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Le double truchement
Comment s'y prend-on? Au départ, à
l'écoute de la bande-son, un locuteur
montagnais délimite chaque phrase, qui
est alors numérotée sur la bande ellemême.
Ensuite, il interprète en français
" parlé" les phrases, l'une après l'autre,
qu'un locuteur francophone - qui sert
de traducteur - enregistre au dictaphone
sur-le-champ, dans une version littérale
mais correcte au plan syntaxique. Le
texte enregistré est transcrit, et commence
la seconde étape de traduction:
on réécoute la bande-son pour s'assurer
que le texte français respecte l'esprit
et la lettre du montagnais. En situation
habituelle, le traducteur travaille seul. Ici,
il faut l'intervention d'un locuteur montagnais
pour traduire et expliqüer, tandis
que le locuteur francophone l'interroge,
demande des précisions et propose une
formulation.
Long processus car on bute à chaque
objet inconnu de la culture occidentale,
à chaque concept propre à la culture
amérindienne. Bref, un travail de
bénédictins! L'idéal bien sûr serait de
former des traducteurs, tant montagnais
que francophones, mais pour l'instant ni
les uns ni les autres ne possèdent suffisamment
la deuxième langue pour se
IVERSION 0
débrouiller seuls. Il faut deux truchements.
Qui dit traduction, dit dictionnaires. Mais
le montagnais est une langue parlée, que
peu écrivent. Les dictionnaires établis par
les religieux, linguistes et ethnologues
sont utiles certes, mais fort incomplets.
Autre difficulté, la langue n'étant pas
fixée par un usage écrit - et les variantes,
familiales, régionales ou autres existant
comme ailleurs -, ces ouvrages sont
de consultation ardue, Ni Vaugelas ni
d'Académie ici: tous n'ont pas nos privilèges
(!).
Et l'intraduisible? On le sait, les langues,
complètes en elles-mêmes, répondent à
tous les besoins de leurs locuteurs puisqu'elles
sont le véhicule de leur culture.
Ainsi l'inuktitut possède une quarantaine
de termes pour la neige - et pas des
substantifs flanqués d'adjectifs descriptifs
genre neige perlée, gros sel ou
tassée, mais bien des termes distincts -,
reflet d'un climat et d'un mode de vie.
L'intraduisible, ça peut être un terme
aussi simple que train: shicuteutaban,
signifie littéralement voiture de feu. Sans
vouloir faire parler les Amérindiens en
,,' petit nègre" - comme le font les bandes
dessinées - car bien sûr eux-mêmes
disent train en français, l'emploi de
voiture de feu permet de voir comment
le montagnais intègre une notion étrangère.
Autre cas, celui du Manitou dont
le dictionnaire souligne l'origine algonquine
- ainsi que le caractère plaisant!
Dans ce genre de cas, A. Lamothe intervient
directement à l'écran en compagnie
d'une traductrice montagnaise pour
metnie/shekan : c'est ce qui fait l'homme,
l'énergie fondamentale, le destin, ce
dont tout découle.
Et l'expression du temps? À la place
d'une désinence verbale, le montagnais
a recours à une mise en contexte,
laquelle peut donner des détails éclairants
sur une autre vision du monde. Il y
a aussi la terminologie propre au montagnais,
à la chasse par exemple: anatomie,
âge des animaux, positions de tir,
dépeçage, cuisine, etc.
Après quinze années de ce travail environ,
A. Lamothe demeure persuadé que
sa technique est la plus appropriée pour
faire parler cette culture à la fois si proche
et si éloignée. Et le résultat est très
convaincant, allez-y voir, vous verrez bien
si vous comprenez. ~
• d'après Montesquieu, Lettres
persanes, 1721.
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