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Nathalie Goujon - Académie de l'Entrepreneuriat

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et codéveloppement d’entrepreneurs<br />

-------<br />

Communication pour les Deuxièmes Rencontres <strong>de</strong> la Recherche et <strong>de</strong> l’Action<br />

« Enseignement, Formation et accompagnement dans le champ <strong>de</strong> l’entrepreneuriat »<br />

31 janvier et 1 er février 2013 – Groupe ESC Chambéry Savoie<br />

--------<br />

<strong>Nathalie</strong> GOUJON<br />

Coach professionnelle<br />

Formée au modèle <strong>de</strong> Palo Alto<br />

Chargée <strong>de</strong> cours EM Lyon<br />

nathalie.goujon2@orange.fr<br />

Damien RICHARD<br />

Enseignant-chercheur<br />

Sciences <strong>de</strong> Gestion<br />

d.richard@esc-chambery.fr<br />

Groupe ESC Chambéry Savoie<br />

12, avenue Lac d’Annecy - Savoie Technolac<br />

73381 Le Bourget-du-Lac - France


Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

Résumé : Comment accompagner les entrepreneurs <strong>de</strong> manière efficace et durable ? Dans un<br />

environnement <strong>de</strong> plus en plus complexe et changeant, les entrepreneurs sont plus que jamais à<br />

l’origine <strong>de</strong> l’innovation et <strong>de</strong> création <strong>de</strong> richesses et d’emplois. Notre pratique <strong>de</strong><br />

l’accompagnement d’entrepreneurs repose sur un cadre théorique articulant la théorie <strong>de</strong><br />

l’effectuation (Sarasvathy, 2001), les apports <strong>de</strong> Bateson sur les buts conscients (Bateson<br />

1977,1980) et le codéveloppement professionnel (Payette, Champagne, 1997 ; Hoffner-Lesure,<br />

Delaunay, 2011) utilisé avec l’approche systémique et stratégique <strong>de</strong> Palo Alto (Watzlawick,<br />

Weakland, Fisch, 1975 ; Wittezaele, Garcia, 1992) .Le point commun <strong>de</strong> ces approches est <strong>de</strong><br />

mettre la contingence et la liberté <strong>de</strong> l’entrepreneur au cœur <strong>de</strong> l’accompagnement en mettant <strong>de</strong><br />

côté tout raisonnement impliquant une causalité linéaire et privilégiant une approche systémique et<br />

stratégique intégrant la complexité et les logiques <strong>de</strong> récursivité et <strong>de</strong> causalité circulaire. La<br />

question théorique <strong>de</strong> recherche que nous posons est la suivante : s’il est peu efficace – voir<br />

contreproductif - d’accompagner l’entrepreneur dans une démarche déterministe et linéaire visant à<br />

atteindre un objectif clair et défini, un « but conscient », pour reprendre l’expression <strong>de</strong><br />

Bateson (1967), dans quelle mesure l’approche stratégique et systémique <strong>de</strong> Palo Alto associée au<br />

dispositif <strong>de</strong> codéveloppement professionnel (Payette, Champagne, 1997) constitue-t-elle un<br />

puissant levier d’accompagnement d’entrepreneurs qui se retrouvent potentialisés dans leur<br />

« bricolage » <strong>de</strong> ressources personnelles et sociales afin <strong>de</strong> faire émerger une réalité nouvelle qui<br />

amène à un projet entrepreneurial se construisant chemin faisant ? Ainsi, la théorie <strong>de</strong> l’effectuation<br />

largement légitimée en entrepreneuriat, nous a permis d’amener G. Bateson et l’approche <strong>de</strong> Palo<br />

Alto dans ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’accompagnement à l’entreprenariat. En effet, leurs prémisses<br />

constructivistes, le fait qu’elles sont toutes les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>s approches pragmatiques et <strong>de</strong>s modèles <strong>de</strong><br />

transformation utilisant les dimensions interactionnelle du langage les relient <strong>de</strong> manière évi<strong>de</strong>nte.<br />

Quels sont les premiers effets obtenus sur le plan empirique ? Et surtout quelles sont les perspectives<br />

ainsi ouvertes pour innover radicalement sur le terrain <strong>de</strong> l’éducation et <strong>de</strong> l’accompagnement en<br />

entreprenariat ?<br />

Mots clés : Bateson, but conscient, effectuation, coaching, entrepreneuriat, intervention stratégique<br />

et systémique.<br />

Abstract:<br />

Keywords: Gregory Bateson, conscious goal, effectuation, coaching, entrepreneurship, systemic and<br />

strategic intervention<br />

2


Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

« Twenty years from now, you will be more disappointed by the things you didn’t do than by the<br />

ones you did do. So throw off the bowlines. Sail away from the safe harbor. Catch the tra<strong>de</strong> winds in<br />

your sails. Explore. Dream. Discover. »<br />

Mark Twain (1835-1910)<br />

Introduction<br />

Créer <strong>de</strong> nouvelles entreprises durables est un enjeu majeur en ces temps <strong>de</strong> crise et <strong>de</strong> chômage <strong>de</strong><br />

masse. « Comment accompagner les entrepreneurs dans leur projet <strong>de</strong> création ? » est une question<br />

cruciale aujourd’hui. Les enjeux <strong>de</strong> l’entreprenariat et <strong>de</strong> l’accompagnement <strong>de</strong>s entrepreneurs sont<br />

<strong>de</strong>venus en quelques années une préoccupation majeure aussi bien pour la sphère politique que pour<br />

les universités et Gran<strong>de</strong>s Ecoles d’ingénieurs ou <strong>de</strong> commerce. Les intentions <strong>de</strong> créer une<br />

entreprise sont <strong>de</strong> plus en plus présentes non seulement chez les jeunes qui poursuivent leurs étu<strong>de</strong>s<br />

mais également chez <strong>de</strong>s personnes plus seniors qui se retrouvent sur le marché <strong>de</strong> l’emploi à cause<br />

<strong>de</strong> la crise. En France, le dispositif législatif d’auto-entrepreneur a renforcé cet état <strong>de</strong> fait en<br />

contribuant à simplifier les démarches administratives du porteur <strong>de</strong> projet. Près <strong>de</strong> 90% <strong>de</strong>s<br />

entreprises se créent sans salarié, et les Très Petites Entreprises <strong>de</strong> moins <strong>de</strong> 10 salariés représentent<br />

plus <strong>de</strong> 93% <strong>de</strong>s entreprises en France 1 , c’est dire si la figure <strong>de</strong> l’entrepreneur et son<br />

accompagnement dans le lancement <strong>de</strong> son projet tiennent une place centrale dans la dynamique <strong>de</strong><br />

création d’entreprises et donc dans la dynamique <strong>de</strong> croissance d’un territoire.<br />

L’objet principal <strong>de</strong> cet article est <strong>de</strong> présenter une démarche d’accompagnement <strong>de</strong>s entrepreneurs<br />

articulant la théorie <strong>de</strong> l’effectuation <strong>de</strong> S. Sarasvathy (2001), l’approche systémique et stratégique<br />

<strong>de</strong> Palo Alto (Bateson, 1977, 1980 ; Watzlawick, Weakland, Fisch, 1975 ; Wittezaele, Garcia 1992)<br />

et le dispositif <strong>de</strong> codéveloppement (Payette et Champagne, 1997) en l’illustrant par <strong>de</strong>ux cas<br />

d’entrepreneurs accompagnés. Sur le plan théorique, nous voulons montrer en quoi ces cadres<br />

théoriques sont non seulement complémentaires mais que leur articulation permet <strong>de</strong> proposer un<br />

cadre d’accompagnement particulièrement pertinent pour <strong>de</strong>s entrepreneurs. Les liens théoriques<br />

que nous proposons d’investiguer permettent <strong>de</strong> résoudre certains problèmes tout en ouvrant <strong>de</strong><br />

belles perspectives <strong>de</strong> recherche pour l’avenir. Sur le plan théorique, nous souhaitons montrer en<br />

quoi le cadre théorique <strong>de</strong> l’effectuation et <strong>de</strong> l’accompagnement effectual <strong>de</strong>s entrepreneurs<br />

(Sarasvathy, 2009 ; Read, Sarasvathy et al. 2011) constitue un puissant étayage pour penser dans<br />

1 Source : INSEE PREMIERES n° 1172 <strong>de</strong> janvier 2008<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

l’action le paradoxe du but conscient <strong>de</strong> G. Bateson (1967). Dans un texte <strong>de</strong> 1967, But conscient ou<br />

nature, G. Bateson montre que les buts conscients nous emmènent souvent là où l’on ne veut pas<br />

aller, ou tout au moins pas là où nous souhaitions aller. En conséquence, il propose l’idée que le<br />

sujet a juste à s’adapter en souplesse lorsque l’effet émerge. Nous pensons qu’à cet endroit, le<br />

processus d’effectuation <strong>de</strong> S. Sarasvathy (2009) rejoint la vision cybernétique et systémique du<br />

vivant proposée par Bateson et en particulier ce paradoxe du but conscient.<br />

Pour investiguer cette articulation théorique, nous avons accompagné <strong>de</strong>s groupes d’entrepreneurs,<br />

à la fois au sein d’un incubateur et dans le cadre d’un dispositif pédagogique <strong>de</strong> sensibilisation à<br />

l’entrepreneuriat.<br />

Pour les groupes d’entrepreneurs, nous avons travaillé sous forme <strong>de</strong> séances <strong>de</strong> codéveloppement<br />

(Champagne et Payette, 1997 ; Hoffner-Lesure et Delaunay, 2011) en mettant l’accent sur le partage<br />

<strong>de</strong> savoirs pratiques et sur la réflexion autour <strong>de</strong> problématiques vécues afin <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong>s pistes <strong>de</strong><br />

solutions.<br />

Dans un premier temps nous tracerons les contours <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s cadres théoriques en prenant soin<br />

<strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce les liens que nous proposons. Dans un <strong>de</strong>uxième temps, nous rendrons<br />

compte <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cas d’accompagnement d’entrepreneurs que nous avons fait en nous appuyant sur<br />

l’apport <strong>de</strong> Bateson et l’approche <strong>de</strong> Palo Alto. Enfin, dans un troisième temps nous discuterons les<br />

résultats, limites et perspectives ouvertes par cette recherche-intervention pour le champ <strong>de</strong><br />

l’éducation et <strong>de</strong> l’accompagnement en entreprenariat.<br />

1 – Délimitation et articulation <strong>de</strong> trois cadres théoriques complémentaires<br />

S’accor<strong>de</strong>r sur les contours <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s cadres théoriques - théorie <strong>de</strong> l’effectuation, approche<br />

systémique et stratégique <strong>de</strong> Palo Alto et codéveloppement - est évi<strong>de</strong>mment essentiel avant <strong>de</strong><br />

penser à les articuler. L’objet <strong>de</strong> cette section n’est pas <strong>de</strong> présenter en détail les théories mais<br />

d’expliciter en quoi une articulation <strong>de</strong> ces cadres théoriques au sein d’un processus<br />

d’accompagnement individuel et collectif d’entrepreneurs constitue une démarche non seulement<br />

innovante mais résolutoire dans un certain nombre <strong>de</strong> cas et qu’elle ouvre d’intéressantes<br />

perspectives <strong>de</strong> recherche.<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

1.1. La théorie <strong>de</strong> l’effectuation <strong>de</strong> Sarasvathy (2001)<br />

Cette théorie développée par S. Sarasvathy (2001) il y a plus <strong>de</strong> 10 ans repose sur un triple héritage,<br />

celui <strong>de</strong> J. March et H. Simon (1958) sur la rationalité limitée dans la prise <strong>de</strong> décisions au sein <strong>de</strong>s<br />

organisation, celui <strong>de</strong> W. James (1912) et <strong>de</strong> C.S. Pierce (1978) sur l’empirisme radical 2 et sur le<br />

pragmatisme en tant que métho<strong>de</strong> pour clarifier les conception <strong>de</strong>s objets, avec cette idée<br />

fondamentale que « la croyance est ce qui prépare l’individu à agir » ou à ne pas agir. Enfin elle<br />

repose sur la théorie économique <strong>de</strong> J. Schumpeter (1939) qui postule que la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> peut être<br />

créée et que les innovations prennent la forme <strong>de</strong> « nouvelles combinaisons » 3 qui emploient <strong>de</strong>s<br />

éléments existants en intégrant <strong>de</strong>s transformations.<br />

La théorie <strong>de</strong> l’effectuation bouleverse la manière <strong>de</strong> voir et <strong>de</strong> comprendre comment les<br />

entrepreneurs pensent et agissent dans leur démarche <strong>de</strong> création. Elle met fin au mythe <strong>de</strong><br />

l’entrepreneur visionnaire porteur d’une idée géniale : celui qui transforme une idée en projet<br />

lucratif par la réalisation d’un business plan et d’une levée <strong>de</strong> fond auprès d’un capital-risqueur en<br />

créant son entreprise autour d’une équipe motivée aux compétences parfaitement complémentaires.<br />

Les observations <strong>de</strong> Sarasvathy (2001) sont très différentes : les entrepreneurs partent souvent d’une<br />

idée simple, floue voir triviale. Pour créer leur activité, ils s’appuient sur les moyens du bord, à<br />

savoir selon Sarasvathy, leur personnalité (« Who you are »), leur réseau <strong>de</strong> contacts (« Who you<br />

know »), et leur savoir (« What you know »). Bien souvent, ils ne rédigent pas <strong>de</strong> business plan tout<br />

<strong>de</strong> suite, mais bricolent au fil <strong>de</strong> l’eau une stratégie faite d’une succession <strong>de</strong> boucles <strong>de</strong> rétroaction<br />

avec leur environnement.<br />

Les principes <strong>de</strong> l’effectuation selon Read, Sarasvathy et al. (2011) inversent ceux <strong>de</strong> la stratégie<br />

classique :<br />

« The bird-in-hand principle 4 ». Sarasvathy et ses collègues ont observé que généralement<br />

les entrepreneurs qui réussissent partent <strong>de</strong>s ressources à leur disposition pour bricoler<br />

chemin faisant une stratégie plutôt que <strong>de</strong> définir un but très précis pour ensuite trouver les<br />

ressources nécessaires à son accomplissement. L’approche <strong>de</strong> l’effectuation part <strong>de</strong>s<br />

ressources données pour chercher les effets possibles. Elle renverse ainsi la stratégie<br />

2 L’empirisme radical <strong>de</strong> W. James se résume souvent par la formule : « Le vrai consiste simplement dans ce qui est<br />

avantageux pour la pensée. ».<br />

3 Pour Schumpeter (1939) l’essence <strong>de</strong> l’entreprenariat tient dans l’effectuation <strong>de</strong> ces « nouvelles combinaisons ».<br />

4 L’expression “a bird in hand worth two in the bush” a été traduite par P. Silberzahn (2011) par “Un tiens vaut mieux<br />

que <strong>de</strong>ux tu l’auras”.<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

classique basée sur le raisonnement causal, qui part du but souhaité pour en déduire les<br />

moyens nécessaires (causes) permettant d’atteindre le but.<br />

« The affordable loss principle ». Dew, Sarasvathy et al. (2009) ont montré que les<br />

entrepreneurs qui réussissent ont souvent un raisonnement en perte acceptable en essayant<br />

quelque chose et en estimant ce qu’ils peuvent perdre au pire, en sachant qu’ils peuvent se<br />

permettre cette perte. Souvent ils expriment même qu’ils n’avaient « rien à perdre, tout à<br />

gagner ». Cette approche propose un renversement <strong>de</strong>s modèles classiques <strong>de</strong> prise <strong>de</strong><br />

décision sur la base d’une estimation <strong>de</strong>s gains attendus (théorie néoclassique <strong>de</strong><br />

l’investissement ou raisonnement en retour sur investissement). Par exemple, un jeune<br />

diplômé ou un cadre au chômage qui ambitionne <strong>de</strong> se lancer dans une activité libérale <strong>de</strong><br />

conseil peut se dire « Je travaille douze mois sur ce projet et si ça n’a pas pris dans douze<br />

mois, je me mets à rechercher du travail. » Le coût d’opportunité <strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong> salaire est<br />

connu, les investissements sont modiques (ordinateur, déplacements…), donc le risque est<br />

maîtrisé alors que l’espérance <strong>de</strong> gains est indéterminée.<br />

« The crazy quilt principle 5 ». Sarasvathy et ses collègues (2009) ont observé que les<br />

entrepreneurs à succès ont tendance à multiplier les partenariats tous azimuts avec différents<br />

types <strong>de</strong> parties prenantes dans l’intention <strong>de</strong> co-construire avec eux une offre <strong>de</strong> service sur<br />

mesure. Silberzahn (2011) résume ainsi ce processus dynamique <strong>de</strong> co-construction : « la<br />

démarche entrepreneuriale consiste donc non pas à résoudre un puzzle conçu par d’autres,<br />

mais à assembler un patchwork avec <strong>de</strong>s parties prenantes qui se sélectionnent ellesmêmes,<br />

sans que l’on puisse dire à l’avance avec qui le patchwork sera créé, et donc quelle<br />

forme il prendra. »<br />

Pour Sarasvathy (2001), l’entrepreneur a tendance à fonctionner selon une logique effectuale 6 (en<br />

partant <strong>de</strong> ce qu’il est, <strong>de</strong> ce qu’il connait et <strong>de</strong> son réseau) et non pas causale (qui partirait <strong>de</strong><br />

l’objectif stratégique pour évaluer les moyens nécessaires). Après cette présentation succincte <strong>de</strong> la<br />

théorie <strong>de</strong> l’effectuation, nous allons présenter la théorie du but conscient <strong>de</strong> G. Bateson (1967).<br />

5 P. Silberzahn (2011) traduit cette expression par principe du « patchwork fou ».<br />

6 P. Silberzahn (2012) montre que la logique effectuale reposerait sur le paradigme <strong>de</strong> création (« on ne résout pas un<br />

problème mais on définit <strong>de</strong> nouvelles possibilités à partir <strong>de</strong>s ressources existantes ») alors que la logique causale<br />

reposerait sur le paradigme du choix (décision en termes <strong>de</strong> choix parmi un certain nombre d’options existantes<br />

i<strong>de</strong>ntifiées) – Source : http://philippesilberzahn.com.<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

1.2. Le paradoxe du but conscient <strong>de</strong> G. Bateson (1967)<br />

G. Bateson (1967) expose la théorie du « paradoxe <strong>de</strong> buts conscients » en montrant que les buts<br />

conscients nous emmènent là où l’on ne veut pas aller….ou tout au moins pas là où nous<br />

souhaitions aller. Tout se passe comme si le fait d’orienter la conscience vers ces buts nous coupait<br />

<strong>de</strong>s « processus récursifs adaptatifs » avec l’environnement. L’individu voit seulement la version<br />

élaborée <strong>de</strong> manière réflexive d’une réalité complexe et donc ne perçoit qu’un faible pourcentage<br />

<strong>de</strong> ce qui affecte les sens. Il est guidé dans cette perception par certains buts. Le problème c’est que<br />

tout se passe comme si c’étaient les buts qui décidaient <strong>de</strong> ce dont l’individu allait prendre<br />

conscience. Si Bateson applique ce raisonnement à l’échelle <strong>de</strong> l’individu, il l’applique également à<br />

l’échelle d’une institution ou d’une science. Ce qui lui fait écrire que « si nous laissons nos buts<br />

déci<strong>de</strong>r seuls <strong>de</strong> ce qui doit être examiné consciemment, nous n’obtiendrons jamais qu’un sac à<br />

malices (…) » (Bateson, 1967 [1980 : 225]). Pour Bateson, lorsque notre conscience est organisée<br />

en fonction d’un but, alors elle fonctionne comme un « dispositif court-circuité » qui ne nous permet<br />

pas d’agir avec sagesse pour vivre en harmonie avec notre environnement mais seulement d’obtenir<br />

rapi<strong>de</strong>ment ce que nous voulons dans l’immédiat. Le problème c’est que l’adjonction <strong>de</strong> la<br />

technique mo<strong>de</strong>rne à ce système ancien du but conscient a tendance à augmenter le risque <strong>de</strong><br />

bouleversement <strong>de</strong>s équilibres <strong>de</strong> l’organisme, <strong>de</strong> la société et du mon<strong>de</strong> biologique. L’explosion<br />

actuelle <strong>de</strong>s risques psychosociaux, du burnout, <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong> harcèlement et <strong>de</strong>s troubles<br />

mentaux au travail ne seraient que <strong>de</strong>s symptômes pathologiques <strong>de</strong> cette perte d’équilibre qui nous<br />

menace.<br />

Ainsi, pour Bateson, avoir <strong>de</strong>s buts conscients et s’y tenir nous empêcheraient <strong>de</strong> percevoir les<br />

feedbacks <strong>de</strong> notre environnement. Ces feedbacks auraient pu amener à une adaptation, un<br />

ajustement (<strong>de</strong> nos pensées, <strong>de</strong> nos actions, <strong>de</strong> nos réactions…) qui auraient pu contribuer à<br />

l’accomplissement <strong>de</strong> ce que l’on voulait faire. D. Gerbinet (2007) résume l’idée en montrant que le<br />

fait <strong>de</strong> penser en termes <strong>de</strong> buts conscients nous pousse à « négliger la nature systémique <strong>de</strong> notre<br />

environnement ». « La logique du but conscient ne prend pas en compte la causalité circulaire <strong>de</strong>s<br />

phénomènes naturels, elle ne tient pas compte <strong>de</strong>s processus récursifs, <strong>de</strong>s feed-backs <strong>de</strong><br />

l’environnement. » (Gerbinet, 2007). Or pour Bateson (1967) la nature systémique <strong>de</strong> l’être humain,<br />

<strong>de</strong> la culture ainsi que du système écologique et biologique n’est pas discutable. Le hiatus tient dans<br />

le fait que la conscience (« le réflexif »selon Bateson) attachée à un but <strong>de</strong>vient aveugle à la nature<br />

systémique <strong>de</strong> l’homme car elle « extrait <strong>de</strong> l’esprit global <strong>de</strong>s séquences qui ne présentent pas la<br />

structure en boucle qui caractérise l’ensemble <strong>de</strong> la structure systémique. » (Bateson, 1980). Une<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

cause n’entraînant pas un seul effet, selon la théorie générale <strong>de</strong>s systèmes (principe <strong>de</strong> non causalité<br />

linéaire) et puisque les actions humaines ont <strong>de</strong>s répercussions systémiques et interactionnelles, on<br />

ne peut pas réellement prévoir les conséquences d’une action. Selon G. Bateson, l’individu a<br />

« juste » à s’adapter en souplesse lorsque l’effet émerge. Et précisément, nous avons pu observer<br />

que c’est ce que font les entrepreneurs en continu.<br />

Bateson nous met en gar<strong>de</strong> : « Si vous suivez les ordres plein <strong>de</strong> "bon sens" <strong>de</strong> la conscience, vous<br />

<strong>de</strong>viendrez rapi<strong>de</strong>ment avi<strong>de</strong> et dépourvu <strong>de</strong> sagesse 7 . » (Bateson, 1980 : 227). Ainsi, en poussant le<br />

trait, les entrepreneurs auraient plutôt intérêt à ne pas définir <strong>de</strong> stratégie au préalable, ne pas avoir<br />

<strong>de</strong> « buts conscients ». Même s’ils <strong>de</strong>ssinent les contours d’une stratégie - dans leur business plan<br />

par exemple -, elle est alors souvent vécue comme théorique et ils peuvent très bien obtenir un effet<br />

différent <strong>de</strong> celui imaginé. Et surtout leur champ perceptuel se trouve rétréci par une focalisation sur<br />

l’objectif. Comme « la carte n’est pas le territoire », un business plan n’est qu’une carte qui n’est<br />

pas supposé détailler toutes les nuances <strong>de</strong> l’activité entrepreneuriale, c’est plutôt un outil <strong>de</strong><br />

communication qui se construit et se reconstruit sans cesse chemin faisant pour les différentes<br />

parties prenantes.<br />

Le paradoxe du but conscient peut se formuler dans la formule paradoxale suivante : « Pour<br />

atteindre le but, il faut l’abandonner. » (Bateson 1977 : 193). Là où Bateson (1967) rejoint la<br />

théorie <strong>de</strong> l’effectuation <strong>de</strong> Sarasvathy c’est quand il prend l’exemple <strong>de</strong> l’artiste qui, s’il peut avoir<br />

un but conscient, « doit nécessairement écarter toute arrogance au profit d’une expérience créatrice<br />

où l’esprit conscient ne jouera plus qu’un rôle secondaire. » (Bateson, 1980 : 231). Pour Bateson,<br />

c’est dans l’art créatif que l’homme peut « faire l’expérience <strong>de</strong> lui-même – <strong>de</strong> son "soi" total –<br />

comme d’un modèle cybernétique », il arrive alors à la conclusion que l’homme est fait <strong>de</strong> « bribes<br />

et <strong>de</strong> morceaux <strong>de</strong> l’étoffe dont les rêves sont faits » (Bateson, 1980 : 231). Pour compenser notre<br />

propension excessive aux buts, Bateson invite l’individu à ouvrir sa conscience à l’art, la poésie, la<br />

spiritualité. Cette ouverture est en résonance avec la méditation <strong>de</strong> pleine conscience (mindfulness)<br />

qui consiste à se focaliser sur l’instant présent, sur ses sensations internes et perceptions en<br />

suspendant tout jugement et toute poursuite d’un but conscient avec <strong>de</strong>s conséquences positives sur<br />

la santé et le bien-être (Clutterbuck, 1973 ; Segal et al., 2002 ; Wallace et al., 2006 ; Steiler, 2012).<br />

7 Bateson (1967) entend ce terme <strong>de</strong> “sagesse” la prise en compte dans notre comportement du savoir concernant la<br />

totalité <strong>de</strong> l’être systémique.<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

De la même manière, D. Gerbinet (2007) utilise les écrits <strong>de</strong> Herrigel (1974) dans son article sur le<br />

paradoxe du but conscient en montrant comment la métaphore <strong>de</strong> l’archer illustre la théorie <strong>de</strong><br />

Bateson. Le paradoxe <strong>de</strong> l’histoire est que pour atteindre ce but, il faut perdre la conscience du but.<br />

En effet, ce qui est visé est un état où « l’archer n’a plus conscience <strong>de</strong> lui-même comme d’un être<br />

occupé à atteindre le centre <strong>de</strong> la cible (…) l’archer, l’arc, la flèche et la cible ne constituent plus<br />

<strong>de</strong>s entités distinctes, mais constituent un même circuit cybernétique » (Gerbinet, 2007).<br />

Enfin après avoir présenté la théorie du but conscient <strong>de</strong> G. Bateson (1967), nous allons exposer les<br />

principales caractéristiques <strong>de</strong> l’approche <strong>de</strong> Palo Alto appliquée dans notre cas à<br />

l’accompagnement d’entrepreneurs.<br />

1.3. L’approche systémique et stratégique <strong>de</strong> Palo Alto<br />

En relation avec les travaux <strong>de</strong> Bateson et notamment sa théorie <strong>de</strong> la double contrainte 8 (double<br />

bind) pour expliquer la schizophrénie (Bateson, 1969), les chercheurs <strong>de</strong> Palo Alto appliquent<br />

efficacement les modèles logiques et cybernétiques (théorie <strong>de</strong>s Types Logiques, paradoxes<br />

logiques, feed-back…) à la communication humaine (Watzalawick, Beavin, Jackson, 1972 ;<br />

Watzawick, Weakland, Fisch, 1975). Les chercheurs du groupe <strong>de</strong> Palo Alto ont remis en cause<br />

l’orthodoxie <strong>de</strong> la communication humaine en proposant une théorie générale <strong>de</strong> la communication<br />

fondée sur les travaux <strong>de</strong> Ruesch et Bateson (1951) pour laquelle « la communication est la matrice<br />

dans laquelle sont enchâssées toutes les activités humaines » (Ruesch et Bateson, 1988 : 13).<br />

De 1958 à 1962, Bateson, son groupe <strong>de</strong> recherche et l’équipe du MRI (Mental Research Institute)<br />

ont <strong>de</strong>s connexions indéniables. Watzalwick par exemple, s’appuie sur les travaux <strong>de</strong> Bateson dans<br />

Une logique <strong>de</strong> la communication. Après le départ <strong>de</strong> Bateson du MRI, les chercheurs <strong>de</strong> Palo Alto<br />

développent une approche plus spécifiquement thérapeutique en vue d’intervenir sur <strong>de</strong>s situations.<br />

Les prémisses théoriques <strong>de</strong> l’approche <strong>de</strong> Palo Alto sont systémiques et constructivistes,<br />

interactionnelles, stratégiques, et enfin pragmatiques (Brasseur et al., 1998).<br />

Le modèle <strong>de</strong> Palo Alto est :<br />

8 Plus d’une centaine <strong>de</strong> publication sur cette théorie ont été rencensé par Y. Winkin (1981). Pour une synthèse claire,<br />

nous renvoyons le lecteur à P. Watzlawick , J.H. Beavin et D. Jackson (1972 : 211-220).<br />

9


Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

- Un modèle systémique et constructiviste : il repose sur la théorie générale <strong>de</strong>s systèmes<br />

(Bertalanffy, 1973) qui comprend notamment trois propriétés importantes : a) la totalité :<br />

« le tout est supérieur à la somme <strong>de</strong>s parties » ; b) l’équifinalité : « à partir <strong>de</strong> conditions<br />

initiales i<strong>de</strong>ntiques, <strong>de</strong>ux systèmes peuvent évoluer vers <strong>de</strong>s états finaux différents et<br />

réciproquement » ; c) l’homéostasie : « tout système tend à maintenir un équilibre<br />

dynamique <strong>de</strong> fonctionnement ».<br />

- Un modèle interactionnel : l’interaction dynamique entre les parties qui composent le<br />

système est au centre du modèle. Les interactions entre l’individu et son environnement sont<br />

permanentes : « on ne peut pas ne pas communiquer » selon la célèbre formule <strong>de</strong><br />

Watzlawick. L’individu est à la fois le résultat et le moteur <strong>de</strong> toutes ces interactions.<br />

Lorsqu’un problème est traité avec cette approche, l’on va chercher les interactions<br />

dysfonctionnelles : Ce n’est jamais une personne qui a un problème <strong>de</strong> manière<br />

intrapsychique mais <strong>de</strong>s interactions qui posent problème (avec les autres, avec elle-même<br />

en pensée, avec son environnement…). C’est donc une façon <strong>de</strong> voir très différente <strong>de</strong> la<br />

pensée analytique et intrapsychique dominante.<br />

- Un modèle stratégique : D’après J-.J. Wittezaele (Colloque <strong>de</strong> mars 2006 – « changements<br />

<strong>de</strong> comportements » à Namur) « Un problème c’est la même difficulté qui revient sans arrêt.<br />

Et pourquoi est-ce qu’elle revient ? Et bien parce ce que ce qu’on a essayé <strong>de</strong> mettre en<br />

place pour la résoudre n’a pas été efficace. Quand ce n’est pas efficace cela maintient et<br />

même renforce le problème. Pour nous, c’est extrêmement important parce que la cible <strong>de</strong><br />

notre intervention va être dans un premier temps d’empêcher les personnes <strong>de</strong> recourir à<br />

ces tentatives <strong>de</strong> solution inefficaces. Les personnes ont le sentiment d’avoir tout essayé<br />

pour résoudre le problème. Pourtant c’est en fait leur manière <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r le problème qui<br />

limite les moyens qu’ils mettent en œuvre pour tenter <strong>de</strong> résoudre le problème » Un<br />

problème c’est donc une difficulté qui a été mal résolue. « La souffrance psychologique<br />

résulte d’une carte du mon<strong>de</strong> inductrice d’une interprétation <strong>de</strong> la situation, souvent<br />

considérée comme la seule possible, porteuse <strong>de</strong> souffrance et d’un mo<strong>de</strong> d’interaction avec<br />

les autres, souvent également perçu comme l’unique façon envisageable <strong>de</strong> résoudre un<br />

problème insupportable alors qu’au contraire il contribue à le maintenir et à éprouver un<br />

sentiment d’impuissance » (Brasseur, 2000). Si l’on trouve ce que la personne et/ou son<br />

entourage a mis en place pour résoudre le problème et qui ne fonctionne pas (qui donc<br />

maintient ou même renforce le problème) et que l’on fait en sorte qu’elle arrête <strong>de</strong> faire cela<br />

et/ou fasse quelque-chose à 180° alors on obtient un changement dans le système qui permet<br />

que le problème soit résolu.<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

Pour cela les praticiens du modèle <strong>de</strong> Palo Alto élaborent « une stratégie » qui va s’exprimer<br />

au travers <strong>de</strong> « tâches » <strong>de</strong>mandées à la personne qui affirme avoir un problème C’est en<br />

effet extrêmement délicat d’amener les personnes à faire exactement l’inverse <strong>de</strong> ce qu’elles<br />

font <strong>de</strong>puis très longtemps parfois. Ensuite il est <strong>de</strong>mandé aux personnes d’effectuer <strong>de</strong>s<br />

« tâches » entre les séances parce qu’on pense que le plus important se passe en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s<br />

séances, dans leur vie avec le problème… Elles vivent alors « une expérience émotionnelle<br />

correctrice » (Alexan<strong>de</strong>r, 1959) qui amène le changement (soit par l’arrêt <strong>de</strong>s tentatives <strong>de</strong><br />

solutions, soit par une action à 180° <strong>de</strong> ces tentatives <strong>de</strong> solution).<br />

- Un modèle pragmatique : une grille <strong>de</strong> résolution <strong>de</strong> problèmes : Du fait <strong>de</strong>s prémisses<br />

systémiques, cybernétiques voire biologiques, la démarche est assez cadrée, presque<br />

scientifique. Les praticiens du modèle <strong>de</strong> Palo Alto utilisent donc une grille <strong>de</strong> résolution <strong>de</strong><br />

problèmes très pragmatique :<br />

o Quel est le problème ? En quoi et pour qui ?<br />

En entreprise, dans une situation <strong>de</strong> harcèlement par exemple, il est très courant <strong>de</strong> tenter <strong>de</strong><br />

ramener à la raison l’agresseur, <strong>de</strong> le faire travailler avec un coach alors qu’il n’est pas du<br />

tout client du changement : ce n’est pas un problème pour lui !<br />

o Quelles sont les émotions associées au problème ?<br />

Repérer les émotions permet ensuite soit <strong>de</strong> les faire diminuer afin <strong>de</strong> débloquer la situation,<br />

soit <strong>de</strong> les utiliser <strong>de</strong> manière stratégique. (la colère peut être très utile pour amener une<br />

personne a changer <strong>de</strong> comportement).<br />

o Quelles sont les tentatives <strong>de</strong> solution ?<br />

Quelles sont les éléments mis en place par une personne pour résoudre une difficulté et qui<br />

ne fonctionnent pas ? Qu’est-ce qui a été essayé jusque là sans succès par la personne ou son<br />

entourage personnel et/ou professionnel ?<br />

o Quel est le thème <strong>de</strong>s tentatives <strong>de</strong> solution ?<br />

A un niveau logique supérieur, on va chercher une sorte <strong>de</strong> dénominateur commun aux<br />

tentatives <strong>de</strong> solution. C’est un peu comme si c’était toujours la même musique qui était<br />

jouée avec différents instruments. Ainsi, il nous faut trouver le thème musical pour changer<br />

<strong>de</strong> morceau et pas seulement d’instrument. Si l’on ne fait pas cela, alors on reste au niveau<br />

<strong>de</strong>s actions et on n’englobe pas suffisamment le problème.<br />

o Quel est donc le thème d’intervention ?<br />

Une fois que l’on a trouvé le thème <strong>de</strong>s tentatives <strong>de</strong> solutions alors on cherche le thème<br />

d’intervention qui se trouve à l’opposé (à 180°) <strong>de</strong> ce que la personne a essayé <strong>de</strong> faire<br />

jusqu’alors.<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

o Quelle tâche peut-on construire ?<br />

La tâche est une action vis-à-vis du problème qui va permettre le changement. Les personnes<br />

repartent par exemple, <strong>de</strong> séance avec <strong>de</strong>s choses à faire, dire, penser qui selon la stratégie<br />

construite amèneront un changement par l’arrêt <strong>de</strong>s tentatives <strong>de</strong> solution ou une action à 180 °.<br />

L’approche systémique et stratégique <strong>de</strong> Palo Alto est donc un modèle pragmatique qui refuse toute<br />

forme <strong>de</strong> pathologisation définitive et propose une approche centrée sur <strong>de</strong>s interventions brèves<br />

(Fisch, Weakland et Segal, 1986 ; Wittezaele et Garcia, 1992) avec comme finalité non pas la<br />

compréhension (pourquoi ?) mais le changement (comment faire autrement ?). Cette approche nous<br />

semble particulièrement adaptée à la situation <strong>de</strong> l’accompagnement d’entrepreneurs qui sont avant<br />

tout centrés sur l’action.<br />

2. Le cadre méthodologique<br />

Notre approche méthodologique prend la forme d’une recherche-action (Argyris et Schön, 1996)<br />

qui vise non pas seulement à une compréhension généralisable du processus entrepreneurial mais à<br />

forger <strong>de</strong> nouveaux outils d’accompagnement <strong>de</strong>s entrepreneurs. Pour cela, nous avons accompagné<br />

<strong>de</strong>ux groupes <strong>de</strong> 8 entrepreneurs sur une durée <strong>de</strong> 12 mois dans le cadre d’un incubateur, à raison<br />

d’une séance <strong>de</strong> 3 heures par mois. Nous avons aussi bien sûr utilisé toutes autres situations<br />

d’accompagnement d’entrepreneurs vécues lors <strong>de</strong> modules <strong>de</strong> formation ou <strong>de</strong> rencontres moins<br />

formelles. Nous avons mobilisé pour cet accompagnement le cadre théorique <strong>de</strong> Bateson ainsi que<br />

l’approche systémique et stratégique <strong>de</strong> Palo Alto. Enfin, l’intervention a pris la forme d’un groupe<br />

<strong>de</strong> codéveloppement professionnel (Champagne et Payette, 1997).<br />

« Comment accompagner <strong>de</strong>s entrepreneurs dans leur projet <strong>de</strong> création <strong>de</strong> manière plus durable ou<br />

plus écologique au sens <strong>de</strong> Bateson ? » a été la question fil-rouge <strong>de</strong> cette recherche. Dans les<br />

groupes <strong>de</strong> codéveloppement d’entrepreneurs, l’un après l’autre, les entrepreneurs participants ont<br />

pris le rôle <strong>de</strong> « client » pour exposer un aspect <strong>de</strong> leur pratique d’entrepreneur qu’ils voulaient<br />

améliorer ou une problématique que leur posait l’évolution <strong>de</strong> leur projet. Les autres ont agi comme<br />

« consultants » pour ai<strong>de</strong>r ce client à sortir <strong>de</strong> sa difficulté en développant son pouvoir d’agir et en<br />

élargissant la vision <strong>de</strong>s enjeux systémiques dont était tissé sa problématique, son blocage ou sa<br />

préoccupation. L’organisation <strong>de</strong>s sessions s’est faite en suivant le cadre du codéveloppement<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

professionnel (Champagne et Payette, 1997 ; Hoffner-Lesure et Delaunay, 2011) car elle présente<br />

trois avantages :<br />

a) elle rend les participants acteurs <strong>de</strong> leurs apprentissages et <strong>de</strong> leur développement ce qui<br />

convient bien à ce type <strong>de</strong> population habituée à agir, à faire, à expérimenter ;<br />

b) elle est centrée sur la résolution <strong>de</strong> problèmes qui est bien l’objet <strong>de</strong> la grille <strong>de</strong> résolution <strong>de</strong><br />

problèmes du modèle <strong>de</strong> Palo Alto ;<br />

c) elle repose sur une dynamique <strong>de</strong> groupe, développe l’intelligence collective et <strong>de</strong>s<br />

apprentissages fondées sur le partage <strong>de</strong> pratiques, la construction du sens et <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité qui<br />

n’est pas sans rappeler les communautés <strong>de</strong> pratiques (Wenger, 1998).<br />

d) Enfin, les entrepreneurs, dans ce cadre, apprennent à ai<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s participants et donc progressent<br />

vis-à-vis <strong>de</strong> leur posture <strong>de</strong> manager et <strong>de</strong> chef d’entreprise tout en apprenant à <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s<br />

praticiens réflexifs (Schön, 1983).<br />

Les séances <strong>de</strong> groupes se structurent en six étapes (Champagne et Payette, 1997) :<br />

1. Exposé <strong>de</strong> la problématique, <strong>de</strong> la préoccupation ou <strong>de</strong> la question ;<br />

2. Clarification : questions d’information et <strong>de</strong> clarification <strong>de</strong>s « Consultants » et <strong>de</strong><br />

l’animateur (incluant notamment les « tentatives <strong>de</strong> solutions » qui entretiennent le<br />

problème) ;<br />

3. Contrat <strong>de</strong> consultation : résultat espéré et type <strong>de</strong> consultation souhaitée ;<br />

4. Réactions, commentaires, suggestions, questions réflexives, questions stratégiques <strong>de</strong>s<br />

« consultants » (le client écoute, fait préciser et note).<br />

5. Synthèse <strong>de</strong>s pistes <strong>de</strong> résolution trouvées par le groupe : exemple : conception d’un plan<br />

d’action, autres manières <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r le problème, injonctions <strong>de</strong> tâches pour mettre un<br />

terme aux « tentatives <strong>de</strong> solutions » et sortir du cercle vicieux…Etc<br />

6. Conclusion : évaluation et assimilation <strong>de</strong>s apprentissages par chacun en prenant <strong>de</strong>s notes,<br />

éventuellement synthèse d’un point théorique par le chercheur-intervenant facilitateur du<br />

groupe.<br />

Une <strong>de</strong>s spécificités <strong>de</strong> notre intervention par rapport au processus original <strong>de</strong> co<strong>de</strong>veloppement est<br />

l’utilisation du modèle Palo Alto qui empêche <strong>de</strong> tomber dans les tentatives <strong>de</strong> solution <strong>de</strong><br />

l’entrepreneur et donc <strong>de</strong> ne pas l’ai<strong>de</strong>r en lui proposant ce qu’il a déjà essayé ou ce que son<br />

entourage lui conseille d’essayer et qui ne fonctionne pas.<br />

L’autre spécificité est que nous intervenons sur le processus plus qu’un animateur. Notre posture est<br />

plus proche <strong>de</strong> celle d’un superviseur : qui recadre et propose également <strong>de</strong>s pistes <strong>de</strong> résolution <strong>de</strong><br />

problèmes.<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

A l’issue <strong>de</strong> chaque groupe <strong>de</strong> codéveloppement, nous [D.R.] avons tenu un journal recherche en<br />

rédigeant une synthèse réflexive <strong>de</strong> nos impressions et avancées à chacune <strong>de</strong>s sessions et<br />

complétant les verbatim pris en notes lors <strong>de</strong> la séance. Cela nous a permis <strong>de</strong> récolter un matériel<br />

discursif relativement fiable, c’est-à-dire correspondant à ce que pense et ressent la personne lors <strong>de</strong><br />

la séance en essayant, grâce au questionnement stratégique, d’avoir une vision, si ce n’est objective,<br />

du moins intersubjective, <strong>de</strong> la carte du mon<strong>de</strong> mentale du participant et vali<strong>de</strong>, c’est-à-dire pertinent<br />

par rapport à notre projet <strong>de</strong> recherche.<br />

De l’ensemble <strong>de</strong>s séances <strong>de</strong> codéveloppement animées, nous avons choisi <strong>de</strong> construire <strong>de</strong>ux cas<br />

d’entrepreneurs composés <strong>de</strong> l’agrégation <strong>de</strong> plusieurs situations accompagnées dans le but <strong>de</strong><br />

servir notre projet d’un point <strong>de</strong> vue pédagogique. Ils ont été aussi inspirés <strong>de</strong>s 7 années<br />

d’intervention (NG) dans le département entrepreneuriat <strong>de</strong> l’EM lyon dans <strong>de</strong>s programmes <strong>de</strong><br />

création virtuelle d’entreprise.<br />

3. Résultats et discussion<br />

Nous avons choisi <strong>de</strong> présenter les résultats sous formes <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cas typiques d’accompagnement<br />

d’entrepreneurs. Les <strong>de</strong>ux situations que nous proposons sont donc <strong>de</strong>s regroupements <strong>de</strong> verbatim<br />

<strong>de</strong> plusieurs sujets que nous avons rassemblés pour construire <strong>de</strong>s cas avec une visée pédagogique<br />

<strong>de</strong> clarté dans la présentation <strong>de</strong>s résultats. C’est aussi un choix <strong>de</strong> notre part, <strong>de</strong> faire cette<br />

reconstruction, afin <strong>de</strong> respecter la confi<strong>de</strong>ntialité <strong>de</strong>s situations.<br />

Nous présentons les <strong>de</strong>ux cas différents : Vincent : « réussir à tout prix » et Julie : « contrôler<br />

l’incontrôlable » dans les sections suivante.<br />

3.1. L’histoire <strong>de</strong> Vincent : « Réussir à tout prix »<br />

Il entre dans la salle <strong>de</strong> l’incubateur où nous avons ren<strong>de</strong>z-vous et je [N.G.] me dis : « Il est trop<br />

chouette ce jeune ». Il s’appelle Vincent, il a 23 ans et il a créé son entreprise il y a un an encore<br />

soutenu par l’école <strong>de</strong> commerce dont il est bientôt diplômé. En effet, je crois que son projet, qui le<br />

passionne, lui a fait laisser quelques ardoises au prof <strong>de</strong> droit international !<br />

Je le regar<strong>de</strong> avec sa chemise rose et son pantalon <strong>de</strong> costume gris …il est souriant, il me connaît, ca<br />

va, mais je sens son malaise. Il m’a <strong>de</strong>mandé un ren<strong>de</strong>z-vous en urgence….<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

« -Je suis contente <strong>de</strong> te voir Vincent mais qu’est-ce qui t’amène ?<br />

-J’ai perdu la foi et je voulais vous voir, je pète les plombs.<br />

-Ok, tu as perdu la foi, Vincent, c’est-à-dire ?<br />

- Je n’arrive plus à faire ma prospection téléphonique, ni même à relancer les prospects que j’ai déjà<br />

rencontrés, c’est l’horreur. »<br />

J’apprends, au niveau contextuel, que son associé François déteste faire cela et est plutôt « l’artiste »<br />

dans leur projet. François conçoit les propositions d’actions <strong>de</strong> communication et envisage les<br />

campagnes. Ainsi, c’est plutôt Vincent qui porte le projet commercialement parlant. C’est lui qui<br />

serre <strong>de</strong>s mains et qui prospecte… Alors oui je comprends que c’est grave !<br />

« -D’accord Vincent, tu n’as plus la foi, dis-je.<br />

-Oui vous voyez le fameux adage, la loi <strong>de</strong>s 3 F : « foi, fric, fun ». Et bien aujourd’hui, pour moi, il<br />

n’y a plus rien. On ne gagne rien et je ne m’éclate plus. »<br />

Mon expérience <strong>de</strong>s jeunes porteurs <strong>de</strong> projets me fait me détendre…Je me dis, ok il est dans une<br />

phase <strong>de</strong> creux <strong>de</strong> ces montagnes russes émotionnelles qu’ils doivent tous enchaîner à un rythme<br />

frénétique. J’ai l’habitu<strong>de</strong>… Mais quand même il a l’air si touché !...<br />

Alors il m’explique :<br />

« - J’ai beau avoir <strong>de</strong>s listings <strong>de</strong> prospects faits par notre stagiaire Audrey, je n’arrive rien à faire :<br />

je compose parfois le numéro et je raccroche au <strong>de</strong>rnier moment…. ou pire, quelqu’un répond et je<br />

prétexte une erreur…Impossible <strong>de</strong> parler ! »<br />

Je dis : « - Ah bon et comment expliques tu cela ? Qu’est-ce que tu te dis à ce moment là ?<br />

-Ben j’ai plus la foi quoi, cela me saoule.<br />

-Ca te saoule ou tu crois quelque chose ? Qu’est-ce que tu te dis à ce moment précis où tu ne peux<br />

parler ?<br />

-Je crois qu’on va m’envoyer paître, je me dis que je vais me faire jeter.<br />

- Et que dit François ou ton entourage ?<br />

- François, trop rien, mais je vois qu’il commence à s’inquiéter car il m’a <strong>de</strong>mandé hier le nombre<br />

<strong>de</strong> prospects contactés <strong>de</strong>puis le début du mois. Quant à Amélie, ma copine, elle me dit <strong>de</strong><br />

m’accrocher <strong>de</strong> me fixer <strong>de</strong>s objectifs d’appels par jour…<br />

-D’accord, revenons à quand tu te dis que tu vas te faire jeter…..tu as le plus peur <strong>de</strong> quoi ?<br />

-Peur qu’on me dise que mon positionnement est nul.<br />

- C’est déjà arrivé ?<br />

- Non mais j’ai peur <strong>de</strong> cela…<br />

- Tu as peur que l’on te dise que ton positionnement est nul, Ok… Et quoi d’autre ?<br />

- Bien, heu…que nous sommes trop chers.<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

- D’accord…<br />

Je me dis, alors, regardons ensemble ses peurs, j’ai cela en tête et je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> :<br />

- Trop chers, et qu’est-ce qui pourrait se passer <strong>de</strong> pire ?<br />

- Que j’enchaîne les conversations téléphoniques et les entretiens comme cela et qu’on me dise que<br />

mon offre est nulle, que nous sommes trop chers et…<br />

- Et quoi ? Que tu n’aies plus <strong>de</strong> clients ?<br />

- Oui c’est exactement cela : que je sois et que nous soyons la risée <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong>, qu’on n’ait<br />

plus <strong>de</strong> chiffre, plus rien…<br />

- Et ?...<br />

- Et que nous ne puissions plus nous verser nos SMIC ni même nous rembourser nos frais. Que nous<br />

<strong>de</strong>vions déposer le bilan et planter nos familles et nos potes qui ont mis <strong>de</strong> l’argent.<br />

- Et encore quoi d’autre… ?<br />

- Et voilà, ce serait l’horreur totale…Ma copine me quitterait ….et François avec son bébé et sa<br />

femme : ils seraient à la rue et sans rien…c’est affreux.<br />

- Et puis l’ensemble <strong>de</strong> ta famille te tomberait <strong>de</strong>ssus pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s comptes et Amélie aussi en<br />

disant que tous les week-ends et toutes les nuits à bosser où tu la délaissais furent vains et inutiles….<br />

- Oui c’est cela.<br />

- Et puis au niveau <strong>de</strong> l’école et <strong>de</strong> tes stagiaires ? Je continue à le questionner car je sens que nous<br />

n’avons pas tout regardé en face encore et qu’il a d’autres peurs dans « sa manche »…<br />

- Ben on laisserait tout le mon<strong>de</strong> tomber et on passerait pour <strong>de</strong>s blaireaux.<br />

- Ah oui, en effet c’est terrible …Et qu’est-ce que tu ferais alors ?<br />

- Ben je n’en sais rien, ce serait l’enfer.<br />

- Tu chercherais un autre job ou tu relancerais un nouveau projet ? »<br />

Je vois que ma question le désarçonne. Il n’était pas allé jusqu’au bout… et puis je freine : « -Non,<br />

mais non, tu serais anéanti et tomberais probablement en dépression…Sans parler du fait que tu<br />

serais sûrement obligé <strong>de</strong> retourner vivre chez tes parents.<br />

- Oui, mais vous êtes atroce <strong>de</strong> me dire ces trucs…<br />

- Oui Vincent, je regar<strong>de</strong> avec toi tes peurs et <strong>de</strong>s scénarios qui pourraient se produire et qu’il<br />

faudrait alors que tu assumes… Mais je crois que nous pourrions envisager encore d’autres<br />

catastrophes et que nous n’avons pas tout exploré.<br />

Je crois que tu vis une pério<strong>de</strong> très compliquée et très éprouvante et le souci du commercial -<br />

puisque tu es celui qui le porte dans votre entreprise – t’obsè<strong>de</strong> <strong>de</strong> plus en plus et c’est bien naturel.<br />

Je crois que tu as <strong>de</strong> nombreuses peurs et qu’elles sont légitimes… il y en a probablement d’autres à<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

venir et je vais te proposer quelque chose <strong>de</strong> difficile mais nécessaire pour envisager ce à quoi nous<br />

n’avons pas encore pensé….<br />

Ainsi, je vais te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> poursuivre ce que nous avons commencé ensemble aujourd’hui et <strong>de</strong><br />

prendre, chaque jour, quinze minutes pour réfléchir au pire qui pourrait se produire : qu’est-ce qu’on<br />

pourrait te répondre <strong>de</strong> vraiment horrible et insupportable en prospection commerciale ?<br />

Voilà pour cet aspect précis <strong>de</strong> la prospection mais nous <strong>de</strong>vons aller plus loin. Vincent, je veux que<br />

tu répon<strong>de</strong>s à la question suivante : Si tu étais sûr que ton entreprise ne marchera jamais, que feraistu<br />

? »<br />

Il est pétrifié et concentré et me dit : « D’accord je vais le faire », je sens sa voix qui vacille. Il note<br />

notre ren<strong>de</strong>z-vous quinze jours plus tard et sort en pilotage automatique, bouffi d’émotions…<br />

Le principe là est <strong>de</strong> lui faire affronter le pire afin <strong>de</strong> réduire ses angoisses en prospection (imaginer<br />

le pire <strong>de</strong> ce qu’on pourrait lui répondre), regar<strong>de</strong>r les choses en face permet <strong>de</strong> faire baisser la<br />

pression comme lorsqu’enfant l’on ose se lever pour s’approcher <strong>de</strong> l’ignoble monstre dans le coin<br />

<strong>de</strong> notre chambre qui est en fait une couverture posée sur un tas <strong>de</strong> jouets. « Touchez les fantômes et<br />

ils disparaissent » disait Paul Watzlawick. Il s’agit donc d’une prescription à 180° <strong>de</strong> ce qu’il tentait<br />

<strong>de</strong> faire en n’y pensant pas trop et en essayant <strong>de</strong> s’auto convaincre en se disant « ça va bien se<br />

passer ! »<br />

Dans la 2ème partie du travail que nous lui avons <strong>de</strong>mandé, nous sommes passés à un niveau<br />

logique supérieur en « attaquant » son but conscient : il veut à tout prix réussir et nous sentons qu’il<br />

est déjà bien braqué sur cela. D’expérience et conformément à la pensée <strong>de</strong> Bateson, nous avons<br />

constaté que c’est une <strong>de</strong>s meilleures manières <strong>de</strong> ne rien obtenir que <strong>de</strong> vouloir à tout prix atteindre<br />

un but. Puisque, selon Bateson, si on est orienté vers un but conscient et seulement lui, alors on se<br />

coupe <strong>de</strong> feedbacks <strong>de</strong> l’environnement, <strong>de</strong>s autres, <strong>de</strong> son intuition qui pourraient permettre<br />

justement d’atteindre ce but.<br />

La semaine suivante, je [N.G.] revois Vincent. Il est <strong>de</strong>vant moi et me dit :<br />

« - C’était horrible votre question !<br />

- Je sais Vincent, je suis navrée, mais le pire peut arriver et je préfère que l’on s’y prépare.<br />

- J’ai paradoxalement bien dormi cette semaine et je me sens moins stressé. J’avais votre question<br />

en tête souvent et je me suis dis en fait que si j’étais sûr que l’entreprise ne fonctionnera jamais et<br />

bien j’abandonnerai <strong>de</strong> suite. Je tenterai <strong>de</strong> rembourser mes proches au fil du temps et chercherai un<br />

poste en finance <strong>de</strong> marchés pour gagner enfin ma vie.<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

- D’accord donc tu ferais cela… et sinon sur tes peurs liées à la prospection et le « qu’est-ce qui<br />

pourrait se passer <strong>de</strong> pire », comment cela s’est passé cette semaine avec cette tâche ?<br />

- Je me suis dit qu’au pire on me dirait que notre offre ou notre prix ne convient pas et qu’il serait<br />

toujours temps <strong>de</strong> réajuster. En plus j’ai pensé cette semaine que la prospection téléphonique n’est<br />

pas adaptée à notre projet. J’ai donc pris <strong>de</strong>s ren<strong>de</strong>z-vous <strong>de</strong> réseau avec <strong>de</strong>s contacts donnés par<br />

notre premier client.<br />

Ce qui s’est passé ensuite pour Vincent c’est que grâce à l’apaisement <strong>de</strong> sa peur, il s’est remis en<br />

lien avec ces feedbacks internes (son intuition) et les feedbacks externes <strong>de</strong> son environnement. Il a<br />

donc pratiquement arrêté la prospection « dans le dur » et a multiplié les contacts <strong>de</strong> réseau, redirigé<br />

à chaque ren<strong>de</strong>z-vous vers <strong>de</strong>s personnes à même d’être intéressées par son offre. Ainsi l’offre a pu<br />

considérablement changer : les rencontres avec son marché ont modifié leur politique <strong>de</strong> prix et ils<br />

se sont positionnés sur une niche mieux i<strong>de</strong>ntifiée par les parties prenantes.<br />

La tâche prescrite d’imaginer le pire a permis <strong>de</strong> mettre un terme à ses efforts habituels pour dénier<br />

ses peurs et à les remplacer par une pensée consciente sur ce qu’il pourrait se passer <strong>de</strong> pire dans la<br />

prospection. Cette pensée centrée sur le pire qui était à 180° <strong>de</strong>s efforts précé<strong>de</strong>nts pour échapper<br />

aux sentiments <strong>de</strong> peur a eu pour effet <strong>de</strong> rouvrir le champ <strong>de</strong>s possibles et d’envisager d’autres<br />

possibilités pour prospecter. Ce mouvement effectué par Vincent a permis <strong>de</strong> renouer avec un<br />

pouvoir d’agir qui se trouve plus en phase avec l’environnement. Du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’effectuation<br />

<strong>de</strong> Sarasvathy, nous pourrions dire que Vincent s’est reconnecté à « qui il était » en incluant ses<br />

sentiments <strong>de</strong> peur du refus en situation <strong>de</strong> prospection, plutôt que <strong>de</strong> se couper <strong>de</strong> cette réalité, il a<br />

réussi à l’inclure comme une ressource. Ensuite, la prise en compte <strong>de</strong> cette réalité subjective lui a<br />

permis <strong>de</strong> connecter avec son intuition et l’intelligence qu’il a <strong>de</strong> son marché. Il est sorti <strong>de</strong> l’ornière<br />

d’une « prospection aveugle dans le dure » pour faire avec « qui il connait », il s’est engagé dans<br />

une démarche <strong>de</strong> prospection en s’appuyant sur son réseau professionnel et sur les<br />

recommandations <strong>de</strong>s premiers clients. Avec l’exercice du pire, il a conscientisé ce qu’il était prêt à<br />

perdre (« Raisonnement en perte acceptable ») pour continuer son aventure entrepreneuriale. Et<br />

enfin, en rencontrant <strong>de</strong>s prospects et en discutant avec eux <strong>de</strong> son offre, il a commencé à coconstruire<br />

l’avenir avec eux (principe du « patchwork fou »).<br />

Tout cela a été rendu possible aussi car il a lâché son but conscient <strong>de</strong> réussir son entreprise à tout<br />

prix avec une vision restrictive <strong>de</strong> réussir en prospectant. Il a même envisagé échouer grâce à cette<br />

question que nous lui avons posée.<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

3.2. L’histoire <strong>de</strong> Julie : « contrôler l’incontrôlable »<br />

Ce jour d’automne, l’ensemble <strong>de</strong>s participants à notre séance <strong>de</strong> codéveloppement est arrivé au<br />

compte goutte : ils sont si tendus par leurs projets ! Les appels aux clients potentiels, les prises <strong>de</strong><br />

ren<strong>de</strong>z-vous, les dépôts <strong>de</strong>s statuts pour certains, la recherche <strong>de</strong> nouveaux fournisseurs….<br />

Ils arrivent avec smartphones, ordinateurs connectés et du stress plein la tête.<br />

Aujourd’hui nous travaillerons sur la situation <strong>de</strong> Julie. D’un commun accord avec les autres<br />

participants, c’est la question la plus délicate à traiter. En effet, chaque séance le groupe se met<br />

d’accord sur les problèmes à traiter en priorité, nous ne programmons jamais à l’avance les sujets<br />

afin <strong>de</strong> répondre à leurs besoins en temps réel.<br />

Elle commence ainsi :<br />

- J’ai <strong>de</strong>ux problèmes : d’abord je ne sais pas si je dois lancer mon activité avec 2000 ou 4000<br />

pièces : cela me stresse car on passe du simple au double. Si je pars avec un stock qui s’avèrera trop<br />

faible alors je manquerai <strong>de</strong>s ventes et si je vois trop grand, j’ai peur <strong>de</strong> rester avec <strong>de</strong> la<br />

marchandise sur les bras. D’autre part, je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> comment connaître les marges <strong>de</strong> mes<br />

fournisseurs pour ne pas me faire avoir.<br />

En effet, je bluffe avec eux en <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong>s prix que j’imagine atteignables pour eux.<br />

Seulement, je pense que je <strong>de</strong>vrais avoir une grille précise pour travailler. Cela me rassurerait<br />

d’avoir <strong>de</strong>s références <strong>de</strong> calcul sur chaque catégorie <strong>de</strong> produits et être sûre que ce que je négocie<br />

est adapté. De la même manière si j’exagère, j’ai peur qu’ils ne veuillent plus travailler avec moi et<br />

alors je n’aurais plus <strong>de</strong> produits.<br />

L’ensemble du groupe questionne pour mieux comprendre :<br />

- Mais comment penses-tu que font tes concurrents ?<br />

- En fait je n’en sais rien et je n’ai pas vraiment <strong>de</strong> concurrents pour l’instant.<br />

- Est-ce que c’est déjà arrivé que tes fournisseurs disent non parce que tu exigeais un prix trop<br />

faible ?<br />

- Non mais c’est déjà difficile <strong>de</strong> les convaincre <strong>de</strong> me rencontrer alors je n’ai pas intérêt à être à<br />

côté <strong>de</strong> la plaque…<br />

Je [NG] reformule sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong> en gardant les distinctions qu’elle fait sur chaque problématique et<br />

pressentant qu’il y a un thème plus large qui englobe ses inquiétu<strong>de</strong>s.<br />

Nous arrivons donc avec le contrat suivant :<br />

- Julie tu souhaites donc que l’on t’ai<strong>de</strong> à réfléchir à l’évaluation <strong>de</strong> tes stocks <strong>de</strong> départ et à<br />

comment construire une grille <strong>de</strong> prix fournisseurs, c’est cela ?<br />

- Oui, j’aimerais bien.<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

Chaque participant propose quelque chose. Ils reviennent sur comment elle a calculé ses quantités<br />

pour donner une autre manière <strong>de</strong> calculer ou un conseil en fonction <strong>de</strong> ce qu’ils ont eux-mêmes fait<br />

dans leur projet. Ils essaient aussi <strong>de</strong> proposer <strong>de</strong>s voies alternatives pour trouver d’autres<br />

fournisseurs et d’autres produits…<br />

Nous sommes là vraiment dans l’opérationnel et Julie note frénétiquement les idées <strong>de</strong> ses pairs.<br />

En fin <strong>de</strong> tour <strong>de</strong> table, je reprends la parole :<br />

- « En fait Julie, corriges-moi si je me trompe, mais tu cherches à savoir quelles doivent être tes<br />

quantités <strong>de</strong> départ, et tu souhaites être sûre <strong>de</strong> cela ? De la même manière tu cherches à trouver une<br />

grille <strong>de</strong> calcul pour obtenir <strong>de</strong>s prix <strong>de</strong> tes partenaires <strong>de</strong> manière adéquate, c’est bien cela ?<br />

- Oui c’est cela.<br />

- Or les quantités, comme te l’a dit le groupe, on ne peut pas vraiment savoir mieux que toi combien<br />

prévoir. Tu peux à la limite imaginer ce que tu risques <strong>de</strong> perdre et éventuellement trouver un plan B<br />

pour écouler les produits qui te resteront comme te l’a proposé Camille. Mais ce sont les seules<br />

marges <strong>de</strong> manœuvre que tu as. Comme tout le mon<strong>de</strong> ici, tu navigues à vue et c’est extrêmement<br />

courageux <strong>de</strong> ta part. C’est un peu votre lot <strong>de</strong> jeune créateur d’entreprise <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir sans cesse<br />

bluffer comme tu dis. Le principal est <strong>de</strong> prendre une décision « la moins pire » possible en fonction<br />

<strong>de</strong>s données que tu as et <strong>de</strong> ton intelligence. La meilleure décision n’existe pas. Il s’agit <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r et<br />

<strong>de</strong> rendre cette décision bonne en l’assumant<br />

- Oui, enfin c’est difficile, j’aimerais bien avoir plus <strong>de</strong> données pour déci<strong>de</strong>r comme cette grille sur<br />

mes prix…<br />

- Je comprends Julie, mais justement à propos <strong>de</strong> cette grille, je voulais te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r existe-t-il<br />

quelque part, quelqu’un qui a cette information ? Est-ce possible d’obtenir cette grille actuellement ?<br />

- Non, je ne pense pas car c’est un nouveau marché et je propose aussi une nouvelle manière <strong>de</strong><br />

travailler. En effet…<br />

- Exactement. Peut-être que tu pourras la construire petit à petit avec l’expérience et les mois ou<br />

années <strong>de</strong> pratique sur le marché, non ?<br />

- Si, si, je ne voyais pas les choses comme cela….<br />

- Tu vois Julie c’est comme si tu cherchais à contrôler l’incontrôlable et à savoir avant <strong>de</strong> pouvoir<br />

savoir. Alors le doute s’installe et tu te sens prise dans une casca<strong>de</strong> <strong>de</strong> doutes dont il est difficile<br />

d’émerger. C’est bien cela ?<br />

- Oui tout à fait : une question en amène <strong>de</strong>ux autres puis encore <strong>de</strong>ux autres…C’est exponentiel et<br />

c’est infernal !<br />

- En effet, je crois que cela fonctionne exactement comme cela. C’est comme un arbre <strong>de</strong>s doutes.<br />

Au départ il y a un tronc, la première question, puis quelques branches, d’autres questions, qui se<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

ramifient en une multitu<strong>de</strong> d’autres branches plus fines…. Alors tu te perds dans <strong>de</strong>s ramifications<br />

où il n’y a pas <strong>de</strong> réponses.<br />

- Oui c’est terrible et infini semble-t-il !<br />

- C’est infini si tu laisses l’arbre <strong>de</strong>s doutes se déployer. En fait dans ce genre <strong>de</strong> situation, il faut<br />

absolument se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r : est-ce que quelqu’un, quelque part dans l’univers a une réponse à cette<br />

question ? Si la réponse est « oui », alors vraiment il faut la chercher sans relâche. En revanche, si la<br />

réponse est « non », comme pour ta grille, il faut couper comme un bûcheron au niveau du tronc<br />

l’arbre <strong>de</strong>s doutes. Le tronc étant la première question à laquelle personne n’a <strong>de</strong> réponse. J’aimerais<br />

que tu puisses te dire : « Ok, personne ne peut, pour l’instant, répondre à cette question alors<br />

j’arrête ».<br />

De la même manière, pour toutes les questions que vous avez, tous, autour <strong>de</strong> cette table, toutes ses<br />

« forêts <strong>de</strong> doutes », dites-vous que si une question arrive et que la réponse est introuvable, alors<br />

bloquez-là : coupez au tronc les arbres <strong>de</strong>s doutes !<br />

Bien sûr, vous pouvez continuer et laisser pousser ces arbres <strong>de</strong> doutes mais alors, sachez que vous<br />

vous apprêtez à vivre plus violemment les montagnes russes émotionnelles que vous subissez déjà.<br />

Je n’ai pas trop envie que vous vous fassiez <strong>de</strong>s tours <strong>de</strong> « Space Montain » en continu pendant <strong>de</strong>s<br />

mois voire <strong>de</strong>s années…Vous allez vous faire du mal si vous faites cela. D’autre part, comme tu le<br />

sais, Julie, lorsque l’on est dans les branches alors on retar<strong>de</strong> ou on évite la prise <strong>de</strong> décision ce qui<br />

pourrait amener à bloquer l’entreprise. On pourrait même imaginer à terme qu’elle périclite <strong>de</strong> ce<br />

fait. »<br />

L’intervention, menée grâce au modèle <strong>de</strong> Palo Alto, a été d’abord, d’effectuer un recadrage. Le<br />

recadrage permet <strong>de</strong> « recadrer la vision » <strong>de</strong> l’interlocutrice : on cherche à lui montrer sa situation<br />

sous un autre angle qui ouvre <strong>de</strong>s possibilités plus larges avec un effet apaisant.<br />

Chercher à répondre à ces questions sans réponses du fait <strong>de</strong> la nouveauté du marché et du fait du<br />

début <strong>de</strong> son activité, tétanisait Julie. Lui montrer cela et l’amener à se rendre compte qu’elle<br />

pouvait choisir <strong>de</strong> faire autrement en décidant <strong>de</strong> bloquer ces questions a été libérateur.<br />

La portée du recadrage a été ensuite appuyée grâce à la technique <strong>de</strong> « la plus gran<strong>de</strong> peur ». En<br />

effet, en lui disant qu’elle pouvait continuer à faire cela mais qu’elle risquait d’une part <strong>de</strong> souffrir<br />

plus et d’autre part <strong>de</strong> faire péricliter son entreprise en ne prenant pas <strong>de</strong> décision, a permis d’asseoir<br />

plus fermement cette nouvelle vision <strong>de</strong>s choses.<br />

4. Conclusion<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

Si un nombre croissant <strong>de</strong> recherches montrent que l’entrepreneur n’est pas guidé par une démarche<br />

déterministe et linéaire visant à atteindre un objectif clair et défini (Dew, 2009 ; Taleb, 2007 ;<br />

Silberzahn, 2012), les dispositifs pédagogiques et les démarches d’accompagnement <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s<br />

écoles et <strong>de</strong>s universités ne semblent pas encore avoir pris acte <strong>de</strong> cette prise <strong>de</strong> conscience. Est-ce<br />

là le symptôme d’une recherche académique, certes dominante par rapport à la pédagogie, mais qui<br />

refuse <strong>de</strong> s’engager dans la transformation <strong>de</strong>s pratiques pédagogiques ? Est-ce qu’on serait là face à<br />

un nouveau syndrome <strong>de</strong> la connaissance inutile 9 ?<br />

Dans cet article, nous avons tenté un dialogue entre praticien et chercheur autour <strong>de</strong> la question<br />

pragmatique « Comment accompagner <strong>de</strong>s entrepreneurs dans leur projet <strong>de</strong> création <strong>de</strong> manière<br />

plus efficace et plus durable ? ». Nous voulions éviter <strong>de</strong> tomber dans l’ornière d’un savoir<br />

prédigéré constitué <strong>de</strong> recettes à appliquer qui pourrait guetter la théorie <strong>de</strong> l’effectuation en<br />

essayant <strong>de</strong> l’articuler avec la pensée complexe <strong>de</strong> G. Bateson et notamment avec sa théorie du but<br />

conscient ainsi qu’avec l’approche systémique et stratégique <strong>de</strong> Palo Alto.<br />

Nous sommes conscients <strong>de</strong> n’avoir fait qu’ébaucher cette articulation nécessairement complexe.<br />

Pourtant nous espérons que le lecteur pourra tirer profit <strong>de</strong> ce pont théorique que nous avons tracé et<br />

qui a beaucoup à offrir, aussi bien du côté théorique que du côté pragmatique, à <strong>de</strong>s enseignantschercheurs<br />

et <strong>de</strong>s praticiens souhaitant innover sur le plan <strong>de</strong> la pédagogie et <strong>de</strong> l’accompagnement<br />

dans le champ <strong>de</strong> l’entreprenariat :<br />

- Du côté théorique, les chercheurs pourraient d’avantage exploiter les ressources<br />

considérables qu’offre la pensée <strong>de</strong> G. Bateson et celle <strong>de</strong> l’école <strong>de</strong> Palo Alto à une<br />

expérimentation empirique <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> l’effectuation, pour peu qu’ils acceptent d’aller<br />

explorer et d’articuler plusieurs cadres théoriques pour conduire leur recherche et leurs<br />

interventions ;<br />

- Du côté pragmatique, les praticiens pourraient développer <strong>de</strong>s pratiques plus efficaces et<br />

surtout plus élégantes (car moins coûteuses en temps et en souffrance psychique) à la<br />

condition <strong>de</strong> le faire avec le modèle <strong>de</strong> Palo Alto et sa grille <strong>de</strong> résolution <strong>de</strong> problèmes et<br />

sur la base d’une observation réflexive <strong>de</strong> leur pratique et <strong>de</strong> ce qui marche et ne marche<br />

pas.<br />

9 Cf. le livre éponyme <strong>de</strong> J.-F. Revel (1988).<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

- En i<strong>de</strong>ntifiant les tentatives <strong>de</strong> solution et/ou les buts conscients <strong>de</strong>s entrepreneurs, les<br />

praticiens <strong>de</strong> l’accompagnement pourraient alors les amener à plus <strong>de</strong> souplesse adaptative<br />

et donc moins <strong>de</strong> souffrance.<br />

Renforcer les liens entre chercheurs et praticiens revêt plus que jamais un caractère urgent pour<br />

que nos institutions (universités et gran<strong>de</strong>s écoles) <strong>de</strong>meurent en capacité d’offrir un<br />

accompagnement utile aux entrepreneurs d’aujourd’hui, dans le mon<strong>de</strong> en crise qui est le nôtre.<br />

L’innovation pédagogique passe nécessairement par l’instauration d’espaces et <strong>de</strong> temps pour<br />

conduire une vraie discussion centrée sur le métier d’entrepreneur, ses enjeux interactionnels,<br />

stratégiques et i<strong>de</strong>ntitaires. L’enjeu est <strong>de</strong> faciliter l’apprentissage d’une accession à<br />

l’autonomie, à la liberté et à la responsabilité d’écrire soi-même son propre <strong>de</strong>stin pour chaque<br />

entrepreneur.<br />

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Gregory Bateson, but conscient, effectuation et accompagnement d’entrepreneurs<br />

Remerciements<br />

Les auteurs remercient les professeurs Emmanuel Abord <strong>de</strong> Chatillon (Université <strong>de</strong> Grenoble),<br />

Fabienne Bornard (ESC Chambéry), Joseph Heili (ESC Chambéry) et Philippe Silberzahn (EM<br />

Lyon) pour les discussions qui ont enrichi cet article.<br />

Je [NG] remercie également Jean-Jacques Wittezeale (Institut Grégory Bateson) grâce à qui j’ai<br />

découvert, comme une révélation, le modèle <strong>de</strong> Palo Alto et Dany Gerbinet (IGB) qui, par sa<br />

passion pour Bateson, m’a amenée à rentrer dans les écrits <strong>de</strong> cet auteur incroyable.<br />

Enfin, je [NG] remercie Régis Goujet qui me donne la possibilité <strong>de</strong> travailler <strong>de</strong>puis plusieurs<br />

années avec <strong>de</strong>s porteurs <strong>de</strong> projets à l’EM Lyon.<br />

Les erreurs et insuffisances du texte ne sont bien sûr qu’imputables aux auteurs.<br />

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