« La religion est source d'aliénation. » Nombreux ... - Cavalier bleu
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<strong>«</strong> <strong>La</strong> <strong>religion</strong> <strong>est</strong> <strong>source</strong> d’aliénation. <strong>»</strong><br />
<strong>La</strong> <strong>religion</strong> <strong>est</strong> le soupir de la créature accablée,<br />
l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle <strong>est</strong> l’esprit<br />
d’un état de choses où il n’<strong>est</strong> point d’esprit.<br />
Elle <strong>est</strong> l’opium du peuple.<br />
Karl Marx (1818-1883)<br />
Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel (1844)<br />
<strong>Nombreux</strong> sont les penseurs qui ont fait reposer<br />
l’essence de la <strong>religion</strong> sur une attitude de soumission,<br />
liée à la position de domination des dieux : la<br />
déclamation (sur le mode de l’injonction) des dix<br />
commandements dans l’Ancien T<strong>est</strong>ament et les<br />
interventions régulières du dieu monothéiste pour<br />
ramener les hommes dans le droit chemin sont là<br />
pour le rappeler. Mais le récit biblique et les données<br />
de l’histoire nous enseignent que les hommes ont, en<br />
retour, perpétuellement été tentés de se soustraire<br />
aux contraintes imposées par leurs dieux. L’histoire<br />
des hommes avec leurs dieux <strong>est</strong>-elle celle du jeu du<br />
chat et de la souris, de la soumission et de la dérobade <br />
<strong>La</strong> <strong>religion</strong> entrave-t-elle ainsi par définition la liberté<br />
individuelle Est-elle de la sorte <strong>«</strong> aliénante <strong>»</strong> comme<br />
l’affirment ses adversaires les plus farouches <br />
Le philosophe Rudolf Otto (1869-1937), le sociologue<br />
Émile Durkheim (1858-1917), ou l’historien<br />
Mircea Eliade (1907-1986) ont (entre autres) défini<br />
d’une même voix le sacré* comme la caractéristique<br />
principale de la <strong>religion</strong> parce qu’objet d’une vénération<br />
craintive, et les pratiques qui lui sont associées<br />
comme les expressions sociales ou individuelles de ce<br />
sentiment. Ainsi la <strong>religion</strong> <strong>est</strong>-elle vue sous ses aspects<br />
1
doctrinaux et pratiques comme subordination, obéissance<br />
ou contrainte.<br />
Cette vision de la <strong>religion</strong>, faut-il le rappeler, <strong>est</strong><br />
résolument suspendue à des représentations monothéistes.<br />
Dans leur combat déterminé contre la magie<br />
et la sorcellerie, le judaïsme, d’abord, le christianisme,<br />
ensuite, semblent avoir rejeté une alternative qui se<br />
serait avérée nettement plus satisfaisante pour les<br />
théoriciens de l’aliénation par la <strong>religion</strong>. En effet, le<br />
rapport singulier des hommes aux dieux ou aux<br />
esprits qui caractérise les pratiques magiques ne<br />
s’apparente que peu à la résignation. Au contraire,<br />
comme l’a montré l’anthropologue français Marcel<br />
Mauss (1872-1950), la magie <strong>est</strong> avant tout une tentative<br />
de contrôle exercée sur les forces surnaturelles,<br />
même si celles-ci se dérobent continuellement aux<br />
velléités de l’homme de les soumettre. Tout au plus<br />
peut-il modérer les désordres consécutifs de l’intervention<br />
des esprits surnaturels dans le monde des<br />
hommes, en s’attirant leurs bonnes grâces.<br />
Si la servitude de l’homme <strong>est</strong> contenue dans la<br />
<strong>religion</strong> et s’exprime par elle, son origine n’<strong>est</strong> pas<br />
nécessairement religieuse : en d’autres termes, l’aliénation<br />
que l’on impute à la <strong>religion</strong> n’<strong>est</strong> rien d’autre<br />
que l’aliénation que l’homme s’impose à lui-même à<br />
travers la vie sociale. Pour Ludwig Feuerbach (1804-<br />
1872), l’homme se soumet moins au sacré qu’à la<br />
société elle-même : <strong>«</strong> l’adoration de Dieu <strong>»</strong> expliquet-il<br />
<strong>«</strong> n’<strong>est</strong> qu’une conséquence, qu’une manif<strong>est</strong>ation<br />
de l’adoration de l’homme par lui-même <strong>»</strong>. Cette<br />
thèse trouvera un écho considérable chez deux pères<br />
fondateurs de la sociologie, Karl Marx et Émile<br />
Durkheim. Ce dernier <strong>est</strong> le père d’une théorie sociologique<br />
que l’on peut résumer ainsi : l’objet de la <strong>religion</strong><br />
n’<strong>est</strong> rien d’autre que la société, mais les hommes<br />
n’en ont pas conscience. En posant par ailleurs que la<br />
vie sociale <strong>est</strong> contrainte, le théoricien français, suggérait<br />
que parce qu’elle <strong>est</strong> sociale, la <strong>religion</strong> ne pouvait<br />
qu’être astreignante. <strong>La</strong> <strong>religion</strong> ne saurait exister<br />
dans la société sans normes (doctrines), sans obligations<br />
(devoirs) ni prescriptions (interdits, comportements<br />
fixés par la tradition) : y adhérer revient à se<br />
soumettre à ces contraintes.<br />
L’existence de contraintes objectives n’<strong>est</strong> cependant<br />
pas nécessairement une <strong>source</strong> d’aliénation.<br />
Selon Feuerbach <strong>«</strong> le sentiment que l’homme a de sa<br />
dépendance, voilà le fondement de la <strong>religion</strong> <strong>»</strong>.<br />
C’<strong>est</strong> précisément sur ce point que la qu<strong>est</strong>ion de<br />
l’aliénation trouve tout son sens. Ce n’<strong>est</strong> pas tant le<br />
fait d’être sous la contrainte que de la ressentir qui<br />
fait surgir le sentiment d’aliénation à travers la<br />
perception de la dépendance, de l’entrave à la liberté<br />
individuelle, de la subordination à des institutions de<br />
pouvoir. Mais c’<strong>est</strong> avec Marx que la thèse de l’aliénation<br />
par la <strong>religion</strong> va connaître ses développements<br />
les plus substantiels. <strong>La</strong> démonstration de<br />
Marx repose sur une idée relativement simple : la<br />
<strong>religion</strong>, comme toute idéologie, a une fonction de<br />
<strong>«</strong> masque <strong>»</strong>. Elle dissimule aux masses sociales les<br />
rapports de domination de classe auxquelles elles<br />
sont soumises. Pour Marx, si la <strong>religion</strong> <strong>est</strong> <strong>«</strong> opium<br />
du peuple <strong>»</strong>, c’<strong>est</strong> parce qu’elle donne aux couches<br />
sociales les moyens de supporter (et donc d’accepter)<br />
leurs conditions d’existence. Les élites de tous pays<br />
peuvent asservir en toute quiétude les masses laborieuses,<br />
tant que les doctrines religieuses légitimeront<br />
leur pouvoir et justifieront en même temps le d<strong>est</strong>in<br />
pénible des plus basses couches sociales qui accepteront<br />
ainsi leur sort (parce que <strong>«</strong> Dieu l’a voulu ainsi <strong>»</strong>)<br />
et qui en retireront malgré tout une satisfaction<br />
(parce que la souffrance terr<strong>est</strong>re trouve en contrepartie<br />
une promesse de béatitude cél<strong>est</strong>e).<br />
2<br />
3
En définitive, il existe deux manières de considérer<br />
la <strong>religion</strong> sous l’angle des théories de l’aliénation.<br />
Elle peut être vue comme aliénation invisible, ignorée,<br />
masquée par le sentiment de bien-être que la<br />
<strong>religion</strong> suscite par ailleurs grâce, notamment, aux<br />
réponses qu’elle apporte à la souffrance humaine<br />
quotidienne (c’<strong>est</strong> précisément la thèse de Marx), ou<br />
encore aux effusions qu’elle occasionne lors des activités<br />
rituelles (c’<strong>est</strong> la position de Durkheim). Elle<br />
peut être inversement considérée comme une aliénation<br />
ressentie, lorsque la pression qui s’exerce sur<br />
l’individu <strong>est</strong> l’objet d’une souffrance.<br />
Mais l’aliénation n’<strong>est</strong> pas nécessairement souffrance<br />
: elle peut être pleinement consentie et <strong>source</strong><br />
d’épanouissement. Les moines et ascètes de confession<br />
chrétienne ou bouddhiste, les mystiques arabes<br />
et juifs, les ermites et pratiquants du yoga s’imposent<br />
tous des exercices spirituels et des règles de vie très<br />
stricts qui les contraignent autant qu’ils les délivrent<br />
de leur condition humaine. Résumant les positions<br />
théoriques les plus communes en sociologie, le sociologue<br />
italien contemporain Enzo Pace distingue entre<br />
deux grandes conceptions de la <strong>religion</strong> : à l’une<br />
correspond un système de contrôle social et une<br />
forme d’aliénation qui s’exerce sur l’individu à son<br />
insu ; à l’autre, un support social nécessaire à l’expression<br />
des désirs et à l’exercice de mécanismes psychologiques<br />
inhérents à l’être humain. Ce qui signifie<br />
plus simplement que s’engager dans une activité<br />
religieuse implique nécessairement faire l’expérience<br />
d’une contrainte qui peut s’exercer avec plus ou<br />
moins de force. Mais celle-ci n’<strong>est</strong> aliénation pour les<br />
individus qu’à partir du moment où elle n’<strong>est</strong> pas<br />
pleinement approuvée. Elle ne l’<strong>est</strong> pour les théoriciens<br />
qu’en fonction de la posture (critique ou bienveillante)<br />
adoptée à l’endroit de la <strong>religion</strong>.<br />
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