Janvier 2011 - numéro spécial Pierre Lafitte - Ãglise Catholique d ...
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Numéro spécial<br />
<strong>Pierre</strong> <strong>Lafitte</strong><br />
- La Semaine Religieuse d A lger - janvier <strong>2011</strong> - 111 e année -
Sommaire<br />
Sommaire p 2<br />
Edito p 3<br />
Introduction p 4<br />
Une histoire algérienne p 5<br />
Jacques <strong>Lafitte</strong> p 5<br />
Quelques lettres de <strong>Pierre</strong> à ses proches p 9<br />
Texte écrit par <strong>Pierre</strong> p 18<br />
Extrait de l’interview du testament de Tibhirine p 19<br />
Notes prises à la réunion de la vie consacrée p 20<br />
Témoignages de vie p 20<br />
Tahar p 22<br />
Azzedine p 23<br />
Jean Désigaux p 24<br />
Maria Chiara p 26<br />
Jean Gernigon p 27<br />
Aïcha p 29<br />
Célébration d’un passage p 32<br />
Alger p 32<br />
Saint Jean de Luz p 39<br />
Poème p 46<br />
Dans la presse p 47<br />
Ce numéro spécial est disponible en version numérique, sur demande à l’adresse<br />
suivante : redaction.rencontre11@gmail.com<br />
Vous pouvez aussi contacter le frère de <strong>Pierre</strong>, Jacques <strong>Lafitte</strong> lafittj@wanadoo.fr
Edito<br />
Le vendredi 3 décembre 2010, en la cathédrale du Sacré Cœur puis au cimetière<br />
de Belfort, plus de 500 personnes se sont rassemblées pour accompagner<br />
<strong>Pierre</strong> <strong>Lafitte</strong> vers sa dernière demeure terrestre.<br />
Parmi eux, de nombreux étudiants ou anciens étudiants du CCU. Ce fut un<br />
événement pour sa famille, le CCU, l’Église d’Alger et quelques autres.<br />
De ce moment de communion, nous voudrions garder une trace. Pour ceux<br />
qui l’ont vécu, afin de pouvoir y revenir et en garder une mémoire fidèle. Pour<br />
d’autres aussi qui cherchent des signes d’espérance ou une figure pour ouvrir<br />
leur avenir ou donner davantage de sens à leur vie.<br />
<strong>Pierre</strong> a été une figure discrète et marquante du CCU et de l’Eglise d’Algérie.<br />
Il a puisé à la source de l’Évangile lu et médité, mais aussi celle de l’Évangile<br />
vécu en famille d’abord puis avec d’autres en France, et de façon décisive pour<br />
lui avec des musulmans et des chrétiens en Algérie.<br />
Des figures familiales et ecclésiales l’ont inspiré. D’autres visages d’humanité<br />
aussi, plus universels.<br />
Puisse son témoignage nous aider à aller plus loin dans le don de nousmêmes<br />
et la reconnaissance en chacun de ce qu’il a de grand et de beau.<br />
3
Introduction<br />
Une vie cachée nous a été dévoilée !<br />
Cette vie cachée a été mise à jour, nous l’avons reçue en pleines mains comme<br />
un merveilleux cadeau ; toutes et tous nous avons été surpris, étonnés, émerveillés<br />
de ce que nous entendions, découvrions de notre frère <strong>Pierre</strong> que nous<br />
connaissions comme homme discret, effacé!<br />
Cette foule nombreuse qui était là, triste d’avoir perdu une connaissance, un<br />
ami, un frère, un guide…. foule silencieuse, priante, recueillie, respectueuse, oui<br />
elle nous a dévoilé de façon violente la portée de cette vie cachée ! Ainsi donc<br />
<strong>Pierre</strong> était en lien avec tout ce monde, avec toutes ces personnes si différentes<br />
et si proches, si diverses et si unies à cet instant ! La force des liens tissés dans<br />
une vie ne dit-elle pas la profondeur d’une vie donnée, la qualité d’une vie animée<br />
par l’amour <br />
<strong>Pierre</strong> était son nom. <strong>Pierre</strong> il l’était dans la vie ; il était ce roc, cette solidité où<br />
sont venus se reposer nombre de personnes, jeunes et moins jeunes, de toutes<br />
conditions, au CCU ou dans son quartier de Belcourt ou ailleurs ; il était assez<br />
solide pour tenir, soutenir ceux qui avaient besoin d’une aide, d’une parole,<br />
d’un sourire pour repartir apaisés, détendus, dans la vie, dans leurs études,<br />
leurs recherches. Il avait le temps pour chacune, chacun. Force de la présence<br />
humble. Force et solidité de l’amour.<br />
<strong>Pierre</strong> il l’était comme croyant. Sa solidité lui venait de sa foi en Christ. C’était<br />
Lui son roc ! Il s’alimentait, se ressourçait à l’Évangile où il puisait cette force<br />
d’aimer, cette capacité à demeurer humble, pauvre, ouvert pour accueillir quiconque<br />
venait frapper à sa porte ! Il était solide dans sa foi qu’il a mise en pratique<br />
dans le quotidien, sans fanfare. Il a été un fidèle témoin du Christ dans le<br />
silence de sa vie. Une page d’Évangile que beaucoup ont pu lire et dans laquelle<br />
ils ont trouvé un peu de joie, de courage pour tenir, vivre davantage !<br />
Tous les qualificatifs entendus, les témoignages donnés tous plus forts les uns<br />
que les autres ont dévoilé cette vie, l’ont mise en plein jour, l’éclairant de l’intérieur.<br />
Oui, la mort de <strong>Pierre</strong> a révélé ce qu’une vie cachée en Christ peut donner<br />
comme fruits. Notre présence quotidienne, dans ses liens, ses rencontres, révèle<br />
quelque chose de Celui qui nous fait vivre ; elle a cette force. Force de la vie,<br />
force de l’Amour qui supprime toutes frontières pour nous retrouver ensemble<br />
: heureux !<br />
Que la vie de <strong>Pierre</strong> nous stimule à demeurer à notre place, si petite soit-elle, si<br />
discrète soit-elle. Celle du service, du don.<br />
Christian Mauvais<br />
4
« J’ai été accueilli, à l’âge de vingt ans,<br />
dans le quartier de Belcourt par une<br />
équipe de gens très responsables, qui<br />
ont pris en charge le quartier. Ces Algériens<br />
ont été pour moi des signes,<br />
des « éducateurs en humanité ». Je<br />
peux dire que je suis « né » une première<br />
fois et je suis « re-né » ici grâce<br />
à des hommes comme Ramdane<br />
(photo ci-dessus), qui m’a vraiment<br />
« fait » ici.<br />
Mais pourquoi, comment <strong>Pierre</strong> a-t-il<br />
5<br />
Une histoire algérienne<br />
<strong>Pierre</strong> savait vivre en profondeur la réalité de son pays d’origine et de<br />
l’Algérie qui l’avait accueilli. Marqué par la pauvreté de sa famille, il reste<br />
très sensible à la vie du plus démuni qui l’entoure. Parfois, ces<br />
« pauvres de Dieu » ont le visage du combattant de la guerre d’indépendance,<br />
de l’enfant analphabète de Belcourt, de l’ami assassiné par la<br />
violence folle du terrorisme, de l’étudiant en recherche d’un avenir<br />
meilleur pour lui, de la femme qui cherche un emploi pour nourrir ses<br />
enfants…Par ces textes, nous découvrons un homme sensible à la musique<br />
et à la littérature ; un passionné de la réflexion et du débat ; un<br />
révolté de l’histoire pour que les injustices ne soient plus répétées ;<br />
enfin, un être qui justifie le monde.<br />
<strong>Pierre</strong> et Ramdane et sa famille<br />
gagné les rives de l’Algérie, début<br />
Août 1963 Il y a des causes lointaines,<br />
rapprochées et immédiates.<br />
Sa famille basque avait déjà envoyé<br />
en Kabylie un grand oncle de <strong>Pierre</strong> :<br />
l’oncle Jean-<strong>Pierre</strong>. Celui-ci, jeune prêtre,<br />
demanda à suivre le cardinal Lavigerie,<br />
originaire<br />
du Pays Basque.<br />
Pour éviter ce<br />
départ, l’Evêque<br />
de Bayonne qui<br />
manquait de professeur<br />
pour son<br />
grand séminaire,<br />
se rendit à la<br />
maison familiale<br />
pour pousser le<br />
père du jeune<br />
prêtre à le dissuader<br />
d’aller chez les Pères<br />
Blancs.<br />
Le paysan se redressa: « Monseigneur,<br />
la religion que vous enseignez est-elle<br />
vraie <br />
- Certainement.
Une histoire algérienne<br />
- Eh bien, puisque Dieu l’appelle en<br />
Afrique, qu’il parte ! ».<br />
Et il éclata en sanglots…<br />
L’oncle Jean-<strong>Pierre</strong> vécut une grande<br />
partie de sa vie en Kabylie et suscita<br />
plusieurs vocations religieuses chez les<br />
Berbères. Il envoya même certains<br />
d’entre eux au séminaire<br />
d’Ustaritz au<br />
Pays Basque qui, durant<br />
les vacances scolaires,<br />
étaient hébergés<br />
dans la maison<br />
familiale.<br />
C’est ainsi que s’établit<br />
un nouveau<br />
contact entre l’Algérie<br />
et la famille de<br />
<strong>Pierre</strong>.<br />
L’un de ces kabyles,<br />
Augustin-Belkacem<br />
Ibazizen, de la tribu<br />
d’Aït-Yenni, vint en<br />
France, pour la première<br />
guerre mondiale, et se retrouva<br />
un jour dans la maison familiale Putxutegia<br />
; et il y rencontra Marie-Jeanne,<br />
la nièce de l’oncle Jean-<strong>Pierre</strong> et future<br />
maman de <strong>Pierre</strong> ! Il se passa quelque<br />
chose de sérieux entre ces deux<br />
jeunes et s’entrouvrit une possible<br />
perspective d’avenir commun à un<br />
point tel que Marie, la sœur de Marie-<br />
Jeanne, vivant au Canada lui, écrivit un<br />
jour :<br />
« Ne crains-tu pas un atavisme chez<br />
ce garçon ». Il n’y eut pas de suite…<br />
C’était dans les années 20. Augustin-<br />
Belkacem devint avocat à Paris et plus<br />
tard fut nommé au Conseil d’État.<br />
Marie-Jeanne épousa Louis en 1934 :<br />
vie heureuse durant cinq ans qui virent<br />
l’arrivée de trois enfants. Mais la<br />
guerre éclate en 1939 et Louis est mobilisé,<br />
puis fait prisonnier jusqu’en<br />
1942. Un nouveau bonheur avec l’arrivée<br />
de <strong>Pierre</strong>, bonheur de courte durée<br />
puisque Louis est déporté dans le<br />
camp de concentration de Dachau et y<br />
meurt en 1944.<br />
C’est le drame absolu : Bernard l’aîné<br />
a 9 ans, <strong>Pierre</strong> le plus jeune, un an.<br />
L’enfance se passera dans les années<br />
grises de l’après guerre, au milieu d’une<br />
famille modeste, aux nombreux<br />
cousins, au sein d’un milieu catholique<br />
traditionnel qui privilégiait l’application<br />
stricte des règles religieuses de<br />
6
Une histoire algérienne<br />
l’époque. Marie-Jeanne fit face et<br />
donna une éducation sérieuse et affectueuse<br />
à ses quatre enfants. Les<br />
deux aînés, Bernard et Pantxika, très<br />
marqués par la mort de leur père, ne<br />
« commirent » pas beaucoup d’incartades<br />
; <strong>Pierre</strong> eut à subir une longue<br />
maladie, à huit ans, qui l’immobilisa<br />
au lit plusieurs semaines. C’est là<br />
qu’apparut son goût de la lecture et<br />
particulièrement de l’Histoire .Mais<br />
ces plaisirs intellectuels ne lui suffisaient<br />
pas. <strong>Pierre</strong> et son frère Jacques<br />
adoraient le sport, soit pour écouter<br />
les matches de championnat à la radio,<br />
soit pour se déchaîner au football<br />
sur la plage, à cent mètres de la maison,<br />
au risque de bousculer les estivants<br />
fort préoccupés par leur bronzage<br />
! Il avait aussi la passion de la boxe<br />
et quand il ne s’entraînait pas avec<br />
son frère, il s’échappait pendant les<br />
Vêpres, encourager le champion local.<br />
Plus tard, au collège, il brillait dans les<br />
« Jeux olympiques » locaux ; on venait<br />
aussi le chercher le dimanche pour<br />
qu’il renforce l’équipe locale de l’Arin<br />
Luzien. C’est bien grâce au sport et<br />
aux amis qu’il s’y faisait, que <strong>Pierre</strong><br />
supporta des études peu motivantes.<br />
Mais son désir de devenir prêtre, exprimé<br />
vers douze ans, le condamnait à<br />
des études longues jusqu’au Bac et au<br />
-delà.<br />
En 1959, <strong>Pierre</strong> adolescent, déjà marqué<br />
par les horreurs du nazisme, touché<br />
comme basque par le fascisme<br />
franquiste, est déjà très conscient du<br />
problème algérien : son frère aîné Bernard,<br />
sociologue, veut aller faire cette<br />
guerre, comme tous les Français mais<br />
il en est dispensé comme Pupille de la<br />
Nation. Il ira par la suite au Maroc faire<br />
de « l’humanitaire » puis de la formation<br />
de formateurs des enfants des<br />
moudjahiddines algériens. Militant<br />
trotskyste, Bernard est très tôt pour<br />
l’indépendance de l’Algérie. Il marquera<br />
à vie ses frères et sœur par sa droiture,<br />
son intransigeance et sa générosité.<br />
Mais c’est en 1962 que débute le<br />
concile Vatican 2 qui permet tous les<br />
espoirs ! Dans un pays traditionnel, où<br />
les clercs ne font que répéter les<br />
consignes d’en haut, où les journaux<br />
progressistes sont pourchassés ou<br />
ignorés, l’index catholique encore en<br />
vigueur, <strong>Pierre</strong> découvrait, entre autres,<br />
la liberté de penser !<br />
Cette année-là, l’Algérie devenait enfin<br />
indépendante !<br />
Un an après, la Caritas recherche des<br />
étudiants pour alphabétiser des jeunes<br />
algériens durant l’été 1963 : Jacques<br />
se porte candidat et y emmène<br />
<strong>Pierre</strong>.<br />
Ce fut le coup de foudre : Ramdane,<br />
Larbi Touat, Meguerba, Azoun et combien<br />
d’autres reçoivent, avec quel accueil,<br />
une dizaine de jeunes français :<br />
les cours sont donnés dans l’église<br />
Sainte Rita ; les week-ends c’est la ballade<br />
en camion, Le Figuier, la Kabylie,<br />
Tipasa, Bougie !!!!<br />
Sur ce, arrive le Père Scotto qu’aucun<br />
7
Une histoire algérienne<br />
d’entre nous ne connaissait. Quelle rencontre !<br />
Aucune trace chez ces personnes, des souffrances endurées des années, aucune<br />
amertume apparente ! Nous qui avions vécu le drame familial causé par la<br />
guerre n’en revenions pas.<br />
Cet été là, les trois frères <strong>Lafitte</strong> se sont retrouvés à Alger, et notre frère Bernard<br />
avait même été reçu par le Président Ben Bella avec Pablo Raptis, grand<br />
leader trotskyste de l’époque.<br />
Un nouveau drame se produisit en 1964 dans la famille de <strong>Pierre</strong> avec la mort<br />
subite du frère aîné Bernard. Ce fut le second drame familial qui marqua entre<br />
autres le plus jeune : sa vocation définitive ne s’est-elle pas affirmée à ce moment-là<br />
<br />
Encore au séminaire en France, il décide, l’année suivante, d’aller au séminaire<br />
d’Alger et d’apporter son concours à l’alphabétisation de Belcourt avec le Père<br />
Scotto. Il y retrouve Jacques et Michelle, engagés dans la coopération qui laisseront<br />
en terre d’Algérie leur premier enfant.<br />
Ainsi, l’oncle Jean-<strong>Pierre</strong>, Marie-Jeanne sa maman, Augustin-Belkacem Ibazizen,<br />
Bernard, Jacques ont-ils marqué les jalons de la route prise par <strong>Pierre</strong> des bords<br />
de l’Atlantique à ceux de la Méditerranée.<br />
La mort a jalonné ses premiers pas dans la vie. Comment ne pas évoquer la figure<br />
de Unamuno dont <strong>Pierre</strong> citait fréquemment la réaction face au général<br />
franquiste Astray, proclamant « Vive la mort » <br />
« Il y a des circonstances où se taire est mentir. Je viens d’entendre un cri morbide<br />
et dénué de sens : vive la mort ! Ce paradoxe barbare est pour moi répugnant<br />
! Le général Astray est un infirme. Ce n’est pas discourtois, Cervantes l’était<br />
aussi. Malheureusement, il y a en Espagne aujourd’hui beaucoup trop d’infirmes<br />
… Vous vaincrez parce<br />
que vous possédez plus de force<br />
brutale qu’il ne vous en faut<br />
mais vous ne convaincrez pas<br />
car pour convaincre il faudrait<br />
que vous persuadiez et pour<br />
persuader il faudrait avoir ce<br />
qu’il vous manque : la raison et<br />
le droit dans la lutte. »<br />
<strong>Pierre</strong> dans son interview donné<br />
au cinéaste Audrain ne dit-il pas<br />
la même chose <br />
Jacques <strong>Lafitte</strong><br />
8
Une histoire algérienne<br />
Quelques lettres de <strong>Pierre</strong> à ses proches<br />
1987 à Jacques et Michelle<br />
La malheureuse actualité dans laquelle nous vivons, doit bien souvent vous ramener<br />
sur ces rivages-ci de la Méditerranée .Le cocktail explosif d’injustice sociale,<br />
de lourdeurs démographiques, de stagnation de la pensée arc-boutée sur<br />
un passé mal connu donc « idéalisé » n’a pas fini d’explorer. Nous en sommes<br />
tous meurtris et même pour les plus lucides dans la période de somnolence<br />
chadlienne, totalement désorientés. L’espoir a fini et il peut nous préparer des<br />
années de plomb. Certes, le refuge dans la sphère personnelle permet de ne<br />
pas sombrer dans un pessimisme total. Les amitiés demeurent, prennent même<br />
souvent une dimension nouvelle. Je suis souvent étonné de voir combien de<br />
personnes osent afficher leur amitié, en public, à mon égard. Cela ne fait que<br />
me renforcer dans mon désir de demeurer ici. J’espère que j’en aurai les possibilités<br />
économiques, ma dépendance financière faisant de moi un permanent<br />
de l’Église. Autant, j’adhère aux grands principes proclamés ici, autant je supporte<br />
mal les décisions que suscite la peur et donc le repli sur soi et la frilosité<br />
de la pensée. Je le ressens d’autant plus que je suis à présent au centre du dispositif<br />
!<br />
Il me faut dans le mois qui vient réfléchir plus à fond puis décider.<br />
1989 Chlef à Jacques et Michelle<br />
Le muezzin appelle avec une énergie déchirante les fidèles assoupis dans les<br />
baraques écrasées de soleil, en ce jeudi après-midi qui vide même de ses écoliers<br />
les artères d’une cité en week-end. Volets clos, je suis dans ma chambre,<br />
salon de musique, Campra dans son Requiem plein de joie. Sous mes yeux, vous<br />
tous, porteurs d’une affection toujours vivante, occupant le champ du regard<br />
avec la vierge de Toulouse. Mais là est un autre symbole, autrement exigeant,<br />
tout aussi parlant.<br />
Week-end, généralement redoutable où je ne vois strictement personne, les<br />
communautés préférant les réserver à d’éventuelles réunions ou voyages ;<br />
Mais demain sera autre ; je vais en effet à Alger : Scotto a une sérieuse alerte et<br />
les médecins l’ont fermement poussé à partir pour Paris où il doit être hospitalisé.<br />
Et je crois qu’il désire faire un peu le tour de tous ceux qui lui sont chers<br />
avant de partir…<br />
Stravinsky fait éclater à présent sa folie de Printemps ! J’exulte !<br />
9
Une histoire algérienne<br />
1990 à Jacques et Michelle<br />
L’ambiance ici est très paradoxale. Les étals de journaux se garnissent de nouveaux<br />
titres chaque semaine. La parole est vraiment libérée et beaucoup de<br />
choses intéressantes se disent dans les milieux « intellectuels » . Mais, en même<br />
temps, la rue se remplit d’analyses simplistes et d’interdits ombrageux propagés<br />
par des mosquées où la puissance du haut-parleur est proportionnelle à<br />
la minceur de la réflexion. Ne parlons pas de l’économie. L’inflation est galopante.<br />
Heureusement pain et lait sont encore à des prix soutenus mais ils sont<br />
vraiment les seuls abordables pour des bourses modestes.<br />
1992 à Jacques et Michelle<br />
Noël approche qui vous verra très certainement<br />
réunis. Si les nostalgies des<br />
temps heureux d’une enfance idéalisée<br />
ne m’ont jamais fait vibrer, l’attente des<br />
jours où le bonheur et la justice seraient<br />
mieux partagés ne s’est pas encore flétrie<br />
sous les atteintes de l’âge et les ricanements<br />
sceptiques de la raison ; J’ai<br />
pris grand plaisir à méditer le discours de<br />
réception de Vaclav Havel à l’Institut de<br />
France ; quelle magnifique leçon d’espérance<br />
et de réalisme.<br />
Noël est en partie là.<br />
1993 à Jacques et Michelle<br />
Les évènements, tant d’ordre privé comme le départ de Scotto que sociaux,<br />
m’invitent guère à la sérénité et il faut une fameuse dose de paix intérieure<br />
pour évoluer sereinement par les temps qui courent ; Les conditions économiques<br />
désastreuses, accompagnant le changement brutal de monde que vit la<br />
société algérienne, nous ont placé en véritable position de guerre civile. Cela ne<br />
nous est pas propre et les sociétés africaines et latino-américaines vivent depuis<br />
longtemps une situation comparable. Mais la proximité géographique, les<br />
liens d’amitié nourris au cours du siècle rendent le constat douloureux. La haine<br />
et l’exclusion, manifestées depuis longtemps, ont troqué la parole pour le couteau<br />
et c’est atroce. Nous avons certes connu cela, il n’y a pas si longtemps en<br />
Europe mais se levaient à l’époque des voix qui aujourd’hui dans notre monde<br />
sont dramatiquement silencieuses. Et pourtant comme dans l’Europe des igno-<br />
10
Une histoire algérienne<br />
bles guerres de religion, on continue de vivre et de rire, d’aimer. L’autre jour,<br />
j’étais à l’hôpital voir un malade de 22 ans, corps disloqué, grave maladie neurologique<br />
inconnue. J’embrasse Naïma. Elle me dit : « La vie est belle ». Naïma<br />
symbole de cette Algérie éclatée. Mais je crains qu’il faudra lui apprendre, à<br />
vivre pendant très longtemps, ce corps déchiré, à refaire ces gestes simples qui<br />
sauront lui rendre l’honneur, l’honneur de l’homme d’abord et puis si possible,<br />
dans très longtemps l’honneur de la tribu.<br />
Et pendant ce temps, je balaye, je fais le marché, j’essaie de faire bon accueil,<br />
toutes choses insignifiantes accomplies pas toujours dans les meilleures conditions<br />
de lucidité sur le présent ou de nette perspective .Mais cela est la question<br />
des mois qui viennent.<br />
1994 à Jacques et Michelle<br />
Le drame que nous vivons relativise dans l’absolu les épisodes de la quotidienneté<br />
mais je suis encore à même de partager vos joies et vos soucis. C’est d’ailleurs<br />
ce que je tâche de faire au jour le jour, me refusant d’être inhibé par ce<br />
déchaînement de force brutale. Absurdité d’un choc qui, après le délire d’un<br />
désir extrême d’exclusion de l’autre, devra bien faire place à un consensus.<br />
Quel sera-t-il Pour l’instant, nous n’en savons rien mais il viendra. Même au<br />
travers de victoires totales, telles celles de Franco ou d’Hitler ; l’autre nié, haï,<br />
trahi, a refait surface parce qu’il était aussi parcelle de vie de leur peuple et<br />
peut-être même l’espérance fondamentale de ces peuples. Mais combien de<br />
souffrances a-t-il fallu, combien de pleurs, combien de rage.<br />
Nous en sommes encore et pour longtemps sans doute au choc fractal. Les seules<br />
capacités de nuisance et de terreur sont libérées parce qu’aucun des deux<br />
camps n’a la raison et le droit dans la lutte et ne peuvent donc persuader et audelà<br />
convaincre. Je paraphrase Unamuno mais nous n’avons pas d’Unamuno .<br />
Étonnant silence des hommes de culture, qu’elle soit à base religieuse ou humaniste.<br />
Rien. Et pourtant de multiples voix, de multiples actes traduisent le<br />
dégoût et le refus mais aucun n’a l’ampleur suffisante, aucun ne se fait entendre<br />
au-delà des cercles des intimes.<br />
1994 à Pantxika<br />
Tu dois être horrifiée, comme nous, encore une fois, par ce que tu viens d’entendre.<br />
Paradoxalement, il me semble que l’onde de choc se fait sur place<br />
moins prégnante, l’habitude de l’horreur le disputant à l’impuissance et à l’incompréhension.<br />
Personne ici, ne sait que faire et c’est bien la pire des situations<br />
en dehors de celle des villageois sous la menace continuelle d’un éventuel<br />
11
Une histoire algérienne<br />
massacre. Pour ma part, je vis très mal le doux confort dans lequel je suis, sachant<br />
pertinemment que mon départ sur Belcourt ne changera pas fondamentalement<br />
l’absurdité d’être à la lisière d’un monde dans lequel on désire vivre<br />
et dont tout, de la sécurité immédiate à la possibilité d’espérance et à la capacité<br />
de distance, nous sépare.<br />
Je me demande si je ferai long feu sur ces terres. De plus en plus, germe l’idée<br />
de suivre mon chemin personnel, naturel : rejoindre la France, rester d’église<br />
dans l’esprit mais sans bénéficier de son parapluie protecteur, chercher du travail,<br />
n’en pas trouver et aller au bout de la logique, loin des faux discours, loin<br />
des justifications faciles. Est-ce tentation devant l’insoutenable Est-ce la voie<br />
à suivre Je ne sais pas. Je suis désarçonné.<br />
J’ai vécu le 20 Septembre dans ces pensées, le bref chemin de Bernard, lu comme<br />
refus intelligent aux concessions de l’esprit mais sans fermeture de cœur.<br />
« Une bougie qui s éteint d un coup. Une perte pour<br />
nous tous. Que Dieu lui offre un grand paradis. Jamais<br />
je n oublierai ton sourire, le bien que tu<br />
transmettais autour de toi ». L.<br />
1994 à Pantxika, Jacques et Michelle<br />
Voilà une semaine bien terrible qui s’achève, nous maintenant dans la situation<br />
horrible du pays, me touchant personnellement dans mon affection pour Esther<br />
et Caridad que je connaissais depuis longtemps, plus particulièrement depuis<br />
mon passage comme curé de Bab-el-Oued. Nous étions vraiment une même<br />
famille, mémoire commune et reconnaissance silencieuse. Et nous voilà<br />
tous, meurtris, révoltés et pour ma part singulièrement agressif. Mais comment<br />
se battre, comment exprimer notre dégoût profond pour tant de folie meurtrière.<br />
Vendredi, nous avons célébré une messe avec Miguel Larburu de Lequeitio.<br />
A un moment donné, il y avait un chant où revenaient les paroles « No pasaran<br />
». De toute mon énergie, je les ai hurlées, sûr que comme dans le passé, si<br />
la force parait brutale, parait un temps s’imposer, elle sera supplantée par la<br />
raison, par le droit, par la justice. Mais encore faut-il que cette raison et ce droit<br />
et cette justice soient conservés dans la libre volonté d’hommes qui refusent<br />
d’abdiquer leur dignité. Il en existe dans ce pays, de plus en plus, que le dégoût<br />
amène à la réflexion et la réflexion à la liberté. Nous avons déjà vaincu parce<br />
que nous sommes encore là, tout refus, tout désir, tout espoir. Il nous reste à<br />
12
Une histoire algérienne<br />
nous unir, à inventer les formes de la protestation, à exprimer notre révolte. La<br />
route sera certainement très longue, nous pleurerons encore et il faudra aiguiser<br />
nos imaginations et notre sensibilité pour inventer un avenir pour ce pays.<br />
Ne craignez pas pour moi, craignez simplement que je ne sois pas fidèle à ce<br />
que je crois et surtout aux personnes que j’aime, vous trois en première place.<br />
1994 à toute sa proche famille<br />
A vous tous qui peut-être, serez réunis au cours de ces fêtes de Noël, laissezmoi<br />
parmi vous une petite place. Vous savez combien j’aimerais être parmi<br />
vous, sans discours, sans présents, simplement être parmi vous, pour le plaisir<br />
de faire corps. Mais, vous savez aussi qu’on ne peut lâcher la main d’un malade<br />
quand il n’est pas bien et qu’il vous réclame même si lui ou vous avez bien<br />
conscience que le réconfort offert est dérisoire. Compassion, quel joli mot et<br />
combien je suis heureux que vous tous l’ayez choisi professionnellement. Je sais<br />
aussi que pour vous tous, c’est une inclinaison de l’âme, bien au-delà du professionnel<br />
mais combien il faut être libre, et debout, et pour vivre au plus profond<br />
de soi-même la compassion . Et combien c’est douloureux quand à ce mouvement<br />
répond le refus, la fermeture et plus encore l’erreur de lecture. Mais je<br />
pense qu’il ne faut pas s’y résigner, je ne veux pas vivre la résignation par un<br />
repli frileux dans les certitudes confortables d’affections éprouvées et reconnues.<br />
Je ne veux rien abandonner et c’est porteur de vos désirs de proximité<br />
aux plus lointains que je marche comme j’aimerais percevoir le sens de vos<br />
combats pour être par vous au cœur même de vos batailles.<br />
Noël n’est pas le lieu de la conversion des épées en socs de charrue, c’est le lieu<br />
du refus de l’épée de division au cœur même de la tourmente, c’est la volonté<br />
de reconnaissance de l’innocent à l’instant même de son massacre. Et c’est aussi,<br />
évidemment, le lieu de la joie qui nous transporte en reconnaissant que nous<br />
sommes nombreux et forts et sereins à vouloir et à vivre cette paix dans la tempête.<br />
« <strong>Pierre</strong>. Repose en paix. Tu as été la pierre angulaire<br />
de notre savoir et tu es digne de mémoire»<br />
T.R. « J ai trouvé ma voie »<br />
1995 à Jacques et Michelle<br />
L’incertitude qui semblait nous être propre, vient de s’étendre avec l’assassinat<br />
de Rabin à tout le Moyen Orient. Pour avoir déjà tant souffert, cette région<br />
13
Une histoire algérienne<br />
trouvera, je l’espère, suffisamment d’énergie pour ne pas céder à la facilité des<br />
refus du compromis. Pour nous, c’est le flou le plus total, la situation du pays, la<br />
manière de traiter l’information, les renseignements trop parcellaires ne permettent<br />
pas de savoir où nous en sommes. La grande crainte est celle d’une<br />
abstention massive qui ôterait toute signification au vote et toute légitimité à<br />
l’élu. Et curieusement, les présidentiables ne contre attaquent pas sur ce point<br />
pour ôter le bénéfice de l’abstention aux opposants radicaux.<br />
« Vous aurez à jamais marqué nos vies.<br />
Merci d avoir rendu notre médecine, plus accessible,<br />
plus joyeuse aussi ». A.<br />
1995 à Jean et Léone<br />
Pour nous ici, ce sont de bien nombreuses questions qui se posent, fondamentales<br />
et bien déstabilisantes ; notre citadelle bien sécurisante, ronronnant dans<br />
la molle satisfaction de la reconnaissance de nos amis a volé en éclats, douloureux,<br />
sauvages. La distante prudente où nous étions d’une frange de population<br />
hors de notre champ de vision, hors de notre langue, hors de nos référents<br />
culturels, est supprimée. Les « barbares » sont, entrés dans la cité, armés d’une<br />
volonté d’exclusion assassine. Le poison du fascisme religieux interdit à ceux<br />
même qui, volontiers, se seraient faits les alliés de leur combat, de rejoindre<br />
leurs rangs et même de leur faire place. Comment vivre cet enfer, comment ne<br />
pas haïr ceux qui vous haïssent, comment tenir, proposition de partage de vie,<br />
donc attention bienveillante, donc place faite à votre table, à ceux qui l’excluent<br />
absolument. Réduction terrible d’un message de foi si présent à la passion<br />
du Christ mais dont la tension fantastique entre le désir de don et le refus<br />
absolu m’avait si fondamentalement échappé.<br />
1995 à Pantxika, Jacques et Michelle<br />
Voilà un temps qui s’achève, intense, dur, riche aussi. demain, Michel Voute, le<br />
compagnon d’Henri Verges repart pour la France, ne se voyant pas, religieux<br />
habitué à la vie communautaire, continuer à vivre seul ici . Peut-être reviendrat-il<br />
<br />
Le meurtre avec la force d’exclusion qu’il représente, le meurtre idéologique<br />
dans ce qu’il a de hideux par la pensée totalitaire qui le sous-tend, ce refus<br />
d’Henri Verges tendu comme une main vers un dialogue refusé, nous acculent<br />
14
Une histoire algérienne<br />
un peu plus à la radicalité des choix mais nous menacent aussi de fermeture et<br />
de frilosité.<br />
Un ami, de culture primaire, qui vit avec moi à la Maison Diocésaine me disait à<br />
l’évocation d’une éventuelle irruption de terroristes : « Je ne crois pas que je<br />
me défendrai car quelle est la limite entre la légitime défense et l’injustice vis-à<br />
-vis de l’agresseur. ». Question difficile et fondamentale non pas tant au moment<br />
où cela arrive, on doit agir par réflexe, mais dans une disposition d’esprit<br />
à l’abord du refus total de soi. J’ai regretté qu’aucune parole n’ait invité à penser,<br />
à prier peut-être pour les agresseurs. Henri et Paule Hélène sont partis,<br />
riches de ce qu’ils ont accueilli, durant tant d’années, de l’autre, riches de ce<br />
qu’ils laissent dans la personnalité de tous ceux qu’ils ont formé. Mais eux, ces<br />
trois criminels, si pauvres, si démunis, si peu libres dans leur système de pensée.<br />
Eux et leurs commanditaires, eux et leurs idéologues, casseurs terrifiants<br />
qui détruisent ce qu’ils ne peuvent avoir, ce qu’ils ne peuvent comprendre ; et<br />
tout cela, au nom de Dieu ! A ces illuminés qui, dans le camp où il était enfermé<br />
au sud, voulaient l’amener à prier, un de mes anciens élèves rétorquait<br />
: « Apprenez-moi qui est Dieu . Ainsi , je saurai qui prier ». Ils n’eurent<br />
point de réponse.<br />
Tahar Djaout, tombait il y a un an, lui qui apprit à écrire en s’ouvrant au monde<br />
par les livres de la bibliothèque de Ben Cheneb. Aujourd’hui, ce sont Henri et<br />
Paule Hélène, et combien d’autres durant cette année terrible . Mais il faut vivre,<br />
vivre à fond, sans crainte, le regard fixé sur ces êtres qui justifient le monde,<br />
comme disait, je crois, Camus, de sa mère, en croyant surtout que dans tout<br />
être abordé se trouve cet être qui justifie le monde et en le croyant assez fort<br />
et de façon suffisamment proche que cet être grandisse et s’affermisse.<br />
Je suis bien mais je crains de ne pas arriver à vivre au niveau que tout ce que<br />
j’ai reçu de vous et de tous ceux qui m’ont fait, exigerait que je fus.<br />
1996 à Jacques et Michelle<br />
Pour nous ici, la difficulté est toujours aussi grande à percevoir des perspectives<br />
aux destins individuels et collectifs. Les plaies s’ajoutent aux plaies, les peurs<br />
s’avivent et referment chacun sur son petit monde, sur ses biens, sur ses privilèges.<br />
Murs, portes blindées, systèmes de sécurité, cœurs cadenassés ; C’est le nouveau<br />
paysage.<br />
Que signifie pour notre toute petite communauté la célébration de Pâques <br />
15
Une histoire algérienne<br />
1996 à Jacques et Michelle<br />
Les communications deviennent de plus en plus difficiles qu’elles soient téléphoniques<br />
ou épistolaires. Depuis un mois et demi, nous n’avons reçu aucun<br />
courrier de France ; effet de grèves, de la désorganisation ici, sans doute des<br />
deux. Nous commençons ici cette année sans plus nous fixer de terme espéré<br />
au désastre croissant que nous connaissons. Pour tous ceux, dont je suis, pas<br />
encore désespérés, le souhait se porte sur le lendemain, un demain qui n’annonce<br />
pas le tragique pour les proches, un demain qui réservera, et cela est sûr,<br />
un peu d’affection échangée, quelquefois des gestes de compassion ou d’accueil<br />
partagés.<br />
Bien souvent, les idées simples et si révélatrices de Bonhoeffer, si perspicaces<br />
sur l’âpre réalité du salut prennent une tonalité particulièrement éclairante<br />
mais en même temps blessante pour mon esprit qui aimerait bien s’ensommeiller<br />
et échapper au jour cruel.<br />
Qui a dit que la nuit était porteuse d’angoisse C’est le jour qui est dur. Le soleil<br />
est peut-être beau dans les contrées paisibles. Vivement qu’il se couche,<br />
qu’il nous épargne la souffrance et le désarroi trop agressifs !<br />
16
17<br />
Une histoire algérienne<br />
1997 à Jacques et Michelle<br />
Je vous sais proche de nous actuellement dans la tempête que nous traversons.<br />
Paradoxalement, si la fatigue est réelle, ni angoisse ni découragement ne pointent.<br />
Au contraire, Christian a magnifiquement exprimé dans son testament,<br />
Duval dans sa vie, ce qui est mon choix. J’aimerais leur être un tant soit peu<br />
conforme ; Et puis, la vie éclate tellement !<br />
Dans la tendresse exprimée, dans le travail sur soi que se livrent ici tant de mes<br />
interlocuteurs, dans les découragements et les abandons aussi.<br />
1998 à Jacques et Michelle<br />
Bernard (notre frère décédé à 29 ans) m’écrivait d’avoir confiance en la<br />
« souveraine liberté de l’homme ».C’est un souci constant, difficile à maintenir,<br />
à raviver sans cesse dans les difficultés d’une situation aux « fractures de l’humanité<br />
» qu’évoquait <strong>Pierre</strong> Claverie et où Bernard aimait lui-même se tenir. A<br />
cette confiance, souvent mise à mal, j’essaie de joindre une lucidité, elle aussi<br />
bien fragile, qu’il mania lui-même comme un point affiché, un peu trop peutêtre.<br />
Comment concilier, tranchant de l’esprit et tendresse du cœur, la paresse<br />
nous poussant bien souvent à fermer notre cœur et à nous replier dans le<br />
conformisme des modes de pensée.<br />
1998 à Jacques et Michelle<br />
Les festivités de Noël sont noyées pour nous dans un Ramadhan omniprésent<br />
et dictatorial. Mais, l’esprit est libre qui me permettra de me pencher moi aussi<br />
sur la crèche. Nous serons nous à Belcourt avec les petites sœurs et petits frères<br />
de Foucauld. Deux vieilles personnes de 85 et 90 ans ont accepté de se joindre<br />
à nous ; c’est tout le petit monde de la paroisse Saint Paul qui faisait la gloire<br />
avec Scotto. Mais sa gloire serait plus grande si ce mois de tous les dangers<br />
connaissait l’accalmie dans la haine meurtrière qui semble s’installer.<br />
Cette dernière année qui s’ouvre dans le siècle, permettra-t-elle d’aborder avec<br />
courage et sérénité les problèmes fantastiques qui se posent à nous ou sera-telle<br />
encore faux semblants et comédies électorales sans lendemain <br />
1999 à Jacques et Michelle<br />
Pour nous ici, la banalité est faite d’horreur, de crainte et de colère ; Le meurtre<br />
de Matoub Lounes qui domine ces jours, du souvenir des morts de Tahar<br />
Djaout, du Président Boudiaf, viennent répéter à n’en plus finir la longue série<br />
d’assassinats symboliques. Et, quand dans le cas d’aujourd’hui, il touche dans<br />
beaucoup d’âmes kabyles, la conscience souvent outrancière d’une identité<br />
agressée, il y a tout à redouter des réactions, pour le moment, non canalisées
Une histoire algérienne<br />
par des forces organisées en partis ou associations.<br />
Ces derniers jours ont été vilains. Espérons que ce soit cri isolé et non dérapage<br />
que l’on parvienne à maîtriser.<br />
L’année se termine dans cette ambiance.<br />
Texte de <strong>Pierre</strong> à l’occasion d’un pèlerinage à Lourdes en 2003<br />
Comment exprimer en quelques mots, quarante ans de vie dans ce pays l’Algérie<br />
dont je peux dire qu’il m’a fait tout autant que les vingt premières années,<br />
elles aussi fondamentales, vécues au Pays Basque.<br />
Comment dire toutes ces histoires, ces compagnonnages fondateurs, cette<br />
conviction que les appels, les signes, les sourires de Dieu se façonnent sur les<br />
visages de tel homme, telle femme,<br />
tel enfant de ce pays, postés comme<br />
des témoins sur le chemin de<br />
ma vie. Et tout en même temps,<br />
cette conviction d’avoir ignoré tant<br />
d’appels à grandir, tant d’invitations<br />
au partage, tant d’incitations<br />
à l’écoute et au don.<br />
Au soir de ma vie, dans une communauté<br />
déchirée par tant de violence,<br />
malmenée par les éléments<br />
(de l’inondation meurtrière au<br />
tremblement de terre dévastateur),<br />
une conviction : rester la main dans<br />
la main avec les hommes de ce<br />
pays souffrant, sans rien dire devant<br />
cette communauté - Job, silencieux<br />
et fidèle.<br />
Si j’osais, je dirais mon désir de demeurer<br />
éveillé dans ce jardin de<br />
Gethsémani où ce pays vit sa passion,<br />
avec l’espoir fou que l’aurore<br />
vienne enfin pour chacun de ses<br />
enfants.<br />
Mais, tout à la fois, me tenaille la<br />
crainte de somnoler pour éviter de sombrer dans l’angoisse. Et peut-être, pardessus<br />
tout, la peur de n’être même pas dans le jardin.<br />
18
Une histoire algérienne<br />
Extrait de l’interview réalisé par Emmaunel Audrain à partir du testament<br />
de Christian de Chergé (2006) pour le DVD : le testament de Tibhirine<br />
Il (Christian) avait un profond respect<br />
pour l’islam et ce respect avait pris un<br />
bon chemin parce qu’il n’était pas parti<br />
du dogme vers l’homme mais de la<br />
connaissance de l’homme jusqu’au<br />
dogme, et de cette expérience dont il<br />
parle quand il était tout petit, expérience<br />
charnelle (sur les genoux de sa<br />
maman) de ces personnes de l’Islam. Il<br />
a ensuite cherché à connaître ce qui<br />
faisait la richesse de leur vie personnelle<br />
et de leur comportement. C’est<br />
parti de l’intérieur. La foi part du cœur<br />
de l’homme et si on veut comprendre<br />
le croyant il faut entrer dans son<br />
cœur. Un ami musulman en difficulté<br />
était monté voir Christophe. Mais il<br />
n’a même pas eu le temps de dire ses<br />
difficultés que<br />
Christophe a dit<br />
les siennes, et cet<br />
ami est revenu à<br />
Alger avec ses difficultés<br />
et celles<br />
de Christophe<br />
(éclat de rire de<br />
<strong>Pierre</strong> : je trouve<br />
cela merveilleux).<br />
Cette intimité possible<br />
est enrichissement<br />
quand elle<br />
peut se réaliser :<br />
l’ami se dit à l’ami. Importance capitale<br />
d’avoir ici de vrais amis sur lesquels<br />
on peut compter.<br />
Un poète disait : l’universalisme, c’est<br />
d’être dans sa maison dont tous les<br />
murs seraient de verre. Christian et<br />
ses frères étaient dans leur maison,<br />
moines, trappistes, clôture etc. Mais<br />
les murs étaient de verre. Ce texte est<br />
limpide, c’est la maison dont les murs<br />
sont de verre. Sont-ils de verre pour<br />
tous Je l’espère et je ne suis pas sûr !<br />
Il y a la réalité à affronter mais elle ne<br />
brise pas l’espérance, et les frères en<br />
sont morts, mais … est-ce vraiment<br />
une mort (long silence méditatif).<br />
Sept moines de rien du tout dans un<br />
endroit de rien du tout et qui est en<br />
même temps tout. Et ce texte qui est<br />
né de cette vie de rien du tout et qui<br />
est en même temps tout, a portée<br />
universelle.<br />
Des jeunes à qui j’ai fait lire ce texte,<br />
l’on trouvé irréel surtout en ce qui<br />
concerne le pardon offert. C’est vrai<br />
que c’est une difficulté considérable.<br />
19
Une histoire algérienne<br />
Pardonner, c’est toute une démarche<br />
difficile et d’abord une démarche d’intelligence.<br />
S’il y a pardon, il y a un acte<br />
entre deux personnes, acte assez important<br />
pour avoir brisé le lien entre<br />
elles. Ici, c’est le crime. On ne peut pas<br />
pardonner le crime et ce qui y a<br />
conduit. Le comment, le pourquoi<br />
sont essentiels. Il faut « démonter »<br />
l’idée qui est derrière cet acte, dénoncer<br />
l’intérêt. Il n’y a pas de compromission<br />
possible. C’est là que nous<br />
sommes lâches, de la lâcheté de l’intelligence.<br />
On dit : cela ne fait rien ! Ce<br />
ne sont que des idées ! Ils ne savaient<br />
pas, etc. peut il y avoir une condescendance<br />
qui participe au crime.<br />
Quand Christian pardonne à l’ « ami<br />
de la dernière minute », il pardonne<br />
l’ami, mais pas le crime. Il le dit : « je<br />
ne saurais le souhaiter ». Il se révulse<br />
contre sa mort. Le Christ aussi s’est<br />
révulsé contre sa mort. On ne peut<br />
englober le criminel et son acte. Ne<br />
voir la personne que dans son crime,<br />
c’est comme si on nous réduisait à l’un<br />
de nos actes. Or, on est bien plus que<br />
cela, et la possibilité de reconstruire<br />
ce lien doit être préservée : c’est cela<br />
la réconciliation, mais à condition que<br />
le crime ait été dénoncé non seulement<br />
pour l’acte lui-même, mais pour<br />
tout ce qui y a conduit, pour repartir<br />
sur de bonnes bases. Le pardon sans<br />
cette reconnaissance est une lâcheté<br />
et c’est encore de la condescendance.<br />
Il faut respecter le criminel, mais cela<br />
inclut qu’il voit son crime. Il faut démonter<br />
la perversité de l’idéologie. Là,<br />
nous ne sommes pas suffisamment<br />
lucides. Christian l’était. Relisons le<br />
texte : regardons-le sous cet angle :<br />
aucune compromission avec le crime,<br />
le mensonge. C’est fondamental. Nous<br />
y avons tous été confrontés par la violence<br />
des deux bords. La compromission,<br />
le mensonge existent partout. Il<br />
s’agit de vivre éveillé par respect pour<br />
l’adversaire en gardant dans le regard<br />
cette lueur d’espérance dans l’autre,<br />
et en le réduisant à ce qui apparaît en<br />
premier.<br />
Être en recherche là aussi.<br />
20
Une histoire algérienne<br />
Notes prises par Christophe Ravanel sj, à la réunion de la vie consacrée sur le<br />
sens du sacerdoce, le 5 février 2010 à Alger<br />
<strong>Pierre</strong> évoque des hommes et des Algérie qu'ils n'avaient pas désirée :<br />
femmes connues ou anonymes, qui grâce qui coûte et non sacerdoce de<br />
ont reflété pour lui la figure du prêtre. confort; nous sommes les bénéficiaires<br />
Il commence par la bibliothèque de<br />
de cee grâce qui a coûté ».<br />
Ben Cheneb pour mere ensemble le Il revient à l'époque que nous vivons<br />
frère Henri Vergès et la sœur Paul- qu'il appelle de « Néhémie à Esdras »<br />
Hélène assassinés le 8 mai 1994, mais avec ses drames mais aussi ses pousses<br />
aussi l'imam du quarer et Said Mekbel<br />
d’espérance. Pour lire cee épo-<br />
assassinés aussi, entre autres raisons<br />
que, il faut « être honnête dans la lec-<br />
pour avoir dénoncé l’assassinat ture de l’autre », ce que fut Mohamed<br />
précédant et celui de Sœur Esther et Mahmoud Taha, cofondateur du par<br />
Sœur Caridad, à Bab el Oued alors républicain assassiné en 1985 à Khartoum<br />
qu’elles venaient pour l’eucharise du<br />
à cause de la modéraon de son<br />
dimanche à la paroisse.<br />
Islam.<br />
Puis il remonte à son père, décédé en Puis, il évoque des figures modestes<br />
déportaon, et je l'entends parler de résistances à l'islamisme : une vieille<br />
pour la première fois de son frère engagé<br />
qui refusait de changer son Islam,<br />
pour le FLN et décédé à 29 ans, Youcef, dernier infirmier de son dispensaire<br />
deux exemples qui très tôt lui ont mis<br />
qui avait fait ce jour là les<br />
la barre très haute.<br />
vaccinaons, une sœur incapable de<br />
Sa voix se brise quelques instants. dormir à la veille de quier une pete<br />
Il reprend avec Belcourt et les figures ville, déchirée entre le souci de cee<br />
de Scoo et Ramdane, le seul qui en communauté au risque de sa vie et le<br />
1993, lorsque le cercueil de Scoo est souci de l'avenir de sa propre communauté…<br />
ramené au presbytère, se détache du<br />
groupe qui sort de la mosquée pour Enfin, il résume : « le sacerdoce est<br />
venir se recueillir. Un autre, Boualem, constuf de la personne humaine, de<br />
viendra plus tard, de nuit.<br />
l’humanité du Christ. Il nous faut reconnaître<br />
A Belcourt, il connut aussi Larbi Touat,<br />
tous ceux qui assument ce<br />
fils de Chahid, qui osa s'occuper de rôle là, dans le milieu familial, dans le<br />
l'éducaon de fils de harkis dont il milieu public ». Ainsi, le docteur Bennamar<br />
avait vu assassiner les pères.<br />
qui donne à ses étudiants le<br />
Arrivé en Algérie après l'indépendance,<br />
goût de l’homme.<br />
<strong>Pierre</strong> admire « les prêtres et reli-<br />
Il s'agit d'« être responsable pour l’au-<br />
gieuses dont les familles enères sont tre », d'« avoir le souci de ce que l’autre<br />
pares et qui sont restés par fidélité à<br />
peut faire ».<br />
leur engagement, pour vivre dans une<br />
21
Témoignages de vie<br />
Pour certains, <strong>Pierre</strong> était un père, un frère et un ami. Il a accompagné<br />
dans la douleur du pays et des familles, les personnes qui avaient<br />
besoin de se mettre debout, quand la situation devenait extrême et<br />
difficile. Lui-même, français et prêtre catholique, n’étant pas algérien<br />
ni musulman, il se considérait comme un parmi eux.<br />
Deux amis, dont <strong>Pierre</strong> a accompagné<br />
la route difficile, Tahar et Azzedine<br />
donnent leur témoignage.<br />
Je voudrais pouvoir témoigner de tout<br />
de que <strong>Pierre</strong> a été pour moi. Je l’ai<br />
connu en 1994 à un moment très difficile<br />
de ma vie. Je gardais à ce moment<br />
là, la maison de la communauté du<br />
« Pain de Vie », qui avait été obligée<br />
de partir à cause des évènements.<br />
J’étais dans une grande solitude et<br />
sans aucun espoir d’avenir. Ma famille,<br />
elle-même, vivait une situation extrêmement<br />
dangereuse à l’Arbaa, et<br />
nous ne pouvions nous déplacer. Dans<br />
mon désespoir, j‘ai fait une tentative<br />
de suicide et un voisin me voyant ainsi,<br />
a appelé <strong>Pierre</strong> qui était à la Maison<br />
Diocésaine. Et il est venu tout de suite<br />
en pleine nuit, me chercher malgré le<br />
couvre feu et le danger qu’il courrait.<br />
Il n’a pas cessé de m’accompagner<br />
ainsi que ma famille, en particulier au<br />
moment de la grave maladie de ma<br />
sœur qui était non voyante et souffrait<br />
beaucoup d’une tumeur. Il l’a<br />
toujours soutenue ainsi que ma mère,<br />
et quand elle est décédée, c’est lui qui<br />
est allé à l’Arbaa prévenir ma famille<br />
et aider pour toute les démarches administratives,<br />
dans les circonstances<br />
très dangereuses que vivait le pays.<br />
22<br />
<strong>Pierre</strong> a toujours été là pour me<br />
conseiller et m’aider, lorsque je me<br />
suis retrouvé sans travail et sans logement.<br />
Ma femme a dû retourner dans<br />
sa famille. Mais grâce à lui, qui m’a<br />
accueilli chez lui, et qui avait la délicatesse<br />
de nous laisser seuls ma femme<br />
et moi pendant les week-end (luimême<br />
allait dormir au CCU), nous<br />
avons pu continuer à nous voir et<br />
avoir un peu de vie commune. Il nous<br />
a ainsi laissé chez lui tout le mois de<br />
Ramadan, pendant lequel nous avons<br />
pu mener une vie de famille.<br />
Juste avant sa mort, une société de<br />
Hassi Messaoud, où j’avais déposé un<br />
dossier, m’a convoqué pour 3 mois<br />
d’essai. Jusqu’à la dernière minute,<br />
<strong>Pierre</strong> a demandé de mes nouvelles, si<br />
cela marchait pour l’embauche, et si la<br />
société était sérieuse. Il a encore pris<br />
des nouvelles auprès de ma femme à<br />
13h30 et est décédé trois heures<br />
après. <strong>Pierre</strong>, c’était un père, un frère,<br />
un ami. Il reste mon inspirateur intérieur<br />
et je sens qu’il m’appelle toujours<br />
à me remettre debout, quand<br />
c’est difficile.<br />
Une chose que me frappait beaucoup,<br />
c’est que quand il parlait des algériens,<br />
il s’incluait toujours dedans.<br />
« Nous les algériens » disait-il. Il n’a-
Témoignages de vie<br />
Il disait qu’ici tout peut arriver, même<br />
des histoires comme dans la bible.<br />
Une fois, il y a eu une inondation au<br />
CCU médecine et le mur de la cage<br />
d’escalier était tout abîmé; il a donc<br />
voulu le réparer. Il a cherché de l’arvait<br />
pas de papiers algériens mais son cœur était algérien. « Il a aimé, et aimé<br />
les plus faibles, il a pardonné, il s’est considéré lui-même comme rien, il a risqué<br />
sa vie pour moi… »<br />
Tahar<br />
Quand je l’ai connu, nous vivions en<br />
Algérie une période difficile, lui était<br />
directeur et moi je travaillais à la maison<br />
diocésaine. Quand j’ai été arrêté,<br />
je suis resté 40 jours en prison. Pendant<br />
ce temps là, <strong>Pierre</strong> est allé voir<br />
ma mère en lui donnant mon salaire,<br />
alors que l’on ne savait pas ou j’étais.<br />
Il lui a dit que si elle avait besoin de<br />
quoi que ce soit, elle pouvait l’appeler.<br />
Quand je suis sorti, il a compté mon<br />
absence comme des vacances et m’a<br />
même donné des jours en plus pour<br />
récupérer. C’était pourtant une époque<br />
où les relations pouvaient être<br />
ambiguës et <strong>Pierre</strong> m’a accueilli à nouveau<br />
à la maison diocésaine sans<br />
condition. C’est aussi à cette époque<br />
que j’ai connu ma femme et <strong>Pierre</strong> est<br />
devenu un ami de ma famille, il<br />
connaît tous mes enfants et venait de<br />
temps en temps à la maison. <strong>Pierre</strong><br />
c’est un homme qui a aimé l’Algérie et<br />
les Algériens.<br />
23
Témoignages de vie<br />
gent, a acheté de la peinture et m’a<br />
proposé de l’aider à faire le travail.<br />
Nous étions trois lui, Dominique et<br />
moi-même. Pendant que je faisais<br />
tout ce qui était en hauteur, lui et Dominique<br />
faisaient ce qui était à hauteur<br />
d’homme, c’étaient de bons moments<br />
où l’on discutait beaucoup. A la<br />
fin des travaux, il m’a donné une enveloppe<br />
avec de l’argent. J’ai refusé et<br />
lui a dit que je devais prendre cet argent<br />
parce que j’avais des enfants.<br />
Alors, je lui ai dit que quand ma sœur<br />
faisait des études de pharmacie, mon<br />
père n’avait pas assez d’argent pour<br />
lui acheter des livres. Elle fréquentait<br />
beaucoup le CCU et grâce à cela, elle a<br />
pu faire ses études, et donc que c’était<br />
à mon tour d’aider le CCU. Quelques<br />
mois plus tard, je le croise et il m’explique<br />
que comme il lui restait de l’argent<br />
des travaux, il avait décidé d’aller<br />
photocopier des livres pour le CCU. Il<br />
est donc allé demandé de faire des<br />
photocopies pour 50 000 dinars, le<br />
monsieur lui a dit : je te le fais pour<br />
25 000 DA l’équivalent de 50 000 car<br />
comme je suis associé je ne veux pas<br />
m’engager pour mon associé mais ma<br />
part je l’offre à la bibliothèque. Quand<br />
<strong>Pierre</strong> est allé payer les 25000 Da de<br />
l’associé, il lui a dit que son associé<br />
aussi offrait sa part à la bibliothèque<br />
et que donc il n’avait rien à payer. Et<br />
<strong>Pierre</strong> une fois plus restait avec une<br />
somme d’argent. Finalement, il décide<br />
de repeindre des salles du CCU. Il demande<br />
à certains étudiants de l’aider<br />
avec l’intention de leur donner une<br />
enveloppe à la fin des travaux….Aucun<br />
n’a voulu d’argent... Quand il m’a raconté<br />
tout cela, il m’a expliqué que<br />
cela lui rappelait une histoire dans la<br />
bible et il m’a raconté l’histoire d’une<br />
veuve qui vivait pauvrement avec son<br />
fils et qui a reçu la visite d’un prophète…<br />
c’est l’histoire de la veuve de Sarepta.<br />
Il me disait aussi : Tu vois, les choses<br />
contre lesquels on a lutté en France<br />
pendant le nazisme et bien maintenant<br />
on est en train de faire la même<br />
chose en Europe maintenant.<br />
Il me parlait de sa maman qui durant<br />
la guerre allait acheter des vêtements<br />
en Espagne, pour les revendre en<br />
France et ainsi faire un peu d’argent. Il<br />
se souvenait qu’au passage de la frontière<br />
il portait une grande quantité de<br />
vêtements sur lui pour ne pas payer à<br />
la douane.<br />
Quand <strong>Pierre</strong> a quitté la maison diocésaine,<br />
je l’ai aidé à retaper l’appartement<br />
de Belcourt. Il était heureux de<br />
retourner là-bas. Il disait que Belcourt,<br />
c’est comme St Sébastien sauf qu’il<br />
manque les bistrots.<br />
Il m’a appelé pour l’Aïd, cela faisait<br />
longtemps que nous n’avions pas parlé,<br />
je l’ai invité à la maison mais il était<br />
déjà invité à Blida.<br />
Azzedine<br />
24
De Jean Désigaux (SJ), qui a travaillé<br />
aussi avec <strong>Pierre</strong> au CCU pendant les<br />
années difficiles, à partir de 1995 .<br />
<strong>Pierre</strong>, heureusement que tu n’as pas<br />
vu l’embouteillage de voitures créé<br />
par ta sortie de la cathédrale ce matin<br />
où tu rejoignais tes pairs – tes pères ;<br />
tu n’aurais pas aimé cela.<br />
En effet la première qualité que je retiens<br />
de toi est la simplicité, un peu<br />
comme Jeanne Jugan des Petites<br />
Sœurs des Pauvres cherchant la dernière<br />
place. On<br />
pouvait venir le<br />
matin, le midi ou le<br />
soir au CCU-<br />
Médecine pour te<br />
voir avec un balai<br />
ou une serpillière<br />
nettoyer, ce qui<br />
était nécessaire<br />
trois fois par jour<br />
vue l’affluence,<br />
alors que la femme<br />
de ménage ne venait<br />
qu’une fois.<br />
On arrivait à n’importe<br />
quelle heure<br />
de la journée pour te<br />
voir faire des photocopies, car elles<br />
étaient faites plus rapidement que par<br />
un photocopieur ; pour que les étudiants<br />
aient le texte qui leur manquait.<br />
25<br />
Témoignages de vie<br />
La seconde qualité est la conscience<br />
d’avoir été sauvé par le peuple dans<br />
lequel tu vivais, un peu comme Charles<br />
de Foucauld en avait pris conscience<br />
lorsqu’il faillit mourir du scorbut et<br />
que des Touaregs de Tamanrasset lui<br />
donnèrent du lait de chèvre à boire.<br />
Tu gardes de ton passage à Mahdia le<br />
souvenir de devoir la vie à d’autres, et<br />
de devoir la donner en retour. Combien<br />
de personnes te doivent la vie,<br />
parce que tu les as rencontrées au<br />
moment opportun : tu leur as offert<br />
un logement passager, une écoute<br />
régulière, un conseil approprié. Les<br />
étudiants appréciaient ton sourire<br />
<strong>Pierre</strong> et Carmen au CCU rue Charras<br />
permanent quel que soit le soleil, et<br />
ton amour des fleurs quel que soit le<br />
vent.<br />
Mais la troisième qualité est tout aussi<br />
marquante : ta recherche incessante<br />
de la vérité comme saint Augustin :<br />
avec le plus de justesse possible ; tu<br />
appréciais le Soudanais Mohamed
Témoignages de vie<br />
Taha, assassiné à 85 ans autant que<br />
cet imam de Ben Cheneb mort pour<br />
s’être opposé aux meurtriers d’Henri<br />
Vergès et d’Hélène Saint-Raymond.<br />
Où se trouve le « don de sa vie » aujourd’hui<br />
Pourquoi ne le percevoir<br />
que dans « nos » martyrs La mort de<br />
ton père dans la résistance, la vie dure<br />
de ta mère pour élever ses enfants<br />
pauvrement, tu en garderas la rigueur<br />
du temps passé - pour les autres, pas<br />
pour toi. Au cours des échange du<br />
découvrait ce passé à l’occasion du<br />
passage d’un ancien de cette période.<br />
Tu as effectué les tâches difficiles des<br />
enterrements des religieux assassinés<br />
depuis le 8 mai 1994 lorsque tu étais<br />
directeur de la Maison Diocésaine. Tu<br />
le faisais sans mot dire : l’ambulancier<br />
qui te transportait ce matin t’a reconnu<br />
à la morgue. Pourquoi fumais-tu<br />
comme un pompier <br />
<strong>Pierre</strong>, tu as littéralement vécu la victoire<br />
de la vie sur la mort, et tu la<br />
soir, lors des sauvegardes des données<br />
informatiques, tu aimais à échanger<br />
sur ce qui est juste et vrai, Tahar<br />
Djaout, Boucebsi, ...<br />
Je ne connais pas la période que tu<br />
vécus avant ton retour au CCU en<br />
1995 : la formation à Belcourt, dont<br />
nous parle Outoudert Abrous dans le<br />
numéro du journal « Liberté » du 2<br />
décembre : tu ne disais rien de toi ; on<br />
transmettais à ceux qui t’entouraient ;<br />
c’est pour cela qu’ils se pressaient autour<br />
de toi. Voyant le nombre de personnes<br />
-jeunes et moins jeunes- venues<br />
te dire au revoir, les policiers ont<br />
demandé au cimetière si tu étais un<br />
professeur. Nous qui sommes dans la<br />
peine aujourd’hui, c’est normal ; puissions-nous<br />
demain ne pas oublier ce<br />
que nous avons reçu de toi.<br />
Jean Désigaux (SJ)<br />
26
Témoignages de vie<br />
De petite sœur Maria Chiara (petite<br />
soeur de Jésus), chargée du lien entre les<br />
communautés de petites sœurs de Jésus<br />
du Moyen Orient et celles du Maghreb et<br />
qui s’est trouvée à Alger de retour de<br />
Beni Abbès juste au moment de la mort<br />
de <strong>Pierre</strong>.<br />
Amman, 8 décembre 2010<br />
J’ai pu aller voir <strong>Pierre</strong> à l’hôpital et<br />
seule avec lui quelques minutes,<br />
échanger quelques mots. Je crois que<br />
le Seigneur a voulu me faire toucher<br />
quelque chose pendant ce court<br />
temps. D’abord ce visage et ce regard<br />
de <strong>Pierre</strong> (il est mort 2 ou 3 heures<br />
après), si apaisé et sans tourment, et<br />
si vif en même temps, avec son petit<br />
sourire, complètement lucide. Il s’est<br />
intéressé à ma visite à Beni Abbés,<br />
spécialement aux novices, à leur avenir,<br />
en Algérie peut-être pour l’une ou<br />
l’autre. Il était tout entier présent à ce<br />
que je lui disais. Il savait et sentait<br />
qu’il allait très mal et qu’il allait mourir,<br />
et pourtant dans ses dernières<br />
heures, c’est comme s’il n’avait pas<br />
d’angoisses, pas de retour sur lui ou<br />
peur pour lui, il était simplement présent<br />
à l’autre devant lui. Je ne pense<br />
pas qu’on peut s’inventer cette attitude<br />
à la dernière heure, je pense plutôt<br />
que c’est le fruit d’une vie pour les<br />
autres. Son attitude, rendue encore<br />
plus précieuse parce que si proche de<br />
la mort, m’a fait vivre une rencontre<br />
qui laisse une marque.<br />
J’ai senti la douleur et l’émotion de<br />
chacune de vous, et combien il est<br />
votre (notre) frère, votre ami pour<br />
toujours dans le sens le plus fort du<br />
terme.<br />
Aussi les funérailles, avec toute cette<br />
jeunesse musulmane en larmes, n’avaient<br />
pas besoin de commentaire. Je<br />
ne pouvais pas m’empêcher de sentir<br />
la force du témoignage de cette Église<br />
petite et cachée, aimante sans demande<br />
de contrepartie. J’ai mieux senti, et<br />
on pouvait presque le toucher, combien<br />
cette forme est l’essence même<br />
de l’Église en Algérie, dans sa non importance<br />
numérique, non visibilité,<br />
non revendication de ses droits, dans<br />
sa rencontre humble et quotidienne,<br />
sans plus, avec l’autre si autre, et si<br />
proche dans son humanité. Cette forme<br />
de présence est la parole d’Évangile<br />
que le Seigneur a voulu planter là,<br />
et aucun j’espère, n’a le droit de l’extirper.<br />
La mort de <strong>Pierre</strong> n’est pas la<br />
fin d’une époque, mais plutôt un surplus<br />
de semence planté dans la terre<br />
et dans l’Église d’Algérie, avec tous<br />
ceux qui l’ont précédé, pour un fruit<br />
qui restera dans les mains de Dieu…<br />
ps Maria Chiara<br />
« Toujours là pour nous aider et disponible pour nous guider. Vous êtes et<br />
vous resterez toujours dans nos curs. On ne vous oubliera jamais et on<br />
n oubliera jamais votre sourire. Que Dieu vous compte parmi ses biens<br />
aimés ». A.<br />
27
Témoignages de vie<br />
« A notre Père <strong>Pierre</strong>. Vous nous avez quittés aujourd h ui, mais votre place est<br />
gravée dans nos curs à tout jamais. Vous étiez le père, le grand frère, l ami.<br />
Vous avez consacré votre vie à nous, de son temps, de son énergie et même de<br />
votre santé. Vous avez représenté un point de repère dans nos vies ». I. et R.<br />
Témoignage de Jean Gernigon qui a connu <strong>Pierre</strong> depuis son arrivée en Algérie<br />
<strong>Pierre</strong> <strong>Lafitte</strong> vient de nous quitter.<br />
Vivre en Algérie, c’est poursuivre une<br />
chronologie de l’amitié entre chrétiens<br />
et musulmans comme surent la<br />
vivre des hommes et des femmes,<br />
ceux qui croyaient au ciel et ceux qui<br />
n’y croyaient pas, marqués par cette<br />
guerre d’indépendance.<br />
Penser à <strong>Pierre</strong>, c’est penser à sa vie à<br />
Belcourt mais aussi se souvenir de<br />
tous les jeunes volontaires des années<br />
de l’indépendance accueillis par le<br />
Père Scotto et le Père Henri Bonnamour.<br />
L’église Sainte Rita, transformée en<br />
centre d’alphabétisation, ouvrait à<br />
chacun la possibilité de liens amicaux<br />
avec les habitants du quartier, du<br />
Ruisseau à la grande poste. Tous<br />
étaient accueillis, sans exclusion.<br />
A Cluny et Taizé, au début des années<br />
soixante, je fis connaissance avec Bernard,<br />
l’aîné de la famille <strong>Lafitte</strong> qui<br />
devait décéder peu après. Avec Bernard,<br />
nous avions parlé de famille.<br />
Plus tard, lorsque j’arrive à Alger, je<br />
fais connaissance de Jacques et de son<br />
épouse Michèle. Jacques travaillait à<br />
l’EGA et habitait un logement de fonction<br />
proche du cinéma l’Afrique. C’était<br />
la vie d’un jeune ménage en attente<br />
d’un enfant. Ils me firent connaître<br />
<strong>Pierre</strong>.<br />
Quelque temps plus tard, la joie de la<br />
naissance se transformait en souffrance<br />
qu’est le décès d’un bébé attendu.<br />
Je revois <strong>Pierre</strong> et son frère Jacques,<br />
seuls, à l’entrée du cimetière d’El Alia.<br />
Ils portaient le bébé pour le mettre en<br />
terre comme une semence. Ce devait<br />
être en 1965 ou 1966. Pourquoi cette<br />
image m’a-t-elle envahi lorsque <strong>Pierre</strong><br />
est arrivé au cimetière d’El Alia avec<br />
l’ambulance portant le cercueil de Madame<br />
Pirsoul N’est-ce pas toute une<br />
génération que <strong>Pierre</strong> a accompagnée<br />
dans sa montée vers l’âge adulte, accompagné<br />
lui-même par ce bébé et<br />
tous ceux et celles, chrétiens, musulmans<br />
qu’il a aidés sur le chemin de la<br />
vie. « Nous ne savons pas toujours où<br />
nous allons, ni comment nous y allons,<br />
mais nous savons que nous y allons<br />
avec le Christ » (frère capucin Yvon<br />
Person).<br />
Lorsque de grandes fêtes de jeunes<br />
28
Témoignages de vie<br />
s’organisaient à la Maison Diocésaine, <strong>Pierre</strong> était toujours là pour assurer avec<br />
beaucoup d’humour un nombre incroyable de tâches matérielles. Devenu responsable<br />
de la Maison Diocésaine, <strong>Pierre</strong> appréciait la présence des jeunes du<br />
quartier qui se retrouvaient au Foyer Amitié sans Frontières. Son amitié pour<br />
Kato venu de Beni Abbes travailler à la Maison Diocésaine s’est exprimée à l’occasion<br />
du départ de Kato à la retraite. Invité à prendre la parole, il répondit :<br />
« Kato est un homme qui sait aimer ».<br />
C’est <strong>Pierre</strong> qui, le 8 mai 1994, arrive à l’archevêché et nous apprend l’assassinat<br />
du frère Henri et de la sœur Paule Hélène, les premières victimes de notre<br />
communauté. Nous sommes de passage à l’archevêché et recevons ce message<br />
du don de la vie, brutal, dans la vie quotidienne. Piotr écrira un poème : « Un<br />
homme est mort ce soir, ….Il a donné sa vie….Et a toujours dit oui….Il a vécu, En<br />
est mort, …Pour avoir été humain ». Ainsi a vécu <strong>Pierre</strong>. « Aimer, c’est tout donner<br />
et se donner soi-même » disait sans cesse le Père Scotto.<br />
Jean Gernigon<br />
Témoignage d'une jeune médecin résidente, qui était présente à la sépulture et a<br />
récité la prière rituelle des morts au moment de l'absoute.<br />
29<br />
Comment te dire cher <strong>Pierre</strong> <br />
Je ne me leurre pas .je ne le<br />
pourrais jamais, ta grandeur<br />
est au dessus des mots.<br />
Néanmoins, je pense que<br />
seuls tes mots et ceux des<br />
personnes que tu as choisies,<br />
te traduiront au plus vrai.<br />
Les premiers mots qui résonnent<br />
le plus fort dans mes<br />
oreilles et surtout dans mon<br />
cœur, c’est ta fameuse expression<br />
« DON DE SOI ».Tu<br />
restais fasciné devant cette<br />
forme de don si complète à<br />
l’autre, que Dieu nous fait le<br />
premier. Donc pour toi, on<br />
devait le faire à nos frères.
Témoignages de vie<br />
Si je devais résumer ta vie, je dirais<br />
que c’est un don de toi à l’autre.<br />
Cette réussite, tu as d’ailleurs sa base,<br />
c’est la même que celle de Dieu : Si Il<br />
se donne à nous c’est qu’Il nous aime.<br />
Si Il t’a donné cette capacité de don,<br />
c’est qu’Il t’a donné avant, un cœur<br />
aimant.<br />
Si je dois trouver le secret de ton<br />
être, ça sera ce CŒUR AIMANT.<br />
Tu portes en toi et en ta mémoire<br />
tant de personnes au sujet desquelles<br />
tu dis que ce sont : « des êtres qui<br />
justifient le monde ».C’est vrai que tu<br />
les évoques parce que tu es d’accord<br />
avec elles et ce qu’elles étaient, mais<br />
aussi et surtout parce que tu es comme<br />
elles :<br />
Je ne peux que commencer par<br />
CHRISTIAN DE CHERGE, dont tu as<br />
dit : « Christian a magnifiquement<br />
exprimé dans son testament ce qui<br />
est mon choix »<br />
Ton choix, cher <strong>Pierre</strong>, tu l’as bien<br />
vécu .L’Algérie et les Algériens le témoignent<br />
si fort.<br />
Ta compassion s’est fortement manifestée<br />
pendant la décennie noire. Il<br />
était hors de question pour toi de<br />
lâcher la main d’un malade.<br />
Excuse moi, car pour toi je ne devrais<br />
même pas signaler cela tellement cela<br />
t’était naturel, mais ton « NOUS »<br />
quand tu parlais des Algériens, était<br />
frappant pour moi.<br />
Effectivement, si quelqu’un peut dire<br />
pleinement qu’il est ALGERIEN, c’est<br />
bien toi.<br />
-D’abord RAMDAN, ce brave homme<br />
que tu as rencontré dés ton arrivée en<br />
Algérie, et duquel tu as dit « Il m’a<br />
vraiment fait ». Je pense qu’il t’a fait<br />
parce qu’il t’a permis d’exprimer ton<br />
dévouement à recueillir les adolescents<br />
en détresse afin de les réinsérer<br />
dans l’école mais aussi dans la vie.<br />
-L’Imam de la mosquée contiguë de la<br />
bibliothèque de Ben Cheneb, qui avait<br />
dénoncé l’assassinat d’Henri Vergès et<br />
de Paule –Hélène, au nom de sa foi.<br />
-L’Imam et savant soudanais Mouhamed<br />
Mahmoud Taha, tué parce qu’il<br />
refusait de donner des fatwas meurtrières,<br />
contraires à ce qu’ il croyait.<br />
30
Témoignages de vie<br />
Si tu aimes tant ces deux imams, c’est<br />
parce qu’ils correspondaient à ta fermeté<br />
jusqu'à la mort en tout ce qui<br />
concerne la vérité et la dénonciation<br />
de tout crime.<br />
D’ailleurs, je n’oublierai jamais ton<br />
sourire épanoui quand tu as lu le discours<br />
du président tchécoslovaque<br />
méditant l’attente « …L’attente animée<br />
par la croyance que résister en<br />
disant la vérité est une question de<br />
principe, tout simplement parce qu’on<br />
doit le faire ,sans calculer si demain ou<br />
jamais cet engagement donnera ses<br />
fruits ou sera vain…».<br />
-GANDHI. Que choisir de ce qui te touche<br />
chez lui C’est difficile, mais je<br />
dirai simplement et amplement : tout.<br />
Tout de même je m’arrête sur un aspect<br />
: celui de l’absence de différence<br />
entre les hommes. Ni leur couleur, ni<br />
leur religion, ni leur origine ne doit les<br />
rendre ennemis.<br />
La fraternité brise toutes les barrières.<br />
En disant cela, je vois ta capacité étonnante<br />
à rompre toute barrière avec<br />
celui qui te rencontre.<br />
Quelles belles scènes de fraternité tu<br />
nous a offert à vivre en plein période<br />
de terrorisme entre toi, religieux chrétien<br />
et les musulmans les plus renfermés.<br />
Un deuxième aspect de Gandhi m’interpelle<br />
chez toi : sa simplicité en tout<br />
à la limite de la « négligence de soi ».<br />
Tu choisis l’habillement le plus simple.<br />
Tu choisis l’habitation la plus simple.<br />
Tu mangeais simplement.<br />
Bref, une vie simple dans son aspect<br />
matériel. Une gène terrible t’habitait<br />
dès que tu sentais n’importe quelle<br />
forme de confort car tu le soupçonnais<br />
de t’empêcher d’être en compassion<br />
avec ceux qui ne l’ont pas.<br />
Combien de fois tu étais en compassion<br />
avec nous <br />
-ETTY HILLESUM, cette extraordinaire<br />
jeune femme juive qui a connu l’extrémité<br />
de la mauvaise condition humaine.<br />
Malgré cela, sa vie spirituelle était<br />
si intense qu’elle y trouvait la paix intérieure<br />
et la force de ne pas être dévorée<br />
par la haine .Je parle d’Etty mais<br />
aussi de toi, cher <strong>Pierre</strong>, dont les prières<br />
étaient si profondes et si intenses.<br />
D’ailleurs, aurais tu eu la force de tenir<br />
sans ça <br />
Avec tous ceux- là et bien d’autres que<br />
je ne peux citer ni connaître, tu as partagé<br />
la ferveur et la sincérité de faire<br />
de ta vie une quête de la vérité sur<br />
tout, celle de Dieu et celle de l’Homme<br />
en premier.<br />
Comment finir Je ne me leurre pas,<br />
je ne finirai jamais, ta vie est une éternelle<br />
source d’exemples.<br />
Si je dois dire un mot à tous ceux que<br />
tu appelles « Mes éducateurs en humanité<br />
» ce sera : Votre élève a su<br />
révéler l’humanité dans toute sa<br />
splendeur.<br />
Merci de m’avoir fait.<br />
Aïcha Naïli<br />
31
Célébration d un passage - Alger<br />
Les lignes ici rassemblées expriment une fidélité offerte à Dieu et aux<br />
hommes et femmes de notre temps. Chrétiens et musulmans, algériens<br />
et étrangers, se sont retrouvés à la Cathédrale d’Alger, puis<br />
dans le cimetière, et dans la paroisse natale de <strong>Pierre</strong>, pour prier, se<br />
recueillir, remercier, et proclamer la grandeur du Créateur dans sa<br />
personne, simple, écoutant, humble, avec une parole profonde pour<br />
chacun et chacune de nous.<br />
Homélie à la célébration de la sépulture<br />
de <strong>Pierre</strong><br />
Cher <strong>Pierre</strong>,<br />
Tu aurais aimé un espace plus modeste<br />
et plus discret que cette cathédrale,<br />
mais la chapelle de Belcourt aurait été<br />
trop petite, et celle du CCU est pleine<br />
de livres.<br />
Tu trouves peut-être aussi qu'il y a<br />
trop de monde ici mais si tu regardes<br />
bien, il n'y a que toi : ton corps physique<br />
dans ce cercueil et ton corps relationnel<br />
que nous formons tout autour.<br />
Ce corps là, que nous pouvons appeler<br />
avec Saint Paul un corps spirituel, est<br />
encore tout jeune et il a besoin de se<br />
nourrir et de se fortifier. C'est pourquoi<br />
nous sommes rassemblés aujourd'hui.<br />
Comme l'homme ne vit pas seulement<br />
de pain mais de toute parole qui sort<br />
de la bouche de Dieu, nous avons pris<br />
le temps d'écouter des paroles qui<br />
t'étaient chères, des paroles qui t'ont<br />
nourri, des paroles que tu as voulu<br />
vivre pour nous en nourrir. Elles parlent<br />
assez d'elles mêmes pour ne pas<br />
avoir besoin de beaucoup de commentaire.<br />
Je voudrais simplement en<br />
redire deux pour commencer : "Nous<br />
savons que nous sommes passés de la<br />
mort à la vie, parce que nous aimons<br />
nos frères.", et "Mes enfants n'aimons<br />
pas avec des paroles et des discours,<br />
mais en actes et en vérité."<br />
Ces paroles qui disent un amour en<br />
actes nous invitent à une vie donnée<br />
comme fut celle de Jésus, comme fut<br />
un peu la tienne, pardon pour ta modestie,<br />
comme fut celle de ces Algériens<br />
dont tu as tenu à nous parler il y<br />
a un peu moins d'un an, pour que<br />
nous ne croyions pas comme chrétiens<br />
avoir l'exclusivité de la figure du<br />
prêtre, qui était pour toi une figure<br />
universelle de l'humanité.<br />
Mais "comment faire pour que ce don<br />
continue " pourrait être notre question.<br />
L'Évangile que nous avons lu<br />
peut nous y aider. Il y est question<br />
d'un docteur, un spécialiste de la loi<br />
qui va trouver Jésus pour le mettre à<br />
l'épreuve et qui lui demande :<br />
"Maître, que dois-je faire pour avoir en<br />
héritage la vie éternelle " C'est-àdire<br />
: que dois-je faire pour recevoir<br />
vraiment la vie qui m'a été donnée <br />
La réponse du Maître est tout d'abord<br />
une question : "Tu es docteur, spécialiste,<br />
tu as étudié beaucoup et long-<br />
32
temps. Qu'est-ce que tu as lu Qu'estce<br />
que tu as compris " Le docteur<br />
répond : "Tu aimeras le Seigneur ton<br />
Dieu, de tout ton cœur, de toute ton<br />
âme, de toute ta force et de tout ton<br />
esprit, et ton prochain comme toimême".<br />
"Tu as bien répondu, lui dit<br />
Jésus, fais cela et tu vivras".<br />
La conversation pourrait s'arrêter là.<br />
Le docteur connaît bien sa leçon, on<br />
pourrait dire qu'il a bien réussi son<br />
examen, au moins la question de<br />
cours. Pourtant il reste comme un mot<br />
qu'il n'a pas compris, le mot<br />
"prochain". En fait il a compris, mais il<br />
ne voit pas bien qui est son prochain.<br />
Jésus quitte alors la question de cours<br />
et propose un cas pratique. Il y avait<br />
un homme qui était sur la route. Il a<br />
été attaqué et blessé. Trois autres<br />
hommes sont passés par là, un lévite,<br />
un prêtre et un samaritain et voilà ce<br />
qu'ils ont fait. Qu'en penses-tu Qui a<br />
été le prochain de l'homme blessé <br />
"C'est celui, dit le docteur, qui a montré<br />
de la compassion envers lui. Va, lui<br />
dit Jésus et toi aussi fais de même."<br />
"Allons et faisons de même" est donc<br />
la conclusion pour nous. Toutefois si<br />
<strong>Pierre</strong> est un exemple à suivre, il n'est<br />
pas forcément immédiatement à imiter.<br />
Poursuivre ensemble avec lui suppose<br />
que comme le docteur de cette<br />
histoire nous apprenions à lire dans<br />
deux livres. Le livre de la parole de<br />
Dieu et le livre de nos vies. Le premier,<br />
celui de la Parole de Dieu, est à lire, à<br />
méditer, à étudier. Il s'adresse à notre<br />
raison. Il muscle notre intelligence, il<br />
Célébration d un passage - Alger<br />
33<br />
donne consistance à nos vies. Il est<br />
comme notre colonne vertébrale, notre<br />
squelette. Le second, celui de la<br />
vie, est à contempler. Il s'adresse à<br />
notre cœur. Il donne du goût à notre<br />
vie. Il est notre chair.<br />
Ces derniers jours nous avons pris le<br />
temps de relire ensemble quelques<br />
passages de notre vie avec <strong>Pierre</strong>. Les<br />
pages vécues par les autres ont nourri<br />
notre intelligence, et celles que nous<br />
avons vécues avec lui ont ravivé notre<br />
cœur. De ces partages vont naître en<br />
leur temps des fruits, au CCU où nous<br />
allons devoir continuer avec lui et sans<br />
lui, mais aussi partout où le corps que<br />
nous formons ensemble sera présent.<br />
En terminant, je voudrais avoir une<br />
pensée pour Madame Pirsoul, qui a<br />
assuré longtemps l'accueil à l'archevêché<br />
et qui a été inhumée à El Alia la<br />
semaine dernière. <strong>Pierre</strong> qui ne quittait<br />
jamais le CCU et ses chers étudiants<br />
l'a fait pour aller à son enterrement,<br />
alors qu'il ne se sentait déjà pas<br />
bien depuis deux jours. Moi qui la<br />
connaissait aussi, et qui allait bien,<br />
j'avais jugé que j'avais trop d'autres<br />
choses à faire, mais lui avait trouvé<br />
important d'être là.<br />
Le soir du décès de <strong>Pierre</strong>, après avoir<br />
fermé le CCU, j'ai éprouvé le besoin de<br />
faire quelque chose. J'ai pris une serrure<br />
qui attendait là depuis deux jours<br />
que j'aille chez le serrurier. Malgré<br />
l'heure tardive il était encore ouvert et<br />
il était seul. Il a changé une pièce, fait<br />
une nouvelle clé, puis un double. Cela<br />
a duré quelques minutes. J'ai aimé le
Célébration d un passage - Alger<br />
regarder travailler le métal avec compétence et simplicité. J'ai pensé à l'Algérie<br />
que <strong>Pierre</strong> aimait et c'était bien. La vie continuait.<br />
Voilà <strong>Pierre</strong>. En notre nom, je te confie le corps que nous formons avec toi, un<br />
corps qui sollicite encore ton amour et ton service, d'une manière que nous<br />
avons à découvrir ensemble. Amen.<br />
Christophe Ravanel, sj<br />
Témoignage donné par une jeune<br />
médecin durant la célébration.<br />
Les fleurs qui vivent un jour<br />
« Il nous faut une attente animée par<br />
la croyance que résister en disant la<br />
vérité est une question de principes,<br />
tout simplement parce qu’on doit le<br />
faire sans calculer si demain ou jamais<br />
cet engagement donnera ses fruits ou<br />
sera vain. Une attente forte de cette<br />
conviction : sans se soucier d’une<br />
éventuelle valorisation de cette vérité<br />
rebelle, sans savoir si un jour elle<br />
triomphera ou au contraire, comme<br />
tant de fois déjà, elle sera étouffée,<br />
redire la vérité aura un sens en soi, ne<br />
serait-ce que celui d’une brèche dans<br />
le règne du mensonge généralisé ».<br />
<strong>Pierre</strong> <strong>Lafitte</strong><br />
Le premier mot qui me vient à<br />
l’esprit en pensant à <strong>Pierre</strong>, c’est<br />
« sourire ».<br />
<strong>Pierre</strong> nous a accueilli avec le sourire,<br />
un sourire qu’il avait tous les<br />
jours, en toute circonstance… immuable…<br />
implacable… ce sourire était sa<br />
victoire… devenue « notre ». Une victoire<br />
contre la résignation à se laisser<br />
mourir… alors nous sommes nés grâce<br />
à ce sourire et avons grandit avec ce<br />
sourire… pour lequel nous sommes<br />
déterminés à nous battre.<br />
Et par un petit geste chaleureux il<br />
nous disait « vous êtes chez vous ». Sa<br />
main sur nos épaules pour alléger notre<br />
fardeau insignifiant devant le sien.<br />
<strong>Pierre</strong> cultivait le bonheur, la sérénité<br />
et la profondeur dans son jardin<br />
du CCU… Par son « viens voir petite »,<br />
34
Célébration d un passage - Alger<br />
il nous montrait souvent des fleurs<br />
qu’il adorait, on les appelait « les<br />
fleurs qui vivent un jour ». Il adorait<br />
contempler ce cycle : le matin, elles<br />
sont blanches et épanouies, puis le<br />
soir elles prennent une jolie couleur<br />
rose, se ferment gracieusement et<br />
tombent… et d’autres naissent le lendemain.<br />
<strong>Pierre</strong> a vu défiler devant lui des centaines<br />
d’étudiants, il les a tous aidés,<br />
tous aimés, il a su partager avec chacun<br />
d’entre eux un instant d’éternité.<br />
Chaque étudiant qui a connu <strong>Pierre</strong><br />
garde de lui un souvenir, une chaleur<br />
qu’il a reçu malgré lui, sans s’y attendre…<br />
Son Amour nous a surpris.<br />
Lorsque nous étions tristes, peinés,<br />
stressés, nous venions au CCU… le<br />
sourire de <strong>Pierre</strong> faisait tout disparaître<br />
sans un mot… la haine, le chagrin,<br />
la bassesse… plus rien. Il nous aimait<br />
infiniment et grâce à lui, on arrivait à<br />
s’aimer, « un peu ». Mais nous venions<br />
aussi au CCU pour partager notre<br />
joie, un événement, une réussite,<br />
oui, la réussite qu’on lui doit et qu’on<br />
lui devra toujours… car dès nos premiers<br />
pas dans la médecine, il était<br />
là… il lui suffisait de savoir quel stage<br />
on faisait ou en quelle année on était<br />
pour dire « j’ai ce qu’il te faut » et il<br />
avait toujours ce qu’il nous fallait, le<br />
livre qu’il faut, l’article qu’il faut… je<br />
n’ai pas besoin de dire à quel point il<br />
était efficace dans son travail, dévoué.<br />
Le pas léger, rapide, il en fallait de<br />
la force pour déplacer toute cette profondeur<br />
et cette gravité.<br />
Au delà du bibliothécaire qui nous<br />
a orienté, guidé, au delà de l’homme<br />
de culture, de savoir, il y avait l’homme<br />
qui nous a aimés, il a aimé chacun<br />
d'entre nous avec ses tords, ses maladresses,<br />
avec toutes ses vérités…<br />
Cela dit, ce qu’il ne faut surtout<br />
pas oublier, c’est que <strong>Pierre</strong> avait<br />
beaucoup d’humour… blagueur… espiègle<br />
comme pour chasser toute cette<br />
profondeur qui s’imposait à chaque<br />
rencontre. Son regard était profond,<br />
jusqu’à la douleur, son regard nous<br />
disait « je sais », comme s’il lisait en<br />
nous et puis, par une petite moquerie,<br />
il chassait tout ça, peut-être pour nous<br />
épargner trop de gravité… oui on a<br />
beaucoup rigolé avec <strong>Pierre</strong>, on se<br />
charriait, se taquinait… cette légèreté<br />
s’imposait pour émousser la puissance<br />
de sa présence, de sa prestance. En<br />
nous charriant, il nous donnait la permission<br />
d’accéder à lui, ce que l’admiration<br />
et la gratitude nous interdisait…<br />
Oui, c’était une mine de joie, de bonheur<br />
dans laquelle nous venions nous<br />
ressourcer, pour trouver la force de<br />
nous battre, non pas « contre », mais<br />
« pour » toutes les choses pour lesquelles<br />
il a résisté. En ce moment, il<br />
doit bien se moquer de mes « phrases<br />
trop sérieuses » et de mes métaphores<br />
« trouvées par terre »…<br />
Je le vois d’ici dire : « t’exagère morpione<br />
».<br />
Pour lui, ayons la force de continuer.<br />
Lilia<br />
35
Célébration d un passage - Alger<br />
De Nadia Hamchaoui, qui a collaboré<br />
avec <strong>Pierre</strong> à la bonne marche du CCU,<br />
et qui continue de garder le même sens à<br />
sa présence auprès des étudiants<br />
Dans l'évangile Jésus dit : « aime ton<br />
prochain comme toi-même », mais<br />
<strong>Pierre</strong> aimait l’autre plus que lui même<br />
; il vivait le don de soi<br />
) روح الإيثار (<br />
Il croyait à la force de l’amour.<br />
Son amour pour les autres a cassé<br />
toutes les barrières sociales culturelles<br />
ou religieuses; il suffisait d’une seule<br />
rencontre pour que l’autre sente la<br />
tendresse qu’il lui portait.<br />
<strong>Pierre</strong> était très proche du malheureux<br />
: son souci était le sien. <strong>Pierre</strong><br />
n’aimait pas se faire voir, il faisait le<br />
bien en secret, il était très discret.<br />
Avec la femme de ménage comme<br />
avec les hommes diplômés, il était le<br />
même. Pour lui, tous les hommes sont<br />
pareils. <strong>Pierre</strong> avait toujours le souci<br />
de l’autre; il était vrai, fidèle à luimême<br />
et à ses principes.<br />
Je crois que <strong>Pierre</strong> n’avait pas peur de<br />
la mort, il voulait découvrir le mystère<br />
qu’il y a après. Les deux dernières semaines<br />
avant qu’il ne s’éteigne, il avait<br />
beaucoup apprécié ces paroles du<br />
grand Stéphane HESSEL à propos de la<br />
mort : « (....) la mort est pour moi une<br />
amie (.....) ; je suis convaincu qu’elle<br />
ne mettra pas seulement fin à ma vie,<br />
à la vie de mon corps, mais qu’elle<br />
ouvrira peut-être la porte à autre chose<br />
dont je ne sais absolument pas ce<br />
que c’est(....) la mort n’est pas seulement<br />
la fin de la vie du corps ,elle est<br />
aussi sans doute le commencement d’<br />
un rapport de cet être que nous somme<br />
avec une autre dimension de l’être<br />
».Oui, je crois que <strong>Pierre</strong> à la fin de<br />
sa vie, avait retrouvé la paix au fond<br />
de lui et la mort ne lui faisait plus<br />
peur.<br />
L’amour qu’il portait en lui pour les<br />
êtres les plus démunis, il le puisait<br />
dans l’amour qu’il avait pour Dieu.<br />
Ô, mon Dieu apaisez son âme. Faites<br />
qu’il soit heureux auprès de vous. Accueillez-<br />
le avec un amour infini comme<br />
il accueillait les autres.<br />
اللهم إرحمه ,<br />
اللهم إرحمه,<br />
إرحمه, يا رب<br />
اللهم<br />
. آمين<br />
Nadia Hamchaoui<br />
Prière au cimetière<br />
Rassemblement<br />
La prière de ce matin nous a permis de nous rassembler, de nous retrouver autour<br />
de <strong>Pierre</strong>. C’est dans ce cimetière qu’il va dorénavant reposer dans l’attente<br />
de la résurrection. Nous avons besoin de communion, de cette force qui<br />
nous vient de Dieu pour tenir debout ensemble dans cette épreuve qui nous<br />
bouleverse, nous interroge et nous fait mesurer combien la présence de <strong>Pierre</strong><br />
36
Célébration d un passage - Alger<br />
a pris de la place dans nos vies, dans<br />
nos cœurs. Mesurer la richesse de sa<br />
vie qu’il a voulue tout entière à l’Algérie,<br />
aux Algériens. Par amour. Par fidélité<br />
à Jésus et à son Père.<br />
Nous ne sommes pas ici pour regarder<br />
en arrière et demeurer dans le passé,<br />
si beau soit-il, mais pour nous tourner<br />
vers ce qui est à venir ! <strong>Pierre</strong> nous a<br />
laissé des balises, des valeurs pour<br />
continuer ce chemin : humilité, simplicité,<br />
douceur, pauvreté dans son être<br />
avec les autres quel qu’ils soient ; sourire,<br />
écoute, soutien, bonté, parole<br />
profonde dans son accueil des uns et<br />
des autres !<br />
Nous apprenons toujours de l’autre si<br />
nous savons être à son écoute, en<br />
proximité avec lui. Nous découvrons<br />
en profondeur ce qui fait sa vie, au<br />
jour le jour, dans chacune des rencontres<br />
et activités vécues. Pour accueillir,<br />
il faut aussi s’exposer, se livrer,<br />
se donner. <strong>Pierre</strong> était sur ce<br />
chemin là. Il nous y a entraînés,<br />
soyons en heureux !<br />
Recueillons-nous en silence. Descendons<br />
dans la profondeur de notre être<br />
pour contempler cette vie donnée<br />
dans le quotidien, jusqu’au bout. <strong>Pierre</strong><br />
s’est éteint debout, au travail, en<br />
service. Jusqu’au bout il aura gardé le<br />
souci de l’autre, s’inquiétant pour lui.<br />
Son regard était tourné vers son proche<br />
qui était pour lui un frère ; c’est là<br />
dans ce regard qu’il se découvrait ;<br />
c’est là aussi qu’il a découvert la présence<br />
de Jésus. C’est dans ce regard<br />
tourné vers le Christ qu’il peut<br />
contempler maintenant le Dieu de la<br />
vie, le Dieu de toute miséricorde, le<br />
Dieu de la paix. Oui entrons dans ce<br />
regard pour nous aider à nous regarder<br />
les uns les autres sans peur, avec<br />
respect, avec liberté, avec amour !<br />
Recevons cette lumière aujourd’hui.<br />
Un silence<br />
Psaume 30 avec le refrain :<br />
« En tes mains Seigneur je remets<br />
mon esprit ! »<br />
En toi, Seigneur, j’ai mon refuge ; garde-moi<br />
d’être humilié pour toujours.<br />
Dans ta justice, libère-moi ; écoute et<br />
viens me délivrer.<br />
Sois le rocher qui m’abrite, la maison<br />
fortifiée qui me sauve. Ma forteresse<br />
et mon roc, c’est toi : pour l’honneur<br />
de ton nom, tu me guides et me<br />
conduis.<br />
« En tes mains Seigneur je remets<br />
mon esprit ! »<br />
Tu m’arraches au filet qu’ils m’ont<br />
tendu : oui, c’est toi mon abri. En tes<br />
mains je remets mon esprit : tu me<br />
rachètes, Seigneur, Dieu de vérité.<br />
Mes jours sont dans ta main : délivremoi<br />
des mains hostiles qui s’acharnent.<br />
Sur ton serviteur, que s’illumine<br />
ta face : sauve-moi par ton amour.<br />
« En tes mains Seigneur je remets<br />
mon esprit ! »<br />
Et moi, dans mon trouble, je disais : je<br />
ne suis plus devant tes yeux. Pourtant,<br />
tu écoutais ma prière quand je criais<br />
vers toi.<br />
Aimez le Seigneur, vous ses fidèles : le<br />
Seigneur veille sur les siens ; soyez<br />
37
Célébration d un passage - Alger<br />
forts, prenez courage, vous tous qui<br />
espérez le Seigneur !<br />
« En tes mains Seigneur je remets<br />
mon esprit ! »<br />
Prière des musulmans (Fatiha)<br />
Notre rassemblement de ce matin<br />
n’est pas anonyme. Il n’est pas n’importe<br />
lequel. Nous sommes croyants<br />
au Dieu unique dans lequel on peut se<br />
reconnaître comme des frères et des<br />
sœurs puisque tous nés de Lui. Certes<br />
nous avons des chemins différents<br />
pour nous approcher de Lui, pour le<br />
prier, pour exprimer notre foi mais la<br />
démarche de fond n’est-elle pas la<br />
même : Nous remettre en Lui, nous<br />
recevoir de Lui ! <strong>Pierre</strong> est prêtre,<br />
chrétien. Son peuple chéri est musulman.<br />
Il est donc important que celui-ci<br />
exprime sa prière pour <strong>Pierre</strong>. Non pas<br />
à part, en dehors mais au cœur de la<br />
nôtre ! Recevons cet acte de foi de<br />
nos frères musulmans !<br />
Prière<br />
Notre Père chanté en arabe….<br />
Bénédiction de la tombe<br />
Seigneur Jésus Christ, avant de ressusciter,<br />
tu as reposé trois jours en terre.<br />
Et depuis ces jours-là, la tombe des<br />
hommes est devenue pour les<br />
croyants signe d’espérance en la résurrection.<br />
Au moment d’ensevelir notre frère,<br />
nous te prions, toi qui es la Résurrection<br />
et la Vie : donne à <strong>Pierre</strong> de reposer<br />
en paix dans ce tombeau jusqu’au<br />
jour où tu le réveilleras, pour qu’il voie<br />
de ses yeux la lumière sans déclin, et<br />
connaisse la joie de te contempler<br />
avec tous ses frères et sœurs en humanité<br />
pour les siècles des siècles.<br />
Amen !<br />
A Dieu !<br />
Avant de se séparer, chacun est invité,<br />
s’il le désire, à faire un dernier geste<br />
sur le corps de <strong>Pierre</strong>,<br />
geste qui dise sa foi, son<br />
affection, son espérance.<br />
Eau<br />
Que <strong>Pierre</strong> repose dans<br />
cette terre qu’il a tant<br />
aimée. Que Dieu le comble<br />
de sa miséricorde et<br />
de la plénitude de sa<br />
paix, au nom du Père, du<br />
Fils et du St Esprit.<br />
Amen !<br />
Christian Mauvais<br />
38
Célébration d un passage - St Jean de Luz<br />
Le Père Teissier a pu être présent à Saint Jean de Luz pour la cérémonie d’adieux<br />
de la famille de <strong>Pierre</strong>, le 9/12/2010, et a pu dire tout ce que <strong>Pierre</strong> représentait pour<br />
notre Église d’Algérie.<br />
Chers parents et amis de <strong>Pierre</strong>,<br />
Au moment où <strong>Pierre</strong> est rappelé à<br />
Dieu, si brusquement, sans que rien<br />
ne nous ait préparé à son départ, je<br />
voudrais vous rejoindre pour vous dire<br />
ma reconnaissance, en tant qu’ancien<br />
archevêque d’Alger, pour le témoignage<br />
et le service qu’il a assumés parmi<br />
nous pendant toutes ses années algériennes.<br />
J’habitais au Séminaire de Kouba, à la<br />
maison des aumôniers, quand il a terminé<br />
sa formation au sacerdoce et<br />
c’est là que j’ai fait d’abord sa connaissance.<br />
Je l’ai suivi aussi comme élève<br />
d’arabe pendant les deux années où il<br />
a pris des cours dans cette langue à<br />
Alger.<br />
Mais c’est surtout son engagement<br />
dans l’équipe paroissiale de Belcourt<br />
qui nous a permis de découvrir sa générosité<br />
de vie. C’est dans ce quartier<br />
populaire, à l’Est d’Alger, qu’il a, en<br />
effet, vécu ses premières années de<br />
sacerdoce, avec le P. Scotto comme<br />
curé - qui devait devenir par la suite<br />
évêque de Constantine - et le P. Bonnamour<br />
qui est toujours avec nous à<br />
Alger.<br />
Il s’est engagé là pendant une dizaine<br />
d’année dans les travaux d’éducation<br />
populaire mis en place par une Association<br />
familiale de quartier, à l’initiative<br />
d’un chrétien algérien, Larbi<br />
Touat, et avec le soutien du fidèle militant<br />
de la Caritas du quartier, Ramdane.<br />
Il a notamment permis à des milliers<br />
d’adolescents non scolarisés, à<br />
cause de la guerre, d’acquérir les bases<br />
scolaires nécessaires pour trouver<br />
un travail et entrer dans la vie avec<br />
des chances d’y réussir.<br />
Dans le presbytère de leur quartier, où<br />
<strong>Pierre</strong> logeait avec les PP. Scotto et<br />
Bonnamour, leur équipe a développé<br />
un accueil très large qui a donné à leur<br />
communauté un rayonnement extraordinaire.<br />
A titre d’exemple le journaliste<br />
Toudert Abrous, aujourd’hui directeur<br />
du journal « Liberté », est devenu<br />
à cette époque, un ami fidèle de<br />
<strong>Pierre</strong> pour avoir logé plusieurs mois<br />
dans la maison. Même amitié de <strong>Pierre</strong><br />
avec l’écrivain Tahar Djaout qui fréquentait<br />
le presbytère et beaucoup<br />
d’autres.<br />
A la nationalisation des écoles privées,<br />
en 1976, <strong>Pierre</strong> a travaillé quelque<br />
temps au Centre Culturel Universitaire<br />
des Pères Jésuites à Alger, avant de<br />
partir rejoindre les communautés<br />
chrétiennes et religieuses de la vallée<br />
du Chelif à El Khemis (autrefois Affreville),<br />
Burdeau et Chlef.<br />
39
Célébration d un passage - St Jean de Luz<br />
quand deux religieuses espagnoles qui<br />
la fréquentaient furent victimes d’un<br />
attentat.<br />
Remplacé par M elle Chantal Isnard à la<br />
Maison diocésaine, il put prendre en<br />
charge la bibliothèque de médecine,<br />
installé désormais dans son nouveau<br />
lieu, rue Ahsen Khemissa. Cette section<br />
du CCU comptait alors cinq mille<br />
étudiants auxquels <strong>Pierre</strong> s’est alors<br />
<strong>Pierre</strong> acceptait ensuite de prendre la<br />
charge de la Maison diocésaine d’Alger,<br />
en 1989. J’habitais alors avec lui<br />
dans cette maison et je lui suis particulièrement<br />
reconnaissant du soutien<br />
qu’il nous a apporté lorsque la violence<br />
des groupes armés a fait, sur Alger,<br />
plusieurs victimes parmi les religieux<br />
et religieuses. Il a alors accueilli aussi,<br />
très généreusement, les communautés<br />
qui ont dû, à cette époque, se réfugier<br />
quelque temps dans la Maison<br />
diocésaine, leur quartier étant devenu<br />
trop dangereux.<br />
En même temps il était le soutien de<br />
la petite communauté chrétienne de<br />
Bab el Oued et il eut à la soutenir<br />
consacré, à journée complète, jusqu’à<br />
sa mort, avec l’aide de collaboratrices<br />
algériennes comme M elle Nadia. Il avait<br />
aussi repris comme résidence le presbytère<br />
de Belcourt et assurait le soutien<br />
de la petite communauté chrétienne<br />
qui y vivait, notamment, les<br />
40
Célébration d un passage - St Jean de Luz<br />
petites Soeurs de Jésus, dans un quartier devenu plus austère avec le développement<br />
des groupes fondamentalistes.<br />
<strong>Pierre</strong> a gardé pendant toutes ses années de vie en Algérie un regard très lucide<br />
sur les évolutions de la société algérienne et sur la vie de l’Église, éclairant les<br />
rencontres du presbyterium ou du diocèse par la vérité et l’intelligence de ses<br />
analyses, toujours très brèves mais chargées de sens.<br />
Il a surtout donné à tous l’exemple de son dévouement extrême dans les tâches<br />
qui lui ont été confiées : enseignement à Belcourt, animation de la Maison diocésaine,<br />
direction du C.C.U. médecine. Son long engagement de vie en Algérie<br />
laisse un témoignage très fort à tous ceux qui l’on rencontré, dans la communauté<br />
chrétienne, comme parmi les amis algériens de notre Église.<br />
Il restera, à la fois, pour nous, en Algérie « le bon samaritain » et le « fidèle serviteur<br />
» dont Jésus parle dans l’Évangile »<br />
Henri Teissier<br />
Archevêque émérite d’Alger<br />
Homélie prononcée lors de cette cérémonie d’adieux par Mikel Epalza, un prêtre<br />
ami de <strong>Pierre</strong>.<br />
C'est avec une grande émotion que<br />
nous nous unissons au deuil de la famille<br />
<strong>Lafitte</strong>, à celle de l’église d’Algérie<br />
ici représentée par vous-même<br />
Mgr Tessier si proche de <strong>Pierre</strong>, à la<br />
peine du CCU, son lieu de travail, au<br />
deuil de la communauté luzienne, de<br />
l’abbaye de Belloc et du diocèse de<br />
Bayonne.<br />
Par sa maman, <strong>Pierre</strong> était un<br />
Mimiague, un « Puchutegui » nom de<br />
la ferme natale. Une famille luzienne<br />
particulièrement riche en vocations<br />
religieuses dont sont issus trois prêtres<br />
ici présents Jean Eguiazabal, Roger<br />
et Jean Mimiague, nous pensons<br />
aussi à leur frère <strong>Pierre</strong>, Père Blanc,<br />
décédé. Et puis dans la génération<br />
antérieure Jean Diharce, Iratzeder,<br />
père abbé de Belloc, Géneviève sa<br />
soeur religieuse, Jean <strong>Pierre</strong> Diharce,<br />
Pére blanc, missionnaire en Algérie<br />
passionné des touaregs et son frère,l’abbé<br />
Jean Baptiste Diharce, prêtre<br />
diocésain. Pour compléter ce tableau<br />
particulièrement riche, sont aussi de<br />
la parenté, les frères prêtres Roger et<br />
Michel Idiart ainsi que le Cardinal Roger<br />
Etchegaray.<br />
Pour ma part, j’ai connu <strong>Pierre</strong><br />
depuis toujours ici même - nos mamans<br />
étaient très liées- puis au petit<br />
séminaire d’Ustaritz, en colonie de<br />
vacances où nous étions moniteurs. Il<br />
était pour plusieurs prêtres de sa génération<br />
ici présents un compagnon<br />
de sacerdoce, fidèle en amitié, dont la<br />
trajectoire, dans la ligne de Charles de<br />
41
Célébration d un passage - St Jean de Luz<br />
Foucauld, faisait notre admiration.<br />
Cet été, au mois d’Aout, nous<br />
avions grimpé LA RHUNE avec son frère<br />
Jacques. Cela faisait plus de 40 ans<br />
qu’il n’avait pas escaladé notre chère<br />
montagne. Ce fut pour <strong>Pierre</strong> comme<br />
un temps très fort de transfiguration<br />
égayé des chants basques qu'il redécouvrait<br />
avec délectation à la venta<br />
Yasola. Le bon footballeur de l’Arin<br />
avait gardé encore une belle allure.<br />
Nous ne savions pas qu'après le Thabor<br />
de la transfiguration viendrait<br />
pour lui l’heure de la Pâque.<br />
Voici venu pour lui le moment<br />
d’embrasser le frère Jésus de Nazareth,<br />
celui pour qui il a donné sa vie<br />
dans cette terre d'Algérie qui a reçu<br />
son corps comme une semence de<br />
fraternité.<br />
L’évangile nous rassure sur la tenue<br />
de cette rencontre entre <strong>Pierre</strong><br />
et Jésus.<br />
Il lui dit « <strong>Pierre</strong> ce que tu as fait à tes<br />
frères algériens c’est à moi que tu l’as<br />
fait. Toi qui as tout quitté pour me servir<br />
en vivant à leur service, viens à la<br />
table du Royaume ! ». <strong>Pierre</strong>, nous le<br />
croyons, ton sourire et ta bonté demeurent<br />
un reflet de cette présence<br />
divine universelle que nous partageons<br />
avec nos frères humains. Elle<br />
illumine cette eucharistie. Le journal<br />
algérien LIBERTE a publié en première<br />
page ce titre : « L’abbé <strong>Pierre</strong> algérien<br />
vient de nous quitter, venu à l’âge de<br />
20 ans pour un service civil il est resté<br />
47 ans ! »<br />
Lui, l’étranger, lui, le chrétien et le<br />
prêtre, au milieu d’une population<br />
musulmane à plus de 95%, le voilà<br />
promu « l’abbé <strong>Pierre</strong> algérien » parce<br />
qu’il a vécu de façon remarquable et<br />
remarquée l’évangile du huitième sacrement,<br />
le sacrement du frère, qui a<br />
été sa ligne de Vie et sa boussole. Par<br />
sa simplicité, son ouverture d'esprit et<br />
de cœur, <strong>Pierre</strong> a su gagner l'amitié<br />
des algériens et algériennes musulmans.<br />
L’évangile de l’amitié a été le ciment<br />
de son sacerdoce -et <strong>Pierre</strong> ajouterait<br />
« mais vraiment de l’amitié, de celle<br />
où on partage en vérité, où on apprend<br />
de l’autre».<br />
Parmi les rares témoignages que nous<br />
avons de lui, il y a celui qui fut lu en<br />
2003 à Lourdes au pèlerinage diocésain<br />
où il nous confie ceci:<br />
« Comment dire toutes ces<br />
histoires, ces compagnonnages fondateurs,<br />
cette conviction que les appels,<br />
les signes, les sourires de Dieu se façonnent<br />
sur les visages de tel homme,<br />
telle femme, tel enfant de ce pays,<br />
postés comme des témoins sur le chemin<br />
de ma vie. Au soir de ma vie une<br />
conviction : rester la main dans la<br />
main avec les hommes de ce pays<br />
souffrant, sans rien dire, comme Job<br />
silencieux et fidèle. Si j’osais, je dirais<br />
mon désir de demeurer éveillé dans ce<br />
jardin de Gethsemani où ce pays vit sa<br />
passion avec l’espoir fou que l‘aurore<br />
vienne enfin pour chacun de ces enfants.<br />
»<br />
Il est certain que <strong>Pierre</strong> n’au-<br />
42
Célébration d un passage - St Jean de Luz<br />
rait pas souhaité qu’on parle trop de<br />
lui dans cette église de St Jean de Luz,<br />
lieu de son baptême et de sa première<br />
messe. Jamais il n’aurait pensé non<br />
plus que la cathédrale d’Alger aurait<br />
pu rassembler tant de monde autour<br />
de lui. L’apôtre de l’ombre, le missionnaire<br />
effacé et silencieux vit à présent<br />
dans la lumière. <strong>Pierre</strong>, permets nous<br />
de prendre du recul et d’admirer encore<br />
quelques reflets de cette lumière<br />
qui brillait fort dans tes yeux quand tu<br />
ouvrais ton coeur. Cette lumière peut<br />
nous aider chacune et chacun à rester<br />
en chemin.<br />
Malgré les drames, face à la haine destructrice,<br />
<strong>Pierre</strong> a choisi le sourire de<br />
l’espérance. Ce sourire était le fruit de<br />
sa paix intérieure. <strong>Pierre</strong> n’avait pas<br />
connu son papa Louis <strong>Lafitte</strong>, directeur<br />
de banque, mort au camp de Dachau,<br />
victime du fascisme. Il a été par<br />
la suite très marqué par le départ de<br />
son frère Bernard. En Algérie il a perdu<br />
beaucoup de proches, assassinés :<br />
laïcs, religieux, religieuses, prêtres et<br />
son ami Mgr <strong>Pierre</strong> Claverie, évêque<br />
d’Oran.<br />
Comment a-t-il fait pour résister,<br />
persévérer dans<br />
cette espérance<br />
active, le sourire<br />
aux lèvres <strong>Pierre</strong><br />
Claverie était venu<br />
nous prêcher une<br />
retraite à Belloc<br />
juste avant sa<br />
mort. Il nous disait<br />
« au nom de Jésus<br />
nous avons choisi<br />
de vivre aux fractures<br />
de la société<br />
algérienne, et, s’il<br />
le faut, jusqu’au<br />
témoignage suprême<br />
! » Malgré ce<br />
climat de menace<br />
permanente, <strong>Pierre</strong> <strong>Lafitte</strong> avait fait<br />
lui aussi le choix risqué mais réfléchi<br />
et médité de rester en Algérie jusqu’à<br />
sa mort, mort que personne n’attendait<br />
si proche.<br />
Oui, <strong>Pierre</strong> était heureux et serein<br />
car il avait fait ce choix-là. Il le redisait<br />
dans le film « il y a une réalité qu’il<br />
faut affronter qui peut conduire à la<br />
mort, mais elle ne brise pas l’espéran-<br />
43
Célébration d un passage - St Jean de Luz<br />
ce. Il s’agit de vivre éveillé, avec une<br />
lueur d’espérance dans le regard, être<br />
en recherche. » Merci <strong>Pierre</strong> pour cette<br />
belle lueur d’espérance qui est à la<br />
fois le fruit de beaucoup de dépassements<br />
de ta part et la grâce d’une simple<br />
présence. Tu nous rappelles qu’au<br />
cœur de nos vies, il y a cette conviction<br />
profonde : « Tu es là Seigneur, et<br />
parce que Tu es là moi aussi je suis là,<br />
je ne déserte pas, je reste ancré en<br />
Toi dans la terre où Tu m’as envoyé».<br />
Et oui, elle est là aussi la lumière de<br />
<strong>Pierre</strong>. Il avait quelqu’un dans sa<br />
Vie !<br />
Il a reçu beaucoup d’amour de sa chère<br />
maman Marie Jeanne, une personne<br />
pétrie d’évangile, de Pantxika sa<br />
sœur et de Jacques son frère, Michèle<br />
sa belle sœur, très proches, de sa famille,<br />
ses cousins et neveux. Il se savait<br />
aimé, reconnu. Au quotidien, il<br />
était habité par Quelqu’un, qu’il rencontrait<br />
dans le silence du presbytère<br />
de Belcourt, dans la communauté des<br />
petites soeurs de Foucauld où il célébrait<br />
la messe, dans les chrétiens d’Algérie,<br />
les prêtres, les évêques mais<br />
aussi dans les musulmans, ses amis, et<br />
chez les moines de Tibhirine dont il<br />
était un proche et où il aimait se ressourcer.<br />
Il était habité par le Dieu Père<br />
de tous.<br />
Menant une existence ascétique,<br />
se nourrissant peu, dormant peu,<br />
lisant énormément, il n’était pas encombré<br />
par les besoins matériels, il<br />
cultivait les fleurs et aussi le jardin<br />
secret du cœur. De cet enfouissement<br />
a germé une lumière, qui transparait<br />
dans la video : « le testament de TIB-<br />
HIRINE », un cadeau d’Emmanuel Audrain.<br />
<strong>Pierre</strong> nous dit ceci : « La foi ne<br />
nait pas dans les dogmes mais dans le<br />
cœur. Si on veut comprendre la foi de<br />
quelqu’un il faut partir de son cœur à<br />
lui, partir de l’expérience charnelle de<br />
la rencontre ! »<br />
Il nous donne la clé de tout dialogue:<br />
partir du cœur, de la rencontre.<br />
A la cathédrale d’Alger des fidèles<br />
musulmans ont chanté leur prière, les<br />
chrétiens ont chanté le Notre Père en<br />
arabe : tous croyants au Dieu unique,<br />
tous nés de Lui comme des frères et<br />
sœurs avec des chemins différents.<br />
L’animateur a dit ceci : « <strong>Pierre</strong> est<br />
prêtre chrétien. Son peuple chéri est<br />
musulman : il est donc important que<br />
celui-ci exprime sa prière pour <strong>Pierre</strong><br />
non pas à part mais au cœur de notre<br />
célébration. » Cette prière commune<br />
dite là même où il fut ordonné, n’était<br />
elle pas un fruit du sacerdoce de <strong>Pierre</strong>,<br />
de sa paternité spirituelle, lui que<br />
les jeunes musulmans appelaient:<br />
« aita » papa, « non pas à part<br />
mais au cœur » !<br />
Il y a plusieurs manières de servir<br />
Jésus Christ, comme prêtre.<br />
<strong>Pierre</strong> a vécu son sacerdoce en offrant<br />
l’hospitalité de son presbytère à beaucoup<br />
de personnes, en sauvant des<br />
vies, en visitant les malchanceux, en<br />
se rendant aux mariages de ses amis<br />
44
étudiants musulmans, en enseignant,<br />
en alphabétisant, en voulant faire<br />
grandir les autres. Les témoignages<br />
insistent sur cette générosité lumineuse<br />
de <strong>Pierre</strong>. Ils nous disent que son<br />
sens fraternel a été contagieux. Ils<br />
nous disent la fécondité d’un sacerdoce<br />
riche d’amitié. <strong>Pierre</strong> n’a célébré<br />
que très peu de baptêmes, de mariage,<br />
d’obsèques mais il n’a cessé durant<br />
40 années d’administrer le sacrement<br />
du frère, partie intégrante de la<br />
vie eucharistique. Ubi caritas ibi deus<br />
est.<br />
Voici un extrait du témoignage des<br />
étudiants musulmans: « <strong>Pierre</strong> a vu<br />
défiler devant lui des centaines d’étudiants<br />
en médecine, il les a tous aidés,<br />
tous aimés. Il a su partager avec chacun<br />
d’entre eux un instant éternel. Audelà<br />
du bibliothécaire toujours efficace<br />
il y avait l’homme qui nous a aimés<br />
discrètement et avec beaucoup d’humour.<br />
Grâce à lui on arrivait à s’aimer<br />
un peu. Nous devons garder son sourire<br />
et sa force pour lui être fidèle. Nous<br />
serons à nous tous, un arbre qui donne<br />
des fleurs. » N’y a-t-il pas,<br />
dans ces paroles si chaleureuses<br />
des jeunes musulmans,<br />
la conviction qui est<br />
aussi la nôtre, à savoir que<br />
« l’amour nous fait passer<br />
de la mort à la vie» <br />
Finalement <strong>Pierre</strong> nous<br />
pouvons dire de toi ce que<br />
tu disais toi-même des<br />
moines de Tibhirine<br />
:« Mais sont ils vraiment<br />
Célébration d un passage - St Jean de Luz<br />
morts quand on voit la portée universelle<br />
de leur message de pardon » Es<br />
tu vraiment mort quand on voit tout<br />
ce qui germe de ton enfouissement <br />
Millesker <strong>Pierre</strong> pour ton humanité,<br />
ton sacerdoce, tu as été le sourire<br />
de Dieu à Alger et à St Jean de Luz, tu<br />
as su rester éveillé jusqu’au bout, la<br />
lampe du service allumée. Deux jours<br />
avant ton entrée en clinique, alors que<br />
tu étais affaibli, tu as laissé la bibliothèque<br />
pour aller accompagner au<br />
cimetière Mme Pirsoul qui assurait<br />
l’accueil à l’archevêché d’Alger. Aujourd’hui<br />
c’est elle qui t’accueille, en<br />
pleine lumière, à la porterie du ciel, là<br />
où tu embrasses ton cher Aita que tu<br />
découvres enfin et qui te découvre<br />
aussi, ainsi que Amatto et Bernard.<br />
Éclaire les pas des artisans de paix et<br />
de réconciliation en Algérie et au Pays<br />
Basque, ainsi que les pas des artisans<br />
de l’Église des Béatitudes.<br />
Amen<br />
1 ère messe de <strong>Pierre</strong> avec le père Scotto<br />
45<br />
Mikel Epalza
Poème<br />
Plaignez-moi mes frères de cette perte soudaine,<br />
De ce soleil couchant, sans espoir de retour.<br />
Et pleurons ensemble cette âme sereine,<br />
Qui fut lumière et notre rayon du jour.<br />
Plaignez-moi mes sœurs de cette triste semaine.<br />
Ou avec des cœurs inquiets et lourds<br />
Nous vîmes dépérir un robuste chêne.<br />
Qui nous couvrait d’une ombre d’amour.<br />
Plaignez moi mes amis de cette mort hautaine,<br />
Refusant les chiens, les loups et les vautours,<br />
Mais nous ravissant, traitresse et vilaine,<br />
Celui qui fut appui, force et secours.<br />
Souvenir d’une vie qui ne fut pas sienne,<br />
Car la donnant sans retenue ni détour,<br />
Et attendant le repos d’une vie prochaine,<br />
Après que la mort en ait rompu le cours.<br />
Je me plains, plein de rage et de peine<br />
D’avoir été si aveugle et sourd,<br />
D’avoir cru sa mort vague et lointaine<br />
Et qu’il nous resterait bien des jours<br />
Je plains mes fils, que mes paroles vaines<br />
Contant tant sa bonté que sa tendre image,<br />
Leur paraissent comme fables incertaines,<br />
Pales reflets d’une vertu d’un autre âge.<br />
<strong>Pierre</strong> tu as voulu de la sphère humaine<br />
Etre obscure pierre d’un modeste ouvrage.<br />
Les fondations invisibles sont plus certaines<br />
Bravant du temps insultes et outrages.<br />
Tahar Derouiche (ancien du CCU)<br />
46
Dans la presse<br />
Venu à l’âge de 25 ans pour<br />
un service civil, il est resté<br />
42 ans<br />
“L’Abbé <strong>Pierre</strong>” algérien<br />
vient de nous<br />
quitter…<br />
De son Saint-Jean-de-Luz, village<br />
côtier du pays basque, il est<br />
venu dans les années 70, effectuer<br />
un service civil caritatif en<br />
Algérie. À Belcourt, au 41 Boulevard<br />
Nécira-Nounou, et c’est là<br />
que je l’ai connu, dans sa paroisse<br />
dirigée par l’abbé Scotto, une<br />
association de quartier s’y était<br />
installée pour donner des cours<br />
du soir, à titre bénévole, aux enfants<br />
de Belcourt. Il en était le<br />
directeur, mais balayait après les<br />
classes. Ammi Ramdane ne cessait<br />
pas de le taquiner, et Niaf,<br />
l’ours blanc, essayait en vain de<br />
lui arracher des mains ce foutu<br />
balai. Étudiant, je donnais des<br />
cours de français en échange d’une<br />
chambre. Le dimanche, Tahar<br />
Djaout venait nous voir et on parlait<br />
de l’Algérie et de l’Algérie.<br />
Qu’il aimait comme on aime un<br />
premier amour.<br />
Il m’a connu célibataire, il a<br />
été témoin de mon mariage. Il a<br />
fait visité le château de Versailles<br />
à ma fille dans sa poussette, elle<br />
a aujourd’hui 30 ans. Elle a fait<br />
ses premiers pas chez lui, puis<br />
s’est abonnée à la bibliothèque de<br />
médecine à la rue Zabana, vingt<br />
ans après.<br />
Après la fermeture de l’école<br />
de rattrapage de Belcourt, <strong>Pierre</strong><br />
Laffitte est parti enseigné à Mahdia,<br />
dans la wilaya de Tiaret, les<br />
mathématiques. Deux ans après,<br />
il a travaillé à la bibliothèque du<br />
CCU, à la rue Hamani (ex-rue<br />
Charras), avec Carmen qui nous<br />
gavait de lait au chocolat avant<br />
de rejoindre l’amphithéâtre d’en<br />
face et affronter Benachenou ou<br />
un autre prof.<br />
Ensuite, il s’est consacré corps<br />
et âme à la bibliothèque de médecine<br />
de la rue Zabana. Il se faisait<br />
acheter par des âmes charitables<br />
un exemplaire de livre qu’il<br />
reproduisait à souhait sur sa photocopieuse<br />
inusable pour ses étudiants,<br />
aujourd’hui professeurs de<br />
médecine. La dernière fois que je<br />
l’ai vu, il y a exactement une année,<br />
il m’a avoué qu’il connaissait<br />
56 professeurs et maîtres assistants<br />
qui sont passés chez lui, et<br />
qu’il a été invité au mariage de 34<br />
d’entre eux.<br />
Le temps passe vite. Je l’ai invité<br />
pour une réception le 28 novembre,<br />
c'est-à-dire dimanche dernier.<br />
Il n’est pas venu. Il était<br />
hospitalisé. Et il vient de nous<br />
quitter.<br />
Repose en paix. <strong>Pierre</strong>.<br />
Outoudert ABROUS, Liberté<br />
Jeudi 2 décembre 2010<br />
47
Dans la presse<br />
« Tu t es tant sacrifié pour nous, étudiants en médecine, en pharmacie ou en<br />
biologie. Perdus au début, mais grâce à tes conseils, on retrouvait le droit chemin.<br />
Mais, hélas, on ne peut rien contre la volonté du bon Dieu qui a décidé de<br />
t accueillir dans son vaste paradis. A Dieu nous appartenons, et à Lui nous revenons<br />
». A.<br />
Recueillement à la basilique<br />
du Sacré-Coeur<br />
Cantiques et versets<br />
coraniques pour la<br />
mémoire de <strong>Pierre</strong><br />
Ils étaient tous là, hier.<br />
Des centaines de personnes dont<br />
de nombreux étudiants à venir<br />
dire leur Adieu à quelqu’un qui ne<br />
les a jamais privés de son large<br />
sourire, de son geste sympathique,<br />
de son cœur généreux. Lui,<br />
c’est <strong>Pierre</strong> <strong>Lafitte</strong>, un de ces religieux<br />
venus de France pour un<br />
temps en Algérie, mais qui a fini<br />
par s’y établir peut-être malgré<br />
lui, l’amour d’un pays qu’il découvrait<br />
étant plus fort. La grande<br />
salle du Sacré-Cœur à Alger-<br />
Centre s’avérait hier exiguë pour<br />
contenir toutes ces personnes qui<br />
ont connu et côtoyé <strong>Pierre</strong>. Le<br />
presbytère de la rue Nécira-<br />
Nounou, dans le quartier populaire<br />
de Belcourt ne sera plus le même.<br />
C’est là que de nombreux<br />
journalistes, artistes, militants ou<br />
simples étudiants y avaient trouvé<br />
refuge durant les années de<br />
terrorisme islamiste. Pourtant, lui<br />
aussi était sous le coup de la menace.<br />
Mais, il ne s’en plaignait<br />
presque jamais, allant de son pas<br />
furtif chaque matin servir les étudiants<br />
du Centre culturel universitaire<br />
(CCU). La messe des funérailles<br />
organisée hier à la basilique<br />
du Sacré-Cœur a été un moment<br />
d’intenses émotions tant il a<br />
réuni chrétiens et musulmans<br />
dans une communion que ne pouvait<br />
accomplir que cet homme<br />
plein de générosité, la générosité<br />
personnifiée, pourrait-on dire.<br />
Qu’y a-t-il en effet de plus<br />
beau, à une époque où se déchaînent<br />
les démons de la haine, d’écouter<br />
dans un silence religieux,<br />
au sens propre du terme, les personnes<br />
qui s’expriment pour décrire<br />
un être cher qui vient de<br />
nous être ravi Qu’y a-t-il de plus<br />
beau de voir dans un même espace<br />
se succéder cantiques et versets<br />
coraniques…Son frère Jacques<br />
et sa sœur n’en croyaient<br />
pas leurs yeux. Ils étaient, malgré<br />
la douleur du départ d’un être<br />
cher, ravis et surpris à la fois. Ils<br />
ne savaient certainement pas que<br />
<strong>Pierre</strong> était quelqu’un d’aussi populaire.<br />
Il en avait du cœur ce<br />
<strong>Pierre</strong>.<br />
C’est peut-être pour cela qu’ils<br />
48
Dans la presse<br />
étaient, hier, nombreux à l’accompagner à sa dernière demeure, au<br />
carré chrétien du cimetière de Belfort, à El-Harrach. Il était plus qu’un<br />
ami pour nous, il était un frère, un père. Ce qui reste maintenant de<br />
lui, c’est le courage et l’enthousiasme qu’il a transmis pour nous permettre<br />
d’avancer et la lumière pour éclairer chacun d’entre nous sur le<br />
chemin de sa vie pour nous rapprocher tous les jours un peu plus de<br />
cette grande richesse humaine qu’il a, si bien, su incarner : le don de<br />
soi.<br />
Puisse votre âme reposer en paix <strong>Pierre</strong> !<br />
H. Saïdani et M. Rabhi, Liberté<br />
4 décembre 2010<br />
"<strong>Pierre</strong>, l'ami des<br />
étudiants s'en va"<br />
L’ami des étudiants algérois<br />
s’est éteint à l’âge de 67 ans.<br />
<strong>Pierre</strong> <strong>Lafitte</strong>, bibliothécaire au<br />
Centre culturel universitaire<br />
(CCU) et homme d’église, a été<br />
enterré hier au cimetière de Belfort,<br />
dans cette Algérie qu’il aimait<br />
par dessus tout.<br />
Il était pour tous les étudiants<br />
en médecine et pour ceux qui<br />
poussaient la porte du CCU d’Alger,<br />
au détour de la rue Zabana,<br />
un père, un ami, un confident.<br />
Ceux qui l’ont connu gardent le<br />
souvenir d’un homme qui savait<br />
trouver les mots pour réconforter<br />
ou le livre pour rendre le sourire.<br />
Consacrant ses journées à reproduire,<br />
avec sa vieille photocopieuse,<br />
des ouvrages souvent introuvables<br />
en Algérie pour qu’ils puissent<br />
profiter à un plus grand<br />
nombre de personnes, il s’était<br />
donné corps et âme à la petite<br />
bibliothèque de la rue Zabana. Il<br />
avait lancé un «club de lecture»<br />
pour ses étudiants et les amoureux<br />
de littérature, les initiant à la<br />
pensée de Sartre et les invitant à<br />
débattre des positions politiques<br />
de Camus.<br />
<strong>Pierre</strong> <strong>Lafitte</strong> a renoncé à se<br />
faire soigner en France, lui qui<br />
avait voué sa vie à former des<br />
médecins en Algérie. Il aurait<br />
voulu que ses funérailles se tiennent<br />
dans la petite paroisse de<br />
Belcourt, là où il s’était installé au<br />
début des années 1970 pour donner<br />
des cours, bénévolement, aux<br />
enfants du quartier, mais le lieu<br />
était trop exigu pour contenir tous<br />
ceux qui voulaient lui rendre un<br />
dernier hommage. L’ami des étudiants<br />
algérois s’est éteint à l’âge<br />
de 67 ans.<br />
Omar BELHOUCHET, El Watan<br />
4 décembre 2010<br />
49
Dans la presse<br />
<strong>Pierre</strong> <strong>Lafitte</strong> n’est plus<br />
HOMMAGE Une messe sera célébrée demain à l’église Saint-<br />
Jean-Baptiste à la mémoire du curé d’Algérie.<br />
<strong>Pierre</strong> <strong>Lafitte</strong> a été inhumé vendredi dernier, chez lui, à Alger dans le<br />
carré des prêtres, au milieu du cimetière musulman. Dans la cathédrale<br />
de la capitale algérienne, il y avait autant de catholiques que de<br />
musulmans pour rendre hommage à « Aita », ce curé venu de Saint-<br />
Jean-de-Luz, qui a toujours fait passer la vie des autres avant la sienne.<br />
« La cérémonie a duré deux heures. Il y a eu des témoignages<br />
très émouvants. Une femme voilée est même venue chanter des<br />
psaumes en arabe », raconte son frère, Jacques.<br />
‘NDLR : Il s’agissait de prières rituelles musulmanes.)<br />
<strong>Pierre</strong> <strong>Lafitte</strong>, ancien footballeur de l’Arin et grand amateur de sport,<br />
est issu d’une famille très croyante. Il a débarqué en Algérie en 1963,<br />
juste après son séminaire. Il est de suite tombé amoureux de ce pays,<br />
« où il se sentait comme un poisson dans l’eau ». « Il n’était pas làbas<br />
pour évangéliser les Algériens. Il voulait simplement vivre avec<br />
eux », souligne Jacques qui compare son état d’esprit à celui des moines<br />
de Tibherine.<br />
Un sourire permanent<br />
Arabophone, il a longtemps fait de l’alphabétisation dans les quartiers<br />
populaires d’Alger avant de devenir curé dans plusieurs paroisses<br />
dans le bled. Depuis quinze ans, il était bibliothécaire dans une université<br />
médicale. « Il y a même des médecins qui sont venus de Paris<br />
pour venir lui rendre un dernier hommage vendredi. C’était quelqu’un<br />
de très discret mais d’une extrême générosité. C’est pour cette raison<br />
qu’il était tant aimé ». Tout le monde se souviendra de son sourire<br />
inoxydable.<br />
<strong>Pierre</strong> <strong>Lafitte</strong> est décédé à 66<br />
ans suite à un anévrisme. Une<br />
messe sera célébrée par l’ancien<br />
archevêque d’Alger, Mgr<br />
Teissier, demain à l’église de<br />
Saint-Jean-de-Luz. De nombreux<br />
amis viendront lui rendre<br />
hommage, comme l’aumônier<br />
des marins Mikel Epalza, qui<br />
l’avait accompagné lors de sa<br />
dernière ascension de la Rhune<br />
l’été dernier.<br />
Arnaud Dejeans, Sud ouest<br />
8 décembre 2010<br />
50
Quelques dates de la vie de <strong>Pierre</strong><br />
1943 4 mars : Naissance à Saint Jean de Luz, de Louis et Marie-<br />
Jeanne Mimiague<br />
1944 Décès de son père en déportation<br />
1963 Eté : premier séjour en Algérie<br />
1964 Décès de son frère Bernard<br />
1965 Entrée au séminaire d’Alger<br />
1970 27 juin : ordonné prêtre à Alger<br />
Septembre : vicaire à Saint Paul, alphabétisation<br />
1976 Nationalisation des écoles : enseigne les mathématiques à El<br />
Khemis<br />
1977 Curé de Mehdia (W. Tiaret), enseigne les mathématiques<br />
1980 Juillet : quitte l’Algérie pour la France<br />
1984 Février : revient en Algérie à Thénia<br />
Octobre : travaille au CCU, vicaire paroissial à Boudouaou<br />
1992 Septembre : curé de Chlef, quitte le CCU<br />
1993 Septembre : directeur de la Maison Diocésaine à Alger<br />
1995 Septembre : reprend au CCU à mi-temps<br />
1997 Septembre : quitte la Maison Diocésaine pour Belcourt ; à<br />
temps plein au CCU<br />
2010 30 novembre : décès pendant son transport au CNMS de Che<br />
valley (Dely Brahim)<br />
51
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