L'éthique des affaires et le scepticisme moral - rimhe

L’éthique des affaires et le scepticisme moral
Alain ANQUETIL 1
Résumé
On évoque souvent, à propos de l’éthique des affaires académique, l’existence
d’une incompatibilité entre les principes de l’éthique et les principes de la vie des
affaires. Elle ne désigne pas seulement la plaisanterie sarcastique bien connue
selon laquelle l’éthique des affaires serait un oxymore. L’incompatibilité en question
recouvre plutôt un ensemble de préjugés négatifs tenaces sur la place de la
morale dans la vie économique marchande, qui se trouvent résumés dans la thèse
de la séparation entre la morale des affaires et la morale ordinaire. Depuis qu’elle
a été institutionnalisée il y a une trentaine d’années, l’éthique des affaires académique
a été confrontée au scepticisme produit par cet ensemble de préjugés. Il en
existe différentes formes. Cet article présente certaines d’entre elles et explore
l’hypothèse selon laquelle le scepticisme sur la place de la morale dans la vie
économique a joué un rôle heuristique pour l’éthique des affaires académique, en
particulier pour sa branche normative.
Mots clés
Éthique des affaires, scepticisme, thèse de la séparation, théories normatives, égoïsme.
Abstract
The phrase « business ethics » frequently evokes an incompatibility between
business and ethics. Such an incompatibility goes beyond the well-known sarcasm
that business ethics would be oxymoronic. It rather involves a set of negative
entrenched prejudices on the effectiveness of ethics in business – which is
referred to as the « separation thesis ». Since its institutionalization in the 1980’s,
business ethics has been confronted with the skepticism resulting from this set of
prejudices. This paper accounts for different types of skepticism about ethics in
business and explores the idea that one or other of these types has been used as
heuristic devices, especially in normative business ethics.
Keywords
Business ethics, skepticism, separation thesis, normative theories, egoism
1 - Professeur d’éthique des affaires à l’ESSCA Ecole de Management, LUNAM Université, chercheur
associé au CERSES (Université Paris-Descartes / CNRS – UMR8137) - alain.anquetil@essca.fr
RIMHE, Revue Interdisciplinaire sur le Management et l’Humanisme
n°1 - NE - mars/avril 2012 - Ethique et Organisation
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Introduction
Quand on aborde l’éthique des affaires, on est frappé par la place qu’y occupe
le scepticisme moral. Il ne s’agit pas d’un scepticisme radical tel que
celui qui donna naissance au doute sceptique dans la philosophie antique.
Il s’agit plutôt d’une incertitude quant à la possibilité d’agir moralement et
de mener une vie morale dans le contexte de la vie des affaires.
L’attitude sceptique a une dimension positive. Elle correspond d’ailleurs
au sens étymologique du mot « sceptique », qui vient du grec skeptikos,
« qui examine, observe, réfléchit » (Godin, 2004, p. 1177). Elle renvoie
aussi à l’une des visées fondamentales du scepticisme qui consiste à combattre
toute pensée dogmatique, en particulier la pensée dogmatique religieuse.
Mais l’attitude sceptique a également une dimension négative. Elle se
manifeste notamment dans la branche normative de l’éthique des affaires
académique, celle qui s’attache à élaborer des théories décrivant les
conditions organisationnelles permettant aux acteurs de la vie économique
d’agir bien et de vivre bien. On s’aperçoit souvent que les auteurs de ces
théories prennent soin d’exposer le scepticisme à l’égard de la vie des
affaires – du moins leur propre interprétation de ce scepticisme – avant
d’exposer leurs théories et de montrer comment elles peuvent y répondre.
Comprendre l’influence de l’attitude sceptique négative sur l’éthique des
affaires académique est une tâche complexe que nous ne chercherons pas
à accomplir ici. Nous nous efforcerons plutôt de faire ressortir la manière
dont l’attitude sceptique et certaines constructions normatives proposées
dans la business ethics ont été articulées. Nous chercherons en particulier
à suggérer l’hypothèse épistémologique selon laquelle l’attitude sceptique
négative relative à la vie économique a pu contribuer à structurer
l’éthique des affaires académique. Il s’agit seulement d’une hypothèse, et
il n’est pas certain qu’elle soit susceptible d’une vérification empirique.
Naturellement, d’autres facteurs ont influencé la discipline, par exemple
l’avènement d’une économie mondialisée, les pressions sociales exercées
sur les entreprises ou les scandales financiers. Mais l’attitude sceptique
proprement dite est l’un de ces facteurs.
Elle est présente typiquement dans la « thèse de la séparation » exposée
par Edward Freeman (1994, 2000), l’un des plus éminents promoteurs de
la théorie des parties prenantes, paradigme dominant de la business ethics.
Cette thèse affirme qu’il existe une séparation entre la morale des affaires
et la morale ordinaire. On retrouve également une attitude sceptique négative
chez Robert Solomon (1992), qui défend une philosophie morale
de la vie des affaires inspirée par l’éthique de la vertu aristotélicienne.
On retrouve encore une telle attitude à travers les efforts visant à corriger
l’interprétation erronée de la fameuse thèse imputée à Adam Smith se-
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lon laquelle l’égoïsme individuel des agents économiques serait source de
prospérité collective – le paradigme de la main invisible.
Dans un premier temps, nous proposerons quelques considérations générales
sur les origines du scepticisme relatif à la vie des affaires. Puis nous
traiterons de la réponse apportée aux arguments sceptiques dans quatre
textes de référence qui ont contribué à la littérature académique de la business
ethics normative.
1. Origines du scepticisme moral relatif à la vie des affaires
On peut se demander pourquoi l’attitude sceptique négative a pris une si
grande importance au sein de l’éthique des affaires académique. Certes,
pour des disciplines scientifiques telles que la physique ou la biologie,
l’attitude sceptique est fondamentale, mais il s’agit de la version positive
de cette attitude. Celle-ci est inhérente à la démarche scientifique. Comme
le dit Anne Fagot-Largeault (2002, p. 164) à propos de l’esprit scientifique
européen, une telle attitude renvoie à « un esprit d’investigation, fait de
curiosité active, d’une aptitude à identifier et poser des problèmes, d’esprit
critique qui remet le consensus en question, et d’une fidélité au réel
naturel, faisant de la méthode scientifique en même temps une éthique ».
Pour le scientifique, aucune théorie n’est irréfutable, car le propre de la
démarche scientifique est de douter 2 . Mais ce n’est pas à ce sens vertueux
que l’attitude sceptique examinée ici fait référence. C’est à un sens négatif
qui consiste à douter de la possibilité d’agir moralement et de mener une
vie morale dans le contexte de la vie des affaires.
Ce sens négatif est partagé par beaucoup d’acteurs de l’économie marchande,
mais aussi par beaucoup de ceux qui l’observent de l’extérieur.
Ces observateurs incluent les théoriciens de la business ethics. À cet
égard, il est intéressant de noter que l’on a parfois imputé au scepticisme
de ces observateurs la difficulté d’établir un dialogue constructif entre les
acteurs et l’éthique des affaires académique. Pourtant, l’une des demandes
formulées par les praticiens aux théoriciens est qu’ils les aident à établir
les critères permettant de conférer une légitimité morale à leurs pratiques.
Ou, pour le dire autrement, qu’ils les aident à démontrer que la défiance –
le scepticisme – qu’inspire la moralité dans les affaires est inappropriée.
Pour les théoriciens, comme pour les praticiens, la tâche est difficile. Car
2 - Nous ne distinguons pas ici le doute du scepticisme alors que les deux notions diffèrent. En particulier,
l’attitude sceptique, prise en un sens fort, implique de douter de tout, ce de façon radicale. Cette forme
de scepticisme, que défendait Pyrrhon d’Élis, nie que toute connaissance, voire toute croyance, puisse
être justifiée. Par contraste, le doute du scientifique implique d’éviter de formuler un jugement sur un
fait avant de disposer d’éléments suffisamment probants. Dans le présent texte, nous employons le mot
« scepticisme » en un sens qui le rapproche du mot « doute » et qui recouvre une attitude a priori de
défiance ou de critique systématique quant à l’autorité pratique de la morale dans la vie des affaires.
Nous supposons aussi que ce scepticisme conduit à une attitude défensive de la part des praticiens et
des théoriciens de l’éthique des affaires, au sens où c’est à eux que revient la tâche de prouver que la vie
économique est morale.
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le scepticisme relatif à la place de l’éthique dans la vie des affaires prend
des formes multiples et certaines sont particulièrement résistantes à la critique.
Dans ce qui suit, nous nous intéresserons à quatre d’entre elles.
Elles relèvent respectivement de l’idéologie, d’une certaine conception de
la nature humaine, de la place accordée à la théorie éthique pour résoudre
des problèmes pratiques et de la méta-éthique.
La première forme de scepticisme sur la place de l’éthique dans la vie des
affaires est idéologique. Elle repose sur une critique des fondements de
la vie économique marchande qui prend place au sein d’une dénonciation
plus large, politique, sociale et économique, des effets nuisibles du
libéralisme et du capitalisme. Selon cette critique, le système économique
lui-même fait obstacle au progrès moral. Seul un changement du système
pourrait favoriser un tel progrès. La critique purement idéologique demeure
marginale au sein de l’éthique des affaires académique, mais certains
arguments peuvent y être rattachés, par exemple ceux qui s’intéressent au
concept marxiste d’aliénation (Corlett, 1988 ; Sweet, 1993) ou à la démocratie
dans l’entreprise (McMahon, 2010).
La deuxième forme de scepticisme dépend d’une conception égoïste de la
nature humaine. Si l’on considère que les raisons d’agir des agents sont
fondamentalement égoïstes et qu’elles ont pour contenu la recherche du
pouvoir et de la richesse, il semble difficile de ne pas douter de l’efficacité
de la morale dans la vie économique. Ce scepticisme trouve par exemple
sa source dans les Discours de Machiavel où est affirmée l’importance du
désir de dominer qu’éprouvent les gouvernants et de la volonté d’acquérir
qui motive les actions humaines. Il s’inspire aussi des auteurs qui, comme
Robert Michels (1911), se sont intéressés aux modes d’accession et de
maintien au pouvoir des classes dirigeantes. Et c’est au sein de cette forme
de scepticisme que s’inscrit le modèle classique de l’homo œconomicus –
cet être imaginaire motivé par la seule satisfaction de son intérêt personnel
–, bien que ce modèle soit remis en cause au sein des sciences sociales, y
compris dans l’économie moderne.
Cette forme de scepticisme est présente dans l’éthique des affaires. On la
trouve chez les auteurs qui se sont intéressés à l’amoralité et à l’immoralité
dans les affaires, par exemple Archie Carroll (1991). Elle est aussi
présente en arrière-plan de conceptualisations normatives comme celle de
Donald Robin et Eric Reidenbach (1993), qui cherchent à fonder une philosophie
morale du marketing (voir la deuxième partie).
La troisième forme de scepticisme sur la place de l’éthique dans la vie des
affaires peut être qualifiée d’anti-théorique. Bertrand Russell (1925), qui
ne croyait pas en l’existence d’un savoir éthique, en a donné un exemple
frappant. Pour lui, la source de tout comportement humain se trouve dans
le désir, et non dans des injonctions morales qui seraient indépendantes
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de tout désir. Il n’existe pas de théorie éthique à laquelle nous pourrions
nous référer pour prendre une décision juste indépendamment de notre
désir. « Supposons, par exemple », écrit Russell (1925, p. 115), « que votre
enfant soit malade. Votre amour vous fait désirer qu’il guérisse, et la
science vous apprend comment vous y prendre. Il n’existe pas de phase
intermédiaire, et qui relèverait uniquement d’une éthique théorique. Votre
acte naît directement d’un désir adapté à une fin en même temps que de
la connaissance des moyens. » Il est important de noter que Russell n’exclut
pas toute analyse normative – il prescrit d’évaluer les conséquences
probables des options dans toute situation de choix. Mais il réfute l’utilité
d’un savoir éthique qui serait déconnecté du désir.
Un rejet de la théorie éthique tel que celui de Russell peut nourrir une
forme de scepticisme ordinaire sur l’autorité pratique de la morale. Dans
l’éthique appliquée, et spécialement dans l’éthique des affaires, un tel rejet
de la théorie existe également – ou a pu exister. Les arguments contre
l’utilité pratique de la théorie éthique se sont souvent concentrés sur le
caractère trop général des théories normatives issues de la philosophie
morale, comme l’utilitarisme et le déontologisme (Cavanagh, Moberg et
Velasquez, 1995). Même si les conseils moraux dispensés par ces théories
reflètent souvent des intuitions morales ordinaires, ils seraient inapplicables
dans les situations complexes où une décision éthique doit être prise.
Solomon (1992, p. 198) affirmait plus généralement qu’« une grande partie
du problème vient du fait que l’on ne sait absolument pas à quoi devrait
ressembler une théorie au sein de l’éthique des affaires ». Mais lui-même
a proposé les fondements d’une telle théorie (voir la deuxième partie).
En outre, beaucoup de travaux de la business ethics se sont efforcés de
construire des théories utilisables par les praticiens. Celle de Cavanagh,
Moberg et Velasquez (1995), par exemple, vise explicitement à les aider à
clarifier les sources de leurs décisions éthiques et à justifier ces décisions.
C’est aussi le cas de l’approche proposée par Gene Laczniak et Patrick
Murphy (1991), qui est fondée sur une série de tests auxquels toute décision
morale doit être soumise avant d’être prise.
Le rejet de la théorie vient aussi de la place occupée par le relativisme moral
dans le paysage normatif de l’éthique des affaires. Le relativisme « nie
qu’un code moral quelconque ait une validité universelle » (Wong, 1996,
p. 1290) 3 . Certains efforts théoriques dans l’éthique des affaires ont cherché
à « limiter » le relativisme moral. C’est le cas de la théorie proposée
par Robin et Reidenbach (1993), qui vise à proposer un « relativisme limité
», et de la fameuse théorie contractualiste, dite « des contrats sociaux
3 - On ne doit pas le confondre avec le relativisme culturel dont on parle si souvent dans le contexte
contemporain de la mondialisation. Par ailleurs, David Wong (1996, p. 1290) fait une distinction entre
le relativisme moral et le scepticisme, lequel « nie qu’un code quelconque ait une validité ». Mais le
scepticisme envisagé dans le présent texte, qui a le sens d’un doute sur le rôle effectif que peut jouer
l’éthique dans la vie des affaires, est alimenté par le relativisme.
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intégrés », qui a été proposée par Thomas Donaldson et Thomas Dunfee
(1994) et qui autorise, elle aussi, un relativisme limité.
La quatrième forme de scepticisme sur l’éthique dans la vie des affaires
relève de la méta-éthique, cette branche de la philosophie morale qui
s’intéresse, entre autres, à la signification des termes moraux, à la valeur
de vérité des énoncés moraux et au pouvoir motivationnel des jugements
éthiques. Nous traiterons succinctement de la question de la valeur de vérité
des énoncés moraux.
La question de savoir si les énoncés moraux peuvent être vrais ou faux est
sans doute un facteur important de scepticisme dans la vie des affaires.
Les énoncés scientifiques « Deux plus deux font quatre » et « L’eau bout
à cent degrés (sous certaines conditions initiales) » sont vrais. Mais en
est-il de même d’énoncés tels que « La corruption est un mal » ou « Il est
moralement bon de répartir équitablement les bénéfices entre les parties
prenantes de l’entreprise » S’agissant des énoncés moraux, les émotivistes
(de même que les expressivistes et les prescriptivistes) considèrent que
de tels énoncés ne font qu’exprimer les préférences du locuteur. Celui qui
affirme que « la corruption est un mal » ne ferait pas allusion à une vérité
morale : il exprimerait seulement sa propre préférence sur la question de
la corruption. En outre, en rendant public son jugement, il chercherait à
convaincre ses auditeurs de son bien-fondé. Or, selon le point de vue émotiviste,
les énoncés moraux prononcés dans un débat public manquent de
force de conviction. Assurément, ils en auraient bien plus s’ils pouvaient
être aussi vrais que des énoncés scientifiques.
Le doute sur le fait de savoir si les énoncés moraux possèdent une valeur
de vérité joue certainement un rôle dans le « mutisme » des managers, selon
le mot de Frederick Bird et James Waters (1989) (voir Anquetil, 2008,
p. 27-28). Ces auteurs ont mis en exergue la difficulté rencontrée par les
managers à exprimer des considérations morales au sein de leurs entreprises.
Les managers sont même souvent conduits à faire preuve de mutisme
sur les questions morales qu’ils peuvent rencontrer dans leurs pratiques.
Or, l’une des causes de ce mutisme pourrait résider dans la croyance, explicite
ou implicite, que les énoncés moraux ont un pouvoir de conviction
moindre que les énoncés scientifiques parce qu’ils ne sont que l’expression
de préférences subjectives. S’y ajouterait la croyance que la confrontation
d’énoncés moraux exprimant les préférences subjectives des locuteurs ne
peut que déboucher sur des débats stériles et insolubles. Si ce mutisme devient
la règle, il conduit à exclure purement et simplement les considérations
morales des discussions relatives aux affaires. C’est-à-dire à exclure
l’éthique de la vie des affaires.
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2. Quatre réponses de l’éthique des affaires au scepticisme moral
Dans cette deuxième partie, nous abordons quatre réponses théoriques
données au sein de l’éthique des affaires académique – spécifiquement
de sa branche normative – à certaines de ces formes de scepticisme moral.
Des réponses ont déjà été évoquées, si bien que nous ne présenterons
pas une réponse théorique pour chacune des formes de scepticisme. Nous
traiterons successivement de la réponse donnée par Freeman (1994) et
Wicks, Gilbert et Freeman (1994) à la thèse de la séparation, qui renvoie
au mutisme des managers ; de celle que propose Solomon (1992), qui s’y
réfère également ; de celle de Robin et Reidenbach (1993), dont la philosophie
morale du marketing s’appuie sur une conception égoïste de la
nature humaine ; et de la réponse de Sen (1993), qui s’adresse également
au scepticisme fondé sur l’égoïsme des motivations humaines.
La thèse de la séparation affirme que la morale de la vie des affaires est
séparée de la morale de la vie ordinaire. Un point essentiel de cette thèse
est son ancrage dans le langage. Il apparaît clairement dans la définition
qu’en donne Freeman (1994, p. 412) : « Le discours sur l’entreprise et le
discours sur l’éthique peuvent être séparés de telle sorte qu’une phrase
telle que « x est une décision économique » n’a pas de contenu moral et
qu’une phrase telle que « x est une décision morale » n’a pas de contenu
économique » 4 .
Pour Freeman (1994), la thèse de la séparation imprègne non seulement
les pratiques des acteurs de la vie des affaires, mais aussi les propositions
de certains théoriciens de la business ethics qui, sans toujours le réaliser,
ont présupposé une séparation entre deux ordres de langage et deux ordres
de moralité. Pour répondre à la thèse de la séparation, Freeman propose de
modifier le langage. Il ne s’agit pas seulement d’élaborer un nouveau langage
moral qui ne serait qu’une manière différente d’exprimer des règles
comme « ne pas corrompre » ou « ne pas conclure d’ententes ». Il s’agit
surtout de proposer un nouveau langage descriptif. Il s’agit de décrire la
vie des affaires – son fonctionnement et ses pratiques ordinaires – à l’aide
d’un vocabulaire renouvelé.
Freeman et ses collègues Andrew Wicks et Daniel Gilbert (1994) ont ainsi
entrepris de rénover le vocabulaire descriptif de la vie des affaires. Plus
précisément, ils ont proposé de remplacer cinq métaphores masculines qui
sont, selon eux, communément employées pour décrire la vie des affaires,
par cinq métaphores féminines. Par exemple, ils ont suggéré de remplacer
la métaphore masculine de la hiérarchie appliquée aux structures de l’entreprise
par une métaphore d’inspiration féminine mettant l’accent sur une
« décentralisation radicale et une responsabilisation active des employés »
4 - Pour une analyse de la thèse de la séparation, voir Anquetil (2008, p. 19-28). Elle a fait l’objet d’une
abondante littérature. Ainsi, Joakim Sandberg (2008) a identifié neuf versions différentes de la thèse et
Andrew Abela (2001) quatre degrés de « séparation ».
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(Wicks, Gilbert et Freeman, 1994, p. 293). Leur approche, par ailleurs
pragmatiste et postmoderne, est typique d’une tentative de répondre au
scepticisme produit par la thèse de la séparation.
Dans la première partie de son article, Robert Solomon (1992) s’attaque à
différents cadres théoriques qui ont été invoqués pour fonder une éthique
des affaires. Après avoir résumé leurs insuffisances, il propose de fonder
l’éthique des affaires sur une philosophie morale aristotélicienne. Celleci
accorde une importance particulière au développement individuel des
vertus dans le cadre de l’entreprise conçue comme une communauté humaine.
Mais Solomon (1992) propose aussi une critique du scepticisme relatif
à la place de la morale dans les affaires. Selon lui, ce scepticisme repose
sur deux préjugés. Le premier prend sa source dans la distinction que fait
Aristote entre l’économie domestique et le commerce en vue du profit.
Le deuxième type d’économie a un but purement mercantile : il vise à
« procurer le maximum de profit » (Aristote, La politique, 1257b4, p. 59).
De ce fait, il est dépourvu de vertu. Comme le rappelle Solomon (1992,
p. 207), Aristote « traita de « parasites » ceux qui s’engageaient dans une
pratique aussi purement égoïste ». Quant au deuxième préjugé, d’origine
chrétienne, il se manifeste notamment dans un mépris pour la finance.
De tels préjugés ont eu pour conséquence de justifier la croyance selon
laquelle les affaires (« le commerce en vue du profit ») sont régies par des
règles morales spécifiques, détachées des règles qui gouvernent la vie de
la communauté. C’est pourquoi Solomon (1992) propose une théorie holiste
qui considère que les activités économiques marchandes et les autres
domaines de la vie font partie intégrante d’un même ensemble régi par les
mêmes règles morales. Il n’existe pas deux communautés humaines séparées,
l’une consacrée à l’économie, l’autre à des activités ne relevant pas
de l’économie. Il n’y a qu’une seule communauté humaine, et la théorie
éthique des affaires que propose Solomon (1992) est fondée sur l’idée que
chacun des membres de cette unique communauté humaine doit lui-même
se penser comme membre d’une telle communauté.
La manière dont Solomon (1992, p. 207-208) adosse sa théorie au scepticisme
fondé sur les préjugés aristotéliciens apparaît de façon éloquente
dans le passage suivant : « Même les défenseurs du monde des affaires
finissent souvent par admettre les préjugés aristotéliciens dans des termes
pyrrhoniens tels que « les affaires ressemblent au poker et n’ont rien à
voir avec la morale de la vie quotidienne » (Albert Carr) et « la (seule)
responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits » (Milton
Friedman). Mais c’est justement ce schisme entre les affaires et le reste de
la vie qui mettait Aristote en colère, car pour lui la vie était censée former
un tout cohérent. »
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Donald Robin et Eric Reidenbach (1993), dans leur effort de fonder une
philosophie morale du marketing, s’appuient sur une conception de la nature
humaine fondamentalement égoïste, d’inspiration hobbesienne. Ils se
réfèrent plus spécifiquement à Geoffrey Warnock (1971), pour qui la fonction
de la morale est de compenser les « sympathies limitées » qui existent
entre les êtres humains, ainsi que leurs « effets potentiellement nuisibles »
(Robin et Reidenbach, 1993, p. 100). Selon Robin et Reidenbach, le langage
de la « sympathie limitée » convient bien au marketing car celui-ci
s’adresse à des cibles particulières, ignore ceux qui se trouvent en dehors
de la cible, et, s’agissant des individus qui composent la cible, cherche à
satisfaire leurs besoins et leurs désirs égoïstes. Robin et Reidenbach (1993,
p. 100) proposent une définition de l’objet de l’éthique qui vaut la peine
d’être citée car elle renvoie au scepticisme sur la supposée nature égoïste
de l’homme : « L’éthique est une tentative des êtres humains d’utiliser leur
intelligence et leur capacité à raisonner pour dépasser les conditions de
« la loi de la jungle », conditions à partir desquelles ils ont évolué. Les
animaux non humains (lower order animals) ne possèdent pas cette capacité
et ils doivent faire face à des conditions dans lesquelles le pouvoir (qui
prend la forme de la force, de la vitesse et de l’instinct), tout comme le pur
hasard, déterminent la durée de l’existence et la qualité de la vie. Pouvoir
et hasard font bien sûr aussi partie de la condition humaine et, si l’on y
ajoute l’intelligence supérieure de l’homme, la capacité humaine à faire
usage du pouvoir s’étend bien au-delà de ce que l’on trouve dans la jungle.
Les préceptes moraux des sociétés et des organisations représentent une
tentative de tempérer l’usage du pouvoir et peut-être de réduire autant que
possible les effets les plus négatifs du hasard. »
On aura noté, dans le passage de Solomon (1992) cité plus haut, la référence
à Milton Friedman (1970) 5 . Ce célèbre économiste est souvent placé
dans la même lignée qu’Adam Smith. Or Smith est, malgré lui, à l’origine
d’une forme de scepticisme fondée sur les « vertus » de l’égoïsme des
agents économiques.
Dans un passage célèbre de La richesse des nations, Smith affirmait que
« ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du
boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent
à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à
leur égoïsme » (Smith, 1776, p. 82). Selon Sen (1993), ce passage a été
mal interprété. Il est faux d’attribuer à Smith la croyance selon laquelle
la richesse collective dépendrait du seul égoïsme individuel. Sen rappelle
que Smith situe son propos dans le cadre du seul échange, et même dans
un type d’échange particulier. Dans ce passage, si souvent cité, Smith ne
5 - Pour une traduction et une analyse du texte de Friedman, voir Anquetil (2008, p. 75-101). Solomon
omet ici le fait que Friedman ajoute que le contexte des affaires doit être « sans tromperie ni fraude »
(Anquetil, 2008, p. 82).
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parle pas des vertus de l’égoïsme des agents économiques en matière de
production de biens ou de répartition des richesses. Quand on considère
les activités de production, par exemple, on constate que les motivations
des agents sont souvent désintéressées. Il en est de même des questions de
répartition. Finalement, « pour Smith, le commerce est une activité morale
» et ceux qui font du commerce disposent de la « capacité à être moralement
vertueux » dans le cadre de leurs activités (Calkins et Werhane,
1998, p. 43).
Le point important est que Sen fonde son argumentation sur le scepticisme
relatif à la place de l’éthique dans l’économie, scepticisme qu’il rattache à
la mauvaise interprétation du fameux passage de Smith sur l’égoïsme du
boucher, du marchand de bière et du boulanger. De façon caractéristique,
Sen commence son article par l’idée « selon laquelle nous n’aurions nullement
besoin d’une telle éthique », et il l’achève en affirmant que « l’éthique
des affaires peut avoir une importance cruciale » (Sen, 1993, p. 47 et
p. 65). Même s’il ne propose pas une théorie normative de l’éthique des
affaires comme le font Wicks, Gilbert et Freeman (1994), Solomon (1992)
et Robin et Reidenbach (1993), son argument prend appui, comme eux, sur
le scepticisme relatif à la place de l’éthique dans l’économie marchande.
Conclusion
Dans ce texte, nous avons suggéré l’hypothèse, de nature épistémologique,
selon laquelle le scepticisme sur l’éthique dans les affaires a pu jouer
un rôle structurant dans l’élaboration des théories normatives qui ont été
proposées au sein de la discipline. Il ne s’agit pas d’un scepticisme radical
au sens philosophique, mais d’une attitude d’incertitude quant à la
possibilité d’agir bien et de vivre bien dans le contexte de la vie des affaires.
Dans la première partie, nous avons décrit différentes formes que
peut prendre ce scepticisme. Dans la deuxième partie, nous avons proposé
quatre exemples, issus de l’éthique des affaires normative, qui illustrent
le rôle joué par l’attitude sceptique dans l’élaboration et le contenu des
théories morales.
L’hypothèse épistémologique suggérée ici présente trois limites qui méritent
d’être soulignées. La première a trait à la restriction de l’examen
de l’influence du scepticisme à la seule branche normative de la business
ethics. Or, la discipline a également une branche empirique particulièrement
développée. Mais il nous a paru plus pertinent d’explorer l’hypothèse
du scepticisme dans sa branche normative, où sont proposées des
constructions théoriques plus élaborées.
La deuxième limite est liée au fait que nous n’avons pas cherché à proposer
une analyse systématique de l’influence du scepticisme sur les construc-
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tions normatives de la business ethics. On notera toutefois que les quatre
exemples que nous avons proposés dans la deuxième partie correspondent
à des travaux normatifs significatifs, et très souvent cités, de la discipline.
Ces exemples sont, à notre sens, suffisamment élaborés pour soutenir
l’hypothèse épistémologique que nous défendons.
La troisième limite a trait à l’absence d’une définition bien établie de la
nature du scepticisme relatif à l’éthique dans les affaires. C’est à dessein
que nous n’avons pas proposé une telle définition, même si le même mot,
« scepticisme », a été employé pour désigner les attitudes suspicieuses générées
par quatre types de croyances ordinaires – idéologiques, relatives à
une conception égoïste des motivations humaines, anti-théoriques et relevant
de la méta-éthique.
On devrait prendre très au sérieux le scepticisme relatif à la place de l’éthique
dans les affaires. Les quatre sources de scepticisme que nous avons
présentées sont suffisamment robustes pour le justifier. On peut y ajouter
le fait que la place de l’éthique dans les affaires est évaluée à l’aide de
critères relatifs à ce que sont une bonne vie humaine et de bonnes relations
humaines (sincères, fidèles, confiantes, etc.). Allan Bloom (1993, p. 561)
le dit clairement dans L’amour et l’amitié – un texte qui se situe hors du
champ de la business ethics : « Lorsque nous disons : « elle n’est avec lui
que pour son argent », ou alors : « il a des amis bien utiles à sa carrière »,
nous avons en l’esprit des relations plus nobles qui nous servent de critères
pour évaluer et d’abord définir ces relations moins parfaites. Le bas
n’est vu pour ce qu’il est qu’à la lumière du haut ».
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