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Qu'est-ce que Tunis ? Pierre-Yves Dufeu Coopérant ... - Nawaat

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Qu’est-<strong>ce</strong> <strong>que</strong> <strong>Tunis</strong> <br />

<strong>Pierre</strong>-<strong>Yves</strong> <strong>Dufeu</strong><br />

Coopérant universitaire français, je vis et travaille à <strong>Tunis</strong>. C’est d’abord par<br />

l’enseignement, par les échanges académi<strong>que</strong>s, <strong>que</strong> j’ai progressivement appris à connaître la<br />

société tunisienne, ses étudiants, ses professionnels, ses intellectuels. Cette année, à l’occasion<br />

notamment du cinquantenaire de beaucoup d’indépendan<strong>ce</strong>s, j’ai souhaité co-organiser un<br />

cycle de conféren<strong>ce</strong>s autour de la <strong>que</strong>stion « Qu’est-<strong>ce</strong> <strong>que</strong> l’Afri<strong>que</strong> ». C’est à <strong>Tunis</strong>, lieu et<br />

destinataire, <strong>que</strong> nous avons voulu poser <strong>ce</strong>tte <strong>que</strong>stion. <strong>Tunis</strong>, <strong>Tunis</strong>ie sont, rappelons-le, les<br />

noms contemporains de <strong>ce</strong> qui fut autrefois, pour les Romains, Africa, Ifriqiya pour les<br />

Arabes, <strong>ce</strong>ux d’une terre qui a transmis son nom plus ancien au continent tout entier.<br />

J’ignorais, je ne pouvais imaginer <strong>que</strong> <strong>Tunis</strong>, ‘âsima wa bilad, capitale et pays, <strong>que</strong> le<br />

peuple tunisien, par <strong>ce</strong>tte incroyable reprise du pouvoir, livrerait d’une façon si éclatante, si<br />

fulgurante, sa réponse histori<strong>que</strong> à notre <strong>que</strong>stion. Qu’est-<strong>ce</strong> <strong>que</strong> l’Afri<strong>que</strong> Mais tout aussi<br />

bien : qu’est-<strong>ce</strong> <strong>que</strong> le monde arabe Cette réponse, depuis le 14 janvier, je ne me lasse pas<br />

de la re<strong>ce</strong>voir des horizons si divers qui font ici l’Histoire. Sur l’écran de mon ordinateur,<br />

l’onde continue des réseaux sociaux, objet de la <strong>ce</strong>nsure et fer de lan<strong>ce</strong> des revendications,<br />

enrichit d’heure en heure, de jour en jour, l’expression de <strong>ce</strong>s libertés nouvelles. A ma porte<br />

sonne le syndic : il distribue <strong>que</strong>l<strong>que</strong>s vivres qu’offre un copropriétaire soucieux des voisins<br />

isolés ou encore peu désireux de sortir. Dehors, je m’agrège aux dizaines de personnes qui<br />

attendent leur tour devant la boulangerie, et, dans <strong>ce</strong>tte attente beaucoup plus longue qu’à<br />

l’ordinaire, ressens une paix, une discipline, une conscien<strong>ce</strong> collectives aux<strong>que</strong>lles <strong>ce</strong>s files et<br />

<strong>ce</strong>s foules ne m’avaient pas habitué jus<strong>que</strong>-là. Dans la rue, la poli<strong>ce</strong> honnie maintenant<br />

évanouie, des comités de quartier prennent en main la sûreté, avec rigueur et gentillesse,<br />

sérieux et fierté. Oui, j’en témoigne, la suspicion organisée fait aujourd’hui pla<strong>ce</strong> à <strong>Tunis</strong> à un<br />

élan spontané de solidarités. Et la nuit, pendant le couvre-feu, le bruit des hélicoptères de<br />

l’armée tunisienne me rappelle <strong>que</strong>, non, l’Etat ne s’est pas effondré : il a simplement perdu<br />

son visage, et <strong>ce</strong>la, le peuple l’a vivement désiré.<br />

Qu’est-<strong>ce</strong> <strong>que</strong> <strong>Tunis</strong> Qu’est-<strong>ce</strong> qui se passe à <strong>Tunis</strong> A <strong>ce</strong>tte <strong>que</strong>stion, plusieurs<br />

réponses. Plusieurs points de vue. Celui des journaux télévisés français est assez consternant,<br />

parfois effrayant : côté couleur locale, on nous donne à voir, sans plus d’explication, des<br />

groupes de <strong>Tunis</strong>iens armés de bâtons et de couteaux ; coté prati<strong>que</strong>, on donne la parole à un<br />

compatriote bravache qui se prépare à défendre seul sa propriété des quartiers chics, bâton<br />

contre fusils, dit-il ; on ne man<strong>que</strong> pas de faire parler des touristes effrayés, des expatriés qui<br />

bouclent leur valise. Une partie de mes journées se passe ainsi à rassurer mes proches en<br />

Fran<strong>ce</strong>, qui subissent <strong>ce</strong>s images. Car, jour après jour, à mesure <strong>que</strong> la sécurisation progresse,<br />

grâ<strong>ce</strong> à la contribution de tous, soldats, mais surtout civils, voisins, groupes de jeunes soudain<br />

responsabilisés, mon impression est inverse : soumis en <strong>que</strong>l<strong>que</strong> sorte, comme mes amis<br />

tunisiens, dans mes activités professionnelles, aux tabous politi<strong>que</strong>s, c’est avant le<br />

soulèvement <strong>que</strong> je pouvais craindre, <strong>que</strong> je vivais dans la méfian<strong>ce</strong>, à l’égard des inconnus,<br />

des voisins, parfois de <strong>ce</strong>rtains collègues, benalistes de gré ou de for<strong>ce</strong>. Que parfois même,<br />

comme tant de <strong>Tunis</strong>iens, j’en venais à nourrir la paranoïa : pruden<strong>ce</strong> obligatoire dans les


Qu’est-<strong>ce</strong> <strong>que</strong> <strong>Tunis</strong> <br />

<strong>Pierre</strong>-<strong>Yves</strong> <strong>Dufeu</strong><br />

conversations, les coups de téléphone, sur internet, auto-<strong>ce</strong>nsure systémati<strong>que</strong>. Et c’est à<br />

l’inverse aujourd’hui, après le soulèvement du peuple et la fuite de l’ancien président, qu’avec<br />

tout <strong>Tunis</strong> je respire un air nouveau où point, très subtilement encore, un nouveau parfum, la<br />

confian<strong>ce</strong>.<br />

Mais soyons plus politi<strong>que</strong>s, c’en est le moment. Qu’est-<strong>ce</strong> <strong>que</strong> <strong>Tunis</strong> Qu’est-<strong>ce</strong> <strong>que</strong><br />

le monde arabe et musulman Est-il bien <strong>ce</strong> monde <strong>que</strong> nous autres Occidentaux per<strong>ce</strong>vons,<br />

surtout depuis dix ans, comme associé à l’islamisme, lui-même fatalement corrélé au<br />

terrorisme Est-il <strong>ce</strong> monde instable, perturbé, <strong>que</strong> nous regardons au mieux avec<br />

indifféren<strong>ce</strong>, au pire avec inquiétude, et sur le<strong>que</strong>l, du fait de <strong>ce</strong>tte indifféren<strong>ce</strong>, gouvernés par<br />

<strong>ce</strong>tte inquiétude, nous projetons notre insatiable désir de sécurité, comme le pauvre flic son<br />

projectile Qu’est-<strong>ce</strong> <strong>que</strong> l’Afri<strong>que</strong> Qu’est-<strong>ce</strong> <strong>que</strong> <strong>Tunis</strong> Des peuples et des hommes<br />

sujets, et, quand les choses en viennent au pire, objets d’un « régle[ment] de situation<br />

sécuritaire » De simples taux démographi<strong>que</strong>s ou de chômage, à régler, à maîtriser<br />

également Dans une émotion inouïe, avec une générosité admirable, le soulèvement du 14<br />

janvier nous offre une autre réponse, autrement réjouissante. Non, <strong>Tunis</strong>, les peuples arabes et<br />

africains ne sont pas condamnés à subir l’oppression politi<strong>que</strong>. Ils ne sont pas sujets, mais<br />

souverains, ils ont comme tous les peuples le droit, trop souvent nié, de choisir librement leurs<br />

dirigeants. Non, le monde arabe n’est pas exclusivement, binairement divisé entre fascistes au<br />

pouvoir et opposants islamistes. Non, le premier des droits de l’homme n’est pas le pain, la<br />

santé ou l’éducation – toutes ressour<strong>ce</strong>s né<strong>ce</strong>ssaires bien sûr, qui le conteste - mais la liberté<br />

et la dignité politi<strong>que</strong>s. Un peuple, petit par le nombre au regard des nations, grand devant<br />

l’Histoire, s’est levé pour le dire, et aujourd’hui, for<strong>ce</strong> est de le reconnaître : le cœur palpitant<br />

du monde démocrati<strong>que</strong> n’est plus européen, il est arabe et africain, tunisien.<br />

Avec mes amis et collègues tunisiens, je vis aujourd’hui à <strong>Tunis</strong> dans la confian<strong>ce</strong>.<br />

Une confian<strong>ce</strong> profonde, revers de la terrifiante violen<strong>ce</strong> subie jour après jour par le peuple<br />

tunisien pendant tant d’années. Une confian<strong>ce</strong> nourrie par la prise en compte de la magnitude<br />

de l’événement, par la solidité de la construction politi<strong>que</strong>, d’abord voisine, populaire,<br />

quotidienne, de la fraternité qui se met en pla<strong>ce</strong> aujourd’hui à <strong>Tunis</strong>. Une confian<strong>ce</strong> profonde<br />

<strong>que</strong> les inquiétudes compréhensibles liés aux pillages sporadi<strong>que</strong>s, aux troubles fomentés par<br />

les reliquats de l’ancien régime, n’atteignent pas et ne peuvent fondamentalement atteindre.<br />

Yes, they can ! Oui, ils ont pu, <strong>ce</strong>s cousins lointains, si souvent oubliés, ils ont pu et<br />

désormais peuvent sortir de la peur pour construire leur destin.<br />

pydufeu@yahoo.fr

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