ces derniers , qu'ils<br />

en ont pour le moins trois.<br />

Ce n'eft pas fans raifon qu'on foupgonne qu'il y<br />

auroit deux cents pour cent a gagner fur les foies<br />

crues de la Chine , fi les Européens pouvoient les<br />

tirer de Nanquin en droiture, St qu'elles ne pafiaffènt<br />

pas par les mains des Chinois de Canton , ni<br />

des autres peuples de 1'inde. D'habiles négocians<br />

ayant fupputé que les foies qui ne valent que cent<br />

écus a Nanquin, s'achetent cent cinquante a Canton<br />

, 8c jufqu'a trois cents k Siam ? Les plus belles<br />

étoffes fe fabriquent dans la province de Nanquin,<br />

paree que c'eft la oü les meilleurs ouvriers viennent<br />

établir prefque toutes les manufaétures. Cependant<br />

les étrangers n'enlevent guere de cellesci;<br />

prefque toutes les étoffes dont ils chargent<br />

leurs vaifleaux, 8c qu'ils tranfportent en Europe<br />

auffi-bien que les foies crues , fe font a Canton 8c<br />

dans la province , dont cette ville eft la capitale ,<br />

8c qui porte fon nom. 11 y a quantité de laines<br />

dans plufieurs ptovinces de la Chine , mais ils n'en<br />

favent point faire de draps comme ceux d'Europe,<br />

8c fur - tout comme ceux de France 8c d'Angleterre<br />

•, les étoffes qu'ils font de cette matiere , ne<br />

font que des ferges trés - fines, qui leur fervent en<br />

hiver, ou de camelots. Les étrangers y portent<br />

néanmoins de leurs draps ; mais ils les tiennent fi<br />

chers, que quoiqu'ils y foient tres - eftimés , parti-


T>V COMMERCE EN HOLLANDE. 311<br />

euliéremenr ceux de France &C d'Angleterre , les<br />

Chinois n'en achetent guere, paree qu'ils coütent<br />

incomparablement plus que les belles étoffes<br />

de foie. Quant aux marchandifes étrangeres qui<br />

font propres pour le commerce de la Chine , I'argent<br />

en eft la bafe , peu importe qu'il foit en piaftres<br />

, qui viennent du Mexique aux Manilles par la<br />

mer du fud , ou qu'il foit en barres , comme les<br />

Hollandois le tirent du Japon : les Chinois qui n'en<br />

ont point, 1'eftiment beaucoup , 8c 1'échangent<br />

volontiers contre leur or 8c leurs meillerures marchandifes<br />

, comme les perles, les marbres , 8cc.^<br />

Le leefeur.ne.faura peut - être pas mauvais gré,<br />

qu'on lui faffe obferver a propos de commerce ,<br />

que I'argent n'y étant, par rapport i 1'or , que<br />

comme un eft a dix, 8c étant communément en<br />

Europe, comme un eftaquinze, le profit eft trésgrand<br />

dans cet échange, 8c c'eft en effet un des<br />

meilleurs trahes qu'on y puiffe faire.<br />

L'an 1671, les Portugais firent quelques tentatives<br />

pour s'étabiir dans l'isle de Ceylan. Le roi<br />

de Candi qui auroit eté bien aife de les oppofer<br />

aux Hollandois , comme il avoit fait auparavant<br />

de ceux - ci aux Portugais. Quand les Hollandois<br />

eurent commencéa s'y faire connoitre l'an 1602 ,<br />

il leur avoit cédé par un traité le port de Cothiar;<br />

mais 1'entreprife de Saint - Thomé, oü M. Deshaies<br />

engagea un peu légérement 1'efcadre frangoife<br />

dont il étoit amiral, 1'ayant empêché de foutenir<br />

cet établilfement qu'il avoit commencé. La<br />

guerre qui fut déclarée entre la France 8c les<br />

États - Généraux des Provinces - Unies, ayant<br />

V 4


3" TABLEAV GRADVEL<br />

donné 1'occafion & Ie tems aux Hollandois de déplacer<br />

IesFrangois , la compagnie de Hollande eft<br />

reftee dans fa première poiTeiïion , c'eft - a - dire,<br />

feule maitreffè des cótes St du commerce , mais<br />

toujours mal avec les Chingulais, qui lui reprochentcontinuellement<br />

fon infidélité, St ne peuvent<br />

plus prendre confiance en elle.<br />

Avant que les Européens eulfent paru aux Indes,<br />

les Chinois étoient les maitres du commerce de<br />

Ceylan j enfuite les Perfes , les Arabes St les<br />

tthiopiens le partagerent avec eux, mais les Hollandois<br />

en ont exclu toutes les autres nations.<br />

Celt a- peu -prés a quoi fe réduit tout le commerce<br />

des Hollandois en Alie.<br />

Paflbns maintenant aux établiftëmens qu'ils ont<br />

en Afrique.<br />

Commerce des Hollandois en Afrique.<br />

L<br />

fitua<br />

. * »on de 1'Afrique lui donne une vafte<br />

étendue de cótes fur lefquelles les Européens font<br />

leur commerce^ le dedans de fon continent leur eft<br />

peu connu , foit a caufe de 1'apreté du fol St des<br />

chaleurs mfupportables qui y regnent prefque partout<br />

, foit a caufe de la férocité de fes habitans qui<br />

font plus que demi - fauvages. II n'y a que depuis<br />

peu de 1,ecles , que les négocians d'Europe fe font<br />

ouvertsune route par 1'océan pour porter le commerce<br />

fur cette partie des cótes de 1'Afrique qui<br />

en eft arrofée. Ce font les Hollandois qui y ont le<br />

plus riche établilfement, c'eft au cap de Bonne-<br />

Efperance. Les Hollandois s'étant appercu qu'il<br />

leur manquon un lieu de relache, ou ceux de leurs


BV COMMERCE EN HöZlANpS. 113<br />

vaiiïeaux qui alloient aux Indes , ou qui en revenoient,<br />

puflent trouver des rafraïchifiemenS. On<br />

étoit embarrane du choix, lorfque le chirurgien<br />

Van-Riebeck propofa fan 1650 , le cap de Bonne-<br />

Efpérance , qui avoit été méprifé mal - k - propos<br />

par les Portugais. 11 ne fallut qu'un féjour de quelques<br />

femaines a cet homme judicieux , pour^ le<br />

mettre en état de voir qu'une colonie feroit bien<br />

placée a cette extrêmité méridionale de 1'Afrique,<br />

pour fervir d'entrepöt au commerce de 1'Europe<br />

avec 1'Alie. On lui confia le foin de former cet<br />

établilfement: on ne peut rien imagincr de mieux<br />

dirigé que ce plan. II fit régler qu'il feroit donné<br />

foixante acres de terre a tout homme qui s'y voudroit<br />

fixer. On devoit avancer des grains, des beftiaux<br />

8c des uftenfiles a ceux qui en auroient befoin.<br />

De jeunes femmes tirées des maifons de charité<br />

, leur feroient aifociées pour adoucir leurs<br />

fatiques & les partager. II étoit libre a tous ceux<br />

qui dans trois ans ne pourroient fe faire au climat,<br />

de revenir en Europe, & de difpofer de leurs<br />

polfeffions comme ils le voudroient. Quand tous<br />

ces arrangemens furent pris , on mit a la voile.<br />

La grande contrée qu'on fe propofoit de mettre<br />

en valeur , étoit habitée par les Hottentots , peuples<br />

divifés, fi 1'on croit un voyageur Francois, en<br />

plufieurs hordes, dont chacune forme un village<br />

indépendant. Des cabanes couvertes de peaux ,<br />

dans lefquelles on n'entre qu'en rampant, Sc qui<br />

font diftribuées fur une ligne circulaire , forment<br />

les habitations. Ces huttes ne fervent guere qu'è<br />

ferrer quelques denrées St les uftenfiles de mé-


14 T ABZEAV GR ADV EL<br />

nage. Le Hottentot n'y entre ,que dans les tems de<br />

pluie : on le voit toujours couché a fa porte. S'il<br />

interrompt de tems en tems fon fommeil, c'eft<br />

pour fumer une herbe forte qui lui tient lieu de tabac.<br />

Ces fauvages n'ont d'autre occupation que de<br />

conduire des beftiaux. II n'y a qu'un troupeau dans<br />

chaque bourgade, qui eft commun a tous , chacun<br />

afon tour eft chargé de le garder, cette fo nétion<br />

doit être accompagrtée d'une vigilance continuelle;<br />

paree que le pays eft rempli de bêtes féroces, plus<br />

voraces que par - tout ailleurs. Chaque berger envoie<br />

a la découverte : 8c li un iéopard ou un tigre<br />

viennent a fe montrer dans le voihnage , la bourgade<br />

entiere prend les armes. On voie a 1'ennemi,<br />

Sc bien rarement il échappe a une multitude de<br />

fleches empoifonnées, Sc a des pieux aiguifés 8c<br />

durcis au feu. II n'eft peut - être pas de peuples<br />

plus unis fur la terre que les Hottentots; en voici<br />

Ia raifon , c'eft qu'ils n'ont ni richeffes, ni figne de<br />

richeffes \ ils n'ont d'autre bien que des bceufs Sc<br />

des moutons qui lont en commun ; voila pourquoi<br />

la concorde eft inaltérable parmi eux. S'ils font<br />

quelquefois en guerre avec leurs voifins, c'eft paree<br />

que le bétail enlevé ou égaré occalionne des querelles<br />

entre les bergers. Les Hottentots ont des<br />

marqués diftinéfives auxquelles on peut les reconnoitre.<br />

Ils ont le ncz écrafé , la tête applatie , les<br />

oreilles percées, ils ont des cicatrices faites par la<br />

brülure, ils portent des peintures, 8c ont des chevelures.<br />

Voila leur uniforme , ils n'ont aucun plan<br />

de morale 8c d'éducation, des habitudes univerfelles<br />

leur tiennent lieu de police 8c de gouvernement.


Br/ COMMERCE EN MOIZANDE. '315<br />

Ces enfans de la nature dépendent uniquement du<br />

phyfique du climat qui leur a donné les mceurs des<br />

Patres.<br />

A 1'arrivée des Hollandois, ces peuples étoient<br />

comme tous les peuples pafteurs , remplis de bienveillance<br />

, ils étoient a-peu - prés aufli mal-propres<br />

Sc aufli ftupides que les animaux qu'ils conduifoient.<br />

On trouva un ordre établi parmi eux ,<br />

dont on honoroit ceux qui avoient vaincu quelqu'un<br />

des monftres deftruéteurs de leurs bergeries ,<br />

Sc ils révéroient la mémoire de ces héros utiles<br />

aux hommes ••, 1'apothéofe d'Hercule eut la même<br />

origine.<br />

Riébeck ayant abordé fur ces cótes, fe conformant<br />

au fyftême des Européens qui confifte a ravir,<br />

commenga par s'emparer du territoire qui étoit a<br />

fa bienféance , Sc s'occupa enfuite des moyens de<br />

s'y affermir. II ne faut pas s'étonner fi cette conduite<br />

déplut anx Hottentots, qui ne tarderent pas<br />

a leur faire de vives repréfentations qui furent<br />

fuivies de quelques hoftilités. Ces contradi&iorts<br />

qu'éprouva le fondateur de la colonie , le ramenerent<br />

a des principes de juftice Sc d'humanité , qui<br />

étoient conformes a la trempe de fon caraétere. II<br />

prit donc Ie parti d'acheter le pays oü il voulok<br />

faire un établiffement; cette contrée lui coüta nonante<br />

mille livres , qui furent payées en marchandifes<br />

, tout fut pacifié, Sc depuis cette convention<br />

1'on n'a vu aucun trouble.<br />

On afiure que la compagnie a dépenfé jufqu'a<br />

quarante - fix millions, pour donner de Ia confiftance<br />

a la nouvelle colonie, Sc 1'élever a l'état £k>-


3X6" T ASZEAV GRABVEZ<br />

riffant oü elle eft aujourd'hui. On compte au cap<br />

de Bonne-Efpérance environ douze mille Européens<br />

, tant Hollandois, qu'Allemands 8c Francois<br />

réfugiés: une partie de cette population eft concentrée<br />

dans la capitale 8c dans deux bourgs affez<br />

conlidérables , le refte eft difperfé fur la cóte ;.on<br />

s'enfonce jufqu'a cinquante lieues dans les terres.<br />

Le fol fablonneux des Hottentots n'eft bon que par<br />

intervalles, 8c les colons ne veulent fe fixer que<br />

dans les lieux oü ils voient réunis 1'eau , le bois 8c<br />

un terrein fertile , trois avantages qui fe trouvent<br />

rarement réunis dans ces contrées. Autrefois la<br />

compagnie Hollandoife tiroit de IVladagafcar , des<br />

efclaves pour foulager les blancs dans leurs travaux<br />

, mais la concurrence des Francois a fait interrompre<br />

cette navigation. Les colons ne peuvent<br />

guere fe procurer que quelques Malais amenés des<br />

Indes, 8c qui font trés - peu propres aux ouvrages<br />

qu'on en exige. La compagnie tireroit un grand<br />

avantage des Hottentots, s'il étoit poflïble de les<br />

fixer ; mais leur caraótere ne permet pas de 1'efpérer<br />

: on n'eft encore parvenu qu'a déterminer les<br />

plus miférables d'entr'eux , a un, deux, ou trois ans<br />

de fervice. Ils font dociles, fe prêtent au travail<br />

qu'on exige d'eux •, mais a 1'expiration de leur engagement<br />

, ils prennent le bétail qu'on eft convenu<br />

de leur donner pour falaire , vont rejoindre leur<br />

horde, 8c 1'on ne les revoit que lorfqu'ils onr des<br />

bceufs ou des moutons a troquer contre des couteaux,<br />

du tabac 8c de 1'eau-de-vie. La vie<br />

oifive 8c indépcndante que ces hordes fauvages menent<br />

dans leurs déferts, a pour eux ..des charmes


DV COMMERCE EN HOLLANDE. 317<br />

inexprimables, rien ne peut les en détacher; on<br />

en va citer un exemple frappant. On prit un Hottentot<br />

au berceau , il fut élevé dans les mceurs européennes<br />

, 8c dans les principes du chriftianifme.<br />

Ses progrès répondirent aux foins qu'on prenoit de<br />

fon éducation , il fut envoyé aux Indes 8c utilement<br />

employé dans le commerce. Les circonftances<br />

1'ayant ramené dans fa patrie, il alla vifirer fes<br />

parens dans leur cabane •, frappé de la fimplicité<br />

de ce qu'il voyoit , fe couvre incontinent d'une<br />

peau de brebis, 8c alla reporter au fort fes habits<br />

Européens. « Je viens , dit - il, au gouverneur ,<br />

» renoncer pour toujours au genre de vie que<br />

» vous m'aviez fait embraffer , je fuis dans la ré-<br />

» folution de fuivre jufqu'a la mort la reiigion 8c<br />

» les ufages de mes ancêtres. Je garderai pour<br />

» 1'amour de vous, le collier 8c 1'épée que vous<br />

» m'avez donné, ne trouvez pas mauvais que<br />

» j'abandonne le refte : » fans attendre de réponfe<br />

, il difparut 8c on ne le revit jamais.<br />

La compagnie Hollandoife tire de grands avantages<br />

de cette colonie , quoiqu'elle ne puhTe pas<br />

tirer des Hottentots tout le parti qu'elle defireroit.<br />

Le produit de la dime , du bied 8c du vin qu'elle<br />

pergoit, de fes douanes 8c de fes autres droits ne<br />

paffe pas .240,000 livres, elle n'en gagne pas plus<br />

de quarante mille fur les gros draps, les toiles<br />

communes de nl 8c de coton , la clincaillerie, le"<br />

eharbon de terre 8c quelques autres objets peu<br />

importans qu'elle y débite. Ses profits font encore<br />

moindres fur foixante lecres de vin rouge, 8c quatrevingt<br />

ou quatre-vingt-dix lecres qu'elle tran/porre


3i? TABLEAU GRADUEL<br />

tous les ans en Europe. Le lecre pefe envlrofl<br />

douze cents livres : deux feules habitations contiguës<br />

a Conftance , produifent ce vin. II devroit<br />

entrer tout entier Sc a très-bas prix , dans les caves<br />

de la compagnie : il eft heureux pour les cultivateurs<br />

que le gouverneur trouve fon intérêt, a leur<br />

permettre de ne livrer leur vin que mêlé, avec celui<br />

des vignes voifines. Cet excellent vin , ce vin<br />

fi renommé du cap , c'eft-a-dire , celui qui refte<br />

pur, fe vend quatre francs la bouteille aux étrangers<br />

, que le hazard conduit fur les cótes du cap.<br />

Ce vin eft ordinairement meilleur que celui que la<br />

tyrannie arrache par la force 8c la violence , c'eft<br />

peut - être paree qu'on n'obtient jamais rien de bon<br />

que de la volonté. On prétend que les dépenfes<br />

inféparables.d'un fi grand établilfement, abforbent<br />

au moins tous ces petits profits réunis : fon utilité<br />

a fans doute une autre bafe. La voici •, c'eft que les<br />

vailfeaux Hollandois qui vont aux Indes, ou qui<br />

en reviennent, trouvent au cap un afyle fur , un<br />

ciel agréable , pur Sc tempéré , les nouvelles intéreflantes<br />

des deux mondes: ils y prennent du<br />

beurre , des farines , du vin, une grande abondance<br />

de légumes falés pour leur navigation , 8f.<br />

pour les befoins de leur colonies. Les refiöurces<br />

y feroient encore plus confidérables, fi par une<br />

aveugle avidité la compagnie n'arrêtoit continuellement<br />

l'induftrie des colons. Elle les force de lui<br />

livrer leurs denrées a un prix li vil, qu'ils ont été<br />

fort long tems, dans rimpoflibiliré de fe procurer<br />

des vêtemens, Sc Jes- autres befoins les plu$<br />

eflentiels.


Dü COMMERCE EN HOZZAJVDE. 319<br />

On ne peut fe diffimuler que la jaloufie du<br />

commerce eft un des plus grands fléaux qui affligent<br />

rhumanité ; les colons du cap de Bonne-<br />

Efpérance en font une preuve , contre laquelle on<br />

voudroit en vain réclamer. La tyrannie fous lasquelle<br />

ils gémiifent feroit peut-être fupportable,<br />

li ceux qui en font les malheureufes viftimes autorifés<br />

a vendre le fuperflu de leurs productions aux<br />

navigateurs étrangers , attirés dans leurs ports pour<br />

y prendre des rarraichiffemens , ou pour y faire<br />

quelque trafic ; mais on les a inhumainement privés<br />

de cette relfource. C'eft en vain qu'on s'eft<br />

long - tems flatté, qu'en refufant cette commodité<br />

aux autres nations commergantes, on parviendroit<br />

a les dégoüter des Indes : mais 1'expérience n'a<br />

encore pu apporter aucun changement; il étoit<br />

cependant aifé de preuentir que toutes les richeffes<br />

qui entreroient dans la colonie , reviendroient<br />

de maniere ou d'autre a la compagnie. C'eft le<br />

gouverneur feul qui a été autorifé a fournir aux<br />

néceffités les plus urgentes de ceux qui abordoient<br />

au cap. II en eft réfulté une infinité de vexations,<br />

cela étoit aifé a prévoir, on n'a pas encore jugé a<br />

propos d'y apporter aucun remede, tant 1'avidité<br />

eft habile a fe maintenir dans fes injuftices.<br />

C'eft ici le moment de donner a M. Totbac les<br />

éloges qu'il mérite ••, cette ame généreufe a montré<br />

pendant le tems qu'il régiffoit cet établilfement, 8t<br />

fer - tout pendant la derniere guerre un défintéreffement<br />

St une humanité , dont aucun de fes prédéceffeurs<br />

ne lui avoit laiffé 1'exemple. S'il a été<br />

alïez éclairé pour s'éleyer au -delfus dupréjugé, il


310 TABLMAV GRADVEZ<br />

n'a moins montré de fermeté pour s'écarter des<br />

ordres didtéspar une avarice abfurde qui lui étoient<br />

adrelfés. Aufli par fa grande modération, il encourageoit<br />

les nations rivales qui réuniffoient toutes<br />

Ieuis forces pour fe fupplanter, a venir chercher<br />

au cap les fubfiftances dont ils avoient befoin.<br />

Toutes ces nations indiftinótement , obtenoient a<br />

un prix affez modéré pour ne pas fe rebuter, 8c<br />

cependant aifez fort pour encourager l'induftrie du<br />

cultivateur. C'eft prcbablement le feul batave qui<br />

ait eu 1'héroïfme de contribuer a la fortune de fes<br />

concitoyens, 8c de négliger la fienne. La Hollande<br />

lui doit des autels, 8c 1'humanité entiere, le jufte tribut<br />

de fes hommages. On ne peut que faire des<br />

vceux pour que la compagnie adopte fes vues 8c fe<br />

dirige d'après 1'exemple qu'il vient de donner , capable<br />

de 1 immortalifer aux yeux du fage. II n'y a<br />

peut - être pas d'autre parri a prendre, fi cette<br />

compagnie veut s'occuper férieufement du foin de<br />

donner un centre a fa puiffance, 8c une bafe folide<br />

a fon commerce.<br />

Autres pojjejjions des Hollandois en Afrique<br />

LES Hollandois poffedent encore en Afrique,<br />

Mourée ou le fort de Naffau en Guinée : Axim ,<br />

8c Cormentin en Guinée, Benguela - Nova , place<br />

forte au royaume de Congo. II n'y a pas long-tems<br />

que les Hollandois fe font emparé de cette place,<br />

oü il y a environ deux cents families de blancs,<br />

dont la plupart font des Portugais qui y ont été relegués<br />

pour leurs crimes ; il y en a un nombre beaucoup<br />

plus grand de noirs. Tous les batimens de<br />

Benguela


BV COMMER.eE EN HoZLANDE.<br />

^ZI<br />

Benguela ne font faits qu'avec de la paille 8c de la<br />

boue; l'air , 1'eau 8c les alimens y font trés - contraires<br />

a la fanté des Européens. On trouve aux<br />

environs de trés - riches mines d'argent. Le fort de<br />

la Patience, fur la cöte d'or en Guinée, appartient<br />

auffi aux Hollandois qui ont un comptoir a Tétuan,<br />

Sc pluheurs autres places Sc comptoirs, qui ne<br />

méritent pas qu'on s'y arrête.<br />

Obfervations.<br />

LE commerce Sc la marine ont une liaifon effentielle<br />

•, la marine eft la mere du commerce , St<br />

le commerce ne peut fe faire fans vailfeaux , St<br />

1'on ne peut avoir de vailfeaux fans commerce •, en<br />

un mot, ils fe foutiennent mutuellement 1'un Sc 1'autre<br />

, 8c 1'on peut dire qu'ils naiifent enfemble, Sc<br />

s'engendrent réciproquement •, cependant quelle<br />

que foit leur influence réciproque, foit qu'on les<br />

envifage comme une amélioration ou une découverte<br />

, il eft toujours certain que ce font deux chofes<br />

eflentiellement différentes. Après avoir tracé le<br />

<strong>tableau</strong> du commerce Hollandois, il paroit convenable<br />

de faire fuivre de prés fon pendant, c'efta<br />

- dire , de tracer le <strong>tableau</strong> de la marine Hollandoife<br />

dans tout fon brillant.<br />

De la marine des Hollandois.<br />

LA Hollande, fi florilfante aujourd'hui, ne fubfifteroit<br />

plus probablement depuis long - tems, li<br />

les Hollandois n'avoient mis un frein a la mer , en<br />

lui oppofant par d'immenfes travaux , des digues,<br />

qui même ne font pas fi infurmontables , qu'il ne<br />

faille continuellement pourvoir a leur reparation :<br />

Tome II.<br />

X


322 TABLEAV GRADV EL<br />

les rades y lont trés - dangereufes , 8c le mouillage<br />

mauvais; car en plufieurs endroits la patte des<br />

ancres s'embarraife dans les têtes 8c dans les racines<br />

des arbres engloutis , de facon que dans les<br />

gros tems on eft obligés alfez fouvent de couper<br />

les cables. C'eft contre ce danger qu'on a conftruit<br />

en Hollande une grande quantité d'excellens ports.<br />

Progrès infenfibles de la marine Hollandoife.<br />

QUOIQUE prefque tous les pays Hollandois<br />

foient maritimes, la marine y fut néanmoins d'abord<br />

fort peu de chofe : ce ne fut qu'a mefure<br />

que les Hollandois vinrent a bout d'élever des<br />

barrières contre 1'impétuofité de la mer , que fes<br />

progrès furent a peine fenfibles.<br />

XIII'.<br />

Siècle.<br />

Au commencement du treizieme fiecle Ibus le<br />

gouvernement de la comtelfe Ada , Ziriczée en<br />

Zélande , fit batir de gros vailfeaux propres a<br />

faire le commerce, Sc c'eft la première ville Hollandoife<br />

, qui a donné ocealïon aux premières<br />

expédkions maritimes.<br />

Diverfes expédkions fur mer.<br />

GUILLAUME IV , vingt - troifieme comte , mit<br />

en mer plufieurs vailfeaux dont il fe fèrvit pour<br />

conduire en Efpagne les troupes qu'il m.:noit au<br />

fiege de Grenade. Peu-après la Hollande fe<br />

trouva cruellement déchirée par les divifions domeftiques<br />

furvenues entre Jean , duc de Brabant,<br />

Sc fon époufe Jaqueline, comtelfe de Hollande.


BV COMMERCE EW HOZLANBE. 313<br />

Les Hollandois fe partagerent, les uns prirent parti<br />

pour le mari, les autres pour la femme : le mari<br />

étant mort dans le cours de ces démêlés , ceux qui<br />

avoient époufé les intéréts de la comtefle , firent<br />

un eftbrt pour recouvrer ce qu'elle avoit perdu. Le<br />

feigneur de Bréderode , qui écoit a leur tête, mit<br />

des vailfeaux en mer, fur lefquels il embarqua<br />

beaucoup de troupes, Sc fit voile vers les isles de<br />

Wiérenghen Stdu Texel.<br />

Les villes d'Amfterdam , de Harlem, de Hoorn,<br />

d'Enckuifen 8c d'autres, qui étoient entrées dans<br />

des engagemens contraires a ceux de la comteftë ,<br />

ralfemblerent leurs vailfeaux , Sc en compoferent<br />

une flotte , qui alla chercher celle de la comtelfe<br />

pour la combattre. Bréderode qui connut le deffein<br />

de fes ennemis, débarqua fes troupes dans<br />

l'isle de Wiérenghen qu'il fournit; mais voyant que<br />

la flotte des villes confédérées vouloit 1'enfermer<br />

dans cette isle , ou 1'obliger a combattre , il ie<br />

détermina lui-même au combat ••, la vidtoire le déclara<br />

pour les villes alliées, St Bréderode fut luimême<br />

fait prifbnnier.<br />

Vaijfeaux équippés par un marchand de XVéere.<br />

TANDIS que les Hollandois s'eflayoient ainfi<br />

dans les combats de mer, ils formoient aufli leur<br />

marine a leur apporter du profit. Un riche habitant<br />

de Wéere , ville lituée fur le bord de la mer a<br />

une lieue de Mildelbourg, ayant armé a fes frais<br />

quelques vailfeaux, il en retira tant de profit, qu'il<br />

excita 1'émulation de fes compatriotes, qui en<br />

firent autant, 8c eux - mêmes réuflirent fi bien que<br />

cette ville ©n devint trés fameufe.<br />

X z


3i4 TABZBAV GRADVEZ<br />

Jaloufie des villes Anféatiques.<br />

LES villes de Lubeck , Hambourg , Sc autres<br />

villes commercantes des environs de la mer<br />

Baltique , entreprirent de troubler cette profpérité<br />

naiflante ; elles ordonnerent a leurs vailfeaux de<br />

pilier ceux des Hollandois, 8c de les traiter en ennemis,<br />

comme li en devenant riches, ils étoient<br />

devenus criminek.<br />

«43$<br />

Avantages remportés par les Hollandois.<br />

LES Hollandois fouffrirent pendant quelque tems<br />

ces infulte.s; mais enfin Iaffés, ils fe difpoferent a<br />

rendre hoftilités pour hoftilités. Ils firent conftruire<br />

des vailfeaux de guerre dans les villes de Harlem.,<br />

d'Amfterdam , de Hoorn , de Fleflingue , de<br />

Wéere , de Midelbourg , de Ziriczée Sc autres,<br />

en cornpoferent une flotte bien armée Sc bien<br />

équippée , qui alla chercher celle des villes alliées,<br />

I'attaqua, la battit, 8t lui prit vingt grandes hourgues,<br />

Sc quatre caraques richement chargées.<br />

Monument Jingulier du triomphe des Holland<br />

LES Hollandois confacrerent ce glorieux triomphe<br />

, par un monument aflez fingulier, 8c conforme<br />

a la fimplicité qui régnoit alors parmi eux. Ils mirent<br />

au haut de leurs mats de petits ballets, pour<br />

marquer qu'ils avoient balayé la mer des tyrans ,<br />

qui vouloient les priver de la liberté du commerce.<br />

Cet ufage fe conferva long-tems parmi les Hollandois.<br />

1510.<br />

D/faite des Hollandois.<br />

LÈS hoftilités ne recommencerent que long-


BV COMMSPXE EN HoiLANBE. 32$<br />

tems après, a 1'occafion d'une guerre entre le roi de<br />

Dannemarck & les villes Aaféariques, qui voulurent<br />

engager les Hollandois a y entrer 8c a rompre tout<br />

commerce avec les Danois. Les Hollandois ayant été<br />

attaqués par les vailfeaux des villes alliées , perdirent<br />

huit navires. Ils recurent encore un autre<br />

échec. Une flotte nombreufe de vaiiTeaux marchands<br />

, faifant voile pour le Dannemarck, fous<br />

1'efcorte de quatre gros vailfeaux de guerre , fut<br />

attaquée brufquement par la flotte ennemie, qui<br />

mit en fuite leurs vailfeaux de guerre , 8c en prit<br />

plus de cinquante de la flotte marchande.<br />

Réconciliation des Hollandois avec les villes Anféatiques.<br />

DANS la fuite , 1'intérét, ce grand mobile des<br />

a&ions humaincs , réconcilia les villes Anféatiques<br />

avec la Hollande. Les principales villes de 1'Over-<br />

Ilfel , comme Deventer , Zwol , Camper 8c<br />

d'autres, avoient rendu leur commerce trés - floriffant;<br />

mais il ne s'étendoit point du cóté de la<br />

mer Baltique 5 elles furent les premières qui prirent<br />

cette route 8c qui formerent une correfpoi*-<br />

dance avec Lubeck, Hambourg & Dantzic.<br />

1511.<br />

Puiffance de la marine Hollandoife.<br />

DE jour en jour , avec le commerce , s'augmentoit<br />

la puiffance maritime des Hollandois. Ils en<br />

faifoient de tems en tems d'heureux effais. Charks-Quint<br />

leuren fournit quelques occafions, 8c y<br />

trouva même de grandes reffources. Ils armerent<br />

cent vailfeaux, lorfque ce prince forma une ligue


il6 TABZBAV €*AT)VBt<br />

avec le Pape & les Vénitiens pour faire Ia guerre<br />

aux Turcs, guerre pourtant qui n'eut point lieju ,<br />

a caufe de la diverfion que caufa celle contre les<br />

Proteftans. Cet Empereur étant armé contre la<br />

France , neuf vailfeaux Hollandois entrerent dans<br />

la riviere de Bordeaux, y prirent la plus grande<br />

partie d'une flotte marchande , 8c ravagerent quelques<br />

villages. La même année , dix navires de la<br />

même nation enleverent quatre vailfeaux Francois,<br />

qui venoient de Terre -Neuve: ces combats 8c divers<br />

autres accoutumoient infenfiblement les Hollandois<br />

a attaquer 8c a fe défendre, 8c mettoient<br />

a 1 epreuve leur valeur 8c leurs forces maritimes ;<br />

ils ne les connurent jamais mieux , 8c n'en firent<br />

un ufage plus important que pendant les troubles ,<br />

a la faveur defquels ils fecouerent le joug onéreux<br />

des Efpagnols.<br />

Conquêtes des Hollandois fur les cótes d'Afrique<br />

& aux Indes.<br />

LES Hollandois s'étant fouftraits k Ia domination<br />

de 1'Efpagne dans le tems oü les Portugais<br />

faifoient partie de cette monarchie , enleverent a<br />

ceux-ci prefque tout Ie Bréfil , partagerent avec<br />

eux le commerce qu'ils faifoient fur les cótes d'Afrique<br />

dans i'Arabie , aux Indes , 8c les en dépouillerent<br />

enfuite prefqu'entiérement, de forte qu'il ne<br />

leur refte a peine que Goa Sc la fortereffe de Din ,<br />

de tant d'établiffemens qu'ils poffédoient depuis<br />

Olmus dans Ie golfe de Perfe, jufqvi'a Macao daas<br />

Ja Chine.


Di/ COMMERCE EN HOLLANDE. 317<br />

Progrès des Hollandois dans la navigation.<br />

LA fcience de la navigation paroit avoir été p 0" uffée<br />

a fon plus haut point de perfeétion par les<br />

Hollandois. On en peut juger par les grandshommes<br />

qu'ils ont eus ; rien n'a paru au - delft» du<br />

courage Sc de J'habileté de leurs amiraux, ni de<br />

1'adreife de leurs pilotes , Sc de leurs matelots •<br />

c'eft par cette intelligence dans la marine, qu'ils<br />

font arrivés au point d'élévation , de richelfe Sc de<br />

grandeur oü ils font aujourd'hui.<br />

Nombre prodigieux de vaiffeaux Hollandois mis<br />

en mer.<br />

LE chevalier Temple, dans fes recherches fur<br />

l'état de Ia Hollande, dit qu'il fe trouvoit de fon<br />

tems en Hollande, plus de vailfeaux que dans tout<br />

le refte de 1'Europe enfemble. Du feul port d'Amfterdam<br />

, il fortoit autrefois tous les ans plus de<br />

quinze cents vailfeaux frêtés pour le Nord , Sc Ia<br />

mer Baltique. On a vu en trois jours fortir des ports<br />

de Hollande plus de quinze cents buches, efpece<br />

de fhbats, pour la pêche du hareng: cette pêche<br />

en occupoit plus de trois mille tous les ans; chaque<br />

année il partoit ci - devant des ports des' Provinces-Unies<br />

environ quarante vailfeaux pour<br />

Archangel; le commerce de Norvège en occupoit<br />

tous les ans plus de trois cents, la mer Baltique<br />

mille ou douze cents vahTeaux, les états du grand<br />

feigneur trente ou trente-cinq, ils en avoient a<br />

catavia plus de cinquante.<br />

Richeffes & magnificence dAmflerdam.<br />

^ LE grand crédit de ia banque (1) d'Amfter-<br />

IS' } ^<br />

tai t ? a " ter k : f o , 1 , , s d e<br />

cette banqueaplus dT^ZT<br />

3<br />

tonnes d'sr.U'teiwe d'or vaiit cent millo fl 0ri ns. ,<br />

° W


318 TABLEAU GRA D U EL,&C.<br />

dam , a toujours beaucoup contribué au foutien<br />

d'une fi brülante marine. Cette ville fameufe dont<br />

nous avons donné la defcription , eft batie comme<br />

Venife au milieu des eaux, renfermant dans fes<br />

magafins tout ce que la Chine , les Indes 8t toutes<br />

les parties du monde ont de plus exquis \ c'eft une<br />

ville des plus belles 8c des plus opulentes de<br />

Funivers , dont elle femble être 1'entrepót. Elle eft<br />

coupée par de magnifiques canaux, ornés d'arbres<br />

des deux cótés , 8c fon port eft rempli d'une multitude<br />

extraordinaire de vailfeaux.<br />

Coup - dccil fur fa Hollande.<br />

LA Hollande n'eft rien par elle - même , c'eft un<br />

pays ftérile, oü tout manque, 8c par le moyen de<br />

la navigation, elle fe ménage 1'abondance , 8c<br />

fournit aux autres pays, la plupart de leurs befoins.<br />

Elle eft fans forêts 8c prefque fans bois, Sc il n'y a<br />

point d'endroits dans lé monde oü 1'on travaille plus<br />

a 1'architecture navale ; elle n'a point de vignes ,<br />

8c elle eft 1'étape des vins 8c des eaux-de-vie de<br />

toutes les parties du monde ; elle eft fans mines<br />

8c fans métaux: on y trouvé cependant prefqu'autant<br />

d'or 8c d'argent que dans la Nouvelle-Efpagne,<br />

8c dans le Pérou, autant de fer qu'en France,<br />

d'étain qu'en Angleterre , de cuivre qu'en Snede.<br />

Elle produit peu de bied, mais elle en fournit aux<br />

autres provinces. ün diroit que les épices croiflent<br />

en Hollande, que les huiles s'y recueillent, que le<br />

fel s'y forme, que les foies, les drogues pour la<br />

médecine 8c la teinture , foient des produftions<br />

de fon crü; en un mot, la Hollande renferme<br />

dans fon fein toutes les richeftës des deux mondeïi<br />

FIN du, Tome II.

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