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3 BELGIQUE L'adaptation cinéDlato!J!:aRhigue '\ De Bruxelles, Bernard Fraylich explique comment il conçoit le métier d'adaptateur. Avec ses 38 ans d'expérience, il sous-titre 80 films par an. par MarÎano Garcia-Landa N on, je ne suis pas un sous- « titreur. Le sous-titreur est le technicien du labo qui imprime les sous-titres sur la pellicule. Je suis un traducteur, bien sûr, mais je préfère m'appeler un adaptateur. Voyezvous, le traducteur doit conserver l'ordre des phrases, le déroulement précis des idées. L'adaptateur agit plus librement, fréquemment il procède à de larges remaniements du dialogue original. " C'est Bernard Fraylich qui parle, le doyen des adaptateurs cinématographiques beIges. Il commença sa carrière en 1946. Il traduit aisément deux films par semaine et environ 80 par an. Chaque film comporte en moyenne 1 400 sous-titres. « D'autre part, c'est un travail de condensation. " Et pour cause! En Belgique, il y a deux sous-titres: l'un en français, l'autre en néerlandais. Heureusement qu'on ne met pas la troisième langue officielle: l'allemand. Bernard a seulement une ligne à sa disposition, et non pas deux comme les adaptateurs de Paris, plus bavards de ce fait. Une seule ligne de 35 frappes pour les films de 35 mm, de 27 pour les 16 mm à la télé. « L'adaptateur schématise, simplifie le dialogue, il en modifie même parfois l'un ou l'autre aspect, tout en conservant aussi exactement que possible l'esprit de l'oeuvre originale. Tenez, dans un film américain, j'ai remplacé le titre de la revue Cosmopolitan par celui de l'hebdomadaire belge Femmes d'aujourd'hui... pour rattacher le spectateur belge à des valeurs qui lui sont mieux connues... " Depuis des années, moi, traducteur obsédé, j'admirais les sous-titres de Bernard Fraylich, ses trouvailles géniales anglais-français. Combien de fois j'ai regretté, dans l'obscurité de la salle, de ne pas avoir un carnet et un crayon. Lorsque je voyais au générique du film « Sous-titres français: Bernard Fraylich ", je me réjouissais à l'avance. 12 • CIRCUIT - DÉCEMBRE 1984 Je rêvais de le rencontrer pour le féliciter et lui demander les originaux et ses traductions, car j'avais l'intention de le citer dans ma thèse de 3 e cycle à l'Université de Paris pour montrer ce que c'est que traduire. Je pensais être le premier à citer le travail d'un adaptateur cinématographique dans un ouvrage théorique. En faisant sa connaissance, j'ai appris du même coup que trois thèses avaient été déjà écrites sur son travail. .. Bernard Fraylich m'a montré comment on sous-titre à Bruxelles. Tout d'abord, il yale repérage qui consiste à noter avec la plus grande précision sur le compteur le début et la fin d'une réplique. J'ai vu Bernard au travail au laboratoire de TITRA, la plus importante entreprise de titrage de Belgique, pour laquelle il travaille en tant que traducteur indépendant. Le cigare à la bouche, il est assis devant une visionneuse et un compteur. Il déroule lui-même la bobine, en avant, en arrière, de nouveau en avant. Il regarde le compteur et note les numéros sur le « texte original ", un script plus ou moins bien présenté. J'ai vu défiler devant son cigare Emmanuelle IV, la nouvelle reine du porno élégant. « Comment? " Il revient en arrière et nous réécoutons la voix anglaise déformée par la lenteur du déroulement. « Écoute-moi ça, ce n'est pas dans le texte ». Cela arrive assez souvent. Une fois le texte repéré, Bernard rentre chez lui pour le traduire. Pardon, l'adapter. Il a les images en tête. « Il faut voir le film, autrement on perd les subtilités, les allusions, les nuances. Un mot peut signifier un tas de choses selon l'action ". Il lui arrive de corriger l'original. Il faut placer chaque mot, chaque morceau de phrase, au moment dramatique exact. Ils ne le font pas toujours, ces gens. « Ces gens ", ce sont les régisseurs. « C'est une question de rythme dramatique ". Quand il a fini, il passe son texte au traducteur néerlandais qui n'a qu'à placer son titre en-dessous du sous-titre français. Voici le résultat. .. sur papier bien sûr: L.T. FILM Start: Sudden Impact [ 1" image 1 576 579 et s'est écrasé contre un mur. en knalde tegen een muur. 581 583 à présent, vous êtes là... Nu ben je hier... 585 587 ..et il l'ignore. ... en hij weet 't niet. 591 593 C'est ma faute. Het is mijn schuld. Bob: 5 1"' Chgt. scène: Bernard n'est pas le seul adaptateur. Il a trois collègues pour le français et quatre en tout pour le néerlandais. Tous travaillent pour TITRA qui sous-titre presque tous les films étrangers, avec l'aide de traducteurs d'appoint pour les langues exotiques: arabe, hongrois, japonais. Bernard vient de faire Gwendoline, un machin porno-fiction; je n'avais pas l'· tention d'aller voir ce film, mais j'irai to de même pour lire les traductions de Bernard Fraylich... C'est passionnant. C'est de l'oral. .. mis par écrit. Et quel oral! Tous les argots du monde. ~

Découpez-lII.oi cette baie (sauvage?) La version doublée ou sous-titrée: une expérience troublante lorsque l'adaptateur traite avec désinvolture les réalités de la langue et du pays d'origine. par Pierre Marchand vous allez voir un film canadien tourné en anglais et doublé en français. L'action, apprenezvous par la voix de Geneviève Bujold (doublée en Europe par quelqu'un d'autre), se passe dans « la baie du Gaspe ». C'est bien cela: Gaspe, comme s'il s'agissait de « gasp »,vous savez ce mot anglais qui sert à marquer un étonnement à vous couper le souffle. ( Vous ignorez où ça se trouve? Avant de laisser votre surmoi linguistique vous pointer d'un doigt accusateur, dites-vous que la baie du Gaspe n'existe pas. Mais la baie de Gaspé, par contre, vous ne trouvez pas que ça vous a un petit air familier? Voilà ce qui arrive à l'occasion quand on saie de doubler en francais des réalités guistico-culturelles étrangères au pays de l'adaptateur-traducteur. Ce « Bay of Gaspe », si insidieusement dépourvu de son accent aigu dans le script anglais du film Isabel, réalisé par Paul Almond en 1968, a vraisemblablement échappé à la vigilance de notre collègue qui a fait le travail en Europe. L'erreur était pourtant de taille: toute l'action du film se passait en Gaspésie et les personnages faisaient abondamment allusion à cette baie du Gaspe qu'aucun atlas français n'a jamais recensée. Les films doublés ne vous intéressent guère? Vous préférez les sous-titres? Allons voir ensemble un film qui s'appelle Duel et qu'un jeune cinéaste (é;llors) inconnu - il s'agit de Steven Spielberg Geneviève Bujold: lorsqu'elle est doublée par une autre actrice, il n'y a pas que le son de la voix qui change... - a réalisé au début des années soixante-dix. À un moment crucial du déroulement de l'intrigue, le héros du film, contenant fort mal sa rage et sa grande nervosité, lance un « Cut that out! » plus ou moins assuré à un inconnu qui, croyait-il, le pourchassait depuis des heures en camion, sur un~ route déserte. Au même moment, on voit apparaître au bas de l'écran, un paisible, un tranquilll;!, un fort raisonnable « Expliquons-nous! », fruit de l'imagination débordante du soustitreur (le travail a été fait en Europe) qui a probablement déduit que si « cut out» veut dire « découper », « cut that out » doit être une image employée par les Étatsuniens pour suggérer une volonté de découper la réalité afin de mieux la comprendre. En réalité il s'agit d'un comman- dement dicté par l'impatience, quelque chose dans le style « ça suffit! ». Ah ! les joies d'être francophone en Amérique et de voir, par culture interposée, à quel point les réalités qui nous sont familières peuvent être travesties. Mais une inquiétude ne manque pas de surgir: s'il nous est facile de rétablir la bévue géographique mise dans la bouche de Geneviève Bujold, qu'en est-il des « baies du Gaspe » africaines, italiennes, sud-américaines, soviétiques, de toutes ces réalités mystérieuses qui arrivent sur la table d'un adaptateur (pressé? mal payé? trahi par les comédiens ?) pour en repartir parées des atours les plus délirants ? Il vaut peut-être mieux ne pas trop y penser... ~ MontréalTrust Services offerts: Comptes d'épargne et de chèques Fonds de placement Prêts hypothécaires Planification testamentaire et successorale Librairie Champigny inc. 4474, rue Saint-Denis Montréal (Qué.) Canada, H2J 2L1 libraire librairie: (514) 844-2587 collectiv~és: (514) 844-1781 CIRCUIT - DÉCEMBRE 1984· 13

3 BELGIQUE L'adaptation<br />

cinéDlato!J!:aRhigue<br />

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De Bruxelles, Bernard Fraylich explique comment il conçoit le métier d'adaptateur.<br />

Avec ses 38 ans d'expérience, il sous-titre 80 films par an.<br />

par MarÎano Garcia-Landa<br />

N<br />

on, je ne suis pas un sous-<br />

« titreur. Le sous-titreur est le<br />

technicien du labo qui imprime<br />

les sous-titres sur la pellicule. Je<br />

suis un traducteur, bien sûr, mais je<br />

préfère m'appeler un adaptateur. Voyezvous,<br />

le traducteur doit conserver l'ordre<br />

des phrases, le déroulement précis des<br />

idées. L'adaptateur agit plus librement,<br />

fréquemment il procède à de larges remaniements<br />

du dialogue original. "<br />

C'est Bernard Fraylich qui parle, le doyen<br />

des adaptateurs cinématographiques beIges.<br />

Il commença sa carrière en 1946. Il<br />

traduit aisément deux films par semaine<br />

et environ 80 par an. Chaque film comporte<br />

en moyenne 1 400 sous-titres.<br />

« D'autre part, c'est un travail de condensation.<br />

" Et pour cause! En Belgique, il<br />

y a deux sous-titres: l'un en français,<br />

l'autre en néerlandais. Heureusement<br />

qu'on ne met pas la troisième langue officielle:<br />

l'allemand.<br />

Bernard a seulement une ligne à sa disposition,<br />

et non pas deux comme les<br />

adaptateurs de Paris, plus bavards de ce<br />

fait. Une seule ligne de 35 frappes pour<br />

les films de 35 mm, de 27 pour les 16 mm<br />

à la télé.<br />

« L'adaptateur schématise, simplifie<br />

le dialogue, il en modifie même parfois<br />

l'un ou l'autre aspect, tout en conservant<br />

aussi exactement que possible<br />

l'esprit de l'oeuvre originale. Tenez, dans<br />

un film américain, j'ai remplacé le titre<br />

de la revue Cosmopolitan par celui de<br />

l'hebdomadaire belge Femmes d'aujourd'hui...<br />

pour rattacher le spectateur belge<br />

à des valeurs qui lui sont mieux connues...<br />

"<br />

Depuis des années, moi, traducteur<br />

obsédé, j'admirais les sous-titres de Bernard<br />

Fraylich, ses trouvailles géniales<br />

anglais-français. Combien de fois j'ai<br />

regretté, dans l'obscurité de la salle, de<br />

ne pas avoir un carnet et un crayon. Lorsque<br />

je voyais au générique du film<br />

« Sous-titres français: Bernard Fraylich ",<br />

je me réjouissais à l'avance.<br />

12 • <strong>CI</strong>RCUIT - DÉCEMBRE 19<strong>84</strong><br />

Je rêvais de le rencontrer pour le féliciter<br />

et lui demander les originaux et ses<br />

traductions, car j'avais l'intention de le<br />

citer dans ma thèse de 3 e cycle à l'Université<br />

de Paris pour montrer ce que c'est<br />

que traduire. Je pensais être le premier<br />

à citer le travail d'un adaptateur cinématographique<br />

dans un ouvrage théorique.<br />

En faisant sa connaissance, j'ai appris<br />

du même coup que trois thèses avaient<br />

été déjà écrites sur son travail. ..<br />

Bernard Fraylich m'a montré comment<br />

on sous-titre à Bruxelles. Tout d'abord, il<br />

yale repérage qui consiste à noter avec<br />

la plus grande précision sur le compteur<br />

le début et la fin d'une réplique. J'ai vu<br />

Bernard au travail au laboratoire de<br />

TITRA, la plus importante entreprise de<br />

titrage de Belgique, pour laquelle il travaille<br />

en tant que traducteur indépendant.<br />

Le cigare à la bouche, il est assis devant<br />

une visionneuse et un compteur. Il<br />

déroule lui-même la bobine, en avant, en<br />

arrière, de nouveau en avant. Il regarde<br />

le compteur et note les numéros sur le<br />

« texte original ", un script plus ou moins<br />

bien présenté. J'ai vu défiler devant son<br />

cigare Emmanuelle IV, la nouvelle reine<br />

du porno élégant. « Comment? " Il<br />

revient en arrière et nous réécoutons la<br />

voix anglaise déformée par la lenteur du<br />

déroulement. « Écoute-moi ça, ce n'est<br />

pas dans le texte ». Cela arrive assez<br />

souvent.<br />

Une fois le texte repéré, Bernard rentre<br />

chez lui pour le traduire. Pardon, l'adapter.<br />

Il a les images en tête. « Il faut voir le<br />

film, autrement on perd les subtilités, les<br />

allusions, les nuances. Un mot peut signifier<br />

un tas de choses selon l'action ". Il<br />

lui arrive de corriger l'original. Il faut placer<br />

chaque mot, chaque morceau de<br />

phrase, au moment dramatique exact. Ils<br />

ne le font pas toujours, ces gens. « Ces<br />

gens ", ce sont les régisseurs. « C'est<br />

une question de rythme dramatique ".<br />

Quand il a fini, il passe son texte au traducteur<br />

néerlandais qui n'a qu'à placer<br />

son titre en-dessous du sous-titre français.<br />

Voici le résultat. .. sur papier bien<br />

sûr:<br />

L.T. FILM<br />

Start:<br />

Sudden Impact<br />

[ 1" image 1<br />

576 579 et s'est écrasé contre un mur.<br />

en knalde tegen een muur.<br />

581 583 à présent, vous êtes là...<br />

Nu ben je hier...<br />

585 587 ..et il l'ignore.<br />

... en hij weet 't niet.<br />

591 593 C'est ma faute.<br />

Het is mijn schuld.<br />

Bob: 5<br />

1"' Chgt.<br />

scène:<br />

Bernard n'est pas le seul adaptateur. Il a<br />

trois collègues pour le français et quatre<br />

en tout pour le néerlandais. Tous travaillent<br />

pour TITRA qui sous-titre presque<br />

tous les films étrangers, avec l'aide de<br />

traducteurs d'appoint pour les langues<br />

exotiques: arabe, hongrois, japonais.<br />

Bernard vient de faire Gwendoline, un<br />

machin porno-fiction; je n'avais pas l'·<br />

tention d'aller voir ce film, mais j'irai to<br />

de même pour lire les traductions de Bernard<br />

Fraylich... C'est passionnant. C'est<br />

de l'oral. .. mis par écrit. Et quel oral!<br />

Tous les argots du monde. ~

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