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Le doublage, cet inconnu Le doublage, c'est la méthode d'adaptation que réclame le grand public francophone; c'est aussi une démarche exigeante sur le plan économique aussi bien que technique. par Yves Desroches Que ce soit à la télé ou au cinéma, le doublage, le sous-titrage et la post-synchro font partie de notre vie quotidienne. Notre vie et nos conversations quotidiennes, car nous ne sommes pas avares de critiques (souvent justifiées) à leur sujet. Malgré cela, nous nous interrogeons bien peu sur le processus d'adaptation. Quels sont les éléments qui entrent en jeu? Quelles sont les variables sociales, culturelles, géographiques, linguistiques, économiques, techniques et autres à prendre en considération? Notre Dos· sier doublage apporte un bon nombre de réponses aux questions que soulève l'adaptation. ..... Aforce de chercher les articles qui lui sont consacrés dans les revues de traduction, on pourrait se demander si le doublage existe en tant qu'activité traduisante. Parent pauvre, orphelin ou laissé-pour-compte, il n'apparaît que très épisodiquement comme sujet d'article. Comment expliquer cette situation bizarre? De prime abord, on pourrait croire que, du point de vue quantitatif, le doublage est une activité marginale. Mais il n'en est rien, vu le grand nombre de longs métrages et de téléséries doublés dans le monde francophone. Quand on se creuse les méninges, on voit poindre une autre raison: le mépris. À lire les diatribes dont le doublage a été et est l'objet depuis ses débuts, on pourrait en effet presque s'étonner qu'il existe encore. Toutefois, il faut signaler que certains traducteurs, et non des moindres, se sont pliés à la gymnastique du doublage. Pierre-François Caillé, par exemple, fondateur de la Fédération internationale des traducteurs, a doublé Gone With the Wind. Nous avons ici affaire à un cercle vicieux. On ne parle pas du doublage parce qu'on n'en connaît rien: il n'existe aucune école de doublage et il faudrait être Sherlock Holmes pour découvrir un cours sur ce sujet dans les programmes de traduction. Dans une société tournée de plus en plus vers l'audiovisuel, l'université ne 6 • CIRCUIT - DÉCEMBRE 1984 s'occupe toujours que des domaines où règne l'écrit. Doubler, c'est adapter Doubler, c'est respecter deux servitudes principales: le nombre de syllabes et la correspondance des consonnes labiales. Il faut qu'il y ait synchronisme entre le mouvement des lèvres et les mots qu'on prête aux personnages. Tout en rendant le sens général des dialogues de départ, il faut faire comme si, lors de la prise originale, l'acteur étranger avait prononcé les mots que le spectateur entend dans sa langue à lui. Assez facile, direz-vous? Essayez d'abord de trouver des mots ou des groupes de mots qui ont le même sens et le même nombre de syllabes dans les langues de départ et d'arrivée. Ensuite, ne prenez que ceux dont les labiales (b, p, ml, qui résultent de la fermeture des lèvres, tombent au même endroit; le spectateur s'attend, en effet, à ce que l'acteur, en disant « papa ", ferme la bouche deux fois, mais en anglais, on doit garder la bouche ouverte pour former les deux dentales de « daddy ". Comme la correspondance est rare entre le nombre de syllabes et la place des labiales pour deux mots ou groupes de mots de même sens dans deux langues, on a recours à divers moyens: synonymes, inversions, adaptations selon le contexte offert par l'image, disparition de certains termes, renvois d'informations à d'autres moments du film, etc. Nous trouvons ici la différence fondamentale entre la traduction et le doublage. Alors qu'en traduction, on ne recule pas devant le strict parallélisme entre les textes de départ et d'arrivée, il faut s'en méfier dans le domaine du doublage, car le synchronisme s'en trouverait compromis. C'est pourquoi les personnes qui rédigent les textes d'arrivée ne se considèrent pas comme des traducteurs, mais plutôt comme des adaptateurs ou des dialoguistes. Doué d'une imagination fertile et d'un vaste vocabulaire, l'adaptateur n'a qu'une bête noire: le personnage filmé en gros plan. Chaque mouvement des lèvres est alors amplifié et tout accroc au synchronisme sera immédiatement remarqué par le spectateur. Aucune liberté n'est permise à l'adaptateur. Vivement qu'arrive un plan d'ensemble où le m vement des lèvres est moins perceptib . Encore mieux: une voix hors champ; l'adaptateur peut faire oeuvre de traduction car l'image ne lui impose plus de contraintes.

Les jeux de mots? Tout traducteur connaît la difficulté de les rendre. Imagi-' z alors les problèmes qui se posent ux adaptateurs de l'oeuvre de Woody Allen. Selon l'un d'eux, les films de cet artiste frôlent la limite de l'adaptabilité, tant en raison de leurs nombreux jeux de mots que de leurs allusions fréquen- --~J------------------------------------- tes à un contexte précis, celui de New Si la qualité de la voix constitue un Traduisible ou pas? Adaptable ou pas? Par contre, il existe certaines situations où même l'adaptation atteint ses limites: les faits de culture et les jeux de mots (surtout ceux qui sont liés à l'image). Un traducteur peut, en général, mettre une note en bas de page pour expliquer la nature d'un fait culturel, pour familiariser le public d'arrivée avec la culture de départ. Mais la note en bas de page est impossible en doublage (et en soustitrage). Qui, après la projection d'un film japonais, peut se vanter d'avoir compris les diverses manifestations de la hiérarchie qui module les relations entre les personnages? Quel spectateur français aura saisi les règles du baseball après avoir vu un film étatsunien où il est question de ce sport? Il Y a même des films hollywoodiens dont le sujet peut être étranger à la culture (au sens large) d'arrivée : pensons à la série des films d'horreur Halloween, fête inconnue en France. York (allusions qui, soit dit en passant, sont parfois même incompréhensibles à des anglophones qui n'habitent pas la métropole des États-Unis). Non, le travail de l'adaptateur n'est pas simple. Obligé de respecter des contraintes techniques auxquelles n'est pas soumis le traducteur, il doit aussi posséder un sens aigu du dialogue. Est-ce pour cela que, contrairement à ce que les traducteurs pourraient penser, l'adaptateur n'est pas, en général, issu des milieux traductionnels ? Il provient souvent des domaines du cinéma ou du théâtre. Œuvrant dans l'ombre comme son confrère traducteur, l'adaptateur est souvent en butte ~ux critiques, car on ignore tout des problèmes auxquels il doit faire face. Ses dialogues terminés, il priera les dieux pour qu'ils soient rendus par les meilleurs acteurs de la profession. Influencé par le jeu (la voix) des acteurs, le spectateur remarquera rarement le texte doublé. L'écrit s'incline devant l'oral. « Ma voix, ma voix... » Une pastille suffisait à dame Plume pour retrouver sa voix. Il en faudrait beaucoup plus à certains acteurs pour trouver les différentes voix que leur prête le doublage. Le problème de la voix est peu abordé dans les rares articles sur le doublage. Et pourtant, c'est grâce à la voix que le texte de l'adaptateur prend vie. Du point de vue acoustique, les voix qui doublent possèdent, la plupart du temps, une certaine teinte qui agace une oreille avertie. Si la prise de son du film original a été effectuée dans la rue, celle du doublage sera inévitablement réalisée en studio, les acteurs collés au micro. C'est la qualité de cet enregistrement qui provoque l'absence de relief sonore si déplorable dans les films ou téléséries doublés. En outre, personne ne s'est encore réellement penché sur la qualité de la voix, sur l'effet que provoquent certaines voix sur les spectateurs, sur les raisons physiques pour lesquelles certaines voix passent la rampe et d'autres pas, etc. Par ailleurs, un francophone unilingue qui voudrait voir tous les films de Marion Brando en aurait plein les oreilles: au moins cinq acteurs lui ont déjà prêté leur voix. Pour Dustin Hoffman, c'est six acteurs qui se sont succédé au micro des différents doublages. Il faut qu'un acteur anglophone possède une personnalité originale ou atteigne une certaine gloire pour que lui soit attitrée une seule voix française: John Wayne, Woody Allen ou Jerry Lewis par exemple. problème peu traité, que dire alors de l'argot et de l'accent? Le fait que ces problèmes soient rarement abordés dans les revues de cinéma ou de traduction s'explique par la socio-géographie commune des maisons de doublage et des revues: la plupart sont situées à Paris. Consciemment ou non, l'ethnocentrisme joue. « Ah ! qu'en termes galants... » Si M. Jourdain cherchait à s'exprimer bellement, le cinéma hollywoodien, depuis le début des années 60, n'a plus les mêmes prétentions: termes crus, jurons et argots sont maintenant monnaie courante. Avant cette libéralisation de la parole, les personnages des films étatsuniens usaient de mots plutôt neutres qu'un français international pouvait rendre assez fidèlement. Mais à parole libérée, doublage libéré. La langue française, bien sûr, possède des équivalents à ces termes, mais il ya un hic. Chaque argot est intimement lié à une société et à un certain milieu de cette société. Et comme la majorité des longs métrages sont doublés à Paris, il ne faut pas s'étonner que l'argot de la Ville lumière rende ceux de Brooklyn ou de San Francisco. Pour un Parisien, l'écoute d'un film doublé ne pose aucun problème; pour un francophone qui n'habite pas Paris, les choses se gâtent. Par exemple, dans une des scènes initiales du film E. T. de Steven Spielberg, le jeune héros va répondre à un livreur qui apporte une pizza « aux lardons et aux poivrons ». Inutile de dire qu'au Québec, le nom de cette étrange pizza a provoqué des éclats de rire. Le doublage avait ajouté un élément comique au film original. Autre exemple: dans la version française de West Side Story, réalisé par Jerome Robbins et Robert Wise, on utilise le mot « surin» ; combien de spectateurs québécois en connaissent la signification? Par ailleurs, on se souviendra des vives critiques formulées contre les premiers épisodes français de la télésérie Three's Company. Surpris de ne plus entendre le français international, certains se sont indignés qu'il soit remplacé par le parler québécois. a tempora, 0 mores! Même si ce doublage comportait de nombreux défauts, dont la variation des niveaux de langue, le fond des critiques concernait le parler québécois (vocabulairè et accent). On peut, bien sûr, se demander quelle mouche avait piqué l'adaptateur pour pondre un texte québécois, pour s'éloigner de la norme, pour interdire à cette série une éventuelle sortie en CIRCUIT - DÉCEMBRE 1984 • 7

Le doublage, cet inconnu<br />

Le doublage, c'est la méthode d'adaptation que réclame le grand public francophone;<br />

c'est aussi une démarche exigeante sur le plan économique aussi bien que technique.<br />

par Yves Desroches<br />

Que ce soit à la télé ou au cinéma, le doublage,<br />

le sous-titrage et la post-synchro<br />

font partie de notre vie quotidienne. Notre<br />

vie et nos conversations quotidiennes,<br />

car nous ne sommes pas avares de<br />

critiques (souvent justifiées) à leur sujet.<br />

Malgré cela, nous nous interrogeons bien<br />

peu sur le processus d'adaptation. Quels<br />

sont les éléments qui entrent en jeu?<br />

Quelles sont les variables sociales, culturelles,<br />

géographiques, linguistiques,<br />

économiques, techniques et autres à<br />

prendre en considération? Notre Dos·<br />

sier doublage apporte un bon nombre<br />

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l'adaptation.<br />

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Aforce de chercher les articles qui<br />

lui sont consacrés dans les revues<br />

de traduction, on pourrait se<br />

demander si le doublage existe en tant<br />

qu'activité traduisante. Parent pauvre,<br />

orphelin ou laissé-pour-compte, il n'apparaît<br />

que très épisodiquement comme<br />

sujet d'article. Comment expliquer cette<br />

situation bizarre?<br />

De prime abord, on pourrait croire que,<br />

du point de vue quantitatif, le doublage<br />

est une activité marginale. Mais il n'en<br />

est rien, vu le grand nombre de longs<br />

métrages et de téléséries doublés dans<br />

le monde francophone. Quand on se<br />

creuse les méninges, on voit poindre une<br />

autre raison: le mépris. À lire les diatribes<br />

dont le doublage a été et est l'objet<br />

depuis ses débuts, on pourrait en effet<br />

presque s'étonner qu'il existe encore.<br />

Toutefois, il faut signaler que certains traducteurs,<br />

et non des moindres, se sont<br />

pliés à la gymnastique du doublage.<br />

Pierre-François Caillé, par exemple, fondateur<br />

de la Fédération internationale des<br />

traducteurs, a doublé Gone With the<br />

Wind.<br />

Nous avons ici affaire à un cercle vicieux.<br />

On ne parle pas du doublage parce qu'on<br />

n'en connaît rien: il n'existe aucune<br />

école de doublage et il faudrait être Sherlock<br />

Holmes pour découvrir un cours sur<br />

ce sujet dans les programmes de traduction.<br />

Dans une société tournée de plus<br />

en plus vers l'audiovisuel, l'université ne<br />

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s'occupe toujours que des domaines où<br />

règne l'écrit.<br />

Doubler, c'est adapter<br />

Doubler, c'est respecter deux servitudes<br />

principales: le nombre de syllabes et la<br />

correspondance des consonnes labiales.<br />

Il faut qu'il y ait synchronisme entre le<br />

mouvement des lèvres et les mots qu'on<br />

prête aux personnages. Tout en rendant<br />

le sens général des dialogues de départ,<br />

il faut faire comme si, lors de la prise originale,<br />

l'acteur étranger avait prononcé<br />

les mots que le spectateur entend<br />

dans sa langue à lui. Assez facile,<br />

direz-vous?<br />

Essayez d'abord de trouver des mots ou<br />

des groupes de mots qui ont le même<br />

sens et le même nombre de syllabes<br />

dans les langues de départ et d'arrivée.<br />

Ensuite, ne prenez que ceux dont les<br />

labiales (b, p, ml, qui résultent de la fermeture<br />

des lèvres, tombent au même<br />

endroit; le spectateur s'attend, en effet,<br />

à ce que l'acteur, en disant « papa ",<br />

ferme la bouche deux fois, mais en<br />

anglais, on doit garder la bouche ouverte<br />

pour former les deux dentales de<br />

« daddy ". Comme la correspondance est<br />

rare entre le nombre de syllabes et la<br />

place des labiales pour deux mots ou<br />

groupes de mots de même sens dans<br />

deux langues, on a recours à divers<br />

moyens: synonymes, inversions, adaptations<br />

selon le contexte offert par<br />

l'image, disparition de certains termes,<br />

renvois d'informations à d'autres<br />

moments du film, etc.<br />

Nous trouvons ici la différence fondamentale<br />

entre la traduction et le doublage.<br />

Alors qu'en traduction, on ne recule pas<br />

devant le strict parallélisme entre les textes<br />

de départ et d'arrivée, il faut s'en<br />

méfier dans le domaine du doublage, car<br />

le synchronisme s'en trouverait compromis.<br />

C'est pourquoi les personnes qui<br />

rédigent les textes d'arrivée ne se considèrent<br />

pas comme des traducteurs, mais<br />

plutôt comme des adaptateurs ou des<br />

dialoguistes.<br />

Doué d'une imagination fertile et d'un<br />

vaste vocabulaire, l'adaptateur n'a qu'une<br />

bête noire: le personnage filmé en<br />

gros plan. Chaque mouvement des lèvres<br />

est alors amplifié et tout accroc au synchronisme<br />

sera immédiatement remarqué<br />

par le spectateur. Aucune liberté<br />

n'est permise à l'adaptateur. Vivement<br />

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